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Notions

d'esthétique
Choix de textes, notes et dossier réalisés par
Mériam Korichi

@
8 Lecture d'image par
Christian Hubert-Rodier 1
Sommaire

Notions d'esthétique
Table des textes choisis

Dossier
D u tableau aux textes
Analyse d9Anthropornétriede Iepoque bleue
(ANT 82) d'Yves Klein ( 1960) 149

Les textes en perspective


Les rnots des textes 173
L9esthBtiquedans I'histoire des idees 195
Trois questions posees aux textes 209
M k r i a m Korichi est agrCgCe de phi-
losophle. En 2003, elle soutlent une Groupement de textes 228
these sur Spinoza et fait, en 2005, I'bdi- Prolongernents 248
tion commentee des lettres du philo-
sophe avec Blyenbergh (Lettres sur le mal,
Folioplus philosophie no 80). En 2007,
elle rbdige pour La bibliotheque Gallimard
un ouvrage sur le theme Penser I'histoire.
Christian Hubert-Rodier est ancien
eleve de I'École normale superieure de la
rue d'Ulm et agr6g4 de philosophie. II
a vecu six ans A Venise et se partage
actuellement entre I'ensei nement de la
f
philosophie A Saint-Cyr-1' cole, la pein-
ture, et des recherches sur les probl&mas
de la couleur.

O l!dirions Gallimard, 2007, pour les notes,


la lecture d'image et le dossier.
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/ 11 PlATON (428-347 av. J.-C.)
Hippias majeur (avant 389 av. ].-C.)
1 (trad. Alfred Croiset. Te1 no 187)

SOCRATE: [...] Récemment, en effet, dans une discussion


OCI je blAmais la laideur et vantais la beaute de certaines
choses, /e me suis trouve embarrasse par mon interlocu-
teur. II me demandait, non sans ironie: ~ C o m m e nfais-tu,
t
Socrate, pour savoir ce qui est beau et ce qui est laid?
Voyons: peux-tu me dire ce qu'est la beaute?» Et moi,
faute d'esprit, je restai court sans pouvoir lui donner une
réponse satisfaisante. Apres I'entretien, fort irrite contre
moi-meme, je me fis des reproches amers, bien dkcide, des
que je rencontrerais quelque habile homme d'entre vous, ti
I'ecouter, A m'instruire, i creuser la question, et A retour-
ner vers mon adversaire pour reprendre le combat. Aujour-
d'hui, je le reptite, tu arrives A propos. ~ x ~ l i ~ u e - m
donc
oi
ce qu'est la beaute et tache de me repondre avec la der-
nitire prbcislon, pour que je ne sois pas expose A une nou-
velle defaite qui me rendrait ridicule. II est evident que tu
connais le sujet A merveille et que c'est lA un simple detail
parmi les problbmes que tu possedes A fond l.
HIPPIAS: Mince problbme, Socrate; un problbme insigni-
fiant, si j'ose le dire.

1. Hippias, l'interlocuteur de Socrate dans ce dialogue, est un


sophiste, c'est-idire un maitre prétendant i un savoir encyclopé-
dique (le mot a sophiste e vient du grec sophistés, qui renvoie i sophos :
a sage m). Aux yeux de Socrate et de Platon, le sophiste est un profes-
sionnel de la parole, un * faiseur de discours e, habile voire virtuose
dans le maniement des arguments, mais foncierement dénué du
souci de la vérité et ignorant de l'essence des choses.
8

SOCRATE: 11
Notions d'esthétique - Platon
me sera d'autant plus facile de m'en instruire SOCRATE: Et
Hippias majeur

ces choses sont réelles, sans quoi elles n'au-


1
e t d'etre désormais assuré contre un adversaire. raient point d'effet ?
HIPPIAS: Contre tous les adversaires, Socrate; o u ma HIPPIAS: Elles sont réelles, tres certainement.
science serait bien misérable e t bien vulgaire. SOCRATE: Et les belles choses, ne sont-elles pas belles
SOCRATE: Voila de bonnes paroles, Hippias, s'il est vrai aussi par I'effet de la beauté ?
que rnon ennemi soit vaincu d'avance. Vois-tu quelque HIPPIAS: Oui, par la beauté.
empechement a ce que je fasse son personnage, présentant SOCRATE: Qui est une chose réelle ?
des objections a tes réponses, de maniere h me faire parfai- HIPPIAS : Tres réelle. Quelle dificulte ?
tement préparer par t o i ? Car j'ai quelque habitude de pré- SOCRATE: Alors, demandera notre homme, dis-mol, 6
senter des objections. Si t u n'y vois pas d'inconvénient, étranger, ce qu'est cette beauté.
j'aimerais a t'en proposer moi-meme, afin de comprendre HIPPIAS: Le questionneur, a ce qu'il me semble, me
plus a fond. demande quelle chose est belle?
HIPPIAS: Propose donc. Aussi bien, le probleme est simple, SOCRATE: Je ne crois pas, Hippias; mais plut6t ce qu'est le
je le répete, e t je pourrais t'enseigner a répondre sur des beau.
sujets beaucoup plus dificiles, de maniere a défier tous les HIPPIAS : 0 U est la différence ?
contradicteurs. SOCRATE: TU n'en vois aucune ?
SOCRATE: Dieux ! quelles bonnes paroles ! Puisque t u le HIPPIAS : Pas la moindre.
permets, je vais donc entrer de rnon mieux dans le r6le de SOCRATE:Je suis bien sur que t u en sais plus long que t u ne
rnon adversaire pour t e poser des questions. Car, si t u lui veux bien le dire. Quoi qu'il en soit, rnon cher, réfléchis : il ne
récitais le discours dont t u m'as parlé, sur les belles occu- te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu'est le beau.
pations, apres t'avoir écouté, la lecture finie, il ne manque- HIPPIAS: C'est compris, rnon cher; je vais lui dire ce qu'est
rait pas de t'interroger avant t o u t sur la beauté elle-meme, le beau, e t il ne me réfutera pas. C e qui est beau, Socrate,
suivant son habitude, et il dirait: « Étranger d'Élis l, n'est-ce sache-le bien, a parler en toute vérité, c'est une belle vierge.
pas par la justice que les justes sont justes ? » Réponds-rnoi SOCRATE: Par le chien, Hippias, voilh une belle et brillante
donc, Hippias, en supposant que c'est lui qui t'interroge. réponse. Ainsi donc, si je lui fais cette meme réponse, j'au-
HIPPIAS: Je répondrais que c'est par la justice. rai répondu correctement h la question posee et je n'aurai
SOCRATE: La justice est donc une chose réelle? pas a craindre d'etre réfuté ?
HIPPIAS : Sans doute. HIPPIAS: Comment le serais-tu, Socrate, si t o n avis est
SOCRATE: Donc aussi c'est par la science que les savants celui de t o u t le monde e t si tes auditeurs attestent tous que
sont savants et par le bien que tous les biens sont des t u as raison ?
biens ? SOCRATE: Admettons qu'ils I'affirment. Mais permets, Hip-
HIPPIAS : Évidemment. pias, que je reprenne pour rnon compte ce que t u viens de
dire. II va me poser la question suivante: ~Réponds-moi,
Socrate; si toutes les choses que t u qualifies de belles le
1. Ville située a u nord-ouest du Péloponnese. sont en effet, n'est-ce pas qu'il existe une beauté en soi qui
12 Notions d'esthétique - Platon Y Hippias majeur
!
ment laide ou belle?)) - Je serai forcé d'en convenir. A pieds, ni ses mains, comme il I'aurait dC pour leur donner
cela, mon cher, que me conseilles-tu de répliquer? plus de beauté, mais qu'il les a faits en ivoire: évidemment
HIPPIAS: Ce que nous venons de dire: que la race des il a péché par ignorance, faute de savoir que I'or embellit
hommes, en comparaison de celle des dieux, ne soit pas tous les objets auxquels on I'applique. A cene objection,
belle, c'est ce qu'il a raison d'affirmer. Hippias, que repondrons-nous ?
SOCRATE: II va me dire alors: ((Si je t'avais demande tout HIPPIAS: La reponse est facile: Phidias, dirons-nous, a bien
d'abord, Socrate, quelle chose est lndifferemment belle ou hit; car I'ivoire, ti mon avis, est une belle chose.
laide, la réponse que t u viens de me faire serait juste. Mais SOCRATE: « Mais alors, dira-t-il, pourquoi Phidias, au lieu
le beau en soi, ce qui pare toute chose et la fait apparaitre de faire en ivoire I'intervalle des deux yeux, I'a-t-il fait en
comme belle en lui communiquant son propre caractere, marbre, un marbre d'ailleurs presque pareil A I'ivoire ? )) Le
crois-tu toujours que ce soit une jeune fille, une cavale ou beau marbre possede-t-il donc aussi la beaute? Devons-
une lyre ? » nous en convenir, Hippias?
HIPPIAS: Eh bien! Socrate, si c'est la ce qu'il cherche, rien HIPPIAS: Oui certes, quand il est employe A propos.
n'est plus facile que de lui répondre. II veut savoir ce qu'est SOCRATE: Sinon, il est laid? Dois-je aussi reconnaitre ce
cette beauté qui pare toutes choses et les rend belles en s'y point ?
ajoutant. Ton homme est un sot qui ne s'y connait nulle-. HIPPIAS: Oui: hors de propos, il est laid.
ment en fait de belles choses. Reponds-lui que cette beaute SQCRATE: ((Ainsi, I'ivoire et I'or, me dira-t-il, tres savant
sur laquelle il t'lnterroge, c'est I'or, et rlen d'autre; 11 sera Socrate, embellissent les choses quand 11s y sont appliques A
réduit au silence, et n'essaiera meme pas de te refuter. Car propos, et les enlaidissent dans le cas contraire, n'est-il pas
nous savons tous qu'un objet, m6me laid naturellement, si vrai ? Faut-il repousser cette distinction ou reconnaitre
I'or s'y ajoute, en r e ~ o iune
t parure qui I'embellit qu'elle est juste ?
SOCRATE: TU ne connais pas mon homme, Hippias ; t u ne HIPPIAS: Elle est juste, et nous dirons que ce qui fait la
sais pas comme il est chicanier et difficile a satisfaire. beauté de chaque chose, c'est la convenance.
HIPPIAS : Qu'importe son humeur, Socrate ? Mis en face de SOCRATE: ((Leque1 est le plus convenable, me dira-t-il,
la vérité, il faudra qu'il I'accepte, ou bien on se moquera de pour notre marmite de tout a I'heure, la belle, quand on y
Iui. fait bouillir de beaux Iegumes: une cuiller d'or ou une
SOCRATE: Bien loin d'accepter ma réponse, il me plaisan- cuiller en bois de figuier ?
tera e t me dira: (( Pauvre aveugle, prends-tu Phidias pour un HIPPIAS: Par Héracles, Socrate, que1 homme! Tu ne veux
mauvais sculpteur? Je lui dirai que je n'en fais rien. pas me dire son nom ?
HIPPIAS : TU auras raison, Socrate. SOCRATE: TU n'en saurais pas davantage si je t e le disais.
SOCRATE: Sans doute, Mais quand je lui aurai declare que HIPPIAS: Ce que je sais, en tout cas, c'est qu'il manque
je considere Phidias comme un grand artiste, il poursuivra: absolument d'éducation.
(( Phidias, a ton avis, ignorait-il I'espece de beauté dont t u SOCRATE: II est insupportable, Hippias! Quoi qu'il en soit,
parles ? - (( Pourquoi cela?» - C'est qu'il n'a fait en o r qu'allons-nous lui dire? Des deux cuillers, laquelle est la
ni les yeux de son Athéna, ni le reste de son visage, ni ses plus convenable aux légumes et a la marmite ? N'est-ce pas
14 Notions d'esthCtique - Platon Hippias majeur 15

celle qui est en bois de figuier? Elle donne a la purée un sans intéret. E t quand, éclairé par vos conseils, je dis
parfum agréable, et en outre, avec elle, on ne risque pas de comme vous que ce qu'un homme peut faire de mieux,
briser la rnarmite, de répandre la purée. d'éteindre le feu, c'est de se mettre en état de porter devant des juges ou
et de priver les convives d'un plat appétissant; avec la dans toute autre assemblée un discours bien hit et d'en
cuiller d'or, on s'expose a tous ces dangers, de sorte que tirer un résultat utile, alors je me vois en butte aux pires
selon rnoi, c'est la cuiller de bois qui convient le mieux: as- injures de la part de ceux qui m'entourent et en particulier
t u quelque objection ? de cet homme qui ne cesse de disputer avec moi et de me
HIPPIAS: Elle convient certainement mieux. Mais, moi, je réfuter. C'est un homme, en effet, qui est mon plus proche
ne serais pas d'humeur a m'entretenir avec un homme qui parent et qui habite ma maison. Des que je rentre chez moi
pose des questions pareilles. et qu'il m'entend parler de la sorte, il me demande si je n'ai
pas honte de disserter sur la beauté des différentes manibres
de vivre, moi qui me laisse si manifestement convaincre
d'ignorance sur la nature de cette beauté dont je diserte.
HIPPIAS: Mais réellement, Socrate, que penses-tu de toute
E t cet homme me dit: ((Comment pourras-tu juger si un
cette discussion ? je répbte ce que je t e disais tout a I'heure: discours est bien ou mal hit, et de meme pour le reste,
ce sont ia des épluchures e t des rognures de discours mis lorsque t u ignores en quoi consiste la beauté? Crois-tu que
en miettes. Ce qui est beau ce qui est précieux, c'est de la vie, dans cet état d'ignorance, vaille mieux que la more?»
savoir, avec art et beauté, produire devant les tribunaux, II m'est arrivé, je le répbte, de recevoir a la fois vos insultes
devant le Conseil, devant toute magistrature a qui I'on a et les siennes ; mais peut-&re est-il nécessaire que j'endure
affaire, un discours capable de persuasion, et d'emporter en ces reproches: il n'y aurait rien de surprenant en effet a ce
se retirant non un prix médiocre, mais le plus grand de qu'ils me fussent utiles. En tout cas, Hippias, il est un profit
tous, son propre salut, celui de sa fortune et de ses amis. que je crois avoir tiré de mon entretien avec vous deux:
Voila I'objet qui mérite notre application, au lieu de ces c'est de mieux comprendre le proverbe qui dit que «le
menues chicanes que t u devrais abandonner, si t u ne veux beau est diñicile ».
pas &re traité d'imbécile pour ta persévérance dans le
bavardage et les balivernes.
SOCRATE: Mon cher Hippias, t u es un homme heureux. Tu
sais les occupations qui conviennent a un homme, et t u les
pratiques excellemment, dis-tu. Pour moi, victime de je ne
sais quelle malédiction divine, semble-t-il, j'erre qa et la
dans une perpétuelle incertitude, et quand je vous rends
témoins, vous les savants, de mes perplexités, je n'ai pas
plus t 6 t fini de vous les exposer que vos discours me cou-
vrent d'insultes. Vous dites, comme t u viens de le faire, que
les questions dont je m'occupe sont absurdes, mesquines,
Phedre

le célébrions dans I'intégrité de notre nature, h I'abri de


tous les maux qui nous attendaient dans I'avenir. Intégritb,
1 PLATON (428-347 av. J.-C.) simplicité, immobilité, félicitb, bclataient dans les apparitions
1 Phedre (v. 370 av. J.-C.)
que nous étions admis, en initiés, contempler au sein
d'une pure lumiere, purs nous-rnernes, et exempts de la
(trad. Paul Vicaire, dans Euvres completes, tome IV, Les marque imprimée par ce tombeau que, sous le nom de
Belles Lettres, 1949) corps, nous portons avec nous, attachés h lui comme
I'huitre a sa coquille...
«Le souvenir mérite sans doute cet hommage. Mais en
((Comme je I'ai dit, toute ame d'homme, par nature, a nous donnant le regret de ce passé, il nous a fait parler trop
contemplé I'6tre véritable; autrement elle ne serait pas longtemps. Revenons a la Beautb: comme nous I'avons dit,
venue dans cette créature vivante. Mais se ressouvenir des elle resplendissait au milieu de ces visions; et c'est elle
choses de ce monde-la a partir des choses de celui-ci n'est encore, apres notre retour ici-bas, que nous saisissons par
point facile pour toute ame, ni pour toutes celles qui ont le plus clair de nos sens, brillant elle-rnerne de la plus intense
seulement entrevu les choses de la-bas, ni pour celles qui, clarté. La vue, en effet, est la plus aigue des perceptions qui
apres leur chute en ce lieu-ci, ont eu le malheur de se lais- nous viennent par I'entremise du corps, rnais elle n'attelnt
ser entrainer a I'injustice par certaines fréquentations, et pas la pensée pure. Celle-ci susciterait d'incroyables amours,
d'oublier ainsi les visions sacrées qu'elles avaient alors si elle donnait d'elle-m6me une image aussi claire que celle
contemplées. II n'en reste donc qu'un petit nombre qui de la Beauté, et qui touchst la vue - et il en serait de
conservent assez bien le don du souvenir. Celles-ci, quand meme de tous les objets dignes de notre amour. Or la
elles aper~oiventune imitation des choses de la-bas, sont Beauté a le privilege d'etre ce qu'il y a de plus bclatant au
hors d'elles-memes et ne se possedent plus. Mais elles ne regard et de plus digne d'etre aim4.
comprennent pas la nature de ce qu'elles éprouvent, faut « Sans doute I'homme dont I'initiation n'est pas récente,
d'en avoir une perception assez distincte. ou bien qui s'est laissé corrompre, ne s'élance point rapide-
((En fait, la Justice, la Sagesse, tout ce qui est I'honneur ment de ce lieu-ci vers la-bas, vers la Beauté en soi, quand
des ames, ne présentent aucun éclat dans leurs images d'ici- sur terre il contemple ce qui en porte le nom: aussi, loin
bas ; c'est tout juste si la faiblesse des organes humains per- d'blever son regard avec respect dans cette direction, il
met a quelques gens, en s'adressant aux représentatlons de s'adonne au plaisir, et comme une bete se met en devoir de
ces objets, d'apercevoir les traits généraux du modele saillir, de répandre sa semence et, dans I'blan de sa frénb-
représenté. La Beauté, elle, était visible dans toute sa sie, ne craint ni ne rougit de poursuivre un plaisir contre
splendeur, en ce temps ou, melés a un choeur bienheureux nature. Par contre, celui qui vient d'etre initié, celui qui
- nous a la suite de Zeus, d'autres a la suite d'un autre s'est empli les yeux des visions de jadis, s'il voit un visage
dieu - nous contemplions cette vision bienheureuse et d'aspect divin, heureuse imitation de la Beautb, ou un corps
divine, et nous étions initiés au mystere qui touche, on a le qui offre quelque trait de la Beauté idéale, d'abord il fris-
droit de le dire, a la plus haute béatitude. Ce mystere, nous sonne et quelque chose lui revient de ses angoisses de jadis.
18 Notions d'esthétique - Platon Phedre 19

Puis, les regards fixés vers ce be1 objet, il le venere A I'égal place durant le jour, mais elle court, poussee par le désir,
d'un dieu et, s'il ne craignait d'avoir I'air completement fou, vers les lieux ou elle verra, croit-elle, celui qui possede la
il offrirait des sacrifices a son bien-aimé comme A une image beauté. O r quand elle I'a vu et qu'elle a laissé pénétrer en
sainte ou comme a un dieu. Apres le frisson, cette vue pro- elle la vague du désir, elle degage les issues obstruées
duit en lui, comme il est naturel, un changement, il se naguhre, elle reprend son souffle; plus d'aiguillon, plus de
couvre de sueur, il éprouve une chaleur inaccoutumée. En douleurs, elle cueille pour le moment le plaisir le plus déli-
effet, des qu'il recoit par la voie des yeux les effluves de la cieux. Cet état, elle n'y renonce pas volontiers; elle ne met
Beauté, il s'échauffe, et le plumage en est vivifié. Cette cha- personne au-dessus de ce beau garcon ; mere, freres, cama-
leur amollit la place ou naissent les ailes, place depuis long- rades, sont tous oubliés; la fortune, qu'elle perd par négli-
temps resserrée par un durcissement qui les empechait de gence, ne compte plus A ses yeux; les usages et les
se développer. L'aliment apporté par ces effluves fait gon- convenances qu'auparavant elle se piquait d'observer, elle
fler la tige des plumes e t provoque sa cíoissance, A partir de les dédaigne tous; elle est prete a I'esclavage, pr6te A dor-
sa racine, sous toute la surface de I'fime. L'ame, en effet, mir oh I'on voudra, mais le plus pres possible de I'objet de
était jadis tout ailes. A present elle bouillonne tour entihre, son désir. C'est que, non contente de vénérer celui qui
elle se souleve, et elle souffre comme les enfants qui font posshde la beauté, elle trouve en lui seul le médecin de ses
leurs dents: les denu qui percent causent une dérnangeai- plus grands tourments. Cet état de I'ame, be1 enfant A qui je
son, une irritation des gencives, et c'est ce qu'éprouve éga- m'adresse, les hornmes le nomment Éros, I'Amour. Mais le
lement I'ame de celui dont les aiies commencent A pousser; nom que lui donnent les dieux, quand je te I'aurai dit, t e
elle est en ébullition, elle est irritée, chatouillée, dans le fera rire, car t u es jeune. Certains Homérides', je crois,
temps ou elle fait ses ailes. citent des vers sur I'Amour, qu'ils tirent de leurs réserves;
((Quand donc elle porte les yeux sur la beauté du jeune le second est tres irrespectueux, et en prend A son aise
garcon, un flot de particules se détache de cet objet et avec la métrlque. Voila ce que disent ces vers:
coule vers elle - d'ou le nom de "vague du désir". Rece-
vant ce flot, qui la vivifie et la réchauffe, elle se repose de sa Pour les mortels son nom c'est Éros, dieu qui vole;
souffrance et elle se réjouit. Mais quand elle est isolée et Pour les immortels il se nomme Ptéros.
Car il a le pouvoir de nous donner des ailes.
qu'elle se flétrit, les orifices des pores par ou sortent les
plumes se desshchent tous ensemble, ils se referment et (250a-252b)
barrent le passage au germe de la plume. Ce germe,
enfermé avec le déslr, palpite comrne un pouls agité, vient
piquer chaque issue - chaque germe A chaque issue - si
bien que I'ame, de toutes parts aiguillonnée, est transportée
de douleur; mais, d'un autre caté, le souvenir de la beauté
I'emplit de joie. Ce mélange des deux sentimenu la tour-
mente, elle enrage de ne pouvoir sortir de cet étrange é f a ~
et dans son delire elle ne peut ni dormir la nuit ni rester en 1. Ceux qui se réclament d'Hom&re.

d
22 Notions d'esthétique - Platon République 23

tables dont nous, nous faisons usage, et de la meme f a ~ o n - Tu dis bien, rbpondis-je; et par ton argument, t u en
les autres objets? Car, n'est-ce pas, la forme elle-meme, viens la ob il faut en venir. Parmi de tels artisans, en effet, je
aucun des artisans ne la fabrique avec son a r t ? Comment le crois qu'il y a aussi le peintre. N'est-ce pas ?
pourrait-il ? - Oui, forcbment.
- D'aucune fa~on. - Mais t u afirmeras, je crois, que quand il crbe, il ne
- Mais vois encore de que1 nom t u nommes I'artisan cree pas des choses véritables. Et cependant, en tout cas
que voici. d'une certaine fa~on,le peintre lui aussi crbe un lit. N'est-
- Lequel? ce pas ?
- Celui qui fait exister toutes les choses qu'avec leurs - Oui, dit-il, lui aussi fait ce qui en tout cas parait un lit.
mains les ouvriers fabriquent, chacun de son CM. - Mais que dire du fabricant de lits?N e disais-tu pas a
- Tu parles I i d'un homme habile e t admirable! I'instant qu'il cree non pas la forme, qui, afirmons-nous, est
- N e dis encore rien, bient8t t u afirmeras qu'il est ce qui est rbellement un lit, mais qu'il cree un certain lit
encore plus que cela. Car ce meme ouvrier est capable non parmi d'autres ?
seulement de faire exister toutes les sortes d'objets, mais il - Si, c'est ce que je disais.
fait aussi toutes les plantes qui sortent de la terre, et il - Par consbquent, si ce n'est pas ce qui est rbellement
fabrique tous les &res vivants, les autres aussi bien que lui- qu'il fabrique, il ne saurait creer le rbel, mais quelque chose
meme; et en plus de cela il fabrique terre et ciel, e t dieux, qui est te1 que ce qui est reel, sans &re rbel. Et si quelqu'un
et tout ce qui est dans le ciel, et chez Hades sous la terre. afirmait que I'ouvrage du fabricant de lits ou de quelque
- Tu parles la, dit-il, d'un sophiste tout A fait merveilleux. autre fabricant artisanal est parfaitement rbel, il risquerait
- Tu refuses de me croire ? répondis-je. Alors dis-moi : bien de ne pas dire vrai?
est-ce qu'il t e semble totalement exclu qu'un te1 artisan - Non, il ne dirait pas vrai, reprit-il, en tout cas selon
existe? O u bien t e semble-t-il que d'une certaine f a ~ o npour- I'opinion de ceux qui s'occupent de ce genre d'arguments.
rait exister quelqu'un capable de faire tout cela, mais d'une - Alors ne nous btonnons pas si cet objet lui aussi se
autre f a ~ o nnon ? N e t'aper~ois-tupas que meme toi tu serais trouve etre quelque chose de peu net, en regard de la
capable de faire tout cela, du moins d'une certaine f a ~ o n ? vbrité.
- Mais quelle est cette fa~on-la?dit-il. - Non, en effet.
- Elle n'est pas compliquée, dis-je; c'est un artisanat - Veux-tu alors, dis-je, que sur ces memes bases nous
qu'on exerce en tout lieu, et rapidement; tres rapidement recherchions, a propos de cet imitateur, ce qu'il peut bien
meme, a condition que t u veuilles bien prendre un miroir, &re ?
et le faire tourner autour de toi : aussitot t u crberas le soleil - Si t u le veux, dit-il.
et ce qui se trouve dans le ciel, aussit8t la terre, et aussit6t - Eh bien ces lits sont de trois genres. Le premier est
toi-meme autant que les autres &tres vivants, les objets, les celui qui est dans la nature, celui dont nous pourrions afílr-
plantes, et tout ce dont on parlait a I'instant. mer, je crois, que c'est un dieu qui I'a fabriqué. Qui d'autre ?
- Oui, dit-il, des choses qui paraissent, mais pas des - Personne, je crois.
chose; qui véritablement soient réelles, n'est-ce pas ? - U n autre est celui qu'a fabrique le menuisier.
24 Notions d'esthétique - Platon République 25

- Oui, dit-il. - Que déclareras-tu alors qu'il est, par rapport au lit?
- Et un enfin celui qu'a fabriqué le peintre. N'est-ce - Voici, dit-il, A mon avis le nom le plus approprié dont
pas ? on pourrait le nommer: imitateur de ce dont eux sont les
- Admettons. artisans.
- Donc peintre, fabricant de lits, dieu, ces trois-la pré- - Soit, dis-je. Donc t u nommes imitateur I'homme du
sident a trois especes de lits. troisieme degré d'engendrement A partir de la nature ?
- Oui, ces trois-la. - Oui, exactement, dit-il.
- Le dieu, lui, soit qu'il ne I'ait pas voulu, soit que - C'est donc aussi ce que sera le faiseur de traghdies, si
quelque nécessité se soit imposée a lui de ne pas fabriquer I'on admet que c'est un imitateur: par sa naissance il sera
plus d'un lit dans la nature, le dieu ainsi n'a hit que ce seul en quelque sorte au troisibme rang A partlr du roi et de la
lit qui soit réellement lit. Mais le dieu n'a pas donne nais- vérité; et de míime pour tous les autres imitateurs.
sance A deux lits de cet ordre, ou A plus, et il est impossible - Oui, c'est bien probable.
qu'ils viennent a naitre. - Nous voilA donc tombés d'accord sur I'imitateur. Mais
- Comment cela? dit-il. dis-moi, a propos du peintre: te semble-t-il entreprendre
- C'est que, dis-je, s'il en créait ne fit-ce que deux, en d'imiter, pour chaque chose, cela meme qu'elle est par
apparaitrait a nouveau un unique dont ces deux-la, a leur nature, ou bien les ouvrages des artisans ?
tour, auraient la forme, et ce serait celui-la qui serait ce qui - Les ouvrages des artisans, dit-il.
est réellement un lit, et non pas les deux autres. - Tels qu'ils sont, ou tels qu'ils apparaissent? D u dois
- C'est exact, dit-il. en effet faire encore cette distinction.
- Sachant donc cela, je crois, le dieu, qui voulait &re - En que1 sens I'entends-tu ? dit-il.
réellement le créateur d'un lit qui f i t réellement, et non pas - En ce sens-ci: un lit, que t u le regardes de caté, de
d'un lit parmi d'autres ni un créateur de lit parmi d'autres a face, ou sous n'importe que1 angle, diffbre-t-il de lui-m&me
fait naitre celui-la, qul est unique par nature. en quoi que ce soit, ou bien n'en diffbre-t-il en rien, mais
- Oui, c'est sans doute cela. apparait-il seulement différent ? Et de meme pour les autres
- Eh bien veux-tu que nous lui donnions le nom d'au- objets ?
teur naturel de cet objet, ou quelque autre nom de ce - C'est la seconde réponse, dit-il: il apparait différent,
genre ? mais ne differe en rien.
- Oui, ce serait juste, dit-il, puisque c'est bien par nature - Alors examine ce point précisément: dans que1 but a
qu'il I'a créé, aussi bien que toutes les autres choses. 6th créé I'art de peindre, pour chaque chose: en vue d'imi-
- Et que1 nom donner au menuisier? N'est-ce pas celui ter ce qui est, te1 qu'il est, ou bien ce qui apparait, te1 qu'il
d'artisan du l i t ? apparait? est-il une imitation de la semblance, ou de la
- Si. vérité ?
- Et le peintre, sera-t-il lui aussi I'artisan, et le créateur - De la semblance, dit-il.
d'un te1 objet? - Par conséquent I'art de I'imitation est assurément
- Non, d'aucune facon. loin du vrai et, apparemment, s'il s'exerce sur toutes choses,
28 Notions d'esthétique - Platon République 29

- Oui, certainement. rnédiocrité, pour autant qu'il sera en rapport avec celui qui
- Eh bien, celui qui s'entend a dire comment doivent sait, e t qu'il sera contraint d'écouter celui qui sait; tandis
&re les renes et le rnors, est-ce le peintre? N'est-ce pas que c'est celui qui en hit usage qui aura le savoir.
plut6t non pas merne celui qui les a fabriqués, lsavoir le - Oui, exactement
forgeron, ou le sellier, mais celui-la seul qui sait en faire - Mais I'imitateur? aura-t-il, sur la base de I'usage, un
usage, a savoir le spécialiste du cheval ? savoir sur les choses au sujet desquelles il écrit o u peint,
- Si, c'est t o u t lfait vrai. I'informant si elles sont belles e t correctes o u non, o u
- Eh bien ne devons-nous pas affirmer qu'il en va de bien une opinion correcte née d'une relation nécessaire
merne pour toutes choses ? avec celui qui sait, qui lui prescrirait lesquelles décrire ou
- Cornrnent cela ? dépeindre ?
- En disant que pour chaque chose il y a trois a r u : - Ni I'un ni I'autre.
celui qui saura en faire usage, celui qui saura la fabriquer, - Par conséquent, I'imitateur n'aura ni savoir ni opinion
celui qui saura I'irniter ? correcte sur les choses qu'il imite, concernant leur beauté
- Oui. ou leur mauvaise qualité.
- Or I'excellence, la beauté, e t la rectitude de chaque - Apparemment pas.
objet, de chaque etre vivant, de chaque action, iquoi se - Plaisant personnage que le spécialiste de I'imitation
rapportent-elles, sinon a I'usage pour lequel chacun est en poésie, pour ce qui est de se connaitre aux choses qu'il
fabriqué, ou est né naturellement? traite !
- En effet. - Non, pas précisément.
- II y a donc toute nécessité que pour chaque chose, - Et pourtant, sans aucun doute, il pratiquea I'lmita-
celul qul en falt usage solt le plus expérlmentC, e t qu'll tlon, alors qu'il ne sait pas, lpropos de chaque chose, A
devienne le rnessager, capable d'expliquer lqui le fabrique quoi elle doit sa mauvaise o u sa bonne qualité. Mais. selon
ce qu'il fait de bon ou de rnauvais, du point de vue de toute apparence, c'est ce qui parait etre beau A la masse de
I'usage qu'en fait I'usager. Par exernple, le joueur de flute ceux qui ne connaissent rien qu'il imitera.
est en quelque sorte le messager qui vient parler au fabri- - Oui, car que pourrait-il imiter d'autre?
cant de flfites des flfites qui lui serviront dans le jeu de la
- Eh bien, des lors, lce qui apparait, nous v o i l l parve-
flute, e t il lui prescrira comment il doit les fabriquer, tandis
nus a un accord convenable sur ce point: a savoir que le
que I'autre se rnettra a son service.
spécialiste de I'imitation ne connait rien qui vaille aux
- Oui, forcément.
choses qu'il imite, mais que I'imitation est un jeu puéril, pas
- Par conséquent, c'est celui qui sait qui sert de messa-
une chose sérieuse; a savoir aussi que ceux qui s'attachent
ger pour parler des flutes de bonne e t de mauvaise qualité,
lla poéde tragique, en iambes et en vers Cpiques, sont tous
et i'autre les fabriquen, en suivant les conseils du premier ?
des spécialises de I'imitation autant qu'on peut I'etre.
- Oui. - Oui, exactement.
- D h lors, a propos d u meme objet, celui qui le
fabrique aura une croyance correcte sur sa beauté o u sa
30 Notions d'esth6tique - Platon Y- République
1
opposkes sur les memes choses, de meme, dans les actions
- Eh bien, c'est parce que je voulais nous faire tornber aussi, est-il en dissension interne, et se combat-il lui-meme ?
d'accord sur ce dernier point, que j'ai dit que I'art de Mais je me remémore qu'au moins sur ce point nous
peindre et en général I'art de I'irnitation effectuait son n'avons nul besoin de nous mettre d'accord présent; en
ouvrage a distance de la vérité, et qu'au contraire c'est avec effet, plus t 6 t dans le dialogue, nous nous sommes suffi-
ce qui, en nous, est a distance de la réflexion qu'il était en samment mis d'accord sur tout cela, en reconnaissant que
relation, car il n'est le compagnon ni I'arni de rien de sain ni notre %medéborde de dix rnilie oppositions de ce genre qui
de vrai. surgissent en meme temps.
- Oui, c'est tout Q fait cela, dit-il. - Et nous avons eu raison, dit-il.
- ttant de mauvaise qualitk, s'unissant Q ce qui est de - Nous avons eu raison, en effet, dis-je. Mais ce que
mauvaise qualité, ce sont des choses de rnauvaise qualitk nous avons laissé de c6té Q ce rnoment-la, il me sernble
qu'engendre I'art d'imiter. nécessaire de I'exposer a présent.
- Apparemment. - De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
- Est-ce le cas, dis-je, seulement de I'art d'imiter lib A la - U n hornme digne de ce nom, dis-je, A qui bchoit un
vue, ou aussi de celui qui est lié Q I'ouie, que nous nomrnons malheur, comme de perdre un fils ou quelque autre des
poésie ? &tres Q qui il tient le plus, nous avons dit ce moment-la,
- II est vraisemblable, dit-il, que c'est aussi le cas de n'est-ce pas, qu'il le supporterait plus facilement que les
cette derniere. autres hornrnes.
- Pourtant, dis-je, ne nous fions pas seulement Q ce qui - Oui, certainement.
paralt vraisemblable en nous fondant sur le cas de la pein- - Mais Q présent examinons ce qui suit: s'il n'kprouvera
ture, mais allons aussi jusqu'a cette partie de la pensée avec aucune souffrance, ou bien, cela étant irnpossible, s'il irnpo-
laquelle est en relation I'art d'imiter en poésie, et voyons si sera seulernent quelque mesure Q son chagrin.
cet art est chose mediocre, ou chose sérieuse. - C'est plut6t cette derniere hypothese qui est la vraie,
- Eh bien oui, c'est ce qu'il faut faire. dit-il.
- Alors posons les choses de la facon sulvante: I'art - A prbsent dis-moi ceci Q son sujet: crois-tu qu'il lut-
d'imiter, affirmons-nous, imite des hornrnes qui accornplis- tera et se tendra plus contre son chagrin quand il sera sous
sent des actions violentes ou volontaires, qui croient avoir le regard de ses semblables, ou lorsqu'il se trouvera seul
rkussi ou échoue dans leurs actions, et qui, dans tout cela, avec lui-rneme dans un lieu désert?
éprouvent du chagrin, ou de la joie. Peut-on y trouver autre - II le surmontera sans doute bien plus quand il sera
chose que cela? regardé, dit-il.
- Non, rien. - Tandis que quand il sera isolé, il osera prononcer
- Eh bien, dans tous ces cas, I'hornme a-t-il une dispo- beaucoup de paroles qu'il aurait honte de prononcer si
sition d'esprit accordee avec elle-rneme? O u bien, de la quelqu'un pouvait I'entendre, et fera beaucoup de choses
meme facon qu'il y avait dissension interne dans sa vision, qu'il ne supporterait pas qu'on le voie faire.
et qu'il avait en lui-meme en merne ternps des opinions - Oui, c'est cela, dit-il.
32 Notions d'ekhétique - Platon République

- Or, ce qui lui enjoint de tendre ses forces pour résis- - Oui, évidemrnent.
ter, c'est la raison et la loi, tandis que ce qui I'entraine vers - Mais ce qui nous conduit aux ressassernents de la
le chagrin, c'est la souffrance elle-rnerne ? souffrance et aux plaintes, sans jarnais s'en rassasier, ne
- C'est vrai. déclarerons-nous pas que c'est I'élérnent étranger a la rai-
- Mais lorsqu'une pulsion contradictoire s'exerce dans son, paresseux, et qui se cornplait dans la lacheté ?
I'homme en m6rne ternps autour de la rnerne chose, nous - Si, c'est ce que nous déclarerons.
affirmons qu'il y a nécessairement la deux élérnents. - Donc, la premiere disposition se prete a une irnita-
- Oui, forcérnent. tion rnultiple et diversifiée, c'est la disposition encline a I'ir-
- O r I'un d'eux est pret a obéir a la loi, oii que la loi le ritation; tandis que le caractere réfléchi et paisible, étant
conduise ? constarnrnent a peu pres égal i lui-rnerne, n'est ni facile a
- En que1 sens dis-tu cela? imiter, ni aisé a reconnaitre quand on I'irnite, surtout pour
- La loi dit, n'est-ce pas, que ce qu'il y a de plus beau, une assemblée de fete et pour des hornrnes de toute sorte
c'est de rester calme au milieu des malheurs, et de ne pas rassernblés dans des théitres. Car cette irnitation vise un
s'irriter, dans I'idée que ce qu'il y a de bien ou de mal, dans état d'esprit qui n'est guere le leur.
de pareilles épreuves, on ne le p e r ~ o ipas
t du prernier coup - Oui, exacternent.
d'mil; et que celui qui les supporte mal n'en est pas plus - Le poete apte a I'irnitation, lui, ce n'est visiblernent pas
avancé; que rien, dans les affaires hurnaines, ne rnérite vers un te1 état de I'arne que sa nature s'oriente, et ce n'est
d'etre pris avec grand sérieux; et que ce qui, en I'occur- pas a cet état d'esprit que son savoir-faire vise a plaire, s'il
rence, devrait venir le plus vite possible nous assister, le veut gagner une bonne réputation aupres de la rnasse; mais
chagrin i'entrave. c'est au caractere enclin a I'irritation et contrasté, qui se
- De quoi veux-tu parler ? dit-il. prete bien a I'irnitation.
- De la réflexion sur ce qui est advenu, dis-je; elle - Oui, visiblernent.
consiste, comme lorsque les dés sont tornbés, a situer les - II serait par conséquent juste que rnaintenant nous
affaires que I'on a en fonction de ce qui est échu, de la f a ~ o n nous intéressions a lui, et que nous le placions symétrique-
que la raison choisit comme devant 6tre la meilleure. Au rnent par rapport au peintre, cornrne son antistrophe'. En
lieu, comme des enfants qui se sont heurtés a quelque effet il lui ressernble en ce qu'il fabrique des choses
chose, de se tenir la partie qui a été frappée et de passer rnédiocres, sous le rapport de la vérité; et il se rapproche
son temps a crier, habituer toujours son irne a s'appreter de lui égalernent par les relations qu'il entretient avec cet
le plus vite possible a guérir et a redresser ce qui est autre élérnent de I'irne qui est du meme ordre que lui, au
tombé, et qui est rnalade, en ayant recours a I'art de gukrir lieu d'en entretenir avec le meilleur. Et ainsi dksormais c'est
et en éliminant les chants de plainte. en toute justice que nous pourrons refuser de I'accueillir
- Oui, ce serait sans doute la f a ~ o nla plus correcte de dans une cité qui doit &re gouvernée par de bonnes lois,
se componer face aux coups du sort, dit-il.
- Or, affirmons-nous, c'est I'élérnent le meilleur qui 1. L'antistrophe répond i la strophe dans la partition écrite pour
consent a suivre ce raisonnement. le cheur dans la tragédie ancienne.
r
34 Notions d'esthktique - Platon I République

puisqu'il éveille cet blément de I'ime, le nourrit et, le ren- a etre capable d'endurer calmement, dans I'idée que c'est IA
dant robuste, détruit I'élbment consacré A la raison; le propre d'un homme, tandis que I'autre attitude, celle que
comme lorsque dans une cité, en donnant du pouvoir aux nous louions alors, est celle d'une femme.
mbchants, on leur livre la cité, et qu'on mene A leur perte - Oui, je le pense bien, dit-il.
les hommes plus appréciables. Nous affirmerons de la - Alors, dis-je, cet éloge est-il admissible, qui consiste,
meme f a ~ o nque le poete spécialiste de I'imitation fait entrer quand on voit un homme te1 qu'on ne daignerait pas etre
lui aussi un mauvais régime politique dans I'ime individuelle soi-meme - on en aurait honte -, a y prendre du plaisir,
de chacun: il est complaisant avec ce qu'il y a de déraison- au lieu d'en &re dégofité, et a en faire I'éloge?
nable en elle, qui ne reconnait ni ce qui est plus grand ni ce - Non, par Zeus, dit-il, cela ne semble guere raisonnable.
qui est plus petit, mais pense les memes choses tant6t - En effet, dis-je, en tout cas si tu examines la chose de
comme grandes, tant6t comme petites ; et il fabrique fanto- la facon suivante.
matiquement des fantames, qui sont tout A hit éloignés de - Laquelle?
ce qui est vrai. - Si tu réfléchis que I'élément que nous cherchons a
- Oui, exactement. contenir par la force, A ce moment-la, dans nos malheurs
- Cependant nous n'avons pas encore porté contre la personnels, I'élément qui aspire h pleurer et A se lamenter
pobsie la plus grave des accusations. En effet, son aptitude A tout son content, et A s'en rassasier, étant par nature apte
corrompre meme les hommes dignes de ce nom, en dehors A désirer ces satisfactions-la, c'est I'élément qui est assouvi
d'un tres petit nombre d'entre eux, cela est A coup sur tout et satisfait par les poetes ; tandis que la part de nous-memes
a fait effrayant. qui est par nature la meilleure, n'ayant pas été suffisamment
- Ce I'est certainement, si elle est vraiment capable éduquée par la raison ni par I'habitude, reliche sa garde
d'avoir cet effet. sur cet élément plaintif, du fait que les souffrances qu'il
- Écoute-moi, et réfléchis. Les meilleurs d'entre nous, contemple seraient celles d'autrui, et que ce n'est en rien
n'est-ce pas, quand nous entendons Hombre, ou un quel- déshonorant pour soi-meme, quand on voit un autre
conque des fabricants de tragédies, imiter un des héros, qui homme, qui afirme etre un homme de bien, souffrir hors
est plongb dans la souffrance et qui, au milieu de ses gémis- de propos, que de le louer et de le plaindre; il pense qu'il
sements, développe une longue tirade, ou encore qu'on en tire ce profit qu'est le plaisir, et il refuserait de s'en pri-
voit ces héros chanter tout en se frappant la poitrine, tu ver en condamnant le pobme tout entier. Car je crois qu'il
sais que nous y prenons du plaisir, que nous les suivons en n'est donné en partage qu'A peu de gens d'aboutir A la
nous abandonnant, en souffrant avec eux, et qu'avec le plus conclusion que la jouissance passe nécessairement de ce
grand sérieux nous louons comme bon pobte celui qui sait qui concerne autrui A ce qui vous concerne vous-meme:
nous mettre le plus possible dans un te1 état. quand on a renforcé en soit I'élément qui s'apitoie. en le
- Oui, je le sais; comment pourrais-je I'ignorer? nourrissant de ces souffrances-la, il n'est pas facile de le
- Mais quand A I'un d'entre nous survient un chagrin qui contenir lors de ses propres souffrances h soi.
lui est personnel, tu penses bien qu'au contraire nous cher- - C'est tout A fait vrai, dit-il.
chons A faire belle figure par I'attitude opposée, consistant - O r le meme argument ne vaut-il pas aussi pour ce qui
36 N o t i o n s d'esthétique - Ploton République 37

porte a rire ? Ainsi, quand il y a des choses que toi-rnerne t u


i hommes de bien qu'il faut accepter dans la cité. Si par
aurais honte de dire pour faire rire. rnais qui, quand t u les contre t u accueilles la Muse vouee au plaisir, en vers
entends lors d'une irnitation cornique, o u encore en privé, lyriques o u épiques, sache que c'est le plaisir e t le chagrin
t e réjouissent fort, e t que t u ne les detestes pas en les que t u feras regner dans la cite, au lieu de la loi, e t de I'ar-
jugeant odieuses, ne fais-tu pas alors la rnerne chose que gument considere collectivement comme le meilleur dans
pour ce qui provoque la pitié? Cette part en t o i qui voulait chaque occasion.
faire rire, e t que dans le prernier cas t u contenais par la rai- - C'est t o u t a fait vrai, dit-il.
son, craignant d'etre pris pour un bouffon, voila qu'inverse- - Eh bien, dis-je, que cela soit notre justification,
rnent t u la laisses faire, et lui ayant donné la-bas une vigueur puisque nous sornrnes revenus sur le sujet de la poesie, du
juvénile, souvent t u ne t'apercois pas que t u t'es emporté bien-fonde du geste par lequel nous I'avons alors expulsee
parrni tes proches jusqu'a devenir un fabricant de cornédies. de la cité, étant donne ce qu'elle était. C'est I'argument, en
- Exacternent, dit-il. effet, qui I'exigeait de nous. Et disons encore a la poésie,
- Et a I'égard des plaisirs d'Aphrodite, de I'esprit corn- afin qu'elle n'aille pas condamner en nous une certaine rai-
batif, e t de toutes les choses dans I'iirne qui touchent au deur e t une certaine grossiereté, qu'il est ancien, le diffé-
désir, au chagrin, e t au plaisir, choses dont nous affirrnons rend entre la philosophie e t la creation poetique. En effet,
qu'elles sont pour nous liees A chacune de nos actlons, la chienne aboyant contre son mattren, ((glaplssante », e t
n'est-ce pas le rnerne argurnent qui vaut, a savoir que I'imi- ((I'homme qui n'est grand que dans les paroles vaines des
tation poétique a sur nous le rnerne genre d'effets! Elle insenses », e t (( la foule des puissants t r o p malins D, e t ceux
nourrit ces affections en les irriguant, quand il faudrait les qui elucubrent subtilement » parce qu'en fait ils sont
assécher, e t en fait nos dirigeants, alors qu'il faudrait que ce dans le b e s o i n ~ ,e t des rnilliers d'autres expressions sont
soit elles qui soient dirigées, pour que nous devenions les signes de I'opposition ancienne qui existe entre elles.
rneilleurs e t plus heureux, au lieu de devenir pires e t plus Proclarnons cependant que de notre cate en t o u t cas, si
rnalheureux. I'art de la poesie orientee vers le plaisir, si I'imitation, avait
- Je ne iaurais dire les choses autrernent, dit-il. quelque argument a avancer, pour prouver qu'il faut qu'elle
- Par conséquent, Glaucon, dis-je, lorsque t u rencon- existe dans une cite dirigée par de bonnes lois, nous
treras des gens qui font I'eloge d'Hornere, qui disent que ce aurions plaisir A I'accueillir, car nous sommes conscients
grand pokte a eduqué la Grbce, e t que, s'aglssant de I'admi- d'htre nous-mbmes sous son charme. Cependant, ce qui
nistration e t de I'éducation des affaires hurnaines, il rnerite vous semble vrai, il est impie de le trahir. Et toi, m o n ami,
qu'on le choisisse, pour I'étudier, e t pour vivre en confor- n'es-tu pas t o i aussi sous son charme, e t surtout quand t u
rnant toute sa vie a I'enseignernent de ce poete, il faudra I'envisages a travers Homere !
certes les ernbrasser affectueusernent cornrne des hornrnes
qui sont les rneilleurs qu'ils peuvent &re, e t leur accorder
qulHornere est le plus poétique et le prernier des fabricants
de tragédies, rnais il faudra savoir qu'en fait de poésie ce
sont seulernent des hyrnnes aux dieux e t des éloges des
i
F
Physique

En outre, c'est de la meme science que relevent la cause


finale et la fin, et t o u t ce qui est en vue de la fin. Or, la
A R I S T O T E (384-322 av. J.-C.) nature est fin, et cause finale; en effet, quand il y a une fin
pour un mouvement continu, cette fin est i la fois terme
Physique (335-322 av. J.-C.)
extreme et cause finale. Aussi le poete fait-il rire qui se
(trad. Henri Carteron, Les Belles Lettres, 1926- 193 1) laisse aller A dire :

11 atteint le terme pour lequel il était né.


Puis donc que la nature s'entend en deux sens, la forme
et la matiere, il faut I'étudier comme si nous recherchions [Car ce n'est pas toute espece de terme qui pretend etre
I'essence du camus; par suite, de telles choses ne sont ni une fin, c'est le meilleur; aussi bien, les arts font leur
sans matiere, ni considérées sous leur aspect materiel. matibre, les uns absolument, les autres I'appropriant A leurs
Malgré tout, la dificulte persiste ii ce sujet: puisque la besoins, et nous-memes nous usons de toutes choses en les
'
nature est double, de laquelle s'occupe le physicien ?,ou bien considerant comme existant en vue de nous ; en effet nous
est-ce du composé des deux ? Mais, si c'est du compose des sommes nous-memes, en quelque manibre, des fins, la
deux, c'est de I'une et de I'autre. Est-ce donc A une seule et cause finale se prenant en deux sens, comme nous I'avons
meme science qu'il appartient de connaitre I'une et I'autre ? dit dans notre ouvrage sur la Philosophie. II y a donc deux
Qui regarderait les Anciens croirait que I'objet du physi- sortes d'art qui commandent A la matiere, et la connais-
cien, c'est la matibre; car seuls Empedocle et Democrite sent: d'une p a n les a m qui font usage des choses, de
ont touché, bien peu, A la forme et h la quiddite. I'autre ceux qui, parmi les a m poetiques, sont architecto-
Mais si I'art imite la nature et si, dans une certaine limite, niques. Aussi I'art qui fait usage des choses est-il en un sens
il appartient A une meme science de connaitre la forme et architectonique, avec cette difference que les arts architec-
la matiere (par exemple, au médecin la sante, et la bile et le toniques ont pour ceuvre de connaitre la forme, celui-la, en
phlegme dans lesquels est la sante; de meme, ti I'architecte, tant que poetique, de connaitre la matibre ; en effet le pilote
la forme de la maison et la matiere, A savoir tuiles et bois; connait et prescrit quelle doit etre la forme du gouvernail,
de m6me pour les autres arts) alors il doit appartenir A la le fabriquant de que1 bois le gouvernail et de quels mouve-
physique de connaitre les deux natures. ments. En somme, dans les choses artificielles, nous faisons
la matibre en vue de I'ceuvre, dans les choses naturelles,
1. Le mot ici doit s'entendre en résonance avec le terme grec dési- elle preexiste.
gnant la nature : phuslr, qui se dit en un premier sens de la gknération
de ce qui croit (Métaphysiquc, V). Le physicien, au sens aristotélicien, En outre, la matibre est un relatif, car autre forme, autre
étudie donc comment et pourquoi les choses de la nature croisent matibre.
(avec quelle origine, pour quelle fin). Le physicien se pose la que* Maintenant, jusqu'a que1 point le physicien doit-il connaitre
tion de l'essence et de la finalité de ce qui releve de la nature. L'art,
que l'homme met au point, fournit un point d'appui pour s'interro- la forme e t la quiddite? N'est-ce pas comme le medecin
ger sur la Nature et le type de causalité i l'ceuvre, puisque l'art per- connait le nerf, et le forgeron, I'airain, c'est-A-dire jusqu'A
met de produire, de générer des choses. un certain point ? En effet chacune de ces choses est en vue
40 Notions d'esthétique - Aristote Physique

de quelque chose, et appartient a des choses separables exemple pour la santé, I'amaigrissement, la purgation, les
quant a la forme, mais dans une matiere: car ce qul remedes, les instruments; car toutes ces choses sont en
engendre un homme, c'est un hornrne, plus le soleil. Quant vue de la fin, et ne different entre elles que comme actons
a la maniere d'etre et a I'essence de ce qui est separe, le et instruments.
déterminer est I'ocuvre de la philosophie premiere. Voila, sans doute, toutes les acceptions oii il faut entendre
les causes. Mais il arrive, par suite de cette pluralité de
(2. 194a- 194b)
sens, qu'une meme chose ait une pluralité de causes, e t cela
non par accident; par exemple, pour la statue, la statuaire
Ces points déterminés, il faut faire porter I'examen sur
et I'airain, et cela non pas sous un autre rapport, mais en
les causes, rechercher ce qu'elles sont et leur nombre.
tant que statue, mais non au m6me sens; I'une comme
Puisque notre étude a pour objet le connaitre e t que nous
matiere, I'autre comme ce dont vient le mouvement II y a
ne croyons connaitre rien avant d'en avoir saisi chaque fois
meme des choses qui sont causes I'une de I'autre, par
le pourquoi (c'est-a-dire saisi la premiere cause), il est &vi-
exemple la fatigue, du bon etat du corps, e t celui-ci de la
dent que c'est ce que nous devons faire egalement touchant
fatigue; mais non au meme sens; I'une comme fin. I'autre
la génération et la corruption et t o u t le changement phy-
comme principe du mouvement. Enfin la meme chose peut
sique, afin que, connaissant les principes de ces choses,
Etre cause des contraires; en effet ce qui, par sa presence
nous tachions d'y ramener chacune de nos recherches.
est cause de te1 effet, nous en regardons quelquefois I'ab-
En un sens, la cause, c'est ce dont une chose est faite e t
sence comme cause de I'effet contraire; ainsi I'absence du
qui y demeure immanent, par exemple I'airain est cause de
pilote est cause du naufrage, e t sa presence eut été cause
la statue et I'argent de la coupe, ainsi que les genres de I'ai-
du salut.
rain et de I'argent. En un autre sens, c'est la forme e t le
modele, c'est-a-dire la définition de la quiddité et ses Quoi qu'il en soit, toutes les causes que nous venons de
genres; ainsi le rapport de deux a un pour I'octave. et, dire tombent tres manifestement sous quatre classes: les
généralement, le nombre et les parties de la définition. En lettres par rapport aux syllabes, la matiere par rapport aux
un autre sens, c'est ce dont vient le premier commence- objets fabriques, le feu e t les autres elements par rapport
ment du changement et du repos: par exemple, I'auteur aux corps, les partles par rapport au tout, les premisses par
d'une décision est cause, le pere est cause de I'enfant, et, en rapport a la conclusion, sont causes comme ce dont les
général, I'agent est cause de ce qui est fait, ce qui produit le choses sont faites. D e ce couple, I'un des termes est cause
changement de ce qui est changé. En dernier lieu, c'est la comme sujet, par exemple les parties, I'autre comme
fin; c'est-a-dire la cause finale: par exemple la sante est quiddite: le tout, le compose, la forme. D'autre pan, la
cause de la promenade; en effet, pourquoi se promene-t-il ? semence, le médecin, I'auteur d'une decision, e t en genéral
c'est, dirons-nous, pour sa santé, et, par cette reponse, I'agent, t o u t cela est cause comme ce dont vient le com-
nous pensons avoir donné la cause. Bien entendu appartient mencement du changement, mouvement ou a r r 6 t D'autre
aussi a la meme causalité tout ce qui, mfi par autre chose part, a titre de fin e t de bien: car la cause finale veut 6tre
que soi, est intermédiaire entre ce moteur et la fin, par chose excellente parmí toutes les autres et leur fin: peu
42 Notions d'esthétique - Aristote

importe de dire que c'est le bien en soi, ou le bien


apparent.
r Physique

VoilA donc, entre autres manieres, comment raisonnent


ceux qui soulevent cette dificulté, mais il est impossible
qu'il en soit ainsi.
En effet ces choses et en general toutes les choses natu-
D'abord, donc, il faut btablir que la nature est au nombre relles se produisent telles qu'elles sont soit toujours, soit
des causes en vue d'une fin, puis comment le nbcessaire frbquemment; les faits de fortune et de hasard, non; en
existe dans les choses naturelles. Car tous ramenent toutes effet, ce n'est pas par fortune ni par rencontre que, selon
les causes a cet enchainement: puisque le chaud est par I'opinion commune, il pleut fréquemment en hiver; ce le
nature tel, et le froid tel, etc., telles choses sont et seront serait plutat en été; ni les chaleurs en été; en hiver plutot.
par nécessité; que s'ils alleguent une autre cause, A peine Si donc les chaleurs existent, semble-t-il, ou par rencontre,
I'ont-ils touchbe qu'ils I'abandonnent, comme celui qui parle ou en vue de quelque fin, si telles choses ne peuvent exis-
de I'amitié et de la haine, cet autre de I'intelligence. ter par rencontre ou par fortune, ce sera donc en vue de
Mais une dificulté se présente: qu'est-ce qui empeche la quelque fin. Maintenant toutes ces choses sont par nature,
nature d'agir non en vue d'une fin ni parce que c'est le d'apres ceux memes qui tiennent de tels discours. Donc la
meilleur, mais comme Zeus fait pleuvoir, non pour augmen- - finalité se rencontre dans les changemenu et les etres
ter la récolte, mais par nbcessité; car I'exhalaison s'btant naturels.
élevée, doit se refroidir et, s'btant refroidie et étant deve- Emoutre, partout oic il y a une fin, les termes antérieurs
nue eau, par gbnération, descendre; quant A I'accroisse- et les termes consbcutifs sont faits en vue de la fin. Donc,
ment de la récolte qui suit le phbnom&ne, c'est un accident. selon qu'on fait une chose, ainsi se produit-elle par nature,
Tout aussi bien, si la rbcolte se perd, pour cela, sur I'aire, ce et selon que la nature produit une chose, ainsi la fait-on, A
n'est pas en vue de cette fin (pour qu'elle se perde) qu'il a moins d'empechements. Fait-on une chose en vue d'une
plu, mais c'est un accident. Par suite, qu'est-ce qui e m p k h e fin? sa production naturelle sera en vue de cette fin. Par
qu'il en soit de meme pour les parties des vivanu? Par exemple si une maison btait chose engendrbe par nature,
exemple, c'est par nbcessitb que les denu pousseront, les elle serait produite de la facon dont I'art en réalitb la pro-
unes, les incisives, tranchantes et propres A dbchirer, les duit; au contraire, si les choses naturelles n'btaient pas pro-
autres, les molaires, larges et aptes A broyer: car, dit-on, duites par la nature seulement, mais aussi par I'art, elles
elles n'ont pas été engendrbes pour cela, mais par accident seraient produites par I'art de la meme maniere qu'elles le
il se rencontre qu'elles sont telles. D e meme pour les autres sont par la nature. L'un des moments est donc en vue de
parties oic il semble y avoir détermination tbléologique. I'autre.
Et, bien entendu, ce sont les $tres ou tout s'est produit Maintenant, d'une maniere genérale, I'art ou bien exb-
comme s'il y avait dbtermination tblbologique qui ont étb cute ce que la nature est impuissante A effectuer, ou bien
conservés, s'étant trouvbs convenablement constitués; les I'imite. Si donc les choses artificielles sont produites en vue
autres ont péri et pbrissent comme, pour Empbdocle, les de quelque fin, les choses de la nature le sont bgalement,
bovins a face d'homme. c'est bvident; car dans les choses artificielles comme dans
44 Notions d'esthétique - Aristote Physique

les naturelles les conséquents et les antécédents sont entre En outre o n trouve aussi dans les plantes la finalitb, mais
eux dans le m6me rapport. moins accentuée. Est-ce donc qu'il s'est produit, comme
Mais c'est surtout visible pour les animaux autres que chez les animaux des bovins A faces d'hommes, de meme
I'homme, qui n'agissent ni par art, ni par recherche, ni par chez les plantes des especes de vignes A tete d'olivier?
délibération ; d'oU cette question: les araignées, fourmis e t C'est absurde, et cependant il le faudrait, si cela se passait
animaux de cette sorte travaillent-ils avec I'intelligence o u aussi chez les animaux.
quelque chose d'approchant? Or en avangant un peu de ce En outre il faudrait que les gbnérations A partir des
c6té, on voit dans les plantes memes les choses utiles se semences se fissent au gré de la fortune.
produire en vue de la fin, par exemple les feuilles en vue Et une telle thkse supprime, d'une fagon générale, les
d'abriter le fruit. Si donc, c'est par une impulsion naturelle choses naturelles e t la nature; en effet sont choses natu-
e t en vue de quelque fin que I'hirondelle fait son nid, e t relles toutes celles qui, mues d'une fagon continue par un
I'araignée sa toile, et si les plantes produisent leurs feuilles principe intérieur, parviennent une fin; de chacun de ces
en vue des fruits, et dirigent leurs racines non vers le haut, principes dérive un terme final différent pour chacune e t
mais vers le bas, en vue de la nourriture, il est clair que qui n'est pas au gré de la fortune; e t ce terme est constant
cette sorte de causalité existe dans les générations et les pour chaque chose A moins d'empechements.
&tres naturels. La cause finale e t ce qui est en vue de cette cause peuvent
D'autre part la nature étant double, matiere d'un &té, erre, d'autre part, effets de fortune; par exemple nous disons
forme de I'autre, et celle-ci étant fin e t les autres en vue de que I'étranger est arrivé par fortune e t qu'apres avoir délié,
cette fin, celle-ci sera une cause, la cause finale. il est parti, quand il a fait cela comme s'il était venu pour le
II y a aussi des fautes dans les choses artificielles; il arrive faire et s'il n'est pas venu pour cela; e t cela mérite d'etre dit
au grammairien d'Bcrire incorrectement, au médecin d'ad- par « accident », car la fortune est parmi les causes par acci-
ministrer mal a propos sa potion: par suite, évidemment, dent, ainsi que nous I'avons dit plus haut; quand des faits de
cela est aussi possible dans les choses naturelles. Si donc il
ce genre arrivent soit constamment, soit la plupart du
y a certainei choses artificielles o i i ce qui est correct est
temps, il n'y a ni accident, ni fortune; o r il en est toujours
déterminé téléologiquement, tandis que les parties fautives
ainsi dans les choses naturelles, A moins d'empechements.
o n t été entreprises en vue d'une fin mais sont man-
Enfin, il est absurde de penser qu'il n'y a pas de génération
quées, de meme en est-il pour les choses naturelles, et les
déterminée téléologiquement, si I'on ne voit pas le moteur
monstres sont des erreurs de la finalité. Alors, quant aux
délibérer. Voyez I'art: il ne délibere pas; et, certes, si I'art de
constitutions initiales, si les bovins n'ont pas été capables
construire les vaisseaux était dans le bois, il agirait comme
d'arriver A un certain terme et a une certaine fin, c'est qu'ils
la nature; si donc la détermination téléologique est dans I'art,
avaient été produits par un principe vicié, comme mainte-
elle est aussi dans la nature. Le meilleur exemple est celui
nant les monstres le sont par une semence viciée. En outre
de I'homme qui se guérit lui-meme; la nature lui ressemble.
il fallait que la semence f13t engendrBe d'abord et non pas
II est donc clair que la nature est cause e t cause finale.
t o u t de suite I'animal; et le «d'abord des Bbauches indis-
tinctes », c'était la semence.
Éthique d Nicomaque 47

/ concerne ni les choses qui existent ou deviennent necessai-


rement, ni non plus les &res naturels, qui ont en eux-
A R I S T O T E (384-322 av. J.-C.) memes leur principe. Mais puisque production et action
sont quelque chose de different, il faut necessairement que
€thique 6 Nicomoque
I'art releve de la production et non de I'action. Et en un
(trad. Jules Tricot, Vrin, 1959) sens la fortune et I'art ont rapport aux memes objets, ainsi
~U'AGATHONle dit:

Telle est donc la facon dont nous pouvons definir la L'art afeaionne la fortune, et la fortune I'art
science l.
Les choses qui peuvent &re autres qu'elles ne sont com- Ainsi donc, I'art, comme nous I'avons dit, est une cer-
prennent a la fois les choses qu'on fabrique et les actions taine disposition, accompagnee de regle vraie, capable de
qu'on accomplit. Production et action sont distinctes (sur produire; le defaut d'art, au contraire, est une disposition Q
leur nature nous pouvons faire confiance aux discours exo- produire accompagnee de regle fausse: dans un cas comme
tériques2); il s'ensuit que la disposition Q agir accompagnee dans I'autre, on se meut dans le domaine du contingent.
de regle est différente de la disposition Q produire accom-
pagnee de regle. De 18 vient encore qu'elles ne sont pas une
partie I'une de I'autre, car ni I'action n'est une production,
ni la production une action. Et puisque I'architecture est un
art, et est essentiellement une certaine disposition Q pro-
duire, accompagnee de regle, et qu'il n'existe aucun art qui
ne soit une disposition Q produire accompagnee de regle, ni
aucune disposition de ce genre qui ne soit un art, il y aura
identite entre art et disposition Q produire accompagnee de
regle exacte. L'art concerne toujours un devenir, et s'appli-
quer Q un art, c'est considerer la facon d'amener Q I'exis-
tence une de ces choses qui sont susceptibles d'etre ou de
n'etre pas, mais dont le principe d'existence reside dans
I'artiste et non dans la chose produite: I'art, en effet, ne

1. Dans le chapitre précédent, Aristote a défini la science comme


«une disposition capable de démontrer * ses propositions, et comme
portant uniquernent sur les choses qui une peuvent etre autrement
qu'elles ne sont n : il n'y a de science que du nécessaire.
2. Discours, ou théories, connus du public contemporain d'Aris-
tote, qui ne sont pas iseus de son école.
A R I S T O T E (384-322 av. J.-C.) A R I S T O T E (384-322 av. J.-C.)

Poétique (vers 344 av. J.-C.) Problkme XXX


(trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, 1952) (trad. P. Louis, Les Belles Lettres, 1984)

La poésie semble bien devoir en général son origlne A Pourquoi les hommes qui se sont illustrés dans la philo-
deux causes, et deux causes naturelles. lmiter est naturel sophie, la politique, la poésie ou les arts, sont-ils tous mani-
aux hommes et se manifeste des leur enfance (I'homme dif- festement des gens chez lesquels predomine la bile noire,
fere des autres animaux en ce qu'il est tres apte a I'imitation au point que certains sont sujets aux maladies qui sont dues
et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premieres a la bile noire, comme le rapportent les récits héro'iques
connaissances) et, en second lieu, tous les hommes pren- concernant Héracles? Car ce personnage semble avoir eu
nent plaisir aux imitations. ce tempérament. Et c'est d'ailleurs en pensant a lui que les
Un indice est ce qui se passe dans la réalité: des &res anciens appelaient maladie sacrée les acces des épileptiques.
dont I'original fait peine a la vue, nous aimons a en contem- Et ce,qui montre bien qu'il avait cette prédisposition, c'est
pler I'image exécutée avec la plus grande exactitude; par son égarement a I'égard de ses enfants et son éruption d'ul-
exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres. ceres avant sa disparition sur le mont Oeta. Car cette affec-
Une raison en est encore qu'apprendre est tres agréable tion provient chez beaucoup de patients de la bile noire. II
non seulement aux philosophes mais pareillement aussi aux arriva aussi au spartiate Lysandre d'avoir des abces de ce
autres hommes; seulement ceux-ci n'y ont qu'une faible genre avant sa fin. C'est encore le cas d'Ajax et de Belléro-
part. O n se plait a la vue des images parce qu'on apprend phon dont I'un eut I'esprit completement égaré et I'autre
en les regardant et on déduit ce que représente chaque cherchait des endroits solitaires. D'oh ces vers d'Homere:
chose, par exemple que cette figure c'est un tel. Si on n'a ~ M a i sdes qu'il eut encouru a son tour la haine de tous les
pas vu auparavant I'objet representé, ce n'est plus comme dieux, voila qu'il allait seul, errant A travers la plaine ale'ienne,
imitation que I'oeuvre pourra plaire, mais a raison de I'exé- rongeant son cceur et fuyant le chemin des hommes. )) Bon
cution, de la couleur ou d'une autre cause de ce genre. nombre de héros semblent avoir souffert de la m6me affec-
L'instinct d'imitation étant naturel en nous, ainsi que la tion. Plus pres de nous, ce fut le cas d'Empédocle, de Pla-
mélodie et le rythme (car il est évident que les metres ne ton, de Socrate et de beaucoup de personnages célebres. Et
sont que des parties des rythmes) dans le principe ceux qui c'est encore celui de la plupart de ceux qui s'adonnent A la
étaient le mieux doués a cet égard firent petit A petit des poésie. Car beaucoup de poetes souffrent de maladies qui
progres et la poésie naquit de leurs improvisations. viennent de ce tempérament, et la nature des autres les
prédispose de toute évidence A des affections de ce genre.
En tout cas, pour ainsi dire tous ont la nature que nous
50 -
Notions d'esthetique Aristote Probleme X X X 51

venons de décrire. Pour en comprendre la raison, il convient et froide sont lents et stupides; quand elle est en trop
de s'appuyer sur un exemple. Le vin pris en grande quantité grande quantité et chaude, ils sont exaltés et brillants, sen-
sernble tout ?i fait mettre les gens dans I'état ou nous disons suels et enclins tí suivre leurs emportements et leurs désirs;
que se trouvent ceux chez qui prédomine la bile noire, et quelques-uns aussi deviennent plus loquaces. Beaucoup
quand on le boit il produit une tres grande variété de sen- méme, du fait que cette chaleur est proche du siege de I'in-
timents: il rend les hommes irascibles, bienveillants, miséri- telligence, sont atteints de maladies qui les rendent fous ou
cordieux, impudents. Au contraire le miel, le lait, I'eau, inspires, d'oic les sibylles, les devins et tous les possédés
aucun breuvage de ce genre, n'ont d'effets comparables. O n lorsque leur état ne vient pas d'une maladie mais d'un tem-
peut se convaincre que le vin produit toute sorte de senti- pérament naturel. Maracos de Syracuse était bien meilleur
ments en voyant combien il modifie peu i peu le compor- poete quand il etait hors de soi. Lorsqu'il y a floraison de
ternent des buveurs. Prenons des gens qui tí jeun sont d'un chaleur vers le milieu du corps, les sujets en question sont
tempérament froid et silencieux: il suííit qu'ils en boivent de grands nerveux, mais plus intelligents et moins excen-
un peu plus pour que le vin les rende bavards; encore plus triques, tout en I'emportant sur les autres en bien des
et ils se mettent tí falre des discours et sont pleins de har- domaines, les uns en ce qui concerne I'instruction, d'autres
diesse; s'ils vont plus loin, le vin développe leur ardeur & I'ac- les arts, d'autres encore la politique. Meme face aux dan-
tion; si I'on boit encore davantage, on se met tí insulter les gers une telle disposition introduit de grandes différences,
gens, pis on perd raison ; et une trop grande quantité epuise du fait que bien des hommes ne réagissent pas de la meme
et rend stupide a la facon de ceux qui sont epileptiques facon devant la peur. En effet, la maniere dont s'opere dans
depuis leur enfance ou sont trop exposés ? subir
i les effets leur corps un te1 mélange des humeurs amene des diffé-
de la bile noire. Donc, de m6me que I'homme considéré rences par rapport a eux-memes. Le mélange de bile noire,
individuellement change de caractere ?i mesure qu'il boit et de meme qu'au cours des maladies il rend les gens diffé-
qu'il use de telle ou telle quantité de vin, de meme il y a rents de ce qu'ils étaient, prend lui-meme des formes variées.
des gens qui représentent chacun des caracteres en ques- En effet, il est tant8t froid comme I'eau, tant8t chaud, si
tion. Celui-ci'a te1 caractere au moment ou il est ivre, te1 bien que, lorsqu'un péril s'annonce, si le rnelange est plus
autre I'a naturellement, I'un est bavard, un autre agité, un froid, le sujet devient Iiche. Car le mélange ouvre la voie tí
autre encore a la larme facile: car chez certains le vin a cet la peur, qui elle-meme refroidit. On le voit bien avec les gens
effet-la. D'oSi le vers d'Hom8re: « O n met mon dCluge de pris d'épouvante: lls se mettent A trembler. SI au contraire
larrnes sur le compte du vin. » En effet, certains parfois sont le mélange est plus chaud, la peur rétablit I'équilibre et le
cornpatissants, d'autres farouches, d'autres taciturnes. Car sujet reste impassible au milieu du danger. II en va de m6me
il y en a qui gardent le silence: c'est le cas tout particulie- pour les découragements de tous les jours: souvent nous
rement, parmi les sujets chez qui prédomine la bile noire, sommes dans une disposition telle que nous nous trouvons
.
de ceux dont I'esprit s'égare. [. .] [CJeux dont le tempéra- en peine sans pouvoir dire pourquoi. E t parfois meme nous
ment comporte naturellement un exces de bile noire pré- nous sentons euphoriques sans raison apparente. Certes
sentent des I'origine des caracteres qui correspondent tí des sentiments comme ceux dont il a été question plus haut
chaque tempérament: ainsi ceux dont la bile est abondante se rencontrent en proportion réduite chez tous les hommes.
52 N o t i o n s d'esthétique - Aristote Probleme XXX 53

Car quelque chose de la force qui les produit se trouve possible que la variabilité puisse etre tempérée et qu'elle se
mélangé en chacun de nous. Mais ceux chez qui ils existent révele dans une certaine mesure cornrne un bien, puisque la
profondément possedent déja des caracteres particuliers. bite noire peut quand il le faut &re chaude e t redevenir
Car de meme que les individus different d'apparence non froide ou I'inverse du fait de son exces, tous les gens chez
par le fait d'avoir un visage, mais parce que ce visage est qui prédomine la bile noire sont hors du cornrnun, non par
d'une certaine qualité (les uns I'ont beau, les autres laid, sulte d'une maladie, mais du fait de leur nature.
les autres n'ont rien de remarquable mais sont dans la
moyenne), de rneme les gens qui n'ont en partage qu'une
quantite minime du mélange des humeurs, restent dans la
moyenne, tandis que ceux qui en o n t une grande quantité
sont de ce fait différents de la masse des autres homrnes.
Car, si leur état habituel est t o u t a fait excessif, ils o n t t r o p
de bile noire et, si le mélange qu'ils présentent est d'une
certaine forme, ils sortent de I'ordinaire. Ils ont tendance,
s'ils n'y prennent garde, a tomber dans les maladies en rela-
tion avec la bile noire, qui frappent tant6t I'une tant6t
I'autre des parties du corps. Pour certains apparaissent des
signes d'épilepsie, pour d'autres d'apoplexie, pour d'autres
encore de violents accbs de désespoir o u de frayeur, pour
d'autres enfin des exchs d'audace, comme ce fut le cas du
r o i de Macédoine Archélaos. Le responsable de ces ten-
dances est le mélange d'humeurs, suivant ce qu'il renferrne
de froid o u de chaleur. S'il est plus froid qu'il ne faudrait, il
amene des dépressions irraisonnées. [. ..]
Donc, pour résurner, étant donne que la puissance de la
bile noire est variable, les sujets chez lesquels cene humeur
prédomine sont de tempéraments divers. En effet, la bile
noire est t o u t a fait froide ou elle est chaude. En raison de
I'influence que ces qualités exercent sur le caractere (car de
ce qui est en nous, ce sont le chaud et le froid qui o n t le
plus d'importance dans la formation du caractere), la bile
noire fait comme le vin quand il se mele ti notre corps en
quantité plus o u moins grande: elle donne a notre carac-
tere telle o u telle qualité. Car les deux sont pleins de
souffle, le vin aussi bien que la bile noire. Mais puisqu'il est
Traite d e l a nature hurnaine 55

' t r o u v e n t dans notre propre corps, le plaisir ou le malaise se


convertissent nécessairernent en orgueil ou en hurnilité;
1 DAVID HUME (171 1-1776) dans cette situation, en effet, toutes les circonstances sont
réunies pour produire une transition parfaite des irnpres-
Traité de la nature humaine ( 1 739- 1740)
sions et des idées. Ces sensations opposées sont reliées a
De I'orgueil et de I'humilité, Vlll des passions opposées. La beauté ou la laideur est étroite-
(trad. Jean-Pierre Cléro, in Dissertation sur les passions, ment reliée au rnoi, objet de ces deux passions. 11 n'est pas
GF-Flammarion, 199 1) étonnant des lors que notre beauté devienne un objet d'or-
gueil, e t notre laideur un objet d'hurnilité.
Mais cet effet des qualités personnelles e t corporelles, en
manifestant dans cette situation que les passions ne naissent
Que nous considérions le corps cornrne faisant partie de pas sans toutes les circonstances requises précédernrnent,
nous-mernes o u que nous donnions notre assentirnent A n'est pas seulernent une preuve du présent systerne; o n
ces philosophes qui le considerent cornrne nous étant exté- peut I'utiliser cornrne un argurnent plus f o r t encore e t plus
rieur, il nous faut accorder de toute fagon qu'il est en convaincant. Si nous considérons toutes les hypothkses qui
connexion assez étroite avec nous pour constituer une de ont été congues par la philosophie ou la raison cornrnune
ces doubles relations dont j'al afirmé la nécessité pour les pour .expliquer la différence entre la beauté e t la laideur,
causes de I'orgueil e t de I'hurnilité l. Partout donc oU nous nous découvrirons qu'elles se réduisent toutes A poser que
pouvons découvrir I'autre relation des irnpressions, jointe A la beauté est un ordre o u une construction de parties ajus-
celle des idées, nous pouvons conjecturer avec assurance tées pour procurer du plaisir o u de la satisfaction a I'arne,
I'une ou I'autre de ces passions, selon que I'irnpression est soit par constitution prirnitive de notre nature, soit par habi-
plaisante ou déplaisante. Or la beauté, quelle qu'elle soit, tude, soit par caprice. V o i l i le caractere distinctif de la
nous donne une jouissance et une satisfaction particulieres; beauté; il fait toute la différence entre elle e t la laideur, qui
de meme, la laideur produit-elle du déplaisir, que1 que soit le tend naturellernent it produire un rnalaise. Le plaisir e t la
sujet oh elle se trouve, qu'il s'agisse d'un Gtre animé o u d'un douleur ne se bornent donc pas a accornpagner nécessaire-
etre inanirné. Si donc cette beauté ou cette difformité se rnent la beauté e t la laideur; ils en constituent I'essence
rnerne. En effet, si nous considérons que la beauté que nous
1. Deux types de relations conatruisent notre rapport A l'extdric- adrnirons, aussi bien dans les animaux que dans les autres
rité : les relations d'iddes et les relations d'impressions. S'interro- objets, derive, en grande partie, de I'idée de convenance e t
geant sur la nature des passions d'orgueil et d'humilité, Hume, dans d'utilité, nous donnerons alors sans scrupule notre assenti-
les pages qui précedent, a établi qu'il existe une a double relation »
entre leur objet (l'idée du moi) et les sensations ou impressions (plai- ment A cette opinion. La forme qui produit la vigueur est
santes ou pénibles) qui définissent leur facon de se manifester. Cette belle dans te1 animal et celle qui annonce I'agilité, belle dans
relation est une relation d'indissociabilité, elle est donc double (ou te1 autre. L'ordre e t la convenance d'un palais ne sont pas
réciproque) : w La nature a conféré 2 certaines de nos impressions et
idées une sorte d'attraction par laquelle aucune d'entre elles n'appa- rnoinp essentiels A sa beauté que son apparence e t son
rait sans introduire naturellement sa corrélative.* aspect extérieurs. D e la rnerne f a ~ o n ,si les regles de I'ar-
56 Notions d'esthétique - Hume Traité d e l a n a t u r e h u m a i n e 57

chitecture exigent que le haut d'un pilier soit plus rnince


que sa base, c'est qu'une telle forme nous apporte I'idée de
sécurité, qui est plaisante; tandis que la forme inverse nous
'
1
une passion suscitée par la beauté de notre personne, mais
qui n'est par le rnoins du monde déclenchée par celle des
objets étrangers et extérieurs. En regroupant ces deux
fait craindre un danger et nous met mal A l'aise. Si I'on tient conclusions, nous trouvons qu'elles cornposent I'une avec
cornpte d'innornbrables exernples de rnerne sorte et si I'on I'autre le précédent systerne; c'est-A-dire: que le plaisir,
considere que la beauté n'est pas plus définissable que I'es- comme irnpression ressernblante ou reliée, lorsqu'il s'at-
prit, rnais n'est discernée que par un gout ou une sensation, tache A un objet qui nous est relié par une transition natu-
on peut en conclure que la beauté n'est rien d'autre qu'une relle, produit I'orgueil; son contraire produisant I'humilité.
forme qui produit du plaisir, comme la difforrnité est une Ainsi, ce systerne sernble-t-il déja largernent confirmé par
structure qui apporte de la souffrance. Et, puisque le pou- I'expérience avant rnerne que nous n'ayons épuisé I'intégra-
voir de produire de la peine et du plaisir constitue de cette lité de nos argurnents.
facon I'essence de la beauté e t de la laideur, tous les effets La beauté des corps n'est pas seule A produire I'orgueil;
de ces qualités doivent dériver de leur sensation; et il faut il faut y ajouter la vigueur et la force. La vigueur est une
compter parmi eux I'orgueil et I'hurnilité qui, de tous, sont espece de pouvoir; par conséquent, le désir d'exceller en
les plus comrnuns et les plus notables. vigueur doit etre considéré cornrne une espece inférieure
J'estirne que cet argument est juste et décisif, rnais pour d'ambition. C'est pourquoi nous ne rendrons suffisamment
donner plus d'autorité A rnon raisonnernent, nous le suppo- compte de ce phénornene qu'en expliquant cette derniere
serons faux pendant quelque ternps pour voir ce qui s'en- passion.
suivra. Si le pouvoir de produire du plaisir et de la douleur Pour ce qui est de toutes les autres perfections corpo-
ne constitue pas I'essence de la beauté et de la laideur, il est relles, on peut noter de facon générale, que tout ce qui, en
toutefois certain que les sensations (de plaisir et de dou- nous-rnernes, est utile, beau ou surprenant, est objet d'or-
leur) sont du rnoins inséparables de ces qualités et qu'il est gueil: t o u t ce qui leur est contraire est objet d'humilité. Or
rnerne difficile de considérer les unes séparérnent des il est clair que toutes les choses utiles, belles, ou surpre-
autres. O r il 'n'y a rien de commun a la beauté naturelle et nantes s'accordent en ce qu'elles produisent un plaisir séparé
a la beauté morale (qui sont toutes deux causes d'orgueil), et ne s'accordent sur rien d'autre. Le plaisir constitue donc,
si ce n'est le pouvoir de produire du plaisir: et cornrne un avec la relation au rnoi, la cause de la passion (d'orgueil).
effet commun suppose toujours une cause cornrnune, il est O n peut toujours se demander si la beauté n'est pas
évident que le plaisir doit, dans les deux cas, &re la cause quelque chose de réel, distinct du pouvoir de produire du
réelle et agissante de la passion. D e plus, la seule différence plaisir; toutefois on ne saurait contester que la surprise, qui
originelle entre la beauté de nos corps et celle des objets ne differe en rien d'un plaisir résultant de la nouveauté, est
extérieurs, qui nous sont étrangers, tient % ce que I'une est non pas a proprernent parler une qualité inherente a un
en relation étroite avec nous-memes, ce qui n'est pas le cas objet rnais une simple passion o u une impression dans
de I'autre. Cette différence originelle doit, par conséquent, notre h e . C e doit donc etre de cette impression que I'or-
etre la cause de toutes les autres différences; entre autres, gueil nait par une transition naturelle. Et il nait si naturelle-
de la différence d'influence des objets sur I'orgueil, qui est ment qu'il n'est rien en nous ou en notre possession qui,
60 Notions d'esthétique - Hume Gsois esthétiques 61

seconde. Sans cornpter que des hommes capables de pas- objeaif-la ne sera réalisé par aucun moyen aussi bien que
sions aussi vives sont aptes a 6tre transportés au-deli des par cette délicatesse de sentirnent
bornes de la prudence et de la discrétion, et a faire dans la Quand un homme possede ce talent, il est plus heureux
conduite de la vie des faux pas qui sont souvent irréparables. par ce qui plait a son goilt que par ce qui satisfait ses appé-
On peut observer chez certains une délicotesse de goüt tits, et regoit plus de joie d'un pobme ou d'un raisonne-
qui ressemble beaucoup a cette délicatesse de passion, et ment que ne peut lui en offrir le luxe le plus couteux.
qui produit la rneme sensibilité a toute beauté et itoute Quelle que soit la connexion qui peut exister originelle-
difformité que celle que procure la délicatesse de passion ment entre ces deux especes de délicatesse, je suis per-
dans la prospérité et I'adversité, les obligeances et les dorn- suadé que rien n'est si propre a nous guérir de cette
mages. Quand on presente un poeme ou un tableau a un délicatesse de passion que de cultiver ce goiit plus élevé et
homrne qui possede ce talent, la délicatesse de son senti- plus raffiné qui nous rend capables de juger des caracteres
ment fait qu'il est touché de fagon sensible par toutes ses des hornrnes, des compositions du génie, e t des produc-
parties; et les traits dessinés d'une main de maitre ne sont tions des arts les plus nobles. Que I'on trouve plus ou
moins de plaisir ices beautés evidentes qui frappent les
pas pergus avec une satisfaction et un goiit plus exquis que
sens, cela dépend entierernent de la plus ou rnoins grande
les négligences ou les absurdités ne le sont avec dégoilt et
sensibilité du ternpérarnent; mais pour ce qui regarde les
avec gene. Une conversation élégante et sensée lui procure
sciences et les arts libéraux, un bon goilt est, dans une cer-
le divertissement le plus élevé; la grossiereté ou le manque
taine mesure, la meme chose qu'un jugement solide. Ou, du
de pertinente sont pour lui une grande punition. Bref, la
moins, il en depend tellernent qu'ils sont inséparables.
délicatesse de goiit a le meme effet que la délicatesse de
Pour juger avec justesse une cornposition de génie, il y a
passion : elle elargit la sphere a la fois de notre bonheur e t
tant de points de vue iprendre en considération, tant de
de notre misere, et nous rend sensibles ides peines aussi circonstances a cornparer, et une telle connaissance de la
bien qu'a des plaisirs qui échappent au reste de I'humanité. nature hurnaine est requise, qu'aucun homme, s'il n'est en
Toutefois; je crois, et tout le monde en conviendra avec possession du jugement le plus sain, ne fera jarnais un cri-
moi, qu'en dépit de cette ressemblance. la délicatesse du tique acceptable pour de telles ceuvres. Et c'est une nou-
goiit doit &re désirée et cultivée autant qu'il faut déplorer velle raison pour cultiver notre goilt dans les arts libéraux.
la délicatesse de passion, et si possible y remédier. Les acci- Notre jugement se fortifiera par cet exercice ; nous acquer-
dents de la vie, heureux ou malheureux, sont tres peu en rons de plus justes notions de la vie; bien des choses qui
notre pouvoir, mais nous sommes suffisamment maitres procurent du plaisir ou de I'affliction id'autres personnes
des choix de nos lectures, de nos distractions. de nos corn- nous paraitront trop frivoles pour engager notre attention;
pagnons. Certains philosophes ont tenté de rendre le bon- et nous perdrons par degré cette sensibilité et cette délica-
heur entierement indépendant de toute chose extérieure. tesse de la passion, qui nous est si incommode.
Ce degré de perfection est impossible a otteindre, rnais tout Mais peut-&re suis-je allé trop loin en disant qu'un goilt
hornme avisé essaiera de placer son bonheur dans des objets cultivé pour les arts raffinés éteint les passions, et nous
tels qu'ils dépendent principalement de lui-rnerne - et cet rend indifférents ices objets qui sont poursuivis si amou-
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Essais esthétiques 65
1
, E t tous les hommes qui utilisent la meme langue doivent
tomber d'accord dans I'application de ces termes. Toutes
D A V I D HUME (171 1-1776) les voix s'unissent pour applaudir I'élégance, la propriété, la
Essais esthétiques simplicité et I'esprit dans I'art d'écrire, e t pour blámer le
style ampoulé, I'affection, la froideur et le faux brillant. Mais
De la norme du goüt (1755) quand les critiques en viennent aux détails, cette apparente
(trad. Renée Bouveresse, GF-Flammarion, 2000) unanimité s'évanouit. Et il se trouve qu'ils avaient attribué
une signification tres différente a leurs expressions. Dans
toutes les matieres relevant de I'opinion et de la science, le
La grande variété de goQt et d'opinion qui prévaut dans cas est inverse: la différence entre les hommes réside dans
le monde est trop évidente pour n'etre pas tombée sous les points de vue généraux plutbt que dans les dktails, e t
I'observation de tous. Des hommes au savoir le plus borné existe moins en réalité qu'il ne le parait A premiere vue.
sont capables de remarquer une différence de goüt dans le Une explication des termes acheve d'ordinaire la contro-
cercle étroit de leurs connaissances, meme la oh les per- verse, et les adversaires sont surpris de s'apercevoir qu'ils
sonnes ont été éduquées sous le meme gouvernement, et étaient en train de se quereller, tandis qu'au fond ils étaient
ont de bonne heure eté imprégnées des memes préjugés. d'accord dans leur jugement.
Mais ceux qui peuvent élargir leur horizon jusqu'a contem- [s..] .
pler des nations distantes et les périodes révolues sont II est naturel pour nous de chercher une norme du goGt,
encore plus surpris par la grande contrariété et diversité de une regle par laquelle les sentiments divers des hommes
ces goüts. Nous sommes enclins A appeler barbare tout ce puissent &re réconciliés, ou du moins. une proposition de
qui s'écarte de notre propre goüt et de notre propre com- décision, qui confirme un sentiment, et en condarnne un
préhension. Mais bientot nous trouvons la meme épithete autre.
retournée en reproche contre nous. Et I'arrogance et le
II y a une espece de philosophie qui coupe court a tous
les espoirs de succes d'une telle tentative, et nous repré-
contentement de soi les plus grands finissent par disparaitre
sente I'impossibilité de jamais atteindre aucune norme du
en observant une pareille assurance de tous les cotés, et
gout. La différence, y est-il dit, est tres vaste entre le juge-
hésitent, au milieu d'une telle contestation de sentiment, a
ment e t le sentiment. Tout sentiment est juste, parce que le
prendre parti pour eux-memes.
sentiment ne renvoie a rien au-dela de lui-m6me et qu'il est
De meme que cette variété de goüt est évidente a I'en-
toujours réel, partout oh un homme en est conscient. Mais
queteur le moins attentif, de meme elle se révélera etre, a toutes les déterminations de I'entendement ne sont pas
I'étude, encore plus grande en fait qu'en apparence. Les justes, parce qu'elles renvoient a quelque chose au-dela
sentiments des hommes different souvent a I'égard de la d'elles-memes, c'est-a-dire a la réalité, et qu'elles ne sont
beauté et de la difformité de toutes sortes, meme quand pas toujours conformes A cette norme. Parmi un millier
leur discours général est le meme. II y a dans tout langage d'opinions différentes que des hommes divers entretien-
certains termes qui signifient le blame et d'autres la louange. nent sur le meme sujet, il y en a une, e t une seulement, qui
66 Notions d'esthétique - Hume Essais esthétiques 67

est juste e t vraie. Et la seule difíiculté est de la déterminer puisse trouver des personnes qui donnent la préfkrence
et de la rendre certaine. A u contraire, un millier de senti- aux premiers auteurs, personne ne prend un te1 gout en
ments différents, excites par le meme objet, sont justes, considération, et nous décrétons san; scrupules que le sen-
parce qu'aucun sentiment ne représente ce qui est rkelle- timent de ces prktendus critiques est absurde et ridicule.
ment dans I'objet. II marque seulement une certaine confor- Le principe de I'égalité naturelle des gouts est alors totale-
mité ou une relation entre I'objet et les organes ou facultés ment oublié et, tandis que nous I'admettons dans certaines
de I'esprit, e t si cette conformité n'existait pas rkellement, occasions, o u les objets semblent approcher de I'égalité,
le sentiment n'aurait jamais pu, selon toute possibilitk, exis- cela parait etre un extravagant paradoxe, ou plut6t une
ter. La beauté n'est pas une qualité inherente aux choses absurditk tangible, la ou des objets aussi disproportionnés
elles-rnemes, elle existe seulement dans I'esprit qui la sont comparks ensemble.
contemple, et chaque esprit percoit une beauté diffkrente. II est kvident qu'aucune des regles de la composition
Une personne peut meme percevoir de la difformitk li oQ n'est fixke par des raisonnements o priori, ni ne peut &re
une autre percoit de la beautk. Et t o u t lndividu devrait &re consid6rée comme une conclusion abstraite que tirerait
d'accord avec son propre sentiment, sans prktendre rkgler I'entendement a partir de la comparaison de ces habitudes
ceux des autres. Chercher la beauté rkelle ou la rkelle lai- et de ces relations d'idées qui sont éternelles e t immuables.
deur est une vaine enquete, comme de prktendre recon- Le fondement de ces regles est le meme que celui de toutes
naitre ce qui est rkellement doux o u ce qui est rkellement les sciences pratiques: I'expérience; e t elles ne sont pas
amer. Selon la disposition des organes, le meme objet peut autre chose que des observations générales concernant ce
etre a la fois doux e t amer; et le proverbe a justement qui a plu universellement dans tous les pays et a toutes les
determiné qu'il est vain de discuter des gouts. II est tres bpoques. Bien des beautks de la poésie e t meme de I'klo-
naturel, e t t o u t a fait nécessaire, d'étendre cet axiome au quence sont fondées sur la fausseté e t la fiction, sur des
gout mental, aussi bien qu'au gout physique. Et ainsi le sens hyperboles, des mktaphores, et un abus ou une perversion
commun, qui est si souvent en dksaccord avec la philoso- de termes, dktournks de leur signification naturelle. Refré-
phie, et spkcialement avec la philosophie sceptlque, se ner les Qlans de I'imagination e t réduire toute expression
trouve, sur un exemple au moins, s'accorder avec elle pour A la vkritk e t A I'exactitude géomktriques, serait le plus
prononcer la rneme dkcision. contraire aux lois de la justice critique, parce que cela pro-
Mais bien que cet axiome, en devenant proverbe, semble duirait une ceuvre qui, d'aprhs I'expkrience universelle, a
avoir méritk la sanction du sens commun, il existe certaine- btb trouvke la plus désagréabie. Mais, bien que la poésie ne
rnent une espece de sens commun qui s'oppose A lui, o u puisse jamais se soumettre a I'exacte véritk, elle doit &re
qui, au moins, sert A le rnodifier e t a le restreindre. T o u t contenue par les regles de I'art, révklées a I'auteur soit par
homme qui voudrait afíirmer une kgalitk de génie e t d'élé- le génie, soit par I'observation. Si des écrivains négligents ou
gance entre Ogilby e t Milton, o u Bunyan e t Addison, serait irréguliers o n t plu, ils n'ont pas plu par leurs transgressions
estime soutenir une non moins grande extravagance que s'il de la regle o u de I'ordre, mais en depit de ces transgres-
avait afirmé qu'une taupiniere peut Gtre aussi haute que le sions - ils o n t posskdk d'autres beautés qui étaient com-
~knériffe,ou une mare aussi vaste que I'ockan. Bien qu'on patibles avec une juste critique, et la force de ces beautks a
68 Notions d'esthétique - Hume Essais esthétiques 69
l
été capable de dominer la critique, e t de donner a I'esprit temps et un lieu appropriés, e t porter I'imagination a une
une satisfaction supérieure au dégout provenant des irnper- situation et une disposition convenables. A supposer que
fections. Arioste plait, mais ce n'est pas par ses fictions I'une de ces circonstances manque : une sérénité parfaite de
monstrueuses et invraisemblables, par son mélange bizarre I'esprit, un recueillement de la pensée, une attention voulue
des styles comique e t sérieux, par le manque de cohérence a I'objet, notre expérience sera fallacieuse et nous serons
de ses histoires, ou par les interruptions continuelles de sa incapables de juger de la beauté catholique et universelle.
narration. II charme par la force et la clamé de son expres- La relation que la nature a établie entre la forme et le sen-
sion, par la vivacitk et la variété de ses inventions, et par ses timent sera du moins plus obscure; et il faudra une plus
peintures naturelles des passions, spécialement celles qui grande précision pour la retrouver e t la discerner. Nous
sont d'une essence gaie et amoureuse. Et bien que ces serons capables d'afíirrner son influence, non pas tant a par-
défauts puissent diminuer notre satisfaction. ils ne sont pas tir de I'effet produit par chaque beauté pamiculibre, qu'a
capables de la détruire entierement. Si notre plaisir était partir de I'adrniration durable qui accornpagne ces ceuvres,
réellement né de ces parties de son poerne que nous appe- qui ont survécu i tous les caprices de la fantaisie et de la
lons défauts, ceci ne serait pas une objection a I'esprit cri- mode, et a toutes les erreurs dues a I'ignorance et a I'envie.
tique en général: ce serait seulement une objection a ces Le rnSme Homere qui plaisait a Athenes et a Rorne il y a
regles particulieres des théoriciens de I'art qui établiraient deux mille ans est encore admiré a Paris et tí Londres. Tous
que de tels détails puissent Stre des fautes, et les représen- les changements de clirnat, de gouvernernent, de religion et
teraient comme universellernent blamables. S'ils se trou- de langage ne sont point parvenus a obscurcir sa gloire.
vent plaire, ils ne peuvent Stre des fautes, et il ne peut pas L'autorité ou le préjugé peuvent bien donner une vogue
se faire que le plaisir qu'ils font naitre soit jarnais aussi inat- temporaire a un rnauvais pobte, ou tí un rnauvais orateur,
tendu et inexplicable. mais sa réputation ne sera jamais durable ou étendue. Quand
Mais, bien que toutes les rbgles générales de I'art soient ses compositions sont examinées par la postérité ou par
fondées seulement sur I'expérience et sur I'observation des des étrangers, I'enchantement est dissipé, et ses fautes appa-
sentiments tommuns de la nature humaine, nous ne devons raissent sous leur vrai jour. Au contraire, pour un vrai
pas imaginer que, a chaque occasion, les sentiments des génie, plus ses ceuvres durent, et plus largernent sont-elles
hommes seront conformes a ces regles. Ces érnotions raf- répandues, plus sincere est I'adrniration qu'il rencontre.
finées de I'esprit sont d'une nature tres tendre et délicate, L'envie et la jalousie ont trop de place dans un cercle étroit,
et requierent le concours de beaucoup de circonstances et rneme une connaissance intime de la personne peut dirni-
favorables pour les faire jouer avec facilité et exactitude, nuer les applaudissernents dus a ses exploits; rnais quand
selon leurs principes génkraux et établis. La moindre entrave ces obstructions sont levées, les beautés, qui sont naturelle-
extérieure a de tels petits ressorts, ou le rnoindre désordre ment adaptées tí exciter des sentirnents agréables, déploient
interne, perturbe leur mouvement et déregle les opéra- irnrnédiatement leur knergie, et tant que le monde dure,
tions de la machine tentiere. Quand nous voulons faire une elles maintiennent leur autorité sur I'esprit des hornrnes.
expérience de cette nature, et essayer la force de quelque II apparait alors que, au rnilieu de la variété et du caprice
beauté ou difformité, nous devons choisir avec soin un du gout, il y a certains principes généraux d'approbation ou
70 N o t i o n s d'esthktique - Hume r-
I
Essais esthétiques 71

de blame dont un mil attentif peut retrouver I'influence ou elles sont présentées. La o u les sens sont assez déliés
dans toutes les opérations de I'esprit. Certaines formes o u pour que rien ne leur échappe, e t en meme temps assez
qualités particulieres, de par la structure originale de la aiguisés pour percevoir t o u t ingrédient introduit dans la
constitution interne de I'homme, sont calculées pour plaire composition: c'est la ce que nous appellerons délicatesse
et d'autres pour déplaire, et si elles manquent leur effet de goOt, que nous employions ces termes selon leur sens
dans un cas particulier, cela vient d'une imperfection o u littéral ou selon leur sens métaphorique. Ici donc les rkgles
d'un défaut apparent dans I'organe. U n individu fiévreux générales de la beauté sont d'usage, car elles sont tirées de
n'affirmerait pas hautement que son palais est habilité i modeles établis, e t de I'observation de ce qui plait o u déplait,
décider des saveurs; il ne viendrait pas davantage a I'esprit quand cela est présenté a titre particulier et A un degré
de quiconque de prétendre, sous les atteintes de la jaunisse, élevé. Et, si ces memes qualités n'affeaent pas les organes
rendre un jugement concernant les couleurs. Dans toute d'un homme d'un délice o u d'un inconfort sensibles lors-
créature, il y a un état sain et un état déficient, e t le pre- qu'elles se présentent dans une composition continue e t
mier seul peut &re supposé nous offrir une vraie norme du i un plus petit degré, nous excluons cette personne de
goQt e t du sentiment. A supposer que, dans I'organisme en toutes prétentions A cette délicatesse. Gnoncer ces rkgles
bonne sante, o n constate une uniformité complkte o u genérales, o u ces modkles avérés de composition, est com-
importante de sentiments parmi les hommes, nous pou- parable au fait de trouver la clé avec la lanibre de cuir, qui
vons en tirer une idbe de la beauté parfaite; de la meme justifia le verdict des parents de Sancho, e t confondit ces
maniere que c'est I'apparence des objets A la lumikre du prétendus juges qui les avaient condamnés. Meme si le ton-
jour, e t pour I'oeil d'un homme en bonne santé, qu'on neau n'avait jamais été vidé, le goGt des premiers n'en était
appelle leur couleur véritable et réelle, meme si par ailleurs pas moins pareillement délicat, e t celui des autres pareille-
o n reconnait que la couleur n'est qu'un fantasme des sens. ment terne e t languide, mais il aurait été plus difficile de
[..al prouver la supériorité des premiers, a I'entikre satisfaction
La grande ressemblance entre le goGt de I'esprit e t le de tous les spectateurs. D e la meme manikre, meme si les
gout physique nous apprendra aisément a tirer la lecon de beautés de I'écriture n'avaient jamais été codifiées, ni réduites
cette histoire. Bien qu'il soit assuré que la beauté e t la dif- A des principes généraux, meme si aucun modkle excellent
formité, plus encore que le doux et I'amer, ne peuvent &re n'avait jamais été reconnu, les différences de degré dans le
des qualités inherentes aux objeu, mais sont entikrement le gobt des hommes n'en auraient pas moins subsiste, et le
fait du sentiment interne o u externe, o n doit reconnaitre jugement d'un homme aurait t o u t de meme été préférable
qu'il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées i celui d'un autre. Seulement, il n'aurait pas été aussi aisé de
par nature A produire ces sentiments particuliers. Mainte- réduire au silence le mauvais critique qui pourrait toujours
nant, comme ces qualités peuvent exister A un faible degré, proclamer hautement son sentiment personnel e t refuser
o u bien peuvent etre mélangées et confondues les unes de se soumettre A son adversaire. Mais quand nous lui mon-
avec les autres, il arrive souvent que le gout ne soit pas trons un principe d'art avéré, quand nous illustrons ce prin-
affecté par des traits aussi délicats, o u ne soit pas capable de cipe par des exemples dont il reconnait, de par son propre
distinguer toutes les saveurs particulikres, dans le désordre goOt particulier, que I'opération se conforme A ce principe;
72 Notions d'esthétique - Hume Essais esthétiques 73

quand nous lui prouvons que le meme principe peut etre consentement et I'expérience uniformes de nations et des
appliqué au cas présent, oh il ne percut ni ne sentit son ' siecles.
influence, il doit conclure, tout bien considéré, que la faute Mais, bien qu'il y ait par nature une grande différence au
réside en lui-rnerne, et que lui-meme manque de la délica- point de vue de la délicatesse entre une personne et une
tesse qui est requise pour le rendre sensible A toutes les autre, rien ne tend davantage A accroitre et parfaire ce
beautés et fautes qui peuvent se trouver dans les composi- talent que la pratique d'un art particulier, et I'étude ou la
tions et les discours de toute espece. contemplation répétées d'une sorte particulikre de beauté.
O n reconnait que la perfection de tout sens, ou de toute Lorsque des objets de quelque sorte sont présentés pour la
faculté, consiste a percevoir avec exactitude ses objets les premiere fois a l'ceil ou a I'imagination, le sentiment qui les
plus précis, et a ne rien laisser échapper a son aaention et accompagne est obscur et confus, et I'esprit est, dans une
a son observation. Plus petits sont les objets qui deviennent grande mesure, incapable de se prononcer quant a leurs
sensibles a I'eil, et plus fin est I'organe, plus élaborées sa mérites ou leurs défauu. Le goQt ne peut pas discerner
constitution et sa composition. Ce ne sont pas de fortes numériquement les quelques excellences de I'oeuvre ; encore
saveurs qui font I'essai d'un bon palais, mais un mélange moins peut-il distinguer le caractere spécifique de chaque
d'ingrédients en petites proportions, lorsque nous sommes perfection, et en rendre manifestes la qualité et le degré.
encore sensibles a chaque partie, malgré sa petitesse et sa S'il énonce que I'ensemble, pris en général, est beau ou laid,
confusion avec I'ensemble. De la meme maniere, la perfec- c'est lA le maximum qu'on peut attendre de lui, et meme
tion de notre g o i t mental doit consister dans une percep- pour porter ce simple jugement, une personne dépourvue
tion rapide et percante de la beauté et de la difformité. Et A te1 point d'expérience, sera encline a une hésitation et a
un hornrne ne peut etre content de lui, tandis qu'il soup- une réserve considérables. Mais, si vous la laissez acquérir
conne que quelque excellence ou quelque faute lui est res- I'expérience de ces objets, vous voyez le sentiment de ceae
tée inapercue dans un discours. Dans ce cas, la perfection personne gagner en exactitude et en perfection: elle ne
de I'hornrne, et la perfection du sens ou du sentiment, sont percoit pas seulement les beautés et les défauts de chaque
inséparablernent unies. Un palais tres délicat peut, en bien partie, mais remarque le genre distinctif de chaque qualité
des occasions, constituer un inconvénient considérable, aussi et lui assigne la louange ou le blime convenables. U n senti-
bien pour un hornrne lui-meme que pour ses amis, mais un ment clair et distinct accompagne son inspection de I'en-
g o i t délicat pour les traits d'esprit et les beautés doit tou- semble des objets, et elle discerne ceae sorte et ce degré
jours etre une qualité désirable, parce qu'il est la source des précis d'approbation ou de déplaisir que chaque partie est
agrérnents les plus beaux et les plus innocents dont est sus- naturellement apte A produire. Se dissipe le brouillard qui
ceptible la nature hurnaine. Dans ce jugement s'accordent semblait auparavant s'étendre sur I'objet : I'organe acquiert
les sentirnents de toute I'humanité. Partout ou vous pouvez une plus grande perfection dans ses opérations, et peut,
faire preuve d'une délicatesse de goit, vous etes assuré que sans risque d'erreur, se prononcer sur les mérites de chaque
cette qualité sera accueillie avec approbation, et le meilleur réalisation. En un mot, la meme adresse et la meme dexté-
moyen de la rendre manifeste est de faire appel a ces rité que donne aussi la pratique pour exécuter un travail,
modeles et a ces principes qui ont été établis d'apres le sont acquises par le meme moyen pour en juger.
1 74 Notions d'esthétique - Hume Gsois esthétiques 75

reconnaitre? Comment les distinguer de leurs faux-sem-


Ainsi, bien que les principes du gout soient universels, blanu ? Ces questions sont embarrassantes et semblent nous
et presque, sinon entierement, les memes chez tous les rejeter vers les memes incertitudes inextricables que celles

! hommes, cependant bien peu d'hommes sont qualifiés pour


donner leur jugement sur une aeuvre d'art, ou pour etablir
leur propre sentiment comme étant la norme de la beaute.
dont, au cours de cet essai, nous avons tenté de nous
dbfaire.
Cependant, i considbrer le probleme avec justice, ce
Les organes de la sensation interne sont rarement assez sont 18 des questions de fait, et non de sentiment. Savoir si
parfaits pour permettre a ces principes géneraux de se quelque personne particuliere est douée de bon sens, et
déployer pleinement, et pour produire un sentiment corres- d'une imagination délicate, libre de préjugé, cela peut sou-
pondant a ces principes. Ou bien ils sont viciés par quelque vent etre I'objet de controverses et etre susceptible de
désordre, et, par la, ils suscitent un sentiment qui peut &re grandes discussions et enquetes; mais tous les hommes
jugé erroné. Quand le critique est dépourvu de délicatesse, tomberont d'accord sur la valeur et le merite d'un te1 carac-
il juge sans aucune distinction, et n'est affecté que par les tere. La oU ces doutes surviennent, les hommes ne peuvent
qualités les plus grossieres et les plus tangibles de I'objet faire mieux que pour les autres questions soumises a leur
- les traits fins passent inapergus et bchappent A sa consi-
"
discernement: ils doivent avancer les meilleurs arguments
dération. LA ou la pratique ne lui vient pas en aide, son ver- que leur suggere leur invention, ils doivent reconnaitre qu'il
dit est accompagnb de confusion et d'hbitation. La oii il n'a existe quelque pan une norme authentique et decisive
eu recours A aucune comparaison, les beautés les plus fri- pour ce qui est de I'existence reelle et des questions de fait,
voles, qui sont telles qu'elles mbritent plutot le nom de et ils doivent avoir de I'indulgence pour les hommes qui dif-
défauts, sont I'objet de son admiration. LA ou I'influence du ferent d'eux dans leur maniere d'en appeler a cette norme.
préjugé I'emporte sur lui, tous ses sentiments naturels sont II sufit pour notre propos, que nous ayons prouvé que le
pervertis. La ou le bon sens fait défaut, il n'est pas qualifié gout de tous les individus n'est pas également valable, et
pour discerner les beautbs du dessin et du raisonnement qu'il existe certains hommes en général, dont on reconnai-
qui sont le plus élevées et le plus parfaites. Le commun des tra, selon un sentiment universel, qu'ils doivent etre pré-
hommes porte un jugement sous I'influence de certaines de fbrés aux autres sur ce point, quelle que puisse &re la
ces imperfections ou d'autres encore. De IA vient qu'on dificulte de les choisir en particulier.
observe qu'un juge véritable en matiere de beaux a r u est [. .l
un caractere si rare, meme durant les epoques les plus poli- Mais, en depit de tous nos efforts pour fixer une norme
cbes: un sens fort, uni A un sentiment delicat, ameliore par du goat., et pour reconcilier les conceptions discordantes
la pratique, rendu parfalt par la comparaison, et clariflé de des hommes, il subsiste encore deux sources de variation.
tout préjugb, peut seul confbrer a un critique ce caractere Elles ne suffisent pas, en veritb, A rendre indistinctes toutes
estimable. Et les verdicts réunis de tels hommes, ou qu'on les frontieres de la beaute et de la difformité, mais elles ser-
puisse les trouver, constituent la véritable norme du goút viront cependant souvent a introduire une variabilité dans
et de la beauté. les divers degres de notre approbation ou de notre blame.
Mais o i trouver de tels critiques? A quels signes les La premiere de ces sources consiste dans les differentes
76 Notions d'esthétique - Hume Essais esthétiques 77

hurneurs des hornrnes en particulier. L'autre réside dans les autre a un sentirnent plus vif des beautés, et pardonne vingt
rnceurs et les opinions particulieres A notre 2ge et a notre absurdités et dbfauts pour un seul trait élevé ou pathétique.
pays. Les principes gbnbraux du gout sont uniformes dans la L'oreille de cet hornrne est entierernent portbe a apprécier
nature hurnaine: la oii les hornrnes varient dans leurs juge-
rnents, on peut cornrnunérnent rernarquer certains défauts,
/
;
la concision et I'énergie; cet autre est enchanté par une
expression copieuse, riche et abondante. L'un airne la sirn-
ou une certaine perversion dans leurs facultés, qui proce- :
1
plicité, I'autre I'ornernentation. La cornédie. la tragédie, la
dent soit de leurs préjugés, soit de leur rnanque d'expé- satire, les odes ont chacune leurs partisans qui préferent ce
rience des arts, soit d'un rnanque de délicatesse. Et il y a de genre particulier d'écriture a tous les autres. C'est, bvidern-
justes raisons pour approuver te1 gout et en condarnner un ment, une erreur chez un critique que de confiner son
autre. Mais il existe des cas ou la diversité, dans la constitu- approbation a un seul genre ou a un seul style d'écriture, et
tion interne ou dans la situation extérieure, est telle que les de condarnner tout le reste. Mais il est presque irnpossible
hornrnes échappent entierernent a toute critique qui pour- de ne pas ressentir une prbdilection pour ce qui convient a
rait &re faite d'un point de vue ou d'un autre. II n'y a pas notre disposition et a notre tour d'esprit personnels. D e
de raison alors pour prbfbrer I'un a I'autre. Dans ces cas-la, telles prbférences sont innocentes et inévitables, et ne peu-
un certain degré de diversitb dans le jugernent est inévi- vent jarnais raisonnablernent &re un sujet de discussion, car
table. et c'est en vain que nous cherchons une norrne pour il n'y a pas de norrnes pour dbcider entre ces différences.
concilier les sentirnents opposés. Pour une raison sernblable, les peintures e t les caracteres
Un jeune hornrne, dont les passions sont ardentes, sera ressernblant aux objets trouvés dans notre époque ou dans
touché plus sensiblernent par des irnages tendres et arnou- notre propre pays, nous donnent plus de satisfaction, au
reuses qu'un hornrne plus avancé en gge, qui prend plaisir A cours de notre lecture, que ceux qui dbcrivent un ensemble
des réflexions sages, philosophiques, sur la conduite de la différent de couturnes. Ce n'est pas sans quelque effort que
vie et la rnodération des passions. Ovide peut etre I'auteur nous nous réconcilions avec la sirnplicité des rnceurs antiques,
qu'on préfere a vingt ans, Horace a quarante et peut-&re et que nous conternplons des princesses apportant I'eau de
Tacite a cinquante. C'est en vain que nous entreprendrions, la source, et des rois et des héros dressant eux-rnernes leur
en de pareils cas, d'entrer dans les sentirnents d'autrui, et repas. Nous devons reconnaitre, en gbnéral, que la repré-
de nous dépouiller de ces penchants qui nous sont naturels. sentation de telles rnceurs n'est aucunernent une faute de
Nous choisissons notre auteur favori i la rnaniere d'un ami, I'auteur, et n'entache pas la piece de laideur. Cependant
a partir d'une conforrnitb d'hurneur et de disposition. Joie nous ne sornrnes pas touchbs par elle d'une rnaniere apprb-
ou passion, sentirnent ou réflexion, que1 que soit le trait qui ciable. Pour cette raison. il n'est pas facile de transporter la
I'ernporte dans notre caractere, cela nous rnet en syrnpa- cornédie d'une époque ou d'une nation a une autre. U n
thie particuliere avec I'écrivain qui nous ressernble. Frangais ou un Anglais n'apprécient pas I'Andria de Térence,
C'est du sublime que telle personne regoit le plus de ou la Clitia de Machiavel, dans lesquelles la belle dame,
contenternent, une autre préfere ce qui est tendre, une autour de laquelle toute la piece tourne, n'apparait jarnais
troisierne, la raillerie. L'une est plus sensibilisée aux fautes, une seule fois aux spectateurs, rnais est toujours rnaintenue
et est extrernernent sensible a la correction du style. Une derriere la scene, selon les rnceurs réservbes des anciens
78 Notions d'esthétique - Hume Essais esthétiques 79

Grecs et des ltaliens rnodernes. Un hornrne de savoir, et de e t constitue une laideur réelle. Je ne peux pas entrer dans
réfiexion, peut considérer avec indulgence ces particulari-
tés des rnczurs. Mais un auditoire cornrnun ne peut jarnais
! de tels rentiments. II ne convient pas que je le doive; et, bien
que je puisse excuser le poete, 4 cause des rnceurs de son
se défaire suffisarnrnent de ses idées et de ses sentirnents bpoque, je ne peux jarnais prendre de plaisir a sa cornposi-
habituels pour se cornplaire a des peintures qui ne lui res- tion. Le manque d'humanite et de décence, si évidenu dans
sernblent d'aucune rnaniere. les caracteres qu'ont dessinés plusieurs poetes anciens,
Ici me vient une réflexion, peut-etre utile pour I'exarnen quelquefois rnerne Hornere, et les tragédiens grecs, dirninue
de la controverse celebre concernant les cultures antique considérablernent le mérite de leurs nobles ceuvres, et
et rnoderne' dans laquelle nous voyons souvent I'un des donne I'avantage sur eux aux rnodernes. Nous ne prenons
partis excuser tout sernblant d'absurdité chez les Anciens d pas dSintér&taux destins et aux sentirnents de héros aussi
cause des couturnes de I'epoque, e t I'autre parti refuser frustes. Nous sornrnes mecontents de trouver i ce point
d'adrnettre cette excuse ou, du rnoins, ne I'adrnettre que confondues les limites du vice et de la vertu. Et si nous pou-
cornrne une apologie pour I'auteur, et non pour la piece. A vons avoir pour I'écrivain quelque indulgence, en raison de
rnon avis, les frontieres adéquates sur ce sujet ont rare- ses préjugks, nous ne pouvons nous faire violence pour par-
rnent été fixées entre les partis en conflit. La oii d'inno- tager ses sentirnents, ou pour porter de I'affection d des
centes particularités de rnceurs sont représentées, telles caracteres dont nous percevons netternent qu'ils sont dignes
que celles qui ont été rnentionnées plus haut, elles devraient d'etre blarnés.
a coup s i r etre adrnises. Et un hornrne qui est choqué par Le cas n'est pas le rnerne en ce qui concerne les principes
elles donne une preuve rnanifeste de fausse délicatesse et moraux qu'en ce qui concerne des opinions spéculatives de
de faux rafinernent. Le ((rnonurnent plus durable que I'ai- toute sorte. Celles-ci sont prisss en une révolution et un
rain)) dont parle le poete, devrait s'effondrer, telle brique flux perpbtuels. Le fils ernbrasse un systerne différent de
cornrnune ou argile, si les hornrnes ne devaient faire aucune celui du pere. Et rnerne, il est difficile de trouver un hornrne
concession aux changements continuels des rnceurs et des qui puisse se vanter d'une grande constance et d'une grande
couturnes, et n'adrnettre que ce qui convient a la rnode pré- uniformité d cet égard. Quelles que soient les erreurs spé-
dominante. Devons-nous délaisser les portraits de nos culatives qui puissent se trouver dans les écrits policés
ancetres a cause de leurs fraises, et de leurs vertugadins2? d'une époque ou d'un pays, elles n'enlevent que peu de
Mais la ou les idées de rnoralité et de décence varient d'un chose tt \a valeur de ces compositions. II est besoin seule-
ige a I'autre, et oii des rnczurs vicieuses sont décrites sans ment d'un certain tour de pensée ou d'irnagination pour
etre rnarquées des caracteres propres du blirne et de la nous faire adrnettre toutes les opinions qui prévalaient
désapprobation, on doit accorder que cela défigure le poerne alors, et pour apprécier les conclusions ou les sentiments
qui en sont dérivés. Mais il faut un effort t r e s violent pour
changer notre jugernent de rnoralité, susciter des senti-
1. Allusion i la querelle des Anciens et des Modernes, qui com-
menta des la fin du x w r e siecle et qui prit en France une arnpleur rnents d'approbation, de blirne, d'amour ou de haine, diffé-
considerable. rents de ceux avec lesquels I'esprit a été familiarisé sous
2. Accessoires vestimentaires pour faire bouffer les robes. I'effet d'une longue habitude. Et Id oii un homrne est assuré
80 Notions d'esthétique - Hurne
de la rectitude de cette norme morale, selon laquelle il
porte un jugement, c'est a juste titre qu'il y tient jalouse-
ment, et ne pervertira pas les sentiments de son caeur pour ALEXANDER GOTTLIEB BAUMGARTEN
un moment, par complaisance pour un écrivain, que1 qu'il (1714-1762)
soit.
[, ..l
Les principes religieux constituent également une faute
dans toute composition policée, lorsqu'ils excitent la super-
stition, en s'introduisant dans tout sentiment, aussi éloigné
l
1
Esthetica ( 1750- 1758)
Prolégomenes
(trad. Jean-Yves Pranchere, L'Herne, 1988)

qu'il puisse &re de tout lien avec la religion. N e constitue


pas une excuse pour le pohte le fait que les coutumes de I : L'ESTH~TIQUE(OUthéorie des arts libéraux, gnoséolo-
son pays avaient surchargé la vie de tant de cérémonies et gie inférieure, art de la beauté du penser, art de I'analogon
d'observances religieuses, que rien n'échappait plus a ce de la raison) est la science de la connaissance sensible.
joug. Cela doit 6tre un ridicule éternel chez Pétrarque que 2: Le degré de perfection qu'apporte aux facultés de
la comparaison qu'il fait de sa maitresse Laure avec Jésus- connaissance inférieures, prises a I'état de nature. leur seule
Christ. Ne sont pas moins ridicules chez cet agréable libertin, utilisation, sans culture théorique, peut &re nommé ESTHE-
Boccace, les remerciements qu'il adresse tres sérieusement TIQUE NATURELLE. Celle-ci se divise, de meme qu'a I'ordinaire
a Dieu tout-puissant, et aux dames, pour I'aide qu'ils appor- la logique naturelle, en esthétique innée, qui releve de I'in-
tent a sa défense contre ses ennemis. néité du be1 esprit, et en esthétique acquise. Cette derniere
se divise derechef en doctrine esthétique e t en esthétique
appliquée.
3: L'esthétique artificielle qui complete I'esthétique
naturelle aura notamment pour utilité: 1) d'appreter un
matériau adéquat A destination des sciences dont le mode
de connaissance est principalement intellectuel ; 2) de mettre
les connaissances scientifiques A la portée de tout un cha-
cun; 3) d'étendre le progres de la connaissance, y compris
au-dela des limites de ce que nous pouvons connaitre dis-
tinctement; 4) de fournir des principes conséquents
I'ensemble des études contemplatives ainsi qu'aux arts libé-
raux; 5) d'assurer, dans les activités de la vie quotidienne,
une supériorité sur I'ensemble des individus.
4: Elle se spécifiera donc dans les utilisations suivantes:
1) philologique; 2) herméneutique; 3) exégétique; 4) rhé-
torique; 5) homilétique; 6) poétique; 7) musicale, etc.
82 N o t i o n s d'esthétique - Baumgarten Esthetica 83

9 5: O n pourrait élever contre notre science les objec- sont si grandes e t si nombreuses chez ceux qui n'en o n t
tions suivantes: 1) elle couvre u n domaine t r o p vaste pour cure; c) o n ne préconise pas la confusion, mais o n corrige
qu'un seul traité o u un seul exposé puisse en donner une la connaissance dans la mesure o u quelque confusion lui est
présentation exhaustive -je réponds que je suis d'accord, nécessairement melée.
mais que quelque chose vaut mieux que rien. 2) Elle ne 5 8: A l'objection : 6) c'est la connaissance distincte qui a
fait qu'un avec la rhétorique e t la poétique - je réponds: la préséance - je réponds: a) dans le cas d'un esprit fini,
a) son domaine est plus vaste; b) elle comprend des objets cette préséance ne vaut que pour les objets d'une impor-
que ces deux sciences o n t en commun aussi bien avec Qnce supérieure; b) connaissance distincte e t connaissance
d'autres arts libéraux qu'entre elies, e t que notre traité confuse ne s'excluent pas; c) c'est pour cette raison que,
soumettra une fois pour toutes, en la place qui leur convient, conformément aux rbgles dont nous avons une connais-
a un examen attentif qui permettra A tout art, que1 qu'il sance distincte, nous commencerons par soumettre la beauté
soit, de cultiver son terrain propre avec plus de profit e t de la connaissance A des rhgles ; la connaissance distincte en
sans tautologies superflues. 3) Elle ne fait qu'un avec la cri- ressurgira d'autant plus parfaite par la suite.
tique - je réponds: a) il y a aussi une critique logique; 9 9: A I'objection : 7) il est i craindre que le domaine de
b) une certaine espece de critique constitue une part de la raison et de la rigueur logique ne subisse quelque dom-
I'esthétique; c) cette derni&re requiert, de faqon presque mage de ce que I'on cultive I'anaiogon de la raison - je
inévitable, une sorte d'idée préalable (praenotio) de I'autre réponds: a) cet argument est au nombre de ceux qui par-
partie de I'esthétique, si I'on ne veut pas, lorsqu'il s'agit de lent plutdt en notre faveur, puisque c'est précisément ce
juger de la beauté des pensées, des paroles et des ecrits, mgme danger qui, chaque fois que nous recherchons la per-
disputer des gouts seuls. fection d'une composition, nous incite i la circonspection
5 6: D'autres objections sont encore possibles. A l'ob- sans aucunement nous conseiller de négliger la vraie per-
jection : 4) les sensations, les représentations imaginaires, fection; b) il n'est pas moins néfaste a la raison e t A sa
les fables e t les troubles passionnels ne sont pas dignes de stricte rigueur logique de ne pas cultiver I'analogon de la
philosophes, e t se situent en des& de leur horizon - je raison, o u pire de le laisser corrompre.
réponds: a) le philosophe est homme parmi les hommes, e t 9 lo: A I'objection; 8) i'esthétique est un art, non une
il n'est pas bon qu'il considere une partie si importante science - je réponds; a) ces deux aptitudes ne sont pas
de la connaissance humaine comme lui étant étranghre; opposées. Combien d'arts, qui autrefois étaient arts e t rien
b) I'objection confond théorie générale de la beauté des d'autre, sont désormais également des sciences? b) que
pensées e t pratique, application singulihre. notre art puisse faire I'objet d'une mise en forme démons-
9 7 : A I'objection: 5) la confusion est mhre de I'erreur trative, I'expérience le prouvera; c'est toujours évident a
- je réponds: a) mais elle est la condition sine qua non de priori, puisque la psychologie et les autres sciences qui s'y
la découverte de la vérité, la OCI la nature ne fait pas le saut rattachent disposent d'une abondance de principes cer-
de I'obscurité & la clarté distincte. Pour aller de la nuit au tains; e t qu'il mérite d'etre elevé au rang d'une science, les
midi il faut passer par I'aurore; b) si la confusion doit &re utilisations qu'il permet, et que nous avons mentionnées
objet de préoccupation, c'est afin d'éviter les erreurs, qui aux 5 3 et 4, le montrent.
84 N o t i o n s d'esthétique - Baumgarten
5 l l : A I'objection: 9) o n nait esthéticien, de mCme
qu'on nait poete, o n ne le devient pas - je réponds: voyez
Horace (Art poétique, 408), Cicéron (De Oratore, 2, 60). Bil- 1 EMM A NUEL KANT ( 1 724- 1 804)
finger (Dilucidationes philosophicae, 5 268) e t Breitinger (Van
1 Critique de la facuhé de juger (1790)
den Gleichnissen, p. 6); une théorie plus complete, qui se
recommandera davantage de I'autorité de la raison, qui sera 1 lntroduction
plus exacte e t moins confuse, plus avéree e t moins pré-
caire, ne pourra qu'etre utile I'esthéticien né.
5 12 : A I'objection : 10) les facultés inférieures - la chair
1 (trad. Jean-Marie Vaysse, Gallimard, Folio essais no 134,
1989)

- doivent Ctre combattues, plutat que stimulées e t aguer-


vil. DE LA REPR~SENTATIONESTHÉTIQUE
ries - je réponds: a) ce qui est requis est la sournission
DE LA FINALITÉ DE LA NATURE
des facultés inférieures a une autorité, non a une tyrannie;
b) I'esthétique, nous prenant pour ainsi dire par la main, C e qui est seulement subjectif dans la représentation
nous conduira a ce résultat, pour autant qu'il puisse Ctre d'un objet, c'est-a-dire ce qui constitue sa relation au sujet
obtenu par des voies naturelles ; c) les esthéticiens n'ont ni et non pas a I'objet, est sa constitution esthétique; mais ce
*
a stirnuler ni a aguerrir les facultés inférieures dans la qui en elle sert o u peut etre utilisé pour la détermination
rnesure o u elles sont corrompues, mais doivent les diriger de I'objet (en vue de la connaissance) est sa valeur logique.
afin d'éviter que leur corruption ne soit aggravée par des Ces deux relations se présentent toutes deux dans la
exercices déplacés, ou, A I'inverse, que sous I'oiseux pré- connaissance d'un objet des sens. Dans la représentation
texte d'éviter les abus I'on ne réduise a néant toute utilisa- sensible des choses hors de moi, la qualité de I'espace, dans
tion d'un talent accordé par Dieu. lequel nous les intuitionnons, est simplement la part subjec-
5 13: D e meme que sa saeur ainée la logique, notre tive de ma représentation de celles-ci (par quoi ce qu'elles
esthétique se divise en: 1) THÉORIQUE, doctrinale, générale peuvent Ctre comme objet en soi demeure indécidé), et, ti
(premiere partie); ses préceptes portent sur 1) les choses cause de cette relation, I'objet est simplement pensé comme
et les pensées : chapitre l « Heuristique ; 2) I'ordre phénomkne; mais I'espace, en dépit de sa qualité simple-
clair: chapitre 2, « Méthodologie)); 3) les signes dans les- ment subjective, est pourtant une partie de la connaissance
quels s'exprime la beauté des pensées et de leur agencement: des choses comme phénomenes. La sensation (ici la sensa-
chapitre 3, « Sémiotique » ; II) PRATIQUE, appliquée, spéciale tion externe) exprime aussi bien la part simplement subjec-
(deuxierne partie). Qu'il s'agisse de I'une o u de I'autre, tive de notre représentation des choses en d e h o n de nous,
mais A proprement parler elle exprime I'élément matériel
Celui qui concentrera ses forces sur la chose (réel) de celles-ci (par lequel est donné quelque chose
Ni I'éloquence ni I'ordre clair ne lui feront défaut. d'existant), de meme que I'espace exprime la simple forme
a prior¡ de la possibilité de leur intuition; toutefois, o n uti-
Tes soins i r o n t a la chose d'abord; a I'ordre clair ensuite, lise aussi la sensation pour la connaissance des o b j e u en
aux sigries en dernier lieu. dehors de nous.
86 Notions d'esthétique - Kant Critique d e l a faculté d e juger 87

Mais la part subjective de ce qui, dans une reprbsenta- des concepu), et si par la un sentiment de plaisir est sus-
tion, ne peut obsolument pos devenir une partie de la connais- cité, alors I'objet doit par suite 6tre considbrb comme final
sonce est le ploisir ou la peine qui y sont attachbs; car par pour la faculté de juger réflbchissante. U n te1 jugement est
eux je ne connais rien de I'objet de la représentation, bien un jugement esthétique sur la finalitb de I'objet, qui ne se
qu'il puisse dtre I'effet de quelque connaissance. Or la fina- fonde sur aucun concept existant de I'objet, et ne fournit
lité d'une chose, dans la mesure ou elle est reprbsentée aucun concept de I'objet. Si I'on estime que la raison du
dans la perception, n'est pas une constitution de I'objet lui- plaisir pris a la représentation d'un objet est la forme de
meme (car une telle constitution ne peut pas &re pergue), celui-ci (et non la part matérielle de sa reprbsentation en
meme si elle peut 6tre conclue d'une connaissance des tant que sensation), dans la simple réflexion sur cette forme
choses. Ainsi la finalité qui precede la connaissance d'un (sans viser a obtenir un concept de cet objet), ce plaisir est
objet, mCme sans vouloir en utiliser la reprbsentation en egalement jugb comme nécessairement lib a la représenta-
vue d'une connaissance, est cependant immbdiatement liée tion de cet objet, non seulement pour le sujet qui apprb-
Ielle, et en est la part subjective, qui ne peut absolument hende cene forme, mais aussi en gbnéral pour tout sujet
pas devenir une partie de la connaissance. Ainsi, par la suite, jugeant. Ainsi I'objet est appelé beau ; et le pouvoir de juger
I'objet est nommb final, seulement parce que sa representa- gdce a un te1 plaisir (et donc de fagon universellement
tion est liée immédiatement au sentiment de plaisir; et cette valable) s'appelle le goüt. Car, puisque le fondement du plai-
représentation elle-meme est une reprbsentation esthb- sir est place seulement dans la forme de I'objet pour la
tique de la finalité. La question revient a savoir s'il y a en rbflexion en gbnbral, et ne I'est donc pas dans une sensation
général une telle représentation de la finalitb. de I'objet, puisqu'il est sans rapport non plus a un concept
Si le plaisir est lié avec la simple appréhension (opprehen- contenant un quelconque but, ce n'est que la Iégalité dans
sio) de la forme d'un objet de I'intuition, sans relation de I'usage empirique de la faculté de juger en général (unité de
celle-ci a un concept en vue d'une connaissance dbtermi- I'imagination et de I'entendement) dans le sujet qui s'ac-
née, alors la représentation est par I I rapportbe non pas corde avec la reprbsentation de I'objet dans la rbflexion,
a I'objet, mais uniquement au sujet; et le plaisir ne peut dont les conditions valent universellement et o prior¡; et
exprimer rien d'autre que la conformitb de cet objet aux puisque cet accord de I'objet avec les facultbs du sujet est
facultés de connaitre qui sont en jeu dans la facultb de juger contingent, il produit la représentation d'une finalitb de
rbflbchissante et, dans la mesure oii elles y sont, donc seu- I'objet eu bgard aux facultbs de connaitre du sujet.
lement une finalité subjective formelle de I'objet. Car cene Or, il y a IA un plaisir qui, comme tout plaisir ou peine qui
apprbhension des formes dans I'imagination ne peut jamais ne sont pas produits par le concept de liberte (c'est-A-dire
avoir lieu, sans que la faculté de juger réflbchissante, meme par la dbtermination prbalable de la faculté de dbsirer supb-
inintentionnellement, ne les compare, au moins, avec son rieure par raison pure), ne peut jamais &re compris a partir
pouvoir de rapporter des intuitions a des concepts. Or si, de concepts comme nécessairement lib A la représentation
dans cette comparaison, I'imagination (comme facultb des d'un objet, mais doit a chaque fois n ' k r e reconnu que par
intuitions o priori) s'accorde inintentionnellement par une la perception réfléchie comme lié a cette reprbsentation, et
représentation donnbe avec I'entendement (comme facultb qui par suite, comme tous les jugements de goüt, ne peut
88 Notions d'esthétique - Kant Critique de l a faculté d e juger 89

annoncer aucune nécessité objective ni prétendre a une C'est la raison pour laquelle les jugements de g o i t sont
valeur o priori. Mais le jugement de gout, comme tout autre également soumis quant a leur possibilité, parce que celle-ci
jugement empirique, prétend valoir pour chacun, ce qui est présuppose un principe a priori a une critique, bien que ce
toujours possible, malgré sa contingence interne. Ce qui est principe ne soit ni un principe de connaissance pour I'en-
surprenant et exceptionnel réside en ce que ce n'est pas un tendement ni un principe pratique pour la volonté, et donc
concept empirique, mais un sentiment de plaisir (donc nul- ne soit absolument pas dbterminant a prior¡.
lement un concept), qui, par le jugement de goClt, doit Btre La rbceptivitb A un plaisir provenant de la rbflexlon sur
attribué a chacun et relié a la représentation de I'objet, les formes des choses (de la nature comme de I'art) ne
comme si c'était un prédicat lié a la connaissance de I'objet. caractérise pas seulement une finalité des objets en rapport
Un jugement d'expérience singuliere, par exemple le juge- i la faculté de juger rbfléchissante, conformbment a un
ment de celui qui percoit dans un cristal de roche une concept de la nature dans le sujet, mais aussi inversement
goutte d'eau mobile, réclame a juste titre que tout un cha- une finalité du sujet eu égard aux objets, quant a leur forme,
cun I'accepte nécessairement, parce qu'il a porté ce juge- voire quant a leur absence de forme, suivant le concept de
ment selon les conditions universelles de la faculté de juger liberté ; et il arrive par Ih que le jugement esthétique ne soit
déterminante sous les lois d'une expérience possible en pas rapporté seulement, en tant que jugement de gout, au
général. De meme, celui qui, dans la simple réflexion sur la beau, 'mais aussi, en tant qu'il nait d'un sentiment spirituel,
forme d'un objet, sans considbrer un concept, éprouve du au sublime; et c'est ainsi que cette critique de la facultb de
plaisir, bien que ce jugement soit empirique et soit un juge- juger esthbtique doit &re divisée en deux parties princi-
ment singulier, prétend a bon droit a I'approbation de cha- pales qui leur correspondent.
cun; parce que le fondement de ce plaisir réside dans la
condition universelle, bien que subjective, des jugements
réfléchissants, a savoir de I'accord final d'un objet (qu'il soit
produit de !a nature ou de I'art) avec le rapport, qui est
requis pour toute connaissance empirique, des facultés de
connaitre entre elles (de I'imagination et de I'entendement).
Le plaisir est ainsi dans le jugement de gout dépendant
d'une représentation empirique, et ne peut etre lié a priori
avec aucun concept (on ne peut pas déterminer a priori que1
objet sera ou non conforme au goit, il faut I'expérimen-
ter); mais il est cependant le fondement de dbtermination
de ce jugement, seulement en ce que I'on a conscience qu'il
ne repose que sur la réflexion et sur les conditions univer-
selles, quoique seulement subjectives, de I'accord de celle-ci
avec la connaissance des objets en général, pour lesquelles
la forme de I'objet est finale.
i Critique de l a faculté de juger

fait certes preuve d'habileté dans la mesure ou il parvient a


91

I'atteindre, mais il ne fait preuve de goGt que dans la mesure


1 EMMANUEL KANT (1724-1804) ou il peut juger et apprécier lui-meme ce modele. D e cela,
il résulte des lors que le modele supreme, I'archétype du
Critique de la faculté de juger (1 790)
goit est une pure et simple Idée que chacun doit produire
Analytique du beau en soi-meme, et d'apres laquelle il doit juger et apprécier

1 (tmd. Jean-Renk Ladrniral, Gallimard, Folio essais no 134,


1989)
tout ce qui est objet du goGt, tout ce qui constitue un
exemple de jugement et d'appréciation par le goGt, e t
d'apres laquelle il doit meme juger et apprécier le goGt de
chacun. Idée signifie, A proprement parler, un concept de la
raison; et, idéal, la représentation d'un etre singulier en tant
qu'adéquat une Idée. C'est pourquoi cet archbtype du
II ne peut y avoir aucune regle objective du goGt, qui
goGt qui repose, vrai dire, sur I'ldbe indbterminée qu'a la
déterminerait par concepts ce qui est beau. Car tout juge-
raison d'un maximum et qui, pourtant, ne peut pas &re
ment émanant de cette source est esthétique; c'est-h-dire
représenté par des concepts, mais seulement en une prb-
que son principe dbterminant est le sentiment du sujet, et
sentation singuliere, mérite plutdt dlBtre appelé I'idCal du
non pas le concept d'un objet. Chercher un princlpe du
beau ; et meme si nous ne sommes pas en possession de ce
goGt, qui fournirait le critérium universel du beau au moyen
dernier, nous tendons cependant a le produire en nous.
de concepts déterminés, est une entreprise vaine, car ce Mais ce ne sera qu'un idéal de I'imagination, précisbment
qu'on cherche la est impossible et en soi-meme contradic- parce qu'il ne repose pas sur des concepts mais sur ladite
toire. La communicabilité universelle de la sensation (de présentation ; or, la faculté de présentation, c'est I'imagina-
satisfaction ou de déplaisir), et en I'occurrence une com- tion. Cela dit, comment accédons-nous i un te1 idéal de la
municabilité universelle qui se réalise sans concept, c'est-a- beauté?A priori ou empiriquement ? Et de meme: que1 genre
dire autant 'que possible I'unanimité de toutes les bpoques de beau est-il susceptible d'un te1 idéal?
et de tous les peuples relativement ce sentiment dans la D'abord, il convient de noter que la beautb dont il y a
représentation de certains objets, voila le critérium empi- lieu de rechercher I'idéal ne doit pas etre une beauté vague
rique, si falble soit-il et peine suffisant pour une supposi- mais nbcessairement une beauté fiée par un concept de
tion, qui fait remonter le goClt, attestb par tant d'exemples, finalitb objective, et, par consbquent, elle ne doit pas appar-
au principe profondément enfoui et commun A tous les tenir I'objet d'un jugement de goGt tout fait pur, mais
hommes de leur unanimité quand ils jugent et apprbcient nécessairement a celui d'un jugement de goGt en partie
les formes sous lesquelles les objets leur sont donnés. intellectualisb. En d'autres termes: quelle que soit I'espece
C'est pourquoi on regarde certaines productions du des principes de jugement et d'appréciation ou un te1 ideal
goGt comme exernplaires: non pas que le goGt puisse s'ac- doive avoir sa place, a la base, il faut qu'il y ait quelque Idée
quérir en imitant les autres. Car le goGt doit Stre une de la raison, d'aprks des concepts déterminés, qui déter-
faculté tout a fait personnelle; or, celui qui imite un modele mine a priori la fin sur laquelle repose la possibilitb interne
92 N o t i o n s d'esthétique - Kant Critique d e la faculté d e j u g e r 93

de I'objet. U n idéal de belles fleurs, un idéal de be1 ameu-, 1 I'espece dans son ensemble, voila qui ne se trouve en hit
blement, un idéal de beau panorama, ce sont la des choses que dans I'ldée de celui qui juge e t apprécie, laquelle peut
impensables. Mais de meme, pour la beauté adhérente a des &re présentée avec ses proportions, comme ldée esthé-
fins déterminées, comme par exemple une belle maison. un tique, en une image type t o u t a hit in concreto. Pour rendre
be1 arbre, un beau jardin, etc., o n ne peut pas non plus se en quelque fason cornprehensible cornrnent cela se passe (car
représenter un idéal; sans doute parce que ces fins ne sont qui peut arracher cornplktement son secret a la nature?),
pas sufisamment determinees et fixees par leur concept et nous allons tenter de donner une explication psychologique.
que, donc, la finalité y est presque aussi libre que dans la O n notera que, d'une h s o n qui nous est tout a fait incom-
beauté vague. Seul ce qui comporte en soi-meme la fin de préhensible, I'imagination est en mesure non seulement de
son existence, a savoir I'itre humain, qui peut déterminer rappeler a I'occasion les signes afferenu aux concepts, fiit-
lui-meme ses fins par la raison ou qui, lorsqu'il lui faut les ce au terme d'un laps de temps tres prolongé, mais encore
emprunter a la perception externe, peut les unir a des fins de reproduire I'image et la forme de I'objet a partir d'un
essentielles et universelles et aussi, dans ce cas, juger esthé- nombre inexprimable d'objets de différentes especes o u
tiquement de cet accord: seul donc, parmi tous les objets aussi d'une seule e t meme espece; bien plus, quand I'esprit
existant dans le monde, cet Stre humain est susceptible d'un procede a des comparaisons, il semble permis de suppo-
idéal de la beauté, de meme qu'en sa personne, en tan qu'in- ser qu'effectivement, bien qu'on ne puisse en avoir une
telligence, I'humanite est seule susceptible d'un ideal de la conscience suffisarnment nette, I'imagination sache evoquer
perfeaion. les images e t pour ainsi dire les superposer les unes sur les
Mais, p o u r cela, il faut deux choses: premierement, autres, et dégager un moyen terme qui serve de mesure
I'ldée-normale esthétique, qui est une intuition singuliere (de comrnune a toutes, grace a la congruence de ces multiples
I'imagination) représentant I'étalon du jugement et de I'ap- irnages de la meme espece. Soit quelqu'un qui a vu mille
préciation de I'homme comme &re appartenant A une personnes adultes de sexe masculin. Sil veut porter un
espece animale particuliere; deuxiemement, I'ldée de la rai- jugement sur ce que serait la taille normale d'un homme,
son qui fait'des fins de I'humanité, dans la mesure o i i elles appréciée comparativement, alors (a mon avis) I'imagination
ne peuvent &re représentées sous forme sensible, le prin- superpose un grand nombre d'images (peut-etre t o u t ce
cipe de jugement et d'appréciation de sa forme, par laquelle millier d'images qu'il a déja vues) ; et, s'il m'est permis d'avoir
elles se révelent comme par leur effet dans le phenomene. recours ici a une analogie avec I'optique, dans I'espace oii la
L'ldee-normale doit tirer de I'expérience les élernenu dont plupart de ces irnages concordent et au sein des contours
elle a besoin concernant la forme d'un animal d'une espece 05( la lumiere projetee y apporte la couleur la plus vive,
particuliere; mais la finalité supreme dans la construction c'est la o u la taille moyenne se fait connaitre, laquelle est en
de la forme qui serait propre a servir d'étalon universel au hauteur comme en largeur également éloignee des dimen-
jugement e t a I'appréciation de chaque individu de cette sions extremes des satures les plus grandes e t les plus
espece, c'est-a-dire I'image que la nature a pour ainsi dire petites. Et c'est la la sature d'un be1 homme. (On pourrait
voulu mettre au fondement de sa technique et a laquelle obtenir le merne résultat mécaniquement, en mesurant ce
n'est adéquat aucun individu séparément, mais seulement rnillier d'hommes, en additionnant entre elles les hauteurs
Y
94 Notions d'esthétique - Kont Critique d e l o foculté de juger 95

ainsi que les largeurs [et les grosseurs], et en divisant la peut-elle donc rien contenir de spbcifique et de caracteris-
somme obtenue par mille. Mais I'imagination fait précisé- tique; car alors, ce ne serait pas I'ldée-norrnale de I'espece.
ment de meme par un effet dynamique résultant de I'im- Aussi sa presentation ne plait-elle pas non plus par sa
pression multiple de ces formes sur I'organe du sens beauté mais seulement parce qu'elle ne contrevient a aucune
interne.) Si, maintenant, on cherche de maniere analogue des conditions necessaires pour qu'un objet de cette espece
pour cet homme moyen la tete moyenne et pour cette der- puisse &re beau. Cette présentation n'est que correcte.
niere le nez moyen, etc., c'est la forme de I'ldée-normale du De I'ldée-norrnale du beau, se distingue encore I'idéol du
be1 homme pour le pays ou est faite cette comparaison qui beau, que I'on ne peut attendre que de la fwrne hurnaine,
est a la base; c'est pourquoi un Negre aura nbcessairement, pour les raisons précédemment indiquées. En elle, I'idéal
dans ces conditions empiriques, une autre Idee-normale de consiste en I'expression de la rnoralité, sans laquelle I'objet
la beauté de la forme que le Blanc; et le Chinois une autre ne plairait pas universellement, ni non plus positivement
que I'Européen. II en irait de meme pour le modele de ce (non pas seulement négativement, dans une présentation
qu'est un beau cheval, ou un beau chien (d'une race don- correcte). L'expression visible d'ldees morales qui gouver-
née). Cette Idée-norrnale n'est pas derivée de proportions nent I'homme interieurement ne peut etre tiree, certes,
dégagées de I'expérience, en tant que regles déterrninées; au que de I'experience; mais pour rendre en quelque sorte
contraire, c'est elle qui rend tout d'abord possibles les visible, dans une expression corporelle (comme effet de
regles de jugement et d'appréciation. Elle est, pour toute I'interiorite), le lien qu'il y a entre ces Idees morales et tout
I'espece, I'image qui flotte entre toutes les intuitions singu- ce que notre raison rattache au bien moral dans I'ldke de la
lieres des individus, fort diverses de bien des manibres, que finalitk supreme, comme la bontb d'fime, la puretb, la force
la nature a prise pour archétype de ses productions en une ou la serenite, etc. : pour cela, il faut que soient réunies des
meme espece, tout en semblant ne pas &re parvenue B la ldbes pures de la raison et une grande puissance d'imagina-
réaliser completement en aucun individu. Elle n'est pas du tion en celui qui veut seulement juger et apprecier, et bien
tout I'archétype achevé de la beauté en cette espece, mais plus encore en celui qui veut en donner la présentation. La
seulement la forme qui constitue la condition indispensable justesse d'un te1 idéal de la beaute s'atteste en ceci, qu'il ne
de toute beauté, et donc seulement I'exactitude dans la pre- permet B aucun attrait des sens de se meler B la satisfaction
sentation de I'espece. Elle est la regle, comme on le disait du relative B son objet, mais qu'il inspire cependant un grand
fameux Doryphore' de Polyclete (et on pourrait lB utiliser interet pour celui-ci; ce qui prouve qu'une appreciation
aussi bien, dans son genre, la Vache de Myron2). Aussi ne portee d'aprhs un te1 critere ne peut jamais etre un juge-
ment esthbtique pur, et que ledit jugement d'appreciation
1. C'est le norn d'une des plus célebres statues grecques antiques,
sculptées par Polyclete, représentant un jeune guerrier armé de la centre de la plus grande place d'Athenes, et qui a fait pendant plu-
lance (sculptéevers 440 av.J.-C.).Cette statue a constitué i travers les sieurs siecles I'admiration des Anciens. Cette célébnté passée, asso-
siecles un modele du classicisme, ayant fourni le sujet de maintes dis- ciée & une réputation de perfection dont aucune irnage n'est
sertations esthétiques. disponible i l'époque moderne, fournira en particulier matiere i
2. Sculpteur grec du ve siecle avant notre *re, célebre notarnment réflexion i Goethe dans ses Emts sur l'arf, dont le prernier para-
pour une sculpture de vache qui se trouvait, du ternps de Cicéron, au graphe s'intitulejustement u La vache de Myron .
96 Notions d'esthétique - Kant
port6e d'apres un id6al de la beauté n'est pas un pur et
simple jugement de goGt.
/1 EMMANUEL K A N T (1724-1804)
DÉFINITION D U BEAU DÉDUITE 11 Critique de la facuhé de juger (1 790)
DE CE TROISI~MEMOMENT

La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant


11 Analytique du sublime. ) 29

qu'elle est percue dans cet objet sons représentotion &une


fin.
1 (trad. Marc de Launay, Gallimard, Folio essais no 134,
1989)

REMARQUE GÉNÉRALE SUR L'EXPOSITION


DES JUGEMENTS ESTHÉTIQUESRÉFLÉCHISSANTS

Eu égard au sentiment de plaisir, un objet doit etre classé


dans ce qui tient a I'agréable. au beau, au sublime ou au bien
(absolument parlant) (jucundum, pulchrum, sublime, honestum).
L'agréable, mobile des désirs, ressortit en général a un
genre unique, quelles que soient son origine et la différence
spécifique de la représentation (du sens et de la sensation
considérés objectivement). C'est pourquoi, lorsqu'on juge
de son influence sur I'esprit, il ne s'agit que de I'ensemble
des excitations (simultanées et successives) et on ne prend
en compte la sensation agréable pour ainsi dire qu'en bloc;
seule la quantité permet donc de la comprendre. L'agréable
ne cultive pas, mais ressortit a la simple jouissance.
Le beau en revanche implique la représentation d'une
certaine qualité de I'objet qui non seulement peut &re com-
prise, mais aussi référée a des concepu (bien que cela ne se
produise pas dans le jugement esthétique); le beau nous
cultive en nous enseignant en meme temps a preter atten-
tion a la finalité qui réside dans le sentiment de plaisir.
Le sublime réside simplement dans la relation OCI ce qui est
de I'ordre du sensible dans la représentation de la nature
est jugé susceptible d'etre utilisé au niveau suprasensible.
Ce qui est bien absolument, considéré subjectivement
d'aprks le sentiment qu'il inspire (I'objet du sentiment moral)
i 98 Notions d'esthétique - Kant Critique d e la faculté d e j u g e r 99

comme la possibilité de déterminer les forces du sujet par opposition la sensibilité, mais orientés vers les fins de la rai-
i
la représentation d'une loi absolument contraignante, se défi- son pratique, et cependant, réunis dans le meme sujet, leur
nit essentiellement par la modalité d'une nécessité reposant finalité a tous deux se réfere au sentiment moral. Le beau
sur des concepts a priori, e t qui ne recelent pas simplement nous prépare A aimer quelque chose e t meme la nature de
une exigence, mais aussi le commandement d'un assentiment maniere désintéressée; le sublime a le révérer meme contre
de tous; le bien absolu ne ressortit pas en so¡ a la faculté de notre intéret (sensible).
juger esthétique, mais A la pure faculté de juger intellec- O n peut décrire ainsi le sublime: c'est un objet (de la
tuelle, et c'est a la liberté qu'il est attribué, non a la nature, nature) dont la représentation détermine I'esprit d concevoir le
dans un jugement déterminant e t non pas dans un jugement fait que la nature est inaccessible en tant que présentation des
simplement réfléchissant. Mais la possibilitd de ddterminer par idees.
cette idée le sujet qui peut éprouver en lui, au niveau de la A strictement parler e t d'un point de vue logique, o n ne
sensibilité, des obstacles e t simultanément sa supériorité par peut présenter des idées. Mais si, pour I'intuition de la
rapport a elle quand il la dépasse en modifiant son etat nature, nous allons jusqu'a étendre notre faculté empirique
- donc qui peut éprouver un sentiment moral -, cette de représentation (mathématiquement ou dynamiquement),
possibilité de détermination est néanmoins si apparentée A la raison s'y adjoint aussitot en tant qu'elle est la faculté, pour
la faculté de juger et a ses conditions formelles qu'elle peut la totalité absolue, d'etre indépendante, e t elle déclenche
servir a représenter la Iégitimité de I'action commandée par bien qu'il soit vain I'effort de I'esprit qui tend a rendre la
un devoir a la fois comme esthétique, c'est-A-dire comme représentation des sens adéquate aux idées. Cet effort e t le
sublime, et comme étant belle, sans porter préjudice A sa sentiment que les idées sont inaccessibles par le truche-
pureté; ce qui ne se produirait pas si I'on voulait etablir ment de I'imagination sont eux-memes une présentation de
une liaison naturelle entre cette action et le sentiment de la finalité subjective de notre esprit dans I'usage qui est fait
I'agréable. de I'imagination en vue de la destination suprasensible de
Le résultat du précédent exposé sur les deux genres de I'esprit; ils nous contraignent a penser subjectivement la
jugements 'esthétiques nous amene A ces breves explica- nature elle-meme, dans sa totalité, en tant que présentation
tions qui en sont coextensives: de quelque chose qui est suprasensible, sans qu'on puisse
Est beau ce qui plait dans le simple jugement (donc sans accomplir ~ b j e ~ v e m e une
n t telle présentation.
passer par la perception sensible d'aprhs un concept de Nous remarquons en effet assez rapidement que font
I'entendement). La conséquence evidente est qu'il doit plaire totalement défaut a la nature, dans I'espace et le temps, I'in-
sans qu'intervienne le moindre intéret. conditionné et, par conséquent, la grandeur absolue qu'exige
Est sublime ce qui plait immédiatement par la résistance néanmoins la raison la plus commune. C'est précisément ce
qu'il oppose a I'intéret des sens. qui nous permet de rappeler que nous n'avons affaire A la
Dans les deux cas, ces définitions de jugemenu esthé- nature qu'en tant que phénomene', e t que le phénomhne
tiques valables universellement se refhrent a des principes
subjectifs: d'une part a la sensibilite pour autant que leur
finatite' sert I'entendement contemplatif, d'autre part, en
-
1. Dans le langage de Kant, le phénomene ,, s'oppose au a nou-
mene., mais y réfere nécessairement : les deux concepts sont liés, ce
1 O0 Notions d'esthétique - Kant Critique d e l a faculté d e juger 101

lui-rnerne ne peut etre considéré autrernent que cornrne lae &e par I'irnagination elle-rnerne, comme si elle était un ins-
simple présentation d'une nature en soi (qui ressortit A une El'ument de la raison.
idée de la raison). O r cette idée du suprasensible que nous 1 La satisfaction que procure le sublime de la nature est
ne pouvons en fait pas déterrniner davantage, puisque nous par conséquent seulernent négative (tandis que celle éprou-
ne pouvons connaltre la nature cornrne présentation de vke au contact du beau est positive), elle est en effet le sen-
cette idée rnais seulernent la concevoir, est provoquée en timent que I'irnagination se dérobe a elle-rneme sa propre
nous par un objet qui lorsqu'on veut en juger esthétique- liberté dans la mesure ou I'irnagination est orientée par rap-
rnent conduit I'irnagination a sa limite, que ce soit la limite ort it une fin en fonction d'une autre loi que celle de
de son extension (rnathérnatique) ou celle de sa puissance sage ernpirique. C'est ainsi qu'elle r e ~ o iune
t extension et
sur I'esprit (dynarnique), puisque ce jugernent se fonde sur e puissance supérieure A celle qu'elle sacrifie, mais dont
le sentirnent d'une destination de I'esprit qui dépasse com- le fondernent lui reste caché, tandis qu'elle ressent ce sacri-
pleternent le dornaine de I'irnagination (se fonde sur le sen-
1 fice ou la privation de sa liberté et en rneme temps la cause
tirnent moral); c'est en considérant ce sentirnent qu'on
jugera etre subjectivernent orientée par rapport a une fin la
représentation de I'objet.
'' A laquelle elle est subordonnée. L'étonnement qui confine a
M r o i , I'horreur et le frisson sacré qui saisiuent le specta-
aur a la vue de masses rnontagneuses s'élevant jusqu'au
En fait, on ne peut guere concevoir un sentirnent du ciel, de gorges profondes oii se déchainent des torrents, de
sublime de la nature sans y joindre une disposition de I'es- solitudes plongées dans I'ornbre et invitant A la rnéditation
prit sernblable a celle oii il se trouve vis-a-vis du sentirnent mélancolique, etc., ne provoquent pas véritablement la peur
moral; et, bien que le plaisir irnrnédiat qu'on éprouve face A chez le spectateur puisqu'il se sait en sécurité, mais sont la
ce qui est beau dans la nature présuppose et entretienne tentative de nous entrainer a ressentir, grftce a I'irnagina-
aussi une certaine latitude dans la rnaniere de penser, c'est- tion, la puissance de cette faculté a unir le mouvement de
a-dire une indépendance de la satisfaction par rapport A la I'esprit, provoqué par ces spectacles, A son repos, donc A
seule jouissance des sens, la liberté est ainsi représentée kprouver sa supériorité par rapport A la nature en nous et,
plut6t dan; le jeu que dans une occupation conforme a la loi, par conséquent, face a la nature extérieure pour autant
occupation qui constitue véritablernent ce qu'est la rnora- qu'elle puisse influencer le sentiment de notre bien-etre.
lité hurnaine oii la raison doit faire violence A la sensibilité; En effet, d'apres la loi de I'association, I'imagination fait
seulernent, dans le jugernent esthétique portant sur le dépendre notre état de bien-etre de conditions physiques:
sublime, cette violence est représentée cornrne étant exer- or, d'apres les principes du schématisme de la faculté de
.iuner
- (donc
, dans la rnesure oii elle est subordonnée A la
couple conceptuel s'opposant au concept solitaire de chose en soi D
liberté), I'irnagination est un instrument de la raison et de
(la chose en dehors de tout rapport avec un sujet). Le phénomene est ses idées et, en tant que telle, elle est le pouvoir d'afirrner
l'objet de notre intuition sensible, le nourntne est I'objet d'une intui- notre indépendance par rapport aux influences de la nature,
tion non sensible. Cornme I'intuition intellectuelle n'est pas possible
(pour nous hurnains), le noumene est le corrélat négatif qui limite le de rapetisser ce qui apparait grand sous leur effet, et ainsi
champ de la connaissance aux seuls phénornenes. ces choses aui doi- d'établir ce qui est absolurnent grand dans sa seule destina-
vent pouvoir nous 6tre données (intuitionnées) dans llexp&ience. tion propre (celle du sujet). Cette réflexion opérée par la
102 Notions d'esthétique - Kant

faculté de juger esthétique pour s'élever jusqu'h une adé-


quation avec la raison (rnais sans concept déterrniné de
celle-ci) représente pourtant I'objet cornrne subjectivement EMMANUEL KANT (1724- 1804)
orienté par rapport h une fin, et ce en s'appuyant néan-
rnoins sur I'inadéquation objective de I'irnagination dans son Critique de la faculté de juger (1790)
extension extreme par rapport a la raison (en tant que Analytique du sublime, 5 49
faculté des idees). (trad. Marc de Launay, Gallimard, Folio essais no 134,

LES FACULT~S
DE L'ESPRIT QUI CONSTITUENT

De certaines productions dont on s'attend qu'en partie


du moins elles se révelent etre des aeuvres d'art, on dit
qu'elles sont sans dme, bien qu'on n'y trouve matiere a
aucun reproche en ce qui touche au gout. Un poerne peut
&re bien hit, élégant, mais dépourvu d'ime. Un récit peut
&re précis et méthodique, rnais sans h e . Un discours
solennel peut etre profond e t fin, rnais sans ame. Mainte
conversation ne se fait pas faute de divertir, rnais manque
d'ime; rnerne d'une fille, on dira bien qu'elle est mignonne,
qu'elle a de la conversation et sait se tenir, mais qu'elle est
sans Ame. Qu'entend-on ici sous le terme d'Ame ?
Au sens esthdtique, I'dme désigne le principe qui insuffle
sa vie h I'esprit. Ce qui perrnet au principe d'animer ainsi
I'esprit, la matiere qu'il y emploie, est ce qui déclenche
I'élan, orienté par rapport h une fin, des facultés de I'esprit,
c'est-h-dire déclenche leur jeu, qui se maintient de lui-rnérne
e t va jusqu'h renforcer les facultés qui y sont adonnées.
je soutiens que ce principe n'est rien d'autre que la
faculté de présenter des idées esthétiques; et, par idée esthé-
tique, j'entends cette représentation de I'imagination qui
donne beaucoup h penser, sans pourtant qu'aucune pensée
dlterminée, c'est-h-dire sans qu'aucun concept, ne puisse lui
1 04 Notions d'esthétique - Kant Critique d e l a faculté d e juger 105

¿%re approprié et, par conséquent, qu'aucun langage ne


1 m. rnais en dépassant alors les limites de I'expérience,
peut exprirner cornpleternent ni rendre intelligible.
1 gdce une irnagination qui rivalise avec le prélude de la rai-
O n voit facilernent qu'elle est le contraire (le pendant) ' son dans la recherche d'un ideal supreme, le poete cherche
d'une idee de /o raison qui, a I'inverse, est un concept auquel A leur donner forme sensible a un niveau de perfection sans
aucune intuition (représentation de I'irnagination) ne peut exernple dans la nature; et c'est véritablement dans la poé-
6tre adéquate. sie que la faculté des idées esthétiques peut donner toute
L'irnagination (en tant que faculté de connaitre produc- sa rnesure. Mais, considérée en elle-rnbme, cette faculté
tive) dispose d'une grande puissance pour créer en quelque n'est A proprernent parler qu'un talent (I'imagination).
sorte une autre nature a partir de la rnatiere que la nature Lorsqu'on place sous un concept une représentation de
réelle lui fournit. L'irnagination nous divertit lorsque I'expé I'imagination qui fait partie de la présentation de ce concept,
rience nous apparait trop banale ; nous transforrnons rneme mais qui, a elle seule, permet de penser plus que ce que
cette expérience, toujours, bien entendu, en obéissant aux pourra jarnais cornprendre un concept déterminé, donc qui
lois de I'analogie, rnais aussi a des principes dont le siege élargit de rnaniere esthétique et sans limite le concept lui-
supérieur est la raison (et qui sont pour nous tout aussi mime, I'irnagination est alors créatrice, et met en mouve-
naturels que ceux d'apres lesquels I'entendernent saisit la ment la faculté des idées intellectuelles (la raison) afin qu'a
nature ernpirique); c'est alors que nous sentons la liberté I'occasion d'une représentation on pense plus (ce qui est
que nous avons par rapport a la loi de I'association (qui bien entendu le propre du concept de I'objet) que ce qui
dépend de I'usage ernpirique de cette faculté) de sorte que, peut y etre appréhendé et expliqué.
conforrnérnent a cette loi, nous ernpruntons cenes A la Ces formes qui ne constituent pas la présentation meme
nature un rnatériau, rnais nous pouvons le travailler pour en d'un concept donné, mais qui exprirnent seulement, en tant
faire quelque chose d'autre, c'est-A-dire quelque chose qul que représentations secondaires de I'irnagination, les consé-
dépasse la nature. quences coextensives et les relations de ce concept avec
O n peut nornrner idées de telles représentations de d'autres, on les appelle des attributs (esthétiques) d'un objet
I'irnagination: d'une part parce que au rnoins elles tendent dont le concept en tant qu'idée de la raison ne peut 6tre
vers quelque chose qui se situe au-dela des limites de I'ex- présenté de rnaniere adéquate. C'est ainsi que I'aigle de
péríence, et cherchent ainsi a s'approcher d'une présenta- jupiter tenant la foudre dans ses serres est un attribut du
tion des concepts de la raison (des idées intellectuelles) puissant roi des cieux, de meme le paon est un attribut de
- ce qui leur donne I'apparence d'une réalité objective;
la prestigieuse reine du ciel. Ces attributs ne représen-
d'autre part et surtout parce que, dans la rnesure OLI elles tent pas, cornrne les attributs logiques, ce que recelent nos
sont des intuitions intérieures, aucun concept ne peut leur concepts du caractere sublime et majestueux de la créa-
6tre cornpleternent adéquat. Le poete ose donner corps tion, rnais quelque chose d'autre, qui donne A I'imaglnatlon
des idées de la raison qui sont des &tres invisibles: le séjour occasion de s'appliquer A une foule de représentations
des bienheureux, I'enfer, I'éternité, la création, etc., ou apparentées, qui perrnettent de penser plus qu'on en peut
encore a ce dont I'expérience nous donne des exernples: la exprirner dans un concept défini par des mots; ces attributs
rnort, I'envie et tous les vices, de rnerne I'arnour, la gloire, esthétiques produisent une idee esthétique, qui, pour cette
106 Notions d8esthCtique- Kant Critique d e la faculté d e juger 107

idée de la raison, tient lieu de présentation logique, mais ment a la connaissance, que, subjectivement, afin d'animer
sert véritablement a animer I'esprit en lui ouvrant une pers- les facultés de connaitre, donc qu'il applique néanmoins,
pective a perte de vue dans le domaine des représentations mais indirectement, aux connaissances aussi. Par consé-
apparentées. Les beaux-arts ne se contentent pas de réaliser quent, le génie réside a proprement parler dans le rapport
pareille ouverture dans les seules disciplines que sont la heureux - qu'aucune science ne peut enseigner ni aucune
peinture et la sculpture (ou I'on hit communément usage application acquérir par apprentissage - qui consiste a
du terme d'attribut), car la poésie et I'éloquence elles aussi trouver des idees qui correspondent a un concept et,
tiennent I'ime qui insuffle la vie a leurs ceuvres uniquement d'autre pan, a trouver I'expression qui leur convient, grace a
des attributs esthétiques des objets; ces attributs vont de quoi la disposition subjective de I'ime ainsi suscitée, en tant
pair avec les attributs logiques et donnent A I'imagination qu'elle accompagne un concept, peut etre communiquée (I
I'élan qui lui permet de penser davantage, quoique sans d'autres. Ce talent est véritablement celui qu'on appelle
pouvoir développer explicitement cette pensée, qu'on ne ame; en effet, exprimer et rendre universellement commu-
peut comprendre grace A un concept, donc grace (I une nicable ce qu'il y a d'indicible dans I'état d'ame provoqué
formulation déterminée. par une certaine représentation - peu importe que cette
[a a l expression soit langage, peinture ou plastique - requiert
En un mot, I'idée esthétique est une représentation de une faculté qui saisisse le jeu si fugitif de I'imagination, et lui
I'imagination, associée (I un concept donné, et qui est liée (I donne son unité dans un concept qui puisse &re communi-
une telle diversité de représentations secondaires dans le qué sans la contrainte des regles (ce concept, qui, préci-
libre usage de celles-ci qu'on ne peut trouver pour elle sément pour cette raison, est original, dégage en meme
aucune expression qui définisse un concept déterminé; elle temps une regle nouvelle qui n'a pu &re déduite d'aucun
permet de penser, associées a un concept, bien des choses principe ni d'aucun exemple qui lui eussent été préalables).
indicibles dont le sentiment anime les facultés de connais-
sance, et insuffle une ame au langage considéré comme Si, apres ces analyses, nous en revenons (I I'explication
simple systeme de lettres. donnée plus haut de ce qu'on appelle génie, nous consta-
Donc, les facultés de I'ame dont I'union (dans un certain tons: premierement, qu'il s'agit d'un talent pour I'art, non
mode de relation) constitue le génie sont I'imagination pour la science, oh prévalent des regles clairement connues
et I'entendement. A ceci pres que, lorsque son usage est qui doivent déterminer la maniere de procéder dans les
orienté vers la connaissance, I'imagination est soumise A la beaux-arts; deuxiemement, que le génie en tant que talent
contrainte de I'entendement et subordonnée a la limitation pour I'art présuppose un concept déterminé du produit
qui lui impose d'etre adéquate au concept de ce dernier; considéré comme fin, donc présuppose I'entendement,
elle est libre, en revanche, dans une perspective esthétique mais aussi une représentation (bien qu'elle soit indétermi-
- afin de fournir A I'entendement, sans chercher (I le faire, née) du matériau, c'est-a-dire de I'intuition, afin de présen-
et par-dela cette adéquation a son concept, un riche maté- ter ce concept, et, partant, un rapport entre I'imagination
riau brut dont I'entendement ne tenait pas compte dans et I'entendement; troisiemement, qu'il se révele moins dans
son cohcept, mais qu'il applique non point tant objective- la réalisation du but qu'il s'est fixé en présentant un concept
108 Notions d'esthétique - Kant
déterrniné que dans I'exposé ou I'expression d'idées esthé-
tiques, réservoir d'un rnatériau riche destiné a la réalisation
de ce but; donc, qu'il représente I'irnagination dans sa GEORG W I L H E L M FRlEDRlCH HEGEL
liberté par rapport a toute tutelle des regles, rnais néan- (1770-1831)
rnoins orientee par rapport h une fin dans la prbsentation
du concept donné; enfin, quatriemement, que la finalité sub- lntroduaion a I'Esthétique (posthurne, 1832)
jective, ni recherchée ni intentionnelle, presuppose, dans le Theories empiriques de I'art
libre accord de I'irnagination avec la Iégalité de I'entende- (trad. Vladirnir ]ank6l6vitch, Flarnrnarion, Charnps, 1979)
rnent, une proportion de ces facultes et une disposition
telles qu'elles ne pourraient etre jarnais réalisées si I'on sui-
vait les regles de la science ou de I'imitation rnécanique, LES I D ~ E S
RELATIVES A L'ART
rnais que seule peut produire la nature du sujet.
Une aeuvre d'art, dit-on, étant un produit humain, est
inférieure aux produits de la nature. Certes, une ceuvre
d'art n'est pas douée de sentirnent, ne déborde pas de vie,
est tout a fait superficielle, alors que les produits de la
nature sont des produits vivants. Et c'est ainsi que les pro-
duits de la nature, étant I'ceuvre de Dieu, seraient supé-
rieurs aux ceuvres d'art qui sont des produits hurnains. En
ce qui concerne cette opposition, on doit bien reconnaitre
qu'en tant qu'objet I'ceuvre d'art est privée de vie, de vie
extérieure, et peut en conséquence &re considérée cornrne
une chose rnorte. Ce qui est vrairnent vivant présente une
organisation dont le finalisme s'étend jusqu'aux rnoindres
détails, alors que I'ceuvre d'art ne présente une apparence
de vie qu'a sa surface, et qu'intérieurernent, elle n'est que
pierre, bois ou toile vulgaires ou, cornrne dans la poésie,
représentations traduites en rnots et en discours. Mais,
sous son aspect de chose, d'objet, I'auvre d'art n'est juste-
ment pas une aeuvre d'art: elle n'est ceuvre d'art qu'en tant
que spiritualité, qu'en tant qu'elle a recu le bapterne de I'es-
prit et représente quelque chose qui participe de I'esprit,
qui est accordé a I'esprit.
L'aeuvre d'art vient donc de I'esprit et existe pour I'es-
prit, et sa supériorité consiste en ce que si le produit natu-
110 Notions d'esthétique - Hegel Esthétique III

re1 est un produit doue de vie, il est perissable, tandis d'une facon plus conforme a la vérité que sur le terrain de
qu'une aeuvre d'art est une aeuvre qui dure. La durée prb- la naturalitb pure e t simple.
sente un intéret plus grand. Les evenements arrivent, mais, / Mais ici se pose une question essentielle: pourquoi
aussit6t arrivés, ils s'evanouissent; I'aeuvre d'art leur confere I'homme crbe-t-il des auvres d'art? La premiere rbponse
de la durée, les représente dans leur vérité impbrissable. I qui peut venir h I'esprit est qu'il le hit par simple jeu e t que
L'intéret humain, la valeur spirituelle d'un évenement, d'un les aeuvres d'art sont les produits accidentels de ce jeu. Or,
caractere individuel, d'une action, dans leur évolution et le jeu est une occupation a laquelle rien ne nous oblige de
leurs aboutissements, sont saisis par I'ceuvre d'art qui les nous consacrer e t que nous sommes libres d'interrompre A
fait ressortir d'une facon plus pure et transparente que volontb, car il y a d'autres moyens, e t de meilleurs, d'obte-
dans la réalité ordinaire, non artistique. C'est pourquoi nir ce que nous obtenons par I'art, e t qu'il y a des intbrets
I'euvre d'art est supérieure a t o u t produit de la nature qui plus blevbs e t plus importants que I'art ne saurait satishire.
n'a pas effectué ce passage par I'esprit. C'est ainsi que le Nous parlerons plus loin du besoin d'art, au sens concret du
sentiment et I'idée qui, en peinture, o n t inspire un paysage mot. II se rattache i certaines conceptions genérales et
conferent A cette aeuvre de I'esprit un rang plus blevb que prbcises, ainsi qu'a la religion. La question est donc plus
celui du paysage te1 qu'il existe dans la nature. T o u t ce qui concrete que ne le serait la réponse que nous pourrions
est de I'esprit est superieur a ce qui existe A I'btat naturel. donner ici. Disons seulement ceci.
Et n'oublions pas qu'aucun etre naturel ne represente des L'universalitb du besoin d'art ne tient pas A autre chose
idéaux divins que seules les acuvres d'art sont capables qu'au fait que I'homme est un &re pensant e t doub de
d'exprimer. conscience. En tant que doub de conscience, I'homme doit
D'une facon genérale, I'esprit est superieur A la nature, et se placer en face de ce qu'il est, de ce qu'il est d'une h c o n
il revient a Dieu plus d'honneur des creations de I'esprit gbnbrale, e t en faire un objet pour soi. Les choses de la
que des produits de la nature. L'opposition qu'on voudrait nature se contentent d'etre, elles sont simples, ne sont qu'une
établir entre le divin et I'humain provient, d'une pan, d'un fois, mais I'homme, en tant que conscience, se dbdouble: il
malentendu d'aprbs lequel il n'y aurait rien de divin dans est une fois, mais il est pour lui-meme. II chasse devant lui ce
I'homme, Dieu ne se manifestant que dans la nature. Dans qu'il est; il se contemple, se represente lui-meme. II faut
I'esprit, le divin se manifeste sous la forme de la conscience donc chercher le besoin général qui provoque une oeuvre
et A travers la conscience. Dans la nature, le divin traverse d'art dans la pensbe de I'homme, puisque I'oeuvre d'art est
bgalement un milieu, mais ce rnilieu est un milieu extbrieur, un moyen A I'aide duque1 I'homme extbriorise ce qu'il est.
un milieu sensible qui, comme tel, est deja infbrieur a la Cette conscience de lui-meme, I'homme I'acquiert de
conscience. Dans I'oeuvre d'art, le divin est donc engendre deux manieres: thboriquement, en prenant conscience de
par un milieu infiniment superieur. Dans la nature, I'exis- ce qu'il est intbrieurement, de tous les mouvements de son
tence extérieure est une representation beaucoup moins time, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant
adéquate du divin que la representation artistique. C e mal- (i se reprbsenter A lui-meme, te1 qu'il se dbcouvre par la
entendu, d'apres lequel I'aeuvre d'art serait uniquement pensbe, e t A se reconnaitre dans cene reprbsentation qu'il
aeuvre humaine, doit etre écartk. Dieu agit dans I'homme offre A ses propres yeux. Mais I'homme est bgalement
112 Notions d'esthétique - Hegel Esthétique 113

engagé dans des rapports pratiques avec le monde exté- tivité artistique, differe de toutes les autres activitbs, poli-
rieur, et de ces rapports nait egalement le besoin de trans- tique et morale, des représentations religieuses et de la
former ce monde, comme lui-meme, dans la mesure oii il connaissance scientifique.
en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le
(chapitre 11, 2)
fait, pour encore se reconnaitre lui-meme dans la forme
des choses, pour jouir de lui-meme comme d'une rbalite
exterieure. O n saisit déja cette tendance dans les pre- INTUITION, INTELLIGENCE. I D ~ E
mieres impulsions de I'enfant: il veut voir des choses dont
Nous allons maintenant examiner les rapports qui exis-
il soit lui-meme I'auteur, et s'il lance des pierres dans I'eau,
tent, d'une part, entre le sensible et I'ceuvre d'art objective
c'est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son
et, d'autre part, entre le sensible et la subjectivité de I'ar-
ceuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-
tiste, du génie meme. C'est la une question essentielle. Nous
meme. Ceci s'observe dans de multiples occasions et sous
ne pouvons cependant pas encore parler du sensible, te1 qu'il
les formes les plus diverses, jusqu'a cette sorte de repro-
se dégage du concept de I'aeuvre d'art, mais nous resterons
duction de soi-meme qu'est une ceuvre d'art. A travers les
provisoirement sur le terrain des reflexions extbrieures.
objets extérieurs, il cherche a se retrouver lui-meme. II
Pour ce qui est des rapports entre le sensible et I'aeuvre
ne se contente pas de rester lui-meme te1 qu'il est: il se
d'art cornme telle, il convient de faire rernarquer tout
couvre d'ornements. Le barbare pratique des incisions a ses
Ievres, a ses oreilles; il se tatoue. Toutes ces aberrations, d'abord que I'ceuvre d'art s'offre A notre intuition ou repre-
quelque barbares et absurdes et contraires au bon gout sentation sensible, extérieure et intérieure, au merne titre
qu'elles soient, déformantes ou meme pernicieuses, comme que la nature extérieure ou notre propre nature intérieure.
le supplice qu'on inflige aux pieds des femmes chinoises, Le discours lui-meme s'adresse a la représentation sensible.
n'ont qu'un but: I'homme ne veut pas rester te1 que la Mais ce sensible existe essentiellement pour I'esprit qui doit
nature I'a fait. Chez les civilisés, c'est par la culture spiri- trouver une source de satisfaction dans cette matiere sen-
tuelle que l'homme cherche a rehausser sa valeur, car c'est sible. Cette définition comporte la conclusion que I'aeuvre
seulement chez les civilisés que les changements de forme, d'art ne peut &re un produit naturel, ne peut &re animée
de comportement et de tous les autres aspects exterieurs d'une vie naturelle. Elle ne peut ni ne doit I'etre, alors
sont des produits de culture spirituelle. merne qu'il serait vrai qu'un produit naturel est un produit
Le besoin d'art genéral a donc ceci de rationnel que superieur. Une ceuvre d'art n'a nullernent la prétention de
I'homme, en tant que conscience, s'exteriorise, se dédouble, vivre d'une vie naturelle, car le c6tb sensible de I'aeuvre
s'offre a sa propre contemplation et a celle des autres. Par d'art n'existe et ne doit exister que pour I'esprit.
I'ceuvre d'art, I'homme qui en est I'auteur cherche i expri- En exarninant le sensible de plus prhs, te1 qu'il existe
mer la conscience qu'il a de lui-meme. C'est une grande pour I'homme, on découvre deux aspects de ce rapport. Le
nécessite qui découle du caractere rationnel de I'hornrne, sensible est objet de conternplation, d'intuition. Cornrne
source et raison de I'art, comme de toute action et de tout tel, il ne s'adresse pas a I'esprit, mais a la sensibilité. Aussi
savoir. Nous verrons plus loin en quoi ce besoin d'art, d'ac- laisserons-nous de c6té la contemplation pure et simple,
'I

114 Notions d'esthétique - Hegel EsthCtique 115

apres avoir ajouté ceci : I'appréhension purement sensible Envers I'art, I'homme ne se comporte pas selon son
est la plus mauvaise, celle qui convient le moins i I'esprit desir, mais comme a I'égard d'un naturel concret. En disant
Elle consiste principalement a regarder, écouter, sentir, que les produits de la nature sont supérieurs a I'art, puis-
etc., comme aux heures de tension spirituelle beaucoup de qu'ils possedent une vie organique, on devrait ajouter que
gens trouvent un délassement a demeurer sans penser a les oeuvres d'art occupent un tout autre plan, puisqu'elles
rien, a écouter A droite, a regarder a gauche. Mais I'esprit sont au service de I'esprit et ne sont la que pour le satis-
ne s'en tient pas a la simple appréhension par la vue et faire. Certes, le désir estime davantage les produits de
I'ouie. la nature, parce que les oruvres d'art ne se laissent pas
Plus étroits sont les rapports entre le sensible et la vie consommer. L'intéret pour I'art n'est pas dicté par le désir
intérieure de I'homme, ce qu'on peut également appeler et ne se porte pas sur le sensible concret.
esprit. L'esprit, par son c6té naturel, ou le sensible, existe D'autre pan, les aeuvres d'art, s'adressant aussi a I'intel-
pour le désir. Nous avons besoin des objeu extérieurs, ligence, doivent etre jugées du point de vue de I'esprit, et
nous les consommons, nous nous comportons envers eux non de celui des sens. Les intér6ts de I'art sont presque les
d'une rnaniere négative. Le rapport établi par le désir est mémes que ceux de I'intelligence. Celle-ci laisse également
celui de I'individuel a I'individuel; c'est un rapport oii la les objets subsister dans leur liberté. Cexamen theorique
pensée n'intervient pas et qui ne découle pas &une déter- des objets a pour but d'apprendre a les connaítre, de savoir
mination générale. L'individuel est en présence de I'indivi- ce qu'ils sont dans leur nature intime; aussi porte-t-il sur ce
duel et ne peut se conserver que par le sacrifice de i'autre. que les objets ont de général, non sur les détails, sur leur
Le desir devore donc les objets, et il ne s'agit dans ces cas existente immédiate. C'est pourquoi I'interét théorique laisse
que d'un intbret isolé. Les objets avec lesquels I'individuel aux objets leur liberté et se comporte lui-meme librement
se trouve en rapport sont eux-memes individuels, concreu; A leur egard. Le desir est A la fois dépendant et destructeur,
le désir n'a que faire de ce qui est purement superficiel, ne s'attache qu'au détail, I'intelligence s'intéresse aussi bien
artificiel. II a besoin de ce qui est materiel e t concret. II ne au particulier qu'au général.
saurait se tontenter de tableaux représentant le bois dont Ce qui intéresse encore davantage I'intelligence, c'est de
il a besoin ou les animaux qu'il voudrait consommer. II ne saisir, en meme temps que I'universalite des choses et
peut pas davantage laisser I'objet subsister dans sa liberte, leur essence, le concept de I'objet. Cet intér6t est étranger
car il est poussé justement a supprimer I'indépendance et la a I'art, lequel diffbre pour autant de la science. Celle-ci
liberté des objets extérieurs et A montrer que ceux-ci ne recherche la pensée, I'universel absolu; elle a pour objet
sont I i que pour étre détruits et consommés. Mais, en autre chose que ce qu'elle trouve directement dans ce qui
mCme temps, le sujet, dominé par les intérets bornis et existe, elle M au-dela de I'immddiat. Ce n'est pas ainsi que
mesquins de ses dbsirs n'est ni libre en soi, puisqu'll ne se procede I'art; il ne M pas au-del& du sensible qui lui est
determine pas par I'universalité et la rationalité essentielle donné; 11 le prend pour objet, te1 qu'il lui est donné. Nous
de sa volonté, ni libre par rapport au monde extérieur, le dirons donc que le sensible constitue un objet de considé-
desir étant essentiellement déterminé par les choses et s'y rations esthétiques, mais il I'est de fason garder toute sa
rapportant. liberté, au lieu d'etre détruit, comme il I'est par le désir. Le
116 Notions d'esthétique - Hegel Esthétique

sensible existe dans I'art pour I'esprit, mais I'objet de I'art objeaivité dans ce qu'il a d'universel. L'intérct de I'art dif-
n'est pas, comme dans la science, I'idée de ce sensible, son fbre de I'intéret pratique du desir en ce qu'il sauvegarde la
essence, sa nature intime. C'est pourquoi I'ceuvre d'art, liberté de son objet, alors que le désir en fait un usage uti-
t o u t en ayant des apparences sensibles, n'a pas besoin de litaire et le détruit; quant au point de vue theorique de I'in-
vraiment exister d'une facon sensible e t concrete, d'etre
animée d'une vie naturelle; elle doit rnerne fuir ce terrain, si 1 telligence scientifique, celui de I'art en differe, au contraire,
par le fait que I'art s'interesse a I'existence individuelle de
elle veut pouvoir satisfaire seulement des intérets spirituels , I'objet, sans chercher a le transforrner en idée universelle
e t se dépouiller de tout désir. et concept.
Dans la science, I'hornme, en se comportant envers les II nous reste encore a ajouter que c'est la surface sen-
choses du point de vue de leur universalité, obéit aux exi- sible, I'apparence du sensible comme te1 qui est I'objet de
gentes de sa raison qui, par ce qu'elle a d'universel, cher- I'art, alors que le désir porte sur I'objet dans son extension
cher a se retrouver dans la nature e t A reconstituer ainsi empirique et naturelle, sur sa rnaterialité concrete. D'autre
I'essence intime des choses que I'existence sensible de part, I'esprit ne recherche pas I'universel, I'idee, la suppres-
celles-ci ne révele pas directement. Cet interet théorique sion du sensible, mais seulement le sensible et I'individuel,
que la science est appelée a satisfaire n'est pas, du rnoins abstrait de sa rnatérialité. II ne veut que la surface du sen-
sible. Le sensible se trouve ainsi elevé dans I'art a I'état
'
sous cette forme scientifique, celui de I'art, qui, d'autre
part, n'a rien de commun, ainsi que nous venons de le voir, d'apparence, et I'art occupe le rnilieu entre le sensible pur
avec les impulsions des désirs pratiques. Certes, la science et la pensée pure. Pour I'art, le sensible représente, non pas
part du sensible individuel e t peut posséder une idee de la la matérialité immédiate et indépendante, celle d'une plante,
maniere dont ce particulier existe directement, avec sa cou- d'une pierre, de la vie organique, par exernple, rnais I'idéa-
leur, sa forme, sa grandeur individuelles, etc. Mais ce sen- lite qui ne se confond d'ailleurs pas avec I'idealite absolue
sible particulier est sans aucun autre rapport avec I'esprit, de la pensée.
car I'intelligence recherche I'universel, la loi, I'idée, le concept II s'agit de I'apparence purernent sensible ou, plus exac-
de I'objet et, au lieu de le laisser dans son individualité ternent, de la forme. D'une part, elle s'adresse exterieure-
immédiate, elle lui fait subir une transformation intime, A la ment a la vue et a I'ou'ie: simples aspects e t tonalités des
suite de laquelle ce qui n'était qu'un sensible concret, choses. C'est sous ces aspects que le sensible apparait dans
devient un abstrait, une chose pensée qui differe totalement I'art Le royaurne de celui-ci est le royaurne des ornbres du
de I'objet en tant que sensible. Telle est la différence qui beau. Les ceuvres d'art sont des ombres sensibles. Nous
sépare I'art de la science. L'ceuvre d'art se présentant voyons ainsi de plus pres que1 est le genre de sensible qui
comme objet extérieur, dans sa détermination directe et son peut faire I'objet de I'art; c'est le sensible qui s'adresse seu-
individualité sensible, avec sa couleur, sa forme, sa sonorité. lernent a nos deux sens sublimés. L'odorat, le godt, le tact
ou comme intuition particuliere, ne peut etre jugée que n'ont affaire qu'aux choses rnatériellement sensibles: le tact
comme telle, tant qu'on s'en tienta des criteres esthétiques n'est sensible qu'au froid, a la chaleur, etc., I'odorat percoit
qui ne depassent pas I'objectivité directe e t ne permettent I'évaporation de particules matérielles, le gout, la dissocia-
pas de saisir, comme le fait la science, le concept de cene tion de particules matérielles. L'agréable ne fait pas partie
118 Notions d'esthétique - Hegel Esthétique 119

du beau, mais se rattache a la sensibilité immédiate, c'est- périmenté qui, t o u t en connaissant la vie e t ses contin-
dire non a la sensibilité telle qu'elle existe pour I'esprit. ces, ne réussit pas a formuler son expérience en regles,
matiere sur laquelle s'exerce I'art est le sensible spirituali S a toujours devant ses yeux les cas isolés qu'il avait
o u le spirituel sensibilisé. Le sensible n'entre dans I'art q nus; autrement dit, cet homme, t o u t en étant capable
I'état d'idéalité, de sensible abstrait. de se livrer (L des réflexions générales, ne sait expliciter son
C'est une erreur de croire que si I'homme, en créant éience concrete que dans des récits portant sur des
euvres d'art, se borne i représenter seulement la su isolés. C'est ainsi qu'en ce qui concerne le souvenir, il
du sensible, des schémas pour ainsi dire, c'est en rais eut que I'esprit ne soit capable de prendre conscience
son impuissance e t de la limitation de ses moyens. Car ces de son contenu qu'i I'aide d'exemples isolés. Pour lui, t o u t
formes et ces sons sensibles, I'art les crée, non pour eux- se concrétise aussit6t en images situées en des moments
memes et tels qu'ils existent dans la réalité immédiate, mais précis du temps e t en des points précis de I'espace, chaque
pour la satisfaction d'intbrets spirituels supérieurs, puisque, image recevant son nom e t son accompagnement de cir-
iaillissant des profondeurs de la consciente, ces sons et constantes extérieures. Tel peut également &re le cas lors
formes sont capables de se répercuter dans I'esprit. de I'invention d'un contenu que I'esprit ne saurait extério-
Vautre aspect que nous avions a envisager ici était ['as- riser autrement que sous une forme imagée, c'est-a-dire
pect subjeaif de I'activité créatrice ou ce qu'on pouvait en individuelle. C'est ainsi que procede la fantaisie créatrice.
déduire concernant cette activité. Tout peut faire partie de son contenu, mais la seule maniere
Celle-ci doit &re telle que I'exige la détermination de de rendre le contenu conscient est celle de la représenta-
I'euvre d'art. Elle doit &re activité spirituelle, mais com-
Poner en meme temps un c6té sensible e t direct. Done, ni L'imagination ordinaire repose plut6t sur le souvenir de
mécanique ni scientifique. Elle n'a pas affaire a des idees circonstances vécues, d'experiences faites, sans &re créa-
pures ou abstraites, mais elle doit &re activité a la fois sen- trice a proprement parler. Le souvenir conserve e t fait
sible et spirituelle. C e serait faire de la mauvaise poésie que revivre les détails e t le caté extérieur des evénemene, avec
de vouloir donner une forme imagée (L une idbe précédem- toutes les circonstances qui les Ont accompagnés, sans en
ment énoncée en prose, autrement dit d'attacher I'image, a faire ressortir le général. Mais I'imagination créatrice
titre d'ornement, A une réflexion abstraite. La productivité d'arc, ou fantaisie, est celle d'un grand esprit et d'une grande
artistique exige I'indivision du spirituel et du sensible. Nous ame, celle qui appréhende e t engendre des représentations
disons des produits de cette activité qu'ils sont des et des formes, en donnant une expression figurée, sensible
tions de la fantaisie. En eux, s'exprime I'esprit, le rationnel, et precise aux intérets humains les plus ~ r o f o n d se t les plus
la spiritualité qui rend son contenu conscient A I'aide d'élé-
ments sensibles. II en résulte t o u t d'abord que le talent artistique est
L'activité artistique porte donc sur des contenus spiri- essentiellement un don naturel puisqu'il a besoin du sen-
tuels, représentés d'une maniere sensible. C'est la fantaisie sible pour s'afirmer. O n peut également parler d'un talent
qui imprime (L ces contenus des formes sensibles. C e mode scientifique, mais la science ne suppose qu'une aptitude a
de production peut Btre comparé A I'activité d'un homme penser générale (on peut dire, en termes plus exacts, $(1
Notions d'esthétique - Hegel Esthétique 12 1

n'existe pas de talent scientifique, au sens de don naturel). de ce qu'il s'adresse a notre sens spirituel qui a lui-meme un
Par contre, dans la production d'une ceuvre d'art, I'élément c6té naturel.
sensible et naturel joue un r6le important, tandis que la A cette définition générale de I'art nous pouvons ratta-
pensée libre fait abstraction de toute naturalité, ne se com-
1
/ cher la remarque suivante: en disant que I'art a sa source
porte pas d'une facon naturelle. La fantaisie créatrice, du 1 dans la libre fantaisie et qu'il est, de ce fait, illimité, nous
fait qu'elle a un c6té naturel, est chargée de naturalité, e t le n'entendions nullernent attribuer a la fantaisie un arbitraire
talent et la fantaisie étant des dons naturels, la production sauvage e t indiscipline; au contraire, sa mission la plus
artistique peut etre considérée comme une activité quasi haute consiste, a nos yeux, a ne jamais perdre de vue les
instinctive; nous ne disons pas «instinctive» t o u t court, intérets humains les plus élevés, ce qui comporte pour elle
puisque le naturel n'en constitue qu'un c6té. Le spirituel et la nécessité d'avoir des points d'appui fixes e t fermes. Ses
le naturel ne forrnent qu'un t o u t indivisible: c'est ce qui fait formes, de meme, ne doivent pas etre d'une variété acci-
la particularité de I'ceuvre d'art. dentelle: a chaque contenu doit correspondre une forme
Tout hornrne peut cenes acquérir un certain degré d'ha- qui soit digne de lui. C'est cela qui devra nous permettre de
bileté artistique; rnais le talent artistique comporte un nous orienter rationnellement dans la masse en apparence
élérnent spécifique, et celui qui est dépourvu de talent ne inextricable d'ceuvres d'art et de formes.
dépassera jarnais une certaine limite, au-dela de laquelle (chapitre 11, 3)
cornrnence I'art proprement dit. Fr. v. Schlegel, par exemple,
avait essayé de cornposer des vers, alors qu'il était a Iéna; il
y réussit, cornrne y aurait réussi n'irnporte qui, car il y a une
rnaniere définie, connue de cornposer des vers ou de pro-
duire autre chose, rnais seul le talent naturel est capable de
s'élever a un niveau supérieur. Le talent artistique, étant en
partie naturel, se rnanifeste de bonne heure, cherche a se
développer, a s'exercer, est en proie a une inquiétude, a
une agitation qui lui viennent du besoin de s'expliciter. A un
futur sculpteur t o u t apparait de bonne heure sous I'aspect
de statues, le futur poete commence de bonne heure a tra-
duire en vers t o u t ce qu'il voit, éprouve ou entend. C'est
surtout la dextérité technique qui constitue un signe pré-
coce d'une prédisposition naturelle. Tout devient figure,
poésie, rnélodie, e t le c6té technique est, avec le cate natu-
rel, celui dont un talent naturel se rend le plus facilement
rnaitre.
L'ceuvre d'art présente ici un double aspect qui découle
Le monde comme volonté.. . 123

soit qu'on le provoque par une ceuvre d'art, soit qu'on


I'kprouve directernent dans la contemplation de la nature e t
1
A R T H U R S C H O P E N H A U E R (1788-1860) de la vie. L'ceuvre d'art n'est qu'un moyen destiné A facili-
Le monde comme volonté ter la connaissance de I'idée, connaissance qui constitue le
et comme representation (1 8 19) plaisir esthétique. Puisque nous concevons plus facilernent
I'idée par le rnoyen de I'oeuvre d'art que par la conternpla-
(trad. A. Burdeau, PUF, Quadrige, 2003) tion directe de la nature e t de la realité, il s'ensuit que I'ar-
ti*, ne connaissant plus la réalité, mais seulement I'idée,
37 ne reproduit égalernent dans son a u v r e que I'idée pure; il
la distingue de la réalité, il néglige toutes les contingences
Le génie, te1 que nous I'avons présenté, consiste dans qui pourraient I'obscurcir. L'artiste nous prete ses yeux
I'aptitude A s'affranchir du principe de raison, A faire abs- pour regarder le monde. Posséder une vision particulihre,
traction des choses particulibres, lesquelles n'existent qu'en dkgager I'essence des choses qui existe hors de toutes rela-
vertu des rapports, A reconnaitre les Idbes, e t enfin I se tions: voilA le don inné propre au gbnie; &tre en btat de
poser soi-rnerne en face d'elles cornrne leur corrélatif, non nous faire profiter de ce don et de nous cornrnuniquer une
plus A titre d'individu, rnais tt titre de pur sujet connaissant; telle faculté de vision, v o i l i la partie acquise e t technique de
cependant cette aptitude peut exister aussi, quoique A un I'art. C'est pourquoi, apres avoir, dans ce qui ~récbde,pré-
degré rnoindre e t différent, chez tous les hornrnes ; car sans senté dans ses principaux linéaments I'essence intime de
cela ils seraient aussi incapables de gofiter les ceuvres d'art la connaissance esthétique, je vais, dans I'étude philoso-
que de les produire, ils seraient absolurnent insensibles A phique qui va suivre, exarniner le beau et le sublime pur
t o u t ce qui est beau et sublime; ces deux mots seraient indifférernment dans la nature et dans l'art; je ne m'inquié-
rnerne un véritable non-sens pour eux. Par suite, A moins terai plus de distinguer celui-ci de celle-la. Nous allons étu-
qu'il n'y ait des gens cornpleternent incapables de t o u t plai- dier ce qui se passe dans I'hornrne, au contact du beau, au
sir esthétique, nous devons accorder A tous les hornmes ce contact du sublime; quant A la question de savoir si ce
pouvoir de dbgager les ldées des choses c t par le fait de contact s'ophre par la conternplation de la nature e t de la
s'blever rnomentanbmcnt au-dessus de leur personnalltb. vie, o u bien si I'on n'y atteint que par I'intermbdiaire de
Le génie a seulernent I'avantage de posséder cette faculté A I'art, elle porte sur une différence t o u t extérieure, nulle-
un degré bien plus élevé e t d'en jouir &une rnaniere plus rnent essentielle.
continue; grice A ce double privilege, il peut appliquer A un
pareil rnode de connaissance toute la réflexion nécessaire
pour reproduire dans une libre création ce qu'il connait par
cette rnéthode ; cette reproduction constitue I'ceuvre d'art ~ o u avons
s trouvé dans la conternplation esthétique deux
C'est par elle qu'il cornmunique aux autres I'idée qu'il a élérnenu inséparables: la connaissance de I'objet considét-6
concue. L'idée reste donc immuable et identique; par suite, non cornme chose particuliere, rnais cornrne idée platoni-
le plaisir esthétique reste essentiellernent un e t identique, cienne, c'est-A-dire comrne forme permanente de toute une
124 Notions d'esthétique - Schopenhauer Le monde cornrne volonté.. . 125

espece de choses; puis la conscience de celui qui connait: cesse de tourner', aux Danaides qui puisent toujours
non point a titre d'individu, rnais a titre de sujet connaissant ur ernplir leur tonneau, Tantale éternellernent altéré.
pur, exernpt de volonté. Nous avons égalernent vu la condi- . Mais vienne une occasion extbrieure ou bien une irnpul-
tion nécessaire pour que ces deux éléments se rnontrent n interne qui nous enleve bien loin de I'infini torrent du
toujours réunis; il faut renoncer a la connaissance liée a" loir qui arrache la connaissance A la servitude de la
principe de raison, laquelle cependant est seule valable pour ntél &s~rrnais n0tI-e attention m? se portera plus sur
le service de la volonté cornrne pour lascience. - Noua 0tifs du V O U ~ O
;elle
~ ~ conceva les choses indhpendarn-

allons voir également que le plaisir esthétique, provoque de leur rapport avec la volonté, c'est-A-dire qu'elle les
par la conternplation du beau, procede de ces deux 616- dérera d'une rnaniere désintbressée, non subjeaive,
rnents; c9est m,,t6t Ilun, ent objective ; elle se donnera entierernent aux choses.
19autrequi nous le procure
en
davantage, selon I'objet de notre conternplation esthétique. q"'elles des representationsl
Tout vouloir procede d'un besoin, c'est-a-dire d'une pri- tant qu'elles sont des rnotifs; nous aurons alors trouvé
vation, c'est-a-dire d'une souffrance. La satisfaction y rnet naturellernent et d'un seul coup ce repos que, durant notre
premier asservissernent a la volonté, nous cherchions sans
fin; mais pour un désir qui est satisfait, dix au rnoins sont
cesse et qui nous fuyait toujours; nous serons parfaiternent
contrariés; de plus, le désir est long, et ses exigences ten-
heureux. Tel est I'état exernpt de douleur qu'Épicure vantait
dent a I'infini; la satisfaction est courte, et elle est parcirno-
si fort cornrne identique au souveain bien et A la condition
nieusement rnesurée. Mais ce contenternent suprerne n'est
divine; car tant qu'il dure nous échappons A I'oppression
lui-rnerne qu'apparent; le désir satisfait fait place ausslt0t A nte de la volonth; nous ressernblons A des prison-
un nouveau dbsir: le prernier est une déception reconnue, i fetent un jour de repos, et notre roue d91xion ne
le second est une déception non encore reconnue. La satis-
faction d'aucun souhait ne peut procurer de contenternent est justernent celui que j'ai signalb tout A
durable et inaltérable. C'est cornrne I'aurnone qu'on jette a re de condition de la connaissance de I'idée;
un mendiant: elle lui sauve aujourd'hui la vie pour prolon- emplation pure, clestleavissernent de I'intui-
ger sa misere jusqu'a dernain. - Tant que notre conscience
est r e r n ~ l i epar n0tt-e volonté, tant que nous sornrnes ualité, c'est la suppression de cette connais-
asservis a I'irnpulsion du désir, aux espérances et aux it au principe de raison et qui ne c o n ~ o ique
t
craintes continuelles qu'il fait naitre, tant que nous sornrnes c'est le rnornent oii une seule et identique
sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni fait de la chose particuliere conternplée
rePos. Poursuivre ou fuir, craindre le rnalheur ou chercher spece, de I'individu connaissant, le pur sujet
la jouissance, c'est en réalitb tout un; I'inquiétude d'une
volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se
rnanifeste, ernplit et trouble sans cesse la conscience; o r 1. Allusion i l'histoire rnythologique d'Ixion qui, provoquant le
se vit infliger la punition d'eue attaché a une roue
sans repos le véritable bonheur est irnpossible. Ainsi le ant sans cesse. Les deux exemples suivants sont

I
sujet du V O U ~ Oressernble
~ ~ a lxion attaché sur une roue qui d'autres illustrations de cette idee de chatiment infiigé éternellement.
1 26 Notions d'esthétique - Schopenhauer Le monde c o m m e volonté.. . 127

d'une connaissance affranchie de la volonté; désormais suj le nous ravit et nous transporte dans I'état de pure
et objet échappent, en vertu de leur nouvelle qualité, nnaissance. Aussi un seul et libre regard jet4 sur la nature
tourbillon du temps et des autres relations. Dans de telles ! suffit-il pour rafraichir, égayer et réconforter d'un seul coup
conditions, il est indifférent d'etre dans un cachot ou dans celui que tourmentent les passions, les besoins et les soucis;
un palais pour contempler le coucher du soleil. I'orage des passions, la tyrannie du désir et de la crainte, en
Une impulsion intérieure, une prépondérance de la S un rnot toutes les miseres du vouloir lui accordent une treve
connaissance sur le vouloir peuvent, quelles que soient les irnrnédiate et merveilleuse. C'est qu'en effet, du moment
circonstances concomitantes, occasionner cet état Ceci nous oU, affranchis du vouloir, nous nous sommes absorbés dans
est attesté par ces merveilleux peintres hollandais qui ont , la connaissance pure et indépendante de la volonté, nous
contemplé d'une intuition si objective les objets les plus , sornmes entres dans un autre monde, ou il n'y a plus rien
insignifiants et qui nous ont donné dans leurs tableaux d'in- j de tout ce qui sollicite notre volonté et nous ébranle si vio-
térieur une preuve impérissable de leur objectivité, de leur lernrnent. Cet affranchissement de la connaissance nous
sérénité d'esprit; un homme de goüt ne peut contempler soustrait A ce trouble d'une maniere aussi parfaite, aussi
leur peinture sans émotion, car elle trahit une ame singulik- complete que le sommeil et que le songe; heur et malheur
rement tranquille, sereine et affranchie de la volonté; un sont évanouis, I'individu est oublié; nous ne sommes plus
pareil état était nécessaire pour qu'ils pussent contempler I'individu, nous sommes pur sujet connaissant; nous sommes
d'une maniere s i objective, étudier d'une facon si attentive sirnplement I'oeil unique du monde, cet oeil qui appartient A
des choses si insignifiantes et enfin exprimer cette intuition tout etre connaissant, mais qui ne peut, ailleurs que chez
avec une exactitude si judicieuse; d'ailleurs, en meme temps I'homme, s'affranchir absolument du service de la volonté;
que leurs ceuvres nous invitent a prendre notre part de chez I'homme toute différence d'individualité s'efface si par-
leur sérénité, il arrive que notre émotion s'accroit aussi par faitement qu'il devient indifférent de savoir si I'ceil contem-
contraste; car souvent notre ame se trouve alors en proie plateur appartient a un roi puissant ou bien A un misérable
a I'agitatipn et au trouble qu'y occasionne la violence du rnendiant Car ni bonheur ni misere ne nous accompagnent
vouloir. C'est dans ce meme esprit que les peintres de pay- ces hauteurs. Cet asile, dans lequel nous échappons A
sage, particulierement Ruysdael, ont souvent peint des sites toutes nos peines, est situé bien prks de nous; mais qui a la
parfaitement insignifiants, et ils ont par IA meme produit le force de s'y maintenir longtemps ? II suffit qu'un rapport de
meme effet d'une maniere plus agréable encore. I'objet purement contemplé avec notre volonté ou notre
II n'y a que la force intérieure d'une ame artiste pour personne se manifeste A la conscience; le charme est rompu;
produire de si grands effets; mais cette impulsion objective nous voilA retombés dans la connaissance soumise au prin-
de I'ame se trouve favorisée e t facilitée par les objeu exté- cipe de raison; nous prenons connaissance non plus de
rieurs qui s'offrent A nous, par I'exubérance de la belle I'ldée, mais de la chose particuliere, de I'anneau de cette
nature qui nous invite et qui semble nous contraindre A la chaine, A laquelle nous appartenons aussi nous-memes ;nous
contempler. Une fois qu'elle s'est présentée a notre regard, sommes, encore une fois, rendus A toute notre misere.
elle ne manque jamais de nous arracher, ne füt-ce que pour - La plupart des hommes s'en tiennent le plus souvent a
un instant, a la subjectivité et a la servitude de la volonté; cette derniere condition; car I'objectivité, c'est-A-dire le
128 Notions d'esthétique - Schopenhauer Le monde cornrne volonté.. . 129

génie, leur rnanque totalernent. C'est pour cette raison notre volonté ne nous avaient point causé rnoins de tour-
qu'ils n'aiment point a se trouver seuls en face de la nature; ments alors qu'a présent. Nous pouvons, au rnoyen des
ils ont besoin de société, tout au moins de la société d'un objets présents, cornrne au rnoyen des objets éloignés, nous
livre. Chez eux en effet la connaissance ne cesse de servir soustraire a tous les rnaux; il sufit pour cela d'etre capables
la volonté; c'est pourquoi ils ne cherchent dans les objets de nous élever A une conternplation pure de ces objets;
que le rapport qu'ils peuvent y découvrir avec leur volonté; nous en arrivons ainsi a croire que ces objets seuls sont
tout ce qui ne leur offre point un rapport de cette nature présents et que nous ne le sornrnes point nous-m6rnes;
provoque au fond de leur btre cette plainte éternelle et dans cet état nous sornrnes affranchis de notre triste moi;
désolante, pareille a I'accornpagnement d'une basse: ((Cela nous sornrnes devenus, a titre de sujets connaissants purs,
ne me sert de rien.)) Aussi, des qu'ils sont seuls, le plus completernent identiques avec les objets; autant notre
beau site prend-il a leurs yeux un aspect glacé, sornbre, / misere leur est étrangere. autant en de pareils moments
étranger, hostile. j elle le devient a nous-rnbrnes. Le monde considéré cornrne
C'est enfin cette béatitude de la contemplation affranchie l représentation derneure seul; le monde comme volonté
de volonté qui répand sur tout ce qui est passé ou lointain ' est évanoui.
l
un charme si prestigieux et qui nous présente ces objets J'espere avoir rnontré clairernent par ces considérations
dans une lurniere si avantageuse; nous sornrnes la dupes i la nature et I'irnportance de la condition subjective du plai-
de nous-rnbrnes. Quand nous nous représentons les jours sir esthétique; cette condition, nous I'avons vu, consiste
- depuis longternps écoulés - que nous avons passés A affranchir la connaissance que la volonté asservissait, A
dans un endroit éloigné. ce sont les objets seuls que notre oublier le rnoi individuel, a transforrner la conscience en un
imagination évoque et non le sujet de la volonté qui, alors sujet connaissant pur et affranchi de la volonté, du ternps,
comme aujourd'hui, portait avec soi le poids de ses incu- de toute relation. En rnbrne ternps que ce c6té subjectif de
rables miseres; elles sont oubliées, parce qu'elles ont été la conternplation esthétique, son c6té objectif, c'est-a-dire
depuis bien souvent renouvelées. L'intuition objective agit la conception intuitive de I'ldée platonicienne, se rnanifeste
dans le souvenir cornrne elle agirait sur les objets actuels, si toujours a titre de corrélatif nécessaire. Mais avant d'étu-
nous prenions sur nous de nous débarrasser de la volonté dier I'ldée et la création artistique dans ses rapports avec
et de nous livrer a cette intuition. D e la vient que, lorsqu'un elle, il est nécessaire d'insister encore un peu sur le c6té
besoin nous tourrnente plus que d'ordinaire, le souvenir subjectif du plaisir esthétique; nous allons cornpléter I'étude
des scknes passées ou lointaines passe devant nous sern- de ce c8té subjectif par I'exarnen d'un sentiment qui s'y rat-
blable a I'irnage d'un paradls perdu. L'irnagination evoque tache exclusivernent et qui derive d'une de ses modifica-
exclusivernent la partie objective de nos souvenirs, jarnais la tions, le sentiment du sublime. Apres quoi nous passerons
partie individuelle ou subjective; nous nous irnaginons par A l'étude du c6té objectif, et ce sera le complément naturel
suite que cette partie objective s'est autrefois présentke a de notre analyse du plaisir esthétique.
nous toute pure, toute dégagée des relations importunes Cependant, a ce que nous avons dit jusqu'ici se ratta-
avec la volonté, cornme son irnage se présente aujourd'hui chent encore les deux observations suivantes. La lumiere
a notre fantaisie; et pourtant les rapports des objets avec est la chose la plus réjouissante qui existe; on en a fait le
130 Notions d'esthétique - Schopenhauer L e m o n d e c o m m e volonté.. . 131

symbole de t o u t ce qui est bon e t salutaire. D a ue nous cause la possibilité objective de la connaissance
religions elle représente le salut éternel ; les ténbbres si itive la plus pure et la plus parfaite; nous devons en
fient au contraire damnation. Ormuzd réside dans la lum clure, que la connaissance pure, débarrassée e t affran-
la plus pure. Ahriman dans la nuit éternelle. Le Paradi de toute volonté, constitue quelque chose d'éminem-
Dante ressemble assez au Vauxhall de Londres ; les es t délectable; elle est, a ce titre, un ékment important
bienheureux y apparaissent comme des points lumineu jouissance esthétique. - Cette facon de considérer la
se groupent en figures régulihres. La disparition de la lu re nous explique la beauté étrange que nous ~ r é s e n t e
nous attriste irnmédiatement: son retour nous égai et des objets dans I'eau. Les corps échangent les uns
couleurs excitent en nous une vive jouissance qui es autres une réaction a laquelle nous sommes rede-
son maximum, si elles sont transparentes. La raison de la plus pure e t de la plus parfaite d'entre nos Per-
cela, c'est que la lumiere est le corrélatif, la condi ns; cette réaction, subtile, prompte e t délicate entre
la connaissance intuitive parfaite, c'est-A-dire de I , n'est autre que la réflexion des rayons lumineux;
connaissance qui n'affecte point directernent la vol ns ce phénomene, elle se présente a nous sous la
vue en effet n'est point comrne les autres sens ; el1 la plus claire, la plus manifeste, la plus c o m ~ l b t e ;elle
sede pas par nature ni A titre de sens la propriété ontre la cause et son effet, d'une manibre Pour ainsi
directement I'organe d'une rnanihre agréable o plifiée; telle est la cause du plaisir esthétique que
reuse; elle n'a en un m o t aucune liaison direc enons A ce spectacle, plaisir qui, pour sa partie
volonte; ce n'est que I'intuition produite dans I le, se fonde sur le principe subjectif de la jouissance
peut avoir une teHe propriété, e t cette propri e, plaisir qui se ramene A la joie que nous procu-
sur la relation de I'objet avec la volonté. Lorsq nnaissance pure e t les voies qui y mbnent.
I'ouie, ce n'est déja plus la meme chose: les sons peuvent
provoquer directement une douleur; ils peuvent etre direc-
tet-nent agréables, e t cela a titre de simple donnée sensible,
sans aucun rapport avec I'harmonie ou la mélodie. Le tact
en tant qu'il se confond avec le sentiment de notre unité
corporelle, se trOUVe astreint plus étroitement enc0t-e A
exercer son influence directe sur la volonté; cependant il y
a des sensations tactiles qui ne provoquent ni douleur ni
volupté. Mais les odeurs sont toujours agréables o u
grbables; les sensations du gout le sont encore d'une facon
plus marquée. Ces deux derniers sens sont ceux qui se
commettent le plus souvent avec la partie volontait-e de
notre etre; c'est pour cela qu'ils demeurent les moins
nobles e t que Kant les a appelés sens subjectifs. Le plaisir
produit par la lumiere se ramene donc en réalité A la joie
Critique d e I'économie politique 133

la consornmation est aussi rnédiatrice de la production,


puisqu'elle crée pour le sujet des produits. Le produit atteint
KARL MARX ( 1 8 18- 1883) son ultime accornplissement dans la consornrnation. U n

lntroduction générale
i chemin de fer qu'on n'ernprunte pas, qui ne s'use pas, qui
: n'est pas consornrné, n'est un chernin de fer que SVV¿I~EL,
a la critique de I'économie politique (1857) 1 potentiellement, et non rkellernent. Sans production. par de
(trad. Maxirnilien Rubel, in Philosophie, Gallirnard, Folio consommation, mais sans consommation, pas de produc-
, essais no 244, 1994) tion non plus, celle-ci n'ayant pas de but sans I'autre. La
consommation engendre la production doublernent: IO C'est
dans la consornrnation seulement que le produit devient
La consornrnation est également, e t de rnaniere irnrné- réellernent produit. U n veternent, par exernple, ne devient
diate, production; de rnerne que dans la nature la consom- veternent réel que par I'acte de le porter; une maison inha-
mation des éléments et des substances chimiques est bitbe n'est pas en fait une rnaison réelle; A la différence du
production de la plante. II est évident que dans la nutri- simple objet naturel, le produit ne s'aífirrne cornrne produit,
tion, par exernple, qui est une forme de la consornrnation, ne devient produit que dans la consornrnation. En absorbant
I'homme produit son propre corps. Cela vaut cependant le produit, la consornmation y met le finishing stroke (la der-
pour toute autre espece de consommation qui, d'une nibre main); car la production ne s'incarne pas seulernent
rnaniere o u d'une autre, produit I'hornrne par quelque caté. dans le produit en tant qu'activité objectivée, mais encore
Production consornmatrice. Seulement, rétorque I'écono- cornrne objet pour le sujet producteur. 2 O La consornrna-
mie, cette production identique a la consornmation en est tion crée le besoin d'une nouvelle production, donc le
une seconde, issue de la destruction du premier produit mobile idéal, le moteur intime de la production, qui en est
Dans la prerniere, c'était le producteur qui s'objectivait, la condition. La consornrnation donne I'irnpulsion a la pro-
dans la seconde, c'est I'objet par lui creé qui se personnifie. duaion e t elle crée égalernent I'objet qui est la finalité de la
Des lors, cette production consornrnatrice - t o u t en étant production. S'il est clair que la production offre I'objet de la
I'unité imrnédiate de la production e t de la consornma- consornrnation dans son aspect visible, il n'est pas rnoins
tion - est essentiellernent différente de la production pro- clair que la consomrnation pose idéalement I'objet de la pro-
prernent dite. Cunité irnrnédiate, o u la production co'incide duction cornrne irnage intbrieure, besoin, rnobile et fin. Elle
avec la consomrnation e t la consornrnation avec la produc- crée les objets de la production sous une forme qui n'est
tion, laisse subsister leur dualité irnmédiate. encore que subjective. Pas de production sans besoin. Or,
Par conséquent, production est directernent consomrna- la consornrnation reproduit le besoin.
tion, consornrnation est directernent production. Chacune Parallelernent, la production se caractérise cornme suit:
est irnmédiaternent son contraire, mais en rnerne ternps lo Elle fournit a la consornrnation sa rnatiere, son objet.
s'opere un mouvernent rnédiateur entre les deux. La pro- Une consornrnation sans objet n'est pas une consornmation ;
duction est rnédiatrice de la consomrnation, dont elle crée des lors, la production crée, engendre la consornrna-
la matiere et qui, sans elle, serait privée de son objet. Mais tion. 2" Mais ce n'est pas seulement I'objet que la production
Notions d'esthétique - Marx

donnait au produit son finish en tant que produit, la pro- FRIEDRICH N I E T Z S C H E (1844-1900)
duction donne son finish a la consommation. En outre, I'obb

des dents. Ce n'est pas seulement I'objet de la consomma-

besoin mu par une finalité.


de I'individuation volent en éclats, frayant ainsi la voie qui
mene jusqu'aux MBres de I'etre, jusqu'au trefonds le plus
intime des choses. Cette formidable opposition qui s'ouvre,
136 Notions d'esthétique - Nietzsche La naissance de l a tragédie

béante, entre I'art plastique (qui est I'art apollinien) et la jusqu'a présent, pour I'essentiel, que se repaitre de jeux
musique (I'art dionysiaque), il n'est qu'un seul penseur, d'ombres et de futilités extérieures.
entre les plus grands, a qui elle se soit révélée, au point que,
sans nul recours au syrnbolisme des dieux grecs, il a
reconnu que la musique differe par son caractere comme
/ Ce probleme primitif, peut-&re pourrions-nous I'abor-
der par cette question :que, effet esthétique est-il engendré
r lorsque ces deux puissances artistiques de I'apollinien et du
par son origine de tous les autres arts, parce qu'elle n'est I
1 dionysiaque, en soi séparées, agissent de concert? Ou, plus
pas, comme eux, une reproduction du phénomene, mais la r brievement: que1 est le rapport de la musique avec I'image
reproduction immédiate de la volonté, et que par consé- et le concept? - Schopenhauer, dont Richard Wagner
quent elle présente a tour ce qu'il y a de physique dans le vante sur ce point précis la netteté et la limpidité insurpas-
monde, le métaphysique - a I'ensemble des phénomhnes, la sables de I'exposé, s'exprime en détail a ce sujet dans le
chose en soi (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et passage suivant, que je me permettrai de donner ici tout au
comme représentation, 1, p. 3 10). Mais I'éternelle vérité de long: Le Monde comme volonté et comme représentation, 1,
cette reconnaissance - a vrai dire d'un te1 poids pour p. 309: « De ces considérations il resulte que nous pouvons
toute esthétique que I'esthétique elle-meme, au sens le plus regarder le monde phénomknal ou nature, d'une part, et la
élevé, ne comrnence qu'avec elle - il revient a Richard musique, de I'autre, comme deux expressions différentes
Wagner de I'avoir sanctionnée en la frappant de son propre &une meme chose qui forme I'unique intermédiaire de leur
sceau, lorsque, dans son Beethoven, il établit que la musique analogie et que par suite il est indispensable de connaitre,
releve de tout autres principes que les arts plastiques et si I'on veut saisir cette analogie. La musique, considérée
que, de maniere genérale, on ne saurait la mesurer a I'éta- cornme expression du monde, est donc au plus haut point
Ion de la catégorie du Beau, - encore qu'une esthétique un langage universel qui est a la généralité des concepu a
erronée, se guidant sur un art dévoyé et dégénéré, ait pris peu pres ce que les concepu sont eux-memes aux choses
I'habitude, a partir de cette notion du Beau qui a cours dans particulieres. Mais la généralité de la musique ne ressemble
le dornaine de la plastique, d'exiger de la musique un effet en rien a la généralité creuse de I'abstraction; elle est d'une
analogue a celui des beaux-arts: a savoir la provocation du tout autre nature; elle s'allie a une precision et a une clarté
plaisir que I'on prend aux belles formes. Apres qu'a mon tour absolues. Elle ressernble en cela aux figures géométriques
j'eus reconnu cette m6rne opposition, j'éprouvai la néces- et aux nombres; ceux-ci en effet ont beau &re les formes
sité d'examiner de plus pres I'essence de la tragédie générales de tous les objets possibles de I'expérience, appli-
grecque, c'est-a-dire la révélation la plus profonde du genie cables a priori a toute chose; ils n'en sont pas moins nulle-
hellénique: car ce n'est que de ce moment que je crus ment abstraits, mais au contraire intuitifs et parfaitement
détenir la formule magique capable d'incarner et de faire déterminés. Toutes les aspirations de la volonté, tout ce qui
revivre sous mes yeux, au-dela de la phraséologie de notre la stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui
esthétique, le problerne prirnitif de la tragédie. J'y gagnai agite notre caeur, tout ce que la raison range sous le
une vision si étrange et singuliere de I'hellénité que je ne concept vaste et négatif de "sentiment" peut-&re exprimé
pus rn'ernpecher de penser que toute la science de nos hel- par les innombrables mélodies possibles; malgré tout, il n'y
Iénistes classiques, quelle que soit sa superbe, n'avait fait aura jarnais la que la généralité de la forme pure, la matihre
1 13*
Notions d'esthétique - Nietzsche
en sera absente; cette expression sera fournie toujours
L a naissance d e l a tragédie

relation est celle d'un exernple arbitrairernent choisi avec


139

$ quant a la chose en soi, non quant au phénornene; elle un concept général, elles représentent avec la prkcision de
1
donnera en quelque sorte I'arne sans le corps. Ce rapport la réalite ce que la rnusique enonce avec la génkralite de la
i 6troit entre la rnusique et I'etre vrai des choses nous pure forme. Car, de rnerne que les notions générales, les
explique le fait suivant: si, en présence d'un spectacle quel- mélodies sont dans une certaine rnesure une quintessence
i
1 conque, d'une action, d'un événernent, de quelque circons- de la réalité. La réalité, c'est-a-dire le monde des choses
[
tance, nous percevons les sons d'une rnusique appropriee, particulieres, fournit I'intuitif, I'individuel, le spécial, le cas
1 cette rnusique sernble nous en révéler le sens le plus pro- isolé, tant pour la genéralisation des concepts que pour celle
1 fond, nous en donner I'illustration la plus exacte et la plus des melodies, bien que ces deux sortes de genéralite soient,
1 claire. Ce rnerne rapport explique égalernent cet autre hit: A certains egards, contraires I'une a I'autre; les concepts,
pendant que nous sornrnes tout occupes a kcouter I'execu-
l en effet, contiennent uniquernent les formes extraites de
tion d'une syrnphonie, il nous semble voir dkfiler devant
I'intuition et en quelque sorte la premiere dkpouille des
nous tous les événernents possibles de la vie e t du monde;
choses, ils sont donc des abstractions proprernent dites, au
pourtant, si nous y réfléchissons, nous ne pouvons décou-
lieu que la rnusique nous donne ce qui precede toute
I vrir aucune analogie entre les airs exécutbs et nos visions.
Car, nous I'avons dit, ce qui distingue la rnusique des autres forme, le noyau intime, le coeur des choses. O n pourrait
arts, c'est qu'elle n'est pas une reproduaion du phenornene fort bien caractériser ce rapport en faisant appel au langage
ou, pour rnieux dire, de I'objectivité adkquate de la volante des scolastiques : on dirait que les concepts abstraits sont les
et que par conséquent elle presente a tout ce qu'il y a de universolia post rem, que la rnusique revele les universolio ante
physique dans le monde, le rnétaphysique, A I'ensernble des rem, et que la réalité fournit les universolio in re. Sil est vrai
phénornenes, la chose en soi. En conséquence le monde qu'en génbral il puisse exister un rapport quelconque entre
pourrait &re appele une incarnation de la rnusique tout une cornposition rnusicale et une reprbsentation intuitive,
aussi bien qu'une incarnation de la volonte; nous cornpre- cela vient, cornrne nous I'avons dit, de ce qu'elles ne sont
nons d6sorrnais cornrnent il se fait que la rnusique donne I'une et I'autre que diverses expressions de I'etre toujours
directernent i tout tableau, a toute scene de la vie ou du identique du monde. Si, dans un cas donnk, cette relation
monde réel, un sens plus elevé; elle le donne, il est vrai est réelle, c'est-a-dire si le cornpositeur a su rendre dans la
d'autant plus surernent que la rnélodie elle-rnerne est plus langue universelle de la rnusique les rnouvernents de volonté
analogue au sens intime du phenornene présent. Voila aussi qui constituent la substance d'un évknernent, la rnélodie du
pourquoi I'on peut adapter indifférernrnent a une cornposi- Lied, la rnusique de I'opéra sont expressives. Mais il faut
tion rnusicale une poésie ou I'on doit chanter, ou bien une que I'analogie trouvée par le cornpositeur soit sortie d'une
scene visible telle qu'une pantornirne, ou encore toutes les connaissance irnrnediate de la nature du monde, connaissance
deux ensemble, cornrne dans I'opera. D e pareilles scenes de que la raison elle-meme ne possede point; cette analogie
la vie hurnaine, sournises A &re exprimees par la langue uni- ne doit pas &re une irnitation, obtenue par I'interrnkdiaire
verselle de la rnusique, ne sont jarnais en connexion nkces- de concepu abstraits; autrernent la rnusique n'exprirnerait
saire ni rnerne en correspondance absolue avec elle; leur plus I'etre intime, la volonte, elle ne ferait qu'irniter irnpar-
1 40 Notions d'esthétique - Nieusche La naissance d e l a tragédie 14 1

faitement le phénomene de la volonté; c'est a vrai dire, le le phénomene éternel de I'art dionysiaque qui exprime la
cas de toute musique imitative. » toute-puissance de la volonté en quelque sorte derriere le
i
Selon Schopenhauer, nous comprenons donc la musique principium individuationis, I'éternité de la vie par-dela tous les
immédiatement comme langage de la volonté, et ce monde phénomenes et en dépit de tous les anéantissements. La
spirituel qui nous parle, si vivant bien qu'il nous reste invi- joie métaphysique qui nait du tragique est la traduction.
sible, incite notre imagination a lui donner forme e t A I'in- dans le langage de I'image, de I'instinctive et inconsciente
carner dans un exemple analogue. D'autre part, I'image et sagesse dionysiaque: le héros, cette manifestation supreme
le concept, sous I'action d'une musque vraiment adéquate. de la volonté, est nié pour notre plaisir parce qu'il n'est que
accedent ti une signification plus élevée. L'art dionysiaque manifestation et que son anéantissement n'affecte en rien
exerce par conséquent une double action sur la faculté la vie éternelle de la volonté. (( Nous croyons A la vie éter-
artistique de I'apollinien: d'un c6té la musique provoque la nelle», voila ce que proclame la tragédie, alors que la
vision analogique de la généralité dionysiaque; de I'autre elle musique, elle, est I'idée immédiate de cette vie. L'art plas-
fait ressortir cette image analogique dans so plus haute signi- tique vise un but tout différent: en lui, Apollon surrnonte la
fication. De ces faits qui se comprennent d'eux-memes sans souffrance de I'individu par cette gloire de lumiere dont il
nul besoin d'un examen plus approfondi, je conclus que la auréole Ieternité du phénornkne; la beauté triomphe de la
musique est apte a enfanter le mythe, c'est-a-dire I'exemple souffrance inherente a la vie, e t la douleur est en un certain
le plus significatif - et plus précisément le mythe tragique, sens mensongerement effacée des traits de la nature. Dans
c'est-a-dire le mythe qui exprime par substitut analogiques I'art dionysiaque, au contraire, et dans son symbolisme tra-
la connaissance dionysiaque. Parlant du poete lyrique, j'ai gique, c'est de sa voix non déguisée, de sa vraie voix que
montré comment la musique, en lui, lutte pour se donner nous parle cette meme nature: ((Soyez tels que je suis!
en images apolliniennes un savoir de sa propre essence: si Moi, la Mere originelle, qui crée éternellement sous I'inces-
nous nous représentons maintenant que la musique, a sante variation des phénomenes, qui contrains éternelle-
son degré supreme, cherche nécessairement la plus haute ment a I'existence et qui, éternellement, me réjouis de ces
expression imagée qui soit, il nous faudra bien tenir pour métamorphoses ! »
possible qu'elle saura trouver aussi I'expression symbolique
de la sagesse dionysiaque qui lui est propre. Et ou irons-
nous chercher cette expression, si ce n'est dans la tragédie
ou, d'une facon générale, dans la notion du tragique?
11 n'est absolument pas possible, honnetement, de déduire
le tragique de I'essence de I'art telle qu'elle est concue d'or-
dinaire sous la seule catégorie de I'apparence e t de la
beauté: que de la joie puisse naitre A I'anéantissement de
I'individu, cela n'est comprehensible qu'A partir de I'esprit
de la musique. Car ce que nous révelent les exemples par-
ticuliers d'un te1 anéantissement, c'est tout simplement
Humain trop humain 143

e I'intellect, en vertu desquels il va don-


ner dans les panneaux de I'artiste.
FRIEDRICH N I E T Z S C H E (1844-1900)
Humoin trop hurnain (1878) 162. CULTE DU GÉNIE PAR VANITE

IV. De I'ame des artistes et écrivains Gxnme nous avons bonne opinion de nous-memes, mais
(trad. Robert Rovini, Gallimard. Folio essais nos77 et 78, ous attendre a jarnais pouvoir faire
1987) e toile de Raphael ou une sc&ne com-
~anble celles d'un dame de Shakespeare, nous nous per-
suadons que pareilles facuités tiennent d'un prodige vraiment
145. QUE LA PERFECTION CCHAPPERAIT au-dessus de la moyenne, representent un hasard extreme-
AU DEVENIR ment mre, Ou, si nous av0ns encore des sentiments reli-
Bieux, une g r k e d'en haut. C'est ainsi notre vanite, notre
Nous sommes accoutumés, d
amour-propre qui nous poussent au culte du génie: car il
a omettre la question de sa genes
bus faut I'irnaginer tres loin de nous, en vmi miracu/um,
sence comme si eIIe avait surgi du sol d'un coup de baguett
b u r qu'il ne nous blesse pas (meme Goethe, I'homme sans
magique. II est vraisemblable que nous continuons A subi
ici les effets d'une emotion mythologique archaique. Nou
bvk appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus
hculees; on se rappellera alors ce vers : << Les étoiles, on ne
éprouvons encore 6 peu pres le m
compte non tenu de ces insinua-
dans un temple grec comme cehi
beau matin un dieu avait en se jo
ncierement différent de I'activité de
ces blocs énormes; ou, d'autres fois, que si une ame, Par
enchantement soudain, s'était trouvée enclose dans u
, du savant astronome 0" historien,
u ma7tt-e en tactique. Toutes ces activites slexpIiquent s i
pierre et cherchait maintenant a la faire parler Pour el
S hommes dont la pensee s'exerce
vamiste sait que son oruvre n'aura son plein effet que si e
une sede direction, A qui toutes choses servent de
suscite la croyance quelque improvisation, A une nais
&re,qui observent toujours avec la m6me diligente Ieur
qui tient du miracle par sa soudaineté ; aussi ne manq
des autres, qui voient partout des
t-il pas d'aider A cette illusion
&les, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner
debut meme de la création, ces 6
vigi ie ne fait rien non plus que &ap-
rée, de désordre tfitonnant a I'aveuglette, de
er des pierres, puis batir, que de
tous artifices trompeurs destines a disposer I'5me du S
ercher toujours des matériaux et de toujours les tra-
tateur ou de I'auditeur de telle SO
de I'homme est une merveille de
sement soudain de la perfection.
va de so¡, se doit de contredir
neeeté possible et de rnettre en évidence les sophismes 1. Citation d'un vers de Goethe.
144 Notions d'esthétique - Nietzsche

complication, pas seulement celle du génie: mais aucune


n'est un miracle D. - D'ou vient alors cette croyance qu'il
n'y a de genie que chez I'artiste, I'orateur et le philosophe? T a b l e des textes choisis
qu'eux seuls ont de I'« intuition » ? (ce qui revient a leur
attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur per-
rnet de voir directement dans I'« etre » !). Manifestement,
les hommes ne parlent de génie que la ou ils trouvent le
plus de plaisir aux effets d'une grande intelligence et ou,
d'autre pan, ils ne veulent pas éprouver d'envie. Dire quel-
qu'un « divin )) signifie : Ici, nous n'avons pas a rivaliser. »
Autre chose: on admire tout ce qui est achevé, parfait, on

faite; c'est la son avantage, car partout ou I'on peut obser-


ver une genese on est quelque peu refroidi. L'art achevé de
I'expression écarte toute idée de devenir; c'est la tyrannie
de la perfection présente. Voila pourquoi ce sont surtout

David Hume, Traité de la nature humaine, (( D e


la beauté e t de la laideur »
David Hume, Gsais esthétiques, ((De la délica-
tesse du gout e t de la passion »
David Hume, Gsais esthétiques, ((De la norme

Alexander Gottlieb Baumgarten, Esthetica


Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger,
((De la représentation esthétique de la fina-
lite de la nature))
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger,
((De I'idéal de la beauté »
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger,
Remarque générale sur I'exposition des
jugements esthétiques réfléchissants »
146 Notions d'esthCtique

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger,


«Les facultés de I'esprit qui constituent le
génie
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, lntroduction a
fithétique
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté
et comme représentation
Karl Marx, lntroduction générale a la critique de
Ieconomie politique
Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie
Friedrich Nietzsche, Humain trop humain

Christian Hubert-Rodier
8
D u tableau a u x t e x t e s
Anthropome'tn'e
I
de l'époque bleue (ANT 82)
l

d'fiesKLein
... ce qu 'il en est du rapport de 1 'art au sensible.. .
C'est seulement avec Hegel qu'une philosophie de l'art
se constitue véritablement, entrainant une revalonsation
simultanée de l'art, de l'apparence et du sensible. Or
l'ceuvre tout entiere d ' b e s Klein interroge ce qu'il en est
du rapport de l'art au sensible. Elle se propose explicite-
ment, selon les propres mots de l'artiste, le u dépassement
de la problématique de l'art. et l'acces 5 une sensibilité
pure, immatérielle. Pour ce faire, elle engage, en les rou-
vrant et les ployant ii sa guise, des questions qui intéressent
le peintre comme le philosophe : l'origine de l'image et
de l'art, la beauté, la forme artistique en tant qu'elle a pns
pour objet privilégié la forme humaine, la chair en pein-
ture, c'est-a-dire la couleur de la chair, enfin l'avenir de
l'art réduit ii une sensibilité pure qui n'aurait plus a s'in-
carner dans une matiere pour se manifester, autrement dit
le dépassement de l'art en tant que forme sensible. Voici
une des Anthropométries réalisées par l'artiste 5 partir de
1958, certaines l'ayant été en public, dans une galerie.
Elles ont pu apparaitre comme un retour a la figuration,
et meme 5 l'une de ses formes les plus traditionnelles : le
Inu féminin, qui a une longue histoire dans l'art occiden-
¡tal. Klein avait auparavant peint des toiles entierement
monochromes, essentiellement de ce bleu qui portera son
nom, et dont il avait elaboré la formule avec un chimiste successives, mais un contact direct, irnmédiat et unique
coloriste. I qui imprime sa propre forme reconnaissable : ici celle de
cinq corps féminins, dressés, en station debout, nous fai-
sant face, sans visage et pourtant nous regardant, flottant
.. . le geste d u peintre se réduit d su plus simpb expression, devant le regardeur dans l'espace indéterminé de la toile 2
l'intention. qui préside a 1'~uvre.. . des hauteurs différentes, comme lévitant ou sautant dans
le vide, libérés de leur propre pesanteur, dansant presque
Ces tableaux, si tant est que le terme convienne, ont été selon une composition qui a quelque chose de musical,
obtenus i l'aide non d'un procédé, d'une technique au telles les formes colorées de l'art pariétal, ou les figures
sens propre, mais plut6t d'une procédure presque rituali- d'une frise.
sée, ayant pris dans certaines circonstances des allures de Le geste du peintre se réduit 2 sa plus simple expres-
cérémonial accompli sous la houlette du maitre. L'artiste sion, celle de l'intention qui préside 2 l'oeuvre : il se borne
aimant etre entouré dans son atelier de jeunes femmes i indiquer la position 2 prendre pour chacun des corps,
amies, non pas tant modeles posant nus que muses inspi- donc la composition, et les conduit 12 oti ils délivreront
ratrices, alors meme qu'il réalisait ses monochromes, leur forme, se rendront visibles. Sur certains documents,
l'idée lui vint de les utiliser tels des << pinceaux vivantsn, on voit Klein donner des indications, accornpagner galam-
selon sa propre expression, pour peindre des toiles 2 leur ment de la main, te1 un maitre de ballet, le modele nu,
effigie. Klein a ainsi réalisé des toiles monochromes, trai- relié 2 lui comme par l'index, le geste qui fait venir 2 la
nées bleues tourbillonnaires et informes laissées par le vue/vie, 2 l'instar de celui qui lie le Créateur 2 Adam dans
passage d'un corps sur le papier, ou empreintes statiques, la fresque de Michel-Ange 2 la chapelle Sixtine. S'il le
hiératiques, par lesquelles le peintre semble prendre ses conduit jusqu'2 la toile, comme un pinceau vivant », c'est
distances avec toutes les formes d'expressionnisme gestuel aussi pour qu'il puisse y vivre de sa propre vie, qu'il ne soit
alors en vigueur. Le corps nu enduit de peinture, soigneu- pas qu'un instrument passif et mécanique. L'artiste ne le
sement appliqué sur des feuilles étalées au sol ou étendues dirige pas, mais lui suggere une direction, il ne lui impose
sur un mur, y dépose mécaniquement une empreinte 2 sa pas une contrainte, ne le presse pas, ne l'appose pas lui-
ressemblance. La peinture est réduite 2 sa plus simple meme 2 la surface vierge, mais propose une action créatrice.
expression, sans instrument artificiel, sans la médiation
d'un art au sens d'un savoir-faire qui résiderait dans la
maitrise du dessin et de la couleur pour modeler une repré- .
. . dans 1 'art, la forme est en liberté : liwée, et déliwée, ren-
sentation, selon un rapport mimétique au modele. Ici, due a elle-&e.. .
l'image, figure qui se découpe nettement sur le fond blanc
et qui a forme humaine, << anthropomorphique », est obte- Ce que l'art fait voir 2 travers la forme advient comme
nue mécaniquement, sans facture particuliere, par l'appli- un avenement, une apparition : épiphanie, manifestation
cation d'un corps dont la surface colorée se dépose, laíssant du visible, c'est-2dire de la couleur, de la chair colorée de
son empreinte sur le support suivant le procédé de l'im- la vision. Lorsqu'il commente, dans L'agine de l'avre
pression d'un motif, tampon ou pochoir. Pas de touches d'art, ce que peut signifier la mi'se en oeuvre de la vérité par
i.. ces jgures de corps f h i n i n , dans b r aspect archaique,
b h t reconduire b nobb art de peindre a une origine éb
vité : dans le verbefest-stelkn (qui a le sens courant de fixer,

Comment la figure se détache en son contour et prend


forme en couleur : il y va de l'origine de l'art, ici plus par-
constituer ou placer signifie en meme temps << laisser ticulierement de I'art de la couleur. Pline l'Ancien, dans le
j célebre chapitre 35 de son Histoire naturelk, consacré a la
s'étendre 12 devant u. La station de la statue (c'est-2dire
peinture, rappelle que les Grecs assignaient 5 celleci une
double origine légendaire : elle serait née lorsqu'une
e, cherchant a garder un souvenir de son fiancép
nement. » Des lors, au sens grec, la limite n'enferme pas, aurait tracé le contour de son ombre portée sur un mur;
la seconde étape, selon un procédé déja plus avancé,
e produire des images d'une seule couleur
(monochromaton). On voit apparaitre 12 comme deux
moments distincts, le trait dessiné puis la couleur, qui vient
le remplir et parfaire l'imitation, meme d'une facon sim-
s deux moments, dans l'Anthropomemetrie, cok-

(morphél, jusque pour l'humain te1 qu'il se dresse et se


tient debout dans le marbre ou sur la toile. incolore, dont elle ne se détache que dans la mesure oii
Dans l'art, la forme est donc en liberté, libérée de sa elle lui est attachée, liée, fixée en tant que matiere pig-
pesanteur, des habitudes et des contraintes perceptives et mentaire, pellicule de peinture.
pratiques : 'livrée, et délivrée, rendue 2 elle-meme. Sans Ces figures de corps féminin, dans leur aspect archaique
doute Klein parle-t-il parfois des M empreintes arrachées au qui semble reconduire le noble art de peindre a une ori-
corps de ses modeles. Mais la forme comme ensemble de gine élémentaire et rudimentaire, qui prennent forme
taches colorées unies et coordonnées en figure, gardant dans la couleur, sont des empreintes : la trace, l'impres-
une unité et une organisation dans laquelle on reconnait sion sensible laissée par la présence effective d'un corps,
immédiatement un organisme humain, n'est enlevée au pinceau vivant ». Cela est vrai de toute touche de pin-
corps réel que parce qu'elle s'abandonne, se donne a voir ceau, animée par le geste; elle n'est jamais que la marque
naturellement sur la toile, des lors que le corps entre en colorée laissée par le passage de l'organe et de l'instru-
ment : le pinceau que le peintre tient 2 la main. Mais entre
la trace qu'elle laisse, il n'y a pas de ressem-
une silhouette se découpant en faisant écran 2 la lumiEre, blance, sauf dans l'application directe sur un support oil
a contre-jour. les doigts recouverts de couleur peuvent laisser cette
empreinte digitale, qui est a l'image des linéaments réels.
Tres t6t, on trouve des traces d'un te1 processus de consti- feste tres t6t, des I'enfance de l'homme : désir d'imposer
tution des images, par application d'un élément matériel sa marque, de voir advenir au visible ce qui existe d'abord
I
qui dépose son propre motif reconnaissable. Ainsi les en pensée et d'y retrouver ainsi « u n e forme extérieure de
mains dites « négatives de la préhistoire, cernées de noir
))
' sa propre réalité », désirée ou concue. 11 prend l'exemple
ou de rouge, parfois de jaune ou de blanc, et qui sont du jeu le plus enfantin, qui ne modifie que superficielle-
presque toujours des mains gauches, ont été obtenues, de rnent et provisoirement la réalité, n'y inscrivant qu'une
toute évidence, par l'application de la paume contrc la trace éphémere, une impression fugitive qui ne se solidifie
paroi, tandis que l'autre main (la droite : l'adroite, celle pas en empreinte : et cependant N le petit garcon qui jette
de l'habileté technique et artistique) y projetait d u pig- des cailloux dans la riviere et admire les ronds formes 5 la
ment, permettant ainsi de dessiner rapidement en creux, surface de l'eau admire en fait une oruvre qui lui donne le
sans savoir-faire spécifique, et de faire apparaitre en réserve spectacle de sa propre activité ».
la forme de la main une fois qu'on l'a retirée, comme le L'essentiel, dans cette scene primitive au bord de l'eau,
négatif d'une impression chromographique. Quelle que c'est que l'image n'est pas de celles qui se forment natu-
soit la signification de telles pratiques, elles témoignent rellement, ces reflets que Platon évoque dans la République,
d'une conscience tres t6t acquise que des images peuvent lorsqu'il parle de ces << ic6nes ,>,apparences ressemblantes
&re produites et reproduites par le procédé de l'im- qui se forment par réflexion sur la surface de l'eau ou
pression, qui, des lors qu'elle est sensible, informe une d'un miroir. Ces cercles concentriques qui se font et se
matiere, et n'est plus fugitive, mais peut etre fixée; et défont dans l'eau sont au contraire produits intentionnel-
d'une facon plus générale, de la capacité et de la volonté lement. L'empreinte, i son tour, ne peut accéder au rang
de laisser une marque intentionnelle, plus ou moins d'aeuvre qu'&la condition d'etre produite volontairement,
durable, qui manifeste l'emprise de l'homme, sa mainmise elle se distingue d'un simple reflet spéculaire, parce qu'elle
sur le monde, d'y laisser une trace de sa présence, en tant obéit d'emblée au désir de laisser une marque durable-
qu'intentionnalité, présence 2 soi. Or cette trace ne peut ment visible, a u d e l i de la présence passagere du corps.
etre sensible que si elle est produite par le corps, directe- L'empreinte constitue en tout cas le mode le plus simple
ment ou indirectement. et, i certains égards, le plus naturel ., le plus mécanique,
(<

de production et de reproduction des formes en leur


apparence. Mais si elle présente quelque chose d'archaique
... l'empreinte ne peut accéder a u rang d'aruwe qu 'a la et se voit parfois chargée comme d'une puissance magique,
condition d 'etreproduite volontairement.. . c'est i la modalité de sa production qu'elle le doit.

Dans l'introduction ii l'Esthétique, Hegel montre que


l'art est une modalité pratique et sensible majeure de la ... l'empreinte est d'emblée porteuse de signzjication et peut
formation de la conscience, grace 2 laquelle, par l'entre- itre considérée comme u n signe.. .
mise du corps, par ses gestes et son action sur la réa-
lité extérieure, naturelle, 1'Esprit s'exprime 5 travers ses En tant qu'elle est produite intentionnellement, par
oruvres. 11 souligne que c'est 1i u n penchant qui se mani- une conscience qui s'adresse 5 d'autres consciences, l'em-
156 UU IABLEAU AUX T E X T E S ' u a

preinte est d'emblée porteuse de signification et peut etre


considérée comme un signe, au sens tres large que Charles
Peirce donne i ce terme : ((Un signe, ou representamen, est
I logique que celle de l'image : celle de la causalité e%-
, ciente, de la production nécessaire d'un effet ou d'une
t conséquence. La trace de pas est la conséquence méca-
quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque
';
nique du passage d'un corps, l'effet direct de sa pesanteur,
chose sous quelque rapport ou 2 quelque titre. Elle peut elle l'indique rétroactivement comme sa cause. Elle ne
mEme sembler donner une confirmation effective, litté- 1 conserve certaines propriétés du pied ou de la semelle qui
rale, i ce que Peirce ajoute comme un précepte pragma- est passée, ce qui lui permet de les représenter dans une
tique i cette définition : qu'il faut le comprendre comme perception présente, que parce qu'elle est naturellement
étant, pour ainsi dire, une sorte d'émanation de son objetn. produite par le pied, qui en est la cause efficiente. Cepen-
Mais i la différence des mots, qui ne partagent aucune dant, 2 la différence d'autres modalités indicielles, un r a p
propriété avec ce i quoi ils renvoient, ce qui confere un port analogique est ici immédiatement perceptible :
caractere arbitraire ou plut6t conventionnel i la relation certaines propriétés qui sont d'ordre, de structure for-
signifiante, l'image est définie par la ressemblance, sur
melle, voire de couleur (ainsi d'une fleur écrasée entre
fond d'une dissemblance suffisamment marquée pour la
deux feuilles), font que l'empreinte peut présenter des
faire remarquer comme image : elle ne partage pas toutes
caracteres iconiques. Les traces légeres que l'oiseau laisse
les propriétés de la chose, ce qui est le cas de la copie, de
la réplique, du double indiscernable; elle n'en conserve
- sur la neige sont bien 2 l'image de la configuration fragile
de ses pattes.
que celles qui sont nécessaires et suffisantes i lui donner la
forme qui la fasse apparaitre en tant qu'image, et renvoyer
transitivement i ce dont elle est l'image. Les deux mots
qui peuvent la désigner en grec renvoient l'un, idole (tide .
. . réaffirmer la dimension cc auratique S, sacrée et mysté-
los), plutot i la forme, l'autre (a'kon), plut6t i la ressem- rieuse de la &re humaine. ..
blance. L'image est donc quelque chose dont tout l'etre
est de ressembler par la forme i une autre chose, et d'y En ceci, lorsqu'elle est possible, ce qui suppose cer-
faire penser en vertu de cette analogie. taines conditions et des propnétés de forme, de surface et
L'empreinte, la trace, la marque, quant i elles, doivent de texture de l'objet qui permettent une application sur
Etre rattachées 5 la modalité de l'indice, qui «renvoie 2 une étendue suffisante pour préserver la figure, l'impres
l'objet qu'il dénote parce qu'il est réellement affecté par sion constitue donc le mode le plus simple, << natureln et
cet objet D. Et c'est cela qui est décisif: qu'il soit produit mécanique, de production d'une image, une trace qui soit
par l'objet, qu'il en émane et présente une econnexion iconique e t ressemble par 1i 2 sa cause. Le corps nu de la
dynamique y compris spatiale, et avec l'objet individuel femme, ici, au lieu de servir de modele i la représentation,
d'une part, et avec les sens ou la mémoire de la personne devient son moyen, son instrument naturel. Dans une
pour laquelle il sert de signe d'autre part N. Ainsi la fumée peinture, normalement, l'image produite ne ressemble
est-elle l'indice du feu, sans lui ressembler, en vertu d'un pas 2 sa cause efficiente - le corps du peintre -, sinon
double lien, objectif de contiguité, et subjectif d'associa- dans l'autoportrait, dont le paradigme, le moyen n'est pas
tion, qui se noue dans la notion de causalité. L'empreinte l'empreinte, mais le reflet, l'image dans le miroir, qui
est aussi un signe indiciel; elle releve bien d'une autre nécessite pour 6tre peinte une multitude de coups de pin-
158 DU T A B L E A U AUX..$~~
.,

ceau, de touches, un travail tout aussi laborieux que n'im-


porte que1 portrait. Certaines images d u visage relevent
pourtant de l'empreinte. C'est le cas du légendaire voile
de Véronique, peut-etre déformation ou anagramme de
vera ikon (ic6ne vraie) : le linge dans lequel, par émana- Car ces Anthropométries sont des figures qui ont forme
tion, les traits du visage du Christ se seraient imprimés; ou humaine : anthropomorphes. Contrairement i la croyance
encore ces images réelles que sont les masques mortuaires, commune qui veut que l'art se doive d'etre figuratif et se
reliefs produits en creux par l'application d'un matériau concentre sur la figure humaine, cela ne va pas de soi. Des
suffisamment plastique sur le visage. Ctres vivants, seul l'homme est susceptible de représen-
Le paradoxe est que le procédé photographique, qui a tation. Mais l'homme ne s'est pas d'emblée représenté lui-
entierement bouleversé la production et la reproduction meme, il a d'abord plut6t représenté les animaux et, loin
des images, non sans conséquence pour l'art, et notam- d'etre figuratives, les premieres activités graphiques ou
ment la peinture libérée ainsi de sa mission iconique et de plastiques dans la préhistoire semblent avoir donné lieu
sa fonction mimétique, n'est en fin de compte qu'une i des formes rythmiques, géométriques, abstraites : << Les
empreinte physique (chimique), une impression laissée marques rythmiques sont antérieures aux figures expli-
sur une surface sensible par les rayons lumineux, donnant cites [...l. Les formes explicites sont d'abord des ovales
une dimension mécanique i un phénomene naturel ou féminins (les femmes représentées completes viendront
un geste archaique : celui de l'empreinte ou de l'impres- apres) et des tetes ou avant-trains d'animaux informes .,
sion. Aussi, face 5 l'hégémonie de la photographie comme &us dit André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole.
processus illimité de production d'images, en particulier Comment les hommes ont été amenés i donner forme
du corps humain, c'est comme si Klein affirmait par le humaine aux << ic6nes ou << idoles qu'ils créaient dans la
)) ))

moyen le plus simple et le plus <<primitifn,apres la fin pierre et la matikre colorée est une question tres com-
sinon de la peinture, du moins de la figuration, la possibi- plexe, dont la dimension historique et meme anthropolo-
lité pour l'image peinte, et l'image du corps, de sur- gique est évidente mais qui ne saurait s'y réduire. Elle a,
vivre malgré leur mort annoncée. Walter Benjamin dans audela de ses liens avec une certaine conception reli-
<< L'euvre d'art i l'ere de sa reproductibilité techniquen gieuse et avec la question cruciale de l'interdit des images,
(1936), analyse le processus de disparition de la valeur une portée philosophique. Elle implique une interroga-
cultuelle pour la valeur d'exposition, qui a pour consé- tion 5 la fois sur ce qu'est l'homme, et sur ce qu'est l'art (si
quence l'effacement définitif de 1 ' aura.,
~ 5 l'exception l'humain peut et doit etre objet privilégié de représenta-
des visages, ce qui confere aux anciennes photographies tion : objet d'art) .
d'ktres disparus une mélancolique beauté : c'est juste-
)) Si le corps humain est devenu l'objet privilégié de la
ment un peu comme si, i rebours, l'oeuvre de Klein,
jusques et y compris dans des peintures <<sansvisage
cherchait i réaffirmer, i contre-courant de la modernité
., figuration artistique, c'est qu'il n'est pas un corps comme
les autres : il donne forme, expression extérieure i une
intériorité qui n'est pas seulement physique, matérielle,
mécanique, la dimension << auratique D, sacrée et mysté- mais aussi spirituelle, immatérielle. En tant que figure, il
rieuse d e la figure humaine. est une forme finie, mais la seule susceptible de donner
forme i l'infini. Or, pour Hegel, l'art a par essence 5
p n I n n u r u m c inrc u c + F r u y w c ~ ~ w boq ! w

b
charge de donner une forme sensible ?iun contenu qui ne 1l'isole et la détache du reste qui est ainsi rejeté comme
2 *

l'est pas : il ne pouvait donc, au cours de son déploiement, 1 fond matériel informe, tout ce qui en tant que tracé releve
que prendre le corps humain comme forme de représen- du trait et par la du dessin est plus sculptural que propre-
tation. La forme doit déji avoir, en tant que forme, sa ment pictural. Hegel, avec raison, et une intuition remar-
signification en soi, et plus précisément la signification de
l'esprit. La figure est essentiellement la forme humaine,
car elle seule est capable de manifester l'esprit d'une
1
m
quable de l'avenir de la peinture, dit que la perspective,
l'exigence de la proportion et le dessin, aregardant sim-
plement la forme et les dimensions totales, constituent en
maniere sensible. On peut deja dire du corps ce que quelque sorte, la partie plastique, sculpturale de la pein-
Hegel dit de l'oeuvre d'art : qu'il est spiritualisé, puisque, ture.. Quelle que soit l'importance de la forme en pein-
en lui, le spirituel apparait comme rendu sensible. C'est ture, ce n'est pas ce qui constitue son essence spécifique :
donc tout naturellement que l'art qui donne forme sen- la silhouette qui se détache 2 contre-jour est bien une
forme sans volume, mais elle est la figure d'un corps volu-
sible 2 des contenus spirituels s'attache 5 la forme oii l'es-
mineux, d'un relief qui disparait dans son profil, telle la
prit se montre 5 l'évidence. Et dans cette perspective oii le
statue i l'air libre.
corps manifeste sa stature spirituelle, ce que la statue clas-
Dans ces Anthropométries bleues, la forme n'est pas colo-
sique matérialise dans la pierre érigée oii elle découpe et
rée parce que la couleur viendrait remplir apres coup un
délivre la forme humaine idéale, il n'est pas jusqu'5 la sta-
tracé préalable; le contour n'est que la limite de la cou-
tion debout, essentielle 5 la constitution et la reconnais-
leur, de son expansion, ou plutot, puisque elle n'est pas
sance de la forme (Gestalt) humaine, qui ne prenne une étendue mais appliquée en une fois, de son impression :
signification 2 la fois philosophique, éthique et esthé- dessin et couleur, sculpture et peinture, corps e t chair ne
tique : l'homme rompt le lien animal qui l'attache au sol, font qu'un.
il se tient droit et libre. Ce mode de station est un effet de Le moment classique n, qui trouve aux yeux de Hegel
la volonté. [...] Par cela seul la station droite a déj5 une son accomplissement dans la sculpture grecque, est la
expression spirituelle [. ..] et indique la liberté ». fusion et I'équilibre entre les deux termes scindés, le corps
et l'esprit : l'art ne recourt plus 5 des formes de la nature
physique ou animale pour représenter syrnboliquement ce
.. . 1'~uvreest a 1 'image et a la mesure de l'homme.. . demier, comme des personnifications de principes abs-
traits (les dieux hybrides mi-hommes mi animaux de
L'art a de ce fait par essence un destin anthropomor- llÉgypteancienne). La sculpture érige maintenant des sta-
phique. L'anthropométrie est littéralement la mesure de tues des dieux qu'elle individualise en leur donnant une
l'homme et de ses proportions, ce qui permet d'en consti- *forme humaine extérieure déterminée. Elle accomplit
tuer l'image, la figure idéale, ce qui permet aussi a l'homme ainsi l'anthropomorphisme de l'idéal classique. Comme
de se mesurer 5 cette image qui lui fait face. L'oeuvre est i étant cette représentation parfaite de l'idéal réalisé dans
l'image et 2 la mesure de l'homme, et c'est dans la figure une forme extérieure adéquate 5 son idée, les images de la
du tableau que l'homme en tant que liberté se mesure 5 sa sculpture grecque sont des figures idéales au plus haut
finitude, que l'homme prend la mesure de son intériorité point. Elles sont des modeles absolus et éternels n. L'art ne
infinie. Sans doute la découpe de la forme, le contour qui représente pas mais donne une présence sensible a ce qui
ne l'est pas : l'esprit, et des lors son expression propree

meme conserve son rang inférieur, se trouvent réhabilités,

spirituel, qui a une dimension historiale considérable, est


en tant que te1 étranger i l'art, il se produit en dehors de Mais cette affirmation s'est produite dans la pratique
164 D U TABLEAU AUX TEXTE$ 4rk& ~M~nRQ~Qw~ljp~@&+$~
t
par émanation des corps. D'emblée, la question de peindre tout de plus abstrait dans la nature tangible et visible. Et
la chair, la peau, devient l'élément décisif de l'art de il évoque le choc décisif ressenti devant le bleu si intense
peindre. Et n'est-ce pas a la facon de rendre cette << trans- et profond des ciels de Giotto.. .
parence qui laisse voir l'intérieur n, surface colorée, lumi- Dans les Anthopométries, la parenté entre couleur et peau
nescente, comme irradiée par une lumiere intérieure qui est littérale : le bleu qui recouvre le corps comme une
est celle de la vie et de l'esprit, qu'on reconnait les grands seconde peau, qui l'esthétise, l'idéalise, l'embellit et le
peintres, qu'ils aient ensuite pour nom Léonard, Correge, divinise telle une sculpture vivante, se trouve ensuite dépod
Titien, Rembrandt, Vermeer, ou meme Matisse et ses nus sur la toile, comme l'épiderme qui se détacherait de lui-
bleus? Restituer par les couleurs de la palette la couleur meme, par simple contact avec la surface vierge, peau
de la chair, de la peau, des lors que celleci, chez l'etre contre peau, tissu contre tissu. C'est pourquoi, réduit íi
humain, est cette fine pellicule épurée enveloppant un une pellicule de couleur sans épaisseur, impalpable et
etre qui n'est pas seulement matériel, et ce par quoi celui- volatile, le corps est dématérialisé, réduit íi sa forme colo-
ci apparait, et se présente jusque dans ses émotions. La rée, sans volume ni pesanteur : une ombre bleue flottant
peau, le visage, l'ceil, mince pellicule translucide et opaque, sur l'écran immatériel de nos reves. Le corps, avec la pein-
tout ce par quoi se manifeste l'etre spirituel incarné ... ture, se libere de la pesanteur : il se dresse, s'éleve, s'en-
C'est la question de l'incarnat : <<Leplus difficile dans la
coloration, l'idéal, en quelque sorte le point culminant
- vole. Le << saut dans le vide fut un des grands fantasmes
))

d'kfies Kiein.. . C'est, paradoxalement, cette superficialité,


du coloris, c'est l'incamat, le ton de couleur de la chair
cette légereté qui font toute la profondeur de la peinture,
humaine, qui réunit en soi, d'une facon merveilleuse, les
et qui, pour Hegel, lui confkrent une supériorité sur la
autres couleurs. »
sculpture, parce qu'elles lui permettent de rendre sensible
Tout l'art paradoxal de la couleur consiste donc, selon
Hegel, a rendre sensible l'immatériel, 5 le faire transpa- l'immatériel, l'impalpable.
raitre sur une surface. <c Car cet esprit interne et vital ne
doit pas paraitre comme posé sur une surface, se manifes
ter sous la forme d'une couleur matérielle, ou de raies, de ... un abandon de la fonne-tabhau, comme & toute f m e
points, etc. ; il se révele comme un tout animé, profondé- matériellefnie, au proft d'une exposition d u vide »...
ment transparent, semblable au bleu du ciel qui n'offre
pas a l'ceil une surface qui l'arrete, mais oti celuici doit C'est explicitement vers ce qu'il appelle une << immaté-
pouvoir plonger indéfiniment. ,, Ce meme bleu du ciel, rialisation du tableau >> que Klein veut faire tendre la pein-
l'espace monochrome infini, qui aurait déterminé, dans la ture. Le monochrome lui-meme n'est qu'un moyen, ou un
légende d'ktes Klein, sa vocation de peindre l'infini imma- moment, pour atteindre cette fin : uJe peignais des sur-
tériel.. . Que le bleu se soit imposé sur d'autres couleurs faces monochromes pour voir ce que I'absolu avait de
n'est donc pas un hasard. Citant Gaston Bachelard, Kiein
justifiait ainsi son choix : Le bleu n'a pas de dimension ...
Toutes les couleurs amenent des associations d'idées
..
visible. 11 s'agirait donc de rendre visible, dans la forme-
.tableau, l'infini << invisible et intangible << Par le Bleu, la
grande couleur, je cerne de plus en plus "l'indéfinissable"
concretes, matérielles ou tangibles - tandis que le bleu dont a parlé Eugene Delacroix dans son Juumal comme
rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu'il y a apres étant le seul vrai "mérite d u tableaun., afflrme l'artiste,
dans Le d¿.passement de la probhatique ak lárt. Car il s'agit chitecture et la sculpture, et donc plus approprié 2 expri-
de dépasser le tableau lui-meme, dont l'authentique qu* mer ce qui est immatériel. La peinture opere la ~ r é d u c -
lité, (c son etre meme, une fois créé, se trouve au-del2 du tion» 2 la surface et 2 la couleur, appliquée, étalée,
visible, dans la sensibilité picturale 2 l'état matiere pre- irnprimée sur un support dont la matérialité est minimale :
miere ». Ce dépassement doit prendre en fin de compte la une surface sans volume, ni pesanteur. Et K cette réduction
forme d'un abandon de la forme-tableau, comme de toute du solide 2 la surface est une conséquence du principe de
forme matérielle finie, au profit d'une exposition du la concentration intérieure de l'iime en elle-meme ; celle-
«vide., dans une galerie entierement peinte en bleu i ci ne peut se manifester dans le monde extérieur avec ce
' caractere de concentration intérieure qu'autant que l'art
l'extérieur mais qui ne donne rien 2 voir 2 l'intérieur. Le
spectateur est invité 2 participer 2 une expérience émo-
>)
ne conserve pas 2 la matiere son étendue totale, et qu'il
tionnelle, sans l'intermédiaire d'un objet ou d'une forme restreint ses dimensions)). Cette double restriction, qui
détermine le tableau comme surface colorée, apparait
matérielle, 2 etre littéralement imprégné par l'état sen-
donc comme la condition pour une extériorisation effec-
sible pictural spécialisé et stabilisé par le peintre dans l'es-
tive et une expression plus adéquate de l'intériorité imma-
pace donné >),par « u n e perception-assimilation directe et
térielle, elle constitue un progres dans le dépassement de
immédiate ».L'impression picturale se fait désormais direc-
la matiere par l'esprit. D'autant que le medium de la pein-
tement sans passer meme par l'application de la matiere '
ture, la couleur, n'est que la division de la lumiere, et
sensible colorante sur un support. Le dépassement de l'art n'existe que par et dans la lumiere. Or cet élément phy-
passe donc par un abandon de la peinture comme matiere sique dont se sert le peintre pp est le plus immatériel de la
et comme pratique, pour des actes ou des contacts, actions nature : «Le principe de la lumiere est l'opposé de la
et transactions, performances ou actes performatifs, gestes, matiere pesante qui n'a pas encore trouvé son unité [...] ;
traces ou objets qui ne sont plus oeuvres d'art, mais n'ont elle est la premiere idéalité, la premiere identité dans la
pas d'autre fin que de servir d'indices, de vecteurs ou de nature. »
porteurs, 2 la maniere de l'objet magique, visant 2 dési- Ce preces de N concentration D , c'est-&dire 2 la fois de
gner et tr,ansférer, 2 ceder en un échange codifié et ritua- spiritualisation et de dématérialisation, ne s'acheve pas
lisé, des << zones » de sensibilité pure. cependant avec la peinture, qui ne constitue que le pre-
mier moment de l'art « romantique )p. Si en effet les sorti-
leges et la gr2ce de la couleur délivrent la forme artistique
... que la peinture tende a devenir comme une musique des de la pesanteur matérielle de la masse solide et inanimée
couhrs, et qu'ell. aspire a rgoindre la musique, qui la qui greve la sculpture, et l'élevent d'autant dans l'échelle
dbpasse d 'embléepar son abstraction... spirituelle, u cette magie des couleurs est toujours un mode
de configuration dans l'espace, une apparence étendue et
Dans la logique hégélienne du déploiement de l'art, la permanente n. Au terme d'une concentration extreme, le
peinture en tant qu'art de la couleur représente égale- plan est nié par le point, oii toute l'étendue matérielle
ment un moment nécessaire et décisif dans l'expression finit par se résorber pour devenir instant temporel. C'est
de l'immatériel : le matériau, le medium sensible, y est en ainsi que la peinture est ~dépassée et relevée par la
)>

effet d'emblée plus abstrait, plus spirituel que dans l'ar- musique, art des sons, ou il n'y a a plus nen d'étendu ni de
fixe ., et dans lequel s'accomplit cette <<absorptioncomi
plete de 1'2me en elle-meme, sous le rapport de l'expres-
1 achevée du concept. Peu d'énoncés ont autant provoqué
i interrogation ou ironie, que la célebre affirmation du phi-
sion extérieure comme du sentiment intime » : expression losophe, des l'introduction 5 l'Esthétique, que l'art est
invisible, qui ne s'adresse plus P la vue mais 5 l'autre sens désormais quelque chose de (dé)passé: ~ L ' a r test e t
théorétique, l'ouie, qui est celui du langage, et de la poé- demeure du point de vue de sa destination la plus haute
sie, adéquation parfaite entre l'intériorité et son medium quelque chose de passé ,, ; et qu'il est désormais M relégué
extérieur sensible (le son articulé en tant que signifiant dans notre représentation D. C'est donc seulement en tant
non naturel, immotivé, << concu et faconné pour la pensée qu'il est passé qu'il peut etre objet de représentation et de
intérieure, l'imagination et le sentiment ,)). La poésie, << art savoir, et qu'il peut y avoir une a Esthétique )>. La fin de
universel qui appartient 5 toutes les formes de I'art., et I'art, sa destination, une fois atteinte, il touche 2 son
qui accomplit et acheve le devenir artistique de l'esprit, au terme, s'acheve par autodissolution.
terme duque1 l'esprit peut rentrer en soi.. . Que d'abord la On ne peut que constater la convergence entre cette
peinture tende a devenir comme une musique des cou- idée et la préoccupation des artistes de la modernité, qui
leurs, et qu'elle aspire 5 rejoindre la musique, qui la dépasse n'ont eu de cesse de dépasser l'art. Cette préoccupation
d'emblée par son abstraction, c'est 15 un theme récurrent est commune P toutes les avant-gardes artistiques du
dans l'art et la littérature depuis le xrxe siecle, et au-dela, xxc siecle, la question étant de savoir ce qui est mis sous ce
jusqu'5 Wassily Kandinsky et Henri Matisse. Ce n'est pas terme d'art et ce qu'on aspire P lui substituer, puisqu'il va
un hasard si Klein avait tenu 5 accompagner l'une de ses de soi, sauf 2 vouloir se suicider, que c'est toujours au pro-
séances publiques d'. anthropométrie >> de l'exécution de fit d'une nouvelle forme d'art, fiit-elle geste, attitude, évé-
sa Symphonie Monoton, composée d'un son continu joué i nement (happening), performance, voire concept, pure
I'unisson par des instrumentistes, correspondance musi- énonciation, acte performatif ou texte. Ce dépassement
cale avec le monochrome.. . a Dans le fond, le vrai peintre opere ainsi, telle une jurisprudence, une redéfinition de
de l'avenir, ce sera un poete muet qui n'écrira rien mais I'art, par extension et déplacement de ses limites : art sans
qui racontera, sans articuler, en silence, un tableau ceuvre, ou l'aeuvre disparait dans l'oeuvrer ou le vivre,
immense et sans limite >>, disait-il par ailleurs. Tableau invi- l'agir et/ou le dire, au risque, que Hegel avait bien pres-
sible et poeme muet se fondent ensemble en une pensée senti, de se diluer dans le tout, soit en transformant la vie
en art, soit l'art en vie. Nul doute en tout cas que beau-
sensible intérieure, infinie parce que intérieure.
coup de ces tentatives, si diverses soientelles, aient en
commun ce qu'on a pu appeler une << dématérialisation m,
qui rend obsolete la notion d'aeuvre, si l'on entend par 15
.. . chez Klein, ce qui fait que 1'art survit a son propre d@m- le produit d'une activité, sa trace matérielle consistante
sement, c'est que L'irnrnathiel n ést pus b pur concept.. . dotée d'une unité, d'une forme et d'une cohésion durable,
située en un lieu, pouvant ainsi etre exposée, vue et revue
Chez Hegel, l'art constitue bien un moment essentiel par des regardeurs multiples, en des moments différents,
du déploiement de 1'Esprit: sa manifestation sensible, et donner lieu a des expériences et des jugements d'ordre
mais il n'en est qu'un moment. Au terme de cette histoire, esthétique.
1'Esprit rentre en soi, se rejoint comme logos dans la forme Chez Klein, ce qui fait cependant que l'art survit 5 son
L E S M Q T S Ig)gs UTEXT%ES;&. -.
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S

Les mots des textes


1. Art rLes mots des textes
2. Beau
3. Génie
4. Gout
Art, beau, génie,
5. Sublime gotit, sublime
1
L'esthétique dans l'histoire des idées
1. Une idée moderne?
2. L'autonomisation de l'esthétique
3. Le moment kantien
4. Esthétique et philosophie Art

Trois questions posées aux textes 1. A r t et technique


1. L'art a-t-il une finalité?
2. Le jugement de gout est-il mixte, 2 la fois sen- Le mot v art >> a un sens spécifique aujourd'hui : il désigne
sible et intellectuel? le champ dévolu i des pratiques qui se distinguent de
3. Esthétique, politique et éthique : quelle autono- toute activité utilitaire stnclo sensu, ce qui a pour fin expli-
mie pour l'esthétique? cite le maintien et l'entretien de la vie - tout ce qui se
rapporte i (se) nourrir, (se) vetir, (se) loger. Ce sens s'est
spécifié i partir des significations beaucoup plus larges de
Groupement d e textes : Positions contemporaines la racine latine (ars, artis) qui désigne généralement des
fa~onsde faire, avec la référence ti une méthode de pro-
1. Jean-Fran~oisLyotard, L'inhumain duction, ti un « faire ,, ordonné selon des regles qui per-
2. Jean ~audrillard,« De la marchandise absolue B mettent de parvenir ti un résultat, c'est-idire de fabriquer
3. Gilles Deleuze, Qu'at-ce que la philosophie ? (produire) un objet. Ainsi, outre la racine latine, notre
4. Alain Badiou, Petit manuel d 'inesthétique mot a art » fait référence au sens du terme grec tekhné qui
5. Jacques Ranciere, Lepartage d u sensible a donné dans notre langue << technique U.
6. Jean-YvesJouannais, L'idiotie. Art, vie, politique - D'une maniere générale, l'apport des Anciens pour
méthode
penser la notion d'art consiste 5 avoir mis l'accent sur le
processus de fabrication d'un objet ou d'une czuvre. 11s
pensent l'art dans sa dimension technique et, pour définir
Prolongements l'essence de l'art-technique, comparent les modes naturels
'
de production et les modes humains de production. La fonctionnent comme des signes renvoyant 2 l'existence
consultation du Vocabulaire européen des philosophies (2004, d'une réalité transcendante, sollicitant des lors le senti-
Éd. du Seuil/Le Robert) établit ce fait: aussi longtemps ment du sacré. C'est que l'art, dans ses motivations pre-
qu'on a pensé avec le latin, art et technique désignent le mieres, parait entretenir un rapport étroit avec la référence
meme domaine d'activité. La fabrication est alors le seul au divin et met en jeu des représentations efficaces provo-
caractere spécifique de l'art. Si l'art se définit par la pro- quant crainte et tremblements, en meme temps que véné-
duction d'un objet, d'une ceuvre (opera, résultat d'une ration, chez les fidsles ou les croyants. On peut s'imaginer
opération), on concoit l'importance des regles dont l'ap- par exemple l'effet des scenes de crucifixion peintes sur
prentissage et l'observance garantissent un résultat effec- des grandes toiles et montrées a w paroissiens dans les
églises. Ces représentations provoquaient et exploitaient
tif. Pour produire, le talent», entendu comme génie
(<
d'autant plus les passions humaines - la passion reli-
instinctif et singulier, ne sufit pas. 11 faut de I'habileté,
gieuse - qu'elles étaient conques pour aller de pair avec
c'est-;-dire du talent combiné i iune eficacité technique
des rites, des cérémonials, en vue desquels elles étaient
qui exige méthode et rigueur dans l'application d'un
produites. De sorte que, dans cette conception initiale de
savoir-faire. L'. artiste p> est donc d'abord artisan, il se dis-
l'art, la cause efficiente de l'oeuvre (l'artiste) est bien
tingue par une activité productrice, professionnelle et
seconde par rapport 2 sa finalité (religieuse et sociale).
manuelle. L'ceuvre d'art, dans cette perspective, n'est pas Le rapport i ce que nous nommons aujourd'hui les
au départ le produit de I'artiste, mais le produit de l'art « oeuvres d'art » (comprenant notamment les réalisations
entendu comme ensemble de regles établissant des condi- de I'Antiquité et celles du Moyen Age) différait alors en
tions de possibilité de production matérielle d'un objet. nature de la réception moderne. C'est ce que fait remar-
On peut mesurer ici l'influence des conceptions antiques quer André Malraux au début du Musée imaginazre (1965) :
sur la conception occidentale de l'art, en faisant valoir que *Un crucifix roman n'était pas d'abord une sculpture, la
l'idée d'ceuvre d'art a été 2 l'origine plus déterminante Madone de Cimabué n'était pas d'abord un tableau, meme
que celle d'artiste. 1'Athéna de Phidias n'était pas d'abord une statue. Le r6le
des musées dans notre relation avec les oeuvres d'art est si
2. L e probl6me de la signification d e l'ceuvre grand, que nous avons peine 2 penser qu'il n'en existe
d'art pas, qu'il n'en exista jamais, 12 oii la civilisation de 1'Eu-
rope moderne est ou fut inconnue; et qu'il en existe chez
LJAntiquité, comme le Moyen Age, a connu la nécessité nous depuis moins de deux siecles. Le xrxe siecle a vécu
d'ceuvrer 2 de grandes réalisations (magna opera) pour d'eux; nous en vivons encore, et oublions qu'ils ont
répondre 2 un besoin qu'on peut qualifier de spirituel, ce imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec
que Hegel a particulierement mis en valeur. Le grandiose I'oeuvre d'art. »
a certainement des vertus : il impressionne la sensibilité et Non seulement le rapport sensible aux ceuvres était dif-
suscite un sentiment d'humilité et d'admiration chez l'in- férent, mais la facon de concevoir les oeuvres, la facon de
dividu. Les oeuvres de ce qu'on peut donc appeler le s'y référer en pensée était différente. Ces oeuvres de I'art,
<< grand art n, au double sens de matériel et spirituel, sont 2 forte fonction symbolique, n'étaient pas concues comme
comme des images d'une dirnension supérieure, elles des ceuvres d'art au sens oii nous l'entendons aujourd'hui.
Pris dans le réseau de significations religieuses et cos- et l'artiste est précisément ce que les modernes, a partir de
miques, les produits de l'art n'étaient pas univoquement la Renaissance, remettent en cause, opérant un change-
évalués en fonction des théories de l'art et des philoso- ment dans les manikres de penser qui va, 2 terme, révolu-
/ phies qui se sont élaborées a partir de l'époque moderne. tionner le sens de la pratique artistique et sa réception.
Ce changement de rapport aux euvres d'art s'est opéré 2
1' la faveur de leur regroupement dans des lieux qui les
I laicisent pour ainsi dire, et les esthétisent, a savoir : les 11 3 . G r a n d a r t , a r t s libéraux, beaux-arts, a r t
musées et les grandes collections privées. contemporain : évolution sémantique e t a m b i -
Le fait que les grandes ceuvres du passé peuvent mener guité conceptuelle
une vie indépendante de leurs racines culturelles et histo-
La valeur attribuée aux ceuvres de l'art se modifie avec
riques, en étant exposées aux regards derriere des vitrines
de musées ou de galeries, a peut-étre été preparé par l'an- la reconnaissance progressive de la singularité de la figure
cienne distinction de valeur entre les produits de l'art de l'artiste. La Renaissance est marquée par un nouveau
- considérés comme dignes d'admiration, voire de véné-
type de revendication de la part de l'artiste qui veut désor-
ration - et l'artiste considéré comme simple technicien, mais pratiquer des arts libéraux. C'est la naissance d'un
comme l'instrument au service d'un dessein supérieur. 11y nouveau type d'artiste, qui se distingue de l'artisan de jadis
eut des temps ou l'on vénérait l'art sans l'artiste, oti l'on dans la mesure ou il est conscient de ses facultés intellec-
valorisait l'art détaché de son geste créateur. Dans .La tuelles et créatrices, et dans la mesure ou il revendique,
crise de la culture (repris dans le recueil d'articles du comme Albrecht Dürer (1471-1528), la reconnaissance de
m6me nom publié en 1972), Hannah Arendt rend bien sa perspicacité théorique au meme titre que celle de son
compte de cette double attitude par rapport i l'art a habileté manuelle. Le processus d'autonomisation de l'ar-
l'époque ancienne, en particulier en Crece : <<LesGrecs tiste qui entraine l'autonomisation du domaine de l'art,
[...] pouvaient dire d'un seul et méme souffle : "Celui qui ou son découplage par rapport i la morale et i la religion,
n'a pas vu le Zeus de Phidias a Olympia a vécu en vainn et est lancé.
"Les gens comme Phidias, a savoir les sculpteurs, sont On le voit, la notion d'art a subi une évolution séman-
impropres a la citoyenneté". Et Péricles, dans ce méme dis- tique spectaculaire, allant d'une proximité quasi synony-
cours ou il fait l'éloge [.. .] du rapport actif i la sagesse et mique avec l'artisanerie jusqu'i l'identification avec une
a la beauté, se vantait qulAthknes saurait remettre a leur pratique presque prophétique - c'est la conception
place "Homere et ses pareils", que la gloire de ses arts moderne et romantique de l'art 2 travers l'idée du génie
serait si grande que la cité pourrait se passer des fabrica- de l'artiste qui s'est développée au xixe siecle. O n fera
teurs professionnels de gloire, poktes et artistes [...]. » remarquer ici que ces deux conceptions opposées s'accor-
Cette attitude que revendiquent les discours du Grec dent dans l'ambition de faire échapper l'art aux tatonne-
nous renvoie a la décision platonicienne d'exclure les ments d'une pratique instinctive, désordonnée, arbitraire.
poktes de la cité idéale, au nom de la vérité, décision qui Dans le prernier cas (ancien), il y échappe par l'apprentis-
intervient dans le troisieme livre de La Republique (389-369 sage et le développement d'un savoir-faire et par l'applica-
av. J.-C.) . tion des regles de l'art - le langage, comme on le voit,
Cet écartement, cette disjonction entre le produit de l'art garde encore aujourd'hui trace de cette conception
ancienne de l'art. Dans le second cas (moderne), l'art I
: xxe siecle, de la question de savoir quand il y a de l'art.
échappe 2 l'arbitraire et 2 l'anecdotique grace au génie Non plus quoi, ni qui, mais quand. Et l'art, non plus en
de l'artiste tout i fait hors du commun, ayant un talent tant qu'activité réglée, serait en tant qu'événement.
médiumnique d'interpréter dans des formes toujours
nouvelles les forces mystérieuses de la nature sensible et
suprasensible.
Pourtant, dans son origine grecque, la notion d'art
contient une ambiguité conceptuelle. C'est la conception
platonicienne qui permet de la percevoir, et de la tracer Beau
jusqu'aux pratiques artistiques contemporaines. C'est en
e concept de beau, ou de la beauté, soulkve d'abord le
particulier la critique platonicienne de la rhétorique (l'art
de parler) qui problématise l'idée de l'art comme activité L probleme de la confusion entre sa compréhension et
son extension est-ce que, lorsqu'on attribue la beauté 5
:
réglée et nécessaire. Dans Gurgias, Socrate en vient i défi-
nir la rhétorique comme une « routine qui joue sur une une chose, on comprend pour autant ce qu'est la beauté?
apparence de technicité trompeuse, comme la cuisine; il Peut-on définir la beauté i partir des belles choses?
lui dénie ainsi le statut de tekhn2 Car l'art, au sens de tech-
nique, examine la nature et la cause de ce dont il traite, et
en rend raison (465a). Voici donc l'ambiguité onginelle
f 1. A I'bplpreuve d u point de vue relativiste
de la notion d'art, telle que la critique platonicienne des Au préalable, il convient de se demander quelles choses
rhéteurs et des poetes permet de la saisir : d'une part, l'art sont belles. Peut-on trouver un critkre qui permette de
se définit en référence i la technique - qui implique un rendre compte de la validité objective de ce qui se pré-
savoir et des regles 2 appliquer - et, d'autre part, il sente pourtant d'abord comme un jugement subjectif? Le
échappe 2 la technique, comme une activité réglée seule- jugement qui attribue la beauté i une chose comme une
ment en apparence, et qui en son fond joue avec les de ses propriétés parait subjectif en ce que, par lui, le sujet
apparences.et ne peut produire que des apparences trom- semble expnmer une appréciation. Affirmer par exemple
peuses, fumeuses. On pourra ici faire le lien avec un cer- que telle toile peinte est belle n'a certes pas la meme
tain type de critique qu'essuie l'art contemporain quand valeur qu'affirmer que cette toile peinte est rectangulaire.
on lui reproche d'etre une imposture. Le fait est que l'art On pourrait ici convoquer la distinction que l'on doit 5
contemporain, apres l'art moderne, déplace le centre de Robert Boyle (chimiste et physicien anglais du X V I I ~siecle),
la signification que l'art revet, et le type d'interrogation i prolongée et popularisée en philosophie par John Locke
mener. Face aux réalisations de l'art contemporain, le (1632-1704), entre deux especes de qualités perceptibles
type d'interrogation a changé : il ne s'agit plus, comme 5 - les qualités premieres et les qualités secondes des
l'époque ancienne et classique, de s'interroger sur l'es objets: les premieres désignent des propriétés ou des
sence de l'art; il ne s'agit pas, non plus, comme au caracteres intrinseques qui appartiennent aux objets indé-
moment de l'émergence du modernisme, de se demander pendamment de la présence d'un observateur ; les secondes
qui est génial; il s'agit plut6t aujourd'hui, depuis la révo- sont des dispositions des objets a produire des sensations
lution conceptuelle introduite par Marcel Duchamp au chez les etres percevants, comme les couleurs. La beauté
-.
II
180 DOSSIER s. ,%S L E S MO,TS. Q.ES TEXTES~!, ,181
, ".'
i
d'un objet en tant qu'elle se manifeste particulierement i ment la beauté, au domaine du sentir et de l'imagination,
un sujet serait en ce sens une qualité seconde. Elle serait dont les expressions vanent en fonction de la sensibilité
peut-etre meme plus secondaire que la couleur. En effet, propre de chacun : K [Ces notions] ne sont rien, si ce n'est
cas exceptionnels mis i part, on parvient généralement i des modes d'imaginer par lesquels l'imagination est diver-
se mettre d'accord pour dire que telle chose est bleue ou sement affectée, et cependant les ignorants les conside-
rouge, meme si cette couleur peut étre ressentie différem- rent comme les attributs principaux des choses [...l. Si,
ment selon les personnes. En revanche, vous pouvez tres par exemple, le mouvement, que recoivent les nerfs, des
bien affirmer « L e tableau de Véronese, Les Noces de Cana, objets qui nous sont représentés par les yeux, convient i la
est beau sans provoquer l'assentiment de votre interlocu- santé, alors les objets qui en sont cause sont appelés beaux,
teur. Vous pourrez alors, pour le convaincre, tenter de et l'on dit laids ceux qui excitent un mouvement contraire.
faire valoir un certain nombre d'éléments formels (pro- A premiere vue, l'évocation de la santé semble étrange et
portions, distribution harmonieuse des couleurs, symétrie rendre inadéquat le qualificatif u beau >>. Mais l'on se sou-
des éléments, jeux de perspectives qui créent des lignes de viendra ici de la facon dont l'impression de beau nous est
fuite et mettent en valeur un centre, etc.). Mais votre inter-
apparue liée 5 l'agrément ressenti par le sujet qui volon-
locuteur pourra bien tomber d'accord avec vous sur ces
tiers jugera que cette chose qui lui est agréable est belle.
éléments formels, sans trouver toutefois pour autant que
On concoit bien que les aeuvres d'art visuelles (peinture,
le tableau est beau, c'est-i-dire qu'il lui agrée en ces
sculpture et architecture) sont agréables i la vue, que les
termes-la.
Baruch Spinoza (1632-1677) affirme ainsi dans I'appen- oeuvres d'art auditives (musique, poésie, littérature orale)
dice de la premi¿re partie de l'kthique que la beauté n'est sont agréables 2 l'ouie, que les aeuvres d'art plus totales
rien d'autre qu'une maniere d'imaginer relativement i (théitre, opéra, architecture, littérature) sont agréables 5
une situation affective, la rangeant, grice 5 un raisonne- un ensemble de sens, convoquant l'imagination pour diri-
ment généalogique, parmi des notions tout a fait générales, ger le concert de ces sensations.
morales et abstraites, que le philosophe n'a pas hésité au Cet accent mis sur la relativité du point de vue qui
préalable a qualifier de préjugés : «Apres s'etre persuadé la beauté de certaines choses est une maniere de
que tout ce qui arrive est fait a cause d'eux, les hommes renvoyer le jugement de beau i son ancrage affectif dans
ont dfi juger qu'en toutes choses le principal est ce qui a le sujet. Ce jugement, d'un type spécial, releve de la struc-
pour eux le plus d'utilité, et tenir pour les plus excellentes ture de la sensibilité humaine et révele la maniere dont
celles qui les affectent le plus agréablement. Par 1 i ils elle procede i un certain partage du sensible.
n'ont pu manquer de former ces notions par lesquelles ils
prétendent expliquer la nature des choses, ainsi le Bien, le
Mal, 1' Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la
Laideur [...l. La beauté et son antonyme sont pris dans la
1 2. D e s belles choses ti l'idée d e b e o u . . .
Une des manieres de faire pleinement l'expérience de
liste des qualités occultes, prévalentes dans la pensée sco- la beauté sensible, c'est, paradoxalement, de se détourner
lastique, avec lesquelles on expliquait obscurément la du sensible proprement dit. Platon l'a fait valoir, en parti-
nature. Le philosophe rationaliste entend donc briser avec culier dans Phidre. Si l'art des poetes trompe l ' h e , ou
ce mode d'explication et renvoyer ces notions, notam- l'égare dans le sensible, la beauté lui donne en revanche
des ailes. Ce découplage entre le beau et l'art - typique par exemple, ou des peintures; j'entends [...] la ligne
du platonisme mais que l'on retrouve aujourd'hui en droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la
figure inversée dans l'art contemporain qui a rompu avec ligne et le cercle au moyen des tours, des regles, des
les beaux-arts - renvoie i la séparation entre le sensible et équerres, si tu me comprends. Car je soutiens que les
l'intelligible. Si l'ame, en contemplant une chose belle, figures ne sont pas, comme les autres, belles sous quelque
leve pour ainsi dire les yeux au ciel, c'est qu'elle se détourne rapport, mais qu'elles sont toujours belles par elles-memes
du monde sensible. Ce détournement des yeux de l'ame, et de leur nature, qu'elles procurent certains plaisirs qui
articulé au sentiment qu'il y a autre chose au-del2 de la leur sont propres et qui n'ont rien de commun avec les
surface matérielle du be1 objet (ou 2 l'intérieur du sujet plaisirs du chatouillement.
percevant), évoque donc d'abord la définition platoni- La beauté est inséparable, pour Platon, de la pureté, et
cienne de la beauté par une idée. La beauté, en donnant celle-ci se manifeste par la pérennité, l'immutabilité de la
l'impression d'un au-del2 du sensible, ou de la pérennité forme. Le plaisir pris au contact de cette réalité est pur de
d'une intériorité intellectuelle ou idéelle, devient des lors tout plaisir des sens qui est toujours mélangé - notam-
une propriété intelligible, une chose intelligible. Nul ment de peine.
doute que les réponses d'Hippias i la question qu'estce
que le beau? p> ne satisfont pas Socrate dans le dialogue
Hippias majeur (voir p. 7). Car elles cumulent le défaut de
répondre i une question portant sur l'essence d'une
Comment accéder 2 cette réalité qui dépasse les choses
notion par des exemples particuliers, et celui de ne pas
dites belles? 0 u se trouve-t-elle? Cette question du lieu de
rendre compte du caractere absolu, ou pur, de la beauté.
la beauté est corrélative du theme de la beauté comme
C'est ainsi que le beau en soi est une idée qui se distingue
idéal. Ce theme, certes romantique - on le trouve parti-
des choses dites belles par son caractere absolu : le beau
culierement tres développé dans la poésie du xrxe siEcle -,
en soi, comme le montre Le Banquet, est cette réalité qui
n'est pas belle par un c6té et laide par un autre, belle 2 un il a une origine classique, car il dérive de la conception
moment et laide i une autre, belle ici et laide ailleurs, intellectualiste de la beauté inaugurée par Platon. Cette
belle pour certains et laide pour d'autres >> (21la-b). Cette , dérivation s'exprime tres t6t, puisqu'on peut la trouver
distinction entre les beautés relatives et la beauté absolue formulée par Cicéron (106-43 av. J.-C.) : ~ 1 n'y 1 a rien,
est primordiale pour Platon, distinction qui fait de la dans aucun genre, de si beau [pulchmm] qu'il ne soit
beauté une Idée, une forme absolue avec laquelle seule encore inférieur en beauté 2 ce dont il n'est que le reflet,
l'ame - et non le corps - peut convenir. L'ame seule comme l'est un portrait par rapport au visage. Cet objet,
peut se tourner vers elle parce que llame est apparentée nous ne pouvons le saisir ni par la vue, ni par l'ouie, non
aux idées (Phédon). Cette distinction traverse son oeuvre, plus que par aucun autre sens ; nous ne l'embrassons que
i chaque fois réarticulée, et précisée, comme dans cet par la pensée et par l'esprit. Ainsi, pour ce qui est des sta-
extrait du Philebe (dialogue consacré aux qualités des dif- tues de Phidias, qui sont, dans leur genre, ce que nous
férentes natures de plaisir) : a Quand je parle de la beauté voyons de plus parfait, de meme que pour les peintures,
des figures [des formes],je ne veux pas dire ce que la plu- nous pouvons cependant en imaginer de plus belles;
part des gens entendent sous ces mots, des etres vivants et cet artiste, lorsqu'il créait la figure de Jupiter et de
Minerve, n'avait sous les yeux personne pour lui servir de sociétés industrielles. Mais avant la sacralisation d'une
modele, mais c'est dans son propre esprit que résidait aptitude hors du commun pour des réalisations hors du
l'image de la beauté suprCme qu'il contemplait; c'est sur "ommun, le génie (genius) désigne d'abord une aptitude
elle qu'il fixait son regard et c'est elle qui lui servait de I distinctive (notamment technique) qui certes distingue un
modele pour diriger son art et sa main (L'Oratmr, 11, 7).
)> individu, mais non pas au sens exclusivement superlatif oii
Si la beauté renvoie 5 l'idée de perfection, c'est en raison on l'entend aujourd'hui. Si cet individu pourvu d'une
de son caractere idéal, de son statut de modele intérieur (i aptitude singuliere se distingue, il ne possede pas pour
l'esprit), auquel l'artiste se réfkre pour produire. C'est ainsi autant tous les talents. Cependant ce talent spécifique,
que l'idée (l'idéal) de beau pousse 5 la création d'aeuvres, qui est de produire ou d'engendrer, va prendre avec le
pousse a la production de choses belles. Cette perspective m11esiecle une puissance de signification qui révolutionne
de production, mise en valeur dans le texte, est indéfinie la conception du processus de production d'une aeuvre
(temporellement) puisque le moteur de la production est d'art, lui donnant une valeur nouvelle. Car le génie va
le désir d'une coincidente entre l'idéal de beauté (interne désormais désigner un talent de création hors du com-
ou idéel) et les objets produits ou qui se donnent aux sens mun, P ce point qu'on se figure cette puissance comme
du dehors. Ce désir ne sera jamais satisfait (comme le surgissant ex nihilo, autrement dit comme étant d'inspira-
marque déj5 l'analyse de Cicéron) puisqu'on peut tou- tion quasi divine. Mais c'est 2 ce point que la compréhen-
jours concevoir (ou attendre) quelque chose de plus beau sion moderne du génie, dont l'artiste génial est le symbole
encore. Cette quete sans fin de synergie entre le dedans ernblématique, participe d'une conception ancienne. Ou,
(de l'esprit et de la sensibilité) et le dehors fait que l'idée tout au moins, d'une conception qui met en jeu l'apport
de beauté est irréductible 5 l'idée de perfection. de la pensée antique sur ce theme de l'individu e hors du
commun », de l'individu exceptionnel.

1 . L'inspiration d e I'homme d e génie


Génie Un motif semble associer des thématiques aussi diffé-
rentes et aussi distantes dans le temps que I'homme ins-
e génie serait-il l'équivalent, dans l'art, du grand piré des dieux (comme Socrate qui a un daimon) et le
LP homme dans l'histoire? Le concept de génie ressortit-
il la pensée moderne ? Et, plus précisément, trouve-t-il ii
u poete voyant )> du x~xesiecle : celui d'une inspiration
supérieure qui possede le créateur, l'inventeur, l'artiste.
déployer le plus parfaitement son sens grice i l'idéalisme Cette possessio~explique donc la génialité de l'aeuvre.
et au romantisme allemands, avec l'importance que des Des lors, l'inspiration ne peut Ctre qu'extérieure; autre-
auteurs comme Kant, Schelling et Schiller vont accorder 2 ment dit, elle s'impose i l'individu, concu comme un
cette notion? Assurément, la notion de génie s'installe au medium capable de recevoir cette inspiration qui ne vient
centre des discussions esthétiques et philosophiques avec pas de lui. Avoir du génie, c'est avoir recu en partage
les Lumieres, et rayonne au x1xe siecle, correspondant 2 - sous forme de don - une part de la puissance créatrice
un phénomene de véritable sacralisation de l'art dans les que possede un dieu.
Ces dieux ou ces esprits tutélaires, dans le domaine de dépend la force mise en ces anneaux. C'est de la meme
l'art (notamment poétique), se nomment les Muses pour facon que la Muse, 2 elle seule, transforme les hommes en
les classiques de 1'Antiquité et ceux de l'époque moderne. inspirés du dieu.
Les premiers textes de la littérature grecque commencent
souvent par une invocation aux Muses, ce dont témoi-
gnent en particulier les deux incipit homériques. Voici 2. L'humeur de l'artiste : divine ou mélanco-
celui de I'Odyssée ( V I I I ~siecle av. -J.-C.) : lique ?
O Muse, conte-moi l'aventure de 1'Inventif: celui qui
Aristote (384322 av. J.-C.) va infléchir cependant cette
pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup
thématique de l'inspiration créatrice avec un point de vue
de villes, découvrant beaucoup d'usages, souffrant beau-
plus physiologique. La possession poétique ou créatrice,
coup d'angoisses dans son ame sur la-mer pour défendre
qui ressemble 5 de la folie et peut s'exprimer de maniere
sa vie et le retour de ses marins L...]. A nous aussi, Fille de
frénétique, renvoie aux humeurs de l'individu. L'al-
Zeus, conte un peu ces exploits ! ,,
Qui sont ces « Muses ? Les Muses sont déesses de la ternance typique d'enthousiasme créateur et solaire et
musique, de la poésie et du savoir, présentées dans la Théo- d'abattement mélancolique renvoie 5 la différence et 5 la
p n i e d'Hésiode (~111~-VIIC siecle av. J.-C.) comme des soeurs, variabilité de leur composition (au sens chimique). Ainsi
toutes filles de Zeus, le Dieu des dieux. La création le h e m e de la mélancolie fait-il son entrée dans le
humaine se relie 2 la création divine en tant qu'elle est domaine des arts comme I'humeur inspíratrice par excel-
soufflée, pour ainsi dire, par les dieux. On peut voir dans lence. Ce faisant, cette entrée inaugure le caractere tra-
ce theme antique de l'inspiration divine une des origines gique de la figure de l'artiste, dépossédé de lui-meme en
principales du motif du poete voyant, ou visionnaire, qui tant que créateur. Cette figure est familiere : nous sommes
rayonne au x~xesiecle (le mage de Victor Hugo, la voyance en présence de l'un des topoi les plus résistants de la cul-
d'Arthur Rimbaud). Ce sont les Muses qui transforment ture occidentale. Comme le note Nes Bonnefoy (né en
les poetes en voyants. Insufflée par la Muse, l'inspiration 1923), mélancolie, génie, folie, oui, nous avons l'habitude,
régit le poete qui ignore, sans cela, le désir de création. dans nos pays d'occident, d'associer ces trois notions D. Et
On trouve cette idée articulée par Socrate dans un des d'ajouter, comme en prolongement du texte fondateur
dialogues de Platon, I o n : le rhapsode, sous l'effet d'un d'Aristote, Probleme XXX (voir p. 49) : << Mélancoliques,
enthousiasme divin, récite par coeur les vers composés assurément, bien des esprits parmi d'ailleurs les plus
par l'aede. Socrate utilise la métaphore de l'aimant pour grands, les plus attachants, dans la vaste cohorte des écri-
rendre compte de la particularité du phénomene : vains, des peintres, des musiciens. Mélancolique Mozart
« C'est une puissance divine qui te met en mouvement, mais aussi Cervantes, Botticelli, Gérard de Nerval, en fait
comme cela se produit dans la pierre qu'Euripide a nom- presque une majorité des plus inventifs dans cet autre
.
mée Magnétis [. .l. Cette pierre n'attire pas seulement les champ de réalité qu'est la création artistique (Introduc-
anneaux qui sont eux-memes en fer, mais elle fait passer tion au catalogue Mélancolie. Génie et folie en Occident, 2006).
en ces anneaux une force qui leur donne le pouvoir Ici, c'est le lointain héritage antique qui se déploie, mais
d'exercer 5 leur tour le meme pouvoir que la pierre [...] 2 travers sa reprise moderne, reprise qui en a fait un mythe
c'est de cette pierre, 2 laquelle ils sont tous suspendus, que griice 2 la carriere de la figure du poete maudit, tendu jus-
Io0 oossttn L E S M 0 7 s . O:$S!,aQ&TES
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qu'a I'extreme vers l'idéal de beauté, inconsolable du


divorce entre cet idéal et le monde. 4.
La mélancolie, c'est la face mythique de la sensibilité
particuliere de l'artiste qui s'est vu assigner, au fil du Goíit
temps, une place hors du commun dans la société, une
place a part.

3 . L a pointe d e la sensibilité
11 L e gout (du latin gustus) est ce qui désigne classique-
ment ce que nous nommons aujourd'hui le .juge-
ment esthétique n. Le mot est emprunté au vocabulaire des
r cinq sens. Le rapport avec la capacité gustative implique
Ce qui se dégage de cette thématique mythique, c'est , l'idée d'une expérience de << dégustation dans l'apprécia-
donc l'impression d'une sensibilité particuliere, certaine- 1 tion d'un be1 objet. Gouter une euvre, si l'on peut dire,
ment hors du commun, mais aussi comme on parlerait de l
i c'est donc pour une part prendre plaisir 5 en faire l'expé-
la sensibilité d'une machine mesurant des variations de
1 rience - l'entendre, la voir, la traverser : les expériences
degré ou d'amplitude avec une précision extreme. Cette de « rencontre m avec une ceuvre d'art sont multiples et ne
idée de la sensibilité de l'artiste continue d'avoir une place 1
se réduisent pas 2 la contemplation visuelle, meme s'il y a
centrale dans la conception de l'art aujourd'hui, puisqu'il
s'agit de proposer, plus que des euvres closes sur elles
/ toujours une part d'arret, de suspens, dans l'attention qu'on
porte i une euvre que1 que soit le sens qu'elle sollicite, ce
memes comme des monades leibniziennes, de nouveaux
en quoi consiste la contemplation. Mais c'est aussi mettre
partages du champ de l'expérience sensible offert 5 tous.
en jeu son jugement : son appréciation dépend d'une cer-
L'art, c'est sa fonction, se charge en effet de proposer de
taine forme de jugement qui semble particuli6rement se
nouvelles expériences sensibles (a la fois sensorielles et
rapporter aux caracteres objectifs de l'ceuvre.
sentimentales), et i travers elles de possiblement provo-
quer la perplexité. Cela peut passer par une certaine
déroute des sens. En produisant du sensible 2 c6té d'un 1 . L e bon goiit
sensible qui existe deja, auquel on est habitué, et que l'on
considere comme homogene, l'activité artistique diversifie Le gout met en jeu B la fois la dimension sensorielle
l'expérience et réveille le sens de I'hétérogénéité et, ce fai- (l'effet) de l'appréciation de ce que l'on qualifiera de
sant, relance la question de l'essence du réel. L'art carto- beau et le jugement sur lequel ce plaisir (ou déplaisir)
graphie le réel de maniere inventive, curieuse, intéressante. peut se fonder. Le gotit, spécialement dans la pensée clas-
Et l'artiste exploite sa capacité a discriminer entre diffé- sique francaise qui s'est attachée 2 définir des rkgles des
rentes sensations pour les isoler, les intensifier, et élabore beaux-arts (poésie, théatre, musique, peinture, sculpture),
pour cela un systeme, un dispositif qui fait surgir un nou- ne peut se définir par le seul attrait exercé par certains
ve1 aspect de l'expérience posible. L'euvre, des lors, se objets, et le plaisir qu'il cause ainsi. 11 s'agit meme de dis-
présente comme une sorte de dispositif apte i capturer la tinguer entre différents sens de ((gout., comme y invite
sensibilité du spectateur. La Rochefoucauld au paragraphe 10 de ses Maxims
(1664) : «Ce terme de gout a diverses significations, et il
est aisé de s'y méprendre. 11 y a différence entre le gout
qui nous porte vers les choses et le gofit qui nous en fait b car certainsjugements de gotit sont plus significatifs et ont
connaitre et discerner les qualités en s'attachant aux regles : 1 plus de portée que d'autres.
E
on peut aimer la comédie sans avoir le gotit assez fin et
assez délicat pour en bien juger et on peut avoir le gotit
2. Une faculté de juger spéciale : entre réflexion
assez bon pour bien juger de la comédie sans l'aimer.
et spontanéité
11y a donc gout et gotit. 11y a le gotit spontané, qui n'ex-
prime pas nécessairement un jugement qui serait a fon- Si l'on peut bien considérer que le gout s'éduque, se
der, et le gotit que l'on peut dire réfléchi - référé 2 des rend plus délicat et plus apte a apprécier avec finesse, cela
regles - et éduqué, exigeant un apprentissage, une fami- implique-t-il pour autant de ne plus prendre en compte
liarisation, une domestication de la sensibilité. son caractere spontané? Si le goiit continue de relever de
Cette idée du gotit, comme reflet ou prolongateur de la sensibilité, d'en etre une modification (satisfaction,jouis-
l'idée de civilisation, est centrale au siecle des Lumieres. sance, plaisir, ou insatisfaction, peine, frustration), peut-il
Elle est beaucoup discutée, et sa conception varie de David se passer de ce caractere spontané? Peut-il le perdre? Ce
Hume (171 1-1776) 5 Emmanuel Kant (17241 804). Le phi- n'est pas le point de vue que Jean-Jacques Rousseau fait
losophe écossais défend l'idée d'un sentiment juste du valoir dans le Dictionnaire de musique (1767), i l'article
beau (ou adéquat) . L'épreuve, la fréquentation des beaux- Gofit : «De tous les dons naturels le GoCit est celui qui
arts affinent, aiguisent le jugement de gotit et le rendent se sent le mieux et s'explique le moins; il ne serait pas ce
délicat. Le bon gotit est une capacité esthétique spécifique qu'il est si l'on pouvait le définir : car il juge des objets sur
qui s'enrichit par le travail de connaissance des arts, qui lesquels le jugement n'a plus prise.
développe un sens plus fin et plus profond permettant de Le goiit exprime donc une forme de jugement particu-
jugerjustement des qualités réelles d'une oeuvre. Le point lier qui ne s'apparente pas i un jugement logique, qui
de vue de Hume est social. 11 consiste a analyser ce que porterait sur des propriétés objectives des objets distingués
l'on peut nommer les normes sociales du (bon) goiit. La par lui, et se révélerait vrai ou faux. Cette perspective sera
beauté, loin d'etre relative a l'appréciation de chacun, celle de Kant, qui achevera de rompre avec cette tradition
renvoie 5 une expérience commune d'appréciation qui donnant au jugement de gotit une validité objective. Kant
traverse les époques : .Le meme Homere qui plaisait a rattache fondamentalement l'expérience du goút non pas
Athenes et 5 Rome il y a deux mille ans est encore admiré i ' u n e acuité d'esprit, ni a une éducation des sentiments,
5 Paris et 5 Londres n (.De la norme du gotit D , p. 64). Et mais i l'expression de plaisir et de peine. C'est cependant
l'argument humien permet de réduire la portée de l'argu- l'horizon de ce plaisir, ou de cette peine, qui distingue le
ment relativiste, car les positions qu'il représente sont gotit d'une simple modification de la sensibilité. En effet,
quantite négligeable. Comme l'affirme Hume dans le Kant définit le goiit comme M la faculté de juger d'un objet
meme texte cité en extrait plus haut, il y a des jugements ou d'un mode de représentation, sans aucun intérét, par
préférables 5 d'autres, et ce sont ceux qui font montre de une satisfaction ou une insatisfaction P (Critique de lafaculté
délicatesse. Autrement dit, le fait des différences de goút de juger, 1790). Le caractere désintéressé de ce jugement,
entre les hommes, voire de leurs désaccords, ne fournit comme dépersonnalisé 5 l'intérieur de la sensibilité per-
pas un argument valable pour fonder la these relativiste, sonnelle, rend compte de la prétention i l'universalité
d'un jugement néanmoins sensible. Dans la mesure oii le ; topolsur le sublime. Pour l'auteur grec du traité, le sublime
sentiment de plaisir est lié 5 une représentation (non pas designe une (t certaine cime et éminence des discoursn.
mkme a un objet) qui ne renvoie pas I'individu 2 sa seule Ainsi le domaine de définition du sublime est constitué
individualité stncto sensu, ce plaisir est affranchi de tout par les discours et la parole qui visent a produire des effets
intérkt personnel, ou autrement dit de tout penchant sur l'auditoire. Quels effets? Le texte précise que le
égoiste. L'intéret pris 2 une représentation est plus large, sublime dans le discours vise i ravir l'auditeur, 2 lui causer
dépassant l'intérkt sensible du spectateur et rendant anec- un choc, i l'ébranler : Le sublime, comportant un pou-
dotique l'existence matérielle de l'objet, qui est pourtant voir et une force invincibles, s'installe compl2tement au-
le support ou l'occasion de la représentation esthétique. dessus de l'auditeur [...]. Quand le sublime vient 2 éclater
C'est ainsi que Kant, ayant débarrassé le gout de ses attaches ou il faut, c'est comme la foudre : il disperse tout sur son
matérielles au sujet et 2 l'objet, en fait l'occasion possible passage et montre sur le champ, concentrée, la puissance
d'une expérience universelle. Et c'est ainsi que selon lui, de l'orateur* (Traité du sublim, 1, 4, cité dans l'article
le beau, n'étant plus une propriété objective mais le résul-
U Sublime d u Vocabulaire européen des philosophies) .
tat du jugement de gout, est ce qui plait universellement
((
On remarque donc les liens originels de la notion de
sans concept n. Sans concept, car le beau renvoie exclusi-
sublime avec la parole. Mais, par le biais de l'évocation des
vement a la sensibilité, et non pas 2 l'entendement, la
effets escomptés de la parole sublime, le theme du spec-
faculté des concepts.
tacle de la nature (déchainée) s'introduit. D'oii la théma-
tique enveloppée dans le concept de sublime ayant trait au
caractere terrible de l'évocation qui construit son effet sur
la représentation de sa démesure et de son caractere
effrayant.
Sublime

1 . L a parole sublime 2 . L'effroi d u s u b l i m e


Le mot francais vient du latin sublimis e t son sémantisme Avant Kant, c'est le philosophe irlandais Edmund Burke
hérite non seulement de la tradition rhétorique latine, (vers 1729-1797) qui thématise la «peinen infligée i la
mais également de la tradition philosophique grecque. 11 serisibilité humaine par la contemplation du sublime.
implique les idées de gravité, d'élévation, de grandeur, et Dans sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du
aussi de véhémence et d'événement terrible. Sachant que sublime et du beau (1757-1759), il précise ce lien dans les
les Lumieres (avec Edmund Burke et Kant) opposent sys- termes suivants : Tout ce qui est propre 2 susciter d'une
tématiquement le concept de sublime au concept de beau, maniere quelconque les idées de douleur et de danger,
demandons-nous ici que1 est le domaine d'ancrage de la c'est-a-dire tout ce qui est d'une certaine maniere terrible,
notion. Le Traité du sublime, attribué au Pseudo-Longin, tout ce qui traite d'objets terribles ou agit de facon ana-
écrit en grec au siecle de notre kre et mis 5 l'honneur logue 2 la terreur, est source du sublim, c'est-Mire
par Boileau au X W I ~siecle lorsqu'il le traduit, permet de capable de produire la plus forte émotion que l'esprit soit
dégager un premier domaine de définition et les premiers capable de ressentir. [...] Lorsque le danger ou la douleur
serrent de trop pres, ils ne peuvent donner aucun délice et
sont simplement terribles; mais 2 distance, et avec cer-
taines modifications, ils peuvent Etre délicieux et ils le Ir== L'esthétique
sont, comme nous en faisonsjournellement l'expérience.
De quelle nature est cet effroi, te1 qu'il est ici caracté-
dans l'histoire des idées
risé? Cet effroi renvoie-t-il 2 des craintes et des tremble
ments religieux devant le vide ou le déchainement de la
nature en y soupconnant (en craignant) la manifestation
d'une transcendance? Ce sentiment existe certainement,
renvoyant 2 des attitudes primitives. Mais est-ce précisé-
ment ce type de sentiment que le sublime recouvre?
Si l'on est particulikrement attentif 2 la fin du texte, on
s'apercoit que la peine infligée 2 la sensibilité par la repré- IL S'AGIT, dans I'analyse qui suit, de s'interroger sur la
sentation d'une démesure procure un plaisir dans cer- définition d'un domaine de phénomenes 2 partir de sa
taines conditions, et c'est ce cas qui intéresse ici le désignation par le terme << esthétique pp ; si cette désigna-
philosophe, car le sentiment de sublime n'est pas seule tion précise, voire technique, est récente, en est-il de mEme
ment une peine. C'est un plaisir pris 2 la représentation pour le domaine correspondant? L'esthétique a-t-elle été
d'une chose terrible. On retrouve le propos d'Aristote au inventée pour désigner des phénomenes nouveaux?
chapitre 4 de la Poétique (vers 344 av. J.-C.), sur la s ten-
dance 2 trouver plaisir aux représentations ., mEme de
choses pénibles : Nous avons plaisir 2 regarder les images
les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible
dans la réalité (voir p. 40). C'est ce plaisir pris 2 cette Une idée moderne ?
peine qui fait du sublime un sentiment spécifiquement
esthétique. JSant insiste sur la peine sensible, parlant d'hu-
miliation de la sensibilité.
Creuser l'écart entre une faculté de jugement sublime
L eraitterme esthétique doté de son sens moderne appa-
« pp

la premikre fois dans le livre d'Alexander Gottlieb


Baumgarten (17141762), Bsthetica, qui parait entre 1750
et la sensibilité qui souffre permet en outre 2 JSant de faire
du sublime un moment d'ouverture aux Idées de la Rai- et 1758. Une premiere question s'impose : doit-on parler
son : «La disposition de l'esprit supposée par le sentiment d'un long moment << pré-esthétique pp avant les Lumieres?
du sublime exige une ouverture de celuici aux idées»
(Cn'tique de la faculté dejuger) . Dans l'expérience du sublime,
et non pas dans celle du beau, l'esprit expérimente la
1 1 . R é h a b i l i t e r l a p e r c e p t i o n sensible
démesure, non pas de la nature, mais des idées de la L'apparition du terme, 2 ce moment-12, implique ,une
raison. certaine modernité, ou la posibilité d'une modernisation,
du point de vue sur le domaine sensible. Mais, précisé-
ment, si I'enjeu est une modernisation, son objet - le r a p
port au sensible et son évaluation - est déj5 existant. insister sur la dimension cognitive de l'esthétique. Ce fai-
D'abord, la langue allemande (~sthetik)emprunte directe- sant, plusieurs influences se font sentir. La mention des
ment au grec (aisthetikos), ce qui a permis son rayonne- arts libéraux, artes liberales, renvoie au tournant de la
ment ultérieur dans les autres langues européennes. La Renaissance qui a ravivé, retrempé l'idéal classique de cul-
racine aisthEsis renvoie 5 l'idée de sensation, mais déj5 Aris- ture de l'esprit par des activités dignes d'un homme libre ;
tote, qui ne se rangeait pas 5 l'avis platonicien de séparer les << arts libéraux de la Renaissance, qui s'opposent aux
et hiérarchiser les domaines du sensible et de l'intelligible, « arts mécaniques n, nous renvoient alors aux studia libe-

faisait valoir qu'il n'y a pas de sensation sans perception, rales que Séneque (vers 4 av. 5.42-65 apr. J.-C.) décrit, dans
donc sans un certain degré d'intelligibilité. Or c'est bien sa lettre 88, comme étant les seules dignes d'un homme
cette question du rapport entre la sensation et la connais- libre. Ces arts libéraux sont ce qui exerce la capacité intel-
sance enveloppée dans le sémantisme du terme grec, et lectuelle de l'homme, comme la grammaire, la rhétorique,
vieille comme la philosophie, qui est d'abord en jeu dans la dialectique, l'arithmétique, la géométrie, la musique. La
la définition de l'esthétique comme domaine spécifique. définition de Baumgarten se réfere ainsi aux classifications
C'est Baumgarten qui est considéré comme l'inventeur de l'htiquité latine revisitées par le Moyen Age et la
de cette discipline nouvelle : l'esthétique philosophique. Renaissance. Mais, et peutetre de manikre beaucoup plus
S'inscrivant dans la perspective ouverte par G . W. Leibniz significative pour notre propos, la translittération en alle-
(16461716) et son idée d'échelle continue des percep mand du terme grec fait référence 5 la sphere culturelle
grecque. Et cette référence n'est pas générale, elle est pré-
tions, des plus imperceptibles ou obscures (les indiscer-
cise, elle renvoie 5 l'héritage philosophique platonicien
nables) aux plus distinctes, il commence par réhabiliter la
avec la terminologie de << gnoséologie infáieure.. En effet,
perception sensible. Baumgarten s'oppose en ce sens i
le découpage en inférieur (explicite) et supérieur (impli-
l'optique anesthétique propre au cartésianisme, de meme
cite) implique l'idée d'une division, d'une distinction entre
qu'au rationalisme classique en général, qui rejette les
deux types d'objets, auxquels correspondent deux types
sens comme toujours possiblement trompeurs. Contre
de connaissance - le visible et l'intelligible. Ce partage,
cette méfiance 5 l'égard du sensible, et la tentation tou- c'est Platon qui l'a articulé dans la &ublique, 5 la fin d u
jours présente de s'en détourner, le philosophe allemand lime VI, avec l'image de la ligne segmentée. Partage arti-
entend fonder une logique de la connaissance sensible, culé de facon tres claire et définitive, du moins suffisante
proprement esthétique et non intellectuelle. Voici la défi- pour déterminer toute la suite de l'histoire de l'idéalisme
nition qui ouvre son ouvrage de 1750 : ~L'esthétique(ou et, avec elle, l'histoire de la philosophie elle-méme. Autre-
théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, art de la ment dit, le vieux partage de valeur et de validité demeure,
beauté du penser, art de l'analogon de la raison) est la entre la logique qui établit la cohérence et permet d'éva-
science de la connaissance sensible. * luer la valeur de vérité des discours, augmentant par 15 la
solidité de nos connaissances, et la logique esthétique qui
2 . D a n s l a lignee d e l a distinction platonicienne vise plut6t 5 convaincre qu'5 connaitre, 5 ordonner les
données a posteriun' et non a $ M , de maniere factuelle et
Cette proposition, qui accumule les termes renvoyant 5 non essentielle.
l'idée de science ou de méthode scientifique, entend donc
sensible selon une logique spécifique se distinguant de la
3 . D e l'antique p a r t a g e entre sensible e t intel- logique formelle qui prend soin de la pensée intellec-
l i g i b l e a l a question moderne d e l'organisation j tuelle. L'esthétique, impliquant la nécessité ou le besoin
d u sensible pour l'homme de perfectionner ses facultés sensibles pour
organiser le sensible de maniere satisfaisante, se présente
11 apparait donc que le projet esthétique, qui nait au comme la perfection ou l'achevement de la connaissance
I
cocur de 1'Europe des Lumieres, en Ailemagne, s'ordonne sensible en tant que telle, effectivement séparée de la
en partie 5 l'antique séparation de nature et de valeur connaissance scientifique, intellectuelle ou conceptuelle.
entre le sensible et l'intelligible, i laquelle Platon donne Ce qui est visiblement en jeu dans l'invention de cette
carriere. Cependant, cette subordination est orientée par désignation, c'est l'autonomie que l'esthétique révele du
une ambition qui parait neuve : il s'agit de réduire les domaine sensible, et le processus d'autonomisation de
effets du hasard dans un domaine voué traditionnelle- l'idée de sensible, qui va progressivement etre envisagée
ment au désordre', 5 l'indiscipline, 5 la révolte, 5 l'insensé en dehors du couple paradoxal qu'elle formait jusqu'alors
- caractérisations du sensible et des instincts enchainés avec la notion d'intelligible. Et ce qui favorise cette auto-
au sensible que l'on trouve de la Ri.publique au Timée chez nomisation, c'est la reconnaissance de la valeur des sensa-
Platon et qui impregnent l'histoire des idées. Ce projet de tions/sentiments de plaisir et de peine qui sanctionnent
faire de la faculté sensible une faculté d'organisation certaines expériences sensibles.
rationnelle, avec sa méthode, ses résultats, ses vérités,
marque en fait une mpture avec l'idéalisme platonicien.
L'esthétique, i l'issue des philosophies rationalistes du
mresiecle, s'affirme progressivement comme cette disci-
pline (philosophique) qui entend assigner une place au L'autonomisation de l'esthétique
sentir et 5 l'art, sans les exclure du domaine du concept ou
de la pensée philosophique. L'art est un objet » éminent,
N

c'est un domaine privilégié pour l'exploration, l'analyse et


1. Sens germanique e t a m b i g u i t é s lexicales
la conceptualisation du sensible, car il est notamment le L'esthétique se pose 5 la fois comme la théorie du beau
lieu de la manifestation par excellence du beau, fleuron et du jugement sensible - ou de gout : le u oui et le non
du jugement sensible de l'homme. Dans la perspective du palais N, comme dit Friedrich Nietzsche (Pardel&le bien
ouverte par Baumgarten, le beau apparait désormais et b mal, 224) - dont on veut fonder l'ambition d'etre
comme la forme éminente du sensible, ou sa forme la plus juste, ou en rapport de convenance avec l'objet extérieur.
parfaite, la plus achevée. L'esthétique se présente ainsi En tant que théorie du beau, l'esthétique succede donc 5
naturellement comme une sorte de science du beau. Le la poétique des classiques, terme qui s'est imposé jusqu'au
beau fonctionne ici comme une idée régulatrice pour milieu du mrre siecle pour désigner ce qui pouvait tomber
développer de maniere ordonnée et harmonieuse des dans le domaine de l'invention artistique significative.
facultés considérées comme inférieures, lesquelles, laissées Avant l'esthétique, il y a ainsi d'autres termes pour dési-
en friche, ne produisent que confusíon, indétermination gner ce domaine qui réunit les objets propres au jugement
et désordre. 11 s'agit d'une entreprise de clarification du de gout. Hegel, en ce sens, a pris soin de pointer les ambi-
200 DOSSIER :2 L'ESTHETIQUE DANS L'HISTOIRE DES IDEES.<J.
201

guités du terme K esthétique >>, qui ne le satisfaisait pas : .A rationnels et d'y élever les regles a la dignité d'une
nous autres Allemands ce terme est familier; les autres science. Mais cet effort est vain. Ces regles ou criteres en
peuples l'ignorentn, les Fran~aispréférant, selon lui, effet, quant a leurs principales sources, sont simplement
N théorie des Arts ,, ou N belles-lettres D, et les Anglais clas empiriques et ne peuvent jamais, par conséquent, seMr
sant ces questions ayant trait au gout, au beau et 2 l'art, de lois a priori, sur lesquelles devrait se régler notre juge-
sous la catégorie de &tic. Hegel se résigne 2 l'usage de ce ment esthétique, c'est plutbt ce dernier qui constitue la
terme, mais seulement aprks avoir pris certaines précau- vraie pierre de touche de l'exactitude des regles. »
tions conceptuelles : premierement, ~ s t h e t i kne ferait que
rebaptiser un domaine déja existant, désigné ailleurs
autrement, et deuxiemement, la véritable identité de l'es
,
1
Cette remarque est placée dans une note que l'on
trouve non pas dans la Critique de la faculté de juger, qui
n'est pas encore écrite alors, mais dans la premiere partie
de la Critique de la raison pure (1770-1781), qui se nomme

1
N
thétique, c'est la philosophie de l'art (Esthétique, 1832) :
~L'esthétiquea pour objet le vaste empire d u beau... et justement « Esthétique transcendantale >>. Cette partie
pour employer l'expression qui convient le mieux 2 cette traite et définit la matikre et la forme de la wnsibilité en
science, c'est la philosophie de l'art, ou, plus précisément, la , fonction du concept critique de connaissance que Kant
philosophie des beaux-arts. » / élabore dans ce livre fondamental. 11récupere ainsi le mot
Ainsi Hegel réduit l'ouverture sur tout le sensible initiée , d'esthétique dans son acception la plus large, pour en
par Baumgarten, qui considérait le beau comme faisant fixer un sens technique : (~J'appelleEsthétiquetranscendantale
partie d'un continuum de perceptions sensibles et comme la science de tous les principes de la sensibilité a pnoli. 11
son expression la plus aboutie ou la plus parfaite. faut donc qu'il y ait une telle science, qui constitue la pre-
miere partie de la théorie transcendantale des éléments,
par opposition a celle qui renferme les principes de la pen-
2. L7esthétique peut-elle &re une science ? sée pure et qui sera nommée Logique transcendantale. m
11 n'y a de posibilité de constituer l'esthétique en science
Alors que Hegel resserre le spectre de I'esthétique, qu'en tant que celle-ci est subordonnée i une théorie de
orienté par,le theme de la beauté artistique considérée la connaissance des objets de l'expérience, qui sont déter-
comme supérieure au beau naturel, la critique que Kant minés par une telle connaissance et non pas simplement
adresse i l'ambition de Baumgarten, tout en étant un rejet sentis ou appréciés. L'esthétique, dans ce sens gnoséolo-
sans appel de la validité de l'esprit d'une telle entreprise, gique, se distingue de la logique mais s'y associe. En
garde quelque chose de l'ouverture a tout le sensible revanche, l'esthétique, entendue comme doctrine du juge-
qu'entendait promouvoir l'auteur de l'asthetica. Voici la rnent de gofit, gagne son autonomie en perdant son ambi-
remarque de Kant 2 propos de la signification que Baum- tion scientifique. Autrement dit, les analyses kantiennes
garten a voulu donner au terme e esthétique : « Les Alle- contribuent fondamentalement ii délimiter le champ
mands sont les seuls qui se servent aujourd'hui du mot propre de ce que l'on nomme aujourd'hui esthétique m.
Esthétique pour désigner ce que d'autres appellent critique
du gout. Cette dénomination a pour fondement une espé-
rance décue qu'eut l'excellent analyste Baumgarten de
soumettre le jugement critique du beau a des principes
b e n t , nous le soulignons encore ici, Kant a eu une
influence décisive sur le sens philosophique du mot esthé-
tique, d'abord forgé par Baumgarten. 11 n'a pas hésité i
Le moment kantien changer le domaine de référence du mot, qui est passé du
monde sensible i la sphere de la sensibilité subjective :
1 . Requalification d u domaine d e l'esthétique «Pour distinguer si une chose est belle ou non, nous ne
rapportons pas qu'au moyen de l'entendement la repré-
Si la Critique de la raison pure définit par l'esthétique sentation i l'objet en vue d'une connaissance, mais nous
transcendantale ce qui, de la sensibilité, est exigé a pim' la rapportons par l'imagination (peutetre liée 2 l'enten-
comme condition pour fonder la possibilité des objets de dement) au sujet et au sentiment de plaisir et de peine
l'expérience, la Critique de la faculté de juger (1790) se de celuici. » Deuxiemement, Kant a tenté de penser le
charge de dégager la nature et les fondements du juge-
régime des valeurs esthétiques, au premier chef le désin-
ment de goiit, qui n'est pas un jugement de connaissance
téressement et l'importance des formes qui déjouent ou
en tant qu'il n'implique pas la subsomption de la sensa-
déroutent les regles de la perception ordinaire, qui est
tion de plaisir ou de peine sous l'unité d'un concept déter-
soumise 2 la détermination de l'entendement. Kant donne
minant. Kant ancre sa réflexion sur l'esthétique, dégagée
ainsi les moyens de penser le caractere déroutant, déso-
du probleme de la logique de la connaissance, dans un
rientant de l'expérience esthétique. Ce que semble avoir
questionnement portant sur la signification propre de la
exploré, avoir cherché notamment l'art moderne : comme
sensibilité subjective considérée en elle-meme. Qu'estce
l'occasion d'une mise i distance, d'une mise entre paren-
qui est esthétique ? Selon la troisieme Critique, c'est u ce
qui est simplement subjectif dans la représentation d'un theses, d'une mise en questionnement du rapport ordi-
objet, c'est-idire ce qui constitue sa relation au sujet et naire au monde. L'esthétique réfléchit, 2 partir de Kant, i
non i l'objetn. Cette subjectivation, si l'on peut dire, du la possibilité et au sens d'un regard non fonctionnel sur le
domaine esthétique, cohérent avec l'origine du jugement sensible.
du goiit, son ancrage et son point d'application, est préci-
sément ce qui provoque la critique kantienne du projet 2 . L a beauté et la forme
de Baumgarten qui est encore articulé 2 la conception
ancienne du sensible comme un domaine de phénomenes En outre, le fait de référer le jugement de gout A l'&r-
autonomes (par rapport 2 un sujet) en meme temps qu'in- mation d'une unité qui synthétise le divers sensible de la
férieur en dignité gnoséologique et ontologique par r a p représentation, sans cependant que cette forme ait néces-
port au domaine de l'intelligible. C'est donc la critique sairement un contenu, met l'accent sur l'idée de forme,
des ambitions de connaissance dogmatique de la méta- d'unité formelle. Prédiquer la beauté i un objet, c'est le
physique classique qui oriente ici aussi les analyses de Kant considérer dans sa forme, dans la pureté de sa forme. Le
sur le goiit et qui ont permis l'émergence de questionne- jugement de gout nous fait donc quitter le terrain de la
ments théoriques propres au jugement esthétique. simple sensation (qui réagit 2 une matiere, un contenu).
Le moment kantien, pour l'histoire de l'esthétique phi- En proposant de lier les concepts de beauté et de forme,
losophique, est par 13 tout 2 fait déterminant. Premiere- en délaissant l'antique concept de perfection, Kant ouvre
L'ESTHETIQUE OANS L'H1STOIRE DES IDEES 205
204 DOSSIER

véritablernent une perspective nouvelle de développement de la poésie? Aristote, quand il affirme, au chapitre 9 de la
Poétzque, que la poésie est philosophique et noble, la com-
de l'esthétique, grace 2 la promotion d'un sens nouveau
pare 2 l'histoire. En comparaison de l'histoire, qui ne fait
de la forme. La beauté trouve une définition formelle,
que cumuler du factuel au gré du hasard (du déroulement
tout en étant exclusivement un enjeu pour le sujet qui
du temps), la poésie donne plus i connaitre, i réflé-
expérimente un certain type de jugement subjectif qui le
chir, parce qu'elle organise formellement (unité) et de
fait sortir de la matikre de sa sensation. Le sens esthétique,
manikre paradigmatique (exemplaire) le sensible ; elle ne
c7estle sens de la forme du sensible. On peut désormais
se contente pas de le restituer, elle l'élabore, elle le meten
justifier la place centrale de l'art dans la définition de l'es
thétique, puisqu'il met fondamentalement en jeu i'inven- forme et, de ce fait, donne 2 penser.
tion de formes et joue avec les formes. L'art est ce vecteur
du sens de l'esthétique, car, comme l'écrit Fabienne Bru-
gkre, dans un article intitulé aModernité esthétique et
modernité de l'esthétique~~, l'art << maintient le regard 5
' 1. L'attention portée a u multiple, a la diffé-
renee, & l'événement
I'intérieur de ces formes et uniquement en elles M. La résonance qu'Aristote percoit entre art et philoso-
Cette analyse permet ici de souligner que I'art ne met phie reste cependant externe. En outre, elle est vierge de
pas seulement en jeu des manieres de sentir, mais plus toute l'histoire ultérieure des rapports entre art et phi-
fondamentalement des manikres de découpages, des losophie, cette dernikre ayant toujours eu tendance i
couplages, des dissociations, des associations formelles qui vouloir assigner une place 5 l'art, en tant que figure
demeurent intrinsequement sensibles. En ce sens, l'art emblématique et aristocratique du domaine sensible. De
met en jeu de facon inédite des idées, des idées qui ont un cette tendance 5 la position de surplomb, que stigmatise
mode d'étre singulier puisqu'elles ne se dissocient pas de par exemple Arthur Danto et qui lui a fait préférer le syn-
leur manifestation, ou de leur apparaitre sensible. Ce qui tagme aphilosophie de l'art. au terme d'esthétique, la
intéresse particulierement la philosophie. philosophie est passée visiblement 5 une position d'obser-
vation, d'écoute, voire 5 une reconnaissance des résonances
internes. Cette tendance de la philosophie est contempo-
raine. Elle trouve notamment son impulsion dans un
changement de paradigme ontologique avec la revalorisa-
Esthétique et philosophie tion du multiple, de la différence, de l'événement. Gilles
Deleuze (1925-1995) lance la tendance, pour qui « l'etre
art intéresse la philosophie d'aujourd'hui différem-
7 est l'événement>>,comme il l'écrit dans Logique d u sem.
L ment car ii peut aiguiller plus vite sur des vérités, sur
des idées restées inapercues de disciplines plus théonques.
Non seulement l'etre ne se sépare pas de ses manifesta-
tions phénoménales, mais encore il s'identifie, il n'est
C'est le sens des analyses d'Arthur Danto sur le Pop Art autre que multiple, il se pense de maniere immanente
dans son livre L a transfiguration d u banal (1989, Éd. du dans la multiplicité des événements du réel. C'est dans
Seuil). Est-ce que l'art est en ce sens philosophique? Le cette perspective que Deleuze soutient dans P o u ~ a r l m
dira-t-on actuellement comme Aristote le disait 5 propos que <<laphilosophie, l'art et la science entrent dans des
rapports de résonance mutuels e t dans des rapports phiiosophie 7). 11 s'agit ainsi pour la philosophie, confrontée
d'échange, mais 5 chaque fois pour des raisons intrin- et attirée par la ~ p e n s é edu dehors (selon l'expression
))

seques.. Cette réflexion remonte 2 plus de vingt ans. de Michel Foucault), d'opérer par déplacements signi-
Depuis, une telle orientation n'a cessé de s'affirmer et de fiants, plus que par métaphores ou emprunts directs. Une
s'élargir. La philosophie ne se saisit plus de l'art comme idée artistique ou esthétique ne s'importe pas comme telle
d'un objet extérieur, qui se trouverait audehors de l'es- dans la philosophie, de la meme maniere que l'art ne peut
pace du sens. 11 y a désormais une perméabilité entre phi- importer de concepts philosophiques qu'en les soumet-
losophie et pratique du sensible, modifiant de l'intérieur tant fi un régime proprement esthétique. Que1 est donc le
le discours esthétique qui se définit plus difficilement régime auquel est soumise l'idée dans le domaine esthé-
comme un discours sur. 11 existe aujourd'hui une certaine tique ? Ce régime doit lester l'idée de la force de frappe du
indistinction entre les formes du visible et les discours qui sensible, la rendre indissociable de son apparaitre sen-
les rendent visibles. L'heure pourrait etre au brouillage. sible, de sa qualité d'événement. Un mot de Paul Valé~y
Car, du c6té de l'art, il existe aussi une autre forme d'in- (1871-1945) 2 propos du poeme de Stéphane Mallarmé
distinction - sans doute beaucoup plus intéressante, ou Un coup de dés jamais n'abolzra le hasard confirme qu'il s'agit
bien de cela, de la force de frappe sensible : « 11 me sembla
plus riche, que la précédente - entre les formes de l'art et
voir la figure d'une pensée, pour la premiere fois placée
les formes de la vie. L'Arte Povera, ou art pauvre, un mou-
dans notre espace. >> ( « L e coup de dés. Lettre au directeur
vement né en Italie en 1967 et qui se sert de matériaux
des Marges>~, in CEuwres, Pléiade, t. 1. Nous soulignons.)
naturels dans un esprit d'artisanerie antagoniste des valeurs
de la culture industrialisée et de la société de consomma-
tion, fournit un exemple de ce type de brouillage. Le Pop
1 I Theodor Pour prolonger la réflexion.. . I
Art, 2 l'opposé, est un autre exemple significatif. Comme le
formule Jacques Ranciere, dans un article intitulé N Esthé-
tique, Inesthétique, Anti-esthétique » (dans l'ouvrage collec-
1 11 2004.
W. ADORNO, Théorie esthétique, Klincksieck,

tif Penser k multiple, L'Harmattan, 2002) : « 11est impossible 1 ALAIN, Sysleme des beaux-arts, 1920, Te1 no 74. l
de circonscnre une sphere spécifique de présence qui i s e
lerait les opérations et les produits de l'art des formes de
circulation de l'imagerie sociale et marchande et des opé-
I I Leone Battista ALBERTI,De la peintu~e,trad. Jean-Louis
Schefer, Macula, 1999.
Pierre BO~RDIEU,Lu distinction. Critique sociak du
rations d'interprétation de cette imagene. >> jugement, Ed. de Minuit, 1979.
Ernst CASSIRER,Écrits sur l'art, Éd. du Cerf, 1995.
2 . La force d e f r a p p e sensible Arthur DANTO, Lu transjguration du banaL Une phiios*
phie h lárt, Éd. du Seuil, 1989.
Cependant, Deleuze parle d'. intercesseurs pour dési- Georges DIDI-HUBERMAN,Devant l'image, Éd. de
gner ceux qui constituent autant de moyens pour pousser Minuit, 1990.
la philosophie vers le sensible. Elle y est poussée notam- Sigmund -UD, Un souvair d'afance de Léonard de
ment par l'art, mais sans qu'elle y perde son propre, son Vinci, Folio bilingue no 16.
activité spécifique de création de concepts (Qu'est-ce que ia
. Y;,.,
208 DOSSIER 1

Nelson GOODMAN, Maniires defaire des mondes, Folio


essais no 483.
Pat HACKETT, Andy Warhol. Popisme, Flammarion,
r-
L
Trois questions posées
2007.
Maurice MERLEAU-PONTY, Le visible et l'invisible,
1964, Te1 no 36.
- L'ail ei l'esprii, 1964, Folioplus philosophie no 84.
Envin PANOFSKY, Idea. Contribution & l'histoire du con@t
de l'ancienne théone de l'art, 1983, Te1 no 146.
- L'mvm d'art et ses signtjications, Gallimard, Biblio-
theque des sciences humaines m, 1969.

1 1. e u e l l e finalité pour 19art s'i1 est imitation ?


Le questionnement philosophique sur l'art s'inaugure
avec l'identification des modes de production artistiques
ou techniques comme se rapportant & des procédés d'imi-
tation. Dans la mesure oii la peinture, qui est prise ici
comme paradigme des facons de l'art, re-présente quelque
chose, elle a fondamentalement besoin de modeles qui se
donnent comme déj& existant, subsistant en soi. Auue-
rnent dit, la peinture, comme le souligne Platon dans le
texte du dixieme livre de La Rk$ubligue, n'est pas compa-
rable 5 l'art de l'ouvrier qui fabrique un objet en se réfé-
rant & son eidos, son essence idéale. Le peintre, lui, n'est
pas le créateur de l'objet qu'il peint. 11se saisit de ses appa-
rences, il est un copiste. Son exécution est u rapide dans
>)

son principe, car elle s'apparente i << prendre un miroir


et le faire tourner autour de s o i ~ Cette
. thématique du
rniroir que l'on promene le long du chemin >> est pro-
rnise & une longue postérité, puisqu'on la retrouve reven-
diquée en littérature, notamment dans le courant réaliste
et naturaliste au x~xesiecle. Mais précisément, en deci du
sens politique d'un te1 geste, si l'art revendique cette pos-
ture de réflexion au seul sens de renvoi d'une image qui se 2. L 'arbitraire e t le génie
veut fidele 2 la réalité, le procédé s'expose 5 la critique,
critique que Platon, le premier, a formulée de maniere LA CONTINGENCE DANS L'ART

ferme : L'art serait-il une imitation d'autant plus éloignée du


«Mais tu affirmeras, je crois, que quand il crée, il ne vrai que son imitation est fausse? Qu'en réalité il ne serait
crée pas de choses véritables. [...] Par conséquent, si ce subordonné -i aucune apparence contraignante, et que sa
n'est pas ce qui est réellement qu'il fabrique, il ne saurait décision de représenter ceci plutot que cela, de telle facon
créer le réel, mais quelque chose qui est te1 que ce qui est plutot que de telle autre, serait arbitraire? Cette imitation
réel sans Ctre réel. [...] Alors examine ce point précisé- serait doublement illusoire : d'abord en ce qu'elle afirme
ment: dans que1 but a été créé l'art de peindre, pour speindre d'apres nature D, alors que l'intervention artis-
chaque chose : en vue d'imiter ce qui est, te1 qu'il est, ou tique, i la différence d'un miroir, brouille le rapport au
bien ce qui apparait, te1 qu'il apparait? est-il une imitation modele et que, par conséquent, il n'y a aucune fidélité
de la semblance, ou de la vérité? - De la semblance. - possible au réel dans la copie ; ensuite, en faisant croire ii
Par conséquent l'art de l'imitation est assurément loin du une nécessité de la création, alors qu'il y a des impulsions
vrai et, apparemment, s'il s'exerce sur toutes choses, c'est impensées et des choix arbitraires - pour passer ii la réa-
parce qu'il ne touche q u ' i une petite partie de chacune, lisation, il faut trancher dans un sens qui ne s'apparente
et qui n'est qu'un fantome Y (La Rt;publique, X, 597-598c). pas ii une causalité naturelle et nécessaire. Aristote attire
L'art, selon ce raisonnement, reproduit des apparences, l'attention sur ce point dans le livre IV de lrÉthique a
et s'il produit quelque chose ce sont des fantomes, parce Nicomaque :
que, imitant les apparences, il leur donne une apparence ~ L ' a r concerne
t toujours un devenir, et s'appliquer a
de consistance et c'est cela qui éloigne l'art de la vérité, un art, c'est considérer la facon d'amener l'existence 5
qui en fait meme le contraire de la vérité. Car il arrete le une de ces choses qui sont susceptibles d'etre ou de n'etre
regard aux apparences, sans signaler que ce sontjustement pas, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste
des apparences, qui deviennent vides des lors qu'elles sont et non dans la chose produite : l'art, en effet, ne concerne
séparées de l'objet qui apparait. La représentation, cou- ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement,
pée de ce qui se présente, est vide. D'ou le mot fameux de ni non plus les &res naturels, qui ont en eux-memes leur
Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admira- principe. n
tion par la ressemblance des choses dont on n'admire point 11 y a de la contingence dans l'art. Ou, comme dirait
les originaux ! » (Pensées, no 134, classification Bmnschvicg). Kant, l'art exploite un libre jeu des facultés, ou l'entende-
A quoi sert cette réduction aux apparences? L'art a-t-il ment a la moindre place, en tout cas une place qui n'est
une fonction? La diversion de l'art, ou divertissement, par pas finale. Ainsi, selon Kant, ce qui anime l'esprit de l'ar-
rapport i la nature réelle des choses, peutelle h e consi- tiste, c'est une «faculté de présentation des Idées esthé-
dérée comme une finalité? L'art serait-il trompeur et illu-
soire jusqu'a n'affirmer aucune nécessité? Et n'etre
qu'arbitraire sous le maquillage de l'habileté?
.tiques.. Par U Idées esthétiques )>, Kant entend précisément
cette représentation de l'imagination qui donne beau-
coup 5 penser, sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-i-
dire sans qu'aucun concept, ne puisse lui Etre approprié m
111 .‘,. v OSSI ER %. IrROiS
'... --L. . ... y , c. ., ..~ & ~ ~ @ l f X ~ ~ X T & . @
QUESTIQNS. S- $ f

(voir p. 103). L'art déjoue la nécessité, tout en se donnant 1 si elle suscite la croyance 5 quelque improvisation, 5 une
des airs de nécessité. C'est exactement ce que Kant thé- 1 naissance qui tient du miracle par sa soudaineté ; aussi ne
matise lorsqu'il élabore l'idée d'une finalité sans fin ),de manquera-t-il pas d'aider 5 cette illusion et d'introduire
l'art. 11 y a de la finalité parce qu'il y a de l'effet qui cou- dans l'art, au début meme de la création, ces éléments
ronne une coincidence entre la fin (le résultat) de l'acti- d'agitation inspirée, de désordre tatonnant 5 l'aveuglette,
vité productrice de l'artiste et la réception du spectateur de reve vigilant, tous artifices trompeurs destinés 5 dispo-
(son plaisir), mais un effet qui en réalité est fortuit, ou ser l'ame du spectateur ou de l'auditeur de telle sorte
plus exactement factuel. qu'elle croie au jaillissement soudain de la perfection.
U N VOILE ILLUSOIRE
(voir p. 142).

Ce theme de l'arbitraire en art surgit régulierement 5 QU'EST-CE Q U E L ' A R T R É V E L E ?


l'intérieur du champ meme des pratiques artistiques, qui Le génie met en scene des apparences, dont la compo-
entrainent toujours avec elles des réflexions théoriques. sition peut induire l'idée que l'euvre est le surgissement
On évoquera ici l'attaque contre le roman réaliste dont de quelque chose qui existe << derriere les phénomenes n.
une phrase, attribuée 5 Paul Valéry, est restée embléma- Ce qui est en question ici, c'est la présupposition que
tique de cette mise en cause de l'arbitraire artistique. C'est les artistes jouissent d'un don d'appréhension directe du
dans le Manifeste du surréalisnze (1924) q u ' h d r é Breton monde, d'une .vue immédiate de l'essence du monde,
mentionne cette attitude critique, qui vise en particulier le comme par un trou dans le manteau de l'apparence.,
roman qui a toujours eu 5 démeler avec le réalisme. André selon les mots de Nietzsche dans le paragraphe 164 de
Breton indique que Paul Valéry avait eu l'idée (c de réunir Humain trop humain. Comment soutenir que les artistes
en anthologie un aussi grand nombre que possible de ont un don de vision? Que leur talent s'apparente ou se
débuts de romans, de l'insanité desquels il attendait beau- nourrit 5 un art c, divinatoire ? ))

coup. [...] Paul Valéry, qui se refusait toujours 5 écrire : La Mais, k l'inverse, n'avons-nous affaire en art qu'a des
marquise sortit 6 n'nq heuresm. Cette phrase est restée le sté-
expressions subjectivement déterminées, purs effets du
réotype virtuel d'un mauvais début de roman, mettant
frottement de la sensibilité de l'artiste et de son environ-
l'accent sur le probleme du commencement d'une euvre.
nement objectif? Ou l'art joue-t-il un r6le de révélateur,
On a affaire ici 5 une mise 5 nu de l'arbitraire de l'art, en
non seulement de la sensibilité de l'artiste, mais du mode
dec5 de son mensonge. Mais cet arbitraire est souvent
d'apparaitre des phénomenes et de la structure de nos
déguisé par des artifices qui suggerent l'idée que cette
modes de représentations?
création tient du miracle, qu'elle est un véritable surgisse-
ment nécessaire dti au travail et au don du génie. L'art a
longtemps maquillé les processus d'élaboration, de genese, 3. L a composition artiste et l'affiltage d e l a
pour ne faire valoir que l'euvre finie, achevée, parfaite, sensibilité naturelle
différente des choses de ce monde. Nietzsche n'a pas man-
qué de faire remarquer ce voile illusoire qui donne aux U N TERRAlN COMMUN
euvres d'art une finalité qui n'est pas la leur : -Que dire des effets de reconnaissance que provoque en
« ~'artiste
sait que son euvre n'aura son plein effet que nous une euvre d'art? Ne s'élabore-t-il pas, par son entre-
214 oS 1 E'R. . *t@:m
'e2< &i%fid@Vf~fjl)~s
...S .+I POS&&A* T E % m- <;) ff

mise, un terrain commun? Ce terrain serait rendu com- sir aux « imitations >>. Cette tendance naturelle 2 l'imita-
mun par la réalité d'une communication intersubjective, tion est celle de la re-présentation, c'est-2dire que nous
la réalité d'une communicabilité des sentiments. Au pre- avons une aptitude naturelle 2 dégager les formes, les
mier chef, l'expérience l'enseigne, il y a communicabilité contours (apparences) des objets que nous avons sous
entre le sentiment de l'artiste et celui du spectateur ou de les yeux. L'imitation, dans la mesure oti elle est re-présen-
l'auditeur. L'artiste propose une expérience sensible qui tation, nous permet de saisir des formes. Et nous appré-
est d'abord celle de partager des sensations. Ensuite, 2 tra- cions cette expérience. L'exemple que prend Aristote est
vers cette expérience meme, on sent que l'oeuvre est desti- significatif :
née i d'autres, anonymes, et pas seulement 2 nous. 11 y a .Des &res dont l'original fait peine 2 la vue, nous
donc, deuxiemement, l'expérience de la possibilité d'une aimons 2 en contempler l'image exécutée avec la plus
communauté intersubjective élargie. Ce que Kant désigne grande exactitude; par exemple les formes des animaux
comme un sens commun que présuppose la communica- les plus vils et des cadavres. >>
bilité des sensations sentimentales. L'art a une fonction de Si l'imitation était une reproduction 2 l'identique, pro-
révélateur de la sensibilité, au sens oti celle-ci peut s'expé- duisant l'illusion d'etre l'original, nous n'y prendrions
rimenter comme dépassant les limites individuelles. L'art aucun plaisir puisque l'original, selon l'hypothkse, fait
propose fondamentalement une expérience de sortie de peine 2 la vue. C'est donc parce que nous apprécions la
soi, 2 travers sa propre sensibilité. Et, par 12, un apprentis- différence entre la re-présentation et l'original, que nous
sage sensible de la communauté. prenons plaisir 2 la représentation e t 2 sa facture. Si nous
confondions les deux, nous ne pourrions apprécier l'exé-
LA DISTANCE D E LA REPRÉSENTATION
cution. Ensuite, c'est dans la mesure oti cette représenta-
Pour ce faire, cependant, l'art ne peut etre simple tion nous représente quelque chose, nous donne 2 voir
copie, ou servile reproduction d'un modele premier sur le quelque chose, que nous éprouvons du plaisir. Ce plaisir
plan de l'etre et sur le plan de la connaissance. La mimesis est ainsi le plaisir de l'identification, qui fait entrer en jeu
artistique est donc composition, ou re-composition, et non un travail de l'entendement associé 2 la sensibilité. Contre
pas décalque. Si l'art est imitation, son jeu sur les appa- Platon, Aristote fait valoir que l'art est un support du savoir.
rences nous détache précisément de la matiere des objets L'art afine les capacités naturelles de représentation
de l'expérience : il introduit une distance grace aux effets de l'homme, il les prolonge, les affute. C'est en ce sens
propres de la re-présentation. On déplace ici le problkme : notamment que l'on doit comprendre la proposition de
il ne s'agit plus de s'interroger sur les rapports entre la Physique IIselon laquelle l'art parachkve >> la nature. Tout
représentation et l'objet représenté, mais d'analyser les art, selon Aristote, repose sur un fondement naturel, et il
effets de la représentation elle-meme sur le sujet. C'est ne fait que perfectionner et prolonger les outils que
l'angle mis en valeur par Aristote, dans le chapitre 4 de la l'homme tient de la nature.
Poétique (voir p. 48). Et cet angle permet d'apprécier deux
propositions qui vont influencer toute l'esthétique clas-
sique, résumée par la formule << plaire et instruire ». Car il
se trouve, premierement, que nous sommes naturellement
enclins i imiter et, deuxiemement, que nous prenons plai-
i
216 DOSSIER 9 ' c ";m f ,'a"ROIS QUESTIONS POSE.€S ApX T E X l tS 21 1

*-
d'usage : <<Lapart subjective de ce qui, dans une repré-
seniation, ne peut a b s o l u m t pas devenir une partie de la
' connaissance est le plaisir ou la ptine qui y sont attachés.
Dans la mesure ou, depuis Aristote, le goút est articulé A la
Le jugement de goiit est-il mixte,
a la fois sensible et intellectuel? notion de plaisir pris 5 la représentation, le goiit en tant
qu'il se signale par le plaisir esthétique ne peut etre le fon-
dement solide d'une connaissance. D'ailleurs, Kant insiste :
1. Opposition originaire entre la connaissance a11 ne peut y avoir aucune regle objective du goút, qui
et la sensation déterminerait par concepts ce qui est beau >, (voir p. 90).
Si on définit l'esthétique, S la suite de Baumgarten, Cela veut-il dire que le jugement de goiit soit une pure
comme une <<gnoséologieinférieure», l'esthétique ne sensation? qu'il est seulement un mouvement spontané,
releve pas d'une faculté supérieure de connaitre, mais organique, de la sensibilité, d'adhésion ou de répulsion?
d'une faculté inférieure. En tant que telle, cette faculté est Mais, audela du oui et du non qu'enferme la sensation, le
sensible et ne produit aucune connaissance objective, goút n'enveloppe-t-il pas du sentiment ?
n'ayant aucune valeur logique, conceptuelle ou intellec-
tuelle. La faculté dont dépend le jugement esthétique ne 2 . D e la sensation a u sentiment
produit pas des connaissances a proprement parler, mais
pointe des sensations. Rappelons ici la distinction kan- L'AGRÉABLE E T LE BEAU
tienne entre la faculté sensible et la faculté d'intellection, La différence entre sensation et sentiment s'indique
ou entendement, distinction articulée dans le point 7 de dans la distinction que fait valoir Kant entre l'agréable et
l'introduction 5 la Critique de la faculté de juger : le beau, dans un moment oii le philosophe décline - et
< Ce qui est seulement subjectif dans la représentation distingue - les différentes sortes de plaisirs, dans la
d'un objet, c'est-a-dire ce qui constitue sa relation au sujet remarque qui suit le paragraphe 29 de l'«Analytique du
et non pas a l'objet, est sa constitution esthétique; mais ce sublime m. L'agréable agit comme un bloc, n'est que quan-
qui en elle sert ou peut etre utilisé pour la détermina- tité ou décharge ayant une certaine intensité mesurable.
tion de l'objet (en vue de la connaissance) est sa valeur Comme le formule Kant, a l'agréable ne cultive pas, mais
logique.)> ressortit a la simple jouissance m. L'agréable, donc, releve
Esthétique peut etre pris ici comme synonyme de sen- de la sensation. Et qu'en est-il du beau? Le beau, lui,
sible, sensible signifiant que la représentation qui lui cor- implique en revanche <<lareprésentation d'une certaine
respond renvoie plus au sujet qu'5 l'objet. Autrement dit, qualité de l'objet ; il « nous cultive en nous enseignant en
sensible veut dire subjectif et constitue un type de juge- meme temps 5 preter attention 5 la finalité qui réside dans
ment (ou appréciation) qui dit plus de choses sur le sujet le sentiment de plaisir.. Par cette référence 5 la qualité,
dans son rapport 5 l'objet que sur l'objet considéré en lui- qui s'oppose ici a la simple quantité, et avec, plus loin, la
meme. Et Kant poursuit, radicalisant la distinction entre référence au désintéressement que le sujet expérimente
jugement logique et jugement esthétique, en en faisant dans un véritable jugement de goiit qui implique l'idée
une distinction de nature, et non pas de degré ou d'universalité, le jugement de beau échappe 5 la seule sen-
sation, et releve au moins du sentiment. «Au moinsn, car l'étude, íi l'observation, i l'usage. 11convient de ce fait de
sur l'échelle de valeur gnoséologique, le sentiment fait repérer la possible distinction entre la beauté et la laideur
figure d'intermédiaire entre la sensation et la raison, entre qui alimentent les passions, c'est-2dire des modifications
la faculté sensible et la faculté intellectuelle. de notre sensibilité en fonction des noeuds qu'y font cer-
taines passions primordiales (comme l'orgueil et l'humi-
lité), et la beauté et la laideur qui constituent l'objet du
Que le goíit ne se réduit pas 2 une simple sensation, jugement de goiit.
voil2 ce que l'analyse de Hume, dans son article u De la A ce stade, la question qui se pose est la suivante : l'es-
délicatesse d u goíit et de la passion », met particuliere-
thétique délimite-t-elle un domaine qui élkve la sensibilité
ment en valeur, dans un esprit conscient des valeurs et des
ou qui a tendance 2 I'éliminer comme superficielle, sous
dignités de la civilisation :
l'influence des partages de la philosophie classique (entre
«Rien n'améliore autant le caractkre que l'étude des
raison et sensibilité) dont il est difficile de se déprendre?
beautés, qu'il s'agisse de la poésie, de l'éloquence, de la
Cette question en implique une autre : quelle est la place
musique, ou de la peinture. Elles donnent une certaine
du spirituel (au sens intellectuel) dans l'art et dans le juge-
élégance de sentiment 5 laquelle le reste de l'humanité est
étranger. Les émotions qu'elles suscitent sont douces et ment de goiit ?
tendres. Elles détournent l'esprit de la précipitation propre
aux affaires et 2 l'intéret, entretiennent la réflexion, di* 3. L a place problématique d e l'idée dans le
posent a la tranquillité, et produisent une mélancolie
jugement esthétique
agréable. ))

Le portrait de l'homme de goíit se distingue par consé- LE RAPPORT A L'OBJET


quent du portrait de celui qui se livre aux seuls plaisirs des
sens, qui ressemble, selon I'image de Platon dans Cor- 11 y a bien une ambiguité fondamentale, ou une compli-
@as, 2 un tonneau percé. L'une des différences entre la cation fondamentale, quant i l'identité spirituelle et/ou
recherche et le raffinement d u gout et la recherche des sensible du jugement esthétique. Le rapport esthétique
plaisirs sensuels hétérogenes réside dans le fait que dans le íi un objet est éminemment sensible et en meme temps
premier cas cette recherche, qui s'apparente 2 une étude, occasion d'élévation audessus .de sa propre personna-
calme, tranquillise, stabilise l'esprit, tandis que dans le lité n, selon les mots de Schopenhauer. Cette ambiguité
second cas cette recherche, une fois entamée, devient une théorique peut évoquer la place particuliere qu'occupe
course folle, sans fin, épuisante, sans cesse aiguillonnée le sens de la vue dans l'attitude esthétique qui consiste
par l'insatisfaction. Si l'on s'en tient a cette caractérisation notamment 5 appréhender, regarder, contempler. On
classique, quelque peu restrictive - réprobatrice -, du expérimente dans ce rapport 2 l'objet qui se donne i
plaisir sensuel, on conclura bien que le plaisir du juge- notre appréciation un M aimer voir». 11 y a 12 un privilege
ment de gout sollicite autre chose que les seuls sens. 11y a de la vue sur les autres sens. Mais ce privilege ne tient-il
donc une différence, et ainsi une distante, entre l'appré- pas au fait que la vue est le sens considéré comme le plus
ciation spontanée de la beauté, ce mouvement d'adhésion spirituel? C'est ce dont témoigne la notion d'intuition, du
vif et 'irréfléchi qui part des sens, et le goiit formé íi latin intuitio qui signifie << regard » et qui a un sens épisté-
220 DOSSIER ,,.

mologique dans la philosophie classique, désignant un pas 2 thématiser la «fin de l'arts. Le philosophe affirme
mode de connaissance intellectuelle immédiate. dans les Cours d 'esthétique:
Avec la contemplation esthétique, se saisit-on, a travers la ((Ainsi,l'apris de l'art consiste en ce que l'esprit a eu lui
sensation, d'une idée que l'objet rend sensible ou incarne? le besoin de ne pas trouver sa satisfaction ailleurs que dans
C'est l'idée que développe Schopenhauer qui, apres avoir son propre intérieur en ce qu'il est la waie forme de la
posé que le génie a une aptitude particuliere 2 « recon- vérité. [...] Une fois le contenu complet completement
naitre les Idées D, affirme le caractere idéel du jugement extériorisé en des figures artistiques, l'esprit, dont le regard
esthétique : va plus loin, se détourne de cette objectivité pour revenir
Nous avons trouvé dans la contemplation esthétique en son intérieur, et il la repousse loin de lui. m
deux éléments inséparables : la connaissance de l'objet L'esprit repousse l'art lorsque celui-ci cesse de tenir un
considéré non comme chose particuliere, mais comme véritable r6le d'initiation a des vérités d'ordre spirituel.
idée platonicienne, c'est-a-dire comme forme permanente C'est la fonction de l'art de rendre sensibles ces vérités,
de toute une espece de choses; puis la conscience de celui ou idées, et c'est la capacité de l'esprit de les saisir dans
qui connait, non point a titre d'individu, mais a titre de leur pure forme spirituelle, découverte qui l'engage 2 se
sujet connaissant pur, exempt de volonté (voir p. 122). détourner de cette e objectivité N. L'art, de ce point de vue,
L'exclusion de la volonté, au bénéfice d'une connais- n'est en effet qu'un symbole de la puissance spirituelle a
sance pure n, procede de l'expérience du (c ravissement l'oeuvre dans le monde, et la faculté sensible n'est qu'un
de l'intuition)), de la colncidence du sujet et de l'objet intercesseur pour des intellections d'un ordre supérieur.
dans cette expérience de saisie d'une idée pure (platoni-
A N T I N O M I E D U J U G E M E N T ESTHÉTIQUE
cienne, autrement dit dégagée de tout donné sensible)
qui transcende la particularité du sujet et la particularité Au terme de ce parcours, nous constatons que nous
de l'objet. L'expérience esthétique est-elle encore sensible nous sommes éloignés de nos points de départ de maniere
ici? Ne cede-t-elle pas la place a une appréhension pure- radicale, ce qui conduit au constat qu'il existe une antino-
ment intellectuelle? mie du jugement esthétique : d'une part, faire du juge-
ment esthétique un jugement relevant seulement de la
spontanéité de la sensibilité, c'est tendanciellement dis-
Est-ce que l'image (d'un tableau par exemple) peut s'ef- soudre le goiit dans la sensation. Mais, d'autre part, recon-
facer derriere l'idée? Si te1 est le cas, si l'idée peut prendre naitre une place centrale 2 l'Idée, en tant qu'elle existe en
le pas sur sa présentation sensible, l'oeuvre d'art ne sera soi, pure de tout élément sensible, c'est nier qu'il existe un
qu'un symbole d'une idée qui peut 6tre pensée en dehors domaine esthétique autonome proprement dit; en effet,
de la représentation sensible. N'est-il pas alors question faire de 1'Idée la cause finale du jugement esthétique,
avant tout de vérité dans l'expérience esthétique? Si l'art n'est-ce pas en faire un jugement transitoire, en quete de
est travaillé par la représentation sensible de la vérité, une son identité logique? La solution de l'antinomie consiste-
fois que l'idée se manifeste clairement au spectateur, que rait-elle dans l'affirmation que c'est un mélange indisso-
se passe-t-il? qu'est-ce que vaut des lors l'oeuvre d'art? luble, un mixte indissociable de sensible et d'intelligible
Hegel répond clairement a cette question, lui qui n'hésite qui constitue le domaine propre de l'esthétique, et qui
fonde la légitimité de la revendication a l'autonomie du a Et ainsi désormais c'est en toute justice que nous pour-
jugement esthétique qui n'est ni pure sensation ni pure rions refuser de l'accueillir dans une cité qui doit etre gou-
idée ? vernée par de bonnes lois, puisqu'il éveille cet élément de
l'ime, le nourrit, et, le rendant robuste, détruit l'élément
consacré a la raison; comme lorsque dans une cité, en
donnant du pouvoir aux méchants, on leur livre la cité, et
qu'on mene a leur perte les hommes les plus appréciables.
Esthétique, politique et éthique : Nous affirmerons de la meme facon que le poete spécia-
liste de l'imitation fait entrer lui aussi un mauvais régime
quelle autonomie pour l'esthétique ? politique dans l'iime individuelle de chacun : il est com-
plaisant avec ce qu'il y a de déraisonnable en elle, qui ne
1 . E n t r e i m i t a t i o n e t licence reconnait ni ce qui est plus grand ni ce qui est plus petit,
mais pense les memes choses tant6t comme grandes, tan-
t6t comme petites. >>
La décision platonicienne d'exclure les poetes de la cité
idéale semble nouer un rapport entre art, politique et phi-
losophie, oii cette derniere se propose de surveiller étroi- La pratique de l'imitation ne pose un probleme poli-
tement la production artistique au nom de la vérité e t de
tout le travail (méthode) qui permet d'y accéder. L'art, au
nom du bon ordre, de l'ordre juste - n'oublions pas en
tique pour Platon que dans la mesure ou elle détruit tout
sens de l'ordre, qu'elle se rebelle contre la hiérarchisation
des valeurs conque par le philosophe de maniere objective
~
effet, que la Rt+ublique répond 2 la question : qu'est-ce que pour peu que l'on s'adonne i l'exercice de la dialectique
la justice? -, donc au nom de la cité (polis) bien ordon- et que la supériorité de notre partie apparentée a l'intelli-
née selon les exigences rationnelles, soit sera mis sous
tutelle, et traité d'une facon purement instrumentale, soit
sera condamné, exclu comme corrupteur de l'esprit. Ce
gible (l'ime intellectuelle) s'affirme sur la partie sensible
(l'ime passionnelle, le corps et ses désirs). L'imitation
incite a un mauvais régime de pensée oii les images reflets
I
geste pour Platon, loin d'etre anecdotique, est crucial, car sont prises pour le fond des choses et ce qu'il y a de plus
I
il sait tres bien a quoi il renonce, il connait la valeur de importan t. 1

ce qu'il condamne, ce qui est explicite des le début du Cette pratique qui flatte les apparences, qui joue des
livre X. Est condamnée en revanche la pratique qui reflets de surface, qui fabrique du channe, qui s'étend i la
consiste a imiter la réalité sensible. Elle produit des résul- réalité meme qu'elle imite, se définit des lors comme
tats qui s'arretent a la surface des choses, empechant une licencieuse, marquée originairement par son éloignement I

interrogation qui porterait au-dela des apparences. C'est de la vénté, éloignement non pas accidente1 mais princi-
cela le véritahle objet du proces platonicien attenté contre piel. On pourrait alors tenter l'hypothese que c'est parce
la poésie (l'épopée, la tragédie), accusée d'etre contraire que l'art - l'épopée et la tragédie pour Platon - est par
et dommageable a la pensée dialectique. Car elle ne solli- définition libre, qu'il s'affirme comme un rival sérieux de I

cite chez les individus que leur partie émotive, et non pas la vérité. La validité de l'hypothese dépend de la réalité de 1
leur (c meilleure partie n, l'intellect ou l'intelligence. l'autonomie qui caractérise la pratique artistique par r a p
224 DOSSIER I nois yuts I IUNS ruFk.ta AUA I C*I ea 4 ~ a
, . .
e
- . .

port a son environnement moral, culturel et politique. Or convient-il pas de reconnaitre que le jugement de goút est
comment considérer que l'artiste et son aeuvre puissent normatif, et non pas descriptif? Certes, le jugement de
etre impermeables 5 toute influence sociale de maniere goút releve de la sensibilité, du sentiment. Mais le senti-
générale, sauf 2 accréditer l'idée d'une u-tapie de l'art (au ment peut Etre influencé par des idées, des opinions, le
sens o6 il n'appartiendrait 5 aucun lieu) ? sentiment peut avoir une base cognitive. Cette part de
référence 5 des idées empeche de réduire le jugement
esthétique a une sensation pure, et engage donc i évaluer
2 . Jugement e s t h é t i q u e , jugement d e v a l e u r , le type d'idées qui entrent dans la composition du juge-
normes socio-économiques ment esthétique.
Ces idées, comme l'enquete de Hume nous aide 5 bien
L'art n'appartient-il 2 aucun lieu? Homere, ses épopées le percevoir, ne sont pas des idées « objectives * sur les
et son style naissent au sein d'une société singuliere, d'un choses qui sont occasion de jugement esthétique: uLa
temps défini. Son art émerge au sein d'un cadre social qui beauté, avance Hume en accord avec les témoignages de
le définit en l'ayant rendu posible. L'idée d'une irréduc- l'expérience, n'est pas une qualité inhérente aux choses
tibilité de la topographie de la pratique artistique (ou le elles-memes, elle existe seulement dans l'esprit de celui
fait que l'art se manifeste nécessairement 5 partir d'un lieu qui la contemple, et chaque esprit percoit une beauté dif-
qui le définit en partie) va i l'encontre de l'hypothese férente. [. ..] Et tout individu devrait etre d'accord avec son
selon laquelle l'art serait une pratique absolument libre, propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. »
indéterminée par rapport 5 des systemes de valeurs régu- Et, pourtant, selon Hume, i1 faut faire valoir l'existence
lant l'espace social. d'une certaine norme commune pour juger :
La décision platonicienne est une réaction, une réac- «Tout homme qui voudrait affirmer une égalité de
tion pour contrer la diffusion d'un autre systeme de génie et d'élégance entre Ogilby et Milton, ou Bunyan et
valeurs. L'art serait de toute facon porteur et pourvoyeur Addison, serait estimé soutenir une non moins grande
de valeurs, et ce de maniere inapercue quand la création extravagance que s'il avait affirmé qu'une taupiniere peut
passe pour libre, indépendante, gratuite -et il s'est trouvé Etre aussi haute que le Ténériffe, ou une mare aussi vaste
bien des artistes, aux temps modernes, pour défendre une que l'océan. Bien qu'on puisse trouver des personnes qui
telle position, que l'on songe au theme moderniste de l'art donnent la préférence aux premiers auteurs, personne ne
pour l'art, ou a la sentence que l'on attribue a André Gide prend un te1 goút en considération, et nous décrétons sans
selon laquelle on fait de la mauvaise littérature avec des scrupules que le sentiment de ces prétendus critiques est
bons sentiments. A cette défense d'une autonomie esthé- absurde et ridicule. »
tique de l'art par rapport 5 toute détermination morale et Apres l'exclusion, ou la mise 5 l'index de la poésie, voilii
politique, s'oppose le soupcon que l'art libre, le jugement l'exclusion, ou la mise i l'écart, de jugements de goút qui
esthétique indépendant de tout autre jugement consti- s'écartent du consensus historique, de la norme que défi-
tuent autant de mythes. nit la convergence d'une majorité de jugements. Or, pré-
La question qui prend acte d e ce soupcon 'est la sui- cisément, comment converge une majorité >> de jugements
vante : le jugement de g o t t est-il un jugement de valeur? de gofit? Sur quoi se fonde cette accord amajoritaire w ?
Dans la mesure o6 l'on va parler de << norme ,, du goút, ne N'est-ce pas en conformité avec l'histoire et la formation
sociale et économique dans laquelle émergent les formes l'expérience donnée (qui comprend les déterminismes
artistiques soumises 5 l'appréciation du public >> ? Mais le moraux, politiques, sociaux). Les objets du gout seraient
~ p u b l i c>> de l'art, comme le souligne Mam, n'est pas un des possibilités d'échappée, ou de mise 5 distance, de l'es-
donné, il se constitue 5 travers la dynamique économique pace social donné, d'abord en ramenant l'individu au fon-
(productrice) qu'entraine la disposition 5 la consomma- dement interne ou personnel de son propre jugement :
tion. Autrement dit, entre l'muvre d'art et le « public », le Car le gofit doit Ctre une faculté tout 5fait personnelle
rapport n'est pas direct, ou pur de toute médiation é c e [...l. De cela, il résulte des lors que le modele supreme,
nomique et sociale. Le « public >> et l'artiste ont en com- l'archétype du gotit est une pure et simple Idée que cha-
mun la référence obligée 5 la société qui les institue dans cun doit produire en soi-mCme, et d'apres laquelle il doit
des rapports déterminés; ils ne peuvent échapper aux juger et apprécier tout ce qui est objet du gotit, tout ce qui
modes d'institutionnalisation, aux procédés économiques constitue un exemple de jugement et d'appréciation par
de diffusion, aux lignes de partage qui donnent la visibilité le gout, et d'apres laquelle il doit meme juger et apprécier
5 certaines expressions artistiques au détriment d'autres. le gout de chacun. Idée signifie, 5 proprement parler, un
Qu'en est-il alors de l'idée de jugement désintéressé? concept de la raison; et, idéal, la représentation d'un etre
N'est-ce pas, dans un systeme aussi déterminé, une pure singulier en tant qu'adéqiiat 5 une Idée. C'est pourquoi
illusion ? cet archétype du gofit [...] mérite plut6t d'etre appelé
idéal du beau [...l. Mais ce ne sera qu'un idéal de l'imagi-
nation, précisément parce qu'il ne repose pas sur des
3 . L a fonction d e I'idéal e t l a liberté d e concepts [ ...l. >>
I'imagination Cette idée du beau - qui est un idéal au sens oii
aucune représentation déterminée, définie, ne convient
Comment penser la possibilité d'un jugement désinté- parfaitement, est régulatrice pour le jugement de gofit.
ressé ? Ce « désintéressement m, on l'interprétera dans le Dans la mesure oii l'on ne peut définir ce qu'est a *mi le
sens d'un désengagement par rapport 5 l'ancrage social beau, et dans la mesure ou on le proclame, c'est cette
ou, plus exactement, comme la possibilité d'un échappe- indétermination du champ esthétique qui lui garantit un
ment par rapport 5 cet ancrage. La condition de possibi- certain degré d'autonomie, et des possibilités toujours
lité du jugement de gotit, comme l'a bien vu Kant, serait renouvelées de s'émanciper d'une tutelle idéologique ou
l'indépendance de l'imagination par rapport 5 l'entende- morale.
ment, le fait d'un libre jeu des facultés de l'esprit et la mise
en perspective d'Idées qui, selon Kant, ne peuvent jamais
&re données dans l'expérience (elles ne sont pas objet
connaissance), mais seulement pensées. L'idée du juge-
ment de gout, te1 que Kant l'élabore, en tentant de le
dégager 5 la fois de la particularité anecdotique de la sen-
sation et de la généralité du concept, fait penser que les
objets qui fournissent l'occasion de son exercice font tout
d'un coup exister des lignes de fuite hors ou pardel5
1q r a n c o i s Lyotard a été l'un des artisans. L'objet de cette
critique évoque la posture d'Andy Warhol (1928-1987).
rGroupement de textes Nous verrons avec l'analyse de Jean Baudrillard quelle
réponse peut etre attribuée i l'artiste revendiquant cette
position qui parait dommageable 2 l'art, 2 sa valeur, 2 son
Positions contemporaines autonomie, i son intégrité.
1 Précédant ces interprétations critiques du chef de file
de l'école de Francfort, Walter Benjamin (1892-1940)
avait théorisé la perte d'«aura>>de l'ceuvre d'art avec la
posibilité de sa reproductibilité technique, offerte par
l'émergence de nouveaux media comme la photographie
et le cinéma. Par ces progres techniques, l'art cependant
AVEC L'AVENEMENT de la société de consommation de s'ouvre au plus grand nombre, il devient la propriété des
masse qui définit largement les sociétés occidentales masses, phénomene qui se donne comme l'inverse de la
contemporaines, apparaissent les industries culturelles qui signification de l'art dans 1'Antiquité : «Au temps d ' H e
font entrer l'art dans le domaine de la consommation et mere, l'Humanité s'offrait en spectacle aux dieux de
du business. C'est le constat que dressent Theodor Adorno 1'Olyrnpe; c'est i elle-meme, aujourd'hui, qu'elle s'offre
(1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) dans une en spectacle [...l. Voil5 l'esthétisation de la politique que
optique critique : .L'industrie culturelle peut se vanter pratique le fascisme. Le communisme y répond par la poli-
d'avoir accompli énergiquement - et érigé en principe tisation de l'art >> (« L'ceuvre d'art i l'ere de sa reproducti-
- le transfert souvent maladroit de l'art dans la sphere de bilité technique >>, GUUTRF 111,Folio essais no 374). O n
la consommation >> (La dialectique de la raison, 1947). Nous remarque ici comment l'interrogation esthétique contem-
voili de plain-pied dans la période contemporaine. <<Ce poraine a vocation i déborder le terrain des « beaux-arts
qui est nouveau, poursuivent ces auteurs, ce n'est pas que pour se livrer aussi 2 un diagnostic social et politique, e n
l'art est une.marchandise, mais qu'aujourd'hui il se recon- thématisant les liens internes entre les manieres de faire
naisse délibérément comme tel, et le fait qu'il renie sa de l'art (et ses résultats) et les déterminations sociales et
propre autonomie en se rangeant fierement parmi les politiques de telle société. La pensée de Jacques Ran-
biens de consomrnation confere son charme i cette nou- ciere développe aujourd'hui de maniere profonde ces
veauté. Le charme renvoie ici i l'idée qu'il y a, au moins, intrications.
de l'excentricité dans cette revendication. Ce << charme * La période contemporaine de l'art a été inaugurée par
néanmoins n'enleve rien 2 la charge critique entamée des figures en rupture. Parmi elles, Marcel Duchamp
alors contre l'art contemporain. La relativisation des valeurs (1887-1968) peut prétendre, fondamentalement et i bien
et de la rigueur des pratiques artistiques relevant du savoir- des titres, au statut d'inventeur de l'art contemporain. A
faire technique, la relativisation des canons esthétiques ce propos, l'anecdote suivante est emblématique : visitant
des époques passées, le relativisme en un mot que semblent une exposition de technologie aéronautique, en 1912,
incarner les formes contemporaines de l'art a conduit 5 Marcel Duchamp aurait declaré i Fernand Léger et i
l'invention du concept de postmodernité n, dont Jean- Constantin Brancusi : La peinture est morte. Qui pourra
faire mieux que cette hélice? Dis-moi, tu en serais capable,
toi?. L'artiste va alors bousculer les habitudes et les
attentes des spectateurs concernant l'oeuvre d'art, en
imposant dans l'espace solennel des expositions des ready Jean-Francois LYOTARD (19241998)
made qui brillent par leur irrévérence, révolutionnant ainsi
les pratiques artistiques et leurs conceptualisations. L'art L 'inhumain (1988)
contemporain se trouve &re i la croisée d'une double « Représentation, présentation, imprésentable n
émergence : avenement du tout technologique, et change- (Galilée)
ment de paradigme en art, car l'artiste remplace l'oeuvre.
«Je crois en l'artiste, l'art est un mirage D, afirme encore La démarche du philosophe consiste a repérer de nouvelles
Duchamp. L'art contemporain proclame la fin d'un cer- lignes de partage, de nouvelles hiérarchisations de valeurs, et a
tain art (les beaux-arts) et l'élargissement indéterminé du savoir élaburer o h probhes cmespondants a fonction d'un
domaine de l'art - depuis l'irruption du ready made, tout hhitagephilosophique qui gardepour l'auteur toute su pertinace.
peut figurer de l'art. Ce nouveau régime de l'art tente par C'est ainsi que celui qui a déueloppé et diffusé l'idée de postmoder-
1%d'instaurer un rapport moins sacralisant, moins solen- nité, notammat avec La condition postmoderne (Éd. de
nel aux oeuvres, et en meme temps plus problématique, Minuit, 1979), chemine dans une grande majon'té de ses textes
comme le texte de Jean-&es Jouannais l'illustre plus bas. avec Kant. L'injluace déterminante de cette r$Zrence a sans
Si le beau s'éloigne, la perplexité devient centrale. L'art doute contribué a thématiser la rupture entre la modernité et la
contemporain célebre bruyamment, avec jubilation quel- postmodmnité. A partir des concepts classiques de beau et de
quefois, le divorce entre l'art et le bon gout, et se réjouit i sublime, le philosophe met a question l'état actuel de l'athétique,
l'inverse de son mariage ou de son rapprochement avec la 2 l'heure post-industrielle, 6 l'heure ou non seulemat les nou-
pensée, le concept ou le mental, ce qui lui vaut d'intéres- velles technologies se sont instaliées et déueloppées, mais su7tout a
ser les philosophes. C'est sur les résonances et les dis- l'heure d elles déterminat les nouvellesf o m s d'art.
tances entre la pratique philosophique et les pratiques
artistiquesi que Gilles Deleuze d'abord et Alain Badiou Ce n'est pas seulement la photographie qui a rendu
ensuite s'interrogent. impossible le métier de la peinture. Autant dire que
l'ceuvre de Mallarmé ou celle de Joyce seraient des
ripostes aux progres du journalisme. L'e impossibilité »
vient du monde techno-scientifique du capitalisme indus-
triel et post-industriel. Ce monde a besoin de la photo-
graphie, il n'a presque plus besoin de la peinture, comme
il a besoin du journalisme plus que de la littérature. Mais
il n'est surtout possible que dans le retrait des métiers
nobles qui appartiennent i un autre monde, et dans le
retrait de cet autre monde lui-meme.
La peinture a conquis ses lettres de noblesse, elle a été
rangée parmi les beaux-arts, elle s'est vu reconnaitre des
droits quasi princiers au cours du Quattrocento. Depuis
lors et pendant des siecles, elle a contribué pour sa part 1 libre. [. ..] Mais le destinataire commun des belles photos
l'accomplissement du programme métaphysique et poli- n'est pas un sujet sensible inventant une communauté de
tique d'organisation du visuel et du social. [.. .] gouts P venir, il est le destinataire de produits finis dans
La photographie conduit P son achevement ce prc- lesquels il doit reconnaitre la perfection des procédés qui
gramme de mise en ordre métapolitique du visuel et du les déterminent. La photographie industrielle n'en appelle
social. Elle I'acheve dans les deux sens du mots : elle l'ac- pas au beau de sentiment, mais au beau d'entendement
complit, elle y met fin. Le savoir-faire et le savoir, élabc- et de connotation. Elle a l'infaillibilité de ce qui est par-
rés, mis en ceuvre et transmis par le canal des ateliers et faitement programmé, sa beauté est celle de Voyager IIi.
des écoles, sont objectivés dans l'appareil photographique. La perte d'aura est I'aspect négatif de cette dureté, du
D'un seul clic, le plus modeste citoyen, en qualité d'arna- hardware qui est impliqué dans la fabrication de l'appareil
teur e t de touriste, fait son tableau, organise son espace qui produit la photo. 11 reste a l'arnateur le choix du sujet
d'identification, enrichit sa mémoire culturelle, fait par- et des réglages, mais la maniere est celle du fabncant,
tager ses prospections. Le perfectionnement des appa- c'est-adire un état dans la techno-science industrielle.
reils contemporains le libere des soucis du temps de pose, L'expérience est cette masse d'affects, de projets et de
de la mise au point, de l'ouverture du diaphragme, du souvenirs qui doivent périr e t naitre pour qu'un sujet par-
développement. Les taches dont l'acquisition par I'ap vienne & l'expression de ce qu'il est. La photo, comme
prenti peintre P I'atelier e t P l'école exigent toute une aeuvre, n'a presque rien & faire avec cette expérience. Elle
expérience (détruire les mauvaises habitudes, insuuire doit presque tout i l'expérimentation des laboratoires de
l'mil, la main, le corps, I'esprit, les élever au nouvel ordre) recherche industrielle. Comme résultat, elle n'est pas
sont programmées dans l'appareil photographique grite belle, mais trop belle. Cependant quelque chose est indi-
& ses fines capacités optiques, chimiques, mécaniques, qué par ce trop, un infini, qui n'est pas I'indéterminé d'un
électroniques. 11 reste 5 l'amateur le choix du réglage et sentiment mais l'infinie réalisation des sciences, des tech-
du sujet. LP encore, il est guidé par des habitudes et des niques et du capitalisme. La définition des réalités est
connotations, mais il peut s'en délivrer et rechercher l'in- reportée indéfiniment par la récurrence des analyses et
attendu. Ce qu'il fait. Plut6t que d'une fastidieuse recon- l'invention des axiomatiques; la performativité des i n s
naissance, la photographie d'amateur devient au cours truments est par principe sujette 2 I'obsolescence en rai-
des siecles un instrument de prospections, de découverte, son des effets incessants des recherches fondamentales
presque d'enquete ethnologique. [.. .] [Le public] manie sur les technologies; la réalisation des plusvalues capita-
des appareils photo bien réglés et feuillette des illusua- listes exige la reformulation perpétuelle des marchan-
tions « propres * (y compris au cinéma). 11 est convaincu dises et l'ouverture des nouveaux marchés. La dureté du
qu'il faut achever le programme de la perspective artifi- beau industriel contient en elle I'infini des raisons techno-
cielle et il ne comprend pas qu'on mette un an i faire un scientifiques et économiques.
carré blanc, c'est-Pdire P ne représenter rien (si ce n'est
qu'il y a de l'imprésentable).
La photographie a ainsi occupé le champ ouvert par I'es
thétique classique des images, l'esthétique du beau. Elle
en appelle comme la peinture classique a un goiit : une
sorte de sens commun doit e n principe tomber d'accord
sur le plaisir désintéressé que procure une image 2 l'oe
casion de laquelle la sensibilité aux formes et aux cou-
leurs d'une part, et la faculté de l'organisation rationnelle
(I'entendement) d'autre part, se trouve e n harmonie 1. Sonde spatiale lancée par la Nasa en 1977.
battre par ses propres armes. 11 faut suivre les voies inexo-
rables de I'indifférence et d e l'équivalence marchandes
et faire d e l'aeuvre d'art une marchandise absolue.
Confronté au défi moderne de la marchandise, l'art ne
Jean BAUDRiLLARD (1929-2007) doit pas chercher son salut dans une dénégation critique
(( De la marchandise absolue » (car alors il n'est que l'art pour l'art, c'est-idire miroir
dérisoire et impuissant du capitalisme et de la fatalité de
(revue Adstudio, no 8, 1988) la marchandise), mais en renchérissant sur l'abstraction
formelle et fétichisée d e la marchandise, sur la féene de
Auec L e miroir d e la production (Galilée, 1985),Jean Bau- la valeur d'échange - devenant plus marchandise que la
marchandise. Plus loin encore de la valeur d'usage, mais
drillard fait réfixion sur l'éuolution du capitalisme et les consé-
échappant meme 5 la valeur d'échange en la radicaiisant.
quences qu'elle entraine sur les déjis de la culture européenne. L'objet absolu est celui dont la valeur est nulle, la qualité
LJ&e du réel et de su mystification idéologique a été un épisode indifférente, mais qui échappe 5 l'aliénation objective en
relatiuement brd et b n systime aujourd 'hui, b systime éconw ce qu'il se fait plus objet que I'objet - ce qui lui donne
mique, social et politique, n'est plus b mhne que celui qui a été une quaiité fatale. (Ce dépassement de la valeur d'échange,
conceptualisé par Marx. Ainsi, auec ces déplacements contempw cette destruction d e la marchandise par sa valeur meme,
rains, qui mettent en difficulté l'analyse politique théorique, se est visible dans l'exacerbation du marché de la peinture :
la spéculation insensée sur les aeuvres d'art est une paro-
déplace aussi la catégorie de marchandise qui ne parait Plus si
die du marché, une dérision en soi de la valeur rnar-
uniuoque, a considérm certaines prises de position artistiques chande, toute loi de I'équivalence est brisée, et on se
et indissolubhent théoriques, au premier chef celbs d'Andy trouve dans un domaine qui n'est plus du tout celui d e la
Warhol. Le texte qui suit, publié dans un numéro spécial de Art- valeur, mais d u phantasme d e la valeur absolue, dans l'ex-
sudio consacré & Warhol, pris d'un an apfes sa mort, aborde+ tase d e la valeur. Etceci est valable non seulement sur le
cishent l'aflort warholien au concqbt de marchandise et au plan économique - sur le plan esthétique aussi, nous
débat sur b déuoiement de l'art rabattu sur b marché des échanges sommes dans I'extase de la valeur, c'est-idire au point 06
toutes les valeurs esthétiques (les styles, les manieres,
commerciaux, Et de ce point de vue, selon Baudnllani, <«une I'abstraction ou la figuration, le néo ou le rétro, etc.) sont
ligne directe relie Baudeiuire d Andy Warhol sous b signe de la simultanément et potentiellement maximales, OCI toutes
"marchandise absolue"u. peuvent d'un seul coup, par effet spécial, figurer au hit
parade, sans qu'il soit possible de les comparer ou d e r e s
Dans cette grande opposition entre le concept d e I'ceuvre susciter quelque jugement d e valeur. Nous sommes dans
d'art et la société moderne industrielle, c'est en effet Bau- la jungle des objets-fétiches, et I'objet-fetiche, comme on
delaire qui invente d'emblée la solution radicale. A la sait n'a aucune valeur en soi, ou plutót il a tellement de
rnenace que fait peser sur l'art la société marchande, vul- valeur qu'il ne peut plus s'échanger. [...]
gaire, capitaliste et publicitaire, 5 cette objectivation toute L'objet d'art, nouveau fétiche triomphant (et non triste
nouvelle en termes d e valeur marchande, Baudelaire fétiche aliéné), doit travailler a déconstruire de lui-meme
oppose d'ernblée, non pas une défense du statut tradi- son aura traditionnelle, son autorité et sa puissance d'illu-
tionnel d e I'aeuvre d'art, mais une objectivation absolue. sion pour resplendir dans I'obscénité pure de la mar-
Puisque la valeur esthétique risque d'etre aliénée par la chandise. 11doit s'anéantir comme objet familier et devenir
marchandise, il ne faut pas se défendre contre I'aliéna- motlsheusemmt étranger. Mais cette étrangeté n'est plus
tion, il faut aller plus loin dans l'aliénation et la com- I'inquiétante étrangeté de l'objet refoulé ou aliéné, cet
236 DOSSIER G R O U P E M E N T. D E
. ; P E X T E , S ": 237
-.

objet ne brille pas d'une hantise ou d'une dépossession


secrete, il brille d'une véritable séduction venue d'ailleurs,
il brille d'avoir excédé sa propre forme en objet pur, en
événement pur.
Cette perspective, issue chez Baudelaire du spectacle de Giiies DELEUZE (1925-1995)
la transfiguration de la marchandise dans 1'Exposition Qu 'est-ce que la philosophie ? (1991)
universelle de 1855, est supérieure en bien des points a
celle de Walter Benjamin. Dans L ' a v r e d'art a l'ke de sa N Percept, affect et concept

.reproductibilité technique, celui-ci tire de la déperdition de


(Éd. de Minuit)
I'aura et de I'authenticité de l'objet a l'ere de la repro-
duction une détermination désespérément politique
(c'est-S-dire politiquement désespérée) ouvrant sur une L 'art occupe une plam p-t;pondérante d a m la pensée de Deieuze.
modernité mélancolique, alors que le parti de Baude- Tmtes les f m s d 'art, de la littérature au c i n h a . Ses limes sont
laire, infiniment plus moderne (mais peut-etre pouvait- habités de 1 'incessante référence a ceux qu 'il nommuit les (« inter-
on etre véritablement moderne au xxe siecle), est celui cesseun M. I¿ a en outre écrit spécialemat sur des artistes, éni-
de l'exploration de nouvelles formes de séduction liées uains (Franr Kajka, Herman Meluille), pa'ntre (Francis Bacon),
aux objets purs, aux événements purs, a cette passion
moderne qu'est la fascination.
ces ouurages étant des texta de phibsophie qui s'inspirent de la
[...] Quand Warhol peint ses soupes Campbell dans les monographie. Du mot a l'image, a l'imugomouuaent, D e h t e
années 60, c'est un coup d'éclat de la simulation, et de thémise le domaine de l'art en fabnquant des concepts nouueaux,
tout l'art moderne : d'un seul coup, I'objet-marchandise, comme << lignes de fuite),, « détenito?ialisation », «perctpt »,
le signe-marchandise se trouve ironiquement sacralisé N affect u. Ce qui intéresse D e h r e , ce n 'est pas tant la significa-
[...l. tion de l'art qui solliciterait des discours interprétatifs - s'appa-
.
Quand Andy Warhol soutient cette exigence radicale de
devenir une machine absolue, plus machine encore
que la machine, puisqu'il vise a la reproduction automa-
rentant a de la ~gnoséobgiei n f h r e * (Baumgarta) - mais le
fonctionnement de l'art :comment Ga marche et ce que Ga produit.
tique, machinale, d'objets déja machiniques, déjS fabri- L 'une des thises défendues notammat par D e h z e est que l'art est
q u é ~(que ce soit une boite de soupe ou un visage de une machine, une machine a e@lorer IR( deuenirs des sociétés.
star), il est dans le droit fil de la marchandise absolue de L 'art est en soi, dans son fonctionnement, critique et clinique, et il
Baudelaire, il ne fait qu'exécuter jusqu'a la perfection la ne produit pus de l 'imaginaire mais des effets réels.
vision de Baudelaire qui est en meme temps le destin de Dans l'extrait qui suit, D e h z e définit certaim concepts qui se
l'art moderne, meme lorsqu'il s'en défend : réaliser jus-
qu'au bout, c'est-adire jusqu'a la dénégation de soi-
p-ésentent comme des outilr pour pénétrer l'e@érience esthétique et
meme, I'extase négative de la valeur, qui est aussi l'extase saisir la matihe dont elle est faite.
négative de la représentation.
/ Le jeune homme sourira sur la toile autant que celleii
durera. [. ..] Si l'art conserve, ce n'est pas ii la maniere de
I'industrie qui ajoute une substance pour faire durer, la
chose. La chose est des le début devenue indépendante
de son modele -, mais elle I'est aussi des autres person-
nages éventuels, qui sont eux-memes des choses-artistes,
personnages de peinture respirant cet air de peinture. Et
elle n'est pas moins indépendante du spectateur ou de Or celui-ci ne vient pas avant, n'étant pas volontaire ou
l'auditeur actuels, qui ne font que I'éprouver par apres, préconcu, n'ayant rien 2 voir avec un programme, mais il
s'ils en ont la force. Alors le créateur? Elle est indépen- ne vient pas davantage apres, bien que sa prise de
dante du créateur, par l'auto-position du créé qui se conscience se fasse progressivement et surgisse souvent
conserve en soi. Ce qui se conserve, la chose ou I'ceuvre par apres. La ville ne vient pas apres la maison, ni le cos-
d'art, est u n bloc de sensations, c'est-G-dire u n composi de p- mos apres le territoire. L'univers ne vient pas apres la
ctgts et d 'affech. figure, et la figure est aptitude d'unium. Nous sommes
Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indé- allés de la sensation au plan de composition, mais pour
pendants d'un état de ceux qui les éprouvent ; les affects reconnaitre leur stricte coexistence ou leur complémen-
ne sont plus des sentiments ou affections, ils débordent la tarité, I'un n'avancant que par l'autre. La sensation com-
force de ceux qui passent par eux. Les sensations, per- posée, fait de percepts et d'affects, déterritonaiise le
cepts et affects, sont des ;tres qui valent par eux-memes et systeme de l'opinion qui réunissaít les perceptions et
excedent tout vécu. 11s sont en I'absence de l'homme, affections dominantes dans un milieu naturel, historique
peut-on dire, parce que l'homme, te1 qu'il est pris dans la et social. Mais la sensation composée se retemtorialise
pierre, la toile ou le long des mots, est lui-mCme un com- sur le plan de composition, parce qu'elle y dreese ses mai-
posé de percepts et d'affects. L'oeuvre d'art est un étre de sone, parce qu'elle s'y présente dans des cadres emboités
Sensatioñ, et hen Cautre : eiie existe en soi. ou des pans joints qui cernent ses composantes, paysages
[...l devenus purs percepts, personnages devenus purs affects.
On peint, on sculpte, on compose, on écrit avec des sen- Et en meme ternps le plan de composition entraine la
sations. On peint, on sculpte, on compose, on écrit des sensation dans une déterritoriaiisation supérieure, la fai-
sensations. Les sensations comme percepts ne sont pas sant passer par une sorte de décadrage qui l'ouvre et la
des perceptions qui renverraient a un objet (référence) : fend sur un cosmos infini.
si elles ressemblent a quelque chose, c'est d'une ressem-
blance produite par leurs propres moyens, et le sourire
sur la toile est seulement fait de couleurs, de traits,
d'ombres et de lumieres. Si la ressemblance peut hanter
I'ceuvre d'art, c'est parce que la sensation ne se rapporte
qu'i son matériau :elle est le percept ou l'affect du maté- Alain BADIOU (né en 1937)
riau meme, le sourire d'huile, le geste de terre cuite,
l'élan de métal, l'accroupi de la pierre romane et l'élevé Petit manuel d'znesthétique (1998)
de la pierre gothique. [...] Et pourtant la sensation n'est
(Éd. du Seuil)
pas la meme chose que le matériau, du moins en droit.
Ce qui se conserve en droit n'est pas le matériau, qui
constitue seulement la condition de fait, mais, tant que Deux siicles apris 1 'esthétique lancéepar Baumgafien, récupérée
cette condition est remplie (tant que la toile, la couleur et sauvée par Kant, apparait l'idée rmendiquéepar Akzin Badiou
ou la pierre ne tombent pas en poussiere), ce qui se d 'une N imthétique>>. Voici comment k philosophe définit le
conserve en soi, c'est le percept ou l'affect. Meme si le teme : Par "inesthétique",j'entends un rappcnt de la philoso-
matériau ne durait que quelques secondes, il donnerait A phie 1 Úrt qui, posant que 1 Úrt est par lui-m& producteur de
la sensation le pouvoir d'exister et de se conserver en soi,
vhités, ne fiétend dúucune facon en faire, f i a r la philosophie,
dans 1' é t a i t é qui coexiste avec cette courte durée. [ ...]
Tout se joue (y compris dans la technique) entre les com- un objet. Contre la spéculation esthétique, l'inesthétique décrit les
posés de sensation et le plan de composition esthétique. effets stn'ctement intra-philosophiques produits par léxistence
. .
240 DOSSIER b . ....i-Y.$! .. . GROUPEM€N:WDE TEXTES . Z41
,.

-
indeendante de quelques m v r e s d'art. S'expn'me ici b refus net
d'apparenter, 6 quelque degré que ce soit, la philosophie i une
série de variations se dira alors : au regard d'une situation
de saturation et de cloture, il faut tenter de proposer un
~gnoséologieinférieure N, celb que voulait pérenniser Baumgar- nouveau scheme, un quatrieme mode de nouage entre
philosophie et art.
ten. Pour que b s choses soient claires, il faut trancher, fmcer la [. ..] Dans les schemes hérités, le rapport des oeuwes artis
distinction. Il faut, selon le mot de Badiou, dénouer u n rappmi tiques a la vérité ne parvient jarnais a etre simultanément
qui est devenu problématique avec b temps, et p g u d i c i a b b sur- singulier et immanent.
tout a la philosophie. Seule la position classique, entre [a di da^ On aflirmera donc cette simultanéité. Ce qui se dit aussi
tique (inaugurée par b platonisme) et la position romantique, bien : l'art lui-mhe est une production de vénté. Ou
marquerait un rapport hannonieux : sL;paration des sphkres des encore : l'identification philosiphique de l'art releve de
manikres de faire et des discours. L'analyse d 'Alain Badiou o f i e la catégorie de vénté. L'art est une pensée dont les
aeuvres sont le réel (et non l'effet). Et cette pensée, ou les
ainsi 1 'explication d ' u n <c t r m qui est r e m r q u a b b dans notre vérités qu'elle active, sont irréductibles aux autres vérités,
anlhologie : a llL;poqueclassique, la question de la d i s s m i o n ou qu'elles soient scientifiques, politiques ou amoureuses.
de l'association entre art et philosophie est comme suspendue. E n Ce qui veut dire aussi que l'art, comme pensée singuliere
effet, e la question de l'art ne tounnente pas Descartes, ou Leibniz, est irréductible I la philosophie. L...]
ou Spinoza. Zls ne s e m b h t pas avoir a choisir, ces grands clas- La philosophie a des lors comme rapport a l'art, comme
sigues, entre la rudesse d 'un contróle et 1 'extase d 'une allégeance *. toute procédure de vérité, de le montrer comme tel. La
L 'extrait suivant es¿ tiré de l'introduction d u livre, mi le p h i l e philosophie est en effet I'entremetteuse des rencontres
avec les vérités, elle est la maquerelle du vrai. [...] 11 faut
sophe récapitule les différents rapports entre art et phibsophie, bien voir que, sous sa simplicité manifeste, je dirais
sous forme de schimes synthétiques, pour fonnuler une position presque son ingénuité, la these selon laquelle l'art serait
inesthétique qui procede exclusivaent a des N identijications phi- une procédure de vérité sui generis, immanente et singu-
losophiques des arts ,, et de h r vérité. liere, est en réalité une proposition philosophique abso-
lument novatrice. La plupart des conséquences de cette
Didactisme, romantisme, classicisme sont les schemes these sont encore voilées, et elle contraint a un considé-
possibles du noeud entre art et philosophie, le tiers terme rable travail de reformulation. O n en voit le symptome
étant l'éducation des sujets, et singulierement de la jeu- lorsque l'on constate que Deleuze, par exemple, continue
nesse. Dans le didactisme, la philosophie se noue 5 l'art I distribuer l'art du c6té du sensible comme te1 (affect et
dans la modalité d'une surveillance éducative de sa desti- percept), en continuité paradoxale avec le motif hégélien
nation extrinseque au vrai. Dans le romantisme, l'art réa- de l'art comme forme sensible de l'Idéen. 11 disjoint
lise dans la finitude toute l'éducation subjective dont l'art de la philosophie (vouée a l'invention des seuls
I'infinité philosophique de 1'Idée est capable. Dans le concepts) selon une modalité qui laisse encore tout I fait
classicisme, l'art capte le désir et éduque son transfert par inapparente la véritable destination de l'art comme pen-
la proposition d'un semblant de son objet. La philoso- sée. C'est qu'a ne pas convoquer dans cette affaire la
phie n'est ici convoquée qu'en tant qu'esthétique : elle catégorie de vérité on ne parvient pas a établir le plan
donne son avis sur les regles du « plaire *. [. ..]La situation d'immanence ou procede la différenciation entre art,
est finalement la suivan-te : saturation des trois schemes science et philosophie.
hérités, cloture de tout effet du seul scheme tenté en ce
siecle, qui était en fait un scheme synthétique, le didacto-
romantisme.
La these autour de laquelle ce petit livre n'est qu'une
La multiplication des discours dénoncant la crise de I'art
ou sa captation fatale par le discours, la généralisation d u
spectacle ou la mort de l'image, indiquent assez que le
terrain esthétique est aujourd'hui celui o13 se poursuit
Jacques RANCIERE (né en 1940) une bataille qui porta hier sur les promesses de I'émanci-
Le partage du sensible (2000) pation et les illusions et désillusions de l'histoire. Sans
doute la trajectoire d u discours situationniste, issu d'un
(La Fabrique) mouvement artistique avant-gardiste de l'apres-guerre,
devenu dans les années 1960 critique radicale de la poli-
Le mot cesthétique~pend u n sens pécis dans les textRF de tique et aujourd'hui absorbé dans l'ordinaire du discours
désenchanté qui fait la doublure «critiquen de I'ordre
Jacques Rancike a fonction de ce qu 51 nomme << le partage d u existant, est-elle symptomatique des allers et retours
sensible S. «Ja@elle partage du sensible, pécise le philosophe, ce contemporains de l'esthétique et de la politique. Mais ce
systeme d'hidences sensibles qqui donne a voir en ?&me temps sont les textes de Jean-Francois Lyotard qui marquent le
l'existence d'un commun et les découpap qui y difinissent les mieux la facon dont << l'esthétique * a pu devenir, dans les
places et les parts respectiva. Un partage du sensiblefixe donc a vingt dernikres années, le lieu privilégié oI3 la tradition de
mime temps u n commun partagé et des parts exc¿usives. Cette la pensée critique s'est métarnorphosée en pensée du deuil.
La réinterprétation de I'analyse kantienne du sublime
répartition des parts et des phces se fonde sur un partage des importait dans I'art ce concept que Kant avait situé au-
espaces, des temps et des f m s d'activité qui dltennine la manihe del2 de I'art, pour mieux faire de I'art un témoin de la
m h e dont u n commun se przte 6 participation et dont les uns et rencontre de I'imprésentable qui désempare toute pen-
les autres ont part a m partage. >» On le constate, ce t h a une sée - et, par 15, un témoin P charge contre l'arrogance
dimension politique, car son repérage, son analyse et son de la grande tentative esthético-politique du devenir-
p e m ~ n tont pour conséquence & remettre a question toute vision monde de la pensée. Ainsi la pensée de I'art devenait le
lieu oI3 se prolongeait, apres la proclamation de la fin des
qui consisterait 6 affinner (c qu 'il n 'y a qu 'une seule réalité~.Et cie utopies politiques, une dramaturgie de l'abime originaire
p-éciser, dans son lime Chronique d e s t e m p s consensuels : de la pensée et du désastre de sa méconnaissance. Nombre
Ce qui s'oppose a cette e n t r e e [qui consiste a afinner qu 'il n 'y de contributions contemporaines P la pensée des désastres
a qu ú n e réalité nécessaire] a u n nom simpie. Cela S 'apPeIle poli- de I'art ou de I'image monnaient en une prose plus
tique. » Ainsi cet engagement dans la réfixion sur les lignes de médiocre ce retournement principiel.
Ce paysage connu de la pensée contemporaine définit le
partage, les découpages, les dimensions hétéroghes du sensible
contexte oti s'inscrivent ces questions et réponses, mais
dans ses mises a f m e , dont l'enjeu a u n e p d e intnnsiquemmt non point leur objectif. 11 ne s'agit pas ici de revendiquer
politique, décloisonne la réfixion sur l'ad et son histoiw, décons- d nouveau, contre le désenchanternent post-moderne, la
truit I'idée de son autonomie en renvoyant SRF pratiques d l'idée vocation avant-gardiste de I'art ou l'élan d'une modernité
fondamentale de leur visibilité, qui est fonction p é c i s h t d u liant les conquCtes de la nouveauté artistique P celles de
type de partage d u sensible en vigueur. l'émancipation. Ces pages ne procedent pas du souci
d'une intewention polémique. Elles s'inscrivent dans un
L 'extrait qui suit, tiré o!e 1'Avantpropos a u n cmrt texte, inti-
travail 5 long terme qui vise 2 rétablir les conditions d'in-
tulé L e partage d u sensible, donne des éléments pour n'tiquer telligibilité d'un débat. Cela veut dire d'abord élaborer le
les idées de N mise de l'art N, de .fin de l'art M. sens meme de ce qui est désigné par le terme esthétique :
non pas la théorie de I'art qui le renverrait a ses effets sur
1 GROUPEMENT DE TEXTES
244 DOSSIER 245

la sensibilité, mais un régime spécifique d'identification


i
et de pensée des arts : un mode d'articulation entre des
manieres de faire et des modes de pensabilité de leurs
rapports, impliquant une certaine idée de l'effectivité de
la pensée. Définir les articulations de ce régime esthé- L'idiotie. Art, vie, politique - méthode (2003)
tique des arts, les possibles qu'elles déterminent et leurs
modes de transformation, te1 est l'objectif présent de ma « Les grumeaux de l'idéal D
recherche et d'un séminaire tenu depuis quelques années
(Beaux-Arts Livres)
dans le cadre de l'université Paris-VI11 et du College
international de philosophie. On n'en trouvera pas ici les
résultats, dont l'élaboration suivra son rythme propre. Jean-Yves Jouannais, &tique d 'art et écrivain, s 'est liwé dans
J'ai, en revanche, essayé de marquer quelques reperes, son livre sur l'idiotie a la composition & monographies consacrées
historiques et conceptuels, propres a reposer certains a des artistes « qui ont fait le choix & nepas étre comprir », qui ont
probl6mes qui brouillent irrémédiablement des notions fait le choix du jasco, de l'insipifiance, de l'irrévérence, de la
qui font passer pour déterminations historiques des a
mise en question béante et inquiétante - ceux-la memes qui peu-
priori conceptueis et pour déterminations conceptuelles des 1

découpages temporels. Au premier rang de ces notions vent valoir a l'art contemporain son pocis en usu$ation. Cette 11
figure bien sur celle de modernité, principe aujourd'hui étu& est donc aussi u n essai qui interroge de maniEre pofonde I

de tous les pele-mele qui entrainent ensemble Hólderlin 1 'étendue de 1 éxpérience artistique, qui se révile d 'unepolymoqbhie
ou Cézanne, Mallarmé, Malevitch ou Ducharnp dans le vertigineuse, mettant i w é m é d i a b k t en question l'idée d'un
grand tourbillon oii se melent la science cartésienne et le monde de l'art homoghe. La confrontation a ces audaces artis-
parricide révolutionnaire, l'age des masses et l'irrationa- tiques improbables p m e t en effet a l'auteur de poser des questions
lisme romantique, l'interdit de la représentation et les
techniques de la reproduction mécanisée, le sublime kan- mciaies : Et tout cela, pourquoi ? Cette énergie a ne pas faire, ce
tien et la scene primitive freudienne, la fuite des dieux et temps sanifé a l'insipijance, cette paradoxale disponibilité a
I'extermination des juifs d'Europe. Indiquer le peu de l'idée de ne pas convaincre ?» Et la réponse vient : Parce que trop
consistance de ces notions n'entraine évidemment aucune d Úrtistes, de critiques,jugent que le tenitoire de l b , le h r , qu 'ils
adhésion aux discours contemporains du retour a la ont d i s i p é et arbitrairement circonsm't, est une espe'ce de plage p2-
simple réalité des -pratiques
- de l'art et de ses criteres d ' a p vée et qu'il h r incombe d'en assurer la gestion m m e l'entretien.
préciation. La connexion de ces .simples pratiques, avec
Et il h r sembie i n c o n p , d 'une gratuité inimaginable, que cer-
des modes de discours, des formes de vie, des idées de la
pensée et des figures de la communauté n'est le fmit tains puissent préfher les paysages qui existent peut-&re audela. »
d'aucun détournement maléfique. En revanche, I'effort L'extrait qui suit donne deux exemples de ces exphations et
pour la penser oblige 5 déserter la pauvre dramaturgie de propositions inattendues qui décadrent les déjnitions repes,
la fin et du retour, qui n'en finit pas d'occuper le terrain bousculent les n o m s du jugement de g&t et repoussent les limites
de l'art, de la politique et de tout objet de pensée. de lúrt. La phrase de l'artiste Philippe Mayaux, mise en exergue

.
du texte que nous citons cidessous, indique aussi la place que 1 'es-
fmt (au sens de avoir de lésprit » ou « mot d'espi't ») peut
prendre dans la dáarche artistique. La citation est la suivante :
Un unge incapabk de v o h , cést u n genre depoule, n'est-cepus ? b,
'pi . ,
446 ."
. . , ~ . .

Philippe Mayaux nous explique l'crigine d'un de ses l'infini te1 qu'il en est fait usage dans le domaine des
tableaux, Le Ciel de Cobe :«Je me suis inspiré d'une image représentations morales. Et cette mesure absolue du génie,
informatique prise par le satellite d'obsemtion Cobe. de la perfection et de tous les idéalismes nous est soudain
t...] Elle represente ce que l'on peut appeler un horizon révélée sous I'espece d'un plasma encombré de grumeaux,
cosmique, le fond de I'univers au moment oCI la matiere de masses parasites, hétérogenes et changeantes. L'idéal,
s'est séparée de la lumiere, faisant passer l'espace-temps puisque grumeleux, est déconsidéré. L'idéal moderniste
d'un état opaque i un état uansparent. [...] Audeli de aussi, dans la foulée. La peinture de Philippe Mayaux en
ce capot spatial, nous sombrons dans les abimes de la forme le cénotaphe, célébration non ironique mais litté-
métaphysique, de la 'Singularité". On a découvert, grace 5 rale, puisque attachée 5 I'évocation de sa principale
cette image virtuelle, que I'image n'était pas répartie de valeur, la virtuosité.
maniere homogene dans le vide infini, qu'elle formait Encore des grumeaux dans l'idéal, comme en suspension
des grumeaux. » Le résultat est une toile ovale - a priori dans un potage philosophiqu?, avec les photographies de
un format qui veut faire l'intéressant -, kitsch avec insis Bernhard Johannes Blumei. Eclairant la pensée de Kant
tance, aux couleurs indigestes, proche de I'esprit New par quelques expérimentations burlesques et inquiétantes,
New Paintingl. Le terme ~fantaisiste. vient 5 I'esprit, cet artiste confirme qu'il est illusoire que nos connais-
indissociable de l'intuition que la parodie est ici au travail sances puissent se régler sur les objets. Le polyptique de
en vue d'une malversation 5 visée distractive. Et pourtant La Raison pure a tant que mison pure indigeste (1981) en
nous sommes face i une donnée iconographique scienti- offre un témoignage quasi scientifique. Les objets, chez
fique dont la portée s'avere sans conteste métaphysique. Blume, font plus que se régler sur la nature de notre
Cette toile nous convoque comme déchiffreurs, comme faculté intuitive, ils se jettent sur nous. Si les objets s'ac-
des Leroi-Gourhanz d'écritures cosmiques. Nous sommes cordent 5 noue entendement, ce n'est plus vraiment a
corifrontés 5 cette nécessité qu'éprouva Georg Friedrich priori, mais avec une passion démonstrative et obscene.
Grotefend lorsque, avant meme de déchiffrer des inscrip D'oCI ces catasuophes de salon ou de cuisine dont l'ar-

.
tions cunéiformes, il dut faire la preuve que ces signes
n'étaient pas des ornernents de pure fantaisie D. 11 en M
ainsi des tableaux idiots de Philippe Mayaux. Sous I'appa-
tiste, mais aussi sa femme, Anna, et sa mere, sont les vic-
times. Les objets, loin d'etre maitrisés du simple fait
d'avoir été créés par nous, s'émancipent, s'expriment
rence de bibelots d'ambiance 2 la lisibilité confortable, amoureusement ou haineusement. Nouvelle révolution
agréments fantaisistes d'environnements tiedes, ces images copernicienne telle que Kant I'avait envisagée : le specta-
se montrent obsédées par la fameuse vision de Cobe : la teur et les u mouvements du ciel m, le pensant et I'inerte,
matiere forme des grumeaux dans l'infini de I'espace. De I'intelligence et la non-pensée échangent leurs positions
1 i un rire, de I'un de ces rires qui se déclenchent dans et leurs fonctions.
des circonstances qui n'ont rien de plaisant et en meme
temps que des affects particulierement pénibles et poi-
gnants5.. Car l'infini de l'espace nous entraine aussittit 5

1. Courant artistique n6 a u fitats-~nisdans les annies 1980, marquant


un retour i la peinture figurative, caractérisé par des compositions
simples et une technique presque infantile.
2. André Leroi-Gourhan (1911-1986),ethnologue et archéologue fran-
~aisspécialiste de la préhistoire.
3. L'auteur cite ici Sigmund Freud dans Le mor d'espit et ser rappm avec
l'inconscient (1905). 1. Photographe allemand, né en 1937, qui vit et m i l l e i Cologne.
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Vladimir KANDINSKY,DU spirituel dans l'art (1911),
Concepts, catégories, courants, termhologie : Folio essais no 72.
Paul LEE, Thémie de lúrt moderne (1945), Folio essais
la spécificité du lexique de l'esthétique no 322.
Dans le champ théorique de l'esthétique, on trouve LE CORBUSIER,Lettres a ses maz^tres,t. 1 : Lettres a Augus-
des concepts (tels le beau, le sublime, le sensible), des tin Perret, t. 11 : Lettres a Charles L Epplatenier, Éd. du Lin-
catégories qui sont comme des genres regroupant des teau, 2002.
esp¿.ces de phénomenes (tels l'art, la nature, la tech- Auguste RODIN, Éclazrs de pensée. É&ts et entretzens sur
nologie) et des courants ou mouvements qui sont la l'art, L'Arnateur, 2003.
manifestation histonque concrete des pratiques artis- Arnold SCHOENBERG,Le styb et l'idée, Plon, 1980;
tiques (maniérisrne, vérisme, minirnalisme, Pop Art, nouvelle édition en 2002, aux éditions Buchet-Chastel.
expressionnisme, ...) . Mais il faut repérer aussi ce qui Paul VALÉRY, Fragments sur Maliunné. Vanété I et
rend visible ou ce qui manifeste l'esthétique comme Vanété II. Léonard et les philosophes (1924), Folio essais
objet du discours, 5 savoir une certaine terminologie, no 327.
un certain vocabulaire spécialisé. Ce lexique regroupe Vincent VAN GOGH, Lettres a son frere Théo, Folioplus
des termes techniques dont la fonction est de per- classiques no 52.
mettre de repérer, de circonscrire, de définir et de Léonard de VINCI, Traité de la peinture, 149@1517,Ber-
décrire des phénomEnes visés comrne spécifiquement ger Levrault, 1987.
esthétiques. On évoquera ici de rnaniere suggestive Richard WAGNER,Beethoven, Aubier-Montaigne, 1948.
Andy WARHOL, Entretias, 1962-1987, Grasset, 2006.
quelques termes appartenant 5 ce lexique : style, har-
monie, rythme, plastique, phrasé, ligne, surface, figure,
figuratif, figural, expression. A vous de vous interroger
et de rechercher éventuellement 5 compléter cette liste.
Étienne SOURZAU, Vocabulaire d'esthétique, PUF, coll.
Quadnge, 2004.
A lire \

Voici des ouvrages d'artistes qui réfléchissent 5 leur A écouter


pratique : Gzlles D e h z e Cinéma, 6 CD, Gallimard, A voix haute m.
Guillaume APOLLINAIRE,Les peintres cubistes. Médita-
\
tions esthétiques (1913), Hermann, 1980.
Peter BROOK,L'espace vide, Éd. du Seuil, 1977. A regarder, a lire
Marcel DUCHAMP, Duchamp du signe, Éd. de Minuit, Mélancolis. Génie et folie a Occident, sous la direction de
1989, repris dans la collection << Champs » chez Flam- Jean Clair, catalogue d'exposition, Gallimard/RMN,
marion. 2005.
Gustave FLAUBERT, Correspondance, Folio classique Hans NAMUTH,Dans l'atelier deJackson Pollock, Macula,
no 3126. 1991.
Lycée
Série Philosophie
Dans le jardin de Celibidache, film documentaire de Serge Notions d'esthétique (anthologie) ( 1 10)
Ioan Celibidachi, 1997. ALAIN, 44 Propos sur le bonheur (105)
L'art de la direction d'orchestre, film documentaire de Sue
Knussen, 2001. Hannah ARENDT, La Crise de I'éducation extrait de La
My Architect, film documentaire de Nathaniel Kahn, Crise de la culture (89)
2004. ARISTOTE, lnvitation a la philosophie (Protreptique) (85)
Saint AUGUSTIN, La création du monde et le temps -
(( Livre XI, extrait des Confessions )) (88)

René DESCARTES, Méditations métaphysiques - (( 1 , 2 e t


3 )) (77)
Michel FOUCAULT, Droit de mort et pouvoir sur la vie,
extrait de La Volonté de savoir (79)
Sigmund FREUD, Sur /e r6ve (90)
Thomas HOBBES, Léviathan - ((Livres 13 a 17))
(1 1 1)
Emmanuel KANT, Des principes de la raison pure pro-
tique, extrait de Critique de la raison pratique (87)
Claude LÉVI-STRAUSS,Roce et histoire (104)
Nicolas MALEBRANCHE, La Recherche de la verité -
(( D e I'imagination, 2 e t 3 )) (8 1)

Maurice MERLEAU-PONTY, L'CEiI et I'hprit (84)


Friedrich NIETZSCHE, La «faute )), la ((mauvaise con-
science)) et ce qui leur ressemble (Deuxieme disserta-
tion), extrait de La Généalogie de la morale (86)
Blaise PASCAL, Trois discours sur la condition des Grands
e t six liasses extraites des Pensées (83)
PLATON, La République - (( Livres 6 e t 7 )) (78)
PLATON, Le Banquet (109)
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur I'origine et les fon- Eugene IONESCO, Rhinocéros (73)
dements de ISnégalité parmi les hommes (82) Sébastien JAPRISOT, Un long dimanche de fianqailles (27)
Baruch SPINOZA, Lettres sur le mal - (( Correspondance Charles JULIET, Lambeaux (48)
avec Blyenbergh (80) Eugene LABICHE, L'Affaire de la rue de Lourcine (98)
Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique Pierre Choderlos de LACLOS, Les Liaisons dangereuses (5)
- Introduction, chapitres 6 et 7 )) (97) Jean de LA BRUYERE, Les Caracteres (24)
Simone WEIL, Les Besoins de I'ame, extrait de L'Enraci- Madame de LAFAYETTE, La Princesse de cleves (39)
nement (96) Andr6 MALRAUX, La Condition humaine ( 1 08)
Série Classiques MARIVAUX, La fausse Suivante (75)
ícrire sur la peinture (anthologie) (68) MARIVAUX, L'ne des esclaves (1 9)
La poésie baroque (anthologie) (1 4) Guy de MAUPASSANT, Le Horla (1)
M i r e et fille (correspondances de Mme de Sévigné, George Guy de MAUPASSANT, Pierre et Jean (43)
Sand, Sido et Colette) (anthologie) (1 12) MOLIERE, LJ€coledes femmes (25)
Le sonnet (anthologie) (46) MOLIERE, Le Tartufe (35)
Honoré de BALZAC, La Peau de chagrin (1 1) MOLIERE, Amphitryon (1 0 1)
René BARJAVEL, Ravage (95) MOLIERE, L'lmpromptu de Versailles (58)
Charles BAUDELAIRE, Les fleurs du mal (1 7) MONTESQUIEU, Lettres persanes (56)
André BRETO N, Nadja (1 07) Alfred de MUSSET, Lorenzaccio (8)
Albert CAMUS, L'ítranger (40) OVIDE, Les Métamorphoses (55)
C~LINE,Voyage au bout de la nuit (60) Pierre P ~ J U ,La petite Chartreuse (76)
René CHAR, feuillets d'Hypnos (99) Daniel PENNAC, La fée carabine (1 02)
Fran~ois-Renéde CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre- Luigi PIRANDELLO, Six personnages en quite d'auteur (7 1)
tombe - Livres IX a XII) (1 18) Raymond QUENEAU,. Zazie dans le métro (62)
Albert COHEN, Le Livre de ma mere (45) Fran~oisRABELAIS, Gargantua (2 1)
Benjamin CONSTANT, Adolphe (92) Jean RACINE, Andromaque (1 O)
Pierre CORNEILLE, Le Menteur (57) Jean RACINE, Britannicus (23)
Marguerite DURAS, Un barrage contre le Pacifique (5 1) Rainer Maria RILKE, Lettres a un jeune poete (59)
Annie ERNAUX, La place (61) Edmond ROSTAND, Cyrano de Bergerac (70)
Gustave FLAUBERT, Madame Bovary (33) SAINT-SIMON, Mémoires (64)
DANS LA N E M E CQLLECJIYM,

Nathalie SARRAUTE, Enfance (28)


Williarn SHAKESPEARE, Hamlet (54)
SOPHOCLE, Antigone (93)
STENDHAL, La Chartreuse de Parme (74)
Vincent V A N G O G H . Lettres a Théo (52)
VOLTAIRE, Candide (7)
VOLTAIRE, L'lngénu (3 1 )
VOLTAIRE, Micromégas (69)
Érnile ZOLA, Thérese Raquin ( 1 6)

Pour plus d'informations,


consultez le catalogue 5 l'adresse suivante :

Composition Interligne
lmpression Novoprint
a Borcelone, le 3 septembre 2007
Dép6t Iégol: septembre 2007
ISBN 978-2-07-034747-611mprimé en Espagne.

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