DU MÊME AUTEUR
Romans
Des lieux inhabitables
Une terreur précieuse
On ne se refait pas
L'Ouverture des terres
Essais
Jean Cayrol et son œuvre
Monsieur Valéry
Édition
Montesquieu, Œuvres complètes
Essais
Jean Cayrol, Seghers
Guillaume Apollinaire, Seghers
Poésie
La poésie n'est pas une messe, Wurms
Les Aventures du capitaine Cook, Seghers
Éditions
Balzac, Splendeurs et Misères des courtisanes
Lautréamont, Œuvres complètes
Presses de la Renaissance
¡¡)ANlELloSTER!
PASSAGES
DE Z É N O N
Essai sur l'espace
et les croyances littéraires
É D I T I O N S D U SEUIL'
27, rue Jacob, Paris VIe
ISBN 2-02-006611-4
Il ne suffit pas de parler pour dire : notre père ne parlait que pour
ne rien dire. Son humiliation n'avait trouvé un langage, politique,
que le temps d'une avant-guerre; il ne lui restait qu'une haine au
jour le jour, la violence codée d'un discours primitif qui se retournait
toujours contre lui ou contre nous. Parler, c'était toujours dire sa
défaite. L'efficience de la parole était celle d'une mise en scène,
mais mon père était plus fort dans le silence. Ancien sténographe,
il me faisait souvent la démonstration de cette écriture réduite aux
bâtons et aux boucles qui dispensait les mots de leur humanité
méchante. J'aimais les vagues de ces hiéroglyphes, le tracé alerte
de ces signaux imprenables qui étaient déjà comme une littérature.
Avec eux je devenais indéchiffrable et vrai. Entièrement codé par
mon code, j'échappais aux morsures du verbe. On voit la naïveté.
Le technicien solitaire d'une graphie redoutable s'absentait dans des
graffiti. Mais notre père avait encore une autre façon de « s'exprimer »
- curieuse expression dont le paradoxe fait encore toute ma quête.
Chaque soir nous nous penchions sur la fenêtre pour le voir surgir,
visage gris, la serviette fripée alourdie au bout du bras, épais fantôme
de gabardine qui nous faisait frémir de fierté. Quelquefois son bras
libre s'élevait vers nous pour nous faire l'offrande d'une journée de
malheur dont il rentrait aminci, élimé, mais intouchable. Sa vaillance
nous interdisait tout contact. Sa poitrine était couverte de blessures,
ses doigts saignaient d'une humeur somptueuse, ses cheveux tom-
baient en gros flocons quand il soulevait le heaume. Cet homme
droit et fort vivait ployé. Trente fois par jour il soulevait son feutre,
tendait ses catalogues, convertissant l'acheteur en usant de toutes
les paraboles du négoce. Suivait l'attente, l'horrible attente du gagne-
pain. Il arrivait que pendant plusieurs jours le répugnant grimoire
du carnet de commandes restât vierge. Virginité que notre père
éprouvait comme une castration. Il n'habitait plus ce monde, et
c'était à nouveau la froide répulsion d'une enfance absolument
déserte, la peur revenue de ne jamais savoir comment répondre. De
père en fils, on se transmettait cette pauvre rigueur de la vassalité.
La colère était toujours une façon de jouer au seigneur : ça devenait
vite shakespearien dans le trois-pièces-cuisine où se perpétuait la
race.
Quelle race? Puisque je fais ici fonction d'ethnologue, je dirai
qu'il s'agit de la petite bourgeoisie pauvre, celle qui s'est depuis
inventé le Scrabble pour s'employer dans le langage. La petite
bourgeoisie n'a jamais eu de visage et elle n'en aura jamais. Notre
mère collectionnait alors les chapeaux par référence au Grand Prix
de Deauville et offrait le thé comme une Verdurin banlieusarde.
Elle s'achetait des têtes pour feindre la totalité dans le parcellaire.
Alors qu'on ne parlait même pas en prose, on m'abonnait à la
Comédie-Française pour m'apprendre à me taire en alexandrins.
J'avais une chaise juste en dessous de la loge du Président, et les
actrices aux bras nus représentaient pour moi la totalité de la
femme et Racine la totalité du langage. Comme dit l'excellent
Gide, je revois la lumière s'éteindre et le rideau rouge, etc. Nous
allions une fois par an au théâtre en famille, toujours au théâtre
Saint-Georges parce que c'était le seul théâtre entièrement consacré
à la petite bourgeoisie de l'époque. Ça sentait la poudre de riz et
|a connerie humaine, mais nous n'y respirions que la forme entière
de l'humaine condition. La petite bourgeoisie pauvre vit dans un
Perpétuel remake. C'est la raison pour laquelle notre mère a depuis
abandonné les chapeaux devenus difficiles à porter pour se replier
le meuble anglais avec reproduction de chasse à courre de
GalOsborough. Il y a dix ans, j'ai moi aussi acheté une gravure
de Titus Carmel pour signifier mon appartenance au discours de
la dégradation des valeurs alors en vogue Ue l'ai récemment
détruite). Je suis même en train d'écrire un livre pour signifier,
en voulant signifier le contraire, mon appartenance aux livres. La
Petite bourgeoisie n'a encore jamais inventé un geste qui soit à
elle. Elle imite, avec une précision et une ascèse qui lui servent
d inspiration, le détail. Personne au xixe siècle n'a compris que la
révolution industrielle allait produire cette sommité du parcellaire
est le petit-bourgeois pauvre. Le petit-bourgeois ne comprend
pas le sens des mots et remplace la compréhension par la croyance,
ou bien il ne comprend qu'un seul sens d'un mot. Pour cette
raison, chaque mot pris séparément représente pour lui la totalité
du langage. Il n'aura avec les mots que des rapports obsessionnels
et quasi fétichistes. Chaque mot l'envahit, le pénètre, le façonne
comme s'il était à lui tout seul la bibliothèque d'Alexandrie.
Amour, femme, soleil, existence, révolution, c'est toujours l'image
de la totalité dans la parcelle (le drame de la parcelle). Mon père
racontait la même histoire fabuleusement minable -de « la chèvre
Forgemol », expression mystérieuse du type Et rose elle a vécu,
Un seul être vous manque, etc., et la fable exemplaire (les mésa-
ventures d'un pauvre Arabe dans les années 1920 à qui l'adjudant
de service avait confisqué son seul bien : une vieille bique, sous
prétexte qu'elle broutait les salades du capitaine) résumait à ses
yeux, à son oreille, la chute inévitable de l'Empire français d'Afrique
du Nord. J'ai toujours cru que « la chèvre de Forgemol » était le
fin mot du langage.
Notes
a p r è s u n o b j e t s a n s j a m a i s l ' a t t e i n d r e c a r intervalles, o b s t a c l e s
* d é l a i s s o n t infinis. K a f k a est u n a r p e n t e u r ( c e t t e i n d i c a t i o n e û t à
a fois r é j o u i et d é s e s p é r é B e r g s o n ) q u i n e p a r v i e n t p a s à p é n é t r e r
ai}s le c h â t e a u o ù il a é t é a p p e l é . D a n s l a M u r a i l l e d e C h i n e ,
i g n é e s , u n e m p e r e u r i n f i n i m e n t l o i n t a i n d a n s le t e m p s et d a n s
l'espace ordonne que d'infinies générations construisent indéfiniment
un mur infini qui fasse le tour de son empire infini ».
L'univers kafkaïen est donc essentiellement zénonien, comme en
témoigne la structure même de ces narrations où la critique, selon
Borges, déplore « le manque de nombreux chapitres intermédiaires ».
Ces intervalles, ces tours, ces obstacles, sont infinis « comme l'Enfer ».
Dans la plupart des romans on déplorerait, au contraire, l'absence
de cette absence de chapitres intermédiaires, alors que le pathos
propre à Kafka est précisément fondé sur le fait que cette durée
n'existe pas, qu'aucun flux ne porte ni ne conduit jamais le « per-
sonnage ».
A l'inverse, d a n s l ' A n i m a l d u T e m p s 21, J e a n T a r d i e u fait p a r l e r
u n e f i g u r e qui, é t e n d u e s u r u n b a n c , i m m o b i l e , p r e n d u n b a i n d e
t e m p s . « S i v o t r e a t t e n t i o n é t a i t éveillée c o m m e la m i e n n e , si v o s
o n t d e t o u t simplifier, d e d é c o u p e r d a n s le m o n d e s e n s i b l e q u e l q u e s
t a b l e a u x g r o s s i è r e m e n t c o l o r é s et t o u j o u r s les m ê m e s , a l o r s v o u s
aussi, v o u s verriez, et v o u s e n t e n d r i e z , s a n s n u l d o u t e , le p a s s a g e
c o n t i n u d e v o t r e É l é m e n t n a t a l , d e c e t t e c o u l é e i n i n t e r r o m p u e et
indivisible, d e c e f l e u v e égal, s a n s h â t e et s a n s t a p a g e , a u q u e l v o t r e
s o n i e n q u e c e l u i d e c e t h o m m e q u i se r e f u s e à d é c o u p e r ses é l a n s
d e p e r c e v o i r le m o i n d r e « m o u v e m e n t i n f i n i t é s i m a l ». P o u r lui, t o u t
e s p è r e l ' a b a n d o n d e s a « f i g u r e p e r s o n n e l l e » : u n j o u r il d e v i e n d r a
c e « b i e n h e u r e u x n a u f r a g é q u i s ' é l o i g n e et se tait28 », q u i se t a i r a
p a r c e qu'il a u r a p e r d u à j a m a i s la p r e m i è r e p e r s o n n e d u singulier.
D e s t i n i n é v i t a b l e d u c o u r e u r d e flux : la d u r é e l ' a b s o r b e c o m m e elle
a b s o r b e t o u t dire.
L a m o d e r n i t é s ' i n a u g u r e a v e c la m i s e e n s c è n e d e c e d e s t i n
c o n f l i c t u e l d u t e m p s et d e l'écrit. « L e s j o u r s s ' e n v o n t j e d e m e u r e . »
Si les j o u r s s ' e n v o n t , A p o l l i n a i r e a u r a i t p u m i e u x é c r i r e : je d u r e .
p o u r d e m e u r e r e n m ê m e t e m p s d a n s c e j e q u i d e m e u r e c o n t r e ses
r e t o u r n e r s u r l u i - m ê m e p o u r s ' a n c r e r , u n i n s t a n t , d a n s l ' é v é n e m e n t
a b s o l u d e s o n d i r e ? R i e n d ' a u t r e n e s a u r a i t m i e u x définir l'écriture,
la c o n s c i e n c e - si flux il y a - , d e r e m o n t e r le c o u r a n t et d e le f a i r e
d i v a g u e r et d i v e r g e r e n u n e m u l t i t u d e d e c o u r a n t s a d v e n t i c e s . S i m -
plions : n'est-elle pas le moteur et le résultat du combat de l'espace
contre la durée? De la liquidité d'Alcools à la spatialisation des
premiers poèmes de Calligrammes, il y a justement la trouvaille du
II y a multiple et juxtaposé, à travers un travail de figuration qui
Passe par la déposition et la disposition morcelée des différents états
d'une conscience. Les Fenêtres ou Lundi rue Christine racontent la
mise à mort de la conscience fluide par la conscience cubiste.
A partir de Mallarmé, ce qui s'est découvert dans l'écriture c'est
bien l'absence, le hasard, et le vide, les trois hantises bergsoniennes.
Le lieu commun hégélien devenu oriflamme de la modernité : la
Présence de l'absence dans le mot, le pouvoir de néantisation du
langage et sa capacité de faire du réel un possible, Tardieu l'exprime
fort bien quand il évoque « la redoutable importance de ce qui n'est
- de ce qui n'est plus ou de ce qui n'est pas encore - [qui] donne
support à ce qui nous frappe 29 ». Le mot a donc le superbe privilège
de trouer le flux, d'introduire la stupeur du manque et du discontinu
dans la plénitude de la conscience progressive. En brisant la durée,
Il rend possible les bifurcations réglées ou hasardées, les relations
verticales ou tangentielles, les croisements. Capacité d'absence
d abord, il se représente ensuite en une multiplicité de contacts et
de connexions : mais il faut du blanc pour inventer, il faut des failles
Pour tenir, et, comme dit Tardieu, du « non-sens (en deçà ou au-
delà du sens) pour nourrir les significations! ». C'est qu'un « énorme
espace de pensée », incommensurable, sépare les mots « dans le
discours le plus serré ». Précisément, cet espacement ou interruption
du flux est ce qui définit le resserrement du discours. Un discours
serré n'est pas un discours liquide, mais un discours où les bifur-
cations et les intervalles sont assez nombreux - et avec eux les non-
dits et les polysémies - pour constituer un espace ouvert de recherche
et d'inventaire. « Ce qui fait que certains poèmes nous impressionnent
Plus que d'autres, c'est sans doute un plus grand écart entre les
mots et la plus grande quantité de pressentiments qui se trouve prise
dans leur intervalle, comme dans les mailles d'un filet30. »
Il est évident que considérer l'intervalle en tant que tel comme
Une plénitude est aussi peu bergsonien que possible. Bergson 31 rejette
fput le signe du côté du relatif et n'imagine de l' absolu qu'en
absence du signe. La naïveté d'une telle dichotomie se dissimulerait
davantage s'il ne proposait pas pour exemple de cet absolu-immédiat
le cas du personnage du roman. De même que si j'enlève les signes,
J ai le flux, si j'enlève les actions, les gestes et les paroles, j'ai le
Personnage. « Le romancier pourra multiplier les traits de caractère,
taire parler et agir son héros autant qu'il lui plaira : tout cela ne
vaudra pas le sentiment simple et indivisible que j'éprouverais si je
coïncidais un instant avec le personnage lui-même. Alors, comme de
la source, me paraîtraient couler naturellement les actions, les gestes
et les paroles [...] Le personnage me serait donné tout à coup dans
son intégralité, et les mille incidents qui le manifestent, au lieu de
s'ajouter à l'idée et de l'enrichir, me sembleraient au contraire alors
se détacher d'elle, sans pourtant en épuiser ou en appauvrir l'es-
sence 32. » Certes, on aimerait bien avoir un jour à lire un personnage
qui ne soit pas constitué de signes, et même un roman sans mots,
ce qui accélérerait considérablement la lecture. Coïncider avec
l'intériorité d'un personnage dans l'immédiateté absolue d'une pré-
sence totale est en effet une jouissance aussi exquise qu'hallucina-
toire, connue d'une foule de croyants.
A l'opposé du dialogisme bakhtinien, le personnage bergsonien est
une intimité pure, objet d'intuition, auquel l'analyse et la multiplicité
des points de vue n'apportent rien. A vrai dire, comme il n'y a pas
de texte, il n'y a pas de roman.
Que cette sympathie immédiate pût n'être que pragmatique et
efficace illusion, mais illusion tout de même, Bergson n'y saurait
songer, pour avoir commencé par réduire le texte à l'expression de
la « pensée » et des « sentiments » d'un sujet que ne viendrait décaler
nul intervalle, menacer nulle lacune, informer nulles médiations
culturelles, détourner de sa transparence nulle mimésis, et qui ne se
constituerait à aucun moment comme producteur d'effets.
Ce débinage un peu forcené du langage n'est finalement que
l'envers de son exaltation langoureuse lorsqu'il est censé n'être rien
de plus que l'ensemble des signes qui, effacés et abolis en tant que
signes par la grâce du sujet, nous livrent directement les choses.
« La perfection du langage, écrit Merleau-Ponty, est bien de passer
inaperçue. [...] Son triomphe est de s'effacer et de nous donner
accès, par-delà les mots, à la pensée même de l'auteur, de telle sorte
qu'après coup nous croyons nous être entretenus avec lui sans paroles,
d'esprit à esprit33. » Langage sans langage et utopie qui, depuis
longtemps, a ses synonymes : parole, voix, écho. Lire Stendhal, ce
serait se laisser interpeller par la voix de Stendhal, laisser monter
e n soi d e s significations q u e b i e n t ô t n o u s p r e n d r i o n s p o u r n ô t r e s 34.
L'exemple est des plus mal choisis : Stendhal eût été bien heureux
de croire qu'il pût avoir une voix, lui que le langage mutile, en qui
d'abord il fait obstacle, qu'il voue à l'imitation et à la citation, et
détourne enfin de toute transparence.
Ce qu'il y a à lire dans Stendhal c'est donc exactement le contraire
d'une voix, jusque dans les premiers à-coups de sincérité et d'au-
thenticité où il se donnait illusion d'une parole qui fût vraiment
sienne 35 mais qui ne révélait que les travestissements de « l'acteur
interne ». On n'entend rien dans Stendhal que l'incapacité qui navre
Stendhal de s'entendre, et la conquête ou l'acceptation des jeux de
langage. « Tout le problème, c'est que le rapport du moi et du
langage est justement un problème 36. » Si le langage universel entre
dans le moi singulier, c'est pour ne jamais pouvoir en sortir sous
forme de moi, mais tout au mieux comme trace et tracas de l'autre.
On voit donc que l'affirmation de Merleau-Ponty selon laquelle « le
langage n'est pas un empêchement pour la conscience, qu'il n'y a
p a s d e d i f f é r e n c e e n t r e l ' a c t e d e s ' a t t e i n d r e e t l ' a c t e d e s ' e x p r i m e r 37 » ,
si elle paraît prendre le contrepied de l'accusation portée par Bergson
contre le symbolique, la poursuit en fait et la redouble : selon l'un
comme selon l'autre, le texte, les formes, les médiations sont inexis-
tants. Dans la phrase de Merleau-Ponty (s'atteindre c'est s'exprimer),
le sujet de l'énoncé est rendu équivalent au sujet de l'énonciation,
les décalages de la réflexivité, le renversement du sujet entre je et
me dans je m'exprime, le questionnement infini sur la nature de ce
je, le pouvoir d'abolition de langage et d'inscription de l'écriture
comme pratique semblent évacués de la façon la plus bergsonienne
qui soit.
c o m m e la s u r f a c e a u - d e d a n s , B e r g s o n n ' i m a g i n e p a s q u e l ' i m a g e -
i m p u l s i o n p u i s s e ê t r e e l l e - m ê m e u n p r o d u i t t r o u b l e et c o m p u l s i f , le
conflit p l u s o u m o i n s b i e n résolu, u n e a s t u c e s a l v a t r i c e p o u r a s s u r e r
a u s u j e t u n s e m b l a n t d e p r é s e n c e . P h i l o s o p h e r , écrire, c e s e r a i t
s e u l e m e n t d e s c e n d r e l'escalier d e la c o n s c i e n c e p o u r e n r e m o n t e r
C e t t e h a i n e d u c o m p l e x e 4 3 , t o u t e n t i e r r e j e t é à la s u r f a c e , est
a u s s i é l o i g n é e q u e p o s s i b l e d e la r e p r é s e n t a t i o n v a l é r y e n n e d u m o i ;
d i r e q u e si B e r g s o n t i e n t a b s o l u m e n t à n o y e r l ' é c r i t u r e d a n s la
m é t a p h y s i q u e c o n s i d é r é e c o m m e « l a s c i e n c e q u i p r é t e n d s e p a s s e r
est m o n d e et qu'il y a d e s h o m m e s e t q u i é n o n c e n t , d e s é n o n c é s
j u x t a p o s é s n e se l a i s s e n t p a s r é d u i r e à l'unité. S a u f p a r l'idéologie
d o n t la f o n c t i o n est j u s t e m e n t d e f o n d r e et d e c o n f o n d r e , d e t r a c e r
la l i g n e c o n t i n u e o r i g i n a i r e q u i r é u n i t le m u l t i p l e . L a s u i t e d e s
é n o n c é s h u m a i n s r e n v o i e a u x a p o r i e s d e Z é n o n : ils s o n t d i v i s i b l e s à
d a n s c e c a s j e n e r a t t r a p e j a m a i s le total, o u b i e n j ' é n o n c e la s o m m e ,
d a n s l'un. T a n t ô t j e suis, t a n t ô t n o u s s o m m e s . V o i l à t o u t e la p r o b l é -
m a t i q u e b a u d e l a i r i e n n e . J e s e r a i c r i m i n e l o u d é m o c r a t e , v i c t i m e o u
e n p o s a n t le p r o b l è m e d e l ' i n d i v i d u d a n s la cité.
D a n s s o n J o u r n a l , p e u a p r è s la m o r t d e B e r g s o n , M u s i l n o t e a v e c
h u m o u r : « O n m e r e p r o c h e r a d ' a v o i r é t é i n f l u e n c é p a r lui. O r , j e
m e n t s a c o n c e p t i o n d e la d u r é e c r é a t r i c e et s a f a ç o n d e la relier à
la d i s t i n c t i o n d u t e m p s et d e l ' e s p a c e . S a f a ç o n d e r a t t a c h e r la
s c i e n c e à l ' e s p a c e et la p h i l o s o p h i e a u t e m p s m e d é p l a î t aussi. L à
et je n e suis j a m a i s c o n f r o n t é à lui. Il f a u d r a i t le f a i r e s o u s f o r m e
A r n h e i m et D i o t i m e e n r e p r e n a i e n t !
M a i s voilà t o u t d e m ê m e p a r o ù il f a u t t o u j o u r s c o m m e n c e r : ç a
m e d é p l a î t . Il y a e n effet c h e z B e r g s o n q u e l q u e c h o s e q u i m e
d é p l a î t à m o i a u s s i et q u i n e d o i t p a s ê t r e s a n s r a p p o r t a v e c le fait
M u s i l , c e q u i n e m a n q u e p a s d ' i n q u i é t e r . C o m m e le s i g n a l e e n c o r e
M u s i l : « M a l g r é sa v a l e u r , i n f l u e n c e m a l h e u r e u s e s u r les non-initiés.
L e g e n r e C s o k o r p a r e x e m p l e q u i a d o p t e les t e r m e s intuitions,
c r é a t e u r , c h a o s et u n e c o n c e p t i o n d e la vie a n a l o g u e à sa f a ç o n d e
vivisection que Valéry pratique quant à lui depuis 1892, voilà qui
é l o i g n e t o u t d e m ê m e d e t o u s les « m é t a p h y c y c l i s t e s p r e s s é s 77 » . « Il
Notes
Note
ni c o n t i n u , il est é c a r t , d i f f é r e n c e p a r r a p p o r t à u n e c o n s t a n t e
s u p p o s é e q u i s e r a i t le c a l m e é t e r n e l d e la c h u t e h o m o g è n e , irréver-
sible, d e s a t o m e s a v a n t le c l i n a m e n . S'il y a t e m p s , d o n c é c a r t , le
l ' a s y n c h r o n i s m e et le c h o c q u i d é c h o i e n t la c o n s c i e n c e d e s a p r é t e n -
t i o n à la g é n é r a l i t é a b s o l u e . C ' e s t à c e t t e d é c h é a n c e q u e se r e f u s e
N a r c i s s e q u i n e t o l è r e p a s d ' ê t r e d é ç u . L ' i r r u p t i o n d e la d é c e p t i o n
fait s u r g i r l ' e x i s t e n c e , m a i s N a r c i s s e r a t e s o n e x i s t e n c e . Il v o u d r a i t
q u e la c a t a r a c t e initiale soit à j a m a i s i n t e r r o m p u e p a r le p a c t e , u n e
fois p o u r t o u t e s , a l o r s q u e le p a c t e n ' e s t l u i - m ê m e q u e p a s s a g e , la
durée n'étant jamais liquide, encore moins liquidée. Valéry parle
d ' a t o m e s d e t e m p s 34, c e q u i incite à p e n s e r qu'il s e r a i t p l u t ô t d u
c ô t é d e l ' i n t e r v a l l e infini, d o u l o u r e u x , q u e d u p l e i n r e t r o u v é .
N a r c i s s e o u l ' a n t i c l i n a m e n . N a r c i s s e a i m e r a i t q u e s o n m o i t o u c h e
a u f o n d , e n t o u c h e r le f o n d . I l l u s i o n p r o p r e à t o u t e s les s c i e n c e s o u
d e m i - s c i e n c e s d u m o i . « O r il est é v i d e n t q u e r i e n n e p e u t a v o i r
m i r o i r , o u le savoir, c o m m e u n t e r m i n u s . E n se l a n ç a n t c o m m e u n
N a r c i s s e c o u r t à s o n e x t r é m i t é , l i m i t e et m e s u r e , t e r m e p u r d e s a
q u i n e f r é q u e n t e p a s a s s e z « le b o r d e l d e s p o s s i b l e s ». S o n m i r o i r est
u n m o u r o i r . Il n ' e n v i s a g e s o n m o u v e m e n t q u e d u p o i n t d e v u e d u
r e m o n t e e n d i r e c t i o n d e la c o n s c i e n c e m é d u s é e . M a i s « n u l l e p a r t il
la P a r q u e e n a u r a i t p l u t ô t e n e x c è s : « p a r q u e l r e t o u r s u r toi,
c e « c o r r u p t e u r p r o f e s s i o n n e l », est « n é c e s s a i r e p o u r e x p l i q u e r le
p r e m i e r p l i s s e m e n t d a n s l ' i n n o c e n c e u n i e d e l ' É d e n , p o u r a s s u m e r
le p r e m i e r c l i n a m e n , c ' e s t - à - d i r e la p r e m i è r e d é c l i n a i s o n a r b i t r a i r e
s a n s l a q u e l l e l ' é t e r n i t é e û t c o n t i n u é é t e r n e l l e m e n t , et q u i e m p ê c h e
a d e c o m m u n e n t r e r ê v e r et é c r i r e c e s o n t « c e s p e t i t s s o n g e s b r e f s
d o n t est c o m p o s é le l a n g a g e », c e s a c c i d e n t s , c e s b r u i t s .
e l l e s - m ê m e s s ' e n t r e c h o q u e n t et se d é p l a c e n t : « J e m e r e m e t s e n t i è r e
a u b o n h e u r d e d e s c e n d r e [...] E n t r e d e s m o t s s a n s fin, s a n s m o i ,
b a l b u t i é s » (v. 4 5 4 - 4 5 6 ) . R e t o u r a u g e r m e , à la n a i s s a n c e d u t e m p s ,
là o ù se f o n t et s e d é f o n t les p a c t e s . L a P a r q u e n o u e ainsi le m o n d e
d u lisse a u p l i (v. 4 7 3 - 4 7 5 ) , d e la n a p p e h a r m o n i q u e et p a r a l l è l e d e
4 9 4 ) .
E t la voici f i n a l e m e n t r e t o u r n é e à la t u r b u l e n c e , « r e c e v a n t a u
q u i s o n t c o n t r a i r e s a u t o m b e a u . M é t a p h o r e d e la n a t u r e à l'état
n a i s s a n t (« d o u x et p u i s s a n t r e t o u r d u d é l i c e d e n a î t r e », v . 6 1 0 ) , elle
r e t r o u v e a l o r s la r è g l e initiale q u i est la m ê m e p o u r n a î t r e et p o u r
mourir. La tempête (v. 502), tourbillon capricieux, tel le soleil
lucrécien irradiant des atomes de feu 41, porte la renaissance de la
Parque soumise et libérée dans la même ratio. Car la réponse au
qui suis-je? ne peut être esquissée qu'à partir de ce tourbillon, dans
la combinaison des différences. Ni parallèle ni homogène, ni cyclique :
vie et mort, non pas vie ou mort. « Chaque atome de silence / Est
la chance d'un fruit mûr48 ! » Telle est la rature des choses : chance
comme chéance et comme cadence. Chance comme chute, mais
aussi comme surprise heureuse du pacte. L'expérience de la Parque
est comme un salut pour Narcisse : pas de lisse, ni d'éternel, ni de
simulacre, elle est immergée dans la physique. Pas d'identité ni
d'identification possibles : les pactes, à peine formés, sont rompus.
Plus de marbre, de statue, de néant (v. 148-172). Elle est troublée,
donc elle vit. « Elle ne cesse pas de mourir49 », elle est donc
immortelle.
1. Lucrèce De natura rerum, Paris, Les Belles Lettres, 1947, livre 1' p 27.
2. Ibid., p. 40.
3. Valéry, Cahiers, CNRS, IV, p. 836.
4. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1975, 11 n 298.
5. Lucrèce, op. cit., p. 41. '
6. Ibid., p. 7.
o' D. Monsieur Valéry, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 92 sq.
8. Ibid., p. 104 sq.
9. Œuvres, II, op. cit., p. 24.
10. Ibid., p. 25.
11. Ibid., p. 24.
12. Cahiers, CNRS, IV, op. cit., p. 690.
13. Œuvres, II, op. cit., p. 37.
14. Ibid., p. 597.
15. Ibid., p. 1264.
16. Ibid., p. 600.
17. Voir Monsieur Valéry, op. cit., p. 104 sq.
18. Œuvres, II, op. cit., p. 599.
19. Ibid., p. 40.
20. Ibid., p. 43.
21. Lucrèce, op. cit., p. 52.
22. Œuvres, II, op. cit., p. 602 sq.
23. Ibid., p. 607.
24. Ibid., p. 663.
25. Ibid., p. 612-613.
26. Ibid., p. 613.
27. Œuvres, I, op. cil., p. 1044.
28. Œuvres, II, op. cil., p. 712.
29. Œuvres, I, p. 771 sq.
30. Ibid., p. 771.
31. Ibid., op. cit., p. 772.
32. Voir Monsieur Valéry, op. cit., p. 104 sq.
33. Lucrèce, op. cit., p. 40.
34. Cahiers, I, op. cit., p. 1294.
35. Lucrèce, op. cit., p. 40.
36. Ibid.
37. Ibid., p. 41.
38. Cahiers, II, op. cil., p. 293.
39. Ibid., 1, p. 1314.
40. Ibid., p. 1320.
41. Ibid., p. 861.
42. Ibid., p. 1319.
43. Œuvres, I, op. cit., p. 97 sq.
44. Jankélévitch, Le Pur et l'Impur, Paris, Flammarion 1960, p. 28.
45. Alain, La Jeune Parque commentée par Alain, Paris, Gallimard, 1963,
p. 25.
46. Œuvres, II, op. cit., p. 162.
47. Lucrèce, op. cit., II.
48. Œuvres, I, op. cit., p. 122 sq.
49. Alain, op. cit., p. 38.
50. Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, essai sur l'organisation du
vivant, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 74-75.
51. Alain, op. cit., p. 62.
52. Monsieur Valéry, p. 104 sq.
53. Alain, op. cit., p. 106.
54. Cf. note 1 2 . .
55. Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Éditions
du Seuil, eoll. « Points », p. 163.
56. Atlan, op. cit., p. 135.
57. Cahiers, CNRS, IV, 690.
58. Atlan, op. cit., p. 78.
59. Léon Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique, Paris,
Alcan, 1912, p. 246.
60. Alain, op. cit., p. 30.
II
Ernst Jünger
ou le refus de dire n'importe quoi
Notes
Notes
Note
I n t u i t i o n e t s a v o i r a d m i r a b l e s d e l ' é t e r n e l l e t h e r m o d y n a m i q u e
h u m a i n e q u i r é d u i t à n é a n t les p r é c é d e n t s é n o n c é s d ' u n t o t a l i t a r i s m e
d e t o u t , à c o m m e n c e r p a r e l l e - m ê m e , d a n s l ' e x p é r i e n c e à la l e t t r e
e x h a u s t i v e d e la m i s e e n a b î m e et d u b r û l a g e d e s f o r m e s , d a n s c e t
à d é c o n s e i l l e r f o r t e m e n t , d o n c , à t o u t e j e u n e s s e e n m a l d e c r o y a n c e
d e s t i n i n c o n t o u r n a b l e d e t o u t e q u ê t e si l'on v e u t « s p i r i t u e l l e ».
S i la v é r i t a b l e c u l t u r e est u n e s o u f f r a n c e , c ' e s t p a r c e q u e c e l u i
q u i e n t r e d a n s c e t e s p a c e m o b i l e et s a n s f r o n t i è r e s fait l ' e x p é r i e n c e
r é i t é r é e , p u l s i o n n e l l e , d u m a n q u e . C h e r c h e r à s a v o i r o u à p r e n d r e
position, à se s t a b i l i s e r u n i n s t a n t , d a n s le d o m a i n e t o u j o u r s c a t a s -
n o n a u r e s s a s s e m e n t m a i s a u c r e u s e m e n t infini d u m a n q u e , d e
l ' i n c e r t a i n , à la b r i s u r e p e r p é t u e l l e d e s s y m é t r i e s et d e s f o r m e s
c o n q u i s e s , a c c e p t e r la c h u t e v e r t i g i n e u s e d a n s le p a s s é , là o ù les
r é g r e s s i o n s s o n t à n o u v e a u d e s p r o s p e c t i v e s et les p r o s p e c t i v e s d e s
d y n a m i s m e s a n s m o d è l e , a g r e s s i o n d e virtualités. A p a r t i r d u m o m e n t
o ù l'esprit e n t r e p r e n d d e m e t t r e e n r e l a t i o n p l u s d e d e u x o b j e t s o u
p l u s d e d e u x c o n c e p t s , c ' e s t - à - d i r e p l u s d e d e u x d i f f é r e n c e s , il p r e n d
le r i s q u e d e se d é b o r d e r l u i - m ê m e , c o m m e la v a g u e et s a c r ê t e
d ' é c u m e d é b o r d e n t s a n s fin la m e r et l ' e x c è d e n t . L a c u l t u r e est c e t t e
e x p é r i e n c e d u d é b o r d e m e n t c o n t i n u e l et d e la m i s e à m o r t d e l'esprit
h a b i t u e l l e m e n t c u l t u r e est, a u c o n t r a i r e , la r e c h e r c h e d e s figures
s t a t i q u e s , d e c e t t e i m m o b i l i t é f o r m a l i s t e q u i c u l m i n e d a n s l'idéologie.
Il n ' y a p a s d e j o u i s s a n c e c u l t u r e l l e p o s s i b l e p a r la c o n s o m m a t i o n
d ' o b j e t s c u l t u r e l s s u r le m o d e d u loisir, p a r c e q u e la v é r i t a b l e c u l t u r e
le t r a v a i l i n c e s s a n t d e la s i n g u l a r i t é , a l o r s m ê m e q u e c e t t e s i n g u l a r i t é
n ' e x i s t e q u e d a n s s o n r a p p o r t i n é v i t a b l e à d ' a n c i e n n e s s i n g u l a r i t é s
d e v e n u e s r é g u l a r i t é s , q u ' e l l e n e p e u t ni t o u t à fait i g n o r e r ni t o u t à
Notes
Notes
A u s s i b i e n , l o r s q u e S o l l e r s a f f i r m e 13 q u e l ' é c r i v a i n p e u t et d o i t
d é s o r m a i s « se d é b a r r a s s e r d e s j u s t i f i c a t i o n s i d é o l o g i q u e s qu'il d o n n e
à la n o u v e a u t é d e s o n é c r i t u r e », et qu'il s ' e n s e r a i t l u i - m ê m e
d é b a r r a s s é , n e désigne-t-il p a s p a r i n a d v e r t a n c e le f o n d m ê m e d e
t o u t e j u s t i f i c a t i o n i d é o l o g i q u e , à s a v o i r q u ' o n n e s a u r a i t s ' e n d é b a r -
r a s s e r q u e s u r le m o d e m a g i q u e d e la d é n é g a t i o n ?
l e u s e m e n t d a n s l ' o r i g i n e a b s o l u e et l i q u i d e d e la voix. P r o b l é m a t i q u e
d e l ' é c r i t u r e et d e la v o i x r é c o n c i l i é e s d a n s u n e f u s i o n q u e v i e n t
f i g u r e r et a u t h e n t i f i e r la m é t a p h o r e d e l ' a u d i o - v i s u e l : d e l ' é c r i t u r e
c a t i o n i d é o l o g i q u e », o n e n a c c r o c h e s i m p l e m e n t u n e n o u v e l l e , t e c h -
niciste, o ù le m o d è l e d e la m a c h i n e et d e s m é d i a s v i e n t r e m p l i r la
m o d é l i s e et g a r a n t i t l ' é c r i t u r e - v o i x , la p r o d u c t i o n d e l ' é c r i v a i n p a r
l u i - m ê m e s u r la s c è n e d e s m é d i a s est n o n s e u l e m e n t justifiée m a i s
i n é v i t a b l e e t c o n s e i l l é e : é c r i r e e t i n f o r m e r s u r c e l u i q u i é c r i t
d e v i e n n e n t é q u i v a l e n t . « Il n ' y a p a s d e d i f f é r e n c e e n t r e u n é c r i v a i n
c o n s a c r é à s o n œ u v r e , et la m a n i è r e qu'il a d e lui d o n n e r d u p o i d s
Il i m p o r t e p e u d e s a v o i r si u n e telle a f f i r m a t i o n est v r a i e o u
vérifiable; il i m p o r t e s e u l e m e n t d e c o n s t a t e r q u e le n o u v e a u d i s c o u r s
d e S o l l e r s r é c u p è r e s a n s difficulté les a n t i q u e s l é g i t i m a t i o n s d e la
p r é s e n c e (« l a p r é s e n c e p h y s i q u e , la f a ç o n d e s ' e x p r i m e r »), r e p r e n a n t
à s o n c o m p t e d e s é n o n c é s d e t y p e « r o u s s e a u i s t e » d e v e n u s c l a s s i q u e s :
L ' é c r i t p e r m e t d e s i n v e n t i o n s , d e s l é g e n d e s , d e s d i s s i m u l a t i o n s
d e v i e n n e n t t o u t à fait i m p o r t a n t s . » S a n s d o u t e c e t t e n a t u r a l i s a t i o n
d u c o r p s t r a n s p a r e n t et s p o n t a n é c a c h e - t - e l l e a u t a n t d ' a s t u c e q u e d e
n a ï v e t é . R e s t e q u ' u n e l é g i t i m a t i o n c h a s s e l ' a u t r e : le n o u v e a u s c r i b e
( e n t r e m i l l e g l o s e s ) c e t t e r e m a r q u e q u e l ' é c r i v a i n « a p o s t r o p h é »
i n s p i r e à u n é c h o t i e r :
r e p r é s e n t a t i o n s , S o l l e r s n e l ' i g n o r e d ' a i l l e u r s p a s q u a n d il o p p o s e la
d é f e n s e d e s a p r o p r e i l l u s t r a t i o n à d ' a u t r e s f i g u r a t i o n s c o n c u r r e n t e s :
c e l l e d u s e c r e t m o n a c a l , t y p e N R F (« ils o n t p e u r d e n e p a s f a i r e le
l ' u n i v e r s i t a i r e a r c h i v é e n l u i - m ê m e , a l o r s m ê m e qu'il r é a c t i v e , p o u r
faire b o n n e m e s u r e , l ' i m a g e d u d u o t r o u b a d o u r - j o n g l e u r (« a u M o y e n
A g e il y a v a i t les t r o u b a d o u r s et les j o n g l e u r s , q u i i n t e r p r é t a i e n t la
u n e p r e s t a t i o n (s'écrire, se c o m m u n i q u e r ) t o u t à la fois a r c h a ï s a n t e
et à la p o i n t e d u p r o g r è s t e c h n o l o g i q u e .
V o i l à , e n t o u t cas, q u i n o u s c o n d u i t b i e n loin d u s t a t u t d o n t
l ' é n o n c é p r o v o c a t e u r (« e m p l o y é d ' é d i t i o n ») i n a u g u r a i t u n e c a s c a d e
d ' i m a g e s d o n t t o u t le c h a r m e t i e n t a u x e m b r u n s q u ' e l l e s p r o j e t t e n t
c o m m e u n e p o u d r e a u x y e u x d u s p e c t a t e u r ébloui. L e c o m b a t p o u r
la r e c o n n a i s s a n c e d a n s l ' i m a g i n a i r e est a s s u r é m e n t i n s é p a r a b l e d e
la c o n q u ê t e d e s g r a t i f i c a t i o n s s y m b o l i q u e s g r â c e a u x q u e l l e s le sujet,
« q u e l q u ' u n ».
s e n t a t i o n f a n t a s m a t i q u e d ' u n e « l a n g u e p o p u l a i r e » n a t u r e l l e m e n t
n a t u r e l l e d o n c d o t é e d e s e n s et d ' h i s t o i r e , a r g o t i q u e et s c a t o l o g i q u e
p a r c e q u e a n t é r i e u r e , p r o c h e d e la t e r r e , d e l ' h u m u s , d e la d é f é c a t i o n
p r i m i t i v e : les a n n a l e s d u « p e u p l e » s e r a i e n t ainsi a r c h i v é e s d a n s
l ' a n a l et la l a n g u e v u l g a i r e d a n s la s e x u a l i t é . Q u e c e t t e a u t r e v u l g a r i t é
p u i s q u e l u i - m ê m e s ' e x h i b e assez, i m p l i c i t e m e n t , c o m m e p o r t e - p a r o l e
d é s i g n é d e la l a n g u e - p e u p l e . P r o c é d u r e a u s s i n a ï v e q u ' e f f i c a c e , et
q u i s ' a v o u e d a n s la d é n é g a t i o n à t r a v e r s c e t t e litanie d e n o m s p r o p r e s
(très p r o p r e s , p o u r r a i t - o n dire), a n a g r a m m a t i s é s , c o n t r e p è t e r i s é s ,
d é r é f é r e n t i a l i s é s (« e t B a r t h e s et L a c a n et K r i s t e v a et F r e u d et
D e l e u z e et G u a t t a r i [...] et L a r t h e s et B a c a n et F r i s t e v a et K r e u d
et G u e l e u z e [...] et B a r t h e s et B a c a n et B r i s t e v a et B r e u d et B u a -
tari [...] et L a r t h e s et M a c a n et N r i s t e v a et P r e u d et R e l e u z e et
S u a t t a r i [...] et Y a r t h e s et Z a c a n e t W a r t h e s et V a c a n et U r i s t e v a
et T a g u a r y et t u t u g u r i et C a r b e s et T a l a n et T a l o n et A c h i l l e e t
T r i s t e - E v a et A d a m et R e u f et F r o i d y et Œ d i p e et R u t a b a g a et
l a n g a g i e r , la t r a d i t i o n n e l l e o b s e s s i o n d e la G l o i r e d u n o m d ' a u t e u r ,
C r o y a n c e et m i s e e n p l a c e d e l ' e g o et d u n o m a t t e s t é e s ici p a r la
r é f é r e n c e à u n e o u p l u s i e u r s l e c t u r e s faites p a r l ' a u t e u r a u c e n t r e
d u « p e u p l e » p r i m i t i f est r e m a r q u a b l e m e n t m i s à m a l p a r la réalité
d e la c o n s o m m a t i o n p e t i t e - b o u r g e o i s e d e s i m a g e s c u l t u r e l l e s , p u i s q u e
a u s s i b i e n « c e u x q u i v i e n n e n t , ils s o n t a c q u i s d ' a v a n c e ». I m a g e e n
définitive a s s e z r é u s s i e d a n s s o n t r i p l e s o u t i e n s y m b o l i q u e (la l a n g u e ) ,
Il e n est d e p l u s a c h e v é e s , d e p l u s d é m o n s t r a t i v e s et d e p l u s r u s é e s
e n c o r e . E n 1 9 7 2 , à la s u i t e d e l ' i n t e r d i c t i o n d e s o n livre E d e n , E d e n ,
E d e n :8, P i e r r e G u y o t a t p u b l i a i t , s o u s le titre L i t t é r a t u r e i n t e r d i t e ,
q u a t r e e n t r e t i e n s o ù il s ' e x p l i q u a i t s u r s o n p r o j e t d ' é c r i v a i n .
P r é t e n d a n t r e f u s e r « le g e n r e p o è t e m a u d i t », les s c h é m a s t r a d i -
t i o n n e l s d e l ' i d é o l o g i e b o u r g e o i s e , et m ê m e t o u t e i d é o l o g i e , G u y o t a t
n ' e n r e c o n s t r u i t p a s m o i n s , à t r a v e r s c e s t e x t e s , s a f i g u r e d ' e x c l u e n
v i c t i m e é m i s s a i r e d e la l u t t e d e s c l a s s e s : j e m e t s e n q u e s t i o n la
l a n g u e b o u r g e o i s e et l ' u s a g e b o u r g e o i s d e la l a n g u e , d o n c j e suis
l'objet d'attaques, de censures, etc. Dire l'interdit, c'est être interdit,
mais en même temps légitimé. Légitimation qui commence par
s'énoncer en référence à des modèles parfaitement culturels à travers
lesquels se constitue l'image à la fois fragmentée et totalisante d'un
sujet imaginaire :
é n o n c é s n e s o n t p o s s i b l e s q u e si « le l o c u t e u r s ' a s s i g n e u n c e r t a i n
Notes
D e c e t t e s e c o n d e m é d i a t i o n p a r le d o u b l e , j e p r o p o s e r a i p o u r
D a n s u n e d e s p r e m i è r e s c o n f é r e n c e s p r o n o n c é e s a u n o m d u C o l l è g e
d e s o c i o l o g i e s a c r é e , e t r e p r i s e s o u s le titre l ' A p p r e n t i s o r c i e r d a n s
le n u m é r o d e juillet 1 9 3 8 d e la N R F , G e o r g e s B a t a i l l e s ' e n p r e n a i t
i m m é d i a t e m e n t à la f i g u r e t r a d i t i o n n e l l e d e l ' h o m m e d e l e t t r e s a s s e r v i
à la p r o d u c t i o n d ' o e u v r e s s a n s efficace, s o r t e d e f o n c t i o n n a i r e
( c o n d a m n é à « n ' ê t r e p l u s q u ' u n e d e s f o n c t i o n s d e la s o c i é t é
h u m a i n e 8 ») q u i « p r e n d la g l o i r e d e ses œ u v r e s littéraires p o u r
l ' a c c o m p l i s s e m e n t d e s o n d e s t i n » et q u i r é p o n d p a r le m e n s o n g e ,
R é p r o u v a n t l ' i m a g e d e l ' h o m m e d e s c i e n c e q u i r é d u i t « le s o u c i d e
la d e s t i n é e h u m a i n e » à « c e l u i d e la v é r i t é à d é c o u v r i r 9 », il r e j e t a i t
p l u s n e t t e m e n t e n c o r e celle d e l ' h o m m e d e f i c t i o n q u i se r é f u g i e
d a n s la c o n s t i t u t i o n d ' i m a g e s a c c o m m o d a n t e s d e l u i - m ê m e , a u lieu
c r i t i q u e d a n s la m e s u r e o ù elle p o s e e n p r i n c i p e q u e l ' é c r i v a i n
c o n s o m m e r p o u r le p l u s g r a n d c o n f o r t d e s o n e g o et d e s o n p u b l i c .
C e q u i r e n d à ses y e u x c e t t e i m a g e r i e c a d u q u e , c ' e s t j u s t e -
m e n t d ' ê t r e c o n f r o n t é e a u s t a t u t q u e n ' e n c o n s e r v e p a s m o i n s
l ' h o m m e d e l e t t r e s et q u i le c o n s e r v e l u i - m ê m e : « L e s s e r v i t e u r s
v i v a n t s d a n s le r o y a u m e d u vrai, d e l ' a r g e n t , d e la g l o i r e et d u
L o r s q u e , p a r e x e m p l e , L e w i t z k y c o n c l u a i t s a c o n f é r e n c e d u 21 m a r s
1 9 3 9 e n s o u l i g n a n t q u e « le c h a m a n s e m b l e ê t r e s u r t o u t u n m a g i c i e n ,
m a i s u n m a g i c i e n r e m p l i s s a n t u n e f o n c t i o n c o n s a c r é e p a r la société,
le p a r t i q u e d e s i n t e l l e c t u e l s e n q u ê t e d ' u n e n o u v e l l e définition d e
l e u r s p o u v o i r s e t d e l e u r i n s e r t i o n d a n s la s o c i é t é p o u v a i e n t tirer d e
N o t e s
A la c o u r d e s rois, d e s p r i n c e s et d e s d u c s a p a n a g é s , le p o è t e ,
h i s t o r i o g r a p h e et o r a t e u r , a m b a s s a d e u r et h é r a u t , j o u e le rôle d e
m e t t e u r e n s c è n e et d e m a î t r e d e s c é r é m o n i e s . S a f o n c t i o n est d e
c o n f é r e r le v e r b e e n t a n t q u e « f o n c t i o n n a i r e d u l a n g a g e c u r i a l 1 3 ».
p o u r qu'il y ait r e p r é s e n t a t i o n .
N o t e s
Notes
a d a p t a t i o n d e s C a v e s a u c i n é m a s o v i é t i q u e : « Il r a c o n t e d o n c le
p e r m i s s i o n , m a i s s o n a d h é s i o n à c e r t a i n s c h a n g e m e n t s 17. » A d h é s i o n ?
a n t i a d h é s i v e ? L e m ê m e p r o b l è m e se p o s e , e n p l u s g r a v e , l o r s q u e d e
l ' é c r i t u r e o n e x t i r p e u n m e s s a g e ( e x c l u a n t le m e s s a g e d e l ' é c r i t u r e )
q u ' o n e n t e n d f a i r e r é p é t e r e n d i s c o u r s , o u u n e f i g u r e q u e l'on v e u t
e x h i b e r e n s i g n e : le r ô l e q u e l'on v e u t m e f a i r e j o u e r , m e s p a r o l e s
m e t r a h i r o n t , etc. 18. L e s C a h i e r s d e l a P e t i t e D a m e q u i r é f l é c h i s s e n t
s y m b o l i q u e s , g é r é s p a r d ' a u t r e s i m a g i n a i r e s , c i r c u l a n t d a n s l ' e s p a c e
b i o g r a p h i q u e g i d i e n e n t r e C u v e r v i l l e e t la M u t u a l i t é , la r u e V a n e a u
et la p o l i t i q u e d e l ' U n i o n s o v i é t i q u e , d e B y p e e d à A n d r é G i d e ,
s i g n a l e n t à m e r v e i l l e c e t t e z o n e i n f e r n a l e o ù les s t r a t é g i e s s c r i p t u -
i d é o l o g i q u e s , et d e s a r t i c u l a t i o n s b i e n réelles la r a t t a c h e n t à d e s
d i s c o u r s a n c i e n s . M a i s il y a u n e s o r t e d e s t u p e u r ( q u i est celle a u s s i
d e Mme T h é o ) à c o n s t a t e r q u e l ' a m b i g u e s p a c e a u t o b i o g r a p h i q u e ,
la r u m e u r p u b l i q u e c o m m e u n b a t e a u s a n s a m a r r e s . L i r e le t e x t e
d u p o i n t d e v u e d u t e x t e n ' e s t j a m a i s suffisant : il f a u d r a i t a u s s i le
lire d u p o i n t d e v u e d e s a m é c o n n a i s s a n c e , q u i c o m m e n c e a v e c lui.
Il f a u d r a i t a u s s i p a r c o u r i r t o u t e la t r a m e , a u m o i n s a u s s i a m b i g u ë ,
P a l u d e s ») à c e t t e s c è n e d ' u n e i n q u i é t a n t e et a d m i r a b l e é t r a n g e t é
q u e r a p p o r t e et r e c o n s t r u i t la P e t i t e D a m e :
s i t u a t i o n i n t e r n a t i o n a l e , c o m m u n i s m e , f a s c i s m e , h i t l é r i s m e , p r o l é t a -
littérature... Il y a d o n c u n a n g l e , d e s a n g l e s , d e s p o i n t s d e v u e , d e s
coulisses, et il y a d o n c u n p r o b l è m e a n g u l e u x d e la l i t t é r a t u r e , u n
p r o b l è m e d e d é f i n i t i o n q u i résiste a u s c é n a r i o m y t h i q u e et a u c o n s e n -
s u s m é t a p h o r i q u e . P e n d a n t trois a n s a u m o i n s , d e 1 9 3 3 à 1 9 3 5 , la
littérarité est d o n c e n crise, m a i s c e t t e c r i s e e l l e - m ê m e a t t e s t e d e sa
v i g u e u r et c o n f i r m e s a p é r e n n i t é . E l l e d e m e u r e c o m m e u n s e c r e t
b i e n g a r d é , u n e p a l p i t a t i o n e x q u i s e d e s v a l e u r s , m o i n s h u m a i n e s
m i l i t a n t e s d e l'écrivain, le s o u s t r a i e n t à t e m p s à « la f o r m i d a b l e et
l o n g u e c l a m e u r d e s f o u l e s ». P a s a s s e z t o u t e f o i s p o u r q u e c e t t e
littérarité r e c o n d u i t e e n s o n i n t i m i t é n e profite p a s d e sa d i s s i m u l a t i o n
m a l e n t e n d u s s u r v o t r e œ u v r e l ' e n r i c h i s s e n t d e t o u s les p o i n t s d e v u e
q u ' e l l e p e r m e t 2 3 ».
d r e s s e n t la liste d e s a u t e u r s à f a i r e c o n n a î t r e à « c e t o u v r i e r s y m -
Si Après l'boulot pose lui aussi les principes d'une éthique scrip-
turaire, à aucun moment les notions de pureté, de probité ou
d'authenticité ne tireront leur efficience d'une morale de l'écriture :
l'acte probatoire sera, dans tous les cas, de nature biographique.
Pour Lime et ses amis, c'est l'écrivain qui authentifie, non l'exercice
littéraire et ses ascèses. Voilà pourquoi le problème de la définition
de l'écrivain en tant que prolétaire constitue l'essentiel de la réflexion
d'Après l'boulot.
Définir l'écrivain « du peuple » revient à exhiber ses légitimations :
universelles et/ou restreintes. Du Nouvel Age littéraire (1930) d'Henry
Poulaille aux Ecrivains du peuple (1947) de Michel Ragon, et
quelles que soient les nuances souvent importantes, domine une
représentation globale en grande partie héritée de Michelet : insérant
l'écrivain du peuple dans un scénario mythique, elle lui assure
rétrospectivement une existence potentielle en le constituant comme
figure attendue mais toujours présente, à réaliser mais éternelle,
d'une histoire-sens qui lui procurera tout à la fois un destinateur,
un objet et un destinataire. Michelet ayant instauré la grande relation
métonymique Peuple = Origine = Nature = Histoire = Nation =
Humanité, un Marcel Martinet 47 était autorisé à définir la fonction
culturelle particulière d'une « élite du prolétariat révolutionnaire » à
partir d'un scénario composé de quatre mouvements successifs : 1) la
culture humaine, qu'il convient de « restaurer »; 2) la culture bour-
geoise, « instrument de domination aux mains des maîtres [...] vidée
désormais de pulpe savoureuse, de contenu réel»; 3) la culture
prolétarienne, définie comme idéalement et potentiellement équiva-
lente à : 4) la culture, résultat de « l'émancipation réelle de tous les
hommes [...] d'où ne sera bannie aucune classe de l'humanité ».
Cette conception universaliste de la culture suffirait à justifier l'exis-
tence et l'action de l'écrivain prolétaire, comme si, après tout,
prolétaire il ne l'était que par accident de l'histoire, accident qu'il
lui conviendrait d'effacer, par la culture justement, pour rejoindre
finalement son universalité originelle. Annonçant le scénario tauto-
logique de Martinet, Henry Poulaille avait lui aussi tenté de résoudre
par un syllogisme fantasmatique les oppositions, apparemment insur-
montables, entre les différentes formes d'écriture et de consommation
du texte littéraire qu'il avait constatées : « Il n'y a pas d'art particulier
au peuple, il y a l'Art. Plus l'écrivain, l'artiste, possède le don de
création, d'animation de vie, plus il est homme. Donc il œuvre tout
aussi bien pour le peuple que pour les intellectuels48. » Rien encore
que n'aient pu contresigner un Jacques Rivière, un André Gide ou
un Marcel Arland. L'idéologie humaniste et romantique de l'identité
de un et de tous, de l'universel et du singulier, travaille la quasi-
totalité du discours sur la littérature tant à la NRF, qu'à Europe,
tant à Maintenant (1945) qu'aux Cahiers du peuple (1946). Le
manifeste du numéro 1 des Cahiers du peuple49 n'affirmait-il pas
qu'il convenait d'exprimer « les valeurs dont le peuple est dépositaire
[...], ces valeurs que les castes dirigeantes négligent de plus en plus :
le sens de l'humain, le respect de la vérité, l'instinct de solidarité »?
« Nous pensons, ajoutait-il, qu'au-dessus de la littérature, et la
justifiant, il y a la vie et la condition humaine 50. » Fondée par la
totalité, remontant de la pureté originelle, la littérature ne peut donc
que les exprimer en transparence, ce qui semblerait régler définiti-
vement le problème de la spécificité éventuelle de l'écrivain prolé-
tarien : en tant que représentant privilégié, naturel, du tout humain,
il n'aurait pas plus de spécificité que l'écrivain « bourgeois », ou plus
exactement sa spécificité résiderait dans sa nature d'absolue méto-
nymie. Tout étant dans tout, l'écrivain prolétaire est nécessairement
le tout de l'homme. Reste à savoir si cette revendication de l'universel
et du global ne risque pas d'entrer en conflit avec la nécessité où se
trouve l'écrivain prolétaire d'affirmer en même temps sa différence,
d'exhiber les signes d'une spécificité encore plus spécifique qui lui
soit propre. On verra que là est bien toute la question.
Sous le titre Le débat est ouvert (n° 5), Lime semble vouloir
apporter quelques correctifs à cette vision oecuménique. A l'exalta-
tion de la « Littérature une et indivisible », il oppose encore la réalité
de son exercice par « ceux dont la condition est d'avoir peu de loisirs,
pas de " relation " et guère plus d'argent pour faire éditer leurs
œuvres, comme le firent tant de célébrités bourgeoises ». Tout en
redisant son accord avec ceux qui entendent illustrer « avec un
langage peuple [...] la vraie valeur humaine, celle qui les englobe
toutes, celle qu'il faudra défendre contre tous les salauds, la véritable
fraternité [qui] soudera un jour l'humanité entière en un seul peuple
avec une morale digne de ses progrès techniques », il estime que le
temps de cet unanimisme n'est pas encore venu. « Ce dont nous
sommes certains aussi, c'est qu'aujourd'hui le même livre ne peut
plaire, ne peut être compris profondément, ne peut pas défendre les
sentiments et du gars qui trime pour sa croûte dans une entreprise
nationalisée et du bourgeois ou autre technocrate qui dans sa folie
de puissance exige encore et toujours plus de rendement. Non, la
littérature ne peut être Une, aussi longtemps que dans le même pays
de véritables " peuples sociaux " s'opposent, se combattent, se
haïssent. » Quatre ans plus tôt, dans le numéro initial de Bulletin
de Faubourgs 51, Lime avait déjà affirmé l'existence de «deux lit-
tératures » dont « chacune est banale et myope à sa façon » puisque
« l'une et l'autre ne reflètent qu'une fraction de la société actuelle ».
La littérature « une et indivisible » n'étant que la figuration utopique
d'une société une, « chacune des deux littératures s'approchera
d'autant plus de l'art véritable qu'elle se dépassera davantage pour
préfigurer ce qu'elles deviendront après s'être fondues dans une
société sans classes ». Une en tant qu'humaine, la littérature reste
donc duelle en tant que sociale.
Dans le numéro liminaire d'Après l'boulot, abandonnant lui aussi
son optimisme unitaire, Poulaille semble se résigner à ces « quelques
heures d'après le boulot comme oasis », à ces « minutes de plénitude
précieuses, où l'on est face avec soi-même ». Au demeurant, ce
Cahier mensuel de littérature ouvrière entendait mettre en garde
ses lecteurs « contre la littérature des oisifs et des bavards, contre
les faux artistes » (n° 1) dont les numéros suivants préciseront le
portrait. Moins strict que Michel Ragon qui distinguait les écrivains-
ouvriers, témoins de leur classe, de tous les autres « littérateurs »,
Édouard Peisson se contenterait d'une distinction entre les hommes
de lettres qui se réservent « le droit d'écrire de tout, de juger de
tout, de trancher de tout » et « les écrivains d'instinct, de nature »,
les autodidactes (n° 2). Aux « mandarins qui écrivent pour les salons »,
à ces « quelques centaines de bavards et de bluffeurs », on opposera
ces purs témoins qui n'auront « qu'un devoir : être un bon artisan,
comme ce charpentier, ce métallo, ce tailleur d'habits, cet ébéniste »
(n° 4). Sans doute la métaphore de l'écrivain comme fabricant de
« bel et bon ouvrage 52 », ou comme artisan, est-elle constante chez
les écrivains « bourgeois » ou « petits-bourgeois » depuis le xixe siècle.
Sans doute entre-t-elle souvent en conflit, à l'intérieur du discours
de la littérature prolétarienne même, avec la spontanéité et la naïveté
revendiquées par l'écrivain du peuple. Ressentie comme plénitude
compensant le manque de savoir (savoir faire, savoir écrire), la voix
populaire, cette « expression spontanée de l'homme simple, de l'homme
pur, de l'homme de cœur, de l'homme sensible, de l'homme du
Peuple 53 », peut difficilement assumer jusqu'au bout sa dénégation
des codes littéraires, des techniques et des médiations culturelles.
R e f u s a n t q u e la l i t t é r a t u r e soit ni u n e p r o f e s s i o n ni u n p a s s e - t e m p s 54,
l ' é c r i v a i n p r o l é t a r i e n est c o n s t a m m e n t r e n v o y é à u n e é c r i t u r e q u i n e
s a u r a i t ê t r e l é g i t i m é e q u e p a r la r e l a t i o n à et d ' u n v é c u l u i - m ê m e
a u t h e n t i f i é p a r l ' o r i g i n e ( p e r s p e c t i v e a u d e m e u r a n t p a r f a i t e m e n t
c u l t u r e l l e et d o m i n a n t e , q u i r e p o s e e l l e - m ê m e s u r la c o n v i c t i o n d e
v é c u , d o n t il c o n v i e n t s e u l e m e n t d e t é m o i g n e r , est d o n c r a m e n é a u
« q u e l q u e c h o s e à d i r e ». O r , c e « q u e l q u e c h o s e » n e p e u t être, p o u r
l ' é c r i v a i n p r o l é t a r i e n , q u e l u i - m ê m e : le voici, m a l g r é s a v o c a t i o n
u n i v e r s a l i s t e , v o u é p l u s q u ' u n a u t r e à u n p a c t e a u t o b i o g r a p h i q u e q u i
r e n v e r r a c i r c u l a i r e m e n t l ' é c r i t u r e à l'origine s o c i a l e f o n d a t r i c e . A i n s i
la c o n t r a d i c t i o n qu'il d é n o n c e c h e z l ' é c r i v a i n « b o u r g e o i s » e n t r e le
d i r e et le faire n e p e u t ê t r e r é s o l u e p a r lui q u e s u r le m o d e d u
t é m o i g n a g e p r o b a t o i r e c o m b l a n t le p l u s s t r i c t e m e n t p o s s i b l e t o u t
p e u p l e , é c r i v e n t d ' a b o r d p o u r le p e u p l e d e s c h o s e s d u p e u p l e 55. L e
n o m d u v é r i t a b l e é c r i v a i n d u p e u p l e s e r a d o n c i n s é p a r a b l e d e s o n
é p i t h è t e d e n a t u r e : « la p e t i t e o u v r i è r e » M a r g u e r i t e A u d o u x , C o n s t a n t
M a l v a le m i n e u r , G e o r g e s N a v e l l ' a p i c u l t e u r , C a c é r è s le c h a r p e n t i e r -
m e n u i s i e r , L é o n B o u r g e o i s le m a n œ u v r e , L i m e « le m é t a l l o », e t c .
« Q u ' e s t - c e q u ' u n é c r i v a i n o u v r i e r q u i n e s e r a i t p l u s o u v r i e r ? »
M a i s c e t t e l é g i t i m a t i o n e l l e - m ê m e p e u t faire p r o b l è m e s e l o n q u e
Notes
1. Les Cahiers de la Petite Dame, t. II, 1929-1937, Cahiers André Gide, vol. 5,
Paris, Gallimard, 1975, mars 1932, p. 229 (ouvrage noté ensuite CPD).
2. Nouvelles Études, Paris, Gallimard, 1947, p. 284-293.
3. Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, coll. « Idées », p. 37.
4. Journal, 1, Gallimard, « La Pléiade », 23 avril 1932, p. 1126.
5. Ibid., 5 janvier 1928, p. 870.
6. Ibid., juillet 1931, p. 1066.
7. CPD, juin 1931, p. 146.
8. Ibid., octobre 1931, p. 166.
9. Journal, 27 juillet 1931, p. 1066.
10. CPD, août 1932, p. 246.
11. Journal, 13 décembre 1932, p. 1147.
12. Ibid., 29 décembre 1932, p. 1149.
13. Ibid., été 1937, p. 1290.
14. Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du
Seuil, 1979.
15. Ibid., p. 167.
16. CPD, 30 mai 1933, p. 311.
17. Ibid., p. 316.
18. Voir CPD, p. 440, 453, 465, 475, etc.
19. Meeting des Amis de l'URSS, centre Bullier, 30 mai 1933, CPD, p. 311.
20. Journal, juin 1933, p. 1175.
21. Ibid., 31 mai 1935, p. 1229.
22. Ibid.
23. CPD, p. 517.
24. Ibid., p. 479.
25. Ibid., p. 517.
26. « Correspondants d'usine, de village et de régiment, qui constitueront le
réservoir inépuisable devant fournir les cadres sans cesse renouvelés d'écrivains
prolétariens » (Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Albin
Michel,.1974, p. 183).
27. Maurice Lime, Gide tel que je l'ai connu, Paris, Julliard, 1952, p. 12
(abrégé ensuite en GTQ).
28. Voir Les Risques de la sincérité, ou la petite histoire rejoint la grande,
Paris, La Pensée universelle, 1975, où Lime retrace son itinéraire, du PCF au
PPF.
29. GTQ, p. 19.
30. Ibid., p. 18.
31. Journal, I, p. 1238.
32. CPD, II, p. 483.
33. Ibid., p. 497.
34. Ibid., p. 499-500.
35. Ibid., p. 475.
36. Ibid., p. 476.
37. GTQ, p. 44.
38. Journal, p. 1238.
39. Ibid., p. 1220.
40. CPD, p. 478.
41. Ibid., p. 483.
42. Ibid., p. 483.
43. GTQ, p. 22-23.
44. CPD, p. 483.
45. GTQ, p. 45.
46. NRF, 1cr janvier 1953, p. 77.
47. Culture prolétarienne, 1935 (réédition Maspero, 1976), p. 26-32.
48. Nouvel Age littéraire, librairie Valois, 1930, p. 143 (abrégé ensuite en
NAL).
49. Novembre 1946, p. 2-5.
50. C'est moi qui souligne.
51. Cahiers trimestriels de culture et d'expression populaire, organe de la
Société des écrivains et artistes du peuple.
52. NAL, p. 111.
53. Peuple et Poésie, 1948, n° 15.
54. Cf. Poulaille, Martinet et Musée du soir, 1954, n° 1.
55. Cf. la préface de George Sand à Conteurs ouvriers, dédiés aux enfants
des classes laborieuses, par Gilland, ouvrier serrurier, 1849.
56. Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne en France, op. cit., p. 147.
57. NAL, p. 436.
58. Journal, I, p. 1238.
59. GTQ, p. 78.
60. Ibid., p. 81.
61. Ibid., p. 91-92.
62. Ibid., p. 93.
63. L'Humanité, février 1936.
64. Numéro du 25 janvier 1936.
65. Après l'boulot, n° 10.
66. John R. Searle, Sens et Expression, Éditions de Minuit, 1982, p. 182.
67. Victor Hell, L'Idée de culture, Paris, PUF, 1982, p. 65.
68. Pierre Guyotat, Littérature interdite, Paris, Gallimard, 1972, p. 92.
69. Ibid., p. 73.
70. Ibid., p. 85.
Retour de l'URSS d'André Gide :
du performatif à l'ambigu
L'énigme, pourtant, reste totale : pour autant qu'il soit bien dis-
posé, le lecteur, qu'un tel langage dispose mieux encore, ne s'irrite
de rien : les mots font des miracles, ils en sont. A mettre l'énonciation
au compte d'une bouche anonyme qui est en même temps une oreille,
d'où consensus (« excusable seulement si l'on songe à la jeunesse du
peuple russe, à la nouveauté de son effort : son épanouissement est
celui d'un enfant5 »), l'écrivain ne distingue peut-être pas encore la
particularité de la voix stalinienne qui, avec le concours de
Stakhanov, déplaçait les montagnes et recueillait la moindre goutte
d'eau. Voix dont il apprendra bientôt à reconnaître la mise en scène
comme évidence (exhibition d'une immédiateté qui fait le vide) dans
un bureau d'usine, devant ce grand tableau représentant « au centre,
Staline en train de parler; répartis à sa droite et à sa gauche, les
membres du gouvernement applaudissaient6 ». Retour de l'URSS,
en son commencement du moins (« ce commencement si élogieux »
qui « prend un air de traîtrise », reconnaît-il le 24 septembre 1936 7),
n'est d'ailleurs pas écrit d'une autre encre : l'immensité, le nombre,
l'immédiateté de la sympathie y redoublent dans la grandiloquence,
la voix despotique, avant que ne se mette en place le système plus
subtil du pour et du contre.
Rien d'étonnant pourtant si, tout au long de l'année 36, Gide se
pose des problèmes d'énonciation, constatant qu'en tant que sujet il
se perd, à l'instant même où il croit se constituer, dans le discours
autre qui méduse et investit la parole qu'il imagine sienne. Qu'il y
ait du langage au-dehors, et qui, devançant l'appel du sujet, le
reconnaît comme sien pour mieux le prendre au piège d'une identité
bientôt méconnaissable, voilà du moins ce que la pratique du discours
stalinien lui fait, dirait-on, découvrir. Les Cahiers de la Petite Dame,
au cours des premiers mois de 1936, nous montrent un Gide affronté
au retour spéculaire d'un idéal du moi malheureusement trafiqué à
Moscou :
c h a q u e c i t o y e n a v e c t o u s , d u v i s i t e u r p r i v i l é g i é a v e c la totalité d e
ses h ô t e s , f u s i o n q u i p r é e x i s t a i t d ' a i l l e u r s a u v o y a g e , s t r u c t u r e
d ' a t t e n t e , d a n s le s c h é m a r o m a n t i c o - h u m a n i s t e u n h o m m e = les
h o m m e s = l ' H u m a n i t é (« D a n s c e t t e foule, j e m e p l o n g e ; j e p r e n d s
Notes
récit d e s é v é n e m e n t s d e s a vie, c o n t e m p o r a i n s d e la b i o g r a p h i e
d ' A p o l l i n a i r e l u i - m ê m e , p e u t s e m b l e r s a n s c o m m u n e m e s u r e a v e c
c e t é v é n e m e n t u n i q u e et a b s o l u q u i le s a c r e et le f o n d e t o u t e n t i e r :
c e t t e m o r t .
N o u s c o n s i d é r e r o n s d o n c le P o è t e a s s a s s i n é c o m m e u n r é c i t pris
e n s a n d w i c h d a n s u n m y t h e . R é c i t d ' u n e vie e x c e s s i v e m e n t a r b i t r a i r e ,
h é s i t a n t e , s a n s d e s t i n , m y t h e d ' u n e m o r t qui, e n r a t u r a n t c e t a r b i -
R e n o m m é e , et le c h a p i t r e 18, A p o t h é o s e ( a u q u e l n o u s j o i n d r o n s e n
p a r t i e le p r é c é d e n t : A s s a s s i n a t , q u i est là p o u r p r é c i s e r d e q u e l l e
Le r e t o u r d u r e f o u l é
Menacé par un dehors qui est aussi un texte qui s'écrit, car,
redisons-le, le « mauvais » lecteur ne lit pas un texte mais plusieurs
à la fois, le nom cherche donc à se sauver de toute référentialité à
un savoir-pouvoir par l'énonciation de son vide, du son vide qui
l'absente et le destitue. Mais est-il encore fidèle à ce projet salvateur
lorsqu'il se jette ou est jeté dans l'orgie cratylienne?
- « Dans blanc chaud, on lit de toute évidence, Blanchot »
(K. White, Po&sie, 4, p. 90 31).
- « Une tache blanche
Et c'est le Blanchot
[...]
Blanchot tache blanche
u n e B l a n c h o t blanche... 32 »
- « Edmond Jabès
James de Bond
Demandes Job
Jambes d'ondes
je : bond d'âmes 33 »
- « L e g r a a l n'est e n G r a c q q u e p o u r n o u s [ . . . ] 34 »
Le tombeau vide
Cette transsubstantiation magique nous paraît déterminer le projet
de figuration sans figure du texte-Blanchot. Si le nom résiste en tant
que lieu conflictuel d'un dehors et d'un dedans, d'un plein et d'un
vide, suffit-il de le mettre en texte pour que la déréalisation lui
advienne et, surtout, pour que l'image de l'écrivain s'abolisse dans
l'absence, se vide de tout contenu mythique dans le vide textuel?
Autrement dit, le nom de l'auteur et l'auteur lui-même cessent-ils
pour autant d'être lus-reconnus comme médiations et figures exem-
plaires? L'écrivain-« personne » est-il vraiment personne? A-t-il réussi
à se débarrasser lui-même de toute figure médiatrice dont il s'au-
toriserait? N'y a-t-il pas toujours un autre devant lequel il s'efface?
Un auteur sans autorité existe-t-il?
Si la question peut se poser c'est, bien sûr, en relation avec tous
les processus d'auto-représentation mis en œuvre par l'écrivain qu'on
pourrait désormais appeler « traditionnel ». On sait en effet que la
figuration de l'écrivain s'est constituée à partir du xvu Ie siècle, et
reproduite jusqu'aux années 1945-1950, à travers la médiation de
héros types que l'écrivain s'appropriait pour préciser, légitimer et
transmettre sa propre représentation : le clerc, le prêtre, le moine,
le soldat, le prophète, le saint, le martyr, l'assassin, le bourreau, le
condamné à mort, le combattant, le réfractaire, le révolutionnaire,
le malade, le fou, le pater familias, le séducteur, le travailleur,
l'ouvrier, le comédien, etc. Que la pratique littéraire soit amenée,
au moment où elle tente de se constituer une autonomie, à chercher
en dehors d'elle ses garants et ses totems, signale sans doute une
crise des donateurs d'autorité sur laquelle nous aurons à revenir.
Mais dans la mesure où il se constitue dans l'effacement de ces
médiations traditionnelles, le discours-Blanchot renonce-t-il pour
autant à toute médiation? Est-il définitivement débarrassé des mis-
sions et des messianismes qui autorisaient l'Homme de lettres phi-
losophe dans sa relation à la Vérité ou le poète-prophète romantique
dans sa relation à l'Ecriture 42? Nous voudrions suggérer qu'il n'en
est rien et que le discours-Blanchot fonde dans sa pratique scriptu-
raire même, par médiation interne, l'épiphanie de son propre modèle
fondateur.
La métaphore récurrente du tombeau vide signale que le Christ
est le véritable héros où s'origine et se médiatise dans l'écriture
cette nouvelle figure de l'écrivain.
« Vous savez, il n'y a personne 43 » : parole réitérée redoublant la
parole de l'Ange aux femmes venues constater la présence du cadavre
au tombeau : « Il n'est pas ici, car il est ressuscité comme il l'avait
dit 44. » L'ange à l'œuvre dans le discours-Blanchot, celui qui délivre
le message, est en même temps celui qui le réalise constamment, ou
prétend le réaliser, dans la parole même. L'écrivain-Christ accomplit
sa propre disparition, conjointement à celle de la chose, du monde,
de l'autre, de la bibliothèque et de toutes les figures de la présence,
dans l'acte élocutoire et lui seul. Comme l'a montré Louis Marin,
la disparition du Christ est un énoncé. Elle se produit de «la
substitution au référent à constater du discours, d'un message comme
signe à croire 45 ». L'ange est ici le véritable auteur de la disparition
du corps christique, mais alors que dans le discours évangélique ils
sont deux, le discours-Blanchot comme énoncé performatif réalise
l'unité de l'ange et du Christ, de celui qui dit et de celui qui s'efface.
De même que, dans l'Évangile, « seul un discours spécifique [...] a
le pouvoir d'aller au-delà du simple regard et de désigner comme
" vide " la place du cadavre 46 », de même le discours-Blanchot, en
s'imposant comme la double représentation interne du crucifié au
tombeau et de celui qui fait sa disparition en la disant, s'approprie
le nouveau pouvoir d'une parole qui récuse tout constat, toute « vue »
ou perspective, qui a la capacité de faire le vide en tant que parole
productrice de « ce lieu du discours où la référence du texte s'annihile
dans son autre qui est le texte 47 », constituant in fine la représentation
de l'écrivain en locuteur évangélique, metteur en scène de croyances
et voué sous peine de non-reconnaissance à la récitation de l'évé-
nement qui le fonde. Appuyé sur le modèle fondateur de l'ange
redoublé par celui de l'évangéliste, il pourra ainsi affirmer l'identité
transhistorique du vivre et de l'écrire, puisque c'est la mort « qui
s'institue dans une profération verbale où le verbe réitéré redit une
absence, se donne comme substitut d'un corps disparu48 ». C'est
bien à la figure du Christ absent que renvoie, par exemple, cette
épiphanie de l'anonyme : (ces paroles) « en moi, désirent s'inscrire
comme pour me permettre de lire sur moi-même comme sur ma
tombe le mot de la fin, et il est vrai que, pendant ces moments
nocturnes, j'ai le sentiment de pouvoir ainsi me lire, lire dangereu-
sement, bien au-delà de moi, jusqu'à ce point où je ne suis plus là,
mais quelqu'un est là 49 ». Et, plus loin : « Paroles de la profondeur
vide, qui vous a appelées? Pourquoi m'êtes-vous devenues mani-
festes Il' ? »
L'écrivain-Christ accède ici à son statut d'angélisme grâce auquel
il assure sa figuration en Il, c'est-à-dire : la transformation élocutoire
du nom en pro-nom : « Si j'écris il, le dénonçant plutôt que l'indi-
quant, je sais au moins que [...] c'est moi qui, à partir de là, entre
dans le rapport où " je " accepte de se figer dans une identité de
diction ou de fonction, afin que puisse s'exercer le jeu d'écriture
dont il soit alors le partenaire et (en même temps) le produit ou le
don [...], déplacement qui manque d'emplacement et à tout empla-
cement 51. » Cette stratégie du Il est une des évidences auto-glosées
du discours-Blanchot. Tout récit s'inaugure de la mise en scène d'un
couple je/il et s'achève de la dévoration du premier notée par «je ».
« Dès qu'il me fut donné d'user de ce mot, j'exprimai ce que j'avais
d û t o u j o u r s p e n s e r d e lui : Q u ' i l était le d e r n i e r h o m m e 12. » L e Il
q u i s'y s u b s t i t u e ; il f i g u r e c e t e s p a c e m e n t c o m m e o b j e t d e désir,
m i s e e n f a s c i n a t i o n , p r o g r a m m a t i o n d e la l e c t u r e c o m m e é p r e u v e
le lieu d ' u n e s o r t e d e r e m p l i s s a g e , le d i s c o u r s - B l a n c h o t se c o n s t i t u a n t
d e la d é c l i n a i s o n d e s q u a l i t é s d u Il. A i n s i , d a n s le D e r n i e r h o m m e :
e n t o u r a n t d u s e n t i m e n t d e s o n a b s e n c e » (p. 49), i n v i t a n t « à p e n s e r
m e n t d e l'activité la p l u s a b s u r d e et la p l u s v a i n e q u i se p u i s s e
i m a g i n e r », a v a n t d e s ' a c c o m p l i r d a n s l ' a p p a r i t i o n d u « s c r i p t e u r »
s a n s n o m , c a r « à la t a b l e d ' é c r i t u r e n e p e u t ê t r e c o n v i é q u e
Un n o u v e a u s t a t u t
p o u r t a n t elles se s o n t d o n n é le p o u v o i r d e f a i r e e n d é l é g u a n t u n e
p a r t d e l e u r d e h o r s a u x i n s t i t u t i o n s ) , m a i s à a s s u r e r la c o ï n c i d e n c e
d e l ' é c r i v a i n et d u n o n - ê t r e : la m o r t , n o t e B l a n c h o t à p r o p o s d e
K a f k a , « se p r é p a r a i t à le c h a n g e r t o u t e n t i e r e n é c r i v a i n - Q u e l q u e
c h o s e q u i n ' e x i s t e p a s 84 » .
i n s t i t u t i o n s les p l u s m o n d a i n e s : l a gloire. M a i s d e q u e l l e g l o i r e
l ' é c r i v a i n n ' e x i s t e p o u r p e r s o n n e ?
L a q u e s t i o n d e la g l o i r e p o s e le p r o b l è m e d e s d o n a t e u r s d e gloire :
la g l o i r e est t o u j o u r s é n o n c é e p a r d e s d i s c o u r s p r o d u i t s d a n s u n e
« s o c i é t é d e d i s c o u r s » p a r d e s s u j e t s a u t o r i s é s (le p l u s s o u v e n t
s i g n a t a i r e , sa j u s t i f i c a t i o n et c e l l e d e s o n d i s c o u r s .
C e l o g o s d e la gloire, c ' e s t - à - d i r e le p a s s a g e d u n o m a u m y t h e ,
i m p o r t e le h é r o s d a n s la p l é n i t u d e d u n o m [...]. Il n ' y a d e h é r o s
q u e d a n s et p a r la p a r o l e [...]. L e h é r o s , l ' h o m m e a c t i f p a r e x c e l l e n c e ,
n e d o i t s o n ê t r e q u ' a u l a n g a g e . » L a p a r o l e c é l é b r a t r i c e , r é p é t i t r i c e ,
r é - c i t a n t e , est c e q u i « lui a c c o r d e c e p o u v o i r d e r e d o n d a n c e q u i
v i e n t d u n o m et se d é p l o i e d a n s la r e n o m m é e , c e t t e r u m e u r d e g l o i r e
q u i a c c o m p a g n e n t le n o m 8 5 ». C ' e s t e n q u e l q u e s o r t e la gloire
c l a s s i q u e , a n t h r o p o l o g i q u e , celle d o n t l ' é c r i v a i n a f i n a l e m e n t d é p o s -
s é d é le h é r o s p o u r s ' e n f a i r e le p r o p r e b é n é f i c i a i r e d a n s le siècle et
i n d i r e c t e m e n t , m a i s d i r e c t e m e n t [...], d a n s la m a n i f e s t a t i o n d ' u n e
q u a s i - p r é s e n c e q u i , d a n s l'histoire m ê m e , c r o i t r e p r é s e n t e r d e s pos-
sibilités plus qu'historiques 86. » Les donateurs de gloire qui tradi-
tionnellement renvoyaient à l'homme de lettres la gloire dont il
s'était fait lui-même le donateur - le monarque, le protecteur, la
classe dominante : gloire qui garde « le caractère quasi féodal des
relations d'homme à homme 87 » - s'effacent alors même que l'écri-
vain entre dans une relation à la fois plus directe et plus indécise
avec cette nouvelle instance de légitimation qui commence seulement
à se procurer les institutions de l'adoubement (académies, presse,
expositions) et ses pratiques (éloges, célébrations, correspondances,
interviews, etc.) 88: : le public des lecteurs 89. « A ce moment, écrit
Blanchot, l'on voit les candidats héros hésiter entre écrire et domi-
ner [...]. Mais comme deux sûretés valent mieux qu'une, ils se font
leur propre héraut, se pourvoient d'une légende et veulent faire de
chacune de leur parole un exploit90. »
Mais là aussi « la littérature s'est retirée 91 ». Retirée parce que
les nouveaux donateurs de gloire (l'institution littéraire, le journa-
lisme, l'école, etc) sont ceux-là mêmes qui détiennent le pouvoir du
langage de communication dont l'écrivain a décidé de s'absenter
(absentéisme qui le constitue tel) : ils sont du mauvais côté du
langage, du côté de l'instrument, et il ne peut donc que les disqualifier
(fût-ce théoriquement) en tant que légitimeurs. L'écrivain ne peut
dès lors pas plus s'autoriser lui-même selon le pacte autographique
courant (je suis la garantie de ma vérité, de mon savoir, de mon
texte, il n'est pas arbitraire puisque c'est moi qui le vis-écris), ce
qui serait se livrer pieds et poings liés à l'idéologie du sujet, de la
paternité, de la représentation (je représente mon texte, j'en suis
aussi le VRP) qui précisément le condamne (ou qu'il condamne en
se condamnant à être condamné par elle : il ne trouve plus en lui le
principe d'autorité qu'il conteste hors de lui), qu'il ne peut s'autoriser
d'une légitimité qui lui serait tout extérieure, d'un rapport immédiat
à la Vérité ou du sacrifice qu'il ferait en lui de « la parole qui lui
est propre » pour « donner voix à l'universel 92 ». Comme dit Blanchot,
« le livre [...] n'a pas sa garantie dans le monde 93 ». Mais alors, où?
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les textes-Blanchot
insérés sans date, rature glorifiante, ni lieu d'origine, dans l'Espace
littéraire (1935) et le Livre à venir (1959), ont été publiés à partir
de janvier 1953 dans la NNRF, date et lieu qui marquent le départ
d'une remise en question de la figure et des fonctions de l'écrivain
telles qu'elles étaient sorties des pratiques d'écriture de la Résistance,
des débats suscités au CNE et au-dehors par l'épuration littéraire
d e s p o s i t i o n s d e S a r t r e d a n s les T e m p s m o d e r n e s , etc. 94. D a n s les
r e v u e s q u i n a i s s e n t o u r e n a i s s e n t e n 1 9 5 3 ( N N R F , L e t t r e s n o u v e l l e s ,
la Parisienne, etc.), l'enjeu, selon des modalités différentes, est le
même : redistribuer les rôles, redéfinir une nouvelle littérarité de la
littérature, retirer à l'écrivain les garanties de légitimation qu'il avait
cru trouver dans l'Histoire, le Peuple, la Révolution. Porte-parole de
l'humanité souffrante et sauvée, l'écrivain martyr et prophète avait
pris l'habitude de s'abolir spéculairement dans la voix unanime et
impersonnelle de l'Histoire, abolition par laquelle il était censé
assurer le passage de « l'horizon d'un seul à l'horizon de tous 95 ».
Mais la République des lettres, dont la guerre et l'Occupation avaient
permis de réactiver le fantasme, a de nouveau éclaté : les écrivains
se reconnaissent brusquement comme divisés, en même temps qu'ils
reconnaissent la nécessité d'un nouveau consensus. Le vacillement
des instances traditionnelles de consécration et d'autorisation (aca-
démies, université, critique journalistique), sous la pression des
débats idéologiques, libère pour un temps le champ intellectuel de
ses structures, tandis que la commercialisation de plus en plus
poussée de la production littéraire conduit l'écrivain, marginalisé
par sa fidélité même à l'idéologie littéraire, à trouver dans cette
illégitimité le principe même de son autorité. Le concept d'écriture
tend ainsi à prendre le relais de celui d'universel, encore vivace dans
l'idéologie poétique qui, unissant chrétiens et marxistes, confortait
le poète dans sa position de frère différent/semblable, solitaire/
solidaire de tous les hommes. En fait, l'écriture (la neutralisation
scripturaire) ne s'oppose pas à l'universel : elle le récupère "6. L'écri-
ture selon Blanchot est comme la garantie d'une communication
généralisée sans intermédiaire (ni auteur, ni lecteur), qui assure le
remplacement de la foi unanimiste par la mystique utopiste et ne
se réalise si parfaitement à travers l'écriture que parce qu'elle était
d'abord en elle : « La communication de l'œuvre n'est pas dans le
fait qu'elle est devenue communicable, par la lecture à un lecteur.
L ' œ u v r e est e l l e - m ê m e c o m m u n i c a t i o n [...] 97. »
Notes
1
Biographie avec interruption 11
Kafka, Rimbaud, espace vital avec intervalles . . . . 19
Bergson ou la littérature déniée 30
Lent Retour de Peter Handke : une expérience contra-
dictoire de la souffrance de l'espace 53
Valéry ou la désorganisation 62
II
III
Quelques-uns des textes publiés ici ont fait l'objet d'une publication antérieure
en revue : « Statue et statut du poète dans le Poète assassiné d'Apollinaire »,
dans Stanford French Review, III, 2, Anma Libri, 1979; «D'un statut
d'évangéliste : Blanchot et les siens », dans Littérature 33, février 1979; « Valéry
clinamen », dans Poétique 52, novembre 1982; «Gide et Lime: le prolo et
son maître, histoire d'un malentendu », dans la Revue des sciences humaines,
Lille III, 1983; « Lent retour de Peter Handke : une expérience contradictoire
de la souffrance de l'espace », dansAustriaca 16, mai 1983.
C E T O U V R A G E A ÉTÉ C O M P O S É ET A C H E V É D ' I M P R I M E R
PAR L ' I M P R I M E R I E F L O C H À M A Y E N N E
D.L. N O V E M B R E 1 9 8 3 . N° 6 6 1 1 ( 2 1 0 2 7 )
PASSAGES Demande-toi, se dit le narrateur — au moment
DE ZÉNON où il interrompt une autobiographie déjà bien
esquissée — ce qu'on veut faire croire quand on
écrit. Entre Achille et la tortue, entre les mots et
les choses, entre soi et soi, il y a toujours un écart
que les croyances littéraires se chargent de
combler.
Décrivant les expériences de l'interruption et
de la distance chez Rimbaud ou Kafka, de la
désorganisation chez Valéry, l'obsession bergso-
nienne de la lettre branchée sans intervalle sur
l'intériorité, les représentations fantasmatiques de
l'écrivain que Breton, Artaud, Fondane ou
Jünger héritent du XIXe siècle, la double
contrainte romantique de l'ici et du là-bas chez
Peter Handke, le double jeu du statut réel et de la
statue imaginaire produite par l'écriture chez les
héros et héroïnes de la modernité (Apollinaire, la
Nrf, Blanchot, Sollers), la relation ambiguë de
Gide et d'un écrivain prolétaire (Maurice Lime),
le contrat métaphorique que signe le poète voué à
l'activité performative, Daniel Oster explore les
données médiates de la conscience littéraire et des
légitimations par lesquelles elle voudrait échapper
à sa contingence.
Parce qu'elle s'inscrit dans le discontinu,
l'infinitésimal, les quantités évanouissantes, la
relation de l'écriture au vrai et au réel est toujours
improbable. «Pour autant que les propositions
mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne
sont pas certaines, pour autant qu'elles sont
certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité»
(Einstein). On peut en dire autant de la litté-
rature, lieu d'expérimentation des espaces incon-
ciliables, des discontinuités psychiques, des bifur-
cations et des conflits.
Passages de Zénon tente de décrire dans le même
mouvement ce triple espace de la littérature, du
mental et du paysage : espaces critiques où l'ironie
de l'auteur, proche d'Isidore Ducasse et
d'Edmond Teste, libre de tout dogmatisme, fait
Daniel Oster merveille.
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