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Maître Secret 

: Etre de Raison

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Pourquoi écrire ce poème, alors que tout est déjà dit dans le rituel de Maître Secret du
REAA ? Précisément pour mettre en œuvre le rituel. Le poème apporte de la mesure à
toute connaissance et à sa transmission, rééquilibre l’écrit et l’oral dans son expression
esthétique, et redevient lui-même symbole d’un tout recomposé et d’unité. Le poème
donne une résonance nouvelle au rituel en recomposant ses idées dans des vers,
strophes, rimes, pieds, autant de règles qui relient les idées, créent entre elles des
connections, des réseaux de sens comparables aux lignes de forces des tracés
d’architecture.

Le poète choisit les règles d’écriture de son poème pour que l’essentiel s’en émane,
pour qu’à travers la grille des mots, des lettres et des silences passe la lumière du sens.
Il s’en nourrit avec mesure et régularité, comme le Maçon du rituel, pour apprendre à se
connaître et se renouveler. Mesure et régularité régissent pareillement l’écriture des
poèmes et la vie des Maçons dès les premiers degrés du Rite. La mesure influe sur
l’appréhension et la pondération des paroles, et leur transmission s’effectue
régulièrement dans le respect de la règle et d’un modèle originel.

« Tout est nombre », fondement de la fraternité pythagoricienne, s’applique à la


communauté des mots des poèmes et en particulier à « Maître Secret ». Tout y est
compté et se dénombre : vers de huit syllabes, strophes de quatre vers, poème en trois
colonnes de cinq strophes. Chaque nombre imprime sa symbolique sur l’ensemble du
texte. Les nombres trois, quatre et cinq sont déjà omniprésents dans les premiers
degrés du Rite. L’octosyllabe et le nombre huit symbolisent le lien entre macrocosme et
microcosme, et la connaissance théorique de ce qui est, notamment par la Kabbale.
Dans l’arbre séphirotique, le Huit est rattaché à la sphère de Hode, la Gloire, et imprime
sa marque dans la réponse du Maître Secret à la question « Etes-vous MS ? Je m’en
glorifie ».

Les quinze strophes du poème sont réparties sur trois colonnes semblables aux trois
niveaux de connaissance de Spinoza (« L’Ethique »). Le premier nous engage de
manière impérative sur la voie du Maître Secret, d’où les verbes à l’impératif « Unissons,
Honorons, Aspirons, Défions-nous » conjuguant des valeurs qui se laissent appréhender
et mesurer, comme saisies de l’extérieur. Le deuxième niveau combine ces valeurs
entre elles et s’attache aux systèmes complexes de réseaux internes engendrés par ces
liens : les forces en mouvement, la croisée des sens, l’ordre dans le chaos, la Loi
universelle. Le troisième niveau est une connaissance intuitive qui naît des liens
précédents, et réveille des valeurs supérieures appelées « seuils de puissance » par
Spinoza, qui deviennent dans le rituel la Justice, la Clé, la Vérité, la Parole perdue. Ces
seuils nous rapprochent du « Trois Fois Puissant Maître », président de la Loge de
Perfection à ce degré du Rite.

Le rituel s’ouvre sur les Maîtres Secrets plongés dans le deuil et les larmes après la
disparition de Maître Hiram. Une telle expression de sentiments peut surprendre, dans
un rituel où domine la raison. Pourtant les émotions et les sentiments, « les passions »
pour les philosophes, jouent un rôle clé dans les raisonnements, les comportements
éthiques et les prises de décision, comme l’indique le neurologue Antonio Damasio dans
son livre « Spinoza avait raison ». Dans l'étymologie du mot passion il y a l'idée de pâtir,
mais Spinoza montre au contraire de quelle manière et dans quelles conditions les
affects sont des actions à part entière qui participent à chaîne des causes. Il est en
rupture avec les moralistes de l'Antiquité qui opposent la raison et la passion (Platon, les
Stoïciens), comme le Maître Secret avec la pensée binaire des premiers degrés du Rite,
et dans sa philosophie éthique il s'abstient de tout jugement moralisateur sur les
passions, pour seulement en décrire le mécanisme.
Chacun a le pouvoir, en déployant la puissance de la raison, de comprendre la
nécessité des choses. Par cette aptitude, nous nous affranchissons en partie de
l’aliénation passionnelle aux idées et aux désirs insensés, mais cette capacité ne se
déploie pas en nous sans nous. Il s’agit d’une action, non d’une passion, et nous ne la
mettons pas en œuvre parce que nous sommes séduits par des idées ou des êtres,
mais parce que nous actualisons notre nature d’êtres de raison : « Vous ne vous
forgerez point d’idoles humaines pour agir aveuglément sous leur impulsion, mais vous
déciderez par vous-mêmes de vos opinions et de vos actions. Vous ne prendrez pas les
mots pour des idées et vous vous efforcerez toujours de découvrir l’idée sous le
symbole. Vous n’accepterez aucune idée que vous ne compreniez et ne jugiez vraie »
(rituel du 4ème degré).

Par la raison le Maître Secret saisit le sens de la Nécessité, mais aussi de la Destinée et
de la Fatalité qui expriment une croyance fondamentale en un fatum régissant les
actions humaines. Car tout le problème de la vie humaine est de se réconcilier avec son
destin, de faire de son destin sa destination propre : Œdipe aveugle retrouve la sérénité
intérieure quand il reconnaît que tout est bien et que l'ordre des choses s'est accompli.
Le véritable bonheur de l'homme est de pouvoir se réaliser à l'occasion des événements
qui lui arrivent, d'exploiter tous les événements dans le sens de sa volonté, et de
reconnaître dans ce qui lui arrive le signe de sa destinée. Et au delà de lui-même, si
l’homme ne fait pas ce qu’il veut, c’est parce qu’il est une parcelle d’humanité dont le
destin est la perfection.

Son Devoir a le sens d’une éthique, de l’Ethique de Spinoza qui ne conduit pas à
l’essence et aux valeurs morales, mais à la puissance, à savoir les actions et passions
dont quelque chose est capable. Non pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est
capable de supporter et capable de faire. Le Devoir se révèle à travers ses limites,
comme le Maçon du REAA au fil des degrés du Rite. Mais par ailleurs « le Devoir est la
grande loi de la Franc-Maçonnerie, inflexible comme la Fatalité, exigeant comme la
Nécessité, impératif comme la Destinée ». Il imprime sa marque dans la conscience
d’une manière exigeante, impérative, et inflexible comme vecteur d’une finalité et
révélateur d’une essence. Le Devoir conduit donc à la fois à l’essence et à la puissance,
ce qui est paradoxal. Et c’est bien ce paradoxe qui confère au Devoir du Maître Secret
son caractère initiatique, une dimension spirituelle parallèle à la connaissance
rationnelle.

Le Maître Secret est conduit en comprenant rationnellement les choses à éprouver la


paix de l’âme qui n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même « Etes-
vous prêt à accomplir votre Devoir, sans songer à la récompense, et à être satisfait de
l’approbation de votre seule conscience ? ». Il est invité au salut dans et par la
connaissance, et à prendre conscience que la fonction de l’être humain, en tant que la
raison fait partie de sa nature, est d’exercer son pouvoir de connaître afin de
comprendre la nécessité naturelle présidant à la production des phénomènes. Les
sentiments humains se prêtent au même traitement que n’importe quel phénomène
naturel, car l’homme est un élément de la nature comme un autre et sa conduite est
régie par les lois universelles de la nature. « Il n’y a de réellement admirable que la Loi
universelle qui régit toutes les choses dans leur ensemble et chaque chose dans son
détail ».

Le Maître Secret s’inspire du « cœur sage et intelligent » donné par l’Eternel à Salomon
pour tendre vers la béatitude, assurer son salut et être couronné de laurier (emblème de
la victoire remportée sur les passions) et d’olivier (emblème de la paix et de l’union qui
doivent toujours régner entre des Frères). Il est semblable à ceux qui allaient consulter
l’Oracle de Delphes, mais il est son propre oracle. Il conforme sa conduite à la raison en
comprenant que la vertu est le suprême bien, en observant la justice, la charité, et en
aimant son prochain comme lui-même. « Ce que la Franc-Maçonnerie vous demande,
c’est d’aimer la Justice, de la révérer, de marcher dans ses voies, de la servir de tout
votre cœur et de toute votre âme ».
La connaissance rationnelle relie les phénomènes dans un enchaînement cohérent,
selon ce que Descartes appelle « les chaînes de raisons » ou encore « déduction ».
Mais à quoi accrocher le premier maillon de la chaîne des raisons ? Si on le laisse
flottant, c’est la porte ouverte à la régression à l’infini, que Spinoza refuse, comme
Aristote dans la Métaphysique : « Il faut bien s’arrêter quelque part ! ». Dès lors pour
que la connaissance formée par la chaîne des raisons soit vraie, et plus seulement
cohérente, il faut la faire dépendre d’une idée vraie donnée qui en formera le principe ou
le point de départ. Par la connaissance rationnelle le Maître Secret conserve et transmet
la vérité d’un point de départ, mais ne la produit pas. Il ne recherche que « la Vérité et la
Parole Perdue », et non l’Absolu d’où elle émane, l’idée vraie de Dieu, la vérité originaire
norme d’elle-même et du faux.

La pensée du Maître Secret et au-delà les degrés de Perfection se développent donc


dans l’immanence et excluent l’idée de transcendance. Dans ce cadre, la finalité de
l’existence humaine, comme perfection, n’est pas de sortir de ce monde-ci et de franchir
ou transgresser ses limites, mais au contraire de le maîtriser par la connaissance et de
s’y accomplir. Le Rite de Perfection commence par parfaire l’assise des sept Lévites
préposés à la garde du Saint des Saints et leur fait percevoir leurs limites, telle la
balustrade Ziza séparant le Saint du Saint des Saints, tout en leur faisant pressentir un
au-delà de la balustrade sans le formuler, ce qui confirme la double nature de l’être par
essence et de l’être en puissance. « Pour l’instant, il vous est interdit de franchir cette
barrière ; mais vous avez la clé et, quelque jour, il vous sera permis d’ouvrir et de
passer ».

Dans les strophes du poème commençant par « Il est », le Maître Secret perçoit le
Devoir à travers des symboles du degré qui deviennent ses attributs : la Clé, la Justice,
la Voix intérieure, l’ordre dans le chaos, la Loi universelle, la croisée des sens, l’Homme
à glorifier. Il n’y a pas de hiérarchie entre les symboles attributs, l’un ne vaut pas plus
que l’autre, et le poète peut les égrainer dans sept strophes du poème, renouvelant le
septénaire de la batterie du grade. Le géomètre, alter ego du poète, fait des trois
premiers (la Clé, la Justice, la Voix intérieure) les points d’un triangle, des trois suivants
(l’ordre dans le chaos, la Loi universelle, la croisée des sens) les traits reliant les points
précédents, et du dernier, l’Homme son point central. Ce triangle circonscrit dans un
cercle, et contenant l’étoile à cinq branches constitue le cartouche du degré.

L’approche philosophique complète la saisie poétique du rituel, la pensée rationnelle du


cerveau gauche travaillant ainsi de concert avec la pensée intuitive du cerveau droit.
Mais avant de se compléter dans une connaissance globale, l’une et l’autre doivent
poursuivre leur travail séparément et déterminent deux types d’initiés : les gardiens et
les passeurs. La pensée rationnelle étant plutôt celle des gardiens, des Lévites, la
pensée plus intuitive des passeurs semble décalée. C’est pourtant par la pensée non
rationnelle que le Maître Secret ressent le manque de la Parole perdue, qu’il pressent la
dimension qui lui fait défaut. Ce manque et son ressenti, comme le sentiment de
tristesse et les larmes d’argent qui couvrent les murs du Temple, entrent en résonance
avec la chaîne des pensées rationnelles et même impriment du mouvement à la quête
du Maître Secret.

Les philosophies impriment leurs marques dans les degrés du Rite, les idées des unes
nuançant celles des autres et constituant les pièces d’un puzzle que chaque Maçon
reconstitue à sa manière en l’intégrant à sa vie. Le Rite est un tout qui induit une quête
totale et préserve l’identité de chacun de ses degrés, qui met à l’œuvre les Maçons pour
en faire des êtres accomplis.

Août 2011
Patrick Carré

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