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La poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle

Bernard de Ventadour, « Quand je vois l’alouette » (XIIe siècle)

Quand je vois l’alouette battre


de joie ses ailes dans un rayon de soleil,
puis s’abandonner et se laisser tomber,
par la douceur qui lui vient au cœur,
hélas ! j’envie tous ceux
que je vois joyeux !
Et je m’étonne que sur-le-champ
mon cœur ne fonde pas de désir.

Hélas ! Combien je me croyais savant


en amour, et combien peu j’en sais !
Car je ne puis m’empêcher d’aimer
celle dont je n’obtiendrai nulle faveur.
Elle m’a ôté mon cœur et s’est dérobée à moi,
elle m’a pris moi-même et le monde entier ;
et en se dérobant à moi, elle ne m’a rien laissé
que mon désir et mon cœur ardent. […]

Puisque auprès de ma dame rien ne peut me servir,


ni prières ni merci ni les droits qui sont miens,
et qu’il ne lui plaît pas
que je l’aime, jamais plus je ne le lui dirai.
C’est ainsi que je me sépare d’amour et y renonce :
elle m’a fait mourir et je lui réponds par la mort,
et je m’en vais, puisqu’elle ne me retient pas,
malheureux, en exil, je ne sais où. […]

Traduit de l’occitan par Cl. Lachet, dans L’Amour courtois, une anthologie, 2017.
Pierre de Ronsard, « Amours de Cassandre », 1552

Quand au matin ma Déesse s’habille,


D’un riche or crêpe1 ombrageant ses talons,
Et les filets de ses beaux cheveux blonds
En cent façons ennonde2 et entortille,

Je l’accompare à l’écumière fille3


Qui, or’4 peignant les siens brunement longs,
Or’ les frisant en mille crêpillons,
Passait la mer portée en sa coquille.

De femme humaine encore ne sont pas


Son ris5, son front, ses gestes ne6 ses pas,
Ne de ses yeux l’une et l’autre étincelle.

Rocs, eaux, ne bois ne logent point en eux,


Nymphe qui ait si folâtres cheveux,
Ni l’œil si beau, ni la bouche si belle.

Les Amours, I, sonnet 41,modernisé par A.-M. Schmidt, 1974.

1. ondulé, frisé.
2. fait onduler.
3. Vénus, née de l’écume.
4. or’… or’ : tantôt… tantôt.
5. son rire.
6. ne (et suivants) : ni.

Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, 1484-1486


Louise Labé, Sonnets, 1555

Claire Vénus, qui erres par les Cieux,


Entends ma voix qui en plaints1 chantera,
Tant que ta face au haut du Ciel luira,
Son long travail2 et souci3 ennuyeux.

Mon œil veillant s’attendrira bien mieux,


Et plus de pleurs te voyant jettera.
Mieux mon lit mol de larmes baignera,
De ses travaux voyant témoins tes yeux.

Donc des humains sont les lassés esprits


De doux repos et de sommeil épris.
J’endure mal tant que le soleil luit ;

Et quand je suis quasi toute cassée,


Et que me suis mise en mon lit lassée,
Crier me faut mon mal toute la nuit.

Sonnet 5, dans Œuvres poétiques, modernisé par F. Charpentier, 2006.

1. plaintes.
2. tourment.
3. trouble.

Théodore Chassériau, Vénus anadyomène, 1838


Pierre de Ronsard, « Amours de Marie », 1555

Marie, vous avez la joue aussi vermeille


Qu’une rose de mai, vous avez les cheveux
Entre bruns et châtains, frisés de mille nœuds,
Gentement1 tortillés tout autour de l’oreille.

Quand vous étiez petite, une mignarde2 abeille


Sur vos lèvres forma son nectar savoureux,
Amour laissa ses traits3 en vos yeux rigoureux,
Pithon4 vous fit la voix à nulle autre pareille.

Vous avez les tétins comme deux monts de lait,


Qui pommellent5 ainsi qu’au printemps nouvelet
Pommellent deux boutons que leur châsse6 environne.

De Junon7 sont vos bras, des Grâces8 votre sein,


Vous avez de l’Aurore et le front et la main,
Mais vous avez le cœur d’une fière Lionne.

Les Amours, II, sonnet 2, modernisé par A.-M. Schmidt, © Éditions Gallimard, 1974.

1. dignement puis gentiment.


2. mignonne.
3. ses flèches.
4. déesse de la persuasion.
5. s’arrondissent (à la façon des pommes).
6. écrin.
7. sœur et femme de Jupiter, déesse du foyer et de la famille.
8. Euphrosyne, Thalie et Aglaé sont les trois déesses qui accompagnent Vénus.

Giorgione, Vénus endormie, vers 1510


Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578

Le soir qu’Amour vous fit en la salle descendre


Pour danser d’artifice1 un beau ballet d’Amour,
Vos yeux, bien qu’il fût nuit, ramenèrent le jour,
Tant ils surent d’éclairs par la place répandre.

Le ballet fut divin, qui se soulait reprendre2,


Se rompre, se refaire, et tour dessus retour3
Se mêler, s’écarter, se tourner à l’entour,
Contre-imitant le cours du fleuve de Méandre4.

Ores5 il était rond, ores long, or’ étroit,


Or’ en pointe, en triangle en la façon qu’on voit
L’escadron6 de la Grue évitant la froidure.

Je faux7, tu ne dansais, mais ton pied voletait


Sur le haut de la terre ; aussi8 ton corps s’était
Transformé pour ce soir en divine nature.

« Le Second Livre des Sonnets pour Hélène », sonnet 49, modernisé par A.-M. Schmidt, 1974.

1. avec grâce.
2. qui sans cesse reprenait.
3. tour après tour.
4. fleuve d’Asie mineure, célèbre pour sa sinuosité. Dans la mythologie grecque, désigne aussi la divinité
personnifiant ce cours d’eau.
5. ores ; or’ : tantôt.
6. le vol.
7. Je fais erreur.
8. car.
Louise Labé, Les Sonnets et Élégies, Sonnet VIII, 1555

« Je vis, je meurs »

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;


J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure ;
J’ai grands ennuis1 entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,


Et en plaisir maint grief2 tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;


Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis quand je crois ma joie être certaine


Et être au haut3 de mon désiré heur4,
Il me remet en mon premier malheur.

1. chagrin, abattement.
2. grave.
3. au sommet, au paroxysme.
4. bonheur.
Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558

Maraud, qui n’es maraud1 que de nom seulement,


Qui dit que tu es sage, il dit la vérité :
Mais qui dit que le soin d’éviter pauvreté
Te ronge le cerveau, ta face le dément.

Celui vraiment est riche et vit heureusement


Qui, s’éloignant de l’une et l’autre extrémité,
Prescrit à ses désirs un terme limité2 :
Car la vraye3 richesse est le contentement.

Sus4 donc, mon cher Maraud, pendant que notre maître,


Que pour le bien public la nature a fait naître,
Se tourmente l’esprit des affaires d’autrui,

Va devant à la vigne apprêter5 la salade :


Que sait-on qui demain sera mort ou malade ?
Celui vit seulement, lequel vit aujourd’hui.

Sonnet 54, modernisé par S. Silvestre de Sacy, 1999.

1. coquin (péjoratif, désigne une personne de rang social inférieur).


2. limite modérée.
3. vraie.
4. En avant !
5. prendre soin de.
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,


Assise auprès du feu, dévidant et filant1,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle2,


Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et fantôme sans os


Par les ombres myrteux3 je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.


Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Livre II, sonnet 43, modernisé par A.-M. Schmidt, 1974.

1. allusion aux Parques, divinités de la destinée humaine représentées comme des fileuses capables de trancher le fil
de la vie.
2. alors vous n’aurez pas de servante entendant pareille nouvelle.
3. dans la mythologie, les bois de myrtes accueillent dans les Enfers les couples célèbres.

Le Titien, La Femme au miroir, vers 1515


Pétrarque, Canzoniere, 1343

Madame, si je peux assez longtemps vieillir,


Malgré tous mes tourments et ma peine si dure,
Pour voir de vos beaux yeux l’éclat outre mesure
S’éteindre par l’effet des ans ou bien pâlir,

Et vos cheveux d’or fin argentins devenir,


Vous voir laisser les fleurs et la verte parure,
Et voir ternis vos traits qui font qu’en ma torture
Je n’ose vous parler, et pas même gémir,

L’amour pourrait alors rendre tel mon courage


Qu’à vos yeux je ferais le pompeux étalage
Des jours, des mois, des ans passés dans le tourment.

Et si le temps s’oppose à mon rêve d’amant,


Qu’au moins quelques soupirs de vous en ma présence
Arrivent, quoique tard, alléger ma souffrance.

Traduit de l’italien par J. Poulenc, 1877.

École florentine, Laure de Noves (ou Laure de Sade, 1308-1348), XVe s.

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