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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

Le Sens du monde
Aux Éditions Galilée

Le TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1972.


LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973-
L e PARTAGE DES VOIX, 1982.
HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Eric Michaud, 1984.
L’o u b l i d e la p h il o s o p h ie , 1986.
L’e x p é r i e n c e d e l a l i b e r t é , 1988.
Une p e n s é e f in ie , 1990.
Le sens d u m o n d e , 1993.
L es m uses , 1994.
Être s in g u lier p l u r ie l , 1996.
Le r e g a r d d u p o r t r a it , 2000.
L’in t r u s , 2 0 0 0 .
La pe n s ée d é r o b é e , 2001.
L a CONNAISSANCE DES TEXTES, avec Simon Hantaï et Jacques Derrida, 2001.
L’« IL Y A » DU RAPPORT SEXUEL, 2001.
V isit a t io n - d e la p e in t u r e c h r é t ie n n e , 2001.
La c r é a t io n d u m o n d e - o u la m o n d ia l is a t io n , 2 0 0 2 .

Chez d'autres éditeurs

LOGODAEDALUS, Flam m arion, 1 9 7 6 .


L’ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978.
EGO SUM, Flammarion, 1979.
L’IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983.
LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bourgois, 1986.
D es LIEUX DIVINS, TER, 1987 ; rééd 1997.
LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1991.
Le MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L’Aube, 1991.
Le POIDS D’UNE PENSÉE, Le Griffon d’argile, Québec et Presses Universitaires de Gre­
noble, 1991.
CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992.
NlUM, avec François Martin, Erba, 1994.
H e g e l , L’INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, H achette, 1997.
LA NAISSANCE DES SEINS, Erba, 1997.
L a VILLE AU LOIN, 1001 Nuits, 1999-
MMMMMMM, avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000.
DEHORS LA DANSE, avec Mathilde Monnier, Rroz, 2001.
L’ÉVIDENCE d u FILM /Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves Gevaert Éditeur, 2001.
Jean-Luc Nancy

Le Sens du monde
Édition revue et corrigée

K m ■■

Galilée
© 1993, ÉDITIONS GALILÉE, 9 rue Linné, 75005 Paris.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
d’exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 7 5006 Paris.
ISBN 2-7186-0575-8 ISSN 0768-2395
Comment donc devons-nous comprendre que la pensée
puisse commencer par (être) une réponse ?
Réponse : cela est non seulement possible, mais nécessaire,
dès lors qu’il n’y a qu’une seule et unique pensée, celle du
« sens de la vie » et que par un tel « sens » il ne faut pas
entendre quelque chose d’autre que la vie même (un ingrédient
qui en ferait le sel, un jugement dernier dans l’espace duquel
elle trouverait son orientation), mais bien la constitution for­
melle a priori du vivre dans sa nudité. Car cette formalité exis­
tentielle est construite, si l’on ose dire, en forme de réponse :
elle fait de l’homme cet étrange vivant qui, quoi qu’il fasse
ou ne fasse pas, éprouve ou non, dise ou taise, répond au monde
et répond du monde.
G é ra rd G ra n e l
« Le monde et son expression »,
La part de l'œil, n°8, Bruxelles, 1992.

INTRODUIRE UN se n s - cette tâche reste encore absolument à


accomplir, admis qu’il n’y réside aucun sens.
F r é d é r ic N ie tz s c h e
Fragments posthumes automne 1887-mars 1888,
trad. Pierre Klossowski,
Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1976, p. 34.
Écrire, « former » dans l’informel un sens absent. Sens
absent (non pas absence de sens, ni qui manquerait, ou poten­
tiel ou latent). Écrire, c’est peut-être amener à la surface
quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée pas­
sive qui n’est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la
pensée. Sa patience.
M a u ric e B l a n c h o t
UÉcriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 71.
Seule elle se soulève sein nu dans le sens qu’elle consume.
M a t h ie u B é n é z e t
Ode à la poésie, Bordeaux, William Blake & Co., 1992, p. 26.
Il y a peu de temps encore, on pouvait parler de « crise du
sens » (ce fut une expression de Jan Patocka, et il est arrivé à
Vaclav Havel de la reprendre) : une crise s’analyse, se surmonte.
On pouvait retrouver le sens, ou du moins, indiquer en gros
une direction. Ou bien, on pouvait encore jouer avec les éclats,
les bulles d’un sens à la dérive. Aujourd’hui, nous sommes
plus loin : tout le sens est à l’abandon.
Gela nous fait défaillir, et pourtant, nous sentons (nous avons
ce sens-là) que c’est de cela même que nous vivons, d’être
exposés à cet abandon du sens.
Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps,
une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et
de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière
de savoir, précisément, que la souveraineté n’est rien, qu’elle
est ce rien dans lequel le sens, toujours, s’excède. Ce qui résiste
à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n’est pas un
médiocre instinct d’espèce ou de survie, c’est ce sens-là.
Il y a dans ce temps, le nôtre, d’un côté tous les risques de
l’attente de sens, de la demande de sens (comme cette banderole
à Berlin, sur un théâtre, en 1993, « Wir brauchen Leitbilder » :
« nous avons besoin d’images directrices »), avec les pièges
redoutables que peut tendre une telle demande (sécurité, iden­
tité, certitude, philosophie comme distributrice de valeurs, de
visions du monde, et, pourquoi pas, de croyances ou de mythes),
et d’un autre côté toute la chance de se savoir, déjà au-delà
de l’attente et de la demande, déjà au monde en un sens inouï,
c’est-à-dire, peut-être, rien que l’inouï qui revient éternellement
se faire entendre du même sens, d’un sens qui précède tous les
sens, et qui nous précède, prévenant et surprenant à la fois.
Faire place à cet excès du sens sur tout sens appropriable,
et se déprendre, une bonne fois, de ce que Lévi-Strauss appelait
« la quête épuisante d’un sens derrière le sens qui n’est jamais
le bon voilà l’enjeu —et il n’a rien de sceptique ni de résigné,
il est l’enjeu même du sens, à entendre au-delà de tout sens,
mais venu d’aucun « au-delà » du monde.

Ceux qui cèdent à la demande de sens (qui par elle-même,


déjà, semble faire sens et rassurer...) demandent au monde de
se signifier comme séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité,
communauté, subjectivité : signifiant d’un signifié propre et
présent, signifiant du propre et du présent comme tels. (Ceux
qui signifient encore le monde comme sens d’une quête infinie,
ou d’un passage vers un autre monde ne changent rien de
fondamental : le signifié dernier reste de même essence.) Pour
eux, la mondialisation du monde, qui est notre élément et
notre événement, le « cosmopolitisme », la télétechnique désap-
proprient, désignifient le sens, le mettent en lambeaux.
On ne leur opposera pas ici un non-sens nihiliste, ni un
« insensé » qui oscillerait entre débauche et mystique. Mais on
leur objectera que le sens a toute sa chance et tout son sens
seulement en deçà ou au-delà de l’appropriation des signifiés
et de la présentation des signifiants, dans l’ouverture même de
son abandon, comme l’ouverture du monde.
Mais l’« ouvert » n’est pas la qualité vague d’une béance
indéterminée ni d’un halo de générosité sentimentale. Il fait,
serré, tressé, étroitement articulé, la structure du sens en tant
que sens du monde.

1. Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile


Jacob, 1988, p. 225.
La fin du monde

Il n’y a plus de monde : plus de mundus, plus de cosmos,


plus d’ordonnance composée et complète à l’intérieur ou de
l’intérieur de laquelle trouver place, séjour, et les repères d’une
orientation. Ou encore, il n’y a plus l’« ici-bas » d’un monde
donnant passage vers un au-delà du monde ou vers un outre­
monde. Il n’y a plus d’Esprit du monde, ni d’histoire pour
conduire devant son tribunal. Autrement dit, il n’y a plus de
sens du monde \

1. L’attente, la demande, l’exigence ou l’inquiétude du sens ne cessent


d’insister aujourd’hui de la manière la plus courante, la plus quotidienne :
on pourrait aisément rassembler un florilège de phrases sur ce thème,
simplement cueillies au fil de la lecture des journaux, et dans des contextes
très divers, politiques, religieux, économiques, etc. Je me contente d’un
exemple, ce jour ou j’écris, dans un article sur le dernier livre d’Ernst
Jünger, Les Ciseaux, qui est précisément un livre sur le retour attendu d’un
sens « spirituel » du monde : «Jünger recourt à sa connaissance des mytho-
Nous le savons, nous savons que c’est la fin du monde, et
ce savoir n’a rien d’illusoire (ni de « fin de siècle » ou de
« millénariste »). Ceux qui s’évertuent à dénoncer l’illusion
que serait la pensée d’une « fin » ont raison contre ceux qui
présentent la « fin » comme le cataclysme ou comme l’apo­
calypse d’un anéantissement. Une telle pensée est encore prise
tout entière dans le régime d’un sens signifiant, qu’il se
propose pour finir comme « non-sens » ou comme « révéla­
tion ». Mais les mêmes adversaires de la pensée de la «fin»
ont tort en ce qu’ils ne voient pas que les mots dont on
désigne ce qui arrive à sa fin (histoire, philosophie, politique,
art, monde...) ne sont pas les noms de réalités subsistant en
soi, mais les noms de concepts, ou d’idées, entièrement
déterminés dans un régime du sens qui se boucle et qui
s’achève sous nos yeux (nous crevant les yeux).
Ainsi, lorsqu’on proclame, contre une supposée «fin de
l’histoire », que « l’histoire continue », ou bien on ne dit rien
de plus que ceci : « nous sommes encore là, il naît encore des
enfants »—ce qui ne fait pas sens à soi tout seul, ou ce dont
nous ne savons pas assigner le sens —, ou bien on s’engage
implicitement à repenser de fond en comble le concept ou
l’idée d’« histoire ». S’il y a une illusion dont il faut se garder
aujourd’hui plus que jamais, c’est celle qui consiste à s’accrocher
à des mots (histoire, philosophie, politique, art...) comme s’ils
étaient immédiatement des choses. Ceux qui s’entêtent dans
cette illusion, c’est-à-dire au fond dans un réalisme de l’idée,
révèlent par cette espèce de platonisme somnambulique qu’ils
n’ont pas encore rejoint notre temps, ni ses fins. Ainsi en va-
t-il au sujet de la fin du monde, qui est en somme le géométral
logies, à son don de perception poétique, à son attention aux phénomènes
irrationnels [...], pour faire surgir de cette fin de siècle un sens qui, à
beaucoup, semble absent. » (Michka Assayas, « Le temps des Titans »,
Libération, jeudi 22 avril 1993, p. 22.)
de l’ensemble des fins que nous traversons (car nous les traver­
sons du geste même dont nous les menons à leur fin).
Par conséquent, lorsque je dis que la fin du monde est la
fin du mundus, cela ne peut pas vouloir dire que c’est seulement
la fin d’une certaine « conception » du monde, et que nous
aurions à nous mettre en quête d’une autre, ou à en restaurer
une autre (ou la même). Car cela veut dire qu’il n’y a plus
de signification assignable du « monde », ou que le « monde »
se soustrait, peu à peu, à tout le régime disponible de la
signification — hormis sa signification « cosmique » &univers,
laquelle, précisément, n’a plus ou pas encore, pour nous, de
signification assurée, sauf à considérer une pure expansion infi­
nie.
Si l’on n’envisage pas dans toute son ampleur —infinie, peut-
être, en effet, infinie dans sa finitude même —la fin du sens du
monde en tant que fin du monde du sens dans lequel nous
avions — et nous avons toujours, au jour le jour — tous les
repères nécessaires au maniement de nos significations, on ne
peut que se tromper lourdement sur le sens et sur la portée
du mot « fin » (et des mots « fini » et « infini » '). Ou plutôt :
on se trompe, et on s’aveugle, en lui accordant encore un sens
déterminable (anéantissement, liquidation) au nom duquel on
mène des disputes dépourvues, non seulement de rigueur, mais
même de contenu.
Il nous faut donc penser ceci : c’est la « fin du monde »,
mais nous ne savons pas en quel sens. Ce n’est pas seulement
la fin d’une époque du monde, et d’une époque du sens, parce
que c’est la fin d’une époque —aussi longue que l’« Occident »,

1. Comme Jean Baudrillard, par exemple, dans L'Illusion de la fin, Paris,


Galilée, 1992. Au demeurant, et à y regarder de près, plus subtil que la
plupart des autres contempteurs de la « fin », Baudrillard ne parle de rien
d’autre que de la fin d’un régime du sens. Mais il ne prend pas la mesure
selon laquelle ce régime est le régime entier, pour nous, du sens signifiant.
et en somme aussi longue que l’« histoire » —qui a entièrement
déterminé le « monde » et le « sens », et qui a étendu cette
détermination au monde entier. Si bien que nous ne pouvons
pas penser ce qui nous arrive comme une modulation du même
monde, ni du même sens.
On peut ajouter, à titre de contre-épreuve : nous ne pouvons
pas plus penser en termes de « monde » ni de « sens » les
expériences antérieures ou extérieures à l’Occident. Gela ne veut
pas dire qu’il soit simple de tracer les confins de cet « Occident »
(il n’a pas tout simplement commencé au VIIe siècle av. J.-G.
en Grèce...), ni même que nous puissions indiquer quelque
chose ou quelqu’un comme « extérieur » à lui sans être encore
enfermés en lui (alors même qu’il s’est déjà mis, en devenant
le monde « mondial », à subvertir cette partition entre extérieur
et intérieur, c’est-à-dire cette distinction entre « mondes » qui
nous semblait configurer le monde). Mais cela veut dire au
moins que si nous ne pouvons pas poser simplement de
l’« autre », nous ne pouvons pas non plus le penser simplement
comme « même ». Disons-le sur l’un des paradigmes majeurs
de toute notre culture : de ceux qui vivent ou qui ont vécu
selon le mythe, nous ne pouvons pas dire que l’expérience est
une modulation ou une modalisation du «sens du monde».
Car nous ne savons pas en quel sens ils vivent un « monde»
et un « sens ». Nous avons cru pouvoir le dire pendant long­
temps, mais nous reconnaissons désormais que nous n’accédons
pas à ce que nous avons désigné comme le monde du mythe.
Ou bien, pour traiter ce dernier comme une variante possible,
à côté de la variante « logos », d’un « sens du monde », il faut
conférer à ce dernier terme une extension telle qu’il se perd
complètement dans la généralité la plus vague. Ce qui revient
aussi à dire qu’on perd purement et simplement son temps à
proposer de retrouver, par-delà le logos qui aurait gouverné
nos vingt-cinq siècles, quelque chose comme une dimension et
comme un sens « mythiques ».
Autrement dit, nous ne pouvons prendre le « sens du monde »
(ou le « sens de l’existence », ou le « sens de la vie », etc.)
comme une catégorie générale, admettant ensuite ses espèces
ou ses modalités particulières, sans perdre aussitôt le sens de
cette expression.
Et pourtant, c’est bien avec cette perte que nous avons à
faire. C’est elle qui nous arrive. Il n’y a plus de sens à « sens
du monde» : ce que chacun de ces mots, et leur syntagme,
signifie, est pris dans un bouclage de toutes les significations
«occidentales», bouclage désormais homothétique à une
« mondialisation » qui ne laisse plus de « dehors » — et par
conséquent plus de « dedans »—, ni sur cette terre, ni hors
d’elle, ni dans cet univers, ni hors de lui, par rapport à quoi
un sens pourrait se déterminer. Or il n’y a de sens que dans
un rapport à quelque « dehors » ou « ailleurs » à quoi le sens
consiste à se rapporter.
Il n’y a plus ce à du sens : ce à du renvoi signifiant ou de
l’envoi directionnel, index de cette idéalité finale et/ou réfé­
rentielle qui est à la fois le terme signifié d’une opération de
sens et le terme visé d’une démarche de sens. Nous voici privés
de sens dans les deux sens, dans tous les sens.
Et pourtant, on n’a pas tort non plus, bien au contraire, de
protester op\ il faut bien qu’il y ait quelque chose comme un
sens du monde (ou comme du sens au monde), dans la plus
grande généralité possible de l’expression, dans sa plus vague,
plus générale et plus insignifiante généralité.
Cette protestation ne viendrait-elle —et elle vient, nécessai­
rement, elle est déjà là, on peut la lire chaque jour dans le
journal —que de ce qu’on appelle un « sentiment », cela même
nous reconduit au sens dans la plus grande généralité sémantique
du sentir. C’est-à-dire, à nouveau, du rapport à ou de Yêtre-
rf-quelque chose, cette chose ne pouvant donc être qu'autre
chose. Ainsi, « être au monde », si cela a lieu (mais cela a lieu)
est pris dans le sens bien avant toute signification. Cela fait
sens, cela demande ou propose sens en deçà ou au-delà de
toute signification. Si nous sommes au monde, s’il y a de l’être-
au-monde en général, c’est-à-dire s’il y a du monde, il y a du
sens. Le il y a fait sens par lui-même et comme tel. Nous
n’avons plus affaire à la question : « pourquoi y a-t-il quelque
chose en général ? », mais à la réponse : « il y a quelque chose,
et cela seul fait sens ». (« Réponse », à vrai dire, n’est même
pas le mot ; car d’une part, on n’a rien demandé, surtout pas
à venir au monde, et d’autre part cela ne fait peut-être aucun
mode d’énoncé.)
Monde veut dire au moins être-à, il veut dire rapport, relation,
adresse, envoi, donation, présentation à — ne serait-ce que des
étants ou existants les uns aux autres. Nous savions catégoriser
l’être-e», l’être-pour ou l’être-^r, mais il nous reste à penser
l’être-<2, ou le à de l’être, son trait ontologiquement mondain,
et mondial.
Ainsi, monde n’est pas seulement corrélatif de sens, il est
structuré comme sens, et réciproquement, sens est structuré
comme monde. En définitive, « le sens du monde » est une
expression tautologique.
Toute la question, désormais, est de savoir si cette tautologie
se réduit à la répétition sous deux signifiants d’un même
manque de signification (c’est le nihilisme), ou bien si elle
énonce cette différence du même par laquelle le sens ferait
monde et le monde ferait sens, mais tout autrement que par
le renvoi à une signification.
L’enjeu est énorme, plus, il est incommensurable. Aussi bien
ne faut-il pas le considérer comme un problème à résoudre, ni
comme une découverte à faire : à ce compte, il serait pitoya­
blement dérisoire ou dangereusement paranoïaque de proposer
un livre intitulé Le Sens du monde, dans un geste qui voudrait
dire : « voici la solution ». Ni problème, ni solution, il s’agit
seulement d’accompagner un éclaircissement qui nous précède
déjà dans notre obscurité, beaucoup plus jeune et beaucoup
plus ancien qu’elle : comment notre monde fait sens. (Cela
n’implique pas que l’éclaircissement soit simplement lumineux,
ni simplement heureux. Mais, des Lumières, oui, pourquoi pas ?
pourvu qu’elles soient véritablement d’après, et non d’avant le
romantisme.)
On peut encore le dire ainsi : tant que le monde était
essentiellement en rapport avec de l’autre (avec un autre monde
ou avec un auteur du monde), il pouvait avoir un sens. Mais
la fin du monde, c’est qu’il n’y a plus ce rapport essentiel, et
qu’il n’y a plus essentiellement (c’est-à-dire, existentiellement)
que le monde « lui-même ». Alors, le monde n’a plus de sens,
mais il est le sens.
En ce sens, il est aujourd’hui à nouveau exact qu’il ne s’agit
plus d’interpréter le monde, mais de le transformer. Il ne s’agit
plus de lui prêter ou de lui donner un sens de plus, mais
d’entrer dans ce sens, dans ce don de sens qu’il est lui-même.
Ce que Marx pensait sous la « transformation » restait encore
pris, sinon entièrement, du moins largement, dans une inter­
prétation, celle de 1’autoproduction d’un Sujet de l’histoire et
de l’Histoire comme sujet. Désormais, «transformer» doit
vouloir dire « changer le sens du sens », soit, encore une fois,
passer de l’avoir à l’être. Ce qui veut dire aussi que la trans­
formation est une praxis, non une poiesis, une action qui effectue
l’agent, et non l’œuvre. La pensée du sens du monde est une
pensée qui devient elle-même, au fi l de sa pensée, indiscernable
de sa praxis, qui se perd tendanciellement comme « pensée »
dans sa propre exposition au monde, ou qui s’y excrit, qui
laisse le sens l’emporter, toujours d’un pas de plus, hors de la
signification et de l’interprétation. Un pas de plus, toujours, et
dans l’écriture de la pensée un tracé de plus que l’écriture elle-
même. C’est aussi cela, et singulièrement depuis Marx et
Nietzsche, la « fin de la philosophie » : comment la fin du monde
du sens ouvre la praxis du sens du monde.
Je voudrais, ici, ouvrir à une exploration de l’espace qui
nous est à tous commun, qui fait notre communauté : celui
de la généralité la plus étendue du sens, à la fois comme une
étendue distendue, dévastée —le « désert qui croît » —et comme
une étendue largement ouverte, disponible, et dont nous res­
sentons comme une urgence, comme une nécessité ou un impé­
ratif. Get espace commun est infiniment mince, il n’est que la
limite qui sépare et qui mêle à la fois l’insignifiance atteinte
par pulvérisation des significations, et la non-signifiance ou
l’archi-signifiance que rencontre l’exigence de l’être-au-monde.
Cette même limite sépare et mêle aussi le plus commun, le
plus banal du sens —l’évidente inconsistance de la justification
de nos vies —, et le plus singulier, l’évidente nécessité du
moindre éclat d’existence autant que du monde auquel elle
existe.
A plus d’un égard, le monde du sens finit aujourd’hui dans
l’immonde et le non-sens. Il est lourd de souffrance, d’égare­
ment et de révolte. Tous les « messages » sont épuisés, d’où
qu’ils semblent provenir. C’est alors que resurgit, plus impé­
rieuse que jamais, l’exigence de sens qui n’est rien d’autre que
l’existence en tant qu’elle n’a pas de sens. Et cette exigence à
elle seule est déjà le sens, avec toute sa force d’insurrection.
Pas suspendu

Le risque dialectique saute aux yeux : tirer de l’anéantisse­


ment des significations la ressource d’une signification supé­
rieure. La dialectique est toujours le processus d’une sur-signi­
fication. Mais ici, il ne s’agit pas de signification. Il doit s’agir
du sens en tant qu’il ne signifie pas, et cela, non pas parce
qu’il consisterait dans une signification si élevée, si sublime,
ultime ou raréfiée qu’aucun signifiant ne parviendrait à la
présenter, mais au contraire en tant qu’il est antérieur à toute
signification, qu’il les pré-vient et qui les sur-prend toutes, tout
autant qu’il les rend possibles, formant l’ouverture de la signi­
fiance générale (ou du monde) dans laquelle et selon laquelle
il est tout d’abord possible que viennent à se produire des
significations *.
1. Signifiance est un terme que divers linguistes ont employé en dès sens
divers, mais qui ont en commun l’indication d’un ordre ou d’un registre
antérieur à celui de la signification et formant la condition de possibilité
Il ne s’agit pas de signification, mais il s’agit du sens du
monde comme de sa concrétude même en tant que cela à quoi
notre existence touche et par quoi elle est touchée, en tous les
sens possibles. Autrement dit...
(... mais il ne s’agit que de cela, à!autrement dire...)

de celle-ci. Par exemple : « La signifiance est [...] le sans-fin des opérations


possibles dans un champ donné de la langue. Et elle n’est pas plus une
des combinaisons pouvant former un discours donné, qu’aucune des autres. »
(Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences
du langage, Paris, Le Seuil, 1972, p. 445.) Le sens est l’infini des occurrences
de sens, c’est-à-dire aussi de non-sens ou d’absurdité, possibles dans le monde
et comme monde. Ou bien, avec un mot de Derrida, le sens est sa propre
dissêtnination, en tant que celle-ci ensemence d’origine tout lieu du monde,
n’importe lequel et sans privilège, comme l’avoir-lieu possible d’un sens,
d’un être-#. A ce compte, le monde est aussi une terre. Mais la terre n’est
pas un sol disposé avant son ensemencement, et qui recèlerait le secret de
la germination du sens, pas plus qu’elle n’a ce secret dans la transcendance
d’un ciel. La terre est contemporaine de la dissémination du sens. Signifiance
est aussi le mot employé par Emmanuel Lévinas pour désigner l’excès du
sens sur les significations, dans son étude de 1964, La Signification et le
Sens (republiée dans Humanisme de Vautre homme, Montpellier, Fata Mor­
gana, 1972). Je cite quelques phrases de cet essai, dont je partage la
préoccupation, tout en interprétant comme « dissémination » l’assignation
de ce que Lévinas nomme « le sens unique » : « Ne faut-il pas [...] distinguer,
d’une part, les significations, dans leur pluralisme culturel et, d’autre part,
le sens, orientation et unité de l’être, événement primordial où viennent se
placer toutes les autres démarches de la pensée et toute la vie historique
de l’être ? [...] Les significations ne requièrent-elles pas un sens unique
auquel elles empruntent leur signifiance même ? [...] Cette signifiance rési­
derait, pour une lettre, par exemple, dans l’écriture et le style de cette
lettre, dans tout ce qui fait que dans l’émission même du message que
nous captons à partir du langage de cette lettre et de sa sincérité, quelqu’un
passe purement et simplement. » (Op. cit., pp. 37 et 61.) Ou encore, pour
«définir» la signifiance : «L’illimité mais dans toutes les limites qui y
donnent malgré tout accès, et qui sont coïncidentes à la venue du sens, au
fait qu’il y en ait. » (Jean-Christophe Bailly, Le Paradis du sens, Paris,
Christian Bourgois, 1988, p. 113.)
... il ne s’agit pas de signification parce qu’il s’agit d’un
travail (est-ce un travail ? en quel sens ?) de la pensée —du
discours et de l’écriture —où la pensée s’emploie à toucher (à
être touchée par) ce qui n’est pas pour elle un « contenu »,
mais son corps : l’espace de cette extension et de cette ouverture
dans lequel et comme lequel elle s’excrit, c’est-à-dire se laisse
transformer en concrétude ou en praxis du sens l. Mais il faut
1. À cet égard, il s’agit de reprendre, inlassablement, en ne cessant de
le transformer, ce mouvement vers le « concret», cette tension ou cet élan
de l’être-au-concret, qui s’est engagé avec Hegel, puis avec Marx, Nietzsche,
Heidegger, Benjamin et Adorno (qu’on relise, par exemple, l’« Avant-
propos » de la Dialectique négative : « La plupart du temps, dans la
philosophie contemporaine, la concrétion ne fut introduite que de façon
subreptice », p. 7 de la traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot,
1978), et qu’ont poursuivi, malgré toutes leurs différences, les pensées qui
auront ouvert notre actualité, en particulier celles de Lévinas, de Deleuze,
de Derrida. Mais ce « concret » ne s’oppose pas à F« abstrait » si celui-ci
n’est pas autre que la concrétion ou laconcrétude du concept lui-même (et
l’on peut entendre id le « concept » à la fois avec Hegel, avec Canguilhem
et avec Deleuze), qui est la cause matérielle et finale du travail philoso­
phique. La concrétude en question est indissociablement celle des deux sens
du « sens du monde » : son être-là « senti » et son concept «sentant»,
l’apodicdcité du premier et la problématicité du second, l’in/ex-cription
de l’une sur l’autre. Il faut alors aussi rappeler quelques étapes décisives
de l’insistance obstinée du monde dans la pensée, depuis Husserl et Hei­
degger : au moins, le Passagen-Werk de Benjamin (trad. J. Lacoste, Paris,
Capitale du XIXe siècle, Paris, Cerf, 1989), ce projet de livre dont le thème
majeur est bien la mondialité comme modernité ; le grand livre d’Alexandre
Koyré, Du monde clos à Vunivers infini (en anglais, 1957, en français, trad.
R. Tarr, Paris, PUF, 1961), qui parlait du « processus [...] profond et [...]
grave en vertu duquel l’homme [...] a perdu sa place dans le monde, ou,
plus exactement peut-être, a perdu le monde même » (p. 2) ; la Vita activa
de Hannah Arendt ( I960, trad. G. Fradier, La Condition de Vhomme moderne,
Paris, Calmann-Lévy, 1961), où on peut lire ceci, par exemple : « L’absence
de monde (Weltlosigkeit) qui s’institue avec l’époque moderne est de fait
sans équivalent » (§ 45) ; Die Legitimitât der Neuzeit (La Légitimité des
temps modernes) de Hans Blumenberg (1966), qui est une grande interro-
alors comprendre que le « concret » ne désigne pas ici la simple
extériorité de la chose impénétrable ou de l’efFectivité « vécue » :
« concret » désigne cela dont la consistance, et la résistance,
forme l’extériorité nécessaire d’un être-i, donc d’un être-selon-
le-sens. Le sens est concret : c’est-à-dire, il est tangible et
impénétrable (ces deux attributs s’impliquent mutuellement).
Le pas de la pensée reste donc suspendu sur cette excription,
qui lui est initiale aussi bien que terminale. Elle ne va pas à
produire des significations, elle va à faire l’épreuve d’un toucher
du sens qui est à la fois son affaire la plus propre (elle en est
le sens, l’organe sensible) et le lieu même de son expropriation
(elle n’en exhibe pas de signification). De l’une et de l’autre
manière, c’est la chose même : le sens du monde. « Aller à la
chose même » ne peut plus vouloir dire : « parvenir jusqu’à la
constitution d’une signification originaire », mais : tenir le pas
de pensée suspendu sur ce sens qui nous a déjà touchés.
L’épreuve en question n’est pas une expérience mystique. Elle
est sans doute plutôt l’expérience de ceci, qu’il n’y a pas d’ex­
périence du sens si « expérience » doit impliquer l’appropriation
d’une signification —mais qu’il n’y a rien d'autre que l’expérience
du sens (et c’est le monde) si « expérience» dit que le sens
précède toute appropriation, ou lui succède, et l’excède.

gation sur la « mondialité » ou « mondanéité » (Weltlichkeit) du monde


moderne (il faudra en reparler à propos de la « sécularisation » du politique) ;
Experimentum mundi de Ernst Bloch (1975 ; trad. G. Raulet, Paris, Payot,
1981), qui voulait envisager « cet ici et ce maintenant qui accompliraient
notre sens » (p. 14). Le sens du monde forme déjà la tradition moderne —
qu’aucun post-modernisme n’aura vraiment interrompue. Il nous reste donc,
comme de toute tradition, à la faire nôtre, c’est-à-dire à la mener plus loin,
plus au monde.
Le sens et la vérité

Parler de sens ne signifie pas qu’on abandonne ou qu’on


dédaigne la catégorie de la vérité. Mais on change de registre.
La vérité est Yëtie-tel, ou plus exactement, elle est la qualité
de la présentation de l’être tel en tant que tel. Le sens, pour
sa part, est le mouvement de l’être-^, ou l’être en tant que
venue en. présence, ou encore, en tant que transitivité, en tant
que passage à la présence — et du même coup, en tant que
passage de la présence. La venue ne relève pas de la présentation,
pas plus, du reste, que de l’imprésentation.
(Bien que l’étymologie du mot « sens » ne soit pas claire, il
est constant que le mot se rattache à une famille sémantique où
l’on trouve d’abord, en irlandais, en gotique ou en haut-alle­
mand, les valeurs du mouvement, du déplacement orienté, du
voyage, du « tendre vers ». Il signifie d’abord, selon un étymo-
logiste allemand, « le processus de se-porter-vers-quelque-
chose » *.)
1. Winfried Weier, Sinn und Teilhabe. Dos Grundthema der abendlân-
dischen Geistesentwicklung (Salzburger Studien zur Philosophie 8), Munich,
La différence peut encore s’accentuer ainsi : on pourrait
essayer de dire, en introduisant une distinction infiniment déli­
cate, que la vérité opère, qu’elle le veuille ou non, une sépa­
ration pourtant intenable, à savoir la séparation entre l’être en
tant que tel (qu’elle présente) et l’être en tant qu'être. La
séparation est intenable, puisque ces deux déterminations sont
inséparables l’une de l’autre. La vérité y procède pourtant.
L’être en tant que tel est l’être assigné dans son essence ou
dans l’essence en général (par exemple, dans le phénomène au
sens phénoménologique : l’être dont l’essence est d’apparaître).
Sa vérité consiste dans la tautologie « l’être est » (ou : le phé­
nomène apparaît, ou : la substance soutient, ou : l’événement
arrive, etc.) que son vide rend immédiatement équivalente à
« l’être n’est pas 1». L’être en tant qu'être est l’être en tant que
l’action du verbe « être », c’est-à-dire l’être qui « fait » venir à
la présence (et qui, par conséquent, n’est pas lui-même à
présenter). On pourrait dire : l’être qui phénoménalise le phé­
nomène, qui substantifie la substance, qui éventualise l’évé­
nement. Get être est pensable seulement à travers une transitivité
a-grammaticale de son verbe (une syntaxe asémantique, un
enchaînement déchaîné) : il faut entendre « l’être est l’étant »
comme si « être » avait une fonction analogue à celle d’un
« faire », d’un « produire » ou d’un « fonder », bien qu’il ne
puisse s’agir de rien de tel 2. Puisque, précisément, l’être ne

1970, p. 21. Cf. aussi les références données par Gerhard Sauter, Was
beïsst : nacb Sinn fragen ?, Munich, Kaiser, 1982, p. 12.
1. C’est sur ce vide de la vérité de l’être et de l’être de la vérité (ou de
la vérité de la vérité) qu’embrayent aussi bien la dialectique hégélienne (ou
l’être devient) que YEreignis heideggerien (où l’être s’ouvre dans son retrait) :
cf. par exemple le texte liminaire de la Science de la logique, et les Beïtràge,
n” 204 à 214. Dans les deux cas, de manière différente, c’est le sens qui
est mis en jeu, ou en marche.
2. Heidegger déclare exigible cette impossible transitivité de «être» :
Le sens et la vérité
« fait », ni ne « fonde », ni ne « recueille » Tétant, il est plutôt,
en étant Vêtant « être pour Tétant 1 », ou plus exactement « être
vers Tétant » ou plus exactement encore, mais d’une exactitude
a-signifiante, « être à Tétant » : il en est le sens, ou plutôt, et
parce qu’il n’y a pas d’un côté Tétant et de l’autre son sens,
il est structure, propriété et événement de sens de Tétant en
général.
Ainsi, la vérité laisse donc entrevoir le sens comme sa propre
différence interne : l’être en tant que tel diffère de l’être en tant
qu’être, ou Xessentia diffère de Yesse, dont elle est, cependant,
la vérité. De cette manière, le sens est nécessairement présenté
différé par la vérité : différé de, ou selon cette différence inventée
par Derrida, c’est-à-dire cette venue qui vient sans aboutir,
cette identité dont la présence est une préséance et une pré­
venance d’elle-rnême.

« L’être est l’étant. Ici “ est” parle au sens transitif et ne veut pas moins
dire que “ recueille”. L’être recueille l’étant en cela qu’il est l’étant. L’être
est le recueil — Logos. » {Qu’est-ce que la philosophie ? trad. K. Axelos et
J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957, p. 25.) Mais il est clair que l’équi­
valence avec « recueillir » n’est pas plus tenable qu’aucune autre : encore
faut-il savoir ce que Logos veut dire. Dans la conférence « Logos », Heidegger
détermine le logos comme «le nom qui désigne l’être de l’étant» pour
autant que « les Grecs auraient pensé l’être du langage à partir de l’être de
l’être» (Essais et Conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958,
p. 277). Par conséquent, le sens transitif d’« être » ne se détermine que
comme cercle vicieux et/ou limite absolue de la signification en général.
(Heidegger serait, par moments, tout près d’une telle formulation, à laquelle
résiste pourtant sa volonté poético-étymo-logisante de s’approprier des
significations.)
1. Sein zum Seiendetn, cf. par exemple Sein und Zeit, § 44, p. 222
(Tübingen, Max Niemeyer, 12e édition, 1972).
(Praesum, ce n’est pas « je suis là » au sens d’une simple
position occupée, donnée, installée, immobile et immanente.
C’est d’abord « je précède » : c’est être en avant, à la tête de
(une armée, une flotte, un camp), c’est commander, guider,
mener, emmener, et parfois (chez Ovide, par exemple) protéger.
Aussi bien, soit dit en passant, la venue en présence ne saurait
être elle-même soumise à aucun autre « guide ». —Praeesse, c’est
être en avant, avancer, aller de l’avant —mais c’est être en avant
de soi-même, de sa propre « présence », c’est être présent,
simultanément, à ce qui suit et à ce qui précède comme au
« soi » propre d’un être-présent qui n’est pourtant jamais à soi
que selon la pré-cédence et la pré-venance du à.)

« Ni mot, ni concept », écrit Derrida de la difference C’est


en somme la définition du sens, mieux, c’est le sens du sens,
que de n’être ni mot ni concept, ni signifiant, ni signifié, mais
envoi et écart, et néanmoins, et pour cela même, geste d’écriture,
frayage et forçage d’un a dont toute la signification et toute la
1. « La différence », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972,
p. 5. Rappelons au moins ce passage du texte : « La différance, c’est ce qui
fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque
élément dit “ présent ”, apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte
à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé
et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur
[...]. Il faut qu’un intervalle le sépare de ce qui n’est pas lui pour qu’il
soit lui-même, mais cet intervalle qui le constitue en présent doit aussi du
même coup diviser le présent en lui-même [...]. » (p. 13.) Dans les termes
de ce passage, la distinction que je fais entre la vérité et le sens est la
distinction entre la présentation d’un présent sur la scène de la présence,
et sa division en lui-même. (Ge qui, par ailleurs, est en désaccord avec
l’équivalence admise plus loin par Derrida, mais au passage et sans éla­
boration, entre sens et vérité : « la pensée du sens ou de la vérité de l’être... »,
p. 23.)
destination (le à du a...) est de s’excrire : d’aller toucher au
concret du monde où l’existence fait sens. A ce titre, il n’y a
pas de vérité de la différence, ou bien, c’est le vide de sa vérité
Æ-sémantique. Mais cette (non)-vérité même ouvre (sur) le sens.
La vérité ne peut consister, en fin de compte (s’il s’agit d’un
compte, et s’il a une fin : mais la vérité a pour fonction de
ponctuer et de présenter une fin), que dans la vérité du sens.
Cependant, la vérité comme telle, considérée pour elle-même,
est essentiellement insuffisante, elle est inconsistante et incon­
séquente, pour autant qu’elle sépare et laisse échapper l’être en
tant qu’être de l’être en tant que tel, ou l’être-è de l’être-/e/.
En même temps, c’est ainsi seulement que le sens peut être
déterminé dans sa vérité : comme la différance de la vérité même.
De cette manière, le sens et la vérité s’entr’appartiennent autant
qu’ils s’écartent l’un de l’autre, et cet écart lui-même donne la
mesure de leur entr’appartenance. Ils sont l’un à l’autre néces­
saires tout autant qu’ils ne peuvent que s’occulter l’un l’autre,
ou se retirer l’un à l’autre.

La vérité ponctue, le sens enchaîne. La ponctuation est une


présentation, pleine ou vide, pleine de vide, une pointe ou un
trou, un poinçon, et peut-être toujours le trou que perce la
pointe aiguë d’un présent accompli. Elle est toujours sans
dimension d’espace ni de temps. L’enchaînement, au contraire,
ouvre la dimension, espace les ponctuations. Il y a ainsi une
spatialité originaire du sens, qui est une spatialité ou une
spaciosité antérieure à toute distinction d’espace et de temps :
et cette archi-spatialité est la forme matricielle ou transcendan-
tale d’un monde. En revanche, il y a une instantanéité principielle
de la vérité (si l’on tenait à poursuivre le parallèle, on pourrait
dire que c’est la forme a priori d’un univers, au sens littéral
du rassemblement-en-un). Une extase de la vérité, une ouver­
ture du sens.
On serait tenté de dire encore : la vérité est sémantique, le
sens est syntaxique. Mais ce ne serait possible qu’à la condition
de préciser que la syntaxe enchaîne, s’enchaîne, s’entraîne et
s’emporte à travers les ponctuations sémantiques —et que celles-
ci, à leur tour, ne valent qu’à être entraînées de l’une à l’autre,
de l’une en l’autre, et au-delà de l’autre encore.
Ainsi— et c’est l’exemple des exemples— le sens du mot
« sens » traverse les cinq sens, le sens directionnel, le sens
commun, le sens sémantique, le sens divinatoire, le sentiment,
le sens moral, le sens pratique, le sens esthétique, jusqu’à cela
qui fait que sont possibles tous ces sens et tous ces sens de
« sens », leur communauté et leur disparité, et qui n’est sens
en aucun de ces sens, mais au sens de ce qui vient au sens.
Depuis le toucher, depuis le « simple » contact même de deux
choses (dès qu’il y a quelque chose, il y a plusieurs choses, et
il y a l’être-è d’une chose à l’autre), jusqu’à la signifiance
générale, absolue, d’un monde en tant que monde, une seule
venue, la même, jamais identique, un seul sens (se) prés-entant
ou (se) pré-sentant, c’est-à-dire (se) différant en sa vérité même.
La signifiance différante.
Style philosophique

À cet égard, et sous l’angle que j’adopte en ce moment, il


est indifférent que la vérité soit déterminée comme adequatio
ou bien, avec Heidegger, comme alétheia : dans les deux cas,
il s’agit de présentation. Assurément, cette caractérisation ne
rend pas toute justice, il s’en faut de beaucoup, à l’analyse
heideggerienne de Valétheia (laquelle, comme je l’ai indiqué,
engage elle-même dans ce que j’essaie de nommer le « sens »).
Mais c’est aussi seulement à partir d’une réserve de principe
comme celle que j’évoque ici qu’il sera possible de rendre
justice à cette alétheia.
Cette réserve concerne ce qui adhère encore à la véritê-alétheia
(« voilement/dévoilement »), comme à toute espèce de vérité,
dans l’ordre de la présentation, de la mise-en-vue, de l’exhi­
bition ou de la manifestation. Si le sens, en un sens, est
manifeste en tant qu’il est à même le monde, et nulle part
ailleurs, en tant qu’il est la patence ou l’apérité du monde, ce
n’est pourtant pas à la manière d’une mise en vue et en lumière
sur une scène, sur un présentoir ou sur un ostensoir. L’ouverture
qu’il est ou qu’il fait n’est pas frontale : elle est défilé, défi­
lement, praes-entia. On aura raison de dire que le sens est
obvie, ce qui est pour nous un synonyme de « évident » (plus
encore, par exemple, dans l’anglais obvious), mais il faudra que
ce soit au sens àïob-vius, ce qui vient au-devant sur la voie, ce
qui vient à la rencontre et qui, ainsi, ouvre la voie, mais qui
pour autant n’interrompt pas le chemin par l’illumination d’une
révélation. Il n’y a pas de « chemin de Damas » du sens—ou
bien, lorsqu’une telle extase a lieu, elle offre seulement, dans
l’instant, le vide de la vérité.
De manière plus large, il faudrait dire que cette réserve sur
Yalétheia comme sur toute espèce de vérité est une réserve par
rapport au thème et à la posture phénoménologiques en général,
y compris donc dans leurs transformations heideggeriennes ou
autres. Ce thème et cette posture nous auront, sans aucun
doute, ouvert un nouvel accès au monde. Ils auront délivré la
« transcendance » moderne du monde, en le dégageant comme
horizon absolu de sens, qui n’est plus assujetti, ni à un outre­
monde, ni à la simple représentation (ni au ciel, ni à la nature).
Mais pour autant, la phénoménologie n’ouvre pas à ce qui, du
sens et par conséquent du monde, précède infiniment la cons­
cience et l’appropriation signifiante du sens l, c’est-à-dire à ce
qui précède et surprend le phénomène dans le phénomène lui-
même, à sa venue ou à sa survenue. En un sens, la phéno-
1. « L’être du monde est donc nécessairement “ transcendant ” à la Cons­
cience, même dans l’évidence originaire, et y reste nécessairement transcen­
dant. Mais ceci ne change rien au fait que toute transcendance se constitue
uniquement dans la vie de la conscience, comme inséparablement liée à
cette vie, et que cette vie de la conscience - prise dans ce cas particulier
comme conscience du monde - porte en elle-même l’unité de sens consti­
tuant ce “ monde ”, ainsi que celle de “ ce monde réellement existant »
Husserl, Méditations cartésiennes, trad. G. Pfeiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin,
1953, p. 52.
ménologie ne parle que de ça : de l’apparaître. Mais parce que
c’est encore, irrésistiblement, à la présence pure de l’apparaître
qu’elle nous convoque, et encore à la voir, malgré tout, ce n’est
pas encore, pas encore assez Yêtre ou le sens de l’apparaître.
C’est pourquoi, pour toute phénoménologie, c’est-à-dire en
définitive pour toute philosophie qui s’articule (expressément
ou non) sur un « sujet » de la vision du phainein, il reste un
point d’origine propre — immanente/transcendante - du sens,
un point avec lequel, par conséquent, tout le sens se confond l.

1. Fût-ce, par exemple, sous la forme raréfiée et aléatoire du « lieu fini


d’un sujet qui décide », ce qui forme en définitive l’instance du sens pour
Alain Badiou (cf. L’Être et l’Événement, Paris, Le Seuil, 1988, p. 475). Ce
dernier récuse, au demeurant, la catégorie de « sens » : son sujet ne décide,
à la mesure de T« événement », que face au vide de la vérité. On est au
f ond sur un des registres heideggeriens, celui d e « Das Ereignis tràgt d te
Wahrheit = die Wahrheit durchragt d as Ereignis », « l’événement porte la
vérité = la vérité fait saillie dans l’événement », où le verbe durchragen
demanderait une longue glose. C’est « faire saillie à travers », et donc aussi
« percer » et presque « déchirer » (« inciser », dans le lexique de Badiou).
Toute pensée qui privilégie la vérité, qui prend le style de la vérité, se voue
à la tension d’une déchirure intime, que ce soit sur un mode plus pathétique
(Heidegger) ou plus froid (Badiou). Encore une fois, il ne s’agit pas de
récuser cette vérité de la vérité : mais de fixer ceci, qu’elle est seulement
dans l’ordre de la ponctuation, non dans l’ordre de l’enchaînement. Ainsi,
le point d’origine du sens peut se présenter plutôt sous la forme d’une
évidence constituante ou plutôt sous la forme d’une décision inauguratrice.
Dans le premier cas, le sens est toujours d’avance approprié en vérité, dans
le second, il n’a jamais lieu, mais seulement la vérité vide, incisive. (La
question de la décision ne forme pas par hasard le pont crucial du politique,
même une fois écartée la « théologie politique» dont l’entoure Carl Schmitt,
et sur quoi je reviendrai.) Les deux possibilités se mêlent et se partagent
chez Heidegger, sans exclure une troisième ressource, celle que je désigne
comme le sens sans origine et sans fin, ou sans sujet, la venue du sens et
au sens. —Cette troisième voie n’est pas sans analogie, moyennant bien des
différences, avec la voie frayée par Jean-Luc Marion dans Réduction et
Donation (Paris, PUF, 1989). Les deux ont peut-être surtout en commun
Pour autant, toute espèce de phénoménologie, voire d’outre-
phénoménologie, n’ouvre pas encore assez à la venue du sens,
ou au sens en tant que venue, ni immanente, ni transcendante.
Cette venue est infiniment présupposée : on ne s’y laisse pas
prendre, emporter, mettre à bout.
D’une certaine manière, la phénoménologie, et toute philo-

le trait de la « surprise » (cf. op. cit., p. 300 et suiv.), le trait pré-venant


et sur-prenant du sens, qui est aussi, pour moi, le trait déterminant de la
liberté (cî. VExpérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988, p. 146 et suiv.).
En revanche, je ne dirais pas que la surprise est celle d’un « appel », comme
le veut Marion. Même s’il n’y a pas reconnaissance de qui appelle, la « pure
forme de l’appel » qui « se trouve à l’origine » (ibid., p. 302) est par elle-
même aussi pure forme de sens signifiant, dont le signifié n’est encore que
provisoirement celé pour l’appelé. Mais si le monde est le sens, ou s’il est
lui-même « l’origine », comme on le dira plus loin, ce n’est pas plus sur
le mode d’un appel transcendant que sur le mode d’une pure immanence
étalée. C’est sur un mode qui, précisément, ne s’indique plus dans le style
d’une catégorisation de « modes » en général, c’est-à-dire d’une ponctuation
de concepts, mais qui ne se produit, qui ne produit son sens que comme
l’enchaînement et l’entraînement, voire l’emportement, d’un autre style,
écriture et excription de la philosophie. Anticipant sur ce qui suivra, je
pourrais dire aussi : l’appel est encore une outre-phénoménalité (ou une
phénoménalité de l’« outre »), alors que le monde nous invite à ne plus
penser sur le registre du phénomène, quel qu’il soit (surgissement, parution,
parence, brillance, avènement, événement), mais sur celui, disons pour le
moment, de la dis-position (espacement, toucher, contact, parcours). Essayant
ces distinctions et ces énoncés, je voudrais dire toutefois que si, en un sens,
j’oppose une « thèse » à d’autres/ en un autre sens je souligne, à travers des
oppositions qui partagent aussi mon propre travail, une communauté
d’époque. Quelque chose s’impose aujourd’hui à la pensée, comme il arrive
à chaque époque (c’est même ce qui fait une époque, et ce qui fait que
les « époques » comme telles sont des attestations du sens). Chaque pensée
reconnaît diversement cette chose, mais elle la reconnaît, pour peu qu’elle
ne se dérobe pas à ce qui s’impose (comme il arrive pour toutes les pensées
qui tentent aujourd’hui de réparer ou de reconstituer l’ancien monde). Ce
« quelque chose » a pour nous au moins la forme très générale et quasi
informe d’une mondialité de la fin du monde.
Sophie qui préserve cette présupposition, fonctionne même
comme une protection contre ou comme une tenue à distance
de cela (le sens) qui excède le phénomène dans le phénomène
lui-même. Une telle mise à distance se fait sensible dans le
style si particulier du discours husserlien — une particularité
qui fonctionne aussi bien comme une extrémité absolue du
discours philosophique, dans cette inflation impressionnante et
irrépressible de rigueur constituante, qui paraît en somme
s’interdire de se retourner sur ce qui la déchaîne elle-même.
Ou plutôt : c’est en ne cessant pas de vouloir se retourner sur
soi et s’approprier son propre procès, c’est dans la réduction à
l’« immanence » de l’origine (sujet, conscience) qui contient
toute « transcendance » que la phénoménologie (et avec elle,
en ce sens, la philosophie, qu’elle accomplit en effet avec la
dernière rigueur) se voue à manquer quelque chose de la
« transcendance » (s’il faut encore la nommer ainsi) qu’elle veut
faire apparaître. Elle en manque 1’excès ou l’espacement initial,
qu’elle vise pourtant.
Mais « manquer » n’est pas le mot juste. Car cet excès, cette
excédence d’origine — et de sens— n’est pas à saisir. Il est à
recevoir ou à « laisser-être » et à agir, simultanément. Et cette
simultanéité demande un tout autre geste de pensée. Un autre
geste même que les gestes les plus exigeants et les plus tendus
vers le surgissement même ou vers la surrection de l’être dans
sa transitivité (comme « appel » ou comme «événement», par
exemple). A l’extrémité de ces gestes reste invinciblement
attachée quelque valeur phénoménale éclatante, quelque chose,
en fin de compte, comme un « miracle de l’être » qui scelle
son mystère dans son éclatl. Mais tout mystère est une révé­
1. Cf. par exemple, et pour prolonger là note précédente, la façon dont
Marion retient le plus loin possible le motif heideggerien et lévinassien de
la « merveille » (op.cit., p. 295), ou bien ces mots de Badiou : « la brèche
dans l’être que cristallise la soudaineté de l’événement, la brillance du mal
lation, toute révélation une vérité, seulement une vérité. Et de
même, tout éclat de l’apparaître persiste à fasciner par le
spectacle d’une origine. Mais— on pourrait le dire ainsi : le
monde est trop vieux ; son big bang, il ne nous l’offrira qu’en
laboratoire ; si son sens est obvie, là, sur le chemin, il l’est
sans éclat, de manière triviale, comme le trivium, le carrefour
des routes qui vont dans tous les sens. Pouvons-nous penser
une trivialité du sens— une quotidienneté, une banalité, non
pas comme l’opposé terne de l’éclat, mais comme la grandeur
de la simplicité en quoi le sens s’excède ?
Cela pourrait encore se dire ainsi : il n’y a pas à'époché du
sens, pas de « suspension » d’une « thèse naïve » du sens, pas
de « mise entre parenthèses ». L'êpochê elle-même est déjà prise
dans le sens, et dans le monde. Que le sens lui-même soit
infi niment suspendu, en suspens, que le suspens soit son état
ou son sens même, cela n’empêche pas, au contraire, cela impose,
qu’il n’y ait pas de geste possible de suspension du sens - par
quoi il y aurait accès à son origine comme à sa fin. Il faut un
autre geste.
A bien des égards, cet autre geste fait l'enjeu du travail
philosophique contemporain. Il répond à ceci, que l’archi-
constitution doit passer par sa propre déconstitution, ou que

vu » (Conditions, Paris, Le Seuil, 1992, p. 351). Remontant bien avant, jusqu’à


Sartre comme jusqu’au moment décisif, dans l’après-coup de Heidegger,
d’un nouage de la phenomenologie et du marxisme, c’est-à-dire en l’oc­
currence du sens comme praxis, on relèvera la prégnance maintenue d’un
motif « lumineux » de 1 être, si l’être est ici l’Histoire en tant que « tota­
lisation sans totalisateur » (Critique de la raison dialectique, 1.1, Paris,
Gallimard, I960, p. 754) : «[...] la compréhension —comme mouvement
vivant de l’organisme pratique —ne peut avoir lieu que dans une situation
concrète, en tant que le Savoir théorique illumine et déchiffre cette situation »
(ibid., p. 110). Vie, lumière, déchiffrement : telle serait au fond la triple
assignation dont il faudrait déprendre le sens— mais en aucune façon par
le passage aux contraires, mort, obscurité, hermétisme.
la vérité doit s’exposer au sens. Cela suppose un autre rapport
de la philosophie à sa propre présentation. Passé la possibilité
de signifier la vérité, un autre style est nécessaire. La fin de la
philosophie est sans doute d’abord une affaire de style en ce
sens. Il ne s’agit pas d’effets de style et d’ornements du discours,
mais de ce que le sens fait au discours si le sens excède les
significations. Il s’agit de la praxis de la pensée, de son écriture
au sens de la responsabilité de cet excès.
L’exigence d’un autre style, d’un autre tracement ou frayage
du sens, toutes les avancées philosophiques contemporaines en
sont tributaires Cette exigence eut tout d’abord son effet le
plus visible et en somme le plus « dramatisé » de l’intérieur
même de la phénoménologie, lorsque Heidegger se détourna
du style adopté par Etre et Temps et par le Kantbuch. On lit à
la première page des Beitrâge que l’entreprise philosophique
ici engagée « doit rester éloignée de toute fausse prétention à
une « œuvre » du style jusqu’ici en vigueur », car « la pensée à

1. On pourrait montrer comment cela s’engage avec Schelling et Hegel,


puis avec Nietzsche, et encore avec Bergson. Mais en vérité, c'est toute
l’histoire de la philosophie depuis Kant au moins qu’il faudra un jour
réécrire du point de vue des styles de la vérité ou du sens, du point
de vue de leur partage et de leur intrication extraordinairement complexes
et retors, où le plus vif et le plus intime de la pensée est en jeu. Aussi
bien est-ce à un philosophe qu’il faut aujourd’hui demander : « quelle
est l’opération d’un style ? Réponse : Dans le flux dérivant des possibles
de langue, qui passent sous le calame, tremper soudain vivement celui-
ci, de façon à modifier les courants et provoquer telle collision. Dont
l’effet, anticipé dans un éclair avant d’être produit, est de faire naître et
d’étendre, plus ou moins fort et plus ou moins loin, des ondes de
pensée. » (Gérard Granel, Écrits logiques et politiques, Paris, Galilée, 1990,
p. 227.) Et pour varier les styles, on recevra encore d’une philosophe la
nécessité de reconnaître «dans la générativité de l’expression une “ source
de connaissance ”, [...] le contour grammatical de nos intelligences synop­
tiques » (Claude Imbert, Phénoménologies et Langues formulaires, Paris,
PUF, 1992, p. 14).
venir est />rfj-de-pensée (Gedanken^wg) » Le pas engage
autrement la pensée, il s’engage autrement dans le praeesse de
la présence et de sa présentation. Le style n’est pas une affaire
« acoustico-décorative », comme le disait quelque part Borgès,
c’est une affaire de praxis, donc aussi à!ethos de la pensée et
du penseur.
Cela ne veut pas dire pour autant que le ou les styles
différents, à partir de là, de Heidegger puis de tant d’autres
représentent tout uniment cette praxis et cet ethos. Il s’en faut
de beaucoup. On ne sait que trop, désormais, comment ce
même mouvement de Heidegger a aussi engagé, au rebours
du style phénoménologique, le style d ’une profération oracu-
laire-poétique qui renvoie tout autant, et de manière beaucoup
plus captatrice et dangereuse, à une présentation de la vérité.
Mais cela même indique au mieux comment se pose la question
du « style », ou son exigence : entre une science constituante et
une poésie évocatoire, par-delà ce face-à-face où se dédouble
une identique présentation de la vérité, l’enjeu du style ou de
l’écriture configure l’espace d’un frayage du sens. Un espace
lui-même tracé par le passage à la limite des significations, par
l’excription de la pensée au monde.

Il ne s’agit pas de « style », il ne s’agit pas d’effets littéraires


(mais ici se tient tout l’enjeu de ce que le monde moderne
cherche obscurément sous le nom de «littérature» : une sen­

1 Beitrâge zttr Philosophie, Gesamtausgabe, Band 65, Frankfurt a. Main,


Klostermann, 1989, p. 3 ■« Stil » n’est pas un mot fréquent chez Heidegger,
et n’a jamais, me semble-t-il, été travaillé par lui en tant que concept. Il
est d’autant plus remarquable que ce mot soit ici chargé, avec un sens
large, indéterminé, de tout ce qui devrait distinguer fondamentalement
deux allures, deux engagements, deux responsabilités de la pensée.
sibilité et une sensualité du sens). Il s’agit de la reprise d’une
tension interne à toute la philosophie, qui lui est originaire, et
qui est la tension même entre le sens et la vérité. Ce que la
philosophie, de naissance ou de constitution, a distingué d’elle-
même sous le nom de mythe, c’est ce qu’elle caractérisait comme
une identité immédiate du sens et de la vérité (un chemin du
sens présenté, récité) — identité immédiate à laquelle elle ne
reconnaissait ni sens, ni vérité. La dislocation du mythe projette
les deux pôles du « sens » et de la « vérité » comme les deux
extrémités d’une tension inapaisable, qui se fait, du même
coup, tension entre deux extrémités de style : celui de la
« poésie » et celui de la « science ». Le mythe lui-même est sans
style, il est en deçà du style : la question de l’exposition ne se
pose pas lorsque la figure et le récit en assurent l’unité immé­
diate. C’est du reste aussi pourquoi l’idéal projeté sur l’un et
l’autre pôle est l’idéal d’une absence de style, d’une prose
infiniment sobre et s’effaçant pour finir dans la présentation.
Le partage du style ou des styles —on dirait aussi bien, le
partage des voix —n’est rien de moins que la tâche de la pensée
à partir de l’interruption du mythe. Il ne cesse de tendre et
d’agiter l’espace entre sens et vérité, ou la différence interne
dont s’est affectée d ’origine la présentation philosophique —
laquelle n’est rien d’autre que le mode d’être-au-monde de
l’Occident.
Par des effets de surface, et pour quelque temps, il a pu
paraître possible que la philosophie finisse par se présenter
comme une identité reconstituée du sens et de la vérité, tantôt
dans le style de la « science », tantôt dans celui de la « poésie ».
Mais la fin de la philosophie, c’est tout justement la fin de ces
effets, et la répétition active du plus ancien et du plus profond
de la tradition : le partage des voix, la tension du style comme
l’espacement et l’ébranlement de la vérité selon sa propre
différence. Non pas, dès lors, la reconstitution d’un mythe —
ce dont rêva le romantisme— mais au contraire la tension
renouvelée, l’exigence d’écrire sans idéal ni modèle de « style »,
et style contre style, et « philosophie » contre «littérature»,
sens et vérité l’un contre l’autre,-l’un à l’autre « auseinander-
geschrieben » selon le mot intraduisible de Paul Celan l.

1. «Porté/sur le terrain/avec/la trace/qui ne ment pas :/Herbe./Herbe,/


écrite-séparée. » Grille de parole, trad. Martine Broda, Paris, Christian
Bourgois, 1991* pp. 103-105. « Ecrite-séparée » répond à auseinanderge-
scbrieben. Aîiseinander, c’est littéralement « l’un hors de l’autre », mais selon
une extériorité qui implique une intrication première de l’un dans l’autre.
Si je prends ici un poème pour indice, ce n’est pas pour privilégier la
poésie : c’est pour y repérer un point où elle est déstabilisée, désintriquée
d’elle-même.
Comment le désert croît

Dans sa fin, et comme sa fin, la philosophie— ou ce que


Nietzsche puis Heidegger nommaient « métaphysique » — se
manifeste à soi-même comme cette tension qui excède ou qui
déjoue d’elle-même (sortant d’elle-même, auseinanderschrei-
bend) toutes les assignations de signification, jusqu’aux plus
puissantes, auxquelles elle a donné lieu.
Elle se restitue ainsi, pour le dire avec Jean-François Courtine,
à « son anonymat principiel » (on sait que « métaphysique»
n’est au départ qu’un index taxinomique dans les cours d’Aris-
tote) « en faisant apparaître son caractère essentiellement apo-
rétique, dialectique, ou mieux, diaporématique 1». La méta­
physique en sa fin — et c’est ici la phénoménologie qui le
dit —se déclare sa propre inachevabilité comme terme de son

1. « Phénoménologie et métaphysique », Le Débat n° 72, Pans, Galli­


mard,novembre-décembre 1992, p. 88.
non-commencement, de son commencement inassignable en
propre ou si l’on veut de son in-auguration.
Cet « embarras et inquiétude inextricable » (diaporêma), cette
inachevabilité finale (c’est-à-dire aussi, quasi téléologique) veut
dire alors :
1. que la « philosophie » est achevée, toujours achevée en
tant que construction d’une signification (représentation, figu­
ration, Idée, système du monde, des principes et des fins) ;
2. qu’elle est inachevable, non selon le mauvais infini d’une
perpétuelle relance de questions qui resteraient ouvertes tout
simplement parce que mal posées et/ou parce que demandant
trop — mais inachevable dans la mesure où le trop ou le mal
posé de la question tient à la demande de signification en tant
que telle.
Dans cette mesure, le positivisme logique —cet autre témoin
majeur de la « fin de la philosophie » — a eu raison lorsqu’il
disqualifiait les questions-demandes de la métaphysique. Et
puisque, le plus souvent du moins, le positiviste lui-même ne
conclut pas à la simple inanité insensée du monde, il affirme
aussi à sa manière que le sens est au-delà de la signification,
ou de la vérité in-différente. Mais il abandonne cette affirmation
avant même de l’avoir énoncée, et il en laisse retomber tout
le poids dans un pragmatisme.
La philosophie en sa fin ne cède pas sur cette affirmation :
c’est ainsi qu’elle touche sans cesse à sa fin, y reprenant et y
rejouant son non-commencement, son ouverture et sa tension,
qui ne consistent dans rien d’autre que dans cette affirmation —
avant toute question.
Cette affirmation —le sens au-delà de tout sens, le sens dans
l’absence de sens, le débordement du sens comme élément du
monde ou le monde comme excès absolu du sens—, on peut la
juger tragique, on peut la juger comique, on peut la juger
sublime et/ou grotesque. On le peut, on le doit, et l’histoire
monumentale de la culture européenne n’est tissée de rien
d’autre que de ces jugements, dont les noms propres sont :
Sophocle, Plaute, Augustin, Dante, Montaigne, Shakespeare,
Pascal, Rousseau, Holderlin, Hugo, Kafka, Joyce, Beckett.
Quand on y pense, on se prend à songer que ce que l’Europe
a eu de plus génial, et peut-être bien, son idée même du génie,
a jailli avant tout d’une nécessité formidable de mettre en scène
le sens du sens, d’en figurer et d’en agiter les masques, les éclats,
les trajectoires, dans une dramatisation intense dont la ressource
est l’Occident lui-même en tant qu’obscurcissement originel
du sens : interruption du mythe et du sacrifice, qui deviennent
ce que l’Occident ne peut plus que mimer (c’est ce qu’il dit
de lui-même).
Sans doute le cycle des représentations du drame est-il clos.
Ce n’est pas un hasard si le théâtre est aujourd’hui sans fable
nouvelle, sans muthos, ayant épuisé la fable totale (Wagner ou
Claudel), la fable moderne (Brecht), la fable de la fin des
fables (Beckett). Le rideau est tombé sur la scène métaphysique,
sur la métaphysique comme scène de la (re)présentation.
Mais ce qui se joue désormais autrement, et sur un théâtre
du monde que certains ont bien tort de prendre pour un vaste
écran de simulation, et d’autres (au fond, les mêmes) pour un
scénario de « désenchantement », ce qui se joue dans de for­
midables dérives et craquements de tous les continents — la
mondialisation et la mondanéisation du monde lui-même —,
c’est à nouveau l’envoi d’une affirmation de l’excès absolu du
sens. Sublime et grotesque, atroce et dérisoire, encore, assuré­
ment, mais aussi déjà, à nouveau, au-delà de ces jugements,
au-delà de ces assignations de sens du sens. Non pas qu’il y
ait à tout accepter : mais la résistance à l’inacceptable doit elle-
même procéder d’un autre sens. L’affirmation nue, dénudée,
d’autant plus aiguë et exigeante, du sens du monde en tant
que monde. Fin de la philosophie, tâche de la pensée.
Tâche de l’être-au-monde. Peut-être est-il encore vrai de dire
que « le désert croît ». Cependant, le rideau est tombé sur les
luxuriances et sur les fertilités auxquelles mesurer notre « désert ».
Souvent aussi, nous avons appris combien ces oasis superbes
de la légende des siècles pouvaient avoir recouvert de misère
asservie, et n’être que les fruits de notre nostalgie d’un âge
d’or. La croissance même du désert pourrait nous dévoiler un
espace inconnu, une aridité inconnue, excessive, des sources du
sens. Fin des sources, commencement de l’excès sec du sens.
Peut-être rien ne croîtra que cette sécheresse, et c’est elle qui
nous portera. Peut-être aussi sera-t-elle bouleversée par autre
chose : par une crise économique majeure, par un effondrement
des Etats, par un conflit mondial, Est-Ouest ou Nord-Sud (ou
les deux croisés), par de grandes mutations et manipulations
génétiques ou écologiques, par des découvertes dans l’espace,
par le bond d’une science ou par l’exhaustion de plusieurs
cultures. Peu importe l’imprévisible. Ce qui est, non pas pré*
visible, mais déjà présent en toute hypothèse, c’est qu’il n’y
aura plus de « raison dans l’histoire », ni de « salut du genre
humain ». Plus de parousie, en somme, plus de sens présent,
attesté (si jamais il y en eut), mais une tout autre eschatologie,
une autre extrémité, un autre excès de sens.
Si jamais il en fut autrement : car une autre histoire, bien
sûr, est en jeu, et qui nous fera relire toute notre histoire. Non
plus l’histoire directionnelle et signifiante d’un sens qui se
déroule ou qui se dégage, mais une histoire intermittente,
stochastique et réticulée, traversée de pulsations plutôt que de
flux. Non plus le sens de l’histoire, mais une histoire du sens
et pourtant, en même temps, la relance d’une infinie libération.
Et cette histoire, la nôtre, notre venue du sens, ne viendrait pas
à son tour conclure ou poursuivre un développement, mais
plutôt répéter, rejouer les chances multiples de ce que l’autre
histoire, l’occidentale, aurait engagé et dissimulé à la fois : un
excès ou un absentement permanents du sens, que jamais nulle
métaphysique, nulle onto-théologie, quels qu’aient été ses effets
de surface, n’a véritablement cherché à combler, les ayant au
contraire elle-même avérés, chaque fois, et fût-ce à son corps
ou à son discours défendant, comme le transcendantal/factuel
absolu du monde et de l’existence.
De fait, il est rigoureusement possible et nécessaire de recon­
duire toute métaphysique au système intégral que délimiteraient
trois propositions comme celles-ci (parmi tant d’autres qu’on
pourrait aussi choisir) : « la vraye raison et essentielle, de qui
nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le
sein de Dieu ; c’est là son giste et sa retraite », « la nature n’a
pas de fin qui lui soit prescrite [...] car si Dieu agit à cause
d’une fin, c’est nécessairement qu’il aspire à quelque chose qui
lui manque », « Dieu lui-même fait pour ainsi dire pression en
direction de ce monde par lequel il a enfin rejeté de lui tout
être, dans lequel il a un monde libre à son égard, une création
véritablement hors de lui [...] ce monde-ri, le monde dans lequel
nous nous trouvons effectivement1». La diversité, voire la
disparité et les oppositions de ces propositions entre elles, selon
leurs contextes et leurs époques, ne contredirait pas la recon­
duction dont je parle : mais le mouvement de celle-ci ne serait
rien d’autre, pour finir, que le mouvement même de l’histoire
occidentale du sens en tant que mouvement d’une onto-théo-
logie occupée par principe à sa propre déconstruction, et dont
la fin, en tous les sens, est précisément « ce monde-« », à ce
point « ci » qu’il est définitivement hors de tout dieu et de
toute instance signifiante et signifiée du sens : lui-même seu­
lement tout le sens in-signifiant.
Si la fin de cette histoire —cette fin qui est notre événement —
est fin en tous les sens, c’est aussi que ses deux sens s’affectent
et se disséminent l’un l’autre. La fin-terminaison met fin à la
1. Montaigne, Essais, II, 12, éd. P. Villey, t. I, Paris, PUF,
1978, p. 541 ; Spinoza, Éthique, I, Appendice, trad. B. Pautrat, Paris, Le
Seuil, 1988, pp. 83-85 ; Schelling, Philosophie de la révélation, II, 17, trad,
dirigée par J.-F. Marquet et J.-F. Courtine, Paris, PUF, 1991, p. 215.
fin-but, et c’est pourquoi il n’y a pas de « sens de l’histoire »
de l’histoire du sens. Mais la fin-but ouvre dans la terminaison
une tout autre dimension que celle de l’anéantissement, sans
pourtant reconstituer un procès téléologique. Et c’est pourquoi
il y a une histoire, la nôtre, le monde dans la mondialisation
de son sens. A la fin, ni « fin », ni « fin », à nous de saisir, une
\

fois de plus infinis, la chance et le risque d’être au monde.


Sachant (est-ce savoir ?) qu’il n’y a rien à « saisir ».
Le sens de l’être

La question ou l'affaire du sens de l’être (du sens, absolu­


ment) :
1. Transitivité agrammaticale ou excrite : l’être est ou transit
l’existant.
2. Dans cette transitivité, ce qui est transmis de l’« agent »
à l’« objet » ou au « complément », c’est l’acte d’être, c’est
l’actualité de l’existence : que l’étant existe.
3. L’actualité de l’existence n’est pas une propriété qui peut
être conférée ou non à quelque chose, elle est qu’il y a la
chose. Le sens de (l’)«être» est la transmission de l’acte qu’z'/
y a.
4. L’acte ne peut pas être transmis depuis autre chose que
lui-même (ce n’est pas un passage de puissance à acte) : « l’être
est l’étant », ou « il y a quelque chose », indique donc une
antériorité/postériorité de l’il y a « en » lui-même. Il se trans­
met/transit. Don, différence : la différence de l’étant et de
l’être n’est pas une différence de termes, ni de substances, c’est
la différence de l’être, ou plus exactement, la différance d'être.
La différence extrapole la différence ontico-ontologique : elle la
fait exister.
5. Mais « faire exister» n’a pas de sens : ce qui n’est pas
une propriété, ni une substance, l’acte ou l’en-acte, l’être-en-
acte, ne peut pas être produit. Il ne se produit pas non plus,
n’ayant pas la ressource d’un sujet (il est agent, identique à
l’agir, non sujet). Il « se produit » au sens où cette expression
signifie, de manière très remarquable, « avoir lieu », « arriver».
Toute l’aporie du concept de « création » est là : en tant qu’il
prend pour schème une production, et en tant qu’il suppose
un sujet créateur, lui-même auto-engendré, il ne touche pas à
l’acte/événement d’exister, qui pourtant le hante. (Le ex nihilo
formule la contradiction aporétique : nihil supprime en droit
la production, que ex affirme.) Ou bien : la « création » décons­
truite donne l’être-en-acte de l’exister, avec sa différence.
6. En termes aristotéliciens, cela se dirait : différence de/
dans Venergeia (l’être-en-œuvre), ou de/dans l’entelecheia (l’être-
accompli-en-sa-fin). (Différance comme énergie de l’énergie,
entéléchie de l’en téléchie.) Ge qui n’est pas œuvre accomplie,
finie, close, absolue de tout rapport, ce qui n’est pas en sa fin
(se différant en sa fin, différant sa fin en soi), est à soi : le a
de la différance se réinscrit accentué en à. De l’être à l’être,
tous les accents du à : distance, direction, intention, attribution,
élan, passage, don, transport, transe, et touche : sens en tous
les sens, sens (de T)ek-sistant. Or le modèle de ce qui est un
seul acte, une seule entéléchie, tout en différant en soi comme
un être d’un autre être, c’est chez Aristote le sens comme acte
d’un sentir/être senti ; l’acte du sentant et celui du senti sont
le même '. L’existence est l’acte en soi différant de son propre
1. Cf. Péri psychés, 418a23 et 425b25 ; il en va de même de l’acte de
la science comme savoir et comme chose sue, ce qu’on peut au moins
inférer de 417a21 et suiv. —Echo plus proche de nous : « S’il est vrai que
Le sens de l'être
sens, son se-sentir comme sa propre déhiscence. Rien d’autre
n’est en jeu, en dernière instance, dans le Ego sum, ego existo
de Descartes, dans l’obscurité de son évidence et dans la folie
de sa certitude.
7. Cela s’appelle, chez Spinoza, conatus \ chez Kant, être
des fins (« homme »), chez Hegel, travail du négatif, chez
Heidegger, Ereignis. Dans chaque cas, et toutes différences
gardées, cela signifie au moins ceci : que le sens ne s’ajoute
pas à l’être, ne lui survient pas, mais est l’ouverture de sa
survenue même, de l’être-au-monde.

le geste est sens, il doit l’être en opposition avec la signification langagière.


Celle-ci ne se constitue que comme réseau de discontinuités, elle donne
lieu à une dialectique immobile où ne sont jamais confondus le pensant et
le pensé, où les éléments de ce dernier n’empiètent jamais les uns sur les
autres. Le geste au contraire, tel que l’entendait Merleau-Ponty, c’est l’ex­
périence d’un sens où le senti et le sentant se constituent dans un rythme
commun, comme les deux franges d’un même sillage [...] » (Jean-François
Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 20). Un peu aupa­
ravant, Lyotard écrit aussi : « Le sens est présent comme absence de signi­
fication ; pourtant celle-ci s’en empare (et elle le peut, on peut tout dire),
il s’exile en bordure du nouvel acte de parole. [...] Construire le sens n’est
jamais que déconstruire la signification. Il n’y a pas de modèle assignable
pour cette configuration évasive » (p. 19). On pourrait prolonger ainsi : il
n’y a pas de modèle, parce que c’est là, très exactement, qu’il s’agit de se
modeler/laisser modeler, ou bien de se rythmer/laisser rythmer (ce qui ne
veut pas dire « bercer»...) « par » le sens, ou plutôt « en sens » : affaire de
« style » et/ou d’existence.
1. «L’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer
dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cet être », Éthique, III,
7 (op. cit.).
Infinie finitude

Si je dis : la finitude est la vérité, dont l’infini est le sens,


je fais plus que donner un exemple qui viendrait remplir les
déterminations formelles de la ponctuation et de l’enchaîne­
ment, du sémantique et du syntaxique, de la présentation
instantanée et de la venue espacée.
En vérité, ce qui rend raison de ces déterminations formelles,
c’est ce « contenu » ou cette « signification », c’est cette « matière »
qui se donne avec la phrase : la finitude est la vérité, dont
l’infini est le sens.
Autrement dit, il n’y a pas d’autre « cas » ou d’autre « espèce »
du sens que cette infinitude rapportée à la finitude en tant que
vérité. Le sens, c’est cela, et tout son sens est là. (Où là veut
aussi bien dire da, le là du Dasein qui est « l’être-le-là »,
c’est-à-dire Yici. en tant que l’/W-même de ce monde-f/.)
La finitude n’est pas la finité d’un existant privé en lui-
même de sa propriété d’accomplissement, butant et tombant
sur sa propre limite (sa contingence, son erreur, son imperfec­
tion, sa faute). La finitude n’est pas privation. Il n’y a peut-
être pas de proposition qu’il soit plus nécessaire, aujourd’hui,
d’articuler, de scruter et d’éprouver de toutes les manières.
Tout l’enjeu de la fin de la philosophie se rassemble là : dans
l’exigence d’avoir à ouvrir la pensée de la finitude, de réouvrir
à elle-même cette pensée qui hante et qui aimante toute notre
tradition.
Si la finitude était la privation, elle ne pourrait pas être
pensée comme structure ou cômme « essence » de l’être, de
l’existence. En effet, il ne peut pas y avoir de pensée de la
privation pure et simple —de l’être comme pure privation ou
d’un existant absolument privé. (Où il faut entendre aussi, soit
dit en passant, le privé opposé au public— les deux sens de
« privé » ont du reste même étymologie, privare, « mettre à
part, écarter de » —et où il faudra donc penser ausi l’être-en-
commun de la finitude comme un thème fondamental. Le sens
est commun, ou il n’est pas.)
Si l’on voulait penser une privation pure, ou bien ce dont
il y a privation se manifesterait encore — et même, se mani­
festerait plus que tout— à l’horizon d’une démarche, d’un
accès, d’une transmutation qui devrait en rendre possible l’ap­
propriation, entraînant ainsi l’annulation de la privation, ou
bien la privation ne pourrait même pas être désignée comme
telle. D’une manière ou de l’autre, la privation s’annule, essen­
tiellement. En revanche, et c’est ce qu’il faut penser,1a finitude
s’affirme.
A supposer qu’on persiste à poser une privation qui n’ac­
céderait en rien à l’appropriation de ce dont elle est privation
(ainsi, dans le lexique onto-théologique le plus classique, un
sensible qui ne serait en rien sauvé dans l’intelligible, ou une
créature qui n’aurait aucun lien avec son créateur), alors un
seul existant absolument « privé » — si on pouvait encore le
désigner ainsi —entraînerait la totalité de l’être dans une nullité
dont on ne voit même pas comment elle pourrait avoir lieu.
Ou bien, et ce qui revient au même, l’unique existant « privé »
annulerait en soi sa privation, se constituerait immédiatement
en absolu, étant à soi absolument sans reste, à soi comme en
soi avant même d’exister, existence n’ayant pas lieu, essentia
pure sans esse.
L’être-fini au sens de l’être-privé n’a aucune consistance.
L’être privé n’a de consistance qu’à être réapproprié — dépri­
vatisé— dans un être infini, sa raison, son fondement et sa
vérité. Mais cet être infini est à son tour posé comme pure
consistance absolue en soi, immanence pure d ’une pure trans­
cendance, n’ayant pas lieu, lui-même privé d’esse. Tel est au
fond le résumé de l’histoire de Dieu ou de l’Etre comme être
suprême.
Esse, au contraire, entraîne Yessentia à l’existence avant qu’elle
se soit annulée dans son immanence, avant qu’elle se soit close
sur son non-lieu, « avant », donc, qu’elle soit « essence ».
«Avant» le non-avoir-lieu d’un monde, esse « fait» l’avoir-lieu
du monde, de ce monde-ci. Etre, par conséquent, est transiti­
vement (au «sens » agrammatical qu’on a dit plus haut) l’es­
sence avant qu’elle soit ou qu’elle fasse essence. Il ne la prive
donc pas d’essence : simplement, l’essence n’a pas lieu. Être
transit l’essence.
Cela s’appelle exister. Exister transit l’essence (sa « propre »
essence) : ça la traverse, ça la transporte hors d’elle (mais il
n’y aura pas eu de «dedans»), et pour commencer et par
exemple, ça déporte l’essence de sa généralité et de son idéalité
jusqu’à ce statut baroque, paradoxal, d’« essence singulière »
(ou à’infima species) que Leibniz voulait reconnaître à l’indi­
vidualité (conversion ou convulsion d’une pensée de l’essence
en pensée de la finitude). Le singulier comme essence, c’est
l’essence existée, ek-sistée, expulsée de l’essence elle-même,
désenkystée de l’essentialité, et cela, encore une fois, avant que
le kyste se soit formé.
L’essence transie, c’est l’essence traversée, d’avant elle-même
et en avant d’elle-même, l’essence passée, trépassée (transir
voulait d’abord dire, intransitivement, « mourir »), pénétrée et
percluse de tremblement, de peur, de respect, d’admiration,
d’amour même ou de haine, de plaisir ou de peine —l’essence
transgressée, transcendée, affectée. « Finitude », cela nomme cette
affection essentielle qui ek-siste l’essence : l’essence y est privée
de son essentialité, mais cette privation n’est privation de rien,
elle est plutôt le privilège de l’existence, sa loi réservée, la
propre loi de sa propriété singulière d’être singulièrement,
chaque fois, exposée à cette transe qui est l’esse de l’être.
(Privilège : qu’il y ait un monde ; ce que Leibniz, encore lui,
comprenait comme « le meilleur des mondes possibles »...)

« Finitude » doit donc se dire de ce qui porte sa fin comme


son propre, ou de ce qui est affecté de sa fin (limite, cessation,
hors-d’essence) comme de sa fin (but, finition, complétion) —
et qui en est affecté, non pas comme d’une borne imposée
d’ailleurs (du dehors d’une supposée essentielle immanence
infinie de l’essence à soi-même, du dehors de Yessentia abso­
lue et nulle), mais comme d’une transe, d’une transcendance
ou d’un trépas d’origine, et tellement d’origine que l’origine
s’y est déjà déprise, elle aussi, elle d’abord transie, à l’aban­
don.
Si la mort vient ponctuer toute la philosophie comme la
vérité même, comme le phénomène de la vérité —de Platon à
Hegel et à Heidegger— c’est en un premier sens, au sens
métaphysique restreint, parce que la mort serait la seule pré­
sentation de l’essence en tant que l’essence. A ce titre, il y a
un trait mortifère de la philosophie comme telle —et la fin de
la philosophie en tant que l’épuisement de son sens du sens
est un suicide programmé dans la tragédie socratique. Mais en
un autre sens, au sens interminable de la métaphysique, il
Infinie finitude
s’agit d’une mort qui a toujours-déjà eu lieu dans l’exister,
comme l’exister même : la mort comme naissance, de Hegel
lui-même, mais peut-être aussi bien de Platon, jusqu’à Hei­
degger et au-delà. Non pas, dès lors, comme naissance à un
outre-monde, mais bien à ce monde-«. Moins un « être-pour-
la-mort » ou un « être-à-la-mort » que « la mort » en tant que
l’ître-à-l’infini de ce qui n’a pas sa fin en soi, qui ne la contient
pas, parce qu’il en est infiniment affecté.
L’ëtre-essentia, qui a sa fin en soi — et qui, en ce sens, est
fini, achevé, parachevé et parfait, infiniment parfait —est tout
au plus vérité pure, mais vérité privée de sens : et c’est exac­
tement de cela que Dieu, en tant qu’un tel être, est mort. (Il
faudrait suivre, du Dieu de Thomas d’Aquin à celui du ratio­
nalisme classique, la lente accentuation mortifère qui déplace
l’index sur Dieu d’esse en essentia, d’acte en vérité. Mais cette
accentuation historique effectue aussi bien le programme d’un
Dieu mort-né, ou né mort, qui est le programme onto-théo-
logique dans sa détermination chrétienne.)
Le sens est ainsi la propriété de la finitude en tant qu’existence
de l’essence. Le sens est : que l’exister soit sans essence, qu’il
soit à cela qu’il n’est essentiellement pas, à son propre exister.
À la mort, si l’on veut, mais en tant que « la mort » = la
nullité de l’essence, l’exister. Autrement dit : à la mort voudrait
dire à la vie, si « vie » ne renvoyait trop simplement à un
contraire de la mort (immédiateté contraire de l’automédiation
infinie, et pour finir équivalente à elle). À l’exister, donc.
L’exister est exposé — il est cette exposition même —, non
pas à un risque venu du dehors (il est déjà dehors, il est
l’être-au-dehors), non pas à une aventure dans l’élément
étranger (il est déjà l’être-étranger, ou étrangé), à la manière
de la conscience hégélienne (qui cependant a aussi engagé
l’histoire moderne de notre finitude) : il est exposé à, et par,
Yex qu’il est, exposé à, et par, cette défaillance d’essence plus
ancienne et plus affirmative qu’aucune constitution d’essence,
et qui le constitue, c’est-à-dire qui le jette au monde, à lui-
même en tant qu’il est l’être-ea-monde, et au monde en
tant que le monde est la configuration ou la constellation
de l’être-à en son singulier pluriel.
Différance

Ne pas la traiter comme un concept acquis, puisqu’elle n’est


« ni mot, ni concept ». Ne pas en faire le fétiche, la clef ou le
sceau d’un sens quelque part déposé. Elle est —si elle « est » —
l’index du sens en tant que sens absent sans privation de sens.
C’est donc —ou ce n’est qu’un tour d’écriture qu’il ne faut
pas cesser de réécrire, de transcrire, et qu’il faut empêcher de
rester clos sur soi, faisant des effets de sens comme un concept
ineffable ou comme l’idée d’un mystère. Ainsi, relançons le
travail, le jeu et la praxis du sens sur quoi il ouvre : la différence
ontico-ontologique est la différence de l’esse et de Yens (la
différence métaphysique simple, ontico-formelle, étant celle de
Yens en existentia et en essentia comme en deux espèces d’un
genre. Sartre est resté suspendu entre ces deux différences, et
sa formule de « l’existence précède l’essence » témoigne de ce
suspens indécis, alors que l’enjeu devait s’avérer être celui-ci :
que l’existence se précède, et se succède).
La différence ontico-ontologique engage la transitivité de
l’être dans l’être-étant ou existant. Du cœur de cette différence,
la différance vise une déhiscence de l’esse et de l’esse lui-même,
diastole ou pli du même acte (de la même entéléchie) : son
ek-sister. En un sens, cette même entéléchie qui (se) diffère se
sent, selon la logique rappelée plus haut de l’entéléchie du
sensible. L’être se sent différant. Il se sent ou il se sait différer
et différent. Mais la différence, « toute la différence », si on
peut dire, c’est précisément qu’il n’y a là ni « se sentir », ni
« se savoir » au sens d’une appropriation ni d’une révélation *.
Etre se sent et se sait être : on peut bien dire que c’est là
le sens même. Mais cela même ne se sent ni se sait en aucun
mode de l’appropriation sentante ni sachante. Cela ne fait pas
sens, ne signifie pas et ne se signifie pas. Etre arrive, mais ne
s’arrive pas et ne se revient pas —pas sans reste. Et sans que
cela le prive de rien. Ou bien : être a lieu, mais son lieu
l’espace. Etre est chaque fois une aire, sa réalité se donne en
aréalité. C’est ainsi qu’être est corps. Non pas « incorporé », ni
« incarné », même en « corps propre » : mais corps, donc ayant
son propre au-dehors, différant2.
1. C’est ce qui donne le principe de la discussion qu’il faudrait engager
avec les puissantes analyses de Michel Henry dans L ’Essence de la manifes­
tation (Paris, PUF, 1963). En un sens, la phénoménologie s'est avancée là
au plus loin de toute extase dans la vérité. Mais elle y reste pensée du sens
dans le « sentiment » comme « unique apparence de l’absolu et son être
réel, la Parousie » (t. II, p. 833). Différer la Parousie, telle est la tâche.
Non pas la projeter toujours plus loin, au Contraire, l’approcher au plus
intime : différer le para (l’auprès, la proximité, la présence) de Xousia (ou
essentia),
2. «Psyché est étendue. N ’en sait rien. » (Freud, note posthume). Cf.
JLN, Corpus, Paris, A.-M. Métailié, 1992, dont c’est le thème unique. On
trouve une confirmation exemplaire de l’enjeu spatial en général dans
l'analyse faite par Jean-Louis Cherlonneix de la « tumeur » ou « boursou­
flure » indécente qu’est pour saint Augustin l’espace comme tel : « L’espace,
dont la tumeur est l’image, est lui-même l'image de l’être qui a commencé
d’être : l’image de cette “ possibilité de changer” (mutabilitas) qui est pour
Diffêrance
Cet espacement n’est pas le déclenchement d’un délai, comme
une temporisation nécessaire à l’effectuation finale de l’être. Car
dans ce cas, fini ou infini, le délai se terminerait par une
essentialisation de l’être (et par la mort en effet : mais la mort
ne termine pas l’existence, il faudrait plutôt dire qu’elle l’em­
pêche de se faire essence). La différence n’est pas une tempo­
risation, et si elle désigne aussi un espacement du temps, ce
n’est pas — ou pas seulement, pas simplement — celui de
moments successifs, dans une distension du temps linéaire. Ce
serait plutôt l’espacement intérieur de la ligne même du temps :
ce qui écarterait les deux bords de ce tracé pourtant sans
épaisseur, selon la venue de l’être, la venue d’une singularité,
d’un « instant » (d’une «éternité») d’existence. La venue est
infinie, elle n’en finit pas de venir, elle est finie, elle est offerte
dans l’instant. Mais ce qui a lieu « dans l’instant » —dans cet
écartement du temps « en » lui-même —n’est pas la stase ni la
stance de l’instant-présent, c’est son instabilité, c’est la non-
tenue de la venue —et de l’« allée » qui lui répond. La venue
en présence de l’être a lieu précisément comme non-venue de
la présence.
Sans doute cette esquisse sommaire d’élucidation de la dif­
férence a-t-elle un tour encore trop phénoménologique-consti-
tuant. La venue (mais y a-t-il « la » venue, et non pas plutôt
un « venir », qui vient sans se laisser substantiver ?) demande
autre chose —et sans doute, d’abord, un laisser-venir et survenir,
une aptitude — nécessairement inapte — à la surprise du sens,
et aussi à le laisser aller. Cet autre tour, s’il y en a un, est aux
confins de la philosophie, n’est pourtant ni science, ni poésie.

saint Augustin la marque ineffaçable de l’être “ créé L’indécence se retrouve


donc en fin de compte au cœur du sens d’être de ce qui est et selon le
corps et selon l’esprit. En fin de compte, tout ce qui est de telle sorte qu’il
peut devenir autre est de l’espace ou dans l'espace » (Saint Augustin, dossier
dirigé par Patrick Ranson, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 167).
Donc, est encore philosophie. Comment la philosophie est
encore philosophie dans sa fin, ou comment elle s excède au
bord de la venue, du sens comme venue.
Comment vous dire : « Le philosophe n'a rien à vous dire que
vous ne sachiez, et qu'il ne sache lui-même par tout ce qui chez
lui n'est pas “philosophie”, et d'un savoir si net, si aigu, si
exact... Une venue nue, non tenue, vérité en allée, en vérité insensée,
de sens commun à nous tous, comme de simple bon sens... Ce sens
différera et se différera toujours de tout ce que vous saisirez, et
de toute philosophie, et pourtant vous en aurez eu le sens, et la
philosophie aura eu le sens de cela même, que nous en avons tous
le sens... » ? Comment vous le dire ? C’est dit, pourtant, et ce
n'est pas dit. Ce n est pas indicible : c’est plutôt ce qui parle
vraiment en tout ce qui est dit et redit.
Espace : confins

Pour être compris en tant que monde du sens — du « sens


absent » ou du sens excrit —, le monde doit aussi être compris
selon l’ouverture cosmique de l’espace qui nous arrive : cette
constellation de constellations, amas ou mosaïque de myriades
de corps célestes et de leurs galaxies, systèmes tourbillonnaires,
déflagrations et conflagrations qui se propagent avec la lenteur
foudroyantej la vitesse comme immobile de mouvements qui
traversent moins l’espace qu’ils ne l’ouvrent et l’espacent lui-
même de leurs mobiles et de leurs motions, univers en expan­
sion et/ou en implosion, réseau d’attracteurs et de masses
négatives, spatio-texture d’espaces fuyants, recourbés, invaginés
ou exo-gastrulés, catastrophes fractales, signaux sans messages
ni destinations, univers dont l’unité n’est que l’unicité en soi
ouverte, distendue, distanciée, diffractée, démultipliée, différée.
Univers unique d’être ouvert sur rien que sur son propre écart
au rien, dans le rien, son « quelque chose» qu’il y a là lancé
de nulle part à nulle part, défiant infiniment tout thème et
tout schème de « création », toute représentation de production,
d’engendrement, même de surgissement, et pourtant en rien
masse inerte sempiternelle autoposée, mais venue plus étendue,
plus distendue que de toute origine, venue toujours pré-venue
et toujours pré-venante, sans providence et pourtant non privée
de sens : mais elle-même le sens en tous les sens de son
étoilement.
Nous n’avons pas encore de cosmologie à la mesure de ce
non-cosmos, qui n’est pas non plus un chaos, car un chaos
succède à un cosmos, ou le précède, mais notre ecosmos n’est
précédé ni suivi de rien : il trace lui-même jusqu’aux confins
le contour de l’illimité, de la limite absolue que rien d’autre
ne délimite. Mais c’est d’une telle cosmologie que nous avons
besoin, d’une cosmologie acosmique et qui ne serait plus prise
sous le regard du kosmotheoros, de ce sujet panoptique du savoir
du monde dont la figure a jeté avec Kant, une dernière fois,
une dernière et brève lueur l.
Pour cela, il faudrait commencer par nous dégager des restes
de l’ancienne cosmothéontologie, tels qu’ils avaient encore sous-
tendu une « conquête de l’espace » pensée dans les termes, sinon
d’une kosmotbeoria, du moins d’une kosmopoiesis : maîtrise et
possession de l’univers (On a marché sur la Lune), et donc de
sa (re)production par et pour le sujet « homme ». Déjà, cette
représentation a décliné. En témoignait il y a plus de vingt
ans le très célèbre film de Stanley Kubrick, 2001, VOdyssée de
l’espace, dont la leçon subtile, peut-être mal décidable, demande
encore son commentaire. Son propos peut se schématiser ainsi :
l’homme qui s’est envoyé dans l’espace, grâce à une technique
qu’il finit par déconnecter d’elle-même en tant que volonté et
1. Kosmotheoros (« celui qui embrasse le monde du regard ») fut le titre
d’un livré de HuygHens, qui reprenait peut-être lui-même ce mot d’une
tradition antérieure. Kant l’utilise dans un passage de Y Opus postumum
(Liasse I, 3, p. 2), trad. F. Marty, Paris, PUF, 1986, p. 219.
que projet (c’est-à-dire de la paranoïa de la maîtrise et de
l’œuvre qui saisit l’ordinateur Hal), une technique qui devient
désœuvrée, finie/in-finie, cet homme, au lieu de s’assurer l’em­
pire de l’espace, touchant la limite (de l’espace, de lui-même),
retraverse le temps, espace, écarte le temps jusqu’à sa propre
origine, pour venir errer, dériver, fœtus flottant dans le placenta
des galaxies, l’œil grand ouvert sur l’espace désorienté, sur le
temps sans direction, et sur nous, spectateurs de cet œil pensif
et pourtant presque sans regard, absorbant tout l’espace autant
qu’aspiré et distendu en lui.
Ce film est tout, sauf de la « science-fiction », encore moins
du « space opera ». Au contraire, il déjoue et discrédite ces
catégories. Il prend l’espace au sérieux, avec tout le sérieux de
la pensée : comme dés-orientation et comme espacement du
sens (de l’homme, de l’histoire, de la progression technique).
Si le film propose quelque chose comme une instance ou comme
une indication du sens, c’est un monolithe noir absolument
compact, impénétrable, qui sans doute émet quelque signal,
appel, intimation peut-être, qui donne chance —c’est le début
du film — à toute la technique et à l’(in)humanité en elle, mais
qui n’est pas Dieu, qui n’est présent que de sa surface dure et
lisse, présence d’une absence (il est bien vrai qu’en ce point
Kubrick laisse accès à une interprétation en termes de théologie
négative : ce qui toutefois peut la déjouer, c’est que le mono­
lithe, par sa forme de parallélipipède impeccable, se présente
plutôt comme s’il était déjà lui-même un produit de la tech­
nique, une pièce usinée...). Odyssée : errance et retour, mais
ici - c’est notre différence avec Ulysse - retour à l’errance, retour
de la technique à la technique, déconstruction d’Ithaque, de
Pénélope et de Télémaque, sens qui ne se boucle pas.
Prendre ainsi l’espace au sérieux, c’est très précisément ne
plus le prendre au sérieux selon la vision d’un arraisonnement
rayonnant de l’univers (le film affecte cette vision d’un signe
d’ironie, en accompagnant du Beau Danube bleu la ronde des
vaisseaux spatiaux). C’est accompagner au plus près la praxis
d’une techno-science qui se déprend, par son mouvement même,
des idéologies prométhéennes. Ici, le XXe et le XXIe siècle sortent
du XIXe. Et le sens coupe les amarres des conceptions ou des
visions —des significations —du monde.
L’œil du fœtus, exorbité, l’œil de la venue, de l’existence
pré-venante, n’opère pas la synopsis d’un monde-cosmos. Son
regard est d’avant le regard, il est pré-voyant en un sens inverse
de la pro-vidence. Sans doute, il accueille et même il recueille
en soi l’immensité obscure sur laquelle il est suspendu (et c’est
d’abord nous, les spectateurs, que cet œil regarde), mais il ne
recueille ainsi que pour autant qu’il est ouvert, lui aussi immen­
sément, démesurément ouvert à cet espace dans lequel il est
lancé, à cet espace qu’il n’ordonne pas d’abord en une repré­
sentation, mais auquel il confine de toutes parts et en tous sens.
Aujourd’hui, si quelque chose comme une « philosophie de
la nature » est à nouveau possible, c’est comme une philosophie
des confins. Nous confinons à l’espace multidirectionnel, plu-
rilocal, réticulé, spacieux où nous avons lieu. Nous n’occupons
pas le point d’origine d’une perspective, ni le point surplombant
d’une axonométrie, mais nous touchons de tous côtés, notre
regard touche de tous côtés à ses limites, c’est-à-dire à la fois,
indistinctement et indécidablement, à la finitude ainsi exposée
de l’univers et à l’infinie intangibilité du bord externe de la
limite. Vision, désormais, de la limite, c’est-à-dire vision à la
limite— selon la logique de la limite en général : y toucher,
c’est la passer, la passer, c’est ne jamais toucher l’autre bord.
La limite illimité le passage à la limite. Une pensée de la
limite est une pensée de l’excès. Et cela, désormais, non par
les schèmes de la transcendance ou de la transgression, mais
par un outre-schème, celui du passage à la limite, dans lequel
le à croise toutes les valeurs de ïà même et de \'au-delà, du à
travers et du le long de, de l’attouchement et du décollement,
de la pénétration et de l’échappée, transitif et intransitif à la
fois. Alors que le monde était réputé avoir son sens hors de
lui ou seulement en lui, il l’a ou il l’est désormais sur ses
confins, en tant que réseau des confins.
Aux confins : ni kosmotbeoroi, ni kosmopoietes, mais cosmo­
nautes, ou mieux encore, comme ils (et elles) préfèrent dire,
de façon significative, spationautes.
Du sens comme navigation aux confins de l’espace —plutôt
que comme retour à Ithaque.
Bien entendu, c’est la technique qui est en jeu ici au premier
chef. (Aucun hasard si un film, sert ici d’exposant, et un film
qui mobilisait toute la «sophistication technique » de son
temps.) La «question de la technique» n’est rien d’autre que
la question du sens aux confins. La technique est très précisé­
ment ce qui n’est ni tbeoria, ni poiesis ; ce qui n’assigne le sens
ni comme savoir, ni comme œuvre. C’est pourquoi, aussi bien,
la science peut être dite aujourd’hui techno-science sans qu’il
s’agisse de « rabaisser » son savoir à une « simple » instrumen­
tation : la science ne désigne plus, sur un mode métaphysique,
la ponctuation virtuellement finale d’un savoir de vérité, elle
désigne au contraire de plus en plus l’enchaînement et l’en­
traînement des vérités le long de la technê, ni savoir, ni œuvre,
mais passage incessant aux confins de la phusis. La phusis ou
la nature ont été les figures de l’autoprésentation. La technê
met en route la venue, la différence de la présentation, lui
retirant, du côté de l’origine, la valeur de l’« auto », et du côté
de la fin, la valeur de la « présence » *.

1. « Il y aurait une différence technologique. Ou plutôt : la différence


seraittechnologique », telle est la thèse matricielle de Bernard Stiegler dans
Paris, Galilée/Cité des Sciences
La technique et le temps, 1. La Faute d’Épiméthée,
et de l’industrie, 1994. Cette thèse, la première sans doute depuis Simondon
(que Stiegler relit) à prendre en compte le « technique » comme un mode
propre de l’« étantité » en général, est ainsi solidaire d’une thèse sur le « sens
comme consistance du défaut d’origine », qui engage quelques énoncés remar-
Le monde de la technique, voire le monde « technicisé »,
n’est pas la nature livrée au viol et au pillage— bien que
barbarie et folie s’y déchaînent, en effet, autant que rationalité
et culture, à la mesure de l’ampleur que prend le geste technique
lui-même. Il est le monde devenant monde, c’est-à-dire ni
« nature », ni « univers », ni « terre ». « Nature », « univers » et
« terre » (et « ciel ») sont des noms d’ensembles ou de totalités
donnés, et de significations arraisonnées, apprivoisées, appro­
priées. AloWe est le nom d’un assemblage ou d’un être-ensemble
qui relève d’un art —d’une technê —et dont le sens est identique
à l’exercice même de cet art (comme lorsqu’on parle du
« monde » d’un artiste, mais aussi bien du « grand monde »).
C’est ainsi qu’un monde est toujours une « création » : une
technê sans principe ni fin, ni matériau, autre qu’elle-même. Et
de cette manière, le sens hors du savoir, hors de l’œuvre, hors
de l’habitation dans la présence, mais le désœuvrement du sens,
ou le sens en plus de tout sens —on voudrait dire, Y intelligence
artificielle du sens, le sens saisi et senti par art et comme art,
c’est-à-dire technê, cela qui espace et qui diffère la phusis
jusqu’aux confins du monde. Il ne servira à rien, et il sera
même dangereux, de protester contre la mainmise technique
sur la nature, pas plus que de vouloir mettre la technique au
service des fins d’une « nature » mythique (les « totalitarismes »
l’ont fait). Mais il faudra apprendre la « technique » comme
l’infini de l’art qui supplée une nature qui n’eut et qui n’aura
jamais lieu. Une écologie bien entendue ne peut être qu’une
technologie.
Sans doute, il est exact que le sans-fin de la technique recèle
une ambivalence terrible, tout à fait étrangère à la nature, à
quables : « Le sens est l'avenir de la signification. » « Le sens est toujours,
en fait, le fruit d'un [...] travail du deuil de soi au seuil d’un autre soi.
Le sens est la contestation des significations établies pour cet avenir de
l’autre. »
l’univers ou à la terre (ciel). Le monde, comme tel, a par définition
la puissance de se réduire à néant autant que celle d'être infiniment
son propre sens, indéchiffrable hors de la praxis de son art.
Mais sans cette ambivalence, il n’y aurait pas d’être-au-
monde.
Espace : constellations

La cosmographie de notre navigation technique aux confins


de l’espace devrait commencer par retracer sa propre prove­
nance : la longue histoire, toute l'histoire.d’Occident— et plus,
peut-être, si du moins nous savons où l’Occident commence —,
l’histoire d’un rapport à l’espace et à la sublimité —limitant
l’espace —du « ciel étoilé » de Kant. Les étoiles kantiennes ont
une position ambiguë et une fonction de charnière. Elles pré­
sentent encore, à quelques égards, l’ordre d’un cosmos. Mais en
même temps, et parce que l’imminence d’un chaos hante sans
répit la pensée moderne que Kant inaugure (chaos sensible,
chaos des sens et du sens), elles exposent une immensité de
dispersion qui n’est autre que celle du ciel d’où l’Etre Incon­
ditionné a disparu —laissant place à l’inconditionné d’une « loi »
dont la liberté répond « en moi » au « ciel étoilé au-dessus de
moi » *. Ce renvoi d’un monde à l’autre reste formel : la loi
1. Critique de là raison pratique, Méthodologie, Conclusion, trad.
L. Ferry & H.Wismann, Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, 1985,
ne régit pas la nature, la nature ne fait pas la loi. Le sens de
l’une et de l’autre, le sens de l’une à l’autre est suspendu.
Sublimité : de part et d’autre, il n’y a que la forme sans forme
de l’infinité.
Ainsi, la con-stellation cosmique, l’ordonnance immédiate­
ment sensée, se déprend de la signification du « ciel » et de la
« terre » (et de l’« homme »), comme déjà plus tôt elle s’était
déprise des sphères de cristal et de leur harmonie musicale.
Un autre message est venu des étoiles, avec le Sidereus nuncius
de Galilée, avec les Météores de Descartes, avec la Pluralité des
mondes, et la première oreille ouverte par ce message fut celle
de Pascal qui entendit « le silence éternel de ces espaces infinis ».
De là, l’histoire du désastre— de l’« affreux soleil noir»
d’Hugo au « désastre obscur » de Mallarmé et à l’« écriture du

p. 802. Le texte se poursuit ainsi : « Ces deux choses, je n’ai pas à les
chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme
si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région trans­
cendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la
conscience de mon existence. » Ainsi, Yego sum, ego existo est devenu
consubstantiel à la « loi » et au « monde ». Le texte continue : « La premiere
commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et
étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes
au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps
illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur
durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et
me représente dans un monde qui possédé une infinitude véritable, mais
qui n’est accessible qu’à l’entendement, et avec lequel (et par cela aussi en
même temps avec tous ces mondes visibles) je me reconnais lié par une
connexion, non plus, comme la première, seulement contingente, mais
universelle et nécessaire. » Par la « contingence » dans l’« immensité », d'un
côté, et de l’autre par le caractère insensible de la « nécessité » de la loi, le
sens est ici déjà absenté, ou en excès. Le monde de l’expérience et le monde
de la loi sont les deux instances de la vérité. Le sens leur manque. Mais
il faut déduire qu’il est très précisément dans cette existence selon laquelle
je suis « lié aussi en même temps » avec l’un et l’autre monde.
désastre» de Blanchot. (Mais cette histoire a commencé dans
la caverne de Platon.) Le désastre est celui du sens : désamarré
des astres, les astres eux-mêmes désamarrés de la voûte, de son
cloutage ou de sa ponctuation scintillante de vérité(s), le sens
s’échappe pour faire sens a-cosmique, le sens se fait constellation
sans nom et sans fonction, dépourvue de toute astrologie,
dispersant aussi les repères de la navigation, les envoyant aux
confins.
Alors —et c’est l’événement de toute cette époque, l’événe­
ment occidental par excellence 1— prend fin la considération,
c’est-à-dire l’observation et l’observance de l’ordre sidéral, et
d’un ordre à ce point ordonné qu’il fallait même en rétablir
la vérité contre les apparences de mouvement aberrant données
par certains astres. Cela s’appelait « sauver les phénomènes »,
et les astres en question furent nommés planètes (« errants »).
Désormais, le monde entier est planétaire : errant de part en
part. Mais « errance » est un mot trop étroit, car il suppose
une rectitude à quoi mesurer l’écart ou la divagation de l’errant.
Le planétaire, le désastre planétaire, est encore autre chose
qu’une errance, autre chose qu’un phénomène qui serait à sauver
contre son apparence : il épuise l’être dans son phénomène, et
son phénomène s’épuise dans l’inapparence des espaces inter­
sidéraux, un occident universel, sans directions, sans points
cardinaux. Ni errance, ni erreur, l’univers court sur son erre.
C’est tout. C’est comme si tout le sens nous était proposé à
travers une monstrueuse physique de l’inertie, où un même
mobile se propagerait dans tous les sens à la fois...
Toute l’affaire du sens, désormais, toute notre affaire avec le

1. Puisque « Occident » désigne le couchant du soleil, déjà le desastre.


On trouve aussi, chez Cicéron, vita occident pour désigner la proximité de
la mort (Tusculanes, I, 109); L’Occident est l’époque qui aura commencé
par la fin, et qui l'accomplit rigoureusement. Mais aussi toute fin lui est-
elle, non pas commencement, mais ouverture.
sens, c’est qu’en effet il nous est ainsi proposé. Non pas donné,
justement, mais pro-posé, offert, tendu de loin, d’une distance
peut-être infinie. Mais pour seulement discerner ce que cette
proposition propose, ce que cette monstruosité montre, pour
recevoir le signal sans message émis des confins planétaires, il
faut prendre acte jusqu’au bout du suspens de la considération -
rien de moins que le suspens d’une allégeance à l’ordre sidéral
qui configure sans doute toutes les grandes cultures hors de
l’Occident. La considération configurait le monde, et dans les
constellations se présentaient figures et noms, le ciel du sens en
sa présence même. (A cet égard, si la caverne de Platon est le
premier lieu ou milieu d’une dé-sidération, le dieu juif et son
fils chrétien sont les premiers agents de la déconsidération où
ils se sont eux-même entraînés.)

Desiderium : la désidération engendre le désir Avec le motif


du désir, la philosophie— jusque dans la psychanalyse— a le

1. J’envisage le désir selon sa détermination philosophique majeure, celle


qui l’attache à une privation, conformément au sens même de desiderium.;
et qui, par conséquent, s’interdit d’accéder à la finitude comme être-en-
acte de l’existence. Mais je n’ignore pas qu’on peut donner au nom du
« désir » une autre valeur, et précisément celle de la finitude comme le font
par exemple, de manières très différentes, Francis Guibal dans L ’Homme de
désir (Paris, Cerf, 1990) ou Bernard Baas dans he Désir pur (Louvain,
Peeters, 1992). Il se joue, dans la polymorphic et dans la polysémie du
désir —peut-être dans sa dissémination —, quelque chose d’une nécessité
depoque. Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient placé le « désir » à la
croisée des chemins, entre son interprétation « maudite » selon la règle :
« Désir est manque [...] Jouissance est impossible, mais l’impossible jouis­
sance est inscrite dans le désir » - et le désir rendu à une « joie immanente »
où « le plaisir est le flux du désir lui-même » CMille plateaux, Paris, Minuit,
1980, pp. 191-193). Mais pour finir, ce désir-ci me semble mieux nommé
plus souvent et le plus manifestement engagé celui de la
privation. « Désir » est notre mot pour une perte infinie du
sens. Le désir ne cesse de blasonner la vérité philosophique :
ou bien le vrai, comme objet du désir, est constitué en manque

sens : être-à de l’être même. En quoi ce sens du sens ne serait pas si éloigné
de son concept deleuzien : « Comme attribut des états de choses, le sens
est extra-être, il n’est pas de l’être, mais un aliquid qui convient au non-
être. Comme exprimé de la proposition, le sens n’existe pas, mais insiste
ou subsiste dans là proposition. [...] Le sens, c’est ce qui se forme et se
déploie à la surface. Même la frontière [entre les corps et les propositions]
n’est pas une séparation, mais l’élément d’une articulation telle que le sens
se présente à la fois comme ce qui arrive aux corps et ce qui insiste dans
les propositions. Aussi devons-nous maintenir que le sens est une doublure
[...]. Seulement, la doublure ne signifie plus du tout une ressemblance
évanescente et désincarnée [...]. Elle se définit maintenant par la production
des surfaces, leur multiplication et leur consolidation. La doublure est la
continuité de l’envers et de l’endroit, l’art d’instaurer cette continuité, de
telle manière que le sens à la surface se distribue des deux côtés à la fois,
comme exprimé subsistant dans les propositions et comme événement
survenant aux états de corps. » ( Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,
pp. 44-45 et 151.) Le desiderium est précisément la discontinuité de l’envers
et de l’endroit, et la mélancolie de ne trouver à la surface que la perte ou
le manque de ce qu’on demandait aux profondeurs. L’être-à de l’être
formerait au contraire le conatus de Yinsistance de sa dïffêrance, ouvrant et
multipliant les espaces de sens, l’espacement du sens. Cette connexion de
Deleuze et de Derrida, elle-même comme une continuité d’un envers et
d’un endroit, me paraît correspondre à un nœud d’époque, à la nécessité
qui fait sens sous les noms les plus divers.—Mais que cette nécessité soit
aussi bien celle de l’époque entière de TOccident ou de la philosophie, et
qu’elle se soit donc engagée avec l’Eros de Platon, c’est ce que montre très
bien Danièle Montet, qui écrit à propos du Banquet : « L’enjeu du désir
ne s’épuise pas dans la quête de ce qui manque, dans la restauration d’une
unité primordiale comme le croit Aristophane, mais, beaucoup plus fon­
damentalement, consiste à révéler le manque et la limite dont souffre
l’homme, à en faire œuvre, selon le propos de Diotime. [...] Erronée est
donc la question de l’objet du désir, mais toujours ouverte celle de ce qu’il
sait faire, de ce qu’il enfante » (op. cit., p. 232).
structurel, en abîme ou en place vide ; ou bien le désir est lui-
même le vrai, qu’il troue et qu’il évide essentiellement. On
devrait même dire : hyperessentiellement. Il y a dans le désir
ainsi compris une secrète exacerbation de l’essence, qui res­
semble à l’existence en ce qu’elle peut paraître emporter et
transir l’essence, mais qui, en fait, reconduit celle-ci au-delà
de ses traits ordinaires de stabilité, de plénitude et de présence,
pour réinvestir ces mêmes traits dans les figures du mouvement,
du manque et de la tension. Ainsi le désir devient, dans une
onto-éroto-logie, tantôt cela en quoi le sens consiste, tantôt cela
qui norme le rapport au sens. Cette soumission au désir est,
en somme, comme l’extrême opposé symétrique d’une sou­
mission à l’objectivité de la considération, soumission à la
subjectivité désidérante (le sujet tout d’abord est en manque,
et il est sujet de son manque : appropriation de la négativité
comme ressort de la présence). Cette soumission à la subjectivité
désirante est un piège tendu à tous nos mouvements de pensée
(à l’histoire, à la visée, au projet, mais aussi bien à l’exposition,
à l’altérité, à la communauté, etc.).
Considération, désidération : cela même qui conduit au
désastre. Déposition des astres, annonce d’autres lumières. Mais
les Lumières du XVIIIe siècle ont aussi bien livré le sens, qu’elles
voulaient éclairer depuis la terre, au désir, c’est-à-dire au roman­
tisme, pour Favoir simultanément placé sous le double éclai­
rage, dans la double vérité, d’une raison et d’une skepsis qui
s’éblouissaient l’une l’autre. Il nous revient de disposer autre­
ment les feux. De ne rien céder en raison ni en skepsis, mais
de telle sorte que les clartés, au lieu de s’annuler, se diffractent
et se multiplient, autres constellations, autres assemblages de
sens. Mais d’une manière ou d’une autre, ni considération, ni
désidération : fin de la sidération en général. Praxis.
Schèrne :
Cosmos —mythe —sens donné.
Ciel et terre —création —sens annoncé/désiré.
Monde —espacement — sens comme existence et technê.
(Mais la mondialité ne succède pas seulement, elle précède
aussi bien. Le monde d’avant l’homme et hors de l’homme
est aussi notre monde, et nous sommes aussi à lui.)
Psychanalyse

Ce que la psychanalyse représente — non pas ce qu’elle fait


effectivement, ni ce qui se pense sous son nom ou à son titre —,
ce qu’elle marque avant tout dans notre paysage, avec la
prévalence du désir, c’est une sévère ponctuation de vérité pure,
c’est-à-dire une pure privation de sens. Sans doute finira-t-on
par comprendre qu’elle aura été la catharsis nécessaire à un
trop-de-sens, à un trop-de-demande-de-sens, et que, une fois
cet office rempli, elle engage d’elle-même à autre chose qu’à
ce qu’elle représente encore '.
La singularité de la psychanalyse, et qui lui confère toute sa
force de rupture et toute son ampleur d’époque, est d’avoir
inauguré un mode de pensée qui dissout par principe le sens,
qui ne le renvoie pas simplement hors vérité et hors rigueur
(comme pouvaient le faire, au temps même de Freud, d’autres
1. Lacan l’avait compris, même s’il s’empêchait lui-même de comprendre
(ou de dire ?) qu’il l’avait compris.
Viennois), mais qui destitue par principe le sens, en le recon­
duisant à sa demande, et en exposant la vérité comme déception
de la demande.
L’« inconscient » que Freud met au jour ne dévoile pas un
autre sens. C’est l’affaire de la doxa que de donner les versions
vulgaires d’un sens pulsionnel, sexuel, fantasmatique, arché-
typique, etc. Mais l’« inconscient » désigne — et c’est ce que
Lacan a compris— le foisonnement inépuisable, interminable
des significations qui ne sont pas ordonnées à un sens, qui
procèdent d’une signifiance tourbillonnaire ou brownienne autour
d’un point de dispersion vide, et qui circulent toutes affirmées
simultanément, concurremment, contradictoirement, n’ayant
d’autre point de fuite ou de perspective que le vide de la
vérité, très superficiellement et provisoirement masqué par la
petite pellicule d’un « moi ».
Ainsi, ce que Freud avait nommé maladroitement, en héritier
d’une tradition romantique, l’« inconscient », n’est pas du tout
une autre conscience ou une conscience négative, c’est en somme
le monde. L’inconscient, c’est le monde en tant que totalité de
significabilité, ordonnée à rien d’autre qu’à sa propre ouverture.
Pour la psychanalyse, cette ouverture n’ouvre sur rien, et c’est
ce qu’il s’agit de soutenir, de supporter. En cela, son témoignage
est impeccable et irrécusable, lui aussi, quant à la « fin de la
philosophie ». Aussi bien n’ai-je pas un instant l’intention de
suggérer qu’il faudrait à présent substituer une vérité nouvelle
au «rien» de cette béance. La question est plutôt de savoir
comment comprendre le « rien » lui-même. Ou bien c’est le
vide de la vérité, ou bien ce n’est rien d’autre que le monde
lui-même, et le sens de l’être-au-monde. Comment y a-t-il
monde pour la psychanalyse ?
En tant qu’elle se met principiellement sous le signe d’une
thérapie —quoi qu’on veuille entendre sous ce mot, et fût-ce
dans la plus grande distanciation de toute normalisation et
« confortation du moi » —, mais en tant que précisément elle
ne repère rien dans le monde comme un état normal ou sain
sur lequel régler sa démarche, la psychanalyse ne peut pas être
conçue simplement comme une thérapie à l’intérieur du monde,
mais elle ne peut pas éviter d’envisager la thérapie du monde
lui-même, de « tout le monde ». C’est à quoi Psychologie col­
lective et Malaise dans la civilisation peuvent sembler répondre
par un constat d’impuissance. Mais c’est ce que nous devons
peut-être comprendre aujourd’hui autrement : le monde n’est
pas inguérissable, il n’est pas à guérir, il est l’espace où du
sens s'engage, ou s’invente, par-delà la vérité, et en conséquence
de la « responsabilité de la vérité » sur quoi doit déboucher la
démarche analytique '.
Un engagement ou une invention de sens, l’« introduction
d’un sens », comme disait Nietzsche, c’est l’ouverture d’un
monde, du monde de quelqu’#« (d’un « sujet », comme
l’entendent les lacaniens), car quelqu’un, chaque un, fait monde
pour autant qu’il est au monde. Il s’agit que « le sujet s’ap­
proprie son monde et le crée comme “ monde ” en le rendant
extérieur»2. Mais pour cela, quelqu’/m doit avoir accès au
monde. Un «sujet» ne peut faire monde —faire sens —s’il ne
1. Selon les termes de Moustapha Safbuan, La Parole ou la Mort, Paris,
Le Seuil, 1993, p. 40, chez qui par ailleurs le mot «sens» a le sens de
« signification ». — De Malaise dans la civilisation, rappelons ces lignes :
« Dans le cas de la névrose individuelle, le premier point de repère utile
est le contraste marqué entre le malade et son entourage considéré comme
“ normal Pareille toile de fond nous fait défaut dans le cas d’une maladie
collective du même genre ; force nous est de la remplacer par quelque autre
moyen de comparaison. Quant à l’application thérapeutique de nos connais­
sances... à quoi servirait donc l’analyse la plus pénétrante de la névrose
sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la
collectivité la thérapeutique voulue ? En dépit de toutes ces difficultés, on
peut s’attendre à ce qu’un jour quelqu’un s’enhardisse à entreprendre dans
ce sens la pathologie des sociétés civilisées. » (Trad. Ch. et J. Odier, Paris,
PUF, 1978, p. 106.)
2. Claude Rabant, Inventer le réel, Paris, Denoël, 1992, p. 251.
peut s’exposer au monde de tous les mondes monadiques, à
la mondialité comme telle. Cet accès ne peut avoir lieu par la
seule vérité. Il y faut un pas de plus —le pas hors de l’analyse,
le pas de l’analyse elle-même hors d’elle-même.
La psychanalyse s’arrête au bord du monde : il n’est pas son
affaire, il est celle du quelqu’a». C’est pourquoi elle envisage
le monde de sens froid, sous la ponctuation de la vérité. Et sans
doute, le sens froid, l’insensibilité au sens, est une condition
liminaire et nécessaire de l’accès au monde. Mais ce que cette
froideur dénie, elle l’avoue tout autant : la vérité n’est ce
qu’elle est qu’à s’espacer en un monde. Ici est suspendu le pas
de l’analyse, le pas selon lequel seulement elle s’enlève de la
médecine et s’expose à l’écriture ou à la praxis. Car ce monde
est commun, il est d’avant « quelqu’un », il ne soutient Yun
de chaque un qu’à la condition d’être d’avant et d’après lui,
de le pré-venir et de lui succéder. Peut-être faut-il dire -. avant
même le lien de la Loi, il y a le réseau du monde. Avant le
symbolique, il y a cet espacement sans lequel aucun symbolique
ne pourrait symboliser : il y a l’être-en-commun, le monde.
Cet être-en-commun est toute l’affaire de la psychanalyse
(c’est l’« inconscient »), et c’est pourquoi elle est un témoin ou
un symptôme privilégié de la fin du monde-cosmos, et de la
naissance du monde. Le monde n’est pas l’« Autre », et il n’est
pas la « Loi ». Il est une altération plus ancienne que l’Autre
et une législation plus ancienne que la Loi, même s’il ne fait
pas «monde» sans l’une et l’autre. Il relève d’une invention
plus archaïque, et c’est celle du sens— qui est le nom du
symbolique en sa déflagration inaugurale. Car ce que Lacan a
nommé « le symbolique » n’est évidemment pas d’abord une
structure au sens d’une construction, mais tout au plus au sens
d’un espacement et d’un jeu différentiels (où « jeu » est à prendre
dans sa valeur mécanique plus que ludique). Si le symbolique
est structurant, il n’est pas structuré. Il est passage, passation
et partage de cela même qu'il y a ou qu'il puisse y avoir passage,
passation, partage (signes, significations, signaux, gestes, silences,
affects, défects, contacts, séparations...). Passage et partage de
rien, si l’on veut, mais ce rien n’a pas, ou il n’a pas seulement,
cette consistance de rien qui paraît souvent, dans plus d’un
discours analytique, le circonscrire à la garde crispée de la vérité.
Ce « rien » a tout autant l’in-consistance du sens, de la signi­
fiance du sens. Le symbolique du symbolique, et la vérité de
la vérité, c’est que le sens ne soit pas noué, mais à nouer,
chaque fois, par chaque un, en tous sens '. Ce qui est sensé dans
le sens —la psychanalyse est bien placée pour le savoir —c’est
qu’il surgit en deçà d'une opposition de l’insensé et du sensé.

1. J’en prendrai une attestation de l’intérieur même de la psychanalyse


(sans nécessairement adhérer à tous les aspects du propos) avec ces lignes
de Serge Leclaire : « Prétendre à une pratique sociale implique certes une
reconnaissance ferme et constante de ce en quoi consiste la fonction-sujet
et une familiarité suffisante de la pratique du sujet de l’inconscient. A quoi
pourrait disposer la formation du psychanalyste ; il devrait, pour témoigner
de cette reconnaissance, être à son affaire. Néanmoins, il faut constater qu’il
ne réussit pas toujours à échapper à un travers de pensée bien commun
qui est de croire qu’en quelque occurrence que ce soit la vertu (virtus) du
symbolique serait à protéger, à défendre, à conforter. Pourtant, le vide sur
quoi ouvre le nom de rien [“ le symbole est un nom du rien " a dit plus
haut Serge Leclaire] ne risque en aucune façon d’être comblé ni épuisé. Ce
n’est que par un artifice pervers de dénégation de la différence qu’on peut
faire de l’éloge du symbolique un motif de croisade, un prétexte à la
défense d’une cause : l’ordre symbolique est coextensif à la “ nature humaine ”,
et prétendre à le protéger de quelque ruine catastrophique ne peut relever
que d’une sublimation exaltée de pulsions assassines très communément
partagées. L’apocalypse, rappelons-le, est dévoilement. Il ne s’agit pas de
révéler la fonction symbolique mais de la mettre en œuvre. » (« De l’objet
d’une formation sociale. Note sur le nom de rien. », lo n° 1, « Le refoulement
des lois», Paris, éd. Érès, 1992, p. 13.) Ergo : praxis.
« [...] vous me survivrez et vous me ferez continuer à vivre
dans votre souvenir amical, seul mode d’immortalité restreinte
que je reconnaisse.
Lorsqu’on s’interroge sur le sens et sur la valeur de la vie,
on est malade, car à prendre les choses objectivement, il n’y a
ni l’un ni l’autre ; on a seulement reconnu qu’on a une réserve
de libido insatisfaite, à quoi a dû s’ajouter autre chose, une
espèce de fermentation qui mène à l’affliction et à la dépression.
[...] J ’ai dans la tête une publicité que je tiens pour la plus
audacieuse et la plus réussie des réclames américaines : “ Pour­
quoi vivre, quand vous pouvez être enterré pour dix dol­
lars ? ” 1»
Telle est la vérité de Freud : la question du sens fait par
elle-même symptôme pathologique. Ce que cette lettre pour­
tant, par sa seule existence, avoue autant qu’elle le nie, c’est
que la psychanalyse elle-même fait sens, à seulement permettre
de désigner la maladie du sens...
Mais il n’est pas question de se contenter de prendre Freud
au piège. Il est vrai aussi que l’interrogation sur le sens est
« maladie ». Le sens ne peut faire sens qu’à ne pas être demandé.
Le plus sensé du sens, c’est qu’il soit exclu de dire de quel sens
il s’agit. Ce qui veut dire aussi —mais ce n’est plus de maladie
qu’il s’agit —qu’il y a une folie du sens, avant toute raison et
sans laquelle aucune raison ne serait possible.

1. Sigmund Freud, Briefe 1873-1939, Frankfurt a. Main, S. Fischer,


1980, p. 452 (Lettre à Marie Bonaparte du 13 août 1937).
Don. Désir. « Agathon »

Gonsidération/désidération : c’est-à-dire le sens purement


donné, ou purement désiré. Le sens toujours-déjà donné, déposé
là, comme un englobant (un engluant ?), ou bien le sens jamais
encore atteint, fuyant là-bas, comme un sang répandu. Dans
les deux cas, c’est une pure sidération de la vérité : ou bien
disposée selon la puissance du mythe, ou bien jetée gelée au
fond de l’abîme.
Le mythe ou l’abîme sont les deux postulations, les deux
figurations inscrites par la philosophie, d’entrée de jeu, comme
ses propres limites. Ils forment ensemble le double bord de
l’ouverture que la philosophie veut être elle-même : énonçant
la vérité de l’un et de l’autre, du mythe et de l’abîme, et
mettant en marche, dans l’espace ouvert, le sens comme la
tension même de l ’ouvert, son intensité et son extension.
De même que « le sens » n’a pas de sens pour qui se voue
à l’abîme (au nihilisme), de même « le sens » se révélerait sans
doute privé de sens pour celui qui vit dans le mythe. Le sens
n’a de sens que dans l’espace de la philosophie qui se finit en
ouvrant le monde.
Mais si le sens est contemporain de la philosophie, s’il fait
son plus propre enjeu, on doit se demander comment il s’est
offert à la naissance de la philosophie. Il y porte le nom de
l'agathon : le « Bien » de Platon, le bien ou l’excellence qui est
à chercher (à désirer ? à s’approprier ?) epekeina tes ousias, au-
delà de l’être ou de l’essence *.
L’excellence de Xagathon est sans contenu : elle tient tout
entière à cette position au-delà de l’essence, dans cette région
qui n’est plus une région et où il ne s’agit plus de (se) présenter
l’être, mais d’être à l’être en acte (pour parler aristotélicien
avant la lettre), de toucher à son surgissement, d’être touché
de sa venue 2. L'agathon n’est aucun « bien » spécifié, ni un

1. «[...] on a raison de croire que la science et la vérité sont l’une et


l’autre semblables au bien, mais on aurait tort de croire que l’une ou l’autre
soit le bien ; car il faut porter plus haut encore la nature (hexis = état,
disposition, manière d’être) du bien [...] les objets connaissables non seu­
lement tiennent du bien la faculté d’être connus, mais ils lui doivent par
surcroît l’existence (to einai) et l’essence (hé ousia), quoique le bien ne soit
point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin l’essence en majesté
et en puissance. » République, 509a-b (trad. E. Chambry, Paris, Les Belles
Lettres, 1961).
2. Ce que l’on pourrait rendre en disant que pour Platon la plus haute
connaissance reprend, à l’enseigne de l’« assimilation » (« s’assimiler au dieu-
omoiosis theô », Thêêtète, 176b), le modèle sensible dont elle s’est rigoureu­
sement séparée. Le sens de et comme ce qui ne se laisse pas sentir, la touche
de l’intangible, c’est le programme même... — Pour évoquer l’accès au
« bien » dans ces termes, je m’appuie en particulier sur les analyses de
Danièle Montet : « Xagathon conjoint le connaître et le connaissable dans
la lumière de la vérité, il accorde le lien qu’est la vérité. Principe et origine
du lien, le bien est idêa, idêa tou agathou. Comme le donnent à entendre
le Phèdre et le Sophiste, Yidêa ajoute à Yeidos la connotation d’un lien,
opposant l’union “ idéelle " à la division eidétique, ce dont l’expression
“ ?nia idêa" est exemplaire : elle souligne moins l’unicité de l’idée que
« bien » au sens d’une « possession ». Après tout, son nom ne
se rattache pas à une sémantique du « bon », mais à une
sémantique de la grandeur (cf. mega, grand, agan, beaucoup,
trop), de Tintensité et de l’excès. Etre touché par et toucher à
l’excès de l’excellence.
A ce compte, Xagathon nomme déjà, il nomme d’entrée de
jeu, quelque chose de l’ex-istence. Avant la lettre, là encore,
sans aucun doute. (Toute la philosophie s’écrit sans cesse avant
la lettre, avant sa lettre, puis bien longtemps après : se décons­
truit, franchit le pas de sa fin, son événement nécessaire, à la
fois daté et permanent, qui l’ouvre à son sens, avant/après
toutes ses significations.)
Mais Xagathon nomme donc aussi le sens tel que la méta­
physique le produit, à la jonction (conjonction ? collision ?) du
donné et du désiré. Don qui vient au-devant du désir, désir
dirigé vers le don : comblement mutuel, onto-théo-érotologie
accomplie. Le sens est alors l’être-à-l’autre réciproque et sans

l’unité qu’elle crée. Là où Yeidos signifie “ ce que c’est ” dans la dimension


de l’usage, Yidéa énonce le “ ho ti estïn n dans celle du lien». (Je propose
de gloser : Yeidos signifie, absolument, et Yidéa fait sens.) « ...En chacun
de ses comportements, l’âme procède selon une prise en vue susceptible
d’une double accentuation : prise en vue (eidos, c’est-à-dire khreia) ; prise
en vue (idéa). [...] L’âme envisage, prend en vue parce qu’elle est prise de
vue, dévisagée et subjuguée par la lumière et la vérité. [...] Non seulement
Yagathon n’est pas eidos puisqu’il ne supporte pas la question * estin”,
puisqu’il ne peut être défini en tant que tel ; mais il n’est pas davantage
“ idéa ” si l’on entend “ tou agathou” au sens d’un génitif objectif. Le bien
ne vient pas qualifier, spécifier Yidéa, elle en procède [...] L’expression tt idéa
tou agathou * énonce l’opération du bien [...] Principe du “ il y a ”, du
“ c’est ”, Yagathon lie de manière telle que sa défaite impliquerait anéan­
tissement de ce qu’il fait tenir, de ce qu’il tient ensemble. » [...] Le bien
lie parce qu’il ob-lige [...] L’obligation impliquée par le lien relève du
dessein et du projet [...] hou heneka, “ ce en vue de quoi ” [...]. » Les Traits
de Vêtre. Essai sur Vontologie platonicienne, Grenoble, Jérôme Millon, 1990,
pp. 114, 115, 121, 123.
reste du désir et du don, l’ajustement, le système du manque
et du plein : jouissance de la vérité, vérité de la jouissance.
Et c’est ici, très précisément, que le désastre est entamé. Car
le sens, pour être sens— pour être l’être-Æ, c’est-à-dire1, chez
Platon, pour être l’excellence que rien ne qualifie sinon la
tension dans l’aptitude mutuelle du désir et du don —, le sens
ne peut pas se déterminer comme l’effectuation de cette apti­
tude, comme son remplissement ou sa décharge. Une satisfac­
tion qui accomplit et qui sature, et le désir, et le don, dénature
à la fois, et le don, et le désir. Toute la tension éperdue,
inapaisable (ce qui ne veut pas forcément dire tourmentée, ni
angoissée, mais simplement, calmement : intense - à la lettre,
epekeina se rendrait par « au-delà des choses les plus éloignées »),
toute la tension de Xepekeina tes ousias retombe et s’annule. Ce
qui a lieu lorsque Yagathon est déterminé et compris comme
« Bien », que ce « bien » soit axiologique ou de possession, ou
les deux à la fois. Le sens comme « bien » annule le sens comme
l’être-à-l’autre du désir et du don. Et sans doute cette annulation
est-elle déjà vertigineusement engagée dans les déterminations
du « désir » et du « don » en tant qu’elles proviennent de
l’assignation préalable, par la philosophie, du donné (du
déjà-donné du mythe) et du désiré (de l’encore-à-venir de la
satisfaction d’Eros). Le retranchement du mythe, en effet, est
foncièrement ambigu : il est retranché en tant que fiction
mensongère, mais il est secrètement gardé en tant qu’instance
du dejà-donné. À quoi le désir vient articuler 1. que c’est du
déjà-donné qu’il y a manque et désir, 2. que le déjà-donné est
passé sous la loi de l’inaccessibilité.

1. Soit dit en passant : il faudrait s’arrêter sur cette expression : « c’est


à dire », « c’est à dire », « c’est à dire ». La formule qui sert à enchaîner
des significations pour les entraîner dans une substitution et dans une
supplémentarité indéfinies de sens peut aussi se laisser lire de trois manières
comme la formule, et mieux, comme le rythme de l’à de l’être.
En d’autres termes : le pur désir du don ne saurait être que
désir sans objet, incapable de « viser » en aucune façon ce qui,
du don et dans le don, doit rester, non seulement étranger au
donateur mais étranger aussi —absolument surprenant —pour
le donataire. Le désir du don programme une appropriation à
laquelle le don, comme don, se dérobe— et le désir aussi.
Comment pourrait-on s’approprier un don 2 ? Réciproquement,
le don fait au désir, pour être don fait à ce qui désire dans le
désir, ne saurait rien donner qui comble celui-ci. Il doit être
don du désir même. Appropriation de la donation même et
donation de l'inappropriable même configurent le chiasme originaire
de la philosophie — et du sens.
Le Bien nomme d’entrée de jeu — et jusqu’à la fin de la
philosophie —l’appropriation de la donation et la donation de
l’inappropriable 3. C’est là le dispositif même du sens, mais

1. Ainsi que Derrida l’a analysé, en particulier dans Donner le temps 1,


Paris, Galilée, 1992.
2. Phrase que je m’approprie de Lacoue-Labarthe, qui écrit, dans le
contexte d’une analyse du don du génie, entre Kant et le romantisme :
« La femme est le génie —le don de (la) nature -, et l’impudence est donc
tout simplement l’appropriation du génie. Une pure impossibilité. Comment
pourrait-on s’approprier un don ? » Il est intéressant que la suite immédiate
du texte nous reconduise à la technê : « Aucune érotique ne peut y suffire,
et Schlegel le savait très bien : le génie est inné, il n’y a aucune technique
de l’aequisition de l’inné. La maladresse est irrémédiablement l’essence de
la technê : c’est au fond une question de déficience. L’artiste ne peut jamais
être en vérité la femme, dans son infinie patience à la jouissance (je pourrais
dire ça autrement : il n’y a pas de retenue dans la femme, mais c’est la
retenue même, c’est-à-dire l&phusis) [...] » « L’avortement de la littérature »
dans D# féminin, Sainte-Foy (Québec), Le Griffon d’argile, Grenoble, Presses
Universitaires, 1992, p. 13.
3. 11 est très remarquable que l’articulation du désir et du don selon
l’appropriation, après avoir été emblématisée en un temps par la vertu
antique, en un autre temps par la grâce chrétienne, puis par le génie
artistique (et/ou politique), puisse aujourd’hui être emblématisée par la
aussi la ressource de l’énorme amphibologie qui fait du sens à
la fois l’archi-thème de la philosophie et un concept mineur,
tardif, hésitant, subordonné à la vérité. La vérité, c’est le Bien
présenté —selon l’abîme de son chiasme. Le sens, c’est l’agathon
offert, selon l’excès de son excellence.
Penser le sens comme rencontre in-appropriatrice du désir
et du don, le sens en tant que l’excellence de la venue de l’un
à l’autre, telle est la tâche. Ainsi, ni désir, ni don : plutôt ceci,
que le désir du don désire essentiellement ne pas s’approprier
d’« objet », et que le don du désir donne ce qui ne peut pas
être donné, et ne donne aucun « sujet » d’un « objet ».
L’un à l’autre offerts. Ce qui voudrait dire, en une langue
que nous ne parlons plus, et qui ne fait plus sens, «sacrifiés»,
ou bien, dans notre langue balbutiante, non pas présentés, mais
tendus à, laissés à la discrétion d’une chance et/ou d’une
décision dont l’agent ou l’acteur n’est ni désirant, ni donateur,
mais seulement existant.

drogue. Que le drame de la drogue renvoie à une question du sens, à travers


les distorsions et exclusions socio-économiques qui sont elles-mêmes les
convulsions de ce qu’on pourrait appeler le sens de l'eco- en général (de
toutes les errances de Voikos, de l’habitation, de la domesticité ou de la
domestication, économie, écologie, écotechnie, écopraxie...), voilà une pro­
position bien banale. Dans cette banalité, il n’y a rien de moins que l’enjeu
commun du sens.
Le sens, le monde, la matière

... ce sens dispersé à travers la terre entière L.

« Le sens du monde » ne désigne pas le monde comme la


donnée de fait à laquelle on viendrait conférer un sens. Dans
ce cas, en effet, le sens du monde serait hors du monde, comme
le pensait Wittgenstein dans le Tractacus \ Ce « hors du monde »

1. Jean-Christophe Bailly, Le Paradis du sens, Paris, Christian Bourgois,


1988, p. 31.
2. « 6.41 — Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde.
Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et tout arrive comme
cela arrive : il n’y a pas en lui de valeur [...] 6.44 —Ce qui est mystique,
ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. [...] 6.521 — La
solution du problème de la vie se remarque à la disparition de ce problème.
N ’est-ce pas là la raison pour laquelle des hommes pour qui le sens de la
vie est devenu clair au terme d’un doute prolongé n’ont pu dire ensuite
fut occupé naguère par le Dieu de l’onto-théologie. Ce Dieu,
que Wittgenstein peut encore nommer à sa manière, est le
concept d’un lieu sans lieu, si le « hors du monde » ne peut
qu’être au-dehors de la totalité des lieux. Il ne saurait donc
avoir lieu « dehors ». Seul le Dieu de Spinoza, par son équi­
valence stricte avec la « Nature » échappe à cette contradiction
(avant que Kant n’en ruine la possibilité même). Deus sive
natura n’énonce pas simplement, par le sive, deux noms pour
une même chose, mais plutôt ceci, que cette chose même a
son dehors dedans\ Par quoi Spinoza est le premier penseur du
monde.
En vérité, si l’on entend par «monde» une « totalité de
signifiance» \ aucune philosophie, sans doute, n’a pensé un
dehors du monde. L’apparence d’une telle pensée, et de la
en quoi consistait ce sens ? » (trad. P. Klossowski modifiée, Paris, Gallimard,
1961). On ne manquera pas de relever que ces propositions sont contem­
poraines de celles de Heidegger et de Freud : les années 20 ont été celles
de la mise au jour de la fin de la philosophie et de la question du sens.
Nous sommes encore, ou à nouveau, dans les années 20, et c’est bien
pourquoi il s’agit d’éviter que les années 30 soient devant nous, comme
l’annonce Gérard Granel (« Les années 30 sont devant nous», Les Temps
Modernes, février 1993), comme les années du « décollage ontologique hors
de l’attraction de la finitude [qui] est l’âme même du monde moderne [...]
[et qui] n’apparaît pas du seul fait que les idéalités modernes sont celles
de Tinfinité, mais suppose en outre le leurre de leur totalisation » (p. 74).
Je ne suis pas aussi certain que Granel de la persistance de ce leurre, ou
du moins je pense que nous sommes malgré tout moins démunis que
naguère pour le dissiper. Mais cela suppose précisément de reprendre
des propositions comme celles de Wittgenstein, mais sans « mystique »,
c’est-à-dire sans horizon, fût-il absconditum, d’une révélation, fût-elle du
vide, et en consacrant toutes les forces nécessaires à faire sans répit repasser
dans le monde ce quï se désigne comme « dehors ». Non pas en immanentisant
la transcendance, mais en inscrivant celle-ci - ou le sens - à même l’im­
manence (ce qui signifie, à terme, l’insuffisance de ces concepts eux-mêmes).
1. On peut rendre ainsi Bedeutsamkeit, « capacité, ou propriété de faire
sens » ; Heidegger, Etre et Temps, § 32.
contradiction qui s’ensuit, vient du sens chrétien de « monde »
comme ce qui, précisément, est en manque de sens, ou a son
sens hors de lui-même. En ce sens, d’ailleurs, le sens lui-même
est une détermination ou une postulation spécifiquement chré­
tienne, et qui suppose un pas hors du cosmos auquel tient
toujours l’agathon. Dans cette mesure même, ce que nous avons
à penser désormais au titre du sens ne peut consister que dans
l’abandon du sens chrétien, ou dans un sens abandonné. Ce
qui peut aussi se dire d’une autre manière : le sens, s’il faut
encore faire droit à la requête obstinée de ce mot, ou s’il faut
enfin lui faire droit, ne peut procéder que d’une déconstruction
du christianisme '

Dès que l’apparence d’un dehors du monde est dissipée, le


hors-lieu du sens s’ouvre dans le monde —pour autant qu’il y
ait encore du sens à parler d’un «dedans»—, il appartient à
sa structure, il y creuse ce qu’il faudra savoir nommer mieux
que la « transcendance » de son « immanence » — sa transim­
manence, ou plus simplement et plus fortement, son existence
et son exposition. Le hors-lieu du sens se détermine ainsi, non
pas comme une propriété rapportée au monde depuis un ail­
leurs, non pas comme un prédicat supplémentaire (et problé­
matique, ou hypothétique), et pas non plus comme un caractère
1. Ce qui signifie, pour être précis, autre chose qu’une critique ou qu’une
démolition : mais la mise au jour de cela qui aura agencé le christianisme
comme forme même de l’Occident, bien plus profondément que toute
religion, et même, comme l’autodéconstruction de la religion, à savoir,
l’accomplissement de la philosophie par le judéo-platonisme et la latinité,
l’onto-théologie comme sa propre fin, la « mort de Dieu » et la naissance
du sens du monde comme l’abandon sans retour et sans relève de tout
«christ», c’est-à-dire de toute hypostase du sens. Il faudra, bien sûr, y
revenir.
évanescent, « flottant quelque part 1», mais comme la consti­
tution de « signifiance » du monde lui-même. Autant dire,
comme la constitution de sens de ce fait qu’il y a monde.
Il y a quelque(s) chose(s), il y a de l’il y a —et cela même
fait sens, et rien ne fait sens par ailleurs. Gela ne fait pas sens
seulement pour le Dasein, ou par lui ou en lu i2. Il faudrait
engager ici une très longue discussion avec Heidegger, et en
particulier au sujet de ce que le Dasein doit ou ne doit pas
garder des caractères d’un sujet, d’un homme, voire d’un centre
ou d’une fin de la nature ou de la « création »... A cet égard,
les catégories utilisées dans Les concepts fondamentaux de la
métaphysique (cours de 1929-1930) paraissent très fragiles : « la
pierre est sans monde », « l’animal est pauvre en monde »,
« l’homme est configurateur de monde». Ces énoncés ne font
pas droit, au moins, à ceci que le monde hors de l’homme —
bêtes, plantes et pierres, océans, atmosphères, espaces et corps
sidéraux —est bien plus que le corrélat phénoménal d’une prise-
en-main, d’une prise-en-compte ou en souci par l’homme : il
est l’extériorité effective sans laquelle la disposition même du
sens, ou au sens, n’aurait... pas de sens. On pourrait dire qu’il
est, ce monde hors de l’homme, l’extériorité effective de l’homme
lui-même, si la formule doit être comprise sans restituer de
l’homme au monde un rapport de sujet à objet. Car c’est de
cela qu’il s’agit : de comprendre le monde, non pas comme
l’objet ou comme le champ d’action de l’homme, mais comme
la totalité d’espace de sens de l’existence, totalité elle-même
existante, même si ce n’est pas sur le mode du Dasein.
1. Etre et Temps, ibid.
2. Cette perspective, encore phénoménologique, reste celle d'Etre et
Temps, qui déclare : « Seul le Dasein peut être sensé ou in-sensé. » (loc. cit.)
Mais c’est elle qu’a mise en jeu le « tournant » ultérieur. Au-delà de la
phénoménologie, pourtant, c’est sans doute un christianisme qui aura
persisté chez Heidegger, jamais vraiment soumis à la déconstruction, restant
peut-être même le ressort secret de la déconstruction de l’onto-théologie.
Si le Dasein— ce nom ordinaire en allemand de l’existence,
donné comme « titre » à l’homme et sous lequel l’homme ex­
iste et est seul à ex-ister pour Heidegger — est Vêtre-le-là de
l’être lui-même l, s’il est transitivement le là, c’est-à-dire s’il
transit — traverse et partage — l’avoir-lieu du sens de l’être
comme l’événement d’un être-là, comme l’espacement d’une
venue, alors le monde au sens du monde « extérieur » ou
« ambiant » est Yici de ce là (le Hiersein du Dasein). L’avoir-
lieu, ou L’exister, a lieu ici, dans ce monde-ci —ou plutôt, car
ce monde n’est pas un contenant pour un contenu, la totalité
des existences, en tant que totalité de signifiance, constitue Vêtre-
ici de Vêtre-là.Voilà qui pourra sembler inutilement alambiqué.
Mais cela dit : le là de l’être, son avoir-lieu, en tant qu’il est
aussi bien un enlèvement et un éloignement2— venue, allée

1. Par exemple, Beitrage, op. cit., p. 296 : « Le Dasein est un mode


d’être qui, en tant qu’il “ est ” le là (en quelque sorte activement-transiti­
vement) [...]. »
2. Fort-sein, Weg-sein (être parti, loin, enlevé, écarté), ex-istere : cf. ibid.,
p. 301 et suiv. - Il faudrait parcourir toute cette section des Beitrage, qui
commence d’ailleurs par un passage où l’on peut discerner comme un
déplacement et une hésitation de Heidegger au sujet du « reste » du monde :
«[...] Letre ne vient à la vérité que sur le fond du D a-sein. / Mais là où
plante, animal, pierre et mer et ciel deviennent étant, sans tomber dans
l’objectalité, là règne le retrait (refus) de l’être, l’être comme retrait. Mais
le retrait est du Da-sein. » (p. 293). Un peu plus loin, il est précisément
question de « Yêtre-dans-le-?nonde du Dasein. “ Monde ”, cependant pas le
saeculum chrétien et la dénégation de Dieu, Athéisme ! Monde à partir de
l’essence de la vérité et du Da ! » (p. 295). C’est évidemment ici, là où
s’amorce la voie vers la venue d’un « dernier dieu », que je me sépare
complètement de Heidegger, car ce nom de « dieu », y compris et surtout
comme nomination de l’innommé et de l’innommable, ne peut décidément
que placer un bâillon sur l’ouverture du sens du monde. Ce sera donc
r« athéisme », mais un athéisme où tout reste à faire, comme le demande
Jean-Christophe Bailly écrivant : « L’athéisme est resté ce “ terrain sec ”
dont parlait Plutarque dans De la superstition, il n’a pas su s’irriguer lui-
du sens —, n’a pourtant lieu nulle part ailleurs, ni vers aucun
ailleurs que l’ici même de ce monde-ci. Et ce monde-ci n’est
pas à distinguer d’un autre monde-là : au contraire, c’est le
même, ou, beaucoup plus précisément, le monde-ci est la totalité
et la mêmetê des être-là. L’écartement ou l’enlèvement que
suppose le sens n’a pas lieu autrement que comme l’espacement
de ce monde-ci.
(Cest ici la difficulté la plus grande : celle de la « transim­
manence » du sens. Tout simplement, que le sens du monde soit ce
monde-ci en tant que lieu de l'exister. Ce « tout simplement »
détient l’enjeu le plus redoutable, celui qui exige de nous, pour
dire cette chose absolument simple, un tout autre style, ou plutôt,
une altération interminable du style.)

A supposer même qu’il faille tenir le sens exclusivement


\

pour une propriété de l’existant-£><we/« (ce qui paraît au moins


vrai du sens en tant que « compréhensibilité articulée 1», mais
il n’est pas sûr que le sens s’y réduise), et à supposer corréla­
tivement que l’ex-istence soit exclusivement celle du Dasein
(de l’homme) (ce qui, précisément, n’est pas non plus certain),
il n’en resterait pas moins que cet existant ne saurait exister,
si son existence est bien, comme le veut Heidegger, factuelle
et si cette factualité est bien celle d’un « fragment du monde 2 »,
sans la factualité de la totalité des fragments. Cette factualité,
ou le monde comme être-ci ou -ici de tous les être-là, loin

même, ni inventer ses propres ombres, transformant du même coup son


bref éclat solaire en un simple jour opaque. » {Adieu, La Tour d’Aiguës,
éd. de l’Aube, 1993.)
1. Etre et Temps, loc. cit.
2. Et même si elle n’est «pas que» cela : cf. Concepts fondamentaux,
op. cit., p. 267.
d’être pauvrement un en-face inerte offert aux visées et aux
manipulations de l’homme, est lui-même aussi, en tant que
simple être-jeté-ici-des-choses, un existential du Dasein :
c’est-à-dire, dans le lexique heideggerien, une condition de
possibilité transcendantale/factuelle de l’ex-istence. Autrement
dit : le fait indépassable de son sens. Mais alors, il faut qu’il
le soit sans réserves, matériellement.
Une fois encore, avec Heidegger, la philosophie se sera
détournée de ce qui fut pourtant, et pas par hasard, une de
ses toutes premières « intuitions », à savoir de l’atomisme de
Démocrite, Epicure et Lucrèce. Car celui-ci est bien loin de
former une thèse « matérialiste» opposée à une thèse « idéa­
liste », et il est bien loin, par là même, d’être une thèse de la
pure et simple privation de sens opposée à une thèse du sens
transcendant. Ce que l’« atomisme » (bien ou mal nommé)
représente est bien plutôt ce qu’il faudrait désigner comme
l’autre archi-thèse de la philosophie (la première étant Xagathon
de Platon), à savoir, l’espacement originaire en tant que maté­
rialité, et cet espacement lui-même comme existential du rap­
port à Xagathon
La « matière » n’est pas d’abord l’épaisseur immanente abso­
lument close en soi, elle est d’abord, et tout au contraire, la
différence même par quoi quelque chose est possible, en tant
que chose et en tant que quelque : c’est-à-dire, autrement que
comme inhérence ou induration indistincte d’un un qui ne
serait pas quelque un.
Si le Dasein doit être caractérisé par sa Jemeinigkeit (l’« être-
chaque-fois-mien » de son événement), par la singularité d’un
quelqu’un ayant ou faisant sens de « mienneté » (d’ipséité), ce
1. Y aurait-il lieu de penser un rapport entre Tarchi-thèse atomistique
et le fait que la bombe « atomique » définisse une capacité d’anéantissement
de l’humanité, voire de la terre, comme une extrémité insensée de sens de
la technique, de l’être-ensemble et de l’être-au-monde ?
quelqu’un n’est pas pensable sans la ressource matérielle-trans-
cendantale (existentiale) du quelque un de la chose en général,
sans la réalité de la res en tant que différence matérielle. Matière
veut dire ici : réalité de la différence — et de la différence —
par laquelle seulement il y a quelque(s) chose(s) et non pas
seulement l’identité d’une pure inhérence (laquelle, à vrai dire,
ne différant de rien et ne différant pas non plus en soi, ne
pourrait même pas être qualifiée d’identique '...). Différence
réelle, différence de la res : s’il y a quelque chose, il y a
plusieurs choses, sinon il n’y a rien, pas d’« il y a ». Réalité
des quelques choses qu’il y a, réalité nécessairement nombreuse.
Cette circularité de la réalité et de la matérialité, qui est
elle-même la condition de possibilité de la distinction de
quelque chose comme une « forme » en général, et comme une
« articulation » en général, cette circularité ne se laisse pas elle-
même toucher et présenter comme une chose matérielle. Mais
elle est la condition même de tout toucher, de tout contact,
c’est-à-dire de tout agencement d’un monde (ni continuité, ni
discontinuité pures : toucher). Si on peut s’exprimer ainsi :
l’idéalité de la différe/ance est indissociable (sinon indiscer­
nable) de sa matérialité. Et de même, l’idéalité du sens est
indissociable de sa matérialité2.

1. Materia vient de mater et désigne d’abord la partie-mère de l’arbre,


le tronc, donc la partie la plus dure. Là mère est la consistance propre de
la différence. C’est-à-dire le contraire d’une « mère phallique », ou peut-
être plutôt la différence d’un phallus.
2. Peut-être faut-il dès lors considérer aussi, quant au sens sémantique,
que la signification s’accomplit en dernier ressort dans la référence, que le
langage atteint sa fin, aux deux sens du mot, dans la monstration de la chose
singulière. Telle était la thèse d’Ockham, ainsi que l’analyse Pierre Alféri :
« que veut dire : avoir du sens ? Pour Ockham cela veut dire : avoir un rôle
dans la référence en direction des étants, dire quelque chose au sens le plus
terre à terre de “ chose ” ». Guillaume d ’Ockham le singulier, Paris, Minuit,
1989, p. 295. Le sens comme désignation, monstration et description de
La matière appartient autant que Yagathon à la structure du
sens du monde. C’est ainsi qu’il faut relire, chez les démocri-
téens, la chute des atomes dans le vide et le clinamen : l’écart
et le contact, l’assemblage, la séparation, la tangence, l’entre-
deux et l’entrechoc de Vil y a diffracté singulier. La singularité
est matérielle, qu’on l’entende plutôt comme événement ou
plutôt comme unicité d’existence, ou comme les deux ensemble,
et toujours comme sens. Réciproquement, la matière est toujours
singulière ou singularisée, elle est toujours materia signata,
matière signée, c’est-à-dire non pas signifiée, mais montrée ou
se montrant singulière l.
L9il y a est signé, ou signe, ou se signe : signature n’est pas
signification, mais sens comme venue singulière 2. Cette signa­
l’existant, et pour finir, comme excription dans ou l’existence. Le sens dont
à
le sens, bien loin de s'ajouter à Vexistence, s'achève en elle.
1. Elle n’est pas « matière première », materia prima, et c’est là encore
la pensée d’Ockham : « Il n’y a donc pas lieu de supposer que la “ matière
première ” informe et indifférenciée est autre chose que la “ matière seconde ”
qui se rencontre dans les singuliers formés. La singularité des matières tient
avant tout, et cela suffit, à leur localité. [...] Pour entrer dans le singulier
à titre de partie, la matière doit être une chose réelle et actuelle. En tant
que telle, elle a donc au moins une propriété : elle est étendue. » (P. Alféri,
op. cit., pp. 96-97.) Ockham porte ainsi à maturité une pensée de la
singularité et de la materia signata (matière signée, désignée, déterminée)
engagée par Thomas d’Aquin (voir De ente et essentia, trad. C. Capelle,
Paris, Vrin, 1982, p. 24 ; commentaire de C. Capelle : « une portion de
matière sensible, celle qui tombe sous la désignation du doigt, cette matière-
ci », p. 87), puis accentuée par Duns Scot : « la réalité individuelle est
matérielle, car elle est constitutive d’un être en tant qu’il est sujet », Le
Principe d ’individuation, trad. G, Sondag, Paris, Vrin, 1992, p. 174 ;
commentaire de G. Sondag : « la matière ne signifie pas “ l’autre partie du
composé ”, par opposition à la forme ; elle signifie l’entité individuelle qui
réduit ou individue la quiddité [...]. D’où il résultera [...] que des êtres
dépourvus de matière matérielle, tels que l’ange ou l’âme, pourront être
dits “ matériels ” » (pp. 173-174).
2. Cf. «[...] la ponctualité présente, toujours évidente et toujours sin­
ture est indissociable d’un l’être-/è, c’est-à-dire d’abord ici,
dans et selon la texture générale de l’être comme être-quelque-
part-quelque-chose, « fragment » d’un monde dont la matière
est le frayage même ou la fractalité des fragments, lieux et
avoir-lieux. Aussi le tracé de cette signature est-il toujours un
corps, une res extensa en tant qu’extension — aréalité, tension,
exposition — de sa singularité. Gorps exposé : ce n’est pas la
mise en vue de ce qui, tout d’abord, eût été caché, renfermé.
Ici, l’exposition est l’être même, et cela se dit : l’exister.
Expeausition : signature à même la peau, comme la peau de
l’être. L’existence est son propre tatouage '.

gulière. de la forme de signature. C’est là Toriginalité énigmatique de tous


les paraphes », J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972,
p. 391. Derrida souligne que le principe de la signature demande que soit
« retenue » à chaque nouvelle exécution de la signature « la singularité
absolue d’un événement » : impossibilité qui gouverne ici la possibilité
même. Je dirais : c’est en effet la logique de la signature en vérité. Mais
(et) c’est bien pourquoi la signature se différencie, s’altère, en un mot se
diffère à chaque événement de signature. De même, le singulier matériel
signé a sa vérité dans son unicité pure, mais il a ou il est son sens dans la
multiplicité de ses événements, de ses situations, dans son allée-venue.
1. Cf. JLN, Corpus, op. cit., pp. 31-33.
Toucher

Heidegger déclare : « La pierre est sans monde. La pierre se


trouve, par exemple, sur le chemin. Nous disons : la pierre
exerce une pression sur le sol. En cela, elle “ touche ” la terre.
Mais ce que nous appelons là “ toucher ” n’est nullement tâter.
Ce n’est pas la relation qu’a un lézard avec une pierre lorsque
au soleil il est allongé sur elle. Ce contact de la pierre et du
sol n’est pas, a fortiori, le toucher dont nous faisons l’expérience
lorsque notre main repose sur la tête d’un être humain. [...]
La terre «’est pas pour la pierre donnée comme appui, comme
ce qui la soutient elle —la pierre. [...] La pierre, dans son être
de pierre, n’a absolument aucun accès à quelque autre chose
parmi quoi elle se présente, en vue d’atteindre et de posséder
cette autre chose comme telle l. »

1. Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. D. Panis, Paris,


Gallimard, 1992, p. 293. Sur le «toucher» en général, je découvre trop
Pourquoi donc l’« accès » serait-il déterminé a priori sur le
mode de l’identification et de l’appropriation de l’« autre
chose » ? Lorsque je touche autre chose, une autre peau, et que
ce contact ou cette touche est en jeu, et non pas un usage
instrumental, s’agit-il d’identifier et d’approprier ? S’en agit-il,
au moins, d’abord et seulement ? Ou encore : pourquoi fau­
drait-il déterminer a priori l’« accès à » comme le mode néces­
saire d’un faire-monde et d’un être-au-monde ? Pourquoi le
monde ne serait-il pas aussi a priori dans l’être-parmi, l’être-
entre et l’être-contre ? Dans l’éloignement et dans le contact
sans « accès » ? Ou sur le seuil de l’accès ? (Et cet a priori serait
identiquement l’a posteriori du monde matériel, l’agencement
indéfini de seuil en seuil de l’une à l’autre chose, chacune au
bord de l’autre, à l’entrée, n’entrant pas, devant et contre la
signature singulière exposée sur le seuil.)
Ne faut-il pas qu’il y ait non-accès, impénétrabilité, pour
qu’il y ait aussi accès, pénétration ? Qu’il y ait, donc, non-sens
ou plutôt hors-sens pour qu’il y ait sens ? Et qu’e» ce sens la
pierre et le lézard soient aussi dans le circuit du sens, tout
comme je, supposé Dasein, suis aussi pierre et lézard, non par
quelque partie ou aspect subalterne, mais selon le là (ici) de
mon être ?
Ou encore : Heidegger, ici, ne détermine que négativement
le « toucher » de la pierre sur la terre. Ce n’est pas la relation
du lézard qui se chauffe, et c’est encore moins celle d’une main
posée, non pas sur une pierre, mais sur une tête humaine. Il
est tout de même très remarquable que Heidegger introduise
ainsi, d’abord le soleil et une communication de chaleur qui
pourtant n’attend pas le lézard pour avoir lieu, ensuite et

tard pour en faire usage que je suis sans doute quelques voies parallèles à
celles de Jean-Louis Chrétien, « Le corps et le toucher », dans L ’Appel et
la Réponse, Paris, Minuit, 1992.
surtout un ordre de « toucher » entièrement différent, non seu­
lement humain mais d’un seul coup solennel et bénisseur. La
vérité du « toucher » s’établit par une sorte d’ascension ou
d’assomption « solaire ». Cette triple scène est absolument pla­
tonicienne dans l’acception la plus unilatérale et « métaphy­
sique » du terme. En définitive, pour l’homme, il n’est pas ici
question d’attouchement. Mais une pose hiératique et paternelle
substitue, de manière frauduleuse, un adoubement à un attou­
chement.
Tout se trahit dans l’expression « la terre n’est pas donnée
pour la pierre ». Le don n’est ici pensé que comme don pour,
finalisé et signifiant —signifiant très précisément la terre, avec
toutes ses valeurs d’appui, et au-delà, de proximité, d’enraci­
nement et d’habitation, de propriété. Et si le «don pour» était
ici pris bien à tort pour le « don pur » ? S’il dérogeait en fait
à une libéralité, à une générosité —et à une « spaciosité »—plus
archaïques du « don » ? Si le « don » initial, mais un « don »
soustrait à la « donation » même pour autant que celle-ci serait
intentionnelle, devait s’énoncer ainsi : pierre sur la terre, et
terre comme « route » (via rupta, rupture, frayage — et aussi,
déjà, toute la technê A t la circulation, de l’échange), route déjà
distribuant la terre en lieux, lieux déjà recevant la pierre, en
mode indifférent, en mode, certes, de blessure pour un pied
ou de barrage pour un insecte, pour un filet d’eau, mais aussi
de simple place occupée sur le sol, d’ombre portée, de découpe
d’espace, don inassignable, don perdu comme don, don sans
désir en vis-à-vis de lui, ni à percevoir, ni à recevoir comme
«don»...?
Heidegger, à l’évidence, manque la pesée (la pensée ?) de la
pierre seulement déboulée ou affleurée sur le sol, la pesée du
contact de la pierre avec l’autre surface, et par elle avec le
monde en tant que réseau de toutes les surfaces. Il manque la
surface en général, qui ne vient peut-être pas « avant » la face,
mais que toute face est aussi, nécessairement. De la tête sur
laquelle il veut poser une main de patriarche \ Heidegger
oublie d’abord qu’elle a aussi la consistance et en partie la
nature minérale d’une pierre. —Manque l’exposition des surfaces
par lesquelles, inépuisable, de la venue s’épuise singulièrement.
La pierre, sans doute, ne « tâte » pas (betasten) (comme il
est dit de manière après tout vulgaire, avec la connotation
indiscrète, exploratoire, d’un « palper »). Mais elle touche, ou
elle touche à : transitivité passive. Elle est touchée, pas de
différence. Entéléchie brute du sens : elle est au contact, dif­
férence et différence absolues. Il y a différence des lieux —
c’est-à-dire, lieu —dis-location, sans appropriation de l’un par
l’autre. Il n’y a pas « sujet » et « objet », mais places et lieux,
écarts : monde possible, monde déjà.
Sans cela, sans cette impalpable réticulation de contiguïtés,
de contacts tangentiels, il n’y aurait pas monde : sans les jeux
(interstices, intervalles, échappements) d ’un être-à démultiplié,
où Yà vaut moins comme une franche opposition à Yen que
comme le sens dégagé, délivré de IV». « En soi », la chose est
« à » ses proches, proximes et très lointaines autres choses, puis­
qu’il y en a plusieurs.
Que Yen-soi, pris absolument, est « abstrait », seulement et
unilatéralement présent, tel est le principe générateur de toute
la logique hégélienne —c’est-à-dire la première logique qui se
déploie comme logique du sens, et non seulement de la vérité
(pour autant qu’elle résiste à son propre procès d’annulation en
vérité infinie). Ainsi, la « pierre » de Heidegger est encore seu­
lement abstraite, et elle n’est pas la pierre concrète, elle n’est
pas le concret-de-pierre, qui n’est pas tel seulement lorsque la
pierre est heurtée, lancée ou manipulée par ou pour un sujet.
Précisément, le concret est d’avant ou d’après l’objet et le sujet.
1. Et qui correspond exactement —presque jusqu’à la caricature — a ce
que Derrida a pu repérer sous « La main de Heidegger », dans Psyché,
Paris, Galilée, 1987.
La pierre concrète n’« a » certes pas un monde (mais la formule
de Heidegger est ambiguë : « la pierre est sans monde » peut se
comprendre comme « elle n’a pas de monde » ou comme « elle
n’est pas au monde ») —mais elle n’en est pas moins au monde
sur un mode du à qui est au moins celui de Yaréalité : extension
d’aire, espacement, distance, constitution « atomistique ». Disons
qu’elle n’est pas « au » monde : mais elle est monde.
On dira cependant que le monde de la pierre, ou le monde-
pierre, ne saurait être'le « tout de signifiance». Mais la signi­
fiance —ce que je nommerais la passibilitê de sens —a elle-même
sa condition (existentiale ?) dans l’écartement par quoi tout
d’abord il y a monde. Le monde est passible de sens, il est
cette passibilitê, parce qu’il est d’abord, selon cet écartement,
disons encore une fois « atomistique ». Sans doute, cela implique,
en droit, que l’ouverture d’une « compréhension » du sens soit
en rapport avec l’ouverture de l’aréalité concrète. Suis-je en
train de suggérer que quelque chose de la « compréhension »
revient à la pierre elle-même ? Qu’on ne craigne ici aucun
animisme, aucun panpsychisme. Il ne s’agit pas de prêter à la
pierre une intériorité. Mais la compacité même de sa dureté
impénétrable (impénétrable à elle-même) ne se définit (elle se
dé-finit, précisément) que par l’écart, la distinction de son être
ceci, ici (« La pierre est, c’est-à-dire qu’elle est ceci et cela, et
comme telle elle est ici ou là », dit encore Heidegger, comme
s’il réduisait «être» à la simple copule d’attribution). Cette
discrétion qu’on pourrait dire quantique, en empruntant à la
physique la discrétion des quanta matériels, fait le monde
comme tel, le monde « fini » passible du sens.
Pas d’animisme, donc, tout au contraire. Mais une «phi­
losophie quantique (“ atomistique ”, “ discrète ”) de la nature »
reste à penser. Car la différence de l’à-soi, selon laquelle il y
a ouverture du sens, est inscrite à m$me l’« en soi ». Corpus :
tous les corps, les uns hors des autres, font le corps inorganique,
du sens.
La pierre n’« a » pas de sens. Mais le sens touche à la pierre :
il s’y heurte même, et c’est ce que nous faisons ici.

II
En un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L’être-*«,
côte à côte, de tous les êtres-/** (êtres jetés, envoyés, abandonnés
au là)
Sens, matière se formant, forme se faisant ferme : exactement
l’écartement d’un tact.
Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher.
Avoir le sens ou le tact : la même chose.
Spanne

« Le temps est en lui-même espacé, étendu [...]. Nul main­


tenant, nul moment du temps ne peut être ponctualisé. Chaque
moment du temps est en lui-même écarté'. »
S’il y avait, en effet, ponctualité du maintenant, du présent,
la dimension nulle de ce point ne permettrait pas au temps
de ce présent d’être rempli de sa propre qualité temporelle, ou
en d’autres termes à'avoir lieu. Tout passerait, sans doute, mais
rien ne se passerait. Tout irait donc le long de la ligne des
points nuls, mais nul serait cet «aller» lui-même, immobile
comme la ligne tout entière.
La représentation du temps comme succession de présents
ponctuels est donc vaine, et du reste, elle est contradictoire :
1. Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie,
trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1975, p. 317. (La première version
de cette partie a été écrite pour le premier numéro de la revue Contre-temps,
rt 1, Paris, Transition/L’Àge d’homme, 1995.
car c’est la succession comme telle qui s’y trouve abolie. Il ne
peut pas y avoir de passage d’un présent à un autre, si ni l’un
ni l’autre n’ont lieu.
Il y a donc écart, espace. Spanne, dit Heidegger. Extension,
tension, traction, attraction (gespannt : tendu, excité, séduit,
captivé). Agitation, spasme, épanouissement.
C’est bien pourquoi le temps kantien, où « tout passe, excepté
le temps lui-même », est un temps où rien n’a lieu — que le
temps, qui lui-même a lieu comme un avoir-lieu immobile,
le surgissement une fois pour toutes de la substance même du
monde. Mais ainsi, ce surgissement a toujours déjà eu lieu et
n’a plus lieu dans le temps. Il n’y a pas de « une fois pour
toutes », ou plutôt, cette « fois » est la « fois » unique, qui n’est
donc pas une « fois », qui est l’espacement de toutes les fois.
(Par son origine, vix, la « fois » est d’abord la place, puis le
tour — « à son tour » —du déplacement ou du remplacement.) Le
faire-place du monde au monde.
Mais « dans » le phénomène-temps, il n’y a « que des chan­
gements [...] de la substance qui demeure », et jamais « une
naissance et un anéantissement de la substance même 1».
Le temps pur, le temps du pur présent, est le temps de la
modification indéfinie d’une unique substance incréée, non
produite, ne survenant pas, dont le temps lui-même est la
survenue sans commencement ni fin, et qui se modifie selon
l’enchaînement sans fin des causes et des effets.
Aussi la ligne qui le représente représente-t-elle à bon droit
la coprésence statique, unidimensionnelle, non spatiale de ses
points (une limite d’espace, pas un espace : la limite où l’espace
devient temps pur, mais où le temps pur annule l’événement).
Pas de passage, pas de venue, pas de départ, pas de naissance
ni de mort, pas de surgissement, d’effraction ou de création

1. Deuxième Analogie de l’expérience.


d’une substance nouvelle, pas d ’attraction ni d’excitation d’un
sujet nouveau, et pas non plus, par conséquent, de disparition
du nouveau, d’abolition de sa nouveauté dans cette autre
absolue nouveauté qu’est sa place vide ou sa tombe. Pas de
pas.
Rien, pourtant n'est que selon un pas : le franchissement
du non-être à l’être, c’est-à-dire de l’être lui-même en tant
qu’il n’est rien à l’être lui-même encore en tant qu’il est (transit)
l’existant —et le franchissement de l’être au non-être.
L’être se franchit ainsi à tout instant : naissance, mort, liberté,
frayage, rencontre, saut. Rien d’étant n’est posé, disposé ou
composé pour soutenir ce franchissement, que tout étant sup­
pose, et que suppose le tout de l’étant, le monde.
Pas de pont pour le pas d’être par quoi l’existence advient.
Une tombe est toujours ouverte, comme l’est une femme en
gésine. C’est l’espacement du présent qui a lieu, en tant que
présent, lorsqu’une « substance » ou un « sujet » vient ou s’en
va. Le présent en tant que présent est prae-sens, il précède et
il se précède, c’est-à-dire aussi bien qu’il succède et se succède :
il s’écarte, il écarte la présence qu’il porte.
C’est là le présent qui est fait de l’être à l’être lorsqu’un
« sujet » vient ou va.
Un « sujet », c’est cela même : un présent singulier de l’être
à l’être (une existence). C’est pourquoi ce mot de « sujet » le
nomme assez mal. Car ce présent de quelque un ne s’appartient
pas dans une intériorité, et ne se délivre pas à partir d’une
telle réserve. Au contraire, il a lieu comme l’ouverture ou
comme l’exposition de cela (cette existence, cet un ou cette
une) qui jamais n’aura eu lieu « à part soi » avant ce présent,
hors de cette exposition. Sans doute, un soi a-t-il bien lieu (ce
qui ne veut pas dire que ce soit forcément un soi « humain »).
Mais cet être-soi est coextensifk l’extension où il est fait présent
de lui. Il n’est pas hors de ce dehors.
Il n’y a pas de dehors du dehors où tout présent s’espace.
Pas de retour en soi du temps, pas d’annulation cyclique ou
sempiternelle. Il n’y a que l’éternité en tant que l’espacement
de tout présent du temps. Le geste même du présent, le geste
de présenter, la place de la diffraction du présent. Bien plus
reculée, bien plus ouverte qu’un big-bang, auquel elle est seule
à pouvoir donner lieu.
L’éternité est l’autre du temps qui donne lieu au temps, ou
bien pour quoi le temps se donne lieu, dans l’espacement de
son présent. C’est la simultanéité (tôta simul) par quoi la
succession a lieu comme passage, la place unique comme
déplacement et comme remplacement, comme pas effectif d’une
existence à une autre, comme singularité d’événement. Le monde,
en ce sens, est éternel ou simultané, mais la simultanéité du
monde (et non dans le monde) n’est pas le « en même temps ».
Elle est la mêmeté altérée du temps —le contre-temps du temps —,
et c’est ainsi qu’elle est espacement, ou qu’elle est en tant
^a’elle s’espace.
Si ce n’est plus Dieu qui est l’éternité l, c’est l’espacement
du présent du temps, son écart et son excitation : Spanne,
Spannweite. L’écartement comme tension— le temps bandé
comme un arc, dont il serait aussi lui-même la flèche. Mais
pour cela, justement, pour qu’il y ait l’écartement de la bande
ou de l’être-bandé, pas de ponctualité, pas d’instant instantané,
mais l’instant comme espacement, et l’espacement comme le
simul des plusieurs choses qui font un monde.

«[...] l’espace est resté voyou et il est difficile d’énumérer ce


qu’il engendre. Il est discontinu comme on est escroc, au grand
désespoir de son philosophe-papa.
1. « Ætemitas non est aliud quam ipse Deus » (Somme Théologique, la,
X, 2) : où il est clair que l’éternité ne fut jamais une « durée éternelle ».
[...] sous nos yeux pudiquement détournés, l’espace rompt
la continuité de rigueur. Sans qu’on puisse dire pourquoi, il
ne semble pas qu’un singe habillé en femme ne soit qu’une
division de l’espace. En réalité la dignité de l’espace est tel­
lement bien établie et associée à celle des étoiles, qu’il est
incongru d’affirmer que l’espace peut devenir un poisson qui
en mange un autre 1. »

Il n’y a pas qu’une chose au monde, et c’est comme ça qu’il


y a quelque(s) chose(s). S’il n’y en avait qu’une, il n’y aurait
que temps pur, durée immobile. Mais il y en a plus d’une, et
cela veut moins dire qu’il y en a plusieurs fois une, que cela
ne veut dire : le plus d’un — le pluriel du singulier qui est
lui-même, toujours et d’emblée, pluriel (singuli, car « singulus »
n’existe pas) —, le plus d’un est ce plus que l’un dans le présent
de l’un, son excès qui l’écarte en soi de soi. Son sens.
A l’instant, d’entrée de jeu, monde, espace public, corps,
être-en-commun, extension de l’âme —distance du plus proche,
et pas, franchissement. De la coupe aux lèvres, de la Roche
tarpéienne au Capitole, de Charybde en Scylla, d’un bord à
l’autre, d’un mur à l’autre, d’une lèvre à l’autre, de vous à
moi, d’un temps à l’autre.

1. Georges Bataille, Espace, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard,


1970, p. 227.
Quelqu’un

Mon nom est quelqu’un et n’importe qui.


[...] J’ai attesté le monde : j’ai confessé
l’étrangeté du monde *.

Il y a quelques choses, il y a quelques uns, il y a des uns


nombreux, des singuliers. Le sens est la singularité de tous les
singuliers, dans tous les sens simultanément : au sens distributif
ou disséminant de l’unicité insubstituable de chaque singulier
(pierre ou Pierre), au sens transitif ou transitionnel de ce qui
les partage et qu’ils partagent tous (leur finitude, commune à
tous, propre à aucun, impropriété commune communicante
jamais communiquée ou communiée), et au sens collectif ou

1. J.-L. Borges, Lune d’en face, dans Œuvres empiètes, t. I, Paris, Galli­
mard, 1993, pp. 59, 63.
mondial de ce qui fait du tout de l’étant lui-même l’absolu
singulier de l’être (son espacement infini).
Le sens du monde est donc en chaque un, chaque fois à la
fois comme la totalité et comme une unicité. En cela, c’est le
monde des monades leibniziennes qui est la première pensée
du monde *.
Le quelque un n’est pas le « sujet» dans sa position méta­
physique. Cette position est en effet toujours celle d’une sup­
position, sous l’une ou l’autre de ces formes : support substantiel
supposé aux déterminations et qualités, point de présence sup­
posé au foyer des représentations, négation qui se suppose
comme puissance de sa propre relève, rapport à soi où le à se
suppose comme la présence même du soi, puissance d’effec-
tuation supposée engendrer l’effectivité, être supposé de l’étant.
Dans la synthèse de toutes ces formes, la subjectité se nomme
« Dieu », qui est ainsi le nom de la supposition de la synthèse
elle-même.
Constamment, le sujet de la philosophie (ou bien, le sujet,
la philosophie) se sera supposé dans les deux sens du terme :
il se sera posé lui-même de lui-même au fondement de soi, et
1. Ainsi que le relit Deleuze : « Le monde est la courbe infinie qui touche
en une infinité de points une infinité de courbes, la courbe à variable unique,
la série convergente de toutes les séries. [...] chaque monade comme unité
individuelle inclut toute la série, elle exprime ainsi le monde entier, mais
ne l’exprime pas sans exprimer plus clairement une petite région du monde,
u n “ département”, un quartier de la ville, une séquence finie. [...] si le monde
est dans le sujet, le sujet n’en est pas moins pour le monde. Dieu produit
le monde “ avant ” de créer les âmes, puisqu’il les crée pour ce monde qu’il
met en elles. [...] parce que la monade est pour le monde, aucune ne
contient clairement la “ raison ” de la serie, dont elles résultent toutes, et
qui leur reste extérieure comme le principe de leur accord. [...] La clôture
est la condition de l’être pour le monde. La condition de clôture vaut pour
l’ouverture infinie du fini : elle “ représente finiment l’infinité » (Entre­
temps, discutant avec Heidegger, Deleuze a relevé la proximité de cette
ouverture avec celle du Dasein.) ( Le Pli, Paris, Minuit, 1988, pp. 35-36.)
il aura été l’hypothèse de sa propre hypostase, ou sa fiction,
ou son illusion. Le point commun des deux acceptions, point
de paradoxe ou d’abîme infini, est la vérité de ce sujet.
Le sub- de la sub-jectitê représente en quelque sorte la forme
inversée du prae- de la prés-ence : le présent qui se précède
« par avance » plutôt qu’« en avant ». En fait, il s’agit des deux
acceptions possibles de l’« avant » : antérieur, préalable, pri­
mordial, ou bien, postérieur, succédant, final. Les deux sont le
même, de même aussi que la présence ainsi mise en jeu se
résout en absence à l’instant même de sa —supposée —présen­
tation. Dans la pré-sup-position, la présence annule tous ses
sens possibles. Au point du sujet pur, tous les prédicats sont
niés (ainsi en va-t-il du Dieu des théologies négatives et des
mystiques : d’autant plus archi-essentiellement divin qu’il est
plus dépouillé de toute qualité ou propriété). Le vrai sujet est
l’être-soi sans qualités, subsumant seulement sous cette absence
la présence de sa présupposition en tant que présupposition de
sa présence.
Mais en ce point même, à la pointe de la supposition, à
l’extrémité du sub- ou de ï hypo-, au lieu du fondement lui-
même, il y aura toujours eu aussi Yun singulier du point lui-
même —non plus un « sujet » en ce sens, mais tout autre chose,
ou bien la même-chose-tout-autre : une existence. L’existence, une
existence chaque fois singulière, est la supposition de toute
supposition, ou la position simple et absolue qui coupe court
à toute supposition, au sub- comme au pré-. L’existence : ce
qui pré-vient la supposition elle-même, ou ce qui lui sur-vient
par surprise. La même-chose-tout-autre : non plus le dépouil­
lement de tous prédicats, mais les prédicats sans support, se
tenant ensemble les uns les autres, singulièrement.
Cette existence singulière est aussi bien (= transit) la position
première et dernière de Yhypokeimenon (= subjectum) aristoté­
licien que celle de Y ego sum. cartésien, ou encore que celle du
sentiment rousseauiste. C’est-à-dire que son esse en forme aussi
bien la supposition pure que l’acte absolu, ou l’entéléchie. Mais
dans Têtre-en-acte la supposition pure se dissipe dans sa propre
pureté. Plus rien n’est supposé (reporté en avant ou en dessous
par hypothèse), plus rien n’est supposant (le support ou suppôt
des qualités ou attributs n’est rien d’autre que leur être-en-
acte : pour finir, il n’y a pas de « suppositum »). Mais, il y a
quelqu’un l.

Quelqu’un : un certain, n’importe lequel, tout un chacun,


mais aussi bien celui-ci et nul autre, dont on dit : « c’est
quelqu’un ! ». Quelqu’un unique inimitable, quelqu’un iden­
tique à tous, un tracé, une configuration, un point sans dimen­
1. Ce qui précède résume la première partie d’un exposé publié sous le
titre « Un sujet ? » dans Homme et Sujet, collectif réuni par Dominique
Weil, Paris, L’Harmattan, 1992. Ce qui suit réécrit la suite de cet exposé. —
Quant au « un », il faudrait sans doute engager une confrontation avec
l’« ontologie du nombre » que pratique Alain Badiou (cf. Le Nombre et les
Nombres, Paris, Le Seuil, 1990, p. 125 et suiv.). Mon incompétence mathé­
matique me l’interdit. Elle ne m’empêche cependant pas de reconnaître
certaines formulations comme strictement équivalentes à celles auxquelles
conduit une déconstruction de 1’onto-théologie. Ainsi : « L ’un comme tel
[...] n’est pas. [...] Il faut donc distinguer le compte-pour-un, ou structure,
qui fait advenir l’un comme sceau nominal du multiple, et Vun comme
effet, dont l’être fictif ne tient qu’à la rétroaction structurelle où on le
considère. » (L’Être et l’Événement, Paris, Le Seuil, 1988, p. 104.) Jusqu’à un
certain point, je ne perçois là qu’une transcription par changement réglé de
lexique. Au-delà, je suis tenté de percevoir chez Badiou une théologie
négative de cet « un dont se structure la présentation d’une infinité de
multiples » (ibid., p. 107). On est alors dans une problématique de « sup­
position » ou de « vérité » aux sens que j’ai dits. Dans la problématique
du « sens », en revanche, et si on peut le dire ainsi, le quelque passe avant
le un comme tel : il le pré-vient ou il « lui » pré-vient en tant qu’exister
d’une venue-au-monde.
sions, une limite, un pas. L’empreinte d’un pas —le vestige —
que ne configure aucune autre essence que l’existence fugitive
de sa singularité.
Qu’est-ce que c’est donc que quelqu’un ? C’est précisément
ce qu’on ne peut pas demander — bien que ce soit toute la
question —, parce que s’il y a quelqu’un, c’est déjà répondu (il
a déjà répondu). Or il y a quelqu’un, il y a de très nombreux
quelqu’un, il n’y a même que ça. Us sont au monde. C’est ce
qui «fait» monde et c’est ce qui « fait sens ». Quelqu’un,
quelques uns, l’un nombreux, c’est-à-dire le singulier pluriel « est »
la réponse à la question du « sens du monde ».
« Quelqu’un », cela doit donc être abordé par le biais de
cette réponse. Mais celle-ci ne répond à rien. On n’a pas
demandé « y a-t-il quelqu’un 1? ». On n’a pas pu le demander,
car il y a quelque chose. La « réponse », ici, ne contient pas la
présupposition de la question. Une réponse qui ne répond pas
à une question, c’est une réponse qui n’est pas la solution d’un
problème, ni l’apaisement d’une interrogation ou l’aboutisse­
ment d’une quête. C’est en revanche, et selon l’étymologie du
mot « réponse», une garantie donnée, une promesse, un enga­
gement 2. Garantie donnée, promise, responsabilité engagée.
Quelqu’#», c’est d’abord moins un être-présent qu’une présence
engagée —peut-être d’abord engagée à rien d’autre qu’à être-
ici, exposée là. En ce sens, il y a déjà « réponse » de n’importe
quelle pierre comme de n’importe quel Pierre : il y a de l’être-
exposé, il y a du monde.
1. Le titre de film devenu quasi proverbial, Y a-t-il un pilote dans
l'avion? est la version comique de la question onto-théologique comme
question de la signification, et plus précisément d’un sujet (signifiant/
signifié) de la signification. On se souvient que Descartes avait déjà répondu
« que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en
son navire » (Méditation sixième, AT, IX , 64).
2. Cf. sponsi, les fiancés, sponsor, le garant, et le grec spendo, faire une
libation pour consacrer un accord, un engagement.
Chaque un est le premier et le dernier moment de son
engagement à la présence. L'hypokeimenon aristotélicien, le sub-
jectum en acte, c’est le « chacun » (ekaston), l’existant singulier
présent dans l’expérience sensible. L'ekaston est eskbaton : der­
nier, ultime. Chaque un est eschatologique Il est la fin de
la venue sans fin du sens. Comme tel, il offre trois traits
distinctifs : il est «unique», il est «quelconque», il est
« exposé ».
1 . Unique: l’unicité du singulier consiste très exactement
dans sa multiplicité. Telle est la détermination essentielle —
c’est-à-dire existentielle et existentiale —qui devrait ouvrir toute
considération sur toute espèce d’« individualité » ou d’« auto­
nomie ». L’existentialité inconditionnée de chaque un, c’est qu’il
ne puisse pas exister en consistant par soi seul ni en soi seul.
L’auto-nomie pure se détruit elle-même 2. Mais cela doit être
compris sur un mode absolument originaire. Il ne s’agit pas
d’ajouter à une postulation d’individualité ou d’autonomie un
certain nombre de relations et d’interdépendances, aussi impor­
tantes qu’on les veuille. Le « quelqu’un» n’entre pas dans un
rapport avec d’autres « quelqu’uns », et il n’y a pas non plus

1. Sur la quasi-synonymie de Yekaston et de Yeskhaton, et sur la « matière


dernière » (eskhatê tdê) qui constitue l’individu, cf. Métaphysique, Z, 10,
1035b28-32 et la note de Tricot dans son édition. L’histoire de cette
eschatologie est celle de la res singularis telle qu’il faudrait la suivre
d’Aristote jusqu’à Ockham et à Suarez. J’en retiens le trait décisif, tel que
Duns Scot puis Ockham l’ont tracé, qui est que le singulier se singularise
par sa seule singularité, ou que la singularité est à elle-même, elle seule,
sa « raison » et son « agent » . (Cf. Alféri, Guillaume d’Ockham le singulier,
op. cit., p. 98 et suiv.) Ainsi, commente Alféri, « Uidentité à soi, l’auto­
affirmation de l'être [...] est naturellement inassignable, inassignable dans
l’horizon de l’étant tel qu’il nous est donné » (p. 103).
2. Hegel en développe la démonstration dans la Science de la logique, I,
1, chap. 3, « l’être-pour-soi ». Mais il ne suffit pas de dire que l’Un est
« vide » : car ce vide est identiquement le « plein » de l’exister.
de « communauté » qui précède les uns et les autres : le singulier
n’est pas le particulier, il n’est pas partie d’un ensemble (espèce,
genre, classe, ordre). Le rapport est contemporain des singu­
larités. L’un veut dire : les uns et les autres, les uns avec les
autres.
Ce qu’il en est de cet « et » ou de ce « avec » n’engage rien
de moins que la texture même du monde, le monde comme
l’être-exposé-des-uns-aux-autres, le « auseinandergeschrieben » de
Celan : l’être inscrit/excrit l’un de/dans l’autre comme être
unique de chaque un. Tout le sens passe par là —et c’est encore
trop peu dire : tout le sens est à même cet être « avec ». Pour
l’un-seul, il n’y a pas de sens, il n’y a que vérité. Que la
solitude soit « pour finir » la vérité, tel est le lieu commun d’un
romantisme désenchanté, c’est-à-dire d’une pensée de la sup­
position subjective qui touche à son propre abîme, incapable
même d’apercevoir que c’est encore en commun qu’elle énonce
son topos.
Sans doute, le singulier est per se : il ne se singularise que
de, ou par, sa singularité. Mais cela ne veut pas dire que sa
singularité lui soit propre : l’unicité singulière est ce qui le
partage et ce qu’il partage avec la totalité de la multiplicité
singulière. Ce n’est donc pas d’une ressource propre qu’il fait
sa singularité — c’est au contraire de la ressource la plus
commune, celle qui vient ou qui revient à chacun et à aucun.
Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il y ait là une « res­
source » au sens d’une matière première à façonner et à sin­
gulariser. Pas de matière première, seulement la matière der­
nière —ultima materia —de l’existant, seulement sa « signature ».
Et pas non plus cette présupposition absolument première que
serait une creatio ex nihilo. Le singulier n’est pas créé, ni ne se
crée. Il n’est ni le produit, ni la production. Il est l’être-en-
acte, l’entéléchie qu’aucune puissance ne précède. L’actualité
tout court : rien de plus, rien de moins.
2. Quelconque : chaque un est aussi singulier que chaque
autre un. En un sens, ils sont indéfiniment substituables les
uns aux autres, in-différents et anonymes '. Tous, jusqu’au point
de cette décomposition, qu’on dit « finale », des corps orga­
niques en autres corps inorganiques, par où Pierre touche aussi,
autrement, à la pierre, et qui n’est pas autre chose que la
texture du monde en tant que le texte du sens s’y excrit.
Cela ne revient pas à livrer le sens, soit à une dissolution
« matérialiste », soit à une espèce d’effusion « panpsychiste »...
Cela revient à considérer que ce qui est commun aux uns et
aux autres, ce en quoi ils communiquent, c’est ce qui les
singularise et par conséquent ce qui les partage. Ce qu’ils ont
de commensurable, c’est leur incommensurabilité. Ainsi, la
mort d’autrui n’est pas seulement cela à quoi je ne puis accéder,
que je ne peux pas prendre sur moi ou m’approprier—aussi
peu que je puis le faire de ma «propre» m ort2. La mort
d’autrui représente aussi l’être-avec-autrui en tant que l’être-
avec-personne. Ce n’est pas un rapport vide, ni un rapport avec
un vide : c’est le rapport avec la singularité du singulier en
tant que telle. Le tombeau n’est pas une superstructure commé­
morative posée sur une place vide : le tombeau est lui-même
une place, un espace qui vaut comme tel, par son espacement.
Avant d’être un signe, il est un passage et un partage de sens.
Nous mourons au monde, comme nous y naissons : singuliers,
quelconques, substituables —pouvant toujours venir à la place
de l’autre —, insubstituables — la place de l’autre n’est que
l’espacement de la place de l’un.
La naissance/la mort, l’une comme l’autre, l’allée-venue sin­
gulière, représente cette intersection de la substitution et de
l’insubstitution, du remplaçable et de l’irremplaçable, du quel­
1. Sur le thème du « quelconque », on relira toute La communauté qui
vient de Giorgio Agamben (Paris, Le Seuil, 1990).
2. C’est évidemment l’analyse heideggerienne qu’il faudrait ici reprendre,
et mener plus loin.
conque et de l’unique. Le rapport a lieu par cette intersection.
Ici, il n’y a pas communication ou continuité de substance, et
il n’y a pas non plus reproduction discontinue d’exemplaires
particuliers d’une espèce. Il y a le rapport comme rapport
d'exemple 1 : chaque un, naissant, mourant, étant-là, exemplifie
la singularité. Il en propose un exemplaire, si l’on veut, mais
il l’expose, chaque fois, comme exemplaire, au sens d’un modèle
remarquable. Ce qui est exemplaire, chaque fois, ce qui fait
exemple, c’est la singularité même, en tant qu’elle n’est jamais
que celle-W ou celle-/i, inimitable au sein même de son être-
quelconque.
Eximo {exemptum, exemplum), c’est mettre à part, retirer,
privilégier aussi. L’exemple est choisi et mis à part pour
présenter quelque chose de grand, d’exceptionnel. Ici, ce qui
est exemplifié, c’est l’exception de la singularité —en tant qu’elle
est aussi bien la règle banale de la multiplicité. Mais une telle
règle, comme de juste, n’a pas d’autre instance que ses cas
d’exception et d’exemplarité. L’exemple, ici, ne renvoie pas à
une généralité ou à une universalité — à quelque « existant
idéal » —, il ne renvoie qu’à lui-même, ou au monde en tant
que monde des exemples, en tant que monde du retrait des
singuliers dans leur exposition même.
Pour avoir rapport à l’exemple, il faut s’y intéresser, il faut
être curieux de ce qu’il expose, de son sens d’exemple. Les
singuliers se rapportent d’abord les uns aux autres par cette
curiosité. Ils s’intriguent. Une curiosité « transcendantale » ins­

1. Ici aussi, Leibniz peut fournir le point de départ, selon la lecture


qu’y fait Michel Serres d’une » philosophie pluraliste de l’exemple » ; « L’in­
dividu est universellement exprimant —la monade est le monde même sous
un point de vue : lire, si c’est possible, la loi complète gravée sur la
monade, ouvre l’universel suivant une perspective ; en d’autres termes,
l’individu est le profil de l ’universel. » {Le système de Leibniz et ses modèles
mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. II, p. 555.)
titue le rapport. Elle est en deçà d’un affrontement des sujets
aussi bien que d’une idylle communielle, en deçà de la bien­
veillance et de la malveillance. Elle peut ouvrir peur et désir,
amour et haine, pitié ou terreur. Elle peut être indiscrète et
discrète. Elle peut repousser et prendre soin : curiosus est de
même racine que cura, le soin ou le souci; «se soucier de
l’autre » recèle toute l’ambivalence du rapport. Ce dont il y a
« souci », c’est du sens de l’exemple en tant qu’il est tout entier
dans l’exemple : l’exception d’existence de chaque existant,
d’un quelconque, l’exception-/è de tout ce monde-rt.
3. Exposé : chaque un est la présence même, dernière, ache­
vée, eschatologique. C’est la parousia, la fin du monde comme
extériorité, comme extranéation ou comme aliénation de la
présence. Avec chaque un, tout est exposé. Mais ce qui est
exposé, c’est l’exposition elle-même. Ce qui est présenté, c’est
la venue-en-présence, et ainsi, la différence de son être-présent.
Le retrait de l’exemple est l’espacement originaire de sa subs­
tance ou de sa consistance.
Le singulier expose chaque fois qu’il s’expose, et que tout
son sens est là. Il n’y a rien d’autre à attendre d’un quelqu’un,
que son être-quelqu’un, exemplairement. Rien de plus, mais
rien de moins : chaque fois, l’acte de s’excepter, et cet acte,
pour être en acte, n’est pas une propriété qui se conserve, mais
une existence qui existe et qui s’« exime» ainsi, à chaque fois,
à chaque hic et nunc. De quoi est-elle « eximée » ? De rien. De
rien, ou de l’inexposition pure, de l’être qui serait intransitif,
d’une masse en soi indistincte.
Ce qui s’expose ainsi, c’est donc une transitivité singulière
d’être, et ce que chaque un engage, c’est une attestation d’exis­
tence. Il ne signifie pas le signifié de l’être, il atteste que le
sens est d’être chaque fois singulièrement. Ou plutôt : que le
sens est chaque fois, singulièrement, au monde. Ce qui est
exposé, si on voulait lui donner la forme d’un énoncé sensé,
ce serait quelque chose comme : «Je suis bien fondé à exister. »
Mais d’abord il n’est pas certain que l’attestation prenne tou­
jours et seulement la forme d’une énonciation : car toute chose
atteste aussi, chaque fois à sa manière, parlante ou muette,
c’est-à-dire que tout le monde atteste. Ensuite, je ne produis
par là aucun fondement de mon existence, ni du genre de la
cause, ni du genre de la légitimation. Ici, l’attestation vaut pour
fondement.
A sa façon, cette formule contient tout le sens. A la condition
d’être prononcée sans la moindre connotation, sans la moindre
intonation d’appel à un sens caché, à une révélation —mais au
contraire, à la condition d’être abandonnée dans son énonciation
même, laissée, déposée, excrite en tant que formule. A la
condition d’être déjà, à peine sur la page ou dans la bouche,
une praxis quelconque.
Le « sens » du « monde »

S’il n’y avait d’autre sens [...] que le sens


perdu, le pré-sens qui se trouvé toujours
déjà devant nous ? [...] il est toujours trop
tard pour la question du sens, trop tard ou
trop tôt cela revient au même 1...

Il n’y a pas d’unité de sens du mot «sens», pas de sens


originel, matriciel, même pas de dérivation étymologique uni­
voque : la racine germanique "sinno (« direction ») n’est ratta­
chée, si elle peut l’être, que par conjecture au latin sensus
(« sensation »). Quant au sens de « signification », il paraît s’être
formé, en ancien puis en moyen français, à partir de plusieurs
valeurs des deux provenances (sensus au sens de « pensée » dans
« la pensée de l’auteur », sen puis sinn au sens de « bonne

1. Marc Froment-Meurice, Tombeau de Trakl, Paris, Belin, 1992, p. 133.


direction, entendement avisé, raison » : forsenê [forcené] est celui
qui est poussé hors du bon sens).
En cela, le sens de « sens » n’a pas de propriété formelle
exceptionnelle : c’est au contraire la propriété générale du sens,
sauf lorsqu’on épuise le « vouloir dire » dans un geste d’indi­
cation référentielle, ce que l’on peut aussi très bien faire avec
« sens », par exemple en montrant « le sens de la marche ».
En vérité — c’est bien le cas de le dire — il n’y a sans doute
pas d’autre cas où « sens » puisse ainsi fonctionner selon la
simple indication ou référence. Mais alors, il n’y a précisément
plus de « sens » autre que celui d’une orientation, qui présup­
pose la détermination d’un Orient (donc d’un Occident). Le
« sens de la marche » repose sur la présupposition, il se pré­
suppose lui-même pour pouvoir être indiqué. En ce sens, il
n’y a pas plus de sens à ce sens qu’au sens circulaire des
aiguilles d’une montre. A moins, bien entendu, qu’on hésite
sur le sens de « sens de la marche », et qu’on se demande s’il
s’agit de la raison ou du but de cette marche. Recouvrir ce
sens par le précédent revient à présupposer la raison ou le but,
par exemple de la marche du monde. C’est ce qui semble
périodiquement arriver aux religions, aux philosophies : la
présupposition d’un Orient, et la réduction du sens à celui des
aiguilles d’une horloge cosmique. Tels furent les effets produits
au titre d’un sens de l’histoire.
Mais précisément, l’historicité ou l’historialité de l’histoire,
c’est-à-dire son événementialité, le fait qu’elle arrive, qu’elle
succède ou qu’elle marche —et par conséquent, avec ce fait, celui
de sa mondialité ou de sa mondialisation —met fin à ces effets,
et redonne tout le sens au sens. (Bien entendu, et comme je l’ai
déjà dit, il n’y a pas une seule pensée digne de ce nom qui
puisse être réduite à de tels effets idéologiques : c’est ce qui se
démontre avec surabondance dans l’inachevable achèvement de
la pensée hégélienne, quoi qu’on tente pour l’interpréter autre­
ment. Toute pensée se mesure à l’incommensurable du sens.)
Tout le sens du sens, c’est donc au moins l’unité inassignable
du sens sentant et du sens directionnel. Cette unité est elle-
même une signifiance, une possibilité de faire sens— et par
exemple, de faire ce sens de la marche du monde où un Orient
fut présupposé senti, perçu, arraisonné, fût-ce sous les espèces
d’un mystère. Il n’y a plus de mystère de l’Orient, et c’est ce
qui donne leur chance à toutes sortes d’orients inédits, qu’ils
viennent de l’Orient extrême ou moyen, ou du Sud, ou du
cœur mis à nu de l’Occident lui-même.
L’unité de sens du sens implique donc la différence, voire
l’hétérogénéité, originelle d’au moins deux sens. Mais ce n’est
pas tout. Car l’un, le sens directionnel, s’il ne réfère pas à une
direction déjà donnée (« sentie »), suppose pour être établi une
orientation préalable, qui n’est possible, lorsque les références
sont brouillées, que par un sens de l’orientation. Celui-ci relè­
verait d’un « sentir ». Le sentir, on l’a vu, s’effectue dans l’être-
en-acte commun du sentant et du senti. Cette actualité commune,
cependant, n’a son unité que dans la déhiscence de ses deux
faces. L ’un de l’acte est ici identiquement le deux des actants
(qui sont l’un et l’autre aussi bien et réciproquement des
patients : ils se « pâtissent » l’un l’autre, et tel est leur acte).
Aussi bien n’y a-t-il pas de « constitution » (au sens phéno­
ménologique) possible du sens en ce sens *.
Ce qui pourrait se conclure ainsi : pour s’orienter dans le
monde aussi bien que pour « orienter le monde » (c’est la même
chose), il faut d’abord y être. Tout de même que, pour s’orienter

1. Cf. l’analyse menée par Gérard Granel dans La Phénoménologie décapitée,


publiée dans Études, Paris, Galilée, 1995 : «[...] ce que nous nommons
“ le monde perçu ” (comme s’il y en avait d’autres possibles, ou comme
s’il ne s’agissait que d’une “ couche de La Constitution — au singulier
majuscule —“ entre ” nature et esprit) est au contraire le Monde tout court
(in eo nascimur, movemur et sumus) ».
dans le sens ou pour donner sens à un Orient, il faut d’abord
être dans le sens —et pour donner du sens ou des sens au mot
«sens», il faut être dans la signifiance des mots.
Le mot de « monde » n’a pas d’autre unité de sens que celle-
là : un monde (le monde, mon monde, le monde des affaires,
le monde musulman, etc.), c’est toujours une articulation dif­
férentielle de singularités qui font sens en s’articulant, à même
leur articulation (où « articulation » doit se prendre à la fois
au sens mécanique de jointure et de jeu, au sens de la profération
parlante et au sens de la distribution en « articles » distincts).
Un monde ajointe, joue, parle et partage : c’est cela son sens,
qui n’est autre que le sens de « faire sens ».
Or ce qui « fait sens » ainsi — et peut-être, l’infinité des
« mondes » possibles, avec elle l’infinité des sens finis—, ce n’est
pas autre chose que « le monde tout court », ce monde-ci dont
l’<r ici » ne s’oppose pas à un «là», mais articule tous les être-
là possibles.
On pourrait dire : le sens est coextensif aux confins du
monde, il « ne va pas plus loin » —mais ce serait à la condition
d’ajouter aussitôt : le monde s’étend jusqu’aux extrémités du
sens, absolument.

Il ne serait pas inexact d’observer que le monde, dans ces


conditions, c’est-à-dire la conjonction ou l’homothétie de ce
monde-ci et de tout le sens du monde ressemblerait étrangement
au « meilleur des mondes » de Leibniz. Ce qui nous est aussitôt
d’une ironie pénible, insupportable — nous qui avons tant de
raisons d’être convaincus que ce monde-ci est bien le pire des
mondes. Mais telle est bien la tâche : comprendre comment le
seul monde — ni « possible », m « nécessaire », mais r -ci » —est
aussi le monde qui peut confiner au pire, en effet, en dissolvant
tout sens de monde, de cosmos ou de mundus, dans son propre
devenir-mondial, et comment c’est ainsi qu’il se fait... (sen­
tir?)... comme la nudité naissante du sens même.
Cette situation est la même que celle qui renvoie des points
cardinaux non déterminés (d’un monde dé-boussolé) à un sens
de l’orientation qui devrait sentir sans Orient à sentir, et de
ce sens à une déhiscence en acte de l’acte du sentir : c’est-à-
dire, à Yek-sister en général.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a qu’à s’orienter à
l’aveuglette, ni qu’il est indifférent d’être déboussolé, et que
le meilleur et le pire se valent. Cela veut dire, au contraire,
qu’il n’y a pas de sens donné quelque part qui puisse faire
tolérer l’intolérable, et qu’il n’y a pas plus de non-sens en vertu
de quoi disqualifier ou annuler l’existence. En d’autres termes,
cela veut dire que le « nihilisme » se dissout lui-même, aussi
bien que tout « idéalisme » (ou « métaphysique » en ce sens),
parce qu’il reste en dernière instance soumis au régime de la
supposition. Il se dissout en touchant au point absolu de
l’existence.
En un sens, il n’y a plus ici de discours à tenir. Le renvoi
infini de la supposition est coupé, la praxis de la signifiance
s’ouvre sur cette coupe nette. A tout instant, ici et maintenant
pendant que j’écris, que vous lisez, il peut être absolument
nécessaire et pressant d’abandonner ces pensées et de se rendre
en hâte à l’événement. Cela, en fait, a lieu tous les jours. Cela
peut avoir lieu de manière moins quotidienne, et selon les
événements de fin du monde que nous vivons. Tout discours
sur le sens et sur la signifiance du monde peut être suspendu,
basculant dans l’insignifiance, par une conflagration de la misère
ou de la souveraineté, par une mutation technologique majeure,
par une manipulation génétique inouïe, par une catastrophe
mêlant inextricablement la « nature » et la « société », aussi bien
que par un accident, une souffrance, une joie autour de moi,
« à » moi. Ce qu’on appellera l’« urgence de la situation » me
fera « jeter ma plume » (comme Hôlderlin attendait d’avoir à
le faire pour une Révolution), livrant mon discours à la dérision
du « tu causes, tu causes ». Mais cela même forme l’attestation
du sens.
A ce point, il est vrai, l’obstination dans le discours, dans
la volonté d’une appropriation signifiante du sens, peut se
révéler maladive —et donner raison à Freud. Il y a une manie,
ou comme on voudra la nommer (paranoïa, mélancolie, obses­
sion), du sens, et qui hante la philosophie. Ou plus exacte­
ment : pour des raisons de structure et non d’accident, la
philosophie n’aura pas pu ne pas être folle du sens. Mais cela
même est la chance dont son risque est la doublure : le risque
de l’affolement/la chance d’une folie de sens. « Je connais un
labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne,
tant de philosophes se sont égarés '... »

1. J.-L. Borges, La Mort et la Boussole, dans Œuvres complètes, op. cit.,


p. 535.
Peinture

« Le vendredi, je t’ai cherchée, mais je ne savais pas où


chercher. Ta mère ne voulait rien me dire.
Je me sentais si seul et déprimé. Comme si j’étais vidé. Et
ça ne s’arrangeait pas. J ’avais perdu la seule chose ayant une
vraie valeur que j’avais eue ou connue. Ma vie n’avait plus de
sens, c’était devenu un golfe, désert et vide à part les ombres et
les fantômes toujours présents qui me suivent depuis si long­
temps. [...]
Nous n’avons été ensemble que deux mois, mais ce sont les
deux mois les plus pleins que j’aie connus dans cette vie. Je ne
changerais ça pour rien au monde. Rien que deux mois, mais
je crois que je t’ai connue, que nous nous sommes connus depuis
beaucoup plus longtemps —mille, deux mille ans ? —je ne sais
pas ce que nous étions l’un pour l’autre avant, je le saurai,
comme toi aussi quand un jour tout finira par devenir clair —
mais je suis persuadé que nous avons toujours été amants '. »
1. Norman Mailer, Le Chant du bourreau, trad. J. Rosenthal, t. I, Paris,
R. Laffont, 1980, p. 456. Toute l’histoire de Gary Gilmore romancée par
Jamais le sens ne devient clair, et toujours, pour cela, il est
déchirant, il brise le cœur. Ce n’est pas pour autant une
obscurité qui aurait du mal à se dissiper, qui n’y parviendrait
pas. Cela, c’est ce que voudrait l’attente, l’espoir d’une clarté.
Mais le sens est une obscurité qui mène à son obscurité. C’est
entrer, se laisser entrer, venir, dans l’obscurité. Cependant,
« obscurité » ne veut rien dire, et pourrait évoquer l’obscuran­
tisme, ou l’aveuglement, alors que le sens est clair comme
mille soleils, clair comme mille ans d’amour. Le sens — ce
« sens » qu’on qualifie si souvent, à propos d’un texte, de
«clair» ou d’« obscur» — est une obscurité claire, et d’autant
plus claire qu’elle est plus exposée et plus regardée pour ce
qu’elle est, pour son obscurité. Depuis le début de l’Occident,
il n’est question que de cela : d’entrer les yeux grands ouverts
dans la nuit, et/ou dans le soleil lui-même. Ou de déclarer
qu’on ne peut y entrer sans mourir (au lieu d’affirmer que
« mourir », c’est y entrer). Dans la nuit, dans le soleil du sens.
Cette clarté de l’obscur est tout autre que le clair-obscur.
Celui-ci veut présenter le sens comme mystère, selon cette
« hantise occidentale de la pénombre (du clair-obscur), qui est
exactement la même chose que la recherche de l’intimité (du
mystère) en amour 1». Il veut atteindre au sens du sens comme
Mailer peut être lue comme celle d’un homme éperdu de sens, et qui finit
par s’enfoncer dans la nuit de la vérité.
1. Philippe Lacoue-Labarthe, « Préface » à Jean-Marie Pontévia, La Pein­
ture, masque et miroir, 2e édition, t. I, Bordeaux, William Blake & Co.,
1993, p. IX. Plus loin, Lacoue-Labarthe note que Pontévia « pensait l’éclat
comme “ signe de rien particulier, seulement qu’il y a [de] l’être ” » (p. xm).
Sur tout cela, cf. aussi Jacques Derrida, Mémoires d ’aveugle, Paris, Réunion
des musées nationaux, 1990.
Peinture
à la vérité d’une intimité mystérieuse. Tel est du moins le
clair-obscur de la philosophie pour laquelle « Pure lumière et
pure obscurité sont deux vides, qui sont le même. C’est seu­
lement [....] dans la lumière troublée [...] et dans l’obscurité
éclaircie que quelque chose peut être différencié 1».
Mais le clair-obscur en peinture ne renvoie peut-être au
mystère que pour un temps de l’histoire de la peinture, pour
son temps et pour sa part de révélations ou de célébrations
métaphysiques. En vérité, la peinture fait ceci : elle égale et
elle étale le clair et l’obscur, sans les dialectiser l’un par l’autre,
et ainsi elle présente, également étalé, partagé, le tout de la
présentation visible. Que la chose vienne en vue, et pour cela
vienne avec son ombre, avec sa face cachée ainsi montrée. Que
la vue vienne à soi, et qu’elle voie ceci aussi, qu’elle ne voit
pas.
Que la vue touche à la limite, qu’elle touche à sa limite,
qu’elle se touche intacte. La peinture est toujours sur le seuil,
elle fait seuil de l’intact et du toucher — de l’intact et du
toucher de la lumière et de l’ombre 2. Elle offre l’accès : le sens
même, non pas l’accès qui n’accède à rien, mais l’accès qui
accède infiniment, toujours plus avant dans la nuit/le jour,
dans le trait qui les divise et qui les ajointe. L’accès ne relève
plus de la vision, mais d’un toucher : le clair et l’obscur ne
présentent plus des choses (des significations), mais tout d’abord
ils viennent eux-mêmes à l’œil, à son contact, demeurant
pourtant infiniment intacts. Sur cette limite, toujours atteinte
et toujours reculée, le sens est suspendu, non pas comme un
sens plus ou moins clairement déchiffré, mais comme le tact
obscur de la clarté même.
« C’est peut-être à cela qu’a servi la peinture. Non pas à
1. Hegel, Science de la logique, I, 1, chap. I, C, Remarque 2.
2. Cf. JLN, « Sur le seuil » (à propos de La Mort de la Vierge du
Caravage), dans Les Muses, Paris, Galilée, 1994.
figer ou à représenter [...] un monde soustrait au vent et aux
intempéries — mais, plutôt, un monde qui est caractérisé par
un prolongement indéfini du visible lui-même : son ouverture
infinie '. »

Mais c’est aussi bien, sur un mode ou un autre, l’affaire de


« l’art » en général : aucun art qui ne soit d’un toucher clair
au seuil obscur du sens.
Toutefois, il n’y a pas 1;« art » en général : chacun indique
le seuil en étant aussi lui-même le seuil d’un autre art. Chacun
touche à l’autre sans passer en lui, et il n’y a pas d’art
proprement du toucher (pas même un art « mineur » comme
pour le goût et pour l’odorat), car le toucher est le sens en
tant que seuil, le partage sentant/senti de l’entéléchie aisthé-
tique. Le toucher est le clair/obscur de tous les sens, et du
sens, absolument. Dans le toucher, dans toutes les touches du
toucher qui ne se touchent pas entre elles —ses touches colorée,
tracée, mélodique, harmonique, gestuelle, rythmique, espa­
çante, signifiante, etc. —les deux côtés du sens unique ne cessent
de venir l’un à l’autre, accédant sans accéder, touchant à
l’intouchable, intact, espacement du sens.
A peine toucher : effleurer. Le sens affleure, les sens l’ef­
fleurent (tous les sens, aussi celui des mots). La fleur peut
prendre le sens de la « surface » parce qu’elle désigne la partie
extrême et la plus fine de la plante. Il n’y a de sens qu’à fleur
de sens. Jamais de fruit à cueillir —mais la peinture des fruits
comme leur venue sans cesse reprise, remise au monde, à fleur
de peau.

1. Jean-Louis Schefer, La Lumière et la Proie, Paris, Albatros, 1980,


pp. 120-121.
Musique

Technê mousikê, la technique ou le savoir-faire des Muses,


fut d’abord un terme d’ampleur générique : toute espèce d’exé­
cution, de récitation, de mise-en-œuvre d’une harmonie plus
large, plus générale que l’harmonie des sons. Et pour finir ou
pour commencer, d’une harmonie du monde-cosmos tout entier.
Toutefois, la musique en notre sens n’en appartient pas moins
de façon spécifique aux Muses (chacune a pour attribut un
instrument ou un mode de chant ; aucune, en revanche, ne
patronne les « arts plastiques »).
Ce n’est que lentement, et tard, que s’autonomise le sens
de l’« art des sons », et plus précisément encore, sur le mode
moderne, de l’art des sons instrumentaux (à la Renaissance).
Depuis, tout s’est passé comme si la musique en avait recueilli
une vocation à l’universel ou un privilège de l’essentiel, tout
au moins dans une veine de pensée qui, par-delà Nietzsche,
s’est au moins poursuivie jusqu’à Adomo. Ce destin de la
musique ne va certainement pas sans un rapport très intime et
très complexe avec celui du sens : tant la sonorité réglée,
rythmée, peut avoir, du moins à notre sens d’Occidentaux,
valeur de seuil entre la sensibilité et la signification. On pourrait
dire que la musique aura, pour nous, signifié la signifiance
même, et plus que la signifiance, l’accès sublime (disons, en
mode de théologie négative) à une pure présentation de sens.
Mais pour cela, il a fallu qu’elle soit comprise comme « un art
de l’au-delà de la signification 1». Le seuil d’un tel « au-delà»
est le point critique par excellence de tout abord du sens : on
peut toujours à nouveau passer à une «sursignification» inef­
fable (mais sonore, audible, vocale ou évocatoire), on peut aussi
se tenir sur le seuil comme sur l’ouverture in-signifiante du
sens.
Pourquoi, là, la musique ? Répondre excède mes compé­
tences. Mais dans la mesure où ce point de passage est inévi­
table, j’esquisse quelques traits disjoints.
Les Muses elles-mêmes indiquent que l’harmonie générale
n’est pas présentée comme telle. En tant ap\ harmonie, le cosmos
lui-même se distribue déjà entre les fonctions des Muses. De
fait, la loi d’une harmonie en général est son partage interne
tout autant que sa résultante accordée. De ce partage, le registre
sonore —dans lequel le mot aisthesis prend son origine2— est

1. Cf. Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, Paris, Bourgois, 1991,


p. 263. —Dans le contexte d’une analyse de ce qui retient encore Adorno
à l’intérieur d’une appréhension « religieuse » de la musique, fût-elle en
mode sublime-négatif : c’est-à-dire de ce qui l’empêche de prendre en
compte la « fin de l’art » en tant que « fin de la religion », Lacoue-Labarthe,
prenant en compte sans réserves cette « fin », demande en somme de passer
d’un « au-delà de la signification » qui serait encore (a)signifiant ou
(sur)signifiant à ce que j’appellerais un accès suspendu au sens, ou, en mode
blanchotien, un « pas d’accès ». Je ne fais que prolonger un peu son geste.
2. Cf. aiâ, entendre, aêm't, aisthô, souffler, exhaler, et le latin audio. —
En un sens, chaque sens est un lieu d’élection pour le partage même des
sens... Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, qu’il y a différence et
peut-être un témoin ou un lieu d’élection. Ce registre est comme
la ligne de contact du plus intérieur et du plus extérieur :
comme une pure ligne de sens, qui serait aussi comme la plus
nette coupure. Plus intérieur : le corps en état de privation
sensorielle reste/vient à s’entendre, à entendre son sang, sa
rumeur et son cœur. Plus extérieur : le son est comme la
matière la moins incorporée ; entendu, il reste quelque part,
et non seulement, comme couleur et tracé, dans un vis-à-vis,
mais il résonne ailleurs, au loin dans une extériorité espacée en
tous sens et que l’oreille entend avec le son, comme l’ouverture
du monde. Le son n’a pas de face cachée, il est comme une
totalité d’espace, il est d’emblée aux confins.
La venue sonore en présence est ainsi la plus proche et la
plus lointaine, la plus fragilisée par sa propre venue. La venue
tactile se retire dans la concentration intacte, la venue sonore
se dissémine dans l’extension (non moins intacte, dérobée aux
lointains). Quelque chose se perd essentiellement dans le don
sonore, et c’est la résonance même. Aussi, lorsque l’on considère
la proximité (ou l’entr’appartenance ?) du sonore et du lan­
gagier, la double venue l’une vers l’autre d’une voix et d’une
parole, faut-il considérer que la voix ne manquera pas de
dissiper au loin quelque chose de toute parole. Verba volant :
la tradition le dit comme une perte, et à regret —mais si c’était
la condition du sens, sa différence vocale ?

La fragilité (la fractalité, la discrétion) musicale tient à l’in-


articulation d’un sens toujours à la fois tendu, offert et retiré.
disparité de ces élections. Il faudra un jour consacrer à cette question le
traité qu’elle exige, et qu’exige en même temps cette question supplémen­
taire : comment le partage des sens est-il circonscrit dans notre tradition,
et comment relève-t-il d’une « philosophie de la nature » ?
(C’est à quoi sont suspendus tous les problèmes des rapports
du texte et de la musique dans l’histoire du chant, tels qu’on
les retrouve, en quelque sorte intacts, jusque dans le rock.)
Une signification se propose, mais elle doit être déchiffrée ou
comprise —si cela peut se dire ainsi —selon l’exécution de sa
présentation, l’énonciation de son énoncé. Ainsi, la partition
(le texte ?) musicale, paroles y comprises lorsqu’il y a paroles,
est inséparable de ce que nous appelons, de manière remar­
quable, son interprétation : le sens de ce mot oscillant alors
entre une herméneutique du sens et une technique du « rendu ».
L’interprétation ou exécution, la mise-en-acte, l’entéléchie musi­
cale, ne peut pas être simplement « signifiante » : ce à quoi
elle a affaire n’est pas, ou pas seulement, du sens en ce sens.
Et réciproquement, l’exécution ne peut pas être elle-même
signifiée sans reste : on ne peut pas dire ce quelle a fait dire
au « texte 1». L’exécution ne peut être qu’exécutée : elle ne
peut être qu’exécutée.
Plus : la musique ne peut être que jouée, y compris par qui
ne fait que l’écouter. Tout le corps est pris à ce jeu —tensions,
écarts, hauteurs, mouvements, schèmes rythmiques, grains et
timbres—, faute de quoi il n’y a pas musique. La « moindre »
chanson le démontre —et bien plus encore sans doute le démontre

1. C’est pourquoi le discours de critique et d’esthétique musicales est


comme affecté d’une insurmontable division interne : on y passe sans relais
de la technique la plus a-signifiante à l’interprétation la plus chargée de
sens (d’idées, de sentiments, d’évocations). Pour finir, on ne sait jamais où
l’on a parlé de la musique. Mais, là encore, ce n’est qu’un lieu d’élection
pour le seuil entre sens-signifié et sens-aisthétique. —Adorno l’exprime en
employant la catégorie spécifique de « sens musical » et en écrivant, par
exemple : « L’interprétation qui ne se soucie pas du sens musical sous
prétexte qu’il se manifeste de lui-même, au lieu de comprendre qu’il doit
chaque fois être constitué, passe à côté du sens. » (« Bach défendu contre
ses amateurs », dans Prismes, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 1986,
p. 125.)
l’existence de la chanson elle-même, comme d’une exécution
permanente, polymorphe et mondiale de la musicalité. Ce qui
se propage, ce qui se partage et ce qui se disperse avec la
chanson, sous ses innombrables formes, c’est au moins, mais
comme obstinément, un jeu exécutant du sens, un être-en-acte
par cadence, attaque, inflexion, écho, syncope...
Plutôt qu’elle ne dit « l’impossible au-delà de la signification
(cf. note 1, p. 134) », ou bien, en guise de ce « dire» même,
la musique (avec elle, « l’art », toute la compagnie des Muses)
serait le savoir en acte du sens « au-delà » comme jeu de la
prononciation sans mot et sans nom à prononcer, la pronon­
ciation, non pas d’un « imprononçable », mais de ce qui n’est
pas du tout à prononcer. Ce qui, pour finir, n’est peut-être
rien d’autre que la prononciation elle-même, l’articulation —
l’« harmonia » —, et ainsi la modulation et l’exécution du sens
comme le sens même.
Au-delà... ne resterait pas même vraiment hors musique
l’attestation silencieuse de l’être-posé-là des pierres : il y aurait
là, encore, déjà, bruissement du monde, crissement, grésille­
ment, bruit « de fond », bruit sans bruit, ou bien même seu­
lement une stupeur minérale qui est encore surprise du monde.

« O lga — [...] La musique est si gaie, si pleine d’entrain, et


on a si envie de vivre ! Oh, mon Dieu ! Le temps passera et
nous partirons pour toujours, on nous oubliera, on oubliera
nos visages, nos voix, on ne saura plus si nous étions nombreux,
mais, pour ceux qui vivront après nous, nos souffrances se
transformeront en joie, le bonheur et la paix régneront sur la
terre, et pour ceux qui vivent maintenant, on aura une bonne
parole et des bénédictions. Oh, mes chères sœurs, notre vie
n’est pas encore terminée. Nous vivrons! La musique est si
gaie, si joyeuse, et on se croirait sur le point de savoir pourquoi
nous vivons, pourquoi nous souffrons... Si Ton pouvait savoir,
si Ton pouvait savoir !
T C H EB O U TY K IN E, chantonne doucement. — “ Ta-ra-ra-boumdié... ”
(Il lit le journal.) Qu'est-ce que cela .peut faire ! Qu est-ce que
cela peut faire !
O l g a — Si l’on pouvait savoir, si l’on pouvait savoir 1 ! »

1. Fin des Trois sœurs de Tchékhov, trad. E. Triolet, dans Théâtre ,


Genève, Cercle du bibliophile, 1971, pp. 79-80.
Politique I

Tout espace de sens est espace commun (donc tout espace


est espace commun...). Du sens n’a pas lieu pour un seul. Parce
que le sens est « être-è », il est aussi « être-à-plus-d’un », et
cela aussi bien au cœur de la solitude. Le sens est un tenseur
de multiplicité. Un sens-à-un, si on pouvait dire cela, se
réduirait à une vérité close sur soi, in-différente et aussitôt
implosée, pas même « vraie ». Le sens est que le sens commence
ou recommence à chaque singulier, et ne s’achève à aucun, ni
à la totalité, qui n’est elle-même que l’enchaînement des re­
commencements.
Le politique est le lieu de l’en-commun comme tel. Ou
encore, le lieu de Yètte-ensemble. Pour mieux discerner celui-
ci, on pourra le distinguer de l’amour en tant que lieu de
l’être-avec : l’« avec » fait l’enjeu commun d’un contraste, et
plus, d’une contrariété voire d’une contradiction posée comme
telle (antérieure à la division visible des sexes, mais dont le
sexe est exemplaire, sinon constituant), jouée entre deux ponc­
tualités, deux vérités, deux noms (deux, non pas de manière
contingente, mais précisément parce que dans ce « l’un-et-
l’autre » est en jeu un « l’un-oa-l’autre »). Ainsi considéré,
l’amour serait à la limite du sens, du côté de la vérité —mais
de la vérité mise en jeu entre deux vérités. En d’autres termes,
sa formule hâtive serait : chacun pour soi, aucun ne revenant
à soi, ni à un tiers *. L'ensemble, au contraire, fait l’enjeu
commun du nombreux comme tel, au-delà du « deux » et
même non dénombrable par principe : l’enjeu de l’anonyme
tendanciellement indistinct, dont le groupement est donné, mais
non le lien proprement dit.
On pourrait dire : l’amour commence dans la vérité pure
(la ponctualité, le mythe), et doit, pour durer, faire sens (à
supposer qu’il doive durer), tandis que le politique commence
dans le sens pur (l’être-à indifférencié ou vague), qui doit se
ponctuer en vérité (la première ponctuation ayant la forme du
pouvoir). De là que l’un et l’autre ont été érigés, dans notre
tradition, comme deux paradigmes connexes et antagonistes,
en quelque sorte exposés l’un à l’autre, s’attirant et se repoussant
l’un l’autre.
De même que le devenir-sens de l’amour peut aller jusqu’à
le priver de vérité (et donc, du même coup, de sens —de sens
« erotique », du moins, le convertissant en sens « politique » ou

1. Ce qui invalide toute dérivation/sublimation du politique à partir


de l’amour, telle quelle a lieu exemplairement chez Hegel, mais aussi, en
somme, chez Freud, quoique, chez ce dernier, seulement jusqu’au point ou
celui-ci reconnaît devoir ajouter, voire substituer, dans l’ordre politique, les
énigmatiques « identifications » aux sublimations de la libido. Ce qui sans
doute entraîne aussi à terme la nécessité de comprendre l’« amour » tout
autrement que ne le font Freud lui-même et les chrétiens avec lui lorsqu’il
s'agit d’« aimer son prochain », « commandement inapplicable » qui témoigne
pour Freud des « erreurs » « antipsychologiques » que commet « le Surmoi
collectif » (Malaise dans la civilisation, trad. Ch. et J. Odier, Paris, PUF,
1971, p. 104). Il faudra y revenir.
« social » : la famille), de même le devenir-vérité du politique
peut aller jusqu’à résorber le sens. Ce qu’on a nommé « tota­
litarisme » est la présentation achevée d’un sens en vérité : le
mythe, donc, mais le mythe comme effectivité, sans la différence
de son récit. L’être-là immédiat du mythe, ou son immanence.
Dans la version fasciste, la vérité est vie de la communauté,
dans la version nazie, elle est embrasement du peuple, dans la
version communiste, elle est humanité se créant comme huma­
nité. La vie, le feu, la création : trois figures du sens accompli,
se signifiant lui-même et s’absorbant sans reste dans son signifié,
voire dans son réfèrent —car la vérité, ici, est une ponctuation
concrète. A ce compte, la politique doit être destin, avoir
l’histoire pour carrière, la souveraineté pour emblème et le
sacrifice pour accès.
Il faudrait retracer l’histoire impressionnante du sacrifice
politique, de la politique sacrificielle — ou de la politique en
vérité, c’est-à-dire du « théologico-politique » : depuis le sacri­
fice expressément religieux jusqu’aux diverses Terreurs, et à
tous les sacrifices nationaux, militants, partisans. Politique de
la Cause à laquelle le sacrifice est dû. En cela, tout le théologico-
politique, jusque dans sa « sécularisation », est et ne peut être
que sacrificiel. Et le sacrifice représente l’accès à la vérité, dans
la négation appropriatrice de la négativité finie du sens. Avoir
affaire au monde, qui n’est pas une «Cause» — qui est lui-
même sans Cause—, c’est ne plus avoir affaire au sacrifice *.

Mais ce que nous nommons, jusqu’ici, « la démocratie»


représente le sens seulement indéterminé, et qui resterait indé­
terminé, ayant en cela sa vérité, une vérité résolument vide —
1. Cf. JLN, « L’insacrifiable », dans Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990.
et qui ne dépasserait pas, ainsi, une sorte de dernier sacrifice,
celui de la vérité ou de la Cause elle-même, ne cessant donc
pas d’adhérer à la logique sacrificielle. Rien d’étonnant si la
« crise du sens » est d’abord, le plus visiblement, crise de et
dans la « démocratie » (c’est cela même, «les années 30»).
Vérité sans figure ni sens, vérité de l’absence de sens : le droit
dans son absence de fondement, l’écotechnie en guise de Cause...
La question politique ne serait donc pas de reconstituer les
conditions d’un sacrifice, mais elle serait que Xensemble au lien
indéterminé, dénoué ou pas encore noué, se configure en un
espace de sens que sa vérité même ne résorbe pas.
Une telle configuration d’espace ne serait pas l’équivalent
d’une figuration (d’une fiction, d’un mythe) politique. Elle
tracerait la forme de l’être-à dans l’être-ensemble, sans identifier
les traits de Yà-quoi ou de Yk-qui, sans identifier ou sans véri­
fier le « vers quoi » du sens d’être-en-commun —ou bien, en
identifiant ces traits comme ceux de tout un chacun : autre
« totalité », autre unicité de la vérité. De l’être-en-commun,
elle opérerait une transitivité, non une substantialité. Four
autant, il y aurait là quelque chose de la « figure », quelque
chose de tracé l.
Mais comment ? Cette question forme aujourd’hui le contour,
sinon de l’aporie, du moins du paradoxe actuel du sens (du)
politique : sans figuration ou configuration, y a-t-il encore du
sens ? Mais dès qu’il prend figure, n’est-il pas vérité « totali­
taire 2 » ? Quel tracé garderait l’inadvenu du sens, et sa venue,

1. Cf. la discussion sur la « figure» entre JLN et Ph. Lacoue-Labarthe,


« Scène », Nouvelle Revue de psychanalyse, XLVI, Paris, Gallimard, 1992.
Cette discussion se poursuivra ailleurs.
2. Parmi cent autres, voici une phrase simple, d’une simple évidence
contemporaine, et dont pourtant on peut méditer la naïveté et l’ambiguïté
politique vertigineuses, sans pour autant suspecter un instant les bonnes
intentions de son auteur : « Par quels mots clés pourrait-on faire vivre un
sans les confondre avec une indétermination inconsistante ? Quel
nom pourrait frayer un accès pour l’anonyme de l’être-en-
commun ? Sans doute la Souveraineté, en tant qu’identification
du « commun » et de sa décision d’être en commun, a-t-elle
épuisé ses ressources de sens, pour devenir pur effet de vérité :
dont les effets eux-mêmes, comme de juste, ne peuvent manquer
d’être de « purification », « ethnique » par exemple comme il
arrive dans les Balkans au moment où j’écris cela... Mais cela
ne suffit pas pour simplement annuler tout index ou toute
question de « souveraineté » —c’est-à-dire d’un être-en-acte de
l’être-ensemble tel qu’il n’ait rien qui le précède ni l’excède.
La souveraineté a sans doute perdu le sens qu’elle avait, et
s’est elle-même réduite à une sorte de « trou noir » du politique.
Mais cela ne veut pas dire que le sens d’être-en-commun, pour
autant que le sens lui-même est en commun, n’ait pas à se
faire autrement souverain.

Pour commencer à se repérer dans la dés-orientation du


politique, il faudrait tout d’abord être au clair sur ce qu’on
appelle à la suite de Carl Schmitt le «théologico-politique».
On a trop facilement répété — en particulier à l’occasion du
bicentenaire de l’exécution de Louis XVI —que la Souveraineté,
s’étant privée de la transcendance théologico-politique (l’ayant
sacrifiée), divaguerait à la recherche d’un substitut « séculier ».
En prenant congé du théologico-politique, nous n’avons pas
perdu quelque chose, et nous ne sommes pas entrés dans une
politique du deuil et de la mélancolie, bientôt transformée en
deuil du politique *. Ce que nous retenons obstinément sous
nouveau rêve collectif ? » (Le Pas suspendu de la cigogne, film de Théos
Angelopoulos, 1991.)
1. Plus exactement : c’est bien ce qui nous est arrivé, et qui nous arrive
la forme d’un deuil interminable (en version dure, sur un mode
réactionnaire, en version molle, sur un mode gestionnaire), c’est
sans doute la perte d’une vérité — mais c’est l’ouverture d’un
sens. Tel est du moins le sens dont il nous reste à trouver le
sens. La tâche et la responsabilité politiques sont de comprendre
la « démocratie » autrement que par une théologie négative du
politique (comme l’innommable, l’infondable de la justice et
du droit).
A ce compte, la thèse de Carl Schmitt n’est plus tenable, si
elle le fut en son temps. Tout d’abord, il faudrait se demander
comment et jusqu’où il y avait politique, pour le grand nombre
des gens, dans l’époque du théologico-politique. Il n’y avait
peut-être pas, ou peu, de politique au sens à’un être-ensemble
dans lequel entrer, ou d’un lien à nouer, h cet égard, pour la
plupart il n’y avait que religion (domestique, ecclésiastique,
corporatiste, etc.). Et la «fin du politique » ne serait, comme
celle de l’« art », que celle de la religion : la fi n d’un régime
du sens donné, noué.
Parler ici de « la plupart des gens » n’est pas quantitatif :
c’est la venue de tous au rapport public —la « citoyenneté » —
qui fait le politique en tant que sens à venir, mais par consé­
quent aussi en tant que sens qui ne se subsume pas sous une

toujours. En aura témoigné, dans la France de 1993, l'effet produit par le


suicide de Pierre Bérégovoy. Quoi qu’il en soit de ce geste en lui-même,
il aura ete saisi (on peut du moins risquer cette interprétation) comme un
sacrifice venant à la place d’un autre sacrifice devenu impossible par la
perte de la Cause. Sacrifice donc simplement pénible, et pourtant, on aura
dit et pensé qu’il redonnait le « sens » du politique... (Ce même sens
sacrificiel qui, pour l’Amérique et pour l’Europe, avait à nouveau fait
surface lors de la « guerre du Golfe », avec la Souveraineté comme intacte,
ainsi que j’avais essayé de le montrer dans « Guerre, droit, souveraineté,
technê », Les Temps modernes, n° 539, juin 1991.) —Mais ce qui nous arrive
«vraiment» est déjà au-delà du deuil : ou bien, c’est que le deuil soit
enfin effectif, sans incorporation mélancolique et sans fantômes.
signification d’« État », pas du moins sans impliquer aussi la
multiplicité et la pluri-localité des rapports dans « le » rapport
qui n’est pas « un »
La « sécularisation » du théologico-politique dont on parle à
la suite de Carl Schmitt est un motif trompeur. Car s’il est
exact que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne
de l’État sont des concepts théologiques sécularisés 2 », il n’en
est pas moins exact que c’est aussi, en même temps, à sortir
de l’Etat, et en tout cas de l’État selon sa théorie simplement
sécularisée, qu’est employée, dans son principe, la sortie hors
du théologico-politique. Celle-ci n’est rien d’autre, une fois de
plus, que la « fin de la philosophie », en tant que fin —accom­
plissement et pas hors de soi —de l’assignation de l’être dans
la vérité de l’essence. Si Carl Schmitt avait raison d’affirmer
que « l’image métaphysique qu’un âge se fait du monde a la
même structure que ce qui lui paraît l’évidence même en
matière d’organisation politique. [...] la métaphysique est l’ex­
pression la plus intense et la plus claire d’une époque 3 », en
revanche il n’était pas à même d’apprécier à quel point la
métaphysique de notre âge, c’est-à-dire du début du XXIe siècle —
si du moins nous y abordons bien, et non pas à un retour des
« années 30 » —est ce qu’on peut appeler la métaphysique de la
déconstruction de l’essence, et de l’existence en tant que sens. Une

1. Étienne Balibar désigne sous le nom d’« égaliberté », avec la mutuelle


dépendance de l’égalité et de la liberté en tant que « le problème politique
par excellence », « l’illimitation démocratique (du) procès d’extension des
droits à toute l’humanité », et le « droit de chacun (et de chacune) à devenir
le “ sujet ” ou l’acteur de la politique », étant entendu que « nul ne peut
être libéré ou émancipé par d’autres, d’“ en haut ”, cet en-haut serait-il le
Droit lui-même, ou l’État démocratique ». (Les Frontières de la démocratie,
Paris, La Découverte, 1992, pp. 247-248.)
2. Carl Schmitt, Théologie politique, trad. J.L. Schlegel, Paris, Gallimard,
1988, p. 46. Il faut rappeler que ce texte a été écrit en 1922.
3. Op. cit., p. 55.
formule aussi sommaire est grossière, cela s’entend, et elle n’est
rien de plus qu’un abrégé de problèmes en même temps qu’un
index tendu vers un autre geste, vers un « style » et vers une
praxis. Mais cette praxis, nous y sommes déjà, et ce « style »
aussi —comme « style de vie », « style d’existence » —, bien que
l’une et l’autre ne se forment pas encore d’eux-mêmes une
«vision théorique» dégagée de la métaphysique de l’essence,
et ne puissent pas le faire pour des raisons de principe : parce
que ce qui vient ne se montre que venu, et passé
Toutefois, de même que l’alternative entre la permanence
de l’ancien et l’innovation pure est fausse (et elle-même « théo­
logique »), de même la « fin » du « théologico-politique » lui
vient de l’intérieur de lui-même et de son propre passé. Il
faudrait parcourir tout ce passé, à commencer par ce qui se
déconstruit de soi du théologique chrétien. Pour le moment, je
me contenterai d’indiquer ceci : Rousseau représente à la fois
un exemple « remarquable », comme le dit Schmitt2, de « poli­
tisation de concepts théologiques », et un index pointé, par-
delà son savoir même et sa théorie, vers tout autre chose, à
savoir, non pas des principes du politique, mais le politique
1. À ce compte, la critique de Carl Schmitt par Hans Blumenberg,
l’affirmation d’une « légitimité des temps modernes » non théologique, d’un
monde en invention permanente de soi, réglé par le progrès et par la liberté,
mériterait sans doute d’être considérée de près —mais elle reste plus tributaire
qu’elle ne le croit d’une théologie négative, qui est cette fois une anthropo­
logie (sans doute à plusieurs égards comme celle de Marx). (Die Legitimitàt
der Neuzeit, Francfort s. M., Suhrkamp, 1966). Elle ne touche pas encore
à la « métaphysique » de Yexistence et du monde. Ou plus lapidairement
encore : elle ne touche pas à l’acte, et en reste à la puissance (ce qui forme
le point crucial d’une déconstruction de la métaphysique qui soit décidément
autre chose qu’une nouvelle critique interne à son Kampfplatz). Du même
coup, il n’est pas certain qu’il n’y ait pas à reprendre autrement la discussion
du thème schmittien de l’ami/ennemi, que Blumenberg pense pouvoir
évacuer. Mais je ne saurais le faire pour le moment.
2. Op. cit., p. 55.
in statu nascendi, le nouage du lien social en tant qu’archi-
constitution de l’« animal politique ». Le modèle du contrat
reste à cet égard insuffisant, voire indigent, en ce qu’il présup­
pose les sujets-parties contractantes. Et pourtant, tout son sens
est de constituer ces « parties » elles-mêmes. Tout son sens est
de penser le lien à nouer, et non déjà noué. En d’autres termes :
de penser le sens de l’en-commun non pas comme la vérité d’un
sujet commun, ni comme un sens « général » superposé aux
sens « particuliers », mais au contraire comme l’absence d’un
sens « général » hors de la singularité nombreuse d’autant de
« sujets de sens ». Autant Rousseau « sécularise » la Souverai­
neté, autant il en démultiplie la vérité en différant son sens,
en lui ouvrant une histoire inédite qui est encore la nôtre. Ce
n’est plus « sécularisation », c’est « mondialisation », c’est-à-
dire : remise de la souveraineté à l’existence, à l’existence nue.
A ce compte, la « décision » schmittienne n’est pas non plus
simplement disqualifiée. En termes de « sécularisation », la
nécessité de la décision —c’est-à-dire l’impossibilité d’assigner
un Sujet du droit et de l’État qui ne soit pas d’abord un
existant en acte — n’a pas d’autre recours que la dictature. En
termes de « mondialisation », ce recours se retourne contre lui-
même. La décision est l’exister comme tel, et l’exister, pour
autant qu’il n’a pas lieu à un seul, ni à deux, mais à beaucoup,
se décide comme un certain en de l’en-commun. Lequel ? la
décision consiste précisément à ce que nous ayons à en décider,
dans et pour notre monde, et donc d’abord à décider de
« nous », de qui est « nous », de comment nous pouvons dire
« nous » et nous dire nous.
Travail

Le sens d’un monde réduit au travail, ou le sens du travail


au monde ? D’une certaine façon, c’est la question qui nous
traverse de part en part, une fois du moins que la possibilité
même du travail est effectivement présente, et à supposer que
son absence (« chômage » d’un côté, « sous-emploi » de l’autre)
ne soit pas elle-même un effet de la réduction générale au
travail, avec sa distribution inégale.
On pourrait relancer cette question par une esquisse d’histoire
du rock’n roll : comme on le sait, la naissance du rock cor­
respond à un moment de difficultés socio-économiques accom­
pagnées d’une (première ?) déstabilisation, ou fissuration, des
représentations construites en termes de « classe des travail­
leurs », et avec elles, de certaines formes de musique populaire.
Le rock correspond, au départ, à une transformation du rapport
à l’exploitation, où se mêlent un désir d’évasion du monde du
travail (par la réussite dans ce qui deviendra le show-biz) et
une volonté de créer de nouvelles formes populaires (cf. « pop
music » et « pop’art »). Le conformisme de classe moyenne
dans lequel une bonne partie du rock et de ses prolongements a
fini par se couler ne sature pas, aujourd’hui encore, la totalité
du phénomène : dans son identité multiple, mouvante, tant
du point de vue social que du point de vue musical, il reste
traversé et « travaillé » par des secousses, des ruptures (hard,
punk, metal, destroy, grunge, etc., ou bien, inversement, Xun­
derstatement d’une nouvelle sobriété) qui restent en rapport avec
son origine, et qui accompagnent sa singulière mondialité *.

L’enjeu dernier, pour Marx, a toujours été de libérer, ou


d’« égalibérer 2 », les fins, et non de finir une Cause. Pour lui,
le nom du sens —du sens de la libération et de la délivrance
du sens —était le travail (pour lui, et pour toute une époque
qui reste encore à plusieurs égards la nôtre). Reste à savoir ce
que « travail » veut dire.
Ce que Marx avait en vue n’était pas simplement la gestion
libre, égale et socialisée de la nécessité des « échanges organiques
avec la nature ». Car c’est seulement « au-delà de cet empire
de la nécessité que commence l’épanouissement de la puissance
humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté
qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur le règne

1. Juste un exemple, pris chez Lou Reed : « Down at his job his boss
sits there screaming/if he loses his job, life loses his mea ning/his son is in
» (*
high school/there’s nothing he’s learning/ he sits by the T V VideovMmce v
dans Mistrial, RCA, 1986). Dans une interview, Johnny Hallyday décla­
rait : « A l’époque, on n’avait pas le choix, c’était ou l’usine, ou le rock’n
roll. » —Quant au « monde » : « Où sommes-nous, Billy ?/Nevada ? Mala-
koff ?/Dans le désert/ — (Le désert est partout)... », Kat Onoma, Billy the
Kid, Fnac Music, 1992.
2. Pour parler Balibar : cf. note 1, p. 145.
de la nécessité 1». Ce règne de la liberté ne représente pas non
plus, pour Marx, une sortie hors de la sphère ni de la catégorie
du « travail ». La « puissance humaine » dont il parle ici, il la
désigne ailleurs comme « travail » : « quand le travail sera
devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier
besoin de la vie 2 ».
Du travail comme premier besoin de la vie, telle est la
question. Comment l’entendre ?
Il est à noter que cette phrase est précédée de celle-ci :
« quand auront disparu l’asservissante subordination des indi­
vidus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre
le travail intellectuel et le travail corporel ». C’est à noter, parce
qu’il n’y a pas besoin d’être maoïste, ni d’expédier les intel­
lectuels et les artistes aux travaux forcés, pour affirmer que
nous ne nous pourrons pas nous tenir quittes de la question
posée par cette opposition : elle expose au moins une figure
déterminée, et très précisément, socialement et politiquement
concrète, du problème général du « règne de la liberté ». Sans
doute, les termes de l’opposition doivent être soigneusement
analysés dans une situation où les travaux informatisés, le
secteur tertiaire, le travail dit « social », etc., brouillent en
surface une distinction « intellect/corps » qui était encore rela­
tivement, et phénoménalement, simple pour Marx. Mais le
cortex et les nerfs sont du corps, ainsi que les yeux, les oreilles,
les mains... Réciproquement, tout le corps intervient, muscles
et os, dans le travail dit « intellectuel ». Le sentant et le senti
sont du corps. Ergo : l’opposition en question est — mais elle
n’est que—une figure de la distinction entre le travail comme
«moyen» et le travail comme «fin».
C’est dans cette distinction que tient sans doute l’essentiel
1. Fragment pour Le Capital, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1488.
2. Critique du programme du parti ouvrier allemand, t. I, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 1420.
de la problématique, de l’attente, et peut-être de ce qui jusqu’ici
a fonctionné comme l’aporie marxienne. («Jusqu’ici» : parce
que de la révolte, à nouveau, n’est pas imprévisible, sinon de
la révolution, et qu’elle n’aura pas lieu sans référence à Marx,
quelle qu’elle soit au juste.)
Pour passer du travail comme moyen (tout est là : moyen,
médiateur, opérateur de/par la négativité, ou bien... ?) au
travail comme fin, ou du travail nécessité au travail libéré, il
faut à la fois changer complètement de sphère, et pourtant
conserver quelque chose dont l’identité se tiendrait sous le nom
de « travail ». Cette dialectique est-elle possible ? Est-il possible
d’arracher au « travail » le secret d’une transmutation de la
nécessité en liberté ? S’agit-il d’une dialectique ? Ou bien d’une
dialectique qui ne serait plus elle-même « travail du négatif »,
et en quel sens ? Je ne saurais répondre. Mais il est nécessaire
d’explorer les conditions de ces questions.
Et tout d’abord, il est nécessaire de dénoncer ce qui, dans
l’ordre actuel des choses en pays développé, revient sans doute
à introduire sournoisement la croyance (l’idéologie) que cette
dialectique est à l’ouvrage. Parce que beaucoup de formes
extérieures du travail ont change, parce que l’image prégnante
du travailleur de force s’est estompée (comme s’il n’y avait pas
toujours des aciéries, des chaînes de montage, des outils très
lourds et des matériaux très durs, des poussières, des gaz..., et
comme si le travail informatisé n’avait pas ses duretés, ses
risques.. - pour ne rien dire ici de la division des tâches entre
les immigrés et les autres, entre le Nord et le Sud), parce que
la distinction patente de la rente et du travail a disparu, parce
que la récente expansion du capitalisme financier entretient le
leurre des petites satisfactions boursières, et pour d’autres raisons
encore qu’il faudrait mettre au jour, il semble que la catégorie
du « travail » s’étend et se distend presque jusqu’à la dilution,
comme prête à «imprégner toutes les sphères de l’existence»
(ainsi que Marx le voulait de la politique) — et cela, malgré,
ou peut-être bien avec une opposition plus tranchée qu’aupa­
ravant entre le « loisir » (aux brillantes images de Club Med)
et le « travail ». Insidieusement, sans vraiment se proposer
comme telle, une thèse du travail auto-finalisé se répand à
travers ce qui est en réalité un devenir-laborieux généralisé de
l’existence sociale.
A supposer que les pièges de cette illusion soient évités,
vient la question de fond : passer de la nécessité à la liberté
en gardant le travail, cela signifie passer de la production à la
création, ou bien, en des termes qui seraient plus rigoureux
(plus aristotéliciens et plus marxistes), passer de la poiesis à la
praxis, de l’activité qui produit quelque chose à l’activité par
laquelle l’agent de l’action se « produit », ou se « réalise » lui-
même.
Cela pourrait encore se dire ainsi : ce serait passer de la
« plus-value » assignable comme extorsion d’une valeur ajoutée,
mesurable en termes de force et/ou de temps de travail, à la
« plus-value » inassignable en tant que « valeur », et donc à un
au-delà de la valeur, ou à la valeur absolue, mesurable à rien
(ce que Kant appelait « dignité »), de la fin-en-soi d’une pure
autotélie (en outre, chaque fois singulière, incomparable). C’est
tout l’économique, et toute l’« économie politique », avec sa
critique, qui sont en jeu.
En d’autres termes encore : passer du labeur à l’art. De l’une
à l’autre « technê ». Ou bien : de la technique à « elle-même »,
si c’est possible... On trouverait, pour un tel programme peut-
être impossible à programmer, bien des jalons chez Marx lui-
même.
(A titre d’exemple du nœud de la question chez Marx :
\

« Diminuant non plus au profit du surtravail, la réduction du


temps de travail nécessaire permettra le libre épanouissement
de l’individu. En effet, grâce aux loisirs et aux moyens mis à
la portée de tous, la réduction au minimum du travail social
nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique,
etc., de chacun *. » La nodosité de la question tient à l’enche­
vêtrement des notions de surtravail [qui est, selon le contexte,
le travail « volé », comme « temps de travail »], de travail
social — que serait donc un travail non social, asocial ? —, de
travail social nécessaire et de son corrélat implicite ( ?), un
travail social libre, ou un surtravail — art ou science — qui
devrait travailler le travail au-delà de son aliénation.)
Il s’ensuit trois questions de taille.
1. Le premier et le second « travail » sont-ils, a quelque
égard, de même essence, ou non ? Le travail travaille-t-il le
travail ? C’est peut-être la grande hypothèse et/ou question de
Marx. Héritée de Hegel, mais coupant court, par son tranchant,
à ce qui restait entendu de Kant à Hegel, à savoir, que le
travail travaille et libère le travail de lui-même en passant
d’une classe à l'autre et simultanément d’un registre (« corpo­
rel ») à l’autre (« intellectuel »).
2. Le passage de l’un à l’autre s’opère-t-il par « travail » —
et en quel sens — ou non ? (Il me semble que ce sont les
questions auxquelles n’ont pas répondu les penseurs d’un
marxisme pourtant dégagé de l’exclusivité du modèle productif,
ou du modèle de l’accomplissement « communiste » du capi­
talisme, aussi bien, par exemple, Maximilien Rubel que Michel
Henry.)
3. La technique aurait-elle à faire avec cet hypothétique
passage (conformément, dans une certaine mesure, aux vues de
Marx), si son essence ne doit plus être considérée à la manière
dont Heidegger a cru pouvoir le faire (du moins sur le registre
le plus connu, et le plus convenu, de son discours), c’est-à-
dire comme une extorsion opérée sur la nature, elle-même
« arraisonnée » comme « stock », mais d’une tout autre manière,
comme in-finitisation de la « production » et de l’« œuvre », ou
comme « désœuvrement » ?
1y Principes..., t. II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 306.
Ces questions sous-tendent l’énorme ambiguïté qu’emblé-
matise depuis longtemps la maxime ou le slogan qui dit que
« le travail rend libre ». Idéologème bourgeois et benoît d’une
dialectique molle menant de nécessité en liberté, la formule a
fini, comme on sait, en affreuse dérision inscrite au fronton
d’Auschwitz (Arbeit macht frei).
Mais à supposer que la formule puisse être pensée autrement,
à supposer que « le travail » accède à la liberté, la formule elle-
même fait bien voir ce qui lui manque : car elle n’énonce pas
que le travail se rend libre. Ce qui est le problème de Marx.

Sans prétendre aller plus loin, j’ajouterai seulement ceci à la


description du problème.
a) Un travail rendu libre et autofinalisé, cela reviendrait-il
à ériger le travailleur en fin dernière ? On sait que cette figure
fut celle que Jünger érigea en figure annonciatrice d’un monde
nouveau, et que le Heidegger du Discours de rectorat en reprenait
l’inspiration. L’agent, le sujet, l’homme, le Dasein ou la sin­
gularité de hi praxis peut-il être « le travailleur » ? Le doit-il ?
Doit-il, peut-il y travailler ? (on comprend qu’il y a tout un
thème de la révolution comme travail qui se trouve ici en jeu :
la révolution comme travail ou comme jeu...)
b) Il y a au moins quelque chose qui reste impensé lorsqu’on
veut penser un travail qui (se) libérerait : c’est la dureté du
travail, c’est sa dimension de peine (adhérente au concept au
moins par l’étymologie, comme on sait). Le travail libre, et/
ou le travail par lequel le travail se libérerait (de) lui-même,
est-il encore pénible ? Que voudrait dire un travail sans peine ?
Ce n’est pas seulement une question de mots. C’est à coup
sûr, beaucoup plus radicalement, une question ontologique :
il y va de l’ontologie de la nécessité, de la nécessité du « corps »,
de la « nature » et des « besoins ». Peut-être manquons-nous,
en langage heideggerien, d’une analytique existentiale de la
peine, d’un existential de la pénibilité, et qui ne soit pas une
justification de type sacrificiel.
Passer de la nécessité à la liberté, serait-ce passer de la peine
au plaisir? Dans le passage, n’y a-t-il pas de peine? Et dans
le plaisir lui-même? Que fait donc ici, par son voisinage
historique, cette catégorie du « sublime » en tant que mixte de
peine et de plaisir ? Y aurait-il du travail sublime?
En vérité, j’essaie seulement d’énoncer ces questions, parce
qu’elles sont là, inévitables. Je ne leur ai pas supposé de réponse.
Je n’invite pas du tout à transformer une dialectique conqué­
rante en sa propre dialectisation par un dolorisme ontologique —
en fait, tout bonnement moralisant —, qui sans doute est déjà
présent dans l’idéologie du « travail qui rend libre » (« Tra­
vaillez, prenez de la peine : c’est le fonds qui manque le moins »...
Toute l’ambiguïté de la fable est résumée dans son dernier
vers : *■Que le travail est un trésor. » Ce trésor est-il valeur, ou
l’au-delà de toute valeur ? Comment penser le fonds ? Mais je
remarque que pas plus Marx que Heidegger, et pas plus Michel
Henry que Jünger ne prennent en vue, directement et pour elle-
même, la peine du travail. Tout au plus la trouverait-on, en
étudiant les textes, présente sous la forme déjà médiatisée,
dialectisée, transsubstantiée de Yeffort nécessaire, comme on sait,
à toutes les grandes conquêtes, et surtout à celle de « soi-
même »...
Et c’est ainsi, peut-être, qu’on trouverait chez Marx, au-delà
de la peine soulignée dans le travail aliéné, une remarque
comme celle-ci, dont l’analyse contextuelle fine reste à faire :
«Les travaux vraiment libres, la composition musicale par exemple,
c’est diablement sérieux, cela exige même l’effort le plus intense >
De manière générale, y a-t-il ou non chez Marx travail non
1. Ibid., p. 289. La formulation de la question suivante est due à Denis
Guénoun.
aliéné ? Cela est-il équivalent à « travail non pénible » ? Ou
encore : que signifie « aliénation » ? Cette question ne fut pas
par hasard, il y a quelque trente ans, une ligne de fissuration
du monolithe communiste. Elle peut être transcrite ainsi : que
signifie « autoproduction » ?poiesis, praxis, ou bien encore, inouïe,
autre chose ? Se pourrait-il qu’il y ait à surmonter ( ?) la
distinction, et à manier une pensée poiêpraxique ou praxipoiê-
tique ?
Propédeutique minimale à de telles questions : c’est à la
thématique de la force qu’il faudrait ici se soustraire, aux motifs
de l’effort, de la force et de la puissance, de la Macht du
machen (et peut-on le faire au nom du «travail»?). Car la
peine, la passivité, la passion ou la passibilité attachées à la
peine ne relèvent pas de ce registre. —Pas plus, du reste, qu’elles
ne relèvent du registre moral de la condamnation chrétienne,
à laquelle le travail a été attaché (mais attaché aussi à une
rédemption, qui peut-être a laissé des traces chez Marx).
Peut-on penser « la sueur du front » à l’écart de la force et
à l’écart du péché ?
Marx : « “ Tu travailleras à la sueur de ton front! ” Cette
malédiction, Adam la reçut de la bouche de Jéhovah, et c’est
bien ainsi qu’Adam Smith entend le travail ; quant au “ repos ”,
il serait identique à la “ liberté ” et au “ bonheur ”. C’est le
moindre souci de Smith que, “ dans son état normal de santé,
de force, d’activité, d’habileté, de dextérité”, l’individu ait
également besoin d’une quantité normale de travail qui mette
fin à son repos *. »
Du travail comme besoin ? d’un besoin d’une quantité nor­
male de ce besoin? Questions dérisoires ou détestables pour
qui sort des camps, du stakhanovisme ou du fordisme (à
supposer que quiconque en soit sorti, ou que l’on sache ce que

1. Ibid., p. 288-289.
veut dire, ici, « sortir de »). Et pourtant, il faut les poser : elles
demandent, en fait, ce qu’il en est du sens du travail, et
jusqu’où, et comment, il faut que ce sens soit libéré pour être
du sens.

Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation


de la nature, exploitation qu’avec une naïve suffisance l’on
oppose à celle du prolétariat. Comparées à cette conception
positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont
fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon
sens. Pour lui l’effet du travail social bien ordonné devrait être
que quatre lunes éclairent la nuit de la Terre, que la glace se
retire des pôles, que l’eau de mer cesse d’être salée et que les
bêtes fauves se mettent au service de l’homme. Tout cela illustre
un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure
de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en
son sein l.
D’une certaine façon, nous sommes plus près des imagina­
tions de Fourier que Benjamin ne pouvait se le représenter. Ce
qui s’en réalise, pourtant, ne vient pas sous le signe du travail,
mais sous celui de la technique. De fait, la technê n’opère-t-elle
pas ce qui suppléé la phusis ? Dans la technique, le travail
paraît s’éclipser en tant que production. La technique semble
tendre à ressembler à une praxis plutôt qu’à une poiesis. Elle
transforme son agent— elle-même et le technicien— plutôt
qu’elle ne façonne un produit. Cependant, le labeur subsiste,
et dépouillé, non seulement d’une plus-value, mais du sens
même d’une « production ». Toutefois, cette lente dérive de la
technê à l’écart de la production est elle-même ambivalente.
1. Walter Benjamin, Sur la philosophie de l’histoire, trad. M. de Gandillac
dans Essais, II, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 202.
Elle peut répondre au « mot d’ordre » : « Effectuer pour effec­
tuer 1 », ou bien elle peut (se) dês-œuvrer : avoir pour fin de
n’en pas finir avec le sens. Or il ne s’agit pas de simplement
trancher (ce qui revient toujours à l’idéologie du choix entre
« technique aveugle » et « technique maîtrisée ») : il s’agit de
décider sur la limite sans épaisseur qui (ne) sépare (pas) un
in-fini d’un autre in-fini. Telle est la ligne qui partage le mot
« travail », entre « labeur » et « praxis ».
Mais cette ligne elle-même se divise, comme de juste, le
long de ses deux bords : le labeur, entre une pénibilité exis­
tentiale et une extorsion de rendement, la praxis, entre l’acte
d’une existence et l’acte autotélique qu’on nomme le «capi­
talisme », ou l’économie-monde. L’économique ne peut plus
être représenté comme une « infrastructure », il n’y a plus
l’économie, il y a Yecotechnie, la structuration mondiale du
monde comme espace 2 réticulé de l’organisation capitaliste,

h Dominique Janicaud désigne ainsi l’une des dimensions qu’il discerne


dans la rationalité, celle de la « Puissance », pour en distinguer une autre
qui « réserve un possible » et pour laquelle « aucune surprise n’est exclue».
Comme il le dit, ce « partage » de la rationalité « vient contester [...] toute
souveraineté de Sens, toute diction exclusive » (La Puissance du rationnel,
Paris, Gallimard, 1985, pp. 346-348). Mais ne faut-il pas plutôt pressentir
le sens, et sa souveraineté — indécidablement puissante et nulle-, dans la
déhiscence même du « rationnel »? Il ne suffit pas de se prémunir contre
une domination «exclusive» : encore faut-il que cela même fasse sens :
telle est la forme générale de nos problèmes.
2. Oikos, maison, habitation, famille, dont la racine renvoie aussi bien
au « village » et au « groupe ». Domus en fut la figure familière et habitable,
que ruine aujourd’hui « la grande monade mégapolitaine spatiale» selon
laquelle « la métaphysique est réalisée dans la physique, sens large, agie
dans la techno-science », « domestication sans domus [...] physique sans dieu-
nature [...] économie où tout est pris, rien reçu », selon les termes de Jean-
François Lyotard (« Domus et la mégapole », dans VInhumain, Paris, Galilée,
1988, pp. 210-211). Lyotard n’en précise pas moins que la domus n’a « sans
doute jamais existé » et que, par conséquent, « la pensée ne peut pas en
mondialiste et monopoliste par essence, monopolisant le
monde *. Dans la mesure où la monopolisation du monde fait
disparaître le fantôme d’une autre « économie » —c’est pourquoi
le « socialisme réel » s’est dissous de lui-même, non par échec,

appeler à (sa) mémoire » (p. 213). Il en conclut qu’il ne reste qu’à « témoi­
gner de la pensée comme désastre, nomadisme, différence et désœuvrement »
(id.). Chacun de ces termes est donc compris comme une forme de l’ex­
trémité définitivement abîmée de la « métaphysique». Le geste de Lyotard
a toute la rigueur et la gravité du dernier geste — interminable — de la
philosophie. J’y fais seulement deux objections : 1. Chaque désignation de
l’extrémité s’est déjà, silencieusement et inévitablement, retournée ou extra­
vasée en elle-même et excrite en tant que sens ; c’est-à-dire, non pas reprise
ou relevée en une autre signification, mais ré-ouverte en signifiance illimitée.
Et certes, ni l’excription, ni l’ouverture ne vont sans souffrance. C’est où il
faut interroger quelle souffrance est torture, et quelle souffrance est pénibilité
existentiale (pas plus tolérable pour autant). 2. Lyotard parle ici du phi­
losophe, en tant qut travailleur de pensée et d’écriture, travailleur qui se
trouve « désœuvré » en ce sens, plutôt que du penser lui-même, du penser
et se-penser du sens à même l’exister de tout le monde. Qu’un certain
travail-production philosophique soit obsolète (comme on le dit des
machines), et qu’il y ait à changer de style, je l’ai dit (et Lyotard le fait,
et il le fait, avec plusieurs autres, exemplairement depuis qu’il écrit !)—et
du reste, cela n’est pas nouveau, c’est peut-être ainsi qu’il y a philosophie
depuis qu’il y en a, si jamais cela doit même se dater. Mais que le sens
soit dans les livres de philosophie —quel que soit leur style —, voilà bien
un piège métaphysique-mégapolitain. Le sens est dans l’excription du livre,
le sens est que le sens ne cesse pas de venir d'ailleurs et d'aller ailleurs, oui,
jusqu’aux confins de la « grande monade », l’exposant elle-même en elle-
même, et le travailleur-philosophe inscrit cela. Mais l’autre travailleur (cet
autre que le « philosophe » est aussi dans son corps, dans l’écotechnie de
son ouvrage) est autrement à ?nême cette venue du sens. Je veux dire : la
praxis ne lui manque pas, qu’elle soit réforme ou révolte, qu’elle soit
migration ou habitation, peine ou joie, invention ou routine, et décision
sans cesse rejouée. Il ne faudrait pas qu’une mélancolie séculaire de l’Oc-
cident s’aveugle sur ceci : qu’elle est sans doute tributaire de la division
entre les travaux, et que le philosophe risque d’être mélancolique parce
qu’il croyait être dans le travail déjà « libre », tandis qu’il croyait l’autre
mais par non-consistance -, Yêcotechnie étale désormais le pos­
sible dans une clarté nouvelle : ou bien elle a pour sens
Tautisme de la « grande monade », en expansion indéfinie, et/
ou bien elle a pour sens de faire sauter, une fois de plus, toutes
les clôtures de signification pour laisser venir du sens, néces­
sairement inouï. Cest-à-dire, ou bien l’écotechnie fait tout le
sens du travail - d’un travail désormais infini, hébété de sa
propre infinitude et de sa totalisation indéfiniment croissante -,
ou bien Têcotechnie ouvre le travail au sens, le dés-œuvre à
Tinfini du sens 2.

simplement asservi. Mais ce n’est pas si simple, bien que, de toute évidence,
ce ne soit pas non plus l’inverse. Reste, pour le moment, ceci, qui me
paraît urgent : ne déchiffrons pas le monde à travers notre mélancolie
philosophique —pas plus qu’à travers un optimisme maniaque de la même
farine. Mais apprenons à penser au monde.
1. J’évoque les conclusions de F. Braudel dans ha Dynamique du capi­
talisme, Paris, Arthaud, 1985.
2. A ce point, ce qu’il faut éviter avant tout est de confondre l’accès au
sens avec le « loisir », qui n’est, on le sait bien désormais, qu’une notion
économique dans l’économie (à quoi on a superposé, comme de juste, une
image nostalgique de la scholê, du beau loisir de l’homme libre et plus
précisément, et comme par hasard, du philosophe...). Nous n’avons pas
« loisir » de nous livrer ou non à la méditation du sens. Le sens nous vient
et nous traverse dans l’urgence et dans la nécessité. C’est pourquoi il s’agit
de ce que « le temps de non-travail (puisse) cesser d’être l’oppose du temps
de travail» rendant ainsi possible que «les individus (soient) beaucoup
plus exigeants quant à la nature, au contenu, aux buts et à l’organisation
du travail (et n’acceptent plus) de “ travailler idiot ” ni d’être soumis à une
surveillance et à une hiérarchie oppressives », de telle sorte que « la libération
du travail aura conduit à la libération dans le travail, sans pour autant
transformer celui-ci (comme l ’imaginait Marx) en libre activité personnelle
[...] L’hétéronomie ne peut, dans une société complexe, être complètement
supprimée au profit de l’autonomie » (André Gorz, Métamorphoses du
travail. Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, p. 119). Ces phrases peuvent
paraître « idéalistes » : de fait, je ne suis pas certain qu’André Gorz, malgré
la précision et l’exigence de son propos, soit en mesure de répondre à toutes
les questions soulevées plus haut. Néanmoins, ce n’est plus Fourier qui
rêve. C’est Yécotechnie elle-même qui développe, aussi bien dans ses contra­
dictions, la possibilité, voire la nécessité, d’un autre « travail ». C’est ainsi
qu’il peut paraître nécessaire de parler, aujourd’hui, de « la première crise
du postfordisme », comme d’une crise où la nouvelle « valorisation pro­
ductive », en tant qu’elle implique à beaucoup d’égards l’initiative des
travailleurs, « s’oppose, radicalement, au commandement » international par
« les instruments du contrôle monétaro-financier » (Toni Negri, « La pre­
mière crise du postfordisme », Futur antérieur n° 16, 1993/2 , L’Harmat-
tan. — De cette partie sur le travail, une première version a été publiée
dans le n° 18, 1993/4, de la même revue).
Politique II

Gomment essayer de discerner au moins les termes dans


lesquels se pose désormais l’exigence politique? Dans un pre­
mier temps, je dirai comment la ou les combinatoire(s) de
quatre termes —sujet, citoyen, souveraineté, communauté — orga­
nisent) mais aussi sature(nt) et épuise(nt) l’espace politique
qui se clôt aujourd’hui, et que je caractériserai comme l’espace
d’un sens autosuffisant. Dans un second temps, je me deman­
derai comment penser le « lien social » à une autre enseigne
que Celle de l’autosuffisance, qui peut-être revient toujours à
ne pas nouer ce lien, pour l’avoir supposé déjà noué, donné,
comme lien d’amour ou de haine, de force ou de droit (c’est
toujours à la logique de la présupposition qu’il faut se confron­
ter). Comment penser le lien à nouer, chaque fois ? Comment,
donc, au lieu de conférer du sens au nœud présupposé, faire
du nouage le sens lui-même 1?
1. Une première version de cette partie a été écrite pour le colloque
Sujet, citoyen, souveraineté, communauté

Le sujet n’est pas le citoyen (si du moins on entend bien


« sujet » selon son concept philosophique ou métaphysique).
L’un et l’autre représentent deux postures de revendication de
la souveraineté, et d’institution de la communauté. Ces deux
termes à leur tour, considérés dans leurs notions formelles pures,
ne proposent pas autre chose, ensemble ou séparément, qu’une
émergence ou une constitution absolues de sens. De quelle
manière le sens est-il postulé lorsqu’il est visé par le sujet ou
par le citoyen, qui forment la double polarité de tout notre
espace politique ? (Je le souligne une fois pour toutes, il ne
s’agit que d’une double polarité : il n’y a jamais une espèce
pure de la politique du sujet, ni de celle du citoyen.)
Le citoyen est d’abord un, quelque un, ou tout un chacun,
tandis que le sujet est d’abord soi, c’est-à-dire la boucle par
laquelle un a» porte son unicité à la puissance de l’unité. Le
citoyen est dans l’ordre des unicités nombreuses, le sujet est
dans Tordre de l’unité identifiante. C’est pourquoi la cité (qui
sans doute, il faut y insister, n’eut jamais lieu comme telle,
mais figure la projection de l’un de nos pôles) est représentée
tout d’abord comme un espace public, ou comme le public en
tant qu’espace, et comme un espace citadin, c’est-a-dire ni
comme un territoire, ni comme un domaine, ni comme un no
man’s land, mais comme une circulation, une réticulation, un
Sujet et Citoyen organisé par la revue Intersignes (Fethi Ben Slama et
Abdelwahab Meddeb) à Monastir (Tunisie) en mai 1993. Actes publiés
dans les Cahiers Intersignes, rf 8/9, Paris, 1994.
échange, un partage, une localisation multiple, surdéterminée
et mobile. Dans cet espace, le citoyen a lieu, place et circuits.
Il est, avant tout, ce citoyen, celui qui occupe et qui parcourt
cet espace, qui est défini par lui, par le partage de son extériorité.
Etre citoyen est un rôle, ou plusieurs, c’est une démarche, ou
plusieurs, une allure, un pas. G’est ainsi que le citoyen est un
complexe, lui-même mobile, de droits, de devoirs, de dignités
et de vertus. Ceux-ci ne se rapportent pas à l’effectuation d’un
fondement ni d’une fin autres que l’institution même de la
cité. En un sens, le citoyen ne fait rien d’autre que partager
avec ses concitoyens les fonctions et les signes de la citoyenneté,
et dans ce « faire », son être est tout entier exprimé. C’est ainsi
que la cité « grecque » (et, dans une certaine mesure, « romaine »)
nous apparaît comme parfaitement autotélique, d’une autotélie
dont Vautos serait en somme dépourvu de toute intériorité,
sans rapport aussi bien avec ce que nous désignons comme la
« sphère privée » qu’avec ce que nous appelons la « nation ».
À cet égard, la cité n’a pas de sens : elle ne se rapporte pas à
un autre signifié que sa propre institution, qui n’est elle-même
que le signifié minimal, celui de la découpe de la cité comme
telle, sans autre « identité », « mission » ou « destin » à conquérir
ou à épanouir. L’en-commun de la cité n’a pas d’autre identité
que l’espace où les citoyens se croisent, et il n’a pas d’autre
unité que l’extériorité de leurs rapports. D’une certaine manière,
la citoyenneté selon son concept pur est toujours virtuellement
« mondiale ».
(Au passage, je ferai remarquer que la référence philoso­
phique grecque de cette cité serait plutôt Aristote, puis les
stoïciens, et non Platon, qui donnerait la référence de l’autre
pôle, celui du sujet.)
Ainsi, le « citoyen » de la Révolution française était bien
fondé à se penser, et à penser « la France » ou « la République »,
selon une dimension internationale, européenne, voire cosmo­
polite. Tel était, jusqu’à un certain point, l’héritage de Rous­
seau, et derrière lui de toute la tradition du « contrat » dans
laquelle il faut voir, par-delà les différences capitales, d’une
théorie à l’autre, sur les causes et sur les effets du contrat, la
pensée de la res publica comme d’une res dont toute la realitas
(ou la substantialité) tient dans son institution formelle, et
dans l’absence d’un sens autre que cette institution même.
Quant aux thèmes de la « nation » et de la «patrie», ils
provenaient en revanche de la grande monarchie européenne.
De manière corollaire, la cité comme telle repousse en prin­
cipe la religion dans les sphères infra- ou supra-civiques, quitte
a proposer un substitut, une « religion civique » qui échoue
régulièrement, de Périclès à Robespierre, à prendre en charge
la demande religieuse, c’est-à-dire la demande d’une appro­
priation subjective du sens. Ce faisant, la cité trahit peut-être
ceci, qu’elle est en vérité intenable, ou abstraite, de cette
« abstraction sans Idée » que Hegel reproche à Rousseau comme
ce qui « détruit le divin existant en soi et pour soi, son autorité
et sa majesté absolues 1».
Inversement, et nous y reviendrons, une politique du sujet
est toujours une politique religieuse. C’est pourquoi il faut être
très précis lorsqu’on fait de 1789 la coupure d’avec le « théo-
logico-politique ». Car il y a en fait deux ruptures mêlées (et
peut-être indémêlables) : celle qui ferait accéder à la cité (à la
démocratie) comme à un espace qui ne serait plus théologique
du tout (moyennant une condition supplémentaire dont je
parlerai plus loin), et celle qui mène à la politique du sujet
moderne (à l’État-Nation), où la théologie laïcisée, ou si on
préfère romantisée, du « peuple », de [’« histoire », voire de
IV humanité », se substitue à la théologie « sacrée ».

1. Principes de la philosophie du droit, § 258.


Chez Rousseau lui-même, le mot de « peuple » signale bien
le point d’inflexion où le citoyen, malgré tout, se fait aussi
sujet, ou se rapporte au pôle du sujet. Le Sujet en général,
selon sa loi structurelle et génétique énoncée par Hegel, retient
en soi sa propre négativité. C’est cela même, c’est l’appropria­
tion et l’incorporation d’une négativité (par exemple, un deve­
nir, un rapport, un espacement), qui constitue un « soi » et un
« être-soi » comme tel. Ainsi, le sujet politique —ou la politique
selon le Sujet— consiste dans l’appropriation de l’extériorité
constitutive de la cité (de même que sans doute, réciproque­
ment, la cité consiste dans la projection partes extra partes de
l’intériorité du sujet). A l’espace de la cité sont pré- ou post­
supposées, comme leur principe et comme leur fin, une identité
et une substantialité : celles du « peuple » dans une configu­
ration organique, ou celles de la « nation », ou encore celles de
la propriété, ou de la production, et cette pré-supposition du
soi (il faut dire : cette présupposition qui fait le soi) vient à
cristalliser l’identité en une figure, un nom, un mythe. La
politique devient la conduite de l’histoire de ce sujet, de son
destin ou de sa mission. Elle devient la révélation ou la
proclamation d’un sens, et d’un sens absolu. Dès lors, il y a
religion, c’est-à-dire, assignation du sens comme un savoir
appropriable '.
Le citoyen se fait donc sujet au point du sens, au point de
la (re)présentation du sens. Au point où la communauté se donne

1. Précisément, la religion donne le savoir de l’origine (de l’État) comme


appropriation de la négativité, et ainsi comme violence, que le savoir
apaise ou fait reculer, sur un mode sacrificiel ou méta-sacrificiel. Mais la
politique du Sujet (disons encore, en ce sens, de l’État— mais « l’État »,
aujourd’hui, se détourne aussi de ce schème) n’en reste pas moins marquée,
fascinée, par cette violence instauratrice qu’elle se pré-suppose. Or il ne
s’agit pas de présupposer l’inverse, un amour originel : il s’agit de ne pas
présupposer le lien donné.
une intériorité ou se donne comme une intériorité, et au point
où la souveraineté ne se contente pas de résider dans l’autotélie
formelle d’un « contrat », ou dans son autojuridiction, mais
exprime aussi une essence (et c’est bien en fait ainsi, dans le
contexte de l’essentialité théologico-politique, que l’histoire a
produit le concept de souveraineté). Réciproquement, le sujet
se fait citoyen au point où l’essence exprimée tend à s’exprimer
dans et comme un espace civique, et si on peut le dire ainsi,
à « étaler » l’essentialité subjective. L’idée même de République
représente ce point de réciprocité, dans son équilibre plus
qu’infiniment délicat.

Communauté et souveraineté sont ainsi à la croisee des


chemins, qui est sans doute aussi la croix de toute la politique,
ou de toutes les politiques, d’Occident (si l’on considère que
la forme « empire » n’y est pas autre chose que l’état le plus
manifeste de la combinaison des deux déterminations hétéro­
gènes : une « citoyenneté » et une, ou des « subjectivité(s) » arc-
boutée^) l’une contre l’autre). Sans doute ces deux termes,
souveraineté et communauté, dans cette position cruciale, repré­
sentent-ils au mieux tout l’enjeu occidental du sens, entre
l’intériorité appropriative et l’extériorité inappropriable
Ou bien, en effet, la communauté est le partage de l’espa­
cement même selon lequel il y a des singularités, et ce partage
lui-même, comme tel, ne se laisse pas approprier. Il est lui-
même l’origine ou le principe, et il l’est en tant que partage,
espacement. Ou bien la communauté est l’intériorité dans
laquelle le partage s’approprie sa négativité, devient sujet qui
fonde et qui subsume en lui le partage, le douant ainsi d’une
substance propre (mettons, pour faire vite, celle du père et de
la mère, ou celle des frères : je reviendrai sur la « fraternité»).
Ou bien, donc, la souveraineté n’est rien d’autre que la
circonscription empirique-transcendantale (ou bien, aléatoire-
nécessaire) qui définit que la loi de telle cité est pour cette cité
le nec plus ultra de sa « civité », le point premier et dernier de
son institution et de sa décision, ou bien ce nec plus ultra
s’approprie la négativité qui le constitue, et se présente comme
la substance auto-engendrée de la suprématie qu’il énonce.
En d’autres termes : la souveraineté et la communauté peuvent
être le simple tracé d’une aire de juridiction partagée, ou bien
elles peuvent s’identifier comme le sujet d’une légitimité fon­
datrice. Dans le premier cas, souveraineté et communauté tendent
à n’être rien — pour ressasser une fois encore la formule que
Bataille s’épuisait à penser, «la Souveraineté n’est RIEN » —, elles
sont, elles ont l’être de la res publica en tant que le « rien-en-
propre » absolu. Dans le second cas, elles ne sont pas seulement
quelque chose, elles sont la res cogitans d’un sujet opérant en
personne l’autotélie de sa substance (que cette personne soit
peuple, chef, patrie, classe ou individu, mais toujours une
« conscience » ou un « esprit »).

Mais il n’est pas certain que la décision politique consiste à


choisir entre ce « rien » et ce « tout » : il y a plutôt lieu de se
demander si l’un et l’autre n’entretiennent pas une solidarité,
voire une connivence intimes.
Peut-on, en effet, ne pas identifier le « pur » tracé de la cité ?
Peut-on, par conséquent, ne pas faire du citoyen le sujet —fût-
il non substantiel et non figuré (mais peut-être d’autant plus
subtilement appropriateur de sa négativité) ? Et peut-on ne pas
faire de la res publica la « chose », la substance identificatoire
d’une communauté ? Toute notre histoire semble répondre que
ce n’est pas possible— ou bien, qu’à vouloir tenir pure une
exigence ou l’autre, on se précipite sûrement dans la pureté
inverse : le sujet totalitaire s’avère suicidaire, mais la démocratie
sans identification s’avère aussi sans demos et sans kratein qui
soit le sien.
En ce moment même, où sans doute se défait une grande
partie de la subjectivité politique, et où la souveraineté subs­
tantielle se délite, ne sommes-nous pas en train d’apprendre
que l’avènement virtuel, en tout cas souhaité par presque tous,
d’une citoyenneté du monde (en commençant par celle de
l’Europe), n’en risque pas moins de correspondre au triomphe
(lui, sans partage) de ce qu’on a pu nommer « la démocratie
de marché » ?
Ce qui signifie au moins, et aussi loin qu’on puisse voir,
que la citoyenneté ne peut y rester sans intériorité, sans la
contrainte redoutable d’une intériorité et de sa figure, que dans
la mesure où, précisément, restant en extériorité elle reste « for­
melle » (ce vieux mot de la critique marxiste...) et tolère
l’inégalité et l’injustice extrêmes. L’absence d’appropriation d’un
« droit » avéré sans fondement (sans sujet) ouvre de tout le
vide de son autotélie sur l’appropriation ou sur la dévoration
infinie d’un « capital », qui n’est du reste pas plus sujet que le
droit, ou qui serait le su jet-vide de l’appropriation pure de la
pure négativité (le processus dialectique devenu étal : ce qu’on
a appelé « la fin de l’histoire »). A tout le moins n’y est pas
posée la question désignée plus haut comme question du travail
et de la technê : la question du sens.
Disant cela, je n’ignore pas que ces questions avaient déjà
surgi dans le premier quart de ce siècle, et que par plus d’un
aspect les totalitarismes voulurent y répondre. Pour cette raison
même, plus d’un intellectuel s’y trouva fourvoyé. Je ne veux
pas m’arrêter ici sur ce point. Mais il importe d’affirmer que
des réponses erronées ou fautives n’invalident pas les questions.
La démocratie en tant que le « rien » de sujet, en tant que
la citoyenneté pure, est-elle condamnée à s’effriter avec toutes
les rêveries de toutes les « politiques-sans-ou-contre-l’Etat » (si
du moins l’Etat est simplement assimilable à la subjectivité,
ce qui n’est sans doute pas aussi simple), d’une part, tandis
que, d’autre part, l’identification (Etat, nation, peuple, figure
en général) serait unilatéralement vouée à la dévoration de
l’appropriation totalitaire et religieuse ? Ou bien encore, et de
manière plus subtile, accéderions-nous au dénouement de cette
antinomie, le rien-de-sujet devenant le sujet absolu d’une appro­
priation aussi puissante que vide, et dont le «capital» serait
la logique même, et la figure mondiale ?
Le monde peut-il faire figure, peut-il être façonné et présenté
comme sa propre identité ? « Le monde », n’est-ce pas précisé­
ment un in-fini de présentation ? Mais comment distinguer la
présence de la prés-ence ? Comment se tenir à la venue ?
Cette tension fait la tension extrême entre le citoyen et le
sujet, entre la communauté de l’un et la communauté de l’autre,
entre la souveraineté et elle-même. Elle traverse tout le Contrat
social et toutes nos Révolutions, aussi bien que tout ce par
quoi nous pensons leur mettre fin. Elle traverse tout le dispositif
politique du sens en Occident : or le sens en Occident ne peut
pas ne pas être au moins aussi politique. Elle en fait la
dialectique ou la distension même —la dialectique en train de
se dénouer en distension, c’est-à-dire en une tension extrême,
qui se résout aussi bien en extrême relâchement. Plus de sujet,
mais pas de citoyen non plus. Plus d’infini retour en soi, mais
pas de finitude partagée non plus. Rien que du mauvais infini,
ou du mauvais fini : c’est la même chose, la même absence
simultanée de lien et d’espacement.
Plus de projet, mais pas de loi non plus. On en appelle à
grand bruit à l’un puis à l’autre, à l’un comme à l’autre, mais
ces invocations restent théologiques : elles invoquent le Rien,
ou le Tout — et « les années 30 » restent toujours possibles,
autrement.
Lien. Nouage. Prise de parole

Il n’est pas possible de poser le problème en termes de


choix : sujet ou citoyen, si ce choix ne balance qu’entre la
violence appropriatrice du sujet et la spatialité abstraite de la
citoyenneté. Ou bien, entre la sur-identité et la sous-identité
(le couple Aryen-Juif du mythe nazi). Entre le sens absolument
assouvi et le sens absolument vidé. Entre le désir (plein de son
manque) et la vérité (vide de son plein). Car ce ne serait plus
un choix, ce serait deux fois, pour finir, la même postulation
de l’autosuffisance
En tant que double extrémité de la polarité politique, sub­
jectivité et citoyenneté se révèlent former deux interprétations
ou deux configurations d’un même schème de l’autosuffisance.
Ce schème lui-même correspondrait, du côté du concept à la
souveraineté, et du côté de l’intuition à la communauté. D’une
manière ou d’une autre, toutes les combinaisons ou toutes les
modalisations possibles de ces quatre termes gravitent autour
de l’index ou de l’idéal d’une autosuffisance, au point que le
politique comme tel semble avoir là son Idée même, et que,
en particulier, cette « Idée même » ne permet pas du tout de
distinguer une « gauche » et une « droite » politiques. Il y a
des versions de gauche et des versions de droite de cette Idée.
« Gauche » et « droite », cette singulière orientation empirico-
transcendantale doit vouloir dire autre chose. Le sens lui manque
encore.
Il n’y a pas à choisir entre les deux pôles de l’autosuffisance,
et il n’y a pas plus à se prononcer pour un hypothétique juste
milieu : celui-ci revient toujours à renoncer plus ou moins
visiblement, tantôt à l’identité, tantôt au droit, selon différentes
versions d’un humanisme plutôt juridique ou plutôt « sociali­
sant ». L’un et l’autre sont nus désormais, et avec eux est nu
l’« homme » en tant que figure dernière de l’autosuffisance par
défaut ou par renoncement. Les garde-fous, sans doute néces­
saires, de la démocratie entendue comme plus ou moins « chré­
tienne » ou plus ou moins « sociale » ne peuvent plus proposer
de politique. Au reste, les épithètes « chrétienne » et « sociale »
ne peuvent plus être distinguées l’une de l’autre, et ne posent
leur différence commune que par défaut, dans un rapport
seulement négatif à l’Autre de la démocratie. La social-démo-
cratie n’a de « figure » que dans des « valeurs » dont le lieu
reste invinciblement un ciel chrétien. Mais sur la terre, il n’y
a que la suffisance du capital, son « autoconservation » et son
« autovalorisation » indéfinies 1.

Peut-on penser une politique de la non-autosuffisance ? C'est-


à-dire, comme on voudra le dire, de la dépendance ou de
l’interdépendance, de l’hétéronomie ou de l’hétérologie ? Dans
les différentes figures de l’autosuffisance, tantôt c’est le lien
social lui-même qui est autosuffisant, tantôt ce sont les termes
ou lés unités entre lesquels il passe. Dans les deux cas, pour
finir, le lien ne fait plus lien, il est dénoué, tantôt par fusion,
tantôt par atomisation. Toutes nos politiques sont des politiques
du dénouement dans l’autosuffisance.
Il s’agit donc d’aller vers une pensée (cela veut dire, indis-
cernablement, vers une praxis) du lien en tant que tel. C’est
le nouage du lien qui doit venir au point crucial, à la place
même de la vérité vide de la démocratie et du sens excessif de
la subjectivité2.
1. Cf. Karl Marx, Le Capital, livre I, sous la responsabilité de Jean-
Pierre Lefebvre, 2e édition, Paris, PUF, 1993, p. 680.
2. Pour éviter toute ambiguïté, il faut indiquer que la religion n’a rien
Le lien : ce qui ne comporte ni intériorité, ni extériorité,
mais qui, dans le nouage, fait sans cesse passer le dedans
dehors, l’un à l’autre ou par l’autre, le sens dessus dessous,
revenant sans fin sur soi sans revenir à soi —le lien de la mêlée
et de l’intrigue, de l’affrontement et de l’arrangement, du besoin
et du désir, de la contrainte et du devoir, de la sujétion et de
l’amour, de la gloire et de la pitié, de l’intérêt et du désintérêt.
Le nouage n’est rien, aucune res, rien que la mise en rapport
qui suppose à la fois la proximité et l’éloignement, l’attache­
ment et le détachement, l’intrication, l’intrigue, l’ambivalence.
En vérité, c’est cette realitas hétérogène, cette conjonction dis-
jonctive, que vise et que dissimule à la fois le motif du contrat.
Toute la question est de savoir si nous pouvons enfin parvenir
à penser le « contrat » —soit le nouage du lien —sous un autre
modèle que le modèle juridico-commercial (lequel suppose en
fait le lien déjà établi, déjà présupposé comme son propre sujet :
en quoi consiste l’abîme fondateur du Contrat social, ou son
aporie décisive). Penser le nœud social sous un autre modèle,
ou peut-être, sans modèle. Penser son acte, son instauration,
son nouage.
On demanderait ainsi une politique sans dénouement —
c’est-à-dire peut-être aussi une politique sans modèle théâtral,
ou un théâtre qui ne soit ni tragique, ni comique, ni de mise
en scène de la fondation —, une politique du nouage incessant
des singularités les unes aux autres, les unes sur les autres ou
par les autres, sans autre fin que l’enchaînement des nœuds et
sans autre structure que leur interconnexion, leur interdépen­
dance, sans que jamais un seul nouage ni leur totalité puisse
être dit autosuffisant (il n’y aurait « totalité » que dans l’en­
chaînement).
à faire avec le lien, contrairement à ce que prétend une étymologie controu-
vée. Religio est l’observation scrupuleuse, et par conséquent, elle implique
le lien noué, donné.
Une telle politique consiste d’abord à attester qu’il n’y a de
singularité que se nouant à d’autres singularités, mais qu’il n’y
a de lien que repris, relancé, renoué sans fin, nulle part purement
noué ni dénoué. Nulle part fondé et nulle part destiné, toujours
plus ancien que la loi et plus jeune que le sens. Le politique,
dès lors, ne serait ni une substance, ni une forme, mais d’abord
un geste : le geste même de nouer et d’enchaîner, de chacun
à chacun, nouant chaque fois des unicités (individus, groupes,
nations ou peuples) qui n’ont que l’unité du nœud, l’unité
enchaînée à l’autre, l’enchaînement toujours mondial et le
monde n’ayant pas d’autre unité. Il faut à cette politique toute
une ontologie de l’être en tant que nouage, c’est-à-dire préci­
sément peut-être cette extrémité où toute ontologie, comme
telle, se noue à autre chose qu’elle. Tant que nous ne toucherons
pas à cette extrémité, nous n’aurons rien déplacé du théologico-
politique. Ce qui revient à dire que tout nous reste à penser
de ce que Rousseau indique du trait le plus décisif, le moins
« rousseauiste » mais aussi le moins analysé du Contrat social \
ce trait qui fait de l’« état civil » le seul état propre et originel
de l’homme

Pour autant, il ne s’agirait pas d’abandonner purement et


simplement la quadruple instanciation « sujet/citoyen/sou ve-
raineté/communauté ». Il s’agirait plutôt d’en déplacer le jeu
en faisant apparaître une autre détermination, qui jouerait à
travers la combinatoire des autres, ne supprimant pas leurs
tensions, mais leur donnant un autre enjeu —et cet enjeu serait
précisément ce que nous avons accoutumé de désigner par
l’opposition « droite/gauche ». (En définitive, si cette opposition
1. Au chapitre vin du livre I.
ne met pas en jeu un excès décisif sur le théologico-politique,
elle est vaine. C’est la tension de son espacement latéral qui
doit se substituer à la verticalité théologique. Cëlle-ci interdit
à celle-là de s’ouvrir.)
Cette détermination supplémentaire ne relèverait ni d’une
demande de sens, ni de la postulation d’une signification. Elle
ne ferait pas du sens une production politique, ainsi que le
fait, de manière contrastée, la polarité sujet/citoyen, et par
consequent elle ne viendrait pas non plus instituer le politique
comme un autre monde chargé de présenter, tantôt le sens lui-
même, tantôt un pur espace. Elle serait seulement, à même ce
monde— à même notre monde qu’il ne s’agirait plus, ni
d’interpréter, ni de transformer, si transformer veut dire encore
interpréter, encore engendrer un sens et une fin — la détermi­
nation spécifique du lien, de l’en-commun par lequel il y a du
sens qui circule, et qui se noue, et qui s’enchaîne, sans que cela
même ait peut-être aucune signification globale ou finale (ne
connaissant, au reste, pas d’état global ni final), sans que cela
même ait d’autre « sens » que le nouage lui-même, qui n’est
pas une signification.
Politique des nœuds, des nouages singuliers, de chaque un
en tant que nouage, en tant que relais et relance du nouage,
et de chaque nœud en tant que un (peuple, pays, personne,
etc.), mais qui n’est un que selon l’enchaînement : ni le « un »
d’une substance, ni le « un » d’un pur comptage distributif.
Qu’est-ce qu’un nœud ? quelle est son unicité, quelle est son
unité ? quel est son mode d’ipséité ? ou bien, en quoi toute
ipséité est-elle un nœud, une nodosité? que se passerait-il si,
dans la comparaison platonicienne de l’art du politique avec
l’art du tisserand, on ne considérait plus le tissage comme
second et survenant à un matériau donné, mais comme premier
et formant lui-même la res ? ou encore, et pour reprendre un
terme que j’ai déjà utilisé, si on considérait que notre compa­
rution précède toute « parution »?
Non pas la politique comme désir et quête du sens, mais
comme nouage infini du sens de l’un à l’un, ou comme nouage
de cet infini qu’est le sens —abandonnant, dès lors, toute auto­
suffisance de sujet ou de cité, ne laissant ni sujet ni cité
approprier une souveraineté et une communauté qui ne peuvent
être que celles de ce nouage infini.
Cette politique est celle qui se sera cherchée obscurément
de Rousseau en Marx et de barricades en conseils, sous les
figures diverses de la «gauche», toujours obscurément mêlée
au schème de l’autosuffisance. Toujours mêlée à ce schème,
parce que jamais encore assez dégagée des attentes ou des
demandes du théologico-politique, et pourtant aussi toujours
clairement distinguée, en tant que l’exigence dite « de gauche »
serait celle qui ne procède ni d’un fondement (d’une archi-
subjectivité), ni d’une légitimité (d’une archi-citoyenneté), mais
qui surgit sans fond et sans droit, incommensurable, inassi­
gnable, comme l’exigence de faire «droit» et « place », dans
l’en-commun, à chaque nouage singulier, à la singularité de
tous les nouages. A chaque fois, la « loi » et le « projet » mêmes,
en tant qu’ils se précèdent.
Ce qui se cherche, ou ce qui, comme on dit, « nous cherche »,
c’est donc une politique du lien comme tel, plutôt que de son
dénouement dans un espace ou dans une substance. Et par
conséquent, c’est une considération du lien qui le tient pour
incommensurable à la ligature d’un faisceau. C’est moins le
lien qui lie qui celui qui relie, c’est moins celui qui enserre
que celui qui fait réseau. Et s’il faut, une fois au moins,
employer ce mot : oui, c’est une politique de la communication,
mais prise très exactement au revers de toutes nos idéologies
communicationnelles, là où « toute communication est avant
tout communication non pas d’un commun, mais d’une commu-
nicabilitê ï>, selon une formule de Giorgio Agamben '. Là où,
1. « Forme-de-vie », Futur antérieur n° 15, Paris, L’Harmattan, 1993.
par conséquent, le sens n’est pas ce qui est communiqué, mais
que ça communique.

Cette politique exige le nouage comme la dimension infinie


et incommensurable de chaque un fini. En cela, elle manifeste
deux traits.
Elle exige : elle fait infiniment plus, ou autre chose, que
demander, appeler, désirer, elle est une sommation, elle a toute
la violence d’effraction qui est celle de chaque un en tant que
tel. Chaque un en tant que tel subvertit en effet la clôture ou
la totalisation virtuelles du réseau (sur le mode subjectif ou
sur le mode civique). Chaque un déplace ou dérange la sou­
veraineté et la communauté. A ce titre, elle est politique
intransigeante d’unt justice que définit avant toute autre chose
une « égaliberté » absolue et inconditionnelle de « tout un
chacun » en tant que nouage de sens (c’est-à-dire, en tant
qu’existence). On pourrait être tenté de ne voir là rien de plus
qu’un principe de justice très formel et conventionnel, si l’enjeu
n’était pas tout autre qu’une distribution égale de droits et de
libertés : il consiste en effet dans l’égalité effective de ce qui,
au-delà des « droits » et « libertés », constitue le surgissement
unique et incommensurable d’une singularité, d’un sens sin­
gulier absolu, mesurable à aucune signification. Que tout ce
qui peut faire un ait la puissance effective de le faire, de le
nouer : droit de l'homme, oui, sans conteste, mais d’abord comme
droit d’un homme à nouer du sens.
Par là même, cette politique exige plus et autre chose que
la justice, la liberté et l’égalité. Cette chose en plus pourrait
peut-être recevoir le nom de « fraternité » s’il était possible de
penser une fraternité sans père ni mère, antérieure et non
postérieure à toute loi et à toute substance communes. Ou
bien, une « fraternité » comme Loi et comme substance : incom-
mensurable, indérivable. Et s’il faut le dire dans ces termes :
sans « Père » (ni « Mère »), mais pas au prix sacrificiel d’un
« meurtre du Père » —plutôt dans la dissolution de la Figure
du Père-déjà-Mort, et de sa thanatocratie. Ce serait la loi de
la Loi, sa venue même *. . .
Quoi qu’il en soit, cette chose en plus, ce qui viendrait à
la place du pur espace ou du sens pur comme à la place même
IV Quitte à en étonner certains : cela ne dit rien que ce que dit
Lacan : « Être sujet, c’est autre chose que d’être un regard devant un autre
regard [...] c’est avoir sa place dans grand A, au lieu de la parole. » (Le
Séminaire, livre vin. Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 299.) Je pourrais
préciser : c’est affaire de vocabulaire ; « grand A», pour être le « lieu de
parole », devrait dépouiller la sur-dimension du « grand » et la sur-essence
du « A ». Au « a », il faut au moins une consonne : il faut les plusieurs
parlants, et qu’ils se nouent. Mais une affaire de vocabulaire, de choix de
mots et donc d’images et d’affects, c’est une affaire politique. Il ne suffit
donc peut-être pas de bien distinguer le Père empirique et le Père sym­
bolique : il faut encore songer à ce que l’usage du mot « Père » aura déjà
noué, dans l’imaginaire, du symbolique. A cet égard, il me paraît indis­
pensable de formuler l’instance originaire du parler dans la direction ouverte
par Nicolas Abraham (qui la nomme «la source de signifiance du lan­
gage ») : « la notion même du Père » a d’abord dû pouvoir faire son
apparition, elle ne peut donc générer la signifiance, ni être une signification
antérieure à celle-ci. Nicolas Abraham écrit : « le langage puise sa signifiance
dans le fait qu’il se donne co?nme une communion dans le tnensonge sur le désir
anasémique de Cramponnetnent », ce qui peut se traduire —pour éviter d’entrer
ici dans le détail de la conceptualité abrahamienne — par « un mensonge
sur le désir d’immanence a l’origine ». Ainsi, « parler c’est présentifier un
fantôme avec Vexigence qu’i i ne prenne pas corps, puisqu’il a déjà été rendu
caduc par le fait de la communauté parlante » (L’Écorce et le Noyau, Paris,
Aubier-Montaigne, 1978, p. 386). Autrement dit, la signifiance s’origine
dans la séparation et dans le rapport, qui présentifie la Présence comme
toujours-déjà absentée par le rapport lui-même. (J’introduirai cependant
une réserve sur le concept de « mensonge », trop solidaire d’une « vérité »
supposée encore antérieure, non sans remarquer que le «mensonge» intro­
duit ipso facto la dimension de la communauté, plus sûrement que la
vérité.)
de la souveraineté et de la communauté, ne serait rien d’autre
que l’acte du nouage, l’acte de l’enchaînement du sens singulier
à tout autre sens singulier, l’acte du partage et du tissage qui
comme tel n’a pas de sens mais donne lieu à tout événement
de sens (encore une fois, peuple, pays, personne, etc.).
A ce titre, la politique ne relève pas d’une Idée, s’il n’y a
pas d’idée du nœud, ou du nouage, ou de ce qu’on pourrait
nommer le style ou le complexe idiomatique d’une singularité
de sens. Son événement pourrait être nommé prise de parole :
surgissement ou passage de quelque un et de chaque un dans
l’enchaînement des effets de sens, énonciation, profération, phrasé
ou tracé, allant du cri, de l’appel et de la plainte jusqu’au
discours, au poème et au chant, au geste aussi, et au silence;
Langagiers et plus ou moins que langagiers, mais toujours
répondant à quelque chose du langage en ce qu’il est, lui, le
lien sans substance, idiosyncrasiques et communs, ce seraient
tous les « déchiffrements singuliers » qui composent le « travail
errant du sens 1».
Politique de la prise de parole, non pas de plusieurs volontés
concurrentes à la définition d’un Sens, mais de tout un qui fait
du sens, c’est-à-dire du lien, de sa naissance à sa mort comprises,
et rien d’autre, et pour rien : le lui-même n’est pas un
sens, ni un but, ni un sujet, même et surtout si on veut le

l. Tel que Jacques Rancière le repère comme l'activité propre du « réseau


aléatoire des individus » tenus ou tombés à l’écart des sens et des identi­
fications donnés (cf. « Après quoi ? » dans Après le sujet qui vient, Confron­
tations n° 20, Paris, Aubier, 1989). - Parler d’« errance » ne doit pas induire
ici une sorte de dérive généralisée, mais plutôt une dimension nécessaire
de r« invention démocratique », pour reprendre le mot de Claude Lefort,
dont on peut rappeler cette phrase : « La démocratie que nous connaissons
s’est instituée par des voies sauvages, sous l’effet de revendications qui se
sont avérées immaîtrisables. » (L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981,
p. 28.) La démocratie qui est encore à venir, qui est dans la venue même
et dans le nouage, passe et passera par d’autres voies sauvages.
nommer « la loi ». C’est donc tout le contraire de ce qu’on
appelle aujourd’hui dans les magazines la « quête du sens »
dont notre temps s’affolerait. C’est ce « travail errant du sens »
dont les somptueuses singularités graphiques et la sémantique
fuyante du tag peuvent être lues, sans complaisance, comme
une manière d’inscription sauvage, désespérée sans doute, mais
d’autant plus exigeante.
(Nommer les tags ou évoquer le mot de 68, « les murs ont
la parole», ne doit pas induire un romantisme soixante-hui-
tard : ce serait plutôt inviter à départager enfin ce qui, de 68,
fut la répétition générale de la fin du romantisme politique,
c’est-à-dire du théologico-politique laïcisé, et ce qui fut, d’autre
part, la première annonce, encore obscure à elle-même, d’un
autre enjeu du politique.)

Mais la prise de parole —qui est aussi bien la prise par la


parole —suppose au moins deux ordres de conditions.
1. Les moyens matériels doivent en être donnés, ce qui ne
se mesure pas seulement en termes de subsistance, mais d’in­
formation, d’éducation, de culture. Si, dans le théologico-
politique, le souverain avait pour obligation de permettre à
son peuple une vie décente, et si, dans le théologico-politique
laïcisé de la production de l’homme par l’homme, il avait
l’obligation de permettre l’appropriation des moyens de cette
production, en revanche, dans l’espace d’une politique athéo-
logique —ou du lien infini —, l’obligation est de permettre « le
travail errant du sens », c’est-à-dire le travail de la pensée, en
ce qu’il est le travail de tous. Bien loin de s’exclure, ces trois
obligations, désormais ou à très brève échéance, se cumulent
pour les deux tiers de la planète. Car pour les deux tiers de
la planète, c’est la possibilité même d’un lien quel qu’il soit
qui est tout d’abord saccagée. Et si le saccage continue, c’est
le lien de tous qui sera en jeu —et il l’est déjà.
2. La prise de (ou par) la parole doit être arrachée au modèle
de l’annonce intellectuelle ou prophétique d’un «message»
(d’un sens au sens d’une vérité, au lieu de la vérité du sens
dans son errance), c’est-à-dire au modèle théologico-politique
ou romantique, mais elle doit aussi bien être soustraite à cet
autre modèle, disons psycho-sociologique, de la détermination
et de l’appropriation subjectives des significations : à ce modèle
auquel malheureusement renvoient souvent les effets ou les
interprétations les plus visibles de la psychanalyse, parfois tout
au rebours de ses exigences profondes (mais ces exigences ne
seraient-elles pas, pour finir, celles d’une autre politique plutôt
que celles d’une thérapie « privée » à l’intérieur d’un incurable
malaise « public » de la civilisation?).
Le nouage des événements singuliers de sens ne relève ni de
l’un, ni de l’autre modèle, mais de l’accès à l’enchaînement de
la parole ou des paroles, cet enchaînement fût-il inachevable
ou parce qu’il est inachevable, infiniment réticulé, infiniment
interrompu et renoué —et ces paroles elles-mêmes dussent-elles
plutôt tendre, ou parce qu’elles tendent vers la fonction la plus
nue du langage, vers ce qu’on appelle sa fonction phatique :
l’entretien d’un rapport qui ne communique aucun sens, mais
le rapport lui-même.
Écriture politique

La flèche touche une chose dans la nuit


qui en devient sa cible
un sens nous sommes
avides de signes l.

Ce qui ne répond pas à un modèle, quel qu’il soit, d’ap­


propriation de signification, ce qui ouvre le rapport et avec lui
la signifiance, c’est ce que nous appelons l’écriture. S’il y a,
insistante, une tradition moderne de l’écriture, elle a ce sens,
et elle n’a que lui : l’« écriture » est cela qui précède la signi­
fication, qui lui succède et qui l’excède, non comme une autre
signification plus relevée et toujours différée, mais comme le
tracé, le frayage de la signifiance par laquelle il est possible
que des significations, non seulement soient signifiées, mais
1. Michel Deguy, Arrêts fréquents, Paris, A.-M. Métailié, 1990, p. 115.
fassent sens à être passées et partagées des uns aux autres, te
sens, dès lors, n’est pas le « signifié » ou le « message » : il est
que soit possible quelque chose comme la transmission d'un « mes­
sage ». Il est le rapport comme tel, et rien d’autre. Ainsi, c’est
comme rapport que le sens se configure— il configure le -à
qu’il est (tandis que la signification se figure comme identité).
La tradition de l’écriture est la tradition du rapport lui-même
en tant qu’il est à ouvrir et à nouer. Dans l’un des textes
inaugurateurs de cette tradition, Benjamin écrivait : « L’écriture
n’a rien d’utilitaire en soi, elle ne tombe pas à la lecture comme
une scorie. Elle se fond dans ce qui est lu comme étant sa
“ figure ’ *. » La tâche politique est très précisément que le
rapport comme sens « se fonde dans » la signification de l’être-
ensemble « comme sa figure » : à cette condition seulement-
que le « rapport » soit la « figure » — l'ensemble peut éviter
l’alternative du tout ou/et rien.
L’écriture est ainsi politique « par essence », c’est-à-dire à la
mesure même de ce qu’elle est le frayage du sans-essence du
rapport. Elle ne l’est pas par l’effet d’un « engagement » au
service d’une cause, elle ne l’est pas— en tant que « littéra­
ture » —selon un principe d’« esthétisation de la politique », et
pas plus selon son inversion en « politisation de l’esthétique ».
En quoi il s’agit aussi de littérature, et par conséquent d’es­
thétique, et aussi de fiction, est une question nécessaire, mais
qui doit venir seulement après qu’a été affirmée la nature
politique de l’ecriture : la résistance in-finie du sens dans la
configuration de l’« ensemble ».
Il y a donc là rapport de forces. Ce n’est pas seulement par
les libertés de pensée et d’expression que toutes les formes
d’« écriture » se trouvent régulièrement affrontées aux pouvoirs.
C’est d’abord, et plus fondamentalement, par la résistance de
1. Origine du drame baroque allemand, trad. S. Müller & A. Hirt, Paris,
Flammarion, 1985, p. 231.
la signifiance à sa captation ou à sa subsomption en signification.
Qui n’est autre que la résistance de la « communauté » à son
hypostase, que celle-ci prenne l’allure substantielle d’une
« communion » ou l’allure raisonnable d’une « communication »
généralisée. Cette résistance est à la dimension du monde —
c’est-à-dire elle touche sans cesse aux confins —, ou bien elle
n’est pas, elle se forme et elle se fond en subjectivité exclusive
(individu, corporation, minorité, majorité, église ou peuple).
Pour être à la dimension du monde, l’écriture résiste au décou­
page du monde en mondes exclusifs, selon « le nouveau par­
tage—qui partage la condition des uns et des autres en plus
ou moins mortels [...] Car (le partage) n’est plus celui qui
mettait tous les hommes du même côté par rapport aux immor­
tels, mais les divise du Nord au Sud comme de moins mortels
à de plus mortels, et revient encore en chacune de ces régions
partager cette neuve mortalité selon la notoriété de l’argent ou
l’insignifiance de l’anonymat 1». L’écriture du sens du monde,
ou mieux, le sens du monde en tant qu’écriture, ne tient pas
d’abord à un mondialisme du bariolage culturel et du « métis­
sage » comme nouvelle identité —pas plus qu’elle ne peut tenir
à l’uniformité d’un « ordre » mondial. Elle tient à ce qui
maintient le monde comme existential mondial : résistance à la
clôture des mondes dans le monde autant qu’à celle des outre­
mondes, frayage à chaque instant de ce monde-ri.

... frayages de toutes ces prises de parole, de toutes ces


attestations d’existence au monde, chacune singulière et sin­
gulièrement exposée à sa fin, toutes pourtant ensemble et
dispersées écrivant le monde même, « ce qui est grand et se
situe au-delà des mots », comme le dit cette prose d’un poète :
1. Michel Deguy, Aux heures d’affluence, Paris, Le Seuil, 1993, p. 181.
... en réalité, les ponts qui vont de l’un à l’autre et par où
on arrive d’un beau pas solennel ne sont pas en nous, mais
derrière nous [...]. Quand deux ou trois êtres humains se
retrouvent, ils ne sont pas pour autant ensemble. Ils sont
comme des marionnettes dont les fils sont tenus par des
mains différentes. C’est seulement lorsqu’une main unique
les dirige qu’ils acquièrent une communauté, laquelle les
contraint à s’incliner l’un devant l’autre ou à se combattre.
Et même les forces de l’homme se situent là où ses fils se
terminent dans une main souveraine qui les tient. Ils ne se
trouvent les uns les autres que dans une heure qu’ils ont en
commun, une tempête qu’ils ont en commun, une pièce
unique où ils se rencontrent. Ils ne commencent à avoir des
rapports qu’à partir du moment où il y a un fond derrière
eux. Il faut bien qu’ils puissent se référer à cet unique pays
d’origine. Il faut qu’ils se montrent les attestations qu’ils
portent sur eux et qui sont toutes marquées du sens et du
sceau du même prince.
IXajoute ici simplement, mais vous l’avez compris : la « main
souveraine » et le « prince » du « pays d’origine », ce n’est rien
d’autre que le lien lui-même, ou le monde.]
Que tu sois environné par le chant d’une lampe ou par la
voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement
de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée
de mille voix, où de temps à autre seulement ton solo trouve
place. Savoir quand tu dois intervenir dans le chœur, c’est le
secret de ta solitude : de même que c’est l’art de la relation
véritable : se laisser tomber de la hauteur des mots dans
l'unique et commune mélodie. [...]
Toute communauté suppose cependant une série d’êtres soli­
taires distincts. Avant eux, c’était simplement un tout sans
aucune relation, livré à lui-même. [...]
Et ce sont justement les plus solitaires qui ont la plus grande
part à la communauté. [...] Celui qui percevrait la totalité de
la mélodie serait à la fois le plus solitaire et le plus commu­
nautaire. Car il entendrait ce que personne n’entend

Si l’on me dit que ce texte est ambigu, que son contenu,


son esthétique et son époque le laissent au bord de tentations
« fascisantes » (ou, du moins, « révolutionnaires-conserva-
trices »), je ne le nierai pas. Bien au contraire, je dirai que c’est
dans la mesure où les années 30 pourraient être devant nous
qu’il est nécessaire de prendre aux années 20 ce que, naguère,
elles n’ont pas su ou pas pu préserver qui eût échappé à la
grisaille weimarienne sans pour autant donner dans les flam­
boiements de Nuremberg. Rilke, en sens, n’est pas Heidegger,
j’entends, Heidegger l’écrivain (ou celui de la « poésie pen­
sante »). Et je le cite précisément à ce titre, ce qui ne veut pas
dire comme un « modèle » : car tout nous reste encore à
inventer.
L’écriture, et donc aussi, nécessairement, sa poésie, c’est-à-
dire d’abord sa praxis, est la tâche du sens, à la condition
qu’elle ne soit pas l’assomption d’un sens noué, mais la réponse
—sans résolution —à l’injonction absolue d’avoir à nouer. Et
cette injonction imprescriptible est aussi irréductible à toute
esthétisation « poétisante » ou « littéraire ». Les langues sont à
nouer, chacune indéfiniment nouée/dénouée dans sa propre
infinitude finie et dans celle des autres. Elles sont à nouer
comme le lien sans attache et comme l’ipséité non subjective
de l’en-commun qui ne communie pas. « Les langues », leurs
écritures, cela ne veut pas dire d’abord « la littérature » comme
modèle, mais les poésies des styles, des modes d’existence, des
modulations du rapport et du retrait, les langues, les peuples,
1. R.M. Rilke, Notes sur la mélodie des choses, trad. Claude David,
Paris, Gallimard, 1993, pp. 669-676.
Œuvres en prose,
c’est-à-dire aussi bien les cultures et les ethnies que les classes
populaires et les populations non identifiées, les peuples, leurs
idiomes, leurs pays, leurs passages de pays en pays, les paysages,
les mondes qui sont le monde, les mondes qui sont un monde.
En ce sens, l’exigence politique ne peut pas ne pas être une
exigence de configuration, quand bien même elle doit résister
à la figuration/présentation d’un corps souverain. La démocratie
ne peut pas se contenter d’être le lieu d’exposition à une vérité
vide —et nous ne pouvons pas simplement remplacer la grisaille
de Weimar par le scintillement d’une pure dispersion de sin­
gularités. Il faut que des idiomes soient possibles, pour résister
aux idioties sanglantes des identités indexées sur le sang, le sol
et le soi. Il faut que les identités s’écrivent, c’est-à-dire qu’elles
se sachent et se pratiquent comme les nouages de sens de Cela
qui n’a pas de sens identifiable. (Ensemble, Agamben, Harna­
cher, Lacoue-Labarthe me suggèrent : les nuages. Il est temps
d’interrompre. Il faudra réécrire.)
L’art, fragment

Désormais, sans doute, la fragmentation, l’espacement, l’ex­


position, la mise en pièces, l’épuisement touchent à leurs
extrémités. Nous avons tant fracturé, effrangé, froissé, fripé,
fractionné, fragilisé, fracassé, excédé jusqu’à l’excès de l’excès
même. Et c’est ainsi que la mondialité peut apparaître comme
le revers en miettes d’une totalisation affolée d’elle-même.
Il y a aujourd’hui un ton chagrin, réactif et revanchard pour
dire cela. Il fait entendre que notre art, notre pensée, notre
texte sont en ruine, et qu’il faut en appeler à un renouveau.
Comme toujours en pareil cas, il n’y a là que fuite devant
l’événement et sa vérité.
Il ne manque certes pas de raisons pour estimer qu’un cycle
doit s’accomplir, une époque se suspendre, comme c’est le rôle
d’une époque : interruption, fragmentation. Quelque chose de
tel est en train d’avoir lieu.
Cependant, rien ne se répète, rien ne revient jamais, sinon
la venue elle-même, qui n’est jamais la même— qui est le
retour du même indéfiniment altéré. Ce qui a été fragmenté
ne sera pas reconstitué, reconstitué ou réengendré —sinon par
ceux pour qui l’« art » consisterait à singer un cosmos absent,
au mépris de l’événement du monde.
Ce qui a été fragmenté —une certaine configuration de l’art
et de l’œuvre, une certaine cosmétique du « beau » et du
« sublime » —, cela n’a pas non plus simplement disparu dans
ses éclats. Il faudrait tout d’abord savoir ce qui reste dans les
éclats : où est le beau dans les éclats du beau? comment
s’éclate-t-il ? Ou bien, et à supposer qu’il ne reste rien, que la
fragmentation ait proprement disloqué l’essence à laquelle elle
est survenue, il faudrait se demander si cette « essence » ne s’est
pas elle-même délivrée, jetée et projetée, offerte comme ce qu’il
faudrait appeler, en détournant le mot de Mandelbrot, une
« essence fractale ». (En ce sens, plutôt que le contour du
« fragment », déjà tracé, le « fractal » désignerait la dynamique
et l’initialité de la dif-fraction, le tracement accidenté des
« courbes fractales ».) En d’autres termes encore : d’une cos­
métique fragmentée à l’esthétique comme frayage sensible, et
au-delà, à la permanence fragile de l’« art » dans la dérive du
« mondial », quel pas, quel sens ?

D’un fragment Vautre

Il faudrait essayer de distinguer l’une de l’autre deux frag­


mentations. D’une part, celle qui correspond au genre et à l’art
du fragment, dont l’histoire se clôt sous nos yeux, et d’autre
part, celle qui nous arrive, et qui arrive à l’« art ». (Encore
faudrait-il se méfier de simplifier l’opposition, et garder à
l’esprit que la seconde fragmentation —celle que j’ai lourdement
nommée « essence fractale » — arrive en effet, mais arrive de
loin, à travers toute l’histoire de l’art, qu’elle a toujours tra­
vaillée et à laquelle elle a sans doute toujours donné un sens
fractal : diffraction et espacement des histoires linéaires et
cumulatives.)
La fragmentation désormais classique, c’est-à-dire roman­
tique, est un certain état reconnu, accepté, désiré de détachement
et d’isolement des éclats. Sa fin se situe là où le fragment se
ramasse sur soi, replie ou rétracte ses bords effrangés et fragiles
sur sa conscience propre d’éclat, et sur un nouveau genre
d’autonomie. La disruption s’y transforme en rassemblement
sur soi du morceau rompu. Celui-ci convertit sa finitude —son
interruption, son incomplétude, son in-finitude— en finition.
Dans cette finition, c’est la dispersion même, et la fracture, qui
absolutisent leur contingence erratique : elles s’absolvent de leur
caractère fractal.
Lorsque Frédéric Schlegel comparait le fragment à un « héris­
son », il lui conférait toute l’autonomie, toute la finition et
toute l’aura de la « petite œuvre d’art». Seul le petit, pour
finir, fait ici la différence entre un art du fragment et un art
de la « grande » œuvre.
Pourquoi le petit ? Il y a derrière toute l’histoire de l’art
depuis le romantisme une inquiétude du grand, du monu­
mental, de l’art à dimension cosmologique et cosmogonique,
théogonique, du « grand style » et de l’« art souverain ». Cette
inquiétude est un désir qui aboutit d’une manière ou d’une
autre au désastre : ou bien il est infiniment déçu, comme pour
Nietzsche devant Wagner— et peut-être bien, pour Wagner
lui-même —, ou bien il s’éprouve lui-même comme désastreux,
et s’en déchire, de Rimbaud à Bataille et au-delà. A ce désastre
aurait voulu répondre le « petit », l’éclat météorite arraché à la
chute sidérale.
(Le sens obscène du « petit » chez Bataille appartient aussi
à cette configuration, comme le montrent, par exemple, ces
lignes : « Le “ petit ” : rayonnement d’agonie, de la mort, rayon­
nement d’une étoile morte, éclat du ciel annonçant la mort —
beauté du jour au crépuscule » Plus encore que la perte du
« grand », c’est le resserrement d’angoisse devant le vide du
ciel, et le monde précipité dans l’immonde.)
Cependant, le petit fait couple avec le grand. Il ne cesse de
renvoyer à lui. L’extrémité du fragmentaire s’atteint ici comme
un épuisement, comme une agonie, c’est-à-dire aussi comme
une lutte épuisante du petit contre le grand, et donc contre sa
propre angoisse, ou bien, pour affirmer celle-ci comme accom­
plissement, révélation. A la fois, le fragment devient une fin
(limite, fracture) et une finition (annulation de la fracture), les
bords déchirés reployés dans la douceur d’un microcosme. L’ex­
position elle-même finit en introjection, en retour en soi.
Autre serait la « fractalité» à laquelle nous avons désormais
à faire — et que la fragmentation annonçait aussi. Plutôt que
de la fin ambiguë du fragment, il s’agit alors de son frayage.
Il s’agit de l’accès frayé à une présentation, à une venue en
présence —et par cette venue —, dès lors que ce qui est en jeu
ne se laisse plus mesurer ou dé-mesurer à une cosmologie, à
une théogonie ni à une anthropogonie, c’est-à-dire que ce qui
fait «monde» et « sens » ne se laisse plus assigner dans une
présence donnée, accomplie et « finie», mais se confond avec
la venue, avec l’in-fini d’une venue en présence, ou d’un e-
venire.
L’événement n’est pas l’« avoir-lieu » : c’est l’incommensu­
rable de la venue à tout avoir-lieu, l’incommensurable de
l’espacement, du frayage, à tout espace disposé dans le présent
d’une présentation. C’est la praes-entïa de 1etre-présent2. On

1. « Le Petit», Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 40.


D’un endroit perdu, les Allemands disent que c’est « le cul du monde »
(Asch der Welt).
2. On pourrait dire, par exemple : l’événement, ce n’est pas l’exécution
de Louis XVI, c’est que le roi devienne exécutable, et le chef coupable.
pourrait aussi le formuler en disant que c’est la présentation
même, distinguée cette fois de ce qui serait la « présentité »
d’une présence, comme l’être transitif de l’être intransitif. L’évé­
nement, ce serait la présentation comme geste ou comme
motion, voire comme émotion, et comme ex-position fractale :
la présentation comme fragmentation.
Il y aurait donc deux extrémités du fragment : l’une dans
l’épuisement et la finition, l’autre dans l’événement et la pré­
sentation. Cela ne veut pas dire que les fragments effectivement
produits, les œuvres ou les documents fragmentaires, se laissent
simplement classer de l’un ou de l’autre côté. Tout fragment,
mais en vérité, toute œuvre sans doute, et depuis qu’il y en a
(depuis Lascaux), se laisse prendre de l’une et de l’autre façon.
Mais la question est celle-ci : une fois passé les cosmétiques et
les esthétiques de la totalité et du fragment, une fois épuisé le
petit aussi bien que le grand, reste-t-il quelque chose de l’art,
ou pour l’art, avec cette venue qu’aucune présence ne finirait ?
Le « happening » ou la « performance », et tout ce qui, de l’a rt
contemporain, aura tourné autour du motif événementiel (par
exemple, le polaroïd et la vidéo, et le résiduel, l’accidentel,
l’aléatoire, la salissure, l’interruption, etc.) — tout cela paraît
ou bien avoir simplement prolongé l’une ou l’autre des postures
(du « grand » ou du «.petit- »), ou bien n’avoir pas cessé de
purement détruire ou réduire l’art, de le fracasser. Au reste,
les deux gestes ne sont pas contradictoires, et à beaucoup de
signes il serait possible de dire que l’art se pétrifie et se fracture
dans la pose de sa propre fin. L’ironie romantique, où Hegel
voyait l’élément de cette fin, atteindrait ainsi son extrémité de
subjectivité béante. Pour la «venue», pour le frayage d’un
autre sens, il ne faudrait plus compter sur l’art. Toutefois,
différents en cela de Hegel, et peut-être seulement en cela,
nous ne pourrions pas non plus appeler «philosophie» l’élé­
ment de ce frayage. Ni d’ailleurs lui donner aucun autre nom.
Mais cette circonstance elle-même forme un frayage, indique
une venue ou s’indique elle-même en tant que venue. L’épui­
sement du cosmos et du mundus, la fin du monde «présen­
table », ouvre sur la mondialité de l’être. L’être lui-même —ou
l’existence —s’annonce ou insiste à nouveau, de manière inouïe,
et fût-ce epekeina tes ousias. Il y a désormais une naissance qui
n’est ni une cosmogonie, ni une théogonie, ni une anthropo-
gonie. Elle ne se laisse pas assumer ni subsumer dans l’œuvre,
ni dans la forme, dans aucun art, grand ou petit, et dans
aucune finition. Sa présentation serait plutôt fragmentation —
et son « art » semblerait ne plus se distinguer de Mars d’avant
les « beaux-arts », c’est-à-dire de la technê désormais attestée
comme infiniment finie, hors de l’œuvre et de la finition. Mais
cette naissance « fractale », comment la présenter ?
En d’autres termes, la question serait la suivante, reprise à
partir de l’« art » et de sa fin infinie, mais aussi comme un
aspect au moins de la question de la « technique » : s’il reste
quelque chose par-delà une esthétique du fragment, par-delà
les échos répétés du désastre et du désir du « grand art », s’il
reste ou s’il vient à nouveau quelque chose comme une frag­
mentation « plus essentielle », « plus primitive », « plus origi­
nelle » et par conséquent « plus inouïe » et « plus à venir »
(mais aussi, et par là même, une fragmentation d’où procé­
deraient à leur manière les œuvres de l’art tout entier), et si
cette fragmentation devait avoir à faire avec l’événement d’être
qu’on appelle aussi l’existence, et dans l’existence avec ceci
qu’elle vient et ne fait « essentiellement » que venir (aller-et-
venir, au monde) - si, donc, il y a quelque chose de tel, et
s’il y a un lieu propre (mais de quelle « propriété » ?) pour
cela, un lieu où cela s’expose comme tel, ce lieu est-il encore
l’art, à nouveau l’art ? En quel sens, l’« art » ?
Ou bien : peut-on penser l’art, non pas comme un art du
fragment — restant dans l’obédience de l’œuvre en tant que
finition d’une totalité —, mais comme lui-même fragmentai ou
fractal, et la fragmentation comme présentation de l’être (de
l’existence), frayage de/dans sa totalité ?

Aisthesis

Il s’agit donc des rapports de l’art et du sens'. Si son


« absence », pour reprendre le mot de Blanchot, définit le sens
même du sens, et non sa position ou sa modalité, si cette
« absence » n’est autre chose que le sens de l’être en tant qu’il
est en jeu comme l’existence qui est son propre sens, en d’autres
termes —en des termes qui trouvent dans l’histoire de l’art un
écho singulier —, si le sens est la nudité de l’exister, en quoi
cette nudité peut-elle être ou devenir le sujet de l’art ? (En
quoi, peut-être, l’est-elle déjà devenue ?)
On demande donc ce qui rendrait l’art apte à dégager ainsi
le sens, ce sens du sens : que l’existence est (la surprise du)
sens, sans autre signification.
On demande donc aussi, du même mouvement, s’il y a
quelque chose de l’art qui serait « essentiel », et comment, à
l’existence nue —et qui ne reviendrait pas à l’embellir. Autre­
ment dit : l’art est-il nécessaire à l’articulation du sens en son

1. Je me tiens donc ici dans une proximité constante et problématique


avec les enjeux, ou avec l’enjeu unique, des grands énoncés modernes de
la philosophie à propos de l’art, depuis celui de Hegel (la présentation
sensible de l’idée), en passant par celui de Nietzsche (l’accès apotropaïque
à l’abîme de la vérité), jusqu’à celui de Heidegger (la Dichtung de la
vérité).
« absence », en sa « surprise » ? Est-il nécessaire à la pensée du
sens du monde ? Et comment cela met-il en jeu la fragmen­
tation ?

Il faut repartir de ce sens du sens que propose Yaisthesis, en


tant qu’il n’investit ni une transcendance, ni une immanence.
L’entéléchie hétérogène du sentant/senti, dans l’unité espaçante
de son contact, implique le rapport, sous la forme de l’être-
affecté-par, et par conséquent de l’être-affectable-par, ou de
l’être-passible-de (dont l’intellection, et le sens intelligible, ne
sont après tout qu’une modulation ou une modalisation, voire
une affection de l’affêct lui-même). L’affectabilité constitue la
prés-ence de la présence sensible, non pas comme une pure
virtualité, mais comme un être-en-soi-toujours-déjà-touché 1,
touché par la possibilité d’être touché. Pour cela, il faut que
l’être passible ait en soi déjà offert quelque partie de soi —mais
ici, la partie vaut le tout —à quelque chose hors de soi (ou à
quelque chose de soi mis à part hors de soi). L’affect se
présuppose : en cela, il se comporte en sujet, mais en tant
qu’actualité passive ou passible d’un être-sujet-^.
Cet acte originaire de passibilité a lieu, nécessairement, comme
la découpe et l’ouverture d’un accès, l’accès selon lequel il est
possible qu’un sentant sente un senti, qu’un senti soit ressenti.
L’extériorité comme intimité de l’entéléchie aisthétique donne
la découpe du lieu : le sentir est nécessairement local. Un sentir
sans différence et sans localité —un sentir sans monde —n'en serait
jamais un (ne serait jamais « un », jamais ce singulier qu’il est).
Ainsi, le corps érotique est zoné, ou il n’est pas. (Et c’est ainsi,
1. Ce qui renverrait à une partie, au moins, des analyses de l’affect par
Nicolas Abraham, en particulier à cette définition : « un vécu, déjà acte,
mais non encore acte de transcendance —Yaffect-» (op. cit., p. 80).
à l’inverse, que 1’intellection parfaite est représentée comme un
sentir total, immanence solaire ou nocturne d’un « esprit »
mystique.) Non seulement l’aisthesis est l’acte de cette exté­
riorité intime, mais elle est aussi bien immédiatement pluralité
des sens. Il y a des sens différents, et non communicables, non
pas en raison d’une répartition selon la rationalité de divers
« moments du concept » (comme Hegel voulait l’établir), mais
bien plutôt, et comme Hegel lui-même le dit aussi, parce que
«le» sensible est «synonyme de l’extérieur à soi-même 1».
Le sensible ou l’aisthétique est l’extérieur-à-soi par lequel et
comme lequel il y a le rapport à soi d’un sens en général, ou
par lequel il y a Xà du sens. Mais il n’y a pas de sens « en
général », ni de sens générique, il n’y a sens que dans la
différence locale et le partage différant. La différence in-sensible
est sensible : elle est l’insensible au sens tout à fait sensible,
infinitésimalement sensible, que nous donnons au mot lorsque
nous parlons, par exemple, d’une « diminution insensible de
la lumière ». Les cinq sens ne sont pas les fragments d’un sens
transcendant ou immanent, ils sont la fragmentation ou la
fractalité du sens qui n’est sens que fragment.
Même si l’on affirme avec Aristote qu’il n’y a pas d’autre
région du sensible que celles par lesquelles nos sens sont affectés,
on ne pourra pas pour autant produire la réalité d’une Totalité
sensible : le tout du sensible n’a son être que de sa division,
de son dis-sentiment. Mais c’est ainsi qu’il fait le tout de ce
monde-ci : totalité non totalisable, et pourtant sans reste - ou
du moins sans reste qui ne soit à son tour tracé à même ce
monde-ci. On ne devrait même pas dire que le « tout sensible »
est partes extra partes, si on risque de faire entendre qu’il s’agit
des parties d’une unité. L’extériorité des sensibles est toute
l’intériorité sensible. De même, l’extériorité réciproque des

1. Encyclopédie des sciences philosophiques, addition au § 401.


« arts » est la seule intériorité de leur ordre, et les affinités
internes de cet ordre, ou les « correspondances » de Baudelaire,
ont toujours le caractère paradoxal d’affinités par incompati­
bilité. Les arts ne communiquent que par l’impossibilité de
passer de l’un en l’autre. Chacun est au seuil des autres
Cette fractalité du/des sens, exposée au lieu même de la
vérité du sens, serait l’enjeu de l’art, désormais et pour long­
temps —et depuis très longtemps peut-être.
C’est bien pourquoi l’esthétique et l’art apparaissent dans
notre histoire (je veux dire : apparaissent comme lieux de pensée
irréductibles, nécessaires à la détermination ou à la problé-
matisation du sens lui-même) lorsque s’évanouit l’intelligibilité
du sens, dans sa cosmo-cosméto-logie. C’est ce qui se passe
entre le XVIIIe siècle et Hegel. Et c’est ce qui fait que Hegel,
lorsqu’il annonce que l’art « est désormais pour nous chose du
passé » n’annonce rien d’autre que la fin de la belle
(re)présentation du Sens intelligible— c’est-à-dire de ce qu’il
nomme aussi « la religion esthetique » — et la relève de cette
présentation dans son mode moderne de venté, celui du concept,
le « gris » philosophique, immanence achevee, sans difference
sensible, d’une transcendance toute revenue à soi.
Mais en même temps, exactement du même geste, Hegel
délivre l’art pour lui-même : il le délivre du service de la
1. Deux remarques : 1. Ce qui est dit ici doit s’entendre de tout ce que
nous appelons « sensible », d’emblée au-delà de la seule sphère « senso­
rielle», qui n’est elle-même qu’un découpage déjà abstrait ; il s’agit du
sensuel et du sentimental, de 1’affect et du sens en toutes leurs extensions.
Pour finir, il s'agit du sens en ce qu’il serait : être touché d exister. - 2. On
devine les conséquences à tirer quant au désir du « grand art » comme « art
total », que ce soit sur le mode d’une synthèse sublime, de Kant à Wagner,
ou sur celui d une subsomption de tous les arts sous la « poésie », de Kant
encore et de Hegel à Heidegger. - Je renvoie là encore aux analyses de
Lacoue-Labarthe à propos de Wagner, de Heidegger et de Mallarmé, dans
Musica ficta, op. cit.
transcendance dans l’immanence, il le livre à la vérité détachée,
fragmentale. Hegel, volens nolens, repère et salue en fait la
naissance de l'art, le détachement de ce « concept » désormais
autonome, exposé comme le détachement même, la séparation
et la fragmentation du sens \ Sans doute, pour Hegel, « les
modes déterminés de l’existence artistique sensible sont eux-
mêmes une totalité de la différence nécessaire de l’art - les arts
particuliers » ; mais cette totalité ne s’effectue qu’en maintenant
sa différenciation : « Ce que les arts particuliers réalisent donc
en œuvres d’arts singulières, ce ne sont, selon le concept, que
les formes générales de l’idée de la beauté se déployant ; en
tant que son effectuation extérieure se dresse le large Panthéon
de l’art, dont l’architecte et le maître d’œuvre est l’esprit du
beau se saisissant lui-même, mais que l’histoire du monde
n’achèvera que dans le développement des millénaires 2. »

1. Cette lecture de la fin de la « religion esthetique » dans la Phénomé­


nologie de Hegel est faite et justifiée dans « Portrait de l’art en jeune fille»
(dans JLN , Le Poids d'une pensée, Montréal/Grenoble, 1991, et L'Art
moderne et la question du sacré, dir. Jean-Jacques Nillès, Paris, Cerf, 1993).
Il va de soi qu’une enquête plus fine devrait préciser comment l’art n’a
pas cessé de naître dès Platon, Aristote et Plotin, alors même que la
subsomption sous l’intelligible est le thème organisateur. L’art paraît dès
que le sens se fait athée : mais c’est sans doute aussi vieux que Lascaux.
L’art est plus « primitif » que tout schéma de primitivité et de progression,
d’avancée du savoir ou de départ des dieux. Et de même, le monde.
2. Esthétique,trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, t. I, pp. 108,
131 (traduction modifiée). Pour être précis, il faudrait ajouter que le côté
du « concept » ne saurait, dans les termes et selon l’économie générale de
1’Esthétique, conquérir pour lui-même ni son autonomie, ni son unité
intérieure : il reste, en tant que tel, privé de vie sensible, de couleur et de
goût. Tel est, pour finir, l’enjeu d’un pas dialectique impossible de la
«poésie» à la «pensée », qui est aussi bien celui d’une contradiction
irrelevable de la poésie elle-même, qui ne cesse de revenir au sensible au
moment même où elle est en passe de le dissoudre. La trop fameuse « fin
de l’art » n’est au moins, pour le dire très vite, que la moitié de la pensée
Ainsi, le même Hegel qui avait présenté la fin de la religion
antique 1 comme fin de l’art, mort de la vie divine qui rani­
m ait- «mort du grand Pan » - présente ici Tart lui-même
comme le temple de tous les dieux, des dieux nombreux qui
ne sont plus des dieux mais l’art lui-même en tous ses éclats—
et ce temple est à l’échelle de l’histoire du monde.

hégélienne. L’autre, c’est le « vaste Panthéon » des arts différents, de l’art


comme différence de la présentation. Et cela même appartient à la nécessité
de la pensée, car celle-ci est « sans doute abstraite en un sens relatif, mais
ne doit pas être pensée unilatérale, mais pensée concrète » (ibid., p. 107).
Que le concret-de-pensée se donne dans la christologie dialectique n’empêche
pas que celle-ci engendre aussi l’« art chrétien », qui culmine pour rien pas
finir dans la contradiction intime de la poésie-pensée (et/ou poésie-prose),
et par conséquent, dans l’inachevable « Panthéon ». Je montrerai ailleurs
comment cela se lit à livre ouvert chez Hegel.
1. Dans le texte de la Phénoménologie : cf. note 122. —Ce retournement
remarquable chez Hegel a échappé, en particulier à Heidegger, bien que
celui-ci ait très bien su que Hegel n’affirmait pas la fin des productions de
l’art, mais celle de la nécessité de sa présentation. Or c’est aussi cette
nécessité que Hegel non seulement maintient, mais instaure philosophi­
quement, et malgré lui. De ce fait, l’interprétation de l’art par Heidegger
se trouve à la fois en avance et en retard sur Hegel. Il y faudrait une
longue analyse, dont je note ici le principe : « en avance », dans la saisie
de l’art comme « ouverture d’un monde », c’est-à-dire de l’ensemble des
« rapports » et de leurs « jointures », en tant que « cet être-ouvert du Là est
l’essence de la vérité » — saisie de laquelle je suis ici tributaire : il s’agit
bien d’une présentation de la présentation ou de la venue —, mais « en
retard » dans la mesure où le rapport à la « terre » comme « profondeur et
fermeture de l’abîme », elle-même dans un rapport au divin qu’implique
le paradigme du « temple », me semble refermer, en effet, sur l’art une
autre et même sacralité (à laquelle s’ajoute l’assignation du « peuple »). Ce
n’est pas qu’il faille objecter à Heidegger que le monde soit « pure »
ouverture : en un sens, ce monde-ci est bien « la terre ». Mais c’est la terre-
monde, et sans dieux, sinon des lieux. (Cf. Heidegger, De l'origine de
l'œuvre d'art, Première version, trad. E. Martineau, Authentica, 1987,
p. 55.)
La multiplicité du « Panthéon » absente Dieu, et l’art advient
là où Dieu s’absente : proposition banale, sans doute, mais
dont les implications nous restent encore à explorer (tant il est
vrai qu’en même temps, et depuis Hegel, on n’a pas manqué
de déployer une théologico-esthétique «sécularisée» : certains
discours de Malevitch, par exemple, sont plus proches de Plotin
que de la peinture de Malevitch, et il n’est pas certain qu’aucune
philosophie de l’art ait encore assez reconnu l’enjeu de la
fragmentation ; inversement, Plotin est peut-être aussi plus
proche de la peinture de Malevitch ou de Picasso que de la
vérité plotinienne). Le sens qui ne peut s’exposer qu’à même
le fragment n’est pas un sens absent comparable à l’absence
pleine de sens du Dieu qui ne cesse pas, en tant que Dieu, de
s’absenter : il est le sens dont l’absence ne fait pas sens,
c’est-à-dire ne se convertit pas en présence absentée, mais
consiste tout entière, si on peut le dire ainsi, dans l’absence
comme présentation, ou dans la fragmentation de la prés-ence.
Si on peut le dire ainsi, car précisément, on ne le peut pas,
et l’art est toujours l’art de ne pas le dire, et à’exposer ce qui
n’est pas à dire (non pas un indicible, mais le non-à-dire du
sens) à même tout ce qui est exposé, comme le dicible même, et
plus encore, comme le dire lui-même, comme tout le dire en
sa fragmentation *.
1. Ou bien, c’est l’inverse : Dieu s’absente lorsque l’art advient. Or l’art
advient toujours, sans cesse à nouveau depuis Lascaux, tandis que « Dieu »
(le Sens noué en dialectique de la transcendance et de l’immanence) aura
seulement signalé la trajectoire occidentale. En ce sens, les figures divines
de l’art antique n’ont rien à voir avec le divin de Dieu. Hegel a donc
raison d’y voir l’art, mais il a tort d’y voir un moment de la religion,
destiné à passer dans la religion révélée, puis dans la pensée. Toutefois, le
Reste donc - ce qui reste dans la déconstruction de soi à
laquelle TOccident est obstinément et rigoureusement employé,
en raison même, et en proportion de l’imprésentation de son
Soi à laquelle il se voue d’origine (à laquelle le voue sa propre
requête de vérité, qui pour cette raison peut toujours se dialectiser
en « nihilisme », et aussi en art nihiliste), et ce qui reste ainsi,
ou ce qui vient et ne cesse pas de venir en tant qu’un tel reste,
nous le nommons Xexistence. Elle n’est pas « l’existence de l’être »
au sens d’un prédicat distinct de son essence, mais au sens de
1’être qui est transitivement l’existence, ou qui Yex-iste. L’être
Dieu chrétien-philosophique (ou judéo-chrétien-philosophique, et islamique
aussi) ne se détermine pas non plus en pure extériorité au « divin » païen,
pas plus que celui-ci n’est, sur son autre face, simplement identique à
T« art » (dont il ignore, en un sens, le concept). Le mélange de ces dis­
tinctions est au contraire d’origine pour l’Occident. G est bien pourquoi le
comble de l’ambiguïté de l’art occidental est dans la superbe effervescence
de l’art chrétien (celui que Hegel passe sous silence dans la Phénoménologie,
mais célèbre, dans YEsthétique, avec fascination, surtout sous les espèces de
la peinture). Le christianisme représente l’exigence indécidablement esthé­
tique et théologique d’une « présentation sensible de l’idée ». L’Idée s’y
incarne, mais l’incarnation s’y dialectise, y dénie ou sacrifie la fragmentation
que le sensible est. Le corps de Dieu peut bien être présenté en une
multitude de morceaux de pain —ce « pain et vin » qui aura hanté Hegel,
Holderlin, Mallarmé... —, à la fin c’est son corpus mysticum qui est consommé.
A ce compte, l’art serait une eucharistie (le « don d’une grâce») qui en
reste aux fragments rompus, qui consiste dans leur fragmentation. Une
eucharistie sans communion. Une eucharistie qui serait la déconstruction
de l’eucharistie. Toutefois, si une déconstruction doit faire effectivement
jouer les pièces de l’assemblage et doit le disloquer (le fragmenter) pour
frayer la voie d’un autre sens, alors l’« art » désassemblé de la « religion »
ne peut sans doute pas plus rester l’« art » que la « religion » ne peut
demeurer. L’esthético-théologique n’a pas fini de nous donner du fil à
retordre.
existe l’existant : il ne lui donne pas son sens comme sa présup­
position et sa fin, il est sens donné avec l’exister, comme lui,
plus que don, être au monde, et le monde non pas comme un
espace englobant, mais comme le frayage multiple de la sin­
gularité d’exister. Elle est multiple en régions et en régimes de
l’existant, multiple en individus et en événements dans chaque
individu, mais d’abord et jusqu’aux confins multiple en matières,
en éclats matériels du sens : existence sensible, existence fractale.
Fragment : non plus la pièce tombée d’un ensemble brisé,
mais l’éclat de ce qui n’est ni immanent, ni transcendant.
L’éclat in-fini du fini. Non pas la pièce chue, encore moins
déchue, mais la pièce échue, c’est-à-dire venue par dévolution.
La dévolution est l’attribution, le partage, la destination, la
passation, le transfert par déroulement (devolvere), par déplie-
ment et désintrication. Monde, fragment : l’être dévolu.
Les chutes, les déchets, les brisures, les morceaux déchiquetés,
les restes, les abats, les rognures, les ordures, les excréments
dont regorge — ou dégorge - l’art contemporain, le trash art,
sont tous posés, déposés et exposés sur la limite infiniment
mince qui sépare le déchoir de l’échoir, la perte de l’éclat, et
l’abandon de l’abandon lui-même. L’art y vacille entre sa propre
déchéance et un à-venir de sa dévolution. Entre son échec et
sa chance, l’art une fois de plus recommence. Marx n’était pas
si naïf lorsqu’il s’étonnait de l’effet et de l’affect que produisent
encore les œuvres des Anciens, alors que les mythes qui les
soutenaient sont hors d’usage ; il comprenait cet effet comme
celui d’une enfance et de sa fraîcheur perpétuée *. Peut-être

1. «Introduction générale...» de 1857, Œuvres, I, Paris, Gallimard,


1965, pp. 265-266 : « Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril.
Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-
même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? » Cette
vérité native de l’art, ce retour du sens naissant auraient-ils à voir aussi
avec le « travail libre »?
l’art est-il l’infans par excellence, celui qui ne discourt pas,
parce qu’il fragmente : frayage et fracture de l’accès.
On a jusqu’ici considéré, de toutes les manières possibles,
l’art sous l’angle de la « création » {poiesis, génie, etc.), et l’art
sous l’angle de la « réception » (jugement, critique, etc.). On a
plutôt laissé dans l’ombre son échéance ou sa dévolution,
c’est-à-dire aussi sa chance, son événement, sa naissance ou sa
rencontre — ce qu’en d’autres lexiques on a pu nommer le
«choc», la «touche», l’« émotion » ou le « plaisir », et qui
participe indissociablement de la « création » comme de la
« réception ». Le plaisir esthétique (c’est un pléonasme si on
parle bien du plaisir aisthétique, car « tout plaisir est phy­
sique 1» ; l’entéléchie sentant/senti est toujours aussi celle d’un
sentiment de plaisir/de peine) est encore ce par rapport à quoi
le discours sur l’art reste le plus discret, distant ou distrait.
Telle est du moins la situation du discours moderne sur l’art,
car le discours classique s’ordonnait à la considération du plaire
au moins autant qu’à celle des règles : mais l’esthétique des
règles et du plaire (des règles pour plaire et de la règle de
plaire) a fait place à celle de la poiesis et des œuvres. Néanmoins,
le discours classique en restait le plus souvent à désigner le
plaire — le charme, la touche de la grâce —comme le but, et
il n’y touchait, si on peut dire, guère plus.
Sans doute le discours, en tant que discours, ne peut-il éviter
la distance ou la distraction quant au plaisir. La signification
ne peut pas toucher aux sens, ni au sens, ce qui pourrait encore
s’énoncer de cette manière : la jouiscience est impossible 2. Car

1. Kant, Critique de la faculté de juger, § 29, « Remarque générale » ;


Kant reprend cette détermination à Epicure ; cf. aussi § 54.
2. Raison pour laquelle, si l’on en parle, il y a des chances que cela
donne un poème plus qu’un discours. Ainsi, exemple de hasard, Michel
Butor écrivant sur Alechinsky : « son regard soluble entouré/du turban des
odeurs exquises/avec les bruits de l’atelier/et les baisers sur les vitrines... »
le plaisir —aussi bien mélangé de déplaisir dans le « sublime »
de Burke et de Kant, ou dans le « plaisir de tension » de Freud,
plaisir subliminaire ou préliminaire, plaisir (à la) limite qui
fait peut-être l’essence du plaisir, et qui fait pour Freud la
« prime » esthétique —, le plaisir n’a lieu que par lieu, par
touche et par zone. Il est local, détaché, discret, fragmentaire,
ab-solu. Un plaisir non fractal, un plaisir sans bords, sans éclat,
sans venue, sans échéance, n’est pas du plaisir : c’est tout au
plus satisfaction, agrément, contentement. Le plaisir n’est pas
pour autant « partiel » : la structure ici n’est pas d’une pars pro
toto, elle est celle d’une totalité singulière.
L’art est fragment parce qu’il touche au plaisir : il fait
plaisir, il est fait de ça et pour ça, pour ce plaisir grâce auquel
il touche —et et toucher est son essence. Son faire est un plaire '.
ni poiesis, ni praxis, mais un autre « faire » encore, qui mêlerait
aux deux autres Yaisthesis et sa double entéléchie. Le plaisir
surprend et suspend l’enchaînement du sens-signifiant par la
touche des sens. Ou plutôt : ce qu’on appelle la « touche des
sens » consiste précisément dans le suspens et dans la prise par
surprise de l’enchaînement signifiant. Position semblable à celle
de la vérité : présentation sensuelle de la vérité l.

(1973, dans Pierre Alechinsky. Extraits pour traits, textes réunis par Michel
Sicard, Paris, Galilée, 1989, p. 105). Toutefois, il est encore trop simple
d’écarter la jouiscience. Signifier et discourir ne vont pas non plus sans plaisir
ou peine. Mais ce n’est pas ici mon objet.
1. Ce qui ne veut pas dire que le plaisir et l’art se distribuent simplement
selon les cinq sens d’une sensorialité abstraite. La sensualité fragmente
autrement, jusqu’à un certain point. Mais elle fragmente.
Du symbolique en tant que singulier

Jouir ne va nulle part ailleurs, ne fraye aucun autre accès,


qu’à suspendre l’ordre signifiant ou l’ordonnance symbolique.
A les suspendre et à les surprendre d’une interruption qui ne
produit pas un vide de sens, mais au contraire un plein et un
trop-plein : un « sens absent », ou l’irruption d’une venue du
sens plus ancienne que toute signification, et comme sa vérité
de sens. C’est ce que la langue théorique a pensé parfois traduire
en parlant de l’« impossible ». Mais l’« impossible » de la jouis­
sance n’est que l’impossible de sa (re)présentation «sensée»,
tout en étant la possibilité extrême, originaire, de toute venue
en présence, joie et douleur, et de ses significations éventuelles *.
De toute évidence, il ne s’agit pas de substituer au discours
théorique de l’impossible cet autre discours, non moins théo­
rique, qui croit pouvoir dire « naturels » la jouissance ou le
plaisir (ou la douleur). Il ne s’agit ni de l’immanence d’une
nature, ni de la transcendance d’un impossible. Il s’agit de la
double topologie de la présence qui vient au sens et du sens
qui vient à la présence. La présentation sans présentité, ou la
prés-ence, ne transcende pas plus qu’elle n’immane : elle vient,
elle va et vient, interruption des enchaînements symboliques
aussi bien que des continuités substantielles. Ou plus exacte­
ment : interruption des enchaînements symboliques en tant que
cette concaténation qui assure, par la signification, une commu­
nication de substances (ainsi signifiées - supposées —sujets).
1. Il faudrait relire « Pas », ce texte de J. Derrida consacré à la venue
et à sa structure ou à sa loi dans le « Viens », pour y suivre le fil —évident —
de la jouissance.
Cette interruption est fractale —et l’« art » est ce qui a lieu
là où elle est frayée. Ou bien, il y a au moins de l’art lié en
quelque manière à ces frayages : c’est ainsi que l’art serait
indissociable de la jouissance érotique, et réciproquement (c’est
L’art d’aimer), et aussi de la jouissance du pouvoir et de la
gloire et/ou de celle du lien de la communauté, c’est ainsi
encore qu’il y a ce qu’on nomme les « arts mineurs » (gastro­
nomie, art des parfums, du vêtement, des jardins, etc ). Plus
largement encore, il y aurait trace ou présomption d’« art »
chaque fois qu’est brisée, détournée, suspendue la complicité
dialectique de l’immanence et de la transcendance, de l’être-
en-soi et de l’ex-tase, c’est-à-dire chaque fois que vient nous
toucher un sens plus « originaire » que toute assignation d’un
« Soi » ou d’un « Autre » : le sens même, « en un sens », en
son sens « unique » et singulier, en tant qu’il ne peut que
précéder, se précéder lui-même et l’être « dont » il est le sens :
précéder l’être dans l’être même, le transir de praes-entia.
Cela peut avoir lieu dans des gestes, dans des allures, dans
un « art de la conversation », dans la convention et dans la
cérémonie sociales, dans la fête et dans le deuil, cela n’est pas
dissociable de Xethos et de la praxis en général, et cela n’est
pas dissociable non plus de l’exercice du discours et de la
signification. Cela ne veut pas dire qu’il y ait « art » partout,
sans distinction : « art » est Seulement ce qui prend pour thème,
et pour lieu, le frayage du sens comme tel à même sa sensualité,
une « présentation de la présentation », ou la motion et l’émo­
tion d’une venue.
Famille sémantique du fragment : anfractuosité, frange, nau­
frage, frayer, fraction, brèche, brique, brioche, broyer, esquille,
enfreindre, chanfreindre, souffreteux, refrain. Le refrain suspend
le cours de la chanson : il l'interrompt, il la relance —mais il
la relance pour le retour du refrain. L’art refrain : fragment
toujours soustrait aux entraînements de l’histoire, toujours en
plus ou en moins, enchaînant pourtant avec elle. Depuis Las-
caux, l’art serait refrain implicite de l’humanité— explicite
depuis les Grecs, ou bien depuis Hegel. Il y a une histoire de
l’art, mais c’est l’histoire de cela qui ne cesse de faire irruption
ou effraction dans l’histoire, de cela qui s’y donne toujours fini,
toujours repris. Pour autant que l’art a une histoire, il est
culture ou culte des formes, il est goût, il est service divin ou
monument du pouvoir. Mais pour autant qu’il est cet étrange
refrain— anfractuosité, naufrage, brèche—, il est l’« art », le
fragment, toujours à nouveau son « propre » fragment.

Mais il y a plus. De manière paradoxale, lorsque Tordre


symbolique est interrompu, c'est alors aussi qu'il touche à sa
propre essence. Le symbolon est brisure autant que réunion : il
est brisure-pour-la-réunion, il a sa vérité dans son être-divisé.
Il n'y a jamais un seul symbolon. Comme le singulus, il n'existe
qu'au pluriel - et les singuli sont toujours autant de symbola.
Symbola sont les tessons de la reconnaissance, les fragments
de poterie rompus en promesse d'assistance et d'hospitalité. Le
fragment porte la promesse que sa ligne fractale doit non pas
disparaître dans un tout rassemblé, mais plutôt sé retrouver
ailleurs, lèvre contre lèvre de l'autre morceau. Le fragment
symbolique affirme que sa fracture est encore elle-même ailleurs,
autrement V
1. De la famille du fragment sont aussi ceux qu’on jette dans l’urne,
les suffrages des citoyens. « Suffrage » est le mot-valise de « symbole » et
de « fragment »...
La loi suprême du symbolique n’est pas de faire lien consis­
tant et circulation continue. Elle est située plus avant, plus en
retrait, dans ce qui donne la condition de possibilité d’un lien
ou d’un échange, d’un nouage, d’une communication en géné­
ral, par message ou par toucher, par mimêsis ou par methexis,
et qui toujours comporte, et ne peut que comporter, le partage
du secret de la communicabilité elle-même (un symbolon, c’était
aussi un secret).
C’est ainsi, par exemple, que nous partageons le secret du
langage comme quelque chose de plus reculé que le langage
lui-même —mais nulle part ailleurs qu’exposé à fleur de langue.
Ou bien encore, par autre exemple, le secret, sans doute insé­
parable du précédent, de la communicabilité qu’il faudrait dire
« pathique », par « empathie », « sympathie », « pathétique »,
secret plus reculé que tout pathos déterminé, secret de l’am­
bivalence pathique (de ce que j’ai nommé la curiosité) et secret
de son touchant/touché. Double secret phatique et pathique,
en lui-même double et un, unidéhiscent, condition, don ou
prés-ence de tout être-en-commun, condition partageant le
monde. Le secret du symbolique consiste exactement dans son
partage. Celui-ci n’est donc évidemment rien qui soit à partager,
et il est chaque fois Vobvie de tout partage, son ob-jectivité
patente et l’ob-stacle de sa dis-location transitive. Le secret est
l’obvie de la fragmentation.
D’une part, le symbolique est partagé en ce qu’il est commun
et communiqué à tout le monde avant qu’aucune « commu­
nication » soit établie — dans une communicabilité secrète de
toutes choses en tant qu’elles sont, dans l’inouïe topographie
fractale qui fait la cohérence sans cohésion d’un monde, du
fait absolument empirique et absolument transcendantal qu’il
y a toutes choses, ce don de toutes choses, cette venue de toutes
choses qui ont entre elles toutes cette venue elle-même, la praes-
entia de leur être, de l’être qui n’est rien que le leur et leur
être au monde.
D’autre part, le symbolique est partagé en ce qu’il est réparti,
épars, disséminé entre tous les lieux —points, moments, sujets
de vérité—de sa possible symbolisation : ainsi, il n’est ou ne
consiste nulle part, en nul instant. Ce n’est aucune partie, ni
l’inexistence du Tout, c’est le partage qui est le secret : secret
ouvert, découvert, exposé obvie de toutes parts et à tout venant,
comme la dispersion des étoiles et des mondes dans le monde,
secret ouvert de l’ouvert, offert— l’existence manifeste, non
manifestée, ou le manifeste de l’existence : la nudité.

Le fragment, ou l’« art », est le symbolique même au lieu


et à l’instant de son interruption. Il est le secret—plaisir et/
ou douleur —qui interrompt la symbolisation du symbolique,
et qui délivre ainsi ce plus-de-sens, cet infiniment-plus-de-sens
par quoi l’existence se rapporte et s’expose à elle-même. Ce
rapport ne boucle pas une signification, il les suspend toutes,
il diffracte et fragilise le sens signifié. Il expose le sens comme
le secret de ce qui n’a rien de caché, aucune profondeur
mystérique ou mystique, et qui n’est ou qui ne fait rien d’autre
que la touche multiple, discrète, discontinue, hétérogène et
singulière de l’être même
Fragment : le plaisir et la douleur en quoi l’être jouit et
pâtit d’exister. C’est ainsi que l’art est fragment : il n’est pas
la présentation de l’être, et ainsi il ne se rapporte pas à la
vérité au sens où la philosophie l’aurait voulu. Quelles qu’aient
été les variations de l’assignation philosophique (mimésis,
splendeur, représentation, dévoilement, mise en œuvre, poié-
tisation, et tout cela à la fois), elles laissent encore inaperçu
ceci, que l’art sans doute ne peut exposer qu’en s’exposant lui-
même, à bout : que l’être, en deçà ou au-delà de sa vérité,
jouit et pâtit d’exister. Ce jouir-et-pâtir est venue en présence,
présentation sans présentité : de cela, il n’y a pas vérité comme
il y a vérité de —au sujet de —l’être. La présentation est plutôt
elle-même vérité. Mais pas « au sujet de » : elle est vérité
étante, ou existante, en acte. Si l’art est présentation de la
présentation, et non de l’être, c’est en ce sens qu’il a trait à la
vérité : comme son sens en acte. Comme la vérité touche, et
ne peut que toucher.
Cet acte n’est pas une opération, et n’aboutit pas à l’œuvre —
si l’œuvre est la production d’une essence, d’un accomplisse­
ment, fût-il celui d’une herméneutique infinie, comme aime à
le penser une certaine tradition sur l’art.
Autant dire que l’art-fragment n’est pas le sacrifice (qui est
un des sens d’operatio, d’où vient le germanique Opfer) : il
n’opère ni n’assure la continuité et l’homogénéité de l’être en
médiatisant ou en sublimant le fractal de l’existence dispersée.
Le fragment en ce sens est l’opposé du sacrifice parce qu’il est
l’opposé de cette continuité d’essence que veut assurer la repré­
sentation occidentale du sacrifice : une eucharistie qui rassemble
et qui incorpore les fragments de sa grâce.
L’art est présentation de la présentation en ce qu’elle est
insacrifiable : touche éternellement intacte de l’être. (« Eternel­
lement » veut dire : « dans l’instant », le «là» de l’« ici », et
« la mer mêlée au soleil ».) C’est bien pourquoi, d’ailleurs,
toute la tradition aura achoppé sur le sacrifice des sens qu’elle
exigeait au nom de la vérité et du bien, mais que l’art n’a
cessé de lui refuser, de lui retirer en vertu d’un tout autre
frayage.

C’est bien pourquoi aussi l’« art » est Yars ou la tecbnê : ce


qui a lieu là où n’a pas lieu l’opération essentielle et sacrifi­
cielle — essentialisante — que la « méta-physique » a projetée
comme devant être celle d’une physis. La physis serait cette
puissance qui d’elle-même élève et enlève son essence au-delà
des contingences de sa manifestation. Plus précisément : sa
manifestation lui est certes essentielle, mais plus essentielle
encore, plus pré-supposée, lui est la puissance d’être et/ou de
produire de soi-même sa manifestation, et ainsi de s’accomplir,
de se finir infiniment, d’une finition sans reste, et d’une finition
où la puissance ne cesse de précéder l’acte et de lui succéder
encore, suressentielle. (Et c’est en quoi, le plus souvent, on a
voulu que l’art « imite la nature ».) Mais la technê est la physis
sans cette essence : la mêta-physique de l’acte qui précède et se
précède en prés-ence, qui s’accomplit de soi mais ce faisant
n’accomplit rien que soi, ne bouclant ni la propriété d’un soi,
ni celle d’un sens, mais ne cessant d’ouvrir l’à-soi comme au
mondé. Gela dont le sens, ou les sens, le plus d’un sens, est
un jouir/pâtir plutôt qu’un accomplir et un vérifier
La technê est fragmentaire ou fractale : règne du sans-essence
ou de l’existence. Ce règne est sans domaine et sans souveraineté.
La puissance de la technique a beau croître de manière expo­
nentielle, elle ne produit pas l’assomption d’une souveraineté :
elle ne dispose pas l’instance d’une Fin et d’un Sens. Il n’est
donc pas étonnant que 1Âère de la « technique » soit aussi celle
de la « fin de l’art ». Celui-ci, de fait, en a fini avec le service
de la finition d’une fin. Il a fini d’être art religieux ou philo­
sophique, tout comme d’être art (théologico-)politique. Du
même coup, l’art est ouvert à cette fragmentation de sens que
l’existence est. Il y fut toujours ouvert. Mais aujourd’hui, c’est
une béance telle qu’elle le distend et qu’elle le déchire lui-
même de part en part : à la dimension de cet in-fini de sens
auquel nous attendons qu’il réponde pour nous. Non pas,
d’abord, comme une réponse « esthétique », mais plutôt comme
un art inédit d’être au monde, à même Vaisthesis et l’espacement
intime de sa double entéléchie, de son contrepoint sans réso­
lution.
« Goda : Orgia »

Que le jouir/pâtir, sa surprise et son suspens, ne soient ni


exogènes ni annexes à l’œuvre comme telle, mais lui soient au
contraire intimement connexes, c’est ce dont on aurait un indice
dans la parenté sémantique (à tout le moins présumée) de
ïergon et de l’orgia. Orgia ne désigne l’orgiasme comme
débordement —singulièrement sexuel —qu’en désignant d’abord
un rite, une opération cultuelle qui peut donner lieu à ce
débordement. (Ou bien, ta orgia désigne aussi les objets de ce
culte■.*.)
A partir de cette proximité, et même de cette contiguïté-
\

contact des objets, culte du toucher —, Torgie pourrait désigner

1. Cf. Kemos n° 5, 1992, « L’élément orgiastique dans la religion grecque


ancienne », Centre d’études de la religion grecque antique, Athènes-Liège,
en particulier A. Motte et V. Pirenne-Delforge, « Le mot et les rites. Aperçu
des significations de orgia et de quelques dérivés. » Cf. aussi Pauly-Wissowa,
qui souligne le caractère d’abord non extatique de la signification.
le jouir/pâtir de l’œuvre (aux deux valeurs du génitif), et ainsi
son « désœuvrement », si l’on veut, mais qui ne serait autre
que la vibration, ou le tremblement, ou la touche de son
opération même. Son é-motion et sa com-motion. (Ainsi, la
parenté de l'orgia avec l’orgasme, bien qu’avérée inconsistante
par la science étymologique, n’en persisterait pas moins à hanter
ces parages : le désœuvrement, ou l’orgastique de l’œuvre.)
Mais il faut aussitôt préciser : avec l’« orgie», il ne s’agit
pas de réintroduire un culte mystérique. Du reste, on peut
distinguer chez les Grecs, quoique avec précaution, les cultes
de « révélation » des cultes orgiaques de «possession». On
pourrait donc tenter de penser une « possession » —une appro­
priation de l’inappropriable, de la venue et de Ventre— sans
révélation, et donc aussi bien sans appropriation. Quoi qu’il
en soit, il ne s’agirait d’aucun culte— pas plus que d’une
complaisance inverse et symétrique pour l’orgie comme figure
de la « décadence », elle-même réputée « romaine » (en un sens,
oui, notre aujourd’hui ressemble à la fin de Rome ; mais rien
ne se répète : ce n’est pas un empire qui se disloque, c’est un
monde qui s’articule ; les craquements aux jointures se res­
semblent sans doute, mais nous savons que nous n’avons à être
nostalgiques de rien, surtout pas d’un empire, qu’il soit colonial
ou Reich de mille ans). Il devrait s’agir de l'ordonnance de la
venue, ou de cette contradiction dans les termes qu’impliquerait
le cadre d’un débordement. Que la venue survienne toujours, que
la présence s’y précède et s’y prévienne, cela n’exclut pas, au
contraire, une mesure, un cadre et une ordonnance : une expo­
sition de l’ex-position. Parce que ce qui (se) précède n’est pas
être (intransitif) mais est transitivement ce qui existe, la prêcêdence
elle-même est déjà tracé, découpe et touche locale, et le fragment
est d’origine.
Toute la logique du monde se concentre ici, et se concentre
comme logique de l’art : le monde n’est ni fait, ni à faire, il
est ce « faire » aisthétique du frayage multiple des lieux selon
lequel toutes choses ont lieu : le « faire » de l’« il y a ». Il est
tracé incessamment multiple et suspendu, incessamment lié et
présentant. Technê de la touche, comme on parle d’une touche
de peinture. En un sens, il n’y a qu’une touche, en un autre
et pourtant même sens, son nombre est infini. L’« essence » de
l’art n’est pas dans un temple, mais dans un trait, dans l’unicité
singulière d’un trait nu sur une toile nue1. Le trait est à la
fois orgion et ergon, débordement et bord, le bord lui-même
débordant pour être le bord qu’il est. En tant orgion, Yergon
est à-, il est au monde, il «fait» monde, tout un monde
éclatant. En tant qu ’ergon, Yorgion est aussi à-, il déborde à
une mesure, une cadence, un rythme qui fait à son tour monde,
le même monde éclatant.
La mesure de la démesure ne vient pas contrôler et brider
celle-ci : elle en est aussi bien le rythme même. L’œuvre, le
trait lui-même, est aussi bien le moment propice, le kairos du
rythme traçant le trait2. Harmonie de l’orgiasme et rythme
opportun du temps déchaîné : c’est la double valeur, struc­
turellement et irréductiblement double, de toute ouverture, de
1. « Dans la plus haute Antiquité, il n y avait pas de règles ; la Suprême
Simplicité ne s’était pas encore divisée. Dès que la Suprême Simplicité se
divise, la règle s’établit. Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur
l’Unique Trait de Pinceau. » (Shitao, Propos sur la peinture du moine
Citrouille-amère, trad. P. Ryckmans, Paris, Hermann, 1984, p. 9.) La
métaphysique picturale (technique) d’un Chinois du XVIIe siècle vient au-
devant du vieil Occident. Ce n’est pas un modèle : c’est un trait, une
touche.—Je n’oublie pas pour autant que le templum est d’abord un trait
délimitant un espace sacré. Mais la condition mondiale, c’est que rien/tout
est sacré : le monde est un temple, il n’y a qu’un trait, et ce qui est à
penser n’est pas son au-delà, mais son unique/multiple courbe fractale. (La
dialectique du temple et de sa destruction se dissout comme monde ;
cf. JLN, « L’indestructible », Intersignes n° 2, 1992.)
2. Sur la proximité des problématiques du mêtron et du kairos,
cf. E. Moutsopoulos, « Musique et états orgiastiques chez Platon », dans
Kemos, op. cit.
tout espacement, de tout avoir lieu. C'est ce qui fait le sens du
trait, et le trait comme sens.
Cela ne veut pas dire qu’il y ait, disponible, une harmonie
de l’orgiasme de notre monde. Le déchaînement est terrible —
et il y a beaucoup de terrible aussi dans notre art fracassé.
Mais le geste de l’art résiste et se répète, parce que la venue
du sens résiste. Peut-être rien de plus, pour le moment, qu’un
art du geste —à quoi serait suspendu, en un défi redoutable et
captivant, tout l’enjeu de la « technique », et du « monde », et
du « sens ». Un art « rythmique » du geste —geste ou style de
pensée, geste ou style de nouage du rapport, geste ou style
dans Yorgion et dans Yergon, geste ou style de faire sens, geste
ou style d’être au monde : il ne s’agit pas de forcer le monde
dans une figure, mais de s’y déplacer, à tous ses confins, sans
sortir de lui, sans le rapporter à autre chose qu’à lui, à son
événement, transposant sur le monde ce que Lévi-Strauss dit
ainsi, après avoir rappelé que « Benveniste a démontré qu’en
grec rhuthmos a pour sens primitif “ arrangement caractéristique
des parties dans un tout ” [...] dans le rythme décoratif, c’est
l’idée de “ tout ” qui domine, car la récurrence n’est perceptible
que si la cellule rythmique inclut un nombre d’éléments limités.
Dans une collection finie d’éléments procurés au hasard, ou
que le bricoleur trouve dans son trésor, comment établira-t-on
un ordre ? La notion de rythme recouvre la série des permu­
tations permises pour que l’ensemble forme un système *. » Le
mot de « système » doit dépouiller ici sa connotation rigide,
impérieuse et hypostasiante : il n’a pas d’autre sens que le
geste rythmique de tenir ensemble (dans) la venue.

1. Claude Lévi-Strauss, Regarder Écouter Lire, Paris, Pion, 1993, p. 157.


Peine. Souffrance. Malheur

Dans le fond, ces pensées n'ont pas la


moindre signifi cation. Les choses arrivent
tout simplement et, comme des millions
d’hommes avant moi, je cherche à leur trou­
ver un sens parce que mon orgueil ne veut
pas admettre que le sens d’un événement
est tout entier dans cet événement. Aucun
coléoptère que j écrasé sans y prendre garde
ne verra dans cet événement fâcheux pour
lui une secrète relation de portée univer­
selle. Il était simplement sous mon pied au
moment où je l’ai écrasé : un bien-être dans
la lumière, une courte douleur aiguë et puis
plus rien. Les humains sont les seuls à courir
après un sens qui ne peut exister l.

1. Marlen Haushofer, Le Mur invisible, trad. L. Bodo et J. Chambon,


Arles, Actes Sud, 1985, p. 219.
La peine et la souffrance commencent avec l’existence, finissent
avec elle, et cette fin donne peine et souffrance à celles et ceux
qui survivent. La peine et la souffrance sont à la mesure du
sens escompté (« le sens escompté » : entendre cette expression
au sens économique, songer à tous les calculs du sens, dont le
pari de Pascal est comme une hyperbole, à toutes les traites
tirées, à la capitalisation et aux intérêts ; la Réforme, la Contre-
Réforme, le Jansénisme, la Théodicée, le Progrès, l’Histoire, la
Libération, la Recherche du temps perdu se sont joués dans
cette économie, tout au moins dans ses parages, de même que
l’Économie politique s’est jouée, se joue toujours, dans un calcul
de la peine et de la souffrance, de leurs seuils de tolérance et
de rendement). Le sens du sens escompté est de rémunérer la
peine. Il ne faut pas oublier que « rédemption », ce grand mot
de 1’Occidents signifie « rançon» et «rachat» : escompte rému­
néré, échu une fois pour toutes. Mais toujours, douleur ou
deuil, la peine ruine ce sens —et dans la mort, elle ne disparaît
pas sans l’emporter aussi avec elle. Et de cette peine, on
trouverait la trace jamais tout à fait effacée jusqu’en plein cœur
du christianisme, dès le cri d’abandon du Christ : la douleur
rédimée aura été aussi la douleur aggravée, simultanément,
indiscernablement.
Dès que le sens n’est plus escompté, mais disparaît pour
solde de tout compte —et cela se produit dans le même temps
que la théo-anthropo-dicée elle-même —le monde apparaît, en
tant qu’il est le monde et ce monde-ci, comme une exposition
de la souffrance dont le tableau fait en 1818 n’a guère à être
modifié près de deux siècles plus tard : « Si l’on nous mettait
sous les yeux à chacun les douleurs, les souffrances horribles
auxquelles nous expose la vie, l’épouvante nous saisirait ; prenez
le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les hôpi­
taux, les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des mar­
tyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars
à esclaves ; sur les champs de bataille et sur les lieux d’exé-
cution ; ouvrez-lui toutes les noires retraites où se cache la
misère, fuyant les regards des curieux indifférents ; pour finir,
faites-lui jeter un regard dans la prison d’Ugolin, dans la Tour
de la Faim, il verra bien alors ce que c’est que son meilleur
des mondes possibles '. »

Le caractère dit « injustifiable » de la souffrance est solidaire


de l’espoir de sa justification possible, ou de son élimination,
et par conséquent d’un sens orienté par cette justification ou
par cette élimination. Peu importe, à cet égard, la provenance
du mal, qu’elle soit représentée comme morale, dans une
liberté, ou matérielle, dans une nécessité. Aussi bien Dieu
pouvait-il jouer, pour l’une et l’autre ensemble, le double rôle
d’origine et d’assomption. Qu’elle relève du mal— possibilité
de la liberté —, ou de la maladie —possibilité de la nécessité -,
ou qu’on ne puisse plus discerner l’un de l’autre, ce qui tend
à devenir un caractère du monde (dans la pénibilité du travail,
dans l’intrication, qui ne cesse de croître, des causalités tech­
niques et naturelles), la souffrance est inéluctablement malheur.
Au malheur, le sens a été apparié, tantôt positivement, en tant
que sens tragique, tantôt négativement, à l’enseigne du bonheur.
Du bonheur en tant que version idyllique du sens —imma­
nence du sens escompté, simple dénégation du malheur — il
n’y a rien à dire. Rien de plus que de son symétrique, qui du
reste est sa menace intime, l’ennui. Il suffit de dire avec Ernst
Jünger : «[...] le nihilisme est terminé. L’action est devenue si
forte qu’il ne reste plus de temps pour le nihilisme. C’est un
état d’esprit que l’on adopte quand on s’ennuie [...] Le nihi­
lisme, c’est une affaire d’ennui, c’est bon pour les riches 2. »
1. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation,
trad. A. Burdeau, 1.1, Paris, PUF, 1942, p. 339 (p. 59).
2. Entretien publié par Le Monde, 7 mai 1993 (p. 30), recueilli et traduit
Du sens tragique, je ne chercherai pas à suivre le destin
impressionnant, qui se déroule jusqu’à nous, jusqu'au bord de
notre monde. Lacoue-Labarthe la résume ainsi : « Imiter le
divin veut dire deux choses : vouloir être Dieu (c'est l'expé­
rience tragique des Grecs) ; se régler « en toute humilité » sur
le retrait du Dieu (c'est l'expérience « occidentale », tragique
encore mais d'une autre façon l). » Il précise ensuite que la
différence de la « façon » tient à ce qui sépare « la figure de la
mort » du « visage des morts — des exterminés ». C'est-à-dire
que d'une plastique de la mort nous sommes passés à une
nudité, et comme à une extrémité du « pathique » et du « pha-
tique ». Silence accablant de notre entrée dans le monde, dans
un monde marqué d'une douleur sans le moindre rachat —où
le « génocide » (meurtre d'un peuple et meurtre du singulier
pluriel) exemplifie, techniquement et matériellement, d'Ar­
méniens en Juifs, de Tziganes en Homosexuels, de Commu­
nistes en Asociaux, de Réfugiés en Marginaux, d'Exploités en
Exclus, d'Affolés en Affamés et en Contrôlés, la mise à mort
du monde au nom de la terre, de la planète ou de Vunivers. Le
monde aura commencé par sa fin : la mort du Dieu créateur
par Pierre Deshusses. Qu’il n’est plus temps pour l’ennui, c’est ce que
confirme le caractère désormais anachronique de l'analyse que Heidegger
lui consacrait en 1930 : « C’est le vide qui, au fond\ ennuie. [...] dans tout
ce qui consiste à organiser, à faire des programmes, des essais, il y a, au
bout du compte, un bien-être général et béat dans une absence de péril. »
(Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, op. cit., p. 247.) Cette brève
citation suffit à mesurer un écart historique qui est aussi l’écart entre ce
que Heidegger en 1930 pouvait désigner comme la tâche de « configurer »
ou de « former, façonner » le monde (die, eine, Welt bilden) — tâche qu’il
eut plusieurs raisons de reconnaître dans certains aspects de la volonté
magie— et la tâche que nous devons reconnaître aujourd’hui. Nous ne
partons pas de l’ennui, mais d’une désorientation qui se sait être à elle-
même sa seule ressource. Nous ne voulons pas « bilden » le monde, nous
voulons ce monde-ci.
I. La Poésie comme expérience, Paris, Bourgois, 1986 , p. 165.
du monde, la haine de ce monde même en tant que reste d’une
création perdue, la volonté de le re-créer, de le façonner à
l’image ou à l’empreinte d’un Sens. La haine du Juif en tant
qu’« apatride » et « cosmopolite » est exemplaire, en tant que
le « cosmopolite » est, précisément et paradoxalement, le sans-
cosmos l.
Le tragique de l’Occident aura touché à son extrémité dans
l’ambiguïté héroïque des crépuscules des dieux : ou bien l’ex­
position (extatique ?) à l’abîme, ou bien l’appropriation du
divin pour re-créer, refaçonner un monde (l’une et l’autre
hypothèses pouvant se mêler, et l’une et l’autre ayant chacune
leurs versions de droite et de gauche, leurs versions explicite­
ment ou implicitement sacrée ou sacrificielle, leurs versions
d’esthétisation du politique ou de politisation de l’esthétique 2).

1. Et c’est aussi pourquoi l’identifier sous la figure du «Juif», c’est déjà


le condamner : la mondialité est venue de l’Occident en tant que l’Occident
est Grec-J uif-Romain-Germain et aucun de ces noms pris à part, et plusieurs
autres en plus, Arabe, Slave, Étrusque... : en vérité le dénombrement et la
distinction des Noms est toujours une opération sacralisante (ou sacrificielle).
Il faut les noms, mais il les faut en tant que « ce que le nom appelle en
le découvrant et en le dissimulant [...] appelle le nom, comme si le nom
s’appelait lui-même, mais sans se refermer sur soi. [...] une ouverture qui
ne se laisse pas saisir en tant que telle» (Alexander Garcia Düttmann, ha
Parole donnée, Paris, Galilée, 1989, p. 73). Il faut les noms au monde : le
monde est la totalité des noms en tant qu’appels de tous à tous, et le tracé
fractal de ces appels en tant que tout le sens.
2. Cette ambiguïté, analysée dans le rapport d’un certain nombre d’écri­
vains à la littérature elle-même, fait l’objet du livre de Denis Hollier, hes
Dépossédés, Paris, Minuit, 1993. Hollier parle d’une « promotion esthétique
de la contrainte » « en rupture avec le principe de l’agréable qui requiert
l’association du plaisir et de la liberté » et qui provient de « la séduction,
proprement esthétique, exercée sur les hommes de lettres par l’évocation
d’un monde littéral, d’un monde sans métaphore, dans lequel il n’y aurait
plus de place pour l’art» (p. 196). A plusieurs égards, je m’accorde à son
sentiment, et de même avec ce corollaire qu’est son plaidoyer « pour le
Ce qui s’ouvre au-delà- mais à partir de là -, c’est autre
chose : le monde qui ne renverrait ni à un abîme sans fond ni
forme, ni à une (re)création plastique.
S’il est bien fondé de repérer le tragique par rapport au
divin et à son retrait, il paraît donc aussi bien fondé de relever
le trait structurel du tragique en ceci : la tragédie devient le
sens, à l’instant même où le sens y est éprouvé tragique. (En
dernière analyse, c’est la structure du sacrifice.) Selon une
dialectique invincible (ou, du moins, que nul ne peut être sûr
profane» (p. 19), opposé à la sacralité ou à son absence «laïcisées». De
même, Hollier a raison d’impliquer aussi la philosophie, qui « préférera
toujours la tristesse qui a au moins l’avantage de toujours vouloir dire
quelque chose ou, ce qui revient au même* souffre de ne pouvoir le faire.
Elle s'adresse au besoin de sens, le respecte, le satisfait » (p. 103). Toutefois,
il me semble négliger cet autre pan de l’analyse : la lutte intime de ces
écrivains contre une facilité du plaisir esthétique constituait aussi l’expérience
effective, difficile, grave et nécessaire — de laquelle il nous est plus facile
de commencer à être quittes, parce qu’elle a été faite avant nous —de ce
qu’on pourrait se risquer à nommer la « tragédie du tragique » : toucher à
sa propre limite devant ce qui est, en effet, la question —ou bien la venue —
du monde. Il est bien certain que ce dont il s’agit relève d’un écart, disons
de « style d: par rapport au tragique et au dialectique (ou au philosophique).
Il n’est pas sûr pour autant que la gaieté et le mélange, dans une veine
bakhtinienne et joycienne ou, aujourd’hui, « métisse », suffisent simplement,
même s’ils sont nécessaires, à l’enjeu du monde. Il n’est pas sûr qu’il ne
puisse pas y avoir là aussi un leurre. C’est le point à partir duquel il nous
faut risquer des styles, et guetter ce qui vient. En attendant, il n’est pas
indifférent que la « veine » dont j’ai parlé soit celle de Salman Rushdie
dans Les Versets sataniques, dont je citerai la fin, pour ce qu’elle dit d’une
venue : « L’enfance était finie, et la vue depuis cette fenêtre n’était plus
qu’un écho ancien et sentimental. Au diable tout cela ! Laisse venir les
bulldozers. Si l’ancien refuse de mourir, le nouveau ne peut pas naître. [...]
“ Viens chez moi, proposa Zeeny. Foutons le camp d’ici. —J’arrive ”, lui
répondit-il, et il se détourna du paysage. » (Trad. A. Nasier, Paris, Bour-
gois, 1989, p. 585.) Le bulldozer est peut-être un style discutable, et le
« nouveau » peut rester une catégorie prisonnière du « progrès ». Mais il
faut aussi savoir dire «J’arrive ».
de déjouer), le pur tragique, l’abandon absolu, le déchirement
de l’adieu, se font remplissement de sens. Sens noir, mais sens.
Déchirement, mais consolation. Œdipe se retrouve à Colonne,
aussi lorsque Colonne se nomme Vienne. Sagesse sublime ou
courage dans l’angoisse, il y a éclair de sens. Sans doute est-
ce infiniment proche de l’« éclat » dont j’ai tenté de parler. Et
sans doute, la jouissance ou la joie sont à nommer à côté de
la souffrance —j’y reviendrai. Mais d’abord, d’abord et jusqu’à
la fin, le malheur est malheur, sans phrases, comme on dit, et
comme peut-être on devrait être capable de ne dire que ça, et
de penser que c’est cela seul qui est à dire, et pour n’en rien
sauver. Sans phrases, non parce que indicible, mais parce que
hors de la signification. Aussi in-signifiant que la joie— au
point même où douleur et joie composeraient, mêlées, l’origine
non signifiante de la signifiance même.
Si le sens, en effet, se fait salut, d’une manière ou d’une
autre, alors il a perdu le sens du sens, le sens du monde de
l’existence qui est et qui n’est qu’à ce monde. Un monde dont
il n’y a pas à se sauver, qu’il n’y a pas à sauver, sans qu’il
soit pour autant livré à la perdition : décidément ni cosmos
(sourire des Immortels), ni mundus («vallée de larmes»), mais
le lieu même du sens.
Il n’y a peut-être que trois structures formelles du sens :
1. l'observance d’un ordre du monde ou d’un rite, où tout
malheur est un manquement tragique, qui ouvre sur la vérité
(Œdipe) — 2. le salut, où le malheur est maladie, aliénation
mondaine qui appelle la tragédie de sa guérison/expiation
infinie (Parsifal) — 3. l’existence, comme exposition de l’être-
au-monde ou de l’être-monde — où le mal semble coextensif
au bien, le « pire » au « meilleur » et où l’exposition doit donc
chaque fois se décider. Ou bien encore : le sens comme donné,
le sens comme médiatisé, le sens comme surprise. Ou encore,
sur cet autre registre : le sens comme ensemble de signes, le
sens comme signification, le sens comme origine de signifiance.
Il n’est pas possible de tenir ces sens du sens rigoureusement
séparés l’un de l’autre, pas plus qu’il n’est possible de saisir
leur succession comme le procès d’une seule histoire qui don­
nerait elle-même le sens de leur distribution. Il n’est cependant
pas non plus possible de les confondre, ni de renoncer à penser
qu’il arrive quelque chose, que quelque chose ici nommé
« monde » nous arrive, et que c’est ici et maintenant que ça se
passe et que l’ici et maintenant a lieu selon ce qu’il se transmet
à lui-même de ce qu’il se représente comme sa provenance.
L’ensemble de ces conditions contradictoires fait que la déso­
lation de la terre et du ciel, le mal étalé sur le monde comme
sa peau même de guerre, de famine, d’inégalité effrayante,
d’affolement de domination écotechnique — par-delà malheur
et maladie, hors de ressources tragico-théo-logiques—, ce mal
n’est pas seulement arc-bouté contre le sens : il devient le
malheur du sens même.
Reste alors la gaieté amère :
Le CLIENT — D ieu a fait le monde en six jours, et vous, vous
n’êtes pas foutu de m e faire un pantalon en six mois.
L e tailleur — Mais, monsieur, regardez le monde, et regar­
dez votre pantalon *.

Ou bien : la déconstruction du tragique et du christianisme —


de leur assemblage qui culmine dialectiquement dans le mal­
heur du sens comme dans la fin en tous les sens — n’a-t-elle
pas à indiquer, ne s’indique-t-elle pas elle-même comme un
autre tour, retournement, détournement ou contournement de
ce nœud dialectique? Ni bon- ni mal-heur du sens, un autre
heur, ni sens négatif, ni négation du sens, faisant droit à la
1. Samuel Beckett, Le Monde et le Pantalon, Pans, Minuit, 1989, p. 7.
résistance et à la souffrance (à ce qui de l’une et de l’autre est
sans droit, un droit de ce qui est sans droit, une signifiance
du droit), et pour cela ne relevant pas le mal en bien, prenant
congé de toute théo —ou logo-dicée —en appelant enfin à une
autre tenue du sens, ou à une autre tenue en face de lui. Car
tout pourrait se résumer à ceci : comment savoir se tenir devant,
ou dans, le sens se différant. Pour la tragédie, pour le chris­
tianisme, pour la philosophie et pour l’art, et peut-être en
général pour l’être-en-commun, il est au moins toujours ques­
tion de cela : de se tenir face à l’éclipse, à la syncope ou à
l’effondrement du sens. Ce qui se dit aussi : face à la vérité.
Il s’agit toujours de cela. Mais toutes les « tenues » sont altérées,
toutes les poses fières ou humbles, risquées ou repliées. Une
fois encore, il faut inventer comment donner de la tenue à
l’existence—et rien qu’à l’existence.
Et donc, pas de théo-logo-anthropo-poéto-dicée : pas de
dicêe (c’est-à-dire pas de rédemption justificatoire) et pas non
plus de dikê (pas de destin justicier). Cela serait hors-tragédie,
hors-dialectique et hors-salut. Gela ne se confondrait pas non
plus avec cette autre fi gure du malheur qui est celle du cri
de Job (que prolongeait celui du Christ). Car Job crie à la
face de son Dieu. Mais Job — singulièrement depuis Ausch­
witz, et sans discontinuer depuis Auschwitz — crie à la face
défigurée du monde, çt ce qu’il crie, c’est en ce sens le
monde même.
« Pas de dikê ni de dicêe » : cela n’en appelle ni au désespoir,
ni à l’espoir, ni à juger ce monde, ni à un « monde juste » —
mais à la justice en ce monde, à la justice rendue au monde :
c’est-à-dire à la résistance, à l’intervention, à la compassion, à
la lutte, inlassables et réglées par l’incommensurable du monde
lui-même, de la totalité du tracé singulier, sans rémunération
religieuse et tragique, sans relève et donc sans discours. Sans
phrases : car le discours, tout discours, relève tout. Le moindre
énoncé est ou fait dikê : il partage un sort, il l’assigne et lui
prête sens. Mais la souffrance n’est pas un partage en ce sens.
Elle est l’impartageable, impénétrable dureté.
En dire plus contreviendrait à la règle qu’on vient de dégager.
Il y a un archi-transcendantal de la souffrance qui touche à
l’exposition nue au sens, à la défaillance insoutenable comme
constitution même du sens, et cet archi-transcendantal ne four­
nit ni objet, ni Idée, ni horizon régulateur. Il montre seulement
les corps blessés, défaits, minés, leur aréalité rompue ou convul­
sée. Le corps souffrant était jusqu’à nous un corps « pantelant » :
corps pathétique, riche de signes, clairement mêlé à une jouis­
sance obscure, corps supplicié, sacrifié. Mais notre corps souf­
frant est brisé, disloqué ou rongé sans phrases, ou bien il est
assisté, réparé, branché sans plus de phrases Transi d’éclats
nucléaires, chimiques, génétiques, chirurgicaux, informatiques,
sonores, lumineux... Reste, non pas forcément un « malheur»,
mais un point de douleur suraigu, juste au point de l’éclat,
sans dimension ni rémission, touche d’existence qui ne sauve
rien, ne perd rien, mais expose tout.
En ce sens, la « passion » de la « chair », dans la chair, est
finie — et c’est pourquoi le mot de « corps » doit succéder à

1. Exemple des limites de nos phrases : les greffes d’organes font l’objet
d’un discours public du don, de la communication, du progrès et de
l’exploit d’une survie « miraculeuse » auquel il n’y a rien à objecter ; un
corps greffé est pourtant aussi, en vérité, un corps éclaté, non pas en vertu
d’un fantasme de l’« étranger en soi », mais en fonction des altérations et
des dépendances multipliées que la greffe introduit avec elle pour sa survie :
contrôle d’abaissement immunitaire, contrôle des effets secondaires, inscrip­
tion dans un espace qui n’est plus simplement ni de « vie », ni de « maladie »,
dressage chimique et hygiénique, technê installée à demeure, lente leçon de
l’inanité de la phusts. Or ce type de condition concerne de plus en plus
d’autres corps, malades, âgés, abîmés, handicapés, assistés, bricolés. Il y a
là un « salut » que nous ne savons pas dire, parce que ce n’est pas un salut.
Ce n’est pas non plus une « maintenance ». C’est une autre inscription, plus
serrée, dans le monde.
celui de « chair », toujours surabondant, toujours nourri de sens
et toujours égologique. Voici venir le monde des corps, et la
souffrance y est, si on ose dire, simplement établie, sans pro­
fondeur de passion. Cela peut vouloir dire qu’elle est tendan-
ciellement « anesthésiée » (mais que veut dire alors « tendan-
ciellement » ?) : non seulement dans les hôpitaux, mais aussi,
d’une autre façon, dans des guerres que n’accompagne plus la
célébration pathétique de la souffrance, mais l’horreur froide
de la bêtise ignoble ’. Cela veut dire à coup sûr que la souffrance
n’est plus sacrificielle. Et donc, qu’elle n’est à aucun titre
rédemptrice. Souffrance sans rémission, et à ce titre sans passion.
Désassemblage de la croix : nous en restons au moment qui
n’est ni celui de l’agonie, ni celui du tombeau, mais de la
déposition du corps. Ce n’est pas un hasard si la peinture a
depuis longtemps choisi ce moment : celui de la pitié muette.
Savoir, sans phrases, se tenir devant un corps déposé (et
pourtant, ne pas être à la leçon d’anatomie, autre forme de
phrase) : lorsque nous le saurons, alors, seulement, nous
pourrons penser une appartenance de la souffrance et du
malheur à la constitution du sens sans relever la souffrance
en le sens. C’est-à-dire, la poser ou la peser inassimilable,
irréconciliable, intolérable : car c’est elle-même qui s’expose
ainsi, c’est elle qui se repousse, et ne se relève jamais. Il
faut donc la refuser à toute force, ne pas guérir d’un côté,
affamer et tuer de l’autre — et cependant, sans projeter ni sa
rédemption, ni son anesthésie finales. Sans contourner l’éclat
de douleur de l'aisthesis, cette autre double face de l’entéléchie
sensible, plaisir et douleur. Sans renoncer un instant à se
battre contre le mal, cette pensée —la plus difficile, celle qui
doit se savoir non pensante —toucherait à la souffrance comme
à ce qui appartient au sens au titre de sa défaillance consti­
1. Cf. au plus près de nous Les Bosniaques de Velibor Colic (Galilée/
Carrefour des Littératures, 1993).
tutive. Cela toucherait donc à la possibilité du sens en tant
que passibilité originaire. Comment ne pas phraser ici une
nouvelle dialectique ? C’est pourtant ce qu’il faut refuser.
Etre devant l’obscurité du sens ni dévoilé, ni produit, ni
conquis, mais souffert. Souffrir le sens— à l’écart de tout
dolorisme. Souffrir, suffere, comme le mode de supporter, de
recueillir, de quelqu’un qui serait «sujet à la souffrance».
Souffrir le sens : souffrir son être-absent.
(Ne pas phraser une nouvelle dialectique, une nouvelle
tragédie : c’est impossible, si tout notre discours en est consti­
tué. À chaque pas, le discours dialectise. Mais lutter pied à
pied contre la dialectique en train d’opérer, et contre l’intention
en train de signifier, dépouiller le sens fait pour laisser venir
son sens, voilà le travail, la pensée, l’écriture et l’excription,
son heur, son malheur et son bonheur.)
Alors seulement, plus avant encore, toujours plus intenables
dans la phrase, la passibilité ou le souffrir originaires du sens
se trouvent infiniment proches de la jouissance. Mais quoi, la
jouissance ? Pour ne pas la livrer, elle non plus, à la sublimi-
sation dialectique d’une appropriation de l’impossible, ni à une
joie que Spinoza, son plus grand penseur, garde malgré tout
drapée dans la béatitude, on poserait avant tout qu’elle est
sans phrase, elle aussi. La joie n’a pas plus de sens que la
souffrance. Mais leur insignifiance conjointe —conjointe et dis­
sociée— est la signifiance même. Sans phrase, elles exigent
toutes nos phrases, et leurs interruptions. Mais il n’y a pas de
symetne : on n’accepte pas la douleur, elle est le mal, physique
ou moral et pour finir toujours l’un dans l’autre. Elle est donc
l’injustice même, et qui en appelle d’elle-même, en tant que
douleur, au refus opiniâtre de cette injustice. Il n’est plus
question, lorsqu’on est hors du cosmos, de la tenir à distance
sur un mode stoïcien : dans le monde, la douleur traverse. La
joie, en revanche, en appelle d’elle-même à son propre suspens :
elle s’accomplit et se dérobe dans une éternité fugitive. Il n’est
pas question de s’y établir. En un sens, il faudrait dire : la
première est dans la permanence, la seconde dans le passage.
Symétrie sans symétrie, deux faces du rythme,

Ni bonheur, ni malheur, il y aurait Yheur, le sens de l’heur,


de la rencontre ou de l’encontre bonne ou mauvaise, de la
possibilité toujours redonnée qu’il y ait bon ou mal heur, qu’on
ait à choisir l’un contre l’autre, mais d’abord à choisir d’avoir
ce choix et de ne pas l’avoir, de ne pas maîtriser le sens de
l’heur comme tel, la combinatoire fractale des événements qui
fait le monde '. Non pas maîtrise, ni servitude, mais souve­
raineté passible de l’heur, de sa venue, de son en-allée. Non
pas le destin, ses Parques ou sa Providence, sa loterie. Non
pas la chance irresponsable. Mais, au contraire, la possibilité
souveraine de répondre à l’heur du sens.
Le malheur n’en est pas pour autant apaisable, ni le bonheur
appropriable. L’un et l’autre pour la même raison : l’in-signi-
fïance de leur sens, leur sens même comme absentement du
sens, le point de douleur ou de joie. Avoir le sens de l’heur,
c’est très précisément répondre à —et de - l’inapaisable/inap-
propriable en tant que tel.
Cette réponse représente tout ce qui nous manque, tout ce
dont le manque est interprété comme défaillance et défaut de
sens. Mais ce manque lui-même n’est pourtant pas un état de
privation dont il faudrait exiger et assurer la suppression. Ce
manque est manque de rien. De rien : c’est-à-dire d’aucune
1. Heur (que nous employons encore dans «avoir l’heur de plaire»)
vient de augurïum, le présage bon ou mauvais, puis désigne la chance ou
le sort, bons ou mauvais. Par effet de proximité phonétique, les expressions
« à la bonne heure » et « à la maie heure» ont jadis rapproché les valeurs
de la chance et de l’instant.
chose dont il y aurait à déplorer l’absence, puis à la combler
pour accomplir notre être ou notre « humanité ». Rien ne
manque à notre être : le manque de sens donné est plutôt ce
qui l’accomplit. Rien ne manque au monde : le monde est la
totalité, et la totalité s’accomplit comme l’ouvert, comme la
non-totalisation de l’ouvert ou de l'heur. En ce sens, l’être-
existant du monde est infini, d’un infini actuel et non potentiel.
L’être est l’actualité infinie du fini. Son acte — exister — ne
dépend de rien et n’a pas à progresser pour s’achever. Mais
son achèvement est l’exister comme inapaisable et inappro-
priable être-à. La structure de 1exister n’est ni l’en-soi, ni le
pour-soi, ni leur dialectique, mais le à : ni à soi, ni à l’autre
sans être d’abord au monde, le à de l’être-au-monde comme
constitution d’ipséité. Ni au bonheur, ni au malheur sans être
d’abord au heur que le monde est.
Ce qui, pour soi, ne dépend de rien, est un absolu. Ce que
rien n’accomplit en soi est un éclat. L’être ou l’existence est
un éclat absolu. Exister : le heur d’un éclat absolu.
Gela ne dit presque rien — telle est l’insignifiance du sens
même, la nudité de la signifiance absolue et souveraine. Dire
ce presque rien est la tâche unique d’une écriture — mais sa
tâche insignifiante, aussitôt excrite, et par son propre rythme,
livrée au monde : fin de la philosophie. Pour le répéter encore,
cela n’apaise ou ne comble ni malheur, ni bonheur. Mais c’est
la raison pour laquelle cela n’a rien de résigné, ni d’indifférent.
Tout est là en jeu, tout le sens possible et tout l’impossible
par surcroît. Sans phrases : non parce que ce serait ineffable,
mais parce que c’est déjà là, venant au monde et aux lèvres
ici et maintenant.
Où le gémissement qu’on cloue et qu'on enchaîne ?
Où Prométhée, le support et renfort du roc ?
Et où, furtivement surgi sous le front même,
Le vautour avec son vol à l'œil ocre ?
Cela ne sera plus, les tragédies se meurent ;
Mais ces lèvres assaillantes vont jusqu'au fond,
Mais ces lèvres nous mènent droit au cœur
D'Eschyle portefaix, de Sophocle bûcheron.
Il est Vêcho, le jalon —plutôt la charrue...
Au théâtre d'air et de pierre où les temps croissent
Tout le monde se lève et veut tout avoir vu ;
Qui naît et qui périt, à qui la mort fait grâce l.

1. Ossip Mandelstam, poème daté des 19 janvier/4 février 1937. (Man­


delstam était arrêté depuis 1934.) Traduit par Henri Abril, dans Poèmes,
Moscou, Radouga, 1991, p. 167.
Monde

Le à comme constitution d’ipséité ne définit d’abord ni un


à-soi, ni un à-l’autre. Ni le « soi », ni l’« autre » ne seraient
respectés dans l’absolu de leur éclat, chaque fois propre, s’ils ne
venaient d’infiniment plus loin que de la position, voire du
positionnement qui leur serait conféré selon ces expressions, où
le « à » se surdétermine en adhésion, occupation, captation,
appartenance, ou au contraire en projection, élan, aliénation. Le
à doit d’abord définir Yipse comme au monde. Mais « au monde »
n’est pas un prédicat du sujet « ipse » — lequel, et pour cette
raison même, n’est pas un « sujet ». « Au monde » est la consti­
tution entière, l’être, la nature, l’essence et l’identité de l’éclat
absolu d’exister. Et cette constitution entière se donne d’un coup,
dans le au monde, comme venue de l’être en avant de lui-même —
différant—, en avant d’un seul coup, chaque fois, jusqu’aux
confins du monde, « présent là où il va, là où il n’est pas 1».
1. Jean-Louis Chrétien, dans un article très pénétrant sur la « spatialité »
de « l’être en avant de soi » : « De l’espace au lieu dans la pensée de
Ou plus exactement : les confins du monde sont, à chaque
instant, ce que touche toute venue d’existence. Il s’agit là
d’une monadologie, c’est-à-dire d’une structure universelle de
pars totalis. Elle diffère de celle de Leibniz en ceci, que
chez lui l’universel est un indice de réflexion et de réfrac­
tion des monades les unes dans les autres, dont la loi se
rassemble en Dieu, la monade des monades, tandis qu’ici il
s’agit en même temps d’une diffraction de principe, et non
seulement entre les monades, mais dans chaque monade, et
dans la monade des monades qui est le monde : la totalité
parstotalitaire, intotalisable, où chaque partie a toute l’exten­
sion du tout, mais où le tout ne consiste que dans l'extra
mutuel des partes. En quoi consiste la singularité du singulier
pluriel.
Le « monde » n’est donc pas non plus cela à quoi un ipse
aurait « à faire », comme avec un vis-à-vis ou comme avec
un englobant. Le monde est exactement coextensif à l’avoir-
lieu de tout exister, de l’exister en sa singularité- et co­
extensif est à entendre ici au double sens de co-étendu (co-
espacé, co-ouvert) et de co-tendu (co-venant, co-exprimant).
Le monde est toujours la pluralité des mondes : constellation
dont la compossibilité est identique à l’éclatement, compacité
d’une pulvérulence d’éclats absolus.
C’est pourquoi le moindre éclat minéral inerte à travers
l’espace appartient aussi à la constellation de Yipse, à la
singularité du sens, sans qu’il y ait à T« animer » d’aucune
aséité autre que celle de sa matière singulière, c’est-à-dire :
le monde lui-même en son fait, en sa naissance innée, si
l’on peut dire, ou plutôt en son innéité dont la structure est
de part en part naissance et survenue, où toute naissance se
pré-vient, où cette pré-venance fait toute la signifiance.
Heidegger », Repue de l’enseignement philosophique, 32e année, n° 3, Paris,
février-mars 1982.
C’est-à-dire, en un sens, rien, et « la singularité ne repose
sur rien 1».
Rien : le fait du monde, un être-le-là qui tout d’abord est
Yici de ce monde-fi, sans création d’où il provienne. Cette
factualité est aussi bien celle de toute naissance : ce qui naît
dans la naissance n’est pas d’abord le produit ou l’engendré
d’un auteur ou de parents, mais précisément, ce qui naît c’est
l’être en tant que rien ne le pose et que tout l’expose, l’être
toujours singulier.
Le monde est la résolution infinie du sens en fait et du
fait en sens : résolution infinie du fini. Résolution signifie à
la fois dissolution, transformation, harmonisation, décision
ferme. Le monde est l’ouverture finie d’une décision infinie :
l’espace de la responsabilité du sens, et d’une responsabilité
telle que rien ne la précède, aucun appel, aucune question.
Elle se pré-vient et se sur-prend elle-même, et c’est ça, le
fait du monde.
C’est pourquoi le « elle-même » de cette responsabilité, ou
le «soi-même» du sens — l’ipséité comme existential mon­
dial—, précède toute égoïté et toute subjectivité. Sans cette
précédence, sans cette venue au monde que le monde espace,
un « ego » purement présent-là ne serait pas proprement (c’est

1. Emmanuel Lévinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993,


p. 152. Dans ces cours des années 70, plus qu’ailleurs peut-être, la pensée
de Lévinas est proche de la pensée du monde. Lorsqu’il dit : « Le sens est-
il toujours événement d’être ? Etre, est-ce signifiance du sens ? » (p. 69), et
qu’il refuse de répondre positivement, pour placer le sens plus avant et
plus haut, dans « ma responsabilité pour la mort d’autrui», je m’accorde
à son refus s’il refuse «que tout ce qui se joue dans l’être, c’est l’être
même». Mais « être » ne veut dire que le fait du monde, et le monde est
le fait du sens en tant que transitivité de l’exister : qu’il est exposé, à
« soi » autant qu’à « l’autre ». Sans cette résolution infinie du fait en sens
et du sens en fait, l’absentement de « Dieu » que Lévinas ne cesse d’indiquer
par ailleurs ne peut s’effectuer.
ce que Descartes ne peut pas voir), ou bien, il serait immé­
diatement tout le sens donné (c’est ce qui se veut de Descartes
à Husserl ').

Si le monde n’est pas l’œuvre d’un Dieu, ce n’est pas parce


qu’il n’y a pas de Dieu, comme si c’était là une circonstance
fâcheuse, une condition privative et dont il faudrait s’arranger
tant bien que mal. (Comme si, en dernière analyse, le monde
n’était pas complet, comme si la totalité était amputée de sa
partie causale ou finale. Souvent, l’athéisme n’a pas su faire
entendre autre chose.) Mais il n’y a pas de Dieu parce qu’il y
a le monde, et que le monde n’est ni une œuvre, ni une
operation, mais l’espace de l’« il y a », sa configuration sans
visage. Il n’y a pas de Dieu parce que Dieu n’appartient pas
à l’« il y a» : son nom nomme précisément la catégorie de ce
qui serait soustrait à F« il y a ». « Dieu » (le seul, le Dieu de
l’Occident, le Dieu helléno-judéo-christiano-islamique : les
autres sont des dieux, des figures dans le monde et non l’agent
du monde), « Dieu » fut le nom de la transformation du monde
en œuvre. L’« homme-dieu » fut le nom de sa transformation
en opération. Le « monde » est désormais le nom de ce qui
n’opère pas, ni n’est opéré : le sens de l’« il y a».
1. Claude Morali le formule ainsi : «Je, même au titre d’ego le trans-
cendantal, ne surgit qu’au débouché de ma naissance, c’est-à-dire de l’édi­
fication du sens de ma venue au monde. Une conscience qui ne poserait
pas son origine sous l’aliénation d’une naissance ne pourrait être une première
personne. A cet égard, le texte biblique prêtant à un être infini les paroles :
«Je suis celui qui suis » (au moins dans les lectures traditionnelles), peut
paraître absurde. La philosophie de Heidegger nous a habitués à lier
l’avènement du je dans une conscience à la conviction intime de sa propre
mort : il semblerait plus juste de la faire dépendre du non-savoir impliqué
par sa naissance. » (Qui est moi aujourd'hui ?, Paris, Fayard, 1984, p. 278.)
« Monde » dit le y du « il y a ». « Il y a » dit la même chose
que « il est ». Il faut entendre « il est » comme dans « Il est
un air pour qui je donnerais/Tout Rossini, tout Mozart et tout
Weber... » —avec la connotation du caractère commun, ano­
nymement singulier, de l’air en question.
Mais « il y a » localise l’être. Plus exactement : la transitivité
de l’être est d’abord localisation. L’être transit l’étant en lui
donnant lieu : dis-location, diffraction, atomisme de Yy '.
Y est le tout du monde. Il y a qu’il y a. C’est par lui, ou
en lui —là, ici, là-bas, au centre qui est partout, aux confins
qui ne sont nulle part —, que le monde qualifie son être-monde,
ou le faire-monde de tout-ce-qu’il-y-a : non pas d’abord le
rassemblement de toutes choses {ce qu’il y a, dont la totalisation
n’a lieu nulle part : la pars totalis exclut qu’il y ait une « partie
totale », ou « plus totale » qu’une autre), mais leur être-ensemble
comme le « tout de significabilité » du fait qu il y a ces choses.
Mais — ces choses : il y a quelque(s) chose(s). Toutes ces
choses, tous ces corps, leurs aires, leurs arêalités. On ne saurait
trop y insister : le sens du monde ne peut excepter un seul
atome, en tant que le fait-monde est la résolution du sens. J ’ai
déjà dit qu’une « philosophie de la nature » nous redeviendrait
nécessaire. Sans doute, ce doit être par une transformation
complète de « philosophie » et de « nature ». Il ne peut pas
s’agir d’un écologisme métaphysique, ni d’une symbolisation
romantique (immanence ou transcendance). Il s’agit de ceci,

1. Y vient de ibi, « là, dans ce lieu » et de hic, « ici » et « à ce moment ».


Outre sa valeur locative, il peut fonctionner comme pronom, renvoyant à
un nom ou à une proposition entière : « y penser ». Pour le lexicologue, il
« n’a pas de sens analysable dans diverses expressions comme il y a, il y
va de, savoir y faire, ça y est, etc. (Dictionnaire historique de la langue
française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, le Robert, 1992)- Avoir
semble ici retenir une valeur première de habere, « tenir, occuper, habiter ».
En ancien français, « il y a » a pu se dire y a, et même a.
que le lieu de l’« il y a » n’est pas une qualité mystérieuse,
une « dimension spirituelle » qui viendrait s’ajouter à l’espa­
cement matériel. L’espacement — espace et temps - fait ou
transit tout d’abord l’existence en tant que passibilité de sens.
Que l’homme ou le Dasein en lui — en lui hors lui — ait
à « être le là » (le da ou le y), comme le veut Heidegger,
c’est-à-dire qu’il en articule l’ouverture comme telle l, et que
cette articulation forme son ipséité même, ou son humanitas,
tout cela ne peut à son tour être articulé avec rigueur que si
tout d’abord est reconnu le transcendantal ou l’existential de
l’y-avoir-lieu de toutes choses. Faute de cet existential, l’homme
ne pourrait dire que l’homme même selon son etymon, c’est-à-
dire « le terrestre », ou bien immanent à l’humus (déjà inhumé),
ou bien affronté aux célestes (exhumé, hanté par son regard
mort). Mais l’homme est le terrestre en tant que la terre est
ou devient mondiale : à la fois, elle est lancée dans le « vide »
d’un espace-temps dont la mesure finie (puisqu’il n’y a rien
d’autre) est l’infini2, et elle se mondialise, brouillant sur elle-
même les territoires et les terroirs. Des deux manières, la
mondialité de la terre— de l’homme— veut dire : remise en
jeu de l’avoir-lieu en général. Le y n’est ni le ciel, ni l’humus,
mais qu’il y a, et qu’il y a lieu de ressaisir le sens à partir de
là.
Selon cet existential, le thème premier de toute existence,
de celle de la pierre elle-même, n’est jamais on ne sait quelle
1. Et d’une articulation qui n’est pas seulement langagière : ce qui veut
dire que le langage lui-même n’est pas seulement langagier, précisément
en ce qu’il est pré-venu par la signifiance du sens.
2. Cf. Albert Jacquard, Voici le temp du monde fini, Paris, Le Seuil, 1991,
p. 28 et suiv. Voilà pour la physique. Quant à la politique et à la morale
de la terre, et à la nécessité qu’elle devienne mondiale, on se contentera
d’être lapidaire avec Strindberg : «La classe supérieure accapare tout sur
terre et offre le ciel à la classe inférieure. » (Petit catéchisme à l'usage de la
classe inférieure, Arles, Actes Sud, 1982, p. 15.)
inertie, quelle pure inhérence, inclusion ou juxtaposition, encore
moins une disposition d’« environnement » ou une texture de
« milieu 1» : ce thème est d’abord l’y-avoir-lieu, espaçant/
espacé. Cet existential est le mondial. Aussi longtemps que nous
ne prenons pas en compte, sans réserve, le mondial comme tel,
nous ne sommes pas quittes des démiurges et des créateurs.
Autrement dit, nous ne sommes pas athées. Etre athée ne
signifie plus nier un divin qui s’est de lui-même résorbé (et
cela ne peut donc peut-être plus s’appeler « athéisme »). Cela
signifie : ouvrir le sens du monde.
(Par exemple : laisser venir à nu ces identités surdéterminées
que sont les « continents », l’Asie, l’Amérique, l’Afrique, l’Aus­
tralie ou l’Europe, se prêter à une autre « dérive des continents »,
non pour disqualifier leurs différences, mais au contraire pour
les démultiplier, non pour leur redonner des goûts de terre ou
de racine, mais pour voir jouer leurs contours fractals. Avec
eux, les « races » : les couleurs et les traits, les corps sans modèle
et sans assomption. Dans quelle(s) langue(s) se dit « être noir »,
ou bien « avoir les yeux bridés » ? Qu’est-ce qui est dit par là ?
Et qu’est-ce qui est nié, dénié ou refoulé lorsqu’on affirme
simplement que tout cela n’a aucune pertinence au regard d’un
homme universel, de ses droits et de ses devoirs ? Alors même
qu’un noir n’est pas noir comme un autre noir, ni un blanc
n’est blanc comme un autre blanc. Le racisme n’est jamais que
l’envers de ce qu’on appelle une « universalité abstraite », et sa
stupidité ignoble est à la mesure — immense— de cette uni­
versalité. Mais ce qui ne serait pas universel en ce sens, ce
serait que l’égalité de tous ait pour sa condition même la non-
mêmeté de « l’homme ». Et avec elle, la curiosité de l’un pour
l’autre, et avec la curiosité, Yespacement — figures et couleurs —
1. L’écologisme est toujours beaucoup trop pusillanime en philosophie :
il se limite, soit à l’argument pragmatique de la préservation des conditions
de vie, soit à l’enchantement puéril d’un vague animisme.
qui en est la cause et la conséquence : le monde. Ce monde
doit nous redonner les pays —ce qui n’est ni terre, ni nation,
ni peuple, et qui mêle tout cela, le paysage du pays du monde.)

La mondanéité du monde, son être-monde au sens de n’être


que le monde, est indissociable de la mondialité en ce sens.
(On pourrait dire aussi : cosmos et mundus réexposent leurs
valeurs, ensemble, comme mondialité.) Le y de l’« il y a » n’est
que l’espacement comme tel— s’il est possible de dire le
«comme tel » de l’espacement survenant à rien (de dire « le
Big Bang» comme tel). Comme tel, donc, le y n’est rien
d’autre que le « Que » wittgensteinien du monde, en même
temps qu’il en est le « comment » originel. Dans le y, le « que »
et le « comment » ça fait monde coïncident. Ce n’est pas un
lieu des lieux, ni un sensorium Dei, ni une forme a priori. Ce
serait plutôt matière a priori — mais Va priori serait ici, en son
acte de naissance, l’entéléchie sensible elle-même : l’unité en
soi ouverte du touché/touchant.
En un sens, rien : la venue tendue du dehors qui n’a lui-
même ni dehors, ni dedans. Venue, par conséquent, venant de
rien, ne venant pas, venant absolument, comme on voudra —
mais ici on n’a pas à vouloir, il faut prendre la chose comme
elle est. Comme le dit Granel du « monde comme tel : non
certes un “ rien du tout ”, mais le “ rien ” du “ Tout ” » ’.
Rien —res, la chose même, cette chose dont le paraître —la
prés-ence — excède en tous sens toute phénoménalité parce
qu’elle est le phainein même, le paraître qu’il faut enfin, et
radicalement, dissocier de toute mise en vue, en lumière, en
esquisse, pour le reprendre dans son essence à la fois beaucoup
1. « Le monde et son expression », op. cit., p. 53.
plus et beaucoup moins que phénoménale : la touche du sens
même, la venue tendue du dedans/au dehors qui n’a ni dehors
ni dedans. Ne rien demander d’autre, mais rien de moins '.
Mais ne pas le « demander », car nous y sommes 2.
1. Ce serait la condition du sérieux philosophique. Wittgenstein l’expose
ainsi : « Quand celui qui croit en Dieu regarde autour de lui et demande
“ D’où vient tout ce que je vois ? ”, “ D’où vient tout cela ? ”, il ne demande
pas une explication (causale) ; et la rouerie de sa question, c’est d’être
cependant l’expression d’une telle demande. Il exprime en réalité une
attitude à l’égard de toutes les explications. —Mais comment cela se montre-
t-il dans sa vie ? C’est une attitude qui consiste à prendre une certaine
chose au sérieux, et pourtant ensuite, à partir d’un certain point, à ne plus
la prendre au sérieux, en alléguant qu’il existe quelque chose d’autre d’encore
plus sérieux. » (Remarques tnêlêes, trad. G. Granel, 2e édition, Mauvezin,
TER, 1984, p. 105.)
2. « Etre dans le monde, cela ne signifie pas être au milieu des choses
qui forment la totalité de ce qui est, mais bien être de façon “totale”
parmi ce qui est. Parce que nous sommes au monde de façon “ totale ”,
nous n’avons jamais été par rapport au monde dans un dehors à partir
duquel nous aurions pénétré à l’intérieur de celui-ci. Parce que nous y
sommes de façon totale, nous ne sommes en un sens jamais “ venus au
monde ”. [...] le mystère à élucider n’est pas de savoir comment nous avons
bien pu entrer dans le monde, mais de constater que nous n’y sommes
jamais entrés, que nous avons toujours-déjà été dans le monde. » (Rémi
Brague, Aristote et la Question du monde, Paris, PUF, 1988, pp. 44-45.)
De là que la réflexion de R. Brague se fait réflexion sur l’« acte » aristo­
télicien, pour le caractériser ainsi : « Sont “ actes ” les situations telles que
nous sommes "dans” celles-ci. Mais à ce point “ dedans ” que nous ne
pouvons y entrer. Nous y sommes ou non. » Il propose en conséquence de
chercher le secret de sens des mots energeia et entelecbeïa « dans le préfixe,
pourtant bien discret, qu’ils ont en commun : en. Que signifie, en effet,
être dans quelque chose ? Avec Y energeia, nous sommes dans l’œuvre, à
l’intérieur d’elle [...] nous n’avons jamais été “ en dehors ” [...] Yenergeia est
le nom aristotélicien de l’être-dans-le-monde » (pp. 492-493) — et plus
loin : « La présence de la perception ou de la pensée n’est pas celle d’une
chose qui agirait sur les autres choses. Présence au monde et présence du
monde, à la limite, coïncident. » (p. 496) : cette coïncidence a lieu, en
effet, comme la limite interne de l’entéléchie sensible, le tracé du monde.
Venue non créée, non venue elle-même, venue non régressive
vers une propre antériorité toujours pré-supposée, et pourtant
venue qui se pré-vient, pré-cédence de la présence en soi,
surprise d’une venue sans nécessité. Advenante, prévenante et
survenante, la venue du monde qui est aussi bien la venue au
monde —le monde comme être prés-ent de l’être —se soustrait
d’emblée à toute dialectique d’une cosmologie transcendantale.
Nous n’avons pas à demander s’il y a enchaînement causal
infini, ou spontanéité inaugurale : il y a l’une comme l’autre,
ou l’une dans l’autre, il faut cesser de chercher à le dire ainsi.
Il y a : le sens est là. On ne peut plus avoir affaire à des
antinomies de l’origine, ni à une assomption de l’origine en
vérité —fût-elle vérité d’une division d ’origine —, quoique rien
de tout cela ne soit invalidé : mais le sens de tout cela, le sens
de la philosophie en sa fin, c’est que le monde est l’origine,
et que la mondialité du monde, en tant qu’existential absolu,
épuise tout son sens fini — l’épuise, c’est-à-dire l’ouvre infini­
ment. Munduspatet.
Voilà. —Ce serait le dernier/premier mot. L’excès même du
sens, son éclat absolu, qui coupe le discours. Mais pour cette
raison même, que le premier et dernier mot sont le même, il
n’y a ni premier ni dernier mot. S’il y avait du « premier » et
du « dernier », ce serait l'excription de tous les mots : l’y-avoir-
lieu de leur sens, de tous leurs sens, « dehors », ici.
Mais cela même ne ferait pas une fin, pas plus qu’une
origine. « Le monde est l'origine » veut dire que l’origine est
là où ça s’ouvre. Partout, donc, d’un bout à l’autre du monde
qui n’a pas de bouts. De la naissance à la mort, tout l’espa­
cement —c’est le temps lui-même 1—de l’existence. Mais non
pas partout indifféremment : car exister s’espace, se singularise
selon une infinité de rythmes de sa propre venue, de sa propre
decision d’exister.
1. Cf. ci-dessus Spanne.
Du sens qui se sent

Il y a une négation du sens qui est aussi lourde de sens que


le Sens le plus achevé —c’est-à-dire, une négation du sens qui
confine tout autant à la Vérité en tant que pur abîme du sens :
une Mort exposante, et non une exposition à la mort. Para­
doxalement, c’est une négation du sens qui en appelle à la vie,
à un sens vivant de la vie. La vie devient le vrai sens du sens,
qui pour cela n’a plus d’autre sens que la vie. Le « vivant »
représente la palpitation intime qui s’éprouve immédiatement
comme sens. C’est ainsi qu’on a pu dire : « Dada est pour le
sans-sens ce qui n’est pas le non-sens. Dada est sans sens comme
la nature et la vie. Dada est pour la nature et contre l’art. Dada
veut donner à chaque chose sa place essentielle '. » (Ce fut un
moment de notre histoire, avec toute sa nécessité, mais une
fois de plus nous sommes reconduits au tournant des années 30 :
1. Jean Arp, Jours effeuillés, Paris, Gallimard, 1966, p. 76 (texte de
1931).
c’est-à-dire au point où s’impose la distinction la plus exigeante,
entre le non-sens et un sans-sens qui ne soit pourtant pas une
exacerbation symétrique du désir de sens. Dada, parmi bien
d’autres, aura représenté toute l’ambiguïté de ce point, selon
qu’on y distingue ou qu’on y désire...)
Mort ou Vie, c’est la même épaisseur expressive : humanisme
de Xhumus, terre-tombeau ou terre germinatrice, sens souterrain
ou sol natal, « si le grain ne meurt... ». Toujours le sacrifice et
la dialectique. Le sens veut s’éprouver, il veut se sentir : il veut
se sentir et il veut se sentir. Se sentir faire sens, ce serait
proprement faire sens. Le désir est alors d’abolir l’extériorité
aisthétique, de refermer en soi la double entéléchie du sentant/
senti, de lui conférer une unité qui ne soit pas seulement
numérique, enfi n de forcer la touche à être plus que touche : à
se faire inhérence invasive de soi, à l’infini. Le sens comme
sangsue de soi.
Se sentir faire sens, et plus encore, se sentir comme l'engen-
drement du sens, tel est sans doute l’enjeu final de la philosophie,
dont la première forme déployée fut l’« art caché » du sché­
matisme kantien (le premier schème s’énonce ainsi : « j’en­
gendre le temps lui-même dans l’appréhension de l’intui­
tion 1»). La philosophie aura moins bouclé le cercle des
significations métaphysiques qu’elle n’aura voulu, comme son
vouloir-dire absolu, s’approprier la générativité du sens. Les
deux opérations sont la même, mais la première n’est encore
que la face extérieure de la seconde. « Dieu » y meurt en s’y
réengendrant comme la présentation philosophique. Celle-ci à
son tour s’y réengendre comme présentation sensible —comme
littérature au sens (romantique) où ce mot aura voulu dire
l’écriture qui se figure et qui s’éprouve comme la poiesis même
du sens. Qui se figure telle pour s’éprouver telle, qui s’éprouve
1. Critique de la raison pure, Du schématisme des concepts purs de
l’entendement.
telle en se figurant telle. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre qui
fut l’obsession de Flaubert, ha Tentation de saint Antoine,
s’achève par le tableau complet de l’auto-engendrement du
sens en tous les sens :
« O bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le
A

mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort


qu’il va les rompre. J ’ai envie de voler, de nager, d’aboyer,
de gueuler, de hurler. Je voudrais [...] me diviser partout,
être en tout [...] me blottir sur toutes les formes, pénétrer
chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, — être
la matière ! »
La scène, bien entendu, doit être lue dans tous les sens à la
fois : elle dit le comble du désir d’écriture, et elle le dénonce
comme le comble de la tentation. Elle le célèbre et elle le
parodie. Elle gueule son désespoir avec sa demande, l’un et
l’autre infinis. Fin de la philosophie, fin de la littérature.
A partir de là, c’est le monde qui s’ouvre —et le monde est
l’espacement qui offre de laisser le désespoir avec la demande.
De laisser donc la philosophie avec la littérature. Et de changer
de style au point de ne plus être tenté par l’inscription de la
naissance même (de celle du monde, de celle du style, de celle
du sujet). Mais la tentation est ici plus qu’une séduction. Elle
participe de ce qui tout d’abord ne peut pas ne pas avoir forme
de nécessité : si le sens n’est plus donné, comment ne pas
vouloir se réengendrer comme le don du sens ? Comment dès
lors ne pas être pris dans une interminable autophagie du
discours ? Comment toutes les significations n’y deviendraient
pas réversibles, et comment ne serais-je pas à chaque instant
vacillant entre l’extrême dénuement — dire : « voilà. » — et la
circularité infinie des sens —le jeu trop tentant : « tous les sens
sont le sens », « le sens du monde est le monde du sens ». C’est
pourquoi, à chaque pas, il faut gagner de la distance — cette
distance qui est celle du monde : s’écarter du « se sentir », sans
cesser d’être affecté à même « soi » par l’espacement du monde.
Savoir, sans savoir, que le sens c’est aussi qu’0» ne l’a pas senti
passer.
Par conséquent, il ne faut pas non plus renoncer à écrire —
dans une attention dégagée de la tentation, attentive plutôt à
ceci que le sens se donne à n’être plus demandé, et pourtant
toujours épié. « L’écrivain est lui-même comme un nouvel
idiome qui se construit, s’invente des moyens d’expression et
se diversifie selon son propre sens '. »
Mais l’écriture en tant qu’« idiome a est aussi le fait des voix,
des silences et des gestes qui ne font pas apparence d’œuvre.
Les mots, leurs concepts et leurs images donnent à cette praxis
des relais de signification et de communication. A la fin, chaque
un est un « nouvel idiome » naissant, et le monde est l’espace
commun des signifiances idiomatiques.

1. Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969,


p . IV.
—Mais si la « mondialité » n’était en fait que l’extension
indéfinie des apparences, l’universel étalé sans profondeur se
donnant son propre spectacle, si bien partout répandu que vous
le prenez pour le « sens », alors qu’il n’est que la simulation
générale d’une circulation de sens ?
—En disant cela, vous avez le seul tort de croire que la
représentation générale qu’en effet le mondial (se) donne de
soi serait encore une représentation, mais dissimulante au lieu
d’être exprimante, et dissimulant une pénurie. Vous attendez
encore que le monde soit signe d’autre chose que lui. Au reste,
vous manquez la mondialité : car l’idée même du spectacle
mondial ne peut être qu’une idée d’Occidental. Non seulement
il n’y a pas de spectacle pour tous ceux à qui la faim et la
misère ne donnent pas loisir d’être spectateurs, mais ceux qui
regardent aussi, à l’autre bout du monde, le world show des
écrans multipliés, vous n’avez pas le droit de les présupposer
perdus dans l’aliénation hébétée que vous impliquez sous le
mot de « spectacle ». Vous n’avez ni le droit, ni les moyens,
de présupposer le sens qu’ils sont peut-être en train de donner
à des pratiques dont vous n’avez qu’une interprétation nihiliste.
A tel endroit, le spectacle mondial peut constituer une effraction
dans un système d’interdits, à un autre, il peut donner à parler
ensemble, à un autre, faire surgir l’inouï dont se nourrit l’in­
vention. Vous êtes tétanisé par les « images » — vieux réflexe
occidental —et vous ignorez tout de la praxis qui s’en est déjà
emparée...
—Mais enfin, le spectacle ne signifie que lui-même : est-ce
là tout ce « sens absent » où vous vous complaisez ?
—Oui, le spectacle ne signifie que lui-même, et c’est
bien la fin de tous les sens du monde que nous avons pu
jusqu’ici signifier. Mais cela même, cette fin, nous adresse à
nouveau au sens, et le situe très clairement : non plus dans
le dehors de la signification, mais à même le monde et sa
signifiance.
—Il s’agit tout de même de sens : il faut bien qu’il soit
signifié, d’une manière ou d’une autre, ou bien vous vous payez
de mots.
—Certainement. Je dirai même qu’il faut que le sens soit
signifié de toutes les manières possibles, par tous et par chacun,
par tous les singuliers «individuels» ou « collectifs ».
—Par toutes les subjectivités ?
—Je vous laisse choisir vos mots, et le sens que vous leur
donnez. Je dirai pour ma part : par tout ce qui peut faire que
quelqu’un, quelque part, s’expose au sens, à en faire, à en
recevoir, à le laisser ouvert.
—Vous décrivez ainsi le « dialogue », la quintessence des
bonnes intentions, la prétendue « ouverture », l’« enrichissement
mutuel » : c’est la forme la plus crapuleuse du spectacle.
—Vous n’avez pas tort. Mais je vous parle d’autre chose. Le
dialogue, c’est l’interruption rythmique du logos, c’est l’espace
entre les répliques, chacune à part soi retenant en propre un
accès au sens qui n’est qu’à elle, un accès de sens qui n’est
qu’elle-même...
—Mais qui n’est à personne...
—Oui. Et à tous.
L’in-signifiant n’est pas l’infime, le sans importance. C’est
le plus important : là où le sens se détache encore, se délie de
toute signification. Tantôt brutalement, tantôt légèrement. Mais
parfois aussi de manière insignifiante ? Parfois aussi, c’est vrai,
c’est quotidien. Mais la quotidienneté n’est même pas une
qualité. C’est vrai, elle est la déqualification même. Il ne faut
donc pas la requalifier ou la surqualifier. Alors le sens échappe
de toutes les façons. Cette échappée n’est pas insignifiante, elle
est proprement insensée. Pourtant, si je dis l’« insensé », je dis
une folie, un emportement. L’excès du sens dont je parle n’est
pas une folie. La folie est proche, c’est vrai —c’est peut-être ça
qui aura marqué la vérité même. Mais enfin, l’insensé est dans
la vérité atteinte, comme possédée, aussitôt perdue, défaite et
béante, et l’égarement, l’affolement qui s’ensuit. L’insensé, c’est
de se heurter au mur, ou au vide. Cela arrive, c’est certain.
Cela ne peut pas ne pas arriver. Mais c’est encore l’exaspération
d’un désir de sens, encore une exaspération extatique. Bataille
écrivait : « À la vérité nous atteignons ; nous atteignons soudain
le point qu’il fallait et nous passons le reste de nos jours à
chercher un moment perdu 1». Cette épreuve n’est jamais épar­
gnée. Cependant, elle porte toujours la marque de la demande,
et c’est précisément cette marque que le sens demande d’effacer.
Avec elle, l’amertume et la rage, l’exaspération. Faut-il alors
parler de s’abandonner ? Cela aussi est de trop. Cela même
doit être effacé. Il faut renoncer à l’abandon même. Lorsque
c’est raté, il n’y a pas plus de sens à enrager qu’à s’abandonner.
Ni la folie, ni l’anesthésie. Peut-on saisir l’instant de dire :
qu’est-ce qui est raté ? D’être entré dans le sens. Si j’y étais
entré, il ne serait plus question de sens. Et en un sens, il doit
donc dès maintenant n’en être plus question. Le tact est de se
détourner du sens : non pour se protéger de sa vérité, mais
parce que ce détour, ce détournement est encore le sens, est
encore plus le sens que ne l’est , sa vérité même. On ne se
protégera pas. Mais le long du détour, il y a quelques éclats
d’existence, qui valent absolument comme tels, et rien d’autre.
Des absolus qui se dissolvent à l’instant— qui se dissolvent
dans leur absoluité. Le plus fragile de tous est l’absolu de dire
cela même. Le savoir absolu de l’absolue absolution du sens.
L’absolu qui doit se lâcher lui-même. Mais non pour aller à
l’abîme. Doucement, singulièrement, lâcher prise et être à .....

et il continuait sur ce ton, et elle, écoutant chaque mot, en


saisissait le sens exact : je veux dire qu’elle voyait, sans qu’il
eût besoin d ’en rien dire, la phosphorescence des vagues, les

1. Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 114.


glaçons qui s’entrechoquent dans les toiles ; elle voyait Shel
grimper à la pointe d’un mât dans la tempête ; là, réfléchir
sur la destinée de l’homme ; redescendre ; boire un whisky-
soda ; faire escale ; succomber aux charmes d’une négresse ; se
repentir ; raisonner ; lire Pascal ; se résoudre à écrire de la
philosophie ; acheter un singe ; discuter en lui-même le sens
véritable de la vie ; décider en faveur du cap Horn, et ainsi
de suite. A l’instant, elle devinait tout cela et mille autres
choses encore \

1. Virginia Woolf, Orlando, trad. Ch. Mauron, Paris, Stock, 1974,


pp. 312-313.
Table

La fin du monde................................................................... 13
Pas suspendu.......................................................................... 21
Le sens et la vérité............................................................... 25
Style philosophique............................................................... 31
Comment le désert croît...................................................... 41
Les sens de l’être................................................................... 47
Infinie finitude...................................................................... 51
Différence............................................................................... 57
Espace : confins..................................................................... 61
Espace : constellations......................................................... 69
Psychanalyse........................................................................... 77
Don. Désir. « Agathon » ..................................................... 83
Le sens, le monde, la matière............................................. 89
Toucher (I et II).................................................................... 99
Spanne.................................................................................... 105
Quelqu’un.............................................................................. 111
Le « sens » du « monde ».................................................... 123
Peinture................................................................................. 129
Musique................................................................................. 133
Politique I ............................................................................. 139
Travail.................................................................................... 149
Politique II............................................................................ 163
Sujet, citoyen, souveraineté, communauté.............................. 164
Lien. Nouage. Prise de parole............................................. 172
Ecriture politique.................................................................. 183
L’art, fragment...................................................................... 189
D’un fragment l’autre......................................................... 190
« Aisthesis » ..........................................................................195
Du symbolique en tant que singulier....................................206
« Coda : Orgia »................................................................... ..213
Peine. Souffrance. Malheur....................................................217
Monde.................................................................................... ..233
Du sens qui se sent................................................................243
Dialogue 1................................................................................247
Dialogue I I ........................................................... ..................251

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