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CHARLES S.

PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN


FOUNDATIONS OF SEMIOTICS

General Editor
ACHIM ESCHBACH
(University of Essen)

Advisory Editorial Board

Herbert E. Brekle (Regensburg); Geoffrey L. Bursill-Hall (Burnaby, B.C.)


Eugenio Coseriu (Tübingen); Marcelo Dascal (Tel-Aviv)
Lambertus M. de Rijk (Leiden); Max H. Fisch (Indianapolis)
Rudolf Haller (Graz); Robert E. Innis (Lowell, Mass.)
Norman Kretzmann (Ithaca, N.Y.); W. Keith Percival (Lawrence, Kansas)
Jan Sulowski (Warszawa); Jürgen Trabant (Berlin)

Volume 14

Gérard Deledalle

Charles S. Peirce, phénoménologue et sémioticien


CHARLES S. PEIRCE
phénoménologue et sémioticien

par

GÉRARD DELEDALLE

JOHN BENJAMINS PUBLISHING COMPANY


AMSTERDAM/PHILADELPHIA

1987
Library of Congress Cataloging in Publication Data
Deledalle, Gérard.
Charles S. Peirce, phénoménologue et sémioticien.
(Foundations of semiotics, ISSN 0168-2555; v. 14)
Bibliography: p.
Includes index.
1. Peirce, Charles S. (Charles Sanders), 1839-1914. I. Title. II. Series
B945.P44D43 1987 191 86-3333
ISBN 90 272 3285 7
© Copyright 1987 - John Benjamins B.V.
No part of this book may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or
any other means, without written permission from the publisher.
Du même auteur

Sur la pensée américaine


La psychologie expérimentale américaine, dans La psychologie
contemporaine, en collaboration avec Paul Foulquié, P.U.F., 1951.
Histoire de la philosophie américaine, P.U.F., 1954.
Le pragmatisme, Bordas, 1971.
La philosophie américaine, Lausanne, L'Age d'Homme, 1983

Sur Charles S. Peirce


Ecrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés, Le Seuil, 1978.
Théorie et pratique du signe, Payot, 1979.

Sur John Dewey


La pédagogie de John Dewey, Editions du Scarabée, 1965.
V'idée d'expérience dans la philosophie de John Dewey, P.U.F., 1967.
Logique: La théorie de l,enequête, de John Dewey, présentation, tra­
duction et notes, P.U.F., 1967.
John Dewey's Unpublished Items, P.U.F., 1967.
Démocratie et éducation, de John Dewey, présentation et traduction,
Colin, 1975, n. éd. Lausanne, L'Age d'Homme, 1983.
A Max H. Fisch, à qui les études peir-
ciennes doivent tant. Qu'il soit ici re­
mercié pour la générosité avec laquelle
il a toujours mis à notre disposition les
résultats inédits de ses recherches mi­
nutieuses sur l'oeuvre de Peirce.

Pour Myriame
AVANT-PROPOS

Le présent ouvrage est la première introduction française à une lecture sys­


tématique de Peirce. Pour donner une idée aussi exacte et complète que
possible de la pensée de Peirce dans les limites que nous nous sommes im-
posées, nous en avons tenté une reconstruction chronologique qui, sans
prétendre résoudre tous les problèmes que pose la philosophie de Peirce,
supprime quelques-uns des pseudo-problèmes que l'édition thématique des
écrits de Peirce a soulevés et ne pouvait manquer de soulever, malgré le
soin qu'avaient pris les éditeurs des Collected papers de dater chacun des
textes qu'ils juxtaposaient 1 .
Nous avons fait suivre notre travail d'une chronologie de la vie et de
l'oeuvre de Peirce et d'une bibliographie comprenant les principales édi­
tions de ses travaux, les recueils les plus accessibles et les ouvrages géné­
raux les plus importants sur sa philosophie.
Les titres des oeuvres de Peirce sont donnés en français dans notre étu­
de, en anglais dans la chronologie. Le lieu d'édition des ouvrages en langue
anglaise est New York, sauf indication contraire. Toutes les traductions
sont de nous.
INTRODUCTION

"Les intérêts (de Peirce) ne se limitèrent pas à la logique,


au pragmatisme, à la métaphysique, aux mathématiques, à la
géodésie, à la religion, à l'astronomie et à la chimie. Il écrivit
aussi sur la psychologie, la prononciation du vieil anglais et du
grec classique, la parapsychologie, la criminologie, l'histoire
des sciences, l'histoire ancienne, l'Egyptologie et Napoléon; il
prépara une encyclopédie et un manuel de l'"éditeur"; et fit
des traductions du latin et de l'allemand (et du français). Ja­
mes disait de lui qu'il était le penseur le plus original de leur
génération. Peirce se situait lui-même quelque part pas très
loin de Leibniz. Ce qui est sûr à tout le moins aujourd'hui est
qu'il est le plus original et le plus universel de tous le philoso­
phes de l'Amérique et son plus grand logicien."

Paul Weiss, "Biography of Charles S. Peirce", in Richard


J. Bernstein, éd., Perspectives on Peirce, Yale University
Press, 1965, p. 12.
2 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGÜE ET SÉMIOTICIEN

Charles Sanders Peirce 2 , fils du mathématicien Benjamin Peirce, na­


quit à Cambridge, Massachusetts, le 10 septembre 1839. Il fut éduqué par
son père qui l'initia très tôt aux mathématiques, à la philosophie de Kant, à
la logique, à la chimie et à cet art de l'analyse mentale dans lequel Charles
Peirce excellera.
Peirce fit des études universitaires assez ternes à Harvard dont le B. A.
lui fut conféré en 1859. Il hésita d'abord sur le choix d'une carrière et finit
par entrer au Service Géodésique des Etats-Unis (United States Coast Sur­
vey) en 1861. Il obtint son M. A. à Harvard en 1862, puis un Sc. B. de chi­
mie summa cum laude en 1863.
Peirce ne quittera le Service Géodésique qu'en 1891 pour se retirer à
Milford, Pennsylvanie. Il donna bien des cours de logique à l'Université
Johns Hopkins pendant quelques années et des conférences ici et là, mais,
malgré les efforts de William James, aucun poste universitaire permanent
ne put lui être confié. Il mourut à Milford le 19 avril 1914.
Un seul livre de Peirce — un ouvrage d'astronomie — parut de son vi­
vant. Sur la philosophie, la logique et les mathématiques, il ne publia que
des articles. Ses projets de publications étaient nombreux, mais il ne par­
vint qu'à en mener un seul à terme, encore ne trouva-t-il aucun éditeur
pour le réaliser, et ne s'agissait-il que d'un recueil d'articles publiés revus et
corrigés: Recherche d'une méthode, 1893. Ses principaux écrits ont été re­
cueillis dans des Collected papers3 dont six volumes parurent entre 1931 et
1935 et deux autres en 1958.
Peirce n'en exerça pas moins une grande influence de son vivant en lo­
gique et en philosophie: en logique sur Schroeder et Royce et, par ce der­
nier, sur C . I . Lewis; en philosophie, sur William James qui mit à la mode
son pragmatisme et sur Dewey qui développera plus tard sa théorie de la re­
cherche. Mais ce n'est qu'après sa mort qu'on découvrit la richesse et  ori­
ginalité de sa pensée en phénoménologie et en sémiotique. Bien que sa
phénoménologie doive tout à Kant et à sa propre logique triadique et rien
à Husserl à qui Peirce reprochait son psychologisme, elle répond à la même
question que posait Husserl, mais ouvre une nouvelle voie, comme sa sé-
miotique ouvre, parce qu'elle se fonde sur une phénoménologie catégoriel-
le triadique, une autre voie que celle qu'empruntera la sémiologie psycho-
sociologique de Saussure4.
Historiquement, le logicien, le philosophe, le phénoménologue et le
sémioticien ne sont que des avatars du savant de formation mathématique
que fui Peirce. Peut-être à la limite est-il surtout un chimiste, voire un alchi-
INTRODUCTION 3

miste de la pensée. On peut a posteriori distinguer trois moments dans le


développement de la philosophie de Peirce5. La période Nouvelle-Angle-
terre de 1851 à 1870, la période cosmopolite de 1870 à 1887 et la période
Arisbe du nom que Peirce donna à sa maison de Milford où il vécut les
vingt-six dernières années de sa vie de 1887 à 1914. Ces trois moments cor­
respondent à trois étapes du mouvement de sa pensée qui reproduisent as­
sez bien la démarche que Platon décrit dans le Mythe de la Caverne. Au
cours du premier, il s'agit pour Peirce de sortir de la Caverne. Il est alors un
"nominaliste" pour qui il n'existe que des faits, avec tout ce que cela impli­
que: "sensualisme, phénoménisme, individualisme et matérialisme" (8.38).
Le second nous le montre aux prises avec les reflets du soleil, c'est sa pério-
de logico-mathématique et méthodologique. Il a pris conscience de la réali-
té des "universaux" ou, comme il dit, des "généraux", mais pas encore de
la réalité des "possibles". Le troisième moment est celui de la contempla-
tion du Soleil. C'est au cours de cette période que Peirce élabore sa méta-
physique scientifique sur la base d'une théorie réaliste des catégories.
Il faut noter qu'il revient à Peirce d'avoir replacé le problème de la
métaphysique dans le contexte de la querelle des universaux. Non par goût
particulier pour la philosophie du Moyen Age, mais par nécessité logique.
Il importe de préciser cependant que les "généraux" ne sont pas synonymes
d'"universaux". Ceux-ci relèvent de la logique pure, ceux-là de la logique,
disons, "expérimentale". Aussi la question de la fidélité de Peirce à Duns
Scot est-elle disputée parmi les historiens de la philosophie. Le seul goût
que Peirce possédât au plus haut degré fut celui des systèmes logiquement
fondés. C'est à sa requête expresse que son père, si l'on en croit Peirce, a
le premier défini les mathématiques comme "la science qui tire des conclu­
sions nécessaires"6. C'est ce goût qui explique l'attrait que le système de
Kant exerça sur le jeune Peirce et le fait aussi qu'il ne le fit pas sien parce
que le système de Kant était insuffisamment fondé du point de vue logique.
Schématiquement, le mouvement de la pensée de Peirce suit la direc­
tion des transformations requises pour le maintien de l'équilibre d'un sys­
tème comprenant une base logique, une structure phénoménologique ou
ontologique et un contenu cosmologique. Il va de soi que les pressions qui
s'exercent sur le système et menacent sa cohérence sont à la fois internes et
externes. Internes par sa logique, externes par sa cosmologie qui ne peut
pas ne pas tenir compte des apports de la science. C'est d'abord la logique
du système kantien qui n'apparaît pas satisfaisante aux yeux de Peirce et le
pousse à lire Aristote et les logiciens du Moyen Age: saint Anselme, Abé-
4 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

lard, Pierre d'Espagne, Jean de Salisbury et surtout Duns Scot et Occam.


Ce qu'il fait entre 1862 et 1865 et ce qui lui permet de proposer en 1867 une
nouvelle liste de catégories. Mais bientôt, c'est toute la conception prédica-
tive et dualiste de la logique qui lui apparaît défectueuse. Et sous l'influen­
ce de la lecture de De Morgan, il introduit dans les années 70 la logique
triadique des relations. Mais paradoxalement, c'est sa nouvelle liste de ca­
tégories, pourtant trichotomique, qui ne semble plus le satisfaire. Et, hor­
mis une interprétation "pragmatiste" presque accidentelle qu'il en donne en
1875, il faudra attendre la dernière période de sa vie pour qu'il y revienne.
C'est que les catégories sont liées à la fois à la logique et à la cosmologie.
Or la science offre une image de l'univers qui exige de repenser la cosmolo­
gie traditionnelle et suit des méthodes incompatibles avec celles qui ont
produit cette cosmologie. En effet, à un monde stable où tout est détermi­
né, Darwin a substitué un monde en transformation où le hasard prédomi­
ne. A la logique de l'induction complète se substitue le calcul des probabili­
tés, à la logique de la découverte de ce qui est là, mais simplement caché,
la logique de l'invention, de la création du nouveau. La logique de la scien­
ce ne peut plus être uniquement la logique de l'induction complète, mais
une logique de l'induction où l'hypothèse, que Peirce appellera abduction,
joue un rôle déterminant. Le hasard n'est plus ce qui pose des problèmes à
l'ordre de l'univers, il est un élément constitutif de l'univers et c'est la conti­
nuité qu'il faut justifier.
Chapitre premier
sortir de la caverne
(1851-1870)
1. Du nominalisme à la critique de la logique kantienne.

La formation de Charles S. Peirce fut soumise à une double influence du


milieu, celle de la Nouvelle-Angleterre tournée vers la mère patrie, conser­
vatrice et empiriste et celle de son père, mathématicien philosophe, lecteur
de Swedenborg et grand admirateur de Kant, homme fort libéral qui comp­
tait parmi ses amis Agassiz, Emerson, Oliver Wendell Holmes, Longfellow
pour ne citer que les plus connus de ceux que Benjamin Peirce recevait et
que le jeune Charles a pu approcher et écouter.
Dès son plus jeune age, Charles Peirce s'intéresse à la chimie et aux
mathématiques. A treize ans, il lit la Logique de Whately et à seize ans il
avait déjà commencé une lecture approfondie de la Critique de la Raison
pure sous la direction de son père. A l'université, il étudiera plus particu­
lièrement les sciences et la philosophie. Au programme, il y avait Reid et
Jouffroy et le Logique de Mill et les Lois de la pensée de Thomson. Mais il
lit également Locke, Hume et Hobbes.
L'empirisme aurait pu l'enchaîner à jamais au fond de la Caverne, s'il
n'avait pas lu Kant. Whately et Hobbes avaient fait de lui un nominaliste.
Il partageait les thèses sensualistes de la théorie empiriste de la connaissan­
ce jusqu'en leurs implications phénoménistes. Si Reid et la philosophie
écossaise et son "inclination" peut-être (8.38) semblent l'avoir préservé mo­
ralement de l'individualisme et du matérialisme, il n'en était pas moins
alors "un jeune déterministe — Peirce dit necessitarian — du type le plus
odieux" 7 . Kant, qui a, aux yeux de Peirce, le grand mérite d'"être toujours
resté un physicien qui s'est adonné à la philosophie" (1.7) va l'aider à briser
ses chaînes.
Les écrits les plus importants de cette période comprennent deux séries
d'articles, l'une sur la logique publiée en 1867 dans les Proceedings of the
American Academy of Arts and Sciences et l'autre sur la connaissance intui­
tive qui parut en 1868 dans le Journal of Speculative Philosophy, auxquelles
il faut ajouter un compte rendu des oeuvres de Berkeley dans la North
American Review d'octobre 1871 qui marque la transition entre la première
et la deuxième période.
Dans la première série, Peirce critique la logique de Kant et propose
8 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

une nouvelle liste de catégories, dans la seconde il dénonce l'esprit du car­


tésianisme, en réfute la théorie de la connaissance et lui substitue une théo­
rie des signes qui comporte une nouvelle conception de la nature du réel
qu'il emprunte à Duns Scot.
Ce que Peirce critique dans la logique kantienne, c'est son interpréta­
tion de la logique d'Aristote et non encore la logique d'Aristote. Peirce a lu
Boole et il tente dans la même série d'en améliorer le calcul logique, mais
ici comme là dans le cadre de l'analyse de la proposition en sujet, copule et
prédicat. Ce que Peirce met en question est la réduction kantienne des figu­
res du syllogisme à la première figure en Barbara. Peirce est ainsi amené
pour classer ce qu'il appelle déjà des arguments à distinguer l'argument du
"principe directeur de l'argument". L'argument est le "corps des prémis­
ses" (ce qui est explicitement posé) et le principe directeur de l'argument
est le principe impliqué dans le jugement, lui-même implicite, que si les
prémisses sont vraies alors la conclusion est vraie (2.462). Le principe direc­
teur contient donc par définition tout ce qui est requis en plus des prémisses
"pour déterminer la vérité nécessaire ou probable de la conclusion"
(2.465). Ce qui n'est pas dans les prémisses doit être dans le principe et ce
qu'on élimine d'un côté doit être ajouté de l'autre. Mais il y a une limite à
cette élimination: on ne peut pas supprimer entièrement les prémisses et il
est une partie du principe directeur qui ne peut pas être éliminée: le "princi­
pe logique" de l'argument (2.466). L'erreur de Kant a été de croire que la
deuxième, la troisième et la quatrième figure ne possédaient pas de principe
logique qui ne fût impliqué dans la première figure. "Un chimiste pourrait
aussi bien soutenir, dira Peirce plus tard en 1898, que parce que l'eau bouil­
lie avec de la poussière de zinc produit de l'hydrogène et que l'hydrogène
ne provient pas du zinc, l'eau est une simple forme de l'hydrogène." Et
Peirce poursuit: "En bref, Kant omet de se demander s'il ne se peut pas que
le raisonnement même par lequel il réduit les modes indirects à Barbara
n'introduise lui-même un principe logique supplémentaire" (4.2). Et c'est
ce qui se passe en réalité, démontre Peirce: la deuxième et la troisième figu­
re impliquent chacune un principe logique supplémentaire qui ne peut pas
être éliminé du principe directeur de l'inférence et l'un et l'autre de ces
principes entrent dans la quatrième figure.
2. Une nouvelle liste de catégories.

"Sur une nouvelle liste de catégories" dont Peirce disait encore en 1895 que
c'était l'article "le moins insatisfaisant du point de vue logique" qu'il eût ja­
mais écrit (2.340), expose les résultats de l'analyse plus approfondie de la na­
ture des arguments à laquelle Peirce vient de procéder. Mais, comme on le
verra, il s'agira moins de substituer une nouvelle liste de catégories aux lis­
tes existantes (car l'analyse peircienne n'atteint pas seulement Kant, mais
également Aristote et Hegel) que d'introduire entre les catégories extrêmes
de la substance et de l'être les catégories nécessaires pour passer de l'une à
l'autre. Au point de départ, le problème est celui de Kant, celui-là même
que le "nominalisme" pose à Peirce: Comment réduire le divers du sensible
à l'unité, mais la réponse peircienne s'inspirera plus de Duns Scot que de
Kant à l'idéalisme duquel il opposera bientôt son réalisme catégoriel.
Peirce concède d'abord que la réduction à l'unité de la diversité du sen­
sible ne peut se faire qu'au moyen des conceptions. La conception univer­
selle la plus proche du sensible est celle de "ce qui est présent en général"
(1.547): "ça" (It) ou "substance", "pure capacité dénotative de l'esprit"
sans connotation et par conséquent sans unité propre. "L'unité à laquelle
l'entendement réduit les impressions est l'unité de la proposition" qui
"consiste dans la liaison du prédicat avec le sujet" et "ce qui est impliqué
dans la copule — la conception de l'être — est ce qui complète le travail des
conceptions, à savoir la réduction du divers à l'unité" (1.548). La substance
et l'être marquent donc "le commencement et la fin de toute conception.
La substance est inapplicable à un prédicat et l'être l'est également à un su­
jet" (Ibid.).
L'union de la substance et de l'être se fait par la précision (préscission)
ou abstraction qui diffère de la discrimination et de la dissociation. La dis­
crimination est une distinction "mentale"; la dissociation une séparation
"physique"; la précision se situe entre les deux. La hiérarchie de ces modes
de différenciation est la suivante, par ordre croissant.
Discrimination: On peut discriminer le rouge du bleu, l'espace de la
couleur, la couleur de l'espace, mais non le rouge de la couleur.
Précision: On peut préciser (préscinder ou abstraire) le rouge du bleu,
10 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

l'espace de la couleur, main non la couleur de l'espace ni le rouge de la cou­


leur.
Dissociation: On peut dissocier le rouge du bleu, mais non l'espace de
la couleur, ni le rouge de la couleur.
On remarquera que la précision n'est pas un processus réciproque: elle
dit, comme nous le verrons, la hierarchie des catégories.
Peirce distingue trois conceptions ou catégories intermédiaires entre
l'être et la substance.
1. La qualité (référence à un fondement).
"La conception de l'être naît de la formation d'une proposition. Une
proposition a, outre un terme pour exprimer la substance, un autre terme
pour exprimer la qualité de cette substance; et la fonction de la conception
de l'être est d'unir la qualité à la substance. La qualité est donc, en son sens
le plus large, la première conception pour passer de l'être à la substance"
(1.551).
Dans la proposition "Ce pole est noir", la qualité est la "noirité"
(blackness) que Peirce appelle le "fondement".
La référence à un fondement ne peut être préscindée de l'être, mais
l'être peut être préscindé de cette référence" {Ibid.)
Peirce précise bien que, dans tout ceci, il n'a pas recours à l'introspec­
tion. Nous allons voir bientôt que l'introspection, et le psychologisme sous
toutes ses formes, est sa bête noire, parce qu'en fin de compte elle ressortit
au nominalisme. Si l'on a recours à l'introspection, dit Peirce, la conception
de la qualité apparaît comme "donnée" dans l'impression sensorielle. Or ce
n'est évidemment pas le cas puisqu'une proposition dit l'applicabilité d'une
conception médiate à une conception plus immédiate, si bien que la
conception qui est médiate est considérée comme indépendante de ce à
quoi elle s'applique. La conception de la qualité n'apparaît qu'une fois la
"noirité" préscindée de ce qui est immédiatement donné: le pole noir.
2. La relation (référence à un corrélai).
On ne peut connaître une qualité que par ressemblance ou contraste
avec une autre. De cette manière, une chose se réfère à un corrélai. "L'oc­
casion de l'introduction de la conception de référence à un fondement est la
référence à un corrélai et c'est donc dans l'ordre la conception suivante"
(1.552).
"La référence à un corrélat ne peut pas être préscindée de la référence
à un fondement; mais la référence à un fondement peut être préscindée de
la référence à un corrélat" {Ibid.). Autrement dit, on ne peut préscinder 2
SORTIR DE LA CAVERNE 11

de 1, mais on peut préscinder 1 de 2.


3. La représentation (référence à un interprétant).
"Supposons que nous pensons à un assassin comme étant en relation
avec une personne assassinée; dans ce cas nous avons la conception de
l'acte d'assassinat; et dans cette conception est représentée la conception,
correspondant à tous les assassins (aussi bien qu'à tous les assassinats), qu'il
y a une personne assassinée; et nous recourons donc (...) à une représenta­
tion médiatrice qui représente le relat comme tenant lieu d'un corrélat avec
lequel la représentation médiatrice est elle-même en relation" (1.553).
"Supposons que nous cherchons le mot homme dans un dictionnaire
français-anglais; nous trouverons en face de lui le mot man qui, ainsi placé,
représente homme comme représentant la même créature bipède que man
lui-même représente" {Ibid.).
"Toute comparaison requiert, outre le relat-chose {the related thing), le
fondement et le corrélai,également une représentation médiatrice qui re-
présente le relat comme représentation du méme corrélat que cette représenta-
tion médiatrice elle-même représente. Cette représentation médiatrice peut
être dite un interprétant parce qu'elle accomplit la fonction d'un interprète
qui dit qu'un étranger dit la même chose qu'il dit lui-même" (Ibid.).
"Toute référence à un corrélat unit donc à la substance la conception
d'une référence à un interprétant; et c'est donc dans l'ordre la conception
suivante pour passer de l'être à la substance" {Ibid.).
"La référence à un interprétant ne peut pas être préscindée de la réfé­
rence à un corrélat; mais celle-ci peut l'être de celle-là" {Ibid.). Autrement
dit, on ne peut préscinder 3 de 2, mais on peut préscinder 2 de 3.
Des conclusions de l'article de 1867, nous retiendrons les points sui­
vants:
1. Il y a cinq conceptions qu'on peut appeler, dit Peirce, catégories:
"L'étre
La qualité (référence à un fondement)
La relation (référence à un corrélat)
La représentation (référence à un interprétant)
La substance" (1.555).
Et l'on peut appeler les trois conceptions intermédiaires "accidents".
Ce sont elles qui deviendront les trois catégories peirciennes de la priméité,
de la secondéité et de la tiercéité.
2. Le passage du multiple à l'un est numérique. C'est évidemment et la
raison de l'appellation des catégories peirciennes et celle de leur réduction
12 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

à trois.
"La conception d'un troisième est celle d'un objet qui est ainsi relié à
deux autres que l'un de ceux-ci doive être relié à l'autre de la même maniè­
re que le troisième est relié à cet autre. Or cette conception coïncide avec
la conception d'un interprétant. Un autre est évidemment équivalent d'un
corrélat. La conception de second diffère de celle d'autre parce qu'elle im­
plique la possibilité d'un troisième. De la même manière, la conception de
soi (self) implique la possibilité d'un autre. Le fondement est le soi abstrait
de la concrétude qui implique la possibilité d'un autre" (1.556).
3. Etant donné qu'une catégorie ne peut être préscindée de celle qui
est au-dessus d'elle, la liste de leurs objets possibles est la suivante:
"Ce qu'est
Le quale (ce qui renvoie à un fondement)
Le relat (ce qui renvoie au fondement et au corrélat)
Le representamen (ce qui renvoie au fondement, au corrélat et à
l'interprétant) 8 .
Ça" (1.557).
4. Les signes se divisent en ressemblances, indices et symboles (1.558)
que Peirce définira différemment quand il maîtrisera mieux la logique des
relatifs (1.564). En fait, il n'emploie pas le mot "icône" pour "ressemblan­
ce" (ce qu'il fait en 1.564 qui est de v. 1899), appelle l'indice "indice ou si­
gne" et fait du symbole un "signe général".
"Cette troisième classe consiste réellement en relations plurielles qui
peuvent toutes être considérées comme des composés (compounds) de rela­
tions triadiques, c'est-à-dire de relations entre triades d'objets. Une classe
très vaste et importante de caractères triadiques comprend les représenta­
tions. Une représentation est ce caractère d'une chose en vertu duquel,
pour la production d'un certain effet mental, il peut tenir la place (it may
stand in place) d'une autre chose. La chose ayant ce caractère je l'appelle
un representamen, l'effet mental ou pensée, son interprétant, la chose pour
laquelle elle est mise, son objet" (1.564).
On remarquera donc que dès son premier article important — et c'est
par cela qu'il est important — Peirce propose une théorie logique des caté­
gories et des signes. Certes, par la suite, la logique des relations supplantera
la logique prédicative aristotélicienne, ce qui entraînera une modification
du contenu des catégories et une redéfinition des signes, mais, dès le dé­
part, la structure du système est posée: les trois catégories première, secon­
de et troisième, la division des signes en signe premier, objet second et in-
SORTIR DE LA CAVERNE 13

terprétant troisième, avec tout ce qu'implique pour le signe la hiérarchie


des catégories: le quale premier (ressemblances ou icônes) renvoie au seul
fondement, le relat second (indices) au fondement et à l'objet ou corrélai,
le representamen (qui servira dans le système achevé à désigner le signe
premier, 2.274) troisième (symboles) au fondement, à l'objet et à l'inter­
prétant.
3. Contre I'esprit du cartésianisme: une nouvelle conception "réaliste" du
processus de la pensée.

Plus frappante encore peut-être est l'attitude anti-psychologiste de la dé­


marche peircienne qui s'affirme dans les articles de 1868. C'est toute la psy­
chologie des facultés qui est ici mise en cause et à travers elle la pensée car­
tésienne et ses expressions phénoménistes et idéalistes, kantiennes compri­
ses. Ce qui est visé dans les articles de 1868 est "l'esprit du cartésianisme"
(5.264) qui n'est autre que ie nominalisme (5.310), toute "la salade du car­
tésianisme" (5.63) comme Peirce dira plus tard.
Dans le premier article de la série, "Questions concernant certaines fa­
cultés dont l'homme se prévaut", Peirce se demande à la manière kantienne
et sous une forme scoiastique quelles sont les conditions de la possibilité de
la connaissance. Peirce pose sept questions, quatre se rapportant aux facul­
tés et trois à la possibilité de connaître autrement que par le moyen des fa­
cultés de connaissance. Voici ces questions:
1. "Sommes-nous capables par le simple examen d'une connaissance,
indépendamment de toute connaissance antérieure et sans raisonner à par­
tir de signes, de juger correctement si cette connaissance est le résultat
d'une connaissance antérieure ou si elle renvoie immédiatement à son ob­
jet?"
2. "Avons-nous une conscience intuitive de nous-mêmes?"
3. "Avons-nous le pouvoir intuitif de distinguer entre les éléments
subjectifs de différents genres de connaissances?"
4. "Avons-nous un pouvoir d'introspection ou bien toute connaissance
de notre monde interne dérive-t-elle de l'observation de faits externes?"
5. "Pouvons-nous penser sans signes?"
6. "Un signe peut-il avoir une signification si par définition il est le si­
gne de quelque chose d'absolument inconnaissable?"
7. "Y a-t-il une connaissance qui ne soit pas déterminée par une
connaissance antérieure?"
La réponse à chacune de ces questions est négative.
Par "intuition", Peirce entend "une connaissance non déterminée par
une connaissance antérieure du même objet et donc déterminée par quel-
16 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

que chose en dehors de la conscience". Et "une connaissance, dit-il, qui


n'est pas déterminée de cette façon et qui est donc déterminée par l'objet
transcendantal sera dite une intuition" (5.213). L'intuition peut revêtir trois
formes suivant l'ordre de "précision" ou d'abstraction qu'on lui applique9.
En effet, si l'on assume que le processus de la pensée requiert les trois fa­
cultés intuitives que l'analyse révèle, le pouvoir de reconnaître intuitive­
ment les connaissances résultant de l'intuition (1) peut être "préscindé" des
deux autres facultés et on peut le mettre en question séparément. Or "nous
n'avons pas d'autre preuve que nous avons cette faculté que le sentiment de
l'avoir" (5.214). Ceci réglé, on peut "préscinder" la capacité d'avoir cons-
cience de soi (2) de la capacité de distinguer intuitivement les éléments sub-
jectifs des connaissances (3). Et, puisque "la conscience de soi peut facile-
ment être le résultat d'une inférence" (5.237), il n'est pas nécessaire de sup-
poser une conscience intuitive de soi. On peut donc "préscinder" la troisiè-
me faculté qui permettrait de distinguer dans les différentes connaissances
ce qui est subjectif de ce qui ne l'est pas. Mais on ne met pas en doute qu'il
y ait une différence entre ce qui est présent à l'esprit et ce qui ne l'est pas.
Et cette différence se suffit à elle-même sans qu'on ait besoin d'avoir re­
cours à une faculté spéciale pour "distinguer les éléments subjectifs de la
conscience" (5.241). Il ne reste pour connaître notre monde interne qu'à
choisir entre la faculté d'introspection et l'observation des faits externes.
D'où les quatre principes de la connaissance non-intuitive que Peirce
pose au début de son second article intitulé "Quelques conséquences de
quatre incapacités".
" 1 . Nous n'avons pas de pouvoir d'introspection, mais toute connais­
sance du monde interne dérive par raisonnement hypothétique de notre
connaissance de faits externes.
"2. Nous n'avons pas de pouvoir d'intuition, mais toute connaissance
est logiquement déterminée par des connaissances antérieures.
"3. Nous n'avons pas de pouvoir de penser sans signes.
"4. Nous n'avons pas de conception de l'absolument inconnaissable"
(5.265).
Le premier principe vise évidemment Descartes et sa méthode d'analy­
se introspective des idées. Peirce en prend le contrepied. Alors que Descar­
tes parvient à la connaissance du monde externe par l'analyse du contenu
de sa pensée, Peirce soutient qu'on ne peut connaître le monde interne que
par analyse des faits externes. Bien que Peirce emploie l'expression "rai­
sonnement hypothétique", il ne préconise pas ici une analyse scientifique,
SORTIR DE LA CAVERNE 17

c'est-à-dire pouvant être soumise à épreuve publique, comme il le fera plus


tard, mais la production d'hypothèses concernant la nature du monde inter­
ne et externe. Nous ajoutons "et externe", parce que l'hypothèse des deux
mondes conduit à multiplier inutilement les processus de pensée. "Il faut,
en d'autres termes, autant que faire se peut sans hypothèses supplémentai­
res, réduire tous les genres d'action mentale à un seul type général"
(5.266). C'est le principe du rasoir d'Occam ou principe de parcimonie.
Le deuxième principe énoncé par Peirce vise les diverses formes de
"nominalisme": l'empirisme anglais et l'idéalisme kantien. L'empirisme est
pris dans un dilemme: ou bien avec Locke nous percevons la réalité qui est
en dehors de notre esprit dans les impressions sensorielles qui sont dans no­
tre esprit, ou bien nous nous dispensons de la réalité, partiellement avec
Berkeley (esse est percipi: il y a une réalité, mais elle n'est pas externe), ou
totalement avec Hume. Dans un cas comme dans l'autre, nous avons affaire
à un nominalisme, "car il y a nominalisme quand on soutient cette concep­
tion de la réalité suivant laquelle tout ce qui est dans la pensée est détermi­
né par quelque chose hors de l'esprit", et "tout le monde sait que telle est
bien la caractéristique de la philosophie de Locke" (8.25). Berkeley est
l'héritier de Locke: "toute sa philosophie repose sur un nominalisme extrê­
me de type sensualiste" (8.26). La philosophie de Hume ne diffère pas de
celle de Berkeley, sauf en ceci qu'à l'inverse de Berkeley Hume a "traité
l'esprit et la matière de la même manière", ce que Berkeley en fait aurait
dû faire, car sa critique de l'existence de la matière s'applique également à
l'existence de l'esprit (8.34).
Que Peirce dénonce en même temps le nominalisme de Kant est évi­
dent par définition, puisque la connaissance ne peut que reposer sur une
connaissance antérieure ou bien sur un objet transcendantal (5.213). Or
l'intuition kantienne a pour objet un objet transcendantal.
Il n'y a donc pas de connaissance isolée ou immédiate. Toute connais­
sance en suit une autre. Elle fait partie d'un processus. Ce processus dont la
forme logique est le processus de l'inférence valide "qui ne procède de sa
prémisse A à sa conclusion  que si en fait de proposition  est toujours ou
d'ordinaire vraie quand la proposition A est vraie" (5.267). Bien qu'il
puisse sembler douteux que toute connaissance procède par voie syllogisti-
que explicite, c'est un fait d'expérience que si un homme croit en certaines
prémisses "en ce sens qu'elles seront le moteur de son action et qu'il dira
qu'elles sont vraies", la conclusion pourra, si les circonstances s'y prêtent,
jouer le rôle moteur des prémisses, autrement dit faire qu'il agisse et qu'il
18 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

dise que ia conclusion est vraie. Il doit donc y avoir dans l'organisme quel­
que chose d'"équivalent au processus syllogistique" (5.268).
Peirce ne tardera pas sous l'influence de Duns Scot à donner un nom à
cet équivalent organique de l'inférence. C'est l'habitude. "Il y a deux fa­
çons pour une chose d'être dans l'esprit, dit Peirce dans son compte rendu
de l'oeuvre de Berkeley, — habitualiter et actualiter. Une notion est dans
l'esprit actualiter quand elle est actuellement conçue; elle est dans l'esprit
habitualiter' quand elle peut directement produire une conception10. C'est par
association mentale (comme nous le disons aujourd'hui) que les choses sont
dans l'esprit habitualiter" (8.18). De ce fait, l'"association mentale" est plus
qu'une simple association des idées obéissant aux trois principes de la res­
semblance, de la contiguïté et de la causalité: "l'association des idées
consiste en ceci qu'un jugement occasionne un autre jugement dont il est le
signe. Or ceci n'est ni plus ni moins qu'une inférence" (5.307) dont les trois
principes de ressemblance, de contiguïté et de causalité sont les principes
directeurs.
Le troisième principe proposé par Peirce décrit ce processus d'inféren-
ce continue: c'est un processus de signes. Toute représentation présente à
la conscience est un signe. "Or un signe a, en tant que tel, trois références:
la première, c'est un signe pour la pensée qui l'interprète; la seconde, c'est
un signe pour l'objet dont il est dans cette pensée l'équivalent; la troisième,
c'est un signe dans un certain rapport ou une certaine qualité qui le met en
relation avec son objet" (5.283). 1. Quand nous pensons, la pensée-signe
est "toujours interprétée par une pensée subséquente" sans qu'il puisse y
avoir interruption, sans quoi nous enfreindrions le deuxième principe sui­
vant lequel toute connaissance est déterminée par une connaissance anté­
rieure. L'apparition d'une connaissance nouvelle n'est donc jamais une af­
faire instantanée, mais un "événement occupant du temps et venant à pas­
ser par un processus continu" (5.284). Mais bien entendu cette continuité
infinie du processus de la pensée, sans commencement ni fin, est une conti­
nuité a parte ante logice, car la pensée a "un commencement dans le temps"
(5.311) et elle peut s'abîmer "d'une manière abrupte et définitive dans la
mort" (5.284). 2. "Pour quoi la pensée-signe est-elle mise — que nomme-t-
elle — quel est son suppositum?" Pour une chose externe réelle, si l'on pen­
se à une chose externe réelle, répond Peirce. Mais étant donné que "la pen­
sée est déterminée par une pensée antérieure du même objet", elle ne ren­
voie à cet objet qu'en "dénotant cette pensée antérieure". Ainsi si nous
pensons au général Toussaint11 "et que nous pensions d'abord à lui comme
SORTIR DE LA CAVERNE 19

à un Noir, mais non distinctement comme à un homme. Si cette distinction


est ajoutée ensuite, c'est par le moyen de la pensée qu'un Noir est un hom-
me: c'est-à-dire que la pensée subséquente, homme, renvoie à la chose ex-
terne parce qu'elle est prédiquée de cette pensée antérieure, Noir, que l'on
a eu de cette chose. Si nous pensons ensuite à Toussaint comme à un géné-
ral, alors nous pensons que ce Noir, cet homme fut général. Et ainsi, con­
clut Peirce, dans tous les cas la pensée subséquente dénote ce qui a été pen­
sé dans la pensée antérieure" (5.285). 3. "La pensée-signe est mise pour son
objet sous son aspect pensé; c'est-à-dire que cet aspect est l'objet immédiat
de la conscience dans la pensée ou, en d'autres termes, c'est la pensée elle-
même ou au moins ce que la pensée est pensée être dans la pensée subsé­
quente pour laquelle elle est un signe" (5.286).
Peirce examine ensuite les propriétés qui distinguent le signe de la cho­
se signifiée: ses qualités matérielles par rapport à lui-même, sa "pure appli­
cation démonstrative" par rapport à l'objet et sa fonction représentative par
rapport à la pensée (5.287-290).
Ce qui ressort de cette brève description du troisième principe est que
la connaissance est un processus continu, ce qui implique qu'elle n'est pas
instantanée, mais requiert du temps, qu'elle ne saisit pas un objet directe­
ment, mais l'investit par le moyen des autres connaissances qui la précèdent
et la suivent — autrement dit qu'on ne connaît qu'indirectement ou média-
tement par des pensées qui sont des signes. C'est l'antithèse même de la
théorie cartésienne de la connaissance immédiate des idées simples.
Avec le quatrième principe, c'est à une autre implication du cartésia­
nisme que Peirce s'en prend, à savoir que la réalité même des choses est in­
connaissable. A quoi Peirce répond que "l'absolument inconnaissable est
absolument inconcevable" (5.310): "Pour toute connaissance, il y a une réa­
lité inconnue, mais connaissable; mais pour toutes les connaissances possi­
bles il n'y a que la contradiction interne. Bref, la "connaissabilité" {cogniza-
bility) et l'être ne sont pas simplement métaphysiquement la même chose,
ils sont des termes synonymes" (5.257). Ce qui conduit Peirce à exposer
pour la première fois sa conception du réel sur laquelle il s'expliquera plus
longuement dans le compte rendu des oeuvres de Berkeley. L'exposé du
quatrième principe est également une réponse au dualisme cartésien. Après
avoir dit que la "pensée" n'est pas une intuition et que l'"étendue" n'est pas
inconnaissable, Peirce se devait de dire non seulement ce qu'est l'"étendue"
ou le non-moi, mais aussi ce qu'est la "pensée", le moi. Il le fera dans le ca­
dre d'une théorie de l'indétermination du réel indépendamment de son
20 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

existence dans les choses et de sa conception dans l'esprit. Cette théorie qui
a sa source dans une lecture de Duns Scot est à rapprocher de la conception
jamésienne de Inexpérience pure" qui donnera naissance au néo-réalisme
américain dont le principal représentant sera Ralph Barton Perry.
Le réel est négativement ce qui n'est pas irréel ou illusoire. La notion
nous en vient quand, à la suite d'une "erreur", nous nous corrigeons. Le
réel est positivement ce sur quoi les hommes finissent par s'entendre. "Le
réel est donc ce à quoi tôt ou tard l'information et le raisonnement abouti­
ront finalement et qui est donc indépendant de mes fantaisies et des vôtres"
(5.311). "Cette opinion finale (...) est indépendante, non certes de la pen­
sée en général, mais de tout ce qui est arbitraire et individuel dans la pen­
sée; est tout à fait indépendante de la manière dont vous ou moi ou n'im­
porte quel nombre d'hommes pensons. C'est pourquoi tout ce qui sera pen­
sé exister dans l'opinion finale est réel, et rien d'autre" (8.12). Cette
conception du réel est étroitement liée à la définition de la pensée comme
processus temporel, avec tout ce que cette définition implique, à savoir que
ce processus est auto-correcteur et communautaire. "Ainsi, poursuit Peir-
ce, l'origine même de la conception de la réalité montre que cette concep­
tion implique essentiellement la notion d'une communauté sans limites dé­
finies et susceptible d'une croissance définie de la connaissance. Et ainsi ces
deux séries de connaissances — le réel et l'irréel — comprennent celles qu'à
une époque suffisamment future la communauté continuera toujours de
réaffirmer, et celles que, dans les mêmes conditions, elle ne cessera jamais
de nier. Or une proposition dont la fausseté ne peut jamais être découverte
et dont par suite l'erreur est absolument inconnaissable ne contient en prin­
cipe absolument aucune erreur. En conséquence, ce qui est pensé dans ces
connaissances est le réel comme il est réellement. Il n'y a donc rien qui
puisse nous empêcher de connaître les choses extérieures comme elles sont
réellement et il est fort probable que nous les connaissons ainsi dans un
nombre incalculable de cas, bien que nous ne puissions jamais être absolu­
ment certains de les connaître dans un cas particulier" (5.311).
Etant donné qu'aucune de nos connaissances n'est absolument déter­
minée, les généraux (ou universaux) doivent avoir une existence réelle"
(5.312). "Un réaliste, dit Peirce, est simplement celui qui ne connaît pas plus
de réalité mystérieuse que ce qui est représenté dans une vraie représenta­
tion. Puisque donc le mot "homme" est vrai de quelque chose, ce que
"homme" signifie est réel" (5.312). Le nominaliste est celui qui croit qu'il y
a sous le mot "une chose en soi, une réalité inconnaissable". "Le grand ar-
SORTIR DE LA CAVERNE 21

gument en faveur du nominalisme est qu'il n'y a pas d'homme s'il n'y a pas
quelque homme particulier". Cela n'affecte pas le réalisme de Duns Scot tel
que Peirce le conçoit, "car, bien qu'il n'y ait pas d'homme dont toute déter­
mination ultérieure puisse être niée, il y a pourtant un homme, abstraction
faite de toute détermination ultérieure" (5.312).
En conséquence, ce qui est général est aussi réel que ce qui est concret.
"Il est parfaitement vrai que les choses blanches ont la blancheur en elles,
car en disant cela on ne fait que dire sous une autre forme verbale que tou­
tes les choses blanches sont blanches; mais puisqu'il est vrai que des choses
réelles possèdent la blancheur, la blancheur est réelle. C'est une réalité qui
n'existe qu'en vertu de l'acte de pensée par lequel on la connaît, mais cette
pensée n'est pas une pensée arbitraire ou accidentelle qui dépendrait de nos
idiosyncrasies, mais une pensée qui sera maintenue dans l'opinion finale"
(8.14).
Mais, bien entendu, la réalité des choses générales n'affecte en rien
celle des choses concrètes qui en est en quelque sorte le modèle: "les uni-
versaux peuvent être aussi réels que les singuliers"12; "une chose en général
est aussi réelle que dans le concret" (8.14). "Cette théorie est également
hautement favorable à la croyance aux réalités externes". Puisque "exter­
ne" signifie simplement "indépendant des phénomènes immédiatement
présents, autrement dit de la manière dont nous pouvons penser ou sentir"
et "réel" "indépendant de la manière dont nous le pensons ou le sentons",
il faut accorder "qu'il y a beaucoup d'objets de la vraie science qui sont ex­
ternes, parce qu'il y a beaucoup d'objets de pensée qui, s'ils sont indépen­
dants de l'acte de penser par lequel on les pense (autrement dit, s'ils sont
réels), sont indiscutablement indépendants de toutes les autres pensées et
de tous les autres sentiments" (8.13).
Un réaliste ne peut donc pas être dualiste. Il ne dresse pas une barrière
infranchissable entre "l'existence hors de l'esprit et l'être dans l'esprit.
Quand une chose entretient avec l'esprit individuel une relation telle que
cet esprit la connaît, la chose est dans l'esprit; et le fait qu'elle soit ainsi
dans l'esprit ne diminue en rien son existence externe" (8.16).
Mais cette conception de la réalité porte un coup fatal à la chose en soi,
qui est une chose dont l'existence est "indépendante de toute relation avec
la conception que l'esprit en a" (8.13). Elle n'interdit pas, tout au contraire,
de "considérer les apparences sensorielles comme de simples signes des réa-
lités", à cette condition près que les réalités qu'elles représentent ne soient
pas "la cause inconnaissable de la sensation, mais des noumena, ou concep-
22 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

tions intelligibles qui sont les produits ultimes de l'action mentale que la
sensation déclenche" (8.13). Les conceptions sont bien nécessaires pour
réduire les impressions à l'unité, mais celles-ci sont la "condition" de celles-
là (1.549). "Nous n'avons, il est vrai, immédiatement présentes en nous que
des pensées. Ces pensées ont cependant pour cause des sensations et ces
sensations nous sont imposées par quelque chose en dehors de notre esprit"
(8.12).
On aurait pu s'attendre à ce que Peirce lie les sensations aux qualités et
donne, ce faisant, un contenu réel à la catégorie première, référence à un
fondement, comme il en a donné un à la catégorie seconde, référence à un
corrélat: le concret et à la catégorie troisième, référence à un interprétant:
le général. Sur ce point, sa position reste "phénoméniste", que ce soit un
phénoménisme à la Kant plutôt qu'à la Hume ne change rien à l'affaire
(8.15). Les qualités sensibles ne sont pas réelles au sens peircien: elles ren-
voient à ces autres réalités que sont les noumena, dont elles sont les simples
signes incarnés dans les choses: Dire que "les choses blanches ont la blan-
cheur en elles" est une autre façon de dire que "les choses blanches sont
blanches" (8.14). C'est donc la blancheur qui est le fondement des choses
blanches, autrement dit un troisième. On pourrait même se demander
pourquoi Peirce se sent plus proche de Kant que de Hume, alors qu'il re­
jette l'intuition kantienne pour une perception qui n'est pas aussi étrangère
qu'il le dit à la connaissance empirique, si n'était que Kant n'est pas, com­
me Hume, un nominaliste déclaré, sa révolution copernicienne marquant
précisément aux yeux de Peirce "le passage de la conception nominaliste à
la conception réaliste" (8.15). "Si le matérialisme sans idéalisme est aveu­
gle, disait le jeune Peirce en 1863, l'idéalisme sans matérialisme est vide"13.
Et cette paraphrase de Kant ne serait pas une mauvaise définition du systè-
me réaliste de Peirce sous sa forme achevée, dans lequel chacune des caté­
gories correspond à un univers réel.
"Telle étant la nature de la réalité en général, en quoi consiste la réali­
té de l'esprit?" (5.313), se demande Peirce. Sa réponse est que l'homme
étant un signe, il est une réalité du même type que celle qu'il vient de décri­
re. Il n'y a pas lieu d'attribuer à l'homme une réalité particulière. Que
j'existe est un fait que prouve sans discussion l'existence "de l'ignorance et
de l'erreur" (5.283). Etant donné, d'autre part, qu'à chaque fois que nous
pensons, "nous avons présent à la conscience quelque sentiment, image,
conception ou autre représentation qui sert de signe", il suit que "tout ce
qui est présent en nous est une manifestation phénoménale de nous-
SORTIR DE LA CAVERNE 23

même", ce qui n'empêche pas que ce phénomène soit en dehors de nous


"comme un arc-en-ciel est à la fois une manifestation du soleil et de la
pluie" Quand nous pensons donc, nous apparaissons comme un signe
(5.283) qui se développe "suivant les lois de l'inférence" (5.313). La vie de
l'homme est de ce fait comparable à la vie des mots dans le discours, car "il
n'y a pas un élément de la conscience de l'homme qui n'ait quelque chose
qui lui corresponde dans le mot" (5.314). "C'est que le mot ou le signe que
l'homme utilise est l'homme même. Car de même que le fait que toute pen­
sée est un signe, en conjonction avec le fait que la vie est un cours de pen­
sée, prouve que l'homme est un signe, de même le fait que toute pensée est
un signe externe prouve que l'homme est un signe externe. Autrement dit,
l'homme et le signe externe sont identiques dans le même sens où homo et
homme sont identiques. Ainsi mon langage est la somme totale de moi-
même, car l'homme est la pensée" (5.314). Mais la pensée est un processus
temporel communautaire (5.316). L'homme dont la réalité est affirmée ici
n'est donc pas l'homme individuel dont l'existence séparée du cours général
de la pensée "ne se manifeste que par l'ignorance et l'erreur" (5.317), c'est
l'homme-pensée-signe dont l'existence "dépend maintenant de ce qui sera
après", de sorte qu'il n'a qu'"une existence potentielle dépendant de la
pensée future de la communauté" (5.316).
4. Les fondements de la validité des lois de la logique: la nature de la réa-
lité et le caractère social de la logique.

La nouvelle conception de la pensée implique que rien n'est inexplicable,


pas même les lois de la pensée que cette conception présuppose. N'y a-t-il
pas là une contradiction? C'est à répondre à cette objection que Peirce
consacre son dernier article de la série de 1868. Peirce examine successive­
ment le problème de la validité de la déduction et de l'induction. Il répond
d'abord longuement aux objections contre le syllogisme, propose ensuite
une solution aux sophismes classiques14 et soutient enfin la validité de l'in­
duction.
Peirce pose très clairement le problème: "On dira que ma déduction
des principes logiques étant elle-même un argument tire toute sa force de la
vérité des principes mêmes qui sont en question de telle sorte que, quelle
que puisse être ma preuve, elle doit tenir pour acquises les choses mêmes
qui sont à prouver." Mais, répond aussitôt Peirce, "je ne m'adresse pas à
des sceptiques absolus ni à des hommes qui feignent de douter; tout ce que
je demande au lecteur est que, s'il est convaincu d'une conclusion, il l'ad­
mette". Un homme peut très bien raisonner sans comprendre les principes
du raisonnement "comme il peut très bien jouer au billard sans comprendre
la mécanique analytique" (5.319).
Peirce soutient la validité de la déduction et de l'induction pour la rai­
son que les inférences que ces modes de pensée permettent sont conformes
à la nature de la réalité. Ainsi tous les énoncés des syllogismes valides "peu­
vent être déduits de ce principe que dans un système dans lequel aucun si­
gne n'est pris en deux sens différents, deux signes qui diffèrent seulement
dans la manière de représenter leur objet, mais qui ont la même significa­
tion, peuvent toujours être substitués l'un à l'autre. Toute infraction à ce
principe ferait dépendre le mode d'existence de la chose représentée du
mode de sa représentation'. Ce qui serait "contraire à la nature de la réali­
té", dit Peirce (5.323), car, pour reprendre l'illustration qu'en donne un
commentateur de Peirce, "si l'on ne pouvait pas substituer" "l'homme est
mortel" à la proposition vraie "l'animal est mortel" par le moyen de la pro-
position vraie "l'homme est animal", alors la réalité représentée par "hom-
26 CHARLES S. PEIRCE. PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

me" différerait dans sa représentation "animal'' et dans sa représentation


"mortel'', ce qui serait dénier toute objectivité à la réalité15. Or, c'est juste­
ment cette objectivité qui définit la réalité dans la nouvelle conception peir-
cienne de la réalité.
Alors que la difficulté de montrer que la loi du raisonnement déductif
provient de notre incapacité de concevoir qu'elle ne le soit pas, il est bien
difficile d'imaginer que le raisonnement inductif puisse l'être (5.341). Peir­
ce démontre qu'on ne peut prétendre que l'induction est valide que si l'on
prône une théorie réaliste et non nominaliste (il dit idéaliste) de la réalité
(5.353).
L'induction permet de connaître ce dont nous n'avons pas eu l'expé­
rience: toute une classe à partir de quelques éléments de cette classe, le fu­
tur à partir du passé. Comment cela est-il possible? A la réponse classique
de l'uniformité des lois de la nature, Peirce objecte que la nature n'est pas
ordonnée. "Il est vrai que les lois et régularités particulières sont innombra­
bles, mais personne ne pense aux irrégularités qui sont infiniment plus fré­
quentes" (5.342). Et quand bien même il y aurait un ordre de la nature, on
ne pourrait jamais le découvrir, car il serait l'ordre des choses prises collec­
tivement ou distributivement. Collectivement, il faudrait connaître une
part considérable du tout, mais nous ne pouvons jamais savoir quelle est la
part de ce que nous connaissons par rapport au tout à connaître. Distributi­
vement, l'ordre de la nature serait l'ordre de chacune des choses qui le
constituent, mais il faudrait pour le découvrir pouvoir comparer une chose
qui le possède à une autre qui ne le possède pas. Dans un cas comme dans
l'autre, on ne peut connaître l'ordre de la nature (5.343). Mais même si cet
ordre existait et que nous le connaissions, cette connaissance ne serait utile
qu'à titre de principe général dont on pourrait déduire les choses (5.344).
Est-ce à dire que la nature est livrée au hasard? Comme on ne peut pas
concevoir un univers où tous les arguments probables seraient toujours
faux, il faut bien qu'il y en ait qui soient vrais. Dans ce cas, "ce ne serait pas
le désordre, mais l'ordre le plus simple". "Tout ce qui est concevable s'y
trouverait avec une fréquence égale." En définitive, la validité de l'induc­
tion ne dépend pas de la "constitution particulière de l'univers" (5.345), ni
non plus, comme certains logiciens l'ont soutenu, de la validité de la déduc­
tion (5.346). Sommes-nous réduits à l'absurde?
Non, car le fondement ultime de la logique est la nature sociale, voire
morale, de la logique. Toute inférence probable va de la partie au tout. Elle
est essentiellement la même que l'inférence statistique. Je retire quelques
SORTIR DE LA CAVERNE 27

poignées de haricots d'un sac contenant des haricots blancs et des haricots
noirs et à partir de cet échantillon je peux déterminer approximativement la
proportion de haricots blancs et noirs qui se trouvent dans ce sac. Pourquoi
ce type d'inférence est-il valide? Parce que "à la longue" on retirera aussi
souvent un haricot blanc qu'un haricot noir (5.349). Il en va de même de
l'induction: "On ne peut pas dire que la généralité des inductions soient
vraies, mais seulement qu'à la longue elles approcheront de la vérité." On
ne peut donc pas dire non plus que "nous savons qu'une conclusion inducti­
ve est vraie", mais que "nous savons seulement qu'en acceptant les conclu­
sions inductives, à la longue, nos erreurs se contrebalanceront" (5.350).
Pourquoi toutes les inductions humaines ne sont-elles pas erronées? Parce
que le réel existe. "Puisque s'il existe quelque chose de réel, alors (étant
donné que cette réalité consiste dans l'accord ultime de tous les hommes et
étant donné que le raisonnement qui va des parties au tout est le seul genre
de raisonnement que les hommes possèdent), il suit nécessairement qu'une
succession suffisamment longue d'inférences des parties au tout conduira
les hommes à sa connaissance, de sorte que, dans ce cas, ils ne peuvent pas
se tromper en général d'une manière constante dans leurs inductions"
(5.351).
Qu'en découle-t-il pour l'homme? "Que la logique requiert, avant
tout, qu'aucun fait déterminé, rien qui puisse arriver à un homme ait plus
d'importance pour lui que n'importe quoi d'autre. Celui qui ne sacrifierait
pas son âme pour le salut du monde, serait illogique dans toutes ses inféren-
ces. Aussi le principe social est-il intrinsèquement enraciné dans la logique"
(5.354).
Ce sacrifice donne une dimension morale au fondement ultime de la
logique et par là même une raison morale de la validité de l'induction et de
la nouvelle conception du processus de la pensée. "La révélation de la pos­
sibilité de ce sacrifice total de soi pour l'homme et la croyance en son pou­
voir salvateur serviront à racheter la nature logique de l'homme. Car celui
qui reconnaît la nécessité logique de l'identification totale de ses propres in­
térêts avec ceux de la communauté et son existence potentielle en l'homme,
même s'il n'y est pas parvenu lui-même, percevra que seules les inférences
de cet homme en qui elle est effective, sont logiques et considérera que ses
propres inférences ne seront valides que dans la mesure où elles seront ac­
ceptées par cet homme. Mais s'il possède cette croyance, il s'identifie à cet
homme. Et cette perfection idéale de la connaissance dont nous avons vu
qu'elle constitue la réalité, doit par conséquent appartenir à une commu­
nauté dans laquelle cette identification sera totale" (5.356).
Chapitre deuxième
l'éclipse du soleil
(1870-1887)
1. Voyages et travaux professionels.

En 1868, Peirce sort de la Caverne conduit par Duns Scot sur le chemin que
Kant lui avait indiqué. De 1870 à 1887, Peirce va parcourir le monde à la re­
cherche du soleil dans ses reflets. Et ceci est plus qu'une figure de rhétori­
que, car, nommé Assistant à l'Observatoire de Harvard en 1869, Peirce est
chargé l'année suivante par le Service Géodésique des Etats-Unis d'aller en
Europe observer l'éclipse du soleil du 22 décembre 1870. Ce premier séjour
lui permet de parcourir la Grèce et l'Italie à la recherche d'un site propice
pour faire ses observations. Son choix se fixera pour finir sur Catane en Si­
cile. Mais, entretemps, comme l'a fait fort justement remarquer Max Fisch,
il découvre la Grèce antique à laquelle les fouilles archéologiques de Schlie-
mann redonnent vie en cette même année 1870 qui voit à Rome proclamer
l'infaillibilité pontificale. C'est à ce premier séjour que Peirce pensera
quand il donnera à sa maison de Milford le nom d'"Arisbe" et soutiendra sa
thèse du faillibilisme.
Peirce fera encore d'autres séjours en Europe pour le compte du Servi­
ce Géodésique en 1875-1876, 1877, 1880 et 1883. En 1875, il est le premier
délégué de l'Amérique à la Conférence Géodésique Internationale de Pa­
ris. Il y présente une communication sur ses travaux sur le pendule. Pen­
dant son séjour à Paris qui se prolongera jusqu'en juillet 1876, Peirce y cal­
cule la valeur de la pesanteur. En 1887, il représente à nouveau l'Amérique
à la Conférence Géodésique Internationale de Stuttgart où il fait un exposé
sur "l'influence de la flexibilité du trépied sur l'oscillation du pendule à ré­
version". Pendant tout le temps qu'il travaillera pour le Service Géodésique
il ne cessera de publier des notes, observations, études et communications
à des congrès aux Etats-Unis et ailleurs relatives à ses travaux profession­
nels: compte rendu de l'éclipse du soleil de 1870, calcul de la latitude, puis
de la longitude, expériences multiples sur le pendule, mesures de la pesan­
teur; il mettra au point des appareils d'observation et de mesure et propose­
ra des théories sur "la photométrie stellaire" (1872), sur la forme de la Voie
Lactée (Recherches photométriques, 1878) et sur un nouveau mètre étalon:
"le mètre spectre'' (1882).
Peirce était accompagné pendant ses deux premiers voyages en Europe
32 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

de sa femme Melusina Fay qui le quitta en 1875 pour rentrer aux Etats-Unis
et dont il vécut séparé jusqu'à son divorce et son remariage en 1883 avec
Juliette Anna Pourtalais, une jeune femme de nationalité française, qui
partit immédiatement avec lui pour l'Europe. Peirce la connaissait depuis
1878 au moins. Peut-être l'avait-il rencontrée à Paris ou à New-York, l'an­
née précédente. Juliette sera la compagne de la période de la résurrection
de la pensée cosmologique grecque, du soleil libéré.
Mais au sortir de la Caverne ce ne sont encore que les reflets du soleil
dans le miroir des mathématiques que Peirce va d'abord contempler: reflets
logiques du calcul des relations (1870), reflets méthodologiques de la théo­
rie de la science (1871-1879), reflets de la mathématique pure et de la logi­
que mathématique (1879-1885), auxquels l'enseignement de la logique à
l'Université Johns Hopkins (1879-1884) donne un éclat fascinant, bientôt
terni cependant par la découverte de la cosmologie grecque qui le rend au
soleil.
2. La naissance de la logique des relations et la nouvelle conception de la
proposition.

C'est un fait16 que Peirce s'est intéressé à la logique des relations avant de lire
De Morgan en 1866, même s'il n'en vit les implications épistémologiques
qu'après avoir écrit sa "Description d'une notation pour la logique des rela­
tions" en 1870 et les implications phénoménologiques qu'après avoir écrit son
étude "sur l'algèbre de la logique" en 1885.
Dans les Conférences Lowell de 1866, Peirce distingue deux sortes de re­
lations, les relations d'équiparence et les relations de disquiparence qu'il ap­
pellera dans l'article de 1867 "Sur une nouvelle liste de catégories" respecti­
vement relations de "concurrence" et relations d'"opposition". La première
est celle des relats dont la référence à un fondement est une qualité interne ou
"préscindable" et la seconde celle des relats dont la référence à un fondement
est une qualité relative ou "non préscindable" (1.558). Les propositions mo-
nadiques appartiennent à la première catégorie, les propositions dyadiques à
la seconde. Par proposition dyadique, Peirce entend des propositions comme
"Tout homme aime ceux qui l'aiment" où "tout homme" est le sujet, "aime"
le prédicat et "ceux qui l'aiment" l'objet. Une propositon de disquiparence
possède donc trois termes au lieu de deux. Peirce examine de même des pro­
positions comportant des expressions comme "plus léger que", "plus lourd
que", "moins que", "plus que", "tué", "est tué par". Il faut donc distinguer
dans les propositions de disquiparence des propositions actives et des propo­
sitions passives.
Peirce dira plus tard en 1895 qu'il a commis une erreur en 1867 en "iden­
tifiant les relations constituées par des caractères non-relatifs avec les rela­
tions d'équiparence, c'est-à-dire avec les relations nécessairement récipro­
ques et les relations dynamiques avec les relations de disquiparence ou rela­
tions qui peuvent n'être pas réciproques" (1.567). Dans son article de 1870,
il semble encore maintenir la même distinction. "Le caractère qui est signifié
par une relation de concurrence est un caractère absolu, celui qui est signifié
par une relation d'opposition est un caractère relatif, autrement dit un carac­
tère qui ne peut être préscindé de la référence à un corrélat" (3.136). Mais
dans cet article la proposition n'est plus décrite comme étant formée d'un su-
34 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

jet, d'une copule et d'un prédicat, mais comme étant une relation transitive
d'inclusion:
"Si
et
alors
Le syllogisme dépend donc "du caractère transitif de ces relations".
C'est en effet grâce au caractère transitif de ces relations que
"de
et
on peut inférer
c'est-à-dire que de ce que tout Français est un homme et que tout homme
est un animal, on peut inférer que tout Français est un animal" (3.66).
Les termes absolus ont cédé la place aux relations. Peirce le dit expres­
sément au début de son article quand il propose de développer la notation
de Boole qui ne l'avait appliquée lui-même qu'à "la logique des termes ab­
solus", à la logique des "termes relatifs" de De Morgan (3.45).
3. La théorie de la recherche.

Peirce tire une première conséquence de la nouvelle conception de la pen­


sée que lui impose la logique des relations dans le compte rendu des oeu­
vres de Berkeley de 1871 et dans ses articles sur la théorie de la science de
1877-1878. Elle apparaît dans le contexte de ses recherches sur la nature de
la méthode scientifique. Elle a probablement fait l'objet de discussions au
cours des réunions, qui se tenaient tantôt chez James tantôt chez Peirce, de
ce que Peirce appela par dérision le "Club Métaphysique" 17 de Cambridge,
et dont l'existence fut éphémère. C'est entre 1870 et 1874 que ces réunions
eurent lieu et probablement à la fin de 1872 ou au début de 1873 qu'on y
discuta de ce qui devait devenir le pragmatisme. La théorie de la recherche
ou de l'enquête scientifique y a, en tout cas, certainement pris naissance, ne
fût-ce que par l'influence qu'exercèrent sur Peirce, directement ou indirec­
tement comme catalyseurs de ses propres idées, Chauncey Wright et Nicho­
las St. John Green.
Chauncey Wright se refusait à appliquer sa conception de la science à
autre chose qu'à la science même dont il défendait avec mordant contre Ja­
mes et Peirce la "neutralité". Mais il n'est pas difficile de voir ce qu'un phi­
losophe pouvait tirer et ce que Peirce tira effectivement de cette notion en
l'appliquant à la nature des idées en général. "La méthode objective, disait
Wright, est une vérification par épreuves sensorielles (sensuous tests),
épreuves d'expérience sensible — une déduction de la théorie aux consé­
quences dont nous pouvons avoir des expériences sensibles si elles sont
vraies". 18 "Les idées sur lesquelles se fondent la mécanique mathématique
et le calcul, les idées morphologiques de l'histoire naturelle et les théories
de la chimie sont des idées opératoires (working ideas): elles inventent, el­
les ne font pas simplement que résumer la vérité." 19
C'est Nicholas St. John Green qui attira le premier l'attention des
membres du Club sur la théorie de la croyance de Bain dont Peirce dira que
"le pragmatisme n'est guère qu'un corollaire" (5.12). "La croyance, écrit
Bain, est une disposition primitive à reproduire une suite d'actions dont on
a fait l'expérience une fois et à s'attendre au résultat auquel elle conduit." 20
Un autre sujet de discussion était la théorie développée par Darwin
36 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

dans L'Origine des espèces. Alors que James adopte le darwinisme parce
que ce dernier autorise à penser, àl'rencontredu lamarckisme, que l'hom­
me est indépendant, en partie du moins, de son hérédité, Peirce est plus
réticent. Il n'accepte pas la théorie de Darwin seule: il la complète des vues
de Lamarck et de la conception "cataclysmique" de l'évolution. Il ne l'ac­
cepte pas comme telle: c'est à titre d'élément de sa logique de la probabilité
qu'il la reçoit. Peirce fut en effet le premier à faire ressortir l'importance de
l'idée de hasard dans la théorie darwinienne et à l'étendre à la conception
statistique de la loi, ce que n'avait pas fait Darwin (5.364)21.
Les articles qui parurent dans The Popular Science Monthly en 1877 et
1878 sous le titre de "Illustrations de la logique de la science" développent
donc des idées discutées au cours de réunions du Club Métaphysique. Ils
sont comme ceux de 1868 anticartésiens. Dans le premier, Peirce dénonce
expressément la prétention de ceux qui veulent commencer par le doute
universel, fût-il méthodologique, et dans le second, il se demande comment
rendre nos idées claires, ces idées dont la clarté paraissait évidente à Des­
cartes. Ces deux articles parurent en français en 1878 et 1879 dans la Revue
philosophique.22 Le second, Peirce l'avait écrit directement en français sur
le bateau qui le ramenait pour la troisième fois en Europe. C'est dans ce se­
cond article que Peirce expose pour la première fois la conception pragma­
tiste de la connaissance. Ils sont en fait une introduction à l'étude du pro­
blème de l'induction qui fait l'objet principal de cette série d'articles.
Le premier article s'intitule "Comment se fixe la croyance". L'homme
a une propension naturelle à croire. C'est une habitude qui détermine nos
actions (5.371) et qui constitue le principe directeur de l'inférence (5.367).
Le doute vient cependant parfois troubler  "état de calme et de satisfac­
tion" de la croyance (5.372). Alors "l'irritation produite par le doute nous
pousse à faire des efforts pour atteindre l'état de croyance" (5.374). Cette
lutte pour retrouver l'état de croyance, Peirce l'appelle "enquête". C'est
une recherche. Elle "commence avec le doute et finit avec lui" (5.375).
Mais ce doute ne peut pas être celui de Descartes. "Quelques philosophes
ont imaginé que, pour entamer une recherche,23 il suffit de formuler une
question ou de la coucher par écrit. Ils ont même recommandé de commen­
cer l'étude en mettant tout en question. Mais le seul fait de donner à une
proposition la forme interrogative n'excite pas l'esprit à la lutte pour la
croyance. Il doit y avoir doute réel et vivant; sans quoi toute discussion est
oiseuse" (5.376). Dans son deuxième article de 1868, Peirce soulevait déjà
le problème du doute universel. "Nous ne pouvons pas commencer par le
L'ECLIPSE DU SOLEIL 37

doute complet. Nous devons commencer avec tous les préjugés que nous
avons réellement quand nous abordons l'étude de la philosophie. Ces pré­
jugés, on ne les supprimera pas au moyen d'une maxime, car ce sont des
choses qu'il ne nous vient pas à l'esprit qu'on puisse les mettre en question.
Par suite, ce scepticisme initial sera purement illusoire; il ne sera pas un
doute réel; et tous ceux qui suivent la méthode cartésienne ne seront satis­
faits que lorsqu'ils auront formellement retrouvé toutes ces croyances qu'ils
ont abandonnées pour la forme (...). Une personne peut, il est vrai, au
cours de ses études, trouver des raisons de douter de ce qu'elle a commencé
par croire; mais, dans ce cas elle doute parce qu'elle a une raison positive
de douter et non parce qu'elle applique la maxime de Descartes. Ne préten­
dons pas douter en philosophie de ce dont nous ne doutons pas dans nos
coeurs" (5.265).
Pour chasser l'irritation du doute et parvenir à la croyance, les métho­
des ne manquent pas. Peirce en dénombre quatre: la méthode de ténacité,
la méthode d'autorité, la méthode a priori et la méthode scientifique. La
première consiste à vouloir croire pour obtenir la paix d'esprit que procure
la croyance. Cette méthode ne pourra pas "s'appliquer constamment dans
la pratique", car "elle a contre elle les instincts sociaux" (5.377). La secon­
de substitue "la volonté de l'Etat à celle de l'individu" (5.378). Elle est fort
efficace. Mais comme l'organisation sociale ne peut régler dans les plus pe­
tits détails les opinions de tous sur tous les sujets, "il faut abandonner l'es­
prit humain à l'action des causes naturelles. Cette imperfection du système
ne sera pas une cause de faiblesse aussi longtemps que les opinions ne reagiront
pas les unes sur les autres", mais quand elles réagiront, ceux qui ont
"une sorte d'instinct social plus large" constateront que "les hommes en
d'autres pays et d'autres temps ont professé des doctrines fort différentes
de celles auxquelles on les a habitués à croire". Et ceci fera "naître des dou­
tes dans leur esprit" (5.381). La troisième méthode ne se contente pas de
renforcer la tendance à croire, elle détermine aussi quelles propositions il
faut croire: celles qui sont "agréables à la raison". "Platon, par exemple,
trouve agréable à la raison que les distances entre les sphères célestes soient
proportionnelles aux longueurs des cordes qui produisent les harmonies
musicales" (5.382). Mais cette méthode fait de la recherche "quelque chose
de semblable au goût développé". Aussi de cette méthode a priori "som­
mes-nous amenés nécessairement à la véritable induction" qui est la métho­
de scientifique de l'enquête (5.383).
Les trois méthodes que Peirce rejette ne sont pas citées au hasard: la
38 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

première est de l'ordre du sentiment, la seconde de l'ordre des faits, la troi­


sième de l'ordre de la raison. Mais cette raison tient à la fois du sentiment:
c'est un "goût développé" et du fait: "elle détermine les propositions qu'il
faut croire" sans qu'il y ait enquête proprement dite. Elle n'est donc pas la
vraie raison qui est le principe directeur de l'inférence ou de l'induction.
Elle est la raison de la philosophie de l'intuition a priori et non de la philo­
sophie scientifique.
Le postulat fondamental de la méthode scientifique de penser est celui-
là même qui est à la base de la conception peircienne de la réalité: "Il existe
des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que
nous pouvons en avoir. Ces réalités affectent nos sens suivant certaines lois,
et bien que nos sensations soient aussi variées que nos relations avec les
choses, en nous appuyant sur les lois de la perception nous pouvons
connaître avec certitude, en nous aidant du raisonnement, comment les
choses sont réellement; et tous les hommes, pourvu qu'ils aient une expé­
rience suffisante et qu'ils raisonnent suffisamment sur ces données seront
conduits à une seule conclusion vraie" (5.384)24.
N'y a-t-il pas là cercle vicieux, puisqu'on parvient à cette conception de
la réalité par la méthode scientifique d'enquête et que la méthode scientifi­
que a pour base cette même conception de la réalité? Peirce répond:
" 1 . Si l'investigation (l'enquête) ne peut être considérée comme prou­
vant qu'il existe des choses réelles, du moins elle ne conduit pas à une con­
clusion contraire; mais la méthode reste toujours en harmonie avec la
conception qui en forme la base. Sa pratique ne fait donc pas naître des
doutes sur cette méthode, comme cela arrive pour toutes les autres.
"2. Le sentiment d'où naissent toutes les méthodes de fixer la croyan­
ce est une sorte de mécontentement de ne pouvoir faire accorder deux pro­
positions. Mais alors on admet déjà vaguement qu'il existe un quelque cho­
se à quoi puisse être conforme une proposition. Par conséquent, nul ne
peut douter qu'il existe des réalités ou, si l'on en doutait, le doute ne serait
pas une cause de malaise. C'est donc là une hypothèse qu'admet toute intel­
ligence.
"3. Tout le monde emploie la méthode scientifique, dans un grand
nombre de circonstances, et l'on n'y renonce que lorsque l'on ne voit plus
comment l'appliquer.
"4. L'usage de la méthode ne m'a pas conduit à douter d'elle; au con­
traire, l'investigation (l'enquête) scientifique a obtenu les plus merveilleux
succès, quand il s'est agi de fixer les opinions.
L'ECLIPSE DU SOLEIL 39

"Voilà pourquoi, conclut Peirce, je ne doute ni de la méthode, ni de


l'hypothèse qu'elle présuppose. N'ayant aucun doute, et ne croyant pas
qu'une autre personne que je peux influencer en ait plus que moi, je crois
qu'en dire plus long sur ce sujet ne serait qu'un verbiage inutile. Si
quelqu'un a sur ce sujet un doute réel, qu'il examine." (5.385)
Le deuxième article anticartésien s'intitule "Comment rendre nos idées
claires". L'intuition ne peut pas nous faire reconnaître une idée "qui paraît
claire" d'une idée qui l'est "réellement" (5.391). La clarté d'une idée est un
simple sentiment de familiarité avec cette idée, un "sentiment subjectif de
possession qui peut être entièrement erroné" (5.389). Il faut donc trouver
une autre méthode plus sûre que la méthode a priori à laquelle Descartes
eut recours. "S'en rapportant, comme il le faisait, à l'observation intérieu­
re, même pour connaître les objets extérieurs, pourquoi aurait-il mis en
doute le témoignage de sa conscience sur ce qui se passait dans son esprit
lui-même?". Encore reconnut-il que la clarté n'était pas suffisante et que
les idées doivent en outre être distinctes, c'est-à-dire, dit Peirce, "qu'elles
doivent être soumises à l'épreuve de la critique dialectique, qu'elles doivent
non seulement sembler claires au premier abord, mais que la discussion ne
doit jamais pouvoir découvrir d'obscurités dans ce qui s'y rattache" (5.391).
Ce qui ne revenait, tout compte fait, qu'à reculer ou a déplacer le problè­
me.
Ce qui a été dit auparavant nous indique la voie dans laquelle chercher
cette nouvelle méthode. L'irritation du doute met la pensée en action et la
croyance y met un terme: "produire la croyance est donc la seule fonction
de la pensée" (5.394), la pensée étant conçue comme un processus "ayant
un commencement, un milieu et une fin" (5.395). La croyance a trois pro­
priétés: "d'abord elle est quelque chose dont nous avons connaissance; puis
elle apaise l'irritation causée par le doute; enfin elle implique l'établisse­
ment dans notre esprit d'une règle de conduite ou, pour parler plus briève­
ment, d'une habitude". Elle est la pensée sous ses trois formes de connais­
sance acquise première, de pensée au repos seconde, "bien que la pensée
soit essentiellement une action" et que "le résultat final de la pensée" n'ap­
partienne plus à la pensée (5.397), et de règle d'action ou habitude troisiè­
me (5.398).
La marque essentielle de la croyance est évidemment "l'établissement
d'une habitude" dont nous avons vu dans le compte rendu des oeuvres de
Berkeley qu'elle est une species intelligibilis "positivement indéterminée",
qui n'est en soi ni universelle ni singulière, mais "universelle dans l'esprit et
40 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

singulière hors de l'esprit" et qui "peut produire directement une concep­


tion" (8.18). La conception est donc le produit de l'action habituelle et il y
a autant de conceptions que de modes d'action. D'où la méthode proposée
par Peirce pour distinguer une conception d'une autre: "Considérer quels
sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet
de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception
complète de l'objet" (5.402). Par conséquent, si les modes d'action qui pro­
duisent des croyances ne diffèrent pas, on n'a pas réellement affaire à des
croyances différentes. Leurs distinctions sont donc imaginaires (5.398).
C'est par une méprise semblable qu'on prend "une simple différence gram­
maticale entre deux mots pour une différence entre les idées qu'ils expri­
ment" (5.399). C'est sous cette forme que Peirce avait présenté pour la pre­
mière fois la maxime du pragmatisme en 1871. "Est-ce que les choses ac­
complissent pratiquement la même fonction? Dans ce cas, signifions-les par
le même mot. Si non, distinguons-les. Si j'ai appris une formule en galima­
tias qui, d'une manière ou d'une autre, provoque un déclic dans ma mémoi­
re qui me permet à chaque fois d'agir comme si j'avais une idée générale,
quelle utilité peut-il y avoir à distinguer ce galimatias et cette formule d'une
idée? Pourquoi utiliser l'expression "une idée générale" en un sens qui sé­
pare des choses qui, dans tous les cas d'expérience vécue, sont les mêmes?"
(8.33)
Pour connaître la signification d'une idée "il faut donc simplement dé­
terminer quelles habitudes elle produit", car la signification d'une chose
"consiste simplement dans les habitudes qu'elle implique". Ce qu'est une
habitude dépend de ce qui la met en branle à un moment donné: la percep­
tion, et de la manière dont elle agit. "Le but de toute action est d'amener à
un résultat sensible," "Nous atteignons ainsi le tangible et le pratique com­
me base de toute différence de pensée si subtile qu'elle puisse être. Il n'y a
pas de nuance de signification assez fine pour ne pouvoir produire une dif­
férence dans la pratique" (5.400).
Peirce dit de sa maxime pragmatiste que nous avons citée plus haut
qu'elle est "la règle pour atteindre le troisième degré de clarté" (5.402).
Peirce ne conteste pas qu'il y ait un premier et un deuxième degré de clarté.
Prenons, par exemple, l'idée de réalité. Le premier degré de clarté étant la
familiarité que l'on a avec cette idée, aucune idée n'est plus familière que
celle de réalité (5.405). Au deuxième degré de clarté, on peut définir le réel
comme "ce dont les caractères ne dépendent pas de l'idée qu'on peut en
avoir". Mais aussi satisfaisante que cette définition puisse paraître, "ce se-
L'ECLIPSE DU SOLEIL 41

rait une grosse erreur de supposer qu'elle rend parfaitement claire l'idée de
réalité". Il suffit de lui appliquer la maxime pragmatiste pour s'en convain­
cre. Au troisième degré de clarté, "la réalité comme toutes les autres quali­
tés consiste dans les effets perceptibles particuliers produits par les choses
qui la possèdent". Le seul effet des choses réelles étant de produire la
croyance, "la question se ramène donc à savoir ce qui distingue la croyance
vraie ou croyance au réel, de la croyance fausse ou croyance à la fiction"
(5.406).
Les méthodes de ténacité et d'autorité peuvent régler la question pour
un temps, mais il vient un jour, nous l'avons vu, où le doute apparaît du fait
de la divergence des opinions. Descartes et les partisans de la méthode a
priori ont cru qu'il suffisait de convaincre par le recours à la controverse
pour résoudre la difficulté, autrement dit de "chercher quelle croyance était
mieux en harmonie avec leur système". C'était avoir une bien piètre
conception de la vérité (5.406). Ce n'est pas la méthode utilisée par les
hommes de science. Leurs procédés d'enquête peuvent varier, les résultats
qu'ils obtiennent peuvent être fort différents, mais à mesure que l'enquête
avance, "une force extérieure à eux-mêmes les entraîne vers une seule et
même conclusion (...). Cette grande loi est contenue dans la notion de vé­
rité et de réalité. L'opinion prédestinée à réunir finalement tous les cher­
cheurs est ce que nous appelons le vrai, et l'objet de cette opinion est le
réel" (5.407). Telle est la méthode pragmatiste grâce à laquelle on parvient
au troisième degré de clarté.
On pourrait objecter, dit Peirce, que le troisième degré de clarté
conduit à une idée de la réalité absolument contraire à celle que le deuxiè­
me degré nous avait autorisés à concevoir. En fait, celle-ci est abstraite et
celle-là concrète ou mieux "pragmatique". La réalité, certes, est indépen­
dante des pensées individuelles, mais non de la pensée en général (5.408).
Un individu peut se tromper, l'Etat peut imposer des croyances erronées
"par le feu et la roue" (8.16) et la race pourrait disparaître avant qu'on ne
prenne conscience de l'erreur contenue dans nos croyances, car, tant qu'on
ne les met pas en question, nos croyances sont vraies "et le dire est réelle­
ment une pure tautologie" (5.375). Mais "si, après l'extinction de notre
race, il en apparaissait une autre", tout aussi douée pour la recherche,
"l'opinion vraie serait précisément celle qu'elle atteindrait finalement", car,
bien que l'objet de l'opinion finale dépende de ce qu'est cette opinion, "ce­
pendant la nature de cette opinion ne dépend pas de ce que pense tel ou tel
homme" (5.408).
42 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

La vérité et la réalité sont l'aboutissement d'une entreprise commune,


comme Peirce le disait déjà en 1868, et plus particulièrement de la commu­
nauté des savants oeuvrant tous à la même enquête dont les résultats par­
tiels peuvent contenir des erreurs — et cet élément d'erreur fait partie inté­
grante de la recherche même de la vérité, puisqu'elle est l'oeuvre de l'hom­
me (5.317) — mais cela n'affecte en rien la réalité du réel qui dépend de ce
fait réel que l'enquête "poursuivie assez longtemps finira par conduire à y
croire" (5.408).
On s'est demandé s'il n'y avait pas quelque paradoxe à soutenir que
"rien ne peut rester à jamais inconnaissable, en se fondant sur un fait à ja­
mais inconnaissable, à savoir la poursuite indéfinie de l'enquête" 25 . Nous ne
le pensons pas pour deux raisons. La première est que l'idée même d'incon­
naissable est contradictoire, comme nous l'avons vu, et la seconde est que
l'enquête ne se poursuit pas in abstracto dans un futur imaginaire, mais
dans un présent réel où il n'est jamais question de savoir ce que seraient les
choses si elles étaient différentes, car l'idée de possible n'est pas nécessaire­
ment liée au temps: le possible n'est pas un futur. Le problème de la nature
du possible se pose, mais à cette étape de sa pensée Peirce ne l'a pas encore
résolu. Il est vrai qu'il est encore à cet égard "nominaliste". Les articles
pragmatistes de 1877 et 1878 marqueraient même plutôt un recul par rap­
port aux articles de 1868. Peirce était alors un "nominaliste" à la Kant, il est
maintenant un "nominaliste" à la Hume. La théorie de l'enquête est une
version quasi-phénoméniste de la théorie de la connaissance par signes.
Elle n'est pas que cela, et ce n'est pas cela qu'il faut retenir de la conception
pragmatiste de la nature des idées que Peirce rattache d'ailleurs à Kant et
non à Hume (5.412), mais c'est un fait qu'il n'en soutient pas moins qu'"il
est impossible qu'il y ait dans nos intelligences une idée qui ait un autre ob­
jet que des conceptions de faits sensibles" et que "l'idée d'une chose quel­
conque est l'idée de ses effets sensibles", que "tout stimulant de l'action dé­
rive d'une perception" et que "le but de toute action est d'amener au résul­
tat sensible" (5.401)26. Ce n'est que lorsque Peirce reposera le problème de
la nature des premiers que toute trace de nominalisme disparaîtra, en
même temps qu'apparaîtra la solution du problème de la nature du possible
dans l'ultime révision de sa théorie des catégories que pour lors il semble
avoir abandonnée.
Pour l'instant, Peirce a d'autres préoccupations. Il ne suffit pas de dire
comment rendre nos idées claires, il faut encore dire comment faire pour
qu'elles soient claires, écrit Peirce dans la conclusion du texte anglais de
L'ECLIPSE DU SOLEIL 43

"Comment rendre nos idées claires". Il faut pour cela, dit-il, franchir "le
seuil de la logique scientifique" (5.410). Et c'est ce qu'il fait dans les autres
articles de la série consacrée à la logique de la science. Comme nous le di­
sions en commençant, ce qui est en question est la nature de l'induction ou
inference inductive qui est la forme logique que revêt ou doit revêtir tout
processus de pensée.
La question fondamentale est la nouvelle relation de la pensée et de la
nature que la théorie de l'enquête implique. Les lois de la pensée sont-elles
des lois de la nature? Quelle place le hasard occupe-t-il dans l'univers? La
continuité est-elle une catégorie de la pensée ou du monde? Peirce ne nous
donne pas ici une solution définitive à ces problèmes. Il est convaincu ce­
pendant que la solution existe et qu'il faut la chercher dans une nouvelle
théorie de la probabilité conçue comme "une quantité continue" (2.648).
C'est cette théorie qu'il expose dans la "Doctrine des chances" et qui sous-
tend tous les autres articles de la série: "La probabilité de l'induction",
"L'ordre de la nature", "Déduction, induction et hypothèse" et un autre ar­
ticle de 1883 "Une théorie de l'inférence probable".
Peirce entend élucider la notion de probabilité en lui appliquant la
maxime du pragmatisme. Il se demande "quelle différence réelle et sensible
il y a entre un degré de probabilité et un autre" (2.649). Et il répond que
"dans le fréquent emploi de deux modes différents d'inférence, l'un condui­
ra à la vérité plus souvent que l'autre. Il est évident que c'est la seule dif­
férence qu'il y a dans les faits. En possession de certaines prémisses, un
homme tire une certaine conclusion, et en ce qui concerne cette inférence la
seule question pratique possible est de savoir si cette conclusion est vraie ou
non, et entre l'existence et la non-existence, il n'a pas de moyen terme".
Nous avons vu, en effet, que "la distinction de la réalité et de la fiction dé­
pend de la supposition qu'une recherche suffisante fera qu'une opinion sera
universellement reçue et que toutes les autres seront rejetées". La probabi­
lité d'un mode d'argument est donc "la proportion de cas dans laquelle il
conduit à la vérité" (2.650) dans des conditions déterminées (2.651).
Etant donné que Peirce la rejettera plus tard, il est inutile d'examiner
plus longuement sa théorie de la probabilité et la théorie de l'induction
dont elle est inséparable. Il est cependant important pour notre propos de
donner la raison pour laquelle il l'abandonnera. Examinant en 1910 son ar­
ticle sur la "doctrine des chances" de 1878, Peirce lui reconnaît deux méri­
tes, celui d'insister sur la nature sociale de la logique (ce qu'il avait déjà fait
et même mieux en 1868) et celui d'avoir dit "que la probabilité ne renvoie
44 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

jamais immédiatement, à proprement parler, à un événement singulier,


mais exclusivement à l'apparition d'un genre donné d'événement dans des
occasions d'un genre donné. Mais, ajoute-t-il, quand j'en viens à définir la
probabilité, je dis constamment qu'elle est le quotient du nombre d'occur­
rences de l'événement divisé par le nombre d'occurrences de l'occasion. Or
ceci est manifestement erroné, car la probabilité renvoie au futur, et com­
ment puis-je dire combien de fois un dé sera jeté dans le futur? Il est certain
que je pourrais, immédiatement après avoir jeté le dé, mettre ce dé dans de
l'acide nitrique concentré et le dissoudre, mais cette suggestion ne fait que
mettre en lumière le caractère paradoxal de la définition. Il est évident en
effet que si la probabilité est le rapport des occurrences de l'événement
spécifique avec les occurrences d'une occasion donnée, c'est le rapport qu'il
y aurait à la longue et il n'a rien à voir avec la cessation supposée des occa­
sions. Ce temps à venir peut être sans fin et s'il est correct de parler d'un
"nombre" infini, cependant (l'infini divisé par l'infini) n'a certainement
en soi aucune valeur définie" (2.661). Cette théorie des probabilités ne rend
donc pas compte des possibles, de la catégorie première, dont nous avons
vu l'importance qu'il y aurait pour la théorie de l'enquête et donc de l'infé-
rence inductive à les expliquer autrement que par un recours au temps.
Cette reconnaissance de la réalité des possibles serait également néces­
saire pour trancher la question de l'ordre de la nature et de la place du ha­
sard et de la continuité dans l'univers. Dans l'article de 1878, intitulé "L'or­
dre de la nature", Peirce ne fait que poser le problème. Mais l'intérêt de cet
article est qu'il constitue la première approche peircienne d'une métaphysi­
que ou d'une "cosmologie" scientifique. Dans le dernier article de la série
de 1868, nous l'avons vu, Peirce semblait rejeter l'hypothèse de l'ordre de
la nature sans opter cependant pour un univers livré au hasard. Peirce justi­
fie ici sa position dans le cadre de sa théorie non-dualiste de l'enquête. Il
n'y a pas, d'un côté, le monde et, de l'autre, l'homme qui cherche à en dé­
couvrir la constitution. L'homme est un être vivant et, à ce titre, il fait par­
tie de l'univers. Il n'y a donc pas lieu d'étudier la nature des choses abstrai­
tement, indépendamment des êtres vivants, il faut au contraire "considérer
les caractères des choses comme étant relatifs aux perceptions et aux capa­
cités actives des êtres vivants", l'homme compris. Par conséquent, un mon­
de livré au hasard est "notre monde réel vu par un animal du point précis
où l'intelligence s'évanouit" et "l'intérêt que les uniformités de la nature
ont pour un animal est la mesure de la place qu'il occupe dans l'échelle de
l'intelligence" (6.406). La validité de l'induction ne dépend pas, comme le
L'ÉCLIPSÉ DU SOLEIL 45

croit Mill, de l'uniformité des lois de la nature, mais du fait que l'homme
choisit le caractère à étudier avant d'examiner un échantillon. "Si l'on n'a
pas d'abord choisi ce caractère, alors un échantillon dans lequel il sera pré­
valent ne pourra que suggérer qu'il peut être prévalent dans la classe entiè­
re", non pas qu'il l'est. L'induction est "l inference suivant laquelle un ca­
ractère antérieurement désigné a à peu prés la même fréquence d'occurrence
dans une classe entière qu'il a dans un échantillon pris au hasard en dehors
de cette classe" (6.409). Si l'uniformité de la nature était la seule garantie de
l'induction, "nous n'aurions pas le droit, fait remarquer Peirce, d'induire
quoi que ce soit concernant un caractère de la constance duquel nous ne
connaîtrions rien" (6.412). Le principe de causalité, suivant lequel il n'y a
pas d'effet sans cause, ne vaut pas plus que celui de l'uniformité de la natu­
re. Bien qu'il existe une cause pour chaque effet et qu'on puisse la décou­
vrir, "s'il n'y a rien pour nous guider vers la découverte" de cette cause,
"alors il n'y a aucune chance pour que cette découverte se fasse jamais"
(6.415). "Il semble donc incontestable que l'esprit de l'homme est forte­
ment adapté à la compréhension du monde; qu'à cet égard, tout au moins,
certaines conceptions hautement importantes surgissent naturellement dans
son esprit; et que, sans cette tendance, l'esprit n'aurait pas pu se dévelop­
per du tout" (6.417).
D'où vient cette tendance? se demande Peirce. Probablement, répond-
il, "de la sélection naturelle" dont on peut dire en terminant l'examen des
articles de 1878 que la nouvelle théorie de l'enquête est l'expression métho­
dologique et métaphysique la plus cohérente, sinon encore la plus parfaite.
Il faudra attendre pour cela que Peirce accorde au hasard dans sa métaphy­
sique et à l'abduction dans sa méthodologie la place qui leur revient en har­
monie avec la continuité du processus évolutif de la rationalisation de l'uni­
vers.
4. Mathématiques et logique symbolique.

Les articles de 1877-1878 constituent l'oeuvre philosophique la plus élabo­


rée de Peirce pendant cette période qui va de 1870 à 1887, encore faut-il fai­
re remarquer que ces articles développent des idées exposées et discutées
au cours de réunions du Club Métaphysique, au plus tard en 1873. Peirce
semble en fait pendant toutes ces années se désintéresser de la philosophie
et se consacrer presque exclusivement, en dehors de ses travaux profession­
nels, aux mathématiques et à la logique, surtout à partir de 1879 quand il
est nommé maître de conférences de logique à l'Université Johns Hopkins
à Baltimore.
Les mathématiques étaient chez les Peirce, rappelons-le, une affaire de
famille; le père de Peirce, Benjamin Peirce et son frère James Mills étaient
tous deux mathématiciens. L'attrait de Charles Peirce pour la chimie n'en
fut pas moins l'élément déterminant de sa nouvelle conception mathémati­
que de la logique, même si son point de départ en fut le calcul de Boole.
Peirce fut fort impressionné par l'utilisation que faisait James Joseph Syl­
vester qui enseignera également à Johns Hopkins, des diagrammes chimi­
ques pour représenter les raisonnements logiques27. Peirce en viendra lui-
même à en faire un usage systématique dont le couronnement en sera son
système des graphes existentiels.
Peirce ne sépare pas la réflexion mathématique de la logique symboli­
que qu'il élabore. On la trouve donc essentiellement, pour la période qui
nous concerne, dans ses écrits logiques et particulièrement dans sa "Des­
cription d'une notation pour la logique des relations" (3.45-149) de 1870 et
"Sur l'algèbre de la logique: Contribution à la philosophie de la notation"
(3.359-403) de 1885. Le problème que Peirce soulève est celui de la nature
des mathématiques: sont-elles déductives ou inductives? Il reviendra sur le
sujet plus tard. Sa manière de le traiter ici, pour ambiguë qu'elle soit, est,
de ce fait, révélatrice de la difficulté rencontrée à plusieurs reprises déjà au
cours de la présente période, qui provient de ce que Peirce adopte toujours
une position nominaliste en ce qui concerne la nature des premiers. On
s'est longtemps demandé, dit Peirce, comment il était possible que "les
mathématiques soient, d'un côté, de nature purement déductives et tirent
48 CHARLES S. PEIRCE. PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

leurs conclusions apodictiquement et que, de l'autre, elles présentent une


série apparemment infinie de découvertes surprenantes aussi riche que
n'importe quelle science d'observation". La raison en est que tout raisonne­
ment déductif comporte un "élément d'observation": "la déduction consiste
à construire une icône, un diagramme dont la relation des parties doit pré­
senter une analogie complète avec l'objet du raisonnement" et comporter
une expérimentation mentale de cette image dont le résultat peut révéler
des "relations inaperçues et cachées entre les parties" (3.363). Les mathé­
matiques seraient-elles inductives?
Comme Peirce assimile encore les icônes à des particuliers et non à des
possibles, il lui faut faire un détour pour s'en convaincre lui-même. Les
mathématiques sont apparemment inductives. Le géomètre trace des figu­
res; on assume en algèbre qu'une lettre représente une "quantité donnée".
Mais, dit Peirce, "bien que le mathématicien suppose un cas particulier, son
hypothèse est cependant parfaitement générale parce qu'il ne considère
dans le cas particulier que les caractères qui appartiennent à tous les cas"
(3.92). Reprenant la distinction scolastique entre Individuum signatum (tel
homme: Jules César) et individuum vagum (n'importe quel homme), et
précisant que "si nous appelons une pensée à propos d'une chose dans la
mesure où elle est dénotée par un terme, une seconde intention, nous pou­
vons dire qu'un terme comme "n'importe quel homme individuel" est indi­
viduel par seconde intention", Peirce conclut: "Les lettres que le mathéma­
ticien utilise (que ce soit en algèbre ou en géométrie) sont individuelles par
seconde intention" et "toutes les lois logiques formelles relatives à des cas
individuels vaudront pour ces cas individuels de seconde intention, et l'on
pourra en même temps à tout moment substituer une proposition universel­
le à une proposition portant sur un cas individuel de ce type, car on ne peut
rien prédiquer d'un cas individuel de ce type qui ne puisse être prédiqué de
toute la classe" (3.94). La raison en apparaîtra plus clairement quand la pri-
méité accédera à la dignité de la réalité dont l'icône partagera la généralité
dans son rapport à un objet second.28
C'est dans ces mêmes articles que Peirce décrit la nouvelle logique que
l'utilisation de symboles mathématiques l'a amené à développer. Il faut
ajouter à ces articles, outre l'article "Sur une amélioration du calcul de la
logique de Boole" (3.1-19) de 1867, quatre études dont une inédite de 1880
"Sur une algèbre booléenne à une constante" (4.12-20), un article "Sur l'al­
gèbre de la logique" (3.154-251) qui date également de 1880, une brochure
de 1882 Brève description de l'algèbre des relations (3.306-322) et une note
L'ECLIPSE DU SOLEIL 49

dans les Etudes de logique par des membres de l'Université Johns Hopkins
de 1883 (3.328-358). Bien que les symboles proposés par Peirce ne soient
pas ceux que la logique a retenus, les travaux logiques de Peirce marquent,
comme nous le disions en commençant, une étape décisive dans l'histoire
de la logique. On peut, en étant maintenant plus explicite, répartir les ap­
ports de Peirce sous les quatre rubriques de la logique booléenne, de la lo­
gique des relations, de la logique prédicative ou logique des termes et de la
logique propositionnelle.
Logique booléenne. Nous avons déjà signalé à propos de la nouvelle
conception de la proposition l'une des améliorations apportées au calcul
booléen: l'introduction de la notion d'inclusion et du symbole ' pour
l'exprimer. Elle avait été précédée de la substitution de la disjonction alter­
native à la disjonction exclusive. Soit le signe de l'égalité avec une virgule
en dessous pour exprimer l'identité numérique (=) (3.2); soit a +, b pour
dénoter tous les individus contenus sous a et b ensemble. "Cette opération
différera de l'addition arithmétique à deux points de vue: premièrement,
elle renvoie à l'identité et non à l'égalité, et deuxièmement ce qui est com­
mun à a et b n'est pas pris deux fois en compte, comme il le serait en
arithmétique." Cette opération que Peirce appelle "addition logique" est "à
la fois commutative et associative":
"a +,b =b +,a

et (a +, b) +,  =a +, (b +, )" (3.3) 29
Du texte inédit de 1880, il faut retenir deux innovations importantes.
La première: la substitution des propositions aux noms marque chez Peirce
le point de départ de la logique propositionnelle qui entraîne une nouvelle
définition du signe de l'inclusion que l'on peut lire dans l'article paru
la même année: "Le symbole est la copule et signifie premièrement
que tout état de choses dans lequel une proposition de la classe P. est vraie
est un état de choses dans lequel les propositions correspondantes de la
classe C. sont vraies". Ce que Peirce écrit:

("P. dénote n'importe quelle prémisse de la classe des prémisses et C. la


conclusion") (3.165). Peirce passe ainsi de l'inclusion à l'implication. La
deuxième innovation est la démonstration, quelque trente ans avant Shef-
fer, que toutes les opérations booléennes peuvent se ramener à la seule né­
gation de la disjonction alternative "ni — ni —", en faisant l'économie de tout
50 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

symbole opératoire: "Je commence par la description de la notation des


propositions conditionnelles ou "secondaires". Les différentes lettres signi­
fient les propositions. Toute proposition isolée est considérée comme affir­
mée. Ainsi
A
signifie qùe la proposition A est vrai. Deux propositions groupées par paire
sont considérées comme étant toutes deux niées. Ainsi,
AB
signifie que les propositions A et  sont toutes les deux fausses; et
AA
signifie que A est faux." A cela Peirce ajoute la remarque qu'il fait usage
"de virgules, deux points, points-virgules, points, parenthèses exactement
comme dans la notation chimique, pour séparer les paires qui sont elles-
mêmes groupées par paires" (4.13).
Logique des relations et des termes. Les textes essentiels sur la logique
des relations et des termes sont ceux de 1882, 1883 et 1885. Nous exami­
nons en même temps la logique des relations et des termes parce que Peirce
appliqua d'abord à la logique des relations la notion de quantificateur qu'il
introduisit dans la logique des termes et qu'il considère l'identité comme un
type de relation entre des objets plutôt qu'entre des termes.
La découverte de la théorie de la quantification fut l'oeuvre commune
de Peirce et de l'un de ses étudiants de Johns Hopkins, Oscar Mitchell.
"Toutes les tentatives faites pour introduire la distinction entre tout et quel­
que avaient échoué, écrit Peirce, jusqu'au jour où M. Mitchell montra com­
ment il fallait procéder. Sa méthode consiste en fait à diviser toute l'expres­
sion de la proposition en deux parties, une pure expression booléenne qui
renvoie à un individu et une partie quantifiante qui dit quel est cet individu.
Ainsi, si r signifie "Il est roi" et h "Il est heureux", la formule booléenne
(où le trait au-dessus d'une lettre indique que la proposition est niée)
( +h)
signifie que l'individu dont on parle ou bien n'est pas roi ou bien il est heu­
reux. Or, en appliquant la quantification, on peut écrire
Tout ( + h)
pour signifier que cela est vrai de tout indvidu dans l'univers (limité), ou
Quelque ( + h)
L'ECLIPSE DU SOLEIL 51

pour signifier qu'un individu existe qui ou bien n'est pas roi ou bien est heu­
reux. Ainsi
Quelque (rh)
signifie quelque roi est heureux, et
Tout (rh)
signifie que tout individu est à la fois roi et heureux". Et pour rendre la no­
tation "aussi iconique que possible", Peirce suggéra d'utiliser Σ pour "quel­
que" qui évoque une somme et  pour "tout" qui évoque un produit
(3.393).

Si a., signifie que i aime y et bij que i est le bienfaiteur de y', alors

signifiera que toute chose est à la fois amant et bienfaiteur de quelque chose
(3.394).
Cette notation, à l'exception de  et 2 , est celle que Peirce avait déjà
proposée pour la logique des relations qu'il enrichit par l'introduction des
quantificateurs. Peirce eut donc dès le point de départ une claire notion de
la relation où les termes en relation apparaissent comme indices: aij signifiant
qu'un individu i en aime un autre ; (3.219); avec ses classifications en
relation reflexive comme dans la relation où un individu i s'aime lui-même
(aii), converse où l'ordre des membres de la paire est inversée (3.330), dya-
dique (duelle) et polyadique (plurielle) (3.219), etc.; avec toutes ses opéra­
tions de combinaison: addition et multiplication "soumises à la loi de l'asso­
ciation" (3.334).
Pour exprimer l'identité, Peirce fait appel à un symbole de seconde in­
tention: 1. Il écrit donc 1 . Cette relation a des propriétés particulières. Si i
et y sont identiques, tout ce qui est vrai de i est vrai de y. Ce que l'on peut
écrire:

Une autre propriété est que si tout ce qui est vrai de i est vrai de y, alors i
et j sont identiques, que l'on pourra écrire:

Logique propositionnelle. Peirce et Frege découvrirent presque simultané­


ment la logique propositionnelle, mais l'antériorité de la découverte de Fre­
ge ne fait aucun doute puisque sa première version du calcul propositionnel
52 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

date de 1879. Les premiers exposés systématiques de Peirce sur "l'algèbre


de la logique" datent de 1880 et 1885. On y trouve la notion de valeur de
vérité, l'idée d'une logique à un foncteur unique, l'implication philonienne,
un système d'axiomes, et d'autres intuitions ou anticipations que Peirce ex­
plicitera plus tard, comme les idées d'implication formelle (1896), de table
de vérité (1902) et de ce qu'on appelle la fonction de Sheffer (1902).
Valeurs de vérité. Représentons les propositions par des quantités.
"Soit v et f deux valeurs constantes et v la valeur de la quantité représentant
une proposition si la proposition est vraie, et f sa valeur si elle est fausse, x
étant une proposition, le fait que x est ou vrai ou faux s'écrira:
(x - f) (v - x) = 0.
Par suite
(x - f) (v - y) = 0
signifiera que ou bien x est faux ou bien y est vrai" (3.366). Cette notation
s'applique parfaitement au syllogisme. "Soit les prémisses "Si x est vrai, y
est vrai" et "Si y est vrai, z est vrai". Cela s'écrira:
(x - f) (v - y) = 0
(y - f) (v - z) = 0.
Multiplions la première prémisse par (v - z) et la seconde par (x — f) et ad­
ditionnons. Nous obtenons
(x - f) (v - f) (v - z) = 0,
ou, en divisant par v — f, qui ne peut pas être 0
(x - f) (v - z) = 0;
et nous avons l'énoncé de la conclusion syllogistique: "Si x est vrai, z est
vrai". (3.367). Si l'on opère sur une seule variable, une seule opération suf­
fira, "car il n'y a que deux choses que l'on peut dire d'une proposition uni­
que: qu'elle est vraie et qu'elle est fausse,
x = v e t x = f." (3.369).
La fonction philonienne. Peirce a toujours insisté sur la nécessité de
réduire les opérations logiques à leur minimum en vertu du principe de par­
cimonie30. Dès 1867, comme il le rappelle lui-même en 1896, il a proposé
comme foncteur unique l'implication philonienne à laquelle il donne le nom
d'illation et que les logiciens modernes appellent avec Russell implication
matérielle. "J'ai maintenu depuis 1867 qu'il n'y a qu'une relation logique
première et fondamentale, la relation d'illation qu'exprime la conjonction
L'ECLIPSE DU SOLEIL 53

ergo. Une proposition n'est pour moi qu'une argumentation dépouillée du


caractère assertorique de sa prémisse et de sa conclusion. Ce qui fait que
toute proposition est au fond une proposition conditionnelle" (3.440). On a
vu comment en 1880 il passa de l'inclusion des termes à l'implication des
propositions. La définition qu'il en donne en 1885 est identique à celle de
Philon et à celle que vient de découvrir Frege. Soit la proposition hypothé­
tique ou conditionnelle

où A et  représentent des propositions simples, cette proposition hypothé­


tique "peut être infirmée par un seul état de choses, mais seulement par un
état de choses où A est vrai et  faux" (3.374).
Le système d'axiomes. Peirce construit alors un système d'axiomes
qu'il appelle icônes avec le seul foncteur de l'implication. Rappelons que
les systèmes de Frege et de Russell et Whitehead utilisent deux foncteurs:
l'implicateur et le négateur. La présence du foncteur de la négation confère
à ces systèmes une supériorité technique indéniable sur celui de Peirce,
bien que celui-ci ne l'ignore pas, puisqu'il l'introduit en 1880 et 1885 sous la
forme de la constante "faux". Les axiomes ou icônes sont, comme Peirce l'a
fort bien vu, et ce depuis 1867, des tautologies (3.41). Le système de Peirce
en comporte cinq.

Cet axiome "ne justifie pas par lui-même une transformation, une inférence.
Il justifie seulement que nous le maintenions parce que nous l'avons
maintenu" (3.376). Le logicien anglais A. N. Prior a montré en 1958 que cet
axiome était en fait superflu.

C'est la loi de commutation.

C'est la loi de la transitivité de l'implication ou principe du syllogisme


(3.379).
(4) Peirce n'exprime pas ce quatrième axiome d'une manière symbolique.
Il écrit: "Nous avons déjà vu que si a est vrai, nous pouvons écrire
quel que soit x. Supposons que b soit tel que nous pouvons écrire
quel que soit x. Alors b est faux. Nous avons ici une quatrième icône"
(3.381). Il aurait pu la formuler de la manière suivante:
54 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

Cet axiome est connu en logique sous le nom de loi de Peirce.


On remarquera que dans ce système la négation d'une proposition se
définit par le quatrième axiome, comme l'implication d'une proposition
quelconque et du faux:
5. La découverte de la cosmologie grecque.

C'est à l'enseignement de la logique à Johns Hopkins que Peirce doit en


partie d'avoir pu élaborer son système de logique symbolique, aiguillonné
par des étudiants aussi brillants que Oscar Mitchell et Christine Ladd. Ils
n'étaient pas les seuls à suivre les cours de logique de Peirce ou à écouter
ses conférences au Club Métaphysique de l'Université. Johns Hopkins
comptait alors parmi ses étudiants des hommes qui allaient bientôt illustrer
l'histoire de la pensée américaine: Josiah Royce et John Dewey en philoso­
phie. Thorstein Veblen en économie, Joseph Jastrow et Lester Ward en
psychologie. Deux autres étudiants moins connus vont jouer un rôle impor­
tant dans l'évolution de la pensée de Peirce: Alan Marquand et Benjamin
Eli Smith31. Ils vont contraindre Peirce à lire les philosophes grecs y com­
pris Aristote dont il ne connaissait que les écrits sur la logique et la méta­
physique. Et encore les avait-il lus trop tôt pour en tirer grand profit32.
L'histoire de la pensée de Peirce est une remontée aux sources: il passa de
l'empirisme anglais au Moyen Age qui lui enseigna la logique classique et
lui révéla par le truchement de Duns Scot la réalité des universaux; du
Moyen Age, il va maintenant se tourner vers l'Antiquité grecque et avec
d'autant plus d'avidité qu'il va y trouver la solution de tous ses problèmes
cosmologiques et, par surcroît, la réponse à des questions informulées
concernant la nature des catégories, des signes et de la science.
Peirce découvre d'abord la logique et la physique des Epicuriens en di­
rigeant un travail d'Alan Marquand sur la "logique des Epicuriens" qui
comportait la traduction d'un manuscrit de Philodème retrouvé à Hercula-
num, ayant pour sujet les signes et les inferences à partir des signes: Peri
sèmeiôn kai sèmeiôseôn33. A Philodème, Peirce empruntera son idée d'une
science des signes, la sémiotique et le nom de l'inference par signes: la sé-
miose (semiosis). Epicure et son clinamen lui montreront le chemin d'un
monde où le hasard est premier, ce que le darwinisme, dans l'interprétation
que lui donnait Peirce. confirmait.
L'influence de Benjamin E. Smith fut indirecte, mais prépondérante,
en ce sens qu'ayant quitté Johns Hopkins, Smith devint le directeur du Cen­
tury Dictionary et demanda à Peirce de se charger de tous les articles rela-
56 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

tifs à la logique et à la philosophie, aux mathématiques, à la mécanique et


à l'astronomie, aux poids et mesures et à l'idée d'université — toutes ques­
tions dont un étudiant attentif ne pouvait manquer de voir qu'elles intéres­
saient Peirce au premier chef. Travailleur consciencieux, Peirce commença
par inscrire au programme un cours de terminologie philosophique et par
lire Aristote dans l'édition de Berlin qui allait lui servir de texte de référen­
ce. Mais la Physique d'Aristote ne lui livra pas immédiatement tous ses se­
crets cosmologiques. Si Peirce y découvrit une autre conception du hasard
en 1884 peu de temps après avoir quitté Johns Hopkins, il n'y avait pas en­
core lu l'idée de continuité qu'il allait faire sienne plus tard34.
L'eût-il découverte plus tôt, s'il avait continué à enseigner ou bien la
connaissance de Cantor lui était-elle indispensable pour que ses yeux se
dessillent?
Quoi qu'il en soit, le 26 janvier 1884 annonce la fin de la période cos­
mopolite. Il est mis fin abruptement sans justification officielle au contrat
de Peirce. Il enseignait à Johns Hopkins depuis 1879. Une autre époque va
commencer dans la misère matérielle et la lumière de la pensée grecque.
Chapitre troisième
le soleil libéré
(1887-1914)
1. Arisbe

Peirce avait envisagé de s'installer à Baltimore. Au moment où il quitte


Johns Hopkins, le Service Géodésique pour lequel il continuera à travailler
jusqu'en 1891 cesse ses enquêtes sur le terrain, laissant Peirce libre de pour­
suivre ses travaux chez lui. Peirce se met alors à la recherche d'une demeu­
re permanente pour se consacrer à loisir à son oeuvre. Un petit héritage lui
permet en 1887 d'acheter et d'agrandir une maison campagnarde à Milford
en Pennsylvanie où il vivra avec sa femme jusqu'à sa mort. Il lui donne le
nom d'Arisbe en hommage à Homère et en souvenir de son voyage en
Grèce en 1870 où il avait revécu en pensée les exploits d'Asios d'Arisbe en
traversant le détroit des Dardanelles et en hommage aussi plus probable­
ment, dit Max Fisch, aux premiers philosophes de la Grèce qui, les pre­
miers, cherchèrent "l'Archè, le Principe, le Premier des choses". 35
Arisbe situe l'oeuvre de Peirce dans la ligne cosmologique des grands
philosophes de la Grèce que Peirce vient de découvrir et avec lesquels il va
vivre désormais: Thalès et Pythagore, Aristote et Platon, Epicure et Philo-
dème.
Peirce reprend, approfondit et systématise les conclusions de ses re­
cherches antérieures dans cette nouvelle perspective, mais il ne parviendra
pas à écrire la somme philosophique qu'il s'est donné pour tâche de produi­
re. Des besoins d'argent pressants le contraindront sans cesse à se livrer à
des besognes alimentaires: articles de commande pour revues ou dictionnai­
res, comptes rendus d'ouvrages philosophiques et scientifiques, qui le dis­
trairont de l'objet qu'il s'est assigné. Peirce envisage d'abord en 1890 de
résoudre l'énigme de l'univers ("La solution de l'énigme") et de dresser "un
édifice philosophique qui défiera les vicissitudes du temps" (1.1). Mais,
l'ouvrage à peine commencé, on lui demande une série d'articles pour le
Monist (1891-1893) qui, si elle met un terme à la réalisation de son projet,
lui donne néanmoins l'occasion de traiter de quelques problèmes cosmolo­
giques. Il tente en 1893 de publier sous le titre de Recherche d'une méthode,
les articles revus et corrigés de 1867-1868 et 1877-1878 que nous avons ana­
lysés. Ne trouvant pas d'éditeur, il lance une souscription pour un traité en
douze volumes intitulé Les principes de la philosophie. Ne trouvant pas de
60 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

souscripteurs, il transforme les volumes II et III en une Grande logique qui


n'a pas plus de succès. Et il n'achèvera pas sa Petite logique ou logique mi­
nutieuse dont il entreprendra la rédaction en 1902. C'est en définitive, hor­
mis quelques articles relatifs à la logique mathématique et à la religion,
dans des oeuvres de commande que Peirce finira par s'exprimer: Conféren­
ces Lowell de 1892-1893 sur l'histoire des sciences, Conférences de Cam­
bridge de 1898 sur "le raisonnement et la logique des choses", contributions
au Dictionnaire de philosophie et de psychologie de Baldwin en 1901 et
1902, conférences et articles suscités de 1903 à 1907 par la vogue du
pragmatisme. Peirce laissait donc à sa mort une masse de manuscrits dont
une partie seulement verra le jour de 1931 à 1935 et en 1958 dans les Collec­
ted Papers. Seuls quelques intimes comme William James et des correspon­
dants privilégiés comme Lady Welby purent apprécier pleinement de son
vivant l'ampleur, la profondeur et la grandeur de l'oeuvre de Peirce.
2. Le système.

Pour intéressante que puisse être pour le chercheur la reconstruction scru­


puleusement chronologique de la démarche de Peirce au cours de la présen­
te période, les circonstances de son élaboration n'en font pas le meilleur
moyen de la présenter avec clarté. Beaucoup d'inédits tiennent plus de l'ex­
périence de pensée que de l'exposé d'une pensée achevée et les redites sont
nombreuses. D'autre part, les occasions qui étaient données à Peirce de
s'exprimer étaient si rares que nombre de ses articles semblent lui avoir
servi de fourre-tout où il mettait tout ce qu'il voulait dire sans beaucoup
d'égards parfois pour le sujet traité. C'est pourquoi il nous a semblé préfé­
rable d'analyser l'oeuvre de Peirce dans la dernière partie de sa vie en sui­
vant les articulations de son propre système en respectant dans toute la me­
sure du possible, cependant, l'ordre chronologique de chacune de ses arti­
culations.
A la manière du XIXe siècle et de Comte en particulier, Peirce propo­
sa en 1902 et 1903 une classification des sciences dont voici les grandes li­
gnes. Il y a trois sortes de science: la science de découverte, la science d'ex­
posé de résultats (c'est celle dont s'occupèrent, dit Peirce, Humboldt, Comte
et Spencer) et la science pratique. La science de découverte comprend les
mathématiques, la philosophie et l'idioscopie ou science d'observation qui
se subdivise en sciences physiques et sciences humaines (1.181-189). La phi­
losophie comporte deux sous-classes: la philosophie nécessaire "qu'on
pourrait appeler épistémie puisque seule parmi les sciences elle réalise la
conception platonicienne et grecque en général de l'épistêmê" (1.279), et la
philosophie théorique qui se divise en chronothéorie et topothéorie, mais,
dit Peirce, "ce genre d'étude est encore dans sa première enfance" (1.278).
Il y a trois ordres de philosophie nécessaire: la phénoménologie qui est la
théorie des catégories, les sciences normatives: esthétique, éthique et logi­
que et la métaphysique: métaphysique générale ou ontologie, métaphysi­
que religieuse qui traite de Dieu, de la liberté et de l'immortalité et méta­
physique physique ou cosmologie qui "discute de la nature réelle du temps,
de l'espace, des lois de la nature, de la matière, etc." (1.192; cf. 1.190-192
et 1.280-282).
62 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMÎOTÏCIEN

Les sciences proprement philosophiques sont donc suivant leur ordre


de dépendance: la phénoménologie, les sciences normatives et la métaphy­
sique. C'est l'ordre que nous suivrons dans notre exposé. La phénoménolo­
gie n'est cependant pas première: elle repose sur la mathématique pure. La
mathématique pure, nous l'avons vu, n'est pas de nture inductive: elle est
déductive dans les deux sens où par sa méthode elle tire "des conclusions
nécessaires" et où par son objet elle étudie les "états hypothétiques des
choses" (4.238), sous la forme de "pures hypothèses" sans qu'elle requière
de savoir "ce que sont les faits réels" (3.560). C'est en cela qu'elle diffère de
la logique: elle est "purement hypothétique: elle ne produit que des propo­
sitions conditionnelles", alors que la logique est "catégorique dans toutes
ses assertions" (4.240). La mathématique ne dépend donc "en aucune facon
de la logique" (4.227) et en fait "toute la logique formelle n'est que la
mathématique appliquée à la logique" (4.228). Elle n'en dépend pas plus
que l'éthique (4.242) et la phénoménologie (8.242). De plus, la logique re­
pose sur la phénoménologie (8.297) et l'éthique (8.158). Et la métaphysi­
que s'appuie sur "la logique scientifique" (8.158): "La métaphysique
consiste dans les résultats de l'acceptation absolue des principes logiques
non simplement parce qu'ils sont valides suivant les règles, mais parce qu'ils
sont vrais de l'être". (1.487) D'où la hiérarchie peircienne des sciences phi­
losophiques dont le point de départ est la mathématique: la phénoménolo­
gie, l'éthique, la logique et la métaphysique.
On aura remarqué que Peirce affectionne particulièrement les néolo-
gismes. Ce n'est pas en réalité par goût, mais par souci de clarté et au nom
de ce qu'il appelle, nous l'avons dit, la morale ou  éthique terminologique
(2.219-226). Toutes les confusions viennent de ce que l'en prête aux mots
des sens qu'ils n'ont pas. Le remède est simple: à toute idée nouvelle doit
correspondre un mot nouveau. Et les usagers doivent employer ce mot dans
le sens que lui a donné son inventeur. S'ils en modifient le sens, ils ont
l'obligation morale d'employer un autre mot. Aussi Peirce substitua-t-il
"phanéroscopie" à phénoménologie, "pragmaticisme" à pragmatisme, et
forgea-t-il des mots nouveaux pour les idées nouvelles qu'il proposa et qui
furent nombreuses, dans la nouvelle science des signes en particulier, à la­
quelle il donna le nom de "sémiotique".
 La phénoménologie, 36

A peine Peirce a-t-ii dressé sa nouvelle liste des catégories en 1867 qu'il
l'abandonne parce qu'elle ne cadre plus avec sa nouvelle conception de la
logique que la logique des relations impose à son esprit. On pourrait s'éton­
ner de cet abandon, s'il est vrai Que 1a phénoménologie est indépendante de
la logique. Mais, outre le fait que Peirce n'exclut pas que la phénoménolo­
gie fasse appel à la logique déductive (8.297), la phénoménologie dépend
de la mathématique qui démontre qu'il est impossible de former un trois
authentique par simple modification de la paire (1.363) et que, par consé­
quent, la phénoménologie ne peut être que triadique ainsi que la logique
dont elle est le fondement, — ce qui n'était pas le cas de la logique d'Aris-
tote qui est dyadique.
Par ailleurs, la critique du cartésianisme interdit tout recours aux im­
pressions sensorielles, ce qui vidait la catégorie première de la qualité de
tout contenu, alors que sa tâche était d'unifier le divers des impressions sen­
sorielles. Et la nouvelle théorie de la connaissance qui en découle comman­
de que l'on donne un nouveau contenu à la secondéité qui n'est plus une
simple "relation" passive et à la tiercéité qui ne peut pas davantage être une
"représentation" statique.
Dès 1875, la nouvelle liste des catégories est prête, mais Peirce atten­
dra dix ans avant d'en apporter une justification logico-mathématique et de
lui donner un contenu cosmoiogique. Le texte de 1875 mérite d'être repro­
duit in extenso, ne fût-ce que pour permettre de le comparer à la liste de
1867. "Par le troisième, j'entends l'intermédiaire ou la connexion entre le
premier absolu et le dernier absolu. Le commencement est premier, la fin
seconde, le milieu troisième. La fin est seconde, le moyen troisième. Le fil
de la vie est un troisième; le destin qui le coupe, son second. Une bifurca­
tion est troisième, elle suppose trois chemins; une route droite considérée
simplement comme connexion entre deux lieux est seconde, mais dans la
mesure où elle implique le passage par des lieux intermédiaires, elle est
troisième. La position est première, la vitesse ou relation de deux positions
successives seconde, l'accélération ou relation de trois positions successives
troisième. Mais la vitesse dans la mesure où elle est continue implique aussi
64 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

un troisième. La continuité représente la tiercéité presque à la perfection.


Tous les processus s'y rattachent. La modération est une sorte de tiercéité.
Le degré positif d'un adjectif est premier, le superlatif second, le compara­
tif troisième. Tout langage exagéré: "suprême", "absolu", "incomparable",
"totalement", meuble les esprits qui pensent aux seconds et oublient les
troisièmes. L'action est seconde, mais la conduite troisième. La loi en tant
que force active est seconde, mais l'ordre et la législation sont troisièmes.
La sympathie, la chair et le sang, ce par quoi je sens les sentiments de mon
prochain, est troisième". (1.337) La position remplace la qualité; l'action,
la relation; la continuité, la représentation. On notera que dans "Comment
rendre nos idées claires" en 1878 n'oppose pas radicalement action et rela­
tion: "Quand je disais tout à l'heure, écrit-il, que la pensée est une action et
qu'elle consiste en une relation, bien qu'une personne accomplisse une ac­
tion et non une relation qui ne peut être que le résultat d'une action, cepen­
dant il n'y avait point là contradiction, mais seulement un certain vague
grammatical" (5.399).
Peirce expose pour la première fois sa nouvelle théorie des catégories
dans son article "Sur l'algèbre de la logique" de 1885 (3.359-363). Il la dé­
veloppe dès son installation à Arisbe dans un inédit: "La solution de
l'énigme" de 1890 (1.354-368, 373-375, 379-416). Il la présente dans le pre­
mier article de la même façon que sa première liste, dans le contexte d'une
théorie des signes. Peirce commence par distinguer la relation triadique qui
seule est authentique des autres relations qui sont "dégénérées" "comme on
dit que deux lignes sont un conique dégénéré" (1.359). La relation authen­
tique d'un signe, Peirce l'appelle ici une contremarque (token) (le terme
qu'il emploie le plus généralement est symbole). Elle est "une relation
conjointe avec la chose dénotée et l'esprit". Sa relation avec l'objet est le
résultat d'une "association mentale et dépend d'une habitude". Elle est
"toujours abstraite et générale" et "la plupart du temps conventionnelle ou
arbitraire". Toutes les formes du discours sont des relations troisièmes de
ce type (3.360).
Quand la relation triadique entre le signe, son objet et l'esprit est dé­
générée, alors des trois paires (signe-objet, signe-esprit, objet-signe), deux
au moins sont dans des relations dyadiques constituant la relation triadique.
Mais s'il y a "une relation dyadique directe du signe avec son objet indépen­
damment de l'esprit qui utilise le signe", alors cette relation est une authen­
tique relation seconde. "Tous les signes naturels et les symptômes physi­
ques sont de cette nature". Ce sont des indices dont "l'index pointé est le
LE SOLEIL LIBÉRÉ 65

type de la classe". "L'indice n'affirme rien: il dit seulement "Là!" Il saisit


nos yeux, pour ainsi dire, et les force à se diriger vers un objet particulier et
là il s'arrête. Les pronoms démonstratifs et relatifs sont des indices presque
purs parce qu'ils dénotent les choses sans les décrire; et aussi les lettres dans
un diagramme géométrique (...)" (3.361).
La relation monadique première est une "relation dyadique dégénérée
entre le signe et son objet", parce qu'elle "consiste en une simple ressem­
blance". C'est une icône. Un diagramme pris en lui-même indépendam­
ment de sa signification, un tableau contemplé au moment où l'on ne distin­
gue plus consciemment la chose réelle et sa représentation sont des exem­
ples d'icônes (3.362).
Les trois catégories phanéroscopiques ou phénoménologiques corres­
pondent donc aux troix types de relation décrits par la logique des relations:
"Le premier est ce dont l'être est simplement en soi, ne renvoie à rien et
n'implique rien. Le second est ce qui est ce qu'il est en vertu de quelque
chose par rapport à quoi il est second. Le troisième est ce qui est ce qu'il est
par les choses entre lesquelles il s'interpose et qu'il met en relation"
(1.356).
Peirce rattache expressément sa nouvelle liste à la logique des relations
dans l'article de 1885 quand à propos de l'indice il dit qu'il doit la concep­
tion de l'indice à "l'introduction des indices dans l'algèbre de la logique"
sous la forme que nous avons décrite où la relation exprimée par une con­
tremarque ou symbole, disons R, a la généralité de la tiercéité, mais ne
fournit aucune indication sur les termes en relation ou les sujets de la rela­
tion, c'est cette fonction que Mitchell impartit aux indices, disons i, j, dans
la relation Rij qui indiquent qu'ils sont ces termes ou sujets, mais n'en di­
sent rien (3.363). C'est pourquoi la secondéité est la catégorie de l'indivi­
duel.
Peirce lie de la même manière la tiercéité à la continuité, bien que
cette liaison n'aille pas de soi, comme le note avec juste raison Murray G.
Murphey qui cite le texte inédit où Peirce montre que cette assimilation est
une conséquence de la logique des relations. Peirce y explique qu'à rencon-
tre des grammairiens, il ne limite pas le sujet au seul sujet nominatif; est su­
jet, pour lui, "tout ce avec quoi l'assertion est en relation et dont la référen­
ce peut être enlevée du prédicat". "Ainsi, dans l'assertion" "Quelques roses
sont rouges", c'est-à-dire possèdent la couleur rouge (color redness), cette
couleur est un des sujets; mais, dit Peirce, je ne fais pas de la "possession"
un sujet, comme si l'assertion était "Quelques roses sont dans une relation
66 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

de possession par rapport à la rougéité", parce que cela n'enlèverait pas la


relation du prédicat, puisque les mots "sont dans" sont équivalents ici à
"sont sujets de", autrement dit sont en relation avec la relation de la rela­
tion de possession de la rougéité. Car être en relation avec X et être en re­
lation avec une relation avec X signifie la même chose. Si je devais donc
mettre la "relation" dans le sujet, je devrais pour être cohérent la mettre un
nombre infini de fois et encore cela serait-il insuffisant. C'est comme une li­
gne continue; peu importe ce qu'on en enlève, la ligne demeure. C'est
pourquoi je n'entends pas considérer que "A est B" signifie que "A est
identique à quelque chose qui est B". Je dis que "est en relation avec" et
"est identique à" sont des relations continues et je laisse ces relations dans
le prédicat," Murphey y voit la source des deux principaux principes du sy-
néchisme de Peice: les relations constituent des connexions continues entre
les corrélats et toute création de nouvelles relations est une détermination
de relations existantes37.
Une brève comparaison avec la théorie des catégories de 1867 permet­
tra d'apprécier le chemin parcouru. Les catégories de 1867 servaient toutes
une fonction médiatrice entre l'être et la substance; la médiation caractérise
la seule tiercéité en 1885 et encore ne s'agit-il plus de médiation entre l'être
et la substance. Le rôle imparti à la qualité en 1867 était d'unifier le divers
du sensible et la catégorie première était de ce fait la plus abstraite; c'est à
toutes les catégories qu'il incombe d'unifier les phénomènes ou phanerons
dans la nouvelle théorie et par "phénomènes" il ne faut pas entendre les
seules impressions sensorielles; c'est pourquoi Peirce préfère utiliser le mot
"phaneron" qui est tout "ce qui est devant l'esprit ou la conscience tel qu'il
apparaît" (8.303) et qui entre dans l'une ou l'autre des trois catégories de la
phanéroscopie ou phénoménologie: la priméité qui est la catégorie de la
qualité et du sentiment, la secondéité qui est la catégorie de l'individuel, de
Phaeccéité et, par conséquent, de l'existence qui se pose en s'opposant, de
l'action et de la réaction, de l'effort et de la résistance, la tiercéité qui est la
catégorie de la médiation, de la pensée. Dans la théorie de 1867, on passait
de la qualité à la relation et de la relation à la représentation: le symbole
était expressément défini comme un signe général; dans la nouvelle théorie
les catégories délimitent des champs hétérogènes et leur hiérarchie obéit à
un principe ascendant: la tiercéité parce qu'elle est une relation triadique
présuppose un second et un premier, la secondéité parce qu'elle est une re­
lation dyadique présuppose un premier et la priméité parce qu'elle est une
relation monadique ne présuppose réflexivement qu'elle-même.
LE SOLEIL LIBÉRÉ 67

Tout cela apparaît à l'évidence dans la première description des caté­


gories de 1890 (1.356-362). La différence de statut de la priméité est en par­
ticulier éclatante: "L'idée de  absolument premier doit être entièrement
séparée de quelque chose d'autre ou de la référence à quelque chose d'au­
tre; car ce qui implique un second est lui-même un second. Le premier doit
être présent et immédiat (...). Il est aussi quelque chose de vivant et de
conscient; ce n'est qu'à cette condition qu'il évite d'être l'objet d'une sensa­
tion. Il précède toute synthèse et toute différenciation; il n'a ni unité ni par­
ties. Il ne peut être pensé d'une manière articulée: affirmez-le et il a déjà
perdu son innocence caractéristique, car l'affirmation implique toujours la
négation de quelque chose d'autre" (1.357).
Ce sont ces catégories que nous allons retrouver et examiner mainte­
nant dans les autres sciences philosophiques aux deux autres niveaux caté­
goriels. Alors que "la phénoménologie traite des qualités universelles des
phénomènes dans leur caractère phénoménal immédiat, en eux-mêmes
comme phénomènes", "dans leur priméité" (5.122), les sciences normatives
traitent "des lois de la relation des phénomènes par rapport à des fins",
"dans leur secondéité" (5.123) et la métaphysique "traite des phénomènes
dans leur tiercéité" (5.124).
4. Les sciences normatives.

Sciences des fins, les sciences normatives se distinguent par la nature phé­
noménologique ou phanéroscopique de leur relation avec les fins: senti­
ment pour l'esthétique première; action pour l'éthique seconde; pensée
pour la logique troisième (1.574).
Esthétique et éthique. Peirce est un logicien. Il ne s'intéressa à l'esthé­
tique que fort tard et fort peu et uniquement contraint par la logique de son
système. Il ne semble pas que les Lettres sur l'esthétique de Schiller qu'il lut
quand il avait seize ans l'aient beaucoup marqué à cet égard. Il aura en ef­
fect quelque peine à admettre que l'esthétique puisse être une science nor­
mative. Car ce qui fait justement que la logique et l'éthique sont normatives
est "que rien ne peut être logiquement vrai ou moralement bon sans qu'on
le veuille"38, alors qu'"une chose peut être belle ou laide qu'on le veuille ou
non". "Il semblerait donc que l'esthétique n'est pas plus essentiellement
une science normative que n'importe quelle science nomologique" (1.575).
Même quand il aura inclus l'esthétique dans les sciences normatives en
1902, Peirce continuera à considérer avec scepticisme l'esthétique du
"goût" que les Allemands ont contribué à répandre, car, écrit-il en 1906,
"la théorie est la même qu'il soit question de se former le goût pour les bon­
nets ou de préférer l'électrocution à la décapitation ou de choisir d'élever sa
famille en pratiquant l'agriculture plutôt que le brigandage" (1.574).
Peirce vint à la morale plus tôt. Du moins lut-il l'Ethique à Nicomaque
et la Politique d'Aristote en 1883 quand il eut la responsabilité des articles
se rapportant à la morale pour le Century Dictionary. C'est vers cette épo­
que, dit-il, qu'il commença à être impressionné par l'importance de la théo­
rie morale. Il ne prit cependant la théorie morale véritablement au sérieux
que lorsqu'il fut en possession de la clef phénoménologique de son système
en 1896. Jusqu'en 1883, en tout cas, il douta que la morale "pût être autre
chose qu'une science pratique" (1.298). Or Peirce ne s'est pas plus intéressé
à la morale pratique qu'à l'esthétique. Il se contentait dans ce domaine
d'écouter la voix de sa conscience et de suivre les usages, — sage conduite
que les traités de morale qu'il avait lus de Jouffroy, de Kant et des militaris­
tes ne semblaient pas mettre en question. Peirce se déclare d'ailleurs
70 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

''conservateur" en morale. "Le système des règles en usage actuellement


concernant la morale sexuelle, écrit-il en 1898, "est une induction instincti­
ve ou sentimentale qui résume l'expérience de toute notre race. Qu'il soit
abstraitement et absolument infaillible, nous ne le prétendons pas; mais
qu'il soit pratiquement infaillible pour l'individu — qui est le seul sens clair
que puisse avoir le mot "infaillibilité" — en ce sens qu'il doit lui obéir et
non obéir à sa raison individuelle, cela nous le soutenons" (1.633). "Etre un
homme moral, c'est obéir aux maximes traditionnelles de sa communauté
sans hésitation ni discussion." Il n'est donc pas nécessaire de "raisonner
pour s'apercevoir que la moralité est conservatisme" (1.666). Et cela expli­
que que l'on chercherait en vain dans toute l'oeuvre de Peirce une prise de
position à l'égard des événements dont l'Amérique fut le théâtre, à peine
une allusion à la guerre de Sécession39. Peirce est avant tout un logicien et
un théoricien.
La raison fondamentale de la subordination de la morale à la logique
se tire de la nouvelle théorie peircienne de la connaissance. Si le point de
départ de la philosophie n'est plus la sensation, ni le doute méthodologi­
que, étant exclu de toute manière qu'on puisse fonder quoi que ce soit sur
le scepticisme, la philosophie ne peut reposer que sur la croyance. C'est en
ce sens qu'il faut comprendre la maxime du pragmatisme de 1878. Peirce y
insiste en 1903: "Le pragmatisme est le principe que tout jugement théori­
que qui peut s'exprimer dans une phrase au mode indicatif est une forme de
pensée confuse dont la seule signification, si elle en a une, réside dans sa
tendance à renforcer une maxime pratique correspondante qui peut s'expri­
mer en une phrase conditionnelle dont l'apodosis est au mode impératif"
(5.18). En conséquence, "si, comme le pragmatisme nous renseigne, ce que
nous pensons doit être interprété en fonction de ce que nous sommes prêts
à faire, alors il est certain que la logique, ou doctrine de ce que nous devons
penser, doit être une application de la doctrine de ce que nous choisissons
délibérément de faire, qui est l'éthique" (5.35).
Quel est alors l'objet de l'éthique? Science normative, l'éthique est
science des fins et plus précisément " des fins de l'action que nous sommes
délibérément prêts à adopter". Analysées en termes phénoménologiques,
les fins proposées par les moralistes sont de trois sortes: "la fin purement
subjective, un sentiment de plaisir" des hédonistes; "la fin purement objec­
tive et matérielle, la multiplication de la race" de ceux qui, comme Karl
Pearson, considèrent comme bien ultime la stabilité sociale, et "la fin qui a
le même genre d'être qu'a une loi de la nature, et qui fait qu'elle consiste à
LE SOLEIL LIBÉRÉ 71

rationaliser l'univers" (1.590) qui est la fin des Stoiciens, de Kant et de Peir­
ce lui-même (5.3).
Quelle fin choisir en définitive? Pas la première en tout cas, car l'hom­
me moral est celui "qui contrôle ses passions et les conforme aux fins qu'il
est délibérément prêt à adopter comme fins ultimes. S'il était dans la nature
de l'homme d'être parfaitement satisfait quand il fait de son confort person­
nel sa fin ultime, il ne serait pas plus à blâmer s'il agissait ainsi qu'on ne
blâme un pourceau de se conduire de la même manière" (5.130). La
deuxième fin est conforme à la nature sociale de l'homme. Mais, dans l'es­
prit de Karl Pearson, la société dont il s'agit est la société anglaise. "Je veux
bien accorder, dit Peirce, que l'Angleterre a été pendant deux ou trois siè­
cles, un facteur fort précieux du développement humain", mais demander
que l'homme ait pour fin ultime la "société britannique" ou "la société en
général" (le genre de société importe peu) ou la "perpétuation de la race",
c'est demander beaucoup trop (8.141). D'autant plus, ajoute Peirce — et
c'est une remarque qui revient souvent sous sa plume, mais nulle part avec
cette note de mépris pour l'humanité — que "l'espèce humaine disparaîtra
un jour — et quand ce jour viendra l'univers en sera sans aucun doute bien
débarrassé" (8.141). Car l'homme n'est qu'un épiphénomène dans l'évolu­
tion de l'univers. C'est pourquoi la fin ultime, "le bien ultime réside dans le
processus évolutif", non dans "des réactions individuelles séparées", fus­
sent-elles rationnelles, mais dans la raison qui transcende à l'intérieur
même de l'évolution ses expressions individuelles "en quelque chose de gé­
néral ou de continu". La fin ultime est bien la raison, mais "la Raison gou­
vernant réellement les événements": "L'être même du Général, de la Rai­
son consiste à gouverner les événements individuels. C'est pourquoi l'es­
sence de la Raison est telle que son être n'a jamais pu être complètement
réalisé" (1.615). C'est l'aspect moral du synéchisme qui "se fonde sur la no­
tion que la coalescence, le devenir continu, le devenir gouverné par des
lois, le devenir pétri d'idées générales ne sont que des phases du seul et
même processus de croissance de la raison" (5.4).
Cette fin ultime est le summum bonum (5.433) que Herbert Schneider
appelle la quartéité40. Peirce n'en fait pas cependant une quatrième catégo­
rie. Fin ultime de la morale, le summum bonum est l'objet propre de l'es­
thétique. Du moins lui appartient-il de le déterminer (1.191), car, étant un
"idéal admirable", il posséde le seul genre de bonté qu'un tel idéal peut
avoir: la bonté esthétique" (5.130).
L'objet de l'esthétique n'est donc pas la beauté. Science normative,
72 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

son objet est le bien et le mal comme il est celui de la logique et de la mora­
le, "la logique eu égard aux représentations de la vérité, l'éthique eu égard
aux efforts de la volonté, et l'esthétique dans les objets considérés simple­
ment dans leur présentation" (5.36). De même que la logique troisième
doit demander à l'éthique seconde quelle est la fin ultime de l'action, l'éthi­
que doit .demander à l'esthétique quelle est "la seule fin qui satisfasse". Il
appartient par conséquent à l'esthétique de dire "quel est l'état de choses
qui est le plus admirable en soi indépendamment de toute autre raison"
(1.611). Le "moralement bon" est "une espèce de l'esthétiquement bon"
(5.130).
Mais dès l'instant où un idéal esthétique est proposé comme fin ultime
de l'action, un impératif catégorique se prononce pour ou contre cet idéal.
Cet impératif peut-il échapper à tout contrôle ? Tout idéal, répond Peirce,
qui peut être adopté et maintenu d'une manière continue et cohérente exer­
ce un contrôle sur lui-même. Il est véritablement une fin ultime (5.133).
Encore faut-il qu'il soit "immuable dans toutes les circonstances". Il le
peut à deux conditions qui ressortissent à la nature esthétique de la déter­
mination du summum bonum. Premièrement, il doit coïncider avec "le li­
bre développement de la propre qualité esthétique de l'agent" et, deuxiè­
mement, il ne doit pas être affecté par "les réactions du monde extérieur
qui est supposé dans l'idée même d'action", réactions que l'agent ne peut
manquer de ressentir. "Il est clair que ces deux conditions ne peuvent se
réaliser à la fois que s'il se trouve que la qualité esthétique vers laquelle
tend le libre développement de l'agent et celle de l'action ultime que l'ex­
périence exerce sur lui sont des parties d'un tout esthétique unique" (5.136)
en devenir dans le processus cosmique de la rationalisation de l'univers.
Logique. Maintenant que "la logique a présenté ses devoirs à l'esthéti­
que et à l'éthique, il est temps, comme le dit Peirce, qu'elle se mette à son
travail régulier" (2.200). La logique est la science de "la manière dont nous
devons penser" "afin de penser ce qui est vrai". Elle étudie donc la relation
"des symboles en général avec leurs objets" (1.559). Son domaine est la
tiercéité. Mais selon qu'on examine les symboles par rapport à leur fonde­
ment, à leur objet et à leur interprétant, la logique se subdivise, comme
nous l'avons dit dans la présentation générale, en grammaire spéculative
première, en critique ou épistémologie seconde, en rhétorique spéculative
ou méthodeutique troisième.
Sémiotique. La grammaire spéculative est la théorie des signes ou sé-
miotique: les signes sont étudiés en eux-mêmes comme symboles. La théo-
LE SOLEIL LIBÉRÉ 73

rie des signes est liée chez Peirce, dès ses premiers écrits, à la logique for­
melle et à la phénoménologie et en suivit le développement en 1867 et 1885,
mais jamais Peirce ne tenta de la constituer en science séparée avant sa ren­
contre avec Philodème. La sémiotique est le produit de la conjonction de la
sémiôsis de Philodème et de la logique triadique des relations. La sémiose
est l'action triadique d'un signe, impliquant "la coopération de trois sujets:
un signe, son objet et son interprétant", cette action "tri-relative" n'étant
en aucune façon réductible à des actions entre des paires" (5.484). Le signe
se divise donc suivant la priméité, la secondéité et la tiercéité respective­
ment par rapport à son fondement, à son objet et à son interprétant en trois
trichotomies de signes, que l'on peut ranger dans le tableau suivant (cf.
2.243-252).

Priméité Secondéité Tierceité


Representamen Qualisigne Sinsigne Légisigne
Objet Icône Indice Symbole
Interprétant Rhème Dicisigne Argument

Ce qui donne 3 , soit vingt-sept classes de signes possibles dont dix seu­
lement respectent le principe de la hiérarchie des catégories qui stipule
qu'un troisième présuppose un second et un premier, un second un pre­
mier, un premier rien d'autre que lui-même. Ce sont les dix classes de si­
gnes que Peirce décrit en 1903 (2.254-263). Son nombre passera à 28 quand
Peirce en 1908 distinguera six trichotomies au lieu de trois en subdivisant
l'objet second en deux objets immédiat et dynamique et l'interprétant troi­
sième en trois interprétants immédiat, dynamique et final, le representa­
men premier ne se subdivisant pas. Le nombre de classes de signes serait de
66 si, comme Peirce le pense, il y avait dix trichotomies possibles et non six
ou trois.
Dans le tableau des trois trichotomies, seule la trichotomie du repre­
sentamen est vraiment nouvelle: elle analyse le signe en tant que tel suivant
qu'il est un premier, un second ou un troisième. Premier — qualisigne ou
signe qui est une qualité indépendamment du fait qu'elle s'incarne dans un
objet individuel concret: le rouge, même s'il n'existait aucun objet rouge.
Le qualisigne est un sensible au sens aristotélicien: il est possible, mais réel.
Second — sinsigne ou signe réalisé dans un objet: le rouge de ce chapeau.
Troisième — légisigne ou loi qui est un signe, le plus souvent convention­
nel: tous ces mots que j'écris; non en tant que marques graphiques cepen-
74 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

dant, car alors le légisigne ne serait pas général, mais en tant que règle de
signification; l'expression graphique d'un légisigne est une réplique indivi­
duelle concrète qui est une sorte de sinsigne (2.244-246). Par rapport à l'ob­
jet qu'il désigne le signe peut être icône, indice ou symbole. Une icône est
"un representamen dont la qualité représentative est la priméité du repre­
sentamen en tant que premier" (2.275), un indice est "representamen dont
le caractère représentatif consiste en ce qu'il est un second individuel"
(2.283), un symbole est "un representamen dont le caractère représentatif
consiste précisément en ce qu'il est une règle qui déterminera son interpré­
tant" (2.292). "Une icône est un signe qui posséderait le caractère qui le rend
signifiant même si son objet n'existait pas; example: un trait de crayon re­
présentant une ligne géométrique. Une indice est un signe qui perdrait im­
médiatement le caractère qui en fait un signe si son objet était supprimé,
mais ne perdrait pas ce caractère s'il n'y avait pas d'interprétant. Exemple:
un moulage avec un trou de balle dedans comme signe d'un coup de feu;
car, sans le coup de feu, il n'y aurait pas eu de trou; mais il y a un trou là,
que quelqu'un ait l'idée de l'attribuer à un coup de feu ou non. Un symbole
est un signe qui perdrait le caractère qui en fait un signe s'il n'y avait pas
d'interprétant. Exemple: tout discours qui signifie ce qu'il signifie par le
seul fait que l'on comprend qu'il a cette signification" (2.304). L'icône et
l'indice n'affirment rien: l'icône se conjugue en quelque sorte au subjonctif,
l'indice à l'impératif. Seul le symbole affirme: il se conjugue à l'indicatif ou
mieux au déclaratif (2.291). Par rapport à son interprétant, le signe est un
rhème, un dicisigne ou un argument. Cette trichotomie correspond à la tri-
chotomie logique classique du terme, de la proposition et du raisonnement
syllogistique, mais transformée par la nouvelle logique issue de la logique
des relations. La transformation affecte toute la trichotomie: l'argument est
une proposition hypothétique du type "si... alors...", la proposition est "in­
clusive" et le rhème est une fonction propositionnelle.
La sémiotique à ce niveau troisième est inséparable de la nouvelle logi­
que formelle et de ses développements au cours de la dernière période de la
vie de Peirce. Le rhème, pour commencer par lui, est une fonction proposi­
tionnelle. Si dans une proposition représentée graphiquement, nous rem­
plaçons les termes en relation par des traits, nous obtenons des rhèmes. Les
traits marquent à la manière des chimistes les valences du radical logique.
Ainsi "— aime —" est un rhème dyadique; "— donne — à —" est un rhème
triadique, etc. Un rhème peut n'avoir qu'une valence et être monadique:
"— est mortel"; "— est un homme". Dans ce cas, le rhème est dit non-rela-
LE SOLEIL LIBÉRÉ 75

tif et l'union de deux rhèmes de ce type, produit, comme en chimie, un


composé saturé: une proposition complète. En effect, si nous unissons "—
est mortel" et "— est un homme", nous avons "X est mortel et X est un
homme", soit "Quelque homme est mortel" (3.420-421).
Logique formelle. La conception du rhème comme fonction proposi-
tionnelle date de 1892. D'autres innovations logiques suivront en chaîne,
pour ainsi dire, puisqu'elles dérivent toutes de l'idée qu'a eue Peirce de re­
présenter graphiquement, comme on le fait en chimie, les liaisons logiques.
L'implication formelle, qui apparaît dès 1880 (cf.3.175), est explicitée en
1896. Il ne faut pas confondre l'implication formelle avec l'implication ma­
térielle ou philonienne qui s'exprime dans la relation "si... alors...", dont
Peirce fait remonter la découverte à 1867. L'implication formelle se présen­
te de la manière suivante. Soit une proposition catégorique "Tout homme
est sage", si hi signifie que l'objet individuel i est un homme et s. que cet
homme est sage, alors on peut affirmer que "pour tout objet individuel de
l'univers i, quel qu'il soit, ou bien cet objet i n'est pas un homme, ou bien
cet objet i est sage" (3.445). En 1902, mais on en trouve des équivalents
verbaux dès 188541, Peirce dresse des tables de vérité (4.261-262), comme
nous le faisons aujourd'hui, en tenant compte de toutes les valeurs de vérité
possibles d'une proposition suivant le nombre de propositions en présence:
x y

V V

v ƒ
ƒv
ƒ ƒ

En 1902 également, reprenant une idée de 188042, Peirce invente ce qui de­
viendra la fonction de Sheffer du nom de son réinventeur en 1921 (4.264-
265). Et, en 1909, il décrit une logique trivalente, tables de vérité compri­
ses, plus de dix ans avant Lukasiewicz43. Mais la grande découverte dont
Peirce s'enorgueillira toujours, disant qu'elle est son "chef d'oeuvre", est la
logique des graphes existentiels. Elle systématise d'une manière originale
l'apport de Peirce à la logique moderne. Peirce y a travaillé constamment
de 1889 à la fin de sa vie. Nous ne pouvons pas en donner ici une idée
même approximative44. Disons qu'elle pousse la traduction graphique des
relations logiques à son point extrême. Le système qui est décrit est celui
76 CHARLES S. PEIRCE, PHENOMENOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

d'une logique à deux foncteurs: le négateur et le conjoncteur parce que ce


sont les foncteurs exprimables graphiquement avec le maximum d'écono­
mie45. La proposition A inscrite sur une feuille de papier ou un tableau est
affirmée; entourée d'une clôture, elle est niée. La double clôture équivaut
à une affirmation. La conjonction s'exprime par la simple juxtaposition
dans un même plan. Ainsi, "Il est faux que A" s'écrira:

et "Il est vrai que A et B: AB. L'implication "S'il est vrai que A, alors B",
s'écrira:

En effet, le graphe dit que la conjonction de l'affirmation de A et de la né­


gation de  est fausse, autrement dit si l'on pose A, il est impossible que
non B, donc B. Ce qu'on écrirait en logique symbolique moderne en utili­
sant les symboles de Russell:

La disjonction de A et de  s'exprimera tout aussi facilement par

qui se lit: la conjonction de la négation de A et de la négation de  est


fausse, qui est la règle même de la disjonction alternative qui ne peut être
fausse que lorsque les deux propositions de la disjonction sont fausses. Ce
qu'on écrirait aujourd'hui:
LE SOLEIL LIBÉRÉ 77

Abduction, induction, déduction. La grammaire spéculative étudie


donc les signes en soi; elle est première. La critique ou épistémologie est se-
conde: elle étudie les signes dans leur rapport avec le monde. On y distin­
gue suivant la nature phénoménologique de la sémiose, c'est-à-dire de l'in-
férence à partir des signes, l'abduction première, l'induction seconde et la
déduction troisième. Peirce définit le plus souvent ces trois modes d'infé-
rence les uns par rapport aux autres. "L'abduction est le processus de for­
mation d'une hypothèse explicative. C'est la seule opération logique qui in­
troduise une nouvelle idée; car l'induction ne fait que déterminer une va­
leur et la déduction se contente de tirer les conséquences nécessaires d'une
pure hypothèse. La déduction prouve que quelque chose doit être; l'induc­
tion montre que quelque chose est réellement agissant; l'abduction suggère
simplement que quelque chose peut être. Sa justification est que de sa sug­
gestion la déduction peut tirer une prédiction qui peut être mise à l'épreuve
par l'induction et que, si jamais nous apprenons ou comprenons quelque
chose des phénomènes, ce doit être par abduction" (5.171).
L'abduction, l'induction et la déduction forment les trois subdivisions
de l'argument simple. La déduction est nécessaire ou probable. Nécessaire,
"elle est une méthode de production de symboles dicents (cf.2.251) par l'étu-
de d'un diagramme". Elle est corollarielle ou théorématique. Corollarielle,
elle tire sa conclusion de l'observation du diagramme. Théorématique, elle
la tire d'une expérience faite sur le diagramme (2.267). La déduction pro­
bable est soit statistique soit simplement probable. La déduction statistique
présente sa conclusion comme certaine, ce que ne fait pas la déduction sim­
plement probable (2.268).
L'induction "est une méthode de formation de symboles dicents
concernant une question déterminée" (2.269). Peirce distingue trois sortes
d'induction: grossière, quantitative et qualitative. L'induction grossière est
énumérative comme l'induction baconienne, mais insiste sur l'absence de
cas contraires (2.756). L'induction quantitative est la plus forte. Elle se de­
mande "quelle est la "probabilité réelle" qu'un individu membre d'une
classe expérimentale, disons S, aura un certain caractère, disons celui d'être
P". Pour cela, elle choisit, en se fondant sur des principes scientifiques, un
échantillon convenable de S et estime que "la valeur de la proportion de
ceux qui, dans les S de l'échantillon, sont P, approche probablement, dans
une certaine limite d'approximation, de la valeur de la probabilité réelle en
question" (2.758). L'induction quantitative est donc une déduction statisti­
que inversée. L'induction qualitative est synonyme d'hypothèse ou d'ab-
78 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

duction.
L'abduction "est une méthode de formation d'une prédiction générale
sans assurance positive qu'elle réussira dans ce cas particulier ou en géné­
ral, sa justification étant qu'elle est le seul espoir que nous ayons de diriger
rationnellement notre conduite future" (2.270). Peirce avait d'abord opposé
l'abduction à l'induction. Dans l'induction, on infère l'existence de phéno­
mènes semblables aux phénomènes observés, dans l'abduction, on assume
l'existence de "quelque chose d'un genre différent de ce que nous avons di­
rectement observé et fréquemment quelque chose qu'il nous serait impossi­
ble d'observer directement" (2.640). C'est à l'abduction, prise en ce sens,
que Peirce fit appel, dit-il lui-même, quand en débarquant dans un port
turc, il vit passer un homme à cheval entouré de quatre cavaliers portant un
baldaquin et en inféra que cet homme était le gouverneur de la province.
C'est à l'abduction que l'on a également recours pour soutenir que la mer
recouvrait jadis les terres où l'on trouve aujourd'hui des poissons fossilisés
et que Napoléon exista puisque l'on possède de nombreux documents le
concernant. Et Peirce concluait que l'abduction est un "genre d'argument
faible" (2.625). Il n'en va plus de même si au lieu d'opposer l'abduction à
l'induction, on l'intègre, comme Peirce le fait en 1902, dans le nouvelle
conception de l'inférence ou de l'induction rénovée. "L'induction est un ar­
gument qui part d'une hypothèse résultant d'une abduction antérieure, et
des prédictions virtuelles, obtenues par déduction, des résultats d'expéri­
mentations possibles, et, ayant réalisé ces expérimentations, conclut que
l'hypothèse est vraie dans la mesure où ces prédictions sont vérifiées, cette
conclusion étant cependant sujette à modification probable pour se confor­
mer aux expérimentations futures" (2.96).
Cette nouvelle théorie de l'abduction et de l'induction a été rendue
possible parce que Peirce est parvenu à fonder la validité de l'induction sur
une conception réaliste de la probabilité. Peirce décrit les trois types d'in-
férence probable: l'inférence inductive ou expérimentale, la déduction pro­
bable et l'inférence présomptive ou abductive, dans le Dictionnaire de Bal­
dwin en 1902.
Dans le premier type, nous procédons par induction et nous inférons à
partir d'observations répétées et vérifiées que "le caractère général de la
succession totale indéfinie d'événements similaires dans le cours de l'expé­
rience aura approximativement le caractère observé". Peirce justifie cette
induction de la manière suivante: "Cette série infinie doit avoir un caractè­
re et il serait absurde de dire que l'expérience a un caractère qui ne se mani-
LE SOLEIL LIBÉRÉ 79

feste jamais. Or il n'y a pas d'autre moyen pour la série de se manifester


tant que la série est incomplète. Donc, si le caractère manifesté par la série
jusqu'en un point donné n'est pas le caractère que la série possède, il doit
néanmoins, au fur et à mesure que la série avance, tendre éventuellement,
aussi irrégulièrement que ce soit, à le devenir; et tout le reste de la vie de
celui qui raisonne sera une continuation de ce processus inférentiel." Et il
n'est pas nécessaire dans ce cas pour justifier la validité de l'inférence de
supposer que la série est infinie ou que le futur ressemblera au passé ou que
la nature est uniforme (2.784).
Le second type d'inférence probable est l'inférence nécessaire. Mais
l'inférence nécessaire appliquée à la probabilité devient sous un autre as­
pect une inference probable. "Si d'une série infinie d'expériences possibles
une proportion déterminée présente un certain caractère (qui est la sorte de
fait que l'on appelle la probabilité objective), alors il suit nécessairement
que, prévue ou non, approximativement la même proportion d'une portion
déterminée de cette série présentera le même caractère, ou bien telle
qu'elle est ou bien quand elle aura été suffisamment prolongée", la proba­
bilité objective ou réelle étant "la proportion du nombre d'événements qui,
à la longue, l'expérience se poursuivant, présentera le caractère dont la
probabilité est prédiquée par rapport au nombre total d'événements qui
remplissent certaines conditions, qui souvent ne sont pas énoncées explici­
tement, que tous les événements considérés remplissent" (2.785).
C'est dans un autre article du Dictionnaire de Baldwin, que Peirce
explique pourquoi, selon lui, le "raisonnement" mathématique est inductif.
Nous formons dans notre imagination une sorte de représentation diagram-
matique, c'est-à-dire iconique, des faits, aussi schématique que possible
(...) ordinairement une image visuelle, ou un mélange de visuel et de mus­
culaire. (...) Si elle est visuelle, elle sera ou bien géométrique, c'est-à-dire
telle que les relations spatiales familières tiennent lieu des relations expri­
mées dans les prémisses, ou bien algébrique, où les relations sont expri­
mées par des objets qu'on imagine soumis à certaines règles conventionnel­
les ou expérientielles. Ce diagramme qui a été construit pour représenter
intuitivement ou semi-intuitivement les mêmes relations qui sont exprimées
abstraitement dans les prémisses, est alors observé et l'hypothèse qu'il y a
une certaine relation entre quelques-unes de ses parties se présente à l'es­
prit ou peut-être cette hypothèse s'est-elle déjà présentée à l'esprit. Pour la
mettre à l'épreuve, on fait diverses expérimentations sur le diagramme au­
quel on fait subir divers changements. C'est un procédé extrêmement sem-
80 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

blable à l'induction (...)" (2.778). (Cf. 3.363 cité, plus haut, p. 48.)
Le troisième type d'inférence probable est l'abduction que Peirce ap­
pelle aussi présomption. Cet argument se ramène à ceci que "les faits obser­
vés montrent que la vérité est similaire au fait affirmé dans la conclusion."
Mais qu'est-ce qui justifie l'acceptation de la conclusion? Elle ne découle
pas nécessairement ni "avec une probabilité objective nécessitée" des pré­
misses, et la méthode ne conduira pas nécessairement à la vérité. Une seule
méthode, "sans conduire nécessairement à la vérité, a néanmoins une chan­
ce raisonnable d'y parvenir" parce qu'elle se fonde sur une probabilité ob­
jective ou réelle, c'est la méthode inductive. C'est elle et elle seule qui peut
justifier la validité de l'inférence abductive ou présomptive (2.786). Le fon­
dement ultime de l'inférence probable sous ses trois formes est donc la réa­
lité de la probabilité. Le chemin de la vérité et de la réalité passe par le fail-
libilisme (5.587).
La logique ne serait pas complète si elle s'arrêtait là. Il est nécessaire
de savoir quelle est la nature des signes et quelle relation ils entretiennent
avec leurs objets, nécessaire mais non suffisant, car il faut encore se deman­
der ce qui fait leur force au niveau des interprétants (1.559). C'est à la rhé­
torique spéculative qu'il appartient de répondre. Traitant des "lois de l'évo­
lution de la pensée" qui est "l'étude des conditions de la transmission de la
signification par signes d'un esprit à un autre et d'un état d'esprit à un au­
tre" (1.444), la rhétorique spéculative que Peirce appelle le plus souvent
méthodeutique a donc pour objet la recherche d'une "méthode pour décou­
vrir les méthodes" (2.108) qu'il faut utiliser "dans la recherche, l'exposé et
l'application de la vérité" (1.191). Peirce ne l' pas développée pour elle-
même, non parce qu'elle est une branche mineure de la logique, — elle est
au contraire "la branche la plus haute et la plus vivante de la logique"
(2.333) — mais parce qu'elle est impliquée dans toute sa théorie des signes
qui présuppose la possibilité de la découverte, de la communication et de
l'application des signes. Il importait cependant de lui assigner une place
dans l'architecture du système.
5. La métaphysique scientifique.

La rhétorique spéculative débouche directement dans la cosmologie et la


métaphysique scientifique. Elle est, bien que l'appellation soit inexacte, la
logique objective, "parce qu'elle exprime l'idée correcte qu'elle ressemble à
la logique de Hegel" (1.444): les lois de la pensée sont les lois mêmes de
l'univers et les trois catégories phénoménologiques ou phanéroscopiques
sont des catégories ontologiques.
La métaphysique est le couronnement du système, lieu de la contem­
plation des catégories à l'oeuvre dans les trois univers de la priméité, de la
secondéité et de la tiercéité. Max Fisch a dit tout ce que la cosmologie de
Peirce doit à Epicure et à Aristote et comment Peirce en vint à lire Epicure
dans Aristote et à en faire un précurseur de Darwin dans sa quête ou sa
conquête de la réalité des trois univers contre le nominalisme. En ce qui
concerne les lois de la nature, dit Fisch, tout ce qui n'est pas nominalisme
est, aux yeux de Peirce, évolutionnisme "et tout évolutionnisme doit dans
son évolution, pour reprendre les paroles mêmes de Peirce, réintroduire
cette idée de la loi, que l'on a rejetée, comme raison activant le monde (par
quelque mécanisme de sélection naturelle que ce soit ou autrement) qui ap­
partenait à la métaphysique essentiellement evolutionniste d'Aristote, aussi
bien qu'aux modifications scolastiques qu'y apportèrent Saint Thomas et
Duns Scot"46. C'est le principe qui devait soutenir tout l'édifice du grand
ouvrage de Peirce sur les "Principes de la philosophie" et qu'annonçait
l'identification phanéroscopique de la tiercéité et de la continuité. Ce prin­
cipe dont on a déjà dit qu'il a une "grande affinité" avec la "logique objec­
tive" de Hegel et qui est "l'entéléchie et l'âme de ce travail" est "le principe
de continuité". Ce principe qui "conduit directement à l'évolutionnisme"
mine le fondement même du matérialisme, du déterminisme et de l'infailli-
bilisme47.
La métaphysique de Peirce est scientifique parce qu'elle n'est pas celle
d'un théologien, mais celle d'un homme de laboratoire qui ne cherche pas
par tous les moyens à trouver des raisons de croire à ce qu'il croit, mais tra­
que l'erreur partout où elle s'infiltre, y compris dans ses propres croyances.
La métaphysique est donc scientifique par sa logique qui est celle de la
82 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

science et partant "indissolublement unie" à la morale (6.3).


L'objet de la métaphysique est l'étude "des traits les plus généraux de
la réalité et des objets réels" (6.6) qui se répartissent naturellement suivant
les trois catégories phanéroscopiques en trois univers.
Le tychisme. Peirce examine le premier univers dans ses deux premiers
articles du Monist en 1891 et 1892: "L'architecture des théories" (6.7-34),
"Examen de la doctrine de la nécessité" (6.35-65), et dans sa "Réponse aux
déterministes" (6.588-618) qui parut dans le Monist en 1893. Peirce soutient
que "le hasard absolu est un facteur de l'univers" (6.201). D'où l'appella­
tion de tychisme qu'il donne à sa doctrine (6.102). Dans le premier article,
il tente de montrer que sans l'idée de hasard absolu l'univers est inexplica­
ble. Si les lois de la mécanique nous paraissent aller de soi, c'est parce que,
"nos esprits ayant été formés sous l'influence de phénomènes gouvernés par
les lois de la mécanique, certaines conceptions qui entrent dans ces lois se
sont implantées dans nos esprits, si bien qu'il nous est facile d'avoir une
idée de ce que sont ces lois". Ceci n'est plus vrai des travaux ultérieurs de
la physique qui ne portent plus sur "les phénomènes qui ont directement in­
fluencé le développement de l'esprit" (6.10). Il faut aujourd'hui pour expli­
quer les lois de la nature "supposer qu'elles sont les résultats de l'évolution"
et par conséquent qu'elles ne sont pas "absolues", et qu'il y a "un élément
d'indétermination, de spontanéité ou de hasard absolu dans la nature"
(6.13).
De ce que nous venons de dire, nous pouvons tirer un corollaire, à sa­
voir que l'esprit fait partie intégránte de l'univers. Ce que Peirce ne tarde
pas à confirmer quand il passe de la physique à la psychologie. Les phéno­
mènes psychiques entrent dans trois catégories, la catégorie première des
sentiments, la catégorie seconde des sensations de réaction et la catégorie
troisième de l'habitude. Or "la loi fondamentale, première et unique de
l'action mentale" est "la tendance à la généralisation" (6.21) qui n'est autre
que la tendance à contracter des habitudes. La loi de l'habitude est donc
une loi de l'univers. Mais, alors que la loi physique est "absolue" et requiert
"une relation exacte", la loi mentale, bien loin d'exiger "une conformité
exacte", la rejette, car cette conformité la détruirait comme loi "puisqu'elle
crystalliserait instantanément la pensée et empêcherait toute formation
d'habitude ultérieure". La loi mentale se contente de rendre "plusprobable
l'apparition d'un sentiment donné (6.23).
Peirce termine son article en appliquant la triade à l'univers ("Le ha­
sard est premier, la loi est seconde, la tendance à prendre des habitudes est
LE SOLEIL LIBÉRÉ 83

troisième. L'esprit est premier, la matière est seconde, l'évolution est troi­
sième", 6.32), et en décrivant la "philosophie cosmogonique" à laquelle ces
conceptions conduisent. Elle n'est autre que la vieille cosmologie grecque
d'Aristote et d'Epicure confirmée par la science évolutionniste. "Elle sup­
poserait qu'au commencement — infiniment lointain — il y avait un chaos
de sentiment impersonnel, qui, étant sans connexion ni régularité, serait
proprement sans existence. Ce sentiment apparaissant ici et là d'une ma­
nière purement arbitraire aurait déposé le germe d'une tendance générali­
sante. Ses autres apparitions seraient evanescentes, mais celle-ci aurait un
pouvoir de croissance. Tel serait le point de départ de la tendance à l'habi­
tude; et de celle-ci, avec les autres principes de l'évolution, toutes les régu­
larités de l'univers découleraient. Mais un élément de pur hasard survit tou­
jours et survivra jusqu'au moment où le monde deviendra un système abso­
lument parfait, rationnel et symétrique, où l'esprit enfin se crystallisera,
dans un avenir infiniment lointain" (6.33).
Dans le second article, Peirce veut montrer que "le principe de la né­
cessité universelle est indéfendable comme postulat du raisonnement"
(6.43). Il résume les quatre arguments qu'il y produit en faveur de la réalité
du hasard dans sa "Réponse aux déterministes": " 1 . La prédominance gé­
nérale de la croissance, qui semble s'opposer à la conservation de l'énergie.
2. La diversité de l'univers qui est hasard et qui est manifestement inexpli­
cable. 3. La loi, qui requiert d'être expliquée et comme tout ce qui doit être
expliqué doit être expliquée par quelque chose d'autre, c'est-à-dire par la
non-loi ou le hasard réel. 4. Le sentiment, pour lequel on ne peut trouver
de place si la conservation de l'énergie est maintenue" (6.613). Le dévelop­
pement du troisième point mérite une attention particulière, il complète
l'argument tiré de la comparaison de la loi mentale et de la loi physique.
"Ces observations que l'on apporte en faveur de la causalité mécanique
prouvent simplement qu'il y a un élément de régularité dans la nature et
n'impliquent rien concernant la question de savoir si cette régularité est
exacte et universelle ou non. Au contraire, en ce qui concerne cette exacti­
tude, toute l'observation lui est directement opposée; et le plus qu'on puisse
dire est qu'une grande part de cette observation est inexplicable. Essayez
de vérifier une loi de la nature et vous verrez que plus vos observations sont
précises, plus il est certain qu'elles révéleront des écarts irréguliers par rap­
port à la règle. Nous les attribuons d'ordinaire, et je ne dis pas indûment, à
des erreurs d'observation, cependant nous ne pouvons pas d'ordinaire ex­
pliquer ces erreurs d'une manière que l'expérience antérieure rendrait pro-
84 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

bable. Remontez à leurs causes suffisamment loin et vous serez forcés d'
admettre qu'elles sont toujours dues à une détermination arbitraire ou au
hasard" (6.46).
Qu'on ne dise donc pas que le hasard est un nom donné à notre igno­
rance. Car ce serait supposer une cause inconnue qui agirait avec une régu­
larité que nous ne percevrions pas. "Chaque dé se déplacerait sous l'in­
fluence de lois mécaniques précises (6.54). Or "le hasard réside dans la di­
versité des coups; et cette diversité ne peut être due à des lois qui sont im­
muables" (6.56) ni avoir été posée une fois pour toutes dès le commence­
ment. Il faut donc "que la diversification, la spécification se soit produite
continuellement" (6.57) et qu'il y ait quelque chose dans la nature qui
"puisse augmenter la complexité et la diversité des choses" (6.58). "En ad­
mettant ainsi la pure spontanéité ou la vie comme caractère de l'univers,
conclut Peirce, agissant toujours et partout, bien qu'enfermée dans des li­
mites étroites par la loi, s'écartant infinitésimalement de la loi continuelle­
ment et énormément à des intervalles infinis, je rends compte de tout ce
qu'il y a de varié et de divers dans l'univers" (6.59). Le tychisme "doit don­
ner naissance à une cosmologie évolutionniste" (6.102).
Le synéchisme. "Le tychisme n'est qu'une partie et un corollaire du
principe général du synéchisme", écrit Peirce dans une lettre à William Ja­
mes en 189748. Le synéchisme est la doctrine de la continuité gouvernant
l'univers de la tiercéité. Peirce expose sa doctrine dans deux articles de la
série du Monist: "La loi de l'esprit" (6.102-163) et "La transparente essence
de l'homme" (6.238-271) en 1892, dans le texte d'une conférence de 1898
sur "La logique de la continuité" (6.185-213) et dans le Dictionnaire de Bal­
dwin en 1902 (6.164-168 et 169-173). Il y revient dans ses écrits sur le
pragmatisme en 1906 en particulier (6.174-176).
Dans le premier article de 1892, Peirce dit qu'il ne fait ici que reprendre
ses articles de 1868 en corrigeant ce qu'ils avaient encore de nominaliste
(6.103). L'erreur que Peirce commettait alors était de considérer tout ce qui
se rapporte à ce qu'il appellera plus tard la catégorie du sentiment comme
étant purement sensoriel et individuel, autrement dit comme n'ayant aucu­
ne véritable réalité. Il déclare maintenant que "lorsque l'on considère les
idées d'une manière nominaliste, individualiste et sensualiste, les faits les
plus simples de l'esprit perdent toute signification. Qu'une idée ressemble à
une autre ou en influence une autre ou qu'un état d'esprit puisse être pensé
dans un autre est, de ce point de vue, un pur non-sens" (6.150). En bref, les
idées ne peuvent pas être individuelles: elles doivent être continues. Com-
LE SOLEIL LIBERE 85

ment expliquer autrement la mémoire. "Comment une idée passée peut-


elle être présente? Peut-elle être présente par idée interposée? Dans une
certaine mesure peut-être, mais pas simplement de cette manière; car alors
la question se poserait de savoir comment l'idée passée peut être mise en
relation avec l'idée qui la représente. Cette relation, étant une relation en­
tre des idées, ne peut qu'exister dans une conscience; or cette idée passée
n'était dans aucune autre conscience que cette conscience passée qui seule
la contenait; et elle ne comportait pas l'idée qui la représentait" (6.107).
Faut-il conclure qu'une idée passée ne peut jamais être présente? Non, car
une idée passée peut être présente "par perception directe" en étant "ipso
facto présente". Autrement dit, une idée passée ne peut pas être totalement
passée, "elle ne peut que devenir infinitésimalement passée, moins passée
qu'une date passée assignable quelconque. Nous sommes donc amenés à la
conclusion que le présent est lié au passé par une série d'étapes infinitésima­
les réelles" (6.109)49. "Dans un intervalle infinitésimal nous percevons di­
rectement la séquence temporelle de son commencement, de son milieu et
de sa fin — non, bien entendu, sous forme de reconnaissance, car il n'y a de
reconnaissance que du passé, mais sous la forme d'un sentiment immédiat.
Mais à cet intervalle un autre succède dont le commencement est le milieu
du précédent et dont le milieu est la fin du précédent. Nous avons là une
perception immédiate de la séquence, de son commencement, de son mi­
lieu et de sa fin, ou disons du second, troisième et quatrième instant. A par­
tir de ces deux perceptions immédiates, nous obtenons une perception mé­
diate ou inférentielle de la relation de tous les quatre instants". Peirce ap­
pelle "instant" un point du temps et "moment" une durée infinitésimale.
Supposons, maintenant, "non une simple succession infinie, mais un flux
continu de l'inférence pendant un temps déterminé, et le résultat sera une
conscience objective immédiate de la totalité du temps au dernier moment"
(6.111). La vie de l'esprit est donc gouvernée par le principe de continuité:
"les idées tendent à s'étendre continuellement et à affecter certaines autres
qui entretiennent à leur égard une relation particulière d'affectibilité"
(6.104).
Mais la nature phanéroscopique de ces idées est celle-là même qu'auto­
rise la théorie mathématique de la continuité qui est à la base de la démons­
tration de la continuité des idées. Or la théorie que prône Peirce est forte­
ment influencée par la définition de Cantor pour qui la continuité est une
"succession de points" (2.121). Bien qu'il en voie les difficultés et en parti­
culier la contradiction qu'il y a à définir la continuité en termes de points dis-
86 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

continus, Peirce ne s'en dégage pas. Et sa propre définition aristotélico-


kantienne tient pour acquis que le continuum est formé de points. Ce qui a
pour conséquence logique une interprétation de la continuité des idées
comme moyen de connexion des idées (6.143). La menace du nominalisme
n'est pas complètement conjurée. Si les idées sont là, il faut qu'elles soient
de quelque manière présentes à l'esprit: ou bien réellement sous forme
d'impressions sensorielles ou d'intuitions, ou bien virtuellement, mais de
quelle nature serait cette virtualité? Si elle est une simple possibilité, en
quoi consiste-t-elle si elle n'est pas réelle, en un simple mot?
"La possibilité est-elle un mode d'être?" A cette question que lui pose
James, Peirce peut répondre en 1897 par l'affirmative: "Je suis parvenu à
cette vérité, écrit-il, en étudiant la question des degrés de multitude possi­
bles où je me suis trouvé bloqué jusqu'au moment où j'ai pu former toute
une logique de la possibilité"50. C'est en effet en 1896 que Peirce trouve le
moyen d'échapper totalement au nominalisme en proposant une nouvelle
définition de la continuité qui lui permet de distinguer les possibles pre­
miers des états individuels seconds. Peirce avait soutenu contre Cantor que
la continuité consistait en kanticité et aristotélicité: "La kanticité est avoir un
point entre deux points quels qu'ils soient. L'aristotélicité est avoir tout
point comme limite d'une série infinie de points qui appartiennent au même
système" (6.166). Il se rend compte alors en étudiant l'idée de multitude
qu'il a mal interprété Kant qu'il avait pourtant bien lu puisqu'il écrivait en
1889 que suivant Kant une ligne "ne contient aucun point tant que la conti­
nuité n'est pas brisée en marquant les points" (6.168). "Que les individus ou
unités qui constituent une collection aient chacun une identité distincte ou
non, dépend de la nature de l'univers du discours. Si l'univers du discours
est une affaire d'expérience objective et achevée, puisque l'expérience est
l'agrégat de l'effet mental que le cours de la vie a imposé à l'homme, en bri­
sant brutalement toute volonté de lui résister, cet acte de force brutale est
dépourvu de tout caractère raisonnable (et, partant, de l'élément de géné­
ralité ou de continuité, car la continuité et la généralité sont la même chose)
et par conséquent les unités seront individuellement distinctes. (...) Le pos­
sible est nécessairement général; et aucune spécification générale ne peut
ramener une classe générale de possibilités à un cas individuel. C'est seule­
ment l'actualité, la force de l'existence qui fait éclater la fluidité du général
et produit une unité discrète. (...) Le temps et l'espace sont continus parce
qu'ils incarnent les conditions de la possibilité, et le possible est général, et
la continuité et la généralité sont deux noms pour la même absence de dis-
LE SOLEIL LIBÉRÉ 87

tinction des individus" (4.172).


En bref, les possibles, premiers, sont réels: ils ne sont pas des mots
(6.152). Toute trace de nominalisme disparaît. Ils font partie du continuum
au même titre que les existants individuels, seconds, mais ils possèdent une
réalité que ceux-ci n'ont pas. Ils se fondent dans le continuum et participent
de sa nature, alors que les existants individuels s'en distinguent tout en en
faisant partie, comme le point de la fin ou du commencement de la ligne: ils
sont l'inintelligible dans l'intelligible (3.613). La continuité, troisième, gé­
nérale et rationnelle (1.615) est réelle.
On comprendra qu'il n'est plus possible à la dernière de ces catégories
de disserter, comme le faisait le dualisme, de la matière et de l'esprit et de
la "relation entre les aspects psychiques et physiques d'une substance", car
nous n'avons plus affaire à des entités distinctes. "Si l'on regarde une chose
de l'extérieur, si l'on considère ses relations d'action et de réaction avec les
autres choses, elle apparaît comme matière. Si on la regarde de l'intérieur,
si l'on considère son caractère immédiat comme sentiment, elle apparaît
comme conscience". Mais ces deux manières de voir se combinent quand
on pense que "les lois mécaniques ne sont autre chose que des habitudes ac­
quises, comme toutes les régularités de l'esprit, y compris la tendance à
prendre des habitudes elle-même" (6.268). La matière n'est donc pas com­
plètement morte, elle est "l'esprit perclus d'habitudes" où sommeille néan­
moins "un élément de diversification; et dans cette diversification il y a la
vie" (6.158).
La loi de l'esprit est la loi même de l'évolution: le principe de continui­
té. C'est pourquoi le synéchisme soutient que "tout ce qui existe est conti­
nu" (1.172) et que, comme nous le disions déjà en le présentant, "la coales­
cence, le devenir continu, le devenir gouverné par des lois, le devenir pétri
d'idées générales ne sont que des phases du seul et même processus de
croissance de la raison" (5.4).
L'agapisme. Le hasard du tychisme et la continuité du synéchisme sont
incapables à eux seuls de rendre compte de l'évolution. Ils ne peuvent rien
sans la puissance de l'amour, "le grand agent évolutif de l'univers" (6.287).
L'amour est le principe de l'univers de la secondéité et de la doctrine peir-
cienne de l'agapisme. Peirce expose sa doctrine dans le dernier article de la
série de 1892: "L'amour évolutif" (6.288-317). L'amour, pas plus que la se­
condéité, ne se prouve, il se montre. Peirce n'entreprend donc pas de le
démontrer (6.315). Il se réclame de l'Evangile selon saint Jean pour dire
que c'est ainsi que "l'esprit se développe" et que le cosmos, dans la mesure où
88 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

"il est déjà esprit" et, possédant de ce fait la vie, "est capable d'évoluer en­
core" (6.289). L'évolution agapistique se manifeste au niveau de la pensée
par la manière dont une tendance mentale peut s'acquérir. 1. En s'écartant
légèrement des idées habituelles, sans raison ni contrainte, c'est le ty-
chasme. Elle a des conséquences imprévues dont certaines plus que d'au­
tres se figent en habitudes. 2. En adoptant de nouvelles idées sans prévoir
leurs conséquences, mais sous la contrainte externe des circonstances ou la
contrainte interne de la logique des idées, c'est l'anancasme. 3. En adop­
tant certaines tendances mentales par sympathie pour une idée "en vertu de
la continuité de l'esprit", c'est l'agapasme. Ces tendances sont de trois sor­
tes: l'idée peut affecter tout un peuple ou une communauté; elle peut affec­
ter une personne privée directement, sans que celle-ci ait le moyen d'en ap­
précier l'attrait, la conversion de saint Paul en fournit un exemple; elle peut
enfin "affecter un individu indépendamment de ses affections humaines en
vertu d'une attraction qu'elle exerce sur son esprit avant même de la com­
prendre. C'est le phénomène que l'on appelle avec justesse la divination de
génie; car elle est due à la continuité de l'esprit de l'homme et du Très-
Haut" (6.307).
Dieu. Nous passons ainsi sans transition de la métaphysique ou cosmo­
logie à la métaphysique religieuse. Nous avons examiné la métaphysique
générale ou ontologie quand nous décrivions les catégories à l'oeuvre dans
les trois univers de la priméité, de la secondéité et de la tiercéité. La méta­
physique religieuse traite de Dieu, de la liberté et de l'immortalité. De l'im­
mortalité personnelle, il y a peu à dire: elle est incompatible avec le syné-
chisme. La liberté au contraire trouve un appui dans le tychisme. Le Dieu
de Peirce enfin n'est pas plus pour Peirce que pour Kierkegaard, celui des
Eglises qui par leurs pratiques tuent l'esprit de la vraie religion qui est "la
religion d'amour" 51 . L'homme étant un être social, l'idéal serait que "le
monde entier soit uni dans l'union d'un commun amour de Dieu réalisée
par l'amour de chaque homme pour son prochain. Sans une église, la reli­
gion d'amour ne peut avoir qu'une existence rudimentaire" (6.443). Le
Dieu de Peirce n'est pas non plus celui de ces théologiens qui cherchent à
prouver que Dieu existe. Car Dieu n'existe pas d'une existence de secon­
déité ni non plus ne se prouve par les raisons de la tiercéité. La réalité de
Dieu apparaît d'elle-même dans la contemplation des trois univers, dans ce
phénomène de "divination" où Dieu se trouve dans la continuité de l'esprit.
Ce phénomène que Peirce décrit dans un article de 1908 intitulé "Un argu­
ment négligé en faveur de la réalité de Dieu" (6.452-485) est, en quelque
LE SOLEIL LIBERE 89

sorte, un exercice de priméité. Peirce l'appelle le "musement". "Jeu pur",


sans règle ni loi, autre que "la loi de la liberté" (6.458), le "musement" est
vagabondage de l'esprit dans les trois univers, "Montez dans l'esquif du
musement, conseille Peirce, faites-lui gagner le large du lac de la pensée, et
laissez le souffle du ciel gonfler ses voiles" (6.461). Il vous conduira sûre­
ment à l'hypothèse de la réalité de Dieu (6.465).
La réalité de Dieu ne constitue pas une catégorie à part dans le système
peircien. Elle se manifeste dans la continuité évolutive des trois univers.
Elle est donc créatrice. "Le processus de la création est en cours depuis un
temps infini"; et "je pense, dit Peirce, que nous devons considérer l'activité
créatrice comme un attribut inséparable de Dieu" (6.506)52. Elle est, en
tout cas, inséparable du synéchisme.
Conclusion

S'il ne fallait retenir qu'un seul terme pour qualifier la philosophie de


Peirce, c'est celui-là qu'il faudrait choisir. La philosophie de Peirce est un
synéchisme. Mais on ne peut pas être "synéchiste" sans être "neutraliste" et
"faillibiliste". Le "neutralisme" qui nous reporte au Club Métaphysique de
Cambridge dans les années 1870 met en garde contre une interprétation
moniste de la pensée antidualiste et anticartésienne de Peirce. Le "faillibi­
lisme" précise comment il faut comprendre le principe de continuité qui est
au coeur du synéchisme. "Le principe de continuité, dit Peirce, est l'idée de
faillibilisme objectivée", "car le faillibilisme est la doctrine suivant laquelle
notre connaissance n'est jamais absolue, mais nage toujours, pour ainsi
dire, dans un continuum d'incertitude et d'indétermination" (1.171).
Le synéchisme ne serait-il autre chose, en dernière analyse, que la "lo­
gique objective" de Hegel dont nous l'avons plusieurs fois rapproché? Peir­
ce s'explique longuement et clairement sur ce point. Il est vrai, comme le
soutient Hegel, "qu'il faut considérer que l'univers dans sa totalité et dans
chacun de ses traits est rationnel, c'est-à-dire tel qu'il a été déterminé par la
logique des événements. Mais il ne suit pas que la logique des événements
lui ait imposé d'être ce qu'il est, car il n'est pas nécessaire de supposer que
la logique de l'évolution et de la vie impose absolument une conclusion in­
ductive ou hypothétique". Tout ne peut pas être dans l'univers "une consé­
quence de l'être abstrait". Hegel a commis là un "lapsus logique" et "l'effet
de cette erreur a été qu'elle a amené Hegel à nier le caractère fondamental
de deux éléments qui ne peuvent pas résulter de la logique deductive"
(6.218) et n'en sont pas moins les éléments constitutifs de deux univers: les
catégories de la priméité et de la secondéité. C'est en cela que le syné­
chisme diffère de la "logique objective" de Hegel et aussi en ce qu'il est un
pragmatisme ou mieux un pragmaticisme, moins "une doctrine métaphysi­
que ultime et absolue" qu'"un principe logique régulateur, prescrivant
quelle sorte d'hypothèse l'on peut envisager et examiner" (6.173).
Le synéchisme est en fin de compte une "philosophie critique du sens
commun" (cf. 5.505 et sq): il prend le monde tel qu'il est, mais, quand il y
a doute réel, il s'en remet à l'investigation, à l'enquête scientifique.
Notes

1. Une édition chronologique est en cours sous le direction de Max H.


Fisch: Writings of Charles S. Peirce, Bloomington, Indiana University
Press. Elle ne comprendra pas la totalité des écrits de Peirce, dont la publi­
cation complète exigerait quelque 104 volumes de 600 pages. Le chercheur
peut cependant y avoir accès, car il dispose d'une édition sur microfiches
des textes publiés (Voir Bibliographie) et d'une édition des inédits sur mi­
crofilms, qu'il peut acquérir en s'adressant à la Widener Library de l'Uni­
versité Harvard, Cambridge, Massachusetts.

2. Prononcer: "peurce".

3. Toutes nos références renverront aux Collected Papers, sauf indication


contraire, par groupe de deux chiffres, le premier indiquant le volume, le
second le paragraphe dans le volume. Ainsi (8.38) dont nous faisons suivre
notre première citation se lit: vol. 8, § 38. Pour les autres éditions des oeu­
vres de Peirce, voir notre bibliographie.

4. Sur tous ces sujets, voir nos ouvrages La philosophie américaine et


Théorie et pratique du signe.

5. Nous adoptons la division que propose Max H. Fisch et l'interprétation


qu'il en a donnée dans "Peirce's Arisbe: The Greek Influence in His Later
Philosophy," Transactions of the Charles S. Peirce Society, 1971, pp. 187-
210.

6. Benjamin Peirce, "Linear Associative Algebra", American Journal of


Mathematics, 1881, p. 97, cité par Murray G. Murphey, The Development
of Peirce's Philosophy, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1961,
p. 229.

7. Manuscrit 958, cité par Fisch, art. cit., p. 189.


94 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

8. Cf. la définition de representamen que donne Hamilton in notre article


"Le representamen et l'objet dans la semiosis de Charles S. Peirce", Semio­
tica, 1981, pp. 195-200.

9. Remarque de Manley Thompson, The Pragmatic Philosophy of . S.


Peirce, The University of Chicago Press, 1953, pp. 38-39.

10. C'est nous qui soulignons.

11. François Dominique Toussaint Louverture (1744-1803), patriote haï­


tien qui prit la tête de la révolte contre les Anglais et conquit Saint-Domin­
gue.

12. Manuscrit 931, cité par Fisch, "Peirce's Progress From Nominalism To­
ward Realism", The Monist, 1967', p. 163.

13. Cité par Philip P. Wiener, Charles S. Peirce: Selected Writings, Dover,
1966, p. 11.

14. Peirce divise les sophismes en trois classes: ceux qui se rapportent à la
continuité, ceux qui se rapportent aux conséquences qui découlent du fait
de supposer que les choses sont autres qu'elles ne le sont et ceux qui se rap­
portent aux propositions qui impliquent leur propre fausseté (5.333). Au
premier groupe appartiennent les paradoxes de Zénon du type Achille et la
tortue. Selon Peirce, ils proviennent de ce qu'on suppose que le continu
possède des éléments ultimes. "Or un continuum est précisément ce dont
toutes les parties ont des parties dans le même sens" (5.335). Les sophismes
de la deuxième classe se résolvent en distinguant deux sortes d'universaux:
"ceux qui n'affirment pas que le sujet existe et ne comprennent aucune pro­
position particulière et ceux qui affirment que le sujet existe". Ainsi, "Si je
renverse mon encrier, l'encre ne se répandra pas" ne contredit pas vraiment
"Si je renverse mon encrier, l'encre se répandra", si l'on applique la distinc­
tion. Dans le premier cas, il s'agit d'une implication matérielle (au sens rus-
sellien), dans le second d'une implication où il est tenu compte de la réalité.
S'il y a de l'encre dans l'encrier, l'implication est valide, s'il n'y en a pas,
elle est invalide (5.337). On mettra dans la troisième classe des sophismes,
des paradoxes comme celui du menteur. Peirce soutient qu'on n'a pas à se
demander si "Cette proposition n'est pas vraie" est une proposition vraie
ou fausse, car "toute proposition affirme sa propre vérité" (5.340).
NOTES 95

15. Thompson, op. cit., pp. 54-55.

16. Cf. Emily Michael, "Peirce's Early Study of the Logic of Relations,
1865-1867", Transactions of the Charles S. Peirce Society, 1974, pp. 63-75.

17. Sur le Club Métaphysique, cf. Philip P. Wiener, Evolution and the
Founders of Pragmatism, Harvard University Press, 1949 et Max H. Fisch,
"Alexander Bain and the Genealogy of Pragmatism", Journal of the History
of Ideas, juin 1954, pp. 413-444.

18. E. H. Madden, ed., The Philosophical Writings of Chauncey Wright,


The Liberal Arts Press, 1958, p. 7.

19. Ibid., p. 14.

20. Bain, Mental and Moral Science, cité par Fisch, art. cit., p. 422.

21. Cf. Wiener, op. cit., pp. 82-83.

22. Revue philosophique, dec. 1878, pp. 553-569; janv. 1879, pp. 39-57.
Nous donnons la référence des Collected Papers, mais nous utilisons le
texte français de la Revue philosophique, sauf exceptions signalées et jus­
tifiées.

23. Le traducteur du premier article traduit le mot inquiry tantôt par "re­
cherche", tantôt par "investigation". Nous leur préférons "enquête".

24. Nous avons modifié la traduction de la fin du paragraphe: substitué


"une seule conclusion vraie" à "une seule et véritable conclusion" qui est un
contresens.

25. C'est en ces termes que Manley Thompson pose ce qu'il appelle "le
paradoxe du réalisme de Peirce", in Wiener et Young, Studies in the
Philosophy, of Charles S. Peirce, Harvard University Press, 1952, p. 138.

26. C'est nous qui soulignons.

27. Cf. Murphey, op. cit., p. 197.


96 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

28. Cf. Contributions to "The Nation", vol. II, pp. 85 et 102 et notre comp­
te rendu: "Les grands thèmes de la philosophie de Charles S. Peirce",
Semiotica 32-3/4, 1980, pp. 334-335. Voir plus loin, Ch. III, Déduction.

29. Nous reproduisons la notation de Peirce, à la fois pour montrer ce


qu'elle fut et parce qu'elle est graphiquement plus commode. Le logicien
lui substituera les symboles du système de son choix.

30. Voir, plus haut, 5.266, Ch.I, 3. Contre l'esprit du cartésianisme.

31. Sur cette question, cf. l'article de Max Fisch, "Peirce's Arisbe", cité, à
qui nous devons l'essentiel de cette partie.

32. Fisch, art. cit., p. 193.

33. Cf. Philodème, On Methods of Inference, édité, traduit et commenté


par Philip H. De Lacy et Estelle A. De Lacy, Naples, Bibliopolis, 1978.

34. Fisch, art. cit., pp. 193-194.

35. Fisch, art. cit., p. 206.

36. Nous utilisons la terminologie des textes sur la classification des sci­
ences.

37. Murphey, op. cit., pp. 317-318.

38. Peirce dit: "without a purpose to be so".

39. Dans deux textes: dans un brouillon de lettre à Lady Welby (8.357) à
propos de la nature sémiotique des monuments aux morts de la Guerre de
Sécession, érigés dans le Nord des Etats-Unis, mais l'allusion n'apparaît pas
dans la lettre envoyée; et dans un manuscrit inédit (Ms 596) qui n'a pas été
inclus dans les Collected Papers où, pour montrer qu'on peut ne pas avoir
conscience de ce à quoi l'on croit, Peirce donne l'exemple des gens du Nord
qui, jusqu'à l'attaque du Fort Sumter, ne se rendaient pas compte "qu'ils
croyaient que la suprématie de l'Union devait être maintenue à tout prix".
Ce dernier texte m'a été signalé par Max Fisch.
NOTES 97

40. Schneider, "Fourthness', in Wiener et Young, op. cit., pp. 209-214.

41. Cf. Pierre Thibaud, La logique de Charles S. Peirce, Les Editions de


l'Université de Provence, 1975, pp. 41-44.

42. Cf. Ibid., pp. 46-49.

43. Cf. Max Fisch et Atwell Turquette, "Peirce's Triadic Logic", Transac­
tions of the Charles S. Peirce Society, 1966, pp. 71-85.

44. Les textes les plus importants se rapportant aux graphes existentiels
sont ceux de 1897 (3.456-552), de 1903 (4.350-529) et de 1906 (4.573-584).
On peut lire sur les graphes existentiels: Don D. Roberts, The Existential
Graphs of Charles S. Peirce, La Haye, Mouton, 1973 et Pierre Thibaud, op.
cit., pp. 161-173. Cf. également la lettre de Peirce à A. Robert que nous
avons publiée dans les Ecrits sur le signe, pp. 192-199.

45. La logique des graphes est alors un calcul.

46. Fisch, art. cit., p. 198 et Peirce in Wiener, Charles Peirce, Selected Writ­
ings, op. cit., p. 300.

47. Collected Papers, 8, pp. 283-284.

48. Perry, op. cit., II, p. 223.

49. C'est nous qui soulignons.

50. Perry, op. cit., II, p. 223.

51. Cf. notre Philosophie américaine, pp. 140-141.

52. Cf. notre traduction de "Un argument négligé en faveur de la réalité de


Dieu", Revue philosophique de Louvain, août 1981, pp. 327-349.
chronologie1

1839 Le 10 septembre, naissance de Charles Sanders Peirce à Cambridge,


Massachusetts.

1855 Peirce entreprend de lire Kant; entrée à Harvard.

1859 B. A.

1859-1860 Expédition sur la côte du Maine et en Louisiane.

1862 M. A.; épouse Harriet Melusina Fay.

1863 Sc. . de chimie summa cum laude.

1863-1865 Lecture des logiciens du Moyen Age; découverte de Duns


Scot.

1865 Conférences de Harvard: On the Logic of Science.

1866 Conférences Lowell: The Logic of Science; or Induction and Hy­


pothesis.

1867 Peirce est élu à l'American Academy of Arts and Sciences. On a


New List of Categories (Proceedings of the American Academy of Arts and
Sciences)

1868 Questions Concerning Certain Faculties Claimed for Man; Some


Consequencs of Four Incapacities; Grounds of Validity of the Laws of
Logic: Further Consequences of Four Incapacities (The Journal of Specula-

1. Les titres en italiques sont ceux des articles publiés. Les revues ou ou­
vrages dans lesquels ils ont paru figurent entre parenthèses.
100 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

tive Philosophy): Critique de l'intuition et du cartésianisme; première


théorie des signes; première expression du réalisme.

1869-1870 Conférences de Harvard: British Logicians.

1870 Premier voyage en Europe pour le Service Géodésique des Etats-


Unis: observation de l'éclipse du soleil du 22 décembre.
Description of a Notation for the Logic of Relatives, Resulting from an Am­
plification of the Conceptions of Boole's Calculus of Logic (Memoirs of the
American Academy of Arts and Sciences).

1870-1887 Nombreux travaux d'astronomie et de géodésie,

1871 Compte rendu de The Works of George Berkeley (The North Ameri­
can Review): Exposé du réalisme; première expression du pragmatisme.

1871-1874 "Metaphysical Club" de Cambridge.

1875-1876 Deuxième voyage en Europe; sa femme le quitte.

1877 Elu à la National Academy of Science.


Troisième voyage en Europe; écrit sur le bateau en français "Comment ren­
dre nos idées claires" {Revue philosophique, 1879).

1877-1878 Illustrations of the Logic of Science, série comprenant en parti­


culier les deux articles pragmatistes: The Fixation of Belief et How To Make
Our Ideas Clear, et The Doctrine of Chances et The Order of Nature {The
Popular Science Monthly).

1878 Photometric Researches, vol. 9 des Annals of the Astronomical Ob­


servatory of Harvard College.

1879-1884 Enseigne la logique à Johns Hopkins.

1880 Quatrième voyage en Europe.


On the Algebra of Logic {American Journal of Mathematics).

1880-1881 Découverte de Philodème et d'Epicure.


CHRONOLOGIE 101

1883 Remariage avec Juliette Annette Pourtalais; cinquième voyage en


Europe.
Fait paraître Studies in Logic, qui contient les travaux de quelques-uns de
ses étudiants dont Mitchell et Marquand et un article de Peirce A Theory of
Probable Inference et une note sur The Logic of Relatives.

1883-1884 Lecture d'Aristote.

1885 On the Algebra of Mathematics: A Contribution to the Philosophy of


Notation (American Journal of Mathematics): Premier exposé systématique
de sa logique symbolique; première révision de la théorie des catégories.

1887 Se retire à Milford, Pennsylvanie.

1889-1891 Collabore au Century Dictionary and Cyclopedia.

1890 A Guess at the Riddle.

1891-1893 Série du Monist sur la métaphysique: The Architecture of Theo­


ries, The Doctrine of Necessity Examined, The Law of Mind, Man's Glassy
Essence, Evolutionary Love, Reply to the Necessitarians: Premier exposé de
sa "cosmologie".

1892 Série sur les méthodes de raisonnement: Pythagoras, The Critic of


Arguments {The Open Court).

1892-1893 Conférences Lowell: The History of Science.

1893 Projets de plusieurs ouvrages: Search for a Method, The Principles


of Philosophy, Grand Logic.

1894 The List of Categories. A Second Essay.

1896 Compte rendu des Vorlesungen über die Algebra der Logik de
Schroeder (The Monist)
The Logic of Mathematics: An Attempt to Develop My Categories From
Within: Nouvelle révision des categories.
102 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

1897 Multitude and Number: Nouvelle conception de la continuité. Après


la publication du livre de Lutoslawski sur la logique de Platon, lecture des
Dialogues sur lesquels il écrit 200 pages (cf. Peirce's Arisbe, art. cit., p.
201).

1898 Conférences de Cambridge: Reasoning and the Logic of Things, en


particulier The Logic of Continuity.

1900 Infinitesimals, une lettre à Science.


Soumet les écrits d'Aristote à la nouvelle logique de l'histoire et découvre
deux "erreurs" d'interprétation d'Apellicon (cf. Fisch, art. cit., p. 202).

1901 Hume on Miracles and Laws of Nature.


On the Logic of Research into Ancient History (Report of the National Aca­
demy of Sciences).
On the Logic of drawing History from Ancient Documents especially from
Testimonies.

1901-1902 Collabore au Dictionary of Philosophy and Psychology de Ja­


mes Mark Baldwin: nombreux exposés sur la logique formelle, la sémioti­
que, la logique des sciences (sur l'induction dans l'article Reasoning).

1902 Minute Logic, un livre inachevé.

1903-1911 Correspondance avec Lady Welby (lettres importantes sur la


sémiotique en 1904 et 1908).

1903 Conférences de Harvard sur le pragmatisme.


Conférences Lowell: Some Topics of Logic Bearing on Questions Now
Vexed.
A Syllabus of Certain Topics of Logic, publié par Alfred Mudge & Son,
Boston: exposés sur la phanéroscopie, la sémiotique, l'induction, la logique
des graphes.

1905 Série sur le pragmatisme {The Monist).

1908-1909 Série sur les "labyrinthes" (Mazes) (The Monist).


CHRONOLOGIE 103

1908 A Neglected Argument for the Reality of God (The Hibbert Journal).

1911 Dernier écrit de Peirce: A Sketch of Logical Critic; contient un texte


sur la continuité: Achille et la tortue.

1914 Le 10 avril, mort de Peirce à Arisbe, Milford.


bibliographie

Oeuvres de Peirce
Collected Papers, Harvard University Press, I-VI publiés par Charles
Hartshorne et Paul Weiss, 1931-1935; VII et VIII publiés par Arthur
W. Burks, 1958.
Charles S. Peirce's Letters to Lady Welby, publié par Irwin . Lieb,
New Haven, Connecticut, Whitlock's Inc., 1953.
Richard S. Robin, Annotated Catalogue of the Papers of Charles S.
Peirce, The University of Massachusetts Press, 1967.
Contributions to the Nation, rassemblés par Kenneth L. Keiner, et
James E. Cook, 3 vol., Texas Tech Press, 1975, 1978, 1979.
The New Elements of Mathematics, édités par Carolyn Eisele, 4 vol.
Mouton, La Haye, 1976.
Semiotic and Signifies, The Correspondence between Charles S. Peir­
ce and Victoria Lady Welby, éditée par Charles S. Hardwick, assisté
de James Cook, Indiana University Press, 1977.
Complete Published Works including Selected Secondary Material,
Microfiche Edition, Herbert Johnson of Johnson Associates, Green­
wich, Connecticut, 1977.
Writings of Charles S. Peirce, A Chronological Edition, publiés sous
la direction de Max H. Fisch, Bloomington, Indiana University
Press, en cours de publication. Vol. I, 1857-1866 (1982), Vol. II,
1867-1871 (1984), Vol. III, 1872-1878 (1986).

Recueils accessibles
Philosophical Writings of Peirce, publiés par Philip P. Wiener, Dover
Publications, 1966 (1ère éd., 1940).
Charles S. Peirce: Selected Writngs, publiés par Philip P. Wiener,
Dover Publications, 1966 (1ère éd., 1958).
Charles S. Peirce: Essays in the Philosophy of Science, publiés par
Vincent Tomas, The Liberal Arts Press, 1957.
Charles S. Peirce: The Essential Writings, publiés par Edward C.
Moore, Harper & Row, 1972.
106 CHARLES S. PEIRCE, PHÉNOMÉNOLOGUE ET SÉMIOTICIEN

Charles S. Peirce: Ecrits sur le signe, rassemblés, traduits et commen­


tés par G. Deledalle, Editions du Seuil, 1978.

Ouvrages généraux les plus importants sur la philosophie de Peirce


Justus Buchler, Charles Peirce.'s Empiricism, Londres, Kegan Paul,
1939.
Thomas A. Goudge, The Thought of . S. Peirce, Dover Publica­
tions, 1969 (1ère éd. 1950).
W. B. Gallie, Peirce and Pragmatism, Dover Publications, 1966
(1ère éd. 1950).
Manley Thompson, The Pragmatic Philosophy of . S. Peirce, The
University of Chicago Press, 1953.
Murray G. Murphey, The Development of Peirce's Philosophy, Har-
vard University Press, 1961.

A signaler deux ouvrages collectifs: Studies in the Philosophy of


Charles S. Peirce, le premier publié sous la direction de Philip P.
Wiener et Frederic H. Young, Harvard University Press, 1952 et le
deuxième publié sous la direction de Edward C. Moore et Richard S.
Robin, The University of Massachusetts Press, 1964.

Les Transactions of the Charles S. Peirce Society ont publié depuis


1965 de nombreux articles sur Peirce.
index

INDEX NOMINUM

Abélard, P.,3-4 Homère, 59


Agassiz, L., 7 Humbolt, G. de, 61
Anselme, saint, 3 Hume, D . , 7 , 17,22,42, 102
Apellicon de Téos, 102 Husserl, E.G., 2
Aristote, 3, 9, 55, 56, 59, 63, 69, 81, 83,
101, 102 James, W., 1, 2, 35, 36, 60, 84, 86
Jastrow, J., 55
Bain, A., 35, 95 Jouffroy, Th.,7, 69
Baldwin, J.M., 60, 78, 79, 84, 102
Berkeley, G., 17, 18, 19, 35, 39, 100 Kant, E., 2, 3, 7, 8, 9, 21, 22, 31, 42, 43,
Bernstein, R J . , 1 69, 70, 86, 99
Boole, G.,8,34, 47, 49, 100 Kierkegaard, S., 88

Comte, A., 61 Ladd, C.,55


Cantor, G., 56, 86 Lamarck, J.-., 36
Leibniz, G.-W., 1
Darwin, Ch.,4, 36, 81 Lewis, C.I., 2
De Lacy, E.A.,96 Locke, J., 7, 17
De Lacy, Ph.H.,96 Longfellow, H.W., 7
De Morgan, A., 4, 33, 34 Lukasiewicz, J., 75
Descartes, R., 15, 16, 36, 37, 39, 41 Lutoslawski, W., 102
Dewey, J., 2, 55
Madden, E.H., 95
Emerson, R.W., 7 Marquand, A., 55, 101
Epicure, 55,59,81,83, 100 Michael, E., 95
Mill, J.S., 7, 45
Fay, H.M., 32, 99 Mitchell, O., 50, 55,65, 101
Fisch, M.H., 31, 59, 81, 93, 94, 95, 96, Murphey, M.G., 65, 66, 93, 95, 96
97
Frege, G.,51,53 Occam, G.d', 4, 17
Green,N. St. J., 35 Pearson, K.,70, 71
Peirce, ., 1,7,47, 93
Hamilton, W., 94 Peirce, Ch.S., voir Index rerum
Hegel, G.W.F.,9, 81,91 Peirce, J.M., 47
Hobbes, Th.,7 Perry, R.B.,20, 97
Holmes, O.W.,7 Philodème, 55, 59, 73, 96, 100
108 INDEX NOMINUM

Philon de Mégare, 53 Spencer, H., 61


Pierre d'Espagne, 4 Swedenborg, E., 7
Platon, 3, 37, 59, 102 Sylvester, J.J., 47
Pourtalais, J.A., 32, 101
Thaïes, 59
Prior, A.N., 53
Thibaud, P.,97
Pythagore, 59, 101
Thomas d'Aquin, 81
Reid,Th.,7 Thompson, M.H., 94, 95
Robert A., 97 Thomson, W., 7
Roberts, Don D., 97 Turquette, A., 97
Royce, J., 2, 55
Veblen,T.,55
Russell, ., 52, 53,76
Ward, L., 55
Salisbury, J. de, 4
Weiss, P. 1
Saussure, F. de, 2
Welby, V. Lady, 60, 96, 102
Schiller, F. von, 69
Schliemann, H., 31 Whately, R, 7
Schneider, H., 71, 97 Whitehead, A.N., 53
Schroeder, F.W.E.,2, 101 Wiener, Ph.P.,94, 95, 97
Scot, Duns, 3, 4, 8, 9, 17, 18, 20, 31, 55, Wright, C , 35, 95
81,99 Young, F.H., 95
Sheffer, H.M., 49, 52, 75
Smith, .E., 55 Zénon,94
INDEX RERUM

Abduction, 45, 77-80 Déduction, 25-27, 48, 77-80


Abstraction, voir Précision Dégénéré, 64
Action, 36-45, 64, 69 Diagramme, 48, 64, 77, 79
Agapasme, 88 Dicisigne, 73-74
Agapisme, 87-88 Dieu, 88-89
Amour, 87-89 Discrimination, 9
Anancasme, 88 Dissociation, 9, 10
Anti-psychologisme, voir Psychologisme Distinction, 9
Argument, 8, 73, 74-75, 77-78 principe Doute, 36-37
de l' —, 8 Dualisme, 19, 21
Aristotélicité, 86
Assertion, 65-66 Empirisme, 17
Association mentale, 17; et association Enquête, voir Recherche
des idées, 17 Espace, 86, 87
Authentique, 64 Espèce humaine, 71
Axiomes, 53-54 Esprit, 22, 82, 87
Esthétique, 69, 71
Calcul, 75-76, 97 note 45 Ethique, 69-72
Cartésianisme, 8, 14-23 Etre, 9, 10, 11, 19, 65
Catégories, 9-13, 63-67, 81-89; voir Evolution, 36, 82, 83, 87-88, 89, 91
Priméité, Secondéité, Tiercéité: Evolutionnisme, 81
hiérarchie des —, 72 Existence, 66; voir Secondéité
Causalité, 18, 45 Expérience, voir Pensée comme proces­
Chimie, 47 sus; — pure, 19; — des trois univers,
Clarté, les trois degrés de —, 40-41 81-89
Classification des sciences, 61-62
Communauté, 20, 22-23, 26-27 Fait, 38
Comparaison, 11 Fallibilisme, 31, 80, 81, 91; et con­
Conception, 11-12, 18 tinuité, 91
Connaissance, 15, 16, 36-46 Fin, 70-71
Conscience, 16, 85-87 Foncteurs (logiques), 49-50, 75-76
Contiguïté, 18 Fondement, 10-13, 73
Continuité, 17-18, 43, 65, 81, 84-87 Généraux, 3, 20, 71; voir Universaux
Continuum, 94 note 14 Graphes existentiels, 47, 75-76
Copule, 9, 35; voir Proposition
Corrélat, 10, 12-13, 25 Habitude, 18, 35-46, 82-83
Cosmologie évolutionniste, 81-89 Haeccéité, 66
Création, 89 Hasard, 26, 36, 44-45; — absolu, 82-87
Croyance, 35-37, 68 Homme-signe, 23; voir Espèce humaine
110 INDEX RERUM

Icône, 12, 13, 48, 53, 65, 73, 74 Musement, 89


Idéalisme, 9, 14, 17, 22, 26
Nature: ordre de la —, 26, 42-45
Idée, 35, 72-74, 84-86; — claire et dis­
Neutralisme, 35-91
tincte, 39-43
Nominalisme, 7-8, 9, 10, 15-23, 26, 42,
Identité, 51
47,81,84-87
Immortalité, 89
Implication, 49; — philonienne ou Object, 12, 13, 73, 74; — transcendan­
matérielle, 52-53, 75; — formelle, 75 tal, 17
Inclusion, 49
Inconnaissable, 15, 16, 19-20 Pensée, 43, 66; comme processus, 15-
Indice, 12, 13, 64-65, 48, 76-80 16, 17, 18, 19,23; —signe, 18
Individuel, 65, 66, 73; voir Secondéité Perception, 38, 42, 84-85
Induction, 25-27, 36, 38, 43-45, 48, 77-80 Phaneron, 66
Inférence, 15, 17, 36, 77-80; — statis­ Phanéroscopie, voir Phénoménologie
tique, 26 Phénoménisme, 15, 22
Interprétant, 11, 12, 13, 73-74 Phénoménologie, 63-67, voir Catégories
Introspection, 10, 15, 16 Possibilité comme mode d'être, 86-87
Intuition, 15-23 Possible, 44-45, 48, 73, 87
Pragmatisme, 35-45; maxime du —, 40,
Jugement, 8; voir Assertion 70
Pragmaticisme, 91
Kanticité, 86
Précision, 9-13, 16
Légisigne, 73-74 Préscission, voir Précision
Liberté, 88; voir Hasard absolu Prédicat, 9, 66; voir Rhème
Logique, 49-54, 72-80; caractère social Premier, 12-13, 22, 63-67
de la—, 25-27, 43; caractère moral de Priméité, 63-67, 81-89
la —,26; — formelle, 75-76; — sym­ Probabilité, 36, 43-45,77-80
bolique, 47-54; — booléenne, 49-50; Proposition, 9, 33-34, 49-54, 74, 94 note
— des termes, 50-51; — proposition- 14
nelle, 51-54; — des relations, 33-34, Psychologisme, 10, 15
50-51; — des graphes, 97 note 45,
voir Graphes existentiels; — Quale, 12
trivalente, 75; lois de la —, 24-27; sys­ Qualisigne, 73
tème d'axiomes, 53-54. Qualité, 10, 11, 22, 63, 66, 73-74
Quantificateur, 50-51
Loi: naturelle, 82-83, voir Ordre de la
Quartéité, 71
nature; conception de la —, 36
Raison, 38, 71, 87
Matérialisme, 22
Raisonnement, — hypothétique, 16-17;
Mathématiques, 47-49, 79
— mathématique, 79
Matière, 87
Réalisme, 9, 15-23, 25
Mémoire, 85
Réalité, 17, 19-20, 21, 22-23, 25-26, 38,
Métaphysique scientifique, 44, 81-89
41-42, 80, 82
Méthode, 37-38; — scientifique, 38-41
Recherche, 35-45
Méthodeutique, voir Rhétorique
Réel, 20, 27, 41
spéculative
Référence, 10, 11
Monde, voir Univers
INDEX RERUM 111

Règle, 74 classes de — 72-74


Relat, 11, 12, 13, 33 Signification, 25, 40-41, 74, 80; règle de
Relation, 10, 11, 33-34, 66; — -74
monadique, 65, 67; dyadique, 64-65, Sinsigne, 73-74
67; — triadique, 64, 67, 73 Sophismes, 94 note 14
Religion, 88 Sujet grammatical, 65-66
Réplique, 74 Substance, 9, 10, 11, 66
Representamen, 12, 13, 73, 74 Syllogisme: figures du —, 8; processus
Représentation, 11, 12, 18, 67 du —, 17-18
Ressemblance, 10, 13, 18 Symbole, 12, 13, 67, 72, 73-74
Rhème, 73, 74-75 Synéchisme, 66, 84-89, 91
Rhétorique spéculative, 80
Temps, 87
Sciences, voir Classification; — norma­ Tiercéité, 63-67, 81-89
tives, 69-80 Trichotomies du signe, 73-74
Second, 12, 13, 22, 63-67 Troisième, 12, 13, 22, 63-67
Secondéité, 63-67, 81-89 Tychasme, 88
Sélection naturelle, 45 chisme, 82-84
Sémiose, 73, 77
Sémiotique, 72-75 Univers, 45, 81-89
Sens commun, 91 Universaux, 3, 20; voir Généraux
Sensation, 22, 38 Vérité, 41-42, 43, 72, 80; valeurs de —,
Sentiment, 38, 66, 68, 83, 85 52; tables de —, 75
Signe, 12, 13, 15-16, 22-23, 64-65, 72; Vie, 84, 86, 88, 91; voir Hasard absolu
table des matieres

Avant-propos xi
Introduction 1
Chapitre premier: Sortir de la Caverne (1851-1870) 5
1. Du nominalisme à la critique de la logique kantienne 7
2. Une nouvelle liste de catégories 9
3. Contre l'esprit du cartésianisme: une nouvelle conception
"réaliste" du processus de la pensée 15
4. Les fondements de la validité des lois de la logique: la nature
de la réalité et le caractère social de la logique. 25

Chapitre deuxième: L'éclipse du soleil (1870-1887) 29


1. Voyages et travaux professionnels 31
2. La naissance de la logique des relations et la nouvelle
conception de la proposition 33
3. La théorie de la recherche 35
4. Mathématiques et logiques symbolique 47
— Logique booléenne 49
— Logique des relations et des termes 50
— Logique propositionnelle 51
Valeurs de vérité 52
La fonction philonienne 52
Le système d'axiomes 53
5. La découverte de la cosmologie grecque 55

Chapitre troisième: Le soleil libéré (1887-1914) 57


1. Arisbe 59
2. Le système 61
3. La phénoménologie 63
4. Les sciences normatives 69
— Esthétique et éthique 69
— Logique 72
Sémiotique 72
114 TABLE DES MATIERES

Logique formelle 75
Abduction, induction, déduction 77
5. La métaphysique scientifique 81
— Le tychisme 82
— le synéchisme 84
— L'agapisme 87
— Dieu 88

Conclusion 91
Notes 93
Chronologie 99
Bibliographie 105
Index
Index nominum 107
Index rerum 109
Table des matières 113

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