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Le Sens du monde
Aux Éditions Galilée
Le Sens du monde
Édition revue et corrigée
K m ■■
Galilée
© 1993, ÉDITIONS GALILÉE, 9 rue Linné, 75005 Paris.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
d’exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 7 5006 Paris.
ISBN 2-7186-0575-8 ISSN 0768-2395
Comment donc devons-nous comprendre que la pensée
puisse commencer par (être) une réponse ?
Réponse : cela est non seulement possible, mais nécessaire,
dès lors qu’il n’y a qu’une seule et unique pensée, celle du
« sens de la vie » et que par un tel « sens » il ne faut pas
entendre quelque chose d’autre que la vie même (un ingrédient
qui en ferait le sel, un jugement dernier dans l’espace duquel
elle trouverait son orientation), mais bien la constitution for
melle a priori du vivre dans sa nudité. Car cette formalité exis
tentielle est construite, si l’on ose dire, en forme de réponse :
elle fait de l’homme cet étrange vivant qui, quoi qu’il fasse
ou ne fasse pas, éprouve ou non, dise ou taise, répond au monde
et répond du monde.
G é ra rd G ra n e l
« Le monde et son expression »,
La part de l'œil, n°8, Bruxelles, 1992.
1970, p. 21. Cf. aussi les références données par Gerhard Sauter, Was
beïsst : nacb Sinn fragen ?, Munich, Kaiser, 1982, p. 12.
1. C’est sur ce vide de la vérité de l’être et de l’être de la vérité (ou de
la vérité de la vérité) qu’embrayent aussi bien la dialectique hégélienne (ou
l’être devient) que YEreignis heideggerien (où l’être s’ouvre dans son retrait) :
cf. par exemple le texte liminaire de la Science de la logique, et les Beïtràge,
n” 204 à 214. Dans les deux cas, de manière différente, c’est le sens qui
est mis en jeu, ou en marche.
2. Heidegger déclare exigible cette impossible transitivité de «être» :
Le sens et la vérité
« fait », ni ne « fonde », ni ne « recueille » Tétant, il est plutôt,
en étant Vêtant « être pour Tétant 1 », ou plus exactement « être
vers Tétant » ou plus exactement encore, mais d’une exactitude
a-signifiante, « être à Tétant » : il en est le sens, ou plutôt, et
parce qu’il n’y a pas d’un côté Tétant et de l’autre son sens,
il est structure, propriété et événement de sens de Tétant en
général.
Ainsi, la vérité laisse donc entrevoir le sens comme sa propre
différence interne : l’être en tant que tel diffère de l’être en tant
qu’être, ou Xessentia diffère de Yesse, dont elle est, cependant,
la vérité. De cette manière, le sens est nécessairement présenté
différé par la vérité : différé de, ou selon cette différence inventée
par Derrida, c’est-à-dire cette venue qui vient sans aboutir,
cette identité dont la présence est une préséance et une pré
venance d’elle-rnême.
« L’être est l’étant. Ici “ est” parle au sens transitif et ne veut pas moins
dire que “ recueille”. L’être recueille l’étant en cela qu’il est l’étant. L’être
est le recueil — Logos. » {Qu’est-ce que la philosophie ? trad. K. Axelos et
J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957, p. 25.) Mais il est clair que l’équi
valence avec « recueillir » n’est pas plus tenable qu’aucune autre : encore
faut-il savoir ce que Logos veut dire. Dans la conférence « Logos », Heidegger
détermine le logos comme «le nom qui désigne l’être de l’étant» pour
autant que « les Grecs auraient pensé l’être du langage à partir de l’être de
l’être» (Essais et Conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958,
p. 277). Par conséquent, le sens transitif d’« être » ne se détermine que
comme cercle vicieux et/ou limite absolue de la signification en général.
(Heidegger serait, par moments, tout près d’une telle formulation, à laquelle
résiste pourtant sa volonté poético-étymo-logisante de s’approprier des
significations.)
1. Sein zum Seiendetn, cf. par exemple Sein und Zeit, § 44, p. 222
(Tübingen, Max Niemeyer, 12e édition, 1972).
(Praesum, ce n’est pas « je suis là » au sens d’une simple
position occupée, donnée, installée, immobile et immanente.
C’est d’abord « je précède » : c’est être en avant, à la tête de
(une armée, une flotte, un camp), c’est commander, guider,
mener, emmener, et parfois (chez Ovide, par exemple) protéger.
Aussi bien, soit dit en passant, la venue en présence ne saurait
être elle-même soumise à aucun autre « guide ». —Praeesse, c’est
être en avant, avancer, aller de l’avant —mais c’est être en avant
de soi-même, de sa propre « présence », c’est être présent,
simultanément, à ce qui suit et à ce qui précède comme au
« soi » propre d’un être-présent qui n’est pourtant jamais à soi
que selon la pré-cédence et la pré-venance du à.)
p. 802. Le texte se poursuit ainsi : « Ces deux choses, je n’ai pas à les
chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme
si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région trans
cendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la
conscience de mon existence. » Ainsi, Yego sum, ego existo est devenu
consubstantiel à la « loi » et au « monde ». Le texte continue : « La premiere
commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et
étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes
au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps
illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur
durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et
me représente dans un monde qui possédé une infinitude véritable, mais
qui n’est accessible qu’à l’entendement, et avec lequel (et par cela aussi en
même temps avec tous ces mondes visibles) je me reconnais lié par une
connexion, non plus, comme la première, seulement contingente, mais
universelle et nécessaire. » Par la « contingence » dans l’« immensité », d'un
côté, et de l’autre par le caractère insensible de la « nécessité » de la loi, le
sens est ici déjà absenté, ou en excès. Le monde de l’expérience et le monde
de la loi sont les deux instances de la vérité. Le sens leur manque. Mais
il faut déduire qu’il est très précisément dans cette existence selon laquelle
je suis « lié aussi en même temps » avec l’un et l’autre monde.
désastre» de Blanchot. (Mais cette histoire a commencé dans
la caverne de Platon.) Le désastre est celui du sens : désamarré
des astres, les astres eux-mêmes désamarrés de la voûte, de son
cloutage ou de sa ponctuation scintillante de vérité(s), le sens
s’échappe pour faire sens a-cosmique, le sens se fait constellation
sans nom et sans fonction, dépourvue de toute astrologie,
dispersant aussi les repères de la navigation, les envoyant aux
confins.
Alors —et c’est l’événement de toute cette époque, l’événe
ment occidental par excellence 1— prend fin la considération,
c’est-à-dire l’observation et l’observance de l’ordre sidéral, et
d’un ordre à ce point ordonné qu’il fallait même en rétablir
la vérité contre les apparences de mouvement aberrant données
par certains astres. Cela s’appelait « sauver les phénomènes »,
et les astres en question furent nommés planètes (« errants »).
Désormais, le monde entier est planétaire : errant de part en
part. Mais « errance » est un mot trop étroit, car il suppose
une rectitude à quoi mesurer l’écart ou la divagation de l’errant.
Le planétaire, le désastre planétaire, est encore autre chose
qu’une errance, autre chose qu’un phénomène qui serait à sauver
contre son apparence : il épuise l’être dans son phénomène, et
son phénomène s’épuise dans l’inapparence des espaces inter
sidéraux, un occident universel, sans directions, sans points
cardinaux. Ni errance, ni erreur, l’univers court sur son erre.
C’est tout. C’est comme si tout le sens nous était proposé à
travers une monstrueuse physique de l’inertie, où un même
mobile se propagerait dans tous les sens à la fois...
Toute l’affaire du sens, désormais, toute notre affaire avec le
sens : être-à de l’être même. En quoi ce sens du sens ne serait pas si éloigné
de son concept deleuzien : « Comme attribut des états de choses, le sens
est extra-être, il n’est pas de l’être, mais un aliquid qui convient au non-
être. Comme exprimé de la proposition, le sens n’existe pas, mais insiste
ou subsiste dans là proposition. [...] Le sens, c’est ce qui se forme et se
déploie à la surface. Même la frontière [entre les corps et les propositions]
n’est pas une séparation, mais l’élément d’une articulation telle que le sens
se présente à la fois comme ce qui arrive aux corps et ce qui insiste dans
les propositions. Aussi devons-nous maintenir que le sens est une doublure
[...]. Seulement, la doublure ne signifie plus du tout une ressemblance
évanescente et désincarnée [...]. Elle se définit maintenant par la production
des surfaces, leur multiplication et leur consolidation. La doublure est la
continuité de l’envers et de l’endroit, l’art d’instaurer cette continuité, de
telle manière que le sens à la surface se distribue des deux côtés à la fois,
comme exprimé subsistant dans les propositions et comme événement
survenant aux états de corps. » ( Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,
pp. 44-45 et 151.) Le desiderium est précisément la discontinuité de l’envers
et de l’endroit, et la mélancolie de ne trouver à la surface que la perte ou
le manque de ce qu’on demandait aux profondeurs. L’être-à de l’être
formerait au contraire le conatus de Yinsistance de sa dïffêrance, ouvrant et
multipliant les espaces de sens, l’espacement du sens. Cette connexion de
Deleuze et de Derrida, elle-même comme une continuité d’un envers et
d’un endroit, me paraît correspondre à un nœud d’époque, à la nécessité
qui fait sens sous les noms les plus divers.—Mais que cette nécessité soit
aussi bien celle de l’époque entière de TOccident ou de la philosophie, et
qu’elle se soit donc engagée avec l’Eros de Platon, c’est ce que montre très
bien Danièle Montet, qui écrit à propos du Banquet : « L’enjeu du désir
ne s’épuise pas dans la quête de ce qui manque, dans la restauration d’une
unité primordiale comme le croit Aristophane, mais, beaucoup plus fon
damentalement, consiste à révéler le manque et la limite dont souffre
l’homme, à en faire œuvre, selon le propos de Diotime. [...] Erronée est
donc la question de l’objet du désir, mais toujours ouverte celle de ce qu’il
sait faire, de ce qu’il enfante » (op. cit., p. 232).
structurel, en abîme ou en place vide ; ou bien le désir est lui-
même le vrai, qu’il troue et qu’il évide essentiellement. On
devrait même dire : hyperessentiellement. Il y a dans le désir
ainsi compris une secrète exacerbation de l’essence, qui res
semble à l’existence en ce qu’elle peut paraître emporter et
transir l’essence, mais qui, en fait, reconduit celle-ci au-delà
de ses traits ordinaires de stabilité, de plénitude et de présence,
pour réinvestir ces mêmes traits dans les figures du mouvement,
du manque et de la tension. Ainsi le désir devient, dans une
onto-éroto-logie, tantôt cela en quoi le sens consiste, tantôt cela
qui norme le rapport au sens. Cette soumission au désir est,
en somme, comme l’extrême opposé symétrique d’une sou
mission à l’objectivité de la considération, soumission à la
subjectivité désidérante (le sujet tout d’abord est en manque,
et il est sujet de son manque : appropriation de la négativité
comme ressort de la présence). Cette soumission à la subjectivité
désirante est un piège tendu à tous nos mouvements de pensée
(à l’histoire, à la visée, au projet, mais aussi bien à l’exposition,
à l’altérité, à la communauté, etc.).
Considération, désidération : cela même qui conduit au
désastre. Déposition des astres, annonce d’autres lumières. Mais
les Lumières du XVIIIe siècle ont aussi bien livré le sens, qu’elles
voulaient éclairer depuis la terre, au désir, c’est-à-dire au roman
tisme, pour Favoir simultanément placé sous le double éclai
rage, dans la double vérité, d’une raison et d’une skepsis qui
s’éblouissaient l’une l’autre. Il nous revient de disposer autre
ment les feux. De ne rien céder en raison ni en skepsis, mais
de telle sorte que les clartés, au lieu de s’annuler, se diffractent
et se multiplient, autres constellations, autres assemblages de
sens. Mais d’une manière ou d’une autre, ni considération, ni
désidération : fin de la sidération en général. Praxis.
Schèrne :
Cosmos —mythe —sens donné.
Ciel et terre —création —sens annoncé/désiré.
Monde —espacement — sens comme existence et technê.
(Mais la mondialité ne succède pas seulement, elle précède
aussi bien. Le monde d’avant l’homme et hors de l’homme
est aussi notre monde, et nous sommes aussi à lui.)
Psychanalyse
tard pour en faire usage que je suis sans doute quelques voies parallèles à
celles de Jean-Louis Chrétien, « Le corps et le toucher », dans L ’Appel et
la Réponse, Paris, Minuit, 1992.
surtout un ordre de « toucher » entièrement différent, non seu
lement humain mais d’un seul coup solennel et bénisseur. La
vérité du « toucher » s’établit par une sorte d’ascension ou
d’assomption « solaire ». Cette triple scène est absolument pla
tonicienne dans l’acception la plus unilatérale et « métaphy
sique » du terme. En définitive, pour l’homme, il n’est pas ici
question d’attouchement. Mais une pose hiératique et paternelle
substitue, de manière frauduleuse, un adoubement à un attou
chement.
Tout se trahit dans l’expression « la terre n’est pas donnée
pour la pierre ». Le don n’est ici pensé que comme don pour,
finalisé et signifiant —signifiant très précisément la terre, avec
toutes ses valeurs d’appui, et au-delà, de proximité, d’enraci
nement et d’habitation, de propriété. Et si le «don pour» était
ici pris bien à tort pour le « don pur » ? S’il dérogeait en fait
à une libéralité, à une générosité —et à une « spaciosité »—plus
archaïques du « don » ? Si le « don » initial, mais un « don »
soustrait à la « donation » même pour autant que celle-ci serait
intentionnelle, devait s’énoncer ainsi : pierre sur la terre, et
terre comme « route » (via rupta, rupture, frayage — et aussi,
déjà, toute la technê A t la circulation, de l’échange), route déjà
distribuant la terre en lieux, lieux déjà recevant la pierre, en
mode indifférent, en mode, certes, de blessure pour un pied
ou de barrage pour un insecte, pour un filet d’eau, mais aussi
de simple place occupée sur le sol, d’ombre portée, de découpe
d’espace, don inassignable, don perdu comme don, don sans
désir en vis-à-vis de lui, ni à percevoir, ni à recevoir comme
«don»...?
Heidegger, à l’évidence, manque la pesée (la pensée ?) de la
pierre seulement déboulée ou affleurée sur le sol, la pesée du
contact de la pierre avec l’autre surface, et par elle avec le
monde en tant que réseau de toutes les surfaces. Il manque la
surface en général, qui ne vient peut-être pas « avant » la face,
mais que toute face est aussi, nécessairement. De la tête sur
laquelle il veut poser une main de patriarche \ Heidegger
oublie d’abord qu’elle a aussi la consistance et en partie la
nature minérale d’une pierre. —Manque l’exposition des surfaces
par lesquelles, inépuisable, de la venue s’épuise singulièrement.
La pierre, sans doute, ne « tâte » pas (betasten) (comme il
est dit de manière après tout vulgaire, avec la connotation
indiscrète, exploratoire, d’un « palper »). Mais elle touche, ou
elle touche à : transitivité passive. Elle est touchée, pas de
différence. Entéléchie brute du sens : elle est au contact, dif
férence et différence absolues. Il y a différence des lieux —
c’est-à-dire, lieu —dis-location, sans appropriation de l’un par
l’autre. Il n’y a pas « sujet » et « objet », mais places et lieux,
écarts : monde possible, monde déjà.
Sans cela, sans cette impalpable réticulation de contiguïtés,
de contacts tangentiels, il n’y aurait pas monde : sans les jeux
(interstices, intervalles, échappements) d ’un être-à démultiplié,
où Yà vaut moins comme une franche opposition à Yen que
comme le sens dégagé, délivré de IV». « En soi », la chose est
« à » ses proches, proximes et très lointaines autres choses, puis
qu’il y en a plusieurs.
Que Yen-soi, pris absolument, est « abstrait », seulement et
unilatéralement présent, tel est le principe générateur de toute
la logique hégélienne —c’est-à-dire la première logique qui se
déploie comme logique du sens, et non seulement de la vérité
(pour autant qu’elle résiste à son propre procès d’annulation en
vérité infinie). Ainsi, la « pierre » de Heidegger est encore seu
lement abstraite, et elle n’est pas la pierre concrète, elle n’est
pas le concret-de-pierre, qui n’est pas tel seulement lorsque la
pierre est heurtée, lancée ou manipulée par ou pour un sujet.
Précisément, le concret est d’avant ou d’après l’objet et le sujet.
1. Et qui correspond exactement —presque jusqu’à la caricature — a ce
que Derrida a pu repérer sous « La main de Heidegger », dans Psyché,
Paris, Galilée, 1987.
La pierre concrète n’« a » certes pas un monde (mais la formule
de Heidegger est ambiguë : « la pierre est sans monde » peut se
comprendre comme « elle n’a pas de monde » ou comme « elle
n’est pas au monde ») —mais elle n’en est pas moins au monde
sur un mode du à qui est au moins celui de Yaréalité : extension
d’aire, espacement, distance, constitution « atomistique ». Disons
qu’elle n’est pas « au » monde : mais elle est monde.
On dira cependant que le monde de la pierre, ou le monde-
pierre, ne saurait être'le « tout de signifiance». Mais la signi
fiance —ce que je nommerais la passibilitê de sens —a elle-même
sa condition (existentiale ?) dans l’écartement par quoi tout
d’abord il y a monde. Le monde est passible de sens, il est
cette passibilitê, parce qu’il est d’abord, selon cet écartement,
disons encore une fois « atomistique ». Sans doute, cela implique,
en droit, que l’ouverture d’une « compréhension » du sens soit
en rapport avec l’ouverture de l’aréalité concrète. Suis-je en
train de suggérer que quelque chose de la « compréhension »
revient à la pierre elle-même ? Qu’on ne craigne ici aucun
animisme, aucun panpsychisme. Il ne s’agit pas de prêter à la
pierre une intériorité. Mais la compacité même de sa dureté
impénétrable (impénétrable à elle-même) ne se définit (elle se
dé-finit, précisément) que par l’écart, la distinction de son être
ceci, ici (« La pierre est, c’est-à-dire qu’elle est ceci et cela, et
comme telle elle est ici ou là », dit encore Heidegger, comme
s’il réduisait «être» à la simple copule d’attribution). Cette
discrétion qu’on pourrait dire quantique, en empruntant à la
physique la discrétion des quanta matériels, fait le monde
comme tel, le monde « fini » passible du sens.
Pas d’animisme, donc, tout au contraire. Mais une «phi
losophie quantique (“ atomistique ”, “ discrète ”) de la nature »
reste à penser. Car la différence de l’à-soi, selon laquelle il y
a ouverture du sens, est inscrite à m$me l’« en soi ». Corpus :
tous les corps, les uns hors des autres, font le corps inorganique,
du sens.
La pierre n’« a » pas de sens. Mais le sens touche à la pierre :
il s’y heurte même, et c’est ce que nous faisons ici.
II
En un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L’être-*«,
côte à côte, de tous les êtres-/** (êtres jetés, envoyés, abandonnés
au là)
Sens, matière se formant, forme se faisant ferme : exactement
l’écartement d’un tact.
Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher.
Avoir le sens ou le tact : la même chose.
Spanne
1. J.-L. Borges, Lune d’en face, dans Œuvres empiètes, t. I, Paris, Galli
mard, 1993, pp. 59, 63.
mondial de ce qui fait du tout de l’étant lui-même l’absolu
singulier de l’être (son espacement infini).
Le sens du monde est donc en chaque un, chaque fois à la
fois comme la totalité et comme une unicité. En cela, c’est le
monde des monades leibniziennes qui est la première pensée
du monde *.
Le quelque un n’est pas le « sujet» dans sa position méta
physique. Cette position est en effet toujours celle d’une sup
position, sous l’une ou l’autre de ces formes : support substantiel
supposé aux déterminations et qualités, point de présence sup
posé au foyer des représentations, négation qui se suppose
comme puissance de sa propre relève, rapport à soi où le à se
suppose comme la présence même du soi, puissance d’effec-
tuation supposée engendrer l’effectivité, être supposé de l’étant.
Dans la synthèse de toutes ces formes, la subjectité se nomme
« Dieu », qui est ainsi le nom de la supposition de la synthèse
elle-même.
Constamment, le sujet de la philosophie (ou bien, le sujet,
la philosophie) se sera supposé dans les deux sens du terme :
il se sera posé lui-même de lui-même au fondement de soi, et
1. Ainsi que le relit Deleuze : « Le monde est la courbe infinie qui touche
en une infinité de points une infinité de courbes, la courbe à variable unique,
la série convergente de toutes les séries. [...] chaque monade comme unité
individuelle inclut toute la série, elle exprime ainsi le monde entier, mais
ne l’exprime pas sans exprimer plus clairement une petite région du monde,
u n “ département”, un quartier de la ville, une séquence finie. [...] si le monde
est dans le sujet, le sujet n’en est pas moins pour le monde. Dieu produit
le monde “ avant ” de créer les âmes, puisqu’il les crée pour ce monde qu’il
met en elles. [...] parce que la monade est pour le monde, aucune ne
contient clairement la “ raison ” de la serie, dont elles résultent toutes, et
qui leur reste extérieure comme le principe de leur accord. [...] La clôture
est la condition de l’être pour le monde. La condition de clôture vaut pour
l’ouverture infinie du fini : elle “ représente finiment l’infinité » (Entre
temps, discutant avec Heidegger, Deleuze a relevé la proximité de cette
ouverture avec celle du Dasein.) ( Le Pli, Paris, Minuit, 1988, pp. 35-36.)
il aura été l’hypothèse de sa propre hypostase, ou sa fiction,
ou son illusion. Le point commun des deux acceptions, point
de paradoxe ou d’abîme infini, est la vérité de ce sujet.
Le sub- de la sub-jectitê représente en quelque sorte la forme
inversée du prae- de la prés-ence : le présent qui se précède
« par avance » plutôt qu’« en avant ». En fait, il s’agit des deux
acceptions possibles de l’« avant » : antérieur, préalable, pri
mordial, ou bien, postérieur, succédant, final. Les deux sont le
même, de même aussi que la présence ainsi mise en jeu se
résout en absence à l’instant même de sa —supposée —présen
tation. Dans la pré-sup-position, la présence annule tous ses
sens possibles. Au point du sujet pur, tous les prédicats sont
niés (ainsi en va-t-il du Dieu des théologies négatives et des
mystiques : d’autant plus archi-essentiellement divin qu’il est
plus dépouillé de toute qualité ou propriété). Le vrai sujet est
l’être-soi sans qualités, subsumant seulement sous cette absence
la présence de sa présupposition en tant que présupposition de
sa présence.
Mais en ce point même, à la pointe de la supposition, à
l’extrémité du sub- ou de ï hypo-, au lieu du fondement lui-
même, il y aura toujours eu aussi Yun singulier du point lui-
même —non plus un « sujet » en ce sens, mais tout autre chose,
ou bien la même-chose-tout-autre : une existence. L’existence, une
existence chaque fois singulière, est la supposition de toute
supposition, ou la position simple et absolue qui coupe court
à toute supposition, au sub- comme au pré-. L’existence : ce
qui pré-vient la supposition elle-même, ou ce qui lui sur-vient
par surprise. La même-chose-tout-autre : non plus le dépouil
lement de tous prédicats, mais les prédicats sans support, se
tenant ensemble les uns les autres, singulièrement.
Cette existence singulière est aussi bien (= transit) la position
première et dernière de Yhypokeimenon (= subjectum) aristoté
licien que celle de Y ego sum. cartésien, ou encore que celle du
sentiment rousseauiste. C’est-à-dire que son esse en forme aussi
bien la supposition pure que l’acte absolu, ou l’entéléchie. Mais
dans Têtre-en-acte la supposition pure se dissipe dans sa propre
pureté. Plus rien n’est supposé (reporté en avant ou en dessous
par hypothèse), plus rien n’est supposant (le support ou suppôt
des qualités ou attributs n’est rien d’autre que leur être-en-
acte : pour finir, il n’y a pas de « suppositum »). Mais, il y a
quelqu’un l.
1. Juste un exemple, pris chez Lou Reed : « Down at his job his boss
sits there screaming/if he loses his job, life loses his mea ning/his son is in
» (*
high school/there’s nothing he’s learning/ he sits by the T V VideovMmce v
dans Mistrial, RCA, 1986). Dans une interview, Johnny Hallyday décla
rait : « A l’époque, on n’avait pas le choix, c’était ou l’usine, ou le rock’n
roll. » —Quant au « monde » : « Où sommes-nous, Billy ?/Nevada ? Mala-
koff ?/Dans le désert/ — (Le désert est partout)... », Kat Onoma, Billy the
Kid, Fnac Music, 1992.
2. Pour parler Balibar : cf. note 1, p. 145.
de la nécessité 1». Ce règne de la liberté ne représente pas non
plus, pour Marx, une sortie hors de la sphère ni de la catégorie
du « travail ». La « puissance humaine » dont il parle ici, il la
désigne ailleurs comme « travail » : « quand le travail sera
devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier
besoin de la vie 2 ».
Du travail comme premier besoin de la vie, telle est la
question. Comment l’entendre ?
Il est à noter que cette phrase est précédée de celle-ci :
« quand auront disparu l’asservissante subordination des indi
vidus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre
le travail intellectuel et le travail corporel ». C’est à noter, parce
qu’il n’y a pas besoin d’être maoïste, ni d’expédier les intel
lectuels et les artistes aux travaux forcés, pour affirmer que
nous ne nous pourrons pas nous tenir quittes de la question
posée par cette opposition : elle expose au moins une figure
déterminée, et très précisément, socialement et politiquement
concrète, du problème général du « règne de la liberté ». Sans
doute, les termes de l’opposition doivent être soigneusement
analysés dans une situation où les travaux informatisés, le
secteur tertiaire, le travail dit « social », etc., brouillent en
surface une distinction « intellect/corps » qui était encore rela
tivement, et phénoménalement, simple pour Marx. Mais le
cortex et les nerfs sont du corps, ainsi que les yeux, les oreilles,
les mains... Réciproquement, tout le corps intervient, muscles
et os, dans le travail dit « intellectuel ». Le sentant et le senti
sont du corps. Ergo : l’opposition en question est — mais elle
n’est que—une figure de la distinction entre le travail comme
«moyen» et le travail comme «fin».
C’est dans cette distinction que tient sans doute l’essentiel
1. Fragment pour Le Capital, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1488.
2. Critique du programme du parti ouvrier allemand, t. I, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 1420.
de la problématique, de l’attente, et peut-être de ce qui jusqu’ici
a fonctionné comme l’aporie marxienne. («Jusqu’ici» : parce
que de la révolte, à nouveau, n’est pas imprévisible, sinon de
la révolution, et qu’elle n’aura pas lieu sans référence à Marx,
quelle qu’elle soit au juste.)
Pour passer du travail comme moyen (tout est là : moyen,
médiateur, opérateur de/par la négativité, ou bien... ?) au
travail comme fin, ou du travail nécessité au travail libéré, il
faut à la fois changer complètement de sphère, et pourtant
conserver quelque chose dont l’identité se tiendrait sous le nom
de « travail ». Cette dialectique est-elle possible ? Est-il possible
d’arracher au « travail » le secret d’une transmutation de la
nécessité en liberté ? S’agit-il d’une dialectique ? Ou bien d’une
dialectique qui ne serait plus elle-même « travail du négatif »,
et en quel sens ? Je ne saurais répondre. Mais il est nécessaire
d’explorer les conditions de ces questions.
Et tout d’abord, il est nécessaire de dénoncer ce qui, dans
l’ordre actuel des choses en pays développé, revient sans doute
à introduire sournoisement la croyance (l’idéologie) que cette
dialectique est à l’ouvrage. Parce que beaucoup de formes
extérieures du travail ont change, parce que l’image prégnante
du travailleur de force s’est estompée (comme s’il n’y avait pas
toujours des aciéries, des chaînes de montage, des outils très
lourds et des matériaux très durs, des poussières, des gaz..., et
comme si le travail informatisé n’avait pas ses duretés, ses
risques.. - pour ne rien dire ici de la division des tâches entre
les immigrés et les autres, entre le Nord et le Sud), parce que
la distinction patente de la rente et du travail a disparu, parce
que la récente expansion du capitalisme financier entretient le
leurre des petites satisfactions boursières, et pour d’autres raisons
encore qu’il faudrait mettre au jour, il semble que la catégorie
du « travail » s’étend et se distend presque jusqu’à la dilution,
comme prête à «imprégner toutes les sphères de l’existence»
(ainsi que Marx le voulait de la politique) — et cela, malgré,
ou peut-être bien avec une opposition plus tranchée qu’aupa
ravant entre le « loisir » (aux brillantes images de Club Med)
et le « travail ». Insidieusement, sans vraiment se proposer
comme telle, une thèse du travail auto-finalisé se répand à
travers ce qui est en réalité un devenir-laborieux généralisé de
l’existence sociale.
A supposer que les pièges de cette illusion soient évités,
vient la question de fond : passer de la nécessité à la liberté
en gardant le travail, cela signifie passer de la production à la
création, ou bien, en des termes qui seraient plus rigoureux
(plus aristotéliciens et plus marxistes), passer de la poiesis à la
praxis, de l’activité qui produit quelque chose à l’activité par
laquelle l’agent de l’action se « produit », ou se « réalise » lui-
même.
Cela pourrait encore se dire ainsi : ce serait passer de la
« plus-value » assignable comme extorsion d’une valeur ajoutée,
mesurable en termes de force et/ou de temps de travail, à la
« plus-value » inassignable en tant que « valeur », et donc à un
au-delà de la valeur, ou à la valeur absolue, mesurable à rien
(ce que Kant appelait « dignité »), de la fin-en-soi d’une pure
autotélie (en outre, chaque fois singulière, incomparable). C’est
tout l’économique, et toute l’« économie politique », avec sa
critique, qui sont en jeu.
En d’autres termes encore : passer du labeur à l’art. De l’une
à l’autre « technê ». Ou bien : de la technique à « elle-même »,
si c’est possible... On trouverait, pour un tel programme peut-
être impossible à programmer, bien des jalons chez Marx lui-
même.
(A titre d’exemple du nœud de la question chez Marx :
\
1. Ibid., p. 288-289.
veut dire, ici, « sortir de »). Et pourtant, il faut les poser : elles
demandent, en fait, ce qu’il en est du sens du travail, et
jusqu’où, et comment, il faut que ce sens soit libéré pour être
du sens.
appeler à (sa) mémoire » (p. 213). Il en conclut qu’il ne reste qu’à « témoi
gner de la pensée comme désastre, nomadisme, différence et désœuvrement »
(id.). Chacun de ces termes est donc compris comme une forme de l’ex
trémité définitivement abîmée de la « métaphysique». Le geste de Lyotard
a toute la rigueur et la gravité du dernier geste — interminable — de la
philosophie. J’y fais seulement deux objections : 1. Chaque désignation de
l’extrémité s’est déjà, silencieusement et inévitablement, retournée ou extra
vasée en elle-même et excrite en tant que sens ; c’est-à-dire, non pas reprise
ou relevée en une autre signification, mais ré-ouverte en signifiance illimitée.
Et certes, ni l’excription, ni l’ouverture ne vont sans souffrance. C’est où il
faut interroger quelle souffrance est torture, et quelle souffrance est pénibilité
existentiale (pas plus tolérable pour autant). 2. Lyotard parle ici du phi
losophe, en tant qut travailleur de pensée et d’écriture, travailleur qui se
trouve « désœuvré » en ce sens, plutôt que du penser lui-même, du penser
et se-penser du sens à même l’exister de tout le monde. Qu’un certain
travail-production philosophique soit obsolète (comme on le dit des
machines), et qu’il y ait à changer de style, je l’ai dit (et Lyotard le fait,
et il le fait, avec plusieurs autres, exemplairement depuis qu’il écrit !)—et
du reste, cela n’est pas nouveau, c’est peut-être ainsi qu’il y a philosophie
depuis qu’il y en a, si jamais cela doit même se dater. Mais que le sens
soit dans les livres de philosophie —quel que soit leur style —, voilà bien
un piège métaphysique-mégapolitain. Le sens est dans l’excription du livre,
le sens est que le sens ne cesse pas de venir d'ailleurs et d'aller ailleurs, oui,
jusqu’aux confins de la « grande monade », l’exposant elle-même en elle-
même, et le travailleur-philosophe inscrit cela. Mais l’autre travailleur (cet
autre que le « philosophe » est aussi dans son corps, dans l’écotechnie de
son ouvrage) est autrement à ?nême cette venue du sens. Je veux dire : la
praxis ne lui manque pas, qu’elle soit réforme ou révolte, qu’elle soit
migration ou habitation, peine ou joie, invention ou routine, et décision
sans cesse rejouée. Il ne faudrait pas qu’une mélancolie séculaire de l’Oc-
cident s’aveugle sur ceci : qu’elle est sans doute tributaire de la division
entre les travaux, et que le philosophe risque d’être mélancolique parce
qu’il croyait être dans le travail déjà « libre », tandis qu’il croyait l’autre
mais par non-consistance -, Yêcotechnie étale désormais le pos
sible dans une clarté nouvelle : ou bien elle a pour sens
Tautisme de la « grande monade », en expansion indéfinie, et/
ou bien elle a pour sens de faire sauter, une fois de plus, toutes
les clôtures de signification pour laisser venir du sens, néces
sairement inouï. Cest-à-dire, ou bien l’écotechnie fait tout le
sens du travail - d’un travail désormais infini, hébété de sa
propre infinitude et de sa totalisation indéfiniment croissante -,
ou bien Têcotechnie ouvre le travail au sens, le dés-œuvre à
Tinfini du sens 2.
simplement asservi. Mais ce n’est pas si simple, bien que, de toute évidence,
ce ne soit pas non plus l’inverse. Reste, pour le moment, ceci, qui me
paraît urgent : ne déchiffrons pas le monde à travers notre mélancolie
philosophique —pas plus qu’à travers un optimisme maniaque de la même
farine. Mais apprenons à penser au monde.
1. J’évoque les conclusions de F. Braudel dans ha Dynamique du capi
talisme, Paris, Arthaud, 1985.
2. A ce point, ce qu’il faut éviter avant tout est de confondre l’accès au
sens avec le « loisir », qui n’est, on le sait bien désormais, qu’une notion
économique dans l’économie (à quoi on a superposé, comme de juste, une
image nostalgique de la scholê, du beau loisir de l’homme libre et plus
précisément, et comme par hasard, du philosophe...). Nous n’avons pas
« loisir » de nous livrer ou non à la méditation du sens. Le sens nous vient
et nous traverse dans l’urgence et dans la nécessité. C’est pourquoi il s’agit
de ce que « le temps de non-travail (puisse) cesser d’être l’oppose du temps
de travail» rendant ainsi possible que «les individus (soient) beaucoup
plus exigeants quant à la nature, au contenu, aux buts et à l’organisation
du travail (et n’acceptent plus) de “ travailler idiot ” ni d’être soumis à une
surveillance et à une hiérarchie oppressives », de telle sorte que « la libération
du travail aura conduit à la libération dans le travail, sans pour autant
transformer celui-ci (comme l ’imaginait Marx) en libre activité personnelle
[...] L’hétéronomie ne peut, dans une société complexe, être complètement
supprimée au profit de l’autonomie » (André Gorz, Métamorphoses du
travail. Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, p. 119). Ces phrases peuvent
paraître « idéalistes » : de fait, je ne suis pas certain qu’André Gorz, malgré
la précision et l’exigence de son propos, soit en mesure de répondre à toutes
les questions soulevées plus haut. Néanmoins, ce n’est plus Fourier qui
rêve. C’est Yécotechnie elle-même qui développe, aussi bien dans ses contra
dictions, la possibilité, voire la nécessité, d’un autre « travail ». C’est ainsi
qu’il peut paraître nécessaire de parler, aujourd’hui, de « la première crise
du postfordisme », comme d’une crise où la nouvelle « valorisation pro
ductive », en tant qu’elle implique à beaucoup d’égards l’initiative des
travailleurs, « s’oppose, radicalement, au commandement » international par
« les instruments du contrôle monétaro-financier » (Toni Negri, « La pre
mière crise du postfordisme », Futur antérieur n° 16, 1993/2 , L’Harmat-
tan. — De cette partie sur le travail, une première version a été publiée
dans le n° 18, 1993/4, de la même revue).
Politique II
Aisthesis
(1973, dans Pierre Alechinsky. Extraits pour traits, textes réunis par Michel
Sicard, Paris, Galilée, 1989, p. 105). Toutefois, il est encore trop simple
d’écarter la jouiscience. Signifier et discourir ne vont pas non plus sans plaisir
ou peine. Mais ce n’est pas ici mon objet.
1. Ce qui ne veut pas dire que le plaisir et l’art se distribuent simplement
selon les cinq sens d’une sensorialité abstraite. La sensualité fragmente
autrement, jusqu’à un certain point. Mais elle fragmente.
Du symbolique en tant que singulier
1. Exemple des limites de nos phrases : les greffes d’organes font l’objet
d’un discours public du don, de la communication, du progrès et de
l’exploit d’une survie « miraculeuse » auquel il n’y a rien à objecter ; un
corps greffé est pourtant aussi, en vérité, un corps éclaté, non pas en vertu
d’un fantasme de l’« étranger en soi », mais en fonction des altérations et
des dépendances multipliées que la greffe introduit avec elle pour sa survie :
contrôle d’abaissement immunitaire, contrôle des effets secondaires, inscrip
tion dans un espace qui n’est plus simplement ni de « vie », ni de « maladie »,
dressage chimique et hygiénique, technê installée à demeure, lente leçon de
l’inanité de la phusts. Or ce type de condition concerne de plus en plus
d’autres corps, malades, âgés, abîmés, handicapés, assistés, bricolés. Il y a
là un « salut » que nous ne savons pas dire, parce que ce n’est pas un salut.
Ce n’est pas non plus une « maintenance ». C’est une autre inscription, plus
serrée, dans le monde.
celui de « chair », toujours surabondant, toujours nourri de sens
et toujours égologique. Voici venir le monde des corps, et la
souffrance y est, si on ose dire, simplement établie, sans pro
fondeur de passion. Cela peut vouloir dire qu’elle est tendan-
ciellement « anesthésiée » (mais que veut dire alors « tendan-
ciellement » ?) : non seulement dans les hôpitaux, mais aussi,
d’une autre façon, dans des guerres que n’accompagne plus la
célébration pathétique de la souffrance, mais l’horreur froide
de la bêtise ignoble ’. Cela veut dire à coup sûr que la souffrance
n’est plus sacrificielle. Et donc, qu’elle n’est à aucun titre
rédemptrice. Souffrance sans rémission, et à ce titre sans passion.
Désassemblage de la croix : nous en restons au moment qui
n’est ni celui de l’agonie, ni celui du tombeau, mais de la
déposition du corps. Ce n’est pas un hasard si la peinture a
depuis longtemps choisi ce moment : celui de la pitié muette.
Savoir, sans phrases, se tenir devant un corps déposé (et
pourtant, ne pas être à la leçon d’anatomie, autre forme de
phrase) : lorsque nous le saurons, alors, seulement, nous
pourrons penser une appartenance de la souffrance et du
malheur à la constitution du sens sans relever la souffrance
en le sens. C’est-à-dire, la poser ou la peser inassimilable,
irréconciliable, intolérable : car c’est elle-même qui s’expose
ainsi, c’est elle qui se repousse, et ne se relève jamais. Il
faut donc la refuser à toute force, ne pas guérir d’un côté,
affamer et tuer de l’autre — et cependant, sans projeter ni sa
rédemption, ni son anesthésie finales. Sans contourner l’éclat
de douleur de l'aisthesis, cette autre double face de l’entéléchie
sensible, plaisir et douleur. Sans renoncer un instant à se
battre contre le mal, cette pensée —la plus difficile, celle qui
doit se savoir non pensante —toucherait à la souffrance comme
à ce qui appartient au sens au titre de sa défaillance consti
1. Cf. au plus près de nous Les Bosniaques de Velibor Colic (Galilée/
Carrefour des Littératures, 1993).
tutive. Cela toucherait donc à la possibilité du sens en tant
que passibilité originaire. Comment ne pas phraser ici une
nouvelle dialectique ? C’est pourtant ce qu’il faut refuser.
Etre devant l’obscurité du sens ni dévoilé, ni produit, ni
conquis, mais souffert. Souffrir le sens— à l’écart de tout
dolorisme. Souffrir, suffere, comme le mode de supporter, de
recueillir, de quelqu’un qui serait «sujet à la souffrance».
Souffrir le sens : souffrir son être-absent.
(Ne pas phraser une nouvelle dialectique, une nouvelle
tragédie : c’est impossible, si tout notre discours en est consti
tué. À chaque pas, le discours dialectise. Mais lutter pied à
pied contre la dialectique en train d’opérer, et contre l’intention
en train de signifier, dépouiller le sens fait pour laisser venir
son sens, voilà le travail, la pensée, l’écriture et l’excription,
son heur, son malheur et son bonheur.)
Alors seulement, plus avant encore, toujours plus intenables
dans la phrase, la passibilité ou le souffrir originaires du sens
se trouvent infiniment proches de la jouissance. Mais quoi, la
jouissance ? Pour ne pas la livrer, elle non plus, à la sublimi-
sation dialectique d’une appropriation de l’impossible, ni à une
joie que Spinoza, son plus grand penseur, garde malgré tout
drapée dans la béatitude, on poserait avant tout qu’elle est
sans phrase, elle aussi. La joie n’a pas plus de sens que la
souffrance. Mais leur insignifiance conjointe —conjointe et dis
sociée— est la signifiance même. Sans phrase, elles exigent
toutes nos phrases, et leurs interruptions. Mais il n’y a pas de
symetne : on n’accepte pas la douleur, elle est le mal, physique
ou moral et pour finir toujours l’un dans l’autre. Elle est donc
l’injustice même, et qui en appelle d’elle-même, en tant que
douleur, au refus opiniâtre de cette injustice. Il n’est plus
question, lorsqu’on est hors du cosmos, de la tenir à distance
sur un mode stoïcien : dans le monde, la douleur traverse. La
joie, en revanche, en appelle d’elle-même à son propre suspens :
elle s’accomplit et se dérobe dans une éternité fugitive. Il n’est
pas question de s’y établir. En un sens, il faudrait dire : la
première est dans la permanence, la seconde dans le passage.
Symétrie sans symétrie, deux faces du rythme,
La fin du monde................................................................... 13
Pas suspendu.......................................................................... 21
Le sens et la vérité............................................................... 25
Style philosophique............................................................... 31
Comment le désert croît...................................................... 41
Les sens de l’être................................................................... 47
Infinie finitude...................................................................... 51
Différence............................................................................... 57
Espace : confins..................................................................... 61
Espace : constellations......................................................... 69
Psychanalyse........................................................................... 77
Don. Désir. « Agathon » ..................................................... 83
Le sens, le monde, la matière............................................. 89
Toucher (I et II).................................................................... 99
Spanne.................................................................................... 105
Quelqu’un.............................................................................. 111
Le « sens » du « monde ».................................................... 123
Peinture................................................................................. 129
Musique................................................................................. 133
Politique I ............................................................................. 139
Travail.................................................................................... 149
Politique II............................................................................ 163
Sujet, citoyen, souveraineté, communauté.............................. 164
Lien. Nouage. Prise de parole............................................. 172
Ecriture politique.................................................................. 183
L’art, fragment...................................................................... 189
D’un fragment l’autre......................................................... 190
« Aisthesis » ..........................................................................195
Du symbolique en tant que singulier....................................206
« Coda : Orgia »................................................................... ..213
Peine. Souffrance. Malheur....................................................217
Monde.................................................................................... ..233
Du sens qui se sent................................................................243
Dialogue 1................................................................................247
Dialogue I I ........................................................... ..................251