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SCHELLING
ESSA IS
AUBIER
P.DITIONS MONTAIGNE. i3. QUA! CONTI. PAIUS
I
lire qui les exléiiorise sous la fonile de mythes. Ceri l'amèno <ì parler dii
ròle dii mylhe dans revolution religieuse de l'Immanité et de Pappiiqtier au
redi biblique du poche origine!. A la base de ce redi se trouve un philoso-
phème doni l'origine remonle certaincmenl à la sagesse des prétres égypliens
et <ì l’écnture hiéroglyphique. Motte élait familiarisc aree fune et aree
l’antro. li s'esi inspirò d'ime doclnne sacerdotale égyplienne, exposée en
caraclères hiéroglyphiques, ce qui donne l’explication de l'arbre et du serpenl
<//// figli reni dans le redi.
Schelling monlre dépì qu’il est attirò vers la philosophie dans ce qu’elle a
de poélique, et vers la poesie dans ce qu’elle a de philosophique. On saisit
ses affinités avec l'esprit romantique de son temps, et il est permis de consi-
derer coniaie toul à fati significatif, qu apres avoir debutò par l’interpretalion
d'un seni mylhe, il ait entrepris d’ecnre, un demi-sièclc plus fard, à la fin de
sa carrière, line « Philosophie de la My litologie ». Dans le mente ordre
d'idées, il écrivit, avanl de quiller le « Slift » de Tiibingen, une mitre elude
de critique hislorique : « De Marciane Paiilinarum epistolarum emendatio ».
Mais depi il sentati s’affirmer de plus en plus sa vocation philosophique
proprement dite. Dans une lettre dii ) janvier ij^S, il annonce lì son ami
Hegel qu 'il considero dèsormais les etudes théologiques et ménte les recherches
de critique hislorique cornine une chose necessaire et qu’il est décide <ì se
consacrer toni enlier ìì la philosophie. « Qui, dit-il, peul s'entener dans la
poussière de l'antiquité, alors que les exigences de son propre temps se
dressenl impérieuses devant lui ? » La critique hislorique ne lui parati plus
une arme suffisamment efficace dans la tulle contee le syncrélisme philoso-
phico-theologique et contro la théologie kanlianisante oh il voit une ojfense
iì la philosophie aussi bien qu'iì la religion.
Celle arme efficace, il l’aperto il toul d’abord dans la philosophie de
Fichte doni il devient d'emblée un partisan enthousiasle, Fidile ayant, dit-
il, mis en évidence le noyau cache du criticismo kanlien, en faisant du moi,
de l'acle vivant de la conscience, le centro d'un système philosophique compiei
et achevé. Schelling est un des premiers qui aient compris Fichte, un des
prem irrs adeples et des premiers exégètes du plus radicai des Kantiens. Il
publia en septetnbre iy^q un petit ouvrage ujur la possibiltié d’uno forme
de philosophie en général », dans lequel il développait les idées memes que
Fichte avuti exposées quelques mois miparavanl dans sa recension d' « Ené-
sidème » du professeur Schulze, de Gottingen, et, un peti plus fard, dans
un petit livre « sur le concepì de la Wissenschal’tslchre ».
enscignait alors. Il v resta quatir ans en compagnie de con disciples de qua tre
à cinq ans plus àge's que lui, les dépassanl tous par sa finesse d’esprit, la
' ' '
profondeur de son intelligence, et sa facilite a s'assimiler les malières les I
plus ardua.
Inutile de dire que les etudes theologiques repre'sentaient presque toul l'cn- i
seignement du seminarne. La philosophie n’y occupai! qu’une place toni lì
fati secondaire ou. plus exactemenl, à peti près inexistante. li y régnait ime
sorte de « syncre'tisme philosophico-théologique », tris en honneur dans les
milieux protestants d’alors, qui utilisail, jusqu ’à en abuser, les poslulats pra-
tiques de Kant et sa théoiie de l’interprétation morale, pour justifier le supra-
naturalìsme. en lui donnant une teinte rationnelle, et pour defendre un ratio-
nalisme à tendane* clericale. On cherchait ainsi à etablir un compromis entre
la raison et la non-raison, en extrayant du syslcme de Kant quelques ingré- I
dients à Laide desquels on fabriquait, pour nous servir des termes méines de I
Schelling, « tanquam ex machina sur quodeumque locum theologicuin,
des sauces lellement fortes que la theologie, qui commendai! dejà à devenir
hectique. devait, esperait-on, s’en trouver mieux portante que jamais ».
Les quelques lectures philosophiques que le tenne Schelling eut l’occasion
de /aire pendant son se'jour au se'minaite de Tùbingen suffirenl à lui ouvrir les
yeux sur ce qu’il y avait de non-conforme. et ménte de contraile a l'esprit
I
critique dans celle manière de faire servir le crilicisme kantien à des buts
confessionnels. Il ne tarda pas à se rendre compie qu’il y avait dans le Kan- i
lisme autre chose que ce qu’y voyaient les the'ologiens pseudo-kanliens. et
qu’il rece'laif des possibilite’s de de'veloppement inaccessibles à leuis epsrits
enchainés à des dogmes.
Toul en continuant à suivre le programme du seminarne, il ne profila pas
moins de son se'jour pour enrichir ses connaissances philosophiques, réfléchir
à des questions qui dépassaienl le cadre de ce programme et s’armer en vue
des luttes qu ii prévoyait déjà.
Meme à l’intc'rieur de ce programme, Ics études bibliques le mircnt en
presene* de questions qui lui fournirent l’occasion de s’e'lever au-dessus du
point de vue dogmatique et Iradilionnel, en leui appliquant la melhode his-
torico-critique. Cesi ce qu’il fit dans la thèse qu’il cui à pre’senler en fin
d'etudes poui l’obtention du grade de magister. Elle portai! sur le stijel sui-
vant : v Essai d'explication critique et philosophique du plus ancien philo-
sophème relatif à l’origine di: mal hutnain ». Dans ce Iravail, qu’il pubha
l'année suivante avec plus de de'veloppemenls, sous le titre : v Des mylhes,
des le'gendes hisloriques et des philosophèmes du monde le plus ancien », il
formule poui la première fois les idees qui seiont bcaucoup plus fard le fon-
denient de sa » Philosophie de la Mythologie ». Il y niontre dcja l'inle'rét
qu’il ne cesserà de porter aux repre'sentations religieuses, confiies par lui
comme des productions involontaires et inconscientes de l’imagination primi-
PRÉFACE bU TRAbUCTEUR 7
lire qui les extériorise sous la foime de niylhes. Ceci l'amèno a parler dii
ròte dii mylhe dans l‘évolulion religieuse de I humanitc et de i’appliquer au
recti bibhque dii poche origine!. A la' base de ce redi se trouve un philoso-
phèine doni l’origine remonte certainemenl à la sagesse des prétres e'gypliens
et A l’écriture hiéroglyphique. Moìse ciati familiarisc aree l’uno et avec
l’autre. Il s’esl inspire d’uno doctrine sacerdotale égyplienne, exposce en
caractères hiéroglyphiques, ce qui donne l’explicalion de l'arbre et dii serpenl
<//« figurali dans le redi.
Schelling monti e de'jà qu’il est alttre' vers la philosophie dans ce qu’elle a
de poe'lique, et vers la poesie dans ce qu’elle a de pliilosophique. On saisil
ses affimtcs avec l'esprit romantique de son temps, et il est permis de consi-
derer coni ni e toul li fati significali/qu’après avoir de'bute' par l'inlerprélation
d’un seni mylhe, il ait entrepris d’ecrire, un demi-siècle plus fard, à la fin de
sa carrière, ime « Philosophie de la Mylitologie ». Dans le meme ordre
d’idces, il écrivit, avant de quitler le « Slift » de Tiibmgen, une autre elude
de crilique historique : « De Marciane Paulinarum epistolarum emendalio ».
Mais dejà il sentati s’affirmer de plus en plus sa vocalion philosophique
proprement dite. Dans line lettre du y /anvier 17 yy, il annonce <ì son ami
Hegel qu’il consideri desormais les études ihéologiques et ménte les recherches
de crilique historique cornine ime chose necessaire et qu’il est decide à se
consacrer toni entier il la philosophie. « Qui, dit-il, peni s’cntener dans la
poussière de l’antiquile, alors que les exigences de son propre temps se
dressent impérieuses devant lui ? » La crilique historique ne lui parati plus
une arme suffisammenl efficace dans la tulle contro le syncrétisme philoso-
phico-theologique et contro la théologie kantianisante où il voti une ofiense
a la philosophie aussi bien qu’à la religion.
Cotte arme efficace, il {'apertoti toni S'abord dans la philosophie de
Fichte doni il devienl d’emblee un partisan enthousiasle, Fichte ayant, dit
ti, rnis en évidence le noyau cache du criticismo kanlien, en faisant du moi,
de l’acle vivant de la conscience, le centro d’un systèrne philosophique compiei
et achevé. Schelling est un des piemiers qui aienl compris Fichte, un des
premier? adeples et des premiers exegètes du plus radicai des Kanliens. Il
publia en septembie 1794 un petit ouvrage «jur la possibilité d’ime forme
de philosophie en général », dans lequel il développait les idées rnérnes que
Fichte avait exposées quelques mais auparavant dans sa recension d’ a F.né-
sidème » du professate Schul:e, de Goliingen, et, un pai plus taid, dans
un petit line « sur le concepì de la Wissenschaftsiehre ».
produits ayant leur source dans ce qui constitue fessente niènte de l'homme.
Aucun système, en effet, ne se laisse re’futer à faide d’argumenls puremenl
théoriques. L’cfficacitéd’un système ne se prouve que praliquemenl, c'est-ìi-
dire qu’un système n'est irai que si on rèussit à le réaliser en soi. Les deux
systèmes dont il s'agit, celui de Fichte et celui de Spinoza, portent sur le
ménte problème, qui n'est d'ailleurs pas celui de l'Inconditionné, de l’Absolu,
de Dieu à proprement parler, car l Inconditionné coni me tei échappe à tonte
discussion. Le vrai problème est celui des rapports entre l’Incondi-
tionné et le conditionné, et il ne peut étre résolu que praliquemenl, par
nous, c'est-à-dire par le conditionné’, et seulement à la faveur de la liberté.
La question qui se pose est donc celle-ci: comment nous, qui sommes le
fini, pouvons-nous nous élever à fintini? A celle question deux réponses soni
possibles : fune a eie proposée par Fichte, l’autre par Spinoza. Celui-ci,
fidèle a son dogmatisme. conclut à fimpossibilile’ dii passage de l Infini au
Fini, de Dieu au monde, le monde et nous-mémes n’étanl que des accidenti
de la Substance Infime. — Mais la signification pratique de celle doclrine,
significalion sur laquelle son auteur lui-méme insiste expressément est celle-ci :
abolis ton propre Moi, supprime-toi en le soumettant à la Causatile Absolue,
comporte-toi passivement à l’c’gard de la puissance infime de Dieu. Ainsi
parie le dogmatisme. Quant au criticisme, repre’senté par la theorie de Fichte,
le bui dernier qu’il poursuit se rapproche bien de celui du dogmatisme, mais
en apparence seulement. S’il exige, lui aussi, en dernier lieti, la fusion aree
finfini, il volt dans celle fusion une tdche qui s’impose à fadirile’ de
l'homme, une luche à la re’alisation de laquelle il doti tendre sans cesse et
qu’il ne réussira peut-étre /amais à réaliser complètemenl. On voit ainsi la
différence qui séparé le criticisme du dogmatisme. L’un et faulre, encoie une
fois, cherchent à re’soudre le ménte problème : celui de ftdentité du sujel et
de fobjet, du moi et du non-moi. L’un et l’autre voient dans celle identile’le
bui des aspiralions humaines, un postulai pratique. Mais alors que polir le
dogmatisme celle ideatile' se présente sous l’aspecl d’un état absolu, elle est,
pour le criticisme, une tàche infinie. Le dogmatisme comporle la passivile
illimilée, le criticisme, l’aclivilé illimilée dii sujel. Le dogmatisme est une
philosophie staltque, le criticisme une philosophie dynamique. Le postulai
dogmatique ordonne: « Supprime-toi, cesse d’élre ! » Le postulai crilicisle:
v Sois et devienti » Les deux systèmes s’accordenl dans leur exigence d’iden-
tite, mais ih s'opposenl par les moyens dont ils entendenl réaliser celle idea
tile : nécessité et soumission d’une pari, liberté de l’autre.
Celle comparaison entre le criticisme de Fichte et le dogmatisme de Spi
noza, que Schelling reprend d'ailleurs pour la trailer d’une fa(on plus
etaillée dans ses <• Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le etiti-
risme » (i~yy'), ressorl toni a favantage du premier. Cependanl il n’en reste
pas motns que Schelling ne peut se défendrc d’une certame sympalhie secréti
PREFACE DU TRADUCTEUR l?
polir le quietismi' spino:iste, polir l'abandon désintcressé à l’Absolu, pour
l'idee (ijiii eiail e'galemenl chère ii Schleiermacher) de l’idenlité de hi moralité
et dii bonheur. Mais iby a plus: il co in mence à /uger les différcnles concep-
£ tions de la vie et dii monde, non seiilcment d’après leur vérité qu'il réduit,
à l'exeinple de Fichte, à leur valeur morale, mais aussi, selon l’exeinple de
Schiller, à juger de leur valeur morale d’après leur valeur esthélique. Il n oti ve
à ce calme abandon à l'Infini, à ce « repos dans les bras du monde » un
còte esthélique sur lequel il insiste avec chaleur. Il procède de indine a l’égard
de l'iiituition, base de la tragedie grecque, d’après laquelle il exisle une puis-
sance obiettile infime, conlrc laquelle on n'cn doil pas moins luiter, lout en
•X
ciani certain de la defaile. Bref, on déconvre d’ores et dcjà chez Schelling
des lendances et des besoins esthétiques qui cadraicnt mal avec le nioralisme
abslrait de Fichte, avec son aspiration infime à la liberlé. Nous assistons là
au premier ecart de Schelling du fichteanisme pur, à ses première* tentatives
dorientalion vers une conceplion du monde plus poélique, plus conforme à
l'esprit du romanlisme.
Ori connati Ics arguments par lesquels Kanl arai! essayé dans sa « Cri-
tique du Jugemenl », de de'montrer l'existencc d'un principe lelcologique dans
la nature. Si rien dans la nature, disait-il, ne s'accomplit en vue d une fui,
ses produits organique; nous paraissent mexplicables. Si les fin; auxquelles
ces produits repondent soni des ftns exlra-naturelles, si elle; soni imposte; par
une intelligence divine, les produits soni d’ordre techniqiie, non organique,
ils soni accidente!;, et non necessaiies ni conforme; à la nature; bie/, ce soni
des produits, non organique;, mais artificiels et arbitra ire;, san; rapporl aree
/'idee de la nature.
Les corps organique; doivenl donc repondre à des fin; interne;, purement
naturelles. Mais, alors, urie question se pose : celle ftnalile que nous alliibiions
aux produits de la nature est-elle reelle- ou n'existe-l-elle que dans notte
représentation ' Est-elle immanente aux piocessus de la nature ou decoulc-
t-elle seulemenl de notie jugement? Kant niait la lealite et l'immanente de la
/inalile riaturelle; il ne voyait dans cdle-ci qu'une conclusion sub/cclive, un
produit de notre jugement et la langeait panni les caraclenslique; de l'idea-
Hsme transcendantal.
Celle restriction que Kant a impose'e à la concepitoci lelcologique, il a eie
donne a Fichte de la depasser, et il l'a fati en montrant quii existe un.
/inalile aveugle, une intelligence inconsciente, que tonte attivile consacrile est
preceder d'ime arrivile inconsciente se manifestarli par ime serie de pioductions
nécessaire;, qui soni autant de conditimi; de la conscicnce et de la coimais-
sance. Cesi ce qu'il a munire toni au long dans sa thcuric de rimaginatiun
PRÉFACE DU TRADUCTEUR 17
créatrice, et ce soni les idees s'y rapportarti que Schelling a mises A la base
de sa Naturphilosophie. Cesi celle theorie de rinlelligence inconscicnle, à
la fois support et generali ice du inoi, qui pernii! à Schelling de franchie les
f limites de la teleologie kan tienile et de l'idealismo iranscendantal poni s’en-
gager dans la vote de la Naturphilosophie.
On peni donc definir coni me sml l'altitilde de Schelling à l’egard de
Kant: i° il voi! dans la teleologie interne des produits de la nature ime
représentalion nécessaire ; 2° il considère que pacioni où il y a fmalite, il
do il y avo ir concepì, intelligence, esprit ; l'aulo-organisalion de la matière
suppose l'existence d'une intelligence dans la matière, d'un esprit dans la
nature. La Naturphilosophie de Schelling diffcre donc totalement de la
conception kantienile, par son affirmation d'une matière douée d'une vie
immanente, agissanl en verta de causes inteines, bref, par l'affirnialion d’une
sorte d’hylozoisme, doni Kant, dans ses « Prolégomènes métaphysiques à la
Science de la nature », avait dii qu’il elait « la mori de la philosophie de la
nature ». La Naturphilosophie apparai! aitisi cornine ime synlhese de la
theorie kanlienne de la fmalite naturelle et de la theorie fichleenne d une intel
ligence inconsciente.
Il imporle d’avoir bica presentes à l’esprit les principales idees qui soni <ì
la base de la Naturphilosophie de Schelling. En inani, dit-il, l'existence
d'ime /inalile immanente ìi la nature, on nie en ménte lernps l'existence dans
la nature d'une intelligence mconsctenie et que la nature soil un prodait
necessaire de l’esprit; or, si la nature n'est pas un produit de l'esprit, elle ne
salirai! ótre un ob/et de l’esprit, aulrement dii un objet de connaissance. La
nature nous resterail alors a jamais inconnaissable. Il existe, par conséqueni,
un lien necessaire elitre ces trois notions, don! aneline ne peni otre separee des
aitlres, sans que toni l'edifice de la Naturphilosophie s'écroule: fmalite
immanente de la natine, ou organisation ; vie de la natine, ou développe-
menl; possibililé de connaitre la nature, d'en (aire un objet de connaissance.
Toni cela revient a affnmer que la natine et l'esprit soni inse'parables :
unite de la nature et de l'esprit. La nature et l’esprit, dii Schelling, ne soni
pas des enliles dijférenles, mais forment ime scale et invine enlile. L‘esprit se
de'veloppe et se rèalise dans la nature, la natine rèalise les lois de l’espiil.
<« La nature est l'esprit visible, l'esprit la natine invisible. Cesi dans celle
ideatile absolue de l'esprit en nous et de la natine on dehors de nous</M<- ir
troiive la solution du probi» me de la possibilile de l'existence d'une natine
extèrieure <ì nous ».
nature et sa puissance la plus haute, la nature doit, de son còte, conlenir les
phases préliminaires de la connaissance, dire elle-méme un processili cognitif
à ime puissance nioins élevée, ciré elle-méme capable d’intuition et de senti
¥ meli!. Aussi peut-on dii e: « Toules les qualités soni des sentimenls de la
nature, tous les corps soni ses intuitions, la nature, aree tous ses sentimenls et
loutes ses intuilions, ciani line intelligence encore engourdie. »
La philosophie doit cesser d’étre, cornine celle de Fichte, un idéalisme
subjeelif. La Naturphilosophie est bien, elle aussi, un idéalisme, mais
non ime « construclion idéaliste ». li y <1 un idéalisme de la nature et un
idéalisme dii moi, celui-là primitif, celui-ci derive. « L’objet, lorsqu’il est
parvenu jusqtt’à moi, a déjà subi loutes les metamorphoses necessaires, pone
pouvoir pcnélrcrdans ma conscience. On ne peni saisir l’objeclif au moment
de sa première apparition qu’en reduisant à la première puissance l’obji't de
tonte philosophie qui, à sa puissance la plus élevée, est cgal au moi, et en
procèdali!, uvee l’objet ainsi dépotentialisé, a la reconstruction dii monde, »
Ainsi, avant que nous en devenions conscients, l’objet nous apparai! cornine
ime réalile indépendanle, comme la source d’où surgit la conscience. Aulre-
ment dii, la conscience est le produit de l'évolution inconsctenie de la nature.
Ou encore : « La nature est sujel-objet. » Elle est un sujet qui, dii fait de
son développement autonome, devient objet. Et cornine ce dèveloppement
s'effectue sans Cinlervention de la conscience, on peni dire qu’elle est un
sujet-objet pur. Et la question qui se pose à la Naturphilosophie n’eslplus:
« comment le subjeelif nait-il de l’objeclif? », mais: « comment le. sujet-
objet de la conscience nalt-il dii sujel-objet pur? » En appelant le subjeelif .
/'idéal et l’objeclif le réel, on petit reinplacer dans la question ci-dessus le
terme « sujet-objet » par celai d’ « idéal-réel ». Cet « idéal-réel » devient
objeclif grdee a la conscience naissanle dans laquelle le subjeelif s'elève à sa
plus haute puissance.
Nous avons ainsi un aperfu da syslème de la Naturphilosophie, doniles
diflerentes parlies ne soni que membres, ou degrcs, d’ime seule et ménte évo-
hition. Ce qui caracterise ce systèrne, c’est sa continuile absolne; il présente
ime sèrie ininlerrompue qui s’élend de ce qu'il y a de plus simple dans la
nature a ce qu’il y a de plus clevé et de plus complexc : jusqu’à l'criivre
d’ari. Il n'y a pas deux inondes dijfcrents; il n’y a qu’un seni monde oit se
Irouvent conciliés tous les contraires, et jnsqu’ò celle opposition enlre le
monde et l'espril qui apparati inedite tibie aux conscience* ordinaires.
Ainsi se trottve posé le principe de l'identile qui ione un si grand ròte dans
la philosophie de Schelling et d’après lequel toules les dijferences de develop-
pemenl dans la nature et dans le monde ne soni que des differences quantita-
tives. L’unité originelle qui forme le poinl de depuri et est à la base dii déve
loppement (de la dijjérencialion) doit ótre confile comme exemple de tonte
diflerence, car, s'il en clait aulrement, elle serait elle-ménte sujetle au deve-
20 ESSAIS DE SCHELLING
loppemenl, au lieti d’étre le principe de celui-ci. Celle unite conslitue ce que
Schelling appelli* 1’ « indifference absolue ».
22 ESS/i/S DE SCHELLING
deux concepii se soit depuis longtemps perdue. Chaque idee, toni en cloni
particulicrc, est absolue en tant qu’idèe. L’absoluitè est toujours une, chaque
idee exprime d'une fafon absolue l’identitc du sujet et de l’objet, la diffe
rente ne portoni que sur la forme que l’Absolu, en tant que sujet-objet, revèt
dans l’idee. » Et il ajoule celle phrase significative: « Les chosesen soi soni
donc Ics ide'es, telles qu’elles exislent dans Fatte de connaissance cternel et,
camme les Ide'es dans l’Absolu ne forment qu’une Idee, toutes ics choses ne
forment ventablement et essentiellement qu’une seule essente, celle de l'Ab-
sola ite' pure, sous la forme du sujet en voie d’objectivation. »
Les Ide'es s’interpenètrent pour ne former qu’une Idee. Les unilcs qui
resultent de l’obicctivation du sujet etani encore inscparables dans l’Absolu
ne peuvent, de ce fail, e'trc reconnues et distinguèes comme telles. Pour
pouvoir l’étrc, il faut qu’elles se separent les unes des autres et sorlenl de
l’Absolu: elles se pre'sentent alors comme des Unità particulières. L’acle
indivis, eternai par lequel l’Absolu s’objeclivc en tant que sujet se compose
d’une serie d’actions particulières. L’Univers cternel se partage en deux
mondes particuliers, celai de la nature et celui de l’esprit, qui forment bicn
un seul monde, mais en voie de de’veloppement. Bref, c’est dans ledeveloppe-
ment du monde que l’Absolu se revèle à lui-móne et se contempla lui-
mème. De là decoule la differente entra la nature èternelle et la nature se
developpant dans le lemps, de degré en degre. Celle-là est esprit, celui-ci
devient esprit.
Or, ce qui, dans l’Absolu, est « Idees », est, dans la Nature, « Pms- i
3
sances » ( Potenzen). Les puissances soni les Idees de la nature. Aussi la
Naturphilosophie est à la fois la theorie des « Idees »'et la theorie des :
« Puissances » et du de’veloppement. « Envisagee du point de vue philoso-
phique, dii encore Schelling, la Naturphilosophie apparai! comme la pre
mière et la plus complète tentalive d’exposer la theorie des idees, et celle de
l'identità de la nature et du monde des Idees; la première tentative de conce-
voir le monde intelhgible en partanl des lois et des formes du monde phe'no-
ménal et de concevoir, d’autre pari, ces lois et ces formes en partanl du
monde intelligible ».
PRÈFACE DU TRADUCTEUR 2$
infime, devient dans l’cruvre d'ari le présent : l'infini presente sous tuie
forme finie. Or, l'infini sous la forine finte a noni beauté, el c’esl en effe!
par la beante que se definii el se caracterise l'auvrc d'ari.
« L'inluition esthetique, dii Schelling, est l'intuinoii intellectuelle objcc-
tivee. Elle s’objective dans l'art, et c’esl pourquoi l'art est poni le philosophe
la manifeslalion la plus haute, parce qu'il lui onere pour aitisi dire l’accès
au sanctiiaire, <i ce qui, dans line unioii elernelle el originelle, ne brulé que
d’iine seule et meme fiamme, d ce qui, dans la nature el dans l'hisloire, est
separé' et à ce qui, dans la vie et dans l'action, aitisi que dans la pensee, se
fuil eternelleinenl... L'art est le scul crai « organon » de la philosophic. »
Nous croyons utile de donner de brefs resumes des prindpaux arlicles qne
iious avons tradtiite, en suivant, aulant que possible, l'ordie chronologique.
1) ll)ÉES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR 57
reflètetti l’hisloire du monde des espritset dii monde toni court, revolution de
Li nature et de l'humanite. Aitisi comprar, la religion se confond aree la
philosophie, aree toute la philosophie, concepitoti qui ne change rien a la
plulosojthie de la nature ni ti la philosophie de l’identile, mais les localise et
leur assigne des limiles en les privati! dii ròte predominati! qu'elles avaient
joue' precedemmenl dans les preoccupations philosophiques de Schelling.
/) RECHERCHES PHILOSOPHIQUES SUR LA NATURE DE LA LIBERTÈ
HUMAINE.
6) Conférences de Stuttgart. — En 1S09, date des « Recherches
sur la li berte », Schelling a evolue vers tuie philosophie qui, toni en se ratta-
chant par un lieti exte'rieur à la Naluiphilosopliie, depasse, lati! au point de vue
de la forme que par tonte son orienlation, aussi bien celle-ci que le système de
l'ideiliite; sans abandonner toni à fati les pnneipes de celui-ci, il fait dejà
appel, pour expliquer le monde, lì ime pcrsonnalile, à ime volante et n ’envi-
sage plus les piincipes en questioti que dans leurs rapports avec Dieu et aree
riiomme. Il s’oncnte aitisi resultimeli! vers ce qu'il appellerà plus tard la
philosophie historique et ce que beaucoup d'historiens de la philosophie
appellimi sa penode theosophiqiie. Ceci apparali d'ime facon encore plus nelle
■ dans les « Conférences de Stuttgart ». Schelling s’y appuie encore sur les
concepir dii système d’idenlile, mais, sans encore ajouter a leur dualilc un
troisième principe, il n’en fati pas rnoiiis dejà la base d’un système impli-
quanl la persotmalilè de Dieu. On assiste tei à ime anticipaiioti de ce que
Schelling fera plus tard, car, <) mesure qu'il edi/iait son système, il se Irou-
vail en presence d'ini grand nombre d idees, doni il a relenu quelques-imes,
après avoir abandonne ou repoussè les autres il l'arnère-plan, comme il l'a
fait des idees psychologiques.
7) Introduction a la première esquisse de la philosophie de
la Nature. — Voici commetti un critique, doni les éditeurs de Schelling'
n'onl pu retrouvei le noni, interpreta celle « Esquisse », doni nouspublions
ici la seule « Introduction » . « On a essaye ici polir la première fois deputs
l'essor pris par les Sciences de la nature, d’embrasser dim seni coup d'ccil
l'ensemble de la Physique, et sui toni de liberer celle Science de l'erreur
somme toute heiedilaire, fot niulve de la facon la plus precise et, pour aitisi
dire, la plus correrle dans la « Critique du Jugeinent » (Jeleologique) par
Kant: à savoir que l'organisme ne se laisse pas deduirc des lois immaneiiles,
specifiques, faisant partir de la theorie de la nature, mais qu'on doil, pour
l'expliquer, avoir recours iì ime teleologie concepluelle. Schelling fui le pre
mier qui aù amiche la foi en l'unite du système de la Nature aux songes
ereux des tèveurs et ail pose, en pleine connaissance de ce qu'il faisait, ce
principeque le monde est un Toni oiganique, soiimis aux loisde la nature; il
situa aitisi l'organisme qui, iusqu'alots, n'avail èie qu’im appendice
//
;S ESS.4/S DE SCHELLING
encombrant de la Physique, au centrc de celle-ci et en fit le principe perma-
nent du Toni. »
5) Pour l’histoire de la philosophie moderne. — Schelling *?-
retrace dans cet Essai l’histoire de la philosophie moderne, de Descartes h
Hegel. Nous n’en avons traduil que deux chapitres : a) « Kant, Fichte.
Système de l'idéalisme transcendantal » et b) « Naturphilosophie », ce*
deux chapitres marquant bien Ics rapports qui, d’après Schelling lui-méme,
existent entre le criticisme de Kant et l’idéalisme de Fichte, d’une pari, et sa
Naturphilosophie, de l’autre.
9) Exposé de l’empirisme philosophique. — Artide ecrit dans un
bui purement propedcutique, alors que Schelling professali à l'Umversite de
Munich (1836) et quii a laisse à Velai manuscrit. Cet article etait destine lì
prepara ses auditeurs à /'intelligence des principe* de sa philosophie, à les
conduire, par la methode purement rationahsle « du plus proche et du plus
connu au plus éloigné et au moins connu » et à servir en méme lemps de
conlre-epreuve pour ceux qui étaient dejà familiarisés aree son système.
10) De la nature de la philosophie comme Science (Conférences
d'Erlangeri).
C’est la première des conferences que Schelling, momenlanement degagé
de tonte obligation professionnelle, fu à Erlangen en 1821-182; devant un
pubiic nombreux et attenti/, attiré par sa renommce et compose d’étudianls,
de professeurs et de simples profane* s’inléressanl aux questioni philoso-
phiques. Celle conférence, ime des plus pathéliques qu’il ail /amai* pro-
noncées au cours de sa longue carrière, eul un succes tei qu ’il fui oblige de
la répéter plusieurs fois. Il checche à y montrer en quoi consiste la tdche de
la philosophie, et commenl celle tdche peul dire remphe. La philosophie don
tendre de tous ses efforts à systématiser le savoir. La latte qui s’y poursuil
entre les differente* conceptions et crée un étal qu’il appelle « asystasie » est
une phase preliminaire necessaire de l’évolulion de la philosophie vers la
systématisation. Chacun des système* actuellemenl en tutte, dit-il, est limia
terat, son unilateralite lenant, non à ce qu’il affirme, mais à ce qu’il nic.
La véntable conciliation ne pourra s’effeduer que dans le système zat*
i^v/ìy, dans le système universe! qui, degassati! tous les aulres, s’elevant
au-dessus de tous les aulres, sera un système de liberle ayanl polir raison et
pour bui le su jet absolu : ni la sub*lance de Spinoza que les deux poids,
pensee et e'tendue. qui ) soni attaches, atlirent vers la Finitude, ni le moi de
Fichte qui ne volt dans la realite objeclive qu'un obstacle à son ac tirile’ et
qui, à peine in contact avec celle realile, se retire en lui-méme. Ce qui
conslitue l’essence du sujel absolu, c’est /’ « eternelle liberle », ce soni le
vouloir et le pouvoir pars ; liberle qui devore pour aitisi dire tonte* les
forme* dans lesquelle* elle se irouve enfermée et qui, apiès chaque limitatimi
PRÈFACE DU TRADUCTEUR ?9
subie, renai! contine le phénix de ses cendres, régénérée, Iransfigurée par la
fiamme qui ne s’éleint jantats. Toujotirs adire, /amais en repos, se revelant
sans cesse à elle-ménte, celle liberté se confond aree la sagesse qui se checche
<ì Iravers loutes les connaissances, pourfmalement arriver <1 la connaissance de
soi-méme. « Connais-loi loi-méme, et sois lei que tu le connais » : Ielle est
en effe! la règie supreme de la sagesse, guidée par Tétemelle liberté. Cesi ce
monrement de la liberté vers la sagesse qui conslilue la philosophie objeclive,
et la tàche de la philosophie, en tant qu’ « art humain », consiste a repro-
duire celle-là sur l'échelle humaine.
I
r
i
:
I
I
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4
ESSAIS
DE
SCHELLING
?
!
-
i
f
IDEES POUR UNE PHILOSOPHIE
DE LA NATURE
(Introduction a l’étude de cette Science)
(■797)-
F'ragment.
1
46 ESS/4/S DE SCHELLING
nature doit avoir pour tàche de déduire de principes la possi-
bilité d une nature, c’est-à-dire l’ensemble du monde fondé sur
l’expérience. Je ne m’attarderai cependant pas à trailer celle
définition d'une facon analytique ou, en la postulanl comme
exacte, à en tirer les conséquences qu elle comporle : je vais
rechercher avant tout si, d'une facon générale, elle correspond
à quelque chose de réel, el si elle exprime quelque chose de
réalisable.
I
IDEES POUR UNE PH1L0S0PH1E DE LA NATURE 49
nisme de sa pensée, il abolii l’équilibre de la conscience où le
su jet el l’objet éiaieni intimement unis.
Pendant que je me représenie un objet, représenlation el
objei ne font qu'un. Et cesi de celle - incapante de distinguer, :
;
dans la représenlation, celle-ci de l’objet que découle pourl en- !
tendement commun la conviction de la réalité des choses exté- ;
rieures, doni il n’a cependant connaissance que par la repré-
sentation.
Cesi celle idenlité de la représenlation et de l’objet que le
philosophe sopprime en demandant : commenl naissent en nous
les représentations des choses exlérieures ? Par cette question
nous siluons les choses en dehors de nous, nous les présuppo-
sons cornine indépendantes de nos représentations. Il doitcertes
existerun lien entrelesuneset lesautres. Or, entre des choses difi- .
renles nous ne connaissons pas d'autre lien que celui de cause à cffet.
Aussi la première tàche de la philosophie consiste-t-elle à éta-
blir entre l’objet et la représenlation un rapport de cause à effel.
Or, nous avons expressément posé les choses cornine étant
indépendantes de nous. Quant à nous, nous nous sentonsdépen-
dants des choses, car notre représenlation elle-méme n’est nelle
que pour autant que nous ne voyons pas dans les choses des
elTetsdenos représentations. Il ne nous reste donc qu’à admettre
que les représentations dépendent des choses, à considérer celles- s
ci cornine des causes, cellcs-là comme des effets.
Mais il est facile de voir aussilót que cet essai ne nous
conduit pas au bui que nous recherchons. Nous voulions expli-
quercoinment il se fait que représenlation el objet soni en nous
inséparablemenl unis. C’est en etfet seulement dans cette union
que réside la réalité de notre connaissance des choses exté
rieures. Et c’est justemenl celle réalité que le philosophe doit
démontrer. Or, si Ics choses soni les causes des représentations,
elles doivenl les precèder. Mais, de ce fait, la séparation entre
les unes et les autres devient permanente. Or, nous voulions,
nous, après avoir iibrement séparé l’objet et la représenlation,
Ics unir de nouveau Iibrement, nous voulions sa voi r si et pour-
quoi il n’existait pninitii'ement entre l’un et l’autrc aucune sépa
ration.
En oulre, nous ne connaissons les choses que dans et par
Schelling. j
So ESS4/S DE SCHELLING
nos représenlalions.
i Mais nous n'avons aucune idée de ce
qu’elles» soni anlérieurement à la représenlalion, avant d'éire
représentées.
Plus que cela : en demandant commenl je puis avoir des
représenlalions, je m’élève au-des$iis de la représenlalion; du
fan méme que je pose cette question, je deviens un éire qui se
seni primitivement libre par rapporl à ionie représenlalion, qui
voit aii-dessous de lui la représenlalion elle-méme ei toni l’en
semble des représenlalions. Par celle question, je deviens un
ètre qui, indépendani des choses extérieures, porle en lui-
méme les racines et les raisons de son exisience.
Par cene question, je sors donc de la sèrie de mes représen-
tations, je me dégage du lien avec les choses et je me place à un
point de vue où aucune puissance extérieure ne peut m’atteindre.
Cesi maintenant seulement que se produit une séparaiion entre
les deux entités hostiles : l’espril et la matière. Je les silue dans
des mondes différents, entre lesquels aucun lien n’est plus pos-
sible. Du fait que je sors de la sèrie de mes représenlalions, la
cause et l’effet eux-mémes m’apparaissent cornine des notions
qui soni au-dessous de moi, parce que l’une et l’autre ne naissent
que dans la succession nécessaire de mes représenlalions doni je
mesuis délaché. Commenl pourrais-je me soumettre de nouveau
à ces notions et laisser les choses qui me soni extérieures agir
sur moi : ?
Ou bien faisons l’essai inverse: laissons leschosesexlérieures
agir sur nous et essayons d’expliquer commenl nous n’en arri-
vons pas à nous poser la question de la possibililé des repré-
sentations.
Il m esi certes difficile de concevoir que les choses puissent
agir sur moi Cétre libre). Je concois seulement que les choses
miisseni agir sur les choses. Or, pour autant que je suis libit
puissent arnr
i
ik
52 ESS.4/S DE SCHELLING
soni des étres qui ne se connaissent que pour autant qu’ils se
senient dominés par ces lois. Or, inoi, en formulant celle ques-
tion. je m’élève au-dessus de ces lois. Ils sont engagés dans le
mécanisme de leur pensée el de leur représenialion ; moi, j ai
rompu ce mécanisme. Comment pourraient-ils me comprendre?
Celui qui n'esl pour lui-mème que ce que les choses el les
circonsiances oni fait de lui, qui, sans dominer ses représenia-
lions, se laisse entrainer par le courant descauseset des etfets—
commeni peut-il savoir d’où il vieni, où il va, comment il esi
devenu ce qu’il est ? Connait-il seulement la vague qui l’ein-
porte ? Il n’a méme pas le droit de dire qu’il est le produit de
l action combinée des choses, car, pour pouvoir le dire, il faul
qu’il se connaisse, donc qu ii soil quelque chose pour lui-mème.
Or, ce n’est pas le cas ; il n’existe que pour d’autres étres de
raison, et non pourlui-méme ; il est un objet dans ce monde, et
il est utile pour lui et pour la Science qu’il n entende jamais
parler d’autre chose, qu’il ne s’imagine jamais autre chose.
Depuis toujours, les hommes les plus ordinaires oni réfuté les
plus grands philosophes, en leur opposant des arguments qui
sont à la portée de IIntelligence méme des enfants et des faibles
d’esprit. On écoute, on lit et on est tout étonné de voir que de
si grands hommes aient ignoré des choses aussi siniples et que )
des hommes aussi notoiremenl petits aient pu les metire dans
l’embarras. Personne ne se dii que ces grands hommes pou- i
vaienl bien connaitre ces choses, car autrement commeni
auraient-ils pu nager contre le courant ? Beaucoup sont per-
I
suadés que si Platon pouvait lire Locke, il serait confondu ; i
d’autres croient que Leibniz lui-inéme, s’il ressuscilait pour
pouvoir se mettre pour une heure à son école, en ressortirait
converti et combien n’y a-t-il pas de faibles d’esprit qui se soni
cru en droit d entonner un chant de triomphe sur la tombe de
Spinoza?
Mais, me demanderez-vous, qu’est-ce qui a donc poussé lous
ces hommes à tourner le dos aux manières de penser de leur
epoque et a inventer des systèmes en oppositión avec tout ce à
quoi les foules ont toujours cru et ce qu’elles se soni toujours
imaginé ? C esi un libre élan qui les a élevés dans une région
où vous cessez vous-méme de comprendre leurs desseins, de
IDÈES POUR UNE PHILOSOPIIIE DE LA NATURE $;
méme qu’eux, de leur còte, ont cessé de comprendre ce qui
pour vous était si simple et intelligible.
Il leur fui im possi ble d’élablir un lien et un contact entre
des choses que la nature et le mécanisme ont en nous réunies
à tout jamais. Il leur fui également impossible de nier l’exis-
tence d’un monde extérieur à ces choses ou l’absencc d’esprit
dans les choses, et cependant ils ne voyaient aucun lien entre
les choses et ce qui n’était pas elles, entre les choses et l’espril.
A vous-inémes, lorsque vous pensez à ces problèmes, il ne
vieni pas à l’idée de transformer le monde en un jeu de concepts
ou l’espril en un miroir mori des choses.
Pendant longtemps l’esprit humain (encore dans toute la
fraicheur de la divine jeunesse) s’était livré à des explications
mythologiques et poétiques de l’origine des choses; des reli-
gions de peuples entiers étaient fondées sur cette opposition
entre l’esprit et la matière, et cela jusqu’au jour où un heureux
génie, le premier philosophe, ait trouvé les notions auxquelles
les époques suivantes ont rattaché et fixé les deux bouts de
notre savoir. Les plus grands penseurs de l’antiquité n oni pas
osé s’avennirer au delà de cette opposition. Platon oppose la
matière à Dieu cornine « autre chose ». Le premier qui, en pieine ?
connaissance de ce qu’il faisait, concut l’esprit et la matière
cornine formant une unite indivisible, la pensée et l’étendue
n’étant que des modifications de ce principe, fui Spinoza. Son
système l’ut la première projection hardie d’une imagination
créatrice qui déduisit directement le lini de l’idée de l’Iniìni
pur et reconnut celui-là cornine impliqué dans celui-ci. Leibniz
vini et suivil un chemin opposé. Le temps est venti de réha-
biliter sa philosophie. Son esprit se moni re réfractaire aux
contraintes de l’Ecole; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce
qu’il n’ait survécu que dans une élite doni l’esprit avait des
aftinités avec le sien et qu ii ait été pour les autres un étranger.
Il était de ceux, peu nombreux, qui tiaitent la Science égale
ment cornine une ccuvre de liberté. Il portait en lui Vespri!
generai In monde qui se manifeste sous des formes variées et
crée la vie parlotti où il apparai!. Aussi est-il doublemenl *I
inaclmissible de laisser l’école kantienne lui attribuer ses propres
inventions et lui l’aire dire tout le contraire de ce qu’il avait
l
1
54 ESS.4/S DE SCHELLING
enseigné. Rien n'est plus incompatible avec la philosophie de
Leibniz que l'invention chiniérique d'un monde de choses en soi
qui, échappant à tonte connaissance et à toute intuition. n’en
agiraient pas moins sur nous et provoqueraient toutes nos repré-
sentations. La première pensée qui lui ait servi de point de
départ était que « les représentations des choses extérieures
naissent dans l ame. comme dans un monde particulier, en vertu
de lois qui lui sont propres, comme s’il n’y avait rien d’autre
que Dieu (l’Infini) et l'Ame (contemplation de l’Infini)».
Encore dans ses derniers ouvrages il affirmait l’impossibilité
absolue d une action de causes extérieures sur l'intériorité de
l’esprit, si bien que toutes les modifications. toutes les succes-
sions de perceptions et de représentations dans un esprit ne
peuvent avoir leur source que dans un principe intérieur. De
nos jours se sont mis à philosopher beaucoup de gens qui onl
peut-étre des disposilions pour autre chose, mais n’en ont
aucune pourla philosophie. Cesi pourquoi. lorsque nous dirons
qu'aucune représentation ne peut naitre d’une action intérieure,
nous soulevons un étonnement sans fin. On s’imagine aujour-
d'hui que, pour étre philosophe. il suffit de croire que les
monades ont des fenétres par lesquelles les choses entrent et
sortent.
Il est certes possible de poser certaines questions susceptibles
de mettre dans l’embarras les partisans méme les plus résolus
des choses en soi comme cause et condition des représentations.
On peut leur dire : je comprends comment la matière agii sur
la matière. mais non comment un en-soi peut agir sur un
autre, car dans le royaume de i’intelligible il ne peni y avoir
ni cause ni effet ; et je ne comprends pas comment celle loi,
valable pour un monde, peut étendre son action à un autre
qui lui est opposé : vous devriez donc admettre, puisque vous
dites que je dépends d'impressions extérieures, que je ne suis
moi-méme rien d’autre que matière, ime sorte de verre optique
dans lequel se réfractent les rayons lumineuxdu monde. Mais le
verre optique ne voil pas lui-méme. il est seulement un moyen
entro les mains d un homine doué de raison. Et qu'est-ce qui
en moi juge que j ai subi une imprcssion ' C’est encore fnoi
qui, pour aulant que je juge, ne reste pas passif, mais suisactif;
IDÈES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE $5
il y a donc quelque chose en moi qui se seni libre à l’égard de
l’impression et qui sait cependant que l’impression existe, qui
l’appréhende et l’élève à la conscience.
;
En outre, aucun doute ne nait, pendant l’intuition, quant à
la réalité extérieure de l'objet de lintuition. Et voici que sur-
vient l’entendement qui se metà diviserà l’infmi. Si la matière
qui existe exlérieurement à vous est réelle, elle doit se compo-
ser de parties en nombre infini. Et si elle se compose de par-
ties en nombre infini, on doit aussi pouvoir la recomposer avec
ces parties. Or. pour celle recomposition notre imagination ne
possède qu’un pouvoir tini. Il y aurait donc une recomposition
infime dans un temps fini. Ou bien la recomposition a déjà
commencé quelque part ; autrement dit, il y a les dernières
parties de la matière, et c esi à ces dernières parties que j’ai
•atfaire (lors de la division). Or, je ne trouve toujours que des
corps semblables et ne puis jamais aller plus loin que les sur-
faces, le réel semble me fuir ou disparaitre sous ma main, et la
matière, la première base de toule expérience, devienl la chose
la plus inessentielle que nous connaissions.
Ou bien tome celie discussion ne doit-elle servir qu’à nous
éclairer sur nous-mémes r L’intuition ne serail-elle qu’un lève
qui simule la réalité pour tous les étres raisonnables, et leur
entendement ne leur serait-il donné que pour les réveiller de
temps à autre et leur rappeler ce qu’ils soni, atìn que leur
silence soit ainsi partagé enlre le sommeil et la veille (car il
est évidenl que nous ne sommes que des étres occupant le
, milieu enlre deux états opposés) ? Mais je ne vois pas ce que
peul bien étre un réve pareil. Tous les réves ne sont-ils pas
des ombres de réalilés, des « souvenire d’un monde qui fui
jadis » ? Ménte en admettanl que c esi un Étre supérieur qui
produit en nous ces ombres, je ne vois pas comment il pourrail
évoquer en moi une image de la réalité, sans que j’aie uno
connaissance préalable de celle réalité : toul ce système est trop
aventureux, pour qu’on puisse le prendre au sérieux.
Vous diles que la matière n’est pas inessentielle, puisqu’elle
possède des forces qu’aucune division ne saurait diviser. « La
matière a des forces. » Je sais que c’est là une proposition très
con rame. Mais comment ? « La matière a », cela veut dire
$6 ESS.4/X’ DE SCHELLING
qu'on reconnait à la malière une existence en soi el indépen-
dante de ses forces. Ses forces seraient-elles donc des accidents ?
Puisque la malière existe cxtèricurement à vous. c esi égalemeni 4.
à une cause extérieure quelle doil élre redevable de ses forces.
Lui auraieni-elles èie implantées, cornine le disenl certains
newtoniens. par une main extérieure ? Mais vous n’avez
aucune idée des influences auxquelies peni élre due celle implan-
laiion. Vous connaissez seulement l’action de la malière, c’esl-
à-dire dune force sur une aulre ; mais nous ne pouvons abso-
lument pas concevoir commenl il esl possible d'agir sur quelque
chose qui n’esl pas primitivement une force. C’esl là une
chose qu'on peut dire, qu’on peni répéler de bouche en bouche,
mais jamais elle n’a exislé dans le cerveau d un homine réel,
parce qu’aucun cerveau humain n’esl capable de penser une
chose pareille. Donc. vous ne pouvez penser la malière sans
penser en méme lemps la force.
En outre, ces forces soni celles d’ailraciion el de répulsion.
« Attraction et répulsion » : s’exercenl-elles donc dans l’espace
vide ? Ne supposenl-elles pas plutól l’espace plein, cesl-à-dire
jusiement la malière r Aussi devez-vous convenir qu ii n'y a pas
plus de forces sans malière que de malière sans forces. Or. la
malière est le dernier subsirat de vos connaissances, celili au
delà duquel vous ne pouvez plus aller ; et comme vous ne
pouvez pas expliquer ces forces par la malière, vous ne pouvez
en avoir aucune autre explication empirique, c’esl-à-dire par
quelque chose qui vous soit extérieur, ce que vous devriez
cependant pouvoir taire, d’après voi re système.
Malgré cela, on demande loujours en philosophie commenl
les matières el ces forces soni possibles en dehors de nous. On
peul renoncer a tonte philosophie fei plùt a Dieu que ccux qui
n'y entendenl rien le fassent) ; mais si vous voulez philosopher
quand méme, vous ne pouvez pas vous soustraire a celle ques-
lion. Or, il vous esl absolument impossible de nous taire
comprendre ce que peut élre une force en dehors de nous. Car
une force en generai esl seulement ce qui est senti. Mais le
sentiment seul ne fournil aucune noiion objective. El, cepen
dant, vous faites de ces forces un usage objectif, car vousexpli-
quez les mouvements des corps célesles, la pesameli r uni ver-
IflÈES POUR UN E PHILOSOPHIE QE LA NATURE 57
selle, par des forces d’altraction, et vous prétendez avoir dans
cette explication un principe absolu de ces phénomènes. Mais
dans votre système, cette force d’altraction n’a qùe la valeur
d’une cause physique, car, étant donne que la matière exisle
indépendamment et en dehorsde vous, yous ne pouvez connaiire
les forces qu elle possède que par l’expérience. Mais en tant
qu’explication physique, la force d’altraction n’est ni plus ni
inoins qu’une obscure qualité. Cependant, voyons tout d’abord
si des principes purement physiques peuvent suffire à expliquer
la possibilité d’un système cosmique. Or. l’on voit aussilót que
cette question comporle une réponse négative, car la dernière
chose que nous apprenons par l’expérience est que l’Univers
exisle: cette proposition est la limite de l’expérience. Ou, pill
ici, que l’existence de l’Univers est une Idèe. Encore moins
peni decoder de l’expérience la connaissance de l’équilibre
général des forces cosmiques. Si c esi une Idée, vous ne pou-
tvez pas l’avoir obtenue par l’expérience, méme pour tei ou lei
système parlieulier ; or elle ne peni ótre appliquée au Toni
qu'au moyen de raisonnements analogiques par lesqùels on
n’obtient jainais que des probabilités, tandis que des Idées,
cornine celle de l’équilibre universe!, vraies en soi, doivent ótre
des produils de quelque chose ou reposer sur quelque chose
qui soit soi-méme absolu et ne dépende pas de l’expérience.
Vous ètes donc obligés de convenir que celle Idée vous
inlroduit dans une région supérieure ù celle de'la Science de la
nature pure et simple. Newton, qui ne s’en est jamais penetrò
complètement et continuai! gneore à chercher les causes efficiente!
de r<ilti\ictioti, voyait cependant fori bien qu ii se trouvail à la
limite de la nature, à la ligne de séparation entre deux mondes.
Il est rare que de grands esprits avant vécu en méme lemps
n’aienl iravaillé en vue d’un méme bui. mais en cherchant à
l’atteindre par des voies ditférentes. Pendant que Leibniz fon
dali le monde spirituel sur l’harmonie préélablie, Newton trouva
dans l’équilibre des forces cosmiques le système d’un monde
matèrie!. Mais à supposer qu’il exisle une unite dans le système
de noi re sa voi r et qu’on doive un jour réussir à atteindre son
extrème limile, il est permis d’espérer que là oìi Newton el
Leibniz se soni séparés l’un de l’aulre, un esprit plus vaste et
58 ESS.4/S DE SCHELLING
plus compréhensif trouvera le centre autour duquel gravile
È Uni vers de notre Savoir. c’est-à-dire les deux mondes entre
lesquels il est encore partagé ; et alors l’harmonie préétablie de
Leibniz et le système de gravitation de Newton apparaitront
comme ne formant qu'un seti! et ménte système ou comme des
aspects ditférents d’un seul et méme système.
Je vais plus loin. La matière brute, c’est-à-dire la matière
pour autant qu’on la pense seulement comme remplissanl
1 espace, constitue le sol. le terrain solide sur lequel on asseoit
l'édifice de la nature. La matière serail donc quelque chose de
réel. Or, ce qui est réel. est seulement objet de sensation.
Comment une sensation est-elle possible ? Vous dites: gràce à
une action extérieure. Mais cela ne suffìt pas. Il doit y avoir en
moi quelque chose qui éprouve la sensation, et entre ce quelque
chose et ce que vous supposez comme existant en dehors de
moi aucun contact n’est possible. Ou bien. si celle chose exté
rieure agit sur moi. comme matière sur matière. je ne puis
réagir que sur celie chose extérieure (par la force de répulsion)
et non sur moi-inéme. Et, cependant, je dois le fai re ; je dois
cprourcr la sensation, je dois l’amener à la conscience.
Ce que vous éprouvez de la matière, s’appelle sa qualité et,
pour autant qu’il s'agii d une qualité définie, elle est retile.
Qu elle possedè une qualité en generai, est une necessiti', mais
qu’elle possède ielle qualité déterniinée, cela vous parai! acci
dente!. S’il en est ainsi. la matière ne peut pas avoir une seule
et méme qualité; il doit donc v avoir des proprietés varites et
direrses que vous ne connaissez qu$ par la simple sensation.
Mais qu’est-ce qui provoque la sensation ? Quelque chose qui
est à i’intérieur de la matière. Simples paroles, car où se t roti ve
cei intérieur de la matière? Vous pouvez la diviser à l’infmi,
vous n’irez jamais plus loin que la surface descorps. Tout cela,
vous le savie/, depuis longtemps. et c esi pourquoi vous avez
toujours considéré que ce qui est objet d une sensation a sa
raison dans votre manière d'éprouver. Maisceci est le mini
mum ; car le fait qu ii n’y a rien en dehors de vous, que rien
n’est doux ou acide en soi ne rend pas encore la sensation plus
intelligible. Vous admettez en elfet toujours une cause qui.
agissant en dehors de vous, provoque votre sensation. Mais à
IDÉES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE )9
supposer que nous vous accordions celle action exlérieure, qu’y
a-i-il de commun entre les couleurs, les odeurs, eie., ou les
causes de vos sensations, d’une pari, et votre esprit, de l’autre?
Vous ave?, découvert, avec- beaucoup d’ingéniosité, que la
lumière, irradiée par les corps, agii sur les nerfs optiques, que
l’image renversée qui se forme sur la réline, devient droile dans
votre àme. Mais qu’esl-ce qui en vous voit et examine celle
image sur la réline et se demande comment elle a pu pénétrer
dans l’àme? Quelque chose évidemment qui est absolument
indépendant de l’impression exlérieure et qui a cependanl une
certaine connaissance de celie impression. Comment l’impres-
sion a-t-elle donc pénéiré dans rette région de votre àme où
vous vous sentez tout à fait libre et indépendant des impressions?
Vous pouvez intercaler entre l’alfection de vos nerfs, de votre
cerveau, eie. et la représenlation d’un objet extérieur autanl
d’intermédiaires que vous voudrez, vous rie réussirez qu’à vous
tromper vous-méme, carie passage de l'objet dans l’àme ne
peut pasèlre, d’après vospropres représentations. contimi, mais
doit s’etTecluer à la faveurd’un bond, el c'est justementee bond
que vous vous proposez d’éviter.
En outre, une masse agii sur une autre par son si m pie mou
vemenl (par l’impénétrabilité), c’est-à-dire par son choc ou le
inorivement inèeanique.
Ou bien, une matière agii sur une autre, sans avoir préala-
blemeni recu elle-méme un mouvemenl, de sorte que le mou
vemenl nail du repos : par attraction, et cela s’appelle sa
pesatiteli r.
Vous vous représeniez donc la matière cornine inerte, c’esl-à-
dire comme quelque chose qui ne se meni pas spontanément,
mais ne peut ótre mis en mouvemenl que par une cause exlé
rieure.
Fin outre, la pesanteur que vous atlribuez aux corps. vous la
considérez comme égale, en lant que son poids spécitique. à la
quantité de la matière (indépendamment du volume).
Mais vous trouvez aussi qu’un corps peni imprimer un mou
vemenl à un autre, sans ètte lui-mème en mouvemenl. c’esl-à-
dire sans lui imprimer un choc. El vous remarquez en oulre ;
que deux corps peuvenl s’allirer réciproquemenl, quel que soil
6o ESSAIS DE SCHELLING
le rapport de leurs masses, c’est-à-dire indépendamment des lois
de la pesanteur.
Vous admettez donc que la raison de celle aiiraclion ne doii
éire cherchée ni dans la pesanteur ni à la surface dii corps ainsi
mis en mouvement; il doil s’agir d une raison intcrieurc, en rap
port avec la qualité du corps. Mais vous ne vous èles jamais
expliqué sur ce que vous emende?, par Vintcrieur d’un corps. Il
est en ouire démontré que la qualité n’existe que par rapport à
votre sensation. Mais ici il n’est pas question de votre sensa-
tion, mais d’un fait objectif qui se produil en dehors de vous,
que vous percevez avec vos sens et que votre entendement veut
traduire en notions. Admetlons que la qualité soit quelque chose
qui n’existe pas seulement dans votre sensation, mais a aussi
une raison dans le corps qui est en dehors de vous ; que signi-
fie alors celle proposition : un corps en altire un autre en raison
de ses qualités? Ce qui est en etfet réd dans celle attraciion,
c’est-à-dire ce que vous pouvez percevoir. n’est que le mouve
ment du corps. Mais le mouvement est unegrandeur purement
mathématique et ne peut étre défini que phoronomiquemenl.
Quel lien peut-il y avoir entre ce mouvement extérieur et une
qualité inlérieure? Vous empruntez au monde des élres vivanls
des expressions figurées, telles qu’affmité, parité, par exemple.
Mais vous serie?, très embarrassés si l’on vous demandali de
transformer celle image en une noiion théorique. En ouire,
vous accumulez substances fondameniales sur subslances lon-
damenlales, qui ne soni qu’autant d’asilespour votre ignorance.
Car qu’est-ce que vous emende?, parla? Non pas la matière
méme, le carbone par exemple, mais quelque chose qui serail
pour ainsi dire enfermé. caché, dans la matière et qui lu
communiquerait ces qualités. Mais où donc se cache celle sub-
stance fondamentale, dans quelle panie du corps? Quelqu’un
I a-l-il jamais découverte par la séparalion ou la division ? Il
n’est pas une seule de ces substances doni vous soyez à méme
de donner une représentaiion perceptible par les sens. Mais
méme en admetlant celle exislence, que gagne-t-on ? A-i-on
ainsi l’explicaiion de la qualité de la matière? Je conclus ainsi :
ou la qualité est inhérenteaux substances fondameniales mémes
qui la communiquent aux corps, ou elle ne l’est pas. Dans le
IDÉES POUR UN E PHILOSOPIIIE DE LA NATURE 6i
i
IDÉES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE 67
Cesi un système qui ne ménte méme pas d’étre réfuté. Il
suffit de l’exposer, pour le voir aussitót s’effondrer. Le scepti-
cisme de Hume lui est infiniment supérieur, on peut méme
dire qu’il lui est incomparable. Hume (fidèle à ses principes)
laisse sans solution la question de savoir sì les choses à nous
extérieures correspondent ou non à nos représentations. Malgré
cela, il se voit obligé, lui aussi, d’admettre que la succession des
phénomènes ne s’établit que dans notre représentation ; mais
que nous voyions dans cette succession dèfinic une succession
nécessaire, c’est ce qu’il considère comme une illusion. Ce qu’on
serait du moins en droit de demander à Hume, c esi d’expliquer
l’origine de cette illusion. Il ne peut en effel pas nier que nous
pensions une succession de causes et d’effets comme nécessaire,
que c’est là-dessus que reposent toutes nos Sciences, la théorie
de la nature et l’histoire (dont il était un des plus illustres repré-
sentanls). Mais d’où vienteette illusion méme ? Hume rcpond :
« elle a pour origine l’habitude ; étant donné que jusqu’ici les
phénomènes se sont succédé dans tei ordre donné, notre ima-
gination a pris l’habitude de s’attendre à voir se reproduire la
méme succession à l’avenir, et cette attente a fini par devenir,
comme tonte autre habitude, une seconde nature ». Mais cette
explication tourne dans un cercle. Car ce qu ii faut expliquer,
c’est justement pourquoi les choses (et Hume ne le nie pas) se
sont jusqu’ici succédé dans cet ordre, et non dans un autre.
Cette succession était-elle dans les choses elles-mémes ? Mais il
n’ya pas de succession en dehors de nos représentations. Mais
si c’était là une simple succession de nos représentations, il faut
qu’il y ait une raison à la constance de cette succession. Ce qui
existe independamment de moi échappe à tonte explication ;
mais de ce qui se passe en moi, je dois tout de méme trouver la
raison en moi-méme. Hume peut dire : il en est ainsi, et cela
me suffit. Mais cela ne s’appelle pas philosopher. Je ne dis pas
qu’un Humesoit obligé de philosopher, mais si l’on se propose
de philosopher, on ne peut se soustraire à la question du
poti r<fnoi.
Il ne nous reste pas d'autre issue qu’à essayer de déduire la
nécessilé d’une succession de nos représentations de la nature
de notre esprit, autrement dii de l’espril fini en général, et,
68 ESS4/S DE SCHELLING
pour rendre cene succession vraiment objcctivc, d’y faire naiire
les choses elles-mémes dans celle succession.
Panni lous les systèmes existants, je n’en connais que deux,
ceux de Spinoza ei de Leibniz, qui n’oni pas seulement fail cel
essai, mais doni loute la philosophie n’est aulre que cel essai.
Cornine il existe aujourd hui de grands doules ei de grandes
inceniludes quanl aux rapporls enire les deux systèmes (accord
ou contradiciion ?), il me parail ulile de commencer par quelques
remarques relati ves à celle queslion. 4
Spinoza, parait-il, s’est préoccupé de bonne heure des rap-
ports entre nos idées et les choses en dehors de nous, ne pou-
vant pas supporter la séparaiion qu’on avait établie entre les
unes et les auires. 11 voyait bien qu’il existait dans notre nature
un lien intime enire l’idéal et le réel (entre la pensée et l’objet).
Que nous ayons des représentations des choses extérieures à
nous, que nos représentations elles-mémes dépassent les
choses, c esi ce qu’il ne pouvait expliquer autrement que par
notre nature ideale ; mais qu’à nos représentations correspondent
des choses réelles. il n'en voyait l’explication que dans les
atfections et les déterminations de notre nature idéale. Nous ne
pouvons donc avoir conscience du réel que par opposition à
l’idéal. et de l’idéal que par opposition au réel. Aussi ne poli
rai t-il pas y avoir séparaiion entre les choses réelles et les repré-
sentalions que nous en avons. Notions et objets, pensée et
étendue étaient pour lui une seule et méme chose, des modifi-
cations d’une seule et méme nature idéale.
Mais au lieti de descendre dans les profondeurs de sa
conscience. pour y assister, pour ainsi dire, à la naissance en
nous de deux mondes. de l’idéal et du réel. il se sorvola lui-
méme ; au lieu de chercher dans notre nature l’explication de
la séparaiion du fini et de l’infini qui, priinitivement, étaient
réunis en nous. il s’égara dans l’idée d un Infini en dehors de
nous. C esi dans cet Infini que seraient nées ou, plutót, auraient
existé primitivement, on ne sait commenl ni pourquoi, affec-
tions et modifications et, avec elles, la sèrie inhnie des choses.
Cornine, dans son système, il n’y avait pas de passage de rin
fittì au Fini, un commencemenl du derenir lui était aussi
inconcevable qu’un commencemenl de Vitre. Mais que celle
IDEES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE 69
succession infìnte soit l’objet de ma représentation, et cela
nécessairement, cela s'expliquerait par le fait que les choses et
? mesreprésentations n’étaient primitivement qu’une seuleet méme
chose. Je n’étais moi-méme qu’une idée de fintini ou, plutót,
qu’une succession constante de représentations. Mais ce que
Spinoza a été incapable d’expliquer, c’est comment je puis
prendre conscience de celle succession.
D’une facon generale, son système, tei qu’il est sorti de ses
mains, est le plus incompréhensible de tous. Il faut pour ainsi
dire s’identifier avec ce système, se mettre à la place de sa
subslance infime, poursavoir que l’Infini et le Fini ne sont pas
en dehors de. nous, mais en nous, ne naissenl pas, mais sont là
depuis toujours à l’état de non-séparalion, et que c’est juste-
ment sur celle inséparation que reposent la nature de notre esprit
et ionie notre existence spirituelle. Nous ne connaissons en
effei primitivement que notre propre essence, et nous ne
sommes intelligibles qu’à nous-mémes. Ce que je ne comprends
• pas, c’est qu’il y ait ou qu’il puisse y avoir des atfections et des
délerminations dans un Absolu en dehors de moi. Mais ce que
je comprends, c’est qu’il ne puisse y avoir en moi rien d'inlìni,
sans qu ii y ait en méme temps un fini. Car celle union néces
saire de l’idéal et du réel, de l’absolumenl aciif et de l'absolu-
ment passif (union que Spinoza réléguait dans une subslance
infime) exisic en moi primitivement. sans aucune contribution •.
de ma pari, et c’est justemenl en cela que consiste ma nature.
Ce fut là le chemin que suivit Leibniz, et c’est là le point
sur lequel il s’ccarte de Spinoza et. en méme temps, s’en rap-
p roche. Il est impossible de comprendre Leibniz sans se piacer
en ce point. Jacobi a montré qu ii a pour point de départ et
> pour point d’arrivée la notion d'individuante. C’est dans cotte no-
lion que se trouve primitivement retini ce que toutes les autres
philosophies sépareni : le positif et le négatif, l’actif et le passif.
Spinoza n’a pas réussi à nousfaire comprendre comment il peni
y avoir des déterminations dans fintini en dehors de nous, et il
chercha en vain à éviter un passage de fintini au Fini. Or, ce
passage n’exisle pas là où le Fini et l’Infini sont primitivement
’•
nnis, et celle union primitive existe seulement et uniquement
dans l’cssence d’une nature individuelle. Leibniz ne passa donc
i
70 ESSAIS DE SCHELLING
ni de Fintini au Fini, ni du Fini à l’Infmi, mais l’un et l'autre
étaient pour lui réels en méme temps et au méme titre. du fait
pour ainsi dire d’un seui et méme développement de notre
nature, d une seule et méme activité de notre esprit.
Le fait que ces représentations se suivent en nous, est une
conséquence nécessaire de notre finitude ; mais que celle serie
soil infinte, montre qu’elle émane d'un Étre dans lequel l’Infmi
et le Fini soni unis.
La necessitè de cene succession découle, dans la philosophie
de Leibniz, du fait que les choses naissent en nous en méme
temps que les représentations. en vertu des seules lois de notre
nature, d’après un principe intérieur, comme dans un monde
qui leur serait propre. Ce qui, pour Leibniz, était primilivement
réel et réel en soi, c’élaient les étres représenlanis, car c esi seu-
lement dans ceux-ci qu’existe primilivement celle union d oti
lout le reste, que nous appeions réel, émane et se développe.
Toul ce qui est en dehors de nous est en etfet tini et ne peni
élre pensé sans quelque chose de positif qui lui confère une .
réalité, et sans quelque chose de négatif qui lui trace une limite.
Or. celie union primitive du positif et du négatif n’existe nulle
pari ailleurs que dans la nature d'un individu. Les choses exté-
rieures n’existaient pas réellement par elles-ntémes, mais soni
devenues réelies, gràce au mode de représentalion de natures spiri-
tuelles ; maisséul l’étre représentantdoit étre la source el l'origine
de toute existence.
Si toute la succession des représentations découle de la
nalure de l'esprit fini, on doit pouvoir en déduire égalemenl
toute la sèrie de nos expériences. Si. en effet. tous les étres de
noi re espèce se représentent les phénomènes du monde selon la
inéme succession nécessaire, cela s'explique uniquemcnt par
une communauté de nature. Expliquer cette communauté de
nature par une harmonie préétablie, c esi ne rien expliquer du
tout. Harmonie préétablie signifie seulement qu ii y a accord,
mais ne dit paspotir</noi ni comment cet accord existe. Mais il
s'ensuitdu système de Leibniz lui-mémequc cet accord découle
de l'eire/ter-des natures finies. S’il n’en était pas ainsi, l’esprit
cesserai! d’étre la raison absolue de son propre savoir et de sa
propre connaissance. Il serait obligé de chcrcher la raison de
IDÉES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE 7\
ses représentations en dehors de lui et nous serions ramenés au
point que nous avons abandonné au début : le monde et son
& ordre seraieni pour nous accidentels et la représentation que
nous en avons nous viendrait du dehors. Nous sortirions ainsi
des limites à l’intérieur desquelles nous nous comprenons. Si,
en effet, c’est une main supérieure qui nous a organisés de telle
sorte que nous sommes obligés de nous représenter un tei
monde et un tei ordre de ses phénomènes, il en résulte,
abstraction faile de ce que cette hypothèse peut avoir pour
nous d'incompréhensible, que le monde n’est, encore une fois,
i qu’une illusion. Il suftìt d’une pression de celle main pour
nous l’arracher ou pour transformer cet ordre de choses en un
autre ; il devient ménte douteux que des étres de notre espèce
(ayant les mèmes représentations que nous) puissent exisler.
Leibniz n’a donc pas pu associer à l’harmonie préétablie l’idée
qu’on y associe habituellement. Il dit en effet d une facon
explicite qu’un esprit ne peut jamais naitre, autrement dii que les
notions de cause et d’effet ne s’appliquent pas à l’esprit. Il est
donc la raison absolue de son propre étre et de son propre
savoir, et c’est gràce au fait qu’il est en général qu’/7 est ce qu’il
est, c’est-à-dire une essence doni la nature est en pieine adapta-
tion avec ce système déterminé de représentations. La philoso-
phie n’est donc pas autre chose qu’une théorie naturellc de l’esprit.
Toni dogmatisme se trouve désormais complètemenl réfuté.
Nous envisageons le système de nos représentations, non dans
son étre, mais dans son devenir. La phiiosophie devient gènéti-
<jue, en ce sens qu’elle laisse pour ainsi dire naitre et se dérou-
ler sous nosyeux toute la sèrie nécessaire de nos représentations.
A partir de ce moment, il n’y a plus de séparation entre l’expé-
riencc et la spéculation. Le système de la nature est en méme
temps le système de notre esprit, et c’est seulemenl mainte-
nant que, la grande synthèse une fois accomplie, notre savoir
revient à l’analyse (recherches et essais). Mais le système n’est
pas encore là ; beaucoup d’csprits découragés désespèrent à
l’avance, car ils parlent du système de notre nature (doni ils ne
connaissent pas la grandeur), cornine s’il s’agissait d’un éditìce
* construit avec nos notions.
Le dogmatisme, d’après lequel toni existerait en dehors de nous
«
f
72 ESS.4/S DE SCHELLING
(au lieti de devenir, de naìtre, à partir de nous), doit au moins
se fairefort d’expliquer ce qui est en dehors par des causes égale-
ment extéoeures. Il y réussit, tant qu ii se maintient dans les
limites des rapports de causes à effets. sans qu ii puisse toute-
fois expliquer l’origine de ces rapports entre causes et effets. Dès
qu ii veut s elever au-dessus du phénomène particulier, toute
sa philosophie croule; les limites du mécanisme soni également
celles de son esprit.
Or, le mécanisme est loin d'étre la seule chose dont la nature J
soit faite. Car dès que nous entrons dans le domaine de l’orga-
nique. le lien mécanique de cause à effet perd toute sa valeur.
Toni produit organique n’existe que pour soi-mème, son existencc
ne dépend d’aucune autre. Or, la cause n’est jamais la mémc
chose que l'effet, un rapport de cause à effet ne peut exister
qu’entre choses différentes. L'organisation se produit elle-incnic,
nail à'elle-mème’, chaque piante n’est que le produit d’un individu
de son espèce, et c'est ainsi que chaque piante nail et reproduit à
l’infini uniquement des individus de son cspèce. Par conséquent
aucune organisation ne pregresse, mais elle revient toujours,
infiniment, à elle-méme. Une organisation comme ielle n’est
donc ni cause ni effet d’une chose qui lui soit extérieure et n’a
rien qui ressemble à la composition d'un mécanisme. Chaque
produit organique porte en lui-méme la raison de son existence,
il est sa pFopre cause et son propre effet. Aucune de ses parties
ne peut apparaiire autrement que dans le Tout, et le Toul
consiste dans les actions réciproques des parties. Dans tout
autre objet les parties soni des divisions arbitraires ; elles
n’existent que du fait de la division que j’opère, et aussi long-
temps que je l’opère. Dans Tètre organique, les parties soni
réclles, elles existent en dehors de mon intervention, parce qu’il
existe entre elles et le tout un rapport objectif. Il existe au fond
de chaque organisation un concepì, car il y a concepì toutes les
fois qu’il v a un rapport nécessaire entre le tout et les parties,
emre les parties et le tout. Mais ce concepì réside en elle-nume,
ne peut en étre séparé ; elle s’organise elle-nume, elle n est pas
un produit artificiel, doni le concepì se trouverait en dehors-
d’elle, dans Tintellect de Partiste. Non seulement sa forme,
mais son existence méme implique une fìnalité. Elle ne pour-
IDÉES POLIR UN E PHILOSOPHIE DE LA NATURE 75
rait pas s’organiser, si elle ne l’était déjà. La piante se nourrit
et se maintient gràce à l’assimilation de substances extérieures,
I mais elle ne pourrait rien s’assimiler, si elle n’était déjà orga-
nisée. Le mainlien du corps vivant est lié à la respiration.
L’air vital qu’il inspire est décomposé par ses organes pour se
communiquer aux nerfs sous la forme du fluide électrique.
Mais pour que ce processus fùt possible, il fallai! qu’il y eut
déjà organisation qui, à son tour, ne se maintient que gràce à
ce processus. Cesi pourquoi ime organisation ne nait que d’une
I organisation. Cesi la raison pour laquelle dans le produit orga-
nique la forme et la matière soni inséparables ; ielle forme
définie ne pouvait devenir et naiire que dans ielle matière
déterminée, ei rice versa. Chaque organisation est donc un
! Toni ; son unite réside en elle-mème, il ne dépend pas de nous
( de la penser une ou multiple. Cause et effel sont choses passa-
ì gères, simples phénomènes (au sens couranl du mot), mais
: l’organisation n’est pas phénomène, elle est objct elle-méme, un
objet existanl par soi, total et indivisible en soi, et comme
chez Jui la forme est inséparable de la matière, Vorigine d’une
organisation comme ielle se prète aussi peu à l’explication méca-
nique que l’origine de la matière.
Donc, lorsque le dogmatismo veut expliquer la fìnalité des
produits organiques, il voil son système lui fausser compagnie,
lei il ne seri plus de rien de séparer à volonté concepì et objet,
forme et matière ; car ici du moins les deux termes existent,
non dans notre représentation, mais sont unis primitivement et
nécessairement dans Vobjet ménte. Je souhaiterais de voir
s’aventurer avec moi dans ce domaine quelqu’un de ceux qui
voient dans la philosophie un jeu avec des concepts et prennent
des choses chimériques pour des choses réelles.
Vous devez reconnaitrequ’il s’agit d’une unite, qui ne s’expli-
! que pas par la matière. Cesi une unite conceptuelle et qui
n’existe que pour un èlre doué de la faculté d’intuition et de
réllexion. Car dire qu’une organisation présente une unite
absolue, que ses parties n’existent que par l'ensemble’et que
■ l’ensemble est possible, non gràce à la juxtaposition des parties,
mais gràce à leurs actions réciproques, c’esl énoncer un juge
I melli, lequel ne peni ótre énoncé que par un esprit qui établit
: Schelling. 4
!
74 ESS4/S DE SCHELLING
des rapports entre les parties et le tout, entre la forme et la
matière, et c esi seulement de ces rapports que découlent
la fìnalité et la cohésion dii tout. Or, ces parties qui ne soni
pourtant que de la matière, qu ont-elles de commun avec une
idée qui, primitivement. est tout à fait élrangère à la matière
et avec laquelle cependant elles s’accordent ? Le rapport entre
eiles et l'idée n'est possible que par la médiation d un «troi-
sième ». de quelque chose de la représentation duquel la
matière et le concepì font panie. Et ce « troisième » ne peut
étre qu’un esprit intuitif et réfléchissant. Vous étes donc obli-
gés d’admetlre qu’il n est possible de se représenter l’organisa-
tion en général que par rapport à un esprit.
Cesi ce doni conviennent méme ceux d’après lesquels les
produits organiques eux-mémes résulteraient d’un choc, d’une
rencontre miraculeuse d’atomes. En atlribuant l’origine des
choses au hasard aveugle, ils suppriment toute leur fìnalité et,
avec elle, tour concepì d'organisation. Cela s’appelle penser
logiquement. Etani donné en effet que la fìnalité n’est conce-
vable que par rapport à un entendement qui juge, la queslion
de savoi r comment les produits organiques sont nés indépen-
damment de moi, ne peut recevoir qu’une seule réponse : entre
ces produits et l’entendement il n’existe aucun rapport, ce qui
revienl à conclure à l'absence de toute fìnalité.
La première chose que vous accordez est donc celle-ci : toute
notion de fìnalité ne peut naitre que dans un entendement, et
c'est seulement par rapport à cet entendement qu’on peut dire
d’une chose qu’elle existe en vue d’une fin.
Vous étes également obligés d’accorder que la fìnalité des
produits de la nature réside en eux-memef, qu’elle est objectire
et réelle, qu’elle fait partie de vos représentations nécessaires, et
non volontaires. Il vous est en effet possible de discerner ce qui,
dans les liens qui raltachent vos concepts les uns aux autres,
est arbitraire et ce qui est nécessaire. Aussi longtemps que vous
réduisez à une seule un grand nombre de choses disséminées dans
l'espace, vous agissez en pieine liberlé ; Punite que vous leur
donnez, vous ne faites que la transférer de votre pensée aux
choses, mais dans celles-ci il n'y a rien qui vous oblige à les
penser comme formant une unite. Or, puisque vous pensez
IDÈES POUR UN E PIIILOSOPHIE DE LA NATURE 7$
chaque piante comme un individu chez lequel tout converge
vers un seni et méme bui, vous devez en chercher la raison
dans la chose, en dehors de vous ; vous sentez que votre juge-
■ ment vous est imposé, que l’unité que vous attribuez à la piante
n’est pas seulement logique (dans votre entendement), mais
réelle (extérieure à vous).
Et maintenant, on vous demande de répondre à la question :
comment se fait-il qu’une idée qui, après tout, ne peut exister
qu'en vous etn’avoirde réalité que par rapportà vous, comment
se fait-il, disons-nous. que vous en ayez l’inluition et la repré-
sentation comme s’il s'agissait de quelque chose qui vous serait
extérieur ?
Il y a certes des philosophes qui, à toutes ces questions,
n’ont qu’une réponse, ime réponse universelle qu’ils répètent
à chaque occasion et ne se lassent pas de répéter. Pour ce qui
est de la forme des choses, disent-ils, cesi nous qui la leur
attribuons. Mais ce que je voudrais savoir, et cela depuis long-
lemps, c’est comment vous pouvez le faire, ce que sont les
choses sans la forme que vous leur attribuez, et ce qu est la
forme sans les choses auxquelles vous l’altribuez. Cette fois du
moins vous éles obligés de reconnaitre que la forme est insépa-
rable de la matière et le concepì de l’objet. Ou bien, s’il ne
dépend que de votre bon vouloir d’appliquer ou de ne pas
appliquer l’idée de fìnalité aux choses extérieures à vous,
comment se fait-il que vous n'attribuez cette idée qu’à certaincs
choses, et non à toutes et qu’au lieu de former librement ces
représentations de choses répondant à une fìnalité, vous les
subissiez pour ainsi dire, comme si vous y étiez contraints ? A
ces questions vous ne pouvez répondre aulrement qu’en recon-
naissant que cette forme répondant à une fin est inhérenie à
I certaines choses, sans que votre volonté y soit pour quoi que
ce soit.
Ceci admis, nous ne pouvons que répéter ce que nous avons
dii plus haul : la forme et la matière de ces choses n oni jamais
pu ótre séparées l une de l’autre, lime et l’autre ne peuvcnt
exister que simultanément et dans la dépendance fune de l’autre.
Le concepì, qui est à la base de cette organisation, n’a en sol
aucune réalité et, inversemenl. celle matière défmie est matière
-j(j ESSAIS DE SCHELLING
organiséc, non en tant que malière. mais gràce au concepì qui
lui est inhérent. Cet objet déterminé n'a donc pu apparante
quen méme temps que ce concepì, et ce concepì déterminé, en
méme lemps que cene malière.
C’esl d’après la inesure dans laquelle ils tiennenl compie de ce
principe que lous les systèmes édifiés jusqu’ici doiveni élre jugés.
Pour expliquer celle union du concepì ei de la malière, vous
admettez l’exisience d’une intelligence supérieure divine qui
aurait concu ses créations sous forme d’idéals, pour créer ensuite
la nature conformémeni à ces idéals. Or, un élre, chez lequel
le concepì de l'acte, le projet precede l’exécution, ne peut rien
créer ; il peut seulement former la malière déjà exislante, peni
imprimer du dehors à la malière le cachet de l’inielligence et de
la fmalité ; ce qu’il produit ainsi n’est pas léléologique en soi,
mais a une fmalité qui, loin d étre primitive et nécessaire, n’est
ielle que par rapport à l’entendeinent de Partiste, aulrement dii
accidentelle. L’entendement n’esl-il pas une faculté morie et
sert-il à autre chose qu’à appréhender et à comprendre la réa-
lité, lorsqu'elle est là et, au lieu de créer le réel, n’emprunte-
t-il pas plutót lui-méme sa réalité à la réalité extérieure, el
n est-ce pas l’esclavage de cene faculté, son pouvoir de décrire
les contours de la réalité, qui établit une médiation entre l’enten-
dement et celle-ci ? Mais ici il s’agit de la queslion de savoir
comment naissent le réel et. avec lui seulement el, insépara-
blement de lui, l’idéal (la fmalité). Ce qui nous intéresse, ce
n’est pas de savoir si les objets de la nature en général répon-
dent à une fin, comme les créations de l’ari, mais si cene fina
lité est quelque chose qui a pu leur élre imprimé du dehors ; ce
que nous voudrions qu’on nous expliquàt, c’esl comment el
pourquoi les choses ont une fmalité par elles-mémes et primi-
tivement.
Vous vous réfugiez donc dans l’hypothèse du pouvoir créa-
teur d’une divinité d’où seraient sorties les choses réelles, en
méme temps que ieurs concepts. Vous vous étes bien rendu
compie que, pour admeitre quelque chose qui existe en dehors
de vous et ayant une fmalité inhérente el immanente, indépen-
dante de l’extérieur, il fallai! faire naitre le réel en méme lemps
que ses finalités et les finalités en méme lemps que le réel.
IDÉES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE 77
?
82 ESSA/S DE SCHELLING
rique de la nature. Or. dans la représentation courante il n’y a
que Vespri! qui soit en dehors et au-dessus de la nature. En
concevant la force vitale cornine un principe spiritile), on enlève
à celui-ci toute spiritualité, car on appelle force ce que nous
pouvons du moins poser, en tant que principe, au sommet de
la Science de la nature et ce qui, inaccessible à la représenta
tion. ne s'en laisse pas moins déterminer, dans son mode d ac
tion, par des lois physiques. Or, nous n’avons pas la moindre
idée de la manière doni un esprit peut agir physiquement ; il
en résulte qu’on ne saurait donner à un principe spirituel le
nom de force vitale, terme qui implique tout au moins l’espoir
de faire agir ce principe conformément à des lois physiques.
Mais écartons cene notion de force vitale (et nous ne pou
vons guère faire autrement), pour nous réfugier dans un sys-
tème tout à fait opposé, où l’esprit et la matière s’opposent
une foisde plus, bien que nous ne comprenions pas plus main-
tenant comment l’esprit agii sur la matière que nous ne
comprenions auparavant comment la matière agii sur l’esprit.
L.'esprit, pensé comme principe de la vie, s'appelle 'ante. Je
ne vais pas répéter les objections qu’on a depuis longtemps
opposées aux dualistes. On les a combattus jusqu’ici au nom
de principes qui navaient pas plus de consistance que le sys-
tème quel’on combattait. Nous ne demandons pas comment un
lien entre le corps et l’àme est possible (question qu’on n’a pas
le droit de poser, car celui qui la pose ne se comprend pas lui-
méme), mais nous posons une question qu’on peut comprendre
et à laquelle on doit répondre : celle de savoir comment nous
est venue à nous la représentation d’un pareil lien.
Que je pense, représente, veux et que mes pensées, mes
représentations, mon vouloir, etc., loin d’étre des produits de
mon corps, font au contraire, gràce à ce que je pense, repré
<
sente, etc., que ce corps devient mieti, — tout cela, je le sais
fori bien. Il est, en outre, permis pour les besoins de la spécu-
lation de distinguer entre le mouvement et ce qui est mù, l’àme du
corps, alorsque dès qu’il s’agit de l’action, on oublie totalcment
cene distinction. Or, du fait de toulesces suppositions, il est en
tout cas évident que si la vie et l’àme, celle dernière comme
différente du corps, résident en moi, je ne puis en avoir la cer-
IDÈES POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE 85
lilude que par l'expérience directe. Que je sois (puisse, veuille,
eie.) c esi quelque chose que je dois savoir, pour autant que je
puisse en général savoir quoi que ce soit. Je comprends donc .
comment se forme en moi line représentation de mon propre
èlre et de ma vie propre, parce que si jesuis, en général, capable
de comprendre quelque chose, je dois comprendre cela. C esi
aussi parce que j’ai la conscience directe de mon existence, que
la conclusion que j’ai une fune, à supposer ménte qu elle se
révèle fausse, repose du moins sur les prémisses : je suis, je vis,
j’ai des représentations. je veux. — Mais comment puis-je
attribuer rie, ótre, eie. à des choses extérieures à moi ? Car dès
que je le fais, ma connaissance ducete se transforme en indircele.
Or, j’aftìrme que de la vie et de Tètre la connaissance directe
est la seule possible et que ce qui est et vit n’est et ne vii que
pour autant qu'il existe avant tout pour soi-méme et a conscience
de la vie en la vivant. Donc lorsque je percois un èlre orga-
nisé, se mouvant librement, je sais fori bien que cet étre existe,
qu'il est là pour moi, mais je ne sais pas s ii existe égalementen
so/ et polirsoi, car la vie ne peni pas plusètre pensée en dehors de
la vie que la conscience en dehors de la conscience. Il m esi donc
impossible d’avoir la conviction empirique que quelque chose
existe en dehors de moi, car, dira lidéaliste. le fait que vous
vous représentez. des corps organisés. se mouvant librement,
peni aussi s'expliquer uniquement par les propriétés nécessaires
de voi re faculté de représentation ; et la philosophie elle-mème,
qui anime tout ce qui mesi extérieur, ne va cependant pas jus-
qu'à prélendre que la représentation de celle vie me vieni du
dehors. Mais si celle représentation a son origine en moi, com
meni puis-je ètre conxaincu que quelque chose lui correspond
en dehors de moi ? Mais il est également évident qu’en ce qui
concerne la vie et Tètre qui me soni exlérieurs, je ne puis en
avoir qu'une conviction pratii/ue. Il faut que je sois obligè prati-
/picment de reconnaitre l'existence, en dehors de moi, d’ètresqui
soni ines égaux. Si je n’étais pas obligé de vivre en société
avec d’autres hoinmcs et d’entretenir avec eux les rapports pra-
tiques qui en découlent ; si je ne savais pas que desètres qui me
soni égaux par l’aspecl de leur forme extérieure, n’ont pas plus
de raison de m'attribuer liberlé et spiritualité que je n'en ai de
r
84 ESS4/S DE SCHELLING
mon còte en ce qui les concerne ; si je ne savais enfm que mpn
existence morale ne recoit un but et une détermination que du
fair de l’existence en dehors de moi d'autres étres moraux, je ■ri
pourrais, en me livrant à la spéculation, me demander si, derrière
cet aspect extérieur, il y a de l’humanité et si dans chaque poi-
trine il y a conscience de la liberté. Tour cela est contìrmé par
nos jugements courants. Je ne reconnais un caractère spirituel
qu’à des étres qui se comportent dans la vie cornine moi,.avec
lesquels j’entretiens des rapports constants d’échanges, que je
fais soutfrir et qui me font souffrir, sur lesquels j’agis et qui
agissent sur moi. Par contre, lorsqu’on lui demande par curio-
’sité si les animaux ont également une àme, un homme d une
intelligence moyenne se trouve embarìassé, car en répondant
aftìrmalivemenl il croirait avancer quelque chose qu’il ne sail
pas directement.
Pour en revenir aux origines premières de la croyance dua-
liste, d après laquelle une àme digerente du corps existerait du
moins en moi, que serait donc ce qui, en moi, juge que je me
compose d'un corps et d une àme et que serait ce moi se
composant d’un corps et d’une àme? Il s’agirait donc ici d'un
principe encore plus élevé, libre et indépendant du corps, qui
attribuerail au corps une àme, qui réunirait dans la méme pensée
le corps et lame, sans entrer lui-méme dans celle union, —
d’un principe, semble-t-il, qui réaliserail l’identité du corps et
de l'àme.
Enfin, si nous en restons à ce dualisme. nous avons tome
proche une autre opposition qui nous avait servi de point de
départ : celle de l’esprit et de la malière. Le lien qui unii l’es-
prit et la matière nous reste en eflet toujours inconcevable. On
peut atténuer le caractère trop tranchant de celie opposition par
louies sones d'artifices, en iniercalant entre la matière et l’es-
prii un nombre infini de malières intermédiaires, de plus en >
plus fines, mais, quoi qu on lasse, on arrive toujours au point où
l’esprit et la matière ne doivent plus faire qu’un, où le saut
qu’on voulait éviter devient inévilable. Et là-dessus toutes les
théories se ressemblent. Que j’admette que les nerfs soni par- I
courus ou remplis d’esprits animaux, de malières électriques ou
de gaz, ou qu ils conduisent vers le sensorium les impressions
IDÉES POUR UN E PHILOSOPHIE DE LA NATURE 8$
Appendice.
88 ESS4/S DE SCHELLING
L’un et l'autre peuvent, dans une ceriaine mesure, étre ballus
avec leurs propres armes. Au réalisme empirique on peut
opposer les notions et modes de représentation doni il se seri
lui-méme comme provenant de l'expérience, en monirant que
ce ne soni là que des idées dégénérées el déformées par l’abus
qu’on en fait ; quant à l’association hybride du réalisme et de
l'idéalisme, il suftit de faire ressortir la première conlradiction
sur laquelle il repose et qui, dans ceriains cas, se révèle d une
facon parliculièrement nette et frappante. A
96 ESS.4/S DE SCHELLING
contiennent chacun un point de i'Absolu où les deux contraires
confment et se confondent, que lime et l’autre doivent contenir
à leur tour, pour pouvoir étre distingués cornine unités particu-
lières, les trois unités différenciables et que nous désignons,
dans leur différenciabilité et leur subordination à une seule
unite, par le terme puissances (Potenzen), si bien que ce type de
manifestation phénoménal se répète aussi, et nécessairement,
dans le particulier et reste le mème dans le monde idéel et dans
le monde réel. i
Par tout ce qui précède, nous croyons avoir fourni aux lec-
•*
teurs les éléments de la perception d'un monde où la philoso-
phie règneen maitresse cest-à-dire du monde absolu, et ceux de
la perception de la forme scientifique sous laquelle il se présente
nécessairement. Nous avions besoin dime idée générale de la I
philosophie. pour trouver et montrer dans la philosophie de la
1
nature une panie intégrante de l’ensemble de celle Science. La ;
philosophie est la Science de I’Absolu, mais de méme que
I’Absolu, dans son élernelle activité, se manifeste sous deux
aspects, le réel et l’idéel. de méme la philosophie, considérée
du point de vue de la forme, présente, elle aussi, deux aspects,
bien que sa mission consiste justement à voir ces deux aspects
comme n'en formanl qu’un dans l acte de connaissance absolu.
Le còlè réel de l’aclivité élernelle se manifeste dans la nature ; I
■
ì
102 ES5/4/S DE SCHELLING
La philosophie a des exigences plus élevées à satisfaire : elle
doit introduce dans un monde nouveau I* human ite qui. croyante
et incrovante, a vécu longiemps dans l’indignité et l’insatisfac- I
tion, et lui imprimer une mentalité nouvelle. Toule I epoque
moderne est, par son caractère. idéaliste, et l'esprit qui la
domine est celui du retour à l’intériorité. Le monde idéal
cherche par tous les moyens à surgir à la lumière, mais ce qui
le retient, c’est que la nature est redevenue un mystère. Les
mystères que renferme ce monde lui-méme ne peuvent devenir
véritablement objectifs avantque soit dévoilé celui de la nature.
Les divinités encore inconnues qui doivent surgir du monde
idéal ne peuvent le fai re avant d avoir pris possession de la
nature. Touies les formes finies étant brisées, et alors qu ii ne
reste plus rien de ce qui pouvait unir les hommes par une intui-
tion commune, ce ne peut étre que l’inluition de l'identité
I
absolue dans la totalité objective la plus parfaite qui, lorsqu’elle :
aura atteint son suprème degré de développement, puisse les
unir de nouveau dans une religion commune.
FIN
DES
Punite.
D’une facon générale donc, la pesanteur est ce qui confère I
aux choses la finitude, en introduisant dans le lié l unité ou
Pidenlité interne des choses, sous la forme du temps. Du fait
méme de celle sujétion que lui impose le lien, le lié devient
capable de réagir pour ainsi dire par réfraclion, en projelant
lessentiel comme sur un écran, tout comme la matière informe
ne laisse transparaitre 1’1 dèe de l’artiste que pour aulant qu elle
disparati, pour ainsi dire, vaincue par celui-ci. De méme, l’es-
sentiel (la copule) devient particulièremenl apparent et visible
dans lorganisme où le lié, sujet à des changements constants,
révèle au plus haut degré son inconsistance, sa négativité. Et ne
voii-on pas souvent des étres organiques briller du plus grand
éclat vital immédiatement avant leur disparilion ?
Toute réalisation dans la Nature repose justement sur cet
anéantissemenl, sur le fait que le lié, en tant que lié, devient
iransparent pour le lien. *
Le lien se comporte encore à fégard du lié comme ce qui
l’ame du monde 111
l’ame DU MONDE l 15
i Toutes les formes compatibles avec l’essence de l’Absolu
FIN
DE
LAME DU MONDE
(EXTRAITS)
SYSTEME DE L’IDÉALISME
TRANSCEN1 JANTAL (1800)
(Extraits).
Tome III, pp. 538-576, et 607-63$.
§ 2. Deduciions.
Nous avons, dans ce qui précède, non seulement dédui.t le
concepì de la philosophie iranscendantale, mais nous avons aussi
donne aux lecteurs un apercu de tout le système de la philo
sophie, système qui se compose, comme nous l'avons montré,
de deux Sciences fondamentales qui, opposées fune à l'autre
tant par leurs principes que par leurs directions respectifs, se
cherchent cependant et se complètenl. Ce qui nous occuperà
ici, ce n'est pas l’ensemble du système de la philosophie, mais
seulement une de ses Sciences fondamentales que nous essaierons
de caractériser de près, sur la base du concepì que nous venons
de déduire
I
De la necessiti1 d'un principe supreme du savoir.
Quelle doit en etre la nature ?
I
J
l
infmie, il n’y a rien qui soit absolument vrai. Si quelque chose
d’absolument vrai existe, tout notre savoir et chacune des
vérités de notre savoir doivent ètre imprégnés de celie certitude
absolue ; c’est l’obscur sentiment de celie imprégnation qui pro-
voque le sentiment de contrainte que nous éprouvons lorsque
nous considérons une proposition cornine vraie. La philosophie
a pour tàche de transformer cet obscur sentiment en notion
claire, en metlant en évidence cette imprégnation, les liens qui
rattachent la certitude à la proposition et ses anneaux intermé-
i diaires.
b) Cet « absolument vrai » ne peut étre qu’un savoir iden
tique ; mais cornine tout vrai savoir est synthétique, cet « abso-
Sciielling. 7
146 ESSzl/S DE SCHELLING
Éclaircissements.
R£
SYSTÈME DE L.’IDEA LISM E TRANSCENDANTAL I$$
rement, mais librement ; et la dualité originelle inhérente à la
nature ne s’explique en dernier lieu que par le fait que la nature
est elle-méme intelligence.
A) La proposition moi = moi remplit aussi l’autre condition
à laquelle doit satisfairele principe de la connaissance : elle fonde
à la ibis la forme et le contenu de la connaissance. La suprème
proposition formelle A = A n’est en effet possible que gràce à
l’acte qui trouve son expression dans cette proposition, gràce à
l’acte de l'objectivation de soi-méme, de la pensée identique à
elle-méme. Loin donc que la proposition moi — moi tombe
sous le principe de l’identilé, c’est celle-ci qui est déterminée
par celle-là. Si 'en efTet moi n’était pas = moi, A ne pourrait
pas étre — A, car l’égalité qui est posée dans la première pro-
position n’est au fond qu’une égalité entre le sujel qui juge.et
ce qui dans A est posé comme objet, c’est-à-dire une égalité
entre le moi en tant que sujet et le moi en tant qu’objet.
Remarques géncrales.
I 1. La contradiction qui se irouve réduite par la déduction
qui précède était la suivante : la Science de la connaissance ne
peut avoir un poinl de déparl objectif, car elle commence juste-
ment par le doute général surla réalilé de l’objectif. L’incondi-
tionnellemenl certain ne réside pour elle que dans l’absolument
inobjeciif qui démontre également l’inobjectivité des propositions
identiques (c'est-à-dire des seules qui soient inconditionnelle-
ment certaines). Mais on ne comprendrait pas commenl de ce
primilivemenl inobjectif nait l’objectif, si cet inobjectif n’était
pas le moi, c’est-à-dire un principe devenant objet pour lui-
mème. Seul ce qui n’est pas primilivemenl objet, peut faire de
soi un objet, devenir, par conséquent, objet. C’est de cene
primitive dualité qui lui est inhérente que nait pour le moi toul
l’objectif qui surgit dans sa conscience, et c’est celie dualité
pure au sein de l’identilé qui assure l’unité et la cohésion de
toute connaissance synlhétique.
2. Quelques remarques nous paraissent nécessaires quant à
la terminologie de celle philosophie.
Kant, dans son Anthropologie, trouve étonnant qu’un monde
i$6 ESS.4/S DE SCHELLING
nouveau semble s'ouvrir à l’enfant, dès qu’il commence à parler
de lui-méme, comme d’un moi, en s’appelant moi. En fait, rien
n’est plus naiurel : ce qui s’ouvre à luì, c’est le monde intellec-
tuel, car celui qui peul parler de lui-méme, en s’appelant moi,
s elève par là-méme au-dessus du monde objectif, s’affranchit
de l’intuition étrangère pour désormais ne vivre que de la
sienne. La philosophie doit, sans doute aucun, partir du
concepì qui comprend toute l’intellectualité et qui seri de point
de départ à son développement.
Il en résulte que le concepì du moi implique quelque chose
de plus et de plus haut que la simple individuatile, qu’il
implique l’acte de conscience en général, lequel, à son tour,
implique bien la conscience de l’individualité mais ne contieni
lui-méme rien d'individuel. Nous n’avons parlé jusqu’ici que de
l’acte d'auto-conscience en général, et c’est seulement de cet
acte qu’on doit déduire toute individualité.
Si le moi, en tant que principe, n’a rien d’individuel, il ne
se confond pas davantage avec le moi empirique, objet de la
conscience empirique. La conscience pure, diversement limitée
et délerminée, donne la conscience empirique; c’est par les
limites et déterminations imposées à celle-ci qu’elle se distingue
de celle-là. Supplirne?, les limites du moi empirique, et vous
obtiendrez le moi absolu doni il est question ici. La conscience
pure est un acte en dehors du temps ; c’est cet acte qui donne
naissance au temps, tandis que la conscience empirique évolue
dans le temps et se compose de représentations successives.
Demander si la conscience est une chose en soi ou un phéno-
mène, c esi poser une question dépourvue de sens. Elie n’est
ni chose en soi ni phénomène.
Le dilemme par lequel on répond à celie question : tout doit
étre quelque chose ou rien, eie., repose sur le sens équivoque
du mot « quelque chose ». Si quelque chose en général doit
désigner ce qui est réel, par opposition à ce qui est imagina ire,
le moi doit bien étre quelque chose de réel, puisqu’il est le
principe de toute réalité. Mais il est également clair que, du fait
méme qu’il est le principe de toute réalité, il ne peul étre réel
au sens d’une réalité dérivée. La réalité que ceux qui posent
ces questions considèrent comme la seule vraie, celle des choses
SYSTEME DE L’iDÉALISME TRANSCENDANTAL I 57
notammént, n’estqu’une réalité d’emprunt, le reflct d’une réalité
supérieure. Envisagé de près, ce dilemme veut dire : tout est
chose ou rieri, ce qui apparai! aussitót faux, car il y a un
concepì supérieur à celui de la chose : le concepì de Vaction, de
Vactivité.
Ce concepì doit étre supérieur à celui de la chose, car les
choses elles-mémes ne peuvent élre concues que cornine des
modifications d’une activité limitée de diverses facons. L’éire
'js des choses n’équivaut pas à un simple repos, à une inattivile
pure et simple. Le remplissage de l’espace comporle en effet un
ceriain degré d’activilé, et chaque chose correspond à un degré
déterminé d’activilé qui est nécessaire pour remplir lespace.
Comme aucun des prédicats qui conviennent aux choses ne
convieni au moi, on s’explique le paradoxe qui consiste en ce
qu’on ne peut pas dire du moi qu’il est. Et on ne peut pas le
dire, parce qu’il est l’ctre lui-méme. L’acte éternel de prise de
conscience de soi qui s’accomplit hors du temps et que nous
appelons le moi, est ce qui confère l’existence à toutes choses,
ce qui n’a par conséquenl pas besoin d’un autre ótre lui serrani
de support, mais se suppone et se soutient lui-méme, objec-
livement comme Vctcrncl devenir, subjeciivement comme l’f/ez-
neile création.
5. Pour terminer, il nous reste à montrer comment le prin
cipe est de nature à fonder à la fois la philosophie théorique et
pratique. Nous naurons pas à insister longtemps sur ce point,
car cela découle du caractère méme du principe. Disons tout
d’abord que cela serait impossible, si le principe lui-méme
n’était pas à la fois théorique et pratique. Or, comme un prin
cipe théorique est une thèse, et un principe pratique un impe
rati/, il doit y avoir quelquechose entre les deux, elee quelque
/• chose est un postulai qui tieni de la philosophie pratique en tant
que simple cxigcnce, et de la philosophie théorique, parce qu’il
exige une construction théorique. Le postulai tire sa force coer
citive du fait de son affinité avec les exigences pratiques. L’in-
tuition intellectuclle est quelque chose qu’on peut exiger et
suggérer: celui qui ne la possède pas devrait du moins la pos-
4 séder.
4. Ccux qui nous ont suivi jusqu’ici avec tant soit peu d’at-
I $8 ESS.-t/S DE SCHELLING
tention n’auront pas manqoé de constaier que c’est la liberti' qui
consume le commencement et la fin de notre philosophie, la
liberté, c'est-à-dire cet absolument indémontrable qui ne se
démontre que par lui-mème. Ce qui, dans lous les autres sys-
tèmes, consume une menace pour la liberté, s'en trouve déduit
dans le nótre. D’après ce système, Tètre équivaut à la suppres-
sion de la liberté.
Dans un système qui fait de Tètre le commencement et la
fin ce n'est pas seulement la connaissance qui est une simple
copie de Tètre primitif, mais tome liberté devient une simple
iliusion, car on ignoro le principe dont les mouvements soni ses
manifestations apparentes.
i
164 ESSA/S DE SCHELLING •
activités ne doivent faire qu’un, fante de quoi il n’y a pas
d'identilé, et elles doivent en méme temps étre séparées, fante
de quoi il y a bien identité, mais non pour le tuoi. Comment 'à.”
résoudre cette contradiction ?
I
Les deux activités doivent étre séparées, en vue de la mani-
festation phénoménale de l’objectivation de la production, de
méme que, dans l’action libre, elles doivent étre séparées, et
également en vue de leur objectivation dans la perception. Mais
elles ne peuvent pas étre séparées infmiment, comme dans
l’action libre, car alors l’objectif ne serait jamais une représenta-
tion complète de cette identité. L’identité des deux activités
doit étre supprimée à l’intention de la conscience, mais la pro
duction doit finir dans l’inconscient ; il doit donc y avoir un
point où les deux activités coincident et, inversement, où
lorsqu’elles coincident pour n’en former qu’une, la production
doit cesser d’apparaitre libre.
Lorsque ce point de la production est atteint, l’acte produc-
tif cesse d’une facon absolue, ne peut étre poussé plus loin,
car la condition de toute productivité consiste justement dans
l’opposition du conscient et de l’inconscient alors qu’ils doivent
ici coincider d’une facon absolue. Toute lutte se trouve ainsi i
apaisée dans l’intelligence, toute contradiction réduite.
L’intelligence aboutit ainsi à une parfaite reconnaissance de
l’identité exprimée dans le produit, identité doni le principe
réside en elle-méme (dans l’intelligence méme), autrement dii
elle aboutit à une auto-intuition parfaite. Étant donné que
l’étal de dédoublement dans lequel se trouvail jusqu’alors l’in
telligence était un effet de sa libre lendance à l’intuition d’elle-
méme. le sentiment qui accompagne celle-ci ne peut étre que
celui de la satisfaction infinie. Le besoin de produire se trouve
apaisé, toutes les contradictions sont réduites, toutes les
énigmes résolues. La production étant un effet de la liberté, 1
c’est-à-dire d’une opposition infinie des deux activités, l’intelli-
gence qui devient l’absolue union de celles-ci par laquelle se
termine la production, le devient, mais non par un acte de
liberté, car avec l’achèvement du produit toute manifestation de
liberté prend fin. Elle se seni elle-méme surprise et heureuse de
celle réunion, dans laquelle elle voil pour ainsi dire une faveur
SYSTÈME DE L’iDÈALISME TRANSCENDANTAL l6$
de la nature supérieure qui, par son intermédiaire, rend pos-
sible l’impossible.
Mais cet Inconnu, qui réalise ici l’harmonie inattendue des
activités consciente et inconsciente, n’est pas autre chose que
l’Absolu qui constitue la base, la raison generale de l’harmonie
préétablie entre le conscient et l’insconscient. Lorsque cet
Absolu transparait à travers le produit, il apparali à l’intelli-
gence comme quelque chose qui la dépasse et qui, méme à
l’encontre de la liberté, introduit le non-intentionnel dans ce
qui a été commencé en pieine conscience et avec intention.
Celle invariable identité qui ne peut atteindre aucune con
science, mais transparait à travers le produit, est pour le créa-
teur ce que le destin est pour l’homme qui agii, c’est-à-dire une
force obscure et inconnue qui introduit dans l’oeuvre inachevée
de la liberté la perfection et l'objectif; et de méme que la
puissance qui, sans que nous le sachions et méme à l’encontre
de notre volonté, se seri de notre libre action pour réaliser des
fins qui ne font l’objet d’aucune représentation, est appelée
destin, de méme l’inconcevable qui, en dehors de la liberté et
méme à l’encontre de la liberté dans laquelle ce qui est uni
dans la production cherche éternellement à se séparer, intro-
duit dans la conscience l’objectif, répond à la notion obscure et
mystérieuse de genie.
Le produit que nous postulons n’est pas autre chose qu’une
création du génie ; ou, étant donné que le génie n’est possible
que dans l’art, une création artistique.
Notre déduction est achevée, et il ne nous reste plus qu’à
montrer, par une analyse aussi complète que possible, que
toutes les caractéristiques de la production postuléesont d’ordre
esthétique.
Que la production artistique repose sur une opposition d’ac-
r tivités, c’est ce que reconnaissent tous les artistes qui disent
qu’ils soni poussés comme malgré eux ù la création de leurs
ceuvres, qu’en créant ils ne font que salisfaire un besoin irré-
sistible de leur nature ; si en effcl tonte impulsion, quelle qu’elle
soit, na'it d’une contradiction, de ielle sorte que, la contradic-
tion posée, l’activité libre devient involontaire, limpulsion
artistique doit, elle aussi, naitre d’un pareil sentimcnt de con-
I
I
166 ESS4/S DE SCHELLING
tradiciion interne. Certe contradiction, qui mel en mouvement I
Ihomme tour entier avec toutes ses forces, doit certaineineni
étre dune nature ielle quelle affette la racine dernière, la
plus profonde de toute son existence : son vérilable en-soi. On
dirai! que, chez ces hommes exceptionnellement rares qui soni
avant toni anistes, au sens le plus élevé du mot, l’invariable
identité sur laquelle se trouve projetée toute l’existence s’esl
dépouillée du voile qui l’enveloppe chez les aulres, pour agir
sur leschoses aussi directemenlqu’elle est affeclée par elles. La
comradiction entre le conscient et l’inconscient ne peut donc
exister que dans l’action libre qui met en mouvement l'impul-
sion anislique, de méme qu ii n’est donne qu a lari de pouvoir
satisfaire nos aspirations iniìnies et de résorber en nous la der
nière contradiction, la plusextréme.
De méme quelle nail du sentiment d’une contradiction en
apparence irréductible, la création artistique aboutit, de l aveu
de tous les anistes et de tous ceux qui partagent leur enthou-
siasme, au sentiment d’une harmonie infime, et la preuve que
ce sentiment qui accompagne l'achèvement de l’oeuvre est en
méme lemps une èmotion, nous est fournie par le fail que Par I
t
tiste attribue son oeuvre, non à lui-méme, mais à une faveur I
.j
i
i
SYSTÈME ÒE L’iDÈALlSME TRANSCENDANTAL 171
qui réside dans ce qu’il y a de plus élevé dans sa nature, alors
que toute autre production nait d’une contradiction qui est exté-
rieure à son auteur et a une finalité également extérieure. C’est
à cette indépendance par rapport à des fins extérieures que l’art
doit son caractère sacré et sa pureté, gràce auxquels il reste loin
de toute affinité non seulement avec l’agréable qu’exigent de
l’art les hommes et les peuples encore plongés dans la barbarie,
ou avec l’utile que ne peut exiger de l’art qu’une époque qui
ne voit les plus hautes manifestations de l’esprit humain que
dans les inventions économiques, mais méme avec le domaine
de la moralité et avec la Science qui, de parson désintéressement,
se rapproche pourtant le plus de l’art, et cette absence d’affinité
avec la Science tieni à ce que celle-ci a sa fin en dehors d’elle
et ne peut tout au plus servir que de moyen d’atteindre à l’art.
En ce qui concerne plus particulièrement les rapports de l’art
et de la Science, leurstendancessont tellementopposéesqu’alors
méme que la Science remplirait sa tàche cornine l’art a rempli
la sienne, fune et l’autre ne pourraient jamais se rencontrer,
encore moins se fondre. Bien qu’en effet la Science, dans sa
plus haute fonction, poursuive la méme tàche que l’art, cette
tàche, étant donné la manière doni elle cherche à la résoudre,
est pour la Science une tàche infinie, de sorte qu’on peut dire
que l’art est le prototype de la Science et que là où il y a lari,
la Sciencedoit venirle rejoindre. C’est ce qui explique pourquoi
la Science ne connail pas de génies ; par qnoi nous ne voulons
pas dire qu’un problème scientifique ne puisse étre résolu géné-
ralement, mais seulement que le problème dont la solution a
été trouvée par un génie, aurait pu tout aussi bien étre résolu
mécaniquement, comme, par exemple, le systèmede gravitation
newtonien qui pouvait étre une invention géniale et a réellement
été tei lorsqu’il a été concu pour la première fois par Képler,
mais est devenu, gràce à Newton, une découverte purement
scientifique. Seules les créations de l’art sont des créations de
génie, car dans chaque tàche résolue par l’art réside une contra
diction infìnie qui, gràce àlui, se trouve réduite. Les créations
de la Science peuvent étre des créations de génie, mais ne le
sont pas nécessairement. C’est pourquoi le génie dans la Science
est un fait problématique : on peut toujours constate!' avec certi-
172 ESS.4/S DE SCHELLING
inde son absence, mais non sa présence. Il y a peu de signes .
permettant de conclure à l’intervention du genie dans la Science.
On peut toujours affirmer son absence là où un Tout, un sys
tème par exemple, s’est constitué progressivement, par juxtapo-
sition de parties, pour ainsi dire. On peut, au contraire,
affirmer l’intervention du génie là où l’idée du Tout a précédé
les parties doni il se compose. Étant donne en effet que l’idée
du Tout ne peut se dégager que pour autant qu’elle se trouve i
réalisée dans les parties et que, d’autre part, les parties ne soni I
possibles qu’en fonction du Tout, il semble qu’il y ait là une
contradiction, et cette contradiction justement ne peut étre
réduite que par un acte de génie, c'est-à-dire par une coinci-
dence inattendue des activités consciente et inconsciente. Un
autre cas où il est permis de soupconner I’intervention du génie
dans la Science est celui où un savant a dit ou affirmé des choses
doni la signification, étant donné l’époque où il a vécu ou ce
qu ii a dit par ailleurs, devait nécessairement lui échapper, si
bien qu’il a seulement exprimé avec une apparence de conscience
ce qui, au fond, faisait partie de son inconscient.
Ce qui distingue le génie de tout ce qui n’est que simple talent
ou simple habileté, c’est que seul il est capable de réduire des
contradictions qui, sans lui, resteraient irréductibles. Dans tout
ce que nous faisons, méme dans nos accomplissements les plus
communs et les plus quotidiens, notre activité consciente est
toujours accompagnée d’une inconsciente ; mais seule la produc
tion ayant pour condition une opposition infinie entre les deux
activités est une production esthétique et ne peut étre réalisée i
que par le génie.
«5 5- — DéJuctions.
3
ce qui, dans la vie et dans l’action, doncaussi bien dans la pensée,
est éternellement séparé. La conceplion que le philosophe se
fait artificiellemeni de la nature est pour l ari la conceplion natu ;
rale et originelle. Ce que nous appelons nature est un poème
doni la merveilleuse et mystérieuse écriture reste pour nous £
indéchiffrable. Mais si l'on pouvail résoudre l’énigme, on y
découvrirail l’Odyssée de l’esprit qui, viciime d’une remarquable
illusion, se fuit, ioni en se cherchani, car il n’apparait à travers
le monde que cornine le sens à travers les mots, cornine, à tra
vers un brouillard mi-opaque, le monde de l'imagination auquel
nous aspirons. Un beau tableau ne peut naitre que parce que
l’invisible paroi qui séparait le monde réel et le monde idéal
tombe, ce qui découvre complètement les tigures et les régions
du monde de la fantaisie doni on ne voyait jusqu’aiors que de
vagues lueurs. La nature n’est alors pour Partiste rien de plus
que ce qu’elle est pour le philosophe, à savoir le monde idéal
apparaissant avec toutessortes de limitations, ou le refìet impar-
fait d’un monde qui existe, non en dehors de lui, mais en
lui.
Quant ù la question de savoir d’où vieni celle affinité de la
philosophie el de l ari, malgré leur opposition, nous croyons y
avoir suffisamment répondu dans ce qui précède.
Aussi terminerons-nous par la remarque suivanie : Un sys-
tème est compiei, lorsqu’il se irouve ramené à son poini de
départ. El lei est en elici le cas de noi re systèrne. Car c’est
I76 ESS.4/S DE SCHELLING
justement cene raison première de tonte harmonie du subjectif
et de l'objectif qui, dans son identité originelle, ne pouvait ótre
appréhendée que par l'intuition intellectuelle, c’est cette har
monie, disons-nous, que l’oeuvre d’art fait émerger dii domaine
subjectif pour l'objectiver totalement. de ielle sorte que notre
objet, le moi lui-méme, est peu à peu ramené au point où nous
nous trouvions en commencant.
Mais si c’est l’art seul qui est capable d’objectiver d’une facon
complète et evidente pour tous ce que le philusophe n'est à
méme d’exprimer que subjeclivement, on peut s’attendre (et
c’est une conclusion de plus à formulerà ce que la philosophie,
qui, dans l’enfance de la Science, était née de la poésie et avait
été nourrie par elle et, avec la philosophie, toutes les Sciences
qui lui doivent leur perfection, refluent après leur achèvement,
comme autant de courants isolés, vers l’océan commun d’où
elles ont émergé. Quantau terme intermédiaire qui doit faciliter
le retour de la Science à la poésie, il n’est pas difficile de le
deviner, car il a existé dans la mythologie, avant que se fùt
produite cette séparation qui nous parait aujourd’hui irréduc-
tible Mais comment une nouvelle mythologie peut-elle surgir
qui ne soit pas l'invention d’un seul poète, mais d’une géné-
ration représentant pour ainsi dire un seul poète, c’est là un
problème doni on peut atlendre la solution dans un avenir
impossible à prévoir, cette solution devant étre ielle que la
feront les futures destinées du monde et le cours ultérieur de
l’histoire.
FIN
DU
SYSTÈME DE L’IDÉALISME TRANSCENDANTAL
(EXTRAITS)
Introduction.
tation plus élevée et, pour ainsi dire, plus calme de l’esprit ;
elle demeure en effet toujours dans l’Absolu, sans craindre le
danger qu’il puisse lui échapper, puisqu’elle se tieni elle-méme
dans une région qui dépasse la réflexion et la domine.
Ayant dii d une faqon suffisamment claire ce que je pense
des rapports de la philosophie et de la foi, j’aborde les questions
que le dogmatismo et la non-philosophie ont cru pouvoir s’ap-
proprier et que je revendique comme étant uniquement du
ressort de la philosophie et de la raison.
On verrà, en lisant les chapitres qui suivent, quelles sont ces
questions et comment je les entends.
<
PHIL0S0PHIE ET RELIGION 201.
Le tuoi, dii Fichte, n’est pas autre chose que son propre iute,
ses propres actions; il n’est rieri en dehors de celles-ci, il
n'existe que polir lui-niénie, et non en soi-méme. On nesaurait
dire d une facon plus précise que la raison de toute la Finitude
réside, non dans l’Absolu, mais en elle-méme. Sur ce Rieri,
érigé en principe du monde, la très ancienne théorie s’exprime
avec une pureté et une netteté qui ne laissent rien à désirer;
elle se trouve en opposition flagrante avec ce que nous pou-
vons appeler la non-philosophie qui, reculant devant ce Rieri,
cherche à fixer sa réalité dans un substrat soumis à l’aclion de
la pensée infime, dans une matière amorphe, dans une substance.
Nous nous proposons de suivre ce principe dans quelques-
unes des ramifications par lesquelles il s’étend à la nature, sans
prétendre en donner un exposé compiei et rigoureusement
ordonné.
L’Univers phénoménal est un Univers qui n’est pas dépen-
dant, pour la seule raison qu’il a eu un commencement dans le
temps; il l’est plulót en vertu de sa nature et de son concepì;
à vrai dire, il n’a jamais eu de commencement, comme il est
également vrai de dire qu ii est sans commencement, car il est
un simple non-étre, et le non-étre n’est pas et ne peut pas
étre un produi t du devenir.
L ame ayant reconnu sa déchéance n’en cherche pas moins
à devenir un autre Absolu et ù produi re de l’Absolu. Mais il
pése sur elle cette fatalité que ce qui existait en elle en tant
qu’/dée, sous l’aspect idéal, elle ne peut l’extérioriser autremenl
que sous une forme réelle, qui est la négation de l’idéal. Elle
ne peut donc créer que des choses finies et particulières. Elle
cherche certes à exprimer autant que possible dans chacune de
ces images apparentes 1'1 dee totale et méme, pour donner
l'image la plus complète d’elle-méme, les idées ù tous les
degrés de leur hiérarchie, en empruntant, pour sa création,
ielle détermination à ielle idée, ielle autre à une autre idée, de
facon à faire de l’ensemble une reproduction complète de 1‘Uni
vers total. Cesi ainsi que naissent les dillerentes puissances des
choses, lame s’élevant à l’unité originelle par l’expression de
l'Idée totale lantòl dans le réel, lantòl dans l’idéal.
Mais du còte de son en-soi, elle se rattache par un lien
:
I
I
L
5
212 ESS.I/S DE SCHELLING
Immortalile de rame.
L’histoire de l’Univers est celle du royaume des esprits et
son dessein final ne peut étrecompris qu'en fonction du dessein
qui anime l’hisloire de celui-ci.
L’àme, qui se trouve dans un rapport direct avec le corps
doni elle est l’élément actif et la source génératrice, est vouée
au méme anéantisscmenl que lui ; on peut en dire autant de
l’àme, en tant que principe de l’entendement, car elle aussi se
rattache indirectement au Fini, par l’intermédiaire de la pre
mière. Le vrai en-soi, ou l’essence, de l’àme phénoménale est
représenté par l’Idée, ou son concepì éternel, qui existe en
Dieu et qui, unie à elle, constiate le principe de l’éternelle
connaissance. Or, dire de ce principe qu’il est éternel, c esi
énoncer un principe idenlique. L’existence temporelle ne
change en rien le modèle originel et, de méme que celui-ci ne
devient pas plus réel du iail de l’existence d’un Fini qui lui
correspond, il ne devient pas moins réel et ne cesse pasd’exister
du fail de l’anéantissement de ce Fini.
Si l’àme est élernelle, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas eu
de cominencement ou que sa durée n'aura pas de fin, mais parce
2 ló ÈSS4/S DE SCHELLING
quelle est sans rapport aucun avec le temps. On ne peut pas
en dire qu elle est immortelle, au sens d’une persistance indi-
viduelle. Étant donné en effet qu’on ne peut penser à celle-ci,
en dehors de tout rapport avec le Fini et avec le corps, l’im-
mortalité ainsi comprise ne serait en effet qu’une mortalité
continuée ; elle équivaudrait à un emprisonnement persistant
de l’àme, et non à sa libération. Le désir d’une pareille immor- !
talité provieni donc directemem de la Finitude et ne peut pas
naitre chea celui qui aspire dès à présent à détacher autant
que possible l’àme du corps, c’est-à-dire chez celui qui, d’après
Socrate, est pénétré de la vraie philosophie
Cesi donc méconnaitre le véritable esprit de la philosophie
1
que d’estimer l’immortalité de l ame plus haut que son éternité
et son existence dans l'Idée et de concevoir lame comme conti-
nuant après la mori, c’est-à-dire après avoir été libérée de son
enveloppe sensible, de poursuivre une existence indi viduelle. è
Si l’association de l’àme et du corps (et c’est ce qu’on appelle I
'I . Plb'doil, p. I $ ?.
i
PHILOSOPHIE ET RELIGION 217
FIN
DE
PHIL0S0PH1E ET RELIGION
*
-
RECHERCHES PHILOSOPHIQUES
SUR LA NATURE
DE LA LIBERTÉ HUMAINE (1809)
Tome VII, pp. 333-416.
4.
panthéisme est le système de la raison pure» peut avoir un autre sens,
nous n’avons pas à nous en occuper ici.
NATURE DE LA LIBERTÉ HUMAINE 229
011 que Dieu permei à l’homme d’user de liberté, ce n’est pas
une explication, car si Dieu retirait, ne serait-ce que pour un
moment, sa toute-puissance, l’homme cesserai! d’étre. En pré-
sence de celle argumentation, y a-t-il une autre issue que celle
qui consisierait à sauver l’homme avec sa liberté en l’intégrant
dans l’Essence divine, el à dire que l’homme demeure, non en
dehors de Dieu, mais en Dieu et que son activilé elle-méme
fait panie de la vie de Dieu ? C’est justement en partant de ce
poinl de vue que les mystiques et les àmes religieuses de tous
les temps ont abouti ù la croyance de l’unité de l’homme et de
Dieu, solution qui semble satisfaire davantage le sentiment le
plus profond que la raison el la spéculation. Les Sainles Écri-
tures elles-mémes trouvent dans la conscience de la liberté le
cachet et le gage de la croyance que nous vivons el demeurons
en Dieu. Comment un condii serail-il possible entre la liberté
et la doctrine quùa élé proposée avec lant d’insistance à l’homme,
justement pour sauver la liberté ?
Une autre explication du panthéisme, qu'on croit plus juste,
est celle d’après laquelle il consisterait dans une Identification
totale de Dieu et des choses, dans une fusion de la créature et
du créateur, d’où l'on déduit encore d’autres aftìrmations aussi
hardies qu’inconsistantes. En réalité, on ne saurait imaginer
une séparation plus totale entre les choses et Dieu que celle
qui se trouve dans la théorie.de Spinoza qu’on considère comme
l’expression classique du panlhéisme. D’après celle théorie, Dieu
esi ce qu ii esl en soi et ne peut ótre conci! qu’en lui-mème et
à partir de lui-mème, alors que les choses fmies n’existent qu'à
la faveur de ce qui en esl dislincl el ne peuvent ótre comprises
qua travers cel « autre ». Il est évident que, d’après celle dis-
tinction, les choses, conirairemeni à ce que pourrail suggérer
» un examen superficie! de la doctrine, diffèrenl de Dieu, non de
degré ou par leurs limilations, mais loto genere. Quels que
puissent ótre d’ailleurs leurs rappons avec Dieu, elles en soni
toialemenl dislinctes par le fait qu’elles ne peuvent exister qu’en
Lui el d’après Lui, que leur concepì esl un concepì dérivé, qui
scrail impossible sans celili de Dieu; lequel esl un concepì
indépendani el primitif, seul aftirmatif de lui-mème, un concepì
à legarci duquel lons les aulres se comporlenl comme des
Schelling. io
2?0 ESS,4/S DE SCHELLING
concepts atfirmés, cornine des conséquences à legard de leur
source. C esi ce fait qui condiiionne loutes les autres propriétés
des choses, leur éterniié par exemple. Dieu est éternel de par
sa nature ; les choses ne sont éternelles qu’en Lui et par Lui,
leur eternile est une conséquence de son existence, une éternité
dérivée. C est en raison de cene diflerence qu'au contraire de
ce qu’on prétend généralement, l’ensemble des choses particu-
lières ne saurait constituer Dieu. car, quel que soit leur mode
d'union ou d’assemblage, ce n’est jamais avec du dérivé qu’on
peut oblenir ce qui est, par sa nature, primilif, de méme que
ce n’est pas en mettant ensemble tous les points d une péri-
phérie qu’on peut oblenir celle-ci, étanl donné qu’en lant
qu’un Tout, elle est, conceptuellemeni, anlérieure aux points.
Plus absurde encore est l’opinion, d’après laquelle Spinoza aurait
préiendu que toute chose particulière est égale à Dieu. En
adinettant méme qu’on trouve chez lui celle forte expression
que toute chose est un Dieu modifié, les éléments de ce concepì
soni tellement contradicioires que, dès qu’on veul les unir, on
les voii se séparer. Un Dieu modifié, c’est-à-dire dérivé, n’est
pas Dieu au sens authentique, éminent du mot ; par ce simple
qualificali!, la chose se irouve remise à sa place, dans son état
d’éternelle séparalion d avec Dieu. La raison de ces fausses
inierprétaiions doni d’autres sysièmes ont été également victimes,
réside dans l'iricompréhension générale de la loi de l’identité ou
du róle de la copule dans le jugement. Il esi facile de faire
comprendre méme à un enfant qu’aucune des propositions où,
d'après l’explication doni nous nous occupons, se irouverail
exprimée l’identité du sujet et du predicai, n'implique uneéga-
lité parfaite, immédiate ei absolue de l’un et de l’auire. qu’au
cune n’implique que sujet et predicai soieni pour ainsi dire
interchangeables. puissenl se remplacer réciproquement. Cesi
ainsi. par exemple. que la proposition : ce corps est bleu, ne
signifie pas que ce corps soit bleu du faii méme qu il est corps,
ou parce qu ii est corps, mais seulemenl que ce corps, tout en
étant corps. est bleu et qu il pourrait aussi bienavoir une autre
couleur. C est celle méconnaissance de la vraie nature de la
copule qui a été, de nos jours, la cause de la fausse application
ou de l’incompréhension de la loi d'idenlilé. Voici, par
NATURE DE LA LI BERTE Il UM A INE 2?I
éxemple, une proposition : le parfait est limparfait. Elle
signifìe, non que l imparfait est parfait parce que et du fait
méme qu ii est imparfait, mais quii n’existe quà travers le
parfait, alors que de nos jours on l’interprete en disant que le
parfait et l’imparfait soni une seule et méme chose, que tout a
une égale valeur : le meilleur et le pire, la sottise et la sagesse.
Soit encore celle aulre proposition : le Bien est le Mal ; elle
signifìe seulement que le Mal ne possède pas la force d’exister
par lui-méme ; il ne doit son existence qu’au Bien (considerò
en soi et pour soi), landis que de nos jours on interprète celle
proposition cornine étant une négation de toute différence entre
le juste et l’injuste, entre la vertu et le vice, en prétendant que
tout cela s’équivaut au point de vite logique.
Ou encore lorsqu’on déclare que liberté et nécessité ne font
qu’un, en voulant dire par là que ce qui (en dernière instance)
constiate l’essence du monde inorai, est également celle de la
nature, on interprète celle proposition comme si elle signifiait
que la liberté n’esl qu’une force de la nature, un ressort qui,
comme tout aulre ressort, n’esl qu’un pur mécanisme. Il en est
de méme de la proposition énoncant que l’àme et le corps ne
font qu’un et qu’on interprète en disant que lame est de nature
matérielle, qu’elle est air, éther, sue nerveux, eie., alors qu’on
se refuse à admettre le contrairc, à sa voi r que c’est le corps qui
puisse étre àme, ou, comme la proposition précédente, que ce
qui a l’apparence de la nécessité puisse, en soi, étre libre, celle
conclusion découlant aussi logiquement de la proposition en
queslion que l’autre. En présence de ces fausses interprétations
qui, lorsqu’elles ne soni pas intentionnelles, témoignent d’un
état d iminaturité dialectique, que la philosophie grecque avait
dépassé presque dès ses débuts, on ne peut que recommander
à ieurs auteurs une étude approfondie de la logique. La vietile
logique, qui savait aller au fond des choses, distinguali le sujet
du prédicat comme l’anlécédent du subséquent (antccedcns et
conscqucns) et exprimail ainsi lesens réel de la loi d’identilé. Ce
rapport subsiste méme dans la proposition autologique, sans
I quoi il serail tout a fait depourvu de sens. Celili qui dii : un
corps est un corps, raltache certainement au sujet de celie pr<£-
! posiiion une aulre idée qua son predicai, il raltache nolani meni
i
i
252 ESSA/S DE SCHELLING
au sujet l’idée d’unité, et au prédicat celle des propriétés parti-
culières. impliquées dans le concepì du corps. Tel est égalemcnt
le sens d une explication plus ancienne, d'après laquelle ies
rapports du sujet et du prédicat seraient ceux de l’implicite et
de l’explicite.
Mais les partisans de l’opinion que nous combattons ici pour-
raient nous dire que le panthéisme n’affirme nullement que Dieu
soit tout (ce que, élant donné l’idée qu’on se fait généralemènt de
ses propriétés, on ne peut cependant pas s'empécher de postu t
lerà mais seulement que les choses ne som rien, que ce système
supprime toute individualité. Cette définilion parait cependant
ètre contradictoire avec la précédente, car, si les choses ne soni
rien, comment peut-on les confondre avec Dieu ? Il n’y a alors
rien qu’une divinité pure, exempte de tout trouble. Ou bien,
s’il n’y a rien en dehors de Dieu (non seulement extra-, mais
praeter Daini), comment peut-il exister autrement qu’à l’état de
simple nom ? Si bien que tout le concepì semble ainsi se dis
sonare et s’évanouir. Il est, de toute facon, permis de se
demander ce qu’on a à gagner par l’emploi de mots d’une
signification aussi générale, qui pouvaient bien étre en honneur
à l’époque des hérésies. mais soni des outils trop grossiers pour
étre appliqués aux productions de l’esprit où. comme dans les
phénomènes nalurels les plus délicats, les défìnitions les plus
nuancées ont souvent poureffet des changements essentiels. On
pourrait méme se demander si la définilion que nous venons de
citer en dernier lieu est encore altribuable à Spinoza. Élant
donné, en effet, qu’il ne reconnait en dehors (praeter) de la
substance rien d’autre que les simples affections qui seraient,
d’après lui. les choses, le concepì doni il se seri est purement
négaiif, n’exprime rien d’essentiel ni de positif. Il seri surtout
et avant tout à définir les rapports enire les choses et Dieu,
mais non ce que peuvent étre les choses envisagées en soi.
Mais de l’absence de cene dernière définilion on aurait lori de
conclure qu’elles ne contiennent rien de positif (lequel peut
d’ailleurs avoir un caractère dérivé). La proposilion la plus
catégorique de Spinoza est celle-ci : l’étre particulier est la !
Substance méme, envisagée sous l’aspect d’une de ses modi fi- ;
cations, c’est-à-dire conséquences. Soit la Substance infime = A
■
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 235
I
2 >4 . ESS.4/S DE SCHEU.ING
mème plus facile que de découvrir, jusque dans le système
de Spinoza, une certaine liberto ielle que beaucoup d’enlre
nous se ia représentent, en se vantant mème d’en avoir le plus
vif sentimene une libené qui consiste dans la simple domina-
tion du principe intelligeni sur le sensible et sur les désirs. La
négation ou lacceptation de la liberlé en generai semble en
conséquence reposer sur tout autre chose que l’acceplation ou
le rejet du panthéisme (immanence des choses en Dieu). S’il
semble en effet, à première vue, que ia liberté, ne pouvanl I
demeurer en opposition avec Dieu, disparati dans l’identité, on
n’en est pas moins en droil de dire que ce n’est là qu’une
simple apparence qui n’est que la conséquence de l’idée inconsis-
tante et défectueuse qu’on se faii de la loi d’identilé. Ce prin
cipe n’expnme pas une unite qui, toumant dans le cercle de
l’indifférence où tout serail égal à tout. serail dépourvue de
toute idée progressive et, pour celle raison, une idée morie,
insensible. L’unilé de celle loi est directemenl créatrice. Déjà
dans le rapport de su jet à prédicat nous avonsdécou veri un rapport
de source à conséquence, ce qui fait que la loi de la source (de
la raison) est aussi originelle que celle de l’identité. Aussi
l’éternel doil-il étre source direCtement, tei qu’il est en lui-
méme. Ce doni il esl la source par son essence est donc un
dépendant et, en mème temps, d’après la conception de l’im-
manence, ce qui est en lui inclus. Mais la dépendance ne sup
porne pas l’indépendance, elle ne supporne mème pas la liberté.
Elle ne délermine pas l’essence, elle signifie seulemeni que le
dépendant. quel qu ii puisse étre, ne peul étre que la consé
quence de ce doni il dépend ; mais elle n’est pas une défmition
de ce que le dépendant esl ou n’est pas. Tout individu résulie
d’un autre doni il dépend. par conséquent, quant à son devenir,
et non quanl à son étre. 11 n’est pas absurde de dire que colui T
qui esl Dieu a été engendré, de mème qu ii n’y a ricn de
contradicioire à dire que celui qui est le tils d’un homme esl
lui-méme un homme. Ce qui serait pluiól conlradictoire, ce
serail de nier l’indépendance du dépendant et du subséquent.
Ce serait alors un dépendant sans dépendance, une conséquence
sans conséquent (Consequentia absqne Conseguente), donc pas une
conséquence réelle, et le concepì se trouverail ainsi supprimé.
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 235
On peut en dire aulantde l’implication dansautrechose. Chaque
organe particulier n’est possible qu’en tanl qu’ii fair panie de
l’organisme total ; il n en a pas moins irne vie propre, une sorte
de libertà qu’ii manifeste évidemment par la inaladie dont il
est capable. On atteint un point de vue plus élevé en considé-
rant l’essence divine elle-méme, dont l’idée est tout à fait
incompatible avec une conséquence ne comportant pas de
generation, d’engendremenl et, par conséquent, d’indépen-
dance. Dieu est un Dieu des vivants, non des inorts. Et l’on
ne voil pas comment le plus parfail de tous les étres pourrait se
compiai re à une machine, fùt-elle la plus parfaite. De quelque
manière qu’on se représente la consécution des étres à partir
de Dieu, elle ne peut jamais étre purement mécanique, une
simple production ou fabrication d’un produit prive lui-méme
de tonte indépendance ; il ne peut pas davantage s’agir d’éma-
nation, car ce qui émane reste toujours la méme chose que la
^ource dont il émane et est, par conséquent, privé, lui aussi
d'indépendance, n’a rien qui lui soit propre. La consécution
des choses à partir de Dieu est une auto-révélation de Dieu.
Or, Dieu ne peut se révéler à lui-méme que dans ce qui lui
ressemble, dans des étres libres et agissanl spontanément, dans
des étres qui n oni aucune autre raison (Grumi) que Dieu,
mais qui soni ce que Dieu est. Il parie, et ils soni là. Si tous
es étres du monde n étaient qu'autant de pensées de lame
divine, ils seraienl déjà vivants pour cela méme. C’est ainsi
que les pensées naissent bien de l’àme ; mais la pensée, une
fois née, devient uno puissance indépendante, continue à agir
de sa propre inilialive et, lorsqu’il s'agii de l ame humaine, elle
s’y enracine lellement qu elle soumet et asservii à son pouvoir
sa propre mère. Mais l’imagination divine, qui est la cause de
la spécilicalion des étres, ne dote pas ses créations, cornine
l’imagination humaine, d’une réalité purement idéale. Les
représentalions de la divinile ne peuvent étre que des étres'
indépendants, et ce qui limite nos représentalions à nous, c’est
justement le fait que nous voyons ce qui n’est pas indépendant.
Or, Dieu voil les choses en soi ; et il n’est en soi que l’élernel,
que ce qui repose sur soi-méme, la volontà, la libertà. Le
concepì d’une divinile ou absoluilé dérivée, loin d'élre contra-
2;6 ESSA/S DE SCHELLING
dictoire, forme plutòt le centre de tonte la philosophie. C’est
une divinile pareille qui convieni à la nature. Immanence en
Dieu et, liberté soni si peu contradictoires que c’est justement
ce qui est libre, et en tant que libre, qui est en Dieu, alors que
le non-libre, en tant que non-libre, est nécessairenient en dehors
de Dieu.
Quelqu’insuffisante que puisse paraitre une pareille déduction
aussi générale, à celui qui va plus au fond des choses, il en res-
sort cependant que le panthéisme nimplique pas nécessaire-
ment la négation de la liberté formelle. Nous ne nous alten-
dons pas à ce qu'on nous oppose le spinozisme. Il faut beaucoup
de courage pour prétendre que ce système, tei qu’il s'est formé
dans la téle d un homme, soit le système rationnel eco/j.v,
le système éternellement invariable. Qu’entend-on en elìci par
spinozisme? Est-ce toute la doctrine, ielle qu’elle est exposée
dans les écrits de cet homme, donc aussi sa physique mécanique,
par exemple ? Ou au nom de quel principe veut-on séparer et
diviser ici où tour se tieni d une facon si extraordinaire él
unique? Dans l’histoire de la vie inteìlectuelle de l’Allemagne
ce sera loujours un moment surprenant que celui où l’on a pu
avancer l’affirmation que le système qui confond les choses avec
Dieu, la créature avec le Créateur (c’est ainsi du moins qu’on
le comprenait) et soumet tout à une nécessilé aveugle et irra-
lionnelle, soit le seul système rationnel possible, leseul pouvant
élre déduit de la raison pure ! Pour comprendre cela, il faut se
reporter à l esprit qui avait régné à une époque antérieure, à
celle où la conception mécanique du monde qui avait atteint
dans l’athéisme francais l’extréme degré d’impiété avait
commencé à se répandre aussi en Allemagne et à y élre consi-
dérée comme la philosophie proprement dite, coinme la seule
vraie. Comme cependant les conséquences de celle doctrine
juraient trop avec la manière de penser el de sentir allemande,
' il en resulta tout d’abord un divorcc entro la raison et le cceur,
si caractérislique de la littérature philosophique des temps
modernes : on repoussa les conséquences, sans renoncer à ce
qui constituait le fond méme de celle manière de voir, ou sans
s’élever a une meilleure. On voulul dénonccr ces conséquences,
el comme l’esprit allemand n'a pris connaissance de la philo-
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 2p
sophie que lorsqu’elle a atteint sa plus haute expression (ou
présumée ielle), on en vini à énoncer celle terrible vérilé: toute
philosophie, absolument toute, qui est pureinent ralionnelle, est
ou devieni du spinozisme. Ainsi tout le monde fui averti du
danger; on le rendit évident à tous ; on crut avoir trouvé le
seul moyen encore possible de s en préserver; on espérait par
cene parole hardie provoquer la crise salutaire, détourner les
Allemands de celle philosophie subver$ive, les ramener au sen-
timenl intérieur el à la foi. Aujourd’hui, où celle manière de
voir a depuis longtemps disparu el que nous sommes éclairés
par la grande lumière de l’idéalisme, on comprend moins ceux
I qui persistent dans celle condamnation de toute philosophie
ralionnelle, leur propagande ne pouvant plus avoir les mémes
effets que jadis
Mais disons ici une fois pour toutes, et d’une facon defini
tive, ce que nous pensons du spinozisme ! Ce systèmen’est pas
du fatalisme, par ce fait qu’il concoit toutes choses comme
comprises en Dieu, car, ainsi que nous l’avons montré, le
panthéisme n’exclut pas la possibilité de la liberté, tout au
moins formelle; si donc Spinoza est fataliste, ce doit étre pour
une autre raison, indépendanle de celle que nous venons de
citer. L’erreur de son système consiste, non en ce qu’il situe
les choses en Ditti, mais en ce qu’il admet leur exislence en tant
que choses, sous le concepì abstrait d'ètres cosmiques, voi re de
subslance qu’il considère égalemenl comme une chose. Aussi
i
2$0 £55.4/5 DE SCHELLING
Étant donne que l'intelligence primitive fait surgir l’àme qui
étail restée jusqu’alors cachée dans un fond indépendant de
cene intelligence, l’àme, de son còte, reste également indépen-
dante de celle-ci et forme une essence particulière, n’existant
que par elle-méme.
Il est facile de voir qu’en présence de celie résistance du
désir, qui est une condition de la parfaite generation, le lien le
plus intime des forces ne se dénoue qu a la faveur d’un épa-
nouissement progressi!" de celles-ci, chaque degré de séparation
des forces étant marqué par l'apparition d’un nouvel étre, doni
l’àme doil étre d'autant plus parfaite qu’il contieni davanlage à
l’élat de ditférenciation ce qui. chez les autres, est encore indif-
férencié. La tàche d'une philosophie complète de la nature
consiste à montrer comment, à chaque degré, ce processus se
rapproche de l’essence de la nature, jusqu'à la dissolution du
centre le plus intime qui suil le dernier degré de diflerencia-
tion. Nous nous contenterons d’exposer ici ce qui se rapporte
le plus directemenl à la question doni nous nous occupons ici.
Chacun des étres qui apparaissenl dans la nature de la manière
que nous venons d’indiquer contieni deux principes qui, au
fond, n'en font qu’un, mais envisagé sous ses deux aspects pos-
sibles. Le premier est celui par lequel ils soni séparés de Dieu
ou en verlu duquel ils font panie du fond pur et simple ; mais
comme. entre ce qui existe dans le fond et ce qui est préformé
dans l'intelligence, il n'en existe pas moins une unité primitive
et que le processus de la création consiste seulement dans une
transmutation ou transfiguralion lumineuse interne du principe
primitivement obscur, il en résulte que le principe, obscur par
sa nature, est justement celui qui est transfiguré en lumière, et
l’un et l'autre se trouvent unis. quoique dans des proportions
diverses, dans chaque étre de la nature. Le principe, pour i.
autant qu ii provieni du fond et est obscur, constilue ì’élémenl 1
volontaire de Cétre qui. tant qu ii n'a pas réalisé sa parfaite
unité avec la lumière (principe de l'intelligence), reste simple
passion, convoilise. volonlé aveugle. A cet arbitrai re de la
créature s’oppose la raison, en tant que volontà universelle, qui A
se seri de l’autre et se le subordonne comme un simple ouiil.
Mais lorsqu’a la faveur d une transformation et d une diiféren-
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 251
ciation progressives de toutes les forces, le point le plus intime
et le plus profond d’un étre se trouve complètement transfiguré
en lumière, sa volonté reste bien une volonté individuelle,
r particulière, mais en soi, ou en tanl que centre de toutes les
autres volontés pariiculières, elle est unie à la volonté originelle,
de facon à ne former avec elle qu’un tout indivisible. Cette
ascension des centres les plus profonds à la lumière n’a lieu
dans aucune autre créature visible, en dehors de l’homme.
Dans l’homme se trouve concentrée tonte la force du prin
cipe obscur, en méme temps que toute la force de la lumière.
Chez lui se trouve l’abime le plus profond et le ciel le plus
sublime : les deux centres. La volonté de l’homme est le germe,
dissimulò dans l’éternel désir du Dieu qui n’existe encore que
dans les profondeurs ; il est le divin regard générateur de vie
que Dieu a apercu dans cette profondeur, lorsqu il a concu la
volonté de la nature. Cesi dans l’homme seul que Dieu a aimé
le monde; et c’est celle image de Dieu que le désir découvrit
dans le centre lorsqu’il entra en opposition avec la lumière.
Par le fait de sa provenance du fond (en tant que créature),
l’homme contieni un principe relativement indépendant de
Dieu ; mais du fait que ce principe, sans cesser de demeurer
obscur, en raison de sa provenance du fond, se trouve transfi-
guré en lumière, il surgit dans l’homme quelque ehosc de plus
élevé : Vespri!, l’esprit élernel qui proclame l'Unitéou le Verbe
dans la Nature. Or, ce Verbe (réel) proclamò n’est autre que
celui de l imitò de lobscurité et de la lumière (des consonnes et
des voyelles). Mais, les deux principes, tout en étant inhérents
à toutes choses, n’y forment pas une consonancc parfaite, à
cause de l’insuftisance de ce qui a surgi du fond. C’est seule-
ment chez l’Iiomme que se trouve parfaitement énoncé le Verbe -
qui, dans Ics autres choses, subsiste encore ù l’état latent ou
n’est énoncé que d’unc facon incomplète. Mais dans le Verbe
énoncé c esi l’esprit qui se manifeste, c’est-à-dire Dieu cornine
exislant .if/11. Pour auianl donc que l ame représentc l’identité
des deux principes, elle est esprit ; et l’esprit est en Dieu. Si
chez l’homme l’identité des deux principes était aussi indisso-
; lublc qu’en Dieu, il n’y aurait entre eux aucune diiférence,
c’est-à-dire que Dieu ne se manifesterait pas en tanl qu csprii.
-
2 $2 ÉSSA/S DE SCHELLING
Il en résulteque l'unité, indissoluble en Dieu, doit ètre précaire
chez rhomme, d’où la possibiliié du Bien et du Mal.
Nous disons expressément : possibilità du Mal, et cherchons
avant tout à ne faire ressorlir que la précarité de l’unité des
deux principes. La réalité du Mal doit faire l’objet d une
recherche spéciale. Le principe surgi du fond de la nature et
par lequel l’homme se trouve distingué de Dieu, est son cgoìtè
qui, cependant, par son unité avec le principe idéal, devient
esprit. Legoìté cornine ielle est esprit, ou, encore, l’homme est
esprit en tant qu ego particulier (séparé de Dieu), et c’est juste-
ment en cela que consiste la personnalité. Mais du fail que Vego
est en méme temps esprit, il se trouve élevé au-dessus du monde
créaturel. il devient volonté qui se percoii en possession de la
complète volonté, qui n’est plus un instrumenl au Service de la
volonté universelle manifestanl sa force créatrice dans la nature,
mais est au-dessus et en dehors de toute nature. L'esprit est
au-dessus de la lumière, de méme que, dans la nature, il s’élève
au-dessus de l’unité de I'obscurité et de la lumière. En tant
qu'esprit, l’égoité est donc libre par rapport aux deux principes.
Or, celle volonté pariiculière n’est esprit, n’est par conséquent
libre par rapport à la nature et ne la dépasse que pour autant
qu elle se trouve réellemenl transfigurée en volonté originelle
(lumière), de sorte que, si elle subsiste encore (en tant que
volonté pariiculière) dans le fond (car il doit loujours y avoir
un fond), de méme que, dans le corps transparent, la inatière,
élevée jusqu’à l'idenlité avec la lumière, ne cesse pas pour cela
d'éire matière (principe obscur), c’est uniquement en tant que
porteuse et gardienne du principe de la lumière. Mais du fail
qu’elle est en possession de l'esprit (car celui-ci domine aussi
bien I'obscurité que la lumière), et lorsque cel esprit n’est pas
celui de J’amour éternel, l’égoité peut se séparer de la lumière;
ou bien la volonté pariiculière peut chercher en tant que par-
ticulière (ce qu elle ne peut ótre que dans son identité avec la
volonté universelle;, à ótre dans la péripherie ou en tant que
créature (la volonté des créatures se trouve certes en dehors du
fond, mais alors elle est simplement pariiculière, non libre,
mais liée) ce qu’elle ne peni ótre qu'auiant qu’elle demeure au
cenire (de méme la screine volonté dans le calme fond de la
NATURE DE LA LIBERTE HUMAINE 2$;
nature n’est justement volonté universale que parce qu’elle de-
meure dans le fond). Il en résulte dans la volonté de l’homme
une séparation entre l’égoité devenue spirituale (car l’esprit
domine la lumière) et la lumière, c’est-à-dire une séparation
entre des principcs inséparables en Dieu. Lorsqu’au contraire
la volonté particulière de l’homme demeure dans le fond cornine
volonté centrale, c’est-à-dire lorsque le rapport divin entre les
principes subsiste (puisque la volonté qui est au centra de la na
ture ne s’élève jamais au-dessus de la lumière, mais reste au-
dessous d’elle, doni elle constitue la base dans le fond) et qu’elle
est dominée par l’esprit de l’amour, au lieu d’ètre le pur esprit
de la discorde qui cherche à séparer le principe particulier du
principe universe!, on peut dire de la volonté qu’elle est de
nature divine, qu’elle possède une organisation divine. Et voici
ce qui prouve que c’est celle affirmalion de la volonté parti
culière qui est le Mal.
La volonté, sortie de sa surnaturalité, pour se particulariser
et s'individualiser, lout en prétendant rester universale, tend
à renverser le rapport qui existe entre les principes, à mettre
le fond au-dessus de la cause, à se servir de l’esprit qu’elle
n’avait conservé que pour le maintenir au centro, en dehors
de celui-ci et à l’encontre de la créature, d'où sa propre désor-
ganisation et celle de ce qui est en dehors d’elle. La volonté de
l’homme peut ótre considérée cornine étant forinée par un faisceau
• de forces vives ; tant qu’elle reste unieavec la volonté universelle,
ces forces soni maintenues dans un équilibre divin. Mais dès
que la volonté particulière quitte le centro, qui est la seule place
qui lui convienne, le lien qui unissait les forces disparait ; on
voil alors s’installer une volonté particulière qui, incapable de
rèunir les forces, en se les subordonnant, se voil obligée de
constituer ou de composer, avec ces forces séparées lesunes des
autres, avec cette armée de désirs et de convoitises en révolte
(chaque force particulière étant un désir ou une lubie) une vie
qui lui soil propre, une vie à pari, ce qui lui est d’autant plus
possible que le premier lien des forces, le fond de la nature
l subsiste jusque dans le Mal. Mais cornine il ne peut s’agir d’une
vie au vrai sensdu mot, c’est-à-dire d’une vie qui n’est conipatible
qu’avec le rapport priinitif, on se trouve en présence d’une vie
Schelling. io*
— $4 ESSA/S DE SCHELLING
particulière, mais fausse, d'une vie à base de mensonge. pro-
duit de l’inquiétude, de l’angoisse et du sentiment de perdition.
La plus belle confirmation de ce que nous disonsjà nous est
fournie parla maladie qui. en tant que désordre produit dans
la nature par l’abus de la liberté, consti tue le véritable pendant
du Mal ou du Péché. Il n’y a jamais de maladie universelle,
sans que les forces cachées du fond se désagrègent : elle se dé-
clare, lorsque le principe irritable qui doit régner dans la calme
profondeur en tant que lieu le plus intime des forces, s’actualise
lui-méme, ou lorsque l’archée ayantsubi une irritation, quitte
son calme séjour au centre pour se déplacer vers la périphérie.
Toute guérison primaire, au contraire, consiste dans le rétablis-
sement du rapport entre la périphérie et le centre, et le passage
de la maladie à la santéne s’effectue qu’à la faveur du retour de
là vie séparée et isolée dans le champ lumineux de l’élre, d’où
s’est effectuée la séparation (crise). La maladie particulière, à
son tour, ne s’explique que par le fait que ce qui ne doit sa
liberté et sa vie qu’àses rapports avec l’ensemble cherche à s’en
détacher, à s’en isoler. Et l’on peut dire du Mal ce qui est vrai
de la maladie, laquelle ne représente aucune essentialité, qu’elle
n’est qu’une image apparente de la vie, une manifestation mé-
téorique. une fluctuation entre l’étre et le non-étre, tout en s’an-
noncant au sentiment comme quelque chose de réel.
De nos jours, c’est surtout Franz Baader qui a insistè sur
cette conception, qui nous parait la seule juste, du Mal comme •
résultant de l interversion, du renversement des rapports entre
les principes, et qui l’aappuyée de profondes et frappantes ana-
logies physiques. Toutes les autres explications du Mal laissent
l’intelligence et la conscience morale insatisfaites. Elles reposent
au fond sur la suppression du Mal en tant qu antithèse positivi,,
sur sa réduction au soi-disant malum metaphysicum et à la notion
négative, qui est celle de limperfection de la créature. Dieu,
i. Arche* (Archeus, Archaeus = dominateur) est d’après Paracelse
la force formative créatrice de la nature qui agit inconsciemment dans
les choses en tant que « fabricator ». D’après Van Hclmont, l’Archeus
est le « generationis faber etrector », «forma vitalis sive animali* juxta
imaginis sui entelechiam ». (D’après Rudolf Eisster, « Wórtcrbuch dir
philosophischen Begriffc», tome I, p. 76). N. d. T.
NATURE DE LA LI BERTE II UNAlNE 255
dit Leibniz, ne pouvait pas doler l’Iiomme detoulesles perfec-
tions, car alors l’homme serait lui-méme Dieu ; ceci est vrai des
étres créés en général ; il fallait qu’il y eùt difiérenls degrés de
perfection el toules sortes de limitations. A la question : d’où
vieni le Mal ? on répond : de la nature ideale de la créature,
pour autanl qu’elle dépend de la volonté de Dieu, et non des vé-
riiés élernelles, contcnues dans l’inlelligence divine. C est la
région des vérités élernelles qui constitue la source idéale du
Bien et du Mal, et c’est elle qu’on doit substituer à la matière
desanciens '.Il existe, dit Leibniz dans un autre passage, deux
principes, tous deux immanents à Dieu : l’inlelligence et la
volonté. De l’inlelligence vieni le principe du Mal, sans que
pour cela elle devienne elle-méme mauvaise ; elle contieni la
raison de la possibililé du Mal, mais la volonté ne tend qu’au
Bien 2. Celle seule possibililé du Mal est indépendante de Dieu,
car l’inlelligence n’est pas sa propre cause Celle dislinction
entre l’inlelligence et la volonté, deux principes immanents à
Dieu, dislinction qui lui permei de rendre le Mal indépendant
de la volonté divine, correspond bien à la profonde manière de
penser de Leibniz, el sa conception de l’inlelligence (de la sa-
gesse divine) cornine d’un principe passif, plutót qu’actif, de
Dieu constitue, elle aussi, un lémoignage de la profondeur de
sa pensée ; il n’en reste pas moins qu'en faisant déri-
ver le Mal de celle source puremeni idéelle, Leibniz
en fait également quelque chose de passif, l’effet puremenl né-
gatif d’une limitation, d'une privalion, ce qui est ioni à fait en
opposition avec la nature véritable du Mal. Il suftìl en èffet de
se rappeler que detoutes Ies créatures, c esi l’homme seni, cette
créature la plus parfaile, qui est capable de Mal, pour se
rendre compie que ce n’est pas une simple limitation 011 priva-
tion qui peut étre la cause de celui-ci. D’après la conception
chrétienne, le Diable était la créature la plus illimitée, et non
la plus limiléc Ce ne soni pas Ies imperfections, au sens méta-
t
J
2$6 ESSA/S DE SCHELLING
physique du mot. qui constituent la caractéristique ordinaire du
Mal. tar le Mal est souvent compatible avec un parfait dévelop-
pement de ses forces particulières, ce qui est plus rare dans le
Bien. La raison du Mal doit donc résider, non dans quelque
chose de posi ti f en generai, mais dans le Positif le plus élevé que la
Nature possède, cequi est d’ailleurs conforme ànótre manière de
voir, ielle que nous l'avons exposée plus haut. Leibniz s’emploie
par tous les mòyens à faire comprendre comment le Mal peut
ètre le produit dime privation naturelle. La volonté, dit-il,
tend au Bien en général et aspire à la Perfection, qui a son
degré le plus élevé en Dieu ; mais lorsqu’elle se trouve engagée
dans la concupiscence dessens, qui comportela perle desbiens
supérieurs, c esi justement cet arrét de la tendance au Bien
qui constitue la privation que représente le Mal. Le Mal, pense-
t-il, n’a pas plus besoin d’un principe particulier que le froid ou
l’obscurité. Ce qu ii y a dans le Mal d affirmatif n’y existe que
parsurcroit, comme la force et l’efl'eclivité dans le froid ; l’eau
en se congelant fait sauter le vase le plus solide où elle est enfer-
mée, et cependant le froid résulte d’une diminution du mouve-
ment'. Étant donné cependant que la privation n’est rien en
soi et que, pour devenir perceptible, elle a besoin de quelque
chose de positif, on se trouve en présence d’une difficulté qui
consiste à expliquer le positif doni on ne doit pas moins ad-
mettre la présence dans le Mal. Et comme Leibniz ne peut faire
dériver ce positif que de Dieu, il se voit obligé de faire de
Dieu la cause du còlè matèrie! du Péché et de ne voir un
i. Ibid., p. I, § 50.
2^8 ESS4/S DE SCHELLING
dogmatique, une impossibilité, car il lui manque tour concepì
de personnalilé, c’est-à-dire de l’égoìté élevée à la spiritualité
et elle ne dispose que des notions abstrailes de Finilude et
d’Infinitude*. Lors donc que quelqu’un voudrait objecter que
cesi justement la dysharmonie qui est une privation, un
manque d’unité, on pourrait lui repondre qu’alors méme que
la suppression ou la dissociation de l’unité impliquerait la
notion de privation, celle notion n’en serait pas moins insuffi-
sante. Car ce qui est dysharmonie, ce n’est pas la séparation
des forces, mais leur fausse unité qui n’est séparation que par
rapport à la vraie unité. Lorsque l’unité est complètement
abolie, toute discussion à ce sujet devient inutile. Lorsque la
maladie se termine par la mori, il ne reste plus un seul ton
capable de provoquer une dissonance. Mais c’est justement
pour expliquer celle fausse unilé que nous avons besoin de
quelque chose de positif, doni il faut par conséqueni nécessai-
rement admeltre la présence dans le Mal, mais qui' resterà
inexpliqué aussi longtemps qu’on ne reconnaitra pas la pré
sence d’une racine de la liberté dans le fond indépendant de la
nature.
Plus loin, en examinant la question de la réalité du Bien,
nous aurons une occasion plus favorable de nous occuper de la
conception platonicienne, pour autant que nous puissions la
juger. Le philanthropisme que notre époque a poussé à l’extréme,
jusqu’à la négalion du Mal, a réduit la question qui nous occupe
à la plus grande simplicité et engendré des idées tout à fait in-
compatibles avec celles que nous exposons ici. D'après ces idées,
le Mal n'aurail pour raison que la prédominance de la sensua-
lité, de l’animalilé, du principe hellénique, et elles opposent au
Ciel, non, comme il se doit, l’Enfer, mais la Terre. Cette
conception est une conséquence logique de la théorie d’après
laquelle la liberté serait l’etfel de la prédominance du principe
intelligenl, d’un refoulement des désirs et penchants sensibles,
I
NATURE DE LA LIBERTE HUMAINE 26?
l’origine chacune s’exerce pour son propre compie. Cesi pour-
quoi la volonté dii fond suscite dès la première création la
volonté propre de la Créature, afìn que l esprit, se manifestant
comme volonté de l’amour, trouve une résistance à la faveur de
laquelle il puisse se réaliser.
La nature tonte entière témoigne de ce fait, grace auquel tonte
vie a atteint son plus haut degré de nelteté et de précision.
L’irrationnel et 1 accidente! qui, dans la formation des étres,
surtout organiques, soni associésau nécessaire, montrent qu ii ne
s’agit pas ici d’une nécessité purement géométrique, mais que
la liberté, l’esprit, la spontanéité y ont joué également un róle
importanl. Cerles, parloul où il y a convoilise et désir, il y a
déjà liberté, et personne ne croira que le désir, qui constimele
fond de toute vie dans la nature, et que la tendance A se
conserver, non d’une facon générale, mais dans ielle ou ielle
exislence déterminée, se soient formés dans Tètre après coup,
depuis sa création, alors qu’il parait infiniment plus probable
que ce désir et celle tendance ont été eux-mémes des forces
créatrices. La notion de base, établie empiriquement, et qui
est appelée à jouer un róle très importanl dans l’ensemble de la
Science nalurelle, conduira nécessairement, lorsqu'elle aura recu
une élaboration scientifique, à la notion d’égoité, d’ipséité.
Mais il y a dans la nature des délerminations accidentelles, qui
ne s’expliquent que par une excitation du principe obscur et
irrationnel, survenue dès la première création, que par une
activation de l'égoité. D’où, dans la nature, à cóté de condi-
tions morales préformées, des signes incontestablement annon-
ciateurs du Mal; d’où des phénomènes qui, en dehors méme
de toute considération quant aux dangers qu’ils peuvent pré-
senter pour l’homme, inspirent à tous une répulsion nalurelle
son empire sur lui-mème, s’est separé de ce qui est purement insiru-
mental (périphérique). Là, .tu contraire, où les organes auxiliaires ne
soni pas formés ou manquent, le centre empiete sur la périphérie, et
l’on se trouve en présence de ce que Baader appello l'anneau dans le
centre.
NATURE de la li berte rumaine 26$
méme, tei que nous le connaissons. La naissance de l’esprit esi
du domaine de l’histoire, comme la naissance de la lumière est
du domaine de la nature. L’une et l’autre passent par les
mémes périodes de.création, l’une et l’autre s’éclairent et s'ex-
pliquent réciproquement. Le méme principe qui a été le fond
de la première création, mais sous une forme inférieure, rede-
vient ici le germe et la graine d’où sortirà un monde supérieur.
Le mal en effet n’est pas autre chose que le stimulant capitai,
originel, de l’existence, en ce sens qu ii cherche à s’actualiser
dans l’étre créé et ne représente, par conséquent, et en fait que
le fond de la nature élevé à une puissance plus haute. Mais de
méme que ce fond ne reste éternellement que fond, sans jamais
se réaliser, de méme le Mal ne réussit jamais à se réaliser et seri
seulement de fond d’où le Bien doit emerger par ses propres
forces et moyens, pour qu’il devienne, à la faveur de ce fond,
indépendant et séparé de Dieu, mais de facon que Dieu s’y
retrouve et s’y reconnaisse et que, tout en étant indépendant de
Dieu, il soit en lui. Mais de méme qu’on ne retrouve la panie
encore indivisée du fond initial que dans l’homme où elle forme
l'intériorité (base ou centre) de l’individu, de méme, dans l’his-
toire, le Mal reste encore au début caché dans le fond, et la
période de culpabilité et de péché est précédée d’une période
d’innocence et d’ignorance du péché. Et de méme encore que
le fond initial de la nature a pcut-étre commencé par agir de
sa propre initiative, en essayant, gràce aux forces divines qu’il
contenait, de réaliser une création qui lui fùt propre, cependant
qu’à défaut du lien d’amour tout ce qu’il créait lìnissait par
retomber dans le chaos (où se soni perdues les séries de races
qui ont disparu avanl là création actuelle et n’ont jamais réap-
paru), jusqu’àce quese fìt entendre le Verbe de l’Amourqui mar-
qua le commencement d’une nouvelle création ; de méme, disons-
nous, ce n’est pas d’emblée que l’esprit de l’ainour se manifesta
dans l’histoire : ayant en effet reconnu qu’un fond (en tant
qu’csprit) est nécessaire à sa propre existence, Dieu laissa ce
fond agir en toute indépendance ou, en d’autres termes, il se
compone lui-méme conformément à sa nature, et non selon les
commandements de son cceur ou de l’amour. Or, étant donne
que le fond contenait la totalità de l’essence divine, mais non
Schelling. 1 1
-
I
NATURE bE LA LIBERTE IIUMAINE 267
l’approche du Bien, non à la faveur d’ime cominunication,
mais gràce à irne répartition des forces. C’est pourquoi le Mal
ne fait son apparilion decisive qu’avec l’apparition decisive dii
Bien (cela ne veut pas dire que le Mal n’ait pas existé anté-
rieurement, mais que sa franche apparilion élait subordonnée à
ime opposition qui n’avait pas existé jusqu’alors), comme,
d’autre pari, le moment où la terre devient pour la deuxième
fois vide et déserte, est celui de la naissance de la lumière supé-
rieure de l’esprit, qui avait existé depuis le commencement dii
monde, mais obnubilée par ies ténèbres n’agissant que pour
elles-mèmes à l’état de révélation dose 011 implicite. Et pour
pouvoir s’opposer plus efficacement au Mal spirituel et per-
sonnel, la lumière de l’esprit revél également une forme humaine
et personnelle, et se présente cornine le médiateur appelé à réta-
blir, en le portant au degré le plus élevé, le rapport entre
l'homme et Dieu. Seul, en effet, le personnel peni guérir le
personnel, et Dieu doit devenir homme pour que l’homme
devienne Dieu. C’est du rétablissement du rapport entre le
fond et Dieu que dépend la possibilité de la guérison (du
salut). Elle commence par un état de clairvoyance qui, à la
faveur d’une fatalité divine, s’empare de certains hommes
(comme d’organes choisis à cet effet), par une période de
signes et de miracles où Ies forces divines s’opposent aux
forces démoniaques partout où elles se manifestent, où l’unité
conciliante et apaisante s’oppose à la dispersion des forces. La
crise aboutit finalcment à la Turba geminili qui déborde le fond
de l’ancien monde, comme Ics eaux de la Genèse ont jadis
recouvert la création des temps primitifs, atìn de rendre possible
une nouvelle création; il seproduit une nouvelle séparation des
peuples et des langues, il se forme un nouvel Empire où le
Verbe vivant forme un centre solide et permanent dans la lutte
contre le chaos et où se déchaine une guerre déclarée, qui se
poursuit jusqu’à nos jours, entre le Bien et le Mal, guerre dans
laquelle Dieu se révèle justement comme esprit, comme réalité
actualisée.
Il existe dune un Mal generai, non initial, mais ayant surgi
du fond, par réaction contre la révélation de Dieu ; un Mai qui
n arri ve jamais ù se réaliser, mais qui v tend sans cesse. Cesi
"I
2 68 ES5.I/S DE SCHELLING
seulement après qu’on a reconnu ou découvert ce Mal général
qu il est devenu possible de comprendre le Mal et le Bien dans
l'homme. Si en effet l’éveil du Mal s’est effectué dès la pre
mière Création et est devenu, gràce à l’activité-pour-soi du
fond, un principe général, le penchant naturel de l’homme
pour le Mal s’explique par le fait que la compression des forces
qui s’est produite dans la Créature, du fait de l’éveil de la
volonté arbitraire se transmet à l’homme au moment méme de
sa naissance. Mais le fond continue à agir dans l’homme indi
vidue!, en stimulanl son égotisme et sa volonté particulière, afin
de favoriser en méme temps, par réaclion contre celle-ci, l’éveil
de la volonté d’amour. La volonté de Dieu tend à tout univer-
saliser, à tout élever à l’unité avec la lumière, ou à tout main-
tenir dans certe unité ; mais la volonté du fond tend à tout par-
ticulariser, à tout rabaisser au rang créaturel. La volonté du
fond ne veut l’inégalité qu’afin de prendre conscience de
l’égalité et pour que celle-ci devienne consciente à elle-méme.
C’est pourquoi elle réagit nécessairement contre la liberté, en
tant qu elle est supra-créaturelle et éveille en elle le penchant
pour le créaturel; c’est ainsi que celui qui, après avoir atteint
un sommet élevé et escarpé, se seni pris de vertige et croil
entendre une voix mystérieuse qui lui prédit sa chute ; c est
ainsi encore que le navigateur, d’après l’antique fable, entend
un irrésistible chant de sirènes venant des profondeurs et dont
il ne peut s’empécher de suivre l’appel, jusqu’à ce qu’il soil
entrainé et englouti dans le tourbillon. L’association de la
volonté générale et d une volonté particulière chez l’homme
apparati déja comme une contradiction en soi, leur union est
difficile, sinon impossible. L’angoisse méme inhérente à la vie
pousse I homme à sortir du centreoù il a été créé, carcecentre,
qui est l’essence la plus pure de toute volonté est, pour toute
volonté particulière, un feu dévorant ; pour pouvoir y vivre,
l’homme doit mourir à toute particularité, ce qui rend presque
nécessaire la tentative qui consiste a chercher à s’évader du
centre vers la périphérie. pour satisfaire le besoin de calme
et de tranquillité que l’homme éprouve dans son égoììé. D’où t
«
270 ESS.4/S DE SCHELLING
versement des termes, car en avouant son ignorance, on rend la
déterminabilité d'autant plus certaine. L'essentiel est que celle
nolion postule une accidenialité totale des aclions particulières
et on la, avec raison, comparée sous ce rapport à la théorie des
écans accidentels des atomes qu’Èpicure a introduite dans la
phvsique avec la méme intention d'échapper au Fatum.
Or, l’accidenlel est impossible, heurte la raison, s’oppose à la
nécessaire unite du Tout et, si l’on ne peut sauver la Jiberté
autrement qu’en admeltant raccidenlalilé totale des actions,
c esi que son sauvetage est impossible. A celle théorie de
l’équilibre volontaire s’oppose, de plein droit, le déterminisme
(prédéterminisme, d’après Kant) qui affirme la nécessité empi-
rique de toutes les actions. pour la raison que chacune d’elles
serait déterminée par des représentations ou autrescauses faisanl
panie du passé et sur lesquelles. au moment de l'action, nous
n'avons plus aucun pouvoir. Ces deux théories se rattachent au
méme point de vue; mais s ii n’y avail pas de point de vue
supérieur, c esi celie dernière qui mériterait la préférence. Les
deux théories ignorenl également celle nécessité supérieure qui
est également éloignée du hasard et de la contrainte ou de
déterminations extérieures, qui est plutót une nécessité inté-
rieure ayanl sa source dans la nature, dans l’essence méme de
celui qui agii. Mais toutes les améliorations qu’on a cherché
à introduire dans le déterminisme, celle de Leibniz par
exemple. d’après laquelle les causes efficientes ne feraient
qu'incliner à l'action, sans la déterminer, ne changent en rien
l'essentiel de la chose.
Cesi l'Idéalisme qui a le premier introduit’la liberté dans la
seule région où l’on puisse la rendre intelligible. D’après l’Idéa-
lisme. l’essence intelligible de chaque chose, et principalement
de l’homme, est en dehors de tout rapport causai, cornine en
dehors et au-dessus du lemps. Elle ne peut jamais étre déter
minée par un antécédenl, puisque c esi elle qui précède tout ce
qui existe et devient, et cela non seuletnent dans le temps,
mais aussi conceptuellement. en tanl qu'Unilé absolue, celle
unité devant étre toiale et parfaite. pour qu’une action ou une
détermination pariiculière soit possible en son sein. Nous expri-
mons, il est vrai, la nolion kanlienne, non dans les termes qu’il
Nature de la li berte iiumaine 271
Ba employés lui- méme, mais de la manière doni, à noire avis, elle
doit étre exprimée pour ótre intelligible. Si, en conséquence,
on admet celle noiion, on doit égalemenl admetlre les conclu-
sions suivantes qui en decouleni logiquement. L’action libre
découle direciemeni de la panie intelligible de l’homme. Mais
elle est nécessairement une action déterminée ; par exemple,
pour prendre les caractérisliques qui se présenlent les prémières
à l’esprit, elle est bonne ou mauvaise. Cependant, de l’absolu-
ment indéterminé au déterminé il n est pas de passage possible.
Dire que l’essence intelligible sort de sa pure indétermination
pour se déterminer sans raison aneline, c’est revenir au système
de l’indiflerence et de l’arbitraire doni nous avons parie plus
haul. Pour pouvoir se déterminer elle-méme, elle devrait déjà
avoir été déterminée en soi, non de l’extérieur certes, ce qui
serait contraire à sa nature, ni inlérieurement, par une nécessité
purement contingente ou empirique, tout cela (le psychologique
aussi bien que le physique) étant au-dessous d’elle : elle doit
avoir la détermination en elle-méme, dans sa propre essentia-
lité, dans sa propre nature. — Elle n’est pas une généralité
imprécise ; elle est l’essence intelligible, précise et définie de
tei ou tei homme donné. L’adage: determinano est negano ne
s’applique nullement à une pareille détermination, puisqu’elle
ne fait qu’un avec la position et la notion mémes de l’essence ;
aussi est-elle, à proprement parler, l’essence dans l’essence.
Pour autant donc que l’essence intelligible agitd'une facon libre
et absolue, elle ne peut agir que conformément à sa nature
intime ou, encore, l’action ne peut découler de son intérioiité
que conformément à la loi de l’identité et avec une nécessité
absolue qui, seule, est en méme temps liberté absolue ; car n’est
libre que ce qui agii conformément aux lois de sa propre essence
et ne dépend de rien d’autre, soit en lui, soit en dehors de lui.
Gràce à-cene conception, on obtient toni au moins un résultat
positif : on supprime l’absurdité qui consiste à rendre les actions
particulières jusliciables du hasard. S’il est une vérité qui doit
étre maintenue. méme dans loule conception supérieure, c’est
bien celle-ci : toute action particulière découle d une nécessité
interne de l’étre libre ; elle est donc le produil d’une nécessité,
mais d’une nécessité qu’on ne doit pas confondre, corame on
■
1. Cesi aitisi i|iic s'expriin.* Luther dans soli traile /)<■ servo arbitrio :
et aree raison, bien qu’il ne con<oive pas très correclcinent la manière
doni cette nécessité invincible se Irouve associée à la libcrlé,
274 ESS4/S DE SCHELLING
par sa faule, a parfaitement raison en cela, puisqu’il lui auraii
vraiment été impossible d’agir autrement. Que de fois n’arrive-
t-il pas qu’un homme manifeste dès l'enfance, c est-à-dire à
partir dun àge qui, jugé du point de vue empirique, ne
comporle ni liberté ni rétlexion, un penchant pour le mal, doni
il est facile de prévoir qu ii ne cederà ni à l education ni à la
persuasion et qui. par la suite, donne vraiment les fruits amers
que nous avions déjà enirevus dans le germe ; et cependant
personne ne doute de son imputabiiité, et chacun en est per
suade comme s ii était maitre de chacune de ses actions. Ce
jugement universe! portant sur un acte qui découle d’un pen
chant tout à fait inconscient et méme irrésistible, comme si
c'élait un acte de liberté, nous révèle justement qu ii s’agit d’un
acte et, par conséquent d une vie antérieure à la vie actuelle.
mais non dans le temps, puisque 1 ’intelligible en generai est en
dehors du temps. Or, dans la Création les choses et les événe-
ments n’existent pas dans cet état de séparation et de succes-
sion sous la catégorie duquel nous sommes obligés de nous les
représenter ; au contraire, tout y est donné à la fois, de ielle
sorte que tout ce qui doit venir après existe déjà dans ce qui le
précède et que tout s’y manifeste simultanément comme en vertu
d’unesolidarité magique; par conséquent, l’Iiommequi. danscette
vie, nous parali libre dans ses décisions et délerminations. avait
recu sa forme definitive lors de la première Création ; c esi tei
qu ii est de toute éternité qu’il s'affirme dans chacun de ses
actes qui forment panie intégrante de sa corporation, sans
lesquels il ne serait pas ce qu ii est, c’est-à-dire lui-méme, avec
toutes ses particularités individuelles. La question des rapports
entre la soi-disant accidentalité des actions humaines et l’unité
cosmique réalisée dans l'intelligence divine a toujours été la
plus troublante de toutes celles que soulève le problème de la
liberté. Et comme on ne pouvait contcsler ni la prescience de
Dieu ni la Providence propreinent dite, on eut recoursà l’hypo-
thèse de la prédestination. Les auteurs de celle hypothèse
sentaient bien que les actions humaines devaienl étre déter-
minées de toute éternité ; mais ils ont cherché celle déter-
mination, non dans l'action éternelle, contemporaine de la
Création, dans celle qui constitue la nature méme de ritornine,
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 27$
mais dans un décret absolu, non motivò, de Dieu, par lequel
les uns ont été voués à la damnation, les aulresà la felicitò. En
procédant ainsi, ils ont détruit la racine méme de la liberté.
Nous acceptons, nous aussi, une prédestination, mais dans un
sens tout à fait different : nous disons que l’homme agii ici
comme il a agi de tonte éternilé et dès le coinmencement de la
Création. Pas plus que son ótre moral, son activité n’est un
devenir ; comme celui-là, elle est, par sa nature, élernelle. Ainsi
se trouve également écartée celie pénible question qu’on entend
poser si souvent: mais pourquoi celui ci est-il predestinò à
ótre méchant et pervers, et celui-là, au coniraire, juste et
pieux ? Celle queslion suppose en effet que l’homme n’esi pas
acte et action dès le commencement et qu en tant qu’élre spi-
rituel il a une existenCe antérieure à sa volonté et indépendante
d'elle, ce qui, comme nous l’avons montré, est impossible.
Lorsque, dans la Création, par la réalisation du fond lors de
la révélation, le Mal fui éveillé et suscitò d une facon générale,
l’égoisme et l egocentrisme se soni emparés de l’homme, et tous
ceux qui naissent depuis apportent avec eux en naissant le prin
cipe obscur du Mal, lequel ne devient d’ailleurs conscient
qu’avec l’entrée en scène de son contraire. Cesi seulemenl de
ce principe obscur, tei qu ii est de nos jours inhérent à
l’homme, que peni émerger, àia faveti r dune divine transmu-
tation, le Bien lumineux. Ce Mal initial, origine!, inhérent à
l’homme, que ne peuvent nier que ceux qui n oni qu'une
connaissance superlìciellè de ce qu ii est en soi et hors de soi, ce
Mal, disons-hous, tout en étant, dans la vie empirique pré
sente, totalement indépendant de la liberté, n’en est pas moins,
par ses origines, un acte propre de l’homme et constilue, par
conséquent, seni le péché originel, ce qu’on ne saurait dire de
la confusion non moins incontestable des forces qui s est pro-
pagée comme par contagio!! à la suite de la désorganisation qui
s’esl produitc par la suite. Ce ne soni pas en eifei les passions
en elles-mémes qui soni le Mal, el nous avons à killer, non
conile la chair et le sang. mais contro le Mal en nous et en
* dehors de nous el qui est Esprit. Oli ne peni donc appeler Mal
radicai que colui qui résulte de nos propres actes, mais qui
nous est inhérent de naissance ; et il n’est pas sans inlérél de
276 ESS4/S DE SCHELLING
constater que Kant, qui, en théorie, s’est élevé à la conception
d'un acte transcendantal, déterminant pour tonte l’existence
humaine. en soit arrivò, dans ses recherches ultérieures, gràce
à la fidèle observation des phénomènes du jugement moral, à
reconnaitre aux actions humaines une raison. qu ii appelle sub
iettive et qui précéderait tout atte tombant sous les sens, cette
raison devant élre, à son tour, un atte de liberté ; alors que
Fichte, qui avait adopté la notion d'un pareil atte dans sa phi-
losophie speculative, se laissa entrainer, dans sa théorie morale,
vers le philanthropisme régnant et crut pouvoir expliquer le Mal
antérieur à toute action empirique par l'inerlie de la nature
humaine.
Il n’y a qu’un seul argument qu'on puisse opposer à cene
manière de voir, à savoir quelle rend impossible tout passage
du Mal au Bien, et inversement, dans cette vie du moins.
Admettons que gràce à l assisiance humaine ou divine (l’homme
a toujours besoin d’assistance) Ihomme soit déterminé à se
lourner vers le Bien. il n en reste pas moins que le fait qu ii
permei à l'esprit du Bien d'agir sur lui, qu ii ne se refuse pas
positivement à subir son influence, s’explique lui aussi par
l’action initiale qui en est la source et la racine et sans laquelle
I homme ne serait pas ce qu ii est. Cesi pourquoi l’homme,
chez lequel cette transmutation ne s'est pas encore effectuée,
mais chez lequel le principe du Bien subsiste, ne manque pas
d'entendre la voix de son élre intérieur, meilleur par rapport à
ce qu ii est présentement. voix qui ne cesse de le slimuler et de
I exhorter au Bien ; c esi seulement après cette conversion qu ii
éprouve un sentiment de paix intérieure et qu ii se sent réconci-
lié avec son esprit tutélaire. comme si c’était seulement à partir
de ce moment qu ii se trouverait d'accord avec l'idée initiale.
II est vrai. et cela au sens le plus strici du mot, que, tei que
I homme est constitué d une facon générale, ce n’est pas lui-
méme qui agii, mais c est lui qui est, pour ainsi dire, agi par '
l’esprit du Bien ou celui du Mal ; et. cependant, il n'cn résulte
pour la liberté aucun préjudice. Car le faii de laisser agir en
soi le principe du Bien ou celui du Mal est justement laconsé-
quence de l atte intelligible qui délermine 1’essence et la vie de
l’homme.
NATURE DE LA LIBERTE Il UMA INE 277
A présent que nous avons expliqué les origines et la nais-
sance du Mal, il nous reste à décrire ses manifestations chez
S- l’homme.
La possibilité generale du Mal vieni, comme nous l’avons
montré, de ce que l’homme, au lieu de faire de son parti-
cularisme egoiste la base, Porgane, cherche au contraire à lui
assigner ime place dominante, à lui accorder un pouvoir illimité,
à lui subordonner le spiriiuel comme simple moyen. Lorsque,
chez l’homme, l’obscur principe de l’égoisme et du volontarismo
particulariste est pénétré de lumière et ne fail qu'un avec elle,
c’est Dieu qui, en tant qu'éternel amour ou en tant qu’existant
réellement, sert de lien qui maintient ses forces en faisceau
indissoluble. Mais lorsque les deux principes soni en désaccord,
un autre esprit vieni prendre la place que devrait occuper
Dieu : c’est le Dieu pour ainsi dire retourné. Cet ótre actualisé
par la révélation du Dieu et qui ne peut jamais s’élever de la
puissance à l’acte, n’esZ jamais, mais veulcfre toujours, et, pour
celie raison, sa réalité, comme la matière des Anciens, ne peut
jamais étre appréhendée (actualisée) par la parfaite raison, mais
l’étre seulement à la faveur d’une pareille imagination, qui est
justement lepéché. N’ayant lui-mémeque l’apparence de l’étre
qu'il emprunte simplement à l’étre véritable, comme le serpent
emprunte ses couleurs à la lumière, il cherche, par ses images
trompeuses, à amener l’homme à un état d'absence de jugement
et de rétlexion. afin de pouvoir d’autant plus facilement s'im
pose r à lui, se faire accepter de lui. Aussi esl-ce avec raison
qu ii est considéré non seulement comme un ennemi de tonte
créature (car celle-ci ne subsiste que gràce au lien formò par
l’amour), et principalement de I homme, mais aussi comme son
séducteur, qui lui promet de faux plaisirs et l'invile às’incliner
.'t
devant des choses imaginaires. non-existantes, en quoi il est
aidé par le penchant au Mal, propre à l’homme, doni le regard,
incapable de supporler l’éclat du divin et du vrai, se dirige
toujours vers le non-exislant. Le pòche commence donc par le
passage de l’homme du véritable étre au non-élre, de la vérité
I au mcnsonge, de la lumière aux lénèbres ; et il effectue ce
passage pour devenir lui-mème fond createlir et pour, gràce à
la puissance du Centre qu ii possède toujours, s’assurer la domi-
27S ESS.-t/S DE SCHELLING
nation sur toutes choses. Celui qui s’est évadé du Centre garde en
effet toujours le sentiment qu’il a été toutes choses, et notam-
ment en Dieu et avec Dieu ; c’est pourquoi il tend toujours à
v retourner, mais poury ètre enlui-mème, et non là où il pourrait
éire, c'est-à-dire en Dieu. Aussi l egoisme n’est-il jamais ras-
sasié, car, à mesure qu’il se détache du Tout et de lUnité, il
s'appauvrit davantage et devient de plus en plus avide, affamé,
vénéneux. Le Mal soutfre toujours d’une contradiction qui se
dévore et s’anéantit sans cesse, et qui consiste en ce qu’il
cherche à devenir créaturel, tout en détruisant le lien créaturel
et. voulant ètre tout, tombe dans le non-étre. D’ailleurs,
le péché. au lieu d’inspirer, comme le fait la simple faiblesse
ou impuissance, un sentiment de compassion, nous fait éprou-
ver un sentiment de frayeur et d’horreur qui ne s’explique que
par le fait que le péché tend à rompre la promesse, à attenter
au fond de la Création, à profaner le mystère. Ceci devrait
ètre accepté également comme une évidence, car c’est seulement
par opposition au péché que se manifestent aussi bien ce lien le
plus intime qui assure la dépendance des choses que l’essence
de Dieu qui est antérieure à toute existence (encore non adou-
cie par luijet, pour cette raison. terrible. Cesi en effet Dieu
iui-méme qui. chez la Créature, recouvre ce principe du voile
de l’amour, en en faisant le fond et. pour ainsi dire, le porteur
des étres. Il devient actuel pour et à l’enconire de celui qui
abuse de sa volonté particulière jusqu'à s’élever à une existence
essentiellement égoiste. Etani donné que Dieu ne peut étre
troublé dans son existence et, encore moins, étre supprimé, il
en résuhe qu'en raison de la correspondance qui existe néces-
sairement entre Dieu et sa base, la lumière qui éclairc les téné-
breuses profondeurs de tout homme se transforme chez le
pécheur en un feu dévorant, de méme que dans l’organisme y
vivant tout organe ou système. dès qu ii s’est évadé de l’en
semble. éprouve l'unité à laquelle il s oppose comme un feu I
(= fièvrej et brulé d’une fiamme intérieure.
Nous avons vu comment. gràce à de fausses imaginations et
a l’orientation de la connaissance vers le non-existant, l’esprit
de l’homme devient accessi ble au mensonge et au faux et
comment. subissant la fascination de l'un et de l’antro, il ne
=
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 279
iarde pas à perdre sa liberlé originelle. Il en résulte que le vrai
Bien, au contraire, ne peut se réaliser qu’à la faveur d’une
magie divine, et notamment gràce à ime présence immédiatede
l’existant dans la conscience et la connaissance. Un Bien arbi
trale est aussi impossible qu’un Mal arbitrane. La vraie
liberlé s’accorde avec une nécessité sacrée, ielle que nous
l’éprouvons dans la connaissance essentielle, l’esprit et le
coeur, qui n'obéissenl qu’à leur propre loi, acceptant volontai-
rement ce qui est nécessaire. Si le mal consiste dans une lutte
entre les deux principes. le Bien ne peut consister que dans
leur parfait accord, et le lien qui les unii doit étre un lien
divin, puisqu’ils soni unis d une facon parfaite et absolue. —
On ne doit pas se représenter cé rapport entre les deux principes
cornine établi d une facon délibérée 011 à titre de délermi-
nalion morale. S’il en était ainsi, cela signifìerait que ces
principes soni, en soi, élrangers l’un à Cantre. Or, comment
leur union pourrait-elle se réaliser, si tei était vraiment le cas ?
En outre, celle supposition aboutit à l’absurde système de
lequilibre de l’arbitraire. Le rapport entre les deux principes
est celui d’une liaison entre le principe des ténèbres (égoìsme,
égoìté) et la lumière. Qu’il nous soit permis de l’exprimer par
le mot de religiosité, en nous conformant en cela à la significa-
tion primitive de ce mot. Nous ne prenons pas ce mot dans le
méme sens que celui qu’y attaché une époque maladive, celui
de méditalion morose et oiseuse, de dévotion affectée, de vou-
loir-sentir le divin. Dieu est en nouscette claire connaissance ou
lumière spirituale elle-méme qui communiquc sa clarlé à toni
le reste; et celle connaissance. lorsqu’on la possède, ne permei
pasde s’adonner à l’oisivelé. Elle est. là où elle esiste. intìniment
plus subslanlielle que ne le penscnt nos philosophes du senti-
ment. Nous entendons la religiosité au scns primitif. pratiquedu
mot. Il signifìe que tonte action doit étre consciencieuse, qu’on
doit agir cornine on sait, sans se inettre, par ses actes, en
opposition avec la lumière de la connaissance. On appelle
religieux, au scns le plus élevé du mot. celui qui sait éviter
celle opposition pour des raisons. non humaines, physiques ou
psychologiqucs, mais divines. Cclui-là inanque de bornie foi
qui. dans un cas donne, commence par se demander quel est
ir
—J—Jl I
I
i
NATURE DE LA LI BERTE HUMAINE 28$
pii créer un monde moins parfait que celili qui, d’après tome
les conditions existantes, était possible ; c esi une opinion qui
n’a d’ailleurs rien d’absurdè et qui a été émise plus d une fois
et avec beaucoup plus de sérieux que celle du roi castillan
Alphonse qui, ayant entendu l’exposé du système ptoléméen,
le seul en vigueur de son temps, résuma son jugement en disant
que si Dieu l’avait voulu, il aurait pu créer un monde meil-
leur. C’est ainsi que les arguments doni on se sert contre l’unité
du possible et du réel en Dieu découlent de la notion purement
formelle du possible, d’après laquelle toni ce qui ne se contredit
pas est possible, d’où il résulterait également que les événe-
mentsque racontent les romans intelligemment inventés doivent
étre, eux aussi, des événements réels. Méme la conception de
Spinoza n’avait pas ce caractère formel ; il ne concoit toutes les
possibilités que par rapport à la perfection divine, et il est évi-
dent que Leibniz n’accepte celie notion que pour pouvoirattri-
buer à Dieu un pouvoir de choix et pour s'écarter ainsi autant
que possible de Spinoza. « Dieu choisil, dit-il, entre des possi
bilités et, par conséquent, librement, sans contrainte ; si en
effet une seule chose était possible, il n y aurait ni choix, ni
liberté. » Si, pour qu’il y ait liberté, il ne fallai! rien de plus
que celle vide possibilité, on pourrail admetlre qu’au point de
vue formel, ei sans lenir compie de l’essentialité de Dieu. l'In-
fini était possible, et Tesi toujours. Mais en procédant de la
sorte, on enfermerait la liberté divine dans un concepì faux,
qui n’existerait que pour notre entendement, et non dans son
application à Dieu qui ne peut étre pensé sans qu’on pense en
méme temps à son essence et à ses perfeclions. En ce qui
concerne la pluralité des mondes possibles, il semble bien que
le mouvement primitif du fond qui, d’après notre explicalion,
est caractérisé par l’absence d’ordre et de régularité, représente
une matière encore informe, mais susceptible de revétir toutes
les formes possibles. se prétant ù des possibilités infinies et, si
l’on veut en déduire la possibilité de plusieurs mondes. on ne
doit pas oublier que celle conclusion ne s’applique pas à Dieu,
puisque io fond n’est pas Dieu et que Dieu, dans sa perfection.
ne veut et ne peut étre qu’Un. Ce serait, d'autre pari, une
erreur de concime de celle absence d’ordre et de régularité
286 ESX.4/S DE SCHELLING
FIN
DES
I-
CONFÉRENCES DE STUTTGART
(Stuttgarter Vorlesungen)
1810
I
;
Dans quelle mesure un système est-il en général possible ?
Réponse : il existait un système longtemps avant que l’homme
eùt pensé à en faire un, et c’est le système du monde. Trouver
ce système est la tàche qui nous incombe. Le vrai système ne
peut étre inverile, il ne peut ótre trouvé qu’en tant que déjà
existant, et notamment dans l’intelligence divine. La plupart
des systèmes philosophiques ne sont que des oeuvres de leurs
auteurs, bien ou mal concues, ressemblant à peu près à nos
romans historiques (le leibnizianisme, par exemple). Prétendre
d'un système ainsi conci! qu’il est le scul possible, est tout à fait
illibéral : système d École. Je tiens à prevenir que je n'ai nul-
lement l’intention de contribuer à ce travati.
! Cependant le vrai système, pourétre découvert dans sa tota-
k Iité empirique, exige la connaissance de toutes les parties, méme
des plus minimes.
Pour que ce qu’on a découvert puisse étre considéré cornine
système du monde, il doit : a) en tant que système du monde,
avoir un principe qui se supporle lui-mèine, qui se reproduit
dans chaque panie de l'ensemble ; />) ne rien exclure (la nature
par exemple), ni rien subordonner sans réciprocité, ni rien sop
primer ; c) il doit avoir une mélhode de développement et de
504 ESS.4/S DE SCHELLING
progression ielle qu'on soit sur de n’avoir omis attenne panie
essenlielie.
Quel est le prìncipe de mori système ? Ce principe a été exprimé
de plusieurs manières >
а) Comme principe de l’identité absolue, à bien distinguer de
l’uniformité absolue : l’identité doni il s'agit ici est une unité
organane des choses. Chaque organisme possedè une unité,
sans que pour cela ses parties soient pour ainsi dire interchan-
geables. C’est ainsi que dans le corps toutes les différences
entre organes et entre fonctions se résolvent en une seule Vie
indivisible, doni le sentiment de l’indivisible, de l’harmonieux
est un sentiment de bien-élre, sans que pour cela les parties et
lesfQnctions qui forment ce Tout organique puissent étre substi-
tuées les unes aux autres ; l’estomac, par exemple, ne saurait
remplir les fonctions du cerveau, eie.
б) Ce principe a été formulé, d une facon plus précise, comme
étant celui de l’identité absolue du réel et de V idéal. Cela ne
veut pas dire que, logiquement ou numériquement, il y ait
égalité entre le réel et l’idéal ; il s'agit d’une unité essentielle ;
i
une seule et méme chose est posée sous deux formes, mais
elle est d’une essence différente dans chacune d’elles. Si Jacob, :
i
par exemple, s’appelait aussi Israel, c’était bien le méme indi- !
vidu qui, malgré ses noms ditférents, n’étail pas individualisé i
différemment. Mais il n'en est pas de méme de l’identité du ;
A _
réel et de l’idéal. Soit, par exemple : ——— ; ici A et B soni
B—C
identiques, parce que, de par leur essence, ils sont identiques à
A, mais ils diffèrenl enire eux quant à la forme ou considérés
en eux-mémes. B ne peut jamais devenir C, ni C devenir B ;
de méme A dans B et A dans C donne à chacun son essence
particulière. Du fait justement que chacun contieni la méme ■(
essence, il existe entre eux une unité essenlielie (et non pure-
ment formelle, logique ou nominale), mais en méme temps un
dualismo, une opposition réelle qui fait que l’un ne peut se I
substituer à l’autre. Par le fait que A s’individualise dans B el
dans C, chacun acquiert le méme droit à l’existence.
Mais pourquoi avons-nous défini le premier principe comme
étant celui de l’idenlilé du réel et de l’idéal ? Pour montrer
i
i
iì
:
CONFÉRENCES DE STUTTGART
d’abord que ni le rèe! ni l'idèa! comme tei ne doit ótre consi-'
déré comme le Premier ou l’Absolu, mais que l’un et l’autre
ne som que des formes subordonnées de l'Essence originelle.
Énoncé d une facon positive, cela signifie qu’il y a dans les
deux la mime essence. Je ne saurais mieux illustrer mon prin
cipe que dans son application au fichtéanisme. Fichte établit le
syllogisme suivant : ancone chose n’existe pour elle-mime ; seni
le moi existe pour lui-méme ; donc... Je nie la mineure. Car
sujet et objet som la forme générale de la matière aussi bien
que du moi (en quoi, d’autre pari, consiste la ditférence, cesi
ce que nous montrerons par la suite): c’est ainsi, par exemple,
que, dans le corps, la force repulsive est l'objectif, tandis que la
force attractive, qui fait retour au corps, est le subjectif. Fichte
ignore ce dualisme associé à l’idemité.
c) Une troisième définition du principe de ma philosophie
est celle d'Absolu ou Dieu. Mais l’Absolu est ici le principe de
la philosophie totale \ celle-ci conslitue un Toul Unique, elle vii
et se meni en Dieu, tandis que dans les systèmes dogmatiques
de Leibniz et de Wolff, et mémedans la philosophie de Kant,
Dieu ne se trouve introduit qu’après-coup. La diflerence qui
séparé ma philosophie, et la philosophie en generai, de la
théologie, à laquelle elle se raitache par certaines affinités,
consiste en ce que la théologie conslitue plutót une abstraction
de la philosophie ; elle ne voit en Dieu qu’un objet particu-
lier, alors que pour la philosophie Dieu est la raison explicalive
de toutes choses et étend l’idée de Dieu à tous Ics autres objets.
A cela se rattachent encore les considérations suivames :
On entend souvent, voi re généralement, poser la queslion :
puisque la philosophie a Dieu pour base et pour raison, com
meni pouvons-nous arriver à la connaissance de Dieu ou de
l’Absolu ? A celie queslion il n’y a pas de réponse possible.
L’existence de ce qui est incondilionné ne sauraii ótre démon-
trée, comme on démontre celle du conditionné. L’incondi-
lionné est l’élément qui rend ionie démonsiralion possible. De
méme qu’un géomètre, s’il veut démontrer ses propositions, ne
commence pas par démontrer l’existence de l’cspace, mais, au
comraire, la suppose comme déjù démonirée, de mème la phi
losophie ne démontre pas l’existence de Dieu, mais reconnait
;o6 ESS.-t/S DE SCHELLING
que sans l’Absolu ou Dieu elle serait elle-méme impossible.
Tour ne peut étre représenté que sous les espèces de l’Absolu ;
aussi la philosophie n’est-elle pas une émanation de l’Absolu
qui lui serait antérieur, mais toute la philosophie s’occupe de
l’existence de l’Absolu, toute la philosophie n’est, àproprement
parler, qu’une démonstration continue de l’Absolu, et 1 on ne
saurait, pour celie raison, exiger qu’il soit situé au commence-
ment de la philosophie. Si l’Univers ne peut étre autre chose
qu’une manifestation de l’Absolu et si, d’autre pari, la philo
sophie n’est pas autre chose qu’une représentation spirituelle de
l’Univers, il en résulte que toute la philosophie n’est qu’une
manifestation de Dieu, aulrement dit une démonstration, une
preuve constante de son existence.
Or, nous partons de la proposition, d’après laquelle l’étre
originel est nécessairement, et en vertu de sa nature méme,
celui qui réalise l’absolue identité du réel et de l’idéal. Mais
certe proposition ne signifie encore pas grand’chose : il en
découle seulement le concepì de l’étre originel, mais elle ne
nous dit rien sur son essence actuelle, réelle. C’est ainsi, par
exemple, que, lorsque nous disons que l’essence de l’homme
consiste dans l’identité absolue de la liberté et de la nécessité
(que l’homme réalise l’union intime des deux principes), nous
énoncons bien en quoi consiste le concepì de l’homme, mais
nous ne donnons pas une définition de l’homme vivant et réel;
pour savoir ce qu est l’homme réel et vivant, nous devons bien
le considérer à la lumière de ces deux principes, mais pour
autant qu'ils sont en opposition, en Iurte réelle.
En d’autres termes: l’étre originel concu commc identité,
identité absolue du réel et de l’idéal, n’est posé que subjective-
ment, mais il importe de l’envisager ici au point de vueobjectif:
il doit étre identité du réel et de l’idéal non seulement cn soi,
mais aussi hors de soi, autrement dii, il doit se révéler, s’actua-
liser comme tei, il doit se manifester aussi dans le monde et
l’existence extérieurs comme étant, par son essence. identité
absolue du réel et de l’idéal. Or, toute chose ne peut se mani
fester qu’à travers son contraire, donc l’identité à travers la non-
identité, à travers la différence qui séparé les principes. Comment
celle manifestation est possible en ce qui concerne l’Absolu, c’est
CÙNFÈRENCES DE STUTTGART )07
ce doni nous ne parlerons pas encore, nous contentant de dire
pour l’instant qu’une différence, irne division doit élre posée, si
l’on veut arriver de l’essence à l’existence.
On a souvent vu dans ce passage de l’identité à la différen-
cialion une suppression de l’identité, ce qui est tour à fait inexact,
et je vais le montrer tout de suite. Il s’agit plutót de ce que
{'appellerai un doublage de l’identité, d’un renforcement de
l’unité, cornine on peni encore le prouver, en usant une fois
de plus d’une analogie. La conscience nait à la suite d’une sepa
ratici! de principes coinme, par exemple, les principes ration-
nel et irrationnel qui, auparavant, existaient implicitement dans
l’homme. Aucun des deux ne doit ótre supprimé. Ce sont leur
lune et leur conciliation qui font notre humanité. Mais lorsque
nous devenons conscients, c’est-à-dire lorsqu’ils se différencient
en ,lumière et ténèbres, nous ne sortons pas pour cela de nous-
mt'nies, mais les deux principes subsistent en nous dans leur
unite. Nous ne perdons rien de notre existence, mais nous
existons désormais sous une doublé forme : celle de l’unité et
celle du dédoublement. Il en.est ainsi de Dieu.
En posant A — A cornine l'état de l’Étre absorbé en lui-
méme, nous avons déjà trois choses à relever dans cette for
mule : a) A en tant qu’objet ; b) A en tant que sujet ; c) iden-
titédes deux, mais tout cela à l’état d’indistinction réelle. Posons
maintenant une différence entre les principes: A s’étant diffé-
rencié en sujet et en objet, A = A se transforme en A = B ;
mais, cornine l’unité essentielle subsiste quand méme, nous
A
avons, au lieu de - - , l’expression de la différence
A — A
_A_
A = B’
c’est-à-dire Un et Deux; A — B est le dédoublement, A est
1 'unité, le tout représente l’essence originelle, vivante et
actuelle; A a en A — B un objet, un miroir. Il en résulte
qu’en soi, l’Essence originelle est toujours Unité — Unité
des contraires et du dédoublé.
}
Et, maintenant, nous pouvons nous deinander : comment
cette séparation est-elle possible en Dieu ? Étant donné que
I
!
508 ESS/4/S DE SCHELLING
le lien qui unii les principes en Dieu est indissoluble, une
séparation parait, pour autant, impossible et, cependant, sans
elie, la manifestation de Dieu est également impossible.
Comment résoudre cette contradiction ?
Si l’essence originelle reste intacte dans A et dans B, A et B
peuvent bien étre séparés, sans que le lien absolu qui relie les
principes soit supprimé. Nous devons donc admetlre que dans
chacun de ces deux membres de l’ancienne unite l'Essence ori
ginelle subsiste tout entière, s’y pose comme un Tout, B conte
nani à la fois B, principe réel, A, principe idéal, et l’uhilédes
deux. Il en est de ménte de A. — Mais la différenciation ainsi
posée et concue est-elle réelle ? Nullement. Dans la formule
A
--------- > le A qui est au-dessus du trait représente l’essence en
A=A
soi. Mais comme la copule dans A — A (la forme) exprime la
méme identité, l’identité, pour autant qu’elle existe dans la
forme, serait l’essence dans la forme. Mais l’essence dans la
forme, tant qu’elle s’exprime notamment par A — A (les prin
cipes n etani pas différenciés). e>t identique à l’essence en soi
dont elle ne se laisse pas distinguer. La distinction ne devient
possible que par suite de la différenciation de la forme en deux
formes subordonnées, et cela de la facon suivante :
A = essence en soi
A = A — essence dans la forme absolue
(a = b)a :^-B) B.
CONFÈRENCES DE STUTTGART
II *1
Certaines expressions que j’ai employées, telles que « contrac-
tion en Dieu ». par exemple, peuvent vous paraitre plus ou
moins bizarres. Permettez-moi de vous donner à ce propos une
explication générale qui proietterà en méme temps une nouvelle
lumière sur ma manière de voir.
Si nous voulons nous faire une idée de l’Étre originel, de.
son ótre et de sa vie, nous n’avons que le choix entre deux
conceptions.
a) Nous pouvons, en premier lieu, penser cet Étre comme
existant tei qu’il est de toute éternité et, par conséquent,
comme n’ayant jamais va riè et comme invariable. Telle est la
conception courante de Dieu, celle de la religion dite ration-
nelle et de tous les systèmes abstraits. Il n’en reste pas moins que
plusnous accentuons le caractère abstrait de cetteconception, plus
Dieu perd pour nous en vitalité, moins il nous apparai! comme
un étre personnel, réel, vivant au sens propre du mot, c’est-à-
dire comme nous. Si nous avons besoin d’un Dieu que nous
puissions considérer comme un étre tout à fait* vivant et per
sonnel, nous devons le considérer du point de vue humain,
nous devons admettre que sa vie présente la plus grande ana
logie avec la vie humaine, qu ii n’a pas seulement un étre
éternel, mais aussi un devenir éternel, bref qu’il a tout en com-
mun avec l'homme, sauf la dépendance (Hippocrate).
Ceci admis, je vous dirai d une facon plus simple ce que je
n'ai exprimé jusqu ici que dans des termes scientifiques, à
savoir :
Dieu est un Étre réel, mais un Étre qui n’a rien avant lui
et en dehors de lui. Tout ce qu’il est, il l’est par lui-méme ; il
a son commencement en lui-méme et finir par aboutir, en toute
pureté, à lui-méme. Bref: Dieu se fait lui-mime, et s’ii est cer-
tain qu’il se fait lui-méme, il est également certain qu’il n’a pu
toujours étre ce qu’il est, qu’il n’a pas toujours existé à l’état
parfait et achevé, car s’il n’en était ainsi, il n’aurait pas besoin
de se faire. Quel est donc l’état premier dans lequel se trouve .
CONFÉRENCES DE STUTTGART ?!$
cet étre origine! qui n’a rien avant lui et rien en dehors de lui ?
Toute existence vivante débute par l’inconscience, par un état
où tout se trouve encore indivise, indiflerencié, les éléments
dont se compose ce tout s’explicitant et se différenciant seule-
ment par la suite. Cet état est caractérisé par i’absence d’une
conscience capable de séparer, de diviser, de distinguer. C’est
également ainsi que commence la vie divine. Elle contieni
tout, elle est une infinie plénitude formée aussi bien par l’égal
que par l’inégal, mais une plénitude d’où toute distinction est
absente. Dieu n’existe encore que dans un état de calme médi-
tation sur lui-mème, sans s’extérioriser ni se révéler. C’est un
état que nous avons caractérisé cornine celui de l’indifférence
des potentialités (Potenzcn). C’est déjà un état d’identité abso-
lue du subjectif et de i’objectif, du réel et de l’idéal, mais il
n’est pas tei pour lui-mime et, d’autre pari, comme on ne peni
rien concevoir en dehors de lui, il n’est pas tei non plus pour
quelque chose d’extérieur. Nous pouvons dire à l’avance que
tout le processus de la création du monde, qui se poursuit tou-
jours sous la forme du processus vital dans la nature et dans
l’histoire, n’est pas autre chose que le processus à la faveur
duquel Dieu prend de plus en plus conscience de lui-méme, le
processus de sa personnalisation progressive.
Deux principes existent en nous : un principe inconscient,
obscur, et un conscient. Le processus par lequel nous pour-
suivons notre formation, quece soit par l’acquisition de connais-
sances, c’est-à-dire par la science, ou par le perfectionnement
moral ou enfìn, d’une facon tout ù fait illiinitée, par la vie et
pour la vie, consiste toujours en ce que nous cherchons à rendre
conscient ce qui existe en nous à l’état inconscient, à amener
à la lumière ce qu’il y a en nous de congénitalement obscur,
bref à parventi* à la clarté. Il en est de mémede Dieu. Il com
mence par étre plongé dans l'obscurité, et la clarté jaillit seule-
ment de la nuit de son étre.
Dieu renferme les mémes principes que ceux qui sont en
nous. Le moment où nous constatons l’existence en nous de
deux principes, où nous effectuons une séparation de nous-
mémes d’avec nous-mémcs, où nous nous opposons à nous-
mémes pour assurer à notre meilleure panie la domination sur
? l6 ESS.4/S [)E SCHELLING
la panie inférieure, — ce moment, disons-nous, est celui où la
conscience commence à s'éveiller, mais ce n’est pas encore le
moment de la pieine conscience. A vrai dire, l’éveil de la
conscience dure toute la vie ; toute la vie n’est qu’un éveil pro-
1
gressif de la conscience; la plupart des hommes restenl au
degré le plus bas. et méme ceux qui n’épargnent pas leurs
efforts ne parviennent le plus souvent pas à la clarté, et l’on
peut dire que pas un seul d’entre nous n’atteint dans la vie
présente à la clarté absolue, totalement exempte dobscurité
(pas un seul n’atteint le somme! du Bien et l’abime du Mal).
Cela est vrai également de Dieu. L’éveil de sa conscience
commence par sa séparation d’avec lui-méme, par son opposi-
tion à lui-méme. Il existe chez lui un cóté supérieur et un cóté
inférieur, ce que nous exprimons en disant qu ii contieni deux
potentialités. Ces deux principes, Dieu les contieni déjà dans
son état inconscient, maissans se reconnaitre dans aucun d’eux.
Le premier éveil de la conscience comporte celui de la connais-
sance, c’est-à-dire que Dieu se pose lui-méme (en panie)
comme première potentialité, c’est-à-dire comme inconscient,
mais il ne peut pas se contracter pour devenir réel, sans
s’épandre comme idéal ; il ne peut se poser comme réel, comme
objet, sans se poser en mime temps comme sujet (sans libérer
par là-méme son cóté idéal) ; et il fait l’un et l’autre dans un
seul et méme acte, d une facon absolument simultanée ; en
méme temps que sa contraction en tanl que réel est posée son
expansion en tant qu'idéal.
Le supérieur en Dieu refoule pourainsi dire l’inférieur, avec
lequel il avait vécu jusqu’alors dans un état d’indifférence ou de
mélange, de méme que l'inférieur, par sa contraction, se séparé
tout seul du supérieur, et cela signifie aussi bien chez l’homme
que chez Dieu l’éveil de la conscience, le commencemenl de la
personnalisation.
Mais si le processus par lequel l’homme eflectue sa forma-
tion et acquiert la conscience de lui-méme comporte l'élimina-
tion de ce qu ii y a en lui d’obscur et d’inconscient, ce n’est
pas pour le laisser dans cet état d’exclusion mais pour l’élever
peu à peu à la clarté, pour l’amenerpeu à peu à sa conscience ;
et il en est de méme de Dieu ; si en effet il élimine le cóté in-
CONFÉRENCES DE STUTTGART ;Ì7
férieur de son étre du cóté supérieur et le repousse, ce n’est
pas pour le laisser dans cet état de non-étre, mais pour l’élever
jusqu’à lui, pour (ransformer ce non-divin qu’il a éliminé, et
qui n’est pas lui-mème et qu’il a, pour cette raison, rejeté, en
quelque chose qui lui soit semblable et méme égal. La création
consiste donc dans l’évocation du supérieur, du divin impliqué
dans l’inférieur.
Or, cet Inconscient de Dieu est aussi infini que lui-méme,
donc difficilement épuisable, et c’est ce qui explique la durée
du processus de la création.
Pour traduire tout de suite ce que je viens de dire en lan-
gage concret, je préciserai en disant que ce principe obscur,
subordonné, inconscient que Dieu chcrchc sans cesse à écarter
de lui, de son intériorité propre, n’est autre que la matière
(non certes la matière déjà formée), cornine.la matière, d’autre
pari, n’est rien d’autre que le Dieu inconscient. Mais tout en
cherchant à l’exclure, il s’efforce de l’attirer de nouveau à lui,
de lui imprimer une formation supérieure, de la transfigurer en
une essence supérieure, de la tirer de son état d’inconscience, =
1
et de faire émerger d’elle-méme le conscient. C’est pourquoi le I
processus de la création s’arréte, une fois que la conscience a i
fini par émerger de l’inconscient, des profondeurs de la ina- !
tière, c’est-à-dire qu’il prend fin avec l’homme ; et bien que,
mème chez l’homme, un fond considérable d’inconscience soit ;
encore amené à un degré supérieur, pour y étre décomposé à
son tour et fournir la matière de nouvelles créations, il n'en
reste pas moins que l’homme est la première créature dans r
laquelle Dieu réside ; c’est dans l’homme que Dieu a atteint
son but suprème.
En se placant au point de vue courant et abstrait, on peut ;
trouver singulier que Dieu soit un principe qui n’est pas Dieu, I
un principe inconscient et inférieur à lui. C’est ce qui peut en :
etfet parai tre incompréhensible à ceux qui comjoivent Dieu
coinme une identité vide. Mais la preuve de la nécessité de
notre manière de voir est fournie par le principe de i’opposition.
Sans opposition, pas de vie. Cela est vrai aussi bien pour
l’homme que pour n’importe quelle existence. Cheznous aussi il
y a un cóté rationnel et un cóté irrationnel. Tonte chose, pour
?l8 ESS^/S DE SCHELLING
se manifester, a besoin de quelque chose qui ne soil pas clic
(scnsu strido) (celle concepiion, à vrai dire, n’esl pas en oppo-
silion avec la concepiion abstraile de Dieu comme d’un ens
realissimum-illimitatissimum ; cerles, Dieu n’esl pas limité exté- 1
rieurement, mais il a sa limile en lui-méme, en tant que nature
définie).
La démonsiraiion suivante nous servirà à faire ressoriir
davantage et avec plus de ciarle le fait de celie existence simul-
lanée du supérieur et de l’inférieur en Dieu.
Le réel, l’inconscient, c’est l’efre de Dieu, l’étre pur et
comme tei. Or, l’Élre de Dieu et Dieu lui-méme, loin de se
confondre, soni en réalité deux choses différenies, comme l’étre
de l’homme ei l’homme lui-méme. L’Idéal est, par conséquent,
Dieu qui esi, Dieu existant, ou encore Dieu sensn eminente,
car par Dieu au sens strici du mot nous entendons toujours
Dieu qui esi, qui exisie. C’est pourquoi les deux principes se
comporteni en Dieu comme l’Existant ei l’Élre. L’Idéal ou
Conscient esi le sujet de l’Élre. l’inconscient n’esl que le pré-
dicat de ce sujei, de l’exislant el n’esl là que pour l’Exisiant.
En se séparant d avec lui-méme, Dieu n’a donc fait que
séparer l’Existant de son étre, ce qui, chez l’homme, constitue
l’acie moral le plus élevé. Noire étre n’esl qu’un moyen, un
outil pour noire propre usage. L’homme qui ne peut pas se
séparer de son étre (s’en rendre indépendani), qui se confond
eniièrement avec lui est l’homme plongé tout enlier dans son
moi et incapable d’élévalion morale et intellectuelle. Celui qui
ne se séparé pas de son étre, voil son colè essenliel, non dans
ce qu ii peut avoir d’élevé, d'intime, de vrai, mais dans l’étre
pur et simple. De méme, si Dieu était resté inséparable de son
étre, il n y aurait pas eu de vie, d’ascension. Il se séparé de
son étre, parce qu ii n’esl pour lui qu’un outil. •c
De celle première formulalion des rapports enire les deux !
principes en résulte une autre d’après laquelle ces rapports
seraient ceux de l’exislant et du non-existant.
Explorer l’essence du non-existant consiilue la tàche la plus
lourde, la croix de toute philosophie. Nous cherchons toujours
à l’appréhender, mais sommes incapables de la saisir.
C’est l incompréhension de celle notion qui a donné nais-
CONFÉRENCES DE STOTTGA RT 5 19
sance à l’idée de la création à partir de rien. Tous les étres
finis ont été créés à partir dii non-existant, et non à partir de
rien. Pas plus que les p/q s.aivóu.Eva du Nouveau Testament,
le oùz ov des Grecs ne veut dire Néant ; il signifie seulement
le non-subjcctif, le non-étant et, par conséquent, 17/re lui-mcme.
Le non-existant se présente souvent à nous coni me existant
sous un autre rapport. Qu est-ce, par exemple, que la maladie ?
Un état contraire à la nature ; donc un état qui pourrait ne pas
ótre et qui, cependant, n’estaucune réalité au fond, et cependant
une réalité incontestable et terrible. Ce que la maladie est dans
le monde corporei, le Mal l’est dans le monde inorai ; considéré
sous un certain aspect, il est le non-élre le plus certain, et
cependant d’une réalité effrayante.
Tout non-existant est seulement rclatif, et cela par rapport à
un existant plus élevé, mais il n’en contient pas moins un
existant à son tour ; aussi B et A ne peuvent-ils étre séparés
en rien.
Si donc B est égal au non-existant, il ne peut exister pour
lui-méme ; il contient, à son tour, un A et est, par conséquent,
(A = B), mais le tout, de son cóté,(A — B)se coinportecomme
quelque chose de plus élevé, cornine un non-existant, cornine
simple base, matière, outil, ce qui ne l’empéche pas d’étre un
existant par rapport à lui-méme. En appliquant ce que nous
venons de dire à ce que nous avons appelé Vètre en Dieu, nous
pouvons déduire que cet étre est non-étre par rapport à l’exis-
tant en Dieu, autrement dii il se comporle primitivement
cnvers lui comme un simple soubassement, cornine quelque
chose qui n'est pas pour lui-méme et par soi-méme, mais seu
lement pour servir de base à l’Existant. Et cependant, cet étre
est un existant en soi.
En d’autres termes, et comme je l’avais dii ailleurs : il n’y a
en Dieu rien de purcment et simplement objectif, car ce ne
serait rien ; mais ce qui, en Dieu, est objectii par rapport à ce
qui est plus élevé est, comme lei, et en soi, à la fois subjectif et
objeclif, non seulement B, mais A et B.
Examinons la méme question sous un autre aspect.
Le simple t'ire en Dieu n’est pas un étre mori, mais un ótre
vivant qui contieni, ù son tour, un existant et un étre. Dieu
320 £55.4)5 DE SCHELLING
lui-méme est au-dessus de la nature, la nature est son tróne, elle
est sa subordonnée, mais tout en lui est tellement plein de vie
que ce subordonné lui-méme s’épanouit en une vie propre qui,
considérée en elle-méme, est une vie parfaite, bien que, par 1
rapport à la vie divine, elle soit une non-vie. C’est ainsi que
Phidias a gravé sur la piante des pieds de son Jupiter les
combats des Lapithes et des Centaures. De méme qu’ici,gràce
à cet admirable instinct qui a guide toutes les oeuvres grecques,
Partiste a anime d une vie débordante jusqu’à la piante des pieds /*
du dieu, 'de méme ce qui est le plus extérieur à Dieu et le
plus eloigné de lui est, lui aussi, animéd’une vie pieine et forte.
Gràce à la théorie des deux principes contenus en Dieu,
nous évrtons deux fausses routes dans lesquelles s’égarent géné-
ralement les théodicées. En ce qui concerne en effet l’idée de
Dieu, elle est mal comprise aussi bien dans la conception
dogmatique, considérée comme orthodoxe, que dans la concep
tion panthéiste courante : pour la première, Dieu serait un étre
particulier, isolé, n’existant que pour lui-méme, de sorte que la
créature en serait tout à fait exclue ; la seconde, au contraire, 1
n’assigne à Dieu aucune existence propre, particulière, se suf-
fisant à elle-méme ; elle en fait une substance universelle,
comprenant toutes les choses existantes. Or, Dieu est l’un et I:
l’autre ; il est bien avant tout l’èrre de tous les étres, mais,
comme tei, il doit cependant exister aussi par lui-méme ; autre-
ment dii, il doit, en tant que l’élre de tous les étres, avoir un
supporr, une base pour lui-méme. Donc : dans sa dignité
suprème, Dieu est l’essence universelle de toutes choses, mais
cette substance universelle ne flotte pas dans l’air ; elle repose
en Dieu en tant qu’essence individuclle, elle est portée par le
Dieu individue!, d’où il résulte que l’individuel en Dieu est en
méme temps la base de l’universel.
C’est ainsi que, d’après certe conception également, il y a
deux principes en Dieu. Le premier principe (ou la première
force originelle) est celui en vertu duquel il est un ótre parti
culier, individue!. Nous pouvonsappeler la force qui correspond
à ce principe, l’ipséité, Vcgoisme de Dieu. S ii n’y avait que
certe seule force, Dieu serait un étre isolé, particulier, séparé
du reste, et il n’y aurait pas de créature. Il serait éternellement
CONEÈRENCES DE STUTTGART J21
enfermé en lui-méme, plongé dans sa propre profondeur, et
celle force propre de Dieu, élani donné son caracière infini,
serait un feu dévorant, dans lequel aucune créature ne pourrait
vivre. (Nous devons nous représenter celle force par analogie
avec la force morale d’un homme entièrement replié sur lui-
méme et doni nous disons qu’il est sombre, auquel nous altri-
buons une àme sombre.) Mais à ce principe s’en oppose, de
toute éternité, un aulre, celui de Vainour, el c esi justement en
vertu de ce principe que Dieu est l’étre detous lesélres. Mais,
par lui-méme, l’amour pur ne pourrait étre, ne pourrait pas
subsister, car élant par sa nature expansif, infiniment commu-
nicable, il s’écoulerait, s'ii n’en était empéché par une force de
contraction. Pas plus que l’homme, Dieu ne pourrait se main-
tenir par le seul amour. Si Dieu est capable d’amour, il est
aussi capable de colóre, et cesi celie colóre, la force propre de
Dieu, qui constitue le supporl, la base, le frein de l’amour.
Ces dénominalions que nous avons trouvées pour les deux
principes ne soni que des dénominalions humaines pour désigner
deux abslractions : l’Idéal et le Réel. L’amour est le còlè idéal
de Dieu, l’égoisme son còlè réel. I
i
De méme, l’amour est Dieu lui-méme, Dieu proprement I
dit, le Dieu doni la force se manifeste à travers les autres.
L’égoisme divin, au contraire, est la force qui n'existe pas par
elle-méme, mais par laquelle se manifeste l’amour, le vrai Dieu.
Nous pouvons bien nous représenter ces deux principes comme
se trouvant en Dieu dans un certain état d’indifférence, mais, :
tant qu’ils restent dans cet état, aucun déveioppement n’est
possible, ni pour Dieu ni pour autre chose. La vraie réalilé
de Dieu consiste justement dans l’activité et les réactions réci- I
proques de ces deux principes.
Le premier pas vers cotte réciprocité est représenté, ici éga-
lement, par la séparation, Dieu séparant l’amour qui est en lui,
c’est-à-dire son moi véritable et proprement dii, de ce qui n’est
pas lui à proprement parler. Mais celle séparation ne peut
s’efTectucr que par l’élévation de l’un des principes au-dessus i
de l’autre, par la subordination de l’un à l’autre. La subordi-
nation de l’égoisme divin à l’amour divin est le commencement
de la création. L’égoisme est la première potcntialité, l’amour
_h
I
r
524 ESSA/S DE SCHELLING
dire si I’on entend par là qu’il fait partie du sujel divin propre-
ment dit, de son essence interne), on ne peut pas l’appeler ■
divin. Il est divin parce qu’il se rattache à Dieu, qu’il en fait
partie, qu ii subsiste en Dieu, alors méme que la séparation a
déjà commencé, tout comme le niènte principe obscur qui
réside en nous peut étre appelé humain, bien qu’il ne fasse
pas partie de notre essence intime et véritable qui le domine
plutót.
Par contre, A est divin en B, et il l’est sans aucun doute
possible et dans un sens plus large que B qui ne peut étre
appelé divin que par extension. Cependant A, à son tour,
ditfére de l’A absolu en ce qu ii constitue une spiritualitè éve\ì\ée
et provoquée seulement en B, c’est-à-dire dans le non-existant.
Mais si I'on n entend par Nature ni A ni B, mais l’ensemble
A = B, il faut de nouveau distinguer entre A = B, en tant
qu’association de A et de B et A = B, pour autant que leur
association est l'effel d’un lien vivant ou pour autant qu’on
envisage ce qui les celie. Dans le premier cas, A = B est un
produit ou la matière primitive qui unii encore le corps et
j’esprit d une facon absolue, et seuls ceux qui ne connaissent
pas les premiers éléments de ce système peuvent nous reprocher
d'identifier par celie formule la Nature et Dieu. Mais si I’on
considère le lien qui existe entre A et B, il apparai! aussitót
qu ii n’est pas seulement divin, m£is qu’il est Dieu lui-méme,
non cenes Dieu envisagé comme tei, au sens absolu, mais le
Dieu qui a été engendré dans le non-existant par Dieu envi
sagé comme absolu, comme existant. Le lien qui unii A = B
(considéré comme la totalité de la Nature), c’est incontestable-
ment Dieu lui-méme, mais Dieu qui s’est engendré lui-méme,
Dieu comme Fils, Dieu qui est l essence méme de la Nature,
et doni l’Ecriture dit avec raison que tout a été fait par lui,
que rien n’a été fait sans lui. Ces idées de l’Ecriture ont été
proscrites par les parlisans de l'Aufklàrung qui ont une myslé-
rieuse lendance à faire une veelu de la limitation de leurs
facultés inteilectuelles. Par ce que je viens de dire je ne cherche
a rien déir.ontrer et je cherche encore moins à faire passer mon
système pour orlhodoxe. Le lien doni je parie s’appelle d’une
facon très ex pressi ve le Vecbe, parce que : 1" c esi avec lui que
CONFÈRENCES DE STUTTGART $2$
commence tonte différenciation, et 2° parce que c’est par lui
que se trouve réalisée pour la première fois l’association orga-
nique de la Voyelle et de la Consonne (A = Voyelle,
B = Consonne, Tètre muel en soi et qui ne devient intelligible
que gràce à A).
J’expliq’ue mon système à laide de l’apercu sui vani de la
philosophie moderne :
Dualismo absolu
de Descartes.
A B
Le Spiritile!, le Simple, c’est Le Matèrie!, ou Corporei, ce
le non-composé(notion tout qui est tout à fail mort.
à fait insufflante). Matérialisme.
Spinoza : A = B = Identité absolue des deux principes.
En ne s’en tenant qu’au còlè purement généra! du système
spinoziste, on peut bien avoir l’impression qu ii n’est au fond
pas autre chose que le système d’identité moderne, ou que
celui-ci est identique à celui-là. Il y a cependant entre les deux
des différences que je résumé brièvement :
a) Spinoza postille bien l’identité des deux principes, mais
ces principes sont tout à fait inactifs, ils ne font rien l’un à
l’autre, n’agissent pas l’un sur l’autre : ils sont. Il n’y a entre
eux ni opposition vivante ni compénétration vivante (simple
association des deux principes chez Descartes).
b) La physique de Spinoza est tout à fait mécanique,
circonstance doni on peut conclure, mème sans grand effort '
de réflexion, qu’il y a entre les principes de la philosophie
de la nature et ceux du spinozisme une différence radicale.
(Absence de tout mouvement, de tonte vie dans le système de
Spinoza.)
c) Spinoza dit bien que la pensée et l’étendue (Idéal et
Réel) font panie de la mème substance doni clles sont les
attributs, mais par la suite il ignoro totalement cette seule et
mème substance dont elles sont les attributs, la déiinit aù fond
par la notion de l'identité, totalement vide de contenti (du fait
Schelling. i 2*
p6 ESS/47S DE SCHELLING
de l'absence d’opposilion) et la laisse tout à fait de cóté, au
lieu d’en faire l'objet principili. Mais c’est justenient là où Spi
noza ne cherche rien que réside la notion du Dieu vivant, du
Dieu en tant que Suprème Personnalité ; aussi est-il tout à fait
vrai que Spinoza, s’il ne nie pas la personnalité de l’Etre
suprème, l’ignore.
Leibniz ne maintient de A et B que A ; le B, l’obscur, Tètre,
l’existence a disparu, est devenu force de représentation. Il y a
bien là une identité, mais elle est toutà fait unilaterale, au lieu
detre bilaterale. Cependant Leibniz entend bien par A l’un et
l'autre, c’est-à-dire A et B. c est-à-dire qu’il nie bien la réalité
du monde corporei en général eldans l’ensemble, en n’admettant
que des monades douées d’une force de représentation, et s’il
laisse une réalité à ce que nous appelons monde corporei, c’est
seulement pour autant qu ii se compose de forces de représen
tation.
Le contraire de l’intellectualisme est le matérialisme plus
élevé, Vhylozoismc (qui a certes toujours existé, mais date prin-
cipalement de Leibniz). L’hylozoìsme n’admet que B, mais en
Tentendant à la fois comme A et comme B. Ceci serait de
nature à faire croire à l’identilé de l’hylozoìsme et de la philo-
sophie de la nature. Mais il y a eritre l’un et l’autre cene diffé-
rence que l’hylozoìsme reconnait une matière originellement
vivante, ce qui n'est pas notre cas à nous. Ce que nous affir-
mons. c’est que la matière contient bien la vie, mais seulement
potenlia, implicite, et non actu, explicite : tout en elle porte le
cachet de Tètre, de la mort (j’emploie ce mot, parce qu’il faut I
bien reconnaitre une mort, mais une mort qui contient la vie).
La matière n'est éveillée à la vie explicite que par l’Idéal, le
Divin. On peut donc dire, jusqu’à un certain point, que l’hylo-
zoisme commence là où ma philosophie générale finii (influence
favorable de l’hylozoìsme et du leibnizianisme sur la physique:
G. Bruno, Kepler, eie.).
Le processus de décomposition se poursuivant, la dégéné-
rescence s»’accentue de plus en plus. BDe - ----- —, A se trouve
A=B t
éliminé à son tour, et il ne reste plus que B, substance morte,
sans intériorité aucune ; d’où sa dissociation en atomes, en une ■
CONEÈRENCES DE STUTTGART 527
CONFÈRENCES DE STUTTGART m
trouve, lui aussi, involué dans le B primitif, la potentialité
la plus élevée de la nature est celle où lumière et pesanteur
* (ou matière, car ce soni des corrélations) sont toutes deux
posées sous A3, ne sont toutes deux que des formes subor-
données de A3.
Qu’il en soit ainsi dans l'organisme, c’est ce qui ressort du fait
que, dans l'organisme, la matière qui, primitivement semblait
étre elle-méme substance, se trouve subordonnée à quelque
chose de supérieur, notamment à la vie en soi qui est justement
A3. Preuve que dans l'organisme la matière ne vaut nullement
par sa substance, mais que c’est sa forme qui est devenue
elle-méme l’essentiel, en d’autres termes elle est devenue
essentiellement forme.
Qu’est-ce que le A3 ? Réponse : c’est la substance la plus
intime de B, celle qui contient implicitement toutes les poten-
tialités.
Les potentialités de A n’expriment pas autre chose que l’élé-
vation progressive du non-existant = B à l’existant ou à À.
Donc A3 dans la nature n’exprime pas autre chose que
l’existant le plus élevé, émergé du non-existant : le fond le plus
intime de la nature.
Si je voulais rendre la formule plus compliquée, je pourrais
tout aussi bien designer B d’après les diverses phases de. sa
ransformation en A, c’est-à-dire en existant. Et voici commenti
L’expression fondamentale de la nature est: A = B, ce qui
veut dire que le non-existant qui y avait domine tout d’abord
devient existant. Au degré le plus bas l’existant est tout entier
perdu dans le corporei. lei le non-existant possède donc la plus
grande puissance, ce qui fait que nous pourrions également
C
exprimer ceci, c’cst-à-dire la première potentialité de la nature,
par A1 — B3. Là où B est encore dans sa plus grande poten
tialité, A est encore nécessairement dans sa plus basse. Donc
A* = B3 constiate l’expression de la pesanteur. Dans le pro-
cessus dynamique,où la substance, jusqu’alors muelte, commence
à donner signe de vie, elle se trouve déjà, en tant que B, en
tani que non-existant, diminuée d'une potentialité, donc = B2,
alors que l’existant est augmenté d une potentialité, de sorte que
le tout = A2 = B2. lei le non-existant et l’existant se font
;?4 EXS.-I/S DE SCHELLING
encore équilibre (c’est pourquoi le processus dynamique dans
la nature est une période de lotte), d’où absence de tout pro-
duit fixe (ces potentialitésse succèdetti également dans le temps:
potentialité = période).
Dans l’organisme. le non-existant se trouve réduit au degré
le plus bas, l’existant, au contraire, est de nouveau augmenté
d’une potentialité,.si bien que B devient B‘ et A devient A*.
Dans le processus organique, les formes soni les mémes que
dans le dynamique, mais élevées à une phase supérieure. Sur
I
ce sujet encore je ne dirai brièvement que l’essentiel. Le plus
esternici est que A2 et A = B sont la méme chose. Or, la
lumière et la matière n’ont pu s’unir que pour la première dimen-
sion, et c’est du moins à celle-ci que tout est subordonné. Ceci
= reproduction (dimension égoiste, réelle), croissance = (cohé-
rence), bourgeonnement, végétation. Si l’union se fait égale
ment pour la deuxième dimension (en rapport avec l’électricité,
mais pénétrée dans la substance = électricité substantielle), on
a l'irritabilité dans laquelle cependant réapparaissent toutes les
dimensions : a) circulation. 6) respiration, c) mouvement volon
tà! re (le plus profond mystère).
S ii y a également inter-pénétration de la lumière et de la
matière pour la troisième dimension, de sorte que l’Existence
totale, qui jusqu’alors n’était qu’objet de connaissance (ce qui
est connu) devient connaissant, on a la sensibilité.
Dans la deuxième phase, Tètre organique a bien vu s’ouvrir
devant lui un monde extérieur. mais entre lui et ce monde il
existait encore une séparation, une différence. Mais la troisième
phase de la vie organique est celle où le produit contient en lui
la possibilité d’autres choses, sans qu’il y ait séparation entre
lui et ces choses, lorsqu’il les contemple en lui-méme (sensibi-
Jité, intuition animale); le B qui, dans le monde inorganique,
exercait encore le pouvoir suprème, est ici surmonté et
vaincu et se trouve de ce fait transformé, d’objet de connais
sance qu’il était, en connaissant. Dans la sensibilité le B se
trouve élevé à la dignité de A3. Aussi bien, si nous acceptons »
pour les sens le nombre cinq, aurons-nous ici la division sui-
vante : i°un póle idéal et un póle réel : vue et sentimenti 2"er. <
rapport avec les trois processus doni nous vcnons de parler :
CONFÉRENCES DE STUTTGART
.1) sens du magnétisme = onte, b) sens de l’électricité = odorai
et c) sens du chimisme = goùt.
Après l’entrée de A3 par les sens, l’ceuvre de la nature serait
achevée. Mais déjà s’annoncent les présages de l'esprit lui-
méme : inslinct, impulsion artislique, bref, passage au monde
spirituel. Mais disons d’abord quelques mots de la nature orga-
nique, envisagée comme produit.
Le B, élevé à A3, se divise de nouveau, se differendo. Le
póle réel = piante, l’idéal = animai. Entre ces deux póles, à
l’état d’indifférence par rappon à la piante et à l’animai (aussi
bien par sa forme extérieure que par sa formation intérieure),
le sommet de la création = homme (formation des dimensions).
Mais, dans le détail, on voit se reproduire la méme opposition,
en rapport avec le sexe (femme = piante, homme — animai).
Le mystère de la differenciation sexuelle se réduit à la repro
duction du rapport primitif entre les deux principes, dont cha-
cun, tout en étant réel en soi et, par conséquent, indépendant
de l’autre, ne peut cependant pas subsister sans l’autre. Cesi
Vamour qui est l’agent médiateur entre celte dualité qui est
identité et cette identité qui n’exclut pas la dualité. Dieu lui-
métne est attaché à la nature par un amour volontaire, il n'a
pas bcsoin d’elle, mais ne veut pas ótre sans elle. L’amour en
effet n’existe pas là où deux étres ont besoin l’un de l’autre,
mais là où chacun pourrait exister sans l’autre, cornine, par
exemple, Dieu qui est déjà par lui-ménie, suapte natura, l’Exis-
tant, et ne considère pas comme une spoliation le fait d’étre
par lui-méme, sans l’autre, tout en ne voulant pas, ne pouvant
pas moralement ótre sans l’autre. Tels soni les vrais rapports
entre Dieu et la Nature, rapports par conséquent bilatéraux. La
Nature est, elle aussi, altirée à Dieu par l’amour et s’applique
ainsi, avec un zèle inlassable, à produire des fruits divins.
La Terre aime le Ciel et en a une constante nostalgie, comme
la femme aime I homme et a la nostalgie de l’homme. Dieu
aime la Nature qui lui est inférieure, parce que c’est seule-
ment de son sein que peuvent surgir les Esprits qui lui res-
semblent.
Mais il y a encore une détermination de la Nature dont nous
n’avons pas tenu compie. Chaque produit de la Nature est en
5?6 ESS/4/S DE SCHELLING
effet un A et un B. l’identité, le réel primitif lui-méme qui est
obligé d’émerger peu à peu des ténèbres à la lumière, pour se
manifester successivement cornine pesanteur, cornine cohérence,
cornine son, comme lumière, coinme chaleur, comme feu et,
finaiement, méme comme A3, c’est-à-dire comme l’àme propre-
ment dite au sein de l’organique.
Comment se fait-il donc que, contrairement à ce à quoi on
pouvait s’attendre, ce lien ne soit pas éternel? Pourquoi tout
dans la Nature est-il périssable? En fait, cette question n’a pu
jusqu’à présent recevoir de réponse ; celle-ci ne devient possible
qu’à partir du passage dans le monde des esprits.
Donc: toute la nature n’est que la base, le supporldu monde
spirituel. Aussi, tout en étant par elle-méme un Existant émi-
nemment vivant, n’existe-t-elle pas pour elle-méme et devient un
non-Existant par rapporl au monde spirituel. Or, comme elle
n’existe qu'en raison de ce monde supérieur, de l’A3 absolu, :
elle a besoin d’étre renforcée par celui-ci, et ce renforcement, ■
elle ne peut le recevoir que dans la mesure où elle s’y adapte
et constitue pour lui un moyen lui permettant d’exister, de se
manifester en tant qu'Existant.
I
Or, ce n’est que progressivement et par degrés que la Nature
peut s’élever jusqu'au pointoù elle devienne capable d’accueillir
l’A2, pour devenir sa manifestation directe, son corps pourainsi
dire. Elle n’en devient capable que dans la mesure où elle
contieni déjà ce qui est semblabie à A2, c'est-à-dire dans la
mesure où son B initial a été transfiguré au point de devenir
• lui-méme A2 (au sens absolu).
La question qui se pose alors est celle de savoir en quel
point de la nature s’opère cette transfiguration.
Dans ce qui précède, nous sommes arrivés au point où son I
B initial, primitif, a été élevé au rang de A3. Mais comme cet !
A3 est relatif, encore objectif, notamment par rapport à l’en
semble, il se comporte à l’égard de la nature comme un B à
l’égard d’un A encore plus élevé. Comme cepcndant cet A
supérieur ne peut se trouver au sein de la Nature, où tout est 1
achevé lorsque la troisième potentialité se trouve réalisée, il ne I
peut se trouver qu’au-dessus et en dehors de la Nature. Nous I
pourrions, si nous voulions laisser se poursuivre l’actualisalion I
CONl'ÈRÉNCES 1>E STUTTGART ytf
des potentialités, désigner cet A plus élevé par A\ mais en le
faisant, nous exprimerions tout simplement que, par rappon à
la Nature totale, il est A2. Or, cet A2 absolu, à l’égard duquel
l’A’ de la Nature doni l’activité la plus haute est représentée,
cornine nous l’avons vu, par la faculté d’intuition, se trouve
bien en dehors ou au-dessus de la nature, mais n’en agit pas
moins dans la nature; il n’est pas séparé de la nature, il s’y
oppose plutót cornine facteur d’excitation générale.
Son premier rapport avec la Nature est de nouveau celui
du subjectif à l’objectif, de l’excitant à ce qui est excilé. Autre-
inent dit, le premier rapport est celui de Vopposition. Il s’agit
maintenant de découvrir les manifestations de cette opposition.
Elles ne soni autres que celles de l’instinct animai qui, pour
tous ceux qui réfléchissenl, sont les plus importantes et les plus
remarquables de toutes, véritable pierre de touche de la vraie
philosophie.
Particularitcs de {'instine! : <i) actions qui ressemblent à celles
qui sont guidées par la raison et qui cependant b) sont accomplies
sans rétlexion, sans l'intervention d une raison subjective et,
comme raison subjective = intelligence, sans aucune intelli
gence. Descartes y a vu un siinple mécanisme et, dans les ani-
maux, des machines. Leibniz expliquait les manifestations de
l’instinct comme étant produites, provoquées par des représen-
tations obscures, ce qui peut étre vrai en panie, mais constitue
une explicalion trop générale.
Dans les temps modernes on a vu dans l’instinct soit quelque
chose d’analogue à la raison, soit un degré de la raison. L ex-
plication par l’analogie ne dit rien, celle qui fait de l’instinct
un degré de la raison est un non-sens. L’explication repose sur
l’opposition entre A1, qui se comporle ainsi de nouveau comme
B, c’est-à-dire cornine la pesanteur à sa plus haute puissance,
et l’A* ou A2 absolu. L’A3 est pour l’A4 la matière dans
laquelle il éveillerait volonliers un A2 (de mème que, précé-
demment, il avait toujours éveillé dans la Nature ce qui lui
était semblable), mais, chez lesanimaux, la chose ne lui réussit
pas eneo re ; comme, cependant, l’A’ est excilé par le principe
spirituel absolu, il agii comme si cet A’ contenait déjà quelque
chose de semblable À ce principe. En d’aulres lermes: l'A:l est
Schelling. i ;
”8 ESS.4/5 DE SCHEI.UNO
1I intelligence des animarne ou, cornine le disaienl déjà ij'
beaucoup de raison lesanciens: Deus est anima brutorum.
le divin qui les anime ; c’est pourquoi ils agissent déjà ou
pourquoi l’A3 agii en eux conformément au principe sPin ’
comme s il était lui-méme un facteur spirituel (ce qu il est )
implicitement ou potentieliement). Che/, l’homme, au contratte,
ce n est pas le cas. Ce n'est pas le divin qui est son àme , i es
lui-méme sa propre àme.
Il faut distinguer trois degrés de l’instinct: i° conservation
de l’individu et de l'espèce (amour des petits) : oiseaux de pas-
I-
sage ; 2" instinct artistique qui pousse à produire quelque chose
hors de soi (compensation partielle de l’instinct de la procréa-
tion). Cesi un fait remarquable que, dans l’instinct, se trouvent
représentés les deux arts, l’architecture et la musique, entre
lesquels existent déjà des affmités par ailleurs, de sorte que,
parmi les arts plastiques, c’est l architecture qui correspond le
plus à la musique (Vitruve); $° instinct de la divination. Carac-
tères : calme et imperturbable étre-en-soi-méme (dont on ne
saurait nier l’existence). Unilatéralité de ces caractères qui
doivent disparaitre du monde humain.
Par l’action de A1 sur A3 surgit dans celui-ci un A1 pour
ainsi dire partici, mais seulement partici, et non un A4 absolu,
partici, parce que toujours engagé dans un certain rapport.
L’instinct est toujours attaché à certains organes par lesquels
ou à travers lesquels il se manifeste ; c’est seulement dans des cas
isolés que les animaux agissent raisonnablement ou intelligem-
ment. mais ce n’est là qu’une intelligence indiiierenciée.
Cesi seulement chez l’homme que l’A2, si longtemps cherché
et convoité, émerge enfin du B. que l Existant en soi ou suà
natura émerge du non-Existant.
L’Existant suà natura est esprit, celui qui émerge du
non-Existant, qui est, par conséquent, un produit du devenir,
toni en étant un Existant suà natura, et l’Esprit fini (contradic-
tion flagrante en apparence, mais la Nature est pieine de ces
contradictions). L’esprit est : a) ce qui reste chez l’homme natura
suà; b) esprit fini, issu seulement du non-Existant, donccréé :
éternelle différence qui le séparé de Dieu.
On peni encore poser une question : pourquoi l’absoluinent
CONFÉRENCES DE STUTTGART ??9
idéal ou l’A2 absolu n’est-il posé d’ime facon actuelle que chez
i’homme, alors que partout ailleurs il n’existe qu’à l’état poten-
tiel ? La réponse à celle quesiion incombe à une Science spé-
ciale, l'Anthropologie, dont le concepì se trouve ainsi établi.
Je ne ferai que la remarque suivanie.
L’A2 absolu, éveillé dans la Nature, se trouve avec celle-ci
dans le rapport du subjectif à l’objectif, de ce qui est connu au
connaissant. Or, l’absolument subjectif n’existe que là où exisle
l’absolument objectif, autrementdit l’objectif dans tome sa per-
fection, dans sa totalité. C esi le cas de I’homme d’après le vieil
adage que l’organisme humain est le monde en petit, un micro-
cosme. Il n’y a qu’une seule sorte d’étres dont on puisse en
dire aulant : ce soni notamment ces grandes totalités qui,
parce qu’elles soni à la fois corps et mondes, soni appelées
corps cosmiques.
Ili
Seul ce qui est Existanl natura sua est en ménte temps libre
en soi el selon son concepì. Toute dépendance vieni de l’élre.
Mais ce qui est en soi et pour soi, et, en verni de sa nature
propre, ce qui ne peul éire déterminé par autre chose (car éire
déterminé, c’est ótre passif, autrement dii c’est non-ètre). Aussi
Dieu, cornine l’Existanl d’une facon absolue, jouit-il également
d’une liberlé absolue, tandis que I’homme, qui a emerge de la
non-existence, jouil, en raison de son doublé rapport, de celui
avec l’élre el de celui avec le non-étre, d’une liberlé toul à fail
I
r
particulière.
En lant qu’ayant émergé du non-existant, il a en erfel une
racine indépendante de l’Existanl. Ceries. c’est le Divin qui a
créé et qui anime son esprit, mais ce doni il est issu n’en diffère
pas moins de ce qui l’cn a fail surgir, et se comporle envcrs
Dieu comme la fleur envers le Soleil. C’est en etfei gràce au
Soleil que la fleur sort de terre et se transligure elle-méme en
lumière, cc qui ne l’empéche pas d’en rester toujours indépen
dante par ses racines. Si tei élait le rapport de I’homme à Dieu,
il ne jouirait d’aucune liberlé à son égard. Il serait comme un
rayon de soleil, cornine une étincelle de feu. Vous voyez que
1
ESS.4/S DE SCHELLING
notre proposition d’après laquelle il doit y avoir en Dieu lui—
méme quelque chose qui n’est pas luì-mcme, s’impose de nou-
veau, au point où nous sommes, avec nécessité. Cette proposi
iion peut paraitre choquante au premier abord, surtout en
présence des abstractions. si en voglie, de la religion dite
rationnelle. mais elle est inévitable si l’on veut affirmer la liberté
en général.
Les partisans de la liberté ne se préoccupent en général que
de démontrer l’indépendance de l’homme à l'égard de la nature,
ce qui est, certes, facile. Mais ils ne se soucient pas de démontrer
son indépendance intérieure par rapport à Dieu, sa liberté envers
Dieu, justement parce que c’est là la chose la plus difficile à
démontrer.
Par le fait que l’homme occupe le milieu entre le non-exis-
tant de la nature et l’Absolument Existant = Dieu, il est libre
par rapport à l’un et à l’autre. Il est libre par rapport à Dieu,
parce qu ii plonge dans la Nature par une racine indépendante
et il est libre par rapport à la Nature, parce que le Divin qui,
au sein de la Nature, est au-des$u$ de la Nature, se trouve
éveillé en lui. L’homme se compose ainsi d’une partie qui lui
est propre (partie naturelle) gràce à laquelle il est un individu,
un étre personnel. et d’une partie divine. Il est libre, au sens
humain du mot, parce qu ii occupe le point d’indifférence. Il
est évident que la vie physique pregresse jusqu’à l’homme, qu’il
est le point d’aboutissement d une suite d elévations et d’ascen-
sions, qu’il est le point où se lève la vie spirituale, lui, la
Créature, doni la partie corporelle devrait étre une base assez
souple pour s'adapter au spirituel et assurer ainsi non seulement
sa propre perpétuité, mais aussi, en raison du lien qui rattache
les unes aux autres toutes les oeuvres de la nature, celle de la
nature elle-méme. Mais étant donne qu’au lieu de subordonner
sa vie naturelle au Divin, elle a mis en activité (éveillé à
l’activité) le principe destiné à rester dans un état d’inactivité
relative (le principe nature!, son propre principe), la nature, en
présence de cet obscurcissement du point de transfiguration, a
été obligée d’éveiller en elle le méme principe et de créer,
volens nolens, un monde indépendant du monde spiriluel.
Et tout nous prouve que les choses se soni passées à peu
CONFÉRENCES DE STUTTGART 541
près ainsi : 1" l’aspect actuel de la nature où l’on constate l’ab-
sence d’une régularité absolue (sans cette absence, tout y serait
clair et évidenl), le règne du hasard qui fait que la nature est
loin de se présenter en général comme un Tout nécessaire,
sans parler de l’état d’agitation dans lequel se trouve la Nature,
alors que, si elle avait vraiment atteint son unité, elle devrait
rester en repos. Mais ce qui confirme surtout ce que nous venons
de dire, c’est 2° la présence du Mal et, par suite, l'aspect du
monde moral. Le Mal en effe! n’est pas autre chose que le rela-
tivement non-existant, ce qui s’érige en existant et refoule ainsi
le vraiment existant. Il est, d’une part, un Rien, et, d’autre
part, une entité au plus haut point réelle. Le Mal existe égale-
ment dans la nature : le poison, par exemple, la maladie et ce
qui constitue la preuve suprème de cette régression de la nature
entière et de l'homme en particulier, c’est la Mort.
Ceci nous fait envisager la nature d’un point de vue tout à
fait nouveau. Nous cn avons parlé jusqu’ici comme de la pre
mière potentialité. Mais du fait qu’elle ne réussit pas à gagner
l'éternité, qu’elle se trouve plongée dans le temps, elle devient
la première période. Toute la nature, ielle qu’elle est acluelle-
ment, n’est clone, à proprement parler, que la première période
de la vie, que le préliminaire de la vie la plus haute, et non
celle dernière méme. L'homme lui-mème reste, certes, esprit,
mais sous la potentialité de B. L’homme, en tant qu’esprit, en
lant qu'étre d’un ordre supérieur, est rétrogradé à la phase de
l'ótre, de la première polcntialitc. Le processus qui avait com-
inencé dans la nature recommence en lui à partir du point de
départ. Lui aussi doit d aborti se dégager du non-existant,
refouler son cóté obscur et s’évader des ténèbres d’un ordre
supérieur, decellesdu Mal, de l’erreur, du pervers, versla lumière
r du Bien, du Vrai. du Beau. La principale preuve de cette pré-
dominance de l’étre chez. l'homme, de sa rechine vers la pre
mière potentialité nous est fournie par la puissance que le cóté
extérieur de sa vie exerce sur son còlè inlérieur. Après que
l’existence de la nature eut été mise en péril par l’homme et
qu’elle eut été obligée de se constiluer un monde «ì elle, toni
semble converger vers la conservalion de celle base exlérieure
de la vie.
542 ESSA/S DE SCHELLING
Tout ce qui entre en contlit avec elle, méme si c esi le meil-
leur et le plus noble, est condamné à perir, à moins de conciare,
pour étre toléré, une alliance avec la puissance extérieure. Il
est vrai que ce qui cherche à triompher dans celie lune, à s'af-
firmercomme divin, à l'encontre de cene puissance extérieure,
est comme éprouvé par le feu et doit vrai meni avoir en lui une
force divine.
Cependant, la preuve la plus patente de certe rechine de
l’homme dans la nature et sous la première potentialité consiste
en ceci : il n’y a pas un seul homme au monde, il y a une
multitude d’hommes. un genre humain, une humanité. Il en
est de cette multiplicité d’hommes dans le monde comme de
celles des choses dans la nature qui tendent à l’unité et ne se
sentent parfaites et comme heureuses que lorsque celle unite
est atteinte.
Cesi Thomme et, par son intermédiaire, l’éternel et le divin,
qui auraient pu réaliser l’unité dans la nature. Or, cene douce
unité. la nature l’a perdue par la faute de l’homme, et elle doit
chercher à la réaliser pour elle et par ses propres moyens. Mais
comme la vraie unité ne peul pas résider en elle, mais seule-
ment en Dieu, cette séparation de Dieu est pour elle une
source de luttes incessantes. Elle cherche l’unité et ne la trouve
pas. Si elle pouvail avoir atteint son poinl d’unilé et de trans-
riguration, elle serait tout à fait organique, elle se trouverait
portée au sommet le plusélevé de Tètre, et Tespril éveillédans
l’homme se répandrait également sur elle. Et comme elle ne
pouvait pas atteindre à celle unité, Vanorgisme a relevé la téle,
Vanorgisme qui fait partie, lui aussi, du non-existant et quis’esl
donné les apparences de l’existant. Le rìgne de Vanorgique est
une contradiction dans les termes, car un règne est une unité,
alors qu’anorgisme = absence dune unité. Mais c’est justemcnt
le non-existant qui est devenu existant et est obligé de vouloir
étre existant.
Tout comme la nature, Vhumanitc a perdu son vrai poinl
d’unilé. Elle était destinée à rester un point d’inditférence ou
un centre, auquel cas c’aurait été Dieu qui aurait conslitué son
unité, car Dieu seul peul constituer l’unité d’étres libres.
Il y a, certes, toujours des étres libres, mais ils soni séparés
CONb'ÈRENCES DE STUTTGART
de Dieu. Ils soni obligés, eux aussi, de chercher leur unilé,
sans pouvoir la trouver.
Dieu ne pouvant plus élre leur unilé, ils soni obligés de
chercher une unilé naturelle, mais qui, ne pouvant pas étre la
vraie unilé d'étres libres, ne peut constituer qu'un lien passa-
ger, fragile, come celui de toutes choses, cornine celui de la
nature inorganique.
L’unité naturelle, celle deuxième nature au-dessus de la
première que l’homine est obligé de chercher à réaliser, est
constituée par VÉtat, lequel est pour celle raison, disons-le
tout de suite, une conséquence de la malédiction qui pése sur
l’humanité. Ne pouvant pas avoir Dieu pour unilé, elle.est
obligée de se soumettre à une unité physique.
L’État est quelque chose de coniradicioire. Il est une unilé
naturelle, cesl-à-dire une unité qui ne peut agir que par des
moyens physiques. Certes, s’il est dirigé avec tant soit peu de
raison, l’Étal sait bien qu’il ne peut pas obtenir grand’chose
avec des moyens purement physiques, qu’il doil avoir recours
à des moyens plus élevés et spirituels. Mais ces dentiere moyens
ne soni pas ù sa disposition, ils som hors de sa portée, et il se
vante cependanl de pouvoir créer un ordre de choses moral,
donc d’étre une puissance semblable à celle de la nature. Mais
aux esprils libres une unité nalurelle ne suffit pas ; pour les
saiisfaire. il faut un talisman d une qualité supérieure, et cesi
pourquoi toute unité élablie dans un État ne peni élre que
peut étre
temporaire et passagère.
On connati les efforts qu’on a faiis, surtout depuis la Révo-
lulion francaise et les concepts kanliens, pour démontrer la
possibililé de la coexisience d’une unité et d’étres libres, autre-
menl dii la possibililé d’un État qui ne soit que la condition
de la plus grande Liberté de chacun. Or. un pareil Éiat est
impossible, car de déux choses l une : ou l’on retire au pou
voir de l’Étal la force doni il a besoin, ou on la lui laisse, ce
qui ne peut avoir pour conséquence que. le despotisme (I’An-
glelerreesl une ile, la Grèce étaii en panie également un État
insulaire). Aussi est-il loul nature! qu’au tenne de celle
periodo où il n’a élé queslion que de liberté, les tétes les plus
logiques, lorsqu’elles cherchent ù se l’aire idée de l’Étal parlait,
>44 ESX.4/5 HE SCHELLING
ne trouvent rien de mieux à formuler que la théorie du pire
despotisme (l’État commercial ferme de Fichte, etc.).
Mon opinion est que l’État cornine tei est incapable de.trou-
ver ime unité vraie et absolue, que tous les États ne soni
qu’autant de tentatives de trouver une unité pareille, des tenta-
tives de devenir des totalités organiques, sans pouvoir le
devenir réellement ou, du moins, ne serail-ce qu’en par-
tageant le sort de tous les étres organiques, qui consiste
à tleurir, à mùrir, à vieillir et, finalemenl, à mourir. Ce
qu ii faut penser de lidée d’un État fondé sur la raison,
de l'Idéal d’un État, Platon l a montré, bien qu ii ne l’ait
paa dii expressément. Le vrai État suppose le ciel descendu
sur la terre ; la vraie HoÀrtEia n’existe que dans le ciel ; liberté
et innocence : telles sont les seules conditionsde l’État absolu.
L’État de Platon suppose ces deux conditions. Mais Platon
ne dir pas : réalisez cet Etat que je décris ; il dit seulement : !
s’il pouvait y avoir un État absolument parfait, il devrait repo-
ser sur la liberté et l’innocence ; à vous de voir s ii est possible.
. La plus grande complication est celle qui nait de conflits
entre Etats et la manifestation suprème de l'unité introuvée et
introuvable est constituée par la guerre, qui est aussi nécessaire I
que la lune des éléments dans la nature. Dans la guerre les
rapports entre les hommes deviennent tout à fait naturels.
Si nous tenons encore compie de tous les vices qui se déve-
loppent dans TÉtat, de la pauvreté, ce mal sévissant dans les
grandes masses, nous aurons un tableau compiei de l’humanité
retombée dans l’état purement phvsique, déchue au poini
d étre obiigée de lutter pour son existence.
Nous n avons parie jusqu’ici que de Tabaissement de l’homme.
Parlons maintenant de sa réhabilitation. Sa dégradation a eu
pour cause la suppression du lien entre A2 et A = B et son <
orientation totale vers le monde extérieur. Un ab'ime s’est
ouven, mais cet abime ne peut subsister, car il est une menace
pour 1 existence de Dieu lui-méme. Comment cet abime pour-
rait-il étre comblé r II ne peut certainement Tètre par l'hommc,
tei qu il est actuellement. Il ne peut donc Tètre que par Dirti
lui-nume ; Dieu seul a le pouvoir de rétablir le lien spiriluel et
naturel du monde, et cela par une deuxième rci'cLilion, seni-
CONFÈRENCES DE.STUTTGART ?4$
blable A celle de la première créalion. C’est ainsi que le concepì
de la révélation, au sens restreint du mot, intervieni comme
dicté par une nécessité philosophique. La révélation comporle
plusieurs degrés ; le degré le plus élevé est celui où Dieu
assume lui-méme une finitude, en d'autres termes, celui où il
devient honi me lui-méme et, en lant que cel homme second
ei divin, devient le médiateur entre Dieu et l’homme, toni
comme le premier homme a dù étre le médiateur entre Dieu et
la nature.
La première révélation ne pouvail pas établir un rapport
direct entre Dieu et le monde de l'étre, sans i'anéantir, en tant
que monde n’existant que pour lui. Mais, pour cela, aucune révé-
xlation n etait nécessaire : Dieu n'avail qu ale vouloir. Larévéla
tion suppose plulòt un état décadent, perverti du monde.
L'homme élait destiné A étre un médiateur pour la nature, et
c esi ce médiateur qui manquait à la nature. Celle fois, c’était
plutòt l’homme qui avait besoin d un médiateur. Mais du fait
qu ii a été rendu A la vie spirituelle, l'homme est de nouveau
devenu capable de servir d'intermédiaire entre Dieu et la
Nature, et c’est notamment l’apparition du Christ qui a
montré ce que l’homme devait étre primilivement par rapport
à la Nature. Par sa simple volonté, le Christ élait le maitre
de la Nature, par sa simple volonté il a établi entre lui et la
Nature ce lien magique qui devait primilivement rattacher
l’homme A celle-ci.
A còlè de l’État. comme tentative d'établir une unilé pure-
ment extérieure, se place une autre institution, fondée sur la
révélation et destinéc A créer une unilé extérieure ou une union
des àmes: l'Église. Elle est la conséquence nécessaire de la
révélation ou, plutòt et A proprement parler, une reconnaissance
de ccllc-ci. Mais, du fait de la séparation consommée entre le
monde intérieur et le monde extérieur, l'Église ne peni devenir
une puissaiice extérieure", lant que durerà celie séparation. cesi
elle plutòt qui se trouvera sous la dépendance de puissances
extérieures.
L’erreur qui avait été commise dans l’ancienne église hiérar-
chique avait consiste, non dans ses empiétemenis sur I Etat,
mais en ce qu elle avait permis A l’Elal d’empiéter sur l’Église,
546 ES5.4/S DE SCHELLING
en ce qu elle s’était ouverte à l’État et avait adopté ses formes,
au lieu de garder tonte sa pureté par rapporl à l’État. Le vrai
et le divin ne peuvenl étre défendus et imposés par une puis-
sance extérieure et. à partir du jour où l’Église avait commencé
à persécuter les dissidents, elle avait rompu avec l’Idée qui était
à sa base. Généreusement, pieinement consciente de l’origine
celeste de son propre contenu, elle aurait dù laisser faire mème
les incroyants. ne pas se créer d'ennemis et ne pas se mettre
dans le cas de reconnaitre ses ennemis.
Si l'on jette un coup d’oeil sur l’histoire moderne qui, au
fond, commence avec l’avènement du Christianisme, on a lim-
pression que, pour trouver ou créer une unite, le genre humain
ne pouvait se dispenser de faire ces deux essais, d'abord celui
d une unité intérieure par l’Église, essai qui devait échouer,
parce qu’on a voulu donner à celle unité intérieure la forme
d une unité extérieure, ensuite celui d’une unité extérieure par
l’État. L’État n’a acquis toute son imporlance que depuis la
chute de la hiérarcbie, et il est évident que la pression de la
tyrannie politique n’a fait que s’aggraver à mesure que s'cnra-
cinait la conviction qu’on pouvait se passer de l’unité inté
rieure ; et elle ne pourra qu’augmenter ainsi jusqu’au maximum,
et il se peut qu’alors i’humanité. après avoir tenté ces essais
unilatéraux, finisse par trouver ce qu elle a jusqu’ici vainemenl
cherché.
Quel que soit le dernier terme, il est certain que la vraie
unité ne peut étre réalisée que sur le terrain religieux et que
cesi seulement lorsque I’humanité aura atteinl le plus haul
degré de développement religieux, d’élargissement du senti-
ment religieux qu elle sera capable, sihon de se passer de
l'État ou de le supprimer, de faire du moins en sorte qu’il
renonce lui-méme peu à peu à étre la force aveugle qu ii a été
jusqu’ici et qu ii se pénètre de plus en plus d’inlelligence. Il ne
s’agit pas de décider si c esi l'État qui doit étre subordonné à
1 Église, ou l’Église à I État ; il faut que l’État soit pénélré
lui-méme du principe religieux et que l’alliance de tous les
peuples repose sur la base de convictions religieuses devenues
universelles.
Quel que soit cependant le sort réservé au genre humain sur
CONFÉRENCES DE STUTTGART ?47
la terre, chaque homme peut d’ores et déjà faire ce que l’homme
a fait au début par rapport à tonte la terre : devancer l’espèce
et réaliser par anticipation ce qu’il considère commesa mission
la plus élevée.
Ceci nous amène à envisager l’esprit humain. non plus dans
ses destinées et tentati ves extérieures, mais dans son essence
intérieure, du point de vue des forces et des possibilités qui
résident en chacun.
L’esprit humain peut, lui aussi, étre considéré sous trois
aspects : Le premier est celui par lequel il est tourné vers le
monde extérieur dont il n’a pas pu se libérer. A l opposé de
celui-ci se trouve l’aspect idéal, celui de sa plus haute transfi-
guration, de sa spiritualité la plus pure. Entre les deux se place
le deuxième aspect, tourné à la fois vers le monde réel et vers
le monde idéal et qui, à la faveurde la liberté dont il dispose à
l’égard de ces deux mondes, peut soit rétablir l'unité entre eux,
soit aggraver la séparation.
Ces trois aspects ou puissances de l’esprit peuvent étre
désignés par les mots : affectivité (Gemutili), esprit (Geisf) et
àme {Sede). Maischacune de ces trois puissances en contieni,
à son tour, trois qui se comportent cornine affectivité, esprit et
àme.
I. L’affectivité est le principe obscur de l’esprit (au sens
général du mot), celui par lequel, au point de vue réel, il se
trouve en rapport avec la nature et, au point de vue idéal, avec
le jnonde supérieur, mais, avec celui-ci. dans un rapport obscur.
Ce qu’il y a de plus obscur et, par conséquent, de plus pro-
fond dans la nature humaine, c'est la tristesse dont on peut
dire qu’elle est cornine la force de la pesanteur de l’affectivité et
dont l’expression extréme est représentée par la mélancolie
nostalgique. C’est par elle surtout que s’exprime la sympathie
de I homine avec la nature. La mélancolie est le sentiment le
plus profond qui anime également la nature : elle déplore, elle
aussi. un Bien perdu. et une mélancolie invincible est attachée
à la vie entière. parce qu’il y a quelque chose dindépendant
au-liessous d’elle (te qui est ati-dessus élève, ce qui est au-
dessous atti re en bas).
La deuxième puissance de l'affectivitc est celle qui, en elle,
uhi ~r
E5S.4/S DE SCHELLING
correspond à l'esprit ; donc, d’une facon générale, au caractère
de l’esprit. L’esprit est ce qui existe natura suà, line fiamme,
qui brulé tonte seule. Mais comme, en tant qu’Existant, il se
trouve en présence de l’étre, l’esprit n’est, en fait, pas autré
chose que la recherche passionnée de l’étre, tout comme la
fiamme qui recherche la matière. La nature la plus profonde
de l’esprit est recherche, désir, passion. Celui qui veut appré-
hender l’esprit à sa racine la plus profonde, doit commencer
par se familiariser avec la nature du désir. Ce qui se manifeste
tout d'abord dans le désir, c’est quelque chose qui est tout à fait
hors de soi ; le désir est quelque chose d’inextinguible ; chaque
désir peut signifier la pene de l’innocence. Il est la faim de
l’étre, et chaque satisfaction ne fait que le renforcer, c’est-à-dire
le rendre plus affamé. C’est en cela que se manifeste la nature
inextinguible de l’esprit, et il est facile de se rendre compie du
degré que peut atteindre chez l’homme cene faim, ce désir de
l’étre, après qu ii s’en est lui-méme séparé, qu’il a perdu tonte
possibilité d’agir directement sur l’étre.
La troisième puissance de l’affectivité est représentée par le
sentiment (sensibilité, précédée dans la nature organique par
l’irritabilité). Le sentiment est l’expression la plus haute de
l’affectivité, son élément le plus beau, celui que l’homme doit
apprécier le plus.
L’affectivité constitue, à proprement parler, le còlè réel de
l’homme par et dans lequel il doit tout accomplir. L’esprit le
plus élevé, privé de sentiment, reste stèrile et ne peut rien pro
dune ou créer. Cependant, ceux qui veulent fonder la Science
seule la fondent certes sur la puissance la plus haute, mais à
son degré le plus bas.
II. La deuxième puissance de l’esprit est ce que nous appe-
lons esprit, au sens restreint du mot. C’est ce qu’il y a de plus
personnel chez l’homme ; il constitue en conséquence la puissance
propre de la conscience.
D’après ce que nous avons dii précédemment, le cóté général
de l’esprit est représenté par la faim. la passion, le désir d’étre.
Dans l’affectivité, qui fait encore panie du cóté inconscient de
l’homme, il ne s’agit encore que d’une passion pure et simple,
d’un désir comme tei, mais ici le désir devient conscient, voulu.
CONFÈRENCES DE STUTTGART ?49
Cesi donc la volonté qui constitue la vraie intériorité de
l'esprit.
Mais la volonté, à son tour, offre deux aspects : elle est
réelle, ou personnelle, en tant qu’elle se rapporto à l indivi-
dualité de l’homme, et elle est générale ou ideale, pour autant
qu elle est guidée par l’entendement.
L’esprit au sens restreint contierìt donc, lui aussi, trois
puissances : <i) en premier lieu, légoisme qui serait aveugle
sans ì'entcndement (l égoisme doit étre. Il n’est pas Un mal en
soi, mais il l’est lorsqu’il devient dominant. La vertu sans
mélange d’égoisme actif est une vertu sans mérite. Aussi bien
peut-on dire que le Bien lui-méme renferme le Mal. Un Bien
qui ne comporte pas un Mal vaincu n’est pas un Bien réel,
vivant. L egoisme le plus activé, et cependant subordonné,
ielle est la formule idéale). A l égoisme aveugle, privé d’intel-
ligence s’oppose justement />) l’entendement, l’intelligence et de
l’association de l’intelligence et de l égoisme résulte la puissance
intermédiaire, à savoir c) la volonté proprement dite qui semble
ainsi occuper le point d’indifférence. Mais la liberté est l’effei,
non de ce rapport, non de la position intermédiaire de la
volonté entre l’intelligence et l’égoisme, mais du rapport entre
la puissance la plus profonde et la puissance la plus élevée. C esi
pourquoi, pour bien saisir la nature de la volonté, nous devons
commencer par examiner celle troisième puissance.
Cesi une opinion généralement répandue que l’esprit repré-
sente ce qu’il y a de plus clevé chez l'homme. Qu ii n’en soit
pas ainsi, nous en avons la preuve dans le faitque l’esprit n’est
pas exempt de maladies, d’erreurs, qu’il n’est pas à l’abri du
mal et du péché. Etani donné que la maiadie, l’erreur et le
t, Mal résultent toujours du triomphe d’un non-exislant relatif sur
un existant, l’esprit humain doit étre, à son tour, un non-exis-
tant relatif par rapport à quelque chose qui lui est supérieur.
l|
S ii n’en élail pas ainsi, il n’y aurait en fait aucune différence
entre vérité et erreur. Chacun aurait à la fois tori et raison,
s’il n’y avait pas d’instance supérieure à l’esprit. L'esprit en
1 effe! ne peut pas étre le juge suprème, parce que ses sentences
soni sujeltes à variatici!. Il est cenain, d’autre pari, que l’erreur
n’est pas un simple manque de vérité. Rien de plus positi!' en
?>0 ESS/US DE SCHELLING
I
effel que l'erreur. Elle est le résultat, non dime absence d’es-
prii. mais d’une perversion de l’esprit. C’est pourquoi une erreur
peut ètre riche d’espril, tout en restant erreur. De méme, le
Mal n’esi pas simple absence de Bien.simple négalion de l’har-
monie interne, mais dysharmonie positive. Le Mal ne provieni
T
pas du corps, comme le pensent tant de gens. Le corps est
comme une fleur doni les uns peuvenl exlraire du miei, d’autres
du poison. Ce n'est pas le corps qui intoxique l’esprit, mais
c esi celui-ci qui infecie celui-là. Sous un certain rapporl, le
Mal est méme la spirilualilé la plus pure, en ce sens qu’il méne
la guerre la plus acharnée conlre lout ètre el qu’il tend méme à
supprimer ce qui fail le fond de la création. Celui qui esi plus
ou moins familiarisé avec les mystères du Mal (qu’on doil
ignorer par le coeur, el non par la téle; sait que c esi la corrup-
tion spirituelle qui peul atleindre le degré le plus élevé, qu elle
est capable de détruire tous les seniiments naturels, de trans-
former méme la voluplé en cruauté et que le Mal démoniaque
et diabolique est aussi bien élranger au plaisir que le Bien.
Puisque nous voyons que l’erreur el la méchanceté soni toules
deux de nature spirituelle, qu’elles ont toules deux leur source
dans l’esprit, celui-ci ne peut élre l'instance suprème. Celle
insiance est représentée par
ili. la troisième puissance, l’.i/ne. Déjà dans le langage
courani nous distinguons enire les hommes doués d’espril et
les hommes doués d ame. Un homme riche d’espril peut étre
sans àme.
L ame est l'élément essentiellemenl divin de l’homme, donc
son élément impersonile!, l'Existant propremenl- dii, auquel le
personnel doil étre subordonné comme non-exislant. a) On
parie de maladies de lame ; or, ces maladies n’existent pas.
Comme je le montrerai plus loin, il ya seulement des maladies
de l'affectivité et de l’esprit. b) On dii encore, dans la vie cou-
ranle, que lei homme a une àme méchanie, noire, fausse. OuF,
mais dans le sens méme où l’on parie de fausse veriu. Mais
on ne peut dire, en revanche, d’nn homme qui a agi d’une
facon infame ou sans scrupules qu ii a agi avec àme. Donc, une ?
àme noire n’ist pas une àme. (De méme, une erreur peut porler
la marque de l’esprit, mais non celle d? lame.)
CONFÈRENCES DE STUTTGART ?S1
polirle Mal que pour le Bien) ont en eux quelque chose d'ir-
résistible; ils fascinent pour ainsi dire tour ce qui s oppose à
eux ou leur resiste, surloul lorsqii'ils se trouvent en présence,
non du Bien, mais du Mal qui n’a pas le courage ou la force
de se monirer. Ils triomphent toujours sur l’ignorant et le char-
latan. L'essentiel de la vie se trouve en outre affaibli par le
hasard qui entre nécessairement dans sa constitution. C esi
pourquoi l’esprit, délivré du hasard, devient vie et force au sens
plein de ces mots; le Mal devient encore plus mauvais, le Bien
meilleur.
En ce qui concerne en particulier l’état interne qui caracté-
rise la mori, on l a comparò à celili du sommeil, en entendant
toutefois par sommeil l’extinction de l’inlérieur par la prédomi-
nance de l’exlérieur. On doit plutót le considérer comme une
veille endormieou comme un sommeil éveillé — clairvoyhnce1,
qui rend possible une communication directe avec les choses,
sans l'intermédiaire des organes. Cela est-il vrai également du
Mal ? Réponse: la lumière brille aussi dans les lénèbres, comme
l’existant se trouve au sein du non-existant. D'ailleurs, ce qui
est en opposition radicale avec la clairvoyance, c esi la folie,
doni on peni dire quelle est en élat d’enfer.
La question qui se pose ici est celle de savoir ce que devient
la mémoire. Elle subsistera, mais sans s’étendre à loutes les •
choses possibles, car un homme juste paierait cher pour pouvoir
oublier au moment voulu. Il y aura un oubli, un Lélhé, mais
un oubli qui ne sera pas le méme pour tous: les bons perdront
le souvenir de toni Mal, et, par conséquent, des douleurs, des
soutfrances. Ics méchanls celui de tout Bien. Les souvenirs tou
tefois ne seront pas du méme genre que ceux d ici-bas : ici, en
effe!, nous devons commencer par intérioriser les objets de sou
venirs, là ils seront déjà intériorisés. Le mot souvenir n’exprime
d’ailleurs pas tout à fait ce que nous voulons dire: on dir d’un
ami, d’un ótre aimé, avec lesquels on n’a qu’un coeur et qu'on
aime, qu’on se souvient d’eux, qu’ils vivent consiamment en
nous, qu’ils ne pénètrent pas dans nolre vie des sentiments,
qu’ils y soni déjà ; tei sera également le souvenir après la mori.
i. En francaisdans le tcxie.
J
j
?6o ENS/l/5 l>E SCHELLING
;
Par la mori, le physique (pour autant qu il eSt e^Gue et le
le spirituel se trouvent réunis. Ce soni clone le p )
spirituel réunis qui formeront la base objective, mais » sujet
moins chez les bienheureux, sera l’élément subjec i , (
proprement dit, et c’est par elle que les bienneureu. . n
amenés à Dieu, seront rattachés, associés A Dieu. La p
vieni en effet de ce que l ame ne peut intervenir cornine si >
à cause de la révolte de l’esprit, d’où séparation entre ante e
Dieu.
FIN
t-ES
j
;
I
!
INTRODUCT1ON
A LA PREMIÈRE ESQUISSE
D’UN SYSTÈME
DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
ou
Du CONCEPT DE LA PHYSIQUE SPECULATIVE
ET DE L’ORCANISATION EXTÈRIEURE D’UN SYSTÈME
DE CETTE SCIENCE ( I 799).
1
UN SYSTEME DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
rive, autrement dit que l’idcel, à son tour, doit avoir sa source
dans le réel et s'expliquer par lui.
Si la tàche de la philosophie transcendantale consiste à subor-
donner le réel à l’idéel, celle de la philosophie de la nature
consiste, au contraire, à expliquer l’idéel parie réel. Ces deux
Sciences n’en forment donc, au fond, qu’une seule et ne diffèrent
l une de l’autre que par les tàches qu'elles ont à accomplir.
Pour cela, elles suivent des directions opposées et comme
celles-ci ne soni pas seulement possibles, mais nécessaires, il
en résulte que dans le système du savoir l’un et l’autre sont
également nécessaires.
!
I
UN SYSTEME DE LA PUILOSOPHIE DE LA NATURE 569
Celle nécessité interne des phénomènes de la nature devient
encore plus évidente. lorsqu’on pense qu’il n’est pas de sys-
lème, au sens vrai du mot, qui ne soit pas en méme lemps un
ioni organique. Si, en effet, toutes les parlies d’un ensemble
organique se portent, se supporleni et se souiiennenl récipro-
quement, celle organisalion, en tant que le Tout, devail
préexister à ses parlies, et ce n’cst pas le Toni qui a du nailre
des parlies, mais les parlies du Toni. On ne peut donc pas dire
que nous connaissons la nature, mais la nature existe a priori,
autremenl dii tout ce doni elle se compose y est prédéterminé
par le Tout ou par l'Idée d’une nature en generai. Mais si la
nature est a priori, il doit étre également possible de la recon nailre
comme quelque chose qui est a priori, et tei est, à vrai dire, le
sens de notre remarque.
Une pareille Science ne s’accommode ni de l’hypothélique
ni de ce qui esl seulement probable, mais de ce qui est évi-
dent et certain. Or, nous pouvons bien avoir la certitude que
tout phénomène de la nature se raltache, par des chainons
intermédiaires aussi nombreux quon voudra, aux conditions
premières d’une nature ; mais ces chainons intermédiaires
peuvent nous rester inconnus et étre enfouis dans les profon-
deurs de la nature. Retrouver ces chainons intermédiaires est
la tàche de la recherche expéri mentale. La physique spécu-
lative n’a pas autre chose à faire qu’à signaler l’absence de
ces chainons intermédiaires ; mais comme une nouvelle décou-
verte nous replonge dans une nouvelle .ignorance et que pen
dant qu’un nceud se dénoue, un autre se none on comprend
que la découverte de tous les chainons intermédiaires dans
l’ensemble de la nature est une tàche sans fin et que notre
Science elle-méme esl condamnée à une progression infinie.
Mais rien n’a autant retardé le progrès de celle Science que
l’arbitraire qui a présidé aux invenlions par lesquelles on vou-
lait dissi muler l’absence de nòtions précises. Ce caraclèrc frag-
inentaire de nos connaissances n’apparaii avec une évidence
particulière que lorsqu’on débarrasse le vrai acquis de la Science
de ses élémcnts purement hypothétiques et qu on essaie de
réunir ces fragments du grand Tout de la Nature en un système.
On comprend aussi pourquoi la physique speculative (l ame de
?7<> ESS/I/S DE SCHELLING
la vraie expérience) a toujours été la mère de loutes les grandes
découvertes dans la nature.
II
Étant donne que toute chose, doni on peut dire qu’elle es
est de nature cónditionriée, seul 17/rr lui- nume peut étre incondi
tionné. Mais comme lout étre particulier, en tant que condi-
tionné, peut étre concu comme représentant une limitation
déterminée de l’activité productive (seul et dernier substral de
la réalité), l’rfre lui-mime, Vclrecornine lei peut étre pensé comme
étant celle activité productive dans son état illimité. Il en
résulte que, pour la Science de la nature, la nature est avant
tout productivité, et rien de plus et c esi celle-ci qui doit servir
de point de départ à la science, comme son principe.
Pour autant que nous nous représentons l’ensemble des objels
comme consliluant la totalilé de l’Étre, cet ensemble n'est pour
nous qu’un monde pur et simple, autrement dii un produit. II
serail cerlainement im possi ble de s’élever dans la science de la
nature à une notion supérieure à celle de l’Étre, si toute per-
sistance (et la persistance est bien impliquée dans le concepì de
l'étre) n'était pas trompeuse et ne comportali pas un renouveau
continuel et uniforme.
Mais si, au lieu de ne voir dans l’ensemble des objets qu’un
I produit, nous le considérons égaleinent comme productif, i|
j devient pour nous nature, et c esi celie identité du produit et
de la productivité qui, méme dans le langage courant, est.
i désignée sous le noni de nature.
Nous appelons la nature, en tant que simple produit (natura
naturata), objet (c esi eile seule qui inléresse l’empirie). Et
nous appelons nature en tant que sujet la nature considérée
comme productivité (natura naturans) (celle-ci, et eile seule,
inléresse la thcorie).
Sciikli.ing. »4
574 ESS4/S DE SCHELLING
Comme l’objet n’est jamais inconditionné, il doit exister dans
la nature quelque chose qui est absolument inobjectif. Or, cet
inobjectif absolu n’est autre que la primitive productivité de la
nature. Dans l’opinion courante, elle s’efface derrière le pro-
duit ; dans la manière de voir philosophique, au contraire, c esi
le produit qui s’efface derrière la productivité.
Cette identité de la productivité et du produit, impliquée
dans le concepì primaire de la nature, trouve son expression
dans la conception courante de la nature comme d'un Tout,
qui est sa propre cause et son propre effet et ne cesse jamais
d'élre identique à lui-mème, malgré sa dualité (qui se manifeste
dans tous les phénomènes). C est à ce concepì que se laisse encore
ramener l’identité du réel et de l’idéel qui est impliquée dans le
concepì de tout produit de la nature et par laquelle la nature
ditfère de l ari ou méme s’y oppose. Car si, dans l’ari, c’est le
concepì qui précède l’acte, la réalisation, il n’en est pas de
méme dans la nature, où le concepì et l ari soni simultanés et
inséparables, le concepì s'incarnanl immédiatement dans le
produit doni il ne se laisse plus séparer.
La manière de voir empirique supporne cette identité, parce
qu elle ne voit dans la nature que des effets (bien qu’en raison
des incessants empiétements de l’empirie sur le domaine de la
science, on trouve, méme dans la physique empirique, des
maximes fondées sur les conceptions de la nature comme sujet;
par exemple : « la nature choisit le chemin le plus court » ;
« la nature est économe en causes et prodigue en effets ») ; et
la manière de voir empirique est supprimée, à son tour, par la
spéculation qui ne voit dans la nature que la cause.
Ili
IV
!
■
qualité étant quelque chose par quoi un corps s’élève pour ainsi
dire au-dessus de lui-méme.
Toute la construciion de la qualité que nous avons tentée
jusqu’ici se réduit à ces deux essais : exprimer les qualités à
laide defigures, ce qui équivaut à admeltre qu’il existe dans la
nature une figure parliculière pour chaque qualité; ou bien
exprimer la qualité par des fonnules analytiqucs (dans lesquelles
les forces d’attraction et de répulsion fournissent les grandeurs
■4 positives et négatives nécessaires). Étant donné l’insignifiance
de cet essai, nous pouvons, sans plus, déclarerque l’explication
à laquelle il seri de base n’est d’aucune valeur. Aussi pouvons-
nous nous borner à faire remarquer que la construciion de la
matière ù partir des deux forces fondamentales peut bien donner
lieti à des diflerences de densité, mais jamais à des diilérences de
qualité, en tant que qualité, car, bien que toules les modifi-
cations dynamiques apparaissenl, à leur phase la plus profonde,
. cornine résullant de modificalions des forces fondamentales, nous
ne voyons à celle phase que le produit des processus, non le
processili lui-nièmc; ces modificalions soni donc encore à expli-
quer, et l’explication doit sans doute étre cherchée dans quelque
chose de supérieur.
La seule explication possible de la qualité est l’explication
idéelle, parce qu’elle suppose elle-méme quelque chose de pure-
ment idéal. Celili qui recherche la raison dentière de la qualité,
se place au point initial de la nature. Mais où se trouve ce point
initial, et toute qualité ne résulle-l-elle pas justement des
obstacles qui empèchent tonte matière de retourner à son état
initial ?
A partir du point de séparation entre la réflexion et l’intui-
tion, séparation qui n’est cependanl possible que si l’on suppose
l’évolution achevée, la physique diverge dans les deux direc-
tions opposées qui soni cellcs du système atomistique et du
système dynamique.
Le système dynainique nie l’évolution absolue de la nature et
va de la nature cornine synthèse (= sujel) à la nature comme
évolution (= objet) ; le système atomistique pari de la nature
comme évolution, considérée cornine état initial, pour aboutir
à la nature comme synthèse ; celui-là va du point de vue de
386 ESSA/S DE SCHELLING
l’intuition à celui de la réflexion. celui-ci suit une direction
opposée.
Les deux directions soni également possi bles. Si l’analyse
est correcte, on doit pouvoir retrouver, gràce à l’analyse, la
synthèse, de mème que l’analyse à Laide de la synthèse. Mais
on ne reconnait si l’analyse est correcte qu’en revenant à la
synthèse. Cesi donc la synthèse qui est et reste la prémisse
absolue.
Des tàches contraires s'imposent aux deux systèmes : ce qui,
pour la physique atomistique, est la cause de la composition de
la nature est, pour la physique dynamique, la cause des
obstacles à son évolution. Celle-là explique la composition de la
nature par la force de cohésion, ce qui exclut la possibilité
d’une vraie continuile ; celle-ci explique, au contraire, la cohé
sion par la continuité de l’évolution (toute continuité n’existe
primitivement que dans la productivité).
Les deux systèmes ont des points de départ puiement idéels. •>—
La synthèse absolue est toutaussi purement idéclle que l’analyse
absolue. Le réel ne se trouve que dans la nature en tant que
produit ; mais c’est la nature qui, envisagée ni corame involu-
tion absolue ni corame évolution absolue, est le produit. Le
produit est donc ce qui occupe le milieu entre les deux extrèmes
idéels.
La première tàche qui s’impose aux deux systèmes consiste
à construire le produit, ce dans quoi ces deux extrèmes opposés
deviennent réels. Les deux n’ont affaire qu'à des grandeurs
idéelles, tant que le produit n’est pas réalisé ; seules les direc
tions qu'ils suivent pour arriver soni opposées. Tant qu'ils ont
affaire à des facteurs idéels, les deux systèmes ont la méme I
valeur, et chacun constitue pour ainsi dire l’épreuve de l’autre.
-V
Ce qui est caché dans le tréfonds de la nature produttive doit
irradier dans la nature en tant que nature, et c’est ainsi que le
système atomistique doit étre le Constant reflet du dynamique.
Dans la a Première esquisse d'un système de la philosophic de
la nature », nous avons choisi intentionnellement, des deux
directions, celle de la « physique atomistique ». Et nous
croyons faciliter dans une grande mesure l'intelligence de notre
Science, en nous occupant ici de la productivité, cornine nous
UN SYSTÈME DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE 387
:
UN SYSTEME DE LA PIIILOSOPIIIE DE LA NATURE ?9I
Jusqu'ici (aussi longtemps que nous avions affaire à des fac-
teurs idéels) la recherche pouvait se fai re en sui vani des direc-
tions opposées; à partir de maintenant, cornine nous avons à
suivre un produit réel dans ses développemenls, nous ne pou-
vons le faire que dans une seule direction.
Du fail de la divergence inévitable de la productivité, à
chaque phase de développement, dans des directions opposées,
le produit lui-méme se trouve décomposé en plusieurs produits
dont chacun cependant correspond à une phase de déveioppe-
ment particulière.
Qu’il en soit vraiment ainsi, cesi ce qu’il est facile de
inontrer d’après les produits eux-mémes lorsqu’on les compare
entre eux au point de vue de la forme et qu’on recherche une
continuité qui, sous ce rapport, les relie les uns aux aulres ; or,
cornine (pour la réflexion) la continuité n’est jamais dans les
produits, mais dans la productivité, certe intention ne peut
jamais étre réalisée d’une facon complète.
Pour trouver la continuité dans la productivité, il faudrait
que les gradations de ce passage de la productivité au produit
fussent établies avec plus de précision que cela n’a été fait
jusqu’ici. Du fait que la productivité subit une limilation (voir
plus haut), le produit se trouve seulement ébauché, la produc
tivité recevant pour la première fois un point fixe, un appui
ferme. — Il imporle de montrer comment la productivité se
matérialise progressivement et se transforme en produits de
plus en plus fixes ; on obtient ainsi une gradation dynamique
dans la nature, ce qui constitue, à propreineni parler, l’objet
principal et la tàche fondamentale de tout le syslème.
(Qu’on nous permette au préalable l’explication suivante. La
première condition nécessaire consiste dans le dédoublement de
la productivité ; quant à la cause de ce dédoublement, elle reste
tout d’abord en dehors de la recherche. Le dédoublement a
peut-étre pour effet une ahernance de contractions et d'ex pan»
sions. Cette alternance n’a pas lieti dans la matière elle-méme.
mais constitue la matière elle-méme et la première phase de la
productivité se transformant en produit. Le produit ne peut se
former qu’à la suite de l’arrèl de cette alternance. donc gràce à
l’intervention d’un troisième facteur qui fixe cette alternance ;
Il II
J92 ESS.4/S DE SCHELLING
nous serions ainsi en présence de la matière à sa phase la plus
profonde (première puissance), de l’alternance au repos ou en
équilibre. cornine, d'autre pari, la suppression de ce troisième
facieur auraii pour effet d’élever la maiière à une puissance
supérieure. Or, il serait possible que ces produits ainsi dérivés
correspondent à des phases lout à fail diflerentes de la inalé-
rialité ou du passage en queslion ou que ces diflerenies phases
soienl plus marquées dans tels produits que dans tels autres, et
i'on aurait ainsi une gradalion dynamique de ces produits.)
//) Pour la solution de la tàche nous suivons provisoirement
la direction empruntée jusqu'ici. sans savoir où elle pourra nous
conduire.
Des produits particuliers (individuels) soni versés dans la
nature ; mais dans ces produits on doit toujours pouvoir discerner
. la productivité, en tant que productivité. La productivité n’a
pas encore subi une transformation absolue en produil. La per-
sistance du produit doit étre l’elfet d une aulo-reproduction
incessante.
Il reste à savoir ce qui empéche celle transformation absolue
(cet épuisement absolu) de la productivité en produil ou ce qui
assure le maintien d’une auto-reproduction incessante.
On ne saurait imaginer d autres obstacles à la transformation
absolue de la productivité en produit que ceux venant à'intlucnces
cxtérieures, ni que le produit soit obligé à chaque moment de se
reproduire à nouveau par d autres facteurs que des influences
extérieures.
Or, on n’a encore trouvé jusqu'ici aucune trace d’une cause
agissant à l’enconlredu produit (de la nature organique). Aussi
cette cause, ne peut-on lout d'abord que la postuler. (Nous nous
attendions à voir toute la nature s'épuiser dans ce produit, et
c’est maintenant seulement que nous nous rendons compie que,
pour comprenda ce produit, il faut admeltre l’intervention
d’autre chose, d une nouvelle opposition).
La nature, jusqu'à présent, a été pour nous identité absolue
dans la dualité. lei nous nous trouvons devant une opposition
qui doit exister au sein méme de celle identité, opposition ■*
I 11 II
J94 E5X4/5 DE SCHELLING
recti jusqu’à présent qu’une solution partielle. « Le produit,.
avons-nous dii, est inhibé par le dédoubleinent de la producti-
yité à chaque phase de développement. » Or, ceci ne s’applique
qu'au produit productif. alors qu’ici il s'agii d’un produit non-
produclif.
La contradiction à laquelle nous nous heurtons ne pourra
étre levée que si l’on trouve ime expression générale pour la
construction d’un produit, quel qu’il soit (qu ii soil productif
ou qu’il ait cesse de l’étre).
A
;
Nous commencons par poser le principe suivani : le produit
organique étant le produit à la deuxième puissance, la construc-
- UN SYSTEME DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE 395
tion organique du produit doit étre, tout au moins, l’image
symbolique de la construction primaire de tout produit.
a) Pour que la productiviié soit fixée en un point quelconque,
il faut qu’il y ait des ìiinites. Or, comme les limites constituent
la condition de la premiere manifestano/!, la nurse don! ces limites
sont l’effel, ne peni plus manifestcr son action : elle rentre dans
l’intérieur de la nature ou du produit du moment.
Dans la nature organique, cette limitation est l’ceuvre de ce
que nous appelons scnsibilité, laquelle doit étre pensée comme
la première condition de la construction du monde organique.
b) L’etfet immediat de la productiviié limilée consiste dans
une aiternance de contractions et d’expansions dans la matière
déjà donnée et, comme nous le savons à présent, construite
pour ainsi dire pour la deuxièine fois.
c) Lorsque celle aiternance s’arréte, la productiviié se trans
forme en produit, et lorsqu'elle se rétablit, le produit redevient
productiviié. Étant donné en effet que le produit doit rester
productif à l’jnfini, on doit pouvoir y distinguer ces troisphases
de la productiviié ; le passage absolu de celle-ci dans le produit
signifie la fin du produit lui-méme.
d') De méme qu’elles peuvent étre dislinguées chez Vindividu,
ces trois phases doivent également pouvoir étre dislinguées dans
tonte la nature organique, et c’est ainsi que la hiérarchie des
organisations n’est pas autre chose que la gradalion de la pro-
ductivitc mème. [La productiviié s’épuise jusqu’au degré c)
dans le produit A et ne peut commencer le produit B qu’au
point où elle a cessé de produire A, c’est-à-dire quelle ne peut
commencer qu’au degré <Z), et ainsi de suite, en suivant une
marche descendante, jusqu’à la disparition de tonte productiviié.
Si l’on connaissait le degré absolu de la productiviié. de celle
de la Terre par exemple (qui est déterminée par ses rapports
avec le Soleil), on pourrait, gràce à cette donnée, déterminer
la limite de l’organisation doni elle est le siège avec plus de
précision que par l’expérience qui doit nécessairement étre
incomplète, car les catastrophes de la nature ont certainement
dù faire disparaitre lesanneaux extrémes de la durine. L histoire
naturelle propremenl dite, qui a pour objet, non les produits,
mais la nature ellc-mèmc, poursuit sa productiviié, comme si
I 111—..I III 11
596 ESS.4/S DE SCHELLING
elle subissai! une contrainte, à travers tous les détours et
sinuosités, jusqu au point où elle s éteinl dans le produit.]
Cesi sur celle gradation dynamique, qui existe aussi bien
chez l individu que dans la nature entière, que repose la
construciion de tous les phénomènes organiques.
1. Nous supposons ici que ce que nous appelons la qualité des corps
et que nous sonunes habitués à considerar cornine quelque chose
d’humogéne ou comme formanl la base de toute homogcncité n’est, au
fond, que l’expression d’une différence supprimée.
UN SYSTEME DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE 40;
r) La preuve que l’identité de la matière n’est pas identité
absolue, mais seulement indiffèrencc, nous est fournie par la possi-
bilité de la disparition de l’identité et par les phénomènes qui
l’accompagnent. — Qu ii nous soil permis de designer par le
I terme processus dynarnique cette suppression de l’identité et des
I phénomènes qui en résulient, étant bien entendu que nous ne
préjugeons en rien la question de la réalilé de ce processus.
Il y aura exactcnient autant de phases de ce processus qu’il y a
de degrés de passage de la différence a l’indifférence.
a) La première phase sera marquée par des objets dans les-
quels la suppression et le rétablissement de l’opposition dans
chaque moment soni encore eux-mémes perceptibles.
Le produit tout entier est reproduit à chaque moment1,
autrement dit, l’opposition qui y est supprimée se rétablit à
chaque moment, mais ce rétablissement se perd aussilót dans la
pesanteur generale2 ; chaque rétablissement ne peut donc èlre
pereti que dans des objets particuliers qui semblent gravi ter les
uns par rapport aux autres, de sorte que lorsqu’on présente à
l’un des faeleurs de l’opposition son contraire (dans un autre
objel), les deux faeleurs accusenl une pesanieur l'un par rap
port à l’autre; d’où il résulie que la pesanieur générale n'esi
pas abolie, mais qu’il y a une pesanieur speciale au sein de la
générale. Nous avons deux produits ayanl des rapports de ce
genre dans la lerre et l’aiguille magnétique, dans laquelle on
peut distinguer un rétablissement Constant de l’indifférence
gravitationnelle aux pòles» et une dominalion constante de
l’identité gravitationnelle 4 au point d’indifférence générale. Ce
n’est donc pas l’objet cornine lei qui est objel, mais la repro
duction mérne de I objet J.
Remarque generale.
C
Nous nous sommes ainsi rapprochés de la solution de notre !
lache qui consisiail à réduire à une expression commune la
construction de la nature organique et celle de la nature inor-
ganique.
La nature inorganique est le produit de la première puissance,
l’organique de la deuxiìme2 (c esi ce que nous avons établi plus
haut, mais nous verrons bientót qu elle est le produit d’une
puissance encore plus élevée) ; c’est pourquoi la nature orga
nique apparali, par rapport à l’inorganique. cornine accidentale,
tandis que l’inorganique, par rapport à l’organique, apparali
comme nécessaire. La nature inorganique a pu avoir pour point
de départ des facteurs simples, tandis que l’organique est issue
de produits, devenus facteurs eux-mémes. C’est pourquoi la
nature inorganique apparali, d’une facon générale, comme
ayant toujours existé, tandis que l’organique a dù avoir un
commencement.
Dans la nature organique l'indifférence ne peut pas se pro-
1. Chaque individu est l’expression de loule la nature. Tout comme
l’existence de chaque individu organique, celle de la nature cntière
repose sur cette hiérarchie. La nature organique n’oblient toute la
richesse et toute la variété de ses produits qu'en changeant sans cesse
les rapports entre ces trois fonctions. — De mème, la nature inorga-
nique n’oblient toute la richesse de ses produits qu’en changeant à
l'iniini les rapports des trois fonctions de la matière ; car magnétisme,
électricité et processus chimique sont des fonctions de la matière en
général et, pour autant, des catégories pour la construction de toute
matière Le fait que ces trois fonctions soni des manifestations non de
matières parlieulieres, mais de la matière en général. exprime le sens
propre et le plus profond de la physique dynamique, celui qui l'élève
bien au-dessus de toute autre physique.
2. Le produit organique ne peut en effe! ótre pensò que cornine
subsistanl sous les assauts d une nature extérieure.
UN SYSTEME DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE 41 l
duire de la mérne manière que dans l'inorganique, car des
obstacles incessants s’opposent à son passage à l’indifférence(au
passage absolu de la productivité au produit), ce qui donne
lieu à un état qui sernble cornine arraché à la nature, comme
obtenu d'elle par la force.
Du fait de l’organisation, la matière à laquelle le processus
chimique donne une seconde composition, se trouve ramenée
au point initial de la formation (le cercle que nous avonsdécrit
plus haut se rouvre); rien d’étonnant si la matière, ramenée
ainsi constamment au point de la formation initiale finii par se
réaffirmer sous la forme du produit le plus parfait.
La production organique parcourt les mémes phases que la
production primitive de la nature, à la seule diflerence prèsque
celle-là débute, dès la première phase, par desproduits qui soni
toul au moins de l'ordre de la simple puissance. La production
! organique débute, elle aussi, par la limitalion, non toutefois par
celle de la productivité primaire, mais parcelle de la productivité
d'un produit ; et si la formation organique s'effectue à la faveur
d’une alternance de contractions et d'expansions, celie alternance
a lieu, non dans la productivité simple, maisdans la productivité
composée.
Mais toul ceci existe également dans le processus chimique,
ce qui ne l’empéche cependant pas d’aboutir à l’inditférence.
Aussi le processus vital doil-il faire panie d une puissance
supérieure à celle du processus chimique ; et si dualità est le
schèma de celui-ci, triplicità sera le schèma de celui-là (qui
sera ainsi un processus de troisième puissance). Mais comme
triplicità est en réalité le schèma du processus galvanique (ou
du processus d’excitation), on peut dire que le processus galva
nique (ou d'excilalion) est une puissance supérieure d'un degré
à celle du processus chimique, et c esi ce troisième degré man-
quant à celui-ci et existant dans celui-là qui empéche le pro
duit organique d'aboulir ù l’état d’indilférence.
Comme l’excilalion empéche chaque produit de lomber dans
l’état d'inditfércnce, et étanl donné que l’opposition n’en existe
pas moins (c esi l’opposition primitive qui nous suit loujours),
il ne reste à la nature pas autre chose à faire qu’à elfectuer la
scparation des facteurs dans des produits difàivnts. Aussi la for-
412 ESS4/S DE SCHELLING
mation de chaque produit ne peut-elle jamais étre une formation
achevée, et le produit ne peut pas cesser d’étre productif. La
contradiction de la nature consiste en ce que le produit doit
ótre productif (étre un produit de la troisième puissance et,
cependant. tout en étant un produit de la troisième puissance,
il doit passer à l’indifférence).
La nature cherche à résoudre cette contradiction en s’appli-
quant à obtenir l’indifférence par l’intermédiaire méme de la
productivité ; mais en cela encore elle échoue, parce que l’acte
de la productivité est l’étincelle qui allume un nouveau processus
d’excitation ; le produit de la productivité est une nouvclle pro-
ductìvìte. C’est à elle qu’aboutit la productivité de Vindividu,
comme à son produit. L’individu peut donc cesser, plus ou
moins rapidement ou lentement, d’étre productif, mais alors le
produit cesse, lui aussi, d’étre de troisième puissance, et la
nature n’^tteint avec lui le point d’indifférence qu’après en
avoir fait un produit de deuxième puissance
I
I
polir l histoire
DE LA PHILOSOPHIE
Deux exiraits
I
Kant. Fichte. Systèmc de l'idèalisine transcendantal.
doni il s’acquitte cnvers son temps, ime siinplc ccorcc ou coquillc qui
disparaitra dans la pliase suivante, un reste de celle terre et de la glebe
d’où il a surgi. C'esl de ce point de vue que nous devons juger Kant.
I
41S ESS4/S DE SCHELLING
par leurs causes) par certe loi. Ei ce qu’il y a jusiemenl de
remarquable, c esi que nous appliquons cene loi el la voyons
appliquer par d’autres, sans avoir conscience de celle loi. en
lant que loi. Nous ne l’appliquons pas par conviciion scienti-
fique. mais nalurellement et, polir ainsi dire, instinctivement,
ce qui prouverail qu ii y a en nous un principe réel qui nous
oblige à le taire. A vrai dire, tour ce que Hume a montré,
c’esi que cene loi universelle, applicable à tous les cas, non
seulement réels, mais aussi possibles, ne pouvait pas découler
de Vexpèrience. D’ailleurs, l'expérience ne sauraii éire la source
du général et de funi verse!. Or. comme il avait déjà admisque
tonte connaissance esl acquise par l’intermédiaire des sens, il
ne restait à Hume qu’à admetlre que l’application universelle
de cene loi étail un phénomène subjectif, l’effet d’une simple
habilude. « Après avoir constatò, dil-il, dans des cas innom-
brables, que cerlains phénomènes ou événemenis soni précédés
par d’auires, ou qu’inversement cerlains phénomènes ou événe
menis soni suivis d’auires, noire eniendement a pris I habitude,
du fait de celle constante répétition, de ratiacher ce qui suii à
ce qui précède et inversement, et d’établir enire eux un lien de
cause à effet, ce qui précède étant la cause, et ce qui suit
l'effe!. » Je n’insisterai pas pour le moment sur le fait qu’une
,uccession des événemenis A el B, méme en se répétant un
nombre infini de fois, ne saurait suffire à faire naitre la nolion
de cause et d effet, si cene nolion ne nous élail pas imposée
par une nécessité interne de noire nature, indépendamment de
toute expérience. Tout ce que nous pourrions dire en présence
de la répétition de celle perceplion seraii ceci : dans tous les
cas que j’ai pu observer jusqu’ici. le phénomène B a suivi le
phénomène A, et je n’ai jamais observé le phénomène B, sans
qu’il ait été précédé du phénomène A, mais de celie observa-
tion il y a loin, infinimenl loin, à la conclusion qu ii ya entre
les deux phénomènes un lien de cause à effet. Cene conclusion
impliquerail quelque chose de plus qu’une simple succession,
laquelle ne peni loujours nous révéler qu’un post hoc, jamais un
propter hoc ; el c esi ainsi qu’en fait nous en resierions toujours
au post hoc, comme nous le faisons d’ailleurs, méme dans des
cas où deux événemenis se suivent, non une seule fois ou acci-
POUR L’HISTOIRE DE LA PHIL0S0P1IIE 4’9
dentellement, mais d'une facon régulière et où nous nous gar-
;
dons cependant bien de les rattacher l’un à l’autre comme effet
à cause ou cause à effet. Mais puisque nous savons si bien
distinguer la succession qui n’est qu'un post hoc, une simple
succession extérieure, de la succession qui est un proptcr hot,
pourquoi ne le ferions-nous pas dans tous les cas ? Je ne polis
se rai pas plus loin celie réflexion, pas plus que je ne soulèverai
la quesiion de savoirsi, pour réfuler le dome de Hume, il était
bien nécessaire de mettre en oeuvre toni le grand appareil de la
Critiquc de la Raison Pure. Il est singulier qu'on ail trouvé si
difficile de faire cene réfuiaiion ei que personne n’ail faii jus-
qu’ici celie simple constalation qu elle esi faiie à chaque
instant par l’expérience. Hume explique le principe de cau-
salité en disant qu ii a pour origine une habilude ; mais louie
habitude, pour s’affermir, exigeun certain temps. Aussi Hume
esl-il obligé d’accorder non seulement à l’homme individuel,
mais au genre humain toul entier un cerlain temps pendant
lequel le phénomène A aura toujours élé suivi du phénomène
B, jusqu’à ce que se soit formée l’habiiude de considérer celle
succession comme necessaire (car c esi ce qu’implique la noiion
de causalilé). Or, c esi jusiemenl ce que Hume sous-enlend faci-
lemeni et croil par conséquent pouvoir sous-entendre, qui est
tout à fait en contradiciion avec l’expérience. Je suis en effei
persuadé que personne, qu’aucun de nous ne serali disposé à
admeltre qu ii pùt y avoir un temps où le genre humain n'eùt
pas jugé d’après la loi de causalilé, et Hume lui-méme, si nous
pouvions lui demander s’il peul se figurer que l’homme ail pu,
à un moment donné de son exisience, ne pas avoir celie noiion
ou agir sans l'appliquer, — je suis sur, dis-je, que si l’on pou-
vait poser celle quesiion à Hume lui-méme, il hésilerail à y
répondre affirmativement ; il s'apercevrait que l’homme auquel
il aurait ólé la possibilité de juger d’après la loi de causalilé ne
serail plus un homme. Nous pouvons donc ótre tout à faii cer-
lains que déjà le premier homme avail, dès le premier jour de
son exisience, jugé d’après ce principe, car juger ainsi faii par
ile de la nature humaine ; el le serpenl dii paradis, qui avail
suggéré au premier homme une allilude sccplique à l'égard des
inierdiclions de Dieu, loin de l'avoir mis au courani de la loi
. Jll
J
;I
424 £SSt4/S DE SCHELLING
ou cela serait substance ou cause, n’est pas un jugement pure-
ment subjectif, mais a une valeur objectire et que les choses ne
peuvent pas plus ótre pensées sans ces notions que. par exemple,
ótre percues en dehors de l'espace. Cependant, étant donné que
ces détenninations soni des notions qui ne peuvent ótre pensées
I
que comme existant dans l’entendement, on pourrait y voir la
preuve de l’existence d’un entendement dans les choses elles-
mèincs, indépendamment de nous, mais ce n’est pas là la conclu-
sion de Kant : d’après lui. ces notions vaudraient seulement *>
pour les objets représentés. mais non au delà, c’est-à-dire non
à la chose en soi. non à cet Inconnu qui contieni la dernière
raison de nos représentations. Mais cet Inconnu constitue
justement l’explication de dernière instance qui doit nous inté-
resser principalement.
Si nous nous demandons ce que peni bien ótre ce qui
n’existe ni dans le temps ni dans l’espace, ce qui n’est ni
substance, ni accident, ni cause, ni etfet, nous sommes obligés
de reconnaitre que cet Inconnu n’est plus = x, comme l’avail
désigné Kant (= grandeur inconnue d'ime formule mathéma-
tique), mais = o. qu’il est pour nous un ncn absolu. Et puisquc
ce qui est suppose comme étant en dehors de l’expérience (car
Kant entend par expérience non la simple inluition, mais l’in-
tuition déterminée par les notions de l’entendement et élevée
ainsi au rang de connaissance) se transforme en zèro, nous
voyons qu’en fin de compie Kant nous ramène à notre poinl
de départ. à l’expérience totalement inexpliquée. Kant n’en a
pas moinseu le mérite de consacrer. sinon d’expliquer, 1’uni ver
sante et la nécessité de notre connaissance, sans lesquelles nous
n’aurions jamais aucune certitude. Je ne pourrais méme pas avoir
la certitude d’un phénomène sensible. s’il ne se trouvait pas
dans mort esprit un principe nécessaire qui assure sa validité. V-
On en vieni iinalement à celie proposition : il est im possi ble
que je n eprouve pas ce que j’éprouve.
Mais ce qui a surtout rendu céièbre la critique de Kant, c’est
la proposition d’après laquelle les notions de l’entendement (ou.
comme il les appelle d’un terme emprunlé à Arislole, les caté- t
gories) ne som pas applicables au supra-sensible. Kant a crii, 4-
par cene proposition. metlre fin a tonte métaphysique cherchanl
pour l’histoire he la philosopiiie 425
à connaitre le supra-sensible. Mais, sous ce rapporl, il a obtenu
plus quii n’a voulu. Si vraiment les notions de l’entendement
ne soni pas applicables au supra-sensible, il en résuhe que le
supra-sensible non seulement ne peut ótre connu, mais ne peut
méme pas ótre pensé. Par là Kant tombe en contradiction avec
lui-méme, car il ne nie pas l’existence méme du supra-sensible
puisqu’il lutilise pour sa construction de l’expérience. Qu’est-ce
en effet que ce qu’il appelle la chose en soi ? N ’est-ce pas un supra-
sensible ? En toni cas, c’est un extra- et un a-sensible. Cornine
tei, la chose en soi ne peut ótre qu\i//-<&««.< ou au-dessous de
l’expérience sensible. Elle serait au-dessous de l’expérience
sensible si on la pensait cornine un simple hypo-keinienon, !
i
cornine un simple substrat, dépourvu de propriélés, comme ime
matière pure, ne recevant des propriélés que dans l’intuition
sensible. Mais la notion de substrat ne diffère pas de celle de
substance. Elle implique donc quelque chose qui est en dehors I
de l’experience sensible et quecelle-c'i est obligée dedéterminer
comme étant substance. Ou bien la chose est au-dessus du sen ;
sible. Mais, alors, on se demande tout d’abord : quels som les
rapports de ce supra-sensible avec celili doni Kant parie comme
étant tout au moins l’objet de notre iispiration à la connaissance,
tout en niant la possibilité de le connaitre réellement ? quels
som, disons-nous, les rapports de ce supra-sensible avec celili ;
que Kant siine en Dieu, dans l ame humaine, dans la volonté
!
humaine, eie. ? Il est toni à fait étonnant de constaler que
Kant, malgré sa fameuse attitude critique, n’ait pas songé à se
poser celle queslion à la fois si naturelle et si urgente, qui est
celle de savoir quels som les rapports entre l'un de ces extra-
sensibles ou purement intelligibles et l’autre, qu'ils les ait tran-
quillement laissé subsister l’un à còlè de l’autre, sans les distin
guer et sans élablir entre eux un rapporl quelconque.
Kant parie de la chose dite en soi (ce qui est ime flagrante
contradiction dans les termes, car pour aulant qu elle est chose
|objel], elle n’esl pas en soi, et pour aulant qu elle est en soi.
elle n’esl pas chose), mais il dii lui-méme de celle chose en soi
qu’elle est le fond intelligible de nos représenlalions. Le mot
fond (ou raison : Giunti) implique ime signilication purement
logiquc et, par conséquent. un rapporl purement logique
I
I
r
426 £S«U/S DE SCI I EUJ NÒ
elitre cel intelligible et nos représentations. Or, cornine
Kant fail precèder la représenialion réelle par line impression
sensible et qu ii fail dériver cetre impression. non de ce qui est
déjà représenté (c’est-à-dire non de l’objet déjà revètu des
formes de la sensibilité pure et de celles de l’entendement),
mais de la chose qui se trouve en dehors et au dessus de tonte !
représenialion, il est obligé de faire dériver l'impression de cet
intelligible. de faire de celui-ci la cause efficiente de notre
représenialion, c'est-à-dire de le definir comme cause (à l aide
d une notion de l’entendement); et alors il arri ve celie chose
singulière qu ii ne reconnait à cel intelligible, à ce noumène,
comme il Cappelle, aucun rapport direct avec l’intelligence, avec
le vw. avec la véritable faculté cognitive, mais seulement avec
nos sens malériels, ou avec nos organes des sens corporels. Si
ce fond, celie raison intelligible que Kant appelle chose en soi
fournit vraiment la matière pure de nos représentations et si
c esi seulement dans la synthèse transcendantale de l'aperceplion
(comme Kant appelle celie opération), en tout cas dans le
su jet, que celie matière recoit l empreinte de rentendement que
nous devons lui supposer pour qu’elle puisse se préter à un
jugement objectif, on se demande : i° comment ce Grand
intelligible parvient jusqu'au sujel et agii sur lui ; 2" comment
cene matière sadapte si facilemenl à la forme que lui prète
l’entendement ; d’où vieni au sujel ce pouvoir surla matière.
Ces questions ne restenl pas seulement sans réponse dans le
Critique kantienne : elles n’y soni mème pas posées.
On exige de la philosophie deux choses : en premier lieti,
une explication de la genèse de la nature, qu'on concoive celle-
ci comme ayant une existence objective, mème en dehors de nos
représentations ou quon la considère du point de vue idcaliflc,
comme n’existant que dans notre representation. lei, en effet,
on doit montrer tout au moins a la faveur de quel processus,
nécessaire si l’on veut. se déroulant dans notre intériorité, nous
sommes obligés de nous representer un monde pareil, avec ces
déterminalions et ces gradalions. Kant s est soustrait à celie
exigence. La deuxième exigence qu’on adresse à la philosophie
consiste à nous inilier au monde mélaphysique propreinent dii,
à celle région supra-sensible doni font panie Dicu, l ame, la
POUR L’HISTOIRE de LA PHILOSOPHIE 427
libené, l'immortalité. L’attitude de Kant à I egard de celle
panie supérieure de la philosophie est toul à fait singulière.
Cornine nous l’avons déjà fait remarquer, Kant ne veut, au
point de vue métaphysique, pas autre chose que la métaphysique
traditionnelle. S ii y avait une vraie métaphysique (et c esi ce
que Kant affinile toutes les fois qu’il en a l’occasion),'elle devrait
nous montrer dans Dieu le libre créateur du monde, fournir la
démonstration de la libené morale de 1 homme, de la causalité
infrangible qui règne dans la nature et de l'immortalité de ce
qui constitue l’essence humaine. Mais, pour atteindre ce bui,
Kant ne concoit pas d’autres moyens que ceux doni s’était servi
la vieille métaphysique. Sa critique est dirigée conire celle-ci
d une facon tellemenl exclusive qu ii est visible qu ii n avait
jamais pensé à la possibilité d’autres métaphysiques. Ei inéme
sa Critique esi dirigée contre une cenaine forme de la vieille
métaphysique, contre celle nótamment que la métaphysique
avait, cornine par hasard, revétue au temps de sa jeunesse gràce
à Christian Wolff et à Alexandre Baumgarlen (le maitre de
Kant, une des meilleures intelligences panni les Wolftiens).
Kant ignore lout ce qui dépasse le ralionalisme subjectif de
cene métaphysique. C’esl pourquoi sa Critique ne trouve aucune
application au spinozisme par exemple. Kant dii bien : la
nolion de subslance ne peni et ne doit pas étre appliquée à des »
objets supra-sensibles, donc à Dieu. Ceci peni sembler éire
dirige conire le spinozisme, mais ne l’atteint pas, justement
parce que Spinoza ne voit pas en Dieu un supra-nalurel au
sens de Kant et du ralionalisme subjectif. Dieu n’esi pour
Spinoza que la subslance immédiate de l'ótre sensible et rien
r-
d’autre. Kant aurait donc dù commencer par démontrer que
Dieu est nécessairement un supra-sensible, au sens qu’il attaché
à ce mot ; or, au lieu de le démontrer, il le suppose cornine
découlant de la théorie générale ou de la métaphysique qu ii a t
r
■-
POUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 4B
II
La philosophie ile la Nature.
1
POUR L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPIIIE 441
lui-méme, il perd son ingénuilé. En appliquant ces remarques
à ce qui précède, nous pouvons dire que le sujet, dans sa pure
substantialité, est cornine s’il n’était rien, il est dépourvu de toute
propriété, il n’est que lui-méme et, pour autant, libre par
rapporl et à l’encontre de lout ètre ; mais il est inévitable qu’il
cesse à un moment donné de persister dans cette ingénuilé, dans
celle ignorance de lui-méme, car, s ii est sujet, c esi unùpiement
pour devenir objet pour lui-méme, puisque nous avons supposé
qu ii n'existe rien en dcliors de lui qui puisse devenir pour lui
objet. Mais en devenant objet pour lui-méme, il .cesse délre
cornine s’il n’était rien, il devient quelque chose, il entre dans
la phase de Tètre objectif en genéral. Mais en s’objectivant, le
sujet ne peut jamais s’appréhender tei qu ii est, car en s’appré-
hendant il devient un aulre. C'esl ce qui constitue la contradiction
fatale, nous pouvons ménte dire le malheur de toni élre : ou
il s’ignore, et alors il est comme s ii n’était pas, ou il s’appré-
hende, ei alors il devient autre, différent de lui-méme, il perd
son ingénuilé primitive, il est absorbé par son élre, ne pense
qu’à lui et il éprouve lui-méme cet étre comme éiani de naiure
accidenlelle. C esi ainsi que ce premier cominencement apparati
comme essentiellement forluit. Le premier Exislant, ce que
j'ai appelé le primum Exislens est, par conséquenl, en ménte
temps le premier accideni (l’accidenl primaire). Tome celie
consiruction commence ainsi par l’appariiion du premier acci-
denl, de ce qui esl inégal à lui-méme, donc par une dissonance,
• et elle ne peni commencer autrement. Précédemment en effe!,
avant son élre en soi ei avant soi, le sujet était égalemenl infini,
mais comme il avail le tini devanl soi, il n’élail pas posé alors
cornine infini ; mais pour se poser comme intini, il doil s’atfran-
chir de la possibililé d élre égalemenl tini, ce qui revient à dire
que la finiiude ménte devient pour lui un moyen de se poser
cornine fini (c’est-ù-dire comme libre de Tètre, car le mot infini
n’exprime pas d ature notion). C’est seulement à la faveur
dune opposition réelle qu’il a pii recouvrer sa vériiable essence,
se retrouver comme infini.
.le vais donner de ce que je viens de dire une autre version,
bien qu’equivalenie.
Le sujet, c’est-ù-dire le sujet pur, non presentii lui-niènte,
442 £SS4/S DE SCHELLING
lorsqu’il veut s’appréhender, devient objet pour lui-méme, mais
en le devenant il se trouve affecté d'accidentalità (cornine opposée
à l'esseniialité\ Mais son essentialité n’en est pas suppriinée
pourautant. car le sujet n’est pasessence en generai, mais d’une
manière infime. Cene accidentalità devient donc pour lui une
occasion de rentrer dans son essence et de se poser à l’encontre
de cene accidentalité, en tant qu’essence, mais essence diflerente
de celle qu’il était auparavant. En soi et pour soi, il était bien
essence(= libertà à l'égard de Tètre), mais non en tantqu'essence, A
car il était encore voué à l’acte inéluctable de sa propre décou-
verte; il était sur une pente sur laquelle il lui était impossible
de se maintenir. De deux choses l une en effet : ou il y restai!
(lei qu’il était, c’est-à-dire comme sujet pur) et alors il n y
avait pas pour lui de vie possible et lui-méme n’était rien, ou
bien il se voulait, et alors il devenait tout autre, inégal à lui-
méme. sui dissimile. Il se veut certes tei qu ii est, mais c esi
déjà là une impossibilite immediate, car rien qu’en voulant il
devient autre et se déforme, mais il s’abandonne à ce vouloir,
car il lui est seulement interdit de se poser directement comme
essence ; cet étre fini et troublé vers lequel il est entrarne se
présente à lui comme le seul moyen direct et possible d’atte.indre
l’étre infmi et essentiel. Cesi pourquoi il doit tendre vers Tètre
fini, qu ii le veuille ou non, alors méme que ce n’est pas lui
qu ii veut. à proprement parler. C esi cet infmi qui lui permei
de s’élever au deuxième degré ou à la deuxième puissance,
mais, cette fois.. en tant qu’essence. Celie essence posée à la •
deuxième puissance est la méme que la puissànce initiale, à la
seule ditférence près qu elle est posée directement (sans y avoir
conlribué) cornine essence et stabilisée comme ielle. Si nous
désignons Tessence ou le sujet pur par A. le sujet, avanl toni
acte, ne sera pas en tant que A. inaisi! ne sera pas non plus A $
de facon à ne pas pouvoir étre non — A ou = B. Or, il se
transforme lui-méme en B par auto-altraction ; il est donc i
devenu autre. Mais la nécessitéde sa nature exige qu’il soit sujet
infmi, A infmi. c’est-à-dire qu ii ne puisse étre non-objet, sans
étre sujet. Il ne peut donc pas étre B, sans étre uno eodemque
actu A. non pour autanl que B, mais sous une autre modalità
de son essence. Dans celle modalità, il n’est plus simple A,
T
■
POI IR l.'lllSTOIRE Dì-: LA PIIÌLOSOPHIE 44?
i
i
EXPOSÉ DE LEMPIR1SME
PHILOSOPHIQUE
(faisant partie de V Introducilo/! à la philosophie).
Conférence faite à Munich en 18; 6.
1
EXPOSÉ DE /,’EMPIRISME PHIl.OSOPHIQUE 469
de inème nous retrouvons dans l’ensemble de l’Univers une
relativite qui fait qu’il ne contieni rien d’absolument subjectif
ou d'absolument objectif, ce qui est subjectif dans telles cohdi-
tions données pouvant ètre objectif dans telles autres. Tout ce
qui tombe dans la sphère du connaissable est de l’objectif déjà
affecté de subjectivité. A l une des extrémités de la nature (dans
la nature dite inanimée) c’est encore l’objectif qui prédomine ;
dans la nature vivante, animale, l’objectif occupe déjà une place
subordonnée, pour devenir, dans la conscience humaine, tout à
fait latent en tant qu’objectif, la simple base du subjectif. Ceux
qui connaissent la rigide opposition dans laquelle Fichte a
maintenu le subjectif et l’objectif comprendront que celle
comparaison concrète ait, plus que toutes les déterminations
théoriques, aidé notre epoque à s’élever au-dessus de celle
opposition, et l’on peni, pour autant, laisser se réjouir, sans
troubler leur joie, ceux qui, une fois la principale chose acquise,
crurent trouver, après coup, une meilleure formulation. Cene
analogie, employée dès le début, peut toutefois fournir la preuve
que tout reposait primitivement sur une heureuse perception
qui gardera toute sa valeur, lorsque les fausses additions qui y
ont élé faites auronl disparu.
Le gain pur doni nous sommes redevables à la philosophie
de la nature consiste donc avanl tout en ce qu elle nous a mis
en présence du faii que nous pouvons, d une facon générale,
formuler aitisi : le processus cosmique ordinaire repose sur une
victoire progressive, bien que (méme dans la nature) loujours
conteslée, du subjeclif sur l’objectif. (Celie progression de
l’objectif au subjeclifconstitue également comme le moi d’ordre
auquel obéit le mouvement général que la Science a pour tàche
.de décrire. Mais la progression de l’objectif vers le subjectif
constitue l’essentiel, car dans le sens opposé aucune progression
et, par conséquent, aucune Science ne soni possibles). Cepen-
dant, la philosophie de la nature trouva en elle-méme une
limile qu elle ne put dépasser aussitót.
Quelle éiail celle limite ? Pour le dire en quelques inots. en
ccci qu’au fond elle n’a passu, elle non plus, s’élever au-dessus
du fait pur. Le fait pur comme tei nous apprend seulemeni
que le processus cosmique repose sur une prédominance que le
Schri.i.ing. i6‘
470 ESS.X/S DE SCHELLING
sujet conquiert peu à peu sur l'óbjet ; mais toni en étanl en
possession de ce fail nous ne savons pas si celle prédom inance
esi une conséquence nécessaire de la nature d’un étre sengen-
drant et se réalisant lui-méme, ou l’effet d’une libre causalité.
Tout ce qui a été ajouté comme dépassant le fail pur était le
simple produit d un raisonnement. Or, tout raisonnement est
déjà en soi quelque chose de douteux, ne serait-ce que pour la
raison quìi est toujours possible qu’il repose sur une conception
plus ou moins étroite et bomée du fail et qu’une conception
plus large et plus profonde compone une autre conclusion. Il
nous faut donc, de toute manière, toujours revenir au fait, et
cela d’autant plus qu’il n’a encore été formulé que d une facon
très vague. Nous nous sommes servi, pour le désigner, des
notions de sujet et d’objet, mais nous les avons employées telles
qu’elles nous ont été transmises par l’histoire et la tradition.
Mais c esi seulement d’un développement purement scienlifique,
partant, non d’un système antérieur quelconque, mais du
point de vue où se trouve quiconque commence seulement à
« philosopher », que nous pouvons attendre la définition totale
du contenu de ce fait et sa détermination décisive. Aussi
abordons-nous maintenant l’exposé purement scienlifique du
fait, celui par lequel doil commencer toute philosophie, lorsqu’elle
se met à exposer.
Ce qui parali à ce propos le plus naturel, c’est que toute
philosophie commence par rétléchir sur elle-méme ; mais comme
elle ne peut se dispenser de conslaler que c’est la connaissance
qui lui impone avanl tout, il semble également naturel qu elle
cherche à examiner le genre et la nature de celle connaissance
qui lui incombe ; et, ce faisant, elle sera forcément amenée à
prendre en considéralion la nature de la connaissance en generai.
Aussi Kant avait-il raison de dire que la philosophie doit
commencer par une critique de la faculté de connaitre, mais
celie critique intéresse, non la science, mais la pré-science de
la philosophie, celle qui en est encore à chercher son commen-
■
cement. Si seulement une pareille critique de la faculté de
connaitre était si facile, et surtout si ce projet d analyser le
connaissant, concu comme une abslraction, était réalisable ! On
peut bien se figurer qu’il est possible de se borner à la connais-
I
fi
-
EXPOSÉ DE CEMPI RISME PHILOSOPIIIQUE 471
sancc pure et d’obtenir ainsi un avantage permettant d’éliminer
l’Étre, de ne pas le prendie en considération, pour, ensuite
seulenient, trouver peut-étre le chemin susceptible de conduire
de la connaissance à l’Étre. — Mais c’est là justement une
abstraction qui ne se maintient pas. Car de quoi s’agit-il ici ?
Réponse : de connaitre le connaitre. On fait ainsi du connaitre
lui-méme un objet et on en fait en conséquence un existant,
cornine n’importe quel autre objet. Il en resti Ite que l’opposition
ou la distinction entre le connaissant et l’existant disparait et je
ne puis échapper à l’Étre que je voudrais pourtant éviter et
lromper (comme un ennemi). Mais aussi bien le connaissant
que le connaissable soni des existants, et c’est cela qui les unit ;
on peut méme dire que ce qu’ils ont en commun, c’est justement B
le fait d’étre des existants. Et, méme, il ne manquera pas de
se produire cet autre fait que celui qui partirà du simple connaitre
sera tenie de considérer comme existant le connaissant, de pré-
férence à ce qui n’est pas lui ou méme de refuser toute existence
à ce qui n’est pas lui. Cesi ainsi que Descartes, qui a été le
premier à orienter la philosophie dans la direction du principe
connaissant, avait commencé pardouter de toute autre existence
et par considérer comme seule cenaine l’existence identique à
la pensée, se confondant avec elle. Cogito, ergo sum, a-t-il dii.
Je pense, je dotile, donc je suis. Mais penser n’est pas pour
Descartes cene manifestation ou activité particulière du sujet
connaissant que nous appelons communément penser. Descartes
appelle penser toutes les fonctions du sujet connaissant, y compris
les représentations et perceptions sensibles. Ayant ainsi attribué
le premier Élre, si je puis m’exprimer ainsi, au connaissant, il
se vii obligé de douter de la réalité ou de l’exislence réelle de
ce qui se présente comme simple connaissable, aulrement dii
du monde matériel ; et s’il prétendit plus tard avoir acquis une
conviction subjective de l’exislence réelle des corps, il leur
accorda seulement une exisience secondaire et d’une certitude
mediate (par l’intermédiaire de Dieu). Il est donc si peu pos-
sible de séparer le connaissant de l’Étre que celle tentati ve
aboutit plulót, et inévilablement, à refuser tout Ètre à tout ce
qui n’est pas le connaissant lui-méme, aulrement dit à tout ce
qui est simplement connaissable. à affirmer qu’il n’existe partout
472 ESSA/S DE SCHELLING
que le connaissant, le spirituel et que lout ce qui n’est pas spi-
rituel n’existe que dans les représentations de l’esprit ; conclu
sici! à laquelle soni arrivés plusieurs systèmes idéalistes, celle à
laquelle ont abouti, immédiatement après Descartes, Male-
branche et. un peu plus tard, Berkeley pour lequel rien n’exis-
tait en dehors de Dieu et des esprits finis dans lesquels Dieu
engendre les représentations des corps matériels.
11 est cependanl certain que celie manière de proceder, qui
consiste à nier l'existence du monde matèrie!, est contraire aux
conventions, à Pentente. Entre celui qui enseigne la philosophie
et celui auquel il l’enseigne, il est en etfet lacitement conventi
que celui-là doit expliquer le monde à celui-ci ; mais celle
entente est violée lorsque celui qui enseigne commence son
explication en déclarant cornine à peu près inexislante une
portion considérable du monde ; il procède cornine un chirur-
gien qui, ayant à guérir un membre malade, prétère l’ampuler,
parce qu’il y voit le moyen le plus rapide de délivrer le malade
de ses souffrances. C esi une justice à rendre à notre epoque
que de reconnaitre quelle possède asse?. de force intellectuelle
et de maturité spirituelle pour ne plus préter l’oreille à des
explications ayant recours à ce moyen : et si l’on veul ótre juste
jusqu’au bout, il faut reconnaitre que la philosophie de la nature
constitue sous ce rapport un tournant, car aussi longtemps que
l’identité de la nature et de l’esprit n'était pas reconnue et
affirmée, l'idéalisme constituait toujours une menace, menace
qui s’était réalisée pour la dernière fois avant l’avènement de
la philosophie de la nature, dans la philosophie de Fichte.
Pour ètre loyal, on ne doit donc pas commencer la philo
sophie sans reconnaitre un Étre méme à ce qui n’est pas le
connaissant ; il ne s’agit d’ailleurs pas de le considérer cornine
existant au méme titre ou au méme degré que le connaissant,
mais il s’agit de ne pas le considérer cornine étant lout à fait
exclu de l’existence. De ce qui n’est pas existant au sens émi-
nent du mot, c’est-à-dire comme ayant conscience de son exis-
tence. on peut dire que par rapport à l’existant conscient ou en
comparaison avec lui, il est le non-existant, ce qui n’exprimerait
toujours qu’un non-étre relatif. la méme chose en soi ou compa-
rée à elle-méme pouvant, malgré lout, étre une réalité et, par
EXPOSÉ DE L’EMPIRISME PHILOSOPHIQUE 47?
conséquent. un existant. C’est en ce sens que les philosophes
grecs ont parie du ov d’une manière qui a pu paraitre à
beaucoup contradictoire, puisqu’ils ont parlé en somme du non-
exisiant cornine existant d’une certaine facon. On trouve déjà
l’explication de cette contradiction chez Plutarque qui dii dans
un passage : on doit distinguer entre uq elvxt, ne pas étre, et
PC gv stvzt, ne pas étre un existant. Chez les Grecs le non-
existant désigne seulement ce qui n’est pas l’existant, notamment
l'existant dansson sens élevé et éminent doni nous avons parlé
plushaut, mais non ce qui est totalement inexistant. Ceci équi-
vaut à reconnaitre que le non-existant existe lui aussi, ce qui
constitue le premier pas vers la vraie connaissance. Déjà la vieille
sophistique, pour pouvoir créer une confusion entre la vérité et
l’erreur, avait trouvé commode et conforme à ses intentions de
formuler l’axiome d’après lequel le non-existant n’existerait
d’aucune facon, d’où il résulterait, entre autres, que l’erreur, du
fait qu’elle ne fait pas panie de la catégorie de l’existant,
n’existe jamais et nulle pari ; mais du moment qu’il n’y a pas
d’erreur, il n’y a pas de vérité non plus, et puisque l’erreur n’est
rien de positif, il n’y a pas non plus de vérité positive. C’est
pour cette raison que, dans un dialogue ayant pour objet la
notion du non-existant, Platon s’attache à démontrer par toutes
sortes d’arguments que l’inexistant existe, lui aussi, faute de
quoi il n’y aurait pas de distinction possible entre la vérité et
l’erreur. Je saisis cette occasion pour recommander instamment
à mes lecteurs ce dialogue platonicien, le « Sophiste ». Il ne
manquera pas de vous convaincre que, panni les articles préli-
minaires d’uno vraie philosophie que chacun doit adopter avant
d’entreprendre de formuler quelque chose de generai en philo
sophie, figure aussi celui d’après lequel cet existant d’un rang
r inférieur n’en est pas moins un existant à sa manière. Ceci
étant reconnu, il faudra ensuite préciser la manière dont cet
inférieur (c’est ainsi que nous le désignerons brièvement) existe.
C’est que dans aucun cas (et c’est là une évidence qui nous
dispense de tonte démonstration), dans aucun cas cet inférieur
ne pourrait étre existant ou un existant, si la définition :
« l’existant qui n’est pas connaissant » ou « l’existant inférieur
est ce qui n’est pas connaissant » était poussée à l’extréme,
474 ESS.4/S DE SCHELLING
c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on se croie autorisé à affirmer ou à
admettre que ce non-existant ne renferme rien dii principe dii
connaissant, que celui-ci ne participe en aucune facon à son
ótre. Cesi que nous l’avons, malgré tout, défmi comme élani
e
un existani. Mais dire qu ii est un existanl, c’est énoncer la
limile de son exisience, limile sans laquelle il n’est pas conce-
vable. Or, la limile ou déierminalion ne peut avoir son origine
dans ce qui esl limile ou déterminé, dans ce qui, par consé-
quenl, a besoin d une limite en raison de sa nature, mais esl
illimité en soi, aulrement dii la limite ne peni provenir de
l'Ètre, mais limite et mesure, bref loul ce qui fait d une chose
un exisianl et, par conséquent, un connaissable, ne peni prove
nir que du principe oppose à l’Étre ei, de ce faii, limitant. Cesi
ce principe opposé à l'Élre illimité et qui confère du moins à la
panie du monde dépourvue de la faculté de connaitre la forme
du connaissable et est par conséquent la cause qui le rend
connaissable, c’est ce principe, disons-nous. à lui seul, qui peut
étre en méme temps la cause du connaissant lui-méme, non
selon sa substance, mais la cause lustement de ce qu’il est le
onnaissant. Une seule et méme cause rend connaissable la
artie connaissable du monde et permei au connaissant de
’affirmer comme tei. Tout ce qui est connaissable doit déjà
porter le cachet du connaissant. c’est-à-dire de l'intellect. de
l intelligence, lors méme qu’il n’est pas connaissant lui-méme.
Et, à son tour, ce qu’est le connaissant lui-méme ne diffère pas
de ce qui est simplement connaissable par le fait qu ii ne porte
pas seulement, comme ce dernier. le cachet de l'intelligence,
mais qu’il est lui-méme intelligence, c’est-à-dire connaissable.
Nous pouvons encore nous exprimer aulrement en disant
que ce qui, dans le connaissable, porte le cachet de [ intelli
gence ne peut étre lui-méme qu'intelligence. Lors donc que
l’étre ne présente cene forme que comme quelque chose qui lui
est étranger, on se trouve en présence du connaissable pur et
simple, mais lorsque l’étre s’en trouve tout à fait pénétré, on
esl en présence du connaissant. Le connaissable pur et simple
fn’ayant rien du connaissant; du monde est aussi peu Étre pur
»
et simple que le connaissant qui, lui aussi, doit cepcndant étre.
L’Élre pur et simple, c’est-à-dire illimité, signifierait la fin
EXPOSÉ DE L’EMPIRISME PHIL0S0P1HQUE 475
aussi bien du connaissable que dii connaissant. L’un et l'autre
supposent à la fois l’Étre sans limites, inintelligent et la cause
qui s’oppose à cette absence de limite et d’intelligence.
Déjà Descartes avait proposé d’opposer l’inlelligence à l’Étre.
Spinoza a défini l’Étre illimité, infini par sa notion de la
substance ayant une étendue infinie, en lui opposant la pensée
infinie. Dans cette opposition des deux substances, letendue et
la pensée, il avait le moyen d’expliquer les modifications de la
première. Mais il n'utilisa pas ce moyen. La pensée et l’éten-
due restent chez lui aussi étrangères l’une à l’autre qu’elles
l’étaient chez Descartes. D'après lui, la pensée ne participe en
rien aux modifications de la substance étendue, et cependant
détermination, limitation, modificatici! ne som concevables que
là où il y a pensée. Mais l’Étre de la substance étendue est un
Étre inconscie™, un Étre pour ainsi dire extérieur à lui-méme,
sans aucune puissance sur lui-méme, donc incapable de s impo-
ser lui-méme une limite, et il n’esl infini que pour autant que
l’infinitude constitue, non une supériorité, mais un défaut. Si
donc l’Étre étendu est un Étre aveugle, inconscie™ et inintel
ligent, la pensée infime, qui est son principe opposé, pouvail étre
concue cornine supprimant cet Étre, pour autant qu’il est étran-
ger à lui-méme, cornine faisant rentrer en lui-méme ce qui est
posé comme extérieurement à lui-méme. Ce résuhat ne pouvail
étre obtenu sans que la substance étendue subii des modifi
cations, non des modifications quelconques, mais des modifi
cations ayant pour effet une intériorisation de plus en plus
grande de ce qui est purement extérieur, jusqu’à rendre ces
modifications conscientes. C etait en effet le seul moyen de
rendre ces modifications concevables et explicables.
Mais Spinoza, comme nous venons de le dire, ne fil aucun
usage de ce moyen fondé sur I opposition de ce qu ii a appelé
les attributs; les choses étendues n’étaient pas pour lui des
effets de la pensée infime s’exercam surla substance étendue, et
s’il admettait des modifications de cette substance, c’était uni-
quement parce que les choses existent. S’il n’y avait pas de
choses dans le monde indépendamment de ses principes, ce
n’esl pas parceux-ci qu’on pourrait expliquer leur existence.
Sons ce rapport, on constate chez Leibniz, un progrès, en ce
47<> ESS^/S DE SCHELLING
sens qu’ìl reconnait la subjectivité nécessaire de touies les rnodi-
fications, c’est-à-dire leur dépendance du principe connaissanl ;
ionie modificalion, ioni connaissable doit parliciper plus oli 'è
moins, d une facon ou d une autre, du connaissanl. C’esi ce
qui ressort de la ihéorie qui lui esi parliculière ei d’après
laquelle loules les choses seraienl inlérieuremenl, par leur
essence, des monades. des forces de représenialion, des éires
spiriluels. Le corporei n'est pour lui qu un simple phénomène
ou, au fond. une simple apparence, un produit de la représen- A
lation confuse des monades. Il écarte donc lout à faii l’élendue,
non à la manière de i’idéalisme formule après lui el qui ne
laissail absolument pas subsister lidéalisme en dehors du moi ;
il le laisse au coniraire subsisier en dehors du moi, mais cornine
quelque chose de purement spiriluel. Chaque monade, prise à
pari, esi lout.à fail immalérielie, mais plusieurs monades réunies
forment un toul, où chacune esi subordonnée aux auires, touies
éiani dominées par une seule. Dieu voit dans les choses de
simples monades, landis qu’en ce qui nous concerne, nous ne
sommes pas placés dans le centre d où elles apparaissent cornine
de simples monades ; de celie sorte de déplacement résulte une
représenialion confuse et, avec elle, l'apparence de l’élendue
matérielle ; celle-ci n’a donc aucune réalité substantielle el est
un simple phénomène, à l'instar de l arc-en-ciel. Inlérieuremenl,
tout est pour lui un moi, mais à des degrés différents : par i
exemple, la naiure dite inanimée ou inorganique serail un monde !
;
de monades endormies, le monde vivant, le monde animai un
monde de monades plongées dans le réve, landis que l’homme !
serail la monade éveillée. Leibniz étaii donc un intellectualistc
pur. puisqu'il n’est pas queslion chez lui du principe irralionnel
en soi, opposé à l'intellect ; et comme tout élait pour lui origi-
nellement spiriluel, monadal, c'esl-à-dire enfermé en soi et
séparé du reste, il lui restaii à expliquer comment il se faisait
4
que, dans ce monde où toul est pour ainsi dire sujet, chaque
sujet devient objectif, c’est-à-dire connaissable, pour l’autre.
C'était là une difficulté qu’il crui ne pas pouvoir écarter autre-
menl que par le recours a un système d’après lequel aucune
monade n agirai! sur l’autre, mais où chacune représenterait les
autreset où les modificationsqui s’y produisent se produiraient en i
:
5
EXPOSÉ DE L’EMPIRISME PHILOSOPHIQUE 477
vertu d’une harmonie préétablie. Son système revétil ainsi un
caractère quelque peti chimérique. A Kant revient le mérite
d’avoir le premier proclamé, en pieine conscience, que tour ce
qui est destine à étre connaissable et, dans la mesure où il l’est,
doit porter le cachet, les délerminations de l’intellect. Aussi
Kant posc-t-il, comme materia ultima de tout connaissable, un
inconnaissable qu’il désigne d’ailleurs par un terme tout à fait
inapproprié, celui de chose en soi. De deux choses l’une : ou
cette chose en soi est une chose, c’est-à-dire un existant, auquel
cas elle est nécessaire meni un connaissable, donc non une
chose, au sens kantien du mot, puisqu’ii désigne par « en soi »
ce qui est en dehors des délerminations de l’entendement ; ou
celie chose en soi est vraiment « en soi », c’est-à-dire inacces-
sible à la connaissance et à la représentation, auquel cas elle
n’est pas une chose. Non moins inapproprié est le terme
Noumeno" que Kant applique à la chose en soi, puisque, d’après
son propre concepì, elle serait plutót un Anoumenon, quelque
chose d’inconcevable pour l’entendement, puisque tout ce qui
doit étre concevable, doit porter l’empreinte de l’entendement.
Une autre reinarque qui s’impose à propos de Kant est qu ii
situe bien les délerminations de l’entendement dans l’objet,
mais dans l’objet de nos représentations ; ('inconnaissable, c’est-
à-dire la chose en soi, est bien affecté par ces délerminations,
mais seulément dans notre représentation, et non en dehors
d elle ; ces délerminations soni donc purelnent subjeclives, el il
ne saurait étre question d’un entendement objeciif, présent el
• agissani dans les choses. Ce ne soni pas ces objets qui soni en
dehors de nous, c esi seulemenl la chose dite en soi, c’esl-à-dire
ce qui est absolument inconnaissable et ne recoit que dans notre
représentation les délerminations susceptibles de le rendre
connaissable.
Quant à nous, il nous est impossible, après ce que nous
avons dii, de renoncer à l’objectivilé des délerminations de
l’entendement, car cela équivaudrait à la suppression de la
réalité du monde sensible. Nous disons : il existe bien un étre
premier, inconnaissable en soi. soustrait à la mesure et aux
délerminations, mais il n’y a pas de chose en soi ; tout ce qui
est objet pour nous est déjà en soi affecté de subjectivité, c esi-
47S ESWS DE SCHELLING
à-dire posé en panie cornine subjectif, et c’est par là que toni
objet se rapproche de ce que nous appelons le connaissant,
devient plus ou moins subjectivité. Ce que Kant fait défiler
dans la représentation. ou dans ce qu ii désigne par l’expression
difrìcilement compréhensible pour tout le monde de « synthèse
transcendantale de l'aperception » est déjà objectif, s’est
produit en dehors de nous. La chose ayant ces déterminations
subjectives est justement la vraie chose, car si on lui enlève ces
déterminations. elle n’est plus rien, elle cesse d'étre une chose.
En tant que successeur de Kant, Fichte a commis une erreur
en parlant toujours, d une facon vague, de lobjel en général,
au lieti de parler de lobjet réel ; il n’a pas réfléchi ou il n’a pas
vu tout ce qu ii y avait déjà de subjectif dans ce soi-disant
objet. Il écarta tout à fait cet inconnaissable que Kant avait mis
au fond du connaissable, il iransforma ainsi tout en subjectivité
pure ou garda seulement le connaissant. Or, un idéalisme aussi
extréme ne peut se maintenir à la longue. Sans nous appesantir
sur toutes les exagérations peu naturelles que comporte la
théorie kantienne et, plus encore, la théorie de Fichte, nous
dirons qu’entre le connaissable et le connaissant nous ne voyons
pas d'autre différence que celle que nous avons déjà signalée, à
savoir que celui-là ne porte que l’empreinte de l’eniendement
qui, cornine tei, lui est tout à fait élranger, alors que ce que
nous appelons le connaissant est devenu lui-méme entendement,
est transformé lui-méme en entendement, transformation qui,
naturellement, n’a pu se faire que d une facon progressive.
Cependant, dans toute celle progression le substrat reste
toujours le mème ; si comme dans la philosophie de la nature,
nous voulons designer ce qui est à l'opposé de la subjectivité,
i'objectif pur et siniplc et, par conséquent, aveugle, par B. celui-ci
deviendra de plus en plus objectif, c’est-à-dire égal à A, mais
le dernier A. le subjectif par excellence, ou ce que nous appe 1
lons de préférence le connaissant. resterà toujours B, mais posé
comme A, B transformé enA. Mais qu ii s’agisse de ce qui est
simplement connaissable, c’est-à-dire s’offre à la connaissance
par ses cótés les moins nombreux, ou de ce qui est connaissable
à la faveur de déterminations plus nombreuses ou enfin du
connaissant lui-méme, le substrat, à/ <juod substat, reste toujours
EXPOSÉ DE L’EMPIRISME PHILOSOPHIQUE 479
!
i
i
exposé de Lempirisme philosophique 49)
que la domination de l’un ne sopprimerai! pas totalement
l’existence de fallire, ime alternance constante de deux créations
diflerentes ; l'un des principes régnant, les créations de l’autre
devraient toutes disparaitre. Il est donc absurde de parler d’un
lien formé par l’unité negative ; l’unité doil étre positive.
Lorsque l’illimité dans le processus est ce qui ne doit pas
étre, tout en étanl ce qui est, lorsqu’il est posé, non pas pour
étre posé, mais pour étre vaincu et surmonté, il est évident que
l’illimité ne peut étre posé que par ime cause capable de vouloir
quelque chose à titre de moyen (l’illimité n etani ici, en effet,
qu’un simple moyen), car rien ne peut se vouloir soi-mème à
titre de moyen et tout veut autant que possible étre pour soi-
méme un but. Si l’illimité était un but doni la réalisation
entramerait la suppression de tonte unité antécédente, elle ne se
laisserait pas trailer cornine un moyen. Qu ii rempiisse dans le
processus le róle de moyen, c’est-à-dire de relativement non-
existant et, cependant, d’existanl, cela montre également qu ii
est posé par ime cause capable de maintenir ensemble le moyen
et la fin, capable de vouloir ce qu’à proprement parler elle ne
veut pas (c’est le moyen) et de persister dans cette contradiction
(qui consiste à vouloir le non voulu) ; bref, par une cause qui
agii avec intention et qui, pour celle raison, réalise l’unité des
deux principes, qui s’affinne dans l'opposilion et la contradiction
et lesdomine toutesdeux. Uneseuleel méme cause est ainsi la
cause aussi bien de l’illimitation que de la limitation de l’étre.
Celle contradiction que nous sommes obligés de reléguei dans
la cause suprème montre déjà qu elle ne peut étre un simple
principe substantiel, car un principe purement substantiel ne
peut agir que conformément à sa nature, il ne peut agir à la
foisde deux manières opposées, l’illimité par exemple ne pou-
vant pas vouloir étre autre chose que l'illimilé. Or. la cause
capable de vouloir étre à la Ibis l’illimité et la limitation, ne
peut étre qu’une cause supra-subsiantielle. ime cause absolumeni
libre.
Ce point atteinl, nous pouvons formuler les considérations
suivanles :
La cause est libre de poser l’étre aussi bien dans son illimita-
tion que dans sa limitation. Aussi agit-elle dans le processus en
ir
496 ESS.4/S DE SCHELLING
posant l’illimilalion de l’étre d’abord, sa limitation ensuile.
Nous disons : elle pose l’illimitation de l’étre d’abord. Nous ne
disons donc pas (et j’attire voi re altention sur ce point): elle *
pose l’étre en général, mais elle le pose d’abord dans son illi-
mitation. Mais, pour pouvoir poser l’étre illimité, se le donner
cornine moven, elle doit commencer par le posséder, et le
posseder en tant que limité. non par lui-méme, mais par elle
(par la cause). Or, nous ne pouvonspas le penser comme étant
limité par un acte de la cause, car ce qui serail un acte de la
cause, ce serail plutòt la transformation du limité en illimité ; la
cause ne peut étre définie comme étant celle du processa; doni
le point de départ est justement constitué par l'illimité comme
tei ; le premier acte de la cause consiste donc à poser cet illi
mité. d’où il résulte quelle possedè originellement l’étre non en
verni d’un acte, mais (le contraire de l’acte étant justement la
nature) en vertu de sa nature. La cause, ou Dieu, est donc par
a nature ce qui limite et contieni, et elle n’est rien d’autre ;
ous ne pouvons pour le moment pas aller plus loin ou formuler
’autres supposilions. Etant donné la méthode que nous suivons,
.ous devons nous garder de nous livrer à des anticipations, de
laisser échapper des possibilités (l’empirisme philosophique, sur
le terrain duquel nous nous trouvons ici, est surtout de nature
contemplative). Quoi quii en soit, cette notion, à savoir que
Dieu ne doit étrè originellement et par sa nature que le maitre
imposant des limites à l’étre et le possédant, cette notion, disons-
nous, représente déjà pour nous un gain considérable, plus
important que celle d'après laquelle Dieu serail seulemenl l’r/re
nume (tg *'0»), l’Etre universe! ; en tout cas, d’après nolre
notion. Dieu serail ó gv-tw; <7>y. plus que l’Etre, le sur-Etre.
Mais si, en ce qui concerne les rapports de Dieu avec l’Etre, on
doit se le représenter comme étant libre de maintenir dans les
imites ou de faire franchir les limites (c esi la première possi-
bililé qui soffre à nous;, si Dieu ne peut étre défini toni d’abord
que comme étant le maitre d'un Etre. il en résulte que cet étre
est nécessairemenl corrélatif à Dieu qui semble lui-méme n’existcr
que pour étre le maitre de cet Etre. La notion maitre implique
celle de quelque chose doni il est maitre, et ce quelque chose
doni il est maitre lui serail à son tour nécessairemenl corrélatif.
EXPOSÉ DE L’EMPI RISME PIIII.OSOPIIIQUE 497
I
;
EXPOSÉ DE l. EMPIRISME PIIILOSOPHIQUE $0?
et ce retour ne se fait plus aveuglément, en verni d’une pure
fatalité divine, Osrz uo-ca, mais librement, en toute connaissance
et de pieine volonté, et tout ce qui est doué d’éire peut alors
s’écrier triomphalement : je connais à présent, cornine j’ai éié
connu moi-mémeauparavanl ; caren tant que séparé de Dieu, tout
se coinportait envers lui non comme le connaissant, mais comme
le connu, tandis qu’à présent, après le retour, ce qui n’étail que
connu, non réel, substantiel, devient réel et connaissant, n’étant
pas dans l’étre et étant dans le non-étre, ayant ainsi atteint la
suprème félicité doni un étre soit capable ; et comme le dii à ce
sujet un profond écrivain, le vrai bonheur de la créature vieni de la
doublé joie qu’elle éprouve dii fait d’étre et de ne pas étre à la
fois, de ne pas étre dans Tètre, et d’étre dans le non-étre,
d'avoir ainsi récupéré toute sa liberté à l’égard de l’existence,
et cela sanséprouveraucune douleurdans un cas et dans lati ire.
11 est en effet aussi douloureux d’étre que de ne pas étre, de porter
les chaines de l’Existence et de ne pas les porter, bien que la
plupart trouvent moins compréhensible que l’Existence comme
ielle soil par elle-méme douloureuse. Il y a cinquante ans, un
philosophe, d’Alembert, a fait rire ses compatriotes el contem-
porains en padani du malheur de l’existence, mot auquel il atta-
chait peui-étre un profond sentiment. Quantaux idées hindoues
sur le malheur de TExistence, je me contenlerai de les rappeler
en passant. Mais ce qui supprime ce malheur de TExistence,
c esi jusiemenl le fait qu’elle est acceplée et éprouvée à la fois •
comme non-existence, l’homme cherchant à affirmerà son égard
sa pieine el eniière liberté. C’est la vraie liberlé, à laquelle
conduit la vraie philosophie. D’un autre point de vue, ce sori
de la finilude (consistant à ne jouir vraiment de l’existence
que dans la non-existence) devient l’objet d’une trislesse plus
haute el plus noble, celle que lari a exprimée dans ses pro-
duciions les plus sublimes. Tel est en effet le vrai sens de celle
sublime méiancolie par laquelle les plus nobles créations de l ari
plastique de Tanliquité (comme celle I.eucothèe qui fait panie
de la collection de notre ville) nous élèvent au-dessus du sort des
mortels en les représentant comme participant à la fois à
l’existence el ù la non-existence. L’arl antique esl loin d’étre
aussi enjoué el léger que se l’imaginenl quelques-uns de nos
$04 ESS.l/S HE SCHELLING
romantiques mal informés. La douleur qu ii exprime est seule-
ment plus profonde et plus touchante que celle qui s’exprime
par les larmes d’une supertìcielle sentimentalité. On peut
appliquer plus particulièrement à lari plastique ce qu’Aristote
dii de la tragèdie, à sa voi r qu elle nous libère de la peur et de
la douleur vulgaires. On peni en dire autant de la philosophie,
car comment celui qui est pénétré de la douleur de l'existence
universelle et du grand sort du Tout pourrait-il encore se laisser
attendrir par les vulgaires accidents de la vie passagère ?
Nous crovons avoir suffisamment fait ressortir les rapports
primitifs qui existent entre cet éternel et nécessaire corrélat et
Dieu, à supposer toutefois que nous nous en tenions à cetre
conception qui est la première à soffrirà nos rétlexions, comme
s’y soni tenus le doux Platon et, avant lui, Pythagore, bien
qu on puisse trouver surprenant que la réponse donnée à la
question qui. nous interesse (le rapport primitif entre ce
corrélat et Dieu) par ces deux philosophes, qui som cependant
parmi les plus vénérés de l’antiquité, ne soil pas de nature à
nous satisfaire.
Il nous reste maintenant à montrer l'aspect sous lequel se
présente le processus. à la lumière de cette conception, ou
plutót la manière dont les trois principes se laissent concevoir,
d’après le rapport que nous venons d’établir. Si donc l’on pense
Dieu dansson rapport primitif avec l’Étre, il est facile de voir que
ce rapport présente un triple aspect. En premier lieu, en effet,
l’Étre peut ótre concu comme étant en Dieu, comme contenti
en Dieu, comme limité par lui, limitation qui n’exclut cepen
dant pas la possibilité pour l’Étre d’étre posé comme illimité;
aussi pouvons-nous, pour autant, le definir comme étant ce qui
n est pas encore réellement illimité, mais ce qui peut l’élre.
Pour cette raison, nous pouvons lui altribuer un deuxième
rapport avec Dieu, celui du réellement illimité. Mais comme
nous savons qu ii peut sortir de cette illimitation, pour redevenir
limité, nous devons lui altribuer un troisième rapport avec Dieu,
celui où il n est plus le purement limité, mais où, revenu de
l’illimitation à la limitation, il est en Dieu. Si l’on considère l
la limitation comme l’état négatif de l’Étre, et l’illimitation 1
comme son état posilif, on trouve qu’envisagé du point de vue
I
EXPOSÉ DE 1.'EMPIRISME PHII.OSOPIIIQUE 5°)
de l’Absolu, son comportement est à base d’inditférence, il
est le sujet commuti de trois états. En le désignant par A,
on peni dire qu ii est dans sa limitation primitive —A
pur, dans l'illimitation -l- A et devient, à la suite de son retour
ou rappel z+z A, car alors il n’est plus — A pur ou simple, mais
— A à base de -4- A. C’est gràce à cette triinorphie (si je puis
employer ce terme), à ces trois modalités doni il est la possibili té
commune, que l’Étre pose également un triple aspect en Dieu.
Aux trois modalités doni l’Étre implique la possibilité corres-
pondent trois aspects de Dieu. En disant que l’Étre pose en
Dieu trois aspects, je n’entends pas du toul ériger l’Étre en une
cause de ces trois aspects, de cette différenciation ; tout ce que
je veux dire, c’est que la source de celle-ci réside dans ce qui
est pour Dieu sujet, dans ce qui lui est, par conséquent, subor-
donné. Aussi pouvons-nous pour autant, et d’ime facon géné- I
rale, dire que l’Étre est ce qui pose Dieu, car il est sa base et !
son supporr, qu’il est le tróne de Dieu dans ces trois moments
!
ou états; et nous devons également admettreque le triple aspect
dont nous parlons existe en Dieu méme, mais qu’il ne se mani
feste qu’au coursdu processus. Dieu en eflet, si nous le pensons
comme étant réellement libre à l’égard de l’Étre est, avant tout
ou primo loco, celili qui, étant le maitre, a le pouvoir de faire sortir
l’Étre de ses limites. Mais de ce que Dieu possède le pouvoir
souverain de poser l'Étre comme illimité ou, plus exactement,
de poser l’illimité dans l’Étre (l’Étre comme tei n’est ni limite
ni illimité), il ne s’ensuil pas qu’il soit également le maitre dece
qui est pose ainsi. L’Étre, ime fois pose comme illimité, lui
échapperaii donc (nous venons de dire qu’en lant que maitre il
possède le pouvoir souverain de poser l’illimité), de méme que
l’homme esl maitre de son acte, avant qu’il soit accompli, mais
perd tout pouvoir sur lui, une fois qu ii est réalisé. On pourrait
certes dire que l’illimité reste toujours au pouvoir de Dieu,
puisqu’il peni déterminer son retour; mais Dieu ne fail rien
pour le reprendre, comme l’homme qui désire souvent que ce
qu ii a fait n’ail pas été fait. En Dieu il n’y a rien de régressif,
il n’est pas libre de reprendre, il possède seulement la force de
réaliser et de condui re jusqu’au terme ce qui est commencé.
Dieu ne serail donc pas le maitre absolu de l'Étre, il ne serait
Schelling. 17*
506 ESS.4/S DE SCHELLING
pas absolument libre de le poser 011 ne pas le poser. s ii n’était pas
le maitre aussi bien de ce qui est posé cornine illimité quede ce
qui est posé comme limite.
Mais s’il est le maitre de l’illimité, il ne l’est pas de la méme
manière doni il était primitivement le maitre du limite. Et il
n’était justemenl le maitre du limité que pour le poser comme
illimité, et il ne peut étre le maitre de celui-ci que pour le ;
ramener à l’état limité. Or celui qui a posé l’illimité et celui i
qui impose à l’illimité des limites ne peuvent étre réunis en un
seul : c’est un autre qui fail sortir l’Étre de ses limites, et un
autre encore qui l’y fait rentrer. Mais nous devons ajouter
aussitót que ce n'est pas un Dieu différenl qui agii dans les
- deux cas. Il n’était en effet Dieu qu'en tant que maitre absolu
de l’Étre. Or, il ne serait pas maitre absolu s’il n’avail que le
pouvoir de rendre illimité, et il ne serait pas non plus maitre
absolu s’il ne possédail que le pouvoir de le faire rentrer dans ses
limites. Si donc il apparai! que le méme Dieu ne peut pas étre
capable de faire l’un et l’autre, on commetlrait une erreur en
prétendant que c esi un Dieu différenl qui se manifeste dans les
deux cas, car nous aurions alors deux Dieux, doni aucun ne serait
le maitre absolu de l’Étre, l’un ayant seulemenl le pouvoir de
le poser hors de ses limites, l’autre celui de le ramener dans ses
limites ; nous aurions alors, dis-je, deux Dieux doni aucun ne
serait Dieu, car nous avons vu qu’à la nolion de Dieu se rat-
tache celle de maitre absolu de l’Étre. Si donc le Premier, celui
qui pose l’illimité dans l’Étre, est Dieu, il est Dieu, c’est-à-dire
le maitre absolu de l’Étre, non comme tei, c’est-à-dire non
comme posanl exclusivemenl B, mais aussi comme ramenant
B à A. Il est donc Dieu aree, et non sans l’autre. Mais ce
dernier acte, la transfiguration de B en A, accompli, peut-on
dire que l’Étre ainsi posé s’échappe des mains de Dieu ? Et si *■
pas dans le mème sens que Dieu, il n’en est pas moins vrai qu’il
existe. Je dis que le sentiment religieux s’est amsi habitué, car cettc
opinion populaire se reclame seulement de la tradition, et non de la
réflexion, car la première réflexion à laquelle on se livre sur ce su jet
est plutòl de nature à troubler le sentiment religieux, car, d’une pari,
il se représente nécessairement Dieu en dehors de tout rapport avec
quoi que ce soit, et de quelque manière que ce soit, d’indépendant de lui
*t que, d’aulre pari, en procédanl de la sorte, il le substanlialise néces-
lirement. D’où le fréquent passage du sentiment religieux commun,
ais slimulé par la réflexion scientifique, au panthéisme auquel
echappent pas, alors méme qu’ils font des efforts pour y échapper,
.ous les syslèmes myspques et théosophiques, dès qu’ils veulent dépas-
ser ce dualisme. Nous piacer ainsi entre les deux, entre le sentiment
religieux qui se refuse à accepter ce dualisme (non, certes, réel, mais
idéel) et la conviclion que la suppression de tout rapport primitif (car
c’est de cela qu’il s’agil) en Dieu aboutit à la substantialisation de
celui-ci qui, de son còlè, est en contradiction non seulement avec
notre notion scientifique, mais aussi avec le sentiment religieux, nous
ne pouvons décider jusqu'où setend la validilé de ce sentiment, et
nous sommes ici à un point où l'on voit nettement qu a lui tout seul,
le sentiment religieux, dès qu’il devienl plus ou moins scientifique, ne
peut aboutir à rien, et n'a jamais abouti à rien, mais se trouve engagé
et immobilisé dans le troublanl dilemme : dualisme ou panthéisme,
comme c esi arrivò à Jacobi. Aussi pouvons-nous désormais nous diri
ger en prenant pour point d’orientalion ce qui. dans celte conceplion,
est de nature à choquer l'esprit scientifique car c’est en se rendant un
compie exact des défauts d une conceplion qu’on peut trouver le che-
min vers une meilleure. Car celle conceplion ne peut pécher que par
un défaul, un manque de développement suffisant, alors que tout
ce qui s’y est révélé comme vrai devra se retrouver dans la conceplion
supérieurc.
EXPOSÉ DE Cf.MPIRISME PHILOSOPIIIQUE $11
l’Etre, cesi Dieu qui le pose cornine illimité et qui, de l’illi-
initation le ramènedans ses limites (dans sa troisième modalité).
L'Etre constilue pour ainsi dire le cenlre autour duquel tout se
I meni, mais qui est, pour celle raison méme, indépendant de
Dieu ; tout Rien en effet, qui ne recoitquede la causalità divine
tout ce par quoi il devient quelque chose, par exemple limite ou
illimité, se montre bien capable de recevoir toutes ces détermi-
nations, mais constilue par lui-méine une matière qui peut s’en
passer ou qui en est dépouillée : simple jeu de la liberté divine.
Il nous a piu .un jour de ne rien admettre qui soit indépendant
de la causalité divine. Nous voulons que Dieu soit aussi bien
la malière que la forme de son activité. Or, l'analyse à laquelle
nous nous sommes livrés a montré que nous avons absolument
besoin de l’Etre illimité, de lazetcov, pour comprendre un
processus du devenir. Il ne nous reste donc qu'à penser que
dans ce principe, dans l’Etre illimité, Dieu se fait lui-méme B
(ùzoxe'fuEvov). Car cesi ainsi seulemenl qu’il oblient la matière
de ses actes. C’est là une suggestion faite pour choquer au plus
haut degré les représentations courantes. Essayons seulemenl de
penser la chose à fond. Si Dieu se fait lui-méme B, c’est-à-dire
la matière, la base de tout Etre, il est en soi et avant tout cet
Etre illimité à l’état potenliel. Il est ainsi, d une facon géné-
rale, capable d'une existence aveugle et. en réalité, le processus
une fois déclenché, il se révèle cornine un Existant aveugle,
cornine le principe cosmique que nous meltons à la base de
tout et à partir d’où (ex quo) tout devient. Peut-il y avoir
quelque chose de plus choquant que cette conception ? Mais
rétléchissez à ceci qui découle déjà de nos développements
précédents. Si Dieu est l’Existence aveugle ou B, il ne l’est
pas pour l’élre, mais pour la surmonter, pour la ramener dans
*■
i. Job, 28.
1
4I
détruit loute forme, mais ce qu elle rnet à la place de ce qu elle ■
I
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LA PIIILOSOPHIE EN TANT QUE SCIENCE S4*
possible que si cette transformation s'opérait en nous, c’esl-à-dire
si nous étions nous-mèmes celle liberlé éternelle, reconsiiluée
en sujel à partir de l’objet.
Cette idée n’a rieri qui doive nous effrayer, et cela pour
plusieurs raisons. En premier lieti, c’est l’homme seul qui pos-
sède celle liberté abyssale, il est dans le temps, sans vivre dans
le temps, il ne lui esi pas permis d’étre toujours un commen
cement, el il est en conséquence un commencement recommencé.
En deuxième lieu, l’homme possède un obscur souvenir d’avoir
été jadis le commencement, la puissance, le centre absolu de
tout. Et il l’est doublement : a) pour autant qu’il est la inéme
vérité éternelle que celle qui élait au commencement, mais
seulement renouvelée, auquel cas il serait le centre absolu en
tant que ce commencement ; et il le serait encore b) en tant
que ce commencement renouvelé.
Mais méme en admettant que l'homme ne soit que la liberté
revenue vers elle-mème (et il l’est réellement, car intérieurement
l’homme n’est pas autre chose qii’ipscité, conscience et toule
conscience suppose le retour à soi-méme), méme en admettant,
disons-nous, que l'homme ne soit que le commencement
reconstilué, il ne se sai( pas cornine tei. Car s’il le savait, s ii
savait qu’il est la liberté revenue à elle-méme, il n’y aurait pas
lieu de demander comment nous connaissons celle liberté éter
nelle ; nous la connaitrions d une facon immediate, nous ne
serions que celle connaissance que la liberté éternelle a d’elle-
mème. Mais étant donné que nous sommes cette connaissance
de la liberté éternelle, sans le savoir, c’est par la Science que
nous pouvons el devons acquérir la connaissance de cette
connaissance. Or, la Science ne peul le faire autrement qu en
prenant pour point de départ la liberté éiernelle et elle ne saurait
le faire, sans la connaiire. On se irouve donc ici en présence
d’un cercle vicieux. Nous devons déjà posséder le résultat de la
Science, avanl de pouvoir aborder la Science. Nous sommes ici
arrivés à un poinl où la difficulté qui n’élail jusqu’ici qu'à
peine perceptible devient manifeste. — Que resie-t-il à faire ?
Devons-nous recourir à la divinaiion ? Mais la divination est
un savoir incomplet. Elle ne se rapporie, à vrai dire, qu'à
l’avenir. Il esl cependant vrai qu’avec le premier pas que nous
Sem-i.i.ing. 18*
S42 ES&4/S DE SCIIEU.lNG
faisons dans la philosophie nous devinons dejà la fin et qu ii n’y
a pas de Science sans divination. Mais deviner la fin dès le
commencement est line chose, et deviner le connnencenienl
lui-mème en est une autre, et ime chose contradictoire. Il en
est de niènte de la foi ; j’honore la foi, mais croire dès le prin
cipe, et au principe méme. est ridicale.
Ou bien devons-nous commencer par ime hypothèsc qui ne
deviendrait certilude qu a la fin r Peut-étre. mais cela ne suffn
pas. En toul cas, c’est toujours le moi qui poserail la Science et
le principe. Mais dans la philosophie il s’agit de s’élever au-
dessus de tout savori n'émanant que de moi. Que faire alors ?
Quel point de départ choisir ? lei il importe de mettre en évi-
dence ce qui empéche la plupan d’aborder seulement la phi
losophie : c’est l’opinion d’après laquelle il s’agirait d’ime Science
démonstrative qui part de quelque chose de connu, pour arri ver
à un autre connu. puis à un autre, et ainsi de suite. Mais phi
losophie riest pas Science démonstrative , pour le dire en un
mot : philosophie est acte libre de l'esprit ; son premier pas est
caractérisé, non par un savori, mais plutót, disons le mot, par
un non-savoir, par le renoncement à tout savori fait pour
l’homme. Aussi longtemps que l’homme veut encore savori, ce
sujet absolu devient pour lui un objet et, pour cene raison,
l’homme ne pourra pas le connaitre en soi. En disant : moi,
en tant que moi, je ne peux pas savori, je ne veux pas savori,
en me dépouillant de tout savori, je fais de la place pour ce qui
est le savori, notamment pour le sujet absolu qui. comme nous
l’avons montré. est le savori méme. Par cet acte, par lequel il
consent à ne pas savori, le moi pose justement le sujet absolu en :
tant que savori. Et en le posant. j en éprouve dans tnon intérieur
l'etfet debordant. C’est ce qu’on pourrait aussi appeler un savori,
mais il imporle aussitót d’ajouter : c’est un savori qui. par <
rapport à moi. est un non-savoir. Ce sujet absolu n’esl là
qu’aussi longtemps que je rien fais pas un objet, c’est-à-dire que
pour autant que je ne sais pas. que je me dépouille de savori ;
mais des que ce non-savoir veut de nouveau s eriger en savori,
le sujet absolu disparait, car il ne petit pas ótre objet.
On a voulu designer celie situalion iout à fait singulière par
le terme contemplation intellectuelle. « Contemplation », parce
LA PHILOSOPHIE EN TANT QUE SCIENCE S4?
qu'on supposait qu’en contemplant ou plulòt (ce mot étant
devenu trop usé) dans l'absorpiion le sujel se perd, devient
extérieur à lui-méme ; contemplalion « intellect nelle », pour
exprimer que le sujel se laisse absorber non par un objet sen-
sible, réel, mais par ce qui ne saurait jamais devenir un objet.
Mais étant donné que cette expression a besoin d’une explica-
lion, il vaut mieux la laisser de còlè. On pourrail, pour definir
la situation doni il s’agii, employer le mot extase, ce qui signi-
fierait que notre moi est posé en dehors de lui, en dehors de
son róle, lequel consiste à étre sujel. Or, il ne peut pas ótre
sujel par rappqrt au sujel absolu, lequel ne peut se comporter
cornine objet. Il faul donc que le sujet quitte sa place, sorte de
son róle, devienne quasi-inexistant. C’est seulement dans cet
abandon de soi-méme qu’il peut avoir l’intuition du sujet
absolu, cornine c’est le cas dans Vétonnement, mot plus doux
doni se seri le doux Platon, lorsqu’il dii : « l’etonnement,
to est avant toni un aspecl du philosophe », et il
ajoute : « il n’y a pas d’autre commencement pour la philoso-
phie que l’étonnement1 ». Magnifique expression que vous
deve?, graver profondément dans voi re àme, étant donné surtout
quii y a tant de gens bornés qui voudraient voir le débutanl
en philosophie s’enfonceren lui-méme, dans ce qu’ils appellent
ses profondeurs les plus profondes, ce qui revient à dire : de
plus en plus dans ce qu ii a de borné. Ce doni l’homme a
besoin, ce n’est pas de s’absorber en lui-méme, mais de sortir
de lui-méme, de se poser hors de lui-méme. C’est à cause de
cette absorption en lui-méme. que l’homme a passéà còlè de ce
qu ii devait étre. Il etait en elfet la liberlé élernelle, mais cette .
liberté s’est perdile, elles’esl cherchée à iravers toutela nature;
il était celle liberlé qui s'était reirouvée, et il aurail dù le
r resier ; mais à force de se contempler en elle, de l’approfondir,
de l’attirer vers lui. bref à force de vouloir étre sujel, il l'est
devenu en effel, mais la liberlé éternelle devient pour lui un
simple objet. Cominent doit-il s’v prendre pour redevenir ce
qu ii était : la sagesse. l’élernelle vériié se connaissant elle-méme,
si ce n’est en changeant de place, en se posant hors de lui r
i. Théctcte, p. 76.
$44 ES5.4/S DE SCHELLING
Je terni remarquer à ce propos que le mot *Exgt«cic peni
étre pris dans deux sens : le meilleur et le pire. Toul éloigne-
meni dime place donnée. tome dépossession de soi est extase.
Il sagii seulement de sa voi r si la place doni quelque chose ou
quelqu’un s’éloigne est la place qui lui convenait. ou non.
Dans ce dernier cas. il s’agii dime extase salutaire qui conduil
à la connaissance. dans le premier, dime extase qui égare.
Comment l’homme peut-il étre amene à l’extase? Autrement
dii : comment peut-il étre amene à la connaissance ? Je le mon-
trerai ici dime facon générale (sans m atlarder à décrire tonte
la genèse du processus).
Lorsque l’homme fait de la liberté originelle un objet, cherche
à la connaitre à fond, il en résulte nécessairement la contradic-
tion suivante : il veut connaitre et éprouver la liberté éternelle
en tanl que liberté, mais dès quii en fait un objet, elle devient
entre ses mains une non-hberlé. et cependant il la cherche et
la veut en tant que liberté. Il veut s’en rendre conscient cornine
d une liberté, mais c’est justement en lattiranl à lui quii la taii
disparaitre. Il devient la proie dime agitation iniérieure. il est
pris dans un mouvement pour ainsi dire rotatoire, qui lait quii
court sans cesse après la liberté, laquelle le fuit. Celie agitation
iniérieure engendre un état de dome déchirant. d’éternelle
inquiétude. Non seulement la liberté cesse d’élre liberté, mais
ceiui-là méme qui veut la connaitre se trouve dans un état
d’extréme non-liberté. de tension constante à l’égard de la
liberté quii cherche éterneilement, mais qui ne cesse de lui
échapper. Cene tension (absence de tension = liberté) finii phr
atteindre son point culminant, une izar, qui doit avoir pour
effe! ime détente grace à laquelle ce qui, dans l’homme, cher- I
■
Dans fune de ces deux lignes c’est le sujet absolu (A) qui est
le commencement. dans l’autre le savoir dans le non-savoir = B.
Elles soni corrélatives. En un poinl de son mouvement, le sujet
absolu devient objet (B); mais au mème moment le B de la
'igne supérieure se rétléchit dans l’inférieur en tant que A. ce
[ui signitìe que le non-savoir devient savoir (A). Mais à un
roisième moment le sujet absolu de la ligne supérieure (A)
qui, pendant le deuxième moment, était devenu objet (B), se
trouve ramené au sujet. autrement dii: B redevient A, et au
méme moment le B = A de la ligne supérieure se rétléchit de
nouveau dans l’inférieure, et l'on a A = B, ou union du savoir
et du non-savoir.
Toutcela soit dii d’une facon générale, pour tracer les grandes
lignes d une théorie de la philosophie proprement dite. Nous
allons seulement ajouter quelques éclaircissements et corollaires.
Le processus repose sur une sèparation entre le sujet absolu
et notre savoir, ce qui n’empèche pas l’existence de rapports
constants entre eux, rapports qui font qu à cl aque mouvement
du sujet absolu correspond également un changement d'attitude
du savoir. Etant donnée celle manière de voir. la question de
savoir comment je m'assure de la réalite dece savoir ne se pose
I
La philosophie ne se compose pas de proposilions pures et
lotiles faites ; ce n’est que peu à peti qu’on arrive à élablir le
)48 ESS.I/S DE SCHELLING
concepì compiei. Je reprends donc ime fois de plus le proccssus
que je viens de décrire, ainsi que la crise doni j’ai parie et à la
suite de laquelle il se produit une séparation entre le sujel absolu
et la conscience. Originellement. en etìet. la conscience humaine
est lintérieur, le fond. la base, le support ou le sujel de la
liberté éternelle faisant retour à elle-méme, mais il est l intérieur
calme, non-sachant. inactif, ne se manifestant pas. Le retour à
elle méme de la libeité éternelle repose sur sa re-transformation
d’objei en sujel, de B en A. B est donc le fond. la base, le
support de cet A. Or. B est une forme ou figure individuelle.
celle de l'homme. C’est donc l’homme ou la conscience humaine
qui est le calme asile intérieur de la liberté éternelle, revenue
à elle-mème. C esi la conscience individuelle humaine qui est
la base de la conscience absolue, générale. Mais les choses
nen restenl pas là, car la liberté éternelle se connaitrait bien
elle-méme. alors que l’homme ne la connaitrait pas. Il faut
donc, et c esi ce qui arrive, que l'homme attire à soi cette
liberté éternelle, qu’il est (doni il est le sujel), qu ii la veuille
wur lui. Le principe particulier, la conscience humaine indiri-
iuelle est la base de la conscience absolue et universelle. donc
l’homme voudrait bien posséder celie conscience universelle
comme sa conscience individuelle. Mais par cela méme il
suppriine la conscience universelle. car celle-ci reposait juste-
ment sur le fati que le B qui était en A était l'intériorilé calme,
cachée, imperceptible de A. En voulant amener cet A à la
claire conscience, l'homme le détruit. Il y a là une contradiction
résultant de ce que l'homme détruit par son rouloir méme ce
qu ii veut. Cette contradiction provoque uneagitation intérieure,
celui qui cherche voyant s'éloigner de lui, dans une filile
éperdue, ce qu’il cherche. Cette situation finii par aboutir à la
crise où l’unité (que nous avons exprimée par la transformalion
de B en Aj. où la conscience de la liberté éternelle (~ con
science originelle) subii un déchiremenl. Par la crise, nous
nous trouvons ramenés au commencemenl, A est de nouveau I
sujel pur. absolu, tellement sujet qu’il ne se sait pas lui méme ;
toui ce qui subsiste de nouveau. comme une ruine reslée après
le processus antécédent, c est le B extériorisé et amené au non-
savoir. Gràce a celle exlériorisalion. le B est devenu libre ; c’est ì
LA PHILOSOPHIE EN TANT QUE SCIENCE $49
le premier moment de sa réfle.xion sur lui-mème, il jouit polir la
première fois de la liberté et de la félicilé que procure le non-
• savoir. Il est désormais, pour nous servir d’un terme posili!’,
ce qu’on appelle la pensee libre. Penser.c'esl renoncer au savoir :
le savoir est lié, la pensée est entièrement libre, toute pensée
est le résultat d une détente, d un affranchissement, d une crise.
Les éléments désormais séparés ne représentent que la
conscience originelle dans un état de séparation d’avec elle-
inéme, la conscience originelle déchirée, mais qui cherche à se
reconstituer à partir des germes. des potentialités qui subsistent.
Celle conscience originelle, dans sa potentialité, dans sa possi-
bilité de simple reconstitution, n’est autre que la raison ; ou,
plus e.xactement : la conscience originelle qui cherche à se
reconstituer au sein de celle séparation et que nous ressentons
cornine une incitation, comme un avertissement, cornine une
aspiralion, est la raison. De là ressort la nature purement poten-
tielle, purement passive de la raison, mais sussi que la raison
ne peni pas ótre le principe actif de la Science.
Etant donné qu’aussi bien la pensée libre, la pensée du non-
savoir, que le sujel absolu proviennent du déchirement de la
conscience originelle. ce dernier ne peut ètre pose que comme
tei, comme élant en corrélation avec mon savoir sans objet,
avec mon savoir qui est non-savoir ; et, pour autant que ma
pensée est libre, qu'elle est une pensée qui ne sait pas, je puis
dire : il (le sujel absolu) est pose par ma pensee libre, il est ma
pensée, non au mème titre qu’une chimère qui est également
ma pensée, mais parce qu’il ne formait originellement qu’une
seule et mème chose avec ce qui est actuellement pensé. C esi
pourquoi c esi la pensée qui le dégage de la conscience origi
nelle qui était également ma conscience. Je puis dire : il est
mon concepì, non V abjet de mon concepì, mais le concepì lui-
mème ; et cela signilie également qu’il n’est pas. comme on le
dii généralement, concepì pur et simple, rien que concepì, mais
qu’il est la liberté éternelle mème, doni je dis qu ii est mon
concepì concu (Bcgrijf), uniquement parce qu ii était originel
lement compris (begnjbn) dans la conscience originelle qui était
également ma conscience ; car toni concepì n’est qu’un produi t
degagé de ma conscience, une émanalion de celle-ci, et on l’ap-
$$0 ESS.4/S DE SCHELLING
pelle juslement concepì (fagriff'), parce qu’il y avait été compris,
concu (begriflen'). Il ne faul pas non plus se représenter les
choses cornine une succession. la pensée s’afiirmant d’abord et
posant le sujel absolu ensuite, mais l’un el lauire, la pensée
ei le sujel absolu résuliani du méme acle, de la méme décision ;
ils s’engendrent réciproquement el se dégageni en méme temps
de lunilé primitive. La pensée libre, se défendanl conire toni
savoir, se irouve en présence dii sujel absolu. Cesi là un grand
moment, puisqu il esi marqué par la naissancede la philosophie.
Mais l unilé primitive cherche constammenl à se reconstituer.
Car la séparaiion doni il s’agit esi un éiat produil par la vio-
lence, el le rappon enire les deux opposés est tei que le sujel
absolu. A. cherche à se reconsiiluer en B = A, c’est-à-dire
en ce qui se saii. en ce qui a un sa\oir de lui-méme. Il ne peni
persister dans cene absiraciion. car il a perdo son intérieur,
son contenu ; il est le savoir pur lui-méme, mais un savoir qui
ne sait pas, il est l’essence vide de la conscience, à la recherche
d un contenu. Mais son contenu est justement constitué par B.
A veut se souvenir de son savoir. c’est-à-dire que B, qui élait
son sujel, son savoir veut s’intérioriser de nouveau. Or. A. ce
sujel absolu, n’est maintenu dans son élat d’abstraciion que pai
B. par la force de ce qui ne sait pas, de ce qui est vide de tout
savoir. Eiant donné sa nature, il n’est pour ainsi dire jamais
siationnaire, il est natura anceps, il est liberté. Mais une libené
qui l esi et qui ne l'est pas et qui, par conséquent, doit se
décider d'urgence. Je puis donc dire qu ii est mon concepì,
mais un concepì qui est plus fori que moi, un concepì vivant,
plein de mouvement, un concepì qui est le mouvement méme.
Par conire, le savoir qui esi non-savoir se comporle à son égard
en freinanl, en retardanl le mouvement. En effet, en raison
méme de la force qu’il subii de la pari de ce savoir qui ne sait
pas, qui le mainlient dans l etat d'abstraction doni nous venons
de parler, il ne peul se livrer au moindre mouvement sans !
l auiorisation pour ainsi dire de ce savoir qui ne veut renoncer
à sa liberlé de non-savoir, et c esi ainsi que mon savoir devient
le lémoin libre, calme du mouvement qu ii accompagno pas à
pas. Je n’ai donc plus a me demander comment je connais ce
mouvement, car le mouvement et ma connaissance de ce moti ve-
la piiii.osophie en tant que Science >$i
meni, chaque moment du mouvement el la connaissance que
feti ai soni à chaque insiant indissolubleinent unis ; et celle
connaissance freinante, reiardanie, rétléchissanle constitue juste-
ment la connaissance propre au philosophe, ce qui, dans le
processus en queslion, lui appartieni en propre. En effei, le
mouvement lui-mème est lout à fail indépendant de lui el, ce
qui est tris importali!, ce n’est pas lui qui est en mouvement
dans sa connaissance et crée ainsi la connaissance (une connais
sance ainsi créée est subjective, une simple connaissance concep-
tuelle, dépourvuede realité), mais, au conlraire, sa connaissance
est ce qui est immobile en soi ; elle n’est pas un non-savoir,
mais elle se pose contre le savoir, s’oppose au mouvement, le
freine, l’oblige à chaque moment à stopper, à s’altarder. afm
de n en sauter aucun. C’est dans ce pouvoirde retardemenl que
réside la vraie force du philosophe ; seni possède la mailrise
dans cet art celili qui se comporle d une facon rétléchie, qui est
toujours à méme de freiner le mouvement, de l’obliger à s’altar-
der, qui ne permei au mouvement de fai re un seul pas qui ne
soit pas nécessaire, aucun pas qui soit plus petit ou plus grand
qu’il n’est nécessaire. C’est en cela que consiste l ari philoso-
phique ; le vrai artisle se reconnait d’ailleurs plulól à sa force
retardante et freinante qu’à sa force de production, d’animation,
d’accélération.
On peut dire que le philosophe, ou le savoir que nous avons
reconnu cornine lui appartenant en propre, se trouve en discus-
sion constante avec l’impulsion motrice qui le polisse sans cesse
vers le savoir; il doit lui rendre difficile chaque pas, lui livrer
une lulte pour chaque pas. Il s'agit là d’un entrelien intérieur
el permanent entre deux principes, doni l’un est le savoir lui-
méme, le savoir dans son essence, mais le savoir qui ne sait
pas, el l’autre le savoir qui sait, mais qui n’est pas le savoir
mime ; l’un qui veut se souvenir, et l’autre qui laide à se sou
venir. Cet entrelien inlérieur, en s’extériorisanl, devieni une
simple dialeclique, une copie, une forme pure et simple, une
vide apparence et une ombre. Celle situation a élé réalisée
dans sa pcrsonne par celui qu'on peut qualifier, sans loinber
dans le langage hyperbolique doni on se seri volontiers à ce
propos, d’hoinme vraiment divin, doni il suflirail de coinprendre
I
ESM/S DE SCHELLING
la grandeur et la beauté morales pour trouver le chemin de la
philosophie : nous avons nommé Socrate qui est incontesta-
blement le foyer lumineux. plus que cela : le phénomène le plus
lumineux de toule l’antiquité à laquelle la Providence a voulu
montrer ce doni la nature, dans son excellence originelle, est
capable ; Socrate qui. en disant qu’il sait seulemenl qu ii ne
sait rien. a voulu détìnir son atlitude à l'égard de celle vraie
source du savoir qu il cherchait partout et qu ii s’etforcait de
taire surgir partout où il pouvait. Il disait lui-méme qu’il
n’accouchail plus (c est en effet un travail qui n’est pas fait pour I
la force morte qu est le savoir qui ne sait pas : c esi celui d une
force libre) mais, se comparant à sa mère qui était sage-femme, |
il prétendait qu’il aidait seulemenl à l’accouchemenl des idées, i
qu il guidait le travail d'enfantemeni. De méme qu’une sage-
femme competerne se garde bien de precipiter l’accouchemenl
et s’emploie plulót à encourager la femme en couches à suppor-
ter avec paiience les douleurs d’enfaniement jusqu’à l’heure de
la délivrance. de méme il voulait se comporter, non en accé-
lérant le mouvement, mais en le dirigeant, en lui opposanl line
résistance suscepiible de le retarder jusqu'au moment dècisif.
Pour ajouter encore quelques mots à la description de ce
mouvement. nous dirons qu’en raison de la reconstitution de
Punite primitive B = A, le B ne peni plus se comporter
comme ce qui ne sait pas (puisqu'il n’est plus simplement I
sujet) et. en méme temps, il ne peni plus se comporter comme
ce qui sait (puisqu'il n’a plus d'objet). Il n’y a donc plus place
pour B. et comme il est impossible de l'annihiler, il ne lui
reste qu à s’absorber dans B=-A, cest-à-dire qu à se recon-
naitre lui-méme comme étant le B transformé en A et à inlé-
rióriser en lui A ou. en d'autres lermes, à s’en souvenir
(jnnerhch oder erinnerlich zu machen). Il redevient ainsi ce qu ii
était avant. la calme inlériorité de léternelle liberlé (car il n’a
plus besoin d attirer la liberlé à lui), mais devient en méme temps
ce qui a connaissancc de celle liberlé, car il rapporte juslemeni
du mouvement le savoir total et compiei et qu’il a vu l éternelle
liberlé dans tous ses moments. Et il est, d autre pari, ce qui se
connato. parce qu il a appris à se connaiire dans touies ses
profondeurs. Mais cesi juslement ce qu ii s'agissail d’oblenir,
LA PHILOSOPHIE EN TANT QUE SCIENCE ss?
à sa voi r qu ii se connaisse coinme l'intériorité de l'éternelle
liberté, alors qu’il était précédemment l'intériorité de leternelle
liberlé, mais qui ne se connaissail pas.
Le bui à atteindre est donc celili de la connaissance dircele
de l'éternelle liberté. Mais pour que ce but soit atteint, il faut
que, cornine lors du premier mouvement, les deux póles soienl
séparés.
Pour fonder la philosophie cornine Science, il faut que soit
démontrée sa necessiti. Mais c esi, au fond, ce que nous avons
fait jusqu’à présent. La nécessité de la philosophie résulte de
celle inévitable lune intérieure dont nous avons parlé plus haut.
Je dis « lune inévitable », car la conscience humaine ne peni
se contenter de resier la calme intériorite, le simple suppori de
leiernel mouvement, du mouvement de l'éternelle liberté
ménte. Sans y étre contraint à propremenl parler, l’homme
n’en obéil pas moins à une nécessilé inéluclable, en aitirant à
lui l’éternelle liberlé, en la voulant pour lui, afin de la soumeltre
à son aulorité. C esi une erreur de pcnser que toni cela ne
s’esl produil qu’à l’origine, qu’au cominencement des choses.
Touie conscience humaine individuelle représente ce relour
à elle-méme de l’élernelle liberlé. Ei dans chaque conscience
celie attraction doni nous parlons se renouvelie.
Mais alors, pourrail-on nous demander, chaque homme se
trouverail ainsi engagé, de par sa nature, dans ce mouvement
lourbillonnanl intérieur? Et, s ii n’en élail pas ainsi, devrions-
nous admeure que la plupart des hommes vivent dans un étal
de vaglie irréflexion ? A quoi nous répondrons que si la tension
qui accompagno l’aciivité intérieure, n'apparali pas comme ielle,
nous n’en voyons pas moins son resultai qui consiste justemenl
dans l’irrétlexion ; et si la tension en question n'apparali pas
manifesiemenl, c’esi uniquemeni parce que la plupart n oni pas
atteint ce poi ni de l’aciivité intérieure, que, s’étant dispersés de
bonne he’ure, ils se soni délachés de leur intériorité el se soni
laissé plonger dans un étal d’engourdissemeni bienfaisant. C esi
la raison pour laquelle la lune intérieure ne faii pas éruplion
chez la plupart ou, du moins, n atteint pas le degré de tension
qui rend uno décision nécessaire. Que la raison et le prélexte
de celle lune intérieure résidenl dans la nature humaine elle—
Sciielling. 19
554 ESS.4/S DE SCHELLING
méme, c’est ce qui rossori du fail qu’il y avail eu à chaque
epoque des hommes sans culture ni instruction, en proieà celie
lune intérieure qui s'était déclarée spontanément el qui, malgré
les altaques des savants professionnels, setaient mis à philo-
sopher pour leur propre compie et avaient traverse une crise plus
ou moins heureuse. Mais lorsque la lune iniérieure éclale
d’emblée, sans aboutir, à la faveur de la crise et de la séparaiion,
au savoir rétléchi. il en résulte nécessairemeni ce que nous
appelons crreurs, tonte erreur étant le produit de forces spiri-
tuelles se combattant dans une lune sauvage.
L’erreur n'est pas quelque chose d’indiflerent, un simple
manque ou défaut : elle résulte d une perversion de la connais-
sance (elle fait panie de la catégorie du mal. du morbide). Si
toute erreur était simplement fausse, c’est-à-dire dépourvue de
vérité, elle serait sans danger. Font panie de cene catégorie
cenaines afnrmalions auxquelles on ferait trop d’honneur en les
qualifiant d’erreurs. Cesi que l’erreur a, elle aussi, quelque
chose d'honorable, elle contieni toujours une pan de vérité,
une vérité détormée. pervertie, et ce soni ces traits déformés,
défigurés de la vérité primitive qu’on retrouve ou doni on seni
vaguement la présence méme dans l’erreur qui rendent l’erreur
>i épouvantablement dangereuse. La force la plus douce, celle
qui prèside à la formation d'étres organiques, produit des
monstres, lorsqu elle est entra vée dans son action ; el ces
monstres nous épouvantent, non à cause de leur manque de res-
semblance, mais, au contraire, à cause de leur rossemblance avec
la formation normale, à cause de la forme humaine qu’ils
gardent malgré toul.
On pourrait dire: l’erreur est un produit du iouloir savoir et
il suffit de ne pas vouloir savoir, pour ne pas commeltre
d’erreurs. C est là un remède domeslique doni la pluparl se
contentent. Mais vouloir savoir ne dépend pas de l'homme ; il
veut savoir, avant de savoir quii le veut, car chaque conscience
individuelle nait d une attraction qui l incile à l’aire de ce qu ii
est son objet. L homme se trouve donc naturellement dans un
savoir, dans le savoir où il se place, lorsqu'a I aurore de l’éter-
nelle liberté qu ii devrait ótre, il se pose cn sujct qui sait.
Mais comme le savoir est né du fail qu ii a fait de l'cternelle
LA PHILOSOPHIE EN TANT QUE SCIENCE $$$
liberté un objet, en la changeant polir ainsi dire de place, il
en résulle un savoir déformé et son savoir doit se composer
) d’un mélange de vrai et de faux. Cesi dans ce savoir mélange,
impur que nous vivons actuellement, et c’est pourquoi il peni
étre appelé « naturel ». Les hommes qui, sans s’étre purifiés
au préalable, abordent la philosophie converte de l’impureté de
ce savoir, doivent tomber dans ime confusion encore plus
grande que celle dans laquelle ils se trouvaient auparavant. Il
1 va sans dire qu’ils doivent tendre tous leurs eiforts à aftirmer,
à faire prévaloir ce savoir déformé, à le défendre cornine leur
vie ; et avec raison, car leur vie tieni dans ce savoir. Aussi
proclament-ils ce qu’ils trouvent dans ce savoir comme étant des
vérités éternellcs, comme ayant une valeur universelle. Telle,
par exemple, celle vérité : « le naturel est en dehors du sur-
naturel »». Certes, il en est ainsi actuellement, et nous ressentons
; douloureusement celie séparation, et c esi pourquoi nousvoulons
étre délivrés de celle douleur par un savoir supérieur. Mais
comme les auteurs et les partisans de vérités pareilles soni tout
entiers plongés dans le présent et dans l’immobile, ils ne voient
pas qu ii y a eu un point où le naturel était dans le surnaturel
(I élernelle liberté, souree de ioni, est au-dessus de tome nature)
et qu’il y a un point où il s'y trouve de nouveau, comme il
doit ou devrait se retrouver dans l’homme. Cette admirable
associalion de liberté et de nécessité dans l’homme ne leur dit
rien : elles som infmiment éloignées et infiniment proches l’une
de l’autre ; la liberté aliénée d’elle-méme est nature, la nature
retournée à elle-mémc est liberté. L’homme n’est tombé dans
l'erreur que pour avoir séparé chez lui le naturel du surnaturel.
Ceux qui combattent pour le maintien de ce dualisme
combattent en réalité pour défendre cette fante de l’homme et
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veulenl rejeter sur la nature, sur l’objet méme ce qui n’est que
la fame de l’homme.
Nous préférons d’ailleurs à ces efforts d’aboutir à la Science à
l’aide de ce savoir trouble et mélangé la théorie, peu consolante
il est vrai, d’après laquelle le savoir, en général, ne nous serait
pas accessible ; les partisans de celie théorie voient bien qu’avec
ccsavoir on n'aboutit à rien, mais ils ne veulenl pas y renoncer,
afin de pas avoir à subir la crisc. Kant appelle sa philosophie
$ $6 ESS.4/S DE SCHELLING
critiquc, et elle mériterait vraiment ce nom, si elle pouvait
aboulir à la crise. Mais elle n est que le commencement de la
crise proprement dite, car lorsque Kant dii, par exemple, que
nous sommes incapables, élant données les formes de notre
entendement fini, de connaitre le supra-sensible, le divin, il a
raison et ne dii au fond que ce qui va de soi. Mais il suppose
que le supra-sensible et le divin devraient étre connus à l’aide
de ces formes si l’un et l'autre étaient vraiment connaissables.
L’homme doit donc mourir à ce savoir naturel. Dans la phi-
losophie l’homme n’est pas celui qui sait. mais il est la pensée
libre qui s’oppose à ce qui est à proprement parler la source
génératrice du savoir. qui. par ses incessantes contradictions,
freine le mouvement. réfléchit, et cela pour son plus grand profit.
Mais celie source génératrice de savoir peut tout, car c’est
l’esprit qui traverse tout. l’éternelle magie, la sagesse qui est la
maitresse de tous les arts. En elle, cornine s’exprime un livre
orientai, règne l’esprit qui est intelligent, un et divers à la fois
(c’est là une détermination très importante), qui circule a travers
tous les esprits. quelque sages, sublils et lucides qu’ils soient,
donc aussi l’esprit suprème ; car la divinité, bien qu’étant la
lucidité, la clarté mémes. n’est pas plus lucide et claire qu’elle,
car, selon letextegrec. rixeiic yipxiv^osu»; xtvTj-nxerreoov
otr'xc’ 5È xaì —elle est plus rapide et plus mobile
que tout ce qui est mobile, et cela s’accorde avec ce que j’avais
dii plus haut : elle est le mouvement méme et, de ce fait, plus
mobile que tout mouvement particulier; elle est une et unique,
et cependant elle peut et elle fait tout, elle reste ce qu elle est,
tout en renouvelant tout, c’esl-à-dire tout en créanl toujours
du nouveau, tout en faisant toujours du nouveau avec du
nouveau ; c’est cel « étre-toujours-un-et-cependant-toujours-
autre » qui est la caractéristique fondamentale du savoir ;
savoir, ce n’est pas demeurer dans ce qui reste toujours un, qui
ne sort jamais de lui-mème, ni dans ce qui reste toujours
divisé, sans lien et sans cohésion. le savoir est cohérence, il est
à la fois un et multiple, toujours autre, tout en restant le
méme.
Celie sagesse n’est pas étrangère à l’homme, carello est l’éma-
nalion de la conscience originelle, qui fui jadis sa conscience.
LA PHILOSOPHIE EN TANT QUE SCIENCE $$7
1
I
A
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Pages.
Preface du traducleiir 5
Avant-propos
Note sur ie vocabulaire de Schelling.. . 39
ESSA1S DE SCHELLING
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IMPRIMÉ PAR l.'lM l'R IM KR : F Dl’RANI», A CHARTRES ( E -Fr i ), FRANTE ( J I0|6).
o.p.i.a.c.l. il.0322. Nu tl'ordre $77.
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