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La litérature d’idées et la presse du 19e au 21e s.

Y a-t-il une bonne façon de parler de la misère ?


Jean ECHENOZ, « […] d’ordinaire, le pauvre est laid » dans Un an (Minuit, 1995)

Table des matières


DOCUMENT 1 - PP Pasolini, La ricotta (IT, 1963) ............................................................................................... 1
TEXTE 2 – Victor HUGO, « Détruire la misère » (Discours devant l'Assemblée Na�onale du 9 juillet 1849) .... 2
Texte 3 – Emile ZOLA, pour le Sémaphore de Marseille, letres sur la Commune : le 27 mai 1871, 6ème letre. 3
TEXTE 4 – Simone WEIL, Letre à un syndiqué in La condition ouvrière (1936, publica�on posthume 1951). . 3
TEXTE 5 – Didier FASSIN, « De l’inégalité des vies ». Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le
jeudi 16 janvier 2020. (Extrait) .......................................................................................................................... 4

DOCUMENT 1 - PP Pasolini, La ricotta (IT, 1963)


TEXTE 2 – Victor HUGO, « Détruire la misère » (Discours devant l'Assemblée
Na�onale du 9 juillet 1849)
Le discours de Victor Hugo appuie la proposition d'Armand de Melun visant à constituer un comité destiné à « préparer
les lois relatives à la prévoyance et à l'assistance publique ».

Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut


supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi
divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on
peut détruire la misère.

Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer,


amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs
et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille
ma�ère, tant que le possible n'est pas fait, le devoir n'est pas
rempli.

La misère, messieurs, j'aborde ici le vif de la ques�on, voulez-


vous savoir jusqu'où elle est, la misère ? Voulez-vous savoir
jusqu'où elle peut aller, jusqu'où elle va, je ne dis pas en
Irlande, je ne dis pas au Moyen Âge, je dis en France, je dis à
Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de


l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des
maisons, des cloaques, où des familles, des familles en�ères,
vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, B MURILLO, Le jeune mendiant. (v. 1648), Le Louvre.
n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour
vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermenta�on, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce
de fumier des villes, où des créatures s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver.

Voilà un fait. En voulez-vous d'autres ? Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de letres, car la
misère n'épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort
de faim, mort de faim à la letre, et l'on a constaté, après sa mort, qu'il n'avait pas mangé depuis six jours.

Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a
trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pes�len�els des
charniers de Mon�aucon !

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute
sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis
que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout en�ère ; que je m'en sens, moi qui
parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des
crimes envers Dieu.
Texte 3 – Emile ZOLA, pour le Sémaphore de Marseille, letres sur la Commune :
le 27 mai 1871, 6ème letre.
En près de trois mois du printemps 1871, consécutivement à la défaite devant les Prussiens (1870) mais aussi du fait
d’une poussée républicaine et libertaire opposée aux légalistes soutiens du Gouvernement, des Parisiens et
Parisiennes insurgés, souvent rejoints par des ouvriers, vont mettre Paris à feu à et sang : c’est la Commune de Paris.

Jus�ce a déjà été faite d’un grand nombre de ces misérables. Millière, Mar�n, Vidal, Vallès, Amouroux, Vaillant,
Lefrançais, Jourde, d’autres encore dont j’oublie les noms, ont été pris et fusillés hier. On annonce aussi la mort du
peintre Courbet, qui se serait empoisonné dans sa prison, selon les uns, et qui suivant d’autres, y serait mort d’un
coup de sang. Je ne crois pas au poison. Courbet était un gros homme, vaniteux et bête, que la croyance dans le
succès de la Commune a pu griser, et qui s’est compromis avec l’espoir, depuis longtemps caressé, d’être ministre des
Beaux-arts ; mais il n’était pas de la pâte dont on fait les grands courages et les fana�ques révolu�onnaires. Ah ! le
pauvre homme ! ce sont ses amis, avec leur prétendu art social, qui l’ont jeté dans cete épouvantable catastrophe.
Grand buveur, épaissi par la bière, d’une douceur d’enfant avec ses larges épaules, il n’était qu’un paysan matois,
qu’un citadin déclassé, qu’un grand peintre très épris de sa peinture. Celui-là, je l’aurais remis en liberté, en lui
infligeant, comme puni�on, de faire tous les ans une neuvaine devant la Colonne remise debout. La version du coup
de sang me paraît logique, car les conséquences de son escapade ont dû l’étouffer, dès qu’il a cru sen�r son cou gros
et court entre les doigts du bourreau. Je vous l’avoue, je suis navré de cete mort. Il faut avoir connu l’homme pour
savoir quel grand enfant c’était, avec son parler gras de Franc-Comtois. Il aura fallu que le drame fût complet et que
ces misérables, qui ont voulu brûler le Louvre, aient réussi à rendre fou un des ar�stes les plus étonnants des temps
modernes.

Cete nuit et tout ce ma�n, on a cru que les insurgés avaient allumé un quar�er de Paris. Le ciel n’avait pas encore eu
une teinte aussi sanglante. Vers minuit, on eût dit posi�vement qu’une mer de sang roulait là-haut ses flots rouges.
On n’a pas fermé l’œil, les habitants de chaque maison montaient la garde devant les portes. Il n’y a qu’un instant
que le calme commence à se faire. On a appris que cet épouvantable incendie avait lieu aux Abatoirs de la Villete
et qu’on venait enfin de se rendre maître du feu.

La soirée nous garde-t-elle quelque nouveau désastre ? Le canon se tait, la popula�on se remet à espérer. Le bruit
circule que les journalistes, prisonniers de la Commune, ont été fusillés à la Roquete.

TEXTE 4 – Simone WEIL, Letre à un syndiqué in La condition ouvrière (1936,


publica�on posthume 1951).
Le mois de juin 1936 est une date dans ta vie. Te rappelles-tu, avant ? C’est loin, déjà. Ça fait mal de s’en souvenir.
Mais il ne faut pas oublier. Te rappelles-tu ? (...)

Est-ce que tu te rappelles bien, maintenant, comme on avait peur, comme on avait honte, comme on souffrait ? Il y
en avait qui n’osaient pas avouer leurs salaires, tellement ils avaient honte de gagner si peu. Ceux qui, trop faibles ou
trop vieux, ne pouvaient pas suivre la cadence du travail n’osaient pas l’avouer non plus. Est-ce que tu te rappelles
comme on était obsédé par la cadence du travail ? On n’en faisait jamais assez ; il fallait toujours être tendu pour
faire encore quelques pièces de plus, gagner encore quelques sous de plus. Quand, en forçant, en s’épuisant, on était
arrivé à aller plus vite, le chronométreur augmentait les normes. Alors on forçait encore, on essayait de dépasser les
camarades, on se jalousait, on se crevait toujours plus.

Ces sor�es, le soir, tu te rappelles ? Les jours où on avait eu du « mauvais boulot ». On sortait, le regard éteint, vidé,
crevé. On usait ses dernières forces pour se précipiter dans le métro, pour chercher avec angoisse s’il restait une
place assise. S’il en restait, on somnolait sur la banquete. S’il n’en restait pas, on se raidissait pour arriver à rester
debout. On n’avait plus de force pour se promener, pour causer, pour lire, pour jouer avec ses gosses, pour vivre. On
était tout juste bon pour aller au lit. On n’avait pas gagné grand-chose, en se crevant sur du « mauvais boulot » ; on
se disait que si ça con�nuait, la quinzaine ne serait pas grosse, qu’on devrait encore se priver, compter les sous, se
refuser tout ce qui pourrait détendre un peu, faire oublier.

Tu te rappelles les chefs, comment ceux qui avaient un caractère brutal pouvaient se permetre toutes les insolences
? Te rappelles-tu qu’on n’osait presque jamais répondre, qu’on en arrivait à trouver presque naturel d’être traité
comme du bétail ? Combien de douleurs un cœur humain doit dévorer en silence avant d’en arriver là, les riches ne
le comprendront jamais. Quand tu osais élever la voix parce qu’on t’imposait un boulot par trop dur, ou trop mal
payé, ou trop d’heures supplémentaires, te rappelles-tu avec quelle brutalité on te disait : « C’est ça ou la porte. » Et,
bien souvent, tu te taisais, tu encaissais, tu te soumetais, parce que tu savais que c’était vrai, que c’était ça ou la
porte. Tu savais bien que rien ne pouvait les empêcher de te metre sur le pavé comme on met un ou�l usé au rancart.
Et tu avais beau te soumetre, souvent on te jetait quand même sur le pavé. Personne ne disait rien. C’était normal.
Il ne te restait qu’à souffrir de la faim en silence, à courir de boîte en boîte, à atendre debout, par le froid, sous la
pluie, devant les portes des bureaux d’embauche. Tu te rappelles tout cela ? (...)

TEXTE 5 – Didier FASSIN, « De l’inégalité des vies ». Leçon inaugurale prononcée


au Collège de France le jeudi 16 janvier 2020. (Extrait)
Dans l’enquête que je conduis avec Anne-Claire Defossez à la fron�ère franco-italienne, nous recueillons les récits
d’hommes et de femmes souvent originaires d’Afrique subsaharienne. La plupart ont été dépossédés de leurs maigres
biens par des pillards au cours de leur périple, ont passé des mois aux mains de tor�onnaires dans des prisons
informelles libyennes d’où ils n’ont été libérés que contre rançon, ont traversé dans des condi�ons drama�ques la
Méditerranée où ils ont parfois vu disparaître dans les flots des compagnes et compagnons, ont passé des mois
confinés dans des centres d’hébergement en Italie jusqu’à ce qu’un changement de poli�que ne les oblige à par�r.
Refoulés lorsqu’ils essaient de prendre le train pour entrer en France, ils tentent sans équipement de passer par la
voie des Alpes, empruntant des voies dangereuses pour échapper aux forces de l’ordre, mais bénéficiant, de chaque
côté de la fron�ère, de la solidarité de bénévoles, eux-mêmes menacés de répression.

On retrouve souvent ces hommes et ces femmes dans des abris de


fortune autour de Paris et dans le nord de la France. Les tentes sous
lesquelles ils s’abritent du froid et de la pluie sont régulièrement
détruites. Les distribu�ons de repas par des associa�ons font parfois
l’objet d’interdic�ons municipales. La menace de contrôles d’iden�té
et d’interpella�ons est permanente. Lors d’entre�ens menés dans ce
qui fut la jungle de Calais avec des étudiants syriens qui avaient fui la
guerre dans leur pays et avaient parfois mis un an pour traverser
l’Europe, chacun d’entre eux tenait à me montrer sur son téléphone
portable des photos de sa famille et de sa maison avant que l’armée
régulière ne détruise par�ellement l’une et l’autre. Tous contrastaient
cete vie honorable d’avant avec l’existence indigne qui était devenue
la leur dans la boue du terrain vague où on les avait relégués, et
arboraient les traces des coups de matraque et des morsures de chien
dont ils avaient été les vic�mes quand, essayant de rejoindre le port
pour traverser la Manche, ils se faisaient poursuivre par la police.

D’une fron�ère à l’autre, ces migrants et ces réfugiés font ainsi l’expérience cruelle de l’inégalité des vies. On pourrait
certes penser que migrants et réfugiés n’occupent après tout que des espaces marginaux – espaces qui concernent
toutefois près de 70 millions de personnes dans le monde pour ce qui est des seuls déplacés forcés. C’est pourtant le
traitement de ces marges qui révèle les valeurs qu’une société est prête à défendre.

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