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Revue de Métaphysique et de Morale
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Renverser le platonisme
(Les simulacres)
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Renverser le platonisme
Pour réaliser ce but, Platon procède une fois encore avec ironie. Car
lorsque la division en arrive à sa véritable tâche sélective, tout se passe
comme si elle renonçait à l'accomplir, et se faisait relayer par un mythe.
Ainsi dans le Phèdre, le mythe de la circulation des âmes semble venir
interrompre l'effort de division ; de même dans le Politique, le mythe
des temps archaïques. Tel est le second piège de la division, sa seconde
ironie. Car en réalité, le mythe n'interrompt rien ; il est au contraire élé-
ment intégrant de la division même. C'est le propre de la division de
surmonter la dualité du mythe et de la dialectique, et de réunir en soi la
puissance dialectique et la puissance mythique. Le mythe avec sa struc-
ture toujours circulaire, est bien le récit d'une fondation. C'est lui qui
permet d'ériger un modèle d'après lequel les différents prétendants pour-
ront être jugés. Ce qui doit être fondé, en effet, c'est toujours une pré-
tention. C'est le prétendant qui en appelle à un fondement, et dont la
prétention se trouve bien-fondée ou mal fondée, non-fondée. Ainsi dans
le Phèdre, le mythe de la circulation expose ce que les âmes ont pu voir
des Idées avant l'incarnation : par là même il nous donne un critère sélec-
tif d'après lequel le délire bien fondé ou l'amour véritable appartient
aux âmes qui ont beaucoup vu, et qui ont beaucoup de souvenirs endor-
mis, mais ressuscitables - les âmes sensuelles, oublieuses et de petite
vue étant au contraire dénoncées comme de faux prétendants. Il en est
de même dans le Politique : le mythe circulaire montre que la définition
du politique comme « pasteur des hommes » ne convient littéralement
qu'au dieu archaïque ; mais un critère de sélection s'en dégage, d'après
lequel les différents hommes de la cité participent inégalement du modèle
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Gilles Deleuze
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Renverser le platonisme
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Gilles Deleuze
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Renverser le platonisme
Nous voudrions parler de choses bien connues dans les arts contem-
porains, qui n'ont, semble-t-il, rien à voir avec le platonisme, ni même
avec le renversement du platonisme. On sait que certains procédés
littéraires (les autres arts ont des équivalents) permettent de raconter
plusieurs histoires à la fois. Il ne s'agit nullement de points de vue dif-
férents sur une histoire supposée la même ; car les points de vue restent
encore soumis à une règle de convergence possible. Il s'agit au contraire
d'histoires différentes et divergentes, comme si un paysage absolument
distinct correspondait à chaque point de vue. L'unité des séries diver-
gentes, en tant que divergentes, existe, mais constitue nécessairement
un chaos qui se confond lui-même avec le Grand Œuvre. Ce chaos infor-
mel n'est pas n'importe quel chaos : il tient « compliquées » en lui-même
toutes les séries divergentes, il complique toutes les séries, en même temps
que chaque série actuelle l'explique, et que toutes les séries virtuelles
l'impliquent. (Il n'est pas étonnant que Joyce porte tant d'intérêt à
Bruno, le théoricien de la « complicatio »). Nous pouvons citer quelques-
uns des procédés littéraires qui rendent possibles et cette divergence
des séries, et leur communication dans un chaos-œuvre d'art : l'emploi
concerté des mots ésotériques (dont les « mots valises » sont un cas) ;
l'utilisation dirigée des phantasmes. Nous pouvons aussi citer certains
auteurs qui ont construit leur œuvre d'art sur tel ou tel de ces procédés :
Joyce évidemment ; Roussel ; Robbe-Grillet ; Klossowski ; Gombro-
wicz.... Non moins évidemment il faudrait distinguer les procédés de
chacun. Du côté linguistique, les mots ésotériques de Joyce ne res-
semblent pas du tout aux mots communs de Roussel. Du côté phantas-
matique, l'organisation des séries ou des divergences renvoie à une tech-
nique très différente chez Robbe-Grillet, Klossowski et Gombrowicz.
Subsiste seulement une communauté suffisante pour qu'on puisse dire :
l'œuvre est elle-même devenue simulacre A.
Le pouvoir d'affirmer simultanément des séries hétérogènes et diver-
gentes témoigne d'une puissance positive, qui est aussi bien celle du
langage que du phantasme. Freud montrait comment le phantasme
s'établissait entre deux séries, ou plutôt trouvait sa condition dans la
coexistence de deux séries, l'une infantile, l'autre post-pubertaire. Il se
peut que le phantasme et le langage aient à cet égard une structure com-
mune : que tout mot et tout phantasme soient construits sur de telles
1. Sur ces caractères de l'œuvre d'art, cf. Umberto Eco, L'œuvre ouverte, tr. fr., éd.
du Seuil.
Sur le thème du simulacre dans les récits de Pierre Klossowski, on se reportera par-
ticulièrement à l'article de Michel Foucault, La prose d'Actéon, N. R. F., mars 1964.
Quant à Gombrowicz, il fait précéder son roman Cosmos de remarques sur la consti-
tution des séries divergentes, sur la manière dont elles résonnent et communiquent
au sein d'un chaos (cf. dans Cosmos, la série des bouches et celle des choses pendues,
le phantasme du meurtre du chat assurant leur communication).
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Renverser le platonisme
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Gilles Deleuze
tré à quel point les cercles de la dialectique tournaient autour d'un seul
centre, reposaient sur un seul centre, si bien que leur ivresse était feinte x.
En vérité la représentation infinie n'a fait qu'inventer des moyens par-
ticulièrement subtils pour assurer dans l'existant le triomphe de l'iden-
tité comme principe de la représentation en général : elle continue à
penser la différence en fonction de l'identique, et soumet le monde, le
« prétendant », aux conditions de la convergence et du monocentrage.
1. Cf. Louis Althusser, Pour Marx, Éd. Maspero, p. 101 : « Cercle de cercles, la
conscience n'a qu'un centre qui seul la détermine : il lui faudrait des cercles ayant un
autre centre qu'elle, des cercles décentrés, pour qu'elle fût affectée en son centre par
leur efficace, bref que son essence fût surdéterminée par eux.... »
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Renverser le platonisme
Même : au sens où Platon dit que seule la Justice est juste, seul le Cou-
rage courageux, seule la piété pieuse - la détermination abstraite du
fondement comme ce qui possède en premier. La copie platonicienne,
c'est le Semblable : le prétendant qui participe au même ou qui reçoit
en second. A l'identité pure de l'original correspond la similitude dite
exemplaire ; à la pure ressemblance de la copie, correspond la similitude
dite imitative. Mais le simulacre abolit l'une et l'autre. Car des deux séries
divergentes qu'il intériorise, aucune ne peut être assignée comme l'original,
aucune comme la copie. Il n'y a pas plus de point de vue privilégié que
d'objet commun pour tous les points de vue. Il n'y a pas de hiérarchie
possible : ni second, ni troisième.... La ressemblance subsiste, mais elle
est produite comme l'effet extérieur du simulacre, pour autant qu'il se
construit sur ses séries divergentes et les fait résonner. L'identité sub-
siste, mais elle est produite comme la loi qui maintient toutes les séries
dans chacune et fait receñir le tout. Dans le renversement du platonisme,
c'est la ressemblance qui se dit de la différence intériorisée, et l'identité,
du Différent comme puissance première. Le même et le semblable n'ont
plus pour essence que d'être simulés, c'est-à-dire d'exprimer le fonction-
nement du simulacre. C'est le triomphe du faux prétendant. Il simule
et le père et le fiancé, dans un étrange inceste qui défait l'ordre des par-
ticipations. Mais le faux prétendant ne peut pas être dit faux par rap-
port à un modèle supposé de vérité, pas plus que la simulation ne peut
être dite une apparence. Il s'agit du faux comme puissance, Pseudos,
au sens où Nietzsche dit : la plus haute puissance du faux. Le simulacre
fait tomber sous la puissance du faux (sous sa propre puissance) et le
Même et le Semblable, et le modèle et la copie. Il rend impossible et la
fixité de la distribution, et la détermination de la hiérarchie. Il instaure
le monde des distributions nomades ou des anarchies couronnées. Loin
d'être un nouveau fondement, il engloutit tout fondement, il assure un
universel effondrement, mais comme événement positif et joyeux, comme
effondement : « derrière chaque caverne une autre qui s'ouvre, plus pro-
fonde encore, et au-dessous de chaque surface un monde souterrain plus
vaste, plus étranger, plus riche, et sous tous les fonds, sous toutes les
fondations, un tréfonds plus profond encore » '
II y a un être de simulacres. Et c'est le point le plus secret dans le
renversement du platonisme - celui que Nietzsche a déterminé comme
étant l'éternel retour. S'il y a tant de malentendus concernant l'éternel
retour, c'est parce que, en lui, le contenu latent s'oppose au contenu
manifeste. Le contenu manifeste de l'éternel retour peut être déterminé
conformément au platonisme en général : il représente alors la manière
dont le chaos est organisé sous l'action du démiurge, et reçoit le sem-
blable, ou l'effet du Même. L'éternel retour en ce sens est le chaos vaincu,
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Renverser le platonisme
passer tout ce qui est. L'éternel retour n'a pas d'autre essence que l'Être
univoque. Il est l'univocité de l'être. L'être se dit en un seul et même sens
de tout ce dont il se dit - mais ce dont il se dit, c'est le simulacre, le
chaosmos. Mais ce dont il se dit diffère, intériorise la différence et la fait
diverger (le monde de la volonté de puissance comme « simulation »,
comme machine fantastique de Dionysos).
Nous pouvons définir la modernité par la puissance du simulacre.
Il appartient à la philosophie, non pas d'être moderne à tout prix (pas
plus que d'être intemporelle), mais de dégager de la modernité quelque
chose que Nietzsche désignait comme « l'intempestif », qui appartient
à la modernité même, mais qui doit être aussi retournée contre elle, « en
faveur (je l'espère) d'un temps à venir ». Aussi bien n'est-ce pas dans les
grands bois ni les sentiers, mais dans les villes et dans les rues, y compris
dans ce qu'il y a de plus factice en elles, que la philosophie s'élabore.
L'intempestif s'établit par rapport au plus lointain passé, dans le ren-
versement du platonisme, par rapport au présent, dans ]e simulacre
conçu comme le point de cette modernité critique, par rapport au futur,
dans l'éternel retour pensé comme croyance de l'avenir. Le factice et
le simulacre ne sont pas la même chose. Ils s'opposentjnême. Le factice
est toujours une copie de copie, qui doit être poussé jusqu'au point où
il change de nature et se renverse en simulacre. Le factice et le simulacre
s'opposent au cœur de la modernité, au point où celle-ci règle tous ses
comptes, comme s'opposent deux modes de destruction. Le simulacre est
destructeur dans la vie moderne, mais d'une toute autre manière que nos
destructions modernes : les deux nihilismes. Il y a une grande différence entre
subir ou instaurer un chaos qui nie, et affirmer le chaos lui-même. Dans
son livre admirable sur Rimbaud, Henry Miller commente : « II est des des-
tructions nécessaires ». Miller sait trouver le ton radical d'une prophétie
poétique philosophique - « et que d'histoires n'a-t-on faites sur ce simple
mot ! Il parlait alors de la destruction inséparable à toute création. Mais
les gouvernements détruisent sans la moindre excuse, et certainement
sans l'ombre d'une pensée créatrice. Ce que Rimbaud désirait, c'était de
voir disparaître les formes anciennes, dans la vie comme dans la litté-
rature. Ce que les gouvernements désirent, c'est de conserver le statu
quo, quelques massacres, quelques destructions que cela entraîne.... Je
ne pense pas qu'il aurait apporté sur le monde autant de destructions
que ne le firent ces honorables chefs. Il aurait gardé, si l'on peut dire,
une poire pour la soif. Il n'aurait pas tiré sa dernière cartouche. Il n'au-
rait pas perdu de vue le but, comme semblent l'avoir fait nos brillants
gouvernants. Quel qu'ait été le ratage de sa propre vie, je crois cependant
que, s'il en avait eu l'occasion, il aurait fait du monde un endroit plus
heureux. Je crois que le rêveur, si loin de la réalité qu'il puisse sembler
au vulgaire, est mille fois plus capable, plus créateur, que le prétendu
homme d'état. Tous ces incroyables projets que Rimbaud rêvait de
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Gilles Deleuze
mettre en pratique, et qui furent déjoués pour une raison ou pour une
autre, ont été depuis réalisés jusqu'à un certain point. Seulement il y
avait pensé trop tôt. Il voyait bien au-delà des espoirs et des rêves de
Phomme moyen ou de l'homme d'État. Il lui manquait l'appui de ceux-là
mêmes qui se plaisent à l'appeler un rêveur, eux qui ne rêvent qu'après
s'être endormis, jamais les yeux grands ouverts. Pour le rêveur, debout
au milieu de la réalité, tout arrive trop lentement, trop lourdement -
même la destruction... » - même la plus innocente de toutes les destruc-
tions, celle du platonisme.
Gilles Deleuze.
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