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N. 41
PENSER L’HUMAIN
AVEC MALDINEY
Approches de la transpassibilité
Sous la direction de
Flora Bastiani et Till Grohmann
ÉDITIONS MIMÉSIS
© 2016 – ÉDITIONS MIMÉSIS
www.editionsmimesis.fr
e-mail : info@editionsmimesis.fr
Collection : Philosophie, n. 41
ISBN : 9788869760051
INTRODUCTION 7
I
AUX SOURCES DU PATHIQUE
Federico Leoni
LE FANTÔME D’ARISTOTE.
LIEUX ET ENJEUX DE LA TRANSPASSIBILITÉ 11
Christian Chaput
DE LA TRANSPASSIBILITÉ DU THÉRAPEUTE 25
Jean-François Rey
DEUX CONCEPTS ESSENTIELS À LA FONDATION
D’UNE ANTHROPOPSYCHIATRIE :
LA PULSION ET LE PATHIQUE 41
Joris de Bisschop
L’ANTILOGIQUE 61
Till Grohmann
L’EXISTENCE ENTRE GESTALT ET GESTALTUNG 77
II
USAGES CONTEMPORAINS
Flora Bastiani
CRISE ET TRAUMATISME : HENRI MALDINEY
ET EMMANUEL LEVINAS 97
Svetlana Sholokhova
DE LA POSSIBILISATION À LA TRANSPASSIBILITÉ.
PENSER LES ENJEUX THÉRAPEUTIQUES DE LA DASEINSANALYSE
AVEC MALDINEY ET LEVINAS 111
Alain Gillis
ÉVÉNEMENT ET TRANSPASSIBILITÉ.
À PROPOS DE LA THÉRAPIE DES NÉVROSES 129
Monika Murawska
L’AISTHESIS EN TANT QUE SOURCE DE L’ART
CHEZ HENRI MALDINEY 139
Jean-Christophe Goddard
ESTHÉTIQUES ET PSYCHOPATHOLOGIES
DELEUZIENNES-MALDINEYSIENNES 159
CONCLUSION 171
La puissance de penser
D’un côté, pourrait-on dire, il n’y a rien en acte dans cet intellect,
rien qui soit en acte au sens de l’entelecheia. Car s’actualiser en une
entelecheia voudrait dire s’immobiliser en une forme, en une pen-
sée. D’un autre côté, on ne peut pas simplement assimiler ce rien-
en-acte, qu’est l’intellect pathetikos, à une matière. On ne peut pas
faire coïncider la matérialité de l’intellect passif avec la cire de la
tablette dont parle Aristote et, après lui, l’empirisme éternel de la
philosophie occidentale de l’expérience, jusqu’à Locke et ses suc-
cesseurs. Cette image célèbre ne permet de penser l’exercice de la
pensée que comme l’inscription successive de pensées immobiles et
non communiantes entre elles. Elle ne permet de penser l’acte de la
pensée, mais seulement le contenu de cet acte, en d’autres termes,
elle ne permet pas de rendre compte de l’expérience en acte, de l’ex-
périence en tant qu’événement.
Averroès choisit donc d’introduire une distinction, de disjoindre
la matière telle qu’Aristote la conçoit, la figure même de la passivité,
et l’intellect matériel, qui est matériel dans un sens très particulier,
dans la mesure où la passivité, que Maldiney appelle « transpassibi-
lité », est passive ou plus que passive, plus que matérielle pourrait-on
dire. Les remarques de Léon Robin, que Maldiney cite à ce propos,
visent exactement à préciser ce statut de la passivité, et à le préciser
dans une perspective qui est en fin de compte strictement averroïste.
D’une part, écrit Robin, « l’intellect est impassible au contact de
la forme » : s’il était passible, il le serait à la manière d’une matière,
il deviendrait cette forme qui lui est offerte, ou ce synolon de sa
matière et de cette forme, et l’expérience s’arrêterait là, dans une
espèce d’arrêt sur image cinématographique. On retrouve de ce côté
l’essentiel de l’interprétation maldineysienne de la psychose en tant
que faillite de la transpassibilité : on retrouve Suzanne Urban écra-
sée sur une seule image, définitive, suspendue à jamais, la grimace
du médecin qui lui communique le progrès irréversible de la maladie
de son mari ; toute l’expérience de Suzanne devient la passion de
cette seule image, qui s’imprime dans la cire de son devenir en le
bloquant définitivement.
D’autre part, écrit Robin, « cette cire est l’absence de toute écri-
ture et aussi la possibilité de la recevoir, le lieu non pas réel mais
seulement possible de toutes les formes ». Cette notion d’un lieu ou
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 13
recevoir des formes étrangères à celle-ci »4. Ce qui ne veut pas dire
qu’il ne pourrait recevoir des formes « autres » par rapport à celle
que l’intellect aurait reçue, mais que ces formes autres devraient se
substituer selon la loi relative des contraires. Une expérience en tout
cas discontinue, presque schizophrène…
L’enjeu de la transpassibilité maldineysienne, ou de la passivi-
té averroïste en tant que passivité ni passive ni active ni composé
d’actif et passif, est au contraire celui d’un devenir, c’est-à-dire
d’une modalité de mouvement que l’on pourrait qualifier non pas
de relatif, mais d’absolu ; non pas de phora, mais d’insistance ; non
pas de translation, mais de pulsation. Le devenir de l’expérience ne
serait pas le passage d’une forme à son contraire, c’est-à-dire d’une
forme accomplie à une autre forme, elle aussi accomplie, mais le
devenir de la forme elle-même, la Gestaltung de la Gestalt, pour
le dire avec des termes familiers à tout lecteur de Maldiney. C’est
bien là, d’ailleurs, la raison de ce passage quelque peu brusque à la
langue de von Weizsäcker et à la problématique du Gestaltkreis qui
occupe les pages centrales de l’essai « De la transpassibilité ». La
formation de la forme n’est ni de l’ordre de la forme ni de la matière.
Elle est de l’ordre de l’energheia, pourrait-on dire dans les termes
du vieux Aristote ; ou du virtuel, dans les termes de Bergson ; ou,
justement, de ce troisième type d’être qu’est l’intellect « passif » au
sens d’Averroès.
4 Ibid., p. 384.
5 Plotin, Ennéades, II, 4, 13.
16 Penser l’humain avec Maldiney
Devenir commun
La rencontre a donc lieu au milieu. Mais non pas au sens d’un mi-
lieu « entre » la transpassibilité du sujet et la transpossibilité de l’ob-
jet, pour le dire d’une façon très schématique. Car la transpassibilité
est déjà un milieu, déjà un moyen terme entre le passif et l’actif,
tout comme la transpossibilité est déjà un milieu et un moyen terme
entre l’actif et le passif. C’est donc sur une frontière qui découpe le
sujet et l’objet, l’événement et l’avènement, et qui n’est ni de l’un
ni de l’autre, qu’a lieu l’avoir lieu du couple événement/avènement
et l’avoir lieu de la coupure événement/avènement. De ce point de
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 19
Devenir en miroir
tion. Averroès écrit d’ailleurs, dans son commentaire Sur le livre XII
de la Métaphysique, que cet « intellectus qui est in potentia est quasi
locus istius intellectus, non quasi materia »9. C’est une bonne image
du miroir, ou plutôt il faut conclure que le miroir d’Albert est une
bonne image du nous pathetikos d’Averroès, et que l’averroïsme le
plus pur inspire ces pages du grand maître de Thomas d’Aquin. En
tout cas, cet être mixte est ce qu’Albert le Grand appelle species, mot
latin qui recouvre le grec phantasma. C’est l’être de l’expérience qui
a lieu. C’est l’avoir lieu de l’expérience, son devenir.
On peut lire encore une fois Maldiney dans ce sillage. Le trans-
passible n’est que l’une des deux faces de cette feuille qu’est l’expé-
rience. Le transpassible est toujours le transpassible d’un transpos-
sible. L’expérience est la rencontre de ce devenir passif-actif que
Maldiney nomme transpassibilité, avec ce devenir actif-passif que
Maldiney appelle transpossible. L’expérience est l’image en deve-
nir dans le miroir, dans l’espace passif, mais aussi capable de cette
action qu’est l’extraction de quelque chose à partir du pur x qui est
devant le miroir. Cette action extrait quelque chose de cette richesse,
elle aussi devenante, qu’est le passage devant le miroir de ce que
nous allons appeler « objet », « chose ». Cette chose est la réduc-
tion de ce devenir qu’est le transpossible, opérée par le miroir ou le
transpassible. Mais l’image dans le miroir est, elle aussi, la réduction
de ce devenir, de cette plasticité, qu’est le miroir en tant que tel, le
miroir vide.
Ces deux réductions symétriques sont ce que nous appelons symé-
triquement objet et sujet. Mais justement, il n’y a jamais de miroir
vide : une image s’est toujours déjà déposée sur son fond, le miroir
est, selon le mot de Heidegger « immer schon » écrit et en train de
s’écrire. Et il n’y a jamais cette richesse informe devant le miroir,
elle a toujours déjà été captée dans un miroir, traduite en image, cho-
sifiée. Ce qui revient à dire qu’il n’y a jamais de transpassibilité qui
ne soit pas signée par un transpossible, et qu’il n’y a jamais un trans-
possible, qui ne soit pas traduit en un transpassible. Il y a toujours un
couplage transpassible/transpossible, événement/avènement, sujet/
Quatre gloses
Phantasma et existence
C’est cette structure symétrique, cette divergence de l’expérience
qui se distribue en miroir en divisant le miroir originaire du phan-
tôme, ce qui nous permet de comprendre le passage quelque peu
abrupt que Maldiney fait du langage aristotélicien au langage hei-
deggérien, lequel dominera, à partir de ce moment, la suite de l’ar-
ticle « De la transpassibilité ». Maldiney écrit : « nous ne savons où
nous en sommes de nous-mêmes qu’à nous entendre à notre facti-
cité », facticité qui « a dans l’ordre existential un statut parallèle à
celui du phantasma »11. Dans les analyses de Sein und Zeit, l’In-der-
Welt-Sein et la Welt se nouent et se renvoient symétriquement, de
Phantasma et mise-en-vue
C’est encore un écho heideggérien qui peut justifier la traduction,
apparemment très libre, que Maldiney fait de l’expression aristoté-
licienne « phantasma » comme « mise en vue »12. Maldiney semble
faire une allusion assez explicite à l’interprétation heideggérienne
de l’image kantienne (réminiscence moderne du phantasma grec,
comme mentionné plus haut), centrale dans Kant und das Problem
der Metaphysik (1929) mais déclarée de façon particulièrement nette
dans un cours précédent, Logik. Die Frage nach der Wahrheit (1925-
26) : « Ce que Kant a vu, c’est que dans le laisser-venir-à-l’encontre
(Begegnenlassen) de la multiplicité sensible (Sinnesmannigfaltigen)
on peut lire aussi la Hinblicknahme (prise-de-vue), qui est comme
un regarder, un coup d’œil qui ordonne, ainsi que ce qui se donne de
lui-même est toujours déjà regardé comme une articulation »13.
12 Ibid., p. 362.
13 M. Heidegger, Gesamtausgabe, Logik. Die Frage nach der Wahrheit, Bd.
21, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1976, p. 274s.
F. Leoni - Le fantôme d’Aristote 23
Cela vaut aussi bien pour l’œuvre d’art que pour le modelage ap-
porté par le patient au thérapeute.
J’aime beaucoup aussi citer ce mot de Cézanne : « Si vous ne
voyez pas une toile au premier regard, vous ne la verrez jamais ».
En parallèle, Rühmke, psychiatre allemand, disait : « Quand vous
recevez pour la première fois un patient dans votre cabinet, si vous
n’avez pas d’emblée une idée du diagnostic, il vaut mieux que vous
changiez de métier ». Cette citation, on peut la comprendre de deux
manières : en ciblant « le diagnostic », et là on enferme le patient
dans du pré-pensé, ou bien on cible « d’emblée une idée », et là on
trouve étonnement et ouverture à… On comprend comment la trans-
passibilité du thérapeute est immédiatement convoquée, je dirais
presque à son insu même. On n’invente pas une attitude thérapeu-
tique, on est ou pas en capacité à….
Kretschmer a été le professeur de Gisela Pankow. Il conçoit les
psychoses de la manière suivante : les Randpsychosen (psychoses
vous ouvrez la porte, que va-t-il vous dire, dans quel état êtes-vous
vous-mêmes ? À ce titre, dans la psychothérapie du malade psycho-
tique, la transpassibilité du thérapeute est directement convoquée ;
nul thérapeute ne peut faire l’impasse sur ce qui l’a fait thérapeute,
son histoire personnelle familiale et autre, mais aussi la faille poten-
tielle qui est en lui et qui est génératrice de sa créativité, même dans
la relation thérapeutique. L’existence du thérapeute n’est pas seule-
ment liée au métier, mais le métier en est l’une des expressions les
plus aigües. Sinon, pourquoi continuerait-il à travailler si « vieux » ?
Certains écrivent, d’autres peignent, le thérapeute essaie de créer les
conditions de sortie de crise, de possibiliser. Dans la crise, la trans-
passibilité est là ou pas, ainsi que le montre l’exemple suivant.
Ainsi François
la sienne, ce qui nous transforme tous les deux, et le lien entre nous
aussi. Je ne serai plus jamais un persécuteur. Il dira même : « Il n’y
a que dans votre bureau que je peux exister un peu ». « La psycho-
thérapie s’effectue là où deux aires de jeu se chevauchent, celle du
patient et celle du thérapeute », écrit Winnicott dans Jeu et réalité.
Dernier épisode
dans l’Esquisse, peu repris par lui par la suite dans ses propres écrits
(sur lequel Monique Schneider travaille beaucoup dans ses relec-
tures passionnantes de Freud). La co-présence ne se construit qu’en
approche et retrait, il faut être au rythme.
Sur la co-présence, Maldiney nous dit : « Cela suppose ma pré-
sence, et cette présence, la phrase nous montre qu’elle n’est pas un
soi, coupé, fermé sur soi, mais un soi qui n’existe qu’à co-exister. Et
c’est ce “co”, cet “avec”, qui est primitif et qui définit la dimension
fondamentale, originaire de la présence. On peut dire : on ne peut
être auprès de soi qu’en étant auprès de l’autre. Être auprès de soi,
c’est être auprès de l’autre auquel je suis ouvert, c’est-à-dire que
c’est par là que j’ai ouverture à moi. Ce qui marque qu’ex-istence,
c’est toujours ex ; ce n’est pas persévérer dans une étance. Mais c’est
très exactement : être soi-même le trait ouvrant dans l’ouverture du-
quel surgit cette co-présence, c’est-à-dire moi dans mon rapport à
l’autre, rapport qui est premier par rapport à ces termes. Il n’y a pas
moi, d’un côté, et l’autre de l’autre. Mais, il y a ce rapport qui est
une ouverture. »
Jour de doute
10 E. Straus, Du sens des sens, Millon, Grenoble, 2000. Je cite là, la tra-
duction personnelle de Maldiney. Dans l’ouvrage paru chez Millon, la
traduction est : « Le sentir est au connaître ce que le cri est au mot. »
C. Chaput - De la transpassibilité du thérapeute 39
Transformation constitutive
D : dépression
M : manie
K : catatonie
P : paranoïdie
H : hystérie
E : épilepsie
H : homo et bisexualité
S : sadomasochisme
H S E H K P M D
(homosexuel) (sadisme) (épilepsie) (hystérie) (catatonie) (paranoïdie) (manie) (dépression)
+ + + + + + + +
- - - - - - - -
Vecteurs S P Sch C
Pulsionnels
13 Ibid., p. 223.
14 Idem.
56 Penser l’humain avec Maldiney
17 Ibid. p. 16.
18 Ibid. p. 21.
58 Penser l’humain avec Maldiney
19 Ibid. p. 59.
20 Ibid. p. 71.
J.-F. Rey - Deux concepts essentiels à la fondation d’une anthropopsychiatrie 59
21 Ibid. p. 74.
JORIS DE BISSCHOP
L’ANTILOGIQUE
qu’on peut ou qu’on doit vivre, qu’on veut, qu’on peut ou qu’on doit
mourir »2.
Le flux de la vie mène à la fois vers la vie et vers la mort. Dans les
mots de Jacques Schotte, « la maladie peut être considérée comme un
processus d’auto-guérison et dans toute tentative de guérir agissent
aussi des tentations de redevenir malade »3. Voilà une définition anti-
logique de la maladie ! Car, « l’homme n’acquiert pas seulement sa
maladie, il la produit aussi ! »4. La maladie est alors un équilibre
mouvant, instable et changeant.
Le pathique
2 Ibid., p. 93.
3 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker,
cours à Louvain La Neuve, 1985, inédit, VIII-6.
4 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 203.
5 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit., p. 71.
J. de Bisschop - L’antilogique 63
subir est active ; elle est l’ouverture de son propre champ de récepti-
vité6. Selon von Weizsäcker, les catégories pathiques sont
Antilogique
10 Ibid., p. 406.
11 Ibid., p. 194.
J. de Bisschop - L’antilogique 65
Commerce
12 Ibid., p. 47.
13 V. von Weizsäcker cité par J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de
Viktor von Weizsäcker, op. cit., III-4.
14 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 406.
15 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 314.
66 Penser l’humain avec Maldiney
Dans la clinique, nous sommes traversés par cette idée, qui n’est
pas simplement une question de méthodologie mais la base même de
notre travail. La « boîte à outils conceptuels » dont parle Jean Oury
n’est ni un simple ramassage épars de concepts séduisants, ni la vo-
lonté de constituer un ensemble systémique, harmonieux, cohérent,
homogène, claire. Elle naît de la rencontre même qu’elle ouvre. Cela
veut dire qu’elle est co-constitutive des phénomènes et qu’avant tout
elle est éthique. Elle s’oppose à une volonté d’objectivité classique
qui, non seulement est imaginaire, mais qui empêche la rencontre,
réduisant l’autre à son comportement, au visible. Ce procédé réalise
une structure de coordonnées spatio-temporelles fixes, contraire à
l’expérience vécue qui implique de la surprise, de l’imprévu.
Nul besoin d’évoquer le DSM qui se veut un instrument athéo-
rique – ce qui est un paradoxe incroyable car l’étymologie du mot
latin « théôria » est justement « ce qui donne à voir », le spectacle,
la vue. Or, le DSM pense pouvoir, dans le diagnostique, éliminer
l’interprétation, en se fiant aux apparences, aux symptômes, qu’elle
classifie selon des méthodes statistiques, quantitatives, c’est-à-dire
selon le nombre. D’ailleurs, la catégorie du nombre s’origine dans
une passion, dit von Weizsäcker, à savoir la guerre : « la guerre est
le père du nombre » (les dits primitifs auraient commencé à compter
16 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, op. cit.,
XII-5.
J. de Bisschop - L’antilogique 67
La causalité...
C’est sur cet axe précisément que von Weizsäcker situe l’opposi-
tion entre la physique et la biologie (qui inclut la psychologie et la
physiologie). Comme l’explique Jacques Schotte dans son cours sur
von Weizsäcker : « Aussi paradoxal que ça paraisse, les phénomènes
vivants ne peuvent être représentés dans les formes naturelles de
l’espace et du temps. Pour prendre l’exemple de la causalité le vivant
est sujet de et à l’auto-mouvement, il se présente comme étant là sa
propre cause. L’objectivité du clinicien consiste donc à remplacer
l’ontique dans le pathique, en dialectique avec lui »28. La bilatéralité
de la vie, c’est-à-dire d’être à la fois sujet et objet, est ce qui nous
fait comprendre que le réel et le commerce avec lui se produisent
d’un coup29.
26 Ibid., p. 54.
27 Ibid., p. 80.
28 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, op.
cit., VII-6.
29 V. von Weizsäcker, Gesammelte Schriften 10 : Pathosophie, op. cit.,
p. 196.
J. de Bisschop - L’antilogique 71
Une cause (Ur-sache) n’est donc pas une chose (Sache) mais
réfère à une origine (« Ur » de « Ur-sprung », l’origine ou le saut
originaire). Le vivant est perpétuellement en train de s’originer, ce
qui se montre par excellence dans un moment de crise. Ce moment
de transformation relève d’une décision, qui se crée elle-même, qui
est à la fois commencement et origine. La vie va « au fond » et en
ressurgit en se fondant. La crise correspond à un moment de déci-
sion, à savoir : est-ce que les choses vont aller dans le sens de la vie
ou dans le sens de la mort ?
Le délire...
34 Ibid., p. 39.
35 Idem.
36 Ibid., p. 34.
37 Ibid., p. 420.
38 Ibid., p. 413.
J. de Bisschop - L’antilogique 75
39 Ibid., p. 33.
40 Ibid., p. 412.
41 J. Schotte J., Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker,
op. cit., III-5.
42 J. Oury, Le collectif, Éditions du Scarabée, Paris, 1986, p. 183.
76 Penser l’humain avec Maldiney
une mise en forme qui conjoint la plus grande proximité avec la plus
grande distance, c’est-à-dire une rencontre basée sur une éthique.
Comme l’exprime Jean Oury : « être au plus proche de l’autre en
assumant son lointain », ou encore, « être au mur de l’opacité de
l’autre sans le toucher »43. Celle-ci ne peut se fonder sur la réciproci-
té circulante qui règne dans le paysage pathique. C’est alors et seule-
ment alors que l’homme errant, l’homme qui est nulle part (l’homme
malade), peut à nouveau, dans son auto-mouvement, « épouser le
mouvement même qu’est la vie ».
43 Ibid., p. 75.
TILL GROHMANN
L’EXISTENCE ENTRE GESTALT ET GESTALTUNG
3 Idem.
80 Penser l’humain avec Maldiney
4 Ibid., p. 38.
5 Idem.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 81
[…] devant moi une lampe de bureau, entre elle et moi un petit objet,
par exemple un doigt tenu immobile à la hauteur des yeux, et, comme
auto-mouvement, des inclinaisons de la tête vers la gauche et la droite,
inclinaisons que je puis opérer avec une vitesse croissant à mon gré,
comme lorsqu’on secoue la tête. La seule variation de l’expérience doit
concerner justement cette vitesse des mouvements. Si je tourne la tête
très lentement, la lampe et le doigt m’apparaissent conserver leur repos.
Si l’on accélère un peu le mouvement, le doigt objectivement en repos
entre apparemment en mouvement, en sens contraire du mouvement de
la tête ; en répétant la torsion, il paraît donc osciller devant la lampe.
Si l’on en arrive à secouer rapidement la tête, le doigt et la lampe re-
trouvent cette fois leur rapport objectif entre eux, mais l’observateur les
perçoit comme apparemment en mouvement6.
6 Ibid., p. 43.
82 Penser l’humain avec Maldiney
7 Idem.
8 Ibid., p. 44.
9 Ibid., p. 46.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 83
10 Ibid., p. 171.
84 Penser l’humain avec Maldiney
11 Idem.
12 Ibid., p. 172.
13 V. von Weizsäcker, Anonyma, A. Franke, Berne, 1946, p. 7.
14 Ibid., p. 16.
15 Ibid., p. 11.
16 Idem.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 85
concept de sujet à tout être vivant – une idée dont notamment Mal-
diney se démarquera). Jamais donc l’Umwelt n’« est » simplement
pour le vivant, mais toujours il lui fait face sur le mode strictement
personnel d’un « je veux ou je peux, dois »17 etc. Toutes les actions
possibles qui s’offrent au vivant ont donc toujours une coloration af-
fective, elles s’imposent à lui plutôt qu’elles le laissent dans un choix
complètement indifférent. Le rapport au fond (Grund-Verhältnis) est
cette instance dans l’ordre du vivant qui pousse constamment à la
réorganisation de la totalité de ce qui s’offre et s’impose au vivant
comme sa possibilité ou sa contrainte. Il constitue le principe de la
double transformation à la fois de l’organisme et de son Umwelt.
Mais d’où le fond tire-t-il cette énergie créatrice ? Quelle doit être sa
« nature » pour qu’il puisse contraindre à une telle transformation ?
L’utilisation que fait von Weizsäcker du couple forme-fond peut
paraître étrange, mais elle garde néanmoins une certaine analogie
avec son utilisation dans le champ visuel. Car ce qui est commun
aussi bien à la forme visuelle qu’à la forme biologique telle que la
conçoit von Weizsäcker, c’est le principe dynamique qui rattache les
deux à leurs fonds respectifs. Ainsi, la forme visuelle ne peut émer-
ger qu’à partir d’un fond, un fond qu’elle nie par son mouvement
en avant. Par rapport à cette forme, le fond reste toujours en retrait,
effacé par celui qui perçoit la forme. Percevoir une forme rend la
perception du fond impossible, de même que la perception du fond
nie la perception de la forme. Cette dichotomie entre la forme et son
fond, l’impossibilité fondamentale de les percevoir au même plan,
implique l’instabilité de l’existence de toute forme : en tout moment,
la forme est menacée de disparaître dans le fond duquel elle est
émergée ; le fond détient une infinité d’autres formes qui sont tou-
jours prêtes à se substituer à la forme actuelle. L’existence du fond
implique ainsi l’impossibilité pour toute forme à pouvoir toujours
rester à l’avant-plan et représente la nécessité de leur disparition. Le
fond étant structurellement l’autre de la forme, l’irruption du fond
est égale à l’irruption de l’informe, de l’émergence d’une négativité
que représente précisément le fond. Le fond est pouvoir négateur, et
17 Idem.
86 Penser l’humain avec Maldiney
La Crise
21 Ibid., p. 206.
22 Idem.
23 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 279.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 89
25 Ibid., p. 206.
26 Ibid., p. 208.
27 Ibid., p. 206.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 91
29 Ibid., p. 207.
30 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 291.
T. Grohmann - L’existence entre Gestalt et Gestaltung 93
31 Ibid., p. 89.
32 Ibid., p. 291.
CHAPITRE II
USAGES CONTEMPORAINS
1. Le traumatisme
2. La crise
des crevasses sur le glacier dans Regard parole espace, p. 45). Chez ces
deux auteurs, le sentir-pathique est mis en évidence en tant que soulève-
ment de la présence dans la venue de l’événement. Sentir l’autre entraine
une modalité unique de l’existence du moi, à la mesure de la relation à
l’événement.
6 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., pp. 277-278.
F. Bastiani - Crise et traumatisme : Henri Maldiney et Emmanuel Levinas 103
3. La liberté
24 Ibid., p. 136.
25 Cela montre, comme le dit R. Barbaras, l’originalité de l’approche straus-
sienne de l’affectivité : « au lieu de confiner l’éprouver affectif à la sphère
d’immanence et de le réduire à l’appréhension d’états de moi-même ou
du monde selon son seul retentissement vital, Straus le pense comme le
mode même selon lequel le monde se donne originairement, selon le-
quel quelque chose surgit comme “là” » (R. Barbaras, Vie et intention-
nalité. Recherches phénoménologiques, Vrin, collection « Problèmes &
Controverses », Paris, 2003, p. 65).
26 Voir E. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements
de la psychologie, Millon, Grenoble, 1989.
27 R. Barbaras, Vie et intentionnalité, op. cit., p. 65.
28 H. Maldiney, « Comprendre », in Regard Parole Espace, op. cit., p. 32.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 121
Être à autrui est différent d’être au monde, qui est être libre vers
ses possibilités propres. Être à autrui, écrit Maldiney, présuppose
la « transcendance dans la passivité, qui n’est pas celle du projet »,
qui n’est pas une « ouverture en avance », mais une ouverture qui
« réintroduit dans l’existence se comprenant comme telle la surprise
de l’événement »40. Il y a donc, au-delà de l’ouverture d’un projet
comme ouverture au possible, au sens heideggérien du « possible
possibilisant », une ouverture à l’impossible, c’est-à-dire à ce qui
ne se définit pas à partir de la dimension même du possible. Cette
passivité qui définit la transcendance, et plus précisément la trans-
passibilité, nous renvoie à l’idée lévinassienne de « la passivité plus
passive que toute passivité » qui fonde une liberté qui ne se définit
plus comme autonomie, mais comme hétéronomie.
calisant sa démarche jusqu’à lui dérober ce sol sur lequel elle repose »,
l’herméneutique événementiale vise à « préordonner » aussi toute pensée
d’autrui d’inspiration lévinassienne : l’événement d’autrui n’est possible,
selon Romano, sans l’événement dans son sens événemential, c’est-à-dire
comme ouverture de toutes possibilités (C. Romano, L’événement et le
monde, collection « Epiméthée », Puf, 1998, p. 184).
40 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 255.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 125
46 Ibid., p. 229.
47 Ibid., p. 60.
48 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 111.
S. Sholokhova - De la possibilisation à la transpassibilité 127
49 Ibid., p. 190.
128 Penser l’humain avec Maldiney
3 H. Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, Encre Marine, Paris, 2010, p. 18.
4 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964, p. 16.
5 H. Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, op. cit., p. 15.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 141
I
Tout d’abord, il faut mentionner l’article de Maldiney qui présente
une vive critique de la conception du sentir chez Hegel. Il n’est mal-
heureusement pas possible de détailler ici les thèses de cet article.
Nous nous contenterons de mentionner que Maldiney y propose la
conception du sentir qui sera présente dans toute son œuvre. De plus,
selon Maldiney, Hegel élimine la certitude sensible comme étant la
plus pauvre et la plus abstraite.
Néanmoins, l’art est la vérité du sentir – écrit Maldiney en suivant
sur ce point Oscar Becker pour qui l’esthétique est comprise en tant
que aisthetique, comme ce qui est lié au sensible et à l’intuitif. La
vérité de l’art est phénoménale, sa manifestation peut être perçue
II
Dans Regard, parole, espace, Maldiney constate que le mot
« esthétique » a deux sens. L’un se rapporte à l’art, l’autre à la ré-
ceptivité sensible qui n’est pas seulement liée à la passivité de la
subjectivité, mais à la transpassibilité17. À propos de cette catégorie
cruciale, on veut seulement rappeler ce qui me semble important
dans ce contexte : que la transpassibilité peut être comprise d’une
part comme liée à l’art ainsi qu’à la dimension réceptive de l’être hu-
main, et d’autre part en tant que liée à la question de la psychopatho-
logie. C’est cette première signification qui est ici la plus essentielle.
III
Le sentir nous dévoile aussi la forme d’une œuvre. La forme est
une catégorie importante pour Maldiney, mais transformée par lui.
La forme devient dans cette conception intransposable dans un autre
espace, elle instaure un espace dans lequel elle a lieu. C’est l’espace
du niveau transcendantal – l’espace dynamique qui est un événe-
ment : création du présent à tout moment donné et qui ne l’est qu’en
lui. Libre de rétention, il est la genesis spontanea husserlienne men-
tionnée au début, et fait un avec l’espace.
Nous pourrions saisir comment l’œuvre d’art tient dans la notion
de forme interprétée par Maldiney. Dans l’indifférence à tout réfé-
rent et à tout modèle, la forme devient dans cette conception ce qui
se forme en formant l’espace dans lequel elle se forme. Ainsi elle est
indissociable de cet espace qu’elle forme en même temps qu’elle se
forme. D’où vient sa singularité intransposable et intransportable ?
Elle apporte et emporte avec elle son espace. Elle ouvre donc un
espace. Elle ne représente rien. Elle manifeste en se manifestant. De
même, la forme dont parle Maldiney est liée à la sensibilité, car elle
implique le moment pathique, une façon de se porter et de se compor-
ter vis-à-vis du monde et du soi. Ainsi, dans l’œuvre d’art les formes
qui la créent sont toujours « se faisant », toujours en formation. La
forme artistique coïncide avec sa genèse, son auto-formation qui est
appelée par Maldiney Gestaltung et non Gestalt. Gestaltung est la
mutation perpétuelle des formes artistiques qui sont constamment
mouvantes. C’est pourquoi Maldiney lie la forme au rythme. Il écrit
que l’acte d’une forme est celui par lequel une forme se forme. Il est
son autogenèse. Une forme figurative a donc deux dimensions : une
dimension intentionnelle-représentative, selon laquelle elle devient
image ; et une forme génétique-rythmique qui en fait précisément
une forme au sens de Maldiney. Il ajoute aussi qu’entre Gestalt et
Gestaltung, entre la forme thématisée en structure et la forme en
acte, il y a toute la différence du rythme. Gestaltung et rythme sont
liés. Il n’y a pas de rythme dans la Gestalt.
150 Penser l’humain avec Maldiney
2005, p. 244.
28 H. Maldiney, Ouvrir le rien, op. cit., p. 298.
29 Ibid., p. 321.
30 Ibid., p. 306.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 155
31 Ibid., p. 319.
32 Ibid., p. 332.
33 Idem.
156 Penser l’humain avec Maldiney
34 Ibid., p. 351.
35 Ibid., p. 352.
36 Ibid., p. 358.
M. Murawska - L’aisthesis en tant que source de l’art chez Henri Maldiney 157
Conclusion
37 Ibid., p. 367.
38 M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, Paris, 2000,
p. 69.
158 Penser l’humain avec Maldiney
ISBN : 9788869760051
Dépôt légal : janvier 2016