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Baudelaire, Les Fleurs du mal

Parcours associé : La boue et


l’or

L’ennemi 

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,


Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,


Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve


Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,


Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal, 1857


Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Parcours associé : La boue et l’or

Lecture linéaire 2 : XXIX- Une charogne

1 Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

5 Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


10 Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe


Comme une fleur s'épanouir.
15 La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

[ Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,


D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
20 Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague


Ou s'élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

25 Et ce monde rendait une étrange musique,


Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,


30 Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète


Nous regardait d'un oeil fâché,
35 Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché. ]

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
40 Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

45 Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
        Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1857

Baudelaire, Les Fleurs du Mal


Parcours associé : La boue et l’or

Lecture linéaire 3 : III- Elévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,


Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,


Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;


Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins


Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,


Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
        Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1857
Baudelaire, Les Fleurs du mal
Parcours associé : La boue et l’or
Séquence complémentaire : les poètes
alchimistes

Lecture linéaire 4 : Aube de Rimbaud

1.     J'ai embrassé l'aube d'été.


2.     Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les
3.     camps d'ombre ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant
4.     les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se
5.     levèrent sans bruit.
6.     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et
7.     blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
8.     Je ris au wasserfall qui s'échevela à travers les sapins : à la cime
9.     argentée je reconnus la déesse.
10.    Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la
11.    plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les
12.    clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de
13.    marbre, je la chassais.
14.    En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec
15.    ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et
16.    l'enfant tombèrent au bas du bois.
17.    Au réveil il était midi.

       Arthur Rimbaud, Illuminations, 1895


Baudelaire, Les Fleurs du mal
Parcours associé : La boue et l’or
Séquence complémentaire : les poètes
alchimistes

Lecture linéaire 5 : « La chanson du mal aimé », Alcools, Apollinaire

Juin ton soleil ardente lyre


Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le coeur d'y mourir

Les dimanches s'y éternisent


Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin


Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée


Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines


Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

Apollinaire, Alcools, 1913


Séquence 2 : Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce
Parcours associé : Crise personnelle, crise familiale

Lecture linéaire 1 : « Le soliloque de Suzanne » / Acte I, scène 3, 37 à 73.

Parfois‚ tu nous envoyais des lettres‚


parfois tu nous envoies des lettres‚
ce ne sont pas des lettres‚ qu’est-ce que c’est ?
de petits mots‚ juste des petits mots‚ une ou deux phrases‚ 40
rien‚ comment est-ce qu’on dit ?
elliptiques.
« Parfois‚ tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
Je pensais‚ lorsque tu es parti
(ce que j’ai pensé lorsque tu es parti)‚ 45
lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie
(là que ça commence)‚
je pensais que ton métier‚ ce que tu faisais ou allais faire dans
la vie‚
ce que tu souhaitais faire dans la vie‚ 50
je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire)
ou que‚ de toute façon
– et nous éprouvons les uns et les autres‚ ici‚ tu le sais‚ tu ne peux pas ne pas le savoir‚ une
certaine forme d’admiration‚
c’est le terme exact‚ une certaine forme de l’admiration pour toi 55
à cause de ça –‚
ou que‚ de toute façon‚
si tu en avais la nécessité‚
si tu en éprouvais la nécessité‚
si tu en avais‚ soudain‚ l’obligation ou le désir‚ tu saurais 60
écrire‚
te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer
plus encore.
Mais jamais‚ nous concernant‚
jamais tu ne te sers de cette possibilité‚ de ce don (on dit comme ça‚ c’est une sorte de
don‚ je crois‚ tu ris)
jamais‚ nous concernant‚ tu ne te sers de cette qualité
– c’est le mot et un drôle de mot puisqu’il s’agit de toi –
jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes‚ avec
nous‚ pour nous. 70
Tu ne nous en donnes pas la preuve‚ tu ne nous en juges pas dignes.
C’est pour les autres.
Lagarce, Juste la fin du monde, 1991 ( Acte I, scène 3).
Séquence 2 : Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce
Parcours associé : Crise personnelle, crise familiale

Lecture linéaire 2 : «  La solitude de Louis » / Acte I, scène 10, l 1 à 28 et l 37 à 54

Louis.  - Au début, ce que l'on croit

- j'ai cru cela -

ce qu'on croit toujours, je l'imagine,

c'est rassurant, c'est pour avoir moins peur,

5 on se répète à soi-même cette solution comme aux enfants

qu'on endort,

ce qu'on croit un instant,

on l'espère,

c'est que le reste du monde disparaîtra avec soi,

10 que le reste du monde pourrait disparaître avec toi,

s'éteindre, s'engloutir et ne plus me survivre.

Tous partir avec moi et m'accompagner et ne plus jamais

revenir.

Que je les emporte et que je ne sois pas seul.

15 Ensuite, mais c'est plus tard

- l'ironie est revenue, elle me rassure et me conduit à

nouveau -

ensuite on songe, je songeai,

on songe à voir les autres, le reste du monde, après la mort.

20 On les jugera.

On les imagine à la parade, on les regarde,

ils sont à nous maintenant, on les observe et on ne les aime

pas beaucoup,

les aimer trop rendrait triste et amer et ce ne doit pas être

25 la règle.
On les devine par avance,

on s'amuse, je m'amusais,

on les organise et on fait et refait l'ordre de leurs vies.

( ….)

37 On pleure.

On est bien.

Je suis bien.

40 Parfois, c'est comme un sursaut,

parfois, je m'agrippe encore, je deviens haineux,

haineux et enragé,

je fais les comptes, je me souviens.

Je mords, il m'arrive de mordre.

45 Ce que j'avais pardonné je le reprends,

un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je leur plonge la tête

dans la rivière,

je vous détruis dans regret avec férocité.

Je dis du mal.

50 Je suis dans mon lit, c'est la nuit, et parce que j'ai peur,

je ne saurais m'endormir,

je vomis la haine.

Lagarce, Juste la fin du monde, 1991 ( Acte I, scène 10 : passage écourté avec vers 29 à 36)

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