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ÉDITIONS MIMÉSIS / PHILOSOPHIE

N. 41
PENSER L’HUMAIN
AVEC MALDINEY
Approches de la transpassibilité

Sous la direction de
Flora Bastiani et Till Grohmann

ÉDITIONS MIMÉSIS
© 2016 – ÉDITIONS MIMÉSIS
www.editionsmimesis.fr
e-mail : info@editionsmimesis.fr
Collection : Philosophie, n. 41
ISBN : 9788869760051

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SOMMAIRE

INTRODUCTION 7

I
AUX SOURCES DU PATHIQUE

Federico Leoni
LE FANTÔME D’ARISTOTE.
LIEUX ET ENJEUX DE LA TRANSPASSIBILITÉ 11

Christian Chaput
DE LA TRANSPASSIBILITÉ DU THÉRAPEUTE 25

Jean-François Rey
DEUX CONCEPTS ESSENTIELS À LA FONDATION
D’UNE ANTHROPOPSYCHIATRIE :
LA PULSION ET LE PATHIQUE 41

Joris de Bisschop
L’ANTILOGIQUE 61

Till Grohmann
L’EXISTENCE ENTRE GESTALT ET GESTALTUNG 77
II
USAGES CONTEMPORAINS

Flora Bastiani
CRISE ET TRAUMATISME : HENRI MALDINEY
ET EMMANUEL LEVINAS 97

Svetlana Sholokhova
DE LA POSSIBILISATION À LA TRANSPASSIBILITÉ.
PENSER LES ENJEUX THÉRAPEUTIQUES DE LA DASEINSANALYSE
AVEC MALDINEY ET LEVINAS 111

Alain Gillis
ÉVÉNEMENT ET TRANSPASSIBILITÉ.
À PROPOS DE LA THÉRAPIE DES NÉVROSES 129

Monika Murawska
L’AISTHESIS EN TANT QUE SOURCE DE L’ART
CHEZ HENRI MALDINEY 139

Jean-Christophe Goddard
ESTHÉTIQUES ET PSYCHOPATHOLOGIES
DELEUZIENNES-MALDINEYSIENNES 159

CONCLUSION 171

À PROPOS DES AUTEURS 173


INTRODUCTION

La pensée de Maldiney puise dans différents champs de la


connaissance aussi diversifiés que la psychopathologie, la peinture,
la poésie, la philosophie classique allemande, la phénoménologie,
la pensée de l’existence ou encore la linguistique. Chacune de ces
incursions disciplinaires ne constitue cependant qu’un trait de son
projet central qui est une compréhension de l’humain dans toutes ses
expressions. Maldiney fonde ainsi non seulement une façon trans-
disciplinaire du philosopher, mais il déplace la question abstraite de
l’humain vers la série d’épreuves qui le constituent et qui relèvent
de champs théoriques distincts. L’exploration de ces différentes
modalités d’ouverture à l’épreuve a conduit ce volume à réunir des
contributeurs issus aussi bien de la clinique psychiatrique, que de la
philosophie et de l’esthétique.
Dans la pensée de Maldiney, la traversée ne se réduit pas à une
simple opération méthodologique ou à une posture, mais le thème
de l’existence humaine habite chacun de ses textes comme la mise
en œuvre même de ce qui est y recherché. En effet, l’attention portée
aux différents moments qui révèlent les lignes de faille de l’humain,
qu’il s’agisse du langage, de l’œuvre ou du délire, ne fait qu’appro-
cher un point de passage d’un état à un autre, un laps où la perma-
nence s’effondre devant l’exigence d’un renouveau. Il s’agit donc de
décrire l’expression humaine sous ses différentes formes en la sai-
sissant comme une traversée, et d’éprouver la force de l’impossibili-
té du changement confronté à sa nécessité. Car finalement l’humain
raconté par Maldiney est celui qui se trouve intriqué dans la tension
entre le possible et l’impossible.
Le commandement d’« exister à l’impossible », qui surgit au
point de traverse, tient sa rigueur tout à la fois de l’objet d’étude
8 Penser l’humain avec Maldiney

et du projet maldineysien : chaque analyse, signifiant à partir d’un


vécu de la crise, fait état de l’impossibilité à rendre explicite ce que
la crise seule fait exister. L’émergence de l’impossible, qui est aussi
la brisure de soi imposée au sujet par le réel, pose à la fois la limite et
l’orientation des analyses de Maldiney. Car la trame de ses travaux
ne découvre ce qui arrive dans la crise existentielle que par l’étude
des traces portées par le sujet. Le vécu de crise se fait voie d’entrée
au cœur de l’exister humain dans la mesure où, pour Maldiney, l’état
critique permet d’atteindre un dénudement existentiel chargé à la
fois du risque de déroute et d’un potentiel rebond vers une situation
neuve.
Le présent ouvrage s’est construit à partir d’une interrogation cen-
trale sur la transpassibilité. Il est le fruit de deux années de recherches
et de collaborations au sein du Séminaire Maldiney de Toulouse
dans le cadre des travaux de l’Équipe de Recherche sur les Rationa-
lités Philosophiques et les Savoirs (ERRAPhiS). Chaque contribu-
teur s’est engagé dans cette réflexion notamment en s’appuyant sur
l’article « De la transpassibilité » publié en 1991 par Maldiney dans
le recueil Penser l’homme et la folie. Prenant en compte les particu-
larités de chaque article, il a semblé opportun d’organiser l’ouvrage
uniquement à partir des perspectives des différents contributeurs sur
cette œuvre. Ainsi les textes, plutôt que d’être rassemblés par une
orientation disciplinaire, sont regroupés par la manière qu’ils ont
d’éclairer la pensée de Maldiney. Le premier chapitre, portant sur
les sources, vise à mettre en évidence l’enracinement de la transpas-
sibilité dans les travaux qui ont précédé Maldiney et d’où il tire des
éléments primaires de sa propre réflexion. Le deuxième chapitre pré-
sente une autre série d’articles qui ouvrent vers les usages contem-
porains de la transpassibilité, en la confrontant à des thématiques et
des auteurs que Maldiney n’a pas lui-même pris pour référence.
CHAPITRE I
AUX SOURCES DU PATHIQUE

L’enjeu principal de la pensée de Henri Maldiney est de com-


prendre l’homme dans son existence factuelle, son entreprise phi-
losophique pouvant être considérée comme une contribution aux
débats contemporains de la phénoménologie anthropologique. Pro-
fondément inscrite dans cette lignée de pensée, l’œuvre de Maldiney
se nourrit d’un constant échange avec d’autres auteurs. Afin de don-
ner une voie d’accès à cette pensée, nous souhaitons donc, dans ce
premier chapitre, présenter quelques-unes de ses sources et clarifier
le positionnement de Maldiney vis-à-vis de ces différentes inspira-
tions.
Le point de départ pour une telle entreprise nous fournira une
réflexion sur l’origine historique de la notion de transpassibilité.
Dans le premier article, Federico Leoni nous montre en effet que
ce concept clé de la compréhension maldineysienne de l’existence
est déjà contenu en germe dans le nous pathétikos aristotélicien
ainsi que dans l’interprétation averroïenne de celui-ci. C’est une
telle perspective historique qui permet à Federico Leoni d’affirmer
que le transpassible, entendu comme la marque distinctive d’une
existence en transformation, consiste à réaliser, sans anticipation et
schème préconçu, un mouvement absolu d’existence. La particula-
rité existentielle de cette notion, et notamment l’extrême vulnéra-
bilité qu’elle implique pour le sujet, est questionnée dans l’article
suivant par le psychiatre Christian Chaput, inspiré par la pratique
de Gisela Pankow, lequel construit un raisonnement philosophique
à partir de réflexions sur des cas de psychoses. Une telle confronta-
tion à la clinique psychopathologique se trouve en effet à l’origine
de l’invention de la notion de transpassibilité. Cependant, l’objectif
10 Penser l’humain avec Maldiney

principal de l’article de Christian Chaput consiste moins à réfléchir


sur le défaut de transpassibilité chez le patient que de montrer que
la transpassibilité du thérapeute opère, elle aussi, à l’intérieur de la
dynamique transférentielle, venant pour ainsi dire à l’aide du proces-
sus transformateur défaillant du patient.
Dans le texte suivant, Jean-François Rey poursuit la perspective
d’une meilleure compréhension de ce lien intrinsèque qui lie la pen-
sée de Maldiney à la clinique de la psychopathologie. En propo-
sant de clarifier deux notions fondamentales chez Maldiney, à savoir
la « pulsion » et le « pathique », Jean-François Rey retourne aux
sources de la pensée psychopathologique de Maldiney, en passant
par des auteurs qui ont fondamentalement marqué sa conception de
la folie : Freud, Szondi, Schotte et von Weizsäcker. Le psychiatre
et philosophe allemand Viktor von Weizsäcker figure également au
centre des deux derniers textes de ce premier chapitre. Dans l’article
de Joris de Bisschop, celui-ci nous livre le cadre à la fois conceptuel
et thérapeutique, théorique et pratique, de la pensée de von Weizsäc-
ker. Nous découvrons avec cette contribution que le projet weizsäc-
kerien d’une « anthropologie médicale » s’est heurté aux mêmes
problèmes et dangers que ceux qui menacent aujourd’hui le champ
clinique et la prise en charge des malades dans des institutions et
hôpitaux psychiatriques. En effet, le retrait progressif de l’idée prin-
cipielle de l’humain dans la direction de la cure est accompagné par
une mise en cause généralisée du courant de la « psychothérapie ins-
titutionnelle », dans lequel les pensées de Maldiney et de von Wei-
zsäcker sont très impliquées. C’est également dans la perspective
d’une clarification de l’influence de von Weizsäcker sur la pensée de
Maldiney, que Till Grohmann tend à analyser, dans le dernier article
de ce premier chapitre, de quelle manière la pensée weizsäckerienne
de la Gestalt entre en tension avec la philosophie existentiale de Hei-
degger, autre source fondamentale de la philosophie de Maldiney.
Nous comprenons ainsi que la reprise par Maldiney de l’opposition
weizsäckerienne entre la Gestalt et la Gestaltung entraine, voire né-
cessite, une révision fondamentale de la conception heideggérienne
de l’existence.
FEDERICO LEONI
LE FANTÔME D’ARISTOTE
Lieux et enjeux de la transpassibilité

La puissance de penser

Je vais partir de ces phrases assez rapides et laconiques qu’Henri


Maldiney nous livre dans un passage inaugural de son essai De la
transpassibilité : « Aristote est aux prises avec un dilemme. Il doit
admettre l’impassibilité de l’intellect à l’égard des intelligibles, et la
nécessité où il est de les dégager du sensible »1.
Quels sont précisément les contours de ce dilemme ? D’un côté
l’intellect pathetikos (passif, matériel) doit assumer des formes pour
penser. Il est puissance de formes, passibilité à l’égard des formes.
Mais en même temps il est impassibilité à l’égard de ces formes. S’il
devait en assumer une, il aurait fini de penser, de faire l’expérience.
Il ne serait plus que cette seule forme. Il doit donc se laisser toucher
par ces formes tout en demeurant en deçà de ces formes, tout en res-
tant sans forme, im-parfait, non-enteleches.
On retrouve dans ce dilemme la racine de ce merveilleux déve-
loppement d’Aristote qu’est Averroès et l’averroïsme. Le Troisième
livre du Magnum Commentarium in Aristotelis « De Anima » libros
constitue une analyse incessante, extraordinairement poussée, du
statut de cette passivité, que je n’hésiterais pas à qualifier, en dé-
clarant tout de suite la voie que je choisis pour lire ce passage de
Maldiney, de transpassibilité. Averroès doit illustrer cette passibilité
qui reçoit des formes sans s’y réduire. Une passibilité qui n’est pas
inerte, qui peut recevoir et qui, après avoir reçu, ne cesse pas de
pouvoir recevoir.

1 H. Maldiney, « De la transpassibilité », in Penser l’homme et la folie,


Millon, Grenoble, 1991, p. 362.
12 Penser l’humain avec Maldiney

D’un côté, pourrait-on dire, il n’y a rien en acte dans cet intellect,
rien qui soit en acte au sens de l’entelecheia. Car s’actualiser en une
entelecheia voudrait dire s’immobiliser en une forme, en une pen-
sée. D’un autre côté, on ne peut pas simplement assimiler ce rien-
en-acte, qu’est l’intellect pathetikos, à une matière. On ne peut pas
faire coïncider la matérialité de l’intellect passif avec la cire de la
tablette dont parle Aristote et, après lui, l’empirisme éternel de la
philosophie occidentale de l’expérience, jusqu’à Locke et ses suc-
cesseurs. Cette image célèbre ne permet de penser l’exercice de la
pensée que comme l’inscription successive de pensées immobiles et
non communiantes entre elles. Elle ne permet de penser l’acte de la
pensée, mais seulement le contenu de cet acte, en d’autres termes,
elle ne permet pas de rendre compte de l’expérience en acte, de l’ex-
périence en tant qu’événement.
Averroès choisit donc d’introduire une distinction, de disjoindre
la matière telle qu’Aristote la conçoit, la figure même de la passivité,
et l’intellect matériel, qui est matériel dans un sens très particulier,
dans la mesure où la passivité, que Maldiney appelle « transpassibi-
lité », est passive ou plus que passive, plus que matérielle pourrait-on
dire. Les remarques de Léon Robin, que Maldiney cite à ce propos,
visent exactement à préciser ce statut de la passivité, et à le préciser
dans une perspective qui est en fin de compte strictement averroïste.
D’une part, écrit Robin, « l’intellect est impassible au contact de
la forme » : s’il était passible, il le serait à la manière d’une matière,
il deviendrait cette forme qui lui est offerte, ou ce synolon de sa
matière et de cette forme, et l’expérience s’arrêterait là, dans une
espèce d’arrêt sur image cinématographique. On retrouve de ce côté
l’essentiel de l’interprétation maldineysienne de la psychose en tant
que faillite de la transpassibilité : on retrouve Suzanne Urban écra-
sée sur une seule image, définitive, suspendue à jamais, la grimace
du médecin qui lui communique le progrès irréversible de la maladie
de son mari ; toute l’expérience de Suzanne devient la passion de
cette seule image, qui s’imprime dans la cire de son devenir en le
bloquant définitivement.
D’autre part, écrit Robin, « cette cire est l’absence de toute écri-
ture et aussi la possibilité de la recevoir, le lieu non pas réel mais
seulement possible de toutes les formes ». Cette notion d’un lieu ou
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 13

d’une possibilité non réelle mais seulement possible, n’est peut-être


pas immédiatement consistante, mais ce que Robin essaie de sug-
gérer sans doute, c’est l’existence d’une possibilité d’un autre ordre
que celui d’une possibilité qui se résout dans une sorte de revers de
l’actualité, d’une possibilité qui est tout simplement le négatif d’une
certaine actualité finie et définie, réalisée et attestée. Dans la même
période dans laquelle écrit Robin, il faut rappeler qu’Henri Bergson
élaborait une idée de possibilité analogue à celle dont il est ques-
tion dans ce vieux débat aristotélicien : une possibilité qu’il appelait
« virtualité »2 et qui est loin d’être sans rapport avec ce que Maldiney
élabore sous le nom de transpossibilité.
Averroès est peut-être plus précis que Robin quand il déclare à
propos de la passivité de l’intellect passif que « Aristote a dû poser
cette nature comme différente par rapport à la nature de la matière,
de la forme, et du composé des deux »3. Toute la terminologie aristo-
télicienne est comme suspendue, dans ces deux lignes énigmatiques.
Il y aurait un genre d’être qui n’est pas celui de la forme ni celui de
la matière ni celui, toujours douteux, du « composé » des deux, du
synolon matière-forme. On pourrait peut-être traduire tout cela de la
façon suivante : il y a un genre d’être qui n’est ni passif ni actif ni
un simple compromis ou une synthèse « empirique », comme dirait
Kant, entre passivité et activité. Il y a un genre ultérieur, qui explique
la rencontre entre passif et actif, entre matière et forme. Ou encore,
un genre dont la matière et la forme, le passif et l’actif ne sont que
des sous-produits, des découpages internes, des abstractions que
notre analyse a posteriori, notre grammaire métaphysique, y indi-
vidue.

Devenir absolu, devenir relatif

On ne peut pas penser cet intellect pathetikos comme cire, en un


mot, car la cire est déjà un composé de matière et de forme. D’ail-

2 H. Bergson, Le possible et le réel, in Œuvres, Puf, Paris, 1959.


3 Averroès, Commentarium Magnum in Aristotelis De Anima, Paris,
Flammarion, 1998, p. 388.
14 Penser l’humain avec Maldiney

leurs, comment est-ce qu’une matière complètement informe, com-


plètement passive, complètement inerte pourrait recevoir et enregis-
trer une forme, et puis la laisser tomber pour accueillir de nouvelles
formes, et en même temps ne pas oublier les formes précédentes,
c’est-à-dire les pensées précédentes ? À ce moment-là, le continuum
de l’expérience deviendrait impossible.
C’est là le problème auquel Averroès essaie de répondre avec cette
invention extraordinaire d’un troisième type d’être, au-delà de la
matière et de la forme canoniques chez Aristote. Plutôt qu’une table
sans écriture, matière pure, informe pur, et plutôt qu’une table avec de
l’écriture, synolon à chaque fois définitif, statue folle de l’expérience
qui se réduit à « une » expérience, inoubliable et indépassable, il faut
peut-être imaginer, comme table, comme intellect matériel, comme
matérialité qui n’est ni forme ni matière ni composé de la forme
et de la matière, l’écriture qui est en train de s’écrire : l’écriture
comme mouvement qui n’est ni la feuille de papier (matière), ni les
purs signes qu’on y trace (forme), ni la page blanche avec les traces
d’encre (le synolon de la matière et de la forme), mais le devenir de
ces traces qui se déposent sur le papier en lui donnant à voir comme
le support de ces traces qui en résultent sans plus devenir, le conti-
nuum d’une écriture en acte. Un troisième type d’être, au-delà de la
forme et de la matière, qui était d’ailleurs disponible chez Aristote
lui-même, l’energheia : ni dynamis ni entelecheia, mais mouvement
éternel, c’est-à-dire origine du temps en chaque partie du temps, qui
explique le passage, le devenir, la composition de la dynamis et de
l’entelecheia.
Si d’ailleurs il fallait penser l’intellect passif sur le mode de la
cire, comment faudrait-il penser la substitution presque cinémato-
graphique des formes, la succession saccadée et discrète des pen-
sées ? Du point de vue de l’orthodoxie aristotélicienne, la réponse
ne pourrait être qu’une seule : cette substitution serait la substitution
d’une forme avec son contraire. La formule aristotélicienne de tout
devenir, de toute phora, affirme, dans la Physique, que le devenir
est substitution de formes de contrario ad contrarium. Le petit de-
vient grand, le fruit vert devient mûr, etc. Averroès fait allusion à ce
problème quand il dénonce que si l’intellect passif avait une forme,
s’il avait reçu et enregistré une image, celle-ci « l’empêcherait de
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 15

recevoir des formes étrangères à celle-ci »4. Ce qui ne veut pas dire
qu’il ne pourrait recevoir des formes « autres » par rapport à celle
que l’intellect aurait reçue, mais que ces formes autres devraient se
substituer selon la loi relative des contraires. Une expérience en tout
cas discontinue, presque schizophrène…
L’enjeu de la transpassibilité maldineysienne, ou de la passivi-
té averroïste en tant que passivité ni passive ni active ni composé
d’actif et passif, est au contraire celui d’un devenir, c’est-à-dire
d’une modalité de mouvement que l’on pourrait qualifier non pas
de relatif, mais d’absolu ; non pas de phora, mais d’insistance ; non
pas de translation, mais de pulsation. Le devenir de l’expérience ne
serait pas le passage d’une forme à son contraire, c’est-à-dire d’une
forme accomplie à une autre forme, elle aussi accomplie, mais le
devenir de la forme elle-même, la Gestaltung de la Gestalt, pour
le dire avec des termes familiers à tout lecteur de Maldiney. C’est
bien là, d’ailleurs, la raison de ce passage quelque peu brusque à la
langue de von Weizsäcker et à la problématique du Gestaltkreis qui
occupe les pages centrales de l’essai « De la transpassibilité ». La
formation de la forme n’est ni de l’ordre de la forme ni de la matière.
Elle est de l’ordre de l’energheia, pourrait-on dire dans les termes
du vieux Aristote ; ou du virtuel, dans les termes de Bergson ; ou,
justement, de ce troisième type d’être qu’est l’intellect « passif » au
sens d’Averroès.

Plotin, Averroès, Kant, Deleuze

Avant Averroès, mais pour des raisons essentiellement analogues,


et tout à fait internes à l’aristotélisme que les deux philosophes par-
tagent, c’est Plotin qui s’était aventuré sur le chemin de cette matière
absolument originaire, de cette passibilité « archi-passive » du nous
pathetikos, en disant que la matière intelligible est « grande et petite
à la fois, instable, toujours en mouvement »5. Donc qu’elle ne res-
pecte d’aucune façon la loi du mouvement « relatif », la loi qui défi-

4 Ibid., p. 384.
5 Plotin, Ennéades, II, 4, 13.
16 Penser l’humain avec Maldiney

nit la phora comme mouvement qui va du contraire au contraire ;


mais qu’elle inaugure la loi d’un mouvement absolu, d’une pulsation
qui voit la coprésence des contraires et la coïncidence des opposés,
une sorte de mouvement non pas de translation mais sur place.
Mouvement contradictoire, si on le regarde avec les yeux de la
logique aristotélicienne, mouvement qui n’en est pas un, à la limite.
Soubresaut semblable à celui de l’Alice de Lewis Carroll, qui avait
fasciné Deleuze avec son devenir plus grande et plus petite en même
temps6. Ce devenir qui est contradiction, coïncidence des opposés,
n’est d’ailleurs indifférenciation que du point de vue des différences
déjà différées, pour ainsi dire. Du point de vue de la différence dif-
férante, de la différence en train de se différencier et de se former
ou transformer, rien d’indifférencié, mais justement le jaillissement
incessant des différences et de leurs implications, similitudes, ana-
logies, échos.
Cette aporie aristotélicienne ne cessera plus, après la solution aver-
roïste, de hanter la pensée occidentale. Il ne serait pas difficile de la
retrouver, par exemple, au cœur du projet kantien. Dans la Critique
de la raison pure, on peut tout d’abord distinguer le Bild empirique,
déjà formé, image accomplie. On est là dans la logique de ce que
Kant appelle « les anticipations de la perception », et c’est le mot
« anticipation » qu’il faut retenir dans ce titre : ce que l’on reçoit,
de nos sens, on le reçoit selon une loi de préfiguration. En d’autres
termes, on reçoit ce que l’on peut recevoir, ce que cette forme pré-
alable rend lisible et reconnaissable dans l’expérience. Cette puis-
sance est donc passivité mais non transpassivité, matière mais non
archi-matière « averroïste » et de troisième type. Et par ailleurs,
distincte de ce Bild, la Bildung transcendantale, le devenir trans-
cendantal des images, le schématisme qui est réceptivité, non pas
selon l’anticipation mais selon l’inanticipable. Il s’agit d’une récep-
tivité que Kant qualifie de « pure », réceptivité absolue, en d’autres
termes, devenir absolu des images en tant que lieu originaire du de-
venir-pensant de l’homme ; réceptivité qui ne reçoit, en ce sens, rien
d’extérieur, rien d’objectif, mais qui, tout simplement, « se » reçoit,

6 G. Deleuze, Logique du sens, Éditions Minuit, Paris, 1969, « Première


série de paradoxes. Du pur devenir », p. 9.
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 17

en posant cette auto-réceptivité comme lieu d’ouverture absolue,


comme devenir pur ou, comme l’écrit Kant, en tant que temporalité
pure. Kant arrive à définir ce devenir pur du schématisme comme un
« monogramme » de l’imagination pure, sorte d’auto-mouvement
d’une écriture en train de s’écrire bien avant qu’il y ait une table, de
la cire, du papier, de la matière. Ce monogramme est la matière de la
matière, pour ainsi dire. Et aussi de la forme.

Devenir commun

Cette transpassibilité n’est d’ailleurs pas encore expérience. C’est


l’un des deux côtés de l’expérience. Le côté transpassible ne va
pas sans un côté transpossible, affirme Maldiney. Il faut rencontrer
quelque chose, pour qu’une expérience ait lieu. Il faut penser la ren-
contre si l’on veut penser l’expérience, ou, dans les termes aristoté-
liciens, la pensée.
C’est pour cette raison qu’Averroès, après avoir posé au centre
de son Commentarium la question du nous pathetikos, doit faire de
ce traité de la réception et de la passion un traité de la fatigue de
l’activation, du travail que l’intelligible impose à l’intellect qui en
est séparé, de l’épreuve que cette passivité traverse lorsqu’elle ren-
contre une forme.
Comme l’a souligné Emanuele Coccia dans son remarquable ou-
vrage sur le statut des images dans l’averroïsme7, on rencontre à ce
niveau une phénoménologie extraordinaire des points de suspension
de la pensée, des interruptions, des failles de l’expérience. Autant
de témoignages du fait que l’expérience est un événement, un de-
venir jamais assuré, une construction de sens qui pourrait échouer,
une forme qui se construit à travers la possibilité de sa destruction
toujours possible. Les figures du sommeil, de l’enfance, de l’idio-
tisme peuplent certaines pages d’Averroès, tout comme le texte De
la transpassibilité est habité ou hanté par les figures de la folie, de
l’animalité, de l’égarement. Cet égarement, ces imperfections sont

7 E. Coccia, La trasparenza delle immagini : Averroè e l’averroismo, Bruno


Mondadori, Milan, 2005.
18 Penser l’humain avec Maldiney

autant de marques de ce devenir « inassuré », de ce devenir qui en


tant que devenir pur est une rencontre sans anticipation, sans préfi-
guration, sans certitude.
Du point de vue de la catégorialité aristotélicienne, il faut indi-
quer cet événement, cet avoir lieu de l’expérience, comme l’acte
commun d’une certaine disposition à rencontrer et d’un certain x
que l’on rencontre. « Acte commun » revient à dire que, d’un côté,
la pensée ou l’intellect passif devient la chose pensée, l’intelligible
reçu, la forme ; d’un autre côté, c’est la chose qui devient pensée,
c’est l’objet qui se subjectivise, c’est l’événement qui se déploie
en tant qu’avènement, dans les termes maldineysiens. Mais ce lieu
commun, ce plan du « commun » que la définition aristotélicienne
de l’acte commun évoque, demande peut-être quelques précisions
supplémentaires. On a vu que le transpassible n’est pas passivité,
mais une troisième sorte de condition, à la fois passive et active, pré-
cédant cette division intellectualiste que Maldiney conteste en ajou-
tant le préfixe « trans » au « passible ». Ce qui indique un plus que
passif, un absolument passif, un passif qui n’anticipe en rien ce qu’il
va recevoir, mais en même temps un plus que passif dans le sens
d’un actif, d’une activité. De même avec le côté transpossible, avec
le côté événement. On rencontre quelque chose, qui n’est pas une
forme qui s’imprime sur une matière, c’est quelque chose qui peut
s’imprimer sur cette archi-matière qu’est la transpassibilité, seule-
ment en tant que la transpassibilité y est sensible, c’est-à-dire en tant
qu’elle la rend active avec sa passivité même, en tant qu’elle la rend
sensible et « lisible » sur la base de sa propre sensibilité, de sa propre
lecture en acte du monde. C’est ce chiasme qu’il faut « voir ».

La rencontre a donc lieu au milieu. Mais non pas au sens d’un mi-
lieu « entre » la transpassibilité du sujet et la transpossibilité de l’ob-
jet, pour le dire d’une façon très schématique. Car la transpassibilité
est déjà un milieu, déjà un moyen terme entre le passif et l’actif,
tout comme la transpossibilité est déjà un milieu et un moyen terme
entre l’actif et le passif. C’est donc sur une frontière qui découpe le
sujet et l’objet, l’événement et l’avènement, et qui n’est ni de l’un
ni de l’autre, qu’a lieu l’avoir lieu du couple événement/avènement
et l’avoir lieu de la coupure événement/avènement. De ce point de
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 19

vue, le choix de penser l’expérience comme événement/avènement,


ou comme couplage transpossible/transpassible, est encore interne,
malgré tout, à une Einstellung très kantienne, et au fond très empi-
riste. Tout ce qu’il y a dans l’expérience, ou plutôt tout « il y a » de
l’expérience, est ce milieu qui, dans la théorie aristotélicienne, a un
nom précis : phantôme. Le passif et l’actif, le nœud ou le chiasme
du passif qui est aussi actif dans le sujet, et de l’actif qui est aussi
passif dans l’objet, ne sont que des découpes de cet être originaire de
l’expérience qu’est l’être phantasmatique. Ce phantasma, construit
comme un miroir, renvoie à soi-même et diverge donc en soi-même,
et cette structure d’auto-renvoi et d’auto-divergence est ce qu’il y a
de plus concret dans notre expérience, malgré ce nom et cette posi-
tion que notre intellectualisme nous empêche de saisir.

Devenir en miroir

Albert le Grand a écrit un traité sur les miroirs, De forma resul-


tante in speculo, qui est aussi un traité sur la réception et la récepti-
vité8.
Il s’agit, en ces pages, tout d’abord de la réception d’une chose
dans ce lieu physique et métaphysique qu’est la glace. C’est une
phénoménologie bizarre qu’amorce Albert le Grand. Quand le
miroir reçoit l’objet, écrit-il, le miroir n’augmente pas de volume.
L’objet qui est maintenant « dans » le miroir n’émerge pas sur sa
surface. Dans le miroir, il y a une forme, mais en même temps une
forme qui n’est pas du tout générale ou universelle. C’est une forme
très particulière, c’est la forme de cet objet et de cet objet seulement.
Une sorte de singularité, ni universelle et formelle, ni particulière et
matérielle.
Il y a donc la conjonction d’une certaine richesse, d’un certain
x, qui dans son contact avec le miroir se réduit, mais non pas à un
modèle préalable ; et d’un espace vide, qui exerce cependant, avec
sa disponibilité, sa passivité, une sorte de mise en forme, d’extrac-

8 Albert le Grand, De forma resultante in speculo, cit. in E. Coccia, La


trasparenza delle immagini, op. cit., p. 133.
20 Penser l’humain avec Maldiney

tion. Averroès écrit d’ailleurs, dans son commentaire Sur le livre XII
de la Métaphysique, que cet « intellectus qui est in potentia est quasi
locus istius intellectus, non quasi materia »9. C’est une bonne image
du miroir, ou plutôt il faut conclure que le miroir d’Albert est une
bonne image du nous pathetikos d’Averroès, et que l’averroïsme le
plus pur inspire ces pages du grand maître de Thomas d’Aquin. En
tout cas, cet être mixte est ce qu’Albert le Grand appelle species, mot
latin qui recouvre le grec phantasma. C’est l’être de l’expérience qui
a lieu. C’est l’avoir lieu de l’expérience, son devenir.
On peut lire encore une fois Maldiney dans ce sillage. Le trans-
passible n’est que l’une des deux faces de cette feuille qu’est l’expé-
rience. Le transpassible est toujours le transpassible d’un transpos-
sible. L’expérience est la rencontre de ce devenir passif-actif que
Maldiney nomme transpassibilité, avec ce devenir actif-passif que
Maldiney appelle transpossible. L’expérience est l’image en deve-
nir dans le miroir, dans l’espace passif, mais aussi capable de cette
action qu’est l’extraction de quelque chose à partir du pur x qui est
devant le miroir. Cette action extrait quelque chose de cette richesse,
elle aussi devenante, qu’est le passage devant le miroir de ce que
nous allons appeler « objet », « chose ». Cette chose est la réduc-
tion de ce devenir qu’est le transpossible, opérée par le miroir ou le
transpassible. Mais l’image dans le miroir est, elle aussi, la réduction
de ce devenir, de cette plasticité, qu’est le miroir en tant que tel, le
miroir vide.
Ces deux réductions symétriques sont ce que nous appelons symé-
triquement objet et sujet. Mais justement, il n’y a jamais de miroir
vide : une image s’est toujours déjà déposée sur son fond, le miroir
est, selon le mot de Heidegger « immer schon » écrit et en train de
s’écrire. Et il n’y a jamais cette richesse informe devant le miroir,
elle a toujours déjà été captée dans un miroir, traduite en image, cho-
sifiée. Ce qui revient à dire qu’il n’y a jamais de transpassibilité qui
ne soit pas signée par un transpossible, et qu’il n’y a jamais un trans-
possible, qui ne soit pas traduit en un transpassible. Il y a toujours un
couplage transpassible/transpossible, événement/avènement, sujet/

9 Averroès, In XII Metaphysicae, c.16, f. 303r B, in E. Coccia, La traspa-


renza delle immagini, op. cit., p. 117.
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 21

objet. On parvient ici, probablement, à la limite de la conceptualité


maldineysienne qui est aussi celle de la conceptualité aristotélicienne
ou kantienne. À la limite, à cette limite, il ne faudrait pas penser
l’acte commun comme une entrée dans l’acte, une entrée commune,
d’une matière et d’une forme, ou d’un sujet et d’un objet, comme les
modernes retraduisent Aristote. Il faudrait plutôt penser l’expérience
comme la division de ce commun, comme la déchéance en figures
symétriques, en miroir, d’un trajet qui est toujours la rencontre et
l’intégration de plusieurs trajets. L’expérience est la divergence du
miroir, la séparation du phantôme en ses débris symétriques et tou-
jours réversibles, toujours ambivalents, toujours échangeables : pas-
sivité et activité, subjectivité et objectivité. Au commencement, non
pas la parole mais le miroir, l’avoir lieu de l’image, l’image en tant
qu’auto-divergence et coïncidence des opposés.
Encore une fois, Bergson est dans l’arrière-fond de cette problé-
matique maldineysienne, avec la notion la plus énigmatique et la
plus nécessaire de Matière et mémoire : celle d’une image pure10,
d’une image qui n’est pas image d’une chose, mais image absolue,
dont les choses sont des relatifs.

Quatre gloses

Phantasma et existence
C’est cette structure symétrique, cette divergence de l’expérience
qui se distribue en miroir en divisant le miroir originaire du phan-
tôme, ce qui nous permet de comprendre le passage quelque peu
abrupt que Maldiney fait du langage aristotélicien au langage hei-
deggérien, lequel dominera, à partir de ce moment, la suite de l’ar-
ticle « De la transpassibilité ». Maldiney écrit : « nous ne savons où
nous en sommes de nous-mêmes qu’à nous entendre à notre facti-
cité », facticité qui « a dans l’ordre existential un statut parallèle à
celui du phantasma »11. Dans les analyses de Sein und Zeit, l’In-der-
Welt-Sein et la Welt se nouent et se renvoient symétriquement, de

10 H. Bergson, Matière et mémoire, in Œuvres. Puf, Paris, 1959.


11 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 363.
22 Penser l’humain avec Maldiney

telle façon que l’expérience est toujours l’événement de ce miroir


anonyme dans lequel se produit le double et correspondant phan-
tôme de l’étant, de la chose qui est à la main, et de cet étant parmi les
autres qu’est le Dasein, l’homme.

Phantasma et mise-en-vue
C’est encore un écho heideggérien qui peut justifier la traduction,
apparemment très libre, que Maldiney fait de l’expression aristoté-
licienne « phantasma » comme « mise en vue »12. Maldiney semble
faire une allusion assez explicite à l’interprétation heideggérienne
de l’image kantienne (réminiscence moderne du phantasma grec,
comme mentionné plus haut), centrale dans Kant und das Problem
der Metaphysik (1929) mais déclarée de façon particulièrement nette
dans un cours précédent, Logik. Die Frage nach der Wahrheit (1925-
26) : « Ce que Kant a vu, c’est que dans le laisser-venir-à-l’encontre
(Begegnenlassen) de la multiplicité sensible (Sinnesmannigfaltigen)
on peut lire aussi la Hinblicknahme (prise-de-vue), qui est comme
un regarder, un coup d’œil qui ordonne, ainsi que ce qui se donne de
lui-même est toujours déjà regardé comme une articulation »13.

Phantasma et politiques de l’expérience


L’enjeu de la théorie de l’expérience averroïste est strictement po-
litique. Sa liquidation, à partir de la condamnation émise par l’évêque
Étienne Tempier en 1277, jusqu’aux positions de Thomas d’Aquin et
de l’aristotélisme qui deviendra « officiel » à partir de ce moment-
là, le démontre clairement. Éliminer l’idée d’un intellect anonyme,
commun, dont l’individualité serait déjà un objet interne, inscrit au
même titre que n’importe quel autre objet de l’expérience, a pour
objectif de garantir la possibilité de l’administration individuelle
de l’expérience, ou, en d’autres termes, veut dire attribuer un statut
ontologique à ce qui a un statut seulement ontique, comme l’indi-
vidu et l’individualité de l’expérience. Comme le montre Nietzsche
dans une page magistrale de la Généalogie de la morale, c’est seu-

12 Ibid., p. 362.
13 M. Heidegger, Gesamtausgabe, Logik. Die Frage nach der Wahrheit, Bd.
21, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1976, p. 274s.
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 23

lement cette invention de l’individu, ou cette individualisation de


l’expérience et de l’existence, dont la condamnation de l’averroïsme
a été un moment décisif et dans tous les sens exemplaire, qui permet
l’édification d’une classe d’administrateurs des fautes et des mérites
(prêtres, moralistes, pédagogues, psychologues, directeurs des res-
sources humaines, hommes de marketing…) et une comptabilité de
la vie morale (ou, si l’on préfère, de la vie morale en tant que comp-
tabilité d’une éthique originaire).

Phantasma et histoire de la métaphysique


Le refoulement d’Averroès coïncide avec le début d’une pensée
individualiste de l’expérience, mais aussi avec une pensée gnoséo-
logique de l’expérience : faire expérience veut dire, dès ce moment-
là, enregistrer des unités d’information, des typoi matériels sur une
table, elle aussi matérielle ; il n’y a plus d’espace commun entre
sujet et objet, mais deux royaumes distincts qui se touchent seule-
ment dans ce moment typographique, immobile, figé, donc parfaite-
ment administrable, de l’expérience. Toute l’histoire de la métaphy-
sique successive à Thomas d’Aquin est l’histoire de cette réduction
de la transpassibilité à la passivité, de la matérialité de troisième
type imaginé par Averroès à une matérialité de premier type, sim-
plement matérielle. C’est pour cette raison qu’à chaque fois que la
métaphysique moderne a essayé de repenser l’expérience, elle a du
réinventer un « troisième » mot et un lieu pour expliquer l’avoir lieu
de l’expérience : l’imagination chez Kant, le champ anonyme que
Sartre imagine dans La transcendance de l’Ego, la chair que Mer-
leau-Ponty entrevoit vers la fin de son parcours en disant qu’elle n’a
pas de nom dans aucune philosophie du passé, le Zwischen heideg-
gérien que Maldiney reprend tant de fois, et aussi cette archi-trace
ou archi-écriture ni subjective ni objective, et plus profondément ni
organique ni inorganique, ni vivante ni morte qui fascinait tant le
jeune Derrida dans L’écriture et la différence.
CHRISTIAN CHAPUT
DE LA TRANSPASSIBILITÉ DU THÉRAPEUTE

La maladie mentale n’est pas une aberration de la nature, mais une


forme d’existence en échec ou défaillante, dont les conditions de pos-
sibilité et, par là même, le principe d’intelligibilité sont inscrits dans
notre constitution à tous1.

La forme, dit von Weizsäcker, est le lieu de la rencontre de l’orga-


nisme et de l’Umwelt2.

Cela vaut aussi bien pour l’œuvre d’art que pour le modelage ap-
porté par le patient au thérapeute.
J’aime beaucoup aussi citer ce mot de Cézanne : « Si vous ne
voyez pas une toile au premier regard, vous ne la verrez jamais ».
En parallèle, Rühmke, psychiatre allemand, disait : « Quand vous
recevez pour la première fois un patient dans votre cabinet, si vous
n’avez pas d’emblée une idée du diagnostic, il vaut mieux que vous
changiez de métier ». Cette citation, on peut la comprendre de deux
manières : en ciblant « le diagnostic », et là on enferme le patient
dans du pré-pensé, ou bien on cible « d’emblée une idée », et là on
trouve étonnement et ouverture à… On comprend comment la trans-
passibilité du thérapeute est immédiatement convoquée, je dirais
presque à son insu même. On n’invente pas une attitude thérapeu-
tique, on est ou pas en capacité à….
Kretschmer a été le professeur de Gisela Pankow. Il conçoit les
psychoses de la manière suivante : les Randpsychosen (psychoses

1 H. Maldiney, Postface : Réflexion et quête du soi, in K. Bin, Ecrits de


psychopathologie phénoménologique, Puf, Paris, 1992, p. 166.
2 V. Weizsäcker (von), Le cycle de la structure, Desclée de Brouwer, Paris,
1958, p.179.
26 Penser l’humain avec Maldiney

marginales), qui comprennent les psychoses hallucinatoires chro-


niques, les psychoses hystériques, la paranoïa ; et les Kernpsychosen
(psychoses nucléaires) ou groupe des schizophrénies, la psychose
maniaco-dépressive posant, elle, de multiples questions dont on ne
traitera pas ici. Ceci permit à Pankow la conception des deux fonc-
tions symbolisantes de l’image du corps en relation avec la dissocia-
tion liée au corps vécu. Dans la première fonction, il s’agit de repérer
comment les parties du corps imagé ont perdu leur relation à la tota-
lité de l’image du corps : c’est cette fonction qui est endommagée
ou détruite dans les schizophrénies (Kernpsychosen). La deuxième
fonction concerne l’image du corps en tant que donnant accès au
contenu symbolique visant la relation humaine érotisée : elle per-
met de comprendre comment une relation peut être impossible faute
d’un accès symbolique et entraîne des dissociations temporaires
qui ne remettent pas durablement en jeu l’unité de l’image du corps
(Randpsychosen)3.

C’est Gisela Pankow qui m’a fait connaître Maldiney et son


œuvre. Lors des séances de supervision, quand nous étions en diffi-
culté, elle disait : « il faudrait que vous rencontriez Maldiney ». Ce
qui se fit en 2003. Le contact a été immédiat et depuis nous nous ren-
controns environ une fois par mois. Pankow m’a formé à sa méthode
thérapeutique. Maldiney par son positionnement philosophique à
partir du Dasein heideggérien, mais aussi par ses appels aux concep-
tions pré-freudiennes de la pulsion (notamment Fichte et Schiller),
sa propre rencontre des malades et des peintres chargés des ateliers
« d’expression artistique », d’abord à Gand, puis à l’hôpital psychia-
trique du Vinatier (le peintre Pierre Pelloux dirigeait l’atelier) et à
l’hôpital St-Jean-de-Dieu, à Lyon, donne les soubassements théo-
riques à la pratique psychothérapeutique qui est la mienne – pour
ce qui concerne la psychose. Car les apports de Freud restent pour
moi incontournables pour les autres pathologies, en particulier en les

3 Voir à ce propos les ouvrages principaux de G. Pankow, L’homme et la


psychose, Aubier Montaigne, Paris, 1973 ; L’être-là du schizophrène,
Aubier, Paris, 1982 ; Structure familiale et psychose, Aubier, Paris,
1983 ; ainsi que l’ouvrage collectif Présence de Gisela Pankow, Editions
Campagne Première, Paris, 2004.
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 27

éclairant grâce à Fliess et Ferenczi, dont Freud s’est souvent servi


comme « puissances stimulantes et inséminatrices », et qui, d’ail-
leurs, ne sont pas sans m’évoquer d’autres couples : Maldiney avec
Tal Coat ou Du Bouchet ou Roland Kuhn, Matisse et Picasso, Bon-
nard et Monet.
Loin de moi, la soumission absolue à une théorie. L’acmé en étant
les positionnements du second Lacan : celui de la linguistique saus-
surienne revue et des mathèmes. Au pôle opposé, si les descriptions
phénoménologiques de Binswanger sont admirables, que ce soit
celles de Délire ou du Cas Susan Urban, je reste toujours sur ma
faim : que disait-il au patient ? Cette question posée à Maldiney
entraina la réponse suivante : « Ce qu’il a à dire » ! Dans son ouvrage
Avènement de l’œuvre, il précise à propos de la phénoménologie :
« Au fond, à peine est-elle une analyse, elle est plutôt une descrip-
tion. Décrire ce qui est […] ou décrire comment quelqu’un existe
[…] »4. D’autre part, Maldiney me paraît être allé plus loin que Hei-
degger, avec l’Ouvert et la transpassibilité, qui permettent justement
de comprendre et de transmettre ce qui peut arriver, advenir, dans
la psychothérapie du malade psychotique, en refusant toute théorie
conçue comme une recette.
La théorisation utilisée « en direct » dans le cadre de la cure va
justement à l’encontre de la réelle possibilité de rencontre avec le
patient, elle peut l’enfermer dans un système, tout entier au service
des fantasmes de pouvoir et d’emprise du thérapeute. Elle sert, en
fait, le plus souvent de défense contre la perplexité, l’angoisse que
peut faire naître le patient, et entraîne donc un enfermement encore
plus grand du patient dont l’évolution souhaitée a pour but l’ouver-
ture à soi et à l’Umwelt dans le moment même où le thérapeute
s’ouvre à... Pankow parlait, elle, de « corps à corps avec les patients,
pour être plus fort que les monstres qu’ils ont en eux », et Benedetti,
autre thérapeute des psychotiques, parlait d’« entrer dans la gueule
du monstre ».
On sait que la névrose n’a jamais intéressé Maldiney qui la
considère comme une aptitude finalement généralisée à se mentir,

4 H. Maldiney, Avènement de l’œuvre, Saint Maximin, Théétète, 1997,


p. 113.
28 Penser l’humain avec Maldiney

mentir à l’autre et faire des accommodements. Le schizophrène lui,


ne peut mentir.

La transpassibilité est l’un des concepts fondamentaux de Mal-


diney. Elle ne peut prendre sens que liée avec l’aisthesis et le pa-
thique. Maldiney nous dit : « le pathique exprime comment le vivant
subit la vie, il subit cette part de vie qui est la sienne, le pathique
est personnel »5 ; je ne reviendrai pas sur pathei mathos, apprendre
par l’épreuve, ce seront les exemples cliniques qui l’éclaireront le
mieux. Maldiney écrit encore : « le moi se trouve désétabli de son
monde et de lui-même et transporté, autre, dans un monde autre »6.
Voilà bien le psychotique en crise, sans préjuger du type de psy-
chose, le schizophrène pour ce qui le concerne, n’étant nulle part. La
crise est bien, comme le dit Maldiney, « une contrainte à l’impos-
sible ». Le psychotique ne peut pas sans intervention thérapeutique
résoudre la crise, il ne peut discerner le chemin. Comment sortir de
cette crise de l’existant ? Est mise en jeu la capacité à partager le
moment pathique, défini comme l’épreuve partagée. Il survient dans
la séance pour aboutir à ce que « l’événement » puisse faire « avè-
nement » et avoir une capacité transformative du moi. Le moi du
patient mais aussi celui du thérapeute. Qu’est-ce donc que cet évé-
nement ? Par exemple, ce que fait « naître » le modelage fait par le
patient pour le thérapeute et qui n’a de sens que dans cette relation :
quel est le message de cette Gestaltung ? Comment l’organisme ren-
contre-il son Umwelt ? Tout peut faire événement, mais cependant
chaque événement de la vie n’est pas un événement transformateur
de l’existence.

Dans l’aisthêsis, il y a la perception, bien sûr, mais surtout la sen-


sation qui marque déjà un corps affecté, au sens de pourvu d’affect.
Elle est donc indissociable du pathique.
La transpassibilité est une capacité à accueillir. Pour le thérapeute :
accueillir l’événement perturbateur et interpellant qu’est le patient en
face de vous. Qui sait jamais comment va être votre patient quand

5 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Millon, Grenoble, 1991, p. 383.


6 Idem.
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 29

vous ouvrez la porte, que va-t-il vous dire, dans quel état êtes-vous
vous-mêmes ? À ce titre, dans la psychothérapie du malade psycho-
tique, la transpassibilité du thérapeute est directement convoquée ;
nul thérapeute ne peut faire l’impasse sur ce qui l’a fait thérapeute,
son histoire personnelle familiale et autre, mais aussi la faille poten-
tielle qui est en lui et qui est génératrice de sa créativité, même dans
la relation thérapeutique. L’existence du thérapeute n’est pas seule-
ment liée au métier, mais le métier en est l’une des expressions les
plus aigües. Sinon, pourquoi continuerait-il à travailler si « vieux » ?
Certains écrivent, d’autres peignent, le thérapeute essaie de créer les
conditions de sortie de crise, de possibiliser. Dans la crise, la trans-
passibilité est là ou pas, ainsi que le montre l’exemple suivant.

Première séance de Wladimir

Arrive Wladimir, dont je ne sais rien, pour un premier entretien,


qu’il appelle tout de suite sa première séance, leptosome typique,
beau, égaré, plus grand que moi d’une tête et demie, flottant dans
des vêtements ternes et trop grands pour lui, il a le sourire de l’Ange
de Reims mais avec, là aussi, un flottement inquiétant. Il a le regard
hyper brillant mais ailleurs, n’accrochant rien, ni moi, ni la moindre
partie du fatras organisé qu’est mon cabinet. Assis en face de moi, il
me regarde quand je regarde ailleurs, et évite mon regard dès que je
le regarde, comme le font certains autistes de haut niveau atteint du
syndrome d’Asperger. Il « n’y est pas » pour faire une petite allusion
au Dasein. Il n’est le là de rien.
Cependant, il a un petit paquet qu’il pose soigneusement sur
mon bureau, et qu’il ouvre : une tarte aux fruits ! Il me dit, comme
cela nous pourrons nous restaurer tout en parlant ; devant son
aplomb défensif, donc de bon pronostic, j’interviens pour voir un
peu où il en est par rapport à un discours métaphorique, et à une
ébauche de génitalisation. Me voila donc déjà « enfermé » en le
tirant vers la névrose. Je lui dis la chose suivante : « Ne pensez-
vous pas que consommer ensemble dès la première fois, c’est un
peu osé ? » Nulle réponse, pas un mouvement, une pétrification
silencieuse qui me donne à comprendre qu’il n’en est pas là. Je
30 Penser l’humain avec Maldiney

fais donc immédiatement marche arrière et sort de mon attitude, au


fond, inconsciemment défensive. Je lui dis : « Je me suis trompé,
vous n’en êtes pas là, en fait, me donner une moitié de tarte pour
me calmer, vous permet au moins de sauver une moitié de vous-
même. » En décidant a priori de tenter de donner une dynamique
(Maldiney dirait ouvrir à la signifiance) à sa personne propre, à
son corps vécu (le Leib, le corps que l’on est, et non le Körper,
le corps que l’on a, auquel il est cependant lié), à partir de cette
Gestaltung pâtissière, je tachais de lui faire entendre sa peur de
la dévoration et son statut d’objet éminemment dévorable, et non
d’existant. Cette fois-ci, il me répond que de toutes façons, il s’est
toujours fait bouffé, depuis tout petit, et que, d’ailleurs, il n’a pu
venir qu’accompagné par sa tarte (sic). Il est parti de chez lui
le matin pour ne pas être suivi jusque chez moi, au cas où je les
connaîtrais, et attendait fréquemment que les gens qui étaient der-
rière lui le dépassent afin d’être sûr qu’ils n’étaient pas des espions
des « Vénusiens ». Il n’ouvre plus ses volets car les « Vénusiens »
le guettent, d’ailleurs il se demandait si j’en faisais partie, mais
finalement, il ne croit pas, car je n’ai pas mangé la tarte. Il devrait
donc pouvoir me parler et veut revenir. Mais seulement une fois.
Devant ce beau délire, demande méfiante certes, mais véritable
appel, je lui propose un autre rendez-vous, et lui demande de faire
pour moi un modelage ou un dessin, ce qui me permettra de mieux
comprendre et de l’aider à affronter les « Vénusiens » ou à s’en
débarrasser. Il ne tique pas du tout et me répond : « OK, j’espère
que vous ne mangez pas la pâte à modeler ! » Il est réactif, il a de
l’humour, il me regarde, à ce moment-là, très brièvement, il évite
toujours de voir le bureau, mais enfin on peut, peut-être, travailler
ensemble à son évolution pour qu’enfin il se trouve ; pour que ma
forme d’intelligence potentielle de son inintelligibilité propre, mon
sentir, mon aptitude à rencontrer sa forme d’existence en échec
nous permette de « tricoter » cette fameuse co-présence, à partir de
laquelle le monde persécuteur des « Vénusiens » pourra, peut-être,
disparaître comme les feuilles tombent à l’automne. Il s’agit de lui
permettre de trouver une ouverture à lui-même et à l’autre, à son
Umwelt : tout ce qui l’entoure et qui lui tombe dessus. Autogenèse
à partir des traces de vie et d’existence, enfouie sous les angoisses
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 31

disséquantes. Faille schizophrénique qui ouvre aussi à la possible


advenue de soi.

À la deuxième séance, j’aurai droit à un modelage, plat en pâte


blanche, « une flaque d’eau en train de s’évaporer ». Wladimir est
très silencieux, triste, absent à lui-même, dans les mêmes vête-
ments que précédemment, il a « failli mourir car il ne savait plus
arrêter le bain ». Je ne sais s’il parle du robinet d’eau qu’il ne
pouvait fermer, ou s’il ne pouvait sortir du bain lui-même. Situa-
tion impossible. Cela donne pourtant accès à la totalité du corps
vécu : la flaque en risque d’évaporation. Je lui demande simple-
ment s’il trouve que c’est trop chaud dans mon bureau, son regard
s’anime un peu et il me dit non, il n’y a pas de risque. Alors je
propose la troisième séance, après qu’il a enfin ouvert les yeux sur
les murs, sur les meubles et sur les nombreux minéraux posés des-
sus. Il en conclut avec un sourire plein d’humour et de gentillesse,
qu’aucune des pierres de mon bureau ne venait des « Vénusiens ».
Espace de calme relatif, non destructeur. Mais le danger de rupture
est toujours présent, le schizophrène est un destructeur, non pas de
personnes, mais de lien, par terreur et par impossibilité d’exister
sa propre inexistence. « C’est-à-dire que l’existence suppose le fait
de souffrir de ne pas exister ». Plus loin : « C’est d’autant plus
net que la psychose est faite exactement pour détruire ou anéantir
l’existence ou l’inexistence ou les deux ».
La transpassibilité du thérapeute est là la capacité à recevoir cette
inexistence, qui est au-delà de la solitude et de l’isolement, et de
trouver les mots.

Par rapport à mon « faux départ » me reviennent ces mots de


Maldiney, recueillis lors d’entretiens avec lui que nous avons eus,
Caroline Gros et moi-même : « Si l’on est passible de sa propre
possibilité, il s’agirait alors de la possibilité d’un être qui n’existe
qu’en passion sous, et non pas en action, uniquement en passion
sous, c’est-à-dire qui est existé par un autre »7.

7 C. Gros, C. Chaput, Entretiens avec Henri Maldiney, à paraître.


32 Penser l’humain avec Maldiney

Je parle souvent de corps propre ou de corps vécu. Voilà ce qu’en


dit Maldiney :

Henri Maldiney : « Le corps propre est un corps moteur expressif


et signifiant. »
Christian Chaput : « Où s’actualisent à chaque instant les expé-
riences du sujet. »
HM8 : « Mais oui, il est lié à l’Umwelt. Et à la découverte que
l’Umwelt n’est pas la Welt. On ne peut pas le comprendre en français
parce que le Um disparaît, et le Um est ce qui fait le sens d’Umwelt.
Tandis que dans le Um, comme l’indique l’allemand, cela veut dire
“en vue de et en échange avec”. Cette idée d’échange et de change
est fondamentale. »
Exister son inexistence : « Pour les trois types de psychose rela-
tivement à “exister son inexistence”, les choses se passent fort dif-
féremment. Pour arriver à supprimer cette situation intolérable, ou
bien on cesse d’exister comme le mélancolique ou bien on supprime
l’inexistence comme le maniaque qui n’est jamais là, ou bien on
s’attaque aux deux à la fois, comme le fait le schizophrène ».
CC : « Vous évoquez souvent la dépression existentielle. Serait-
elle donc plutôt une dépression d’inexistence ».
HM : « C’est une dépression qui consiste à ne pas arriver à exis-
ter son inexistence, ne pas pouvoir endurer d’inexister. Le problème
est qu’il faut bien entendre le mot d’inexister dans son sens plein,
total. Oui, c’est une négation active, une auto-négation active et qui
est même antérieure à l’acte de nier, donc en deçà des structures
logiques ou des catégories logiques ou des dimensions logiques, où
il y a toujours un soubassement ou plutôt une dimension auto-fon-
datrice ».

Autre propos de Maldiney au sujet de la schizophrénie : « Le schi-


zophrène, c’est finalement le trop plein, dans lequel on ne peut pas se
mouvoir. Il y a une chose, qui permet de comprendre tout, c’est que
les entours ne sont pas les aîtres de quelqu’un. Et le schizophrène,

8 Dorénavant nous utiliserons les initiales : HM pour Henri Maldiney, CC


pour Christian Chaput.
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 33

comme tout psychotique, a perdu ses aîtres, les remplaçant comme


dans toutes compensations par ses entours. Alors celui qui occupe
ses aîtres n’est plus son hôte, mais son ennemi ».

Ainsi François

François a 27 ans, sa première crise délirante est survenue quand


il en avait 22. Élève d’une grande école, il avait rencontré Josépha, il
tombe très vite très amoureux, c’est-à-dire possessivement amoureux.
Cet amour était partagé. Lui et ses amis fumaient copieusement de
l’herbe et buvaient beaucoup d’alcool. François participait à toutes les
fêtes et devint très jaloux de Josépha. Il commence alors à interpréter
les regards, les propos de ses collègues et fait des scènes épouvan-
tables à son amie. Un soir il tombe quasiment dans un état de coma
éthylique, du moins c’est ce que j’en comprends. Ses amis le ramènent
dans sa chambre et l’installent dans son lit. Il est déshabillé. Le lende-
main matin, quand il reprend conscience, il est à plat ventre sur son lit
et pense qu’il a été violé par ses collègues. Il rompt avec Josépha et ne
la reverra jamais. Le premier traitement médicamenteux est donné à
ce moment-là, devenu depuis responsable de la maladie, selon Fran-
çois, persécuteur donc. Sa mère, dit-il, le pousse à démissionner. Il lui
en fait toujours le reproche, car il n’aura pas ce diplôme tant désiré et
qui aurait fait de lui l’égal de son père, grand dirigeant d’entreprise.
La protection est ici vécue comme ambivalente, empêchant l’identifi-
cation au père. Le délire de François est persécutif, au mieux sensitif
dans les périodes de calme relatif. En fait, ce délire est toujours pré-
sent même a minima. Depuis trois ans que je l’ai en thérapie, il rechute
régulièrement, toujours sur le même mode. Poussé par sa pulsion ou
son excitation vers un objet : avoir une femme, des enfants, un grand
appartement, le monde des choses, pas de sensualité, pas d’amour, pas
d’aîtres et donc pas d’être en ouverture à…
Il ne peut être en soi à l’avant de soi, en ouverture à l’autre. Fran-
çois est missionné pour réussir, suivant les objectifs familiaux, qui
ne sont pas les siens propres et auxquels il n’a pas accès.
HM : « Il est l’objet précieux de la famille. Mais vous savez ce qui
manque le plus, c’est la signifiance. Quand un enfant n’a plus qu’une
34 Penser l’humain avec Maldiney

signification, elle est relative à la situation de ses parents, mais ce


n’est plus sa propre signifiance. »

Permettre à François de sentir, de trouver sa propre signifiance.


L’automate souriant qui est dans mon bureau, peut certes se
confronter à mon corps, mais ma parole passe toujours à côté, on ne
peut donc proprement parler de coprésence. Il ne manque cependant
aucune séance, est ponctuel, demandeur, ou plutôt appelant : si je
dois annuler une séance, le fugitif désarroi d’un instant qui traverse
son visage me pousse à lui proposer une séance de remplacement,
même dans des circonstances difficiles pour moi, comme pour lui
d’ailleurs. Éviter le sentiment d’abandon, qu’il reçoit comme preuve
de son inexistence, attendre activement, penser sans dire, supporter
les interprétations délirantes qu’il fait de mes attitudes corporelles,
de mes vêtements etc. Petit à petit, il commence à percevoir son
absurdité, s’excuse ; un jour, le modelage était une pantoufle bleue,
il n’en dit rien mais regarde mes chaussures, une paire de bottines.
À partir de son propos concernant mes chaussures, je fais alors une
mise en scène verbale théâtralisée assortie de propos extravagants,
oscillant entre, les bottes de l’ogre dans le petit poucet, les bottes de
sept lieues, puis celles du chat botté. Pour la première fois il rit aux
larmes, longuement, un vrai fou rire d’enfant, confronté à une his-
toire loufoque racontée par un supposé adulte. Pendant ces quelques
minutes, un vrai lien, une situation de jeu, partagés existent. Ce qui
est nouveau.
François décide de changer d’appartement (quitter un apparte-
ment de famille meublé). Hélas, sa mère choisit à sa place, ne peut
le laisser négocier. Mais les associations arrivent : à ma question :
« Elle vous protège ? Serez-vous dans son espace ou le vôtre, ou
vous l’avez sur le dos ? » Il me répond immédiatement la chose sui-
vante : « Quand j’étais ado, et que ma mère était triste elle me faisait
venir dans son lit pour me masser le dos, un jour j’ai senti son sexe
sur mes fesses, il était tout dur ». Devant mon regard interrogatif, il
comprend l’ambiguïté de son propos. Je lui demandais simplement
s’il avait lu « La petite sirène », j’ajoute : « l’histoire d’une femme à
queue ». Nouvel éclat de rire. Surtout aucune interprétation ! C’est la
capacité à jouer qui se confirme. Ma transpassibilité peut rencontrer
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 35

la sienne, ce qui nous transforme tous les deux, et le lien entre nous
aussi. Je ne serai plus jamais un persécuteur. Il dira même : « Il n’y
a que dans votre bureau que je peux exister un peu ». « La psycho-
thérapie s’effectue là où deux aires de jeu se chevauchent, celle du
patient et celle du thérapeute », écrit Winnicott dans Jeu et réalité.

Dernier épisode

Le délire de persécution reprend de plus belle, est généralisé à la


rue. « Il s’atmosphérise », comme disait Binswanger, en parlant de
Suzanne Urban. Mon bureau et ma personne sont préservés. La dis-
sociation devient curieusement abordable, un soir lors d’une séance
supplémentaire très tardive et qui me laissera épuisé, vidé, sans pou-
voir manger ou dormir rapidement, ou lire, véritable perception de
ce que peut être la dépersonnalisation : corps et tête entamés tempo-
rairement.
François arrive à bout de souffle à cause de la course qu’il avait
faite pour échapper aux persécuteurs. Il m’émeut profondément par
son courage désespéré. Bizarrement, l’expression du visage était
distordue quand le regard était calme et subitement, le visage se po-
sait quand le regard devenait celui d’un homme persécuté, halluciné.
Il n’avait pas la moindre conscience, la moindre perception de ces
modifications qui, dans un autre genre m’évoquaient les distorsions
des autoportraits d’Antonin Artaud. Je lui fis remarquer ces change-
ments, il se leva regarda son visage dans le miroir qui est dans mon
bureau, et, pour la première fois, se mit à pleurer longuement en
évoquant sa folie persécutrice.

Aisthesis, moment pathique, mais aussi rythme, participent tous


de la transpassibilité.

HM : « Si son regard rencontre un être en approche, il est mis dans


la proximité de lui-même par l’approche de l’autre ; mais même
dans l’éloignement, il se trouve lui-même dans cette dimension éloi-
gnante. Et au fond, les deux ne sont pas symétriques par rapport à
un point fixe, qui n’est ni l’un ni l’autre, ils se compénètrent, c’est-
36 Penser l’humain avec Maldiney

à-dire qu’il y a un retrait dans l’approche et une approche dans le


retrait. C’est ça le rythme ! On pourrait parler de l’automouvance
du rythme. »
« Comprendre [me disait un jour Maldiney] c’est prendre par la
main ».

Dernier exemple : La faille

CC : « Je vous ai souvent parlé d’un patient qui ne pouvait pas


arriver chez moi parce qu’il y avait une fissure dans le revêtement
du trottoir, à cinquante ou cent mètres de mon cabinet… Il me télé-
phone alors pour m’expliquer ce qui se passait. J’avais trouvé, pour
l’aider, la solution suivante. Comme il ne pouvait ni se raccrocher
à la vision des murs des immeubles ni à celle des arbres, tout en
restant en contact téléphonique, je lui avais dit qu’en me montrant
à la fenêtre, je lui ferai un signe pour qu’il puisse sauter la fissure,
ce qu’il fit dans un grand élan. Il put ainsi venir à sa séance. Com-
prendre, là, c’était prendre par la main, l’œil et l’oreille ! ».
HM : « Le problème, c’est qu’on est dans la faille et qu’elle n’ap-
paraît pas comme faille puisqu’on est dedans. Percevoir son inexis-
tence n’est possible que chez un être qui a ouverture à l’existence.
S’il n’a pas ouverture à l’existence, son inexistence n’a pas de sens
ni d’aître, surtout ».

Dans toutes ces séquences thérapeutiques, il ne s’agit pas d’une


interprétation du transfert, je préfère garder le terme dans son sens
purement freudien. Il s’agit d’existence, d’une intervention dans ce
lien en constitution, au moment même où l’événement se produit et
peut faire avènement. Faire feu de tout bois. En ayant pour but de lui
donner un sens dans la parole et plus seulement dans le langage des
formes, à partir de la Gestaltung que porte le modelage qui n’est pas
le message mais le messager. C’est dans ce sens qu’avec Pankow,
on peut parler de « greffe de transfert », mais il s’agit d’une greffe
à partir des traces existant déjà sous le délire, émanant du « terri-
fiant », comme l’appelle Binswanger. Aboutir à la co-présence, qui
évoque le « Nebenmensch » (l’homme à côté), le terme de Freud
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 37

dans l’Esquisse, peu repris par lui par la suite dans ses propres écrits
(sur lequel Monique Schneider travaille beaucoup dans ses relec-
tures passionnantes de Freud). La co-présence ne se construit qu’en
approche et retrait, il faut être au rythme.
Sur la co-présence, Maldiney nous dit : « Cela suppose ma pré-
sence, et cette présence, la phrase nous montre qu’elle n’est pas un
soi, coupé, fermé sur soi, mais un soi qui n’existe qu’à co-exister. Et
c’est ce “co”, cet “avec”, qui est primitif et qui définit la dimension
fondamentale, originaire de la présence. On peut dire : on ne peut
être auprès de soi qu’en étant auprès de l’autre. Être auprès de soi,
c’est être auprès de l’autre auquel je suis ouvert, c’est-à-dire que
c’est par là que j’ai ouverture à moi. Ce qui marque qu’ex-istence,
c’est toujours ex ; ce n’est pas persévérer dans une étance. Mais c’est
très exactement : être soi-même le trait ouvrant dans l’ouverture du-
quel surgit cette co-présence, c’est-à-dire moi dans mon rapport à
l’autre, rapport qui est premier par rapport à ces termes. Il n’y a pas
moi, d’un côté, et l’autre de l’autre. Mais, il y a ce rapport qui est
une ouverture. »

« Pulsion et présence sont les deux mots clefs du vocabulaire de


l’existence et peuvent être placés sous l’invocation l’un de Freud,
l’autre de Heidegger. »
Maldiney poursuit : « Analyse pulsionnelle et analyse de la pré-
sence constituent généralement deux méthodes fermées l’une à
l’autre. » Il m’apparaît que les thérapies des psychotiques ne peuvent
faire l’impasse ni sur l’une ni sur l’autre. Pankow a travaillé avec
l’existentiel et avec le pulsionnel.
Les pulsions selon Freud, le système pulsionnel selon Szondi (la
liberté de choix), sont psychologiques. Les positions de Maldiney,
ou encore celles de Fichte et de Schiller, dans ses Lettres sur l’édu-
cation esthétique (qui remontent à la fin du 18ème siècle)9, sont-
elles seulement philosophiques ?
Le terme de pulsion « travaille donc » les philosophes, bien anté-
rieurement à Freud, mais Freud est le premier à considérer l’huma-
nité de l’homme malade.

9 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 147.


38 Penser l’humain avec Maldiney

Jour de doute

HM : « La schizophrénie est-elle jamais intégrable ? »


CC : « Ne peut-il pas y avoir des éclairs de moments pathiques et
de co-présence ? »
HM : « Oui ! Je crois qu’à partir du moment où les mots qu’il pro-
nonce en même temps que la réalité dont il parle entrent en contra-
diction – alors voilà ! – c’est dans cette contradiction que surgit le
premier moment de vacuité. À condition que cette contradiction ne
soit pas un renvoi à un blocage dans lequel on l’immobilise. Mais
tel que, dans ce qu’il dit, s’entr’aperçoivent autres choses que ce que
votre parole ou votre silence peut lui révéler. Cela exige une chose :
que vous ne l’installiez pas d’avance dans un système d’intelligibi-
lité préalable. »
CC : « Donc pas d’interprétation, mais qu’il parle lui-même de
lui-même. »
HM : « Voilà ! Quelqu’un qui découvre la fermeture de la langue
et du monde, comment va-t-il découvrir l’ouverture ? Comment va-
t-il pouvoir s’ouvrir à l’ouverture ? À la condition que la parole de
l’autre ne soit pas un simple agglomérat de choses toutes faites, de
choses qui ne sont que des choses, où l’être chose n’a pas de sens.
Maintenant, il faut bien voir que cette situation se généralise et est
de plus en plus flagrante. Et cela tient à ce que notre civilisation
éprouve un état de dépression existentielle totale et, naturellement,
elle ne cherche qu’une chose, c’est à la fuir. Une des formes particu-
lières de la fuite, c’est le jeu. »

HM : « Straus10 dit cette chose : “Le sentir est au percevoir ce que


le cri est au mot”. Et le cri, il n’y en a qu’un seul. Ce n’est pas le cri
de douleur. Le vrai cri et le seul, c’est le cri d’appel. Le cri d’appel
peut retentir là où il n’y avait personne et où le cri tente de susciter.
Je me souviens, en montagne, d’une cordée de secours. Quand on
lançait un appel pour pouvoir situer ceux qui sont perdus, et même

10 E. Straus, Du sens des sens, Millon, Grenoble, 2000. Je cite là, la tra-
duction personnelle de Maldiney. Dans l’ouvrage paru chez Millon, la
traduction est : « Le sentir est au connaître ce que le cri est au mot. »
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 39

si rien ne répond, il y a une attente de la vastitude muette. Vous


attendez une réponse. Et, de toutes les façons, elle est toujours hors
de votre attente primaire. Toujours une réponse est hors d’attente.
Évidemment, elle peut se trouver dans l’espace qui enveloppe le
regard, mais quel espace enveloppe le regard ? En montagne, c’est
un espace qui n’a pas de limites. Il vous renvoie. Si vous voulez,
il y a une équivalence entre l’ouverture du regard et l’ouverture de
laquelle la réponse advient. Vous savez la notion d’ouvert, c’est elle
qui est fondamentale. Parce que même quand je dis : “y être sans
savoir où ni qui”, il y a tout de même un appel à l’ouvert et vous pou-
vez appeler l’ouvert. C’est toujours l’espace. Au fond, vous appe-
lez l’ouvert pour qu’il vous appelle. Vous l’appelez à vous appeler.
On n’a pas assez vu ce que cette notion d’appel implique. Les psy-
chanalystes lui ont substitué la notion tout à fait autre de demande.
Ce n’est pas vrai : vous demandez parmi les choses. C’est encore
une parole de Du Bouchet : “Rien ne manque quand tout à disparu.
Choses lorsqu’elles reviennent, quelque chose déjà commence à
manquer” ».

Transformation constitutive

HM : « On est passible de ce qui n’est pas a priori possible. C’est


cette passivité existentielle, cette endurance qui est la même chose
qu’être jeté à soi. On est passible de soi-même, d’y être sans savoir
où ni qui. »
« Binswanger avait un vague sentiment de la transpassibilité – je
ne dis pas qu’il l’a eu précisément, mais cela échappe totalement à
Heidegger. Au fond Heidegger ne se relève jamais complètement
de la dépression existentielle. Il la choisit et il la fait sienne. Dès le
début, il y a une identification première entre la réalité et la mon-
danéité. Et cela, ce n’est tout de même pas vrai pour Binswanger. »
CC : « Binswanger était psychiatre et il était autrement interpellé
que Heidegger par les malades. »
HM : « C’est évident de Suzanne Urban et Jürg Zund. On voit
bien que la question fondamentale, c’est celle de la possibilité ».
JEAN-FRANÇOIS REY
DEUX CONCEPTS ESSENTIELS À LA
FONDATION D’UNE ANTHROPOPSYCHIATRIE :
LA PULSION ET LE PATHIQUE

La pensée et l’œuvre de Henri Maldiney s’inscrivent dans la tra-


dition d’une psychiatrie humaniste pour laquelle Jacques Schotte
et Léopold Szondi ont été des figures emblématiques. Au-delà des
relations amicales qui liaient Maldiney et Schotte, les innombrables
références qui parcourent l’œuvre de Maldiney et qui font souvent
appel aux concepts fondamentaux à la fois de Schotte et du maître de
celui-ci – à savoir Léopold Szondi – témoignent du mutuel partage
intellectuel entre ces penseurs. Pour donc mieux comprendre les
bases psychiatriques de la pensée maldineysienne nous tenterons,
dans le présent article, de rendre intelligibles les questionnements
profonds qui ont été au centre des travaux de Szondi et de Schotte.
À ce titre, la présentation qui suit s’attache à deux concepts essen-
tiels pour comprendre et aller au fondement même d’une psychiatrie
véritablement humaine, c’est-à-dire à une pratique de soins qui tient
compte de la différence anthropologique. Elle doit beaucoup à la
fréquentation de la parole généreuse de Jacques Schotte. La publi-
cation des cours de celui-ci, hormis de rares écrits, est en chantier
depuis sa disparition. Si la notion freudienne de pulsion fait bien
partie des concepts fondamentaux que Léopold Szondi, puis Jacques
Schotte, ont élargi au champ de la psychopathologie tout entière, le
concept de « pathique », auquel nous consacrerons quelques pages,
vient d’une autre source. Mais leur articulation se fait déjà dans la
pratique clinique : passage du test de Szondi ou travail délicat autour
de la « pathoplastie » d’un établissement sont autant d’outils et de
moments thérapeutiques. Les présenter, pour nous, ne revient pas à
les promouvoir ou à les vulgariser, mais plutôt à les organiser rigou-
reusement et généalogiquement autour du projet de Jacques Schotte
qui, bien que changeant régulièrement d’annonce et de dénomina-
tion, reste cohérent tout au long de sa recherche.
42 Penser l’humain avec Maldiney

Jacques Schotte a cherché toute sa vie à circonscrire et à fonder


le champ auto-logique de la psychiatrie. Son entreprise s’est appe-
lée successivement « analyse du destin » (Schicksalanalyse) avec,
au centre, la rencontre avec Léopold Szondi et l’approfondissement
qu’en a donné Schotte : schématiquement, de la notion de choix des-
tinal au système des circuits pulsionnels. Ensuite, le même projet
s’articule autour de l’apport d’Erwin Straus et d’Henri Maldiney : la
« pathoanalyse ». Et enfin se découvre l’ambition propre de Schotte
lui-même : fonder une anthropopsychiatrie. Schotte cherchait à défi-
nir clairement la différence anthropologique, par rapport à la plante
et à l’animal. Son ambition était, au bon sens du terme, systéma-
tique. Elle cherchait à faire du champ psychiatrique un tout orga-
nisé, non pas comme le ferait un Traité, comme celui de Henri Ey,
avec chapitres et sous chapitres, mais bien un tout et non un agrégat.
C’est en cela que l’apport de Jacques Schotte était précieux, car il
ne séparait jamais abstraitement la philosophie, la biologie, la méde-
cine et la psychiatrie. Ainsi son œuvre transcende les « facultés », le
découpage des disciplines universitaires. C’est Jacques Schotte qui
a fait le lien entre Freud et Szondi pour ce qui concerne les pulsions.
Reprenant la généalogie du concept de pulsion chez Freud, Schotte a
exposé et commenté le tableau des vecteurs et des facteurs pulsion-
nels élaboré par Léopold Szondi. Mais il faut y ajouter désormais les
circuits pulsionnels de Schotte lui-même. Le présent article traitera
plus particulièrement de l’apport de Freud et de Szondi.
Jacques Schotte a accueilli Szondi à Louvain alors que celui-ci
végétait à Zurich où il avait trouvé refuge après avoir été libéré
(échangé) du camp de Bergen-Belsen. Szondi est né en 1893 en
Hongrie dans une famille juive de onze enfants. Après des études
brillantes, il travaille avec Freud et avec son compatriote Imre Her-
mann. L’œuvre de Szondi réside dans la prolongation du travail de
Freud sur les pulsions et leurs destins. On pense que dès 1938, Szon-
di avait mis au point son « système pulsionnel » et que c’est après
la guerre, en 1947, qu’il a exposé son système avec la mise au point
de son test. Je ne parlerai pas du test proprement dit, question de
compétence. Par contre je m’autoriserai de la parole de Schotte lui-
même que je suivrai rigoureusement sur ce point. Il pensait en effet
que le plus important n’était pas le test lui-même, mais le système
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 43

sur lequel il repose. Dans l’itinéraire de Jacques Schotte, Szondi


représente le moment de « l’analyse du destin » (Schickanalyse),
devenue pathoanalyse et enfin projet d’une anthropsychiatrie. Henri
Maldiney est associé à toutes les étapes de ces élaborations depuis
leur rencontre à Gand immédiatement après la guerre. Schotte n’a
jamais manqué une occasion de saluer celui qu’il nommait « le plus
grand des méconnus et le plus méconnu des grands ». Je diviserai
mon propos en deux parties distinctes : tout d’abord un rappel de la
théorie métapsychologique freudienne des pulsions et de leurs des-
tins et ensuite on exposera le système pulsionnel de Szondi. Enfin
sera évoquée la notion sous-estimée de « pathique ».

Freud : pulsion et destins de pulsions

L’origine ou la source pour Szondi comme pour Schotte, c’est


Freud et la situation analytique. La situation analytique se déploie
dans deux directions : les résistances du patient à la cure mettent
sur la voie de l’inconscient. La découverte du transfert met Freud
sur le chemin de la pulsion. La pulsion vient de l’intérieur. Elle est
du domaine de l’endogène, notion empruntée à Hubertus Tellenbach
dans ses travaux sur la mélancolie : l’endogène se distingue à la fois
de l’organogenèse et de la psychogenèse. Il est en particulier, pour
Schotte, la catégorie ou l’instance qui permet d’échapper à la repré-
sentation du « centaure », c’est-à-dire à une mauvaise articulation
du somatique et du psychique. On ne peut pas se débarrasser de ses
pulsions : on emporte toujours ses problèmes avec soi. De sorte que
l’endogène est rigoureusement parlant tout pulsionnel. Et par là spé-
cifiquement humain, si l’on prend soin de distinguer pulsion et ins-
tinct, celui-ci renvoyant toujours à des montages adaptatifs présents
dans l’espèce. Outre cette distinction présente chez Freud et corro-
borée par les recherches biologiques (voir sur ce point les travaux de
Jean Laplanche)1, on insistera sur deux points.

1 J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Puf, Paris,


1987.
44 Penser l’humain avec Maldiney

Tout d’abord, dans l’instinct chaque membre de l’espèce possède


des savoirs (« innés ») qui ne se savent pas comme tels. Les animaux
font ce qu’il faut faire pour se conserver. D’où la supériorité de l’ani-
mal sur l’homme pressentie par Platon (voir le mythe du dénuement
de l’espèce humaine dans le Protagoras) et théorisée par Kant2 et
Fichte (voir son Fondement du droit naturel). Ensuite, dans la pulsion
les hommes se savent mortels mais ils ne savent pas toujours ce qu’il
faut faire pour se conserver. Qu’est-ce que le vivant dans sa forme la
plus simple ? Il est en proie à l’agitation. Selon André Pichot3, quatre
propriétés fondamentales caractérisent le vivant : l’échange avec le
milieu, le développement, la reproduction et la sexualité. On peut
noter que la reproduction ne consiste pas seulement à se reproduire
pour perpétuer l’espèce. Reproduire, c’est aussi réactiver un état
antérieur : ainsi, ce qui est très important aux yeux de Szondi et de
Schotte c’est le fait de reproduire le comportement de ses géniteurs
par la transmission à l’enfant de l’idéal du moi de ses grands-pa-
rents. Mais la sexualité elle-même déborde la seule fonction génitale.
La poussée sexuelle est un phénomène propre au développement du
vivant. Mais elle renvoie aussi au « partenaire », à l’appariement, à la
constitution d’une paire. Celle-ci concerne à la fois la mort de l’indi-
vidu et la survie de l’espèce. Le privilège de l’espèce humaine, c’est
que les partenaires sont tous différents les uns des autres, différence
marquée au niveau du visage. La sexualité se confond donc avec la
quête du même : âme sœur, alter ego, moitié. L’appariement met un
terme au mouvement d’agitation perpétuelle du vivant. Autrement
dit, la pulsion vise l’accalmie que réalise le redoublement de soi dans
l’identification et dans l’amour. Le but de la pulsion, c’est l’apaise-
ment (Befriedigung). Enfin, Schotte faisait remarquer que « pulsion »
en allemand, et chez Freud particulièrement, renvoie au verbe treiben
qui désigne le fait pour les végétaux de « pousser ». Treiben – Getrie-
ben – Trieb – Getriebenheit : le fait d’être poussé à… Pour Schotte,
le pulsionnel est d’abord végétal. Il insistait sur le fait que la décom-

2 I. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, in


Œuvres philosophiques, II Gallimard, 1985 ; Réflexions sur l’éducation,
Vrin, Paris, 1987.
3 A. Pichot, Histoire de la notion de vie, Gallimard, Paris, 1993.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 45

position du végétal est différente de la décomposition de l’animal et


de l’homme : il faut décomposer l’instinct en pulsions. C’est la même
chose que de demander combien de branches a un arbre. Rien n’est
fixe : on peut parler d’efflorescence pulsionnelle.
Freud distingue quatre déterminants de la pulsion : la source
(Quelle), l’objet (Objekt), la poussée (Drang), le but (Ziel). La pul-
sion, c’est un processus. Ce processus se poursuit à travers le temps :
c’est la poussée. Le but, c’est l’unité d’un être poussé (getrieben) et
de l’atteinte de ce but (Erzielung). La source, on l’a vu, est endogène.
L’objet est distinct du but dans la pulsion, alors qu’ils sont liés dans
l’instinct. Schotte disait, à l’encontre de certains lacaniens, qu’il ne
fallait pas abuser de l’expression « relation d’objet ». Le but, c’est la
satisfaction. L’objet, c’est le partenaire : soi-même ou un autre. Très
attentif aux études guillaumiennes sur le langage, comme au travail
de Johannes Lohmann, Schotte soulignait que la poussée est verbale.
Ainsi, en Latin, amo est une forme active sans sujet apparent (Je).
La pulsion, c’est l’energeia (de ergon : travail). Pulsion renvoie à
action, à être en activité, que cette activité soit un travail ou un jeu.
On est en droit de se demander ce que sont ces pulsions et com-
bien on en recense. De fait, on peut les multiplier. Mais cela ne nous
apprend rien. Y a-t-il des pulsions fondamentales dont les autres
dérivent ? Il faut réduire le nombre des pulsions pour parvenir à
un tout limité dont les combinaisons vont rendre compte du phé-
nomène. C’est pourquoi on parle de système des pulsions et non
de classification. Les classifications sur le modèle de Linné ou de
Sydenham (tableau des espèces morbides), ou aujourd’hui la classi-
fication des troubles (DSM), ne sont pas des systèmes. Mendeleiev
ou Szondi ont créé des systèmes qui ne constituent pas des classes
mais des catégories. Ni Freud ni Szondi ne se satisfont d’un tableau
des pulsions, même si, pour la commodité de l’exposé, on est amené
à présenter les choses sous la forme d’un tableau. Le tableau est
un schéma qui doit nous aider à reconnaître non pas des espèces,
des classes, mais des catégories opératoires. À la base de tout sys-
tème pulsionnel on trouve un dualisme. Avec Darwin, se construit
le couple de la conservation de soi avec la conservation de l’espèce.
Avec Freud se met en place le couple moi/sexualité. Le modèle, c’est
le sexuel. Sexualtheorie est le titre allemand donné par Freud à ses
46 Penser l’humain avec Maldiney

Trois Essais, bien mal rendu en français par Théorie de la sexualité.


Le moi, c’est d’abord la conservation de soi : on parle d’autoconser-
vation. En allemand : Erhaltung où le préfixe Er désigne le moment
de sortir de soi et celui de ramener un résultat. Erhalten, c’est à la
fois conserver et obtenir. Freud ne décompose pas le Moi comme
il décompose l’instinct. Il faut, dit Schotte, analyser, autrement dit
décomposer, le moi. La théorie sexuelle ne suffit pas. Il y aurait deux
Freud. Le premier (1900-1914), celui du narcissisme, de la névrose
et de la perversion. Le second autour de 1920 (Au-delà du principe
de plaisir) introduit la question des psychoses, grâce en partie à
Jung, Bleuler et Binswanger. La psychiatrie permet à Freud d’élargir
le champ clinique et d’introduire des concepts métapsychologiques.
Freud, comme on sait, a surtout parlé des névroses (« la névrose est
le négatif de la perversion »4). Freud dans Pulsions et destin de pul-
sions5 précise les différentes modalités possibles d’accomplissement
pulsionnel, qu’on retrouvera dans les circuits pulsionnels de Schotte.
Il s’agit d’abord de la notion d’exigence de travail liée à la pous-
sée (Drang) et qu’elle permet de mesurer. Le travail est produit par
l’appareil psychique et la pulsion « représente » (au sens où un dé-
puté représente ses électeurs) l’excitation somatique au niveau psy-
chique. La notion de processus (Vorgang) indique qu’il y a plusieurs
chemins pour atteindre la satisfaction (Befriedigung), les uns courts,
les autres plus longs. L’objet, de son côté, est le terme le plus contin-
gent de la pulsion. L’objet n’est élu que dans la mesure où il est
apte à procurer la satisfaction. Enfin la notion de destin pulsionnel
(Triebschicksal) est liée aux trois premiers.
Mais là où Freud approche au plus près de la dynamique pulsion-
nelle, c’est lorsqu’il établit les quatre destins de la pulsion que sont le
renversement dans le contraire (de l’activité en passivité, de l’amour
en haine, du sadisme en masochisme et de l’excitation en dépression),
le retournement sur la personne propre (autoérotisme et narcissisme),
le refoulement qui s’exerce sur les représentations porteuses d’affects

4 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris,


1974, p. 156.
5 S. Freud, Métapsychologie, in Œuvres complètes XIII, Puf, Paris,
pp. 161-187.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 47

désagréables ou inadmissibles, et enfin, de loin le destin le plus com-


plexe, la sublimation que Schotte voyait comme une porte de sortie. Il
s’agit, avec Freud, de viser la pulsion elle-même à travers ses destins.
On ne dénombre pas les pulsions, on ne les compte plus partes extra
partes. Chaque élément exprime un aspect de la totalité.

Il est utile de rappeler quelques éclaircissements apportés par


Schotte à ce qui précède. S’agissant de la distinction « renverse-
ment »/« retournement », il faisait remarquer que dans le renver-
sement en son contraire il y a bien un parcours pulsionnel mais pas
d’objet extérieur. Il n’y a pas d’objet mais un but. Par exemple : voir
et être vu. En français il y a « voir » (actif) et « être vu » (passif),
« tourmenter », « être tourmenté », mais on trouve aussi « se tour-
menter », verbe pronominal qu’on appelle en Grec ancien le moyen
réfléchi. À quoi on peut ajouter « se faire tourmenter ». De même
en allemand : Trauern, faire son deuil (actif), pleurer ou se pleurer,
comme dans la plainte mélancolique. Quant à la fixation pulsion-
nelle à l’objet, il s’agit de l’accrochage d’un objet par le mouvement
pulsionnel et non pas, comme souvent chez Freud, de la fixation à
un stade antérieur du développement de la libido. La fixation a un
sens structural : c’est un moment pervers à l’intérieur du mouvement
pulsionnel. D’une manière générale, en phénoménologie et dans ce
que Schotte a retenu de la phénoménologie, la relation ne s’épuise
pas en termes de sujet à objet, mais en modes d’être au monde et en
interpersonnalité. La relation entendue dans l’expression « relation
d’objet » est, pour Schotte, de l’ordre de l’avoir (« il a des rela-
tions »). Il la range dans les perversions. Pour lui, disait-il, le pro-
blème, c’est l’être non pas l’avoir.

Le système pulsionnel de Szondi

On peut résumer le trajet de Szondi dans les termes suivants : de


la constitution au choix et du choix au destin.
Szondi a commencé par un gros travail de recherche statistique
(avant la guerre) sur les constitutions familiales, l’hérédité, les pré-
dispositions. C’est-à-dire les maladies familiales (dont les maladies
48 Penser l’humain avec Maldiney

psychiques) et les professions : c’est essentiel pour Szondi qui re-


groupe dans le même champ pulsionnel le boucher, le chirurgien et
le meurtrier sadique. Il y a des familles de médecins, d’enseignants,
des familles de psychiatres (c’était le cas de Schotte), des familles de
schizophrènes et même des familles de psychiatres-schizophrènes.
Szondi reprend à Freud l’idée du choix de névrose. Laplanche et
Pontalis rappellent qu’il ne faut pas prendre le mot « choix » en un
sens intellectualiste, c’est-à-dire un choix entre divers possibles éga-
lement présents6. On ne choisit pas l’hystérie ou la névrose obses-
sionnelle par un choix réfléchi. Mais, fait remarquer Schotte, Szondi
aurait compris de travers ce que Freud appelle « névrose ». Chez
Freud, dit Schotte, névrose désigne parfois le tout du psychisme
(hors maladies neurologiques). Pour Szondi, chacun d’entre nous
choisit sa profession, son partenaire, sa ou ses maladies, et même sa
mort. Une formule résume cette position : « Wahl macht Schicksal ».
Le choix fait le destin et les choix sont intersubjectifs et interfami-
liaux. Prenons par exemple le choix du partenaire : X, porteur des
possibilités de devenir obsessionnel (il y en a dans sa famille), choi-
sit une femme Y qui deviendra peut être obsessionnelle. On est alors
en présence de la potentialité obsessionnelle de X, du partenaire-
symptôme – il s’agit du choix de la névrose de l’autre –, du choix des
potentialités névrotiques de la famille de Y par X. Quand on change
de partenaire (quand un homme quitte une femme pour une autre),
on retombe à peu près à tous les coups sur un autre partenaire qui
présente les mêmes potentialités. On reste fidèle à son choix !
La pulsion, ceci est fondamental, c’est la pulsion de choisir, c’est
ce qui me pousse à choisir. C’est toute la différence, le déplacement,
de Freud à Szondi. Le prototype du pulsionnel n’est plus le sexuel
comme chez Freud, mais ce qui nous pousse à choisir. La pulsion est
ce qui pousse au choix : elle est le facteur moteur des choix. Pulsion
et destin sont liés puisque le destin est déterminé par les choix. On
choisit sa maladie psychique et on choisit ce qui permet de l’éviter
tout en étant poussé par elle. C’est ainsi que Szondi, après Freud,
met en correspondance des formes culturelles et des pathologies :

6 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, article :


« Choix de la névrose », Puf, Paris, 1967, p. 63.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 49

hystérie et théâtre, névrose obsessionnelle et religion, paranoïdie et


philosophie. Ce qui recouvre les trois domaines de la culture, les
trois manifestations hégéliennes de l’odyssée de l’esprit.
Venons-en à présent au système de Szondi tel qu’il s’organise en
tableau : il y a quatre vecteurs. C : contact, Sch : vecteur du Moi, P :
paroxysmal, S : sexuel.
Des + et des – déterminent les affinités électives, sympathies et
élections qui président au choix ou au rejet de telle ou telle photo
dans le test. +/- définit l’ambivalence.

On a donc 4 vecteurs (C, Sch, P, S) et 8 facteurs qui sont les caté-


gories, et non les classes du tableau :

D : dépression
M : manie
K : catatonie
P : paranoïdie
H : hystérie
E : épilepsie
H : homo et bisexualité
S : sadomasochisme

H S E H K P M D
(homosexuel) (sadisme) (épilepsie) (hystérie) (catatonie) (paranoïdie) (manie) (dépression)
+ + + + + + + +
- - - - - - - -

Vecteurs S P Sch C
Pulsionnels

Manifestations Perversions Névroses, Psychoses Trouble de


Pathologiques Épilepsie l’humeur,
Psychopathies

Manifestations Boucher, Politiciens, Poètes, Antiquaires,


Socialisées Sculpteur, Acteur,… Écrivains, Banquiers,
Chirurgien, Psychiatres, cuisinier,
… Instituteur,… …

Manifestation Humanisme Religions Philosophie, Économie


Sublimées Littéraire,… Morale, art Mathématiques, politique,
dramatique,… … …
50 Penser l’humain avec Maldiney
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 51

Plusieurs remarques : nous sommes en présence de 4 vecteurs, 8


facteurs, 16 positions (+ et -). Notons que le tableau se lit de droite
à gauche : 1) psychoses, m-d cycles, folie circulaire, thymopsycho-
pathies ; 2) k-p : pas de place pour l’hébéphrénie. Pas de place pour
3, tout fonctionne par 2, s=sadomasochisme, h=homo-bi-sexualité.
C’est la poussée à choisir qui commande le système pulsionnel.
Le tableau répond au souci de découper le tout, comme Platon le
recommandait, par les articulations (Gliederung). Les articulations,
ce sont les catégories. La question n’est plus : combien y-a-t-il de
pulsions ? Mais : comment les qualifier et non les classifier ? Les
noms des maladies mentales sont ici les noms propres des catégo-
ries/facteurs. Les facteurs pulsionnels ont des noms de syndromes
posés comme fondamentaux (Zusammenhang : on rassemble des
syndromes psychiatriques et ce faisant on en élimine). Ainsi par
exemple on a hystérie (hy) et épilepsie (e) : mais où est passée la
névrose obsessionnelle ? Pour Jacques Schotte, l’invention majeure
de Szondi est d’avoir réintroduit l’épilepsie au cœur de la psychia-
trie. C’est l’équivalent d’une troisième psychose éliminée générale-
ment des classifications. De même dans le vecteur P (paroxysmal)
on ne fonctionne pas par cycles (comme dans le vecteur C), mais
par crises. Szondi a beaucoup travaillé la paroxysmalité dont il fait
le vecteur éthico-moral. Il a été très profondément marqué par la
lecture de Dostoïevski (qui était épileptique), c’est-à-dire par la pro-
blématique « crime et châtiment ». À lire ensemble : crime-et-châ-
timent. Les exemples les plus clairs sont de l’ordre du fait divers :
le pompier-pyromane, celui-là voulant réparer le crime de celui-ci.
Mais d’autres exemples seraient bibliques : Caïn et Moïse auxquels
Szondi a consacré deux ouvrages non traduits en français. Caïn a tué
Abel. Moïse a tué un Égyptien et doit s’enfuir. Il deviendra l’homme
de la Loi. Szondi montre que Moïse est un Caïn retourné. Ajoutons
que dans le vecteur P il y a, outre l’hystérie et l’épilepsie, le bégaie-
ment et la migraine chronique. Enfin il faut noter que l’épilepsie et
l’hystérie se mélangent (krasis, Mischung).
Pour Szondi il n’y a que quatre vecteurs héréditaires. Il est passé
des gênes aux pulsions sans abandonner les gênes à la fin de sa vie,
problématique délicate qu’il n’a pas eu le temps d’explorer plus avant.
Mais son système s’affranchit des croyances de Szondi lui-même. Il
52 Penser l’humain avec Maldiney

n’est plus dans l’héréditaire, dans le biologisme. C’est bien plutôt un


système des sciences humaines. Chaque élément (ici chaque facteur)
prend place dans l’ensemble. Il cesse d’exister pour lui-même. Cha-
cun d’entre nous passe à travers la grille pour devenir soi-même, en
personne. Il s’agit de maladies qui affectent la condition humaine,
de maladies idiopathiques humaines. C’est ce qui dans le tableau est
humain. Dans le test, on ne choisit pas des maladies à travers des vi-
sages, mais on identifie des choix personnels à travers eux : un noyau
de choix du même type. Ceci est fondamental : le diagnostic ne porte
pas sur les maladies, mais sur la dynamique pulsionnelle du testé.

Pour conclure cet itinéraire de recherche, on peut récapituler


comme suit :
1) Chez Freud, le pulsionnel n’est pas un système.
2) Chez Szondi, c’est le système qui permet d’expliquer les phé-
nomènes.
3) Chez Schotte, ce système est élevé au rang d’anthropopsychia-
trie, alors qu’il n’est que désigné comme tel par Szondi lui-même.
Freud disait déjà que la névrose est un privilège humain. Le ta-
bleau szondien témoigne de ce privilège humain. C’est un système
au sens philosophique du terme chez Kant. C’est un système et non
un agrégat. C’est parce que le système szondien est entièrement
humain qu’il résiste aux classes du DSM, c’est-à-dire de presque
toute la psychiatrie universitaire d’aujourd’hui, parfois désignée par
Schotte lui-même sous le vocable de « psychiatrie vétérinaire ».

Le pathique : un concept sous-estimé

C’est d’une autre source que provient le concept de « pathique »


dont l’usage « pathosophique » continue à nourrir les travaux issus
de la recherche de Jacques Schotte. Il est au fondement de l’approche
du sentir par Erwin Straus et Henri Maldiney. Mais c’est par l’œuvre
de Viktor von Weizsäcker qu’il vient encore jusqu’à nous.

Peu connu en France et presque totalement oublié (Michel Fou-


cault avait traduit et publié en 1958 le Gestaltkreis du même auteur,
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 53

titre traduit de manière contestable en Cycle de la structure, aux édi-


tions Desclée de Brouwer aujourd’hui épuisé), Viktor von Weizsäc-
ker a rédigé avec sa Pathosophie une somme encyclopédique où le
médecin-philosophe tente de rassembler tous les modes d’apparition
de la sphère du pathique et notamment, bien sûr, ses expressions
patho-logiques. De quoi s’agit-il ?
Bien avant de rédiger Pathosophie (que l’on vient de traduire en
2011)7, von Weizsäcker concluait Le cycle de la structure par un
chapitre consacré aux « catégories pathiques ». On peut maintenant
rapprocher les deux textes. L’objectif affiché dans l’ultime chapitre
du « Cycle » est d’introduire le sujet dans la biologie. En effet, von
Weizsäcker était avant tout médecin et son travail consiste à repen-
ser le vivant en termes d’« acte », de « crise », de « rencontre ». Tous
concepts passés dans l’œuvre de Maldiney. Pour von Weizsäcker,
n’apparaissent dans l’observation du vivant que des variations et
des interruptions (c’est-à-dire une suite de crises) et, toujours dans
l’observation, le cycle perception/mouvement qui se nomme aussi
cercle de la forme (Gestaltkreis). « Les objets se meuvent grâce au
sujet qui les habite », dit von Weizsäcker, et « lorsque je me meus,
un mouvement m’apparaît » : la perception du mouvement est une
auto-perception. Très critique à l’égard du positivisme et du vita-
lisme, il déconstruit le lien de causalité (Ursache). La cause (Ur-
sache) n’est pas une chose (Sache). Von Weizsäcker insiste sur l’Ur
(origine, début) : on met l’accent non seulement sur l’action mais sur
le commencement de cette action. Von Weizsäcker fait remarquer
qu’aujourd’hui la signification d’origine (Ur) s’est effacée. La cause
n’est pas la même chose que l’origine. Là où l’on retrouve l’ancrage
de Maldiney dans le travail de von Weizsäcker, c’est à la page 219
du « Cycle » : « La vie ne se pose pas seulement par son activité,
il lui arrive aussi d’être, ce qui fait sa passivité. Nos affirmations
n’expriment pas seulement l’ontique, mais aussi le “pathique” de la
vie. Il est clair qu’on ne saurait parler de l’attribut pathique de la vie
comme on parle de l’ontique. »

7 V. von Weizsäcker, Pathosophie, traduit de l’allemand par J. de Bisschop,


M. Gennart, M. Ledoux, B. Maebe, C. Mugnier et A.-M. Norgeu, Millon,
Grenoble, 2011.
54 Penser l’humain avec Maldiney

Deux choses sont à prendre en considération :


-1) Pathique désigne le « subir » de la vie ; ce n’est pas un cadre
comme l’espace ; il y a une rupture explicite avec les formes pures
a priori de la sensibilité chez Kant8. De la même façon, il ne fait pas
signe vers un centre (la personne, la présence) : le pathique n’a pas
de lieu assignable.
-2) Il ne peut être appréhendé que dans la crise : « L’être en état de
crise n’est rien actuellement, c’est tout en puissance. L’état pathique
est au fond synonyme d’une disparition de l’ontique ; la crise de
transformation montre la lutte à mort engagée entre l’attribut pa-
thique et l’attribut ontique. Qu’est-ce qui décide ? Qui décide ? La
décision (Entscheidung), c’est, dit von Weizsäcker, l’apparition d’un
ordre nouveau qui intervient en même temps que disparaît un ordre
ancien et que disparaît une valeur de conflit ou de « révolution ». La
formule qui résume le mieux la thèse de l’auteur est celle-ci : « Le
phénomène vital n’est pas une succession liant la cause à l’effet,
mais une décision »9. Et plus loin : « L’origine de l’acte est dans la
décision, c’est-à-dire dans la lutte entre nécessité et liberté, entre
devoir et vouloir. Dans la structure de l’acte, la nécessité causale
représente le “devoir » (Müssen)10.
La décision, résume Maldiney, est la forme par excellence de
l’existence pathique11. Et il reprend von Weizsäcker à l’endroit
même que nous indiquions à l’instant : en explicitant les verbes
modaux que von Weizsäcker introduit à ce moment-là. Vouloir et
devoir au sens d’être forcé de… (Müssen). Le conflit entre liberté
(vouloir) et nécessité (devoir) n’est pas résolu par les facteurs dyna-
miques tels que la motivation ou l’action causale. Ce n’est que dans
l’après-coup que nous apparaît qui a vaincu : le devoir ou le vouloir.
Conclusion apportée par von Weizsäcker : « Le pathique peut donc
se définir comme l’origine du vouloir et du devoir »12. Mais Mal-
diney formule une objection : la décision ne serait pas la lutte. Elle

8 V. von Weizsäcker, Le cycle de la structure, traduit de l’allemand par M.


Foucault et D. Rocher, Desclée de Brouwer, Paris, 1958 p. 220.
9 V. von Weizsäcker, Le cycle de la structure, op. cit., p. 179.
10 Ibid., p. 221.
11 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Millon, Grenoble, 1997, p. 383.
12 V. von Weizsäcker, Le cycle de la structure, op. cit., p. 220.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 55

ne se produit pas après-coup, ni avant. Elle est elle-même le coup.


La décision émerge dès l’instant où les motifs sont en délibération
et où tout est encore réversible, où les motifs et les causes sont en
lutte et où l’acte est engagé irréversiblement. Cet instant, dit Mal-
diney, est transpositif et il répond à la non positivité de la décision
qui n’émerge de rien. Le propre de la crise est d’exprimer ce rien où
s’abîme, dit-il, tout l’ontique, mais aussi toute référence au rapport
fondamental (Grundverhältnis). Le rapport fondamental pour von
Weizsäcker, c’est ce qui distingue la biologie de la physique et qui
permet de substituer la rencontre à la causalité. Ce qui est propre au
vivant, c’est que, contrairement au réseau causal de la pensée phy-
sique, la réalité du vivant reste cachée. Le même auteur parle d’une
« loi d’opacité réciproque ». Plus précisément : « La physique sup-
pose que dans sa recherche un moi connaissant s’oppose au monde,
objet indépendant. La biologie nous enseigne que le vivant est sous
le coup d’une détermination dont le fondement ne saurait être objec-
tivé »13. Le rapport fondamental, c’est donc le rapport à un « fond
inobjectivable, et non pas, comme dans la causalité un rapport entre
choses connaissables, entre la cause et l’effet par exemple »14. Enfin
von Weizsäcker conclut : « Le rapport fondamental, c’est la subjec-
tivité perçue d’une certaine façon concrète et sensible ». Pour lui,
comme pour Maldiney, la vie n’apparaît pas comme une continuité
ininterrompue, mais comme une suite de déchirements et de bonds
qu’il appelle « interruption critique ». Celui-ci a mis la crise au cœur
du vivant, là où Maldiney ira la chercher.

Dans la médecine en général, et dans la psychiatrie en particu-


lier, la pathologie, entendue le plus souvent comme espèce morbide
dans laquelle il faudrait ranger les symptômes de tel patient, désigne
en fait et de prime abord la situation de l’homme tel qu’il pâtit et
en appelle à une prise en compte du mode de pâtir du bien nom-
mé « patient ». « Pathique », d’où dérive en français « passion »,
« passivité », « passible », a une occurrence célèbre chez le tragique
grec Eschyle : Pathei Mathos, qui désigne déjà un enseignement

13 Ibid., p. 223.
14 Idem.
56 Penser l’humain avec Maldiney

par l’épreuve. Il s’agit d’éprouver et d’être éprouvé. En tout cas de


telle manière que, de cette épreuve, sort un enseignement. Mais pour
acclimater ce néologisme, il faut le distinguer respectivement de
« l’ontique », pour von Weizsäcker, et du « gnosique », pour Erwin
Straus.
Pour le premier, l’ontique (ce qu’il en est de ce que je vois : un
arbre, une maison), c’est le Quoi ? de la perception quand je recon-
nais et identifie. Le pathique, lui, est de l’ordre du Comment ? Les
écrivains le savent bien : la vie se réalise d’abord dans le « com-
ment » et le romancier ne veut se rapprocher de la vie qu’en « ser-
vant le comment de la vie plus loyalement que n’a condescendu à le
faire l’esprit lapidaire du Quoi »15. La question banale : « comment
allez-vous ? » recouvre un comment et un verbe de mouvement.
Elle désigne ce que Georges Canguilhem appelle les « allures de la
vie ». Pour von Weizsäcker, il s’agit de ce que désigne en français le
mot « commerce » (en allemand « Umgang »). Commerce n’est ni
simple communication ni communauté. Il s’agit d’une couche plus
primordiale, celle d’une « fluctuation pathique ». Il y a des formes
de commerce (courtois, ironique, diplomatique, convivial, ouvert,
timide, etc.), comme il y a des partenaires du commerce : soi, je,
tu, je/soi, je/chose. Il n’est pas jusqu’à la nature qui ne puisse être
ressentie comme accueillante, hostile ou maligne. « La science tend
forcément à reconnaître que, dans le commerce avec la nature, l’ina-
nimé peut devenir animé, délirant ou passionné »16. Contrairement à
une vision intellectualiste classique, on rappelle ici tout ce qui pré-
cède les concepts adéquats de la perception et de la connaissance :
tout ce qui peut se présenter comme obstacle épistémologique s’est
d’abord manifesté selon une tonalité pathique ou affective (Stim-
mung). Erwin Straus, de son côté, distingue le pathique et le « gno-
sique ». « À toute sensation, il faut reconnaître un moment pathique
et un moment gnosique ». À condition de bien préciser qu’Erwin
Straus parle de « sentir » avant de parler en termes de « sensation » :
le verbe à l’infinitif avant le substantif. Henri Maldiney ne manque

15 T. Mann, Joseph et ses frères, tome 3, Gallimard, Paris, 1981, p. 215 et


suivantes.
16 V. von Weizsäcker, Pathosophie, op. cit., p. 21.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 57

jamais de rappeler la formule de Straus : « Le sentir est au percevoir


ce que le cri est au mot ». Pour Straus comme pour von Weizsäcker,
le pathique désigne l’autre versant de l’activité : tout ce qui dans
notre vie ne s’articule pas comme un possible que nous aurions pro-
jeté. Avant d’inviter un élève ou un patient à formuler un projet, et
avant de l’aider à le faire, il y a une préalable reconnaissance de
cette couche de l’expérience où il nous « arrive d’être », c’est-à-dire
où, en toute passivité, la vie ne relève pas d’une autodétermination
intentionnelle, mais se présente comme « ce qui m’arrive », « ce qui
m’échoit ». L’accès à cette couche impose au praticien le respect de
la passivité et l’abord en commerce avant l’entrée dans la commu-
nication. Toute la phénoménologie depuis Husserl et sa « synthèse
passive », jusqu’à Levinas et la « passivité plus passive que toute
passivité », a été un effort pour décrire et penser cet en deçà oublié
de nos vies « actives ».
C’est pourquoi l’accès au pathique et la préservation indispen-
sable des possibilités mêmes de cet accès ne sont jamais aussi repé-
rables que dans la souffrance et la surprise. Pour la première, dès les
premières pages de la Pathosophie, son auteur énonce : « Nous nom-
mons “souffrance” cet état de l’homme en rapport avec la nature et
avec lui-même. Car nous avons appris par l’épreuve que les formes
douloureuses et pénibles de la souffrance sont moins trompeuses que
les états de joie et de paix. Elles nous enseignent davantage. Les unes
et les autres ont été subies et reçues, on ne peut pas les produire »17.
Pour la seconde, la surprise, von Weizsäcker reprend à Kant la caté-
gorie de réceptivité que celui-ci plaçait au cœur de la sensibilité.
Mais il s’agit pour celui-là d’une réceptivité à la surprise : « La ré-
ceptivité à la surprise, à ce qui se présente, est la seule disposition
qui nous permettrait de ne céder sur rien »18. Travailler au niveau de
la réceptivité, c’est faire en sorte que le déprimé ou le mélancolique
se laisse surprendre par une rencontre. La tuché, notion centrale chez
les Stoïciens, désigne à la fois la surprise et la rencontre. Ménager
les heureux hasards est une clé de la réussite des psychothérapies.
Il peut s’agir de la rencontre d’une personne nouvelle, mais il peut

17 Ibid. p. 16.
18 Ibid. p. 21.
58 Penser l’humain avec Maldiney

s’agir aussi de la rencontre d’une œuvre d’art. Toutes ces situations


renvoient à la notion maldineysienne de « transpassibilité ». Un nou-
veau départ, un saut hors du cercle de la dépression, peut être favo-
risé par une de ces rencontres. Encore faut-il que l’établissement ou
la relation de soin soient organisés pour qu’il y ait suffisamment de
circulation des personnes, des œuvres culturelles, des productions
et des activités esthétiques (et non des « loisirs ») pour que, via un
« transfert dissocié » (selon l’expression de Jean Oury), un maillage
de rencontres soit favorisé. On peut en dire autant de l’école : la ren-
contre d’un élève et d’un enseignant peut être déterminante pour le
premier, pour son orientation, pour un bienfait qu’il ne reconnaîtra
peut-être que plus tard. Ces deux situations, le soin et l’enseigne-
ment, montrent bien l’importance du concept freudien de transfert
travaillé au-delà de la simple séance ordinaire de la cure analytique.
L’apport le plus original de Viktor von Weizsäcker réside, sans
doute, dans l’ancrage linguistique des catégories pathiques. Il s’agit
des cinq verbes modaux de la langue allemande (oser-pouvoir, vou-
loir, devoir par obligation morale, devoir sous contrainte et pouvoir
au sens d’être possible). Dans ce « pentagramme pathique » s’ins-
crivent et entre-communiquent la plupart de nos désirs, volitions,
obligations, demandes. « Les catégories pathiques sont les verbes
grammaticaux qualifiés d’auxiliaires, ce qui veut dire qu’ils ne font
qu’aider sans pouvoir rien produire. Ils sont un bâton de marche, pas
la promenade »19. Bien entendu, il s’agit de cette promenade qu’on
appelle la vie avec ses surprises, ses embuches et où la mort est à
tout moment possible : « La mort en lutte contre la vie est un phéno-
mène pathique et non pas ontique. Ni de la mort ni de la vie, on ne
peut dire qu’elles sont, ni ce qu’elles sont, mais on peut dire qu’on
peut ou qu’on doit vivre, qu’on peut ou qu’on doit mourir »20.
Nous nous bornerons aujourd’hui à ces esquisses d’un projet an-
thropologique et philosophique qui ne restera pas sans lendemain
à travers la médecine dite psychosomatique, l’analyse existentielle
(Daseinsanalyse) ou la psychothérapie institutionnelle. Nous espé-
rons ainsi faire entrevoir des accès inédits à l’autre homme, à tra-

19 Ibid. p. 59.
20 Ibid. p. 71.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 59

vers les dits de sa souffrance ou les productions de l’art. Comme


l’écrivait von Weizsäcker : « Nous voulons apprendre comment un
homme a commerce avec un homme, rien de plus »21.

21 Ibid. p. 74.
JORIS DE BISSCHOP
L’ANTILOGIQUE

Viktor von Weizsäcker (Stuttgart, 1886 – Heidelberg, 1957), neu-


rologue allemand et défenseur d’une « médecine clinique générale »,
a œuvré toute sa vie pour construire une anthropologie médicale. Ce
chemin le conduira à travers une réflexion autour de l’homme malade
jusqu’à une « pathosophie ». Pour von Weizsäcker, la santé n’est pas
simplement l’absence de maladie. La vie entière est une « guerre
incessante contre la maladie »1. Ou, selon l’adage d’Héraclite : « La
guerre est le père de toute chose ». C’est alors dans cette nature
conflictuelle de la vie fluctuante que vont s’engendrer les forces pour
combattre la maladie. Une période saine est la continuation de cette
guerre par d’autres moyens. L’homme est donc condamné à la mala-
die mais uniquement dans le sens où il sera amené à produire les
forces pour résister, pour aller dans le sens de la vie (en composant
avec la mort). À ce titre, von Weizsäcker parle même d’un « travail
de la maladie », tout comme Freud avait parlé du « travail de deuil »,
« travail du rêve », etc.
Qu’est-ce donc que la maladie ? La maladie n’est rien d’autre
qu’un mode d’être de l’humain. L’homme vit dans son corps un
conflit perpétuel entre un « oui » et un « non » à la santé, là où fait
rage un combat entre la liberté et la nécessité. Or, la vie n’est pas
seulement tendance à la santé mais aussi tendance à la mort. Pour
von Weizsäcker, l’homme est précisément ce commerce ambigu, la
médiation entre la vie et la mort : « Ni de la mort, ni de la vie, on
ne peut dire qu’elles sont, ni ce qu’elles sont, mais on peut en dire

1 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, Suhrkamp,


Frankfurt am Main, 2005, p. 15.
62 Penser l’humain avec Maldiney

qu’on peut ou qu’on doit vivre, qu’on veut, qu’on peut ou qu’on doit
mourir »2.
Le flux de la vie mène à la fois vers la vie et vers la mort. Dans les
mots de Jacques Schotte, « la maladie peut être considérée comme un
processus d’auto-guérison et dans toute tentative de guérir agissent
aussi des tentations de redevenir malade »3. Voilà une définition anti-
logique de la maladie ! Car, « l’homme n’acquiert pas seulement sa
maladie, il la produit aussi ! »4. La maladie est alors un équilibre
mouvant, instable et changeant.

Le pathique

Pour élaborer son anthropologie médicale, von Weizsäcker va


partir de la situation clinique. En tant que médecin il reçoit le pa-
tient qui dit souffrir. Au lieu d’incarner celui qui veille à la frontière
entre le normal et le pathologique, von Weizsäcker pense ce moment
comme une rencontre avec l’homme pathique. Celui-ci s’est présen-
té comme quelqu’un qui n’est pas ce qu’il veut, peut ou doit devenir.
L’homme malade apparaît alors comme inachevé, insuffisant, indé-
terminé, temporel et non pas éternel, et à la recherche d’un change-
ment. Dans la mesure où il se déclare malade, il aimerait ne pas être
ce qu’il est. Plutôt qu’un « être » ou quelqu’un qui « est ceci » ou
« est cela », il se présente comme quelqu’un qui devient ou qui veut,
doit, peut et ose « devenir »5.

Le pathique vient du grec pathein et signifie « être passible


d’éprouver ». Cette notion dépasse donc la souffrance, elle inclut
également les affects, la passion, le plaisir, etc. Cette dimension est
la dimension la plus basale de l’existence. La capacité de pâtir, de

2 Ibid., p. 93.
3 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker,
cours à Louvain La Neuve, 1985, inédit, VIII-6.
4 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 203.
5 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit., p. 71.
J. de Bisschop - L’antilogique 63

subir est active ; elle est l’ouverture de son propre champ de récepti-
vité6. Selon von Weizsäcker, les catégories pathiques sont

des passions, des affects ou des souffrances saisis au vol et contraints


à se fixer dans une forme grammaticale. Cette forme est celle qu’on
appelle verbe. Les verbes vouloir, pouvoir, oser, devoir (devoir moral
et devoir comme contrainte) sont comme des cages dans lesquelles on a
emprisonné ces passions. Mais, comme tous les verbes, ils peuvent être
conjugués et ainsi personnalisés. […] Dans le paysage pathique, c’est-
à-dire dans le monde perçu sur un mode passionnel, dans la vie vécue et
en même temps éprouvée, l’essentiel reste toujours de ne pas figer, que
tout reste fluide, que l’oiseau prisonnier s’envole avec sa cage ou que la
cage s’envole avec l’oiseau7.

Le pentagramme pathique consiste en cinq verbes allemands aux-


quels correspondent quatre verbes en français : dürfen (oser-pou-
voir, oser-se-permettre), müssen (devoir comme contrainte), wollen
(vouloir), sollen (devoir par obligation morale) et können (pouvoir).
Ces catégories – pouvoir, vouloir et devoir – sont des verbes gram-
maticaux qualifiés d’auxiliaires. « Ils sont un bâton de marche, pas la
promenade », dit von Weizsäcker, car en soi ils ne produisent rien8.
Ces verbes modaux traduisent les modalités de l’action et ont un
rapport à ce qui n’est pas, ou mieux, pas encore. Le pathique est né-
cessairement personnel : les verbes sont toujours conjugués, jamais
à l’infinitif, car ils expriment les modulations d’une personne ; par
exemple, « je peux » ou « il ne doit pas ».
Très vite on se rend compte que les catégories pathiques sont
des « constructions si aériennes qu’elles changent très facilement
de forme, comme les nuages, et s’imitent alors trompeusement les
unes les autres »9. Dans le commerce humain règne l’enchevêtre-
ment contradictoire des passions. Par exemple, quelqu’un dit « je
dois » alors qu’il aurait mieux fait de dire « je veux », ou encore,

6 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Millon, Grenoble, 1991, p.


364.
7 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit., p. 71.
8 Ibid., p. 78.
9 Ibid., p. 80.
64 Penser l’humain avec Maldiney

comme un officier qui reçoit un ordre qu’il estime ridicule : « Je dois


mais je ne veux pas. » Le fait que ces verbes se dérobent aussitôt
est appelé « auto-cèlement », ou encore, lorsqu’il s’agit d’au moins
deux verbes, « cèlement réciproque ».
On peut rencontrer cela dans une paralysie hystérique : « je n’ar-
rive plus à bouger ma jambe », dit l’hystérique, alors qu’il s’agit
d’un « non vouloir pouvoir » : « je peux mais je ne veux pas ». Dans
la dépression nous rencontrons celui qui « veut mais ne peut pas ».

Antilogique

L’antilogique de Viktor von Weizsäcker s’origine dans l’idée que


la vie est une contradiction pleine de sens... Pourquoi anti-logique ?
Est-ce simplement un raisonnement illogique ou alogique ? Non,
car il est impossible de définir logiquement le concept d’antilo-
gique10. Que peut donc être une « contradiction pleine de sens » ?
Une contradiction existe lorsque deux affirmations, deux idées ou
actions, s’excluent mutuellement. Une proposition ne peut pas être
vraie et fausse en même temps. L’antilogique bouleverse cette idée
et, plutôt que de dire que tout est vrai, elle nous pousse à nous inter-
roger sur notre rapport à la vérité.
Von Weizsäcker récuse ainsi l’idée que le processus vital patholo-
gique devrait être élucidé par la raison, car celle-ci ne saisit ce qui est
compréhensible que selon ses propres prémisses, à savoir tout ce qui
est conforme à la raison. En étudiant l’homme et la maladie, nous
devons réserver une place à l’illogique, à l’absurde, à l’impossible.
L’homme n’a pas seulement une logique mais est doté de fantaisie
et d’imagination, il a non seulement un esprit mais aussi un corps.
La vision du monde est avant tout pathique et non pas ontique, donc
davantage passionnelle que pensée11. Dans la rencontre avec son
monde environnant, dans « l’abîme sans fond de l’existence », le
vivant découvre qu’il n’y a pas que des lois ou des déterminations

10 Ibid., p. 406.
11 Ibid., p. 194.
J. de Bisschop - L’antilogique 65

causales. Il y a aussi des hasards, des imprévus et des coïncidences


qui apportent un ordonnancement dans le mouvement12.

Commerce

Les notions pathiques et antilogiques sont au cœur de Pathoso-


phie, dernier ouvrage de von Weizsäcker (paru en 1956 mais déjà
écrit en partie vers 1951-1952). C’est dans les dernières années de sa
vie, après une longue interrogation sur l’homme malade, qu’a lieu un
retournement décisif en direction d’une « pathosophie », un savoir
(sophia) autour de l’homme pathique.
L’anthropologie médicale, ainsi devenue pathosophie, consiste
en l’introduction du sujet dans la biologie, la science des vivants.
L’homme, étant « le plus vivant des vivants » et dès lors « le plus
mortel », ne peut pas être considéré à travers les catégories logiques
et rationnelles des sciences de la nature, positivistes13. Von Weizsäc-
ker veut établir une nouvelle « objectivité clinique » qui se fonde
dans le commerce thérapeutique entre le médecin et le patient. Plus
large que le commerce dans son sens économique, cette objectivité
se base donc sur un échange, une réciprocité, une solidarité, un va-
et-vient, un mouvement circulaire, une conversation, une rencontre
entre deux corps vivants, et non pas entre un sujet et un objet, ni
avec un sujet objectivé. Du moment que nous avons commerce avec
le vivant, le scientifique ne peut plus tenir le leurre de l’objectivité
puisque le commerce et ce avec quoi nous commerçons naissent en
même temps. Selon une formule antilogique, le commerce est ce
avec quoi nous avons du commerce14. Le commerce est rencontre.
Nous suivons ici Erwin Straus pour lequel le pathique n’est pas le
« quoi » mais le « comment » de cette rencontre15.

12 Ibid., p. 47.
13 V. von Weizsäcker cité par J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de
Viktor von Weizsäcker, op. cit., III-4.
14 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 406.
15 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 314.
66 Penser l’humain avec Maldiney

Selon von Weizsäcker, « penser c’est épouser le mouvement


même de la vie », c’est-à-dire : participer à la vie16. Penser, c’est
commercer avec les notions et non pas les expliquer. L’idée d’une
encyclopédie dans laquelle on fait le tour des thèmes, dans laquelle
on aborde les sujets de différentes perspectives s’oppose à tout sys-
tème de pensée. Penser, avec « er », renvoie à l’ouverture d’un nou-
veau paysage dans lequel se fait entendre une polyphonie autour
d’un foyer de concepts, dans lequel résonnent plusieurs voix qui
font sentir la chose. Plutôt que de vouloir montrer ou démontrer, il
s’agit de rendre sensible la matière, dans le sens où ce commerce est
congénital à la chose même qui nous met en mouvement.

Dans la clinique, nous sommes traversés par cette idée, qui n’est
pas simplement une question de méthodologie mais la base même de
notre travail. La « boîte à outils conceptuels » dont parle Jean Oury
n’est ni un simple ramassage épars de concepts séduisants, ni la vo-
lonté de constituer un ensemble systémique, harmonieux, cohérent,
homogène, claire. Elle naît de la rencontre même qu’elle ouvre. Cela
veut dire qu’elle est co-constitutive des phénomènes et qu’avant tout
elle est éthique. Elle s’oppose à une volonté d’objectivité classique
qui, non seulement est imaginaire, mais qui empêche la rencontre,
réduisant l’autre à son comportement, au visible. Ce procédé réalise
une structure de coordonnées spatio-temporelles fixes, contraire à
l’expérience vécue qui implique de la surprise, de l’imprévu.
Nul besoin d’évoquer le DSM qui se veut un instrument athéo-
rique – ce qui est un paradoxe incroyable car l’étymologie du mot
latin « théôria » est justement « ce qui donne à voir », le spectacle,
la vue. Or, le DSM pense pouvoir, dans le diagnostique, éliminer
l’interprétation, en se fiant aux apparences, aux symptômes, qu’elle
classifie selon des méthodes statistiques, quantitatives, c’est-à-dire
selon le nombre. D’ailleurs, la catégorie du nombre s’origine dans
une passion, dit von Weizsäcker, à savoir la guerre : « la guerre est
le père du nombre » (les dits primitifs auraient commencé à compter

16 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, op. cit.,
XII-5.
J. de Bisschop - L’antilogique 67

leurs hommes valides pour partir à la guerre)17. Le DSM est « athéo-


rique » dans le sens où il est aveugle (lourd de sa prétention d’omni-
voyance, il est inconscient de sa propre cécité), car il ne veut rien
savoir du fait que sa volonté d’objectivité scientifique calquée sur
les phénomènes physiques transforme le psychiatre en comptable,
élimine le transfert, fige l’autre en objet, statique, dépourvu de toute
possibilité de transformation.

Tout commerce thérapeutique commence par ouvrir un espace de


rencontre, un paysage pathique de commerce avec la vie, de conver-
sation avec d’autres vivants, dans lesquels toute expérience est théo-
rie et toute théorie déjà praxis. Poser un véritable diagnostic est alors
déjà une mise en forme du mouvement thérapeutique.
À la clinique de La Borde, la « réunion de constellation » est pen-
sée comme un outil encyclopédique dont on se sert pour non pas par-
ler de quelqu’un (comme dans une réunion de synthèse) mais autour
de quelqu’un. En prenant en compte les circulations, les différents
commerces que quelqu’un entretient, on ne réduit pas l’autre à un
objet, stable, mais à un vivant « en devenir ». En parlant à plusieurs
voix se crée donc un paysage pathique complexe, étayé, et s’ouvre
un espace d’accueil car il y a de la place pour du jeu, de l’imprévu,
un lieu transitionnel où règne le mouvement. On peut dire que les
choses peuvent y prendre sens au-delà de toute signification. Une
personne n’est pas « ou bien ceci, ou bien cela.... » mais « et ceci, et
cela... », ou encore, « ainsi, aussi bien que comme ça... », etc. L’exis-
tence humaine est considérée comme « un faisceau de tendances
fluctuantes » plutôt que comme une « mosaïque d’entités isolées »18.

Le sujet comme « rapport au fond »

Comment von Weizsäcker introduit-il le sujet dans la biologie ?


Le vivant est « rapport au fond » (Grundverhältnis), il commerce
avec « la vie comme fond ». Comme l’écrit Maldiney, « le fond c’est

17 V. von Weizsäcke, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit., p. 215.


18 Ibid., p. 94.
68 Penser l’humain avec Maldiney

l’indéterminable, l’apeiron d’Anaximandre, d’où émerge et s’abîme


toute finitude »19. Ce fond vital est la zoé qui est commun à tout
vivant. Cette vie indéfinie n’est pas le bios, la vie individuée, mais le
flux vital qui traverse la vie de l’individu qui connaît une naissance
et une mort. C’est dans l’acte de souffrir et de subir la zoé que le bios
se réalise et se met en forme pour devenir « une » vie, un « mode »
de vie.
Selon Jacques Schotte, la biologie

fait l’expérience que le vivant se trouve dans une détermination dont


le fond même ne saurait devenir objet. Le vivant, dans son rapport au
fond révèle ce qu’est le fond : la « zoé » non objectivable qui apparaît
dans chaque vivant à chaque moment critique où […] la vie va au fond
et elle en ressurgit en se fondant. La décision est Grundlegung, attesta-
tion et position de fondements à travers ce moment originaire du rap-
port au fond, au fond obscur, indéfini, de la vie20.

Il en résulte qu’il est résolument impossible d’objectiver la vie


sans la tuer, sans la désanimer. La subjectivité se dévoile dans ce
commerce avec la vie comme fond selon les différentes modulations
pathiques dans des moments critiques, là où la vie se ré-origine, là
où « commence toujours le voyage de la vie »21. C’est dans un tel
moment critique, un moment d’instabilité, d’interruption, que le
sujet advient à lui-même. La vie est caractérisée de déchirements,
de bonds et de discontinuités. Von Weizsäcker affirme que « la crise
est un passage d’un fini instable à la stabilité d’un fini, par l’inter-
médiaire d’une transcendance »22. La transformation est un moment
de lutte entre le pathique et l’ontique. Elle devient possible à travers
un moment où toute forme finie est abolie, où l’être en crise n’est
actuellement rien et est tout en puissance : il est potentiellement tout.

19 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 81.


20 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, op.
cit., VII-6.
21 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 194.
22 V. von Weizsäcker cité par J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de
Viktor von Weizsäcker, op. cit., XIV-1.
J. de Bisschop - L’antilogique 69

Il se produit donc une rupture interne, un saut incompréhensible,


une interruption de la causalité, un trépassement. Cet avènement de
quelque chose de neuf est corrélatif d’une mort. Tout vivant, dans
son « devenir », implique la structure antilogique de connaître à la
fois une naissance et une mort perpétuelles.

La science des vivants est profondément touchée par le fait que


le concept de la vie est teinté d’une indétermination et d’une ambi-
guïté. Von Weizsäcker affirme que la vie a une structure bilatérale,
à savoir qu’elle se vit et qu’elle est vécue23. Elle est sujet et objet.
La vie se fait et se subit, elle est active et passive. Cette bilatéralité
émane du constat que la vie n’est réelle que comme rencontre : soit
avec soi-même (donc dans le clivage), soit avec autrui, soit avec
les choses). Ou encore, selon les trois types de commerce possible.
La structure pathique du vivant signifie que le subir et l’agir sont
toujours unis. Du fait que dans notre « rapport au fond » nous ne
pouvons pas connaître ce fond lui-même, l’expérience se traduit en
inquiétude. La seule façon de sortir de là, c’est de participer à la vie,
de se mouvoir dans ce « rapport au fond ».

La causalité...

Von Weizsäcker s’écarte de l’idée que la logique, les mathéma-


tiques et la clarté de la raison seraient les conditions de toute expé-
rience possible. Il établit que même la logique « s’origine seulement
avec et dans l’expérience des états de souffrance »24. Le clinicien doit
adopter une attitude de réceptivité : « la réceptivité à la surprise, à
ce qui se présente »25. Il doit être prêt à voyager, à faire l’expérience
du domaine de l’entrelacs extraordinaire entre le connaître et l’agir.

23 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,


p. 65.
24 Ibid., p. 17.
25 Ibid., p. 25.
70 Penser l’humain avec Maldiney

Von Weizsäcker affirme que « la vie semble ne pas aimer la lo-


gique et dans son débordement, elle peut la détester, la bousculer ou
la haïr ! »26. Pour préserver leur idéal d’objectivité positiviste, les
sciences de la nature ont toujours imposé la logique au vivant. Or,
faire en sorte que le vivant se comporte sur un mode logique, n’a
d’autre résultat que de le tuer. Appliquer aux vivants les catégories
ontiques (causalité, interaction, qualité, quantité, espace-temps ma-
thématique) qui viennent des connaissances des choses inanimées
dans les sciences dites « dures », revient à un acte destructeur. La
catégorie logique de la causalité, par exemple, serait la plus grande
violence faite au singulier, c’est-à-dire à ce qui ne se produit qu’une
seule fois. À travers la logophanie, von Weizsäcker tentera de dé-
duire la pensée causale des pulsions, des émotions, des passions. La
catégorie la plus redoutable se révèle être celle de la « causalité ».
Von Weizsäcker la catalogue comme « la forme de pensée propre au
soupçon, de la méfiance et de la destruction d’une apparence »27. La
science objective a donc un côté destructif.

C’est sur cet axe précisément que von Weizsäcker situe l’opposi-
tion entre la physique et la biologie (qui inclut la psychologie et la
physiologie). Comme l’explique Jacques Schotte dans son cours sur
von Weizsäcker : « Aussi paradoxal que ça paraisse, les phénomènes
vivants ne peuvent être représentés dans les formes naturelles de
l’espace et du temps. Pour prendre l’exemple de la causalité le vivant
est sujet de et à l’auto-mouvement, il se présente comme étant là sa
propre cause. L’objectivité du clinicien consiste donc à remplacer
l’ontique dans le pathique, en dialectique avec lui »28. La bilatéralité
de la vie, c’est-à-dire d’être à la fois sujet et objet, est ce qui nous
fait comprendre que le réel et le commerce avec lui se produisent
d’un coup29.

26 Ibid., p. 54.
27 Ibid., p. 80.
28 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, op.
cit., VII-6.
29 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 196.
J. de Bisschop - L’antilogique 71

Le vivant est sujet de et à l’auto-mouvement

Selon von Weizsäcker, « le mouvement de l’organisme ne se


déroule pas dans l’espace et le temps : c’est l’organisme qui meut
l’espace et le temps »30. Le commerce vivant nous mène à l’auto-
mouvement qui est un engendrement perpétuel, la genèse du temps
à tout moment donné31.

Le vivant se présente comme étant sa propre cause

Une cause (Ur-sache) n’est donc pas une chose (Sache) mais
réfère à une origine (« Ur » de « Ur-sprung », l’origine ou le saut
originaire). Le vivant est perpétuellement en train de s’originer, ce
qui se montre par excellence dans un moment de crise. Ce moment
de transformation relève d’une décision, qui se crée elle-même, qui
est à la fois commencement et origine. La vie va « au fond » et en
ressurgit en se fondant. La crise correspond à un moment de déci-
sion, à savoir : est-ce que les choses vont aller dans le sens de la vie
ou dans le sens de la mort ?

Dans la situation clinique, on est sans cesse confronté à la question


de la causalité. Par exemple, chez le patient qui se demande « pour-
quoi ça m’arrive ? », ou encore chez le schizophrène paranoïde qui
se demande « que-ce que j’ai fait pour mériter qu’on me traite de la
sorte ? ». Au lieu d’y répondre avec une cause, « parce que » (une
réponse ontique), la question dont le patient pâtit s’impose à lui à
partir de son commerce avec la vie. C’est la question du « sens ».
Von Weizsäcker va partir d’une position éthique qui l’amène à dire
« oui » à la maladie. Au lieu de récuser le sens qu’a la maladie,
il va accueillir la maladie dans toute son ambiguïté pour mobiliser
« le devenir » en disant à la maladie : « Oui, mais pas ainsi... » (pas

30 V. von Weizsäcker cité dans H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op.


cit., p. 132.
31 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, op.
cit., XIII-3.
72 Penser l’humain avec Maldiney

comme ça, pas de cette façon). Une réponse explicative enferme le


patient dans une stase (ontique, immobilité absolue), alors que von
Weizsäcker affirme que les choses se transforment à partir du mo-
ment où on les accueille. Le pour-quoi se transforme ainsi en un en
vue de quoi, une re-mobilisation des questionnements existentiels et
subjectifs pour que dans le conflit entre la santé et la maladie, entre
la liberté et la nécessité, les choses puissent aller dans le sens de la
vie plutôt que dans le sens de la mort. Une thérapie n’est en effet
possible qu’à l’intérieur d’un paysage pathique dans lequel aucune
fixation ontique préalable n’a sa place.

L’attitude thérapeutique ne peut pas consister en la volonté d’écar-


ter la maladie, en disant « non » à la maladie. Puisque toute mala-
die est quelque part également une « tentative d’auto-guérison », on
est amené à l’accueillir dans son ambiguïté problématique en disant
« oui, mais pas de cette façon... ». Il s’agit d’une position transféren-
tielle très difficile à tenir. Plutôt que de vouloir supprimer un trouble
ou un mal, la thérapie devra consister dans la recherche réciproque
d’un champ de possibilités qui mobilise un conflit autrement.
Dans le commerce thérapeutique, nous sommes constamment
confrontés à l’ambigüe, l’angoisse, l’antithétique qui caractérisent
le pathique. Il y est question d’accueillir cette parole afin d’en faire
éclore le mouvement libérateur. Dans les verbes conjugués de vou-
loir, devoir et pouvoir vient se loger momentanément et provisoire-
ment le « flux du devenir ». Notre rôle est de ne pas figer les choses
en les réduisant à l’ontique, mais d’oser faire résonner le pathique
dans ces puissances polyphoniques. Dans une réciprocité (fondée
sur la solidarité), nous tendons à inaugurer un mouvement de mise-
en-forme de ce qui apparaît. Dans ce commerce et à travers des mo-
ments critiques, le sujet va pouvoir se fonder, être sa propre cause
dans son auto-mouvement.

Le délire...

Pour finir, nous aimerions aborder le thème du délire que « non


seulement » nous rencontrons quotidiennement dans la clinique
J. de Bisschop - L’antilogique 73

« mais aussi » dans la vie tout court. La formule de von Weizsäcker,


selon laquelle la maladie est une tentative d’auto-guérison (accom-
pagnée de tentations de retomber malade) fait écho à l’idée de Freud
concernant le délire du Président Schreber : le délire est une tenta-
tive d’auto-guérison, de reconstruction.
Le délire vise à renouer un commerce avec le monde et les objets,
avec la réalité, ne serait-ce que sur un mode délirant. Freud, tout
comme dans le rêve, affirme que le délire a un sens et qu’il ne doit
donc pas être pris simplement comme erreur. Le délire possède un
noyau de vérité et la question se pose alors de savoir si la vérité ne
comporte pas à son tour un noyau délirant ?

Von Weizsäcker élabore toute une série de concepts concernant


le délire tels que le délire de la matière, le délire négatif, le délire
d’innocence, le délire de sécurité ou encore, le contre-délire. Tout
comme dans le concept de maladie, von Weizsäcker ne veut pas lais-
ser l’usage du concept de délire aux seuls médecins car ce sont des
phénomènes qui dépassent largement le champ de la médecine. Cette
réflexion s’origine dans une inquiétude née de la constatation « que
de se croire en bonne santé, c’est aussi participer à la maladie »,
car « la maladie inconnue de l’un peut causer de réels dommages à
l’autre »32. Le caractère délirant ne se présente pas seulement chez un
fou ou chez un malade intoxiqué, mais également dans des formes
plus modérées telles que l’état amoureux, la fantaisie, l’imagination
ou le rêve. Von Weizsäcker part de la prémisse que « ce que nous
tenons pour normal, est en réalité traversé de parties délirantes et
a trouvé, apparemment, sans le savoir, un modus vivendi (façon de
vivre) avec le délire »33.
La matière elle-même est délirante, au moins susceptible d’un dé-
lire. Par exemple, une tumeur peut être cataloguée comme un com-
portement délirant des cellules, des tissus, des organes, etc. « C’est
la matière qui est délirante parce que le délire est de l’ordre de la

32 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,


p. 30.
33 Ibid., p. 31.
74 Penser l’humain avec Maldiney

matière »34. Ce « délire de la matière » équivaut également, tou-


jours selon von Weizsäcker, à dire que c’est un délire d’accepter la
matière35.

Von Weizsäcker, partant des « petits délires quotidiens » tels que


l’état amoureux ou l’ivresse, ose avancer la structure délirante de
chaque homme, du moins, il le tient pour possible36. Elle lui permet
de repenser notre rapport à la vérité qu’il teinte d’ubiquité (omnipré-
sence, capacité d’être à plusieurs lieux en même temps) telle qu’elle
émane de la tension entre l’ontique et le pathique. Je le cite : « D’un
point de vue logique le délire est quelque chose qui est valide ou
non, mais d’un point de vue anthropologique, il est quelque chose
qui croît, se dissipe et ainsi bouleverse en permanence la tempora-
lité »37.

Le véritable combat que mène von Weizsäcker est celui contre


l’homme sain, normal et intelligent, se croyant en parfaite santé et
qui serait coupable d’un « délire d’innocence », beaucoup plus sour-
nois que le « délire positif » ou manifeste. Car il croit pouvoir se
substituer à l’objectivité impersonnelle pour devenir ainsi la norme,
le gardien de la frontière entre le normal et le pathologique. L’ori-
gine pathique, passionnelle d’une telle attitude lui échappe complè-
tement : « quand on pose un conflit comme une conduite inutilement
mauvaise d’autrui, et quand on classe un délire comme un trouble
mental morbide, on se comporte comme si l’individu paisible et sain
pouvait les poser devant lui comme un vase de fleur »38.
L’objectivation du délire, se trouver en conflit avec lui, par
exemple en le caractérisant comme quelque chose de mauvais, équi-
vaut à partager le délire. Von Weizsäcker affirme que l’objectivation
du délire, de quelque façon que ce soit, est toujours un contre-délire
et souvent reçu en tant que tel par le délirant. Dans le délire ce n’est

34 Ibid., p. 39.
35 Idem.
36 Ibid., p. 34.
37 Ibid., p. 420.
38 Ibid., p. 413.
J. de Bisschop - L’antilogique 75

pas l’utilisation de l’objectivité qui est perturbée, mais l’objectivité


même qui est mise entre parenthèses39.
Le commerce, éminemment pathique, co-constitutif de ce avec
quoi nous commerçons, pris dans une réciprocité circulaire, basée
sur une confiance et faisant preuve d’une solidarité, ne peut être
refusé que sous menace de violence. Ce scellement du conflit sur-
gissant avec le délire peut prendre l’apparence de « divertissements
anodins » tels qu’on en trouve dans l’individualisme. Une autre fa-
çon de tuer le délirant, dit von Weizsäcker, est l’objectivation scien-
tifique, l’enfermement ou l’isolement40.
Comment alors peut-on, doit-on accueillir non pas le délire, qui
est déjà une chosification, mais le délirant ? Il ne s’agit ni de délirer
avec lui, ni de contre-délirer, ni de lui en vouloir (en disant : « il ne
faut pas délirer »), ni de l’empêcher de délirer (parfois, lorsqu’on
donne trop de neuroleptiques et l’on détruit le « travail du délire »,
ça peut entraîner des états dépressifs extrêmement graves). Com-
bien de fois on entend lorsque quelqu’un est délirant, comme seule
réponse, « il faut qu’il prenne ses médicaments ». Comme si la seule
suppression du délire amenait un retour à la santé.
Faisons l’hypothèse de penser un instant le délire comme une
tentative de réinstaurer un commerce avec le monde et les choses,
une tentative d’auto-guérison qui échoue en partie, car elle n’est pas
dépourvu de tentations de rompre le commerce avec les autres.
Avant tout, le psychotique vit un « commerce inamical » avec
son propre corps qui perturbe sensiblement les autres formes de
commerce41. L’art de la psychothérapie consiste à rétablir le com-
merce interrompu en dessinant un paysage pathique, en créant une
ambiance avec ses variations poétiques42 dans laquelle on ose dire
oui, mais pas ainsi... à la maladie dans toute son ambiguïté.
Du fait même d’un tel accueil, les choses se transforment, l’im-
possible se réalise, et à travers un moment critique, le sujet se fonde.
La réciprocité circulaire d’un tel commerce thérapeutique permet

39 Ibid., p. 33.
40 Ibid., p. 412.
41 J. Schotte J., Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker,
op. cit., III-5.
42 J. Oury, Le collectif, Éditions du Scarabée, Paris, 1986, p. 183.
76 Penser l’humain avec Maldiney

une mise en forme qui conjoint la plus grande proximité avec la plus
grande distance, c’est-à-dire une rencontre basée sur une éthique.
Comme l’exprime Jean Oury : « être au plus proche de l’autre en
assumant son lointain », ou encore, « être au mur de l’opacité de
l’autre sans le toucher »43. Celle-ci ne peut se fonder sur la réciproci-
té circulante qui règne dans le paysage pathique. C’est alors et seule-
ment alors que l’homme errant, l’homme qui est nulle part (l’homme
malade), peut à nouveau, dans son auto-mouvement, « épouser le
mouvement même qu’est la vie ».

43 Ibid., p. 75.
TILL GROHMANN
L’EXISTENCE ENTRE GESTALT ET GESTALTUNG

Pour la pensée maldineysienne de l’existence, la différence entre


Gestalt et Gestaltung est d’une importance absolument capitale. Si
le terme de Gestalt peut être traduit par « forme » ou « structure »,
celui de Gestaltung correspond plutôt à « formation » ou « structura-
tion ». La terminaison allemande en -ung désigne la substantivation
d’un verbe renvoyant à une action continue et elle est donc en cela
comparable à la terminaison -tion en français (comme coloration,
revendication, etc.).
Ainsi nous pouvons déjà retenir que la Gestaltung implique, à la
différence de la Gestalt, la continuation d’un faire. Dans le même
sens, Maldiney nous dit : « la forme d’un mouvement n’est pas une
Gestalt, mais une Gestaltung, dont l’unité, génétique, est celle d’une
transformation constitutive »1. La forme d’un mouvement ne saurait
être saisie comme une simple Gestalt, une simple forme, puisque
celle-ci désigne toujours un produit tout fait, se situant uniquement
au point d’aboutissement de tout un processus qui, en tant que tel,
reste impensé. Pour penser, au contraire, un mouvement comme
mouvement, une forme en formation, nous avons besoin d’une pen-
sée essentiellement an-objectale qui ne considère pas les formes
abouties du monde, le spectacle constitué, mais leur genèse consti-
tutive. L’opposition entre Gestalt et Gestaltung renvoie ainsi à une
opposition plus fondamentale entre deux manières de penser : d’un
coté, une pensée objectale, une pensée empirique des choses stables
et constituées, et, d’un autre côté, une pensée génétique, en deçà
de toute objectivation, considérant le processus de la manifestation
même de ces choses. La pensée maldineysienne de l’existence est

1 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Millon, Grenoble, 2007 (3ème


éd.), p. 269.
78 Penser l’humain avec Maldiney

évidemment à situer dans le deuxième courant qui exprime la ma-


nière proprement phénoménologique de penser2.
Le mouvement dont il s’agit pour Maldiney, et qu’il tente de saisir
à l’aide de la Gestaltung, ne concerne ni celui dans l’espace ob-
jectif, ni celui du temps dans l’histoire : il s’agit de ce mouvement
fondamental qui anime l’existence de l’intérieur et qui constitue le
principe même de son être ; il s’agit du mouvement de la double
genèse d’un monde et d’un soi, d’un être-là qui est être-au-monde.
Cette sortie hors de soi d’un être qui n’ex-iste qu’au moyen d’un
dépassement continuel de soi est certes un thème récurrent de toute
pensée de l’existence depuis Heidegger. Mais contrairement à ce
dernier, Maldiney cherche à penser le mouvement transformateur
de l’existence autrement que par le processus de temporalisation. Il
est donc aisé de comprendre que chez Maldiney, le mouvement de
transcendance, caractérisant l’existence en propre, n’est pas d’abord
temporel, mais qu’il est au contraire inscrit en un rapport primordial
à un fond de réel dont le couple transpossibilité et transpassibilité a
précisément pour vocation d’éclairer le fonctionnement.
Mais avant de nous appliquer directement aux grands thèmes de
la philosophie de Maldiney, nous voudrions, dans le présent article,
reconstituer le terme de la Gestaltung pour lui-même et notamment
chez un auteur dont Maldiney n’a cessé de s’inspirer : il s’agit de
Victor von Weizsäcker. Dans son livre Le Cycle de la Structure (Der
Gestaltkreis), von Weizsäcker développe une pensée psychosoma-
tique qui tente de saisir le trait distinctif du vivant à partir de l’unité
fondamentale du mouvement et de la perception. En réfléchissant
sur la détermination réciproque de ces deux termes, von Weizsäcker
élabore une conception de la Gestalt tout à fait spécifique qui se
distingue de la « théorie de la Gestalt », également connue sous le
terme de « Psychologie de la Gestalt (Gestaltpsychologie) ». Cette
dernière désigne une considération des formes que l’on pourrait ap-

2 L’idée selon laquelle toute phénoménologie est pensée génétique ne met


aucunement en question la distinction traditionnelle entre une phénomé-
nologie « statique » et une phénoménologique « génétique ». Car l’utilisa-
tion que nous faisons ici de l’adjectif « génétique » se réfère à tout mou-
vement constitutif en général et englobe donc également des processus de
constitution statique.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 79

peler « statique », étant donné que le statique s’oppose au dynamique


et est relatif à l’absence de tout mouvement. La théorie de la Gestalt
analyse ainsi principalement la structuration interne d’une certaine
figure donnée (qui peut être de nature psychologique, perceptive, ou
sociologique) ; elle considère les liens qu’entretiennent les différents
éléments d’une figure entre eux ainsi que ceux qui relient la figure à
son fond respectif. La pensée weizsäckerienne du Gestaltkreis met
l’accent au contraire sur le devenir même de différentes formes.
Elle considère moins la structuration interne d’une certaine forme
donnée, que plutôt les limites existentielles de cette forme, les mo-
ments critiques de son émergence et de sa disparition. Dans le même
sens, von Weizsäcker caractérise sa propre entreprise comme « une
enquête sur la genèse de la forme, genèse qui se trouve la mieux
définie par la “formation” (Gestaltung) », et il ajoute : « ainsi notre
recherche relève-t-elle plus nettement encore qu’il n’était jusqu’ici
apparu, du point de vue génétique »3. Il s’agit en effet d’une pensée
génétique qui considère la dynamique de l’émergence et de l’anéan-
tissement de différentes formes dans leur ensemble.
Mais que veut donc dire Gestalt chez von Weizsäcker et pourquoi
leur enchaînement revêt-il une forme circulaire ?

Que veut dire Gestalt pour Weizsäcker ?

Pour von Weizsäcker, la Gestalt, la forme, n’est pas un agen-


cement pictural d’une forme visuelle. Il s’agit, au contraire, d’un
agencement d’ordre biologique, reliant un sujet à son Umwelt, son
monde environnant. Le point de départ de von Weizsäcker consiste
en une critique de la biologie mécaniste. À travers l’introduction
du concept de forme, Gestalt, en biologie, von Weizsäcker tente de
dépasser la définition mécaniste et causale du mouvement qui consi-
dère ce dernier comme une réponse motrice à un stimulus. Selon
von Weizsäcker, le mécanisme en biologie réduit le mouvement à
un simple réflexe, à une réponse statique à un stimulus intérieur ou
extérieur. L’hégémonie du principe causal en biologie enlève ainsi

3 Idem.
80 Penser l’humain avec Maldiney

au mouvement naturel toute sa spécificité et empêche de distin-


guer celui-ci d’un mouvement mécanique quelconque. C’est contre
une telle perspective réductionniste que von Weizsäcker avance sa
propre approche qui consiste à rendre compte de la spécificité de
l’auto-mouvement tout en prenant au sérieux les apports du méca-
nisme physiologique pour la biologie de son époque. Il s’agit donc,
curieusement, de tenir ensemble deux points de vue apparemment
contradictoires, et tout l’intérêt, voire même la difficulté de la pen-
sée weizsäckerienne du mouvement, consiste à penser le concours
paradoxal de sa « double détermination »4 :

À l’auto-mouvement fait alors pendant le mouvement d’un organe


ou d’un organisme provoqué de l’extérieur. […] Nous voulons savoir
comment se déroule ce concours. Si l’auto-mouvement seul était déci-
sif, il se déroulerait sans doute autrement que ce n’est le cas dans la réa-
lité qui lui adjoint des forces extérieures. Il y a là présence d’un milieu,
qui modifie manifestement l’auto-mouvement et – pour m’exprimer
d’une manière un peu plus psychologique – le « perturbe », phénomène
qui n’est peut-être pas toujours entièrement le bienvenu5.

Von Weizsäcker ouvre ici une opposition entre deux détermina-


tions du mouvement, sans pour autant trancher pour l’une ou l’autre.
Il souligne, au contraire, que le vrai problème de la biologie consiste
à savoir de quelle manière ces deux principes hétérogènes peuvent
se conditionner mutuellement. Au lieu donc de simplement opposer
organisme et Umwelt, von Weizsäcker cherche à savoir comment
se réalise le mouvement, malgré le trouble ou la perturbation que
lui impose le monde extérieur. Il s’agit, autrement dit, de penser le
constant ajustement entre une perturbation venant de l’extérieur et
la résistance que déploie l’organisme pour réaliser le mouvement
malgré cette perturbation. Pour cela, von Weizsäcker introduit un
troisième terme, celui d’un processus subjectif nommé « percep-
tion ». À l’intérieur du schème réflexe de la biologie mécaniste, von
Weizsäcker parvient ainsi à intercaler, entre le stimulus d’un côté
et le mouvement de l’autre, un principe subjectif, responsable de

4 Ibid., p. 38.
5 Idem.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 81

l’adaptation du mouvement aux contraintes et perturbations venant


du monde extérieur. La perception permet d’expliquer, selon von
Weizsäcker, comment il est possible que l’organisme garde sa propre
intégrité et cohérence, malgré la multiplicité des stimuli auquel il est
constamment exposé. En se référant à des expériences physiologico-
perceptives, von Weizsäcker définit la perception comme la capacité
qu’a l’organisme d’ignorer et donc d’éliminer les perturbations exté-
rieures. C’est une telle élimination d’apparitions perturbantes – la
mise entre parenthèses de leur sens objectif – qui permet au vivant
d’assurer la cohérence de son agir. D’une argumentation biologique,
von Weizsäcker s’est désormais élevé à un niveau supérieur qui
considère des expériences d’ordre psychologiques. Voici l’une de
ces expériences que nous restituons in extenso :

[…] devant moi une lampe de bureau, entre elle et moi un petit objet,
par exemple un doigt tenu immobile à la hauteur des yeux, et, comme
auto-mouvement, des inclinaisons de la tête vers la gauche et la droite,
inclinaisons que je puis opérer avec une vitesse croissant à mon gré,
comme lorsqu’on secoue la tête. La seule variation de l’expérience doit
concerner justement cette vitesse des mouvements. Si je tourne la tête
très lentement, la lampe et le doigt m’apparaissent conserver leur repos.
Si l’on accélère un peu le mouvement, le doigt objectivement en repos
entre apparemment en mouvement, en sens contraire du mouvement de
la tête ; en répétant la torsion, il paraît donc osciller devant la lampe.
Si l’on en arrive à secouer rapidement la tête, le doigt et la lampe re-
trouvent cette fois leur rapport objectif entre eux, mais l’observateur les
perçoit comme apparemment en mouvement6.

Que se passe-t-il ? Dans le premier cas, l’intégrité de ma per-


ception du monde n’est pas mise en cause : lampe et doigt appa-
raissent comme immobiles. Dans le deuxième et troisième cas, au
contraire, les apparitions sont trompeuses : déjà dans le deuxième
cas, le doigt commence à bouger, à sauter d’un bout du champ de
notre perception à l’autre, et, dans le troisième cas, la lampe elle
aussi commence à sauter en sens et rythmicité inverse à ceux du
doigt. Or, malgré les apparitions trompeuses dans les deux derniers

6 Ibid., p. 43.
82 Penser l’humain avec Maldiney

cas, je ne considère pas que lampe et doigt sont objectivement en


mouvement, mais, ayant la sensation kinesthésique de mes propres
mouvements, j’élimine le sens objectif des apparitions, les réduisant
à de simples « mouvements d’apparence », de simples Scheinbewe-
gungen. Et von Weizsäcker de conclure :

L’organisme sacrifie une partie de l’attitude ou de l’« apparence »


précédente et y gagne une conservation de l’équilibre ou de l’apparence
constante du milieu7.

L’intégrité et la cohérence du monde ne peuvent être sauvés qu’au


prix d’une constante élimination du sens objectif de certaines per-
ceptions ; c’est seulement grâce à de telles éliminations que l’orga-
nisme peut garantir un ordre stable du monde de l’expérience. La
fonction fondamentale de la perception ainsi définie consiste donc,
selon von Weizsäcker, en la capacité de « ne pas prendre au sérieux »
une partie importante des apparitions du monde : « sans cette atti-
tude de “ne pas prendre au sérieux”, le milieu extérieur sombrerait
dans une mobilité chaotique, au milieu de laquelle nous perdrions
nécessairement toute orientation »8.
La fonction éliminatrice de la perception constitue la réponse de
l’organisme aux perturbations venant du monde extérieur. En éli-
minant le sens objectif de ces apparitions perturbantes, l’organisme
n’est plus complètement déterminé par son Umwelt, mais gagne un
degré important de liberté. Cependant, une telle liberté n’implique
aucunement qu’organisme et milieu soient à penser comme ontolo-
giquement séparés. L’introduction de la perception a, au contraire,
pour objectif de penser organisme et Umwelt dans une véritable
intrication9 fonctionnelle que von Weizsäcker nomme aussi « acte
biologique ». C’est cet « acte biologique » qui est représenté par
la Gestalt telle que l’entend von Weizsäcker. La Gestalt weizsäc-
kerienne est ainsi à comprendre comme l’unité fonctionnelle, dans
laquelle un organe se rapporte à son Umwelt et son Umwelt à lui :
elle désigne l’unité d’un faire, dans laquelle sujet et objet se trouvent

7 Idem.
8 Ibid., p. 44.
9 Ibid., p. 46.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 83

en un échange et une adaptation continuels et réciproques ; elle cor-


respond à une cohérence équilibrée qui est toujours en train de se
faire et constamment menacée par de multiples perturbations.

Quel est le rôle du « cercle » pour la Gestalt ?

La forme circulaire est tout à fait fondamentale pour la concep-


tion weizsäckerienne de la Gestalt. C’est à cause de la structure
circulaire de l’enchaînement de différentes Gestalten que la pensée
du Gestaltkreis peut être considérée comme une pensée génétique.
Toutefois, l’importance du cercle pour la Gestalt est double, elle est
à considérer sur deux niveaux distincts. Le premier concerne celui
du fonctionnement interne d’une forme singulière, l’autre celui de
l’enchaînement et de la succession de différentes formes. Commen-
çons par le premier.
En ce qui concerne une forme singulière, la circularité permet
d’approfondir et de clarifier ce que nous venons de dire par rapport
à la détermination réciproque entre organisme et Umwelt. Le cercle
permet d’échapper au paradoxe qu’entraîne l’idée d’une double
détermination du mouvement. Ce paradoxe et sa solution, von Wei-
zsäcker les présente de la manière suivante :

En partant de l’organisme individuel on oublie le milieu préalable-


ment donné, et on doit le réintroduire par la suite ; en partant du milieu
extérieur et de ses stimuli, on s’astreint à réintroduire plus tard l’activité
centrale. Dans le premier cas, on agit comme si le monde extérieur n’in-
tervenait que dans la mesure où il réagit au mouvement de l’individu
vivant, dans le second cas, on pourrait croire que l’organisme n’est que
le jouet ou le reflet des stimuli externes. Une fois démasqués ce faux
dilemme et son échec, on ne sera pas loin de penser que la faute en est à
la séparation première entre l’organisme (O) et le milieu (M). Car tous
deux sont là dès le début10.

La circularité est une métaphore de la détermination réciproque


dont l’idée profonde échappe nécessairement à tous ceux qui consi-

10 Ibid., p. 171.
84 Penser l’humain avec Maldiney

dèrent organisme et milieu comme deux principes opposés. La ques-


tion de savoir lequel des deux est cause agissante s’avère être une
fausse question puisque « tous deux sont là dès le début ». Le lien de
causalité, nécessitant par principe un premier terme à partir duquel
toute la chaîne causale ultérieure pourrait se dérouler s’avère donc
inapplicable. Ce qu’il s’agit de penser c’est bien plutôt la contem-
poranéité de la détermination dans laquelle on ne peut « distinguer
ni un “avant” ni un “après” »11. Au lieu d’un principe causal, se dé-
ployant à l’intérieur d’une temporalité linéaire et unidirectionnelle,
von Weizsäcker propose ainsi de penser la détermination réciproque
comme une coïncidence12 temporelle. La première acception du
cercle pour la Gestalt désigne justement cette contemporanéité de
la détermination.
La deuxième acception du cercle pour la Gestalt concerne le rap-
port au fond (Grund), principe moteur de la succession de différentes
formes. Pour comprendre en quoi le rapport au fond est structuré de
manière circulaire, nous devons faire intervenir « le pathique (das
Pathische) »13, autre concept fondamental de la pensée de von Wei-
zsäcker : « […] en fin du compte, le pathique n’est qu’une expres-
sion de la dépendance de tout vivant vis-à-vis de son fond, qui, lui,
ne peut devenir objet – il s’agit là du rapport fondamental (Grund-
Verhältnis) »14.
Le pathique exprime le mode d’existence particulier au vivant. Il
se distingue du mode d’existence « ontique (ontisch) », désignant
« l’être nu (nackte Sein) »15 d’une chose inanimée. Pour cette der-
nière, un changement dans l’Umwelt reste sans conséquences pour
son être même (il s’agit, par exemple, d’une pierre ou d’une goutte
d’eau). À l’opposé de la chose inanimée, l’existence pathique, le
vivant, « subit (erleiden) »16 la relation à son Umwelt : tout chan-
gement de celui-ci entraîne nécessairement aussi un changement
de son ipséité (et notons en passant que von Weizsäcker élargit le

11 Idem.
12 Ibid., p. 172.
13 V. von Weizsäcker, Anonyma, A. Franke, Berne, 1946, p. 7.
14 Ibid., p. 16.
15 Ibid., p. 11.
16 Idem.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 85

concept de sujet à tout être vivant – une idée dont notamment Mal-
diney se démarquera). Jamais donc l’Umwelt n’« est » simplement
pour le vivant, mais toujours il lui fait face sur le mode strictement
personnel d’un « je veux ou je peux, dois »17 etc. Toutes les actions
possibles qui s’offrent au vivant ont donc toujours une coloration af-
fective, elles s’imposent à lui plutôt qu’elles le laissent dans un choix
complètement indifférent. Le rapport au fond (Grund-Verhältnis) est
cette instance dans l’ordre du vivant qui pousse constamment à la
réorganisation de la totalité de ce qui s’offre et s’impose au vivant
comme sa possibilité ou sa contrainte. Il constitue le principe de la
double transformation à la fois de l’organisme et de son Umwelt.
Mais d’où le fond tire-t-il cette énergie créatrice ? Quelle doit être sa
« nature » pour qu’il puisse contraindre à une telle transformation ?
L’utilisation que fait von Weizsäcker du couple forme-fond peut
paraître étrange, mais elle garde néanmoins une certaine analogie
avec son utilisation dans le champ visuel. Car ce qui est commun
aussi bien à la forme visuelle qu’à la forme biologique telle que la
conçoit von Weizsäcker, c’est le principe dynamique qui rattache les
deux à leurs fonds respectifs. Ainsi, la forme visuelle ne peut émer-
ger qu’à partir d’un fond, un fond qu’elle nie par son mouvement
en avant. Par rapport à cette forme, le fond reste toujours en retrait,
effacé par celui qui perçoit la forme. Percevoir une forme rend la
perception du fond impossible, de même que la perception du fond
nie la perception de la forme. Cette dichotomie entre la forme et son
fond, l’impossibilité fondamentale de les percevoir au même plan,
implique l’instabilité de l’existence de toute forme : en tout moment,
la forme est menacée de disparaître dans le fond duquel elle est
émergée ; le fond détient une infinité d’autres formes qui sont tou-
jours prêtes à se substituer à la forme actuelle. L’existence du fond
implique ainsi l’impossibilité pour toute forme à pouvoir toujours
rester à l’avant-plan et représente la nécessité de leur disparition. Le
fond étant structurellement l’autre de la forme, l’irruption du fond
est égale à l’irruption de l’informe, de l’émergence d’une négativité
que représente précisément le fond. Le fond est pouvoir négateur, et

17 Idem.
86 Penser l’humain avec Maldiney

c’est pour cela qu’il constitue le principe de toute trans-formation,


de tout devenir, de toute succession de différentes formes.
Grâce à l’irruption périodique du fond qui émerge comme la force
destructrice de toutes les formes, le devenir du vivant peut être consi-
déré comme une transformation continue. Étant donné un tel retour
périodique à l’informe, la succession des formes, le devenir même
du vivant, apparaît sous forme d’un « éternel retour » où le point de
départ et le point d’aboutissement sont absolument identiques. Par
là nous sommes parvenus à la deuxième acception du cercle pour la
Gestalt.

La vie est donc comparable à un cycle – non pas à la ligne du cercle,


mais à son retour en lui-même. Les structures se suivent ; mais la struc-
ture de toutes les structures n’est pas leur continuité, elle est cette ren-
contre qu’elles font avec elles-mêmes dans leur retour éternel à l’ori-
gine. Telle fut la raison inconsciente qui nous amené à choisir ce nom
de « cycle de la structure » (Gestaltkreis)18.

Au début et à la fin du développement des formes du vivant, le


biologiste trouve toujours la même « immobilité de l’être »19. La
biologie weizsäckerienne reprend en acte la sagesse philosophique
de Nietzsche. Or, l’éclectisme de von Weizsäcker ne s’arrête pas ici.
Le « retour éternel à l’origine » signifie pour Weizsäcker l’irruption
périodique d’une négativité qui détruit toute forme vivante établie. Tou-
tefois, ce qui se meut, c’est le vivant et non pas le fond. Von Weizsäcker
distingue ainsi le mouvement du vivant de l’immobilité de son fond. Il
considère le fond dans son immobilité comme l’être véritable et rattache
ainsi sa propre pensée à la philosophie de Parménide : « L’être ne peut
être mû ni apparaître lui-même ; mais ce qui apparaît est l’être immobile
lui-même ; le mouvement n’est que sa façon d’apparaître »20.
Les formes du vivant ne sont que l’apparition de l’être. L’être est
immobile. Le mouvement de la vie n’est qu’apparence ; le mouve-
ment du vivant n’est qu’une manière dont la stabilité originaire se

18 V. von Weizsäcker, Le cycle de la structure, Desclée de Brouwer, Paris,


1958, p. 225.
19 Idem.
20 Ibid., p. 224.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 87

dévoile à nous, les vivants. Derrière le mouvement que représentent


nos vies individuelles, règne « l’immobilité de l’être ». Aussi contra-
dictoire soit-il, von Weizsäcker affirme que cette tranquillité de l’être
est le principe fondamental de tout être vivant, de tout mouvement,
de la genèse de toute forme. L’émergence de la vie se produit donc
hors de l’inertie de l’être. Mais comment cette inertie est-elle à pen-
ser ? De quelle manière le fond inerte, destructeur de toutes formes,
se dévoile-t-il à nous, les humains ?

La Crise

Dans le Cycle de la structure, von Weizsäcker poursuit un mou-


vement de pensée singulier. Partant d’une question biologique,
s’élevant ensuite à des problèmes psychologico-perceptifs, puis
psychopathologiques, von Weizsäcker brouille fondamentalement
toute distinction établie entre l’homme et l’animal, la biologie et
la psychologie. La seule véritable ligne de démarcation se situe
selon lui entre le vivant et le non-vivant. La Gestalt ainsi que sa
transformation successive dans la Gestaltung représentent une
structure qui vaut aussi bien pour la relation conscience-monde
que celle entre l’organisme et son Umwelt. Seul le rejet radical
de la différence anthropologique rend possible un tel glissement
progressif d’exemples biologiques du monde animal vers la phy-
siologie et enfin la psychopathologie. Comme nous l’avons vu, von
Weizsäcker commence par une réflexion sur l’animal et son milieu,
où il thématise notamment la coïncidence de la détermination réci-
proque. La psychologie empirique intervient ensuite afin d’intro-
duire la fonction éliminatrice de la perception. La psychopatho-
logie, troisième niveau de la pensée du Cycle de la structure, est
enfin mobilisée afin de justifier et d’approfondir les réflexions sur
le fond (Grund). C’est à ce dernier niveau qu’un renvoi à Maldiney
paraît particulièrement fécond, lequel se sert du Gestaltkreis wei-
zsäckerien comme appui pour l’élaboration de sa propre pensée de
l’existence. Au centre de cette reprise figure la notion de « crise »
dont les phénomènes psychopathologiques constituent l’expres-
sion proprement humaine.
88 Penser l’humain avec Maldiney

La crise est, chez von Weizsäcker, expression de « l’instabilité


(Unstetigkeit) de la vie », c’est-à-dire de sa nécessaire progression
par ruptures et bonds qui introduisent, dans le cours continuel de la
vie, des « lacunes très spéciales »21. Von Weizsäcker parle dans ce
même contexte de

états ou événements où le processus vital semble quitter la voie ainsi


tracée des chaînes causales. […] Le cours de développements bien ré-
glés s’y trouve plus ou moins brusquement interrompu tandis qu’a lieu
une évolution foudroyante ; elle peut donner naissance à une situation
toute nouvelle dont la structure désormais stable permet derechef une
explication plus claire à l’aide d’une nouvelle analyse causale22.

De quelle manière Maldiney reprend-il cette figure de la crise ?


Nous avons déjà remarqué plus haut que Maldiney s’inscrit en faux
contre l’abolition weizsäckerienne de la différence anthropologique
et l’application du concept de sujet à tout être vivant. S’il se sert donc
du concept de crise, c’est fondamentalement pour obtenir un trait dis-
tinctif de l’existence humaine. Ainsi, commentant cette même cita-
tion de von Weizsäcker, Maldiney déclare : « ces transformations ne
concernent pas la vie, mais l’existence […] où il y va du sens dans
le non-sens, du sens, non de la vie »23. L’appropriation du concept
weizsäckerien de crise passe donc, chez Maldiney, par une nécessaire
transformation de celui-ci : la crise devient désormais une « crise de
sens (Sinnkrise) » du monde humain. Par conséquent, la crise, chez
Maldiney, ne détruit pas la « voie tracée des chaînes causales » comme
chez von Weizsäcker, mais bien plutôt la cohérence et la continuité
d’un « monde » fondé sur le réseau signifiant de relations de renvois.
Exprimé dans le langage de l’analytique existentiale, la crise contraint
le Dasein à un nouveau projet-de-monde au moyen d’une nouvelle
compréhension de soi et de ce dont il y a va pour le Dasein lui-même.
La crise surmontée devient ainsi point de passage entre deux mondes
différents en leur essence, entre deux sens en vue desquels le Dasein
existe. Elle introduit une transcendance radicale dans l’immanence du

21 Ibid., p. 206.
22 Idem.
23 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 279.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 89

monde existant, un sens nouveau et inintégrable qui transperce l’ordre


établi des relations de signification.
C’est également à l’intérieur d’une telle perspective existentiale
que la définition weizsäckerienne de crise comme « contrainte à
l’impossible »24 reçoit un tout nouveau sens, car elle entrouvre la
voie à une critique du pourvoir transcendantal du Dasein heideggé-
rien. En effet, c’est en se servant de la crise comme principe moteur
hétéronome de la transformation de l’être-au-monde que Maldiney
soustrait le cours de l’histoire personnelle au pouvoir transcendantal
du Dasein en renforçant ainsi la dimension contingente et propre-
ment factice de son existence. Car non seulement la crise ouvre à des
possibles qu’aucun projet-de-monde n’aurait jamais su concevoir –
et qui sont donc des impossibles proprement dits –, aussi souligne-
t-elle que le principe transformateur du monde n’est point à situer
dans une délibération autonome d’un Dasein qui pourrait s’arracher
lui-même à tout moment de sa propre inauthenticité ; elle fait, au
contraire, comprendre que les transformations du monde, et donc le
principe de la discontinuité de la temporalité existentielle, sont prin-
cipalement causées par autre chose que la libre décision du Dasein.
À l’encontre de l’instant heideggérien qui offre au Dasein le pouvoir
transcendantal de réorienter sa vie à tout moment de manière radi-
cale et proprement authentique, la crise exprime plutôt une impuis-
sance ontologique du Dasein et souligne davantage le caractère dé-
chu d’un être qui existe à la proie de circonstances qui le dépassent,
fondamentalement vulnérable et dangereusement livré aux autres.
De même, la rupture qu’introduit la crise au cours de la tempora-
lité existentielle n’est aucunement liée au sentiment libérateur d’une

24 V. von Weizsäcker, Le cycle de la structure, op. cit., p. 207, cf. égale-


ment : « La contrainte à l’impossible vécue par le malade est donc l’image
de l’état critique : la crise est un passage du fini instable à la stabilité
d’un fini, par l’intermédiaire d’une transcendance. On voit ici très nette-
ment en quoi consiste la crise. C’est une crise du sujet. À travers elle, le
sujet se trouve placé devant une tâche : la suppression de sa forme finie.
[…] Étant donné la nature du processus, il est normal qu’il s’accompagne
d’angoisses, de défaillances, de catastrophes motrices, de déchaînements
ou de paralysies du mouvement, etc. Ces phénomènes s’expliquent aussi-
tôt dès que l’on considère la menace du moi contenue dans la crise. »
90 Penser l’humain avec Maldiney

authenticité enfin retrouvée, mais elle est éprouvée sous la forme


d’une contrainte hostile à un changement pénible ; elle est, comme
le dit von Weizsäcker, accompagnée d’un « sentiment d’une emprise
étrangère, une rupture interne, un saut incompréhensible »25 ; ce ne
sont pas les concepts de liberté et détermination qui la décrivent le
mieux, mais « contrainte et anéantissement sont des mots qui se sont
présentés d’eux-mêmes »26. La sensation d’un tel dépassement de
ses capacités d’exister, de la contrainte et de l’annihilation, s’ex-
plique par le fait que la crise constitue l’irruption d’un événement
pour lequel le monde établi n’a à sa disposition aucun sens. Cette
altérité qui surgit dans l’événement de la crise n’a pas encore de lieu
signifiant et apparaît donc nécessairement comme un vide de sens
monstrueux, un trou dans le réseau signifiant du monde, une aboli-
tion de toute rationalité et de toute compréhensibilité. Afin de bou-
cher ce trou dans le réseau signifiant, le Dasein est mis en demeure
de projeter un nouveau sens de son monde tout entier, il est incité à
réagir par une toute nouvelle compréhension de soi. Et bien que le
Dasein soit l’origine de ce nouveau projet-de-monde, son attitude
reste fondamentalement passive, ou plutôt : transpassible ; à la fois
réaction et création.
L’idée d’une telle non-maîtrise de l’humain vis-à-vis du principe
transformateur de son monde entrouvre la voie à la compréhension
de toute une série de phénomènes morbides. Dans la maladie, le
Dasein, livré aux vicissitudes et souffrances de sa propre vie, peut ne
pas venir à bout des événements qui le menacent, il peut ne pas maî-
triser la crise et échoue donc dans le processus de sa propre transfor-
mation. Tout événement transformateur se donne ainsi à comprendre
comme une crise dans laquelle le Dasein peut potentiellement suc-
comber. « C’est en effet le malade », dit von Weizsäcker, « qui les
ressent [scil. les crises] le plus fortement »27. Ce facteur fortement
déséquilibrant, déstabilisant et dissolvant de la crise s’affirme le plus
radicalement dans l’imminence de la mort. La mort constitue selon
von Weizsäcker l’irruption de l’immobilité de l’être dans le cours

25 Ibid., p. 206.
26 Ibid., p. 208.
27 Ibid., p. 206.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 91

de la vie. Mais, paradoxalement, cette immobilité constitue égale-


ment l’« ordre absolument général »28 de la vie. Pour comprendre
la conception weizsäckerienne de la mort, une opposition avec la
conception de Heidegger semble utile.
Von Weizsäcker ne pense pas la mort comme une positivité don-
nant ultimement sens à la vie par la finitude qu’elle lui impose. Il com-
prend la mort, au contraire, comme l’abîme de tout sens, comme une
absurdité originaire qui n’implique aucune positivité existentielle.
VonWeizsäcker restitue ainsi à la mort la dimension proprement
destructrice et traumatique que l’idéalisme existential de Heidegger
tente de lui dérober. Aucun projet ne peut être fondé sur la mort, il
s’agit d’une négativité purement destructrice, dont le « devancement
vers... » ne dévoile aucun sens. La mort implique la dissolution du
sujet ; elle n’est pas la possibilité la plus propre dans laquelle le
Dasein pourrait éventuellement se ressaisir et se reconstituer comme
une totalité. La souffrance n’est pas un moyen du recentrement du
Dasein sur soi et elle n’arrache pas non plus le Dasein à la multipli-
cité des préoccupations quotidiennes dans lesquelles il s’est perdu.
Une telle perspective – romantique – de la mort ne peut être qu’une
idée de la mort, l’abstraction d’un esprit rêveur, qui précisément ne
souffre pas. Von Weizsäcker, étant médecin et psychiatre, n’idéalise
pas la mort, mais la conçoit dans sa dimension terrifiante et propre-
ment traumatique. Dans la souffrance extrême, dans l’imminence de
la mort, le sujet n’a plus de capacité de se ressaisir et de s’unifier de
manière authentique. La psychanalyse montre au contraire que dans
de telles situations de souffrance extrême, le sujet quitte le plus sou-
vent son corps, parfois sans jamais y revenir ; la relation authentique
à la mort constitue le trauma, une Ichspaltung, scission du moi.
La mort, chez von Weizsäcker, peut être l’« ordre absolument
général » de la vie, parce qu’elle est l’expression la plus radicale de
l’immobilité de l’être et donc de la négativité créatrice du fond qui
seul pousse à la transformation. La vie, définie comme succession
de différentes formes, a besoin d’une telle négativité, afin que les
formes puissent se transformer. La crise, en ce sens, est l’expression

28 Ibid., p. 218, cf. également : « La loi de la mort colore aussi l’expérience


vécue – c’est la couleur de la souffrance ».
92 Penser l’humain avec Maldiney

de la puissance négatrice de la mort, elle constitue sa phénoménalisa-


tion à l’échelle de l’existence. Toute crise implique donc le danger de
la dissolution du moi, pour quelle raison von Weizsäcker souligne :

Nous avons vu que l’essentiel de la crise n’était pas seulement le


passage d’un ordre à un autre, mais aussi l’abandon de la continuité ou
de l’identité du sujet. C’est le sujet qui se trouve anéanti par la déchi-
rure ou le bond, lorsque la transformation ne fait pas suite à la mise
en demeure d’exécuter l’« impossible ». On pourrait alors parler d’un
bond dans le vide29.

Selon Maldiney – qui, répétons-le, reprend donc à son compte les


descriptions de la crise de von Weizsäcker pour en faire la marque
distinctive de l’humain –, la psychose constitue l’expression d’une
telle chute libre, dans laquelle le Dasein ne trouve plus de sol après
qu’ait lieu le bond dans le vide. Dans la psychose, la crise devient
l’état permanent dans lequel l’événement novateur persiste de ma-
nière menaçante, aux marges du monde ancien, forclos de celui-ci,
sans jamais pouvoir être intégré au réseau signifiant du monde exis-
tant : « Le malade, dit Maldiney, a définitivement renoncé à intégrer
l’événement expressif bouleversant dans le monde autre qu’il ouvrait
dans la déchirure du monde ancien ; il tente seulement de lier, dans un
projet de monde à dessein de soi, les débris du monde perdu »30.
Ce que le malade a perdu dans la crise, c’est la capacité d’intégrer
dans un monde nouveau l’événement réel et dès lors insensé qui
émergeait comme un vide monstrueux à l’intérieur du monde ancien.
C’est dans l’idée d’une telle perte que s’exprime toute la vulnérabili-
té de l’humain que Maldiney met au centre de ses propres réflexions
sur l’existence. Le Dasein subit la vie et risque constamment d’y
perdre sa propre essence. En reprenant le concept du pathique dont
nous avons déjà fait mention ci-dessus, Maldiney désigne comme
« transpassibilité » la capacité qui permet d’accueillir et d’intégrer
dans un monde nouveau ce qui a été initialement hors du champ de
ses propres possibles, c’est-à-dire de laisser advenir sous forme d’un
lieu habité de compréhension le non-lieu d’un non-sens fondamen-

29 Ibid., p. 207.
30 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 291.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 93

tal. La transpassibilité est donc ouverture vis-à-vis du fond, d’où


peut surgir « n’importe quoi »31, à savoir un événement imprévu
et incompris. Le barrage pathologique de cette ouverture dans la
psychose rend l’existence intransformable, la Gestaltung s’arrête et
l’existence se fige en une Gestalt particulière dont le caractère mor-
bide relève précisément de sa résistance à tout changement. Com-
prendre l’existence comme une Gestalt, sans considérer la circula-
rité et la périodicité avec laquelle le fond négateur fait irruption au
sein de l’ordre établi de la vie, revient donc, selon Maldiney, à se
restreindre à la description d’une existence malade, d’une existence
devenue immune à toute transformation, n’existant que dans « les
débris du monde perdu »32. Le trait fondamental de l’existence réside
au contraire dans la Gestaltung, sa transformation continue.

31 Ibid., p. 89.
32 Ibid., p. 291.
CHAPITRE II
USAGES CONTEMPORAINS

Alors que le premier chapitre du présent ouvrage avait pour inten-


tion de dégager, à travers chacun des articles qui le composent, des
points d’ancrage des concepts propres à Maldiney dans des pensées
ou des pratiques qui leur sont antérieures, ce deuxième chapitre étu-
die des rapprochements secondaires. En effet, les articles rassemblés
sous le titre « Usages contemporains » cherchent à faire état d’une
ouverture dans la philosophie contemporaine. Il s’agit de mettre en
évidence l’implication des textes de Maldiney dans l’actualité de la
pensée. Le lecteur découvre en quoi ses thèses, loin d’être margi-
nales, offrent une approche nouvelle d’une pratique philosophique à
l’œuvre aujourd’hui.
Trois aspects importants partagent ici les articles : d’une part la
relation qu’entretient Maldiney avec le courant de la phénoménolo-
gie française ; d’autre part son implication dans la réflexion esthé-
tique ; mais aussi la pratique clinique. Le développement de ces trois
aspects met en évidence l’apport de Maldiney comme une référence
pour les usages philosophiques. Au fil des articles, il apparaît claire-
ment que l’œuvre de Maldiney, si son étude est encore récente, s’ins-
crit cependant dans un environnement et des perspectives cruciaux
pour le renouvellement des questions majeures de la pensée. Ainsi,
des particularités de sa réflexion jaillissent les enjeux actuels de la
philosophie contemporaine.
Les deux premiers articles opèrent un rapprochement entre les
pensées de Maldiney et de Levinas. En effet, Flora Bastiani tente
une mise en parallèle du concept lévinassien de traumatisme et du
thème central de la crise chez Maldiney. L’enjeu de cet article est de
montrer la profonde parenté qui les lie, fondée par un questionne-
ment inquiet de la fragilité humaine. Svetlana Sholokhova approfon-
96 Penser l’humain avec Maldiney

dit encore le rapprochement entre Maldiney et Levinas, en proposant


une mise en perspective avec la clinique de Binswanger. En revenant
sur les enjeux pratiques de leurs philosophies, l’article se concentre
sur la question de la communication, qui est l’endroit d’une mise à
découvert du sujet devant l’autre, geste à la fois risqué et nécessaire.
Dans la transpassibilité se découvrent alors les résonnances d’une
réception éthique de l’autre humain.
La préoccupation pour l’humain est aussi ce qui traverse l’article
du psychiatre Alain Gillis qui, tout en évoquant le concept de trans-
passibilité, s’emploie à la narration et à l’analyse d’une expérience
clinique. Il confronte ainsi le lecteur au scénario d’un défaut fon-
damental de transpassibilité qui se manifeste sous la forme d’une
incapacité d’accueil du nouveau.
Les deux articles suivants reprennent le thème de l’expressivité,
mais dans une réflexion appuyée sur l’approche de l’esthétique. C’est
ainsi que Monika Murawska met en évidence un lien étroit qui unit
Maldiney aux philosophies de l’art, tels Henry et Lyotard notam-
ment, dans une réflexion sur le sentir. L’esthétique n’est pas vérita-
blement prise pour thème, mais elle est entendue comme l’ouverture
à une relation qui dévoile le fondement sensible de l’exister. Dans
le dernier article de ce second chapitre, Jean-Christophe Goddard
poursuit une thèse approchante en abordant l’usage que fait Deleuze
des textes de Maldiney dans La logique de la sensation. À travers
l’approche de Deleuze, Jean-Christophe Goddard remonte le fil de
la pensée de Maldiney et retrouve le rapport tendu qui l’oppose à
Merleau-Ponty. Dans ce débat sur la sensation, la corporéité occupe
une place centrale mais la constitution d’une corporéité dans l’image
apparaît comme le point d’une approche véritable de la sensation.
Partant de cette relation complexe, l’article déploie une réflexion sur
le rapport entre l’image et la pathologie.
FLORA BASTIANI
CRISE ET TRAUMATISME :
HENRI MALDINEY ET EMMANUEL LEVINAS

La méthode phénoménologique qui conduit les travaux de Mal-


diney comme ceux de Levinas ne constitue pas leur seul point de
rencontre. Ces deux approches se distinguent clairement par leurs
points de départ : l’expérience de l’art, l’expérience de la psychose
d’une part et l’épreuve de la relation à autrui d’autre part. Néan-
moins, lire Maldiney, lorsqu’on est lévinassien, donne l’impression
de se trouver dans un environnement familier. Le nom de Levinas
n’est pourtant que rarement cité à travers l’œuvre de Maldiney.
Dans l’article « De l’existant », Maldiney évoque ainsi Totalité
et Infini : « Rencontrer c’est se trouver en présence d’un autre, dont
nous ne possédons pas la formule et qu’il nous est impossible de ra-
mener au même, à l’identité du projet du monde dont nous sommes
l’ouvreur »1. Cette description précise ce qui unit ces deux philoso-
phies : penser le bouleversement de la rencontre de l’autre, en pas-
sant par une réflexion sur la signification de l’humanité. La relation
à ce qui ne se laisse pas soumettre, à ce qui ne se laisse pas déchif-
frer ni pénétrer, soit en des termes communs aux deux philosophes
l’événement de l’autre, intervient comme un déclencheur, celui de la
crise chez Maldiney, celui du traumatisme chez Levinas. Et dans les
deux cas, crise ou traumatisme, s’en suit une mutation profonde de
l’existence subjective.
À travers ce changement impulsé par la venue de l’extériorité se
dévoile une humanité fragile, imparfaite, dont les lignes de faille ne
se révèlent qu’au moment du choc. Cette humanité est suspendue
à l’instant où s’ouvre devant la subjectivité une dimension impré-
visible, alors encore indécidée : comme dans une greffe du cœur, à

1 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, 2007 (3ème éd.),


p. 229.
98 Penser l’humain avec Maldiney

l’instant interminable où les soignants espèrent le premier battement


de cette nouvelle vie. De même Maldiney et Levinas s’interrogent
face au renversement radical produit par l’événement : que devien-
dra le sujet ?

1. Le traumatisme

Levinas ne s’est jamais tourné vers la psychologie, encore moins


vers la psychopathologie. Il a exploité sa propre expérience de l’exis-
ter et de l’épreuve de l’humanité pour découvrir une éthique venue de
l’autre plutôt que de la construire. L’ensemble de son œuvre dresse
la description des ressources que l’humain est capable de déployer
face à autrui (sans jamais l’avoir imaginé plus tôt). Et ce déploie-
ment, sans autre impulsion que celle de l’éthique, se concentre dans
une sensibilité à l’autre homme qui ne permet pas de l’ignorer, autre-
ment dit de ne pas être présent devant lui.
Mais cette sensibilité qui est finalement la manière qu’autrui a de
m’affecter, Levinas a soin de préciser qu’elle n’est pas la modalité
ordinaire des relations intersubjectives. Elle constitue un moment
exceptionnel, qui pourtant s’ouvre dans le cours ordinaire de la vie.
Ainsi il s’agit de cette traversée de la quotidienneté, à l’intérieur
même de l’environnement familier, d’une présence qui s’impose à la
conscience sans se laisser connaître. Car, bien que Levinas évoque
le visage comme lieu de l’ouverture à autrui, il ne s’agit ni d’aborder
la plastique du visage ni même quelque lueur qui traverse les yeux
d’autrui. La lumière de l’autre n’est qu’une image qui restreindrait la
portée de sa présence : celle-ci n’est qu’opacité. Ce n’est pas la lueur
que Levinas recherche dans les yeux d’autrui mais plutôt l’obscurité
de la pupille, ce trou noir qui renferme tout un monde auquel je
n’aurai jamais accès. Qu’autrui soit vivant ou mort, malade ou puis-
sant, que je l’aime ou que je le déteste, son œil ne délivre à aucun
instant quelque chose de visible, de préhensible, de compréhensible
à propos de l’altérité de l’autre.
Autrui, cet autrui particulier qui vient toucher mon intériorité, ne
se soumet pas à une description romantique : loin d’être un idéal,
autrui est un autre homme. Son altérité en le traversant, en le re-
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 99

tirant à la possibilité de ma compréhension, n’en fait qu’un autre


homme - en deçà de la superficialité de la prédication, seule son
humanité est déclarée sans être dévoilée. L’insoumission d’autrui, le
format incommensurable de l’altérité qui l’humanise, ne se présente
pas comme une alternative éthique à la vie économique ni comme
l’aboutissement d’une amélioration de la qualité de la conscience.
Cette présence-absence d’autrui vient dans la rencontre comme un
traumatisme.
Ainsi le lecteur peut rencontrer chez Levinas la description sui-
vante : « Le retournement du Moi en Soi – la dé-position ou la de-sti-
tution du Moi c’est la modalité même du désintéressement en guise
de vie corporelle vouée à l’expression et au donner, mais vouée et
non pas se vouant : un soi malgré soi, dans l’incarnation comme pos-
sibilité même d’offrande, de souffrance et de traumatisme »2.
En nous livrant dans Autrement qu’être des descriptions de l’au-
trui de la rencontre comme d’un intrus, de l’indésirable, de celui qui
malgré sa faiblesse de pauvre, de veuve, d’orphelin, d’étranger, me
donne envie de l’éviter, Levinas ne bâtit pas sa philosophie sur un
devoir d’empathie pour mon prochain. Et il ne fait pas la critique
de ce comportement habituel qui consiste à se détourner d’autrui
lorsqu’il m’expose sa misère, quelle que soit la nature de cette mi-
sère. Au fond, ce qui fait vraiment l’objet de la thèse lévinassienne,
c’est que l’éthique est un arrachement à soi, une violence qui même
en n’étant pas positive (« violence sans violence » écrit Levinas)
me traumatise. En effet on ne peut pas dire d’autrui que sa présence
en tant qu’autrui me fasse violence, pourtant sa faiblesse me prive,
m’accuse, m’assigne à l’impossibilité de goûter encore à la douceur
de la vie. Cette présence-absence massive qui s’était présentée à
Levinas à partir de l’expérience érotique comme exorbitante, trouve
encore dans la généralité du rapport à autrui la portée d’un choc :
au-delà de l’occurrence particulière, le traumatisme traverse la ren-
contre d’autrui en tant qu’instant de l’ouverture, la « dénucléation »
de l’ipse livrée à l’autre contre son gré.
L’entrée dans l’éthique est donc loin de la danse chantante des
petits oiseaux : Levinas met le lecteur face à ce qui est à la fois le

2 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 86. Je souligne.


100 Penser l’humain avec Maldiney

plus cruel et le plus dérangeant dans notre manière d’ignorer la sin-


gularité d’autrui. Et son intrusion dans le cocon d’une intériorité qui
veille à sa chaleur confortable par l’élaboration des meilleures iso-
lations possibles, provoque non seulement un dérangement, mais un
cataclysme. Car les fondations même de l’égoïté semblent défaillir
dans le tourment qui la saisit : autrui est là sous les traits d’untel ou
de telle autre. Il est là et il réclame : dans la même mesure que la
main tendue du mendiant pourrait sembler agressive parce qu’elle
dit qu’il a été abandonné, que personne n’était là avant ce geste de
réclamer. Cette main dit l’isolement, l’exposition aux quatre vents,
la faim et l’angoisse d’être sans toit toute la nuit durant. Cette main
me dit que l’autre homme devant moi n’habite pas le monde dont
je jouis à chaque instant sans y prêter attention, et même que je le
prive de ce dont moi je jouis. En cela cette main est cette accusation
brutale : tu m’ignores, tu m’exclues de ce monde, tu me tues.
Ainsi le propos principal de Levinas n’est pas de dresser la cri-
tique d’une attitude égocentrée. Au contraire, comme Jean-Michel
Salanskis l’a écrit3, il faut avoir fait l’expérience de cette attitude
d’ignorance vis-à-vis de l’autre pour pouvoir la décrire. La bien-
pensance ne fait pas partie des motifs de la phénoménologie de Levi-
nas. Il s’agit plutôt de dire la rencontre en termes de traumatisme.
Dira-t-on que ce traumatisme plonge le sujet qui l’éprouve dans la
folie ? La distinction de nature entre la pensée de la persécution de
Levinas et la psychose paranoïaque a fait l’objet d’une précédente
étude4. Il me semble que la persécution dont parle Levinas n’est
ni hyperbolique, ni psychotique, mais qu’elle émerge très concrè-
tement dans nos vies quotidiennes. Elle est par exemple celle du
jeune parent tyrannisé par son bébé, saisi par le poids de son appel
constant et l’inquiétude qui l’habite : a-t-il faim ? a-t-il chaud ? a-
t-il une dent qui s’apprête à percer ? L’intimité de la conscience est
alors soumise, hors d’elle, sans pouvoir se défaire de ce qui la tient,

3 J.-M. Salanskis, Humanité de l’homme. Levinas vivant II, Klincksieck,


Paris, 2011.
4 « La dernière éthique de Levinas cède-t-elle à la folie ? » in F. Bastiani
et S. Sholokhova (sous la direction de), Rencontrer l’imprévisible. À la
croisée des phénoménologies contemporaines, Le Cercle herméneutique,
Argenteuil, 2013, pp. 145-152.
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 101

mise à l’épreuve d’un autrui incompréhensible, indéchiffrable, sans


pourtant que le devoir éthique n’autorise à se détourner de son appel.
Cette persécution est celle d’une présence pleine d’autrui qui inter-
dit le repos, ne tenant pas de compte de ce qui est fait pour lui : car
le devoir de le rassasier, de le protéger et de s’inquiéter reste intact
parce que responsable du premier au dernier jour.
Si l’épreuve de la persécution décrite par Levinas n’est pas une
dissolution de la conscience dans l’assignation de l’extériorité, c’est
parce que Levinas en bon phénoménologue explore le monde tel
qu’il l’habite. Mais la question de la brutalité du traumatisme de
l’autre ressurgit lorsqu’on s’intéresse comme Maldiney au domaine
de la psychopathologie. Alors, en effet, la possibilité de la folie doit
être mise en rapport avec la présence de l’autre.

2. La crise

La phénoménologie de Maldiney se penche, ainsi que le fait Levi-


nas, sur le moment de la rencontre avec l’autre. Si l’autre pour Mal-
diney peut se présenter en traversant des motifs différents du visage,
il est toujours question de l’événement de la venue de ce qui dépasse
complètement ma conscience. Ce que Maldiney nomme l’ouvert et
que Levinas appelle « ouverture de l’ouverture », désigne l’instant
du déchirement d’un réel fictionnel – bâti sur l’ensemble des pos-
sibles envisagés par la conscience – où la présence de l’autre sub-
merge la conscience. C’est dire que l’extériorité frappe de manière
soudaine l’intériorité dans son intimité la plus retirée. L’hétérogénéi-
té se révèle dans l’événement, celui-ci ne pouvant se départir de sa
forme à la fois intrusive et déchirante pour le moi. Une telle manière
de l’extériorité met en péril l’entière construction subjective. Alors
la mise en demeure de l’événement, la possibilité de faire face et de
répondre en se faisant présent5 dans le monde constitue une épreuve

5 La présence s’exprime chez Levinas par le « Me voici » (Humanisme de


l’autre homme, p. 13 et « De l’un à l’autre – Transcendance et temps » in
Entre Nous, p. 160) et chez Maldiney par l’habitation de son corps, où le
moi « habite l’espace par-delà la surface théorique de son corps-objet »
Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 157 (aussi décrit dans le ressenti
102 Penser l’humain avec Maldiney

dont le dépassement ou l’échec repose sur le sujet, pas en tant que


notion, mais sujet réel et singulier tel qu’il est considéré par le thé-
rapeute. Ainsi Maldiney fait cette remarque : « La vie comporte, par
essence, des ruptures, des discontinuités, qui sont autant de failles où
le vivant est mis en demeure d’être ou de s’anéantir »6.
Chez Maldiney, l’ouverture à l’événement consiste dans un ouvert
qui est la faille même de la conscience par laquelle l’autre l’inonde.
L’ouvert met en péril l’intégrité de la conscience en l’empêchant de
se protéger derrière le voile de la compréhension. L’ouvert maldi-
neysien se rapproche du choc lévinassien en tant que mise à nu de
l’intimité, impossibilité de recul sur ce qui vient. L’ouvert se tient
comme une entrave à la thématisation, au retour vers soi-même,
parce que le mouvement de la conscience ne suffit pas à rassembler
ce qui vient à elle.
La différence de format entre l’intériorité et l’extériorité est telle
que la conscience ne peut trouver qu’une position d’accueil direct.
Elle perd ses moyens de défense : il s’agit donc du moment où ce
n’est plus le possible qui permet d’ouvrir l’avenir mais le passible
qui expose au rien réel, c’est-à-dire rien qui soit pensable. Et sous ce
motif de la relation avec ce que la conscience ne peut pas capter, ou
soumettre, c’est bien la nouveauté de l’altérité rompant le cours de
la vie que l’on peut reconnaître.
La transpassibilité de l’humain décrit sa relation avec l’événement
dans une approche qualitative : l’humain est passible de subir l’évé-
nement dans la passivité de l’accueil. Mais l’accueil de l’extériorité
implique tout de suite le passage de l’ipse de son état initial à une
nouvelle modalité de son existence. La passibilité permet l’ouver-
ture de la conscience à plus qu’elle ne peut contenir. L’événement
introduit ainsi le glissement d’un état à un autre (en quelque sorte
une transhumance). Transition vers un nouvel horizon du monde.

des crevasses sur le glacier dans Regard parole espace, p. 45). Chez ces
deux auteurs, le sentir-pathique est mis en évidence en tant que soulève-
ment de la présence dans la venue de l’événement. Sentir l’autre entraine
une modalité unique de l’existence du moi, à la mesure de la relation à
l’événement.
6 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., pp. 277-278.
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 103

Mais que faire de cet accueil ? L’ouvert est la passibilité de l’hu-


main à la transcendance de l’altérité. À partir de ce moment, Maldi-
ney se demande ce que devient la conscience. En effet, les repères
rompus par la venue de l’autre font entrer le moi dans un état de
crise. Et il me semble que c’est la qualité de cette crise même que
Maldiney définit par le transpassible : la crise existentielle est un
point intermédiaire qui conduit le sujet à une transformation. La
relation à l’ouvert étant insupportable parce qu’elle écrase le moi, il
faudrait qu’une nouvelle modalité de l’existence surgisse pour que
l’intériorité ainsi changée puisse retirer à nouveau son intimité en
elle-même.
La crise décrit donc l’instant de l’arrivée à un croisement : pour
autant, de la même manière que l’ouvert n’advient pas par la volonté
du moi, la nouvelle direction prise par son existence ne relève pas
d’un choix. Dans l’ouvert, le rien s’impose en tant qu’absence pos-
sible : aucune route n’est plus tracée et selon l’image donnée par
Jean Oury7, le moi doit frayer un chemin nouveau, au sens où il
n’existe pas en tant que chemin tant qu’il n’est pas foulé.
Cette assignation à la création d’une voie, à la fois imprévisible et
singulière, pourrait se traduire en termes lévinassiens par l’appel à
répondre de l’autre au sein même du monde « de l’autre » où toutes
les dimensions sont affectées par la situation de se trouver en terre
inconnue. Rupture du prévisible, opacité d’un brouillard, « une lu-
mière s’approche, tenue par quelqu’un »8 : est-ce un homme ? vient-
il à ma rencontre ou va-t-il se détourner ? Je ne sais rien de ce qui
vient ou de ce vers quoi je marche (à l’inverse de la tragédie), donc
le sujet est assigné à la création de sa propre voie en fonction de
l’événement.
Si la mutation du moi sous l’effet de l’ouvert ne peut être évitée –
plus rien ne sera jamais comme avant – elle n’équivaut pas nécessai-
rement à une construction positive. Penser l’événement de l’extério-

7 J. Oury, « Suite de la conversation avec Henri Maldiney, Salomon Resnik


et Pierre Delion » in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe,
n° 36, « Comprendre la psychose », Érès, Toulouse, 2001, p. 5.
8 « Il fait nuit. Je reviens d’une longue course en montagne. Et soudain,
là-bas, une lueur significative. » Expérience relatée par Maldiney, dans
l’article « Comprendre », Regard parole espace, op. cit., pp. 45-46.
104 Penser l’humain avec Maldiney

rité, c’est rompre avec les pensées du système. Le bouleversement


du sujet n’entraine pas un résultat prévisible puisque l’événement
ne fait pas partie d’un champ des possibles. Ainsi l’observateur peut
décrire des prises de position subjectives aussi éloignées que le pro-
cessus de résilience, le déni, ou la régression vers ce qui a précédé
l’événement. Cette dernière station, relevant de la psychose, est celle
que décrit Maldiney : « Le plus remarquable dans la psychose est
la fermeture à l’événement. Un jour un événement a lieu qui n’a
jamais été assumé et qui, non dépassé, obstrue tout l’horizon d’un
homme »9. En effet la crise psychotique se présente selon Maldiney
comme un échec de l’adaptation du moi à l’existence avec l’événe-
ment. Comme si la volonté d’exister était elle-même mise en échec
par un défaut de la structure du moi, incapable de faire face à l’évé-
nement, et donc condamné par lui à revivre la boucle pré-événemen-
tielle. Aussi, alors qu’elle ne peut se reconstruire après le passage
de la tornade impliquée par l’ouvert, la conscience du psychotique
reste en ruine10. Et c’est à partir de ces ruines disparates que les
symptômes tendent à trouver une unité. La nostalgie radicale de ce
qui a précédé l’événement pourrait s’exprimer en termes lévinas-
siens par le regret de l’intrusion de l’altérité dans le train-train de
l’existence intérieure (la nostalgie du sans-autre). Mais un regret si
puissant qu’il se traduit par un effort désespéré pour reconstituer la
conscience telle qu’elle n’aurait pas été touchée par l’événement
– une conscience impassible. Alors le délire intervient pour colma-
ter toutes les fêlures de la conscience, dans chaque endroit où la
réalité ne correspond plus à ce qui devrait figurer dans le tableau
nostalgique.

9 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 230.


10 Dans la conférence qu’il prononça à l’École normale supérieure Ulm, le
19 novembre 2011, Yasuhiko Murakami opère ce rapprochement : « Tout
comme le monde n’est possible que comme genèse à partir des ruines (“le
monde cassé” De l’existence à l’existant, 25), le sens n’est possible que
comme renversement du non-sens qui précède. Sur la base du rapport au
cadavre, l’Urstiftung du rapport à autrui se produit comme la résurrection
des morts ». La brisure du moi, en ruine, ne peut prendre sens et devenir
une que dans l’optique de la relation à l’autre, l’éveil à l’événement qui
crée un dépassement qui mobilise le moi en unité-unicité.
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 105

C’est par exemple Norman Bates empaillant sa propre mère pour


maintenir sa présence intacte : la vie continue certes, mais pas en
intégrant les nouvelles données impliquées par l’événement du dé-
cès de sa mère. On voit bien là que le nouveau monde conçu pour
retenir l’ancien, évite d’intégrer la nouveauté de l’événement. La
construction délirante occupe la place laissée vide par le retrait de
l’extériorité : pour le moi défaillant, le mystère est intolérable et
la visibilité logique s’impose à travers une interprétation tordue du
monde. Levinas évoque l’entrée dans l’éthique comme la manière
pour l’humain de voir sa vie « désaxée » par l’autre, mais il s’agit
plutôt de réorienter son cours grâce au sens reçu de la « droiture du
visage ».
Tandis que la folie ne laisse pas entrer l’autre dans l’horizon du
sujet : elle le refuse allant jusqu’à effacer les traces de toute alté-
rité. Le délire d’interprétation en donne un aperçu très clair : chaque
élément, du plus anodin au plus important, trouve place dans une
conception du monde en tant que preuve d’un dessein central et
malfaisant accompli à l’encontre du sujet. En sorte que le monde
ainsi thématisé est vidé de tout mystère afin de rendre compte de
son orientation en fonction du sujet. Le déchiffrage du monde opéré
selon un ordre logique, révèle au sujet qui en est l’auteur l’ensemble
des variations de son environnement constitué en système signifiant.
Dès lors la trajectoire destinale du moi se maintient par le forçage
continuel de l’environnement à prendre sens dans sa boucle interpré-
tative. Le mouvement égocentré de ce type de construction n’écarte
pas seulement tout contact avec l’autre : il n’envisage même pas
que l’objet puisse avoir sa propre altérité. Il n’y a pas là de posture
de déni, mais à l’inverse de l’ouverture à l’autre qui se présente
chez Levinas comme une conversion à l’éthique, le moi est ici sou-
mis à un mouvement qu’on pourrait appeler réversion : au sens
d’un retour à l’état premier (back mutation). Ce mouvement de
retour n’est donc pas figuré, mais vécu : le psychotique s’y trouve
non par une stratégie volontaire mais de manière immédiate et sin-
cère. À partir de là, l’écart entre le monde vécu et le monde réel
nourrit la construction délirante.
Ce processus qui va à l’encontre de toute possibilité de rapport
à l’autre n’est pas même défensif : parce qu’il ne s’élabore pas à
106 Penser l’humain avec Maldiney

partir de l’événement comme obstacle. L’événement est subi dans la


violence d’un éclatement de la sphère intérieure, et toute l’énergie
qui est déployée par le sujet vise à aller à rebours de cet éclatement
d’une certaine manière en lui donnant raison. La juxtaposition d’ex-
plications et de sensations parce qu’elle s’appuie sur la nécessité de
maintenir l’existence subjective comme une unité n’est pas condi-
tionnée par le réel mais par la lutte du sujet pour ne pas disparaître
sous le poids de l’événement.

3. La liberté

Le rapprochement entre le traumatisme lévinassien et la crise mal-


dineysienne implique une même considération pour la souffrance du
sujet et pour la manière par laquelle plusieurs mondes se constituent
à partir des moments de ruptures : chez Levinas, le monde écono-
mique se distingue du monde éthique ; chez Maldiney, l’ancien et le
nouveau monde ; et dans le cheminement vers le nouveau monde, la
possibilité d’une transpassibilité qui s’appuie sur l’événement pour
réélaborer une subjectivité adaptée et celle d’un monde subjectif lar-
guant les amarres du réel en fonction de sa nécessité.
Pour autant Levinas, de la même manière que Maldiney, a été
attentif à la mutation de la forme subjective sous l’effet de l’exté-
riorité. Et si la description majoritaire dans son œuvre s’intéresse
aux difficultés posées par la conversion à la cause de l’autre, il n’a
pas ignoré que cette voie n’est pas la seule. Dès la première section
de Totalité et infini, Levinas insiste souvent sur l’impossibilité de
contenir l’événement dans un système11 : et il souligne que l’ins-
tant du basculement vers l’éthique – entrée dans un dialogue asymé-
trique avec l’autre – n’est pas sans alternative. C’est là une grande
difficulté pour le lecteur que de sentir ce que signifie que l’entrée
dans l’éthique n’est pas un choix, et que cependant elle relève d’une
liberté.

11 « C’est précisément dans la disproportion entre l’idée de l’infini et l’infini


dont elle est l’idée – que se produit ce dépassement des limites » (E.
Levinas, Totalité et infini, p. 12).
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 107

Levinas souligne que « la responsabilité qui vide le Moi de son


impérialisme et de son égoïsme – fût-il égoïsme du salut – ne le
transforme pas en moment de l’ordre universel, elle confirme l’uni-
cité du Moi. L’unicité du Moi, c’est le fait que personne ne peut
répondre à ma place »12 : en assignant le sujet à la réponse, autrui lui
fait le don de sa propre liberté de répondre puisque c’est à partir de
sa manière singulière – son unicité – qu’il peut répondre.
D’après la mise en relation avec les analyses phénoménologiques
de Maldiney, le sens de cette liberté pourrait être compris comme
ce qui précisément relève de la personne. L’événement traumatise
une conscience singulière. Or cette singularité participe de sa propre
passibilité. Car ce n’est pas l’extériorité seule qui fait événement,
mais l’événement intervient comme une relation directe entre le moi
singulier et l’extériorité. Le contenu de l’événement peut être atroce
ou merveilleux, il n’engage pas moins la mise en péril du sujet qui se
trouve sans abri dans l’ouvert, et qui est tenu de tracer son nouveau
chemin.
Dire que l’événement est pour le psychotique « non assumé », pa-
raît être l’inverse de la prise de responsabilité chez Levinas où la ve-
nue de l’autre est précisément assumée au-delà de la propre capacité
de responsabilité du moi : non assumé ou assumé ne décrit donc ni
un choix volontaire ni la position qui serait donnée par l’extériorité,
mais bien la manière pour le moi de maintenir sa présence singulière
dans le monde. Manière qui peut varier de l’une à l’autre de ses posi-
tions : le sujet oubliant sa responsabilité ou la retrouvant ne peut pas
tenir pour définitivement réglé son rapport à sa propre situation et le
fait de l’assumer ou non. Au point de crise, le monde n’est pas un
horizon possible mais ce qui s’ouvre d’instant en instant, le passage
inédit frayé à mesure qu’il est foulé, sans qu’il ne bascule dans le
domaine du possible. Le chemin n’est que par l’exercice du chemi-
nement, se faisant chemin à chaque pas, dont le sujet est l’ouvreur.
La liberté consiste donc dans cette participation à l’ouverture, l’ac-
cueil de l’événement en tant qu’implication dans la voie induite par
la confrontation. Dire que le sujet est libre dans l’acte non consenti
de sa réponse signifie que l’entière structure personnelle, unique et

12 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, op. cit., pp. 53-54.


108 Penser l’humain avec Maldiney

responsable se révèle en tant que telle parce qu’elle est capable de


mutation contre son gré. D’une certaine manière, il semble que la li-
berté surgisse par la contrainte imposée par l’événement : obligation
de se présenter sans fard, dans la nudité de sa conscience, le sujet
fait lui-même l’épreuve de son identité. S’apprenant elle-même, la
conscience est libérée du définitif d’un système.
L’échec de la psychose pourrait ainsi s’entendre comme un défaut
de liberté où la rigidité du système, plutôt que de se trouver destituée
de son primat, se voit radicalisée. La pathologie psychotique conduit
le sujet à ériger le système en apologie du même pour se protéger
de l’autre.
Le rapprochement entre Maldiney et Levinas semble éclairant car
leurs descriptions peuvent d’une certaine manière se compléter : en
donnant à l’exercice de la propre singularité une liberté qui n’est pas
libre-exercice mais acceptation d’une variété de perspectives sin-
gulières, ces deux philosophes offrent une phénoménologie tournée
vers l’humain. Mot qui ne s’entend pas comme un générique uni-
fiant, mais qui s’impose à l’encontre d’une marginalisation du patho-
logique. Au lieu de poser des catégories de l’humain et les schémas
qui en découlent (processus de diagnostic-forclusion, aussi réduc-
teur dans le cas du psychotique que dans celui du mauvais élève par
exemple), leur démarche commune consiste à entendre l’expression
personnelle comme le témoignage d’une modalité de la relation avec
l’autre. Pour autant, l’approche par la dimension pathique n’exclue
pas, et même invite, la considération pour la forme particulière de la
dimension personnelle13. Cette forme en formation apparue dans la
crise, sous le coup du traumatisme, se révèle comme la signature du

13 Jean Oury souligne ceci : « Et si on parle à quelqu’un comme si c’était


un autre, par exemple si je rencontre un petit gosse de trois ans en lui
parlant comme à ma grand-mère, le petit gosse va penser : “Qu’est-ce
que c’est que cet imbécile ! Quand je rencontre un schizophrène en lui
parlant comme s’il était maniaque, je risque d’être agressé, à juste titre !
Le diagnostic, ce n’est pas une étiquette, ça fait partie de la rencontre »
(« Suite de la conversation avec Henri Maldiney, Salomon Resnik et
Pierre Delion », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, art.
cit., pp. 47-54). Dans cette perspective, il ne s’agit pas de réduire l’autre
mais de respecter sa différence.
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 109

sujet, la marque de sa relation unique à l’autre. L’attention se porte


donc, avec Levinas comme avec Maldiney, sur ce que l’existence
subjective a d’unique, une unicité dont le mode de structuration se
dévoile à l’épreuve de l’événement.
SVETLANA SHOLOKHOVA
DE LA POSSIBILISATION
À LA TRANSPASSIBILITÉ
Penser les enjeux thérapeutiques de la Daseinsanalyse
avec Maldiney et Levinas

L’enjeu de la présente étude est double. D’une part, nous nous


proposons de lire Maldiney à la lumière de l’œuvre de Binswanger
pour y voir le lieu du surgissement de l’idée de transpassibilité.
Et d’autre part, si tout surgissement par le fait de son avènement
repeint l’horizon de son apparition, nous nous proposons d’explo-
rer la nouvelle perspective que reçoit la problématique de la théra-
pie daseinsanalytique en fonction de la notion de transpassibilité.
Pour aborder cette nouvelle perspective, il nous paraît pertinent de
faire appel à la philosophie d’Emmanuel Levinas et notamment à
sa conception de la liberté comme hétéronomie. Selon notre hypo-
thèse, afin de saisir ce que pourrait apporter l’idée de transpas-
sibilité à la psychothérapie daseinsanalytique comme restauration
de la liberté du malade, il est d’abord nécessaire de restituer le
contexte lévinassien de l’idée même de transpassibilité, et plus
précisément l’idée de l’affection par autrui comme constitutive de
toute subjectivité.
Soulignons qu’il ne s’agira pas ici de formuler les fondements de
la psychothérapie des psychotiques, mais d’esquisser le champ qui
s’ouvre devant la pratique thérapeutique lorsqu’on fait usage de la
notion de transpassibilité. Or, une telle esquisse demande un travail
d’investigation méthodologique et conceptuelle qui cherche à révé-
ler le sens et les possibilités de l’approche daseinsanalytique.
Selon une lecture dominante de l’œuvre binswangerienne, c’est
en se confrontant à l’insuffisance de la psychanalyse, apparue
avant tout lors de son application aux cas de psychotiques, nom-
breux à la clinique Bellevue, que le psychiatre suisse se tourne
vers la phénoménologie de Husserl et ensuite vers l’ontologie hei-
deggérienne dans lesquelles il trouve une base scientifique pour
112 Penser l’humain avec Maldiney

la psychiatrie1. Quant à Binswanger lui-même, il n’a cessé de


souligner que son projet de Daseinsanalyse n’avait pas Freud
comme précurseur, et ne visait pas à continuer d’une manière ou
d’une autre la psychanalyse. La Daseinsanalyse n’a pas d’abord
été conçue comme une pratique thérapeutique alternative à celle
de la psychanalyse, mais comme une étude anthropologique fon-
damentale qui mettait en question les fondements mêmes de la
psychiatrie et de la psychanalyse. Ce qui préoccupe Binswanger
dans ses recherches, ce sont les principes théoriques de la psychia-
trie, « les principes conceptuels de ce que le psychiatre, d’un point
de vue psychologique et psychothérapeutique, perçoit, réfléchit et
fait auprès du lit [au chevet] du malade »2. Ainsi se donnant pour
base une théorie anthropologique, Binswanger espérait revenir
avec un regard aiguisé sur la pratique clinique en tant que telle.
La phénoménologie est donc en premier lieu une nouvelle mé-
thode à employer lors de l’étude des états pathologiques. Car ce qui
demande une élucidation, ce ne sont pas les raisons de la maladie,

1 Voir P. Cabestan et F. Dastur, Daseinsanalyse, Vrin, Collection


« Bibliothèque des Philosophies », Paris, 2011 ; C. Gros, Ludwig
Binswanger. Entre phénoménologie et expérience psychiatrique, Les
Éditions de La Transparence, Collection « Philosophie », Chatou, 2009.
En laissant de côté la discussion sur le rapport de la pensée binswan-
gerienne à l’héritage phénoménologique, surtout heideggérien, signalons
simplement qu’en nous penchant sur la Daseinsanalyse il faudrait tenir
compte non seulement de ses sources phénoménologiques, mais aussi
kantiennes, littéraires, linguistiques, et épistémologiques. (Nous pensons
notamment aux études de Elisabetta Basso, Wilhelm Szilazi et Serge
Valdinoci). Nous voudrions par ailleurs insister sur une source pratique
de la pensée binswangerienne. Psychiatre de troisième génération, c’est
avant tout en tant que médecin que Binswanger affronte la maladie men-
tale. Comme le note Roland Kuhn, c’étaient avant tout les « douloureuses
expériences » de sa pratique clinique – en particulier plusieurs cas de
suicide de ses malades – qui ont amené Binswanger « à la recherche
scientifique d’une amélioration de la psychiatrie » (R. Kuhn, « L’œuvre
de Ludwig Binswanger, son origine et sa signifiance pour l’avenir », in P.
Fédida et M. Wolf-Fédida, Phénoménologie, psychiatrie, psychanalyse,
Le Cercle Herméneutique, Argenteuil, 2004, p. 36).
2 Cité in C. Gros, Ludwig Binswanger. Entre phénoménologie et expérience
psychiatrique, op. cit., p. 15. Nous soulignons.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 113

si par raisons on entend les causes ou les motifs, mais le comment


de la maladie qui définit sa constitution et sa disposition. Dès lors,
sa constitution ne peut être comprise que dans les termes de l’ana-
lytique existentiale du Dasein : si tel ou tel événement déclenche
la réaction morbide, la raison de celle-ci se trouve dans la structure
même de l’existence. Selon Binswanger, avec le concept d’être-
dans-le-monde comme structure fondamentale de l’être du Dasein,
Heidegger met entre les mains du psychiatre « le fil d’Ariane métho-
dologique »3 qui rend possible l’acquisition d’une compréhension
scientifique de la folie. L’analyse existentielle psychiatrique permet
de voir dans les maladies mentales « des flexions de la structure fon-
damentale ou essentielle et des membres structuraux de l’être-dans-
le-monde comme transcendance »4. D’où la définition de la tâche de
la psychiatrie comme étude avec « exactitude scientifique » de ces
flexions, étude qui ne se réduit pas à une définition de ces flexions
comme de simples déviations par rapport au monde commun, mais
cherche à les comprendre à partir du monde qui est propre au malade
en fonction de certaines structures communes.
Étant donné que la structure fondamentale de l’existence est une
transcendance qui fonde la possibilité de son être comme être-là, qui
la fonde donc dans la présence au monde, il n’y a pas de transcen-
dance vers le monde sans la transcendance vers le Soi. Par consé-
quent, si le projet-de-monde du psychotique nous apprend quelque
chose sur la transformation que subit le monde dans l’état psycho-
tique, alors il nous apprend en même temps quelque chose sur la
transformation que subit le Soi. Ainsi, dans le cas de Suzanne Ur-
ban qui, suite à l’annonce du cancer de son mari, tombe dans un dé-
lire de persécution, le soi devient dépendant, subjugué5 par un projet
de monde déterminé qui ne correspond pas à son projet-de-monde
originel. « Le soi, écrit Binswanger, n’est plus capable désormais

3 L. Binswanger, « Importance et signification de l’analytique existentiale


de Martin Heidegger pour l’accession de la psychiatrie à la compréhen-
sion d’elle-même », in Introduction à l’analyse existentielle, Éditions de
Minuit, Paris, 1971, p. 247.
4 L. Binswanger, Discours, parcours et Freud, Gallimard, Paris, 1970,
p. 56.
5 Ibid., p. 57.
114 Penser l’humain avec Maldiney

d’affirmer son indépendance dans le monde, de s’élaborer à partir


du monde en un soi différencié et authentique, en un mot il s’en
remet et s’abandonne au simple pressentiment et se trouve dominé
par lui. Un Soi dépendant ainsi du pressentiment, n’est plus maître
de lui-même »6. Le soi s’écarte du monde commun de la présence
et la vie humaine historique, du koinos cosmos, tout en s’écartant de
lui-même. C’est là le sens de l’existence inauthentique : l’existence
du Dasein qui ne se comprend pas à partir de soi-même et de ses
pouvoirs propres.
Par conséquent, l’objectif de la thérapie est de tenter d’aider le
patient à se comprendre soi-même et par là de « le rendre libre pour
tout le pouvoir-être de l’être présent, pour la résolution... de re-por-
ter l’être-présent à son pouvoir être le plus propre »7. Autrement dit,
s’il s’agit dans l’isolement du malade de la dépendance par rapport à
un projet-de-monde déterminé, il n’est possible de lui porter secours
qu’en l’arrachant à ce projet, en lui ouvrant un monde et un soi qui
ne se réduisent pas à un seul projet, c’est-à-dire en l’ouvrant à son
propre pouvoir être.
Binswanger insiste sur le fait que le seul moyen de cet arrachement
est dans la prise de conscience par le patient lui-même8, de la déci-
sion de quitter son monde, l’idios cosmos, pour rejoindre le monde
commun. Or pour y arriver, c’est d’abord au psychiatre d’agir, d’agir
littéralement, directement sur le symptôme. Le psychothérapeute
doit assumer une part active : c’est à lui d’entrer en communication
avec le malade. En se souvenant du cas où Binswanger, pour faire
partir le hoquet chez une patiente, la saisit à la gorge, on pourrait
en déduire que la prise de conscience ne passe que par la surprise.
Il faut une action qui déprend le malade du projet-de-monde déter-
miné, pour que s’ouvre à lui la possibilité de prendre conscience de
sa situation. Cependant pour penser l’articulation entre l’interven-
tion du médecin, la libération du malade et sa guérison éventuelle,

6 L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban, Étude sur la schizophrénie, Édi-


teur Gérard Monford, Saint-Pierre-de-Salerne, 2004, p. 34.
7 L. Binswanger, Discours, parcours et Freud, op. cit., p. 104. C’est
Binswanger qui souligne.
8 Voir L. Binswanger, « Le rêve et l’existence », in Introduction à l’analyse
existentielle, en particulier p. 221.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 115

il est nécessaire de souligner que la surprise elle-même qui surpasse


le malade ne se fait que par une prise sur le symptôme, à savoir
sur le corps du patient9. Cette articulation s’explique alors dans les
termes du Leib que Binswanger propose de penser non comme un
simple Körper, mais comme « conscience corporelle »10. Il est donc
question d’une thérapie qui vise l’existence du patient dans son unité
psychique et corporelle11 et qui recourt à des moyens thérapeutiques
impliquant le thérapeute compris, lui aussi, dans son unité psycho-
corporelle.
À supposer qu’une ouverture de nouveaux horizons est impen-
sable sans l’aide du thérapeute, qu’est-ce qui à son tour dirige l’ac-
tion de celui-ci ? Dans la mesure où, selon Binswanger, le fonde-
ment de l’acte thérapeutique n’est ni une décision, ni une déduction,
mais une attitude aimante qui renvoie à la sollicitude devançante
(vorspringende Fürsorge) de Heidegger12, la compréhension du
malade se présente comme une compréhension au niveau de l’affec-
tivité, de la tonalité affective, de la Gestimmtheit. Ainsi l’être-avec-
et-pour-un-autre de la situation clinique, c’est-à-dire la co-présence
de l’être-thérapeute et de l’être-malade s’articule comme un accord
sur un certain ton, où ils entrent, selon l’expression de Roland Kuhn,
« en résonance humaine »13. C’est l’amour d’où naît le Nous, la ren-
contre entre je et tu, qui fait que l’être-psychiatre « met en jeu sa
propre existence » pour « lutter pour la liberté de son partenaire dans
l’être-présent »14. Nous voyons donc que l’articulation entre la com-
préhension affective du patient et l’action décisive du thérapeute fait

9 Binswanger parle de Eingriff.


10 L. Binswanger, « De la psychothérapie », in Introduction à l’analyse
existentielle, op. cit., p. 132.
11 Caroline Gros parle d’une somato-thérapie qui accompagne la psycho-
thérapie: « L’accès à la corporéité devient praticable grâce à l’intervention
du thérapeute qui, profitant d’une sensibilité intacte, rend possible une
récupération des fonctions vitales qui ne répondaient plus aux injonctions
de l’existence enlisée en elles » (C. Gros, Ludwig Binswanger. Entre phé-
noménologie et expérience psychiatrique, op. cit., p. 61).
12 Voir §26 de Être et temps.
13 R. Kuhn, « L’œuvre de Ludwig Binswanger, son origine et sa signifiance
pour l’avenir », art. cit., p. 38.
14 L. Binswanger, Discours, parcours et Freud, op. cit., p. 120.
116 Penser l’humain avec Maldiney

écho à notre première question sur le passage de l’intervention du


thérapeute et la prise de conscience par le malade. Dans les deux
cas, il s’agit de la dimension du sensible qui se révèle comme un
fondement de l’activité de la conscience.
C’est précisément ce niveau affectif de l’action thérapeutique que
nous voudrions interroger avec la notion maldineysienne de trans-
passibilité. En effet, si le thème de la rencontre clinique renvoie à la
question de l’ouverture à ce qui dépasse le projet de monde détermi-
nant l’existence, c’est sur l’idée de la transpassibilité en ce qu’elle
est une « capacité infinie d’ouverture »15, ouverture qui pourtant
ne vise que « l’événement hors d’attente »16, qu’il faut nous pen-
cher. D’autant plus que l’ouverture qu’annonce la transpassibilité
recoupe la dimension du sensible : dans la constitution existentiale
du Dasein, elle fait ressortir la passibilité comme une constituante
fondamentale de l’existence. Pour ce qui concerne notre problème,
celui de l’action thérapeutique, nous pourrions dans ce cas parler de
la transpassibilité du thérapeute comme fondement de la compré-
hension du malade ainsi que de l’échec de la transpassibilité, chez
le malade, comme produisant son isolement dans le projet de monde
déterminé.
Arrêtons-nous plus attentivement sur les différentes couches sé-
mantiques de la notion de transpassibilité. Avec cette notion, il s’agit
en premier lieu de penser radicalement la transcendance. La trans-
passibilité est propre à l’existence qui est une ex-istence, une sortie
hors de soi. Le « passible », au cœur de la transpassibilité, renvoie à
la capacité de pâtir, subir, qui est, selon Maldiney, « une activité im-
manente à l’épreuve, qui consiste à ouvrir son propre champ de ré-
ceptivité »17. Alors ce n’est pas une réceptivité pure qui est entendue
dans la passibilité. Le pathique n’est pas un fond neutre et anonyme
auquel on appartient. La transpassibilité désigne plutôt l’accueil de
l’événement, une capacité de s’ouvrir à la réceptivité qui présuppose
l’implication personnelle de la subjectivité dans le sentir. Mais le

15 H. Maldiney, « De la transpassibilité », in Penser l’homme et la folie,


p. 304.
16 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 306.
17 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 265.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 117

« trans » de la transpassibilité renvoie aussi à la transformation :


en sortant de soi, le moi se transforme pour se retrouver – retrou-
ver soi-même. La métamorphose est donc un moment essentiel de
l’existence, de la vie comme survivance dans la crise (psychotique).
Le moi devient soi-même en devenant autre.
Dès lors, si la maladie psychique est un renfermement dans un
projet de monde déterminé en raison d’un manque d’ouverture, la
notion de transpassibilité permet de définir l’état morbide comme
échec de la transpassibilité. Nous parlons dans ce cas d’un défaut
fondamental qui ne laisse pas à l’existence humaine les moyens de
se déployer suivant ses possibilités propres, c’est-à-dire d’accueillir
ce qui s’impose à elle comme extérieur, comme imprévisible, et de
se transformer avec l’avènement d’un nouveau monde qui s’ouvre
au-delà du projet. Dans cette perspective, la thérapie vise à restaurer
la transpassibilité du malade18 et il pourrait sembler qu’une telle for-
mulation de la pratique thérapeutique ne fait que prolonger l’ambi-
tion de la Daseinsanalyse d’inspiration binswangerienne. Comme
s’il s’agissait, encore une fois, de confronter la « pathologie de la
liberté », pour la restaurer, la re-possibiliser, à travers l’interven-
tion du thérapeute dont le rôle serait d’appeler le patient à la prise
de conscience de sa situation19. Or affirmer qu’il est question de la

18 C’est que nous propose justement Joël Bouderlique : « Si le patient, dit-


il, est incapable de la transpassibilité nécessaire à cette transformation
qui suppose l’accueil de l’événement, il revient au soignant d’encourir le
péril transformateur de cet accueil constitutif de la rencontre. C’est seule-
ment grâce à la transpassibilité du soignant que de l’horizon du hors-d’at-
tente pourra surgir une transpossibilité thérapeutique » (J. Bouderlique,
« Transpassibilité et transpossibilité », in D. Pringuey et F.-S. Kohl (sous
la direction de), Phénoménologie de l’identité humaine et schizophrénie,
Le Cercle Herméneutique, Argenteuil, 2001, p. 62). Tout comme chez
Binswanger, il s’agit de l’intervention du thérapeute afin de rétablir le
pouvoir-être du malade. De sorte que si l’ouverture du monde du malade
est possible grâce à l’intervention du thérapeute, c’est parce que le thé-
rapeute lui-même, selon Bouderlique, dispose de la capacité d’ouverture
et, en outre, est prêt « à encourir le péril transformateur de cet accueil
constitutif de la rencontre ».
19 Telle est précisément la tâche de la psychothérapie daseinsanalytique, telle
qu’elle est formulée par Naudin et Azorin, – « reconstruction (non pas)
de l’identité de la personne, mais plutôt la restauration et la préservation
118 Penser l’humain avec Maldiney

restauration de la liberté de l’existence humaine par le biais de la


restauration de la sphère du propre présuppose une compréhension
de la liberté comme autonomie du sujet, vu qu’elle est un pouvoir-
être inhérent au Dasein. Dans ce cadre, il n’est toutefois toujours pas
évident de savoir d’où l’intervention du thérapeute tire son pouvoir
libérateur.
Selon notre hypothèse, la notion de transpassibilité permet non
pas tant de donner un nom que d’éclairer d’une lumière nouvelle ce
moment crucial de la pratique psychothérapeutique. Afin de préci-
ser notre hypothèse, approfondissons encore la notion de transpas-
sibilité. Signalons avant tout qu’en évoquant la transpassibilité du
psychothérapeute nous sommes loin de l’idée d’une sorte d’accom-
pagnement, de sympathie ou de bienveillance comme pourraient le
laisser entendre certains auteurs20. La transpassibilité n’est pas une
solidarité – mais toute forme de solidarité est fondée sur elle. La
transpassibilité du thérapeute indique plutôt la capacité à s’exposer
au malade dans son altération et altérité absolue comme à celui qui
ne s’inscrit pas dans un ordre commun et, dès lors, raisonnable. Dans
ce cas, il faut bien préciser que ce que nous entendons par ce « s’ex-
poser » ne renvoie pas à la décision ni à un quelque mouvement

de sa sphère d’appartenance propre, autrement dit de ses choses propres »


(J. Naudin et J.-M. Azorin «Psychothérapie des schizophrènes», in D.
Pringuey et F.-S. Kohl (sous la direction de), Phénoménologie de l’identité
humaine et schizophrénie, 2005, p. 181). Ce qui demande, selon eux, de
rendre le malade « plus lucide face à son souci […] à sa situation dans le
monde […] à son histoire et aux moyens qui sont à sa disposition pour la
dépasser vers plus de liberté » (Ibid., p. 173).
20 Dans son article, Camilo Serrano Bónitto en définissant la transpassibilité
et la transpossibilité comme des « vertus » laisse à penser que l’ouverture
à l’autre dont il s’agit dans la transpassibilité n’est qu’un résultat de déci-
sion ou une espèce d’état émotionnel, tel que l’espoir, thème de l’article
en question : « When we allow ourselves as therapists, to confront the di-
mensions of the unfinished, of the incomprehensible and of the unknown
of the Other’s suffering, Hope takes the form of a continuous questioning,
the pure opacity of the Logos, full of dignity and projection for our daily
work » (C. Serrano Bónitto, « Logos in psychotheraphy : the phenomena
of encounter and hope in the psychotherapic relationship », in Logos of
Phenomenology and Phenomenology of the Logos. Book Four, Analecta
Husserliana, Volume 91, 2006, p. 267).
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 119

intentionnel de la conscience. La capacité de pâtir face à l’imprévi-


sible qu’est la transpassibilité se réfère à un niveau qui fonde toute
activité de la conscience. C’est dans et par la sensibilité que le moi
s’expose à l’extériorité.
Maldiney révèle la dimension du sensible au cœur même de la
pensée : c’est dans et par le sensible que s’effectue l’ouverture à un
sens. « L’âme ne pense jamais sans mise en vue sensible », traduit-
il la phrase d’Aristote21. Il semble évident que cette traduction des
phantasmatos comme « mise en vue sensible » et non pas, comme
c’est le cas dans la version classique, « images », vise clairement à
résister, d’un côté, à toute tentation d’associer la pensée à la repré-
sentation et, d’un autre côté, à réduire la pensée à la sensation. En
effet, les formes intelligibles par lesquelles la pensée pense ne sont
pas, selon Maldiney, des images figées comme c’est le cas dans la
représentation. En revanche, ces images sont des formes entendues
comme Gestaltungen, et non pas comme Gestalten en ce qu’elles
sont des phantasmatos qui se dégagent du phantasma. Le « – ung »
de Gestaltung, dont le concept est emprunté par Maldiney à Klee,
sert à relever un caractère actif et créatif de la forma-tion, de la
forme opérante, forma formans, en opposition avec celle désignée
par le terme Gestalt, qui est une forme formée, vide et réceptive22.
La dynamique propre à la mise en vue sensible qui anime la pensée
fait écho à l’idée même de sensible telle qu’elle a été développée par
Erwin Straus. C’est en effet Straus qui a dévoilé au niveau du sen-
tir une « dimension communicative et signifiante préalable à toute
objectivation »23. Il s’agit ici de la dimension de l’hylétique, que
Husserl, selon Maldiney, n’a pas pu édifier, puisqu’il n’est sorti du
cadre des analyses intentionnelles. Il s’agit du ressentir qu’Erwin

21 Aristote, De anima, 1117 431a17. H. Maldiney, Penser l’homme et la


folie, op. cit., p. 263.
22 Voir H. Maldiney, « Ludwig Binswanger et le problème de la réalisation
de soi dans l’art », Postface à L. Binswanger, Henrik Ibsen et le problème
de l’autoréalisation dans l’art, De Boeck Université, Collection
« Bibliothèque de pathoanalyse », Bruxelles, 1996, p. 109.
23 H. Maldiney, « Le dévoilement de la dimension esthétique dans la
phénoménologie d’Erwin Straus », in Regard, Parole, Espace, Éditions
L’Age d’homme, collection « Amers », Lausanne, p. 134.
120 Penser l’humain avec Maldiney

Straus met à nu dans le sentir24. Ressentir qui, loin d’être « un re-


tour du moi sur moi-même » ou une « affection de soi par soi »,
révèle « une situation plus originaire », hors de toute distinction
entre sujet et objet, situation d’une communication avec les données
hylétiques25. Straus nomme cette dimension à l’intérieur du sentir
le « moment pathique »26, qui, au lieu de renvoyer à un ensemble
de vécus intérieurs, désigne la relation originaire du vivant à son
monde, et constitue par là « la condition même de l’appréhension
de la transcendance »27. Maldiney développe cette idée : étant donné
que la signification qui entre en jeu dans le moment pathique est pré-
thématique, elle s’exprime non pas comme un sens, mais comme
une direction de sens, Bedeutungsrichtung. C’est précisément sui-
vant cette direction que s’effectue l’ouverture à un sens qui a lieu
dans le moment pathique. Nous voyons donc comment la compré-
hension s’articule avec la dimension pathique : la compréhension
n’est pas quelque chose qui s’ajoute à l’existence, elle est « une
forme constitutionnelle de la présence »28. L’horizon de l’être-au-
monde s’ouvre suivant les directions de sens qui se frayent dans le
moment du ressentir.
Or si cette ouverture à un sens, qui est au fond de toute présence
à…, fait défaut dans la crise psychotique caractérisée par sa ferme-
ture, par son repliement sur soi-même, la situation thérapeutique
comme présence commune devient problématique. En effet com-
ment une compréhension est-elle envisageable si la communication
semble être interrompue, voire impossible ? Au lieu de constater

24 Ibid., p. 136.
25 Cela montre, comme le dit R. Barbaras, l’originalité de l’approche straus-
sienne de l’affectivité : « au lieu de confiner l’éprouver affectif à la sphère
d’immanence et de le réduire à l’appréhension d’états de moi-même ou
du monde selon son seul retentissement vital, Straus le pense comme le
mode même selon lequel le monde se donne originairement, selon le-
quel quelque chose surgit comme “là” » (R. Barbaras, Vie et intention-
nalité. Recherches phénoménologiques, Vrin, collection « Problèmes &
Controverses », Paris, 2003, p. 65).
26 Voir E. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements
de la psychologie, Millon, Grenoble, 1989.
27 R. Barbaras, Vie et intentionnalité, op. cit., p. 65.
28 H. Maldiney, « Comprendre », in Regard Parole Espace, op. cit., p. 32.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 121

l’impasse de toute tentative thérapeutique, analysons de plus près


cette fermeture ou cette absence d’ouverture qui constitue le monde
du malade en vue de la mise en lumière de la dimension pathique
de l’existence. Selon Maldiney, c’est à Heidegger et non pas à Hus-
serl qu’on devrait faire appel lors de l’étude des cas des maladies
psychiques et particulièrement du délire paranoïaque : « La perte
de l’intersubjectivité ou plutôt sa déchéance [telle est l’explication
husserlienne], loin d’expliquer le délire (comme le fait justement
le dernier Binswanger), a besoin d’être elle-même comprise par les
structures de la présence qui sont en cause dans le délire »29. Le
délire ne résulte pas d’une disparition de la dimension intersubjec-
tive. L’échec de la transcendance n’est pas son absence. La trans-
cendance se trouve modifiée, « viciée » de l’intérieur. L’extérieur
n’est pas aboli, mais la frontière même entre l’intérieur et l’extérieur
est « faussée », elle devient, comme le dit Maldiney, unilatérale.
L’être à… est remplacé par l’être au milieu de… Dans le cas de
Suzanne Urban, « auteur de ses paroles, [elle] en est en même temps
l’objet »30. Cette explication s’appuie sur l’idée que l’intentionnalité
n’enveloppe pas la transcendance. À l’inverse, « l’intentionnalité
n’est possible que par la transcendance dont elle n’est qu’une moda-
lité »31. Maldiney insiste sur le fait que

l’acte qui manifeste l’existence, authentique ou défaillante n’a ja-


mais premièrement le caractère d’une intuition ou d’une représenta-
tion, mais celui d’une situation éprouvée à même l’existant, dans un
comportement qui est fondé dans cette situation à tonalité affective. Et
les milieux, l’ouvert – clair ou ténébreux – de cette révélation dont le
mode est, dans le cas de Suzanne Urban, la terreur et le terrifique, sont
l’espace et le temps comme formes et milieux de la présence, non de la
représentation32.

29 H. Maldiney, « Réponse à Ludwig Binswanger », in Présent à Henri


Maldiney, Éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 1973, p. 46.
30 Ibid., p. 43.
31 Idem.
32 Ibid., p. 44.
122 Penser l’humain avec Maldiney

Il semble donc que la fermeture ou le repliement du malade sur


lui-même ne soit possible sans cet ouvert ténébreux, cette transcen-
dance viciée qui constitue le milieu de sa présence.
Comme nous l’avons déjà souligné, l’existence défaillante dans
la folie, définie par l’échec de la transcendance, rend pour le malade
impossible tout événement et toute rencontre. Cet échec, comme
l’écrit Maldiney est « insurmontable », parce que si l’homme se
retrouve à côté des choses, même plus, à côté de lui-même33, il est
absent à lui-même. Mais dans ce cas, on peut se demander com-
ment peut-il y avoir un ouvert fût-ce « ténébreux » ? Une rencontre
thérapeutique proprement dite ? Cette rencontre s’avère être para-
doxale : « La psychose […] donne d’elle, au moment de la ren-
contre, un signe de malencontre. Nous éprouvons en effet, quand
l’autre est là, une certaine difficulté d’être, car elle se double d’une
autre qui crée le malaise, à savoir la difficulté de se trouver ou de
se retrouver en présence de soi »34. Alors dans quel sens peut-on
parler de présence commune quand le thérapeute rencontre le ma-
lade psychotique ? Précisément, dans le sens où la transcendance
qui s’échoue dans l’existence du malade n’équivaut pas à l’absence
de cette transcendance, c’est-à-dire dans la mesure où la rupture
de la trame intentionnelle constitutive de la situation thérapeutique
révèle la transcendance qui la fonde. En effet, si la rencontre avec
le malade manifeste un malaise foncier, c’est parce que la commu-
nication refuse d’être inscrite dans un cadre sensé tout en dévoilant
la dimension signifiante du pathique. La vraie communication n’est
pas une information, elle ne réside pas dans le face à face, qui est,
pour Maldiney, l’en-face, l’objectivation, mais « dans le marginal »
qui est « le lieu des potentialités »35. Elle est dans l’ouverture, dans
ce « creux de l’être » de Winnicott « à partir duquel l’existence seu-
lement peut commencer »36. La vraie communication est celle qui
laisse l’autre à être, en lui permettant d’être ce qu’il est à être, en lui

33 H. Maldiney, « Rencontre et psychose », in Cahiers de psychologie cli-


nique, 2003/2, n° 21, p. 11.
34 H. Maldiney, « L’homme dans la psychiatrie », in Revue de pscyhothéra-
pie psychanalytique de groupe, 2001/1, n° 36, p. 37.
35 H. Maldiney, « L’homme dans la psychiatrie », art. cit., p. 36.
36 H. Maldiney, « Rencontre et psychose », art. cit., p. 20.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 123

ouvrant la voie d’être le fondement de ses propres possibilités. Dès


lors la véritable interprétation de l’homme sur laquelle la psychiatrie
doit s’appuyer est celle qui « ouvre pour comprendre l’existence les
mêmes voies que l’homme pour exister »37. Autrement dit, il n’est
possible de comprendre l’existence humaine qu’en frayant la voie
de compréhension en suivant le déroulement même de l’existence
qui se traduit dans les possibilités essentielles à l’être-homme. La
nouvelle formulation de la question de l’homme, où l’ouverture de
l’existence est toujours une ouverture à un sens, s’articule donc sur
une phénoménologie du pathique qui révèle l’identité des structures
signifiantes et des possibilités existentielles. Cette « immanence
réciproque du comprendre et de l’existence » fonde la méthode à
prendre par la psychiatrie – « percer jusqu’aux possibilités de ce qui
est à comprendre, à savoir : malade ou sain, un existant »38.
Nous voyons que chez Maldiney tout comme chez Binswanger,
c’est autour de l’affectivité sous le nom du pathique comme centre
de gravité que se développe l’analyse de la rencontre analytique.
Néanmoins, même si Maldiney trouve, comme il le déclare, chez
Heidegger ce qui correspond au pathique dans la structure existenti-
ale, c’est-à-dire la Befindlichkeit, l’affectivité, le pathique ne semble
pas s’épuiser dans la référence à celle-ci. Maldiney va plus loin que
Heidegger, et par là que Binswanger. Mais pour saisir le dépasse-
ment, il nous semble nécessaire de mettre en lumière l’appropria-
tion qu’il opère de certaines idées d’Emmanuel Levinas. Soulignons
qu’il ne s’agit pas de reconstruire, en fonction de renvois extrême-
ment rares à Levinas, l’influence que celui-ci a ou aurait pu avoir sur
Maldiney. Les divergences importantes entre les deux penseurs ne
permettent de parler de rapprochements possibles entre eux qu’avec
beaucoup de précautions39. Or, dans la mesure où il est question pour

37 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 263.


38 Idem.
39 Nous nous permettons de faire l’hypothèse que la différence entre
les pensées de Maldiney et Levinas, qui reste tacite dans les textes de
Maldiney lui-même, ressort d’une certaine manière chez Claude Romano
qui s’inspire de l’idée maldineysienne de l’événement. Dans la même
mesure que l’herméneutique événementiale prétend à « creuser sous le
sol de l’ontologie du Dasein, confirmant ses principaux acquis, mais radi-
124 Penser l’humain avec Maldiney

nous du concept de transpassibilité, il nous semble justifié, tout en


suivant Maldiney, de faire appel à la philosophie de Levinas qui
nous donne une idée particulière pour comprendre le processus de
la subjectivation.
Arrêtons-nous sur un passage de l’article « La personne » du re-
cueil Penser l’homme et la folie, où Maldiney évoque le nom de Le-
vinas en réfléchissant sur la question de savoir si le projet de monde
est suffisant à fonder la personne. Maldiney écrit :

Comme Emmanuel Levinas le rappelle avec insistance, autrui est


celui que je ne peux pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa ré-
duction au même, fût-ce (et même surtout) au même que moi, à l’ipséité
de mon propre pouvoir-être. […] L’ouvreur de son propre projet n’est
pas l’ouvreur du projet d’autrui. L’altérité ne se laisse pas envelopper
dans le pouvoir-être absolument propre d’une présence en première
personne.

Être à autrui est différent d’être au monde, qui est être libre vers
ses possibilités propres. Être à autrui, écrit Maldiney, présuppose
la « transcendance dans la passivité, qui n’est pas celle du projet »,
qui n’est pas une « ouverture en avance », mais une ouverture qui
« réintroduit dans l’existence se comprenant comme telle la surprise
de l’événement »40. Il y a donc, au-delà de l’ouverture d’un projet
comme ouverture au possible, au sens heideggérien du « possible
possibilisant », une ouverture à l’impossible, c’est-à-dire à ce qui
ne se définit pas à partir de la dimension même du possible. Cette
passivité qui définit la transcendance, et plus précisément la trans-
passibilité, nous renvoie à l’idée lévinassienne de « la passivité plus
passive que toute passivité » qui fonde une liberté qui ne se définit
plus comme autonomie, mais comme hétéronomie.

calisant sa démarche jusqu’à lui dérober ce sol sur lequel elle repose »,
l’herméneutique événementiale vise à « préordonner » aussi toute pensée
d’autrui d’inspiration lévinassienne : l’événement d’autrui n’est possible,
selon Romano, sans l’événement dans son sens événemential, c’est-à-dire
comme ouverture de toutes possibilités (C. Romano, L’événement et le
monde, collection « Epiméthée », Puf, 1998, p. 184).
40 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 255.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 125

Levinas refuse de penser l’homme comme une essence ou une


nature qui dispose d’une liberté entendue comme volonté autonome
ni à partir de la vérité de l’être, à savoir comme l’étant où se révèle
la vérité de l’être. À toute ontologie, où l’être joue le rôle du troi-
sième terme conditionnant l’intelligibilité des étants, et en dissol-
vant l’autre dans le même, il oppose l’éthique comme philosophie
première, où « le choc de la rencontre »41 entre le moi et l’autre ne
s’amortit pas dans l’être, neutre comme la lumière qui illumine indif-
féremment toutes les choses. Car l’événement de la rencontre avec
autrui n’est pas un accident qui arrive et qui forme un mode d’exis-
tence du Dasein. Pour Levinas, l’affrontement d’autrui est constitu-
tif de la vie subjective, mais sans que ce rapport à autrui puisse être
fondé à partir du rapport à soi de cette existence subjective. Chez le
dernier Levinas, de l’époque de l’Autrement qu’être ou au-delà de
l’essence, non seulement la rencontre avec l’Autre se réalise comme
un choc, comme un événement devant lequel le moi reste complè-
tement passif, comme le présente Totalité et Infini, mais, au final,
le moi devient lui-même exclusivement dans et par cette passivité.
Si dans Totalité et Infini la fissure du même faite par autrui donne
naissance à un sujet éthique, dans Autrement qu’être la situation est
emphatisée de telle manière que le moi ne peut devenir un soi sans
cette affection radicale par l’extérieur. Le soi n’est pas l’effet d’un
se faire ou d’un se retrouver, il est une « passivité absolue »42, il
est d’ores et déjà la « victime d’une persécution paralysant toute
assomption qui pourrait s’éveiller en lui pour le poser pour soi »43. La
proximité avec autrui, qui reste absolument transcendant, puisque
non-thématisable et ir-représentable, est « déjà assignation », avant
toute spontanéité, « obligation, anachroniquement antérieure à tout
engagement »44. C’est dans ce sens que la liberté du moi est sollicitée
par l’autre, qu’elle est « apologétique »45 : elle doit « se justifier de sa

41 E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, 4ième édition, M.


Nijhoff, La Haye, 1974, p. 12.
42 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, réédition, Le livre
de poche, collection « biblio essais », Paris, 2006, p. 165.
43 Idem.
44 Ibid., p. 159.
45 E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 230.
126 Penser l’humain avec Maldiney

liberté devant l’autre »46. La venue de l’autre met le moi en question,


exige qu’il réponde, de sorte que la liberté du moi n’est possible
qu’à travers la responsabilité devant autrui. C’est là le sens positif de
l’asymétrie initiale de la relation avec autrui qu’affirme Levinas dès
ses premiers travaux : « la présence d’Autrui – hétéronomie privilé-
giée – ne heurte pas la liberté, mais l’investit »47. Il n’y a donc pas
une liberté initiale qui serait limitée ou menacée par autrui, car elle
ne se rapporte ni à la volonté ni à la décision. La liberté n’est pen-
sable qu’à partir de l’hétéro-affectivité, c’est-à-dire de la proximité
comme l’exposition à l’affection, comme une vulnérabilité se révé-
lant dans le sensible. Le sensible que vise ici Levinas ne renvoie pas
à l’intuition sensible, il est une « susceptibilité pure » qui précède
toute activité de la conscience (active ou passive). Par conséquent, il
ne s’agit pas d’un rapport de savoir aux données sensibles, qu’il fau-
drait saisir dans l’intuition, mais d’un corps qui s’expose à l’autre,
« se faisant “pour l’autre” »48.
Selon notre hypothèse, c’est à partir de cette idée de la liberté
hétéronome, liberté comme responsabilité pour autrui et non pas
liberté qui se rapporte au pouvoir-être qu’il faudrait comprendre
la notion de transpassibilité chez Maldiney. La transpassibili-
té pourrait être ainsi rapprochée de cette idée lévinassienne de
l’autre-dans-le-même, de cette affection par l’autre qui creuse le
moi et qui, selon Levinas, donne naissance à toute subjectivité.
Cette hypothèse dévoile une autre dimension du pathique – au-
delà du pathique de Straus et de von Weizsäcker, et de l’affectivité
de Heidegger – qui renvoie à la vulnérabilité foncière du sujet et
à la force traumatisante, et par là même transformatrice, de la ren-
contre avec autrui. Si la transpassibilité est la capacité d’accueillir
l’avènement d’un nouveau monde par une transformation du moi,
c’est parce que cet avènement apporte un risque à travers l’expo-
sition même du moi dans sa chair, à l’autre qui menace son inté-
grité. En conséquence de cette exposition surgit la peur de toute
transformation et dès lors le blocage dans une répétition et un

46 Ibid., p. 229.
47 Ibid., p. 60.
48 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 111.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 127

remuement stériles. Le moment pathique n’est donc un moment


communicatif, un espace d’ouverture, que parce qu’il se cherche
et se trouve dans une susceptibilité, comme le pour-l’autre de la
proximité avec autrui. « La communication avec autrui ne peut
être transcendante que comme vie dangereuse, comme un beau
risque à courir »49, écrit Levinas.
À la suite de ces réflexions, le problème de l’action thérapeutique
posé par Binswanger pourrait être formulé non pas à partir de l’idée
de socialité originaire comme fondement d’une intervention du thé-
rapeute, c’est-à-dire de l’idée d’amour qui lie les êtres humains,
mais par la mise en lumière de la foncière asymétrie de cette socia-
lité originaire. Le moi ne se trouve soi-même qu’en vue d’autrui,
qu’en étant pris en otage par lui, pour reprendre les termes de Levi-
nas, c’est-à-dire qu’en étant voué à lui jusqu’au fond de sa subjecti-
vité même. Restaurer la transpassibilité signifie restaurer la liberté,
si par celle-ci on entend non seulement la décision d’appartenir à la
communauté universelle pour se réapproprier ses possibilités fonda-
mentales, mais comme liberté de réponse, la responsabilité comme
répons-abilité devant et pour cet autre qui est mon prochain.
En avançant la thèse selon laquelle la notion de la transpassibilité
répond à la question de l’intervention du thérapeute telle qu’elle peut
être posée à partir de l’œuvre de Binswanger, nous ne cherchons
donc pas à remplir un vide conceptuel dans la théorie binswange-
rienne, comme si nous avions trouvé son concept manqué ou un
élément omis dans son argumentation. En confrontant la Daseinsa-
nalyse avec l’idée de transpassibilité, le projet de la présente étude
était de réfléchir sur ce qui se passe au niveau affectif de la rencontre
– niveau fondamental pour le déploiement de l’action thérapeutique
– que Maldiney aborde sous le nom de pathique et qui se trouve au
cœur de la conception de la transpassibilité. De sorte que, dans la
perspective thérapeutique, il serait d’autant plus correct de parler
non pas de la restauration, mais d’un surgissement de la transpas-
sibilité. Car même si le défaut de la transpassibilité, mis en lumière
par Maldiney, ne signifie pas son absence, l’ouverture qu’elle effec-
tue ne peut pas être à proprement parler restaurée. La transcendance

49 Ibid., p. 190.
128 Penser l’humain avec Maldiney

viciée ne se redresse pas, puisque ce qui advient dans l’ouverture de


l’événement est l’avènement même de la subjectivité. En effet, le
moi ne commence pas sans l’autre. Il appelle l’autre à venir pour le
tirer à son existence50, pour déclencher la transpassibilité, qui n’est
pas une capacité vide, abstraite, comme si elle avait toujours été déjà
en marche, mais elle est constituée dans une dynamique de la passi-
bilité impensable sans autrui, sans sa préséance, sans son imposition,
sans la violence de son intervention.

50 Nous nous référons aux réflexions d’Emmanuel Housset : « La com-


préhension du délirant montre justement que si le je pur est bien une
condition de possibilité de la guérison, il ne suffit pas à élucider la pos-
sibilité de retrouver sa puissance d’affirmation dans un monde commun.
Comprendre que l’on puisse tout perdre, c’est aussi comprendre que l’on
puisse tout recevoir de la socialité originaire. Autrui, précisément en
tant qu’il n’appartient pas au système a priori des possibles, peut seul
m’arracher à mon destin pour me rendre à mon histoire. Au sens propre
du terme, il me rend la vie en m’arrachant à moi-même pour me rendre
au monde. La possibilité d’être soi s’enracine dans cette socialité pre-
mière puisque seul l’autre, en tant que celui que je n’attends pas, peut me
sauver de la folie et me rendre un avenir » (E. Housset, « Identité person-
nelle et folie. Husserl et Binswanger », in Études phénoménologiques,
998, vol. 14, no 27-28, p. 232).
ALAIN GILLIS
ÉVÉNEMENT ET TRANSPASSIBILITÉ
À propos de la thérapie des névroses

Ce texte concerne la mise en œuvre de certains concepts d’Henri


Maldiney dans la pratique quotidienne de la psychiatrie et de la psy-
chothérapie. Précisons d’emblée que nous assumons le risque d’un
certain écart avec la qualité des études approfondies que la richesse
de l’œuvre d’Henri Maldiney suscite dans le champ de la philoso-
phie. Notre réflexion est orientée par un souci plus immédiat condui-
sant au questionnement suivant : si l’Événement, la Transpassibilité
et la Transpossibilité, permettent de « penser l’homme et la folie »,
et plus particulièrement la psychose, comment ces concepts clé
peuvent-ils contribuer à l’élucidation des contraintes névrotiques ?
De quelle manière peuvent-ils en inspirer et en soutenir la psycho-
thérapie ?
Après avoir précisé les termes de notre questionnement théorique,
nous apporterons des éléments tirés de la rencontre thérapeutique
avec deux patientes.
Que l’Événement sollicite le Soi, qu’il le mette en demeure de
modifier sa disposition, qu’il exige un remaniement de sa présence,
c’est alors que le sujet psychotique, en défaut d’un existential que
Maldiney désigne sous le terme de Transpassibilité, sera désemparé,
désinstallé de son monde ; il perdra la possibilité de poursuivre le
partage des significations communes qui s’effaceront sous la recom-
position délirante d’éléments épars, venus du monde perdu, défait
par l’Événement.
Une rupture dans la présentation habituelle de l’expérience, l’Évé-
nement, exige en effet du sujet qu’il se ressaisisse.
Qu’est-ce que se ressaisir ? Se retrouver, se trouver autrement,
toujours Soi.
Un ressaisissement de l’existant suppose la capacité d’accueillir
l’Événement, et si l’Événement est par essence imprévisible, l’im-
130 Penser l’humain avec Maldiney

prévisible, quant à lui, doit demeurer absolument possible. Or,


comme le dit Maldiney, l’ouverture à la possibilité est une disposi-
tion essentielle du Dasein qui, comme la Transpassibilité, manque
au psychotique. À de nombreuses reprises, se référant alors à Kier-
kegaard, Maldiney parle du possible comme de la plus dure des
catégories ; tout particulièrement pour le sujet psychotique. Ainsi,
tandis qu’un sujet névrosé, un « normopathe affairé », peut toujours
espérer du possible une manifestation avantageuse, le psychotique,
lui, le tient pour un écueil fatal. Demeurant à la limite de l’existence
et de l’inexistence, le sujet psychotique subsiste, sans parvenir à se
déprendre de la béance autrement que par une défense épuisante. Un
tel sujet, dont l’être côtoie le fond, existe alors de façon précaire et
c’est seulement par le travail de l’existence malheureuse, par l’éla-
boration d’un délire, qu’il va finalement maintenir une forme de par-
ticipation au monde demeurant essentiellement humaine.
Les conceptions que nous venons d’évoquer sont régulièrement
référées à la psychose. Pour autant, doit-on considérer que s’agissant
du névrosé, Transpassibilité et Transpossibilité seraient comme des
« facultés » capables de régler, sans reste et sans nuances, le rapport
du sujet névrosé au surgissement de l’Événement ? La clinique nous
permet d’en douter.
Quant à l’Événement, il nous semble que certains effets de som-
mation produits par une succession de moindres événements peuvent
réaliser chez le névrosé un bouleversement permettant de penser que
cet Événement ou son équivalent, peuvent se manifester sans pré-
senter le caractère d’un séisme unique et de grande amplitude. Dans
les considérations qui vont suivre, les moindres événements, varia-
tions ordinaires, surgissements des nouveautés quotidiennes, nous
les écrirons ici sans majuscule. La majuscule sera réservée à l’Évé-
nement (Ereignis) tel qu’il est évoqué dans le cadre de la décompen-
sation psychotique.
Dans notre rencontre avec les patients névrosés nous constatons
en effet que les événements, qu’il s’agisse d’une perte, d’un deuil,
et parfois d’une simple contrariété, peuvent entraîner un sujet dans
une chute de Soi allant jusqu’à l’incapacité momentanée d’habiter le
monde en le transcendant dans un projet. Si dans ce cas la désorga-
nisation est moindre, si elle ne va pas jusqu’à l’établissement d’un
A. Gillis - Événement et transpassibilité 131

délire, c’est qu’elle rencontre en chemin la possibilité de s’en tenir


au cadre d’une phobie stricte ou d’une obsession contraignante.
On peut bien alors parler d’une défense qui ne met pas en jeu la
perte du monde. Toutefois, ce monde-là est désinvesti, il est parfois
désertique, et comme le dit Heidegger à propos de l’état dépressif :
« les choses auprès desquelles nous sommes peuvent cependant ne
rien nous dire, ne plus nous toucher »1.
Ainsi donc, sans qu’il soit question ici de la crise ou de la décom-
pensation psychotique, nous assistons à la mise à mal du monde du
névrosé, à sa « dépression », sous l’effet d’une érosion de la Trans-
passibilité dont le sujet pouvait jusqu’alors faire preuve. C’est pour-
quoi il semble qu’il y ait intérêt, au moins pour le psychothérapeute,
à concevoir de façon nuancée l’ensemble « Événement – Transpas-
sibilité » comme la combinaison de deux termes, d’intensité et de
qualité variables, dont le produit peut réaliser tous les avatars des
capacités d’accueil de l’Événement, depuis la défaite du sujet psy-
chotique jusqu’aux formes diverses de la déstabilisation angoissante
des équilibres névrotiques.
Dans le flux des modifications ordinaires, comment une succes-
sion d’événements peut-elle produire la constitution d’un phéno-
mène qui ferait Événement ?
Ce flux des modifications ordinaires est en lui-même un phéno-
mène. C’est un phénomène qui n’est pas remarqué par le sujet dont
l’existence se poursuit dans une insouciance de bon aloi, en har-
monie avec le monde ; il s’agit là du sujet qui vit selon la présomp-
tion que l’expérience continuera de se dérouler selon le même style
constitutif, selon ce que Husserl nomme « l’évidence présomptive ».
Ce sujet-là est un idéal d’équilibre… Mais dès lors que la fragilité
de la présence, du Dasein, impose et comprend une dimension de
vigilance inquiète, le flux des changements dont Bergson a décrit
l’insensible continuité, ce flux est brisé. Pour le moi inquiété par un
conflit, chez le névrosé, ce flux peut se trouver séquencé par l’atten-
tion soucieuse portée à chacun de « mes » états, à chacune de « mes »
émotions, comme à toute modification de l’environnement ; dès lors
la réflexion préoccupée isole les changements, elle les transforme

1 M. Heidegger, Essais et Conférences, Gallimard, Paris, 1980, p. 188.


132 Penser l’humain avec Maldiney

par un regain d’attention inquiète en autant d’événements, dont je


suis chaque fois « passible ».
Des changements ordinaires, des incidents mineurs peuvent
ainsi acquérir, par promotion et par sommation, la puissance dés-
tabilisante d’un Événement, au sens de l’Ereignis maldinéen. Et cet
équivalent de l’Événement ainsi constitué va requérir du sujet une
capacité de Transpassibilité inégale et diversement suffisante. Alors,
si, cliniquement, la question de la psychose n’est pas en jeu, nous
aurons cependant à faire à l’établissement d’un état critique éprou-
vant, arrêté dans la forme d’un monde remanié par la tyrannie des
obsessions et des obligations phobiques.
En acceptant de nuancer l’intelligence des concepts comme la
Transpassibilité et l’Événement, leur pertinence s’est imposée dans
notre travail thérapeutique avec des sujets non psychotiques. Nous
allons tenter d’en donner, sinon la preuve, du moins un aperçu, en
exposant des éléments cliniques issus de la rencontre avec deux pa-
tientes.
Le premier cas est celui d’une jeune fille de 22 ans qui souffre
d’une sévère phobie du contact, apparue assez brusquement. Elle
peut à peine supporter le port de ses propres vêtements et le simple
fait de s’asseoir lui est rendu très difficile par le souci d’éviter le
contact avec tout ce qui n’est pas elle…
Lorsque sa mère, après la troisième consultation, me demande
d’où peut venir cette inquiétante métamorphose, je suis embarrassé.
Certes, je ne manque pas d’idées. Au contraire, les idées « explica-
tives » semblent infiniment nombreuses.
J’en expose quelques-unes et l’on me demande alors, non sans
impatience, de faire un choix dans cette multiplicité qui contrarie le
principe d’une causalité stricte et rassurante.
Il faut savoir, me dit-on, sinon ça viendrait de tout !
Bien sûr que ça vient de tout. Même si la chose est difficile à faire
entendre… De ce « tout » nous allons rapporter quelques éléments,
parmi les plus récents.
L’évitement du contact a débuté lorsque l’ami de cette jeune fille
a présenté un herpès. De peur et de dégoût, elle s’est écartée de ce
garçon. Mais il y a autre chose, la mort d’une tante. La mère de la
jeune fille lui a dit avoir touché, comme par mégarde, les linges qui
A. Gillis - Événement et transpassibilité 133

entouraient la défunte après sa mort… Autre chose encore, élève


infirmière, elle a récemment craint de se piquer avec une aiguille…
Elle ne s’est pas piquée, mais elle aurait pu. Et puis elle a touché une
table d’examen qui venait d’être désinfectée après le passage d’un
malade. L’odeur du désinfectant était sur sa peau, ce qui aujourd’hui
encore la fait frémir d’horreur. Etc. Nous n’en finissons plus d’énu-
mérer les événements qu’elle considère chaque fois, avec quelque
raison, comme décisifs.
L’événement, nous le voyons ici, s’est constitué par la prise en
compte d’une somme de changements et d’incidents mêlés qui sont
ordinairement accueillis, subis et transcendés par le sujet sans autre
dommage qu’une suite d’inflexions de son humeur. Mais cette jeune
fille, constamment sur ses gardes, n’a pas manqué d’isoler, de retenir,
de réfléchir chaque élément et d’en constituer ainsi une collection
bouleversante. Les changements survenus dans son environnement,
les états éprouvés n’ont pas été intégrés au flux des modifications
successives, ils en ont été distraits, distingués, infiniment évalués et
ils subsistent alors comme inassimilables.
Par ailleurs, à mesure que cette jeune fille apporte des précisions
sur ses conditions de vie, sur ses croyances, sur son éducation, nous
percevons les caractéristiques d’une présence au monde incertaine,
hésitante et fragile, un établissement précaire du Soi qui autorise
l’hypothèse d’une faible capacité de Transpassibilité ; il est alors rai-
sonnable de penser que le retrait ou la faiblesse momentanée de cet
existential n’ont pu empêcher, face à la production d’événements, la
défaite partielle de son monde. Partielle mais consciemment éprou-
vée dans une angoisse des plus saisissantes. Pas d’Événement ma-
jeur, pas de psychose… mais un égarement de Soi borné aux limites
d’un thème qui altère profondément la présence au monde.
L’existence de cette patiente est alors menacée par la fuite de l’être
engagé sur la voie d’un retour à la béance initiale. Pour reprendre les
termes de Maldiney : le Soi a « payé la dette de l’être ». Il a certes
existé son être, mais la menace d’un effondrement de l’existant est
demeurée latente. Et notre jeune patiente se défend d’un retour de
l’être à son fond en évitant tout contact avec « l’étant ». Tout se
passe comme si « l’étant » apparaissait alors, dans la béance, comme
un fond inanimé et insensé, capable d’anéantir l’existence par un
134 Penser l’humain avec Maldiney

contact létal. L’étant est contagieux, il peut communiquer l’inexis-


tence. On comprend alors la nécessité des mesures d’hygiène qui
s’imposent à cette patiente
Rappelons que cette jeune fille a toujours critiqué avec vigueur
les conceptions qui obligeaient son comportement. Elle réclamait un
retour à l’ordre des choses préexistant. Elle ne s’est jamais engagée
dans un ensemble de convictions délirantes. Elle s’en défendait. On
ne peut parler ici de psychose. Pourtant, les notions de Transpassi-
bilité et d’Événement nous ont permis de comprendre le sens d’un
comportement phobique particulièrement énigmatique. Or, com-
prendre et montrer que l’on comprend, c’est déjà restaurer depuis
« l’être-avec » une assurance de « l’être-au-monde ».
Par la suite, il devint possible d’entamer la puissance traumatique
des événements qui semblaient déterminants et de faire apparaître une
disposition plus essentielle, une disposition « poreuse » du Dasein,
une perméabilité, une fusion continue avec un environnement essen-
tiellement maternel, toutes caractéristiques qui durent être, une fois
saisies, analysées et critiquées de manière compréhensive.
Nous allons maintenant envisager, à partir d’une autre rencontre
thérapeutique, les concepts d’Événement, de Transpassibilité et
plus particulièrement les difficultés qui s’attachent à l’épreuve de la
« possibilité ».
La patiente a 25 ans lorsqu’elle vient me consulter pour faire état
de manifestations anxieuses, de troubles obsessionnels et d’une pho-
bie remarquable, la phobie de l’imprévu.
Elle imagine un monde où rien n’arriverait, seulement le recom-
mencement, la routine sans écart. Cette perspective lui apparaît
comme le seul bonheur possible. Elle est intelligente, consciente de
l’incongruité de son projet de monde et malheureuse à l’idée de ne
pouvoir en faire comprendre le sens à ceux qui l’entourent. Elle est
toutefois bien intégrée socialement : elle travaille, elle est parvenue
à garder quelques amis. Enfin, elle n’est pas dépourvue d’un certain
humour.
Elle me rapporte un jour une anecdote qui résume assez bien sa
situation face à l’imprévu. Arrivée chez sa mère pour y partager un
dîner elle reconnaît, stationnée devant la maison, la voiture de vieux
amis de la famille qui se sont de toute évidence invités pour le repas.
A. Gillis - Événement et transpassibilité 135

Il ne lui est plus possible d’entrer chez sa mère. Elle connaît


ces invités depuis toujours, elle les apprécie, mais… leur présence
n’était pas prévue. Face à l’événement elle se sauve en parcourant
la région toute la soirée ; elle revient de temps en temps pour voir
si l’automobile des amis est encore là. Le manège va durer jusqu’à
minuit, heure à laquelle elle va pouvoir dîner chez sa mère, enfin.
Que craignait-elle ? C’est ma question. Elle répond sans embarras
qu’il y a avait « tout » à craindre. « Tout » ! Rien n’était prévisible,
ni les regards, ni les questions, ni les réponses… L’ampleur des pos-
sibles était vraiment trop impressionnante, elle n’avait pas le choix,
il fallait annuler d’un coup, par l’absence, tous les événements qui
auraient pu survenir.
Cette anecdote précède de peu l’établissement d’une solution tout
à fait originale. Elle commence une carrière de joueuse. Elle joue
à la roulette presque chaque soir. À partir de ce moment, je per-
çois un certain bonheur de vivre. Elle va mieux quand elle gagne,
mais quand elle perd elle ne va pas mal. Les gains ne l’intéressent
que dans la mesure où ils préservent la possibilité de pouvoir jouer
encore et peut-être indéfiniment, si elle trouve une martingale… Le
réel mécanique de la roulette va se charger de son éducation et elle
perdra en deux ans la totalité de sa petite fortune. Sagement elle va
demander son interdiction de jeu.
Toutefois, ce passage par le jeu, et plus précisément par le jeu de
hasard va nous permettre de comprendre avec elle, grâce à ses ana-
lyses explicatives, la difficulté originale de son arrangement exis-
tentiel.
A priori, pour un sujet qui redoute le surgissement d’un quelconque
événement qui viendrait du continent des possibles, rien n’est pire
que ce jeu qui ne permet aucune maîtrise. Mais cette contradiction
n’est qu’une apparence. En effet, cette jeune femme me fait obser-
ver que les possibles sont alors en quantité finie et qu’ils sont, à peu
de choses près, prévisibles. Trente-sept possibilités seulement ! Et
quelle que soit la nouveauté qui « sort », elle est de même forme
chaque fois, c’est un nombre…
Cette jeune femme revient souvent sur cette caractéristique du
traitement de l’Événement par ce jeu sans adversaires ni parte-
naires. L’Événement est prévu, on peut se préparer à l’accepter,
136 Penser l’humain avec Maldiney

c’est un moindre événement. On peut se réjouir ou se lamenter


quand « tombe » le numéro ; on ne peut toutefois éprouver aucune
surprise… Le dispositif tout entier est ainsi fait qu’il fabrique du
continu. Rien n’arrive qui ne pouvait arriver. Il ne procure aucun
étonnement, il assure une monotonie, une inertie tout juste animée
par des soubresauts empruntés au hasard. Le dispositif de la roulette
singe une histoire pleine de rebondissements tandis qu’il ne produit
qu’une succession probable.
Cette patiente décrit sa participation au jeu comme une sorte
d’entrainement à l’épreuve du changement, le maintien d’un hori-
zon, d’un « à venir », toutefois dépourvu des risques majeurs de la
rencontre avec un véritable imprévu. Tout se passe comme si elle
mettait à l’épreuve sa capacité de Transpassibilité et son ouverture
au possible. Comme nous lui soumettons cette hypothèse en des
termes accessibles elle semble très satisfaite, visiblement soulagée
par une formulation qui fait la preuve d’une compréhension qu’elle
n’espérait plus.
À partir de ce moment, elle devient de plus en plus lucide et expli-
cite. Elle revient avec insistance sur l’angoisse du possible qu’elle
dénonce et décrit en des termes étrangement identiques à ceux de
Maldiney : la plus dure des catégories… Mais elle n’est pas psycho-
tique, elle ne fait pas mystère du fait que le possible impliquant la
mort, elle aimerait bien qu’il ne fût pas. Au prix de l’angoisse, elle
en accepte pourtant la nécessité.
En poursuivant sa réflexion, elle note que c’est le temps qui est
responsable du possible et de la survenue de tout événement. Alors
cette patiente fait la description du temps, tel qu’elle en ressent
l’économie autour de la table de jeu.
Tout d’abord, elle insiste sur ceci, que les événements de jeu, les
coups successifs, ne sont pas vécus comme une succession ; ils sont
comme une stase temporelle, un piétinement qui précède la réus-
site, le tombé du « bon » numéro. Ce temps ne compte pas, il est
vécu sans impatience, c’est une formalité qui ne précède pas, c’est la
manifestation première de l’inévitable réussite.
Quand tombe le bon numéro, alors un phénomène particulier se
produit. Le temps est instantanément aboli. Il est aboli par l’effet
d’un collapsus entre le temps d’avant, celui de la pré-vision, et le
A. Gillis - Événement et transpassibilité 137

temps présent, celui de la coïncidence gagnante. J’avais mis sur le 8


et le 8 s’est manifesté ! Alors le passé et le présent sont équivalents ;
la chronologie n’est plus. Notre patiente, comblée, nous dit éprouver
en cet instant une brève sensation de « gloire » et de quiétude qui va
bien au-delà du gain. C’est l’éternité qui vient de se produire. Une
éternité qui sera bientôt perdue, mais qu’importe, elle reviendra, elle
est à portée de main… Il y a là une production éblouissante, un Évé-
nement créé, à la manière d’une œuvre qui met un instant le sujet
hors de portée des possibles contrariants que l’écoulement du temps
ne cesse de promettre et d’apporter.
Cette forme d’être-au-monde essentiellement déterminée par le
souci du devinement et de l’abolition des manifestations du temps,
nous en avons retrouvé la trace et les effets dans un grand nombre
de manifestations dites symptomatiques. Cette forme d’existence
« dressée sur la pointe des pieds pour prévoir le paysage à venir »
ne permettait pas la mobilité. La patiente ne pouvait rien atteindre,
bloquée dans la posture de l’attente inquiète. L’aperçu de cette
situation, de sa structure et de son sens, en amenda sensiblement
la rigueur ; cette jeune femme connut enfin l’insouciance qui lui
permit de s’ouvrir au monde et de courir le risque d’aimer, au-delà
de sa mère…
Si nous devons ces interprétations pour une large part au travail
de description et d’analyse réalisé par ces deux patientes, il est cer-
tain que notre écoute attentionnée a été largement influencée par les
concepts d’Événement, de Transpassibilité et de Transpossiblité. Ces
deux cas ont été « compris » par une sollicitation de ces concepts.
Une sollicitation qui ne conduit pas à un usage dogmatique mais à
une ouverture aux modalités de la présence du patient. C’est pour-
quoi, ainsi que nous l’indiquions au début de cet écrit, nous pensons
que si l’emploi de ces concepts permet une compréhension certaine
de la crise psychotique, il serait dommage d’en laisser se schéma-
tiser l’usage au gré de cet unique emploi, sans en éprouver la perti-
nence auprès du névrosé dont le monde est mis à mal.
MONIKA MURAWSKA
L’AISTHESIS EN TANT QUE SOURCE DE L’ART
CHEZ HENRI MALDINEY

La dimension de la sensibilité est importante pour les recherches


phénoménologiques depuis leurs débuts. Husserl l’examine dans ses
ouvrages en soulignant la signification de la sphère impressionnelle
pour la subjectivité. Il écrit explicitement : « La conscience n’est
rien sans impression »1. Dans Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps, Husserl décrit aussi la Ur-impression
qui s’affecte elle-même2, qui est genesis spontanea inspirant ainsi
les phénoménologues qui reprendront et développeront cet aspect de
la pensée husserlienne d’une manière très variée.
L’aisthesis, comprise ici comme dimension de l’impressionalité,
c’est-à-dire de la sensibilité, devient le thème principal de Maurice
Merleau-Ponty, Mikel Dufrenne, Emmanuel Levinas, Michel Hen-
ry et, enfin, Henri Maldiney. Chacun de ces phénoménologues met
l’accent sur un aspect différent de la dimension de la sensibilité et
utilise son propre vocabulaire. Chez Merleau-Ponty, c’est le sensible
qui compte, pour Levinas la vulnérabilité, pour Henry l’affectivité et
pour Maldiney, c’est plutôt le sentir (ou le sensible). Pourtant, indé-
pendamment de ces différences plus ou moins subtiles, nous osons
le constat que la dimension de la sensibilité fonctionne chez ces phi-
losophes en tant qu’archi-phénomène, c’est-à-dire phénomène ori-

1 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du


temps, trad. H. Dussort, Puf, Paris, 1964, p. 131.
2 « L’impression originaire est le commencement absolu de cette produc-
tion [de la modification temporelle], la source originaire, ce à partir de
quoi se produit continûment tout le reste. Mais elle n’est pas elle-même
produite, elle ne naît pas comme quelque chose de produit mais par gene-
sis spontanea, elle est génération originaire. Elle se ne développe pas (elle
n’est pas de germe), elle est création originaire ». Idem
140 Penser l’humain avec Maldiney

ginaire, fondant alors le transcendantal. De quel genre d’aisthesis


s’agit-il donc ? Dans cette perspective, l’aisthesis est lié à la sub-
jectivité incarnée qui ne dispose pas seulement des impressions sur
lesquelles se concentrent les empiristes, mais qui devient aussi la
structure sensible et corporelle très complexe qui contient en soi des
kinesthésies, la dimension du touché-touchant et l’affectivité.
L’art qui joue un rôle important dans la pensée de Maldiney est
aussi profondément lié à la sensibilité. L’art engage la sensualité
ainsi que la sensibilité. Le contact avec une œuvre d’art propre au
créateur ou au spectateur, mobilise la sensualité et une sensibilité
esthétique dont les animaux ne disposent pas. On laisse ici de côté la
question de l’art conceptuel qui est envisagée par Maldiney comme
exemple exceptionnel de l’art, car il est basé sur un concept et n’a
pas besoin de se matérialiser. Il faut quand même rappeler la consta-
tation de Maldiney selon laquelle le propre de cet art est d’introduire
la tautologie au sein du sensible. L’idée de l’art et l’art y sont un, de
même que le sensible et l’idée du sensible3. Cet aspect tautologique
rend difficile toute tentative d’approche objective, et ainsi l’artiste
ressemble au prophète qui définit (annonce) son travail comme
étant de l’art. Cependant, peut-être cette constatation renverse-t-elle
une fameuse thèse de Merleau-Ponty : « Et, en effet, on ne voit pas
comment un Esprit pourrait peindre »4. Jusque-là, c’était le corps
qui prêtait sa voix et ses dix doigts à l’idée d’une œuvre d’art qui
pouvait naître véritablement sous leur autorité. Néanmoins, depuis
l’art conceptuel, ce n’est plus le corps tout entier qui dispose d’une
puissance artistique. L’art est aussi l’idée de l’art. Mais Maldiney
est prudent. Il suggère plutôt l’indépendance de l’art de l’idée et de
la philosophie : « Une œuvre qui est une œuvre d’art l’est originale-
ment et non par référence à un idéal de l’art, déterminé hors d’elle
et avant elle par une philosophie disposant d’un pouvoir absolu […]
Ce bulletin de victoire respire l’esprit de vengeance contre l’impé-
rialisme d’une philosophie tutélaire qui, sous le nom d’esthétique,
prescrivait à l’art son site et son sens d’être »5.

3 H. Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, Encre Marine, Paris, 2010, p. 18.
4 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964, p. 16.
5 H. Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, op. cit., p. 15.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 141

En effet, dans la suite de cet article, nous tenterons une sorte de


parallèle entre la conception du sentir chez Maldiney et celui d’un
philosophe qui, au premier regard, est son contraire – Jean-François
Lyotard. Nous esquisserons seulement ce parallèle qui peut être utile
pour approfondir la pensée de Maldiney lui-même.
Ces deux penseurs s’inscrivent d’ailleurs dans le contexte beau-
coup plus large de la philosophie contemporaine qui cherche sa base
ou son fondement dans l’art et qui a été nommé « le tournant esthé-
tique » de la phénoménologie6. C’est l’art qui doit être un détermi-
nant pour la philosophie, car dans sa forme ouverte, il est capable
de décrire une réalité changeante et fluctuante. En outre, l’art sait
échapper aux oppositions binaires et à la puissance du logos sans
schématiser ou totaliser. On peut même constater que la philosophie
pourrait (devrait ?) apprendre de l’art. Ce ne sont pas seulement des
phénoménologues qui le suggèrent (Merleau-Ponty, Henry, Marion),
mais aussi les penseurs du postmodernisme (Lyotard, Welsch) ou les
autres comme Arnold Berleant par exemple.
Bien plus, la forme de l’œuvre de Maldiney lui-même est aussi
un sujet passionnant puisqu’elle se rapproche de la poésie en deve-
nant une sorte de déconstruction de la langue philosophique acadé-
mique. Cette forme semble paradoxalement être proche de ce dont
parlent Deleuze et Guattari dans leur texte sur le rhizome, c’est-à-
dire qu’elle n’a pas de centre et n’est pas du centre, elle va dans des
directions variées7. La phénoménologie de Maldiney prend donc une
forme de l’art – une forme poétique et littéraire, donc artistique. Il
tend toujours à re-commencer en authentique phénoménologue. Il
reprend les questions qui lui importent à travers des tentatives sans
cesse renouvelées8.
Il semble aussi que les œuvres des artistes commentées par Mal-
diney sont l’expression pure de ses propres idées. Il voit dans ces
œuvres l’illustration de ses thèses. Comme si les œuvres d’art expri-

6 Maryvonne Saison, « Le tournant esthétique de la phénoménologie » dans


Revue d’esthétique, n° 36, 1999, pp. 125-140.
7 G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980.
8 J.-P. Charcosset, « La question du style » in F. Felix, Ph. Grosos (sous la
direction de), Phénomenologie et sciences humaines, L’Age d’Homme,
Lausanne, 2010, p. 79.
142 Penser l’humain avec Maldiney

maient les idées d’une manière plus exacte que la philosophie. Ou


pour le dire autrement, comme si la philosophie avait besoin de l’art
plus que l’art de la philosophie. Il faut donc rappeler que, pour sa
part, en 1985, Lyotard organise une exposition au Centre Georges
Pompidou intitulée Les immateriaux qui se donnait exactement pour
tâche de décrire la réalité comme une sorte de commentaire philo-
sophique9.
Après tout, mon objectif très modeste est d’essayer d’assembler
les idées sur le sentir que Maldiney mentionne de manière éparse à
travers ses textes, et de poser des questions à ce propos en faisant
aussi quelques rappels à la conception de Lyotard. De plus, je vou-
drais, même d’une manière brève, présenter les analyses de Maldi-
ney incluses dans Ouvrir le rien. L’art nu concernant trois artistes
(Bazaine, de Staël, Tal Coat) afin de montrer comment le sentir dans
cette conception se rapporte à une œuvre d’art concrète. Contraire-
ment à Luigi Pareyson par exemple, Maldiney construit sa propre
théorie sur la base d’exemples concrets, « palpables » et détaillés.

Sentir, sensible, pathique

I
Tout d’abord, il faut mentionner l’article de Maldiney qui présente
une vive critique de la conception du sentir chez Hegel. Il n’est mal-
heureusement pas possible de détailler ici les thèses de cet article.
Nous nous contenterons de mentionner que Maldiney y propose la
conception du sentir qui sera présente dans toute son œuvre. De plus,
selon Maldiney, Hegel élimine la certitude sensible comme étant la
plus pauvre et la plus abstraite.
Néanmoins, l’art est la vérité du sentir – écrit Maldiney en suivant
sur ce point Oscar Becker pour qui l’esthétique est comprise en tant
que aisthetique, comme ce qui est lié au sensible et à l’intuitif. La
vérité de l’art est phénoménale, sa manifestation peut être perçue

9 Sur ce sujet : G. Sfez, « Les Immatériaux : (penser et) exposer l’envers


de la matière », in C. Pagès (sous la direction de), Lyotard à Nanterre,
Klincksieck, Paris, 2010.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 143

seulement dans sa nudité et sa contingence, son essence est sa vul-


nérabilité. Exister, c’est éprouver et être éprouvé. C’est pourquoi ce
qui ne peut qu’exister, c’est la subjectivité et l’œuvre d’art. Il y a
ainsi une épreuve forte dans la dimension esthétique. Pour décrire la
relation au monde en général, il faut donc se rapporter à une épreuve
esthétique qui peut être notre fil conducteur afin de décrire l’épreuve
comme l’avait déjà fait par exemple Marion dans Étant donné10. La
sphère transcendantale de la sensibilité est donc dévoilée d’une ma-
nière plus claire dans l’expérience esthétique.
La sensation est ici différenciée de la perception. C’est Erwin
Straus qui introduit cette distinction entre sensation et perception.
Il souligne que le sentir est le premier moment de notre expérience
où le moi et le monde sont indivisibles. La sensation n’est pas du
tout intentionnelle ou objectivante. Au contraire, elle est un moment
pathique et thymique. Cette opposition oblige à une redéfinition de
ce qu’est le sentir à partir de la pulsion de contact ou de rencontre
avec le monde, c’est-à-dire du mouvement d’enveloppement et de
détachement. Ainsi, le sensible est dans cette conception aussi le lieu
de l’être et de sa manifestation.
De cette manière, Maldiney ne reprend pas seulement la perspec-
tive heideggérienne, mais aussi celle de Merleau-Ponty en soulignant
l’importance de la sphère pré-réflexive, sensible de notre ouverture
à l’être. Merleau-Ponty introduit le cogito pré-réflexif et ainsi notre
contact avec le monde devient avant tout corporel. D’abord, je suis
au monde, puis je commence à réfléchir sur lui. On pourrait consta-
ter, ce que souligne aussi Sarah Brunel, que Maldiney cherche le lo-
gos du sensible11. Il semble que Maldiney préfère Visible et invisible
que La phénoménologie de la perception puisque dans le dernier
livre de Merleau-Ponty la dimension du touché-touchant, également
mentionnée par Maldiney, doit aussi être prise en considération, et
Merleau-Ponty nous y donne une description du sentir qui semble
être très proche de la conception de Maldiney. De plus, l’ambiguïté

10 J.-L. Marion, B d c danym. Esej z fenomenologii donacji, trad. Wojciech


Starzy ski, IFIS PAN, Varsovie, p. 60.
11 S. Brunel, « La question de l’origine : Henri Maldiney et la
phénomenologie », in P. Dupond, L. Cournarie (sous la direction de,
Phénoménologie : un siècle de philosophie, Ellipses, Paris, 2002, p. 184.
144 Penser l’humain avec Maldiney

préférée par Merleau-Ponty, qui permet d’interpréter le sentir chez


ce dernier à des niveaux divers, peut être aussi utile pour comprendre
la pensée de Maldiney. Ce logos qui est cherché ici serait donc « lo-
gos du monde esthétique » que Husserl évoque à la fin de Logique
formelle et logique transcendantale : c’est un logos « prostré », peu
éloigné du logos dont Michel Henry parle dans son Essence de la
manifestation. C’est un logos originel, après la déconstruction. Hen-
ry écrit : « L’affectivité telle qu’elle se révèle originairement en elle-
même et surgit dans la force de sa présentation phénoménologique
spécifique, comme affective et comme ce qu’elle est, est l’essence
du Logos, de telle manière que celui-ci refuse le langage du monde,
le langage de la pensée »12.
En effet, dans le sensible, même s’agit du logos du sensible décrit
par Maldiney, on trouve un moment d’incertitude, d’insaisissable, de
contingence. Pour le dire autrement, le sensible nous donne ce qui
reste inconnu, mais qui est néanmoins proche de ce qui est rencontré
tout en étant insaisissable. C’est pourquoi aussi l’origine du com-
prendre devient pathique. Ce qui compte, c’est la communication
sensible.
Dans Regard, parole, espace, Maldiney écrit que l’être de l’art est
un pouvoir-être13. Dans les langues germaniques, l’art (Kunst) signi-
fie notamment pouvoir (können). Ce pouvoir-être est profondément
lié au sentir. Tout se passe dans le sentir, ou plus précisément dans le
ressentir, qui indique une direction au sens qui ouvre l’horizon sous
lequel a lieu une communication originaire avec l’être de l’étant.
Cette communication est ici le fondement du principe de réalité.
Le pathique dont parle Maldiney se situe au niveau de l’aisthe-
sis, dans la diversité et la confusion des premières impressions ; de
la pure phénoménalité de ce qui apparaît et qui sera ensuite unifié
et reconnu comme monde de la connaissance. Il constitue ensuite
une communication immédiate, intuitive en un certain sens, non pas
avec des objets, mais avec leur « comment », c’est-à-dire leur mode
d’apparaître. L’art prend ici une place privilégiée et rend visible cette

12 M. Henry, L’Essence de la manifestation, Puf, Paris, 2003, p. 688.


13 H. Maldiney, Regard, parole, espace, L’Age d’Homme, Lausanne, 1994,
p. 73.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 145

communication originaire. Le sentir n’est pas ici simplement le fait


d’avoir des sensations ; c’est plutôt un « se tenir ouvert ». Maldiney
écrit que « sentir n’est pas avoir des sensations, pas plus que penser
n’est avoir des idées »14. C’est plutôt l’alèthéia qui révèle l’être de
l’étant dont parle Heidegger.
Dans les arts primitifs auxquels Maldiney fait souvent référence,
le donné brut est employé comme matière empirique non pas de
signification, mais de signifiance, celle qui ouvre à la matière sen-
sible, l’élan vital de la nature. L’artiste est impliqué dans cet élan et
reconnu comme tel. Il sent. Le sentir est communication symbio-
tique avec les phénomènes. Grâce à lui, le règne du monde perce
et la réalité s’affirme dans la présence des êtres. La présence est
une catégorie adoptée par Maldiney malgré sa charge et les critiques
faites par la philosophie contemporaine. Il s’agit de la même chose
chez Lyotard dans son livre Que peindre ? On peut risquer la thèse
que la présence est comprise d’une manière identique par ces deux
philosophes. Lyotard l’a aussi réanimée. Il écrit : « Elle fut toujours
une nuée, un feu. La présence obscurcit le jour et éclaire la nuit du
chemin. Elle est éclairage, nuance. Elle exige l’exode, qui n’est pas
la route de sortie, mais la sortie hors des routes »15. Pour Maldiney,
la présence ne se rapporte pas non plus à une expérience, mais à
une rencontre qui n’objective pas, mais permet de saisir les phé-
nomènes d’une manière directe et originaire, sensible précisément.
La présence comprise comme telle est le contenu premier des arts
primitifs. Ces derniers sont très importants pour Maldiney, car ils
s’avèrent an-historiques. La temporalité des arts primitifs est appe-
lée par les aborigènes d’Australie « le temps du rêve ». Les actes
créateurs qui scandent le temps du rêve échappent à la lumière de
la conscience et au temps de l’histoire. De plus, la temporalité du
Dawesen que Maldiney évoque souvent comme une sorte de supplé-
ment du Dasein heideggérien n’est pas celle de l’histoire. Générale-
ment, l’art fuit l’histoire.

14 H. Maldiney, Art et Existence, Klincksieck, Paris, 1985, p. 315.


15 J.-F. Lyotard, Que peindre ? Adami Arakawa Buren, Hermann Philosophie,
Paris, 2008, p. 30.
146 Penser l’humain avec Maldiney

Cependant, les sensations dont il s’agit ici sont concrètes, non


abstraites. L’art ne se soustrait pas à l’histoire en sacralisant l’éphé-
mère. En se référant encore une fois à Oscar Becker, Maldiney écrit
que l’esthétique est sensible immédiatement et intuitionnablement,
mais qu’il ne s’agit pas d’un immédiat pur et simple. L’immédiat
est lié à ce qui est insigne. C’est dire qu’on atteint une œuvre par
une sorte de saut. Néanmoins, son éminence n’est pas celle d’un
immédiat médiatisé par l’histoire. Le temps d’une œuvre est celui
de son être-œuvre, de son avènement à soi et celui de sa réception.
Comme l’écrit Maldiney dans L’art et l’histoire, une œuvre d’art ne
s’étale pas dans l’espace ni ne se déroule dans le temps16. L’espace
de l’art n’est pas un ensemble d’éléments liés par des règles de cor-
respondance ou de transformation en dehors de son apparaître ; sa
durée n’est pas celle du temps qui passe. Tous ses moments commu-
niquent entre eux et chacun avec soi à travers tous dans un rythme
qui ouvre le champ uni-multi-dimensionnel de son déploiement.
Maldiney, comme Michel Henry, veut trouver d’autres espaces et
d’autres temps, qui seraient plus fondamentaux. Ce ne sont pas le
temps et l’espace mesurés ou calculés. Contrairement à Michel Hen-
ry, on peut les trouver au monde, mais ils sont cachés. Le temps-es-
pace dont il s’agit chez Maldiney serait proche du temps du rêve des
aborigènes mentionnés ci-dessus.

II
Dans Regard, parole, espace, Maldiney constate que le mot
« esthétique » a deux sens. L’un se rapporte à l’art, l’autre à la ré-
ceptivité sensible qui n’est pas seulement liée à la passivité de la
subjectivité, mais à la transpassibilité17. À propos de cette catégorie
cruciale, on veut seulement rappeler ce qui me semble important
dans ce contexte : que la transpassibilité peut être comprise d’une
part comme liée à l’art ainsi qu’à la dimension réceptive de l’être hu-
main, et d’autre part en tant que liée à la question de la psychopatho-
logie. C’est cette première signification qui est ici la plus essentielle.

16 H. Maldiney, « L’art et l’histoire » in F. Felix et Ph. Grossos (sous la


direction de), Phénomenologie et sciences humaines, op. cit., p. 31.
17 H. Maldiney, Regard, parole, espace, op. cit., p. 312.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 147

L’expérience d’une œuvre d’art est aussi capable de manifester


cette relation sensible qui est liée à l’ouvert. L’ouvert, qui est une
sorte d’avant, est une catégorie importante pour Maldiney. Nous
voudrions seulement la mentionner en soulignant qu’elle a des im-
plications heideggériennes, mais qu’en même temps elle les dépasse.
Maldiney insiste sur le fait que la philosophie a été capable de penser
l’ouverture, mais qu’elle ne savait pas penser l’ouvert.
La vérité de ce qui est esthétique, alors sensible, se révèle dans
l’être-œuvre. La dimension significative du « là » dans son état
d’originaire, dans l’événement de son avènement se donne dans son
double apparaître (le « comment » et le « quoi ») dont les direc-
tions de sens sont les articulations spatio-temporelles de la présence.
L’apparaître qui compte ici serait présence-rencontre sans intention
ni objectivation. Sur la base de cette distinction, Maldiney construit
une autre opposition entre l’art illustratif et l’art existentiel. L’art
illustratif n’est pas capable de dévoiler le « comment » de l’art, car il
confère aux choses des qualités objectives et non pas essentielles ; il
est immanent à une époque concrète et ne la transcende pas en ne se
composant que des apparences. En revanche, l’art existentiel réside
dans le « comment ». Pour illustrer ses thèses, Maldiney (comme
Lyotard) nous donne des exemples d’œuvres qui sont, selon lui,
existentielles (Goya) et illustratives (les frères Le Nain). L’œuvre
en tant qu’imitative, c’est-à-dire perceptive, est dépourvue de toute
fonction artistique, ce qui est impliqué par le fait que l’image n’a pas
pour fonction d’imiter, mais d’apparaître. Maldiney le souligne dans
la formule selon laquelle une œuvre n’est pas faite pour être vue,
mais pour voir18. Elle existe toutefois.
On peut mentionner que, quant à lui, Lyotard a la même tendance
à poser des partages arbitraires concernant l’art. L’accent est mis
chez lui sur la puissance de la faculté de concevoir et sur la nostalgie
de la présence remplacée par l’accroissement d’être et la jubilation
qui résultent de l’invention de nouvelles règles du jeu. La peinture
de Malevitch, de Chirico et des expressionnistes allemands s’inscri-
raient plutôt, selon Lyotard, dans l’avant-garde moderne, donc nos-

18 H. Maldiney, Ouvrir le rien, op. cit., p. 254.


148 Penser l’humain avec Maldiney

talgique ; les œuvres de Braque, Picasso ou Duchamp dans l’avant-


garde postmoderne.
Une œuvre d’art est donc avant tout sensible. Pour reprendre,
l’expérience-épreuve esthétique décrite par Maldiney s’avère origi-
naire, immédiate, non-intentionnelle. C’est l’expérience du sensible
recherchée également par Lyotard. Ce dernier nous dit aussi direc-
tement ce qui semble tiré des textes de Maldiney lui-même. Cette
expérience du concret qui est celle de l’art remet en question la posi-
tion établie, tant du sujet que de l’objet. On ne peut ni la généraliser
ni la répéter. Elle est davantage épreuve qu’expérience. Ainsi, son
sens n’est pas donné ou compris ; il est en train de se produire, il
m’étonne.
L’aspect figuratif de l’art et du discours esquissé par Lyotard dans
son ouvrage Discours figure est leur non-réductibilité à la sphère de
la signification, et il est justement leur caractère gestuel et expres-
sif. Il faut souligner que pour Maldiney ce n’est pas la signification,
mais la signifiance qui compte. Chez Lyotard, l’art est aussi la ma-
tière picturale immatérialisée qui devient un élément de la réflexion
sur soi-même, un témoignage du travail constant sur la question
concernant les potentialités de la peinture19. Le moment de l’aisthe-
sis crée ici des tensions avec ce qui est immatériel. Dans Lectures
d’enfance, Lyotard présente le sensible – la fonction réceptive de
l’aisthesis – comme l’enfance de l’humanité, ineffaçable dans sa
priorité. Nous sommes d’abord corps, et cela signifie que nous avons
été touchés par le sensible, nous avons exercé la fonction de sentir
avant toute pensée. L’aisthesis originaire et mythique est donc une
interruption qui n’a pas à interrompre parce « qu’elle a été mythi-
quement projetée avant “le tissu” qu’il s’agirait de rompre »20.
Cette même aisthesis originaire et mythique peut être trouvée
dans la pensée de Maldiney. L’être humain et le monde co-existent
dans le sentir. La question qui peut être posée ici concerne évidem-
ment cette possibilité d’éprouver l’art d’une manière immédiate et

19 J.-M. Salanskis, « De la sensibilité à l’art et à son telos : Lyotard avec et


contre Levinas », in Sztuka i filozofia (numéro spécial franco-polonais), n°
38-39, Varsovie, 2011, p. 254.
20 Idem.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 149

non-médiatisée. Il s’agit d’un sentir sauvage qui peut nous libérer du


logos « transi » et nous bouleverser.

III
Le sentir nous dévoile aussi la forme d’une œuvre. La forme est
une catégorie importante pour Maldiney, mais transformée par lui.
La forme devient dans cette conception intransposable dans un autre
espace, elle instaure un espace dans lequel elle a lieu. C’est l’espace
du niveau transcendantal – l’espace dynamique qui est un événe-
ment : création du présent à tout moment donné et qui ne l’est qu’en
lui. Libre de rétention, il est la genesis spontanea husserlienne men-
tionnée au début, et fait un avec l’espace.
Nous pourrions saisir comment l’œuvre d’art tient dans la notion
de forme interprétée par Maldiney. Dans l’indifférence à tout réfé-
rent et à tout modèle, la forme devient dans cette conception ce qui
se forme en formant l’espace dans lequel elle se forme. Ainsi elle est
indissociable de cet espace qu’elle forme en même temps qu’elle se
forme. D’où vient sa singularité intransposable et intransportable ?
Elle apporte et emporte avec elle son espace. Elle ouvre donc un
espace. Elle ne représente rien. Elle manifeste en se manifestant. De
même, la forme dont parle Maldiney est liée à la sensibilité, car elle
implique le moment pathique, une façon de se porter et de se compor-
ter vis-à-vis du monde et du soi. Ainsi, dans l’œuvre d’art les formes
qui la créent sont toujours « se faisant », toujours en formation. La
forme artistique coïncide avec sa genèse, son auto-formation qui est
appelée par Maldiney Gestaltung et non Gestalt. Gestaltung est la
mutation perpétuelle des formes artistiques qui sont constamment
mouvantes. C’est pourquoi Maldiney lie la forme au rythme. Il écrit
que l’acte d’une forme est celui par lequel une forme se forme. Il est
son autogenèse. Une forme figurative a donc deux dimensions : une
dimension intentionnelle-représentative, selon laquelle elle devient
image ; et une forme génétique-rythmique qui en fait précisément
une forme au sens de Maldiney. Il ajoute aussi qu’entre Gestalt et
Gestaltung, entre la forme thématisée en structure et la forme en
acte, il y a toute la différence du rythme. Gestaltung et rythme sont
liés. Il n’y a pas de rythme dans la Gestalt.
150 Penser l’humain avec Maldiney

On pourrait constater que la forme est, d’après Maldiney, une


sorte de cri. En se servant d’une belle métaphore, il écrit que l’évé-
nement de l’art est comme un cri. Ce cri d’appel ne se soutient que
par une tension interne, celle qui est en somme tendue vers une
forme capable de le recueillir, qui ne se perd pas dans une étendue
muette. C’est aussi la forme qui n’est jamais cristallisée et qui doit
être toujours en tension.
De plus, on peut mentionner ici qu’il y a aussi dans ces passages
concernant les artistes dans les textes de Maldiney une autre notion
valable, pas seulement pour lui-même, mais aussi pour Lyotard –
celle d’imprésentable21. Il faut souligner que c’est aussi d’après
Lyotard que l’art pictural n’a plus pour objet la représentation ;
il porte davantage sur la présentation ou un certain type de pré-
sentation. L’art montre précisément qu’il y a de l’imprésentable.
Telle est, selon Lyotard, l’essence aporétique de la présence que
révèle la peinture. Comment s’y prend l’art moderne pour saisir
cette présence qui se refuse à tout discours qu’il soit discursif ou
narratif ? C’est à travers l’étude des œuvres de trois artistes : Ada-
mi, Arakawa et Buren que Lyotard analyse cette question. Dans
Que peindre ?, il propose une nouvelle manière de philosopher,
comprise comme l’activité de « penser à travers les yeux », « voir
en pensée », par « l’œil qui écoute ». On peut risquer la thèse selon
laquelle Maldiney se propose de s’atteler lui-même à cette tâche.
C’est pourquoi il suggère qu’il n’est pas possible de montrer le vide
constitutif de l’œuvre d’art, mais plutôt qu’il est. Le vide est im-
pliqué dans l’avènement de l’espace de l’œuvre comme plénitude
ouverte. S’ouvrant dans l’illimité, le vide du vase par exemple, en
sa genèse rythmique, devient le vide enveloppant duquel, avec son
galbe et sa matière, le vase surgit réel. Ce moment apparitionnel
met fin au rapport habituel du dehors et du dedans, du plein et du
vide. Le vide est donc imprésentable. L’art est ainsi profondément
lié à l’imprésentable.

21 H. Maldiney, op. cit., p. 373.


M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 151

Trois artistes et le vide

On peut constater que le sentir qui oscille entre une dimension


strictement transcendantale et une dimension naturelle ou empirique
de notre relation avec une chose, est la condition de l’expérience et,
en même temps, de l’œuvre d’art. Il se lie à la trans-passibilité qui
est aussi l’ouvert. Dans ce contexte, on va esquisser trois analyses
d’artistes livrées par Maldiney lui-même : Jean Bazaine, Nicolas de
Staël et Tal Coat. Il trouve dans la peinture abstraite de ces trois
artistes français une sorte d’incarnation de catégories principales de
sa propre philosophie22. On va seulement présenter quelques idées à
ce propos issues de Ouvrir le rien sans les ordonner.

Jean Bazaine (1904-2001)

Jean Bazaine est l’un des peintres préférés de Maldiney. Du reste,


le philosophe n’analyse pas seulement ses tableaux, mais aussi ses
écrits. En effet, il cite souvent des textes des autres artistes qu’il
évoque. Sur la base de ces exemples, Maldiney développe sa propre
conception de l’épreuve de l’art. C’est « la rencontre » de l’art et de
la philosophie.
Il analyse plutôt des peintres abstraits puisque, comme dit la cita-
tion préférée de Maldiney tirée des textes de Bazaine, « tout art est
abstrait ou n’est pas » (c’est un motif important aussi pour Wilhelm
Worringer, Ernst Gombrich et, avant tout, pour Michel Henry). Si
l’on ne cherche dans l’art ni l’intentionnalité ni les objets ni la repré-
sentation, l’art le plus attirant est évidemment celui qui est capable
de leur échapper – l’art abstrait où il est possible de trouver le vide,
l’ouvert ou l’apparaître.
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’art selon Maldiney est lié
à l’apparaître, mais non pas aux apparences, car ces dernières sont

22 On peut mentionner un commentaire intéressant à ce propos dans l’article


de Sarah Brunel « De l’an-historicité de l’expérience esthétique à l’apar-
turalité de l’œuvre d’art » in F. Felix, Ph. Grossos (sous la direction de),
Phenomenologie et sciences humaines, op. cit., 2010.
152 Penser l’humain avec Maldiney

trop proches des objets, de la représentation et de l’intentionnalité.


De plus, dans ce contexte, l’objectivité n’est pas une réalité : c’est
l’apparaître qui est réel. L’apparaître originel et fondateur est aussi
lié à l’ouvert et au vide, comme Maldiney l’indique explicitement.
Ainsi, la forme d’une œuvre d’art ne résulte pas de l’épuration et de
la généralisation des apparences ; elle s’origine dans l’apparaître et
en est l’articulation. Ce qui importe phénoménologiquement, c’est le
« comment » plutôt que le « quoi ».
Dans le fragment sur Bazaine dans Ouvrir le rien, Maldiney cite
une fois de plus Erwin Straus qui souligne que dans le sentir il y a le
moi et le monde, le moi avec le monde. Dans ce contexte, il ne veut
pas relier après coup deux termes pré-donnés. Ces termes doivent
être impliqués dans la même ouverture où monde et moi co-naissent
l’un avec l’autre. Ils sont enveloppés par la place vide et liés par le
vide de la place. L’épreuve du réel dans le sentir abolit les repères
et les « amers » de la perception par ce rapport décrit entre le moi
et le monde. En lui (en ce rapport), dans l’espace du paysage par
exemple, nous sommes perdus au monde qui s’avère lui-même per-
du23. On peut le voir dans les toiles de Bazaine. De plus, Maldiney
nous présente le chemin de l’artiste, c’est-à-dire que non seulement
c’est lui qui interprète les tableaux concrets, mais il veut aussi saisir
la totalité de l’œuvre de l’artiste, cette œuvre en formation.
La raison de la fascination qu’exercent ces toiles est le fait que le
réel tend vers l’abstrait, lui-même royaume des formes pures. Ces
formes sont celles en lesquelles s’articulent l’avènement de l’œuvre
ainsi que de l’être humain. Elles ne sont pas idéales, mais réelles (au
sens spécifique, c’est-à-dire plus profondes, fondamentales) comme
le rythme. Le rythme a la même force que le sentir. Le rythme et le
sentir sont d’ailleurs profondément liés. L’analyse que Maldiney a
menée de l’esthétique, est indissociable du sens fondamental d’une
théorie du sentir : « L’art est la vérité du sensible parce que le rythme
est la vérité de l’aisthesis »24. Ce qu’est un rythme comme autodé-

23 H. Maldiney, Ouvrir le rien, op. cit., p. 291.


24 Ph. Grosos, « Musique et le corps » in Chris Younès (sous la direction
de), Henri Maldiney. Philosophie art et existence, Éditions du Cerf, Paris,
2007, p. 71.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 153

ploiement spatio-temporel d’une forme ne peut se comprendre qu’à


partir de l’analyse du sensible, de l’approche pathique et en acte que
l’homme a de lui-même et simultanément du monde environnant.
Le rythme est le lieu primordial de notre rencontre avec le monde.
Ce qui est aussi intéressant, c’est la constatation de Maldiney se-
lon laquelle l’artiste n’est plus le maître de l’œuvre dans le sentir.
Il co-na t avec elle ; il émerge du rien ; il maîtrise donc ce vide qui
permet au tableau de respirer, mais ce vide reste toujours insurmon-
table, insaisissable, fuyant.
De même, les couleurs sur les tableaux de Bazaine ont leur quo-
tient de profondeur, leur gradient d’ouverture, leur extension dont
elles frayent les voies. Ce sont des champs pré-spatiaux qui s’ou-
vrent à celui qui prend son départ dans le sentir, à la surprise d’avant
la prise, comme l’écrit Maldiney lui-même. Dans ces œuvres artis-
tiques, Maldiney trouve ce qu’il cherche, c’est-à-dire la « signifiance
insignifiante »25 qui éclaire la réalité. Ainsi, la matière d’une œuvre
empruntée à la prose du monde est reprise en sous-œuvre dans un
rythme qui l’intègre et lui donne sa forme.
Ce que Bazaine désire transformer en abstraction, c’est selon
Maldiney l’espace qui est le plus originaire, transcendantal comme
condition de la possibilité des autres espaces. C’est-à-dire l’espace à
l’état naissant, libre des constructions où la perception objectivante
est engagée. L’espace qui prend son départ du sentir. Cet espace est
le fondement comme la terre décrite dans le texte de Husserl intitulé
La terre qui ne se meut pas : « La Terre est pourtant un tout de par-
ties implicites, chacune pouvant être réellement divisée et être un
corps, chacune a son lieu – et la Terre possède ainsi un espace inté-
rieur en tant que système de lieux ou (quand même pensé de manière
non mathématique) un continuum local eu égard à une divisibilité
total »26. Cette terre est d’ordre absolu. Elle est « ici » inobjecti-
vable. Elle n’est pas dans l’espace, étant sol pour la constitution de
l’espace27.

25 H. Maldiney, Ouvrir le rien, op. cit., p. 32.


26 E. Husserl, La terre ne se meut pas, trad. D. Franck, D. Pradelle, J.-F.
Lavigne, Édition Minuit, Paris, 2011.
27 R. Barbaras, « De la phénoménologie du corps à la ontologie de la
chair »in J.-Chr. Goddard (sous la direction de), Le corps, Vrin, Paris,
154 Penser l’humain avec Maldiney

Comme le formule Maldiney à propos du tableau de Bazaine intitulé


Chant du coq au matin (1941), le monde s’éveille au cri du jour. C’est
le moment « où les sens redécouvrent leur unité dans le premier sentir
du monde, dans la fraîcheur de l’air vibrant de lumière et de bruits »28.
De plus, les toiles abstraites de Bazaine existent, car elles s’ou-
vrent et, comme l’être humain, sont capables de se tenir « hors »,
d’être. Dans les derniers ouvrages de Bazaine ce qui se révèle, c’est
exactement le vide. Les aquarelles et les papiers collés de cet artiste
nous dévoilent les blancs et les noirs importants pour Maldiney et
interprétés dans le contexte de la peinture chinoise. L’importance
de ces deux non-couleurs vient du vide qu’elles nous transmettent
d’une manière plus claire, elles sont un jeu avec le rien. Les blancs et
les noirs comme le vide et le plein sont des horizons. Le vide est un
horizon vers où tend le processus qui va de « l’y-avoir » au rien. Il est
l’horizon d’originalité du procès qui va aussi du rien à « l’y-avoir ».
Les deux sont la double face de l’ouvert qui est le lieu d’être de tout.
Le vide est le « entre » universel dans lequel seulement l’ouvert
peut se manifester. Il apparaît soudainement. Les blancs et les noirs
s’abordent, entrent directement en contact sur la toile de Bazaine.
Ces œuvres sont donc constituées de contrastes entre blancs et noirs
qui sont une sorte de moment critique29, comme l’écrit Maldiney.
En décrivant les toiles de Bazaine, Maldiney se réfère aussi aux
mots célèbres de Cézanne quand ce dernier dit : « Je continue à cher-
cher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en
naissant »30. Ce sont aussi les sensations recherchées par Bazaine.
Par ces sensations, le monde s’ouvre à l’aube de nous-mêmes. Cela
est lié pareillement à l’impression originaire dont parle Husserl, cette
impression qui est la source du temps, qui s’auto-affecte, pour utiliser
le vocabulaire de Michel Henry. Encore une fois, l’art s’avère être lié
à la chair qui s’autoaffecte et qui s’ouvre au monde en posant aussi
une distance. L’impression s’outrepasse elle-même en pure Stimmung
immatérielle qui est un écho spirituel de la sensation. Die Stimmung,

2005, p. 244.
28 H. Maldiney, Ouvrir le rien, op. cit., p. 298.
29 Ibid., p. 321.
30 Ibid., p. 306.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 155

comme écrit Heidegger repris par Maldiney, détermine la tonalité du


monde entier. L’évidence dans laquelle les collages de Bazaine nous
transportent, vient de ce que coïncident entre eux la manifestation du
sensible et l’ouvert31. Cet ouvert est imprévisible et irrépressible.

Nicolas de Staël (1914-1955)

L’idéal selon de Staël n’est pas un objet, mais un lieu, en ef-


fet d’après Maldiney il s’agit d’« un lieu défendu auquel on n’a
jamais accès ». Les tableaux de de Staël ne sont par ailleurs ni abs-
traits ni figuratifs. Les premières œuvres de de Staël sont intégrées
à l’énergie où l’espace et les formes trouvent leur lieu. Ces formes
sont agoniques au sens de l’agon des tragédies ; elles sont en lutte.
Leur paroxysme dénonce un état critique qui suscite un malaise : le
malaise d’une fermeture. Les titres des toiles le confirment : porte
sans porte, barrière, chemin difficile, ressentiment32.
Comme le constate Maldiney, en Sicile de Staël a découvert un
abîme ; chaque chose sur ses toiles se tient alors au bord d’un abîme.
C’est-à-dire aussi que ses toiles sont composées de vide. Cependant,
ce vide que décrit Maldiney et qu’il trouve dans ces tableaux, ne si-
gnifie pas une sorte de manque. La pensée chinoise citée par Maldi-
ney à ce propos peut nous aider à comprendre ce point de vue : « Le
vide pur, voilà l’état auquel tend l’artiste. C’est seulement quand il
l’appréhende d’abord dans son cœur qu’il peut y parvenir »33. Dans
ces tableaux, on découvre aussi les blancs et les noirs. L’opacité
rayonnante de ces blancs et noirs est l’éclat qui s’invisibilise.

Tal Coat (Pierre Jacob 1905-1985)

Maldiney suggère que ce qui se passe dans les tableaux de Tal


Coat se passe entre le ciel et la terre. Il cite Tal Coat : « le ciel est

31 Ibid., p. 319.
32 Ibid., p. 332.
33 Idem.
156 Penser l’humain avec Maldiney

partout. Quand je dis ciel, je pense toujours lumière »34. En effet,


dans ces tableaux on remarque une présence du ciel, de la terre et de
la lumière.
C’est aussi le vide qui devient le point crucial dans ces tableaux.
Au début, il peint sur la toile des touches de blancs, c’est-à-dire il
peint à partir du vide. Encore une fois, le vide du tableau n’est pas
une lacune du plein. C’est du vide que les formes émanent. Dans cet
espace sans résistance, une tache de couleur en suspens, avant d’être
perçue, a retenti avec d’autres dans la tonalité des transparences35.
Dans ces tableaux, Maldiney trouve une autre catégorie majeure
pour lui – la présence à propos de laquelle on a déjà délibéré. Cette
présence qui ne peut cependant pas être identifiée à celle qui est pure
et métaphysique, car elle est déchirée et nous surprend. Elle nous dé-
voile notre vulnérabilité et notre « manque d’assise ». Tal Coat em-
ploie le mot présence dans son sens le plus strict qui est « à l’avant
de soi ». Être à l’œuvre pour lui, c’est éclairer le secret de « cette
présence dont la signifiance l’atteignait sur un chemin de campagne,
dans l’éclat d’un silex, aussi bien qu’à l’atelier, devant une toile en
souffrance refusant son espace de tout son appel à être »36.
À partir de 1970 dans la peinture de Tal Coat la présence croît.
Ce changement concerne le fond. Selon Maldiney, jamais le fond
n’aura été présent au sens propre. Le fond n’est pas quelque chose
qui s’étale, mais il peut être identifié au vide. Ce n’est que Tal Coat
qui était capable de nous le dévoiler.
Dans les commentaires de Maldiney sur Tal Coat, il se réfère à
une notion importante pour la question du sentir – à la hyle qui, dans
ce contexte, s’avère être liée à la peinture. Le fond que ce peintre
est capable de nous révéler est, selon Maldiney, la matière comprise
comme hyle. Cette matière se découvre au sens de l’accueil pur
d’une couleur ou d’un son. Ce sont les données sensuelles et non
sensibles, ils se donnent en elles-mêmes et non à titre de moments
de choses. Par exemple, le bleu et le rouge dans une toile ont la
gratuité péremptoire de ce qui n’a pas sa raison d’être dans la mon-

34 Ibid., p. 351.
35 Ibid., p. 352.
36 Ibid., p. 358.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 157

danéité du monde. Ils existent impossiblement. Ainsi, comme le for-


mule Maldiney d’une manière poétique, l’entrée en présence de la
couleur dans la peinture de Tal Coat est la venue au jour du sens de
la matière. Comme donnée sensuelle, une couleur est matière sans
forme. L’impression originaire qui se confond avec son apparaître
entre en phase sans références à un modèle idéal. Les couleurs sont
illogiques ; elles n’ont pas de raison d’être ni de ne pas être37.
On peut se demander ici si ce n’est pas cette couche de l’expé-
rience d’une couleur dont parle Michel Henry. Henry rappelle à ce
propos l’une des distinctions opérées par Husserl : l’expérience du
rouge ne consiste pas à percevoir un objet rouge ni même la couleur
rouge, mais à éprouver son pouvoir en nous, à éprouver l’impression
originaire, Ur-Impression. On revient ici au problème du contenu de
la sensation qui est soit affectif soit représentatif. « Si l’on examine –
dit Henry – les apparitions sensibles colorées d’un objet quelconque,
il convient de distinguer la plage colorée étalée à la surface de l’objet
et d’autre part, la pure impression subjective de couleur dont la cou-
leur étalée devant le regard n’est que la projection intentionnelle.
Dans le langage de Husserl : la couleur noématique appréhendée
sur l’objet, visible sur lui (noematische Farbe) d’un côté, la couleur
impressionnelle vécue, invisible (Empfindungfarbe) de l’autre »38.

Conclusion

Nous concluons à partir d’une petite référence à l’historienne de


la littérature polonaise Maria Janion – car on peut utiliser ici sa mé-
taphore où elle parle des « galériens de la sensibilité » (galernicy
wra liwo ci). Dans la phénoménologie de Maldiney, nous devenons
ces galériens de la sensibilité et ainsi du sentir qui implique aussi
une sorte de sensibilité à l’art, qui est simultanément notre fardeau et
notre salut. Cette expression permet aussi un enchaînement intéres-
sant avec le Pathei mathos (apprendre par l’épreuve) que Maldiney

37 Ibid., p. 367.
38 M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, Paris, 2000,
p. 69.
158 Penser l’humain avec Maldiney

évoque souvent comme une partie essentielle de notre contact avec


le monde.
Maldiney décrit donc l’épreuve/l’expérience qui est propre à
tous, mais en même temps on peut conclure que cette épreuve dont
l’exemple primordial est celui de l’art semble être donnée premiè-
rement aux galériens de la sensibilité – à ceux qui sentent le plus et
sont capables de s’ouvrir à cette expérience immédiate et originaire
concernant l’art. À ce compte-là, l’aisthesis est source de l’art.
JEAN-CHRISTOPHE GODDARD
ESTHÉTIQUES ET PSYCHOPATHOLOGIES
DELEUZIENNES-MALDINEYSIENNES

L’hystérie, réalité vivante du corps sans organe, n’est pas l’hys-


térie freudienne. La critique maldineysienne de Merleau-Ponty
conduit Deleuze dans le chapitre VII de la Logique de la sensation
à dérober à la psychanalyse son enfant magnifique pour le restituer
à la violence plastique et corporelle de la folie caractéristique de la
clinique pré-freudienne de la Salpêtrière.
L’hystérie, ou plutôt la station hystérique que « comporte » toute
psychose, cette « sorte de station incompréhensible et toute droite
au milieu de tout dans l’esprit », qui est celle d’Antonin Artaud dans
Le Pèse-nerfs, la station de celui qui, à l’inverse de tous les « co-
chons pertinents », les maîtres de l’écriture pour lesquels il existe
des courants de pensée, est « sans œuvres, sans langue, sans parole,
sans esprit, rien », seulement un pèse-nerfs, un sismographe nerveux
d’états innommables, de « situations éminentes d’âme », d’« inter-
valles d’esprit », de « minuscules ratés », à la pensée en réalité bien
plus mobile en cette station que celle de n’importe quel penseur –
voilà la réponse que Deleuze donne à la très savante question de
l’unité de la sensation, tellement discutée par les maîtres de la langue
honnis d’Artaud.
À vrai dire la question est double.
Chaque sensation matérielle enveloppant une pluralité de niveaux,
d’ordres ou de domaines constituants, la question n’est pas seule-
ment de savoir « ce qui fait leur unité sentante et sentie », mais aussi
ce que sont ces niveaux.
La réponse de la Logique de la sensation aux deux questions est :
les niveaux de la sensation matérielle sont les niveaux ou seuils du
corps sans organes parcouru par une onde nerveuse d’amplitude
variable, elles sont ses variations allotropiques, et leur unité est la
160 Penser l’humain avec Maldiney

réalité hystérique du corps, la série complète de ses variations dans


sa station hystérique. Une série que Deleuze décrit en empruntant
au tableau clinique de la psychiatrie du dix-neuvième siècle : les
contractures et paralysies, les hypersthésies ou les anesthésies, les
phénomènes de précipitation et de devancement, de retard, d’après-
coup, de détermination d’organe, et enfin, la série incluant elle-
même cette sorte d’enregistrement réflexe (non réflexif) de l’onde
nerveuse, des phénomènes de vigilambulisme, d’autoscopie interne
et externe.
Bref, les geysers et les glaces d’Antonin Artaud.
Mais avant de fournir cette réponse, pourtant ruineuse pour le pen-
ser et l’écriture, Deleuze, penseur et écrivain de philosophie, prend
soin, au chapitre VI, d’égrainer et de discuter méthodiquement les
réponses théoriques correspondant aux principaux courants de pen-
sée philosophique et écrite, qui peuvent être et ont été abstraitement
pensées.
Les deux premières réponses, ordonnées au partage de l’objectif
et du subjectif qui commande naturellement l’image que la pensée
droite a d’elle-même, répondent chacune séparément à la question
de la pluralité des niveaux et à celle de leur unité. La première com-
prend l’unité à partir de l’objet, en situant l’unité matérielle synthé-
tique de la sensation dans la chose figurée. La seconde comprend la
pluralité des niveaux à partir du sujet, en interprétant la différence
de niveau constitutive de la sensation comme une ambivalence du
sentiment. L’unité du côté de l’objet, la pluralité du côté du sujet :
le partage n’a rien de surprenant et, à supposer qu’une telle consti-
tution existe, peut même passer pour constitutif de la modernité phi-
losophique.
Les deux hypothèses qui suivent sont encore déterminées par la
dualité sujet/objet, mais à un niveau supérieur, où leur partage ne
recouvre pas le partage de la pluralité et de l’unité, le subjectif et
l’objectif consistant chacun dans une réponse conjointe et cohé-
rente à la question de la pluralité des niveaux et à celle de leur unité
synthétique. Elles sont, à ce titre, jugées par Deleuze « plus inté-
ressantes ». La première d’entre elles, l’hypothèse « motrice », ou
physique-dynamique, propose de comprendre les niveaux de sen-
sation comme des instantanés de mouvement qui recomposeraient
J.-C. Goddard - Esthétiques et psychopathologies deleuziennes-maldineysiennes 161

le mouvement synthétiquement. Pour la seconde, qui est une hypo-


thèse « plus phénoménologique », les niveaux de sensation seraient
des domaines sensibles correspondant entre eux indépendamment de
l’objet commun représenté.
L’examen des quatre hypothèses (intéressantes ou non) entraîne
toutefois leur rejet sans appel. Ou bien elles n’ont rien à voir avec
la sensation (les deux premières), ou bien elles ont à voir avec elle,
mais, trop superficielles, sans l’expliquer (les deux dernières), et
doivent, de toute façon, être purement et simplement délaissées.
Leur abandon n’est toutefois motivé par aucune exigence argu-
mentative immanente à leur discussion, et la discussion est au fond
elle-même sans intérêt, n’ajoute rien à l’affaire. Seule est ici déter-
minante l’image de la station hystérique – la Figure de la peinture
de Bacon ou la station du pèse-nerfs artaldien. Elle seule, à l’ins-
tar de l’image de l’élan vital chez Bergson (cf. infra), parce qu’elle
est première, exige ces rejets, et les exige en vertu de sa propre et
seule puissance de négation. La réponse à la question théorique de
la nature des niveaux de sensation et de leur unité est bien en réa-
lité esthétique, exclusivement esthétique et non théorique : la station
corporelle, athlétique, de l’hystérique – la tension stylistique, fabu-
latrice, du proche-lointain, le col monté de Van Gogh. Il faut inverser
la perspective et l’ordre du texte qui fait se succéder les chapitres,
comprendre que l’examen méthodique des possibles est plutôt en
réalité l’énumération des négations suscitées, sans plus d’argument,
par l’image même de la station hystérique. Le chapitre VII ne ré-
pond pas aux questions du chapitre VI, il le précède et détermine
son rapport critique aux quatre hypothèses qui y sont envisagées.
L’esthétique de l’hystérie prime ici sur les apories de la dialectique
de l’objectif et du subjectif, de l’unité de l’objet, de la pluralité des
sentiments, de l’unité de la pluralité et de l’unité dans l’objet, dans le
sujet, etc., dans lesquelles s’enferrent ordinairement les philosophes.
L’image seule suffit à les congédier.
Première négation (contre l’hypothèse objectiviste) : pas le sensa-
tionnel, le cliché, mais la cruauté, la violence de la sensation et non
du représenté.
Deuxième négation (contre l’hypothèse subjectiviste) : pas l’am-
bivalence psychanalytique, trop logique.
162 Penser l’humain avec Maldiney

Troisième négation (contre l’hypothèse physique-dynamique) :


pas une décomposition-recomposition cinématographique du mou-
vement ; pas la violence d’un déplacement, mais la violence d’un
spasme (acrobatie, athlétisme de l’immobilité).
Quatrième négation (contre l’hypothèse « plus » phénoménolo-
gique) : pas de visibilité de l’unité des sens sans quelque chose de
plus profond que la vision ou l’audition, c’est-à-dire de plus profond
que le phénomène : la puissance vitale du rythme.

Le chapitre VI s’achève, sous l’égide de Maldiney, par la sugges-


tion d’un rapprochement entre Bacon et Cézanne :

L’ultime, c’est donc le rapport du rythme avec la sensation, qui met


dans chaque sensation les niveaux et les domaines par lesquels elle
passe. Et ce rythme parcourt un tableau comme il parcourt une mu-
sique. C’est diastole-systole : le monde qui me prend moi-même en
se fermant sur moi, le moi qui s’ouvre au monde, et l’ouvre lui-même
(cf. Henri Maldiney, Regard, Parole, Espace, pp. 147-172). Cézanne,
dit-on, est précisément celui qui a mis un rythme vital dans la sensation
visuelle. Faut-il dire la même chose de Bacon, avec sa coexistence de
mouvements, quand l’aplat se referme sur la Figure, et quand la Fi-
gure se contracte ou au contraire s’étale pour rejoindre l’aplat pour s’y
fondre ? Se peut-il que le monde artificiel et fermé de Bacon témoigne
du même mouvement vital que la Nature de Cézanne ? Ce n’est pas un
mot, quand Bacon déclare qu’il est cérébralement pessimiste, mais ner-
veusement optimiste, d’un optimisme qui ne croit qu’à la vie. Le même
tempérament que Cézanne ?

La même psychose ? Comportant la même station hystérique ?


Le Bild, l’image, dont la puissance négative s’exerçait au détri-
ment des hypothèses spéculatives sur la sensation, se précise, en
même temps que se précise son style. Elle répond très exactement
à la définition que donne Maldiney du « troisième style de l’être
pictural », caractéristique selon lui des aquarelles de Cézanne : le
style qui articule les deux phases du souffle vital (l’universalisation
et la singularisation) dans l’instant de l’apparition-disparition d’une
forme en métamorphose, par opposition à l’art sacré d’Égypte en le-
quel la rencontre du monde se manifeste dans l’ouverture d’un appa-
J.-C. Goddard - Esthétiques et psychopathologies deleuziennes-maldineysiennes 163

raître absolu, toutes choses se donnant à partir du « mur cosmique »


comme du fond d’où elles surgissent par contraction (systole), et par
opposition au monochrome Song en lequel les choses se dévoilent
dans « l’Ouvert de leur disparaître » (diastole).
Du coup, se précise aussi – d’une façon inattendue – le rapport
exact de la station hystérique à la psychose. Car ce qui, pour Mal-
diney, est empêché dans la psychose, dans l’existence mélancolique
comme dans l’existence schizophrénique, c’est justement cette dias-
tole-systole du rythme qui garantit à l’existence d’être sortie à soi,
d’être ex-statique, d’être le là de tout ce qui a lieu, de tout ce qui se
pro-duit, le là qu’apporte et emporte avec soi l’apparaître – cette
diastole-systole qui seule garantit à l’existence de se tenir, dans un
maintien que Maldiney oppose au Starren psychotique (qui n’est
que la contrepartie d’une Halt-losigkeit), et qui est pour Deleuze
la diastole-systole de la Figure, ou de la sensation, dans sa station
hystérique.
En soutenant donc, comme il le fait, qu’« il n’y a pas de psy-
chose au monde qui ne comporte cette station hystérique » du pèse-
nerfs artaldien ou de la clinique de Charcot, Deleuze introduit le
rythme au cœur de son empêchement, fait de l’empêchement le
lieu et la condition même de son éclosion. L’hystérie est la com-
posante non psychotique, mais pathique, de toute psychose : ce qui
en toute psychose, comme Maldiney le dit de la danse, « libère »
de la psychose en articulant rythmiquement les deux dimensions
du contact que sont l’enveloppement et le détachement dissociées
dans l’éloignement mélancolique ou la surproximité schizoph-
rénique. De même que l’aquarelle cézannienne, ou la « schizoï-
die » de Cézanne dirait Merleau-Ponty, ne va pas sans l’art sacré
d’Égypte et le monochrome Song, sans la dissociation arythmique
des facteurs pulsionnels szondiens m et d qu’ils accomplissent – et
en est, pour ainsi dire, la réalisation rythmique. L’hystérie comme
clinique des psychoses.

C’est à une véritable promotion anthropologique de la psychose


que se livre donc Deleuze en en faisant le présupposé de la station
hystérique par laquelle s’explique toute sensation. Cette présupposi-
tion de la psychose, de l’impossibilité en quoi elle consiste, peut sur-
164 Penser l’humain avec Maldiney

prendre. On sera moins étonné si l’on a préalablement lu Maldiney,


dont on ne dira jamais suffisamment ce que Deleuze lui doit.
Le sentir est bien, en effet, pour Maldiney ce dont le mélancolique
est incapable. Résorption dans le fond indifférent, Schwermut, la
psychose mélancolique est une transcendance enlisée. Tout cela est
bien connu des lecteurs de Maldiney. Et l’interprétation qu’il donne
de (presque) tous les idéalistes allemands de la première moitié du
dix-neuvième siècle, Hölderlin, Schelling, Hegel, est placée sous
l’égide de la mélancolie et de sa tonalité affective. Le Freiheitss-
chrift de 1809 et la Phänomenologie des Geistes s’expliquent ainsi
entièrement à partir de cette perte de l’existence ou de déficience de
la transcendance : c’est pour avoir franchi le seuil de la mélanco-
lie que Schelling parle du voile d’accablement qui s’étend sur toute
la Nature et projette en arrière de l’existence la menace constante
d’un Sans-fond (Ungrund) que l’existence ne parvient pas d’emblée
à assumer comme fond (Grund) et où elle s’abîme sans cesse ; c’est
parce que, privé du sentir actuel, il ne peut soutenir l’épreuve du
maintenant que Hegel place au commencement de sa phénoménolo-
gie une critique de l’immédiat – du ceci sensible.
Mais le sentir a-t-il vraiment été perdu ? Y a-t-il vraiment eu un
seuil à franchir pour aller de l’existence à sa perte dans la psychose
mélancolique ? N’est-il pas remarquable que les termes mêmes
dans lesquels la Daseinsanalyse maldineysienne appréhende la
psychose, en l’occurrence le rapport du « fond » et de « l’exis-
tence », soient précisément issus d’une pensée en proie à la mélan-
colie – directement ou indirectement (par le commentaire qu’en a
fait Heidegger) du Freiheitsschrift de Schelling ? La définition de
ce que serait une existence capable de pâtir en assumant le fond
selon le rythme diastolique-systolique de l’apparition-disparition
n’est-elle pas d’abord mélancolique ? N’est-elle pas le fait d’une
existence psychotique mélancolique ? Le sentir ou le contact (la
sensation) ne sont-ils pas des constructions, nécessairement se-
condaires, de la psychose mélancolique ? La capacité de sentir, la
transpassibilité, une capacité du psychotique ? L’échec à soi de la
psychose n’est-il pas la condition première de l’analytique existen-
tiale du Dasein ? Le Dasein, l’être-le-là, la modalité pathique de
l’existence psychotique ?
J.-C. Goddard - Esthétiques et psychopathologies deleuziennes-maldineysiennes 165

Il existe, il est vrai, chez Maldiney, une certaine ambiguïté à ce su-


jet. Une psychopathologie phénoménologique du type de celle qu’il
affirme tenter requiert qu’on s’abandonne à la nécessité intérieure à
la chose même – qu’on mette hors-jeu toute distinction normative,
ou même simplement théorique, entre normal et pathologique pour
faire état du phénomène nu. Mais est-il alors pertinent de parler,
comme il le fait, de la plainte mélancolique ou du délire schizophré-
nique comme de deux projets « défaillants » ? De traiter de la psy-
chose en termes d’incapacité ou de déficience ? D’enlisement, etc. ?
De même, si Hegel a « réussi » sa dépression mélancolique ce n’est,
pour Maldiney, que dans la mesure où l’Aufhebung spéculative,
comme suppression et conservation, est parvenue à « reproduire »,
« à titre de substitut ou d’Ersatz », l’apparition-disparition du rythme
diastolique-systolique par lequel s’ouvre la manifestation, la trans-
cendance de l’existence pourtant « d’ores et déjà perdue ». De sorte
que l’Aufhebung hégélienne n’est en fin de compte que « l’ombre »
d’une transcendance sacrifiée dès le commencement. N’est-ce pas
encore supposer, en arrière de la maladie, quelque chose comme un
état normal altéré ou perdu, un état naturel seulement représenté,
dont la psychose « réussie » serait l’ombre portée ? L’analyse des
styles, qui autorise, chez Deleuze, le rapprochement que nous avons
vu entre Bacon et Cézanne, ne ruine-t-elle pas justement ce partage
du naturel et du substitut, du naturel et du fabriqué ? Le style de
la station hystérique ne suppose-t-il pas qu’on se monte le coup et
le col ? On ne perd pas l’existence, on ne la retrouve pas, on ne la
représente pas : on la fait comme on « se fait » un corps sans organes,
on l’invente comme le peuple manquant s’invente, et cette invention
et ce faire sont précisément la capacité du psychotique – son incapa-
cité à hystériser, à exister, à faire et à inventer, son incapacité à faire
ce dont il est seul capable.
Faire état du phénomène nu « en son intègre intégrité » ne peut
signifier autre chose que faire état de ce que Maldiney a très jus-
tement, appelé sa « dramatique ». L’enregistrement du phénomène
psychotique nu, appréhendé par le phénoménologue hors de toute
visée symptomatologique ou sémiologique, implique déjà toute une
dramaturgie. La décision de s’en tenir à l’enregistrement des faits,
l’orientation vers la pure facticité, sont indissociables – conformé-
166 Penser l’humain avec Maldiney

ment au double sens du mot « factice », qui est de désigner autant


le fait que l’artifice (le donné que le fabriqué, la chose même que
son Ersatz), et de les confondre dans la même entité hybride d’une
production dramatique, d’une théâtralité. Les documentaristes-eth-
nographes modernes du « cinéma vérité » qu’affectionne Deleuze
(Rouch, Perrault) sont ainsi les réalisateurs de la puissance de fic-
tionner des populations auxquels ils appliquent leur art. Toute fac-
ticité est une fabrication ambigüe de ce que Bruno Latour appelle
justement un « faitiche » (à la fois un objet fait, et un objet transcen-
dant donné).
La dramatique faitichiste maldineysienne de la psychose est préci-
sément la dramatique hölderlinienne, hégélienne, schellingienne : la
création des dieux faitiches de l’idéalisme allemand. Le Freiheitss-
chrift a précisément à voir avec la mélancolie, parce que, rompant
avec l’exposé spéculatif des débuts, Schelling y met en scène les rap-
ports du fond indifférencié et de l’existence sous la forme d’un com-
plexe d’actes, d’aspirations, de décisions dont tous les acteurs ont
une existence de fait. L’entrée dans la mélancolie est en même temps
l’entrée dans une dramatique qui a son point d’aboutissement, pour
Schelling en 1809, dans l’ontologie de la Seinsfuge, c’est-à-dire de
la « jointure » ou de « l’emboîture » du fond et de l’existence – une
manière de joindre artificiellement, moyennant un mortier, ce qui est
disloqué. Ce qui a bien à voir avec le rafistolage latourien des dieux
faitiches modernes (et ouvre, en conséquence, sur une anthropologie
conjointe de la clinique et de la métaphysique contemporaine).
N’est-ce pas à partir de cette dramaturgie de la jointure de l’être,
qui rapporte l’un à l’autre le fond et l’existence dans une pure coïn-
cidence temporelle, que Heidegger, dans son commentaire du Frei-
heitsschrift, élabore la notion d’une « temporalité authentique » du
Dasein ? N’est-ce pas, pour Maldiney, cette même temporalité tem-
poralisante du présent décisif, surgissant à lui-même, événement et
avènement du monde, qui caractérise en propre l’instant de l’appa-
rition-disparition de la forme en métamorphose du troisième style
de l’être pictural ? N’est-ce pas elle qui fait défaut au mélancolique,
prisonnier d’un présent figé (exprimé au futur hypothétique) par le-
quel « le temps n’arrive plus », et au schizophrène, enfermé dans une
répétition cyclique du commencement et de la fin ?
J.-C. Goddard - Esthétiques et psychopathologies deleuziennes-maldineysiennes 167

La Daseinsanalyse tire de la métaphysique psychotique du dix-


neuvième siècle allemand la totalité de ses catégories et de son mode
de pensée. L’hystérie est, de ce point de vue, d’abord l’enfant ma-
gnifique de la dramaturgie spéculative des idéalistes allemands. Si,
selon la suggestion de Slavoj Žižek, l’œuvre de Schelling peut être
lue dans une perspective métapsychologique « au sens freudien le
plus strict du terme » – c’est-à-dire comme fournissant à la psy-
chanalyse ses Grundbegriffe –, c’est d’abord parce qu’elle produit
à partir d’elle-même et en elle-même, comme pensée psychotique
et dramaturgie clinique, l’ensemble des concepts à partir desquels
toute psychopathologie contemporaine, phénoménologique comme
psychanalytique – c’est-à-dire moderne-européenne, ou, si l’on pré-
fère, allemande –, a pu être articulée. C’est, par une coïncidence nul-
lement fortuite, que Freud dans l’article de 1919, Das Unheimliche,
trouve dans une citation (indirecte) de Schelling à préciser le concept
de « refoulement » sur lequel prend appui son étiologie de l’hysté-
rie (aussi bien comme hystérie de défense que comme hystérie de
conversion). Le Heim qui donne sens à l’Unheimlich, comme le sou-
ligne Lacan, dans la lecture qu’il en propose dans (Séminaire X),
étant précisément ce même fond indéterminé, le même manque, sans
image, situé au-delà de l’image spéculaire du moi – un moi qui n’est
pas moi –, d’où naît toute existence et qui menace de l’engloutir
(sexe maternel et gouffre de la bouche). Même dramatique du fond,
de l’échappement à soi de l’existence.

Or, cette dramatique du fond et de l’existence est, significative-


ment, aussi celle de l’Iconographie photographique de la Salpê-
trière à la fin du dix-neuvième siècle. Georges Didi-Huberman a
montré dans l’Invention de l’hystérie comment les photographies de
Paul Regnard, prises pour faire état et image de l’hystérie, pour la fi-
gurer, présentent un singulier caractère par quoi elles échappent à la
figuration, échappent à l’instantanéité du cliché pour durer dans leur
propre instant – font Figure au sens baconien et deleuzien du terme.
En un mot : comment le portrait médical de l’hystérie hystérise.
Une obombration des portraits exprime « un atermoiement de la
révélation photographique », un « retrait temporel de la lumière », un
« suspens du manifesté dans ce qui pourtant reste une manifestation
168 Penser l’humain avec Maldiney

par excellence ». « Et ce retrait », poursuit Didi-Huberman, « m’in-


dique quelque chose comme un être-là, comme ce que dit Heidegger
de la pointe d’un domaine ekstatique de la déclosion et du retrait
de l’être (Chemins qui ne mènent nulle part) ». Et citant L’Homme
ordinaire du cinéma de Jean-Louis Schefer : « L’ombre n’est pas
un effet de la lumière, ce n’est pas non plus un double inquiétant,
c’est – comme au théâtre – un véritable portant intérieur de toute
scène ». Non pas le double inquiétant qui, dans l’Unheimlichkeit
freudienne, vient à la place du manque, dérober le manque (Lacan),
mais le manque qui, dans la station dramatique-hystérique, fait fond.
Si le projet d’une iconographie photographique des pathologies
convoque bien l’exceptionnel, le spectaculaire, exclusivement dans
le but d’établir une évidence probante, l’évidence spectaculaire qui
résulte du cliché entraîne pourtant paradoxalement l’image irrésis-
tiblement au-delà du sensationnel, vers ce qu’il faut bien appeler
la sensation. Nous sommes reconduits au rapprochement entre Cé-
zanne et Bacon : « enregistrer le fait » (Bacon), « peindre la sensa-
tion » (Cézanne), cela revient au même. La station hystérique des
patients photographiés n’est pas ce que représente la photographie,
mais ce que fabrique ou invente l’attention même au phénomène
nu et toute la dramaturgie qu’elle requiert pour l’enregistrement
des faits. L’hystérisation advient d’autant plus nécessairement que
le souci d’intégrité, d’objectivité est grand. Le rapport, caractéris-
tique de la modernité selon Latour, entre l’opération de purifica-
tion, qui sépare l’objectif du subjectif, et l’opération de médiation,
qui les rapproche et les noue dans une entité hybride, est ici – et
peut-être d’une manière générale dans la photographie – on ne peut
plus manifeste : plus on œuvre à la séparation de l’objet et du sujet
plus on œuvre à la production de quasi-objets, quasi sujets (Didi
Huberman parle à propos d’une hystérique identifiée sous le nom
d’Augustine dans l’Iconographie photographique de Bourneville
et Regnard de « quasi-Augustine »), c’est-à-dire à la production
d’entités hystériques.
La stratégie objectiviste, conçue pour le diagnostic et la prévision
des phases successives de la maladie, implique la décomposition
cinématographique de la dramatique propre à chaque pathologie et
un agencement sériel des images-clichés. Il s’agit par là d’identi-
J.-C. Goddard - Esthétiques et psychopathologies deleuziennes-maldineysiennes 169

fier des facies pathologiques. Mais le projet échoue nécessairement :


le procédé cinématographique, comme l’a montré Bergson (qui, cf.
infra, lui assigne un rôle déterminant dans la genèse de la moder-
nité), éparpillant le mouvement en une pluralité de moments quel-
conques, de rang égal, libère en effet de la Forme grecque, idéale et
éternelle, et rend possible l’appréhension du temps comme durée
d’une forme en métamorphose. Et c’est bien ce qui se passe avec
la photographie (au sens strict) d’identité, à rebours de sa vocation.
Si les décompositions de mouvements de Muybridge constituent un
matériau pour Bacon, c’est, comme l’atteste l’usage qu’il fait des
clichés Photomaton, parce que la série photographique, comme
enregistrement scrupuleux de tous les mouvements, désorganise en
réalité l’identité, et forme l’image d’un corps spasmodique, soumis
à la puissance de forces vitales qui le déforment constamment en
agissant sur lui. Le Photomaton, machine enregistreuse conçue pour
le fichage des individus – et qui porte si bien son nom (si l’on consi-
dère l’offre commerciale faite aux nazis par l’entreprise Photomaton
afin de les aider dans la gestion de la déportation des juifs) –, par un
glissement singulier, mais inhérent au dispositif même que constitue
cette machine, transforme le corps représenté lui-même en surface
d’enregistrement des variations intensives les plus subtiles – défait
la représentation au bénéfice du corps intensif.
Cette puissance d’invention propre à l’enregistrement photo-
graphique, est remarquée des médecins iconographes eux-mêmes.
Certains cèdent à la fascination de ce passage à la limite opéré par
l’enregistrement médical des faits, comme le docteur Hippolyte
Baraduc qui enregistre, d’abord sur la pellicule photographique,
puis à même son propre corps hystérisé, l’aura, la lumière obom-
brée et invisible de l’âme. D’autres restent perplexes, comme Bour-
neville commentant ainsi une planche de la Revue photographique
des hôpitaux de Paris figurant un cas de rachitisme : « les fémurs
sont considérablement incurvés, à concavité dirigée en dedans, à
convexité regardant au dehors. Les os des jambes offrent des cour-
bures en sens inverse, c’est-à-dire à concavité externe, à convexité
interne ». Concavité externe, convexité interne : un athlétisme tout
aussi bien caractéristique de la torsion propre à la Figure dans la
peinture de Bacon. Ce qui atteste que la « station hystérique » est
170 Penser l’humain avec Maldiney

bien une invention liée à la présentation des monstres – c’est-à-dire


d’abord, de ce sur quoi on veut attirer l’attention (du latin monstrum,
dérivé de monere : « faire penser à » ; d’où vient aussi bien « mo-
nument », et qui a donc à voir avec ce que Maldiney appelle Denk-
mal). Au chapitre VII de Qu’est-ce que la philosophie ?, faire un
monument, hystériser et former un bloc de sensations présentes qui
ne doivent qu’à elles-mêmes leur propre conservation (c’est-à-dire
réaliser une œuvre d’art), définissent une seule et même opération.
Pas besoin d’avoir préalablement sous la main des hystériques au
sens clinique du terme, tout ce qui peut être « montré » convient.
D’autres, enfin, s’en effrayent, comme Hugh Welch Diamond (le
premier photographe de la déraison) et conjurent l’effet monumen-
tal-hystérisant de l’enregistrement photographique en restituant la
photographie par la gravure, ayant ainsi recours à l’art abstrait du
trait pour retrouver la nature trahie par le cliché.
Par-là s’explique aussi que l’esthétique de Deleuze ne fasse au-
cune place à Edward Hopper, au peintre dont la peinture s’est cris-
tallisée grâce à la gravure, et dont le réalisme émersonien et puritain,
autrement théâtral, fut l’adversaire réel, américain, du formalisme de
Jackson Pollock. En inventant de toutes pièces, dans la Logique de
la sensation, l’opposition du gâchis pollockien et de la maîtrise sty-
listique-hystérique de la peinture du peintre anglais Francis Bacon,
en construisant cette alternative entre la saturation catastrophique
bord à bord du fond par la pure ligne gothique et le salut spirituel du
Bild européen hystérisant et hystérisé, dont l’idée vient à l’esprit de
penseurs psychotiques et qu’incarnent sur la scène des hôpitaux et la
pellicule des médecins-photographes des femmes recluses, Deleuze
se détourne explicitement de l’Amérique. Hopper aurait pu être son
Velasquez, mais, à l’inverse de Bacon, il ne doute pas.
CONCLUSION

Le premier chapitre nous a fait découvrir les sources de la no-


tion de transpassibilité et la conception particulière de l’humain à
laquelle cette notion renvoie. Maldiney ne reprend pas simplement
les concepts déjà existants mais, à l’aune de nouvelles inspirations, il
réinterroge et réinvestit les termes de la philosophie. Ainsi la variété
de ses sources témoigne d’une recherche de sens au-delà de la norme
et notamment dans le renouvellement de la compréhension des va-
riations existentielles. Dans le prolongement de ce premier moment,
les articles qui forment le deuxième chapitre participent à montrer
la fécondité philosophique de la perspective de Maldiney dans la
discussion avec d’autres disciplines et champs de pensée. Les au-
teurs ont ainsi mis en évidence l’importance de la mise en dialogue
de la philosophie de Maldiney, un dialogue avec elle-même et avec
d’autres philosophes, qui situe cette philosophie comme une authen-
tique recherche à l’œuvre et souligne l’actualité de ses analyses.
Arrivés désormais au terme de cette incursion, l’œuvre de Mal-
diney apparaît pour ce qu’elle est : bien que son mouvement puisse
se décrire à partir d’un point de départ, elle reste fondamentalement
indécidée quant à sa destiné, et son sérieux réside moins dans des
résultats déterminés que dans les propositions d’approches de..., des
perspectives sur... et des apports pour penser les problèmes actuels
de la philosophie contemporaine. Au cœur de cette dernière figure
en bonne place la question de l’homme et de ce qui le constitue en
propre. Dans ce contexte, la force de la philosophie de Maldiney
réside dans la tentative de penser dialectiquement un constituant de
l’existence, à partir du danger qu’implique sa perte, c’est-à-dire à
partir de l’impossibilité de la crise qui menace l’humain de sa propre
inexistence. La situation critique apparaît tout à la fois porter au jour
172 Penser l’humain avec Maldiney

la particularité de l’humain, et désigner son incapacité à assumer


cette rupture impossible de l’existence. La crise dévoile non seu-
lement l’humain dans sa limitation mais aussi à partir de l’espoir
de la survie et de la sortie. La transpassibilité n’est pas une qualité
déclarée de l’humain, acquise ou non, et qui permettrait de poser des
distinctions, mais à l’inverse elle ne se distingue que dans la tension
ouverte par la crise entre le possible et l’impossible de l’existence
humaine.
Si existence et inexistence vont donc toujours ensemble, si la
raison ne se conçoit qu’à l’horizon de la folie et s’il est vrai que
l’homme est toujours menacé, non pas simplement par la mort, mais
par le vide qui menace de nous immerger, alors nous ne sommes
certainement pas quitte de revisiter, encore et encore, l’œuvre de
Maldiney.
À PROPOS DES AUTEURS

FLORA BASTIANI est chercheur associée à l’Équipe de Recherche


sur les Rationalités philosophiques et les Savoirs (ERRAPHIS) et
membre de la Société internationale de Recherche Emmanuel Levi-
nas (SIREL). Auteur de La conversion éthique. Introduction à la
philosophie d’Emmanuel Levinas (L’Harmattan, 2012). Co-fonda-
trice du Séminaire Maldiney de Toulouse débuté en octobre 2011.

JORIS DE BISSCHOP est psychologue clinicien à la clinique de La


Borde. Avec Marc Ledoux et Christophe Munier, il a traduit l’ou-
vrage Pathosophie, fondateur de la pensée de Viktor von Weizsäcker
(Millon, collection Krisis, 2011).

CHRISTIAN CHAPUT est médecin psychiatre, psychanalyste, membre


affilié de la Société de psychanalyse Freudienne. Responsable avec
Philippe Grosos de la réédition des œuvres de Henri Maldiney aux
Éditions du Cerf.

ALAIN GILLIS est médecin psychiatre et psychanalyste spécialisé


dans la prise en charge de l’autisme. Il a notamment développé en
France la méthode du holding thérapeutique et du packing. Auteur
de L’autisme attrapé par le corps (Mardaga, 1999). Il a récemment
participé à la réédition de L’art, l’éclair de l’être de Henri Maldiney
(Éditions du Cerf, 2012).

JEAN-CHRISTOPHE GODDARD est professeur de philosophie à l’Uni-


versité de Toulouse II, directeur de l’Équipe de Recherche sur les
Rationalités philosophiques et les Savoirs (ERRAPHIS) et coordi-
nateur du programme international Erasmus Mundus – Europhiloso-
phie. Il est notamment l’auteur de Violence et subjectivité. Deleuze,
174 Penser l’humain avec Maldiney

Derrida, Maldiney (Vrin, 2008), qui est la première étude universi-


taire sur l’œuvre de Maldiney.

TILL GROHMANN est en contrat doctoral financé en philosophie à


l’Université de Toulouse le Mirail. Issu du programme Master Eras-
mus Mundus de Toulouse. Son thème de recherche est L’image du
corps dans l’autisme et les psychoses. Co-fondateur du Séminaire
Maldiney de Toulouse.

FEDERICO LEONI enseigne la philosophie à l’Université de Milan.


Ses champs de recherche privilégiés sont la phénoménologie, la psy-
chanalyse, la Daseinsanalyse ainsi que l’œuvre de Henri Maldiney
dont il est l’un des traducteurs italiens.

MONIKA MURAWSKA est enseignante de philosophie titulaire à


l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, chargée de cours à l’Uni-
versité de Varsovie. Elle est l’auteur de nombreux articles sur la
phénoménologie française et trois livres en polonais : Problème
d’autrui. Les analyses des conceptions de Levinas et Merleau-Ponty
(Varsovie, 2005), Philosopher les yeux fermer. La phénoménologie
de la corporéité de Michel Henri (Wroclaw, 2011), Jean Renoir.
Peintre des cadres (Varsovie, 2012).

JEAN-FRANÇOIS REY est professeur de philosophie honoraire à


l’Université d’Artois/IUFM de Lille. Spécialiste de Levinas, au-
teur de Levinas : le passeur de justice (1997), et de La mesure de
l’homme. L’idée de l’humanité dans la philosophie d’Emmanuel
Levinas (2001). Il s’intéresse depuis plusieurs années à la pensée de
Henri Maldiney, dont il fut l’élève à Lyon.

SVETLANA SHOLOKHOVA est aspirante au Fonds National de la Re-


cherche Scientifique et doctorante à l’Université catholique de Lou-
vain (Belgique). Elle travaille sur la question de la subjectivité dans
la crise psychotique face à l’expressivité du visage d’autrui. Elle a
co-dirigé avec Flora Bastiani le volume collectif Rencontrer l’im-
prévisible. À la croisée des phénoménologies contemporaines (Le
Cercle Herméneutique, 2013).
PHILOSOPHIE

1. Valentina Tirloni, Homme et home. Politique et esthétique de l’habiter


2. Daniela Calabrò, Les détours d’une pensée vivante. Transitions et change-
ments de paradigme dans la réflexion de Roberto Esposito
3. Elisabetta Orsini, Atelier. Lieux de la pensée et de la création, Préface de Jean-
Paul Manganaro
4. Pietro Conte (textes réunis et présentés par), Une absence présente. Figures de
l’image mémorielle
5. Lucia Angelino, L’œil de Merleau-Ponty, Préface de Françoise Dastur
6. Caterina Roggero, L’Algérie au Maghreb. La guerre de libération et l’unité
régionale
7. Enrica Lisciani-Petrini, Charis. Essai sur Jankélévitch
8. Florinda Cambria, La matière de l’histoire. Praxis et connaissance chez Jean-
Paul Sartre
9. Pio Colonnello, Martin Heidegger à Hannah Arendt. Lettre jamais écrite
10. Ruggero D’Alessandro, La communauté possible. La démocratie des conseils
d’après Rosa Luxemburg et Hannah Arendt
11. Jan Bierhanzl, La rupture du sens. Corps, langage et non-sens dans la pensée
de la signifiance éthique d’Emmanuel Levinas
12. Alessandro Orlandi, Dionysos dans les éclats du miroir. Le Grand Œuvre, les
mystères du monde antique, l’amour en tant que recherche du Soi
13. Angela Longo, L’art du questionnement et les interrogations fictives chez Pla-
ton
14. Franco Paracchini, Chronoscopie. Étude phénoménologique sur l’unité et la
forme du continu temporel
15. Enrica Lisciani Petrini (a cura di / sous la direction de), In dialogo con / En
dialogue avec Vladimir Jankélévitch
16. Maddalena Mazzocut-Mis, Le niais sublime. Du pathétique au kitsch
17. Francesca Brezzi, Quand le futurisme est femme. Barbara des couleurs
18. Maddalena Mazzocut-Mis, Le Sens de la limite. La douleur, l’excès, l’obscène
19. Gabriella Steindler Moscati, La liberté s’appelle Jaipur. Les vicissitudes d’un
juif: de l’Italie des lois raciales à la cour du Maharadjah
20. Mohamed Haddad, Le réformisme musulman. Une histoire critique
21. Emanuele Iula S.J., La chair et la cité. Sexualité et politique chez Aristote,
22. Federica Sforazzini, L’image, La séduction, la rhétorique. Flaubert en sept
essais
23. Patrick Nerhot, La métaphysique de la présence de l’absence
24. Jean-Pierre Charcosset et Jean-Philippe Pierron (éds.), Parole tenue. Colloque
du centenaire Maldiney à Lyon
25. Lucia Angelino, Entre voir et tracer. Merleau-Ponty et le mouvement vécu
dans l’expérience esthétique
26. Cesare Vergati, Don Giovanni ou l’importun. Triptyque d’ombre, Deuxième
Volet / Don Giovanni o l’incomodo. Trittico d’ombra. Piega seconda
27. Franco Rella, Susanna Mati, George Bataille, Philosophe, édition par Thomas
Vercruysse
28. Franco Crespi, La maladie de l’absolu. L’origine du mal et la recherche du
bien
29. Annamaria Rufino, Humanisme à venir. Connais-toi toi-même, Préface de Jan
Spurk
30. Jan Spurk, Et si les grenouilles redemandaient un roi ?
31. Federica Sforazzini, Le français économique et financier en temps de crise
32. Alain Chareyre-Méjan, Prendre corps. Faire et penser l’amour
33. Véronique Le Ru, L’individu dans le monde du vivant
34. Sylvain Bosselet, Qu’est-ce que l’Occident ? Enquête au cœur du progrès
35. Daniel Serceau, Le plaisir et la contradiction
36. Lucia Angelino (sous la direction de), Quand le geste fait sens, Préface de
Renaud Barbaras
37. Petar Bojani , Violence et messianisme
38. Maxime Julien, Brentano et les théories contemporaines de la conscience
39. Bernard Lamizet, L’alientité
40. Ciro Tarantino et Ciro Pizzo, La sociologie des possibles
Achevé d’imprimer en Italie
en janvier 2016
par Digital Team - Fano (PU)

ISBN : 9788869760051
Dépôt légal : janvier 2016

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