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MOURIR LOIN

DE SES AMOURS

GILFERY NGAMBOULOU THÉÂTRE

Collection Empreintes
Ce livre est édité par La Doxa Editions. Société OrigraphCom :
10 Rue du séminaire 94516 Rungis Cedex France, Mai 2021.

Disponible en Librairie. Vous pouvez le commander : en nous


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ISBN 978-2-37638-101-3

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sanctionnée par les articles L335-2 et suivant du code de propriété
intellectuelle.
AVANT-PROPOS

Cette pièce a été créée à Brazzaville, en République


du Congo en 2018 par la compagnie Atelier BOBATU,
dans une mise en scène de Jean Clauvice NGOUBILI.

Elle a été lue en France pour la première fois par


Thierry BEUCHER du Théâtre de l’Intranquilité à l’ADEC-
maison du théâtre amateur à Rennes le 28 mai 2019.

« Mourir loin de ses amours » a été finaliste du prix


Inédit d’Afrique et d’Outremer 2020.

5
DEDICACE

Mina et Rachid RAMECHFAR,


Rabi et David MADOUGOU,
Sabine et Vincent VRAY,
Claudine et Hermann M’VOUALA,
Jeanine MAGNIMA et Romuald MBOU.

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« Cela a toujours été loin. Là où j’habitais, ce pays d’où je
viens, cette ville, cette sorte de ville, le lieu de mon enfance,
de mon adolescence, le lieu de mon enfance, là où j’ai vécu,
ma famille et l’école, lorsque j’étais petit
–ai été petit–
a toujours été loin.
Et le chemin, tout ce chemin, et la vie que j’ai vécue, toute la
vie que j’ai vécue, si long, ce n’est pas imaginable, tu
n’imagines pas.
Je me souviens, aujourd’hui je me souviens, combien cela
me paraissait perdu, éloigné de tout, aux confins du monde,
aux confins du reste du monde, toujours paru éloigné et
perdu et inutile et impossible encore, impossible à atteindre,
à quitter lorsque j’y étais, et à retrouver aujourd’hui lorsque je
décide d’y retourner.
C’est loin. »

Jean-Luc LAGARCE, Le pays lointain

9
« Le corps est fait pour la fête, l’âme est faite pour la
réflexion… Le rêve, c’est la graine de la réalité. »

Sony LABOU TANSI,


Les Sept solitudes de Lorsa Lopez.

10
« Vivre, c’est nager en apnée, en espérant atteindre une rive
ensoleillée avant la gorgée. »

Fatou DIOME, Le ventre de l’Atlantique.

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« Chaque homme doit inventer son demain…La vie humaine
commence de l’autre côté du désespoir.»

Jean Paul SARTRE, Les Mouches.

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PERSONNAGE

Pierre DELIGNAS IBADIS : Journaliste et écrivain

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ACTE I

SCENE I

Un grand bâtiment quasiment en ruine aux confins d’une ville


européenne. De temps en temps, des cris fusent de partout.
On entend le son de la radio qui diffuse de la musique.
Dehors, des chiens aboient par intermittence. Il se fait tard.
Pierre Delignas se réveille d’un long sommeil. Fatigué et
inquiet.

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Pierre Delignas Ibadis

Je suis envahi par des images de morts qui crient au


secours dans un tourbillon de pleurs et de désespoir. Mon
cœur saigne encore, j’ai des plaies qui suppurent au fond de
moi. Je sais que ces blessures ne vont jamais cicatriser, je
mourrai avec… Je suis devenu un angoissé dans la vie…
Toutes ces années passées dans la profondeur de la
pensée, sans aucun déclic à la clé…Tant de jours, des
semaines, des mois à ne rien faire, seulement à voir passer
le temps comme l’éclair dans la profondeur de la nuit… Tant
de rêves cloîtrés dans mon sommeil en lambeaux… Tant de
larmes versées pour pouvoir espérer contempler la beauté
de la lumière du matin…Tant de cœurs brisés au bord de
l’océan de l’amour… Tant d’années à faire du surplace, à
scruter le même ciel qui n’a jamais changé de couleur depuis
bien longtemps. (Un temps. Il sort de sa poche la photo
d’une femme.) Martine, ma chérie, malgré la distance qui
nous sépare, tu es toujours près de moi, tu vis en moi, tu as
donné ta vie pour que brille encore mon soleil dans le
firmament de la parole. Mon cœur baigne toujours dans le
sang de l’amertume… J’ai mal de te voir souffrir même dans
ta mort, à cause de moi. Je ferai des efforts pour te rendre
heureuse, même si cela parait maintenant vain et éphémère.
Je ne cesse de cavaler partout pour préserver ma lumière
étincelante…
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Depuis ton départ pour l’infini, ma vie n’est plus la même, je
suis devenu un oiseau errant qui a peur d’habiter son nid,
parce que les serpents y rôdent de temps en temps. Je
prendrai ma plume pour te rendre un magnifique hommage,
parce que tu le mérites amplement… Je sais que cela ne me
rendrait pas moins coupable vis-à-vis de ma conscience et
du reste du monde, mais au moins je t’aurai célébrée comme
une vraie déesse. Tu savais que le monde me passionnait
énormément, c’est pourquoi tu n’as cessé de me soutenir
dans ma vocation d’écrivain, dans un espace où l’intelligence
est reléguée aux bas étages de la conscience collective. Je
ne voulais pas être un héros national, à travers mes écrits.
Non… mes intentions ont toujours été pures et nobles... Je
m’en veux, parce que je ne verrai plus ton sourire flamboyant
qui éclairait toute la famille, ta lumière rayonnera toujours
autour de moi... Tes rêves ne vont jamais déserter mes
nuits… Martine, mon houri, ma fleur de lys, mon amour
intouchable, tu savais apaiser mes angoisses (Il sanglote.)
Pardonne-moi, Martine… Pardonne- moi… Je ne suis plus
qu’une loque qui a perdu son chemin et son identité, je suis
devenu un apatride indésirable qui ne sait plus où donner de
la tête… J’ai une pensée pour Suzanne, Monique, Julienne,
Hélène, Den, Faust, Rebecca, Eliane et Eve… Ces femmes
géniales qui se brûlaient les doigts pour me préparer à
manger, à chaque fois qu’elles en avaient l’occasion, une
nourriture délicieuse. Elles savaient s’occuper de moi,
comme on s’occuperait d’un enfant en pleine croissance.
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Je suis redevable envers ces dames qui ont fait de moi ce
que je suis. Et que dire de Franck, Antoine, Barois, Mathieu,
Mathias et Emile, mes « anges gardiens » qui étaient
toujours à mes côtés pour me tenir la main… Mourir loin
d’eux, dans le silence, le froid et l’oubli, est une souffrance
interminable pour moi… (Il fait quelques pas.) Je suis en train
de perdre pied… Cela fait des heures que je suis abandonné
à moi-même dans ce trou de misère… J’entends des voix
autour de moi, elles chuchotent et gueulent de temps en
temps… c’est sûr que je ne suis pas le seul à être embastillé
dans cet enfer perdu dans un univers dont le monde ignore
certainement l’existence. Et cette putain de radio qui n’arrête
pas de diffuser de la musique de merde !… Je ne peux pas
continuer de rester les bras croisés, sans rien faire, je dois
agir sinon je finirai par pourrir dans la solitude de ce bivouac
flétri... (Subitement, il va toquer violemment à la porte.) Je
veux sortir de ce huis clos, de ces parenthèses où vous
m’avez enfermé arbitrairement ! Qu’ai-je fait de mal ? N’ai-je
pas le droit de planer comme un oiseau migrateur ? Bande
de lâches, montrez-vous ! J’entends vos voix d’ici. Vous
causez comme des écoliers ignares qui adorent débattre sur
des sujets qui les tirent vers le bas… Je ne suis pas une
brute, moi, j’étais quelqu’un de respectable chez moi ! Vous
m’entendez ?
(On entend des pas dehors qui se rapprochent de plus en
plus. La porte s’ouvre, apparaît un policier qu’on voit en ombre
chinoise.)
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Enfin, vous voilà, monsieur l’agent ! (Il tremble de plus en
plus.) Il fait très frais ici, monsieur l’agent. La fraîcheur de ce
lieu est très violente, elle me tue à petit feu, mais je n’ai pas
le choix, puisque j’ai perdu ma liberté, je suis devenu votre
larbin personnel. Il me faut une couverture, s’il vous plaît,
monsieur l’agent ! Je grelotte comme une feuille morte allant
au gré du vent, comme vous pouvez le constater. Je suis
pétrifié dans ce lieu surréaliste, j’ai froid jusqu’aux os,
j’agonise… Comprenez-moi, je suis habitué à la chaleur du
Sud du Sahara. Je ne suis pas un criminel, je vous le redis,
monsieur l’agent ! (Un temps.) Puis-je avoir une cigarette, s’il
vous plaît ? J’en ai vraiment besoin, sinon je pourrai craquer
d’un moment à l’autre et vous en porterez toute la
responsabilité. Vous n’avez plus de conscience, c’est ça ?
(Le policier lui apporte du café et une couverture.) Merci, pour
le café et pour la couverture ! (Il boit d’un trait son café.) Vous
avez encore un sens élevé de l’humain ! Ça se lit sur votre
visage de moine, ça se voit que vous êtes infiniment
sympathique. (Un temps. Il va s’asseoir.) Je suis un peu las,
monsieur l’agent, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Quelle
heure est-il ? J’ai perdu le sens du temps, je ne sais pas
combien de temps j’ai déjà passé ici !

(Long silence. Pierre Delignas est mal-en-point.) Je ne suis


pas dans cet espace de mon propre gré, ce sont les
circonstances qui ont fait que je me retrouve dans votre
territoire.
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Je n’ai jamais rêvé de quitter ma terre natale pour une
longue période, mais nul ne peut prédire l’avenir. N’ayez
crainte, monsieur l’agent, je n’ai jamais touché à une arme.
Je n’ai jamais visité les camps d’entraînement des
djihadistes, je ne connais pas le goût du sang. Je n’ai jamais
levé la main sur une femme ni sur un enfant, encore moins
sur un homme… je n’ai jamais dragué une femme mariée, je
n’ai jamais été un prédateur sexuel, je n’ai jamais touché à ce
qui ne m’appartient pas, je n’ai jamais tué de ma vie… Mais
j’avoue que je suis loin d’être parfait, comme vous, d’ailleurs.
Je n’ai jamais comploté contre quelqu’un, je n’ai jamais été
xénophobe, homophobe, misanthrope, misogyne non plus…
je ne suis pas un détraqué, je n’ai jamais été interné dans un
asile psychiatrique, je n’ai jamais eu de gosses avec des
folles, je n’ai jamais abandonné mon sang, je n’ai jamais
intégré la secte de la lumière maudite, malgré les pressions,
je n’ai jamais touché aux stupéfiants, je ne suis ni raciste ni
tribal. Je n’ai jamais été un révolté, je n’ai jamais été un
patriote, je suis un pacifiste, un universaliste qui prône
l’ouverture. Je suis à la fois Arabe, Berbère, Juif, Muntu,
Pygmée, Indien, Blanc, Noir, Métis, Jaune, Albinos… Au fond
de moi respire toute cette diversité humaine. Le monde est
la meilleure chose que nous avons en commun, nous avons
l’obligation d’en prendre soin. Monsieur l’agent, je suis un
homme normal, parce que ma mère n’est pas une putain et
même si elle en était une, elle ne serait ni la première, ni la
dernière, puisque la prostitution est le plus vieux métier du
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monde, jusqu’à ce jour. Je suis un homme normal parce que
j’ai beaucoup de respect pour les femmes en blouse rose,
elles qui ont la magie de transformer les peines et les
douleurs d’enfantement en sourire, en soulagement et en
allégresse. Je suis un homme normal parce que j’ai toujours
voté aux différentes élections de mon espace ; je crois
fortement en la démocratie, en la justice et en la liberté. (Un
temps.) Je me suis brouillé avec les dieux. Mon seul tort a
été d’écrire un article qui les mettait en cause dans un
réseau de blanchiment d’argent, rien que ça. Ils ont été
froissés dans leur orgueil personnel. Pour eux, j’étais devenu
un ogre qu’il fallait supprimer à tout prix… La lâcheté avait
noyé nos âmes dans la boue de la peur. Il fallait donc agir
pour leur montrer qu’il y avait quand même des Hommes qui
n’étaient pas du tout d’accord avec ce qu’ils faisaient. C’était
une façon de leur dire stop. Pour une fois, je voulais défier
les dieux, mais j’ai échoué, comme beaucoup d’autres, avant
moi. Par ailleurs, je ne regrette pas d’avoir au moins essayé.
Mon article avait un seul objectif : faire éclore la vérité, au
sujet de la corruption qui empêche notre espace de sortir la
tête de l’eau. Les dieux, très remontés contre moi, voulaient
découper ma vie en mille morceaux, pour prouver aux yeux
de tous qu’ils étaient les seuls maîtres à bord dans notre
espace. Leur décision était irrévocable... J’ai tout perdu, sauf
mon âme et mon honneur… les morveux, après avoir détruit
ma maison, ont tué ma sœur cadette, à ma place parce qu’ils

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n’ont pas pu mettre la main sur moi, vous comprenez ? C’est,
ma tête qu’ils voulaient à tout prix. J’ai eu la vie sauve, grâce
à un fervent lecteur de mes livres qui ne voulait pas me voir
mourir si tôt. Il m’a passé un coup de fil au milieu de l’après-
midi, je ne sais pas comment il a fait pour avoir mon numéro
de téléphone. (Un temps.) Mon âme va mal, monsieur
l’agent. La peur de la mort est un sentiment naturel que peut
ressentir tout le monde, n’est-ce pas, monsieur l’agent ? Mes
détracteurs ont dit que je suis un lâche, parce que j’ai pris la
clé des champs. Mais mieux vaut être un lâche vivant qu’un
courageux mort comme un poulet que l’histoire va vite
oublier dans son grenier. Je veux vivre le plus longtemps
possible, n’est-ce pas légitime, monsieur l’agent ?

(Silence) Sous un ciel bleu, dans une atmosphère fraîche,


pendant que je flânais tranquillement, les mains dans les
poches, dans mon quartier, j’ai entraperçu, au coin de ma
ruelle, la mort avec sa cohorte impitoyable armée jusqu’aux
dents, j’ai détalé sans me retourner sur le bas-côté de la
route. Il fallait partir le plus vite possible, car elle s’approchait
de plus en plus, je sentais déjà son odeur près de moi. Au
bout du compte, elle m’a loupé de justesse. Le temps ne
m’avait pas donné la possibilité de faire un saut dans ma
chambre pour prendre mes effets les plus importants… Je
suis un homme normal, monsieur l’agent, parce que j’ai été
baptisé à l’Eglise Catholique Saint-Michel de Château d’eau,

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à ma naissance par le prêtre Albert Dérougi, je revis encore
ce jour comme si c’était hier. Je crois à la science et à la
technologie, deux dieux incontournables auxquels on ne peut
se soustraire aujourd’hui, si on veut être partie prenante de
ce siècle. Je suis un homme docile qui croit beaucoup au
ciel, grâce à qui je me tiens devant vous, sans aucune
égratignure, je l’ai dédié mon âme parce qu’il prend soin de
moi à chaque instant de ma vie. En fait, je n’ai jamais voulu
m’encombrer de tas des papiers parce que chez moi, ces
bricoles-là ne servent à rien. Quel papier a plus de valeur
qu’un être humain ? Regardez ma morphologie, je ne serai
pas un problème mais une des solutions pour votre espace.
Je suis un homme normal parce que j’ai fait mes études
primaires, secondaires et universitaires en bonne et due
forme… C’est vrai que je n’ai jamais été premier de la classe
à un moment de ma vie, mais je n’ai jamais repris non plus
une classe. Je suis un homme normal, parce que je suis
encore fertile, capable de faire des enfants. Les enfants sont
nécessaires dans la vie, n’est-ce pas ? Ces fleurs
magnifiques qui apaisent les esprits, ces petites étoiles qui
brillent dans le ciel de l’amour. (Sourire) Vous en avez
combien déjà, monsieur l’agent ? Ah, je vois, vous n’avez pas
d’enfants, parce qu’ils font mal à la tête, n’est-ce pas ? Quel
dommage ! Désolé, monsieur l’agent. Moi, par contre, j’adore
les enfants, ces êtres qui pérenniseront notre lignage et
feront l’honneur et la fierté de notre monde à tous. Les cieux
m’ont donné quatre merveilleux anges qui illuminent ma vie.
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Monsieur l’agent, je suis un père comblé qui a toujours le
sourire, parce que les enfants sont la lumière du monde et
les constructeurs d’un bonheur éternel, pour les parents et
pour la société. Ils éclairent la vie dans leur innocence, leur
insouciance, leur sourire, leur bruit et distillent gratuitement
la joie de vivre… Mais, je respecte sincèrement votre choix ;
tout le monde ne peut avoir de gosses, la solitude aussi fait
partie de la vie, j’en conviens. Seulement, je pensais qu’il n’y
avait que certaines femmes qui redoutaient la maternité. Je
m’étais donc trompé, je vous le concède… Je suis un homme
normal, monsieur l’agent, parce que j’aime ma terre natale, la
seule richesse que mes parents m’aient léguée avec
beaucoup d’amour et de détachement… (La radio résonne de
plus en plus fort. Pierre Delignas se bouche les oreilles.) La
musique est trop forte, non, non, non… je vous demande
humblement de baisser le son de cette chose, j’en souffre,
comprenez-moi. J’ai besoin d’un minimum de silence pour
rentrer en contact avec mon âme. (Le policier disparaît.)

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ACTE II

SCENE I

Même endroit. Le décor a changé. Pierre Delignas est devant


la barre. Il se fait jour.

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Pierre Delignas Ibadis

Je suis Pierre Delignas Ibadis, fils de feu Grégoire Lignas


Ibadis et de Rose Lafleur Ibô. Je suis divorcé et père de
quatre enfants, je n’ai pas encore d’adresse ici puisque votre
espace ne veut même pas m’accueillir. Je suis trop
encombrant pour vous, alors que j’ai appris à l’école que
votre espace était le prometteur des droits de l’homme,
n’est-ce pas ? Je suis journaliste et écrivain. Je n’avais
jamais rêvé d’être un auteur d’écrits, je me disais que je
n’avais pas ce talent exotique. Mais ce dont je me souviens
au moins, c’est que j’avais toujours été un lecteur acharné et
un vrai passionné du livre. Les mots se sont imposés à moi
comme la mort s’impose dans la vie d’un innocent, plein de
rêves et d’espoir. J’ai pris l’habitude de m’extraire de ce
monde pour m’envoler dans les cieux de l’imagination pour
rencontrer d’autres vies. Les dieux de chez moi
m’empêchent d’exercer librement mon métier d’écrivain, ce
qui est une violation flagrante de la loi, car le travail est un
droit garanti par les textes et règlements de notre espace…
Je suis un homme libre, je refuse de m’enfermer dans les
carcans de la pensée unique et de la pensée dominante qui
empêchent notre espace de s’épanouir totalement… Oui,
Monsieur le président, j’aime beaucoup la femme, elle est le
vrai dieu de la terre, sans elle, vous et moi, ne serions pas là
en train de dialoguer pour tenter de réparer le monde en
panne…
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je suis strictement un partisan de la monogamie mais je
tolère aussi la polygamie puisqu’on est dans une société qui
aspire à la liberté… Me remarier ? Bien sûr que oui, Monsieur
le président, j’en rêve de toutes mes forces. L’amour est très
précieux, il ouvre de nouvelles possibilités et de nouveaux
champs d’évasion. Le désir d’aimer réside en chacun de
nous. Tenez, il y a quelques mois, j’ai fait une nouvelle
rencontre avec une très belle femme qui se nomme Nadine
Mibel. On s’est croisés dans un café qui s’appelle « Neto »,
au bord de la mer, dans la ville d’Akka, en Israël. Ce jour-là, le
temps était doux, la mer était bleue, comme toujours, il y
avait beaucoup d’hirondelles au bord de la plage. Je venais
de visiter ce qui avait été la grande prison d’Akka, qui était
très célèbre à l’époque de l’empire Ottoman. Je sortais donc
de la cellule de la Beauté Bénie, là où il fut incarcéré avec sa
famille au XIXe siècle, là où je venais de passer un moment
intense de prière et de méditation, avec d’autres amis venus
du monde entier. C’est dans ce formidable café que j’ai senti
le regard perçant et charmant de Nadine se poser sur moi,
pendant que je cherchais une place pour m’asseoir. J’ai été
tout de suite bouleversé et conquis par ses yeux joyeux et
coquins, son sourire de rêves avec ses dents blanches, ses
lèvres appétissantes reflétaient la tendresse et la douceur…
sa couleur de peau d’ébène la rendait très authentique. Elle
m’invita à m’asseoir près d’elle. Je ne savais pas qu’elle était
aussi à Akka pour les mêmes raisons que moi. Nous avions
fait le tour des auteurs de nos deux origines.
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De Camara Laye à Dany Laferrière, en passant par Sony
Labou Tansi, Chinua Achebé, Mongo Beti, Cheik Hamidou
Kane, Jacques Roumain, Yanick Lahens, Gary Victor, Orcel
Makenzy, René Depestre, Ahmadou Kourouma, Guy Régis
Junior, Alain Mabanckou, et les autres. Après un bon repas
copieux, partagé avec Nadine Mibel, elle m’invita à visiter
Bahji où repose la Beauté Bénie, une autre merveille, j’étais
aux anges en découvrant cet endroit magnifique. Monsieur
le président, mon cœur est consumé par le feu de l’amour de
Nadine, c’est la félicité de mon âme, dans les profondeurs de
mon cœur, c’est elle qui y habite. Tant que Nadine sera à
mes côtés, je serai toujours fort et joyeux. Monsieur le
président, cette rencontre mémorable a changé ma vie. Je
suis convaincu que c’est elle qui mérite de porter mon nom...
Nadine Delignas, ça sonne bien et ça me plaît. Elle a un cœur
qui déborde d’amour et de gentillesse, je compte passer mon
temps à semer les mots doux, tendres et affectueux dans le
champ de son cœur fertile. Nous souhaitons nous marier,
dans quelques mois. Mais je dois d’abord commencer par
retrouver ma liberté pour réaliser ce rêve qui nous tient à
cœur, Nadine et moi, n’est-ce pas, Monsieur le président ?
Oui, Monsieur le président, le sport occupe une place
capitale dans ma vie, chaque dimanche, chez nous, était
sacré, c’était le jour consacré au sport, ça commençait
toujours par le jogging, puis la journée se poursuivait avec le
football et se terminait dans un dancing autour des bières et

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des vins importés avec mes potes, sans oublier les nanas
qui venaient vraiment agrémenter la fête par leur sourire
envoûtant et leur charme arrosé par le parfum de la vie… Moi,
j’aime particulièrement les émotions et les sensations que
suscite le football, je suis un partisan de valeurs que véhicule
le sport… Mon équipe préférée ? Ah, j’en ai eu plusieurs, ça
dépend des différentes périodes de ma vie. Enfant, j’étais un
fan de l’As Cheminot de Pointe-Noire et du Club Athlétique
Renaissance Aiglons, en acronyme CARA de Brazzaville, la
seule équipe vainqueur de la Coupe d’Afrique, au Congo
Brazzaville. J’étais aussi un fan des Lions indomptables du
Cameroun de Roger Mila, qui avait battu l’Argentine de Diego
Maradona à la coupe du Monde de 1990, en Italie. C’était
une grande fête, ce jour-là, dans tout le continent.
Adolescent, j’étais un supporter de l’olympique de Marseille
de Abédi Pélé, de Fabien Barthez, de Marcel Desailly et de
Basile Boli, la seule équipe française vainqueur de la Ligue
de Champion de l’UEFA. L’AS Milan de Paolo Maldine et
d’Inzaghi me faisait aussi rêver. Monsieur le président, vous
vous souvenez, non ? Ah, je m’en doutais, vous êtes aussi un
grand amateur de football. Jeune, j’étais un supporter
acharné de Paris Saint Germain de Georges Weah, du Brésil
de Bebeto et de Romario, vainqueur de la Coupe du Monde
de 1994 aux Etats Unis, devant l’Italie de Roberto Baggio et
de la France de 1998, championne de la coupe du monde
qu’elle avait elle-même organisée avec une équipe à l’image
du pays : Black, Blanc, Beurre.
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Adulte, je suis un supporter du Réal de Madrid de Cristiano
Ronaldo et de Zinedine Zidane, de Manchester Utd de José
Mourihno, des Diables Rouges du Congo Brazzaville et des
Léopards de la RDC… mais à un moment, j’étais fan du beau
jeu de Barcelone de Ronaldinho, de Samuel Eto’o, d’Iniesta et
de Lionel Messi. Je suis attentivement les plus grands
championnats d’Europe et de mon espace, sans oublier la
ligue des champions, grâce à la magie de la télévision, de la
Radio et de l’Internet… Le foot fait vibrer le monde entier et
suscite énormément de passion, il est très difficile de ne pas
aimer ce sport Roi. Jeune, j’aimais aussi le catch de chez
nous, c’est très différent du catch américain ou européen.
Dans le catch de chez nous, la magie noire et la magie
blanche sont au cœur du spectacle, les combats sont les
moments d’exhibition de la force mystique… je me souviens
d’un catcheur très célèbre chez nous : Edingwe « Moto na
Ngéngé », ya Eddy, pour les intimes. Ce dernier avait la vertu
extraordinaire de faire danser ses adversaires, de déchirer
leur ventre puis leurs viscères et de les placer dans un
cercueil sur le ring, devant les spectateurs ahuris. Il y avait
aussi un autre catcheur célèbre du nom de Delima. Celui-ci
voulait se battre avec un lion traînant une faim de trois jours,
ce combat était très attendu de la population. En une
semaine, tous les billets avaient été vendus, mais ce match,
qui avait suscité tant de passion et fait couler beaucoup
d’encre et de salive, n’avait jamais eu lieu, à cause de la
guerre qui s’était invitée à la fête. Finalement, Delima avait
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été tué pendant la guerre, les rebelles ne voulaient pas de
ses gros popotins dont les femmes en raffolaient. Machine
de Guerre était le roi de la technique, il n’avait pas de fétiches
mais il était un excellent catcheur, il rivalisait avec Niaou-
Niaou, dans ce domaine. Etatolo, lui, était mon grand, je
l’aimais bien, lors de ses combats, il enterrait ses
adversaires vivants, il fallait une certaine somme d’argent
pour les retirer du trou. Etatolo avait la même coiffe
qu’Edingwe « Moto na Ngéngé », c’était la coiffe qu’on
appelle aujourd’hui la « crête »… On m’a dit qu’Edingwe «
Moto na Ngéngé », est encore en vie et continue de catcher.
Malheureusement, ce sport n’a plus le même succès
qu’avant, parce que chez nous, les gens ont découvert le
catch Américain. Le monde a beaucoup changé… Les
combats de catch avaient toujours été agrémentés par un
orchestre qui faisait voyager le public dans des univers
féeriques et mystérieux… Bon, il y avait aussi la boxe qui
nous faisait rêver, j’étais un fan de Mohamed Ali puis de
Mike Tyson, on restait devant la télé très tard dans la soirée
pour suivre les combats de boxe qui se déroulaient en
Amérique, c’était la belle époque… Il y avait aussi
l’Athlétisme, mon champion préféré, c’était Carl Lewis. Vous
voyez, Monsieur le président, j’adore le sport comme le
commerçant affectionne le marché… Dans le domaine du
sport, nous pouvons rester ici des jours durant parce que
j’aurai toujours des arguments à avancer… oui, j’aime fonciè-

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rement l’art, cela va de soi étant un homme des lettres et de
la culture. Beaucoup de mes livres ont été adaptés au
théâtre et au cinéma, chez nous. Je ne connais pas bien
Brigitte Bardot, Michelle Yeoh ou Angelina Jolie ou encore
Catherine Deneuve, par contre, je connais très bien Léontine
Tchibinda, Georgette Kouatila, Adolphine Milandou,
Bernadette Bayonne, Alphonsine Moundelé, Germaine Ololo,
Yvette Bouity, Gisèle Tchicaya, Sylvie Dyclo-Pomos, Pierrette
Mandako, Hermine Yollo, Mouna N’diaye, Odile Sankara,
Yaya Mbilé, Massan Habi Roko, France Ngombok, Cybelline
De souza, Céline Moundzé, Christiane Tabaro… mes chéries
de cœur qui me font rêver, bander et pisser de plaisir, elles
me font souvent voyager dans le monde de la jouissance, de
la terreur, de la pitié, de la colère, bref, dans le monde des
émotions, seul lieu qui vaille l’oubli de soi.

Monsieur le président, je viens d’un endroit où tous les


citoyens sont de très bons danseurs et chanteurs, la
musique coule dans nos veines. Les gens apprennent à
travailler leur talent, le plus souvent, dans la rue. On n’a pas
encore de conservatoires de musique ou d’art dramatique,
dans notre espace. Nous n’avons pas non plus d’Académie,
pour nos langues, qui sont plus parlées qu’écrites. C’est ainsi
que notre espace a donné au monde des stars et de groupes
de renom comme Myriam Makeba, Tabu Ley, Angélique
Kidjo, Youssou N’dour, Zao, Papa Wemba, Salif Keita, Manu
Dibango, Franco Luambo Makiadi , Fella Kuti, Alpha Blondi,
32
Koffi Olomidé, le Grand Kallé, Tiken, Félix wazekwa, Werason,
JB Mpiana, Ferré Gola, Charlotte Dipanda, Fally Ipupa,
Boncana Maïga, Zaïko Langa- Langa, Magic systèm, les
Bantous de la Capitale, Extra musica, Africando… Nous
avons aussi donné au monde des écrivains qui ont
bouleversé la planète terre, en l’occurrence Wole Soyinka,
Sedar Senghor, Nadine Gordimer, Aimé Césaire, Mariam Bâ,
Fatou Diome, Tchicaya U’ Tamsi, Marie Ndiaye, Aminata
Sow, Tierno Monénembo, Cheik Anta Diop, Théophile
Obenga, Dominique Ngoïe-Ngalla, Leonora Miano, Henri
Lopes, Sami Tchak, Sylvain Bemba, Sembene Ousmane,
Emmanuel Dongala, Boubacar Boris Diop, Aoua Keïta,
Florent Couao-zotti, Ken Bugul … Oui, il m’arrive parfois de
fréquenter les dancings pour me défouler… Oui, monsieur le
président, je suis un fervent croyant qui croit en un seul Dieu
dont nous sommes tous les descendants. Je me retrouve
dans tous les livres saints, car c’est la parole d’amour qui y
est célébrée quelle qu’en soit la religion… Monsieur le
président de la cour, mesdames et messieurs les jurés, je
veux être clair avec vous, je ne suis pas dans votre espace
pour m’accaparer les emplois de vos compatriotes, je suis ici
pour échapper à la mort que veulent m’infliger les dieux de
mon espace parce que ma parole les dérange et les
déstabilise. Ils veulent me faire taire. Qu’auriez- vous fait si
vous étiez à ma place, Monsieur le président ? Vous vous
laisseriez faire ? Assurément, pas. Me taire ? Mais jusqu’à
quand ? Bon, je sais que vous êtes le seul, en ce moment qui
33
avez le droit de poser des questions et moi j’ai l’obligation de
répondre pour éclairer votre cour afin de vous permettre
dans votre intime conviction de prendre une décision qui ne
souffrirait d’aucune contestation de l’opinion. Vous pouvez
vous tranquilliser, Monsieur le président, je n’opterai pas
pour la langue de bois, c’est trop lâche comme stratégie de
défense. Je vais vous dire la vérité, rien que la vérité, car je
suis un partisan de la véracité, une vertu rare de nos jours
dans toutes les sociétés humaines. Monsieur le président, je
suis fatigué de fuir de chez moi tout le temps, c’est pourquoi
j’ai choisi votre espace pour me sédentariser, une fois pour
toutes, où que je me cache, la mort me trouvera. J’ai décidé
de l’attendre de pied ferme, en sirotant du bon vin et en
fumant de bons cigares dans votre magnifique espace qui
fait rêver à première vue. La boisson est peut-être une autre
forme de thérapie pour la vie, n’est-ce pas, Monsieur le
président de la cour ? Nos mots s’élèvent vers le ciel comme
de la fumée pour orner ou détruire nos lendemains… Je suis
un enfant de la forêt, Monsieur le président, je ne peux pas
mourir de la fièvre, ni de la fraîcheur… Mais chacun de nous a
besoin de branches pour s’agripper afin de ne pas sombrer
aussi vite dans les gravats du silence. Là où il y a la vie, le
jour et la nuit se confondent parce que la liesse est
intarissable. Il y a des rêves qui semblent inaccessibles mais
qui peuvent être à notre portée si le vent de la détermination
et du désir nous caresse le visage. Moi, j’ai toujours rêvé du
lointain, de l’infini, de ces terres étranges dont on ne peut

34
parfois pas soupçonner la vie et la beauté. Partir, ce n’est
pas toujours fuir sa responsabilité, au contraire, c’est plutôt
aller à la rencontre de la vie, de l’intelligence, de l’expérience
dans le but de vouloir apprendre afin de contribuer à
l’épanouissement de soi et de son milieu auquel on est
souvent redevable. J’aime aller, en tout cas, à la rencontre de
l’inconnu pour faire tomber les apparences et découvrir la
pureté de la beauté dans les yeux de la nature. Je suis dans
une quête permanente d’un autre moi perdu aux confins de
l’infini de l’espace et du temps.

(Silence.) Monsieur le président, je vais maintenant vous


ouvrir les portes de nos réalités pour que vous puissiez
comprendre certaines motivations qui expliquent ma
présence dans votre espace. Je ne suis pas ici de gaieté de
cœur, loin s’en faut. Je suis un père de famille à qui les dieux
ont privé de la possibilité de voir grandir ses enfants en toute
liberté. J’ai toujours participé aux charges des pouvoirs
publics, pas les dieux qui ont tous les moyens de l’Etat à leur
disposition, ils n’ont de comptes à rendre à personne… Chez
nous, les chieurs de pépites ont disparu de la circulation
parce que la lumière a refusé catégoriquement d’éclairer nos
espaces, depuis un moment. Les bistrots qui jadis étaient
toujours bondés de monde sont déserts maintenant, en dépit
d’une baisse considérable du prix des boissons gazeuses
alcoolisées. La préoccupation des gens, c’est désormais de-
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savoir comment faire pour arpenter et escalader les murs
glissants de la vie ? Le nombre de rêveurs ne fait que
baisser, depuis plusieurs mois. Alors que ce sont eux, qui
faisaient, paraît-il, la fierté de notre drapeau national, dans le
concert des nations. Tout le monde disait que Rêver en
permanence et tout le temps était un signe de vouloir aller
plus loin pour rencontrer le soleil du bonheur et de la bonne
humeur. Les chieurs des pépites baignaient dans l’océan de
la facilité et de la paresse avec élégance et aisance, ce qui a
eu pour conséquence le ternissement des motifs de notre
tissu social, économique et culturel. Je crois que les gens
rêvaient très mal, c’était des rêves maussades, livides,
démesurés, décousus, débridés sans âme, qui manquaient
de rythme et de sens. Les dieux le savaient pertinemment,
mais faisaient semblant parce que la situation les arrangeait
totalement. Ils marchaient quasiment sur l’eau et
manipulaient l’arme du mensonge, du cynisme et de la
dissimulation avec dextérité. Mais le destin a fini par les
rattraper, en s’acharnant sur nous, tellement nous étions
naïfs, insouciants et résignés. La violence du vent nous a
tous surpris pendant qu’on dormait paisiblement sur nos
lauriers. Dorénavant, la panique bat dans les cœurs de tous
comme un tonnerre en plein milieu de la journée dans un
espace qui est tout le temps exposé aux érosions. La peur
est visible partout, elle se sent, elle se respire et se lit sur les
visages des pauvres citoyens. Le sourire se raréfie.

36
Le nombre de décès causé par les AVC est en nette
augmentation. Dans les hôpitaux, il y a des morts à toutes
les heures, un nouveau phénomène qui n’interpelle personne,
parce que chacun est préoccupé par sa propre survie. Le
nombre de fous croît au jour le jour dans notre espace. Les
gens sont devenus des somnambules dans la rue au point
où on a de la peine à distinguer parfois les Hommes
normaux des débiles mentaux. Certains parents, pour
s’échapper à leurs responsabilités familiales quotidiennes,
accusent leurs enfants de sorciers et d’être à l’origine de
leurs souffrances. Ils finissent par les mettre à la porte. Par
conséquent, on assiste au phénomène des gamins sans-
abris. Ils ont élu domicile dans la rue où ils vivent de la
manche pour survivre et selon les sexes, les filles vivent
précocement de leur corps. Les dieux qui se bouchaient
souvent les oreilles aux mises en garde de vrais rêveurs
semblent leur donner raison en coulisse. Les appels à l’unité
nationale se multiplient sur les chaînes de télévisions et sur
Internet. Il y a ceux qui parlent maintenant du patriotisme,
concept qui avait longtemps disparu de nos manuels
scolaires. Pendant ce temps, les solitudes en ont profité
pour prendre largement du terrain.Elles ne choisissent plus
les classes, tout le monde est désormais concerné. Tout le
monde semble, pour une fois, parler le même langage. Hier,
quand les vrais rêveurs appelaient à bien affiner nos pas
pour mieux faire danser tout le monde sans distinction, sous
les joyeuses et agréables mélodies, les dieux, riaient à gorge
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déployée tout en sablant du champagne avec leurs familles,
amis et conseillers occultes. Aujourd’hui, le désert avance à
grands pas, sous l’œil impuissant des dieux qui ne cessent
de demander des sacrifices à une population déjà meurtrie.
La tension est dans l’air. Les populations sont dépitées et
recherchent inlassablement des issues pour échapper à la
pollution d’une misère envahissante et ennuyeuse qui les
étouffe terriblement. Les dieux sont devenus très
superstitieux et voient des diables partout. Il y a des
arrestations des citoyens quasiment, tous les jours, les
revendications pacifiques des compatriotes sont réprimées
dans le sang, les violences qui n’épargnent pas les retraités
et les étudiants. Les droits de grève sont suspendus. Les
dieux créent des fausses guerres pour réduire les effectifs
pléthoriques de notre armée et aussi pour attirer la
sympathie des puissants. Les gens meurent dans les
prisons comme des mouches, la justice n’a jamais trouvé
des preuves de leur culpabilité. La cour suprême laisse faire,
certains de ses membres ont même été décorés par la
nation pour leur silence de cimetière, face aux violations
récurrentes des droits de l’homme et de la constitution en
vigueur. Des kyrielles d’affamés qui n’en peuvent plus,
prennent la voie de la Lybie, du Maroc, de l’Egypte et de la
Tunisie pour tenter leur chance en Europe. Nombreux ne
sont jamais parvenus à réaliser leurs rêves et ont été
engloutis par la méditerranée qui est toujours friande de la
chair humaine. Notre espace marche vers l’hécatombe.
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Les dieux ne savent plus quoi faire pour éteindre les
flammes de la colère et du désamour qui brûlent en ce
moment l’ensemble de notre espace, ils deviennent de plus
en plus vulnérables mais se battent pour sauver les
apparences… franchement, ils sont agaçants et n’arrêtent
pas de faire de déclarations à l’emporte-pièce à la télévision
nationale, pour justifier la mauvaise gestion de notre espace
que toute la nation et la communauté internationale ont
reconnu, preuves à l’appui. Ils multiplient ainsi les
maladresses. Ils ont plombé nos espoirs et ne veulent pas
l’admettre publiquement. La légende dit que les dieux ont
toujours raison à tous les coups … Je pense que c’est pour
ça qu’ils laissent l’obscurité envahir nos consciences et nos
espaces… mais là quand même, la roue du destin a mal
tourné, pour eux. Leurs répliques manquent terriblement de
saveur, de profondeur, d’épaisseur et de souffle pour que
mon âme soit traversée par la vie que semble véhiculer leur
parole moisie, puante et dépassée… Les gens ne savent plus
quoi faire pour payer leurs factures d’eau, de gaz et
d’électricité, et joindre les deux bouts du mois. Les dieux
veulent absolument rester au cœur de notre histoire pour
continuer de nous enterrer dans les fosses de l’indigence
alors que leurs progénitures étudient dans les plus grandes
universités du monde, dans la perspective de les remplacer
tôt ou tard. Ils refusent de se regarder dans le miroir, parce
qu’ils ont horreur du spectre du passé.

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Il y a quelques jours, j’ai été obligé d’écrire à Stéphan Hessel,
pour le tenir au courant que sa pensée ne cesse de se
propager, partout dans le monde. Les gens s’indignent
merveilleusement bien, mais ils sont malheureusement
menacés, intimidés, gazés, tabassés, insultés, tués et
embastillés… Je me demande vraiment s’il faut continuer de
sucer le lait de l’indignation dans nos espaces qui ont tout
simplement perdu leur humanité ? Parce que je ne veux plus
que les vermines soient nourries par les croûtes de sang des
indignés. Monsieur le président, je veux que le sang serve
plutôt à ceux qui en cherchent pour continuer de rêver de la
vie dans toute sa splendeur. Mon cœur est en larmes, en
voyant les orphelins quitter l’école par manque de soutien,
les veuves abandonnées à elles-mêmes dans une
indifférence totale. Les larmes de la société ne durent le plus
souvent qu’une semaine. Combien d’indignés ont laissé leurs
peaux dans l’espoir de voir un nouveau jour paraître dans le
ciel avec de nouvelles espérances ? J’ai longtemps cru que
l’enfer n’existait que dans les confins de l’infini, mais avec le
temps, je réalise que nous le côtoyons chaque jour.
Comment peut-on célébrer la violence avec autant de zèle,
sans même se voiler la face ? Les gens ne savent plus ce
qu’est le remords. La honte devait être notre recours, face à
la bestialité légendaire qui nous caractérise souvent. Je suis
pour la remise à plat de tous les systèmes qui sont à bout de
souffle et qui nous empêchent de nous élever et de marcher
fièrement dans les ruelles du succès et de la réussite…
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Je sais que je n’aurai jamais de réponse, puisque là où vit
maintenant mon cher Stéphan Hessel, il n’y a pas d’Internet
et la poste ne fonctionne que dans un sens unique.
Malheureusement, l’indignation a aussi atteint les religions
qui, jusque-là, demeuraient au centre de la cité… Les dieux
les ont accusées d’être au service des opposants, de faire de
la politique et surtout de haute trahison, un délit passible
d’une peine de cinq ans d’emprisonnement ferme et d’une
amende de deux mille dollars. Ils ont réagi violemment, face
aux prises de position des religieux. Les lieux de prières ont
été profanés par les dieux, en versant le sang de ceux-ci en
plein cultes, ce qui a soulevé un tollé dans le monde entier,
mêmes les dieux de la Chine, de la Corée du Nord, de Cuba,
de la Russie, de l’Afghanistan, du Canada, de la RDC, du
Zimbabwe, du Burundi, du Rwanda, des USA, d’Israël, de la
Palestine, de l’Iran, de la Turquie, de la Jordanie, de la
République du Congo, de la RCA, du Tchad, du Liban, du
Togo, du Niger, du Mali, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée
Equatoriale, de la Grande Bretagne et de Haïti ont montré
publiquement leurs désaccords et certains ont même fermé
leurs ambassades dans notre espace. Mais cela a encore
contribué à endurcir les cœurs de nos dieux. Ils ne cessent
de défier la logique devant le monde entier qui ferme son
clapet. Les dieux disent à haute et intelligible voix que « la
logique est dynamique plutôt que statique. Chaque espace a
sa propre logique. »

41
Monsieur le président de la cour, mesdames et messieurs,
les jurés, chez nous, tout ce qui va à l’encontre de ce que
pensent les dieux est contre l’ordre établi, assimilé à
l’opposition. Les dieux veulent contrôler même les intentions
des citoyens, c’est pourquoi tout le monde est mis sur
écoute et l’Internet est sous le contrôle exclusif des dieux,
eux-mêmes. Notre espace est devenu infréquentable, les
entreprises étrangères ont fini par mettre la clé sous les
paillassons pour ne pas s’exposer aux sanctions
internationales. Une avalanche de lamentations a envahi
notre espace qui est perdu dans les crevasses de l’oubli. Il y
a des décès chaque jour surtout chez les indigents. Ils sont
interdits de pleurer publiquement leurs morts. Les
enterrements se font maintenant dans la nuit pour ne pas
attirer l’attention de la population, surtout des journalistes,
ces perroquets qui ne savent pas fermer leurs becs, même
en période de crise où l’on devait normalement se serrer les
coudes, disent les dieux. La raison a perdu suffisamment de
la cote chez nous. Nos cris n’ont plus d’écho… Les gens en
ont marre d’incartades des morveux et des dieux. Mais les
dieux ont leurs complices partout dans le monde et traquent
tous nos compatriotes qui dénoncent leur animosité à
l’étranger… Ils sont nuls, les dieux, ils bombent le torse tout le
temps parce qu’ils ont peur de la mort, ce sont de vrais
peureux qui se cachent derrière leurs costumes de guignols
dont ils s’accoutrent à toutes les occasions solennelles.

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Ils sont dans une quête permanente des lauriers et veulent
qu’ils soient reconnus comme les libérateurs de notre
espace, à l’instar d’un certain Nelson Mandela…
heureusement que le monde sait maintenant que ce sont les
plus grands criminels que notre espace n’ait jamais connus.

Monsieur le président de la cour, mesdames et messieurs,


les jurés. Devant ce tableau sombre, les religions n’ont eu
d’autre choix que de déchirer le voile du silence pour oser
défendre le bon sens, mais les choses n’ont pas bougé d’un
iota et certaines ont même été interdites sur toute l’étendue
du territoire… Les populations ne cessent de gémir, de
bougonner, de soupirer… Les larmes de la solitude coulent à
flot en elles. En effet, la solitude n’est ni fade ni amère ni
sucrée, elle a une odeur spéciale et entraîne souvent des
pleurs internes. Or c’est souvent les larmes intérieures qui
font le plus mal, elles peuvent basculer la vie dans un sens
comme dans l’autre. Si on n’a pas suffisamment de couilles,
on peut facilement aller jusqu’à mettre fin à ses jours pour
abréger sa solitude, une fois pour toutes… comme ce jeune
de mon quartier qui s’est suicidé en laissant une femme et
deux enfants en bas âge. Il s’est pendu en se servant du
foulard de sa femme, pendant que cette dernière faisait la
pute chez le voisin pour avoir un peu d’argent pour nourrir sa
famille. Le jeune homme était pourtant informé de cette
relation, mais il ne pouvait rien pour dissuader sa femme,
compte tenu de sa situation très précaire, il ne pouvait plus

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subvenir aux charges de sa famille. Il n’avait plus d’autorité
ni sur sa femme ni sur ses enfants… Son testament se
résumait à deux phrases : « Je suis à bout, je n’arrive plus, j’ai
choisi donc de mettre fin à mes jours pour tenter de soulager
ma conscience. Enterrez-moi nu, comme j’étais venu, s’il
vous plaît.» Ces mots avaient entraîné un torrent de pleurs
dans notre espace… Une lumière qui illuminait notre quartier
venait de s’éteindre et ceci pour toujours. Je me disais qu’il
ne s’agissait que d’un délestage de quelques heures, auquel
nous étions habitués, hélas… Malgré les pleurs et les
supplications de la population, cela n’avait pas suffi pour
convaincre le fournisseur d’énergie. Il a fallu apprendre à
vivre sans cette lumière qui éclairait notre quotidien… Un
éclair,… puis disparait d’un coup laissant derrière, le vide de
la tristesse, de la colère, de l’incompréhension et du
questionnement… Un vide sans écho. Je suis resté sans voix,
en apprenant la nouvelle par la radio trottoir. Je connaissais
ce jeune homme très brillant et qui se passionnait pour le
football et la musique. On l’appelait affectueusement « Beau
jardin Sandoukou ». C’était un vrai leader, un mobilisateur
hors-pair qui avait le don de la parole pour haranguer les
foules. Il était connu de tous. Sa célébrité dépassait les
frontières de notre espace. Les politiciens faisaient souvent
appel à ses services pour passer leurs messages politiques.
La nouvelle de son décès avait ébranlé toute la communauté
nationale. Beaucoup de larmes avaient coulé dans notre
espace…
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Les mots ne suffisaient pas pour consoler les âmes
tourmentées par la disparition de Beau jardin Sandoukou.
L’émoi était palpable jusqu’au plus haut niveau. Cela étant,
les dieux avaient donc décidé de prendre en charge les
funérailles de Beau Jardin Sandoukou. A cette circonstance,
ce dernier a été décoré à titre posthume par le dieu de la
lumière lui-même en personne, au grade de chevalier du
mérite national, pour apaiser tout le monde. Ce dieu a
toujours été proche de la jeunesse pour mieux la contrôler et
la manipuler, car elle est souvent imprévisible et versatile.
Sur la tombe de Beau Jardin poussent, depuis quelques
temps, des cyprès qui ont été plantés par l’Association des
femmes vaillantes à laquelle appartient Clarisse, la veuve de
l’enfant terrible de notre quartier : Beau jardin Sandoukou.
Moi, je déteste les fausses condoléances, les fausses
larmes… De toute façon, les morts se foutent complètement
de ceux qui dépensent des fortunes pour leur enterrement,
de celles ou de ceux qui pleurent plus que les autres.
Heureusement que la mort n’empêche pas de manger et de
déféquer… la mort est aussi sublime que la vie. Le bon côté
des choses, c’est que ce suicide a permis à Beau jardin
Sandoukou d’entrer dans le panthéon de l’histoire de notre
espace…

Monsieur le président, j’aime tellement la vie que je ne peux


pas être tenté de la détruire aussi facilement, même si je
suis au fond du trou.
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Mesdames et messieurs, les jurés, je hais les solitudes, elles
éloignent la lumière de la vie et détruisent les ponts
existentiels. Le sourire, par contre, éclaire pleinement la vie,
soulage le cœur, réchauffe le sens, permet de mieux
s’affirmer dans la vie, il nous tiendra compagnie lorsque
nous serons au pilori du silence. La vie est insignifiante, mais
la parole est éternelle. Nos traces disparaîtront un jour pour
devenir nuage puis pluie... Monsieur le président, nous
sommes le vent qui passe sans attirer notre attention, nous
sommes l’éclair d’une nuit, le soleil d’un jour… Nous sommes
la profondeur de la nuit qui fait palpiter les cœurs des
voyageurs, nous sommes les silences qui bougonnent dans
nos coins… Nous sommes le souvenir d’un laps de temps,
nous sommes un passé lointain, nous sommes le
ruissellement de l’eau, nous sommes l’écume que les
océans et les mers rejettent continuellement…

Nous sommes une somme d’erreurs qu’on a oubliée sur le


quai de la gare. Nous sommes un amas de rien, de vide, un
vide habillé d’un mensonge éhonté, un vide glaçant qui fait
pitié, qui souffle dans le vide… un vide qui fait couler les
larmes de temps en temps, un vide qui compatit aux
circonstances malheureuses, quand ça lui plaît, un vide
bienveillant par moment, un vide qui chante en faisant appel
au langage des signes, un vide indifférent, qui passe son
temps à badigeonner la honte partout, un vide ingrat,
hypocrite…
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Un vide qui enlace complètement le silence, le néant… un
vide qui s’ignore totalement, un vide qui recèle des richesses
étincelantes : les yeux, les oreilles, le cœur, la langue, le nez,
et le sourire… Nous sommes le rien de la nuit de temps, de
l’avant- veille, d’hier, d’aujourd’hui, de demain.

Oui, nous sommes l’écho du rien, le rien de rien. Nous


sommes l’incarnation du chaos, du vent qui s’envole sans
attirer l’attention de rien.

Oui, nous sommes l’odeur même, une odeur qui ne se


lassera jamais de polluer l’atmosphère, une odeur joviale
embaumée de roses blanches et couverte du vent… une
odeur marchandise qui refuse de s’assumer véritablement…
une odeur insupportable qui fait fuir la masse, une odeur qui
étouffe, quoi que l’on fasse, une odeur qui sépare à jamais,
une odeur recroquevillée dans son bunker, une odeur hachée
qui convoque la puanteur de la pourriture, la colère, le
dégoût, l’impuissance.

Oui, nous sommes un marais d’odeurs fragiles qui chante


l’ouverture, pas le repli identitaire,… Nous sommes une odeur
qui berce le silence, le bruit, le néant.

Oui, j’affirme avec la dernière énergie que nous sommes une


bande d’odeurs lâches qui se pavanent librement dans une
insouciance qui frise l’ignorance, l’aveuglement…
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Nous n’avons rien à envier aux vents, aux mers et aux
océans parce que nous sommes papillons, poussières,
cendres, vagues, écho et infini.

Oui, nous croyons fermement que le temps finira par effacer


nos odeurs, une fois pour toutes, parce que c’est lui qui
détruit les souvenirs et qui donne le tempo de l’histoire…
Nous sommes la lumière du jour qui vivifie sans compter les
cœurs impurs.

Nous sommes aussi le crépuscule … Nous sommes le haut


et le bas du rire… Nous sommes hantés par plusieurs forces.
La grande question, c’est comment arriver à ne pas se
laisser engloutir par nos passions perverses, sources de nos
déboires quotidiens ? (Silence.)

Pour me consoler, je passe le plus clair de mon temps à


mettre les mots sur les visages qui ne demandent parfois
qu’un regard ou un sourire pour continuer de sucer les
pépins du fruit de la vie avec assurance, espoir et
persévérance. Une certaine presse de notre espace qui est à
la solde des dieux, pense que je suis un malade mental alors
que les masses populaires disent que je suis un berceur des
consciences, un passeur aguerri qui a du mal à
s’accommoder à l’indifférence… Je viens d’un endroit où la
compassion est une marque de fabrique. Je revendique le
respect de la personne humaine dans mes écrits.
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Ma parole est divine et s’adresse aux délaissés, aux
opprimées, aux laissés pour compte, aux peuples d’en bas,
aux âmes pieuses, humbles, patientes et tolérantes. Je
plante des petits paradis dans les cœurs attristés. J’écris
pour essayer de combler le vide et surtout d’essuyer les
larmes du monde avec des mots attendrissants. J’écris pour
tenter de dégager les voiles de l’ignorance, de l’outrance, du
mensonge, de l’égarement, de l’aveuglement, de l’intégrisme,
du fanatisme, du prosélytisme, de la violence, de
l’envoûtement, de la bestialité… Mes écrits peuvent
transformer les utopies en réalités, les stéréotypes, les
clichés et les caricatures en beauté d’un jardin de roses.
J’écris pour fleurir constamment la vie, parce que je suis très
sensible à la beauté humaine. J’écris pour dissiper les
flammes de la haine et pour magnifier la parole qui est au
cœur de la vie… Je suis un rêveur animé par le plaisir de
partager ses émotions… Mes mots ont la douceur d’une rose
mais ils sont aussi incisifs par moment et ont parfois la
virulence des guerriers et des guêpes… Mes mots ne sont ni
sombres ni anxiogènes mais onctueux, ils dégagent une
certaine légèreté qui adoucit les âmes… Les mots m’ont
choisi sans me consulter au préalable, et je suis obligé d’être
un canal de la beauté pour ma respiration profonde… Ecrire,
c’est ouvrir une fenêtre vers le monde pour l’embrasser
profondément et laisser entrer le souffle du rêve, du plaisir et
de la beauté. Monsieur le président, je suis un passionné des

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mots, ils me bousculent, m’apaisent, me bercent, m’énervent,
me font évader, me font jouir et pleurer en même temps.
Grâce à eux, j’arrive facilement à traverser les frontières sans
passeport ni visa. Les bricoles empêchent le monde de rêver
tranquillement du monde. Les mots me font vraiment du
bien et me rappellent le plus souvent mon sens d’humanité.
Tôt ou tard, j’irai lire et écrire sur la lune pour démystifier le
Mythe Africain qu’on nous a enseigné, depuis l’enfance. J’ai
été dépucelé par La Fontaine, Camara Laye, Victor Hugo,
Amadou Hâmpateba, Julienne Sengomona et Sébastien
N’koua… Je me suis laissé charmer par les mots, depuis ma
tendre enfance, grâce à mon père qui avait fait ses études
supérieures à la Sorbonne et à l’université d’Avignon, en
France, puis à Oxford, en Grande Bretagne. Je suis un
forgeron et un tisserand des mots. Je souffre certainement
de la boulimie des mots, mais il n’y a que des mots pour
soulager ma conscience. Mes mots sont des balles d’espoir
et d’amour. J’aime me battre avec les mots. Grâce à eux, je
rêve de la vie tout le temps, parce qu’elle est l’essence même
de la beauté, l’objet de nos fascinations collectives. La vie
est un magnifique cadeau qu’il faut bichonner
quotidiennement ! Mes mots dansent sur un corbillard, un
vrai régal ! Ils évitent les fossoyeurs de peur d’être enterrés
pour toujours… J’ai plus peur des mots que de la grenade,
car ils sont à l’origine de toutes les guerres que l’humanité a
connu tout au long de son histoire. L’écriture est la colonne

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vertébrale de ma vie. Elle me permet de résister contre tous
les démons de malheur. Posséder le monde pour soi-même,
pendant quelques heures, quel bonheur ! J’aime embrasser
les amalgames pour mieux appréhender le monde. Ma vie
est fissurée de partout mais mes rêves ne s’éteindront
jamais parce que la jouvence m’enlace totalement. J’écris
pour faire entendre mes déceptions, mes regrets, mes
colères, mes indignations, mes tristesses, mes dégoûts, mes
odeurs, mes doutes, mes peines mais aussi mes certitudes,
mes joies, mes fantasmes, mes folies, mes rêves, mon
empathie et surtout mon humanité. Je ne suis pas seul, je
trimballe mes morts avec moi partout. Je me sens
suffisamment en sécurité avec eux. L’écriture est une
lumière qui éclaire la vie, même dans les décombres des
ténèbres, car la vie est une série d’interrogations
perpétuelles. Le monde est mon champ de prédilection… Je
souhaite repartir sur les traces de mes souvenirs pour me
réconcilier avec moi-même… Ce soir, j’ai rêvé d’une ville
bercée de chants d’oiseaux, d’un ciel bourré d’étoiles qui
rayonnaient de mille feux, comme si on fêtait le centième
anniversaire de l’indépendance de notre espace, la vraie, pas
celle que nous avait vendue De Gaulle et ses acolytes, mais
je ne comprends toujours pas ce que ce rêve signifie, pour
moi, Monsieur le président… c’est peut-être un signe d’espoir
pour notre avenir commun, qui sait ? Monsieur le président,
malgré mes rêves en couleur, je reste un homme perdu dans
la brume du désespoir.…
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Mon passé pue les cadavres, le sang, les cris des innocents,
les lamentations des opprimés, les pleurs des hommes et
des femmes honnêtes et épris de justice et de paix, mon
présent est un enfer alors que mon futur est brouillé par les
rafales des vents qui me rendent quasiment aveugle…
Monsieur le président, ma mère me disait : « la vie ne fuit
jamais, elle sera toujours là pour les uns et les autres, il
incombe à chaque personne de prendre sa part de la vie et
d’en faire quelque chose d’utile pour l’humanité et pour lui-
même. Le monde a besoin de plusieurs mains pour bâtir une
vie remplie de fleurs, entourées d’arbres verdoyants, de
rayons du soleil, du vent, de l’eau et du feu… toujours se
donner la main pour accompagner l’humanité vers la cime
de la plénitude. C’est ça la raison d’être d’un être humain sur
terre, sinon, il perdrait son temps inutilement. Dans ce cas, la
mort serait préférable à la vie… Le cœur est un paradis, il
suffit de l’arroser continuellement pour profiter de ses ondes
merveilleuses… Dédicace à cette déesse « Rose Lafleur »
dont le cœur débordait d’amour pour les autres, car elle
aimait beaucoup les enfants des autres et les siens
propres... Ses mots ne disparaîtront jamais, même si je
devenais terre, cendre ou fumier, parce que je suis un rêveur
qui rêve de ce monde tout le temps et qui le chante partout
avec fierté… Le monde a énormément besoin d’apaisement
pour explorer sereinement toute la splendeur de sa richesse
intrinsèque. En revanche, on doit briser toutes les lassitudes

52
que les fachos construisent pour nous empêcher de nous
prendre tendrement dans les bras et découvrir qu’en fait,
nous sommes le même souffle qui permet au monde de
respirer et de poursuivre sa marche vers l’infini…

Mais je suis étonné de constater que jusqu’au XXIème siècle,


le monde n’est pas encore conscient que personne ne meurt
avec sa patrie dans sa poche, nous sommes tous des
passagers sur cette terre qui faisons semblant de posséder
des lopins de terre, des biens matériels, le pouvoir, pour
quelques jours seulement. Il suffit d’un pet pour voir tout
s’écrouler comme un château de cartes. Le Roi Léopold II
n’est pas mort avec le Congo. Christophe Colomb n’est pas
mort avec l’Amérique, Louis XIV n’est pas mort avec la
France, Churchill n’est pas mort avec l’Angleterre, Hitler n’est
pas mort avec l’Allemagne, Lénine n’est pas mort avec son
URSS, Benito Mussolini n’est pas mort avec l’Italie, Kadhafi
n’est pas mort avec la Lybie, Castro n’est pas mort avec son
Cuba, Pinochet n’est pas mort avec la Chili, Sékou Touré
n’est pas mort avec la Guinée Conakry, Idi Amine Dada n’est
pas mort avec l’Ouganda, Peter Botta n’est pas mort avec
l’Afrique du Sud, François Duvalier n’est pas mort avec son
Haïti, Omar Bongo n’est pas mort avec le Gabon, son amour,
l’Empereur Bokassa n’est pas mort avec la RCA, Joseph
Désiré Mobutu, « le Roi éternel » du Zaïre, par contre est mort
avec son retour à l’authenticité africaine… les contemporains

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qui prônent le repli identitaire ne mettent le plus souvent en
avant que les motivations économiques, ils oublient que la
lumière est plus forte que l’économie qui est manipulée par
les puissants qu’eux. Ne nous attardons pas à regarder
derrière… Que l’absurde ne nous aveugle pas avec ses
sirènes en or et en diamant… La mort devait nous inciter à
l’humilité la plus absolue… Tenons bon pour contempler
sereinement les nouvelles lumières dans l’infini de l’éternité…
J’embrasserai la lumière pieds nus pour prouver ma
révérence vis-à-vis de la nature. J’aime la douceur des
pétales du plaisir, elle adoucit mon cœur et mon esprit. Je ne
peux mourir sans pour autant que je ne mette pieds sur le
paradis afin de me purifier intensément. C’est un lieu où le
silence vous traverse silencieusement au point de bousculer
votre âme, vous pousser aux pleurs vous-même devant votre
conscience dans un silence mélodieux. Monsieur le
président, mesdames et messieurs, les jurés, je vous offre
mes colères, mes haines, mes pêchés, mes obsessions, mes
errements, mes regrets, mes lamentations pour enfin partir
libre comme j’étais venu. Dans ma corbeille, il y aura mes
joies, mon sourire de joie et les graines pures et
bienveillantes que j’aurais semées partout. Là-bas, je
marcherai seul pour contempler les merveilles de la nature.
Je ne paierai aucun franc, ma foi seule suffira pour me
rendre digne. Je sais que les sadiques ne seront pas prêts à
lâcher prise… Dans une vie future, j’aimerai être papillon pour

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sillonner l’univers afin d’attirer les regards innocents,
insouciants et joyeux des enfants du monde… Monsieur le
président, j’aime la fragilité d’un homme, devant une femme
qu’il courtise pour la première fois. Le mec devient, tout d’un
coup, l’homme le plus sérieux et le plus sympa du monde.
Ces attitudes sont très poétiques, ses gestes très
théâtralisés, ses mots très romancés et sa vie est contée
comme par un griot devant un Roi ; un florilège de
compliments vis-à-vis de la femme. Et cette dernière en
profite pour prendre de grands airs, comme pour montrer
qu’elle est la seule au monde, dandine et sourit
constamment comme un petit enfant, surtout lorsqu’elle est
consentante. Qu’elle est merveilleuse, la vie !

Monsieur le président, mesdames et messieurs de la cour,


tout est encore à construire, dans notre espace, les
agissements des dieux ne font que stimuler la fuite des
cerveaux vers des horizons qui accordent une place de
premier plan à la dignité humaine et à l’intelligence, au
détriment de notre espace qui ne vit souvent qu’en tendant la
main et en bradant ses richesses. Les débats, dans nos
espaces, se limitent à des choses quasiment primaires,
notamment : comment faire pour manger trois fois par jour ?
Comment faire pour avoir de l’eau courante et potable en
permanence ? Comment faire pour se soigner dignement ?
Comment faire pour avoir de la lumière constamment ?
Comment faire pour avoir de l’emploi ? Comment faire pour
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étudier dans des écoles de qualité ? Comment faire pour
avoir des infrastructures routières de qualité ? Comment
faire pour baisser la corruption qui a atteint toutes les
couches sociales ? Comment faire pour que l’alternance soit
effective dans nos espaces ? Pourquoi l’équipe nationale de
football ne parvient toujours pas à gagner la coupe du
monde de football ? Autant de questions qui n’ont toujours
pas trouvé de réponses dans nos espaces. Les dieux ne se
sont jamais sentis coupables de la mauvaise gestion des
deniers publics, ils ont toujours donné l’impression d’être
d’éternelles victimes. Pour l’instant, la conquête du ciel ne
nous regarde pas, la fabrication de la bombe atomique ne
nous regarde pas, non plus, même si nous avons assez
d’uranium chez nous, la G.P.A et la P.M.A ne traversent pas
encore nos mémoires, puisque les femmes et les hommes
sont encore fertiles et l’homosexualité reste plus ou moins
tabou dans une grande partie de notre espace mais continue
malgré tout sa marche vers le développement. Monsieur le
président, mesdames et messieurs les jurés, nous sommes
devenus la risée du monde, à cause de la mauvaise foi des
dieux…Mais malgré tout ce que font les dieux, ils ne vont
jamais nous empêcher d’aimer la terre de nos ancêtres,
même s’ils ont pris en otage nos rêves et nos espérances.
Un jour, le soleil de vérité finira par déchirer les voiles de
l’obscurité qui envahissent nos yeux depuis bien
longtemps...

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Enfin, monsieur le président, mes dames et messieurs les
jurés, ne m’extradez pas dans mon espace, je vous en
supplie ! Je ne veux pas mourir lâchement, je préfère crever
de faim, de froid et de solitude ici que de voir étaler mon
corps sur l’échafaud de la mort, sous les regards meurtris et
impuissants de ceux qui croient encore en moi et en mon
combat. Je ne veux pas donner l’occasion aux dieux de
savourer leur plaisir autour de ma dépouille innocente… Je
n’ai plus les nerfs solides…Monsieur le président, je viens de
loin, la marche a été longue, beaucoup de sang a été versé,
les larmes ont énormément coulé, la peur a longtemps visité
mon vécu, il y a eu trop d’injustices à mon endroit…Au regard
de ce qui précède, je vous demande humblement, Monsieur
le président de la cour, de m’accorder l’asile politique, par
cette décision, vous rendrez service à l’humanité, car vous
refuserez par la même occasion de tordre le cou à la justice,
comme sous d’autres cieux… Je n’ai plus rien à ajouter. Je
vous remercie pour votre aimable attention. (Long silence.
Pierre regarde autour de la salle.) La séance est levée ? Ok.

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ACTE III

SCENE I

Dans le même bâtiment, la porte de la cellule F est


grandement ouverte, tout est en vrac. Sur un fond de musique
instrumentale. Pierre Delignas est allongé à même le sol. Puis
se réveille brusquement. Il halète, aperçoit un paquet par
terre. Il y a un nouveau costume et une nouvelle paire de
chaussures sur une chaise. Après s’être rendu compte de son
contenu, il explose de joie.

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Mais, je rêve ou quoi ? Ils ont eu l’amabilité de m’accorder
l’asile politique sur leur espace (Il rit puis sanglote) … Le ciel
m’a encore une fois rencontré. Non, je ne suis pas dans une
fiction. La cour m’a donc donné raison, j’ai été convaincant. Il
y a des humains qui ont encore leurs cerveaux et leurs
cœurs bien en place. Oh, comme la cour a été si gentille de
porter un regard compréhensif sur moi ! Je suis un homme
libre ! La liberté, ça se fête, Pierre, n’est-ce pas ? Je vais, dans
les jours qui viennent, recevoir mes rayons de soleil. De la
terre, je viens, de la terre, je vis, de la terre je partirai bras
ballants comme j’étais venu, partout, je suis chez moi… J’ai
des larmes aux yeux, mais ce sont des larmes de joie, ça
n’arrive pas tous les jours… Il y a parfois des moments de
bonheur comme ça qu’il faut savoir en profiter. Je suis peut-
être fragile émotionnellement mais je suis hyper positif,
parce que la vie n’est pas seulement une fleur flamboyante
mais aussi une épine dont il faut tenir compte lorsqu’on vit…
J’ai toujours mis une dose d’optimisme dans ma vie… Les
balles de la vie font très mal, mais ne sont pas mortelles,
heureusement. (Alors qu’il s’habille.) Au-delà des grimaces
des dieux, mon espace ne mourra jamais, il survivra quelque
soient les vents et les tempêtes… Le vent de la brimade
passera, le vent de la terreur passera, le vent du mensonge
et de la démagogie passera, le vent du terrorisme passera, le
vent de la corruption baissera fortement, le vent du chômage
passera, le vent de l’égoïsme passera, le vent du tribalisme

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passera, le vent de la facilité passera, le vent de la paresse
passera, le vent de la désespérance passera… Le soleil de
vérité et de l’espérance brillera de mille feux dans le ciel de
mon espace avec ses rayons de bonheur, de prospérité, de
bien-être… Bref, je dois maintenant trouver un restaurant
pour manger un bon plat à la soupe. Ensuite, je chercherai un
endroit de prière qui soit digne afin d’apaiser mes esprits.
Ma vipère est toujours en forme et prête à bondir sur une
proie. Ce n’est qu’après tout ça que je pourrai appeler mes
confrères Faustin Kéoua Leturmy, Christian Giriat et Jean
Massassi pour lui annoncer la bonne nouvelle. Je n’oublierai
pas de joindre mes amours : Nadine, Pati, Dulcinée, Pégie,
Zainab, Carol, Kristina, Maria, Hiba, Marie Gwenaëlle, Fatima,
Léa, Charly, Clarisse, Jade, Charlotte, Bauvarie, Fabien,
Noëlle, Esther, Sedar, Arnaud, Djoubalasse, Espérance,
Simplice, Ferlain, Renel, Marianne, Marjanna, Marina,
Dieuveil, Naïlotte, Ban, Jourdain, Jurcia, Bertille, Géneviève,
Chrystel... (Il se change et part.)

Fin

Israël (Haïfa), le 03 mai 2018

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Ce livre est édité par La Doxa Editions. OrigraphCom : 10 Rue du
séminaire 94516 Rungis Cedex France, Avril 2021.

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Dépôt légal Avril 2021

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