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Centre Saint- Charles, Ecole des Arts de la Sorbonne

Théorie de la pratique artistique

Maud Maffei Agathe MORILLON

12001461

Refik Anadol

L’ontologie friable des


arts post-numériques

1
Table des matières

Introduction ................................................................................................................................................. 3

I) “Unsupervised”, une collection d’œuvres caractéristiques du travail de Anadol Refik ....................... 4


a) Mise en situation: explication du processus de création de la collection “Unsupervised” ............ 5
b) L’objectif de “Unsupervised” : élever la technologie au service de la poésie ................................. 9

II) “Unsupervised”: une œuvre à ontologie friable .................................................................................. 11

a) La place réduite de l’artiste dans la création ................................................................................... 11


b) La remise en cause d’un facteur d’art par excellence: l’exposition ................................................. 12
c) La reproductibilité illimitée des NFTs et la disparition du facteur d’art de l’aura ........................... 17

III) Comment les peintures de données de Refik Anadol conservent-t-elles malgré tout leur statut
d’œuvre d’art? ........................................................................................................................................... 18

a) Dématérialisation: l’œuvre comme idée et non comme objet.......................................................... 19


b) Re-auratisation de l’art virtuel ........................................................................................................... 20
c) Anadole Refik, artiste emblématique de l’évolution de l’Esthétique ............................................... 21

Conclusion................................................................................................................................................... 22

Bibliographie ............................................................................................................................................... 24

Sitographie .................................................................................................................................................. 25

2
“Le proche avenir nous apportera autre chose qu'une culture hybride dans laquelle valeur de culte
et valeur d'exposition se développeront dans un jeu de plus en plus complexe. Une culture, en d'autres
termes, qui ressemble au présent, mais non sans une petite différence qui mérite d'être discutée : une
émancipation de la copie de visionnement, qui se traduit par un circuit de distribution différent à côté de
celui des éditions limitées”1. Du 19ème siècle à l’art contemporain, l’ontologie de l’œuvre d’art se voit
continuellement questionnée. De la reproduction mécanique du Cinématographe à l’entrée en musée des
Indiscernables, en passant par la sortie de l’œuvre d’art des institutions avec notamment l’arrivée des
pratiques furtives, du Land Art ou encore la disparition du socle et du lieu en sculpture, les facteurs d’art
sont voués à disparaitre, ou plutôt à changer. Alors que la crise ontologique de l’œuvre semble avoir
touché le fond, voilà que l’ère post-numérique dans laquelle nous entrons vient remettre en cause un
facteur encore intouché de l’œuvre d’art: son existence dans le monde “réel”, “formel” . Un antonyme
de “réel” est ici “virtuel”: en effet, l’ère post-numérique - qui doit s’entendre comme une maturité de la
Révolution numérique - voit naitre des nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle, la réalité
virtuelle, le Web3 décentralisé grâce à la blockchain, la cryptomonnaie, les NFTs (Non Fongible Token), ou
encore les metavers, permettant ainsi la naissance d’un monde virtuel autonome au sein duquel vivent
les œuvres d’art. Le mouvement CryptoArt se développe de jour en jour à partir d’œuvres numériques
liées à une technologie blockchain sous la forme de jetons non fongibles. Refik Anadol, né en 1985 à
Istanbul, artiste pionnier du mouvement, expose actuellement une de ses collections d’œuvres du Web3
au MoMa: “Unsupervised”. Ses recherches et créations sont axées sur l’esthétique de l’intelligence
artificielle et sur les conséquences des technologies sur notre perception et notre expérience du temps
et de l’espace. Comment le CryptoArtiste Refik Anadol préserve l’œuvre d’art de son ontologie friable et
révolutionne le monde de l’art traditionnel à l’aube de l’ère post-numérique? Nous commencerons par
étudier le corpus d’œuvres de l’exposition “Unsupervised” de Refik. Dans un second temps, nous verrons
en quoi ses œuvres, et de manière plus générale les œuvres du mouvement CryptoArt, sont des objets
anxieux. Enfin, nous nous interrogerons sur la façon dont ces créations virtuelles arrivent à se sortir de
cette crise ontologique pour se confirmer au statut d’œuvre d’art. Tout au long de ce développement,
nous définirons les termes encore méconnus de ce sujet naissant.

1
LÜTTICKEN Sven, Viewing copies, 8ème édition du E-Flux Journal, 2009.

3
I) “Unsupervised”, une collection d’œuvres caractéristiques du travail de Anadol Refik

Refik Anadol est pionnier de l’art post-numérique: commençant dans les années 2010, il est le
premier à utiliser l’intelligence artificielle dans une œuvre d’art immersive publique. Il travaille en
collaboration avec une équipe d’environ vingt personnes, comprenant architectes, scientifiques,
chercheurs et designers.

Anadol s’intéresse à l’omniprésence de l’informatique dans notre époque contemporaine et à ce


que signifie être un humain durant cette ère post-numérique. Maintenant que les machines dominent
notre vie, notre expérience sensible du temps et de l’espace se voit selon lui transformée radicalement.
Toutefois, il cherche à démontrer que le mot “transformée”, bien que effrayant, n’est pas ici péjoratif:
cette ère offre des nouvelles techniques esthétiques permettant une représentation de la Nature
révolutionnaire du champs de l’Esthétique, qui cherche depuis l’Antiquité à représenter au mieux le réel.
Dans la lignée des surréalistes, Anadol Refik s’intéresse aux thèmes de l’inconscient, de l’invisible, des
automatismes, du hasard et de la mémoire. Pour représenter ces concepts, il travaille avec des données
- représentation conventionnelle d'une information permettant d'en faire le traitement automatique -
qu’il met en récit. Ces données peuvent correspondre à des images, des mouvements, des pigments, des
vibrations, des sons, des données météorologiques recueillies à partir d’archives numériques ou de
ressources accessibles au public. Une “esthétique de données” prend forme à partir de plusieurs
techniques nouvelles: le software (logiciels permettant la programmation de tâches demandées à un
ordinateur: par exemple le logiciel VVVV), la 3D (œuvres en trois dimensions, telles que notre vision
perçoit l’espace), l’intelligence artificielle (« ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en
vue de réaliser des machines capables de simuler l'intelligence humaine » 2), le Machine Learning (forme
d’intelligence artificielle qui vise la création de systèmes qui apprennent, ou améliorent leurs
performances, en fonction des données qu’ils traitent), les algorythme GAN (forme de performance
découlant du Machine Learning: les GAN - réseaux antagonistes génératifs - génèrent une image fictive à
partir d’une sélection d’images présentant des caractéristiques visuelles communes) ou encore la mise en
mouvement/ récit des données à l’aide d’un logiciel personnalisé appelé “Latent Space Browser”, inspiré
de la dynamique des fluides (étude du mouvement des fluides, liquides ou gazeux). Pour résumer, Anadole
Refik procède en un travail de synthèse de données pour rendre compte visuellement de phénomènes
invisibles à l’œil humain et ainsi offrir aux spectateurs une nouvelle perspective du monde qui les entoure:
la technologie est collaboratrice de notre conscience. Ce travail technique prend forme à travers des
peintures (DataPaintings), sculptures (DataSculptures) et œuvres architecturales numériques,

2
Larousse, (s. d.), Intelligence artificielle, Dictionnaire en ligne.

4
dynamiques ou immobiles, supervisées ou non (on parle alors d’art génératif: algorithme capable de
concevoir des œuvres non déterminées qui se génèrent de manière autonome, parfois en temps réel).

a) Mise en situation: explication du processus de création de la collection “Unsupervised”

Le 18 novembre 2021, Anadol Refik a ouvert au public sa collection d’œuvres de données


“UnSupervised”. Cette collection est elle-même la composante d’un plus grand projet continu commencé
en 2016 et basé sur “les mémoires collectives de l’espace, de la nature et des environnements urbains” 3:
“Machine Hallucination”. Ce projet est constitué de nombreuses collections portant sur des thèmes
variés: l’espace, la ville de New York ou encore les coraux. “Les données étant des souvenirs, les machines
peuvent-elles rêver, halluciner?”4. Telle est la question fondatrice du projet de Refik Anadol, qui cherche
à humaniser les machines et ainsi réconcilier l’Homme et les nouvelles technologies. Le titre
“Unsupervised” de cette dernière collection, que l’on peut traduire par “non supervisé” ou encore “sans
surveillance”, fait référence au moyen technologique de la création des œuvres qui la compose: l’art
génératif. Cet ensemble de 13 œuvres est dédié au MoMa: il traite de 138 151 pièces de données de la
vaste collection du MoMa qui couvre plus de 200ans d’art, de la peinture à la photographie en passant
par les voitures et les jeux vidéos. “Unsupervised” est complétée par un sous-titre: “MoMa perçu par
l’esprit de la machine”.

Les données d’archives du MoMa sont d’abord téléchargées sous forme de photographies depuis
le site public GitHub. Ensuite vient le tour de l’apprentissage non supervisé de l’art moderne et de l’art
contemporain par la machine (Machine Learning). L’algorithme StyleGAN2 ADA, via intelligence
artificielle, permet de créer des sous ensembles des archives de la collection d’œuvres d’art du MoMa,
sur la base de leurs similitudes. Une fois triées, les données sont regroupées par thématiques pour faciliter
leur compréhension sémantique. Le logiciel personnalisé “Latent Space Browser” permet la mise en
mouvement des données et donc la construction d’un récit, d’une danse, d’une “hallucination”. La
pigmentation des données permet leur connexion: un algorithme de détection des bords modifie la
colorisation de chaque donnée en prenant en compte les données précédentes et suivantes en latence.
Le résultat figure dans un dégradé mouvant, fluide et évolutif de masses de couleurs.

3
ANADOL Refik, Anadol Refik Website, [En ligne], https://refikanadol.com, Rubrique Information, 2022, consulté le
14 novembre 2022.
4
ANADOL Refik, Modern Dream : Comment Refik Anadol utilise l’apprentissage automatique et les NFT pour
interpréter la collection du MoMa, Magazine Le MoMa, [En ligne], https://www.moma.org/magazine/articles/658,
15 novembre 2021, consulté le 13 novembre 2022.

5
La collection regroupe 13 œuvres générées par la machine, dont une sculpture - œuvre d'art
obtenue soit par combinaison d'éléments articulés ou mis en mouvement par des moyens électroniques
5
- de données et douze peintures - ouvrage de représentation ou d'invention fait de couleurs étalées sur
une surface préparée à cet effet6 - de données.

La première œuvre, “Data Universe” est


une sculpture de données mondiales
d’intelligence artificielle qui simule une
promenade parmi la collection numérisée du
musée. Les données photographiques,
regroupées en fonction de leur pigmentation,
prennent statiquement forme dans une sphère
tournant à 360 degrés à la vitesse de vingt
secondes par tour.

Refik Anadol Studio. Non supervisé —


Hallucinations de machine — Moma. 2021

La seconde, “Moma”, est une peinture


de données générative en temps réel entrainée
pour produire continuellement de nouvelles
Refik Anadol Studio. Non supervisé —
Hallucinations de machine — Data images, à l’infini. En utilisant l’algorithme

Univers. 2021 d’apprentissage “StyleGAN2 ADA”, la machine


construit de nouvelles combinaisons d’images et
de couleurs à partir des similitudes des données

5
THINES Georges et LEMPEREUR Agnès, Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Editions universitaires,
1975, p. 756.
6
Larousse, (s. d.), Peinture, Dictionnaire en ligne.

6
exploitées. Le résultat figure en un déplacement
dans l’espace latent du réseau génératif, visible
S’en suit “Etude générative du Moma 1”, qui,
à travers des lignes uniques dessinées par les
comme son nom l’indique, est une étude d’art
connexions algorithmiques.
génératif. Au même titre que “Moma”, il s’agit
d’une peinture de données en deux dimensions
générée par la machine. Seulement, ici, l’œuvre
n’est pas entrainée pour générer
continuellement des nouvelles combinaisons:
elle est limitée à 16 minutes de performance.

Refik Anadol Studio. Non supervisé —


Hallucinations de machine — Étude
générative du MoMA 1. 2021

Refik Anadol Studio. Sans surveillance –


Hallucinations de machine – MoMA Fluid Dreams.
2021

7
Pour son œuvre “Moma Fluid Dreams”, l’œuvre un cadre fictif simulant une certaine
la quatrième de cette collection, Refik Anadol a profondeur; les données mouvantes semblent
synthétisé en pigments les données collectées alors sortir de l’image.
dans les archives du musée. Ainsi, prenons une
œuvre dont la dominance pigmentaire est le
rouge, la donnée associée à celle-ci sera un carré
de couleur rouge. Chaque donnée, alors Enfin, les huit autres pièces de la
transformée en une couleur particulière, sera collection “Unsupervised” forment une série de
regroupée avec d’autres dont le pigment est peintures de données génératives numérotées
proche. Puis, des algorithmes de dynamique des de A à I. Fixe, chaque image de la série présente
fluides mettront en mouvement les masses de une “séquence de rêve” choisie par l’artiste.
couleurs créées. La particularité de cette Autrement dit, il pourrait s’agir d’un arrêt dans
peinture de données est sa triple dimension. A le temps ou d’un screen de l’œuvre “MoMa” de
l’aide de la perspective, l’artiste a incorporé dans cette même collection.

Refik Anadol Studio. Trois images de la série Unsupervised —Machine Hallucinations — MoMA — Dreams.
2021

Deux points à retenir de ce corpus d’œuvres: les principes de collection des données et d’art génératif.

8
b) L’objectif de “Unsupervised” : élever la technologie au service de la poésie

L’artiste Refik Anadol, à travers son travail des nouvelles technologies cherche à réfuter l’idée que
l’art n’a pas sa place dans l’ère post-numérique.

Le chercheur Jaakko Lehtinen chez Nvidia Researsh témoigne de l’entente possible entre art et
technologies: “c’est la beauté de la recherche fondamentale: la technologie au service d’une créativité
étonnante. Nous sommes ravis d’assister à l’interaction croissante entre l’art et la recherche sur l’IA”7.
Leland McInnes, chercheur impliqué dans le projet “Unsupervised”: « J’ai toujours trouvé la beauté dans
les mathématiques, mais voir ce que Refik a fait avec les mathématiques et ces algorithmes pour créer de
l’art est encore autre chose: rassembler de riches fils d’informations et de données pour tisser des œuvres
visuelles étonnantes. Je n’aurais jamais imaginé que mon travail en mathématiques puisse avoir un impact
aussi profond.8 ». Finalement, les mathématiques sont ici au service du Beau, tel que l’aurai souhaité
Platon.

D’une part, art et technologie se lient ici dans leur intérêt profond porté à l’automatisme et au
hasard. Depuis les années 1920, les surréalistes menés par André Breton s’intéressent à la représentation
d’un réel fait d’inconscience, de rêves, d’automatismes, d’une raison limitée. L’univers de données de
Anadol Refik ne s’arrête pas à représenter une simple synthèse de données: son intérêt pour la dynamique
des fluides nous plonge dans un cosmos latent au potentiel hallucinatoire que l’on pourrait lier au
phénomène de l’imagination. Les thèmes du rêve et de l’inconscient, quoi que appliqués à la machine,
sont bien problématisés, perceptibles et immersifs. La collection de peintures de données apporte un
effet de surprise auto-générant au spectateur en total immersion et étonnement face à la sérendipité -
capacité de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard - de l’œuvre. Michelle Kuo,
commissaire du MoMa, n’hésite pas à lier le travail de Refik Anadol à celui des surréalistes: “ vous obtenez
toutes ces images totalement fantastiques, presque automatiques, ou comme une écriture ou un dessin
automatique. Le hasard et l’automatisme ont une présence aussi forte que dans les stratégies des artistes
du surréalisme, du Fluxus ou de l’art concret. Et puis ici, vous obtenez des couches totalement nouvelles
et différentes d’automatismes qui se produisent infiniment.”9.

7
LEHTINEN Jaakko, NFT and public art, conférence NFT Art Day ZRH, Suisse, 12 Juin 2022
8
MCLNNES Leland, NFT and public art, conférence NFT Art Day ZRH, Suisse, 12 Juin 2022.
9
KUO Michelle, Modern Dream : Comment Refik Anadol utilise l’apprentissage automatique et les NFT pour
interpréter la collection du MoMa, Magazine Le MoMa, [En ligne], https://www.moma.org/magazine/articles/658,
15 novembre 2021, consulté le 13 novembre 2022.

9
D’autre part, on pourrait lier l’œuvre de Refik Anadol à la théorie Kantienne du Sublime. La notion
de “Sublime”, du latin sublimis (élever, en l’air, au dessus des limites), lui-même dérivé du grec hupsos,
possède une connotation divine. Dans le vocabulaire d’Esthétique, le Sublime est considéré comme
distinct et autonome par rapport à la beauté: il intensifie les caractéristiques qui ne sont pas liées au Beau.
Le terme Sublime renvoie à l’élévation aérée, l’idée d’aller au-delà de la nature humaine, vers le divin, par
le biais d’une expérience esthétique grandiose mais dangereuse. Le Sublime suscite admiration, élévation,
émotion et terreur. Kant nous intéresse ici en ce sens qu’il développe l’idée d’un Sublime mathématique
et dynamique. Le Sublime mathématique renvoie à l’idée de mesure, de grandeur absolue, qui éveille en
nous les limites de notre imagination et de notre raison. Le Sublime dynamique est lié à la force de la
nature et donc à l’insignifiance de l’Homme. Anadol Refik traite de l’invisible, de l’infiniment petit et de
l’infiniment grand, de l’écoulement du temps, soit, de ce qui dépasse le cerveau humain. Le Sublime
mathématique réside dans son œuvre avec l’effroi procuré par les capacités des nouvelles technologies
qui dépassent le raisonnement humain. Puis, l’infinité de données inintelligible se voit conceptualisée,
synthétisée et mise en mouvement à la manière d’un océan déchainé: l’humain ne peut que se sentir
effrayé, ému, élevé par les peintures de données de Refik Anadol. Paola Antonelli, commissaire du MoMa:
“ le fait que l’IA soit capable de remonter dans le temps, sur plusieurs décennies, et de lire toutes ces
créations, imaginations et résultats, puis de les assembler dans ce paysage multidimensionnel est
vraiment, je ne sais pas comment le dire autrement, divin.”10.

Enfin, “Unsupervised” entre dans le combat de la discipline de l’Histoire de l’Art, à savoir: de quelle
façon construire l’histoire de l’art? L’historien de l’art Georges Didi Huberman, dans son ouvrage “Devant
le temps: Histoire de l’art et anachronisme des images” publié en 2001, s’élève contre le ton scientiste
des historiens de l’art. Il définit la discipline de l’histoire de l’art non comme une science mais comme un
montage de la mémoire. Le temps ne serait, selon lui, pas linéaire et la volonté des historiens de tout
mettre en ordre, de tout classifier et de se limiter aux concordances de temps entre les œuvres mènerait
à des anachronismes. A travers l’exemple de l’Annonciation de Fra Angelico, artiste de la Renaissance
italienne, il montre que l’œuvre est immortelle, intemporelle, de part ses multiples temporalités résidant
et dans l’image et au delà de l’image. Que l’on traite du cadre de l’Annonciation, contemporain de son
époque, de sa conception Albertienne du mimétisme ou du pan de l’arrière plan rappelant les drippings
de Jackson Pollock, on comprend que l’image de Fra Angelico fait concorder tous les temps. Quel rapport
de l’histoire avec le temps l’image nous impose-t-elle? Anadol Refik illustre ici la théorie de Georges Didi
Huberman en créant une histoire de l’art du MoMa présentée comme une construction de la mémoire;

10
ANTONELLI Paola, Modern Dream : Comment Refik Anadol utilise l’apprentissage automatique et les NFT pour
interpréter la collection du MoMa, Magazine Le MoMa, [En ligne], https://www.moma.org/magazine/articles/658,
15 novembre 2021, consulté le 13 novembre 2022.

10
construction perceptible grâce aux connexions algorithmiques. La notion de temporalité se retrouve dans
“UnSupervised” à travers l’état de latence des données mouvantes.

II) “Unsupervised”: une œuvre à ontologie friable

Des ready-made de Marcel Duchamp aux Indiscernables de Andy Warhol, l’art contemporain,
explorant les limites de l’art, a vu naitre de nouvelles notions esthétiques. En effet, Jean-Pierre Cometti
parle d’”ontologie friable”11 pour qualifier la situation ontologique douteuse de certaines œuvres d’art,
les rendant, selon Harold Rosenberg, “anxieuses”. Nous allons voir en quoi l’ontologie des peintures de
données de Anadol Refik peut être questionnée.

a) La place réduite de l’artiste dans la création

La pratique de l’esthétique de l’intelligence artificielle pose la question de la place de l’artiste dans


la création. L’art est né de la “tekhnè” (production, fabrication) et donc du statut de l’artisanat et se
retrouve ici confié à une machine. Etant donné que la présence d’un artiste dans la création d’une œuvre
est un facteur d’art fondamental, le travail de Refik Anadol reste-t-il artistique?

Il faut prendre en compte, premièrement, que l’homme n’a pas complètement disparu du
processus: les archives utilisées par Anadol ont été imaginées et créées par des artistes humains. De plus,
“il y a certains paramètres que les artistes apportent encore aux machines, elles ne sont pas entièrement
autonomes. Par exemple, avec la couleur, ou l’interconnexion entre les points de données, il existe de
nombreux paramètres supervisés qui forment la forme finale. Il y a une collaboration entre la machine et
l’humain”12.

Toutefois, il faut avouer que l’homme et son œuvre ont pris de la distance et que le processus de
création est ici nettement dématérialisé. Ce paramètre pourrait rendre septiques les amateurs d’art
traditionnel à propos de l’ontologie des œuvres numériques d’Anadol Refik.

11
COMETTI Jean-Pierre, Art et facteurs d’art : ontologie friable, Edition PU Rennes, Rennes, 2012, p. 7/8.
12
ANADOL Refik, Modern Dream : Comment Refik Anadol utilise l’apprentissage automatique et les NFT pour
interpréter la collection du MoMa, Magazine Le MoMa, [En ligne], https://www.moma.org/magazine/articles/658,
15 novembre 2021, consulté le 13 novembre 2022.

11
b) La remise en cause d’un facteur d’art par excellence: l’exposition

L’artiste s’éloigne du circuit de l’art traditionnel en révolutionnant les moyens d’exposition de sa


collection. En effet, un vocabulaire nouveau entre dans le champ esthétique de Anadol Refik: Web3, NFT,
blockchain, metavers, cryptomonnaie. En une phrase, ses peintures de données sont des NFTs inscrits
dans une blockchain, exposés sur le Web3 et dont la valeur est mesurée en cryptomonnaie.

Commençons par éclairer la notion de Web3. Là où le Web1 correspond à l’Internet des années 1990
et du début des années 2000 et le Web2 à l’apparition des géants des médias sociaux dès 2004 (Facebook,
Twitter ou YouTube), le Web3 est “le nom que certains technologues ont donné à l’idée d’un nouveau
type de service Internet construit à l’aide de blockchains décentralisées” 13. La “blockchain”, développée
à partir de 2008 est “un registre, une grande base de données qui a la particularité d’être partagée
simultanément avec tous ses utilisateurs, tous également détenteurs de ce registre, et qui ont également
tous la capacité d’y inscrire des données, selon des règles spécifiques fixées par un protocole informatique
très bien sécurisé grâce à la cryptographie (technique de codage ou décodage)”14. La particularité de cette
base de données - technologie de stockage et de transmission d’informations - est sa décentralisation:
elle fonctionne sans organe central de contrôle. Le mathématicien Jean-Paul Delahaye nous propose une
définition métaphorique pour mieux comprendre la notion: “un très grand cahier, que tout le monde peut
lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et
indestructible”.15. Un exemple de donnée circulant sur la blockchain et fortement lié à l’art est le NFT.
Apparu en 2018, le NFT, “Non Fongible Token” est un titre de propriété numérique infalsifiable ancré dans
une blockchain et auquel est associé le fichier d’une œuvre. Tout élément numérique peut être “tokenisé”
ou “minté” (transformé en jeton): modélisations 3D, créations par intelligence artificielle, œuvres
sonores, films, podcast, photographies numérisées, livres numériques, noms de domaine... Ainsi, ces
œuvres existent de façon virtuelle dans le Web3 et sont donc, par définition, immatérielles, inexistantes
dans le monde physique. Pour en revenir à notre sujet, la collection “Unsupervised” de Refik Anadol est
une collection NFT.

Que devient l’exposition à l’ère des œuvres virtuelles? Il va de soi que l’exposition traditionnelle
se voit ici chamboulée. A l’ère post-numérique, l’œuvre, comme l’exposition, se dématérialise. Le XXIème

13
ROOSE Kevin, Qu’est-ce que le Web3 ?, Journal Le New York Times, rubrique Technologie, 25 juin 2022, p. 9.
14
Bercy Info, Qu’est-ce que la blockchain ? , [En ligne], economie.gouv.fr, 12 Avril 2022, page consultée le 24
novembre.
15
Bercy Info, Qu’est-ce que la blockchain ? , [En ligne], economie.gouv.fr, 12 Avril 2022, page consultée le 24
novembre.

12
siècle voit apparaitre des expositions virtuelles via des plateformes nouvelles: galeries virtuelles,
marketplace, metavers, réseaux sociaux. En effet, de nombreuses galeries d’art virtuelles dédiées à l’art
digital ont vu le jour ces dernières années. Celles-ci se profilent sous forme de plateformes dédiées à
l’exposition et la vente (maketplace) en ligne de NFTs. Les monnaies aussi changent: c’est l’apparition de
monnaies numériques basées sur la cryptographie, que l’on nomme “cryptomonnaies”. Malgré la
modernité de l’ère post-numérique, les plateformes se font nombreuses et qualifiées: on peut citer par
exemple Nifty Gateway (spécialisée dans les Open Edition: mise en vente d’un NFT à prix fixe pendant
quelques minutes), SuperRare (spécialisée dans la vente de pièces uniques) ou encore OpenSea
(spécialisée dans la vente de second marché: de collectionneur à collectionneur). Ainsi, ce que l’on
appelait “vernissage” dans l’art traditionnel devient ici un “drop” de NFT sur une plateforme d’art digital.
En ce qui concerne la collection de Anadol Refik, elle a été “droppée” sur la plateforme FeralFile. Un autre
support d'exposition des œuvres virtuelles est le “metavers”. Contraction de “meta” et “univers”, le
metavers est un monde virtuel dans lequel les personnes peuvent échanger entre elles via des avatars.
L’accès à ce monde virtuel se fait par le biais d’un écran (téléphone, ordinateur, télévision..) ou bien grâce
à la réalité virtuelle (environnement créé à l’aide d’un ordinateur et donnant à l’utilisateur la sensation
d’être immergé dans un univers artificiel16). Decentraland ou Cryptovoxels sont des exemples de metavers
mais en ce qui concerne notre sujet, il est intéressant d’évoquer ”DataLand”, le projet de metavers
multisensoriel par Anadol Refik. En effet, l’artiste prépare la création d’un monde virtuel imprégné de son
esthétique et dans lequel figureront ses œuvres de données.

Ce changement radical des codes de l’exposition nous amène à questionner la médiation des
œuvres d’art digital qui permet le lien entre l’œuvre et le spectateur, car comme le disait souvent Marcel
Duchamp, ce sont les regardeurs qui font le tableau. Dans son article “L’art à l’épreuve de ses médiations”,
la sociologue Nathalie Heinich présente la documentation comme un point clé du paradigme de l’art
contemporain. En effet, la documentation - discours, commentaires, critiques, documents, traces – fait
aujourd’hui partie intégrante des œuvres en ce sens qu’elle détermine le mode d’emploi et l’intelligibilité
dont leur compréhension et leur interprétation dépend. “L’art contemporain est devenu, essentiellement,
un art du faire-raconter: un art du récit, voire de la légende, un art du commentaire et de
l’interprétation”17. Existe-t-il encore des discours de médiation à l’ère post-numérique? Sous quelles
formes apparaissent-ils? Les peintures de données de Refik Anadol seraient vides de sens sans ces trois
types de discours théorisés par Claire Fagnart dans son article ”Discours critiques et conceptions de l’art”:
le discours restreints exogène, le discours étendu historico-contextuel et le discours étendu pragmatico-

16
TISSERON Serge, Comprendre et soigner l'homme connecté. Manuel de cyberpsychologie, Edition Dunod, Paris,
2021, p. 189-200.
17
HEINICH Nathalie, L’art à l’épreuve de ses médiations, Les Impressions nouvelles, Paris, Avril 2009, p. 90.

13
contextuel. Le commentaire restreint exogène, qui se concentre sur l‘analyse de l’œuvre en elle-même et
non sur son contexte, est capital dans la compréhension des œuvres de Anadol Refik: celles-ci nécessitent
une explication concrète de leur processus de création encore obscur dans l’esprit de l’homme du XXIème
siècle. Anadol Refik explicite et image par exemple le processus de création de ses œuvres sur son site
internet ”refikanadol.com“.

Refik Anadol Studio, Machine Hallucination, Moma, AI Process, 2021.

14
Refik Anadol Studio, Machine Hallucination, Moma, AI Process, 2021.

Refik Anadol Studio, Machine Hallucination, Moma, AI Process, 2021.

15
Refik Anadol Studio, Machine Hallucination, Moma, AI Process, 2021.

Le commentaire étendu historico-contextuel, nécessaire à toute œuvre selon Claire Fagnart,


cherche à nous faire ”comprendre et connaitre les multiples déterminations sociales, économiques,
historiques, esthétiques, culturelles qui constituent un ensemble complexe dont la création dépend”18.
Les œuvres pionnières de Refik Anadol sont dépendantes de ce type de commentaire: la connaissance du
contexte historique particulièrement naissant de la création des peintures de données est la condition de
possibilité de leur interprétation. Enfin, le commentaire pragmatico-contextuel qui tient compte du
contexte de publication des œuvres ne peut être évité dans le cas du CryptoArt: si aucun discours ne fait
allusion à une œuvre exposée au sein d’une galerie virtuelle, alors cette dernière a très peu de chance
d’être remarquée. Donc, tout comme l’art traditionnel, l’art virtuel a besoin de ses discours de médiation.
La différence se situe plutôt dans la forme que prennent ces discours: en effet, les commissaires
d’expositions n’existant plus dans l’art virtuel, la communication se fait ligne, sur les plateformes/
galeries/ marketplace virtuels, sur les réseaux sociaux, les forums, les podcast.. Ainsi, la collection

18
FAGNART Claire, Discours critiques et conceptions de l’art, Marges [En ligne],
http://journals.openedition.org/marges/470, 15 septembre 2012, consulté le 13 novembre 2022.

16
”UnSupervised” est commentée sur le marketplace FeralFile, sur le site internet et les réseaux sociaux de
l’artiste.

Ce passage de l’œuvre matérielle à l’œuvre digitale et de l’exposition physique à l’exposition


virtuelle peut rendre réticents les amateurs d’art traditionnel à l’idée d’accepter ces nouvelles formes
d’exposition comme facteurs d’art et les peintures de données de Refik Anadol comme ontologiquement
œuvres.

c) La reproductibilité illimitée des NFTs et la disparition du facteur d’art de l’aura

“De jour en jour s’impose le besoin de posséder de l’objet la plus grande proximité possible, dans
l’image ou plutôt dans la copie”19 nous dit Walter Benjamin, philosophe contemporain de la reproduction
mécanisée. Dans ses œuvres Petite Histoire de la Photographie de 1931 et L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique de 1935, Benjamin nous familiarise avec deux notions importantes: “aura” et
“reproductibilité”. Il définit l’aura comme l’unicité d’un moment d’apparition temporelle, le caractère
unique et authentique de l’œuvre: son “Hic et nunc”, le “ici et maintenant”. L’aura est pour lui un facteur
d’art, voir le mode d’existence d’une œuvre. Les conséquences de ce phénomène sur l’homme tendraient
vers la fétichisation, sacralisation, contemplation de l’objet et même vers le recueillement. Walter
Benjamin parle alors d’une valeur cultuelle, rituelle de l’œuvre d’art: “la forme originelle d’intégration de
l’œuvre d’art dans la tradition se réalisait dans le culte”20. Il introduit la notion de “reproductibilité”
comme élément destructeur de l’aura. En effet, la reproduction technique donne lieu à une multiplication
des copies de l’originale et remet alors en cause l’unicité d’une œuvre. A partir du moment où une œuvre
devient reproductible, nous sommes face à un phénomène de dé-auratisation. La valeur cultuelle n’étant
plus effective, Benjamin propose une nouvelle valeur attachée à l’objet: la valeur d’exposition. Valeur
cultuelle et valeur d’exposition sont proportionnellement inversées. Les peintures de données NFT de
Anadol Refik sont intégralement déterminées par leur reproductibilité, ubiquité: “on peut copier/coller
un fichier numérique autant de fois qu’on veut. Il n’y a plus d’original, ce que vous regardez sur votre

19
BENJAMIN Walter, Petite Histoire de la Photographie, Edition Payot, Paris, 1931, p. 311.
20
BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Edition Harmattan, Paris, 1935, p.
22.

17
écran et ce que je regarde sur le mien sont des choses identiques”21. Ainsi, les créations dénuées d’aura
des CryptoArtists sont-elles toujours des œuvres?

Il est intéressant d’ajouter que la barrière de l’immatérialité de l’art digital repousse la possibilité
de recueillement devant l’œuvre. En effet, au-delà du fait que les NFTs soit reproductibles à l’infini, il faut
considérer leur absence dans le monde physique. Si certains s’agenouillaient au XVIème siècle devant La
Madone Sixtine de Raphaël, il parait insensé de faire de même aujourd’hui devant son téléphone.

Enfin, l’œuvre d’art se voit ici désacralisée par le fait qu’elle s’est construit historiquement comme
une technique et une industrie. En effet, Anadol Refik, pionnier dans son domaine, s’intéresse
particulièrement à l’aspect technique de ses recherches sur l’intelligence artificielle. Il travaille en
collaboration avec des scientifiques et chercheurs du monde entier, ainsi que de nombreuses équipes:
Microsoft, Google, NASA, Siemens, Epson, Harvard, Panasonic en vue d’améliorer la recherche. De plus,
les œuvres digitales entrent dans une logique d’industrie où NFTs et cryptomonnaies sont
intrinsèquement liés.

III) Comment les peintures de données de Refik Anadol conservent-t-elles malgré tout leur statut
d’œuvre d’art?

Alors que le travail de Refik Anadol semble remettre en cause bien des facteurs de l’art traditionnel
et souffrir d’une ontologie anxieuse, Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou- Metz, maintient l’idée
que ses créations sont des “œuvres colossales”22. Qu’est-ce qui légitimise ”UnSupervised” comme
collection artistique?

21
ANADOL Refik, Modern Dream : Comment Refik Anadol utilise l’apprentissage automatique et les NFT pour
interpréter la collection du MoMa, Magazine Le MoMa, [En ligne], https://www.moma.org/magazine/articles/658,
15 novembre 2021, consulté le 13 novembre 2022.
22
PARISI Chiara, Refik Anadol : Machine Hallucination, Site internet du Centre Pompidou- Metz, [En ligne],
https://www.centrepompidou-metz.fr/fr/programmation/exposition/refik-anadol, 2022, consulté le 10 novembre
2022.

18
a) Dématérialisation: l’œuvre comme idée et non comme objet

Le 17ème siècle voit se développer la notion de “disegno” qui signifiera à la fois “dessin” (tracé
du dessin) et “dessein” (intention; Eidos, Idea au sens de l’invention). En 1750, en rupture avec la tradition
italienne, « dessein » et « dessin » se distingueront: le dessin deviendra la réalisation du dessein. Leonard
De Vinci qui mettait des années à produire ses œuvres en pensant et repensant les concepts théorisera
lui-même l’art comme “cosa mentale”, s’émancipant ainsi de l’artisanat pour rejoindre la création
artistique. Nathalie Heinich dans son article “L’art à l’épreuve de ses médiations” pose un point
fondamental du paradigme de l’art contemporain: la dématérialisation et la conceptualisation de l’œuvre:
“l’œuvre d’art ne réside plus dans l’objet proposé par l’artiste mais dans un au delà de l’objet”. Cet “au
delà” -intention, idée, intelligibilité, invisible - de l’objet sera énoncé chez Danto comme un “quelque
chose”: “voir quelque chose comme l’art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une
atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art: un monde de l’art”23. Ainsi, l’art
contemporain se détourne de l’objet matériel pour s’intéresser avant tout à l’œuvre in se, à cette
dimension qui dépasse le visible: l’idée de l’artiste. Le Ready Made instauré par Marcel Duchamp en 1913
ou l’œuvre “Erased” de Willem de Kooning effacée par Robert Rauschenberg en 1953 témoignent de cette
perspective. Donc, le jugement ontologique des peintures de données de Anadol Refik ne doit pas non
plus dépendre de la matérialité de l’objet. Il faut se concentrer sur l’intention du CryptoArtist, à savoir:
“j’ai été vraiment époustouflé par la façon dont l’IA pouvait profondément changer la façon de penser
autour de la production artistique et nous donner de nouveaux outils”24. Les partisans du monde digital
vont même plus loin dans le débat: Stéphane Distinguin, entrepreneur français et militant associatif dans
le domaine des industries numériques, culturelles et créatives, publie en janvier 2022 son ouvrage Et si
on vendait la Joconde?

Toutefois, se limiter à l’intentionnalité de la création ne permet pas ici de légitimer pleinement le


succès notable des œuvres de Anadol Refik: comment expliquer l’engouement autour de cet artiste?
Kostas Mavrakis, ancien maître de conférences à l’université Paris 8, propose une définition générale de
l’œuvre d’art dans son écrit Les conditions de possibilité de tout discours sur l’art. Je cite: “le produit d’une
activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes, source de plaisir esthétique”25. Ici, le plaisir, à
différencier du divertissement, renvoie à la satisfaction, l’émotion, voir le transport et le ravissement
provoqués par les œuvres d’art et plus généralement l’expérience esthétique. Il nous propose une vision

23
HEINICH Nathalie, L’art à l’épreuve de ses médiations, Les Impressions nouvelles, Paris, Avril 2009, p. 89.
24
ANADOL Refik, Anadol Refik Website, [En ligne], https://refikanadol.com, Rubrique Information, 2022, consulté
le 14 novembre 2022.
25
MAVRAKIS Kostas, Les conditions de possibilité de tout discours sur l'art, Archives de Philosophie, 2002, p.587.

19
de l’art comme langage à double niveau: les phonèmes - langage pictural, signifiance – d'une part, et les
morphèmes - forme minimum douée de sens, langage poétique, prégnance - d’une autre. La prégnance
est « l’aptitude d’une forme à s’imposer à la perception et à se fixer dans la mémoire, soit l’impact
émotionnel »26. La forme prégnante fait, selon Kostas Mavrakis, la valeur d’une œuvre. Les peintures de
données de Anadol Refik, de par leur caractère innovant, immersif et Sublime, figent le spectateur alors
submergé par de puissantes émotions.

Donc, l'immatérialité des créations de Anadol Refik n’empêche en rien leur capacité à devenir
œuvres et troubler la sensibilité le spectateur.

b) Re-auratisation de l’art virtuel

On pourrait envisager d’appliquer les dires de Riccioto Canudo, inventeur du terme “7ème art”,
au domaine de l’art digital: “Tous les arts, avant de devenir un commerce et une industrie, ont été à leur
origine des expressions esthétiques de quelque poignée de rêveurs. Le Cinématographe a eu un sort
contraire, commençant par être une industrie et un commerce. Maintenant, il doit devenir un art”27.

Un moyen de ré-auratiser l’art numérique est de créer la rareté des pièces. Ainsi, le NFT garantit
la propriété et l’unicité d’une œuvre et est inscrit dans la blockchain. Comment garantir l’unicité lorsque
l’œuvre est infiniment reproductible? C’est ici qu’intervient le principe d’éditions limitées. En effet,
lorsqu’un artiste drop un NFT sur une plateforme, il peut choisir un nombre d’édition précis, allant de 1 à
une infinité. Par exemple, l’œuvre “Univers de données” de la collection “Unsupervised” a été proposée
en 5000 exemplaires sur la plateforme FeralFile alors que “MoMa”, “Etude générative du MoMa 1” et
“MoMa Fluid Dreams” sont des “1/1”: une seule copie est vendue. L’art de la collection entre alors en jeu:
le caractère unique et donc l’aura de l’œuvre ne réside plus dans son existence matérielle unique mais
dans son originalité en tant qu’objet de collection. Sur les plateformes de galeries d’art en ligne et grâce
à la traçabilité permise par la blockchain, il est possible de voir en temps réel à qui appartient l’œuvre
d’art. Par exemple, la peinture de données “MoMa Fluid Dreams” appartient actuellement au
collectionneur HashesDAO.

Un autre moyen de ré-auratiser l’art digital est de renforcer son emprunte matérielle. A la façon
du cinéma exposé théorisé par Erik Bullot dans “Sortir du cinéma”, il y a lieu d’une muséification de l’art

26
Robert, (s. d.), Prégnance, Dictionnaire en ligne.

27
CANUDO Ricciotto, L’Usine aux images, Édition établie par Jean-Pierre Morel, Paris, Séguier, 1995, p. 45.

20
numérique. En effet, les œuvres virtuelles de Anadol Refik ont dépassé la barrière de l’immatérialité en
étant exposées dans des musées, festivals et monuments emblématiques du monde entier. La collection
“UnSupervised” à laquelle ce dossier d’étude est consacré tient d’ailleurs lieu d’une exposition au
Museum of Modern Art (MoMa) de New York, du 19 novembre 2022 au 5 mars 2023. Le NFT “Data
Universe” figure en une vidéo silencieuse de vingt secondes projetée en boucle sur un écran, “Moma” en
une projection bidimensionnelle et sonore continue sur un écran géant, “Etude générative du Moma 1”
et “MoMa Fluid Dreams” en une vidéo de 16 minutes, également projetée sur un écran géant, puis, les
huit peintures de données sont présentées sous la forme d’impressions géantes sur papier Epson Hot
Press Bright pour éviter les reflets. Par ailleurs, la galerie d’art physique de NFTs “The NFT Factory” a
ouvert ses portes le 22 octobre 2022 en plein cœur du 4ème arrondissement de Paris. La matérialisation
de l’objet est également possible au moment de l’achat de l’œuvre: “L’œuvre est accompagnée d’un
ordinateur personnalisé avec logiciel et d’un écran Samsung QLED 4 de 75 pouces”28. La personne
propriétaire du NFT pourra ainsi exposer son acquisition au milieu de son salon, au même titre qu’un
tableau original de la Renaissance.

c) Anadole Refik, artiste emblématique de l’évolution de l’Esthétique

Dans son œuvre L’assujettissement philosophique de l’Art de 1993, Danto parle d’une “fin de
l’art”. Attention, cette expression n’est pas à prendre à la lettre: « cette formulation sonne plus
mélancolique et certainement plus arrogante que je le voudrais. L’art n’était plus possible en tant
qu’évolution historique progressive. Le récit était arrivé à son terme »29. Danto n’affirme pas ici la mort
de l’art mais plutôt le fait que l’art a atteint, selon lui, une forme d’aboutissement par rapport à la théorie.
En effet, l’art ne possède plus ni norme, ni critère de représentation, il est devenu auto-référenciel et se
base sur le constat que tout est œuvre si cela est justifié. L’art d’aujourd’hui se définit depuis l’artistique
et non l’Esthétique.

Cette situation favorise alors le développement de l’art vers d’autres horizons, notamment
sociaux, économiques ou encore scientifiques: ”l’intention présumée de procurer du plaisir esthétique
suffit pour qualifier un objet d’artistique, que cette intention soit liée à d’autres intérêts (religion,

28
ANADOL Refik, Anadol Refik Website, [En ligne], https://refikanadol.com, Rubrique Usine, 2022, consulté le 14
novembre 2022.

29
DANTO Arthur Coleman, L’assujettissement philosophique de l’Art, Edition Seuil, Paris, 1993, p. 23.

21
propagande, utilitaire, scientifique), que nous en jugions le résultat comme un succès ou un échec.”30. En
effet, l’art digital abrite une dimension sociale conséquente. Il se rend tout d’abord accessible aux plus
grands nombres: « Un tel développement augmenterait certainement l'accès à certaines pièces pour ceux
qui sont intéressés, ce qui ne peut pas être une mauvaise chose. »31. Sur la plateforme FeralFile, les
peintures de données de Anadol Refik sont disponibles à travers le monde entier à n’importe quel
moment du jour ou de la nuit: il y a une circulation de la culture qui devient accessible à tous. De plus, le
monde de l’art digital étant basé sur l’échange et la communication, le processus de création artistique
se voit simplifié et démocratisé: tout le monde peut devenir collectionneur, curateur d’exposition dans le
metavers ou même artiste. Enfin, les droits des artistes sont davantage respectés par rapport au monde
traditionnel de l’art: d’après Megan Laurent, artiste photographe, ”le nombre de femmes dans le Web3
est prépondérant à celui du monde traditionnel” et ”les royalties sont respectées”.32.

Afin de clore cette étude nous allons synthétiser une réponse à notre problématique, qui, je le
rappelle, était: “Comment le CryptoArtiste Refik Anadol préserve l’œuvre d’art de son ontologie friable et
révolutionne le monde de l’art traditionnel à l’aube de l’ère post-numérique?”. La collection
“Unsupervised” dont nous avons fait l’étude a pour but de réconcilier art, nature et technologie. Pour ce
faire, l’artiste Refik Anadol a travaillé une esthétique (art) de données à partir d’archives (nature) et
d’intelligence artificielle (technologie). L’ontologie de ses créations peut être au premier abord remise en
cause étant donné que les facteurs d’art traditionnel n’y sont plus applicables. En effet, les peintures de
données de Refik Anadol limitent la présence de l’homme dans le processus de création, se détachent de
l’exposition traditionnelle et sont dé-auratisé par leur immatérialité et leur reproductibilité. Néanmoins,
ses œuvres de données résistent à la menace de l’anxiété de leur ontologie et parviennent à s’affirmer
“œuvres d’art”. Cette réussite se doit à la conception contemporaine de l’art qui place l’intention au
dessus de l’objet, aux techniques de ré-auratisation de l’art digital avec notamment la muséification des
NFTs, et enfin, à la légitimation des autres intérêts portés par les œuvres depuis la “fin de l’art” (dimension
sociale par exemple). L’ontologie friable des œuvres d’art de Refik Anadol vient avant tout du fait qu’il
révolutionne radicalement le monde de l’art traditionnel par le biais de nouvelles technologies encore
non appréhendées par l’homme du XXIème siècle. Finalement, les peintures de données entre en osmose
avec le paradigme de l’art contemporain proposé par Nathalie Heinich: “Dématérialisation,

30
MAVRAKIS Kostas, Les conditions de possibilité de tout discours sur l'art, Archives de Philosophie, 2002, p. 590.
31
LÜTTICKEN Sven, Viewing copies, 8ème édition du E-Flux Journal, 2009.
32
LAURENT Meghan, Ce que les jeunes artistes attendent du Web3 avec Megan Laurent, Sisslug et Ethel Lilienfeld,
NFT Morning, [En ligne], nftmorning.com, Podcast 361, 20 Octobre 2022.

22
conceptualisation, hybridation, éphémérisation, documentation”33. On peut même se demander si
Anadol Refik ne se dirigerait pas vers un art ”Ultra contemporain”?

33
HEINICH Nathalie, L’art à l’épreuve de ses médiations, Les Impressions nouvelles, Paris, Avril 2009, p. 104.

23
Bibliographie

AGAMBEN, Giorgio, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, traduit de l'italien par Martin Rueff, Rivages, Poche
Petite Bibliothèque, 2014.
BENJAMIN, Walter, L'auteur comme producteur [1934], Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique, 2003.

BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Edition Harmattan, Paris,
1935.

BENJAMIN, Walter, Œuvres (Tomes I, Il et II1), Editions Gallimard, 2000.

BENJAMIN Walter, Petite Histoire de la Photographie, Edition Payot, Paris, 1931.

CANUDO Ricciotto, L’Usine aux images, Édition établie par Jean-Pierre Morel, Paris, Séguier, 1995
COMETTI, Jean-Pierre, Art et facteurs d'art. Ontologies friables, Rennes, PUR, 2012.
COMETTI, Jean-Pierre, La nouvelle aura. Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques,
2016.

DANTO, Arthur, Après la fin de l'art, trad. Claude Hary-Schaeffer, Paris, Le Seuil, 1996.
DANTO, Arthur, La transfiguration du banal, Paris, Le Seuil, 1989.

DANTO, Arthur Coleman, L’assujettissement philosophique de l’Art, Edition Seuil, Paris, 1993,
FAGNART, Claire, La critique d'Art, Presses Universitaires de Vincennes, coll. Libre cours, 2017.

HEINICH, Nathalie, L’art à l’épreuve de ses médiations, Les Impressions nouvelles, Paris, Avril 2009.
HEINICH, Nathalie, Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 2014.
HEINICH, Nathalie & Shapiro, Roberta, De l'artification. Enquête sur le passage à l'art, Paris, EHESS,
2012.
LAPALU, Sophie, Street Works. New York, 1969, Presses universitaires de Vincennes, 2020; coll.
Esthétique hors cadre.

LÜTTICKEN, Sven, Viewing copies, 8ème édition du E-Flux Journal, 2009.

MAVRAKIS Kostas, Les conditions de possibilité de tout discours sur l'art, Archives de Philosophie, 2002.
POINSOT, Jean-Marc, Quand l'œuvre a lieu. L'art exposé et ses récits autorisés, Villeurbanne, Genève, Art
éd. et Mamco, 1999.

24
THINES Georges et LEMPEREUR Agnès, Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Editions
universitaires, 1975.

TISSERON Serge, Comprendre et soigner l'homme connecté. Manuel de cyberpsychologie, Edition Dunod,
Paris, 2021.

Sitographie

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ANADOL Refik, Modern Dream: Comment Refik Anadol utilise l’apprentissage automatique et les NFT
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https://www.moma.org/magazine/articles/658, 15 novembre 2021, consulté le 13 novembre 2022.

Bercy Info, Qu’est-ce que la blockchain ?, [En ligne], economie.gouv.fr, 12 Avril 2022, page consultée le
24 novembre.

FAGNART Claire, Discours critiques et conceptions de l’art, Marges [En ligne],


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KARP John et PERETZ Rémy, Ce que les jeunes artistes attendent du Web3 avec Megan Laurent, Sisslug
et Ethel Lilienfeld, NFT Morning, [En ligne], nftmorning.com, Podcast 361, 20 Octobre 2022.

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MCLNNES Leland, NFT and public art, conférence NFT Art Day ZRH, Suisse, 12 Juin 2022.

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