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SECONDE - Le théâtre du 17 e s. à nos jours

Œuvre intégrale : RACINE, Bérénice (1670)


« la bouche froide et le cœur chaud ! »

(Klaus-Michael GRÜBER)

Table des matières


Corpus de textes .................................................................................................................................................... 1
Extrait 1, acte I sc. 4 (v.215-257) ........................................................................................................................... 1
Extrait 2 : acte I scène 5 (v.292-326) ..................................................................................................................... 3
Extrait 3 : acte III, sc. 1 (v.719-770) ....................................................................................................................... 4
Extrait 4 : acte IV scène 5. (v.1061-1102) .............................................................................................................. 5
Textes complémentaires ....................................................................................................................................... 6
............................................................................................................................................................................... 6
A – ROSTAND, Cyrano de Bergerac (III, 7) ............................................................................................................. 6
B – RACINE, Phèdre (II, 5)....................................................................................................................................... 7
C – Madame de la FAYETTE, La Princesse de Clèves, 4e partie du roman ............................................................. 9

Corpus de textes

Extrait 1, acte I sc. 4 (v.215-257)

ANTIOCHUS à BERENICE

Le ciel sembla promettre une fin à ma peine :


Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !
La valeur de Titus surpassait ma fureur.
Il faut qu'à sa vertu mon estime réponde :
Quoique attendu, Madame, à l'empire du monde,
Chéri de l'univers, enfin aimé de vous,
Il semblait à lui seul appeler tous les coups,
Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,
Son malheureux rival ne semblait que le suivre.
Je vois que votre cœur m'applaudit en secret ;
Je vois que l'on m'écoute avec moins de regret,
Et que trop attentive à ce récit funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin, après un siège aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
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Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.


Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes États ;
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas vers l'Italie.
Le sort m'y réservait le dernier de ses coups.
Titus en m'embrassant m'amena devant vous.
Un voile d'amitié vous trompa l'un et l'autre,
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs :
Rome, Vespasien traversaient vos soupirs ;
Après tant de combats Titus cédait peut-être.
Vespasien est mort, et Titus est le maître.
Que ne fuyais-je alors ! J'ai voulu quelques jours
De son nouvel empire examiner le cours.
Mon sort est accompli. Votre gloire s'apprête.
Assez d'autres sans moi, témoins de cette fête,
À vos heureux transports viendront joindre les leurs ;
Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,
D'un inutile amour trop constante victime,
Heureux dans mes malheurs d'en avoir pu sans crime
Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont faits
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

Carole Bouquet (Bérénice) et Lambert Wilson (Titus), mise en sc Muriel


Mayette-Holtz, théâtre national de Nice, 2022
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Extrait 2 : acte I scène 5 (v.292-326)

PHÉNICE
Titus n'a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux ;
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine ;
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

BÉRÉNICE
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler.
Il verra le sénat m'apporter ses hommages,
Et le peuple, de fleurs couronner ses images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous, de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser comme moi
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?
Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant ?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices
De son règne naissant célèbre les prémices.
Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux,
Au ciel, qui le protège, offrir aussi nos vœux.
Aussitôt, sans l'attendre, et sans être attendue,
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
Dire tout ce qu'aux cœurs l'un de l'autre contents
Inspirent des transports retenus si longtemps.
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Extrait 3 : acte III, sc. 1 (v.719-770)

Plaignez ma grandeur importune. Pour rendre vos États plus voisins l'un de l'autre,
Maître de l'univers, je règle sa fortune ; L'Euphrate bornera son empire et le vôtre.
Je puis faire les rois, je puis les déposer : Je sais que le sénat, tout plein de votre nom,
Cependant de mon cœur je ne puis disposer. D'une commune voix confirmera ce don.
Rome, contre les rois de tout temps soulevée, Je joins la Cilicie à votre Comagène.
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée. Adieu : ne quittez point ma princesse, ma reine,
L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir,
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux. Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.
Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les
murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures ;
Et Rome avec plaisir recevrait de ma main
La moins digne beauté qu'elle cache en son sein.
Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne.
Si le peuple demain ne voit partir la Reine,
Demain elle entendra ce peuple furieux
Me venir demander son départ à ses yeux.
Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire ;
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours,
L'auront pu préparer à ce triste discours.
Et même en ce moment, inquiète, empressée,
Elle veut qu'à ses yeux j'explique ma pensée.
D'un amant interdit soulagez le tourment :
Épargnez à mon cœur cet éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence.
Surtout qu'elle me laisse éviter sa présence.
Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ;
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste,
Qui de notre constance accablerait le reste.
Si l'espoir de régner et de vivre en mon cœur
Peut de son infortune adoucir la rigueur,
Ah ! Prince, jurez-lui que toujours trop fidèle,
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu'elle,
Portant jusqu'au tombeau le nom de son amant,
Mon règne ne sera qu'un long bannissement,
Si le ciel, non content de me l'avoir ravie,
Veut encor m'affliger par une longue vie.
Vous que l'amitié seule attache sur ses pas,
Prince, dans son malheur ne l'abandonnez pas.
Que l'Orient vous voie arriver à sa suite ;
Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;
Qu'une amitié si belle ait d'éternels liens ;
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
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Extrait 4 : acte IV scène 5. (v.1061-1102)

BERENICE Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,


Ah ! Cruel, est-il temps de me le déclarer ? Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,
Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée. Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
TITUS
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,
Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.
A quel excès d’amour m’avez-vous amenée !
Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir
Que ne me disiez-vous : «Princesse infortunée,
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?
Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible ;
Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir».
Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.
Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux,
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
Tout l’empire parlait ; mais la gloire, Madame,
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur
Je pouvais, de ma mort, accuser votre père,
Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.
Le peuple, le sénat, tout l’empire romain,
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ;
Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main.
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ;
M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.
Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,
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Textes complémentaires

A – ROSTAND, Cyrano de Bergerac (III, 7)

ROXANE Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela !

CYRANO Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,


On se sauvait un peu vers des choses…plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Gérard Depardieu (Cyrano) et Vincent
Pérez (Christian) dans Cyrano de Bergerac, Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
adaptation de JP Rappeneau (1990) Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !

ROXANE Mais l’esprit ? …

CYRANO J’en ai fait pour vous faire rester,


D’abord, mais maintenant, ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
Laissons, d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel ;
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !

ROXANE Mais l’esprit ? …

CYRANO Je le hais dans l’amour !


C’est un crime Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment !-
Où nous sentons qu’en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !

ROXANE Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux


Quels mots me diriez-vous ?

CYRANO Tous ceux, tous ceux, tous ceux


Qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé :
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Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,


Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE, d’une voix troublée Oui, c’est bien de l’amour…

Michel VUILLERMOZ dans le rôle de Cyrano, mise en scène Comédie Française par Denis PODALYDES (2007)

B – RACINE, Phèdre (II, 5)

PHÈDRE
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,
Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes ;
Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
Mon fils n’a plus de père ; et le jour n’est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance :
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits :
Elsa Lepoivre (Phèdre) dans la mise en sc Comédie Française de
Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris ;
Michael Marmarinos (2013) Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

HIPPOLYTE
Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

PHÈDRE
Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas,
Seigneur : vous m’avez vue attachée à vous nuire ;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir :
Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir ;
En public, en secret, contre vous déclarée,
J’ai voulu par des mers en être séparée ;
J’ai même défendu, par une expresse loi,
Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l’offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
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HIPPOLYTE
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d’une autre épouse ;
Madame, je le sais : les soupçons importuns
Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.
Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,
Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

PHÈDRE
Ah, seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester
De cette loi commune a voulu m’excepter !
Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore !

HIPPOLYTE
Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore :
Peut-être votre époux voit encore le jour ;
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège ; et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.

PHÈDRE
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;
Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :
Je le vois, je lui parle ; et mon cœur... je m’égare,
Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l’effet prodigieux :
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

PHÈDRE
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crête il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
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Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors


Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crête,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
Pour en développer l’embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;
L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

HIPPOLYTE
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

C – Madame de la FAYETTE, La Princesse de Clèves, 4e partie du roman


Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments et de
vous les laisser voir tels qu’ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté
de vous les faire paraître ; néanmoins, je ne saurais vous avouer sans honte que la certitude de n’être plus
aimée de vous comme je le suis me paraît un si horrible malheur que, quand je n’aurais point des raisons de
devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes
libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous
blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais ; mais les hommes conservent-
ils de la passion dans ces engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me
mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? M. de Clèves était
peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas
voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il
n’en aurait pas trouvé en moi. Mais je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même
que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre et mes
actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d’espérance pour
ne vous pas rebuter.
– Ah ! Madame, reprit M. de Nemours, je ne saurais garder le silence que vous m’imposez : vous me faites
trop d’injustice, et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d’être prévenue en ma faveur.
– J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient m’aveugler. Rien ne
me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie et toutes
les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en
auriez encore ; je ne ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour
moi. J’en aurais une douleur mortelle et je ne serais pas même assurée de n’avoir point le malheur de la
jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l’avez fait connaître et que je souffris de si
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cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de Mme de Thémines, que l’on disait qui s’adressait
à vous, qu’il m’en est demeuré une idée qui me fait croire que c’est le plus
grand de tous les maux.
Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y
en a peu à qui vous ne plaisiez : mon expérience me ferait croire qu’il n’y en
a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et
aimé et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je
n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même La Princesse de Clèves, film de Jean
Delannoy, 1961
si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à
un mari quand on n’a qu’à lui reprocher que de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrais m’accoutumer à
cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser
de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé, et me faire sentir la différence de son
attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut
que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais.
– Hé ! croyez-vous le pouvoir, Madame ? s’écria M. de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent
contre un homme qui vous adore et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne
pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît, et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère,
qui n’a presque point d’exemple ; mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments, et j’espère que vous
les suivrez malgré vous.
– Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua Mme de Clèves ; je me défie
de mes forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible s’il
n’était soutenu par l’intérêt de mon repos ; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles
de mon devoir. Mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules et
je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse et je me
priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j’ai sur
vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui
pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous. M. de
Nemours se jeta à ses pieds, et s’abandonna à tous les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et
par ses paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché.
Celui de Mme de Clèves n’était pas insensible et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les
larmes :
– Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves ? Que n’ai-je
commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je as connu devant que d’être
engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ?
– Il n’y a point d’obstacle, Madame, reprit M. de Nemours. Vous seule vous opposez à mon bonheur ; vous
seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne vous sauraient imposer.
– Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination.
Attendez ce que le temps pourra faire. M. de Clèves ne fait encore que d’expirer, et cet objet funeste est
trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes. Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer
d’une personne qui n’aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu ; croyez que les sentiments que j’ai pour
vous seront éternels et qu’ils subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle ; voici une
conversation qui me fait honte : rendez-en compte à M. le vidame ; j’y consens, et je vous en prie.

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