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LIES HÉROS

ET LES PITIES
//. a été tiré, de cet ouvrage,
VINGTEXEMPLAIRES DE MJXE:
Quinze exemplaires sur papier du Japon,
Cinq exemplaires sur Chine {nonmis dans le Commerce).
Tous numérotés et paraphés par l'éditeur.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Collectionin-18 ù 3 fr. 60 le oolume

DE L'OR, DE LA BOUE, DU SANG. 100 dessins


de G. Coindro.(20"mille) 1 vol.
LA FRANCE JUIVE (142eédition) 2 vol.
LA FRANCE JUIVE DEVANT L'OPINION
(28emille) 1 vol.
MON VIEUX PARIS (Couronne par l'Académie
française). Illustrations de G. Coindrc 2 vol.
( Chaquevolumese vendséparément.)
FIGURES DE BRONZE OU STATUES DE
NEIGE. Illustrations de L. Métivet 1 vol.
LES TRÉTEAUX DU SUCCÈS

LES HÉROS

et

Les Pitres

PAR

EDOUARD DRUMONT

Portraits et Illustrations décoratives


par LUCIEN MÉTIVET

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
RUERACINE,
26, PRÈSI.'ODÉON
Droitsdetraduction
et dereproductionréservés
pourtouslespays,
ycompris la SuèdeetlaNorvège.
PRÉFACE

C'est aux champs que l'idée m'est venue, cette


année, de recueillir ces portraits épars et de les
grouper dans un volume pour faire plaisir aux
lecteurs, trop bienveillants, qui se plaignent que
des pages qu'ils aimeraient à relire soient dispersées
dans des collections de journaux où il est difficile
de les aller chercher.
La campagne, me fut toujours ins-
d'ailleurs,
piratrice, encourageante ci consolante, et ce n'est
pas sans quelque émotion que j'ai revu, cette chau-
mière de Soisy, la « Maison sans fenêtres », comme
on dit là-bas, parce qu'elle n'a point de fenêtres
sur la route et qu'elle semble se détacher de tout
11 PREFACE

ce qui passe pour regarder uniquement les loin-


tains horizons. C'est là que j'ai écrit la Fin d'un.
Monde, Dernière Bataille, le Testament d'un
Antisémite cl le Secret de Fourmies.
Je me souviens des bonnes soirées de travail
que j'ai eues là lorsque je restais seul, en plein
hiver, dans ce pays déserté par tous les Parisiens
qui habitent Vêlé les villas du voisinage. Quand,
vers une heure du, matin, j'ouvrais ma fenêtre
pour contempler le paysage, j'avais une saisis-
sante impression de noir, de froid, de solitude et
de silence.
La Nature, par la tranquille autorité avec
laquelle elle affirme sa durée, est êvocatrice de
figures disparues et fait involontairement songer
à tant d'êtres que l'on a rencontrés sur le chemin
de la vie, qui ont exercé une influence plus ou
moins profonde sur votre intelligence et qui sont
partis pour le voyage d'où l'on ne revient pas.
L'automne, surtout, semble fait pour accen-
tuer cet état d'âme. Je ne sais pas comment
Dumas fils a pu écrire que l'automne était la
saison la plus décolorée de l'année. C'est la sai-
son, au contraire, où les moindres plis de ter-
rain, où les moindres détails prennent un relief
PRÉFACE III

plus précis et une couleur plus nette, où tout est


mis en valeur, pour employer l'expression des
peintres.
Il y a, dans ces verts encore vifs, dans ces
jaunes clairs ou foncés, dans ces, roux dorés, des
variétés de tons infinies, des multiplicités de
teintes merveilleuses, toute une gamme de sensa-
tions.
L'automne, c'est bien la vie à un certain âge,
avec ses mille nuances, ses complexités, ses com-
plications, ses souvenirs, ses regrets et l'indestruc-
tible espoir, l'espoir slupide et doux quand même,
que l'hiver et la mort ne viendront jamais. C'est
la saison pathétique par excellence, où l'âme
tantôt vibrante, tantôt alanguie, semble s'associer
à la lutte de la Nature, une saison à la fois exal-
tante cl déprimante, avec des alternatives de
belle mélancolie
et de gaieté juvénile.
On a des matinées si radieuses, d'un charme
si magnétique et si pénétrant, qu'on voudrait en
retenir la vision dans les yeux, qu'on commande
à son cerveau de ne pas les oublier... Le lende-
main tout est sali, aigre, morne, désagréable à
regarder. Ces feuilles rousses, qui élincelaient
sous le soleil et qui craquaient joyeusement sous
IV PRÉFACE

vos pieds, sont noirâtres et délayées dans la boue,.


Deux jours après cela reprend et l'on se reprend
aussi à espérer et à se raconter à soi-même que
le temps était mauvais lorsqu'on est arrivé et
qu'il y a eu $ admirables journées après...
La Forêt, la vraie Forêt, est particulièrement
émouvante et dramatique. Si c'est là que la
Nature berce le plus poétiquement les rêves, c'est
là aussi qu'on peut avoir le mieux l'impression
de ce que la Nature a d'inexorable, d'implacable
et de dur.
Quand on vil auxchamps on ne s'aperçoit
pas plus que l'année vieillit, que l'on ne s'aper-
çoit à la ville que nos amis vieillissent et que
nous vieillissons nous-mêmes. On s'en va vers
quatre ou cinq heures faire sa promenade accou-
tumée. Absorbé dans ses pensées, on ne regarde
pas devant soi, on reviendra à la clarté du jour
finissant. On sait bien que les jours raccourcis-
sent, mais on n'y prêle pas grande attention.
A la fin d'une journée iï octobre, plus maus-
sade et plus grisâtre que les autres, on sent,
après quelques minutes d'un crépuscule pluvieux,
la nuit se faire tout à coup et on se dit:,
«.Sapristi! mais où suis-jc ? »
PRÉFACE V

Je vous assure que lorsque l'on a été un peu .


loin, que l'on est au plus épais d'une forêt,
comme celle de Fontainebleau, il y a là un
moment intéressant. Tout à- changé d'aspect
autoihr de vous. Celte forêt on la possède, on
vit dans une sorte de familiarité et d'intimité
avec elle ; on a mille points de repère, des
clairières, des dessous de bois avec des jeux de
lumière qui font des arabesques sous le feuillage,
des touffes de fougères ou de bruyères que l'on a
suivis dans leurs changements de couleur suc-
cessifs, des chênes mêmes auxquels on dit bonjour
en passant.
Il n'y a plus rien de tout cela, rien que des
arbres qui paraissent démesurément grandis et
dont les masses épaisses et sombres semblent
former autour de vous une muraille muette
comme celle d'un tombeau.
On a envie d'interpeller cette Nature, de lui
dire : « Je suis un ami, lu me connais bien ?
C'est moi qui viens ici le matin dialoguer avec
toi et rendre hommage à la beauté. » On sent
que rien ne vous répondrait, et l'on est comme
écrasé par ce silence et ce noir.
On est pris un peu de ce beau frisson que quel-
VI PRÉFACE

ques-uns cherchent vainement. Il n'y a pas le


côté fantastique ni la peur de l'enfant perdu qui
craint d'être mangé par le loup. Il y a là quelque
chose de plus tragique, de plus intense, de plus
remuant pour l'être humain. Ce sentiment du
peu que l'on est devant l'éternelle Nature, le
sentiment de l'indifférence hautaine que celle
Nature a pour vous, ce mépris superbe et froid
s'abat sur vous comme un manteau de plomb.
On est comme déraciné de ce moi qui semblait
tenir une certaine place dans le monde et tqui
s'affirmait au bas d'un article plus ou moins
réussi qu'on avait relu le matin. On est comme
submergé dans l'infinité de tout ce qui a été et
de tout ce qui sera...
On a cheminé par là à maintes reprises, res-
pirant à pleins poumons, vivant, chantonnant,
remuant des idées, méditant sur les événements
auxquels on est mêlé et l'on se retrouve tout petit
et tout chétif devant ces géants qui élèvent leurs
rameaux vers le ciel et ne prêtent pas attention
à cet éphémère voyageur sur la terre qui tâtonne
et ne sait même pas se guider dans l'obscurité !
C'est un sentiment différent de celui que vous
inspire la mer. La mer vous menace, elle gronde,
PRÉFACE VII

elle mugit, mais enfin elle vous parle. La Forêt,


à certaines heures et dans certaines circonstances,
vous terrasse par je ne sais quoi d'impassible,
• ou, si vous le préférez, par le changement des
rapports où vous étiez vis-à-vis de la Nature un
instant auparavant et votre situation actuelle...
Vous avez alors la notion bien distincte que
votre vie à vous n'est qu'un accident passager et
que la Nature subsistera puissante, tranquille et
forte, alors que vous ne serez plus.
Quand vient à tomber une pluie fine et silen-
cieuse comme tout le reste, on louche au déses-
poir, mais à un désespoir qui a quelque attrait,
car c'est un désespoir sans abîme, un désespoir
qui a des bords. On se dit qu'après tout si, par
une malechance incroyable, on était forcé de
passer la nuit dans la forêt, on n'en mourrait pas.
On se fait rire en pensant à l'amère bêtise de
farceurs comme Pellelan qui disent à des hommes
qui errent dans les solitudes de l'Afrique, à sept
ou huit cents kilomètres de toute civilisation et
qui sont entourés de serpents, de bêtes fauves, de
Touareg et d'anthropophages : « Vous avez la
main trop lourde. Il ne faut pas vous défendre
comme cela. »
V1I1 PRÉFACI3

Nulles conditions, du reste, ne sont plus propres


à faire de la psychologie et à apprécier l'inanité
des jugements humains.
Un duel, surtout lorsqu'il s'annonce comme
devant être un peu sérieux, excite toujours une
certaine émotion dans votre entourage.
Il est certain, néanmoins, que l'idée d'un duel
à vingt pas, même avec un adversaire tirant
bien, trouble infiniment moins l'équilibre,
inquiète infiniment moins que l'idée qu'il est déjà
huit heures dit soir, que personne ne passera
plus de ce côté, que vous patauges sous la pluie,
que vous vous êtes trompé de roule, que tout
dépend de l'usage que vous ferez de votre libre
arbitre cl de la direction que vous allez prendre...
Si vous tombez bien, vous serez assis dans une
heure devant une bonne flambée, lisant votre
courrier et vos journaux à la clarté de voire
lampe. Si vous vous trompez, ce n'est pas une
catastrophe, mais c'est une sale affaire... La dif-
férence d'inquiétude entre l'idée du duel et l'idée
de ne pas trouver le bon chemin est à peu près
ce que 1 peut être à 10.000.
On goûte je ne sais qu'elle joie expansive et
chaude, lorsque, en apercevant un disque de chc-
PRÉFACE IX

min de fer ou une lanterne de village, on cons-


tate qu'on est parti du bon pied. On sort du
royaume des ombres pour rentrer dans l'humanité
avec une certaine satisfaction.
Pour comprendre cela, il faut avoir vécu dans
la forêt de Fontainebleau. Ceux qui ne l'ont
parcourue que dans des voilures de touristes
n'admettront jamais qu'on puisse se j>erdre dans
un pays qui est à une heure et demie de Paris
et dans lequel il y a une sous-préfecture avec,
un sous-préfet dedans.
En réalité, il y a quelques années surtout, rien
n'était plus facile que de s'égarer dans une forêt
qui a Ï6.000 hectares de contenance et 20.000
kilomètres de roules et de sentiers et dont le per-
sonnel de gardes est très peu nombreux.
En pleine nuit on pourrait marcher cinq
heures, sans rencontrer personne. Le malheur est
que lorsqu'on a pris le mauvais chemin on n'y
persévère pas, car il vous conduirait quand
même quelque part. On change, on tourne sur
soi-même et l'on est perdu.
Une fois, à Franchard, j'ai bien cru que ça
y était.
J'ai vu, là, le plus prestigieux coucher de
X PRÉFACE

soleil de ma vie, une magie, un éblouissemcnl


de pourpre et d'or, et j'ai voulu, comme boire
des yeux à, l'horizon la dernière étincelle, la der-
nière lueur, la dernière note de couleur. Puis,
soudainement, la nuit est venue, l'ombre a
grandi autour des arbres tout à l'heure
flam-
bloyaiits, et je me suis demandé si, à force d'aller
et de venir, de m'exelamer cl de regarder au
fond des sentiers des effets de lumière, je ne
m'étais pas complètement mis dedans, et si je
n'allais pas tout droit aux gorges d'Apre-
mont.
Je vous quoique cela puisse sembler
assure,
ridicule, que j'eus un moment d'anxiété et que je
piétinai avec une certaine impatience sur le
sable, fin comme celui des grèves, que l'on trouve
dans ce coin de la forêt.
Ce n'est pas gai, croyez-le, les gorges d'Apre-
mont. En 1868, il est vrai que cela date de loin,
un Parisien demeura là deux jours en tournant
toujours sur lui-même et il serait peut-être mort
de faim si les gendarmes n'étaient pas venus le
chercher.
C'est par ce côté mystérieux, farouche et pro-
fond, que la forêt de Fontainebleau, tant qu'on
PRÉFACE XI

ne l'aura pas saccagée, tentera les écrivains et


les artistes.
La forêt de Sénart n'a pas de telles prétentions.
C'est un grand bois plus qu'une forêt, un bois
où, grâce aux coupes sombres pratiquées un peu
partout, il n'y aura bientôt plus d'arbres.
On est sûr, là, d'aboutir très rapidement à un
village et l'on a toujours la, chance de rencontrer
un garde. J'ignore combien les plus grands sei-
gneurs avaient de gardes à, leur service au
moment de la Révolution, qui fut faite, on le
sait, au nom de l'égalité. Ce qui est sûr, c'est que
Cahen d'Anvers avait trente-neuf gardes à lui tout
seul, et que ce n'était pas encore un des premiers
numéros de la noblesse du Golgotha.
Il est vrai que les nobles d'autrefois, s'ils jouis-
saient parfois de p>rivilèges excessifs, apparte-
naient à des familles qui avaient versé leur sang
sur tous les champs de bataille où la France
avait combattu. Les grands Juifs, qui mainte-
nant ont des gardes aussi nombreux que les
princes du sang de jadis, se sont bornés à
dépouiller les-Français à l'aide de razzias finan-
cières...
E. D.
MORES

UJVREMoi'ès ! C'est le mot qui s'échappa


de nos lèvres le premier jour, quand
les agences nous apportèrent la nou-
S velle de ce drame mystérieux et ter-
rible d'El-Ouatia dont nous voulions encore douter.
Nous pouvons dire que nous avons tous fait
la veillée des morts à notre pauvre ami, et que
nous avons tous été présents en esprit autour du
cadavre de cet homme fort, vaillant et beau,
qui gisait couché sur le sable, dans un coin
sinistre du vaste univers, avec des bêtes qui
rôdaient... Celui qui était là était notre cama-
rade à tous, celui qui, chaque jour, venait autre-
fois dans cette maison du boulevard Montmartre
et qui, affable, calme et gai, nous apportait quelques
I\ LESHEROSET LESPITRES

lignes concises et terribles qui auraient fait dispa-


raître, en deux mois, tout autre journal que la
Libre Parole.
Les années n'ont point effacé cette impression
première, et longtemps encore nous serons hantés
par la vision de cette mort affreuse, en plein désert,
loin de tout ce que l'on aime, loin de tout ce qui
soutient le courage des soldats sur un champ de
bataille. Quelque solidement trempé que soit un
être humain, il doit y avoir pour lui une minute
atroce dans cet abandon complet, dans ce suprême
tête-à-tête avec la Fatalité implacable...

Quand on la peindra telle qu'elle a été, cette


superbe et originale personnalité apparaîtra comme
une des plus intéressantes de ce siècle au point de
vue de ce que peut produire l'effort individuel.
Barrés, avec son don d'analyste doublé d'un instinct
d'intuitif, a bien mis en relief les aspects multiples
de cette curieuse nature.
Ce gentilhomme de vieille race, qui avait l'aven-
tureux courage des premiers Croisés, n'était point,
cependant, un chevalier errant attardé dans notre
siècle ; il avait le goût, le sentiment, les compré-
MORES 5

hensions de la vie moderne ; ce n'était ni un illuminé,


ni un fétichiste du Passé. 11 s'était familiarisé pen-
dant son séjour en Amérique avec ces grandes
opérations commerciales qui sont une des formes
de la bataille pour la vie ; il possédait le mécanisme
des banques ; il voyait très clair dans ce gigan-
tesque conflit des intérêts qui se disputent le monde
à l'heure actuelle. 11 on savait plus long là-dessus
que la plupart de nos députés.

« Par une rare combinaison, écrit Barrés, il joi-


gnait les anciennes moeurs, leur brillant, leur frivo-
lité, au goût des intérêts contemporains.
« Que la France archaïque et la France moderne
se rencontrent sans se désavouer, qu'elles s'unissent
dans une même âme, c'est bien rare aujourd'hui que
les hommes qui maintiennent le Passé boudent le
Présent et que les meilleurs ouvriers de cette heure
répugnent même aux qualités de l'ancien temps.
Mores fait voir ce mélange à la fois si rare et si
naturel. Et, par exemple, ne distinguez-vous pas
confondus en lui un personnage de la Fronde et un
membre de la Société de géographie.
« Pensez qu'il a vécu telles années de sa vie
comme le duc de Beanfort, qu'il a voulu intervenir
dans la direction des affaires publiques avec une
troupe de partisans énergiques, armés de forts
l.
6 LESHÉROSET LESPITRES

bâtons, que cela a fort inquiété M. Constans, et


qu'hier il cherchait dans le Sahara une voie, des
débouchés pour les Chambres de commerce fran-
çaises.
« Avec les dons complexes que supposent ces
deux exemples (pris entre mille de son aventureuse
existence), comment s'étonner de la séduction qu'il
exerçait dans tous les milieux? D'antique origine
sarde, mais d'éducation si française, il est à mon
sens dans la plus parfaite tradition nationale. En
même temps qu'un moderne très osé, il est un
document sur les hommes d'action, officiers, agita-
teurs ou coloniaux de la vieille France. »

Rien de plus juste et de plus vrai que ce portrait.


Avant que le dégoût du présent et l'impatience de
l'action ne l'eussent jeté sur le chemin où la Trahison
préparait son embûche, Mores avait touché à toutes
les questions de l'heure actuelle. L'oeuvre qu'il
avait ébauchée et qui, de son vivant, apparaissait
parfois aux superficiels un peu confuse et dispersée,
se révèle à tous aujourd'hui dans son éclatante et
puissante synthèse.
Ce grand remuement de nations qui s'agitent du
MORES 7
côté de l'Orient, Mores en avait eu la claire vision
alors que l'opinion, endormie par la Presse et les
agences à la dévotion des banquiers, était, sur ce
point, dans une indifférence complète. Il avait bien
souvent annoncé que cet Islam, que l'on nous disait
épuisé et usé, aurait un retour formidable. Il avait,
sans se lasser, dénoncé les effroyables envahis-
sements de cette Angleterre qui, sans cesse étend
son empire.
Il avait combattu, avec une admirable énergie, ce
renouvellement du privilège de la Banque qui, au
moment d'une guerre, mettra les clefs du coffre-fort
de la France entre les mains d'un Juif de Francfort,
Mores a été le premier vulgarisateur de cette idée
du crédit ouvrier que tout le monde reprend aujour-
d'hui, et dont l'application sera peut-être le plus
efficace remède à la terrible crise sociale que tra-
verse le vieux monde.
Il fut un des premiers également à se préoccuper
de la crise agricole. Dans les conférences qu'il orga-
nisait partout, afin d'éclairer le pays, il n'eut peut-
être jamais d'auditeurs plus attentifs que les paysans,
les fils de la terre. C'est un véritable enthousiasme
qu'éveillait dans les campagnes, qu'on croit diffi-
ciles à remuer, la parole de cet homme qui parlait
si merveilleusement aux paysans de questions qui
semblaient demander des études toutes spéciales.
8 LESHÉROSET LES PITRES
Il y a loin de ce portrait dont tous ceux qui
connurent Mores reconnaîtront la ressemblance et
la sincérité, au portrait de fantaisie que se plaisait à
tracer la presse enjuivée.
Mores n'était nullement un de ces Martiaux
d'espèce inférieure qui ont besoin de frapper, qui ne
rêvent, comme on l'a raconté, que plaies et bosses.
Ce n'était pas davantage, comme on l'a dit, un de
ces agités qui ne peuvent rester tranquilles et que
l'inquiétude de leur humeur excite à se donner du
mouvement à tout prix.
Il n'avait môme pas le désir de faire parler de lui,
l'amour de la gloire dans le sens banal qu'on donne
à ce mot. Il détestait le bruit comme la plupart de
ceux que la Destinée conduit à vivre au milieu du
bruit. Tendrement attaché à celle qui fut la compagne
dévouée de ses jours mortels, il aimait avant tout
la vie de famille, la contemplation, l'étude; lire à
la campagne était son bonheur.
Ce patricien était dominé par la préoccupation
de n'être pas un inutile, un privilégié, de servir son
pays, de faire quelque chose de plus pour la France
que d'autres moins favorisés de la Fortune. C'est
ainsi qu'il comprenait le Noble, l'Aristocrate. Ce fut
là l'idée maîtresse, la noble et pure ambition de
cette vie. C'est à ce but qu'il tendait tous les ressorts
d'une indomptable volonté.
MORES 9
S'il me fallait chercher à qui comparer Mores en
notre temps, je ne verrais guère que Gordon qui,
après avoir écrasé, malgré une résistance acharnée,
la révolte des Taïpings en Chine, était retourné vivre
paisiblement dans son collage d'Angleterre. On vint
le chercher, il obéit, il emporta VImitation qui était
sa lecture favorite et, bien qu'étant mieux préservé
que Mores contre toutes les trahisons, il alla se faire
assassiner à Khartoum.
Mores avait la même foi que Gordon, une foi
virile et simple, étrangère à toute tendance supers-
titieuse et même à un certain sentimentalisme qui
est la poésie de la Religion, une sorte de commu-
nion avec le Fils de Dieu mourant volontairement
pour le salut des hommes, avec le Christ, qui, selon
le mot de Carlyle, « fut le plus grand de tous les
héros ».

Tous les partis peuvent honorer Mores sans rien


abdiquer de ce qui leur est personnel, car il a
incarné, dans la plus pure et la plus magnifique
expression, ce qu'il y a de meilleur dans chacun
d'eux. Descendant d'une illustre race, né dans l'opu-
lence et dans le luxe, il est allé volontairement vers
10 LESHÉROSET LES PITRES

le peuple, non pour s'en servir, non pour obtenir


un mandat public, ou satisfaire quelque mesquine
ambition, mais pour travailler au bonheur de tous.
Venu au plus tôt, il eût été Duguesclin, Bayard ou
Barbes. A une époque où il faut aller chercher au
loin les occasions de mourir, il a été Mores.
Pour ceux qui viendront après nous, Mores restera
une inoubliable figure, car il a représenté par ses
côtés les plus émouvants, les plus nobles, je dirai
volontiers les plus douloureux, la génération
actuelle. Il a représenté ces belles aspirations qui,
quoi qu'on en ait prétendu, sont encore vivaces
dans l'âme de beaucoup et aussi ces anxiétés, ces
inquiétudes, cette impuissance momentanée à rien
changer à un régime où tous les intérêts coalisés
forment comme un mur solide qui résiste à l'impé-
tuosité des premiers assaillants.

Le levier qu'il ne pouvait trouver ici, Mores


l'avait été chercher sur la terre africaine, sans voir
qu'il retrouverait là-bas, plus libres encore dans
leur malfaisance, les ennemis qui, en France,
avaient constamment barré la route à un homme
qui voulait agir tandis que tant d'autres jugeaient
plus simple de jouir ou de dormir.
Une lettre laconique, comme tout ce qu'il écrivait,
et que Mores, quelque temps avant son départ, avait
MORES 11

adressée à un ouvrier de Tunis, est bien significative


sous ce rapport. Elle révèle bien l'état d'âme où
était Mores : un découragement passager devant
l'apathie de la France actuelle, et en même temps
cette inébranlable résolution de faire tout ce qu'il
était possible de faire...

Tunis, 5 avril 1896.

Mon cher Monsieur,

Tout a été préparé et proposé en France à propos des


Juifs. 11faut commencer, avant d'arriver à un résultat, par
réformer le coeur du public qui ne bat plus que pour la.
pièce de vingt francs.
Etant ennemi des bavardages inutiles, j'attends que celle
question soit mûre pour une action sérieuse.
Il ne faut pas un homme, il faut des hommes et un
peuple.
Le peuple français est bien malade, c'est pourquoi, à
l'aide des Arabes, je cherche à lui donner le temps de se
réveiller.
Remerciementset amitiés.
MORES.

« Ce n'est pas un homme qu'il faut, disait Mores,


ce sont des hommes. »
12 LESHÉROSET LESPITRES

Ces hommes que Mores appelait de son vivant, il


ne les a trouvés que derrière son cercueil.
Paris fit au héros mort pour la France des funé-
railles dignes de lui, cl ce sera toujours un souvenir
doux à notre coeur que celui de celte inoubliable
journée.
Les obsèques de Mores n'eurent point le caractère
des pompes triomphales où les clients elles obligés
d'un chef de parti accompagnent l'homme qui les a
conduits à la conquête du pouvoir et des jouis-
sances qu'il procure. Elles furent ce qu'elles de-
vaient être, admirables de recueillement et de calme
imposant. Elles furent une manifestation superbe
d'affection et de reconnaissance pour l'homme qui,
en un temps d'égoïsme et d'indifférence, avait su
montrer à tous le chemin, du Devoir. Elles furent
le suprême hommage rendu par la Ville au grand
coeur, à l'homme qui nous a légué, en mourant,
celle fortifiante pensée qu'il ne faut pas désespérer
d'un pays où l'on trouve encore des héros capables
de se faire tuer pour de nobles causes.
Il semble qu'un merveilleux et saisissant symbo-
lisme ait prêté à toutes les phases de celte grande
journée le caractère qu'elles devaient avoir.
MORES 13
Devant ce fils d'une illustre race s'ouvrit la vieille
basilique parisienne qui assista à toulcs les pompes,
à toules les joies, à tous les deuils de la monarchie ;
qui célébra, pendant des siècles, des Te Deum ou
des actions de grâce, qui vit Philippe le Bel entrer
dans le choeur, à cheval, pour remercier Dieu de la
victoire de Mons-en-Puclle, qui entendit Bossue!
prononcer l'oraison funèbre du grand Condé.
Sur le seuil de l'antique Notre-Dame, qui rappelle
tout ce qui a été. le représentant du Président de la
République, le représentant de ce qui est, salua une
dernière fois le cercueil. Alors la foule, personnifiant
ce qui sera, prit, en quelque sorte, possession de
l'homme qui, né parmi les patriciens, avait voulu
aller au Peuple, se faire le champion des travailleurs
cl des opprimés.'..

Cette réconciliation, cette communion des partis


et des castes dans l'admiration de Mores devait sur-
vivre à la journée des funérailles. Quand nous
ouvrîmes une souscription pour élever un monument
au héros d'El-Oualia, toutes les bourses s'ouvrirent
généreusement; mais les petites bourses surtout se
montrèrent prodigues. Le peuple donna sans compter
14 LESHEROSET LESPITRES

ses gros sous pour glorifier le souvenir de celui qui


l'avait si sincèrement et si profondément aimé. Il y
eut ainsi comme une sorte d'adoption après la mort,
par la démocratie, du patricien au grand coeur qui
avait lutté et souffert pour elle, el qui lui avait con-
sacré avec tant de désintéressement et d'abnégation
les plus belles années de son ardente jeunesse...

C'est ce que nous constations lorsque, le monu-


ment de Mores achevé, nous sollicitions un empla-
cement pour l'oeuvre si remarquable de M. Marquel
de Vasselol. Les habitants de La Villette, parmi
lesquels Mores comptait tant de compagnons de
lutte et tant d'amis dévoués, avaient exprimé à plu-
sieurs reprises le désir devoir ériger la statue porte
d'Aubervilliers, en face de l'entrée des Abattoirs.
Nous demandions au Conseil municipal d'exaucer
le voeu de ces braves travailleurs.

« Ce monument, disions-nous, sera comme une


réponse à ceux qui accusent la génération actuelle
de découragement et de défaillance. Il se dressera
dans ce Paris, moins sceptique qu'on ne le croit,
pour raconter à tous qu'un homme riche, comblé
de tous les dons, n'ayant qu'à se laisser vivre pour
couler des jours tissés d'or et de soie, a tout quitté
pour s'en aller vers ces sombres pays des guet-
MORES 15

apens, des assassinats et des mystères, qui ne


donnent qu'un linceul de sable à ceux qui s'aven-
turent dans l'inconnu du désert.

« En passant devant cette statue, les jeunes,


envahis comme malgré eux par les influences délé-
tères qui se dégagent de tant de scandales, de tant
de turpitudes, de tant d'intrigues viles, de tant de
spectacles corrupteurs et dégradants, sentiront peut-
être les enthousiasmes et les intrépidités d'autrefois
se réveiller en eux. »

Et nous ajoutions qu'alors qu'on avait trouvé si


souvent dans des squares pleins d'ombrages, dans
des coins de jardins parfumés des emplacements
pour des statues de poètes qui chantèrent en Épicu-
riens la joie et la volupté de vivre, il n'était pas
possible qu'on n'accordât pas quelques mètres de
terrain pour l'image de celui qui avait été le poète
et le soldat de l'action, le héros et le martyr du
dévouement.
Notre voix ne fut pas entendue alors. Le Conseil
municipal ne voulut pas que la statue de Mores se
dressât dans ce Paris qui avait aimé Mores vivant
et qui l'avait honoré mort comme un des meilleurs
fils de la Patrie.
Trois ans après, Paris s'était ressaisi. Eclairé enfin
10 LESHÉROSET LESPITRES
sur l'ignominieuse campagne du syndicat Dreyfus,
il s'était débarrassé de conseillers indignes, qui
n'étaient que les esclaves de la Franc-Maçonnerie
et de la Juiverio, cl, dans la séance du 2 Juillet 1900,
une majorité de conseillers patriotes autorisait, sur
la proposition de notre ami Gaston Méry, l'érection
de la statue de Mores.

DISCOUJtS prononcé par Edouard Drumonl,


au nom des Amis de Mores,
au cimetière Montmartre, le jour des obsèques
{19 Juillet 189G)

« Mes chers concitoyens,


« Mes chers amis,
« Vous n'attendez pas de moi un long discours...
La vie et la mort de Mores parlent d'elles-mêmes ;
elles disent plus éloquemment que je ne pourrais le
faire, combien fut héroïque et grand l'homme qui
est couché dans ce cercueil... Vous comprenez
l'émotion qui m'étreint et vous la partagez tous...
Mores, en effet, était de ceux qu'on ne peut voir
sans les aimer. Il méritait d'être aimé parce qu'il
MORES 17

aimait, parce qu'il avait une âme à la fois violente


et profondément bonne, une âme passionnée pour
le bonheur de tous.
« Il semblait être venu pour rattacher le Passé
au Présent; pour personnifier à la fois toutes les
aspirations de l'être humain vers l'idéal. Né parmi
les patriciens comme Gracchus, il fut un tribun du
peuple comme lui ; il fut un chevalier intrépide et
croyant comme les croisés d'autrefois; il fut un
soldat comme Bayard ; il restera une figure chère à
la démocratie comme Barbes.
« Un mot résume cette vie : le Dévouement ; un
mot explique cette mort : le besoin du Sacrifice,
l'idée qu'il donnerait un magnifique exemple et
qu'il réveillerait ainsi les enthousiasmes éteints et
les courages endormis.
« L'éclat des funérailles qui lui ont été faites
aujourd'hui montre que notre ami a été compris.
« Tons les partis ont pu rendre hommage à
Mores, car il représentait ce qu'il y a de meilleur
en eux tous : l'amour profond de la Pairie.
« Ce que voulait Mores, mes chers concitoyens,
vous le savez. 11 voulait que la Patrie fût grande
dans le monde. Voilà pourquoi il a combattu
l'égoïste et féroce Angleterre, cette Angleterre
implacable qui l'a fait assassiner par le Juif Arbib.
Cette Angleterre, vous la connaissez ; elle a hérité
2.
18 LUSHÉROSET LESPITRES

des traditions impitoyables de Cartilage ; quand un


adversaire la gêne, elle le fait tuer par des mer-
cenaires ; quand elle fait des prisonniers, elle les
attache à un bûcher enflammé, comme Jeanne
d'Arc, ou à un rocher brûlant, comme Napo-
léon.
« Il voulait que tous les enfants de cette Patrie
redevenue grande fussent heureux, qu'ils aient le
droit à la vie, qu'ils ne fussent pas condamnés à
nourrir de leur travail une poignée d'exploiteurs,
de parasites et de mercantis. Voilà pourquoi il a
combattu la Juiverie.
« Je sais, mes chers concitoyens, la modération
qu'il convient d'avoir devant une tombe, mais vous
ne comprendriez pas que je ne rappelle pas la lutte
qui a rempli une partie de la vie de Mores, que je
ne vous dise point les généreux mobiles qui l'inspi-
rèrent dans cette lutte où il a fini par succomber,
victime de sa chevaleresque confiance.
« Pas plus pour Mores que pour nous, la guerre à
la Juiverie, à la Haute Banque, à la Féodalité finan-
cière, n'a été une guerre de religion. Nous l'avons
dit bien souvent ! Quand le jour du triomphe sera
arrivé pour nous, ce jour qui est plus proche qu'on
ne le croit, nous ne fermerons qu'une seule syna-
gogue, et cette synagogue, c'est la Bourse.
« Qu'a vu Mores lorsque, ayant l'âge d'homme, il
MORES 19
voulut étudier la société présente? Il a vu des
Français pliant sous un labeur sans trêve, sans
pouvoir espérer avoir du pain pour les vieux jours.
Il a vu des étrangers venus chez nous en haillons
posséder maintenant les plus beaux hôtels de
Paris, les châteaux historiques, les chasses prin-
cières; il les a vus écraser de leur luxe ceux qu'ils
avaient dépouillés. 11 s'est demandé ce qu'avaient
fait les cosmopolites pour avoir tout cet or, et il a
constaté qu'ils avaient exploité ceux qui travail-
laient, organisé des escroqueries financières, opéré
de fructueuses .razzias à la Bourse.
« Il n'a pas trouvé que cela fût bien. Il n'a pas
trouvé que cela fût conforme aux lois de l'Évangile
auquel ce chrétien croyait comme moi, en laissant
aux autres la liberté de ne pas croire. Il n'a pas
trouvé que cela fût conforme à la Déclaration des
Droits de l'homme qui, en proclamant que tous les
citoyens étaient égaux, ne prévoyait pas que cent
ans après nous aurions les Juifs pour maîtres, et
que ces maîtres seraient plus arrogants et plus durs
que les anciens.
« Voilà pourquoi Mores a combattu la Juiverie,
voilà pourquoi il s'est efforcé de briser les mono-
poles, d'empêcher les accaparements, de délivrer le
paysan, l'ouvrier, l'employé, le petit commerçant
du joug qui pesait sur eux.
20 LES HÉROSET LES PITRES

« Nous resterons fidèles, quant à nous, à la cause


que Mores a servie.
« Nous ne nommons personne, mais nous décla-
rons qu'il est inique, antihumain, antisocial, anti-
chrétien, qu'un Juif de Francfort puisse posséder à
lui tout seul, dix milliards (dix mille millions)
alors que des Français sont réduits à se suicider,
parce qu'ils n'ont pas un morceau do pain adonner
à leurs enfants.
« Comme Boulanger, Mores a été un homme
d'avant-garde; il a pu se tromper quelquefois, mais
comme on le dit, il n'y a que ceux qui ne font rien
qui ne se trompent jamais. 11 a été quand même un
homme de droite conscience et de bonne volonté.
Il a rêvé comme Boulanger de rendre à lui-même
le pays qui se noie dans la boue parlementaire, de
substituer l'activité saine de la vie à ce régime qui
exhale une odeur de corruption et de décomposition
et sous lequel la France étouffe.
« Il n'a pas atteint son rêve, vous diront les
serviles adorateurs du succès, mais vous connaissez
l'histoire, mes chers concitoyens; vous en avez
médité les leçons ! Avant qu'une génération puisse
accomplir son oeuvre, réaliser la pensée qui est en
elle, la faire passer dans les faits, il faut, il a tou-
jours fallu, que beaucoup d'hommes de coeur se sacri-
fient pour aplanir la voie et montrer le chemin.
MORES 21
« Ce que Mores a sacrifié, vous le savez. Riche,
noble, comblé de tous les dons de la Fortune, il a
renoncé à tout pour aller mourir d'une mort
affreuse par dévouement pour la France.
« 11 a sacrifié plus que cela. Cet homme affec-
tueux et tendre comme tous les vaillants, a su
s'arracher au foyer que gardait la femme admirable
qui fut la digne compagne de ce héros. Un de nos
confrères a été témoin par hasard, à Tunis, de la
dernière scène des adieux. Le navire s'éloignait du
rivage, Mmede Mores agitait son mouchoir ; Mores
stoïque, mais les yeux voilés d'une ombre de tris-
tesse, un pressentiment peut-être, s'inclinait et
envoyait un dernier salut, tandis que derrière lui la
Mort, la Mort guidée par la Trahison, avait posé une
invisible main sur l'épaule du héros et lui disait :
« Tu m'appartiens ! »
« Si Mores a été vaincu dans la lutte, sa mort ne
sera pas inutile.
« Quand Tibérius Gracchus, l'éloquent tribun du
peuple, tomba dans le Forum sous les coups de
l'oligarchie que menaçaient les lois agraires, il
lança une poignée de poussière vers le ciel, et de
cette poussière, a-t-on dit, naquit Marius, le grand
plébéien d'Arpinum, qui écrasa les hordes teu-
toniques et rendit au peuple les biens qui lui
avaient été volés depuis deux cents ans.
22 LES HÉROSET LESPITRES
« Le sable brûlant du désert que Mores a rougi
de son sang sera fécond lui aussi. La société pré-
sente, rongée par toutes les hypocrisies, livrée à
toutes les corruptions et à tous les vols, sera rem-
placée par une société plus fraternelle et plus juste.
Ce jour-là, mon pauvre Mores, j'aurai peut-être été
te rejoindre dans la tombe ; mais parmi ceux qui
sont ici il s'en trouvera un pour venir l'annoncer la
bonne nouvelle.
« Il frappera à la porte de ton sépulcre et il te
dira : « Écoute, Mores, bon serviteur du peuple de
France, ami des opprimés et des pauvres, la France
s'est ressaisie, elle a retrouvé les fières audaces et
l'indépendance d'autrefois. Elle a brisé hier cette
Féodalité financière plus cruelle et plus orgueilleuse
que l'ancienne, sans avoir comme elle l'excuse
d'avoir combattu pendant des siècles pour défendre
le sol du pays.
« Ton programme est réalisé ! La France est
« rendue aux Français. La France ne tremble plus
« devant l'Angleterre. Les travailleurs sont heureux
« en travaillant et l'on ne voit plus des hommes
« tomber d'inanition, tandis que d'autres possèdent
« des milliards. »

« Ce jour-là, Mores, le Peuple qui se souviendra


que tu as été un précurseur, ira décorer la statue
MORES 23

que nous allons l'élever, du laurier toujours vert


des héros.
« Je ne te dis donc pas adieu, Mores, mais au
revoir! Pour des hommes de ta trempe, le tombeau
n'est pas l'oubli; il n'est qu'une halle passagère
avant l'immortalité... Vive la France ! Gloire à
Mores! »
MAG-MAHON

E Grec, a écrit Paul de Saint-Victor, fut


l'enfant de génie de la famille aryenne.»
On peut ajouter que le Celte en a été
a
l'enfant terrible. Or, Mac-Mahon était
un Celte ; quoique le type chez lui fût loin
d'être pur, le maréchal, petit-fils d'Irlandais,
peut être considéré comme un représentant de
la race celtique au pouvoir. C'est à ce point
de vue qu'il faut l'étudier pour bien comprendre
sa double carrière de soldat et d'homme poli-
tique. . :
Les Celtes, ainsi que je l'écrivais dans la
France Juive, ont eu des héros, des prophètes,
des poètes ; on n'a jamais compté parmi eux 7un
homme politique. De siècle en siècle sortent de cette
28 LES HÉROSET LESPITRES

race quelques personnages extraordinaires et presque


légendaires. C'est un Celte que Dugueselin qui
réconcilie la France avec la victoire ; c'est une Celte
que Jeanne d'Arc, qui sauva la Patrie ; elle-même
semble avoir eu quelque révélation de cette identité
d'origine avec le vainqueur de Cocherel. Quand elle
monte à cheval pour aller délivrer Orléans, c'est à
Jeanne de Laval, la veuve de Dugueselin, que celle
qu'inspiraient les fées des fontaines envoie son
anneau de jeune fille. C'est un Celte encore que
Marceau, né à Chartres, en pleine terre druidique...,
un Celte comme La Rochejacquelein, qu'il rencontre
au milieu de la mêlée, sur la place du Mans. Au
moment où ils s'élancent l'un sur l'autre le sabre
haut, les soldats les séparent comme s'ils devi-
naient que c'étaient deux frères qui allaient com-
battre entre eux.
La promptitude à se dévouer, celle spontanéité,
ce bel élan d'enthousiasme qui suscite tout à coup,
du milieu de cette race, des êtres d'une inspiration,
d'une grandeur presque surhumaine ; tous ces dons
précieux sont annihilés par l'absence de toute
faculté d'ordre, de mesure. Comme organisation
sociale, les Celtes livrés à eux-mêmes n'ont jamais
pu dépasser le clan.
L'Irlande est morte des divisions de famille à
famille. Pendant la guerre de Vendée, Charrette,
MAC-MAIIOiN 29

Stofflet, le prince de Talmont passaient leur temps


à se disputer et n'ont jamais pu combiner un mou-
vement général. Très capables d'accomplir quelque
exploit exceptionnel, les Celtes sont hors d'état de
poursuivre quelque dessein d'une façon suivie.
Mac-Mahon avait eu toutes les qualités de sa race
sur les champs de bataille, il en eut tous les défauts
au pouvoir.
Mac-Mahon servit son pays avec un admirable
dévouement pendant plus d'un demi-siècle ; il gagna
son titre de due sur un champ de bataille, à l'heure
où la victoire était encore fidèle à nos drapeaux ;
il sortit du pouvoir comme il y était entré, sans
avoir rien gardé pour lui-même du traitement que
son successeur devait mettre tout entier dans sa
poche. En ce temps de Grôvy, de Wilson, de Floquet,
de Bouvier et de Loubet, ce fut sans contredit une
noble existence, une belle figure d'honnête homme
devant laquelle tous les Français que n'aveugle pas
la passion politique eurent raison de s'incliner.
Il n'en est pas moins vrai que ce vaillant soldat,
ce modèle de discipline et d'honneur, aura peut-être
été l'homme qui, dans ces trente dernières années,
aura fait sans le vouloir le plus de mal à son pays...
C'est à lui que la France a dû, au mois d'août 1870,
sa ruine au point de vue militaire ; c'est à lui que
la France doit d'être
plongée dans l'état d'anarchie
3.
30 LES HÉROSET LES PITRES

politique et morale où nous nous débattons plus


que jamais.
Il a été à l'Elysée ce qu'il avait été à Châlons, un
être sans résolution, sans prévoyance, sans volonté,
sans intuition. A Châlons, il était à la tête d'une
armée de 120,000 hommes, et il savait, à n'en pas
douter, que la marche sur Sedan serait un désastre ;
il avait donné l'ordre de se replier sur Paris. Il
céda à des considérations purement dynastiques —
ce qui était doublement criminel, puisqu'il était
hostile à l'Empire — et il alla jeter son armée dans
l'entonnoir de Sedan.
Il fit exactement la même manoeuvre comme
président de la République ; il avait toutes les
forces réelles du pays dans la main, et il aurait pu
défendre très longtemps la position qu'il occupait.
Il engagea tout cela niaisement, bêtement, dans cette
ridicule aventure du Seize-Mai qui fut aussi inco-
hérente, aussi illogique, aussi mal combinée que la
marche sur Sedan.
Pour le phsychologue, d'ailleurs, ceci n'a rien
- d'étonnant. Ce qui fait la grandeur du métier mili-
taire, c'est l'obéissance, l'admirable abnégation de
soi-même ; mais il va de soi que l'homme qui a
obéi toute sa vie est incapable d'aucune initiative,
d'aucune idée personnelle. Les organes qu'on
n'exerce pas s'atrophient et n'accomplissent plus
MAC-MAHON 31
les fonctions auxquelles ils étaient destinés. L'homme
qui ne marche pas n'a plus de jambes au bout d'un
certain temps. Le soldat qui n'a plus droit de penser,
d'agir par lui-même, qui toujours attend, au port
d'armes, le commandement qui le mettra en mouve-
ment, ne peut plus penser, avoir une volonté, se
déterminer tout seul à un acte.
Vous avez vu des héros d'Afrique, des hommes
comme Cavaignac, comme Lamoricière, comme
Changarnier, avec des pistolets chargés sur leur
table de nuit, des sabres sous leur traversin, se
laisser arrêter tranquillement par un monsieur qui
pénétrait chez eux à cinq heures du matin, contrai-
rement à la loi, et qui leur présentait un petit papier,
sous prétexte qu'il était commissaire de police...
Boulanger n'a même pas attendu qu'on lui montrât
le petit papier; il s'est enfui parce qu'un agent de
police à la solde de Constans est venu lui dire qu'il
l'avait vu, le fameux petit papier...

Tous ces spectacles exciteront évidemment chez


nos petits-neveux des étonnements extraordinaires,
et ils ont, en effet, quelque chose d'absolument
inexplicable pour quiconque n'essaye pas de péné-
trer jusqu'au tréfond de l'âme humaine. Voilà un
martial comme Mac-Mahon qui a risqué sa peau sur
tous les champs de bataille, qui a été acclamé
32 LES HÉROSET LES PITRES

maréchal par ses troupes victorieuses, qui est le


maître absolu de l'armée, qui est légalement le
chef de l'Etat... Il trouve en face de lui un avocat
vadrouillard et buveur de bocks, qui traînait
quelques années avant dans tous les estaminets du
quartier Latin, le fils d'un épicier génois qui, à
Cahors, étalait devant sa boutique un lot de pots de
chambre.
Le héros, maréchal et duc par la grâce de la
victoire, capitule devant ce robin qui lui ordonne
insolemment de se soumettre ou de se démettre. Il
n'éprouve pas un moment de fierté et de révolte ; il
ne sent pas le sang bouillonner dans ses veines ; il
ne se dit pas : « Après tout, il y a quarante ans que
je brave les balles, je mourrai s'il le faut avec mes
vieux camarades Ducrot, Bourbaki, mais je ne me
déshonorerai pas en abandonnant ceux qui se sont
compromis avec moi dans ce Seize-Mai que j'ai seul
voulu... »
Avouez que les Esparlero, les O'Connel, les Prim,
les Pavia, les Martinez Campos ont une autre énergie
morale que nos généraux.

• Notez que ces hommes ne sont pas guidés par


|
cette bonté native des Bourbons qui se considéraient
comme des pères de familles séculaires et qui
aimaient mieux se laisser couper le cou, comme
MAC-MAHON 33

Louis XVI, ou s'en, aller comme Charles X, que. de


faire couler le sang de ceux qu'ils regardaient comme
leurs enfants.
Le maréchal de Mac-Mahon, qui tremblait devant
ce braillard de Gambetta, avait été plus impla-
cable que Sylla ; il avait fait égorger, sans témoi-
giier la moindre émotion, trente mille hommes, qui
valaient certainement mieux, comme probité, comme
courage, comme dévouement à leur cause, que la
plupart des 363.
Seulement voilà... Pour les hécatombes de la
Commune,. Mac-Mahon avait un petit papier
signé Foutriquet. Si un Foutriquet quelconque lui
avait donné l'ordre de fusiller les 363, il les aurait
fait fusiller sans hésiter, mais il n'avait pas assez de
puissance cérébrale pour se donner cet ordre à lui-
même.

Force est bien de reconnaître que cette période de


la vie du maréchal Mac-Mahon ne fut pas très belle
et ne grandira pas son nom devant la Postérité.
Rien, en effet, n'obligeait le maréchal à se mêler
de toutes ces histoires-là, et il convient d'ajouter
qu'il n'y fit jamais preuve que d'une loyauté relative.
11 n'alla jamais sans doute jusqu'à la perfidie, mais
il eut plus d'une fois la fourberie instinctive des
enfants qui mentent pour se tirer d'embarras.
34 LES HÉROSET LES PITRES

Au 24 Mai, le maréchal trompa Thiers jusqu'au


dernier moment. Ce pauvre Thiers avait pour les
militaires un amour de bonne d'enfant ; il adorait
les hommes de haule taille, les épaulettes, les
canons; il avait relevé Mac-Mahon un peu,diminué
'
par Sedan, il en avait fait un personnage quasi-
légendaire. Puisqu'il ne se sentait aucune aptitude
pour la politique, Mac-Mahon aurait pu, ce me sem-
ble, s'abstenir d'enlever la place au petit vieux qui
se trouvait si bien à la Présidence.
Une fois au pouvoir, Mac-Mahon aurait dû,
au moins, prendre un parti. La République alors
n'avait pas le caractère exclusivement maçonnique
et juif qu'elle a aujourd'hui. Si le maréchal avait
accepté la République loyalement et sans arrière-
pensée, il serait probablement mort à l'Elysée, et il
aurait fondé, un régime très acceptable.
Si le maréchal ne voulait pas de la République,
s'il était resté fidèle aux convictions légitimistes de
sa jeunesse, s'il croyait sincèrement que la Monar-
chie était nécessaire au salut du pays, il n'avait,
semble-t-il, qu'à faire un coup d'État et à proclamer
Henri V.
En réalité, le maréchal se borna à leurrer tout le
monde. Il refusa de recevoir le comte de Chambord
quand il vint en France pour se mettre à la dispo-
sition de l'Assemblée. Il congédia Jules Simon lors-
MAC-MAHON 35

.qu'il voulut, avec beaucoup de modération et


d'égards pour toutes les opinions, gouverner sérieu-
sement en ministre à peu près, républicain.

On nous trouvera peut-être rigoureux clans noire


appréciation ; mais il ne faut pas oublier, cependant,
que le chaos au milieu duquel nous périssons date
de cette équipée incompréhensible et saugrenue du
Seize-Mai.
Avant le Seize-Mai le parti conservateur faisait
encore quelque figure dans le inonde. Il semblait
que dans ce parti qui représentait tant d'intérêts
moraux et matériels, il y eût une force en réserve
avec laquelle il fallait compter. Le Seize-Mai, en révé-
lant la faiblesse inouïe de tout ce personnel qui était
tout en extérieur et en façade, montra à la Juiverie
franc-maçonne qu'on pouvait tout se permettre en-
vers les catholiques... Si, maîtres du pouvoir, ils
étaient incapables d'aucun acte de virilité et de cou-
rage, que pourraient-ils lorsque ce serait leurs adver-
saires, au contraire, qui tiendraient le bon bout?
C'est l'irritation causée par ce coup d'Etat
manqué qui a rendu possible la persécution reli-
gieuse qui a si profondément divisé ce pays. C'est
la constatation faite alors de la débilité des chefs
du parti conservateur
qui a enhardi les Francs-
Maçons et les Juifs et les a décidés à tout oser.
36 LESHÉROSET LESPITRES
Sans doute, les nations, comme les femmes,
éprouvent un très légitime sentiment de colère
contre ceux qui les violent, mais elles pardonnent
parfois la brutalité de certains procédés en faveur
de l'intention. Elles sont sans pitié, au contraire,
contre les eunuques qui les excitent, les agacent,
les énervent et sont impuissants à aller jusqu'au bout.
Le souvenir de ce burlesque Seize-Mai est resté
mille fois plus odieux que ces actes de vigueur qui
se sont appelés le 18 Brumaire et le 2 Décembre. 11
suffit encore aujourd'hui de parler du Seize-Mai au
pays pour le mettre en fureur.
Se vit-il jamais cacacle plus ridicule et plus hon-
teuse? Quel grotesque personnage ce Fourlou!
Foirant dans ses chausses, toujours prêt à se
cacher dans les latrines où Claude cherchait un
refuge à l'heure du danger, ce Ministre de l'Intérieur
ne sut rien faire de ce pays où, grâce à la centrali-
sation, un homme qui tient les bureaux de tabac,
les fonds secrets et le télégraphe, pourrait, s'il en
avait le désir, faire élire un potiron comme député.
Quel contraste avec l'intrépidité souriante d'un
dandy comme Morny! Quel contraste même avec
î'entrain goguenard et cynique de Constans qui,
une fois dans la lutte, eut au moins l'estomac de
Robert Macaire et la résolution de Soufflard qui ne
fit pas languir la vieille...
MAC-MAHON 37
L'Histoire dira toutes ces choses, mais elle sera
comme nous, elle sera juste; elle dira aussi que si
ce soldat, fourvoyé dans la politique, fut le plus
indécis et le plus hésitant des hommes, il fut tou-
jours à l'abri des souillures que laisse l'or, pur de
fous tripotages, inaccessible à toutes les corruplions.
C'est à Mac-Mahon, plus qu'à tout autre, qu'on
peut appliquer le mot célèbre : « A certaines
époques, il est plus difficile de savoir où est son
devoir que de le faire. »
Si le maréchal de Mac-Mahon avait vu distinc-
tement où était lé devoir,'il aurait marché droit à
lui, comme il avait marché jadis au canon de
Magenta. Ces yeux étroits et sans regard ne virent
clair qu'un jour, sous la chaude lumière du soleil
d'Italie... Ce n'est donc pas à lui seul qu'il faut s'en
prendre des navrants résultats qu'a eus sa prési-
dence; il en faut accuser surtout la Fatalité, qui
\ nous condamne à n'être gouvernés, depuis vingt ans,
j que par des imbéciles ou des coquins...
L'AMIRAL COURBET

Courbet est une de ces figures


que la Mort n'efface pas. Il semble
qu'au contraire le Temps leur donne
H'AMIRAL plus de vigueur et plus de relief, les
!^ rende plus vivantes et plus « actuelles »,
pour ainsi dire.
Il y a pourtant près dé quinze ans déjà que
Courbet est mort. Ce fut le 25 août 1885 que le
navire qui ramenait le corps de l'illustre marin
abordait aux Salins-d'Hyères, à l'endroit même où
le corps de saint Louis avait abordé au retour de
Tunis.
La France eut alors l'impression qu'elle venait de
perdre un homme marqué peut-être pour devenir un
chef de peuple après avoir été un grand défenseur
4.
42 LES HÉROSET LESPITRES
de la Patrie. Le pays avait éprouvé devant Courbet
un sentiment auquel nous étions déshabitués depuis
vingt-cinq ans :,le sentiment du respect.
Cet homme grave, austère, qui avait ce que Victor
Hugo appelle quelque part « la concision du cou-
rage », apparaissait différent de tous ceux auxquels
s'était attaché tour à tour l'enthousiasme mobile des
multitudes.

La foule comprenait d'instinct ce qu'avait dû


souffrir cette stoïque victime du Devoir en voyant
toutes ses combinaisons, tous ses efforts, tout le
dévouement de ses officiers et de ses marins stéri-
lisés et paralysés par une poignée de politiciens
pourris qui, du Palais Bourbon dont ils avaient fait
un bazar, prétendaient diriger les opérations mili-
taires.
Le cri de Courbet mourant : « Tas de Polichi-
nelles ! » retentit comme un soufflet ironique et
méprisant sur la joue de tous les coquins qui exploi-
taient le sang de nos soldats.
On peut dire que de cette parole sortit une partie
de la popularité de Boulanger. Phocion étant mort,
la France acclama Alcibiade.

La personnalité un peu tapageuse de Boulanger


est sortie de l'histoire pour entrer dans la légende
et dans le roman. La pure mémoire de Courbet est
COURHET
L'AMIRAL 43

restée vivante et honorée dans le coeur de ceux qui


l'ont approché. Il apparaît dans les souvenirs de
tous profondément bon sous des dehors un peu
sévères et froids.

Un officier de marine, qui l'avait bien connu,


insistait un jour devant moi sur les côtés presque
tendres de ce mâle caractère, et me racontait un
des épisodes des combats de Courbet. Il s'agissait
du commandant Gourdon, qui, avec Duboc, fut l'un
des plus intrépides compagnons d'arme du grand
amiral.
Gourdon était, dès cette époque, un officier du
plus haut mérite, mais d'une humeur un peu fière,
un de ces hommes comme on en trouve beaucoup
dans la marine, qui craignent toujours d'être soup-
çonnés de courir après la faveur et qui, pour tout
dire, n'ont pas l'échiné souple.
C'étaient ces hommes-là que Courbet aimait.
Très aimable pour ses collègues et leurs protégés,
il n'oubliait pas les officiers moins heureux qui
n'avaient pas la chance d'appartenir à la grande
famille maritime et devaient percer tout seuls.
A Boyardville, école des torpilles, il fit la con-
naissance du lieutenant de vaisseau Gourdon, dont
44 LES HÉROSET LES PITRES
il apprécia la conscience et l'intelligence, Il lui
offrit une place d'aide de camp dans la pensée de
lui être agréable.
Gourdon refusa, à la grande colère de l'amiral
plus ennuyé de le voir manquer une occasion de se
produire, que dépilé de voir en quelque sorte ses
bons procédés dédaignés.
Le hasard amène Gourdon à bord du Boyard.
L'amiral fait de nouveau des avances à son inférieur
dont la fierté l'attirait. Le commandant Roustan,
second du Boyard, ayant un commandement,
l'amiral donne le poste à Gourdon, alors lieutenant
de vaisseau, et demande pour lui le grade supé-
rieur.
La Marine résiste, l'amiral s'entête. Enfin, Gour-
don passe capitaine de frégate. Toutes ces bontés
touchent le coeur de l'officier,' mais s'il aime à
prouver son affection, il déteste les phrases. Les
remerciements sont brefs.

L'occasion de justifier le choix de l'amiral arrive.


Deux navires chinois sont cernés dans la rade de
Sheïpoo. Pour arriver jusqu'à eux, il faut franchir
des passes longues, tortueuses, mal connues.
L'amiral décide de les torpiller.
Gourdon a le commandement de l'expédition.'
Deux canots à vapeur, portant une torpille au bout
L'AMIRAL
COURBET 45

d'une hampe, iront, la nuit, les placer sous le liane


des Chinois- L'un sera commandé par Gourdon,
l'autre par le lieutenant Duboc. Une petite embarca-
tion, avec un aide de camp, les accompagnera, se
se tiendra loin du feu avec un fanal rouge servant
de ralliement; c'est, à lui que devront révenir les
embarcations désemparées ou les hommes jetés à
la mer.
Dans le dernier conseil de guerre où l'amiral
expose son plan, donne ses ordres avec sa préci-
sion ordinaire, le coeur ne perd pas ses droits. Ne
voulant pas envoyer ses hommes, ses amis à une
mort obligatoire, il dit en terminant : « Mais,
c'est bien entendu, si vous êtes découvert à plus
de 400 mètres, vous n'attaquez pas. »
— Parfait ! répond Gourdon ; mais, moi, je suis
toujours à 399 mètres.
— Ah ! ce brave Palma ! (c'était le prénom du
capitaine Gourdon) s'écrie l'amiral.

Les canots partent à onze heures du soir. Ces


embarcations filent six noeuds (environ dix kilo-
mètres), tout au plus, ne sont pas pontées, font un
bruit de ferraille qu'on entend d'une lieue. Elles
46 LES HÉROSET LES PITRES

s'engagent dans les passes, la nuit est noire ; la rade,


enfermée dans les montagnes élevées, est sombre
comme un four.
A trois heures, on n'a encore rien découvert.
L'aide de camp qui doit indiquer le mouillage des
navires, qu'il a reconnu de jour, se déclare perdu.
« Bon. dit Gourdon, je vais chercher, attendez-
moi là. »
Il s'éloigne à toute vitesse, bientôt il aperçoit une
mâture se défilant sur le ciel par-dessus la masse
des collines. Il revient, donne l'ordre à Duboc de le
suivre, il s'élance.
Les navires chinois ont entendu, leurs sabords
s'illuminent, ils crachent des nappes de feu, mais
rien n'arrête les torpilleurs.
Voilà Gourdon à l'arrière de la frégate chinoise,
la torpille éclate, le navire est soulevé, retombe
sur le canot qui, emporté par son élan, se trouve
ainsi incrusté dans son ennemi.
Le moment est critique. Les Chinois peuvent
sauter dans l'embarcation. Un d'eux se présente au
sabord d'arrière. Le matelot qui travaille à dégager
le torpilleur lui donne un vigoureux coup de poing
et l'envoie rouler dans la batterie.
Enfin, on est dégagé, on fait en arrière. Duboc,
qui a fait sauter sa torpille, rallie, on cherche le
feu rouge. On ne voit plus rien...
L'AMIRAL
COURBET 47
Les deux canots cherchent alors la passe par
laquelle ils sont entrés, ils s'égarent, prennent par
une autre passe, et, au jour, ils se trouvent à une
vingtaine de milles du Bayarcl.
A ce moment l'aide de camp revenait à bord,
annonçant à l'amiral le succès de l'opération et la
perte des deux embarcations.
« C'est payer bien cher le succès », dit l'amiral.
Mais le coeur parle toujours chez cet homme que
le danger laisse impassible. Il veut s'assurer que ses
officiers ne sont pas échoués, abandonnés sur une
île où ils seront martyrisés par les Chinois. Il fait
armer sa baleinière et va chercher lui-même ses
officiers. Il ne trouve rien et rentre à bord navré.

A midi, on signale la Saône- Elle remorque deux


canots. Ce sont les torpilleurs.
Bientôt on sait par les signaux que les officiers
vivent; Gourdon et Duboc arrivent à bord du
Hayard, l'amiral les attend à la coupée ; il les
serre sur sa poitrine.

Alors, Gourdon a un de ces mots français qui


peignent un homme. Il regarde l'amiral et, lui qui
a paru recevoir jusqu'à ce jour ses bontés sans les
remarquer, lui dit en lui serrant la main : « Eh !
bien, nous.sommes quittes maintenant! »
48 LESHÉROSET LES PITRES

L'amiral, qui comprend, recule un peu ; puis, se


reprenant : « Pas encore, mon ami. i>
Le soir. Gourdon était proposé pour le grade de
capitaine de vaisseau, Duboc pour la croix d'officier
de la Légion d'honneur.
Les récompenses sont accordées sur le premier
moment. Mais on réfléchit que Gourdon n'a peut-
être pas l'ait ses prouves. La nomination, déjà
signée, n'est pas mise à {'Officiel, et l'amiral mou-
rant trois mois plus tard, Gourdon attendit sou
grade trois ans.
Le capitaine Gourdon, après avoir vu passer
devant lui ceux que, dans la Marine, on appelle
« les fils d'archevêques », n'a obtenu qu'au bout de
dix ans un commandement digne de lui.
Quant au lieutenant Duboc, après avoir attendu
dix ans, lui aussi, son tour au tableau d'avance-
ment, il s'est décidé à prendre sa retraite en regret-
tant de ne plus pouvoir rendre de services à son
pays...

J'ai transcrit ce récit tel qu'il m'a été fait par un


témoin, sans rien ajouter et sans vouloir gâter par
des phrases la simple grandeur de ces scènes. Ceux
qui ont aimé Courbet seront, je crois, aussi heureux
L'AMIRAL
COURBET 49
de lire cette page que j'ai été heureux moi-même
de l'écrire.
Notre devoir d'écrivains, en effet, nous oblige à
nous faire à chaque instant les interprètes de l'éton-
nement qu'éprouve le pays devant des spectacles de
désordre et d'incurie comme ceux qu'on a vus au
moment de l'expédition de Madagascar, devant ces
centaines de millions prodigués pour aboutir à des
résultats lamentables, à des accidents ridicules.
Notre joie, en revanche, est de constater que l'hé-
roïsme se maintient toujours égal dans cette Marine
française qui semble victime d'un vice d'organisa-
tion générale que tous les travaux des commissions,
tous les articles et tous les discours des Pelletan,
des Brisson,: des Clemenceau n'ont pu parvenir à
expliquer.
Les hommes sont dignes de leurs intrépides
ancêtres, les Jean Bart, les Duguay-Trouin, les
Suffren. Les administrateurs semblent à peu près
à la hauteur des mandarins qui, dans la dernière
guerre avec le Japon, ont fait anéantir, en deux mois,
la flotte chinoise...
TROCHU

i Trochu ne fut pas le plus criminel


parmi les auteurs de nos désastres, il
fui certainement un de nos mauvais
B génies et, en trompant l'opinion, il
contribua incontestablement à rendre la
catastrophe finale plus affreuse.
La psychologie de cet homme qui, après avoir
été l'objet d'un incompréhensible engoue-
ment, fut en butte à toutes les injures et à toutes
les haines, est facile à indiquer en quelques mots.
C'était un soldat, c'est-à-dire un homme incapable
d'aucune volonté personnelle, d'aucune résolution,
d'aucune initiative hardie en dehors de sa fonction
propre. Ceci n'a rien que de très explicable. Ainsi
que nous l'avons déjà fait remarquer à propos de
5.
54 LESHÉROSET LES PITRES

Mac-Mahon, cette admirable vertu de l'obéissance


qui fait la grandeur du soldat le rend impuissant à
tout effort de déterminisme : il en est du vouloir
chez lui comme de certains organes qui sont abolis
au bout d'un certain temps lorsqu'on ne les exerce
pas.

'
* *

Ajoutez à cela que Trochu représentait le type


le plus funeste du militarisme : le soldat raison-
neur, ronchonneur, toujours critiquant, le soldat
théoricien et bel esprit; c'était une sorte de Labor-
dère d'ordre supérieur. Il était à la fois chimérique
comme un idéologue et routinier comme un vieux
briscard, partisan intellectuellement de toutes les
innovations et défenseur opiniâtre, dans la pratique,
de tous les errements surannés et de tous les abus
consacrés...
Il n'en faut pas dire davantage pour expliquer le
rôle néfaste qu'un tel personnage a joué dans une
heure décisive de notre histoire.
S'il avait été l'officier loyal qu'il prétendait être,
Trochu serait resté fidèle à sa consigne : au lieu de
flirter avee les députés de l'Opposition, il aurait fait
respecter l'ordre, empêché l'envahissement du
Corps législatif et exigé, tout au moins, la convo-
TROCHU 55
cation immédiate d'une nouvelle Assemblée. Il
n'est pas contestable que la paix aurait pu être con-
clue alors dans des conditions toutes différentes.
S'il avait été l'homme d'audace, l'homme de génie
que réclamaient les circonstances, il aurait utilisé
toutes les énergies qui s'offraient à lui, il aurait pro-
cédé révolutionnairement, créé résolument une
armée nouvelle combattant avec des méthodes nou-
velles.
Il n'était pas taillé pour jouer une telle partie-
C'était un intrigant, un frondeur de salon plus
qu'un conspirateur; il n'avait rien de la sombre
ambition d'un Cromwell; c'était un velléitaire de
l'ambition comme Boulanger; un ambitieux ama-
teur. Être au pouvoir, ce n'était pas pour lui une
occasion avidemment guettée d'accomplir des des-
sins depuis longtemps mûris, de briser tout au nom
du Salut public ; c'était simplement, comme pour
Boulanger, avoir un bel avancement.
En réalité, il hésita constamment entre le rêve
grandiose qui peut-être, le hanta un moment, et les
habitudes de toute une vie, les liens de la camara-
derie militaire qui le rappelaient sans cesse à son
origine première.
Au lieu d'agir comme Danton il parla comme
Lamartine ; au lieu de déchaîner il retint, en même
temps qu'au lieu de réprimer il laissait faire. Il
56 LES HÉROSET LES PITRES
assista impassible à l'organisation de ce mouvement
de la Commune qui ne fut que l'explosion du mécon-
tentement et des colères qui s'étaient accumulées
pendant le siège.
Quand tout fut perdu, Trochu s'évada d'une res-
ponsabilité qu'il avait cependant cherchée par une
escobarderie assez peu honorable. Avec sa manie de
couvrir les murailles de sa prose, il avait écrit par-
tout : « Le gouverneur de Paris ne capitulera pas. »
mais il donna sa démission et fit capituler Vinoy à
sa place Au fond c'était absolument la même
chose, avec l'hypocrisie en plus. .

Le formidable bruit de tant d'écroulements réveilla


cet être qui était à sa façon un songeur tout éveillé,
une individualité oscillante et perplexe comme ce
pauvre Napoléon III qu'il avait tant critiqué.
Après la guerre, Trochu s'enferma dans la retraite
et il vécut là de longues années avec une dignité à
laquelle chacun rendit hommage. Il avait laissé
passer l'heure que Dieu lui avait donnée pour rendre
son nom immortel dans la mémoire des hommes,
en, sauvant ce pays qui roulait "vers l'abîme; il
attendit dans le recueillement et le silence l'heure
TROCHU 57
de paraître devant le souverain juge qui, seul, con-
naît le fond des consciences et qui, seul, peut rendre
des arrêts sans appel.
Sa mort, survenant au milieu des fêtes delà visite
du Tzar, passa à peu près inaperçue. Beaucoup
s'étonnèrent seulement de l'apprendre, convaincu
que Trochu était mort depuis longtemps.
Pour les contemporains, en effet, le siège de Paris
n'est plus qu'un lointain cauchemar ; pour les géné-
rations nouvelles, il n'est qu'un souvenir historique
effacé déjà par d'autres souvenirs plus récents.
Plus d'un parmi les jeunes serait stupéfait si on
lui montrait tout ce qui a été publié d'articles, de
brochures, de pamphlets, de caricatures sur Trochu ;
il ne s'expliquerait qu'à moitié la place qu'a tenue
dans les préoccupations de tout un peuple, ce vieil-
lard oublié de tous, ce disparu qui, après s'être
survécu vingt-cinq ans à lui-même, s'éteignit obscu-
rément dans la modeste maison provinciale où, sans
doute, il méditait sur tout ce qui s'était passé dans
l'Année terrible...
ALEXANDRE II

LEXANDHE 11 vivra dans la mémoire des


hommes, par le souvenir de sa mort
tragique. À vingt ans de dislance, on
ES ne peut encore penser sans un frisson
d'horreur et de pitié à cette sanglante journée
du 13jnars 1881. L'esprit se transporte sur les
bords de ce canal Catherine où l'impitoyable Fau-
cheuse attend celui qui, tant de fois déjà, déjoua
miraculeusement ses embûches.
On compte ces minutes suprêmes qui décident du
sort d'un tout-puissant. Maître, la veille et le matin
encore, de la vie de cent millions d'hommes, il est
maintenant à la merci d'un pas fait en avant ou en
arrière. On le voit tourbillonner sous le souffle de la
6
62 LESHÉROSET LESPITRES

Destinée comme un oiseau enveloppé par quelque


tempête... S'il poursuit sa route, il est sauvé ! Mais
non, il est écrit qu'il ne doit plus rentrer qu'agoni-
sant dans le palais qu'il a quitté tout à l'heure au
bruit des tambours battant aux champs. Il s'arrête...
Il tombe, les jambes fracassées, sur la neige qu'il
rougit, comme Lannes tomba à Essling, et c'est un
cadavre mutilé qu'on ensevelit dans un manteau
militaire.
Rien ne manque à cette scène terrible, ni ces
pressentiments qui crient à César : Prends garde aux
ides de mars ! ni celte rumeur vague, indéterminée,
inexplicable, qui précède d'ordinaire ces tragiques
nouvelles, et qui, à l'instant même où s'accomplissait
la tentative de Fieschi, annonçait déjà à cent lieues
de Paris qu'un attentat avait eu lieu.
Tout est fait, encore une fois, pour frapper l'ima-
gination. La foule, de l'horreur qu'elle éprouve pour
le crime passant au .sentiment égoïste de sa sécurité,
se demande si un tel coup n'aura pas un écho pour
elle. Elle suit d'un regard anxieux le va-et-vient des
diplomates et la marche des dépêches; elle colle son
oreille en pensée à la porte du Cabinet où le prince
de Bismarck, au reçu du premier télégramme, s'est
enfermé avec le vieil Empereur.
Elle s'étonne même, cotte foule badaude, qu'en ce
temps où tout semble se passer sur la place pu-
H
ALEXANDRE 63

blique comme dans les pièces primitives, où les


gazettes disent tout, même ce qui n'existe pas, il se
rencontre des gens informés avant elle. « Il y a donc
encore, murmure-l-clle, une politique, des dessous,
des choses que nous ignorons. » Cette impression,
chez elle, se mêle d'un effroi qui se comprend. Quel
que soil le gagnant de ces parties diplomatiques,
n'osl-ce pas toujours la masse qui paye?

Malgré tant de changements accomplis en appa-


rence, l'influence personnelle des grands acteurs de
la scène du inonde n'a point diminué ; chaque fois
que meurt un chef de peuples, on serait tenté môme
de croire qu'elle est plus considérable qu'autrefois.
« Le roi est mort, vive le roi! » disait-on jadis.
Celui qui montait sur le trône apportait évidemment
avec lui ses opinions particulières, ses hommes de
confiance, ses favoris; mais, en réalité, dans son
propre royaume comme au dehors, il se mouvait dans
un cercle que restreignaient des traditions, des insti-
tutions séculaires, des obstacles latents contre lesquels
il ne pouvait rien.
Henri IV, si Ravaillac ne l'eût poignardé, aurait
peut-être donné Cambrai ou Besançon à la France
64 LES HÉROSET LES PITRES

cent ans plus tôt; il n'eût point changé la face de


l'univers. Ce n'est guère que depuis le commence-
ment du siècle que là destinée du monde tient parfois
à une balle ou à une bombe. Si un ordre à trans-
mettre à Duroc n'eût retardé de trois minutes le
passage de Bonaparte dans la rue Saint-Nicaise, les
événements auraient certainement suivi un autre
courant. Si Piéri, au 14 Janvier, avait jeté sa bombe,
qui peut dire la direction qu'aurait prise l'Europe?
La campagne d'Italie n'aurait pas clé entreprise ;
Sadowa fût resté une bourgade inconnue sur la carte ;
Bismarck se serait contenté vraisemblablement de
rêver' son oeuvre gigantesque; il serait demeuré un
homme incompris, comme beaucoup de génies aux-
quels il n'a manqué qu'une occasion de se mani-
fester. Aux pjus grands joueurs, il faut des cartes ;
généralement ce sont les révolutionnaires qui les
battent et les potentats qui les jouent
Rien n'est vain, sans doute, comme ces hypo-
thèses. Malgré tout, lorsque quelque ministre ou
quelque souverain dont les décisions pèsent sur le
reste de la terre, disparaît, soit que l'ange de la
mort l'ait touché de son aile au déclin de ses jours,
soit que le démon de l'assassinat l'ait frappé en
pleine force, ces réflexions, ces retours vers le passé,
ces interrogations sur ce qui doit être viennent à
tous. L'homme ne peut s'habituer à l'idée qu'il est
ALEXANDRE
11 65

emporté les yeux bandés sur un fleuve dont il ignore


le cours, il s'efforce de saisir les détails de ce que
Bossuet appelle la mécanique de la politique divine.
Dès qu'un coup de foudre troue le ciel, il se préci-
pite pour regarder par cette ouverture ; il espère
entrevoir dans ce déchirement d'horizon les rouages
cachés de la machine invisible, la forme des événe-
ments futurs et la façon dont est fait l'Avenir mys-
térieux
Ceux qui sont sur les sommets, c'est-à-dire plus
près des orages, sont-ils plus instruits que nous?
- J'incline à supposer, pour ma part, que s'ils savent
un peu avant nous ce qui arrive ils ne savent
pas plus que nous ce qui arrivera.

Elle est rude, en vérité, cette mission de chef de


peuples. Les intentions les plus pures sont mécon-
nues, les conceptions les plus louables se heurtent à
d'implacables mauvais vouloirs.
Quel porte-sceptre eut une initiative plus hardie et
plus ferme dans le progrès qu'Alexandre II, qui,
malgré la résistance obstinée de la noblesse, affran-
chit les serfs? Qui fut payé d'une plus noire, ingra-
6.
66 LES HÉROSET LES PITRES

titude que ce monarque infortuné, véritable damné


de la vie, qui ne pouvait faire un pas sans apercevoir
le signe menaçant d'un ennemi, qui découvrait des
• conspirateurs dans son propre palais, qui, éveillé ou
endormi, était sans cesse hanté par quelque cau-
chemar lugubre ?
Il y a là encore des lois mystérieuses que nos
yeux ne peuvent pénétrer. Alexandre II, dans cette
existence qu'un Shakespeare même ne saurait repré-
senter dans son insondable horreur, dans l'effroyable
intensité des souffrances morales de chaque jour, a
visiblement payé le crime déjà lointain commis par
les- siens sur cette héroïque, cette chevaleresque et
cette folle Pologne, qui avait été pendant trois cents
ans le soldat avancé de l'Europe contre la barbarie
musulmane.
— Pourquoi faut-il que ce soit l'innocent qui
paye pour le coupable? demanderont les superficiels.
' — Peut-être
parce que l'éternelle justice ne sau-
rait être apaisée que par de pures victimes.
En tous cas, la règle, pour qui regarde attentive-
ment l'histoire en ses spectacles toujours chan-
geants et en ses enseignements toujours identiques,
apparaît avec une, précision en quelque sorte mathé-
matique. Louis XV, qui fut si criminel, meurt tran-
quille sur son lit de débauche. Louis XVI, cet hon-
nête homme qui fut presque un saint, connaît, avant
ALEXANDRE
II 67
de gravir les marches d'un échafaud, tous les déchi-
rements et toutes les angoisses. Marie-Thérèse, qui
avait pris sa part à l'écartèlement de la nation mar-
tyre, s'éteint paisiblement. Marie-Antoinette, qui
n'avait fait aucun mal, s'offre à nous comme le saisis-
sant exemple de tout ce que peut souffrir un coeur de
femme, de mère, d'épouse, de reine.....
Quoi qu'il en soit, l'Histoire rendra à Alexandre II
l'hommage qui lui est dû : elle mettra celui que la
Russie nommait le libérateur à la place qui lui con-
vient parmi ceux qui ont voulu le bonheur de leurs
sujets, parmi ceux qui, sans avoir pu toujours empê-
cher le mal, ont du moins loyalement cherché le
bien.
J'imagine que, devant les générations à venir, la
grandeur de cette douloureuse et pensive figure sera
justement d'avoir en toute chose essayé de réparer.
Cette préoccupation semble avoir constamment
accompagné Alexandre II. Au commencement de
son règne, il détend spontanément ce régime de fer
que Nicolas avait perfectionné s'il ne l'avait pas
inauguré ; à la fin, il intervient pour défendre notre
France à peine remise de ses blessures et qu'un
ennemi formidable s'apprête à achever.
A cette date de 1875, le tentateur de Varzin a,
lui aussi, montré probablement à Alexandre II du
haut de la montagne, là-bas du côté de l'Orient,
68 LES HÉROSET LES PITRES
bien des territoires et bien des villes dont il pourrait
être le maître s'il consentait à détourner la tête et
à ne point regarder ce qui se passerait au-delà des
Vosges. Le Tzar se souvint des leçons du passé, des
solidarités néfastes que créent les attentats contre
le Droit, même lorsque la Force semble les justifier
pour un temps ; il trouva qu'il y avait en Europe
assez d'une Pologne et il dit : « Je ne veux pas. »
C'est pour cela que le traité de San-Stefano fu t
déchiré au Congrès de Berlin; c'est pour cela aussi
que la France fut unanime à saluer de ses regrets le
souverain tombé sous les coups des assassins.
Ce pasteur de peuples, qui ne toucha ici-bas nul
salaire des actes droits de sa vie mortelle, restera
grand devant la postérité. Les circonstances mêmes
de sa mort affreuse sont. faites pour ennoblir sa
mémoire. « Un empereur doit mourir debout, »
disait Trajan. C'est debout que mourut l'empereur
Alexandre, en donnant des ordres pour secourir les
cavaliers fidèles immolés à ses côtés
ALEXANDRE III

ORSQU'ON apprit en France que le tsar


Alexandre III, ce géant que tout le
monde croyait débordant de santé et
a de force, était couché sur son lit, prêt
à rendre le dernier soupir, ce fut de la stupeur
encore plus que de l'émotion. Barrés traduisit
très exactement le genre d'impression que causa
à tous la triste nouvelle, en disant avec une
nuance d'ironie : « Il nous manque Bossuet...
C'est l'homme de ces choses-là. »
Oui, Bossuet est l'homme de ces choses tra-
giques, de ces spectaeles de la mort rendus imposants
parla hauteur do la scène sur laquelle est placé le
lit mortuaire ; il est l'homme de ces catastrophes où la
grandeur du personnage semble souligner d'un trait
72 LESHÉROSET LESPITRES
railleur l'infirmité de la pauvre nature terrestre. Au
fond, il est plus réaliste en un certain sens que ce faux
romantique de Zola lorsqu'il secoue la guenille hu-
maine pour nous montrer l'âme immortelle s'envolant
de ses haillons pour remonter vers son Créateur.
Mémento quia pidvis es et in nulvevem. rêverleris...
les épitaphes qu'on lit dans les vieux cimetières :
humus, 'fumus sumus... et la, parole du philosophe :
« Le coeur d'un tout puissant empereur est le
déjeuner d'un petit ver... », tout cela vous revient à
la mémoire lorsque disparaît un puissant d'ici-bas cl,
prêterait à de longues méditations.

En fait nous voyons cet accident tous les jours .et,


pour ma part, je me suis arrêté bien souvent devant
la porte cochèrc banale où les eroqucmorls accro-
chaient la petite tenture funèbre. Ces hommes en
chapeau ciré fendaient leur draperie, déposaient
une boîte dans laquelle il y a une poudre qu'on
appelle, je crois, « du conservateur », et ils s'en
allaient boire un verre.
11 y a dans la vue de ces messagers de Pluton je
ne sais quoi de trivial el de profondément sugges-
tionnant à la fois. Quel est celui qui Aient de dispa-
raître? Quels êtres sanglotent près de ce fils des
hommes inconnu dont le souffle s'est brusquement
éteint?
ALEXANDRE
III 73
Les voitures continuent à rouler ; les passants
vont à leurs affaires et l'impression de la vie
d'une capitale se mêle à la pensée de ces milliards
de créatures humaines qui ont grandi, aimé, souffert
et qui ont fait ce que Hobbes appelle « le saut dans
le noir ». Elles ont passé, et tout à coup les voilà
disparues dans ces régions d'un si formidable silence,
d'où sortent à peine, aux heures douteuses, quelques
fantômes qui ne disent jamais rien.

L'émotion est autrement vive lorsqu'il s'agit d'un


de ces chefs de peuples qui tiennent la guerre ou
la paix entre leurs mains. C'est à ceux-là que s'ap-
plique le mot de Guizot :. « La mort semble tou-
jours imprévue, surtout lorsque la vie a été
grande. »
Nulle existence contemporaine ne porte plus que
celle d'Alexandre III le caractère de la vraie gran-
deur. Il est véritablement le représentant de la
civilisation occidentale luttant contre les conjura-
tions et les pactes sémitiques. Au moment où tous
les souverains, Guillaume en tête, s'humiliaient
lâchement devant la Juiverie triomphante, le tsar
eut seul le courage de lui tenir tête.
Il est vrai que celte résistance tranquille et fière
devait lui coûter la vie. Tout semble indiquer, en
effet, qu'Alexandre III a été la victime d'un de ces
7
74 LESHÉROSET LESPITRES

attentats mystérieux auxquels sont habitués les


palais de Russie. On a répété partout que le poison
auraient remplacé pour lui l'écharpe d'Orloff qui
servit à étrangler Paul Ior, un tsar ami de la
France, lui aussi.
Ce qu'il y a de certain, c'est que l'on vit au chevet
du tsar mourant un personnage énigmatique et
bizarre, dont l'inquiétante figure eût dû, dès le
premier abord, éveiller le soupçon. Je veux parler
de Zaccharie Zakkarine, l'un des médecins de
l'Empereur.
Comme celles de la plupart des grands aventu-
riers d'Israël, l'existence de ce Juif est enveloppée
d'ombre et de mystère.
On le ramasse enfant dans la neige; il devient
un grand médecin, ou plutôt il fait croire qu'il est
un grand médecin, grâce à ce puffisme dans lequel
le Juif excelle. On l'appelle au palais pour Vinfluenza
du tzar et, dès son arrivée, il se signale par ses
incongruités: il apostrophe les cuisiniers, il inter-
pelle grossièrement les personnages de la cour, il
. manque de respect aux membres do la famille impé-
riale. 11 se dispute avec ceux qui veulent le payer.
Finalement le tsar fait venir ce malotru et lui
dit.:
« Combien un riche marchand de Moscou vous
. paye-t-il par jour? — 3,000 roubles, sire.— Bien.
III
ALEXANDRE 75
Moi aussi je suis un riche marchand de Moscou;
pourtant je vaux un peu plus qu'un autre. Vous
recevrez donc 6,000 roubles par jour. J'ai dit. »
Et c'est ainsi que furent fixés les émoluments du
médecin traitant : 180,000 roubles par mois, c'est
un joli denier.
La tsarine ajouta au prix fixé une superbe canne à
pomme d'or, enrichie de diamants.
Le docteur reçut, en outre, la croix de l'ordre
d'Alexandre Newsky, la plus haute distinction qui
soit jamais échue en Russie à un savant.

Avec toutes ses comédies de désintéressement, le


pitre avait trouvé moyen de se faire payer plus cher
que les autres.
A Livadia, il recommence ses pantalonnades.
C'est décidément le Souwaroff de la médecine; il
est, le bouffon de ses malades, comme Souwaroff
était le bouffon de ses soldats; seulement, il ne
gagne pas de batailles et il tue les autres au lieu de
se faire tuer lui-même.
En arrivant, il refuse de s'habiller décemment
pour paraître devant l'Empereur: il traite ses con-
frères d'ânes bâtés. Finalement, il se trompe de
diagnostic et il achève son patient.
Le Turlupin alors devient shakespearien. Les
autres médecins sont d'accord pour laisser jusqu'au
76 LES HÉROSET LESPITRES
dernier moment l'espérance à cet homme, que
Dieu, après tout, peut guérir par un miracle. cePas
du tout! Pas du tout! » s'écrie Zakkarine, «il faut
lui dire qu'il est perdu. » Et il le lui dit au grand scan-
dale de ses confrères, qui sont sur le point de se
retirer tous devant ce butor féroce.

Figurez-vous la joie mauvaise qui a rempli le coeur


de ce Juif, en se voyant face à face avec le persé-
cuteur de sa race et en lui disant : « Tout est fini !
Vous êtes condamné à mort. »
Le tzar était un bon, un humain; il aimait ten-
drement les siens, sa femme, ses enfants, avec les-
quels il jouait comme notre Henri IV. La pensée de
quitter tous ces êtres ehers a dû lui être plus hor-
rible que l'idée qu'il allait cesser de régner sur
cent millions d'hommes. L'autre a joui de la douleur
qui se peignait sur ce mâle visage, et il s'est dit :
« Nous sommés vengés !»

Un. nihiliste aurait frappé l'autocrate de toutes les


Russies qu'il aurait été immédiatement mis en
pièces ou pendu quelques jours après. Abrité der-
rière sa fausse science de médecin, Zakkarine a pu
porter à son maître un coup plus cruel qu'un coup
de poignard, sans s'exposer à aucnn risque. Il est,
sorti de la chambre où il venait de commettre son
attentat, en gardant son grand cordon d'Alexandre
III
ALEXANDRE //

Ncwsky, et il s'en est allé tranquillement toucher


ses honoraires...
Imaginez ce Juif racontant ensuite la scène ter-
rible dans quelque réunion du Eahal; vous voyez
d'ici le rire atroce et malicieux qui s'épanouit sur
tous ces visages hébraïques : « Sommes-nous forts!
Sont-ils bêtes! »

C'est vrai tout de même. Comment un souverain,


sur lequel Israël a prononcé le Hérem, l'excommu-
nication majeure, la malédiction promise à tous
les imitateurs d'Aman, peut-il être assez naïf pour
se mettre à la merci de médecins juifs, comme les
Zakkarine et les Hirsch ? Il y a là quelque chose
de magique et de déconcertant qui stupéfie, une
sorte d'attraction irrésistible qui tient de l'ensorcel-
lement et de l'envoûtement. C'est comme un sort
jeté sur les victimes et auquel elles ne peuvent se
soustraire. Le Juif est inévitable comme le Destin,
et on n'y échappe pas plus qu'on n'échappe à son
destin.
Oh ! la race curieuse et subtile, la race qui tou-
jours surprend par une canaillerie inédite, et fait
rire par un tour auquel on ne s'attendait pas, la race
protéiformc qui se métamorphose à volonté et s'in-
carne toujours, devant vous, en une incarnation
nouvelle!...
7.
78 LESHÉROSET LESPITllES

Il y aurait une intéressante étude à écrire sur


cette mort si étrange et si imprévue d'Alexandre III,
pour un médecin qui serait en même temps un his-
torien et un psychologue. Ce serait un beau chapitre
à ajouter au Cabinet secret de l'Histoire du docteur
Cabanes.
Dans tous les cas, et si les Juifs ont fait le coup,
comme cela paraît infiniment probable, il faut
reconnaître qu'ils ont fait un coup de maître. En
même temps qu'ils vengeaient leurs propres injures,
ils débarrassaient l'Allemagne d'un adversaire redou-
table, et ils privaient la France d'un ami sincère.
Qui sait ce qu'aurait été l'alliance franco-russe
si Alexandre III eût vécu? Tout ce que l'on pourrait
dire à ce sujet ne sortirait pas du domaine de l'hy-
pothèse et du rêve; il vaut donc mieux n'en pas
parler.
L'oeuvre du tzar qui prépara le rapprochement de
la Rnssie et de la France ressemble à ces stèles bri-
sées que l'on voit dans les cimetières et qui symbo-
lisent les existences que la Mort impitoyable a fau-
chées dans leur fleur ou dans leur virilité. Entre tous
les souverains d'Europe, Alexandre III était le seul
peut-être qui eût une politique vraiment personnelle.
Il avait su se soustraire à l'oppression des sectes
occultes qui gouvernent le monde en même temps
qu'échapper à l'influence enveloppante et perni-
III
ALEXANDRE 79
cieuse des cours. C'était un homme dans toute l'ac-
ception du terme, un homme de volonté droite et
ferme, qui savait ce qu'il voulait. S'il eût vécu, il
aurait peut-être sauvé la France complètement, car
il avait compris que l'existence d'une France puis-
sante et forte était une des conditions indispensables
à la grandeur et au développement futur de la Russie.
Avant de mourir, ilnous avait déjà rendu l'inappré-
ciable service de détourner l'orage qui s'amoncelait
sur nos têtes, de nous donner du temps, le temps de
reprendre haleine, de nous reconnaître, de nous
ressaisir et de nous sauver nous-mêmes, si nous
pouvions être sauvés.
Il y a cinq ans, voici les lignes que j'écrivais de
Bruxelles, pour commenter l'envoi d'une couronne
de La Libre Parole aux funérailles d'Alexandre IL

« Est-elle officielle, badaude ou réclamière comme


« tant d'autres, cette couronne?—Non, cette belle
« couronne que tout le monde, m'écrit-on de Paris,
« a admirée, est faite de petites souscriptions : elle
« a été payée par des Français qui ont obéi spon-
« tanément à l'élan généreux de leur coeur ; elle est
« l'image de notre France à nous, car elle réunit,
« dans une même pensée patriotique, bien des gens
« qui ne pensent peut-être pas de même sur beau-
ce coup de points.
80 LES HÉROSET LES PITRES

« Que dit-elle? Dit-elle bassement et platement,


ce comme l'ont fait tant d'autres qui s'avilissaient
« l'an dernier en toutes sortes de dégradantes pros-
« ternations, tout en travaillant en dessous à empê-
« cher le traité d'alliance de se conclure :
« Vous avez été notre bienfaiteur, vous avez pro-
« tégé la pauvre petite France, qui sans vous aurait
« été mangée! Vous êtes bien bon d'avoir daigné
« vous intéresser à nous !
« La couronne de La Libre Parole ne dit pas
« cela. Elle dit uniquement :
« Gloire à vous ; vous avez été magnanime ; vous
« avez, par la simple et noble grandeur de votre
« attitude, par le hautain dédain avec lequel vous
« avez accueilli les marchés honteux que l'Allemagne
« vous proposait, retardé cette effroyable guerre à
« laquelle l'Europe est condamnée dans un espace
« de temps plus ou moins court. Que Dieu soit
« clément à celui qui, ayant la force, a voulu être
« un pacifique. »

« Voici ce que dit la couronne de La Libre Parole,


« et elle dit la vérité.
« Non, le Tzar n'a pas été notre sauveur. La
« France ne peut, avoir qu'un sauveur qui soit de sa,
« race comme Jeanne d'Arc; c'est dans une culotte
« rouge que l'homme qui délivrera ce pays a les
111
ALEXANDRE 81
« signes de la virilité. C'est dans un pur français,
« clans un français qui n'aura pas l'accent slave, que
« le libérateur donnera des ordres pour faire fusiller,
« jeter à l'égout ou déporter à l'île du Salul, la
<( canaille judéo-germaine qui nous opprime, nous
G vole, nous espionne, nous trahit et nous désho-
« nore.
« Qu'a donc fait Alexandre III pour nous? Il a été
« l'auxiliaire des miséricordes d'en haut sur notre
« France, en prolongeant le sursis qui nous a été
« donné pour nous instruire, pour regarder autour
« de nous, pour voir les trahisons qui nous guettent
« partout, qui s'organisent dans tous les coins, qui
« nous livreraient pieds et poings liés à l'ennemi. »

Ces réflexions me paraissent aussi sensées et aussi


justes aujourd'hui qu'en 1894.
Alexandre III ne nous a pas sauves sans doute,
mais il nous a permis de réfléchir aux moyens de
nous sauver nous-mêmes. Il n'a pas assuré défini-
tivement la paix du monde, mais il a ajourné la
terrible échéance de la guerre.
La France, malheureusement, n'a pas su jusqu'ici
profiter de ce sursis, de ce délai de grâce qui semble
lui avoir été accordé par la Providence. Elle com-
mence à comprendre les dangers qui l'environne,
mais elle n'a pas encore assez d'énergie et de vigueur
82 LESHÉROSET LESPITRES

pour réagir et pour se défendre. Elle ressemble à


ces personnes endormies qui rêvent qu'on veut les
assassiner, qui voient distinctement l'assassin bran-
dissant son poignard, et qui ne peuvent ni crier
pour appeler à l'aide, ni remuer le bras pour dé-
tourner le coup fatal.
SADI CARNOT

E nom de Sadi-Carnot, comme celui


d'Alexandre II, ne survivra que grâce
à la mort qui fut si imprévue et si
m
tragique. Ce fut, en effet, un spectacle
bien extraordinaire et d'un dramatisme véri-
tablement stupéfiant que cette fin shakes-
pearienne d'un bourgeois qui semblait si peu
fait pour le drame.
Cet honnête homme — d'une honnêteté qui
manquait trop souvent d'énergie et qui ne s'étendait
pas au delà des limites de la vie privée — cet ingé-
nieur calme par nature, ce parlementaire scrupuleux,
ce président préoccupé avant tout d'être correct,
frappé d'un coup de poignard en plein ventre au
milieu d'une ville en fête, comme Gustave III par
Inkorstroem, —cela ne confond-il pas l'imagination?
8
86 LESHÉROSET LES PITRES
Au fond, ce spectacle n'est extraordinaire que pour
ceux qui n'ont jamais médité sur les lois mystérieuses
qui gouvernent le monde. L'expiation, a-t-on dit,
c'est le talion différé. Celui qui expie est toujours
innocent du crime pour lequel il paye. Voyez le
pauvre Louis XVII, l'enfant blond martyrisé par
Simon ; songez à ce petit Prince impérial si héroïque
et si pur ; ils ont payé pour d'autres.

Je me souviens d'avoir causé de ces choses avec


Victor Hugo dans cet hôtel qui appartient à un
Juif. Victor Hugo disait, pour faire plaisir à des
badauds qui étaient là : « Je ne comprends pas le
péché originel, vous ne me ferez jamais admettre
que je doive supporter les conséquences de la faute
d'Adam. »
Lockroy soulignait ces propos de son rire de
vaudevilliste alcoolique.
Je dis à Victor Hugo : « Mon cher maître, je ne
m'explique pas qu'un génie tel que vous puisse
tenir ce langage plus digne d'Homais que d'Homère.
J'ai vu l'autre jour à l'hospice des frères Saint-
Jean-de-Dieu, un bambin de six ans couvert de
toutes les floraisons syphilitiques. Il n'a commis
aucune faute, je vous prie de le croire ; il souffre
du péché originel. Alors, quoi ? Vous êtes bien forcé
de vous incliner devant les lois de la Nature, puisque
SADICARNOT 87

vous la célébrez avec un si exubérant panthéisme. »


Au fond, tout le mystère de la Rédemption est là :
une victime volontaire s'offrant pour effacer la tache
du péché originel et nous ouvrant les portes du Ciel
par un miracle de son amour; c'est VAgnus Dei qui
lollit peccala mundi, ce n'est pas l'être d'expiation,
c'est l'être d'immolation que nous célébrons en
chantant :
0 salutaris lioslia
Coeli qui pandis ostium...

Le moindre prêtre de village en sait plus long


là-dessus que Victor Hugo; il voit très bien che-
miner cette Justice éternelle qui n'est invisible que
pour ceux qui ne regardent pas.
Il y a cent ans, des milliers d'innocents étaient
égorgés à Lyon en vertu d'un décret du comité de
Salut public au bas duquel étaient la signature de
Carnot.
« La ville de Lyon sera détruite, disait l'article 3
de ce décret; tout ce qui a été habité par les riches
sera démoli. »

Le sang coule à flots, les blessés râlent et


demandent qu'on les achève.
Cent ans après, le petit-fils de Carnot fait son
entrée solennelle dans la ville pavoisée. Toutes les
88 LESHÉROSET LESPITRES
autorités viennent se prosterner devant lui. L'ar-
chevêque, qui ne serait pas fâché d'être cardinal,
ne craint pas de louer ce chef d'État qui a approuvé
toutes les lois contre l'Église.
Soudain un assassin se dresse et frappe cet
homme qui, personnellement, est intègre, qui,
dans sa vie privée, est sans reproches. Qui a suscité
ce scélérat? Qui lui a inspiré ce détestable dessein?
L'assassin est sorti d'un germe révolutionnaire
laissé là par les tueurs de 93. Le Terroriste a.
a enfanté l'Anarchiste et l'Anarchiste tue celui qui
. l'a engendré. C'est à propos de la victime de Casc-
rio, que l'on peut dire avec le poêle :
Belicla majorum immeritits lues...

Dans tout ceci, remarquez-le, il n'y a rien de sur-


naturel dans le sens que certaines gens prêtent à ce
mot. Il y a le jeu logique et l'évolution régulière
des idées dans les êtres et à travers les choses. Il est
clair qu'une Société doit récolter ce qu'elle a semé.
En plaçant le buste de Brutus, tueur de César, à la
tribune de laConvention, en honorant les massacreurs
de Septembre, en élevant une statue à Barbes, en
glorifiant toutes les insurrections victorieuses, le
SADICARNOT 89

régime jacobin n'a pu raisonnablement espérer


inculquer aux hommes la vénération pour l'autorité
et le respect de la vie humaine.
Cette Bourgeoisie révolutionnaire qui devait régé-
nérer le monde, n'est point seulement pourrie mora-
lement ; elle est aussi atteinte d'une dégénérescence
intellectuelle à peu près complète; elle a détruit
dans les coeurs tous les nobles sentiments qui sont
la sauvegarde de l'ordre social, et elle ne sait même
plus se défendre matériellement.
On arrête, sous prétexte d'anarchie, deux mille
malheureux qu'on est obligé de relâcher au bout de
quelques jours, on les réduit à la plus noire misère
puisque tous les ateliers se ferment désormais
devant eux; on sème dans les masses des ferments
de haine et de vengeance. « Il faut qu'une société
vive et quand elle veut vivre il faut qu'elle se
défende, elle a le droit de tout faire pour se
défendre, » vous disent avec des airs solennels et
féroces des gens qui se prétendent les défenseurs de
l'ordre...
Là-dessus, le chef de l'Etat vient à Lyon, il sort.
en grande pompe du Palais du Commerce. Un indi-
vidu mal velu, coiffé d'une casquette de soie, monte
sur le marche-pied d'un landau occupé par quatre
personnes et poignarde tranquillement le président
de la République.
8.
90 LESHÉROSET LESPITRES
A quoi donc servent les centaines de mille francs
de fonds secrets, votés chaque année par les
Chambres? Sont-ils donc exclusivement affectés à
rémunérer les services des agents provocateurs et
des « moutons » dont les Puybaraud ont besoin
pour organiser les faux complots ?
Le public se pose un moment ces questions, puis,
l'instant de l'émotion passé, il se hâte de penser à
autre chose. Les gens qui sont censés représenter le
peuple partagent cette indifférence. Le président
n'est pas encore enterré que le Congrès se réunit a
toute vitesse pour lui donner un successeur. Des
sénateurs nommés au suffrage restreint, des dé-
putés qui n'ont eux-mêmes été élus, la plupart du
temps, qu'à des majorités dérisoires se substituent
au pays pour imposer un chef à la France. L'élu,
dans ces conditions, ne peut être que l'homme
désigné par les coteries et les sectes, et il reste
fatalement leur prisonnier.
Étonnez-vous que l'angoisse soit partout et que
cette nation, ainsi livrée à des politiciens plus ou
moins chéquards, sente flotter sur elle je ne sais
quoi de sinistre, d'ènigmatique et de sombre.
FÉLIX FAURE

ANS la liste déjà longue de nos Prési-


dents, Félix Faure est le type du Pré-
sident bon enfant, et c'est en raison
E de cette bonne humeur, un peu gâtée
par la prétention et par un excessif désir de
paraître, qu'il a joui d'une certaine popularité.
Le prédécesseur de Loubet représentait la Bour-
geoisie en ce qu'elle a encore de plus sain : l'estomac
robuste, la vessie joyeuse, le jarret encore solide...
Il n'épargnait ni son temps, ni sa peine : il allait
dans les hôpitaux, dans les casernes, dans les manu-
factures... Il supporta avec une bonne humeur de
jeune homme les fatigues des fêtes russes...
Ce sont là des qualités que n'avait pas Grévy,
vieux.grigou qu'on était parvenu à traîner une fois
94 LESHÉROSET LESPITRES

jusqu'à Cherbourg, et qui n'avait plus voulu sortir


depuis ; Carnot, qui promenait partout un visage
lugubre et maussade ; Casimir-Perier, jeune patri-
cien dédaigneux qui se trouvait mieux chez lui qu'à
l'Elysée et qui ne demandait qu'à s'en aller.
Au point de vue moral, Félix Faure soutient avan-
tageusement la comparaison. Grévy avait installé à
l'Elysée une boutique de décorations, Carnot,
honnête dans sa vie privée, connaissait par Charles
de Lesseps la vérité complète sur le Panama, et il
a tout fait pour sauver les chéquards, Casimir-Perier
avait choisi pour ministre le Raynal des Conventions ;
il savait ce qu'était Burdeau et il l'avait pris pour
confident et pour ami intime ; il tint à jouer son
rôle dans ces funérailles nationales qui étaient un
défi à la conscience publique.
On ne peut rien reprocher de pareil à Félix Faure.
A un certain moment, dans l'affaire des transports
pour Madagascar et dans l'achat des charbons, on
a dit qu'il avait favorisé les Compagnies dans
lesquelles il était intéressé. En admettant que ce
soit vrai, ce ne serait là qu'un détail sans impor-
tance, une minuscule peccadille noyée au milieu de
tous les scandales dont nous avons été témoins
depuis vingt ans.
Ce que l'on peut dire de Félix Faure, c'est qu'il
a gardé son type jusqu'au bout. Il est resté à-
FÉLIXFAURE 95

l'Elysée, le gros négociant qui a fait fortune, mais


qui, au point de vue des satisfactions dé la vanité,
l'a faite dans de fabuleuses proportions.
Il a bien été.le Havrais triomphant de la chan-
son :

Félix Faure, vous plaît, Félix Faure vous navre,


C'est sans intérêt si vous n'êtes pas du Havre.
Avant, tout, c'est pour faire plaisir aux Havrais
Que Monsieur Félix Faure est l'élu du Congrès.

Si je l'osais, je dirais que cet homme si médiocre


a été presque grand par son manque d'élonnement.
Il a accepté comme la chose la plus naturelle du
monde, la plus incroyable destinée qui pût échoir
à un homme : il n'a eu ni surprise, ni hésitation, ni
fausse modestie ; il n'a été gêné par aucun de ces
scrupules qui font souffrir les êtres délicats. On lui
savait presque gré d'être ainsi ; on lui était recon-
naissant jusqu'à un certain point d'attester qu'à
notre époque, il peut y avoir un homme parfai-
tement heureux, et c'est très sincèrement qu'au
moment de son départ pour la Russie, la France lui
criait : « Amusez-vous bien ! »
Dans tous les milieux sociaux, on accueillit, par
des.railleries, les doléances des Présidents de la
. Chambre et du Sénat qui se plaignaient amèrement
de n'être pas du voyage. On trouva d'une gaité
96 LESHÉROSET LESPITRES

énorme la prétention qu'avaient certains parlemen-


taires de faire asseoir sur des trônes le Brisson qui
avait refusé de faire son devoir au moment du
Panama, et le Loubet qui avait été complice de
toutes les négociations avec Arton.
La population, au contraire, n'était pas hostile à
Félix Faure. Elle le remerciait de lui avoir donné
l'occasion de s'amuser. Elle appréciait en lui cer-
taines qualités physiques indéniables : la belle
prestance, la belle humeur, le bel estomac.
Il est certain, en effet, que parmi les politiciens
usés qui clabaudaient contre lui, il en est peu qui
auraient tenu leur place dans tant de cérémonies,
de cortèges et de festins, comme ce brave négociant
havrais qui ne doutait de rien. Dans le voyage en
Russie, Félix Faure joua un peu le rôle de Tartarin,
qui tombe dans un grand hôtel plein de voyageurs
maussades et gourmés et qui met tout le monde en
train.
Le peuple, qui a l'âme bonne, ne s'expliquait pas
du tout que l'on voulût faire du chagrin à un homme
qui aimait tant les fêtes et qui y figurait à la
satisfaction générale. La popularité de Félix Faure
était d'ailleurs relative, et surtout négative. On ne
l'avait pas adopté par enthousiasme, on l'avait pris
comme un pis-aller, fort supportable, en somme.
Les sympathies qui allaient vers lui y étaient
FÉLIX1AURE 97

poussées en quelque sorte par le mépris et par la


haine accumulés dans les âmes contre la généralité
des Parlementaires.
« Ils se valent tous, ou à peu près, pensait le
populaire. Seulement, il y en a qui sont sinistres
cl lugubres, comme Brisson. Il y en a qui embêtent
le pauvre monde avec des lois imbéciles, comme
Casimir-Perier. Il y en a qui la prennent à la rigo-
lade, comme Félix Faure, et qui font joyeusement
danser la galette des contribuables. Avec ceux-là on
en a au moins pour son argent, et l'on peut dire
qu'on a vu le Tsar... »

Pour Félix Faure, la chute suivit de près l'apo-


théose. A peine avait-il eu le temps de savourer ses
triomphes de Russie que la Mort mystérieuse
l'emporta.
Quelle chose singulière que la destinée humaine !
Ces Présidents bourgeois offraient comme une
garantie de stabilité et de paix. Ils disparaissent
tous dans des coups de théâtre inattendus.
L'austère Grévy, l'avocat rigide toujours drapé
dans sa dignité, s'effondre sous le mépris public,
parce que son gendre a fait de l'Elysée une boutique
où l'on vend du ruban rouge.
9
98 LESHÉROSET LESPITRES

Carnot, le paisible ingénieur, meurt d'un coup de


poignard, comme César.
Casimir-Perier abdique comme Sixte-Quint, sans
qu'on ait jamais compris pourquoi.
Félix Faure, qui semblait incarner le type si rare
de l'homme heureux, disparaît à son tour, sans que
l'on puisse savoir si cette mort imprévue et soudaine
est l'effet naturel d'une congestion ou le résultat
d'un crime combiné avec une perfidie atroce.
La Fortune, dont les préférences sont parfois
singulières, avait pris celui-là dans ses bras ; elle
avait fait de ce notable commerçant, qu'aucun mérite
spécial ne distinguait, l'égal, l'hôte et presque l'ami
des souverains les plus hautains de la vieille Europe ;
elle l'a déposé doucement dans la mort au moment
où il rêvait peut-être d'un nouveau cordon, d'une
Ànnonciade à ajouter à la Toison d'Or.
Cette fin si étrange et si dramatique, qui causa
aux siens une douleur si légitime, servit d'ailleurs
la renommée de Félix Faure, et l'on peut dire qu'à
ce point de vue cet heureux continua d'être heureux
jusque par delà la vie.
Cette mort, trop opportune pour ne pas être
suspecte, donna beaucoup à réfléchir. On se dit que
le Président défunt avait eu beaucoup de faiblesses
et de vanités sans doute, mais qu'après tout il était
FÉLIXFAURE 99

toujours resté un bon Français, et que c'était peut-


être de cela qu'il mourait.
L'âme de la France s'émut à cette pensée. La
nation entière salua respectueusement celui qui
s'en allait vers l'éternel repos au milieu de cette
pompe extérieure, de cet appareil magnifique qui
lui plaisaient de son vivant.
Le peuple le saluait non pour ce qu'il avait fait,
mais pour ce qu'il aurait voulu faire, pour la bonne
volonté qui était en lui ; pour la douleur sincère
qu'il éprouvait au fond de lui-même de la campagne
monstrueuse organisée contre cette armée qu'il
aimait profondément.
Plus énergique et plus viril, se disait-on, il aurait
vite mis à la raison le traître et les agents de
l'étranger. Moins patriote et plus docile aux ordres
du Syndicat, il aurait probablement vécu...
Le jugement de l'Histoire ne pourra que ratifier
cette opinion des contemporains, puisque à tous les
bonheurs qu'il avait accumulés sur la terre, Félix
Faure a ajouté cette chance posthume incroyable
d'avoir pour successeur un Loubèt...
ALEXANDRE DUMAS PERE

IENDANTde longs mois, une modeste


I pendule de marbre noir surmontée
I d'un buste de Dumas et placée dans
I l'appartement que l'illustre écrivain
occupait boulevard Malesherbes, indiqua
la date précise à laquelle s'était éteint ce
merveilleux esprit :

7 HEURES1/2
5 DÉCEMBRE1870

A cette époque Paris, bloqué, ignorait tout ce qui


s'accomplissait au dehors. Cette ville, qui était
habituée à mettre le monde en mouvement, n'ap-
prenait que bien longtemps après ce qui se passait
104 LESHÉROSET LES PITRES

dans le vaste univers. Un pigeon, un journal trouvé


sur un ennemi mort laissaient tomber dans l'anxiété
générale quelques nouvelles qui permettaient d'en
deviner d'autres et que notre espoir, ingénieux
comme celui de tous les prisonniers, brodait à
l'infini.
A sept heures du soir, au moment où, jadis, on
se rendait au théâtre pour applaudir quelque pièce
de Dumas père, les Parisiens erraient comme des
ombres dans ce Paris du siège, si sombre, si étrange,
si morne, qui a compté par centaines des dessina-
teurs et des chroniqueurs, mais qui attend encore
son peintre et son historien.
Le maître de la scène et du roman qui, en d'autres
temps, eût eu les funérailles d'un roi, s'en alla
obscurément au tombeau. La réalité, féconde en
surprises, avait dépassé en accumulations de tra-
giques événements tout ce que le romancier se fût
permis de rêver dans ses fictions les plus auda-
cieuses.

Aujourd'hui, on élève une slalue à l'auteur des


.Trois Mousquetaires, et c'est justice. « Qu'il est
grand ! » se dit-on, quand on le met en parallèle avec
ceux qui lui ont succédé.
Les entendez-vous. geindre nos hommes d'à-pré-
ALEXANDRE
DUMAS
PÈRE 105:
sent? 11 semble toujours qu'ils vont pondre l'oeuf
mystérieux d'où, selon la légende indienne, le mondé
est sorti. Ils s'enferment pour enfanter cinquante
pages, et ne communiquent avec les reporters que
par un guichet, comme le fameux travailleur des
Gobelins, ce forçat dont on commuait la peine pour
qu'il fit de l'écarlate. Les feuillets arrachés à ces
Pythies à névroses fatiguent, comme tout ce qui
vient difficilement. Sauf quelques volumes d'incon-
nus, dont personne ne parle et dont il faut bien se
garder de parler, parce que cela les gâterait, on
ignore depuis longtemps ce que c'est que le plaisir
de lire au courant du couteau à papier un livre écrit
au courant de la plume.
Considérez maintenant l'ensemble de cet oeuvre
colossal ; songez à tout ce que ce prodigieux créa-
teur a remué, à la faculté de travail énorme de cet
homme qui a touché à tout, évoqué tous les person-
nages, décrit tous les pays !

Dumas, on peut le dire, a passé à travers l'his-


toire comme certains conquérants à travers la terre,
agitant tout sur son passage.
Au contraire, par exemple, de tous les conqué-
rants, Dumas n'a fait que du bien. Sans doute, une
106 LESHÉROSET LESPITRES
moralité très haute ne se dégage pas de l'oeuvre
de l'incomparable conteur. Il prend volontiers
pour Muses le Crime et la Volupté: il lui faut la
dague des mignons, les poisons des princes, les
estocades chimériques de Bussy-d'Amboise', les
noyades de la tour de Nesle, les brutalités de
Richard d'Arlington. Sa prédilection enfantine pour
tout ce qui reluit, sang ou pourpre, oripeau ou
brocard, strass ou diamant, a quelque chose d'ana-
logue à l'instinct du sauvage ou de l'Africain, dont
les yeux s'allument devant tout ce qui brille.
Et, cependant, comparez encore, si vous l'osez,
ces milliers de volumes qui ont consolé, diverti,
passionné nos pères et nous-mêmes en notre ado-
lescence, aux saletés que charrie la littérature
actuelle. Dites-moi si cet inventeur inépuisable qui,
à la manière des improvisateurs arabes, a tenu des
multitudes entières suspendues à ses lèvres, et atten-
dant, le coeur palpitant, le dénouement de quelque
récit, n'est pas, par bien des côtés, un bienfaiteur
de l'Humanité.
— Depuis cinquante ans, disait un jour le docteur
Demarquay à Dumas fils, tous nos malades meurent
avec un roman de votre père sous leur oreiller.
Cela est vrai. A l'ouvrier, au déshérité, au captif,
au soldat dans la caserne, au marin pendant les
longues traversées, au malade sur son lit de douleur,
. ALEXANDRE PÈRE
DUMAS 107
à tous ceux auxquels l'existence réelle pèse, Dumas
ouvre toutes larges les régions de l'idéal ; il les pro-
mène, enchantés et ravis, à travers les plus invrai-
semblables aventures qu'ail enfantées une imagina-
tion sans égale. Et, dans l'amoncellement gigantesque
de ces créations, on ne découvre pas une ligne qui
ait enseigné le mépris de Dieu, qui ait appris même
aux hommes à se haïr entre eux.
Ce génie appartient à l'ordre des bons génies.

Toute une époque s'incarne et se résume dans ce


grand homme robuste, bienveillant, souriant, dont
l'image est restée si vivante au coeur du peuple,
qu'aujourd'hui encore les passants sont tentés de
dire à sa statue ce que les jeunes gens [disaient à
l'auteur des Mille, et une Nuits : « Vous qui contez
si bien, contez-nous donc une de ces belles histoires
comme vous en savez tant. »
En dépit des différences de talent, presque tous
les chefs du mouvement de l'école de 1830 eurent
la même organisation élevée, féconde, éprise.du
grandiose. Qu'il s'agisse de ressusciter des épopées
- sur la.toile comme
Delacroix, de peindre une société
tout entière comme Balzac, de mettre quatre mille
108 LESHÉROSET LESPITRES
ans de la vie de l'Humanité en roman comme
Dumas, tous s'offraient à la tâche avec entrain et
montraient des épaules que le fardeau n'effrayait
pas.
. Tous avaient ce point de ressemblance que, pas-
sionnés pour le travail, ils étaient tous d'un désin-
téressement superbe. Avec eux, ce qui venait par la
tête s'en allait par le coeur.
Si des orages ont troublé ces âmes, tous ont les
mains pures des souillures que laisse l'argent mal
gagné ou trop avidement serré entre les doigts.
Tous avaient, sous une forme ou une autre, près de
leur table de travail, la coupe pleine de louis que
Dumas tendait à ses amis en leur disant : « A votre
service, mes camarades ! »
Ouvrez la correspondance de Lamartine, et je
vous défie de ne pas être touché de certaines lettres
de 1852 dans lesquelles le poète raconte l'écrasant
labeur littéraire auquel il est astreint.
« Ce matin, écrit-il, j'ai commencé à travailler
pour Le Siècle. Jamais homme n'a repris la bêche
plus malade : je n'ai ni nourriture, ni sommeil. Une
maladie sérieuse à l'estomac et un rhumatisme uni-
versel ; mais le plus grand mal est dans ma bourse,
le fond du sac ferait frémir si on le voyait. Je paie
néanmoins mes vignerons, et, après eux, je ne
pourrai plus payer personne !...
DUMAS
ALEXANDRE PÈIIK 109
« Néanmoins, malgré la récolte nulle et malgré
tout, je no périrai pas encore de dix-huit mois si
je pouvais trouver un capital de vingt-trois ou trente
mille francs à déléguer sur les derniers termes des
Médicis... C'est en septembre que cette somme m'est
nécessaire comme le souffle aux poumons. »

Celui qui parlait ainsi était entré riche aux affaires,


et, au rebours de beaucoup, il en était .sorti pauvre.
L'homme qui demandait vingt-trois mille francs
pour ne pas périr avait été pendant quelques mois
le maître absolu de la France ; il avait eu la clef de
Voerarium ; il avait, pu disposer à son gré du Trésor
public. Et voyez la justice anticipée de l'histoire !
A celte heure où il était renversé, condamné par
les événements, pas un Français, au milieu des
haines implacables qui jetaient au vaincu l'outrage
et le reproche, n'eût osé attaquer cet honneur qu'on
savait inattaquable, cette probité en dehors de tous
les débals, au-dessus de tous les soupçons.

Par le noble mépris do l'argent, le poêle et le


romancier se valent !
Qui ne connaît le mot ravissant, le mol adorable de
Dumas père en arrivant à Puys, pour y commencer,
lui, le perpétuel éveillé, le sommeil de quelques
jours qu'il alla achever dans la mort?
10
' llO ' LESHÉROS
ET LESPITRES
En se déshabillant, Dumas trouve un louis dans
son gousset.
*—Qu'on essaie de prétendre encore que je suis
un prodigue ! s'éerie-t-il. J'avais un louis en arrivant
à Paris ; je l'ai toujours...
Avoir rempli les cinq parties du monde de son
nom ; avoir noirci assez de papier pour meubler
une bibliothèque ; avoir été applaudi sur tous les
théâtres ; avoir gagné huit ou dix millions, et pos-
séder un louis à la fin de sa vie ! Etre exactement,
une fois la route achevée, dans la même situation
que lorsque l'on quittait Villers-Cotterets tout chan-
tant et tout enivré des espérances de la vingtième
année, cela ne peint-il pas une époque tout entière?
« Où cela a-t-il passé? » demandait-on devant cer-
taines pauvretés d'autrefois. « D'où cela vienl-il ? »
interroge-t-on devant beaucoup d'opulences d'au-
jourd'hui.
ALEXANDRE DUMAS EÏLS

Vers 1878, j'avais été quelque temps en relations


avec Alexandre Dumas, puis la vie nous avait
séparés, et je n'avais pas eu pendant de longues
années l'occasion de le rencontrer. A la suite d'un
article que j'avais publié, à propos de la reprise de.
la Femme de Claude, en 1894, il m'écrivit une lettre
affectueuse et charmante.
L'année suivante, je revis pour, la dernière fois le
maître écrivain sur cette plage de Puys dont il avait
été un dés créateurs.
Nous reprîmes, la conversation ou :nous l'avions
laissée il y avait seize ou dix-sept ans, Il me parla
du retentissement qu'avait eu: mon oeuvré. Je lui
demandai des détails sur la Route de.Thèbes et.je.
lui rappelai le temps où je le tourmentais pour qu'il
112 LES HÉROSET LES PITRES
tourmentât Montigny alin de faire jouer au Gymnase
un petit acte : Je déjeune à midi, qui fut représenté
au mois d'août et rapporta 250 francs.
Nous regardâmes quelques minutes encore la
mer qui se retirait peu à peu, et dans laquelle la
famille Salisbury était en train de se baigner, et
nous nous en allâmes tous déjeuner. — « Toujours
à midi comme autrefois », me cria Dumas en
prenant son alpenslock pour gravir le sentier un
peu raide qui conduisait à son chalet.
Quelques semaines après, Dumas était mort...

C'est au cerveau que Dumas a été louché, et c'est


là que la Mort devait frapper pour terrasser ce
colosse qui portait si allègrement le poids des
années. Dumas fut en effet un grand cerveau, un
cerveau puissant et solidement organisé.
Malgré la merveilleuse dextérité de l'auteur drama-
tique, je ne sais si le théâtre résistera à l'action du
Temps. Il me semble que les mérites mêmes qui
assuraient le succès de ces pièces : le sentiment de
l'état des esprits, l'habileté à traduire les préoccu-
pations du moment, le don, en un mot, de peindre
exactement les moeurs contemporaines, seront une
cause d'infériorité au point de vue de la durée.
DUMASFILS
ALEXANDRE 113
Les milieux se modifient si rapidement à notre
époque, que l'écrivain le plus vrai à un moment
précis risque précisément d'être le plus démodé au
bout de quelques années.
Le Demi-Monde d'à présent ne ressemble pas à
ce qu'il était il y a trente-cinq ans. Les innocents
artifices des financiers de la Question d'argent sont •
des enfantillages à côté des razzias juives d'aujour-
d'hui, des opérations monstrueuses et cyniques qui
portent sur des centaines de millions. La loi sur le
divorce, en établissant le concubinage légal, a ôté
un peu de leur intérêt à ces drames du mariage où
Dumas se plaisait à montrer la conscience aux prises
avec la passion.
Les préfaces, en tout cas, survivront, comme les
Lettres de Junius ; c'est là qu'on trouvera le vrai
Dumas et certainement c'est là qu'on songera à
l'aller chercher. Il y a là, en effet, d'incomparables
analyses du coeur humain, des pages d'une psycho-
logie très profonde et très haute.

Henri Meilhac et Marcel Prévost ont cherché à


expliquer un des côtés dominants d'Alexandre
Dumas : l'espèce de.passion âpre, obstinée, violente
qu'il mettait à sonder l'âme féminine. La Femme
10.
114; LESHÉROSET LESPITRES

fut la préoccupation de Dumas dès les premières


heures de sa jeunesse, et c'est l'énigme qu'il semblait
vouloir aller deviner sur cette Route de Thèbes où
il a rencontré ce sphinx de la mort qui dévore un
jour ou l'autre tous les voyageurs terrestres.
Dans cette sorte d'obsession, de hantise qu'exer-
çait l'Eternel féminin sur ce penseur si mâle et si
brutal dans ses allures, Meilhac n'a vu que la
blessure toujours saignante d'un amour trahi, à
l'époque des nobles illusions et des belles confiances,
par une créature indigne de l'affection dont elle
était l'objet.
Marcel Prévost a cru apercevoir des trésors de
miséricorde et de tendresse dans la curiosité parfois
cruelle avec laquelle Dumas a analysé dans ses
détours et ses dissimulations ces coeurs de femmes
qui, parfois, s'ignorent eux-mêmes.

Nul n'a indiqué l'influence qu'eut la race sur


cette personnalité si admirablement constituée par
certains points.
Cette influence est visible, cependant. Dumas a
été rebelle à tout envahissement de son moi par le
moi des autres ; il n'a pas subi ces mille pressions
imperceptibles en apparence, mais irrésistibles dans
l'ensemble, qui finissent par imposer aux mieux
doués et aux plus robustes intellectuellement les
DUMASFILS
ALEXANDRE 115

préjugés, les conventions, les opinions toutes faites


de la collectivité ; il n'en a pas moins subi sa race
et justifié une fois de plus le : quisque suos-
palimur Mânes.
Dumas avait du sang juif dans les veines et ce
sang parlait en lui. Nous avons mis ce point en
lumière dans La France Juive, et il n'est point
inutile de rappeler certains côtés de l'oeuvre du
puissant dramaturge.

Montaigne et Dumas fils, tous deux d'origine juive


par leur mère, sont les deux seuls écrivains fran-
çais vraiment dignes de ce nom qu'ait produits la
race d'Israël fécondée par le mélange de sang chré-
tien.
Sans établir un rapprochement qui serait forcé
entre la moquerie souriante et légère du premier
et la raillerie âpre du second, il est permis de
constater que tous deux ont été des destructeurs ;
que tous deux, sous des formes diverses, ont mis
en relief les vices et les ridicules de l'humanité sans
lui proposer aucun idéal supérieur à atteindre.
Tous deux ont été des rieurs et des tristes, des
désillusionnés et des désillusionneurs.
Pour Dumas, particulièrement, l'influence exercée
par la race constitue comme une diminution du
patrimoine intellectuel de notre pays. Nul contem-
116 LESHÉROS
ET LESl'i'ÏUES

porain n'a été plus préoccupé des questions reli-


• nul n'a
gieuses pénétré plus avant dans certaines
profondeurs de l'être humain. J'avais insisté jadis
près d'un des membres les plus éminents de ces
congrégations expulsées par la bande de Gambetta,
pour qu'il lût ces belles Préfaces qui remuent tant
d'idées, et je me souviens de ce qu'il m'écrivait à
ce sujet: « Cet homme était fait pour être prêtre. »

Qu'elle sera curieuse à étudier plus tard, dans le


grand écrivain, cette sorte de fatalité de race à
laquelle il n'a jamais pu se soustraire!
A propos de Shakespeare, Dumas a parlé éloquem-
ment, dans la préface de VEtrangère, des créateurs
qui, en vieillissant, vont se perdre dans les abstrac-
tions et se dissoudre, en quelque sorte, dans ce qui
est l'essence de leur être. De quelle lueur n'éclaire
pas la psychologie de l'écrivain ce million en- or
vierge de la Princesse de Bagdad ?
Shakespeare, l'Aryen par excellence, s'élance dans
le bleu, dans le rêve, dans la féerie, dans la fantaisie
presque impalpable de Cymbelinc et de la Tempête.
La dernière conception artistique de Dumas est de
matérialiser à outrance, au lieu de spiritualiser,
ALEXANDRE
DUMASFILS 117

de donner une forme langible, palpable, effective à


cette préoccupation obstinée de l'or qui hante perpé-
tuellement celui qui a une goutte de sang de Sémite
dans les veines, alors même qu'il est personnel-
lement généreux et bienfaisant.
Shakespeare retourne au ciel, Dumas retourne à
l'Orient, à Bagdad. L'un, dans l'effort suprême et
définitif de son talent, veut saisir le nuage ; l'autre,
veut entasser du métal, beaucoup de métal à la fois
et ne trouve rien qui puisse tenter davantage son
héroïne que de remuer à pleines mains de l'or, de
l'or battant neuf, de l'or vierge.
Cela ne fail-il pas songer à la colère qui prit les
Athéniens au théâtre de Bacchus lorsque, dans la
pièce d'Euripide, Bellérophon s'écria que l'or devait
être adoré ! Le génie aryen se souleva devant ce
blasphème, et l'acteur, à moitié lapidé par les
spectateurs, dut quitter la scène.

Sur la Femme, Dumas avait les idées juives,


c'est-à-dire les idées de l'Orient. Pour les Orientaux,
la femme n'est qu'un être inférieur et subalterne.
On n'a jamais songé à lui donner aucune instruction
religieuse; on ne suppose même point qu'elle ait le
droit de connaître le Créateur, de discuter avec les
muftis et les sages et les grands problèmes qui
étaient familiers aux femmes d'Occident aux beaux
118 LESHÉROSEt LESPITRES
siècles du christianisme, qui mêlaient les grandes
conductrices d'ordres à tous les événements de leur
temps.
Sous ce rapport, tout un aspect de l'humanité est
resté fermé à Dumas. L'amour, selon lui, est. ainsi.
qu'il l'écrivait dans une lettre publiée par Arsène
Iloussaye, la seule question qui intéresse la femme :
« Elle n'a qu'une histoire et cette histoire est toujours
la même. »

La réhabilitation de la femme, qui apparaît à


chaque pas dans l'oeuvre de Dumas, depuis les
Idées de Madame Aubray jusqu'à Denise, procède
bien moins du pardon catholique quiefface le péché
devant Dieu et en laisse subsister les effets devant
les hommes, que de la théorie des peuples sémi-
tiques infiniment plus accommodante et plus large.
Même après que le prêtre avait prononcé les
paroles de l'absolution, la femme qui avait failli se
heurtait dans la civilisation d'autrefois à la jalouse
susceptibilité de l'Aryen sur le point d'honneur, à
son besoin inné d'idéal qui ne comprenait que la
neige immaculée*
Selon l'expression de Dumas qui rend très bien,
comme toujours, ce qu'il veut dire, la virginité n'est
qu'un capital qu'on doit défendre, mais qu'on peut
reconstituer quand il est perdu ; la chute n'est
DUMAS
ALEXANDRE FILS 11!)

qu'une mauvaise affaire sur laquelle il faut passer


l'éponge sans se croire obligé de se désoler toute
sa vie...

Chamite par son grand-père, Aryen par sa grand'


mère, Sémite par sa mère, Dumas n'a pu arriver,
malgré tant d'exceptionnelles facultés, à être une
personnification complète du génie français. Ceci
explique que la foule, quand elle n'était pas enfer-
mée dans une salle de théâtre, où il exerçait sur le
public une maîtrise absolue, ait toujours gardé une
certaine réserve vis-à-vis d'un écrivain génial par
certains côtés, mais qui n'avait pas tout à fait notre
tempérament.

Dumas aura été, en tout cas, une très virile ori-


ginalité. Il est resté en dehors des traditions et n'a
point été modifié par l'éducation. Né à Paris, jeté
dans la vie et livré à lui-même au sortir du collège,
il s'est élevé à peu près tout seul, il a pensé toujours
par lui-même.
En s'occupant des misères sociales, il a fait de la
politique supérieure, mais il a eu le bon esprit de
ne se fourrer dans aucun parti. Ne pouvant être
tout, c'est-à-dire avoir une action déterminante sur
120 ET LESPITRES
LESHÉROS

les événements de son temps, il a préféré n'être


rien qu'un penseur indépendant un peu amer et
toujours sincère.
En dehors d'un style très personnel, incisif et
tranchant comme une épée, ce sont ces conditions
qui donnaient une signification particulière à tout
ce qu'écrivait Dumas. Le public, habitué à des
lieux communs, à des survinçures d'idées, pour
employer un mot de Saint-Simon, dressait l'oreille
sitôt qu'il entendait cet accent naturel, ces propos
pleins d'une verdeur spéciale, d'une hardiesse mâle,
d'une netteté parfois brutale, mais toujours saisis-
sante de loyauté.
Dumas a rencontré le succès à toutes les phases
de son évolution, parce que, ne subissant jamais, il
jugeait toujours. 11 a été écouté, parce que, l'esprit
dégagé de tout apport conventionnel, l'organisation
littéraire même rebelle à toute assimilation étran-
gère, le coeur libre de toute arrière-pensée d'habileté,
de toute préoccupation de compromis et de ména-
gements imposés par des visées d'ambition pro-
chaine ou lointaine, il a cherché toujours la Vérité
pour elle-même, et il l'a signalée, telle qu'il la.
voyait, toutes les fois qu'il a cru la découvrir.
Il parut souvent disposé à élargir son horizon et
prêt à entrevoir la Vérité totale qui est Dieu ; il ne
s'est jamais associé aux persécuteurs et aux insul-
DUMAS
ALEXANDRE FILS 121
leurs de l'Eglise; il a écril parfois des pages géné-
reuses et justes sur le rôle social du prêtre. Mais
il s'est toujours refusé à l'acte de simplicité et de
bonne volonté qu'il aurait fallu faire pour être
complètement éclairé. « Le Christianisme ne me
suffit pas », me disait-il un jour! Pauvre grand
homme !
EMILE DE GIRARDIN

MILE de Girardin, qui fut pendant un


demi-siècle un des rois de Paris, est
aujourd'hui complètement oublié. On
S ne parle plus du grand polémiste que
de loin en loin, et c'est bien rarement pour
faire son éloge. On lui reproche notamment
d'avoir créé le mercantilisme de la presse
actuelle, et ce n est pas tout a lait sans raison,
puisque Girardin est, en effet, l'inventeur et le créa-
teur du journal à quarante francs.
Je trouve, toutefois, que l'on n'est pas complè-
tement juste envers celui que l'on appelait autre-
fois « le Napoléon du journalisme » et que l'on ne
considère pas assez que, de tous les publicistes
contemporains, Girardin est peut-être celui qui a
11."
126 LES HÉROSET LES PITRES

fait passer le plus grand.^nombre de ses idées dans


les faits.
Quoi qu'on en dise, il n'en aura pas moins exercé
une influence réelle sur le mouvement intellectuel
de ce temps en créant cette Presse à quarante
francs qui est devenue la Presse à un sou. Ce fut lui
aussi qui proposa le premier et qui fit réussir la
Réforme postale.. '
La seule loi humaine de la République parlemen-
taire, la loi Bérenger, est tout entière dans le
Droit de punir, de Girardin, dans cette inscription
de vie qui, ouvrant une sorte de compte courant
moral à tout homme qui vient au monde, substitue
aux punitions corporelles et aux récompenses hono-
rifiques là constatation pure et simple du bien ou
du mal accompli.
Tout le mouvement féministe moderne procède
de Girardin quoique les féministes, qui ne cou-
ronnent pas de fleurs, comme les anciens, les sources
auxquelles ils ont bu, ne prononcent jamais ce
nom. Toute la théorie de l'émancipation féminine
est dans cette brochure, l'Homme suzerain — la
Femme vassale.
La seule solution de la question féminine, telle
qu'elle est posée en dehors de l'Église, est la
translation de la puissance paternelle à la mère,
les droits'de la maternité substitués aux droits
EMILEDE GIRARDIN 127

de la paternité. C'est un changement qui est en


germe dans cette loi du divorce qui est la dis^
solution à brève échéance de toute société chré-
tienne.
Or, c'était absolument la thèse lancée par Girar-
din, il y a trente ans. Au droit paternel qui a régi
la société jusqu'à présent, Girardin voulait substi-
tuer le droit maternel. Il déplaçait, comme il le
disait lui-même, l'axe de la société, qui ne devait
plus reposer désormais sur la paternité, mais sur la
maternité; il établissait un virement d'autorité et
donnait à la-mère les enfants qui, dans tous les
codes, appartiennent au père. D'après son système,
l'enfant portait le nom delà mère et non celui du
père; en droit, il héritait de la mère et non du
père; si la mère quittait le domicile conjugal, il
suivait la mère. Plus de chef de gens, plus de
patriarche vénéré des siens. L'homme — qu'on me
pardonne cette comparaison triviale — devenait
semblable à un coq errant qui pouvait encore avoir
des poules, mais qui était condamné à n'avoir plus
jamais de poulailler.
Girardin développait d'ailleurs cette théorie avec
une puissance d'argumentation remarquable. Il
n'avait oublié qu'une chose, c'est que si sa thèse
était venue à se réaliser dans son absolutisme, il eût
été obligé ' d'écrire immédiatement une nouvelle
428 LESHÉROSET LESPITRES

brochure de revendication qui aurait eu pour titre ;


l'Homme égal de la Femme..,

La logique, voilà la grande force de Girardin, mais


c'est là aussi qu'est son point faible, Cette qualité
ressemble en effet à toutes les qualités qui ont un
défaut pour revers. Girardin est un prodigieux logi-
cien, il tire d'un principe toutes ses conséquences,
mais il pèche souvent dans la notion première, et
accepte souvent pour un principe, c'est-à-dire pour
une vérité absolue, ce qui n'est qu'une vérité rela-
tive. C'est un grand architecte qui parfois bâtit sur
un sable mouvant. Il construit admirablement,. il
cimente solidement ses pierres les unes aux autres ;
pratique à sa façon, il s'occupe des moindres par-
ties de l'habitation, il bouche les courants d'air, il
empêche les portes de crier, il met des bourrelets
aux fenêtres, mais... il choisit mal son terrain et
tout s'écroule.
Girardin n'admet pas qu'il y ait de vérité relative.
« Toute vérité, affirme-t^il, est absolue! » Il est
bon de s'entendre sur ces termes.
La vérité complète qui est Dieu est absolument
inaccessible dans sa totalité infinie à l'esprit borné
de l'être humain.. L'esprit, humain n'aperçoit que
EMILEDE GIRARDIN 129
des fragments de vérité, et s'il les prend pour la
vérité absolue et les veut appliquer à tout, il
s'égare. La force des choses proteste aussitôt.
Quand d'aventure le principe posé est vrai, Girar-
din est incomparable. Sa logique le conduit aux
applications les plus fécondes, les plus originales,
les plus naturelles, les plus simples, les plus heu-
reuses. Ce style à facettes qui parfois donne l'illu-
sion sur l'erreur, donne à la vérité un relief, un
éclat, une lumière véritablement merveilleux.
Quand, au contraire, le principe est faux, Girardin
va vers l'absurde avec une vigueur que rien n'ar-
rête. Il rencontre la notion du Bien et du Mal, vivante
et ineffaçable au fond du coeur humain. « La liberlé .
est mon principe, dit-il, je suis logique et je passe. »
Et il saute sans sourciller par-dessus la conscience.
Une autre fois il rencontre la famille, le mariage, le
droit éternel de la paternité. « Les enfants sont
égaux devant la mère, dit-il, je suis logique et je
passe. » Et il renverse à droite et à gauche les lois
les plus évidentes de la nature et les fondements
les plus sacrés de tout ordre social. Il est logique,
c'est-à-dire qu'il court droit devant lui. Il est logique
comme un boulet de canon qui ne tient compte ni
des maisons ni des masses d'hommes qu'il écrase ;
mais la logique de l'esprit n'est pas celle de la ma-
tière. Le boulet passe à travers un mur parce qu'il
130 LESHÉROSET LES PITRES

est aveugle et sans raison, tandis que l'homme se


détourne et se dit : « J'allais écraser un enfant,'je
me trompais dans ma route et j'avais mal calcule
mon point de départ,.. » • -

Cet absolutisme de l'idée, cet amour forcené de


la logique expliquent pourquoi Girardin, après avoir
exercé une influence si'considérable sur son temps,
n'a laissé après lui aucune oeuvre durable.
Nul peut-être n'eut de dons plus précieux, une
activité plus extraordinaire ; nul ne fut mieux armé
pour la polémique. Mêlé à tout, s'intéressant à tout,
il semblait Paris fait homme. Il fut, dans tous les
cas, le journalisme incarné, le journaliste perpétuel,
infatigable, insatiable. Il fut journaliste comme
Napoléon fut conquérant.
Pour exprimer des idées à lui, Girardin s'était
fait un stylé à lui. Ce style, à proprement parler,
est la négation même du style. C'est un instrument
de transmission, un véhicule de la pensée, il faut
qu'il aille vite et mène le penseur au lecteur et le
lecteur au penseur de la façon la plus directe et la
plus prompte, j— peu importe que le véhicule soit
EMILEDE GIRARDIN 131

ciselé, doré, orné avec plus ou moins d'art, —. l'es-


sentiel est qu'il marche et qu'il marche rapide-
ment, fiévreusement.
L'alinéa à chaque phrase, chaque phrase n'étant
que d'un mot; l'antithèse des idées enveloppée
dans la similitude des mois; la rime en prose,
la rime sans mesure et quelquefois sans raison;
la majuscule à tous les substantifs, rémunéra-
tion qui rappelle Rabelais, la définition qui ne
rappelle souvent rien du tout; — tel était le langage
presque télégraphique inventé par l'homme qiii
avait besoin d'arriver vite, toujours plus vite au
public et de lui porter, ou plutôt de lui enfoncer
son idée.
On comprend qu'avec cela, Emile de Girardin ait
été un des grands journalistes de son époque ; on
comprend aussi que mort il ait été vite oublié
et que rien de lui n'ait subsisté. Il avait été trop
l'homme de l'actualité pour se survivre.
Girardin avait lui-même, à certains insLants, le
sentiment douloureux de ce néant, et il répétait,
parfois ce mot : « La politique est comme une
meule dont on entend toujours le bruit et dont on
ne voit jamais la farine. » Le découragement ne
durait guère ; c'était une pensée du matin et
encore du matin avant neuf heures. Dès que les
visites arrivaient, il reprenait soudain sa physip-
132 ET LESPITRES
LESHÉROS
nomie assurée et hardie, en homme qui sait que
ses contemporains n'aiment que l'audace et le
succès. Étrange sphinx d'ailleurs que ce publicistc
illustre qui a noirci des milliers de rames de papier
pour exprimer sa pensée sans que personne ail
jamais pu se vanter d'avoir pénétré dans l'intime
confiance de cet être fermé !
Si les goûts du collectionneur révèlent l'état d'es-
prit de chacun, nul n'aurait songé à s'étonner de la
préférence que Girardin donnait à la sculpture,
qu'il fut un des rares hommes de ce temps à com-
prendre et à encourager. La peinture, avec ses tons
chauds et ses colorations brillantes, n'était point le
fait de cet impassible qui aimait précisément dans
la statuaire cet aspect marmoréen, glacial, presque
mortuaire, qu'on retrouvait en lui.
Était-il vraiment ainsi ou ressemblait-il au type
dans lequel il s'était incarné. Qui le dira? Pour moi,
j'ai toujours, été convaincu que cet homme si cas-
sant, si dur parfois el si hautain, était au fond un
tendre, un sentimental et un timide. J'imagine que
dans ses méditations de jeunesse, dont son livre
Emile nous a transmis un écho, il aura eu un jour
la vision nette de l'iniquité et de la lâcheté hu-
maines ; il aura compris que ce monde, implacable
pour tout ce qui est bon, candide et honnête,, est à
genoux devant tout ce qui a l'apparence de la force,
EMILEDEGIRARDIN 433
et il aura pris ce jour-là, pour ne plus le quitter, le
masque qui a fait de lui un des rois de Paris.

Ce qui fit la vraie supériorité de Girardin, c'est


que, théoricien dans l'âme, il eut en même temps
au plus haut degré, par un privilège bien rare, le
sens de l'organisation, la pratique des réalités.
Cet homme, avec son visage glabre, un visage à
la Robespierre ou à la de Moltke, était né pour
exercer sur son temps la plus profonde, et j'ajoute
la plus désastreuse influence. 11 avait ce qu'il fal-
lait pour cela, une inexorable logique, une inébran-
lable fermeté d'esprit et par surcroît, une absence
complète de tout amour, de toute haine, de tous ces
sentiments affectifs qui affaiblissent l'être et
émoussent son énergie.

Au point de vue do sa destinée, il fut maléficié


par l'amour de l'argent. L'amour de l'argent lui
enleva toute action sur les hommes, le mit, malgré
son indépendance apparente, à la discrétion de tous
les gouvernements, l'empêcha d'arriver jamais à ce
pouvoir qu'il convoita toujours et dont il aurait su
se servir une fois qu'il l'aurait tenu. Il resta un
12
134 LESHÉROS
ET LESPITRES

jongleur, un acrobate, un amuseur publie en un


temps où la foule s'amusait encore avec des idées.
C'est pour Girardin, ainsi que nous le disions jadis,
que semble avoir été créée cette expression :
'« Une personnalité bien parisienne. » Il a été
incontestablement un des maîtres de Paris, il a eu
Fargent, l'influence, le talent, il a toujours été au
premier plan et de ce triomphant, qui tenait tant
de place, il ne reste absolument rien. Il est mort à
la veille d'être ruiné et sachant qu'il allait l'être ;
il avait dû renvoyer sa femme à la suite des scan-
dales que l'on sait, désavouer son dernier enfant;
son fils, à. peu près sans ressources, est allé cher-
cher une occupation à l'étranger; sa bru a divorcé
avec ce fils et s'est remariée.
Tout ce qui garnissait cet hôtel que l'Europe
entière connaissait, a été dispersé. On no trouverait
pas trois francs, sur le quai, des vingt-cinq volumes
des Questions de mon temps.
C'est à peine si quelque survivant des généra-
lions d'autrefois a une pensée pour le grand publi-
.cistc disparu, en passant devant l'hôtel de la rue
La Pérouse en ce quartier des Champs-Elysées qu'il
aimail passionnément, car il correspondait à son idéal
dévie élégante et luxueuse. Et cependant, l'homme
que l'oubli recouvre ainsi, a été le plus étonnant
journaliste de son temps; pour arriver à ce résultat
EMILEDE GIRARDIN 135
d'être oublié huit jours après sa mort, il s'est levé
toute sa vie à cinq heures du matin.

Encore aujourd'hui l'individualité superficielle et


bruyante se greffe sur l'autre et cache à tous le
puissant théoricien, dont tant d'idées ont fait for-
tune.
Cet homme qui, au fond, ne vivait que par le
cerveau et dont la chambre ressemblait à une
cellule de moine, avait voulu avoir du luxe pour
éblouir les autres; il avait voulu être un des grands
figurants du Paris mondain, une personnalité pari-
sienne et il a. subi le sort de ces personnalités
condamnées à la disparition .presque immédiate, à
l'indifférence absolue dès qu'elles sont sorties de
scène.
MISTRAL

L y a quelques années, il avait été


I question de faire entrer Mistral à
l'Académie, et c'est vraiment dom-
D '
mage que ce projet n'ait pas eu de
suite. Le chantre de Mireille, en effet, eût représenté
à l'Académie plus que le génie du poète inspiré ; il
y aurait représenté l'homme de la Terre française
en ce qu'il a de plus noble, de plus simple et de
plus grand.
C'est l'impression que me donna Mistral quand je
le vis pour la première fois.
L'homme, chez Mistral, ressemble vraiment au
portrait qu'on s'en fait d'après ses oeuvres.
Les mains, aux lignes régulières, exemptes de
toute complication, vous racontent cette existence
140 LES HÉROSET LESPITRES

tranquille et calme comme le cours d'un beau


fleuve.
La figure, martiale dans sa bienveillance et qui
rappelle un peu le type de certains officiers, frappe,
elle aussi, par la sérénité, par l'absence de toute
contraction nerveuse ; elle est restée jeune, malgré
la barbiche et la chevelure blanches, parce qu'au-
cune passion violente ne l'a agitée.
Rien de moins exubérant et de plus grave, de plus
flegmatique même que ce Méridional qui s'anime
seulement lorsqu'il lit ses vers sur un rythme qui
a le mouvement d'une chanson, ou lorsqu'il parle
des tristesses et des hontes du présent...

Ma joie de voir Mistral entrer à l'Académie se


fut doublée de la pensée de lire encore quelques-uns
de ces articles comme on en a publié jadis sur les
tendances séparatistes du Félibrige. Ce sont là de
ces plaisanteries à froid qui plongent dans une
douce rêverie et qui arrêtent une minute la plume
entre les doigts de l'écrivain qui s'interrompt pour
prendre le temps de rire.
Vous voyez ce Paris qui est devenu un lieu quel-
conque où les Juifs et les Naturalisés tiennent la
première place, où les brasseries où l'on boit de la
bière allemande ont remplacé nos cafés d'autrefois.
Dans nos théâtres subventionnés, l'ordre est
MISTRAL 141
donné de laisser nos jeunes compositeurs français
mourir de faim et de froid dans leur grenier en
essayant, pour réchauffer leurs doigts, de jouer
sur leur piano une musique dont personne ne
veut.
On ne joue que du Wagner, parce qu'il a insulté
la France vaincue, ou du Verdi parce que ses com-
patriotes assassinent nos ouvriers français à coups
de couteau.
On n'entend parler que de belling, de outsider,.
de five o'clock, de garden party, de leader.
Il se trouve un poète admirable qui a chanté le
travail sacré des champs, qui a dit la grandeur de
cette vie rustique qui, pendant des siècles, donna à
la France ses plus vaillants et ses plus solides
soldats. On rencontre, malgré tout, des journaux,
où l'on écrit moitié en anglais, moitié en patois
judische, pour dire à cet homme : « Sans doute
vous ne manquez pas de talent, mais vous n'êtes
pas assez national pour nous. »
C'est tout bonnement énorme.

Cela n'empêche pas Mistral d'être le seul grand


poète que nous ayons en ce temps de merveilleux
ciseleurs de rimes, plus habiles à remuer des mots
que des idées.
142 LES HÉROSET LESPITRES

J'ai connu,Mistral chez Daudet. Le poète et le


romancier, on le sait, furent unis d'une amitié fra-
ternelle. La Muse de Mistral était chez elle dans la
maison de l'auteur du Nabab. ,
Que de fois, les indifférents partis, Daudet a lu,
déclamé, traduit, mimé, chanté tout à la fois à
quelques intimes ces cansoun des Isclo d'or, qui
nous révèlent un Mistral tout différent du chantre
dé Mireille ! Rien ne peut donner l'idée du relief
que prennent ces pièces exquises, lorsqu'un poète,
un enthousiaste, un Provençal fervent comme était
Daudet en souligne par l'accent le trait tour à tour
sentimental ou comique, émouvant ou railleur.
C'est toute la Provence qui apparaît dans ces strophes
où la mélancolie passe tout à coup, comme un
nuage sur le soleil, sur une gaieté lumineuse, où
une ironie ailée intervient de temps en temps à
travers des candeurs et des ingénuités adorables.
Ce ne sont que visions enchantées, scènes origi-
nales et Charmantes, aventures d'une invraisem-
blance délicieuse, se déroulant dans un décor vague',
à ces époques indéterminées où la Bretagne, à une
autre extrémité du pays, se plaît à évoquer devant
nous des rois fabuleux comme Gralon, des prin-
- MISTRAL 143
cesses comme Dathur, habitant des cités mysté-
rieuses comme Is. Tous ces personnages de légendes
sont contemporains ; ils sont tous nés dans des
siècles qui n'ont point de millésime et dans des
régions que tous les géographes ont été d'accord
pour oublier sur leurs cartes.
En Arle, au temps di Fado,
Flourissié
La reino Ponsirado
Un roussie !
L'Emperaire rouman
Le ven demanda sa man ;
Mai la bello, en s'estremaiH,
Le rcspont : « Deman ».
•A Arles, au temps des Fées, — florissait — la reine
Ponsirade,— un rosier! — L'Empereur de Uome — vient
lui demander sa main ;— mais la belle, en s'enfermant —
lui répond : « Demain. » .--..

L'Orient avec ses minarets, ses sérails tragiques


et voluptueux gardés par des eunuques farouches,
ses jardins embaumés où des odalisques se pro-
mènent sous les platanes, est tout près de cette
Provence incessamment ravagée par les corsaires.
N'est-elle point fraîche et mélodieuse comme une
Kacida arabe, cette chanson du Renégat que relève
une pointe de cette galeja, de celle plaisanterie à
demi voilée, particulière à la Provence et qui n'a
d'équivalent nulle part.
144 LESHÉROSET LESPITRES
Jan'de Gounfaroun,pris per de coursari,
Dins li Jannissari
Set an a servi.
Jan de Gounfaroun perdegué parcienci,
Et de sa counsçienci
Fagué bon mercat
Ah! perdounas-ie, Segnour adourable!
A quen misérable
Es un renégat:
Jean de Gonfaron, pris par des corsaires, — dans les
Janissaires — a servi sept ans. — Jean de Gonfaron perdit
patience, — et de sa conscience — il fit bon marché, —
Ah ! pardonnez-lui, Seigneur adorable ! — Ce malheureux
— a renié sa foi.

A travers le récit revient sans cesse ce refrain qui


poursuit Gonfaron sur le banc de marbre où, près
de la fille de l'émir, il cpntemple la splendeur des
nuits étoilées, dans la verte allée où le vent d'Occi-
dent épanche l'odeur des tubéreuses :
, Beure l'alegresso.
Em'uno meslresso
Es de Mahoumella félicita ;
Mai sus la mountngho
Manja de caslagno
Vau mai que l'amour senso liberla.
Boire l'allégresse— avec une amie — est de Mahomet la
félicité; — mais sur la montagne — manger des châtaignes
— vaut mieux que l'amour sans la liberté.

C'est la voix de la province natale qui rappelle à


MISTRAL 145
l'exilé sa patrie, au renégat sa religion. Quand
Gonfaron entend un équipage chanter marseillais :
canla marsihès, il n'y tient plus, il s'enfuit :
E sens demanda quant van ni quant costo,
Vitamen acosto
Lou pichet lahut,
E laisso la bello a soun banc de mabre,
Lou turban, lou sabre.
E lou lou bahut.
Et sans considérer à quel prix le départ, — il accoste vite
— le petit navire ; — et il laisse la belle à son banc de
marbre, — le turban, le sabre, — et tout l'attirail.

Mais ce n'est pas l'amour de la Provence seule,


c'est l'amour de la France, de la vieille France, de
la glorieuse France de nos pères qui anime ces
vers du premier au dernier. Quelle douloureuse et
amère raillerie dans le Rocher de Sisyphe ! Lou
roucas de Sisife, où le poète nous montre la Patrie
en proie à la turlutaine humanitaire, renonçant à
tout ce qui l'a faite grande autrefois.
Aco'aco! Francès, vivo l'umanita !
E lou ben, noble ben qu'aviou dre d'eirèta,
Zou ! lou répudian a lou iitan à pourre.
Dou Crist l'antico lei que nous servie de tourre,
E que, mort, nous durbié soun lusent paradis,
Ingrat, la renouncian comme un entravadis...
Qu'es aco, Jano d'Arc, e sant Luis, e Tureno !
Aco's vici, rouvihous, lise coume li dardeno.
13
146 LES HÉROSET LES PITRES
C'est cela, Français, vive l'humanité ! — Et notre patri-
moine, noire héritage légitime, — nous le répudions ou
nous le gaspillons. — L'antique loi du Christ, qui nous
servait de tour, — et qui, morts, nous ouvrait son radieux
paradis, — ingrats, nous l'abjurons comme une chose
embarrassante... —•Qu'est-ce que Jeanne d'Arc, saint Louis
et Turenne ? — Cela est vieux, rouillé, fruste comme les
liards.

Ce qui prête à la physionomie de Mistral un carac-


tère particulier, c'est qu'il est véritablement le fils
de la Terre, le représentant convaincu et sincère de
toutes ces traditions, de toutes ces croyances, de
toutes ces coutumes, de tous ces respects qui don-
naient à la vie de nos aïeux tant de couleur et tant
de douceur, qui poétisaient, et sanctifiaient le foyer.
Lui-môme a décrit la pastorale au milieu de
laquelle s'était écoulée son enfance ; il a proclamé
la; grandeur de ces moeurs austères et simples. Le
mariage de son père semble une page de. la Bible :
« Une année, à la Saint-Jean, maître François Mis-
tral était au milieu de ses blés, qu'une troupe de
moissonneurs abattait à la faucille. Un essaim de
glaneuses suivait les ouvriers et ramassait les épis
qui échappaient au râteau. Maître François, mon
père, remarqua une belle fille qui restait en
arrière, comme si elle eût eu honte de glaner comme
les autres. : .'
MISTRAL 147

« 11 s'approcha d'elle et lui dit :


« — Mignonne, de qui es-tu ? Quel est ton nom ?
« La jeune fille répondit :
« — Je suis la fille d'Etienne Poulinet, le maire
de Maillane. Mon nom est Délaïde.
« — Comment ! dit mon père, la fille de Poulinet,
qui est le maire de Maillane, va glaner!
« — Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une nom-
breuse famille : six filles et deux garçons, et notre
père, quoiqu'il ait assez de bien, comme vous savez,
quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous
répond : « Mes fillettes, si vous voulez de la parure,
gagnez-en ! » Et voilà pourquoi je suis venu glaner.
« Six mois après cette rencontre, qui rappelle
l'antique scène de Ruth et de Booz, le bon maître
François demanda Délaïde à maître Poulinet, et je
suis né de ce mariage. »

Ce fut un patriarche chrétien que ce père. « Le


soir, en été comme en hiver, il.faisait à haute voix
la prière pour tous, et puis, quand les veillées deve-
naient longues, il lisait l'Evangile à ses enfants et
domestiques. Fidèle aux vieux usages, il célébrait
avec pompe la fête de Noël, et lorsque, pieusement,
il avait béni la bûche, il nous parlait des ancêtres.
11 louait leurs actions et il priait pour eux. Lui,
quelque temps qu'il fît, était toujours content ; et
148 LES HÉROSET LES PITRES

si, parfois, il entendait les gens se plaindre, soit


des vents tempétueux, soit des pluies torrentielles :
« Bonnes gens, leur disait-il, Celui qui est là-haut
« sait fort bien ce qu'il fait, comme aussi ce qu'il
« nous faut. » '

En ce temps où la fièvre de l'or est partout, où


l'homme, en proie à dés désirs sans cesse renais-
sants, agité de convoitises toujours nouvelles, a
désappris la paix du coeur et ne sait plus ce que
c'est que le bonheur, un tel tableau semble appartenir
au roman. La France antique, cependant, comptait
partout de ces familles où l'héritage d'honneur
n'avait jamais subi une atteinte, où l'on se léguait de
père en fils, comme le plus précieux des biens, les
vertus domestiques, l'amour du travail, la pitié
pour les pauvres, où l'on vivait paisible et heureux
dans le coin de la terre où Dieu YOUSavait placés.
Ces races qui, semblables à des arbres se déve-
loppant dans la forêt natale, s'élevaient lentement
et croissaient en force et en beauté, de génération
en génération, portaient parfois le génie à leur
sommet ; comme une fleur magnifique et radieuse,
elles produisaientun grand orateur, un grand artiste,
un grand poète.
La race des Mistral a eu cette fortune. La gloire,
en ce qu'elle a de plus [éclatant et de plus pur, a
MISTRAL 149

visité l'humble maison de Maillane. La bouche des


hommes a appris à répéter le nom de ce fils de
paysan qui, pareil à ce monarque d'Asie qui gar-
dait ses vêtements de pâtre parmi les splendeurs
de son palais, a voulu, quand il a été. salué comme
un roi de l'Art, rester fidèle à la vie rustique à
laquelle il avait dû ses plus éloquentes inspirations...

13.
PAUL DE SAINT-VICTOR

N a loué unanimement en Paul de Saint-


Victor le merveilleux styliste; l'a-t-on
ry loué comme il désirait être loué?
Il est permis d'en douter. Condamné
par l'élévation même de son talent à
n'être pas compris de la foule, Saint-Victor,
même dans les appréciations de l'élite,
eut à compter avec cet éloge à côté qui est une
des nuances de l'injustice.
Pour beaucoup, Paul de Saint-Victor est surtout un
des chefs incontestés de la seconde génération de
l'école romantique; il apparaissait volontiers aux
superficiels comme un ciseleur d'articles flamboyants,
comme un millionnaire du style, attachant à sa
phrase les épithètes chatoyantes, ainsi qu'un joail-
154 LES HÉROSET LES PITRES

lier enfilerait à un collier les diamants et les perles


fines. Virtuose étonnant ou tireur infatigable de feux
d'artifice, tels étaient les qualificatifs usités d'ordi-
naire pour indiquer les traits principaux de cette
brillante personnalité.
En dépit de la bienveillance qui les inspirait,
ces jugements portés sur son talent agaçaient un
peu l'écrivain, et, dans une des dernières lettrés
qu'il m'écrivait, il me remerciait d'avoir protesté
contre une impression qui comme toutes les demi-
vérités, avait fait son chemin à travers le monde.
(( Vous avez raison, me disait-il, Gautier ne m'a pas
cédé son gaufrier, comme on le répète toujours;
j'aime profondément Gautier et son oeuvre, mais je
procède d'une inspiration bien distincte de la
sienne. »
Rien n'est plus juste. Gautier était exclusivement
un païen, un amoureux de la forme pour la forme;
indifférent à tout ce qui était sentiment, il n'aper-
cevait que le côté plastique des hommes et des
choses. Saint-Victor, au contraire, sans être un
psychologue ni même un analyste subtil comme
Sainte-Beuve, fouillait l'âme humaine, observait la
vie morale des générations écoulées, les milieux
particuliers où s'étaient évolués les peuples.
La différence même des procédés de travail indique
la diversité des deux natures. Gautier, on l'a raconté
PAULDE SAINT-VICTOR 155
cent fois, écrivait dans un bureau de journal, au
milieu des conversations, sans une hésitation, sans
une rature ses splendides feuilletons. Pareil à ces
impassibles Boudhas de l'Inde qui voient en dedans,
il avait un inonde de visions en lui et, sans effort,
projetait au dehors non les pensées de son esprit,
mais les images dont ses yeux étaient emplis. La
méthode de Saint-Victor était tout autre : il s'enfer-
mait pendant deux jours pour polir un article, cou-
vait un rêve qu'il fixait ensuite sur le papier.
Un mot appliqué souvent à Saint-Victor : « C'est
le lluggieri de la critique », n'est guère plus exact
que l'histoire du gaufrier de Gautier. Nul, en réalité,
ne fut moins tireur de feux d'artifice, nul n'aima-
moins les pétards, nul ne courut moins après
l'effet.
Un artiste qui possède une admirable voix emplit
une salle immense, mais ne se croit pas obligé de
crier pour cela ; un rapin qui plaque sur sa toile du
vermillon et de l'indigo n'est pas coloriste par cet
emploi de couleurs bruyantes, tandis qu'avec du noir
et du blanc un maître, au contraire, illumine tout
un panneau d'exposition. Le grand secret du talent
de Saint-Victor était, dans la justesse avec laquelle
il faisait vibrer certaines notes, qui, éclatantes et
limpides, semblaient comme un mélange de cristal
et d'or. Il y a tel commencement de feuilleton, tel
156 LES HÉROSET LES PITRES
morceau venu d'inspiration et travaillé ensuite avec
amour, que nul prosateur français ne surpassera
jamais.
Personne, remarquez-le, ne violenta la langue
moins que lui ; il n'y a pas un néologisme dans tout
ce qu'il a écrit (en cherchant bien, on ne relèverait
pas dix néologismes dans l'oeuvre entière de Victor
Hugo). Ainsi que le disait Fromentin, auquel j'ai
souvent comparé Saint-Victor, « tous les mots sont
dans le dictionnaire, le tout est de les prendre et de
savoir s'en servir ».

Tout ce qui sortait de cette plume avait cependant


un air d'originalité et un accent très personnel. Il
n'était pas nécessaire, comme l'a dit Lamartine, de
prendre des lunettes vertes en lisant Saint-Victor;
mais incontestablement, dès qu'on lisait une page
de lui, on se trouvait dans un pays enchanté qui
ressemblait peu aux steppes mornes qu'on parcourt
d'ordinaire. Où prend-il tout cela? se deman-
dait-on.
Saint-Victor n'avait besoin, pour arriver à ce
résultat, ni de tours de force, ni même de labeur
excessif; il n'avait qu'à puiser dans le trésor qu'il
s'était constitué. Il semblait comme prédestiné à
PAULDE SAINT-VICTOR 157

être le prince de la critique d'art. Élevé au collège


romain, il avait eu sous les yeux, en ces premières
années où les souvenirs sont si durables, les plus
admirables créations du génie humain. Les femmes
d'Athènes, prêtes à enfanter, se promenaient à tra-
vers des haies de statues, passaient leurs journées
sous les Propylées où s'entassaient les chefs-d'oeuvre
de Zeuxis, d'Apelle ou de Phidias. L'homme chez
Saint-Victor, s'éveilla ainsi à la vie intellectuelle,
ayant l'âme et le cerveau obsédés et comme hantés
par les plus magnifiques manifestations du Beau.
Lecteur attentif, voyageur jamais lassé à travers
les livres et les musées, il compléta sans cesse ce
fonds premier, cette inépuisable réserve à laquelle
il pouvait recourir toujours sans risquer de s'appau-
vrir. Termes précis pour chaque objet, pour chaque
costume, connaissance approfondie de tous les per-
sonnages historiques de toutes les époques; res-
sources infinies d'expression -^—tout était là, L'écri-
vain n'avait plus qu'à faire signe à l'imagination qui
évoque, qui anime, qui rend au passé l'éclat et le
mouvement. Cette reine, dès qu'elle arrivait, trou-
vait tout disposé pour la servir et n'avait plus qu'à
agiter sa baguette pour tout faire vivre autour d'elle.
La fée était indispensable, sans doute, mais elle
entrait dans un palais qui longtemps à l'avance,
était préparé pour elle;
14
158 LES HÉROSET LES PITRES

Saint-Victor, dont je crois tracer ici un portrait


qui aurait plu à l'écrivain, tout au moins par la
ressemblance, ne fut donc pas un romantique empa-
naché, remueur de paradoxes à sensation, s'amusant
à casser bruyamment des opinions acceptées comme
d'autres s'amusent à casser des assiettes, préoccupés
d'épater le bourgeois. Il se rattache au romantisme,
non, par des exagérations de doctrine, des poses
fatales, des allures bizarres, mais par la langue solide,
riche, sonore qui sortait, battant neuf, du creuset
où Victor Hugo avait jeté l'idiome effacé, décoloré,
terni des Lemercier et des Luce de Lancival.
Quand il débuta, d'ailleurs, Victor Hugo, dont
il se déclarait un des enthousiastes et un des fer-
vents, n'était déjà plus le héros des retentissantes
premières à'Hernani ou de Marion Delorme, c'était
le géant lyrique et dramatique désormais accepté de
tous et dont la place était marquée à côté d'Homère,
du Dante et de Shakespeare.
Paul de Saint-Victor ne fut pas davantage un
Vénitien venu en retard, un Grec qui, à Paris, regret-
tait de ne pas avoir été le contemporain de Périclès;
il n'eût point dit comme Gautier qui, dépaysé au
milieu de notre société mesquine, rêvait sans cesse
PAULDE SAINT-VICTOR 159

de l'Inde aux Dieux énormes, aux végétations


étranges : « C'est un grand malheur de n'être point
né dans sa patrie ! »
Ce talent constatons-le, malgré la magie du style
qui a dérouté un peu, était d'essence absolument
française ; les qualités qui le caractérisaient étaient
des qualités reconnues à notre race depuis des
siècles : la précision, la clarté, l'art ingénieux des
rapprochements. Sur ces dons, sans doute, étaient
venu se greffer, mais sans les dénaturer, des élé-
ments tout modernes : la notion plus complète des
civilisations évanouies et des religions disparues,
l'étude plus approfondie des unités fragmentaires qui
constituent le vaste univers.
Malgré tout, le fond reste très français, je le
répète, dans l'absence même de tout système
général et de toute esthétique nuageuse. L'esprit,
telle fut peut-être la qualité maîtresse de l'auteur
des Deux Masques ; non point l'esprit occupé de futi-
lités et tendant seulement à exciter le rire, mais
l'esprit tel que l'ont défini deux hommes bien dis-
semblables. « L'esprit, a écrit Locke, consiste surtout
clans le rassemblement des idées, dans l'art de les
réunir avec promptitude et variété, en laissant
éclater leur ressemblance entre elles. » « Ce qu'on
appelle l'esprit, dira Voltaire après Locke, est tantôt
une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ;
160 LES HÉROSET LES PITRES

c'est une métaphore-singulière, c'est une recherche


de ce qu'un mot ne présente pas tout d'abord,
mais de ce qui est, en effet, dans lui; c'est, l'art ou
de réunir deux choses éloignées ou de diviser deux
choses qui paraissent se joindre et de les opposer
l'une à l'autre. »

C'est au journalisme presque exclusivement que


s'est consacrée celte individualité si bien organisée
pour le livre. Hommes et Dieux, Barbares et Bandits
ne sont que des articles réunis en volume. Dans les
Deux Masques, Paul de Saint-Victor comptait donner
loute sa mesure. Eschyle devait être suivi de deux
volumes qui auraient, en quelque manière, incarné
l'histoire du théâtre tout entier en cinq ou six
figures principales qui dominèrent leur époque de
toute la hauteur de leur génie.
La mort a touché ce travailleur de son aile
tandis qu'il était penché sur la lâche commencée, elle
l'a frappé au moment où l'Académie— qui aurait pu
se décider plus tôt — allait accueillir l'écrivain émi-
nent qui avait constamment vécu pour l'Art...
MGn DUPANLOUP

VANTnous, bien des écrivains se sont


essayés au portrait que nous entre-
prenons et nous ont retracé quelques
H traits du grand évèque d'Orléans.
Jamais, dirons-nous volontiers, on n'a saisi dans
son ensemble cette nature, qui n'était, à coup
sûr, ni ondoyante, ni diverse, mais qui était
multiple ou plutôt triple, qui s'était voué à
trois apostolats et qui a déployé pour chaque
apostolat les qualités particulières qu'il fallait
pour cette tâche spéciale. Il y avait trois
hommes, encore une fois, dans MBI'Dupanloup :
un maître d'école incomparable, un évêque infati-
gable, un lettré accompli. Ces trois fonctions dis-,
tinctes avaient évidemment un foyer commun :
164 LESHÉROSET LESPITRES

l'amour du Vrai, du Bien et du Beau ; elles con-


courraient au môme but : le Triomphe de la Vérité
immuable, et, néanmoins, dans cet esprit mer-
veilleusement équilibré, elles ne se confondent point,
entre elles. Le maître était toujours le même, c'était
Dieu; mais il avait dans M61'
Dupanloup trois servi-
teurs différents...
Dire de M8rDupanloup qu'il était un maître d'école
sans égal n'est, certes, point le rabaisser, c'est lui
donner peut-être la louange à laquelle il tenait le
plus. L'expression d'élever la jeunesse avait, pour
celui qui a si éloquemment parlé du sens véritable
des mots, son acception exacte et réelle. Les élever,
pour lui, c'était les faire monter, c'était rapprocher
des esprits en formation de l'éternel idéal, c'était
prendre des êtres faibles par la main et les emporter
vers les sommets par la force de son amour. Nul
n'a indiqué dans un style plus splendide un plus
magnifique programme d'éducation que l'auteur de
tant de livres, de tant de brochures, de tant de
lettres, destinées à définir toujours la mission de
l'enseignement, — cette mission, en quelque sorte
infinie, comme l'horizon qu'elle entr'ouvre dans
l'âme humaine. Nul sur ce point ne s'est moins
perdu dans les théories creuses, dans le vague des
périodes brillantes, dans les conceptions séduisantes
et irréalisables. Derrière l'écrivain apparaissait un
M?1' DUPANLOUP 165'

organisateur d'une étonnante habileté, un homme


très pratique, très prudent et très ferme, qui voyait,
tout, parce qu'il regardait tout de haut.
C'est à La Chapelle-Saint-Mesmin, au milieu de
ses enfants, c'est-à-dire de son petit séminaire, qu'il
était intéressant d'étudier W Dupanloup. Il avait
appliqué là le résultat de méditations poursuivies
pendant de longues années; il changeait en un
Eden cette école dont tant d'autres font, une prison ;
il s'était ingénié de mille façons à prouver à tous:
ces jeunes gens qui naissent à la vie, que le
bonheur est dans la discipline et dans l'ordre. On
imaginait, en franchissant ce seuil, Fénelon mettant
lui-môme en pratique ses théories ; et, en réalité,
c'étaient autant de petits ducs de Bourgogne que ces
enfants, les uns riches et les autres pauvres ; on
n'aurait pas .veillé avec une plus attentive sollicitude
sur leurs développements intellectuel et moral s'ils
avaient dû occuper un trône. En vrai socialiste
chrétien, MKL' Dupanloup ne distinguait point entre
des âmes que Dieu a toutes créées pour le servir et
pour l'aimer.
Un modeste pavillon, presque en ruines, qui
assista au XVIII0 siècle à de galants rendez-vous, est
attenant au petit séminaire. C'est là que Mgl' Dupan-;
loup aimait à venir travailler, entouré de cette jeu-
nesse qui aura été sur cette terre, comme il 1©
166 LESHÉROSET LES PITRES
déclarait à l'Académie, son premier et son dernier
amour. Il a écrit dans celte retraite quelques-uns de
ses ouvrages de polémique, auxquels on a, parfois,
reproché leur violence, et ceci s'explique. Il aura
pensé au mal que certaines doctrines pouvaient
causer à cette génération qui grandissait innocente
et joyeuse autour de lui, et c'est la vue de son trou-
peau menacé qui aura passionné le pasteur.
Mais il nous faut quitter Saint-Mesmin et regagner
avec Mgl' Dupanloup, l'évêché 'd'Orléans. Sur la
route, tout le monde s'agenouille, s'incline ou salue.
L'évèque, on le sait, était entouré de cette univer-
selle affection qui n'excluait pas je ne sais quelle
respectueuse familiarité. Nulle pompe vaine, cepen-
dant, n'environnait ce prince de l'Eglise. Il était
d'ordinaire vêtu plus que simplement; d'énormes
chaussons de laine protégeaient ses pieds contre le
froid ; par les mauvais temps, un vicaire l'accompa-
gnait, portant quelque parapluie de cotonnade.
Monseigneur n'en était pas moins le souverain
absolu dans sa ville épiscopale, comme au temps où
les évèques étaient comtes et barons en leur évêché.
Evêque, Msr Dupanloup le fut complètement, non
point seulement selon l'idée que nous nous créons
d'un prélat aujourd'hui, mais dans la signification
autrement vaste qu'avait l'épiscopat aux premiers
siècles de l'Eglise.
M8'DUPANLOUP 167

MB'' Dupanloup n'aurait pas compris le rôle


d'évêque, enfermé dans un cadre étroit où il aurait
été impuissant à faire tout le bien qu'il souhaitait.
Ecoutez-le, car la parole de ce mort est encore
vivante; defunclus adhuc loquilur. Il va vous mon-
trer quels sont les devoirs et les obligations atta-
chés au caractère épiscopal.

« Evêque, écrit-il quelque part, je porte le fardeau


que les temps où nous sommes sont loin d'alléger.
Je me dois avant tout à ces milliers d'âmes qui me
sont confiées et dont le gouvernement est si multiple
et si laborieux : la parole de Dieu qu'il faut porter
aux villes et aux campagnes; les pauvres, dont il
faut rechercher les misères, la guérison des cons-
ciences, le soin de courir après tant de malheureux
égarés dans le monde où ils vivent, sans Christ et
sans Dieu. »

En courant après ses brebis égarées, le pasteur ne


se laissait guère arrêter par les haies qui pouvaient
lui barrer le chemin. Il rencontra une fois le garde
champêtre sous la forme d'un ministre des Cultes,
qui le cita devant le Conseil d'Etat; mais je ne pense
point que la crainte d'une semblable aventure l'ait
jamais intimidé, quand il croyait qu'une parole était
juste et qu'il était utile qu'elle fût prononcée.
Aux temps calmes, les gens paisibles s'indignent
;168 LESHÉROSET LESPITRES
devant ce qu'ils appellent des intempérances de lan-
gage.
« Que veulent-ils donc ? murmurent-ils, et pour-
quoi ne rendent-ils pas à César ce qui est à César;
César ne leur assure-t-il pas une escorte aux jours de
fête? Suum cuique. Le préfet doit administrer, le
général doit combattre et l'évêque doit bénir; nous
ne sommes plus à ces époques de barbarie, où des
circonstances exceptionnelles comportaient d'excep-
tionnels privilèges. »
Soudain la tempête a soufflé. Le préfet n'admi-
nistre plus; le général a combattu sans succès, il est
mort ou prisonnier. Les heures tragiques sont reve-
nues. L'ennemi arrive plein de convoitises et de
menaces. Avec quelle autorité traite-t-on dans celte
ville? demande-t-il, espérant vaguement qu'il n'aura
à discuter avec personne. Qui règne ici? répète-t-il.
L'évêque s'avance et dit : C'est moi.
Gomme pour accentuer davantage la mission de
dévouement de ce prélat qui rappela par son cou-
rage les évoques du vc siècle, le sort avait placé
. devant lui un prince vraiment digne de ces temps,
un vrai chef des premières invasions, qui semblait
justifier le mot d'Henri Heine. « Plus vous civili-
serez le Prussien, et plus vous le rendrez barbare. »
Dans ses Lettres de Junius, Alexandre Dumas nous
représente la curieuse silhouette de ce prince, un
1' DUPANLOUP
MB 169

des hommes les plus envieux, les plus haineux, les


plus dangereux qui soient, cherchant dans une per-
pétuelle excitation à oublier qu'il ne régnera jamais.
Dans un livre très intéressant et très consciencieux :
les Prussiens en France, M. Edouard Fournier nous
raconte de quelle manière il comprenait la patrie
qu'il prétendait représenter.
« C'était vers le milieu de Décembre; Noël, la
grande fête des Allemands, était proche, et tous
avaient la plus vive envie de la célébrer par de dignes
ripailles, surtout en buvant bien, comme chez eux,
en un mot, et même mieux, si c'était possible. La
ville paierait : par le charme de l'argent volé et du
vin pillé on se dédommagerait de celui de la. patrie
absente !
« Au dessert d'un grand repas chez le prince
Charles, à la préfecture, il y eut quelques paroles
en ce sens lancées par un officier d'état-major et
qu'un domestique, sachant l'allemand, qui servait à
table, a rapportées depuis ainsi que le reste. Cet
officier demandait au prince, déjà fort échauffé, selon
son usage à ce moment de tous les repas, s'il
n'accorderait pas, en prévision de ce grand jour,
quelque chose aux plaisirs de son état-major; s'il ne
lui ferait pas faire par exemple quelque joli cadeau
de Noël en bel argent par la bonne ville d'Orléans,
ne fût-ce que cent ou deux cent mille francs.
15
170 LESHÉROSET LESPITRES
« Le prince, qui était en veine de voir double et
même triple, s'écria que ce désir n'avait rien que de
très naturel et que, pour qu'il fût dignement satis-
fait, six cent mille francs n'y seraient pas de trop. .
« Le lendemain on prenait occasion d'une rixe à
coups de couteau qui avait eu lieu dans un assez
vilain quartier de la ville, sans que l'on connût au
juste les combattants, et de laquelle, à ce qu'il
paraît, une sorle de goujat d'armée, un conducteur
auxiliaire de chariots des troupes allemandes, un de
ces drôles qu'aucun pays ne devrait reconnaître et
encore moins protéger, ne s'était échappé qu'avec
une blessure à la fesse. Pour cette grosse affaire, qui
se. fût terminée par un peu de schlague si elle se
fût passée entre Prussiens, mais dont l'intérêt
prussien fut de dire, sans preuve, qu'un Français y
avait été l'agresseur et avait donné le coup, on
imposa la ville des six cent mille francs désirés.
Sa seule vengeance fut que pour lui imposer cette
amende, un noble prince avait non seulement
dû mentir, mais commettre un déni de justice, en
lui refusant l'enquête à laquelle elle avait droit avant
de payer, et qu'un grand roi avait dû se déclarer le
souverain, le protecteur, le vengeur d'un vaurien
blessé dans un mauvais lieu. »
On devine, devant une pareille absence, de tout
sens moral, ce que l'évêque eut à déployer d'énergie
MSrDUPANLOUP 171

pour protéger la cité confiée à sa garde contre tant


d'appétits éveillés, contre tant de fureurs avivées par
le souvenir qu'avait l'ennemi d'avoir, après Coulmiers,
àtraverser cette ville en vaincu. Un jour, les exigences
devinrent intolérables et M6'' Dupanloup écrivait
cette lettre que tout le monde, c'est-à-dire tout l'uni-
vers, a lue, et où il annonçait qu'il prendrait le
bâton deVoyageur et qu'il crierait à l'Europe indignée
qu'un évoque avait été obligé de fuir devant des
Prussiens.
Le prince Frédéric-Charles, qui ne reculait devant
rien, recula ce jour-là. Pour la première fois, en ce
pays où les pouvoirs réels n'existaient plus, il com-
prit qu'il se trouvait devant une force ; il écarta, pour
la première fois, les brouillards de l'ivresse et eut
comme une rapide et passagère vision de ce que
pouvait être une conscience.
En toute cette période où il fallait être un homme
d'action,se montrer conciliant et ferme, défendre pied
à pied ce qu'il était possible de défendre, apprendre
à son peuple à se plier à l'implacable nécessité des
circonstances; en cette période, qui sera une des
plus admirables pages de cette admirable existence^
vous ne rencontrerez point, trace du littérateur.
Peut-être en ces jours douloureux MBr Dupanloup
songea-t-il au peu d'importance qu'ont en réalité ces
jeux littéraires, qui souvent conduisent à tant de
172 LES HÉROSET LES PITRES

catastrophes et qui ne préservent le pays d'aucune.


Peut-être est-ce de ce temps que date son intention
de quitter l'Académie française.
Nulle résolution n'a dû lui coûter davantage. 11 y
avait, nous l'avons constaté, un lettré passionné
en M8'' Dupanloup. Les lettres ont occupé une
place considérable dans cette vie; elles ont été le
délassement de cet esprit austère, elles ont presque
été, affirmerions-nous, le péché mignon de cette
âme exempte des ordinaires faiblesses. Il a été épris
jusqu'à l'exagération des littératures grecque et
latine. Il faisait jouer aux distributions des prix
les pièces d'Eschyle et de Sophocle par les élèves
du petit séminaire. Nous avouons ne pas partager
cet engouement et n'éprouver qu'un médiocre
enthousiasme pour ce cimetière où l'on enferme des
générations qui doivent évoluer dans le présent,
pour cette poussière de sociétés évanouies que l'on
condamne de jeunes Français à respirer dès l'âge
le plus tendre.
Nous aimerions voir nos enfants apprendre les
vieux poètes français de préférence aux vieux
poètes latins, déchiffrer, au lieu de Tite-Livc, de
Quinte-Curce, Villehardouin, Joinville ou Com-
mines. Ils liraient là les exploits de leurs aïeux et
s'intéresseraient davantage, sans nul doute, aux
coups d'épée de quelque chevalier qu'aux batailles
MS1' DUPANLOUP 173

de Rome contre les Samnitcs. Us connaîtraient les


origines de leur race, ils sauraient les traditions
dont ils relèvent. La France ne serait plus seule-
ment pour eux la terre où l'on est né, ce serait la
Patrie, la terre des pères.
C'était un sens que n'avait point Mgl' Dupanloup,
qui, cependant, par son respect et son amour pour
la mémoire de la grande inspirée qui sauva la France
sans savoir ni lire ni écrire, a identifié en quelque
façon sa ville épiscopale avec la gloire de celle qui
la délivra, a mérité d'être appelé VEvêque de Jeanne
d'Arc.
Jusqu'au dernier jour, l'illustre prélat fut digne
de ce surnom magnifique. Quand des gardiens de la
paix, qui rougissaient, furent chargés d'empêcher
de mettre des couronnes autour de la statue de
Jeanne d'Arc, pendant qu'on célébrait à grand
fracas le centenaire de celui qui avait félicité Frédéric
d'avoir vu le derrière de nos soldats à Rosbach, on
entendit une voix qui protestait. Et cette fois, en
dépit de nos divisions, tous les patriotes applau-
dirent, non point l'évêque, mais le citoyen.
Nous parlions à l'instant de ces évoques du
v° siècle, dont MBr Dupanloup . semblait avoir
retrouvé la mâle indépendance et les fi ères vertus.
On disait, que par un phénomène d'atavisme l'illustre
prélat avait hérité d'eux ce goût pour les lettres
15.
174 LES HÉ110SET LES PITRES
latines et grecques que les barbares traquaient par-
tout dans cet effondrement et que les monastères
recueillaient. Il oubliait que ces lettres se sont
montrées reconnaissantes à la façon du serpent,
qu'elles nous ont donné la Renaissance, qui nous a
donné cette Révolution qui, dès qu'elle a été confis-
quée par les Juifs, a abouti à la domination d'une
poignée d'Hébreux sur des millions de Français.
Mais ceci n'est qu'une ombre autour de cette
figure qui se détache avec un relief saisissant sur
le fonds de nos médiocrités contemporaines. Malgré
son penchant pour ces littératures mortes et qu'on
devrait bien enterrer, M81'Dupanloup reste une per-
sonnalité essentiellement vivante, active, agis- ,
santé.
Avons-nous réussi mieux qu'un autre à peindre
cette personnalité qui paraissait fougueuse aux
superficiels et qui, au fond, était souverainement
calme, calme de cette conviction intérieure qui ne
met pas en doute une minute le principe au nom
duquel on combat et l'issue définitive du combat?
Nous ne le pensons pas. En tous cas, nous avons
trouvé plus intéressant de chercher à dégager
quelques-uns des éléments dont se compose cette
individualité, qui se glorifiait d'appartenir à l'Église
militante que de transcrire tout au long la liste des
travaux accomplis par cet infatigable travailleur.
iasr DUPANLOUP 175
Si nous l'osions, nous avouerions qu'un sentiment
de honte intellectuelle nous a aidé à prendre ce
parti. Le regret de tant de jours perdus, de tant
d'occupations stériles, de tant d'inutiles rêveries
vous vient devant le spectacle des labeurs prodi-
gieux entassés par un seul homme.
Directeur du séminaire de Saint-Nicolas, profes-
seur d'éloquence sacrée à la Sorbonne, orateur élo-
quent chargé d'inaugurer les conférences de Notre-
Dame, M81' Dupanloup a laissé partout la trace de
son passage, il s'est acquitté de chaque fonction,
parmi les plus différentes, de façon à faire supposer
qu'il était exclusivement destiné à ne remplir que
cette fonction. Qu'il s'agît de défendre le Pape, de
parler à Malines, de combattre l'Athéisme ou le Posi-
tivisme, on l'a toujours rencontré debout sur toutes
les brèches. Il a montré les grandeurs et les
beautés du christianisme à des milliers de jeunes
hommes, c'est-à-dire qu'il les a fait vivre et,
entre temps, il a aidé à mourir, à peu près décem-
ment, ce misérable Talleyrand, en qui semblaient
se résumer tout l'esprit et toute la corruption du
xviuc siècle.
Les biographes prétendent que l'abbé Dupanloup
ne se décida à accepter un évêehé qu'en 1849; il ne
nous déplairait pas de supposer, tout au contraire,
qu'il avait fait voeu d'être évêque le 17 Mai 1838,
176 LES HÉROSET LES PITRES
au lit de mort de Tallcyrand, afin d'effacer de la
mémoire des foules le souvenir de certains prélats
d'autrefois, en montrant à tous ce que devait être
un évoque selon le coeur de Jésus-Christ.
Si M81'Dupanloup s'était fait cette promesse à lui-
même, il faut convenir qu'il l'a tenue. Amis et
ennemis, quelque divisés qu'ils fussent dans l'appré-
ciation des doctrines, étaient d'accord pour respecter
l'homme et admirer le prêtre convaincu. Tous com-
prenaient qu'ils avaient devant eux, non point une
célébrité littéraire plus ou moins brillante et plus
ou moins bien douée, mais une des manifestations
humaines de cette Église qui, sans en être ébranlée,
verra encore passer sur elle bien des orages et
s'écrouler devant elle bien des empires.
Le sentiment de cette stabilité laisse à l'individu
plus de liberté qu'on ne croit, en prenant ce mot
de liberté dans le sens du fonctionnement intellec-
tuel de chacun dans la Vérité et dans l'Ordre- C'est
ainsi que ce prélat éminent était de l'Avenir par ses
espérances ; du Présent, par ses idées généreuses,
larges, parfois un peu illusionnaires ; du Passé, par
cette énergie intrépide et jamais lassée dont notre
siècle n'a plus le secret, Un souvenir d'un dialogue
d'autrefois vous poursuit quand on parle de lui.
Un des plus héroïques compagnons d'un des vail-
lants pasteurs d'hommes de,jadis s'était assis au
M6' DUPANLOUP 177
bord du chemin après toute une journée de
fatigue.
— Enfin, murmura-t-il, quand nous reposerons-
nous ?
— Nous reposer! A quoi pensez-vous? N'avons-
nous pas l'Éternité pour nous reposer !
Le rapprochement n'est juste qu'à moitié. Aucun
de ceux auxquels M81' Dupanloup communiquait sa
dévorante ardeur, aucun de ceux qu'il enthousias-
mait par son exemple, ne se permettait de parler
de repos devant lui. Ils imitaient leur glorieux
évêque, qui a attendu le signal de Dieu pour quitter
la tâche commencée, et qui n'a connu qu'il avait
assez travaillé que lorsque le Seigneur l'a appelé à
entrer dans la Paix éternelle...
EMILE OLLIVIER

K revois encore Emile Ollivier montant


le grand escalier du ministère de la
Justice. C'était le jour de l'ouverture
H I des Chambres, dans la salle des Etats,
au Louvre, et il revenait' de la cérémonie ; il
avait un bel habit tout pailleté d'or et il don-
nait le bras à sa femme, habillée de rose.
J'étais dans ce temps-là à la Liberté, faisant ce
que font nos jeunes camarades d'aujourd'hui; allai?!,
demander des renseignements à Phillis, qui était
le Boulloche de cette époque.
L'arrivée du Président du Conseil m'avait surpris
au moment où je parlementais avec l'huissier qui,
du reste, était, fort civil, étant-donné que -Girard in/
16
182 LES HÉROSET LES P1THES

était un des amis de la maison. Le journaliste


obscur s'était rangé et l'artiste regardait monter ce
couple qui, avec l'air satisfait de l'homme, la juvé-
nile beauté de la femme, semblait, dans le mouve-
ment ascensionnel de l'escalier, monter visiblement
clans une gloire...

Je revis mon Ollivier le jour où fut lancée la


fausse nouvelle de la prise de Landau. Quelques-
uns se rappellent encore cette mystification : « Le
prince Frédéric-Charles prisonnier avec vingt mille
hommes... cent canons pris... vingt-cinq dra-
peaux... »
On avait annoncé cela à la Bourse, et le temple
de la Fortune avait ressemblé pour quelques ins-
tants au temple de la Victoire. Les maisons s'étaient
instantanément pavoisées ; sur les marches de la
caverne agiotante, des milliers de gens s'écrasaient en
criant : « Vive la France ! »
C'était un coup de Bourse, une sombre ironie des
Juifs allemands qui, certains d'avance que. nous
étions perdus, puisque nous étions trahis par eux,
s'amusaient à berner la malheureuse France afin que
le réveil fût plus cruel.
EMILEOLLIVIEU 183

Quand il s'aperçut qu'il avait été victime d'une


mauvaise farce, Paris déjà très surexcité et nerveux,
fut pris de fureur. On cria : « Place Vendôme!
Place Vendôme! » C'étaient peut-être les agents qui
avaient fait le coup qui criaient le plus haut.
Nous nous précipitâmes dans les fiacres. Je dois
dire à la louange de Girardin que, s'il était d'une
lésinerie rare pour les appointements, il était très
large pour les voitures. Pour cet homme, qui aimait
l'activité avant tout, les frais de voiture représen-
taient du mouvement dépensé.
C'était très curieux cette place Vendôme par cette
fin de journée de juillet, plus curieux pour nous que
pour les gens d'aujourd'hui. La politique avait été
enfermée pendant des années dans l'impénétrabilité
des Conseils privés, dans le quasi huis clos de ce
Corps législatif et de ce Sénat dont la nation ne
savait rien que par le compte rendu analytique.
Puis l'air avait commencé à circuler un peu et voici
maintenant que la politique descendait sur la place
publique, sur le Forum.
« Ollivier! Ollivier! » hurlait la foule. Aujour-
d'hui en pareil cas on crierait : c A bas les Juifs!
A bas Rothschild! » Mais les Français, dans ce
temps-là n'étaient pas instruits. C'était précisément
à l'humble journaliste qui était là, perdu dans la
foule et ignorant encore sa destinée, qu'il était
ÎS4 LES HÉROSET LESPITRES
réservé d'éclairer plus tard son pays et de préparer
la suprême vengeance...
On vit le ministre apparaître une minute sur le
balcon et se retirer...
« Ollivier! Ollivier! Le nom des coupables! »
continuait à vociférer la foule de plus en plus
véhémente.
Ce n'était pas par crainte qu'Ollivier avait disparu.
Jamais vous n'empêcherez un rhéteur phocéen do
placer un laïus dans un si beau décor. L'homme
de l'art s'était seulement rendu compte que le
balcon était trop haut et que l'acoustique était
mauvaise. 11 se montra bientôt à une fenêtre basse
du ministère, et il y alla d'un petit speech : « La
justice est saisie; s'il y a des coupables, ils seront
découverts, et s'ils sont découverts, ils seront sévè-
rement punis. »
« Les noms! Les noms! » criait-on d'en bas...
— Messieurs, fit Emile Ollivier, de sa voix musicale
et chantante, dont j'ai encore l'harmonieux mur-
mure dans l'oreille, on me dit que c'est un nommé
Janot...
« A mort Janot ! Janot à mort! »
EMILEOLLIVIER 185

Qu'est devenu ce Janot qui, d'ailleurs n'a pro-


bablement jamais existé, pas plus que les hommes
barbus de Dumolard et les hypothétiques Khrou-
mirs de Ferry. Le coup de la prise de Landau
appartient à l'ordre de ces histoires mystérieuses
qu'on n'a jamais tirées au clair et qui ne seront
complètement connues qu'au Jugement dernier,
c'est-à-dire à un moment où l'on aura autre chose
à faire qu'à éclaircir des énigmes historiques.
Où sont tous mes collaborateurs de la Liberté.
Tous ceux qui étaient avec moi dans les fiacres :
Jules de Précy, Vrignault, Dollfus, Bouchery? Tous
sont morts comme ce chevaleresque Albert Duruy,
comme Paul de Saint-Victor, comme le légendaire
Bic lui-même qui se blottissait dans son petit réduit
avec des rugissements de tigre lorsqu'on lui
demandait une avance.
La mort a passé sur tout cela. Je revois quand
même ce Paris de juillet 1870 auquel le Paris actuel
ne ressemble plus, ces boulevards qui ne sont plus
qu'un souvenir, cette sorte de féerie de luxe, d'élé-
gance, de vie confiante et heureuse dans laquelle
Paris s'épanouissait une dernière fois avant le coup
de tonnerre de la fin.
16.
186 LESHÉROSET LES PITRES
Huit mois après, les bataillons de Belleville cam-
paient place Vendôme. C'était Maljournal, le fantas-
tique personnage qui, de polytechnicien devint
souffleur après avoir été fusillé deux fois, qui com-
mandait là et qui fit tirer sur les manifestants de la
rue de la Paix.
Aussi je hausse les épaules quand j'entends de
bons sceptiques, comme Cornély, nous raconter que
pour mettre à la raison l'armée hurlante du prolé-
tariat mieux organisé et plus puissant que jamais,
il suffira que les concierges de Paris « qui, tous,
possèdent au moins une action, » s'arment de leurs
manches à balais.
Quelle risée on aurait excitée si on avait annoncé
au commencement de 1870 que des ébénistes, des
forgerons, des feuillagistes et des ferblantiers seraient
les maîtres de la prodigieuse capitale et remplace-
raient le Conseil privé, le Conseil des ministres, le
Conseil d'État, le Sénat, le Corps législatif et tous
les Corps constitués !

Ces pensées me venaient en ouvrant le livre


d'Emile Ollivier : L'Empire libéral. Le sophiste au
brillant langage est debout sur les ruines ; il a sur-
vécu aux effroyables catastrophes qu'il a contribué'
EMILEOLLIVIER 187

à déchaîner sur .son pays ; il n'a comparu devant


aucun tribunal, pas plus, du reste, que les hommes
du Quatre Septembre. Il est toujours aussi fringant,
aussi fier de lui-même que lorsque je l'aperçus, il y
a trente ans, montant l'escalier du ministère de la
Justice.
Les morts de l'Année terrible, tombés sur tous
les champs de bataille de France, achèvent de
pourrir dans la terre où on les a jetés à la hâte.
L'homme au « coeur léger » ne semble pas affecté
pour si peu ; il n'a rien perdu de la bonne opinion
qu'il avait de lui-même, et, pour peu qu'on l'en
pressât, il vous dirait : « Si c'était à refaire, je
recommencerais. »
JULES FERRY

ULESFerry fut, sans contredit, un des


individus les plus répugnants qui
aient jamais déshonoré l'humanité. On
B
chercherait en vain dans les annales
du passé un politicien qui ait été plus funeste à
son pays. Depuis des siècles, nulle figure plus
antipathique n'était apparue dans notre histoire.
Ferry a été l'ouvrier d'une oeuvre de haine, il a
vécu dans la haine et il est mort entouré de la
haine de tous.
Fut-il aussi foncièrement pervers, aussi réso-
lument anti-Français que ses actes semblent l'in-
diquer? H nous plaît, pour l'honneur de l'huma-
nité, de croire que non, car on répugne à admettre
qu'un homme puisse à lui tout seul réunir tant de
102 LESHÉROSET LESPITRES
scélératesse. 11 fut surtout un être iiistrumcntaire,
l'exécuteur du programme de la Maçonnerie. Il aimait
le pouvoir, non comme l'aiment les âmes hautes pour
accomplir de fiers et généreux desseins, pour réaliser
quelque noble idéal, mais par une sorte de vanité
basse, par une ambition d'avocat médiocre qui, ne
pouvant être quelqu'un, voulait être quelque chose.
La Franc-Maçonnerie, toute dévouée à l'Allemagne,
vit le parti qu'on pouvait tirer d'un homme qui.
avec un caractère et une figure de domestique,
avait la prétention d'exercer l'autorité, cl clic en JR
son porte-parole et son représentant.

La Franc-Maçonnerie dit à Ferry:


— Pour se relever, la France a besoin de l'union
de tous ses fils. Tù vas provoquer dans ce pays, une
effroyable guerre religieuse à laquelle personne ne
songe.
EL Ferry répondit :
— J'obéirai...
La Franc-Maçonnerie dit à Ferry :
— Une lutte terrible peut éclater demain ci»
Europe. Pour être victorieuse, il faudrait que la
France ait tous ses .enfants près d'elle à ce moment,
qu'elle puisse disposer de toutes ses ressources...
Tu vas faire égorger nos chers petits soldats au
Tonkin.
JULESFERRY 193

El Ferry, grattant dans la main de tous les Véné-


rables, échangeant des mots de passe avec tous les
lils de Jakin, répondit :
— Ce que vous me proposez est infâme... Vous
pouvez compter sur moi.

En vain, on chercherait dans l'existence de ce


maudit une glorieuse action, un bon mouvement,
un sentiment humain, un service rendu à la Patrie,
iiiio pensée élevée, une parole qui ait fait du bien...
Bien.
Le nom de ce pleutre malfaisant n'évoque que des
visions sinistres: Paris affamé, les plébéiens de la
Commune fusillés le long de tous les murs, des
soldats français faits prisonniers subissant des
mutilations indicibles...
Des femmes et des enfants mourant de faim, des
lcl.es coupées fichées au bout d'un pieu, des vieil-
lards arrachés de leurs cellules par des argousins
et jetés brutalement dans la rue, la famine, des
supplices horribles, les Français ramonés en plein
xix° siècle aux querelles théologiques de Byzance,
le siège de Paris, l'article7, Lang-Son — telles sont
les grandes dates do la carrière de cet homme.
En feuilletant ce livre, on ne trouve que des
pages bordées de noir et tâchées de sang....

17
194 LES HÉROSET LES PITRES

L'homme qui fut si néfaste à son pays trouva


d'ailleurs la récompense de ses crimes. Méprisé et
honni du peuple, il fut recueilli et glorifié par ses
pairs en scélératesse. Dans ses dernières années
mêmes, alors que le suffrage universel en avait fait
enfin justice, le suffrage restreint le ramassa, et
il se rencontra, dans un sénat plus avili que celui
de Tibère, assez de voix pour l'élever à la présidence.
La Mort, qui est souvent une des formes de la
Justice, vint frapper Jules Ferry au moment où,
. dans ses convoitises réveillées, il rêvait de nouveau
le pouvoir. Ceux dont il avait été le chef, ses clients
et ses sportulaires, eurent l'audace de braver Paris
et de promener leur cadavre. Ils voulurent insulter
au deuil des mères dont les fils expirèrent au Ton-
kin, les uns — les plus heureux — sur le champ
de bataille, les autres, fait prisonniers, dans des
tortures qui font frisonner d'épouvante.
Paris se vengea d'ailleurs cruellement. A cette-
provocation suprême, il ne répondit que par une
indifférence méprisante et, manquant pour la pre-
mière fois à ses traditionnels usages, il oublia de
se découvrir devant un mort.
Ce fut, d'ailleurs, un spectacle affreux que ce
JULES FERRY 195

défilé de moribonds suivant ce mort méprisé de


tous. Les 104 n'avaient pas jugé à propos de former
un groupe à part dans le cortège. Ils avaient eu
tort. Sur chaque visage de sénateur et de député
on mettait un chèque, et l'on sentait qu'il aurait
suffi à la police d'empoigner au collet tous les
personnages officiels pour reconstituer bien vite la
fameuse liste des prévaricateurs et des vendus.
Cette pensée suffisait à prêter un caractère parti-
culier à cette pompe funèbre banale. On compre-
nait qu'il y avait dans le cercueil quelque chose de
plus que le cadavre d'un homme, et que c'était
vraiment l'opportunisme qui, déjà décomposé et
putréfié, était enfermé entre ces quatre planches.
Derrière le convoi des romains illustres marchait
un esclave vêtu comme le défunt, chargé de paro-
dier ses gestes, ses attitudes, son port de tête....
Celait l'archi-mime, acteur funèbre et comique à la
fois, comme une figure de danse macabre se pro-
menant dans un carnaval, comme un masque de
mardi gras qui gambaderait dans un cimetière.
Ferry fut l'archi-mime de Gambetta, et quand
Ferry fut déjà enseveli à moitié sous la réprobation
nationale, les Floquet, les Ribot, les Bourgeois,
furent les parodistes de Ferry. Ils continuèrent la
même politique ; servilité devant l'Allemagne et
l'Angleterre, lutte contre les croyances et les tradi-
196 JJKSHÉROSET LES PITRES

lions françaises, férocité envers les travailleurs et


les humbles, aplatissement devant les gros finan-
ciers.
A dire vrai même, ils n'avaient pas de .politique,
ils se transmettaient la consigne des Loges ; ils
étaient purement et simplement des représentants,
des délégués de la haute Banque juive qui leur
donnait des instructions toujours ponctuellement
obéies et quiles payait grassement de leur docilité.
En réalité,ce furent les Rothschild, les Reinach
et les llerz qui gouvernèrent pendant quinze ans.
Ceci les antisémites l'ont crié sur tous les toits,
dans les réunions publiques, dans le livre et dans
Je journal. Les révélations du Panama, quelque
soin qu'on ait pris de les étouffer, dix autres scan-
dales et surtout l'affaire Dreyfus, ont fourni la
preuve éclatante défont ce que nous avions avancé.
La foule avait d'abord été inattentive, elle s'est
intéressée peu à peu à ce que nous disions, elle est
maintenant convaincue. Notre oeuvre à ce point de
vue est terminée. La France est prévenue, c'est à
elle à se défendre et à se sauver
De quelle façon le salut nous viendra-t-il ? On ne
le voit malheureusement pas encore. L'abominable
régime juif dont Jules Ferry fut l'une des incarna-
tions les plus répugnantes porte en lui depuis long-
temps des germes de mort ; il a déjà des apparences
JULESFERRY 197

de cadavre, il sent mauvais, il exhale Ja corruption


et la pourriture... jam foelel... et rien ne vient poul-
ie remplacer. On dirait que cette France qui fut autre-
fois si grande, si active, si féconde en homme et
en ressources a été tout à coup frappée de stérilité...
C'est une singulière psychologie, tout de même,
que celle de ces hommes de l'opportunisme et du
radicalisme. Ils n'auraient qu'à marcher droit, à
ne pas trahir leur pays, à laisser tout le monde
tranquille, et ils seraient couverts de gloire... Ils
accumulent, au contraire, toutes les scélératesses,
et le résultat, vous le voyez.... Malgré leur arro-
gance simulée, ils vivent dans la terreur au milieu
des insultes et des malédictions ; et, quand ils dis-
paraissent, jeunes encore la plupart du temps, mais
usés, vidés jusqu'aux moelles comme ce misérable
Ferry, la nation, qui n'a pas la force de les chasser,
salue leur mort par des cris de joie ; le peuple les
poursuit de sa haine jusque dans la lombe

17.
JULES SIMON

E n'est pas chose aisée que de parler avec


une rigoureuse justice d'un contempo-
rain qui s'est éteint à quatre-vingt-
S deux ans, après toute une vie de
labeurs, et qui avait su, grâce à des opinions
d'un modérantisme habile, se concilier l'es-
time et les sympathies d'un certain nombre de
braves gens.
Jusqu'à la dernière heure, Jules Simon est resté
sur la brèche. Professeur, écrivain, hommepolitique,
il a publié des livres dont quelques-uns ne sont pas
sans valeur, comme le Devoir et l'Ouvrière. Il a
prononcé des milliers de discours, pleuré dans d'in-
nombrables réunions ; il a été membre de deux
Académies et, si toutes les sociétés dont il a fait
202 LES HÉROSET LESPITRES

partie avaient été représentées à ses obsèques, on


n'aurait jamais vu la fin du défilé.
C'est le type de l'universitaire, du professeur
devenu ministre, du philosophe qu'on disait plein de
sagesse parce qu'il était plein de savoir-faire. Que
voulez-vous ? ce n'est pas mon homme et, s'il fallait
choisir, j'aimerais encore mieux Raoul Rigault ou
Vaillant.
Je sais bien que cette manière de voir choque
beaucoup d'idées admises et d'opinions acceptées ;
elle n'en est pas moins, à mon sens, absolument juste.
Pour moi, je ne crois pas qu'un groupe d'hommes
ait jamais joué dans, l'histoire d'aucun pays un
rôle plus odieux et plus néfaste que le groupe de
politiciens sans principes et sans courage qui,.après
avoir fait à l'Empire une guerre de journaux et de
salons, réussit à s'emparer du pouvoir au 4 Sep-
tembre.
Ce sont eux qui ont mis la France où elle en est.
Après Sadowa, où la formidable organisation mili-
taire de la Prusse s'était affirmée d'une si fou-
droyante façon, des Français au courant des affaires
de l'Europe, ayant des relations partout comme
Jules Simon, n'auraient dû avoir qu'une pensée :
pousser de toutes leurs forées le Gouvernement à
doubler notre armée, à la mettre en état de tenir
tête à la Prusse.
JULESSIMON 203

C'est le moment que choisirent les Jules Simon,


les Jules Favre, les Jules Ferry pour réclamer la
suppression des armées permanentes, pour s'op-
poser à toutes les mesures que l'Empereur essayait
de prendre en l'accusant de vouloir s'entourer de
Prétoriens. Les Prétoriens ! en voilà encore des
gens dont nous avons entendu parler dans notre
jeunesse !
Ils jetèrent tant de pierres dans le jardin dé ce
pauvre maréchal Niel qu'il en entra une dans sa
vessie et qu'il en mourut, grâce à un de ces êtres
terribles qui, nés avec une vocation de bourreaux,
se font chirurgiens afin de pouvoir exercer le métier
d'exécuteur avec considération et honneur.

Quand la guerre fut commencée, ce sont les


mêmes individus qui imposèrent Bazaine. Tout cela
est écrit dans le Journal officiel. Ce fut un de ces
hommes, Glais-Bizoin, je crois, qui cria à la Cham-
bre: « Bazaine généralissime! » Et ils se mirent tous
à hurler : « Oui, oui, Bazaine généralissime ! »
Notez que sur ce sujet, comme sur la force mili-
taire de la Prusse, tous ces gars-là savaient parfai-
tement à quoi s'en tenir. Ils savaient que Bazaine
avait trahi au Mexique et que, sans la faiblesse de
ce débonnaire qu'était Napoléon III, il aurait com-
paru devant un conseil de guerre. Ils savaient que
204 LESHÉROSET LESPITRES
le chef qu'ils réclamaient comme généralissime à
l'heure du péril suprême, avait les. avidités d'un
reître et l'intelligence d'un tambour. Ils avaient une
espèce de pacte avec ce chapardeur d'Afrique qui.
de l'armée, envoyait des émissaires à Paris et dont
la duplicité n'eut d'égale que la bêtise.

Quant à la conduite tenue envers le peuple par


Jules Simon et ses amis qui se déclaraient en toute-
occasion les serviteurs delà démocratie, elle dépasse
vraiment les bornes de l'infamie humaine.
Vers 1860, les ouvriers de Paris étaient heureux,
ils gagnaient largement leur vie; ils se souvenaient
des journées de Juin et, sans aimer Napoléon. 111,
ils avaient le plus souverain mépris pour les rhéteurs
et les bourgeois libéraux qui avaient fait égorger
par Cavaignac ceux que l'on appelait quelques mois
avant les héros de Février. Pourvu qu'ils pussent
plaisanter de temps en temps sur le nom de la
comtesse de Téba, et appeler l'Empereur Badin-
guet, ils n'en demandaient pas davantage.
La Bourgeoisie, avide de places et de sièges de
députés, n'eut pas de repos avant qu'elle n'eût l'ait
sortir le prolétariat de son calme. Tous ces avocats,
tous ces professeurs, tous ces orléanistes déguisés
en démagogues, et auxquels la langue démangeait
de parler, de l'aire admirer leur belle faconde, se
JULESSIMON 205
mirent à exciter les ouvriers : « Allez-vous donc
croupir toujours dans ce honteux esclavage ? Les
grandes journées de la Révolution sont-elles finies ?
Réveille-toi, lion populaire, et de ton rugissement
fais trembler l'homme des Tuileries. »

Sous ces aiguillons, le lion populaire finit par se


réveiller et peu à peu on vit entrer dans la vie
publique des travailleurs comme Varlin, comme
Benoit Malon, comme Jourde, comme tant d'autres.
Après avoir fait le 4 Septembre, ils firent le
18 Mars et, malgré les indignations des Robert
Macaire opportunistes, on n'aperçoit pas très bien
la différence qui peut exister entre ces deux mou-
vements .
On sait l'effroyable répression qui suivit la Com-
mune. Si notre race est anémiée, incapable d'aucun
effort viril, résignée à tout, si les ouvriers étrangers
ont pris partout la place de nos nationaux, c'est que
le sang de France, le sang de ceux qui étaient des
énergiques puisqu'ils étaient des révoltés, a coulé
à flots.
Encore une fois, connaissez-vous rien.de plus
abominable que ces Simon, ces Favrc, ces Picard
venant derrière les soldats de l'ancienne garde, les
fameux Prétoriens de jadis, organiser le massacre
de gens, qui étaient somme toute des belligérants
-18
206 LESHÉROSET LES PITRES

comme les combattants de la guerre de la Séces-


sion, et dont beaucoup avaient été, non seulement
les électeurs de ceux qui les faisaient tuer, mais
les membres de leurs comités, les plus zélés propa-
gandistes des candidatures d'opposition.

Au point de vue de la scène à faire, il est impos-


sible d'imaginer rien de plus saisissant que la visite
de Jules Simon, l'ex-606 de l'Internationale, aux
Fédérés entassés sur les pontons de Brest, prêts à
partir pour ce voyage à fond de cale dont les récits
des Déportés n'ont traduit qu'imparfaitement l'indi-
cible horreur.
Figurez-vous ce qui devait se passer dans l'àme
de ces captifs. Ils avaient, pour la plupart, de
vingt-cinq à trente ans ; avant de se lancer dans
la politique, beaucoup étaient comme nos ouvriers
d'autrefois, que la République juive n'avait pas
encore corrompus comme ceux d'aujourd'hui avec
des beuglants obscènes et des pornographies auto-
risées, de bons pères de famille.
Devant leur vie brisée, ils songeaient à la femme,
aux enfants. Ils se disaient : « Que va devenir ma
compagne? A quelle extrémité le besoin de manger
ne la réduira-t-il pas ? Avec qui va-t-elle se mettre
maintenant? Où est l'atelier joyeux de jadis et les
parties de campagne le dimanche ? »
JULESSIMON 207

Alors ils voyaient arriver Simon, qui s'était appelé


Switzer avant de s'appeler Suisse et que Vallès
avait surnommé Pet de brebis. Melliflu et larmoyant,
il venait contempler tous ces hommes enfermés
comme des bêtes dans des cages et il leur disait :

« Eh bien! mes petits amis, comment cela va-t-il?


Un peu durement ? pour moi cela ne va pas mal :
je suis ministre de l'instruction publique et je viens
vous instruire.
« Vous avez fait une insurrection devant l'en-
nemi, c'est très bien quand c'est moi qui deviens
ministre au 4 Septembre ; c'est très mal quand
c'est Vaillant qui est nommé délégué à l'Instruction
publique le 18 Mars. Sentez-vous la nuance? Vous
n'avez pas reconnu l'autorité d'une Assemblée
nommée par le suffrage universel ; très vilain ceci,
très vilain... Vous me répondrez que j'ai battu des
mains quand vous avez envahi la Chambre le 4 Sep-
tembre, mais je vous répète que l'action alors était
louable, puisque c'est moi. qui en ai profité. »

On fut obligé de ne pas laisser. le ministre s'ap-


procher de trop près des cages, car des poings se
erisp.aient dans l'ombre et des bouches écumantes
jetaient à ce cynique d'une si paternelle onction des
cris furieux et des reproches : « Misérable, si tu ne
208 LES HÉROSET LESPITRES

nous avais pas détournés de l'atelier, entraînés


avec tes discours, encouragés à reprendre les
grandes traditions révolutionnaires, nous ne serions
pas où nous sommes ; il est vrai que toi non plus
tu ne serais pas où tu es. »

C'est du Forain cela, du Forain dramatique et


intense, du Forain shakespearien, du Forain avec
des fonds apocalyptiques : des monuments en feu,
des milliers de cadavres étendus dans les rues et,
à l'extrémité de l'horizon, de grands navires chauf-
fant en rade pour emporter ce tas de vaincus qui
servit de marche-pied à ce vainqueur.
Tout cela n'a point empêché les présidents de
corps constitués, d'Académies, de Sociétés philan-
tropiques de célébrer en de pompeuses oraisons
funèbres les vertus de Jules Simon. On a vu des
vieillards respectables qui avaient déjà un pied dans
la tombe, l'en retirer momentanément pour venir
glorifier devant la France cet onctueux et phari-
saïque phraseur qui fut, somme toute, un grand
raté de la politique.
Nous ne nous sommes pas associés à ses hom-
mages et nous ne le regrettons pas.
Comme tous ceux qui ne cherchent dans la poli-
tique qu'une satisfaction personnelle et qui agitent
le peuple sans aucun but précis, Jules Simon, a fait
.IULESSIMON 269
un mal énorme à son pays, sans le vouloir peut-
être, et s'il ne fut pas un malhonnête homme dans
l'acception étroite du mot, il justifia cruellement la
parole de de Maistre : « L'ambition dont on n'a pas
les talents est le plus grand de tous les crimes ».

18.
FERDINAND DE LESSEPS

E fut un beau rêve réalisé que la vie de


ce favori du sort, qui marcha si long-
temps dans la lumière et dans les
acclamations et qui, avant d'entrer
dans la nuit éternelle, a passé par les ténè-
bres extérieures de l'imbécillité sénile.
Que de tableaux changeants et de visions
diverses dans cette existence tour à tour
éblouissante et sombre : Rome et la quasi-trahison,
la carrière brisée, l'Egypte et lès négociations habi-
lement poursuivies, l'audacieuse entreprise achevée
en dépit de tous les obstacles, l'isthme de Suez inau-
guré sous les regards admiratifs de toute l'Europe,
le triomphe en ce qu'il a de plus brutalement sonore
et de plus vulgairement retentissant, un mélange
214 LES'HÉROSET LESPITRES

d'or et de gros sous comme les souscriptions de


Panama..., puis, l'écroulement et l'intelligence qui
s'éteint au moment où la correctionnelle apparaît...
Quel contraste : l'ombre de Mazas se profilant sur
cette gloire qui avait grandi à l'ombre séculaire des
Pyramides !
Si la destinée fut dramatique et mouvementée, la
figure apparaîtra complexé devant la Postérité; on
y découvre bien des contrastes ; on y trouve du
Napoléon et du Mercadet, du Christophe Colomb et
du Mangin, des parties d'hommes de génie, des pro-
cédés de'puffisle et des inconsciences de faiseur.
Lesseps, en tous cas, aura laissé deux oeuvres dont
les hommes ne pourront jamais s'entretenir sans
que ce nom soit prononcé. Si le canal de Suez n'a
guère été utile qu'à l'Angleterre, le Panama demeu-
rera pour la France un sujet d'inépuisables et ins-
tructives études. Panama a rendu visibles les invisi-
i bilia qui dévoraient lentement ce pays ; par les
éléments dont il a précipité la dissolution, par les
corruptions latentes qu'il a étalées au grand jour,
Panama a avancé de cinquante ans la révolution
sociale.
La vue des Reinach, des Cornélius Herz, des
Arton, des Hugo Oberdoernffer, acharnés sur la même
proie, a fait plus pour l'Antisémitisme que tout ce
que nous aurions pu écrire. A Suez, de Lesseps a
FERDINAND
DE LESSEPS 215

fait passer des bateaux, à Panama il a fait passer


des idées...

L'affaire du Panama, nous l'avons dit, est un


microcosme où l'on voit en action tout ce qui a un
rôle social : Parlement, Magistrature, Presse, Corps
savants depuis l'Académie jusqu'au corps des Ponts
et Chaussées, Haute Banque, Petite Épargne.
Parmi toutes ces forces mises en mouvement, il
ne s'est pas trouvé un seul homme pour empêcher
la ruine; pas un ministre n'a éclairé le pays..., pas
un actionnaire, sortant de la foule, n'a organisé un
meeting pour dénoncer la situation.
Vous constaterez là le délabrement, la vétusté, le
fonctionnement incohérent de tous les ressorts so-
ciaux : un nombre effrayant de journaux ayant pour
résultat de mettre absolument la vérité sous sé-
questre, des ingénieurs des Ponts et Chaussées infa-
tués d'eux-mêmes, exclusifs, se regardant comme
les premiers moutardiers du Pape et incapables de
dire un mot utile dans une question de travaux —
un gouvernement de prétendue discussion, de lu-
mière, de contrôle se résumant dans un .ministre
qui soutient un projet de loterie de 600 millions en
disant : Le gouvernement n'a aucun renseignement,
216 LESHÉROSETLESPITRES
il ne veut pas en avoir, son devoir est de ne pas en
avoir.

On a souvent comparé de Lesseps à un conqué-


rant el, de fait, il a laissé à Panama autant de morts
qu'il en tombe dans une grande journée militaire!
Les ouvriers qui mouraient sur place étaient sim-
plement jetés dans le remblai; un train de décharge
arrivait et les cadavres avaient du coup cinquante
mètres de terre sur la figure. L'Isthme est devenu,
grâce à ces cadavres anonymes, un gigantesque
ossuaire, un cimetière qui donnera plus tard l'idée
d'un immense champ de bataille, où l'on retrouvera
tous les types de la race humaine : des Nègres jet
des Chinois, des Européens et des Asiatiques.
De ces malheureux qui étaient venus braver un
climat pestilentiel pour augmenter un peu leur
chétif salaire, on n'entendra plus parler jamais;
mais les cadavres que le Panama a laissés à Paris :
les Prévarications, les Concussions, les Trafics de
votes seront plus récalcitrants,.
Brisson a dit, sur eux les dernières prières d'une
commission franc-maçonnique et laïque. Franque-
ville les a enveloppés dans le suaire de papier d'une
instruction dérisoire. Loubel a versé dessus le fi-
FERDINAND
DE LESSEPS 217

mier de négociations malpropres dont, le livre de


Dupas nous a donné un échantillon. Vallé a.déposé
sur eux trois gros volumes en guise de pierres tom-
bales. Le socialiste Rouanet y en a ajouté quelques
autres.
Sous cet amas énorme, l'Histoire retrouvera
quand même ces cadavres accusateurs. Un jour, on
les verra sortir du sépulcre des commissions, se
débarrasser du linceul des instructions, briser les
cartons verls qui leur servent de cercueil et venir
flétrir à haute voix les hommes politiques qui se
sont vendus ainsi que le régime inavouable qui a.
toléré et encouragé toutes ces hontes...

1!)
CHARLES DE LESSEPS

J'ai passé un soir trois heures en tète à tête avec


Charles de Lesseps. C'était, si mes souvenirs sont
bien exacts, dans les premiers jours de 1895. Ma
pensée était loin du Panama, dont on ne s'occupait
plus et qui paraissait momentanément enterré...
M. de Lesseps n'était pas amené dans la maison
d'une amie commune, où je le rencontrai, par le
désir de me demander de me taire, et je ne venais
pas davantage avec l'intention de le faire
parler
Cela se passait dans le quartier des Champs-
Elysées, et l'entrevue m'a laissé l'impression d'une
entrevue tout élyséenne, où des êtres [revenus des
passions qui les faisaient agir autrefois, élevés
au-dessus des choses d'ici-bas, devisaient paisible-
220 LESHÉROSET LESPITRES
ment sous une lumière douce, comme les vieux
Aèdes dans les prairies d'asphodèles.
Ne cherchez donc pas, dans ces notes, de révéla-
tions intéressantes. Si M. de Lesseps m'en avait
faites, dans dé semblables conditions, je ne me croi-
rais pas le droit de les rendre publiques sans son
autorisation.:. N'y cherchez pas, non plus, un por-
trait de Charles de Lesseps lui-même. J'ai tendu
ma volonté pour saisir le caractère de cet homme,
pour le classer, pour fixer exactement son type; il
est sur bien des points, resté, pour moi, une
énigme.
Je me figurais très bien, jadis, l'homme qui,
dans cette gigantesque entreprise, aurait touché sui-
des travaux qu'on payait dix fois leur valeur des
commissions qui, pour minimes qu'elles tussent,
auraient représenté des sommes énormes. Il paraît
démontré, aujourd'hui, que Charles de Lesseps n'a
rien à se reprocher de ce genre et qu'il est sorti du
Panama plus pauvre qu'il n'y était entré.
La figure n'en présente ainsi que des aspects
plus étranges. Il n'est pas non plus possible de
voir en Charles de Lesseps un joueur courant quand
même après la chance qui lui échappe, surexcité
par les obstacles auxquels il se heurte, trouvant
dans les difficultés mêmes 'un stimulus pour aller
de l'avant.
DE LESSEPS
CHARLES 221
Les mains, dans lesquelles se lisent si claire-
ment les falalités et les drames de cette existence,
ne sont ni des mains d'homme d'affaires, ni des
mains de joueur, ni des mains de conquistador, ce
seraient plutôt des mains d'artisle.

On ne saurait concevoir une sérénité plus éton-


nante, une équanimité d'âme plus complète, un
état philosophique plus exempt d'inquiétude ou de
remords que celui de cet homme. Ce n'est ni le
je m'en foulisme « fin de siècle », ni la belle humeur
goguenarde de l'épicurien, ni le dédain orgueilleux
el allier du stoïque qui brave le Destin, ni le déta-
chement du chrétien qui ne croit qu'à l'au-delà el
méprise tout ce qui vient de la terre. C'est une sorte
de mélange indéfinissable de fatalisme oriental el
de contentement intime du témoignage que vous
rend votre propre conscience.
C'est par là que cette physionomie est vrai-
ment originale, déconcertante et curieuse. Ce
vaincu, qui a été mêlé à de si effroyables catas-
trophes, a l'air de n'avoir aucune haine contre ceux
qui les ont provoquées; il n'a point aux lèvres le
pli amer des contempteurs de l'humanité. En ce qui
19.
222 LES HÉROSET LESPITRES

le concerne, sans infatuation, sans bravade, sans


protestation vaine contre le sort, il apparaît comme
l'homme qui ne se reproche absolument rien et qui,
même en prison, dormait du sommeil du juste.
' Personnellement honnête, il semble avoir eu
pour tout ce qui intéressait le Panama plus de
répugnances que de scrupules.
Pour essayer de sauver une entreprise qui inté-
ressait tant de petites gens, il a dû passer sous les
fourches caudines des hommes politiques qui lui
mettaient le couteau sur la gorge. C'est un fait
qu'il a subi ; il a été obligé d'avoir recours à cer-
tains moyens, mais ces moyens il tient bien à cons-
tater qu'il ne les a pas employés lui-même.
Il fallait certains plats, il a su qu'on les prépa-
rait, il a su ce qu'ils coûtaient, mais il n'a jamais
été à la cuisine et il a attendu qu'on serve.

Ceci, remarquez-le, n'était pas employé comme


un argument de défense, puisque Charles de Lesseps
déjà condamné une première fois pour corruption,
n'a plus, et surtout n'avait pas, au moment où je
causais avec lui, à se préoccuper de se justifier de
ce chef. Ce n'était pas, d'ailleurs, une interview,
c'était une conversation toute abstraite, avec l'auto-
risation tacite de s'en servir plus tard comme d'une
note d'histoire...
CHARLES
DE LESSEPS 223
« Les députés m'ont fait comprendre que, si je
ne les achetais pas, ils étrangleraient le Panama;
j'ai chargé des intermédiaires de traiter ce marché,
mais je n'ai jamais voulu être mis au courant des
opérations. J'ai dit :
« Faites le nécessaire ! Voilà tout ! »

Dans le procès de corruption même, Charles de


Lesseps semble avoir laissé travailler le fameux
Franqueville avec une sorte de méprisante pitié,
mais sans avoir daigné contraindre le magistrat à
faire la lumière que le Gouvernement redoutait
tant.

« La table, nous disait M. Charles de Lesseps,


était jonchée de documents, de télégrammes et de
petits bleus. Quand le juge d'instruction me posait
une question, je lui disais : « Peut-être, dans tons
« ces petits bleus, trouveriez-vous des renseigne-
« ments utiles sur les affaires de Reinach.... » Le
juge d'instruction devenait alors tout rouge; il
montait précipitamment chez le procureur général
et en redescendait en donnant les signes du plus
profond ahurissement. »
224 I.ESHÉROSET LESPITRES
Les mots sont des zéros ; c'est l'intonation, c'est
le geste qui seuls en font, la valeur. Rien ne sau-
rait rendre l'ironie narquoise, le persiflage sou-
riant avec lequel étaient prononcés ces mots:
<t Peut-être trouveriez-vous des renseignements
dans tous ces petits bleus. »
On devinait le jeu de scène et la mimique :
l'aecusé qui sait tout et ne veut rien dire, le
magistral complaisant qui ne veut rien savoir,
stylé qu'il était par Bourgeois dont on ne connaîtra
bien le rôle que. plus tard.
Peut-être aurait-on aimé voir Charles de Lesseps
un peu plus étonné, au moins au début. Peut-être
souhaiterait-on trouver en lui une acceptation
moins tranquille des moeurs du jour. On lui vou-
drait un peu plus d'indignation et de colère contre
ceux qui ont, mis la Compagnie du Panama dans
l'obligation de les acheter.
Vous ne démêlez nulle trace de ce sentiment,
dans celui qui cause, avec vous. A vrai dire, cet
homme, si jaloux de sa propreté personnelle, si
désireux de ne pas se salir les mains à certaines
besognes, semble manquer un peu de sens moral.
11 n'a pas l'âme occidentale ; il raisonne comme un
Oriental qui a longtemps habité des pays où le
baskchich est consacré par l'usage, passé à l'état
d'institution.
CHARLES
DE LESSEPS 225

Ce qui excuse Charles de Lesseps de cette sorte


d'inconscience, ce qui explique qu'il se soit un peu
trop désintéressé de tout après la débâcle, c'est
qu'au fond il n'a jamais été dans le Panama pour
son compte. Il a tout fait pour détourner son père
d'entrer là-dedans. Ferdinand de Lesseps s'est
obstiné, Charles a obéi ; il a consenti à tout, il a
tout accepté, il a fait tout ce qu'on a voulu pour
faire réussir une oeuvre dans laquelle il n'avait
qu'une foi médiocre.
L'amour filial a visiblement dominé cette exis-
tence tout entière. C'est pour me parler de son
père, pour rectifier l'opinion que j'avais sur lui.
que Charles de Lesseps avait probablement sou-
haité me voir. Il m'en a parlé de la façon la plus
éloquente et la plus simplement touchante que l'on
puisse imaginer.
J'ai rarement rencontré, en effet, un homme qui
parle aussi bien que Charles de Lesseps... Ce n'est
pas le causeur brillant qui tire des feux d'artifice,
ni le tribun qui enfile de belles phrases, c'est
l'homme qui, sans effort et le plus naturellement
du monde, trouve pour tout ce qu'il dit l'expres-
sion parfaitement juste, qui vous saisit par la
logique et la précision de son raisonnement.
226 ET LESPITRES
LES HÉROS
J'avoue que cet entretien m'abeaucoup intéressé.
Il était une heure du matin quand cessa cette
conversation, qui valait moins par quelques détails
piquants que je n'ai pas à mentionner, que par
l'ensemble et la puissance de l'argumentation, par
le lumineux résumé de toute l'affaire.
En ce temps-là les administrateurs de la Com-
pagnie de l'Ouest, que nous retrouverons, j'en ai la
conviction, à l'heure du châtiment, et auxquels
nous ferons payer cher leurs actes de Vandalisme,
n'avaient pas encore complètement saccagé mon
quartier, et on pouvait se promener sous les arbres
du quai d'Orsay...
Je fis le grand tour par le pont d'Iéna, en réflé-
chissant aux phases diverses de cette extraordi-
naire histoire du Panama qui prend, de plus en
plus, le caractère d'un de ces événements fati-
diques qui annoncent la fin d'un régime et l'écroule-
ment d'une Société...
REINAGH ET CORNÉLIUS HERZ

ANS quelque cinquante ans, lorsqu'on


étudiera de nouveau, de sang-froid et
sans passion, l'affaire du Panama, cette
E
gigantesque flibusterie qui semble au-
jourd'hui encore si complexe, si touffue, si
embrouillée, si inexplicable, se résumera
nettement comme la lutte de deux Juifs :
Reinach et Cornélius Herz.
Les ministres, les sénateurs, les députés, le Gou-
vernementj les Chambres, les Tribunaux, les
milliers de petits épargnistes qui apportèrent leurs
économies à la Compagnie, n'apparaîtront plus que
comme des comparses, des quantités négligeables,
20
230 LESHÉROSETLESPITRES
des êtres vagues et n'ayant pas d'existence par
eux-mêmes...
Tout l'intérêt du débat est, en effet, dans l'an-
tagonisme de Reinach et de Cornélius.

C'est en vain que l'on a fait disparaître des mon-


ceaux de papiers, on trouve toujours de nouvelles
lettres et de nouveaux télégrammes de Reinach; il
y en a autant que de lettres de Napoléon Ior.
De tous les coins du monde où il installait sa
tente « aux panaches mouvants », de toutes les
capitales dans lesquelles il était entré en vain-
queur à la tête de sa garde, Napoléon écrivait pour
donner un ordre toujours précis, pour réprimer une
tentative d'indépendance, pour admonester un
général ou mettre au pas un fonctionnaire qui avait
déplu.
C'est l'histoire ancienne, le grande histoire du
commencement du siècle.
L'histoire nouvelle, l'histoire de ces dernières
années, s'écrira avec les missives d'une imperalo-
ria brevilas dans lesquelles Reinach se montre à
tous comme un tout-puissant dont chacun brigue
les bonnes grâces, comme le dispensateur de toutes
les faveurs et de tous les bienfaits.
C'est absolument fou, lorsqu'on songe que
l'homme qui, en réalité, gouvernait la France, était
IUSINACH
ET CORNÉLIUS
HE11Z 231

un baron prussien authentique et que, quelques


années auparavant, les Prussiens bombardaient
Paris, incendiaient nos villages, fusillaient nos
francs-tireurs au mépris des lois de la guerre et
assassinaient nos paysans en plein armistice.
C'est cependant comme cela. Ce peuple, qui s'en
allait en pèlerinage à la statue de Strasbourg et
qui acclamait Déroulède, aurait été complètement
gouverné par Reinach tout seul si Cornélius Herz
n'avait pas existé.

Herz, c'était le Pouvoir rival. L'auteur du chaud


panégyrique de Cornélius, qui a d'abord paru dans
la Forlnightly revieio, et qui a été ensuite publié
en brochure sous ce titre : le Docteur Cornélius
Herz et la République française, n'exagère rien
lorsqu'il écrit, à propos de l'influence de l'homme
dont on avait fait un grand officier de la Légion
d'honneur :

« Pour faire une description complète de cette


carrière, il faudrait relater une grande pai'tie de
l'histoire de la République française durant les vingt
dernières années ; en effet, les chefs de cette Répu-
blique étaient ses amis; les ministres ses intimes.
Les ambassadeurs cherchaient ses bonnes grâces ;
les savants trouvaient en lui un aimable
collègue et
232 LESIIÉ110S
ET LESPITRES
les gens de lettres un compagnon cultivé. Ses con-
seils étaient sollicités des hommes d'État lors des
formations (si fréquentes) de ministères, et les
Cabinets, chancelants et impuissants à mettre un
frein aux factions des Chambres, eurent plus d'une
fois recours à la médiation bienveillante de celui
que l'on qualifiait le plus souvent de « Grand Elec-
teur de France ».

Expert dans l'art des poisons, Reinach, près


duquel Locuste n'aurait été qu'une écolière, ne
reculait devant rien. Rochefort a raconté autrefois
comment il avait supprimé un garçon de recettes
dépositaire, de secrets gênants-, il essaya de faire
disparaître Herz de la même façon.
C'est Blowitz qui, le premier, en 1887, je crois, a
révélé cette histoire qui a passé presque inaperçue
dans le flot de scandales et d'événements sensation-
nels qui se succèdent incessamment.
Àmiel, que Reinach avait chargé de ses vengeances
demeurail alors boulevard Magenta. En mon
absence un de nos amis l'alla voir, en obtint de
précieuses confidences ; j'avais pris rendez-vous
avec lui. Huit jours après il avait disparu subi-
tement comme tant d'autres, il était mort en
quelques heures.
Le Saltabadil embauché par Reinach, et qui
«EINACI1
ET GOIUXÉMUS
1IEHZ 233

]iésil,a à l'instant décisif, était lui-môme un


personnage d'une extraordinaire fantaisie.
Il avait été caporal et camarade de chambrée
d'un de mes amis. Quinze ans après, mon ami,
devenu un brillant officier, allait rejoindre son
régiment en Afrique, lorsque, dans le train de
Marseille, il aperçut un employé de sleeping-car
qui le regardait avec attention.
— Comment ! c'est toi ?
— Oui, c'est moi...
Alors l'autre raconta sa vie. 11 avait quitté l'armée ;
il était devenu commissaire de police ; il avait été
révoqué ; il était parti en Amérique ; il avait été
nommé colonel au Pérou ou au Chili, et il portait
toujours une photographie qui le représentait en
grand costume et qu'il montra à mon ami ; main-
tenant, il était dans les sleeping-cars...

Après des périodes de détente, qui rappelaient


ces festins de réconciliation du x\T siècle où
les chefs des républiques de Florence, de Pise ou de
Padoue s'invitaient à dîner mutuellement, en ayant
soin de cacher .une fiole de contre-poison dans leur
pourpoint, la lutte se continua quand même.
Cornélius Herz dut avoir une heure de joie
intense lors de cette mémorable entrevue de
novembre 1892, qui surpasse en dramatisme les
20.
234 LES HÉROSET LESPITRES

plus extraordinaires conceptions de Balzac. L'im-


pression que ressentit Herz devant cet homme qui
venait lui demander l'aman dut être un peu celle
qu'éprouva l'empereur Guillaume, lorsque, dans
une maisonnette de Donchery, il retrouva après
Sedan, l'homme qui avait été Napoléon III.
Cornélius avait gagné la première manche ; mais
l'ombre de Reinach se vengea, grâce au neveu,
gendre et continuateur de Reinach, Joseph, dont
le rôle est resté longtemps dans la pénombre, et qui
est peut-être un personnage plus étonnant encore
que Cornélius et von Reinach eux-mêmes.
Dans une affaire comme celle du Panama, cet
homme qui ne pouvait rien ignorer, aurait dû être
arrêté un des premiers ; on aurait dû perquisitionner
vingt fois chez lui ; il aurait dû, tout au moins,
passer sa vie chez les juges d'instruction et devant
les Commissions d'enquête. Je ne crois pas qu'il ait
été interrogé une seule fois.

Par une véritable forfaiture, on avait négligé de


s'emparer des documents qui se trouvaient chez
von Reinach. Le mandat sur lequel M. Prinet avait
écrit urgent et qui avait été remis à Clément, n'avait
été exécuté ni le samedi, ni le dimanche, ni le
lundi. Quand on arriva, tout avait été mis en sûreté.
Une fois Reinach mort, c'était Joseph Reinach,
REINACH
ET CORNÉLIUS
HERZ 235
la succession de Reinach, le monde de Reinach qui
avaient le bon bout, et c'était Cornélius Herz qui, à
son tour, allait être la victime.
On lit du malheureux Cornélius un bouc émis-
saire et surtout une vache à lait que l'on se mit à
traire avec fureur. D'accord avec le Gouvernement,.
la succession Reinach lui confisqua ses maisons,
lui arracha deux ou trois millions et lui imposa une
transaction onéreuse en lui promettant que les
poursuites seraient abandonnées contre lui. Quand
il eut tout donné, on le condamna à cinq ans de
prison...
Pour ma part, j'ai toujours jugé absolument
invraisemblable la supposition que Cornélius Herz
ait pu extorquer dix millions à Reinach rien qu'en
le menaçant de raconter qu'il avait distribué des
chèques à des ministres et à des députés.
Tant que l'Opportunisme fut triomphant, ces
moeurs paraissaient toutes naturelles. Dans les
cafés, ceux qui avaient touché s'en vantaient en
riant ; on savait le prix de chaque loi d'affaires qui
avait été votée. Menacé de cette façon, Reinach
aurait répondu à Cornélius : « Faites ce que vous
voudrez, j'en raconterai autant sur vous ! » Cer-
tainement il n'aurait pas craché dix millions pour
sauver l'honneur des parlementaires pour lesquels
il avait un incommensurable mépris.
236 LESHÉROS
ET LESPITRES
11 convient de chercher ailleurs une explica-
tion.

Au moment de l'affaire Schruubelé, à l'époque où


Ferdinand de Lesscps, déjà très affaibli, entreprit
en Allemagne un voyage resté inexpliqué, il y eut.
certainement un grand coup international préparé
contre la France.
Von Reinach qui, dans ma conviction, était un'
des chefs du grand espionnage de France, y fut
activement mêlé. Cornélius Herz surprit-il celte
manoeuvre et tint-il Reinach par là? La chose n'a
rien d'inadmissible.
Ce qui est certain, c'est que Reinach perdit beau-
coup d'argent à ce moment. La guerre qu'on croyait
inévitable n'eut pas lieu. L'Allemagne recula au
dernier moment devant Boulanger dont la popula-
rité était alors une force" énorme pour nous, cl,
aussi devant la mélinite que Turpin venait d'in-
venter.
L'acharnement montré contre Boulanger par les
Reinach s'explique ainsi tout naturellement, de
même que le traitement abominable infligé à un
pauvre inventeur coupable d'avoir rendu service à
la Patrie.
Cornélius se borna-t-il à réclamer dix m il!ions à
Reinach pour des affaires faites ensemble et qui
REINACH
ET CORNÉLIUS
HERZ 237

(levaient être énormes, puisqu'il ce moment ils


étaient les maîtres absolus de la France? Epou-
vanla-t-il Reinach en le menaçant do dire dans un
procès comment ces affaires avaient été faites? C'est
encore possible.
Ce qu'on ne me fera jamais admettre, ce qui est
manifestement absurde, c'est qu'un Juif comme von
Reinach se soit laissé extirper dix millions pour
qu'on ne sache pas qu'il avait distribué des chèques
à des hommes politiques dans cette affaire du
Panama, où la corruption parlementaire n'était un
secret pour personne....

Ce sont vraiment des types extraordinaires que


ceux de ces grands Juifs qui, partis de rien, arri-
vent à tout et qui, en quelques années, s'imposent
à tous dans un pays où ils n'ont nulle attache,
nulle assise, nul point d'appui.
L'originalité de notre oeuvre aura été précisé-
ment d'attirer l'attention sur ces êtres qu'on aurait,
crus protégés par un sortilège qui les rendait invi-
sibles, car ils se livraient chez nous aux actes les
plus hardis et les plus énormes sans que personne
parût même les apercevoir.
238 LESHÉROS
ET LESPITRES
Ces gens-là n'ont vraiment pas le cerveau con-
formé comme nous. Leur évolution, est différente
de la nôtre, et tout ce qui vient d'eux est exception-
nel et bizarre... Ils arrivent on ne sait d'où, ils
vivent dans un mystère, ils meurent dans une con-
jecture... Ils ne parviennent pas, ils surgissent tout
à coup en éblouissant les capitales de millions dont
on ignore l'origine ; ils ne meurent pas, ils s'écroulent
brusquement dans un drame...
Ils attirent le drame, ils l'apportent avec eux dans
les pays qu'ils bouleversent et dans les intérieurs
qu'ils envahissent. Le Krach, le coup de théâtre ou
le coup de Bourse, l'imprévu dans l'interlopie sem-
blent être leur naturel élément.

Quand de pareils gaillards sont lâchés dans une


société, comment voulez-vous que les natifs puis-
sent continuer à vivre de la bonne vie tranquille
d'autrefois ? Ils entraînent tout le monde dans la
trépidation de leur mouvement ; ils troublent tout
autour d'eux par le trouble de leur propre esprit...
En réalité, ces Modernes et ces ultra-civilisés, avec
leurs outrances, leurs fièvres, leurs convoitises
toujours allumées, causent plus de désordre partout
où ils passent que les Barbares d'autrefois.
Gomment font-ils? c'est la question que l'on se
pose devant des personnalités comme celle de
ET CORNÉLIUS
REINACH HERZ 239

Reinach ou de Herz dont la rivalité opiniâtre et


farouche a rempli ces dernières années et contribué
dans une large mesure à faire la lumière sur le
pouvoir occulte que les Juifs exerçaient en France.
Figurez-vous un Français essayant d'aller jouer
en Allemagne, au lendemain d'une guerre désas-
treuse pour la Prusse, le rôle que Reinach jouait
chez nous. Il ne serait même pas arrivé à entrer
dans l'intimité d'un garçon de bureau, il aurait
été éloigné de partout, étroitement surveillé, recon-
duit à la frontière avant même d'avoir franchi le
seuil du ministère de la guerre.
Reinach, le Hambourgeois, qui aurait dû être anti-
pathique et suspect à tous les Français à cause
même de son origine, avait tout dans ses mains
crochues : la finance, le monde politique, le minis-
tère de la guerre. Il avait les fournitures militaires,
les lits militaires ; il avait failli avoir le café mili-
taire.

A coté de cela, un pauvre diable de Français pur


sang, fils et arrière-pelit-fils de Français, apparenté
quelquefois à des hommes bien posés, ne saura
comment s'y prendre pour faire connaître une
invention utile; il trouvera toutes les portes fermées
et il n'aura chance de réussir que si le Juif, moyen-
nant 50 ou 75 •/„, consent à s'occuper de son affaire.
240 LUSHÉROSET LESPITRES

La force du Juif est d'aller tout droit devant lui


avec l'inconscience de certains névrosés. île cer-
tains déments possédés par une idée ï\xe.
Etranger à tout sens moral, incapable de tout
scrupule, convaincu que les autr.es ne comptent pas
et qu'il n'y a pas à se gêner pour eux. le Juif n'a
même pas la préoccupation des responsabilités qu'il
pourrait encourir ; il compte sur le Kahal pour le
protéger si cela est possible, et, pour le reste, il se
confie au Mazzàl.
Qu'est-ce que donc que le Mazzàl ?
Ce n'est ni le fatum antique, ni la Providence
chrétienne ; c'est le bon sort, la chance, l'étoile, le
chapitre heureux du roman. Regardez de près la
vie de tout Juif de marque, elle vous apparaîtra
comme un roman réalisé.

Que voulez-vous, encore une fois, que fassent les


autochtones, les naturels du pays que traversent
ces bandes de Bédouins mis à la dernière mode?
Violemment arrachés à leurs traditions, désha-
bitués de tous les sentiments héréditaires qui cons-
tituent une race, un peuple, une Patrie, ces pauvres
gens éprouvent cette espèce d'ahurissement . qui
caractérise les jours présents; ils se prennent la
tête à deux mains et cherchent en vain à quoi se
raccrocher.
REINACHET CORNÉLIUS
HERZ 241

Il n'y a P'11S rie' 1; en effet : ni foyer, ni moeurs


familiales, ni principes sociaux, ni religion, ni cons-
titution iJy.e de la propriété. La propriété, c'est du
papier qui, aujourd'hui, vaut mille francs et qui,
demain, aura la valeur d'une feuille d'arbre, quand
le Juif qui aura fait monter fictivement ce papier se
sera brûlé la cervelle comme Jacques Meyer, ou
aura avalé une fiole d'aconitine comme Reinach.
Dans quel temple chercher un asile au milieu
de la tempête? Le temple de Dieu ? Pour la nouvelle
génération, c'est une vieille masure que le gouver-
nement déclare bonne à être démolie. Le temple
des lois? C'est un antre où l'on acquitte les flibus-
tiers fameux qui ont volé beaucoup de millions,
tandis qu'on condamne impitoyablement le misé-
reux qui a volé pour manger. Le temple de la
représentation sociale? Les Juifs, au temps du
Panama, en avaient fait un bazar où l'on achetait
des votes à beaux deniers comptant.

Il semble, cependant, que cette période soit prête


a finir et que le réveil ait déjà commencé.
Dans un de ces dessins de Forain qui, avec leurs
légendes qui sont parfois des essences d'idées,
21
242 LESHÉllOSET LESPITRES
constitueront une si admirable contribution pour
l'histoire sociale de ce temps, on aperçoit deux
Juifs effondrés sur les ruines du Syndicat.
« Nous n'avons plus d'hommes ! dit la légende ,
pour réussir il nous aurait fallu Cornélius Herz ou
Reinach. »
En réalité ni Cornélius, ni von Reinach, avec leur
prodigieuse rouerie et leur infernale habileté, n'au-
raient fait triompher le Syndicat Dreyfus. L'époque
était changée, l'atmosphère s'était modifiée. Dès
que la France a compris la signification, la portée,
l'avenir de l'Antisémitisme, elle est entrée dans la
voie de la guérison.

Cornélius, qui a rejoint aujourd'hui von Reinach


dans le scheol, était le dernier représentant d'une
phase définitivement close. Ce personnage énigma-
tique et mystérieux qui offrait un composé de traits
si divers et apparaissait comme un mélange du doc-
teur Faust,, de Balsamo et de Vautrin, s'est obstiné
à vivre tant qu'il a eu quelque espoir de revanche.
Quand il a vu que tout était terminé, il a donné une
dernière preuve de son intelligence en s'en allant
assez à temps pour ne pas assister aux désastres
prochains de sa race, à l'écroulement définitif du
régime juif...
BURDEAU

luELQUiiSjours après le procès Burdeau,.


je notais l'impression soudaine que
j'avais éprouvée dans"cette salle d'as-
H I sises, chaude de tous les effluves,
agitée par toutes les passions, traversée par
des émotions contradictoires.
Au moment où Mariage retroussait sa jupe
avec un geste 'de vieille femme, et disparais-
sait, sous les huées de 1 auditoire, tandis que chacun
était debout commentant les dramatiques incidents
qui s'étaient succédé dans ces deux journées, l'idée
de la mort me hantait.
Je songeais à ce parapluie d'Alphonse dé Roths-
child, au geste ineffable, à la fois idolâtrique cï
21.
246 LES HÉROSET LES PITRES

grotesque, qu'avait eu ce greffier en débarrassant le


baron de son pépin. Dans ce mouvement on lisait la
stupeur qu'un tel homme pût avoir un parapluie
comme un simple mortel et aussi une indignation
pieuse qu'on n'eût pas pensé à l'en débarrasser
plus tôt.
Je me disais : « Ce Rothschild vient de déclarer
qu'il avait soixante-sept ans. Dans vingt ans au plus
il est infiniment probable que celui auquel la terre
appartient appartiendra alors à la terre. Que res-
tera-t-il dans vingt ans de tous ceux qui sont ici
avec des colères dans les yeux et des propos violents
sur les lèvres? Où sera ce Cruppi qui m'invective,
et ce Mariage qui m'empêche de me défendre, et ce
grand dépendeur d'andouilles de Waldeck qui
m'appelle diffamateur en retroussant sa manche
pagode dans une gesticulation qui ne peut pas ne
pas être hautaine, puisqu'il est convenu qu'il est
hautain. »
Cette pensée de la mort est un meilleur cordial
qu'on ne croit dans les luttes de la vie. Elle vous
venge d'avance de ceux qui vous ont fait du mal
et, en délimitant devant vous l'espace qui vous est
départi pour y déployer votre activité, elle donne
aux épisodes, au milieu desquels nous nous agitons
leurs proportions véritables. Comme a dit Maurras,
« c'est un grand secret de force intime ».
BURDEAU 247

Deux ans après ce procès mémorable dont Roths-


child, quoique simple témoin, avait été le prota-
goniste principal, Burdeau mourait Président de la
Chambre des Députés. Deux ans encore s'écou-
lèrent, et M. Le Poittevin, juge d'instruction, chargé
de reprendre l'affaire du Panama, écrivait dans son
rapport :
« Et maintenant il est un nom. que j'ai le regret
d'être obligé de citer, qui a été porté par un homme
illustre, que tous les républicains ont pleuré quand
il est mort. Cet homme est M. Burdeau!
« J'ai la preuve que M. Burdeau a été, à la
Chambre, l'indicateur d'Arlon; qu'il s'était chargé
de désigner au corrupteur les députés que ce dernier
devait corrompre, et, pour ces faits, M. Burdeau a
directement louché la somme de 50,000 francs... »

Qu'est-ce que vous dites de l'histoire, mon pauvre


Waldeck? 0 Cruppi, ô Mariage, que pensez-vous du
rapport Le Poittevin?
Nous connaissions si bien les relations de Bur-
deau et de la Compagnie du Panama, que nous
avions fait citer comme témoins Fontanes et Charles
de Lesseps.
248 LES HÉROSET LES PITRES
Le président Mariage n'ayant pas permis à Fon-
tanes de répondre à la question qui lui était posée,
Mc de Saint-Auban renonça à la déposition de
M. Charles de Lcsseps.
S'il avait pris fantaisie ce jour-là à Charles de
Lesseps de dire toute la vérité, les scandales du
Panama éclataient trois mois plus tôt...

Burdeau n'a pas été seulement le député beso-


gneux et faible qui se laisse mettre un chèque dans
la main en échange de son vote. Burdeau a été à la
fois corrompu et corrupteur. Il était l'homme lige de
la Compagnie de Panama, car le Globe était la pro-
priété de Fontanes ; il se chargeait d'indiquer à la
Compagnie les députés à acheter, et pour cela il
employait un moyen très simple, quoique un peu
canaille ; il faisait relever à la questure le nom des
représentants dont l'indemnité était frappée d'oppo-
sition et il disait à Arlon : « Vous pouvez y
aller! »
Voilà l'homme auquel on a fait des funérailles
nationales ! Voilà l'homme dont on a recouvert le
cercueil d'un drapeau tricolore ! Voilà l'homme à
propos duquel les représentants des grands Corps
de l'État ont prononcé des discours qu'on aurait à
peine adressés aux mânes d'un héros qui aurait
sauvé la Patrie.
HURDEAU 24?/

Lisez cette manchette du Malin. Est-ce assez sug-


gestif?
OBSÈQUES DU PRÉSIDENT DE LA CllAMBKE
DES DÉPUTÉS
LA CAimiÈIlE U'UX KNJ'AiNT
DU l'EUPLK
La présence de M. Casimir-Pericr. — Témoignage
de reconnaissance nationale. — Solidarité du passé
et du présent. — Unanimes hommages. -— La.
statue de Lyon voilée de crêpe. — Le Palais-
Bourbon en deuil.

C'est en ceci qu'éclate l'ironie sinistre, macabre,


shakespearienne de la situation actuelle. C'est à ces
lueurs de vérité, qui déchirent tout à coup une
atmosphère d'imposture et de mensonge, que la
Société apparaît telle qu'elle est, cadavre que l'on
farde comme on peut, pour en dissimuler la
hideur, corps en décomposition qui se tient debout
par une sorte de prodige et qui n'en exhale pas
moins une odeur nauséabonde et putride : jam
foetet...

De fait, le cas de Burdeau est le cas de la plu-


part des hommes politiques de ce temps, et ce que
j'en ai dit au procès, avec ma modération habituelle,
reste vrai.
250 LESHÉROSET LES PITRES

Né dans le peuple, il avait appris l'alphabet chez


les Frères de la rue de la Lanterne. Il n'a pas
montré à leur égard une àme généreuse puisque,
après avoir dû son éducation à des congréganistes,
il a demandé qu'on interdît à ceux qui avaient été
élevés par des religieux l'accès des grandes écoles
de l'État. Sur ce point, hélas ! il a agi comme bien
d'autres : il a servi la messe avant de servir la
Synagogue, il a été l'enfant de choeur d'un bon
prêtre avant d'être l'enfant de choeur de Rothschild.
Burdeau travailla et conquit une belle place dans
l'Université. De là, il sauta dans la politique. C'est
à ce moment qu'il voulut jouir un peu de la A'ie.
Après avoir subi les duretés de l'existence, il sou-
haita en connaître les plaisirs.
C'est une observation fort juste que l'on fit au
moment du Panama : ce sont les provinciaux qui
ont les appétits les plus féroces ; c'est sur eux que
Paris exerce le plus terriblement cette démorali-
sante influence à laquelle échappent plus facilement
les Parisiens qui, comme Mithridate, se sont habi-
tués tout jeunes au poison. Qu'il est vrai ce cri de
la provinciale, ce cri qui termine Sa,pho : Paris!
voilà ce que la. province le donne et voilà ce. que tu
lui rends !
Ce qu'il faut bien voir, c'est que tous les gens qui
nous traitaient bruyamment de calomniateurs
BURDEAU 251

jouaient une honteuse comédie et n'avaient pas


le moindre doute à ce sujet. Quand on débarqua
Burdeau au moment du Panama, il n'était pas
nécessaire d'avoir Arton pour savoir la vérité ;
Lesseps, interrogé, l'aurait dite, et le nom du
député du Rhône avait été trouvé à la banque
Proppers. M. Chaulin, un ancien magistrat,,qui fut
administrateur du Globe, aurait tout appris à Fran-
queville, si celui-ci avait voulu apprendre quelque
chose.
Cela n'empêcha pas Burdeau de redevenir ministre
des finances quelques mois après ; ce qui montre en
quelles mains sont nos intérêts financiers. Quand il
ne fut plus ministre, la Chambre, qui était fière,
sans doute, d'avoir eu Floquet comme président,
s'empressa de choisir Burdeau, l'ancien débarqué
du Panama.

Tout le monde savait. Le salon politique de


MmoWaldeck-Rousseau est un des mieux informés
de Paris et Waldeck-Rousseau n'avait pas la moindre
illusion sur Burdeau quand, pour le défendre, il
remuait ses manches pagodes avec une indignation
simulée.
Casimir-Perier était le Parlement fait homme ; il
laisait partie de l'Assemblée depuis vingt-cinq ans;
il n'ignorait rien
quand il vint témoigner pour Bur-
~ZM LESHEROSET LES l'ITUES

(leau devant, la Cour d'assises. Il n'ignorait rien


lorsque, dispensé de celte corvée par sa situation de
chef de l'Etal, il tint à, assister aux obsèques pom-
peuses de Burdeau et à se porter garant de son
intégrité...
11 est vrai qu'avant de servir de témoin à Burdeau,
Casimir-Perier avait été déjà l'un des témoins
choisis par Bai haut dans le duel qu'il devait avoir
avec notre confrère Mariottc. Depuis, nous avons vu
cet ancien président de la République apporter au
traître Dreyfus le concours de sa déposition équi-
voque... En voilà un qui décidément n'a pas le
témoignage heureux !

Si Burdeau avait eu des amis sincères, ils auraient


pu le défendre en donnant sur lui la note humaine
et, pour tout dire, en se servant des traits sous les-
quels nous l'avions peint... Tout ce qui est vrai a
une telle puissance que, très probablement, la foule
aurait eu pour ce mort, qu'on aurait volontiers pan-
thôonisé jadis, l'indulgente pitié qu'on a pour tout
otre dans lequel on retrouve l'image même souillée
de l'humanité.
C'est un moderne, il était pauvre, il gagnait pôni-
BURDEAU 253

blement quelques billets de mille francs avec des


ouvrages de philosophie. Il a aimé une femme
charmante; il a souhaité entourer d'un peu de
luxe celle qu'il aimait; il a voulu qu'elle eût cette
joie d'être aussi élégante que les plus riches. Il
aurait eu beau traduire l'un après l'autre tous les
ouvrages de Schopenhauer qu'il ne serait jamais
arrivé à ce but. Il s'est mis aux gages des financiers ;
il a servi les financiers et les financiers l'ont servi,
ils en ont fait une manière de grand homme et ils
l'ont relativement peu payé.

Voilà, encore une fois, la vérité humaine, pari-


sienne, « fin de siècle », et le public est si intelli-
gent, si sceptique, si blasé, qu'au fond il n'aurait pas
regardé cela comme abominable.
Ce qui irrite un certain monde dans le cas de •
Burdeau, ce qui a poussé ses amis, plus zélés
qu'habiles, à essayer de le disculper, assez mal-
adroitement du reste, c'est que le déballage de cette
affaire du Panama est la fin de tout un ordre de
choses. C'est la faillite de toute une littérature, de
tout un régime qui reposait sur l'hypocrisie,
la déclamation et le mensonge, c'est l'écroulement,
sous les risées et sous les huées, de toute une théo-
rie philosophique et sociale.
La société d'autrefois, vous racontait-on, était
22
254 LESHÉROSET LESPITRES

profondément corrompue. Une nouvelle classe


d'hommes allait faire régner des principes sé-
vères.
L'idée avait été symbolisée dans une des fêtes les
plus curieuses de la Révolution : la Fêle de la'Ré-
génération, où les Conventionnels allèrent les uns
après les autres tendre leur coupe à l'eau pure qui
jaillissait des mamelles de la Révolution,
On retrouve l'idée sous la même forme dans la
phrase inoubliable de Jules Ferry : « La France,
débarrassée de la corruption de l'Empire, va entrer
dans la période des austères vertus. »
Eugène Pelletan disait à peu près la même chose
à Pontmartin : « Laissez-nous faire la République,
vous verrez, vous verrez comment nous moralise-
rons la France. »

Ce n'était pas seulement un changement de


régime, c'était une nouvelle conception de la nature
humaine. L'homme, dans le passé, était corrompu
parce qu'il était l'esclave de toutes les superstitions
et de tous les préjugés, parce qu'il était courbé sous
le joug de la tyrannie. L'homme émancipé, le nouvel
xVdam, n'acceptait pas la fatalité du péché originel,
il n'avait besoin d'aucun frein religieux ; il était ver-
tueux pour le seul amour de la Vertu. La morale
élevée, qui était la sienne, était indépendante de
' BURDEAU 255

tout dogme, il la puisait dans sa propre conscience ;


c'était le pur, le bon citoyen, Aristide ou Caton.
C'était la morale maçonnique, et beaucoup de
Maçons, autrefois, y crurent de très bonne foi.

Le résultat, vous le voyez, tout le monde le voit.


Dos que l'action dissolvante du Juif a pu s'exercer
en toute liberté, la France est devenue un cloaque,
le Parlement s'est transformé en bazar. On ne peut
plus toucher le corps social sans faire crever un
abcès, sans voir jaillir un flot de pus, sans aperce-
voir quelque ulcère affreux.
Les Francs-Maçons, eux-mêmes, quand ils sont
dans le commerce, dans les affaires pour de vrai,
savent parfaitement qu'on ne peut obtenir le vole
d'une loi d'intérêt général, d'un tarif, d'une entre-
prise quelconque, sans donner des pots-de-vins.-
Le cas de Burdeau est noyé dans l'océan de la
pourriture bourgeoise. Les Grévy, les Carnot, les
Brisson sont peut-être des personnages aussi repré-
sentatifs que,Burdeau de la décomposition générale.
L'un qui, sous l'Empire, apparaissait comme la
statue de marbre de l'Intégrité, avait transformé
l'Elysée en boutique où l'on vendait des décorations.
L'autre,, mis au courant par de Lesscps, a tout fait
pour que l'oeuvre de justice et d'épuration ne fût
pas accomplie.
256 LESHÉROSET LESPITRES
Le troisième dit à ses intimes : « Certainement,
j'aurais pu faire la lumière complète sur le Panama,
mais c'eût été la fin de la République. »

Une fois de plus, l'homme a voulu se dresser


dans son orgueil; il a dit : « Ni Dieu, ni maître »,
il s'est réveillé au milieu de la plus profonde abjec-
jection.
Dans le discours qu'il prononça sur le cerceuil du
Président de la Chambre, Perrot, le directeur de
l'École normale, l'appelait l'amitié que Bersot avait
témoignée à Burdeau et, par le fait, Burdeau fut,
en quelque façon, un épigone de Bersot.
Honnête par lui-même, Bersot enseignait l'athéisme
aux élèves de l'École normale. Quand il connutëque
le cancer qui le rongeait était incurable, il pria un
soir qu'on n'entrât pas dans sa chambre trop tôt le
lendemain, et il se tua pendant la nuit. Les norma-
liens de la Presse n'eurent pas de paroles assez
pompeuses pour louer ce stoïque.
Burdeau lira les conclusions logiques de cet
enseignement d'un maître qui ne croyait qu'au
néant. Il voulut jouir d'une vie qui était bornée à
la terre, jouir du plaisir de voir sa compagne être
habillée par quelque grand couturier, se parer de
BURDEAU 257

bijoux désirés, avoir autour d'elle des fleurs qui lui


rappelaient les pays ensoleillés où elle était née.
L'instituteur primaire socialiste qui commente ces
histoires devant un auditoire indigné et prépare
ainsi sa candidature à la Chambre, ferait comme le
grand universitaire Burdeau s'il le pouvait... C'est
si gentil une femme qui sent bon...
Le Christianisme seul a pu décider des privilégiés
de la Destinée qui avaient tout à renoncer à tout.
Ce n'est que grâce à lui que l'on a vu des hommes,
assez riches pour se donner toutes les jouissances,
coucher sur la dure, jeûner toute l'année, marty-
riser leur corps par le cilice. C'est la Foi seule qui
pousse des patriciennes à quitter le velours et la
soie pour la robe de bure et à soigner, avec une
tendresse filiale, les plaies dégoûtantes de vieillards
indigents qui puent considérablement.
C'est une constatation embêtante pour les Francs-
Maçons, mais c'est bien embêtant aussi pour un
pays de voir tous les consuls, tous les gonfaloniers,
tous les podestats de la République maçonnique
et juive, les anciens présidents du Conseil et les
anciens présidents de la Chambre, être si parfaite-
ment convaincus d'être des concussionnaires et des
voleurs que ceux de leurs collègues qui n'avaient
pas volé, étaient obligés d'envoyer des émissaires à
Arlon pour le prier de se' taire.
22.
258 LES HÉROSET LES PITRES
C'est là le point de conjonction où la morale fait
un angle aigu avec l'intérêt social. Les
malheureux,
qui ont été réduits à la misère, sont bien forcés de
reconnaître, en effet, que le désastre qui les frappe
provient de l'absence de toute notion morale chez
ceux qui gouvernent, et ils en arrivent à se
demander si la morale d'autrefois n'avait pas une
base moins chancelante et moins fragile
que la
morale d'aujourd'hui.
TOUSSENEL

N a comparé Toussenel à Michelet et


sur bien des points, l'auteur de l'In-
secte et de l'Oiseau procédait de l'au-
a teur de l'Esprit des bêtes dont il a
certainement subi l'influencé.
Michelet et Toussenel avaient de commun
un amour profond, filial, poétique de la France. Ils
aimaient, non seulement son âme, sa grandeur his-
torique, mais ses paysages enchantés, ses fleuves
mélancoliques et joyeux, ses forêts majestueuses et
riantes, ses eaux claires, coulant à l'ombre des
peupliers et des saules.
Lisez les pages admirables que Michelet a con-
sacrées à la description géographique de la France
et où il a parlé de ses provinces d'un aspect si
262 LESHÉROSET LESPITRES

distinct, de ses climats différents, de sa flore mul-


tiple avec l'enthousiasme d'un artiste, la fierté d'un
patriote, l'accent pieux d'un fils. Comparez-les
ensuite à certaines pages de l'Esprit des bêtes,
et vous reconnaîtrez que l'inspiration est la
même.

Quelle sincérité, quelle intensité d'émotion dans


ces lignes !
« Noble pays et noble le peuple qui l'habite ; un
peuple Franc que le monde ancien salua dès sa
première apparition sur la scène de l'histoire, du
titre de peuple sauveur de l'unité chrétienne et de
bouclier de Dieu. Car bien avant que le farouche
Sicambre eût courbé le front sous la bénédiction de
l'humble serviteur du Christ, l'extermination des
hordes d'Attila, le fléau de Dieu, avait déjà pro-
clamé la bravoure d'un héros franc. et la puissance
de son bras invincible. Déjà la vierge libératrice et
sainte dont la douce auréole doit colorer de si
poétiques reflets toute page héroïque de nos
annales, avait fait irruption dans la légende na-
tionale.
« Une grande nation, si généreuse et si répulsive
par nature à l'ignoble trafic qui force l'homme à
mentir, qu'il lui a fallu faire venir de Juda et de
Genève d'infimes mercenaires façonnés à la
TOUSSENEL 263

fourbe pour tenir ses boutiques de prêt! Et qu'elle


a été obligée de tirer de l'étranger sa tribu d'écu-
meurs de bourse comme elle en avait tiré déjà sa
tribu de ramoneurs!....
ce Ah ! que les thuriféraires du Veau d'or, que
tous les croupiers du Juif-roi déplorent l'inaptitude
des gens de mon pays aux choses du commerce et
leur défaut d'égoï,sme national !
« Moi, je revendique ces vices-là comme les plus
beaux titres de gloire de ma patrie^ comme les
signes les plus manifestes de la supériorité de ma
nation. » -

L'oeuvre entière de Toussenel est comme un


hymne à cette terre natale dont il aime tout, dont
il admire toutes les simplicités et toutes les magni-
ficences, dont.il rossent toutes les vibrations. Le
brin d'herbe, l'oiseau qui passe, les hôtes des
champs et des bois éveillent chez cet observateur
à la fois si subtil et si précis, chez ce contemplatif
si exact et si lyrique des pensées élevées ou tou-
chantes qu'il exprime sous la forme la plus ingé-
nieuse et la plus fine qui se puisse imaginer.
La France est vraiment pour lui « la doulce
France » de la-Chanson de Roland ; le « gentil pays
de France » dont parle Jeanne d'Arc.
C'est sur le sillon qu'est né l'Antisémitisme de
26i LESHÉROSET LESPITRES

Toussenel. C'est de cet amour pour la France qu'a


jailli la colère qui déborde à chaque instant sous sa
plume, et son indignation de voir un si merveilleux
pays, une si noble terre, une terre de chevalerie,
de désintéressement et de loyauté, devenue la proie
d'une poignée de Youddis malpropres, vomis sur
nous par tous les ghettos de l'Univers.
Dans notre crédulité, dans notre élan de généro-
sité irréfléchie, nous avons été assez naïfs pour
accueillir ces étrangers comme des frères, et main-
tenant, ils sont nos maîtres, les plus arrogants cl,
les plus grossiers de tous les maîtres.
Nul mieux que Toussenel n'a montré la diffé-
rence qui existait entre l'aristocratie ancienne et la
féodalité financière qui s'est élevée sur les ruines
de la noblesse et qui a confisqué la Révolution
française à son profit :
<( La devise de l'aristocratie nobiliaire est celle-
ci : Noblesse oblige ; celle de l'aristocratie financière :
Chacun pour soi.
« Chacun pour soi ! Noblesse oblige ! Ces deux
devises caractérisent admirablement la différence
fondamentale qui existe entre l'aristocratie de
naissance et l'aristocratie d'argent.
« Après que la nation conquérante a pris pos-
session du sol de la nation vaincue, les chefs de la
horde victorieuse sont obligés de se fortifier pour
TOUSSENEL 265

prendre racine sur le sol, ils bâtissent leurs châ-


teaux forts, leurs manoirs féodaux, et maintiennent
soigneusement à leur caste le privilège des grades
militaires et des hauts emplois de l'État.
« Ils ne paient pas l'impôt de la terre, mais bien
celui du sang. Ils revendiquent en toute occasion
l'honneur de défendre cette terre dont ils sont les
seigneurs. Ils honorent par-dessus tout la pro-
fession des armes, la vaillance, le dévouement de
l'inférieur au supérieur. La protection due à l'op-
primé, au faible, la déférence due à la femme, le
respect de la religion et de ses ministres, sont
renfermés implicitement par eux dans cette expres-
sion de vaillance. De là, les traditions et le ton de
la chevalerie et de la galanterie. Le chevalier, pour
être admis dans l'ordre, doit jurer de protéger
et de servir la femme et l'orphelin. Noblesse
oblige !
« Le descendant des preux dont la gloire est
écrite sur les pierres du pays est tenu de bravoure.
Mais je demande à quoi sont tenus, de par leur
origine, ces hauts barons de la finance qui des-
cendent d'une faillite ou d'une adjudication de four-
rage illustrée de pols-de-vin ! On ne me soutiendra
pas que ceux-là dérogent à hanter les tripots de
Bourse et à solliciter les marchés scandaleux.
Aussi voit-on que leur conscience est
parfaitement
23
266 LESHÉROS.
ET LESVITRES
en repos sur ce chapitre et que les spectres de
leurs aïeux ne se dérangent pas de leur tombe pour
leur faire du chagrin la nuit. »

Sans doute, dans ces Juifs, rois de l'Epoque, bien


des traits ont vieilli, bien des chapitres semblent
démodés.
Toussenel nous a peint le Juif en marche : nous
avons devant nous le Juif arrivé. Il a vu le Juif
s'essayant à la conquête de la France : aujour-
d'hui, grâce à la guerre de 1870, la conquête est
faite et le Juif nous tient râlants sous son talon.
C'est par ce côté que l'oeuvre, lorsqu'on la relit, a
je ne sais quoi d'archaïque qui plaît comme la
reconstitution^ dans certaines pièces de théâtre,
des costumes de nos grand'mères. Les moeurs de
. la Haute Pègre financière ont encore, à ce moment,
un aspect ingénu et patriarcal. On no parle, là
dedans, que de quelques millions volés; de temps
en temps.
Qu'est ceci à côté des grands coups contempo-
rains comme ceux du Honduras, de l'Union Géné-
rale, du Comptoir d'Escompte^ des Mines d'Or,
des Conventions qui coûteront un milliard à la
France?
Cela fait songer à, ces descriptions de moeurs des
viveurs qu'on rencontre de loin en loin dans de
TOUSSENEL 267

vieux romans oubliés. On vous y montre des lions,


des dandys, des fashionnables qui donnent cin-
quante louis par mois à- leur maîtresse et qui
éblouissent, Paris avec un tilbury et un tigre monté
sur le siège.
Quel étonnement éprouveraient les gens d'alors
en pénétrant dans ces palais somptueux élevés sur
des cadavres, en constatant que les plus beaux
domaines de France, les châteaux historiques les
plus fameux appartiennent maintenant à des Juifs
allemands venus en haillons chez nous?

Le grand mérite de Toussenel a été précisément


d'être un précurseur, d'avoir indiqué, avec une
prescience inouïe, une incroyable puissance d'in-
tuition, ce qu'était dans son essence et ce que
serait dans son fonctionnement cette Féodalité
financière qui, à l'époque où il écrivait, commen-
çait à peine à se constituer.
S'il est de son temps en nous peignant les
escroqueries qu'il a pu voir, et qui sembleraient
des jeux d'enfant à nos grands Sémites d'aujourd'hui,
Toussenel est d'aujourd'hui et de demain par la
conscience très nette que ce vrai Français a du
268 LESHÉROSET LES PITRES

péril juif. Comme Balzac, il a su deviner tous les


Rothschild, tous les Reinach et tous les Barnato
qu'il y a dans Nucingen.
C'est par ce côté encore que le livre de Toussenel
intéresse et impressionne. S'il n'est exempt ni de
dangers, ni d'épreuves, notre rôle, à plus d'un
égard, est plus enviable que le sien. Nous sentons
que l'Opinion publique est avec nous. Tous ceux
qui nous lisent ont souffert des iniquités que nous
flétrissons. S'ils n'en n'ont pas l'énergie, tous,
au moins, ont le désir de secouer le joug igno-
minieux.
Connaissez-vous, au contraire, supplice compa-
rable à celui qu'endurent des précurseurs comme
Toussenel? Ils ont la notion claire d'une situation
que personne n'aperçoit distinctement autour
d'eux; êtres d'intuition, ils s'adressent à des
hommes qui ne sont pas organisés comme eux
et qui ne les comprennent pas... Vox clamanlis in
deserlo.

Que de merveilleuses divinations, cependant,


dans ces pages ! Toussenel a discerné le premier
l'action secrète de cette rapace et dévorante Angle-
terre, qui peut s'appuyer sur le Juif, parce qu'elle a
son contrepoids dans la puissance terrienne de ces
lords, immuablement installés sur la conquête
TOUSSENEL 269

de 1066. Il nous l'a montrée se préparant déjà à


tout ce qu'elle a réalisé depuis, s'emparant de
Suez, tandis que la France illusionnaire, songe à
Panama! N'est-elle point prophétique cette phrase
écrite en 1845:

« Quand l'Angleterre pousse à la démolition de


la vice-royauté de Mehemet-Ali pour mettre la
main sur l'isthme de Suez, à la faveur de l'anarchie
et des troubles, le Gouvernement français détache
un ingénieur vers l'isthme de Panama pour faire
pièce aux Anglais. Le Journal des .Débals tient son
style napoléonien en réserve pour ces grandes occa-
sions. »

Les Débals, citadelle de la bourgeoisie censitaire,


lurent la bête noire de Toussenel. Aujourd'hui ils
sont doublés par le Temps et par d'autres journaux
de même nuance, mais alors ils étaient seuls et ils
jouissaient d'une autorité incontestable ; ils consti-
tuaient un véritable pouvoir.
Ce sont eux qui présidèrent au mariage de la
Ploutocratie philippiste avec la Juiverie encore
modeste. Toutes deux marchèrent longtemps unies
dans une même campagne pour l'exploitation géné-
rale du pays et fraternisèrent dans une haine
commune pour lé Peuple. Aujourd'hui la Bour-
geoisie est reléguée au second plan, et depuis la
23.
270 LES HÉROSET LESPITRES

guerre, grâce aux recrues venues d'Allemagne, le


Juif a tout mis sous ses pieds. Il étale sans ver-
gogne, les dépouilles conquises dans ces razzias
gigantesques qui laissent bien loin derrière elles les
petits gains du bourgeois millionnaire d'autrefois,
devenu un besogneux d'aujourd'hui.

Toussenel est de son temps encore, en ceci qu'il


a de tout une vision d'artiste et de poète. C'est
pour lui que semble avoir été écrit ce mot si pro-
fond et si juste : « L'art est le culte extérieur que
nous rendons à nos idées. »
Dans le Monde des oiseaux, il nous montre
l'homme de proie, le conquérant, le haut baron, le
maître hautain, dur, mais vaillant. C'est l'Aigle le
plus rapide, le plus féroce, le mieux armé de tous
les oiseaux de carnage et qui plante son aire sur les
hautes cimes, comme le Féodal bâtit son donjon
sur la montagne. Aujourd'hui, le Juif a remplacé le
seigneur intrépide et brutal. A l'Aigle a succédé le
Vautour. Lisez le portrait du Vautour, et dites-moi
si celui qui nous l'a donné n'est pas un des plus
grands prosateurs de ce siècle.
« Le bec du vautour taillé en casse-noisette com-
TOUSSENEL 271

plôte la ressemblance physique de l'oiseau avec


l'usurier. Le casse-noisette est le moule invariable
du nez chez tous les grands noms de l'usure, mar-
chands d'espèces au-dessus du cours ou marchands
de lorgnettes. On peut même dire de ce nez que sa
forme est passée dans nos moeurs. »
Pour l'école à laquelle appartenait l'auteur de
l'Esprit des Bêles, les rapports sont constants entre
le visage et le caractère. Non seulement l'âme res-
plendit dans le regard, lui prêtant ses éclairs ou
lui imprimant sa douceur, mais les traits se modi-
fient suivant la vie qu'on mène, et cette modifi-
cation quotidienne affecte principalement le nez et
le profil. Toussenel dit un peu plus loin :

« Le casse-noisette du vautour est percé de deux


narines dégoûtantes, d'où suinte perpétuellement
une sanie fétide. C'est, qu'on ne vit pas perpétuel-
lement de charogne sans passer peu à peu à l'état
de cadavre. C'est qu'on ne vit pas éternellement de
vol, de rapines et d'usure, sans que l'âme à la fin ne
se pourrisse, et sans que la pourriture intérieure ne
fasse éruption au dehors par un écoulement de
phrases fétides, de promesses fallacieuses, de men-
songes de tout acabit. »

En dépit de bien des chimères, ce fut un mou-


vement intéressant que ce mouvement fourriériste
272 LESHÉROSET LESPITRES

dont Toussenel a été un des brillants représentants.


Ouvrez la collection de la Démocratie pacifique
et comparez ce qu'on lisait chaque jour dans ce
journal à ce qu'on lit aujourd'hui dans certains
journaux remplis de récits plus ou moins erotiques,
vous serez stupéfait de la façon dont le niveau
intellectuel a baissé...

Toussenel, qui avait toujours annoncé qu'il


vivrait cent ans, s'éteignit au mois d'avril 1885
dans ce joli coin de France qu'on appelle la Plâ-
trerie, et qui donne, d'un côté sur la Seine, tandis
que de l'autre, il touche à la forêt de Fontaine-
bleau. Il expira oublié au moment où les Juifs
étaient dans une sorte d'apothéose... S'il avait vécu
une année de plus, il aurait assisté à l'explosion
d'enthousiasme et de joie que souleva cette France
Juive qui parut juste un an après sa mort, au mois
d'avril 1886.
Il en est des idées comme de ces bois dont Tous-
senel a célébré si souvent la mystérieuse poésie et
l'impressionnante grandeur. Tout paraît morne,
lugubre, endormi, enseveli dans la tristesse et le
deuil... Soudain, les nids se remettent à chanter,
TOUSSENEL 273

l'allouette gauloise reprend son vol, les luxuriants


épanouissements du renouveau attestent l'énergie
de la sève qui coulait à travers ces branches qui
semblaient épuisées et stériles.
Le modeste monument que, sur l'initiative de
M. de Grandmaison, des mains amies ont élevé il y
a trois ans à Toussenel, dans le petit village de
Monlreuil-Bellay, est déjà un commencement de
réparation pour le grand penseur français qui nous
a frayé la voie. Nous lui rendrons un hommage plus
complet après la définitive victoire, quand la
France, enfin rentrée en possession d'elle-même,
saura reconnaître, parmi tant de réputations sur-
faites ou de gloires usurpées, ceux qui ont vrai-
ment honoré le xix° siècle...
ERNEST HELLO

RNESTllello est resté toute sa vie ignoré


du public, et ce n'est que longtemps
après sa mort que l'on s'est avisé de
S
penser que l'auteur de l'Homme avait
bien pu être un écrivain de génie.
Seuls, quelques habitants de la rive gauche con-
naissaient cette étrange figure ; ils regardaient che-
miner ce passant si bizarre, avec ses cheveux en
broussailles, son crâne énorme, ses yeux brûlant
d'un feu intérieur, cet ensemble singulier qui lui
donnaient l'air d'un personnage d'Hoffmann. Les
autres n'ont jamais vu ni Hello homme, ni Hello
écrivain dans son passage à travers la vie. Le grand
penseur est mort en partie de cette indifférence.
24
278 LESHÉROSET LESPITRES
Ce n'était point un de ces dédaigneux superbes
qui, sentant qu'ils, ne sont pas dé leur temps, écri-
vent pour eux et deux ou trois amis. Il avait l'ar-
deur, le désir, le besoin de publicité, de célébrité.
Il a tout fait pour arriver au public ; il a écrit dans
des journaux du boulevard et développé même, dans
le Gaulois, une thèse assez originale à propos de la
Denise, de Dumas. Jamais il n'a pu attirer l'atten-
tion sur lui; jamais le bruit humain n'a retenti au-
tour de ce nom pourtant sonore d'iïello, de ce nom
si bien fait, comme l'a dit Barbey d'Aurevilly, « pour
résonner comme un clairon d'or sur les lèvres de la
Gloire. » Cet homme qui a écrit quinze volumes
dans lesquels se trouvent certainement une douzaine
de pages qui sont parmi les plus belles de césièclea
ne figure môme pas dans le Vapereau. . • : ,; >
Bossuet a parlé de « l'ensorcellement de lâbaga--
telle ». Hello a repris le mot pour expliquer mélan^
coliquement les causes de son impopularité en indi-
quant ce qu'il entendait par la critique *.

« J'ai voulu, dit-il, dans les Plateaux de la Ba-


lance, élever la critique assez haut pour qu'elle pût
cesser d'être une irritation et devenir un apaise-
ment.
« J'ai voulu la placer assez haut pour qu'elle pût
dominer la poussière et la fumée du combat, car,
ERNESTHÉLLO 279

après le Désir, il faut nommer la Justice, et après


la Justice il faut nommer la Paix ; je ne parle pas de la
paix négative des muets qui se regardent ; je parle
de la paix glorieuse, celle qui chante.
« Je voudrais que cette oeuvre de Désir et de Jus-
tice fût aussi une oeuvre de Paix.
« Je voudrais que le critique vint s'asseoir sur la
montagne très solennellement.
« Mais qu'est-ce qu'un livre en face de ces mots :
Désir, Justice. Paix? Qui pourra, mesurer son im-
puissance? Qui pourra mesurer sa faiblesse et la
résistance de la distraction, et l'étendue du désert
où sa voix va crier?
« Celte distraction du monde n'est pas de la puis-
sance, mais elle est de l'inertie, et quoi de plus
résistant que l'inertie? L'ensorcellement de la baga-
telle est un monstre à cent mille formes. Quelquefois
la bagatelle apparaît bagatelle, quelquefois elle se
déguise et prend des airs graves. Ses pompes, qui
ont le baptême pour ennemi, lui taillent des cos-
tumes . tragiques^ qui voudraient être solennels.
L'armée de la bagatelle a sa cavalerie légère, elle a
aussi son artillerie. »
280 LESHÉROSET LESPITRES

Le Vox damans in déserta résume la vie d'IIello ;


mais de ce désert, il faut le reconnaître, il ne prit
jamais son parti. Quelles souffrances, tantôt muettes,
tantôt bruyantes! Quelles trépidations intérieures
dans cet éternel vaincu ! Que d'envies qu'il avouait
lui-même ! Quelle exaspération contre Veuillot, par
exemple, qui avait le don de se faire lire, d'agir sur
l'opinion, de forcer ses adversaires à le discuter !
Définitivement désillusionné, ce grand méconnu est
allé s'éteindre au fond de cette Bretagne qui était
bien sa véritable patrie. Il appartenait vraiment à
cette terre qui produisit Chateaubriand comme la
personnification d'elle-même, qui met une teinte de
religiosité même sur ceux qui blasphèment, comme
Lamennais et Renan. Tous ces écrivains-là ont un
ton de prophète; ils parlent toujours très haut,
comme s'ils voulaient dominer le murmure des
vagues ou le grondement du vent de mer. Un même
accent d'Apocalypse traverse l'oeuvre de l'auteur des
Paroles d'un Croyant et l'oeuvre de l'auteur des
Paroles de Dieu... Rappelez-vous, plus près de vous,
Ignotus : même en décrivant une fête de banlieue
il avait l'image biblique et l'épithète sonore.
ERNESTHELLO 281

Plus puissant que tous ses compatriotes comme


penseur, Hello n'avait point cette habileté d'artiste
qui sert encore de passeport, en certains cas, à
quelques idées élevées. Il avait du génie, mais il
lui manquait un peu de talent, un peu de cette
faculté inférieure, si vous voulez, mais charmante
de plaire, de reposer ou d'intéresser. 11 était tou-
jours grand, mais la grandeur perpétuelle de cette
intelligence fatiguait plus qu'elle n'attirait.
Avec de la petite monnaie en abondance dans sa
poche, on se procure ce que l'on veut et l'on fait
ligure dans le monde ; avec un lingot d'or, on peut
être embarrassé pour prendre un fiacre. Certains
esprits extraordinaires, mais mal organisés pour la
vie pratique, meurent sans avoir pu monnoyer leur
lingot. Hello était de cette famille.
Henri Lasserre, qui a écrit pour l'Homme, le chef-
d'oeuvre peut-être d'Hello, une éloquente introduc-
tion, a comparé l'auteur à ces inaccessibles som-
mets tantôt perdus dans les nuées du ciel, tantôt tout
éclatants de lumière et brillants comme le soleil.
La comparaison est exacte et l'on éprouve, en lisant
l'Homme, l'impression que produit un séjour pro-
longé sur une montagne. On a froid quand on arrive
au faîte et l'on éprouve le besoin de redescendre.
Au risque de passer pour être bas, ce qui était l'in-
jure suprême pour Hello, on trouve je ne sais quelle
24.
282 LES HÉROSET LESPITRES

poésie à l'auberge dont les vitres étincellent. La


servante qui sourit d'un air humain en écorchant
quelque chanson vous fait l'effet d'une sirène et le
dernier dûs poètes, fût-il Tartempion, vous donne
envie de l'embrasser au sortir de ce voyage aux
mers polaires et d'entonner avec lui cet hymne
ardent à tout ce qui a la vie, la forme et le mou-
vement.
Que de choses magnifiques, cependant, dans ce
livre ! Le Veau d'Or, qui ouvre le volume, est une
merveille, même dans la forme. Jamais Plaute et
Molière n'ont poussé l'analyse aussi loin qu'Hello
disséquant l'Avarice dans les fibres les plus intimes
du coeur humain ; peignant l'Avare dans les replis
les plus, cachés du vice qui le possède et fait corps
avec lui. L'écrivain qui a écrit le Veau d'Or est l'égal
des plus grands romanciers, dramaturges ou mora-
listes. Nul réaliste n'arriverait, au point de vue de
l'art à une pareille intensité d'effet. Nul n'est des-
cendu plus avant dans les profondeurs, nul n'a vu
de plus près, nul n'a vu de plus haut.

En dehors de ses envolées dans l'infini, de ses coups


d'aile dignes des mystiques du Moyen Age, il y eut
chez Hello un moraliste au regard très profond, très
ERNESTHELLO 283

aigu, très fin même, un analyste d'une perspicacité


étonnante, un critique d'une rare élévation.
Le chapitre qui a pour titre : la Charité intellec-
tuelle dans les Plateaux de la Balance est admirable
d'un bout à l'autre.

« La parole écrite, dit Hello, est une immense


charité, et sa diffusion, quand elle est bonne et belle,
l'acte de charité au xix 1' siècle.
est, par excellence,
Ce mot de charité a perdu parmi nous sa splendeur.
Nous oublions beaucoup trop que charité veut dire
grâce. Charité veut dire splendeur. Nul ne fait acte
de charité s'il ne fait acte de beauté.
« Il est temps de restituer aux mots leur
gloire, et le plus glorieux des mots, c'est le mot de
charité.
« Dans ces temps où nous sommes, où les besoins
humains semblent se faire plus criants, plus impé-
rieux, plus déchirants, personne ne peut savoir
combien le beau fait de bien.
« Il existe au fond de beaucoup d'âmes, des faims
et, des soifs dévorantes qui appellent la parole écrite.
Entre ces lecteurs avides et l'écrivain, avide aussi,
il doit se faire un courant de charité sublime, car
tous donnent et tous reçoivent. Le lecteur donne
immensément à l'écrivain, et l'écrivain ne sait pas
284 LESHÉROSET LESPITRES
lui-même combien il reçoit de son lecteur. « Com-
prendre, c'est égaler», a dit Raphaël. Celui qui com-
prend, fait à celui qui parle une immense charité.
Personne ne peut mesurer, dans le siècle où nous
vivons, l'importance du journal, ses droits, ses
devoirs, sa responsabilité, les devoirs qu'on a en-
vers lui. C'est lui qui distribue le pain. Il pénètre là
où ne pénètre pas le livre. Il informe les intelli-
gences. Son action est d'autant plus profonde qu'elle
est plus inaperçue. Il enseigne d'autant plus effica-
cement, qu'il ne se présente pas comme un ensei-
gnement. Il n'est pas pédant. Il n'est pas doctoral
dans ses prétentions.
« La parole est essentiellement nourrissante et
désaltérante. Tout homme qui garde une parole
de vie et ne la donne pas est un homme qui, dans
une famine, garde du pain dans ,son grenier sans le
manger ni le donner. »

Pour moi, je reverrai longtemps, le pauvre Hello


passant par les rues avec celle qui fut la compagne
dévouée de sa vie, et qui, elle aussi, a été un écri-1-
vain de talent.
Il y a un drame poignant, allez, dans cette lutte
inutile contre l'obscurité. « Paix et peu, telle est
ma devise, disait Solar; j'ai toujours vécu dans le
bruit et j'ai fini par avoir trop. » Combien sont
ERNEST HELLO 285

ainsi ! Que de gens souhaiteraient par-dessus tout


l'ester tranquilles, être inconnus, auxquels la célé-
brité vient comme malgré eux, qui sont toujours
en vedette pour un motif ou pour un autre. Hello
aurait aimé la rumeur de la renommée et la gloire
l'a fui obstinément. 11 a publié quinze volumes à
peu près : la Physionomie des Saints, les Contes
extraordinaires, les Paroles de Dieu, Rusbroch
l'admirable, le Jour du Seigneur, et il n'a même pas
pu entrer dans ce Vapereau au milieu duquel se
prélassent les derniers des vaudevillistes.
Au lendemain de la mort d'Hello, j'écrivais à
propos de cette oeuvre si puissante que le public
frivole s'était obstiné à ne pas vouloir connaître :

« Quelque malin découvrira cela dans la pous-


sière d'une bibliothèque, s'appropriera les idées,
les points de vue, les observations originales qui
fourmillent dans ces chapitres ; il n'en mettra pas
beaucoup à la fois en circulation, et il passera pour
un homme très fort. Peut-être aussi Hello aura-t-il
son jour comme de Maistre qui demeura presque
complètement ignoré de ses contemporains. »

Le jour du grand Hello semble prêt à se lever :


il a déjà sa petite élite d'admirateurs et de fervents,,
mais ce commencement de gloire n'est sans doute
286 LESHÉROSET LESPITRES
aussi qu'un commencement de justice. La Postérité
vengera plus complètement le puissant écrivain de
l'indifférence de ses contemporains qui ne voulurent
ou qui ne surent reconnaître en lui le signe du
génie.
HENRI MONNIER

contemporains d'Henri Monnier


qui lui furent supérieurs et dont per-
1 sonne ne se souvient plus depuis long-
S 1~loMBiENde
I temps ! Et cependant le nom d'Henri
Monnier est sûr de l'immortalité. Joseph
Prudhomme a sa place à côté de Tartufe,
de Turcaret, de Basile. Plus heureux que
beaucoup d'écrivains infiniment mieux doués que
lui, Monnier a créé un type, a enrichi la famille
dramatique d'une figure vivante, réelle et distincte...
Ce n'est pas le premier venu, allez, que Joseph
Prudhomme, et si les superficiels en rient, le penseur
peut s'arrêter longtemps à considérer ce personnage
qui a exercé sur les choses de notre époque une si
décisive influence. Il a pesé d'un rude poids dans la
25
290 LESHÉROS
ET LESPITRES
balance des événements, ce sabre destiné à défendre
nos institutions et, au besoin, aies combattre; il a
décidé le 24 Février et le 18 Mars.
Prudhomme est terrible, effectivement, en ceci,
qu'il est étranger à tous les nobles sentiments qui
fondent ou conservent les Etats. Il est aussi inca-
pable d'enthousiasme que de respect; il est aussi
bien l'ennemi de ceux qui veulent créer une société
nouvelle que de ceux qui veulent maintenir la société
ancienne. Quand une main de fer tient le pouvoir, il
provoque une émeute à propos d'un chien sur la
queue duquel on a marché. Quand on est en Répu-
blique, il crie : « Au feu ! » aussitôt que flambe à
côté de lui l'allumette d'un fumeur.

Nous l'avons entendu, exaspéré et hideux, hurler


après des prisonniers et des vaincus, vociférer :
Tuez-les tous! Arrachez-leur les ongles! À peine les
prisonniers étaient-ils partis qu'il s'agitait pour qu'on
allât les rechercher...
On peut soutenir sans paradoxe que si ce siècle
, qui a remué tant d'idées, qui a vu s'affirmer tant
de théories magnifiques et fécondes, qui a produit
tant d'éminents esprits, si ce siècle n'a point donné
tout ce qu'il était susceptible de donner, c'est à
Prudhomme qu'il faut s'en prendre. On achète ou
on persuade une conscience, on dompte une volonté,
HENRIMONNIER 291

on écrase une raison d'Etat par une autre -raison


d'Etat. Quelle prise a-t-on sur cet être-là?
Tous les gouvernements se sont heurtés à cette
masse de chair adipeuse, flasque, et active seulement
pour empêcher les autres d'agir. Je ne veux point
calomnier ce colossal révolté qu'on nomme le Diable.
Mais la signification du mot diabolos fait songer à
Prudhomme. Dia bouleuo, je veux en travers.
Prudhomme veut toujours en travers.

Ce grotesque si dangereux, Henri Monnier l'a


admirablement saisi: il ne l'a point suivi dans ses
manifestations successives, quoique Prudhomme
s'appelle encore Légion, malgré la suppression de la
garde nationale ; il l'a montré dans son type primor-
dial, dans son incarnation première; il a fixé cette
langue, qui devient sans doute plus correcte et plus
fleurie selon l'éducation et les milieux différents,
mais qui reste toujours identique à elle-même,
puisque les idées sont les mêmes, ou plutôt puisque
l'absence d'idées nettes, personnelles, originales,
demeure la même...
Otez Joseph Prudhomme de l'oeuvre de Monnier et je
ne suppose point qu'il en subsiste grand'chose. Tour
292 LESHÉROSET LESPITRES

à tour caricaturiste, écrivain et acteur, il resta tou-


jours uniforme pendant un demi-siècle, refaisant
sans cesse le dessin de la veille, reproduisant l'étude
réussie une fois, jouant de la même façon la pièce
déjà applaudie. Ce n'était ni un évocateur, ni un
voyant, ni même un artiste dans l'acception un
peu élevée de ce mot. Il ignorait absolument ce que
c'est que donner la vie et il était incapable — en
dehors du personnage dans lequel il s'était incrusté
— de se dédoubler seulement une soirée et de rem-
plir un rôle dans la comédie d'un autre...
Nul ne comprit moins le peuple que cet auteur de
Scènes populaires. Le peuple a des passions, du sang,
des nerfs, des aspirations confuses, des magnifi-
cences d'expression dignes parfois de Bossuet. De
ceci vous ne rencontrerez nulle trace dans Monnier.
11se confina dans cette loge de la portière, lieu
banal, artificiel, et bâtard, qui ne représente du
peuple qu'un des éléments les plus bas : l'envie poul-
ies locataires du premier. Au dire de quelques-uns.
les conversations recueillies là sont d'une exactitude
merveilleuse. Je ne dis ni oui ni non, confessant mon
incompétence. Est-ce un sens qui me manque? C'est
possible ; mais je ne distingue point où peut être le
mérite artistique dans la sténographie minutieuse
des propos tenus en une loge de concierge pendant,
toute une soirée...
HENRIMONNIER 293

J'avoue avec la même ingénuité mon manque


absolu d'admiration devant les charges attribuées à
Monnier. Inclinons-nous, si vous y tenez, devant la
phrase célèbre dans les restaurants : « Garçon, doré-
navant, mettez les cheveux sur une assiette à part,
ceux qui les aiment en demanderont. » Si l'on avait
annoncé aux gens du XVIII0 siècle que ce lazzi passe-
rait pour très spirituel, je crois qu'ils auraient
esquissé une légère grimace.

On m'objectera que ces propos de loges et les


légendaires discours de Prudhomme se touchent de
près. Mais la différence est sensible. Prudhomme est
un personnage constitué de toutes pièces, intéres-
sant surtout par l'influence qu'il exerce en parfaite
inconscience sur les événements de son temps. C'est
à ce. vain partage où il excelle que Prudhomme doit
d'être officier dans la garde nationale, et à cette heure
oscillante et perplexe où une minute suffit à tout,
perdre ou à tout sauver, cet imbécile de Prudhomme
est, avec son sabre, l'arbitre de la situation. Le sort
de toute une génération dépend d'un homme qui ne
sait pas ce qu'il veut. Des milliers d'êtres de valeur
changeront de voie parce que Prudhomme, qui n'a
25.
294 LESHÉROS
ET LESPITRES
ni idéal, ni respect, ni discipline, ni intelligence, ni
croyance, ni espérance, hésite s'il doit attaquer nos
institutions ou les défendre. Voilà pourquoi ce fan-
toche comique atteint par moment au tragique;
voilà pourquoi il est éternel; voilà pourquoi Joseph
Prudhomme est installé à tout jamais dans cette
galerie de caractères et de types qui, tous les cent
ans, s'enrichit à peine de deux ou trois figures...
Henri Monnier semblait prédestiné à cette création.
Un autre, préoccupé de ce personnage, eût raffiné,
ajouté, exagéré. La nature de Monnier était inca-
pable de tout perfectionnemenl artistique et même
de tout effort d'imagination; il n'a absolument rien
mis dans son Joseph Prudhomme. C'est pour cela
que Joseph Prudhomme est vrai et que Henri
Monnier est immortel...
DAUMIER

OMMEtous ceux qui ont beaucoup ri,


Daumier est mort triste. Il avait perdu
à peu près la vue et je ne connais rien
a d'émouvant comme le malheur d'un
dessinateur ou d'un peintre qui sent qu'avec
1 âge s éteignent graduellement ces yeux habi-
tués à regarder si bien, à examiner si atten-
tivement les silhouettes, les visages et les
images qui s'offrent à son crayon ou à son pinceau.
Une dernière consolation du moins avait été accor-
dée à l'artiste ; il avait pu, à l'exposition organisée
par des amis fidèles, quelques mois avant sa mort,
contempler, une dernière fois, de ses regards trop
affaiblis pour travailler encore, l'ensemble du travail
298 LESHÉROSET.LESPITRES

accompli, constater la richesse des documents qu'il


léguait à l'histoire.
C'est l'histoire, en effet, qui héritera de Daumier.
Le peintre de moeurs qui voudra évoquer, dans ses
côtés superficiels, et, parfois profonds aussi, la géné-
ration de 1830 ne pourra écrire une ligne sans
causer avec les inimitables créations de Gavarni.
L'historien, avant de tracer un portrait, passera de
longues heures dans cette galerie terrible où Dau-
mier a placé, l'un après l'autre, tous les person-
nages du règne de Louis-Philippe. Il feuilletera une
à une toutes les pages de ces mémoires, écrits au
crayon rouge, par ce Saint-Simon de la rue.
Ce ne sont point des charges seulement que ces
dessins où le procédé est si simple et l'effet si
intense. Le caricaturiste ne se contentait point de
chercher à provoquer la gaieté en exagérant un
ridicule ou un tic. La lutte entre l'artiste et le
modèle était autrement serrée. Daumier allait à la
Chambre ou à l'audience, tendait sur celui qu'il
visait toutes ses facultés d'observation, et, tout en
regardant, pétrissait la glaise entre ses doigts. Il
fixait ainsi le type ; il notait les bosses en quelque
façon; il arrêtait les lignes essentielles; il ne lui
restait plus qu'à donner à cette personnalité tous les
développements qu'elle comportait.
En sortant, Daumier avait son homme dans la
DAUMIER 299

main, et la caricature, pour luir.devenait une sorte


d'opération philosophique qui consistait à séparer
cet homme de ce que la société l'avait fait pour le
montrer ce qu'il était foncièrement, ce qu'il aurait
pu être dans d'autres milieux ; il dégageait, en un
mot, le moi latent, comprimé ou maîtrisé de l'homme
qu'il mettait en scène. Cette ressemblance intime
faisait pousser des cris de rage aux gens qui se trou-
vaient ainsi vus en dedans; ils éprouvaient l'effare-
ment de quelqu'un qu'on a surpris parlant tout
haut...
A nos yeux, c'est cette méthode toute particu-
lière, et qu'il faudrait la plume de Balzac pour ana-
lyser, qui différencie Daumier de tous ses contem-
porains. Ses effigies ont le relief et la netteté de
modelé d'une médaille antique. L'intention satirique
accentue un peu les traits, mais ne les dénature
pas.

Même aujourd'hui que les animosités d'alors


n'existent plus et que plusieurs des victimes de
Daumier ont disparu laissant un nom honoré, le
phrénologue ou le psychologue ne peut s'empêcher
d'être émerveillé de la sûreté avec laquelle l'artiste
démêlait la nature originale d'un homme et décou-
300 LESHÉROS
ET LESPITRES
vrail la dominante d'une organisation. A force
d'efforts, de volonté, telle personne, en effet, a pu
tourner au bien des instincts mauvais et valoir
mieux que ce qu'elle était nativement : mais en réa-
lité, elle était ce que Daumier l'avait vue. Que. de
martiaux sont condamnés pour coups et blessures
qui, dans d'autres conditions, se seraient couverts
de gloire et seraient peut-être devenus généraux !
Que de faiseurs de. réquisitoires, nés passionnés et
fougueux, prodiguent leur force et en arrivent à cra-
cher le sang pour obtenir une tête dans l'intérêt de
cette société, qu'ils auraient peut-être attaquée avec
autant de véhémence dans des circonstances dif-
férentes !
La caractéristique du talent de Daumier fut juste-
ment de protester contre l'élément trop humain que
l'amour des honneurs, le désir de garder sa place,
la recherche des applaudissements mêlent à ces
débats, où le représentant de la Loi devrait faire
abstraction de sa personnalité. Il dut son succès à
la puissance d'accent avec laquelle il traduisit ce
qu'a de cruel cet appareil judiciaire mis au service
d'un parti.
A cette époque d'opposition violente, où les procès
politiques avaient un retentissement inouï, c'est aux
juges, aux pairs, aux magistrats même que s'en
prend Daumier. 11 est sans pitié pour ces palino-
DAUMIER 301

distes comme Persil et Mérilhou qui, après avoir


demandé toutes les libertés la veille, devenaient le
lendemain les instruments d'une implacable répres-
sion. Fils d'ouvrier, ouvrier lui-même quelque
temps, il venge avec ce crayon, plus meurtrier
qu'un stylet, ces prolétaires qui ont versé leur sang
en 1830, pour mettre au pouvoir ceux qui les fusillent
en 1832. Cette voix qui vient des faubourgs com-
mente la grande parole de Berryer, flétrissant du
haut de la tribune le cynisme des apostasies.
Qui ne se rappelle le portrait de Persil qu'a décrit
Champfleury?
« Le nez est long, droit, mince; les mèches de
cheveux fins et pointus se dressent comme des mous-
taches de chat aux alentours des yeux; la ligne
courbe de favoris soigneusement taillés disparait
dans la profondeur de la robe. Toute la partie
molle du visage semble avoir été rongée par l'am-
bition; les chairs vertes sont collées sur des os tran-
chants comme le couteau oblique que le portrai-
tiste a dessiné en blason sous le portrait. Une tête
coupée, des chaînes, des menottes complètent ce
cruel symbole. »
Qui ne se souvient d'un autre chef-d'oeuvre où l'ont
voit rangés en demi-cercle les ministres : Guizot,
Thiers, d'Argoult, de Rigny? Accoudé au banc
ministériel, M. Prunelle, maire de Lyon, parait
26
302 LESHÉROSET LESPITRES

s'applaudir d'être si bien en cour et d'avoir, comme


on dit, l'oreille du gouvernement. Devant eux, des
députés étalent des bedaines incommensurables ;
par-dessus tout règne un demi-jour discret qui
semble envelopper d'une douce somnolence cette
extase plantureuse et lourde où dorment tous ces
satisfaits, tous léseras, comme on parlait alors.
Qu'elle est sinistre encore cette chambre de la rue
Transnonain, où toute une famille est étendue dans
la mort parce que les puissants du moment n'en-
tendent point que l'émeute leur reprenne ce que
l'émeute leur a apporté !
Au milieu de cette société, ou plutôt sur les
marges de ce monde corrompu par en haut, a surgi
un personnage inconnu du passé. Prêt à la violence,
mais préférant l'astuce, tantôt tragique et tantôt
commune, Robert Macaire, personnification de tous
les appétits déchaînés, apparaît comme la résultante
logique d'une civilisation d'où le sens moral s'est
évanoui. C'est encore Daumier qui se charge de
donner sa définitive incarnation artistique à ce
Protéede la boue, si difficile à saisir dans la multi-
plicité de ses ruses, la diversité de ses déguisements
et la variété de ses formes.
DAUMIER 303

C'est ainsi que dans les innombrables compositions


qu'il fournissait avec une incroyable fécondité à la
Caricature et au Charivari, Daumier fut l'ennemi
acharné, obstiné, impitoyable de tout ce qui se ratta-
chait au régime fondé en 1830. Sur le déclin de sa
vie, sa verve, sans s'être émoussée, semble moins
incisive et moins âpre. Après nous avoir peint les
personnalités en évidence il nous peignit la foule, et
cette partie de son oeuvre, pour être, moins en
dehors que l'autre, n'en est pas moins intéressante.
Les Thiers, les Guizot, les Odilon Barrot ont assez
noirci de papier pour qu'on les interroge eux-
mêmes; ce qu'il importe de savoir, c'est la pensée
de ces anonymes et de ces impersonnels qui ont
été les lecteurs, les électeurs, les admirateurs, les
ennemis, les victimes, les sujets de M. Thiers, de
M. Guizot ou de M. Odilon Barrot.
Cette pensée, la légende tracée sous un dessin
nous la livre. Joseph Prudhomme nous en apprend
plus sur son temps que bien des gros volumes, et
j'ajouterai volontiers que le bourgeois de Daumier
nous en apprend plus que Prudhomme lui-même.
Le silence du premier est plus éloquent que la
verbosité du second. Le sabre à deux fins de
304 LESHÉROSET LESPITRES

Prudhoniine implique encore quelque velléité d'ac-


tion sans but précis ; le parapluie sur lequel s'ap-
puie cet être ossifié, inerte, cristallisé, qui attend
l'omnibus, exprime je ne sais quelle idée de pétrifi-
cation absolue. On se demande quel ressort pure-
ment mécanique peut faire mouvoir cet inconscient
et le décider môme à cet effort d'aller d'un endroit
à un autre...
26..
AUGUSTE BARBIER

'EST une curieuse figure que celle


d'Auguste Barbier. On peut dire que
sa personnalité se dédouble en quelque
m
sorte : tandis qu'une moitié est illu-
minée par les rayons de la gloire, l'autre
reste enveloppée dans une obcurité presque
complète. Qui donc, même parmi les plus
ignorants, ne connaît la Curée? Qui, même parmi
les plus lettrés, connaît Chez les Poètes? L'auteur
même n'a pas mis son nom à ce dernier volume ;
il l'a signé l'auteur des ïambes, comme si déjà,
appartenant à moitié à la mort, il prenait, le nom
que lui donnera la Postérité.
308 LESHÉROSET LESPITRES

Auguste Barbier nous offre peut-être l'unique


exemple d'un phénomène dont tout le monde parle,
mais comme on parle du loup blanc que personne
n'a vu: l'inspiration. Pour les poètes les plus ori-
ginaux, habitués dès leur jeunesse à jongler avec
des rimes, à plaquer un peu de couleur sur des
sentiments qu'ils n'éprouvent que d'une façon toute
littéraire, il y a des moments où l'on est plus ou
moins bien disposé, mais l'inspiration n'est qu'une
formule poétique. Elle fut une réalité pour Barbier.
Sous l'impression, probablement, des événements
de la rue, surexcité par l'atmosphère encore pleine
de l'odeur de la poudre, il éprouva évidemment nue
commotion soudaine, il cul, comme un coup de
soleil, il fut possédé vraiment dumens divinior. Ces
strophes puissantes, sonores, métalliques, irrépro-
chables de rythme, larges et simples de conception,
splendidcs de forme, semblent coulées d'un seul jet
dans le bronze impérissable.
Seules avec la Marseillaise, peut-être aussi avec
quelques vers de Lamartine et de Musset, les trois
pièces de Barbier: la Curée, l'Idole, la Popularité
nous donnent l'idée d'une oeuvre créée spontané-
ment, suscitée en quelque sorte par un souffle
supérieur et presque sans intervention do l'homme
du métier.
Au temps de Barbier, on ne connaissait pas encore
AUGUSTE
BARHIER 309

l'étrange sans-gêne avec lequel un écrivain, dès


qu'il commence à être connu de cinq cents per-
sonnes, charge un ami complaisant de raconter la
manière dont il tcttai.t et les paroles qu'il a pro-
noncées en mettant sa première culotte. Barbier,
d'ailleurs, avait le respect de la dignité des lettres
à un degré plus vif encore que ses confrères. On ne
sait donc rien de ses sentiments intimes.
Il est permis de regretter que le poète des Ïambes
ail poussé un peu loin cette noble pudeur. On eût
aimé à apprendre ce qui se passa dans cette âme
après le retentissement de la Curée. L'auteur ne
fut-il pas comme effrayé du terrible don qui venait
do se révéler en lui! Songca-t-il à ce qu'il pourrait,
avec le pamphlet rimé, déchaîner de haines dans
son pays?

Ame honnête et élevée, Barbier craignait-il d'être


entraîné lui-môme par celte Nômésis à laquelle il
avait fait rendre de si violents accents ? Redouta-
t-il, après avoir été l'interprète acclamé de la France
des honnêtes gens, de devenir le porte-voix d'un
parti, de faire servir à une guerre de personnalités
cette lyre d'airain dont le cri indigné avait eu un
310 LES HÉROSET LES PITRES

écho dans toutes les poitrines, de mettre un dra-


peau ou plutôt un guidon, dans les mains de cette
muse qui n'avait porté jusque-là qu'une auréole au
front?
Le poète dut penser certainement, ne fût-ce que
pendant un instant, à continuer et à marcher en
avant; mais il vit les sentiers si étroits et si boueux
de tous les côtés, qu'il n'eut pas le courage de s'y
engager pour courir sus aux infâmes. La société
n'avait pas alors, dans sa corruption, la grandeur
quifait jaillir de l'indignation le vers d'un Juvénal.
Messaline, affamée de luxure, cherchant dans les
cloaques de Suburre un portefaix robuste ou un
gladiateur bien taillé, a dans le vice quelque chose
d'exceptionnel et d'énorme, qui mérite le coup de
fouet sanglant. Jérôme Paturot, se glissant, en
bonnet de coton, dans l'escalier de service pour
aller séduire sa bonne, est au-dessous de l'ïambe
vengeur...
Peut-être Barbier relut-il la magnifique épître
adressée par Lamartine à Barthélémy et à Méry. Il
renonça, en tous cas, à l'ardente satire; il avait été
quelque chose comme un Tyrtée après la victoire ;
il ne voulut pas être un Archiloque. Le poète
emmena sa muse loin des villes bruyantes, loin de
la politique aux rumeurs troublantes, vers l'Italie, la
consolatrice et l'inspiratrice ; il la promena du bord
BARD1EK
AUGUSTE 311
des mers éternellement bleues au seuil des palais
de marbre; il lui fit entendre le susurrement des
pipeaux des bergers de Théocrite, se défiant du
haut des rochers superbes ; il lui fit contempler le
sourire ineffable des vierges de Raphaël, et sous
l'émotion de toutes ces féeries de la terre et du ciel,
des choses et des hommes, il écrivit II Pianlo.
André Chônier avait commencé par l'idylle pour
arriver à l'âpre satire. Barbier partit de la satire
pour aller à l'idylle. Ce fut une évolution en sens
contraire. Chénier quitta le syrinx harmonieux pour
le fouet, comme un berger de Virgile arraché à sa
terre aimée fût venu se planter devant les faisceaux
sanglants du prescripteur pour l'insulter et le mau-
dire. Chez lui, c'étaient les douleurs du patriote et
les colères du vaincu qui s'exhalaient ; chez Barbier,
c'étaient les indignations du citoyen désintéressé
personnellement de la lu lie.

L'Italie, aux portes de laquelle le poète est allé


mourir, mit un immense apaisement dans l'âme de
Barbier. Nul mieux que lui ne décrivit les splendeurs
du pays merveilleux, nul lie le fit plus simplement
et plus noblement, avec moins de fracas de couleur
et moins de cliquetis d'ôpithètes. H Pianlo contient
312 LES HÉROSET LESPITRES
les plus beaux sonnets de la langue française. Per-
sonne n'a manié comme Barbier cette forme difficile
du sonnet. Les bustes des maîtres de l'art, qu'il a
taillés amoureusement dans un marbre sans défaut,
semblent une voie sacrée qui conduit au poème,
comme une allée de palais où s'espacent sur leurs
piédouches les bustes des grands hommes et des
dieux.
Après les lumineuses magnificences de l'Italie,
Barbier dépeignit dans Lazare Londres, la ville à
l'atmosphère chargée de houille, les horreurs inson-
dables de cette misère anglaise, vraie misère de
damnés de la vie, misère sans consolation et sans
soleil, les prostitutions, les fanges, les dessous
abjects que recouvre d'un manteau d'hypocrisie
cette société de patriciens. Quoique le sujet y prêtât,
Barbier ne revint point, dans Lazare, à l'inspiration
fougueuse de la Curée et de l'Idole. On sent, dans
ces vers, l'accent du penseur attristé et non le cri
de la révolte ; cela résonne comme une plainte
étouffée, mais ne sonne pas comme un appel aux
armes.
Dans les Silves enfin, le dernier volume remarqué,
Barbier tourne tout à fait au poète des pre-
miers temps, au vales antique qui disparaît, pour
ainsi dire, dans le sein de la puissante Nature,
,adoucissant sa voix pour la mettre à l'unisson de
AUGUSTE
BARBIER 313
tous les bruits de la montagne austère et de la forêt
profonde et confondre son murmure dans le mur-
mure du grand Pan. Il y a loin de cette imperson-
nalité et de cet idéalisme au réalisme personnel des
premiers ïambes. Le talent n'a pas diminué, il s'est
tranformé seulement en devenant moins accessible
à la masse.
Les oeuvres qui suivirent ne valaient pas celle-là,
il faut l'avouer. Les Histoires de voyages, en prose,
et Chez les poètes, imitations de morceaux de toutes
les écoles, sont d'une allure bien blafarde et bien
vieillotte. On sent l'écrivain qui s'éteint doucement
et qui noircit le papier un peu par habitude. Homme
de génie, poète de talent, versificateur médiocre, —
telle fut la gradation descendante de Barbier.
Malgré tout, cette figure reste intéressante. Ceux
qui connaissaient, même de vue seulement, ce petit
vieillard qui ressemblait si peu à l'idéal qu'on se
forgeait, le saluaient respectueusement dans la rue.
S'ils admiraient cet homme de génie d'un jour, ils
honoraient ce brave homme de toute une vie qui,
républicain dès 1830, vit deux Républiques se suc-
céder sans se mettre en avant et sans demander
rien, n'insulta jamais un roi tombé, ne s'enrôla dans
aucune faction, resta un mouton, en un mot, après
avoir, une seule fois, poussé un rugissement de
lion...
' 27
ALEXANDRE BUCHON

E Panthéon" littéraire, publié il y a


soixante ans environ, sous la direc-
tion d'Alexandre Buchon, est un de
H ces monuments qui auraient droit à
porter la dédicace qu'Eschyle plaçait en tête
de ses pièces : Au temps ! Sans doute bien des
détails d'une publication si vaste étaient insuffi-
sants; sur certains auteurs ou sur certains
ouvrages la critique a fait une lumière plus complète ;
on a découvert de nouveaux manuscrits, revisé plus
soigneusement certains textes. L'ensemble n'en
demeure pas moins admirable comme ces travaux
des Bénédictins auxquels la science moderne em-
prunte encore plus qu'elle n'ajoute. C'est par l'en-
27.
318 LES HÉROSET LESPITRES
semble que valent de semblables constructions qui,
pareilles à ces édifices abritant pendant des siècles
de successives caravanes de voyageurs, offrent
secours et assistance à d'innombrables générations
d'écrivains et d'érudits, assurent immédiatement
le nécessaire aux chercheurs sans les empêcher de
s'enquérir ailleurs, d'améliorer, d'approfondir.

Le souvenir du îonAaieur AxiPanthéon littéraire, qui


était un de mes proches parents, est resté vivant dans
le coeur de beaucoup et bien des hommes éminents
m'ont rappelé l'apparition de ces premières chro-
niques sur l'histoire de France qui aidèrent si puis-
samment à la renaissance des études historiques,
En 1820, au moment où Buchon, après avoir pu-
blié un Voyage en, Irlande, une Vie du Tasse et
une traduction des oeuvres philosophiques de
Dugalt-Stewart, commençait ses récherches sur nos
annales nationales, la France présentait un singu-
lier et intéressant aspect au point de vue intellec-
tuel. La Restauration venait de ratifier définitive-
ment les conquêtes de la Révolution. La vieille
'
France féodale était finie avec ses privilèges, son
organisation, ses traditions même, et c'est précisé-
ALEXANDRE
BUCHON 319
ment au moment où elle descendait au sépulcre
qu'on découvrait qu'elle avait eu, bien avant
Louis XIV, des poètes originaux, des prosateurs de
génie, des artistes merveilleux.
Sous l'ancien régime qui vivait sous les insti-
tutions du Moyen Age plus ou moins modifiées par
les nécessités du temps, le Moyen Age apparaissait
à tous comme une époque de barbarie absolue.
Les xvne et xvmc siècles assimilaient nos incompa-
rables cathédrales gothiques, les ravissantes créa-
tions de nos sculpteurs et de nos imagiers, les chan-
sons de geste et les chroniques aux grossières mani-
festations d'un peuple encore à l'état d'enfance, aux
balbutiements confus d'une nation à demi-sauvage.
On enseignait que Paris avait été fondé par une
émigration de Pharrasiens conduite par Hercule, et
l'on admettait la généalogie de Corrozet faisant des-
cendre en ligne directe nos rois de France de Fran-
cus, petit-fils de Priam.
Non seulement la foule, mais encore une partie
considérable de l'élite en était là, quand un groupe
de jeunes gens laborieux, étouffant sous ces affabu-
lations gréco-latines, alla vaillamment à la découverte
des origines de notre race, écarta pieusement les
ronces qui couvraient notre berceau. Résolus à ne
point laisser les abus du passé se perpétuer dans le
présent, ces esprits passionnés de savoir eurent
320 LES HÉROSET LESPITRES
l'honneur aussi de montrer les premiers un peu
d'équité à des ancêtres si longtemps méconnus.
Alexandre Lenoir avait été un précurseur dans
cette voie en sauvant, au péril de sa vie, des chefs-
d'oeuvre sans nombre disputés aux iconoclastes,
aux brocanteurs, aux ignorants. Il avait organisé ce
musée des Petits-Augustins où la France des aïeux
au sortir d'une formidable tempête, se recueillit
pour la première fois au milieu de tous ces témoins
éloquents et muets des vieux âges et put s'asseoir
sur un tombeau tiré de quelque crypte, afin de
méditer sur l'écroulement d'un monde. Un peu plus
tard, des historiens comme Guizot, comme Thierry,
comme Michelet interrogèrent ces débris encore
pleins de tout ce qu'ils avaient vu, évoquèrent,
grâce à eux, les générations écoulées, ressuscitèrent
dans des tableaux étonnants de couleur et de
vérité les personnages divers des temps évanouis.
Plus tard encore les poètes et les dramaturges
vinrent à leur tour et arrachèrent ces acteurs à
l'immobilité du livre pour les faire monter sur le
théâtre.
Buchon eut une part incontestable et incontestée
dans cet unanime mouvement qui inaugurait en
quelque sorte l'avènement des idées modernes par
un acte de justice envers la société disparue. Moins
bien doué sous le rapport de la forme que les grands
ALEXANDRE
BUCHON 321

écrivains que nous avons nommés plus haut, il se


chargea pour ainsi dire de leur fournir des muni-
tions ; il apporta aux historiens avec la publication
de ses Mémoires et Chroniques sur l'histoire de
France des matériaux d'un prix inestimable. Il fut
un des plus ardents à vulgariser cette méthode nou-
velle qui, sur un fait lointain, repousse les docu-
ments de seconde main, s'en rapporte exclusivement
aux récits contemporains contrôlés les uns par les
autres, écoute les plus humbles comme les plus
illustres, s'extériorise en quelque manière pour voir
avec les yeux et penser avec le cerveau de ceux qui
ont assisté à la bataille, au conseil, à l'entretien.
Quelle plus magnifique galerie que cette collection
de mémoires etde chroniques? Ala suite de Villehar-
douin, de Joinville, de Froissard, de Catherine de
Pisan, de Monstrelet, de Commines, de Montluc, de
Jeannin, arrivent ces narrateurs plus modestes,
capitaines, bourgeois ou moines qui ont eu la pensée
de noter les événements auxquels ils ont pris part
de loin ou dont ils n'ont été que de simples specta-
teurs. Ceux-ci ont, un accent individuel, une signifi-
cation plus positive, mais aussi plus de parti pris;
ceux-là, sans prétendre juger, se sont — pour em-
ployer un terme à la mode — improvisés des repor-
ters bénévoles, rendant compte de l'actualité qui les
. frappait dans les limites étroites de leur ville, de leur
322 LES HÉROSET LESPITRES

corporation, de leur couvent, de leur quartier.


L'histoire de France et la langue française naissent
ensemble, se développent fraternellement, prennent
plus d'ampleur et de fermeté à mesure que l'horizon
s'agrandit.

ha Conquête de Conslanlinople, par Villehardouin,


représente le commencement de la prose française,
principium et fons. Il semble que la terre féodale
donne à regret ce mince filet d'encre : les flots ne
sont point larges, les îles verdoyantes ne naissent
pas au milieu d'eux: les arbres aux rameaux touffus
ne s'y mirent pas; sur la rive, point de jardins rem-
plis de fleurs éclatantes, mais la source est austère
toujours et participe du caractère des lieux sacrés.
Un ôrudit qui connaissait admirablement le
Moyen Age et qui s'est efforcé lui aussi de nous res-
tituer une partie des richesses qu'il contient,
M. Léon Gautier a comparé à Hérodote Villehar-
douin, le père auguste de notre histoire nationale.
La comparaison ne serait entièrement juste qu'en
établissant bien la différence du Grec et de l'homme
du Nord.,
Le Grec, naissant en pleine lumière et en pleine
poésie, dans les bégayemenls mêmes de la littérature,
HUCHON
ALEXANDRE 323

est artiste d'une façon à peu près instinctive. Chez


un féodal comme Villehardouin, le premier essai lit-
téraire est plus âpre, plus rude, plus franc et plus
loyal aussi. Villehardouin, en tous cas, serait plu-
tôt un Homère en prose. Il a des descriptions qui
rappellent Homère à chaque page, des énuméra-
tions de chef de gentes, des généalogies de chevaliers
fameux qui paraissent détachées de l'Iliade. L'épi-
thète qui, aux époques primitives, sert à distinguer
l'individu dont on parle, accompagne les héros de
Villehardouin toutes les fois qu'il est question
d'eux.
Dans Homère, Achille est toujours le guerrier aux
pieds légers, Diomède, le héros irréprochable ; dans
Villehardouin, Gosson de Béthune est toujours le
croisé sage et bien parlant, Coësies de Béthune qui
mult ère sage en bien empariez. Dandolo est toujours
le vaillant qui n'y voit goutte, qui viatz home ère et
gotte ni veoil. Sous ces aspects l'homme les avait
rencontrés; sous ces aspects l'historien les raconte
et les montre. Leur souvenir s'est gravé dans son
esprit par cette image et leurs noms ne reviennent
à sa mémoire qu'accompagnés d'un signalement qui
est leur passeport pour la Postérité.
Avec Joinville, l'épopée des Croisades perd déjà
son caractère un peu fruste; les oiseaux chantent
dans l'arbre au tronc rugueux; une pointe de gaieté
324 LESHÉROSET LESPITRES
cl, presque de malice champenoise illumine le visage
farouche du chevalier.
Puis ce monde naïf, foncièrement juste et bon
en dépit de ses violences, qui voyait de généreux
retours, des pénitences touchantes, des regrets pro-
fonds racheter les brutalités spontanées du tempé-
rament et les colères terribles qui rappelaient le bar-
bare, perd sa virginité première. Nous entrons dans
le cycle affreux de la guerre de Cent Ans. Où est la
Patrie? Où est le Droit? Où est la Conscience? Nul
ne le sait, et ce n'est pas Froissart qui nous le dira.
Le spectacle superficiel résume tout pour celui-là.
11 va sans scrupule d'un camp à un autre, il accourt
partout où l'on peut admirer de beaux costumes, de
brillants tournois, des repas somptueux. De toutes
ces splendeurs extérieures qui cachent de si épou-
vantables corruptions, il est l'historiographe inté-
ressant, enthousiaste et exact; il est le peintre
plutôt dont le pinceau excelle à rendre les couleurs
éblouissantes des étoffes, le scintillement des armures
au soleil, le tumulte des multitudes en liesse.
Et tandis que Froissart raconte Poitiers sans avoir
l'air de se douter que c'est la France qui vient d'être
vaincue, le patriotisme qui dévorera l'âme héroïque
de Jeanne d'Arc inspire déjà à une femme des paroles
émues. « Hé; France, France, jadiz glorieux royaume,
s'écrie Christine dePisan. Hélas, come diray-je plus?
ALEXANDRE
BUCHON 325
Car très amers pleurs et larmes incessables déchieent
comme ruisseau sur mon papier, si qu'il n'y a place
sicchcoù puisse continuer l'écriture de la complainte
si douloureuse que l'abondance de mon cuër par
grant pitié de toy veult getter hors. »
Avec Commines, la chronique subit encore une
métamorphose. La politique gouvernera désormais
l'Europe : au-dessus des héroïques donneurs de
coups d'épée, se placent les esprits réfléchis qui
devinent l'avenir et le préparent.

La publication des Mémoires et Chroniques sur l'his-


toire de France aurait suffit à absorber l'existence
d'un écrivain ordinaire; elle est une étape seule-
ment dans la carrière parcourue par ce travailleur
d'une infatigable activité. Les recherches sur la
domination française en Morée constituent peut-
être la partie la plus originale et la plus caracté-
ristique de l'oeuvre d'Alexandre Buchon. Mêlé de
très près aux préoccupations de son temps, en
partageant tous les enthousiasmes et toutes les
ardeurs, il s'était passionné comme tant d'autres
pour, la cause des Hellènes. Cette sympathie qui se
28
326 LESHÉROSET LESPITRES
traduisait chez Byron et chez Victor Hugo par des
vers immortels, chez Delacroix par des toiles admi-
rables, s'était traduite chez le savant par des
découvertes d'érudition.
Il avait parcouru pendant près de deux années
cette terre qui demeura toujours la patrie de
prédilection de cette intelligence d'artiste doublée
d'un savoir de bénédictin ; il avait vécu de la vie
des moines du mont Athos. Il partit profondément
impressionné surtout de l'organisation de ces.
principautés et de ces baronnies qui transportaient
le Moyen Age tout entier avec sa civilisation rudi-
mentaire encore sur ce sol qui avait enfanté Platon,
Phidias et Sophocle. Il ne revint à Paris que pour
repartir d'un autre côté, remuer la poussière des
archives de Bruxelles, de Venise, de Copenhague,
de Florence, de Naples, de Corfou, copier partout
les chroniques en vers des trouvères et des sir-
ventes, les poèmes grecs rimes, les chartes, les
diplômes, les pièces de tout genre qui jetteraient
un peu de jour sur ces gouvernements éphémères
qu'on croyait jusqu'à lui appartenir au domaine de
la légende.
Quelle que soit l'apparente aridité du sujet, c'est
un étonnem.ent d'abord, un enchantement ensuite
que de s'enfoncer à la suite d'un guide si au cou-
rant de son sujet dans ces lointains fabuleux qu'il
ALEXANDRE
BUCIION 327

explore d'un pied si ferme, qu'il éclaire de lueurs


si vives. La sensation étrange que produit un roman
de chevalerie se mêle à l'admiration qu'inspire
cette érudition sans pédantisme qui semble s'être
colorée du soleil de l'Altique. Ces guerriers aux
armures sonores qui chevauchent le long de ces
chemins qui ont vu passer Hercule, Thésée et tous
les tueurs de monstres, ont l'air de revenants de
l'âge héroïque; il semble que les Faunes et les
Sylvains qui dorment depuis mille ans dans leurs
cavernes vont surgir tout à coup en entendant
dans ces cavalcades, dans les vallées et sur les
monts, et s'imaginer que les antiques Centaures
sont de retour.
Tel est l'empire sur l'imagination de ces noms
consacrés par la poésie qu'on a quelque peine à
s'habituer à ces titres de marquis d'Athènes, de duc
de Corynthe, de prince de Sparte. Les formalités
du droit féodal, l'hommage-lige ou l'hommage
simple produisent un effet impossible à définir
quand ces cérémonies se passent près des Ther-
mopylcs ou près de cet Eurotas qu'on s'imagine
toujours cachant sous ses lauriers roses le cygne
divin qui est épris de Léda.
328 LESHÉROSET LES PITRES

Si nous avions la prétention d'essayer une étude


complète sur cette attrayante personnalité de
Buchon, il nous faudrait nous arrêter encore à des
ouvrages sans nombre, le Voyage en Irlande notam-
ment, parler des lectures intéressantes faites à
l'Athénée sur le Théâtre anglais, alors presque
ignoré parmi nous. Buchon, effectivement, écrivait
presque aussi facilement en anglais qu'en français.
L'Angleterre avait, aux heures ardentes de la jeu-
nesse, séduit cet esprit, mobile, prompt à s'en-
flammer, amoureux de l'inconnu. Trop pauvre pour
parcourir l'Angleterre en touriste, il s'était fait
professeur de langue française pour l'étudier à son
aise. C'est dans le canton d'Essex que Philarète
Chasles l'aperçut pour la première fois, et il a
raconté les circonstances de cotte entrevue assuré-
ment imprévue.
« Un jour, écrit-il dans ses Mémoires, vers 1817,
je me promenais à pied, seul, dans ces petits sen-
tiers couverts du comté d'Essex que le houblon
ombrage de festons et de feuillages, lorsque je me
trouvai tout à coup sous une espèce d'arcade en
ruine qui surplombait la route ; en levant, le front
j'aperçus deux jambes d'homme pendantes sur moi;
ALEXANDRE
BUCHON 329
c'étaient celles d'un lecteur niché daiïs le balcon
d'une fenêtre supérieure ; la tête on dedans, les
pieds en dehors, il lisait ainsi. Me reconnaissant
pour Français à ma démarche et à mon habit:
« Bonjour, monsieur y>,me dit-il du haut de son
observatoire. J'entrai. Buchon sous-maîtro dans une
pension du comté d'Essex et avec qui je fis connais-
sance de cette manière, avait une érudition moins
pure que vaste et une patience hardie pour déchif-
frer les manuscrits ; d'ailleurs, une science énorme,
infatigable, intelligente. Il a beaucoup publié et
n'a été d'aucune Académie. »
Sans nous arrêter aux quelques critiques que
Philarôtc Chasles, qui n'est tendre pour personne,
dans ses Mémoires, ajoute à ses éloges, il nous faut
reconnaître que le croquis qu'il a tracé do l'auteur
du Panthéon littéraire est esquissé d'un trait assez,
impartial. Il y eut d'ailleurs plus d'un point de
ressemblance entre Philarôtc Chasles et Buchon.
Tous deux furent violemment attirés vers les civi-
lisations et les littératures étrangères à une époque-'
où l'on n'avait pas encore ouvert de portes dans
la muraille de Chine qui nous séparait de l'uni-
vers ; tous deux s'intéressèrent à trop do choses
pour se concentrer sur une seule. La physionomie
de ces curieux, de ces inquiets, faciles à l'enthou-
siasme pour toutes les manifestations' de la pensée
2S.
330 LES HÉROSET LESPITRES
humaine gagne d'ordinaire à cette espèce de papil-
lonne intellectuelle plus de relief et de piquant ;
leur destinée littéraire, leur situation dans le
monde savant, serait-il plus exact d'écrire, se
ressent de ce goût pour le changement, de cette
absence de fixité, de cette tendance à l'éparpil-
lemenl.
Rédacteur du Constitutionnel, au moment de sa
plus brillante période, Buchon ne fut jamais un
homme politique. Auteur unanimement estimé de
publications considérables, il n'appartint pas à
l'Institut. Sa destinée fut fertile en surprises et
son caractère plein d'oppositions ; il aimait passion-
nément lé monde, la conversation des salons, la
société des femmes et des artistes, et c'était sur
son sommeil qu'il prenait le temps d'accom-
plir ces travaux si graves, au sortir de quoique
bal ou de quelque soirée. Ce Parisien qui comptait
les plus hautes amitiés n'aspirait qu'à quitter Paris
et ne reculait ni devant les peines ni devant les
fatigues pour découvrir quelque manuscrit. Cet
épicurien se faisait cénobite sans effort et s'enfer-
mait volontiers de longs mois en quelque couvent
d'Orient, afin d'y trouver ces livres perdus de
Tacite qui furent une des chimères de sa vie et
qu'il prétendait avoir tenus dans ses mains et lui
avoir été subitement enlevés par la jalousie soudain
ALEXANDRE
BUCHON 331

éveillée d'un bibliothécaire que sa joie trop expan-


sive avait instruit.
Plus favorisé en tout cas que Philarète Chasles
qui a semé un peu partout des idées tantôt para-
doxales tantôt fécondes, des suggestions remar-
quables quelquefois et souvent bizarres, Buchon a
laissé derrière lui, ce monument qui s'appelle le
Panthéon littéraire, et qui, avec son histoire des
Etablissements français en Morée, préservera son
nom de l'oubli.
TABLE DES MATIERES

Pages
Prérace
Mores 1
MaoMahon 25
L'Amiral Courbet 39
Trochn 51
Alexandre. II 59
Alexandre III 69
Sadi-Carnot. 83
Félix Fanre 91
Alexandre Dumas Père : 101
Alexandre Dumas Fils ,'...'..... 111
Emile de Girardin 123
Mistral > . 137
Paul de Saint-Victor. 151
334 TABLEDESMATIÈRES
Pages
M«'Dupanloup . . . 161
Emile.Ollivier 179
Jules Ferry 189
Jules Simon 199
Ferdinand et Charles de Lesseps 211
Reinach el Cornélius Herz 227
Burdeau 243
Toussenel 259
Ernest Hello 275
Henry Monnier 287
Daumier 295
Auguste Barbier 305
Alexandre Buchon 315

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cl Cle.
Achevé d'imprimer
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