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Cet ouvrage a bénéficié également

du concours
de l’Université Paul-Valéry Montpellier
et de l’Université de Strasbourg.

DU MÊME AUTEUR

Harlem Heritage. Mémoires et renaissance, Paris, Riveneuve Éditions, 2008.


Alain Leroy Locke. Le rôle du Nègre dans la culture des Amériques, Paris,
L’Harmattan, 2009.
La Pensée noire et l’Occident, de la bibliothèque coloniale à Barack Obama,
Cabris, Sulliver, 2010.
Postures postcoloniales, Paris, Karthala-MSH-M, 2012.
Avant-propos

Ce livre est le fruit d’un long compagnonnage avec Jean-Loup Amselle et


son œuvre. Nous sommes en effet nombreux, venus d’horizons disciplinaires
différents – l’ethnologie, bien sûr, mais aussi l’étude des littératures ou la
critique d’art – à avoir côtoyé ses séminaires à l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales pour tirer parti, au fil des ans, de ses analyses anthro-
pologiques et historiques ainsi que de ses audacieuses propositions critiques.
Nous fûmes aussi quelques collègues, à l’université Paul-Valéry de
Montpellier, à nous rencontrer sur la base de cette affinité commune, puis à
tâcher de la transmettre à nos étudiants, notamment au sein du master
d’études culturelles et de son atelier de recherche. Cette aventure pédago-
gique et scientifique a grandement profité du goût pour le débat et de
l’amicale disponibilité de l’auteur, qui vint à deux reprises nous donner une
conférence, en 2008 et en 2009, et qui se livra en 2013 avec élégance et
bonhomie à un exercice difficile : assister durant deux jours à un colloque où
l’on discutait (de) ses travaux, et offrir la réplique à chacune des inter-
ventions.
Publié sous les auspices de la Maison des Sciences de l’Homme de
Montpellier, avec les soutiens financiers de l’université Paul-Valéry et de
l’université de Strasbourg, notre ouvrage s’est donc conçu dans l’esprit de ce
dialogue et de ces échanges originaux, et il donne ainsi à lire non seulement
des articles et des transcriptions de débats, mais également quatre essais de
Jean-Loup Amselle. Cela fait tout ensemble un collectif, et un nouveau livre
de l’auteur – en somme un volume que l’on aura voulu de bout en bout
vivant, même s’il s’apparente aussi à quelque hommage.

Jean-Loup Amselle, les auteurs et les participants au colloque des 5 et


6 juin 2013 remercient chaleureusement Rocío Munguía Aguilar et Anthony
Mangeon d’avoir retranscrit, pour ce volume, leurs discussions animées lors
de ces journées. Notre reconnaissance va également à Yannick-Martial
Ndong Ndong, qui a réalisé l’index des noms.
INTRODUCTION

Sans concessions

Anthony MANGEON*

Notre livre vient sans doute trop tôt. Il pourra sembler paradoxal, en effet,
de prétendre offrir ici une lecture collective de l’œuvre de Jean-Loup
Amselle, quand celle-ci s’augmente presque chaque année d’un nouveau titre,
et s’ouvre constamment à de nouveaux horizons et objets de recherche.
Pourtant dans son foisonnement même, et dans son caractère tout à la fois
pionnier et iconoclaste, la pensée qui la sous-tend n’en porte pas moins une
forte ambition de synthèse. Elle apparaît enfin, à tous les sens du terme,
« sans concessions ». Dans la meilleure tradition anthropologique, en effet,
rien de ce qui est humain ne lui est étranger, et sa curiosité intellectuelle ne se
connaît donc pas de limites ; mais sans jamais se restreindre à un seul terrain
ou à un unique champ disciplinaire, elle ne transige pas non plus sur un
certain nombre d’exigences et de principes. Elle refuse par exemple tout
essentialisme, et s’oppose notamment aux culturalisations ou continen-
talisations de la pensée ; elle vise ensuite à dépasser les oppositions binaires et
toutes les hiérarchies données pour naturelles, pour défendre une universalité
concrète de toutes les cultures dans leurs ouvertures aux autres, ou dans leur
porosité foncière avec leur entour. Contre les clôtures et les dérives identi-
taires, elle défend ainsi un « universel oblique », fait d’« emprunts latéraux »
ou de particularisations d’éléments globaux saisis dans un « continuum
socioculturel » – un peu à la manière de « l’attention oblique » que promou-
vait feu Richard Hoggart (1918-2014), et qui désignait un point de vue par le

* Université de Strasbourg, EA 1337 (« Configurations littéraires »).


8 ANTHROPOLITIQUES

bas ou à tout le moins horizontal, plutôt que par le haut, sur le monde des
expressions culturelles1.
Parce que cette œuvre met en relief des dialogues et les appelle, dans une
large mesure, il nous importe de poursuivre les multiples pistes de recherche
qu’elle a ouvertes dans l’histoire des idées et des disciplines, et notamment
celle de l’anthropologie, ou dans la critique des littératures et des arts de
l’Afrique ou de ses diasporas. Sans chercher à la borner, j’esquisserai donc les
grandes lignes qui font pour nous sa cohérence, ou les concepts majeurs qui
forment sa boîte à outils théoriques, pour examiner ensuite sa situation
singulière dans le champ intellectuel contemporain.

1. Sur « L’universel oblique », voir l’article d’Ali Benmakhlouf paru sous ce titre dans
Ali BENMALKHLOUF (éd.), Routes et déroutes de l’universel, Casablanca,
Le Fennec, 1997, p. 30-46. Amselle le cite dans Branchements, anthropologie de
l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, p. 182 et p. 256. Benmakhlouf
nous renvoie quant à lui à Maurice Merleau-Ponty qui, le premier, a parlé
« d’universalité oblique ». Or pour autant qu’il envisageait bel et bien « les rapports
latéraux de chaque culture avec les autres », ou « les échos que l’une éveille en
l’autre » (Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 175), Merleau-Ponty n’en continuait
pas moins de présupposer – dans la grande tradition phénoménologique qui va de
Hegel à Husserl – que l’universel s’incarnait d’abord et avant tout en « Occident »,
et qu’il ne pouvait dès lors se trouver dans les autres cultures – notamment « en
Orient » – qu’à la manière d’une anticipation ou d’une « prématuration », « comme
entre l’enfant et l’adulte » (ibid.). « Les doctrines qui paraissent rebelles au
concept », écrivait-il alors, « si nous pouvions les saisir dans leur contexte
historique et humain, nous y trouverions une variante des rapports de l’homme avec
l’être qui nous éclairerait sur nous-mêmes, et comme une universalité oblique. Les
philosophies de l’Inde et de la Chine ont cherché, plutôt qu’à dominer l’existence, à
être l’écho ou le résonateur de notre rapport avec l’être. La philosophie occidentale
peut apprendre d’elles à retrouver le rapport avec l’être, l’option initiale dont elle
est née, à mesurer les possibilités que nous nous sommes fermés en devenant
“occidentaux” et, peut-être, à les rouvrir » (Signes, op.cit., p. 176). Jean-Loup
Amselle se situe précisément aux antipodes d’un tel primitivisme philosophique,
qu’il qualifierait volontiers de « rétrovolution ». C’est pourquoi je préfère
rapprocher son « universel oblique » de « l’attention oblique » d’un Richard
Hoggart. Sur son idée d’un « continuum socioculturel » au sein duquel les individus
ou les groupes opèrent des choix, voir Logiques métisses, Paris, Payot-Rivage,
Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 48 et 240. Sur « la façon dont les particula-
rismes locaux s’inscrivent toujours dans le cadre d’un système plus vaste qui leur
donne un sens », et sur les « universels particularisables » comme transformations
de signifiants englobants, ou globaux, en signifiés particularistes ou locaux, voir
Logiques métisses, op. cit., p. 15 et Branchements, anthropologie de l’universalité
des cultures, op.cit., p. 7 et p. 50. Sur « le paradigme de type synchronique ou
horizontal à l’intérieur duquel sont mis en avant les emprunts latéraux » de toutes
les cultures, « connectées aux cultures environnantes », voir Rétrovolutions, Paris,
Stock, 2010, p. 211. L’article ci-dessous de Maxime Del Fiol sur la Nahda comme
branchement de l’islam sur l’Occident s’inscrit précisément dans cette perspective.
INTRODUCTION 9

Lignes

Je l’ai déjà suggéré, et d’autres le rediront plus loin : ce qui a d’emblée


singularisé la réflexion anthropologique de Jean-Loup Amselle, c’est sa
rupture avec les catégorisations figées de sa discipline (la race, puis l’ethnie
comme unités fixes), et c’est son refus d’une échelle d’analyse strictement
locale des phénomènes sociaux et culturels2. De ses premiers travaux (Les
migrations africaines, 1976 ; Les négociants de la Savane, 1977) jusqu’à ses
récents essais (L’anthropologue et le politique, 2012 ; Psychotropiques,
2013), l’auteur n’a eu de cesse de repenser le déploiement des identités au
sein de vastes réseaux, et notamment de systèmes commerciaux à vocation
globale comme la mondialisation contemporaine.
Contre le « déni d’historicité » qui a longtemps marqué le rapport des
ethnologues aux sociétés non européennes (dites d’abord « sans histoire »,
puis « froides », c’est-à-dire aux mutations si lentes qu’elles semblaient
arrêtées), Amselle s’est réclamé d’un modèle dynamiste et historique, qu’il
empruntait explicitement à Georges Balandier, Paul Mercier et Jean-Paul
Sartre3. Il a aussi étudié de près les fluctuations dans les relations inter-
culturelles, ainsi que les variations dans les constructions identitaires, ou tous
ces phénomènes de systole et de diastole qui rythment la vie des cultures, des
sociétés et des disciplines4.
D’un point de vue épistémologique, sa démarche reste surtout généalo-
gique, c’est-à-dire prompte à repérer les ruptures significatives de paradigme,
dont la plus importante est certainement « la défaite du continu5 ». Les
diverses phases d’expansion coloniale européenne ont en effet progressi-
vement mis en place toute une gamme de schémas oppositionnels, hiérar-
chiques et binaires dans les relations entre l’Occident et le reste du monde.

2. Voir notamment les contributions de Francesco Pompeo, Michela Fusaschi et Anne


Doquet sur la réception des travaux d’Amselle.
3. Voir les articles de Yannick-Martial Ndong Ndong et de Bernard Traimond avec
Anthony Mangeon.
4. Au cœur de l’ethnie [1990], Paris, La Découverte, 1999, p. 29. Sur « l’oscillation
entre mondialisation d’une part et repli identitaire de l’autre », ou sur l’histoire
parallèle de l’africanisme comme « alternance entre des phases d’englobement des
sociétés africaines à l’intérieur d’ensembles plus vastes comme dans les travaux de
Frobenius, Delafosse, Baumann et Westermann et des phases de repli ethnologique,
comme dans les œuvres de Griaule, Evans-Pritchard et Fortes », voir L’art de la
friche, Paris, Flammarion, 2005, p. 10 et Branchements, op. cit., p. 33. Pour une
étude des oscillations sur les catégories d’Indien et d’Indigène dans le Pérou andin,
voir l’article de Carmen Salazar-Soler.
5. Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, op. cit., p. 183.
10 ANTHROPOLITIQUES

Ces schèmes ethnologiques ou raciologiques ont rompu la grande chaîne des


enchevêtrements, imbrications et concaténations qui depuis toujours reliaient
les Européens aux autres sociétés, cultures ou épistémaï. Cette « défaite du
continu » a par la suite entraîné deux bouleversements majeurs. Tout d’abord,
les cultures ainsi mises en contact ont basculé dans des relations de différen-
ciation progressive, ou de « schismogenèse » pour reprendre un concept de
l’anthropologue Gregory Bateson6. Elles se sont ainsi peu à peu spécialisées
dans des attitudes tantôt symétriques – c’est le fameux mimétisme ou tous les
jeux et effets de miroir souvent critiqués par Amselle – et tantôt complémen-
taires ou réciproquement adaptés (comme les rapports de domination-
soumission, voyeurisme-exhibitionnisme, assistance-dépendance, bien mis en
relief par Bateson). Ces divers processus de rétroaction ou de feedback ont
non seulement favorisé le triomphe de la « raison ethnologique », de part et
d’autre de la relation7, mais ils ont également changé l’axe dominant des
constructions identitaires. Pendant longtemps, en effet, ces dernières privilé-
gièrent l’horizontalité en s’intégrant – de façon dialogique, voire polémique –
à des réseaux ou à des « chaînes de société » par diverses séries de bran-
chements latéraux8. Dans ce contexte, les seules verticalités relevaient, d’une
part, des logiques d’empire ou de la distinction entre sociétés englobantes et
sociétés englobées, et, d’autre part, au sein de chaque société, de l’inévitable
lutte des classes qui pouvait évidemment prendre un tour racial, comme dans
les sociétés esclavagistes du Nouveau Monde. Mais après la fin des empires
coloniaux, puis la chute du mur de Berlin, et « dans la situation de l’après-
guerre froide », « les affrontements verticaux » se sont, selon Amselle,
rapidement reconfigurés en abandonnant le paradigme historiciste et marxiste
de la lutte des classes, pourtant directement issue de celui de la guerre des
races9, pour insuffler une nouvelle vie à ce dernier et prendre résolument le
pas sur les branchements latéraux ou les « conflits horizontaux ». Des
anciennes relations coloniales nous sont ainsi demeurées des « identités
verticales, ethniques » qui découpent, fragmentent et cloisonnent désormais
les corps sociaux ou les champs intellectuels, littéraires et artistiques en autant
de « tranches » et d’« entailles verticales »10. On assiste ainsi, de nos jours, à

6. Vers une écologie de l’esprit [1977], tome 1, Paris, Seuil, 1995.


7. Voir notamment Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. III ; Logiques métisses, op. cit.,
p. 255.
8. Logiques métisses, op. cit., p. 78 ; Rétrovolutions, op. cit., p. 211. Voir l’article
d’Anne Doquet.
9. Branchements, op. cit., p. 208, p. 210 et p. 227-228.
10. Voir notamment L’Occident décroché, enquête sur les postcolonialismes, Paris,
Stock, 2008, p. 228 ; L’ethnicisation de la France, Fécamp, Nouvelles Éditions
Lignes, 2011, p. 27, 62, 131, 134 ; L’anthropologue et le politique, Fécamp,
INTRODUCTION 11

un puissant « retour de la race » ainsi qu’à une ethnicisation croissante des


rapports culturels et des conflits sociaux.
La mise au jour de ces géométries variables des identités – suivant les
deux axes de la verticalité et de l’horizontalité, et leurs possibles renverse-
ments historiques – participe par ailleurs d’un autre modèle tout aussi
important dans l’épistémologie amsellienne : je veux parler, évidemment, du
modèle géographique et de son échelle souvent satellitaire. En promouvant ce
qu’il appelait, dans sa contribution à l’ouvrage Au cœur de l’ethnie, une
« anthropologie topologique », Amselle s’est fait globe-trotter sur des terrains
multi-situés, de l’Europe aux Afriques et aux Amériques, ou de l’Inde au
Pérou en passant par le Mali. L’anthropologue met ainsi en relation des
mondes disparates, et il y poursuit des « filières » et des « réseaux », en divers
points de la planète ; ses essais peuvent donc se lire aussi comme de vastes
systèmes de coordonnées géopolitiques.
Un troisième modèle les innerve, par ailleurs : celui de la socio-
linguistique et plus précisément de la pragmatique, très présent depuis la
réédition d’Au cœur de l’ethnie, dont la seconde préface (1999) insistait, après
les approches historicisantes et spatialisantes, sur la labilité des référents et sur
le caractère fondamentalement performatif des ethnonymes11. Ce cadre socio-
linguistique est devenu central à compter de Branchements (2001), qui mettait
l’accent sur les « dérivations de signifiés particularistes par rapport à un
réseau de signifiants planétaires12 », tandis qu’à sa suite d’autres enquêtes (sur
l’art africain contemporain, sur les postcolonialismes ou sur les nouveaux
primitivismes) ont traqué les divers processus de « relexification » des
artefacts et des concepts, et tous les phénomènes de « créolisation » ou
d’« alternance codique » qui caractérisent les pratiques artistiques, littéraires
et intellectuelles contemporaines13.
Ces trois modèles – historique et dynamique, géométrique et géogra-
phique, sociolinguistique et pragmatique – s’articulent en définitive au sein
d’une même problématique : il s’agit en effet de penser d’abord et avant tout
les rapports de forces au sein des sociétés, ainsi qu’entre diverses sociétés,
langues et cultures. Ces dernières, nous dit en effet l’anthropologue,

Nouvelles Éditions Lignes, 2012, p. 34, 37, 112 ; Les Nouveaux Rouges-Bruns,
Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2014, p. 111.
11. Au cœur de l’ethnie [1985], Paris, La Découverte, 1999, p. II-III et VI. Voir plus
loin l’article de Cécile Canut.
12. Branchements, op. cit., p. 7.
13. Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 38 ; L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005,
p. 63 ; L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 94-95 entre autres exemples.
12 ANTHROPOLITIQUES

« ne sont pas situées les unes à côté des autres comme des monades
leibniziennes sans porte ni fenêtre : elles prennent place dans un ensemble
mouvant qui est lui-même un champ structuré de relations. [...] La définition
d’une culture donnée est en fait la résultante d’un rapport de forces
interculturel : la culture spatialement dominante détient la faculté d’assigner
aux autres cultures leur propre place dans le système, faisant de celles-ci des
identités soumises ou déterminées. Il existe donc des cultures qui ont le
pouvoir de “nommer” d’autres cultures, de circonscrire le champ de leur
propre expression tandis que d’autres n’ont que la capacité d’être nommées.
Le système n’est pas statique pour autant : certaines cultures autrefois sujettes
deviennent dominantes tandis que, comme les étoiles, d’autres naissent et
disparaissent. La modification du rapport des forces au sein du champ
interculturel ainsi que l’éclosion et la disparition des cultures rendent compte
des changements qui interviennent dans chaque système sous-culturel pris
isolément. [...] La langue est également un enjeu social et résulte elle-même
d’un rapport de forces entre dominants et dominés ou entre groupes
voisins14 ».

Cette question des « rapports de forces » est certainement la préoccupation


majeure de l’anthropologue, et la clé de voûte de toute son œuvre, explorée
aussi bien dans les relations culturelles et linguistiques qu’à travers les
productions artistiques, littéraires ou intellectuelles15.

Concepts

D’autres concepts s’avèrent centraux dans cette interrogation. Certains


interviennent très tôt : si les « branchements » se caractérisent en effet par la
dérivation ou par « la torsion » imposées à des signifiants globaux, cette
dernière notion apparaît dès Au cœur de l’ethnie, pour désigner d’abord la
manière dont les anthropologues ont infléchi les catégories coloniales dont ils
avaient hérité pour les faire « aller au-delà du stéréotype auquel ils étaient
confrontés16 ». On la retrouve ensuite dans Logiques métisses (1990), où elle

14. Logiques métisses, op. cit., p. 80-81.


15. Voir par exemple Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 21 ; Logiques métisses, op. cit.,
p. 64 ; Branchements, op. cit., p. 53 et p. 183 ; L’art de la friche, op. cit., p. 40, 84-
85, 156 ; Rétrovolutions, op. cit., p. 54, 144, 162...
16. « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique », Au cœur de l’ethnie,
op. cit., p. 19.
INTRODUCTION 13

sert à caractériser divers phénomènes d’emprunt et de « réappropriation17 ».


Mais c’est surtout à partir de Branchements (2001) puis dans L’art de la
friche (2005) que ces notions deviennent pleinement opératoires pour aborder
les pratiques esthétiques et intellectuelles18. À ces dynamiques relationnelles
s’opposent d’autres processus, comme « l’ethnicisation » – là encore, un
concept précoce, mobilisé dès Logiques métisses (1990) et dans l’ouvrage qui
lui fait immédiatement suite, Vers un multiculturalisme français (1996)19 – ou
encore la « vitrification », notion essentiellement utilisée dans L’art de la
friche pour caractériser un double processus d’esthétisation et de réification
des référentiels dans l’art20.
Si elle se distingue par ses heureuses formulations, et par son sens des
titres ou des sous-titres, la faconde conceptuelle de Jean-Loup Amselle mani-
feste également un humour certain : il en va ainsi des oxymores « syncrétisme
originaire », ou « idiome universel », pour dire le refus de toute probléma-
tique des substances, et la « nécessité de se débarrasser du postulat de
l’origine, que celle-ci soit une ou multiple21 » ; il en va de même avec la
métaphore filée des « branchements », « tirée du monde de l’électricité et de
l’informatique », dont l’anthropologue a par la suite exploité ironiquement le
lexique dans des formules volontairement décalées par rapport à l’esprit de
sérieux qui régit trop souvent le monde académique22.

17. Ibid., p. 23.


18. Pour des emplois de la notion de « torsion », voir par exemple Branchements,
op. cit., p. 86 et p. 175, L’art de la friche, op. cit., p. 40 et p. 127, ou Rétrovolutions,
op. cit., p. 166. Sur la « réappropriation », voir L’art de la friche, op. cit., p. 29-31, 36.
19. Logiques métisses, op. cit., p. 63 et p. 65 ; Vers un multiculturalisme français,
l’empire de la coutume, Paris, Aubier, 1996, p. 162 et p. 171.
20. L’art de la friche, op. cit., p. 20. Voir les contributions de Valérie Arrault et d’Éric
Villagordo.
21. Branchements, op. cit., p. 205. Voir également Logiques métisses, p. 14 : « J’avais
défendu [...] l’idée de “syncrétisme originaire” pour signifier qu’aucune culture
n’était pure et qu’en réalité tout ensemble culturel était constitué au départ de pièces
et de morceaux, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originaire ». Sur l’opération
artistique ou culturelle comme « torsion d’un idiome universel dans une langue
singulière », voir L’art de la friche, op. cit., p. 127.
22. Dans Branchements puis dans L’art de la friche, Amselle parle ainsi de « cliquer
sur des “dossiers” ressortissant tant au domaine de l’anthropologie qu’à celui de la
philosophie » (Branchements, op. cit., p. 112), tandis que les artistes africains
cliquent quant à eux sur des clichés ou des représentations connues de l’Afrique
(L’art de la friche, op.cit., p. 57 et p. 77) ; si par ailleurs la « vitrification seconde »
permet de « rétablir le courant dans le réseau des “grandes civilisations” (civi-
lisation occidentale, culture grecque, culture bouddhique, etc.) déconnectées par
l’intervention d’un tiers intrus, l’islam » (ibid., p. 23), les représentations désuètes
d’une « altérité exotique radicale » par le Musée du Quai Branly sont en revanche
présentées, dans Rétrovolutions, comme autant d’« icônes désactivées » (op. cit.,
p. 190).
14 ANTHROPOLITIQUES

Tensions

Dans leurs options critiques, les travaux de Jean-Loup Amselle pourraient


sembler proches des études culturelles – ou du moins de leurs débuts –
lorsque ces dernières mettaient elles aussi l’accent sur les rapports de forces et
les torsions. Dans son essai sur l’art africain contemporain, l’anthropologue
reconnaît implicitement cette connivence puisqu’il cite d’abord Richard
Hoggart et sa Culture du pauvre (1957), pour souligner les phénomènes de
customisation et de « réappropriation désaliénée des items de notre modernité
globalisée », et qu’il définit ensuite « ce que l’on nomme abusivement “popu-
laire” » comme un « espace d’autonomie identitaire que se ménage chaque
individu ou chaque groupe en se réappropriant des signifiants déjà là23 ». Sa
pratique de la « déconstruction » le rapprocherait par ailleurs d’un Jacques
Derrida, son insistance sur les réseaux d’un Gilles Deleuze, et sa critique de la
raciologie d’un Michel Foucault à qui il emprunte effectivement, dans Vers
un multiculturalisme français (1996), l’analyse du schème idéologique de la
« guerre des races » promu au XVIIIe siècle par Boulainvilliers comme
variante de l’opposition entre « gens du pouvoir » et « gens de la terre24 ». Et
puisque ces auteurs ont largement inspiré certaines figures tutélaires des
études postcoloniales aux États-Unis, au premier rang desquelles on trouve
l’Indienne Gayatri Spivak, le Palestinien Edward Said, et le Congolais
Valentin-Yves Mudimbe, ne pourrait-on pas finalement assimiler à son tour
Amselle à ce courant critique ?
Aussi séduisantes soient-elles, il faut se méfier de telles analogies25. Car à
la différence des trois philosophes français, qui n’ont jamais abordé de front
la situation coloniale, ni engagé de véritable dialogue avec des penseurs non-
occidentaux, Jean-Loup Amselle a quant à lui, dès ses premières publications,
pris ses distances avec l’ethnologie datée qui irriguait encore, à la même

23. L’art de la friche, op. cit., p. 30 et p. 40.


24. Vers un multiculturalisme français, op. cit., « Introduction », p. 11-19 ; voir
également Branchements, op. cit., p. 227-228. Sur « le schème opposant les gens du
pouvoir aux gens de la terre, [...] présenté par les anthropologues comme un trait
culturel caractéristique de nombreuses sociétés africaines », alors qu’il s’agit sans
doute d’une « importation [...] du lieu commun omniprésent de l’historiographie
française – celui opposant les Francs (gens du pouvoir) aux Gaulois (gens de la
terre) », voir Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. IV-V. Pour une discussion du livre de
Foucault, Il faut défendre la société, cours au Collège de France (1976), Paris,
Gallimard, 1997, voir également « Michel Foucault et la guerre des races », dans
Rétrovolutions, op. cit., p. 161-177. Sur les rapports d’Amselle avec la French
Theory, voir les contributions de Claudine Raynaud et de François Warin.
25. À ce propos, voir l’article de Sylvère Mbondobari.
INTRODUCTION 15

époque, les recherches de Gilles Deleuze et Félix Guattari (L’Anti-Œdipe,


1972 ; Mille Plateaux, 1980), et il n’a cessé de dialoguer depuis avec des
auteurs africains, afro-américains, antillais ou de tous horizons postcolo-
niaux26. Quant à sa déconstruction de l’ethnie, de la raciologie républicaine
ou des primitivismes contemporains, elle comporte une forte dimension auto-
réflexive et autocritique qui fait malheureusement défaut à la plupart des
publications se réclamant aujourd’hui du postcolonial. C’est ainsi au cœur
même de sa discipline, et non depuis une position de surplomb philosophique,
comme celle qu’adoptait Foucault dans Les Mots et les choses, qu’Amselle
opère son travail de sape généalogique : l’incipit de Logiques métisses
rappelle bien, par exemple, que « ce livre n’est pas un adieu à l’anthropologie
mais tout au contraire une proposition de renversement de perspective27 ». Et
lorsqu’après avoir rompu avec « la raison ethnologique », « cette démarche
discontinuiste qui consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des
types28 », Amselle prend conscience que sa thématique du métissage ne rend
pas tout à fait justice à ses options continuistes, puisqu’elle reste malgré tout
marquée par la biologie et présuppose toujours des entités pures ou distinctes
pour pouvoir penser leur mélange, il n’hésite pas à faire sa propre critique en
proposant son nouveau paradigme des « branchements ». De même, s’il
attaque avec virulence le républicanisme, et ses incontestables compromis-
sions avec la pensée raciologique, dans Vers un multiculturalisme français
(1996), ce n’est jamais depuis le confort ou la bienséance politique (political
correctness) des positions multiculturalistes qu’il mène sa critique, mais en
restant fidèle à l’exigence universaliste de la République : celle-ci n’aurait en
définitive « jamais péché par excès, mais plutôt par défaut », comme Amselle
s’est plu à le souligner dans ses récentes publications29. Il faut donc un
évident courage scientifique et politique autant qu’une profonde intégrité pour
rester fidèle à de telles exigences quand l’heure n’est certes plus aux grands
récits, mais assurément aux grands procès, et que ceux de l’Occident et de la
République n’en finissent plus d’être instruits. Tout en promouvant des voies
obliques, l’anthropologie de Jean-Loup Amselle est donc en même temps
d’une grande rectitude ; et c’est sans doute ce qui la rend si radicale
aujourd’hui.

26. Voir les articles de Yannick-Martial Ndong Ndong, Claudine Raynaud, Brice
Ngouangui et Anthony Mangeon.
27. Op. cit., p. 35.
28. Logiques métisses, op. cit., p. 35.
29. Notamment L’Ethnicisation de la France (2011), L’anthropologue et le politique
(2012) et Les Nouveaux Rouges-Bruns (2014), tous aux éditions Lignes (Fécamp).
PREMIÈRE PARTIE

TEXTES ET CONTEXTES
1
Sur quelques séquences autobiographiques
dans l’œuvre de Jean-Loup Amselle

Anthony MANGEON
et Yannick-Martial NDONG NDONG*

Depuis de nombreuses années, les chercheurs en littérature comme les


anthropologues eux-mêmes s’intéressent aux liens entre l’ethnologie et divers
genres littéraires comme le récit de voyage, le journal, ou l’autobiographie.
On peut citer entre autres, du côté anglophone, Writing Culture, un ouvrage
pionnier édité en 1986 par James Clifford et George Marcus1 ; et du côté
francophone, les travaux de Mondher Kilani sur L’invention de l’autre, un
essai sur le discours anthropologique, ou sur les Histoires de vie, témoi-
gnages, autobiographies de terrain, un volume coordonné avec Gabriella
d’Agostino et Stefano Montès2. Il y a aussi le livre de Vincent Debaene,
L’Adieu au voyage, publié en 20103, et l’ouvrage dirigé par Alban Bensa et
François Pouillon, Terrain d’écrivains. Littérature et ethnographie, paru

* Université de Strasbourg.
1. James CLIFFORD et George MARCUS (eds), Writing Culture: The Poetics and
Politics of Ethnography, University of California Press, 2010 (1986), 336 p.
2. Mondher KILANI, L’invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique,
Lausanne, Payot, coll. « Anthropologie », 1994, 319 p. ; Gabriella D’AGOSTINO,
Mondher KILANI et Stefano MONTÈS (eds), Histoires de vie, témoignages,
autobiographies de terrain. Formes d’énonciation et de textualisation, Berlin,
Münster, Vienne, Zürich, Londres, LIT Verlag, 2010, 296 p.
3. Vincent DEBAENE, L’Adieu au voyage : L’ethnologie française entre science et
littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2010,
528 p.
20 ANTHROPOLITIQUES

en 20124. Pour ne retenir que ces deux derniers livres, on peut relever
d’intéressantes mises en regard sur les rapports entre ethnologie, littérature et
savoir. Vincent Debaene examine notamment la double pratique d’écriture
d’un certain nombre d’ethnologues français qui, à l’instar de Claude Lévi-
Strauss, Marcel Griaule, Georges Balandier ou Alfred Métraux, ont produit
conjointement deux types de textes : une monographie scientifique, et un récit
de voyage. Selon Debaene, la littérature se verrait ainsi conférer, ou plutôt
restituer par les ethnologues eux-mêmes, un certain pouvoir de connaissance.
C’est un thème qu’approfondissent également les contributeurs au volume de
Bensa et Pouillon, quand ils s’attachent aux procédés de l’écriture ethnogra-
phique dans des fictions ou divers textes littéraires produisant ainsi un savoir
sur l’autre. Une dimension reste toutefois négligée dans ces travaux sur les
rapports entre ethnologie, littérature et savoir : c’est la part de l’autobio-
graphie intellectuelle, c’est-à-dire la démarche autoréflexive de l’écriture de
soi, par laquelle un chercheur revient sur sa discipline et sur son propre
parcours scientifique, institutionnel ou politique. Or depuis les années 1990,
des publications toujours plus nombreuses en sciences sociales mêlent
justement cette dimension critique, autocritique ou épistémologique au récit
d’un itinéraire intellectuel : c’est cette tendance que l’on observe notamment
dans La longue marche de la modernité africaine de Jean Copans, publié
en 1990 et réédité en 1998, dans l’Esquisse pour une auto-analyse de Pierre
Bourdieu, publiée en 2004, et, bien sûr, pour ce qui nous intéresse ici, dans les
nombreuses séquences autobiographiques qui nourrissent l’œuvre de Jean-
Loup Amselle depuis une quinzaine d’années5. À l’instar de Pierre Bourdieu,
qui soumet sa discipline à une démarche autoréflexive, Jean-Loup Amselle
n’a cessé d’imposer à l’anthropologie un retour critique sur ses catégories
majeures : ses travaux sur la notion d’ethnie, ou sa critique de la raison
ethnologique et de la notion de culture dans Logiques métisses6 sont tout à fait
représentatifs d’une telle démarche. Cette critique de l’anthropologie est
également menée, dans l’ouvrage de 1990, dans la perspective d’une auto-
analyse.

4. Alban BENSA et François POUILLON (eds), Terrains d’écrivains : Littérature et


ethnographie, Toulouse, Anacharsis, coll. « Essais », 2012, 405 p.
5. Jean COPANS, La longue marche de la modernité africaine : Savoirs, intellectuels,
démocratie, Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 1998 (1990), 420 p. ; Pierre
BOURDIEU, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004,
144 p.
6. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses : Anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, Payot, 1990, 257 p. ; Jean-Loup AMSELLE, Branchements :
Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, 265 p. ;
Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché : Enquête sur les postcolonialismes,
Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2008, 320 p.
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 21

« L’anthropologie, comme du reste les autres sciences sociales, ne saurait


prétendre à l’objectivité, ce qui ne veut pas dire pour autant que n’importe quel
discours soit justifié à propos de telle ou telle population. Une attitude
prudente requiert l’élucidation des partis pris le plus souvent implicites qui
hantent les différentes œuvres ethnologiques, ce qui suppose de la part de
l’ethnologue une sorte d’auto-analyse7 ».

Une note suit d’ailleurs cette mention de l’auto-analyse, qui nous renvoie
directement à un propos de Pierre Bourdieu dans Choses dites en 19878. À
partir de Branchements, en 2001, on note cependant une inflexion de plus en
plus autobiographique dans l’écriture de Jean-Loup Amselle : le chapitre IV
de ce livre se donne à lire comme un journal ethnographique ou des « carnets
de terrain », qui conjoignent les recherches sur le N’ko et l’itinéraire africain
de l’auteur, de Bamako au Caire, puis du Caire à Conakry. Dans L’Occident
décroché, le chapitre III propose un retour de l’auteur sur la naissance de sa
vocation africaniste, parallèlement au renouveau des études juives incarné en
France par Emmanuel Lévinas et Benny Lévy. De même, le prologue de
L’art de la friche en 2005, la conclusion de Rétrovolutions en 2010, le
prologue de L’anthropologue et le politique en 2012 et la fin du deuxième
chapitre de Psychotropiques en 2013, s’offrent au lecteur comme autant de
moments autobiographiques ou d’actes auto-réflexifs. Il faut enfin noter que
Jean-Loup Amselle a publié, dans le numéro 185 des Actes de la recherche
en sciences sociales, en 2010, un article intitulé « De la déconstruction de
l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire intellectuel », qui est
précisément rédigé et structuré comme une autobiographie intellectuelle9.
En travaillant sur les autobiographies intellectuelles africaines, qui consti-
tuent un axe important de nos recherches, nous nous sommes intéressés, en
contrepoint, à celles de certains africanistes français comme Georges
Balandier, Bernard Mouralis, Alain Ricard, etc. C’est dans cette perspective
d’un croisement des regards que nous voudrions présenter ici la démarche
autobiographique et autoréflexive de Jean-Loup Amselle dans son œuvre.
Nous partirons tout simplement des questions suivantes : Comment, dans ses
diverses séquences autobiographiques, Jean-Loup Amselle se situe-t-il dans
l’histoire des idées ou plus spécifiquement dans celle de l’africanisme ?
Autrement dit, comment l’autobiographie intellectuelle lui permet-elle de

7. Logiques métisses, 1990, édition Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 60.


8. Paris, Éditions de Minuit.
9. Jean-Loup AMSELLE, « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des
cultures : un itinéraire intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales,
2010/5 n° 185, p. 96-113.
22 ANTHROPOLITIQUES

clarifier ses cheminements scientifiques et politiques ? Qu’est-ce qui, par


ailleurs, relève dans son parcours de circonstances singulières voire person-
nelles, et dans quelle mesure ces diverses séquences autobiographiques lui
permettent-elles de construire une posture intellectuelle voire une posture
littéraire, c’est-à-dire, pour parler comme Jérôme Meizoz, une manière
d’occuper une position singulière dans le champ des productions scientifiques
et littéraires sur l’Afrique10 ?
Les fragments autobiographiques retenus pour ce travail correspondent,
peu ou prou, à une typologie dans laquelle on peut distinguer trois types de
textes : premièrement des carnets, lesquels mêlent aux notes de terrain des
considérations plus personnelles, comme par exemple des souvenirs ;
deuxièmement une approche plus historiographique, par laquelle l’auteur
retrace l’évolution de sa discipline et son propre itinéraire, en tant qu’acteur et
témoin de son temps ; troisièmement, enfin, ce que l’on appellera à la suite de
Pierre Bourdieu l’auto-analyse, ou l’écriture réflexive de soi. Ces divers types
de textes, qui constituent en réalité autant de niveaux d’écriture, s’imbriquent
parfois les uns les autres. Ces différents niveaux nous amènent ainsi à retenir
deux points, pour la suite de notre propos : d’une part, nous tâcherons de
montrer comment la mise en écriture d’une recherche et de son contexte, sur
le mode de carnets, ouvre sur les souvenirs de l’histoire personnelle et
familiale, laquelle s’avère elle-même être la source profonde de la vocation
africaniste de Jean-Loup Amselle ; d’autre part, à partir de ces premiers
niveaux, l’on voudrait dégager la dimension auto-analytique des fragments
autobiographiques, dans lesquels l’auteur oscille entre l’histoire critique de sa
discipline et l’autoréflexivité.

« Carnets de terrain » ou les cheminements d’une recherche

Comment l’écriture autobiographique se fait-elle récit d’un cheminement


intellectuel ? Le titre du chapitre IV de Branchements, « Bamako, Le Caire,
Conakry, Carnets de terrain » fait penser au dernier récit de voyage de
Manthia Diawara, un universitaire américain d’origine malienne, Bamako
Paris New York : itinéraire d’un exilé (2007)11. De fait, l’analogie ne se limite

10. Jérôme MEIZOZ, Postures littéraires : Mises en scène modernes de l’auteur,


Genève, Slatkine Érudition, 2007, 210 p.
11. Manthia DIAWARA, Bamako - Paris - New York : itinéraire d’un exilé (2003), trad.
de l’américain par Marie-Aïda DIOP-WANE, Paris, Présence Africaine, 2007, 278 p.
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 23

pas aux seuls titres, puisque les souvenirs des deux auteurs s’abreuvent aux
mêmes lieux. Mais quand Manthia Diawara raconte l’histoire d’un périple en
y adjoignant quelques réflexions scientifiques, Jean-Loup Amselle se met en
scène à travers une enquête de terrain devenue une expérience existentielle.
Les deux schémas ne paraissent donc pas obéir à un même principe : dans le
premier cas, d’un récit de vie affleurent quelques commentaires ; dans le
second, les aléas d’une recherche engendrent un récit réflexif. C’est ce dernier
cas qui nous intéresse.
Le chapitre IV de Branchements retrace en effet la genèse d’un « terrain »,
celui qu’a mené Jean-Loup Amselle sur le N’Ko, un mouvement prophétique
ouest-africain basé sur l’invention d’un nouvel alphabet phonétique, et dont le
pionnier est Souleymane Kanté. Comme la plupart des ouvrages d’Amselle,
Branchements récuse toutes les formes d’essentialismes – récusation précisé-
ment illustrée par cette enquête sur la mouvance N’ko. Loin d’être un élément
fortuit dans sa recherche, découvert à l’occasion d’une enquête sur la décen-
tralisation au Mali, le N’ko est donc pour l’anthropologue un moyen de
soulever des problématiques caractéristiques de son œuvre, suivant une
démarche qu’il qualifie lui-même de « recherche appliquée ». Ainsi peut-il
écrire ceci au début de ce chapitre :

« J’ajoute que l’étude du N’ko allait être également pour moi l’occasion,
ainsi qu’on a déjà pu le constater aux chapitres précédents et comme on pourra
également le faire dans la suite de ce livre, de poser, à partir d’un travail de
terrain, toute une série de questions, ou pour filer une métaphore informatique
qui n’est pas étrangère à la trame de ce livre, de “cliquer” sur des dossiers
ressortissant tant au domaine de l’anthropologie qu’à celui de la philosophie,
et dont, sinon la “solution”, du moins le diagnostic me demeurait inaccessible
dans les conditions de généralité qui sont celles de l’anthropologie la plus
théorique ou de la philosophie12».

Une fois rappelés ces enjeux généraux, s’ouvre un récit à la première


personne.

« C’est par l’intermédiaire d’amis communs, anthropologues français, que


je pris contact, en arrivant à Bamako en décembre 1995, avec Robert Traoré,
l’un des responsables de la Mission malienne de décentralisation, laquelle était
chargée de procéder au découpage des communes rurales et donc de préparer
les futures élections municipales13 ».

12. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 112.


13. Idem, p. 113.
24 ANTHROPOLITIQUES

C’est donc par un administrateur africain qu’Amselle débute ses


recherches sur le N’ko. L’initiation progressive sera ponctuée de nombreuses
péripéties et tribulations, de Bamako, terrain initial, au Caire, terre d’accueil
d’un des principaux surgeons de ce prophétisme scripturaire, pour finir à
Conakry où naquit et vécut Souleymane Kanté, le fondateur du mouvement et
de son système d’écriture.
Au-delà de son caractère informatif, ce voyage à des fins scientifiques se
donne aussi à lire comme la découverte, dans sa propre discipline, de
nouveaux objets et de nouvelles pistes de recherche. C’est d’ailleurs ce que
l’auteur explique quand il relie sa longue expérience dans la recherche
africaniste à l’impression d’une boucle bouclée :

« Ayant travaillé pendant de longues années au Mali, j’avais le sentiment,


à l’instar de beaucoup d’anthropologues de mon âge, d’avoir fait le tour de
mon terrain, et l’idée d’avoir mis le doigt sur un thème neuf, m’offrant un
point de vue original sur une culture que je connaissais bien – la culture
mandingue –, me remplissait d’allégresse14 ».

La découverte de ce nouveau thème apparaît donc comme la fin d’une


étape et l’ouverture d’une autre. Serait-ce pour cette raison que Jean-Loup
Amselle a éprouvé le besoin d’écrire ce terrain sur un mode autobio-
graphique ? Dans ces conditions, en effet, l’autobiographie ne revêt pas
uniquement le sens rétrospectif d’un bilan, elle s’enrichit aussi de celui,
introspectif, d’un carnet de voyage qui, par sa rédaction au jour le jour, donne
à lire le cheminement d’un nouveau projet.
En outre, cette facture autobiographique – que l’on pourrait certes mini-
miser dans l’économie générale du livre – s’avère finalement essentielle dans
l’élaboration du projet global. « Carnets de terrain » est pour Amselle une
manière de donner à voir le déroulement d’une recherche, et ce chapitre
complète en cela les autres essais de l’ouvrage, qui peuvent ainsi se lire
comme l’interprétation de données de recherche dont la collection est mise en
scène dans la séquence autobiographique. Dans son cheminement initiatique,
Amselle dit en effet avoir compris « en conversant avec Fajigi Doumbia en
quoi le mouvement N’ko participait d’une mouvance afrocentriste profonde,
laquelle ne dédaignait pas de recourir à la figure tutélaire de Cheikh Anta
Diop pour asseoir sa légitimité15 ». Amselle insiste de fait sur la dimension
interconnectée du N’ko, sa propension à se « brancher » sur de nombreux
domaines de pensée au gré des contextes. Cette théorie des branchements

14. Branchements, op. cit., p. 114.


15. Idem, p. 119.
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 25

– ou de la « dérivation de signifiés particularistes par rapport à un réseau de


signifiants planétaires16 » – n’apparaît pas clairement dans le chapitre narratif,
mais elle se trouve pleinement déployée dans le suivant, intitulé « La lettre
volée », puisque ce dernier interprète précisément les informations précédem-
ment collectées et rapportées sous forme de carnets.
Située au centre même du livre, cette séquence autobiographique remet
donc au goût du jour – ainsi qu’au cœur de la recherche ethnologique – la
notion d’enquête de terrain, dont le pendant littéraire pourrait être les
« carnets » dont parle Amselle pour désigner le récit de ses recherches sur le
N’ko. Une telle tendance aux recoupements entre éléments biographiques et
réflexions scientifiques existe certes depuis des décennies en ethnologie, si
l’on s’en tient à ce qu’écrit Pierre Bourdieu dans « L’illusion biogra-
phique17 ». Peut-être l’enquête ethnologique, comme expérience de la
solitude, engendre-t-elle nécessairement cette veine autobiographique, ne
serait-ce que de manière implicite, tandis que cette dernière permet à rebours
de montrer – notamment par son insistance sur les relations interperson-
nelles – que tout terrain est avant tout l’inscription d’un sujet dans une série
d’interactions avec d’autres sujets et acteurs sociaux.
Ce récit d’un itinéraire de recherche, sur un sujet précis, s’est par la suite
trouvé complété dans différentes séquences où Jean-Loup Amselle est revenu
sur sa trajectoire d’africaniste, retraçant en amont ses premières enquêtes sur
Les négociants de la Savane sous l’égide de Claude Meillassoux.

Réflexions sur la question juive et sur l’inconscient anthropologique

Outre l’essai autobiographique paru dans les Actes de la recherche en


sciences sociales, la principale séquence autobiographique se trouve dans le
troisième chapitre de L’Occident décroché, paru en 2008. Jean-Loup Amselle
y revient en effet, comme dans une autobiographie classique, sur ses origines
familiales et sociales. Comment ces éléments personnels ou ces fragments
d’autobiographie rendent-ils alors compte de sa vocation et de son intérêt
pour les études africaines ? Les premières pages de ce chapitre sur « Le
décrochage juif » gardent la tonalité d’un essai, passant en revue l’histoire
récente de la pensée juive pour montrer qu’elle reste marquée par le

16. Idem, p. 7.
17. Pierre BOURDIEU, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 69-72.
26 ANTHROPOLITIQUES

« fantasme de l’origine », très prégnant chez certains penseurs comme


Emmanuel Lévinas, Benny Lévy ou Jean-Claude Milner. Tous semblent
redécouvrir leur tradition intellectuelle à la lecture de Réflexions sur la
question juive, publié par Jean-Paul Sartre en 1946. Amselle a lui-même lu
cet essai avec beaucoup d’intérêt, mais il confie en être sorti avec un
sentiment de « malaise » plutôt que réconforté dans une propension
« narcissique ».
Au lieu du Sartre des Réflexions..., Amselle préfère donc s’inspirer de
celui des Questions de Méthode, avec sa « méthode progressive-régressive »
ou analytico-synthétique, par laquelle un projet existentiel se trouve articulé
aux déterminations d’un milieu social et d’un contexte historique. Dans cette
perspective, l’auteur de L’Occident décroché propose de « suivre le fil rouge
qui unit [sa] biographie personnelle à [sa] carrière d’anthropologue africa-
niste18 ».
Une fois clarifiées ces « questions de méthode », Amselle se lance donc
dans une assez longue séquence où se dévoile le souci de son inscription dans
le monde juif, pour montrer parallèlement comment cette situation donne sens
à son empathie avec le monde noir ainsi qu’à ses orientations intellectuelles
dans la recherche africaniste.

« Quel pouvait être l’état d’esprit d’un jeune Juif issu d’une famille
assimilée au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? Né en 1942 à Marseille,
ville située alors en zone libre, j’ai été néanmoins, et bien que mes parents
aient été contraints à l’exode, circoncis par un rabbin. Cette circoncision, jointe
au fait que j’ai failli mourir lors de ma naissance, m’a donné d’emblée le statut
de survivant. Ballotté tout au long de la guerre entre différents lieux et ayant
échappé avec les miens à plusieurs dénonciations, j’ai débarqué dans la
période d’après-guerre en ayant évité le pire mais portant sans doute inscrit au
plus profond de moi-même les stigmates du rescapé.
[...] De fait, les souffrances subies par les familles juives pendant la guerre,
quand elles n’avaient pas été exterminées purement et simplement, ont sans
doute rejailli sur leurs rejetons, lesquels se sont engagés auprès des indépen-
dantistes algériens, comme ils le firent plus tard auprès des indépendantistes
vietnamiens, laotiens, cambodgiens ou palestiniens. [...] Nous avions honte de
la France, honte d’être français, et je me souviens, pour ma part, d’avoir
déclaré n’être rattaché à la France que par le passeport. [...] Ce statut d’être
diasporique, mais d’être diasporique sans centre puisque, par ailleurs, nous
rejetions l’État sioniste israélien, nous permettait de nous aligner sur tous les

18. L’Occident décroché, op. cit., p. 39.


SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 27

déracinés de la terre, et en particulier sur ceux que l’on appelait à l’époque les
Noirs américains.
Je fais partie de la génération jazz et c’est de là qu’est venu mon intérêt
pour l’Afrique, ou plus précisément pour l’Afrique “noire”19 ».

Dans l’usage qu’Amselle fait ici de la méthode progressive-régressive, en


remontant à l’histoire familiale, il s’opère une sorte de « psychanalyse
existentielle » toute sartrienne de son propre parcours. Cette démarche se
trouve explicitée un peu plus loin avec la présentation de son premier travail
de terrain :

« C’est grâce à Claude Meillassoux que je fis mon entrée dans la recherche
africaniste. En travaillant avec lui sur les systèmes économiques africains
précoloniaux, je définis rapidement un thème de recherche qui me convenait,
celui des réseaux marchands anciens. [...] Cette recherche me révéla que
l’altérité prévalait au sein de l’Afrique elle-même et qu’il existait à l’intérieur
du continent, à l’instar de ce qui existe entre différents continents (l’Europe et
l’Afrique, l’Ouest et le Reste), des relations de type Centre-Périphérie.
C’est armé de cette conviction que je choisis de faire ma première
recherche de terrain au Mali sur une communauté marchande dispersée, celle
des Kooroko. Dans ce choix entrait probablement le fait qu’il s’agissait de
gens exerçant, comme mon père, la profession de marchand et qui, en tant que
tels, ont d’ailleurs souvent été assimilés, par la littérature coloniale, aux Juifs
d’Europe. Dans cette recherche, je réglais donc sans doute quelque compte
œdipien avec mon père mais, au-delà ce qui peut apparaître comme relevant
d’une psychanalyse de bazar, je me confrontais également à certaines théories
concernant le type même d’objet de recherche que je m’étais choisi. […] Je
me refusais pour ma part à assimiler l’installation volontaire et programmée de
ces réseaux marchands aux quatre coins de l’Afrique de l’Ouest à la dispersion
du peuple juif. [...] Cette première recherche [...] allait me conduire à mettre
l’accent sur l’interculturel africain et à envisager les relations entre ethnies
voisines à la lumière de la notion de “chaînes de sociétés”20 ».

Ces éléments biographiques élucident très subtilement le devenir intel-


lectuel de Jean-Loup Amselle, comme l’itinéraire d’un penseur tout à la fois
en phase et en rupture avec les tendances majeures de son époque et
notamment celles de l’intelligentsia française d’origine juive. Certes, son
intérêt pour les études africaines commence avec le contexte qu’il décrit,

19. Idem, p. 53-54.


20. L’Occident décroché, op. cit., p. 56-58.
28 ANTHROPOLITIQUES

fortement marqué par son attachement aux cultures africaines-américaines ;


mais il est surtout l’œuvre du contexte général des années 1960, caractérisé
par le « fantasme de l’origine » – la publication et le succès de Racines par
Alex Haley en étant un symptôme. Jean-Loup Amselle fut ainsi amené, de
son propre aveu, à « remonter de la culture afro-américaine à ses racines
supposées et donc à orienter [ses] intérêts vers le continent africain21 ». Mais
l’exploration d’un terrain nouveau, les sociétés marchandes africaines, qui
découle inconsciemment d’un modèle familial et qui aurait donc pu se mener
à travers le prisme de la diaspora juive, est précisément l’occasion d’une
radicale prise de distance, d’une part, avec la figure du Père, et d’autre part
avec la problématique de la diaspora dont le corollaire est souvent
l’attachement à une origine et à une identité fixes et stables. Tout au contraire,
Amselle s’appuie sur son étude des migrations africaines pour défendre ce
qu’il appelle « la thématique de la relativité des appartenances identitaires22 ».
La « communauté de souffrance » entre Juifs et Noirs est donc,
inconsciemment, ce qui guide l’intérêt de Jean-Loup Amselle pour les études
africaines. En cela, l’anthropologue s’intègre parfaitement dans la lignée des
penseurs juifs dont les vies et les œuvres sont étudiées conjointement avec
celles de penseurs noirs par la sociologue Nicole Lapierre, dans son livre
Causes communes : Des Juifs et des Noirs (2011), sous l’angle d’une
tradition d’échanges politiques et intellectuels sur fond d’« empathie ». Mais
dans le même temps, sa trajectoire individuelle s’inscrit radicalement en
porte-à-faux avec la quête d’un retour aux sources et à une identité culturelle
pure, dépouillée de toutes influences extérieures.
Dans son récent ouvrage, Psychotropiques, Jean-Loup Amselle souligne
par ailleurs qu’il fut, comme de nombreux anthropologues, « tenté un temps
de passer “de l’autre côté” », c’est-à-dire de « s’indigéniser » (ou « going
native », selon l’expression anglophone) en s’initiant au Mali à « la
géomancie auprès d’un maître » ou en découvrant, « en compagnie de [s]on
collègue et ami Jean-Marie Gibbal, les cultes thérapeutiques nommés
“tambours d’eau” ou jiné don »23. Il nous livre alors une autre séquence
autobiographique et auto-réflexive majeure :

« Mon investissement à la fois en termes de travail et d’affectivité sans que


l’on puisse accorder de priorité à l’un par rapport à l’autre, depuis plusieurs
décennies, dans les zones tropicales de la planète, au Mali puis au Pérou ces

21. Idem, p. 56.


22. Ibid., p. 58.
23. Psychotropiques, la fièvre de l’Ayahuasca en forêt amazonienne, Paris, Albin
Michel, 2013, p. 69.
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 29

dernières années, implique de réfléchir sur la pulsion qui m’a amené à


enquêter dans ces régions du monde. Au terme de ces nombreuses années de
recherche, il importe en effet, me semble-t-il, de faire sinon le bilan, du moins
l’inventaire, de toutes les zones d’ombre qui ont émaillé ce parcours ou plutôt
de donner au lecteur quelques informations sur le “hors champ” des différents
travaux de terrain entrepris au cours de cette longue période.
Face à la posture rationaliste défendue, […] n’y a-t-il pas lieu d’évoquer,
fût-ce rapidement, les épisodes au cours desquels s’est faite jour une certaine
attirance pour “l’autre côté”, le dark side [...] ?
Il me semble que l’attirance pour la géomancie, éprouvée lorsque je faisais
mon travail de terrain chez les Peul, les Bambara et les Malinké, pourrait
constituer un premier élément d’information. Fréquentant à la fin des années
1960 et au début des années 1970 les géomanciens et les marabouts de cette
région d’Afrique dans le but de comprendre les liens existant entre pouvoir
politique et divination, j’ai découvert leur double rôle de devins et de
magiciens antisorciers et j’ai même été, à l’occasion, fasciné par leur capacité
de prédiction. [...] Qui sait ce que je serais devenu si cette initiation avait été
menée à son terme ?
Dans le même ordre d’idées, j’ai eu l’occasion, au cours de mes multiples
séjours au Mali, de découvrir [...] les cultes thérapeutiques nommés “tambours
d’eau”, [...] fréquentés par des “marginaux” de tout poil (prostituées,
homosexuels, déviants divers, etc.) [et] censés permettre, grâce à la pratique de
la transe, d’identifier les “génies” ou les “esprits” qui les possèdent ou les
“chevauchent”, et obtenir ainsi leur “guérison” complète, en les faisant entrer
dans le droit chemin. [...]
Je n’ai jamais été tenté d’en savoir plus sur ces cultes et j’ai été amené
rapidement à prendre mes distances avec l’ami Gibbal, qui en était venu à
“croire” en l’existence de ces “génies”. Cependant, j’estime qu’il est difficile
de trouver un anthropologue, aussi rationaliste fût-il, qui n’ait été, à un
moment ou à un autre de sa carrière, troublé par tout ce qui fait l’ordinaire des
acteurs sociaux fréquentés quotidiennement24 ».

Cette séquence sur sa « fascination répulsive pour l’“invisible” et


l’“irrationnel”25 » conduit alors Amselle à une autre « confession auto-
analytique », sur la cure psychanalytique qu’il suivit durant plusieurs années
et sur les possibles analogies de cette dernière avec les pratiques divinatoires
ou thérapeutiques évoquées précédemment.

24. Ibid., p. 68-70.


25. Ibid., p. 70.
30 ANTHROPOLITIQUES

« J’ai été contraint, à la suite d’épisodes pénibles de mon existence,


d’entreprendre une psychanalyse. Cette cure m’a permis, grâce à l’accès à
l’“autre scène” – l’inconscient –, et ce qui en découle – le transfert avec
l’analyste –, de faire ressurgir des souvenirs enfouis profondément au sein de
ma mémoire et de reconfigurer ainsi mon dispositif familial. Tout cela n’a
d’ailleurs rien d’original, et je n’évoque cet épisode à la fois douloureux et
finalement salvateur que pour souligner la proximité des rituels magiques anti-
sorcellerie déjà mentionnés, comme le chamanisme péruvien ou les jiné don
maliens, avec le rituel psychanalytique. Celui-ci est d’ailleurs également, à
certains égards, une sorte d’exorcisme puisqu’il vise par la parole (d’aucuns
diraient la confession), et donc par une sorte de catharsis, à remettre de l’ordre
dans la configuration familiale.
Au terme de cette psychanalyse que j’estime “réussie”, [...] on est en droit
de s’interroger sur la nature de mon “investissement” dans ce nouveau thème
de recherche qu’est le tourisme mystique et médical centré sur l’ayahuasca.
[...] Ou pour dire les choses différemment, ne s’agit-il pas, dans mon cas, de
continuer “mon” analyse, qui, comme toute analyse, on le sait depuis Freud,
est “interminable”, par d’autres moyens ?
L’anthropologue serait donc dans ce cas une sorte de “voyeur”, se servant
du témoignage des différents acteurs [...] pour observer ce qu’il ne veut pas
“voir” – ce qui est précisément du ressort de l’invisible – et qui se dérobe à sa
vue. En superposant, par une sorte d’opération “palimpsestueuse”, son propre
discours au discours des acteurs, il parviendrait à entr’apercevoir, à ouvrir la
cage de l’invisible et à poursuivre ainsi l’exploration de son inconscient par
l’intermédiaire de l’“esprit” ou des “esprits” auxquels ont accès, ou sont
censés avoir accès, tous les autres intervenants de cette filière. L’anthropologie
serait alors, contrairement au schéma d’enquête dégagé par Malinowski, une
observation non-participante, une observation essentielle non-référentielle,
puisqu’elle n’aurait comme finalité que d’informer le sujet sur sa propre
psyché. Elle serait assimilable ainsi, en quelque sorte, à une psychanalyse au
deuxième degré26 ».

Si elles n’apparaissent pas systématiquement dans les travaux de Jean-


Loup Amselle sur l’Afrique, ces importantes mises en parallèle entre la
« question juive » et la « question noire », ou entre l’anthropologie, la
psychanalyse et les rituels sorcellaires ou chamaniques, habitent à tout le
moins sa conscience critique autant que son imaginaire, ainsi qu’on peut
l’observer dans les chapitres à larges traits autobiographiques et auto-

26. Ibid., p. 70-71.


SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 31

analytiques insérés dans L’Occident décroché, Rétrovolutions et


Psychotropiques.
Cette double généalogie de son parcours intellectuel, en tant que juif
assimilé, mais mû par une identification empathique avec le monde noir, et en
tant qu’africaniste chevronné, mais ayant déjoué la tentation du primitivisme,
permet ainsi à Jean-Loup Amselle de se constituer une position doublement
singulière – dans le champ intellectuel juif, et dans le champ africaniste. Son
œuvre se caractérise en effet par le refus de tout enfermement dans une
identité fixe, et de toute régression vers un état supposément originaire ou
archétypal ; elle privilégie au contraire les « logiques métisses », d’emprunts
et de connexions bilatérales qu’il appellera par la suite les branchements, et la
critique sans concessions de toutes les rétrovolutions et autres primitivismes
contemporains. « Logiques métisses, c’est moi » finit-il par écrire dans
L’Occident décroché 27 ; mais ces primitivismes qu’il pourchasse, ce sont
aussi ses propres hantises28 ou ses propres tropismes – en somme des
« tropiques du moi » ainsi qu’il les désigne ironiquement dans son enquête
sur l’Ayahuasca29.

Perspectives

Comment Jean-Loup Amselle se situe-t-il, ce faisant, dans l’histoire de


l’africanisme ? Autrement dit, comment sa pratique de l’autobiographie
intellectuelle lui permet-elle de clarifier ses cheminements scientifiques et
politiques ?
Deux domaines de pensée l’ont, de son propre aveu, influencé dans son
itinéraire : le structuralisme et le marxisme. Dans l’anthropologie, ces
courants sont incarnés par les figures tutélaires de Claude Lévi-Strauss et de
Georges Balandier, qui polarisent ainsi les approches divergentes de l’anthro-
pologie structurale et de l’anthropologie sociale et historique30. Sur la

27. L’Occident décroché, op. cit., p. 59.


28. « Toute ma vie, j’ai été hanté par le primitivisme. Tout au long de mon existence,
j’ai éprouvé des sentiments d’attraction et de répulsion pour la figure de l’autre
exotique » (Rétrovolutions, Paris, Stock, 2010, p. 230).
29. Psychotropiques, la fièvre de l’Ayahuasca en forêt amazonienne, op. cit., p. 68.
30. Ces deux auteurs ont de surcroît publié chacun des monographiques anthro-
pologiques et des récits autobiographiques : Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes
tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1955, 504 p. ; Georges BALANDIER,
Afrique ambiguë, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1957, 381 p. ; Georges
32 ANTHROPOLITIQUES

question d’une possible conciliation entre les modèles structuraliste et


marxiste, c’est-à-dire entre la recherche d’universaux cognitifs ou culturels, et
l’attention première aux conditions matérielles et historiques, Jean-Loup
Amselle rejoint dans une large mesure la posture adoptée par Valentin-Yves
Mudimbe dans son autobiographie intellectuelle, Les Corps glorieux des mots
et des êtres 31. L’auteur d’origine congolaise s’y situe en effet entre Sartre et
Lévi-Strauss, recherchant dans leurs différences et leurs intersections ce qui
pourrait constituer sa position. Il opère d’ailleurs lui-même cette synthèse sur
un mode autobiographique dans l’introduction d’un de ses essais en anglais,
Parables and Fables (1991). Cette mise en regard d’Amselle et des penseurs
africains, à la lumière de leurs écrits autobiographiques et auto-réflexifs,
dévoile ainsi de communes postures scientifiques et littéraires. La notion de
posture garde ici le sens que lui donne Jérôme Meizoz, à savoir la mise en
scène d’un ethos discursif au sein même du texte littéraire ou scientifique ; et
cette scénographie s’apparente bel et bien à une démarche littéraire.
En 1990, Mudimbe effectuait une « retraite » pour écrire son autobio-
graphie intellectuelle, publiée en 1994. C’est cependant Parables and Fables
qu’il désigne comme « le plus autobiographique de [ses] ouvrages32 ». Les
problématiques scientifiques ne racontent-elles pas implicitement l’itinéraire
personnel de l’auteur ? Dans ces conditions, la différence entre l’essai et
l’autobiographie intellectuelle se situe au niveau de l’énonciation, c’est-à-dire
dans le degré de présence de l’auteur dans son texte. Chez Amselle comme
chez Mudimbe, cette implication prend des formes multiples : la posture
renvoie à la mise en scène d’une recherche et de son cheminement, elle se fait
critique de l’autorité de la science ou de la discipline, comme elle donne à
voir une histoire et un ethos, un caractère, derrière les schémas rationnels ;
finalement elle rétablit un lien existentiel entre l’auteur et son œuvre.
Mais au-delà de modèles théoriques communs à Amselle et Mudimbe,
quoique interprétés différemment, l’on pourrait s’interroger plus largement
sur l’attrait qu’exerce la démarche autobiographique ou auto-analytique dans
les études africaines contemporaines. De Mudimbe ou de Hountondji à
Manthia Diawara, Kwame Anthony Appiah et Achille Mbembe, de nom-

BALANDIER, Histoire d’Autres, Paris, Stock, coll. « Les Grands auteurs », 1977,
317 p.
31. Valentin-Yves MUDIMBE, Les Corps glorieux des mots et des êtres : Esquisse d’un
jardin africain à la bénédictine, Paris/Québec, Présence Africaine/Humanitas,
1994, III-228 p.
32. Valentin-Yves MUDIMBE, Parables and Fables: Exegesis, Textuality, and Politics
in Central Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 1991, xxii-238 p.,
p. 157-158.
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 33

breux textes sont en effet publiés qui mêlent démarche sociologique,


philosophique ou historique, et démarche littéraire ou autobiographique.
Sur l’autre bord – celui de l’anthropologie africaniste française – L’Afrique
fantôme de Michel Leiris (1934), récit de voyage qui lie les analyses ethno-
graphiques à des éléments biographiques ou autobiographiques33, ainsi que
L’Afrique ambiguë de Georges Balandier (1957), ont inauguré une tendance à
sertir les monographies de considérations personnelles, quand ils ne se livrent
pas à l’exercice même d’une autobiographie intellectuelle. On peut dès lors se
demander, en conclusion, si la démarche littéraire de Jean-Loup Amselle ne
se situe pas, dans le domaine africaniste, à mi-chemin entre les influences
exercées par certains africanistes, s’inscrivant eux-mêmes dans une assez
longue tradition ethnologique, et les affinités éprouvées avec quelques
penseurs africains.

Bibliographie

AGOSTINO Gabriella d’, KILANI Mondher et MONTÈS Stefano (eds), Histoires de vie,
témoignages, autobiographies de terrain. Formes d’énonciation et de
textualisation, Berlin, Münster, Vienne, Zürich, Londres, LIT Verlag, 2010,
296 p.
AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses : Anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, Payot, 1990, 257 p.
––––– Branchements : Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris,
Flammarion, 2001, 265 p.
––––– L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, coll.
« Ordre d’idées », 2008, 320 p.
––––– Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock,
2010, 236 p.
––––– « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire
intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/5 n° 185,
p. 96-113.
––––– Psychotropiques, la fièvre de l’Ayahuasca en forêt amazonienne, Paris, Albin
Michel, 2013, 231 p.
––––– Les Nouveaux Rouges-Bruns, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2014,
119 p.

33. Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme (1934), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988,
655 p.
34 ANTHROPOLITIQUES

BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1957,
384 p.
––––– Histoire d’Autres, Paris, Stock, coll. « Les Grands auteurs », 1977, 317 p.
BENSA Alban et POUILLON François (eds), Terrains d’écrivains : Littérature et
ethnographie, Toulouse, Anacharsis, coll. « Essais », 2012, 405 p.
BOURDIEU Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 69-72.
CLIFFORD James et MARCUS Georges (eds), Writing Culture: The Poetics and Politics
of Ethnography, University of California Press, 2010 (1986), 336 p.
COPANS Jean, La longue marche de la modernité africaine : Savoirs, intellectuels,
démocratie, Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 1998 (1990), 420 p.
DEBAENE Vincent, L’Adieu au voyage : L’ethnologie française entre science et
littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines »,
2010, 528 p.
DIAWARA Manthia, Bamako - Paris - New York : itinéraire d’un exilé (2003), trad. de
l’américain par Marie-Aïda Diop-Wane, Paris, Présence Africaine, 2007,
278 p.
KILANI Mondher, L’invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique,
Lausanne, Payot, coll. « Anthropologie », 1994, 319 p.
LEIRIS Michel, L’Afrique fantôme (1934), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, 655 p.
LÉVI-STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1955,
504 p.
MEIZOZ Jérôme, Postures littéraires : Mises en scène modernes de l’auteur, Genève,
Slatkine Érudition, 2007, 210 p.
MUDIMBE Valentin-Yves, Les Corps glorieux des mots et des êtres : Esquisse d’un
jardin africain à la bénédictine, Paris/Québec, Présence Africaine/Humanitas,
1994, III-228 p.
––––– Parables and Fables: Exegesis, Textuality, and Politics in Central Africa,
Madison, University of Wisconsin Press, 1991, xxii-238 p.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

J.-L. Amselle : D’abord je voudrais remercier Yannick-Martial Ndong


Ndong de cette analyse dans tous les sens du terme, c’est-à-dire analyse,
décorticage et psychanalyse.
Je crois que cet attrait pour le récit autobiographique dans les sciences
sociales est effectivement une tradition assez ancienne, liée à la mise en cause
de l’autorité scientifique et notamment de celle qui se manifeste dans les
monographies ethnologiques ou anthropologiques, où l’auteur est muet. La
science anthropologique, telle qu’elle se pratiquait dans les années 30 et 40,
était un discours où la voix de l’anthropologue n’apparaissait pas puisqu’il
devait justement se réfugier dans une espèce d’objectivité, de mise à distance
du terrain et de l’objet de ses recherches. Je crois que la pulsion autobio-
graphique que j’emploie depuis un certain temps, et de plus en plus, tient au
fait que précisément on ne peut pas tenir un discours objectivant, objectiviste
sur un objet qui n’est plus un objet. Les objets de l’anthropologie, c’est-à-dire
ceux qu’on appelait les indigènes ou les sauvages, sont des sujets à part
entière de l’Histoire et donc l’anthropologue lui-même ne peut plus se poser
comme une instance objectivante, opérant en surplomb, un peu comme le
Dieu de Leibniz ; il doit au contraire s’impliquer lui-même, s’engager, dans le
sens sartrien, dans sa recherche, et se voir non plus comme quelqu’un qui
étudie objectivement les acteurs, mais comme un interlocuteur qui fait partie
du champ d’interaction de la recherche, puisque cette dernière est avant tout
un espace d’interaction ; ce n’est plus l’anthropologue qui rend compte
objectivement d’une situation, ce sont plutôt les échanges qui interviennent
entre l’anthropologue et les acteurs sociaux locaux qui constituent l’objet et
l’objectif de la recherche.
A. Mangeon : J’aurais une question pour Jean-Loup sur la conclusion
qu’a proposée Yannick et le lien avec les penseurs africains. Tu as bien
souligné, Jean-Loup, que les objets de l’anthropologie étaient devenus des
sujets et cela a par ailleurs constitué la démarche de penseurs comme
Mudimbe que de réhabiliter justement la notion de sujet et de parler du « sujet
africain ». Maintenant, je voudrais revenir sur ce que tu disais à propos de la
remise en cause de l’autorité dans le structuralisme qui impliquait, comme on
36 ANTHROPOLITIQUES

dit, un certain effacement du sujet. Or, le sujet revient, il possède sa propre


herméneutique et de ce point de vue, j’aimerais avoir ton sentiment sur une
question, parce que cela va nous éclairer sur la justesse ou non du rappro-
chement. Voici donc ma question : est-ce que ce retour du sujet dans la
pensée contemporaine n’est pas aussi lié à l’insistance des penseurs africains
ou à celle de la littérature africaine, qui n’ont pas voulu déserter cette question
du sujet, qui n’ont pas voulu effacer la figure de l’auteur, mais ont tout au
contraire revendiqué ce statut ?
J.-L. Amselle : certains d’entre vous le savent, et notamment Anthony, je
suis assez proche de Valentin Mudimbe que j’ai encore vu il y a quelques
jours à Paris. Effectivement je crois que des penseurs comme lui qui n’occupe
plus, malheureusement, pour des raisons diverses, le devant de la scène
africaniste, je crois, pour répondre à ta question, que le fait que Valentin
Mudimbe se situe dans le courant phénoménologique, plus d’ailleurs que
dans le courant structuraliste, c’est un élément qui compte pour réhabiliter le
sujet au détriment de l’objet, et je crois que plus il se trouve de penseurs
africains, quel que soit leur référentiel, pour intervenir dans le champ
intellectuel, plus cela contraint les anthropologues occidentaux peut-être, et
les anthropologues en général, à rendre compte de leur insertion dans le
terrain qu’ils étudient. Au fond, le terrain est devenu maintenant un champ de
bataille. Ce n’est plus une unité scientifique, comme le village ou le
campement où naguère l’anthropologue plantait sa tente, à équidistance des
principaux détenteurs de rapports de forces, c’est devenu véritablement un
champ d’affrontement comme tous les objets sociaux et, dans cette mesure,
l’anthropologue ne peut plus occuper une position de surplomb, il doit rendre
compte de ses interactions, des conflits, des échanges qu’il peut avoir avec les
acteurs sociaux locaux. Et c’est ça au fond l’anthropologie : un compte rendu
des affrontements, des discussions, des débats qui ont lieu avec les acteurs
sociaux locaux. Rien de plus, et je crois que ça ne peut pas être autre chose
que cela dorénavant.
A. Mangeon : J’ai une autre question. La notion de posture revient
fréquemment sous ta plume, et tu brocardes très souvent un positionnement
qui consiste à prétendre parler « par le bas », à partir d’un point de vue
subalterne, alors qu’on n’est pas nécessairement l’émanation des classes
populaires. En même temps, il me semble qu’il existe, et c’est ce qu’a voulu
souligner Yannick, une autre dimension plus littéraire et qui consiste à définir
un ethos, à se conférer une certaine autorité. Est-ce que tu verrais une
différence entre la notion de posture littéraire, qui exprime le point de vue à
partir duquel on prend la parole, et pourquoi on est fondé à parler de telle ou
telle réalité, et la notion de posture postcoloniale qui intervient fréquemment
sous ta plume, pour désigner une posture critique dont « l’autorité » reposerait
SUR QUELQUES SÉQUENCES AUTOBIOGRAPHIQUES DANS J.-L. AMSELLE 37

sur une certaine « authenticité » : on parlerait en connaissance de cause d’une


réalité parce qu’on en est supposément issu, et donc un représentant qualifié ?
Est-ce que finalement la notion de posture, telle qu’elle a été utilisée par
Yannick, tu pourrais y souscrire en terme de sociologie littéraire, et est-ce lié
à ton intérêt connu pour la littérature d’avoir voulu te construire une posture
d’auteur et expliciter comment s’est construite ton autorité scientifique, non
pas par un cheminement qui serait un cheminement d’authenticité mais, au
contraire, de critique vis-à-vis de cette notion même d’authenticité ?
J.-L. Amselle : Je crois qu’il y a plusieurs choses dans ce que tu as dit,
Anthony. D’abord effectivement, je récuse tout populisme, notamment dans
les études postcoloniales, et au fond la question que je pose dans le chapitre
« Au nom des peuples », dans L’anthropologue et le politique, c’est la
question de savoir qui parle, finalement, au nom des subalternes ? Le
problème, selon moi, c’est que ce ne sont jamais les acteurs sociaux de base
qui s’expriment en leur propre nom, car ils ont toujours des porte-parole.
C’est donc la question du porte-parole, qui parle au nom de ces subalternes,
qui m’intéresse, et cela vaut aussi bien pour l’Afrique que pour l’Amérique
Latine, l’Asie, ou pour la France actuellement. Il y a aussi la question, me
semble-t-il, dans ton deuxième point, de la posture ou la mise en scène de
l’africaniste dans les travaux ethnologiques. N’est-ce pas une autre manière
d’affirmer une autorité scientifique, c’est-à-dire l’autorité scientifique objecti-
vante étant dévaluée, et cette posture autobiographique, qui est assurément
une posture littéraire, n’est-elle pas une autre façon d’affirmer sa légitimité et
son autorité scientifique, elle-même dévaluée depuis un certain nombre
d’années ? Effectivement, et c’était peut-être le troisième aspect de ta
question, ce goût pour la littérature m’anime et j’aurais mieux aimé être
romancier plutôt qu’anthropologue, fondamentalement c’est ça. Au fond, un
anthropologue est peut-être un romancier raté...
Claudine Raynaud : Je voudrais rebondir sur cette idée d’autobiographie
et d’autorité... J’ai travaillé sur Zora Neale Hurston et en particulier sur ses
publications qui montrent une contradiction entre ce dont elle doit rendre
compte en tant qu’anthropologue, et ce qu’on lui demande de faire dans le
monde de l’édition. Ce n’est donc pas tant une question de posture car si on
historicise les choses, aux États-Unis, cette veine autobiographique fut à un
certain moment demandé par le monde de l’édition, et devint donc une
condition pour être publié(e) ; si Zora Neale Hurston ne faisait pas cela, elle
n’était pas publiée, tout simplement, et sa légitimité en tant qu’anthropologue
était aussi minée par toute une série de conflits qui la dépassaient. Est-ce que
ces choses-là ne sont donc pas un peu compliquées par les horizons d’attente,
réels ou supposés, des lecteurs et des éditeurs ?
38 ANTHROPOLITIQUES

Jean-Loup Amselle : Oui, bien sûr, les facteurs institutionnels, d’édition


notamment, interviennent, mais il faudrait aussi distinguer selon les pays, car
ce n’est pas sûr qu’en France, précisément, la pente autobiographique ait été
aussi valorisée que dans le monde anglo-saxon en matière d’anthropologie,
où très tôt il y a eu des récits autobiographiques, mais cela a été beaucoup
plus tardif en France.
2
Les « chaînes de sociétés » :
genèse et réception de l’œuvre
de Jean-Loup Amselle

Anne DOQUET*

L’évocation des travaux de l’œuvre de Jean-Loup Amselle s’accompagne


souvent de l’énumération d’un ensemble de mots-clés (identités, ethnie,
métissage, branchements, primitivisme, postcolonialisme) qui en tissent le fil
rouge : la mise au jour de cultures et d’identités mouvantes et la lutte contre
les catégories qui les figent. Or, dans cette liste, les occurrences du concept de
« chaînes de sociétés » sont très faibles, quand bien même ce dernier traverse
bon nombre d’articles et d’ouvrages de l’auteur. C’est cette rareté qu’il
s’agira ici d’éclairer avec un double objectif : d’une part réhabiliter un
concept enterré qui pourtant contenait en germe tout un pan des travaux de
l’auteur, et pas seulement ceux portant sur les terrains africains, d’autre part
éclairer les travers de la réception de ses écrits en France, où cette omission
paraît significative.

* Institut de recherche pour le développement.


40 ANTHROPOLITIQUES

Les chaînes de sociétés au fil des textes

Le concept de « chaînes de sociétés » est souvent attribué à tort au premier


chapitre d’Au cœur de l’ethnie, ouvrage collectif codirigé par J.-L. Amselle
(avec Elikia M’Bokolo), qui a fait date en remettant en cause l’objet et la
raison d’être de l’ethnologie, à savoir l’ethnie. En réalité, l’utilisation du
concept remonte à son tout premier ouvrage (en tant qu’auteur), issu de sa
thèse de doctorat et paru treize ans auparavant, Les Négociants de la savane
(1972). Portant sur l’économie marchande au Mali à travers l’étude des
Kooroko, ce livre, en accordant une importante place aux réseaux commer-
ciaux précoloniaux de longue distance, révélait l’historicité des sociétés
d’Afrique de l’Ouest. Annonçant la rupture établie par Jean-Loup Amselle
avec l’anthropologie africaniste classique (un terrain urbain1, un groupe
dispersé géographiquement et ne se définissant pas par des critères ethniques),
l’ouvrage se termine par cette réflexion :

« Plutôt que des sociétés isolées, il faut appréhender pour chaque période
historique des chaînes de sociétés dont la trame apparaît lorsqu’on prend en
considération les modes de relations qui existent entre chacun des éléments :
commerce, guerre, domination politique, etc. Cette démarche conduit à
réinsérer ces objets éclatés que sont les sociétés primitives dans une histoire
qui peut être celle d’un sous-continent ou d’un continent2 ».

Ainsi, avant de se lancer dans l’interprétation des rapports – non seule-


ment économiques, mais également politiques, religieux et sociaux – entre les
sociétés d’Afrique de l’Ouest et dans celle des hiérarchies induites par ces
relations, Jean-Loup Amselle avait prouvé par l’étude des réseaux commer-
ciaux la nécessité d’étudier ces sociétés dans leurs interactions en reconsti-
tuant les chaînes qui les unissaient. Il remettait ainsi doublement en cause le
terme d’« ethnie » qui, tel qu’il était entendu par la discipline, impliquait des
sociétés closes et situées en dehors de l’histoire. Trois ans plus tard, ces
mêmes « chaînes de sociétés » lui permettront de s’attaquer à une autre notion
afférente à l’ethnie et chère à l’anthropologie économique de l’époque, à
savoir celle d’autosubsistance. Diffusée par Claude Meillassoux qui l’avait
empruntée à Karl Marx3, elle postulait que les sociétés paysannes se

1. À l’instar des travaux de son directeur de thèse, Georges Balandier.


2. Les Négociants de la Savane, Paris, Anthropos, 1977, p. 275.
3. Claude MEILLASSOUX, Anthropologie économique des Gouro de Côte Ivoire, Paris-
La Haye, Mouton, 1964 ; Karl MARX, « Formes précapitalistes de la production » et
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 41

suffisaient à elles-mêmes par la production de valeurs d’usage, l’échange


n’intervenant que de l’extérieur et uniquement à leurs frontières. En
opposition à cette vision passive des sociétés africaines précoloniales, Jean-
Loup Amselle mettait l’accent, à partir de la production et l’exportation de la
cola, sur leur rôle actif comme productrices de biens échangeables, sur leur
spécialisation et sur le développement inégal précolonial résultant de cette
orientation. Là apparaissaient de nouveau les « chaînes de sociétés » struc-
turées par un système d’échange et une division du travail internationaux. Ce
sont donc avant tout les fondements de l’anthropologie économique africa-
niste, c’est-à-dire l’idée d’autosubsistance et l’édification de modèles de
sociétés lignagères, que le concept de « chaînes de sociétés » va dans un
premier temps mettre en cause. Mais sa valeur heuristique s’étendra par la
suite à tous les grands domaines de l’anthropologie. Trois ans après, à travers
la publication d’Au cœur de l’ethnie, Jean-Loup Amselle va confirmer la
nécessité d’accorder la primauté à l’espace international africain pour
analyser les sociétés locales précoloniales. Recherchant les cadres d’orga-
nisation des acteurs sociaux pendant cette période, il détermine une série
d’espaces sociaux (espaces d’échanges ; espaces étatiques, politiques et
guerriers ; espaces linguistiques ; espaces culturels et religieux) qui struc-
turent les relations entre des sociétés évoluant à travers l’échange dans un
« développement inégal ». Les rapports de forces qui le sous-tendent con-
duisent les groupes sociaux à se définir en termes de « sociétés englobantes »
et de « sociétés englobées », leur morphologie variant au gré des processus de
contraction et de dilatation étatiques. Au sein de ce système de relation
englobant/englobé, chaque société locale, appréhendée dans un ensemble plus
vaste, peut être conçue comme l’effet d’un réseau de relations. Plutôt qu’une
cartographie ethnique, ce sont donc les liens inter-sociétaux et les effets de
l’histoire que ferait apparaître sur les différents éléments de l’ensemble
africain précolonial l’analyse des espaces sociaux et des chaînes de sociétés.
En leur sein se meuvent des acteurs opérant des « choix d’identification » à
partir d’un « corpus catégoriel4 » que la langue met à disposition. La mobilité
des individus et les échanges fluctuants des réseaux internationaux pèseraient
ainsi sur les rapports de forces déterminant la configuration des groupes.
C’est ce qui permet à Jean-Loup Amselle de s’opposer au « fétichisme

« Notes critiques sur le Traité d’économie politique d’Adolph Wagner (1880) »,


dans Économie II, Paris, Gallimard, 1968.
4. Jean-Loup AMSELLE, « Ethnie et espace : pour une anthropologie topologique », Au
cœur de l’ethnie, La Découverte/Poche, 1999 [1985], p. 34.
42 ANTHROPOLITIQUES

ethnique » colonial par la reconstitution des « chaînes de sociétés » morcelées


par la colonisation5.
Le bilan de quinze années de recherches traversées par la question des
chaînes de sociétés paraîtra finalement cinq ans plus tard dans Logiques
métisses, où sont analysées les chefferies peule, bambara et malinké du sud-
ouest du Mali et du nord-est de la Guinée. À partir de ces trois groupes en
présence dans la région du Wasolon, l’anthropologue démontre comment
dans l’histoire précoloniale, on n’était ni Peul, ni Bambara ni Malinké par
essence, mais que des Peuls pouvaient devenir bambaras puis malinkés et
inversement. Il démonte dans le même mouvement les logiques de la « raison
ethnologique », étroitement liée à l’entreprise coloniale, celle-ci ayant reposé
sur une logique classificatoire procédant à un découpage « ethnico-colonial »,
suivant les besoins de la politique des races établie par l’administration.
L’analyse faite par Jean-Loup Amselle des transformations des identités
bambara, peules ou malinké, aussi bien dans le temps que dans l’espace,
prouve que les ethnicités sont largement convertibles et que la reconstitution
de l’articulation des « chaînes de sociétés » permet de saisir les dynamiques
de leurs transformations. La mise en évidence des processus de contraction et
de dilatation des sociétés politiques et de leurs espaces publics en Afrique
précoloniale, ainsi que celle des dynamiques de la frontière et des rapports
entre centre et périphérie dans la production des sociétés politiques africaines,
éclairent une permanente recomposition des formes d’organisation sociale
mais aussi des relations entre les sociétés. Mais en deçà des groupes, ce sont
les acteurs sociaux eux-mêmes qui se définissent dans et par les chaînes de
sociétés, ce qui explique la fréquence des changements d’identité dans la
période précoloniale. Ainsi le concept intervient-il à toutes les échelles, de la
personne aux immenses espaces internationaux. Lorsqu’il retrace son
parcours intellectuel, Jean-Loup Amselle montre bien combien cette idée fut
déterminante dans ses recherches sur l’Afrique :

« Cependant, j’ai pu constater au travers de mes enquêtes que les appar-


tenances ethniques, culturelles et identitaires étaient extrêmement souples
avant la colonisation et que, pour me référer à cet exemple précis, on n’était
pas Peul, Bambara ou Malinké de toute éternité, mais qu’on le devenait. J’ai
pu ainsi observer de nombreux changements d’identité, à la fois dans le
domaine ethnique, religieux, politique et économique, tout cela se produisant
dans le cadre de ce que j’ai nommé des “chaînes de sociétés”6 ».

5. Ibid., p. 43.
6. Jean-Loup AMSELLE, « Toute société est métisse », Diversité culturelle et
mondialisation, n° 96, 2011. [http://www.cbai.be/revuearticle/742/]
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 43

C’est donc la reconstitution de ces chaînes qui lui a permis de déterminer


tout autant la fluidité des cultures et des identités que les catégories qui les
réifiaient, thèmes qu’il ne cessera par la suite d’analyser, cette fois au-delà du
continent africain. Son ouvrage Vers un multiculturalisme français (1996)
démontrera ainsi la perpétuation des théories raciologiques dans l’idéologie
républicaine de la France. Quelques années plus tard, l’idée de « métissage »,
à laquelle l’auteur lui-même reproche de reposer sur une problématique
biologique, sera remplacée par celle de « branchements » quand il s’attaquera
à la problématique de l’articulation des particularismes culturels et de la
mondialisation. Mais le double changement de termes et d’échelle opéré par
Branchements ne saurait masquer la continuité épistémologique dans laquelle
son auteur s’inscrit. L’analyse plus récente du postcolonialisme et d’un retour
à l’idéalisation et à la réification des cultures traditionnelles (L’Occident
décroché, 2008), tout comme celle du retour en force du primitivisme
(Rétrovolutions, 2010), prennent également place dans le prolongement
logique de la remise en cause de sociétés perçues comme closes, répétitives et
harmonieuses puisque déconnectées des chaînes qui les reliaient et les hiérar-
chisaient. Enfin, la thèse des choix identificatoires de l’individu par rapport à
sa culture, défendue par l’anthropologue lorsqu’il se penche sur la question de
L’ethnicisation de la France (2011), n’est pas sans faire écho aux « para-
digmes et mutations ethniques » d’Au cœur de l’ethnie 7. Il n’est dès lors pas
abusif de ramener une énorme partie de l’œuvre de Jean-Loup Amselle au
concept qu’il a élaboré à partir de l’étude des réseaux commerciaux de
l’Afrique précoloniale. Reste à comprendre pourquoi l’idée de « chaînes de
sociétés », déterminante pour la compréhension du dynamisme des cultures, a
été si peu reprise qu’elle en fut presque oubliée par la recherche africaniste
française. Sans prétendre qu’ils reflètent totalement la réalité des emprunts
théoriques, les chiffres donnés par un des moteurs de recherche les plus
utilisés sont éloquents : en tapant « chaînes de sociétés » sur Google scholar,
on obtient 63 résultats ! La valeur heuristique du concept et sa capacité
d’extension à tous les grands domaines de l’anthropologie n’étant plus à
prouver, c’est certainement en cherchant non pas du côté de la production
mais de celui de la réception de l’œuvre de son auteur qu’on peut expliquer
cet oubli.

7. Op. cit., p. 34.


44 ANTHROPOLITIQUES

Construction et déconstruction scientifiques dans l’œuvre


de Jean-Loup Amselle : une réception partiale

L’évolution du concept de « chaînes de sociétés » nous a permis de suivre,


au fil des écrits de Jean-Loup Amselle, la remise en cause d’un certain
nombre de mots-clés et de paradigmes de l’anthropologie classique. En
réhabilitant l’histoire et le politique dans l’étude des sociétés africaines,
l’anthropologue ouvrait une brèche dans le fondement théorique de la disci-
pline et notamment dans les oppositions binaires sur lesquelles elle s’appuyait
avec assurance : société à État/société segmentaire, société avec/sans histoire,
écriture/oralité, autosubsistance/échanges et réseaux commerciaux, etc. De
toute évidence, cette remise en question ne fut pas vue d’un bon œil par tous
les chercheurs et encore moins par les ardents défenseurs d’une discipline qui
peinait à défendre son identité. Les textes d’Amselle étaient certainement plus
insupportables encore pour les disciples d’un africanisme en perte de vitesse,
et tout particulièrement pour les successeurs spirituels de Marcel Griaule.
Ainsi, plus de dix ans après la sortie de Logiques métisses, Luc de Heusch
enrageait encore du fait que l’ethnie, « un fait anthropologique incontour-
nable, où l’identité se nourrit d’altérité » ait pu être décrite comme « une pure
invention coloniale », et prônait le maintien du concept dans l’analyse anthro-
pologique8. Le style de Jean-Loup Amselle, qui fait rarement dans la
concession et frise parfois la provocation, ne pouvait qu’accentuer l’agace-
ment suscité par la perspective déconstructiviste de ses écrits. Mais s’il est
vrai que les déconstructions s’enchaînent au fil de ses textes, il est tout à fait
erroné de réduire l’œuvre de l’auteur à cette perspective. Or les critiques de
ses textes ont à l’évidence deux poids deux mesures à l’égard des cons-
tructions et des déconstructions qu’il a établies. Logiques métisses est sans
doute un de ses ouvrages les plus incisifs par le regard qu’il porte sur l’anthro-
pologie. En prônant un syncrétisme originaire, il fustige l’objet d’étude des
chercheurs, montrant comment ces derniers se sont inscrits sans recul dans le
droit fil de l’entreprise coloniale. Jean-Loup Amselle n’était certes pas le seul
à manifester cette nécessité de refonder les bases de l’anthropologie. Les
disciples de l’anthropologie dynamique de Georges Balandier avaient gagné
leur place au sein d’un africanisme longtemps dominé par l’école griaulienne.
De plus, dans l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Loup Amselle et Elikia
M’Bokolo en 1985, un ensemble de chercheurs s’étaient déjà essayés à
penser l’ethnie différemment. Mais le ton plus radical adopté par Logiques

8. Luc de HEUSCH, « L’ethnie : les vicissitudes d’un concept », European Journal of


Sociology, 38-02, 1997, p. 185-206.
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 45

métisses a pu éloigner certains d’entre eux. L’ouvrage Les ethnies ont une
histoire, dirigé en 2003 par Gérard Prunier et Jean-Louis Chrétien, lequel
avait rédigé un chapitre d’Au cœur de l’ethnie, nuance par exemple l’idée
d’invention ou de création coloniale au profit de celle de reformulations sur la
base d’un substrat historique existant. Néanmoins, l’importance de Logiques
métisses pour le renouvellement épistémologique de la discipline fut logi-
quement reconnue et soutenue par une partie des africanistes. Dans un des
comptes-rendus parus au moment de sa sortie, on peut ainsi lire :

« Il me semble que Logiques métisses représente, plus qu’une critique de la


théorie et de la pratique ethnologique, une base de départ solide pour recons-
truire la discipline. Récemment on a pu voir dans certaines critiques de
l’ethnologie un négativisme qui en insistant sur l’impossibilité de faire de
l’ethnologie fuyait le réel et s’adonnait au narcissisme. C’est le mérite
d’Amselle d’éviter le piège de ce genre de déconstructionisme aveugle, de se
confronter au réel et d’essayer de le comprendre9 ».

Robert Launay pointe ici l’empirisme des recherches amselliennes, se


confrontant au réel et cherchant à l’expliquer, avant de déconstruire les
paradigmes de ses prédécesseurs. L’anthropologue lui-même confirme cette
chronologie :

« On nous avait parlé des Dogons, des Nuers et des Tallensis, de sociétés
sans État et de sociétés à État, du polythéisme et de l’islam, de l’oral et de
l’écrit. Or aucune de ces catégories et aucune de ces oppositions binaires ne
me semblait rendre compte de façon pertinente de la fluidité sociale et
historique de la région où je menai des enquêtes. Au lieu d’ethnies repliées sur
elles-mêmes, de systèmes politiques et d’appréhension du monde bien
délimités, je me trouvai confronté à des systèmes hybrides et à ce que j’ai
appelé des “logiques métisses”. Pour moi, comme pour certains collègues, le
choc fut rude car il fallait penser “contre” et trouver d’autres paradigmes,
situation qui, comme on sait, n’est pas toujours confortable, l’université
favorisant la reproduction des modèles prévalents ou au mieux un écart réglé
par rapport à ceux-ci10 ».

9. Robert LAUNAY, « Amselle Jean-Loup, Logiques métisses. Anthropologie de


l’identité en Afrique et ailleurs », Cahiers d’études africaines, 1989, vol. 29,
n° 114, p. 296-298.
10. Jean-Loup AMSELLE, « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des
cultures : un itinéraire intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales,
2010/5, n° 185, p. 98. Je me dois ici d’exprimer toute ma dette intellectuelle envers
Logiques métisses et son auteur. M’étant lancée naïvement dans une thèse sur les
46 ANTHROPOLITIQUES

Le « penser contre » ne relève donc pas du défi mais de la nécessité


d’établir de nouveaux schèmes interprétatifs pour expliquer des réalités
inadéquates aux modèles théoriques en vigueur. Cette coïncidence de la
recherche de nouveaux modèles et de la déconstruction de la « raison ethno-
logique » est importante à souligner car elle permet d’éviter de classer Jean-
Loup Amselle du seul côté des détracteurs de la discipline : c’est pour cons-
truire qu’il déconstruit, les deux processus étant inséparables. Hélas, la
déconstruction des modèles et des théories en appelle souvent une autre,
revancharde : celle du discrédit jeté aux productions de celui qui ose
s’attaquer aux piliers disciplinaires. Cet extrait d’un autre compte-rendu paru
dans L’Homme, une des revues les plus prestigieuses de l’anthropologie
française, est de ce point de vue éloquent :

« Que propose donc Amselle, après avoir ainsi fait table rase des idées des
autres ? [...] Au total, ce qu’Amselle propose, c’est de remplacer la “raison
ethnologique” – qu’il définit, de manière très personnelle, comme “démarche
discontinuiste qui consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des
types [...]” – par une “raison métisse”, “approche continuiste qui à l’inverse
mettrait l’accent sur l’indistinction ou le syncrétisme originaire”. On
s’interroge donc, une fois le livre refermé, sur ce que l’on a bien pu gagner à
suivre ainsi l’auteur dans les méandres de ces logiques métisses, qui ne font
finalement qu’embrouiller le problème et qu’en éloigner la solution11 ».

Si la mauvaise foi est ici manifeste, il est à craindre qu’une démarche


similaire gagne des chercheurs plus honnêtes, qui en faisant une part trop
belle au déconstructivisme à l’œuvre dans le travail de J.-L. Amselle, traitent
avec une certaine négligence ses apports théoriques. La notion de « branche-
ment » paraît victime de ce processus. Dans l’ouvrage du même titre,
l’anthropologue contredit les théories de la globalisation qui prolongent l’idée
qu’une série de cultures étanches préexistait à la vague de métissages et
d’hybridités caractérisant le phénomène contemporain de circulations
mondialisées, et il propose de repenser l’articulation du local au global à
travers le « branchement » des cultures. Élargissant le lectorat par un ouvrage
ne concernant plus les identités d’Afrique mais celles du monde, cette
métaphore électrique semble avoir séduit l’anthropologie française, où ses

Dogon, j’ai été comme Jean-Loup Amselle confrontée à un fossé entre mes lectures
anthropologiques et les réalités de terrain observées. La lecture de cet ouvrage a été
déterminante pour les options théoriques prises dans ma thèse.
11. Jean-Pierre DIGARD, « J.-L. Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de
l’identité en Afrique et ailleurs », L’Homme, 1993, vol. 33, n° 125, p. 164-165.
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 47

occurrences apparaissent nombreuses. Mais cette dernière paraît davantage


retenir la position d’Amselle contre le traitement anthropologique du lien
entre les cultures et la mondialisation et ses soubassements biologiques que la
notion de « branchement » telle qu’elle est définie. Celle-ci, on le voit dans
l’introduction, est sous-tendue par deux hypothèses : celle de l’appropriation
de signifiants globaux par des signifiés particularistes, et ainsi celle de la
triangulation des cultures. Il place au centre de sa réflexion « l’idée de
triangulation, c’est-à-dire de recours à un élément tiers pour fonder sa propre
identité12 ». Or l’appropriation hâtive des branchements amselliens a large-
ment évacué la dimension triangulaire centrale dans la réflexion de l’auteur.
La récupération de la métaphore réduit en effet son sens à la simple idée
d’emprunts culturels dans les circulations mondialisées, reconduisant par là-
même implicitement la négation des globalisations antérieures et du syncré-
tisme originaire contre laquelle le chercheur se battait. C’est là une preuve de
l’inattention des anthropologues aux nouveaux schèmes interprétatifs pro-
posés à la discipline. Or cette négligence pourrait être le fait de la partialité
avec laquelle sont reçus les écrits du chercheur, estampillés déconstructivistes
avant tout. Ce déséquilibre paraît si prégnant qu’il va jusqu’à affecter ses
admirateurs et disciples, qui tendent inconsciemment à prolonger la mise en
avant de ses déconstructions. Prenons pour exemple la présentation de Jean-
Loup Amselle faite par Étienne Smith, qu’on ne peut soupçonner de sous-
estimer les apports de l’auteur, en préambule d’un entretien avec lui sur les
études postcoloniales :

« Jean-Loup Amselle est une figure de l’anthropologie française insépa-


rable de la “déconstruction” de cette discipline amorcée en France dès la fin
des années 1970. Sans procéder à une rationalisation ex-post d’une trajectoire
de recherche, ni même prétendre à l’exhaustivité, il s’agit ici d’en présenter
brièvement les grandes lignes, de la remise en cause initiale des présupposés
classiques de la discipline [...] et de ses pratiques [...] à l’anthropologie
renouvelée des identités et du multiculturalisme, en passant par l’art “africain”
et le postcolonialisme13 ».

L’ordre de présentation de ces grandes lignes, commençant par une remise


en cause pour aboutir à l’anthropologie renouvelée des identités, procède
d’une inversion chronologique. C’est parce que les cadres analytiques de
l’anthropologie classique ne collaient pas aux réalités de terrain et ne

12. Branchements, Paris, Flammarion, 2001, p. 7.


13. Étienne SMITH, « Les études postcoloniales : entretien avec Jean-Loup Amselle »,
Raisons politiques 2/2006, n° 22, p. 195-202.
48 ANTHROPOLITIQUES

pouvaient expliquer les dynamismes identitaires en Afrique que Jean-Loup


Amselle en a élaboré de nouveaux et ce faisant, il a dû remettre en question
les anciens modèles interprétatifs. La déconstruction de l’ethnie, la mise en
lumière du découpage colonial de groupes sociaux en entités autonomes et du
prolongement de ces taxinomies par l’anthropologie, faisaient partie inté-
grante d’une volonté de compréhension de l’expérience pluriséculaire
d’emboîtements et de « chaînes de sociétés ».
Revenons donc pour finir sur l’abandon de ce dernier concept par les
anthropologues français. D’après l’auteur lui-même, l’idée de « chaînes de
sociétés » a été largement reprise par les américanistes :

« Plutôt que d’opposer les rapports de production à l’intentionnalité


supposée d’une société (“société contre l’État”), il eût sans doute été préfé-
rable de raisonner en termes d’historicité et de réseaux englobants. Il reste que
cette entreprise ne fut pas sans éveiller certains échos chez ceux qui étaient les
premiers concernés, à savoir les anthropologues américanistes. Désormais, ces
derniers mettent davantage l’accent sur l’englobement des sociétés primitives
amérindiennes dans de vastes ensembles incluant les États précoloniaux de la
région14 ».

Mais quid des africanistes ? Pourquoi ne se sont-ils pas attachés à la


reconstitution des grands espaces précoloniaux à laquelle Jean-Loup Amselle
appelait ? Pourquoi par exemple, l’anthropologie religieuse a-t-elle, à
quelques exceptions près, perpétué l’étude d’ « animismes » ou de « féti-
chismes » locaux sans s’évertuer à « mettre en relation les grandes formations
politiques avec l’implantation de ces cultes15 » comme l’auteur de Logiques
métisses le préconisait ? La recherche africaniste française a certes été
imprégnée de la remise en cause de « l’ethnie », puisque cette dernière est de
moins en moins employée au sens essentialiste du terme. Mais tout en
maniant le terme avec prudence et en le parant de guillemets, elle a jeté aux
oubliettes les « chaînes de sociétés » qui ont conduit à sa remise en question.
La lecture partiale des travaux de Jean-Loup Amselle, dont on a dissocié les
parts respectives de constructions et de déconstructions en accordant un large
privilège à ces dernières, en est la cause. Aux côtés des apories scientifiques
qu’il induit, ce découpage inégalitaire peut être considéré comme une trahison

14. « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire


intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/5, n° 185, p. 99.
15. Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot
(« Bibliothèque scientifique Payot »), 1990, p. 200.
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 49

de la pensée du chercheur qui, tout au long de ses écrits, n’a cessé de battre en
brèche les oppositions binaires constitutives de la « raison ethnologique ».

Bibliographie

AMSELLE Jean-Loup, Les Négociants de la savane : histoire et organisation sociale


des Kooroko (Mali), Paris, Éditions Anthropos, 1977.
––––– « Autosubsistance, petite production marchande et chaînes de sociétés »,
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––––– Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris,
Payot (« Bibliothèque scientifique Payot »), 1990.
––––– Vers un multiculturalisme français. L’empire de la coutume, Paris, Aubier,
1996.
––––– Branchements : anthropologie de l’universalité des cultures, Paris,
Flammarion, 2001.
––––– L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, coll.
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––––– « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire
intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/5, n° 185,
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––––– « Toute société est métisse », Diversité culturelle et mondialisation, n° 96,
2011 [http://www.cbai.be/revuearticle/742/].
––––– Rétrovolutions, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2010.
––––– L’Ethnicisation de la France, Fécamp, Éditions Lignes, 2011.
AMSELLE Jean-Loup et M’BOKOLO Elikia (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies,
tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 [1985].
CHRÉTIEN Jean-Pierre et PRUNIER Gérard, Les ethnies ont une histoire, Paris,
Karthala, 2003.
DIGARD Jean-Pierre, « J.-L. Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité
en Afrique et ailleurs », L’Homme, 1993, vol. 33, n° 125, p. 164-165.
HEUSCH Luc de, « L’ethnie : les vicissitudes d’un concept », European Journal of
Sociology, 38-02, 1997, p. 185-206.
LAUNAY Robert, « Amselle Jean-Loup, Logiques métisses. Anthropologie de
l’identité en Afrique et ailleurs », Cahiers d’études africaines, 1989, vol. 29,
n° 114, p. 296-298.
SMITH Étienne, « Les études postcoloniales : entretien avec Jean-Loup Amselle »,
Raisons politiques 2/2006, n° 22, p. 195-202.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

J.-L. Amselle : Tout d’abord je remercie Anne Doquet pour ce superbe


exposé, qui est un hommage douloureux en même temps, parce qu’il y a des
choses qui ne sont pas toujours faciles à entendre.
Je voudrais souligner trois points. Je suis tout à fait d’accord avec ce que
tu as dit sur la notion précoce et centrale des « chaînes de sociétés » dans ce
que j’ai voulu faire. Effectivement, cela part des Négociants de la savane.
Cette expression était déjà présente dans la conclusion de cet ouvrage un peu
enfoui maintenant sous des sédiments – la BNF voulait le rééditer en version
numérique mais j’ai refusé parce qu’en fait c’est un ouvrage ancien, et il
faudrait le remanier complètement –, mais en tout cas c’est vrai que c’était
déjà là et c’est quelque chose qu’on retrouve, et tu l’as très bien montré, dans
Logiques métisses et aussi dans Branchements, parce qu’effectivement la
notion de branchements, je suis tout à fait d’accord avec toi, est équivalente à
celle de « chaînes de sociétés » au sens où pour moi il n’y a jamais d’identités
« locales ».
L’identité locale, ça n’existe pas, quelle que soit l’époque considérée. Ce
n’est pas seulement à notre époque de globalisation ou de mondialisation
qu’on peut se constituer une identité culturelle à la carte, en allant puiser par
exemple sur internet tous les éléments identitaires dont on a besoin. C’était
également vrai aux époques anciennes, en particulier à l’époque précoloniale
pour ce qui est de l’Afrique de l’Ouest que je connais un peu. Je crois donc
qu’on ne peut pas penser les identités « ethniques » précoloniales sans les
insérer ou sans prendre en compte l’ensemble, le continuum socioculturel
dans lequel elles s’insèrent. Tu as dès lors tout à fait raison de dire qu’avant
d’être un déconstructeur ou un destructeur, j’ai tâché de construire une pensée
de ce continuum... D’ailleurs le terme déconstruction qui a été introduit en
France par Derrida à travers Gérard Granel traduisait le terme de destruction
chez Heidegger. Mais effectivement on m’a accusé de détruire, de mettre à
bas la discipline, ce qui est mal, évidemment, tout le monde le sait, mais en
oubliant de mentionner, comme tu l’as rappelé, que c’était à partir des travaux
de terrain que j’avais été amené à opérer cette déconstruction pour proposer
de nouveaux outils conceptuels plus aptes à cerner les réalités exotiques
52 ANTHROPOLITIQUES

auxquelles on était confronté. Du reste, je n’ai pas été le seul à opérer ce


travail de déconstruction. Au cœur de l’ethnie était un ouvrage collectif et
donc on a effectivement été un certain nombre à opérer cette déconstruction, à
la même époque, autour des années 80, à partir d’enquêtes de terrain réalisées
en Afrique de l’Ouest ou en Afrique centrale pour ce qui est du Rwanda et du
Burundi.
Je rappelle ça, et je répète ce que tu as dit, pour ajouter de l’eau à ton
moulin et à notre moulin, parce qu’en fait avant de partir sur le terrain, j’ai
hésité entre Lévi-Strauss et Balandier. Je ne savais pas très bien comment me
situer dans les années 60. J’assistais aux séminaires de Lévi-Strauss, j’étais
fasciné par son agilité intellectuelle et en même temps j’éprouvais quelques
craintes parce que lui-même était fasciné par les mathématiques et voulait
appliquer les modèles mathématiques aux structures de parenté, et moi je n’ai
jamais été bon en mathématiques et ça me faisait un peu peur. À l’époque je
balançais donc entre Lévi-Strauss et Balandier. Balandier c’était l’historicité,
la situation coloniale, le politique, etc., donc ça correspondait bien à l’enga-
gement tiers-mondiste de ma génération, mais c’est vrai qu’il y avait
parallèlement une mécanique, c’est le cas de le dire, parce que Lévi-Strauss
opposait le modèle mécanique des structures de la parenté aux nouvelles
statistiques, il y avait donc chez lui une mécanique qui était extrêmement bien
huilée, extrêmement séduisante sur le plan intellectuel. C’est quelqu’un de
très brillant, donc j’hésitais. Et c’est en fait en débarquant au Mali, en
commençant à faire mes enquêtes sur ces fameux commerçants Koroko et
puis ensuite en travaillant sur les Peuls, les Bambaras et les Malinkés, que je
me suis rendu compte que le structuralisme ça ne marchait pas et qu’il fallait
donc trouver autre chose. C’est là que j’ai donné raison à Balandier et aussi à
Meillassoux qui m’avait aiguillé sur ce terrain de recherche. Si j’ai travaillé
sur les commerçants ouest-africains à longue distance c’est à la suite de
l’invitation qui m’avait été faite par Meillassoux de travailler là-dessus, même
si j’ai pris mes distances à travers ma critique de la notion d’autosubsistance.
À la suite de ce travail de terrain, je me suis engagé dans une déconstruction
des catégories et une tentative de trouver d’autres paradigmes, d’autres
concepts plus aptes à rendre compte de ces phénomènes.
C’est vrai que la notion de chaînes de sociétés n’a pas connu un succès
phénoménal, mais je n’ai pas à me plaindre de façon générale sur ce qui
concerne la réception de mes travaux : d’abord, j’ai publié un certain nombre
d’ouvrages chez des éditeurs reconnus, sur la place de Paris, et plusieurs
d’entre eux ont été réédités en livre de poche, ce qui prouve qu’ils ont eu
quand même une certaine audience – audience qui aussi a sans doute contri-
bué au rejet dont j’ai été victime de la part de la profession anthropologique
parce que quand on publie des ouvrages et que ces ouvrages se vendent, ça
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 53

fait forcément des jaloux, et plus on écrit plus on se fait des ennemis. Dès
qu’on écrit une ligne on se fait déjà un ennemi alors quand on écrit plusieurs
livres...
D’autre part, j’appartiens à un courant de l’anthropologie, issu de Georges
Balandier, qui a été toujours dominé au sein de l’anthropologie française.
Balandier a fait une belle carrière d’une certaine façon : très jeune il était déjà
directeur d’études à l’EPHE – à l’époque ce n’était pas l’EHESS – ensuite il a
été élu professeur à la Sorbonne, il a dirigé la direction sociologie de
l’ORSTOM, il a été à Sciences Po, etc., donc c’est quelqu’un qui avait une
position dominante dans le champ, comme dirait l’autre, mais il n’était pas
pour autant considéré comme un anthropologue appartenant au mainstream
de l’anthropologie par le reste de la profession. Lui-même se qualifiait de
sociologue et de surcroît il s’est fâché avec Lévi-Strauss et c’est ce dernier qui
a été élu au Collège de France et qui a toujours empêché que Balandier y soit
élu à son tour ; du coup ce sont les Lévi-straussiens qui ont occupé le devant
de la scène et qui l’occupent encore. On sait que la Chaire d’anthropologie du
Collège de France et le Laboratoire d’anthropologie sociale sont occupés par
un disciple de Lévi-Strauss, Philippe Descola, et que le département de la
recherche du Quai Branly est occupé par son épouse, Anne-Christine Taylor.
(L’anthropologie ça marche finalement par couples : il y a eu Marc Augé-
Françoise Héritier à une certaine époque, maintenant c’est Philippe Descola et
Christine Taylor, enfin peu importe, ça c’est pour l’anecdote !) En tout cas il
y a une domination des structuralistes, des héritiers de Lévi-Strauss sur
l’anthropologie française, ce qui explique que des idées comme celles que je
défends, même si je ne suis pas le seul à les défendre, ne dominent pas
effectivement dans le champ anthropologique et en particulier dans la façon
dont on rend compte des ouvrages d’anthropologie, par exemple dans les
médias, que ce soient les journaux, la télévision, etc. Mais d’une certaine
façon c’est quelque chose dont je me réjouis. Je préfère avoir une position en
retrait et subordonnée et continuer à travailler dans le sens où je travaille. Je
viens par exemple de finir un livre sur le tourisme chamanique en Amazonie
qui va sûrement encore m’attirer un certain nombre d’amis, j’en suis
persuadé, mais en définitive je crois que c’est une bonne chose, et au fond
cette position d’opposant historique me satisfait.
Bernard Traimond : Deux petites questions. La première c’est que,
comme Jean-Loup nous empêche de parler d’ennemis, il y a des collègues,
dont je ne dirai pas évidemment les noms, qui parlent d’ethnicité. Alors, ça
marche pareil, même si ce n’est pas le même nom. Et c’est intéressant ce
glissement, d’autant plus que je me suis aperçu il n’y a pas très longtemps, en
relisant Jean-Loup, que c’était aussi la proposition que faisait Montandon, de
ne plus parler d’ethnie mais d’ethnicité. Donc, ça c’est la première chose, je
54 ANTHROPOLITIQUES

ne sais pas si vous avez des avis là-dessus. La deuxième question : est-ce que
Jean-Loup Amselle est postmoderne ?
J.-L. Amselle : Il faudrait que tu rappelles qui était Montandon.
B. Traimond : Montandon c’était entre autres celui qui a organisé
l’exposition sur les juifs en 41, et qui a été exécuté en août 44.
J.-L. Amselle : Tu as dit l’essentiel sur les motivations d’un tel glisse-
ment. Pour répondre à ta deuxième question, d’abord je crois que la notion de
postmodernisme c’est un chiffon rouge qu’on agite comme ça pour faire peur,
surtout en France, parce qu’il ne faut pas être postmoderne. Sinon, je ne crois
pas être postmoderne au sens du postmodernisme tel qu’il a pu apparaître
après 68, chez Lyotard ou dans la French theory ou bien les Cultural Studies,
non, je ne pense pas.
Au contraire, pour me référer à la communication d’Anne Doquet, je
pense que je ne suis pas un pur déconstructeur, et je ne suis même pas un
déconstructeur au sens de Derrida. J’ai utilisé le terme de déconstruction dans
Au cœur de l’ethnie, mais à l’époque je n’avais même pas lu Derrida, je ne
savais pas ce que voulait dire Derrida en utilisant ce terme. En ce sens je ne
suis ni postmoderne, ni un déconstructeur derridien. Simplement je suis un
anthropologue critique plutôt que déconstructeur, critique des catégories qui
sont utilisées par la discipline, et donc soucieux de trouver d’autres concepts
ou d’autres paradigmes. De plus je pense que si être postmoderne en anthro-
pologie, c’est considérer que toutes les sociétés et les cultures ne sont que le
résultat d’un empilement de textes, les uns sur les autres, je pense que là non
plus je ne suis pas postmoderne. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de mettre en
évidence l’historicité des sociétés, qu’on peut appeler également agency pour
recourir à un terme nord-américain, mais en aucun cas on ne peut pas
m’assimiler à ce qu’on entend par postmodernisme aux États-Unis, même si
effectivement à une certaine époque j’ai été séduit par les analyses de James
Clifford, en particulier Writing Culture ou bien The Predicament of Culture
qui sont à mon avis des ouvrages importants et qui le restent, au-delà du fait
qu’on ait rangé James Clifford dans les postmodernes...
Nicolas Martin-Granel : Je m’interroge sur ce « flop » des « chaînes de
sociétés », tel qu’il se trouve lancé par toi sur le marché des idées : ce sont des
concepts, mais aussi des métaphores. « Chaînes » ça n’a pas marché
apparemment, mais « métissage » par contre ça a fait florès, et puis du coup
tu as fait marche arrière quand tu as constaté qu’il y avait quand même de
l’ambiguïté derrière. Pourquoi ça marchait en effet ? Parce qu’il y avait le
biologisme qui revenait par la fenêtre. « Chaînes », effectivement, je pense
qu’il y avait la pensée sur le continuum, mais « chaînes » se télescopait aussi
avec « la chaîne de l’esclavage », la « chaîne de la mémoire », qui étaient
LES « CHAÎNES DE SOCIÉTÉS » 55

alors des métaphores émergentes. Je crois que c’est un petit peu dur à porter
comme métaphore, sans compter le chaînon manquant...
Et puis « branchement », et « brancher » ou « décrocher »... on cherche à
chaque fois la bonne image, bonne à penser pour trouver le lien sans retomber
dans le binaire. Tu m’as présenté Meschonnic qui lui aussi ferraillait contre le
structuralisme, et dont la pensée n’a pas non plus été vraiment admise ; on l’a
pris également pour un déconstructeur, c’est quand même intéressant de vous
mettre en relation. Autant « chaîne », en pragmatique, ça marche, ça
fonctionne bien, mais pourquoi « chaîne » n’a-t-il pas fonctionné en anthro-
pologie ? Je pose la question mais il n’y a sûrement pas de réponse, car cela
concerne la difficulté d’élaborer des concepts ou les métaphores sans passer
par l’image. Et je me demandais aussi, je n’ai pas relu Au cœur de l’ethnie,
mais est-ce que le concept d’identité était déjà là dans Au cœur de l’ethnie ?
J.-L. Amselle : Sur le premier point, à savoir pourquoi la notion de
« chaînes de sociétés » n’a pas marché, je pense qu’au-delà de la forme même
du syntagme, c’est l’idée que les sociétés africaines précoloniales tradition-
nelles n’étaient pas des ethnies isolées ou isolables qui n’a pas pris. Parler de
sociétés précoloniales, c’est d’ailleurs déjà une approche historicisante...
Souvenons-nous que jusque les années 70, peut-être même jusque dans les
années 80, les sociétés africaines étaient traitées comme appartenant à une
espèce de permanent présent ethnographique ; dans les monographies on
parlait des Malinkés, des Dogons, des Bambaras, des Baoulés, des Chokwé
ou de je ne sais qui sur le mode de l’éternité, c’est-à-dire comme de sociétés
qui avaient toujours existé sous la même forme. Donc parler de chaînes des
sociétés à l’époque précoloniale, c’était mettre en avant que les sociétés
étaient reliées les unes aux autres, non pas à la façon Lévi-Strauss, c’est-à-dire
à la façon des structures élémentaires. En effet, pour Lévi-Strauss, il y a des
parentés entre sociétés, qui peuvent être situées à des milliers de kilomètres de
distance, par le biais de structures, de catégories kantiennes, de formes
a priori de l’entendement sociologique à l’intérieur desquelles les sociétés
choisissent en quelque sorte... donc il y aurait un ensemble fini, un ensemble
limité de choix que font les différentes sociétés. Mais moi je mettais plutôt
l’accent sur les relations des sociétés entre elles, des sociétés voisines situées
dans un espace régional voisin. Et donc cette idée allait à l’encontre de la
démarche anthropologique ou ethnologique traditionnelle qui ne s’occupait
ou n’appréhendait que des isolats. À l’époque, dans les années 60, on
envoyait les anthropologues dans un village et le village valait pour le tout.
On envoyait par exemple les anthropologues dans un village baoulé et ce
qu’ils étudiaient dans le cadre de ce village ça valait pour l’ethnie toute
entière. Donc, je crois que cette idée de circulation d’items, d’énoncés, et
aussi de produits entre des sociétés voisines était irrecevable à l’époque par
56 ANTHROPOLITIQUES

les anthropologues. Les sociétés ouest-africaines, et Anne Doquet est aussi


bien placée sinon mieux que moi pour le savoir, étaient considérées comme
des sociétés d’une part atemporelles, et d’autre part complètement vierges de
tout contact avec les grandes religions universalistes, ne parlons pas du
Christianisme, mais de l’Islam. Les seuls qui s’occupaient de l’Islam dans les
sociétés ouest-africaines c’étaient les historiens et les politologues. À
l’époque les anthropologues non seulement ne s’occupaient pas de l’Islam,
par exemple chez les Dogons on sait que l’Islam joue depuis belle lurette un
rôle très important dans cette société, mais ça allait plus loin parce que les
ethnologues à l’époque accusaient l’Islam d’être coupable d’un certain
nombre de maux qui affectaient les sociétés traditionnelles africaines comme
la mendicité et la prostitution. Je le sais car j’ai commencé à travailler au Mali
sous la férule de Germaine Dieterlen. L’Islam était rejeté par les anthro-
pologues africanistes au nom de ce qu’on pourrait appeler, pour utiliser une
expression contemporaine, du nivellement culturel, du dessèchement qu’il
provoquait dans le vieux fond culturel négro-africain. C’est d’ailleurs une
idée qu’on retrouve aussi chez Balandier dans L’Afrique ambiguë : la
croyance à un vieux fond traditionnel qui se perpétue à travers le temps, et
donc une espèce de solidité de ces sociétés africaines qui est menacée par les
religions universalistes et notamment l’Islam, et ça n’est que depuis très peu
de temps que les anthropologues travaillent sur l’Islam dans les sociétés
négro-africaines.
Et ça me fait penser que voici peu de temps encore il y a eu une tribune
dans le journal Libération, écrite par un anthropologue pour qui, par ailleurs,
j’ai beaucoup d’estime, et que je ne nommerai pas, à propos de la nécessité
pour la France d’intervenir au Mali. Il mettait en avant que les sociétés
africaines traditionnelles pratiquaient un Islam quiétiste, tranquille, bon
enfant, totalement contradictoire au jihadisme pratiqué par les Touaregs du
nord du Mali. Même chez les anthropologues qui sont par ailleurs très
attentifs au politique, à l’historicité des sociétés africaines, il y a une
permanence des vieux stéréotypes coloniaux sur les sociétés africaines.
3
Présences de Sartre
(et adieux à Lévi-Strauss)*

Anthony MANGEON
et Bernard TRAIMOND**

Dans le paysage universitaire français, l’anthropologie reste une discipline


relativement récente. L’une des dates marquantes de son institutionnalisation
fut l’élection, en 1960, de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) au Collège de
France, et la création concomitante du Laboratoire d’anthropologie sociale,
mais jusque dans les années soixante-dix la formation philosophique demeura
la principale voie d’accès aux sciences sociales comme spécialisations au
terme d’un cursus1.
Lorsque Jean-Loup Amselle fit sa propédeutique, dans les années soixante,
un double magistère s’imposait donc à lui comme à la plupart de ses condis-
ciples : il y avait d’une part l’ascendant de Lévi-Strauss sur la recherche
ethnologique, et d’autre part l’emprise de Sartre sur la pensée philosophique.
L’œuvre de ce dernier se développait dans presque tous les genres (romans,
théâtre, essais...), à l’exception de la poésie, et Sartre incarnait de surcroît une
double lutte – contre l’antisémitisme, et contre le colonialisme – pour une

* Ce titre renvoie à la contribution de Jean-Paul SARTRE (1905-1980) au premier


numéro de Présence Africaine : « Présence noire » (n° 1, octobre-novembre 1947,
p. 28-29). Notre sous-titre rappelle quant à lui un ouvrage d’Alban BENSA (Après
Lévi-Strauss, pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Éditions Textuels,
2010, 128 p.) dont la troisième partie porte un titre tout à fait amsellien
(« L’anthropologue et le politique »).
** Université de Bordeaux.
1. Susan Carol ROGERS, « L’anthropologie en France », Terrains, n° 39,
septembre 2002, p. 141-162.
58 ANTHROPOLITIQUES

génération alors fortement marquée par le tiers-mondisme et le combat pour


les indépendances africaines2.
À côté de cette œuvre prolifique, celle de Lévi-Strauss se limitait encore à
Tristes tropiques (1955) et à quelques travaux académiques, mais elle n’en
suscitait pas moins l’enthousiasme – y compris celui de Sartre lui-même3.

2. Sur tout cela, voir Jean-Loup AMSELLE, « De la déconstruction de l’ethnie au


branchement des cultures : un itinéraire intellectuel », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 185, 2010, p. 96-113 ainsi que les diverses séquences auto-
biographiques dans ses travaux, notamment L’art de la friche (2005), L’Occident
décroché (2008) et Rétrovolutions (2010). Dans un numéro spécial des Temps
Modernes, Claude LANZMANN rappelle quel « événement fondateur » constitua la
parution des Réflexions sur la question juive en 1946 : « La question qui se posait à
nous, juifs de France rescapés du grand massacre – et quels qu’aient pu être les
avatars ou les aberrations de nos destins individuels qui nous permirent d’échapper
à la destruction –, était celle-ci : comment continuer à vivre dans ce pays parmi ces
hommes et ces femmes, nos compatriotes, dont nous savions qu’ils avaient au
moins accepté, dans leur majorité, que pendant ces quatre années nous fussions
devenus “autres”, exclus de cette communauté nationale à laquelle – sans que rien
ne se soit vraiment passé dans les profondeurs – on nous réintégrait soudain. [...]
“Comment leur sourire, comment retrouver ma confiance en eux, comment leur
parler, vivre, coexister avec eux à égalité ?” [...] Sartre nous réconcilia tout à la fois
avec la France et avec notre situation de juifs » (« Notre Sartre », 60e année, n° 632-
634, juillet-octobre 2005, p. 7-8). Jean-Loup AMSELLE, qui se définit lui-même
comme un « rescapé » dans L’Occident décroché, exprime un sentiment similaire à
celui de Lanzmann (« Nous avions honte de la France, honte d’être français »,
p. 54) avant de souligner que ce « malaise et le décrochage juifs par rapport à la
société française environnante et particulièrement par rapport à la France “bien
pensante”, ont trouvé un exutoire de choix dans le militantisme tiers-mondiste de
cette époque », plaçant cette dernière « sous le signe de la galaxie Fanon-Sartre »
(ibid.). Sartre appuyait notamment sans retenue le Front de libération nationale en
Algérie et appelait même à l’insoumission avec le fameux « Manifeste des 121 »
paru en septembre 1960. Son ami Francis Jeanson dirigeait un réseau d’aide au FLN
algérien, les fameux « porteurs de valise ». Un texte de soutien attribué à Sartre fut
lu lors de son procès (Hervé HAMON et Patrick ROTMAN, Les porteurs de valise,
Paris, Seuil, coll. « Points », 1982, p. 301-306).
3. Dans un hommage à Jean Pouillon (1916-2002), paru dans la revue L’Homme,
Michel IZARD cite un entretien de ce dernier paru dans Libération (8 avril 1993) où
il rapportait un propos de Sartre sur Tristes Tropiques : « Ce livre est formidable,
vous devriez le lire et écrire un article pour la revue. Je l’ai lu et j’ai lu tout ce que
Lévi-Strauss avait écrit en français et en anglais depuis Les structures élémentaires
de la parenté » (« Comme en passant », L’Homme, n° 143, 1997, p. 31-36).
L’article de Jean POUILLON (« L’œuvre de Claude Lévi-Strauss ») a paru dans Les
Temps Modernes en 1956 (n° 126, p. 150-173) ; il avait été précédé d’une critique
en termes marxistes des Structures élémentaires de la parenté par Claude Lefort
(« L’échange et la lutte des hommes », Les Temps Modernes, n° 64, p. 1400-1417).
Dans leur article sur « La polémique Sartre / Lévi-Strauss revisitée. Aux sources
des sciences sociales d’aujourd’hui », Christian DELACAMPAGNE et Bernard
TRAIMOND rappellent par ailleurs que Sartre et Lévi-Strauss se connaissaient
probablement depuis les années 1930, et ils citent les multiples éloges que Sartre fit
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 59

Proche de ce dernier et du philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961),


Lévi-Strauss avait par ailleurs personnellement contribué à la revue Les
Temps Modernes en y signant trois articles (« Le sorcier et sa magie »
en 1949, « Le père noël supplicié » en 1952, et « Diogène couché » en 1955,
en réponse à une critique de son opuscule Race et Histoire par Roger
Caillois), parallèlement à l’analyse d’un texte magico-religieux où la cure
chamanique opérait un peu à la manière de la psychanalyse existentielle
théorisée par Sartre à la fin de L’Être et le Néant 4. L’essai « Le sorcier et sa
magie » replaçait quant à lui les phénomènes de « guérison magique » dans le
cadre d’une totalité sociale en constante transformation, proposant un schéma
interactionniste qui annonçait ceux auxquels Sartre aurait bientôt recours dans
sa Critique de la raison dialectique 5.
Ces quelques textes anticipaient ainsi les travaux qui se réclameront par la
suite d’une « anthropologie sartrienne6 ». Le premier article de Lévi-Strauss
dans Les Temps Modernes peut notamment être lu comme une véritable
introduction à Les mots, la mort, les sorts (1977) de Jeanne Favret-Saada, qui
en prolongera vingt-cinq ans plus tard les grandes lignes.
À l’instar de cette dernière, ou encore de Gérard Althabe (1932-2004),
c’est cependant vers Georges Balandier que Jean-Loup Amselle se tourna
lorsqu’il s’engagea dans ses études doctorales. Il est récemment revenu sur ce
choix dans un article des Actes de la recherche en sciences sociales ainsi que
dans un chapitre de L’Anthropologue et le politique.

« Au cours de mes études, j’ai été séduit par la belle ordonnance des
analyses lévi-straussiennes qui correspondaient d’ailleurs parfaitement aux

à Lévi-Strauss dans sa Critique de la raison dialectique (Les Temps modernes,


n° 596, novembre-décembre 1997, p. 10-11).
4. « L’efficacité symbolique », d’abord publié dans la Revue de l’histoire des religions
(1949, n° 135, p. 5-27) et repris plus tard dans L’Anthropologie Structurale (1958),
à la suite du « Sorcier et sa magie » (Paris, Plon, coll. « Pocket », 1985). LÉVI-
STRAUSS y montre que « la cure consisterait donc à rendre pensable une situation
donnée d’abord en termes affectifs : et acceptables pour l’esprit des douleurs que le
corps se refuse à tolérer. (...) Mais la malade, ayant compris, ne fait pas que se
résigner : elle guérit » (p. 226), souligne-t-il, avant de conclure sur les similitudes
entre psychanalyse et chamanisme (p. 230-234). Jean-Loup AMSELLE revient lui-
même sur les « caractéristiques communes entre cure psychanalytique et cérémonie
chamanique », dans Psychotropiques (Paris, Fayard, 2013, p. 71-73), mais sans
jamais citer LÉVI-STRAUSS. Nous y reviendrons dans notre conclusion.
5. Sur tout cela, voir C. DELACAMPAGNE et TRAIMOND, art. cit., p. 29-30.
6. Gérard ALTHABE (1932-2004), Jeanne FAVRET-SAADA (née en 1934), de plus
jeunes aussi – Éric CHAUVIER (né en 1971), Julie CAMPAGNE, Myriam CONGOSTE,
Colette MILHÉ entre autres – en France ; mais aussi, aux États-Unis : Erving
GOFFMAN (1922-1982), Vincent CRAPANZANO (né en 1939) ou Michael JACKSON
(né en 1940).
60 ANTHROPOLITIQUES

interprétations que Louis Althusser et Maurice Godelier nous donnaient de


l’œuvre de Marx. M’attiraient particulièrement Les Structures élémentaires de
la parenté et Anthropologie structurale qui paraissaient être le pendant, dans le
domaine anthropologique, des travaux de l’auteur du Capital dans le domaine
économique. Mais dès mon premier contact avec le terrain, je fus frappé par
l’historicité des sociétés maliennes. Ballottées par l’histoire, insérées dans de
grandes formations étatiques qui ne cessaient de s’édifier et de s’effondrer,
pénétrées par l’islam, ces sociétés, et particulièrement les ethnies peule,
bambara et malinké du Mali, ne me semblaient pas être passibles d’une
analyse structurale. Et je donnai alors raison à Georges Balandier qui n’avait
cessé de mettre en avant le dynamisme profond des sociétés africaines et le
caractère déterminant de la situation coloniale7 ».

Amselle semble donc s’être éloigné de Lévi-Strauss au moment même où


il prenait ses distances avec les tenants d’une « anthropologie marxiste » à
laquelle il s’était exposé sans jamais vraiment y adhérer8. Plusieurs ethno-
logues – Maurice Godelier, mais aussi Claude Meillassoux, Emmanuel
Terray, Pierre-Philippe Rey – présentaient en effet, dans les années soixante-
dix, les sociétés exotiques au prisme des « modes de production », un concept
économique central dans la lecture que Louis Althusser et ses disciples
(Étienne Balibar, Pierre Macherey) proposaient alors de Marx dans Lire le
capital (1966). Quand le débat entre Balandier et les « marxistes » a surgi9,
Amselle a choisi le premier et ce choix fondateur a par la suite largement
orienté son « itinéraire intellectuel10 ».

7. « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire


intellectuel », op. cit., p. 98 ; voir également « Georges Balandier et l’historicité des
sociétés africaines », dans L’anthropologue et le politique (Fécamp, Nouvelles
Éditions Lignes, 2012, p. 49-51).
8. « J’ai moi même déserté le marxisme à l’époque de l’“articulation des modes de
production” avant d’y revenir récemment » (AMSELLE, L’ethnicisation de la
France, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2011, p. 26).
9. « C’est alors qu’il va y avoir le moment de l’anthropologie marxiste et une rupture
dure avec Balandier. Et je me souviens très bien lors de la thèse de Pierre-Philippe
Rey, il y a eu un débat, un débat très dur où Balandier était considéré comme un
réac, tu vois, dans la mesure où les autres étaient porteurs d’un marxisme
althusserien pur et dur » (Entretien de Bernard Traimond avec Gérard Althabe,
27 avril 2004).
10. « Ayant choisi pour terrain le Mali, je décidai d’étudier une communauté marchande
dans une perspective historique et anthropologique. [...] J’avais également
l’ambition d’élaborer une théorie marxiste du commerce à longue distance. Le
marxisme représentait alors, comme l’a dit Sartre, “l’indépassable philosophie de
notre temps”. [...] Mais l’analyse de l’objet que j’avais choisi d’étudier – la mise en
relation des sociétés par le commerce à longue distance – se montrait rebelle au
traitement marxiste que je voulais lui faire subir. On sait que le marxisme partage
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 61

Ce choix entrait également en résonance avec une autre rupture majeure


pour l’évolution des sciences sociales en France : il s’agit du profond
désaccord que, dans son chapitre final de La pensée sauvage (1962), Lévi-
Strauss exprimait avec Sartre et sa Critique de la raison dialectique (1960),
en accusant notamment le philosophe de trahir la pensée de Marx sur les
rapports entre raison analytique et raison dialectique11. Selon Sartre, en effet,
la raison analytique – à l’œuvre dans les sciences de la nature – se caractérise
par la manière dont elle isole mécaniquement les éléments dont se compose le
monde, afin d’étudier chacun d’eux un par un, en l’abstrayant des autres.
Sartre lui oppose la raison dialectique, laquelle se veut « totalisante » et
« synthétique » puisque son champ d’investigation et d’application est avant
tout le réel social, lui-même vaste processus de « totalisation permanente ».
Contre cette conception sartrienne d’une opposition absolue entre les
deux raisons, et d’une préséance de la seconde sur la première, Lévi-Strauss
prônait une distinction relative mais surtout un véritable renversement de
perspective12, considérant en effet la raison dialectique comme une modalité
encore inaboutie de la pensée sauvage13, et comme une simple transition vers
l’exercice de la seule raison valable qui soit – à savoir la raison analytique,

avec l’ordinaire sociologique cette constante qui consiste à toujours mettre au


premier plan le “mode de production” [...]. Or j’avais précisément choisi d’exa-
miner les relations intersociétales, approche qui ne ressortit pas au domaine d’étude
habituel de la sociologie ou de l’anthropologie. Seul le structuralisme [...] prétendait
rendre compte, au-delà des différences culturelles, de régularités profondes même
s’il construisait un rapprochement purement hypothétique, comparant des sociétés
qui n’ont, le plus souvent, jamais entretenu de rapports effectifs. [...] Pour échapper
[...] à la problématique du mode de production conçu dans sa fixité, je rédigeai alors
un article intitulé “Le fétichisme de la société” (1979) qui essayait de définir les
impasses auxquelles menait une conception figée du marxisme. Lorsque je relis ce
texte, j’y trouve l’annonce des travaux effectués récemment : l’accent mis sur les
rapports de force, les conjonctures et les production des rapports sociaux – au
détriment de la reproduction – doit sans doute davantage à Balandier, Touraine et
Castoriadis qu’à Marx » (« De la déconstruction de l’ethnie au branchement des
cultures : un itinéraire intellectuel », op. cit., p. 97-98).
11. Voir DELACAMPAGNE et TRAIMOND, op. cit., p. 11-13. Nous reprenons ici leur
résumé du débat.
12 « L’orientation marxiste conduit à une vue différente : l’opposition entre les
deux raisons est relative, non absolue ; elle correspond à une tension, au sein de la
pensée humaine, qui subsistera peut-être indéfiniment en fait, mais qui n’est pas
fondée en droit » (LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage [1962], Paris, Plon, coll.
« Pocket », 1985, p. 293).
13 « La pensée sauvage est totalisante ; en fait elle prétend aller beaucoup plus loin dans
ce sens que Sartre ne l’accorde à la raison dialectique [...]. Nous pensons que, dans
cet intransigeant refus de la pensée sauvage que rien d’humain (et même de vivant)
puisse lui demeurer étranger, la raison dialectique découvre son vrai principe »
(ibid., p. 292).
62 ANTHROPOLITIQUES

majeure et dominante chez Marx lui-même14. Tandis que Sartre affirmait que
les sciences sociales (elles-mêmes placées sous la domination de l’histoire)
relevaient au final d’une approche différente des sciences de la nature, Lévi-
Strauss croyait à rebours en la possibilité de réduire, par le moyen d’une
raison unique et unifiante, les premières aux secondes. Intitulé « Histoire et
dialectique », le chapitre final de La Pensée sauvage marquait donc bien une
fracture entre la pensée de Sartre et celle de Lévi-Strauss, suivant une série de
préséances complètement opposées et accordées, chez le premier, à l’histoire,
à la dialectique et aux relations sociales, et donc à la philosophie et aux
sciences sociales, mais restituées chez le second à la nature, aux sciences et
aux structures fondamentales de l’esprit humain, offrant dès lors la priorité à
l’étude des « sociétés sans histoire » et de leurs mythes.
Pour mieux comprendre cette tension fondatrice, dans l’œuvre d’Amselle,
entre les magistères concurrentiels de Lévi-Strauss et de Balandier, d’une
part, et d’autre part la tentation constante d’une anthropologie sartrienne, nous
voudrions reconstituer la genèse de deux de ses livres, Au cœur de l’ethnie
(1985) et Branchements (2001). Nous montrerons notamment qu’ils résultent
d’enquêtes guidées par les choix épistémologiques de Sartre, tels qu’on les
trouve exposés dans son Esquisse d’une théorie des émotions (1938) et sa
Critique de la raison dialectique (1960). Nous retracerons ainsi le chemin
parcouru par Amselle, en présence de Sartre et contre Lévi-Strauss, en
marquant trois étapes essentielles : la critique des catégories de l’anthro-
pologie, le choix d’une démarche, et enfin l’inscription dans une certaine
conception de l’histoire.

La critique des catégories

Publié en 1985 sous la direction de Jean-Loup Amselle et d’Elikia


M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie a ouvert dans l’anthropologie française la
boîte de Pandore de la critique. L’ouvrage effectue en effet un travail de

14. « Pour nous, la raison dialectique est toujours constituante : c’est la passerelle sans
cesse prolongée et améliorée que la raison analytique lance au-dessus d’un gouffre
dont elle n’aperçoit pas l’autre bord tout en sachant qu’il existe, et dût-il constam-
ment s’éloigner. Le terme de raison dialectique recouvre ainsi les efforts perpétuels
que la raison analytique doit faire pour se réformer, si elle prétend rendre compte du
langage, de la société et de la pensée ; et la distinction des deux raisons n’est
fondée, à nos yeux, que sur l’écart temporaire qui sépare la raison analytique de
l’intelligence de la vie » (ibid.).
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 63

déconstruction selon deux démarches qui n’ont pourtant rien d’original en


elles-mêmes, à savoir « la critique externe » (reconstituer l’histoire d’un
document ou d’un support de la pensée, ici la notion d’ethnie), et « la critique
interne » (tâcher d’en cerner et expliciter les usages justifiés). Pour un
échantillon tout à fait caractéristique de cette double démarche, on peut relire
la contribution personnelle d’Amselle à l’ouvrage (« Ethnie et espace : pour
une anthropologie topologique »). Du point de vue de la critique interne,
l’auteur y examine l’espace – réversible à la différence du temps – de divers
objets constitutifs de l’ethnie (les échanges, les États, la langue, la culture) et
il constate que chacun de ces domaines – même si celui de « culture » n’est
pas des plus précis – dispose d’un espace spécifique qui ne se superpose pas
aux autres. La notion d’ethnie lui apparaît en revanche le plus souvent
convoquée pour faire coïncider ou juxtaposer ces différents espaces, et elle
exprimerait ainsi des conceptions fausses. Cette notion se trouve dès lors
invalidée puisque les composantes – contradictoires – qu’elle recoupe ne
sauraient être, selon Amselle, désignées par un seul mot. Du point de vue de
la critique externe, le mot « ethnie » est également présenté comme un
« signifiant flottant », de nature essentiellement « performative » même si,
dans la réalité sociale, on peut de façon « parfaitement légitime se reven-
diquer Peul ou Bambara15 ». Apparemment contradictoires, ces propositions
issues de deux démarches antithétiques affirment donc non seulement l’im-
portance des mots, mais aussi celle des catégories indigènes, tout en mettant
en œuvre à leur propos une véritable critique historique. Amselle souligne la
nécessité de ne pas s’en tenir à la surface des paroles pour chercher à accéder,
autant que possible, au détail des pratiques dans des situations concrètes.

« Je n’entends pas formuler une interrogation philosophique sur


l’impossibilité d’accéder au réel mais proposer un nouveau paradigme.
L’entreprise de réélaboration à laquelle je me suis livré vise simplement à
saisir sociologiquement, historiquement et géographiquement le sens des mots
en effectuant une sorte de simulation onomastique. Mais l’absence de lien fixe
entre le terme et son référent ne signifie pas que les groupes n’existent pas.
Dans le travail de démontage de la notion d’ethnie, certains ont voulu voir une
entreprise de négation de l’existence des groupes. Or la construction des
groupes, loin d’être une preuve de leur facticité, renforce au contraire leur
existence16 ».

15. Au cœur de l’ethnie, Paris, La Découverte, 1985, p. 37.


16. « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire
intellectuel », op. cit., p. 103.
64 ANTHROPOLITIQUES

Cette attitude conduit à voir dans les discours des médiations pour accéder
à la connaissance de la réalité, mais cette insistance sur la dimension
fondamentalement relationnelle du social, et notamment des identités qu’il ne
faut appréhender qu’en situation, cela s’apparente fortement – de l’aveu
même d’Amselle – à du Jean-Paul Sartre17 !
Reprenons en effet les textes de ce dernier. Dès 1938, dans l’Esquisse
d’une théorie des émotions, Sartre pose que « la phénoménologie est l’étude
des phénomènes, non des faits » : « Par phénomène, il faut entendre “ce qui
se dénomme soi-même”, ce dont la réalité est précisément l’apparence18 ».
Ainsi Sartre appelle à enquêter, à écouter les locuteurs, leurs observations et
leurs propres présentations langagières de leurs pratiques. Parallèlement, il
dénonçait déjà sous l’appellation de « positivisme » la démarche qui croit
pouvoir atteindre la vérité par le seul respect d’une méthodologie posée
a priori. Pour étudier les êtres humains comme des choses, Henri Bergson
attribuait à Claude Bernard la découverte du célèbre schéma, hypothèse-
expérience-conclusion, repris par Émile Durkheim qui remplace simplement
l’« expérience » par les « statistiques19 ». Procédant à rebours, Sartre refuse,
dans sa Critique de la raison dialectique et notamment son introduction
Questions de méthode, toute notion qui « n’est pas tirée de l’expérience » et
qui n’« a pas (été) établie en étudiant la conduite des hommes particuliers20 ».
Ces formules conduisent avec évidence à l’enquête anthropologique, laquelle
s’attache en effet à enregistrer, transcrire et critiquer les propos des locuteurs,
acteurs et/ou témoins. Cette démarche exigeant la critique des catégories et
des informations rencontrées à toutes les phases de la recherche s’oppose
ainsi à l’utilisation d’un protocole dont le simple respect conduirait mécani-
quement à la « vérité scientifique ».

17. « S’il n’y a pas de groupes en soi, il n’existe que des groupes construits, chaque
groupe consistant en l’agrégation d’une collection d’individus qui parviennent à se
liguer pour faire reconnaître leur existence. On reconnaît là la démarche de Sartre »
(« De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire
intellectuel », op. cit., p. 102).
18. Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Le Livre de Poche, 1995 [1938], p. 22.
19. « La statistique nous fournit les moyens de les isoler [les faits sociaux] » (Émile
DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1938, p. 13).
Position également partagée par les marxistes et les structuralistes, ainsi que le
constate Lévi-Strauss lui-même : « Marx a enseigné que la science sociale ne se
bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la
sensibilité : le but est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés et les diffé-
rentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations
à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement » (Tristes Tropiques, dans
Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2008, p. 46).
20. Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 42.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 65

Désormais il n’est plus acceptable, bien que ce soit encore trop souvent
accepté21, d’utiliser des notions quelconques sans avoir préalablement
apprécié leur consistance. Certaines d’entre elles en meurent, d’autres s’en
trouvent au contraire renforcées... Or ce que nous allons à présent montrer,
c’est combien cette critique des sources s’opposait radicalement à la
démarche de Claude Lévi-Strauss.

Amselle face à Lévi-Strauss

La critique philosophique tente aujourd’hui d’atténuer les divergences


entre Sartre et Lévi-Strauss22. Frédérick Keck et Gildas Salmon insistent par
exemple sur « l’héritage commun de la phénoménologie et du structura-
lisme23 ». Le premier va jusqu’à comparer Tristes Tropiques (1955) à La
nausée (1938) au motif que l’un et l’autre récit parleraient du « voyage » et de
« l’ordinaire24 ». La polémique entre le philosophe et l’anthropologue fut
pourtant violente, au début des années soixante, même si Sartre n’a pas
daigné directement répondre aux critiques de Lévi-Strauss à sa Critique de la
raison dialectique. Cette polémique nous paraît dans les faits fondatrice des

21. Pour contourner l’obstacle, il est parfois procédé à un changement de vocabulaire,


comme le remplacement d’« ethnie » par « ethnicité » que préconisait déjà George-
Alexis MONTANDON (1879-1944), pour cautionner scientifiquement l’antisémitisme
(voir la note 5 de Jean-Loup AMSELLE dans Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 19).
Une autre stratégie fort utilisée en économie politique consiste à critiquer avec
précision telle ou telle notion, pour ensuite la reprendre comme si de rien n’était.
22. L’attitude cherchant à gommer les divergences suscitait déjà l’ironie d’Edmund
LEACH (Claude Lévi-Strauss, Paris, Seghers, 1970, p. 20), qui la comparait à celle
de personnages d’une comptine anglaise citée par Lewis Carroll : « Tweedledum
avec Tweedledee / Tenait à se battre en duel ; Tweedledum, en effet, disait que
Tweedledee / Lui avait abîmé sa nouvelle crécelle. / C’est alors qu’un sinistre et
monstrueux corbeau, / Sur eux fondant du haut du ciel, / Tant effraya nos
deux héros, / Qu’ils durent, sur-le-champ, oublier leur querelle » (Œuvres, Paris,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 160).
23. Gildas SALMON, « La réalité symbolique du social : retour sur le débat entre Sartre
et Lévi-Strauss », Philosophie, n° 115, Paris, Éditions de Minuit, automne 2012,
p. 59-74. On peut notamment réécouter leur table-ronde à la « Nuit Sartre » de
l’École Normale Supérieure, le 7 juin 2013. [http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=
1325]
24. Frédérick KECK, « L’aventure de l’ordinaire chez Sartre et Lévi-Strauss. La nausée
et Tristes Tropiques, une lecture croisée », dans Les Temps Modernes, n° 632,
Paris, Gallimard, juillet-octobre 2005.
66 ANTHROPOLITIQUES

choix que devaient effectuer plusieurs anthropologues – dont Amselle – dans


la deuxième moitié du XXe siècle.
L’attitude conciliatrice d’un Jean Pouillon (1916-2002) peut se
comprendre, qui fut tout la fois secrétaire de rédaction des Temps Modernes
et directeur de la revue L’Homme – vieil ami de Sartre, venu de la philo-
sophie, mais proche dans le même temps de Lévi-Strauss, et passé à l’ethno-
logie. Celle des commentateurs ultérieurs apparaît en revanche plus curieuse.
Pour occulter les divergences entre les deux penseurs, il faut en effet effectuer
trois opérations contestables. La première consiste à rester dans le seul
domaine de la philosophie, fût-elle anthropologique, afin de s’abstraire des
enquêtes et de leurs contraintes. La deuxième réclame l’adoption d’un « point
de vue divin » c’est-à-dire unique, distant et omniscient, ce à quoi invite en
effet Lévi-Strauss, mais que réfute au contraire Sartre. Enfin, ultime opération,
il faut ne s’attacher qu’au livresque, et rester ainsi dans le seul domaine de
« l’écrit » détaché de tout référent empirique et verbal, alors que le but
proclamé de l’anthropologie est de s’occuper des pratiques des êtres humains
et des expressions qu’ils leur donnent.
Qu’il y ait des convergences entre Sartre et Lévi-Strauss relève certes de
l’évidence. « Convaincu que les faits ne sont jamais des apparitions isolées,
que, s’ils se produisent ensemble, c’est toujours dans l’unité supérieure d’un
tout, qu’ils sont liés entre eux par des rapports intérieurs et que la présence de
l’un modifie l’autre dans sa nature profonde » : contrairement aux appa-
rences, cette phrase n’a pas été écrite par Lévi-Strauss, mais par Sartre à
propos de Marx25. Les deux auteurs s’accordent ainsi sur la réalité et la
suprématie d’une totalité dans laquelle s’inscrit tout élément empirique. C’est
peut-être de la part de Sartre une concession au marxisme, dont il se réclamait
en 1960 alors qu’il avait explicitement soutenu le contraire quand il présentait
le monde comme un ensemble d’« existants » disjoints en 193826.
Mais les désaccords explicités lors de la polémique entre la Critique de la
pensée dialectique en 1960 et La pensée sauvage en 1962 portent en revanche
sur une série de points essentiels pour les anthropologues. En voici le
catalogue sommaire.
1 – Le « point de départ » – selon Lévi-Strauss lui-même, dans La Pensée
sauvage – serait la place de la phénoménologie. Que l’essence d’un objet se
réduise à son apparence révulse en effet l’auteur de Tristes Tropiques, car cela

25. Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 26.


26. D’ailleurs, les anthropologues « sartriens » ont renoncé à inclure les résultats de
leurs enquêtes dans des totalités à l’exception notable d’Althabe (voir Bernard
TRAIMOND, Penser la servitude volontaire. Un anthropologue de notre temps,
Gérard Althabe, Éditions Le Bord de l’eau, Des mondes ordinaires, 2012, p. 65).
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 67

revient à postuler, entre le vécu et le réel, une continuité inadmissible pour la


science27.
2 – Inversement, la distance présentée comme garante de l’objectivité,
selon Lévi-Strauss, conduit à observer les êtres humains comme des
« fourmis » – une attitude que Sartre brocarde comme étant celle de
l’« esthète », mais que Lévi-Strauss revendique pleinement en tant que telle :
« Nous acceptons donc le qualificatif d’esthète », écrit-il, « pour autant que
nous croyons que le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer
l’homme, mais de le dissoudre28 ». Lévi-Strauss se garde bien toutefois de
répondre à l’analyse de Sartre lorsque ce dernier montre que même l’esthète
« se réalise comme membre d’une société » et qu’« à partir de là, la qualité de
ma perception dépend à la fois de mon attitude sociale et politique et des
événements contemporains29 ».
3 – Sartre caractérise la préséance accordée à l’étude de la nature sur celle
des hommes – qui n’en serait qu’une partie – comme un « matérialisme du
dehors ou transcendantal30 ». Or Lévi-Strauss souscrit à cette préséance,
quand Sartre refuse d’« écarter du monde » ce qu’il appelle « l’homme
concret, vivant, avec ses relations humaines, ses pensées vraies ou fausses, ses
actes, ses objectifs réels31 ».
4 – Dans ce contexte, les catégories indigènes doivent-elles être consi-
dérées dans leur agencement (c’est l’option de Lévi-Strauss) ou, au contraire
comme l’expression, souvent maladroite mais toujours significative, de
pratiques (c’est le point de vue de Sartre) ?
5 – Le « point d’arrivée » serait, dès lors, l’objet de l’anthropologie : doit-
elle rechercher le fonctionnement de l’esprit humain, question classique de la

27. Tristes tropiques, op. cit., p. 46. Lévi-Strauss précise ainsi son propos : « Le
marxisme, [...] la géologie et la psychanalyse [...] tous trois démontrent que
comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre ; que la réalité vraie
n’est jamais la plus manifeste ; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin
qu’il met à se dérober. [...] La phénoménologie me heurtait dans la mesure où elle
postule une continuité entre le vécu et le réel. [...] J’avais appris de mes trois
maîtresses que le passage entre les deux ordres est discontinu ; que pour atteindre le
réel il faut d’abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une
synthèse objective dépouillée de toute sentimentalité. Quand au mouvement de
pensée qui allait s’épanouir dans l’existentialisme, il me semblait être le contraire
d’une réflexion légitime en raison de la complaisance qu’il manifeste envers les
illusions de la subjectivité ».
28. SARTRE, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 183 ; Lévi-
Strauss, La pensée sauvage, op. cit., p. 294.
29. SARTRE, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 183.
30. Ibid., p. 124.
31. Ibid., p. 125.
68 ANTHROPOLITIQUES

philosophie, ou la connaissance de « la conduite des hommes particuliers »


comme le dit Sartre ?
Devant ces deux séries d’options, Amselle choisit – au moins implicite-
ment – celles de Sartre32. En particulier son attention se porte sur la parole de
ses locuteurs – il ne parle pas d’informateurs – et des mots qu’ils utilisent. En
cela, il s’oppose à la « linguistique structurale » que Lévi-Strauss dit être allé
chercher chez Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson, au profit d’une
démarche pragmatique analogue à celle de Sartre qui, dans Critique de la
raison dialectique, regrette que « la forme actuelle du langage est peu propre
à restituer [...] l’unité pluridimensionnelle de l’acte, condition de l’interpéné-
tration réciproque et de la relative autonomie des significations33 ». Ces
formules l’écartent de la linguistique de Ferdinand de Saussure mais rappellent
l’importance et les variations constantes du langage comme médiation entre
les pratiques et leur compte-rendu.

L’histoire

Reste évidemment la question centrale, la place de l’histoire. Alors


qu’Amselle s’inscrivait avec Balandier dans un courant que Paul Mercier
(1922-1976) avait appelé « dynamiste34 », Henri Lefebvre (1901-1991) a pu
parler d’éléatisme à propos de Lévi-Strauss, ce qui n’est pas nécessairement
faux mais reste tout de même grossier35. Or curieusement ou significati-
vement, Lévi-Strauss ne supportait pas cette critique. Sa virulente réponse à
l’article de Christian Delacampagne (1949-2007) et Bernard Traimond,

32. Dans son « itinéraire intellectuel », il déclare se situer « dans la mouvance des idées
de Sartre » (op. cit., p. 103).
33. Ibid., p. 74.
34. Paul MERCIER, Histoire de l’anthropologie, Paris, PUF, 1966 ; cité dans AMSELLE et
M’BOKOLO, op. cit., 1985, p. 13. Dans son « Itinéraire intellectuel », Amselle rend
à nouveau hommage à Mercier, « précurseur dont les analyses allaient à l’encontre
d’un certain nombre d’idées reçues de l’anthropologie. S’étant consacré à l’étude
des Somba du Nord Bénin, Paul Mercier s’était rendu compte que la définition
classique de l’ethnie ne pouvait s’appliquer à ce groupe. Se rattachant à la tradition
anglo-saxonne et, en particulier, aux travaux de Gluckman et de Nadel, Mercier
mettait l’accent sur l’historicité de l’ethnie, par la mise au jour d’une différence
radicale entre l’ethnicité de la période précoloniale et celle de l’époque coloniale »
(op. cit., p. 100).
35. Henri LEFEBVRE, L’idéologie structuraliste, Paris, Seuil, coll. « Points », 1975,
p. 45.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 69

en 1998, porte surtout sur ce point36. Il est vrai qu’il avait aussi écrit en 1952
qu’« un peuple primitif n’est pas nécessairement un peuple sans histoire37 » ;
mais, plus tard, il a aussi opposé « les sociétés chaudes » aux « sociétés
froides », ce qui introduisait de nouveaux éléments, en particulier une téléo-
logie : dans cette perspective, en effet, certaines sociétés « caressent le rêve de
rester telles qu’elles s’imaginent avoir été créées à l’origine des temps »,
tandis que « d’autres ne répugnent pas à se savoir historiques, et trouvent dans
l’idée qu’elles se font de l’histoire le moteur de leur développement38 ».
Or c’est précisément contre une telle opposition et contre tous les
corollaires qui en découlaient, en particulier l’illusion psychologique – tout à
fait paradoxale, pour un structuraliste – qui consistait à attribuer aux sociétés
des « attitudes subjectives [...] vis-à-vis de l’histoire39 », les promouvant ainsi
au rang « de sujets pensants, dotés en quelque sorte d’un libre arbitre40 » –
que Jean-Loup Amselle a mené ses enquêtes de terrain, et appréhendé les
sociétés africaines dans leur historicité, à la suite de Georges Balandier. Une
sommaire présentation de la conception lévi-straussienne de l’histoire est
donc nécessaire pour mieux comprendre les options d’Amselle.
Leach en avait présenté les grandes lignes dès 1970, et ce thème s’est
trouvé depuis abondamment repris41. Notons qu’en premier lieu, pour Lévi-
Strauss, l’histoire – comme pratique, ou discipline – relève d’une analyse
diachronique des sociétés, et qu’elle est ainsi complémentaire avec l’étude
synchronique que constitue l’anthropologie. Cette dernière n’a donc pas à
s’occuper de la reconstitution du passé42. Une division du travail s’impose au

36. Lire Christian DELACAMPAGNE et Bernard TRAIMOND, « La polémique Sartre /


Lévi-Strauss revisitée. Aux sources des sciences sociales aujourd’hui », Les Temps
Modernes, n° 596, 1997 et la réponse de Claude Lévi-Strauss dans le numéro
suivant : « Retours en arrière » suivi de « La sexualité féminine et l’origine de la
société » (mars-avril 1998). Voir également Bernard TRAIMOND, La mise à jour.
Introduction à l’ethnopragmatique, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux,
2004, notamment le chapitre IV.
37. Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 114.
38. « Retours en arrière », Les Temps Modernes, n° 598, 1998, p. 67.
39. Ibid.
40. Jean-Loup AMSELLE, « Claude Lévi-Strauss, un anthropologue du passé ? », dans
L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 45. Pour d’autres critiques des vues lévi-
straussiennes, voir Logiques métisses ([1990], réédition dans la Petite Bibliothèque
Payot, 2010, p. 62 et Rétrovolutions (Paris, Stock, 2010, p. 151-154).
41. Jérôme LAMY, « Histoire », dans Jean-Philippe CAZIER, Abécédaire de Claude
Lévi-Strauss, Mons, Sils Maria, 2007.
42. C’était aussi la position de Bronislaw Malinowski (1884-1942) et d’Alfred
Radcliffe-Brown (1881-1955) mais pour de toutes autres raisons. Pensant que
l’histoire s’appuyait sur des documents écrits, ils la refusaient pour les sociétés sans
écriture contre les spéculations des diffusionnistes. Depuis, nous avons appris à
utiliser les sources orales pour reconstituer le passé de façon critique.
70 ANTHROPOLITIQUES

contraire entre l’historien et l’anthropologue – à chacun son domaine. En


second lieu, Lévi-Strauss considère que lorsque l’histoire – le discours cette
fois – s’identifie à la mémoire des événements, elle appartient au présent.
Remarquons que Lévi-Strauss n’entend pas le mot « histoire » au sens des
pratiques passées des êtres humains, mais dans le sens des représentations
qu’ils se font de leur passé. Il peut donc affirmer avec raison qu’il s’intéresse
à l’histoire mais pour cela, il la définit d’une manière particulière, à sa façon.
Ainsi quand il écrit qu’« un peuple primitif n’est pas un peuple arriéré ou
attardé, [...] pas davantage un peuple sans histoire », il précise bien, par
ailleurs, chercher avant tout à comprendre comment une structure sociale en
apparence très systématique tantôt se dégage, et tantôt se maintient à travers
une succession d’événements contingents43. C’est d’ailleurs à Sartre que
Lévi-Strauss finit par attribuer la croyance à l’existence de « sociétés sans
histoire44 ».
Mais en bon phénoménologue – « l’essence, c’est tout ce que l’on peut
indiquer de l’être humain par des mots45 » – ce dernier s’intéresse au contraire
aux pratiques et aux expériences des protagonistes, même si la transmission
de leurs actions et de leurs pensées s’effectue nécessairement par des discours.
Quand pour s’opposer à l’exemple favori de Sartre dans la Critique, Lévi-
Strauss affirme que « la Révolution française telle qu’on en parle n’a pas
existé46 », il a évidemment raison de souligner les limites de l’« histoire des
historiens », contraints « d’utiliser un code pour analyser [leur] objet, même
(et surtout) si l’on attribue à cet objet une réalité continue47 ». Mais ce « code
de l’historien » est avant tout pour lui un « codage chronologique », et nous
ne sommes donc pas sûrs qu’il aurait avancé les arguments qui suivent. Selon
nous, en effet, les limites de l’histoire tiennent surtout au fait que, d’une part,
les mots ne sont pas des choses ni les discours des pratiques, chaque domaine
étant irréductible à l’autre ; et d’autre part, que les informations sur les
événements sont nécessairement parcellaires – elles proviennent des aléas de

43. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie Structurale, op. cit., p. 115.


44. « [M]es textes datent de 1952. Il faut croire qu’ils n’ont pas retenu l’attention de
Sartre puisque, dans Critique de la raison dialectique paru en 1960, il tient pour
acquis que “l’ethnographie nous a fait connaître des sociétés sans histoire” ; que les
sociétés, qu’il appelle arriérées, sans “classées à juste titre par les ethnographes
comme des sociétés sans histoire”. [...] M’imputer la même conception erronée
implique qu’on se méprenne sur le sens et la portée de la distinction que j’ai
proposé de faire entre “sociétés froides” et “sociétés chaudes” » (« Retours en
arrière », art. cit., p. 67).
45. SARTRE, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992, p. 71.
46. LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage [1962], Paris, Plon, coll. « Pocket », 1985,
p. 308.
47. Ibid., p. 308.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 71

la fabrication, de la conservation et de l’accès aux archives – et que nous les


organisons par un récit qui peut être effectivement présenté comme « un
mythe », ainsi que Lévi-Strauss en fait le reproche à Sartre au sujet de la
Révolution française48. Peuvent ainsi cohabiter plusieurs récits des mêmes
événements et plusieurs conceptions d’un même objet. Les Ilongots, des
« chasseurs de têtes » nomades des Philippines, ont par exemple une repré-
sentation très précise de leur passé fortement lié au nôtre par la colonisation,
la Seconde Guerre mondiale et les guérillas anticoloniales ainsi que l’a
soigneusement montré Renato Rosaldo49. Si les réflexions de Sartre portent
prioritairement sur l’Occident, et s’il s’inscrit dans une des représentations de
l’histoire acceptée dans ce seul bout de terre, rien chez lui n’exclut des
recherches analogues ailleurs, comme chez les Ilongots ou les Mandenka
– malgré quelques lignes maladroites sur les « sociétés sans histoire, fondées
sur la répétition50 ». La prise en compte des expériences, c’est-à-dire les
enquêtes anthropologiques qu’il réclamait, le conduisaient nécessairement à
prendre en considération les points de vue étrangers à l’Occident même si, à
l’évidence, il ne l’a guère fait en dehors de ses retentissantes « Préfaces » à
l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française,
éditée par Léopold Sédar Senghor en 1948, au Portrait du colonisé d’Albert
Memmi en 1957, et aux Damnés de la terre publié par Frantz Fanon en 1961.
Lévi-Strauss considère par ailleurs qu’il existe des échelles de l’histoire,
depuis « l’histoire biographique et anecdotique » – qui est pour lui « la moins
explicative » mais « la plus riche du point de vue de l’information »
– jusqu’aux « histoires de plus en plus “fortes” » qui « schématisent » mais
perdent ainsi en information ce qu’elles gagnent en compréhension51. Sartre
ignore quant à lui ces distinctions, pour s’en tenir à l’examen critique des
informations disponibles, posées comme des médiations vers la connaissance
de la réalité. Dès La Nausée (1938), il avait cependant défendu, par le
truchement d’Antoine Roquentin, que « l’essentiel est la contingence. Je veux
dire que, par définition, l’existence n’est pas nécessité. Exister, c’est être là,
simplement, les existants apparaissent, se laissent rencontrer mais on ne peut
jamais les déduire 52 ». Cette célèbre phrase s’inscrit dans une philosophie de
l’histoire que Tolstoï présentait déjà dans son roman La guerre et la Paix,
publié entre 1865 et 1869 : « C’est le HASARD, ce sont des millions de

48. Ibid., p. 303.


49. Renato ROSALDO, Ilongot Heathunting, 1883-1974; Study in Society and History,
Stanford, Stanford University Press, 1980.
50. Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 203.
51. LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage [1962], Paris, Plon, coll. « Pocket », 1985,
p. 311-312.
52. SARTRE, La nausée [1938], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 184.
72 ANTHROPOLITIQUES

53
HASARDS » qui décident de l’issue des batailles et non point seulement les
décisions des stratèges ou l’efficacité des armes comme l’affirment les
communiqués des États-majors recopiés par les journalistes et quelques
historiens.
Cette conception sartrienne du processus historique – toujours premier, et
toujours contingent – préside également à l’élaboration de Branchements
(2001). Les enquêtes d’Amselle lui révèlent en effet des « existants », selon
l’expression de Sartre, en l’occurrence dans cet ouvrage l’invention de la
langue N’ko en Côte d’Ivoire par Souleymane Kanté, et différentes situations
ou relations qui rendent toute déduction et donc toute prévision impossibles.
Constater cela, c’est aussi refuser a priori les relations causales – ce qui
n’empêche pas, après coup, de les reconstituer, comme le cheminement de la
langue N’ko avec laquelle sont écrits des livres imprimés aujourd’hui au
Caire : qui aurait pu, à l’époque de sa création, imaginer un tel destin ? Les
déductions ne peuvent servir qu’à reconstituer après coup un processus,
jamais elles ne peuvent être annoncées ex ante.
Derrière le mot « histoire » Lévi-Strauss et Sartre ne mettent donc pas la
même chose. La conception du premier découle de sa représentation de la
réalité, système cohérent reconstitué par le savant, fort éloigné du « vécu ».
Le second s’intéresse à l’évolution des pratiques telles que les ressentent les
personnes qui les ont connues et les ont exprimées. Certes, Sartre finissait
toujours par trouver une cohérence mais « on perd le réel à totaliser trop vite
et à transformer sans preuves la signification en intention, le résultat en
objectif » ajoutait-il contre les Staliniens54. Ici aussi Amselle choisit encore la
conception de Sartre, non point pour élaborer un modèle abstrait qui expli-
querait les pratiques, mais pour suivre le détail des processus d’expression de
ces dernières. Il poursuit ainsi, dans Branchements, les différents contextes
dans lesquels son objet empirique, la langue N’ko, a tracé son parcours
hésitant à travers toute l’Afrique.

Conclusion

Nous avons essayé de préciser les paradigmes communs à Sartre et


Amselle en montrant comment ils n’ont pu être choisis qu’en confrontation

53. Léon TOLSTOÏ, La guerre et la paix, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2000,
p. 1493.
54. Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 38.
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 73

avec ceux de Lévi-Strauss. Les deux premiers se rencontrent dans un courant


essentiel de l’anthropologie dont l’unité et l’ampleur ne semblent pas avoir
été suffisamment soulignées. Le développement des perspectives phénomé-
nologiques dans les sciences sociales, conjuguées à d’autres influences
comme la pragmatique du langage, organise aujourd’hui de larges pans de
l’anthropologie55. De ce point de vue, rien n’est plus vivant que Sartre.
Une question demeure cependant. En investissant le champ amazonien,
jadis terrain de prédilection de Lévi-Strauss et de ses disciples, Amselle ne
marcherait-il pas tardivement dans les pas de l’auteur de Tristes Tropiques, et
n’opérerait-il pas par là même un retour ironique à cet « autre Lévi-Strauss »
que le structuralisme a effacé, mais qui préfigurait au début des années cin-
quante une voie suivie depuis par l’anthropologie sartrienne ? Dans l’intérêt
qu’il porte aux rituels thérapeutiques, Amselle souligne certes, à l’instar de
Lévi-Strauss, certains parallélismes entre chamanisme et psychanalyse, mais
sa démarche n’en demeure pas moins, selon nous, d’abord et avant tout
sartrienne dans Psychotropiques (2013). Son enquête ne porte point, en effet,
sur la validité (ou non) des croyances aux pouvoirs de l’ayahuasca, mais elle
se focalise sur les acteurs sociaux impliqués dans « la filière chamanique »,
sur leurs relations réciproques, ainsi que sur les rapports que ces diverses
relations induisent finalement entre « sociétés occidentales » (ou « pays
développés ») et « cultures non occidentales » (ou « peuples autochtones »
sinon « premiers ») – autant de « rétrovolutions » désormais à l’œuvre dans le
cadre du tourisme mystique. En changeant ainsi de terrain, de l’Afrique de
l’Ouest à l’Amérique latine, Amselle reste donc bel et bien fidèle à ses
options intellectuelles premières, même s’il les transporte désormais en un
autre contexte. Ou comme il pourrait le dire désormais en espagnol : ¡ Que
viva Sartre ! y adios Lévi-Strauss.

Bibliographie

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55. Sur ce point, voir l’article de Cécile CANUT dans le même volume.
74 ANTHROPOLITIQUES

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Althabe, Le Bord de l’eau, Des mondes ordinaires, 2012.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

J.-L. Amselle : Comme Bernard Traimond l’a bien souligné, Sartre et moi
nous ne nous quittons pas depuis de nombreuses décennies. Sartre a toujours
été pour moi un modèle. Je ne sais plus qui a dit que c’était la conscience
morale de notre génération, à l’époque de la guerre d’Algérie, du tiers-
mondisme, etc., mais c’est en tout cas l’espace politique et intellectuel à
l’intérieur duquel nous avons évolué. D’ailleurs, je parle effectivement
beaucoup de Sartre dans cet article paru dans Actes de la recherche en
sciences sociales, et auquel Yannick-Martial Ndong Ndong a fait allusion.
Donc c’est une évidence, j’ai toujours été inspiré par Sartre. Je crois d’ailleurs
qu’il y a aussi un lien très fort entre Sartre et Mudimbe, ainsi qu’avec
Balandier : bien que Balandier ait toujours nié que La situation coloniale soit
inspirée par Les situations de Sartre, ces neuf ou dix volumes de textes
politiques, je pense qu’il y a quand même un lien. Maintenant, Sartre / Lévi-
Strauss, c’est assez compliqué parce qu’en réalité, au-delà d’une opposition
évidente entre eux, je crois que d’une certaine façon il y avait aussi un certain
accord. Par exemple dans Critique de la raison dialectique, Sartre dit
s’occuper des sociétés historiques, avec toutes les catégories qui les
distinguent, la sérialité, la fusion, etc., mais il reconnaît en même temps qu’il
y a des sociétés primitives, sauvages, qui sont des sociétés sans histoire,
domaine dont il pense qu’il est sous la juridiction des anthropologues et donc
de Lévi-Strauss. Et là, la différence que j’aurais avec Sartre, c’est que je me
suis toujours opposé à la distinction de Lévi-Strauss entre les sociétés froides
et les sociétés chaudes ; il n’y a jamais eu selon moi de sociétés froides, sans
histoire, qui fonctionnent comme des horloges qui font tic tac, par opposition
à des sociétés chaudes qui seraient les nôtres, des sociétés prométhéennes,
axées sur le progrès. C’est une fiction et, comme Bernard l’a dit, Sartre ne
connaissait absolument rien à l’anthropologie en dehors de Kardiner et des
Structures élémentaires de la parenté qu’il n’avait sûrement pas lu, au-delà
des deux chapitres introductifs, parce que personne n’a lu intégralement Les
Structures élémentaires de la parenté. Je pense que c’est un problème
important parce que même actuellement, on a malgré tout tendance à consi-
dérer qu’il existe des sociétés à part, les sociétés de Nouvelle-Guinée, les
78 ANTHROPOLITIQUES

sociétés d’Amazonie, les Pygmées, qui sont des sociétés vraiment hors du
temps, hors de l’histoire – ce qu’on appelle maintenant les « communautés
volontairement isolées », je traduis de l’espagnol, qui seraient Des îles dans
l’histoire pour reprendre le titre du livre de Marshall Sahlins.
A. Mangeon : J’ai beaucoup aimé l’exposé de Bernard. Comme Jean-
Loup l’a souligné, dans La Critique de la raison dialectique, Sartre insiste
vraiment sur les relations alors que Lévi-Strauss, lui, veut insister sur les
structures, y compris dans les relations de parenté, puis il cherche, notamment
dans La pensée sauvage, à découvrir les structures de l’esprit humain.
Maintenant, quand Bernard dit à propos de Sartre et Jean-Loup, que selon eux
« on ne peut pas déduire, donc on ne peut pas prévoir », il me semble qu’à la
fin de L’Occident décroché, dans « la facture postcoloniale », Jean-Loup
prévoit en quelque sorte l’impact de certaines théories, il prévoit par exemple
une ethnicisation des rapports sociaux, une fragmentation du corps social,
l’abandon d’une réflexion en termes de classes et le retour de certains
paradigmes notamment ceux de la race, de l’ethnie. Donc, de ce point de vue,
il a déduit de certains mouvements politiques et de certains courants de
pensée les conséquences directes qui en découlaient. Mais je pense que c’est
lié aussi à une sorte de « tourniquet de la mauvaise foi », pour reprendre une
expression de Sartre qu’il a si bien mise en relief, à savoir les prophéties
autoréalisatrices. À partir du moment où on proclame l’existence d’une
ethnie, on enclenche un processus qui va avoir sa dialectique mais qui produit
dans la réalité sociale des choses qui, de simples constructions théoriques,
fantasmatiques, se trouvent ensuite instrumentalisées par les acteurs, et c’est
là où je mettrais un léger bémol dans la pensée de Jean-Loup telle qu’elle a
été restituée par Bernard, car cette dimension là me semble aussi importante.
B. Traimond : Il faudrait relire le passage, je ne l’ai pas en tête, mais j’y
vois d’abord un problème d’écriture, c’est-à-dire qu’on est aspiré en effet à
prévoir l’avenir. J’ai moi-même prédit l’avenir en expliquant que tous ces
anthropologues sont sartriens... et que donc ça va se développer. Je ne l’ai pas
fait exprès. Je faisais une prévision alors que j’ai dit qu’il ne fallait pas en
faire, dans le même souffle, pourrait-on dire. Il faut y réfléchir évidemment,
je n’ai pas d’avis a priori, mais je pense que c’est la dimension la plus
importante. Et Jean-Loup ne s’est jamais mis dans la posture de quelqu’un qui
veut annoncer l’avenir.
J.-L. Amselle : Je voudrais prolonger ce qu’a dit Bernard. Je ne pense pas
qu’il y ait un aspect, disons : prospectif, plutôt que prophétique, dans ce que
j’ai dit dans L’Occident décroché, puis que j’ai poursuivi dans
L’Ethnicisation de la France et que je vais continuer d’ailleurs, très
prochainement, avec Les Nouveaux Rouges-Bruns. Mais en observant un peu
ce qui se passe en Amérique Latine ou même en Tunisie, puisqu’il se trouve
PRÉSENCES DE SARTRE (ET ADIEUX À LÉVI-STRAUSS) 79

que pour des raisons personnelles et familiales je suis amené à me rendre


souvent en Tunisie, je pense qu’à la fois, pour ce que j’appellerais les
révolutions indigénistes en Amérique latine ou bien, à propos de la Tunisie,
ce qu’on pourrait appeler une révolution identitaire, je pense qu’effectivement
les révolutions verticales, identitaires, indigénistes, religieuses, culturelles
tendent à prendre le pas sur des révolutions disons classiques, celles qu’on a
connues par le passé, qui étaient plutôt des affrontements de classes. Ça, c’est
quelque chose que j’observe actuellement dans la réalité sociale de différents
pays ou différents continents. Mais ce ne pas une prophétie, je ne pense pas.
A. Mangeon : Quand je parlais de « prophéties auto-réalisatrices », ce
n’est pas toi qui les profères.
J.-L. Amselle : Oui, bien sûr. En fait, on pourrait subsumer ça sous
l’expression de « révolution du fragment ». On trouve ça chez Hardt et Negri,
c’est-à-dire que dans l’idée de multitude, il n’y a plus de sujet historique ni de
classes sociales, mais une fragmentation de la réalité sociale qui fait qu’effec-
tivement, de nouvelles mobilisations s’opèrent et puisent dans les idées
émises par ces penseurs. Disons que toute la pensée postmoderne, post-
soixante-huitarde, va un peu dans ce sens là aussi.
B. Traimond : J’y ai pensé après coup, mais le fait de penser l’histoire de
façon prospective, ou d’imaginer l’avenir, c’est largement lié aussi à l’échelle
à laquelle on se place. Plus l’échelle est large, plus on a tendance à trouver
que l’histoire c’est continu. Plus on réduit l’échelle, plus la contingence
apparaît avec évidence.
A. Mangeon : Et c’est lié aussi au régime d’historicité, c’est ce que
soulignait Hartog, et peut-être que justement nous vivons actuellement un
changement dans ce régime d’historicité.
4
Confrontations :
Jean-Loup Amselle et les intellectuels
afro-américains

Claudine RAYNAUD*

« Débrancher les civilisations de leurs origines


supposées est peut-être le meilleur moyen d’échapper au
racisme ou, ce qui revient au même, de toucher à
l’universel1 ».

Au fil de ses ouvrages, Jean-Loup Amselle convoque des chercheurs dont


les analyses constituent, outre-Atlantique, le socle des « études noires
américaines ». Tel est le cas d’Henry Louis Gates, Jr, directeur du W.E.B. Du
Bois Institute à Harvard. L’ouvrage de Gates, intitulé The Signifying Monkey:
A Theory of Afro-American Literary Criticism (1988), qui n’est rien d’autre
qu’une théorie d’histoire littéraire2, permet alors à Amselle de rectifier ce qui
est occulté dans l’approche de l’universitaire américain à travers le prisme de
sa propre discipline, l’anthropologie.

* Université Paul-Valéry, EMMA, ITEM/CNRS.


1. Branchements, Paris, Flammarion, 2001, p. 9.
2. The Signifying Monkey, African American Literature and Literary Theory, New
York, Oxford University Press, 1988, p. XIV.
82 ANTHROPOLITIQUES

Mon but ici est de retracer l’opposition entre ces deux démarches pour en
sonder les présupposés. J’essaierai de replacer les protagonistes de ce débat
dans le contexte de la territorialisation et de l’institutionnalisation des savoirs
des universités américaines (instituts, départements, programmes d’études) et
dans celui de la production de savoir « à la française » pour conclure sur une
mise en crise de l’identité que la pensée d’Amselle, mais aussi celle des
intellectuels noirs américains, provoque. Questionnant la « race », traquant la
« raciologie », la « racialisation » de certaines pratiques, l’anthropologue et
ses homologues américains contribuent, sur fond de lutte contre l’essentia-
lisme, à dessiner deux approches différentes, situées chacune d’elles dans des
histoires intellectuelles et des parcours individuels distincts, reflets de leur
ancrage professionnel et personnel. Plus proches qu’il n’y paraît et distingués
sous l’effet de la polémique, ces positionnements ou « postures » – l’ambi-
valence est au cœur de la différence – renvoient aux interventions dans le
champ du savoir qui engagent chacun d’eux. Il en ressort une évaluation des
chemins pris en miroir d’une inscription institutionnelle et d’une trajectoire
personnelle dans lesquelles le politique rejoint l’autobiographique.

Le différend : littérature « noire » et récits d’esclaves

Dans l’introduction de son ouvrage Branchements, Amselle souligne que


l’Afrique est une construction qui ne renvoie pas à un territoire, définition à
laquelle souscrirait volontiers Henry Louis Gates :

« L’Afrique représente donc une construction, un concept dont les lois de


fonctionnement obéissent à une logique sémantique totalement indépendante
de tout enracinement dans un territoire. Le concept-Afrique appartient à tous
ceux qui veulent s’en emparer, se brancher sur elle3 ».

Le quatrième chapitre de The Signifying Monkey consiste en une lecture


critique du « trope du livre qui parle » (The Trope of the Talking Book). Il fait
partie de la deuxième section de l’ouvrage dont le titre annonce qu’elle traite
d’une « lecture de la tradition4 ». La constitution d’une origine – démarche
que dénonce, essai après essai, Jean-Loup Amselle, pour qui il ne peut y avoir
qu’un « fantasme des origines » – et donc d’une « tradition » de textes noirs

3. Branchements, op. cit., 2001, p. 15.


4. The Signifying Monkey, op. cit., 1988, p. 125.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 83

ou textes écrits par des personnes de descendance africaine oblige Gates à


prendre ses distances avec une conception biologique de la race. Il affirme
pour son projet l’idée d’un partage de textes à partir de tropes et de topoï que
ces écrits reprennent et révisent :

« Le partage de ce texte de la négritude (blackness) provient-il en grande


partie d’une expérience commune, ou, plutôt, du sentiment partagé d’une
expérience commune ? Il serait ridicule de dire non. Cependant, l’expérience
partagée des Noirs confrontés au racisme blanc n’est pas une preuve suffisante
pour affirmer que les écrivains noirs ont partagé pendant deux siècles des
schèmes de représentation de ce qu’ils ont en commun, à moins que l’on ne
veuille mettre en avant une théorie génétique de la littérature, ce que les
sciences biologiques infirment5 ».

Relevant le rapprochement opéré entre trois récits d’esclaves, James


Albert Ukawsaw Gronniosaw, A Narrative of the Most Remarkable
Particulars in the Life of James Albert Ukawsaw Grionniosaw, An African
Prince, As Related by Himself (1770), Ottobah Cugoano, Thoughts and
Sentiments (1787) et Olaudah Equiano, The Interesting Narrative of the Life
of Olaudah Equiano (1789) dans l’analyse de Gates, Amselle s’interroge :
« Doit-on cependant établir un lien entre tous ces textes au point d’y voir une
sorte d’intertextualité noire (Signifyin(g)) ainsi que l’affirme Gates6 ? ». La
démarche critique de Gates consiste en la création d’un concept opératoire
pour penser les relations qui unissent les textes écrits par des afro-descendants
entre eux. Pour ce faire, Gates a recours au dialecte noir qui énonce ces
relations avec des mots bien à lui. Signifier devient dans la langue verna-
culaire « Signifyin(g) ». Pour reprendre la définition que Gates extrait de son
usage dans le dialecte noir : « La relation de signification [de l’anglais
standard] a elle-même été critiquée par un acte noir de (re)doublement7 ».
Signifyin(g) est l’Autre du discours en termes lacaniens8. Relevons cependant
que le terme d’« intertextualité », loin de provenir du dialecte noir américain,
est emprunté à Mikhaïl Bakhtine, tout comme l’est plus tard, dans la lecture
critique des textes, celui de « bivocalité » des textes noirs. On doit en France
l’introduction de ce terme à Julia Kristeva9, mais ici, ce qui gêne Amselle,
c’est plutôt la construction d’une négritude (« blackness ») à partir de

5. Ibid., p. 128. Je traduis.


6. Branchements, op. cit., p. 72. Jean-Loup Amselle ne mentionne cependant pas les
autres textes de John JEA (1815) et de John MARRANT (1787) que Gates analyse.
7. The Signifying Monkey, op. cit., p. 48.
8. Ibid., p. 50.
9. TEL QUEL, Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968.
84 ANTHROPOLITIQUES

représentations croisées qui se consolident réciproquement, tel un précipité.


Ces représentations sont construites après coup, dans un effet retour.
Il est indéniable que Gates édifie un « canon » de textes noirs américains
qui se répondent et se critiquent. Les textes qu’il choisit construisent, ainsi
assemblés, un dialogue fécond, traversé par des emprunts, des hommages, des
oppositions, des ajouts. Sa démarche théorique se situe dans le droit fil de son
intervention dans le champ de sa discipline : celle de la littérature et de la
critique littéraire. Gates a été le concepteur et l’éditeur, en collaboration avec
Nelly Y. McKay, de la Norton Anthology of African American Literature
(1992). Cet ouvrage de référence contient un CD-Rom avec des chants de
travail, des sermons et des discours qui mettent en exergue la présence de la
parole dans l’auralité/oralité du texte noir. L’introduction à cette anthologie
reprend en partie les analyses parues dans ses deux ouvrages critiques
majeurs que sont Figures in Black (1987) et The Signifying Monkey (1988).
Pour Amselle, Gates débranche les textes noirs de leurs modèles blancs
dans un geste séparatiste, par conséquent fondateur d’une identité « noire »
qui se forme, se forge et se consolide dans un mouvement réflexif. Ce schéma
est l’un des plus récurrents de ses analyses, tel que l’énoncent ses concepts de
« rétrovolution » (où le retour est vu de façon négative lorsque le passé est un
refuge, le primitivisme une nostalgie10) ou de « retournement du stigmate11 ».
Le groupe n’est pas tant défini par des caractéristiques originelles – il n’y a
pas d’origine – que par un mouvement qui solidifie et crée sa différence en la
fondant dans un geste réflexif, rétrospectif. Il s’ensuit que le récit d’esclave
d’Equiano se situe, selon Amselle, tout autant dans la continuité de ceux de
Cugoano et de James Gronniosaw que de l’œuvre de Daniel Defoe. Je cite :
« L’idée d’intertextualité noire [...] a donc pour inconvénient majeur de
débrancher systématiquement une série de textes choisis par [Gates], pour les
rebrancher sur un réseau ou sur une généalogie exclusive de toute dérivation
latérale12 ».
Une lecture attentive de Gates montre qu’il n’élude pas le lien à la
« littérature blanche » et qu’il est familier du retournement du stigmate dans
la culture noire américaine. Les auteurs qu’il mentionne sont de fait regroupés
dans une « tradition anglo-africaine13 ». L’utilisation des théories de Mikhaïl
Bakhtine, notamment du concept de « bivocalité », dont Gates fait une
métaphore, complexifie une lecture univoque de la construction de cette

10. Rétrovolutions, Paris, Stock, 2010.


11. L’anthropologue et le politique, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2012.
12. Branchements, op. cit., p. 73.
13. The Signifying Monkey, op. cit., p. 131. Je souligne.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 85

intertextualité noire14. « Faire parler le texte écrit du blanc avec une voix
noire15 », c’est ce que font les récits d’esclaves dans ce qui est le mode initial
de la « métaphore » de la bivocalité. Son analyse du récit d’esclave tardif écrit
par une femme – Incidents in the Life of a Slave Girl (1861), écrit autobiogra-
phique d’Harriet Jacobs – ancre le texte dans la tradition blanche de Samuel
Richardson et de sa Pamela ou la vertu récompensée (1740) ou encore du
roman picaresque. Je cite : « Le récit d’esclave est un contre-genre, une
médiation entre le roman sentimental et le picaresque, oscillant entre les deux
dans un moment bipolaire que la modalité de la confession met en mouve-
ment16 ». L’abolitionniste Lydia Maria Child, protectrice d’Harriet Jacobs,
était l’auteur de nouvelles dans cette veine17. La mise en relation des textes
noirs entre eux n’est donc pas l’expression d’une volonté d’exclure d’autres
« branchements », mais bien d’en faire apparaître certains qui étaient occultés.
Longtemps, on a pensé que le texte de Jacobs était de la main de Child.
Amselle qualifie la démarche de Gates de « purification littéraire18 ». Pour
lui, l’africanité peut s’exprimer tout autant en puisant dans le répertoire
universel que dans des textes fondateurs d’une identité que l’on se confère ; il
parle de jaillir « tout nu hors de l’onde19 ». Force est d’admettre que Gates
fonde une origine de la « littérature noire » en Amérique, mais cette origine
est trouble, troublée. Gates admet que ces premiers textes sont « mulâtres ».
La constitution d’un canon obéit à une préoccupation historique : quels sont
les premiers textes connus écrits par des esclaves en langue anglaise ?
L’historien de la Renaissance de Harlem Arthur Schomburg appelait de
toutes ses forces la constitution d’une histoire des Noirs sur le sol américain et
il incluait les œuvres d’art dans ce désir de répertoire et de conservation
(« The Negro Digs up his Past 20 »). D’une certaine façon, Gates ne procède

14. Voici la définition de Mikhaïl BAKHTINE : « Le polylinguisme introduit dans le


roman (quelles que soient les formes de son introduction), c’est le discours d’autrui
dans le langage d’autrui, servant à réfracter l’expression des intentions de l’auteur.
Ce discours offre la singularité d’être bivocal. Il sert simultanément à deux
locuteurs et exprime deux intentions différentes : celle – directe – du personnage
qui parle, et celle – réfractée – de l’auteur. Pareil discours contient deux voix,
deux sens, deux expressions » (La Poétique de Dostoïevski [1970], Paris, Seuil,
coll. « Points Essais”, 1998, p. 144-145).
15. The Signifying Monkey, op. cit., p. 131.
16. Ibid., p. 80.
17. Voir, entre autres : « The Quadroons » (1842) et « Slavery’s Pleasant Homes: A
Faithful Sketch » (1843).
18. Branchements, op. cit., p. 73.
19. Ibid.
20. Dans Alain LOCKE, The New Negro, New York, Albert Boni, 1925 ; « Le Nègre
exhume son passé », trad. Flora VALADIÉ, in Claudine RAYNAUD (dir.), La
Renaissance de Harlem et l’art nègre, Paris, Michel Houdiard, 2013, p. 19-25.
86 ANTHROPOLITIQUES

pas différemment. Il s’agit donc d’un acte qui rectifie les erreurs de l’écriture
de l’histoire, comble ses oublis et d’une démarche qui obéit aux lois de
l’histoire littéraire.
Dans sa lecture du texte de Gronniosaw, Amselle démontre que Gates ne
tient pas compte du contexte socio-historique de ce récit21. Pour lui,
Gronniosaw renonce à l’Afrique (au Coran et aux références arabo-
musulmanes) au profit de l’Europe (la Bible et le Christianisme). Omettant la
langue arabe et la religion musulmane dans son analyse, Gates construit
l’africanité du texte en la purifiant de ses apports « extérieurs ». Il crée une
Afrique « noire » en opposition à l’Afrique arabo-musulmane qui demeure
ainsi, en ce qui le concerne, une tache aveugle. Amselle illustre ici sa théorie
de l’essentialisme inhérent à cette démarche qui constitue un objet en
occultant ou en ignorant les branchements latéraux, rendant moins complexe
un faisceau de différences pour en privilégier une seule. L’opposition binaire
(Afrique/Europe) se poursuit alors que l’intention aurait dû être précisément
la « déconstruction » de cette binarité. On peut lui rétorquer que Gates, en
branchant les textes « noirs » entre eux, les « débranche » d’une généalogie
autre, en l’occurrence celle des pseudo-récits d’esclaves écrits par des
abolitionnistes. Il établit la figure de l’esclave en auteur(e) de son propre
texte. Il fait apparaître des échos, des correspondances et des généalogies
inédits.

Gates en contexte : guerres culturelles et héritage duboisien

L’apport critique d’Henry Louis Gates, salué par Derrida qui, en


quatrième de couverture, écrit : « Il est rare qu’un corpus marginalisé fasse
une telle contribution à la fois à la linguistique, la rhétorique et la critique
littéraire », se place dans deux perspectives. Tout d’abord, celle du multi-
culturalisme triomphant des années 90 qui a vu l’inclusion de textes écrits par
des écrivains issus de minorités ethniques et raciales dans les programmes
scolaires et universitaires jusque-là dominés par des textes majoritairement
produits par les classes supérieures, donc écrits par des hommes blancs morts
(« dead white males »). Il fallait lutter contre un canon et un enseignement
majoritairement masculins et « euro-centrés ». Ce dernier adjectif prend une
résonance toute particulière en Amérique car l’ancienne colonie n’a eu de

21. Branchements, op. cit., p. 68-70.


JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 87

cesse de se différencier de la métropole. La question d’une « américanité » de


la littérature de ce Nouveau Monde, positionnement nationaliste s’il en est,
mais conjointement réflexe d’une ex-colonie, se joue encore ici dans les
revendications des écrivains issus de minorités ethniques et raciales qui
composent le pays. Il faut y voir un avatar du lien entre littérature et nation.
Gates revient lui-même sur le contexte des « guerres culturelles » des
années 90 dans un récent ouvrage qui reprend des conférences données
de 1989 à 1992, Tradition and the Black Atlantic. Critical Theory in the
African Diaspora (2010). Cet ouvrage concerne également le « Black Arts
Movement » de Grande-Bretagne (Stuart Hall, Paul Gilroy, Hazel Carby,
Kobena Mercer) issu des études culturelles britanniques. Le contexte parti-
culier, qui opposait deux Amériques, l’une progressiste et l’autre traditiona-
liste, est pour beaucoup dans la prise de position de Gates22. Le pays était
alors « en guerre » pour une représentation de l’Amérique : multiraciale,
multi-ethnique ou repliée sur les valeurs familiales, la religion ? Et cette
guerre se jouait aussi sur le terrain du savoir universitaire et partant, des
programmes scolaires : quels textes enseignerait-on dans les écoles améri-
caines ? À qui23 ?
Deuxièmement, la publication de l’anthologie Norton va de pair avec le
projet de Du Bois d’une Encyclopedia Africana que celui-ci avait esquissé de
son vivant, mais qu’il n’avait pas pu mener à bien. Elle a de fait vu le jour au
Du Bois Institute. Il s’agit de Africana: The Encyclopedia of the African and
African-American Experience (1999) dont les éditeurs sont Henry Louis
Gates et Anthony Appiah, philosophe d’origine africaine enseignant à
Princeton24. Cet ouvrage en plusieurs volumes se double d’une encyclopédie
publiée sur CD-Rom : Microsoft Encarta Africana, A Comprehensive
Encyclopedia of Black History and Culture (1999). Gates se situe donc dans
une lignée d’intellectuels noirs qui modèlent cette pensée au fil de l’histoire.
L’intention de Du Bois était bien d’étendre à la diaspora la collection de
données sur les noirs américains et de faire de son encyclopédie un pendant à
l’Encyclopedia Britannica, voire l’Encyclopedia Universalis. En ce sens, la
critique d’Amselle – qui voit dans ces interventions en miroir une

22. Voir James Davison H. HUNTER, Culture Wars: The Struggle to Define America,
New York, Basic Books, 1992.
23. Sur l’histoire de ce débat, voir l’ouvrage de Lawrence LEVINE, The Opening of the
American Mind, Canons, Culture, and History, Boston (Mass.), The Beacon Press,
1996.
24. Jean-Loup Amselle me répond en soulignant le fait qu’Appiah est aussi d’origine
écossaise. L’opposition que je souhaitais opérer était celle entre un descendant
d’esclave et un émigré africain. Les départements d’African et African American
Studies ont souvent été traversés de tensions dues aux « origines » de leurs
membres et à leur accès indifférencié aux avantages de l’Affirmative Action.
88 ANTHROPOLITIQUES

perpétuation et une consolidation de la racialisation qui préside à la consti-


tution de ces objets – est fondée, mais ce moment de la construction du savoir
n’est-il pas nécessaire ? N’est-il pas inscrit dans un processus historique (le
mouvement de Niagara, le Panafricanisme) qui, s’il ne justifie pas l’invention
réciproque d’un peuple noir, contribue politiquement à un renversement des
dynamiques de pouvoir ? Sans en appeler à « l’essentialisme stratégique » de
Gayatry Spivak qu’Amselle démantèle dans son ouvrage L’Occident
décroché (2008), on comprend l’intérêt du « groupe » à se définir ainsi. De
plus, cette définition est également imposée de l’extérieur. L’État américain à
travers son inscription de l’identité raciale pour chaque citoyen (cf. les
politiques de l’Affirmative Action) crée cette possibilité avec un degré de
« réalité » (c’est-à-dire un imaginaire différent) qui n’existe pas pour d’autres
États. Ainsi je dirais que ce qu’Amselle nomme « une problématique racio-
logique dans la vie sociale et le monde universitaire américain25 » n’est autre
que le reflet du lien entre l’identité raciale fixée juridiquement, légalement, et
le monde du « savoir » qui ne peut pas opérer en dehors de la réalité sociale
nord-américaine et de ce cadre légal. Une récente décision permet maintenant
au cours du recensement citoyen d’opter pour une ou plusieurs cases (14 en
2000). L’auto-identification existe depuis 1970. On peut également ne pas
s’auto-assigner une identité raciale26. Incidemment, il est courant que les
Arabes américains cochent la case des Noirs américains pour obtenir des
avantages que ceux-ci ont en tant que minorité historiquement opprimée. Il
s’agit donc bien de représentations et non de réalités biologiques, mais la
catégorie raciale/ethnique est inscrite juridiquement, et l’on ne peut y
échapper.
Le fait de rendre visibles et accessibles des textes « noirs » place donc
l’intervention de Gates dans la continuité du projet duboisien. Certes, Amselle
souligne à juste titre l’essentialisme inhérent à cette constitution d’un canon
« noir » distinct, mais Gates ne souscrit pas à une définition essentialiste de la
race. Il voit la « canonisation » de la littérature noire comme une intervention
nécessaire pour que l’on cesse de dire que ces textes ne peuvent pas être
enseignés. Il admet « emprunter une feuille à la droite » et reconnaît l’idéo-
logie conservatrice inhérente à la constitution d’un « canon ». Il pense qu’à
terme cette démarche s’avèrera obsolète et que les textes noirs se frayeront
ainsi un chemin dans les salles de classe et les amphithéâtres des universités.

25. Branchements, op. cit., p. 94.


26. Hélène LE DANTEC-LOWRY, De l’esclave au président. Discours sur la famille afro-
américaine, Paris, CNRS édition, 2011, p. 211.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 89

Ils feront l’objet de recherches universitaires27. Ainsi une prise de position au


départ « révisionniste » rend-elle disponibles des textes qui à leur tour seront
réinscrits dans un contexte plus large. La conception de Gates ressort encore
plus clairement dans ses échanges récents avec le critique littéraire Kenneth
Warren. Ce dernier signale la fin de la littérature afro-américaine dans son
ouvrage What was African American Literature ? Warren lie sa constitution
et son apogée aux lois Jim Crow. Selon lui, c’est la bourgeoisie de la
Renaissance de Harlem (Du Bois et les intellectuels de l’époque) qui a
enfermé la littérature noire américaine dans un rapport contraignant à la
ségrégation, et donc aux lois Jim Crow, en prenant la parole au nom des
masses28. Si l’on peut étudier la littérature noire américaine, on ne peut plus
en écrire aujourd’hui. Gates lui rétorque que la littérature afro-américaine
continue de se construire en référence aux tropes qui la constituent. Il cite
Jazz (1992) de Toni Morrison qui se situe, selon lui, dans la continuité du
trope du livre qui parle et le révise pour le XXe siècle.

Pluralité des positionnements

Dans l’introduction aux essais d’un numéro de la revue Critical Inquiry


intitulée « ‘Race’, écriture et différence », Gates prend soin de parler de la
« race » – toujours mise entre guillemets, c’est-à-dire citée, prise dans le
discours de l’autre – comme d’un trope. Il révoque la définition biologique de
cette notion. Je cite :

« On a depuis longtemps reconnu que la race comme critère significatif


des sciences biologiques est une fiction. Lorsque nous parlons de “la race
blanche” ou de “la race noire” ou de “la race juive” ou de “la race aryenne”,
nous utilisons des termes erronés du point de vue de la science biologique ;
plus généralement, nous nous exprimons en utilisant des métaphores29 ».

27. Adam BEGLEY, « Black Studies’ New Star : Henry Louis Gates Jr. », New York
Times, April 01, 1990. [http://www.nytimes.com/1990/04/01/magazine/black-
studies-new-star-henry-louis-gates-jr.html?pagewanted=all] ; consulté le 2 mai
2013.
28. Kenneth WARREN, What was African American Literature?, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 2011a ; « Does African-American Literature Exist? »,
The Chronicle of Higher Education, February 24, 2011b. [http://chronicle.com/
article/Does-African-American/126483/] ; consulté le 2 mai 2013.
29. « Writing ‘Race’ and the Difference it Makes », Critical Inquiry 12 # 1,
autumn 1985, p. 1-20.
90 ANTHROPOLITIQUES

Gates se refuse au séparatisme et parle d’inclusion de textes jusque-là


écartés afin de rendre compte de la réalité de l’expérience américaine dans sa
diversité. Il s’oppose aux afrocentristes, tels que Molefi Asante ou Malauna
Karenga, et si son « Afrique » est essentialisée, elle l’est de façon moins
radicale, plus labile, que les tenants de l’afrocentricité que je viens de citer.
Fondateur de « United Slaves », Karenga était un militant du Black Power. À
terme, Gates souhaite la dissolution des catégories raciales et non leur perpé-
tuation.
Une controverse a également opposé Gates à Ali Mazrui à travers
deux documentaires que les deux universitaires ont produits : respectivement,
« Merveilles de l’Afrique » (Wonders of the African World) diffusé sur PBS,
du 25 au 27 octobre 1999, dont Gates était le scénariste et le narrateur, et
« Les Africains : un triple héritage », produit pour la BBC et PBS en coopé-
ration avec la télévision nigériane (1986) sous la direction scientifique d’Ali
Mazrui. La série réalisée par Gates a été diffusée sous le titre de Into Africa
sur la chaîne de la BBC-2 au Royaume-Uni et en Afrique du Sud au cours de
l’été 1999. La lutte pour la représentation de l’Afrique – la tribune de Mazrui
s’intitulait « L’Orientalisme noir » (1999) – reposait sur des revendications de
légitimité, et plus profondément d’objectivité, que chacun des deux universi-
taires mettait en avant. Le professeur africain originaire du Kenya s’opposait
au Noir américain, descendant d’esclaves. Sous-jacente à ces conflits, se
menait la lutte entre les départements ou instituts d’études africaines et les
départements d’études afro-américaines. Ces guerres « territoriales » (« turf
wars ») sont aussi des luttes pour la formation du savoir et la prédominance
scientifique.
Au centre de nombreux débats et d’enjeux de pouvoir, Gates s’est
également opposé à Houston Baker Jr, autre critique noir américain de sa
génération qui lui reprochait ses emprunts à la pensée française incarnée entre
autres par Jacques Lacan ou Roland Barthes. Un des exemples de ces
emprunts théoriques à la théorie française que Gates revendique est le concept
de texte oralisé (« speakerly text ») :

« Un texte oralisé (“speakerly”) [est une] notion qui provient à la fois de


l’opposition que fait Roland Barthes entre le lisible (readerly) et le scriptible
(writerly), opposition binaire sur laquelle je Signifie (“I am Signifyin”) – tout
comme le trope du livre qui parle – qui n’est pas seulement le trope fonda-
mental et répété de la tradition afro-américaine, mais également une notion
utilisée par Hurston et Reed pour définir leurs propres stratégies narratives30 ».

30. The Signifying Monkey, p. 198.


JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 91

Dans le cas présent, Gates « Signifie », c’est-à-dire effectue une critique


du binarisme barthésien et il le déplace par un terme tiers qui problématise le
binôme lecture-écriture, basé uniquement sur le livre, la lettre, et donc
l’alphabétisation. La voix est alors privilégiée, oralité du texte noir qui ne lui
est pas imputée, mais qu’il se donne lui-même, comme le démontrent les
exemples de Zora Neale Hurston (Their Eyes Were Watching God, 1937) et
d’Ishmael Reed (Mumbo Jumbo, 1972), que Gates passe au crible de
l’analyse.
Se démarquant de cette critique littéraire européenne, Houston Baker
préfère puiser dans les textes eux-mêmes et dans le vernaculaire les concepts
opératoires pour une critique du texte noir (The Journey Back: Issues in Black
Literature and Criticism, 1980 ; Blues, Ideology, and Afro-American
Literature, 1984 ; Modernism and the Harlem Renaissance, 1987 ; Workings
of the Spirit, 1993). Il crée alors des concepts comme ceux de « matrice du
blues », « géographies du blues », et il privilégie le chiasme : déformation de
la maîtrise/maîtrise de la forme (« deformation of mastery/ mastery of form »)
lorsqu’il analyse la Renaissance de Harlem et son mélange de culture
populaire et de poésie lettrée31. Ceci étant, le reproche que Baker adresse à
Gates pourrait lui être adressé en retour car certaines de ses analyses, comme
celle du roman de Toni Morrison, Sula, par exemple, empruntent à la
psychanalyse de Lacan et à la philosophie de Derrida. Les deux auteurs ont
également été la cible de Joyce Ann Joyce, critique féministe noire améri-
caine, dans des échanges virulents. Citant la poétesse et militante féministe
noire Audre Lorde, Joyce souligne que pour démanteler la maison du maître,
il vaut mieux ne pas utiliser ses outils, mais s’en forger d’autres car en
empruntant au maître, on se soumet à l’idéologie véhiculée par sa pensée32.
Ces controverses semblent donner raison à l’analyse que fait Jean-Loup
Amselle des dérives des fixations identitaires car une exclusion renvoie à une
autre, et ainsi de suite, à l’infini. S’est jouée entre les trois universitaires noirs
américains une lutte pour la légitimité de la « représentation » du groupe, de
la discipline, et du champ. Cette lutte, loin de scléroser le domaine, en a fait le
piquant car on voit là plusieurs acceptions de la culture noire et de son inter-
prétation s’affronter de façon agonistique. Si Gates est finalement plus connu
et lu que Baker, ne le doit-il pas paradoxalement à une certaine ouverture vers
la théorie euro-centrée, tout autant qu’à sa gestion entrepreneuriale du

31. Pour un débat semblable sur les enjeux esthétiques et politiques de l’« art nègre »
pendant la Renaissance de Harlem, voir Claudine RAYNAUD (dir.), La Renaissance
de Harlem et l’art nègre, Paris, Michel Houdiard, 2013.
32. Audre LORDE, « The Master’s Tools will not Dismantle the Master’s House », dans
Sister Outsider. Essays and Speeches, New York, The Crossing Press, 1984, p. 110-
114.
92 ANTHROPOLITIQUES

domaine que sont les études afro-américaines ? Quant à Joyce Ann Joyce, elle
semble avoir été, avec les féministes noires, la grande perdante de ces joutes
verbales. On voit comment les jeux de pouvoir (publication, visibilité,
position universitaire de pointe, utilisation des médias) expliquent pour
beaucoup le succès de l’apport de Henry Louis Gates. Proche de personnalités
médiatiques comme Oprah Winfrey, Gates a été en couverture de Time
Magazine, il a produit des films, et il a mis en place un programme où des
Noirs américains célèbres ont fait un test ADN pour découvrir la composition
génétique de leur ascendance. Cette constatation ne fait qu’apporter de l’eau
au moulin de Jean-Loup Amselle qui souligne la position des intellectuels par
rapport à leur objet d’étude et parle d’une élite intellectuelle.

Histoire du vocable « afro-américain » et incertitudes identitaires

Dans un long développement sur l’histoire de l’appellation des descen-


dants d’Africains aux États-Unis conduite sous le sous-titre d’« un essentia-
lisme contemporain », Amselle rapproche Jessie Jackson et Malcolm X.
Jackson serait proche de « la Nation de l’Islam » alors que le pasteur baptiste
a appartenu au SCLC (Southern Christian Leardership Conference) de Martin
Luther King, au PUSH (People United to Save Humanity rebaptisé People
United to Serve Humanity) pour ensuite fonder la « Rainbow Coalition » afin
de se présenter aux élections présidentielles de 1984. S’il a pu un temps
soutenir Louis Farrakhan et tenir des propos antisémites, on ne peut pas
rapprocher ce défenseur des droits civiques de la Nation de l’Islam. De
même, selon Amselle, Malcolm X « branche » les Noirs américains sur
l’Islam et se détache de la Nation de l’Islam vers la fin de sa vie. Suggérer
qu’il a été assassiné à cause de son assimilation des Noirs américains à la
colonisation des Algériens semble réducteur. Malcolm X, avant le discours
dans la salle Audubon, voulait abandonner la thèse séparatiste et s’éloignait
d’Elijah Mohammed. Il assimilait la situation des Noirs américains à celle des
autres peuples colonisés et prônait la révolution telle qu’il la voyait en marche
au Congo et en Chine. Cette rhétorique de la colonisation est présente très tôt
dans les mouvements radicaux noirs et ne lui est pas propre : les Panthères
noires situent leur combat au plan international et le terme apparaît sous la
plume d’Harold Cruse dans son ouvrage Rebellion or Revolution en 1968.
L’autobiographie de Malcolm X (1987) décrit son voyage à la Mecque
comme une révélation : les Arabes sont des frères. L’idéologie raciste anti-
blanc (les Blancs sont vus comme des « diables ») doit faire place à une
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 93

vision plus accueillante. Dans la structure de l’autobiographie, il effectue


donc une deuxième conversion. Son opposition à Elijah Mohamed lui aurait
effectivement coûté la vie, tout comme son charisme grandissant, ainsi que le
souligne la biographie de Manning Marable qui inclut les fiches du FBI sur
Malcolm X33. Il attirait à lui les partisans déçus de la non-violence de Martin
Luther King.
Je voudrais terminer cette revue des débats et différends mettant en scène
des intellectuels noirs américains par la critique que fait Jean-Loup Amselle
de la lecture de l’affaire dite du Sofitel par l’universitaire américain Manthia
Diawara34. L’employée guinéenne Nafissatou Diallo représente pour Diawara
cette Afrique à genoux devant le pouvoir du FMI :

« Il semble maintenant que les avocats de l’ancien directeur du FMI


souhaitent défendre leur client sur la base d’une relation consensuelle, plutôt
qu’une “relation forcée”, ou un viol. Pour sortir DSK de cette affaire, il faudrait
arguer et payer beaucoup d’argent pour prouver que la présumée victime n’est
pas en fait une victime, et pire, qu’elle a violé le contrat, sinon moral, d’intérêt
mutuel, ou de désir, qui la liait avec l’un des hommes les plus puissants du
monde. Ce serait donc DSK qui serait la victime de celle qui l’accuse de viol.
Cette représentation aussi me fait penser à la relation de dépendance des pays
sous-développés et les institutions telles que la Banque mondiale et le FMI,
qu’on qualifie d’aide au sous-développement et de solidarité entre les peuples.
On nous dit que personne n’oblige les pays africains à demander de l’aide aux
pays développés mais qu’au contraire, ils sont désireux et consentants de cette
aide et de toutes les conditions de sa dotation35 ».

Amselle dénonce les amalgames et critique la position de cet enseignant


d’origine malienne, qui a vécu en Guinée, est devenu professeur à l’Université
de New York et qui, depuis l’Amérique et sa situation privilégiée, parle au
nom des subalternes. La position de Diawara sur les deux systèmes est
résumée dans un autre article de SlateAfrique consacré à ce qui s’est joué
dans les représentations des protagonistes intitulé « Affaire DSK : What’s Love

33. Manning William MARABLE, Malcolm X. A Life of Reinvention, New York, Viking,
2011. Cet ouvrage est critiqué par l’anthologie de Jared BALL et Todd Steven
BURROUGHS, A Lie of Reinvention: Correcting Manning Marable’s Malcolm X,
Black Classic Press, 2013.
34. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 38-42.
35. Manthia DIAWARA, « Vu d’Amérique, l’affaire DSK et les quotas de la FFF »,
Mediapart, 13 juin 2011 [http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/
article/130611/vu-damerique-laffaire-dsk-et-les-quotas-de-la-f] ; consulté le
10 janvier 2014.
94 ANTHROPOLITIQUES

Got to do with it ? 36 ». Analysant la chute du directeur du FMI et les discours


de la presse française et américaine, notamment les qualificatifs attribués à
Nafissatou Diallo (peule, musulmane), Diawara précise :

« Je me hâte de dire ici qu’il ne faudrait pas interpréter ma condamnation


du système américain, basé sur le communautarisme, par une célébration tous
azimuts de l’assimilation à la française – qui forcerait ses minorités juives,
arabes et africaines à l’invisibilité et la sclérose culturelle37 ».

Y a-t-il une voie médiane entre le communautarisme et l’assimilation ?


Doit-on toujours penser une oscillation entre juxtaposition ou balkanisation
des différences et intégration au point d’une disparition ? Peut-il y avoir
« sclérose culturelle » ? À lire Amselle, cette option paraît improbable, tant la
« culture » est vivante, mouvante, adaptable, renouvelable et précisément le
contraire d’un champ fermé, clos sur lui-même.
L’ouvrage de Manthia Diawara, In Search of Africa, texte autobiogra-
phique de son retour au pays à la recherche de son ami d’enfance et d’un lieu
de tournage pour un film sur Sékou Touré, fait alterner le personnel et l’essai
sur le Mali des indépendances, les réflexions sur Sékou Touré et son rival, sur
la répression et la mort. Diawara tente, dès le premier chapitre placé sous le
signe de Sartre et de son « Orphée noir », « Situation I », de peser l’universel
face au particulier. Comme un compte-rendu de cet ouvrage le signale :

« Jamais Manthia Diawara n’essentialise les cultures, car pour lui, le


conflit et le changement en sont des éléments constitutifs. Il note la
permanence de la structure de classes en Afrique et remarque, par exemple,
qu’il n’existe aucun chant de griots qui ait célébré l’émancipation des femmes,
la dissolution des castes et le partage du pouvoir38 ».

Diawara dirige le centre d’« Africana Studies » à New York University


dont le programme intègre les études noires américaines à celle de la diaspora
africaine dans une approche culturelle (« Cultural Studies ») et, en même

36. Ce titre emprunte à Tina Turner les paroles de sa chanson, tout comme le débat
entre Gates, Baker et Joyce.
37. Manthia DIAWARA, « What’s Love Got to do with it? », SlateAfrique, 9 juin 2011.
[http://www.slateafrique.com/37029/affaire-dsk-juifs-noirs-racisme]
38. Jean-Paul COLLEYN, « Diawara, Manthia. – In Search of Africa. Cambridge-
London, Harvard University Press, 1998, 276 p., index, bibl. », Cahiers d’études
africaines [En ligne], 160 | 2000, [http://etudesafricaines.revues.org/50] ; consulté
le 26 décembre 2013.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 95

temps, il vit son identité de façon cosmopolite et plurielle, ainsi qu’il le


souligne dans son billet du 9 septembre 2011 :

« Comme j’ai essayé de le démontrer dans mon livre Bamako, Paris, New
York, quand je suis à New York, Paris me manque, parce que je me fatigue de
toujours porter mon identité d’homme africain-américain ; et quand je suis à
Paris, New York me manque parce que je me lasse de mon invisibilité, du
paternalisme des blancs – pour ne pas mentionner leur racisme. C’est alors que
l’humanisme de Bamako (Mali) commence à me manquer39 ».

On voit combien cette tripartition attribue l’humanité à l’Afrique (pays de


l’enfance) pour ne voir que dans les autres pays des relations raciales et de
pouvoir, des identités subies et non choisies.
Dans L’Occident décroché, Amselle se livre à une confidence similaire :

« “Logiques métisses, c’est moi” dirais-je volontiers pour reprendre le


terme de Flaubert à propos de Madame Bovary. Cette expression désigne en
effet assez bien, outre le terrain africain, la situation de porte-à-faux culturel,
d’exilé au sein de sa propre société et de sa propre culture que je ressentais
alors et à laquelle je faisais allusion plus haut. Les incertitudes de mon
autodéfinition comme juif français ou comme Français juif – la “petite
différence” – renvoyaient à la “condition réflexive” de l’homme juif pointée
naguère par Robert Misrahi [...] et faisaient référence à l’inquiétant sentiment
d’étrangeté du Juif, son impossibilité de se sentir de plain-pied dans la culture
de son “pays d’accueil”40 ».

Le porte-à-faux, le décalage, le décrochage : tous ces termes qui émaillent


les analyses critiques se retrouvent en miroir dans cette tentative de dire
l’identité, tout comme la réflexivité constitutive d’une éthique de l’autre,
d’une relation à l’autre (« l’homme réfléchi »). On comprend qu’elle est
multiple, changeante, « située », qu’elle se négocie avec les identités imputées,
les stéréotypes, tout autant qu’avec la marge de choix que les Anglo-Saxons
nomment « agency ». Elle est aussi d’une certaine façon la métaphore
fondamentale de l’être au monde, en société.
Ainsi, que ce soit pour Manthia Diawara qui ancre son être dans l’huma-
nisme qu’il attribue à l’Afrique (nostalgie de l’enfance, des siens, du chez
soi), pour Henry Louis Gates et son trickster (le malin qui inverse les

39. Manthia DIAWARA, « What’s Love Got to do with it? », SlateAfrique, 9 septembre
2011. [http://www.slateafrique.com/37029/affaire-dsk-juifs-noirs-racisme]
40. L’Occident décroché, Paris, Stock, 2008, p. 59.
96 ANTHROPOLITIQUES

relations de pouvoir, joue avec les codes, dit sans dire), ou pour Amselle (le
« décrochage » s’accommode sémantiquement si bien avec les « branche-
ments »), le travail de la métaphore fait son chemin depuis l’intime jusqu’à la
réflexion analytique, la constitution de savoirs et l’intervention à la fois
savante et politique.

Conclusion

Certes, les intellectuels noirs américains s’inscrivent dans leur propre


pays, tout comme Amselle se définit en tant que « Français » juif, mais on
voit bien que deux modèles identitaires voulus par l’histoire des deux pays
(avec la polarité entre communautarisme et neutralité républicaine) sont mis à
mal dans les analyses. Les émeutes de banlieues de 2005 ont amené une
réponse de Henry Louis Gates qui a organisé à Harvard un colloque
impromptu à la Kennedy School of Government. Il s’agissait de montrer que
les émeutes étaient « raciales », à l’instar des émeutes « urbaines » améri-
caines (Watts, Detroit) et que la France n’avait rien à envier aux États-Unis.
Se sont succédés des orateurs, spécialistes de sciences politiques, du contrôle
des populations, des politiques urbaines et sécuritaires, et d’autres qui, du
point de vue de l’État français, avaient du mal à expliquer le rejet de la
catégorie « raciale » ; je pense en particulier à l’écrivain antillais Daniel
Maximin qui peinait à faire comprendre sa position de Martiniquais, et donc
de Français. Maximin se méfie du terme « post-colonial » car il maintient une
référence (le colonial), projette une temporalité (avant/après) alors que
l’espace littéraire est libre, toujours en-avant. Il rejette la victimisation41. On
rencontre donc chez le romancier la même défiance qu’Amselle face à la
« postcolonie ».
Dans son introduction à la littérature noire américaine, Henry Louis Gates
trace une lignée depuis Phillis Wheatley, la poétesse esclave qui écrivait en
anglais et dut subir un examen à Boston pour prouver qu’elle était bien
l’auteur de ses œuvres, jusqu’au prix Nobel de littérature, Toni Morrison
(1993). Morrison a été reçue au Louvre en 2008 pour une série de manifes-
tations qu’elle a choisi d’intituler : « The Foreigner’s Home », expression que
l’on peut traduire tout à la fois comme « La demeure de l’étranger » et

41. Écouter son intervention au colloque « Retours du colonial », Paris, 12-13 mai
2006. [http://survie.org/francafrique/colonialisme/article/retours-du-colonial] ;
consulté le 26 décembre 2013.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LES INTELLECTUELS AFRO-AMÉRICAINS 97

« L’étranger chez soi », dans l’ambivalence de l’apostrophe que la langue


française ne peut rendre. Morrison s’interroge sur l’origine et la citoyenneté.
Elle note un renversement de leur priorité dans les définitions identitaires :

« Dans les descriptions données par la presse le lieu d’origine est devenu
plus parlant que la citoyenneté des personnes identifiées comme un citoyen
allemand de telle ou telle origine. Tout cela au moment même où le cosmo-
politisme d’un nouveau genre, une sorte de citoyenneté à couche multiple est
simultanément acclamé. La transplantation des personnes a embrasé et fait
éclater l’idée du chez soi pour étendre le noyau de l’identité bien au delà des
définitions de la citoyenneté vers une clarification de la notion d’étranger. Qui
est l’étranger42 ? ».

C’est la visibilité des Noirs américains qui, selon elle, a empêché leur
intégration dans la nation à l’opposé des autres minorités. De cette situation
paradoxale d’« étranger chez soi », ils ont fait une force ; elle cite le jazz qui
se joue dans le monde entier. Je voudrais terminer sur cette expression
artistique aux origines troublées, déjà métissée dans ses commencements, et
dont la prolifération, les modalités, sont un modèle qui est affirmé dans les
ouvrages de Jean-Loup Amselle. Il dénonce en effet, livre après livre, l’enfer-
mement, le confinement, le repli, pour parler d’ouverture, de dynamisme, de
ressort, de dérivations latérales.

Ouvrages cités

AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et


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42. Toni MORRISON, Étranger chez soi, Paris, Bourgois, 2001, p. 18.
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Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

J.-L. Amselle : D’abord je voudrais remercier Claudine Raynaud pour


cette analyse extrêmement riche, fouillée, et tout à fait pertinente. Effective-
ment le problème, je crois que vous l’avez bien cerné, c’est d’abord la
question des termes eux-mêmes qui sont difficiles à utiliser, à mettre en
équivalence : Négritude, blackness, noirceur, etc., ce n’est pas du tout la
même chose. Négritude en français c’est Senghor, Césaire, etc., la blackness,
c’est autre chose et en plus, et je crois que là ça renvoie un peu à ce que disait
Bernard Traimond tout à l’heure, il y a toute l’histoire de ces notions :
pourquoi est-on passé de « noir américain » à « African American », tout ça
c’est un changement de branchement, c’est un autre branchement. Et c’est
aussi tout le problème du positionnement de Gates dont vous avez bien parlé,
cette espèce de position médiane de Louis Gates dans le champ politique
américain où il n’est pas afrocentriste mais il n’est pas non plus du côté de la
« majorité blanche » ; et ce n’est pas une critique de ma part parce que c’est
quelqu’un que j’aime beaucoup. Il n’est pas devenu Bill Gates mais Louis
Gates, quelqu’un effectivement de très important, de très influent donc, qui
est à la tête d’une école, il a entraîné tout le monde à Harvard, Anthony
Appiah, etc. Signyfying pour moi c’est un peu l’équivalent de la blue note,
c’est justement cette torsion, cette inflexion qui fait que c’est du jazz et pas de
la « musique blanche ». Vous avez parlé aussi d’« essentialisme stratégique »
et effectivement on peut considérer que l’essentialisme stratégique, c’est une
bonne chose. Et d’ailleurs Spivak, je pense qu’elle s’est inspirée de Sartre.
L’Orphée noir, le texte introductif à L’anthologie de la nouvelle poésie nègre
et malgache de Senghor, c’est une analyse, une justification de l’essentialisme
stratégique, c’est-à-dire, l’idée que les Africains ont raison de défendre la
négritude, pourquoi ? Parce que c’est passager et que ça ne va pas durer mais
se dissoudre dans le cadre du socialisme, du communisme, de la société sans
classes. On n’est cependant plus dans cette conjoncture parce que depuis
1989, la chute du mur de Berlin, 1991, la chute de l’Union soviétique, le
socialisme réel en tout cas n’est plus à l’ordre du jour et là, du coup, il ne reste
plus que ces identités verticales dont on a parlé précédemment et je crois
qu’effectivement, il y a deux mouvements contradictoires. Il y a la modifi-
102 ANTHROPOLITIQUES

cation de la modalité de recensement aux États-Unis, qui permet de cocher


plusieurs cases, puisque jusqu’à une date récente le métissage n’existait pas
aux États-Unis ; si vous aviez une goutte de sang noir vous étiez noir, donc
vous étiez noir ou blanc ; mais maintenant on peut être « mixed » et même on
peut refuser de s’auto-identifier. De mon point de vue, c’est une bonne chose.
Le côté négatif, c’est celui que vous avez mentionné à propos de Gates, sa
justification des tests ADN...
C. Raynaud : Il poursuivait ce programme quand j’étais à Harvard, au
Du Bois Institute à l’automne 2005, c’est-à-dire qu’avec lui il y avait toujours
un sourire ; on se demandait chaque fois si ce n’était pas le trickster, si vous
voulez, qui parlait. Il savait très bien intellectuellement où cette démarche
l’amenait ; en même temps, il le faisait par esprit d’intervention sur la scène
publique et politique. Ensuite, on peut analyser cette intervention d’un tas de
façons différentes.
J.-L. Amselle : Vous avez dit quelque chose qui m’a frappé. Vous avez
parlé d’Anthony Appiah, et à ce propos vous avez dit qu’il était d’origine
africaine, mais il était aussi d’origine écossaise, c’est-à-dire son père est
ghanéen mais sa mère est écossaise. Tout le problème est là.
Alors au sujet des influences, c’est sûr qu’on n’est que la résultante
d’influences. C’est sûr que je ne cite pas tous les gens qui m’ont influencé.
Mais en tout cas pour ce qui concerne Deleuze, non, parce que justement je
critique Glissant, mais après je critique Deleuze, c’est-à-dire cette opposition
entre rhizome et racine. Évidemment les identités sont rhizomatiques, hori-
zontales, ce ne sont pas les identités verticales qui ont des racines, qui
descendent directement sous terre, alors qu’eux, Deleuze et Guattari, sont
pour les identités rhizomatiques qui s’étendent horizontalement. On retrouve
ça chez Glissant avec l’opposition entre les cultures ataviques et les cultures
créoles, les cultures créoles étant du côté du rhizome et les cultures ataviques
étant du côté de l’arbre racine. En fait, quand on distingue comme ça, on
retrouve tout le problème des catégories. Il y a des identités par prétérition,
par négation de l’autre catégorie ; si on pense par exemple qu’il y a des
cultures créoles, il faut immanquablement définir par opposition une identité
racine et donc on n’en sort pas.
5
De l’ethnie comme de la langue ?
Quelques réflexions autour d’un processus
de déconstruction à l’œuvre

Cécile CANUT*

L’anthropologie française et le langage

Si le langage en tant que pratique est devenu très tôt, aux États-Unis, un
objet de réflexion dans le champ anthropologique, en France sa prise en
compte s’est longtemps suffi d’un éclairage ethnologique, sous l’aspect de ce
qui s’est nommé l’ethnolinguistique. Ainsi, pendant que Dell Hymes, par
exemple, focalisait ses analyses sur les événements de parole et développait
son modèle de compétence de communication à travers une ethnographie de
la communication tenant compte des interactions langagières, des questions
micropolitiques au cœur des pratiques, du rôle des relations intersubjectives et
notamment des relations de pouvoir1, les ethnologues français, eux, dans le
sillage de Marcel Griaule, s’intéressaient au rôle de la parole au cœur des
ethnies, aux spécificités ethno-culturelles des mots, des symboles ou des
mythes, inaugurant les études de ce qui s’est appelé « la littérature orale »
(chants, devinettes, contes, récits d’initiation, généalogie des griots, etc.). Il

* Université Paris-Descartes.
1. Bertrand MASQUELIER et Cyril TRIMAILLE (eds), Dell Hymes : héritages, débats,
renouvellements, branchements, Langage & Société n° 139, Paris, Éditions de la
MSH, 2012, 180 p.
104 ANTHROPOLITIQUES

est indéniable que cette approche systémique, bien que prenant parfois en
compte quelques éléments énonciatifs, a été promue en France en plein essor
du structuralisme linguistique qui, dans les années 60 et 70, allait dominer les
sciences humaines et sociales, de la littérature à l’anthropologie (Lévi-Strauss
au premier chef).
L’écart entre ces deux approches est tel qu’il décourage la recherche de
réelles convergences : d’un côté le langage est appréhendé en lien avec les
dynamiques sociales et ses contextes de production, c’est-à-dire les relations
de pouvoir instruisant la politique, alors que de l’autre, il relève de spécificités
culturelles propres à des ethnies conçues comme des îlots fixes et immuables.
Face à cette prédominance ethniciste et relativiste, les positions de Pierre
Bourdieu2, et dans une certaine mesure Michel Foucault, Gilles Deleuze ou
Jacques Derrida, dans les années 80, n’auront étonnamment rencontré qu’un
faible écho chez les ethnolinguistes français à la différence de leurs homo-
logues anglo-saxons. Ces derniers auront fait voie, dix ans plus tard, à une
anthropologie du langage se déclinant en deux courants devenus majeurs dans
les études académiques aux États-Unis : la linguistic anthropology et
l’anthropology of language. Si quelques chercheurs, à cette période, opteront
pour une approche pragmatique ou énonciative du langage, comme Bertrand
Masquelier ou Jean-Louis Siran (2000), ces quelques tentatives n’engageront
pas de réel courant d’anthropologie (politique) du langage en France. Et c’est
bien plutôt du côté des sociolinguistes que les liens se créeront, principale-
ment par l’entremise d’Andrée Tabouret-Keller qui sera, en 1987, lors d’un
séminaire à la Maison des sciences de l’homme à Paris, la première à utiliser
le terme d’anthropologie du langage en France.
Au sein de ce cadre très succinctement dressé, l’anthropologie politique
qui naît à la fin des années 80 à Paris dans le sillage de Georges Balandier est
donc peu intéressée par les questions de langage (le courant marxiste de la
linguistique sociale de Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin n’est
jamais cité par exemple3). Si bien des chercheurs prennent en compte
quelques questions d’interaction, personne ne développera une anthropologie
du langage en tant que telle, comme cela s’est produit aux États-Unis.
Malgré tout, à la fin des années 90, c’est vers l’anthropologie politique
– portant surtout sur les sociétés africaines – que nous nous sommes tournés,
Jean-Marie Prieur et moi, au sein du groupe du LACIS que nous avons alors

2. Les premières réflexions de Bourdieu concernant le langage date des années 60


(voir Claude LE MANCHEC, « Le langage et la langue chez Pierre Bourdieu », Le
français aujourd’hui 4/2002 (n° 139), p. 123-126).
3. Bernard GARDIN, Jean-Baptiste MARCELLESI, Introduction à la sociolinguistique :
la linguistique sociale, Paris, Larousse, 1974, 263 p.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 105

fondé4. En invitant Jean-Loup Amselle en 2000, nous établissions un lien


déterminant avec l’auteur du processus de déconstruction de l’ethnie,
processus qui faisait directement écho à notre propre travail de déconstruction
de la notion de langue conçue comme objet du réel et dont la naturalisation
engendre une vision écologique et essentialiste5.
La relecture de ses ouvrages fait apparaître aujourd’hui l’importance
accordée par Jean-Loup Amselle à des questions de langage plus aiguës qu’il
n’y pourrait paraître : si elles n’ont pas pour objet de constituer le centre des
études, elles innervent néanmoins une grande partie des analyses, soit à titre
comparatif, soit à part entière6. Il n’est donc pas inopportun de revenir sur
quelques-uns des paradigmes langagiers qui émergent dans l’œuvre de
l’anthropologue et qui sont d’un intérêt majeur : la mise au jour de la cons-
truction du lien langue-ethnie par les colonisateurs, la déconstruction des
labels identitaires, la nomination comme processus performatif, l’éclatement
de la dichotomie oralité/écriture et enfin le dépassement de la créolité ou de
l’hybridité pour comprendre l’hétérogénéité linguistique et culturelle. Car s’il
apparaît que Jean-Loup Amselle a très rapidement voulu rompre avec le
modèle grammairien de la langue, au bénéfice d’un modèle interactionniste et
surtout pragmatique (la théorie des actes de langage de John Austin est une
référence importante pour lui), le dépassement de l’approche structuraliste du
langage qu’il semble appeler de ses vœux mérite un retour sur ses enjeux.

Le problème des langues dans la déconstruction de l’ethnie

Dans l’article « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topo-


logique7 », en ouverture du volume collectif Au cœur de l’ethnie, il apparaît
clairement que la déconstruction de l’ethnie ne peut être résolue sans passer
par le langage tel qu’il est conçu par les ethnologues-administrateurs à

4. Le LACIS (Langues en Contacts et Incidences Subjectives) a été fondé en 1999 à


l’université Paul-Valéry / Montpellier III.
5. Ce travail donnera lieu à deux ouvrages : Une langue sans qualité, 2007, et Le
Spectre identitaire, 2008, publiés tous deux chez Lambert Lucas (Limoges),
résultant d’une HDR pour laquelle Jean-Loup Amselle était membre du jury. Cet
aspect de déconstruction de la langue concernait bien moins mon collègue Jean-
Marie Prieur qui, comme Andrée Tabouret-Keller, « marraine » du LACIS, se voulait
fidèle au structuralisme malgré tout. « Il y a quand même de la langue » répétait
Jean-Marie Prieur pendant cette période... J’ai co-dirigé le LACIS avec lui jusqu’en
2008 avant de partir à Paris-Descartes.
6. Au point de donner lieu à l’écriture d’un chapitre entier dans L’Anthropologue et le
Politique : « La désapparition des langues ».
7. Au cœur de l’ethnie [1985], Paris, La Découverte, 1999, p. 11-48.
106 ANTHROPOLITIQUES

l’origine du découpage spatial de groupes supposés homogènes. Dans le sous-


chapitre intitulé « Les espaces linguistiques », Amselle constate que la cons-
truction des ethnies bambara, baule ou peule se détermine en permanence en
fonction des langues :

« Une langue semble bien être l’indice principal d’un groupe ethnique :
“l’ethnie bambara” parle bambara, “l’ethnie baule” parle baule, etc. Or s’il est
un domaine où la confusion est grande en matière de recherche africaniste,
c’est bien en linguistique8 ».

L’analyse des pratiques langagières – pour peu qu’on en conçoive une


acception classique qui, de la tradition coloniale, hérite le modèle d’une
exacte superposition des espaces aux pratiques de langage – ne peut que
contrevenir au souci de déconstruction de « l’objet ethnique ». Adminis-
trateurs et ethnologues, dans le sillage des politiques, n’auront eu de cesse que
soit reconduite l’idée de cette concordance préalable à toute considération
d’appartenance : une langue = une ethnie = un groupe homogène. Aujour-
d’hui, les observations des anthropologues sur les différents terrains peuvent
mettre en évidence que les critères d’appartenance au groupe sont, à l’inverse,
souvent en contradiction avec les pratiques linguistiques ou les découpages
coloniaux : il existe souvent plus d’affinités linguistiques entre deux parties
de deux ethnies différentes, mais contiguës, qu’au sein d’une seule et même
ethnie prétendument homogène (ainsi certains Bété sont plus proches de
certains Dida que d’autres Bété). De même, l’exemple des Peuls du Wasolon,
qui pour des raisons sociopolitiques complexes, revendiquent leur ethnonyme
Peul mais parlent bambara-jula, permet à Amselle de mettre en cause ce
système des appartenances et des compartimentages. L’anthropologue en
vient alors à proposer une conception innovante des pratiques linguistiques, à
même d’établir un véritable lien entre sociétés segmentaires/englobantes et
aires linguistiques segmentées/englobées, propre à dépasser l’opposition
vernaculaire/véhiculaire.
Cette réflexion sur les usages sociaux des labels identitaires que Jean-
Loup Amselle va poursuivre pendant plusieurs années à propos de sujets
différents, l’amène à reconsidérer les appartenances telles que déclarées, voire
revendiquées, par ceux qui s’en disent à la fois les représentants et les
défenseurs. C’est sur ce double emploi que l’anthropologue fait peser le
questionnement politique, dès lors qu’il met au jour la pluralité de
positionnements liés à des enjeux de domination.

8. Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 31.


DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 107

« En montrant que l’on ne pouvait pas assigner un seul sens à un ethno-


nyme donné, nous mettions l’accent sur la relativité des appartenances
ethniques sans pour autant dénier aux individus le droit de revendiquer
l’identité de leur choix9 ».

L’hétérogénéité des unités sociales ne se voit pas simplement recouverte, à


la faveur d’un contexte singulier, par la revendication ethnique. Elle met tout
autant en lumière une fluctuation des positionnements, et donc des acceptions
retenues des différentes appellations. Le « signifiant flottant10 » que constitue
tout ethnonyme, atteste, en tant qu’il suppose une multitude de signifiés, le
caractère élaboré des choix langagiers, contrevenant en cela à des considé-
rations essentialistes exclusives des incidences historiques ou sociales. La
déconstruction de l’essence est alors propre à faire valoir la construction dont
procède, à rebours, le processus signifiant – au point que le nom et le groupe
qu’il désigne ne font qu’un : l’emploi de l’ethnonyme est à valeur performa-
tive dans la mesure où « l’application d’un signifiant à un groupe social crée
d’elle-même ce groupe social11 ».
Si la dichotomie signifiant/signifié est d’un usage particulièrement
connoté, la conception structuraliste n’en fait pas moins, chez Jean-Loup
Amselle, l’objet d’une nette remise en cause :

« Il semblait évident aux contributeurs de ce volume que l’anthropologie


française de l’après-guerre, en raison de la domination du structuralisme, avait
accordé au nom du groupe étudié – à l’ethnonyme – le statut de référent stable
alors que la socio-linguistique et la pragmatique, dont l’essor s’exerçait aux
dépens de la linguistique structurale, mettaient au premier plan la labilité
socio-historique de ce même référent12 ».

De fait, l’engagement vers une réflexion plus discursive – sans que soit
jamais cité ce terme ni le courant d’analyse de discours française issu de
l’approche foucaldienne, très fécond à cette époque (Michel Pêcheux, Denise
Maldidier, Régine Robin, Jacques Guilhaumou) – rompt clairement avec
l’approche synchronique de la langue des structuralistes (pour elle-même et
en elle-même) au profit d’une prise en compte des conditions historiques de

9. Au cœur de l’ethnie, « Préface à la seconde édition », op. cit., p. II.


10. Expression reprise à Claude LÉVI-STRAUSS, mais dans un sens modifié : « Pour
nous », écrit AMSELLE, « un signifiant flottant est un signifiant qui renvoie à une
multitude de signifiés » (Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 37).
11. Ibid., Note 31 de la page 37.
12. Au cœur de l’ethnie, « Préface à la seconde édition », p. III.
108 ANTHROPOLITIQUES

production des discours, de la polyphonie constitutive des énoncés et des


interactions langagières :

« Désormais, il n’est plus question d’utiliser un quelconque ethnonyme


sans définir au préalable son contexte d’emploi, de sorte que l’on assiste à la
substitution d’une pragmatique des sociétés à un essentialisme ethno-
logique13 ».

Contrer l’essentialisme ethnologique implique donc de réexaminer le rôle


social du langage, et particulièrement du processus de nomination : Qui
nomme ? Quand ? Pourquoi ? Si bien des locuteurs en Afrique revendiquent
leur appartenance à telle ou telle ethnie, il ne s’agit pas de dénoncer leur
parole au nom d’une position extérieure de vérité (positiviste), mais bien de
montrer comment circulent les mots et les catégories, comment les réemplois
et les réappropriations fonctionnent en société, aboutissant à ce l’on nomme
en analyse de discours la « polyphonie » ou le « dialogisme » (Mikhaïl
Bakhtine). De fait, dans Logiques métisses, les ethnonymes sont traités
comme des emblèmes onomastiques dont se servent les acteurs en fonction de
leurs stratégies et intérêts : « C’est dans la faculté de nommer et dans la possi-
bilité de refuser d’être nommé que se manifestent en permanence les enjeux
sociaux14 ». La culture est un enjeu de lutte politique entre les groupes,
notamment de lutte pour la reconnaissance : il s’agit toujours de redéfinir les
termes dans lesquels les agents envisagent de débattre du lien qui les unit les
uns aux autres.
Plus tard, dans Rétrovolutions, c’est toute l’Afrique qui devient ce
signifiant flottant, au sein du jeu des rapports de forces entre les différents
espaces locaux et globaux :

« Ceci signifie, d’une part, qu’il n’existe pas de tradition africaine en tant
que telle mais seulement des signifiants flottants qui, en faisant l’objet d’une
réappropriation, sont transformés en signifiés locaux par les Africains, et que,
d’autre part, l’énonciation des identités locales passe souvent par l’utilisation
de produits étrangers à une culture donnée. Pour cette raison il est impossible
de définir a priori ce qui est africain et ce qui ne l’est pas, et cela s’applique
bien sûr à d’autres identités. L’Afrique est un signifiant flottant dont la nature
performative lui permet d’être réapproprié aussi bien par les Africains que par
ceux qui ne le sont pas et cela quelle que que soit la couleur de leur peau15 ».

13. Au cœur de l’ethnie, « Préface à la seconde édition », p. IV.


14. Logiques métisses, Paris, Payot, 1990, p. 65.
15. Rétrovolutions, Paris, Stock, 2010, p. 213.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 109

Ainsi, ce premier temps de la relation entretenue avec les questions


linguistiques pose déjà un grand nombre de pistes de réflexion sur lesquelles
l’auteur va revenir dans ses ouvrages ultérieurs. Il convient de comprendre
que l’appel à la linguistique est en tout cas clairement énoncé :

« Dans l’avenir, une des tâches de l’anthropologie secondée par la


linguistique et l’histoire pourrait être précisément de cerner l’univers
sémantique des catégories recueillies sur le terrain en fonction de l’époque, du
lieu et de la situation sociale retenus. Au lieu de partir d’ethnonymes donnés,
de notions vides qu’il s’agit ensuite de remplir avec des structures
économiques, politiques et religieuses, il serait préférable de montrer comment
un terme situé dans le temps et l’espace acquiert progressivement une
multiplicité de sens, en somme d’établir la genèse idéale des symboles16 ».

Se départir du structuralisme : la créolisation originelle ?

Dans la suite de ses livres, Jean-Loup Amselle abandonne la dimension


géolinguistique et spatiale du langage pour se concentrer sur deux aspects qui
retiennent son attention : les labels identitaires et les logiques métisses via la
créolisation. Il s’agit pour lui de se départir définitivement du structuralisme
et de ses dichotomies fondatrices, ce qu’il qualifie dans Branchements de
« modèle grammairien et linguistique de la société » qui « a pour inconvé-
nient majeur de laisser dans l’ombre tout ce qui transcende les grandes
oppositions binaires déployées par l’anthropologie d’orientation structu-
raliste17 ».
Se départir du structuralisme n’est toutefois pas chose aisée tant son
emprise a façonné les esprits, notamment en matière linguistique puisque la
construction du modèle monolingue et homogène de la langue s’impose en
France depuis le XVIe siècle. Refuser les prolongements de la linguistique
saussurienne n’implique pas seulement de mettre en cause le modèle gram-
matical18, lui-même combattu par cette même linguistique, mais de rompre
avec toutes les dichotomies afin d’opter pour un modèle continuiste. Cette
option choisie est explicitée dans un chapitre de Branchements, « l’éloge du
sabir », entre les pages 39 et 44. S’émanciper du structuralisme suppose

16. Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. 44.


17. Branchements, Paris, Flammarion, 2001, p. 40.
18. « Seules les situations linguistiques mettant aux prises différents supports de
discours font prendre corps à la langue, interdisant du même coup de reconstituer
les états passés du langage au moyen de la seule consultation des dictionnaires et
des grammaires » (Branchements, op. cit., p. 41).
110 ANTHROPOLITIQUES

également de chercher d’autres références (Sylvain Auroux, Émile Benveniste,


John Austin, Henri Meschonnic et en valorisant la place d’Humboldt par le
biais de Meschonnic) et d’autres courants (la pragmatique, la sociolinguis-
tique et la théorie de l’énonciation). On peut comprendre que dans les
années 90 en France, il n’était guère aisé pour un anthropologue d’opérer des
liens avec une sociolinguistique – encore moins avec une ethnolinguistique –
française qui elle-même n’avait pas rompu avec une approche positiviste et
une vision compartimentée du langage. En cherchant des variables et des
variétés, la sociolinguistique plus ou moins variationniste de l’époque ne s’est
pas sortie d’une contradiction qui l’a vue, comme la linguistique, affirmer son
caractère scientifique et prédictif, alors qu’elle a fait siennes, au même
moment, les approches interactives de Dell Hymes et John Gumperz qui
l’amenaient à rompre en définitive avec toute démarche quantitative. Même à
la fin des années 70, lorsque les créolistes (à commencer par Derek Bickerton)
ont proposé la notion de continuum, les découpages en catégories – acrolecte,
basilecte ou mésolecte – ont gardé leurs faveurs19. Que Jean-Loup Amselle
reprenne aux créolistes, dès Branchements, mais aussi ensuite dans L’art de
la friche, la notion de relexification qui suppose que le changement
linguistique se produise par un renouvellement du lexique d’une langue sans
toucher la syntaxe demeurée fixe, aurait pu susciter quelque étonnement.
Toutefois, s’il étend ce phénomène aux objets d’art par exemple (« Ces objets
ont été relexifiés, comme disent les linguistes20 »), c’est davantage pour
focaliser l’attention sur les processus de resignification, développés plus tard
par Judith Butler, que pour reconduire les approches strictement linguistiques
ou créolistes.
C’est avec Logiques métisses, dès 1990, que Jean-Loup Amselle fait
valoir un nécessaire abandon des positions structuralistes. Il y affirme qu’il
n’y a pas de culture en soi, objet du réel, mais que la culture est une cons-
truction effectuée par le biais de négociations toujours renouvelées autour des
termes mêmes de sa mise en clôture. Puisque chaque groupe ethnique,
linguistique ou culturel est d’emblée « créole », c’est-à-dire que ses fonde-
ments ne renvoient pas à une essence mais au contraire à une « indistinction

19. « Un continuum se caractérise donc par la présence d’un “dia-système” bipolaire


allant d’un “acrolecte” caractérisé par des formes socialement valorisées à un
“basilecte” correspondant à l’état de langue dévalorisé socialement. Bien entendu,
l’acrolecte et le basilecte possèdent en commun un nombre considérable de traits
linguistiques et la différenciation ne porte que sur un nombre limité d’éléments, ce
qui permet une relative intercompréhension entre les deux pôles du continuum. »
(Michel CARAYOL et Robert CHAUDENSON, « Diglossie et continuum linguistique à
la Réunion », in Nicole GUEUNIER, Émile GENOUVRIER, Abdelhamid KHOMSI (eds),
Les français devant la norme, Paris, Champion, 1978, p. 182).
20. L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005, p. 63.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 111

originaire », alors toutes les dichotomies doivent tomber. « À ce titre, une


culture ne se manifeste jamais autant comme culture que lorsqu’elle est en
voie de disparition21 ». Si elle ne traite pas directement des langues, cette
approche offre clairement la possibilité de penser les langues elles-mêmes
comme objets de négociations permanentes alors que leur construction repose
sur une « indistinction originaire », et ceci quand bien même certains discours
leur assignent des essences et les rattachent à des origines. De fait, la longue
histoire de standardisation et normalisation des langues a abouti à la
« création » des langues par les « intellectuels » européens22. Partant du
constat que le modèle de la langue comme grammaire « informe la façon dont
les anthropologues appréhendent la ou les cultures qu’ils étudient23 »,
Amselle tente une comparaison entre culture et langue.

« En ce domaine, tout naturellement, la comparaison avec le langage vient


immédiatement à l’esprit. Le langage est articulé, chaque langue possède une
grammaire, c’est-à-dire un ensemble de règles écrites ou non écrites qui sont
appropriées par un sujet qui font de celui-ci un locuteur24 ».

Cette correspondance parfaite à établir entre langue et culture n’est


toutefois pas actualisée jusqu’à son terme par l’anthropologue qui souligne
une différence entre les deux : si la première est un « enjeu social qui résulte
d’un rapport de forces entre dominants et dominés25 », elle possède quand
même un ensemble de règles dont la seconde est dépourvue : « celle-ci, à la
différence de la langue, ne peut être considérée comme un ensemble de règles
incorporées que si on a oublié comment elle est venue à être ce qu’elle est, et
si on a effacé les conditions de sa production26 ». Ainsi, à la différence de la
langue, il y a toujours invention de la culture, et c’est le seul moyen de la faire
exister : ce qui fait exister une culture, c’est le pouvoir qu’ont certains de
nommer, de pouvoir « assigner aux autres cultures leur propre place dans le
système, faisant de celles-ci des identités soumises ou déterminées27 ».
Les points communs, néanmoins, se font jour par la suite. Si une véritable
« indistinction originelle » sous-tend les cultures, pourquoi ne pas en dire
autant des langues ? En 1999, dans la préface à la seconde édition d’Au cœur
de l’ethnie, les propositions sont plus tranchées :

21. Logiques métisses, op. cit., p. 64.


22. Logiques métisses, op. cit., p. 52.
23. Logiques métisses, op. cit., p. 54.
24. Ibid.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Logiques métisses, op. cit., p. 55.
112 ANTHROPOLITIQUES

« C’est en postulant une véritable créolité de chaque groupe ethnique ou


linguistique (Amselle 1990 ; Nicolaï 1998) c’est-à-dire en posant que l’identité
sociale et individuelle se définit autant par le repli sur soi que par l’ouverture à
l’autre, en un mot que l’identité est à la fois singulière et plurielle, que l’on
peut tout à la fois parvenir à respecter les différences culturelles et à les fondre
dans une humanité commune. Les ethnonymes sont en effet des labels, des
bannières, des emblèmes onomastiques qui sont “déjà-là” et que les acteurs
sociaux s’approprient en fonction des conjonctures politiques qui s’offrent à
eux28 ».

Peu de temps après, dans le chapitre sur la « globalisation linguistique » de


Branchements, Jean-Loup Amselle s’attache à contrer précisément l’hypo-
thèse d’une pureté linguistique originelle telle qu’elle est sous-tendue par
l’évolutionnisme linguistique du XIXe siècle, ou plus tard encore, lorsque les
linguistes partent à la recherche des langues mères – quête sans cesse réactua-
lisée par des dialectologues (tels Gérard Galtier, pour le cas Dogon) s’atta-
chant au mythe d’une langue originaire perdue, sous l’aspect d’une homo-
généisation de ses formes dialectales orientée vers la standardisation. Le
fantasme de la langue une29 s’inscrit au cœur des pratiques de catégorisation
ou de typologisation très fréquentes en linguistique et notamment en linguis-
tique africaine. Face à ces préconstruits, il convient au contraire d’« envisager
une pluralité première d’éléments qui, par confrontation avec des langues
englobantes ou par subsomption dans des catégories standards, aurait donné
naissance aux formes créolisées ou pidginisées des langues dominantes30 ».
Et il ne fait pas de doute en effet, qu’à la faveur d’une indistinction originaire,
les langues sont le résultat de contacts complexes et comme indéchiffrables
entre des formes langagières dont les statuts sociopolitiques sont distincts :
chacune d’elles, en définitive, est le produit d’une créolisation – périmant par
là même l’opposition langue/dialecte/patois/créole.

Oral ou écrit : enjeu de pouvoir et retournement du stigmate

Le troisième volet important de la recherche concernant le langage réfère


aux catégorisations politiques à l’origine d’une opposition coloniale décisive :
oralité vs écriture. Par le biais de Meschonnic, l’auteur de Branchements

28. Au cœur de l’ethnie, op. cit., p. VII.


29. Cécile CANUT, Une langue sans qualité, Limoges, Lambert Lucas, 2007.
30. Branchements, op. cit., p. 58.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 113

s’engouffre dans cette complexe question par la mise en cause de toute


dichotomie :

« Au lieu de laisser la langue dans le binaire traditionnel de l’écrit et de


l’oral, le rythme permet de “déconfondre” le parlé de l’oral et de ménager ainsi
une place pour penser l’oral au sein de l’écrit31 ».

Loin d’être le résultat d’observation des pratiques réelles32, l’opposition


entre oralité et écriture, et plus encore entre sociétés à tradition orale et
sociétés à tradition écrite, résulte d’une forte construction coloniale. Élaborée
pendant des décennies, la hiérarchie entre écriture et oralité est un des socles
majeurs sur lesquels peuvent être assises de multiples hiérarchies sociales,
raciales, nationales, etc. C’est en réaction au discrédit jeté sur les Africains, eu
égard à leur prétendu manque d’écriture, et donc de savoir, que Souleymane
Kanté, fils d’un directeur d’école religieuse, a entrepris la création d’un
alphabet, le N’ko, voulu comme système de transcription de la langue
mandingue. C’est au sein même de la dichotomie ainsi construite depuis des
siècles qu’a émergé une prise de conscience évoluant en revendication
identitaire puis en afrocentrisme. En effet, dans un article du journaliste
libanais Kamal Marwa, écrit en arabe et consacré aux langues africaines, il
avait été question du caractère oral, donc faible, des langues africaines, dès
lors rappelées à leur dépréciative absence de grammaire – une antienne bien
connue en Europe et non moins en faveur chez bon nombre de lettrés arabes :

« Allant plus loin, [le journaliste] invoquait notamment le caractère


inarticulé de ces langues pour comparer les idiomes africains au piaillement
des oiseaux, ouvrant ainsi la voie au déploiement de la thématique de la
“guerre de l’écriture” telle qu’elle est formulée par les adeptes du N’ko33 ».

Face à ces propos infamants tenus sur les Africains, Souleymane Kanté a
créé un mouvement se présentant comme anti-arabe et anti-européen, avec les
cultures arabes pour cibles privilégiées. Le processus entamé par le nouveau
messager (et Jean-Loup Amselle classe au rang des prophétismes africains le
mouvement initié par Kanté), comtempteur d’une domination coloniale, a

31. Branchements, op. cit., p. 41.


32. On sait combien l’importante activité d’écriture en Afrique de l’ouest a été
totalement occultée afin de construire une société à tradition orale africaine, elle-
même permettant de construire une société à tradition écrite occidentale (voir
notamment, Jean-Michel DJIAN, Les manuscrits de Tombouctou, Paris, Jean-Claude
Lattès, 2012).
33. Branchements, op. cit., p. 151.
114 ANTHROPOLITIQUES

consisté à spécifier, identifier, purifier la langue et la culture malinké afin de


la dissocier le plus possible des autres. Perçu comme une dégénérescence, le
métissage a été aussi dénoncé : le N’Ko, la nouvelle écriture, est devenu un
moyen de construire de nouveaux rapports de forces, de régénérer la langue et
la culture, de refaire du local à partir de « signifiants » globalisés.
Au-delà de la revalorisation par l’écriture, toute l’œuvre de Souleymane
Kanté vise à montrer la suprématie de l’oral, laquelle explique la suprématie
de la culture mandingue. Dans le sous-chapitre « un gouvernement de la
parole34 », Jean-Loup Amselle passe au crible l’argument d’une suprématie
de l’oral sur un écrit qui n’en serait que la déclinaison, et selon lequel
l’oralité, spécificité de la culture mandingue, est le ferment de ce qui va
permettre la régénération de la culture musulmane. En l’excipant d’une
présence de l’écrit minorée au sein des grandes gestes mandingues, en faisant
valoir la grande vertu de la parole (à l’instar des joutes oratoires dans la lutte
pour le pouvoir), Souleymane Kanté a marqué sa nostalgie pour le règne
d’une parole respectée, car respectable, au-delà de ce que l’écrit représente
aujourd’hui. Ainsi,

« retournant le schème de l’oralité ou plutôt de l’incapacité à écrire qui fut


imputée aux sociétés africaines par les Arabes et les Européens et dont “le
trope du Livre qui parle” fournit le paradigme, Souleymane Kanté a exalté le
mythe d’une Afrique ayant choisi son oralité contre l’écrit, même si c’était
pour finalement en pâtir35 ».

Ce processus de retournement des hiérarchisations linguistiques imposées


à l’Afrique est à nouveau étudié dans Rétrovolutions à propos de l’ethno-
philosophie de Mamadou Diouf qui prône l’instauration d’une histoire avant
l’État et l’écriture : dans bien des cas, la revendication d’une oralité positive,
naguère perçue comme un manque, résulte directement de l’assujettissement
extérieur de l’Afrique au manque d’écriture, question qui devient la véritable
« pierre d’achoppement des rapports entre l’Afrique et l’Occident36 ».
Cristallisant une opposition Nord/Sud dès lors indéfiniment réactivée (et
récemment encore lors du discours Nicolas Sarkozy/Henri Guaino à Dakar en
2007), la question du manque et de la différence entre l’Europe et l’Afrique
induit la contrepartie d’une réaction à l’origine, selon Jean-Loup Amselle, du
postcolonialisme :

34. Branchements, p. 201-202.


35. Branchements, p. 204.
36. Rétrovolutions, p. 53.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 115

« L’oralité qu’elle soit vue comme un stigmate (dans la tradition coloniale)


ou “positivée” (dans la posture postcoloniale), en compagnie d’autres notions
– celles de “tradition”, ou de “communauté” notamment – est donc au principe
du malentendu ou de l’aporie postcoloniale37 ».

Ainsi, qu’il s’agisse d’accepter une infériorité chronique de l’Afrique sans


écriture ou au contraire de revendiquer un pangraphisme éternel en positivant
l’écriture38, on assiste, dans les deux cas, à une même exclusion sur la base
d’un lien supposé entre civilisation, mode d’expression écrit/oral et savoir :
l’exclusion coloniale/paternaliste d’un côté, le retrait postcolonialiste de
l’autre.
Dans L’Anthropologue et le Politique, J.-L. Amselle revient encore sur ce
point afin de poursuivre une critique de Jack Goody et de sa perception de
l’écriture comme rupture technologique critique39. Selon le même processus,
L’Occident décroché s’attache à dénoncer les chercheurs qui construisent leur
réflexion sur une rupture différentielle par le biais de la géographie, de la race
ou de la culture. Certains des philosophes africains ont agrégé leur nouvelle
ethnophilosophie autour de ce qu’ils nomment les « savoirs endogènes40 »
dont l’une des caractéristiques, au-delà de l’oralité constitutive et détermi-
nante, est de se prévaloir de langues et de cultures particulières. Fondamenta-
lement relativistes, les conceptions de Mamadou Diouf par exemple,
supposent une autonomie de la pensée africaine, une philosophie en deçà de
l’écriture et de l’État. Ils font des sociétés africaines, des sociétés du « refus
de l’écriture, du refus de l’histoire et donc aussi du refus de l’État41 ».
Incarnée dans la langue de l’ethnie supposée rendre compte d’une spécificité
de la pensée, cette philosophie renvoie explicitement à l’idée que les langues
construisent des modes spécifiques d’appréhension du monde, souvent
présentées de manière schématique par le biais de l’hypothèse Sapir-Whorf
– même si d’autres, tels Paulin Hountondji ou Souleymane Bachir Diagne,
philosophe d’origine sénégalaise, se désolidarisent d’une telle approche en
« dénationalisant » la philosophie (et en la coupant de la langue d’appar-
tenance).
Toutefois, la géographisation des savoirs et l’ethnicisation de la pensée se
trouvent au fondement des conceptions post-colonialistes récusant la
rationalité occidentale et dénonçant l’impérialisme42. Dans ce cadre, la

37. Rétrovolutions, op. cit., p. 54.


38. Rétrovolutions, op. cit., p. 56.
39. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 11.
40. L’Occident décroché, op. cit., p. 100-101.
41. L’Occident décroché, op. cit., p. 164.
42. L’Occident décroché, op. cit., p. 144.
116 ANTHROPOLITIQUES

question du langage est à nouveau instrumentalisée – mais de manière


inversée à celle des administrateurs-coloniaux – pour faire des langues-objets
le réceptacle d’essences ou de cultures imperméables les unes aux autres.
L’ensemble de ces réflexions, qui se prolongent dans Rétrovolutions,
débouche sur le processus d’assignation des langues à des cultures, des
communautés, des ethnies ou des identités supposées closes et substantielles.
Comme j’ai pu le montrer ailleurs43, ce retour à la naturalisation des langues a
conduit à une appréhension écologique ou génétique qui permet actuellement
d’asseoir le mythe des langues en danger, d’inventer les courants de sauve-
garde des langues et des cultures, et d’imposer des politiques multicultura-
listes, déployant par exemple dans les mouvements indigénistes « un primi-
tivisme imputé par l’État à certaines populations44 ».

Du métissage à la « désapparition » des langues

Si Jean-Loup Amselle ne développe pas – ce n’est pas son objet prin-


cipal – la comparaison entre les questions culturelles posées par l’anthro-
pologie et le fonctionnement sociopolitique du langage, les quelques liens
établis sont d’une grande originalité dans le cadre anthropologique et socio-
linguistique français. Les associations établies entre les deux domaines
donnent en effet des clés essentielles à l’élaboration d’une déconstruction de
la notion de langue qu’il reviendra au linguiste de mener à bien.
Bien des questions anthropologiques engagent la place et le fonction-
nement du langage dans sa pluralité. Penser les phénomènes de globalisation,
par exemple, nécessite de comprendre certains fonctionnements langagiers.
Dans Branchements, Jean-Loup Amselle fait un retour à Babel afin de pro-
poser sa propre interprétation du mythe45. La globalisation est constituée
selon lui d’un rapport toujours renégocié entre particularisme et universa-
lisme, relation qui doit être replacée historiquement au sein du cadre judéo-
chrétien à partir duquel s’est écrit puis déconstruit le mythe de l’homogène et
de l’unité (l’Un). Si l’on peut accepter avec Saint-Augustin que Babel ne soit
pas une punition des hommes mais au contraire une dissémination libératrice
des peuples, c’est qu’il s’agit d’échapper au despotisme de l’Un. Jean-Loup
Amselle focalise alors son attention sur la question de la traduction : les
apôtres sont là pour traduire le signifiant divin. Pour lui, c’est exactement ce

43. Cécile CANUT, Le spectre identitaire, entre langue et pouvoir au Mali, Limoges,
Lambert Lucas, 2008.
44. Rétrovolutions, op. cit., p. 13.
45. Branchements, op. cit., p. 60.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 117

que font aussi les nouveaux prophètes des temps modernes comme
Souleymane Kanté par exemple. En même temps qu’il traduit, le prophète
permet aux êtres humains d’accéder à l’universel. Loin de renvoyer à une
dichotomie séparatrice, ce va-et-vient entre particulier et universel conditionne
une complémentarité nécessaire entre ces deux formes à même de com-
prendre le mouvement des hommes qui naviguent entre les espaces de signi-
fication afin de traduire sans relâche. C’est donc la traduction qui est au
centre d’un processus que Jean-Loup Amselle décrypte dans sa dynamique et
qui a toujours été le moteur des relations entre les groupes et les êtres
humains. Qu’il s’agisse de globalisation religieuse (domination arabo-
musulmane...), linguistique (francophonie...) ou politique (colonisation...), le
propre de l’homme est de réagir en traduisant, en retournant les stigmates, en
re-signifiant sans fin. Par conséquent, si la domination arabo-musulmane a
induit une naturalisation/indigénisation des signifiants universels dans les
langues locales, la domination occidentalo-chrétienne, elle aussi, a entraîné la
traduction du signifiant planétaire chrétien dans les différents idiomes
africains.
Cette analyse qui permet de comprendre les formes de replis identitaires
actuels tout en les inscrivant dans une histoire des formes de globalisation, va
amener l’auteur à considérer une notion chère aux analystes de discours : la
polyphonie (nommée aussi « dialogisme » par ses inventeurs Bakhtine et/ou
Volochinov46). Afin de dépasser la notion de métissage qui suppose deux
entités pures qui se mélangent, Amselle met au jour un processus discursif
tout à fait éprouvé mais central :

« Il existe donc une polyphonie du texte de Souleymane Kanté, qui renvoie


elle-même à une polyglossie opposant l’hypertexte européen ou arabe, c’est-à-
dire le corpus littéraire qui a largement contribué à façonner notre connais-
sance de l’Afrique, à l’hypotexte africain, entendu comme le réseau de
significations cachées que la superposition de l’hypertexte est censée “révéler”
à la façon d’un produit chimique faisant apparaître une photographie47 ».

Si la confusion entre langue et discours émerge ici (entre polyphonie et


polyglossie), l’allusion à la critique littéraire (déjà présente dans Logiques
métisses) et spécifiquement à Gérard Genette48 permet d’expliciter le jeu entre
l’hypotexte (africain) et l’hypertexte (européen) tel qu’il opère pour

46. Mikhaïl BAKHTINE [V.N. VOLOCHINOV], Le marxisme et la philosophie du langage,


Paris, Éditions de Minuit, 1977.
47. Branchements, op. cit., p. 10.
48. Branchements, op. cit., p. 146.
118 ANTHROPOLITIQUES

Souleymane Kanté qui, finalement, traduit « en vernaculaire l’œuvre de


Maurice Delafosse49 ». Cette circulation infinie des significations est rappelée
dans L’Anthropologue et le Politique : « En effet l’origine d’un nom renvoie
toujours à un autre nom. On aboutit ainsi à une sorte de mise en abyme
puisqu’un nom ne renvoie en définitive qu’à lui-même50 ». Cette approche du
langage au sein d’un travail anthropologique qui, bien évidemment, se
dispense d’une exhaustivité des références en la matière, nourrit une
précieuse analyse interdiscursive œuvrant par petites touches. Elle conduit
Jean-Loup Amselle à prolonger son approche du « métissage » des langues et
des cultures. C’est dans un chapitre complet portant sur le langage et intitulé
« La désapparition des langues » dans L’Anthropologue et le Politique, que
cette tentative aboutit à une synthèse sur la question.
Dans ces dernières pages consacrées à la question du langage, l’anthro-
pologue revient aux réflexions entamées dans Branchements entre les
pages 42 et 44, dans lesquelles il tentait déjà de se départir d’une approche en
termes de créolité ou de métissage en proposant une discussion autour des
notions de vernaculaire/véhiculaire puis d’origine :

« À la lumière de cet exemple, on peut également repenser la question du


métissage des créoles et des pidgins linguistiques et culturels, qui loin de
résulter du bouturage de deux langues, semble être au contraire au principe du
mode d’existence de chaque langue considérée – si l’on peut dire –
isolément51 ».

Et un peu plus loin :

« Une langue est ouverture à l’autre, appel à l’autre, elle n’existe que dans
son rapport à l’ensemble des langues et des sociétés proches ou éloignées qui
font sens pour elle52 ».

Faisant fi d’une perspective supposant des entités pleines et substantielles


préalables au contact, le sens « n’existe qu’entre les signes53 » : les deux pôles
de contact sont eux-mêmes des hybrides, et le contact (que constitueraient les
fameux code switchings, calques, sabirs, pidgins, etc.) ne peut être un phéno-
mène second à étudier en lui-même puisqu’il est intrinsèque à l’existence

49. Branchements, op. cit., p. 10.


50. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 97.
51. Branchements, op. cit., p. 43.
52. Ibid.
53. Ibid.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 119

même des formes que l’on nomme alors « langue » ou « culture » et qui
n’existent pas de manière pure, originelle ou substantielle54.
Ce principe fondamental sous-tend toute la critique du postcolonialisme et
de l’hybridité post-moderne (Edward Said, Homi Bhabha, Gayatri Spivak)
telle qu’elle est menée par Jean-Loup Amselle depuis L’Occident décroché
jusqu’à L’Anthropologue et le Politique. Pourquoi supposer une hybridité des
formes contemporaines alors qu’elle est au fondement même des catégories
ainsi manipulées ? L’éloge de la « créolité55 » (Raphaël Confiant, Patrick
Chamoiseau, Jean Bernabé), l’attention portée à la « créolisation » (Édouard
Glissant56) ou la célébration de la « littérature-monde » (Michel Le Bris,
Jean Rouaud, Alain Mabanckou...) se trouvent ainsi faire fond sur un cultura-
lisme saturé d’entités closes et homogènes (langue et culture) appelées à leur
hybridation57. Repenser la francophonie littéraire par le biais d’une régéné-
ration par ses « marges » ou ses « sauvages emplumés58 », c’est supposer que
la langue française est à l’origine et que les écritures africaines sont à la
périphérie...
Que proposer alors pour comprendre la fluctuation des pratiques langa-
gières ? Valoriser une approche qu’il nomme pour nous59 une « translinguis-
tique » affranchie de toute dimension positiviste et structuraliste, c’est refuser
ce que Michael Silverstein dénomme « l’objectivisme linguistique ». Ces
deux expressions sont intéressantes pour qualifier le travail, entamé par
certains d’entre nous, de déconstruction de la notion de « langue » que Jean-
Loup Amselle a su mettre à profit. « L’objectivisme linguistique » conduit à
une réification et une homogénéisation des pratiques langagières visant à faire
des langues des entités discrètes60 par le biais de multiples processus les
renvoyant à une origine, une généalogie, une pureté, une identité, un groupe,
une ethnie, etc. La « translinguistique », quant à elle, a donc pour objet non
pas la langue ou la disparition supposée des langues en danger, véritable
fantasme qui repose justement sur l’idée que les langues sont des entités

54. Sur ce point voir mon article « Créoles et dialectes, la typologie des variétés face
aux dires des locuteurs », Langues en contact et incidences subjectives, Traverses,
n° 2, Langages et cultures, Presses universitaires de Montpellier, 2001, p. 387-410.
55. Raphaël CONFIANT, Patrick CHAMOISEAU, Jean BERNABÉ, Éloge de la Créolité,
Paris, Gallimard, Presses universitaires créoles, 1989.
56. Édouard GLISSANT, Poétique de la relation. (Poétique III), Paris, Gallimard, 1990 ;
Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009.
57. L’Occident décroché, op. cit., p. 176.
58. Rétrovolutions, op. cit., p. 227.
59. Andrée Tabouret-Keller et moi-même, citées dans L’anthropologue et le politique,
op. cit., p. 93.
60. Voir Michael SILVERSTEIN, « Contemporary Transformations of Local Linguistic
Communities », Annual Review of Anthropology, vol. 27 (1998), p. 401-426.
120 ANTHROPOLITIQUES

homogènes, des êtres vivants (ou des patrimoines, fussent-ils génétiques) qui
naissent, se mélangent et s’exposent à leur mort, mais ce qui en constitue le
démenti de chaque instant : les pratiques langagières. Il s’agit de travailler
autour de la perpétuelle reconfiguration, et « désapparition » des langues
construites en société, mouvement d’apparition et de disparition, toujours
instable et précaire, qui ne permet à aucun moment d’en faire des entités
discrètes ou naturelles. Pour conforter cette position Jean-Loup Amselle fait
pour la première fois référence à un anthropologue du langage, l’Américain
Michael Silverstein, qui traite de la portée idéologique de l’assimilation de la
langue à un lieu, une identité, une culture et surtout une représentation du
monde. Ce processus semble implacable à travers les siècles.
La globalisation actuelle entraîne évidemment des brassages linguistiques
importants. Personne ne le niera. Toutefois, le phénomène n’est pas nouveau
comme ne l’est pas davantage la contrepartie que ces évolutions supposent, à
savoir « un repli linguistique sur des petites patries langagières cantonnées à
l’espace d’un pays ou d’une région61 ». Se soustraire à l’ombre portée de la
disparition des langues, s’épargner la culpabilité de n’y rien pouvoir faire, et
donc échapper au régime débiteur de l’écolinguistique, c’est convenir de ce
que toute langue est arrangée, donc approximative, et qu’elle apparaît
(comme par exemple le nouchi en Côte d’Ivoire) en fonction aussi des
« représentations » des locuteurs qui leur donnent sens, qui les nomment
parfois, et qui toujours composent avec les possibles linguistiques. L’anthro-
pologue reviendra sur une de ses premières hypothèses, celle de « chaînes
linguistiques » à l’image des « chaînes de sociétés » dans la continuité
desquelles se font « des choix langagiers et donc culturels62 ». Au sein de ces
continua, les acteurs (tout comme les « repreneurs ») se servent puis
changent, traduisent, convertissent, donnant un caractère emboîté aux
pratiques en fonction des situations d’interaction63.
Se pose ici à nouveau la question clé d’une analyse conjointe des notions
de culture et de langue : si dans les deux cas il s’agit de constructions sociales
toujours négociées, le parallèle est clairement valable.

« Une culture ou une langue ne disparaît donc jamais complètement, quoi


qu’en pensent les tenants de la thèse du génocide ou de sa forme atténuée
“l’ethnocide” : elle se perpétue dans d’autres cultures, dans d’autres langues,
de sorte que les cultures et les langues actuelles sont les héritières de toutes
celles qui ont précédé. Et s’il en est ainsi, c’est parce qu’aucune culture,

61. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 98.


62. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 95.
63. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 98.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 121

aucune langue n’est jamais véritablement apparue si ce n’est comme le


segment mal délimité d’un tissu continu de cultures et de langues64 ».

En focalisant l’approche sur les pratiques langagières et donc les sujets


parlants, il est alors possible de considérer l’activité langagière en fonction de
la pluralité des possibles au sein des interactions, activité construisant les
répertoires langagiers (John Gumperz) toujours ouverts et malléables, afin
d’évacuer définitivement une approche linguistique, qu’elle soit centrée sur le
monolinguisme ou le plurilinguisme puisqu’il s’agit au fond de la même
chose : le tissu continu de cultures et de langues est sans cesse reconfiguré en
fonction de cette activité des sujets parlants faisant et défaisant la parole – et
par là mettant inconditionnellement en péril toute conception naturalisée du
langage. Cette contestation de chaque instant forme des énoncés qui résultent
de rapports de forces eux-mêmes inévitablement reconfigurés dans les
interactions, ainsi que Dell Hymes l’avait montré. Une sociolinguistique de
l’événement de parole pourrait dès lors constituer l’ambition des recherches
menées sur les pratiques des locuteurs. Il n’en reste pas moins que face à cette
hétérogénéité constitutive65 du langage, des entrepreneurs de traditions, de
cultures ou d’identités seront toujours amenés à construire puis naturaliser des
catégories en fonction des divers intérêts qu’ils poursuivent : il ne s’agit pas
de les juger, mais de comprendre que l’instrumentalisation des langues s’ins-
crit dans des logiques politiques et économiques de plus en plus agissantes en
cette phase aiguë du capitalisme66.

« La mise en avant des singularités de race, de culture et de genre, c’est-à-


dire de singularités verticales, est un moyen particulièrement efficace pour
noyer toute autre forme de contestation horizontale, en assurant de la sorte à
l’État le maintien d’entailles au sein du corps social, corps social rebaptisé
pour les besoins de la cause “société civile”67 ».

64. L’anthropologue et le politique, op. cit., p. 100-101.


65. Cécile CANUT, Une langue sans qualité, Limoges, Lambert Lucas, 2007.
66. Cécile CANUT, ibid.
67. L’Occident décroché, op. cit., p. 262.
122 ANTHROPOLITIQUES

Au-delà des langues, en guise de conclusion

On peut le constater : ce que l’anthropologie politique apporte à la


linguistique, ou à la sociolinguistique, se situe bien au-delà du supplément
d’âme. L’approche constructiviste proposée par Jean-Loup Amselle, ainsi que
les liens opérés avec plusieurs processus langagiers à l’œuvre, est d’un réel
intérêt pour le renouveau de la conception politique du langage. Car si celui-ci
est à la fois l’enjeu et le produit de rapports de forces (sociopolitiques), c’est
que sa maîtrise et sa possession demeurent une ambition commune et l’objet
d’une lutte opiniâtre. Pareille lutte amène incidemment ses locuteurs à
concevoir sa naturalisation : l’invention de la langue, pour un peuple, sur un
territoire référé à une culture et une identité, fait alors valoir que la langue,
comme la culture, consiste très essentiellement en une construction servant
des desseins de grande ou de petite politique.
Dans la perspective du « matérialisme historique », bien des relations sont
à établir avec d’autres approches annoncées comme marxistes à la fin des
années 70, comme celle de la « linguistique sociale » de Marcellesi et
Gardin68, dont le livre Introduction à la sociolinguistique : La Linguistique
sociale, a été publié en 1974 et assez vite oublié – et ceci quand bien même
aucun sociolinguistique ni analyste du discours, quelque féconds que soient
leurs travaux, n’a semble-t-il cru bon de s’engager dans une déconstruction de
la notion de langue. Si l’opposition saussurienne langue/parole a été souvent
décriée par les sociolinguistes, les enjeux politiques et sociaux impliqués par
la notion de langue n’ont jamais fait l’objet d’une mise en cause réelle. La
reproduction à une plus petite échelle des entités, variétés, dialectes,
sociolectes, etc., atteste la reprise d’un même processus de mise en frontières
selon une approche spatiale du langage. La Langue introuvable de Michel
Pêcheux et Françoise Gadet n’aura pas davantage esquissé une conception de
la parole comme praxis sociale déterminante pour la compréhension du lien
entre sujets parlants et langage. Et envisager de penser ce dernier hors de son
fantasme de maîtrise et de clôture, pour peu que telle approche soit dégagée
de tout soupçon de pur relativisme, aura longtemps paru relever de la
gageure.

68. Jean-Baptiste MARCELLESI et Bernard GARDIN (eds), Introduction à la socio-


linguistique : La linguistique sociale, Paris, Larousse université, coll. « Langue et
langage », 1974 ; Jean-Baptiste MARCELLESI et Bernard GARDIN (eds), Socio-
linguistique : Approches, Théories, Pratiques, Actes du colloque de Rouen,
27 novembre-2 décembre 1973, Rouen, Gréco, PUF, 1980.
DE L’ETHNIE COMME DE LA LANGUE ? 123

Il va dès lors sans dire que les analyses de Jean-Loup Amselle, au vu de la


mise en crise qu’il propose des notions d’ethnie et de culture, notamment
dans des espaces africains sempiternellement renvoyés à une vision essentia-
liste (entre tradition et modernité), s’avèrent d’un recours on ne peut plus
précieux pour penser une sociolinguistique politique démêlant les fils de la
construction de la langue. De telles reconsidérations ouvrent la voie à une
heuristique des méthodes d’enquête et de compréhension des pratiques
langagières et des populations qui, en plus de dire, font toujours quelque
chose en le disant.
6
Lumière d’ailleurs

François WARIN

Claire dans la nuit, autour de la terre errante, lumière


d’ailleurs
Parménide

Jean-Loup Amselle s’est toujours étonné que j’ai pu faire, dans une revue
en ligne (Espaces/temps), des comptes rendus aussi chaleureux et empa-
thiques de ses livres, alors que je venais à l’évidence d’ailleurs, et, plus
précisément, d’une philosophie gouvernée par une certaine lecture de l’œuvre
de Heidegger. J’avais de surcroît toujours eu à l’égard de l’Afrique où j’étais
en poste et où je l’ai rencontré, ainsi que de l’art africain, que j’ai
collectionné, une terrible appétence et une sorte de proximité excessive. N’y
avait-il pas là, dans ce complexe de passions et d’intérêts, le résumé de tout ce
qu’il a particulièrement honni et pris pour cible dans son œuvre ? Tout en
effet, fors l’amitié, ne nous opposait-il pas ? Le moment serait-il venu de
m’expliquer ? Mon statut pourrait être celui de l’ami de l’extérieur ou plutôt,
peut-être, Bataille en forgea l’expression pour se démarquer du surréalisme,
d’ennemi de l’intérieur.
À vrai dire, je ne me suis pas tout d’abord senti véritablement dépaysé par
l’anthropologie sans concessions de J.-L. Amselle ; elle m’apparaissait soit
implicitement adossée à une philosophie dans laquelle je me reconnaissais,
126 ANTHROPOLITIQUES

soit dressée contre une idéologie que, chemin faisant, il m’a appris à identifier
et à démasquer. C’est ce que, très schématiquement, je voudrais montrer ici.

Derrida et la déconstruction

« Déconstruire », ce vocable passé dans la langue des intellectuels fait


aussi partie, mais de façon particulièrement insistante, du lexique de Jean-
Loup Amselle à tel point qu’il pourrait peut-être donner le ton à l’essentiel de
son travail critique. Jamais pourtant il ne se réclame de Jacques Derrida
même si l’analogie de leur visée me semble patente. Derrida est le premier à
avoir donné une lecture « de gauche » de Heidegger, et à avoir acclimaté en
français la Destruktion ou l’Abbau heideggerienne. Il a ainsi « déconstruit »
les mythes qui hantent toute la métaphysique occidentale : celui de la
présence pure, de la voix originaire, de l’authenticité sans médiation, sans
trace, ni représentation. En déconstruisant toutes les valeurs du propre il a
ouvert le champ à un espace de jeu postmoderne dont certains ont souligné le
caractère ludique et nihiliste ; mais son travail nous engage plutôt à nous
ouvrir à l’événement c’est-à-dire à nous ouvrir à tout ce qui nous excède et
nous fait différer de nous-mêmes, en somme à valoriser l’étranger, le féminin,
le dehors, la trace, l’écrit...
Amselle de son côté a acquis sa notoriété en « déconstruisant » l’ethnie et
toutes les formes d’enfermement et d’appartenance identitaire. C’est ainsi
qu’il a montré combien, dans les sociétés modernes, un regard anthropo-
logique décentré pouvait déconstruire les idéologies de ceux qui, par la valeur
performative de leur discours, fabriquent du peuple, des groupes, des
communautés, de la tradition... en occultant les inégalités économiques
croissantes qui caractérisent nos sociétés. Dans Psychotropiques (2013), il
« déconstruit » encore le mythe de cette prétendue « Nature » mise en scène
par les entrepreneurs de l’ayahuasca ou l’idée d’un « chamanisme tradition-
nel », nouvelle religion qui s’inscrit dans une époque où se sont effondrés
toutes les utopies, tous les projets collectifs alternatifs. Chacun pour soi dans
le désert de sa solitude ou l’étroitesse de son cocon, se tourne désormais vers
des solutions individuelles, se replie sur la quête de son équilibre intérieur,
cherche l’illumination dans un prétendu ailleurs, se retourne vers des mondes
perdus qui avaient déjà tout inventé, se réfugie dans des sagesses ancestrales
mystiquement revêtues de toutes les vertus... La charge et l’attaque féroce des
idéologies de notre temps donnent souvent le sentiment que la verve critique
d’Amselle s’abandonne à une sorte de vertige ravageur mais la déconstruction
LUMIÈRE D’AILLEURS 127

qu’il conduit est, au meilleur sens du terme, profondément politique, faite au


nom de principes qui sont eux, par définition, comme le disait Derrida,
indéconstructibles.

Deleuze et la logique des réseaux

La déconstruction telle que la pratique Amselle ne se contente pas de faire


chanceler les identités constituées ou de déstabiliser les oppositions concep-
tuelles traditionnelles en remettant en cause la hiérarchie qui les habite, elle
fait système, nous semble-t-il, avec la thématique si contemporaine du réseau.
Le privilège accordé traditionnellement à la hiérarchie, à la verticalité, à la
polarité dans les systèmes de communication a été ainsi ruiné, on le sait, au
profit d’une combinatoire qui privilégie les rapports horizontaux, les
connexions latérales.
L’identité ethnique variable, instable, sans cesse construite, reconstruite ou
déconstruite, devient dans les réseaux au sein desquels elle se déploie une
catégorie dynamique dont le sens s’élabore par rapport aux autres identités
dans un jeu constant et interactif. Elle n’est donc plus un attribut, mais un
processus, un flux, un passage, un mélange comme l’avaient déjà montré
dans leurs travaux aussi bien Fredrik Barth que Serge Gruzinski.
La métaphore du branchement utilisée par Amselle comme titre d’un
ouvrage précédent (2005) pour penser les dérivations et les emprunts entre
différents lieux de culture, n’est pas sans faire penser, le vitalisme en moins, à
la notion deleuzienne de capture entre les règnes et de déterritorialisation et,
plus généralement, à toute la thématique des rhizomes, au réseau de réseaux
que les hommes et les sociétés tissent entre eux sans que jamais un réseau des
réseaux puisse assurer une suture totale de bout en bout. La philosophie du
devenir (devenir-homme, femme, blanc, animal...) de Deleuze et Guattari,
philosophie de l’événement et non plus de l’essence, philosophie dont la
fécondité n’a pas été encore vraiment exploitée par les anthropologues1 ne
nous plonge-t-elle pas plus qu’une autre dans le bain déchaîné des forces
sociales en lutte où tout est connexions multiples de singularités et raccor-
dements de flux sans que ces processus soient jamais subordonnés à une unité
supérieure ?

1. Barbara GLOWCZEWSKI, Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens [2004],


Paris, Pocket, 2006, p. 282-283.
128 ANTHROPOLITIQUES

Spinoza et la néguentropie

Cette théorie des flux n’est guère compatible avec l’anthropologie, avec
l’entropologie de Lévi-Strauss que J.-L. Amselle ne manque jamais de
prendre en défaut. C’est sans doute dans la philosophie de Spinoza que l’on
peut pourtant trouver le principe de l’opposition à l’anthropologie, à l’entro-
pologie réactive et réactionnaire de Lévi-Strauss. Les cultures fragiles de la
terre dont le nombre est compté et dont la pureté est menacée par une globa-
lisation niveleuse et galopante ont été pensées par l’illustre anthropologue
comme un stock, comme une série finie de monades sans portes ni fenêtres,
d’entités closes, fixes et isolées, existant hors du temps et sans aucun lien
entre elles de telle sorte que le structuralisme aurait pris le relais du fonction-
nalisme dans la constitution ou la production de son prétendu objet : les
sociétés primitives.
Comme le montre Amselle, le Musée du quai Branly a été conçu, d’entrée
de jeu, dans cette perspective « lévistraussienne ». Ce musée est en effet un
conservatoire et un défenseur de la diversité culturelle, un gigantesque
barrage contre la lente, la mélancolique dérive entropique qui, selon l’auteur
de Tristes Tropiques, emporterait inexorablement les cultures de la terre et les
menacerait d’extinction et de mort. Mais cette vision dépressive et réaction-
naire ne finit-elle pas par réprimer et par empêcher le surgissement de singu-
larités nouvelles ?
Pour s’arracher à une telle vision rien de tel, nous semble-t-il, que de
revenir à Spinoza. Le désir, le conatus, soit l’effort que chaque chose fait pour
persévérer dans son être est en effet le fondement de notre désir de création, il
est le processus par lequel le sujet déborde de lui-même, se branche sur
d’autres flux d’intensité et se trouve pris dans l’expérimentation de nouvelles
possibilités de vie.
C’est à une telle philosophie latente que nous semble faire écho un texte
de l’auteur qui vient vigoureusement pourfendre la thèse très convenue de la
soi-disant disparition des langues et des cultures2. Passant au feu de sa
critique le mythe de l’origine et le poursuivant sur le plan linguistique,
l’auteur débusque la croyance que seraient données, au départ des langues
pures et isolées, des identités linguistiques qui viendraient recouper et
renforcer des identités ethniques. Il faut, nous dit-il, inverser ici encore la
perspective en opposant à cette réification des langues imputable aux
linguistes le fait qu’il existe d’abord des chaînes linguistiques à l’intérieur

2. François WARIN, « L’anthropologie, derechef », EspacesTemps.net, Livres,


15.10.2012.
LUMIÈRE D’AILLEURS 129

desquelles s’effectuent des choix langagiers, chaque langue n’étant jamais


que le segment mal délimité d’un tissu continu de cultures et de langues. Aux
lamentations nostalgiques déplorant la disparition de l’ethnodiversité comme
de la glossodiversité, il faut répondre en montrant que la globalisation n’est
pas synonyme d’uniformisation mais que, dans l’énorme brassage occasionné,
elle ne peut manquer de provoquer ce qu’on peut appeler une glossopoièse,
soit l’invention continuée (poïesis) de nouvelles et imprévisibles langues
(glossa).

Sartre et la critique du culturalisme

Le culturalisme qui considère que chaque culture modèle une personnalité


individuelle typique est un des principaux repoussoirs de l’anthropologie
d’Amselle. Elle prive en effet les acteurs sociaux de leur essentielle liberté.
Affirmer l’importance de la liberté et du choix c’est reconnaître au contraire
que l’histoire n’est pas déterminée, qu’il y a de la contingence, que l’individu
est fondamentalement libre et qu’il est devant sa propre culture comme
devant un répertoire de traits qu’il peut élire et faire siens, bref, de façon
générale, que l’existence précède l’essence. On reconnaît ici les fonda-
mentaux de la pensée sartrienne dont l’influence sur les sciences sociales ne
saurait être trop sous-estimée. Chaque fois qu’elles ont cherché à assouplir ou
à remettre en cause une conception trop mécaniste du déterminisme social,
l’influence de Sartre peut être repérée. C’est justement une telle liaison
mécanique que l’auteur conteste lui aussi. « Postuler que le comportement de
tel ou tel individu est lié à son origine géographique, ethnique ou culturelle »
est une façon de le nier en tant qu’individu et de méconnaître que son identité
est le produit d’un processus dynamique, qu’elle est « la somme des actes
identificatoires “performés” au cours de son existence ». Le nom de Sartre est
sans doute rarement cité, mais la leçon des Réflexions sur la question juive3
est parfaitement lisible et elle est étendue à la notion globalisante de culture
dont la légitimité est, à chaque fois, mise en question.
Car « la culture », riposte l’auteur, « ce n’est pas ce qui vient du passé,
mais c’est au contraire le passé que l’on se constitue. Le passé est donc un
devenir ou plutôt un à-venir ouvert à toutes les possibilités, à toutes les
éventualités de l’individu. Enfermer l’individu dans des niches ethno-

3. Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive [1946], Paris, Gallimard, 1985.
130 ANTHROPOLITIQUES

culturelles c’est donc le priver de sa liberté ». Autrement dit on ne devient pas


ce que l’on est mais on est ce que l’on devient. La culture est donc construite
et comme tout ce qui est construit elle peut être déconstruite, ce qui donne
l’assurance d’une possible libération. La leçon sartrienne vient ici rajeunir un
marxisme auquel l’auteur avoue être revenu. Il n’y a dans cette conjonction
d’influences rien d’étonnant : Sartre dans la Critique de la raison dialectique
n’a-t-il pas affirmé que le marxisme était l’horizon indépassable de notre
temps et considéré sa propre pensée comme une façon de remettre en route un
marxisme figé, trop longtemps victime de l’expérience stalinienne ?

Heidegger et l’Occident

Que le postcolonialisme, comme le montre Amselle, ait pu faire un bon


usage de la pensée de Heidegger et y trouver le moyen stratégique de
« décrocher » l’Occident de son hégémonie sans partage et de penser ce
gigantesque retour du bâton de l’histoire auquel nous assistons aujourd’hui ne
doit pas nous étonner4. Heidegger n’était-il pas le premier à avoir dégelé le
système de nos représentations ? En s’interrogeant par exemple sur
l’anthropos de l’anthropologie, sur le statut qui fut attribué à l’être de
l’homme par toute la tradition occidentale, n’ouvre-t-il pas la voie à une
pensée plus endurante et plus matinale que ne le fut toute philosophie et toute
science humaine ? N’a-t-il pas été aussi le premier à mettre à distance la
métaphysique occidentale, à en révéler l’archéologie et à présenter une
critique de cette forme de rationalité qui s’accomplit avec cette croissance
illimitée du savoir et du pouvoir qui, avec la technique, oriente, contraint,
gouverne plus que jamais l’histoire de l’humanité ? Quand dans la droite
ligne des subaltern studies (leurs membres deviendront la figure de proue des
postcolonial studies inaugurées par Ranajit Guha), Partha Chatterjee critique
la notion de « nation » à laquelle les nationalistes hindous, incapables de se
déprendre des représentations occidentales, resteraient compulsivement
attachés5, on pense à l’effort permanent de Heidegger pour remettre en
question, grâce à la déconstruction justement, cet enracinement de la pensée
de la « nation », comme celle du « peuple » ou celle de la « race », dans la
métaphysique du « sujet ». Cette métaphysique s’identifie à l’Occident et

4. François WARIN, « La haine de l’Occident et les paradoxes du postcolonialisme »,


EspacesTemps.net, Textuel, 22.06.2009.
5. L’Occident décroché, op. cit., p. 138.
LUMIÈRE D’AILLEURS 131

c’est à l’époque des temps modernes, à l’époque de Descartes qui en a


constitué le socle métaphysique, que l’être humain s’est insurgé pour se
disposer lui-même de manière inconditionnée comme principe et fin de tout
ce qui est.
On conçoit que, par analogie, un certain nombre de théoriciens post-
coloniaux, en réaction contre l’Occident des Lumières, « l’ennemi intime »
(Ashis Nandy) qui a réussi à coloniser tous les esprits de la planète, aient pu
chercher une modernité alternative dans la demeure du monde, du côté du
Dasein bengali en faisant cette fois-ci de Heidegger un usage plus contes-
table, celui-là même qui a, hélas, conduit le maître à dresser l’ethos germa-
nique contre la rationalité sans contenu du judaïsme international. Ainsi
Dipesh Chakrabarty, dans un livre dont le titre est marqué au coin par
l’influence de Heidegger, Habitations of Modernity, tente d’opposer le mythe
à l’histoire, la tradition indienne, – celle des satî, par exemple, qui se font
immoler sur le bûcher de leur défunt mari, tradition qui doit être conservée à
titre de patrimoine – à la raison occidentale, sans peut-être se douter qu’il
reprend une des vieille antiennes du fascisme venue de Sorel et fait ainsi le lit
du fondamentalisme. De même, à l’interprétation historienne de la société
indienne, interprétation nécessairement factuelle, Ranajit Guha oppose,
comme Heidegger, la sacralité de la parole poétique, et fait jouer à
Rabindranath Tagore le rôle que Heidegger assignait à Hölderlin eu égard au
destin allemand : celui de donner son chant propre ou son mythe à
l’Allemagne6. Au Mexique, Walter Mignolo, du mouvement zapatiste, s’est
tourné, lui, vers les petites patries andines traditionnelles à l’identité pure et
intangible, fragments d’humanité à la culture spécifique. Elles auraient pour
elles, pense-t-il, la caution du penseur allemand7. Les crispations identitaires
(souabe, paysanne, catholique, nationaliste...) et les adhérences au propre et
au destinal dénoncées depuis longtemps par Derrida chez Heidegger ont bien
évidemment contribuées à ces dangereuses transpositions.

Segalen et le primitivisme

Si Amselle ne s’aventure pas vraiment à porter un jugement sur la pensée


de Heidegger c’est en revanche sans complaisance aucune qu’il règle son
compte au primitivisme qui, selon lui, domine toute la culture contemporaine.

6. Ibid.
7. L’Occident décroché, op. cit., p. 177.
132 ANTHROPOLITIQUES

Restée attachée plus qu’une autre à un passé amplement mythique, n’est-elle


pas experte en revivals et commémorations de toutes sortes ? Le primitivisme
implique un bouleversement des régimes d’historicité et Amselle le définit
comme une façon de trouver refuge dans un passé idéalisé et fantasmé et d’y
chercher la solution aux problèmes du présent.
La meilleure façon d’apprécier la portée et la vigueur iconoclaste de sa
critique sans appel du primitivisme est peut-être de la confronter et de
l’opposer à la thèse développée de façon exemplaire par Victor Segalen
(auquel pourtant jamais il ne se réfère, pas plus qu’à Michel Leiris qui était,
lui aussi, désireux de nager dans les eaux du primitivisme). Face à l’altérité
ou à la différence, quelles qu’elles soient (différence des individus, des sexes,
des genres, des ethnies, des nationalités...), on ne peut envisager en effet que
deux attitudes possibles : l’universalisme ou le particularisme, le rationalisme
ou l’empirisme relativiste. Soit on cherche à réduire l’autre au même et on
affirme, ainsi que l’écrivait Valéry, dans ses Mélanges, que « les hommes se
distinguent par ce qu’ils cachent et se ressemblent par ce qu’ils montrent »
(façon élégante de revenir sur la vieille antienne de l’existence d’une nature
humaine universelle) soit, au contraire, on considère la distinction du xénos,
comme profonde, radicale et la ressemblance comme apparente ou super-
ficielle.
Tout se passe comme si Victor Segalen était resté obnubilé par cette seule
énigme : il n’y a pas d’unique humanité mais des cultures différentes en
nature et qui sont entre elles incommunicables. Il était parti, on le sait, à la
recherche des Immémoriaux comme d’autres plus tard, à sa suite, à la
recherche de l’Urmensch et de l’Urnatur et, en passant aux Marquises, il
avait recueilli des croquis de Paul Gauguin, le primitif entre les primitifs,
celui qui justement avait lancé la mode du primitivisme. Là où Amselle
affirme sa passion de l’égalité héritée des Lumières et écrit : « J’ai toujours
été attentif aux ressemblances plutôt qu’aux différences entre les êtres
humains », Segalen, retrouvant une idée-mère du romantisme qui fera partie
de la matrice théorique du fascisme, n’hésite pas à « poser la sensation
d’exotisme qui n’est autre que la notion du différent 8» et à parler d’une impé-
nétrabilité des cultures, de la « perception aigüe et immédiate d’une incom-
préhensibilité éternelle ». Il peut ainsi tirer de cette position cette conclusion
paradoxale : « Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les
nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir
jamais ». Il y a bien dans ce déni d’universalité, dans cette façon de renvoyer
l’autre à sa différence, la réédition d’un topos romantique : celui de l’idolâtrie

8. Victor SEGALEN, Essai sur l’exotisme, Paris, Le Livre de poche, 1999.


LUMIÈRE D’AILLEURS 133

du primitif mystérieusement préservé de tout contact ou contamination


allogène. Mais une telle idolâtrie s’accompagne généralement de la déplo-
ration systématique du présent et, chez Gauguin comme chez Segalen, de la
découverte stupéfiée que la colonisation – La paix blanche dira Jaulin – avait
déjà depuis longtemps accompli son œuvre de mort.
Sur cette grande question de l’universel, nous avons essayé de montrer9
que s’il est finalement infâmant d’enfermer l’autre dans une altérité radicale,
il l’est tout autant de refuser à l’autre sa différence, de ne pas reconnaître sa
mémoire et de le sommer de s’assimiler comme ce fut souvent le cas, par
exemple, à l’époque coloniale. N’est-ce pas dans la tension entre les deux exi-
gences contradictoires de liberté et d’égalité que la République s’était cons-
truite et qu’elle avait, jusqu’ici, tant bien que mal, vécu ? Chaque fois que
l’on a voulu désarticuler la matrice trinitaire de la République pour n’en
retenir qu’un seul principe, ne s’est-on pas exposé à la barbarie ? Le fascisme
qui, ne l’oublions pas, fascina une bonne partie de la jeunesse européenne, ne
fut-il pas d’une certaine façon la fraternité (scellée dans le sang et les armes)
sans l’égalité et sans la liberté ? Et le communisme l’égalité sans la liberté ?
Et le libéralisme qui fait époque aujourd’hui, n’est-ce pas de plus en plus la
liberté (du marché) sans l’égalité ? La globalisation, ou l’hyper-libéralisme
devenu planétaire et sans rival pourraient ainsi déboucher assez rapidement
sur la troisième et sur la pire barbarie de la modernité et c’est d’abord lui
– qui fait si bon ménage avec le multiculturalisme violement épinglé et
dénoncé par Amselle – qui est la cible de l’auteur.
Médecin, écrivain, ethnologue, Segalen était aussi l’archéologue de la
grande statuaire chinoise. Parallèlement à la critique du différentialisme et à
la mise en question d’une ethnographie qui crée, constitue, fait advenir, donne
existence aux « sociétés primitives » pour ensuite les congeler et les mettre
sous cloche, Amselle a développé, depuis longtemps, une analyse du
processus qui a constitué en objets d’art les artefacts ou les objets de l’art des
cultures du Sud. Les statues meurent d’entrer dans le royaume de l’art,
disaient déjà Chris Marker et Alain Resnais dans un film longtemps interdit,
elles meurent d’être intégrées à une idée de l’art que nous avons inventée.
Aussi c’est à bon droit qu’on peut se gausser de l’esthétisation et de la
sélection drastique des formes exotiques auxquelles nous procédons, qui ont
pour fin de les rendre conformes à nos canons et à nos standards de la
primitivité. C’est ce à quoi ont procédé et procèdent encore les amateurs d’art
tribal pour s’approprier des artefacts désormais désactivés, décontextualisés,
déshistoricisés : valorisation de l’ancienneté, obsession de l’authenticité,

9. François WARIN, « Dérives primitivistes et crispations identitaires »,


EspacesTemps.net, Livres, 27.08.2012.
134 ANTHROPOLITIQUES

prédilection pour le religieux, rejet des objets porteurs de marque d’hybridité


ou de modernité, tendance à essentialiser les cultures en les réduisant à leurs
productions matérielles, tels sont les travers et les dérives du primitivisme en
histoire de l’art10. GRIAULE n’avait-il pas rapproché l’art et la mythologie
dogon, purifiés de tous les apports allogènes (islamiques en particulier), de la
parole matinale de nos présocratiques ?
Nous avons essayé d’ouvrir un contre-feu à l’endroit de cette critique
assassine du primitivisme11 ; elle est dialectique en plus d’un sens puisqu’elle
reconnaît que cette critique est légitime jusqu’à un certain point, elle avoue
qu’elle nous donne les moyens de séparer l’ivraie de l’idéologie du bon grain
de la pensée, le vrai archaïsme du faux archaïsme et qu’elle nous permet
d’être, sans contradiction, progressiste en politique et archaïque en poétique.
Le travail d’Amselle est salutaire et salubre, il contribue en effet à nous
déniaiser, il nous invite à penser contre nous même mais il ne peut pas
vraiment nous dégriser. Après tout reconnaître une grandeur passée, dans
quelque domaine que ce soit, ou citer la parole éclairante d’un présocratique
n’est pas nécessairement tomber dans le piège « rétrovolutionnaire » du
primitivisme et être transformé en statue de sel... Herkunft ist Zukunft, la
provenance peut être aussi souvent avenir...
Les porteurs de thyrse ne sont effectivement pas toujours de vrais
bacchants et, comme Amselle dans Psychotropiques, on peut et on doit
dénoncer comme des illusions le chamanisme mystique auquel s’aban-
donnent des individus en déshérence ou en mal de salut, sans méconnaître
pour autant que nous ne savons plus très bien quelle place faire à la persis-
tance du religieux12. Aussi le problème moderne pourrait-il s’énoncer pour
nous en ces termes : comment à la fois prendre acte de la mort de Dieu sans
verser dans un athéisme – qui était déjà celui des Lumières – incapable
d’irriguer son propre désert, sans donner son aval au monde plat, ennuyeux,
désolant de l’équivalence généralisée ? Ou encore, comment trouver, sans
drogue, dans le monde, une ouverture sur un dehors qui soit autre chose que
ce que Nietzsche appelait, l’ombre de Dieu ? N’est-ce pas l’exposition à ce
dehors qui a toujours défini et mobilisé l’existence ? Mais il est vrai que le
risque et l’indécence consistent toujours à recréer un au-delà ou un arrière-
monde en voulant donner forme, figure, identité, signification à cette
ouverture ou à cette déchirure comme le fait, en effet, toute idéologie.

10. Brigitte DERLON, Monique JEUDY-BALLINI, La passion de l’art primitif. Enquête


sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, 2008, p. 291.
11. « Dérives primitivistes et crispations identitaires », EspacesTemps.net, Livres,
27.08.2012.
12. François WARIN, « Figures et repentirs d’une anthropologie non participante :
l’ayahuasca en Amazonie péruvienne », EspacesTemps.net, Livres, 31.03.2014.
LUMIÈRE D’AILLEURS 135

« Toute ma vie j’ai été hanté par le primitivisme » ; permettons-nous de


terminer par cet aveu arraché comme un cri13 ; il a la forme d’un spectre ou
d’un revenant. Le signe, envers et contre tout, d’une reconnaissance, de la
reconnaissance entre lui et nous d’une sorte de communauté inavouable aurait
dit Blanchot ?

13. Rétrovolutions, Paris, Stock, 2010.


DEUXIÈME PARTIE

PRATIQUES ET TERRAINS
7
L’« ethnie ambiguë » :
variations italiennes

Michela FUSASCHI
et Francesco POMPEO*

Ils jettent l’anathème

Lors de sa première sortie en 1985, Au cœur de l’ethnie avait, selon les


auteurs de sa deuxième préface, en 1999, « connu d’emblée un certain
retentissement1 » et il avait surtout « fait l’objet de discussions d’autant plus
passionnées qu’il était mal compris. Publié juste après l’essoufflement des
mouvements régionalistes des années 1970, il heurtait de front quelques-unes
des évidences du prêt-à-penser de l’époque, celles qui s’exprimaient notam-
ment dans la mouvance écolo-gauchiste. Mais il sapait également les fonde-
ments d’une anthropologie qui risquait d’être privée de son cadre d’analyse
privilégié, l’ethnie. Si l’ethnie n’existe pas, disaient implicitement les anthro-
pologues, que nous reste-t-il à étudier2 ? »

* Université de Rome, Michela FUSASCHI a écrit les parties 1, 5, 6 ; Francesco


POMPEO les 2, 3, 4.
1. Jean-Loup AMSELLE et Elikia M’BOKOLO (dir.), « Préface à la seconde édition. Au
cœur de l’ethnie revisité », Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en
Afrique, Paris, La Découverte, 1999 [1985], p. III-IV. Les autres auteurs étaient :
Jean BAZIN, Jean-Pierre DOZON, Jean-Pierre CHRÉTIEN, Claudine VIDAL.
2. Par exemple : François VERDEAUX, « Au cœur de l’ethnie : anthropo ma non
topo », Politique Africaine, n° 26, 1987, p. 115-121. Voir aussi Francesco POMPEO
(dir.), La società di tutti. Multiculturalismo e politiche dell’identità, Rome,
Meltemi, 2007.
140 ANTHROPOLITIQUES

Assez tardivement, Luc de Heusch avait rendu son verdict : « Quelques


chercheurs français s’ingénient a démontrer que leurs prédécesseurs, travail-
lant principalement en Afrique, ont eu le tort de donner consistance à de
fausses entités. L’ethnie X ou Y ne désignerait qu’une fiction administrative :
le découpage, arbitrairement statique, inventée par l’Administration coloniale
pour des raisons strictement politiques3 ». Ce livre possédait selon lui « un ton
souvent inutilement agressif » et surtout ses auteurs avaient jeté l’anathème
sur la notion d’ethnie, et, par conséquent, sur toute l’histoire de l’anthropo-
logie et de l’ethnologie. Mais pour de Heusch, « en tant que groupe culturel,
et, quel que soit son mode de formation », l’ethnie n’en demeurait pas moins
« une donnée anthropologique incontournable4 ». Il venait ainsi partager
l’avis structuraliste, notamment celui de Françoise Héritier pour qui la culture
représente une réalité dont les dépositaires sont conscients, et par laquelle ils
se reconnaissent en définitive, en s’y conformant, une identité commune. Bref
pour de Heusch l’ethnie existe mais « elle n’a pas, en tant que telle, vocation
politique ».
Le livre s’efforçait pourtant de démontrer le contraire, en optant pour le
constructivisme aux dépens du primordialisme : si les groupes définis n’exis-
taient pas en eux-mêmes, la stratégie de leur constitution était « donc
essentiellement de nature politique, de sorte que leur existence ne peut
s’analyser indépendamment des discours formulés par leurs mandataires. [...]
La vie de groupes est inséparable du discours de leurs représentants [...] et les
différents groupes sociaux ne se perpétuent que pour autant qu’ils ont réussi à
émerger sur le plan politique. Cette stratégie politique de reconnaissance et
d’accréditation utilise des méthodes de production de la vérité ayant cours
dans le domaine scientifique : à savoir le durcissement des faits5 ».
Les six chapitres d’Au cœur de l’ethnie proposaient une posture à la fois
théorique et critique qui imposait la nécessité d’une déconstruction des objets
ethnographiques pour refuser ce que Jean-Loup Amselle appellera plus tard la
« raison ethnologique6 », c’est-à-dire la croyance en l’existence d’essences
culturelles. Simultanément ils rejetaient la lecture des conflits dans le
continent africain sous « le signe du tribalisme, manifestations ethniques vues

3. Luc DE HEUSCH, « L’ethnie : les vicissitudes d’un concept », European Journal of


Sociology, n° 42, 2001, p 79-100.
4. Ibid., p. 98.
5. Jean-Loup AMSELLE, « Anthropologie de la frontière et de l’identité ethnique et
culturelle : un itinéraire intellectuel », dans Confini e frontiera nella grecità
d’Occidente, Taranto, Atti XXVI Convegno di studi sulla Magna Grecia, 1999,
p. 28.
6. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, Payot, 1990.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 141

comme la survie d’un passé toujours vivace et ressort du présent7 ». Ce


volume, en définitive, donnait raison à Georges Balandier qui, depuis les
années 1950, avait insisté sur le caractère de la situation coloniale et le
dynamisme profond des sociétés africaines en soulignant la relativité des
appartenances ethniques, sans contester pour autant aux individus le droit de
revendiquer l’identité de leur choix. En ce sens, l’identité n’est rien d’autre
que le résultat de procès historiques et sociaux : une « “négociation” entre
tous les acteurs qui sont parties prenantes dans la définition du lien social. Le
contrat social n’est plus défini une fois pour toutes, mais devient l’“accord sur
l’objet même du désaccord”8 ! »
Aidan Southall avait, dès sa première publication, félicité ce collectif
d’avoir élucidé « le cœur de la tribu/ethnie des ethnologues africanistes » en
montrant comment « un grand organe artificiel, malade et difforme [était]
bloqué par des préjugés et les malentendus persistants et bien motivés. À
chacun son propre groupe ethnique9 ». Carol Dickerman, de son côté, ne
pouvait que reconnaître les effets de l’action politique des régimes coloniaux
dans la question ethnique, caractérisée par des catégories problématiques et
fluctuantes. Néanmoins, elle estimait que, dans la forme proposée, ce volume
ne remplissait pas ses objectifs puisque chacune de ses études aurait mérité
des recherches monographiques spécifiques. Aux yeux de Dickerman, la
monographie représentait le seul et unique instrument anthropologiquement
légitime pour « démolir » l’ethnie.
La sortie d’Au cœur de l’ethnie au milieu des années quatre-vingt parti-
cipait en réalité d’un débat « déconstructionniste » bien plus large : prendre
l’« historicité10 » comme un élément des processus internes de l’identité
culturelle et des faits permettait en effet d’étudier les multiples « réinventions
de la tradition » en précisant aussi le caractère contemporain de l’ethnie en
tant que « fiction coloniale ». La situation des Grands Lacs et du Rwanda
constituait l’exemple appelé à devenir le plus tristement célèbre ; dans leurs
contributions à l’ouvrage, Jean-Pierre Chrétien et Claudine Vidal analysaient
la puissance de mobilisation de l’argument ethnique dans la construction des
conflits politiques, telle qu’elle se matérialiserait bientôt dans la planification
d’un projet génocidaire en 1994.

7. Henry MONIOT, « Compte rendu d’Au cœur de l’ethnie », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n° 9, 1986, p. 135.
8. Ibid.
9. Aidan SOUTHALL, « The Ethnic of Anthropology », Cahiers d’études africaines,
vol. 25, n° 100, 1985, p. 567-572.
10. Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures,
Paris, Flammarion, 2001, p. 228.
142 ANTHROPOLITIQUES

Des Bamilékés aux Italiens : deux ethnies inventées

La nécessité d’apporter un regard critique sur le vocabulaire de l’ethnie et


la rencontre révélatrice avec Au cœur de l’ethnie s’opèrent pour moi sur le
terrain, dans le cadre de ma thèse de doctorat à l’Université de Turin, au
milieu des années 1990. Mon point de départ fut la crise des catégories
descriptives de la littérature ethnologique sur les Bamilékés du Cameroun qui,
en véritable hétéronomie coloniale, contrastait avec l’autoreprésentation des
acteurs sociaux qui prenaient en effet comme référence identitaire les
différentes chefferies d’origine, plutôt qu’un groupe ethnique inexistant.
Ce constat – qui allait de pair avec celui d’un étonnant plurilinguisme –
m’avait conduit à interroger les données historiques et les archives coloniales,
en adoptant le modèle de recherche « par indices » que l’anthropologie
italienne, grâce à Carlo Ginzburg11, avait emprunté à la microstoria. Cette
analyse, procédant des documents ambigus et des longs échanges sur le
terrain, m’amenait à envisager le processus de construction de l’identité
bamiléké comme la conséquence d’un découpage colonial, pour le dire
comme Amselle. En 1936, l’administration coloniale française, pour légitimer
le partage des territoires des hauts plateaux de l’Ouest, classifiés comme
Grassfields bien avant, et en dépit de toutes les logiques politiques des
chefferies indigènes, inventa une Région Bamiléké, choisissant un ethnonyme
marginal et largement artificiel. Cette création était l’aboutissement d’un long
et problématique parcours pour établir cette frontière avec le Cameroun sous
administration britannique. Cette ligne coupait des chefferies et les réseaux
préexistants, bref des chaînes de sociétés bien solides12. La pacification de
cette région difficile à contrôler auparavant s’était opérée en manipulant des
chefs de l’ouest, avec des manœuvres sur la transmission du pouvoir et
parfois carrément des substitutions. La déconstruction de l’identité bamiléké,
inventée dans la situation coloniale, ne m’avait pourtant pas empêché de
dénoncer avec d’autres le « racisme populaire » qui se manifestait en ville
contre les bamilékés, ou les « Bosniaques » comme on disait à l’époque. Il
s’agissait là des classiques questions d’ethnicité urbaines de réinvention et
réadaptation de l’ethnique dans les conflits socio-économiques de proximité.
Mais la confrontation la plus difficile eut lieu « au retour » : un certain
milieu universitaire de l’anthropologie italienne était bien loin des

11. Carlo GINZBURG, Spie. Radici di un paradigma indiziario, dans Aldo Gargani (dir.),
Crisi della ragione, Turin, Einaudi, 1979, p. 57-106.
12. AMSELLE, op. cit., 1985. Voir aussi les travaux de Jean-Pierre Warnier sur le
Cameroun.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 143

perspectives dynamistes en raison d’un niveau élevé d’essentialisme et de


culturalisme. L’idée me vint donc de poursuivre le travail dans les archives,
mais dans le Bel Paese, pour reconstituer des généalogies de l’ethnie bien de
« chez nous », de notre « tribu anthropologique », comme nous le verrons
tout de suite.

Ethnitalie : e pluribus unum ?

Le débat qui a eu lieu en Italie, au milieu du XIXe siècle, autour du concept


d’ethnie s’était développé dans le champ des sciences humaines naissantes
comme conséquence de la construction nationale – en somme, un processus
historique interprété par une élite cosmopolite. Ainsi, en 1826, à Paris, le
géographe vénitien Adriano Balbi publie son Atlas Ethnographique du globe,
sous-titré Discours sur l’utilité et l’importance de l’étude des langues13. Ses
modèles sont ceux de la linguistique comparée allemande et plus générale-
ment de la pensée de l’Aufklärung et du romantisme anti-napoléonien, qui
venait d’élaborer des notions clés comme celles de Kultur, d’ethnographie et
d’anthropologie14. En 1859, Giovenale Veggezzi Ruscalla, philologue
piémontais, affirmait dans son allocution « Della convenienza di un corso di
etnologia » : « L’ethnologie, dans son sens le plus étroit, est la science des
nations [...] Civilisés ou barbares, tous les peuples ont l’intuition de la
nationalité, mais ils sont incapables de la définir15 ». Au-delà de ces
précurseurs, Paolo Mantegazza – à la fois médecin-hygiéniste, intellectuel
darwinien et homme politique – avait fondé en 1871 à Florence – alors
capitale temporaire du nouvel État – la première chaire d’Anthropologie16.

13. Adriano BALBI, L’Atlas ethnographique du globe, Paris, Rey et Gravier Libraires,
1826.
14. Cf. Andre GINGRICH, Ruptures, Schools and Nontraditions : Reassessing the
History of Sociocultural Anthropology in Germany, in Fredrik BARTH,
A. GINGRICH, Robert PARKIN et Sydel SILVERMAN (dir.), One Discipline, Four
Ways: British, German, French, and American Anthropology, University of
Chicago Press, 2005, p. 70-71 ; John H. ZAMMITO, Kant, Herder and the Birth of
Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
15. Giovenale Vegezzi RUSCALLA, « L’etnologia, l’etnografia e le loro applicazioni »,
dans Sandra PUCCINI (dir.), L’uomo e gli uomini. Scritti di antropologi italiani
dell’Ottocento, Rome, Cisu, 1991, p. 77.
16. Ensuite il avait fondé le Museo Nazionale di Antropologia, la Società Italiana di
Antropologia e Etnologia et l’Archivio per l’Antropologia e Etnologia. Il fut un
promoteur du discours scientifique et de l’anthropologie positiviste britannique.
144 ANTHROPOLITIQUES

Dans sa conférence inaugurale, il proposait une définition de cette discipline


comme « histoire naturelle de l’homme » en connexion avec des catégories
biologiques, en particulier celle de « race ». L’ethnologie et l’ethnographie
devenaient les « sciences des peuples » ou encore la « description des
peuples ». Dans ses notes de cours, l’anthropologie constituait une « psycho-
logie comparée des peuples », synthèse de philosophie morale et physiologie,
à travers l’évaluation de tous les caractères humains. Le caractère ethnique
était « profondément gravé dans les produits les plus vils de l’industrie
humaine et dans les plus hautes réalisations de la science et de l’art17 » ;
c’était un aspect spécifique, un facteur indispensable et inévitable de la nature
psychique de l’homme. Il écrivait encore avec son patriotisme rhétorique du
XIXe siècle : « Étudiez les personnes les plus calomnieuses de leur temps, les
plus célèbres blasphémateurs de leur patrie, et vous verrez bien comment ils
sont imprégnés de jus national18 ».
Dans ce moment inaugural du débat italien, la conceptualisation de
l’ethnie montrait clairement toute sa pertinence politique : jus ou intuition de
la nation, il s’agissait toujours d’un lien et d’une communauté avant tout
imaginée et dotée d’un patrimoine culturel exclusif. Cette nation, potentielle
et inachevée se trouvait projetée sur l’avenir puisqu’elle ne possédait pas
encore d’État. Cette image reflétait la contemporanéité historique de l’unifi-
cation nationale : le Risorgimento. Une véritable révolution ratée, comme le
dira Antonio Gramsci, politiquement et militairement réalisée par des élites
converties à l’idée de la Nation comme accomplissement d’un espace
politique pour les besoins de la bourgeoisie. Ainsi, le patriote Massimo
D’Azeglio annonçait : « On a fait l’Italie. Reste à faire les Italiens ».
Bref, le concept d’ethnie, utilisé dans l’ethnographie naissante, était
employé pour identifier, en même temps, les peuples non européens et les
« autres intérieurs », c’est-à-dire les paysans et autres subalternes.
On retrouve cette utilisation dans le débat autour de la poésie populaire qui
occupait une place centrale, à la fin du XIXe siècle, dans la définition des
canons linguistiques et littéraires de la culture nationale. À l’époque, pour
Costantino Nigra, secrétaire de Cavour et diplomate sophistiqué, « la poésie
populaire, comme le langage, est une création spontanée, essentiellement
ethnique19 ». En essayant alors d’analyser la grande variété de styles et de
formules dans la morphologie des productions locales, il identifiait

17. Paolo MANTEGAZZA, Lezioni di Antropologia (1870-1910), Florence, Società


Italiana di Antropologia e Etnologia, 1989, p. 89.
18. Ibid., p. 92.
19. Nigra COSTANTINO, La poesia popolare italiana, publié comme introduction à
Canti popolari del Piemonte, Turin, Loescher, 1888, p. XVIII.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 145

deux modèles : « la canzone », sous-forme d’épopée lyrique caractéristique


du nord de l’Italie ; « lo strambotto », une pratique à prévalence lyrico-
amoureuse dans le sud. Ce dualisme pour lui était la conséquence de la strati-
fication de différents « substrats ethniques » : les celto-romans dans le nord et
les italiques dans le sud, avec le latin comme trait d’union et prémisse d’une
langue nationale. Cette théorie du substrat, qui postulait la présence de
deux groupes ethniques différents dans l’ancienne Italie, sera par la suite
largement démentie. Elle présentait des analogies avec le déterminisme racial
européen et reflétait l’idéologie d’une primauté des élites du Piémont et d’un
nord « à vocation continentale » dans la construction de l’État-nation italien –
idéologie finalement reprise par la Ligue du nord vers la fin des années 1980.
Le destin de l’ethnique « de chez nous » ne s’est pas arrêté là. Lamberto
Loria, explorateur, et ethnologue pour l’époque, déjà impliqué dans l’entre-
prise coloniale en Érythrée, venait d’élaborer le projet très prometteur de la
création d’un Musée d’Ethnographie italienne à Florence en 1906. Ce pro-
gramme surgissait d’un dévoilement soudain : « Au printemps 1905, en
passant pour la première fois à Circello nel Sannio20, j’ai été très impres-
sionné par la diversité des traditions, des coutumes et de la psyché de ces
populations du sud. [...] J’étais en train d’organiser le voyage que je ferais par
la suite dans l’Assaorta21, et je me demandais s’il n’aurait été pas plus
commode de recueillir des documents et des objets ethniques en Italie plutôt
que dans d’autres régions lointaines22 ».
Aux allures de véritable mythe-fondateur, cette autoprésentation est
ensuite réaffirmée avec une conclusion politiquement engagée23 : « Pourquoi
allons-nous si loin étudier les habitudes et les coutumes des peuples quand
nous ne connaissons pas toujours celles de nos compatriotes, unis politi-
quement sous un seul gouvernement, mais qui portent dans leur sang mille
héritages différents, fusionnés ou simplement mélangés24 ? »
Cette « redécouverte ethnographique de l’Italie » apparaissait à Loria
comme une contribution à la consolidation du sentiment national. Il s’engagea
dès lors dans une vaste campagne pour la création de la Mostra di Etnografia
Italiana. Elle fut inaugurée dans le cadre de l’Exposition universelle de
Rome, en 1911, en relation avec la construction symbolique de la Nation et
des célébrations pour le Cinquantenaire de l’Unité. Au-delà de ces succès

20. Petit village près de Benevento, région montagneuse de la Campanie.


21. Région montagneuse de l’Érythrée.
22. Lamberto LORIA, Com’è sorto il museo di etnografia italiana in Firenze, Florence,
Atti del VI Congresso Geografico Italiano, 1907, p. 5.
23. Sandra PUCCINI, L’Itala gente dalle molte vite. Lamberto Loria e la Mostra di
Etnografia Italiana del 1911, Rome, Meltemi, 2005.
24. Lamberto LORIA dans PUCCINI, ibid., p. 27.
146 ANTHROPOLITIQUES

politiques temporaires, cette réappropriation de l’ethnique et son utilisation


présentaient des inconvénients. Elle était notamment source de contradictions.
L’ethnographie italienne était seulement la version positiviste, comparatiste et
classificatoire des études de folklore, déjà bien développées sur la base des
deux inspirations logiquement opposées : l’image romantique du peuple
gardien de l’esprit de la nation, d’un côté, et la documentation de l’extra-
ordinaire différenciation historique culturelle locale, de l’autre. Cet aspect
ultime constituait la démonstration indirecte d’une artificialité de l’idée de
nation tout en contradiction avec la première. L’institutionnalisation du
discours anthropologique, en s’échappant de l’autoréférence ethnique, s’est
progressivement orientée vers la distinction de champs disciplinaires comme
la « démologie » (de la racine demos, peuple) ou encore l’« Histoire des
traditions populaires » pour les études des cultures subalternes italiennes. En
même temps, du côté de l’Autre, il y a eu la prévalence de l’Ethnologie
comme étude historique et comparative des sociétés non européennes ; un
choix confirmé, en 1937, par l’inauguration de la première chaire d’ethno-
logie à Rome avec Raffaele Pettazzoni.

Le retour de l’ethnie en état d’émergence

Le débat sur la notion d’ethnie émerge à nouveau en Italie au début des


années 1990, suite aux événements liés à la transition postcommuniste de
l’Europe de l’Est. Il s’agissait d’une phase d’intense transformation : l’Italie
vivait son « régime d’historicité25 » déchirant, avec la chute de la Première
République due à la saison de « mani pulite26 », et la confrontation avec la
réalité des immigrations. La peur des déplacements massifs en provenance de
l’Est réactualisait le danger oriental. Le vieux fantôme d’après-guerre dû aux
traumatismes avec le monde slave revenait sur scène à travers les images
d’une sanglante saison des conflits sur l’ancienne frontière rouge, l’ex-
Yougoslavie, sous le signe de la purification ethnique. Dans le contexte des
années 1993-1996, le panorama de l’anthropologie italienne fut marqué par
un bon nombre d’initiatives au cœur de l’ethnie : en commençant par le débat

25. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps,


Paris, Seuil, 2003.
26. Nom donné à la mouvance anticorruption qui, avec le changement géopolitique
majeur, avait déterminé la fin de la plupart des vieux partis politiques.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 147

exemplaire dans la revue Ossimori, pour arriver à des travaux importants27.


Cette mobilisation n’était pas étrangère, à l’époque, aux questionnements de
la gauche au pouvoir, préoccupée par la politique d’immigration, mais surtout
en train de s’engager dans une guerre humanitaire de proximité sous le
drapeau de l’OTAN.
Bernardo Bernardi, en 1994, ouvrait le feu par un texte intitulé Dall’etnia
all’etnocentrismo : il fattore etnico, parue dans le numéro 4 d’Ossimori.
Ancien missionnaire de la Consolata, congrégation historiquement liée à
l’Afrique orientale et aux anthropologues britanniques – notamment Edwards
Evans-Pritchard – il s’était ensuite converti à l’ethnologie, par un doctorat à
Capetown sous la direction d’Isaac Schapera. En poursuivant ses études à
Londres sur « le système de l’âge chez les Nilo-Hamites » et sur le
Prophétisme du Mugwe de Meru, il avait contribué au passage de la phase
coloniale – avec son renvoi à la Völkerkunde allemande, bien acceptée par le
régime fasciste, et à l’Urmonotheismus du Père Schmidt intégré dans les
études missiologiques – au renouveau de l’après-guerre, marquée en ethno-
logie par l’influence de la tradition britannique. Il était considéré pour cette
raison comme le doyen des anthropologues africanistes italiens.
Dans son article, il proposait une réflexion sur le « facteur ethnique » à
partir de l’idée d’une substantielle sous-estimation de son poids dans une
Europe coupablement aveugle. Sans aucune référence à l’Afrique, il évoquait
l’immigration, les conflits des minorités dans la crise de l’État-nation :
« L’ethnie et l’ethnicité ne sont pas seulement des concepts abstraits ou de
simples enclaves linguistiques, mais, au contraire, ils concernent des commu-
nautés sociales avec une forte conscience de leur identité qui sont préparées à
la défendre et à réclamer sa reconnaissance, même sous la forme de luttes et
de résistances28 ». Cette reconnaissance tardive s’imposait comme l’unique
antidote à l’étonnante remontée de l’ethnocentrisme qui, avec le nationalisme,
caractérisait le vieux continent après la chute du mur de Berlin.
L’analyse de Bernardi superpose des problèmes différents dans les
rhétoriques multiculturalistes29, en proposant une vision assez rigide de
l’implication du facteur ethnique. Ainsi paradoxalement : « Personne ne naît

27. Ossimori était une revue d’anthropologie des années 1992-1998 inspirée par une
posture postmoderne. De même pour les travaux de Vanessa MAHER (dir.),
Questioni di etnicità, Turin, Rosemberg & Sellier, 1994 ; Ugo FABIETTI, L’identità
etnica, Rome, NIS, 1995 ; Pier Giorgio SOLINAS (dir.), Luoghi d’Africa, Rome, NIS,
1995. Ensuite des textes « à réaction » comme, par exemple, Etnos e civiltà de
Carlo TULLIO-ALTAN (Milan, Feltrinelli, 1995) inspiré par L’origine ethnique des
nations de A.D. SMITH et d’autres à caractère vulgarisateur comme celui dirigé par
Annamaria RIVERA et René GALISSOT, L’imbroglio etnico, Bari, Dedalo, 1998.
28. BERNARDI, op. cit., p. 13.
29. POMPEO, op. cit., 2007.
148 ANTHROPOLITIQUES

seul : chacun de nous est né dans un groupe ethnique voire dans deux, suivant
ses parents. Dès la tendre enfance, l’éducation façonne l’individualité et ache-
mine chacun à la maturité de comportement et de jugement, conformément
aux concepts et aux règles de l’ethnie d’appartenance30 ». Cette réinscription
de l’ethnie dans la culture (et personnalité) jusqu’aux fondements de l’expé-
rience individuelle, la prévention des conflits, en consonance avec une
tendance nationale de l’époque, était confiée à une supposée « éducation
ethnique », une pédagogie orientée vers le respect et la valorisation des
identités et des différences31. Ce texte, avec son ambition de synthèse et son
essentialisme antiraciste, se trouvera discuté par de nombreux chercheurs,
appartenant à des générations différentes. Sans remettre en question cette
approche théorique, ils chercheront seulement à la spécifier. Ainsi pour
Alberto Sobrero il était nécessaire de revenir sur l’ambiguïté historique du
concept d’ethnie ; pour Piero Vereni il fallait analyser son retour en Europe
par rapport à la marginalisation et aux dangers de son instrumentalisation
politique, qui pour Marco Aime se manifestait surtout dans les nouveaux
mouvements régionalistes, notamment la Ligue du Nord. Alessandro Fornari
soulignait quant à lui les limites de l’approche pédagogique (notamment
catholique) et Ivo Lisi signalait la réécriture de l’identité ethnique par le
langage théologique des fondamentalismes. Enfin, Dunja Rihtman Augustin
présentait la reconstruction du processus de fragmentation de l’expérience
yougoslave à partir de la réhabilitation et « remise en service » de ce facteur
ethnique, si longtemps cachée derrière la rhétorique socialiste.
Le débat fut relancé dans les numéros 6 et 7, grâce à des contributions
encore plus focalisées. Vanessa Maher proposait un « remodelage » de
l’ethnie avec ses automatismes pour se concentrer sur les mécanismes
d’autorité et de pouvoir de l’ethnicité, que Vincenzo Bitti analysait dans la
dimension interethnique de l’anthropologie urbaine. Dans le même sillon,
Massimo Squilacciotti mettait en relief la production de « l’idéologie
ethniste » comme stratégie hégémonique. Dans son article titré
Ridimensionare l’etnia ? Note metodologiche sul fenomeno etnico, Luciano
Li Causi suggérait le passage de l’objectivation de l’ethnie à une vision
relationnelle de l’ethnicité, dans le sillon de Fredrik Barth (1969). Cela
impliquait un renversement de perspective, à savoir la reconnaissance d’une
primauté de l’auto-prescription (self ascription) qui constituait, simultané-
ment, le fondement et le contenu de la différentiation ethnique. La

30. BERNARDI, op. cit., p. 17.


31. Sur les contradictions de la pédagogie interculturelle, voir Francesco POMPEO, Il
mondo è poco. Un tragitto antropologico nell’interculturalità et Autentici meticci,
les deux édités par la même maison Meltemi de Rome (2002 ; 2009).
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 149

valorisation de cet aspect subjectif du phénomène ethnique devenait alors


l’aspect central de la méthodologie ethnographique, et la véritable issue de
toutes les impasses théoriques. Dans ce cadre-là, Li Causi voyait le travail
déconstructionniste entrepris par Amselle et les contributeurs d’Au cœur de
l’ethnie comme une « opération scientifique légitime et nécessaire » qui
pourtant n’affectait pas « la perception subjective de sa propre identité par la
personne qui, pour des raisons politiques, idéologiques et émotionnelles, est
la porteuse de cette unicité ethnique32 ». Cet auteur reconnaissait ainsi à
l’ethnie « une vie qui lui est propre », même en l’absence de relations, en tant
qu’élément fondateur de l’identité culturelle. Chassée par la porte, l’ethnie
revenait donc par la fenêtre puisqu’en dernière analyse, pour Li Causi, « au
cœur de l’ethnie, donc, il y a l’ethnicité33 ».
En conclusion, si dans ce deuxième tour de parole les anthropologues
italiens essayaient un changement de cap sur l’ethnicité, dans les argumen-
taires les distances restaient sensibles. Bernardi terminait ce numéro sans
remettre en discussion la superposition ethnie/culture, bien au contraire il
fallait « également reconnaître le poids d’un certain automatisme dans toutes
les cultures, y compris toutes les implications de l’appartenance ethnique ». Il
tranchait ainsi la discussion : « L’ethnie c’est la culture, pas la mode34 ! »
Assez inédit dans le panorama italien, ce débat, très peu postmoderne,
inaugurait un dialogue bien plus étendu. La même année, Ugo Fabietti
publiait en effet L’identità etnica sous-titrée d’une façon emblématique :
Storia e critica di un concetto equivoco (1995). Il récapitulait le débat inter-
national en développant une argumentation philosophique à travers des cas
ethnographiques sélectionnés. Le couple ethnie/ethnicité devenait « des
définitions de soi et/ou de l’autre, presque toujours, enracinées dans des
rapports de force, entre des groupes coagulés autour d’intérêts spécifiques35 ».
À travers cette perspective critique, l’auteur proposait en réalité un nouveau
cadre pour repenser – à partir du binôme relativisme/ethnocentrisme – les
questions identitaires à l’usage du débat public italien. Il s’agissait finalement
de s’engager dans la recherche d’une règle intersubjective : « relativiser les
identités sans faire des différences absolues36 ».
Des réponses plus focalisées, loin de l’interrogation philosophique,
peuvent être recherchées dans Luoghi d’Africa. Forme pratiche dell’identità,
un recueil d’études ethnographiques dirigé par Pier Giorgio Solinas, toujours

32. LI CAUSI, op. cit., p. 14.


33. Ibid., op. cit., p. 18.
34. BERNARDI, op. cit., p. 12.
35. FABIETTI, op. cit., p. 14.
36. FABIETTI, op. cit., p. 163.
150 ANTHROPOLITIQUES

en 1995. Déjà le titre reprenait la notion d’anthropologie topologique


d’Amselle dans son livre de 198537. Le point de départ était synthétisé en une
question : « jusqu’à quel point l’authenticité ethnique précède-t-elle la cons-
cience collective du soi pluriel38 ? ». La réponse se trouvait dans l’intégration
de deux approches : l’analyse déconstructionniste et la perspective de la
subjectivité. Il s’agissait en fin de compte pour Solinas d’étudier de près,
c’est-à-dire ethnographiquement, la manipulation d’idéologies plutôt que de
concevoir des liens d’appartenance mécaniques ou psychologiquement
insondables.
Pour nous, en conclusion, le passage de l’ethnie « de la nature à l’idéo-
logie » avec la réattribution de sa signification politique, si longtemps niée,
constitue la condition pour l’analyser sur les différents terrains de sa pro-
duction et rendre compte de sa valeur en tant que processus de signification.
Cela constitue une remise en service de la pensée d’Antonio Gramsci39,
lequel interrogeait en particulier les tensions entre pouvoir, idéologie, hégé-
monie et subalternité.

Retour sur une question « ethnique » par excellence : le Rwanda


dans le postgénocide

J’avais commencé à m’intéresser au Rwanda, il y a presque une vingtaine


d’années, ayant choisi comme recherche les causes du génocide. Je décidai
d’étudier la construction de l’identité ethnique à l’aide d’une bibliographie
« parachute », scientifiquement accréditée, et de documents de l’archive des
Missionnaires Pères Blancs à Rome. Ensuite, j’avais rencontré sur le terrain
les réalités socioculturelles du post-génocide, notamment à Kibungo dans
l’est du pays à partir des années 2000. Mes premiers contacts avec l’Afrique
des Grands Lacs se faisaient avec ce que mon professeur de l’époque appelait
les auteurs classiques comme Luc de Heusch, Jacques Maquet et d’autres
anthropologues symbolistes ou structuralistes, auxquels s’ajoutaient les textes
des missionnaires, et leurs enquêtes pendant la colonisation belge. L’anthro-
pologie dynamiste n’était pas prise en compte. Il faut dire que dans un certain

37. Si fructueuse même dans l’analyse des complexités globales, par exemple dans
l’ethnographie urbaine et des migrations.
38. SOLINAS, op. cit., p. 11.
39. Cf. Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché, Paris, Stock, 2008, dans lequel il
analyse la réception postcoloniale de Gramsci.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 151

milieu de l’africanisme académique italien des années 1990, ces classiques


apparaissaient comme la clef pour comprendre ce qui s’était passé. La lecture
de Au cœur de l’ethnie, texte que j’avais découvert dans une bibliothèque non
spécialisée, fut pour moi une sorte de fulguration, pas si appréciée dans ce
milieu. Ainsi la sortie du mon premier livre40, d’inspiration « amselliste »,
avait provoqué des réactions, parfois désagréables, des mouvances catho-
liques et de quelques collègues. Par exemple, dans le débat autour de l’ethnie
que nous venons d’évoquer, quelqu’un qui ne s’était jamais occupé de
l’Afrique auparavant, en sa qualité de démologue, publia un volume collectif
dans lequel la déconstruction des ethnies rwandaises devenait une véritable
cible critique41. Dès les pages introductives, on trouve une incompréhension
caractérisée : « L’anthropologie ne peut pas négliger le problème des
modalités de la constitution d’un sentiment d’appartenance et d’opposition
ethnique si forte. Cela va sans dire qu’on est en présence d’un sentiment et
d’une opposition historiquement créée non “naturelle” : mais une fois réitéré
ce point-là, tout le travail d’interprétation de la vision locale du monde, des
significations attribuées à l’identité Hutus et Tutsis, reste à faire42 ».
Pourtant, ceux qui travaillent dans cette zone ne peuvent pas occulter la
littérature déconstructionniste, d’autant plus que la vision du monde local
rwandaise aujourd’hui se nourrit « tactiquement » aussi d’elle. Il suffit
d’observer les formes de « réappropriation » dans la « politique mémorielle »
d’État, qui a fait l’objet d’une critique et que nous ne pouvons approfondir
ici43, pour comprendre la leçon d’Au cœur de l’ethnie et d’autres textes
d’Amselle dans le post-génocide.
Mener une recherche à présent dans ce pays, présuppose une confrontation
avec une réalité identitaire complexe qui défie la méthodologie ethnogra-
phique classique. Il s’agit, préalablement, de prendre en considération les
poids lourds du passé génocidaire par rapport aux multiples stratifications
d’une conflictualité idéologiquement cultivée, et historiquement construite,

40. Michela FUSASCHI, Hutu-Tutsi. Alle radici del genocidio rwandese, Turin, Bollati
Boringhieri, 2000.
41. Fabio DEI, Antropologia della violenza, Roma, Meltemi, 2005. Il faut remarquer
que les autres auteurs sont tous anglophones, parmi les autres Nancy SCHEPER-
HUGHES et Paul FARMER.
42. Ibid., p. 31.
43. Claudine VIDAL, « Le génocide des Rwandais tutsi : les rhétoriques négation-
nistes », dans C. COQ, J.-P. BACOT (dir.), Travail de mémoire. Une nécessité dans
un siècle de violence, Paris, Éd. Autrement, 1999, p. 130-135 ; de Danielle LAME,
« Mighty Secrets, Public Commensality and the Crisis of Transparency: Rwanda
through the Looking Glass », Canadian Journal of African Studies, vol. 38, n° 2,
p. 279-317 ; Michela FUSASCHI (dir.), Rwanda. Etnografie del post-genocidio,
Rome, Meltemi, 2009.
152 ANTHROPOLITIQUES

jusqu’au 1994. En second lieu, il faut estimer les implications d’une stratégie
d’élaboration du deuil qui passe à la fois par la « politique mémorielle »
d’État, déjà évoquée, et par une « énergie du présent » en tant que « régime
d’historicité44 ». Ce dernier aspect se concrétise sous la forme d’un intense
dynamisme de la reconstruction visible, surtout à Kigali – une ville verticale
prenant Singapour comme modèle –, et dans les réformes du milieu des
années 2000. Ainsi, à côté d’une analyse de l’invention coloniale des ethnies
Hutu-Tutsi, dans le post génocide, on est obligé de faire face à une pluralité
des discours. D’abord, on trouve la narration du génocide faite par des acteurs
de la communication : politiciens, journalistes, écrivains, scientifiques, huma-
nitaires, etc. Ensuite, il faut entrer dans la densité et la complexité de la parole
locale, en connexion avec les mémoires : publiques, privées, imposées,
déchirées, construites, tourmentées, selon les différents protagonistes
(rescapés, anciens et nouveaux réfugiés, déplacés, génocidaires, gens de la
diaspora, etc.). La découverte de ces mondes et de leurs dynamiques s’est
révélée sur le terrain un défi particulièrement difficile en relation avec la
textualisation de l’ethnographie45, si l’on considère que le Rwanda est de
surcroît un chantier en évolution dans tous les sens. Le redressement de
l’image de la Nation, aujourd’hui prête à accueillir officiellement tous les
banyarwanda, passe par une redéfinition globale de son horizon symbolique à
partir de sa réorganisation politique et administrative. Une gestion inédite de
l’espace, mise en place depuis quelques années, fait basculer certains repères46.
Nous avons assisté à une accélération dans la rénovation urbaine de Kigali, au
détriment du monde paysan de la colline. La capitale devient une ville
verticale, avec l’ambition de devenir une nouvelle plaque tournante à
l’échelle régionale. Partout, on peut voir une « relocalisation généralisée »,
c’est-à-dire une extrême mobilité des acteurs sans relations particulières avec
leurs lieux d’origine comme conséquence du conflit. Les rapatriements ont
bouleversé la région des Grands Lacs et la « réconciliation nationale » s’est
réalisée aussi comme un « retour au pays natal », en tant que chevauchement
de différents itinéraires de vie et de survie depuis des décennies. La nouvelle
Nation cherche sa place dans la globalisation par un changement de camp :
depuis la francophonie, liée aux régimes précédents, vers l’intégration dans la

44. HARTOG, op. cit., 2003.


45. James CLIFFORD, The Predicament of Culture: Twentieth Century Ethnography,
Literature and Art, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1988 ; Michela
FUSASCHI et Francesco POMPEO, « Dévoiler les mondes du post-génocide rwandais.
Langues, acteurs et conflits », dans Laura SANTONE (dir.), Le linguiste et l’anthro-
pologue, Vienne, Peter Lang, 2013.
46. Francesco POMPEO, « De-centrare la collina, ritualizzare la memoria, costruire lo
spazio del dopo », dans Michela FUSASCHI, op. cit., 2009, p. 175-194.
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 153

région géopolitique de l’ex-British West-Africa, d’où l’adoption de la langue


américaine comme langue du développement économique. Si le français reste
la langue du passé, de la colonisation à 1994, l’anglais arrive avec les
nouvelles élites des exilés/réfugiés, toujours rwandophones, mais qui ont
grandi en Ouganda et en Tanzanie, et qui comptent désormais parmi les
interprètes forts de cette Nation mobile. Ce pluralisme langagier reflète la
complexité de la société actuelle, car les langues sont à la fois des éléments
que les différents acteurs réutilisent en fonction de la situation, et des lieux de
confrontation potentielle entre les visions du passé (francophone) et celles du
présent/futur (anglophone).

Des ethnies mobiles et rescapées ?

En jetant un bref regard sur les figures du post-génocide, on peut retrouver


les classifications froides de l’humanitaire47 : les returnees, c’est-à-dire les
rapatriés ; les réfugiés en général (les exilés tutsis de 1959 et du 1973, et les
nouveaux réfugiés hutu de 1994) ; les victimes, et, enfin, les génocidaires.
Pour d’autres, à l’intérieur du pays, les catégories officielles sont celles des
documents juridiques/administratifs, qui se trouvent aussi réutilisées dans le
discours politique : les survivants ; les rapatriés ; les génocidaires présumés.
En réalité, ces catégories apparaissent trop schématiques du moment que
« comme toujours, la vraie vie est beaucoup plus complexe que la logique
ordonnée de l’idéologie politique peut le reconnaître48 ».
À partir de nos données, nous choisissons ici une distinction, préliminaire
et incomplète, de la seule « partie lésée » entre les victimes/témoins directs49,
et les témoins indirects sur lesquels nous portons notre attention. Dans cette
catégorie, on retrouve : les réfugiés qui ont vécu dans les camps des
années 1960, ceux des années 1970 et qui sont rentrés avec le FPR au 1994 ;
les Rwandais qui, avant le génocide, se sont enfuis vers les pays limitrophes
et qui sont revenus plus tard.

47. Reprises par le politologue postcolonial Mahmood MAMDANI, When victims


become killers. Colonialism, nativism, and the genocide in Rwanda, Oxford, James
Currey, 2001.
48. Helen HINTJENS, « Post-genocide Identity Politics in Rwanda », Ethnicities, vol. 8,
n° 1, 2008, p. 32.
49. Comme les rescapés que nous avons analysés ailleurs, dans Michela FUSASCHI
(dir.), « Itinerari etnografici nelle conseguenze dell’agire genocidario », op. cit.,
2009, p. 7-57.
154 ANTHROPOLITIQUES

Génériquement ils sont nommés ibiciìbwa, du verbe guka « exiler


quelqu’un », mais aussi le chasser, l’écarter d’un groupe, ou encore le
maudire. Ibiciìbwa désigne les Rwandais tutsi des différentes vagues de
réfugiés et déplacés, de la Révolution sociale (1959) à la période récente.
Inversement, les rescapés de 1994 emploient le vocable abarutashye (pluriel
de warutashye, du verbe gutaaha, désignant quelqu’un qui a quitté un lieu
pour rentrer chez lui, ou bien « regagner sa propre maison ») pour appeler
spécifiquement les exilés de 1959, voir les retournés à la suite du FPR, qui
sont aussi ceux qui se sont installés au pouvoir. Dans une conversation entre
rescapés, en 2009, l’utilisation de ce mot était aussi une métaphore qui
expliquait, en quelque sorte, l’attitude de ces exilés par rapport au pouvoir :
« ils sont rentrés la tête haute. Mais nous sommes du même côté », disait un
rescapé, c’est-à-dire, au niveau historique et symbolique, de semblables
victimes tutsis du génocide. Ils sont rentrés la tête haute, constitue une façon
pour les rescapés de se moquer d’eux, tout en cachant des sentiments
contrastés qui vont au-delà de la question ethnique. Les abarutashye sont tout
à la fois perçus comme ceux qui ont mis fin au génocide, mais aussi comme
de gens à l’attitude « un peu arrogante ». Ainsi les rescapés sont-ils quelque-
fois mal à l’aise quand les abarutashye se définissent, à leur tour comme des
victimes du génocide, à parité avec eux. Les abarutashye qui se décrivent
comme témoins deviennent plutôt des victimes sur le plan de reconnaissance
du génocide, en tant que Rwandais tutsis, mais indirects vis-à-vis des
rescapés. Un survivant qui vivait au Rwanda au moment des massacres
pensera toujours que ceux qui étaient à l’étranger ne pourront jamais se
comparer à lui, même si c’est quelque chose de difficile à dire en public. Les
abarutashye, à leur tour, croient avoir quelque chose en plus ; c’est grâce à
eux, pensent-ils, s’il y eut des rescapés : « ils sont ici parce que nous avons
combattu aussi pour eux », déclarait un militaire à la fin de la commémo-
ration à Kibungo en 2005.
Ces sentiments sont assez communs ainsi que l’attitude sarcastique de
radio-trottoir, dans mon cas les dialogues avec les chauffeurs de taxi qui
avaient donné des surnoms aux différentes figures du post-génocide. Les
pseudonymes en apparence, inoffensifs et parfois drôles, sont, au contraire,
attribués sur la base d’une exaspération d’éléments caricaturaux absolument
péjoratifs. Les gens rentrés du Congo sont appelés les Dubaï à cause de leurs
imposantes voitures, qui arrivent au Rwanda des Émirats arabes unis, et qui
sont vues comme mal assemblées, voir fausses ou de mauvaise qualité. Les
abadubai sont aussi des individus à la mode, des abarutashye qui « ont fait
fortune au Congo » ; étant nés là-bas ils restent des « Rwandais de deuxième
catégorie », disaient les informateurs. Après, il y a les gens de la Tanzanie
appelés les TZ tout comme la plaque d’immatriculation. Viennent ensuite les
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 155

Ougandais, voire les « mains gauches » en connexion avec la colonisation


britannique, puisqu’ils conduisent du mauvais côté, et donc ils sont
maladroits ! Enfin, il y a les Burundais, voir les GPS, les Gens Sans
Personnalité, pour dire que sont des individus sans « classe », indéfinis, ou
bien seulement GP, abajepi, car ils sont vus comme potentiellement dange-
reux, à l’image de la Garde Présidentielle de Habyarimana. Une catégorie
distincte est celle de certaines femmes violées appelées SP, abasope/
abasopeca, à savoir SOPECA, un nom de station-service ; une métaphore
dramatique pour souligner que l’essence ne manquait jamais, et, qu’« elles
fournissaient en permanence des liquides indispensables50 ».
Dans la situation actuelle, qui demeure extrêmement difficile aux fron-
tières (notamment avec la République démocratique du Congo), on peut
remarquer l’existence d’une ligne de tension, parfois ambiguë, entre celui qui,
« en tant qu’étranger », recherche à l’infini une intimité culturelle avec sa
nation, en essayant l’inclusion sociopolitique, et, celui qui, en partageant une
intimité historique (le rescapé, par exemple), perçoit dans cette présence de
l’extérieur, toujours une « étrangeté relative ». L’élaboration de ces épithètes
traduit un mélange de méfiance, de suspicion et aussi de dérision qui corres-
pond essentiellement à une stratégie d’inclusion subalterne pour réaffirmer un
rôle privilégié, un sort de supériorité symbolique pour ceux qui sont restés,
par rapport à une confrontation réelle avec l’hégémonie politique et écono-
mique de ceux qui sont rentrés, dans tous les cas des tutsis.
Au-delà de ces stratifications identitaires, on trouve les discours globaux
des victimes qui, comme le dit Amselle, font du génocide le paradigme
identitaire par excellence pour fixer les identités contemporaines. Pour
conclure, je livrerai quelques souvenirs. En premier lieu, j’ai longtemps parlé
du génocide rwandais sans spécifier « des Rwandais tutsis », pour rappeler
que des hutus modérés avaient aussi perdu la vie en 1994 quand ils étaient
contre la logique génocidaire. Mais j’ai été plusieurs fois invitée par des
ami(e)(s) rwandais(es), à souligner que le génocide était celui des tutsis, à
égalité avec celui des juifs. Parallèlement, dans des milieux catholiques, j’ai
été, et je suis encore, lourdement attaquée pour mes amitiés avec « les tutsis »
définis par eux comme « une ethnie historiquement et naturellement

50. C’est une image qui renvoie à une sexualité liée à une fluidité que nous avons
étudiée ailleurs. Cf. Michela FUSASCHI, « Plaisirs croisés : gukuna-kunyaza.
Missions, corps et sexualités dans le Rwanda contemporain », Genre, sexualité &
société [En ligne], 8 | Automne 2012, consulté le 16 juin 2013. URL : http://gss.
revues.org/2571. Sur le viol, cf. Michela FUSASCHI, « Forme incorporate del non
essere. Le politiche sessuali in Rwanda », in Michela FUSASCHI, Corpo non si
nasce, si diventa. Antropologiche di genere nella globalizzazione, Rome, Cisu,
2013.
156 ANTHROPOLITIQUES

méchante » selon les idées reçues de l’époque coloniale. Enfin, les mots d’un
de mes premiers informateurs, un sociologue rescapé, qui au fur et à mesure
que le temps s’écoulait, et après avoir réfléchi sur sur sa propre identité dans
le même temps qu’il étudiait cette nouvelle situation dans le pays, m’a dit
récemment : « depuis quelque temps, je ne sais plus de quelle ethnie je suis ».
Voilà une vision du monde « locale » bien complexe !
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

Jean-Loup Amselle : Merci beaucoup à tous les deux. Ce que Francesco


a dit sur la sociologie italienne et sur l’ethnicisation du social telle qu’elle se
développe en Italie, s’apparente très largement à ce qui se passe en France, et
notamment dans les travaux sur la classe ouvrière française, lorsque les
sociologues se sont rendus compte que la classe ouvrière française n’était pas
française. On s’imagine qu’elle n’est pas française parce que ce sont des
blacks, des beurs qui forment les bataillons de la classe ouvrière et du coup
certains se sont dit qu’on ne pouvait plus, au fond, raisonner en termes de
classes sociales, mais qu’il fallait introduire une variable ethnique, une
variable identitaire et que ça donnait une dimension nouvelle, originale. Je
pense par exemple aux travaux de Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur les
ouvriers de Peugeot à Sochaux : ils ont redécouvert l’ethnie. Et donc on
retrouve ce processus de fragmentation qui est à l’œuvre surtout chez les
sociologues des banlieues. Ne parlons pas d’Hugues Lagrange qui met en
corrélation les Noirs de l’Afrique occidentale avec des taux d’échec scolaire
et des pourcentages de criminalité supérieurs à la moyenne nationale, et qui
veut ainsi mettre en relation une catégorie raciale avec la délinquance et
l’échec scolaire. Là, évidemment, c’est caricatural, mais même des socio-
logues plus sérieux, plus conséquents, s’engagent un peu dans la même
démarche et c’est donc très difficile, surtout depuis les émeutes de 2005,
durant lesquelles on a connu une véritable débauche de discours racistes, qui
liaient notamment les événements au fait que les émeutiers étaient supposé-
ment originaires de familles polygames. C’est quelque chose d’assez carica-
tural, mais on trouve donc un peu la même démarche de part et d’autre des
Alpes.
M’a beaucoup intéressé aussi ce que Francesco a dit sur Gramsci, parce
qu’effectivement ce processus de fragmentation qu’on attribue à Gramsci, il
est en fait passé par les Cultural Studies. Pas chez Hoggart ni chez Raymond
Williams, peut-être un peu chez Stuart Hall, mais surtout dans les Cultural
Studies américaines qui ont complètement culturalisé Gramsci alors que,
comme tu l’as dit, Francesco, ce penseur propose d’abord une histoire
politique et intellectuelle de la conscience nationale identitaire italienne, et il
158 ANTHROPOLITIQUES

est marqué par l’historicisme, par Croce, ou par Hegel en arrière-plan, et sa


pensée n’a donc rien à voir avec la théorie du fragment.
Ce qui m’a plu aussi dans ce qu’a dit Michela, et son informateur à travers
elle, c’est cette prise de conscience qu’il est difficile d’opérer pour un survi-
vant du génocide, cette réflexion sur lui-même, sur sa société, sur le groupe
auquel il appartient, pour dire en définitive que les tutsis ça n’existe pas, les
hutus non plus. Donc je voudrais finir sur le paradigme identitaire du
génocide. C’est quelque chose qui n’a pas été tellement relevé, et qui aurait
pu choquer davantage. Moi, cette réflexion je l’ai menée à partir de la notion
de peuple juif. En réalité, et c’est sans doute quelque chose qui peut choquer
certains milieux, par exemple celui du Crif, le Conseil représentatif des
institutions Juives de France, je pense que le génocide, et ça on peut le
constater à la fois en Europe mais aussi en Afrique, donne une consistance au
groupe des survivants, une consistance ethnique que ce groupe n’aurait
probablement pas eu s’il n’y avait eu ce processus d’extermination. Parce
qu’il y a toujours des survivants en réalité, et c’est ça qui donne consistance
au groupe des survivants. Il n’y a qu’à voir comment en France on est passé
de la catégorie d’israélites à celle de juifs, par exemple. On ne parle plus
d’israélites. Je me souviens que lorsque j’étais jeune, on ne pouvait même pas
penser le terme de juifs, c’était un gros mot.
Massimo Tramonte : Je voulais dire qu’avant le colloque je suis allé à la
recherche d’articles italiens sur le net sur ce qui concerne l’ethnie, la race, la
classe ouvrière, etc., et j’ai été très frappé du fait que pratiquement tous
insistent sur la racialisation du marché du travail en Italie. Tous les documents
qui viennent des syndicats insistent sur ce phénomène : les badanti viennent
presque toutes des pays de l’Est, ce sont en général des femmes qui sont au
service des personnes âgées, il y en a quand même quatre cent mille en Italie ;
les ouvriers du bâtiment viennent tous de certains pays et j’avais déjà été très
frappé, il y a quelques années, quand un des rares documentaires sur la classe
ouvrière en Italie avait été diffusé à la télé italienne pour montrer qu’il existait
encore en Italie une classe ouvrière, mais toute la partie finale était néanmoins
faite d’interviews auprès d’ouvriers qui sont tous, ou presque, noirs. Et c’était
là aussi presque une démonstration que finalement le marché du travail en
Italie est très racialisé. Je voulais donc vous demander ce que vous en pensez.
La deuxième chose c’est qu’effectivement je trouve aussi qu’on insiste
beaucoup sur l’ethnie, en ce qui concerne l’immigration, en Italie, et même
l’adjectif etnico, ethnique, est utilisé pour tout : il y a les marchés, les
restaurants, les films, les festivals, tout est devenu ethnique et en même
temps, la maison d’édition que vous venez de citer, Meltemi s’est spécialisée
aussi dans le multiculturalisme, donc par exemple dans la promotion
d’auteurs qui écrivent en italien mais qui sont nés à l’étranger ou qui sont
L’« ETHNIE AMBIGUË » : VARIATIONS ITALIENNES 159

d’origine étrangère. Et la dernière chose, ce n’est pas une question, c’est une
remarque pour ce qui concerne Gramsci. Je suis assez âgé pour me rappeler
que déjà en 68, à Paris, on disait qu’il existe un Gramsci pour toutes les
saisons, et effectivement c’est un peu comme ça.
Isabelle Felici : Je me demande si les anthropologues italiens, comme les
historiens font aussi le lien avec l’émigration italienne ou avec le fait que les
États-Unis, suivant d’ailleurs les travaux d’un ethnologue italien [Giovanni
Segre], faisait la différence entre l’ethnie de l’Italie du nord et celle du sud, en
établissant d’ailleurs la limite au nord de Gênes, et en rappelant qu’ils
faisaient partie du stock, pour utiliser le terme anglais, nord-africain. Ça nous
fait rire maintenant mais quand même, il y a des gens qui sont morts aussi
pour ça, pour le simple fait d’être italien. Les historiens de l’immigration et de
l’émigration comme Emilio Franzina ont publié plusieurs travaux sur les
badanti de maintenant et les nourrices italiennes qui venaient à Marseille ou à
Nice, ou peut-être aussi à Montpellier, et sur les Italiens qui venaient par
exemple en France mais aussi ailleurs pour être marchands ambulants,
comme il y a maintenant des marchands ambulants immigrés en Italie. Donc,
ma question serait la suivante : est-ce que chez les anthropologues, il y a aussi
cette idée de faire une sorte de comparatisme, de faire ce retour sur soi qui
n’est pas forcément évident ? J’en parle assez librement parce que je suis
moi-même d’origine italienne, mais se rappeler qu’on a été un jour les
pauvres et qu’en particulier la classe ouvrière française a été aussi en très
fortes proportions constituée d’Italiens, ce n’est pas toujours un souvenir
qu’on a envie de mettre à la une.
Francesco Pompeo : C’est vrai, il y a cette sorte de racialisation dans le
sens où dans le débat public et même dans la pratique, il y a différentes façons
de convoquer et d’utiliser la différence. Il y a la racialisation au niveau de
spécialisation dans le secteur des bad jobs, les emplois précaires. Il y a une
frontière entre les Africains et les autres, tous les travaux, surtout dans l’agri-
culture, toute la collecte de tomates se font surtout par les Africains, et il y a
une sorte de frontière, il y a aussi la stigmatisation de l’immigration. En Italie,
on peut compter cinq millions d’immigrés, plus ou moins, donc 7 % de la
population ; un million et quelques sont dans le sindacato, et notamment dans
la CGIL (comme la CGT). Ce sont surtout des Africains et, heureusement, à
partir des années 90, il y a une tradition de présence des Africains dans le
sindacato. Le premier étranger qui a été dans la direction nationale de la CGIL
c’était un Sénégalais. Malheureusement il y a aussi des catégories qui
reviennent, la catégorie de la race, la catégorie de l’ethnie – surtout de
l’ethnie. Et alors là, c’est vrai, l’ethnie est devenue banale, il y a toute la
question de l’ethnic business mais avec une signification péjorative. Je prends
souvent cet exemple avec mes étudiants : si vous achetez un meuble ethnique
160 ANTHROPOLITIQUES

qu’est-ce que vous attendez ? La même qualité que le meuble italien ? Non,
tout le monde dit « non, parce que c’est quelque chose de plus simple, mais
exotique » ; c’est primitiviste finalement. Donc, c’est vrai qu’il y a une sorte
de neutralisation de l’ethnie mais c’est une utilisation commerciale, primi-
tiviste. C’est toujours une forme d’infériorisation.
Gramsci, maintenant, c’est vrai qu’il est utilisé partout. Toute sa réflexion
sur l’hégémonie et la contre-hégémonie est fort intéressante. Je note
seulement qu’en Italie tout ce débat là s’est arrêté, il y a eu une sorte de
faillite, donc je crois qu’il faut repartir d’une considération critique de cette
faillite : qu’est-ce que signifie faire de la contre-hégémonie aujourd’hui ?
Qu’est-ce que c’est l’hégémonie ? Il y a de la matière à travailler encore mais
hors de l’utilisation un peu rhétorique de Gramsci.
Sur l’émigration, je dis seulement deux mots, il y a eu un investissement
majeur dans le sens où dans la grande crise politique de l’Italie qui a
commencé il y a une vingtaine d’années, à présent, il y a eu de grands
investissements sur l’histoire de l’émigration des Italiens. Il y a eu tout le
travail de Franzina, ce sont deux volumes encyclopédiques sur l’émigration
italienne dans le monde. Les anthropologues sont restés un peu en dehors de
tout ça. Il y a, par exemple, Carla Bianco qui avait fait des travaux remar-
quables à l’époque, dans les années 1970, car il avait fait notamment l’aller-
retour, c’est-à-dire qu’il avait étudié le transnationalisme, comme on dirait
aujourd’hui, en proposant une analyse multisituée entre les États-Unis et la
Calabre. Mais c’est vrai qu’il y a une coupure très forte, en général, sur la
mémoire de l’émigration, avec des efforts pour la réhabiliter maintenant et à
partir des anthropologues, mais il n’a jamais eu d’intérêt vers les Italo-
Américains, Italo-canadiens, etc. L’effet de retour c’était plutôt l’importation
du mot « ethnique », fait pour la littérature nord-américaine, où les Italo-
Américains sont un ethnic group.
Michela Fusaschi : Juste un mot sur la maison d’édition Meltemi. C’est
une histoire assez intéressante parce que Meltemi naît comme une maison
d’édition des anthropologues. Luisa Capelli et Marco Della Lena en étaient
les chefs. Luisa Capelli avait une thèse en anthropologie et avait commencé à
publier presque tous les travaux des anthropologues ; sauf que dans les
années 90, elle s’était tournée vers les Cultural Studies qui ont été aussi son
enfer parce qu’après, elle a publié beaucoup de livres qui n’ont pas marché en
Italie (Spivak, Butler, Chakrabarty, etc.), et là-dedans, nous on s’est inséré
avec notre traduction d’Au cœur de l’ethnie, et d’autres livres ; là c’est aussi
intéressant de voir comment les anthropologues avaient finalement laissé
tomber et céder aux Cultural Studies des domaines qui étaient avant tout leur
terrain.
8
Du kitsch et du trash

Valérie ARRAULT*

Avant-propos

Depuis plusieurs décennies, le kitsch et le trash1 constituent deux formes


d’expressions culturelles et artistiques dont les œuvres, soutenues par
l’industrie culturelle et celle du divertissement, ont largement conquis le
marché de l’art. Tout au long des années 1990, les cimaises et les espaces de
l’art institutionnalisé des biennales et des expositions internationales ont ainsi
accueilli de nombreuses œuvres kitsch et trash, issues aussi bien de l’Afrique
que des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et de leurs
diasporas, attestant incontestablement d’une légitimité planétaire2. Si toutefois
celles-ci divisent le public international en néo-tribus ou communautés, eu
égard aux goûts et aux valeurs apparemment contradictoires qu’elles

* Université Paul-Valéry, Rirra 21.


1. Définition de trash, d’après le dictionnaire Larousse bilingue : « utilisé en tant
qu’adjectif dans le langage courant, il qualifie une action ou un ouvrage, voire un
personnage, physiquement sale, répugnant ou moralement malsain ». D’après le
Larousse : « mot anglo-américain signifiant poubelle. Se dit d’une tendance
contemporaine à utiliser une forme de mauvais goût agressif, dans le but de
provoquer, de choquer ». D’après Reverso, trailer trash désigne les personnes
pauvres qui ne vivent pas dans une maison en dur mais dans une caravane aux
États-Unis.
2. Sur les contours problématiques de ce marché global de l’art, et sur la diversité de
ses publics voir Jean-Loup AMSELLE, L’Anthropologue et le politique, Fécamp,
Lignes, 2012, p. 84.
162 ANTHROPOLITIQUES

défendent3, kitsch et trash sont emblématiques d’un certain capitalisme


culturel et de sa réussite à diffuser une idéologie relativiste.
Les grandes expositions internationales enseignent en effet que ces
deux expressions culturelles – kitsch et trash – exposées comme représentant
deux tendances artistiques très actuelles et confirmées par un grand nombre
d’œuvres variées, ne sont plus spécifiques aux sociétés occidentales. Il faut
dire que le kitsch et le trash suscitent chez le spectateur de fortes émotions qui
peuvent aller de l’adhésion inconditionnelle au rejet, en passant par l’effroi.
Perçus comme étant amusants, hédonistes, inquiétants, déroutants, violents,
kitsch et trash parviennent à faire prévaloir l’idée que le monde de l’art serait
celui de la tolérance et de l’ouverture compte tenu qu’il accueille toute forme
artistique de transgression ludique, ou au contraire, critique.
En outre, avancés comme ne souscrivant en apparence qu’à la seule liberté
individuelle et subjectiviste de l’artiste, kitsch et trash témoignent de bran-
chements culturels audacieux comme de leur participation à la régénération
d’un art désormais mondialisé.
Bien qu’on puisse penser que le kitsch et le trash ne présentent aucune
convergence esthétique ni aucun point de contact culturel, mon hypothèse de
recherche consistera à montrer comment ces deux tendances esthétiques, en
étant l’émanation d’une culture globale dominée par le paradigme esthétique
relativiste (postmoderne), appellent une mobilisation de formes transgressives
qui s’inscrit dans un processus généralisé de désinvestissement des valeurs
transcendantales.
C’est la raison pour laquelle ces deux tendances seront envisagées ici
comme étant le résultat :
(1) de branchements internes au réseau de l’art international influencé
essentiellement par l’esprit du temps dominant – lequel est à l’image de
l’esprit de la postmodernité libérale, pour qui toute règle doit être
invalidée ;
(2) de branchements culturels sensibles au procès d’indifférence sémantique,
vecteur de l’idéologie du relativisme.
Si chacun distingue aisément ces formes artistiques car elles n’exaltent pas
les mêmes valeurs esthétiques, il est néanmoins important de souligner dans
cet avant-propos que le kitsch et le trash sont des expressions artistiques qui,

3. Michel MAFFESOLI, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les


sociétés postmodernes, 1988, Le Livre de Poche (1991). « Quand le sentiment et
l’émotion se substituent aux idéaux de la Raison, et qu’à la logique de l’identité
succède la logique de l’affect. Nous sommes entrés dans l’ère des “tribus”, des
réseaux, des petits groupes, et vivons à l’heure des rassemblements éphémères et
effervescents... »
DU KITSCH ET DU TRASH 163

dans leur soif de transgression et de rejet de toute règle, évoquent – l’une et


l’autre – un contexte général de crise. D’un point de vue psychologique et
culturel, plane en effet ce sentiment tenace d’un vide idéologique que le
capitalisme culturel planétaire s’empresse de combler avec des dispositifs très
divers, particulièrement ajustés à chaque culture. Il faut dire que d’un point de
vue général, le contexte socio-historique est marqué par une désindustria-
lisation galopante en Europe et par une déstabilisation qui, via une recom-
position économique globalisée très flexible, ne cesse de réorganiser en
permanence les rapports de production à l’échelle planétaire, exacerbant des
inégalités sociales et précipitant des catastrophes écologiques. Un tel malaise
fait que le sujet culturel contemporain se sent désorienté.

Quelques éléments définissant le kitsch et le trash

1. Si l’esthétique kitsch se définit, avant tout, par un « état d’esprit »


comme Abraham Moles l’a parfaitement identifié dans Psychologie du kitsch,
l’art du bonheur, il faut se souvenir que le kitsch se cristallise autant dans un
objet que dans une attitude4. Pour aller à l’essentiel, la fonction idéologique
inavouable du kitsch, telle qu’elle se trouve caractérisée par l’écrivain tchèque
Milan Kundera, serait ce « besoin de se regarder dans le miroir du mensonge
embellissant5 ». Son essence serait, selon cet auteur, « la négation absolue de
la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch excluant de son
champ de vision tout ce que l’existence humaine aurait (a) d’essentiellement
inacceptable6 ».

4. Abraham MOLES, Psychologie du kitsch, l’art du bonheur, « Concept universel,


familier, important, il correspond d’abord à une époque de la genèse esthétique, à
un style d’absence de style » (Paris, Denoël/Gonthier, 1971, p. 5). Voir également
cette autre définition : « Le kitsch, c’est la camelote (Duden). [...] Le mauvais goût
y est l’étape préalable du bon goût réalisée par l’imitation des Olympiens dans un
désir de promotion esthétique qui s’arrête en chemin [...] » (A. MOLES, « Qu’est-ce
que le kitsch ? », Communication et langages, vol. 9, n° 79, p. 75). Jean-Loup
AMSELLE souligne quant à lui que la notion de kitsch est étroitement liée à « l’idée
même de patrimoine culturel mondial » et que « pour fonctionner en tant que tel
[c’est-à-dire comme expression du kitsch], un élément culturel doit en effet être
placé dans un premier temps dans le passé, ce qui permet ensuite d’en faire l’objet
d’une réappropriation » (L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005, p. 24).
5. Milan KUNDERA, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 164.
6. Milan KUNDERA, L’Insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1988, p. 356-
357.
164 ANTHROPOLITIQUES

Voilà une caractérisation intéressante à double titre. Premièrement, en


raison de son esprit de synthèse ciblant la fonction idéologique du kitsch, et
deuxièmement, parce que cette définition situe le kitsch à un pôle diamé-
tralement opposé du trash puisqu’il serait, je cite de nouveau notre auteur, « la
négation absolue de la merde ».
2. En langue anglaise7, le trash se définit en effet, littéralement, comme
une esthétique de la « poubelle » tandis qu’en langue française, il désigne ce
qui a trait au détritus. Ces définitions du trash confirment ainsi qu’il se
situerait bien aux antipodes du kitsch8.
En dépit de ces définitions adversatives, je propose d’examiner combien
kitsch et trash cultivent, de manière paradoxale, des points de contact et
dessinent en réalité des lignes de convergence esthétique. En effet, il faut
considérer que ces deux esthétiques courtisent le cheap ou ce qu’on appelle
l’ordinaire (l’ordinaire dézingué pour le trash, l’ordinaire mièvre pour le
kitsch), tout comme elles se régénèrent auprès du banal, du médiocre, du
vulgaire, du trivial, de l’impersonnel, du sous-art, du non-art, signalant en cela
l’existence de rapprochements inattendus et de « branchements » esthétiques
à étudier du fait que leurs œuvres s’inspirent fortement de ce qui est déprécié.
Enfin, trash et kitsch relèveraient, dans une certaine mesure, de ce que Jean-
Loup Amselle appelle « la friche » en insistant bien sur l’ambivalence de ce
terme, qui sert à désigner tout à la fois un lieu à l’abandon, et le site d’une
possible régénération artistique – s’avérant ainsi un véritable espace de
« recyclage » des déchets industriels et des artefacts culturels en de nouvelles
productions artistiques :

« Dans l’espace sémantique de la friche urbaine se manifeste avec une


vigueur particulière l’idée selon laquelle la ruine, le délabrement, le ravagé, le
déglingué, le dévasté, le démantelé, le désaffecté sont la condition même du
rajeunissement, de la reviviscence, du renouveau9 ».

7. Dictionnaire Larousse bilingue : utilisé en tant qu’adjectif dans le langage courant,


il qualifie une action ou un ouvrage, voire un personnage, physiquement sale,
répugnant ou moralement malsain.
8. L’esthétique trash a fait son apparition dans les années soixante dans le milieu
littéraire beatnik.
9. L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005, p. 13.
DU KITSCH ET DU TRASH 165

Du trash

À la différence du kitsch, le trash préfère nettement exalter les valeurs


esthétiques négatives du sale, de la déglingue, du répugnant, du malsain, du
régressif. L’histoire de l’art moderne et contemporain dispose, d’ailleurs,
d’innombrables œuvres trash. L’impératif catégorique de la rupture, combiné
à l’ouverture vers le non-art, s’étant décliné tout au long du siècle passé, offre
le cadre esthétique moderne qui permet de comprendre les œuvres du
Nouveau réalisme comme Merde d’artiste de Piero Manzoni (1961), les
tableaux-pièges (objets de rebuts) de Daniel Spoerri, les accumulations
d’Arman faites à partir d’objets récupérés dans les poubelles, suivies d’autres
réalisées à partir d’excréments comme les peintures-déjections10 de la série
Tourtes de Gérard Gasiorowski, ou encore la performance du bain de déchets
dans lequel Stuart Brisley11 est resté plongé deux heures par jour durant
deux semaines en 1972. Pour rester dans ce registre scatologique trash, tout
en venant à des œuvres plus récentes, citons Piss Christ (1987) d’Andrès
Serrano, artiste nord-américain dont la photographie représente un crucifix en
plastique plongé dans un verre d’urine et de sang. Pour clore ce corpus
artistique qui n’est qu’emblématique, pensons aux installations très techno-
logiques intitulées Cloaca (« cloaque ») dont la première machine à fabriquer
de la merde Cloaca de Wim Delvoye date de l’an 2000. S’ensuivit, en 2007,
la création d’une firme artistique répondant au nom de Wim shop, destinée à
vendre des produits dérivés que sont les excréments produits par cette grande
machine technologique, qui, après avoir été emballés sous vide, sont estam-
pillés du logo Cloaca. Lequel logo procède d’un détournement artistique
ironisant sur ceux des grandes marques dont Coca-cola, Monsieur Propre et
Walt Disney.
Avec le recensement de ces quelques œuvres occidentales, on devine que
si les œuvres trash sont hautement appréciées par l’industrie culturelle et ont
fait parallèlement l’objet d’acquisitions par le marché de l’art international,
certaines d’entre elles ont également fait apparaître des divisions culturelles,
dans la mesure où elles ont suscité une réception négative en déclenchant

10. Peintures réalisées avec de la matière fécale comme celles de Jacques LIZÈNE.
11. Stuart BRISLEY, And For today, 1972. Cette performance fut réalisée sur une durée
de 15 jours, durant lesquels l’artiste restait plongé dans un bain pendant environ
deux heures quotidiennes. Mais pas n’importe quel bain, celui-ci contenait toute
sorte d’abats d’animaux morts qui tout au long de la performance, se décom-
posaient amenant mouches et toutes sortes d’insectes répugnants.
166 ANTHROPOLITIQUES

émoi et scandale12. L’œuvre Piss Christ a notamment provoqué une mani-


festation de plus de mille personnes. Quant à la Demeure du chaos13, la trans-
formation de ce relais de poste du XVIIe siècle en décor post-apocalytique14 a
valu à son propriétaire, Thierry Ehrmann, directeur du site Artprice.com, une
plainte déposée depuis 2003 par la mairie de Saint-Romain-au-Mont-d’Or et
une condamnation à une remise en état de son domaine par la Cour d’appel
de Grenoble en 2008.
Ces deux scandales pourraient laisser croire que l’esthétique trash n’est
qu’une affaire artistico-esthétique occidentale, mais elle a aussi suscité des
affinités électives en devenant partie prenante de nombreuses œuvres dans
l’art global15. Ce qui met en lumière l’existence de contacts artistiques, de
transferts, de circulations de formes, d’emprunts, de mixages de formes, qui
passent aussi bien par le réseau Internet qu’ils se font lors de rencontres au

12. Journal France Soir du 18 avril 2011 : « La venue en France du Piss Christ avait
suscité une forte opposition des catholiques modérés comme des extrémistes.
Samedi, un millier de personnes avait manifesté à Avignon pour dénoncer le
caractère “blasphématoire” et “antichrétien” de cette exposition. Une pétition
intitulée “Pour l’honneur du crucifix, manifestons tous notre indignation face à la
profanation de l’image de Jésus Christ” aurait recueilli des milliers de signatures ».
13. Demeure du chaos, œuvre de Thierry EHRMANN. Dans le même registre, Istvan
KANTOR, en 2004 réalisait la performance Spectacle of noise, en s’immiscant nu
dans un dépotoir pour sa qualité d’anti-monument et « d’autels de la destruction,
d’autels de mémoire collective infestés de rats, de mouettes criardes, d’enfants
sauvages. [...] Machines post technologiques, auto annihilées ».
14. S’étendant sur 12 000 m², et cernée de caméras de vidéo de surveillance, la
Demeure du Chaos ressemble à une sorte de no man’s land militaire, où se côtoient
de nombreuses installations : vestige de météorite, hélicoptère écrasé au sol,
squelettes calcinés de voitures, inscriptions géantes peintes sur les murs, les sols et
les toits, sculptures menaçantes de ferrailles rouillées, vestiges d’incendies,
poutrelles et structures de béton de blockhaus, têtes de mort monumentales dans les
arbres.
15. Jean-Loup AMSELLE souligne notamment l’adhésion de certains artistes africains à
ce qu’il appelle « l’esthétique postmoderne du gore-trash-crash, du body art ou de
l’animalité, voire de la nécrophilie » (L’art de la friche, op. cit., p. 70). « En partant
de l’idée que l’art actuel tourne essentiellement autour des thèmes du trash et du
destroy », il se demande par ailleurs « si la friche africaine dans son acception la
plus mondaine – le maquis – n’en est pas l’expression la plus accomplie » (ibid.,
p. 37), affirmant en effet que « ce continent, de même que le Sud en général, est
devenu dans l’imaginaire occidental le continent-poubelle par excellence » ou
« l’envers du décor occidental, ou plutôt un décor infernal, symétrique et inverse
d’un Occident repu et aseptisé » (p. 38). C’est dans le cadre de cette prédilection
occidentale pour « une esthétique de la ruine, une vitrification du désastre guerrier
et économique » prioritairement associées au continent africain qu’il examine alors
le « recyclage du grunge, du destroy et du trash » dans les photographies de
Kinshasa par Titouan Lamazou et André Magnin, ou « à travers les œuvres de
Cheri Samba, Bodys Isek Kingelez » (ibid.).
DU KITSCH ET DU TRASH 167

moment d’expositions internationales16. Mais si rechercher les contacts


artistiques en retraçant l’histoire des expositions rend visibles les circuits de
diffusion, autorise l’accès aux mécanismes de reconnaissance et de légitimité,
et permet de mesurer ainsi la réception des œuvres au niveau international,
cette approche laisse dans l’ombre l’influence exercée par contamination
réelle ou imaginaire, consciente ou inconsciente que détermine l’actuel
capitalisme culturel. Cette circulation des formes par contacts institutionnels
n’éclaire pas, en effet, les raisons pour lesquelles ces connexions feraient que
le trash est devenu, avec le kitsch, une des esthétiques les plus partagées.

Hybridations trash jusqu’à l’extrême

Lors de l’exposition Africa Remix en 2005, au Centre Georges Pompidou,


on se souvient des assemblages de masques de Romuald Hazoumé, façonnés
à partir des déchets qu’étaient les bidons d’essence en plastique râpés, et en
métal cabossé, renvoyant à ces images de paysages urbains ou ruraux
délabrés où le déchet est tristement roi. Comme on a en mémoire les grands
drapés d’El Anatsui, à la Biennale de Venise, tissés à partir des rebuts de la
société industrielle de consommation, et élaborés avec des canettes, des
capsules et des couvercles en métal d’aluminium et bouteilles en plastique. Si
le détritus est bien le matériau de récupération à l’origine de ces productions
artistiques, la pratique du détournement de l’esthétique trash se veut ostensi-
blement politique. Ici, le trash sert à rappeler les conséquences d’une société
de consommation irresponsable, le gaspillage des matières premières organisé
par les multinationales pétrolières ainsi que l’abandon cynique des déchets en
terres africaines. La charge critique si peu métaphorique fait que chaque
spectateur comprend d’emblée le contenu dramatique auquel il réfère.
Cela étant, l’esthétique trash peut être un moyen de dissiper, voire de
bousculer d’autres frontières psychologiques dont le but est de dévoiler un
autre type de violence, notamment celle d’une société individualiste où
l’indifférence désabusée le dispute à l’effroyable. En 2007, une pétition
internationale circulait sur Internet contre l’artiste costaricain Guillermo
Vargas. Celui-ci, au cours d’une exposition à la galerie Codice, au Nicaragua,
avait laissé mourir de faim un chien ramassé dans la rue sans que les visiteurs

16. Jean-Loup AMSELLE parle à cet égard d’un « recyclage second », notamment pour
ce qui concerne le « kitsch populaire ou exotique » africain, qu’il distingue du
« recyclage premier » qui, au début du XXe siècle, concernait « l’art tribal, primitif »
et qui se trouve désormais « au fondement du musée du Quai Branly » (voir L’art
de la friche, op. cit., p. 20-21 ainsi que la « Préface à la troisième édition » de
Logiques métisses, Paris, Payot, Rivages Poche, 2010, p. 17).
168 ANTHROPOLITIQUES

s’en effraient. En 2001, l’extrême cruauté dans la radicalisation de l’art


performatif d’artistes chinois des années 1992-1993, se découvrait dans
Eating People, une œuvre vidéo au cours de laquelle l’artiste, Zhu Yu,
mangeait un bébé mort-né, un fœtus humain. Ces œuvres particulièrement
trash, en se singularisant par une dimension sadique puis tragique, n’hésitent
pas à mobiliser des signifiants morbides où l’émotion ressentie s’indigne du
degré d’inhumanité et de barbarie autorisées par la liberté artistique. Quel
imaginaire, pense-t-on, peut mettre en scène ces formes de mutilation, de
processus de destruction, si ce n’est celui d’un sujet culturel ravagé,
déglingué, impuissant qui fait écho en grande partie aux propos de Jean-Loup
Amselle dans L’art de la friche17 ? Cette grande variété de formes artistiques,
plus trash les unes que les autres, ne trahirait-elle pas un « état de délabre-
ment » gangrénant impassiblement aussi bien les sociétés postindustrielles
que des pays dits en émergence, comme ceux de l’Afrique ? Cependant, tant
d’œuvres trash ne peuvent faire ignorer la délectation esthétique qu’a long-
temps exercée la recherche de tels spectacles comme l’image vénérée de
résidus dont s’est repu le monde artistique occidental depuis des décennies. Si
Pierre Restany – du temps des Nouveaux réalistes – invitait les artistes à
invalider les codes esthétiques classiques de la bourgeoisie (« l’art [se doit]
d’accumuler les déjections et les vidanges » et de faire en sorte que « les
objets frigides, indigestes, inconsommables soient de l’art18 »), c’était au
temps de la modernité artistique, au temps où l’impératif catégorique de la
rupture et l’intégration des rebuts, étaient, somme toute, circonscrits à
l’espace restreint de l’art (un tableau, une sculpture). C’était aussi au temps où
le renouvellement des formes pouvait se chercher éventuellement dans les
poubelles, assignant au dévalué un statut artistique. C’était enfin au temps où
le rebut n’était pas encore devenu une structure signifiante capable d’infiltrer
l’esthétique quotidienne des grandes mégapoles comme de nombreux
paysages ruraux, jusqu’à habituer les mentalités à l’accepter comme environ-
nement.
La reconduction du trash, sous des formes variées, observable dans des
œuvres occidentales récentes (et des lieux comme les friches industrielles)
pourrait attester de « l’impasse de l’art contemporain » observée par Jean-
Loup Amselle. Certes, le trash reste pour beaucoup synonyme de jouissance
esthétique car investie d’une puissance anti-conventionnelle, quitte à mépriser
le fait qu’elle puisse aussi manifester la régression culturelle de différentes

17. Jean-Loup AMSELLE, L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005, p. 15.


18. Pierre RESTANY, Le nouveau réalisme, (40° au-dessus de Dada), UGE, 10/18, 1978,
p. 86.
DU KITSCH ET DU TRASH 169

civilisations (jeux avec les déchets, manipulation des fèces, sadisme19). Mais
tant d’attraits réitérés pour les déchets, pour ce qui est décomposé, en ruine,
en friche, ne peut qu’encourager, méthodologiquement parlant, à mettre en
évidence les liens coïncidant avec un capitalisme de plus en plus décomplexé
qui a construit un art à son image. Un art libéré des règles, débarrassé de ses
anciennes injonctions et qui ne cesse d’ériger en modèle esthétique valorisant
le vil, le sordide, l’effroyable.

Un mixage de trash et de kitsch

Au mois de juin 2013, Beaux-Arts Magazine rapportait que Lady Gaga


était arrivée, aux Vidéo Music Awards (MTV) de septembre 2010, entière-
ment vêtue d’une robe déchiquetée, constituée de viande rouge, qui n’était
autre que la réplique de la robe-sculpture Vanitas initialement créée par
l’artiste canadienne Jana Sterbak en 1987. La pop star planétaire hyper kitsch
souhaitait par là manifester son engagement en faveur de la protection des
animaux et son opposition à la fourrure. Hormis le choix esthétique sur lequel
on peut émettre des doutes, et sur lequel il serait vain de discuter, qui pourrait
croire que Lady Gaga ait eu la délicatesse de servir mon propos, si ce n’est en
illustrant au plus près l’idéologie du relativisme grâce à laquelle trash et
kitsch apparaissent bien interchangeables, commutables, cumulables !
L’événement culturel, provocateur d’émotions, n’alimenterait-il pas l’idée
que la régénération artistique a tout intérêt à puiser dans les valeurs les plus
négatives comme les plus insignifiantes pour pouvoir faire la une des
médias ? Avec cet exemple médiatico-culturel, tout à fait adéquat à l’esprit du
capitalisme culturel, lequel ne se prive pas de séduction sulfureuse pour
gagner les esprits, qui pourrait encore contester la volonté des organisateurs
d’attirer, choquer, bousculer, en choisissant pour la star un look déjanté et
anti-conformiste ? Lequel anti-conformisme, en n’étant plus l’apanage
culturel du public restreint de l’art, aurait plutôt tendance à souligner la
grande conventionalité de la transgression en matière de goûts culturels, en
passe, disons-le, d’être globalisés.
À croire que la catégorie esthétique du laid, si elle n’est plus opposée à
aucune autre catégorie esthétique, reste celle qui est brandie et diffusée
comme pouvant susciter le meilleur des effets.

19. Je renvoie aux quelques œuvres citées deux paragraphes plus haut.
170 ANTHROPOLITIQUES

Voyons maintenant le kitsch de l’actuel moment de ce consumérisme


esthétique, et qui, de ce point de vue, présente une autre variante de
renversement des valeurs esthétiques dans la mesure où il a pris un essor
considérable, grâce également aux industries du divertissement. Plus que
jamais, le kitsch se développe dans la répétition inauthentique, la copie
dégradée, la pâle imitation, l’emprunt low cost tous azimuts, et continue de
s’hybrider avec tout ce qu’il rencontre.

Du kitsch

Si chacun sait à quoi s’en tenir lorsqu’il juge un objet kitsch, peu de gens
soupçonnent qu’il puisse être inféodé à une idéologie. Il est courant
d’entendre dire qu’il n’y aurait plus d’idéologie ou, mieux encore, que l’art
n’aurait que faire de l’idéologie.
Or, un tel engouement depuis plus de deux décennies devrait être perçu
comme un phénomène troublant tant le kitsch se présente sous des atours
d’une mièvrerie enfantine, d’un conformisme sans gêne, d’une intégration
sans tabou des stéréotypes d’un autre temps20. Que de caractéristiques cons-
tituant une esthétique peu attractive en apparence, pour un sujet postmoderne,
à qui les médias ne cessent de répéter que sa réussite individuelle est
suspendue à sa capacité d’ouverture, à son inclinaison pour l’innovation, à
son devoir de transgression des vieux codes et à l’obligation de valoriser sa
propre subjectivité ! Pour peu que l’on s’en tienne à l’image d’un kitsch
conformiste et passéiste, on aurait plutôt l’impression qu’il serait de nature à
rentrer en contradiction avec le goût culturel de l’époque dominé par
l’impératif de la transgression.
En effet, rien de ce qui est injonctif dans les médias ne se retrouve dans
cette esthétique. On le sait, le kitsch n’a jamais cherché à jouer les trouble-fête
dans l’univers des productions culturelles tant il s’est toujours contenté de
reproduire les images les plus éculées, les plus stéréotypées et les plus
conformistes qu’illustrent la boule de neige, les horloges à l’effigie de Mona
Lisa et les porte-clés Tour Eiffel. Sous des allures bon enfant ou de pacotille,
se tapit toutefois une esthétique autrement séductrice, vampirisante, active,
tant elle sait, à l’ère de l’hédonisme et du nomadisme culturel, emprunter des
fragments puisés ça et là, siphonner l’histoire, absorber les cultures, les
mythologies, mixer culture savante, populaire, disneyenne et communication
visuelle. Ses productions se réalisent de plus en plus au gré d’une fantaisie

20. Sur tout cela, voir également L’art de la friche, op. cit., p. 24-25 et p. 66.
DU KITSCH ET DU TRASH 171

débridée, dans une indifférence absolue aux critères objectivistes, faisant ainsi
honneur au libéralisme artistique et culturel. Si dès ses origines, le kitsch avait
promu toute forme de transgression en donnant naissance, à son insu, à
l’hybride, au transgenre, au transhistorique, au transculturel, aujourd’hui,
l’industrie culturelle lui assure, à grands frais, promotion et diffusion.
En effet, compte tenu des actuelles conditions d’un monde multiculturel,
des nouvelles technologies qui facilitent la diffusion, et du métissage originel
transgressif propre à son processus de production, on peut constater que le
kitsch est devenu une expression culturelle et artistique particulièrement
partagée, résultant de ces nouvelles formes de contacts culturels éphémères et
de ces « branchements » sillonnant le monde. Les œuvres occidentales et non
occidentales, infiniment inventives, procédant par emprunts et par nomadisme
culturel sont aujourd’hui légion. Toutefois, s’il y a bien conjonction de
cultures diverses dans les œuvres, les processus de création se font en suivant
des protocoles de déterritorialisation et de décontextualisation, à l’image
d’une consommation de masse éphémère, du tourisme de masse et du diver-
tissement tous azimuts. Ainsi à examiner les œuvres de Pierre et Gilles, de
Samuel Fosso21 et des Luo Brothers, c’est une nouvelle facette relativiste qui
se découvre. Force est de constater que les signes prélevés sont désémantisés
et que la mise en œuvre de vastes collages faits de juxtapositions est affranchie
de tout idéal. Certes l’espace des œuvres est fait de jonctions de référents
mais désinvestis des valeurs que leurs cultures portaient, rompant avec ce qui
faisait le prestige de leurs traditions artistiques et culturelles.
Ainsi les œuvres de Pierre et Gilles, que sont Portrait du jeune pharaon
Hamid (1985), Nirvana (Tess, 1987), Neptune (1988), Krishna (Boy George,
1989), Légende Madonna (1995), Le petit communiste Christophe (1990),
Aladin (1993), témoignent toutes d’un nomadisme culturel lisse, dont les
aspérités culturelles et idéologiques ont été gommées au profit d’images
embellissant la réalité et qui correspondent d’assez près à la définition que
Milan Kundera livrait dans notre avant-propos.
Ce qui diffère, au demeurant, des autoportraits photographiques d’un
Samuel Fosso, dans la série Tati (1997), où l’on peut voir l’artiste se méta-
morphoser en Chef qui a vendu l’Afrique aux colonisateurs puis se déguiser
en Bourgeoise aux cheveux lisses et petite robe noire de soirée. Son œuvre,
dérivée de celle de Cindy Sherman, ironise sur les images stéréotypées tant
d’une Afrique construite par le regard occidental que sur celles d’une Afrique
héroïque, laissant planer une ambiguïté sur la commémoration de celles et

21. Samuel FOSSO, photographe camerounais, a participé à l’exposition d’art contem-


porain Africa Remix (2005) et aux Rencontres photographiques d’Arles (2008).
L’artiste est connu pour ses autoportraits.
172 ANTHROPOLITIQUES

ceux qui ont combattu pour les droits des Noirs. Ainsi le nomadisme culturel
des autoportraits photographiques de Samuel Fosso tient à la citation
ostensible de la démarche de Cindy Sherman ainsi qu’à la référence au studio
Harcourt reprises, in fine, à travers la promesse d’un regard relativisé.
Tout comme le relativisme est également mis à l’épreuve dans les
peintures chinoises des Luo Brothers, dont les œuvres kitsch ironisent à
propos de l’équivalence faite entre les signes prélevés à l’iconographie
révolutionnaire maoïste et ceux de la communication visuelle dans la culture
marchande américaine au travers ses illustres logos (hamburgers Mc Donald,
Seven-up et Coca-Cola).
Semblant aux antipodes du trash, le kitsch artistique, comme les quelques
œuvres citées en attestent, peut enregistrer des valeurs idylliques, contenir une
dimension ironique, humoristique et même critique ! Cependant sa plasticité à
toute épreuve, sans esthétique ou éthique particulière, fait que le kitsch se
régénère en imitant et en s’adaptant à toutes les procédures, démarches et
formes artistiques mais toujours en cherchant à plaire, flatter et émouvoir par
les voies du banal, du médiocre, du vulgaire, du trivial, de l’enfantin, rendant
toutes choses égales.

Conclusion

En abordant des sensibilités artistiques contemporaines comme le trash et


le kitsch, mon intention finale était de répondre à Jean-Loup Amselle à
propos de ses analyses très intéressantes dans L’art de la friche, essai sur l’art
africain contemporain et de discuter moins de la question « du métissage, du
recyclage, du mixage des cultures » que de « la solution miracle que représen-
terait l’Afrique comme source de régénération de l’art occidental ».
En envisageant successivement le trash et le kitsch, je me suis attachée à
faire valoir que ces deux esthétiques sont des expressions contemporaines
soumises aux enjeux idéologiques d’une culture aujourd’hui mondialisée.
Répondant à l’impératif catégorique de la transgression des limites, les
œuvres kitsch et trash enregistrent actuellement des tensions insufflées par le
libéralisme. En effet, les points de contact identifiés entre les œuvres
(occidentales et non occidentales) et les dérivations issues de sensibilités
artistiques légitimes ont montré que les changements artistiques et culturels se
sont faits uniquement en faveur de l’indistinct et de l’indifférencié, désignant
l’idéologie du relativisme comme étant active. Les œuvres artistiques et les
productions culturelles, en étant redevables majoritairement des principes du
DU KITSCH ET DU TRASH 173

nomadisme culturel, du métissage avec le non-art et de la transgression, ont


indéniablement réussi à séduire les nouveaux marchés de l’art. Si ces
principes permettent une régénération, il faut considérer qu’ils résonnent aussi
avec l’économie politique que les marchés soutiennent. D’où l’importance à
accorder à la fonction idéologique et la tâche historique du principe de trans-
gression qui assure la diffusion de l’idéologie du relativisme pour qui, tout se
vaut, le laid comme le beau, le kitsch comme le trash mais aussi le trash
comme les traditions les plus nobles22.
Par-delà le trash, pour qui le détritus représenterait une valeur artistique
critique tout en marquant une régression culturelle, et par-delà le kitsch qui
prélève dans des registres infinis et qui s’abreuve de signes « dé-sémantisés »,
les quelques œuvres citées ont témoigné d’un état d’esprit libre de toute règle,
délié de toute perspective humaniste, visant une émotion ou une jouissance
immédiate du spectateur. En outre, avec l’émancipation des anciennes
idéologies afin de ne pas brider l’épanouissement du sujet culturel, s’est fait
ressentir l’impératif de jouissance, que ce soit celle de déchets (matières
fécales) ou d’objets de consommation et images de communication, rappelant
l’« homme sans gravité » décrit par Charles Melman. Cette constance
métaphorique du sujet libre de tout ancrage, flexible et mobile, renvoie
indéniablement à l’actuelle condition culturelle du « ciel vide », et à sa
confrontation à un monde particulièrement brutal où la production de déchet
est aussi bien objet (détritus, déchets nucléaires) que sujet (déchet humain).
Un tel contexte culturel et artistique sous l’emprise de l’industrie culturelle
libérale ne semble pas permettre d’envisager que l’Afrique puisse être une
véritable instance de régénération de l’art occidental, même imaginaire, dans
la mesure où ce continent est pris dans les mêmes tourmentes, le même effon-
drement des utopies, le même désinvestissement des valeurs transcendantales,
les mêmes désastres écologiques et humains. Si une régénération en art devait
voir le jour, elle ne pourrait, semble-t-il, n’être que le résultat d’un profond
changement culturel, et désormais global.

22. Toutes les traditions ne sont certainement pas à garder mais toutes les traditions
n’ont pas à être bradées ou méprisées. C’est une nuance que le capitalisme culturel
n’entend pas observer.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

J.-L. Amselle : D’abord je voudrais vous remercier pour cette communi-


cation très riche et très éclairante qui m’a séduit considérablement. Je trouve
que votre approche est tout à fait intéressante, mais je ne sais pas si vous êtes
historienne de l’art ou pas...
V. Arrault : Non, je suis plasticienne. En fait, un universitaire plasticien
ou celui qui fait de la recherche en Arts plastiques ne peut se passer de
l’histoire de l’art, de la sociologie de l’art, de l’esthétique, de la philosophie
de l’art pour comprendre l’actuelle scène artistique globalisée. C’est la raison
pour laquelle, semble-t-il, vous avez pensé que j’étais historienne de l’art.
J.-L. Amselle : Je me demandais si vous étiez historienne de l’art et si
vous l’aviez été avant d’être plasticienne, car je trouve que vous témoignez
d’une ouverture considérable à l’appréhension des arts contemporains, qu’ils
soient africains ou autres.
Si j’ai bien compris votre communication, il y a une relation profonde
entre le trash et le kitsch, qui ne sont pas deux formes totalement opposées et
contradictoires mais au contraire étroitement associées. Pour ce qui concerne
l’Afrique, et peut-être les arts du sud en général – je pense à l’art africain, l’art
chinois, l’art indien, etc. – je crois qu’il faut distinguer deux formes d’art. Il
faut distinguer ce que j’appellerais, à la suite de Cédric Vincent, l’art contem-
porain africain et l’art africain contemporain, qui obéissent à des logiques
totalement différentes. Alors qu’est-ce que l’art africain contemporain ? C’est
l’art des artistes qui n’ont pour seul public que celui du pays où ils opèrent.
Pour ce qui concerne le Congo-Brazzaville, on peut citer l’exemple de Marcel
Gotène, disparu récemment. Et pour ce qui concerne l’art contemporain
africain, l’art contemporain indien, l’art contemporain chinois, ou l’art
contemporain amérindien, il s’agirait d’un art connecté au global art, c’est-
à-dire au marché mondial de l’art. Et là on voit clairement, et vous l’avez bien
montré dans votre communication, qu’à la fois le trash représenté par
exemple par Romuald Hazoumé et ses masques-bidons, ou bien par les
drapés d’El Anatsui, ainsi que le kitsch – ou ce que j’appellerais le gay glam –
de Samuel Fosso collent tout à fait à cette structure de l’art contemporain
africain. Au kitsch on pourrait rajouter d’ailleurs aussi Malick Sidibé et
176 ANTHROPOLITIQUES

Seydou Keïta, qui proposent des œuvres désuètes sur le plan photographique
– c’est le studio Harcourt des années 50 – et qui sont donc réintégrés,
recyclés dans le marché global de l’art. Je suis donc tout à fait d’accord avec
ce que vous avez dit sur le kitsch et le trash. Pour ce qui concerne
l’Afrique en tant qu’instance de régénération de l’art occidental, je pense qu’il
s’agit d’une régénération totalement imaginaire. Pour l’art occidental, il ne
s’agit pas de se régénérer au contact d’une Afrique qui serait restée vierge,
qui n’aurait pas été souillée par l’Occident. Cette régénération se fait au
contraire au contact du trash africain, par exemple avec les images, les photos
d’André Magnin et de Titouan Lamazou sur Kinshasa comme ville
totalement dévastée, qu’on peut voir d’ailleurs aussi dans le film récent
Kinshasa Kids, où l’on découvre une ville en état de décomposition avancée.
Là, je pense que c’est effectivement une instance de régénération, mais
totalement imaginaire, de l’art occidental ou de l’art global. Mais cette
régénération, je crois l’avoir dit aussi dans mon livre, elle peut aussi se faire
sur place : on peut aussi recycler le déchet domestique, on n’est pas obligé
d’avoir recours à une espèce de régénération imaginaire exotique.
V. Arrault : Mais pourquoi l’Afrique ? Pourquoi ne penser qu’à ce seul
continent en tant qu’instance de régénération imaginaire ? Je comprends bien
que vous développiez le point de vue d’un anthropologue africaniste, mais je
ne vois pas pourquoi l’Afrique serait plus dévastée, plus polluée que les autres
continents et ainsi plus à même de pouvoir servir d’instance de régénération,
si toutefois je comprends bien ce sur quoi votre argumentation repose. Le
Japon, avec notamment Fukushima, serait pour moi un exemple parmi
d’autres d’un archipel pour le coup extrêmement pollué. Il me semble que la
régénération au contact du trash n’est pas liée à un continent particulier, mais
plus au goût artistique dominant transnational du monde artistique de la fin du
XXe et du XXIe, et aux actuelles conditions environnementales et humaines
globales.
J.-L. Amselle : Non, ce n’est pas ce que je veux dire. C’est un continent
en ruine, si vous voulez. L’exemple même de la ruine africaine, c’est la
République démocratique du Congo. Pensez par exemple à ce photographe
qui situe des scènes dans des ruines d’exploitations minières, Sammy Baloji :
ce qu’il nous montre, c’est un continent dévasté, délabré, alors que le Japon,
si vous voulez, c’est un pays accidenté, mais ce n’est pas la même chose, et
c’est un pays qui se reconstruit alors que la République Démocratique du
Congo... malheureusement ce n’est pas du même ordre.
V. Arrault : Certes, je vous accorde bien volontiers que ce n’est pas du
même ordre mais la pollution radioactive est loin d’être minime. Je ne sais
pas ce qu’il va advenir des enfants et des futures générations japonaises et
comment ne pas penser aux conséquences tragiques ? Il s’agit là d’une autre
DU KITSCH ET DU TRASH 177

forme de dégradation, assurément plus insidieuse car invisible, et à la fois


d’une brutalité glaçante. Ce que je souhaite souligner en prenant cet exemple
c’est l’état de dégradation et de pollution, autrement dit mettre en avant une
situation trash planétaire qui se décline sous différentes formes.
J.-L. Amselle : Mais ce n’est pas comparable avec ce qui se passe, disons
que je ne voudrais pas utiliser de grands mots, mais à une espèce de catas-
trophe humanitaire telle qu’elle existe encore une fois en République
démocratique du Congo ou dans d’autres pays d’Afrique.
V. Arrault : Et que pensez-vous, par exemple, d’un autre pays comme le
Bangladesh, et de la tragédie du Rana Plaza d’avril 2013, particulièrement
significative de la dégradation sociale et environnementale en voie
d’extension ? Pourquoi circonscrire dès lors la régénération de l’art seulement
au contact de l’Afrique, quand un délabrement de grande envergure gagne
chaque jour davantage les territoires, les corps et les esprits ?
D’une part, il me semble que la régénération artistique se fait par impré-
gnation à un réel dévasté, chaotique, sans limite, omniprésent. C’est la raison
pour laquelle certaines œuvres contemporaines dans leur diversité culturelle
investissent symboliquement cette dévastation. D’autre part, l’intégration du
trash est le signe des temps d’une sensibilité relativiste, pour qui le trash n’est
plus perçu pour sa négativité mais pour son supposé potentiel critique. Ce
brouillage entre le négatif et l’acte positif de résistance critique permet au
déchet, à l’immonde de poursuivre le processus d’indifférenciation que l’on
voit par ailleurs se développer.
J.-L. Amselle : Je voulais surtout souligner dans mon livre que l’Afrique
apparaît d’abord comme un continent dévasté, et qu’elle constitue d’autre part
dans l’imaginaire occidental un continent de « la primitivité », un peu comme
l’Amazonie d’ailleurs. C’est le continent de l’origine de l’humanité, de la
forêt tropicale, des Pygmées, du premier homme, de la première femme, etc. ;
et je crois que dans l’imaginaire occidental c’est quand même quelque chose
qui reste très important.
V. Arrault : Je ne dis pas le contraire mais je reste aussi sur mon idée, à
savoir que la dégradation est mondialisée et que pour assister à la régéné-
ration d’un art autre, il faudra un profond changement d’économie politique,
soutenu par une transformation radicale des mentalités. Cette régénération,
même imaginaire, ne peut alors se penser au seul contact de l’Afrique.
J.-L. Amselle : Mais encore une fois, c’est une régénération totalement
imaginaire, ce n’est pas quelque chose qui va nous sortir du kitsch et du trash,
ça c’est sûr, ça nous enfonce plutôt dans le kitsch et le trash.
I. Felici : À propos du trash, et des déchets, des détritus qui servent de
matière première en quelque sorte, il me semble qu’entre autres, dans ce que
tu nous as montré, qui est d’une part occidental, et d’autre part africain, il y a
178 ANTHROPOLITIQUES

quand même une différence énorme sur ce qu’est le déchet. Dans ce qui est
africain, donc, tu as montré des bidons, sur une moto, sur des masques, des
capsules, et tout un tas d’objets récupérés ; et dans ce que j’ai vu du côté
occidental, comme cette baignoire de vomi – et j’espère que le bébé, il ne l’a
pas tué exprès ! –ou comme la charogne du chien, il y a bien un acte pour
arriver au déchet, parce que tout seul, le chien ne serait pas devenu un
déchet – ; et de même qu’il y a cette fabrique que tu as très bien montré, tu
nous as aussi présenté deux exemples en nous disant qu’il en avait fait sept ou
huit, et donc pour créer l’œuvre d’art sur le déchet, on est aussi obligé de
fabriquer le déchet. Est-ce que ce n’est pas là une différence d’ordre, qui
relèverait exactement de ce que vient de dire Jean-Loup Amselle ? Ça change
alors aussi complètement la démarche artistique.
V. Arrault : On est d’accord, mais ce qui m’intéressait était de montrer
pour quelles raisons, par exemple, les artistes africains dont j’ai parlé, ont eu
l’idée de travailler à partir des déchets abandonnés par les sociétés indus-
trielles. Quand tu construis un projet artistique, tu cherches en te posant la
question du bien-fondé de ta problématique, puis quelle démarche tu vas
suivre, quel processus tu vas mettre en œuvre, de quelles formes tu vas te
saisir... Et il m’a semblé qu’il était pertinent de montrer que la démarche
artistique de Romuald Hazoumé, autodidacte, a façonné aussi bien des
bidons-masques en référence à la tradition africaine qu’en s’inspirant d’un
quotidien, c’est-à-dire d’un réel environnemental délabré, duquel il lui est
difficile de se déprendre. C’est là le lien que j’ai établi avec l’art occidental.
Les interprétations et ce qu’on peut dire du travail d’Hazoumé, se font sur la
base d’une correspondance que l’on peut voir connectée avec un des critères
artistiques occidentaux fondés sur la négation des critères classiques. On sait
que l’art occidental légitime, élaboré, entre autres, à partir de divers déchets,
est reconnu depuis le milieu du XXe siècle par le monde de l’art, pour son
caractère négatif et transgressif. Ce rapprochement permet de comprendre
pour quelles raisons les bidons d’essence transformés en masques africains
ont remporté un succès assez immédiat auprès du monde de l’art international
dont, soulignons-le, le jugement de goût n’a nullement été ébranlé par le
contenu critique de l’œuvre. Ce qui, au contraire, a été apprécié, et ce qui a
fait lien, c’est le jugement de goût du monde occidental postmoderne,
favorable à tout ce qui indexe des signes de destruction et de déstructuration,
parce que ces derniers ont la vertu de faire acte de transgression vis-à-vis des
règles traditionnelles artistiques, et par là même, de manifester la réfutation
des valeurs bourgeoises soutenant la production industrielle.
Romuald Hazoumé, en décidant d’exploiter artistiquement ces bidons
d’essence en plastique et en s’en servant comme matériau, renvoie donc à
l’Occident une image critique – et pas des moindres, puisque c’est une image
DU KITSCH ET DU TRASH 179

de pollueur cynique. La visée de son travail est, sans l’ombre d’un doute,
radicalement différente des œuvres occidentales que j’ai citées. Cela étant dit,
j’ai tenté dans mon exposé de montrer que le déchet était ce qui avait permis
le « branchement » – pour reprendre le concept de Jean-Loup Amselle – entre
un travail d’artiste africain et un des goûts esthétiques dominants du monde
de l’art occidental.
Par-delà les démarches d’artistes, de pays et de cultures différentes, il m’a
importé de souligner que le déchet est, depuis une trentaine d’années, à la fois
une thématique transnationale dont les déclinaisons sont multiples, et une des
esthétiques les plus prisées. Si la thématique se nourrit du rejet éprouvé
envers le déchet et la société industrielle qui le produit, paradoxalement, c’est
l’esthétique trash qui est élue du fait qu’elle rend légitime l’acte de
transgression des codes, des normes et des genres, tout en donnant le
sentiment d’une puissance régénératrice.
Ces œuvres élaborées à partir du matériau déchet, qu’elles soient
africaines ou occidentales évoquent, de toute évidence, un monde déglingué.
Tout en suggérant de tirer le bilan sur ce mode de production irrationnel qui
s’affiche effrontément sans règles et sans limites, et dont il convient de
mesurer combien la planète se trouve confrontée à l’incapacité de digérer tous
ces déchets...
I. Felici : Je comprends une démarche, mais l’autre ne me semble pas
constructive, parce qu’il faut fabriquer le déchet pour faire une œuvre d’art.
V. Arrault : Je suis tout à fait d’accord avec toi. Dans l’art occidental, il y
a exaltation et même délectation du déchet, comme s’il était question de faire
éprouver de la jouissance esthétique dans la régression (par exemple le bain
de vomi, car celui-ci est particulièrement choisi pour sa supposée charge
transgressive). Par-delà ses diverses connotations, j’analyse le déchet comme
une structure signifiante participant du projet idéologique libéral, lequel
suggère de ne plus se laisser assujettir par des codes et par des règles
collectives. La fonction stratégique de ces œuvres à déchet est intéressante car
elle intime au spectateur de se débarrasser des règles communes jugées
contraignantes, autoritaires car contrevenant à la créativité, à l’épanouis-
sement individuel, à la liberté. Or, en dépit de cette liberté fondée sur la
délimitation toujours plus grande vers le non-art, Jean-Loup Amselle propose
de voir combien cet art institutionnalisé éprouve des difficultés à se régénérer.
Une question se pose alors : ce recours récurrent à la régression convoqué
tour à tour, par le vomi, le trash, le morbide, le décomposé n’handicaperait-il
pas la régénération ?
C’est, semble-t-il, une des raisons qui fait dire à Jean-Loup Amselle que
l’art contemporain occidental serait dans une impasse. Fabriquer du déchet
pour faire un travail artistique soulève de nombreuses questions, dont celles
180 ANTHROPOLITIQUES

de savoir quel pourrait être l’inconscient culturel qui conduirait certains


artistes à mettre en scène des déchets, à s’en recouvrir puis à reproduire sur
des décennies cette thématique ?
Avec le déchet, j’ai voulu montrer que ce goût et cette sensibilité artistique
pour le négatif ne relevaient pas de la seule subjectivité individuelle de
l’artiste. Le simple rapprochement entre des œuvres occidentales et extra-
occidentales permet de faire l’hypothèse qu’il existe dans ce procès historique
postmoderne « des branchements » par lesquels s’élabore un sujet culturel
relativiste, et aux yeux duquel tout doit s’équivaloir : le transgressif et le
régressif comme c’est le cas dans des œuvres occidentales, et également le
cas dans des œuvres extra-occidentales, dont celles de Romuald Hazoumé, où
l’immonde se trouve à pied d’égalité avec la tradition.
Ce qui m’a beaucoup intéressée dans le travail de Jean-Loup Amselle, et
on l’avait souligné lors de l’atelier des études culturelles, c’est que sa
recherche témoigne d’une pensée libre et argumentée, non dogmatique. Ses
recherches offrent l’occasion de réfléchir à la situation d’impasse de l’art, et à
la société globalisée de laquelle il émerge, qui se trouve elle-même dans une
impasse. Impasse ? Crise ? Autant d’innombrables tensions qui se mani-
festent dans les œuvres plastiques contemporaines et dont le déchet se fait
l’écho, jusqu’à courir le risque de le rendre cyniquement familier, ou jusqu’à
le faire passer pour délicieusement inéluctable.
Nicolas Martin-Granel : C’est aussi la question de l’ironie dans l’art.
Voyez Duchamp : c’est aussi un peu du trash. Vous avez aussi employé le
mot cynisme à un moment. Mais entre le cynisme de la marchandise et le
cynisme qui est aussi une attitude philosophique, un humour vis-à-vis de la
société, il y a aussi une différence... Le premier cynisme c’est Diogène et
c’était déjà dans le genre trash, il me semble. Le premier trash moderne, je
pourrais le dater de « La Charogne » de Baudelaire...
V. Arrault : ou de « La Raie » de Chardin. Oui, on peut remonter
jusqu’au XVIIIe siècle.
N. Martin-Granel : La question de l’ironie dans les arts visuels reste donc
un problème. Comme il y a eu toutes ces polémiques autour des publicités
Benetton, créées par des artistes, où là aussi on jouait sur une corde raide et
cela pouvait être interprété des deux côtés...
9
Jean-Loup Amselle
et la sociologie de l’art

Éric VILLAGORDO*

Sans être historien ou spécialiste de l’art, Jean-Loup Amselle s’est depuis


quelques années intéressé de près aux productions artistiques contemporaines.
C’est en tant que sociologue des pratiques artistiques que j’ai quant à moi
découvert et lu ses travaux. Je souhaite donc m’interroger aujourd’hui sur les
rapports entre son anthropologie et la sociologie de l’art. Comment Jean-Loup
Amselle parle-t-il d’art ? Quels outils conceptuels et méthodologiques
emploie-t-il pour questionner le phénomène artistique au regard de ses
propres problématiques, à savoir les rapports entre l’Afrique et l’Occident ?
Je baserai essentiellement ma réflexion sur une lecture de Branchements
(2001) et de L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain (2005),
même si l’auteur a depuis synthétisé ou ponctuellement développé ses
critiques dans certains essais de Rétrovolutions (2010) et de L’anthropologue
et le politique (2012).
J’essaierai de resituer ces textes au sein de la sociologie de l’art
qu’Amselle ne cite (quasiment) pas – à l’exception d’Alain Quemin et
Philippe Urfalino –, mais dont il ne peut ignorer l’existence, à travers notam-
ment Pierre Bourdieu qui s’est trouvé comme lui pendant de nombreuses
années à l’EHESS. Par évidence, nul n’est contraint de citer Bourdieu dans un
écrit sur l’art, même si je considère que le concept de champ est vraiment
opératoire pour décrire le phénomène artistique tel qu’Amselle l’envisage

* Université Paul-Valéry (Montpellier III), Rirra 21.


182 ANTHROPOLITIQUES

dans ce qu’il propose d’appeler « une géopolitique du beau1 ». Le concept de


champ réintroduit en effet la notion marxiste de lutte entre des groupes
sociaux au sein de l’espace spécifique de concurrence de l’art2. Cet espace
construit ses propres règles, sans cesse remises en question, au sein desquelles
l’identité des artistes (nationale, géographique, continentale, sexuelle, cultu-
relle, de classe, politique, etc.) est une marque plus ou moins porteuse. Pierre
Bourdieu parlerait peut-être de capital artistique spécifique. Jean-Loup
Amselle interroge évidemment la trajectoire des artistes et des entrepreneurs
de l’art lorsqu’il mène ses analyses de la « géopolitique du beau », mais il
n’insiste cependant pas sur le fait que tout cela se déploie, en réalité, dans un
champ dominé par l’art contemporain occidental, lequel a ses propres luttes et
ses héritages de la modernité. Les imaginaires postcoloniaux prennent par
exemple une coloration particulière lorsqu’on les met en perspective avec
l’histoire du champ artistique occidental, où les primitivismes du début du
XXe siècle et les arts tribaux permettent une réactivation du label art africain.
En lisant Amselle, de nombreux rapprochements se font avec la socio-
logie, notamment lors de sa description de l’invention collective de l’art
africain contemporain en France et en Occident à partir des années 19903. Ce
que critique Amselle, c’est le pilotage voire le téléguidage, dans le contexte
postcolonial, de la production collective d’un art africain contemporain par
des entrepreneurs culturels du Nord comme André Magnin, Jean-Hubert
Martin ou Simon Njami. Cette revitalisation de l’art du Nord s’effectue par
l’introduction d’un art africain (alternative ou avatar de la friche urbaine),
dont l’invention, l’imaginaire et le rôle social sont à juste titre interrogés par
l’anthropologue. Amselle cherche alors à décrire ce que Bourdieu a nommé
une production de la croyance4 ou ce que, de manière différente et sous
d’autres aspects, Howard Becker nommerait un processus collaboratif de la
production artistique5. Mais Amselle, à l’inverse de Becker, s’érige tout à la
fois en défenseur et en critique de la figure de l’artiste africain, qui n’est à ses

1. L’art de la friche, Paris, Flammarion, 2005, p. 18.


2. Amselle fera directement référence au concept de champ en 2008 dans un article de
la revue L’Homme, « Retour vers “l’invention de la tradition” », texte repris et
modifié dans Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris,
Stock, 2010, p. 205-213.
3. Pour une histoire détaillée de cet art en voie de légitimation, voir « Géopolitique de
l’art contemporain africain », un article d’Amselle dans Art Press n° 312, de 2005,
p. 22-26 ; cet article est repris dans Rétrovolutions (op. cit., p. 197-204).
4. « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symbo-
liques », in Actes de la recherche en sciences sociales n° 13, février 1977, Paris,
Maison des sciences de l’Homme/École des Hautes Études en Sciences Sociales,
p. 3-43.
5. Les mondes de l’art, Paris, Flammarion [1982], 1988.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 183

yeux pas assez indépendante ni révoltée contre cette assignation identitaire


venue du Nord6. En ce sens, il se trouve volontairement ou non, avec
Bourdieu7, pour qui la dénonciation des déterminismes doit permettre aux
agents sociaux (ici les artistes) de se libérer collectivement et politiquement.
Becker quant à lui manifeste un certain antiélitisme envers la figure de
l’artiste, ce qui l’amène à considérer tout art comme une « forme de coopé-
ration8 », sa critique visant plutôt à rééquilibrer les différences de classes des
producteurs artistiques (par exemple entre un technicien et un artiste). Les
artistes seraient pour lui des travailleurs comme les autres. Bourdieu et
Amselle restent en revanche attachés à la figure sociale de l’artiste, qu’ils
souhaitent tous deux universelle, mais dont ils n’ont de cesse de présenter les
contraintes et les déterminismes, y compris les plus intérieurs (parce que
comme toute personne, l’artiste incorpore les stéréotypes sociétaux de son
espace social9). Amselle dénonce en particulier l’aporie à laquelle font face
les artistes africains, tiraillés en effet entre désignation/assignation identitaires
et aspiration à l’universalité de leur art – mais cet universalisme n’est peut-
être qu’une idée occidentale. Mon texte part donc du regret de ne pas voir
Jean-Loup Amselle se confronter directement à Becker (sur le statut et la
fabrique de l’artiste) ni à Bourdieu (sur l’espace social de l’art), alors que l’art
africain contemporain est un sujet d’étude tout à fait exceptionnel au regard
de sa position centrale dans les branchements des cultures à l’ère post-
coloniale.

6. J’entends assignation identitaire au sens anthropologique, suivant par exemple


l’emploi de cette notion par Stéphanie MULOT dans « Chabines et métisses dans
l’univers antillais : entre assignations et négociations identitaires » (CLIO, Femmes,
Histoire, Société, 2008, n° 27, p. 115-134).
7. In Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992,
p. 461-472.
8. Les mondes de l’art (1982), Paris, Flammarion 1988, p. 21.
9. Si l’on veut bien considérer un instant les artistes et les intellectuels sur le même
plan, Bourdieu écrit : « Lorsque nous parlons en tant qu’intellectuels, c’est-à-dire
avec l’ambition de l’universel, c’est, à chaque instant, l’inconscient historique
inscrit dans l’expérience d’un champ intellectuel singulier qui parle par notre
bouche. Je crois que nous n’avons quelque chance de parvenir à une véritable
communication qu’à condition d’objectiver et de maîtriser les inconscients
historiques qui nous séparent, c’est-à-dire les histoires spécifiques des univers
intellectuels dont nos catégories de perception et de pensée sont le produit »
(op. cit., p. 467). Amselle précisément met au jour les présupposés inconscients et
historiques des rapports Afrique/Occident lors de l’élaboration de l’art africain
contemporain.
184 ANTHROPOLITIQUES

Globalisation de l’art et frontières universitaires académiques

On ne comprend pas d’emblée quel est le terrain d’enquête de l’anthro-


pologue Amselle dans son ouvrage sur L’art de la friche10. À y regarder de
plus près, ce « terrain » s’avère être – quoique cela ne soit pas clairement
exprimé – les grandes expositions occidentales sur l’art contemporain non
occidental. Au carrefour des imaginaires contemporains et d’une géopolitique
du beau, ces expositions mettent donc en tension les rapports entre le Sud et le
Nord, l’Occident et l’Orient (en oubliant, notamment, l’islamisation ancienne
de l’Afrique noire) et elles réinterrogent ce qu’est l’art contemporain
aujourd’hui.
C’est donc essentiellement à partir de ses visites et de ses impressions
d’expositions – et de ce qui s’écrit autour d’elles – ou de ce qu’elles im-
pliquent pour les artistes/artisans africains, en termes de transformations
sociales et artistiques, que l’anthropologue met en place sa réflexion. On
pourrait certes s’attendre à ce qu’il se livre d’abord à une enquête auprès des
artistes, des commissaires d’exposition, des galeristes, des critiques d’art ou
des collectionneurs d’art africain contemporain. Des paroles et des textes
d’artistes et de commissaires sont de fait bel et bien interrogés, une rencontre
a eu lieu avec le photographe malien Malick Sidibé, et des résidences
d’artistes à Bamako furent visitées, ou les textes des catalogues d’exposition
systématiquement analysés. La participation d’Amselle au catalogue de
l’exposition Africa remix 11, avec un texte sans concession, marque bien par
ailleurs sa position indépendante du milieu de l’art. L’art de la friche est en ce
sens un essai de combat, assumé d’ailleurs comme tel, plutôt qu’une enquête,
ou alors ce serait une anthropologie de l’imaginaire artistique africain. Or un
tel essai, eu égard à la position institutionnelle d’Amselle (directeur d’études à
l’EHESS et rédacteur en chef des Cahiers d’études africaines), implique néces-
sairement un écho de son texte dans les milieux des commissaires d’expo-
sition, critiques d’art et artistes africains. Dans tous les cas, ce livre de 2005 se
situe aux antipodes du consensus mou autour de la mondialisation progressive
d’un world art à l’instar de la world music. Il ne s’agit pas, pour son auteur,
de répéter les discours incantatoires sur le métissage ou de déplorer la
globalisation de la culture, mais de comprendre leur fonctionnement sym-
bolique, économique et politique. Cet art globalisé serait, selon Amselle,
revivifié par les rapports fantasmatiques collectifs et historiques entre
l’Afrique et l’Occident. On pourrait d’ailleurs mener des analyses similaires

10. Flammarion, 2005.


11. « L’Afriche », in Africa Remix, Éditions Centre Pompidou, 2005, p. 67-71.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 185

ou assez proches sur la nouvelle place internationale des artistes de l’Europe


de l’Est après la chute du mur de Berlin en 1989, ou sur celle des artistes
chinois, indiens ou aborigènes aujourd’hui. Ce que décrit fort justement
Amselle, c’est précisément le jeu du champ artistique en voie de mondia-
lisation, illustrant concrètement par l’art ce qui se trouvait précédemment
théorisé de façon plus générale, dans son ouvrage Branchements.
Comme en miroir négatif de cette recherche sur la globalisation, Amselle
reste (apparemment) peu perméable aux dynamiques et aux débats internes de
la sociologie de l’art qui, depuis les années 1980, s’est construite en France
autour de Raymonde Moulin et de Pierre Bourdieu, et qui se trouve aujour-
d’hui incarnée par Pierre-Michel Menger, Bruno Péquignot et Nathalie
Heinich. Je pense également au courant socio-anthropologique qui étudie les
processus de production de l’art (en partant d’Howard Becker vers Marc
Perrenoud, avec Éric Villagordo et Emmanuel Grimaud12). La critique amsel-
lienne de l’art n’en est pas moins roborative par son aspect combatif, qui fait
fi des politesses académiques (Amselle s’attaque notamment à Jeff Koons
sans prendre de gants, ainsi qu’à tout artiste dont il perçoit le cynisme) ; ainsi
sa critique des « inventeurs » de l’art africain contemporain apparaît-elle aussi
singulière que louable dans un milieu intellectuel qui, lorsqu’il est lié à celui
de l’art, s’avère généralement a-critique13.
Il semble notamment que la fragmentation des savoirs universitaires soit,
dans le domaine de l’analyse de l’art, un obstacle à un véritable débat sur l’art
contemporain. Bien entendu, Amselle n’est en rien responsable de ce fait,
mais il n’en demeure pas moins que, depuis sa position, des liens auraient pu
être tissés, et du coup des nœuds défaits par la mise en perspective de sa
pensée avec d’autres pensées. C’est donc ce que je me propose d’esquisser à
présent.

12. Respectivement dans Howard BECKER, Les mondes de l’art (Flammarion, 1982) et
Propos sur l’art (L’Harmattan, 1999) ; Marc PERRENOUD, Les musicos. Enquête
sur les musiciens ordinaires (La Découverte, 2007) ; Éric VILLAGORDO, L’artiste en
action. Vers une sociologie de la pratique artistique (L’Harmattan, 2012) ;
Emmanuel GRIMAUD, Bollywood film studio. Comment les films se font à Bombay
(CNRS, 2004) ; on se reportera également à la revue Ethnologie française. L’art au
travail (XXXVIII [1], PUF, 2008).
13. Pour une position a-critique des expositions d’art africain contemporain, on
consultera l’ouvrage d’Évelyne TOUSSAINT, Africa Remix. Une exposition en
questions (La Lettre Volée, 2013). Alors qu’elle propose une enquête au plus
proche des commissaires et des artistes, l’auteure ne prend absolument aucune
distance avec les enjeux symboliques et politiques de ces expositions. La question
n’est évidemment pas de savoir si ces expositions devaient avoir lieu ou pas, mais
plutôt ce qu’elles mettent en jeu du point de vue de la production symbolique au
sein du champ artistique.
186 ANTHROPOLITIQUES

La production de l’art africain contemporain

Aucun des commissaires d’exposition qui ont mené une carrière en se


spécialisant dans l’art africain contemporain ne trouve grâce aux yeux
d’Amselle (par exemple Jean-Hubert Martin avec l’exposition Magiciens de
la terre en 1989, puis Partage d’exotismes à Lyon en 2000, et qui contribua
ensuite à l’exposition itinérante Africa remix en collaboration avec Simon
Njami de 2004 à 2007, ou encore André Magnin et la collection Pigozzi).
Amselle analyse avec un recul bienvenu les imaginaires anthropologiques en
jeu (y compris et surtout chez ces entrepreneurs culturels) dans ces grandes
mises en scènes artistiques, à la fois expositions, recherches appliquées, et
constructions d’une visibilité artistico-commerciale. Que leur reproche-t-il ?
Grosso modo de véhiculer et de créer de toutes pièces à la fois des/les clichés
sur l’Afrique et un courant artistique qui dans les faits n’existe pas en tant que
tel, enfin de faire passer (comme par magie) des individus du statut de simple
artisan ou de mystique à celui d’artiste. Il démontre également que ces
expositions enlèvent toute perspective historique et contextuelle à ces
artefacts/œuvres d’art, notamment en alignant sur un même plan des œuvres
intentionnellement artistiques et des objets artisanaux14. Dans une perspective
socio-constructiviste, nous pouvons dire avec lui que l’art « africain » n’existe
pas. Fidèle à sa méthode d’analyse des signes de l’imaginaire culturel,
Amselle démontre que l’art africain est avant tout un continent imaginaire de
l’Occident, continent sauvage, suant, dynamique, bestial, qui aurait pour
vocation première de régénérer un art occidental fatigué. La figure symbo-
lique et concrète de la friche urbaine du tiers-monde, exploitée, comme lieu
de la régénération quasi biologique d’un art contemporain de blanc, littéra-
lement asexué, dévirilisé voire aseptisé, lui semble un symptôme de cette
relation triangulaire entre Afrique, Occident et art contemporain. L’art de la
friche décrit très précisément le processus artistique sociétal usuel, à savoir la
production de la croyance dans une marque artistique (l’art africain, le street
art, l’art naïf, l’art brut, l’art conceptuel, etc.), et parallèlement la lutte d’un
champ artistique international et globalisé au sein duquel des « inventeurs »
(commissaires, galeristes, critiques, conservateurs, agents d’artiste) doivent
jouer des coudes pour imposer de nouvelles positions dominantes.

14. À propos de l’exposition Les Magiciens de la terre de 1989, il écrit : « Opérant une
égalisation formelle entre des “œuvres d’art” produites intentionnellement et des
“œuvres d’art” ‒ objets artisanaux promus esthétiquement par la magie de quelques
curateurs-experts ‒, cette exposition va révéler quelques artistes contemporains
africains majeurs [...] » (Rétrovolutions, op. cit., p. 198).
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 187

Production de la croyance et lutte dans le champ artistique vont ainsi de


pair et ne se comprennent qu’au sein d’une dynamique commune qui crée
l’aporie dans laquelle se trouvent les artistes africains : la particularité de la
marque-Afrique, à l’inverse par exemple de celle d’art minimal, est liée à un
passé colonial, à une couleur de peau, une géographie, un rapport économique
et culturel Nord/Sud, bref à un contexte qui rend cette marque, ce concept
identitaire, piégé, radicalisé et enfermant. Cette production en une croyance à
un art africain contemporain qui surgirait d’un coup (depuis les années 1990)
pose évidemment la question de sa particularité, dûment interrogée par
Amselle : tandis que n’importe quel artiste peut se réclamer de l’art
conceptuel, de l’arte povera (pourtant lié à un territoire à ses débuts, à savoir
l’Italie) ou du street art, il n’en est pas de même pour l’art africain, à moins
de le faire sous l’ancienne forme du recours à un art primitif, comme le fit
Picasso en 1906-1907. Amselle pointe à juste titre l’ambiguïté du label
postcolonial. Tout artiste peut se réclamer de ce qu’il veut, cependant l’appel-
lation art africain contemporain lui demandera un certain « lien » avec
l’Afrique. Les peintures de Barceló faites au Mali ne sont en revanche jamais
déclarées comme de l’art africain. La base est donc bien raciale et/ou géogra-
phique. Le « concept-Afrique » dont parle Amselle, appliqué à l’art, exclut
des artistes et en enferme d’autres, le tout dans un rapport de race. Cette
dénomination est à la fois explosive, exclusive et inclusive. Cette marque en
réalité démarque, enferme et rigidifie les pratiques artistiques qui s’y canton-
neraient. Que va-t-on voir dans l’exposition Africa remix, que va-t-on y
chercher, quels télescopages d’images s’y produisent, quels empilements de
clichés, de stéréotypes et de réductions s’y opèrent ? Le chemin est à la fois
tracé pour les artistes, et totalement miné. Ils sont au cœur d’une machine à
produire de l’imaginaire et Amselle leur propose d’en prendre le contre-pied,
afin de renvoyer aux spectateurs et aux organisateurs leurs propres clichés :

« Il ne s’agit pas tant pour les intellectuels, les écrivains ou les artistes
africains d’africaniser l’Europe, de la bougnouliser, que de se réapproprier les
clichés européens sur l’Afrique. C’est à ce prix que pourra se produire une
réelle libération de l’Afrique15 ».

Jouer avec les clichés est cependant l’un des procédés les plus difficiles en
art, car cette façon de faire peut se retourner contre vous. Sur ce point précis

15. L’art de la friche, op. cit., p. 124. Un peu plus haut, Amselle précisait la nature de
cette réappropriation en mentionnant le rôle totémique joué par Picasso auprès des
artistes africains qui réinvestissent son regard porté « sur l’art tribal africain »
(p. 111).
188 ANTHROPOLITIQUES

de la production d’œuvres par les artistes prisonniers et libérés à la fois par le


label africain, se situe le rendez-vous quelque peu manqué d’Amselle avec le
courant de la sociologie de l’art liée au processus créatif. Becker16 démontre
en effet que tout artiste doit se projeter dans un genre d’œuvre, une convention
déjà existante (avant peut-être de la rompre), et Michael Baxandall17 parle
quant à lui d’une directive, qui est un échange (une négociation) entre un
contexte (culture sociétale, marché de l’art, œuvres d’art connues) et les
intentions de l’artiste ; je pense, pour ma part, que les artistes sont, par leur
formation (en école ou pas), fortement ancrés dans une forme d’art qui est à la
fois une tendance esthétique, des genres d’œuvres (alphabet mystique,
peinture, vidéo, installation, etc.) et un répertoire d’action18. Comme tous les
artistes d’aujourd’hui, les artistes africains sont donc au carrefour de
nombreux modèles artistiques historiques et de nombreux répertoires
d’action, mais surtout peut-être d’un surplus de signifiants anthropologiques
(primitivisme, indigénisme, friche urbaine de la ville africaine) dont parle
abondamment Amselle.

« Plutôt que de raisonner en termes d’origines ou d’influences, que ce soit


pour les rejeter ou au contraire les revendiquer, la position sereine et
décolonisée consiste à assumer l’idée d’un répertoire universel disponible dans
lequel les artistes, qu’ils soient africains, asiatiques, latino-américains ou
occidentaux, vont butiner. Ce n’est qu’à cette condition que l’on échappera à
la question pernicieuse de l’identité en art19 ».

À ce titre, la position universaliste d’Amselle s’entend parfaitement d’un


point de vue politique, mais les conditions qui permettent à un artiste
d’accéder aux ressources de l’universel n’en restent pas moins inégalitaire-
ment réparties, selon les trajectoires sociales des artistes (qui comprennent les
étapes de la carrière, de la notoriété, et donc l’origine géographique, la socia-
lisation artistique, la formation, l’accès au marché de l’art). Pour rompre cette
inégalité, certains artistes doivent suivre, sans être dupes, le chemin du label
identitaire. Les Africains sont sur ce point concernés au premier chef.
L’artiste africain ne peut faire autrement que d’utiliser des ressources (liées à
son habitus dirait Bourdieu20 et liées aux projections de l’Occident, rajouterait

16. Op. cit., p. 28-29.


17. Formes de l’intention, 1991, p. 127-128.
18. Dans Éric VILLAGORDO, L’artiste en action. Vers une sociologie de la pratique
artistique, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 251-256.
19. L’art de la friche, op. cit., p. 72.
20. Bourdieu a été amendé par Bernard Lahire, du point de vue du sens pratique et de
l’habitus (concept qu’à mon avis on ne doit pas trop caricaturer et qui laisse aussi
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 189

Amselle), et il est atypique malgré lui, du point de vue de l’Occident, comme


Frédéric Bruly Bouabré lorsqu’il est perçu comme artiste brut, naïf. Les
artiste africains sont soit labellisés ainsi, et dès lors placés du côté d’un art
populaire, du type art brut, soit perçus comme renouvelant l’art africain par
un branchement sur les formes et les modèles de l’art contemporain
occidental (une ligne plutôt défendue par la Revue noire, nous y reviendrons).
Amselle parle de glocalisation pour caractériser cet art africain réactivant
sous couvert de globalisation son identité plus ou moins stéréotypée.
Cela n’a donc pas de sens (du point de vue de l’analyse) d’appeler à un art
africain libéré de l’imaginaire occidental. De même qu’il n’y a jamais eu des
sociétés closes sur elles-mêmes, il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais d’art
africain en soi, clos sur lui-même.

« Contrairement au postulat implicite des tenants de la globalisation,


postulat qui permet de reproduire la distinction fondamentale entre sociétés
primitives et sociétés modernes, laquelle est au cœur de la définition de
l’anthropologie, on voudrait montrer ici qu’il n’a jamais existé de sociétés
closes21 ».

De même que l’art africain précolonial n’a jamais été figé, le phénomène
de branchements des cultures vaut également pour le domaine artistique. Le
mot art étant, on le sait, immédiatement un eurocentrisme. Ainsi parler d’un
art baroque ou romantique n’a pas de sens, chaque région, cours princière,
ville, ayant réinterprété cette tendance artistique globalisante. Toutefois on
peut cibler, pour le baroque par exemple, un mouvement général catholique
de l’art qui s’oppose à l’esthétique globale du dépouillement chez les pro-
testants : le baroque reste typiquement un phénomène culturel de gloca-
lisation ; ainsi à Cracovie on peut voir une basilique gothique (art qui naît à
Saint-Denis en France), mais aussi une des premières églises de baroque
italien de l’histoire (saint Pierre et saint Paul, 1596), totalement construite par
des artisans romains. La religiosité artistique se manifeste sous des formes
variables par branchements ou suivant des importations différentes.

place à la pluralité d’actions), par l’introduction de la notion de répertoire


d’actions, qui viserait à montrer que les personnes sont mues par des pratiques
multiples. Ainsi les artistes africains opèreraient des choix artistiques parfois
rationnels, parfois pas du tout raisonnés, comme tout un chacun. Amselle montre
les limites des libertés de l’action au prisme des échanges identitaires entre Afrique
et Occident, la pluralité artistique étant à mon avis plus réduite pour un artiste du
Sud. Voir Bernard LAHIRE, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris,
Nathan, 1998.
21. Amselle, Branchements, 2001, p. 28.
190 ANTHROPOLITIQUES

L’art africain, dans une échelle de rapports entre les continents, ou entre le
Nord et le Sud, pâtit et profite donc tout à la fois du même phénomène
anthropologique, historique et artistique.

L’art africain dans le champ artistique

Le concept de champ permet de comprendre que l’imaginaire du beau,


dans la géopolitique de l’art, est réfracté par les enjeux propres au champ
artistique, cet espace social dans lequel la lutte est engagée pour savoir ce qui
est au sommet de l’art contemporain, et ce qui fait bouger les lignes. Pour
reprendre les termes d’Amselle, des « démiurges » occidentaux de l’art
africain contemporain (tel André Magnin) essayent un coup de force sym-
bolique et institutionnel dans le champ occidental de l’art contemporain. Il
s’agit pour eux, sans doute, tout à la fois d’une intuition, d’une passion, d’une
conviction, d’une croyance et d’une possibilité de visibilité productrice de
carrière. Sans mauvaise foi, ils exportent de nouvelles possibilités visant à
leur conférer – ainsi qu’aux artistes qu’ils défendent – une place, si possible
dominante, dans l’espace concurrentiel des biens culturels. Pour Bourdieu,
tout champ social est structuré par une histoire, laquelle définit sans cesse ce
qui permet de lutter en son sein. Les démiurges-commissaires réactivent ainsi
le primitivisme du début du XXe siècle en le branchant sur une contem-
poranéité postmoderne. Sous couvert d’une remise en cause de l’art contem-
porain occidentalo-centré, se joue cependant un alignement, et donc un risque
dénoncé par Amselle, des productions d’artistes dits africains sur les
standards internationaux de l’art. Ces artistes sont pris entre leur assignation
identitaire (faire de l’art africain, alors que cela n’a pas vraiment de sens) et
leur ambition universaliste (ils sont des artistes comme les autres, et certains
le revendiquent explicitement). Le paradoxe veut que leur existence dans le
champ des possibles artistiques ne soit rendue possible que par leur
assignation identitaire : ils ne peuvent faire autrement et doivent se saisir de
cette opportunité comme d’un passage obligé pour entrer dans le champ
artistique. Ils sont au départ des artistes africains, et point seulement des
artistes (universels).
Le champ de l’art contemporain est vaste, mais quelques grandes insti-
tutions, galeries et collectionneurs rendent ce monde éclaté finalement assez
petit. Le tout est d’y prendre position. Or, en venant du continent africain la
chose est complexe puisque les artistes occidentaux occupent les territoires
urbains centraux (New York, Londres, Berlin, Paris, bientôt la Chine) dans
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 191

lesquels se font les constructions collectives – au sens de Becker – de l’art


contemporain. Éloignés de ces centres, les artistes originaires d’Afrique
doivent (dans une perspective pragmatique économique) se servir (ils n’ont
pas le choix) d’une différence pour pénétrer l’espace concurrentiel du champ
(et même, comme le déclare André Magnin, certains ne songeaient en rien à
faire une carrière, les débouchés et l’idée même de carrière artistique
n’existant quasiment pas avant les années 1980 pour les producteurs d’un art
naïf ou ou d’une photographie commerciale).
Ainsi Rotimi Fani-Kayode joue-t-il à la fois avec les codes de la peinture
baroque catholique, ceux des photographies surréalistes de masques africains
(Man Ray) et ceux de l’œuvre de Robert Mapplethorpe qui a magnifié les
corps noirs (souvent à travers des stéréotypes à la fois néoclassiques et phéno-
typiques : muscles, grandes verges, corps imberbes et sculpturaux). Cepen-
dant s’il essaie – comme le souhaite Amselle22 – de jouer avec les clichés sur
le corps africain, tout en réutilisant l’art occidental, tentant ainsi de retourner
vers le Nord ses propres fantasmes, il me semble qu’il ne va pas apparaître,
aux yeux de certains Occidentaux, comme assez décalé ou lié à l’art populaire
(il ne fera d’ailleurs pas partie des choix de Magnin pour la collection
Pigozzi, même si des galeries défendent son art). Or il est certain que l’art
africain est branché à la fois sur l’art contemporain et sur l’art populaire/naïf,
R. Fani-Kayode refusant quant à lui ce branchement.
À l’inverse, Malick Sidibé remplit parfaitement ce décalage par une forme
de (fausse) naïveté/simplicité dans sa photographie. Fani-Kayobé et Sidibé ne
sont certes pas de la même génération, le second commençant la photo-
graphie l’année de la naissance du premier (1955), dont le décès prématuré
rend de surcroît impossible la comparaison de leurs trajectoires ; je fais
cependant l’hypothèse que Fani-Kayobé, passé par l’école britannique, les
écoles d’art et l’université américaines, ne donne pas assez de gages, de
clichés au regard occidental. De plus la place d’artiste (faussement) naïf est
prise par la première génération d’artistes africains (ceux nés vers 1930). On
comprend que dans le champ artistique, les capitaux culturels et artistiques
soient labiles et flous, mais ce champ n’échappe cependant en rien aux idéo-
logies et imaginaires sociétaux. Malgré la possibilité de l’innovation perma-
nente comme fonctionnement global du champ artistique, cette institution-
nalisation de l’anomie dont parlait Bourdieu23, il semble que l’anomie ne soit

22. « C’est au contraire en enfourchant consciemment le fantasme de primitivité de


l’Europe à son égard, en le retournant à son profit par une sorte de processus
d’abréaction que [l’Afrique] pourra accéder à une conscience adulte » (L’art de la
friche, op. cit., p. 72).
23. In Les règles de l’art, 1992, p. 320. Il démontre l’impossibilité d’établir un
jugement sur l’art en dernière instance.
192 ANTHROPOLITIQUES

pas la même pour tous dans le champ artistique. Un Africain doit encore
passer par les circuits de reconnaissance de groupes identitaires pour se faire
connaître, et s’il utilise un langage d’art savant contemporain, il prend le
risque de perdre sa seule spécificité au sein du champ : cette marque africaine
de l’art avec tous ses arrière-plans, qu’essaient justement d’imposer les entre-
preneurs culturels. On se moque de l’identité française de Pierre Soulages, de
Jean-Paul Raynaud ou de Christian Boltanski24 (même si dans les biblio-
thèques ils sont classés dans la rubrique art français). Le succès de Sidibé est
en revanche immanquablement lié à son africanité. Ce jeu des assignations
identitaires serait-il donc réservé aux seuls Africains ?

Les marques identitaires dans le champ artistique

On peut évidemment observer que d’autres artistes s’exposent, sous


couvert d’une assignation identaire, comme par exemple Valérie Jouve (une
photographe de la friche et des zones frontalières) présentée comme « fran-
çaise » (désignation évidemment moins elliptique que la dimension conti-
nentale africaine) et « photographe du quotidien » dans des expositions
collectives (The Art of Everyday. France in the 90’s 25 ou Photographie
française des origines à aujourd’hui 26). Dans le champ artistique une marque
collective permet souvent à un groupe d’artistes (BMPT, les nouveaux
réalistes) de se faire connaître avant de se faire un nom propre. Des prix, un
scandale ou des expositions individuelles dans des lieux prestigieux
permettent la fabrique du nom d’artiste comme marque. Ainsi, grâce au prix
Niepce en 2013, Valérie Jouve consolide une notoriété désormais davantage

24. Soulages s’inscrit dans une forme artistique internationale, l’abstraction, Raynaud
dans une forme d’égo-installations, là aussi il s’agit d’une forme post-ready made
internationale ; Boltanski à l’inverse interroge la mémoire historique européenne, et
ses formes vont s’imposer comme un langage contemporain dans lequel la
francitude n’est jamais interrogée, cette marque ne fonctionne pas.
25. Comme pour Africa remix il s’agit d’une exposition itinérante, dans un contexte de
domination culturelle et économique (les USA) : Nexus Contemporary Art Center
(Atlanta), Grey Art Gallery (New York), Pittsburg Center for the Arts. Les
commissaires sont L. Gumpert et T. Sokolowski. Ces expositions eurent lieu
en 1997 et 1998.
26. Encore une fois cette désignation se met en place pour des expositions à caractère
international, pour donner une visibilité marketing à des photographes français
n’ayant peut-être rien à voir entre eux, comme pour les artistes d’Africa remix.
Cette exposition eut lieu au Cambodge, aux Philippines, en Corée du Sud et à
Bangkok en Thaïlande. Commissariat de S. Schmit.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 193

liée à son seul nom ; les identités liées à des expositions collectives auront par
la suite moins d’importance dans sa carrière. Tous les artistes peuvent donc
être soumis à ces labels ou marques. Le prix Hasselblad attribué à Malick
Sidibé en 2003 entérine semblablement une trajectoire de plus en plus indivi-
dualisée de son parcours (alors que par exemple Seydou Keïta est un photo-
graphe très semblable, mais qui décède prématurément en 2001 ; il faudrait
donc étudier leurs trajectoires croisées au regard de leur pénétration, par des
réseaux différents ou pas, du monde de l’art). La visibilité sociale dans le
champ artistique permet à l’assignation identitaire de devenir un élément des
qualités artistiques parmi d’autres, et non plus l’élément central. La marque
d’entrée dans le champ, comme une impression au fer rouge (jeune artiste,
jeune photographe marseillais, camerounais, africain, banlieusard) disparaît
avec la marque du nom (JR est par exemple un artiste qui par l’anonymat
efface tout ancrage, et s’il est issu de la banlieue parisienne, d’une mère
d’origine tunisienne, il est aujourd’hui totalement international27). Il s’agit du
long chemin vers la réputation artistique. Sidibé s’est fait un nom, ce nom
s’internationalise et les prix de reconnaissance de l’Occident, non dénués
d’ambiguïté vis-à-vis du label Afrique, s’apparentent à une assimilation
encore rare et exceptionnelle (Lion d’Or de la biennale de Venise en 2007,
prix PhotoEspaña Baume & Mercier, World Press Photo dans la catégorie
Arts and Entertainment). On peut penser (en essentialisant l’œuvre de Sidibé)
que la puissance de ses images suscite et appelle une telle trajectoire, ou bien
que ce parcours est avant tout le fruit d’une élaboration collective, faite de
circonstances favorables, qui tient aussi en partie au fait que ses photo-
graphies donnent à voir ce que l’Occident attend d’un Africain. La question
reste entière : si la notoriété fait progresser dans la reconnaissance symbolique
du champ artistique, il reste que la part propre au travail artistique reste
réellement impossible à mesurer. Il n’existe pas d’art pur ni de panthéon de
l’art hors-sol, et le beau kantien n’a théoriquement pas d’incidence concrète
en sciences humaines : l’art de Sidibé comme tous les arts est contextualisé, il
est reconnu dans une période postcoloniale. Auparavant, il aurait été simple-
ment perçu comme un artiste naïf, ou plutôt comme un photographe d’art

27. On pourrait d’ailleurs réfléchir à un processus parallèle, et peut-être semblable, dans


le monde du cinéma et de la chanson, qui consiste à voir nombre d’acteurs,
chanteurs, humoristes, changer leur nom d’origine (trop marqué par un territoire, un
pays, une immigration) pour un nom plus universel, plus neutre, voire plus états-
unien pour toute la génération des rockeurs français des années 1960. Il me semble,
mais c’est une piste à vérifier, que les artistes français d’origine maghrébine
refusent plus souvent cet arrangement showbiz avec l’identité d’origine.
194 ANTHROPOLITIQUES

moyen selon le vocable de Bourdieu28, c’est-à-dire une photographie-


souvenir, utilitaire, liée à une fonction sociale précise (le portrait familial
solennisé, le prestige, la représentation de soi dans la société) et donc éloignée
d’une fonction proprement artistique autonome (au sens de l’art contemporain
ou de l’art savant). La photographie était d’ailleurs encore peu valorisée
comme art dans les années 1960, et le marché de l’art photographique encore
marginal. Amselle parle lui-même d’art moyen à propos cette fois des œuvres
maliennes utilisant le bogolan comme marqueur d’authenticité africaine, et il
définit cet art comme « se situant à mi-chemin entre l’artisanat et l’art29 ».
Mais dans le même temps, Amselle semble regretter la perte des repères
universels et kantiens du beau, perte subséquente aux avant-gardes du début
du XXe siècle et à l’avènement d’un nouvel universalisme postmoderne
incluant tout, sauf l’art populaire et naïf 30. Dans tous les cas, les expositions
effectuées sur des bases nationales ou « ethniques » ne devraient avoir de
critères de qualité artistique qu’inavoués (et pourtant elles en ont), puisque
leur rôle officiel est de donner une représentation d’un art national ou d’un
continent. La Biennale de Venise est par exemple organisée historiquement
en pavillons nationaux et elle fonctionne donc en grande partie sur le schéma
identitaire patriotique. Amselle a dès lors raison de penser que l’universalisme
artistique ne peut exister dans des expositions ethniques ou nationales,
régionales, liées aux caractéristiques des artistes (suédois, jeunes femmes,
jeunes artistes roumains, génération de...). Cependant, il aspire à en passer par
de « simples critères de talent » : or pour ma part ceci ne peut exister, aucun
critère n’existe hors d’un contexte historique et idéologique, nous sommes
toujours pris comme le dirait Foucault dans une épistémè, et à ce titre, si
l’universalisme artistique peut être un volontarisme, il ne saurait être une
réalité scientifique. L’arbitraire idéologique des entrepreneurs de l’art sera
toujours présent. Les œuvres d’art, comme le dit Jean-Pierre Esquenazi31, sont
des artefacts destinés à être sans cesse réinterprétés, dévalorisés, revalorisés,
par des groupes humains. En ce sens, Amselle est totalement en accord avec
ce point de vue lorsqu’il écrit : « Il existe autant d’objets esthétisables qu’il
existe de groupes prêts à s’en réclamer32 » ; cela atteste donc, là aussi, d’un
certain rendez-vous manqué entre son anthropologie et la sociologie de l’art.

28. Tel que défini dans Pierre BOURDIEU, Luc BOLTANSKI, Robert CASTEL, Jean-
Claude CHAMBOREDON, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la
photographie, Minuit, 1965.
29. Rétrovolutions, op. cit., p. 210.
30. L’art de la friche, p. 69.
31. Sociologie des œuvres. De la production à l’interprétation, Paris, Armand Colin,
2007.
32. L’art de la friche, p. 24.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 195

Les œuvres n’ont effectivement de qualités et de sens que ce que veulent bien
leur accorder des groupes humains successifs, sinon les talibans ne pourraient
pas détruire les statues de Bouddha de Bâmiyân, ni le Premier ministre de la
Turquie Recep Tayyip Erdogan enlever à Saint-Sophie son caractère
universel ou chrétien, pour la faire redevenir une mosquée. Sainte-Sophie
continue à être relativisée, réinterprétée, instrumentalisée (et on verra ce qu’il
adviendra de ses mosaïques), mais aucun critère de qualité artistique ne la
sauverait d’un groupe qui la percevrait comme un bâtiment impie, offensant,
voire ridiculement disharmonieux. C’est tout à fait l’histoire du Parthénon, du
Colisée ou des pyramides d’Égypte (les uns et les autres ayant servi à tout un
tas de fonctions, notamment de carrière de pierres). Par conséquent, Amselle
a raison d’affirmer que la patrimonialisation de l’UNESCO oublie qu’il ne peut
y avoir de démocratie des goûts culturels, et que les lieux de mémoire sont
avant tout des lieux de lutte (« Oublier l’art contemporain dans un cas [Musée
du Quai Branly], oublier l’islam dans l’autre [Bouddhas d’Afghanistan],
revient à instaurer une sorte de fondamentalisme patrimonial lequel intervient
dans la politique que mène l’Unesco en faveur de la constitution d’un
patrimoine culturel mondial à la fois dans le domaine des monuments et dans
celui de l’“immatériel”33 »). Même si je ne partage pas son point de vue qui
réduit ce label international à un certain fondamentalisme, ce n’est en tout cas
pas un universalisme de fait, mais seulement d’intention. Et il ne faudrait pas
oublier que les pays eux-mêmes sollicitent cette labélisation UNESCO, qui par
évidence demande des moyens et une administration capable d’élaborer un tel
dossier – sans compter qu’un pays en guerre civile peut aussi se déchirer sur
ces questions de patrimoine liés au religieux et notamment aux questions de
la condamnation de l’idolâtrie. La ville de Jérusalem est à ce titre l’exemple
spectaculaire d’une ville dans laquelle chaque découverte archéologique est
explosive d’un point de vue de la mémoire concurrentielle religieuse et donc
de la politique.

La triangulation identitaire de l’art

Si l’on revient à l’exemple de la photographie malienne, une œuvre


comme celle de Sidibé ne peut s’entendre que dans les triangulations
multiples et les relations que met au jour Amselle. Elle fascine l’Occident

33. Ibid., p. 23.


196 ANTHROPOLITIQUES

pour de multiples raisons – au point qu’un photographe-artisan de Bamako


(comme Seydou Keïta également) est devenu une référence de l’histoire de la
photographie mondiale et universalisée (et en écrivant cela je ne me situe pas
dans une évaluation de cette œuvre, car en dernière instance on ne peut dire
ce qui a de la valeur absolue en art). Comme l’écrit Frédérique Chapuis,
journaliste de Télérama, il devient un « Malien universel34 », ce que l’on ne
songerait pas à dire d’Henri Cartier-Bresson ou de Robert Doisneau –
« Français universel » sonnant sans doute à nos oreilles francophones comme
un pléonasme ! Dans la carte des imaginaires sociaux, les Africains seraient
donc a priori moins universels que les Français, puisqu’il s’impose de le
préciser à leur sujet.
La question de départ de L’art de la friche réside bien dans cette
hiérarchie implicite entre les cultures : la Grèce et l’Égypte se trouvent au
centre des réinventions européennes et afrocentristes de leurs filiations
culturelles et de leurs rêves de grandeur (les États-uniens s’étant eux-mêmes
inventés leurs centres de culture autour d’Hollywood et de New York).
Immanquablement la réussite tardive mais extraordinaire de Sidibé marque
un rattrapage postcolonial de l’Occident qui sans doute, intègre un art
populaire, suranné, mais se rachète aussi à bon compte vis-à-vis de sa
mauvaise conscience coloniale. La photographie se trouve de plus étroitement
liée à la performance technologique européenne (anglaise et française) ; c’est
un médium qui permet d’éviter l’écueil de l’art africain « tribal », par une
figuration captée, enregistrée, qui n’implique pas l’invention de formes ni
donc la marque d’un style culturel ancien. La photographie permet ainsi une
rupture tout en montrant les lieux et les personnes qui entourent le photo-
graphe : en ce sens le travail de Sidibé qui met en scène une jeunesse
malienne en voie de globalisation dans les années 60-70, à l’instar de la
jeunesse française de la même époque (rock and roll, mobylettes, vêtements,
coupes de cheveux à l’américaine, etc.), produit à la fois un reportage sur la
manière dont les Maliens veulent se voir (occidentalisés) et sur la façon dont
ils sont vus et interprétés depuis l’Occident : c’est-à-dire comme irréductible-
ment pris dans les clichés de l’art populaire africain (tissus, poses « naïves »
devant la caméra, tenues à l’occidentale). Aimé Ntakiyica (né en 1960 au
Burundi), par une photographie qui ne témoigne plus du peuple, se met quant
à lui en scène à travers les propres stéréotypes européens sur les Suisses ou
les Espagnols, cliquant sur les signes-clichés comme le préconise Amselle35.

34. Dans « Malick Sidibé, un Malien universel » (2007) sur Télérama.fr, consulté le
20 décembre 2013. http://www.telerama.fr/scenes/20250-malik_sidibe_un_malien_
universel.php
35. L’art de la friche, op. cit., p. 71.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 197

Ces exemples illustrent parfaitement ce que l’anthropologue décrit à


propos du triangle symbolique entre art africain (indigénisme, primitivisme,
art de la récupération) et art contemporain occidental (art savant institution-
nalisé) via l’art populaire (toutes les périphéries internes et externes de l’art
occidental : art provincial, art brut liés dans l’imaginaire à l’art naïf haïtien,
l’art des îles, l’art naïf sans culture savante36). Je pense que les artistes
africains auront du mal à sortir des stéréotypes projetés sur eux dans cette
triangulation des identités. D’autant plus que dans un champ de l’art
contemporain ambigu, où chaque pays défend ses parts de marché, le succès
reste acquis par l’universalisme d’un artiste qui dépasse les frontières.
Il y aurait ainsi une division esthétique du travail au niveau globalisé des
échanges artistiques, l’Occident se réservant l’universalité tout en concédant à
l’Afrique l’identité, la culture spécifique, les particularismes.

« En ce sens le nationalisme dans l’art participe bien de cette division


esthétique du travail et de cette vitrification du monde, division et vitrification
opérant une surcharge sémantique sur des œuvres individuelles qui ne
devraient être interprétées que pour elles-mêmes37. »

Je ne crois pas cependant que les œuvres d’art puissent jamais être
« interprétées pour elles-mêmes », même si le propos d’Amselle est ici
essentiellement programmatique et éthique. Du point de vue de l’analyse, il
me semble que l’art pour l’art, et le rapport social qu’il appelle, sont une
préoccupation occidentale établie sur l’illusion d’une confrontation libre aux
œuvres (dont le marché serait la chambre d’enregistrement quasi-scientifique
entre les œuvres et des collectionneurs). Interpréter les œuvres pour elles-
mêmes viserait d’un point de vue programmatique à faire sortir l’art de toute
triangulation identitaire, bref à considérer sur un pied d’égalité toutes les
œuvres et les artistes, sans aucune assignation identitaire, mais aussi dès lors
sans aucune histoire. Le spectateur est tout autant piégé que l’artiste, et ne
peut s’empêcher d’être pris dans les stéréotypes de l’art et de l’Afrique : pour
autant, les artistes ne sont pas dupes, et ils savent qu’ils rassurent le nouveau
marché de l’art par leur africanité affichée. Ainsi les artistes eux-mêmes, ici
Rotimi Fani Kayode en 1987, comprennent l’opportunité du label Afrique :

36. Cette triangulation pour nous, devrait se penser en parallèle avec les analyses de
Bourdieu dans La distinction (1979), car il s’agit des mêmes outils pour penser le
système symbolique des déclassements du goût et des valeurs artistiques, appliqués
ici à la globalisation.
37. L’art de la friche, p. 34.
198 ANTHROPOLITIQUES

« La photographie est mon outil d’expression privilégié. C’est donc la


photographie – la photographie noire, africaine et homosexuelle – que je dois
utiliser non comme un simple instrument mais comme une arme si je dois
défendre mon intégrité, et donc mon existence propre ».

Et encore : « Mais dans l’ensemble, les galeries se sont senties rassurées


par mon travail ethnique ». Une autre identité fut également pour lui une
opportunité commerciale, et donc artistique :

« En revanche la bourgeoisie homosexuelle nous a mieux soutenus, non


pas parce qu’elle se distingue particulièrement par son soutien des artistes
noirs, mais plutôt parce qu’un cul noir fait presque aussi bien vendre qu’une
verge noire. Cet intérêt pour l’homosexualité m’a permis de publier plusieurs
portfolios dans la presse gay et un livre de nus. Les galeries conformistes qui
reçoivent des subventions de la part d’autorités locales plus progressistes se
sont aussi intéressées à mon travail érotique38 ».

Aux labels « photographie noire, africaine, homosexuelle, érotique », il


rajoute également une identité ethnique contemporaine – « l’art yoruba
moderne » – qu’il ne veut pas primitiviste, puisque présent dans des galeries
de New York et Paris, et non au musée d’art primitif. Cet artiste apparaît ainsi
extrêmement lucide sur sa carrière d’artiste identifié dans des niches. Amselle
cite dans le même sens Amadou Chab Touré, galeriste, critique d’art de
Bamako :

« Nous avons nous-mêmes accepté de jouer des caricatures de nous-


mêmes : la jupe en raphia et les plumes dans le cul, c’est nous-mêmes qui
avons accepté qu’on nous présente comme ça... Les cauris et le bogolan dans
la peinture, c’est la même chose : c’est un compromis par rapport à ce que
nous pensons que les autres pensent de nous : tous disent qu’il faut qu’il y ait
quelque chose d’africain, que ça se vend parce que c’est africain. Donc le
formatage du marché, c’est nous. Aussi39 ».

Les œuvres d’art occidentales sont interprétées comme universelles, or le


plus souvent, la colonisation a exporté leurs signifiants, et les empires

38. Tous ces propos sont dans « Vestiges de l’Extase », dans PIVIN Jean-Loup, MARTIN
SAINT LEON Pascal (dir.), Rotimi Fani-Kayode & Alex Hirst – photographes, 1996.
Extraits consultés le 15 janvier 2014 sur http://revuenoire.com/index.php?page=
shop.product_details&flypage=fiche_publication.tpl&product_id=57&category_id
=9&option=com_virtuemart&Itemid=9
39. L’art de la friche, p. 105-106.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 199

coloniaux ont fait bâtir, peindre pour et avec une esthétique et un concept
d’art singulier occidental. Même la Joconde pourrait fort bien être perçue
comme impudique, inintéressante ou quelconque, au regard de quelqu’un qui
n’en partagerait pas la culture. Elle a perdu peu à peu son identité florentine,
une grande partie de sa signification originelle se trouvant diluée dans le
processus de sa promotion à une certaine universalité40. Il me semble que
même si une œuvre d’artiste africain ne doit pas être abordée, par principe,
avec le prisme ethnique ou racial, il reste difficile d’évaluer sa signification
hors de son contexte de production. Dans cette géopolitique du beau dont
parle Amselle, nous comprenons bien que les artistes occidentaux sont
dévolus à l’universel et que la germanité de Gerhard Richter et Anselm Kiefer
n’est pas interrogée avec la même intensité que l’identité africaine : pourtant
ils abordent tous deux l’histoire de l’Allemagne et de son passé nazi. L’appel-
lation « artiste afro-américain » serait d’ailleurs à analyser (par exemple pour
Kara Walker) dans le contexte états-unien, qui voit des remises de prix
(musique, cinéma) se faire par catégories raciales. Une œuvre nous semble
toujours tiraillée entre une interprétation qui essentialise l’art (selon
l’invention de « l’art pour l’art » au XIXe siècle), et une autre qui la situe, la
contextualise (y compris pour les besoins de l’analyse), et de fait réactive ses
identités. Si politiquement il faut lutter contre les assignations postcoloniales,
du point de vue de la recherche, on ne peut oublier le processus de production
des œuvres – que ce soit pour Kiefer, Sidibé ou Marcel Duchamp. L’équité de
traitement implique d’aborder tous les artistes avec les mêmes principes
méthodologiques et herméneutiques. Les œuvres ne peuvent, je crois, être
interprétées pour elles-mêmes, ce qui n’implique pas pour autant de refaire
une histoire de l’art des écoles nationales et régionales qui chercherait à
étiqueter toute forme de création. Cependant il est indéniable que les assi-
gnations identitaires divisent les compétences artistiques selon des présup-
posés raciaux et postcoloniaux, soumettant ainsi certains artistes plus que
d’autres à une triangulation identitaire (Afrique-art autre-Occident), comme
le démontre Jean-Loup Amselle.

40. Sally Price avance des réflexions semblables concernant les arts dits primitifs, elle
parle de déshumanisation et d’atemporalité (1989), 2006.
200 ANTHROPOLITIQUES

L’art occidental se régénère par les périphéries

Les artistes dits africains sont donc enfermés dans ces effets de triangu-
lation identitaire.

« L’Occident, en africanisant ses propres pulsions, a tendu un miroir à


l’Afrique, miroir dans lequel les Africains sont aujourd’hui contraints de
s’inscrire. En ce sens, l’Afrique représente bien l’auto-développement de
l’Europe, un pur fantasme de primitivité archaïque qui fournit l’étendard de
notre post-modernité globalisée41 ».

Le pari sur la nouveauté pour conquérir une place dominante dans le


champ artistique s’est souvent fait par la recherche exotique : la province fut
d’abord un décentrement par rapport à Paris, que ce soit par la Franche-
Comté de Gustave Courbet ou la campagne de Fontainebleau d’un Jean-
François Millet et d’un Théodore Rousseau. Paul Gauguin pour sa part est
d’abord parti chercher un brutalisme en Bretagne, puis aux Antilles et dans le
Pacifique. Les artistes du XIXe siècle allaient en Italie retrouver la source de
l’art antique, mais certains franchissaient la Méditerranée, tels Delacroix,
Flaubert ou Matisse, pour trouver l’exotisme oriental et inventer l’orienta-
lisme, miroir du regard du Nord sur le Sud. Le primitivisme dans l’art
moderne du début du XXe siècle participe au même processus de vitalisation,
et Jason Pollock s’inspira lui-même des peintures rituelles et de la mythologie
Navajo : le siècle est parsemé de ces remplois.
Mais dans tous ces exemples, que se serait-il passé si un artisan breton,
tahitien ou un indien navajo, ou encore un paysan de Franche-Comté avait
voulu entrer dans le champ artistique de leur époque ? En pensant l’absurdité
de cette situation, en se rappelant que Courbet vers 1848 est la première
figure d’un artiste refusant le circuit officiel de formation par le centre
(l’École des Beaux-Arts de Paris), se présentant comme issu du peuple,
comme une sorte de paysan peintre ou de sauvage, nous nous rendons compte
que la situation postcoloniale est inverse, mais qu’elle répète en un autre sens
la circulation des cultures. Il ne s’agit plus d’artistes occidentaux qui cherchent
à renouveler l’art par un parcours en périphérie, il s’agit d’opérateurs
culturels, commissaires, critiques d’art, directeurs de revue (Njami dirigea la
Revue noire) qui, depuis l’Occident, vont chercher des artistes africains, nés
en Afrique, qu’ils résident encore sur le continent ou pas, afin de produire un

41. Amselle, op. cit., p. 57.


JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 201

coup de force symbolique collectif dans le champ de l’art contemporain. Cela


réussira pour nombre d’artistes, mais le marché de l’art va choisir, oublier,
trier. Sur des critères obscurs, idéologiques, intuitifs, hasardeux : sans doute
aussi parce que certains artistes d’Africa remix font un art occidentalisé qui ne
convient pas à l’attente portée sur eux. « Mais corollairement, le langage
international de la consommation constitue également une contrainte majeure
pour les différents systèmes culturels : il représente en effet le médium à
travers lequel elles [les cultures] sont contraintes de s’exprimer42 ». La
situation d’un art occidental régénéré par ses périphéries n’est donc pas
nouvelle. La situation postcoloniale n’est en ce sens pas tout à fait une
rupture, au regard de la circulation des artistes occidentaux, mais bien une
nouveauté au regard de la circulation des artistes africains, les postcolonisés
pénétrant le cœur des post-empires.

« Le “Tout-monde”, pour reprendre l’expression de Glissant, n’est donc


pas un phénomène nouveau et, plutôt que de concevoir la modernité, la
postmodernité ou la surmodernité comme une rupture radicale avec un
autrefois paré de toutes les vertus de la tradition, il serait préférable d’y voir un
changement du rapport entre des masses, une sorte de mécanique des
fluides43 ».

Les branchements de l’art africain

Il apparaît que ni bonne ni mauvaise, cette globalisation nouvelle d’un art


africain, à la fois contraint par les formes de l’art Occidental universel, et par
les clichés de la géopolitique de l’art (ou du beau), semble se dérouler comme
nombre de phases de l’histoire de l’art. À ceci près que le contexte post-
colonial induit une asymétrie en termes d’économie de la culture, d’insti-
tutions, et pour tout dire de domination symbolique dans le champ artistique.
Si Amselle fait appel au volontarisme des artistes africains pour retourner les
stéréotypes dans l’œil de l’Occident (mais tout artiste est dans une situation
de dépendance), il ne me semble pas échapper à une légère contradiction. Si
nous suivons l’idée principale de médiation ou de triangulation des cultures,
ce passage des artistes du continent africain par l’Occident serait et sera
l’occasion de retisser, ou de reconstruire une identité artistique propre,

42. Branchements, op. cit., p. 24.


43. Op. cit., p. 44.
202 ANTHROPOLITIQUES

puisqu’il n’y a pas d’authenticité originelle culturelle – les cultures et les


sociétés, et donc toutes les formes d’art n’ayant jamais été closes sur elles-
mêmes.

« Contrairement à ce que pensent les obsédés de la pureté des origines, la


médiation est le chemin le plus court vers l’“authenticité”, la relation
palimpsestueuse étant ici simplement le moyen de mettre au jour l’identité du
texte sous-jacent. Par le biais du “samplage” (sampling) s’exprime l’originalité
d’une culture dont on serait bien en peine de dire si elle est française,
américaine ou africaine44 ».

Amselle oscille donc entre l’acceptation analytique d’une réactivation des


identités par la globalisation, et un refus militant du marché de l’art tel qu’il
instrumentalise les identités locales. Il est partisan d’une autre forme d’insti-
tutionnalisation de l’art, plus populaire et moins mondaine. Il dénonce un
système économico-culturel au sein duquel les artistes occidentaux comme
les non-occidentaux dépendent d’un champ artistique où les coups de force
symboliques ne sont pas, et n’ont jamais été le fait unique des artistes.
Jacques-Louis David à la fin du XVIIIe siècle est entré dans l’histoire de l’art
autant par ses toiles, que parce qu’il est devenu opérateur culturel à la place
des ministres du roi, à la faveur de la Révolution française et du bonapartisme
dont il était partisan. Le champ artistique est un territoire de concurrence non
pas entre des œuvres, mais entre des producteurs artistiques dont les œuvres
ne sont que les étendards. Parfois un artiste cumule les rôles de créateur et de
producteur des événements d’exposition, comme certains groupes musicaux,
par le biais d’internet et de l’autoproduction, préfèrent maîtriser toute la
chaîne de production-diffusion. Le plus souvent il faut en passer par un Pierre
Restany (pour le nouveau réalisme), un Clément Greenberg (pour Pollock et
l’expressionnisme abstrait américain) ou un André Breton (pour le surréa-
lisme), et donc par un Jean-Hubert Martin, un André Magnin ou un Simon
Njami pour tout un continent... L’art africain contemporain devient alors une
position nouvelle et importante dans le champ de l’art : comme toute position
dans le champ, cet espace est l’objet de luttes sociales, ici esthétiques et
artistiques. Ainsi Amselle montre bien que les artistes africains sont l’objet de
conflits chez leurs « découvreurs » :

« La création de la Revue noire en 1991, sous l’égide de Jean-Loup Pivin


et Simon Njami, représente aussi un événement majeur de la fabrique de l’art

44. Op. cit., p. 13-14.


JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 203

contemporain africain, ne serait-ce que parce qu’il constitue une réaction aux
Magiciens de la terre. À l’encontre d’une vision primitiviste de l’art, ses
fondateurs défendent une conception qui voit dans l’art un acte intentionnel et
c’est à ce titre qu’ils promeuvent des artistes comme Ousmane Sow ou Rotimi
Fani-Kayode, dont les œuvres, quoique très différentes, peuvent sans doute
être rangées dans ce qu’on pourrait appeler une plastique classique ou “gréco-
africaine”45 ».

Comme tous les plasticiens (à part certains exemples historiques d’auto-


diffusion comme Jacques-Louis David, Gustave Courbet et récemment
Damien Hirst qui a pu organiser une vente sans médiateur), les artistes
africains n’ont guère la possibilité de voir s’autonomiser la diffusion de leurs
œuvres même si de nombreuses associations d’artistes essaient de se rendre
visibles sur les scènes locales.
En cela, la dernière partie du catalogue Africa remix se propose, à travers
un dictionnaire, de montrer « la constitution du champ de l’art africain
contemporain46 » en présentant les associations, biennales, expositions,
festivals, revues culturelles depuis la fin des années 50 et les mouvements
d’indépendance. Car si la colonisation a produit l’art nègre, notamment par le
biais de l’ethnologie, l’émergence d’un art non touristique, non tribal en
Afrique et par des artistes liés à l’Afrique, est indéniablement concomitante
de la décolonisation. Ce qu’Amselle montre parfaitement, c’est le contexte
d’aujourd’hui, d’une domination du Nord plus sourde, postcoloniale, une
domination par soft power : celui de la production des événements, des
carrières, des jurys, de la désignation des œuvres notables.
Existe-t-il un autre processus artistique que celui du recyclage, si l’on veut
bien admettre que de la Renaissance au romantisme tout fut affaire de
réactivations d’arts antérieurs ? Le primitivisme d’un Picasso, le recyclage
des stéréotypes européens d’un Aimé Ntakiyica ou des stéréotypes africains
d’un Samuel Fosso participent du même processus créatif, d’un même sens
pratique de la création qui depuis toujours fait feu de tout bois47. Du point de
vue du processus de création, je crois, comme Amselle, que la période dite
postmoderne n’apporte aucun changement dans le domaine artistique. Il
exista un style sculptural gréco-bouddhiste en Afghanistan dans l’Antiquité,
après les expéditions d’Alexandre (les styles grecs et bouddhistes étant eux-

45. Rétrovolutions, op. cit., p. 199.


46. Textes de Thomas BOUTOUX et Cédric VINCENT, « “Africa remix” sampler »,
Africa remix, op. cit., p. 241.
47. Concernant les processus de production des œuvres, voir mon ouvrage L’artiste en
action, 2012.
204 ANTHROPOLITIQUES

mêmes des patchworks), et il existe aujourd’hui des styles d’art contemporain


issus de multiples branchements. L’art contemporain véhicule des formes
mondialisées (« des directives » dirait Michael Baxandall) au sens d’instal-
lations, de dessins, de peintures, de performances, de vidéos, de photo-
graphies. Ainsi peut-on trouver une parenté entre les œuvres d’un artiste
camerounais et celles d’un hollandais, puisque ces formes et ces techniques
deviennent des véhicules expressifs communs. D’où l’aporie autour de
laquelle nous tournons depuis le début de ce texte.

L’aporie de l’art africain contemporain et l’apport de la sociologie


de l’art

Cette aporie réside dans la question des rapports entre le local et


l’universel, qui nous installe au cœur de la pensée d’Amselle, mais qui est ici
complexifiée par son rapport personnel à l’art (à savoir l’horizon espéré, d’un
point de vue éthique, d’un art universel valant pour lui seul, pour ses qualités
intrinsèques). Il me semble que certains outils sociologiques pourraient aider
à travailler autrement cette question. J’en fournirai l’illustration par deux
citations qui s’affrontent :

« Car de deux choses l’une, ou bien l’art est “africain”, et alors son essence
africaine est une limitation l’empêchant d’avoir accès à l’universel, ou bien il
est d’emblée universel – comme toute forme d’art –, et alors le qualificatif
d’“africain” ne sert qu’à en limiter la portée. Attribuer des qualificatifs
continentaux, nationaux ou ethniques à des formes d’art, c’est en restreindre
d’emblée la pertinence, même si cette opération d’ordre essentiellement
militant est censée être l’adjuvant d’une lutte de libération politique48 ».

À propos de l’universalisme des cultures, Amselle écrivait cependant et


précédemment dans Branchements

« [qu’]on voudrait se demander en quoi l’apparition et la diffusion de certains


signifiants à vocation planétaire ont fourni une structure d’accueil à
l’expression de signifiés particularistes. En d’autres termes, il s’agirait
d’inverser le raisonnement habituel qui consiste à opposer radicalement

48. L’art de la friche, p. 123.


JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 205

universalisme et relativisme afin de montrer que l’universalisme, loin de


contrarier la manifestation des différences, est le moyen privilégié de leur
expression49 ».

D’un point de vue militant, toute production humaine est universelle, mais
d’un point de vue artistique, toute œuvre n’est pas nécessairement reconnue
comme telle (l’étiquetage fonctionne à plein).
Comme le cinéma, qui est devenu un signifiant universel, de Bollywood à
l’Afrique, les arts plastiques contemporains occidentaux ont-ils vocation à
s’universaliser ? Les artistes plasticiens africains, sans véritables débouchés
locaux, doivent eux aussi s’exporter (comme les cinéastes africains), entre les
tentations à la fois de l’uniformisation et du particularisme. Pour sortir de
cette aporie, l’entrée dans la sphère universelle de l’art de l’Afrique doit
passer, dans une société mondialisée postcoloniale, par un premier étiquetage
(les artistes africains jouent de cette étiquette, ils n’en sont pas dupes50). Nous
avons assez montré, par le concept de champ artistique bourdieusien,
combien l’appellation art africain est contestable d’un point de vue idéo-
logique, mais nécessaire aux investisseurs culturels pour pénétrer le champ et
opérer un coup de force symbolique, une OPA artistique pour laquelle il faut
une marque, une étiquette réductrice qui cloisonne, mais permet l’identifi-
cation. Cela fait conquérir une position, mais cela enferme les artistes. Ces
derniers ne sont cependant pas des victimes (il leur resterait surtout à
contrôler leur diffusion), ils sont aussi acteurs de cette production collective
du monde de l’art ; cette émergence de l’art africain, même s’il s’agit d’un
concept flou, est une production collective au sens de Becker ; l’art n’est pas à
considérer uniquement comme étant du seul ressort de l’artiste ou du décou-
vreur, il s’agit ici plutôt de comprendre que nous avons affaire à des superpro-
ductions hollywoodiennes ; les commissaires, agents, réalisateurs et pro-
ducteurs ont évidemment énormément de pouvoirs sur les artistes, et plus
ceux-ci auront une notoriété de star, mieux ils pourront s’affranchir de cette
domination. La production de l’art africain contemporain est une aventure
collective dans laquelle les producteurs occidentaux, les prescripteurs, ont une
grande responsabilité : il faut les critiquer, ne pas laisser s’instaurer une natu-
ralisation de ces expositions. Il faut cependant se rappeler que ce processus de
recyclage d’une identité ancienne et coloniale dans un signifiant universel
(l’art contemporain en est la forme la plus aboutie par l’exposition-spectacle)
n’est qu’un processus dont les origines remontent à celles de l’art. Une autre

49. Branchements, p. 49.


50. Voir les propos d’Amadou Chab TOURÉ, rapportés par Amselle dans L’art de la
friche, p. 105-106, cités auparavant dans le texte.
206 ANTHROPOLITIQUES

aporie se présente quant il s’agit de savoir si les rapports de domination sont


exacerbés entre Nord et Sud dans cette phase de globalisation de l’art.
Comme le théorise Esquenazi, tout art a besoin d’un moment de déclaration
sociale (par une exposition, des écrits, des images sur internet) : c’est ce
qu’organisent les commissaires des expositions en inventant l’art africain et
en requalifiant certains artisans comme artistes ; tel Picasso déclarant le génie
d’un Douanier Rousseau, jusque-là peu pris au sérieux par le milieu de l’art
(qu’en serait-il aujourd’hui de la visibilité de cette œuvre sans l’adoubement
par le maître de l’art moderne ?). Van Gogh souffrit grandement de sa non-
visibilité sociale, malgré la présence de ses œuvres dans la galerie d’art de son
frère ; il lui manqua un promoteur, un producteur, un réalisateur qui aurait
donné un sens (limité voire peut-être caricatural) à son œuvre. D’un point de
vue politique seules une autogestion et une auto-production des artistes
africains leur permettraient de choisir leurs étiquetages, et de fournir des
déclarations sur leurs œuvres en contrôlant leur diffusion. Cette alternative
implique que certains d’entre eux deviennent à leur tour des démiurges pro-
ducteurs, pour arrêter la division du travail (production d’artefact/production
du sens par les discours/travail de médiatisation sociale). Cela implique de
sortir d’un statut romantique de l’artiste, uniquement producteur d’œuvres.

Conclusion

Certains artistes font leur chemin à partir des modèles occidentaux de l’art,
tout en trouvant un chemin expressif spécifique (par exemple Bodys Isek
Kingelez). Tous les artistes n’arriveront cependant pas à retourner les clichés
et les stéréotypes africains comme le souhaitent Amselle et Rotimi Fani-
Kayode, pas plus qu’ils ne parviendront tous à se fondre dans le langage
globalisé de l’art ; pour eux cela peut être plus difficile que pour des artistes
français issus de parents immigrés et qui bénéficient des structures de
formation et des réseaux des écoles d’art françaises.
Le cas de l’Algérien Yazid Oulab est ici intéressant à observer car s’il
s’est formé à Alger et à Marseille, il fut présenté en 2013 au FRAC de
Marseille comme ayant un parcours singulier par Pascal Neveux (commis-
saire d’exposition, directeur du FRAC de Provence-Alpes-Côte d’Azur) :

« Yazid Oulab occupe aujourd’hui une place tout à fait singulière sur la
scène contemporaine internationale. Loin de tout effet de mode, de toute
pensée ou mouvement collectifs, il a su très tôt tracer sa voie solitaire, en toute
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 207

discrétion, loin des stéréotypes et des qualificatifs dont on abuse souvent à tort
aujourd’hui pour définir ces artistes qui ont été érigés comme les porte-paroles
de la rive sud de la Méditerranée51 ».

Oulab n’a de fait pas participé à l’exposition 25 ans de Créativité Arabe


en 2012 à l’Institut du Monde Arabe, alors qu’il est algérien, mais il fut en
revanche présenté au Centre Pompidou, dans une exposition –Traces du
sacré – sous-titrée Relations entre art occidental et spiritualité : il est donc
passé du côté de l’assignation occidentale.
Être artiste contemporain, est-ce dès lors, être occidental ? Tous les
artistes sont soumis aux propositions de diffusions, et les expositions de
groupe sont une façon de se faire connaître. À n’importe quel prix ? Cela est
vital pour certains artistes, quel que soit le label (terme anglais qu’on peut
aussi traduire par assignation) sous lequel ils vont exposer : exposer est en
effet une question de survie artistico-économique. Les artistes non occiden-
taux vont donc alterner entre des postures d’occidentalisation de leur parcours
et/ou de labellisation identitaire. Entre la figure de l’artiste global aseptisé (un
Anish Kapoor, britannique, indien d’origine, dont l’œuvre a une sensibilité
identitaire, mais qui est totalement international) et un artiste labellisé
(africain, méditerranéen, coréen), les troubles identitaires et sociaux n’ont pas
fini de peser sur les plasticiens. Pour sortir de ces apories, faut-il devenir un
artiste-marque (le nom étant la marque), au sens imposé par le marché de l’art
occidental, hors de toute référence identitaire ? Après tout, le travail sur la
figure du minotaure effectué par Picasso est bien la marque et la revendi-
cation d’une hispanité et d’un lien avec la Méditerranée ; le choix devrait
donc être possible (car on l’aura compris, d’un point de vue théorique je ne
crois pas à un art universel, valant pour lui-même). L’individuation des
parcours de légitimation artistique est la solution à une carrière (notamment
pour atteindre ce statut universel demandé par Amselle), mais elle ne laissera
pas le champ à tous les artistes africains ; il y a toujours moins de positions à
prendre que de prétendants.
D’un point de vue théorique plus général, Amselle explique que le parti-
cularisme peut s’exprimer dans un signifiant universel, mais d’un autre côté le
cas de l’art africain contemporain ne lui semble pas devoir jouer du primiti-
visme, ni suivre un signifiant occidental. L’art contemporain étant toutefois
extrêmement dépolitisé, ou du moins tout message politique étant absorbé
dans le système. Amselle regrette l’esthétique victimaire de certains artistes et

51. Voir [http://www.fracpaca.org/exposition.php3?id_article=2091] ; consulté le


26 décembre 2013.
208 ANTHROPOLITIQUES

souhaiterait une dénonciation de la réalité africaine plus virulente52. Il subsiste


par ailleurs d’autres modèles historiques de légitimation : les groupes
d’artistes, les avant-gardes, l’art politique. Ils restent à investir à travers une
production artistique militante, qui pourrait être un défi à la fois aux assi-
gnations identitaires et à l’injonction d’uniformisation (à un corporatisme de
l’universel écrit Bourdieu53). L’engagement postural et politique ne peut se
faire que par la remise en cause des circuits de diffusions traditionnels et
capitalistes, car ce sont eux qui choisissent selon l’état du champ artistique,
tantôt l’universalisme (suivant l’exemple de Yazid Oulab cité plus haut), et
tantôt le racialisme artistique.
Or si dans les cultures il n’existe ni commencement ni fin, si tout est
affaire de recyclage et de circularité, si les frontières entre art et non-art
s’effacent, comme celles entre art populaire et art savant, la structuration
économico-institutionnelle de l’art n’en continue pas moins de maintenir des
hiérarchies entre les artistes et un groupe de décideurs, les experts de l’art, qui
choisissent les assignations dominantes à un moment idoine dans la lutte du
champ artistique. Il faut bel et bien critiquer ces opérateurs culturels pour
qu’ils soient meilleurs, voire les doubler, ce qui impliquerait, comme on a pu
le voir avec la grève des scénaristes à Hollywood en 2008-2009, une struc-
turation politique des artistes afin de provoquer une lutte sociale remettant en
cause le système de diffusion des œuvres. Dans la grève des scénaristes pour
les droits d’auteur sur internet (que les producteurs s’octroyaient quasi
uniquement), des plaintes sur la censure et la mise en concurrence des
contenus artistiques se firent également entendre. De même dans le cas de
« l’art africain » certaines labellisations des expositions de groupe qui
rejoignent le primitivisme des cultures du monde (« Détestable parce qu’on
enferme l’individu dans un nous collectif, dans une sorte de prison
identitaire54 ») pourraient être rejetées, débattues, modifiées. Pour des raisons
historiques anciennes, notamment de dépendances aux pouvoirs politiques et
de neutralité prudente, les artistes dans le champ artistique ne seront pas
amenés à avoir une autonomisation réelle vis-à-vis des entrepreneurs intellec-
tuels, sur le plan économique et intellectuel.
À moins que, comme le firent Mozart, David ou Courbet, certains artistes
africains se convertissent pour le bien de tous en opérateurs culturels à leur
tour. Mais à l’instar de l’œuvre de Yinka Shonibare vis-à-vis des tissus wax,
authentiquement issus d’un imaginaire sur l’Afrique et aucunement d’un art

52. « Paradoxalement, pourrait-on dire, l’Afrique est en retard sur le propre retard qu’à
son image dans la conscience occidentale » (L’art de la friche, op. cit., p. 57).
53. Les règles de l’art, op. cit., p. 459.
54. Rétrovolutions, p. 229.
JEAN-LOUP AMSELLE ET LA SOCIOLOGIE DE L’ART 209

précolonial, ces nouveaux maîtres du réseau de diffusion (des artistes


africains-entrepreneurs), seraient-ils plus lucides sur le label art de l’Afrique ?
Avec la posture anthropo-historique d’Amselle, proche d’une sociologie de
l’art socio-constructiviste, on peut s’accorder sur le fait que « l’Afrique est un
signifiant flottant dont la nature performative lui permet d’être réapproprié
aussi bien par des Africains que par ceux qui ne le sont pas et cela quelle que
soit la couleur de leur peau55 ». Mais pour l’instant, les artistes progressent en
ordre dispersé, par leurs œuvres, dans l’anomie qui caractérise leur champ
social, et au mieux ils interrogent cet imaginaire africain, au pire ils en restent
prisonniers. Le travail corporatiste des artistes est rendu impossible par le
propre corporatisme des organisateurs de la logique postcoloniale. Ceux-ci
réifient une Afrique à travers tout à la fois les expositions (qui sélectionnent et
évaluent les œuvres), les catalogues (qui donnent le sens des œuvres), les
collections (qui permettent la reconnaissance) et le marché (qui classe les
œuvres de la catégorie Afrique par leur valeur économique).

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Université Paris 8, p. 5-17, 2010. [http://www.bibliotheque-numerique-aris8.fr
/fre/notices/ 102501-Cahiers-du-CERASA-n&deg-1-Non-l-Afrique-n-est-pas-
un-th&egrave-me-p&eacute-dagogique-pour-une-approche-culturelle-de-l-
&eacute-ducation-artistique.html]
10
La marchandisation des fétiches :
réponse à Éric Villagordo

Jean-Loup AMSELLE

Je voudrais tout d’abord remercier Éric Villagordo pour le travail


accompli et le soin apporté à l’analyse de L’art de la friche ou de certains
aspects d’autres ouvrages dont les thématiques lui paraissent liées comme
Branchements ou Rétrovolutions. Certes, il aurait pu également utiliser
d’autres livres comme L’Occident décroché ou L’Anthropologue et le
Politique1 par exemple, dont la problématique me paraît également pertinente
par rapport au sujet traité, mais je ne saurais lui en faire le reproche car l’éten-
due et la profondeur de son texte mettent clairement en évidence ce qui lui
semble faire problème dans mon appréhension de l’art africain contemporain.
Tout en louant mon approche, Éric Villagordo me reproche néanmoins de
ne pas convoquer les grands travaux de la sociologie de l’art, ceux de
Raymonde Moulin, Howard Becker, Pierre Bourdieu et Nathalie Heinich,
notamment. Et il est vrai que, dans mon appréhension de l’art africain
contemporain, j’ai volontairement omis de me référer à ces œuvres parce que
ce qui m’importait, c’était de saisir non seulement en tant qu’anthropologue
africaniste, mais surtout en tant que sémiologue, la portée que pouvait avoir la
notion d’art africain contemporain en tant qu’enjeu identitaire, culturel mais
aussi politique. En quoi, ce syntagme était-il pertinent pour la définition et
l’exclusion réciproques de l’Occident et de l’Afrique ? Telle était la question
que je me posais. Et de ce point de vue, la sociologie de Bourdieu, pour ne
parler que d’elle, ne pouvait m’être d’un grand secours. En effet, même si

1. Notamment le chapitre intitulé « L’art contemporain africain : un art des origines ? ».


212 ANTHROPOLITIQUES

Éric Villagordo observe une certaine proximité entre la démarche de l’auteur


de La Distinction et la mienne, il reste que Bourdieu ne s’est jamais engagé
dans une analyse des rapports entre les différents continents géopolitiques du
domaine culturel ou artistique. En effet, pour lui, le domaine de l’ethnologie
(la société kabyle d’Algérie) et de la sociologie (la société française) sont
nettement séparés, même si la première (la société kabyle) lui a fourni une
conception particulièrement « primitiviste » et figée de la « reproduction » de
la seconde. Je renvoie sur ce point aux excellentes analyses d’Enrique Martin
Criado dans son livre Les deux Algéries de Pierre Bourdieu2. J’ajouterai que
la pensée de Pierre Bourdieu, dans la mesure où elle exprime une certaine
nostalgie de la « communauté » (Tönnies) et une certaine défiance à l’égard
de l’égalitarisme et de l’universalisme, considérés comme représentatifs de ce
qu’il nomme la « raison scolastique », est également un frein à la saisie de la
possibilité des communications entre cultures (ce que j’appelle, dans mes
Branchements « l’anthropologie de l’universalité des cultures)3 ». Or, précisé-
ment, pour moi, le point de départ légitime de la posture anthropologique
consiste à faire l’hypothèse d’une universalité première, c’est-à-dire de la
possibilité d’une communication entre cultures éloignées, pour analyser
ensuite les différences culturelles comme un reste, et non partir des diffé-
rences culturelles, comme un fait premier, pour, dans un second temps,
prendre en considération les ressemblances.
Bref, et c’est l’occasion ici de préciser mon rapport à la pensée de
Bourdieu, je ne me sentais pas obligé de « champifier », pour reprendre le
mot ironique du regretté Jean-Claude Combessie, cette notion de « champ »,
sorte de tarte à la crème du bourdieusisme, ne donnant pas, à mon sens, un
éclairage supplémentaire au cadre intercontinental asymétrique au sein duquel
s’inscrivaient et s’inscrivent encore, on le verra, tant l’art africain contem-
porain que l’art contemporain africain.
La distinction entre ces deux expressions, que l’on doit à Cédric Vincent,
mais qui ne figure pas dans L’art de la friche, me permet également de
pointer une des limitations de la posture d’Éric Villagordo4. Par « art africain
contemporain », il faut entendre un art pratiqué par des artistes vivant le plus

2. Cf. Enrique Martin CRIADO, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe en
Bauges, Éd. du Croquant, 2008 et Jean-Loup AMSELLE, L’Ethnicisation de la
France, Fécamp, Lignes, 2011.
3. Sur ce point, voir Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997
et la pertinente critique de Stéphane FRANÇOIS, « La Gauche, le communautarisme
et le différentialisme », publiée le 29 juin 2012 sur le site de Tempsprésents.com
[http://tempspresents.com/2012/06/29/stephane-francois-gauche-communautarisme-
differentialisme/ ; consulté le 7 février 2014].
4. Cédric VINCENT, Frédéric Bruly-Bouabré. Un prophète africain dans l’art contem-
porain, thèse de doctorat effectuée sous ma direction à l’EHESS, 2011.
LA MARCHANDISATION DES FÉTICHES : RÉPONSE À ÉRIC VILLAGORDO 213

souvent en Afrique et ne connaissant que rarement une audience qui déborde


les frontières de leur pays. À l’inverse, le concept d’art contemporain africain
concerne les artistes africains qui vivent plutôt, mais pas forcément, à
l’extérieur du continent africain et qui sont d’emblée connectés à l’art global.
Un bon exemple de cette opposition est fourni par le Congo-Brazzaville qui
offre les figures contrastées de l’artiste officiel Marcel Gotène, largement
méconnu en dehors de son pays même s’il figure dans la collection du Centre
Pompidou, et de celle de Bill Kouélany, dont une œuvre a été exposée à la
Documenta de Kassel en 20075. Il me semble que le jugement que porte Éric
Villagordo sur l’art africain ressortit plutôt au premier type, à savoir un art
correspondant à une période largement révolue, celle pendant laquelle la
plupart des artistes résidaient en Afrique et éprouvaient de grandes difficultés
à se brancher sur les circuits internationaux de l’art. Ces obstacles justi-
fieraient, selon lui, le formatage « africaniste » des artistes, contraints de
développer une sorte d’« essentialisme stratégique » (Gayatri Spivak) pour
faire valoir leurs « droits » d’accès au domaine de l’art global. Bref, Éric
Villagordo me semble adopter ici une posture postcoloniale qui lui permet de
reprocher au chercheur occidental que je suis d’ignorer superbement les
conditions pratiques de production des artistes africains. En outre, en voulant
éradiquer toute référence à l’Afrique chez les artistes de ce continent et en
défendant corrélativement l’universalité du jugement esthétique, je me
comporterais en intellectuel kantien, observant une attitude de surplomb et
laissant de côté l’enracinement nécessaire de toute œuvre artistique dans une
époque, une culture, une classe sociale donnée. Sans vouloir polémiquer avec
Éric Villagordo, il me semble que sa posture rappelle d’une certaine façon, les
idées de naguère sur la nécessité pour l’art d’être « engagé », voire l’opposition
funeste entre « art bourgeois » et « art prolétarien », opposition qui n’est pas
d’ailleurs pas très éloignée de certains aspects de la pensée postcoloniale6.
Cependant, le fait majeur à noter concerne l’évolution qu’a connue l’art
contemporain africain ces dernières années. En effet, il faut bien avoir présent
à l’esprit qu’Africa Remix, exposition réalisée à Paris, au Centre Pompidou
en 2005, représente la dernière manifestation artistique panoramique
consacrée à ce qui serait la spécificité du continent africain dans le domaine
des arts visuels7. Depuis une dizaine d’années, en effet, l’Afrique artistique

5. Cf. la thèse de Nora GREANI, Art sous influences. Une approche anthropologique
de la créativité contemporaine au Congo-Brazzaville, effectuée sous ma direction à
l’EHESS, 2012.
6. Voir sur ce point, Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché. Enquête sur les
postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.
7. À l’exception de « The Global Africa Project », exposition qui a eu lieu en 2010 au
Musée du Design de New York.
214 ANTHROPOLITIQUES

n’a plus à se faire valoir en tant que telle puisque des artistes africains de la
« diaspora », vivant surtout en Europe et aux États-Unis, existent en tant que
tels et ont pleinement intégré les requisits de l’art global. Il n’est que de citer
les noms de Yinka Shonibare, Wangechi Mutu et Julie Meheretu pour s’en
convaincre. Ces artistes présents dans les galeries les plus prestigieuses, les
musées ou les riches collections privées ont déjà, par leur provenance, hérité
d’habitudes sociales (la maîtrise du langage de soi), esthétiques (la maîtrise
du langage postmoderne) et linguistiques (la maîtrise de l’anglais) leur
permettant d’être pleinement intégrés au circuit de l’art global8.
Et pourtant, la macule africaine, la tache indélébile du primitivisme
africain continue paradoxalement de contaminer le spectre de l’art contem-
porain africain, comme si les efforts de certains curateurs et commissaires
d’exposition africains pour échapper à l’assignation identitaire telle qu’elle
était, et est encore conçue et pratiquée par Jean Pigozzi et André Magnin,
dans le cadre de la Collection d’Art Africain Contemporain, avaient été vains.
Et ce paradoxe apparaît particulièrement frappant lorsque l’on se réfère au
curateur africain le plus connu sur le plan international : l’Américano-nigérian
Okwi Enwezor. Commissaire de nombreuses biennales d’art contemporain
africain, mais aussi de la Documenta de Kassel (2002), de la Triennale de
Paris (2012) et de la Biennale de Venise (2014), Okwi Enwezor, tout en étant
le représentant type de l’art global, conserve une posture « primitiviste » qui
le fait assimiler l’art tribal à l’art conceptuel (Authentic/Ex-Centric, Biennale
de Venise 20019) et incorporer les artistes de la collection Pigozzi dans son
propre portefeuille artistique. On n’est plus donc là dans la figure de
l’essentialisme stratégique, de la nécessité d’affirmer une identité culturelle
dans le domaine de l’art pour pénétrer dans le champ de l’art global. Okwi
Enwezor, à l’instar de Simon Njami ou de la Revue noire, a opéré un retrait
purement rhétorique par rapport au vieux commissaire « blanc » André
Magnin, dont le primitivisme fleure quelque peu le colonialisme, pour
émerger dans la conjoncture postcoloniale des arts contemporains du Sud
telle qu’elle existe aux États-Unis. Puis, dans un second temps, une fois le
vieil adversaire éliminé ou ringardisé, il s’est employé à reprendre à son
compte et à re-légitimer les valeurs artistiques défendues par ce dernier10.
Mais, tout en étant un commissaire pleinement « universel », un pur produit
de l’art global, Okwi Enwezor continue de jouer, parce qu’il s’agit de

8. Cf. la thèse en cours d’achèvement sous ma direction de Florent Souvignet, L’Art


contemporain africain aux États-Unis, EHESS, 2014.
9. Cf. sa contribution in Salah HASSAN et Olu OGUIBE, Authentic/Ex-Centric:
Conceptualism in Contemporary African, Art Data, 2002.
10. Cf. Okwui ENWEZOR et Chika OKEKE-AGULU, Contemporary African Art since
1980, Bologne, Grafiche Damiani, 2009.
LA MARCHANDISATION DES FÉTICHES : RÉPONSE À ÉRIC VILLAGORDO 215

deux niches de marché, sur les deux « tableaux » de l’art global et de la friche
africaine. Il pourrait en effet se contenter d’être un curateur global, se livrant à
la promotion d’œuvres « universelles », mais il a admirablement compris que
la « blackness » ou l’« African touch » faisait pleinement partie de sa gamme
d’actions artistiques.
Un dernier exemple illustrera mon propos, celui de l’achat par le Brooklyn
Museum d’œuvres de l’artiste global ghanéo-nigérian El Anatsui11. Selon
Claude Simard, galeriste new-yorkais, les responsables de ce musée, afin de
résoudre la tension entre art africain et art global, auraient décidé de placer
l’une de ses œuvres dans la section d’art contemporain, et l’autre dans la
partie africaine de ce même musée. Ce choix, dicté sans doute par la volonté
de satisfaire les attentes d’un public africain-américain, met en lumière la
palette des stratégies mises en œuvre dans le contexte à la fois multicultura-
liste, postcolonial et global qui est celui des États-Unis à l’heure actuelle. Au
sein de ce marché segmenté, composé d’une pluralité de niches culturelles, il
convient de faire en sorte que l’ensemble de la filière de l’art contemporain,
sous ses différentes facettes, réserve une place à la friche africaine ou bien
encore à ce que l’on pourrait nommer, en inversant la célèbre expression de
Marx (« le fétichisme de la marchandise »), la « marchandisation des
fétiches », qu’il s’agisse des fétiches de l’art tribal ou de ces nouveaux
fétiches – les œuvres d’art contemporain africain – dont le caractère magique
n’a pas totalement disparu. Car, à l’instar de ce que l’on peut observer dans le
domaine des arts de la scène, il s’agit toujours de faire entrer le public
occidental dans la transe et de permettre au public africain ou africain-
américain de se réapproprier cette figure sur le mode de l’objet partiel12. La
perversion identitaire serait alors de l’ordre de la métonymie ou de la
synecdoque : elle serait placée sous le double signe du fétichisme (de Brosses,
Freud) et de l’aliénation (Marx) empêchant la pleine jouissance de l’accès au
tout, à l’universel.
Cette réponse, apportée au commentaire extrêmement fouillé d’Éric
Villagordo, permettra je l’espère de faire avancer le débat sur la question
décisive de l’identité en art, et plus généralement de l’identité – question qui,
à n’en pas douter, n’est pas prêt de perdre de son actualité.

11. Sur EL ANATSUI, voir la thèse en cours, effectuée sous ma direction, de Stéphanie
VERGNAUD.
12. Cf. la participation du comédien congolais (Brazzaville) Dieudonné NIANGOUNA au
spectacle de Jean-Paul DELORE, « Sans doute », au Festival d’Avignon, juillet 2013.
11
Temporalités et espaces du musée

Jean-Loup AMSELLE

Alors que ce sujet est plutôt d’ordre historien, c’est en anthropologue que
je voudrais l’aborder, c’est-à-dire en tant que spécialiste de l’humain, au sens
le plus général de ce terme, de l’« anthropos » mais également de l’altérité
exotique, puisque, en général, le domaine des populations les plus « primi-
tives » de la planète est celui qu’on concède à ma discipline. Mais on verra
que l’altérité exotique est également partie prenante de la problématique de la
« contemporanéité » puisque le présent rendu passé ou le déni de contempo-
ranéité, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Johannes Fabian, est
au fondement de la philosophie de certains musées1. J’ajouterai une chose : en
matière d’art – et donc de musées –, sujet sur lequel j’ai un peu travaillé, je
me situe dans l’analyse institutionnelle, c’est-à-dire que je fais primer le
contenant sur le contenu ou l’enveloppe sur le produit. Pour moi, c’est en
effet le musée (ou la galerie d’art, les critiques, etc.) qui produisent l’art et
non l’inverse.
Tout musée, quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient (musée
patrimonial classique, musée de civilisation, etc.) est le produit d’une triple
histoire : une histoire muséale, une histoire propre et une histoire globale dans
laquelle il baigne. C’est ce que j’appellerai le paradigme muséal. Tout musée,
par ailleurs, s’inscrit dans un syntagme muséal, c’est-à-dire un espace proche
ou éloigné qui le met en relation ou le fait entrer en concurrence avec d’autres
musées.

1. Johannes FABIAN, Time and the Other. How Anthropology makes its Object, New
York, Columbia University Press, 1983.
218 ANTHROPOLITIQUES

Par histoire muséale, j’entends les phénomènes d’héritage qui impriment


leur marque à certains musées. Le Musée du quai Branly (infra MQB) est
ainsi, d’une certaine façon, l’héritier du Musée de l’Homme, tout comme le
MUCEM l’est du Musée des Arts et traditions populaires et du Musée de
l’Homme pour sa collection européenne (sujet sur lequel on reviendra à
propos du MQB) – ou la Cité nationale de l’histoire de l’immigration du
Musée des Arts africains et océaniens et plus lointainement du Musée des
colonies. Semblablement, le Musée national de l’Indien américain de
Washington hérite de l’énorme collection d’artefacts amérindiens de Gustav
Heye, mais aussi du Musée de l’Indien américain et du Smithsonian Institute,
– le Musée d’Anthropologie de Mexico (fondé en 1964) du Musée National
(créé en 1825), etc.2. Cet héritage se retrouve dans les collections perma-
nentes ou dans l’architecture et la décoration (Cité nationale de l’histoire de
l’immigration) qui ont pour effet de « décontemporanéiser » les musées, de
les renvoyer du côté de l’histoire passée.
Ainsi la collection permanente du MQB, héritée en grande partie du Musée
de l’Homme, et qui est consacrée aux artefacts primitifs, situe ce musée dans
une sorte de présent rendu passé, ou dans un temps flottant que les anthro-
pologues nomment le « présent ethnographique », phénomène accentué par le
rapprochement entre les objets préhistoriques et les objets exotiques dont,
faute de posséder la biographie, on ne sait pas trop à quelle époque ils
appartiennent (c’est bien là le sens de l’expression « arts premiers », ce sont
donc des arts de l’origine en quelque sorte)3.
Cette déshistoricisation s’applique également à certaines expositions
comme celle sur les Aborigènes d’Australie renvoyés, par le Musée d’histoire
naturelle d’Aix-Provence, en 2011, du côté de la préhistoire ou à une autre
exposition, intitulée « Chasseurs magiques. Les arts premiers dialoguent avec
la Grotte Chauvet » de Pont-d’Arc en Ardèche organisée conjointement avec
le MQB en 2013.
Tout cela rejoint la problématique très contestable et très contestée du livre
de Clottes et de Lewis-Williams, Les chamanes de la préhistoire (1996), avec
la projection totalement arbitraire d’un phénomène observé à l’époque
contemporaine – le chamanisme – sur des peintures rupestres préhistoriques

2. Catalogo esencial del Museo Nacional de Antropologia, Artes de Mexico, 2011.


3. Sur le primitivisme du MQB, voir Sally PRICE, « The Enduring Power of
Primitivism. Showcasing “the Other” in Twenty-First-Century France », dans Gitti
SALAMI and Monica BLACKMUN (eds), A Companion to Modern African Art,
Londres, John Wiley & Sons, Inc. 2013, p. 447-465.
TEMPORALITÉS ET ESPACES DU MUSÉE 219

et, inversement, la préhistoricisation d’un phénomène contemporain, ce


même chamanisme4.
Allons plus loin : le MQB, dont la devise est « Là où dialoguent les
cultures », peut respecter ce principe en opérant, par la mise à plat des
différentes « cultures du monde » (et j’emploie ce terme à dessein puisque les
cultures européennes sont exclues de son champ d’intervention depuis
qu’elles ont été attribuées au Mucem), une vaste opération de déni de
contemporanéité de ces mêmes cultures. Or on sait maintenant, grâce à la
datation au carbone 14, que certaines des statues ou des masques dogon
exposés remontent au XVIIIe siècle (on pensait auparavant que les artefacts en
bois ne pouvaient être aussi anciens en raison de la détérioration entraînée par
le climat tropical), et on peut dans certains cas identifier leurs auteurs, ce qui
rend problématique la distinction « arts premiers » (par définition anonymes)
et art tout court (objet d’une signature).
Dans le cas de la Cité nationale d’histoire de l’immigration, on peut
observer une sorte de hiatus entre d’une part l’architecture et la décoration
d’un musée dédié initialement aux colonies et d’autre part la thématique de
l’immigration, qui est plutôt un thème postcolonial. Faute d’assumer pleine-
ment et consciemment cet héritage colonial, c’est-à-dire de représenter et
d’exposer la colonisation française en tant que telle, le visiteur ressent une
sorte de malaise résultant de la juxtaposition de ces deux problématiques.
Dernier exemple, celui du Musée national d’anthropologie de Mexico, qui
porte la marque de l’époque à laquelle il a été inauguré. Ouvert en 1964, dans
une période de nationalisme intense, il s’agissait pour ses concepteurs de se
replonger dans l’histoire du Mexique pour mieux se projeter dans l’avenir.
Centré sur les civilisations préhispaniques et les ethnies actuelles, ce musée
en est resté à une sorte de modernisme symbolisé par son architecture et par
des fresques des années 1960. Malgré la rénovation de certaines de ses salles,
il n’a de fait pratiquement pas bougé depuis, en dépit de l’adjonction
d’œuvres picturales récentes5.
L’histoire d’un musée, c’est donc, entre autres, le poids que représente la
collection permanente ou l’architecture pour l’histoire de ce musée, dans la
mesure où ce même musée, par ailleurs, est soumis à ce que j’appellerai une

4. Jean CLOTTES et David LEWIS-WILLIAMS, Les Chamanes de la Préhistoire : transe


et magie dans les grottes ornées, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
5. Pour tout ce qui concerne le Musée national d’anthropologie de Mexico, je
m’appuie sur la thèse d’Erendira Munoz AREYZAGA, Fragmentos de la identidad
mexicana. Scenarios y discursifs Del pasado prehispanico y la diversidad etnica en
el Museo Nacional de Antropologia y sus multiples miradas, ciesasdocencia.mx/
Tesis/Tesis_Digitales_DA_DF.php. Je remercie également Ricardo Perez Montfort,
directeur de cette thèse, qui m’a guidé dans la visite de ce musée.
220 ANTHROPOLITIQUES

« obligation de contemporanéité ». En effet, tout musée doit répondre à


certaines questions de notre temps et non plus se contenter de stocker et
d’exposer certains objets, fussent-ils d’art. Cela est vrai aussi bien pour des
musées classiques comme le Musée du Louvre que pour des musées de
cultures, de civilisations ou de « société » comme le MQB et le Mucem, mais
aussi pour des musées d’art contemporain comme celui de Marseille par
exemple. En ce sens, tous les musées sont désormais des « musées de
société », ou sont tenus de le devenir6.
Le Musée du Louvre, notamment, est l’exemple paradigmatique du musée
patrimonial classique consacré pour l’essentiel à l’histoire de l’art occidental
depuis l’Égypte et la Grèce jusqu’à l’art classique des XVIIIe-XIXe siècles,
puisque les collections « ethnographiques » du Musée du Louvre ont été
transférées en 1878 au Musée du Trocadéro, ancêtre du Musée de l’Homme.
Or, le Musée du Louvre s’est « contemporanéisé » de deux manières : tout
d’abord en s’adjoignant la pyramide en verre conçue par l’architecte Peï,
ensuite, dans la mesure où il a été contraint, sous l’impulsion du collection-
neur et marchand d’art premier Jacques Kerchache, de s’ouvrir à la nouvelle
problématique des « autres cultures » et des autres « arts ». C’est ce qui a
conduit la direction du Musée du Louvre à ouvrir le Pavillon des Sessions où
sont exposés, dans une optique esthétisante, qui contraste aussi bien avec le
défunt Musée de l’Homme que dans une certaine mesure, avec le MQB,
quelques-uns des « chefs d’œuvre » – c’est l’expression employée – de ces
arts dits premiers. Le contemporain, dans le cas du Musée du Louvre, c’est
donc l’exotique esthétisé et aligné, dans une optique de prise en compte de
l’universalisation des cultures, sur les autres « chefs d’œuvre » exposés dans
ce musée dont les exemples paradigmatiques sont La Joconde, la Vénus de
Milo ou la Victoire de Samothrace.
Le même type de raisonnement s’applique au Département des Arts de
l’islam de ce même Musée du Louvre dont la réfection s’explique sans doute
par la volonté de « faire contemporain », c’est-à-dire de faire plaisir aux pays
musulmans dont certains ont financé ce projet (Maroc, pays du Golfe) ainsi
qu’aux musulmans de France. Mais on pourrait choisir d’autres exemples de
ce que je nomme cette obligation de contemporanéité. Le British Museum de
Londres s’ouvre ainsi à des questions contemporaines avec son exposition sur
le sexe et le plaisir dans l’art japonais (« Shunga, sex and pleasure in Japanese
art ») – non pas que l’érotisme des estampes japonaises soit quelque chose de
nouveau, mais parce que, ce qui fait la contemporanéité d’une telle
exposition, c’est son intitulé. Autre exemple, celui du Musée d’Orsay, qui

6. Sur la problématique du « musée de société », voir Denis CHEVALLIER (éd.),


Métamorphoses des musées de société, Paris, La Documentation française, 2013.
TEMPORALITÉS ET ESPACES DU MUSÉE 221

jusqu’ici n’accueillait que les vieilles personnes allant admirer les toiles de
Van Gogh (je caricature, bien entendu), et qui désormais propose une
exposition sur le nu masculin (« Masculin/Masculin, l’homme nu dans l’art
de 1800 à nos jours ») qui se veut très « sexy » et, à ce titre, très contem-
poraine. Ce qui fait sa contemporanéité, en effet, c’est d’être dans l’air du
temps et, en ce sens, ce qui fait la contemporanéité du geste historique,
comme l’a montré Nicole Loraux, c’est l’anachronisme, le rapprochement
(parfois incongru comme dans le cas des statuettes africaines modifiées ou
embrochées sur une rôtissoire par l’artiste franco-philippin Gaston Damag7)
entre une œuvre du passé ou du lointain et un artefact moderne.
Dans le cas du MQB, cette obligation de contemporanéité se traduit par
l’organisation d’expositions temporaires consacrées aussi bien à des artistes
du sud contemporains (Yinka Shonibare, Romuald Hazoumé, artistes
aborigènes australiens, artistes « tribaux » indiens, mais pas les autres !) qu’à
des thèmes particuliers (Tarzan, Les Maîtres du désordre, Exposition maya)
ou à des colloques dans lesquels interviennent les stars des études post-
coloniales. Par là, le côté figé de la collection des objets d’« art premier » est
censé être contrebalancé par une approche focalisée sur l’aspect le plus
brûlant des cultures du sud contemporaines – le postcolonialisme – même si
ces expositions et interventions sont « primitivisées » à souhait. Je n’en
prendrai que quelques exemples. L’exposition sur « Tarzan » ou celle sur
« Les Maîtres du désordre » tirent les cultures exotiques du côté des « peuples
de la nature », au point de devenir emblématique de la proposition de ce
musée (je pense ici à « Tarzan ou Rousseau chez les Waziri »), ou bien elles
omettent de présenter avec une distance critique les croyances et les pratiques
des chamanes (« Les Maîtres du désordre »). L’exposition archéologique sur
les Maya du Guatemala, financée par la firme pétrolière Perenco, fait
l’impasse sur l’expulsion des Indiens de leurs terres, sur les dégâts provoqués
par l’exploitation pétrolière et sur la transformation de certaines parties de
cette zone en réserve touristique haut de gamme. Ainsi le MQB célèbre-t-il les
noces du primitivisme et du postcolonialisme, qui sont deux piliers majeurs
de l’idéologie contemporaine.
L’obligation postcoloniale de contemporanéité faite aux musées ne se
traduit cependant pas par une quelconque interactivité avec les ayants droit
contemporains – ou ceux qui se considèrent comme tels – de ces cultures.
Ceux-ci sont tenus soigneusement, dans la plupart des cas, à l’écart de
l’agencement de ces musées, ce qui contraste avec le Musée national de
l’Indien Américain de Washington, déjà évoqué, qui a été conçu en

7. Exposition « Paris pour escale », Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2000.
222 ANTHROPOLITIQUES

collaboration avec les communautés indiennes des États-Unis, et qui met


l’accent sur la contemporanéité de ces cultures avec par exemple l’exposition
d’artefacts actuels (baskets « indigénisés » et décorés de perles indiennes, par
exemple). Cet aspect a cependant été critiqué par certains journalistes qui
considéraient ces objets comme « laids » et qui ne retrouvaient pas dans ce
musée ce à quoi ils étaient habitués, à savoir les objets « classiques » des
musées d’ethnographie. Par ailleurs l’accent mis par les curateurs de ce
musée, eux-mêmes amérindiens, sur la « survivance » des cultures amérin-
diennes à travers l’histoire, a été fortement critiqué par des chercheurs
– également indiens-américains – qui regrettaient que ce musée passe sous
silence la colonisation et le génocide des Indiens d’Amérique ainsi que ses
prolongements actuels8.
Pour ma part, je ferai observer que ce musée n’échappe pas, en dépit de sa
volonté de faire « contemporain », à une certaine spiritualisation, à un certain
écologisme et donc à une certaine essentialisation des communautés
indiennes qui y sont exhibées9. La focalisation sur une scénographie ethnique
(huit groupes ethniques sont mis en scène), et donc sur la permanence de
certains peuples à travers l’histoire (la colonisation ne représentant qu’une
parenthèse dans l’histoire des communautés amérindiennes), interdit en effet
de se poser la question de savoir comment ces « nations » indiennes en sont
venues à être ce qu’elles sont, c’est-à-dire se sont mises à exister en tant
qu’objets ethniques.
Ce cadre postcolonial, quoi qu’on fasse, forme donc la toile de fond de la
contemporanéité et il explique les « crises » qui interviennent entre ces
musées et ceux qui se considèrent comme les héritiers de ces cultures (la
Vénus hottentote pour l’Afrique du Sud, les têtes maories pour la Nouvelle-
Zélande, les objets archéologiques du Macchu Pichu au Pérou détenus par
l’Université de Yale aux États-Unis, la tête du chef kanak Ataï pour la
Nouvelle-Calédonie, et même les marbres du Parthénon entreposés au British
Museum pour la Grèce). Or, cette problématique de la « propriété » des objets
d’art premier et des restes humains, et donc de leur « restitution » éventuelle,
est centrale en matière muséale, particulièrement pour les musées de société,
même si elle est complexe.
En effet, on sait désormais que certains de ces objets d’art soit disant
« premier » (statuettes mangbetu du Congo-Kinshasa, fétiches à clous nkisi

8. Amy LONETREE et Amanda J. COBB (eds), The National Museum of the American
Indian : Critical Conversations, University of Nebraska Press, 2008.
9. Marie MAUZÉ et Joëlle ROSTKOWSKI, « A New Kid on the Block. Le National
Museum of the American Indian », Journal de la Société des Américanistes, 2004,
90-2, p. 115-128.
TEMPORALITÉS ET ESPACES DU MUSÉE 223

du Congo-Brazzaville, vêtement huipil attribué à la Malinche vivant à


l’époque de la conquête du Mexique au XVIe siècle, mais datant en réalité de
la période coloniale du XVIIIe siècle 10, ou même certains « restes humains »
comme les têtes maoris, ont été « fabriqués » à destination des Occidentaux.
En cela ils ne sont pas ou plus véritablement des objets d’art premier – à
supposer que cette expression soit dotée d’un sens quelconque – mais bel et
bien « contemporains », c’est-à-dire situés dans une époque précise, celle de
la colonisation notamment.
La muséographie contemporaine ne peut donc échapper à cette problé-
matique, et on peut s’étonner qu’elle n’ait été abordée qu’en de rares
occasions par le MQB, par exemple lors de la « crise » des têtes maories avec
le symposium intitulé « Des collections anatomiques aux objets de culte :
conservation et exposition des restes humains dans les musées », symposium
suivi lui-même, en 2012, de la cérémonie de restitution des têtes maories à la
Nouvelle-Zélande organisée par ce même musée11. En dépit de ces
deux événements, cette problématique n’est donc pas au cœur des préoccu-
pations de ce musée, qui est en réalité, un peu comme le dieu de Leibniz par
rapport aux monades, l’instance suprême qui préside au dialogue des cultures.
Dans le cas du Musée du Louvre, comme dans celui du MQB, il s’est donc
produit une désoccidentalisation des pratiques muséales mais aucunement
une contemporanéisation de celles-ci, laquelle devrait se traduire par une mise
en question de l’objet « musée » entre ses différents ayants droit (peuples
autochtones, instances muséales, gouvernements des pays concernés, etc.). Le
musée, en effet, plus qu’une « zone de contact » (selon l’expression de Mary
Louise Pratt, reprise par James Clifford12) est désormais, dans un contexte
multiculturaliste, essentiellement un enjeu politique, ce qui pose à son tour la
question, en particulier pour les musées de culture, de civilisations ou de
société, de leur réappropriation par les ayants droit, mais aussi du recrutement
du personnel de ses instances dirigeantes. On a d’ailleurs déjà évoqué cette
question avec le Musée national des Indiens d’Amérique à Washington et le
recrutement de curateurs indiens-américains effectué par ce musée. Pour

10. Cf. Erendira Munoz AREYZAGA, Fragmentos de la identidad mexicana, op. cit.,
p. 174.
11. Cette cérémonie n’a pu avoir lieu que grâce à l’adoption de la loi spécifique
n° 2010-501 du 18 mai 2010 autorisant la restitution par la France des têtes maories
à la Nouvelle-Zélande. Sur toute cette question, voir le mémoire de master de
Noémie LANGLOIS, Postcolonialisme, primitivisme et essentialisme à travers le cas
de la restitution des têtes maories par la France, EHESS, 2013.
12. Mary Louise PRATT, « The Arts of the Contact Zone », Profession 91, 1991, p. 33-
40 ; James CLIFFORD, « Museums as Contact Zones ». in Routes: Travel and
Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, MA, Harvard University
Press, 1997, p. 188-219.
224 ANTHROPOLITIQUES

conclure sur ce point, je dirais que les musées de société, plus que des lieux
« où dialoguent des cultures », pour reprendre le slogan du MQB, sont des
lieux où s’affrontent des identités et des mémoires, mais aussi peut-être des
lieux où sont enterrées les luttes sociales, le sociétal recouvrant d’une certaine
façon le social. C’est donc à une géopolitique du musée qu’il conviendrait de
se livrer.

J’ai dit un peu plus haut que tout musée s’inscrivait également dans un
syntagme muséal. Cela signifie que dans la même ville, la même région, le
même pays ou au niveau international, un musée existe en proximité ou entre
en compétition avec les autres musées qui chassent sur les mêmes terres. À
Paris, par exemple le Musée Dapper entre en concurrence avec le MQB pour
ce qui est des Arts premiers, et il déploie d’ailleurs la même problématique,
avec la juxtaposition d’artefacts d’art premier et d’œuvres d’art contempo-
raines (cf. l’exposition d’octobre 2013 « Initiés Bassin du Congo/œuvres de
Romuald Hazoumé et ses célèbres « masques bidons »). Mais, on pourrait
trouver bien d’autres exemples.

Le musée et le contemporain

Les notions de musée et de contemporanéité semblent a priori anti-


thétiques : le musée est par définition un lieu de conservation, un lieu patri-
monial par excellence destiné à témoigner de l’art ou des cultures des siècles
passés. Cette pulsion patrimoniale s’est accrue au cours des dernières décen-
nies avec l’irruption de ce que j’appellerai la « société de conservation », en
France notamment. Depuis les années 1970, l’urbanisme gaullien et pompi-
dolien a vécu ; et a disparu du même coup la volonté de transformation
radicale du paysage urbain qui s’était traduite notamment par la destruction
des Halles de Baltard, la construction du Forum des Halles, de la Tour
Montparnasse, de la voie express rive droite, etc. Il s’agit désormais au
contraire de conserver, non seulement les édifices publics et privés du passé, à
telle enseigne que la destruction des barres d’immeubles des cités pose
problème, mais également dans une optique multiculturaliste et diversitaire,
de promouvoir le patrimoine culturel immatériel (Unesco), de reconnaître la
mémoire des différents groupes de migrants, etc. La politique de la ville elle-
même comporte désormais cette dimension avec l’accent mis sur
l’empowerment, la mémoire des quartiers, etc.
TEMPORALITÉS ET ESPACES DU MUSÉE 225

Le maître-mot de ce début du XXIe siècle est donc la muséification et la


vitrification des vieux pays d’Europe. En témoigne la transformation des
nombreux vestiges de l’époque ou de l’épopée de l’ère industrielle des XIXe et
XXe siècles, de ces « friches », de ces édifices désaffectés et réaffectés en lieux
d’hébergement de la culture et de l’art13. On en trouve un exemple para-
digmatique à Marseille avec la Friche de la Belle de Mai, qui participe à
travers le tournage du feuilleton « Plus belle la vie » à la muséification et à la
« stéréotypisation » de Marseille et de la culture méridionale. On pourrait
trouver bien d’autres exemples, la Tate Modern de Londres, le Musée
d’Orsay, la gare de Hambourg à Berlin, le Tri postal à Lille, etc. Mais si tout
est muséifié, conservé et donc privé d’historicité – et cela en liaison avec le
tourisme (c’est-à-dire à la transformation de la France en resort and spa,
selon l’expression d’Arnaud Montebourg) – quelle peut être la fonction du
musée alors que l’Europe tout entière devient elle-même un musée ?

Le présent, l’actuel et le contemporain

Je défendrai ici l’idée que ce n’est pas le musée qui est une chambre
d’enregistrement du contemporain et qui doit s’en faire l’écho mais plutôt, de
façon paradoxale, que c’est bien le musée qui fait, qui crée le contemporain.
Ni le présent, ni l’actuel ou l’actualité ne sont, ne font le contemporain. Ce
qu’enregistrent ou plutôt ce que fabriquent les médias, c’est-à-dire le domaine
de l’éphémère, ne rend pas pour autant le présent et l’actuel contemporains.
Ce qui fait contemporain le contemporain, c’est la scénographie, la pro-
position ou l’histoire que raconte tel ou tel musée. Le Musée d’art moderne
de la ville de Paris, par exemple, même s’il expose des œuvres d’art contem-
porain, n’est pas un musée « contemporain ». C’est un musée classique au
même titre que le Musée du Louvre. Même le Centre Pompidou, du fait du
poids de sa collection permanente, n’est pas véritablement ou totalement
contemporain en dépit d’une architecture qui était futuriste lorsqu’il fut
inauguré et d’expositions qui ont fait époque (« Les Immatériaux » en 1985,
« Les Magiciens de la Terre » en 1989, « Africa Remix » en 2005), ce qui
n’est pas le cas, à mon sens, des « Modernités multiples (1905-1970) » (2013)
dans laquelle l’accès à la pluralité des modernités artistiques du monde

13. Jean-Loup AMSELLE, L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain,
Paris, Flammarion, 2005.
226 ANTHROPOLITIQUES

– c’est-à-dire non occidentales – passe par le retour au primitivisme le plus


suranné.
Par contraste, le Palais de Tokyo est bien davantage contemporain par son
côté de friche déconstruite, « foutraque », aspect qui est particulièrement
apparu lors de la Triennale « Intense Proximity » de 2012 dont le commis-
saire était d’ailleurs une éminente figure postcoloniale, le curateur américano-
nigérian Okwi Enwezor14. La proposition du Palais de Tokyo relève d’une
scénographie véritablement post-moderne qui ne se réduit pas au « white
cube » du musée d’art contemporain « classique ». La friche déconstruite, la
mise en scène du musée en tant que tel, de ses viscères, est donc un aspect
essentiel de la contemporanéité de ce même musée. C’est en effet l’exposition
du musée en tant que tel, en tant qu’œuvre d’art pour ainsi dire, qui le rend
véritablement contemporain comme dans le cas du Mucem où les visiteurs
viennent peut-être autant sinon davantage pour visiter ou admirer le site que
pour voir les différentes expositions. On peut en dire autant, me semble-t-il,
du Musée Getty de Los Angeles ou du Guggenheim de Bilbao – et d’ailleurs
le thème du musée comme œuvre d’art a été enfourché par certains artistes
comme le Béninois Meschac Gaba et son « Museum of African Contemporary
Art ».
Ce n’est donc pas le présent ou l’actuel qui font le contemporain et, à ce
titre, le passé peut faire absolument partie du contemporain puisque c’est le
regard qui est porté sur ce passé qui fait le contemporain. Un bel exemple de
ce phénomène est fourni par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel qui, voici
quelques années, a exposé ses ordinateurs utilisés lors d’expositions précé-
dentes, puis mis au rebut et ressortis pour l’occasion. De même, la galerie
d’ethnographie du Musée d’histoire naturelle de Nîmes, dont le caractère
vieillot est attesté par le rapprochement entre des animaux exotiques
empaillés et des objets, a-t-elle été « rafraîchie », en 2013, dans une optique
postcoloniale, par le danseur chorégraphe Alain Buffard15.
Dans un autre ordre d’idées, la « Cité nationale de l’histoire de l’immi-
gration » à Paris, en dépit de son caractère de musée d’histoire, est un musée
contemporain parce qu’elle traite d’une question éminemment contem-
poraine, celle des migrations. Idem pour le Musée d’art contemporain de la
ville de Marseille, qui n’est pas contemporain parce qu’il expose des œuvres
d’art contemporaines (sa collection permanente), mais par son exposition
« Le Pont » (2013) consacrée largement aux migrations. Idem, enfin, pour le

14. Cf. sa réponse au questionnaire de Hal FOSTER, « Questionnaire on the


“contemporary” » ainsi que celle de Chika OKEKE-AGULU, October 30, Fall 2009.
15. « Les colonies revisitées » – Libération [www.liberation.fr/culture/2013/03/08/les-
colonies-revisitees_887325].
TEMPORALITÉS ET ESPACES DU MUSÉE 227

Mucem qui est pleinement contemporain à travers ses expositions tempo-


raires « Le Noir et le Bleu » (sur l’histoire coloniale) et « Au bazar du genre »
(sur la question du genre).
L’obligation de contemporanéité des musées est donc liée à la prévalence
des problématiques postmoderne et postcoloniale telles qu’elles sont scéna-
risées par les musées les plus porteurs. De façon paradoxale donc, ce sont ces
musées qui échappent le plus à la muséification et à la vitrification de la
vieille Europe. Pour moi, les musées les plus contemporains sont des musées
d’histoire, d’histoire de l’esclavage et de la colonisation notamment. Et je
citerai à ce sujet deux exemples, celui du Musée d’Aquitaine de Bordeaux et
celui du Musée de Londres qui tous deux mettent en relation l’histoire de ces
villes avec la traite esclavagiste et avec la colonisation. Dans le cas du Musée
de Londres, l’insistance est mise sur les liens existant entre ces périodes et le
racisme actuel prévalant en Grande-Bretagne. Cette problématique est parfai-
tement symbolisée par l’installation-performance des horreurs coloniales et
postcoloniales « Exhibit B » du Sud-Africain Brett Bailey (festival d’Avignon
en juillet puis au Centquatre à Paris 19e en novembre 2013), véritable « musée
vivant », qui entend, dans une perspective proche de celle d’Hannah Arendt,
montrer les liens entre colonisation de l’Afrique, génocide nazi et migrations
contemporaines en provenance d’Afrique16. Il s’agit d’une exposition de
tableaux vivants performés par des acteurs, une sorte de parcours de pénitent
individualisé, de chemin de croix qui accroît la solennité de cette exposition et
qui commence dans une salle d’attente dotée de sièges numérotés, les specta-
teurs étant successivement appelés à entrer dans l’espace de ce qui constitue
une véritable cérémonie d’expiation. Dans l’obscurité, le spectateur est amené
à effectuer un certain nombre de stations devant des saynètes de comédiens
immobiles représentant les différentes exactions coloniales (esclavage,
exploitation forcenée de la main-d’œuvre employée à la collecte du
caoutchouc au Congo belge, accompagnée de meurtres et de tortures) et leur
prolongement actuel avec la mort par étouffement d’un migrant expulsé dans
une cabine d’avion.
Le musée doit donc être vu comme le théâtre d’enjeux mémoriels,
politiques et économiques. La Maison de l’histoire de France, qui heureuse-
ment n’a pas vu le jour, était à sa façon également un musée éminemment
contemporain puisqu’elle véhiculait une idée portée par une fraction du
paysage politique national – représentée par Nicolas Sarkozy, lequel a
d’ailleurs refusé d’inaugurer la Cité nationale d’histoire de l’immigration.

16. Voir à ce sujet l’article de Marc O. MAIRE, « La Passion, noire et animiste, selon
Brett Bailey. Une expérience et une re-connaissance critique d’Exhibit B Festival
d’Avignon, 12- 23 Juillet 2013 », à paraître dans les Cahiers d’études africaines.
228 ANTHROPOLITIQUES

À travers le musée ou les musées, s’affrontent donc différents types


d’histoire, différents types de mémoires, différents récits nationaux, et ces
différents récits sont eux-mêmes l’objet d’enjeux internationaux. Inscrits au
cœur du phénomène de la globalisation, ces récits témoignent de probléma-
tiques concurrentes : république versus multiculturalisme notamment. Un
pays comme la France devient donc l’objet de jugements internationaux à
travers ses musées, et cela notamment parce que les musées sont des desti-
nations touristiques majeures et donc aussi des enjeux économiques
importants pour les villes qui les accueillent (Guggenheim à Bilbao et à Abu
Dhabi, Pompidou à Metz, musée du Louvre à Lens). Les musées deviennent à
ce titre les vecteurs du développement culturel et touristique, et donc écono-
mique. L’Agence France Museums, qui regroupe un certain nombre de
musées patrimoniaux français, s’occupe d’ailleurs de leur promotion à
l’étranger. Les musées sont désormais de véritables entreprises axées sur le
marketing muséal (avec la place croissante occupée par les boutiques et les
produits dérivés) qui sont censés suppléer au développement industriel
défaillant (c’est particulièrement le cas de Marseille) ou impulser un dévelop-
pement touristique émergent (Abu Dhabi). Il y a donc une concurrence
muséale qui concerne les différents types de temporalités que les musées
entendent ou s’emploient à scénariser. La France vend ainsi son patrimoine
muséal (Le Louvre Abu Dhabi) tandis que les États-Unis vendent leur art
contemporain (œuvres monumentales de Richard Serra et de Louise
Bourgeois au Guggenheim de Bilbao).
On a donc affaire à une géopolitique et à un marché international des
identités et des mémoires dont le musée est le contemporain puisque les
questions politiques sont désormais devenues largement des questions identi-
taires et mémorielles, de reconnaissance, et que celles-ci se jouent au sein
d’un espace ou d’un syntagme muséal national ou international. À ce titre,
l’interactivité avec le public devient une question essentielle comme en
témoigne la place de plus en plus importante occupée par les « livres d’or ».
Pour conclure, je me poserai la question de savoir quelle contemporanéité
réfléchit le musée. Qu’expose-t-il et à quoi s’expose-t-il ? Le musée est le
contemporain de la question contemporaine par excellence, celle des identités
et des mémoires, qui a détrôné celle des luttes sociales. Il expose les identités
et les mémoires, au risque de décevoir ceux qui s’en estiment les héritiers et
les ayants droit, mais il s’expose aussi à figer ces identités et ces mémoires en
les muséifiant. Au sein du musée, le public vient en effet célébrer le spectacle
de sa propre aliénation en tant que sujet social agissant.
TROISIÈME PARTIE

POSTURES ET RIPOSTES
12
Comment « Nous » sommes
devenus « Blancs » !

Jean-Loup AMSELLE

« En France, le racisme structurel ne touche pas les “blancs”, nous dit


Sihem Souid1. Selon elle, « cette évidence – qui ne semble pas l’être pour les
élites qui nous gouvernent – est pourtant une réalité bien concrète. Quand un
imbécile traite quelqu’un de “sale blanc”, il ne porte préjudice à cette
personne que conjoncturellement et non de manière systémique. À la grande
différence du racisme anti-noir, anti-arabe, anti-juif, anti-roms... Ces
racismes-là, non seulement font système, mais renvoient aussi à un moment
de leur propre histoire où ces groupes ont pu être considérés comme ceux de
“sous-hommes” ou “inférieurs”. Il n’y a par conséquent aucun rapport entre le
racisme dont sont victimes les “minorités” et l’insulte “sale Blanc”, sinon une
différence de nature ».
Il ne saurait donc y avoir, selon Sihem Souid, que de racisme envers les
dominés et non de racisme envers les dominants. Cette position pouvait sans
doute être considérée comme juste, jusqu’à une époque récente, lorsqu’elle
s’appliquait à une société régie officiellement selon des principes républicains
et universalistes. Mais nous sommes entrés depuis quelque temps, en France,
dans une nouvelle ère, celle d’une société raciale. Sous l’influence des idées
multiculturalistes et postcoloniales venues d’outre-Atlantique, la position de
surplomb et le neutralisme universaliste, c’est-à-dire la possibilité d’émettre
des énoncés valant en tout temps, en tout lieu et pour toute personne, a été

1. « L’imposture du racisme anti-blanc ! », Le Point.fr, 14.11.2013.


232 ANTHROPOLITIQUES

disqualifiée au nom de l’appartenance de ce paradigme à un groupe d’indi-


vidus composée de « blancs » ou d’« occidentaux » occupant, jusqu’à présent,
une position dominante à l’échelle globale. Ce processus de disqualification a
donc consisté à relativiser le discours universaliste en l’assignant à un groupe
racial donné. Ainsi en miroir de la « négritude » ou de la « blackness » a été
constituée ou révélée par des auteurs nord-américains comme Toni Morrison,
une « blanchitude » ou une « whiteness » devenant l’attribut identitaire d’un
groupe social donné. Le fait d’être « blanc » n’est donc plus, dans cette pers-
pective, une couleur neutre, mais une caractéristique non seulement opposi-
tive mais servant également de marqueur à la catégorie sociale dominante.
Les hommes et les femmes qui prétendent tenir un discours neutre d’hommes
et de femmes, tiennent en réalité un discours d’hommes et de femmes
« blancs ».
On assiste ainsi à la mise en place, au sein des sociétés occidentales, aux
États-Unis, en Europe, et plus récemment en France, d’une société pluri-
raciale dans laquelle l’égalité ne peut plus passer par l’établissement d’un
contrat social entre des individus atomisés, comme c’était autrefois le cas
dans le cadre de la philosophie politique, mais par la passation d’un pacte
entre des races distinctes. Le meilleur exemple de ce nouveau cas de figure
est la conception qui veut qu’après des décennies de domination d’un pouvoir
politique « blanc » aux États-Unis, il fallait élire un président « noir », ce qui
est désormais chose faite avec Barack Obama. L’idée selon laquelle les
leaders politiques, économiques, médiatiques, bref tous ceux qui apparaissent
dans l’espace public, doivent représenter les différents groupes minorisés ou
discriminés (qu’il s’agisse des minorités raciales ou LGBT), indépendamment
de leur appartenance politique ou de leur compétence, a désormais largement
droit de cité en France. En somme, selon cette conception « diversitaire », on
considère que les dirigeants politiques et les chefs d’entreprises doivent
« ressembler » au caractère « bigarré » de la société française.
Mais, du même coup, le groupe racial dominant jusqu’alors, n’a-t-il pas
quelque raison de se sentir « relativisé », sinon menacé dans sa tranquillité,
voire dans son insouciance ? Ne se posant pas, jusqu’à une époque récente, de
question quant à son identité, il devient dès lors assigné à son statut de
« blanc » et se voit désormais poussé à une attitude défensive. C’est bien cette
posture que l’on retrouve dans l’expression « Français de souche » parti-
culièrement lorsqu’elle s’applique à des couches fragilisées de « petits
blancs ». Dès lors, il suffit que se produisent des agressions physiques
accompagnées d’insultes « anti-blancs » proférées à l’encontre des victimes
pour que le racisme anti-blanc s’installe et acquière une « réalité » d’autant
plus grande qu’elle se solde devant les tribunaux par de lourdes condam-
COMMENT « NOUS » SOMMES DEVENUS « BLANCS » ! 233

nations à l’encontre de ceux qui ont commis ces forfaits et proféré ces
insultes.
De ce point de vue, on ne peut que déplorer que l’instauration d’un
paradigme multiculturaliste et postcolonial, c’est-à-dire l’apparition d’une
fragmentation raciale de notre société, ait entraîné de façon quasiment
inévitable, la création d’une « communauté » ou d’une « race blanche », dont
les représentants les plus fragiles peuvent se sentir menacés dans leur exis-
tence par des groupes considérés jusqu’alors comme étant les seules victimes
de discriminations. Tout se passe comme si on s’était employé à leur faire
sentir qu’ils étaient unis par une communauté de destin avec les membres les
plus favorisés de la « communauté blanche ». L’un des dommages colla-
téraux les plus visibles du paradigme racial est en effet d’occulter les diffé-
rences de classe traversant les soi-disant communautés raciales. L’agression
raciste dont a été récemment victime un « blanc » s’est produite à la station
RER de la Gare du Nord et a été supposément commise par un « non-blanc »
qui a pris la fuite, son complice, qui seul comparaissait à l’audience du
tribunal, étant lui-même défini ou se définissant comme « blanc2 ». Bref, il
s’agit, pour reprendre une expression utilisée autrefois, de « contradictions au
sein du peuple », d’antagonismes opposant des individus appartenant en gros
à la même catégorie sociale (vendeur dans le prêt-à-porter, cuisinier), même
si ces antagonismes revêtent désormais une connotation raciale. Certes, le
défenseur du prévenu a eu raison de déclarer qu’« on fait de ce procès ce qu’il
n’est pas : le procès du racisme et pas celui d’un homme », rejoignant ainsi la
position de Sihem Souid évoquée plus haut. Mais d’un autre côté, on est
obligé d’observer que le « racisme anti-blanc », miroir du racisme anti-noir et
anti-arabe, est bel et bien devenu une réalité dans notre pays, ce qui a permis à
la LICRA de se constituer partie civile dans ce procès.
Malheureusement, il semble que la France soit entrée récemment dans une
sorte de tourbillon du modèle de la société raciale, qui est celle dans laquelle
nous vivons désormais. Les formes classiques de racisme et d’antisémitisme
certes perdurent, mais apparaissent concomitamment de nouvelles formes de
stigmatisation liées à la nouvelle problématique multiculturaliste et post-
coloniale et aux lois mémorielles qui lui sont associées. Dès lors, les insultes
racistes dont sont victimes les noirs et les Arabes, ne peuvent être perçues que
comme la conséquence d’une opération de relativisation, elle-même instaurée
par les défenseurs des anciennes victimes. Dans cette sorte de fuite en avant
de la mémoire et de l’identité, il y a fort à parier que les oppresseurs d’antan
(les pieds-noirs d’Algérie par exemple) vont utiliser la force de conviction du

2. Peine alourdie en appel pour une agression « anti-blanc », Le Monde, 21 janvier 2014.
234 ANTHROPOLITIQUES

paradigme multiculturaliste et postcolonial pour faire valoir eux aussi leur


droit à la mémoire. Ayant de leur point de vue « tout perdu », ils peuvent
revendiquer, eux-mêmes et leurs descendants, une reconnaissance de leur
souffrance. Paradoxalement, et par une sorte d’effet pervers, avec l’irruption
de ce nouveau paradigme, une équivalence des mémoires entre anciens
oppresseurs et anciens opprimés est ainsi mise en place.
13
« À l’angle des rues parallèles » :
Achille Mbembe et Jean-Loup Amselle

Sylvère MBONDOBARI*

Dans un ouvrage publié dans les années 19701, Noam Chomsky affirme
que « dans ses rapports avec la société, on devrait attendre d’une université
libre qu’elle soit, en un sens, “subversive”2 ». Il précise dans une perspective
inter- et transdisciplinaire que « les travaux passionnants, que ce soit dans le
domaine des sciences, de la technologie ou des arts, sondent les limites de la
compréhension et tentent de créer des alternatives aux hypothèses
conventionnelles3 ». La subversion, la recherche des limites et des alternatives
aux hypothèses conventionnelles voire traditionnelles seraient donc, selon
Chomsky, au fondement même de l’esprit universitaire ou intellectuel4. En ce

* Université Omar-Bongo (Libreville) / Université de la Sarre (Sarrebrück). À l’angle


des rues parallèles est le titre d’un roman de Gary VICTOR, paru en Haïti en 2000 et
réédité en France en 2003 chez Vents d’ailleurs. Voir également Anthony
MANGEON et Nicolas MARTIN-GRANEL, « “À l’angle des rues parallèles” : à propos
des études postcoloniales », Études littéraires africaines, n° 30, 2010, p. 93-105.
1. Noam CHOMSKY, Réflexions sur l’université, suivies d’un entretien inédit. Textes
réunis et présentés par Normand BAILLARGEON, Presses de l’Université du Québec,
Éditions Raisons d’Agir, 2010. Cet ouvrage reprend un ensemble d’articles publiés
par CHOMSKY à la fin des années 1960 et durant les années 1970, dans un contexte
marqué par la « crise de l’université américaine ».
2. Idem, p. 45.
3. Ibid., p. 46.
4. Jean Paul SARTRE, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972. Lire
également, dans une perspective plus critique : Julien BENDA, La Trahison des
clercs [1927], Paris, Grasset, 2003.
236 ANTHROPOLITIQUES

sens, il plaide pour « une approche interrogative et iconoclaste » où l’univer-


sitaire questionne des vérités réputées à jamais closes. Être universitaire est
d’abord et surtout une question de posture, et Chomsky rejoint ici Bertrand
Russell pour qui, « sans révolte, l’humanité stagnerait et l’injustice serait
irrémédiable. Par conséquent, l’homme qui refuse d’obéir à l’autorité joue,
dans certaines circonstances, un rôle légitime, à condition que sa désobéis-
sance ait des motifs sociaux, plutôt que personnels5 ».
Ce détour introductif devrait nous permettre de mieux appréhender le
contexte dans lequel se déroule le débat sur le postcolonialisme en France :
au-delà des polémiques, des attaques personnelles, des soupçons de repli
identitaire ou de susceptibilité patrimoniale, il s’esquisse en effet de nouvelles
voies, moins complexées, du rapport de l’intellectuel au monde. La lecture
que ce dernier propose de la société contemporaine a, il faut le dire, profon-
dément changé du fait de l’accélération de la circulation des échanges et des
idées. Jamais, sans doute, le nombre d’intellectuels errants, arpentant les aéro-
ports, les villes et les universités du monde entier n’a été aussi grand. Chaque
partie du monde vit des échanges très actifs et participe sourdement à
l’évolution intellectuelle globale, et donc à la contamination des tendances.
L’Europe reçoit désormais autant qu’elle offre.
En réalité, il n’y a pas une vérité contre une autre. Il y a différentes
tentatives de comprendre la marche du monde, toutes marquées par une sorte
d’incertitude ambiante inhérente à toute Epochenwechsel pour reprendre
l’expression de Reinhart Koselleck (Hans Blumenberg parle quant à lui de
Epochenschwelle)6. François Cusset a certainement vu juste lorsqu’en
présentant L’Occident décroché de Jean-Loup Amselle, il affirme que « le
monde intellectuel aime danser sur ses propres ruines, s’enivrer d’un certain
catastrophisme dans l’ordre des savoirs. Il n’est jamais plus animé qu’aux
heures où ses rhéteurs communient dans la certitude d’un désastre de la
pensée7 ». Cette crise sociale, conçue par Koselleck comme un indicateur et
un facteur de changement social, est vécue de nos jours dans le champ
intellectuel comme une crise des idées marquée par la « déliquescence

5. Ibid., p. 53.
6. Reinhart KOSELLECK, Epochenschwelle und Epochenbewusstsein, München, Fink,
1987. Hans BLUMENBERG, Aspekte der Epochenschwelle, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1976.
7. François, CUSSET, « Le champ postcolonial et l’épouvantail postmoderne. À propos
de Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes »,
La Revue internationale des Livres et des Idées, 06/05/2010 [http//www.
revuedeslivres.net/articles.php?idArt=209, consulté le 30.04.2014].
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 237

généralisée (de la raison, de l’universel, des Lumières), ressenti avec une


égale acuité d’un bout à l’autre du spectre politique8 ».
Trois expressions marquent donc cette entrée en matière : engagement
intellectuel, crise des idées, explorations de nouvelles voies. C’est autour de
ces trois notions que nous allons tenter de rapprocher deux auteurs que tout
a priori sépare, mais qui partagent en réalité selon nous le même projet
intellectuel : participer à la « définition de l’être humain d’aujourd’hui9 ». En
effet, la réflexion que nous initions ici pose un problème méthodologique non
négligeable. Il peut apparaître simpliste voire réducteur, de rapprocher Jean-
Loup Amselle et Achille Mbembe dans un article d’une dizaine de pages, et
un volume qui porte sur l’œuvre et la pensée de l’anthropologue français. La
première question qui se pose est bien celle du domaine de comparabilité.
Comparaison n’est pas raison, disait si justement Étiemble. La deuxième
question, bien plus complexe, est celle du choix du corpus. Nous avons
affaire à deux auteurs prolixes, qui embrassent des domaines si variés de
l’histoire, de l’anthropologie et de la philosophie qu’il faudrait non pas un
article mais un ouvrage de plusieurs centaines de pages pour bien nuancer
leurs différents points de vue. Pourtant l’expérience montre qu’il n’est pas
nécessaire d’aborder l’ensemble de l’œuvre et que des coupes transversales
peuvent permettre d’aborder différentes questions ou, du moins, d’évaluer les
positions de l’un ou de l’autre. Je n’ai pas songé à retrouver dans les protago-
nistes les phrases et les pages qui pouvaient être la « source » de telle ou telle
autre influence. Je n’ai pas non plus cherché des emprunts, au sens premier du
mot. Ce que j’ai voulu faire, très simplement, c’est situer telle ou telle
position de J.-L. Amselle relativement aux positions soit contraires, soit
analogues qui se retrouvent chez Achille Mbembe. Il m’a semblé qu’une telle
lecture pouvait être utile. D’abord parce qu’elle permet de mieux comprendre
le positionnement de J.-L. Amselle, en mettant en lumière la façon dont se
posent les problèmes sur lesquels il s’exprime. Ensuite parce que, peut-être,
certains rapports allaient apparaître entre lui et des penseurs qu’on lui a
traditionnellement opposés.

8. Ibid.
9. Daniel DELAS, « Écriture universitaire et prophétisme », dans Études littéraires
africaines, n° 36/2013, Nancy, 2014, p. 138. DELAS se réfère à Edgar MORIN qui,
dans Le Monde du 30 octobre 2013, écrivait : « La mission de l’enseignement est de
nous préparer à vivre. Or il manque à l’enseignement, du primaire à l’université, de
fournir des connaissances vitales. Ainsi on n’enseigne pas ce que c’est être humain :
les savoirs sont dispersés et compartimentés dans les sciences humaines et
biologiques ».
238 ANTHROPOLITIQUES

L’anthropologue et l’historien

Rien n’est plus dissemblable à première vue que l’intention qui anime
Jean-Loup Amselle et celle d’Achille Mbembe. J.-L. Amselle, anthropologue
et ethnologue africaniste, d’origine marseillaise, spécialiste des cultures de
l’Afrique de l’Ouest (Mali, Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal) incarne l’intel-
lectuel parisien fortement engagé dans le débat public en France. Au début
des années 1970, il développe une prédilection pour l’étude des rencontres
interculturelles en publiant des travaux sur les migrations africaines10, sur
l’ethnicité11, le métissage12, l’identité et le multiculturalisme13. Au cours des
années 2000 marquées par l’appel du « mouvement des Indigènes de la
République », la crise des banlieues françaises (2005 et 2007), les débats
controversés sur le rôle positif de la colonisation, sur l’identité nationale,
Amselle participe activement aux échanges universitaires ou médiatiques sur
le postcolonialisme en France, notamment en publiant L’Occident décroché
(2008)14 puis Rétrovolutions (2010)15, deux ouvrages qui vont susciter de
vives réactions. Au-delà de la diversité des points de vue qu’elle engage, cette
œuvre complexe, reflet de l’érudition de son auteur, dirige le regard du lecteur
de l’Afrique vers la France et le monde de manière infiniment variée.
L’univers qu’elle nous révèle est en mouvement permanent et perpétuel, rien
n’y est figé, et chaque décennie apparaît comme une reconfiguration des
rapports humains. J.-L. Amselle met en avant l’étude des représentations dans
leur rapport avec la société, analyse les formes d’expression, la construction
des significations et des identités individuelles et collectives en même qu’il
suit la trajectoire des concepts en introduisant l’histoire dans la réflexion
ethnologique. La prise en considération, dès le début des années 1980, de

10. Jean-Loup AMSELLE (dir.), Les migrations africaines : réseaux et processus


migratoire, Paris, Maspero, 1976.
11. Jean-Loup AMSELLE (avec Elikia M’BOKOLO), Au cœur de l’ethnie : ethnies,
tribalisme et État en Afrique [1985], Paris, La Découverte, 1999.
12. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, Payot, « Bibliothèque scientifique Payot », 1990 ; rééd. 2e éd. augm.
Paris, Payot et Rivages, « Bibliothèque scientifique Payot », 1999.
13. Jean-Loup AMSELLE, Vers un multiculturalisme français : l’empire de la coutume,
Paris, Aubier, 1996. 2e éd. Flammarion, « Champs », 2001 ; Branchements :
anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, rééd. coll.
« Champs », 2005 ; L’Ethnicisation de la France, Fécamp, Éditions Lignes, 2011.
14. Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché : enquête sur les postcolonialismes,
Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2008. Sur le postcolonialisme lire égale-
ment l’ouvrage très provocateur de Jean-François BAYART, Les études post-
coloniales, Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.
15. Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2010.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 239

notions aussi problématiques que l’ethnie, le métissage, le multiculturalisme,


permet, de même, de le situer parmi les ethnologues les plus critiques de sa
génération. Dans Logiques métisses, ouvrage qui fait date dans l’histoire de
l’africanisme, notamment par le changement de paradigme qu’il a initié dans
le rapport à la notion d’ethnie, J.-L. Amselle défend l’opposition entre une
« raison ethnologique », par définition classificatrice, et une « logique
métisse » entendue comme « syncrétisme originaire16 ». Aussi bien dans
l’étude de l’ethnie que dans celle du métissage, il s’agit toujours de lutter
contre les essentialismes, le déni d’historicité, et de déconstruire les idées
reçues de manière rigoureuse et systématique. Amselle peut ainsi affirmer,
dans sa contribution à l’ouvrage collectif Au cœur de l’ethnie, qu’« il n’exis-
tait rien qui ressemblât à une ethnie pendant la période précoloniale17 ».
Logiques métisses s’inscrit dans la même tradition discursive et procède de la
même méthode qu’Au cœur de l’ethnie en ce sens où l’auteur interroge « la
situation coloniale » et remet en cause des représentations qui ont pignon sur
rue dans le champ de l’anthropologie africaine. Récusant tour à tour les thèses
des fonctionnalistes et des courants culturalistes, issus du romantisme
allemand (Herder), et représentés pour la circonstance par Léo Frobenius et
Léopold Sédar Senghor, fustigeant parallèlement le relativisme culturel,
J.-L. Amselle pose « les logiques métisses » comme moyen d’exploration et
d’interprétation des sociétés africaines permettant d’éviter le piège de la
question de l’origine : « Il ne s’agit plus de se demander ce qui est premier, du
segmentaire ou de l’État, du paganisme ou de l’islam, de l’oral ou de l’écrit,
mais de postuler un syncrétisme d’origine, un mélange dont il est impossible
de dissocier les parties18 ».
Un regard synoptique nous permet de voir que l’œuvre de Jean-Loup
Amselle oscille constamment entre deux orientations, l’une fortement liée au
travail de terrain et à la question coloniale et l’autre qui se caractérise par la
recherche des limites, des lignes de fracture de la pratique anthropologique.
Conscient que « l’anthropologie est consubstantiellement liée au colonia-
lisme19 », l’action de J.-L. Amselle a donc été dans un premier temps l’élabo-
ration d’une pensée originale visant à corriger subtilement l’étroitesse des

16. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et


ailleurs, Paris, Payot, « Bibliothèque scientifique Payot », 1990, p. 9. Voir les
articles d’Anne Doquet, Anthony Mangeon, Bernard Traimond.
17. Au cœur de l’ethnie: ethnies, tribalisme et État en Afrique, op. cit., p. 23. Dans une
note de lecture, Jacques Binet relativise certaines affirmations de Jean-Loup
Amselle qu’il trouve au demeurant péremptoires (Revue française d’histoire
d’outre-mer, tome 75, n° 278, 1er trimestre 1988, p. 109-110).
18. Logiques métisses, rééd. Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 258.
19. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses, op. cit., p. 6.
240 ANTHROPOLITIQUES

vues de l’anthropologie coloniale et ainsi transformer la façon dont cette


discipline aborde l’Afrique comme objet de savoir. Son œuvre abonde en
notations précises sur les lieux, les textes, les contextes, et de détails qui
manifestent une chasse permanente aux fausses évidences et aux idées reçues.
La rupture des cadres traditionnels de la pensée ethnologique, telle qu’elle fut
envisagée dans Logiques métisses, représenterait justement l’application de
l’intellectualité à un objet marqué par la sémantique et l’imaginaire colonial.
C’est dans cette perspective qu’il faut lire Rétrovolutions dont la conclusion
offre une véritable profession de foi :

« Toute ma vie, j’ai été hanté par les primitivismes. Tout au long de mon
existence, j’ai éprouvé des sentiments d’attraction et de répulsion pour la
figure de l’autre exotique tel qu’il s’incarne dans ce qu’on nomme aujour-
d’hui, de façon détestable, les “cultures du monde”. [...] Indigéniser, primi-
tiviser, revient donc en définitive à placer les acteurs sociaux sous le regard de
l’État, et donc d’une certaine façon à les infantiliser20 ».

L’itinéraire intellectuel de l’historien Achille Mbembe se lit quant à lui


comme un geste d’appropriation et de réappropriation de son histoire
personnelle qui suggère de rendre, autant que faire se peut, tout son poids au
vécu. Né au Cameroun en 1957, Achille Mbembe est diplômé en histoire et
en sciences politiques de l’université de Yaoundé, de l’Université de Paris I et
de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a occupé différents postes dans les
universités américaines (Université Columbia de New York, Université de
Pennsylvanie), et il enseigne désormais à l’université du Witwatersrand à
Johannesburg en Afrique du Sud. Élevé par la veuve et par la mère de son
oncle Pierre Yém Mback, Achille Mbembe dit avoir été fortement marqué par
l’assassinat, le 13 septembre 1958, de ce parent qui était membre du
mouvement indépendantiste Union des peuples du Cameroun (UPC) et
compagnon de lutte de Ruben Um Nyobé. Ce qui caractérise par ailleurs son
origine, selon Mbembe, telle qu’il a tenté plus d’une fois de la définir, c’est la
rencontre entre l’Europe et l’Afrique. La biographie de Mbembe s’élabore
donc dans une sorte d’entre-deux où il tente de concilier origine africaine et
ouverture sur l’autre. Comme on le verra, cette rencontre va, c’est le moins
que l’on puisse dire, forger le destin, le psychisme et le caractère de
l’historien camerounais à telle enseigne qu’il semble impossible de com-
prendre l’homme, son œuvre et sa pensée, sans les mettre en relation avec la
brutalité de la situation coloniale.

20. Jean-Loup AMSELLE, Rétrovolutions, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2010,
p. 229 et p. 231.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 241

Sa production scientifique commence avec la publication d’Afriques


indociles. Christianisme, pouvoir et État en Afrique en société postcoloniale21
dans lequel l’historien revient sur le processus d’évangélisation en même
temps qu’il pose déjà les jalons d’une critique de l’État postcolonial. Par un
intéressant détour, l’« Église missionnaire » rejoint l’« État théologien
postcolonial » dont elle partage, dans une large mesure, les pratiques et les
besoins psychologiques, explique Mbembe. Pour s’y accommoder l’indigène
a développé des stratégies subtiles de résistance consistant essentiellement « à
tenir compte [des] gains et [des] profits symboliques et matériels ». Mbembe
conclut que « le fait qu’il soit refusé à l’indigène de témoigner publiquement
du caractère radicalement négatif de l’évènement postcolonial, qu’il soit
contraint au silence, ne signifie pas qu’il s’est effectivement tu ou qu’il ne sait
plus ce qui lui est arrivé. Il le sait et il le dit dans des langages, des récits, des
discours qu’il faut savoir déchiffrer22 ». Cette complexité paradoxale
traduirait, selon Mbembe, plus nettement que jamais, les erreurs de jugements
de l’idéologie coloniale, notamment ses présupposés sur la figure d’un
indigène passif dans une Afrique docile. Cette stratégie qui est au fondement
même des relations entre peuple et classe régnante dans l’Afrique post-
coloniale, permet de comprendre le présent politique comme un double
processus de continuité et de rupture avec la période coloniale, précise alors
l’historien.
Le second texte de Mbembe peut se lire comme un approfondissement du
premier. En effet, La Naissance du maquis dans le Sud Cameroun23, ouvrage
sur « un des événements les plus occultés de l’histoire de la “décolo-
nisation” » (Catherine Coquio) et qui n’a pas toujours eu l’attention qu’il
mérite, prolonge la critique de l’empire colonial tout en annonçant celle de
l’État postcolonial. De l’avis de Marc Michel, l’ouvrage de Mbembe serait
« un travail d’importance majeure, qui renouvelle la problématique et l’histo-
riographie de l’UPC24 ». Cette question de la tragédie de l’indépendance du
Cameroun, Mbembe la reprendra dans Sortir de la grande nuit. Essai sur
l’Afrique décolonisée (2010). Le colonialisme considéré comme violence
fondatrice a donné naissance à une société postcoloniale marquée par le
triptyque : violence, allocation et transfert. Pour Mbembe la violence

21. Achille MBEMBE, Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et État en Afrique en


société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988.
22. Achille MBEMBE, Afriques indociles, op. cit., p. 210.
23. Achille MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud Cameroun. 1920-1960 :
histoire des usages de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.
24. Marc MICHEL, « Une décolonisation confisquée ? Perspectives sur la décolonisation
du Cameroun sous tutelle de la France 1955-1960 », Revue française d’histoire
d’outre-mer, tome 86, n° 324-325, 2e semestre 1999, p. 230.
242 ANTHROPOLITIQUES

postcoloniale est fille de la violence coloniale en Afrique ; elle s’applique à


pérenniser sous de nouvelles formes (clientélisme, arbitraire, usage de la
force, etc.) différents systèmes d’assujettissements dont l’indigénat. À bien y
regarder, la pensée de Mbembe est un produit mixte qui résulte d’un double
référent à la fois extérieur, l’Occident, et intérieur, l’Afrique. La fin de l’ère
coloniale traumatisante a, en effet, conduit à une tentative de réappropriation
du passé non seulement immédiat, mais aussi plus lointain, pour le mettre
justement en perspective avec l’histoire politique et culturelle du continent.
La France et l’Afrique, sortes de métaphores obsédantes, intimement liée par
cet « acte originaire de cruauté », rythment l’écriture de Mbembe. Il entre-
tiendra toujours des rapports ambigus, de rejet et d’attirance, avec ces deux
espaces qui pourtant font partie de lui25.
Son étude De la Postcolonie26 présente avec beaucoup de force, à une
époque où l’africanisme français aborde un tournant décisif dans son inter-
prétation des phénomènes sociopolitiques27, une vue intuitive du travail
intérieur qui fera de lui l’une des principales figures de l’africanisme dans le
monde. D’emblée, il se place sur le terrain de l’histoire coloniale et de ses
conséquences sur la structuration de l’État postcolonial. Ce statut privilégié de

25. Lire la recension d’Anthony MANGEON (« Vers une Afrique future. À propos
d’Achille Mbembe », Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée,
Paris, La Découverte, 2010) publiée sur Culturessud.com [http://www.culturessud.
com/contenu.php?id=362] ; consulté le 30 avril 2014]. Mangeon lit trois temps forts
dans cet ouvrage. Le premier proposerait une « politique de la mémoire visant
notamment à donner toute sa force subversive à la sépulture ». La seconde partie
s’achèverait sur une forme de prophétie dans laquelle Mbembe annoncerait
qu’« une pulsion de mort est à l’œuvre derrière ce rejet de l’autre, et on ne fonde
pas une société viable sur un tel projet nécropolitique ». La troisième et dernière
partie de l’ouvrage est une écriture de « l’Afrique sur la longue durée et dans le jeu
complexe des relations internationales, désormais marquées par la mondialisation ».
26. Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans
l’Afrique contemporaine [2000], Paris, Karthala, 2005.
27. Voir notamment Jean-François BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre,
Paris, Fayard, 1989. Reprenant une expression courante en Afrique centrale (« la
politique du ventre »), Bayart propose une analyse des institutions et du pouvoir
politique qui tiendrait compte de la sociologie et de l’historicité des sociétés
africaines. L’idée de Bayart est de mettre fin à une analyse de l’État fondée
uniquement sur des paradigmes occidentaux (structure ethnique, démocratie,
autoritarisme, produit intérieur brut, etc.) et sur les questions de développement. Il
montre, entre autres, que l’État est perçu comme une affaire du clan, un lieu
d’enrichissement personnel, un moyen d’accès aux privilèges et aux prestiges
divers. Il ne faut pas penser l’ethnie comme une fin en soi mais comme un moyen
de consolidation d’un système social de domination. Son analyse devrait donc
« dégager les processus selon lesquels se forment ces coalitions, les matériaux
historiques dont elles usent, les répertoires culturels dans lesquels elles puisent ».
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 243

chercheur rigoureux, « brillant mais peu diplomate » (Amselle), Florence


Bernault l’exprime en ces termes :

« Parmi ceux qui sont allés le plus loin dans l’exploration de ce complexe,
l’historien Achille Mbembe a accumulé un travail empirique et théorique
particulièrement novateur. Ses nombreux écrits s’écartent des analyses
classiques de la situation coloniale comme affrontement de mondes et de
valeurs mutuellement excluantes et proposent une description serrée des effets
de circulation de pouvoir et de résistance. Mais surtout, Achille Mbembe
montre comment la colonisation, bien plutôt qu’elle ne provoque la disparition
des patrimoines culturels et idéologiques africains locaux superpose à ceux-ci
de nouvelles couches de sens et action. Le colonisé, qui se situe et agit désor-
mais dans des univers sociaux concurrents, cultive sa capacité à se projeter sur
plusieurs scènes d’action, à multiplier ses identités domestiques et publiques.
Il tente d’accumuler les ressources idéologiques ou économiques que celles-ci
soient européennes, locales, régionales, collectives ou personnelles28 ».

Cette approche insiste à partir de l’analyse de la gestion du pouvoir


politique après les indépendances sur les liens subtils et profonds entre
système colonial et imaginaire postcolonial. Il faudrait donc définir la
postcolonie par une dualité essentielle de caractère ; et ses éléments seraient si
multiples, que l’on ne pourrait les ramener à un principe simple. Mais quelle
que soit leur diversité, les fondements du pouvoir en Afrique (clientélisme,
autocratie, corruption, tribalisme, coercition, etc.) se laissent grouper autour
d’une tendance commune, plus élémentaire : une recherche d’équilibre entre
un imaginaire autochtone et des structures du pouvoir héritées de la colo-
nisation. L’Afrique postcoloniale, précise Mbembe, est non moins sûrement
que dans le passé, mais avec plus de conscience et une réflexion lucide, un
espace géopolitique qui se réadapte lui-même, désire et trouve les compen-
sations nécessaires. La marque de l’État postcolonial tient justement dans sa
prise plus large et plus réfléchie sur les conditions de sa propre stabilité : « La
pratique générale du pouvoir s’est, cependant, globalement située dans la
continuité de la culture politique coloniale et dans le prolongement des
aspects les plus despotiques des traditions ancestrales, elles-mêmes réin-
ventées pour la circonstance29 ».

28. Florence BERNAULT, « L’Afrique et la modernité des sciences sociales », Vingtième


Siècle. Revue d’histoire, n° 70, avril-juin 2001, p. 127-138, p. 131-132.
29. Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans
l’Afrique contemporaine [2000], Paris, Karthala, 2005, p. 65.
244 ANTHROPOLITIQUES

En définitive, la conscience ordinaire perçoit nettement que l’anthro-


pologue Jean-Loup Amselle et l’historien Achille Mbembe ont engagé leur
production scientifique sur le sentiment d’un péril qui menacerait l’africa-
nisme. Les textes sont traversés du retentissement de cette alarme, qui exige
un changement de paradigme, l’élaboration de nouvelles approches et la
rupture avec une phraséologie coloniale. Au fond du mouvement scientifique
que l’un et l’autre initie dans son domaine respectif, positif et rationnel, agit le
droit d’inventaire ; un effort pour connaître, pour comprendre, pour réorga-
niser leur discipline selon les inductions que l’intellectuel tire de l’esprit
scientifique. Mais comme nous allons le voir, les deux universitaires et
intellectuels ne parlent pas toujours à partir d’un même lieu.

Le postcolonialisme en question : la question du lieu

Depuis la fin des années 1990, le postcolonialisme, après avoir largement


contribué aux renouvellements des études culturelles, littéraires et historiques
dans le monde anglo-saxon, exerce une action élargie sur l’université et
l’opinion françaises. Moins par l’expression dense que lui ont donnée ses
maîtres véritables (Edward Said30, Gayatri Spivak31, Homi Bhabha32, etc.),
que sous la forme diffuse qu’il reçoit désormais de leurs disciples ou de leurs
contradicteurs, le postcolonialisme dirige, consciemment ou non, le débat
dans l’espace public. Toujours suspect aux courants dominants dans l’uni-
versité française, il a constitué néanmoins, tout au long des années 2000, un
sujet de débats, de controverses et de réflexions très stimulant, et fourni une
architecture centrale au rapprochement que nous avons initié entre Jean-Loup
Amselle et Achille Mbembe. En effet, le postcolonialisme n’apparaît nulle-
ment comme un phénomène isolé, mais plutôt dans un vaste mouvement
supranational de réévaluation des méthodes et des savoirs dans les sciences
humaines et littéraires.
Dans un essai d’un peu plus d’une centaine de pages intitulé « Enjeux
politiques de l’histoire coloniale33 », l’historienne africaniste Catherine

30. Edward W. SAID, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978 ; traduction
française : L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980.
31. Gayatri Chakravorty SPIVAK, A critique of Postcolonial Reason. Toward a History
of Vanishing Present, Cambridge, Harward University Press, 1999.
32. Homi BHABHA, The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.
33. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Enjeux politiques de l’histoire coloniale,
Marseille, Agone, 2009.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 245

Coquery-Vidrovitch aborde le débat sur la mémoire et l’héritage colonial


comme faisant partie du patrimoine culturel historique français. Mais au-delà
de l’actualité de la question à l’époque, suscitée à la fois par des publications
universitaires dont Le livre noir du colonialisme dirigé par Marc Ferro34, La
gangrène et l’Oubli de Benjamin Stora35, Culture coloniale : La France
conquise par son Empire (1870-1931)36 de Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire et par le discours de Dakar du président Nicolas Sarkozy
(26 juillet 2007), Catherine Coquery-Vidrovitch pose une question épistémo-
logique d’importance, celle de la place des théories postcoloniales dans le
champ scientifique français. Sa réflexion est une prise de position par rapport
à deux éminents africanistes, à savoir Jean-François Bayart pour qui « les
recherches actuelles sur le postcolonialisme sont inutiles parce que nos
anciens [...] ont déjà tout écrit37 », et Jean-Loup Amselle qui pense que ces
études sont « nocives38 ». Catherine Coquery-Vidrovitch reprenant l’argu-
mentaire de Jean-Loup Amselle explique que ce dernier « raille les
postcolonial studies (comme) l’idéologie des intellectuels du sud conforta-
blement installés dans les universités américaines39 ».
Dans ce débat, A. Mbembe entre le premier dans l’arène avec la publi-
cation de De la postcolonie. Pour Achille Mbembe – habitué des campus
américains, le postcolonialisme est, non pas un lieu de revendications identi-
taires, mais une méthode permettant de penser d’une part l’évolution de
l’africanisme comme science avec des implications dans la société française

34. Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme. De l’extermination à la repentance,


Paris, Robert Laffont, 2003.
35. Benjamin STORA, La gangrène et l’Oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie,
Paris, La Découverte, 2005.
36. Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL et Sandrine LEMAIRE, La fracture coloniale.
La société française au prisme de l’héritage colonial [2005], Paris, La Découverte/
Poche, 2006.
37. Idem, p. 17. Dans son essai très critique à la limite de la satire, Jean-François Bayart
relativise considérablement l’originalité des études postcoloniales en soulignant leur
dette envers la French theory (Foucault, Derrida, etc.), ainsi qu’à l’égard des
théoriciens du totalitarisme comme Hannah Arendt ou encore le mouvement
anticolonialiste des années 1950 (Sartre, Fanon). Il souligne de nombreuses erreurs
d’appréciation et de méthode en insistant d’une part sur la dé-historicisation du fait
colonial et sur la dé-historicisation des continuités et discontinuités entre histoire
coloniale et postcoloniale. Il explique que « l’intuition des postcolonial studies
quant à l’enchaînement, sinon la continuité, du colonial au postcolonial semble
convaincante, mais la démonstration est fausse, quand elle n’est pas absente ou
inquiétante à force de tourner le dos aux règles de méthode les plus élémentaires
des sciences sociales » (Jean-François Bayart, « Les études postcoloniales, une
invention politique de la tradition ? », Sociétés politiques comparées. Revue
européennes d’analyse des sociétés politiques, n° 14, avril 2009, p. 30).
38. Idem, p. 93.
39. Ibid.
246 ANTHROPOLITIQUES

et, d’autre part, de considérer les mutations des sociétés occidentales et


africaines ; c’est-à-dire comme quelque chose de changeant et de relatif,
susceptible de prendre des formes diverses, et difficile à estimer selon une
mesure fixe. Il propose ainsi une lecture particulière parfois polémique et
provocatrice des relations intercommunautaires. Ce point de vue, qui
s’exprime à divers endroits dans l’ensemble de ses textes et entretiens,
condense aussi bien sa pensée que son être-au-monde ; il est un effet aussi
bien qu’une cause ; il obéit à un esprit, à des principes, à une trajectoire
intellectuelle qui l’a mené de l’Afrique à l’Amérique en passant par l’Europe.
De facto Mbembe est un produit de l’université française et il reste dans une
certaine mesure l’un de ses représentants d’origine africaine les plus
éminents. Mais sa vie et son œuvre portent les marques d’un double
caractère ; et par là même, en ce fort retranché de la « raison postcoloniale »,
les influences de la philosophie occidentale, tant mêlées désormais à la consti-
tution même de son esprit, se font profondément sentir. C’est au nom d’un
renouvellement des objets et des méthodes de l’africanisme français qu’il
admet, à côté de lui, d’autres instruments de connaissance et d’action qui font
dire à Daniel Delas que l’enjeu ici est de proposer un enseignement pour un
« Être nouveau à partir de l’Afrique » :

« Au cours du ‘cycle de réflexion’ que constituent ses trois essais (De la


postcolonie, Sortir de la grande nuit, Critique de la raison nègre), Achille
Mbembe a en effet d’abord installé dans les anciennes colonies européennes
en Afrique le moteur d’un imaginaire politique postcolonial nouveau, tel que
leur histoire l’a configuré, et montré que l’approche socio-historique
occidentale, captive de schémas pauvres et autocentrés – l’occidentalo-
centrisme –, était impuissante à le prendre en compte, restant aveugle au
basculement des représentations qui s’opère désormais partout ailleurs qu’en
Occident. Si l’on veut sortir du ‘long hiver impérial’ français, de la ‘grande
nuit’ (titre de son second essai), Mbembe pense qu’il faut prendre en compte
l’expérience africaine, son mûrissement dans son combat contre l’idéologie
occidentale, colonialiste, raciste et impérialiste, et son épanouissement
d’aujourd’hui en un afropolitanisme caractérisé par la dispersion et la
circulation généralisées40 ».

40. Daniel DELAS, « Écriture universitaire et prophétisme », Études littéraires


africaines, n° 36/2013, Nancy, 2014, p. 139. Lire également Achille MBEMBE et
Nicolas BANCEL, « De la pensée postcoloniale », Cultures Sud, Retours sur la
question coloniale, n° 165, avril-juin 2007, p. 83-87 ; Nicolas BANCEL, « De la
colonie à la postcolonie », Cultures Sud, Retours sur la question coloniale, n° 165,
avril-juin 2007, p. 7-12.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 247

Telle que conçue par Mbembe, la pensée postcoloniale a donc une visée
intégrative qui, à partir d’une mise en relation de l’ici et de l’ailleurs, du
colonial et du postcolonial, tente d’interpréter les rapports entre « le centre »
et « la périphérie » en même temps qu’elle négocie un décentrement de la
parole. En somme, Mbembe pose une question fondamentale, celle d’une
triple articulation. Premièrement, il s’agit de mettre en relation l’histoire et la
culture nationales des anciennes métropoles avec l’histoire et la culture
nationales des anciennes colonies. Deuxièmement, elle vise le rétablissement
du lien entre Bibliothèque nationale et Bibliothèque coloniale et enfin, elle
revendique une mondialisation des échanges et des savoirs41. Achille
Mbembe se positionne comme un médiateur, voire un « douanier » au sens où
il envisage d’évaluer la qualité des flux, le contenu des échanges et le statut
des agents. Il faut bien l’avouer, ce « douanier » n’a pas toujours été tendre ni
avec la République ni avec l’Afrique42. La seconde édition de De la post-
colonie présente un intérêt particulier pour la réflexion sur le postcolonia-
lisme, notamment dans son « Avant-propos » où Achille Mbembe revient sur
les différentes objections formulées par la critique en même temps qu’il
précise son approche et sa pensée. D’emblée, il prend ses distances avec trois
types de discours qui « ont montré leurs limites ». Mbembe critique tour à
tour l’afro-pessismisme, qui serait « un avatar de l’imagination raciste43 »,
l’africanisme qui serait « incapable de penser philosophiquement et de façon
transversale44 », et l’afro-radicalisme dont l’une des principales variantes
serait « l’afrocentrisme ». A. Mbembe précise qu’« Afro-radicalisme et
afrocentrisme naissent d’une entaille originelle : la rencontre entre l’Afrique
et son grand Autre, l’Occident. À plusieurs égards, cette rencontre est vécue
comme un viol45 ».
Le second intérêt de cet « Avant-propos » vient des réserves que
A. Mbembe émet à propos des études subalternes (subaltern studies) et des

41. Jackie ASSAYAG, La mondialisation des sciences sociales, Paris, Téraèdre, 2010.
Lire particulièrement le chapitre « Comment devient-on un penseur post-
colonial ? », p. 201-225 ; Ella SHOHAT, « Notes sur le ‘postcolonial’ », Mouvement,
n° 51, septembre-octobre 2007, p. 81-89.
42. À ce sujet, la présentation de Mbembe par Jean-Loup Amselle ne manque pas
d’intérêt. Il révèle que « présenté comme le fourrier des idées des anciens
colonisateurs et des impérialistes dominants, Achille Mbembe a pu être ainsi
vilipendé par tous ceux qui étaient restés fidèles aux idées marxistes ou anti-
impérialistes de naguère. Attribuant au premier chef les difficultés de l’Afrique aux
Africains eux-mêmes, il a pu sembler blâmer les victimes, en oubliant de
mentionner les causes historiques et sociales de leur déréliction » (L’Occident
décroché, op. cit., p. 92).
43. Achille MBEMBE, De la postcolonie, op. cit., p. IX.
44. Idem.
45. Ibid., p. X.
248 ANTHROPOLITIQUES

études postcoloniales (postcolonial theory). À ce propos, il écrit : « J’use


donc de la notion de ‘postcolonie’ pour me démarquer de ces formations du
discours sur l’Afrique. Cette notion inventée de toutes pièces me permet
également de prendre mes distances par rapport à deux courants intellectuels
connus, le premier, sous l’appellation de subaltern studies, et le deuxième
sous le nom de théorie postcoloniale (postcolonial theory) ». Il précise
qu’« en opérant une critique radicale de la pensée totalisante du Même, ils ont
permis de poser les fondements d’une pensée de l’altérité, voire de la
singularité plurielle – cette multiplicité dispersante à laquelle se réfère
Édouard Glissant ». Ce système de valeur, il n’est pas le seul à le refuser.
J’ignore pour ma part si A. Mbembe intègre les critiques de J.-L. Amselle au
sujet des théories postcoloniales, mais de telles prises de positions nous font
mieux comprendre que cette seconde édition, ou plus précisément son
« Avant-propos », n’est pas simplement une déclamation opposée à d’autres
déclamations, c’est une réflexion de fond dans laquelle l’historien camerou-
nais entend montrer la singularité de son approche au sein d’un système vaste
et complexe. Le questionnement sur la postcolonie est pour Mbembe d’abord
et surtout un questionnement sur soi : « La politique de la vie c’est-à-dire les
conditions de possibilité du sujet africain de “s’atteindre lui-même”, d’exercer
sur lui-même sa souveraineté et de trouver dans ce rapport à lui-même la
plénitude de son bonheur, tel était donc le cœur de mon interrogation46 ».
Cette prise de position radicale nous laisse perplexe, d’autant plus que
Mbembe est souvent présenté comme un défenseur inlassable du courant des
études postcoloniales.
Ce qu’en revanche J.-L. Amselle rejette, au-delà de la boutade, dans le
postcolonialisme, c’est justement la mise en scène du lieu, l’Afrique, comme
espace d’énonciation exclusif d’un discours sur l’Afrique. Contrairement à
Jean-François Bayart, l’anthropologue mène une enquête rigoureuse et
systématique sur le fonctionnement, le projet et les présupposés théoriques du
postcolonialisme qui aboutit à montrer les enjeux idéologiques, épistémo-
logiques et politiques du débat actuel. Nous allons retenir deux objections
principales que J.-L. Amselle développe dans deux essais à savoir L’Occident
décroché. Enquête sur les postcolonialismes et Vers un multiculturalisme
français. L’empire de la coutume. La première objection concerne « le repli
identitaire » et le déploiement d’une « idéologie réactionnaire » chez les
penseurs postcoloniaux. Il regrette dans sa présentation du CODESRIA, dirigé
de 1996 à 2000 par Achille Mbembe :

46. Ibid., p. XVI-XVII.


À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 249

« [que] la question de la définition d’un paradigme africain dans les sciences


sociales, question fondamentale au regard de l’existence même d’une
institution, [ait] sombrée dans les eaux noires d’un affrontement entre deux
paradigmes qui ne sont en réalité ni l’un ni l’autre proprement africains. Entre
un marxisme et un anti-impérialisme, parfois teintés d’afrocentrisme et de
xénophobie, positions défendues principalement par des anglophones, et un
populisme à tonalité métaphysique revendiqué par des francophones, il n’est
pas étonnant qu’une politique de recherche sinon ‘africaine’, du moins
originale, ait eu le plus grand mal à trouver sa voie dans ce qui apparaît,
malgré tout, comme un exemple réussi de mise sur pied d’un organisme de
recherche sur le sol africain47 ».

Ce que critique Amselle dans ce chapitre de son ouvrage, c’est la reven-


dication d’une « science africaine » ou d’une « africanité radicale » qui
confine au chauvinisme. D’une manière plus générale, Amselle conteste aux
études postcoloniales leur prétention à l’autonomie épistémologique en ce
qu’elles sont, selon lui, des avatars de la pensée critique occidentale. La
réaction à cette analyse fut vive, aussi bien de la part d’Achille Mbembe que
d’autres chercheurs membres du CODESRIA48.
Le second texte de J.-L. Amselle qui a retenu notre attention est Vers un
multiculturalisme français. L’empire de la coutume. Cet ouvrage propose une
approche historique et diachronique du multiculturalisme en France. Dans
cette perspective, il distingue trois grands moments : celui de la régénération,
celui du droit naturel et enfin les classifications raciologiques et linguistiques.
Le principal mérite de cette étude est de notre point de vue la mise en relation
que J.-L. Amselle initie entre la « situation dans les colonies » et la France
contemporaine. En d’autres termes, l’auteur part de l’histoire coloniale pour
comprendre et expliquer une question actuelle. L’idée prédominante qu’il
retient, est, selon Jacques Frémaux, que « tout en reconnaissant le caractère
élémentaire des oppositions ethniques, les responsables français comptaient
sur une “régénération” des peuples vaincus pour les rapprocher du peuple
français dans une authentique “fusion”49 ». On sait quel heureux parti l’an-

47. Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché, op. cit., p. 107-108.


48. Mamadou DIOUF, « Les postcolonial studies et leur réception dans le champ
académique en France » et Achille MBEMBE, avec Françoise VERGÈS, « Échanges
autour de l’actualité du postcolonial », dans Nicolas BANCEL et alii (eds), Ruptures
postcoloniales. Nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte,
2010.
49. Jacques FREMEAUX, « Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français.
L’empire de la coutume », Annales. Histoire, Sciences Sociales, année 1999,
vol. 54, n° 6, p. 1453-1456.
250 ANTHROPOLITIQUES

thropologue a su tirer de son analyse du multiculturalisme. J.-L. Amselle en


exploite habilement les enjeux historiques et politiques pour relever ce qu’il
nomme le « durcissement des identités » marqué par les revendications et
l’affrontement. Il pointe ainsi un paradoxe du discours politique français qui
rejette le communautarisme en même temps qu’il crée les conditions d’une
telle organisation sociale (création de cimetières musulmans, rôle des aînés
dans les cités, etc.). On assiste ainsi au passage d’une conception républicaine
à une conception de plus en plus ethnique de la Nation française. La
recherche du compromis « logique ethnico-culturelle » abouti nécessaire-
ment, selon Amselle, à un effet pervers, celui de la « radicalisation des
identités ethniques ».

Conclusion

Depuis quelque temps, on assiste à un divorce profond entre certains


intellectuels africains et Jean-Loup Amselle. Je pense notamment aux
commentaires parfois très violents de Mamadou Diouf et d’A. Mbembe.
Assurément rien n’est plus dissemblable à première vue que l’intention qui
anime J.-L. Amselle et celle d’A. Mbembe. Les tempéraments, les œuvres
sont si différents qu’il peut sembler inopportun de confronter, sur le fond, la
pensée de A. Mbembe et celle de J.-L. Amselle. La tâche en valait cependant
la peine, car ce dernier a cherché dans sa relation à l’Afrique une image de
l’Homme. L’essentiel est là, et c’est dans leurs vues sur la condition humaine
qu’il faut comparer J.-L. Amselle et A. Mbembe. J.-L. Amselle a construit sur
plusieurs décennies un discours qui procède par accumulation de savoirs et
d’expériences, d’ajustements et de réajustements : le passage des « logiques
métisses » aux « branchements » est révélateur d’une telle démarche. Il part
de l’Afrique et dirige son regard vers un monde infiniment varié, dont la
diversité ne sera pas rebelle à la patience de l’observateur. A. Mbembe, c’est
l’esprit révolté qui se manifeste par la remise en cause de traditions
discursives ; mais quand il parle de sa condition c’est pour revendiquer son
appartenance à l’Humanité. Il est désireux de prouver que le système de
pensée occidental est le produit d’une histoire, et que cette histoire est
partagée.
Au-delà des positionnements, des postures et des prises de positions, qui
sont forcément liés à la trajectoire du chercheur et à son statut dans le champ
scientifique, on peut retenir qu’A. Mbembe et J.-L. Amselle rejettent sembla-
blement toute forme d’essentialisme et de déterminisme (ou les divers
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 251

« labels identitaires »), et stigmatisent par là même les paradigmes de


« l’ethnie » et de « la race ». Il me semble que les deux penseurs passent par
une recherche qui tend à « surmonter les contradictions de la conjoncture et
l’antinomie artificiellement dressée entre l’Afrique et l’Europe50 » pour
reprendre une expression de Senghor.
L’article « La République et l’impensé de la “race” » nous offre ainsi
l’opportunité de revenir sur les positions de J.-L. Amselle par rapport au
communautarisme. Nous avons vu que J.-L. Amselle, tout en insistant sur le
danger des « logiques ethnico-culturelles », montrait l’enracinement profond
du multiculturalisme au sein de la société française. De nombreuses situations
sont le fruit d’une tension ancienne entre volonté d’assimilation et maintien
d’une spécificité culturelle. En définitive, le véritable problème de la France
contemporaine n’est pas celui d’une « intégration républicaine » mais le
développement d’une forme de « fondamentalisme identitaire », explique
J.-L. Amselle.
Pour A. Mbembe le même problème se pose, mais en d’autres termes.
Penser le rapport à l’Autre c’est, selon lui, repenser les fondements de la
République non pas comme « institution imaginaire » mais plutôt comme
réalité historique, sociale et politique. « La forme d’universalisme qui sous-
tend l’idée républicaine semble ne pouvoir penser l’autre (l’ex-esclave, l’ex-
colonisé) qu’en termes de duplication, de dédoublement jusqu’à l’infini d’une
image narcissique à laquelle est assujetti celui ou celle qui en est la proie51 ».
Il précise un peu plus loin qu’« à l’examiner de près, il est donc possible
d’affirmer que le principe qui préside à l’idée nationale française n’a pas été
totalement épuré de tout soupçon ethnique et, par la force des choses
racialisant52 ». Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, Mbembe ne
revendique pas le droit à la différence. Il met en avant « la communauté de
destin » qui ne peut être pensée qu’à partir d’un passage de « l’universa-
lisme » au « cosmopolitisme » entendu ici comme « une idée d’un monde
commun, d’une commune humanité, d’une histoire et d’un avenir que l’on
peut s’offrir en partage53 ». A. Mbembe reproche à la France un « reflux
nationaliste de la pensée », la non-prise en compte des réflexions sur la nature
de l’ordre démocratique (la politique des citoyens), les conditions éthiques du
vivre ensemble (les politiques de la reconnaissance et de l’inclusion) et enfin
les manières de relation à autrui et au monde et prophétise dans la foulée une

50. Léopold Sédar SENGHOR, « De la liberté de l’âme ou éloge du métissage »,


Liberté I (Négritude et humanisme), Éditions du Seuil, 1964, p. 98.
51. De la Postcolonie, « Avant-propos » à la seconde édition, Paris, Karthala, 2005,
p. VIII ; « La République et l’impensé de la race », art. cit., p. 207.
52. Ibid.
53. Ibid., p. 206.
252 ANTHROPOLITIQUES

perte « de l’influence culturelle française », notamment sur les élites « améri-


canisés ». Parallèlement, il tente d’expliquer l’indifférence par rapport aux
théories postcoloniales par « un narcissisme politique, culturel et intel-
lectuel54 ». A. Mbembe conclut son réquisitoire par le refus de valider la
biologisation du social, son ethnicisation et sa racialisation : « Il n’y a que le
passage au cosmopolitisme pour faire échec à la fois à une démocratie des
communautés et des minorités et à son double masqué : une démocratisation
racialisante ».
Si J.-L. Amselle est effectivement « sans concessions » (Mangeon) au
sens où sa réflexion scientifique est fortement marquée par une rigueur hors
pair, il reste que nous avons à faire à un universitaire qui occupe plusieurs
positions dans le champ scientifique. Son origine sociale, le choix de son
objet de recherche (ou de son terrain), ses prises de positions dans le champ
social et politique font que ses positions évoluent selon l’actualité. Dans
L’Occident décroché on lit une forme d’agacement, de contrariété qui tranche
singulièrement avec Logique métisses ou avec Vers un multiculturalisme
français. Les positions respectives de J.-L. Amselle et d’A. Mbembe nous
ramènent finalement à Senghor qui en son temps résumait la politique
d’assimilation française en ces termes :

« Étrange peuple, vraiment, que ce Peuple de France, si séduisant, et


irritant parfois. J’ai beaucoup voyagé à travers l’Europe ; je ne connais pas
peuple aussi humain que celui-là, qui s’est battu partout où des hommes
restaient à libérer. Je ne connais pas peuple plus tyrannique dans son amour de
l’Homme. Il veut le pain pour tous, la culture pour tous, la liberté pour tous ;
mais cette liberté, cette culture, ce pain seront français. L’universalisme même
de ce peuple est français. Tellement que les barbares de “l’Empire français”
[...] finirent par se persuader qu’ils ne pouvaient avoir d’autre destin55 ».

Là est tout le dilemme de la société française qui balance continuellement


entre assimilation dans la République et promotion des identités spécifiques.
Selon Senghor, « la contradiction n’est qu’apparente ». Ce que soulignent
J.-L. Amselle et A. Mbembe, le chantre de la Négritude le résumait déjà en
ces termes :

« Je dis qu’il ne s’agit pas d’une question particulière – ni littéraire ni


politique –, mais du problème par excellence : celui que pose la Colonisation,
qui est celui de l’homme. Cependant, je ne puis le penser qu’à travers mon

54. Ibid., p. 214.


55. Idem, p. 99.
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 253

expérience d’homme concret, de Négro-africain historiquement situé dans la


République française56 ».

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Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

J.-L. Amselle : Merci pour cette analyse très fouillée, très subtile, et très
habilement menée du rapprochement que vous avez tenté entre la pensée
d’Achille Mbembe et la mienne. J’ai toujours été frappé par la violence des
réactions, des positions d’Achille Mbembe à mon égard, parce que personnel-
lement je ne l’ai jamais attaqué de façon virulente. Les seules choses que j’ai
écrites sur lui sont dans L’Occident décroché. Il y a un passage qui lui est
spécifiquement consacré, mais disons que le chapitre dans lequel je parle de
sa pensée, de son œuvre traite en fait plutôt du CODESRIA à Dakar, une ONG
africaine qui ne recrute que des Africains et qui essaie justement – et c’était
ça, au fond, l’objet de ce chapitre de L’Occident décroché – de savoir s’il y a
véritablement un paradigme africain dans les sciences sociales. C’était
uniquement par rapport à cette question que j’ai examiné la position d’Achille
Mbembe, qui a occupé un poste important dans cet organisme autour des
années 2000. Quoi qu’il en soit, le passage qui lui est consacré n’était pas
spécialement critique à son égard, et je me suis donc toujours demandé
pourquoi il avait réagi aussi violemment à L’Occident décroché et, au fond,
en vous écoutant, mais je n’y avais pas pensé auparavant, il semble que pour
lui je suis une sorte de gêneur. Je le gêne sans doute en raison de toutes les
analyses que j’ai développées dans Vers un multiculturalisme français, ou à
propos de l’ethnicisation de la société française, critique que j’ai récemment
opérée sur la base d’une déconstruction préalable de l’ethnicisation coloniale.
Je pense que, de ce point de vue, je suis gênant parce que je ne corresponds
pas à l’idée que Mbembe se fait de l’africanisme. Je suis un africaniste
critique et d’autre part, et c’est peut-être cela le plus important, je le gêne
aussi parce que je suis un critique assez rigoureux du postcolonialisme et des
études sur les subalternes, et que lui-même tache également de se différencier
des postcolonialistes ou des subalternistes. Donc je le gêne de deux façons : il
estime peut-être qu’il est plus apte, parce qu’il est Africain, à pouvoir
légitimement critiquer le postcolonialisme. Mbembe me semble donc avoir
un problème avec moi, tandis que je n’ai pas tellement de problème avec lui...
Quant au multiculturalisme, vous avez cité Senghor : même si ses œuvres
ne font pas partie de mes livres de chevet, je crois qu’évidemment on peut
256 ANTHROPOLITIQUES

critiquer la République française, critiquer l’universalisme, cette volonté


d’assimilation, etc., mais quand on voit ce qui se passe ou ce qui s’est passé
récemment dans les pays multiculturalistes d’Europe – prenons le dernier
exemple en date, celui de la Suède – on voit bien que, en dépit du fait que ce
pays affiche une idéologie multiculturaliste, cela n’empêche pas qu’il y ait
des émeutes urbaines où effectivement ce sont des immigrés ou des
descendants d’immigrés qui se révoltent... Donc finalement est-ce que c’est
vraiment cela le problème de l’Europe noire, puisqu’on parlait hier de Black
Europe ? Je ne sais pas si c’est vraiment le problème de la République qu’il
faut poser. Quel que soit le type de régime politique, officiellement répu-
blicain ou officiellement multiculturaliste, les mêmes problèmes sociaux
apparaissent.
Anthony Mangeon : Je voulais réagir aussi à ce qu’a dit Sylvère. J’ai été
vraiment très étonné de lire la réaction extrêmement virulente, dans le livre
Ruptures postcoloniales, d’Achille Mbembe ou de Mamadou Diouf à l’égard
de L’Occident décroché. Ils ont visiblement décidé de disqualifier le livre en
disqualifiant l’auteur, et de disqualifier l’auteur au nom de son itinéraire
d’africaniste, or ce qu’ils disaient du livre ne correspondait pas du tout à la
teneur de L’Occident décroché qui propose de voir les ancrages institution-
nels des théories, ce que fait son auteur sur le CODESRIA et sur les position-
nements intellectuels de ses différents directeurs. Donc ce qui a peut-être
déplu à Mbembe, c’est que Jean-Loup mette le doigt sur un certain nombre de
conflits, que son tempérament et ses prises de position ont provoqué à
l’intérieur du CODESRIA entre les chercheurs anglophones et les chercheurs
francophones. Parce que quand on lit en parallèle les deux œuvres, il me
semble que Mbembe et Amselle sont effectivement très proches dans leur
manière d’attaquer certaines logiques dans la pensée africaine, et on retrouve
d’ailleurs les même mots sous leurs plumes : victimisation, pensée racia-
lisante, ressentiment... Il y a aussi dans L’art de la friche un usage de la
psychanalyse, qui n’en est certes pas le principal bagage théorique, mais
quand on lit le chapitre « Éros et Thanatos », et qu’on lit par ailleurs Mbembe
dans De la Postcolonie, on pourrait penser que certaines pages d’Amselle
sont de lui, et inversement. Donc je suis tout à fait d’accord avec Jean-Loup,
on a le sentiment que ce n’est qu’une question de positionnement dans le
champ ; et comme Jean-Loup a des positions très proches des siennes, on a
l’impression que Mbembe veut exécuter son collègue pour exister dans le
champ, et ça m’a toujours beaucoup gêné. Ce qui me rend de plus en plus
perplexe envers Mbembe, pour qui j’ai par ailleurs la plus grande admiration
intellectuelle, c’est sa propension prophétique, c’est-à-dire qu’il prend de plus
en plus la posture de quelqu’un qui a tout dit. C’est caractéristique par
exemple de sa dernière préface à La France noire. C’est une préface qui fait
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 257

seulement trois pages, où il ne dit rien de précis, sinon qu’il a tout dit, et que
finalement son livre De la Postcolonie annonçait ce qu’il s’est passé, qu’il a
dénoncé la racialisation des rapports sociaux, etc. Je pense qu’il se trompe de
cible quand il s’attaque au républicanisme en assimilant finalement la défense
du républicanisme à une proposition réactionnaire et en assimilant ensuite
cela aux positions de Jean-Loup. Il procède par amalgames et c’est très
étonnant. Il y a eu aussi une émission sur RFI, où le propos de Mbembe sur
Jean-Loup était vraiment au niveau de l’attaque ad hominem et à partir du
moment où il ne discute plus des idées, mais disqualifie simplement pour
occuper le terrain, ça me paraît beaucoup plus contestable.
Nicolas Martin-Granel : Je voulais vous demander pourquoi vous ne
faites pas trop allusion au dernier livre, Sortir de la grande nuit, par rapport à
De la postcolonie : il me semble qu’il y a quand même une rupture. Et c’est
ce qui me permet de poser une question à Jean-Loup, car ce qui relie Mbembe
et Jean-Loup Amselle, c’est peut-être leur rapport avec Foucault, et sa
réflexion sur la biopolitique, la politique des races, la guerre des deux races,
etc. Je pense que c’est vraiment l’auteur qu’il y a entre eux, et qui est le lieu
du malentendu, et c’est vrai que le positionnement de Mbembe, surtout sur la
question de l’altérité dans Sortir de la grande nuit, est quand même, je ne
dirais pas ambiguë mais contradictoire d’un chapitre à l’autre, reprochant
qu’on n’ait pas pris en compte en France l’Altérité, avec un grand A : j’y vois
finalement une altération de la pensée originelle d’Achille Mbembe qui a
quand même versé dans les Postcolonial Studies.
A. Mangeon : C’est là qu’il y a un paradoxe, comme l’a souligné Sylvère.
Dans De la Postcolonie, Mbembe veut se démarquer des Postcolonial
Studies, et finalement il s’associe avec Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, etc.,
et il accepte l’affiliation avec les « Postcolonial Studies à la française » – non
sans un certain malaise : il énonce par exemple ses propos à la première
personne du pluriel, s’incluant donc dans un « nous » collectif qui serait la
communauté française, tout en disant finalement que cette communauté
française a toujours rejeté l’Afrique. Il se veut détaché des études post-
coloniales et en même temps il adoube complètement un mouvement qui se
revendique du postcolonial. Et là, les auteurs de Ruptures postcoloniales sont
dans la prophétie autoréalisatrice : nous sommes, disent-ils, les postcoloniaux
en France, ainsi que les défenseurs des études postcoloniales, et donc tout ce
qui n’entre pas dans leur logique, qui serait une logique d’école, se trouve
disqualifié, soit par le silence, soit par l’attaque. L’attaque se fait évidemment
à l’égard de la figure qui occupe le devant de la scène et qui peut faire de
l’ombre, parce que sinon la stratégie a plutôt été de passer sous silence un
certain nombre de publications. Sur le postcolonial, il y en a eu en effet
beaucoup, en France, mais faire croire qu’ils inventent la roue avec La
258 ANTHROPOLITIQUES

fracture coloniale, avec Ruptures postcoloniales, en balayant parfois d’un


revers de la main, dans une simple note de bas de page, des numéros de
revues qui sont par ailleurs disponibles sur internet, ça me semble aussi
présomptueux que problématique...
N. Martin-Granel : C’est très net : j’ai par exemple été sensible au livre
Sortir de la grande nuit, quand à la fin Mbembe cite L’Autre monde de Sony
Labou Tansi : visiblement il n’a pas ouvert le livre. Il dit en effet que c’est le
dernier titre, le dernier livre de Sony : ce n’est pas vrai ! C’est certes un livre
posthume, mais le titre, je le dis bien dans l’introduction, c’est un titre de
jeunesse. Mbembe le voit comme un nouveau livre, et en fait ce sont
simplement des inédits, et des fragments de textes divers, donc là il va très
vite et c’est dans cette posture prophétique qu’il adopte et dont, par rapport à
De la Postcolonie, on a du mal à reconnaître les analyses et les position-
nements.
J.-L. Amselle : Sur Foucault, c’est compliqué, parce que j’ai utilisé
Foucault mais je suis très critique à l’égard de sa pensée, surtout le dernier
Foucault, celui de L’Histoire de la sexualité. D’ailleurs, il y a un parallèle à
établir entre le dernier Sartre et le dernier Foucault, parce que le dernier Sartre
est malade, aveugle, il est tombé sur la coupe de Benny Lévy, devenu
quasiment juif et le dernier Foucault est lui aussi malade, atteint du sida, et
dans L’Histoire de la sexualité, dont le dernier volume est Le souci de soi, il
abandonne sa vigilance critique et on voit bien que la philosophie pour lui
devient quelque chose d’assimilable aux exercices spirituels de l’antiquité
tardive. Il s’appuie sur Pierre Hadot pour s’orienter vers une conception
spiritualiste de la philosophie. Je pense donc que Foucault, qui est apparu
comme un philosophe radical pour ce qui concerne la question des
prisonniers, des homosexuels, de tous les marginaux, les déviants, etc., est en
fait quelqu’un qui, sans le dire, s’est employé à démanteler le marxisme, la
politique, etc., dans un mouvement post-soixante-huitard s’inspirant notam-
ment d’Heidegger et de Nietzsche. C’était quelqu’un de très habile donc il
s’est employé aussi à dissimuler cette entreprise de démolition du marxisme.
J’aurais dès lors une appréciation ambivalente de l’œuvre de Foucault, et je
l’ai dit dans L’Occident décroché. Effectivement, les postcoloniaux et les
spécialistes d’études sur les subalternes sont passés d’une position
gramscienne, c’est-à-dire d’une position marxiste éclairée, enrichie par
l’accent que Gramsci mettait sur la culture, pour adopter les vues de Foucault,
de Derrida, de Deleuze, etc., et je trouve que cela fait perdre de la force au
propos. Je ne parle pas tellement des études postcoloniales mais des études
sur les subalternes qui au départ étaient tout à fait intéressantes, surtout les
études menées par les membres de l’école de Ranajit Guha en Inde. Mais cet
abandon de la perspective gramscienne et cette adoption des idées de la
À L’ANGLE DES RUES PARALLÈLES 259

French theory a abouti à une espèce de vision fragmentée du social qui, à


mon sens, n’est pas une vision émancipatrice.
Je pense que Mbembe est en revanche un foucaldien convaincu, et c’est ce
qui lui a déplu également dans L’Occident décroché. Comment peut-on de
son point de vue s’en prendre à des penseurs comme Derrida, Deleuze et
Foucault qui sont traduits dans toutes les langues du monde ? Mais c’est
surtout, et Anthony l’a dit, qu’au fond Mbembe est à la fois dedans et dehors.
Il est critique à l’égard du postcolonialisme, mais en même temps déférent ;
c’est du même ordre que les juifs qui ne supportent pas les blagues sur les
juifs.
N. Martin-Granel : Tu parlais du dernier Foucault : pour moi le dernier
Foucault c’est le dernier cours de Foucault, Le courage de la vérité. Je trouve
qu’il est extrêmement intéressant ; et dans le champ africain, c’est formidable
car il a quelques éclairages, quelques aperçus pour étudier cette postérité du
cynisme ancien, même dans les arts contemporains. Et ça je n’en ai pas trouvé
trace dans Sortir de la grande nuit.
J.-L. Amselle : Par rapport à ce que disait Anthony sur le prophétisme de
Mbembe, moi je pense que de plus en plus Mbembe s’identifie à Fanon. Il se
veut un peu l’héritier spirituel de Fanon, qui était lui-même un prophète. Les
damnés de la terre c’est un livre critique, d’ailleurs j’ai dévoré ce livre quand
j’avais vingt ans, mais c’est un livre prophétique.
Claudine Raynaud : Il y a deux choses que je voudrais dire. Une chose
d’abord sur le cosmopolitisme, qui est une des visées de Mbembe, même s’il
le convertit finalement en afropolitanisme : j’avais vu revenir ce terme dans la
bouche de Françoise Lionnet, lors d’un colloque qu’on avait organisé, ma
collègue Judith Misrahi-Barak et moi, sur la diaspora, et je sais qu’il y a aussi
un livre d’Appiah Pour un nouveau cosmopolitisme ; je me demande
cependant s’il n’y pas là aussi un terme qui se substituerait à d’autres, qu’on
voudrait déplacer ou même dépasser pour s’imposer dans le champ critique.
Autre chose qui me gêne, c’est la notion de French theory. Qui a inventé
ça ? J’étais aux États-Unis au moment de la French theory, c’est-à-dire quand
toutes ces choses s’inventaient dans les Women Studies, avec Cixous,
Kristeva, Irigaray, Foucault, Derrida, etc. Mais French Theory, je pense que
c’est un moment de retour qui a été effectué par François Cusset. Car je vous
assure qu’à ce moment là on n’englobait pas cette pensée-là de cette façon-là.
Quand j’ai lu le livre de François Cusset, j’ai été assez irritée par le fait que
tout d’un coup, on en faisait un petit packaging. Or il y avait des auteurs très
différents. Butler, que j’ai beaucoup lue, utilise Wittig d’une certaine façon ;
mais les spécialistes du discours et de l’analyse du discours mettent à l’œuvre,
au travail, ces mots qui font chapeau, englobent, clôturent des choses qui au
contraire à mon avis devraient rester ouvertes, explosées presque, pour qu’on
260 ANTHROPOLITIQUES

comprenne ; le fait de faire référence à quelque chose de si complexe que


l’impact de Foucault, de Derrida, des féministes françaises, etc., sous le seul
chapeau de French Theory me semble presque aussi problématique que de
parler constamment de l’ethnie, qui n’existe pas – sauf dans les propos de
ceux qui y croient parce qu’ils en parlent... Est-ce que quelqu’un a fait
vraiment une critique de l’ouvrage de François Cusset sur la French Theory et
sur sa lecture de la réception de la pensée française outre-atlantique ?
J.-L. Amselle : Je crois que, au contraire, ça a continué parce que,
en 2005, est paru un numéro spécial de Sciences humaines sur Foucault,
Derrida, Deleuze, les pensées rebelles ou les penseurs rebelles, donc là aussi
le packaging a continué.
Bernard Traimond : Dans son dernier livre, Bruno Karsenti parle de
« mot emblème », qui joue un rôle de panneau indicateur mais qui ne
recouvre aucune réalité.
J.-L. Amselle : Mais c’est un drapeau aussi, puisqu’on diffuse l’idée que
ce sont nos derniers penseurs, nos derniers grands penseurs.
14
Édouard Glissant et Jean-Loup Amselle :
perspectives croisées

Anthony MANGEON*
et Brice Herbert NGOUANGUI**

Édouard Glissant et Jean-Loup Amselle ont en commun d’avoir toujours


porté une grande attention au phénomène du contact des cultures de par le
monde. Après une formation en philosophie et en ethnologie, Édouard
Glissant est parti de la poésie pour ouvrir sa réflexion à d’autres genres et à
d’autres disciplines des sciences humaines, et il a ainsi produit une œuvre qui
emprunte et touche à la fois à l’anthropologie, la philosophie, l’histoire, et la
littérature. À partir d’une semblable formation, Jean-Loup Amselle s’est
quant à lui spécialisé dans la critique des notions majeures de l’anthropologie
(notamment la race et l’ethnie) pour s’intéresser ensuite aux arts et aux
discours « postcoloniaux » à partir de son livre Branchements (2001).
Jean-Loup Amselle fait par ailleurs très fréquemment référence aux essais
d’Édouard Glissant, le plus souvent pour critiquer ce dernier et consolider
ainsi ses propres positionnements vis-à-vis des postcolonial ou des cultural
studies. De Logiques métisses (1990) à L’Ethnicisation de la France (2011),
en passant par Branchements (2001), L’art de la friche (2005), L’Occident
décroché (2008) et Rétrovolutions (2010), Édouard Glissant semble ainsi une
balise incontournable pour sa réflexion sur la globalisation et l’interprétation
du phénomène du contact des cultures. Assurément, les questions de l’entre-

* Université de Strasbourg.
** Université Paul-Valéry.
262 ANTHROPOLITIQUES

deux culturel, du métissage, de l’hybridité ou de l’hybridation sont au cœur de


la pensée des deux auteurs. Édouard Glissant préfère parler de créolisation
– du monde et des identités – mais cette notion semble à Jean-Loup Amselle
tout aussi suspecte que celle de métissage et il souligne notamment les
présupposés, et donc les problèmes théoriques ou méthodologiques que lui
posent à cet égard les travaux de l’essayiste martiniquais.
L’ambition de notre propos sera de confronter ces deux pensées, de cerner
leurs points communs, leurs lignes de fuite et leurs éventuels points de
rupture. Édouard Glissant peut-il échapper à la critique formulée par Jean-
Loup Amselle ? Y aurait-il alors quelque malentendu dans la lecture que fait
Jean-Loup Amselle de la pensée de Glissant ? Ce malentendu pourrait être
fécond s’il nous révèle quelque chose de la démarche théorique ou critique de
l’anthropologue. Nous partirons donc d’abord des ressemblances, que nous
exposerons en deux points : l’ancrage dans l’ethnologie et la critique de ses
notions majeures, et la reconnaissance de la mondialisation comme un fait
ancien. Puis nous réfléchirons sur les enjeux de la critique que Jean-Loup
Amselle adresse à Édouard Glissant.

L’ancrage dans l’ethnologie et la critique de ses notions majeures

Jean-Loup Amselle mène depuis plusieurs années une réflexion critique


sur les notions fondamentales et les méthodes de l’ethnologie. Il s’attaque en
particulier à la « raison ethnologique » qui s’attache à distinguer des types
sociaux ou culturels et qu’il définit précisément en ces termes :

« Par raison ethnologique, j’entends la démarche discontinuiste qui


consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des types, que ce soit
dans le domaine politique : société à État/ société sans État, économique :
autosubsistance/marché, religieux : paganisme/islam, ethnique ou culturel.
Cette perspective théorique, dont l’unité est patente, est l’un des fondements
de la domination européenne sur le reste de la planète1 ».

En défendant à rebours l’idée d’une « logique métisse », Jean-Loup


Amselle entend, au début des années 1990, prendre ses distances vis-à-vis de
cette tradition ethnologique qui représente les sociétés ou les groupements

1. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses, op. cit., p. 9.


GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 263

politiques comme des ensembles composés de segments étanches. Il met


donc l’accent sur le « syncrétisme originaire » des cultures2. Mais après avoir
émis de premières réserves envers la notion de « métissage » dans la préface à
la seconde édition d’Au cœur de l’ethnie, en 1999, l’anthropologue propose
finalement de l’abandonner complètement au profit d’une nouvelle
métaphore3. Il entame parallèlement sa critique des études postcoloniales,
s’attaquant notamment aux fondements théoriques et aux méthodes de cette
mouvance de pensée qui conteste la domination de « l’Occident » sur le reste
du monde, et qui rassemble des penseurs africains, latino-américains et
indiens. Jean-Loup Amselle s’attache en particulier à montrer comment
certains penseurs postcoloniaux développent des formes contemporaines de
primitivisme, et surtout une vision essentialiste des cultures et des identités
puisque, selon lui, ils reprennent très souvent les catégories de la pensée
coloniale qu’ils prétendent critiquer. C’est précisément dans la perspective
d’un réquisitoire contre le postcolonialisme que Jean-Loup Amselle se réfère
alors à l’œuvre d’Édouard Glissant, dont la réflexion philosophique et la pro-
duction littéraire s’ordonnent précisément autour du concept de créolisation.
Figure majeure de la littérature antillaise, Édouard Glissant a commencé
son œuvre au début des années 1950 par la poésie, mais aussi par des
contributions à des revues telles que Les Lettres nouvelles4 et Esprit 5 dans
lesquelles il prend position par rapport à la négritude et défend une approche
politique indépendantiste dont témoigne la création du « Front Antillo-
guyanais pour l’autonomie6 » en 1961. Par ses prises de positions et

2. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses, op. cit., p. 35.


3. À partir de Branchements, Jean-Loup Amselle a abandonné l’idée des « logiques
métisses » et a élaboré une anthropologie de l’universalité des cultures à travers la
métaphore électronique et informatique du branchement, en insistant sur la
perspective de la triangulation qui permet de sortir de l’équation binaire. Il
s’explique en ces termes : « Le fil conducteur de cet ouvrage s’ordonne autour de la
thématique du branchement : par là on a souhaité s’éloigner de celle du métissage,
qui représentait notre problématique antérieure et qui nous paraît aujourd’hui trop
marquée par la biologie » (Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 7).
4. Édouard GLISSANT, « Note sur une poésie nationale chez les peuples noirs », dans
Les Lettres nouvelles, n° 36, 1956, p. 391-397. Voir aussi « Aimé Césaire et la
découverte du monde », dans Les Lettres nouvelles, n° 34, 1956, p. 44-54.
5. Édouard GLISSANT, « Culture et colonisation : l’équilibre antillais », dans Esprit,
numéro spécial, Jean-Marie DOMENACH (dir.), Les Antilles avant qu’il ne soit trop
tard, n° 305, avril 1962, p. 588-595.
6. La création du Front antillo-guyanais pour l’autonomie en 1961 témoigne de l’en-
gagement politique d’Édouard Glissant dans la lutte pour la décolonisation et pour
l’autonomie qui est, par ailleurs, l’une des thématiques centrales de ses premiers
ouvrages à l’exemple de La Lézarde (1958). C’est avec des amis et d’autres intel-
lectuels, Albert Béville (Paul Niger), Marie-Joseph Cosnay et l’avocat Marcel
264 ANTHROPOLITIQUES

l’orientation de sa réflexion sur le « vécu antillais », Édouard Glissant prend


en outre ses distances avec les visions racialistes de l’art et de la culture,
comme la négritude défendue par Aimé Césaire. Son questionnement sur
« l’antillanité », dont l’enjeu était de favoriser une meilleure adéquation entre
l’Antillais et son milieu, sa réalité socioculturelle et son histoire spécifique,
porte ainsi un coup dur au discours raciologique, source de nombreux conflits
sociaux aux Antilles. En effet, promouvoir l’antillanité implique de rejeter les
hiérarchies de classes indexées sur la raciologie et l’ethnologie imposées aux
Antilles et aux Antillais par la pensée coloniale7. Édouard Glissant insiste
certes sur la nécessité de prendre en compte la réalité anthropologique, mais
cette dernière découle avant tout de la diversité des référents culturels et
identitaires et donc du caractère composite des cultures créoles, dont les
catégories traditionnelles de race empêcheraient de cerner le dynamisme et
l’unité-diversité. Cette reconquête culturelle doublée d’une volonté politique
invite les Antillais à ne plus se considérer comme noir, blanc, etc., pour
dépasser les clivages de race et de couleur et lutter ainsi contre la balka-
nisation des Antilles et, en dernière instance, contre la logique assimilation-
niste française, dernier avatar de la domination coloniale8.
À bien la considérer, à partir du concept d’antillanité et malgré l’échec de
son projet politique, la réflexion d’Édouard Glissant conteste et sape
d’emblée, d’une certaine façon, ce que Jean-Loup Amselle nommera plus
tard la « raison ethnologique ». Son discours sur l’antillanité est par ailleurs
une mise à l’écart stratégique de l’Europe et de l’Afrique (c’est-à-dire un
refus de l’assimilation à la France d’une part, et d’autre part, un rejet de toute
tendance à l’hyper-différenciation par le recours à l’Afrique). Cette distance
favorise la prise en compte d’une culture et d’une identité créoles comme
creuset des différents groupes en présence. Mais Édouard Glissant se défie

Manville, qu’il créa le Front des Antillais et de la Guyane, front qui militait pour
l’autonomie des territoires et des Français d’Outre-mer.
7. Ce regard particulier porté sur l’histoire des Antilles et sur les conséquences de
cette dernière est précisément ce qui, à la fois, le relie et le sépare de la négritude.
Dans ses premières prises de parole et dans ses premiers écrits (voir « Note sur une
poésie nationale chez les peuples noirs »), Glissant insiste sur l’importance de
considérer le « drame » historique à l’origine de l’apparition des Antilles actuelles
sur le théâtre mondial. Dans Le Discours antillais, il explique : « L’idée de l’unité
antillaise est une reconquête culturelle. Elle nous réinstalle dans la vérité de notre
être, elle milite pour notre émancipation. C’est une idée qui ne peut pas être prise en
compte pour nous par d’autres : l’unité antillaise ne peut pas être téléguidée. »
(Édouard GLISSANT, Le Discours antillais [1981], Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1997, p. 24).
8. Paul NIGER, « L’Assimilation forme suprême du colonialisme », dans Esprit,
numéro spécial, Jean-Marie DOMENACH (dir.), Les Antilles avant qu’il ne soit trop
tard, n° 305, avril 1962, p. 518-532.
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 265

également de la notion de métissage, à laquelle il renonce dès la fin des


années 1960 avec la publication de L’Intention poétique : « La damnation de
ce mot : métissage, inscrivons-la énorme dans la page9 », écrit-il en effet dans
cet ouvrage de 1969. Un peu plus tard, dans sa Poétique de la relation,
Édouard Glissant distinguera précisément la créolisation du métissage en
restreignant le sens de cette dernière notion10. Il explique ainsi :

« Si nous posons le métissage comme en général une rencontre et une


synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparaît comme le
métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultantes
imprévisibles. La créolisation diffracte quand certains modes de métissages
peuvent concentrer une fois encore11 ».

Pour Édouard Glissant, le concept de métissage transporte donc une


charge sémantique péjorative, liée à l’histoire du mot et à son rapport avec les
phénomènes multiséculaires des colonialismes et des nationalismes. C’est
d’ailleurs ce qui le conduit à considérer son emploi comme une « patho-
logie12 ». L’essayiste soupçonne un usage abusif ou partiel, et la diffusion
excessive de ce concept souvent utilisé dans divers domaines des sciences
humaines comme instrument de valorisation de l’hétérogénéité des cultures et
des identités. Édouard Glissant critique donc comme Amselle l’occultation
des préjugés raciaux qui lui sont liés. De même, la défense de l’antillanité est
une critique de l’ethnicité. S’inspirant des avancées théoriques opérées dans
divers domaines tels que l’anthropologie (notamment avec les travaux
d’Edward Kamau Brathwaite sur la dynamique de la créolisation) et la
linguistique (à travers les études sur les langues créoles), Édouard Glissant
oriente sa réflexion vers la compréhension et la description du phénomène du
contact des cultures à l’œuvre depuis plusieurs siècles aux Antilles et dans le

9. Édouard GLISSANT, L’Intention poétique, Paris, Gallimard, 1997, p. 213 [Seuil,


1969].
10. Hans-Jürgen LÜSEBRINK, dans un article consacré à l’étude des contours et enjeux
du concept du métissage dans l’histoire, retrouve chez Édouard Glissant une
volonté de « Re-sémantisation » du concept. Après avoir dressé une historiographie
des contours sémantiques du terme qu’il situe entre « infériorité raciale et anthro-
pologique et symbiose rêvée de cultures hétérogènes », il s’intéresse à l’usage qu’en
font certains écrivains africains et caribéens. Il note pour ce qui est d’Édouard
Glissant un abandon stratégique du terme (« “Métissage”. Contours et enjeux d’un
concept carrefour dans l’aire francophone », Études littéraires, vol. 25, n° 3, 1993,
p. 93-106, p. 98. URL : http://id.erudit.org/iderudit/501017ar).
11. Édouard GLISSANT, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 46.
12. Édouard GLISSANT, L’Intention poétique, op. cit., p. 213.
266 ANTHROPOLITIQUES

monde. Il s’est ainsi consacré à la description et à la mise en texte des


spécificités des sociétés créoles des Amériques.

Penser le contact des cultures comme un fait historiquement ancien

La dichotomie « cultures ataviques/cultures composites », qu’Édouard


Glissant dérive de la distinction entre racine et rhizome proposée par Gilles
Deleuze et Félix Guattari dans leur introduction à Mille Plateaux13, participe
de cette quête de la compréhension du phénomène interculturel à l’œuvre
dans la Caraïbe et dans le monde. Mais elle est aussi, nous allons le voir,
l’aspect le plus contesté par Jean-Loup Amselle dans la pensée de Glissant.
Dans Branchements (2001), Jean-Loup Amselle se propose en effet d’éla-
borer une « anthropologie de l’universalité des cultures » débarrassé de tout
imaginaire biologique. Il se démarque de l’approche binaire pour mettre au
centre de sa réflexion l’idée de triangulation, c’est-à-dire le recours systéma-
tique à un élément tiers dans la construction de toute identité. Il s’explique
ainsi :

« En recourant à la métaphore électronique ou informatique du branche-


ment, c’est-à-dire à cette idée d’une dérivation de signifiés particularistes par
rapport à un réseau de signifiants planétaires, on parvient à se démarquer de
l’approche qui consiste à voir dans notre monde globalisé le produit d’un
mélange de cultures vues elles-mêmes comme des univers étanches, et à
mettre au centre de la réflexion l’idée de triangulation, c’est-à-dire de recours à
un élément tiers pour fonder sa propre identité14 ».

La perspective du branchement implique en effet que les cultures ou les


identités se construisent toujours dans une dynamique de confrontation,
négociation, et réappropriation avec des éléments extérieurs. En appuyant en
outre ses travaux sur la période précoloniale, Jean-Loup Amselle entend aussi
démontrer l’ancienneté et même l’antériorité de ce phénomène par rapport
aux formes d’hybridation issues de la période coloniale.
Il nous semble de fait déceler ici une connivence avec la réflexion
d’Édouard Glissant. Structurée par l’idée de créolisation, la pensée de ce
dernier se réalise en effet dans la notion corollaire de « relation ». « La

13. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.
14. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 7.
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 267

poétique de la relation » est d’ailleurs pour Édouard Glissant la redécouverte


et la revalorisation d’un fait ancien – celui d’une créolisation permanente,
mais plus ou moins active – qui se trouve dans les faits au fondement de sa
distinction entre deux formes de culture :

« Cette conception de ce qui se passe dans le monde repose sur la


définition, qui nous devient obligatoire, entre deux formes génériques de
cultures. Des formes de cultures que j’appellerai ataviques, dont la créolisation
s’est opérée il y a très longtemps, [...] et des formes de cultures que j’appellerai
composites, dont la créolisation se fait pratiquement sous nous yeux. [...] On
s’aperçoit que des cultures composites tendent à devenir ataviques, c’est-à-dire
à prétendre à une sorte de perdurabilité, d’honorabilité du temps qui semblerait
nécessaire à toute culture pour qu’elle soit sûre d’elle-même et pour qu’elle ait
l’audace de s’affirmer. Les cultures ataviques tendent à se créoliser, c’est-à-
dire à remettre en question ou à défendre de manière souvent dramatique –
voir la Yougoslavie, le Liban etc.,– le statut de l’identité comme racine unique.
Car en fait c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une conception sublime et mortelle
que les peuples d’Europe et les cultures occidentales ont véhiculée dans le
monde, à savoir que toute identité est une identité à racine unique et exclusive
de l’autre. Cette vue de l’identité s’oppose à la notion aujourd’hui “réelle”,
dans ces cultures composites, de l’identité comme facteur et comme résultat
d’une créolisation, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, de l’identité non
plus comme racine unique mais comme racine allant à la rencontre d’autres
racines15 ».

Ainsi, pour Édouard Glissant, parler d’atavisme c’est se référer moins à


l’état d’une culture qu’à ses orientations et notamment à une tentation ou à
une politique d’homogénéisation qui percevrait toute influence extérieure
comme une menace infligée à l’ordre, à l’harmonie rêvée. À rebours,
« l’identité relation » – qui valorise le composite – traduit le passage d’une
« conception de l’identité comme racine unique16 » à celle de l’identité
rhizome, selon laquelle « toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre » –
cet Autre qui n’est plus une menace, ni un objet à sublimer, mais un élément à
mettre en relation. Leurs approches similaires de la globalisation comme un
fait ancien manifestent donc une « convergence » entre Jean-Loup Amselle et
Édouard Glissant. Mais tandis que le premier rejette toutes les dichotomies
héritées de la raison ethnologique, le second ne rétablirait-il pas implicitement

15. Édouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996,
p. 22-23.
16. Édouard GLISSANT, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
268 ANTHROPOLITIQUES

un certain binarisme dans son opposition entre « cultures ataviques » et


« cultures composites » ? Jean-Loup Amselle y lit de fait une résilience de la
raison ethnologique et de sa propension à constituer des substrats culturels, et
cela explique sans nul doute les multiples réserves qu’il énonce vis-à-vis de
Glissant dans Branchements :

« Contrairement à ce que pense Édouard Glissant, la “poétique de la


relation”, loin de nous prémunir contre les identités-racines, produit en fait le
résultat inverse, à savoir constituer en tant que telles les identités qu’elle
connecte. [...] Cette théorie ambiguë suppose symétriquement l’existence de
cultures pures (Glissant, Deleuze, Guattari) et ne fait donc que déplacer la
question17 ».

Paradigmes et divergences

Malgré de multiples points de convergence, on peut donc observer aussi


certains points de rupture. La dynamique interculturelle chez Jean-Loup
Amselle est en effet fondée sur un rapport de force dynamique et continu
entre des groupements politiques différents. Pour lui, « la culture est l’effet
d’un développement inégal ou d’un rapport de force asymétrique entre des
formations politiques différentes18 ». À l’inverse, à travers la perspective de la
« relation », Édouard Glissant privilégie quant à lui une « inter-valorisation »
des différents groupes culturels en présence, sans pour autant nier le rapport
de force. La créolisation est pour lui « la rencontre, l’interférence, le choc, les
harmonies et les dysharmonies entre les cultures dans la totalité du monde-
terre19 ». De ce point de vue, la créolisation n’est donc pas chez Glissant un
simple métissage, ni simplement une copie du modèle multiculturel américain
comme Jean-Loup Amselle lui en fait le procès. Elle est une rencontre des
peuples et des cultures qui, ainsi que le poète martiniquais l’énonce sous
forme aphoristique, « changent en échangeant avec l’autre sans pourtant se

17. Branchements, op. cit., p. 82 et p. 205. Voir également L’Occident décroché :


« L’identité-relation, ou la créolisation, pour exister comme telles supposent leur
catégorie opposée, celle de racine, ce qui peut conduire à postuler l’existence de
cultures ou de sociétés closes au principe de l’humanité et donc à reconduire un
couple d’oppositions émanant de l’anthropologie la plus figée » (Paris, Stock, 2008,
p. 22).
18. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 47.
19. Édouard GLISSANT, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 194.
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 269

perdre ni se dénaturer20 ». Corollaire de l’errance, de la pensée de la mobilité,


elle permet d’établir des zones de relations et de dérivations entre des imagi-
naires différents autant qu’entre les diverses langues du monde.
Mais en insistant sur la perspective d’une différenciation continue des
diverses cultures, en proclamant leur « droit à l’opacité », Édouard Glissant
minimise sans doute les risques de durcissement des identités que cela peut
engendrer, ainsi que le fait remarquer Jean-Loup Amselle. Inversement, ce
dernier semble plutôt négliger les risques de dissolution qui peuvent aller
jusqu’à l’assimilation totale des groupes affaiblis lorsqu’ils sont exposés à ce
type de projet politique de la part d’un groupe hégémonique.
Par ailleurs, associer systématiquement Édouard Glissant aux études post-
coloniales, comme le fait l’anthropologue21, ne va certainement pas de soi.
Même si l’œuvre de Glissant est bien connue en France et que Jean-Marc
Moura lui consacre une place de choix dans Littératures francophones et
théories postcoloniales (1999)22, il reste que le penseur martiniquais a exercé
très peu d’influence aux États-Unis. Il n’est, de fait, que très rarement cité par
les figures fortes du postcolonialisme anglophone, ainsi que l’a fait remarquer
Marie-Christine Rochmann dans un bel article23. Malgré son long séjour dans
les universités américaines, Édouard Glissant ne semble pas avoir suscité
d’adhésion forte à sa pensée dans la mouvance postcoloniale anglo-saxonne,
à quelques exceptions près.
Il apparaît au final qu’on peut sans doute établir autant de dénominateurs
communs que de lignes de fuite entre les perspectives d’Édouard Glissant et
de Jean-Loup Amselle. Il reste à les expliquer. Leurs œuvres se sont évidem-
ment développées à partir d’expériences culturelles et politiques différentes :
la valorisation de l’hétérogénéité et de l’opacité pour le premier, et la défense
de l’universalisme républicain pour le second.
Amselle et Glissant ont notamment en partage un même ancrage dans
l’ethnologie et la critique de ses notions majeures, la reconnaissance de la
mondialisation comme un phénomène ancien, et des interprétations assez
proches du phénomène interculturel. Jean-Loup Amselle ne restitue donc pas

20. Glissant écrit, très exactement : « Tu échanges, changeant avec l’autre, sans
pourtant te perdre ni te dénaturer » (La Cohée du Lamentin, Poétique V, Paris,
Gallimard, 2005, p. 38).
21. Voir notamment Logiques métisses (rééd. Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 11-
12) ; L’art de la friche, op. cit., p. 119 et p. 124 ; L’Occident décroché, op. cit.,
p. 22 et p. 176.
22. Jean-Marc MOURA, Littératures francophones et théories postcoloniales, Paris, PUF,
1999.
23. Marie-Christine ROCHMANN, « Situation d’Édouard Glissant dans le champ des
études postcoloniales », dans Anthony MANGEON (dir.), Postures postcoloniales,
Domaines africains et antillais, Paris, Karthala, 2012, p. 209-229.
270 ANTHROPOLITIQUES

toujours fidèlement la pensée d’Édouard Glissant, notamment dans


L’Ethnicisation de la France (2011)24. Par tout un jeu de rapprochements et
de symétries, entre par exemple la négritude et la créolisation, puis entre cette
dernière, le multiculturalisme américain et le métissage, les synthèses de
Jean-Loup Amselle peuvent confiner à un certain schématisme et elles contri-
buent ainsi à voiler les possibles points de recoupement entre sa pensée et
celle d’Édouard Glissant. L’analyse nous a certes permis d’observer le
maintien d’un binarisme conceptuel chez Glissant (identité-racine vs identité
rhizome, cultures ataviques vs cultures composites), mais Jean-Loup Amselle
n’évite peut-être pas lui-même semblable schématisation lorsqu’il oppose à
son tour, à un niveau métacritique, la « raison ethnologique » à la « logique
métisse » puis à celle du branchement.
Amselle partage pourtant avec Glissant un souci majeur : illustrer l’« uni-
versalité » de toutes les cultures qui tient d’abord à leurs relations en réseau.
Dans cette perspective, le « branchement » de Jean-Loup Amselle peut être
perçu comme le double dynamique du « Tout-monde » d’Édouard Glissant25.

24. Dans cet essai, Jean-Loup AMSELLE analyse ce qui pourrait être à l’origine des
tendances au durcissement identitaire observé en France ces dernières années. Il
entreprend de montrer par exemple comment la quête de visibilité (dans le tissu
social) de groupes minoritaires passe par la valorisation et le brandissement de leurs
différences (identitaires et culturelles), à travers notamment la création d’asso-
ciations et diverses organisations ou des mouvements sociaux. Pour Amselle, cette
quête de la différence, dont le corollaire est souvent la remise en cause de l’uni-
versalisme et des valeurs républicaines, telle l’égalité, contribue à ethniciser les
rapports sociaux. C’est dans cette perspective qu’il consacre un chapitre intitulé
« Négritude, Créolisation, Créolité », aux mouvements de revendication politique,
culturelle, et identitaire qui se sont développés outre-mer à partir des années 1930.
Il établit un lien de cause à effet entre les problèmes sociaux de la France actuelle
dont témoignent par exemple les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues
françaises et les luttes politiques, menées par certains intellectuels issus des
anciennes colonies françaises (Aimé Césaire, Frantz Fanon, etc.). Par ailleurs, Jean-
Loup Amselle établit des symétries entre des réflexions formulées par diverses
générations d’intellectuels antillais. Le dénominateur commun se réduit, selon lui, à
l’abandon de l’universalisme et au brandissement des propriétés culturelles
singulières. Cette tendance contribue, selon Jean-Loup Amselle, à ethniciser la
France. Au sujet d’Édouard Glissant, l’anthropologue conclut que « cet abandon, ou
cette défaite d’un universel, abusivement associé à l’Occident, rapproche de fait la
pensée de Glissant d’autres modes d’essentialisme, qui l’ont précédée ou qui l’ont
suivie, comme la négritude ou la créolité » (Jean-Loup AMSELLE, L’Ethnicisation
de la France, op. cit., p. 104).
25. AMSELLE semble implicitement le reconnaître lorsqu’il écrit : « Le “Tout-Monde”,
pour reprendre l’expression de Glissant, n’est donc pas un phénomène nouveau et,
plutôt que de concevoir la modernité, la postmodernité ou la surmodernité comme
une rupture radicale avec un autrefois paré de toutes les vertus de la tradition, il
serait préférable d’y voir un changement du rapport entre des masses, une sorte de
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 271

Amselle et Glissant défendent les contacts entre les cultures, les syncrétismes
et ils critiquent semblablement le durcissement des identités ou les tendances
à l’homogénéisation. L’analyse nous conduit toutefois à conclure que les
réflexions d’Amselle et Glissant sont surtout construites à partir de para-
digmes différents.
La créolisation de Glissant prend en effet comme point de départ le trau-
matisme de la traite, et la cale du bateau puis la plantation comme matrices de
nouvelles cultures et identités créoles dont il souligne alors l’exemplarité pour
le « devenir tout-monde ». Quant à Jean-Loup Amselle, il part plutôt de la
« défaite du continu26 », c’est-à-dire de la rupture opérée à l’époque coloniale
par le développement de la raciologie et de l’ethnologie européennes dans les
vastes chaînes de société en prise avec diverses dynamiques de globalisation.
Cette rupture aurait, selon l’anthropologue, favorisé le développement d’un
nouvel ordre, et notamment un triomphe du paradigme de la guerre des races
ou des cultures, puis la construction en miroir d’un paradigme du génocide
comme nouveau prisme d’interprétation de l’histoire. Pour Amselle, Glissant
participerait précisément de ce paradigme à force d’insister sur le traumatisme
de la traite. Amselle critique également la créolisation parce qu’elle suppose,
selon lui, des identités pures avant le mélange. Or Édouard Glissant se défie
tout autant du goût des origines que de l’obsession pour la pureté identitaire.
À ce premier malentendu, on peut ajouter une divergence plus marquée entre
les deux auteurs. La réflexion de Jean-Loup Amselle va de la proclamation de
l’universalité des cultures – en valorisant ce qu’elles ont en commun, à savoir
le branchement perpétuel – à la défense d’un modèle politique précis :
l’atomisme républicain. Cette approche, contrairement à celle de Glissant, se
caractérise par l’indifférence à l’égard des propriétés culturelles. Or Glissant
s’avère justement très critique à l’égard de cet universalisme, dont il dénonce
notamment la propension à réduire la diversité des expressions culturelles
dans un modèle unique d’intégration. La question qui demeure posée par
Édouard Glissant est donc la suivante : l’assimilation politique peut-elle être
une fin et une raison suffisante qui justifierait l’indifférence voire la défiance
à l’égard des différenciations culturelles ?

mécanique des fluides. [...] Le brassage des sociétés, des civilisations est une
constante de l’histoire universelle » (Branchements, op. cit., p. 43-44).
26. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 183.
272 ANTHROPOLITIQUES

Bibliographie

AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et


ailleurs, Paris, Payot, 1990.
Branchements : anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion,
2001.
––––– L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain, Paris, Flammarion,
2005.
––––– L’Occident décroché : enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.
––––– Rétrovolutions : essai sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010.
––––– L’Ethnicisation de la France, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2011.
DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
GLISSANT Édouard, La Lézarde, Paris, Seuil, 1958.
––––– L’Intention poétique, Paris, Gallimard, 1997 [Seuil, 1969].
––––– Le Discours antillais, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997 [Seuil 1981].
––––– Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
––––– Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996.
––––– Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997.
––––– La Cohée du Lamentin, Poétique V, Paris, Gallimard, 2005.
––––– « Note sur une poésie nationale chez les peuples noirs », dans Les Lettres
nouvelles, n° 36, 1956, p. 391-397.
––––– « Aimé Césaire et la découverte du monde », dans Les Lettres nouvelles,
n° 34, 1956, p. 46-54.
––––– « Culture et colonisation : l’équilibre antillais », dans Esprit, numéro spécial,
Les Antilles avant qu’il ne soit trop tard, Jean-Marie Domenach (dir.), n° 305,
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LÜSEBRINK Hans-Jürgen, « “Métissage”. Contours et enjeux d’un concept carrefour
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MOURA Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF,
1999.
NIGER Paul, « L’assimilation forme suprême du colonialisme », dans Esprit, numéro
spécial, Les Antilles avant qu’il ne soit trop tard, Jean-Marie Domenach (dir.),
n° 305 avril 1962, p. 518-532.
ROCHMANN Marie-Christine, « Situation d’Édouard Glissant dans le champ des
études postcoloniales », dans MANGEON Anthony (dir.), Postures post-
coloniales, Domaines africains et antillais, Paris, Karthala-MSH-M, 2012,
p. 209-229.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

Jean-Loup Amselle : Je voulais vous remercier pour cette intervention


extrêmement riche, fouillée, subtile et très profonde et qui porte en fait sur les
divergences, et les convergences, les ressemblances entre la pensée de
Glissant et la mienne.
J’ai une profonde admiration pour Glissant poète. Je trouve que c’est un
grand poète et un grand écrivain et de ce point de vue là, il n’y a pas de
problème, mais en revanche, c’est à propos du Glissant penseur que je suis
plus réservé. Glissant et moi ne nous sommes rencontrés qu’une seule fois,
c’était à New York en 1998, lors d’un colloque organisé à la New York
University par Emmanuelle Saada et Sylvie Kandé. À l’époque, c’était avant
Branchements, donc j’avais fait un exposé sur le métissage, à partir de
Logiques métisses, et Glissant qui n’avait pas répondu à mon intervention en
public, avait ensuite exprimé, lors du déjeuner, son désaccord à l’égard de ce
que j’avais dit sur le syncrétisme originaire. C’est la seule fois d’ailleurs où, je
ne dirais pas qu’on a discuté ou qu’on a échangé des vues, mais en tout cas
qu’il a exprimé ses divergences par rapport à ce que j’avais présenté.
Vous avez évoqué l’opposition qu’il dresse entre les cultures ataviques et
les cultures créoles en présentant des textes où effectivement il exprime des
positions assez nuancées, à l’égard de l’opposition entre ces deux notions. Je
ne sais plus si je les avais lus auparavant mais en tout cas je les ai lus et relus
et je trouve que ces textes sont loin d’être clairs. Effectivement, il y a des
cultures ataviques qui viennent des cultures créoles et des cultures créoles qui
viennent des cultures ataviques, certes, mais qu’en est-il en réalité, comment
ça se passe, on aimerait avoir des exemples précis ! Et d’autre part Glissant
donne parfois des exemples des cultures ataviques : il peut s’agir de cultures
africaines, cultures dotées d’ancestralité, en quelque sorte le type idéal de
cultures dans lesquelles les gens peuvent se référer à des généalogies
remontant à dix ou quinze générations, ce qui est loin d’être le cas dans toutes
les cultures africaines, même si ça peut arriver. Ou bien Glissant désigne
encore la culture française comme culture atavique puisque les Français
peuvent se référer – de façon totalement imaginaire, bien sûr – à des ancêtres
comme Clovis, par exemple ; ou bien encore – et là c’est vraiment problé-
274 ANTHROPOLITIQUES

matique ! – il se réfère à la Méditerranée comme à une culture atavique, une


culture de l’Un, alors que s’il existe une région du monde qui est mélangée
depuis des siècles ou des millénaires, c’est bien la Méditerranée ! S’il y a
donc une réalité historique et géographique qui ne peut pas servir d’exemple
paradigmatique pour la culture atavique c’est bien, me semble-t-il, la
Méditerranée. Il n’est besoin que de se référer aux travaux de Braudel ou bien
à d’autres travaux, je pense notamment à ceux de Jocelyne Dakhlia sur la
lingua franca. La Méditerranée y apparaît clairement comme un espace
d’échanges, d’interconnexions multiséculaires ou multimillénaires. J’estime
donc que les exemples que Glissant choisit à l’appui de sa démonstration ou
de l’énonciation de cette opposition sont très problématiques.
Par ailleurs, Glissant a effectivement effectué une critique de la négritude,
et il a donc pris ses distances par rapport à Césaire, ce qui est une bonne
chose, et aussi par rapport à Fanon puisque Fanon n’a fait, au fond, que
reprendre la théorie de la Négritude de Césaire. Cela dit, je ne vois pas très
bien la différence qu’il fait entre la créolisation et le métissage. Vous dites
qu’il opère une critique de la notion de métissage, mais est-ce que la notion de
créolisation est vraiment distincte de la notion de métissage ? On a
l’impression qu’il critique la notion de métissage parce que c’est une notion
raciologique, et qu’il lui oppose la notion de créolisation qui, elle, serait plutôt
une notion culturelle, mais je pense pour ma part que les deux notions sont
liées. Bien souvent l’ethnie ou la culture sont des versions euphémisées de la
notion de race, et on ne sort donc pas de ce paradigme raciologique. Dès lors,
je ne comprends pas très bien quelle est la différence entre la notion de
créolisation et celle de métissage.
Enfin, il y a aussi quelque chose qui m’a frappé : c’est qu’à la suite du
mouvement de la pwofitasyon, qui a eu lieu en Guadeloupe et aussi en
Martinique en 2009, et qui était un grand mouvement véritablement social, de
classes, de prolétaires antillais contre les conditions de la départementa-
lisation, ainsi qu’un mouvement de protestation contre la vie chère, contre le
prix des produits de première nécessité, Glissant et Chamoiseau ont éprouvé
le besoin de produire un texte qui s’intitule Manifeste pour les produits de
haute nécessité. Dans ce texte, ils proclamaient qu’il était indispensable de ne
pas cantonner ce mouvement de la pwofitasyon à ses aspects de revendi-
cations économiques et sociales. Il fallait lui ajouter un supplément culturel,
un supplément d’âme, de l’ordre de l’antillanité, une pente un peu écologiste,
un peu culturaliste, lui permettant d’échapper au strict registre économico-
social. Je ne peux donc m’empêcher d’observer qu’il existe bien chez
Glissant un certain culturalisme, voire un certain essentialisme dont il n’est
d’ailleurs sans doute pas le seul responsable. On pourrait même se demander
si ce n’est pas Chamoiseau qui a écrit seul le texte parce que Glissant était
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 275

déjà très malade à cette époque. En tout cas on peut noter chez lui la persis-
tance d’un certain culturalisme et d’un certain essentialisme, au-delà de sa
critique de la Négritude, et aussi de la Créolité telle qu’elle a été développée
par Bernabé, Confiant et Chamoiseau.
Brice Ngouangui : L’un des aspects qui me paraît important dans l’œuvre
de Glissant, c’est le dynamisme de sa pensée. Si on se réfère par exemple aux
textes qu’il a publiés vers la fin des années 50, dans des revues telles
qu’Esprit, ou dans les années soixante, dans Les Lettres nouvelles, on se rend
compte qu’Édouard Glissant, dans ces textes-là, aborde déjà les éléments
qu’on va retrouver dix, vingt ans plus tard dans Le Discours antillais puis
dans Poétique de la relation. C’est une pensée dynamique qui bouge beau-
coup, change souvent, se modifie, se réajuste et qui, je pense, jusqu’à sa mort,
a évolué toujours dans cette perspective autoréflexive du réajustement,
d’autocritique, etc. Donc sur ce point il faut souligner qu’Edouard Glissant a
évolué par rapport à la notion de métissage ; par exemple, dans ses premières
œuvres, il est clair qu’on peut très facilement se tromper ou se perdre dans
l’usage qu’il fait des deux termes, métissage et créolisation, mais dans ses
dernières œuvres il me semble qu’il a quand même essayé de marquer une
distinction nette entre plusieurs notions qu’il a eu l’habitude d’employer très
souvent.
Anthony Mangeon : Il me semble qu’on pourrait voir un autre point
commun entre les deux pensées que vous avez confrontées, c’est la prégnance
d’un certain modèle linguistique. « Créolisation », on voit que l’horizon est
linguistique, et chez Jean-Loup, quand vous avez exposé la citation où il
définit le branchement, il y a certes la métaphore électronique ou infor-
matique mais derrière cette métaphore il y a aussi un modèle linguistique,
présent à travers tout un vocabulaire de la dérivation, de la relexification, le
jeu sur la sémantique, etc. Or qu’est-ce qui se trouve dérivé ? Jean-Loup parle
de « dérivation de signifiants globaux dans des signifiés particularistes ». Et
c’est là que j’ai une question pour Jean-Loup, qui exprime une forte défiance
vis-à-vis des logiques d’opposition binaire, et on a rappelé hier qu’il y avait
une certaine affinité entre sa pensée et celle de Henri Meschonnic. Or il me
semble que Meschonnic, dans sa pensée du continu et dans sa manière de
penser le langage, a bien insisté sur la nécessité de se débarrasser de tout
dualisme et notamment du dualisme inscrit à l’intérieur du signe.
L’opposition signifiant-signifié, c’est un peu la même chose que l’opposition
entre le corps et l’esprit, on reste dans une sorte de cartésianisme. Et au fond,
dans les branchements, ce qui circule, ce sont les significations. Donc est-ce
qu’il n’y aurait pas là une reprise assez structuraliste de l’opposition entre
signifiant et signifié, et comment Jean-Loup la concilie-t-il avec sa propre
pensée qui me semble beaucoup moins dualiste que ça, en vérité ?
276 ANTHROPOLITIQUES

Nicolas Martin-Granel : C’est un peu dans la même ligne, sur la question


linguistique, je voudrais savoir comment sortir du paradigme raciologique. Et
par le langage on revient un peu, aussi, sur la question des métaphores, parce
que tu as clairement œuvré, Jean-Loup, pour sortir du lexique raciologique et
ethnologique. Tu as par exemple parlé de « logiques métisses » et essayé la
notion de métissage, mais ça ne va pas. Donc comment nommer les choses ?
Parce qu’au fond – et là c’est une problématique qui n’est plus tellement
structurale mais qui révèle, d’un point de vue pragmatique, la difficulté de
l’énonciation – on a beau le nier, il est difficile de se défaire du présupposé.
C’est très violent de supprimer le supposé, parce qu’on ne le supprime pas
simplement en le niant, sinon c’est de la simple dénégation. C’est donc là ma
question. Et je regardais par ailleurs, chez Glissant, la citation que vous avez
donnée : à deux phrases de distance, il écrit d’abord que toute identité est une
identité à racine unique et exclusive de l’autre, et puis il continue et parle
ensuite d’une identité rhizome qui n’est plus une racine unique, puis il dit que
« toute identité est racine ». Comment donc se défaire d’une notion comme
identité qui est flexible, souple, multiple, etc. ? Il reste que l’identité a un
présupposé d’existence, c’est le même problème que pour l’ethnie. Même le
syncrétisme originaire, c’est un paradoxe, parce que le syncrétisme conserve
quand même l’idée de pureté originelle même s’il y a un mélange ; mais s’il y
a un mélange c’est qu’au départ, il y a des éléments différents ; et « origi-
naire », quand on n’aime pas se centrer sur l’origine... Donc comment sortir
de tout cela ? C’est un peu le sparadrap du capitaine Haddock !
B. Ngouangui : Pour revenir sur le rapport de Glissant à la négritude, l’un
des points intéressants dans sa pensée, c’est la manière dont il se démarque
des extériorités que sont l’Afrique et l’Europe, en quelque sorte, ou la France.
Dans les premières pages du Discours Antillais, Glissant observe par exemple
un certain déséquilibre et il va, plus loin, jusqu’à parler de « débilité » pour
effectivement se référer à ce qu’il a appelé une absence d’adéquation entre la
nature et la culture, entre le sujet antillais et son espace-temps. Il veut ainsi
dire qu’en fait, au moment de l’embarquement dans le bateau, quelque chose
s’est rompu, et quelque chose de nouveau s’est mis en route, qui a germé à
partir de ce moment et qui était, selon Glissant, un petit peu éludé, oublié,
dans les différents discours identitaires. Sa réflexion a précisément cherché à
recentrer son regard sur l’univers antillais, à questionner précisément ce qu’il
s’y était passé et ce que cela a donné comme résultat. Il parle du chaos, de ce
qui serait de l’ordre de la digenèse comme pour dire qu’il n’y a pas d’origine,
qu’il n’y a pas de base, il n’y a pas non plus de chose qu’on pourrait localiser,
ni situer précisément ou décrire de façon précise.
A. Mangeon : Mais Glissant reste très français car lorsqu’il parle de
chaos, on voit très bien qu’il s’ancre dans les philosophies pluralistes
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 277

d’Angleterre et d’Amérique, par le truchement de Jean Wahl ; mais quand on


compare la manière dont William James pense le plurivers, la profusion des
relations, et la manière dont Glissant s’approprie cela pour en faire du
Glissant, ce dernier manifeste quand même un tempérament métaphysicien et
il reste très français, c’est-à-dire qu’il substantialise un peu la relation, en
mettant par exemple des majuscules ; et donc tout en étant très critique, il est
– et cela sans doute à son corps défendant – un assez bon produit de la pensée
française, et c’est sans doute pourquoi il n’a pas été si bien accueilli que cela
aux États-Unis. Là-bas, avec la tradition du pragmatisme de James et de
Dewey, on n’est pas intéressé par une pensée qui conserve finalement une
certaine empreinte métaphysicienne et qui, pour le coup, n’est pas suffisam-
ment bergsonienne...
B. Ngouangui : Certainement Glissant a été influencé par la pensée
française, comment le nier ? Si l’on s’en tient par exemple à son premier essai
daté de 1956, Le Soleil de la conscience, il parle de l’exotisme à rebours ;
c’est pour montrer que d’une façon ou d’une autre cette pensée française
l’influence depuis la Martinique, et que c’est dans cette lecture à rebours de la
pensée française, ou ce questionnement de la pensée française, qu’il est
parvenu à construire cet essai assez court mais qui me semble concentrer déjà
l’essentiel de la pensée de Glissant.
Et pour revenir à l’usage de la relation avec « r » majuscule ou minuscule,
peut-être faudrait-il souligner aussi que chez Glissant l’usage de la majuscule
est lié à sa volonté de distinguer sa conception de la relation de divers autres
modes relationnelles qui peuvent exister. Il est important aussi de rappeler
que le contact colonial a été une forme de relation, mais qui a dégénéré par
l’élimination, etc. Et il me semble que la majuscule chez Glissant pourrait être
une façon de vouloir distinguer ce mode pacifique de la Relation d’autres
modes plus violents.
A. Mangeon : Donc un certain idéalisme.
J.-L. Amselle : Alors je répondrai d’abord à Nicolas sur le syncrétisme
originaire. C’est au fond une blague, le syncrétisme originaire, car c’est une
contradiction dans les termes, posée comme telle, pour montrer qu’il n’y a
rien d’autre à saisir qu’une régression à l’infini.
Nicolas Martin-Granel : Oui, c’est comme lorsque tu parles de « régéné-
ration », ce n’est pas à prendre au premier degré non plus, mais quelque part
la critique passe par des métaphores.
J.-L. Amselle : C’est ça, c’est l’expression d’une impossibilité de penser
la pureté, de trouver une origine, c’est tout. En ce sens ce n’est pas effecti-
vement un concept, c’est surtout une image, une métaphore.
Pour ce qui est de l’opposition du signifiant et du signifié, je suis tout à fait
d’accord avec ce que Meschonnic a avancé, et je suis tout à fait prêt à aban-
278 ANTHROPOLITIQUES

donner les distinctions « signifiant », « signifié », « signifiant planétaire »,


« signifié particulariste », mais au fond, c’est encore une fois l’idée que le tout
est premier par rapport aux parties. À toutes les époques de l’humanité, dans
toutes les sociétés, il y a un cadre englobant, un référentiel ; on puise là-
dedans pour se concocter une identité politique, personnelle, à différents
niveaux, à géométries variables. Du coup, ça me permet aussi, mais c’est une
coïncidence, de montrer la fragilité de certaines idées, comme celles déve-
loppées par Daniel Hervieu-Léger par exemple sur les nouvelles formes du
croire, idée selon laquelle les acteurs sociaux composeraient leurs identités
religieuses à la carte alors qu’auparavant les églises imposaient des dogmes
que les fidèles observaient. Je pense que cette idée d’une nouveauté est
totalement illusoire. Les acteurs sociaux se sont toujours composés des
identités à la carte en puisant précisément dans un référentiel beaucoup plus
large que celui de leurs villages, de leurs paroisses, de leurs microrégions, etc.
On le voit par exemple en Afrique précoloniale où lorsque, par exemple, dans
un village, pendant une période de sécheresse, de famine ou d’épidémie, un
fétiche n’était pas efficace, on allait s’en procurer un autre dans un village
situé à 20, 30, 40, 50 kilomètres de distance. C’est un cas de figure tout à fait
semblable à celui d’un patient qui change de médecin ou de psychanalyste
parce qu’il n’en est pas satisfait. Il faut donc écarter l’idée qu’il existe des
identités locales, de souche. L’identité est toujours une construction faisant
appel au cadre le plus vaste possible.
M. Del Fiol : Moi, depuis le temps qu’on réfléchit sur l’œuvre de Jean-
Loup Amselle, au cours des séances de l’atelier et à travers les lectures non
seulement de Branchements ou de Logiques métisses, mais aussi des derniers
livres comme L’Ethnicisation de la France ou L’anthropologue et le
politique, je constate qu’il y a une ligne de fracture qui me paraît assez
irrémédiable entre l’universalisme républicain de Jean-Loup Amselle et, de
l’autre côté, les revendications culturalistes des postcolonialistes mais aussi
des postcoloniaux, des Antillais, de Césaire, de la négritude, de Glissant etc.
Et cette ligne de fracture je me demande si elle doit être nécessairement
irréductible. Je suis absolument d’accord sur la nécessité de combattre ce
processus d’ethnicisation des rapports sociaux qui masque la lutte des classes
et qui provoque des durcissements identitaires, mais à l’inverse je me dis :
« est-ce qu’on peut complètement socialiser la définition de la culture ? Est-ce
que la culture c’est seulement des rapports sociaux ? » Cela engage une
définition de la culture qui me dépasse un petit peu parce que je ne suis pas
anthropologue, c’est peut-être aussi une propension de ma part à une espèce
de conciliation dialectique. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas trouver une
position médiane, à mi-chemin entre un universalisme abstrait et un
essentialisme culturaliste, qui ferait droit à la nécessité d’introduire la
GLISSANT ET AMSELLE : PERSPECTIVES CROISÉES 279

question sociale et de maintenir aussi une variable culturelle ? Est-ce qu’on


peut complètement l’évacuer, cette variable culturelle ?
J.-L. Amselle : Contrairement aux apparences, il y a beaucoup de choses
dans votre question. D’abord sur l’universalisme. L’universalisme, pour moi
c’est une ouverture des différentes cultures les unes aux autres, ce n’est pas
l’universalisme républicain. Votre point de vue, partagé par un certain
nombre de gens, consiste à dire qu’il existe des conflits de classe mais qu’à
ces conflits de classe il faut rajouter les conflits de race – les blacks, les
beurs – et les conflits de genre. C’est aussi la position de certaines orga-
nisations gauchistes comme le NPA. Je pense que ce n’est pas de cette façon
qu’il faut raisonner. Cela reviendrait en effet à dire en effet : les prolétaires ne
sont plus des Français ; la classe ouvrière, aujourd’hui, n’est plus française,
elle est immigrée, elle est black, elle est beur, entre autres ; il s’agit de gens
qui viennent de partout et donc cela change radicalement les choses au point
qu’il faut se reposer à nouveau la question de la race, la question de l’ethnie,
la question de la culture... Il me semble qu’on ne peut pas substituer de façon
mécanique une approche ethnoculturelle des conflits sociaux à une approche
en termes de classe. Il faut également construire le rapport, et ça ce n’est pas
en ajoutant du culturel et de l’ethnique à du social qu’on comprendra les
choses. Il faut voir comment tel ouvrier de chez Peugeot à Sochaux se définit
selon les circonstances, selon les conflits sociaux comme un ouvrier français
par exemple, mais dont les parents sont algériens, etc. Il ne s’agit pas d’opérer
à l’instar de ces sociologies de la classe ouvrière qui rajoutent de l’ethnique et
du culturel à du social. Je ne pense pas que c’est ainsi que les choses se
passent. Francesco Pompeo, qui s’occupe de l’immigration en Italie, me
parlait l’autre jour à Paris d’un quartier de Rome où vivent des gens
originaires du Bangladesh. Il me racontait l’histoire d’une école où les enfants
de ces gens du Bangladesh s’intègrent parfaitement : ils ne parlent plus que
l’italien, mais les mères qui ne parlent pas l’italien ne les comprennent plus.
Or, ces enfants qui réussissent bien en italien à l’école, leur seul souci, leur
seule volonté, leur seul désir c’est d’apprendre l’anglais pour partir en
Angleterre. Donc quelle est l’identité de ces enfants ? Ce sont des immigrés
du Bangladesh, des Italiens ?
F. Pompeo : Je crois que la question consiste effectivement à chercher les
synthèses ; ça veut dire que la culture n’est pas un produit métaphysique, bien
sûr, c’est quelque chose qu’il faut vivre, qu’il faut tisser et en même temps
transformer. Dans ce cas là, il y a même un décalage parce qu’officiellement
l’État italien se soucie de l’école publique donc, les enfants sont très bien à
l’école ; la famille est préoccupée parce que c’est la langue du Bangladesh qui
va être abandonnée, donc ils obligent les enfants à se rendre, en fin de
semaine, à l’école auto-organisée par l’association ; et l’auto-organisation de
280 ANTHROPOLITIQUES

l’école par l’association c’est un problème pour l’État italien, mais quand
même c’est une ressource et les enfants ne sont pas contents parce qu’on les
oblige à apprendre le bangladeshi et ils sont frustrés car ils ont envie, quant à
eux, d’apprendre l’anglais parce qu’ils voient dans cette langue la possibilité
d’aller à Londres chez d’autres parents qui sont traités de façon très différente
par rapport à la place sociale des parents bangladeshi avant. Donc quelle est
leur identité ? Sont-ils des Italiens ? Oui, par la langue, parce qu’ils sont nés
en Italie et ils parlent italien. Sont-ils des Bangladeshi ? Oui, un peu mais
dans une filiation strictement familiale ; et en même temps leurs aspirations
sont l’Angleterre, donc leur modèle est plutôt le multiculturalisme anglais.
Alors là, je crois que c’est très difficile d’avoir une vision réductrice.
J.-L. Amselle : Et a priori. C’est ça le problème.
M. Del Fiol : Là je suis parfaitement d’accord. On n’est pas dans des
catégories d’appartenance a priori qui surdéterminent ontologiquement, c’est
du bricolage au cas par cas...
Bernard Traimond : Il y a une discipline qui s’occupe justement d’aller
voir ce qui se passe concrètement, d’aller voir les gens, d’aller enquêter... Ce
n’est pas l’anthropologie ?
J.-L. Amselle : C’est par le parcours biographique, par l’examen des
histoires de vie, qu’on arrive à saisir ce genre de choses. Ce n’est pas en
plaquant des accroches en termes de groupe, comme le font les sociologues.
Là, je défends aussi l’anthropologie !
Tal Sela : Une petite question. Vous avez dit tout à l’heure que pour vous,
l’universalisme c’est le pouvoir d’une culture de se nourrir d’une autre et puis
vous avez dit que lorsqu’on essaie de définir la culture on n’y arrive pas parce
que c’est tellement composé qu’il y a une contradiction. Ma question porte
donc sur le sens que vous donnez à la notion de culture.
J.-L. Amselle : Justement, c’est ça le problème ! Moi je serais assez
nominaliste. C’est une notion qui réfère surtout au passé de l’individu, c’est
ce qui reste quand on a tout oublié.
QUATRIÈME PARTIE

D’AUTRES HORIZONS
15
Tahtâwî, L’Or de Paris et la Nahda :
un branchement de l’Islam1
sur l’Occident ?

Maxime DEL FIOL*

L’Égyptien Rifâ’a al-Tahtâwî (1801-1873) peut être considéré comme le


premier grand penseur et comme l’un des fondateurs intellectuels de la
« nahda », terme apparu à la fin du XIXe siècle, que Tahtâwî et ses contem-
porains n’ont donc pas eux-mêmes utilisé, et que l’on traduit généralement en
français par « renaissance », « éveil », « réveil », « renouveau », « réno-
vation » ou encore « refondation ». La nahda désigne au sens strict le
renouvellement qui a eu lieu dans le domaine littéraire de la seconde moitié
du XIXe siècle au sein du monde arabe (Égypte et Liban principalement), porté
par l’essor de l’imprimerie et de la presse, nourri par la traduction, l’impor-
tation et l’adaptation de genres (théâtre, roman) et de thèmes empruntés à la
littérature européenne, essentiellement française et anglaise. Au sens large, la
nahda fait référence au grand mouvement de modernisation et d’occidenta-
lisation politiques, économiques, sociales et culturelles, qui s’est développé
au XIXe siècle, principalement en Égypte, mais également dans d’autres pays
arabes (Tunisie, Liban) à la suite du contact à grande échelle avec l’Europe
inauguré par l’expédition d’Égypte (1798-1801) de Bonaparte. La nahda ne

1. Dans ce qui suit, on écrira « islam », avec une minuscule, pour désigner la religion
musulmane, et « Islam », avec une majuscule, pour faire référence à la civilisation
musulmane dans son ensemble.
* Université Paul-Valéry - Montpellier III, Rirra 21.
284 ANTHROPOLITIQUES

doit pas être confondue avec l’évolution parallèle qui, dans la seconde partie
du siècle, l’accompagne au plan de la pensée religieuse avec Jamâl al-Dîn al-
Afghânî (1839-1897), Muhammad Abduh (1849-1905) puis Rachid Ridhâ
(1865-1935), que l’on nomme « islah », à la fois « réforme » et « réfor-
misme ». Cet islah peut être décrit comme une tentative intellectuelle majeure
pour définir l’islam exclusivement par référence à ses sources authentiques
(Coran, Sunna et les « salaf al-sâlih », les « pieux anciens ») et pour faire en
sorte que la vie des musulmans reste conforme, malgré les évolutions
historiques, aux valeurs fondamentales de leur religion.
La nahda couvre donc une période qui va du premier tiers du XIXe siècle à
la fin de la Première Guerre mondiale. Cela ne signifie évidemment pas qu’il
n’y ait pas eu auparavant de contacts entre le monde musulman et l’Europe,
car les deux aires n’ont jamais cessé d’avoir des relations et des échanges
(diplomatiques, économiques, culturels) depuis la naissance de l’islam. Mais
l’expédition d’Égypte fait entrer ces rapports dans une tout autre dimension,
une tout autre échelle : bien qu’elle soit militairement un échec pour la
France, elle crée en effet une onde de choc immense dans l’ensemble du
monde arabo-musulman, en premier lieu en Égypte. Au plan culturel
(politique, scientifique et technique), l’impact de cette rencontre est très
profond, grâce à l’influence des savants, ingénieurs et médecins amenés par
Bonaparte avec son armée, qui ouvrent l’élite égyptienne à la pensée
occidentale moderne. Plus généralement, cette influence française et plus
globalement européenne entraîne rapidement la profonde modernisation
économique, sociale et culturelle de l’Égypte (ainsi que de la Tunisie, tandis
que la Turquie subit parallèlement au cœur même de l’empire ottoman la
pression inexorable de la civilisation européenne), dès le premier tiers du
XIXe siècle, sous l’impulsion du pacha Mohammed Ali (1804-1849), et dans
la seconde partie du siècle avec son successeur Ismail (1863-1879).
Le contexte historique de la nahda est donc marqué par l’hégémonie
progressive de l’Europe sur l’Islam. À partir du XIXe siècle, la globalisation
musulmane, qui avait largement dominé un immense territoire pendant de
nombreux siècles, passe de plus en plus étroitement sous la domination d’une
autre globalisation, désormais supérieure, la globalisation européenne. C’est
ce rapport de force historique défavorable à l’Islam qui surdétermine
l’évolution de la nahda au cours du XIXe siècle : de la confiance optimiste des
débuts (nourrie par l’espoir que l’introduction du progrès technique, scienti-
fique et culturel de l’Occident permettra à l’Islam de rattraper son retard
historique) à la désillusion, l’amertume et le ressentiment provoqués au début
du XXe siècle par le diktat de la domination coloniale et la contradiction
cynique entre les idéaux européens de liberté et la réalité brutale de l’occu-
pation militaire occidentale. Cette domination de plus en plus écrasante de
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 285

l’Occident finira par faire échouer les tentatives arabes pour construire un
avenir capable de réunir le meilleur du présent européen et du passé arabe, et
elle engendrera progressivement le rejet nationaliste et anticolonialiste de
l’Occident. La consolidation de cette domination occidentale tout au long du
XXe siècle poussera d’ailleurs l’Islam, malgré les multiples liens entre les
deux aires de civilisation, malgré leurs multiples enchevêtrements culturels et
historiques, à considérer de plus en plus clairement l’Occident comme son
« Autre » privilégié : conçu, dans la vision libérale des différents courants
modernistes de l’islam, sous la forme d’une différence relationnelle entre
deux identités historiquement construites et évolutives ; ou à l’inverse, dans la
vision des différentes tendances islamistes, sous la forme d’une altérité onto-
logiquement distincte et antagonique, par un essentialisme de résistance et
d’affirmation religieuse de soi.
L’envoi par Mohammed Ali de missions scolaires en France à partir
de 1826 a joué un rôle capital dans l’avènement de la nahda, en ouvrant la
formation des élites égyptiennes et arabes au modèle de la civilisation
européenne et en favorisant la diffusion en Islam de la modernité occidentale.
L’histoire à double sens de cette relation franco-égyptienne a d’ailleurs fait
l’objet de multiples travaux, moins du reste sur le versant « occidentaliste »
du monde arabo-musulman2, dont le champ reste encore à défricher, que sur
le versant orientaliste de l’Occident, où les études en revanche abondent. On
se reportera notamment à l’approche érudite qu’Anouar Louca a proposée
dans son ouvrage de référence Voyageurs et écrivains égyptiens en France au
3
XIX e siècle (1970), dont on retiendra tout particulièrement les chapitres
concernant la vie de Tahtâwî et la première mission scolaire égyptienne à
Paris en 1826.
Né en Haute-Égypte dans une famille religieuse, Tahtâwî avait été formé
dans la grande université al-Azhâr du Caire, où il s’était lié d’amitié avec un
maître (shaykh), Hassan al-’Attar, plus ouvert que les autres, versé dans la
plupart des disciplines religieuses et profanes, passionné de littérature égale-
ment, qui avait décelé immédiatement sa valeur et en avait fait son disciple

2. Il existe toutefois sur cette question plusieurs ouvrages de référence, qui proposent
une approche historique large du monde arabo-musulman ou qui s’attachent à une
étude plus spécifiquement centrée sur l’histoire culturelle et intellectuelle de la
rencontre arabo-musulmane avec l’Occident. On citera notamment deux livres
parus récemment en anglais : Elisabeth Suzanne KASSAB, Contemporary arab
thought. Cultural critique in comparative perspective, New York, Columbia
University Press, 2010 ; et Robbert WOLTERING, Occidentalisms in the arab world.
Ideology and images of the West in the Egyptian media, Londres/New York, I. B.
Tauris & Co Ltd, 2011.
3. Anouar LOUCA, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIX e siècle, Paris,
Didier, 1970.
286 ANTHROPOLITIQUES

favori. Sous sa direction, Tahtâwî avait fait de solides études grammaticales,


théologiques, juridiques, historiques et littéraires et il avait été désigné à
vingt-cinq ans pour enseigner à son tour certains textes du programme.
En 1826, lorsque le départ de la première mission scolaire égyptienne en
France est organisé, Hassan al-’Attar propose à Mohammed Ali que les
43 étudiants turcs et arabes sélectionnés pour le séjour soient accompagnés
par Tahtâwî, afin que ce dernier soit leur guide spirituel et leur imâm. Cette
idée d’envoyer une mission scolaire à Paris datait en réalité d’une quinzaine
d’années. Edme-Français Jomard (1777-1862), polytechnicien, ancien
ingénieur géographe de Bonaparte et membre de l’Institut d’Égypte (1799-
1801), éditeur de la Description de l’Égypte et cofondateur de la Société de
géographie de Paris (1821) et du Département des Cartes et des Plans de la
Bibliothèque Nationale, l’avait proposée avant 1812. Jomard avait pour but
de neutraliser l’intérêt du pacha pour l’Italie et de moderniser l’Égypte en y
consolidant la présence française pour créer une amitié franco-égyptienne
favorable aux intérêts français.
Jomard, qui repère immédiatement son intelligence, fixe à Tahtâwî un
programme d’étude pluridisciplinaire ambitieux qui le destine à devenir
traducteur, pour qu’il soit le médiateur privilégié de l’ouverture de l’Égypte à
la civilisation européenne. Dès son arrivée à Paris, et après avoir appris les
bases du français, Tahtâwî assimile donc un grand nombre de manuels
d’histoire, de géographie, d’arithmétique et de géométrie. Il dialogue avec
Jomard, qui est pour lui le modèle du savant moderne, et avec les principaux
orientalistes français : Sylvestre de Sacy (1758-1838), Armand-Pierre Caussin
de Perceval (1795-1871), et Joseph-Toussaint Reynaud (1795-1867). Il
admire les savants européens, qu’il compare aux ulémas musulmans instruits
seulement dans les branches de la religion musulmane. À l’examen final
en 1831, il présente douze traductions et la description de son séjour en France
comme travail complémentaire, et il est reçu avec les félicitations du jury.
Il rentre en Égypte en 1831. Rattaché à l’école de médecine en qualité de
professeur de traduction, il y enseigne l’histoire et la géographie. Il est
nommé également rédacteur en chef du Journal officiel (al-waqâ’i’ al-
misriyya, « les événements égyptiens », fondé pendant son séjour à Paris, le
20 novembre 1828). Muhammad Ali ordonne de publier la description de son
séjour en France, de la distribuer aux fonctionnaires et aux étudiants et de la
faire traduire en turc. Le livre paraît donc en 1834 sous le titre Takhlîs al-ibrîz
fî talkhîs bârîz, « la purification de l’or par le résumé de Paris » (traduit bien
ultérieurement en français sous le titre L’Or de Paris4) avec une préface de

4. Anouar LOUCA a retracé dans sa présentation de L’Or de Paris le destin de cet


ouvrage, qui pendant longtemps n’a pas été disponible en français. Une courte
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 287

Hassan al-’Attâr. Il connaît un très grand succès, en partie de scandale,


puisque beaucoup d’Égyptiens du peuple sont convaincus par des préjugés
d’ignorance et d’hostilité religieuse que l’ouvrage est un manifeste d’impiété
(l’auteur aurait passé son temps à boire de l’alcool, à manger du porc et à
s’amuser avec les jolies Françaises...).
En 1835, Tahtâwî fonde également au Caire l’École des langues, calquée
sur l’École des Langues Orientales à Paris, et en 1841, le Bureau de
Traduction, où il forme de jeunes traducteurs et traduit avec eux de nombreux
ouvrages français comme la Logique de Du Marsais, la Géographie de Malte-
Brun, les Considérations sur la grandeur des Romains et leur décadence de
Montesquieu ou encore le Télémaque de Fénelon. Membre du Comité de
l’Instruction Publique, il supervise la création du système d’éducation
publique, rédige une grammaire simplifiée de l’arabe pour les élèves des
classes élémentaires, en imitant les méthodes pédagogiques qu’il avait
admirées en France, et demande en vain l’introduction des sciences profanes
à al-Azhâr. Il dirige le département des traductions jusqu’à sa mort, et fonde
en 1870, sur le modèle des publications savantes qu’il avait appréciées en
France (la Revue encyclopédique et Le Journal asiatique), la revue Rawdât
al-madâris (« Les jardins des écoles »), où sont publiés des articles de
synthèse dans tous les domaines par les meilleurs spécialistes.
Son séjour inaugural en France entre 1826 et 1831 a ainsi joué un rôle
décisif dans la vie et la carrière de Tahtâwî en l’ouvrant aux idées

analyse, rédigée par Caussin de Perceval d’après le manuscrit de Tahtâwî, qui


diffère en quelques points de la première édition de 1834, en est d’abord proposée
aux lecteurs du Journal asiatique en 1833. L’année suivante, lorsque l’ouvrage sort
pour la première fois des presses égyptiennes, Fulgence Fresnel en traduit et en
commente la préface dans une lettre adressée à la société de géographie de Paris et
lue par Jomard au cours de la séance du 17 juillet 1835. Par la suite, plusieurs
voyageurs français, comme Jean-Jacques Ampère ou Charles Didier, rencontrent
Tahtâwî au cours de leur voyage en Égypte. Mais aucune traduction totale de
l’ouvrage n’est réalisée en français au XIXe siècle, alors qu’une traduction turque
paraît au Caire en 1839 et qu’une deuxième édition arabe de L’Or de Paris paraît
également au Caire en 1848, ce qui vaut d’ailleurs à Tahtâwî d’être banni au
Soudan de 1848 à 1854 par le pacha Abbas 1er, qui soupçonne l’auteur de
libéralisme subversif. Dans la première moitié du XXe siècle, Tahtâwî et son livre
sont négligés par la plupart des orientalistes français, malgré une troisième édition
arabe au Caire en 1905. L’initiative de la première traduction française revient
finalement à Anouar Louca, en 1950, dans son projet de thèse complémentaire pour
son doctorat ès lettres. Sa traduction est soutenue en Sorbonne en 1957. Anouar
Louca, qui a consacré à Tahtâwî une grande partie de son activité scientifique, et
contribué à une quatrième édition arabe au Caire en 1958, publie finalement sa
traduction française d’après la deuxième édition arabe en 1988 chez Sindbad.
Notons que le livre, épuisé depuis plusieurs années, a été réédité en 2012 chez le
même éditeur.
288 ANTHROPOLITIQUES

scientifiques, intellectuelles et politiques françaises, en bouleversant sa vision


du monde et en l’amenant à écrire en 1831 un livre, L’Or de Paris, qui
constitue la première grande tentative pour produire une synthèse entre la
tradition égyptienne et la modernité française, et qui à ce titre peut être
considéré comme la première expression intellectuelle majeure de la nahda et
comme son manifeste. On se propose donc d’analyser dans L’Or de Paris les
voies de cette synthèse que Tahtâwî tente de réaliser entre l’Islam et la
France ; et plus généralement, à partir de ce livre, de penser la nahda à travers
le concept de « branchement », forgé ultérieurement par Jean-Loup Amselle
dans son ouvrage du même nom5 pour surmonter les apories de la notion de
« métissage6 », précédemment mobilisée dans Logiques métisses et dont il a
fini par reconnaître les limites : en l’occurrence, s’opère ici un branchement
dans les limites de la religion de l’Islam sur l’Europe, comme dérivation de
« signifiés particularistes » musulmans « par rapport à un réseau de signifiants
planétaires7 » européens, en vue de régénérer l’Islam.

La France : un modèle ambivalent et déstabilisant

On trouve dans L’Or de Paris un très grand nombre d’observations


personnelles de Tahtâwî, dont la franchise rend le témoignage à la fois
précieux et très attachant. Son éblouissement devant la civilisation française
commence dès son arrivée à Marseille : l’architecture du lazaret ; les lits
élevés où l’on dort confortablement ; le service à table, les instruments avec
lesquels on mange (fourchette, couteau) et les assiettes en porcelaine qu’on
change ; la splendeur des cafés avec leurs grands miroirs et leurs journaux ;
les Françaises qui, dévoilées, en robes décolletées et les bras nus, travaillent à
égalité avec les hommes ; puis le confort du voyage en diligence, la propreté
des relais et des auberges sur les belles routes bordées d’arbres.
Mais c’est à Paris et aux Parisiens que Tahtâwî consacre l’essentiel de son
livre. Il note d’ailleurs avec fierté qu’il est le premier auteur à faire entrer

5. Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures,


Flammarion, 2001.
6. Qui suppose toujours de poser préalablement des éléments purs antérieurement à
leur mélange, là où la métaphore du branchement permet d’évacuer l’illusion de la
pureté première et à l’inverse postule clairement le syncrétisme de toute origine. On
renverra notamment sur ce point aux différentes préfaces de Logiques métisses
(Paris, Petite bibliothèque Payot, 2010 [1989]).
7. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 7.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 289

Paris dans la littérature arabe : « Depuis le commencement des temps jusqu’à


nos jours, rien, à ma connaissance, n’a paru en langue arabe touchant
l’histoire de la ville de Paris, siège du royaume des Français, ni décrivant ses
conditions et celles de ses habitants8 ». Par une généralisation et un ethno-
centrisme que certains de ses interlocuteurs français lui reprochent dès son
séjour parisien, c’est toute la France qui est d’ailleurs assimilée et identifiée à
la capitale française, de même que les Parisiens (qu’il appelle indifféremment
« Francs », ifrandj, selon la tradition musulmane médiévale, ou « Parisiens »,
ahl bârîs, par emprunt moderne au français) représentent à ses yeux
l’ensemble des Français (faransîs). La province et la campagne sont totale-
ment absentes du livre, alors que la France était très majoritairement rurale et
paysanne à cette époque. Paris, qui est une des villes les « plus prospères du
monde, une des plus prestigieuses de l’Europe actuellement9 », devient même
sous sa plume le modèle et l’emblème de toute la civilisation européenne.
Or, la France et plus particulièrement Paris suscitent chez Tahtâwî une
réaction profondément ambivalente. D’un côté en effet, il éprouve au cours de
son séjour une admiration enthousiaste pour ce pays et pour la civilisation
européenne qu’il incarne presque à lui seul. Cet émerveillement traduit une
remarquable ouverture d’esprit pour un homme de son milieu et de son
époque et un effort marquant pour se dégager des préjugés religieux. Tahtâwî
affirme ainsi dès son discours préliminaire qu’il consignera scrupuleusement
toutes ses observations :

« J’ai pris Dieu [...] à témoin que dans tout ce que je dirai, je ne m’écarterai
point de la voie de la vérité et que j’exprimerai franchement les jugements
favorables que me permettra mon esprit sur certains us et coutumes de ces
pays, cela selon les cas particuliers. Bien entendu, je ne saurais approuver que
ce qui ne s’oppose pas au texte de la Loi rapporté par Muhammad10 ».

Cette admiration concerne plusieurs aspects de la culture française. Elle


porte d’abord sur l’avancée scientifique des Français. Tahtâwî est profondé-
ment impressionné par les réussites intellectuelles et techniques de la France :
« Il apparaît à qui contemple l’état présent des sciences, des disciplines
littéraires et de l’industrie, que les connaissances humaines, propagées dans la
ville de Paris, y ont atteint leur apogée11 ». Il parle longuement des progrès

8. Rifâ’a al-TAHTÂWÎ, L’Or de Paris, traduit de l’arabe et présenté par Anouar


LOUCA, Sindbad, La Bibliothèque arabe, 1988, p. 43. Pour la version arabe, on
utilise l’édition publiée par Dar al-waî (sans lieu ni date de parution).
9. Ibid., p. 106.
10. Ibid., p. 44.
11. Ibid., p. 184.
290 ANTHROPOLITIQUES

scientifiques en France ; il cite plusieurs savants français de l’époque, il


énumère les laboratoires, les musées, les grandes écoles, les bibliothèques, les
académies, les sociétés savantes et littéraires. Il fait parallèlement l’éloge de la
langue française, sans doute plus « restreinte12 » que l’arabe au plan gramma-
tical, mais dont il convient qu’elle est un instrument simple et précis au
service de la connaissance et de la pensée : « Au nombre des facteurs qui
aident les Français à progresser en sciences et en arts, il faut compter la
facilité de leur langue et tout ce qui la rend parfaite13 ».
L’adhésion de Tahtâwî touche également à la liberté politique exception-
nelle dont bénéficient les Français. Il se passionne pour le système politique
constitutionnel, « régime merveilleux14 » qui le pousse à traduire la Charte
(bien que celle-ci ne soit tirée ni du Coran, ni de la tradition) et à faire l’éloge
du système démocratique, ou du moins d’un certain équilibre des pouvoirs
entre le roi et le peuple :

« Tu vois donc clairement que le roi de France n’est pas un maître absolu,
et que la politique française est une loi restrictive, de telle sorte que le
gouverneur est le roi, à condition qu’il agisse selon la teneur des lois
qu’agréent les membres des divans. Tu vois aussi que le divan des pairs
défend le roi et que celui des députés plaide pour le peuple15 ».

Il note d’ailleurs que la liberté politique, qui favorise la curiosité intel-


lectuelle et l’ouverture d’esprit qui caractérisent les Français (« Sache que les
Parisiens se distinguent parmi beaucoup de chrétiens par la vivacité de
l’intelligence, la finesse de leur entendement et la pénétration dont leur esprit
creuse les questions ardues. [...] Nullement prisonniers de la tradition, ils
aiment toujours connaître l’origine de toute chose et cherchent à s’en
convaincre par des preuves16 »), constitue la condition du progrès intellectuel
et matériel du pays :

« C’est pour que tu saches comment leurs raisons ont jugé que la justice et
l’équité constituent des facteurs de la civilisation des royaumes, du repos des
hommes, et comment gouverneurs et sujets s’y sont conformés, à tel point que
leur pays a prospéré, leurs connaissances se sont multipliées, leurs richesses

12. Ibid., p. 127.


13. Ibid., p. 185.
14. Ibid., p. 132.
15. Ibid., p. 134.
16. Ibid., p. 118.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 291

accumulées et leurs cœurs apaisés. Tu ne les entends jamais se plaindre


d’injustice. La justice est le fondement de la prospérité17 ».

L’éloge de la France se rapporte enfin à la condition de la femme fran-


çaise. Certes, Tahtâwî considère qu’en France, les hommes sont « esclaves
des femmes » : « Ils se placent sous leur commandement, qu’elles soient
jolies ou non18 ». Ces femmes savent plaire par leur charme (même si elles
portent peu de bijoux) et leur compagnie, aussi bien à la maison qu’en
promenade, mais elles sont souvent infidèles (« Les Français ne conçoivent
aucun soupçon à l’endroit de leurs femmes, bien qu’elles fautent souvent et
les bernent19 »), surtout dans l’aristocratie et le bas peuple. Les maris pour
leur part sont peu jaloux (« Un de leurs défauts est [...] l’absence de jalousie
chez les hommes20 »), mais « deviennent, dès qu’ils apprennent l’inconduite
de leurs femmes, les plus féroces des hommes envers elles, envers eux-
mêmes et envers ceux qui les ont trahis21 », en recourant aux tribunaux
publics pour se séparer définitivement de leurs femmes, si bien qu’ils
« souillent ainsi leur descendance par le scandale » alors qu’il devraient plutôt
« se garder des femmes22 » : « Simplement, ils ont tort de laisser la bride aux
femmes, bien qu’il n’y ait rien à craindre pour les vertueuses23 ».
Cependant, malgré cette méfiance, le jugement de Tahtâwî, équilibré, est
extrêmement progressiste pour l’époque, surtout lorsqu’il affirme, contre une
tradition musulmane alors largement majoritaire, que l’absence de voile n’est
en rien la cause d’un désordre moral et sexuel, et que la chasteté et la fidélité
sont les effets de l’éducation, et non pas les fruits de la surveillance et de la
contrainte vestimentaires imposées par la domination masculine :

« Comme tout le monde pose maintes questions sur la condition des


femmes chez les Francs, nous avons fait là-dessus toute la lumière. En
substance, disons encore que le désordre en matière de chasteté ne provient
pas du fait qu’elles soient voilées ou dévoilées, mais cela résulte de
l’éducation, bonne ou mauvaise, qu’elles ont reçue, du principe de l’amour
exclusif, s’il est ancré en tant qu’habitude [...] et de la concorde entre les deux

17. Ibid., p. 135.


18. Ibid., p. 122.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 123. Cette observation, à l’époque de Tahtâwî, faisait partie des lieux
communs véhiculés par les voyageurs arabes en Europe et notamment en France
depuis le Moyen Âge.
21. Ibid., p. 299.
22. Ibid., p. 122.
23. Ibid., p. 299.
292 ANTHROPOLITIQUES

époux. L’expérience en France a montré que la chasteté domine le cœur des


femmes de la classe moyenne, à l’exclusion de celle des notables et celles des
voyous24 ».

Il observe d’ailleurs avec intérêt qu’en France, on s’enquiert « de la raison


de la femme, de son esprit, de son intelligence et de son savoir25 » autant que
de sa beauté ; il admire la plupart des Françaises, qui « excellent en beauté et
en grâce » et qui « sont aimables et d’un commerce engageant26 », et il
apprécie sans réserve leur présence aux côtés des hommes dans la vie
publique et leur rôle prépondérant dans la sociabilité de la bourgeoisie et de
l’aristocratie.
À son retour en Égypte, Tahtâwî sera l’un des premiers grands avocats du
féminisme, et il luttera pour l’éducation des jeunes filles contre l’obscuran-
tisme de leur condition d’ignorance et de réclusion. Dans Le guide honnête
(al-murshid al-amîn), publié en 1872, il expose aux jeunes filles les qualités
qu’elles doivent déployer pour plaire aux garçons (délicatesse, esprit,
charme), il leur explique l’amour, dont il montre les aspects licites au regard
de la religion, et il insiste sur la nécessité de la fidélité conjugale. Il s’agit pour
lui d’apprendre aux femmes à être des compagnes agréables pour leurs maris
et de bonnes mères, tout en montrant que l’éducation de la femme n’est
incompatible ni avec les enseignements de la religion, ni avec l’ordre moral,
et qu’elle est une conquête nécessaire pour sa propre dignité. Malheureu-
sement, les projets d’enseignement féminin élaborés par le Comité de
l’Instruction Publique, dont il est membre, se heurtent à l’hostilité des conser-
vateurs et c’est seulement en 1873, l’année de la mort de Tahtâwî, qu’est
fondée la première école officielle (primaire) de jeunes filles.
Toutefois, cette grande admiration est modérée par le constat négatif du
déclin de la religion en France. Tahtâwî considère en effet que la France se
caractérise par une déchristianisation manifeste. Jugeant les Français sur les
élites intellectuelles et sociales parisiennes, d’où la distorsion évidente de son
observation, à une époque où la France était dans sa plus grande partie rurale
et catholique, il affirme qu’ils sont peu croyants et peu pratiquants, et que leur
christianisme est purement nominal et formel : « La plupart des Français ne
relèvent du christianisme que par le nom ; ils n’embrassent de leur religion ni
la foi ni le zèle27 ».

24. Ibid., p. 300.


25. Ibid., p. 131.
26. Ibid., p. 125.
27. Ibid., p. 67.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 293

Cette faible influence de la religion sur la société s’explique par l’hégé-


monie philosophique du rationalisme (athée ou agnostique), qui place les
savants plus hauts que les prophètes, et la raison au-dessus de la religion. Les
Français sont donc des « philosophes » (faylasouf, falâsifa), catégorie bien
établie de l’hérésiographie musulmane : « Il s’agit d’une des sectes qui
emploient la raison pour juger du bien et du mal, autrement dit, une secte de
libertins qui préconisent que toute action permise par la raison est juste28 ». Il
note toutefois que ce rationalisme rend les Français tolérants et qu’ils sont « le
plus souvent affables et bienveillants envers les étrangers, quand bien même
ils sont de religion différente29 » : « En somme, dans le pays des Français, il
est permis de pratiquer toutes les religions. On n’empêche pas un musulman
de construire une mosquée, ni un juif de bâtir une synagogue30 ».
Or, l’emprise du rationalisme sur la société française provoque dans
l’esprit de Tahtâwî une difficulté majeure, car il est en effet contraint d’établir
un lien de causalité entre rationalisme et essor des sciences d’une part, entre
essor des sciences et succès matériels de la civilisation française d’autre part,
donc entre le rationalisme et les progrès de la civilisation française. Bien plus,
il admet lui-même la séduction que les ouvrages philosophiques et scienti-
fiques ont exercé sur son esprit, et il avoue qu’il a été convaincu par les
raisonnements des savants français en de nombreuses matières, alors même
qu’ils s’opposent souvent aux données de la Révélation coranique :

« Dans la plupart des sciences et des arts théoriques, qu’ils connaissant


d’ailleurs à fond, ils professent certaines croyances philosophiques que la
raison d’autres peuples n’admet pas. Cependant, ils revêtent ces idées de
couleurs si spécieuses et les soutiennent si fermement qu’elles paraissent
réelles et exactes. [...] Ils glissent dans les sciences philosophiques des
insinuations hérétiques contraires à tous les Livres célestes. Et ils appuient ces
assertions sur des preuves qu’il est difficile de réfuter31 ».

D’où la tension qui s’installe dans son livre entre d’une part sa fidélité à
l’islam, et d’autre part les raisonnements philosophiques qui tendent à
emporter l’adhésion de sa propre raison contre sa foi. Il s’agit là à l’évidence,
comme il le reconnaît à demi-mot dans son livre, d’une position intellectuelle
et spirituelle profondément déstabilisante, aux conséquences affectives
douloureuses, parce qu’elle fait surgir le risque ou le spectre d’une rupture par

28. Ibid.
29. Ibid., p. 66.
30. Ibid., p. 67.
31. Ibid., p. 185.
294 ANTHROPOLITIQUES

rapport à l’islam. Tahtâwî en fait même clairement la confession émouvante,


indirectement autobiographique, dans le chapitre « De l’avancement des
Parisiens dans les sciences, les arts et les métiers », lorsqu’il déclare que
« quiconque désire puiser aux écrits français où se mêle un peu de
philosophie devrait s’ancrer dans la connaissance du Livre et de la Tradition,
pour se préserver contre la séduction et ne pas laisser affadir sa foi. Sinon, il
perdrait sa certitude32 ».

Les voies de la synthèse : un branchement raisonné, dans les limites


de la religion, de l’Islam (l’Égypte musulmane) sur la France

Pour conjurer les risques de l’attraction exercée par le modèle rationaliste


français et pour échapper aux périls de l’assimilation culturelle, dont il a lui-
même fait l’épreuve, Tahtâwî esquisse donc au fil de son livre les voies d’une
solution interculturelle capable d’intégrer les éléments positifs de la civi-
lisation française tout en restant parfaitement légitime d’un point de vue
musulman, au bénéfice d’une refondation et d’une régénération de l’Islam.
Non pas sous la forme d’un exposé systématique, mais par des raisonnements
successifs qui dessinent progressivement un dispositif intellectuel dont on
peut reconstruire ainsi la cohérence.
Sa réponse consiste à réaffirmer d’abord la validité absolue du cadre de
référence religieux musulman, en rejetant l’athéisme et en professant l’unique
Vérité de l’islam. Il rappelle donc que « toute religion, si tu exceptes l’Islam,
est invraisemblable, et n’est qu’illusion33 ». Ensuite, il adopte stratégiquement
une attitude de prudence sur les sujets qui ne paraissent pas prioritaires. Par
exemple, il ne se prononce pas sur l’institution du lazaret, dont certains
musulmans considèrent qu’elle va à l’encontre de la prédestination ; de
même, bien que convaincu par les preuves des Occidentaux au sujet de la
rotondité de la terre et de sa gravitation autour du soleil, il ne donne pas son
point de vue et supprime de son manuscrit toute allusion d’apparence
hérétique à cette question, sans doute parce qu’il considère qu’elle n’est pas
des plus urgentes.
Cette revendication par principe du paradigme musulman est la condition
préalable nécessaire de l’importation raisonnée du modèle français, dans les
limites de la religion. Tahtâwî peut alors proclamer la supériorité de la France

32. Ibid.
33. Ibid., p. 98.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 295

dans certains domaines scientifiques et techniques, lorsque ceux-ci ne contre-


disent pas formellement les données de l’islam, et faire ainsi l’apologie
musulmane de la modernité occidentale, quand les apports culturels extérieurs
n’entrent pas en contradiction avec la religion et sont donc autorisés. Mais
plus profondément encore, pour légitimer l’ouverture aux aspects scienti-
fiques et techniques (et politiques) de la civilisation française, Tahtâwî
s’appuie également sur l’Islam lui-même, et plus précisément sur sa tradition
rationaliste et philosophique, ce qui signifie qu’il fait explicitement le choix, à
l’intérieur de l’Islam, de la raison (dans les limites de la religion), et qu’il
valorise aussi les racines extérieures et notamment l’héritage grec de l’Islam
(la théologie rationaliste du kalâm), dont l’apport a été transmis aux IXe et
Xe siècles aux Musulmans par le truchement des traducteurs abbassides du
Bayt al-hikma.
Il cite un hadîth « moderniste » célèbre (« Recherche le savoir, fût-ce en
Chine34 ») et il rappelle du même coup que l’Islam s’est longtemps illustré
par sa fécondité scientifique et technique : « Nous avions assurément, au
temps des califes abbassides, la civilisation la plus achevée, le luxe le plus
raffiné, la culture la plus florissante et la plus vive. C’est que les califes
aidaient les savants, les maîtres des arts35 ». Il propose son analyse des causes
du déclin ultérieur de l’Islam, lié pour lui à l’hypertrophie des sciences
religieuses, qui ont étouffé la curiosité pour les sciences profanes : « Les pays
islamiques ont excellé dans les sciences juridico-religieuses [...] mais ont
négligé la totalité des sciences profanes ; ils ont ainsi recours aux pays
étrangers afin d’apprendre ce qu’ils ignorent et d’acquérir ce qu’ils ne savent
pas fabriquer36 ». Il s’appuie sur cette évocation de la grandeur passée de
l’Islam pour déplorer l’état de déchéance et de décrépitude intellectuelles et
culturelles de son temps, pour louer le pacha Mohammed Ali et pour célébrer
sa politique énergique en faveur d’une ouverture à l’Occident et du soutien au
processus de modernisation de l’Égypte.
Il s’agit donc bien de rebrancher le rationalisme de l’Islam, dans les
limites des vérités intangibles de la foi, sur le rationalisme français. Plus que
la légitimation a posteriori d’une modernité française extrinsèque à l’Islam,
Tahtâwî revendique ainsi, au nom du partage de la raison, la validité musul-
mane intrinsèque des savoirs occidentaux, leur parfaite islamité, et il sous-
entend que le caractère occidental de la modernité (scientifique et technique)
n’est qu’un accident ou un développement contingent, car la modernité est en
droit tout autant musulmane, du fait de l’universalité de la raison, dont la

34. Ibid., p. 54.


35. Ibid., p. 52.
36. Ibid., p. 51.
296 ANTHROPOLITIQUES

France n’a pas le monopole, mais seulement l’exercice historique actuel.


Tahtâwî ajoute même que dans le domaine de la raison, l’Islam possède un
droit d’antériorité, et il affirme que les Français sont les premiers à le
reconnaître : « Ils reconnaissent que nous étions leurs maîtres en toutes
sciences et que nous avons la priorité sur eux. Il est d’ailleurs établi, dans
l’esprit et par l’observation, que le mérite revient au prédécesseur37 ».
Quelle différence alors entre l’Islam et la France, si tous deux ont en
commun l’universalité de la raison ? Tahtâwî ne risque-t-il pas d’effacer ou
d’écraser la différence musulmane au profit d’un nivellement rationaliste ?
C’est ici que la foi reprend tous ses droits et vient compléter et parachever le
rationalisme. Ce qui fait la spécificité de l’Islam et sa supériorité sur l’Europe,
c’est qu’il conjugue la supériorité religieuse et morale de la vraie révélation,
celle de Mahomet, et la raison (ou du moins sa possibilité, si les musulmans
renouent avec l’esprit rationaliste), là où les Français vivent sur un rationa-
lisme certes puissant et productif, mais qui les prive des vérités de la foi et de
la possibilité du salut, et les laisse tragiquement dans l’absence de Dieu et
l’inachèvement spirituel : « Ils n’ont pas suivi la voie droite, ni pris le chemin
du salut, ni reconnu la vraie religion et la route de la vérité38 ». C’est pourquoi
Tahtâwî peut à la fin du livre, une seule fois mais clairement, suggérer un
horizon de concurrence, voire de suprématie retrouvée de l’Égypte, spirituelle
d’un côté, scientifique et technique de l’autre : « Nous n’avons voulu [...]

37. Ibid., p. 52. Cette ligne argumentative s’inscrit dans ce genre d’occidentalisme que
Robbert WOLTERING appelle « the Appropriated West » (« l’Occident réappro-
prié ») : « L’Occident réapproprié consiste à montrer que les admirables qualités de
l’Occident proviennent du Même, ce qui souvent implique un argument historique.
[...] On trouve souvent cela dans des sujets qui ont trait à l’Islam et à la science, et
la conclusion générale est que toute la science occidentale peut en fin de compte
être trouvée également dans le Coran, ou que toute la science occidentale est la
conséquence d’un apport musulman médiéval. [...] Ce qui est bon dans l’Occident
n’est pas étranger à soi-même : il se trouve dans l’Islam, et souvent il est même issu
de l’Islam » (« The Appropriated West is the representation of the admirable
qualities of the West as hailing from the Self, which often involves an historical
argument. [...] We find it often in topics dealing with Islam and science, where the
general conclusion is that all Western science can eventually also be found in the
Quran, or that all Western science is an outgrowth of medieval Islamic input. [...]
What is good in the West is not foreign to oneself : it is to be found in Islam, and
often it is even extracted from Islam » (Robbert WOLTERING, Occidentalisms in the
arab world, op. cit., p. 84). L’Occident réapproprié « récuse toute logique d’identité
et d’altérité dans la relation du Même envers l’Occident. Il n’autorise pas à désigner
l’Occident comme un Autre » (« it denies that any identity-alterity logic is at play in
the Self’s relation towards the West. It does not allow pointing at the West as an
Other », ibid., p. 85). Pour R. Woltering, L’Or de Paris est un modèle de ce genre
d’occidentalisme, même s’il ressortit simultanément à un deuxième type d’occiden-
talisme, l’Occident « bienfaisant, bénéfique » (« Benign West », ibid., p. 82).
38. Ibid., p. 51.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 297

qu’exhorter nos compatriotes à importer de quoi acquérir force, puissance et


qualifications, leur permettant de dicter leurs volontés à ces peuples
[d’Occident]39 (fanahnou ‘alâ haoula’ al-nass) ».
Se tourner vers la France ne signifie donc pas pour lui imiter arbitraire-
ment et artificiellement une culture étrangère : par le détour français, il ne
s’agit pas d’aliéner, mais de restaurer l’Islam, comme religion et comme
civilisation. La référence française n’a d’autres buts que de régénérer l’Islam,
de le rendre à sa vitalité, à sa grandeur, en un mot de le rendre à lui-même :

« Et je l’ai chargée [sa propre relation de voyage] d’exhorter les foyers de


l’Islam à rechercher les sciences étrangères, les arts et les métiers, car il est
établi et notoire que cela existe à l’état de perfection chez les Francs. Or, c’est
la vérité seule qui doit être suivie. Par Dieu, durant mon séjour dans ce pays-là,
à le voir jouir de toutes ces choses tandis que les royaumes de l’Islam en sont
dépourvus, j’éprouvais un regret perpétuel40 ».

Lui-même, comme traducteur, indique qu’il ne fait ainsi que renouer avec
la grande tradition intellectuelle des premiers temps de l’Islam, lorsque les
traducteurs faisaient passer du grec à l’arabe, via le syriaque, les ouvrages de
philosophie ou de science des Grecs, pour la plus grande gloire de Dieu et des
musulmans. Il prie Dieu « qu’Il veuille par ces pages arracher au sommeil de
l’incurie tous les peuples de l’Islam, aussi bien arabes que non-arabes41 », et il
forme le vœu que le « fruit » de son voyage sera « la diffusion de ces sciences
et de ces arts42 » : « Si tu regardes donc avec l’œil de la vérité, tu vois que
toutes ces sciences, parfaitement connues des Francs, sont incomplètes ou
entièrement inconnues chez nous. Quiconque ignore une chose a besoin de
celui qui s’y est perfectionné. Toutes les fois que l’homme dédaigne
apprendre, il meurt en le regrettant43 ».

39. Ibid., p. 310.


40. Ibid., p. 44.
41. Ibid., p. 45.
42. Ibid., p. 54.
43. Ibid., p. 58. Comme le fait remarquer Anouar Louca, Renan « s’est donc trompé de
cible en choisissant l’exemple de Rifâ’a, dix ans après sa mort, pour démontrer
l’incompatibilité entre ‘l’islamisme et la science’ » (Anouar LOUCA, « Présen-
tation » de L’Or de Paris, op. cit., 24), et en déclarant : « Ce qui distingue essentiel-
lement le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la
recherche est inutile, frivole, presque impie ; la science de la nature, parce qu’elle
est une concurrence faite à Dieu ; la science historique, parce que s’appliquant à des
temps antérieurs à l’Islam, elle pourrait raviver d’anciennes erreurs. Un des
témoignages les plus curieux à cet égard est celui du cheikh Rifâ’a, qui avait résidé
plusieurs années à Paris, comme aumônier de l’Ecole égyptienne, et qui, après son
retour en Égypte, fit un ouvrage plein des observations les plus curieuses sur la
298 ANTHROPOLITIQUES

Conclusion

Considérée à travers sa première grande expression intellectuelle dans


L’Or de Paris tout autant que dans ses réalisations politiques, économiques,
scientifiques, sociales et culturelles sous la direction notamment des souve-
rains d’Égypte, la nahda apparaît donc au XIXe siècle comme un branchement
de la globalisation musulmane dominée sur la nouvelle globalisation domi-
nante, occidentale, qui forme le nouveau référent universaliste par rapport
auquel l’Islam a dû se réajuster. Mais ce détour par l’Europe, loin d’être une
soumission, voire une aliénation, est pour Tahtâwî, qui en est le premier
intellectuel, le moyen de rebrancher l’Islam sur la culture grecque, sur son
moment grec et ainsi de renouer avec les principes internes, rationalistes, de
sa vitalité et de sa puissance. L’exemple de la nahda semble donc bien
confirmer la remarque de Jean-Loup Amselle, pour qui « le ressort intime
d’une culture s’exprime dans les autres cultures44 ». Pour Tahtâwî, le détour
par une autre culture, l’Occident, est le meilleur moyen d’exprimer tout à la
fois la vérité de sa propre culture et son interculturalité, c’est-à-dire son
universalité.
Mais Jean-Loup Amselle nous rappelle aussi que dans « le schéma du
branchement [...] c’est l’interconnexion qui est la condition d’existence de la
communication interculturelle45 ». Or, c’est précisément la domination
unilatérale de l’Occident, son refus du modèle de la réciprocité et de
l’échange, son rejet d’une ouverture interculturelle à l’islam et à sa valeur
spirituelle (magnifiquement et tragiquement mis en scène par Cheikh
Hamidou Kane dans son roman L’Aventure ambiguë, paru en 1961), qui ont
provoqué le discrédit et finalement l’échec de la nahda et engagé de
nombreux musulmans vers le modèle inverse de la « schismogenèse

société française. Son idée fixe est que la science européenne, surtout par son
principe de la permanence des lois de la nature, est d’un bout à l’autre une hérésie ;
et, il faut le dire, du point de vue de l’islam, il n’a pas tout à fait tort »
(« L’Islamisme et la science », Journal des débats, 30 mars 1883, cité par Anouar
Louca, op. cit., p. 24-25). Mais il faut reconnaître à sa décharge que Renan n’avait
pas lu le livre arabe, et qu’il ne disposait en français pour son analyse que d’un
résumé « qui annonçait l’ouvrage aux lecteurs du Journal asiatique en mars 1833 »
(ibid., p. 30), rédigé par Caussin de Perceval d’après la première version du
manuscrit de L’Or de Paris, lequel contenait encore une méfiance envers certaines
affirmations des savants français, que Tahtâwî a fait disparaître dans la première
édition de son livre en 1834.
44. Jean-Loup AMSELLE, Branchements, op. cit., p. 13.
45. Ibid., p. 14.
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 299

symétrique46 », pour reprendre le concept proposé par Gregory Bateson. Ce


choc de la rencontre entre deux affirmations de soi ou deux volontés de
domination, qui ne fait qu’accroître l’hostilité mutuelle, a engendré en retour
au XXe siècle les luttes anticoloniales animées par l’idéologie marxiste ou, à
l’autre extrémité du spectre idéologique, par le durcissement identitaire des
fondamentalismes islamistes.
C’est aussi dans l’usage de la référence occidentale que se joue, à notre
avis, dès le XIXe siècle, la différence profonde entre nahda et islah, et entre
modernisme et islamisme (même si les deux couples antithétiques ne sont pas
exactement équivalents). Certes, les deux mouvements s’entremêlent et ont
en commun la volonté de rénover la civilisation musulmane en conciliant
tradition musulmane et modernité occidentale pour adapter l’Islam à
l’évolution du monde sans détruire les valeurs musulmanes ni l’identité arabe,
en trouvant un équilibre entre authenticité (asâla) et modernité (hadâtha).
Deux mouvements de pensée en partie décalés dans le temps, nés du contact
avec l’Occident, de la conscience de sa supériorité et de la faiblesse et de la
décadence de l’Islam, et du désir de le régénérer et de renverser le rapport de
force avec l’Occident en réaffirmant la supériorité et l’universalité de la
religion musulmane. Mais ces deux courants concomitants, à la fois complé-
mentaires et concurrents, se distinguent et s’opposent toutefois sur un point
essentiel. L’islah, dans la complexité de ses différentes tendances, repose
avant tout sur la volonté d’un retour aux sources musulmanes, conçues
comme des modèles à réactualiser. C’est une révision interne de l’Islam,
fondée sur ses ressources propres et le cas échéant sur une islamisation
contrôlée et limitée des savoirs occidentaux. Il s’agit donc d’un mouvement
globalement conservateur, attaché à revivifier le passé et à expurger l’islam
des nombreuses innovations qui auraient fait son malheur au cours des
siècles.
L’islah apparaît donc globalement comme le refus plus ou moins
prononcé du branchement occidental et comme la recherche inverse d’un
retour aux sources fondé sur le mythe d’un âge d’or des origines et d’une
identité pure, c’est-à-dire purement musulmane. Certes, il faudrait cette
nuancer cette analyse, car la xénophilie de M. Abduh, l’un des maîtres de
l’islah, penche bien davantage du côté de Tahtâwî47 que de son disciple
R. Ridhâ, dont le rigorisme, le sectarisme et la xénophobie annoncent
l’islamisme des Frères musulmans. On doit donc distinguer une tendance

46. Gregory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Tome 1, chapitre « Contact
culturel et schismogenèse », Paris, Points Seuil, 1995 [1977].
47. Elisabeth Suzanne KASSAB, dans son livre Contemporary arab thought (op. cit.),
range d’ailleurs M. Abduh du côté de la nahda.
300 ANTHROPOLITIQUES

libérale (qui donne plus de place à la raison et aux influences culturelles


étrangères) et une tendance conservatrice (basée sur la foi et la défense de
l’identité), elle-même accentuée par le mouvement ultérieur des Frères
musulmans au XXe siècle. Mais le ressort fondamental de l’islah, déjà chez al-
Afghânî et ensuite chez R. Ridhâ et ses descendants islamistes, est bien ce
désir de « reconstruire la personnalité musulmane, non pas en s’inspirant des
valeurs et des cultures étrangères mais en puisant dans la tradition morale et
culturelle du premier âge de l’islam48 », identifié aux trois premières
générations de musulmans. Autrement dit, et pour paraphraser Jean-Loup
Amselle, en construisant l’illusion essentialiste et déhistoricisée d’une société
close, en bâtissant un mythe bloqué dans son refus de la continuité, de la
fluidité et du devenir qui caractérise les « chaînes de sociétés ». En ce sens,
l’islah est une réponse aussi bien aux attraits matériels et culturels de
l’Occident qu’aux modernistes musulmans « désireux de chercher un
compromis entre les exigences fondamentales de l’Islam et la nécessaire
adaptation de la vie musulmane aux réalités du monde contemporain49 ».
À l’inverse, la nahda est ce modernisme musulman fondé sur une
ouverture volontaire, à l’extension variable, aux apports et aux modèles
occidentaux. C’est pourquoi la nahda pourrait être ressuscitée comme
dispositif culturel et politique capable d’articuler deux perspectives complé-
mentaires, qui semblent aujourd’hui encore aussi nécessaires l’une que l’autre
pour l’équilibre du monde musulman, la référence occidentale et la référence
musulmane. Elle serait alors cette forme médiane, entre modernisme laïcisant,
de gauche, cherchant à « éliminer les entraves religieuses de nature à freiner
l’évolution de la société musulmane50 » et les différents courants islamistes
qui donnent « l’impression d’ignorer délibérément les valeurs nouvelles51 ».
C’est cette « nouvelle nahda » (new nahda52) qu’Elisabeth Suzanne
Kassab appelle de ses vœux dans son livre Contemporary Arab Thought

48. Ali MERAD, article, « Islah », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, Leyde,
E. J. Brill, Paris, G. P. Maisonneuve et Larose, 1977, p. 156a.
49. Ibid., p. 164a.
50. Ibid., p. 168a.
51. Ibid., p. 168b.
52. Pour cette auteure, la première nahda s’est en effet étendue du milieu du XIXe siècle
au milieu du XXe siècle. La « deuxième nahda » (expression utilisée par plusieurs
intellectuels arabes, notamment l’historien marocain Abdallah Laroui), désigne ce
« mouvement intellectuel critique » (critical intellectual movement) qui a émergé
dans le monde arabe à la suite du traumatisme de la défaite des armées arabes
contre Israël en 1967. Déterminée par des circonstances « plus sombres » (more
somber) que la première nahda, portée à l’inverse par la confiance et l’optimisme,
marquée par les « désillusions, les désappointements, les humiliations et les
défaites » (disillusionments, disappointments, humiliations, and defeats), elle s’est
caractérisée jusqu’à une époque récente par un effort pour « radicaliser la critique et
TAHTÂWÎ, L’OR DE PARIS ET LA NAHDA 301

(2010), qui présente un panorama des principaux intellectuels arabes critiques


contemporains, souvent isolés et parfois persécutés par les régimes autori-
taires ou par les fondamentalismes islamistes, et qui dans la diversité de leurs
analyses attribuent dans leur grande majorité les errances et les faiblesses
actuelles du monde arabo-musulman à la disjonction en Islam entre moder-
nisation et modernité, laquelle suppose de rompre radicalement avec certaines
manières de penser et d’agir et de promouvoir une pensée véritablement
critique, indépendante et libre. Les difficultés qui s’opposent au renouvel-
lement de la « pensée arabe » et à l’avènement d’une nouvelle nahda sont
toutefois nombreuses, et tiennent à des facteurs politiques, sociaux et culturels
à la fois internes et externes. À l’extérieur, la persistance à l’époque post-
coloniale d’une hégémonie néocoloniale et néolibérale de l’Occident, qui
continue d’influencer politiquement, économiquement, militairement et
culturellement l’Islam selon ses propres intérêts égoïstes. À l’intérieur, la
tyrannie de régimes autoritaires et oligarchiques, le plus souvent soutenus par
l’Occident, qui oppriment les intellectuels, conjuguent injustice sociale et
répression politique et nourrissent par réaction les différents mouvements
islamistes, qui semblent avoir largement capté à leur profit, sous la forme
d’une prise charge directement sociale et d’une conversion religieuse et
identitaire, la dynamique de la lutte des classes ; l’incapacité à engager une
réforme profonde de la pensée religieuse sur des bases critiques et sécula-
risées ; l’inclination culturaliste des Arabes et des Musulmans à se considérer
comme différents par essence, à déshistoriciser la culture, à nier tous les
mécanismes évolutifs et pluriculturels de la construction sociale et politique
de l’identité et à cultiver à l’inverse l’illusion téléologique et eschatologique
du caractère exceptionnel, incommensurable, holiste et transcendant de
l’islam ; la propension qui en découle à nier la pluralité culturelle et religieuse
au profit d’une conception musulmane sectaire de l’identité et de l’unité ;

réexaminer les efforts du passé en faveur des Lumières et de la libération »


(radicalizing critique and reexamining the past endeavors for enlightenment and
liberation), tout en subissant le poids des « systèmes institutionnels de répression
d’État et l’essor de l’oppression religieuse » (established systems of state repression
and rising religious oppression), qui favorisent les « mécanismes de défense
culturelle » (cultural defensiveness), alimentés par les agressions et les défaites
(Elisabeth Suzanne KASSAB, Contemporary arab thought, op. cit., p. 20). Le
« fossé » (gap) entre la première et la deuxième nahda semble tellement profond
que les raisons de cette discontinuité et la faillite des promesses libérales de l’héri-
tage de la première nahda sont au cœur des interrogations des intellectuels de la
deuxième nahda (« The gap between the two periods and moods is perceived to be
so large that many post-1967 critics wonder where the legacy of the first Nahda
went and why its hopeful promises and liberal impulses were aborted. In fact,
reclaiming that legacy and understanding the reasons for the discontinuity with it
became one of the central preoccupations of the second Nahda »).
302 ANTHROPOLITIQUES

l’analphabétisme ou l’illettrisme des masses populaires, qui entravent leur


accession à la culture et à la pensée et constituent un obstacle majeur à la
diffusion à grande échelle des écrits critiques ; le sentiment profond de
désespoir social et identitaire qui alimente la culture de la mort et la fasci-
nation pour les extrémismes fondamentalistes.
Il reste à espérer que les récentes « révolutions » arabes permettront de
briser le cercle vicieux de la dépendance externe et de l’oppression interne, de
construire durablement des régimes et des sociétés démocratiques et de
donner enfin un espace véritablement populaire à la troisième voie d’une
nouvelle nahda qui, entre la position marginale du pur laïcisme de gauche et
la domination agressive des islamismes modérés ou fondamentalistes, est
donc aujourd’hui pour les Arabes et les Musulmans un projet qui reste encore
largement à penser, à construire – et à vivre.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

Jean-Loup Amselle : Je suis bien sûr tout à fait d’accord avec l’analyse
de Maxime Del Fiol et flatté qu’il ait replacé le dispositif qu’il a exposé dans
le cadre de l’appareil conceptuel que j’ai dégagé. Je trouve que sa présen-
tation des choses est séduisante, surtout par rapport aux conceptions post-
coloniales qui ont été discutées auparavant. Là on voit bien, précisément, que
par rapport aux positions postcoloniales, il y a une présentation ouverte, je
dirais même plurielle de l’Islam. Parce que vous avez parlé d’Islam mais en
réalité, en vous écoutant, j’ai eu l’impression que vous parliez de différentes
sortes d’Islam. Dans l’Islam il y a la foi musulmane mais il y a aussi les
sociétés, l’Islam avec un grand i et l’islam avec un petit i, et là on voit bien
que dans la perspective de Tahtâwî et de L’Or de Paris, il y a une façon de
disjoindre ces différentes formes de l’Islam : préserver la foi d’un côté, mais
ouvrir de l’autre la culture et la société musulmanes aux influences étran-
gères, à la rationalité scientifique française par exemple, ce qui n’est plus
aujourd’hui possible, comme vous l’avez montré, dans le cadre de l’isla-
misme. Mais vous avez également raison de dire qu’effectivement cette
Nahda, cette renaissance, cette ouverture à l’Occident – ça m’a fait penser un
peu à l’ère Meiji au Japon – cette façon de prendre à l’Occident ce qui
pourrait être utile à la culture arabo-musulmane, c’est quelque chose qui a été
rendu impossible par le refus de l’Occident ou par la prétention de la culture
occidentale à exister en soi et pour soi. Je ne prendrai qu’un exemple récent,
celui du livre de Sylvain Guggenheim sur les moines du Mont-Saint-Michel,
où il récuse tout l’apport de la philosophie grecque, et notamment d’Aristote,
à la philosophie occidentale, apport dont il nie qu’il serait passé par l’inter-
médiaire des Arabes, avec les traductions d’Aristote par Averroès, etc. En
niant ce type de phénomènes historiques, on érige l’Europe en une espèce de
forteresse, de donjon imprenable et on s’enfonce aussi dans une espèce de
fondamentalisme religieux chrétien qui est le pendant du fondamentalisme
musulman. Il se produit donc une espèce de relation en miroir du fonda-
mentalisme musulman avec le fondamentalisme occidental, fondamentalisme
occidental que l’on retrouve lorsqu’on essaie de définir l’Europe en termes
culturels, ce qui est le cas d’un certain nombre de penseurs qui actuellement
tentent de définir l’Europe sur la base de racines chrétiennes. Or l’Europe est
une construction historique, un ensemble totalement arbitraire comme tous les
304 ANTHROPOLITIQUES

pays, toutes les aires culturelles ou tous les continents, mais depuis quelques
décennies on essaie de donner une consistance religieuse et civilisationnelle à
cet ensemble. Je pense ici à des philosophes comme Toni Negri, comme
Slavoj Žižek qui par ailleurs énoncent des propositions intéressantes mais qui,
en même temps, essaient de donner une consistance religieuse à l’Europe et
du même coup renforcent l’idée d’un choc de civilisations.
Claire Gallien : Merci beaucoup pour cette présentation, Maxime. J’ai
peut-être une question « littéraire », plus sur le texte et sur la manière dont la
traduction des cultures fonctionne au niveau du texte, parce qu’on avait
l’impression dans ce que tu disais que Tahtâwî essayait de développer un
langage commun avec des concepts comme ceux de « démocratie », de
« révolution », pour montrer qu’en fait c’était une langue commune que les
Français et puis les Égyptiens engagés dans le courant de modernisation
partageaient. Je me demandais comment cela se traduisait au niveau du texte ;
est-ce qu’on est sur l’utilisation d’un terme et après, il faut le gloser, et à ce
moment-là Tahtâwî se rend compte que ça marche ou que ça ne marche pas,
ou cela se passe-t-il autrement ?
M. Del Fiol : La question est essentielle parce que Tahtâwî était un
traducteur donc il a très bien compris que l’importation culturelle d’un certain
nombre d’éléments français passe nécessairement par une traduction ou une
adaptation. Il a traduit lui-même beaucoup d’ouvrages, il a fondé cette école
de traduction et il a été obligé de libérer la langue arabe de ce carcan de la
prose rythmée (saj’). Il a simplifié la langue, simplifié la syntaxe et il a eu
recours à beaucoup d’emprunts. J’en ai un en tête, c’est la « charte ». Pour
traduire le mot « charte », il utilise le mot « sharta », intermédiaire entre
« shart » et « sharîta », qui signifient « condition » en arabe. Ici la translit-
tération crée une homophonie qui rapproche immédiatement au plan sonore le
mot français de mots arabes qui se trouvent en outre dans un voisinage
sémantique avec lui, donc cela passe bien ; ensuite Tahtâwî glose pour faire
comprendre l’idée politique. Donc au départ il y a un emprunt linguistique, un
xénisme si l’on veut, mais en l’occurrence celui-ci est déjà comme acclimaté
par la proximité sonore et sémantique, et ensuite le traducteur explique : voici
ce que serait l’équivalent de la charte. Donc oui, il y a tout un mouvement de
création de lexique, c’est évident, et Tahtâwî va le faire aussi dans toutes les
revues qu’il va diriger et de manière générale la presse va être le véhicule, au
XIXe siècle, surtout en Égypte, de l’importation d’un certain nombre de
concepts ou de mots étrangers, acclimatés dans la langue arabe, soit par
réactualisation de mots arabes anciens soit par des emprunts. C’est donc
l’époque, déjà avec Tahtâwî et de manière générale durant tout le XIXe siècle,
d’un enrichissement du lexique arabe pour s’adapter aux réalités nouvelles
qui sont à désigner.
16
Le retour de l’Indien dans le Pérou andin
Réflexions anthropologiques sur une catégorie sociale

Carmen SALAZAR-SOLER*

L’analyse des catégories d’Indien et d’Indigène au Pérou permet de


réfléchir au processus de création et d’administration de la différence dans ce
pays. Une rétrospective historique est évidemment nécessaire pour montrer
comment, avec l’Indien, nous sommes passés d’une catégorie essentiellement
juridique à une catégorie fondamentalement culturelle. Cette évolution de la
catégorie d’Indien est étroitement liée à la notion de métissage et aux
problèmes que celle-ci entraîne dans la construction de la Nation péruvienne.
Je voudrais également attirer l’attention sur les liens très forts qui ont existé
historiquement, et qui existent aujourd’hui encore, entre ces catégories et
l’accès, la défense, le contrôle et la gestion des ressources naturelles. Dans ce
processus de construction des catégories d’Indien et d’Indigène, l’État
républicain joue par ailleurs un rôle fondamental : il décide qui est Indien ou
Indigène, comme le montre l’actualité sur l’application au Pérou de la Loi à la
consultation préalable établie par l’Accord 169 de l’Organisation inter-
nationale du travail. Appliquées à un secteur de la population péruvienne
(rurale, « traditionnelle », quechua-phone ou aymara-phone), ces catégories
doivent donc également leur construction à des acteurs externes qui ont
imposé, depuis cette « extériorité », leurs idées et critères dans la définition de
l’indianité ou qui ont parlé « au nom des Indiens ».

* CNRS, Mondes Américains, UMR 8168.


306 ANTHROPOLITIQUES

Ce retour de l’Indien reste ainsi étroitement lié aux dispositifs onusiens et


à leur adoption par l’État, ainsi qu’au passage d’une reconnaissance des droits
individuels à celle de droits collectifs. Individuellement, en effet, les acteurs
sociaux ne s’auto-identifient pas comme Indiens ou indigènes, mais collecti-
vement, en revanche, certains groupes revendiquent désormais ces identités
pour défendre certains droits auparavant bafoués. Ainsi certaines populations
du Pérou affectées par l’implantation des compagnies minières sur leurs
territoires revendiquent une indianité et demandent à être reconnus comme
« peuples indigènes » ou « communautés indigènes ».
L’œuvre de Jean-Loup Amselle a contribué de manière importante à mes
réflexions sur la construction de la catégorie d’Indien dans le Pérou andin,
notamment ses travaux sur l’ethnie, son concept de chaînes de sociétés ou
plus tard sa notion de branchements. Mes recherches sur les processus de
construction des catégories sociales au Pérou se sont également nourries, et
même enrichies de son regard critique sur la notion de métissage et sur
l’ethnicisation des rapports sociaux, et ma contribution se conçoit donc
comme un étude de cas dans une perspective amsellienne.

Le contexte historique et social et l’exception péruvienne

Avant d’aborder le cœur de mon sujet, il me semble nécessaire de donner


quelques informations préalables sur le Pérou. En 2014, 29 millions de
Péruviens vivent sur un territoire de 1 285 216 km², divisé en trois zones
géographiques : la côte entre l’océan Pacifique et les Andes où se trouve
Lima, capitale de plus de 8 millions d’habitants ; la cordillère des Andes qui
abrite la vie humaine et l’agriculture jusqu’à 4 300 mètres et où se trouvent de
riches gisements de minerai ; et enfin l’Amazonie qui représente plus de deux
tiers de la surface du pays, même si elle est peu peuplée : on trouve dans son
sous-sol du gaz et du pétrole1. La répartition de la population est donc très
irrégulière sur l’ensemble du territoire, avec 75 % de la population vivant en
milieu urbain. On calcule que 60 % de la population habite sur la côte, 30 %
sur la sierra et seulement 10 % en Amazonie.
Après trois siècles de colonisation, le Pérou s’émancipe de l’Espagne
en 1824. L’espagnol y reste la langue la plus parlée (75 % de la population),
cependant on trouve 14 familles linguistiques, parmi lesquelles le quechua

1. Valérie ROBIN, « Introduction Pérou », Encyclopaedia Universalis, Paris,


Encyclopaedia Universalis S.A. France, 2008, t. 18, p. 700.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 307

(avec ses nombreuses variantes) qui est parlé par 3,7 millions de personnes, et
l’aymara par 350 000 personnes.
Selon le Répertoire des Communautés paysannes du ministère
d’Agriculture et les données sur les communautés natives (Amazonie) de la
Defensoría del Pueblo2, il existe 7 163 communautés paysannes et natives au
Pérou, dont 5 818 communautés paysannes et 1 345 communautés natives.
Depuis une décennie, et plus précisément depuis l’élection de Evo
Morales à la présidence de la Bolivie, on a beaucoup parlé du « réveil
indien » en Amérique latine. Les récentes luttes menées par les organisations
indigènes d’Équateur n’ont fait que renforcer cette idée. L’Amérique latine
n’est cependant pas un bloc monolithique. Bien au contraire, elle est com-
posée de pays aux histoires diverses et aux caractéristiques socio-
économiques, politiques et culturelles fort différentes. En ce qui concerne la
question ethnique, le Pérou a eu une histoire et un développement différents
de ses voisins.
Jusqu’à ces dernières années, il n’y avait pas en effet de grandes orga-
nisations ethniques au Pérou andin, ce qui a suscité des débats sur les raisons
de cette exception péruvienne et l’on a même évoqué une « anomalie3 » ou
une « tragédie »4, tandis qu’on parlait par ailleurs de « rêves tardifs5 », ou
d’« un Pérou qui continue à être bloqué6 ». Plusieurs explications furent
proposées pour justifier l’absence de mouvements indigènes semblables à
ceux de Bolivie et d’Équateur : le poids de la migration des populations
rurales vers Lima, la pression du métissage, l’influence dans les années 1970
d’un schéma politique de classe qui aurait dilué la question ethnique et
culturelle dans les problèmes de paysannerie et de classe.
Des transformations telles que l’urbanisation, les mouvements migratoires
internes, le développement industriel, celui des moyens de transport eurent
certes lieu comme en Équateur ou dans les autres pays andins, mais les

2. Organisation institutionnelle autonome, créée par la constitution de 1993, ayant


pour but de protéger les droits fondamentaux de la personne et de la communauté,
ainsi que de surveiller la bonne gestion de l’administration étatique et des services
publics.
3. Oscar del ALAMO, « Movimientos indígenas de países centro-andinos : el porqué de
la anomalía peruana », Gobernanza n° 37, décembre 2005, p. 559-568. [http://
llacta.org/notic/2005/not1223a.htm]
4. Rodrigo MONTOYA, « La tragedia del Perú », Énfasis. Revista de Reflexión y
Debates, septembre 2003, p. 6-9.
5. Ladislao LANDA, « Los espejos opacos del movimiento indígena peruano », dans
TOCHE E., Perú hoy : nuevos rostros en escena, Lima Desco, 2006, p. 117-140.
6. Xavier ALBÓ , Etnicidad y movimientos indígenas en América Latina, Ensayo para
el Primer Congreso Latinoamericano en Antropología, Rosario – Argentina, 12 de
julio del 2005, 26 p. [http://albo.pieb.com.bo]
308 ANTHROPOLITIQUES

résultats ne furent cependant pas les mêmes et il n’y eut notamment pas de
renforcement des identités ethniques parmi les populations des communautés
paysannes :

« On observe au contraire un processus massif et intense de désindia-


nisation. Cette désindianisation est le résultat d’un cycle très fort de moder-
nisation qui transforma le pays au cours du siècle dernier et en particulier
pendant les années 1940 et 1950 [...]. La réponse à l’exclusion d’une grande
partie de la population produite par la modernisation ne fut pas l’affirmation
ethnique à partir d’une revalorisation de la condition indigène mais plutôt la
recherche d’autres voies pour exprimer leur condition7 ».

Au Pérou s’affirme et se généralise donc l’utilisation du terme paysan, qui


remplace celui d’Indien, utilisé surtout au début du XXe siècle. Et c’est à
l’initiative de l’État, pendant le régime militaire du président Velasco
Alvarado et notamment au moment de sa Réforme Agraire, que ce glissement
est officialisé.
Rappelons les caractéristiques du processus de migration au Pérou. Les
migrations massives s’initient dans les années 1950, depuis la sierra vers les
villes de la côte et en particulier vers la capitale, Lima. L’anthropologue
Matos Mar8 appelle ce phénomène le « débordement populaire », et en 1988
il calcule que dans les 1 800 bidonvilles de Lima et d’autres villes surtout
côtières, vivent 11 millions de serranos, c’est-à-dire de gens ayant des origines
andines, soit environ le double de ceux qui sont restés dans leurs commu-
nautés paysannes (4 884 reconnues). Selon C. Franco « la migration constitue
l’expérience vitale la plus importante commune à la majorité de Péruviens »,
et selon lui la « cause de l’autre modernité9 ». Ces protagonistes ne sont plus
en effet des indigènes, mais plutôt une « plèbe urbaine » dont l’identité est en
pleine construction. X. Albó soutient quant à lui que la grande différence par
rapport aux pays voisins réside dans le fait qu’au Pérou la plupart de ces
migrants serranos arrivent dans un environnement urbain côtier beaucoup
plus hostile que celui que trouvent les quichuas équatoriens à Quito, et les

7. Ramón PAJUELO, Participación polítia indígena en la sierra peruana : una


aproximación desde las dinámicas nacionales y locales, Lima, IEP/KAS, 2006,
68 p. ; p. 32.
8. José MATOS MAR, Desborde popular y crisis del estado. El nuevo rostro del Perú
en la década de 1980, Lima, Concytec, 1988, 111 p. ; cité par Albó, op. cit., 2009,
p. 343.
9. Carlos FRANCO, Imágenes de la sociedad peruana : la otra modernidad, Lima,
Centro de Estudios para el Desarrollo y la Participación, 1991, 141 p. ; cité par
Albó, op. cit., 2009, p. 343.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 309

aymaras et quechuas boliviens à La Paz ou Cochabamba10. Selon lui, Lima


n’est pas seulement une métropole beaucoup plus grande (8 millions
d’habitants), et un creuset de métissages sociaux et culturels, elle est « surtout
plus distante, physiquement parlant, des lieux d’origine de ces migrants de la
sierra » ; « pour s’éviter des problèmes, il ne reste à la grande majorité des
nouveaux arrivants qu’à adopter “la stratégie de la dissimulation” qui, à long
terme, mine aussi leurs identités locales antérieures11 ». Il se produit ce que
les sociologues ont appelé un processus de « cholification12 ». Pour X. Albó,
le processus de « cholificación » et l’effet de minage de l’identité par le
milieu urbain sont de moindre intensité à Quito et La Paz qu’à Lima.
À la différence aussi de l’Équateur et de la Bolivie, les migrants ruraux qui
s’installent à Lima « ne revendiquent pas une identité ethnique comme
réponse au racisme et à l’exclusion, mais ils créent une série d’associations et
de clubs de migrants à travers lesquels ils vont affirmer leurs coutumes, non
pas en tant qu’Indiens mais plutôt en tant que membres de communautés, de
districts et de provinces d’origine13 ». L’identité territoriale recouvre ainsi une
identité ethnique.
C.I. Degregori ajoute à cette particularité du Pérou une explication au
niveau du « capital symbolique » :

« Les créoles et ensuite les métis se sont appropriés une bonne partie des
mécanismes et du capital symbolique à partir duquel les Indiens pouvaient
construire un nous indien [...]. Dans la première moitié du XXe siècle, dans leur
compétition avec l’élite créole qui parsemait son hispanisme de références
sporadiques au glorieux passé inca, des secteurs métis se sont appropriés de
manière plus décidée l’héritage inca impérial et la tradition indigène
communautaire. Valorisée au début positivement par l’indigénisme et le
socialisme, cette tradition communautaire a commencé à être incorporée à la
symbolique de l’État bien avant Velasco14 ».

Il s’agit donc d’une appropriation de l’Indien par les non-Indiens. En ce


sens, Tupac Amaru II (l’Inca rebelle exécuté en 1781 par les Espagnols après

10. Op. cit., p. 343.


11. Ibid.
12. Guillermo NUGENT, El laberinto de la choledad, Lima, Fundación Friedich Ebert,
1992, 140 p.
13. PAJUELO, op. cit., 2006, p. 33.
14. Carlos Iván DEGREGORI, « Movimientos étnicos, democracia y nación en el Perú y
Bolivia », p. 173-174 ; dans DARY C. (comp.), La construcción de la nación y la
representación ciudadana en México, Guatemala, Perú, Ecuador y Bolivia,
Guatemala, Flacso, 1998, p. 159-225.
310 ANTHROPOLITIQUES

avoir conduit une rébellion massive contre l’ordre colonial) peut devenir le
héros de l’Indépendance des péruviens, et non point seulement le symbole de
la rébellion indigène face au pouvoir espagnol ou créole15.
De la même manière, J.L. Renique, dans un article récent et très im-
portant16, souligne que malgré l’absence de grandes mobilisations rurales
comparables à celles d’autres pays latino-américains comptant une grande
majorité de paysans indigènes, le Pérou du XXe siècle n’en fut pas moins très
prolifique en production indigéniste, laquelle a nourri une diversité de pro-
positions qui vont de la confrontation radicale aux projets de développement.
Renique se demande si cette production littéraire et théorique n’a pas été un
facteur ayant contribué à la neutralisation de la rébellion indigène, ou « si à la
longue la parole écrite ne fut pas un moyen à travers lequel les porteurs de
l’indigénisme déplacèrent et remplacèrent les Indiens proprement dit, en
usurpant leurs mémoires et leurs traditions, leur arrachant leurs identités et
leurs drapeaux pour les mettre au service de leur propre affirmation en tant
qu’élites régionales17 ».
On ne trouve pas non plus au Pérou d’élites composées, comme dans le
cas équatorien, d’individus dont le niveau supérieur d’éducation viendrait
renforcer les organisations indigènes. Au Pérou un niveau d’éducation supé-
rieur conduit plutôt à une « désethnicisation » comme stratégie d’ascension
sociale.
Un autre aspect important de cette différence est le conflit armé interne au
Pérou qui a principalement frappé, pendant une vingtaine d’années, la popu-
lation indigène, tout autant la cible du Sentier Lumineux que de la répression
des Forces Armées : selon la Commission de la Vérité et de la Réconciliation,
75 % des victimes étaient en effet des indigènes quechua-phones. Il faut
préciser que le Sentier Lumineux, un mouvement d’inspiration maoïste, n’a
jamais revendiqué ni mis en avant la question ethnique.
À cela s’ajoute la fragilité permanente – jusqu’à très récemment – des
organisations indigènes, qui n’ont pas réussi à surmonter les régionalismes
amazoniens et andins ni leurs contradictions internes, et dont les confron-
tations ont pris fin seulement avec l’élection en 2004 de deux directions
parallèles à la tête de la COPPIP (Coordination permanente des peuples
indigènes du Pérou).

15. ALBO, op .cit., 2009, p. 345.


16. José Luis RENIQUE, « Indios e indigenistas en el altiplano sur andino peruano,
1895-1930 », p. 462 ; dans SANDOVAL P. (comp.), Repensando la subalternidad.
Miradas críticas desde/sobre América Latina, Lima, IEP/Sephis, 2009, p. 461-495.
17. Ibid.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 311

Une autre particularité du Pérou est que la question ethnique y a été


soulevée par les gouvernements autoritaires et surtout par les militaires et non
par les partis politiques traditionnels de gauche ou de droite :

« Il semble qu’au Pérou, les moments de majeure intégration des paysans à


l’État et aux bénéfices de la citoyenneté coïncident avec des moments
d’autoritarisme. Je fais référence en particulier, mais non exclusivement, au
“oncenio” ou gouvernement de Augusto B. Leguía, un dictateur civil (1919-
30), dont le gouvernement reconnut pour la première fois dans l’histoire
républicaine l’existence légale des communautés indigènes et de leurs terres,
créa le “Patronat de la Race Indigène” et s’en autoproclama le défenseur, et au
gouvernement de Velasco entre 1968 et 197518 ».

J’ai déjà évoqué le général Velasco Alvarado qui appliqua une Réforme
agraire à la fin des années 1960, officialisa le quechua comme langue
nationale et fit de l’Inca rebelle Tupac Amaru II l’icône officielle de son
gouvernement militaire, même si certains chercheurs affirment que Velasco
revendique Tupac Amaru II non en tant qu’Indien mais plutôt en tant que
paysan19.
Plus récemment nous avons vu l’émergence du mouvement etnocacerista
qui se revendique de la race « cuivrée » et prétend représenter les descendants
de Manco Capac et Mama Ocllo, fondateurs mythiques de l’Empire Inca. Son
initiateur fut Antauro Humala, un ex-militaire dont le programme propose
une sorte de mélange entre militarisme, nationalisme et utopie andine. Son
frère, Ollanta Humala, ex-officier lui aussi de l’armée de terre, était au début
associé au mouvement, mais il a depuis postulé aux élections présidentielles
en 2006 avec un parti différent et en prenant ses distances avec son aîné très
radical. Ollanta Humala s’est d’abord présenté sous la bannière du Parti
nationaliste péruvien (PNP), créé sur une plateforme politique très nationaliste,
anti-néolibérale et pro-cocalera. Arrivé en tête au premier tour, le candidat
obtint 47 % des votes au deuxième, bénéficiant d’un soutien largement
majoritaire dans les Andes et en Amazonie. Il se présenta de nouveau à
l’élection présidentielle en 2011, sous la bannière de la coalition Gana Perú,
qui regroupe le PNP ainsi que d’autres forces politiques. Élu au second tour
avec 51,4 % des suffrages, sa victoire repose notamment sur des scores

18. Cecilia MÉNDEZ, « Las paradojas del autoritarismo : ejército, campesinado y


etnicidad en el Perú, siglos XIX al XX », p. 24 ; dans Iconos. Revista de Ciencias
Sociales, n° 26, septembre 2006, p. 17-34.
19. PAJUELO, Reinventando comunidades imaginadas. Movimiento indígena, nación y
procesos sociopolíticos en los países centroandinos, Lima, IFEA-IEP, 2007, 173 p.
312 ANTHROPOLITIQUES

importants dans les zones andines à forte population « paysanne tradition-


nelle ». Le gouvernement d’Ollanta Humala revendique une rupture avec le
néo-libéralisme, un développement fondé sur le marché interne et non plus
seulement sur les exportations et les investissements étrangers, et un
programme d’inclusion sociale pour toute la population péruvienne.
La présence d’une revendication « ethnique » aymara, dans les mouve-
ments de protestation violente qui ont eu lieu dans l’altiplano péruvien
en 2005, et qui ont mis en cause les autorités locales et régionales, le gouver-
nement et l’État, puis l’émergence d’un mouvement politique prétendant
représenter les « descendants de Manco Capac et Mama Ocllo » – les
premiers Incas –, ainsi que le sanglant conflit qui a opposé récemment
(juin 2009) les Indiens de l’Amazonie péruvienne au gouvernement et aux
compagnies pétrolières et minières – les premiers exigeant des seconds le
respect de leur territoire et de leur droit à l’autodétermination – sont autant
d’illustrations fortes d’une revendication spécifiquement ethnique et montrent
bien toute l’actualité de cette question.
Il faut signaler aussi qu’en 2001 s’est créée la COPPIP (Coordination per-
manente des peuples indigènes du Pérou), une organisation qui pour la pre-
mière fois réunit les peuples amazoniens et andins. La COPPIP a été construite
en grande partie grâce aux efforts d’une autre organisation, la CONACAMI
(Confédération nationale des Communautés paysannes affectées par l’activité
minière). Initialement cette organisation défendait les communautés
paysannes et indigènes au moyen d’arguments socio-environnementaux, mais
ces dernières années elle a dénoncé les conséquences de l’activité minière en
rejoignant un mouvement à caractère ethnique pour bénéficier notamment du
manteau protecteur de l’accord 169 de l’Organisation internationale du
travail20. En 2006, la CONACAMI et d’autres organisations indigènes péru-
viennes, équatoriennes, boliviennes et colombiennes ont ainsi créé la CAOI
(Coordination andine des organisations indigènes).
Comme dans la plupart des pays de l’Amérique latine durant les
années 1980-1990, le Pérou a reconnu, avec le régime autoritaire de Alberto
Fujimori, sa réalité pluriculturelle et multiethnique en l’intégrant dans sa
nouvelle Constitution politique (1993). Cette dernière précise en effet, en son
article 2, que « l’État reconnaît et protège la pluralité ethnique et culturelle de
la Nation ». L’année suivante, le Pérou signait la Convention 169 de l’OIT.

20. Carmen SALAZAR-SOLER, « Los tesoros del Inca y la madre naturaleza :


etnoecología y lucha contra las compañías mineras en el norte del Perú », dans
V. ROBIN et C. SALAZAR-SOLER (eds), El regreso de lo indígena. Retos, problemas
y perspectivas, Lima, IFEA/CBC/Cooperación regional para los Países Andinos de la
Embajada de Francia en el Perú, 2009, p. 187-216.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 313

C’est dans le cadre de cette nouvelle Constitution de tendance multi-


culturelle que l’on a promulgué des lois reconnaissant des droits spéciaux à
certains secteurs de la population. On a ainsi fait la promotion de l’éducation
bilingue et interculturelle et l’on a reconnu le droit coutumier en vigueur dans
les communautés paysannes et natives. Dans le même sens, un Nouveau
Code pénal péruvien est entré en application en 1991 qui « établit un traite-
ment juridique différencié entre citoyens en fonction de leur culture21 ».
Tout en reconnaissant le multiculturalisme, le gouvernement Fujimori a
également appliqué toute une série de réformes qui visaient à redéfinir le rôle
de l’État dans l’économie, la libéralisation du marché, la privatisation des
entreprises publiques, la modification de la législation du travail et la promul-
gation de nouvelles lois très favorables à l’investissement privé national et
international surtout dans l’activité minière. La législation imposée par ce
régime autoritaire a ainsi favorisé l’émergence de la question ethnique.
Plusieurs de ses décrets ont par ailleurs restreint les droits relatifs à la
syndicalisation, à la négociation collective et à la grève. Les syndicats se
virent ainsi interdits de réaliser des activités considérées comme politiques.
Comme l’a rappelé Jean-Loup Amselle, « le passage, au sein des orga-
nismes internationaux, d’une thématique des droits individuels à des droits
collectifs, en particulier des “peuples autochtones”, pousse les acteurs sociaux
qui s’estiment démunis ou exclus à donner à leur revendications une forme
collective et encourage donc l’émergence de groupes ethniques constitués
pour le besoin de la cause à défendre22 ». Ainsi à l’heure où les affiliations
syndicales et l’appartenance aux partis de gauche sont fréquemment
suspectées de subversion ou de collusion avec le « terrorisme », le recours à
des arguments identitaires, comme l’ascendance préhispanique des popu-
lations locales, a succédé aux revendications de classe dans les mobilisations
sociales actuelles23. C’est le cas des nouvelles formes de lutte contre l’implan-
tation des multinationales minières au Pérou24.

21. Valérie ROBIN, « Linchamientos y legislación penal sobre la diferencia cultural.


Reflexiones a partir de un juicio por homicidio contra unos comuneros del Cuzco »,
p. 73 ; dans V. ROBIN et C. SALAZAR-SOLER (eds), El regreso de lo indígena. Retos,
problemas y perspectivas, Lima, IFEA/CBC/Cooperación regional para los Países
Andinos de la Embajada de Francia en el Perú, 2009, p. 71-102.
22. Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion,
2001, p. 23-24.
23. Valérie ROBIN et Carmen SALAZAR-SOLER (eds), El regreso de lo indígena. Retos,
problemas y perspectivas, Lima, IFEA/CBC/Cooperación regional para los Países
Andinos de la Embajada de Francia en el Perú, 2009, p. 20.
24. Carmen SALAZAR-SOLER, « Los tesoros del Inca y la madre naturaleza :
etnoecología y lucha contra las compañías mineras en el norte del Perú », op. cit.
314 ANTHROPOLITIQUES

Au cours des vingt dernières années, l’activité minière, dopée par les cours
des matières premières et une législation très favorable, s’est développée de
manière spectaculaire au Pérou, tant dans les régions « traditionnelles » de la
sierra que dans de nouvelles zones comme les vallées agricoles de la côte.
Cette croissance n’a pas de précédent dans l’histoire économique péruvienne
récente25. Ainsi, la dernière décennie du XXe siècle voit les surfaces des
concessions minières se multiplier presque par huit (de 2 millions d’hectares
en 1991 à 15 millions en 1999). Elles atteignent 24 millions d’hectares
en 2011, ce qui représente 19 % du territoire national. La grande activité
minière s’étend à des zones qu’elle n’avait jusque là pas ou peu affecté, telles
les départements d’Ancash, Cajamarca, La Libertad, Cuzco et Apurimac.
Parallèlement la production et les profits des entreprises minières augmentent
très fortement ; ainsi, entre 2002 et 2006, les sommes qu’elles versent à l’État
au titre de l’impôt sur les bénéfices des sociétés sont multipliées par 11, l’acti-
vité minière représentant par ailleurs, en valeur, 60 % des exportations
péruviennes26.
Depuis une quinzaine d’années, elle suscite aussi une résistance croissante
de la part des communautés paysannes et indigènes touchées par leurs projets.
Ces populations exigent des entreprises minières des retombées locales plus
importantes et une « participation » à leurs bénéfices. Elles demandent égale-
ment un contrôle effectif des pollutions environnementales et, plus globale-
ment, elles entendent participer aux choix concernant l’exploitation et les
usages des ressources naturelles de leurs territoires. Au cours des dernières
années, le nombre de conflits autour des projets miniers et des mines en
activité, ainsi que les protestations liées à l’activité minière ont donc
augmenté considérablement. Ces luttes ont parfois débouché sur l’abandon de
certains projets miniers (Tambogrande près de Piura, Cerro Quilish près de
Cajamarca) et elles ont été au centre des débats et de l’actualité politiques.
Elles ont également donné lieu à l’éclosion d’un « discours indigène » autour
des conflits miniers. L’un des vecteurs les plus importants dans la cons-
truction d’un discours ethnique autour des conflits miniers est la CONACAMI,
mentionnée plus haut.

25. José DE ECHAVE, « Minería y conflictos sociales en el Perú », dans DE Echave J.,
R. HOETNER et M. PALACIOS (coords.), Minería y territorio en el Perú : Conflictos,
resistencias y propuestas en tiempos de globalización, Lima, Concacami/
Cooperacción/UNMSM, 2009, p. 107-132.
26. Vladimir PINTO, « Restructuración neoliberal del Estado peruano, industrias
extractivas y derechos sobre el territorio », p. 88 ; dans J. DE ECHAVE, R. HOETMER
et M. PALACIOS PÁNEZ (coords.), Minería y territorio en el Perú : Conflictos,
resistencias y propuestaas en tiempos de globalización, Lima Programa
Democracia y transformación global, Concacami, Cooperacción, UNMSM, 2009,
p. 87-106.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 315

Les catégories sociales d’Indien et d’Indigène dans l’histoire

Le terme indio (indien) possède généralement au Pérou andin une


connotation péjorative. La catégorie d’Indien fut en effet créée à l’époque
coloniale pour maintenir l’opposition entre les natifs et les colonisateurs :
« malgré le fait qu’avec l’évolution de la société et les processus de métissage
mis en marche depuis le XVIe siècle, elle devient artificielle, elle ne disparaît
pas27 ». N’oublions pas qu’en théorie, la société coloniale était organisée en
deux républiques : celle des Indiens et celle des Espagnols, auxquelles il faut
ajouter les Noirs avec une relation hiérarchique entre les trois. Cette division
suppose la coexistence de lois, juridictions et organisations administratives
spécifiques à chaque groupe. Cette division en républiques fait d’« Indien » et
d’« Espagnol » des catégories juridiques impliquant des droits et des devoirs
précis et « qui n’est pas rattachée en principe à une définition qu’on appel-
lerait aujourd’hui culturelle et qui garantirait sa perpétuité28 ». Être Indien est
certes une condition, dont on hérite sans aucun doute, mais c’est surtout un
statut : l’Indien doit payer un tribut, il est soumis à corvée, la mita, et ses
droits l’empêchent par définition d’exercer les mêmes charges administratives
que les Espagnols ou les créoles. À l’époque coloniale, la catégorie d’Indien,
« unifie et réduit en même temps toutes les diversités culturelles dans une
seule étiquette29 ». Comme le rappelle Estenssoro, ce terme a par ailleurs une
indéniable connotation religieuse. La conversion et le maintien de l’Indien
dans la foi chrétienne servirent en effet à justifier la conquête et la colo-
nisation des Amériques. C’est pourquoi, selon Estenssoro « l’Église coloniale
ne considérera jamais son travail comme terminé. Le risque pour elle aurait
alors été de devoir éliminer le terme d’Indien et de devoir le remplacer par
celui de chrétien et par conséquent de mettre un point final à la situation
coloniale30 ». Il est clair dès lors que la catégorie Indien « est une construction
coloniale qui n’a aucun sens sans le regard et les relations de pouvoir de la
colonisation31 ».
Avec la République, le nouvel ordre légal suppose l’effacement complet
de la diversité ethnique dans la société péruvienne. En 1821, le Libertador
José de San Martin supprime l’appellation « Indiens » ainsi que le tribut

27. Juan Carlos ESTENSSORO, « El simio de Dios. Los indígenas y la iglesia frente a la
evangelización del Perú, siglos XVI-XVII », p. 457 dans Bulletin de l’Institut
français d’études andines, 30 (3), 2001, p. 445-474.
28. Ibid.
29. Ibid.
30. Ibid.
31. Ibid.
316 ANTHROPOLITIQUES

indigène, tandis qu’en 1825 Bolívar amorce un processus de privatisation des


terres en déclarant que l’ensemble des terres collectives doivent désormais
être divisées et réparties en propriétés individuelles32. Après l’Indépendance,
les communautés indigènes perdent donc leur statut, et elles se retrouvent
absorbées par le processus de construction de l’État. Pour reprendre
l’expression d’Henri Favre « l’Indien se convertit en citoyen et cesse
d’exister33 ». Dans le Code civil promulgué en 1851, on ne trouve plus aucun
article relatif au statut et à la propriété collective des communautés indigènes.
Ce n’est qu’avec la loi du 11 octobre 1893 que les indigènes deviennent les
propriétaires légitimes des terres en leurs possessions. Le Code des Eaux
de 1902 ainsi que la loi sur les routes du 3 novembre 1916 seront ensuite les
premiers actes de reconnaissance des communautés indigènes34. En 1920,
Augusto B. Leguía les prolonge en inscrivant enfin de manière officielle dans
la Constitution l’existence légale des communautés indigènes au Pérou,
comme nous le verrons plus bas.
Avant de poursuivre ce bref parcours historique, je voudrais m’arrêter sur
la question du métissage.
Le métissage n’est pas un phénomène nouveau en Amérique espagnole ;
depuis le XVIe siècle, il a marqué profondément la dynamique d’une société
coloniale pourtant édifiée en principe sur la création et l’administration de la
différence : République d’Espagnols/République d’Indiens. Malgré cette
longue histoire, la difficulté persiste pour analyser ce phénomène complexe.
Serge Gruzinski l’a évoqué en signalant que l’on refuse de voir les métissages
qui se sont développés ou bien, « lorsque ceux-ci sont devenus dominants et
donc irréfutables, on s’empresse de les assimiler à des « contaminations » ou
à des parasitages35 ». Jean-Loup Amselle a pour sa part souligné comment la
question du métissage est inséparable d’une problématique des substances :
« pour que puisse être pensé la question de l’assimilation, il faut supposer au
départ des groupes radicalement différents, et donc des essences ». Pour
l’anthropologue, la notion de métissage n’a finalement d’autre intérêt que de
servir d’« antidote » à celle de race : « ce n’est qu’en voyant dans le
métissage une métaphore excluant toute problématique de la pureté et du
mélange des sangs, par conséquent en en faisant un axiome postulant une
indistinction originaire, qu’on peut, à la rigueur, conserver ce terme36 ».

32. Ombelyne DAGICOUR, Le « mythe » Leguia. Images et pouvoir sous le Oncenio,


1919-1930, mémoire de Master 2, Université de La Sorbonne (Paris I), 2009.
33. Henri FAVRE, L’Indigénisme. Que sais-je ?, Paris, PUF, 1996, 127 p. ; p. 26.
34. DAGICOUR, op. cit., 2009.
35. Serge GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, 345 p. ; p. 28.
36. Jean-Loup AMSELLE, Logiques métisses, deuxième édition, Paris, Payot, 1999,
257 p. ; p. IV.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 317

En ce qui concerne le cas péruvien, plusieurs études ont souligné la


complexité et la fluidité de l’identité des métis à l’époque coloniale37. Mais
d’autres travaux ont en revanche montré comment la situation bipolaire de la
société coloniale laissait en réalité très peu de place pour l’émergence d’une
identité métisse38.
S. Chambers étudie par exemple le cas d’Arequipa (sud du Pérou) entre
1780 et 1854. Arequipa a été et reste connue comme la Ville Blanche, non
seulement à cause de la pierre de ses édifices mais aussi et surtout à cause de
la « couleur » de ses habitants hispaniques. L’historienne examine donc les
recensements par catégories raciales dans la région d’Arequipa, à la fin du
XVIIe siècle, en comparant les zones urbaines avec les zones rurales et elle
s’interroge sur l’invisibilité des métis dans ces recensements. Elle remarque
en effet qu’à certaines époques, la population apparaît comme majoritaire-
ment espagnole mais qu’à d’autres moments, le nombre d’Indiens augmente
de façon significative. Comment expliquer cette situation ? Chambers
l’analyse en étudiant la construction et la reconstruction des catégories
raciales et la circulation entre les catégories. Son étude montre que tant que
les Indiens recevaient des terres en échange du paiement du tribut, les métis
trouvaient des raisons à se déclarer Indiens, mais quand la dynamique sociale
de la région changea et que les non Indiens commencèrent à s’approprier des
terres, avec comme conséquence une diminution de celles qui devaient être
distribuées aux Indiens tributaires, les auto-proclamés Indiens diminuèrent de
manière dramatique. Alors, ceux qui voulaient éviter le tribut se déclaraient
en effet Espagnols, même si les fonctionnaires et leurs voisins les identifiaient
comme métis. On assiste donc à un processus de « blanchissement » de la
population. Il est intéressant de remarquer que les anciens Indiens se déclarent
alors Espagnols mais qu’ils ne s’auto-identifient jamais comme métis.
Avec l’Indépendance, l’élite créole essaie de construire la Nation en
proposant le métissage comme élément d’unification nationale. Certains
auteurs ont critiqué ce discours politique en pointant le fait qu’au Pérou, le
métissage n’est pas compris comme la fusion des personnes ou de « produits
culturels », mais plutôt comme une transaction entre les nouveaux « Blancs »
et les « indigènes réélaborés », et donc comme une manière de justifier « la

37. Berta ARES, « El papel de los mediadores y la construcción de un discurso sobre la


identidad de los mestizos peruanos (siglo XVI) », dans B. ARES et S. GRUZINSKI,
Entre dos mundos. Fronteras culturales y agentes mediadores, Séville, CSIC, 1997,
p. 37-60.
38. Sarah CHAMBERS, « Little Middle Ground. The Instability of a Mestizo Identity in
the Andes, Eighteenth and Nineteenth Centuries », dans N. APPELHAUM et al. (eds),
Race and Nation in Modern Latin America, Chapell Hill, The University of North
Carolina Press, 2003, p. 32-55.
318 ANTHROPOLITIQUES

séparation dans la proximité39 ». Ainsi, selon Nugent, on ne parle pas de


« race métisse » mais d’une « culture métisse » où deux « races » se rejoignent
mais ne se mélangent pas – les Blancs et les Indiens.
La période du gouvernement d’Augusto B. Leguía dans les années 1920
est aussi très intéressante pour ce qui concerne la catégorie d’Indien. Leguía
prétendait être le bâtisseur d’un nouvel ordre politique et social. Il inaugure
ainsi sa présidence avec la promesse d’une nouvelle patrie et d’un gouver-
nement alternatif au civilismo ou au gouvernement de l’oligarchie40. Il se
proclame très vite « défenseur de la Race Indigène » et promulgue alors des
lois de protection et de tutelle, avec un Bureau des Affaires indigènes qui rend
ces communautés propriétaires de leurs terres agricoles. Le trait fondamental
et novateur de la Constitution de 1920 repose donc sur la reconnaissance par
l’État de l’existence légale des communautés indigènes. Dans le cadre des
politiques réformistes se forme en 1921 le Comité Pro-derecho Indígena
Tawantinsuyu, première organisation politique nationale destinée aux Indiens,
unique en son genre puisqu’il ne s’agit pas d’un syndicat, ni d’un parti, mais
d’une entité institutionnelle constituée par des intellectuels indigènes auto-
proclamés et des paysans en alliance avec d’autres intellectuels, des avocats et
des indigénistes libéraux41. Cette organisation qui, aux dires de Stephen
Pent42, réussit à avoir des ramifications continentales, avait pour but la
défense des droits des paysans indigènes, ce qui comprend en particulier un
traitement juste devant les tribunaux, l’alphabétisation, la titularisation des
communautés indigènes et la revalorisation des éléments culturels d’origine
autochtone, y compris le quechua. Cette organisation n’était pas née avec un
langage de rupture, « au contraire elle était plutôt soutenue initialement par
l’État, et sa politique reposait sur la négociation et des alliances avec les
forces politiques appropriées43 ». Mais le CPDT va peu à peu prendre une
autonomie visible qui va déplaire à Leguía car il s’oppose frontalement à des
parties centrales de sa politique, comme par exemple la loi de la
circonscription routière (1920) qui forçait les paysans – pour la plupart des
indigènes – à travailler gratuitement à la construction des routes sur tout le
territoire national. Leguía va monter une campagne de harcèlement contre les
dirigeants du CPDT et va finir par démanteler le mouvement, qui disparaîtra
en 1924. La CPDT va être remplacé par le Patronato de la Raza Indígena,

39. Voir notamment NUGENT, op. cit., 1992.


40. MENDEZ, op. cit., 2004, p. 11.
41. Ibid., p. 12.
42. Stephen PENT, Bridging the Rural-Urban Divide : Mobilization and Citenship of a
Peruvian Peasant Organization, thèse de Master, Université de California, Santa
Barbara, 2007, cité par MENDEZ, op. cit., p. 12.
43. MENDEZ, ibid.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 319

dépendant exclusivement de l’État. C’est aussi pendant le régime de Leguía


que le Code pénal intègre des articles axés sur la différence culturelle des
Indiens. Le Code Pénal « Maúrtua » de 1924 est en effet promulgué sous sa
présidence et il est resté en vigueur jusqu’en 1991. « Empreints de
conceptions évolutionnistes et européo-centrés », les articles 44 et 45 stipulent
qu’au vu de leurs conditions d’arriérés, les « Sauvages » (i.e. les Indigènes
d’Amazonie) et « les Indigènes semi-civilisés ou avilis par la servitude et
l’alcool » (i.e. les Indigènes des Andes) doivent recevoir un traitement spécial
et peuvent obtenir la réduction de leur peine44. Si au début de son mandat
Leguía affichait une politique indigéniste, il l’aura progressivement
abandonnée. Son but était en réalité de moderniser le pays, et ses
préoccupations pour les communautés indigènes correspondaient plutôt au
projet de les incorporer à ce grand projet national.
M. de la Cadena a montré que dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au
début du XXe siècle, prédominait parmi les intellectuels une définition
culturelle de la race45. La race pouvait être pour eux un fait biologique mais
aussi l’âme du peuple, la culture, l’esprit et la langue. Bref, la race était
circonscrite à la culture. À cette époque, certains intellectuels refusaient
l’existence de races pures et ils ridiculisaient même ceux qui se considéraient
comme Blancs. C’est peut-être la conscience de leur propre couleur de peau
qui explique l’importance donnée au mérite intellectuel (l’éducation) sur le
phénotype dans leurs processus de construction d’une hiérarchie raciale.
Selon De la Cadena, nous avons deux processus quotidiens inséparables :
d’un côté la race est assimilée à la culture et de l’autre la Race est « rationa-
lisée ». Selon cette auteure, on peut dire que la contribution historique du
débat sur la race au Pérou a été de mettre l’accent sur les aspects spirituels de
la race et de privilégier la culture sur la biologie, dans une espèce de
« racisme culturel ».
Au début du XXe siècle, on voit apparaître une alternative idéologique
promue par l’élite de Cuzco, l’ancien centre de l’empire Inca. Cette dernière
rejetait en effet l’hispanophilie de la côte et affirmait au contraire que la base
sur laquelle il fallait édifier l’identité nationale péruvienne était le passé
Inca46. Mais cette alternative perpétuait la dichotomie du passé en opposant la
pureté raciale et culturelle de l’Indien à l’assimilation. Un élément central de
l’indigénisme de Cuzco était son refus du métis et la considération que les

44. ROBIN, op. cit., 2009, p. 87.


45. Marisol DE LA CADENA, Indígenas mestizos. Raza y cultura en el Cusco, Lima, IEP,
2004, 385 p. ; p. 35-36.
46. Ibid.
320 ANTHROPOLITIQUES

positions en faveur du métissage étaient en réalité contre l’Indien47. Les


indigénistes du début du XXe siècle affirmaient donc que les Indiens devaient
rester sur place, dans leurs lieux d’origine, et ils méprisaient les métis qui
avaient abandonné leurs propres contextes naturels et culturels et avaient
notamment émigré dans les villes où ils avaient moralement dégénéré,
comme on pouvait l’apprécier à travers leur sexualité déviante. Selon la
conception « culturaliste raciale », être métis au Pérou ne faisait pas
nécessairement référence à la couleur de la peau, il s’agissait d’une catégorie
qui était une combinaison hybride, imbriquant race et classe sociale.
C’est à la fin du XXe siècle, selon M. de la Cadena, qu’un groupe de
Péruviens commence à revendiquer publiquement une identité métisse. La
catégorie métis dans l’histoire péruvienne du XIXe et XXe siècles recouvre
ainsi deux sens : d’une part, elle renvoie à un mélange culturellement racialisé
(Espagnol et Indien), qui évolue depuis l’Indien primitif vers un stade plus
civilisé à l’origine incompatible avec les manières indigènes ; d’autre part,
nous avons l’emploi de ce terme par les travailleurs cuzquéniens qui, dans
leurs interviews avec l’historienne, désignent comme « métis » des gens
éduqués ayant économiquement réussi et qui partagent avec les Indiens les
mêmes pratiques culturelles mais sans cependant se percevoir comme des
misérables, une condition attribuée aux Indiens.
Ce « racisme sans race » peut inclure certains traits phénotypiques, mais
en dernière instance ces derniers sont subordonnés aux caractéristiques
sociales et culturelles. Ainsi, la couleur de la peau peut être utilisée pour caté-
goriser et situer les gens dans une hiérarchie sociale ; mais en même temps,
cette catégorisation n’est pas fixe, elle est fluide, perméable dans la mesure où

47. L’indigénisme péruvien est un mouvement complexe qui trouve ses racines à la fin
du XIXe siècle mais qui se développe surtout à Cuzco entre les années 1920 et 1950.
Nous pouvons distinguer plusieurs étapes assez différentes : le mouvement indigé-
niste du début du XXe siècle dont le représentant le plus connu est l’anthropologue
Luis Valcárcel et la période qui correspond au développement du mouvement
indigéniste connu à Cuzco sous le nom de « néo-indianisme » ou « indigénisme
pratique » et dans le contexte national sous le nom d’indigénisme 2, dont le
représentant le plus important est José Uriel García. Il est évident que les relations
entre le mouvement indigéniste et le mouvement néo-indianiste furent très étroites.
Cependant plusieurs auteurs concordent pour signaler les différences dans la façon
dont les indigénistes, comme Luis Valcárcel et les néo-indianistes comme José
Uriel García, ont compris l’identité de l’Indien et la culture indigène contem-
poraine. Tandis que Valcárcel soutenait que les « véritables » indigènes existaient
encore dans des endroits reculés de Cuzco en tant que vestiges du passé Inca,
García affirmait que la différence entre « lo español » et « lo indígena » avait
disparu comme conséquence du métissage qui a eu lieu à l’époque coloniale et il
soutenait que le « nouvel indien » était le résultat de ce processus (Zoila MENDOZA,
Crear y sentir lo nuestro. Folclor, identidad regional y nacional en el Cuzco,
siglo XX, Lima, Fondo Editorial de la PUCP, 2006, p. 26).
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 321

les individus peuvent circuler en fonction du changement de statut socio-


économique ou de niveau d’éducation48. Comme l’a déjà signalé Sulmont, les
« indigènes métis » étudiés par De la Cadena sont une illustration de cette
fluidité : les individus peuvent devenir métis sans perdre leur condition
indigène (garder leur langue et certaines pratiques culturelles et artistiques)
mais ils peuvent éviter en même temps le stigmate de l’indianité (pauvreté et
exclusion) avec un niveau d’éducation supérieur et une meilleure situation
économique. Certains recensements relativement récents au Pérou montrent
aussi un pourcentage élevé d’individus qui s’auto-identifient en tant que
métis, malgré le fait que certains d’entre eux parlent une langue autochtone et
pratiquent des « coutumes traditionnelles ».
Reprenons donc le parcours historique pour nous intéresser à un autre
moment de l’histoire du Pérou en ce qui concerne les aspects ethniques : le
régime militaire de Juan Velasco Alvarado (1968-1975). Il commença par le
coup d’État que ce général de l’armée péruvienne dirigea contre le gouver-
nement de Fernando Belaúnde Terry en 1968. Ce régime militaire est un
moment important dans l’histoire récente du Pérou à cause notamment d’une
série de réformes mises en marche : réforme agraire, réforme de l’éducation...
Ce gouvernement avait lui aussi un projet de modernisation qu’il chercha à
implanter sur des bases corporatistes et avec un contrôle strict de la société
par l’État. Sa mesure la plus importante fut l’application de la Réforme
Agraire de 1969, « l’une des plus radicales d’Amérique latine, qui vise à en
finir avec le régime des haciendas, les grandes propriétés foncières49 ».
Pendant les sept ans de gouvernement de Velasco Alvarado, les militaires
vont mettre en marche de manière rigoureuse et par des méthodes verticales,
corporatistes et anti-démocratiques, une série de réformes radicales dans tous
les aspects de la vie sociale, économique et politique. Le sociologue
hollandais Dirk Krujit a qualifié ce régime de « révolution par décrets50 ».
Comme je l’ai déjà signalé, le régime militaire de Velasco Alvarado va
considérer avec beaucoup d’attention la question ethnique. La promulgation
de la Loi de Réforme agraire sera suivie d’autres mesures visant la promotion
et la revalorisation de la culture indigène :

48. David SULMONT, Raza y etnicidad desde las encuestas sociales y de opinión : dime
cuántos quieres encontrar y te diré qué preguntar..., Document élaboré pour
l’atelier : « La discriminación social en el Perú : Investigación y reflexión »,
organisé par le Centro de Investigación de la Universidad del Pacífico, Lima,
24 juin 2010, 23 p.
49. PAJUELO, op. cit., 2007, p. 99.
50. Dirk KRUJIT, La revolución por decreto, Lima, Mosca Azúl, 1989, 347 p.
322 ANTHROPOLITIQUES

« On va valoriser les langues indigènes – le quechua est reconnu comme


langue officielle – et pour la première fois on essaye d’incorporer cette langue
dans le système public d’éducation. Dans le même sens, on change le statut
légal des “communautés indigènes” qui vont être appelées “communautés
paysannes” et l’on reconnaît les “communautés natives” de l’Amazonie.
Toutes ces mesures furent réalisées dans le cadre d’une série de réformes et de
mobilisations sociales qui vont utiliser comme symbole l’image de Tupac
Amaru II et qui s’intègrent à un programme du gouvernement appelé le Plan
Inca51 ».

En 1974, on créa la Confédération nationale agraire (CNA) qui depuis se


dispute les espaces politiques ruraux avec la Confédération paysanne du
Pérou (CCP), créée en 1946 et de filiation communiste. Ces deux orga-
nisations agraires, présentes sur l’ensemble du territoire, initient un processus
intense de syndicalisation et de lutte pour la terre, même après la Réforme
agraire, pendant les années 1970 et 1980. Mais « les perspectives de ces
organisations étaient centrées exclusivement sur les demandes de classe des
paysans et elles ne prenaient pas en compte la dimension ethnique52 ».
Malgré l’utilisation politique par le pouvoir de symboles et de figures
emblématiques du passé préhispanique, le gouvernement de Velasco ne fait
pas de la question ethnique un axe de sa politique. Au contraire, son régime
décide d’interdire l’utilisation du terme « Indien » et de le remplacer pour le
terme plus neutre de « Paysan », basé sur le système de classes sociales. C’est
donc un système de classes sociales et non un système ethnique qui va se
trouver en réalité aux fondements de toutes les réformes entreprises. Le
régime de Velasco n’est pas créateur de la différence, son projet consiste
plutôt à incorporer la population exclue (rurale, urbaine populaire) à la
citoyenneté à travers un programme de modernisation et de contrôle de la
société par l’État.
À ce propos, E. Mayer signale que pendant le régime militaire, la popu-
lation rurale péruvienne s’inscrivit dans plusieurs fédérations paysannes de
classe, tandis qu’en Équateur à la même époque, les groupes équivalents
avaient commencé à construire un mouvement politique indigène53.

51. PAJUELO, op. cit., 2007, p. 99-100.


52. Ibid.
53. Enrique MAYER, Cuentos feos de la reforma agraria peruana. Lima, IEP/Centro
Peruano de Estudios Sociales, 2009, 355 p.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 323

Les catégories sociales d’Indien, Indigène et cholo dans le Pérou actuel

Selon mon expérience de terrain dans la région de Huancavelica (sierra


centrale) et de Lambayeque (Nord Pérou), presque personne ne s’auto-
identifie comme Indien dans le Pérou andin. Il s’agit d’un terme péjoratif du
fait de l’histoire coloniale et du stigmate auquel il est associé. Plusieurs
auteurs ont déjà abordé les difficultés d’une auto-identification en tant
qu’Indiens ou indigènes, car ces catégories renvoient à une condition sociale
marquée par la pauvreté, le manque d’éducation et l’isolement géographique,
devenant ainsi synonymes de serf ou d’illettré54.
Lors de nos travaux à Huancavelica, sierra sud du Pérou, nous avons
constaté que les paysans s’auto-identifiaient comme runa, ce qui veut dire
« les hommes » ou « les gens » en quechua, terme qui désignait les membres
des communautés paysannes55. V. Robin a aussi noté que les paysans de la
région de Cuzco s’identifient, en termes d’appartenance à un groupe social
singulier, par ce même terme de runa qui désigne les membres d’une commu-
nauté, par opposition à la catégorie de misti qui fait référence aux personnes
qui vivent en dehors des communautés, dans les villages ou villes de la
région. Pour cette auteure, l’opposition est basée principalement sur le mode
d’organisation sociale spécifique qu’est la communauté paysanne56.
Je fais mienne la proposition de J.-P. Lavaud selon laquelle « la catégo-
risation ethnique ne se conçoit que dans l’interaction, et donc son emploi dans
les discours ou dans la conversation est circonstanciel ; il dépend de la ou des
personne(s) à qui on l’adresse, et d’une appréciation de la position d’ego vis-
à-vis de celle de son ou de ses interlocuteurs57 ». Il est alors important de
prendre en considération les contextes historiques, sociaux et temporels. Dans

54. MAYER, op. cit., DEGREGORI, op. cit., p. 167 ; PAJUELO, op. cit., p. 101. En ce qui
concerne l’aspect péjoratif du terme, V. Robin a également signalé que dans les
communautés de la région de Cuzco où elle a travaillé, Indien est un terme
dénigrant. Les paysans l’utilisent comme l’une de pires insultes ; ainsi un Indien est
celui qui est fainéant, sale, abruti, analphabète ou voleur. Selon cette ethnologue il
existe cependant un autre contexte d’utilisation de ce terme : « pour rappeler de
façon édifiante la situation ancienne de quasi-servage dans laquelle vivaient ceux
définis alors comme Indiens ou indigènes avant la Réforme Agraire » (Miroirs de
l’autre vie. Pratiques rituelles et discours sur les morts dans les Andes de Cuzco
(Pérou), Nanterre, Société d’ethnologie, 2008, 328 p. ; p. 33).
55. Carmen SALAZAR-SOLER, Anthropologie des mineurs des Andes. Dans les
entrailles de la terre, Paris, L’Harmattan, 2002, 388 p.
56. Op. cit., 2008, p. 34.
57. Jean-Pierre LAVAUD, « La valse catégorielle : l’identification officielle ethnique en
Bolivie », dans J.-P. LAVAUD et I. DAILLANT (dir.), La catégorisation ethnique en
Bolivie, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 95.
324 ANTHROPOLITIQUES

cette perspective, la notion d’indio est une représentation sociale élaborée par
le groupe dominant de la société ; être indio, c’est dès lors occuper une
position sociale de dominé et d’exploité dans des structures sociales inégali-
taires et hiérarchisées58. Le terme indio est ainsi utilisé, comme le terme
indigène, par un certain milieu académique et par les politiques pour se
référer aux membres des communautés paysannes auxquels on associe
traditions et coutumes spécifiques, différentes de celles de la société domi-
nante. Ce terme est cependant aujourd’hui l’objet d’une appropriation valo-
risante de la part des organisations indianistes et indigénistes qui voient dans
la figure de l’Indien non seulement le représentant d’une culture millénaire au
passé glorieux, mais aussi et surtout un moyen de protéger leurs terres et
l’accès aux ressources naturelles.
Le terme « indigène » n’est donc presque jamais utilisé par les acteurs
locaux ; on se proclame plutôt cuzquénien, liménien, Mochica ou Anqara, et
l’on revendique une attache à un territoire et à une histoire locale. V. Robin a
trouvé que la façon de se présenter, parmi les paysans de la région de Cuzco,
était en relation étroite avec leur appartenance à une communauté : on utilise
un substantif qui dérive de la communauté à laquelle on appartient (par
exemple on dit les Pampallacta-Pampallaqtakuna pour désigner les membres
de la communauté de Pampallacta). Selon cette auteure, ce mode d’identifi-
cation « reflète l’importance de l’association avec une unité territoriale
délimitée correspondant aux frontières d’une communauté paysanne59 ».
C’est donc selon elle « dans l’importance symbolique et matérielle que revêt
cette organisation sociale » qu’il faut chercher la définition d’une identité
propre des populations andines.
Comme je l’ai déjà signalé, le gouvernement de 1968 du général Velasco
Alvarado a substitué au terme « indigène » celui de « paysan », pour désigner
le statut juridique des communautés. Cette substitution a été reprise dans le
langage courant pour désigner les individus qui y vivent. Comme pour le
terme « Indien », cette appellation est utilisée par certains milieux acadé-
miques et politiques pour se référer aux populations habitant dans les commu-
nautés paysannes et natives du Pérou. Elle est adoptée par les mouvements de
revendications ethniques pour désigner les populations descendantes des
premiers habitants d’un territoire (peuples autochtones ou peuples indigènes),
avant la conquête coloniale, et qui furent par la suite victimes d’un processus
de marginalisation par la société dominante. Mais certains groupes sociaux

58. Jean-Pierre LAVAUD, « Essai sur la définition de l’Indien : le cas des Indiens des
Andes », p. 59 ; dans G. GOSSELIN et J.-P. LAVAUD (eds), Ethnicité et mobilisations
sociales, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 41-66.
59. Op. cit., 2008, p. 35.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 325

l’adoptent également pour protéger leur territoire de l’exploitation minière,


comme nous le verrons plus loin.
Le terme cholo désignait quant à lui, à l’époque coloniale, l’enfant métis
d’une indienne et d’un créole. Aujourd’hui, il sert surtout à nommer un
individu acculturé et renvoie au processus social et culturel au cours duquel
un migrant d’origine paysanne andine se transforme au contact de la ville.
Il faut mentionner le travail pionnier de Aníbal Quijano qui, en étudiant
l’émergence de nouvelles identités sociales et culturelles comme les résultats
des processus de migration, urbanisation et modernisation qui ont eu lieu au
Pérou dans la seconde moitié du XXe siècle, a analysé l’émergence du
« groupe cholo60 ». Selon Quijano, ce groupe naît de la convergence de
traditions et identités andines et paysannes avec « l’expérience moderne de la
ville et le marché capitaliste ». Ainsi pour A. Quijano, cholo « est une caté-
gorie de transition, le produit d’un processus dynamique de transformations
sociales, économiques et culturelles profondes de la société péruvienne61 ».
A. Quijano parle à ce sujet de « processus de cholificación 62 ».
Selon l’anthropologue C.I. Degregori, si les identités s’auto-affirment en
tant qu’Indiens ou Mayas dans le cas de la Bolivie, de l’Équateur ou du
Guatemala, ou comme originaires d’un lieu, dans le cas péruvien, elles sont
aussi plus combinées ou entremêlées : « l’ethnique est plutôt une affirmation
du cholo que de l’Indien et il est plus articulé avec une affirmation des
identités régionales et d’appartenance aux villes entretissées avec des identités
racistes63 ». Dans son enquête menée en 1996 dans le département
d’Ayacucho (sierra sud du Pérou) auprès de plusieurs maires de districts, il
constate que sur la question ethnique, « dans des pays comme la Bolivie, ces
autorités locales s’auto-définiraient en tant qu’Aymaras ou Quechuas, au
Guatemala en tant que Mayas, mais ici personne ne s’est défini comme Indien
ou Quechua. Seulement deux d’entre eux (sur 10) se sont définis [...] comme
cholos64 ». C.I. Degregori ajoute que l’un des ethnologues qui faisait
l’enquête avait posé la question de l’auto-définition ethnique aux maires, mais
certains d’entre eux s’étaient mis en colère car « ils considèrent la question
comme une insulte » et ils avaient préféré donner une auto-identification en
termes professionnels. De plus, ils n’avaient pas utilisé le terme paysan mais

60. Aníbal QUIJANO, Dominación y cultura : lo cholo y el conflicto cultural en el Perú,


Lima, Mosca Azul, 1980, 119 p.
61. Op. cit., p. 6.
62. Op. cit., p. 71.
63. « Multiculturalidad e Interculturalidad », dans Educación y diversidad rural,
Seminario taller julio 1998, Lima, Ministerio de Educación, 1999, p. 65.
64. Ibid., p. 68.
326 ANTHROPOLITIQUES

plutôt celui d’agriculteur car selon eux le terme « paysan est stigmatisé en tant
que synonyme de pauvre, Indien ou serf ».

L’actualité de la discussion sur les catégories d’Indien et d’Indigène


au Pérou

Je voudrais finir par l’analyse d’une situation récente au Pérou. Après la


grande mobilisation qui eut lieu en juin 2009 dans l’Amazonie péruvienne et
qui se solda par la mort de plusieurs personnes, le gouvernement s’engagea à
promulguer une loi de consultation préalable censée appliquer le principe
prévu dans la Convention 169 de l’OIT. La Conacami et l’Aidesep
(Association interethnique de développement de la forêt péruvienne) s’impli-
quèrent dans ce processus et décidèrent de créer une plateforme commune de
lutte en signant, avec d’autres organisations sociales, le « pacte national
d’organisations andines, amazoniennes et côtières », très marqué par la lutte
pour la défense des communautés paysannes et natives contre les industries
extractives.
Après pratiquement deux ans de débat et de longues tergiversations du
Congrès de la République et du gouvernement de A. García Pérez, cette loi a
été votée en août 2011 et elle a été promulguée le 6 septembre 2011 (Loi
n° 29785) par l’actuel président Ollanta Humala, qui a déclaré qu’il s’agissait
là du premier pas vers la construction d’une Nation qui respecte toutes ses
communautés. Sa mise en œuvre (décrets d’application et règlements) fut
confiée au ministère de la Culture, et plus précisément au vice-ministère de
l’Interculturalité. Ce ministère a installé une Commission multisectorielle
composée de 14 vice-ministres et 6 représentants d’organisations nationales :
la Confédération nationale amazonienne du Pérou (CONAP), la Confédération
paysanne du Pérou (CCP), la Conacami, l’Organisation nationale de femmes
indigènes andines et amazonienne du Pérou (ONAMIAP), l’Aidesep et la
Confédération nationale agraire (CNA). Le vice-ministère de l’Interculturalité
a aussi la tache d’élaborer une base de données officielle des « peuples
indigènes et originaires » et de concevoir un guide méthodologique pour aider
les autorités dans la mise en œuvre de la loi.
Sans entrer dans les détails de ce processus qui mériterait une étude spéci-
fique, je voudrais en souligner quelques aspects. Pendant les réunions de la
Commission multisectorielle, quatre organisations du Pacte d’Unité
(CONACAMI, CNA, ONAMIAP et Aidesep) ont demandé la modification de
certains articles de la loi parce qu’ils « portaient atteinte aux droits collectifs
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 327

des peuples prévus par l’Accord 169 de l’OIT ». Elles se sont finalement
retirées des discussions. Les deux autres organisations, la CCP et la CONAP,
ont continué à participer aux travaux de la commission et ont exprimé leur
accord avec la réglementation et la modification postérieure de la loi.
Finalement le 3 avril 2012, l’Exécutif a approuvé la loi qui, selon les
dirigeants des organisations qui avaient continué à participer, était cependant
une version modifiée de l’acte qu’ils avaient signé.
Les principales remarques sur la Loi de la Consultation préalable peuvent
se résumer à une triple interrogation : (1) qui doit prendre la décision finale
sur les projets ; (2) qui va être consulté ; et (3) comment s’opère la révision
des concessions minières antérieures à l’application de la loi ? On se concen-
trera ici uniquement sur la deuxième question. La loi est imprécise en ce qui
concerne les sujets de la consultation et elle ne donne aucune visibilité aux
communautés paysannes. Selon l’expert Pedro Castillo (CEPES ou Centre
péruvien d’études sociales), la loi mentionne « les communautés andines »
mais le terme « andines » n’existe pas dans la législation en tant que sujet de
droit. « La nomenclature officielle est communauté paysanne, cependant
l’article 7 de loi fait disparaître les communautés paysannes65 ».
L’enjeu principal de ce débat est la définition de l’indigène : à qui doit-on
appliquer cette catégorie ? Certaines organisations « indigènes » réclament
« qu’on considère comme indigènes tous les descendants des natifs depuis
l’époque coloniale, tels les peuples indigènes côtiers et les comités d’auto-
surveillance (rondas campesinas)66 ». Cette préoccupation est aussi celle de
Gladis Vila Pihue, présidente de l’ONAMIAP, qui a critiqué la façon dont le
vice-ministère élaborait la base de données des peuples indigènes. D’après
elle, les critères utilisés s’éloignent de ceux établis par l’Accord 169 de l’OIT
et elle demande au gouvernement de consulter les organisations qui faisaient
partie de la commission multisectorielle67. Le vice-président de la Centrale
unique de Comités d’auto-défense de la province de Carabaya (Puno) a
déclaré aussi son désaccord avec la Loi de Consultation préalable : « les
termes de la loi ne nous conviennent pas, car ils ne nous reconnaissent pas
comme communautés natives et la loi, concerne uniquement un groupe de
personnes68 ». Sur cette même ligne, Mauro Cruz Layme, Président de
l’Union des Communautés aymara (UNCA) dit :

65. Noticias SER du 28 mars 2012.


66. Boletín de Conflictos de la Defensoría del Pueblo du 9 avril 2012.
67. Noticias SER du 11/04/2012, http://www.noticiasser.pe
68. Noticias SER du 28 mars 2012, http://www.noticiasser.pe
328 ANTHROPOLITIQUES

« Dans la Constitution Politique actuelle on ne parle pas de peuples


indigènes originaires, on parle des communautés paysannes et de commu-
nautés natives. Dans notre cas, légalement nous sommes des communautés
paysannes, mais nous les Aymara on s’identifie comme peuples aymara mais
pour ces instruments légaux nous acceptons d’être indigènes. Donc, l’État est
en contradiction, il parle de peuples indigènes et, en même temps, il dit qu’il
ne faut pas nous consulter, nous qui nous disons communautés paysannes.
Cela revient à dire que le peuple aymara n’a pas d’identité69 ».

Je voudrais conclure avec un exemple tout frais, le cas de la communauté


Cañaris et sa lutte contre le projet Cañariaco de la compagnie minière
canadienne Candente Copper. Cette communauté a réalisé avant l’application
de la loi, une consultation entre ses membres pour savoir s’ils souhaitaient
l’exploitation minière. Le résultat de la consultation n’est pas surprenant : il a
été négatif. La communauté a demandé au gouvernement que cette consul-
tation soit reconnue ; demande que le gouvernement lui a refusée. Elle a alors
revendiqué le droit à être consultée dans le cadre de la nouvelle loi en tant que
communauté indigène, car ses habitants réunissent les critères établies par la
loi pour une consultation préalable de l’Accord 169 de l’OIT : la majorité de
ses membres sont en effet quechua-phones et pratiquent des traditions et
coutumes ancestrales, et la communauté possède des titres de propriété qui
datent d’avant l’existence de l’État républicain. Elle se déclare alors commu-
nauté indienne.
La loi nationale à la consultation préalable précise en ces termes ceux qui
sont sujets à la consultation : « Les titulaires au droit à la consultation sont les
peuples indigènes ou originaires dont les droits collectifs peuvent être affectés
directement par une mesure législative ou administrative ». Quelques lignes
plus bas sont indiqués les « critères d’identification des peuples indigènes ou
originaires » : « Pour identifier les peuples indigènes ou originaires en tant
que sujets collectifs, on prend en compte des critères objectifs et subjectifs.
Les critères objectifs sont : i. Descendance directe des populations originaires
du territoire national ; ii. Styles de vie, liens spirituels et historiques avec le
territoire qu’ils habitent ou utilisent ; iii. Institutions sociales et coutumes
propres ; iv. Traits culturels et modes de vie différents de ceux des autres
secteurs de la population nationale. Pour sa part, le critère subjectif est en
relation avec la conscience du groupe collectif de posséder une identité
indigène ou originaire » (art. 5 et 7 Ley del derecho a la consulta previa a los

69. Noticias SER du 21 mars 2012, http://www.noticiasser.pe


LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 329

pueblos indígenas u originarios reconocido en el convenio 169 de la


organización nacional del trabajo).
Pour l’instant le gouvernement refuse ; ce qui a suscité la démission du
vice-ministre de l’Interculturalité qui voulait reconnaître certaines commu-
nautés de la sierra et de la côte péruviennes, à la différence du ministre de
l’Énergie et des Mines. Les divergences entre les deux ministres ont
commencé à la fin 2012, quand le premier présenta les avancements
préliminaires de la base de données des peuples indigènes qui avaient droit à
être consultés. Le ministre de l’Énergie et des Mines se montra alors préoc-
cupé par le nombre important de communautés paysannes de la sierra qui
étaient reconnues comme « peuples indigènes70 ». Ces différences entre les
deux ministres augmentèrent avec les déclarations du président O. Humala
qui affirma, lors d’une interview à la télévision locale71, que les communautés
indigènes qui avaient droit à la consultation se trouvent en Amazonie et non
pas dans la sierra ni sur la côte72. Le président a reconnu qu’il existe des
problèmes pour définir quelles sont les communautés natives et celles qui ne
le sont pas, car « avec autant d’informalité, tout le monde veut être consulté,
car ceci peut leur donner un pouvoir de négociation, malgré le fait que la
consultation ne soit pas contraignante ». Selon les dernières déclarations des
représentants du gouvernement, la base de données des peuples indigènes ne
sera pas publiée et la reconnaissance des communautés qui seront consultées
se fera au cas par cas, en fonction de la demande de l’intéressé ! C’est en tout
cas ce que semble affirmer le ministre de la Culture73.
Il est clair que le gouvernement est face à un dilemme : investissement
minier ou consultation préalable ? Tout semble indiquer que jusqu’à mainte-
nant il penche pour favoriser l’investissement minier, investissement dont,
selon une conception néolibérale, le Pérou a besoin pour poursuivre sa crois-
sance et continuer à se développer. Ainsi, le gouvernement a annoncé que
quatorze projets miniers en phase d’exploration ne seront pas soumis au

70. Article de Nelly Luna Amancio dans le quotidien El Comercio, « Viceministro de


interculturalidad formalizó su renuncia al cargo », 3 mai 2013.
71. Interview du 28 avril 2013 avec les journalistes Nicolás Lúcar de Frecuencia Latina
et David Rivera, directeur de la Revista Poder.
72. Il est intéressant de signaler, comme l’a fait l’anthropologue Javier Torres, que les
déclarations du président de la République coïncident avec celles prononcées à la
Convention minière d’Arequipa en 2011 par Roque Benavides, l’un des entre-
preneurs miniers les plus importants du pays : « Ici on assume comme un fait que
les communautés existent depuis toujours mais elles ont été créées sous le gouver-
nement de Velasco » (Javier TORRES, « Confusiones presidenciales », Diario 16,
[http://www.diario16.pe/columnista/6/javier-torres/2497/confusiones-presidenciales]
73. La República, Lima, 15 mai 2013 : [http://www.larepublica.pe/15-05-2013/gobierno-
retrocede-y-no-publicara-la-base-de-datos-de-pueblos-indigenas]
330 ANTHROPOLITIQUES

processus d’application de la consultation préalable. Le ministre de la Culture


interrogé à ce propos a précisé que « ces cas spécifiques seront étudiés car
l’idée du gouvernement et de l’Exécutif est de ne pas mettre d’obstacles et
d’empêchements à l’investissement74 ».
Il serait trop long de contester les propos du président Ollanta Humala sur
la désignation ou l’identification des communautés qui ont le droit d’être
consultées. Précisons simplement, comme l’ont fait plusieurs collègues,
qu’une partie des communautés paysannes des Andes péruviennes existait
avant la Réforme agraire : « Au moins 1 500 communautés ou plus furent
reconnues avant par l’État en tant que communautés indigènes. Par
conséquent, il est très compliqué de dire qu’il n’existe pas des communautés
indigènes dans les Andes. D’un autre côté, si la communauté paysanne
contemporaine présente la structure que la Réforme Agraire lui a donnée, elle
a aussi des antécédents directs dans la période qui précède la Réforme
Agraire75 ». Le Défenseur du Peuple (Defensor del Pueblo) a pour sa part
indiqué que la Defensoría del Pueblo est favorable à l’inclusion des commu-
nautés paysannes andines dans la consultation préalable, et il a précisé aussi
que le guide méthodologique publié par le ministère de la Culture, et qui est
destiné à guider les fonctionnaires publics dans l’application de la loi de
consultation préalable, parle explicitement de « quatre peuples indigènes dans
la zone andine : les jacaros, les urus, les quechuas et les aymaras76 ».
Dans les déclarations du président de la République, les seuls indigènes
seraient en revanche les natifs d’Amazonie, les « communautés non
contactées » ou les Indiens en isolement volontaire. C’est-à-dire que pour le
gouvernement, être indigène est synonyme d’être isolé, de n’avoir pas des
relations avec le marché, l’État ou de ne pas faire partie de la société
nationale ! Comme l’a signalé l’anthropologue péruvien Rodrigo Montoya,
« on peut être indigène et être immergé dans la globalisation, avoir facebook
et des cartes de crédit. Les indigènes avec des droits sont les manifestations
de la modernité les plus récentes et nouvelles77 ».
Pour l’ancien Premier ministre Jiménez, en revanche, « toute communauté
n’est pas un peuple indigène. La légalité avant tout, le gouvernement fixe les
règles en fonction de l’Accord 169 de l’OIT. La population peut demander sa

74. Ibid.
75. Interview Alejandro Diez : [http://www.noticiasser.pe/02/05/2013/entrevista/el-
contenido-indigena-no-desaparecera-por-un-decreto]
76. Interview au Défenseur du Peuple, « Defensor del Pueblo : sí debe consultarse a las
comunidades campesinas », publié au quotidien La República, 8 mai 2013.
77. « Los indígenas con derechos son lo nuevo y último de la modernidad », Rodrigo
MONTOYA, « Consulta previa : juego de hipocresías », Info diario [www.otramirada.
pe/content/consulta-previa-juegos-de-hipocresias], 14/06/2013.
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 331

reconnaissance, mais avant, elle doit remplir les critères ». Il précise plus loin
les trois conditions que doit réunir une population pour demander la consul-
tation préalable : « il faut qu’elle possède une langue originaire ou native,
qu’elle soit établie dans des terres communales, ancestrales et qu’elle soit
connectée à des patrones culturels ancestraux antérieures à la colonie78 ».
Comme à l’époque coloniale, l’identification en tant qu’indien ou indigène
reste aujourd’hui étroitement liée à l’accès à la terre et à la défense des
ressources naturelles. Cependant de nos jours, on ne s’auto-identifie pas
individuellement comme Indien ou indigène, mais collectivement en tant que
groupe social qui lutte pour la défense des droits bafoués. Aujourd’hui
comme dans le passé, l’État joue de surcroît un rôle prépondérant dans la
construction des catégories sociales d’Indien et d’indigène ; comme nous
l’avons vu, dans le Pérou d’aujourd’hui, c’est l’État qui décide en grande
partie qui est Indien, et qui ne l’est pas.

78. (La República, Lima, 18 mai, 2013 [http://www.larepublica.pe/18-05-2013/siguen-


dudas-sobre-base-de-datos-de-pueblos-indigenas]).
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

Jean-Loup Amselle : Je voudrais d’abord remercier Carmen, mais aussi


dire combien ses travaux m’ont apporté depuis que je la connais. C’est elle
d’ailleurs qui m’a initié au Pérou et à la connaissance des sociétés péru-
viennes. Je lui porte une grande admiration pour le courage qu’elle a à
défendre ce genre d’idées dans un milieu – l’anthropologie péruvienne en
particulier, et l’anthropologie américaniste en général, qu’elle soit amazoniste
ou andiniste –, où effectivement prévaut, voire domine l’anthropologie
structuraliste ou culturaliste dont on parlait hier, à savoir celle de Lévi-Strauss
et de ses héritiers, et où il est très difficile de mettre en lumière cette problé-
matique d’une production historique de l’identité, ou d’une production
historique de l’Indien. Cette problématique a quelque chose de scandaleux
pour toute une série d’anthropologues qui sont des défenseurs farouches de
l’autochtonie. Pour certains, il ne saurait être question de prétendre que
l’Indien est inventé mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas d’une catégorie
ethnique mais plutôt d’une catégorie générique, qui est une création coloniale
en réalité, puisque l’on sait que l’Indien est un terme étranger. Christophe
Colomb pensait parvenir aux Indes, mais il a découvert autre chose et la
catégorie d’Indien s’est ainsi appliquée par erreur à l’Amérique latine. Cela
tout le monde le sait, ce n’est pas la peine de le rappeler. Mais le simple fait
de mettre en avant l’idée que ces sociétés puissent être dotées d’une histoire et
d’une agency, comme disent les Américains, c’est-à-dire qu’il existe une
circulation des énoncés, et une réappropriation de ces énoncés, apparaît
clairement dans la façon dont les gens se réapproprient ce terme d’Indien
pour défendre des intérêts collectifs et non pour se définir individuellement.
C’est ce phénomène qui est très intéressant, cette dialectique entre l’indivi-
duel et le collectif, parce qu’au fond ils ne revendiquent cette catégorie
d’indien que pour défendre leurs droits sur leurs terres et sur le sous-sol. Le
Pérou est en effet un réservoir extraordinaire de matières premières, de
minerais, de pétrole, un pays à la fois extrêmement pauvre et extrêmement
riche. La plupart des gens y vivent dans la misère mais le pays connaît un
taux de croissance phénoménal, peut-être autour de 10 % de croissance par an
sur la base des revenus miniers. Il y a donc un enjeu économique extraordi-
334 ANTHROPOLITIQUES

naire auquel répond un essentialisme stratégique : les communautés, les


sociétés façonnent en effet leurs identités en fonction des objectifs écono-
miques, territoriaux qu’elles ont à défendre. Il s’agit d’un sujet passionnant et
je trouve que Carmen le traite très bien, avec beaucoup de mérite. Peu de
collègues partagent en effet cette approche et l’accent, au sein de l’anthro-
pologie américaniste et plus précisément amazoniste, est plutôt mis sur les
cosmovisions éternelles qui se seraient perpétuées, ne varietur, depuis la
période préhispanique, ou bien sur l’idéalisation des droits sur la terre inter-
prétés en termes d’une adoration de la pacha mama, de la terre-mère. Autant
de notions qui ont d’ailleurs tendance à se généraliser, qui sont reprises par
des organisations altermondialistes comme Attac lesquelles abandonnent, ce
faisant, une approche en termes de classes sociales pour une optique
indigéniste. Ce phénomène fait partie de ce que j’ai nommé les « révolutions
verticales » qui se déroulent un peu partout dans le monde, et notamment
dans le monde arabe, puisque le fondamentalisme musulman est également, à
mes yeux, une révolution verticale.
Aline Rouhaud : Je trouve qu’il n’y a pas d’opposition en fait, parce que
ce que vous êtes en train de dire, c’est que par le biais de la culture, de
l’identité, on retrouve le social. Je pense que c’est parti du fait de ces exploi-
tations pétrolières en Amazonie qui ont provoqué d’énormes dégâts, on
connaît par exemple le cas Texaco, en Équateur, qui a généré des cancers, etc.
Les compagnies polluent les territoires indigènes ; et donc à partir de là,
effectivement, les populations se rendent compte qu’elles sont différentes des
populations occidentales, qu’elles n’ont pas les mêmes notions de
développement, d’exploitations de la ressource. Je ne dis pas qu’il ne peut pas
y avoir un côté folklorique ou touristique là dedans mais je pense quand
même que les gens ne se revendiquent pas uniquement indiens pour protester.
Je vois plutôt les choses dans l’autre sens, ça serait réduire vraiment leur
culture à rien du tout. Et d’ailleurs au Pérou ou en Bolivie on ne dit pas soy
indio, bien évidemment, parce qu’il y a des tas d’expressions où le terme est
négatif, quand on dit par exemple se despierta el indio ça veut dire que « le
sauvage s’est réveillé en lui », ça tout le monde le sait dès qu’on fréquente un
peu ces pays-là. Donc ils se revendiquent comme indígenas ou alors
campesinos originarios et tout ça est lié aussi à la notion de territoire qu’ils
ont revendiqué.
Quand on voit par exemple un pays comme la Bolivie, c’est extra-
ordinaire ; on a un président, Evo Morales, qui se revendique aymara mais
qui est mestizo, et il a beaucoup d’ennuis avec les Indiens de l’Amazonie à
cause de la carretera del tipnis, cette fameuse route qui doit relier les terres de
l’intérieur jusqu’au Pacifique et permettre d’exporter en Chine. Tout ça c’est
la globalisation, c’est l’occidentalisation, ce sont tous ces grands mots, mais
LE RETOUR DE L’INDIEN DANS LE PÉROU ANDIN 335

tout le monde n’a pas les mêmes notions de développement ; et celui qui
défend cette notion de développement, c’est un président indigène, on dit
plutôt indígena, on ne va pas dire indio, et il a des ennuis avec les indigènes
de son propre pays. Donc moi je ne vois pas pourquoi il y a cette opposition
entre culture et revendication sociale parce que je trouve que justement, là, ça
se rejoint. Ensuite, que le terme d’indien ne soit pas un terme générique, c’est
évident, c’est une catégorie et après il y a toutes sortes d’indiens, d’indigènes :
les indigènes des Andes sont différents des indigènes d’Amazonie etc.. Je ne
vois donc pas les choses de la même façon mais je trouve très intéressant tout
ce que vous avez dit.
C. Salazar-Soler : En fait, je n’ai pas utilisé non plus le mot « folklo-
rique ». Simplement, ce que je vois, c’est un changement entre des reven-
dications de classe, vers l’utilisation d’arguments ethniques : les choses qu’on
revendiquait avant sur des arguments de classe, maintenant on les revendique
en utilisant des arguments ethniques, et ça c’est en réponse à une série de
choses que j’ai essayé de montrer, c’est-à-dire que c’est aussi parce qu’il y a
ces dispositifs onusiens qui ont indiqué la ligne à suivre, pour revendiquer ce
genre de choses.
Je voudrais aussi souligner à nouveau que l’utilisation de cette réorga-
nisation comme stratégie ne sert pas à revendiquer un séparatisme mais une
participation citoyenne ; il s’agit en effet, dans un contexte où le droit de cette
population n’est pas reconnu, d’exprimer une appartenance égale à la nation,
et paradoxalement c’est une façon de revendiquer une citoyenneté, et c’est au
nom de cette citoyenneté qu’on est en train d’employer ces catégories pour
pouvoir accéder à des droits qui normalement auraient dû être reconnus en
tant que citoyens républicains, mais qui sont bafoués pour la plupart. C’est
une dynamique entre l’ethnicisation des relations sociales, parce que ce sont
des relations sociales, et une revendication du droit à prendre pleinement part
à la citoyenneté, c’est finalement la revendication d’un droit républicain.
Aline Rouhaud : Concernant les revendications de classe, par exemple en
Bolivie : quand ils ont fait la révolution en 1952, le personnage c’était effecti-
vement el campesino, c’est-à-dire le paysan et il avait des revendications de
classe, mais je pense que la différence avec tout ce qui se passe depuis les
années 1990 c’est qu’il y a une dimension écologique aussi qui n’existait pas
à cette époque-là, en 1952. Comme je l’ai dit, les compagnies pétrolières ont
un comportement absolument inadmissible dans ces régions-là ; cette
dimension écologique n’existait pas dans les années 50 ou 60 et je pense que
c’est ça qui réactive aussi les « différences ethniques », entre les peuples
occidentaux qui veulent se développer, gagner de l’argent, etc., et les peuples
indigènes autochtones.
336 ANTHROPOLITIQUES

C. Salazar-Soler : Oui, vous avez tout à fait raison, je n’ai pas eu le temps
de développer ça, mais c’est évident que l’écologie ou l’écologisme c’est un
autre branchement très important dans la constitution de cette nouvelle
« indianité », surtout avec cette figure de l’indien écologique, gardien de la
nature. J’ai fait un travail sur l’écologisme. Il y a tout un branchement sur
l’ethno-écologie et sur l’écologie des pauvres qui est lié avec une branche de
l’écologie très importante parce que c’est un mélange entre indianité et nature
très puissant dans la constitution de cette nouvelle indianité.
17
Le tourisme chamanique en Amazonie

Jean-Loup AMSELLE

L’Amazonie péruvienne est depuis quelques décennies le théâtre d’un


afflux croissant de touristes venus du monde entier à la recherche d’un
breuvage hallucinogène, l’ayahuasca. Cette substance, absorbée sous le
contrôle de chamanes, provoque en effet des visions et est censée guérir un
certain nombre de maladies. Le tourisme chamanique est ainsi devenu une
véritable industrie et un phénomène de mode qui a largement investi l’espace
public et les médias des pays occidentaux. On ne compte plus les témoi-
gnages sur les aventures psychédéliques de tous ceux qui, pour des raisons
mystiques ou médicales, se rendent auprès des chamanes de la forêt pour y
consommer cette potion magique.
Faute de statistiques officielles péruviennes, il est impossible de quantifier
ces flux touristiques d’ailleurs très difficiles à repérer puisque la plupart des
voyages et des séjours sont entrepris sur une base individuelle, par le biais des
sites web des chamanes, et se déroulent dans des lieux dispersés à l’intérieur
d’une zone géographique très vaste.
C’est dans des campements nommés lodges ou albergues, situés dans la
forêt, à proximité des centres urbains d’Iquitos, de Pucallpa et de Tarapoto,
que les chamanes accueillent ces touristes pour des périodes allant de
quelques jours à plusieurs mois. Au sein d’une nature sauvage largement mise
en scène, les pensionnaires sont conviés à y participer à des « cérémonies » de
prise d’ayahuasca. De façon contradictoire, sont en effet exposés des échantil-
lons de la flore et de la faune amazonienne, et la proximité avec les « commu-
nautés natives » est mise en valeur. Mais, dans le même temps sont vantées
les conditions de confort de type occidental qui prévalent dans ces albergues.
338 ANTHROPOLITIQUES

Ainsi la page de Wikipedia consacrée au campement « Blue Morpho » situé


près d’Iquitos et dirigé par le chamane « gringo » Hamilton Souther, assisté
de chamanes péruviens, vante d’un côté le charme de la « jungle amazo-
nienne » mais ne manque pas d’insister sur les conditions d’hygiène et de
sécurité offertes aux touristes. Ces lodges ou albergues, souvent entourés de
palissades et protégés par des gardes armés, forment ainsi des sortes de
« communautés fermées » isolant les touristes du monde social amazonien
pour mieux les mettre en communication avec les « sortilèges » de la forêt.

La filière du chamanisme amazonien

Le développement du tourisme amazonien centré sur l’ayahuasca s’inscrit


dans le cadre d’une filière économique qui combine plusieurs phases et
plusieurs acteurs ajoutant de la valeur au produit et se situant en amont et en
aval de la pratique du chamanisme amazonien proprement dit. Au sein de
cette filière, il faut distinguer tout d’abord les « propagateurs de la foi chama-
nique » qui s’expriment dans toute une série de supports et d’organismes :
livres, journaux, magazines, films, documentaires, vidéos, sites web, directions
régionales du tourisme péruviennes, associations françaises de type spiri-
tualiste et new age s’intéressant aux « recherches sur l’extraordinaire1 », etc.
Tous ces supports et associations se font les apôtres d’une croyance en
l’existence de « plantes enseignantes » ou « directrices » qui se situe dans le
prolongement des idées romantiques relatives à la puissance de la voyance,
du surnaturel et de la médecine « holistique ». La diffusion de ces idées
s’appuie également sur les écrits d’ancêtres prestigieux de la prise de
substances hallucinogènes comme Antonin Artaud, Henri Michaux, Aldous
Huxley, Allen Ginsberg, William Burroughs, Carlos Castañeda, ainsi que sur
les ouvrages plus récents d’écrivains adeptes du chamanisme et de l’ayahuasca
comme Corinne Sombrun2, Amélie Nothomb3 ou Vincent Ravalec4. Mais

1. Notamment, l’Institut de recherche sur les expériences extraordinaires (INRESS) et


son magazine « Inexploré ».
2. Corinne SOMBRUN, Journal d’une apprentie chamane, Paris, Pocket, 2004.
3. « Les voix intérieures d’Amélie Nothomb », Inexploré, le magazine de l’INREES,
n° 17, janvier-mars 2013.
4. Vincent RAVALEC, MALLENDI et Agnès PAICHELET, Bois sacré. Initiation à l’iboga,
Paris, Au Diable vauvert, 2004. Voir également l’ouvrage réalisé en commun avec
Jan KOUNEN et Jeremy NARBY, Plantes et chamanisme. Conversations autour de
l’iboga et de l’ayahuasca, Paris, Mama Éditions, 2008.
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 339

c’est surtout l’essayiste Jeremy Narby et le cinéaste Jan Kounen qui ont
diffusé la vulgate chamanique au détriment d’une production anthropologique
sérieuse et qui ont fait beaucoup pour drainer vers l’Amazonie des masses
importantes de touristes. Dans son livre Le Serpent cosmique, l’ADN et les
origines du savoir5, Jeremy Narby établit ainsi un rapprochement entre la
structure de l’ADN et le serpent cosmique – l’anaconda – vision qui est censée
accompagner de façon quasi systématique la prise d’ayahuasca. Dans la
promotion de ce breuvage, une place à part revient aux films de Jan Kounen.
Le documentaire D’autres mondes, désormais visible sur YouTube, associe
ainsi un reportage sur l’univers de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne, en
particulier au sein de la communauté shipibo, et des interviews de chercheurs
accréditant l’idée que les hallucinations procurées par cette substance sont
« vraies » et qu’elles ont devancé certaines découvertes scientifiques6. On
retrouve là l’idée des archétypes jungiens censés être profondément ancrés à
la fois dans la mémoire de l’individu (ontogénie) et celle de l’espèce (phylo-
génie), ou celle présente dans les fondamentalismes musulmans ou chrétiens,
voire les spéculations de certains physiciens relatives au boson de Higgs vu
comme « la particule de Dieu ».
Blueberry, œuvre cinématographique de fiction librement adaptée de la
bande dessinée de Moebius, lui-même naguère adepte des « états désaltérés
de conscience » et proche du personnage mystique Alexandro Jodorowsky,
met par ailleurs en scène Guillermo Arévalo, l’un des principaux entre-
preneurs chamaniques péruviens, qui joue dans ce film son propre rôle de
chamane7.

Les entrepreneurs chamaniques

Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que, dans le cadre du dévelop-
pement du tourisme, le terme de chamane – d’origine sibérienne – a supplanté
celui de curandero pour désigner les guérisseurs. Les quelques grands
chamanes liés au développement de ce secteur sont péruviens ou étrangers,

5. Jeremy NARBY, Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir, Georg, 1997.
6. D’autres mondes, par Jan KOUNEN, www.youtube.com/watch?v=FGWLsknuCvA.
On retrouve les mêmes idées dans l’article du psychanalyste Serge TISSERON sur le
film d’Arnaud DESPLECHIN, Jimmy P., inspiré du livre de G. DEVEREUX, Psycho-
thérapie d’un Indien des Plaines, Fayard, 1998 (« Jimmy P., un mode d’emploi très
actuel », Libération, 18 septembre 2013).
7. Blueberry, l’expérience secrète, DVD, 2005.
340 ANTHROPOLITIQUES

autochtones ou métis, même s’il ne faut pas accorder à ces catégories une
valeur absolue puisqu’elles servent essentiellement aux acteurs à se
positionner au sein du marché de l’ayahuasca. Ainsi la mise en avant d’une
identité ethnique « autochtone » par des guérisseurs labellisés comme
« métis » peut servir à légitimer des connaissances approfondies dans le
domaine de la médecine « traditionnelle » et permettre d’occuper ainsi une
place éminente sur le marché de la guérison chamanique. Toute la gamme des
appartenances identitaires se trouve de la sorte représentée. Guillermo
Arévalo, par exemple, grand entrepreneur chamanique d’Iquitos, appartient à
l’« ethnie » shipibo, elle-même réputée pour le pouvoir de ses chamanes.
Mais opèrent également dans le business de l’ayahuasca des confrères
« métis » et nord-américains et on trouve même parmi eux un Français,
Jacques Mabit, connu pour soigner dans son centre thérapeutique «Takiwasi »
de Tarapoto des toxicomanes européens et péruviens.
Le chamanisme amazonien, loin de sa facture « traditionnelle » décrite par
les anthropologues, c’est-à-dire de chamanes vivant dans des « communautés
traditionnelles » et ne soignant que des autochtones, est en effet une pratique
dont se sont emparés de nouveaux entrants dans ce secteur et à laquelle ils ont
fait subir certaines modifications. Il s’agit tout d’abord des « métis » apparus
sur le marché de l’ayahuasca lors du boom du caoutchouc (fin XIXe-début
XXe siècles), suivis par des Occidentaux, parfois formés en anthropologie sur
le modèle de Castañeda, et qui ont commencé leur carrière en servant de
guides aux « back-packers » désireux de se lancer à la découverte de la
« jungle » amazonienne.
Se trouvant à la tête de vastes campements, ces grands entrepreneurs
chamaniques réalisent de confortables profits en accueillant les touristes à des
tarifs très élevés (de 50 à 170 dollars par jour) qui contrastent évidemment
avec les faibles salaires accordés aux chamanes et employés péruviens qui
travaillent sous leurs ordres8. Mais à côté de ces « chamanes operators », il
existe une masse de « guérisseurs » de moindre importance – tant étrangers
que Péruviens – qui ne sont pas parvenus à édifier un campement et qui
vivotent en soignant quelques rares touristes étrangers et surtout une masse de
Péruviens ne disposant que de faibles ressources.

8. Une secrétaire de l’un des ces centres m’a déclaré gagner 250 dollars par mois.
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 341

Les touristes

Tout comme la notion de chamane, celle de touriste est elle-même une


création de la filière du chamanisme amazonien, les dits touristes ne se voyant
pas en général comme tels. Les chamanes autochtones ou métis travaillant
dans les campements distinguent ainsi trois sortes de touristes. Il y a d’abord
les touristes mystiques ou « psychonautes » venus en Amazonie pour se
lancer dans l’exploration d’eux-mêmes, y avoir des visions de jaguar ou
d’anaconda dont ils feront ensuite des dessins. On a pu ainsi voir dans le
reportage d’« Envoyé spécial », « Voyages chamaniques » diffusé par
France 2 en 2008, une touriste française « possédée », se déplaçant comme un
jaguar et ayant ensuite le plus grand mal à retrouver une forme humaine. Il y a
par ailleurs les touristes médicaux ou les patients, qui se rendent dans ces
centres chamaniques pour guérir de maux de toutes sortes tant organiques
(cancer, sclérose en plaques, sida, etc.) que psychiques, et qui comptent parmi
eux des malades en phase terminale débarquant en Amazonie lorsque tout a
été essayé par ailleurs. Et enfin viennent en Amazonie tous ceux qui veulent
s’initier à la médecine de l’ayahuasca pour devenir à leur tour des chamanes.
Mais c’est la guérison du « stress », véritable maladie de l’Occident selon
les chamanes, qui constitue le véritable fonds de commerce de ces centres
chamaniques. Comme ils le déclarent eux-mêmes : « Vous autres
Occidentaux, vous avez la richesse, nous autres chamanes péruviens, nous
avons la sagesse », ce qui revient à considérer que, d’une certaine façon, c’est
en fait le « Sud » qui soigne le « Nord ». Ce jugement a d’autant plus de force
que le coût des soins de santé de plus en plus élevé, pour les personnes âgées
en Occident, incite à se demander si l’Amazonie tout entière ne va pas
devenir dans un proche avenir un immense hôpital et surtout une vaste
maison de retraite médicalisée.
C’est en tout cas dans cette direction que s’orientent un certain nombre de
« chamane-operators » qui s’associent à des psychologues et des médecins,
voire décident d’abandonner l’« ayahuasca-tourisme » au profit de l’édifi-
cation d’hôpitaux alternatifs offrant toute une palette de soins étiquetés
« traditionnels ». Dans ces nouveaux centres, telle la clinique « Shipibo
Shinan » de Santa Rosa de Dinamarca sur le fleuve Ucayali, une place parti-
culière doit être consacrée à une clientèle féminine dont les soins spécifiques
seront assurés par des guérisseuses autochtones. On assiste donc à une spécia-
lisation des donneurs de soins en fonction des besoins des différentes
catégories de clientèle, en particulier des femmes qui redoutent d’être impor-
tunées par les avances de certains chamanes.
342 ANTHROPOLITIQUES

La troisième catégorie de touristes est celle des disciples. Nombre de


grands « chamanes-operators » ne se contentent plus en effet d’accueillir des
touristes pour des séjours allant d’une semaine à quelques mois, ils forment
également sur de longues périodes des apprentis ou des adeptes qui, une fois
initiés à la médecine des plantes « enseignantes » amazoniennes, se vouent à
la transmission du savoir de leur maître en s’installant comme « médecins
végétalistes » dans le monde entier et en dirigeant vers les centres thérapeu-
tiques d’Amazonie péruvienne tous ceux qui cherchent, d’une façon ou d’une
autre, à résoudre des problèmes psychiques, organiques ou de dépendance à
des drogues diverses.

Les ratés du chamanisme de l’ayahuasca

Ces réseaux de phytothérapeutes forment ainsi des sortes de sectes, même


s’il est difficile de prouver que les disciples se dépouillent de leurs biens au
profit de leur « maître », et c’est à ce titre que le chamanisme amazonien
centré sur l’ayahuasca s’est attiré les foudres d’organismes publics ou privés
comme la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives
sectaires (Miviludes9) ou « Psychothérapie vigilance ». Ces organismes
dénoncent ainsi les méfaits d’un chamanisme new age et dénaturé qui
endoctrinerait les individus et les placerait sous la coupe de charlatans.
Plusieurs actions en justice ont été ainsi intentées à des « têtes » de réseaux
situées en France qui orientaient des candidats au « voyage » vers les centres
amazoniens. Ces procès ont d’ailleurs abouti, en 2008, à l’interdiction
définitive de l’ayahuasca, substance désormais considérée en France comme
faisant partie de la catégorie des « stupéfiants ». Les critiques adressées par
ces organismes au chamanisme new age, même si elles ne sont pas dénuées
de fondement, présupposent, par contraste, la vision romantique d’un chama-
nisme « traditionnel » paré de toutes les vertus et ayant fait à ce titre l’objet
d’une mise en patrimoine culturel par le gouvernement péruvien. La position
de celui-ci est d’ailleurs notoirement ambiguë puisqu’il défend d’un côté un
usage « authentique » de l’ayahuasca, tel qu’il serait encore pratiqué par les
« communautés natives » d’Amazonie, tout en encourageant dans le même
temps le développement du tourisme axé sur cette substance, ce qui a pour

9. Miviludes, Rapport annuel 2009, www.miviludes.gouv.fr


LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 343

effet de corrompre la médecine amazonienne « traditionnelle » et d’entraîner


de surcroît nombre d’« accidents » de toutes sortes.
Il s’agit tout d’abord de tous les cas de « viols » ou de rapports sexuels
non consentis attribués aux chamanes. Sans que l’on puisse contester les cas
de viols avérés, il n’en demeure pas moins que le chamane jouit d’une
réputation de séducteur en raison de l’« énergie » que dégage sa personne et
qu’il est, à ce titre, l’objet d’un attrait particulier pour les jeunes touristes
occidentales se rendant en Amazonie. Mais au-delà de ce risque « sexuel », la
prise d’ayahuasca elle-même n’est pas sans danger et l’on ne compte plus les
cas d’arrêts cardiaques, de « pétages de plomb » ou de décès consécutifs à
l’absorption de ce breuvage. L’un des « accidents » qui a eu le plus d’écho
dans les médias français est la mort du trapéziste handicapé Fabrice
Champion survenue en 2011 au centre « Espiritu de Anaconda » d’Iquitos10.
Des versions contradictoires circulent à propos de ce décès brutal, les uns
incriminant le chamane Guillermo Arévalo, les autres le disculpant en mettant
en avant les imprudences commises par ce touriste.
Quoi qu’il en soit, ces accidents, relativement fréquents, posent des
problèmes aux autorités touristiques péruviennes qui voient dans
l’« ayahuasca-tourisme » une manne financière conséquente et cherchent
donc à réglementer la profession de chamane ainsi qu’à s’assurer que les
touristes venant au Pérou pour y consommer de l’ayahuasca ont une condition
physique leur permettant de supporter l’absorption de cette substance. Il est
ainsi projeté de constituer des listes de chamanes « autorisés », sorte de tradi-
praticiens qui auraient en quelque sorte le monopole d’exercice de la médecine
amazonienne et d’exiger des touristes venant prendre de l’ayahuasca de
fournir un certificat médical. C’est donc vers un véritable processus de
médicalisation du tourisme chamanique centré sur l’ayahuasca que s’orientent
les autorités touristiques péruviennes opérant en Amazonie, processus qui
contraste avec le caractère éclaté et différencié du chamanisme non encadré.
L’usage de l’ayahuasca, qui n’était anciennement pratiqué que par
quelques groupes autochtones de la forêt amazonienne, et seulement à
certains moments de leur vie sociale, s’est ainsi diffusé au cours des dernières
décennies à d’autres groupes (métis, étrangers) en liaison avec le dévelop-
pement économique de cette région et au détriment de l’usage d’autres
substances psychotropes autrefois massivement utilisées comme le tabac.
Cette plante « directrice » ou « enseignante », censée être dotée d’un
« esprit », est ainsi devenue pour les touristes qui se rendent en Amazonie ou
qui l’absorbent dans les pays occidentaux où sa consommation est tolérée

10. http://www.lejdd.fr/societe/religion/actualite/Quand-le-chamanisme-emporte-ses-
adeptes-441405
344 ANTHROPOLITIQUES

(Hollande, Belgique, Portugal, etc.), une sorte de nouvelle religion se substi-


tuant aux vieilles croyances et fournissant d’une certaine façon un dérivatif
vers un monde extra-humain, c’est-à-dire végétal.
En isolant l’individu du l’univers social ambiant, en l’orientant vers son
moi intérieur et en le connectant exclusivement à l’« esprit » de la plante, le
chamanisme amazonien représente certainement un instrument important de
dépolitisation des acteurs sociaux. En cela, il joue un rôle analogue à toutes
les techniques psychologiques qui ont pour effet de « normaliser » le sujet, de
le faire entrer dans le rang et de lui faire supporter sa condition sans qu’il s’en
prenne à la société environnante. L’« ayahuasca-tourisme » est sans doute
promis à un bel avenir dans le cadre du déclin des grands récits (marxisme,
psychanalyse, droits de l’homme, etc.) et de la floraison de toute la gamme
des spiritualités new age qui éclosent un peu partout et qui ne font que
reprendre les grands thèmes du romantisme. Au fondement du romantisme, il
y a en effet l’idée que l’homme est à l’étroit dans le monde et qu’il doit se
tourner vers d’autres univers. Il doit en particulier se débarrasser de la gangue
scientifique et technique qui l’enveloppe afin de se rendre plus sensible aux
influences spirituelles et cosmiques, voire aux propriétés cachées des
minéraux, des végétaux et des animaux. Entrer en contact avec le cosmos,
capter l’énergie spirituelle qui se déplace de l’Inde vers les Amériques
indiennes, tel paraît être l’ordinaire du chamanisme et du tourisme new age,
qui reproduit ainsi la figure romantique du bris du monde matériel comme
moyen d’accès à l’univers spirituel.
Le tourisme chamanique centré sur l’ayahuasca témoigne ainsi d’une
montée de l’irrationnel qui, s’il puise ses racines dans un passé lointain, se fait
de plus en prégnant à l’heure actuelle, dans la mesure où il apparaît totale-
ment en phase avec le capitalisme d’aujourd’hui. On a pu qualifier ce capita-
lisme de « tardif » mais, à défaut de posséder son acte de décès, on préférera
le définir comme « addictif » pour insister sur ses capacités multiples de
séduction offertes à l’individu, que celles-ci soient purement symboliques
dans le cadre de la consommation de masse, ou qu’elles s’appuient sur
l’absorption de substances hallucinogènes comme l’ayahuasca.
Débats et réponses de Jean-Loup Amselle

Bernard Traimond : Marc Augé dans un très bel article disait que la
sorcellerie mise en lumière par Jeanne Favret-Saada en France, c’est la même
qu’on trouve en Afrique, et toi tu dis que l’Afrique est comme l’Amérique,
alors toutes les sorcelleries se ressemblent finalement !
Jean-Loup Amselle : Effectivement, c’est ce qui m’a frappé ; c’est
l’expérience que j’ai eu au Mali, et je pense que tous les africanistes ou les
Africains qui sont ici s’accorderont avec moi pour dire que tous les acteurs
sociaux en Afrique sont plongés dans la sorcellerie, vivent dans le monde de
la sorcellerie. En Afrique il n’y a pas de hasard, tout ce qui survient est dû à
un ennemi : la maladie, les ennuis professionnels, les ennuis amoureux, etc.,
sont liés au fait qu’un ennemi vous a envoyé un sort et donc il s’agit de le
neutraliser, d’aller voir un devin ou un marabout, équivalent à un chamane, et
une fois qu’on a identifié cet ennemi, il s’agit de trouver un moyen de le
« ligoter » comme on dit au Mali, de l’enfermer dans un objet fétiche qui
permette d’emprisonner son âme.
D’ailleurs l’ayahuasca qui – je n’ai pas eu l’occasion de le dire – est
présentée comme une substance hallucinogène traditionnelle, était utilisée
autrefois par peu de groupes et dans peu de cas, notamment au moment de
l’initiation chez les Yagua qu’a étudiés Jean-Pierre Chaumeil. Or l’ayahuasca
c’est le type même du « faux archaïsme » pour parler comme Lévi-Strauss.
C’est une substance hallucinogène qui s’est surtout répandue au moment de la
traite du caoutchouc, – il y a eu un boom du caoutchouc en Amazonie à la fin
du XIXe et au début du XXe siècles, avec l’irruption dans cette région du Pérou
de toute une masse d’étrangers, de métis, etc., qui ont eux-mêmes diffusé
l’ayahuasca dans toute cette région – et qui s’est alors répandue dans toute
une série de « groupes ethniques » qui ne l’utilisaient pas auparavant. La
substance hallucinogène majeure par le passé, d’après ce que disent les
anthropologues amazonistes, était le tabac, et donc l’ayahuasca est, d’une
certaine façon, une conséquence du développement du capitalisme en
Amazonie, et également une conséquence du développement du tourisme. Au
fond, l’Amazonie a été le théâtre de plusieurs traites : il y a eu la traite du
caoutchouc, l’exploitation du bois, l’exploitation du pétrole, l’exploitation
346 ANTHROPOLITIQUES

aussi des peaux, des animaux et désormais une nouvelle traite, celle du
tourisme. C’est dans le cadre de ces différentes traites que se sont développés
l’usage et la consommation de l’ayahuasca. Le terme de « chamane » en
Amazonie est également un terme d’utilisation récente, depuis quelques
dizaines d’années seulement ; auparavant on utilisait soit les termes qui
existent dans les langues locales, soit le terme de curandero qui en espagnol
signifie « guérisseur ». Ce n’est que depuis quelques dizaines d’années, en
liaison avec le développement du tourisme, qu’on utilise massivement le
terme de chamane puisque que ce terme, originellement, vient de Sibérie, du
peuple toungouse, et qu’il s’est ensuite diffusé au continent américain et
même en Afrique. On peut d’ailleurs faire la même observation pour le terme
de « touriste », qui est également une création de la filière du tourisme
chamanique amazonien, les soi-disant « touristes » ne se considérant en
général pas comme tels.
Mais pour en revenir à la sorcellerie, je n’ai absolument pas été dépaysé
par ce que j’ai vu en Amazonie. En dehors de leur utilisation de substances
hallucinogènes, dont je n’ai pas noté l’existence au Mali, les chamanes
amazoniens sont tout à fait comparables aux géomanciens, devins et
marabouts ouest-africains ou aux ngangas d’Afrique centrale.
Anthony Mangeon : Dans ton livre à paraître, Psychotropiques, est-ce
que tu t’es intéressé aussi au tourisme mystique tel qu’il se pratique en
Afrique, je pense par exemple au Gabon où il y a aussi une filière du tourisme
mystique, voire à l’importation de ces substances-là et aux réseaux qui se
développent : en France, désormais, on peut également prendre de
l’ayahuasca, de l’iboga, etc. ; est-ce que les choses sont connectées, et en lien
aussi avec la globalisation des stupéfiants ?
J.-L. Amselle : C’est une bonne question parce qu’en réalité il y a aussi
un phénomène de globalisation qui affecte dans le même temps l’iboga et
l’ayahuasca, c’est-à-dire qu’il existe des parcours de touristes entre le Pérou et
le Gabon, à l’instar du romancier Vincent Ravalec qui est un proche de Jan
Kounen et de Jeremy Narby, qui a commencé par l’ayahuasca et qui est passé
ensuite à l’iboga. Il y a même des guérisseurs du Gabon qui sont venus au
Pérou. Il y a donc une circulation des substances hallucinogènes, et il y a
aussi une circulation des prescripteurs, une circulation des touristes entre les
différents régions du monde où l’on prend ces substances ; on peut ainsi
constater une espèce de mise en équivalence, de concurrence même entre ces
différentes substances hallucinogènes et ceux qui les prescrivent.
L’autre volet de cette globalisation concerne effectivement la prise de ces
substances aux États-Unis et en Europe. L’ayahuasca elle-même, comme je
l’ai dit, n’est pas hallucinogène, donc il est possible d’importer de l’ayahuasca
sans contrevenir à l’interdiction aux États-Unis. On peut même importer la
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 347

combinaison ayahuasca-chacruna aux États-Unis si c’est pour des motifs


religieux, parce qu’au Brésil l’ayahuasca se prend essentiellement dans des
églises indépendantes, Santo Daime et União do Vegetal, et comme il existe
des succursales de ces églises aux États-Unis, celles-ci peuvent importer le
breuvage directement du Brésil pour que les fidèles consomment l’ayahuasca.
Il existe également en Europe des succursales de Santo Daime, en Belgique
notamment, et l’un des disciples de Guillermo Arévalo, Teddy, a pris pour la
première fois de l’ayahuasca en Belgique dans cette succursale. On peut en
prendre également en Hollande et au Portugal où la consommation est tolérée
et, de façon illégale, aussi en France et dans des tas d’autres pays !
Je prolonge un peu maintenant la réponse à ta question parce qu’on peut
certes prendre de l’ayahuasca tout seul dans son coin, en l’achetant sur
internet, ou de façon générale avec des chamanes qui se rendent en Europe
pour y organiser des « cérémonies ». Par exemple, récemment, j’ai interviewé
des Français résidant en Belgique qui étaient allés prendre de l’ayahuasca
chez un chamane équatorien qui venait faire des cérémonies de temps en
temps. Je pense que prendre des substances hallucinogènes n’est pas toujours
facile, parce que d’abord, on est seul. Certains touristes préfèrent donc
prendre cette substance en compagnie sous le contrôle d’un chamane, mais
cela renvoie aussi au problème de l’altérité. Qu’est-ce qui guérit finalement
dans le tourisme chamanique amazonien ? C’est le chamane bien sûr, mais
c’est surtout la plante, l’esprit de la plante et c’est également le milieu d’où
est extraite cette plante. Il s’agit de la naturalité première dont je parlais dans
notre débat avec Valérie Arrault, de la jungle amazonienne en tant que forêt
primale, un peu comme le cri que poussent les cadres de nos entreprises
lorsqu’ils font des séances de bioénergie, c’est quelque chose qui vient du
fond de l’individu, mais en même temps du fond de l’humanité. On retrouve
ici la problématique des archétypes jungiens. Ce qui est intéressant, de ce
point de vue, c’est la possibilité de mettre en relation l’Afrique et l’Amazonie,
et donc l’iboga et l’ayahuasca. L’Afrique, c’est le continent des origines, mais
de l’origine humaine : le premier homme et la première femme viennent
d’Afrique comme vous le savez tous. Par contraste, l’Amazonie ou disons
l’Amérique du sud, c’est le berceau des plantes et il y a donc, d’une certaine
façon, une sorte d’antériorité du règne végétal sur le règne humain, ce qui
permet de remonter encore plus avant, en deçà de l’origine humaine, dans une
espèce d’origine végétale. C’est cela, je crois, qui est recherché par les
touristes mystiques, médicaux ou les apprentis chamanes qui se rendent en
Amazonie : la recherche de l’altérité est en effet le propre du tourisme. Une
anthropologue colombienne, Alhena Caicedo Fernandez, a soutenu en 2013
une thèse dont le titre est L’altérité radicale qui guérit. Pour elle, l’altérité
radicale qui guérit est représentée par la figure de l’Indien. J’estime, pour ma
348 ANTHROPOLITIQUES

part, que ce n’est pas l’indien, mais plutôt l’esprit de la plante tirée de la forêt
vierge, de la jungle profonde.
Nicolas Martin-Granel : Ma question porte sur la catégorie de « prophète
scripturaire ». Je ne m’y retrouve pas tout à fait. Pour rester dans la compa-
raison entre l’Amérique latine et l’Afrique, le prophétisme scripturaire tel que
tu le définis c’est bien le salut par l’écriture. Or je n’ai pas trop vu ici, dans le
cas de Guillermo Arévalo, l’utilisation des saintes écritures, la ritualisation et
la transformation en église, et même sur le terrain africain, c’est une question
que je me pose : là où on consomme l’iboga essentiellement, au Gabon, ou
par rapport au terme de prophète du côté du Congo, les églises matsouanistes
ou kimbanguistes n’ont pas recruté de touristes. Est-ce lié à la plante ? Le
salut par la plante traditionnelle ou le salut par l’écriture apparaissent comme
une victoire sur la sorcellerie justement, à moins de considérer que l’uti-
lisation d’internet, très importante, serait une nouvelle scripturalité, le contact
entre l’extrême primitivité – la plante – et puis internet.
J.-L. Amselle : Il y a plusieurs choses. À propos de Guillermo Arévalo et
de ses disciples, plutôt que d’Église, on pourrait parler de secte sans d’ailleurs
donner une acception péjorative à ce terme. J’ai parlé plutôt de gourous, de
chamanes avec toute une série d’adeptes mais je pense qu’il y a quand même
cette idée de prophète scripturaire dans le cas amazonien, dans la mesure
également où Guillermo Arévalo, par exemple, veut assurer le salut de son
peuple, grâce à la préservation de la médecine traditionnelle qui est un
élément essentiel de la culture Shipibo, même si elle est par ailleurs très prisée
par les étrangers. L’anthropologue américaine Marlene Dobkin de Rios, qui
était une grande admiratrice de Guillermo Arévalo, disait qu’il lisait dans la
flore de la forêt amazonienne comme dans un livre ouvert. Arévalo s’est fait
certes aider par un pharmacien suédois, et puis aussi par une Sœur espagnole,
pour constituer son traité ou plutôt son livre sur les plantes médicinales
amazoniennes, qui comporte pour chaque plante, le nom shipibo, le nom
espagnol, le nom latin, etc. Toutes les plantes amazoniennes sont ainsi réper-
toriées et c’est aussi une façon de sauvegarder la culture médicale shipibo et
de transformer ce savoir disséminé par la confection d’une sorte de Bible des
plantes amazoniennes. Pourtant, ce savoir n’est pas unifié puisque chaque
chamane, chaque guérisseur a sa façon de soigner, de préparer ou de faire
préparer l’ayahuasca et de l’administrer. Le prophétisme scripturaire me
semble donc inscrit dans cette dimension.
Nicolas Martin-Granel : Dans le prophétisme, il y a toujours une com-
posante nationaliste. Est-ce qu’Arévalo va jusqu’à parler de nation shipibo ?
Il parle visiblement de peuple, de culture. Mais est-ce que ça irait jusqu’à
l’idée de nation ?
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 349

J.-L. Amselle : Non, je n’ai jamais lu cela – parce qu’Arévalo a beaucoup


écrit –, et je ne l’ai jamais entendu parler de nation shipibo, il parle simple-
ment de peuple, el pueblo shipibo, la comunidad shipibo. Mais il y a quand
même l’idée de sauver le peuple, d’assurer le salut du peuple et lui-même est
un ancien élève des missions catholiques. Et quand on le voit on a l’im-
pression de se trouver devant un séminariste, il en a l’attitude...
Nicolas Martin-Granel : c’est un « drôle de prophète », comme dirait
Joseph Tonda !
Carmen Salazar : Je voulais parler de l’Amazonie aussi, parce que dans
le cas de l’histoire péruvienne elle occupe une place très particulière et je
pense que cela a à voir avec ce développement du tourisme mystique, et la
recherche d’un territoire qui n’avait jamais été conquis, c’est en tout cas ce
qu’on racontait dans l’histoire du Pérou : il y avait toute cette histoire
mythique où les Incas ont voulu coloniser l’Amazonie mais n’ont pas pu, puis
les Espagnols ont échoué aussi, et donc ces Indiens de l’Amazonie étaient
restés au plus proche de la nature, sans contact avec les autres civilisations.
Par la suite des recherches ont montré qu’en fait c’était une idée fausse, parce
qu’il y a eu de tous temps des pénétrations et des colonisations, notamment
avec l’arrivée des Espagnols, dont les missionnaires. Or ces missionnaires
avaient aussi une préoccupation pour les plantes médicinales et ils arrivaient à
développer ces dispensaires liés à une pratique médicale, qui dans
l’Amazonie avait un poids très important à cause des maladies que déve-
loppait la population en contact avec la population amazonienne. Donc il y a
une histoire derrière tout cela, qui fait qu’en même temps dans l’imaginaire
péruvien, d’une part, et dans l’imaginaire global d’autre part, l’Amazonie
reste une terre pure, non conquise, primitive et je pense que ça compte beau-
coup dans le développement de ce tourisme.
Je voulais par ailleurs revenir sur la circulation de ces plantes halluci-
nogènes. J’ai actuellement une étudiante qui travaille sur les chamanes à
Túcume, au nord du Pérou, et donc ces personnes soignent aussi soi-disant
avec des plantes traditionnelles, originaires de l’endroit mais elles utilisent
aussi l’ayahuasca qui n’est pas de cet endroit parce qu’on n’est pas en
Amazonie. On utilise aussi des plantes qui viennent par exemple du Mexique.
On revendique une autochtonie panaméricaine qui se traduit dans cette
circulation des plantes, c’est un peu comme si j’avais trouvé nos frères du
nord qui ne sont pas les frères du nord du Pérou mais les indiens nord-
américains, et que j’affirmais qu’on fait partie d’une nature globale, beaucoup
plus élargie et que tout ça appartient à une certaine, je ne dirais pas
« indianité », mais à une certaine autochtonie ; c’est la revendication d’un
primitivisme au niveau naturel, donc il y a cette idée de circulation des
350 ANTHROPOLITIQUES

plantes comme si c’était un bagage américain, le capital d’une autochtonie


américaine, peu importe la localité d’origine.
J.-L. Amselle : Oui absolument, et ce n’est peut-être pas un hasard si cela
se passe dans le nord du Pérou parce que justement, comme on le voit dans la
thèse de cette anthropologue colombienne qui a travaillé sur le yagé – on
appelle ainsi l’ayahuasca en Colombie – c’est beaucoup plus mélangé. Les
chamanes utilisent par exemple les tentes de sudation, comme les Lakotas des
États-Unis, ils utilisent aussi dans leurs incantations les chants soufis. J’ai
montré que pour soigner, les chamanes métis ou Shipibo utilisent toute une
série d’éléments extérieurs, qui ont dû être véhiculés par les missionnaires au
cours des siècles de colonisation espagnole. Mais en Colombie il existe des
chamanes qui portent des plumes comme les Indiens des États-Unis, comme
les Sioux ou les Comanches, les Cheyennes ou les Apaches, et l’on assiste
donc à une espèce de westernisation des chamanes colombiens et du nord du
Pérou. Il existe également à Iquitos, des entrepreneurs chamaniques améri-
cains qui, concurremment à l’ayahuasca, utilisent le San Pedro.
Mais je voudrais surtout revenir sur ce que tu disais au début sur l’occu-
pation Inca de l’Amazonie. Je ne dis pas que c’est un élément historique, mais
l’un des mythes d’origine de l’ayahuasca porte sur l’origine inca de
l’ayahuasca. Les Shipibo disent que l’ayahuasca vient des Incas et c’est
intéressant parce qu’on a présenté l’Amazonie comme un isolat complète-
ment replié sur lui-même, une terre peuplée par des sauvages, des hommes
proches de la nature alors qu’en fait, on voit qu’il y a eu des échanges entre
les Andes et l’Amazonie. Cela remet en cause les idées d’une certaine anthro-
pologie ne s’occupant que de sociétés cloisonnées, hors du temps, etc.
B. Traimond : Est-ce qu’on parle de Castañeda ?
J.-L. Amselle : Oui, il faut en parler parce qu’il occupe une place très
importante dans l’imaginaire des chamanes nord-américains d’Iquitos,
certains d’entre eux étant d’ailleurs d’anciens étudiants d’anthropologie qui,
sur le modèle de Castañeda, sont venus s’installer au Pérou comme chamanes.
Ils ont appris le chamanisme avec des chamanes locaux, métis ou autóctonos ;
ensuite ils se sont installés comme entrepreneurs chamaniques en embauchant
des chamanes locaux, pour travailler avec eux, et ils se réfèrent justement à
Castañeda. J’en connais plusieurs qui disent avoir la même démarche, qui ont
lu Les enseignements de Don Juan, etc. Il y a donc toute une série d’in-
fluences : Castañeda, Shaman’s Drum, une revue américaine qui était
consacrée au chamanisme, mais pour ce qui concerne Guillermo Arévalo, ce
sont surtout les films de Jan Kounen, désormais visibles sur You Tube, qui lui
ont fait une publicité incroyable. Les gens peuvent le voir sur internet et
écouter ses incantations et donc ils se disent « voilà, c’est lui, he is the one ! »
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 351

Anne Doquet : J’avais deux petites questions. Tu as commencé ton


exposé en parlant d’un choc culturel éprouvé en Afrique, alors que là tu
n’avais pas ressenti d’étrangeté absolue entre l’Afrique et l’Amazonie : ça
peut effectivement s’expliquer, comme tu l’as sous-entendu, par des logiques
sorcellaires semblables au Mali et là-bas. Mais au-delà de ça, est-ce qu’entre
1967 et aujourd’hui, après avoir travaillé sur le relationnel, le continu, le
partagé entre les groupes sociaux, penses-tu que tu pourrais ressentir l’étran-
geté absolue quelque part dans le monde ? Ma seconde question porte sur les
chamanes français ou « blancs » dont tu as parlé, et sur les touristes. D’abord
tu as interrogé la légitimité des termes parce que les touristes ne se reconnais-
saient pas comme tels. Je crois que le grand nombre, si ce n’est pas la
majorité des touristes s’extraient toujours de cette catégorie, ce n’est donc pas
propre au tourisme chamanique et on peut ainsi les appeler « touristes » sans
trop de scrupules. Maintenant je m’interroge sur ces touristes qui vont voir
des chamanes blancs : pourquoi le font-ils ? Est-ce que tu as travaillé sur ces
chamanes français et sur les raisons qui motivent des touristes français à les
consulter ? Mais tu as peut-être partiellement répondu lorsque tu as dit tout à
l’heure que l’altérité, c’était finalement l’esprit de la plante...
J.-L. Amselle : Alors sur la question du relationnel, je ne sais pas trop.
Lorsque j’ai débarqué au Mali, en 1967, j’étais déjà allé au Maroc auparavant
mais je n’étais jamais allé en « Afrique noire », au sud du Sahara. Je n’étais
jamais allé non plus en Asie, ni en Amérique latine, ni en Océanie. En tout
cas, au Maroc je n’avais pas eu un sentiment d’étrangeté. C’était un pays qui
sortait de la colonisation, il y avait encore pas mal de Français, ça a beaucoup
changé depuis. J’avais fait des études de sociologie, d’ethnologie, j’avais lu
des livres d’ethnologie bien sûr, et j’étais capable de retrouver des choses que
j’avais lues mais j’ai vraiment eu un sentiment d’étrangeté, d’exotisme absolu
avec ce contact avec l’Afrique « noire » que je n’ai jamais retrouvé depuis. Et
là effectivement, au Pérou, c’était très différent mais en même temps, la végé-
tation tropicale, j’avais déjà vu ça en Côte d’Ivoire et en Afrique centrale.
C’est peut-être aussi le fait d’avoir beaucoup voyagé depuis, qui fait que je
n’ai pas retrouvé cette espèce de fraîcheur du premier contact... Et c’était
quand même une déception de ne pas la retrouver.
Pour ce qui concerne les touristes, tu as raison, tous ceux qui travaillent
sur les touristes savent que c’est une catégorie assignée, que les gens eux-
mêmes ne se reconnaissent pas comme touristes. Pour ce qui concerne les
chamanes étrangers, il ne faut pas oublier quand même, au-delà de ce que j’ai
dit sur l’altérité, sur la plante, qu’il y a le problème de la langue. C’est vrai
que des touristes nord américains, je ne parle pas des hispanophones, vont
voir des chamanes péruviens, mais les anglophones lors d’un premier séjour
préfèrent souvent avoir affaire à un chamane gringo, à un chamane américain
352 ANTHROPOLITIQUES

parce qu’ils ne parlent pas espagnol, et de même les Français préféreront-ils


avoir affaire à un chamane francophone...
En dehors de cela, ce chamane français Jacques Mabit est assez connu, il
dirige un centre psychothérapeutique qui s’appelle Takiwasi et qui est situé à
Tarapoto. Sa spécialité ce sont les drogués ; il soigne les toxicomanes avec
l’ayahuasca. Il accueille donc deux types de touristes : les touristes qui
viennent pour des sessions de quinze jours au cours desquels il leur fait
prendre de l’ayahuasca, tandis qu’il opère une espèce de psychanalyse collec-
tive, et en même temps une espèce d’exorcisme parce qu’il est catholique
intégriste et qu’il utilise l’encyclique du pape Léon XIII sur l’exorcisme pour
chasser le malin qui est dans le corps et dans l’âme de ses patients...
ll accueille aussi des toxicomanes, qui ont une addiction aux drogues mais
qui peuvent être aussi des toxicomanes comportementaux. Par exemple, j’ai
interviewé pour le livre un toxicomane qui est intoxiqué à l’internet. Une cure
dure habituellement neuf mois au cours desquels Jacques Mabit leur fait
prendre de l’ayahuasca. J’ai interviewé plusieurs de ces toxicomanes français,
et ce qui est intéressant c’est qu’ils se convertissent tous au catholicisme, ils
se mettent tous à prier. Jacques Mabit a d’ailleurs été poursuivi pour dérive
sectaire. Il a été attaqué par la Miviludes et l’association « Psychothérapie
Vigilance » parce que d’abord, il administre de l’ayahuasca, substance
interdite en France, mais aussi parce qu’existerait chez lui un phénomène
sectaire à mettre en relation avec le fait que les toxicomanes qui sortent de
chez lui au bout de plusieurs mois y retournent souvent parce qu’ils ne
peuvent pas se libérer de son emprise.
Carmen Salazar : Il y a eu un accident aussi, un adolescent qui est
décédé.
Isabelle Felici : Est-ce que vous avez pratiqué l’observation participante ?
J.-L. Amselle : Oui, mais pas la participation observante. Ça m’a posé un
problème d’ailleurs parce qu’au début je disais la vérité – il ne faut jamais
dire la vérité –, à savoir que je n’avais jamais pris de l’ayahuasca et que je
n’avais pas envie d’en prendre. Et ça m’a coupé de certains informateurs, que
ce soient des touristes ou des chamanes, et d’ailleurs plus des disciples de
chamanes que des chamanes ou des autres touristes. De sorte que, au bout
d’un certain temps, j’ai décidé de mentir et de dire que j’avais déjà pris de
l’ayahuasca, et du coup je n’ai plus eu de problème. Mais derrière votre
question je comprends qu’il y a une autre question, peut-être une objection
même, ou une remarque disons : comment pouvez-vous parler du tourisme
chamanique si vous n’avez pas pris vous-même de l’ayahuasca ? Je pense que
c’est au fond une mauvaise objection parce que de toute façon, même si j’en
avais pris, l’expérience que j’aurais pu en faire ne serait en rien comparable à
LE TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE 353

celle des autres touristes ayant pris l’ayahuasca. C’est d’ailleurs ainsi que je
réponds par avance à cette objection dans mon livre.
I. Felici : Ma question ne voulait pas être une objection. Dans les études
que vous faites, vous parlez de soigner ; est-ce que vous évaluez aussi, ou est-
ce que vous mesurez cet aspect-là ?
J.-L. Amselle : Dans mon livre, il y a un chapitre qui s’intitule « Guérir ».
Il y a aussi des auto-évaluations. Par exemple, Jacques Mabit a fait des
évaluations des soins qu’il dispense aux toxicomanes et aux autres patients ;
et il y a des auto-évaluations de touristes, de patients. Et ce que j’ai pu
observer chez certains patients, c’est qu’ils allaient plutôt bien. Par exemple
en interviewant un toxicomane qui avait une addiction aux drogues – cocaïne,
médicaments, alcool, héroïne, etc. – et qui était depuis six mois chez Jacques
Mabit à Takiwasi, j’ai pu constater qu’il allait plutôt bien parce que certes, il
se grattait un peu – en général les junkies se grattent, ça les démange – mais il
tenait un discours cohérent. En ce sens je me suis dit, ce n’est peut-être pas si
mal ce que fait Jacques Mabit, il est peut-être arrivé à quelque chose. Mais il
est difficile de faire ce type d’évaluation. On peut uniquement dire que ce
toxicomane allait plutôt mieux que le toxicomane comportemental addict à
internet !
Notices bio-bibliographiques

Née en 1986 à Mexico, Rocío Munguía Aguilar est titulaire d’une licence en
lettres modernes de l’Université nationale autonome du Mexique ainsi que d’un
master d’études culturelles de l’Université Paul Valéry (Montpellier III).
Traductrice d’une vingtaine d’ouvrages, professeur de FLE et de littératures
francophones, elle exerce depuis 2010 des fonctions d’assistante hispanique dans
divers établissements secondaires en France.

Valérie Arrault, Professeur des universités à l’Université Paul-Valéry à


Montpellier, est membre du RIRRA 21 (EA 4209) et responsable du programme
Pratiques plastiques contemporaines. Elle a publié, entre autres, « Le pouvoir des
critères artistiques occidentaux » dans Arts et pouvoir (Klincksieck, 2007) et
L’empire du kitsch (Klincksieck, 2010).

Professeure des universités et chercheure en sociolinguistique à l’université


Paris Descartes, Cécile Canut est actuellement responsable du programme
MIPRIMO, La migration prise aux mots. Elle a publié Une langue sans qualité
(2007), Le spectre identitaire, entre langue et pouvoir au Mali (2008), Langue à
l’encan, une nouvelle Europe des langues (2009). Elle a réalisé plusieurs
documentaires cinématographiques dont Ilia di mudjer (L’île des femmes) en
2014 au Cap-Vert.

Maxime Del Fiol, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay


Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes et docteur ès lettres, est maître de
conférences à l’Université Paul Valéry – Montpellier III. Ses travaux portent sur
la poésie française contemporaine, les littératures francophones, principalement
non européennes, et l’Islam arabe. Il a écrit de nombreux articles, dirigé plusieurs
volumes collectifs et publié deux ouvrages : Salah Stétié. Figures et infigurable
(Alain Baudry et Compagnie, 2009) et Lorand Gaspar. Approches de l’imma-
nence (Hermann, 2013).
356 ANTHROPOLITIQUES

Anne Doquet est anthropologue à l’IRD et membre de l’Institut des Mondes


africains. Son travail sur la situation ethnologique et le feedback du discours
anthropologique en pays dogon a été publié en 1999 (Les masques dogon.
Ethnologie savante et ethnologie autochtone, Karthala). Depuis 2001, ses
recherches se sont concentrées sur les mises en scène de l’authenticité au Mali et
sur les recompositions identitaires liées à la mise en tourisme et en patrimoine de
différentes régions maliennes. Elle s’intéresse parallèlement à la place des
représentations de l’Occident dans les constructions identitaires du Mali
contemporain, plus particulièrement dans les rapports de genre.

Michela Fusaschi est professeure d’Anthropologie culturelle à l’Université


Roma Tre, Département de Science Politique. Elle a été visiting professor à
l’École Normale Supérieure de Lyon et à l’Unatek de Kibungo, Rwanda. Elle est
l’auteure de Hutu-Tutsi. Alle radici del genocidio rwandese (2000, Prix Iglesias,
XXXV ed.) ; I segni sul corpo. Per un’antropologia delle modificazioni dei
genitali femminili (2003, Prix Amelia Rosselli) ; Corporalmente corretto (2008,
Prix Feudo di Maida) ; Rwanda : etnografie del post-genocidio (dir. 2009), Corpo
non si nasce, si diventa. Antropologiche di genere nella globalizzazione (2013).

Anthony Mangeon est professeur de littératures francophones à l’université


de Strasbourg.
Il a publié de nombreux articles et dirigé deux ouvrages collectifs (Harlem
Heritage, mémoire et renaissance, Riveneuve Éditions, 2008 ; Postures
postcoloniales, domaines africains et antillais, Paris, Karthala-MSH-M, 2012).
Son ouvrage, La Pensée noire et l’Occident, de la bibliothèque coloniale à
Barack Obama (Cabris, Sulliver, 2010), a reçu en 2011 le Prix Louis-Marin de
l’Académie des Sciences d’Outre-mer.

Sylvère Mbondobari est maître de conférences en littérature générale et


comparée à l’Université Omar-Bongo (Libreville, Gabon). Ancien boursier de la
DFG (2002-2003) et de la Fondation Alexander Von Humboldt (2008-2010), il a
publié Archäologie eines modernen Mythos. Albert Schweitzer Nachruhm in
europäischen and afrikanishen Text- und Bildmedien (Peter Lang, 2003), et co-
dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Les Chemins de la critique africaine
(avec Georice Madébé et Steeve Renombo, Paris, L’Harmattan, 2012) et Le
Polar africain (avec Bernard de Meyer et Pierre Halen, Metz, Centres Écritures,
2013).

Né en 1983 à Bitam, au nord du Gabon, Yannick-Martial Ndong Ndong est


docteur de l’Université de Strasbourg, et auteur d’une thèse sur Les écritures
africaines de soi (1950-2010) ; du postcolonial au postracial ? Il compte par
ailleurs plusieurs publications, dont un article sur Achille Mbembe, Valentin-
NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES 357

Yves Mudimbe et Célestin Monga dans Postures postcoloniales (2012), sous la


direction d’Anthony Mangeon, et diverses recensions dans les revues Cultures
Sud et Études Littéraires Africaines.

Détenteur d’une maîtrise en littérature comparée (Université de Libreville) et


d’un Master en Études culturelles (Université Paul Valéry), Brice Ngouangui est
actuellement doctorant dans cette université où il rédige une thèse sous la
direction de M. Guy Dugas et M. Maxime Del Fiol. Ses recherches portent sur le
dynamisme qui alimente le champ littéraire franco-antillais et examinent les
enjeux des conflits théoriques qui ont opposé diverses générations d’écrivains
antillais. Il a présenté ses recherches lors de colloques organisés par l’Institut de
Tout-Monde et IFUPE en 2012 (Paris) et par l’École doctorale de l’Université Paul
Valéry (Montpellier) en 2013.

Francesco Pompeo est professeur d’Anthropologie culturelle et sociale à


l’Université Roma Tre où il dirige le laboratoire « Osservatorio sul Razzismo e le
Diversità », Département de Sciences de la Formation. Il a été visiting professor à
l’EHESS de Paris, à l’ENS de Lyon et à l’Université de l’Havane, Cuba. Il est
l’auteur de Il mondo è poco. Un tragitto antropologico nell’interculturalità
(2002) ; La società di tutti. Multiculturalismo e politiche dell’identità (2007),
Autentici meticci (2009), Paesaggi dell’esclusione (2012).

Professeur d’études américaines à l’Université Paul Valéry, Montpellier 3,


Claudine Raynaud a enseigné en Angleterre (Universités de Birmingham et de
Liverpool) et aux États-Unis (The University of Michigan, Northwestern
University et Oberlin College). Chercheur au Du Bois Institute (Harvard,
automne 2005), elle a dirigé la Jeune Équipe « Études Afro-américaines », créée
en 2004 à l’Université François-Rabelais de Tours, et travaille à présent au sein
du laboratoire Études Montpelliéraines des Mondes Anglophones et de l’équipe
« Genèse et Autobiographie » (ITEM/CNRS) qu’elle a codirigée (1994-1996). Elle
est l’auteur de nombreux articles sur l’autobiographie noire. Spécialiste de Toni
Morrison et de Zora Neale Hurston, son objet de recherche est l’écriture de soi et
le croisement de la différence sexuelle et de la différence « raciale ».

Carmen Salazar-Soler est docteur en anthropologie de l’École des hautes


études en sciences sociales (EHESS) et directrice de recherche au CNRS. Ses
recherches l’ont amené d’abord à travailler sur l’anthropologie et l’histoire des
mineurs des Andes. Ses recherches actuelles portent sur les conflits miniers socio-
environnementaux et sur la problématique de l’identité et l’ethnicité au Pérou.
Elle est l’auteure d’Anthropologie des mineurs des Andes. Dans les entrailles de
la terre (Paris, L’Harmattan, 2002), de Supay Muqui, dios del socavón. Vida y
mentalidades mineras (Lima, Fondo Editorial del Congreso de la República,
358 ANTHROPOLITIQUES

2006), de « Les trésors de l’Inca et Mère Nature. Ethnoécologie et lutte contre les
compagnies minières dans le nord du Pérou » (L’ordinaire latino-américain,
2006) et de « El despertar indio en el Perú andino ? » (dans Lomne G., De la
política indígena, Lima IEP/IFEA, 2014). Elle est également co-auteure avec
F. Langue du Dictionnaire des termes miniers dans l’Amérique Espagnole (XVI e-
e
XIX siècle) (Paris, ERC, 1993) et avec K. Grieco de « Les enjeux techniques et
politiques dans la gestion et le contrôle de l’eau : le cas du projet Minas Conga au
nord du Pérou », (Autrepart, n° 65, 2013). Elle a notamment édité avec V. Robin
El regreso de lo indígena. Retos, problemas y perspectivas (Lima, IFEA/IEP/
CRBC, 2009).

Professeur émérite d’anthropologie à l’Université de Bordeaux, Bernard


Traimond a travaillé sur des questions étrangères à l’anthropologie comme
l’orthographe ou la monnaie ; il s’est aussi préoccupé de la qualité des
informations qu’elle utilisait et enfin s’est attaché à utiliser le détail des formes
d’expression des locuteurs dans les analyses. Principaux ouvrages : Vérités en
quête d’auteurs. Essai sur la critique des sources en anthropologie, Bordeaux,
William Blake and C° et Art & Arts Editions, 2000 ; La mise à jour. Introduction
à l’ethnopragmatisme, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2004 ;
L’anthropologie à l’époque de l’enregistreur de paroles, Bordeaux, William
Blake and C° et Art & Arts Editions, 2008 ; L’économie n’existe pas, Lormont,
Le Bord de l’eau, Documents, 2011 ; Penser la servitude volontaire. Un
anthropologue de notre présent, Gérard Althabe, Lormont, Le Bord de l’eau, Des
mondes ordinaires, 2012.

Né en 1969, Éric Villagordo est maître de conférences en arts plastiques à


l’université Paul Valéry Montpellier III, agrégé d’arts plastiques (1993), membre
du RIRRA 21 EA 4209. Ses recherches suivent trois axes : le processus de
création artistique contemporain (observations participantes de type anthro-
pologique), la questions de la socialisation culturelle et des enseignements
artistiques et culturels, les rapports entre la bande dessinée et le politique. Il a
publié L’artiste en action. Vers une sociologie de la pratique artistique (Paris,
L’Harmattan, 2012), et codirigé avec Jean-Charles Chabanne et Marc Parayre, La
rencontre avec l’œuvre. Éprouver, pratiquer, enseigner les arts et la culture,
Paris, L’Harmattan, 2012, 392 p.

Agrégé et docteur en philosophie, François Warin a enseigné dans des


universités étrangères, au Brésil et en Afrique subsaharienne. Il est aussi auteur de
Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini (PUF 1994), et de textes sur Montaigne,
sur l’esthétique des arts premiers, les problèmes éthiques et géopolitiques, etc. Ses
dernières parutions sont : Le christianisme en héritage (La Phocide 2011), avec
une postface de Jean-Luc Nancy, et Malaise dans la généalogie (Médium 2014).
Index des noms

ABDUH Muhammad, 284, 299 BALANDIER Georges, 9, 20, 21, 31-34,


AFGHÂNÎ Jamâl al-Dîn al-, 284 40, 44, 52, 53, 56, 59-61, 62, 68, 69,
AGOSTINO Gabriella d’, 19, 33 77, 104, 141
AIME Marco, 148 BALBI Adriano, 143
ALAMO Oscar del, 307 BALIBAR Étienne, 60
ALBÓ Xavier, 307 BALL Jared, 93, 98
ALI Mohammed, 284-286, 295 BARTH Fredrik, 127, 143, 148
ALI Muhammad, 286 BATESON Gregory, 10, 299
ALTHABE Gérard, 59, 60, 66 BAXANDALL Michael, 188, 204
ALTHUSSER Louis, 60 BAZIN Jean, 139
AMSELLE Jean-Loup, 5, 7-11, 13-15, BECKER Howard, 182, 183, 185, 188,
19-33, 35-49, 51, 54, 55, 57-60, 62- 191, 205, 209, 211
66, 68, 69, 72-74, 77-79, 81-88, 91- BEGLEY Adam, 89, 98
97, 101, 102, 105-107, 109-120, 122, BENDA Julien, 235, 253
123, 125-134, 139-142, 149-151, BENSA Alban, 19, 20, 34, 57
155, 157, 161, 163, 164, 166-168, BENVENISTE Émile, 110
172, 175-191, 194-213, 217, 225, BERGSON Henri, 64
231, 235-240, 243-245, 247-273, BERNABÉ Jean, 119, 275
277-280, 288, 298, 300, 303, 306, BERNADAC Marie-Laure, 209
313, 316, 333, 337, 345, 346, 348, BERNARDI Bernardo, 147-149
349-353 BERNAULT Florence, 243, 253
APPIAH Kwame Anthony, 32, 87, 99, BÉVILLE Albert (Paul Niger), 263
101, 102, 259 BHABHA Homi, 119, 244, 253
ARENDT Hannah, 227, 245 BICKERTON Derek, 110
ARES Berta, 317 BITTI Vincenzo, 148
AREYZAGA Erendira Munoz, 219, 223 BLUMENBERG Hans, 236, 253
ARTAUD Antonin, 338 BOLTANSKI Christian, 192, 210
ASSAYAG Jackie, 247 BOUABRÉ Frédéric Bruly, 189
ATTAR Hassan al-, 285, 286 BOURDIEU Pierre, 20-22, 25, 34, 104,
AUROUX Sylvain, 110 181-183, 185, 188, 190, 191, 194,
AUSTIN John, 105, 110 197, 208, 209, 211, 212
BOUTOUX Thomas, 203, 210
BAILEY Brett, 227 BRATHWAITE Edward Kamau, 265
BAKER Houston, 90, 91, 98 BRETON André, 202
BAKHTINE Mikhaïl, 83-85, 98, 108, 117 BURROUGHS Todd Steven, 93, 98
BURROUGHS William, 338
360 ANTHROPOLITIQUES

BUTLER Judith, 110, 160, 259 DEGREGORI Carlos Iván, 309, 323, 325
DEI Fabio, 151
CADENA Marisol de la, 319-321 DELACAMPAGNE Christian, 58, 59, 61,
CAILLOIS Roger, 59 68, 69, 74
CAMPAGNE Julie, 59 DELAFOSSE Maurice, 9, 118
CANUT Cécile, 11, 73, 103, 112, 116, DELAS Daniel, 237, 246
121, 355 DELEUZE Gilles, 14, 15, 102, 104, 127,
CARAYOL Michel, 110 258-260, 266, 268, 272
CARBY Hazel, 87 DERLON Brigitte, 134
CARROLL Lewis, 65, 74 DERRIDA Jacques, 14, 51, 54, 86, 91,
CARTIER-BRESSON Henri, 196 104, 126, 127, 131, 245, 258-260
CASTAÑEDA Carlos, 338 DIAWARA Manthia, 22, 23, 32, 34, 93-
CASTEL Robert, 194, 210 95, 98
CASTORIADIS Cornélius, 61 DICKERMAN Carol, 141
CAUSSIN DE PERCEVAL Armand-Pierre, DIGARD Jean-Pierre, 254
286, 287, 298 DIOUF Mamadou, 114, 115, 249, 250,
CAZIER Jean-Philippe, 69, 74 256
CÉSAIRE Aimé, 101, 264, 270, 274, 278 DJIAN Jean-Michel, 113
CHAB TOURÉ Amadou, 198, 205 DOISNEAU Robert, 196
CHAKRABARTY Dipesh, 131, 160 DOMENACH Jean-Marie, 263, 264, 272
CHAMBERS Sarah, 317 DOZON Jean-Pierre, 139
CHAMBOREDON Jean-Claude, 194, 210 DU BOIS William Edward Burghardt,
CHAMOISEAU Patrick, 119, 274, 275 87, 89
CHAPUIS Frédérique, 196, 210 DUCHAMP Marcel, 180, 199
CHAUDENSON Robert, 110 DUNJA RIHTMAN Augustin, 148
CHAUVIER Éric, 59, 74 DURKHEIM Émile, 64
CHEVALLIER Denis, 220
CHOMSKY Noam, 235, 236, 253 ECHAVE José de, 314
CHRÉTIEN Jean-Pierre, 49, 139, 141 ENWEZOR Okwi, 214, 226
CLIFFORD James, 19, 34, 54, 152, 223 EQUIANO Olaudah, 83, 84, 98
CLOTTES Jean, 218, 219 ESQUENAZI Jean-Pierre, 194, 206, 210
COBB Amanda J., 222 ESTENSSORO Juan Carlos, 315
COLLEYN Jean-Paul, 94, 98 EVANS-PRITCHARD Edwards, 9, 147
CONFIANT Raphaël, 119, 275
CONGOSTE Myriam, 59 FABIAN Johannes, 217
COPANS Jean, 20, 34 FABIETTI Ugo, 147, 149
COSNAY Marie-Joseph, 263 FANI-KAYODE Rotimi, 191, 203, 206,
COUCHOT Hervé, 74 210
COURBET Gustave, 200, 203, 208 FANON Frantz, 71, 259, 270, 274
CRAPANZANO Vincent, 59, 74 FARMER Paul, 151
CRUSE Harold, 92, 98 FAVRE Henri, 316
CUGOANO Ottobah, 83, 84, 98 FAVRET-SAADA Jeanne, 59, 345
CUSSET François, 236, 254, 259, 260 FORNARI Alessandro, 148
FOSSO Samuel, 171, 172, 175, 203
DAGICOUR Ombelyne, 316 FOUCAULT Michel, 14, 15, 104, 194,
DAMAG Gaston, 221 245, 257-260
DAVID Jacques-Louis, 202, 203, 208 FRANCO Carlos, 308
DEBAENE Vincent, 19, 20, 34 FREMEAUX Jacques, 249
DEFOE Daniel, 84
INDEX DES NOMS 361

FUSASCHI Michela, 9, 139, 151-153, HURSTON Zora Neale, 37, 91, 357
155, 160, 356 HYMES Dell, 103, 110, 121

GABA Meschac, 226 ISEK KINGELEZ Bodys, 166, 206


GALISSOT René, 147 IVO Lisi, 148
GARDIN Bernard, 104, 122 IZARD Michel, 58
GATES Henry Louis Jr, 81-92, 95, 96,
99, 101 JACKSON Michael, 59
GAUGUIN Paul, 132, 133, 200 JACOBS Harriet, 85
GENETTE Gérard, 117 JAKOBSON Roman, 68
GENOUVRIER Émile, 110 JEA John, 83, 99
GILROY Paul, 87 JEUDY-BALLINI Monique, 134
GINGRICH Andre, 143 JOUVE Valérie, 192
GINSBERG Allen, 338
GINZBURG Carlo, 142 KANTÉ Souleymane, 23, 24, 72, 113,
GLISSANT Édouard, 102, 119, 201, 248, 114, 117, 118
261-278 KAPOOR Anish, 207
GLOWCZEWSKI Barbara, 127 KARSENTI Bruno, 74, 260
GODELIER Maurice, 60 KASSAB Elisabeth Suzanne, 285, 299-
GOFFMAN Erving, 59 301
GOODY Jack, 115 KECK Frédérick, 65
GRAMSCI Antonio, 144, 150, 157, 159, KEÏTA Seydou, 176, 193, 196
160, 258 KHOMSI Abdelhamid, 110
GREENBERG Clément, 202 KIEFER Anselm, 199
GRIAULE Marcel, 9, 20, 44, 103 KILANI Mondher, 19, 33, 34
GRIMAUD Emmanuel, 185 KOONS Jeff, 185
GRIZONI Dominique, 74 KOSELLECK Reinhart, 236, 254
GRUZINSKI Serge, 127, 316 KOUNEN Jan, 338, 339, 346, 350
GUATTARI Félix, 15, 102, 127, 266, KRISTEVA Julia, 83, 259
268, 272 KRUJIT Dirk, 321
GUEUNIER Nicole, 110
GUILHAUMOU Jacques, 107 LAHIRE Bernard, 188, 189, 210
GUMPERZ John, 74, 110, 121 LAME Danielle, 151
LAMY Jérôme, 69, 74
HALEY Alex, 28, 99 LANDA Ladislao, 307
HALL Stuart, 87, 157 LANZMANN Claude, 58
HAMON Hervé, 58, 74 LAPIERRE Nicole, 28
HARDT Michael, 79 LAUNAY Robert, 45, 49
HARTOG François, 79, 146, 152 LAVAUD Jean-Pierre, 323
HAZOUMÉ Romuald, 167, 175, 178, LE BRIS Michel, 119
180, 221, 224 LEACH Edmund, 65, 69, 74
HEGEL Georg W.F., 8, 158
HEINICH Nathalie, 185, 211 M’BOKOLO Elikia, 40, 44, 49, 62, 68,
HÉRITIER Françoise, 53, 140 74, 139, 238, 253
HEUSCH Luc de, 44, 49, 140, 150 MAUZÉ Marie, 222
HEYE Gustav, 218 MAXIMIN Daniel, 96, 100
HINTJENS Helen, 153 MAYER Enrique, 322
HIRST Damien, 203 MAZRUI Ali, 90, 100
HUNTER James Davison H., 87, 99
362 ANTHROPOLITIQUES

MBEMBE Achille, 32, 237, 238, 240- PARKIN Robert, 143


252, 254-259, 356 PÊCHEUX Michel, 107, 122
McKAY Nelly Y., 84 PENT Stephen, 318
MEILLASSOUX Claude, 25, 27, 40, 52, PÉQUIGNOT Bruno, 185
60 PERRENOUD Marc, 185
MEIZOZ Jérôme, 22, 32, 34 PETTAZZONI Raffaele, 146
MEMMI Albert, 71 PINTO Vladimir, 314
MENDEZ Cecilia, 318 POLLOCK Jason, 200, 202
MENDOZA Zoila, 320 POMPEO Francesco, 9, 139, 147, 152,
MENGER Pierre-Michel, 185 159, 279, 357
MERAD Ali, 300 POUILLON Jean, 58, 66
MERCER Kobena, 87 PRATT Mary Louise, 223
MERCIER Paul, 9, 68 PRICE Sally, 199, 210, 218
MERLEAU-PONTY Maurice, 8, 59 PRIEUR Jean-Marie, 104, 105
MESCHONNIC Henri, 55, 110, 112, 275, PRUNIER Gérard, 45, 49
277 PUCCINI Sandra, 143, 145
MÉTRAUX Alfred, 20
MICHAUX Henri, 338 QUEMIN Alain, 181
MICHEL Marc, 241, 254 QUIJANO Aníbal, 325
MILHÉ Colette, 59, 74
MILLET Jean-François, 200 RADCLIFFE-BROWN Alfred, 69
MILNER Jean-Claude, 26 RAVALEC Vincent, 338, 346
MONIOT Henry, 141 RAY Man, 191
MONTANDON George-Alexis, 53, 65 RAYNAUD Claudine, 14, 15, 37, 81, 85,
MONTÈS Stefano, 19, 33 91, 100-102, 259, 357
MONTOYA Rodrigo, 307, 330 RAYNAUD Jean-Paul, 192
MORRISON Toni, 89, 91, 96, 97, 100, RENIQUE José Luis, 310
232, 357 RESTANY Pierre, 168, 202
MOULIN Raymonde, 185, 211 REY Pierre-Philippe, 60
MOURA Jean-Marc, 269, 272 REYNAUD Joseph-Toussaint, 286
MOURALIS Bernard, 21 RICARD Alain, 21
MUDIMBE Valentin-Yves, 14, 32, 34-36, RICHARDSON Samuel, 85
77, 357 RICHTER Gerhard, 199
MULOT Stéphanie, 183, 210 RIDHÂ Rachid, 284, 299, 300
RIVERA Annamaria, 147
NARBY Jeremy, 338, 339, 346 ROBIN Régine, 107
NEGRI Antonio, 79 ROBIN Valérie, 306, 312, 313, 319, 323,
NEGRI Toni, 304 324, 358
NIGRA Costantino, 144 ROCHMANN Marie-Christine, 269, 272
NJAMI Simon, 182, 186, 200, 202, 214 ROGERS Susan Carol, 57
NOTHOMB Amélie, 338 ROSALDO Renato, 71, 74
NTAKIYICA Aimé, 196, 203 ROSTKOWSKI Joëlle, 222
NUGENT Guillermo, 309, 318 ROTMAN Patrick, 58, 74
ROUAUD Jean, 119
OKEKE-AGULU Chika, 214, 226 ROUSSEAU Douanier, 206
OULAB Yazid, 206, 208 ROUSSEAU Théodore, 200

PAJUELO Ramón, 308, 309, 311, 321- SACY Sylvestre de, 286
323 SAID Edward, 14, 119, 244
INDEX DES NOMS 363

SALAZAR-SOLER Carmen, 9, 305, 312, TAHTÂWÎ Rifâ’a al-, 283, 285-296, 298,
313, 323, 335, 336, 357 299, 303, 304
SALMON Gildas, 65 TERRAY Emmanuel, 60
SARTRE Jean-Paul, 9, 26, 32, 57-62, 64- TOLSTOÏ Léon, 71, 72, 75
68, 70-72, 74, 77, 78, 94, 101, 129, TONDA Joseph, 349
130, 235, 254, 258 TOUSSAINT Évelyne, 185, 210
SAUSSURE Ferdinand (de), 68 TRAIMOND Bernard, 9, 53, 54, 57-61,
SCHAPERA Isaac, 147 66, 68, 69, 75, 78, 79, 101, 239, 260,
SCHEPER-HUGHES Nancy, 151 280, 345, 350, 358
SCHMITT Jean-Claude, 74 TRIMAILLE Cyril, 103
SCHOMBURG Arthur, 85, 100 TULLIO-ALTAN Carlo, 147
SEGALEN Victor, 132, 133
SENGHOR Léopold Sédar, 71, 101, 239, UKAWSAW GRONNIOSAW James Albert,
251, 252, 254, 255 83
SHONIBARE Yinka, 208, 214, 221 URFALINO Philippe, 181
SIDIBÉ Malick, 175, 184, 191-193, 195,
196, 199 VAN GOGH, 206, 221
SILVERMAN Sydel, 143 VEGGEZZI RUSCALLA Giovenale, 143
SILVERSTEIN Michael, 119, 120 VERDEAUX François, 139
SIRAN Jean-Louis, 104 VERENI Piero, 148
SMITH Étienne, 47, 49 VIDAL Claudine, 139, 141, 151
SOBRERO Alberto, 148 VILLAGORDO Éric, 13, 181, 185, 188,
SOLINAS Pier Giorgio, 147, 149, 150 210-213, 215, 358
SOMBRUN Corinne, 338 VINCENT Cédric, 175, 203, 210, 212
SOULAGES Pierre, 192
SOUTHALL Aidan, 141 WALKER Kara, 199
SOUTHER Hamilton, 338 WARIN François, 14, 125, 128, 130,
SPIVAK Gayatri, 14, 88, 101, 119, 160, 133, 134, 358
213, 244, 254 WARREN Kenneth, 89, 100
SQUILACCIOTTI Massimo, 148 WOLTERING Robbert, 285, 296
SULMONT David, 321
ZAMMITO John H., 143
TABOURET-KELLER Andrée, 104, 105,
119
Table des matières

Avant-propos ............................................................................................... 5

Introduction : Sans concessions


Anthony Mangeon ................................................................................. 7

PREMIÈRE PARTIE
TEXTES ET CONTEXTES

1. Sur quelques séquences autobiographiques dans l’œuvre


de Jean-Loup Amselle
Anthony Mangeon et Yannick-Martial Ndong Ndong ........................ 19

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 35

2. Les « chaînes de sociétés » : genèse et réception de l’œuvre


de Jean-Loup Amselle
Anne Doquet ......................................................................................... 39

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 51

3. Présences de Sartre (et adieux à Lévi-Strauss)


Anthony Mangeon et Bernard Traimond ............................................. 57

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 77


366 ANTHROPOLITIQUES

4. Confrontations : Jean-Loup Amselle et les intellectuels afro-


américains
Claudine Raynaud ................................................................................ 79

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 101

5. De l’ethnie comme de la langue ? Quelques réflexions autour


d’un processus de déconstruction à l’œuvre
Cécile Canut .......................................................................................... 103

6. Lumière d’ailleurs
François Warin ..................................................................................... 125

DEUXIÈME PARTIE
PRATIQUES ET TERRAINS

7. L’« ethnie ambiguë » : variations italiennes


Michela Fusaschi et Francesco Pompeo ............................................. 139

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 157

8. Du kitsch et du trash
Valérie Arrault ...................................................................................... 161

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 175

9. Jean-Loup Amselle et la sociologie de l’art


Éric Villagordo ..................................................................................... 181

10. La marchandisation des fétiches : réponse à Éric Villagordo


Jean-Loup Amselle ............................................................................... 211
TABLE DES MATIÈRES 367

11. Temporalités et espaces du musée


Jean-Loup Amselle ............................................................................... 217

TROISIÈME PARTIE
POSTURES ET RIPOSTES

12. Comment « Nous » sommes devenus « Blancs » !


Jean-Loup Amselle ............................................................................... 231

13. « À l’angle des rues parallèles » : Achille Mbembe


et Jean-Loup Amselle
Sylvère Mbondobari ............................................................................. 235

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 255

14. Édouard Glissant et Jean-Loup Amselle : perspectives croisées


Anthony Mangeon et Brice Herbert Ngouangui ................................. 261

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 273

QUATRIÈME PARTIE
D’AUTRES HORIZONS

15. Tahtâwî, L’Or de Paris et la Nahda : un branchement


de l’Islam sur l’Occident ?
Maxime Del Fiol ................................................................................... 283

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 303

16. Le retour de l’Indien dans le Pérou andin. Réflexions


anthropologiques sur une catégorie sociale
Carmen Salazar-Soler .......................................................................... 305

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 331


368 ANTHROPOLITIQUES

17. Le tourisme chamanique en Amazonie


Jean-Loup Amselle ............................................................................... 337

Débat et réponses de Jean-Loup Amselle ................................................... 345

Notices bio-bibliographiques .................................................................... 355

Index des noms ............................................................................................ 359

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