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LUC BENOIST

L’ÉSOTÉRISME ∗

INTRODUCTION

Le monde ne subsiste que par le secret.


Sepher HA-ZOHAR

On s'étonnera peut-être de trouver une étude sur l'ésotérisme dans une collection aussi moderne
que celle-ci, puisque la doctrine qu'elle propose est de celles que la science actuelle considère
comme archaïque et ne correspondant plus à un objet expérimentable ou précis. Cependant une pa-
reille position confondrait la raison, la science et la technique. Car s'il est logique de respecter les
principes de la raison, qui ne sont pas en cause, il ne l'est pas d'en restreindre les limites. « Tout sys-
tème est vrai dans ce qu'il affirme et faux dans ce qu'il nie », disait jadis Leibniz, un des fondateurs
du calcul infinitésimal. Toute négation ampute la réalité d'une partie du possible, que la science a
pour tâche d'éclaircir. Il n'est donc pas logique de la réduire à ses aspects rationnel et technique, si
valables soient-ils dans leurs domaines. L'histoire ancienne de l'homme primitif appartient, elle aus-
si, à la science. Et ne voit-on pas combien l'homme actuel, vivant et complet, demeure en grande
partie primitif et combien ses exigences restent archaïques et irrationnelles ? Du simple point de vue
technique, la machine la plus perfectionnée ne supprime pas l'outil originel ou la fonction primitive
qu'elle prétend remplacer. L'avion supersonique ne supprime pas l'usage de nos jambes. La machine
à calculer n'empêche pas le cerveau humain de raisonner comme il lui plaît. La chimie agricole doit
respecter la loi des saisons et la marche du soleil. La logistique la plus ambitieuse doit tenir compte
d'une sensibilité et d'une spiritualité qu'elle ne peut satisfaire. Morale, intuition, religion, contempla-
tion échappent à une mécanisation généralisée.
En revanche, une loi d'universel équilibre exige qu'en compensation de ce matérialisme général,
une liberté équivalente soit dispensée au pôle supérieur de l'esprit. L'ésotérisme constitue la disci-
pline qui peut remplir au mieux cette fonction d'équilibre. Son rôle consiste d'abord à faire com-
prendre les écritures sacrées des anciennes civilisations, aussi bien orientales qu'occidentales, qui
jusqu'ici ont pu paraître des arcanes incompréhensibles, alors qu'elles correspondaient à une réalité
permanente dont seule l'expression pouvait paraître archaïque et masquer l'actualité. Grâce à lui
nous pouvons saisir la nature de notre propre tradition et l'aspiration à laquelle elle répond. Ainsi les
hommes les plus modernes d'esprit, qui sont restés assez proches de leur nature originelle pour res-
pecter en eux un monde inconnu, deviendront aptes à comprendre un secret qui ne peut leur être
confié que par allusion.
Car la compréhension d'une discipline suppose l'acceptation préalable de son objet, de son lexi-
que, de sa méthode. Si l'on n'est pas disposé à suivre la « règle du jeu », à prêter un sens valable aux
textes les plus difficiles des traditions anciennes, à supposer une réalité derrière les symboles, une
vérité sous les apparences, en un mot si l'on est dupe des prestiges les plus superficiels, il est inutile


Première partie (« Perspectives générales ») de l'ouvrage L'ésotérisme, P.U.F., Paris, 1963.
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de persévérer dans une voie qui ne peut apporter que désillusion. Le chemin reste ouvert à ceux
dont la raison supérieure aura facilité son accès, comme à tous ceux qui auront soupçonné le vrai
sous ses plus surprenantes métamorphoses.
Dans une première partie, notre exposé prend pour guide l'œuvre de René Guénon, dont le lan-
gage rationnel et quasi mathématique, employé pour traduire des vérités suprarationnelles, joue le
rôle de simple symbole d'exposition. Sa perspective métaphysique sert d'introduction à une seconde
partie consacrée à l'aspect intérieur des principales religions du monde et à l'ésotérisme des métho-
des initiatiques qui s'y rattachent.

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PREMIÈRE PARTIE
PERSPECTIVES GÉNÉRALES

I. – Exotérisme et ésotérisme
Dans une perspective générale, on rencontre chez certains philosophes de la Grèce la notion
d'ésotérisme appliquée à un enseignement oral, transmis à quelques disciples choisis. Bien qu'il soit
difficile dans ces conditions d'en connaître la nature, il est permis de déduire de ces conditions mê-
mes que cet enseignement dépassait le niveau d'une philosophie et d'un exposé rationnel pour at-
teindre une vérité plus profonde, destinée à pénétrer de sagesse l'être entier du disciple, à la fois son
âme et son esprit. Tel paraît avoir été le but véritable des leçons de Pythagore, qui, à travers Platon,
sont venues jusqu'aux néo-pythagoriciens d'Alexandrie.
Cette conception de deux aspects l'un exotérique et l'autre ésotérique d'une même doctrine, en
apparence opposés et en réalité complémentaires, peut être généralisée, car elle se fonde sur la na-
ture des choses. Même lorsque cette distinction n'est pas ouvertement reconnue, il existe nécessai-
rement dans toute doctrine, d'un ordre un peu profond, quelque chose qui correspond à ces deux as-
pects, que traduisent les antithèses bien connues telles que l'extérieur et l'intérieur, le corps et la
moelle, l'évident et le caché, la grand-route et la voie étroite, la lettre et l'esprit, l'écorce et le noyau.
En Grèce même, la doctrine des philosophes avait été précédée dans cette voie par les mystères re-
ligieux, dont le nom même implique le silence et le secret. On sait que les mystes devaient jurer de
ne rien révéler au sujet des arcanes que les drames liturgiques des célèbres nuits d'Eleusis leur au-
raient permis de connaître et ils ont parfaitement tenu leur serment.
Plus généralement l'interdit qui frappe une connaissance d'un certain ordre présente des degrés
divers suivant sa nature. Ce peut être simplement un silence disciplinaire destiné à éprouver le ca-
ractère des postulants, comme le pratiquaient les pythagoriciens. Ou bien le silence peut protéger
des secrets techniques attachés à la pratique d'un métier, d'une science, d'un art et toutes les profes-
sions anciennes étaient dans ce cas. Leur exercice exigeait des qualifications précises et compor-
taient des recettes qu'il était interdit de divulguer.
D'autre part, et pour passer au-delà du sens littéral, l'obscurité d'une doctrine peut subsister mal-
gré une exposition très claire et très complète. Dans ce cas le caractère ésotérique découle de l'iné-
galité des esprits et d'une incompréhension de fait de la part des auditeurs. Une autre espèce de se-
cret tient au symbolisme de toute expression écrite ou parlée, surtout lorsqu'il s'agit d'un enseigne-
ment spirituel. Il restera toujours dans l'expression de la vérité quelque chose d'ineffable, le langage
n'étant pas apte à traduire les conceptions sans images de l'esprit. Enfin et surtout, le véritable secret
s'avère tel par nature et il n'est au pouvoir de personne de le divulguer. Il reste inexprimable et inac-
cessible aux profanes et on ne peut l'atteindre autrement qu'à l'aide de symboles. Ce que transmet le
maître au disciple ce n'est pas le secret lui-même, mais le symbole et l'influence spirituelle qui ren-
dent possible sa compréhension.
Ainsi la notion d'ésotérisme comporte-t-elle en définitive trois étapes ou trois enveloppes de dif-
ficultés croissantes. Le mystère est d'abord ce que l'on reçoit en silence, puis ce dont il est interdit
de parler, enfin ce dont il est difficile de parler. Le premier barrage est constitué par la forme même
de toute expression. C'est un ésotérisme « objectif ». Le second tient à la qualification imparfaite de
la personne à qui l'on s'adresse. C'est un ésotérisme « subjectif ». Enfin, le dernier voile qui cache la
vérité en l'exprimant tient à son caractère inscrutable par nature. C'est l'ésotérisme « essentiel » ou
métaphysique, dont nous entendons plus particulièrement traiter, puisque c'est grâce à lui que s'uni-
fient par l'intérieur toutes les doctrines traditionnelles.

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Il faut ajouter que s'il existe une corrélation logique entre exotérisme et ésotérisme, il n'y a pas
entre eux une équivalence exacte, puisque le côté intérieur domine le côté extérieur, qu'il intègre en
le dépassant, même si cet aspect extérieur a pris comme en Occident l'aspect religieux. L'ésotérisme
n'est donc pas seulement l'aspect intérieur d'une religion, car l'exotérisme ne possède pas toujours et
obligatoirement un aspect religieux et la religion n'a pas le monopole du sacré. L'ésotérisme n'est
pas non plus une religion spéciale à l'usage des privilégiés, comme on le suppose quelquefois, car il
ne se suffit pas à lui-même n'étant qu'un point de vue plus profond sur les choses sacrées. Il ne cons-
titue que le sens réel de l'exotérisme, que ce dernier soit religieux ou non. Dans la religion, toujours
exotérique, le caractère social domine. Elle est faite pour tous alors que l'ésotérisme n'est accessible
qu'à quelques-uns. Non pas par volonté, mais par nature. Ce qui est secret dans l'ésotérisme devient
mystère dans la religion. La religion est une extériorisation de la doctrine limitée à ce qui est néces-
saire au salut commun des hommes, ce salut étant une délivrance arrêtée au plan de l'être. Car la re-
ligion considère exclusivement l'être dans son état individuel et humain. Elle lui assure les condi-
tions psychiques et spirituelles les meilleures compatibles avec cet état, sans essayer de l'en faire
sortir.
Certes, l'homme en tant qu'homme ne peut se dépasser lui-même. Mais s'il peut atteindre une
connaissance et une délivrance qui sont des identifications, c'est qu'il possède déjà en lui un état
universel qui leur correspond. L'ésotérisme qui emprunte, pour se révéler à nous, comme nous al-
lons le voir, le canal méthodique de l'initiation a pour but de dégager l'homme des limites de son
état humain, de rendre effective la capacité qu'il a reçue d'accéder aux états supérieurs, grâce à des
rites rigoureux et précis, d'une façon active et durable.

II. - Les trois mondes


L'ésotérisme ne possède pas de vocabulaire particulier, sans quoi il ne serait pas ésotérique. Mais
il attache une signification spéciale à des termes qu'il emprunte à d'autres disciplines. Ces moyens
d'expression datent de l'époque où ils se sont fixés. Nous devons donc nous demander à quelle
conception du monde ils correspondaient dans l'esprit des contemporains et dans la science de ces
anciens temps.
Au-delà de la nature visible et sensible, les penseurs de l'Antiquité classique reconnaissaient
l'existence d'une réalité supérieure habitée par des énergies invisibles. Partant de l'homme qu'ils pla-
çaient naturellement au centre du cosmos, ils avaient divisé l'univers en un ternaire de manifesta-
tion, qui comprenait un monde matériel, un monde psychique et un monde spirituel dans une hiérar-
chie qui est restée longtemps à la base de l'enseignement médiéval. La place centrale et médiatrice
donnée à l'homme dans le cosmos s'explique par l'identité des éléments qui composent également
l'un et l'autre. Les pythagoriciens enseignaient que l'homme est un petit monde, un microcosme,
doctrine adoptée par Platon et qui est parvenue jusqu'aux penseurs du Moyen Age. Cette analogie
harmonieuse unissant le monde et l'homme, le macrocosme et le microcosme, ont permis à ces pen-
seurs de distinguer dans l'homme trois modes d'exister. Au monde matériel correspond son corps,
au monde psychique son âme et au monde spirituel son esprit. Cette tripartition a donné naissance à
trois disciplines : la science de la nature ou physique, la science de l'âme ou psychologie, la science
de l'esprit ou métaphysique, ainsi nommée parce que son domaine s'étend au-delà de la physique,
c'est dire de la nature. Notons tout de suite que l'esprit n'est pas une faculté individuelle, mais uni-
verselle qui est unie aux états supérieurs de l'être.
Cette division ternaire en esprit, âme et corps, aujourd'hui insolite, était commune à toutes les
doctrines traditionnelles quoique les limites respectives de leurs domaines ne coïncidassent pas tou-
jours exactement. On la retrouve aussi bien dans la tradition hindoue que dans la chinoise. La tradi-
tion juive formule explicitement cette tripartition au début de la Genèse où l'âme vivante est repré-
sentée comme résultant de l'union du corps avec le souffle de l'esprit. Platon l'adopte et après lui les
philosophes latins traduisent les trois mots grecs noûs, psyché, soma par trois termes équivalents
spiritus, anima, corpus.

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La tradition chrétienne hérita cette tripartition inscrite par saint Jean au début de son évangile,
source de l'ésotérisme chrétien. Car le ternaire Verbum, Lux et Vita, qu'il énumère, doit être rappro-
ché terme à terme des trois mondes spirituel, psychique et corporel, la lumière caractérisant l'état
psychique ou subtil, qui est celui de toutes les théophanies.
Saint Irénée distingue clairement la même division dans son traité de la Résurrection : « Il y a
trois principes de l'homme parfait, le corps, l'âme et l'esprit. L'un qui sauve et qui forme, c'est l'es-
prit. L'autre qui est uni et formé, c'est le corps. Puis un intermédiaire entre les deux- c'est l'âme.
Celle-ci parfois suit l'esprit et est élevée par lui. Parfois aussi, elle condescend au corps et s'abaisse
aux convoitises terrestres. » Cependant pour échapper au danger de prêter à l'âme un élément subti-
lement corporel, comme avait fait Platon, les docteurs chrétiens ont fini par rapprocher tellement
l'âme de l'esprit qu'ils les ont confondus. Ce qui devait aboutir au fameux dualisme cartésien de
l'âme et du corps, en même temps qu'à la confusion du psychique et du spirituel, entre lesquels notre
temps ne voit aucune différence dans la mesure où il en accepte encore la donnée. Pourtant, si l'âme
est médiatrice entre les parties inférieure et supérieure de l'être, il faut bien qu'il existe entre elles
une communauté de nature. C'est pourquoi saint Augustin et même saint Bonaventure supposaient à
l'âme un corps subtil suivant une doctrine traditionnelle que saint Thomas a écartée par crainte de
matérialiser l'âme.

III. - Intuition, raison, intellect


A cette hiérarchie de trois états correspondaient, chez l'homme, trois facultés destinées à en
prendre conscience d'une façon spécifique, l'intuition sensible pour le corps, l'imagination pour
l'âme (ou plutôt raison et imagination pour le complexe psycho-mental) et l'intellect pur ou intuition
transscendante pour l'esprit. L'intuition sensible et l'imaagination ne posent pas de problème, tandis
que le parallèle entre raison et intellect mérite quelque explication.
Le point de vue ésotérique ne peut être admis et compris que par l'organe de l'esprit qui est l'inn-
tuition intellectuelle ou intellect correspondant à l'évidence intérieure des causes qui précède toute
expérience. C'est le moyen d'approche spécifique de la métaphysique et de la connaissance des
principes d'ordre universel. Ici commence un domaine où il n'y a plus ni oppositions, ni conflits, ni
complémentarités, ni symétries, parce que l'intellect se meut dans l'ordre d'une unité et d'une conti-
nuité supra-individuelle et supra-rationnelle. C'est pourquoi Aristote pouvait dire que l'intellect est
plus vrai que la science et saint Thomas qu'il est l'habitus des principes ou le mode des causes. Plus
rigoureusement encore les spirituels arabes ont pu affirmer que la doctrine de l'Unité est unique. Le
point de vue métaphysique échappant par définition à la relativité de la raison implique en son ordre
une certitude. Mais par contre elle n'est ni exprimable, ni imaginable et relève de concepts unique-
ment approchables grâce aux symboles. Ce dernier moyen d'expression ne nie aucune réalité d'au-
cun ordre, mais il se les subordonne toutes par la puissance de ses arcanes. Les idées platoniciennes,
les invariants mathématiques, les symboles des arts anciens en constituent des exemples à des plans
divers de la réalité.
La science moderne au contraire a pour instrument dialectique la raison et pour domaine le géné-
ral. La raison n'est qu'un instrument lié au langage et utilisé à toutes fins, qui permet de respecter les
règles de la logique et de la grammaire sans impliquer ou garantir aucune espèce de certitude quant
à la réalité de ses conclusions et encore moins de ses prémisses. Car la raison n'est qu'un mode pu-
rement déductif et discursif, un habitus conclusionum, dit saint Thomas, qui ne remonte pas aux
causes. C'est un réseau aux mailles plus ou moins serrées, lancé sur le monde des phénomènes et
qui fait corps avec eux lorsque ceux-ci sont assez épais, mais qui les laisse passer et les ignore lors-
qu'ils sont plus subtils. Pour la science et la raison un fait non observé ou non mesurable n'existe
pas. Moins encore lorsqu'il s'agit d'autre chose que d'un fait. On comprend que la réalité ne puisse
être liée par la traduction grossière qui en est ainsi faite, ni limitée par une technique forcément pro-
visoire. La réponse que la raison nous donne - car elle n'est que réponse - dépend étroitement de la
question qu'on lui pose. Elle est conditionnée par elle dans son unité, sa mesure, son échelle. Toute
réponse est dans un certain sens contenue dans la question par les postulats qu'elle suppose. L'écho

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paraît ainsi le modèle de toute réponse « intelligente », comme la tautologie le modèle de tout rai-
sonnement rigoureux.
Au contraire la parole n'acquiert son sens profond que dans sa cause, comme écho d'une pensée
utilisant des mots anciens - qui sont des symboles - pour évoquer une réalité toujours actuelle, mais
devenue ésotérique par le matérialisme progressif de l'intelligence. La garantie de la vérité, ni la rai-
son, ni l'expérience ne peuvent nous la donner parce que cette expérience, exclusivement historique
et humaine est trop courte, trop récente, trop jeune, trop limitée, dans un univers qui a connu des
états bien différents et qui ne peut avoir avec elle aucune commune mesure. Elle ne tient pas compte
de la qualité spécifique des temps que seul peut lui révéler un témoignage direct, venu du plus loin-
tain des âges, c'est-à-dire d'une tradition.

IV. – La tradition
Il convient de comprendre ce que signifie ce concept de tradition généralement nié, dénaturé ou
méconnu. Il ne s'agit pas de couleur locale, de coutumes populaires, ni de mœurs curieuses collec-
tionnées par les folkloristes, mais de l'origine même des choses. La tradition, au sens précis du mot,
consiste dans la transmission innée et immanente de principes d'ordre universel, d'origine non hu-
maine, puisque l'homme ne s'est pas donné à lui-même ses propres raisons de vivre. L'idée la plus
proche, la plus capable d'évoquer ce que le mot signifie, serait celle d'une filiation spirituelle de
maître à disciple, d'une influence formatrice analogue à la vocation ou à l'inspiration, aussi consubs-
tantielle à l'esprit que l'hérédité au corps. Il s'agit là d'une connaissance intérieure, cœxistante à la
vie, d'une co-existence, et en même temps d'une conscience supérieure reconnue comme telle, d'une
co-science, à ce point inséparable de la personne qu'elle naît avec elle et constitue sa raison d'être. A
ce point de vue, l'être est complètement ce qu'il transmet, il n'existe que par ce qu'il transmet et dans
la mesure où il transmet. Indépendance et individualité apparaissent comme des illusions vitalistes
qui témoignent d'un éloignement progressif et d'une déchéance continue à partir d'un état extensif
de sagesse originelle, parfaitement compatible avec une économie archaïque.
Cet état originel peut être représenté par le concept de centre primordial dont le Paradis Terrestre
de la tradition hébraïque constitue un des symboles, étant compris que cet état, cette tradition et ce
centre constituent trois expressions de la même réalité. Grâce à cette tradition antérieure à l'histoire,
la connaissance des principes a été, dès l'origine, un bien commun à l'humanité qui s'est ensuite
épanouie dans les formes les plus hautes et les plus parfaites des théologies de la période historique.
Mais une déchéance naturelle, génératrice de spécialisation et d'obscuration, a creusé un hiatus
croissant entre le message, ceux qui le transmettent et ceux qui le reçoivent. Une explication devint
de plus en plus nécessaire, une polarité apparut entre l'aspect extérieur, rituel, littéral et le sens ori-
ginel, devenu intérieur, c'est-à-dire obscur et incompris. En Occident l'aspect extérieur, social ou
exotérique prit la forme religieuse. Destinée à la foule des fidèles, la doctrine s'est scindée en trois
éléments, un dogme pour l'intelligence, une morale pour l'âme et des rites pour le corps. Pendant ce
temps, et à l'opposé, le sens profond devenu ésotérique se résorbait de plus en plus dans des aspects
si obscurs qu'il fallut recourir aux exemples parallèles des spiritualités orientales pour reconnaître
leur cohérence et leur validité.
L'obscuration progressive de l'idée de tradition nous a longtemps empêché de comprendre le vrai
visage des civilisations anciennes, orientales et occidentales, et en même temps nous a interdit le re-
tour au point de vue synthétique qui était le leur. Seule la perspective des principes permet de tout
comprendre sans rien supprimer, de faire l'économie d'un nouveau vocabulaire, d'aider la mémoire
et de faciliter l'invention, d'établir des liaisons entre les disciplines en apparence les plus éloignées,
en réservant à celui qui se place en ce centre privilégié l'inépuisable richesse de ses possibilités, et
ceci grâce aux symboles.

V. - Le symbolisme
En lançant un pont entre le corps et l'esprit, les symboles permettent de rendre sensible tout
concept intelligible. Ils relèvent comme médiateurs du domaine psychique et possèdent par consé-
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quent un caractère duel, qui les rend capables de comporter un double sens et même des interpréta-
tions multiples et cohérentes, également vraies à différents points de vue. Ils impliquent un ensem-
ble d'idées en mode total et non analytique. Chacun peut les interpréter à n'importe quel niveau, au
gré de sa capacité. C'est moins un moyen d'expression qu'un mode d'exposition. Le symbole est un
genre dont les différentes variétés, mots, signes, nombres, gestes, graphismes, actions ou rites sont
des espèces. Tandis que la logique rationnelle de la grammaire est liée au sens physique et littéral,
les symboles graphiques ou « agis » sont synthétiques et intuitifs. Ils offrent des motifs d'évocation
indéfinie jusqu'à permettre des traductions en valeurs opposées et complémentaires. D'ailleurs, si
l'on pousse jusqu'au bout la recherche des origines, le sens littéral lui. même provient d'un premier
symbole dont l'image a été depuis longtemps effacée par l'inconscience de l'habitude.
La science des symboles est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de
réalité, naturelle et surnaturelle, la naturelle n'étant alors considérée que comme l'extériorisation du
surnaturel. La règle d'or du symbolisme énonce qu'une réalité d'un certain ordre peut être représen-
tée par une réalité d'un ordre moins élevé, tandis que l'inverse est impossible puisque le symbole
doit être plus accessible que ce qu'il représente. Cette règle découle de l'harmonie nécessaire au
maintien du monde pris à un moment donné, à un équilibre cosmique où chaque partie est homolo-
gue au tout. Ainsi, la partie symbolise la totalité, l'inférieur témoigne pour le supérieur et le connu
supplée à l'inconnu.
Le vrai symbolisme n'est pas arbitraire. Il jaillit de la nature qui peut être prise comme symbole
des réalités supérieures, ainsi que le pensaient les hommes du Moyen Age. Le monde leur paraissait
un langage divin ou plutôt, comme le disait Berkeley, « le langage que l'Esprit Infini parle aux es-
prits finis ». Les différents règnes de la nature collaborent à cet alphabet expressif. Les sciences tra-
ditionnelles comme la grammaire, les mathématiques, les arts, les métiers étaient employés comme
supports et moyens d'expression de la connaissance métaphysique en plus de leur valeur propre,
mais grâce à cette valeur. Toute action pouvait devenir le prétexte d'un symbole adéquat. Même les
événements de l'histoire témoignent en faveur des lois qui régissent la manifestation universelle.
Cette analogie est basée sur celle qui relie le microcosme et le macrocosme, sur l'identité de leurs
éléments et de leurs énergies.
Ajoutons enfin, pour la correcte application du symbolisme, que tout symbole doit être interprété
en sens inverse, quant à sa perspective formelle et non quant à sa signification intrinsèque, comme
l'image d'un objet dans un miroir ou un plan d'eau est inversée par rapport à l'objet qu'elle reflête,
sans que cet objet soit changé. Ce qui est le premier ou le plus grand dans l'ordre des principes de-
vient le plus petit ou le dernier dans l'ordre de la manifestation, ce qui est intérieur devient extérieur
et vice versa. En bref, le symbolisme est la clef qui ouvre les secrets, le fil d'Ariane qui relie les dif-
férents ordres de réalité. C'est par lui que nous raisonnons, que nous rêvons, que nous sommes,
puisque l'hérédité à tous les degrés est aussi un cas de symbolisme, de même que l'analogie des lois
physiques et psychiques. Toute manifestation est un symbole de son auteur ou de sa cause. Ainsi le
symbolisme n'est-il pas seulement comme on le suppose la fantaisie poétique d'une école littéraire
ou une qualité surajoutée aux choses. Il fait corps avec la réalité même qu'il s'efforce d'exprimer
grâce à son élément le plus essentiel et le plus caché, sa forme, son rythme, son geste. Le symbo-
lisme n'est qu'un cas particulier de la science du rythme entendue dans sa plus grande généralité,
geste créateur qui se place à l'origine des autres manifestations vues, entendues et vécues et que pré-
tend reproduire tout rite traditionnel.

VI. - Rite, rythme et geste


Le rythme se cache au cœur de toute manifestation, de toute activité profonde de l'être - ou de
chaque chose car rien n'est inerte - de même que l'hérédité commande la formation des vivants et
l'habitus intellectuel la formation des cerveaux. Il constitue l'ossature nombrée de la nature entière,
de toute existence à commencer par la corporelle. L'homme est un transformateur de rythmes. De la
naissance à la mort il est emporté dans un courant d'ondes mouvantes où les grands cycles des an-
nées, des saisons et des jours déterminent la courbe de sa vie. L'homme aime les rythmes et il cher-

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che avec avidité leur perception. Il rencontre en eux l'assouvissement d'un besoin fondamental, celui
d'une communication avec l'ambiance du monde, d'une harmonie avec la nature, d'une paix avec
lui·même.
L'acte intellectuel que l'on appelle compréhension, ou même connaissance, consiste dans le rap-
pel d'un souvenir qui couvre la nouveauté du manteau du connu, sous le voile d'une image com-
mune, c'est-à-dire d'un rythme commun. Le signe sensible met en branle une réaction d'habitude
grâce à laquelle le redoutable et l'insolite seront tolérés, acceptés, digérés. Ils seront compris, bien
qu'en fait ils ne nous révèlent rien de plus qu'à leur première rencontre. L'inattendu est effacé sous
la magie du rythme et de l'habitude.
Le caractère essentiel du rythme consiste dans la dualité complémentaire de ses phases, dans une
alternance où elles se succèdent, se compensent autour d'un point d'équilibre, qui est aussi un point
de départ et d'arrivée. Ce point central, maintenu par le rythme, est créateur d'une forme grâce à une
fréquence efficace et de moindre effort qu'il sert à établir. Les ondes de cette vibration équilibrée se
propagent par une correspondance subtile au-delà du corps physique, dans la forme psychique, où
elles établissent un état d'harmonie et de sérénité nécessaire à l'obtention des états supérieurs de
l'être. Ces deux phases sont perceptibles dans les mouvements alternés de la respiration et du
rythme cardiaque sur lesquels s'appuient la plupart des rites de réalisation métaphysique.
Ces rites constituent des procédés qui permettent de participer aux forces collectives émanant de
chaque tradition encore vivante. Ce sont par exemple les mantras hindous, les dhikrs musulmans,
les danses sacrées, les hymnes et les chants, les prières psalmodiées, les oraisons du cœur, qui met-
tent le corps et l'âme du récitant en rapport avec le rythme de la collectivité dont il fait partie, et
aussi avec le rythme du monde, que Platon appelait la musique des sphères. Tout rite provoque,
comme tout acte accompli conformément à l'ordre, la transmutation des éléments subtils de l'être
humain et il facilite son retour à l'état de simplicité originelle qui est l'état paradisiaque. Le rite est
basé sur une conception intemporelle de l'action, stabilisée dans un éternel présent, où tout peut se
répéter, non pas à la façon dont la science moderne suppose qu'une expérimentation est possible,
mais plus valablement encore, puisqu'une répétition rigoureusement identique exige une « sortie
hors du temps », ce que seul le rite peut accomplir.

VII. – L’initiation
L'initiation destinée à guider le postulant sur la voie d'une réalisation personnelle, consiste essen-
tiellement dans la transmission d'une influence spirituelle. Cette « bénédiction » est conférée par un
maître, lui-même initié, à un disciple grâce à la chaîne ininterrompue, à la filiation effective qui rat-
tache le maître initiateur au début de la chaîne et au commencement des temps. Tout rite d'initiation
comporte des gestes symboliques qui témoignent d'une filiation originelle, par exemple le baiser de
l'initiateur qui transmet ainsi à l'initié le souffle de l'influence spirituelle qui a présidé à la création
du monde. L'initiateur lorsqu'il accomplit des gestes semblables n'agit pas en tant qu'individu, mais
comme un anneau de la chaîne, comme transmetteur d'une force qui le dépasse et dont il n'est qu'un
modeste suppôt.
Pour devenir effective, l'initiation exige de la part de l'initiable trois conditions : une qualifica-
tion complète, une réception régulière et une réalisation personnelle. Le postulant doit d'abord pré-
senter certaines qualifications physiques, morales et intellectuelles. Car l'initié s'appuie sur une in-
dividualité qui, tout en comportant des limites, doit les offrir les moins étroites possibles. Le but
étant la conquête active des états supérieurs, ou si l'on veut une communion avec le Soi, principe de
tous les états, exige une harmonie absolue de l'âme, une maîtrise parfaite de la sensibilité, un équili-
bre complet de tous les éléments de l'individualité. Cette exigence écarte tous ceux que frappe un
défaut corporel ou une imperfection psychique qui deviendrait un obstacle sur la voie difficile qu'ils
désirent aborder, même si ces anomalies provenaient d'un accident. Car tout ce qui arrive à un être
lui ressemble et aucun événement ne pourrait l'atteindre s'il n'y avait pas entre eux une communauté
de nature. Les conditions les plus impératives pour recevoir l'initiation peuvent se résumer en quatre

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points : la pureté du corps, la noblesse des sentiments, l'ampleur de l'horizon intellectuel et la hau-
teur de l'esprit.
L'initiation doit être octroyée par un maître qualifié, que les hindous nomment gourou (ou vieil-
lard), les orthodoxes géron, qui a le même sens, et les musulmans sheikh, et qui joue à l'égard du
disciple le rôle d'un père spirituel, l'initiation étant une seconde naissance. Ce maître le suivra dans
les difficultés d'application de la méthode. Quant aux connaissances théoriques, chaque organisation
a sa méthode pour en dispenser l'étude.
L'initiation une fois reçue, n'est encore que virtuelle. Elle doit être effectivement valorisée par un
travail personnel puisque chacun porte en lui-même son propre maître. Ce travail a pour but de ré-
aliser les états qui forment la personnalité. Cette notion des états supérieurs est tellement étrangère à
la mentalité moderne qu'elle exige un minimum d'explications. Tout individu même envisagé dans
la plus grande extension de ses capacités, n'est pas un être complet, mais seulement un état particu-
lier de la manifestation d'un être, occupant une certaine place dans la série indéfinie des états possi-
bles d'un être total. Car l'existence, dans son unicité indivisible, comporte des modes indéfinis de
manifestation et cette multiplicité implique corrélativement pour un être quelconque une multiplici-
té également indéfinie d'états, dont chacun doit se réaliser dans un degré déterminé de l'existence.
Par exemple, ce qu'il y a de corporel dans le moi n'est que la modalité physique d'une individua-
lité particulière qui n'est qu'une condition limitée parmi une multitude de conditions existentielles.
L'Existence elle-même dans son ampleur concerne seulement ce qu'on pourrait appeler une possibi-
lité de manifestation, alors que la Possibilité Universelle, suivant un concept de Leibniz, comporte
également des possibilités de non-manifestation, pour lesquelles la notion d'existence qui relève de
la cosmologie, ou même celle de l'être, qui relève de l'ontologie, cessent d'être adéquates. La Possi-
bilité Universelle relève de la seule métaphysique.
Si l'on préfère utiliser la terminologie hindoue on dira que le moi ou l'individualité n'est qu'un
aspect transitoire et particulier du Soi ou de la personnalité, qui en est le principe transcendant. Ceci
doit être étendu dans les trois mondes et concerne non seulement les états de manifestation indivi-
duelle qui dépendent d'une forme, mais les états supra-individuels et subtils et plus encore les états
de non-manifestation ou états possibles que l'Unicité du Soi englobe dans son universelle totalité.
Cette multiplicité indéfinie des états de l'être, qui correspond à la notion théologique de la Toute-
Puissance divine, est une vérité métaphysique fondamentale, la plus haute qu'il soit possible de
concevoir.
Si la réalisation des états supérieurs peut être considérée comme accessible à quelques privilé-
giés, c'est grâce à l'analogie qui existe entre le processus de la formation du monde et le dévelop-
pement spirituel d'un être, en sens inverse bien entendu puisque cette voie est celle d'un retour au
principe.
Au point de vue universel, le monde se présente sous trois aspects, un état de non-manifestation
représentant la Possibilité Universelle, un état de manifestation informelle ou subtile qui représente
l'Ame du Monde et un état de manifestation formelle ou grossière qui est celui du monde substantiel
des corps. La création du monde apparaît comme une mise en ordre du chaos ou comme la consé-
quence d'un « ordre » divin, que la Bible présente comme un Fiat Lux, puisque la lumière a toujours
accompagné les théophanies et que l'ordre s'identifie avec la lumière. Le rayon céleste de cet « or-
dre » ou de cette « influence » spirituelle a provoqué au centre du double chaos de la nature une vi-
bration lumineuse qui a séparé les « eaux inférieures » des « eaux supérieures », c'est-à-dire le
monde formel de l'informel, le manifesté du non-manifesté, séparation décrite au début de la Ge-
nèse. La surface des eaux, au plan de leur séparation, marque l'état où s'opère le passage de l'indivi-
duel à l'universel, plan où se reflète le rayon céleste de l'illumination.
Car, comme le Fiat Lux divin, l'influence spirituelle transmise au postulant illumine le chaos té-
nébreux de ses aptitudes individuelles. Cette étincelle de lumière intelligible s'irradie dans tous les
sens à partir du centre de l'être, représenté par son cœur et elle réalise le parfait épanouissement de
ses possibilités. Cette action invisible est figurée dans les différentes traditions comme l'épanouis-
sement d'une fleur, rose ou lotus, sur la surface des eaux. Ainsi le rythme cosmique transmis par le

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rite initial, se répercute dans la vie d'un homme dont la fonction consistera à suivre et à parfaire le
plan divin. C'est au moment où il comprend cette finalité que le futur initié devient digne de rece-
voir l'initiation. Elle se réalise grâce au développement des possibilités déjà incluses dans sa nature.
Car aucun mystère ne vient d'ailleurs. Et suivant la célèbre formule hindoue : « Ce qui est ici est
là·bas et ce qui n'est pas ici n'est nulle part. »

VIII. – Le centre et le cœur


Toute transmission régulière d'une influence spirituelle provient d'un centre qui se rattache par
une chaîne ininterrompue au centre primordial lui-même. Géographiquement parlant, il existe des
lieux qui sont plus aptes que d'autres à servir de support à cette influence. Une géographie sacrée
très précise a déterminé la situation des sanctuaires qui s'y sont développés ultérieurement et qui
comptent parmi les plus illustres de l'histoire, comme Delphes, Jérusalem ou Rome pour nous bor-
ner à l'Occident. Le rattachement des temples au centre primordial a été symbolisé par leur orienta-
tion rituelle et par les pèlerinages qui, y étant attachés, constituaient autant de « retours au centre ».
A l'origine des temps, les montagnes consacrées par les théophanies représentaient le centre du
monde de chaque tradition, comme le Mérou l'a été pour l'Inde. Sur ces montagnes furent élevés les
premiers autels et célébrés les premiers sacrifices. Des pierres levées, des bétyles, furent, à l'image
des monts, considérés comme des réceptacles de la divinité. On connaît en ce genre l'Omphalos de
Delphes, centre spirituel de la Grèce, auprès duquel vaticinait la Pythie, possédée par la présence du
dieu. Plus tard, les temples se cachèrent au sein de la montagne dans des cavernes naturelles ou arti-
ficielles. Ce renversement de position et de rapport entre la montagne et la caverne s'effectua quand
une obscuration progressive de la tradition transforma le lieu céleste en lieu souterrain, lorsque la
caverne devint le lieu des initiations et des mystères.
Il existe autant de centres dérivés que de traditions. Ils se rattachent tous à une Terre Sainte,
siège de la Tradition Primordiale, une contrée suprême, suivant le sens du mot Paradesha, dont les
Chaldéens ont fait Pardes et les Occidentaux Paradis. Cette contrée suprême prendra dans les diffé-
rentes traditions bien des apparences, un jardin, une ville, une citadelle, une île, un temple, un pa-
lais... Comme son origine est polaire, elle sera aussi le Pôle ou l'Axe du Monde. On la nommera
également Terre Pure, Terre d'Immortalité, Terre dei Vivants, Terre du Soleil...
Considérée géométriquement comme origine de l'étendue ou biologiquement comme germe irra-
diant dans un geste rythmique la manifestation tout entière, cette Terre, ce centre, qui symbolise un
état, est un point de départ pour la genèse des lieux, des temps et des états. En ce lieu privilégié où
se reflète le rayon céleste de l'influence d'en haut, les oppositions sont résolues, les contraires uni-
fiés. Point de départ et d'arrivée, origine et accomplissement, principe et fin, il est l'Invariable Mi-
lieu de la tradition chinoise, la Station Divine de l'ésotérisme islamique, le Saint Palais de la Kab-
bale, où la présence Divine, la Shekinah, se cache dans le tabernacle.
L'état primordial qui correspond au Paradis, c'est celui d'Adam dans l'Eden, première étape de la
réalisation des états supérieurs.
L'attribut essentiel des centres qui correspond à l'équilibre physique des corps et des énergies, à
l'harmonie des âmes, c'est la Paix de l'esprit, la Grande Paix de l'Islam, la Paix Profonde des Rose-
Croix, cette Pax inscrite au seuil de tous les monastères bénédictins. « Si la vraie raison des choses
est invisible et insaisissable, dit un texte chinois, seul l'esprit en état de simplicité parfaite peut y at-
teindre dans une contemplation profonde, au point central où les oppositions sont résolues dans un
rigoureux équilibre. »
Cette connaissance vraie est possible parce que, suivant le mot d'Aristote, elle est une identifica-
tion. La conscience s'identifie à son objet surnaturel. Ce serait impossible si l'homme véritable
n'était pas en quelque mesure plus qu'un homme apparent, grâce au principe immuable qui constitue
son essence et qui traditionnellement est situé en son cœur. Car si la connaissance indirecte et dis-
cursive dépend du mental et de la raison, la connaissance effective et directe qui relie l'être aux états
supérieurs dépend du « cœur intelligent », qui n'est pas une faculté individuelle, mais universelle

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comme son objet. Du point de vue « microcosmique » toutes les traditions situent le centre de l'être
dans « la caverne du cœur ». Le cœur est l'organe de la connaissance, alors que l'organe de l'amour
spirituel est le souffle de l'esprit, le pneuma, à cause de son lien avec la vie. Dans le cœur se cache
le principe divin indestructible nommé luz par la tradition hébraïque. C'est l'embryon de l'Immortel
de la tradition chinoise auquel l'âme reste attachée quelque temps après la mort.
Comme ils le montrent plus explicitement que tous les autres, les rites tantriques hindous révè-
lent que le travail initiatique consiste dans la transformation, dans la résorption progressive de
l'énergie subtile de l'homme à travers les différents centres (ou chakras) de son corps, situés le long
de la colonne vertébrale, en des lieux d'ailleurs inlocalisables, mais liés au corps même par la mys-
térieuse vertu des nerfs et du sang. Cette énergie parvient jusqu'au « centre du commandement »,
situé entre les deux yeux, centre qui se rapporte au « sens de l'éternité » et à l'œil invisible de la
connaissance. C'est là que l'être reçoit le commandement de son maître intérieur, qui s'identifie avec
l'Atma hindou, au Soi, détermination primordiale et non particularisée du Principe que l'on peut
nommer l'Esprit Universel. Grâce à lui l'être parvient à la perfection de l'état humain avant de dé-
passer celui-ci.

IX. - Grands et petits Mystères


Les étapes de l'initiation comportent une hiérarchie variable de degrés dont il est commode
d'emprunter aux mystères antiques leur terminologie, parce qu'elle est susceptible d'une application
plus générale. Nous distinguerons avec eux les Petits Mystères, les Grands Mystères et l'Adeptat
(ou Epoptie) considérés comme les trois étapes d'une initiation complète.
Les petits mystères avaient pour objet de montrer aux mystes les lois du devenir qui comman-
daient la cosmologie et de restituer l'état primordial. Ils constituaient une préparation pour les
grands mystères, à qui était réservé le domaine métaphysique. Ils comportaient surtout des rites de
purification par les éléments que l'on appelle quelquefois « voyages » ou « épreuves ». Le myste
devait être ramené à une simplicité comparable à celle de l'enfant, de la matière première alchimi-
que, ce qui le rendait capable de recevoir ensuite l'illumination initiatique. L'influence spirituelle
que porte cette lumière ne doit rencontrer aucun obstacle dû à des préformations inharmoniques.
Dans le langage de la Kabbale cette purification correspond à la dissolution des écorces et en lan-
gage maçonnique au dépouillement des métaux, écorces et métaux figurant les résidus psychiques
des états antérieurs qu'il convient de dépasser. Les premières épreuves permettaient à l'initié
d'échapper au domaine sensible, sans sortir pour autant de la nature. Suivant un symbolisme géomé-
trique emprunté à l'Islam, cette première libération affranchit l'être dans le sens horizontal de «
l'ampleur » et elle a pour effet de restaurer l'état de l'Homme Primordial qui s'identifie à l'Homme
Véritable du taoïsme. L'individu demeure un homme, mais il est libéré dans son esprit du temps et
de la multiplicité.
Aux grands mystères étaient réservés les buts proprement spirituels et la réalisation des états su-
périeurs informels, conditionnés et non conditionnés, jusqu'à la délivrance de ce monde et l'union
avec le Principe, but que les traditions nomment de noms divers : vision béatifique, lumière de
gloire, identité suprême. Le développement de cette seconde étape s'effectue dans le sens vertical de
« l'exaltation », jusqu'à un état que l'Islam nomme celui de « l'Homme Universel » et le taoïsme ce-
lui de « l'Homme Transcendant ». Tandis que l'Homme Primordial constitue l'aboutissement et la
synthèse des règnes de la nature, l'Homme Universel peut être identifié avec le Principe même de la
manifestation tout entière.
Si l'on demande comment peut se justifier la prétention de communiquer avec les états supé-
rieurs, on peut répondre qu'il'y a là une prise de possession d'un trésor intérieur qui appartient vir-
tuellement à tout homme doué. Ensuite que ces états sont garantis par l'existence de dons corres-
pondant à ce que l'on nomme généralement révélation et inspiration. Ce qui apparaît extérieurement
comme révélation se manifeste intérieurement comme inspiration. Les moyens efficaces se répartis-
sent en deux phases, le détachement et la concentration, étant entendu qu'il ne peut y avoir de
concentration sans préalable détachement.

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Revenons aux mystères antiques qui permettent d'intéressants aperçus sur le processus initiati-
que. Le postulant subissait un jeûne sévère avant d'aborder les purifications par les éléments qu'il
subissait nu et en silence. Les épreuves revêtaient la forme de voyages successifs, mis respective-
ment en rapport avec les différents éléments, voyage sous la terre, puis à la surface des eaux, enfin
dans l'air par une ascension céleste. L'exploration souterraine figurait une descente aux Enfers,
c'est-à-dire aux états inférieurs de l'être. On connaît le sens de cette katabase destinée à récapituler
les états précédant l'état humain et permettant au myste d'épuiser les possibilités inférieures qu'il
porte en lui, avant d'aborder l'ascension ultérieure. L'initiation étant considérée comme une seconde
naissance, cette descente infernale figurait une mort au monde profane. Le changement d'état se
passait dans les ténèbres, comme toute métamorphose, et en même temps le myste recevait un nom
nouveau représentant sa nouvelle entité. Mort et renaissance ne constituaient que les deux phases
complémentaires d'un même changement d'état vu de deux côtés opposés.
La seconde naissance étant une régénération psychique, c'est dans l'ordre psychique que s'effec-
tuaient les premières étapes du développement initiatique. Le stade crucial, l'état-charnière, se pla-
çait au moment du passage de l'ordre psychique à l'ordre spirituel que réalisaient les grands mystè-
res. C'était là une troisième naissance qui représentait une libération hors du cosmos et qui était
symbolisée par une sortie hors de la caverne. Aux mystères d'Eleusis, l'union finale avec la divinité
était figurée par une hiérogamie célébrée entre le hiérophante et la déesse, personnifiée par une prê-
tresse. Le fruit de cette union était annoncé sous le nom du myste lui-même, intégré dorénavant
dans la famille des « fils du ciel et de la terre » comme le disaient les tablettes orphiques. Un an
après, les mystes pouvaient accéder au rang d'épopte, c'est-à·dire de contemplatif ou d'adepte, ce
qui consacrait leur état virtuel d'union permanente avec la divinité.

X. - Les trois voies. Castes et métiers


Dans son chemin de retour vers sa patrie céleste, comme disait Plotin, chaque être suit d'abord un
chemin strictement individuel. Au début, il existe une indéfinité de voies particulières. Cette multi-
plicité, qui obéit à une nécessité de fait et de méthode, ne s'oppose pas à l'unité de la doctrine. Les
voies individuelles finissent par se joindre suivant une affinité de fonction et de nature. La tradition
hindoue distingue finalement trois voies principales ou margas, la voie de l'action (karma), celle de
la dévotion (bhakti) et celle de la connaissance (jnana). Elles se réduisent pratiquement à deux, car
les deux premières relèvent des petits mystères et de l'initiation royale, tandis que la dernière repré-
sente les grands mystères et l'initiation sacerdotale. Il existe entre ces trois voies et les trois castes
principales hindoues une correspondance naturelle qu'il ne faudrait pas limiter à l'Inde. On trouve
dans toute société une distinction analogue à celle des castes hindoues, puisque celles-ci expriment
des fonctions universellement remplies, quelle que soit la société, une fonction d'enseignement et
d'information, qui dans l'Inde appartient à l'autorité des brahmanes, une fonction régulatrice d'admi-
nistration et de justice qui relève de la caste guerrière des chevaliers (kshatrya) et du pouvoir royal,
enfin une fonction économique d'échange d'argent et de marchandises, qui dépend de la caste des
marchands et artisans (vaishya) pour qui étaient réservées des initiations de métiers.
Or il est remarquable que dans l'ancienne Rome le dieu Janus (identique au Ganesha hindou),
qui était le dieu des corporations d'artisans, ait également présidé aux mystères. Ses attributs essen-
tiels étaient les deux clefs d'or et d'argent de l'autorité spirituelle et du pouvoir temporel. La clef d'or
était celle de l'initiation sacerdotale et des grands mystères. La clef d'argent celle de l'initiation
royale et des petits mystères. C'est en qualité de maître des temps que Janus possédait ces attribu-
tions déterminées par le lien qui réunit le travail au rythme des jours, puisque à l'origine, le travail
exclusivement agraire était commandé par le retour des saisons, ce que faisait comprendre le fa-
meux épisode de l'épi de blé que Déméter montrait aux mystes en silence. Janus ouvrait donc et
fermait le cycle du temps, ce qui demeure l'attribut le plus redoutable de la Papauté, héritière des
deux clefs symboliques. C'est pourquoi les corporations célébraient en l'honneur de Janus les deux
fêtes solsticiales d'hiver et d'été, qui s'identifient encore aujourd'hui avec les deux Saint-Jean, célé-
brées aux mêmes solstices. Comme le travail agricole, toute science, tout art, tout métier peut servir

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la réalisation de l'homme dans son déroulement temporel. Nous retrouvons ici la même correspon-
dance entre l'ordre cosmique et l'ordre humain, entre la réalisation d'un être et le train du monde, qui
constituait le secret des initiations antiques. Toute activité exercée sur le monde extérieur lorsqu'elle
dérive des principes et qu'elle est transposée spirituellement peut devenir un rite susceptible d'une
profonde répercussion sur celui qui l'accomplit. C'est pour lui le meilleur moyen et quelquefois le
seul de participer effectivement à sa propre tradition.
Ainsi envisagé, le métier devient un sacerdoce et une vocation dans le vrai sens du mot appel.
C'est l'accomplissement par chaque être d'une activité conforme à sa nature, qui servira de base à
son initiation, puisque celle-ci doit partir de l'individu. La qualification initiatique se confondra
alors avec la qualification professionnelle.
Mais l'initiation qui prend le métier pour support aura une répercussion sur son exercice. L'œuvre
née du métier deviendra le champ d'application d'une connaissance, son expression adéquate et
symbolique. Elle pourra devenir un chef·d'œuvre pour employer le mot dans son plein sens, lors-
qu'il est donné à un ouvrage rituel exécuté à la fin de l'apprentissage d'un artisan initié.
Dans l'Inde, la fonction sociale était déterminée par les qualités héréditaires. Le système des cas-
tes, fondé sur la nature profonde et les dons de l'homme, est une libération et les erreurs d'applica-
tion du principe ne doivent pas en diminuer la valeur. Les avantages sautent aux yeux. La caste ex-
clut la concurrence et le chômage, répartit le travail, garantit sa qualité, le rend agréable et facile.
On arrive avec elle à une qualification quasi organique, difficilement réalisable d'une autre façon, et
qui assure la transmission des secrets techniques de père à enfant. La stabilité du système est telle
que les seules organisations initiatiques qui subsistent encore en Occident dérivent des initiations de
métiers. C'est le Compagnonnage et la Maçonnerie, qui étaient à l'origine des initiations artisanales.

XI. - Les contes populaires


L'initiation était généralement réservée aux individus des trois premières castes, du moins dans
l'Inde. Il fallait bien que ceux qui n'y étaient pas admis, les femmes, les enfants, les étrangers, les
hors-castes, puissent avoir accès à la tradition du pays où ils vivaient. Or, les doctrines sacrées
transmises oralement ont traversé les siècles sous deux formes bien différentes, une forme sacerdo-
tale conservée par les prêtres comme la Bible ou les Védas, et une forme populaire demeurée orale
jusqu'à nos jours et qui s'exprime dans les contes et les mythes, ces symboles incompris. Ce que
contiennent ces légendes ce ne sont pas, comme on le croit, des fabulations enfantines, mais un en-
semble de données de caractère doctrinal qui couvre la sagesse des anciens âges sous une fable pré-
servée de toute déformation par son obscurité même. Ce rôle des contes fut si efficace que tous les
peuples du monde possèdent des versions des mêmes thèmes, dont on a dressé des répertoires. Ces
récits ne proviennent pas comme le suppose une théorie à la mode d'un inconscient collectif, mais
ils constituent une mémoire ancestrale, ce qui est justement l'inverse. Car cette mémoire subcons-
ciente forme le résidu incompris d'une conscience supérieure.
Il n'est pas très difficile de reconnaître dans la séquence des contes les thèmes initiatiques que
nous avons esquissés. Dans toutes les traditions il est fait allusion à quelque chose qui aurait été
perdu ou caché à une certaine époque. C'est par exemple le soma des Hindous, le haoma des Perses,
la prononciation du nom divin d'Israël, la parole perdue de la Maçonnerie, le vase sacré de la lé-
gende du Graal, le dieu caché d'Isaïe, la Pierre Philosophale des alchimistes, l'Eau de Jouvence des
mythes et même le Paradis Perdu de la Bible, qui en révèle justement la signification puisqu'il s'agit
de l'état primordial, du sens de l'éternité, du lien avec la tradition qu'il convient de renouer, d'une
vérité plutôt cachée que perdue.
Dans les contes, il arrive que le héros doit, lui aussi, aller à la recherche d'un pays inconnu, d'un
objet caché ou d'une fiancée disparue. Aidé d'appuis surnaturels, il réussit à vaincre les obstacles et
parvient au but de son voyage qui retrace le processus des épreuves initiatiques. Le héros est sou-
vent un jeune homme ou le plus jeune de trois frères ou mieux encore un enfant qui rappelle l'état
d'enfance des mystères. Au lieu d'avoir à rechercher un trésor ou une fiancée, il arrive que le héros
doit se retrouver lui-même, lorsqu'il a subi une métamorphose animale, et la transformation n'en est

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que plus parlante. Ou bien il a seulement perdu une partie de son corps ou une faculté spéciale, gé-
néralement la voix, la vue, l'intelligence, la jeunesse, la beauté. Mieux encore, il est parfois en quête
de son cœur ou de la lumière.
Le héros n'est jamais abandonné à ses seules forces et il jouit d'une aide surnaturelle, soit qu'il ait
été doué à sa naissance par les « fées », soit qu'il reçoive le secours de personnages puissants ou de
génies représentant une influence spirituelle. Cette influence est quelquefois attachée à un objet ma-
gique, eau de Jouvence, eau de vie ou de mort, qui représente la boisson d'Immortalité. Mais surtout
la puissance lui est concédée sur les trois mondes, grâce à trois attributs classiques qui sont par
exemple ceux d'Hermès, le pétase, le caducée et les talonnières, qui dans l'initiation royale se trans-
forment en couronne, sceptre et souliers, remplacée dans la consécration chevaleresque par le
heaume, l'épée et les éperons. Dans nos contes, le modeste héros populaire se contente du bonnet
qui rend invisible, du bâton qui rend invincible et des bottes qui donnent le pouvoir d'omniprésence.
Il est souvent question dans les contes d'un « langage des oiseaux » dont la connaissance révèle
au héros les choses cachées. Ce langage est proprement la langue poétique, qui est traditionnelle-
ment celle des dieux et des anges. Comprendre la langue des oiseaux signifie avoir atteint le plus
haut degré de connaissance et de sagesse. Siegfried après avoir vaincu le dragon, c'est-à-dire les
forces inférieures, comprend le langage des oiseaux. Il existe d'ailleurs, entre l'âge du héros, le lieu
de l'action et les porteurs d'influences, une correspondance particulière. Les démons, les serpents,
images des états inférieurs, habitent une sombre forêt, fréquentée par de vieux magiciens. Les oi-
seaux au contraire sont les hôtes des jardins, c'est-à-dire de l'Eden, et favorisent les jeunes gens.
On sait que la première et nécessaire étape de toute initiation consiste dans une mort virtuelle.
Cette mort est représentée dans les contes de bien des façons. D'abord par une mort corporelle.
Dans ce cas le héros est tué et coupé en morceaux, comme Dionysos et ses os servent à un être «
doué » pour le ressusciter jeune et beau. Ou bien le héros se perd dans le monde infernal, représenté
comme une grotte, un palais souterrain, une sombre forêt, le fond d'un lac ou une chambre interdite
comme dans Barbe-Bleue, qui sont des symboles équivalents. La mort peut être remplacée par une
déchéance dans la hiérarchie des états, représentée par exemple par la perte d'un œil, comme dans le
récit du Calender des Mille et Une Nuits, perte qui signifie celle de l'intelligence.
Passons sur les épreuves ou voyages, pour arriver au but de la quête qui consiste dans la prise
d'un objet merveilleux, telle la Toison d'Or de Jason, le Graal de Perceval, les Pommes d'Or ou la
Rose de l'Amant. Cette ultime étape peut être assimilée à un réveil, provoqué par le baiser initiati-
que, comme celui que reçoit la Belle au Bois Dormant ou à une métempsychose comme dans l'Ane
d'Or d'Apulée. L'obtention de l'état d'union est souvent figurée par la conquête d'un être chéri, ce
qui explique la fréquence et presque la clause de style du mariage final, véritable hiérogamie analo-
gue à celle des mystères.
D'ailleurs considérée sous cet angle, la plus évoluée des littératures des siècles récents ne semble
pas avoir cessé d'être un rite profané, puisqu'elle essaie depuis toujours de reconstituer le destin des
hommes. Il est facile de constater que ce qui vieillit dans une œuvre, ce qui date, c'est sa « psycho-
logie » trop liée à la caste sociale, aux mœurs du temps et à son histoire. Ce qui subsiste au contraire
et qui dure, c'est la séquence de l'action, c'est-à-dire celle des rites. L'histoire d'un homme, sa pro-
gression et sa chute à travers les obstacles, voilà le sujet éternel des contes et des romans. Il y a des
œuvres où cet aspect est particulièrement visible, l'Odyssée, Pantagruel, la Quête du Graal, la Co-
médie de Dante, les drames de Shakespeare, le Faust de Gœthe qui a pour source un ancien rituel
d'initiation compagnonnique. Wilhelm Meister fait appel au symbolisme du théâtre, les autres à ce-
lui du voyage, de la navigation ou de la guerre.
A l'opposé de cette littérature savante, les contes populaires n'utilisent pas le symbolisme de l'ac-
tion d'une façon accessoire, mais essentielle. Ils réduisent les principes en acte et ils éliminent en
même temps le sens littéral par son absurdité apparente, pour laisser jouer avec la plus grande clarté
le sens symbolique. L'évidence est telle que si l'on refuse aux contes ce sens supérieur, aucun autre
n'est là pour sauver la substance même du récit. C'est pourquoi le conte populaire présente le surna-
turel à l'état pur.

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XII. - Le monde intermédiaire
Sur le chemin de sa libération, l'initié n'avait pas jusqu'ici rencontré d'obstacle majeur, ni d'erreur
possible de direction. Le monde matériel de la multiplicité qui s'impose par son évidence ne les
permettait pas. Plus tard lorsqu'il abordera le monde informel, les erreurs ne seront plus possibles. Il
n'en va pas de même lorsqu'il affronte la zone d'entre-deux, le monde intermédiaire qui est celui des
luttes, des tentations, des épreuves, en un mot celui de la dualité. C'est le domaine des états psychi-
ques ou subtils de la manifestation informelle, où se rencontrent les prolongements extra-corporels
des individus, les énergies des entités non humaines, les influences des « génies élémentaires » ou
élémentaux de Paracelse, que les traditions nomment gnomes, ondines, sylphes, salamandres,
djinns, démons. Les forces obscures, abandonnées par les cultes disparus, s'y mêlent à des énergies
authentiquement angéliques et à des influences errantes, comme le disent les Chinois, pour former
un monde fascinant, étrange et dangereux.
D'autre part, si ce monde est celui des combats et des échanges, il est aussi celui des illusions et
de la beauté. C'est en effet le domaine des images de la Maya hindoue. Là, les idées prennent forme,
les langues s'organisent, les influences se transmettent, les âmes nouent des alliances. Ce monde en
perpétuel changement est illusoire, comme celui des rêves, et cela dans les deux sens, aussi bien du
point de vue du Principe dont il n'est qu'un reflet changeant et duel, que du point de vue du monde
terrestre qui le revêt d'une forme temporaire, correspondant à un équilibre provisoire jusqu'à sa pro-
chaine transformation. Pour nous ce monde est inévitable, nécessaire, bien que d'une importance
fort variable suivant les êtres qui se manifestent et par là le manifestent, car c'est le lieu de rencontre
de la création humaine et de l'inspiration divine.
Le monde intermédiaire correspond, dans le symbolisme des cieux, à la partie la moins élevée de
ceux-ci, à la sphère de la Lune, qui constitue le premier ciel. L'Inde place au centre de ce monde
subtil et médiateur, le germe de toute création, figuré dans le concept de l'Œuf du Monde et de son
germe appelé Hiranyagharba ou embryon d'Or, qui se manifeste comme une boule de feu d'une
énergie vibratoire. Ceci du point de vue du cosmos, car du point de vue de l'être ce centre se reflète
dans le pinda.
Vue de ce centre, la transformation perpétuelle du monde paraît un jeu de la Maya, mot que l'on
peut traduire par art, mesure, autant que par illusion, parce qu'il signifie l'action divine distincte de
la volonté divine et que cette illusion est notre mesure. La création du monde, transposée dans le
temps, est forcément ininterrompue, puisque cette apparition éphémère doit être constamment re-
nouvelée. Une création achevée serait logiquement absurde et c'est en cela qu'elle est illusoire, c'est-
à-dire temporelle. La réalisation cosmique d'une imagination divine l'exténue et la rend périmée. La
création doit donc être un flux perpétuel comme l'eau qui coule crée la permanence du fleuve.
L'imagination humaine qui emprunte ses pouvoirs à l'énergie subtile de ce monde médiateur n'est
pas la douteuse faculté qui nous abuse de ses phantasmes, mais une fonction psychique autonome,
un instrument de liaison et un organe de perception. Elle se polarise d'un côté en un organe de
communication avec le monde intermédiaire et de l'autre en un organe d'action préparatoire appli-
quée au monde sensible. Elle présente à l'homme et notamment à l'artiste le modèle de la « chose à
faire ». Sa créativité est une mise en rapport grâce à l'énergie de l'élan spirituel, de l'intention, de la
concentration du cœur.

XIII. - Mysticisme et magie


Plus une tradition ou une religion est ancienne et plus sont multiples les états qui peuplent le
monde intermédiaire qu'elle envisage, comme le montrent les mythologies exubérantes de l'Egypte,
de l'Inde et de la Grèce. Pour les descendants de ces traditions, il y a là un dangereux héritage. Car
ce monde, plus complexe et plus étendu que le monde des corps, offre un chaos d'influences diver-
ses au milieu desquelles l'être en devenir risque un permanent naufrage. Les mêmes forces et les
mêmes phénomènes peuvent avoir des causes profondément différentes et la doctrine de l'Islam in-
siste sur le fait que c'est par l'âme (nefs), qui relève du monde intermédiaire et subtil, que Satan a
prise sur l'homme. C'est seulement à ce stade qu'il peut devenir l'Adversaire du Dieu Non Suprême
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puisque ce monde est celui de la dualité, alors que le Principe Suprême et transcendant, identique à
Brahma non qualifié, est toujours hors d'atteinte.
Il convient donc, avant d'aller plus loin, de distinguer l'ésotérisme des disciplines avec lesquelles
le lecteur pourrait les confondre, notamment la magie et la mystique. Au sens ordinaire du mot, le
mystique jouit d'un état passif, d'une qualité souvent douteuse, comme l'ont montré par exemple A.-
C. Emmerich ou Mme Guyon. Cette conception, exacte mais trop étroite, ne rend pas justice aux
grands mystiques chrétiens au sens canonique du terme, qui, comme le montre la vie de saint Jean
de la Croix, ont réalisé des états fort élevés, rien moins que passifs, et très supérieurs en tout cas à
ceux des initiés simplement virtuels. L'étude de la théologie mystique montrerait au contraire une
équivalence certaine entre les états spirituels des saints et ceux des chaktas d'Orient. La vraie diffé-
rence se trouve dans l'absence d'une chaîne spirituelle, ce qui isole le mystique chrétien au sein de
sa propre tradition, tandis que l'initié oriental est reconnu, accepté, aidé par une organisation légi-
time.
Quant à la magie, son cas est tout à fait différent. C'est une science expérimentale traditionnelle
qui n'a rien de religieux. Les opérations magiques obéissent à des lois précises que le magicien se
borne à appliquer. Pour ce faire, il capte et utilise les forces psychiques disponibles du monde in-
termédiaire. Ces forces subtiles sont liées à l'état corporel de deux façons différentes, par le système
nerveux et par le sang. Leurs effets sont comparables à ceux d'un champ de forces que le magicien
dispose à différentes fins. Dans le monde des corps, ces influences agissent par l'intermédiaire d'en-
tités subtiles, comme les élémentaux des règnes de la nature, ou certains objets ou certains lieux.
L'action magique est basée sur la loi de correspondance qui lie par affinité les éléments naturels et
transforme certains objets en condensateurs d'énergie. Quelquefois, comme dans l'Inde, le magicien
fixe ces forces sur son propre corps et s'attire des pouvoirs qui dépassent ses capacités ordinaires.
La « condensation » et la « dissolution » de ces conglomérats de forces subtiles sont comparables
aux opérations alchimiques de « coagulation » et de « solution » que l'on nomme aussi « appel » et
« renvoi » en magie cérémonielle.
Quand tout lien est rompu entre ces influences errantes et l'ordre spirituel, elles tombent dans le
domaine de la sorcellerie, qui utilise les formes les plus basses de la magie noire, devenues démo-
niaques. Parmi celles-ci, les plus redoutables proviennent d'influences dont l'esprit s'est retiré, hors
de tout support physique. C'est ce qui explique le caractère nocif des restes des anciennes religions
et des traditions mortes, surtout lorsqu'il s'agit des « âmes des morts », doubles égyptiens, ob hé-
breux, manes latins et même idoles du « paganisme », car les dieux abandonnés tombent au rang de
démons. Ce mélange de métempsycoses anonymes du monde intermédiaire, ce brassage de forces
obscures et redoutables explique la nécessité d'une connaissance très développée de la part de l'être
qui doit obligatoirement « traverser » ce champ de forces, franchir de nombreuses étapes avant d'at-
teindre la zone des sommets, celle des états, proprement spirituels, qui deviennent alors ce que
l'ésotérisme musulman appelle des stations, c'est-à-dire des états stables et définitifs.

XIV. - Action, amour, beauté


Les deux premières voies initiatiques qui définissent les petits mystères, celles de l'action et de la
dévotion, sont pratiquement aussi inséparables que l'âme l'est du corps, de telle sorte qu'elles ne
forment qu'une seule voie. Le plus saint des spirituels ne peut s'abstenir d'action sous peine de ne
pas survivre une heure. « Il n'est personne en cette vie, dit Maître Eckhart, qui ait atteint le point qui
libère du travail. » L'action prend sa source dans une intention qui unifie les velléités successives de
l'individu et remplace l'anarchie intérieure par ce que Mohammed appelait « la grande guerre sainte
», celle que le moi exerce contre les forces intimes et destructrices. C'est moins la direction origi-
nale de la force qui importe que son énergie, sa puissance et son élan. Car l'intention droite peut jus-
tement redresser cette force dans le bon sens, comme le judo retourne contre l'adversaire son élan
aveugle. Dans ce cas, l'intention lucide règne sur l'âme comme, dans la parabole évangélique, le pa-
ralytique clairvoyant conduit l'aveugle ingambe ou comme le maître du char dirige le conducteur du
char.

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L'action parfaite est celle qui transforme son auteur autant et plus que la chose ou l'adversaire.
« Toute âme est l'otage de ses actes », dit le Qorân. Et la tradition ajoute : « A chacun il sera donné
ce à quoi il tend. » L'acte n'est que le geste apparent et occasionnel d'une intention permanente vers
une fin qui la dépasse. « Aucune puissance en acte, dit saint Thomas dans son vocabulaire scolasti-
que, n'a d'effet sur une potentialité non ordonnée à sa fin. » Ce qui signifie que l'action ne peut de-
venir une voie initiatique que si elle est vraiment un mode de l'être, si elle correspond à une voca-
tion providentielle, avec laquelle la volonté s'identifie. La Bhagavad Gita, ce livre sacré de l'Inde, a
magnifiquement éclairé le combat intérieur du moi et du Soi dans le dialogue qu'échangent Krishna
et Arjuna sur leur char de guerre. La guerre représente ici à la fois une bataille historique, un conflit
de forces cosmiques et un combat intérieur. Krishna est le Soi, Arjuna le moi. Devant la lutte fratri-
cide qu'il doit affronter, Arjuna faiblit et son âme se trouble. Il ne se résigne pas à frapper les hom-
mes de son sang. Mais Krishna lui démontre que l'abstention serait un forfait à sa vocation et à
l'honneur et qu'au surplus elle n'empêcherait rien. « Celui qui sait voir l'action dans le repos et le re-
pos dans l'action celui-là seul est sage. » Et Krishna ajoute : « La connaissance vaut mieux que l'as-
cèse (ou action contre soi-même) ; mais la contemplation vaut mieux que la connaissance et le déta-
chement mieux que la contemplation. » Ceci parce que le renoncement aux fruits de l'acte conduit à
la paix du cœur, vrai but du travail initiatique. Ce détachement débouche sur la voie de la dévotion
spirituelle et du « pur amour ».
Car la voie de l'action qui conduit au dieu vivant est une voie d'amour. Ce mot peut et doit, par
transposition analogique, aller au-delà du sentiment trop humain qu'il a coutume de désigner, mais
qui en fait dépasse l'individu et s'avère aussi profond que la connaissance. Il préfigure la fusion de
l'être avec sa cause. La connaissance étant le plus désintéressé des amours, leur but est identique,
c'est l'union qui abolit la distinction du toi et du moi, ce qu'éclaire le symbolisme de l'Agni hindou,
feu primordial, médiateur entre les dieux et l'homme, qui se polarise en lumière de la connaissance
et chaleur de l'amour.
Pour une connaissance impassible qui ignorerait que la divinité ne nous est accessible que sous
un aspect de charité et de beauté, l'amour divin serait incompréhensible. Entre la connaissance et
l'action, l'amour jette un pont, celui de la beauté qui constitue le caractère éminent du monde des
images. C'est dans le beau que la connaissance vient communier le plus facilement avec l'amour et
que se réunissent en un même chemin les sentiers de l'action, de la dévotion et de la connaissance.
Toute la poésie initiatique, et notamment la poésie soufie, est un hymne à la beauté du monde,
reflet de la beauté céleste. « C'est d'elle, déclare Djami, qu'est épris tout cœur amoureux qu'il le sa-
che ou non. Elle est à la fois le trésor caché et l'écrin visible... Bois à la coupe des apparences si tu
veux ensuite goûter la saveur de l'élixir. » Sur ce point les poètes initiés de la Perse ne font que ré-
péter l'enseignement des autres traditions exprimé dans les Védas ou chez Pythagore, Platon et De-
nys, qui magnifient le pouvoir d'une beauté évocatrice du divin. Dans toutes les traditions chevale-
resques, qui relèvent de l'action, le caractère féminin du Principe apparaît avec évidence. Il peut être
représenté par des énergies personnifiées comme la Sagesse, la Force, la Beauté. Il peut prendre
pour support un aspect divin comme la Présence Divine, la Shekinah hébraïque ou la Shakti hin-
doue. Plus simplement, il peut prendre l'apparence d'une Dame inspiratrice comme la Madonna In-
telligenzia de Compagni, la Nizam d'Ibn 'Arabi ou la Béatrice de Dante.
Aux confins du monde intermédiaire et du monde informel, la beauté du monde des Images ap-
paraît comme centre intercesseur à la fois modèle de l'art humain, qualité cosmique et Nom Divin.
« Dans la beauté des créatures, dit Ibn 'Arabi, nous n'aimons jamais que Dieu. Il est celui qui, dans
chaque être aimé, se manifeste au regard de chaque amant. La femme est sans doute le plus haut
type de beauté terrestre. Mais cette beauté n'est rien d'autre qu'une manifestation et un reflet des at-
tributs divins. La contemplation de Dieu dans la femme est la plus parfaite. » Ainsi s'explique
l'Amour Courtois, considéré comme le moteur de toute action et le principe de tout mérite. Le sen-
timent qui l'accompagne est le gai savoir qui est un état de grâce, d'enthousiasme et d'assentiment
au monde d'enivrement pour sa beauté. C'est le secret des Fidèles d'Amour dont était Dante et aussi

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des initiés persans chez qui le sentiment du beau devient créateur en éveillant dans l'âme de
l'homme un amour divin dont l'amour profane n'est qu'un reflet dégradé.
Dieu n'est plus l'Infini inatteignable, mais l'Ami miséricordieux qui se révèle à nous dans la pré-
sence d'une égale nostalgie et comme une âme en quête de notre amour. C'est le sens de la parole
d'Allah rapportée par le Prophète : « J'étais un trésor caché et j'ai désiré être connu. » Ainsi sur la
voie de l'initiation, la gnose a besoin, à ce stade, du moteur de l'amour. La concentration de toutes
les facultés dans le cœur permet leur exercice simultané en évitant l'abstraction mortelle d'un pur in-
tellectualisme. L'intelligence devient amour de la vérité et l'amour devient intelligence du cœur, ou,
comme le disent les soufis, il se transforme en cœur intelligent. Comme l'amour est le secret de ce-
lui qui aime, il reste aussi le symbole le plus direct et le plus exact de la vérité ésotérique. Comme
l'a dit Djelal ed-Din Roumi, « la raison qui commente l'amour est comme un âne qui se roule dans
la boue. L'amour seul peut expliquer l'amour ».

XV. - La grande paix. La prière du cœur


A partir de l'état représenté par l'Homme Primordial, les voies d'action et d'amour s'unissent à la
voie de la contemplation, qui devient celle de la simplicité, de l'enfance et de la paix. Pour com-
prendre la nature de cette paix, il est nécessaire de considérer le rite du Sabbat. Le Sabbat est le seul
rite solennel institué par les Tables de la Loi juive. Il interdit toute action de l'espèce la plus ano-
dine, comme de ramasser du bois, de faire du feu ou de cueillir une fleur. Car la conception talmu-
dique de l'action ne met pas l'accent sur la notion d'effort, mais sur la rupture d'équilibre cosmique
causée par le plus infime changement apporté par l'homme au monde et qui serait une violation du
pacte d'alliance entre Dieu et son peuple. C'est là une notion qui correspond exactement à la non-
intervention de l'Inde et au non-agir du taoïsme, comme à la Paix Profonde des Rose-Croix.
L'homme se sépare pour un temps de la nature en perpétuel devenir et il se libère du temps. Il re-
tourne à un état primordial ou primitif d'harmonie avec l'ambiance, avec les plantes et les animaux,
état édenique qui était celui du Paradis. Le Sabbat est ainsi un retour au Principe, en même temps
qu'une anticipation des temps messianiques quand « les épées se changeront en socs et quand le lion
et l'agneau vivront en paix ».
Pendant le Sabbat, la seule activité permise est la prière qui est la forme la plus élevée d'action
quand, au-delà de l'accomplissement d'un travail, elle devient la réalisation d'un état. L'oraison est la
voie d'accès à cet état. La faculté qui la facilite est l'intention matérialisée par l'orientation rituelle
imposée dans la plupart des traditions.
L'oraison la plus simple consiste dans l'invocation du Nom divin, qui est une prise de conscience
de l'absolu, une descente de l'intelligence dans le cœur, qui purifie l'âme, ramène la paix et ouvre
l'esprit aux instances d'en haut. Tout travail initiatique doit être accompli au « Nom » du principe
spirituel dont elle procède. Tout rite pour être valable doit commencer par une invocation à ce Nom,
surtout s'il s'agit d'une « prière du cœur » comme elle est définie dans l'hésychasme, le bouddhisme
et la prière des Soufis.
Un premier mode d'oraison est celui qui demande une grâce et son efficacité dépend en partie de
l'importance de la collectivité traditionnelle dont le suppliant est membre. Car toute collectivité pos-
sède, outre sa puissance matérielle, une capacité psychique dépendant de ses membres présents et
passés, d'autant plus grande qu'elle est plus nombreuse et plus ancienne. Chacun peut utiliser cette
force en se mettant en harmonie avec l'ambiance collective et en observant les rites prescrits. Toute
prière faite dans ces conditions s'adressera à l'esprit de la collectivité que l'on peut nommer son
dieu. La condition d'efficacité de cette prière consiste dans une présence spirituelle appelée par l'in-
vocation du « Nom » et qui peut être représentée par le maître, surtout si le disciple est seul. Si la
réunion de plusieurs membres est exigée, comme dans la Maçonnerie, la collectivité peut tenir lieu
de maître. Et la Kabbale enseigne que lorsque les sages s'entretiennent entre eux des mystères di-
vins, la Shekinah (ou présence divine) se tient invisible entre eux. La condition essentielle est une
influence qui peut être concentrée en un lieu comme un temple, dans un objet comme une relique ou
comme dans l'Arche d'Alliance hébraïque.

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Dieu visite le cœur du fidèle suivant la conception qu'il en a. Absurde serait la supposition que
par la prière on puisse atteindre l'Essence. « Chacun de nous, dit Ibn 'Arabi, prie son Seigneur. Il n'y
a pas de prière plus élevée. »
Dans une acception plus haute, l'oraison n'est plus une demande, mais une aspiration de l'être
vers l'Universel dans le but d'obtenir une illumination intérieure qui est le premier degré de l'initia-
tion effective. Bien qu'intérieure, cette incantation peut s'extérioriser par des paroles et des gestes
qui déterminent des vibrations rythmiques se répercutant dans les états supérieurs. Leur but est la
réalisation de l'Homme Universel par communication avec la totalité des états. Cette oraison du
cœur peut subsister même quand le mental est occupé ailleurs et saint Antoine remarquait que la
prière n'est parfaite que si l'on ne s'aperçoit pas que l'on prie.
Il existe une étroite connexion entre l'oraison et l'illumination qu'elle poursuit. L'illumination est
un reflet de l'oraison. Ainsi apparaît la création elle-même qui peut être dite une oraison, un souffle
du créateur qui se manifeste dans la lumière crée, lumière cosmique, donnée comme Vie et dont la
vibration constitue le principe. La prière de l'homme est un écho en retour de cette vibration. Cette
réponse est notre « manière d'être ». « Chacun connaît le mode de prière et de glorification qui lui
est propre », dit le Qorân. Cinq siècles avant, Proclus avait émis une même vérité en disant que
« chaque être prie à la place qu'il occupe dans la nature ». Certes, l'adorant peut quelquefois croire
qu'il n'est pas entendu, qu'il n'obtient pas de réponse. C'est qu'il est encore incapable de comprendre
que cette réponse est lui-même. L'oraison est un monologue intérieur, une effusion par laquelle
l'homme reprend force dans une communication avec le Soi. Ce qu'Ibn 'Arabi a exprimé en disant :
« C'est le Même qui parle et qui écoute. » L'amour divin est un sentiment qui unit deux êtres en un
circuit fermé. « Viens en moi, dit Hallaj, Te remercier Toi-Même. » En Dieu il n'y a pas d'autrui.
L'entretien est un dialogue muet entre le fidèle et le Nom Divin qu'il invoque en lui. « Je ne suis
connu que de toi et tu n'existes que par Moi », dit le Seigneur à son ami fidèle. A quoi Ibn 'Arabi
répond : « Là où je le nie, c'est Lui seul qui me connaît. Lorsque c'est moi qui Le connais, alors je
Le manifeste. »

XVI. – Les lieux et les états


Les changements subis par l'être au cours de son développement intérieur sont en nombre indé-
terminé et constituent autant de « prises de conscience » réunies en parfaite simultanéité dans le Soi.
Les degrés initiatiques généralement reconnus ne correspondent qu'à une vue générale des principa-
les étapes. Cette hiérarchie visible ne peut distinguer que des fonctions et ne reflète pas la véritable
hiérarchie invisible. D'ailleurs tous ces degrés n'existent que virtuellement tant qu'une réalisation ne
leur a pas donné l'existence. Comme disent les soufis, « les stations n'existent que par ceux qui sta-
tionnent ». De ce point de vue l'initiation peut être définie une métaphysique vécue, dont le déve-
loppement spirituel est proportionné à la conscience que l'initié en a dans son cœur.
La hiérarchie initiatique est représentée par des symboles topologiques tels que les divers
« cieux ». Mais il faut comprendre que ces divers cieux, comme les autres lieux, sont essentielle-
ment des états. Nous avons rencontré une première distinction entre les petits et les grands mystè-
res. Le chemin qui les unit - et les sépare - est fort long à parcourir. Le taoïsme y reconnaît trois sta-
des, celui de l'Homme Sage, postulant qualifié, celui de l'Homme Doué, de l'Homme sur la Voie et
de l'Homme Véritable, autre nom de l'Homme Primordial islamique. D'autres traditions reconnais-
sent sept étapes généralement en correspondance avec les sphères célestes. D'autres en comptent
douze. A chaque ciel, le Moyen Age a rattaché un des sept arts libéraux dont l'étude servait de sup-
port à l'obtention du degré correspondant.
Au point de vue microcosmique, on peut rapprocher cette division des six centres subtils (roues
ou lotus) que le bouddhisme tantrique localise le long de la colonne vertébrale de l'homme. Ces lo-
tus représentent des « formes de conscience » issues de l'énergie cosmique lumineuse et sonore,
dont le développement graduel et ascendant, provoqué par les rites, accorde à l'homme certains
pouvoirs jusqu'à la réalisation totale de l'être. Cette division peut être également rapprochée des six
étages des sephiroth de la tradition hébraïque.

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Il est impossible d'établir une exacte équivalence entre les différents degrés des états supraduels
institués par chaque tradition. Ce que l'on peut dire, c'est que ces entités diverses remplissent les
mêmes fonctions symboliques d'intermédiaires et qu'elles représentent des états provisoires, et
même facultatifs, quels qu'en soient les noms, dieux (ou devas) hindous, anges chrétiens, idées pla-
toniciennes, démons ou dieux grecs, sephiroth hébraïques, énergies incréées de l'Orthodoxie, Noms
Divins de l'Islam. Ce sont en fait des attributs divins personnifiés ou non, des puissances qui com-
blent la distance séparant l'Homme Primordial de l'Homme Universel. Ces entités sont des attributs
du Principe et non des êtres séparés, comme le suppose l'idolâtrie, erreur qui consiste à prendre le
symbole pour la chose symbolisée.
L'étape la plus importante, l'état-charnière, se place à la fin des petits mystères et au début des
grands. C'est l'état-limite de l'Homme Primordial, l'Adam de l'Eden. A partir de cet état, la troisième
naissance fait passer l'être de l'ordre psychique à l'ordre spirituel. Il quitte le monde de la manifesta-
tion subtile pour subir une transformation, c'est-à-dire un passage au-delà de la forme. On comprend
qu'à partir de ce point-limite les étapes des grands mystères soient indescriptibles autrement que par
symboles. Car du point de vue humain l'Homme Véritable, qui termine l'expansion individuelle
dans le monde subtil, ne peut être distingué de l'Homme Universel qui en constitue la transfigura-
tion céleste que par ceux qui ont atteint un degré supérieur au sien. La « perspective plane » inhé-
rente à l'état humain empêche un exact discernement des échelons ascendants. Pour l'homme ordi-
naire les états supérieurs se confondent par projection au point central où le rayon céleste touche no-
tre monde sublunaire. L'Homme Transcendant ne peut se montrer à nous que sous l'apparence d'un
Homme Primordial parce qu'il faut bien que ce soit un homme.
Le plus grand des maîtres de l'islam ésotérique, Ibn 'Arabi, a extrait d'une sourate du Qorân neuf
catégories d'initiés parmi lesquelles la plus intéressante se trouve la cinquième, qui concerne « ceux
qui s'inclinent », c'est-à-dire les initiés qui se cachent sous le vêtement de la pauvreté et de l'humili-
té. On les nomme aussi les malâmatiyah ou les gens du blâme (qui attirent le blâme des profanes),
parce qu'ils se dissimulent parmi le peuple dont ils affectent le langage et le costume à la manière
des anciens Rose-Croix.
L'élite véritable, même disparue, trouve dans le peuple son reflet inversé. C'est lui qui a conservé
le plus exactement et le plus longtemps les vérités ésotériques cachées dans les contes. De même les
organisations artisanales sont celles dont les rites ont subi la moindre déchéance. Et l'on dit aussi
que les « Immortels » du taoïsme apparaissent sous des aspects qui combinent l'extravagance à la
vulgarité, ce qui constitue une défense efficace contre la curiosité ambiante.
A partir des états supra-individuels, il n'y a plus d'erreurs possibles. Le monde subtil s'évanouit
quand l'homme atteint son cœur le plus intérieur où se cache le maître invisible, dont le maître ter-
restre n'est que le substitut. Les deux traditions où le symbolisme des degrés supérieurs paraît le
plus transparent sont l'islam et l'orthodoxie. Dans l'islam, l'échelle initiatique est celle des Pôles et
des Noms Divins qui sont innombrables et qui représentent des attributs, des qualités médiatrices.
Dans l'orthodoxie Dieu, inaccessible dans son essence, se communique dans ses Energies, qui
sont ses grâces, ses forces, aussi innombrables que les noms divins, dont ils constituent des modes
actifs, tels la Sagesse, la Vie, la Puissance, la Vérité, la Justice, l'Amour. En Dieu, l'Être et l'Acte
s'identifient comme le font toutes les voies et tous les noms qui s'absorbent en sa Totale Possibilité.
Ibn 'Arabi l'a dit dans un mot audacieux : « Dieu n'est qu'un signe pour celui qui comprend l'allu-
sion. » Cependant, il faut comprendre le sens irréversible de l'analogie. Lorsque le maître pro-
clame : « Ton Dieu est ton miroir et tu es Son Miroir », il faut entendre que les rapports doivent être
rigoureusement respectés et que ce miroir tu l'es pour Lui et non pour toi. Dire que tu es Son miroir
pour toi serait une imposture et un blasphème. La logique veut que chaque réalité emporte avec elle
sa mesure qui est à la fois sa vérité et sa limite, hors de laquelle elle n'est plus ni réelle, ni vraie. Car
à ce niveau l'acteur, l'action et la prise de conscience s'identifient.

XVII. - Le temps qualifié. Les cycles

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Nous avons jusqu'ici considéré l'être en développement sans tenir compte de l'époque où il vit.
Or, l'initiation doit prendre son appui sur l'homme total tel qu'il existe à un certain moment, dans
une certaine ambiance cosmique qui réagit continuellement sur l'ordre humain. La nature de
l'homme dépend, non seulement de sa personne, élément actif, mais de son ambiance, élément pas-
sif, qui se manifeste soit comme favorisante ou comme inhibitrice. D'ailleurs l'hérédité propre de
l'être considéré possède un poids déterminant, car c'est elle qui pousse l'être à choisir tel ou tel élé-
ment psychique et corporel qu'il empruntera au milieu par affinité de nature.
De tout temps les sphères célestes des planètes ont symbolisé les états, parce qu'elles synthétisent
les influences supérieures et cosmiques, d'origine subtile, qui agissent à tout moment sur l'homme.
L'astrologie ne détermine pas, comme on le dit, le destin de l'homme, elle ne fait que l'exprimer par
l'état du cosmos au moment de sa naissance, en vertu de l'harmonie qui existe à tout moment entre
tous les plans du monde, sans quoi celui-ci ne subsisterait pas. La véritable détermination vient de
l'être lui-même et les astres ne sont que les signes plus simples, lisibles et intouchables qui permet-
tent de la discerner en les interprétant. A chaque instant le monde est en équilibre, ce qui légitime
un rapport analogique entre le microcosme et le macrocosme. Mais cet équilibre est instable, mou-
vant, changeant, puisqu'il ne dure que grâce à ce mouvement même.
Les astres, en parcourant leurs orbes, dessinent un mouvement calculable avec une extrême ri-
gueur. Leur retour périodique permet une exacte prévision topologique qui, transposée dans l'ordre
psychique, peut autoriser des prévisions qui paraissent dépasser le niveau rationnel sans qu'il en soit
ainsi en réalité. Ce retour périodique a permis d'utiliser les planètes et leur mouvement cyclique
pour caractériser chaque état et de considérer leur mouvement comme celui d'un état. Au cours de
ce développement cyclique, depuis leur origine, la manifestation et l'homme ont suivi ensemble une
marche qui les éloignait nécessairement de plus en plus de leur source et de leur centre. Elle a des-
siné une courbe que l'on peut dire « descendante », qui les écartait progressivement du pôle spirituel
pour les rapprocher du pôle matériel ou substantiel. Cette descente peut donc être décrite comme
une « matérialisation » progressive, une solidification, l'état matériel absolu formant une limite qui
ne peut être atteinte. Au cours de cette descente, qui peut être regardée comme une régression,
l'homme a perdu l'usage des facultés spirituelles qui lui permettaient l'accès des mondes suprasensi-
bles. Il n'a pu d'ailleurs rester spectateur et il est devenu complice. Il a fini par nier les réalités supé-
rieures qui se cachent aux yeux de ceux qui les observent sans y croire, puisqu'on ne peut voir que
ce que l'on imagine. La tradition hindoue est celle qui a le plus clairement exposé la doctrine des
cycles cosmiques. Bien qu'il ne soit pas question de l'expliciter ici, disons que la plus longue pé-
riode envisagée est le para ou « vie de Brahma », qui dure cent « années de Brahma », et qui est
close par une dissolution universelle. Chaque « jour » (d'une telle « année »), appelé kalpa, repré-
sente le cycle d'un monde depuis sa création jusqu'à sa fin. Chaque kalpa (ou jour de Brahma) est
divisé en quatorze manvantara ou « ère de Manou », ce Manou étant l'intelligence cosmique qui
formule le dharma, la loi, de l'ère envisagée.
Chaque manvantara se subdivise à son tour en soixante et onze mahâ-yuga et chaque mahâ-yuga
en quatre yuga de durée décroissante suivant le rythme 4, 3, 2, l, de telle sorte que le dernier yuga
est le dixième de l'ensemble. Pour donner une idée de l'échelle des périodes, ce dixième équivau-
drait à 6 480 de nos années.
Comme le temps n'est pas une forme vide et qu'il n'existe que par ce qui s'y passe, chaque épo-
que est qualifiée par les événements qui la manifestent et qui, en s'éloignant de l'origine, prennent
une vitesse de plus en plus grande. La matérialisation est ainsi doublée par une accélération qui se
montre dans la hâte de plus en plus grande, qui s'impose à l'histoire et à l'activité humaine, même
dans les plus petits détails. La nécessité d'une initiation découle des conditions mêmes du monde
moderne et des difficultés de plus en plus grandes qu'il oppose à qui veut opérer un redressement,
ne serait-ce que pour un seul individu. Si une certaine vulgarisation de l'ésotérisme est aujourd'hui
recevable, c'est par la réaction nécessaire qui exige à tout moment le maintien de l'équilibre du cos-
mos entre ses pôles spirituel et matériel.

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Le passage d'un cycle à l'autre, d'un manvantara par exemple au suivant, s'effectue par un re-
dressement instantané, c'est-à-dire hors du temps. La tradition primordiale de plus en plus ignorée
est résorbée dans un état d'enveloppement obscur qui lui permet de traverser la période transitoire
qui sépare deux cycles successifs et qui est marqué par un cataclysme cosmique. Cette transforma-
tion détruit le monde ancien et fait naître un monde nouveau, obéissant au même Principe, mais non
aux mêmes lois dérivées. L'obligation de cette nouvelle prise de conscience du Principe, de cette lu-
cidité, de cette sincérité nouvelle qui constituent les caractères vraiment traditionnels du monde
nouveau, justifie et provoque l'inexorable apparition du cycle futur.

XVIII. - L'identité suprême. L' « avatara » éternel


Le mobile essentiel du travail spirituel réside dans le souci qu'a tout être de s'assurer un destin
favorable après la mort. Toutes les traditions insistent sur la différence entre les états posthumes qui
attendent un profane ou un initié. Non pas que cette distinction soit arbitraire. Elle repose avec une
logique implacable sur la formation posthume d'un être qui est inéluctablement dirigée par ses actes
accomplis pendant la vie, ses pensées habituelles, par tout ce qui a fait l'objet de sa préoccupation
constante. L'âme sortie du corps est déterminée dans sa voie psychique par ses vertus effectives, par
le niveau de sa connaissance, par sa fonction spirituelle. Toute âme rencontre dans l'au-delà ce
qu'elle a le plus ardemment souhaité et son « châtiment » consistera justement à découvrir qu'elle
n'a pas su choisir, qu'elle n'a pas visé assez haut. Pour mieux comprendre le caractère de cet instant
crucial, au moment où l'âme sort du courant des formes pour atteindre le monde informel où elle
doit s'identifier avec une entité supraduelle, il faut nous arrêter encore une fois au point où le retour
est possible et où s'offrent à l'être plusieurs alternatives. Les traditions antiques situent symboli-
quement cet état-charnière du cosmos dans la sphère de la Lune, limite du monde formel, que nous
avons déjà rencontrée comme domaine d'Hiranyagarbha (embryon d'or et germe de l'Œuf du
Monde). L'état individuel qui lui correspond est celui de la première modalité subtile, dont le siège
est le cœur, germe de l'être spirituel. Dans cet état, l'être se sent porté comme une vague de l'océan
primordial, mû à l'unisson du principe vital universel, qui rythme les pulsations de son cœur et la
cadence de sa respiration. Ce qui explique la puissance des méthodes rythmiques sur lesquelles se
fondent les rites d'initiation pour favoriser un retour au Principe. Grâce à ces rites, l'être atteint une
immortalité virtuelle qui correspond dans les religions occidentales au Paradis et au salut. Les
conditions sont d'ailleurs différentes suivant le monde spirituel dont le mort fait partie et auquel il
s'intègre. Ceux pour qui la transmigration ne joue pas demeurent au Paradis jusqu'à la fin du grand
cycle universel. Cette voie des morts et des états posthumes suppose un retour possible à la mani-
festation. Les Anciens plaçaient symboliquement la porte de ces états dans le signe du Cancer et ils
la nommaient la Voie des Ancêtres, ceux-ci représentant les êtres des cycles antérieurs, destinés à
devenir les germes du cycle futur.
Au-delà de cette sphère commençait la région lumineuse de l'Ether jusqu'au monde de Brahma,
sphère de l'informel. Ce passage sur l'autre voie, réservée aux êtres « délivrés » (mukta) par la
connaissance et dont la porte était située symboliquement dans le signe du Capricorne, était nom-
mée la Voie des Dieux, ceux-ci représentant les états supérieurs que l'être doit traverser dans son as-
cension céleste. Cette transformation, ce passage au-delà de la forme, s'opère pour le corps dans un
« corps de résurrection » et pour l'âme dans une « lumière de gloire ». Les seuls critères positifs de
son passage dans les diverses stations de cette voie sont des visions colorées diffractées par la lu-
mière de gloire dans laquelle s'opère la vision béatifique. Au début on ne perçoit que des fulgura-
tions, des éclairs, qui peu à peu se stabilisent dans une couleur propre à chaque station, correspon-
dant à un état angélique. Les divers voiles de lumière et de ténèbres se déchirent successivement et
chaque dévoilement se rapporte à l'éclatement d'une faculté, l'intelligence, le cœur, l'esprit, la super-
conscience, l'arcane. « Dieu, disent les Soufis, est caché par soixante-dix mille voiles de lumière et
d'ombre. S'il se dévoilait, les éclats de sa face incendieraient l'univers. » C'est pourquoi la lumière
noire correspond à l'union. La lumière divine fait voir, mais sa vraie source reste cachée.

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Au-delà des trois mondes, de la manifestation corporelle, subtile et informelle, il existe un qua-
trième état non manifesté, principe des trois autres. C'est le monde de l'En-Soph hébraïque, de la
Délivrance hindoue, de l'Identité Suprême de l'Islam et on y parvient après avoir passé au-delà du
manifesté, au-delà de l'obscurité, quand on a pu voir, disent les textes hindous, « l'autre face de
l'obscurité ». C'est l'état de yogi hindou, de l'Homme Universel islamique.
L'Homme Universel, principe de tous les états qui sont virtuellement des coexistences, n'est
qu'une possibilité tant qu'une réalisation effective ne lui a pas donné l'être. En lui les états se retrou-
vent dégagés de ce qui faisait leurs limitations, dans une absolue plénitude. La connaissance su-
prême est en effet identique à la réalité totale, coextensive à la Possibilité Universelle. Cet état est
inexprimable autrement que par des notions négatives comme In-fini, Non-dualité... Il est déli-
vrance du côté de la manifestation et identité suprême du côté du Principe. Délivrance, connais-
sance et identité ne sont qu'un seul et même état où le sujet, le moyen et le but s'identifient.
Seul le yogi - qui correspond aussi au pneumatique de la Gnose - peut obtenir une libération dans
la vie (jivan-mukti) tandis que les autres êtres, nous l'avons vu, ne peuvent prétendre à un Paradis
qu'après leur mort. Ayant traversé la Mer des Passions et le Courant des Formes, le yogi atteint la
Grande Paix dans la possession du Soi. Il n'y a plus pour lui de séparation, d'ignorance, de crainte. Il
contemple toutes choses comme demeurant en Soi-Même. Uni à la béatitude, il est « fondu mais
non confondu » suivant le mot de Maître Eckhart. Aucun degré n'est supérieur à celui du yogi, dit
Shankara, qui distingue en lui trois attributs sans séparation, celui de l'enfance (balya), de la sagesse
(panditya) et de la grande solitude (mauna). Cet état d'enfance est analogue à la « simplicité » du
taoïsme et à la « pauvreté » des soufis.
La théorie des cycles qui développe les états nous enseigne qu'il n'y a d'autre fin que provisoire
et bien qu'elle se réfère à des cas tout à fait exceptionnels et à une fonction cosmique plutôt qu'à une
réalisation, il faut dire un mot de ce que René Guénon appelle la réalisation descendante.
A cet égard, il distingue, dans la réalisation de l'être, deux aspects ou deux phases, celle dont
nous venons de suivre le processus ascendant et qui est en principe ouvert à tous ceux qui seront ca-
pables de la réaliser et l'autre, très exceptionnelle, qui est une descente. Tandis que l'être qui de-
meure dans le non-manifesté a réalisé sa voie pour lui-même, celui qui « redescend » remplit un
rôle prédestiné d'envoyé et d'avatara. Ce missionné divin est chargé d'apporter aux êtres de ce bas
monde les influences spirituelles attachées à son état. C'est le rôle joué par les grands prophètes de
l'histoire, les fondateurs de religions, les créateurs de rites. L'Inde par exemple enseigne que notre
cycle actuel a déjà vu dix avatara de Vishnou. Lorsque les formes essentielles de la connaissance se
sont obscurcies au point d'être ignorées, que la vie humaine a perdu sa raison d'être, un avatara
vient adapter la révélation éternelle aux conditions nouvelles du monde.
Chaque avatara du cycle poursuit ainsi un processus qui est celui de la manifestation dont il est
le pôle. La voie de la descente s'identifie avec la manifestation elle-même et de ce point de vue l'ini-
tiation peut être considérée comme l'actualisation dans l'être humain du même principe qui, dans le
cycle, apparaît comme l'avatara éternel. Les prophètes, les fondateurs de religion sont, du point de
vue divin, des victimes et leur vie présente un caractère « sacrificiel ». D'ailleurs les Puranas ensei-
gnent que l'avatara primordial du cycle actuel qui est Agni (le feu) doit revenir à la fin du cycle
pour embraser le monde et le réduire en cendres. Héraclite, les stoïciens, l'Apocalypse, les Puranas
font du feu l'agent de rénovation du monde et de sa réintégration finale. Et si l'on veut trouver le cri-
tère d'une action complète, et par conséquent parfaite, si difficile à définir dans l'ordre humain, il
faut le chercher auprès de l'avatara éternel, symbole ultime de la notion d'équilibre.

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