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COMMUNAUTE, IMMUNITE,

BIOPOUTIQUE
REPENSER LES TERMES DE LA POLITIQUE
Collection dirigée par François Cusset
et Rémy Toulouse

Titre original : T e r m i n i d é l i a p o l i t i c a , Mimesis Edizioni, Milan, 2008.


© 2008, Mimesis Edizioni
© 2010, Les Prairies ordinaires pour la traduction française

206, boulevard Voltaire 75011 Paris


Diffusion : Les Belles Lettres
ISBN : 97B-2-35096JJ23-4
Réalisation : Les Prairies ordinaires
Conception graphique : Maëlle Dault
Révision du manuscrit : Lara Khattabi
Impression : Normandie Roto Impression s.a.s.
Roberto Esposito

COMMUNAUTE, IMMUNITE,
BIOPOLITIQUE
REPENSER LES TERMES DE LA POUTIQUE

traduit de l'italien par Bernard Chamayou

Préface de Frédéric Neyrat

LES PRAIRIES ORDINAIRES


COLLECTION • PENSER/CROISER •
Naissance
de l'immunopolitique
par Frédéric Neyrat*

Une menace pèse aujourd'hui sur les formes de vie. Elle


pèse le poids de tout un appareil mondial fait de décisions
politiques, de pratiques économiques et de constructions
techno-industrielles. Et cette masse inquiétante ne se situe
pas au-dessus de nos têtes, ces dernières occupant désor-
mais techniquement le ciel que nous n'aurons pas su laisser
« aux anges et aux moineaux » ; non, elle réside au cœur
d'un monde qui a fait de l'homme une force géologique
enchevêtrée à la biosphère. Quelque chose comme un
climate turn semble incurver la pensée contemporaine la
plus aiguisée vers la prise en considération des soubasse-
ments déniés de notre situation historique 1 . Au point que
nous déclarerons non-contemporaine, c'est-à-dire stérile et
stérilisante, toute analyse qui renforcerait théoriquement
les causes du désastre en maintenant les mêmes objectifs
d'émancipation, les mêmes catégories politiques, les mêmes
concepts philosophiques que ceux qui nous auront menés à
la détérioration peut-être irréversible des formes de vie.

1. Ce t o u r n a n t c l i m a t i q u e est manifeste dans un article que D. Chakra-


barty, connu pour ses contributions aux s u b a l t e r n s t u d i e s et aux postco-
l o n i a l s t u d i e s , consacre à la formation disciplinaire de la deep h i s t o r y e x
au nouvel usage qu'elle rend possible du concept d'espèce (« Le climat
de l'histoire : quatre thèses » in Revue I n t e r n a t i o n a l e des Livres et des
Idées. n° 15,2010).

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COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

La philosophie de Roberto Esposito est contemporaine.


Elle s'est constituée en même temps que ce qui arrivait ;
que ce qui nous arrivait ; et que ce qui ne nous arrivait pas.
Triple versant d'une philosophie qui s'efforce de penser la
présence d'un être-en-commun toujours encore démuni. Qui
se veut à la fois, pour reprendre la formule de Foucault,
« ontologie de l'actualité » - Bios, publié en 2004, commence
par la description des traits saillants de notre modernité
tardive (affaire Perruche, bombardements humanitaires
en Afghanistan, massacre du théâtre de Doubrovka2) ; mais
tout aussi bien actualité de l'ontologie, nécessité et défense
par elle-même de la métaphysique, cette « possibilité de
penser au-delà d'elle-même, dans l'Ouvert », cette « forme
de conscience dans laquelle on cherche à percevoir plus
que ce qui arrive ou ce qui ne se contente pas d'arriver »
(Theodor W. Adorno 3 ). Être contemporain ne signifie nulle-
ment coller au temps, mais se situer à la distance d'une
surface d'échange entre ce qui arrive et ce qui n'arrive pas.
Entre ce qui sature le temps et ce qui lui manque.
Communauté, Immunité, Biopolitique, publié en 2008
sous le titre Termini délia politica, rend compte presque
chronologiquement de la constitution de cette surface
d'échange, du processus par lequel l'actualité et l'ontologie
sont parvenus à trouver dans la philosophie de Roberto
Esposito un arrangement fructueux. L'ouvrage est en effet
composé d'articles ou de textes écrits entre 1996 et 2008,
2. R. Esposito, B i o s . B i o p o l i t i c s and P h i l o s o p h y , traduit et présenté par
Timothy Campbell, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2008
(1re éd. : B i o s . B i o p o l i t i c a e f i l o s o f i a , Einaudi, Turin, 2004).
3. Th. W. Adorno, M é t a p h y s i q u e . Concept et p r o b l è m e s , Payot, 2006,
pp. 122 et 217.

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NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

qui jalonnent la publication des livres-clefs motivant le titre


de la traduction française de Termini : Communitas (1998),
Immunitas (2002), Bios (2004), auxquels il faut ajouter Terza
persona (2007). Mais ces jalons n'ont pas la valeur de simples
marqueurs, car la lecture de ce livre indique un mouvement
de pensée très singulier, qu'il serait peut-être illégitime d'at-
tribuer à tout penseur : quelque chose comme un déploie-
ment organique, au sens où chaque nouvel article, et chaque
nouveau livre, semble faire émerger un fruit conceptuel
que la plante antérieure préparait Pour le dire autrement,
Communauté, Immunité, Biopolitique provoque un senti-
ment de profonde continuité. Et cette dernière n'est certai-
nement pas sans rapport avec l'exigence éthico-politique qui
émerge des travaux de Robert» Esposito : choisir la vie.
Certes - mais laquelle ? Et comment ? C'est peut-être
sur ces questions que se dessinent non seulement notre
avenir, mais la possibilité même d'un avenir. Celui-ci ne
se fera pas sans interrogation de fond sur les termes de la
politique - ses mots et ses fins, ses fruits ultimes et son
terreau. C'est à cette tâche que s'emploie ce livre : une
réforme terminologique dédiée à la vie.

De la vie retournée en mort

Oui, la philosophie politique de Roberto Esposito est impen-


sable sans une « philosophie de la vie » ; tel est d'ailleurs le
titre du dernier chapitre de Bios. Mais formulé ainsi, cela
ne dit rien, ou trop - ou pire : Roberto Esposito soutient en

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COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

effet que « le transcendental du nazisme est la vie plutôt que


la mort 4 », et s'oppose par ailleurs aux philosophies natura-
listes qui assignent toute valeur et tout comportement poli-
tiques à un quelconque code biologique. Symétriquement,
il critique les pensées qui dénient l'ordre du vivant au nom
d'un Humanisme ou de la Personne humaine. La partie
est complexe. Parce que la vie, dirions-nous en parodiant
Aristote, se nie de multiples façons. De façon libérale, de
façon totalitaire, de façon humaniste, etc.
Mais à chaque fois revient le même problème, comme
un critérium de la philosophie politique et de la pratique
gouvernementale : toute mauvaise relation à la viefait œuvre
de mort. Au nom de la vie, combien de meurtres, combien
de génocides, combien de camps. C'est cela, la question de
fond, « l'énigme de la biopolitique5 » : comment une politique
ayant la vie pour objet peut devenir une politique ayant la
mort pour effet ? Autrement dit, « pourquoi la biopolitique
menace continuellement de se retourner en thanatopo-
litique 6 »? La contemporanéité de la pensée, au sens que
nous avons plus haut épinglée, se décline ici de deux façons :
1/ d'une part, sera vaine toute philosophie ne prenant pas
en considération la biopolitique comme domaine d'études ;
2 / d'autre part, l'élucidation du processus de retourne-
ment en son contraire de la biopolitique est l'étape obligée
pouvant conduire à l'institution d'une politique non thana-
tologique. C'est cette élucidation qu'aurait ratée Foucault,
comme ceux qui, dans son sillage (aussi zigzagant soit-il),

4. C f . i n f r a . p. 173.
5. R. Esposito, B i o s , op. c i t . , pp. 13-44.
6. I b i d . , p. 39.

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NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

n'auront pas su penser correctement le rapport de la vie à


la politique. Sur ce point, Roberto Esposito effectue un coup
de force conceptuel : dans bio-politique, le trait d'union esv
immunologique. Toute philosophie envisageant en miroir le
rapport de la politique à la vie manque ce terme tiers qu'est
le miroir lui-même. Car la politique joue un drôle de tour à la
vie : en voulant la protéger, elle peut finir par la détruire. Cet
étrange retournement, cette inversion ou cette perversion,
est au cœur du questionnement de Roberto Esposito et du
fonctionnement de nos sociétés, nous qui subissons les
effets de protections redoutables. Pourtant, il faut des protec-
tions, et toute société, comme tout individu, s'est toujours
demandé comment parer aux dangers. Mais c'est avec la
modernité que cette question est devenue politiquement
cruciale. C'est pour n'avoir pas repéré cette détermination
immunologique de la modernité que Foucault ne serait pas
parvenu à articuler historiquement les sociétés de souve-
raineté aux formes de gouvernementalité biopolitique. Or
la souveraineté est le moyen par lequel la politique moderne
traite de la question de la vie ; et ce traitement est, fondamen-
talement, immunitaire.
Certes, la vie se protège par elle-même, « naturelle-
ment » ; mais la souveraineté moderne doit être considérée
comme un « dispositif » second, « méta-immunitaire7 »
qui, venant de la vie elle-même, s'en détache, forme une
instance transcendante et se rabat sur elle au point de la
nier. Telle est la logique du Léviathan. Si cette modernité
inaugurale maintient, entre vie et souveraineté, l'existence
d'un Ordre - juridique, social, culturel - qui les disjoint
7. Ibid.. p. 59.

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COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

l'une de l'autre, la seconde modernité, qui commence à la


fin du xvnF siècle avec les technologies gouvernementales
ayant la santé ou la démographie pour objets et se poursuit
avec les nationalismes, fait disparaître cette médiation :
la vie devient immédiatement un objet politique à traiter,
et le traitement politique accompli de cette immédiation
produira le concept de race. À ce titre, le nazisme est l'exa-
cerbation de la biopolitique sous condition immunologique :
Roberto Esposito montre comment la politique nazie doit
être envisagée comme une « biologie réalisée8 », appuyée
sur le corps médical et des pratiques thérapeutiques sans
métaphores, vouées à protéger la pureté de la race aryenne
en éliminant tout ce qui pourrait y contrevenir. Perversion
absolue des termes de la politique.
Qu'il ne suffira donc pas de renverser pour donner
droit à la vie : ce n'est qu'en modifiant le sens de celle-ci
qu'on pourra changer de biopolitique. Et ce changement
implique de savoir ce que l'on fait de la négativité. C'est
ce savoir que le livre de Roberto Esposito peut constituer
pour le lecteur.

Immunité versus communauté

Demeure une question : pourquoi la modernité politique


est-elle de type immunologique ? Si nous avons commencé
par la fin - qui est le bios - en explicitant la condition poli-
tique moderne - l'immunité - qui s'exerce sur celui-ci, il

8. Cf. i n f r a . p. 153.

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NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

nous faut maintenant revenir à la scène primitive de ce


livre, celle de la communauté. C'est dans le rapport qu'en-
tretiennent ces deux derniers concepts que se manifeste
l'une des singularités de la pensée de Roberto Esposito.
Le « paradigme immunitaire » a pourtant sollicité quel-
ques-unes des pensées les plus riches du dernier quart
du XXe siècle9. La thèse spécifique de Roberto Esposito est
que l'immunité est une réaction à la communauté. C'est
à l'élucidation de ce dernier terme qu'est consacrée la
première partie de Communauté, Immunité, Biopolitique.
Étymologiquement et conceptuellement, communauté
associe le cum latin (avec), au munus qui signifie « tâche »,
« devoir », « loi », mais aussi « don », à faire et non à rece-
voir, autrement dit une «obligation». S'appuyant sur
des analyses consacrées à Rousseau, Kant, Bataille et
Heidegger que le lecteur découvrira, Roberto Esposito
soutient une thèse majeure : la communauté est défection du
propre. Défection au sens de sortie, de mouvement hors de
soi, d'exode, d'extase et donc de communication (Bataille).
C'est, somme toute, un argument logique : pour qu'il y ait
du commun, il faut qu'il y ait quelque chose d'autre, de plus,
de différent que le propre, le privé, ou l'individu. Destitution
de toute identité close sur elle-même, la communauté est
ainsi forcément prise dans un mouvement d'exil originaire,
de transcendance finie que Heidegger (comme Bataille)

9. N. Luhman (Soziale S y s t e m e , 1984), D. Haraway ( S i m i a n s , C y b o r g s and


Women, 1991), J. Baudrillard [La Transparence du m a l , 1990), J. Derrida
(«Foi et savoir» in La R e l i g i o n , 1994), P. Sloterdijk (Sphâren I, 1998),
auquel il faut ajouter A. Brossât [La D é m o c r a t i e i m m u n i t a i r e . 2003) ; et
enfin notre modeste contribution à ces décryptages de la « logique de
l'immun » : B i o p o l i t i q u e des c a t a s t r o p h e s , Ed. MF, Paris, 2008.

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COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

ont pu théoriser. N'existant qu'hors d'elle-même, la commu-


nauté est principiellement en manque de Soi, d'unité, d'Un.
Elle est, littéralement, commune-ôtée, fondée autour d'un
« trou », du « rien », d'un « défaut », de la « souffrance », de
la « faute » et de la « mort »10. Soyons clairs : pour Roberto
Esposito, le Soi de la communauté n'a jamais eu lieu et
n'aura jamais lieu ; toute option politique contraire sera déni
de cette vérité.
Ici encore, la localisation de la négativité est centrale.
Nous voulons dire que la façon qu'a une pensée ou une
pratique politique de métaboliser, symboliser ou rejeter
la négativité a valeur de test - et de présage quant à ses
ultimes conséquences. Or Roberto Esposito sait à quel
point cette conception de la communauté est dangereuse,
et doublement Conceptuellement d'abord : n'a-t-on pas
ici une approche purement négative de la communauté ?
Au sens le plus fort du terme, identifiant celle-ci au Rien
- « la communauté n'est pas une res et encore moins la
Res. Ce n'est pas la Chose, mais son manque 11 ». Caractère,
dit-il, mélancolique de la communauté. D'où l'importance
du texte intitulé « Communauté et nihilisme » : contraire-
ment à la plupart des discours en vigueur sur la question
du nihilisme, Roberto Esposito rappelle que ce dernier
n'est pas l'affirmation du Rien, mais sa forclusion, le
manque du manque - là où la communauté se définit pas
un impératif unique : ne pas céder sur le manque. Ce qui

10. R. Esposito, C o m m u n i t a s . O r i g i n e et d e s t i n de la c o m m u n a u t é , trad.


fr. de Nadine Le Lirzin, précédé de Conloquium de J.-L. Nancy, PUF, Paris,
2000, pp. 22 et 25.
11. C f i n f r a . p. 54.

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NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

veut dire savoir que ce manque est irrémédiable, que la


communauté ne sera jamais pleine, présente à elle-même,
absolue, divine, pure, naturelle. Ces thèses, qui auront été
largement déployées à plusieurs reprises par les décons-
tructionnistes (Derrida, Nancy, Lacoue-Labarthe), doivent
en effet toujours être martelées : on peut certes créer
des liens, y compris sur Facebook ou par l'intermédiaire
de Twitter, mais ces liens n'appartiendront pas en défini-
tive à leurs membres, Us ne leur reviendront pas - ce qui
rend possible, toute l'actualité économique le montre, leur
exploitation capitaliste. Facebook, comme toute formation
de lien, présuppose une expropriation ontologique (la mise
hors de soi) ; et, ajouterons-nous, rend possible sa capture
économique. Dans le lexique de Robert» Esposito : la
communauté est « nécessaire et impossible ».
Mais alors, le second danger, non plus conceptuel, mais
pratique et politique, devient manifeste : exigeant le main-
tien du Rien, interdisant la possibilité d'une identité stable et
close, la communauté fait peur. Et provoque la pulsion immu-
nitaire - si l'on se rappelle que, juridiquement, l'immunité est
d'abord l'exemption d'une charge commune, autrement dit,
l'exonération de ce qui incombe à tous. Nous voici au point
central, que le lecteur devra garder à l'esprit : la modernité
est, pour Roberto Esposito, le moment historique d'immuni-
sation politique. Comme concept et réalité, l'individu est le
résultat de ce processus d'immunisation. Un individu construit
par la philosophie et la pratique libérale, bardé de droits
subjectifs censés le protéger contre les atteintes de l'Autre
et des autres. Cette démonstration est, bien entendu, déli-
cate, et le lecteur y songera sans doute à plusieurs reprises.

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COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

Car qu'est-ce qui distingue, après tout, la volonté immuno-


logique d'un Marc-Aurèle, quand il désire fortifier son âme
au point d'en faire une « forteresse », de celle de l'individu
moderne essayant de se constituer, pour reprendre un
concept de Peter Sloterdijk, une « bulle » subjective ? Ceci,
que le premier ne devra compter que sur lui-même, là où
le second est l'effet d'une construction politique. Le stoïcien
pariait bien plus sur le cosmos que sur la polis.

Destruction, surexposition
et auto-immunité

Le système conceptuel de Roberto Esposito nous permet


incontestablement de comprendre le fonctionnement de
nos sociétés. Pensons par exemple aux difficultés actuelles
rencontrées par Obama pour faire passer son projet de
réforme de la santé, elles sont typiquement immunolo-
giques: vécu comme élément intrusif, l'État est rejeté
au profit d'une défense inconditionnelle de ladite liberté
individuelle, conduisant pourtant plusieurs millions de
personnes, et en définitive n'importe qui selon les aléas
de l'existence (des aléas d'ailleurs programmés par nos
fatales « sociétés du risque » néolibérales), à une absence
de protection médicale. Et l'on pourrait multiplier les exem-
ples. Mais l'immunisation ne touche pas que les individus,
elle concernera aussi les collectifs - historiquement : dès la
naissance des nationalismes12. Et nous voyons aujourd'hui

12. Cf. i n f r a , p. 157.

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NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

comment les soi-disant identités soi-disant nationales,


pourtant exangues, incapables de s'« imaginer13 », substi-
tuent à une impossible institution imaginaire de la société
le réel des murs, des camps, de la fortesse Europe, du
contrôle et de la surveillance spatio-temporelle. Mais alors,
faudrait-il dire que les sociétés auront fini par s'immuniser
contre elles-mêmes ? Dans une sorte d'immunisation de la
communauté contre la communauté qui signerait le destin
biopolitique de la modernité ?
Ce qui revient à définir une logique auto-immunitaire,
que Roberto Esposito explique par un excès terminal d'im-
munisation, lorsque les défenses en viennent à s'attaquer
au corps lui-même. Ce point est déterminant, et autour de
lui commence à tourner notre propre questionnement
Notons d'abord que Roberto Esposito utilise le concept
d'auto-immunité pour expliquer la façon dont l'« intégrisme
islamique décidé à protéger, jusqu'à la m o r t sa prétendue
pureté religieuse, ethnique, culturelle », est entré en colli-
sion avec « un Occident soucieux d'exclure tout le reste
de la planète du partage de son trop-plein de richesses » :
l'auto-immunisation globale, dont nous subirions les tour-
ments, signe la fin du « double système immunitaire qui,
jusqu'alors, avait fait tenir le monde14 ». Le problème, c'est
que pour saisir la logique de l'auto-immunité, Roberto
Esposito introduit toute une série de paramètres nouveaux,
comme la religion, le capitalisme, puis le « terrorisme
biologique », les « technologies », la « psycho-pharmaco-

13. Pour reprendre les thèses de B. Anderson [ L ' I m a g i n a i r e n a t i o n a l .


R é f l e x i o n s sur l ' o r i g i n e et l ' e s s o r du n a t i o n a l i s m e , La Découverte, 1996).
14. Cf. i n f r a , p. 139.

15
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

logie15 », enfin le « vecteur anthropotechnique, ou anthro-


popoïétique, de plus en plus actif dans le monde contempo-
rain16 » - « de plus en plus » ? C'est-à-dire ? Nous sommes à
la fois d'accord avec le fait qu'il faille introduire ces données
- mais pourquoi après, conceptuellement et historiquement,
la question de la communauté politique moderne ? Disons-le
sans détour : le capitalisme, la religion et la technoscience
ne sont-ils pas des paramètres originairement constituants
des enjeux immuno-politiques ? Cela n'enlève rien à la
spécificité des analyses de Roberto Esposito consacrées à
la singularité du moment politique moderne, à sa lecture
lumineuse de la fonction immunitaire de la souveraineté,
mais cela nous oblige peut-être à repenser la logique de
l'immun au sein d'une histoire multiple. Celle-ci devrait
combiner trois brins distincts, et trois chronologies pour
partie séparées : la formation immunologique au long
cours, par les religions, d'un lieu d'indemnité, d'un espace
sacré, saint, transcendant ; la terrible déstabilisation que le
capitalisme a fait subir aux sociétés et les réponses que ces
dernières ont dû inventer dans l'urgence ; et la production,
par la technoscience, d'une indemnité de substitution imma-
nente (la mathématisation de la nature) comme condition
préalable à son enrôlement par le capitalisme. Une analyse
serrée d'une telle histoire hétérogène nous imposerait de
savoir si les protections actuelles, aussi délirantes soient-
elles, s'exercent contre le commun, ou contre l'absence de
commun. Se seraient-elles constituées contre le manque
du manque du manque (ultime lucidité, aussi confuse soit-
15. Ibid.. p. 186.
16. Ibid.. p. 205.

16
NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

elle) ? Si le Rien de la communauté doit servir à désinté-


grer les formes, toujours renaissantes et inquiétantes, de
saturations identitaires, nous sentons bien aussi l'urgence
politico-philosophique consistant à proposer de nouveaux
agencements individuels et collectifs qui permettraient
d'offrir à notre exil ontologique des Territoires Existentiels
(Guattari) donnant goût à la vie. Car comment conjurer les
périls qui nous menacent sans promesses d'une vie qui
vaille d'être vécue ?
Le statut, moderne, de l'immuno-politique est insé-
parable des formes, modernes elles aussi, de destruction
capitalistes (la négativité en sur-régime) et de surexposi-
tion télé-technique aux autres, phénomène qu'il faudrait
distinguer de la simple exposition existentielle originaire
qui définit pour Roberto Esposito la communauté. La
question en suspens serait dès lors la suivante : comment
régler politiquement le problème de l'expropriation capi-
taliste sur fond d'expropriation communautaire ontolo-
gique sans tomber dans le fantasme de l'appropriation
identitaire ?

La vie impersonnelle

Pour tenter de répondre à cette question, revenons au


point de départ : la vie, disions-nous, mais laquelle ? Une
réponse s'impose : la vie commune. Mais le commun est
l'impropre. Donc, la vie commune sera la vie impersonnelle.
Explicitons cette formule.

17
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

Il s'agit en effet d'éviter un double danger : d'une part,


nous l'avons vu, la naturalisation de la politique ; d'autre
part, éceuil symétrique, la dénaturalisation humaniste de la
vie humaine. C'est-à-dire non pas Yimmanentisme natura-
liste, mais l'exception transcendante de ce qui, dans l'homme,
échapperait au vivant, qu'on nomme raison, âme, ou esprit
Dans tous les cas, l'objectif sera toujours de « soustraire »,
d'« excentrer » l'être humain vis-à-vis de la sphère biolo-
gique (ce qu'on pourrait nommer la forme humaniste de
l'indemnisation de l'être). C'est ce que reconduit encqre
aujourd'hui le concept de « personne », qui fabriquera
toujours, sur son revers, de la dépersonnalisation. Mais
alors, comment phraser l'« humanité de l'homme » sans
la soustraire au « concept » et à la « réalité naturelle » du
bios ? Sans « offenser le genre humain » (Elisabeth de
Fontenay), comment faire droit au vivant dans l'homme ?
D'abord en étendant la communauté aux non-humains, par
la prise en considération des autres espèces vivantes, des
animaux, des plantes et des matières non-organiques, ainsi
que de la technique elle-même17 - on aimerait d'ailleurs,
sur ce point, en savoir plus (pensons, par exemple, à ce que
Donna Haraway, Bruno Latour ou les deep ecologists ont pu
faire, selon des registres distincts, d'une telle ouverture de
la communauté).
Mais qui nous dit que cette extension nous prémunira
contre l'immunopolitique ? Qu'est-ce qui nous assure
qu'une augmentation des prétendants au Commun empê-
chera la formation des maladies politiques de l'auto-immu-
nité ? Cela ne sera possible, nous dit Roberto Esposito, que

17. Ibid., p. 206.

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NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

si et seulement si le vivant est considéré dans son caractère


d'« impersonnalité ». Soit ce qui ne se ramène ni au « je »,
ni au « tu » identitaire, plutôt au « il », c'est-à-dire à quelque
chose d'inséparable, à quoi on ne pourra rien enlever. Peut-
être parce que le manque et la négativité y sont d'ores et
déjà inscrits sous la forme d'un préfixe (im-). Pour étayer
cette conception du vivant, Roberto Esposito s'appuiera sur
Spinoza, Canguilhem, Simondon et Deleuze. L'affaire est
délicate : il ne s'agit de rien de moins que d'opérer la synthèse
entre la négativité de l'impersonnel et la positivité de la vie !
Car « le vivant est ce qui toujours excède les paramètres
objectifs de la vie18 », il est à lui-même sa propre norme, sa
propre capacité de résolution de problèmes sous la forme
de nouvelles individuations. C'est ce procès qui est imper-
sonnel, au sens où il ne peut se fixer sur aucune personne
assignable, et concerne toutes les formes de vie - telle est
la leçon de Spinoza, pour qui « chaque forme d'existence
[...] a une égale légitimité à vivre selon ses propres possi-
bilités », et ce en fonction des « relations dans lesquelles
elle est insérée 19 ».
Ainsi donc, le lecteur sera passé de Heidegger et
Bataille à Spinoza et Deleuze. Du manque à l'excès. Il
serait faux d'y voir une contradiction ; plutôt, comme nous
l'avions dit, le chemin nécessaire vers l'émergence d'une
philosophie politique capable de conjurer les désastres de
l'immunopolitique. Il n'empêche que le passage d'une affir-
mation de la transcendance finie à celle de l'immanence
n'a rien d'évident Car la dernière phrase de Communauté,

18. R. Esposito, B i o s , o p . c i t . , p. 189.


19. I b i d . , p. 186.

19
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

Immunité, Biopolitique décrit tout de même une façon


d'être homme qui serait « en coïncidence, enfin, seulement
avec soi-même20 ». Or les mots pris ici un par un - coïn-
cidence, enfin, seulement, soi, même - ne sont-ils pas à
l'opposé de tout ce que veut dire le mot de communauté,
qui implique la non-coïncidence définitive à soi comme
au même ? Comment affirmer que la vie est un « lieu
indivisible », sauf à penser non pas l'individuation, mais
l'individu ? C'est bien entendu la question de l'immanence
qui est en jeu, et Roberto Esposito cherche à penser une
immanence qui échapperait à l'immunisation intégrale (à
l'immunentisation). Mais le plan d'immanence deleuzien,
nous dit Roberto Esposito, « ne se réfère à rien d'autre qu'à
lui-même21 ». Or n'est-ce pas justement ce que Roberto
Esposito reproche aux théories de l'auto-organisation, de
Yautopotesis et de l'auto-régulation, lorsqu'elles conduisent
à « remettre en cause l'idée même d^extérieur" 22 »? Ne
se référer qu'à soi-même, coïncider enfin, ne serait-ce pas
le comble de l'immunisation, la fin de tout contact avec
quoi que ce soit d'autre, même si cette auto-référence est
mouvante et changeante ?
Peut-être faudrait-il, en reprenant les mêmes analyses
ici présentées, inverser la procédure, et utiliser l'opérateur
d'immanence comme une technique d'égalisation devant
reverser aux modalités de la transcendance finie l'irrémé-
diable statut d'être démuni - au sens étymologique : sans
fortification, sans protection, sans garantie.

20. C f i n f r a . p. 247.
21. R. Esposito, B i o s , op. cit., p. 192.
22. C f i n f r a , p. 103.

20
NAISSANCE DE L'iMMUNOPOLITIQUE

À la vie

Comment, pour conclure, évaluer les conséquences politi-


ques d'une telle conception du vivant ? En prenant acte du
changement de pré-position auquel elles obligent, et c'est
bien cette transformation qu'il s'agirait d'effectuer : passer
d'une politique « sur » la vie à une politique « de » la vie23.
Cela voudrait dire, d'abord et avant tout, rendre impossible
toute normativité transcendante, qui aura toujours pour
effet de prescrire une terrible distinction entre la bonne vie
d'une part, et d'autre part, celle qui ne mérite que la mort
ou l'abandon. Mais « de » la vie veut dire aussi : accordant
pleine justice à la provenance, à la naissance, à la « produc-
tion continue de la différence 24 ». Que serait cette justice
encore manquante ? Imaginons-là.
« Si le droit appartient à la personne, la justice se situe
dans l'ordre de l'impersonnel25 », écrit Roberto Esposito,
commentant Simone Weil qui affirmait ceci : « Ce qui est
sacré, bien loin que ce soit la personne, c'est ce qui, dans
un être humain, est impersonnel. » L'impersonnel, ce serait
le sacré - le Sacré ? Pour notre part, déclarer sacré tout ce
qui est, à la manière d'Allen Ginsberg par exemple26, ne
pose aucun problème - mais si je dis que seul ce qui est
23. I b i d . , p. 167.
24. I b i d . , p. 169.
25. I b i d . , p. 242.
26. « The world is holy ! The soul is holy ! The skin is holy ! The nose
is holy ! The tongue and cock and hand and asshole holy ! Everything is
holy ! everybody's holy ! everywhere is holy ! », etc. [ H o w l , City Lights
Pocket Poets Sériés, 1956).

21
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

impersonnel dans l'homme est sacré, ne suis-je pas encore


en train de reproduire une séparation dont il s'agissait
pourtant de se prémunir ? Mon immanence ne dissimule-
rait-elle pas une Transcendance ? Et si tel est le cas, qu'en
tirer comme conclusion, si ce n'est que l'immanence pure,
qui est aussi bien la Transcendance pure, finit toujours
par se déchirer... On comprend cependant la critique que
Roberto Esposito fait du Droit, lorsque celui-ci se réduit
aux droits de certains sujets déterminés, cette allocation
impliquant à son revers la production de sans-droits. D'où
la nécessité de poser qu'il existe une justice toujours à-venir,
non pas comme une attente du mieux Q'Idée kantienne
variante sociale-démocrate plutôt patiente), mais comme
un refus de l'existant C'est sans doute de cette justice dont
nous parle Roberto Esposito, justice qui n'est imperson-
nelle qu'à refuser d'injustes partages trop personnels.
Une justice que le concept de démocratie ne semble
pas capable d'accueillir. Et d'ailleurs, ce concept est d'ores
et déjà invalide : comme le montre Roberto Esposito27, à
partir du moment où ce ne sont plus les égales capacités
délibératives qui sont sollicités par la politique, mais des
corps par définition toujours différents, on ne peut raison-
nablement plus parler de démocratie (ou peut-être de
république). Quel nom dès lors conviendrait? Biocratie?
Nous serions passé de la bureaucratie parlementaire à la
biocratie médicamentaire ? Ou faudrait-il parler d'immuno-
cratie ? Les Français semblent en effet avoir vécu, pendant
l'hiver 2009-2010, leur premier soulèvement immunocra-
tique, en refusant de se faire vacciner contre une grippe

27. C f . i n f r a , pp. 224-227.

22
NAISSANCE DE L'iMMUNOPOUTIQUE

dont l'imaginaire épidémique ne fut lesté que par le réel


d'industries pharmaceutiques en mal de monnaie28 et la
résistance instruite des populations.
C'est en effet qu'il peut exister des formes de protec-
tions bénéfiques, lorsqu'elles ne s'appliquent pas en
surplomb, mais définissent une politique qui se dirait « à
la vie ». Sans se confondre avec elle et sans y imposer une
norme unique. Notre lecture de Communauté, Immunité,
Biopolitique nous conduit vers ce point, cette autre pré-
position supposant des formes d'auto-organisation qui, tout
en refusant la délégation de pouvoir, acceptent en même
temps la perte de leur souveraineté. Si les noms de démos
et de kratos ne conviennent plus, peut-être faudrait-il, en
reprenant à leur racine commune les termes de commu-
nauté et d'immunité, inventer une forme de municipalité
qui rende justice à la munificence des formes de vie. Ce qui
supposerait la suspension locale des procédures immuni-
taires, que la biologie nomme « tolérance ». Une tolérance
qui destituerait ce pouvoir de vie ou de mort dont la poli-
tique aura toujours fait son privilège.

* Docteur en philosophie, Frédéric Neyrat est ancien directeur de programme au


Collège international de philosophie, et membre du comité de rédaction de la
revue Multitudes. Il a publié sur Artaud (Instructions pour une prise d'âmes. La
Phocide, 2009), Heidegger [L'Indemne, Sens et Tonka, 2008), sur l'écologie politique
(Biopolitique des catastrophes, MF, 2008) et sur les images (L'Image hors-l'image,
Léo Scheer, 2003).

28. Industries pour qui le seul munus est la monnaie...


PREMIÈRE PARTIE
La loi de la communauté

1. Je voudrais essayer de réfléchir sur la communauté à


partir de son origine étymologique latine. Bien qu'il ne
soit pas directement attesté, le signifié que tous les diction-
naires étymologiques donnent comme le plus probable est
celui qui associe cum et munus (ou munia). Cette dériva-
tion est importante dans la mesure où elle caractérise d'une
manière précise ce qui fait tenir ensemble les membres de
la communauté. Ils ne sont pas liés par un rapport quel-
conque : mais justement par un munus, c'est-à-dire par
une « tâche », un « devoir », une « loi ». Mais aussi - selon
l'autre signifié du terme, plus proche du premier qu'il n'y
paraît - par un « don », mais un don à faire, et non à rece-
voir ; et donc, dans ce cas aussi, par une « obligation ». Les
membres de la communauté ne sont tels que parce qu'ils
sont liés par une loi commune.
Mais de quelle loi s'agit-il ? Quelle est la loi qui nous
lie à la communauté ? Ou, plus précisément, qui « nous
met en commun »? Il n'est pas nécessaire d'imaginer
quelque chose d'extérieur à la communauté elle-même,
comme si la communauté existait avant la loi ou bien la
loi avant la communauté. La communauté ne fait qu'un
avec la loi, au sens où la loi commune ne prescrit rien
d'autre que l'exigence de la communauté elle-même. Voilà
le premier contenu - pour utiliser encore une expression
inadéquate - de la loi de la communauté : la communauté
lui est nécessaire. On ne doit pas imaginer ici non plus

27
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

une voix hors champ qui s'adresserait à nous à la façon


d'une injonction extérieure, mais quelque chose de plus
intrinsèque. La communauté nous est nécessaire parce
qu'elle est le lieu même - ou mieux, le présupposé trans-
cendantal - de notre existence, puisque depuis toujours
nous existons en commun. La loi de la communauté doit
alors être comprise comme l'exigence, qui est pour nous
une obligation, de ne pas perdre cette condition originelle
ou, pire, de ne pas la retourner en son contraire, parce
que ce risque est non seulement toujours potentiellement
présent, mais il nous est constitutif, dans la mesure où
c'est la loi elle-même qui nous met en garde contre lui.
Si depuis toujours nous sommes dans la loi - pourrait-on
dire avec des accents pauliniens - c'est parce que depuis
toujours nous sommes dans la « faute ». Depuis toujours
nous sommes dans l'oubli et dans la perversion de la loi
commune. De ce point de vue - qui ne doit pas être adopté
séparément mais conjointement au premier - , on doit dire
que non seulement la communauté ne s'est jamais réalisée,
mais qu'elle est irréalisable, malgré l'exigence qui la rend
nécessaire, malgré le fait que, dans un certain sens, elle
nous soit constamment présente et même, au contraire,
justement pour cette raison. Comment réaliser ce qui
précède toute réalisation possible ? Comment constituer
quelque chose qui nous constitue déjà ? A partir de ce
paradoxe, nous pouvons tenter une première définition de
la communauté : elle est ce qui est à la fois nécessaire et
impossible. Impossible et nécessaire. Ce qui nous déter-
mine dans l'éloignement et la différence par rapport à
nous-mêmes, dans la rupture de notre subjectivité, dans

28
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

un manque infini, une dette non-acquittable, un défaut


irrémédiable. On pourrait même utiliser l'expression plus
lourde de sens de « délit » en la rapportant au signifié de
delinquere précisément en tant que « manquer de quelque
chose » (B. Baas1, auquel je renvoie aussi pour l'interpré-
tation de Kant et de Heidegger) : nous manquons de ce
qui nous constitue comme communauté. Si bien que nous
devrions en conclure que ce que nous avons en commun,
c'est justement un tel manque de communauté, que nous
sommes - comme cela a été dit - la communauté de ceux
qui n'ont pas de communauté 2 , que la loi de la communauté
n'est rien d'autre que la communauté de la loi, de la dette,
de la faute, comme, d'ailleurs, le démontrent tous les récits
qui identifient l'origine de la société justement à un délit
commun : où, à l'évidence, la victime, c'est-à-dire celui que
nous perdons et même que nous n'avons jamais eu, n'est
aucunement un « père primordial », mais la communauté
même, qui pourtant nous constitue transcendentalement
Une telle conscience - plus ou moins claire - n'est pas
née d'aujourd'hui : elle traverse toute la grande tradition
philosophique, au moins depuis Rousseau. Toute son
œuvre ne fait que formuler - et même crier - cette terrible
vérité : la communauté est ce qui nous est nécessaire et ce
qui nous est interdit Toute l'histoire humaine porte en elle
cette blessure intérieure qui la ronge et la vide. Elle n'est
interprétable qu'en raison de cet « impossible » à partir

1. B. Baas, « le corps du délit », in P o l i t i q u e et M o d e r n i t é , Osiris, Paris,


1992.
2. Cf. R. Esposito, C a t é g o r i e s de l ' i m p o l i t i q u e , Le Seuil, Paris, 2005,
pp. 187-242.

29
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

duquel toutefois elle trouve son origine sous la forme d'une


trahison nécessaire ; nous vivons dans l'écart entre ce que
nous devons et ce que nous pouvons faire. Au point que,
quand nous tentons de le faire - de construire, de réaliser,
d'effectuer la communauté - nous finissons invariablement
par la renverser en son exact contraire : en communauté
de mort et en mort de la communauté. Partons du premier
point : la communauté nous est nécessaire - c'est notre
res, au sens précis où nous en portons entièrement la
responsabilité. Dans cette proposition peut se condenser la
critique martelée par Rousseau du paradigme Hobbesien.
Quand il observe que : « Que des hommes épars soient
successivement asservis à un seul [...] c'est si l'on veut
une agrégation, mais non pas une association ; il n'y à là ni
bien public, ni corps politique3 »! il impute de fait à Hobbes
non seulement l'absence, mais l'éviction violente de toute
idée de communauté, et ceci justement dans la mesure où
le philosophe anglais rassemble dans le grand corps du
Léviathan les individus naturellement conflictuels : si le
ciment qui les fait tenir ensemble n'est rien d'autre qu'une
peur commune, il ne pourra en résulter qu'une servitude
commune, c'est-à-dire l'exact contraire de la communauté.
C'est elle, précisément, qui est sacrifiée sur l'autel de
l'autoconservation individuelle : les individus hobbesiens
ne peuvent sauver leur vie qu'en mettant à mort leur bien
commun. Tous les rappels de ce bien - Liberté, Justice,
Égalité - qui marquent l'œuvre de Rousseau, ont ce but
polémique, formulent cette condamnation, pleurent cette

3. J.-J. Rousseau, Du c o n t r a t s o c i a l , Garnier-Flammarion, Paris, 1966,


p. 49.

30
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

absence": la communauté humaine manque à elle-même,


ne fait que delinquere, dans le double sens de l'expression.
Pourtant elle est ce dont nous avons le plus besoin puis-
qu'elle fait partie de nous : « Notre plus douce existence
est relative et collective, et notre vrai moi n'est pas tout
entier en nous 4 . » Même la proclamation continuelle de sa
solitude - obsessionnellement répétée surtout dans ses
derniers écrits - a chez Rousseau la valeur d'une révolte
silencieuse contre l'absence de communauté. Il est seul
parce qu'il n'existe pas de communauté - ou, pire, parce
que toutes les formes de communauté existantes ne sont
que l'opposé de celle, la seule, qui serait authentique. La
solitude, en tant que calque négatif d'un absolu besoin de
partage, est une façon de protester contre cette situation ;
ce qui chez Rousseau se manifeste, selon un paradoxe
extrême, par la communication, à travers l'écriture, de son
impossibilité de communiquer, par, justement, une écriture
qui prend le caractère de « solitude pour les autres », de
« substitut de cette communauté humaine qui est irréali-
sable dans la réalité sociale9 ».
Mais attention : irréalisable dans la perspective même
de Rousseau, à partir du moment où sa critique de la
communauté du point de vue de l'individualisme hobbesien
reste de fait interne au même paradigme, comme Emile
Durkheim, déjà, a pu l'observer 6 : l'individu enfermé dans
4. J.-J. Rousseau, Rousseau j u g e de J e a n - J a c q u e s , Armand Colin, Paris,
1962, p. 156.
5. B. Baczko, Rousseau, s o l i t u d e et c o m m u n a u t é , Éditions de l'EHESS,
Paris, 1974, p. 263.
6. É. Durkheim, « Le Contrat social de Rousseau », in Revue de m é t a p h y s i -
que et de m o r a l e , n° 25,1918, pp. 13-139.

31
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

sa parfaite complétude. Son « homme naturel » est-il autre


chose qu'une monade accolée à une autre seulement par
hasard ou par malheur ? Et la condition asociale n'est-elle
pas la seule que Rousseau juge heureuse, en contradiction
évidente avec son projet communautaire ? Car c'est juste-
ment ce qui condamne un tel projet à l'échec : on ne peut
pas faire découler une philosophie de la communauté d'une
métaphysique de l'individu. La présupposition de l'absoluité
de l'individu empêche toute mise en commun ultérieure.
Malgré tous les efforts de l'auteur, l'antinomie ne peut
être résolue. L'écart, non seulement lexical mais philoso-
phique, entre présupposé et résultat reste irrémédiable.
Sauf au prix d'un coup de force qui donne à la communauté
de Rousseau - là où il en donne une représentation en
positif - ces traits indéfendables qu'ont rappelés ses criti-
ques libéraux les plus sévères. Le discriminant est celui qui
passe entre l'exigence de communauté présente en négatif
dans la description critique de la société existante et sa
formulation affirmative, mais aussi entre la détermination
impolitique de l'absence de communauté - la communauté
comme absence, manque, dette inépuisable par rapport
à la loi qui la prescrit - et sa réalisation politique. Pour le
dire plus synthétiquement : à partir de ses présupposés
métaphysiques - l'individu enfermé dans son absoluité
- la communauté politique de Rousseau s'oriente vers une
possible dérive totalitaire. Je ne me réfère pas ici, bien
entendu, à la catégorie particulière de « totalitarisme », qui
résulte des expériences du XXe siècle : il est bien connu, en
effet, que Rousseau s'est toujours préoccupé de protéger
le citoyen de tout abus du pouvoir d'État ; et qu'il adopte

32
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

même le concept de « volonté générale » précisément


comme un correctif automatique contre toute tentative
autoritaire dans les conflits avec le particulier: comme
le particulier est partie intégrante de la volonté générale,
cet automatisme du correctif est garanti parce que chacun
des commandements de cette volonté est aussi émis par le
particulier lui-même7.
Mais cet automatisme - l'identité présupposée de
chacun avec tous et de tous avec chacun - n'est-il pas exac-
tement le mécanisme totalisant de réduction de la multitude
à l'un ? Comment comprendre autrement le passage bien
connu selon lequel : « Celui qui ose entreprendre d'insti-
tuer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi
dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu,
qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie
d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque
sorte sa vie et son être 8 »? Où il apparaît évident que le
risque proto-totalitaire ne réside certainement pas dans
l'opposition du modèle communautaire au modèle indivi-
duel, mais dans leur superposition, qui calque l'image de la
communauté sur celle de l'individu isolé et auto-suffisant :
l'un individuel et l'un collectif doivent être organiquement
Tiés. C'est comme si on ne pouvait séparer l'individu de la
communauté. Nous ne savons accueillir l'autre sans l'ab-
sorber et l'incorporer, sans en faire une partie de nous-
mêmes. Chaque fois que, dans l'œuvre de Rousseau, un tel

7. R. Derathé, J e a n - J a c q u e s Rousseau et la science p o l i t i q u e de son


t e m p s , Vrin, Paris, 1995, pp. 292 sqq.
8. J.-J. Rousseau, Du c o n t r a t s o c i a l , Garnier-Flammarion, n c 94, Paris,
1966, p. 77.

33
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

projet prend corps dans une réalité collective - petite patrie,


ville ou fête populaire9 - sa pathétique exigence de commu-
nauté se renverse en son propre mythe ; dans le mythe,
précisément, d'une communauté transparente à elle-même
et dans laquelle chacun communique à l'autre sa propre
extase communautaire 10 , son propre rêve d'auto-imma-
nence absolue, sans aucune médiation, aucun filtre, aucun
signe qui brise la fusion réciproque des consciences, sans
aucune distance, ni discontinuité, ni différence par rapport
à un autre qui ne l'est plus parce qu'il fait partie intégrante
de l'un, qui est l'un qui se perd - et se retrouve - dans sa
propre identité.
Ce risque menace vraiment le discours de Rousseau
mais ne le détruit pas. L'auteur lui-même semble s'en
rendre compte quand il transpose cette communauté de
cœur en communauté politique. Et nous devons nous aussi
nous garder de lire le Contrat social comme la traduction
politique de la communauté de Clarens. Certes, la démo-
cratie préfigurée dans le Contrat est une démocratie de
l'identité, qui exclut quelque distinction que ce soit entre
gouvernants et gouvernés, entre législatif et exécutif, entre
peuple et souverain. Mais c'est justement pour cela qu'elle
est déclarée irréalisable - sauf pour un peuple de dieux.
« A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a
jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera

9. Cf. P.-M. Vernes, La V i l l e , la Fête, la D é m o c r a t i e . Rousseau et les i l l u -


s i o n s de la c o m m u n a u t é , Paris, Payot, 1978.
10. Cf., même si son interprétation est différente, J. Starobinski, Jean-
Jacques Rousseau. La t r a n s p a r e n c e et l ' o b s t a c l e , coll. « Tel », Gallimard,
Paris, 1976.

34
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

jamais11. » Et même si elle existait, elle serait l'exacte réali-


sation de son contraire. Contre Rousseau lui-même - mais
en gardant sa perspective - cette conclusion soustrait la
communauté à la puissance de son mythe. L'antinomie ne
se laisse pas réduire : la communauté est à la fois nécessaire
et impossible. Non seulement elle est toujours donnée de
manière imparfaite - elle ne parvient jamais à l'achèvement
- mais elle n'est communauté que du défaut, au sens parti-
culier que ce qui nous tient ensemble, qui nous constitue
en tant qu'êtres-en-commun, êtres-avec, c'est précisément
ce défaut, ce non-accomplissement, cette dette. Autrement
dit : notre finitude mortelle ; ce que Rousseau lui-même,
dans un passage inoubliable de l'Émile, avait pressenti :
« C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable ; ce sont
nos misères communes qui portent nos cœurs à l'huma-
nité : nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas hommes
[...] Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni cour-
tisans, ni grands, ni riches ; tous sont nés nus et pauvres,
tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux,
aux besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin, tous sont
condamnés à la m o r t Voilà ce qui est vraiment de l'homme ;
voilà de quoi nul mortel n'est exempt12. »

2. Il semble que Kant soit arrivé à une conclusion voisine, en


assumant consciemment- et en portant à ses conséquences
extrêmes - la contradiction subie de manière implicite par

11. J.-J. Rousseau, Du Contrat s o c i a l , Garnier-Flammarion, Paris 1966,


p. 107.
12. J.-J. Rousseau, É m i l e , ou De l ' é d u c a t i o n , Garnier-Flammarion, Paris,
2009, pp. 318-319.

35
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

Rousseau. Ce n'est vraiment pas par hasard que celui-ci lui


avait attribué le mérite de l'avoir conduit de la recherche
individuelle solitaire à l'intérêt pour le monde commun des
hommes 13 . Plus que tout autre chose la pensée a besoin,
pour s'exprimer et se développer, de la communauté.
Kant l'avait dit précisément dans ces termes : « Toutefois,
quelles seraient l'ampleur et la justesse de notre pensée, si
nous ne pensions pas en quelque sorte en communauté
avec d'autres à qui nous communiquerions nos pensées et
qui nous communiqueraient les leurs14 ! » Nous ne pouvons
penser en dehors de la communauté - ce présupposé
kantien sera diversement repris par une série d'interprètes
et d'auteurs qui vont de Lucien Goldmann à Hannah Arendt
Si, pour le premier, « la nécessité absolue d'atteindre et de
réaliser la totalité constitue le point de départ et le centre
de la pensée kantienne15 », pour la seconde, la sociabilité
est non seulement la fin mais l'origine de l'humanité, dans
la mesure où les hommes appartiennent essentiellement
au monde. La rupture de Kant - continue Arendt - est une
rupture par rapport à toutes les théories qui subordonnent
la dépendance du prochain à la sphère des besoins et des
intérêts, c'est-à-dire à toutes les théories utilitaristes. C'est
contre elles que Kant affirme que le jugement présuppose
l'existence des autres - et, pour cette raison, il sera compris
par Arendt comme lié au domaine de l'action : « On juge
13. E. Kant, Remarques touchant les O b s e r v a t i o n s sur le s e n t i m e n t du
beau et du s u b l i m e , Vrin, Paris, 1994, pp. 127-128.
14. E. Kant, Que s i g n i f i e s ' o r i e n t e r dans la pensée ?, Garnier-Flammarion,
Paris, 1991, p. 69.
15. L. Goldmann, La Communauté humaine et l ' U n i v e r s chez K a n t , PUF,
Paris, 1940, p. 32.

36
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

toujours en tant que membre d'une communauté, guidé


par un sens de la communauté, un sensus communis16. » La
communauté, en somme, est constitutive du fait que nous
soyons des êtres humains. Kant accepte complètement, et
rend pleinement consciente, l'intuition de Rousseau.
Le rapport entre les deux philosophes ne se limite pas
à l'exigence de communauté, il tient, plus profondément, à
la conscience commune du caractère tout à fait probléma-
tique de sa réalisation. Pour Kant aussi - et même jamais
autant que pour lui - la communauté, bien que nécessaire,
est impossible. La loi prescrit ce qu'elle interdit et interdit
ce qu'elle prescrit C'est pour cette raison que Kant - et
Goldmann aussi en arrivait à cette conclusion - est à l'ori-
gine de la pensée tragique, en opposition radicale à la
ligne hégéliano-marxienne. Mais, à la différence de ce
que pensait Goldmann - et ceux qui ont développé son
point de vue17 - , cela non seulement ne situe pas Kant
dans une sorte de situation d'immaturité par rapport aux
dialecticiens qui lui ont succédé, dès Fitche : cela le met
au contraire à l'abri de leur tendance totalisante à histori-
ciser la communauté dans l'État (Hegel), ou contre l'État
(Marx). Car c'est précisément ici que se joue le véritable
héritage de Rousseau. Fitche lui-même, anticipant Marx,
pense « achever » Rousseau18, mais il le fait en saturant
dans un sens mythico-poïétique cette antinomie que Kant
16. H. Arendt, J u g e r . Sur la p h i l o s o p h i e p o l i t i q u e de K a n t , Le Seuil, Paris,
1991, pour la traduction française, p. 115.
17. Comme A. Masullo, La c o m m u n i t à corne f o n d a m e n t o (La Communauté
comme f o n d e m e n t ) , Libreria Scientifica Editrice, Naples, 1965.
18. J. G. Fichte, C o n s i d é r a t i o n s sur la R é v o l u t i o n f r a n ç a i s e , F. Chamerot,
Libraire-éditeur, Paris, 1859, p. 87.

37
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

laisse salutairement ouverte : si la forme universelle unit


les hommes, les contenus et les intérêts matériels, irré-
médiablement, les séparent La seule façon de réaliser
la communauté serait de dépasser les intérêts, les diffé-
rences particulières, mais intérêts et différences sont de
fait indépassables, parce qu'ils font aussi partie de notre
nature. Le contenu sensible reste inassimilable à la sphère
de l'universalité. La « sociabilité » naturelle équilibrée est
contredite par une « insociabilité » tout aussi naturelle19.
C'est pourquoi la communauté ne peut non seulement
devenir réalité, mais ne peut pas non plus se faire concept :
elle doit - c'est ce que dit la loi qui l'exige - rester une
simple idée de la raison, c'est-à-dire un but inatteignable,
une pure destination.
L'affirmation kantienne selon laquelle « l'Idée sublime,
jamais pleinement réalisable d'un corps éthique se rétrécit
dans les mains humaines 20 », doit être lue dans la conti-
nuité de celle de Rousseau, déjà citée, au sujet de l'impos-
sibilité de mettre en œuvre uné véritable démocratie. Avec
la circonstance aggravante supplémentaire que, contraire-
ment à Rousseau, pour Kant, l'homme est tellement courbe
par nature que l'état de nature est, comme pour Hobbes,
un état de guerre 21 . C'est ce qui, en excluant aussi la réfé-
rence positive de Rousseau à l'origine naturelle, condamne

19. E. Kant, Idée d ' u n e h i s t o i r e u n i v e r s e l l e au p o i n t de vue c o s m o p o l i t i q u e .


Œuvres c o m p l è t e s , tome II, « Bibliothèque de la Pléïade », Gallimard, Paris
1986, p. 192.
20. E. Kant, La R e l i g i o n dans les l i m i t e s de la r a i s o n . Œuvres p h i l o s o p h i q u e s ,
tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1986, p. 121.
21. A. Philonenko, T h é o r i e et p r a x i s dans la pensée m o r a l e et p o l i t i q u e de
Kant et de F i t c h e en 1793, Vrin, Paris, 1988, pp. 28-29.

38
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

la condition politique à une irrémédiable aporie. De ce


point de vue, la question de la politique doit être nettement
distinguée de celle des fins éthiques. La politique ne peut
pas être pensée à la lumière du bien, de la même façon
que la praxis diffère de la théorie. La communauté éthique
pourrait, sur le plan purement hypothétique, «vivre au
sein d'une communauté politique existante22 », mais l'une
diffère tellement de l'autre du point de vue du principe, que
la communauté politique ne peut contraindre les citoyens
à entrer dans la communauté éthique, sous peine de les
détruire toutes les deux. Certes, il serait doux de pouvoir
imaginer une correspondance entre les deux - poursuit
Kant - mais il est téméraire de la proposer. Comme le
dirait Lyotard, la phrase éthique ne peut être rattachée à
la phrase politique et à la phrase cognitive que par le pont
fragile du « comme si23 », mais sous le pont passe un abîme
infranchissable. Le rapport reste purement analogique : il
peut s'exprimer à travers des symboles, .des signes, des
emblèmes - comme l'enthousiasme pour la révolution24 -
mais non par des preuves ou des exemples historiques
qui, au contraire, l'infirment régulièrement La politique
peut souhaiter, mais non exiger ni prévoir nécessairement,
l'amélioration des hommes : elle doit être potentiellement
applicable y compris à un peuple de démons25. Elle ne va
pas dans le sens d'un élargissement de la liberté mais
22. E. Kant, La R e l i g i o n dans les l i m i t e s de la r a i s o n , op. c i t . , p. 114.
23. J - F. Lyotard, Le D i f f é r e n d , Éditions de Minuit, Paris, 1983.
24. E. Kant, « Le genre humain est-il en constant progrès vers le mieux ? »,
in Le C o n f l i t des f a c u l t é s ( s e c t i o n d e u x ) , Vrin, Paris, 1955, pp. 100-101.
25. E. Kant, P r o j e t de p a i x p e r p é t u e l l e , Œuvres c o m p l è t e s , t. 3, « Bibliothè-
que de la Pléiade », Paris, 1986, p. 360.

39
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

de sa réduction, et ceci est la conséquence du caractère


absolu deJa liberté elle-même, et non son contraire : c'est
parce qu'elle est par essence illimitée, que le devoir de la
politique est de la limiter au moyen de son contraire, c'est-
à-dire d'un pouvoir auquel on ne peut résister36. Ce n'est
pas par hasard que l'État kantien commence par la force
et la coercition, même si, et c'est différent chez Hobbes, la
souveraineté doit se fonder sur un principe rationnel, mais,
encore une fois, comme si, et seulement comme si, il dérivait
de la volonté commune du peuple.
La liberté - et c'est là que Kant s'éloigne de Rousseau -
est inextricablement liée au mal : « L'histoire de la nature
commence donc par le Bien », écrit Kant dans un texte
dédié précisément à Rousseau, « car elle est l'œuvre de
Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car
elle est l'œuvre de l'homme27 ». Si l'homme naît libre, il
ne peut y avoir que le mal à son origine. C'est en ce sens
que ce que nous avons appelé la faute - notre delinquere
comme manque de la communauté vers laquelle pourtant
nous tendons et de laquelle pourtant nous dérivons de
façon contradictoire - est présupposée comme la condi-
tion transcendantale de notre humanité commune 28 . C'est
pourquoi - écrit Kant - l'homme « n'a pas non plus le
droit de mettre sa propre faute sur le compte d'un crime
originel, perpétré par ses ancêtres [...] il doit assumer
leur acte comme ayant été accompli de plein droit par lui-
26. E. Kant, Idée d ' u n e h i s t o i r e u n i v e r s e l l e , op. c i t .
27. E. Kant, C o n j e c t u r e s sur le commencement de l ' h i s t o i r e h u m a i n e ,
Œuvres p h i l o s o p h i q u e s , t. 2 , « Bibliothèque de la Pléïade », Gallimard,
Paris, 1985, p. 511.
28. B. Baas, op. c i t .

40
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

même, et ainsi faire retomber sur lui-même la responsabi-


lité de tous les maux qui résultent du mauvais usage de sa
raison29 ». Cassirer, déjà, avait associé Kant et Rousseau
dans cette sémantique de la faute 30 . Mais il est maintenant
nécessaire d'aller plus loin en ce qui concerne la mesure
de son caractère inéluctable. Il est impossible de la fuir non
seulement, et non tant, parce qu'on ne peut pas résister à
la tentation de briser la loi, mais parce que la loi - l'impé-
ratif catégorique - ne peut être réalisée dans la mesure où
elle ne prescrit rien d'autre que son propre caractère obli-
gatoire, aucun contenu ultérieur à l'obligation formelle
de lui obéir. On le sait : la loi impose seulement d'agir
de façon à pouvoir constituer notre volonté en principe
législatif d'une communauté universelle, mais elle ne
nous dit en aucune façon ce qu'il faut faire. Au contraire,
elle nous dit que sa force injonctive r^side précisément
dans ce non-dit. Voilà ce que signifie la « catégoricité »
de l'impératif : d'un côté son absolue souveraineté, incon-
ditionnelle, sans appel ; de l'autre son refus a priori de
toute tentative d'accomplissement L'impératif n'est pas
seulement ce que l'on ne peut accomplir, il est l'Impossi-
bilité même de cet accomplissement 31 . Ce dernier point
doit être examiné avec une attention particulière. Nous
ne pouvons pas accomplir la loi qui nous est imposée
parce que cette loi ne naît pas de nous. Elle n'est en aucun
29. E. Kant, C o n j e c t u r e s sur le commencement de l ' h i s t o i r e h u m a i n e .
Œuvres p h i l o s o p h i q u e s , t. 2 , « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, 1985,
pp. 519-520.
30. E. Cassirer, Le Problème de J e a n - J a c q u e s Rousseau, « Textes du xxe
siècle », Hachette, Paris, 1987, p. 52 sqq.
31. J.-L. Nancy, L ' I m p é r a t i f c a t é g o r i q u e , Flammarion, Paris, 1983.

41
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

cas une auto-législation du sujet, même si le sujet lui est


sujet, mais sujet seulement selon la modalité passive de
la « soumission », de l'« assujettissement » et non selon
celle, active, de la « subjectivité ». Au contraire, la loi
ronge, attaque, décompose notre subjectivité. Elle vient de
ce qui est hors de nous et elle nous conduit hors de nous.
Non seulement dans le sens où nous ne pouvons pas nous
donner à nous-mêmes notre propre loi, mais dans celui,
plus radical, où la loi, prescrivant inconditionnellement ce
que l'on ne peut accomplir, prescrit en un certain sens la
destitution du sujet à qui elle s'adresse. Elle prescrit au
sujet un statut permanent de non-accomplissement, une
dette dont il ne peut jamais s'acquitter : « Peu importe
que l'homme, dit Kant, ait adopté une bonne intention et
qu'il continue régulièrement à y conformer sa conduite, il
a commencé par le mal et c'est là une dette qu'il ne lui est
plus possible d'éteindre 32 . » La loi fait du sujet un éternel
débiteur. Cela ne veut pas dire qu'elle l'exclut - Kant
ne renonce aucunement à la catégorie de « sujet », on
peut même vraiment dire qu'il la place au centre de son
système - , mais au contraire qu'elle l'inclut dans son exté-
riorité. Elle le prive de toute auto-consistance. Et ceci non
seulement dans le sens général que son rapport à la loi
élimine de lui-même tout contenu subjectif - sentiment,
plaisir, intérêt - au profit de la pure soumission au devoir
formel, mais dans le sens plus précis que l'impératif ne
peut s'imposer qu'en « portant préjudice » à ce noyau
irréductible de la subjectivité constitué par « l'amour de
32. E. Kant, La r e l i g i o n dans les l i m i t e s de la r a i s o n , trad. fr. d'André
Tremesaygues, Félix Alcan, Paris, 1913, p. 60.

42
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

soi » (Selbstliebe) ou l'« amour-propre » (Eigenliebe), en


l'« affaiblissant », en l'« humiliant »33.
Mais c'est précisément cette réduction du sujet devant
et par la loi qui, d'un côté, en empêche l'accomplissement
et, de l'autre, définit une forme inversée - impolitique - de
communauté, celle, justement, du non-accomplissement,
du défaut, de la finitude. En brisant les limites indivi-
duelles du sujet - celles que Rousseau conservait encore
intactes - , en évacuant son angoisse d'accomplissement,
en somme, la loi, justement parce qu'elle ne peut pas être
accomplie, fait accéder les hommes à un autre aspect de
leur être en commun. Qu'est-ce que les hommes ont en
commun ? L'impossibilité de réaliser la communauté,
répond Kant. C'est-à-dire : leur existence finie d'êtres
mortels, « temporaires ».

3. À la fin de ce parcours, on trouve Martin Heidegger.


C'est à lui, d'ailleurs, que l'on doit l'interprétation de Kant
la plus nettement centrée sur le thème de la finitude. Plus
encore que par la puissance de l'impératif, le sujet kantien
est « fini » par sa dimension temporelle. Certes, Kant ne
saisit pas encore le caractère du sujet comme sujet dans
le monde, au sens heideggérien d'« être-au-monde » ;
et pourtant, en le rattachant à la structure a priori de la
temporalité, il l'arrache à toute prétention d'achèvement
et lui donne une forme radicalement finie sur laquelle se
greffe la thématique de la loi, selon un lien circulaire de
cause à effet : justement parce qu'il est structurellement
33. E. Kant, C r i t i q u e de la r a i s o n p r a t i q u e , coll. « Quadrige », PUF, Paris
1943, pp. 76-77.

43
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

fini, le sujet est soumis à la loi, mais c'est précisément la


soumission à la loi qui en fait un sujet constitutivement
fini : « Un être qui s'intéresse foncièrement à un devoir
sait ne s'être pas encore complètement accompli, et il le
sait de telle manière qu'il est poussé à se demander ce
qu'il y aurait lieu de faire. Ce défaut d'un accomplisse-
ment, lui-même encore indéterminé, révèle un être qui,
parce que le devoir est son intérêt le plus intime, est en
son fond,/»»»34. » Ici, à travers Kant, Heidegger ne veut pas
simplement dire que le non-accomplissement d'un devoir
détermine une situation de finitude ; mais que la finitude
coïncide en dernière analyse avec ce devoir, qu'il ne peut
pas ne pas y avoir d'êtres finis dans le sens imposé où cela
doit être ainsi. Il est nécessaire d'examiner les deux côtés
de la chose : il y a des êtres finis parce qu'on ne peut satis-
faire la loi - et donc la loi est quelque chose qui continuel-
lement nous transcende ; mais une telle transcendance,
d'un autre point de vue, n'est rien d'autre que la limite de
notre possibilité de satisfaire la loi, et c'est ce qui en fait
l'indice et la mesure de notre finitude.
La loi, en somme, provient d'un ailleurs qui fait toutefois
partie de nous, qui nous constitue en tant que « sujets »
- mais seulement en sujets de la loi elle-même. C'est ce qui,
dans Sein und Zeit, est exprimé par la formule selon laquelle
l'«appel provient de moi tout en me tombant dessus».
Avec elle, Heidegger a déjà pris un chemin qui, en pous-
sant le transcendantalisme de Kant dans ses conséquences
34. M. Heidegger, Kant et le p r o b l è m e de la m é t a p h y s i q u e , coll. « Tel »,
Gallimard, Paris, 1953, p. 273.
35. M. Heidegger, Être et Temps, coll. « Bibliothèque de philosophie »,
Gallimard, Paris, 1986, p. 332.

44
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

extrêmes, finit par le traduire dans un lexique différent du


sien, celui, précisément, de l'analytique de l'existence. Ce qui
reste commun aux deux philosophes, malgré le changement
évident de cadre conceptuel et linguistique, c'est, d'une part,
le caractère présupposé de la faute par rapport à la défini-
tion morale du bien et du mal : ce n'est pas le mauvais choix
qui détermine la chute dans la faute - on ne « chute » pas
dans la faute, puisque tout vient d'elle - mais, au contraire,
celle-ci rend possible celle-là, et, d'autre part, la nécessité
d'avoir le « souci » d'une telle culpabilité (Schuldigsein)
présupposée - ce qui revient au même, vu que le « souci »
(Sorge) ne signifie rien d'autre que le fait qu'« il est, à l'ori-
gine de son être, en faute36... ». Mais alors que, pour Kant,
le fait de « se soucier » de la culpabilité originelle consiste à
s'engager (tentative vouée à l'échec) dans la réalisation de
valeurs déterminées ou dans la conformation à des normes
déterminées, pour Heidegger cela ne veut rien dire d'autre
que la simple reconnaissance de la nullité de son fondement
De là dérive - ou ceci dérive du fait - que non seulement
comme déjà chez Kant la faute ne peut pas être supprimée,
mais aussi qu'il faut « se décider » pour elle selon le mode,
lui-même défectueux, d'en « avoir le souci ». C'est pour cela
que l'« appel » n'affirme rien - et qu'au contraire il parle en
silence. Certes, chez Kant aussi, comme on l'a vu, la loi ne
prescrit rien d'autre que son inéluctable catégoricité. Mais
cela se produit toujours, justement selon un lexique pres-
criptif : quelque chose est prescrit Chez Heidegger, avec
la prescription, tombe également toute impulsion de réali-
sation - même celle de l'irréalisable. En somme, alors que
36. Ibid., p. 343.

45
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOUTIQUE

chez Kant il est encore possible - et même vraiment néces-


saire - de parler d'une éthique, y compris « finie », chez
Heidegger la finitude est l'unique déclinaison de l'éthique,
au sens radical de ce qui en signe la « fin ».
Cet écart devient complètement évident en ce qui
concerne la question de la communauté. On a vu comment
sa constitution était l'objectif essentiel du kantisme - bien
qu'il soit voué à un échec inévitable. Elle est à la fois ce
vers quoi toutes les forces des hommes dignes de ce nom
doivent tendre, mais aussi, vu leur insocialité naturelle, ce
qu'ils ne pourront jamais réaliser complètement Du point
de vue catégoriel, la raison d'une telle contradiction tient au
fait que Kant pas plus que Rousseau, ne peut lui non plus
parvenir à un résultat communautaire à partir d'une anthro-
pologie de type individualiste. Il est vrai que par rapport
au naturalisme de Rousseau, Kant accomplit une décons-
truction tellement radicale de l'origine naturelle, qu'elle en
exclut toute caractérisation positive, mais il reste, même
négativement dans les limites d'un horizon anthropolo-
gique. C'est au contraire cette négativité - l'insociabilité, en
termes psychologiques - qui barre la loi de la communauté
universelle et en interdit la réalisation. Chez Heidegger, la
chose se pose d'une façon très différente. Chez lui non plus,
la communauté, au moins comme l'entend Kant - l'éthique
universelle - n'est pas réalisable. Mais ce qui dans le
kantisme se pose en terme de projet que l'on ne peut accom-
plir prend chez Heidegger le caractère d'un destin. C'est ce
changement qui exclut toute sémantique éthique : l'échec
ne vient pas d'une tentative manquée, mais il est l'unique
situation à partir de laquelle on en fait l'expérience. C'est
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

pourquoi toute hypothèse de « chute » doit être rigoureu-


sement exclue ; le Dasein ne peut « retomber » parce qu'il
est « de lui-même, en tant que pouvoir être soi-même qu'il
a en propre, d'emblée toujours retombé et dévalé à même
"le monde" 37 », si bien que l'on peut dire qu'il « chute en lui-
même à partir de lui-même38 ». Mais s'il en est ainsi, alors
la chute constitue l'origine même de l'être et, donc, tous les
auteurs qui, à partir de Rousseau, ont cherché - inutilement
- à fonder la communauté en reconstituant ses conditions
logiques originelles échouent, non parce que ces conditions
ont disparu pour toujours dans un trou entropique, mais
parce qu'elles ne sont rien d'autre que ce trou. Cela veut
dire que la communauté n'est pas réalisable - si on veut
encore utiliser cette terminologie inadéquate - uniquement
parce qu'elle est déjà depuis toujours réalisée, au sens où
elle est ce « défaut » vu du côté de son destin originel. De
ce point de vue, tout effort pour parvenir à une fin est aussi
inutile que celui pour retrouver une origine. La commu-
nauté n'est ni antérieure ni postérieure à la société. Elle
n'est ni ce que la société a détruit - selon une lecture nostal-
gique à la Tônnies - ni l'objectif qu'elle devrait se donner
- selon celle, utopique, de matrice marxienne. De même,
elle n'est pas le résultat d'un pacte, d'une volonté, ou d'une
simple exigence partagée des individus, mais elle n'est
pas non plus le lieu archaïque d'où ceux-ci proviendraient
et qu'ils auraient abandonné. Et ceci pour la simple raison
que les individus en tant que tels - en dehors de leur être-
dans-un-monde-commun-aux-autres - n'existent pas : « Sur
37. Ibid., p. 223.
38. Ibid., p. 226.

47
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

la base de cet être-au-monde affecté d'un "avec", le monde


est chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les
autres. Le monde du Dasein est monde commun [Mitwelt].
L'être-au est être-avec [Mitsein] en commun avec d'autres.
L'être en soi de ceux-ci à l'intérieur du monde est coexistence
[MitdaseinP. » Ceci vaut aussi même si l'autre n'est pas
présent ou connu, du moment que l'être seul - la condition
transcendantale de l'homme originel de Rousseau - est une
figure que l'on ne peut déterminer, en négatif, qu'à partir
du commun. Attention : on ne doit aucunement en déduire
que la communauté est achevée, immanente à elle-même,
en coïncidence avec son propre sens - comme même
Heidegger risquait de le penser, non seulement au début
des années 1930, mais déjà dans Être et Temps, quand il
fut tenté de lliistoriciser dans le « destin commun » d'un
seul peuple40. Au contraire : comme on l'a déjà dit, elle se
donne depuis toujours non seulement de manière défec-
tueuse, mais elle n'est communauté que du défaut Ce qui
nous tient en commun - ou mieux, ce qui nous institue en
tant qu'êtres-en-commun, êtres-avec - c'est précisément
ce défaut, ce non-accomplissement cette dette ou, égale
ment notre finitude mortelle. On ne doit donc pas tant
relever le fait que le rapport avec les autres est pensé sous
la forme de l'être-pour-la-mort mais la modalité spécifique
qu'il adopte : celle, déjà évoquée, du « souci » réciproque.
C'est le souci, non l'intérêt qui est à la base de la commu-
nauté. La communauté est déterminée par le souci, et
réciproquement D ne pourrait y avoir l'une sans l'autre :

39. I b i d . , pp. 160-161.


40. I b i d . , pp. 449 s q q .

48
LA LOI DE LA COMMUNAUTÉ

« souci mutuel ». Mais - et c'est la nouveauté de l'analyse


heideggérienne par rapport à tous ses prédécesseurs - cela
signifie que le devoir de la communauté (j'admets, sans être
d'accord avec cette idée, qu'il y en ait un) n'est pas celui de
se libérer du souci, mais celui, au contraire, de le garder
comme ce qui seul la rend possible. Cette précision rend
compte de la distinction heideggérienne entre deux moda-
lités différentes - et opposées - du « souci » de l'autre : d'un
côté, celle de se substituer à lui, de prendre sa place, pour
le libérer du souci ; de l'autre, celle de l'inciter à le faire,
de le libérer non de, mais à son souci mutuel (Fursorge) :
« Ce souci mutuel qui intéresse essentiellement le souci
véritable - c'est-à-dire l'existence de l'autre et non une quel-
conque chose dont il se préoccupe, aide l'autre à y voir clair
dans son propre souci et à se rendre libre pour lui41. » Cela
signifie que la figure de l'Autre coïncide en dernière analyse
avec celle de la communauté. Non dans le sens évident que
chacun de nous a à faire avec l'autre, mais bien dans celui
que l'autre nous constitue à partir du fond de nous-mêmes.
Non pas parce que nous communiquons avec l'autre, mais
parce que nous sommes l'autre. Que nous ne sommes rien
d'autre que l'autre - comme Rimbaud l'avait dit autrefois ;
ou que nous sommes étrangers à nous-mêmes, comme
on l'a souvent répété. Mais voilà le problème : comment
traduire cette formule dans la réalité de notre subjectivité ?
Comment « convaincre » notre identité têtue ? Encore et
toujours, la communauté nous propose son énigme : impos-
sible et nécessaire, nécessaire et impossible. Nous sommes
encore loin de l'avoir complètement pensée.
41. Ibid., p. 164.
Mélancolie
et communauté

1- Quel rapport s'établit entre ces deux termes ? La mélan-


colie a-t-elle quelque chose d'essentiellement» commun » ?
Et a-t-elle quelque chose à voir avec la forme même de la
communauté ? La littérature sur la mélancolie a souvent
répondu par la négative à cette question. Qu'on l'ait prise
dans l'acception pathologique de maladie du corps et de
l'esprit, ou dans celle, positive, de géniale exception, on a
généralement placé la mélancolie dans un cadre individuel
non seulement différent de celui de la communauté, mais
complètement opposé à lui. On peut même dire que la
plupart des interprètes de la tradition - surtout celle d'ins-
piration sociologique - ont défini l'homme mélancolique
précisément par son opposition à la vie en commun, par
son être justement non commun : malade, anormal, génial
aussi - mais en tout cas, et précisément pour cela, hors de la
communauté, sinon en opposition avec elle ; plus semblable
à une bête ou à un dieu - selon la définition aristotélicienne
classique - qu'à l'homme dans son caractère général, qu'au
caractère général commun aux hommes. Et, de fait, elle a
eu beau se répandre, se reproduire, se multiplier en une
infinité de cas et de typologies, elle a eu beau s'étendre à
un nombre croissant d'individus, la mélancolie a toujours
été comprise et traitée comme un phénomène strictement
individuel : seul l'individu - ou les individus - peuvent être

51
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

mélancoliques, et non la société en tant que telle, puisque


l'un des caractères dominants de la mélancolie est juste-
ment l'asocialité, l'isolement, le refus de la vie collective ;
celle-ci, quant à elle, parce qu'elle se veut opérationnelle et
productive, qu'elle exige ordre et rationalité, est comprise
comme ce qui ne tolère pas l'intégration de la mélancolie
- au point d'être obligée de s'en libérer par l'expulsion, la
répression ou la médicalisation. Quoi qu'il en soit, l'oppo-
sition schématique demeure : mélancolie et communauté
sont pensées sous la forme d'une répulsion réciproque. Là
où est l'une, l'autre ne peut être. Elles sont, non seulement
de fait, mais conceptuellement, incompatibles.
Mais en est-il vraiment ainsi ? Est-il vrai que la mélan-
colie reste confinée à l'extérieur de la communauté - ou, au
mieux, dans ses points aveugles, dans les zones improduc-
tives et irrationnelles qu'elle porte en elle-même comme
des résidus sporadiquement expulsés de la vie collective
ou conquis sur sa plénitude ? En vérité, les grandes philo-
sophies de la modernité - comme, avant elles, la grande
tradition iconologique et littéraire- ont radicalement
contesté cette lecture simpliste et superficielle, et elles ont
finalement renversé son présupposé de départ au profit
d'une image bien plus problématique, celle d'une figure,
au contraire, elle-même mélancolique, repliée sur elle-
même comme pour une autocritique : c'est d'ailleurs une
nouvelle preuve du fait que la mélancolie n'est pas, ne peut
être, un simple objet d'analyse, mais quelque chose - une
puissance, une catastrophe, un abîme - qui tend irrésis-
tiblement à absorber et à remâcher le sujet même dont
elle fait l'analyse. Au contraire, donc, la vraie philosophie a

52
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

toujours saisi non seulement le caractère « commun » de la


mélancolie, au fil d'interprétations dont l'itinéraire, désor-
mais bien connu, va des Pères de l'Église à Heidegger,
mais - et c'est encore plus important - le caractère origi-
nellement mélancolique, déchiré, fracturé, de la commu-
nauté elle-même. Elle a toujours compris que la mélancolie
n'était pas une maladie occasionnelle, un caractère contin-
gent ou même un simple élément de la communauté, mais
quelque chose qui la concerne bien plus essentiellement,
jusqu'à en constituer la forme même ; non pas quelque
chose qui ferait partie de la communauté parmi d'autres
dispositions, d'autres mouvements ou possibilités, mais
quelque chose qui la contient et la détermine, ou, encore
plus précisément, la « décide » : quelque chose qui fend la
communauté et la sépare d'elle-même, en la constituant
exactement comme cette coupure et cet écart, comme
une faille et une blessure dans lesquelles la communauté
n'expérimente pas une condition temporaire ou partielle,
mais sa seule façon d'être et simultanément de ne pas être,
d'être précisément sous la forme du « non » lui-même, de
ce qui doit être mais qui justement ne peut pas être - sauf
selon une modalité défectueuse, négative, creuse, selon
la modalité de l'absence à soi-même que Jacques Lacan a
défini comme « manque à être1 », manque pur.
C'est ici, dans ce clivage initial, dans cette fente de l'Ori-
gine même, que se situe la mélancolie : non pas dans la
communauté et pas plus de la communauté, mais comme
communauté : comme écart originel qui sépare l'existence
de la communauté de sa propre essence ; comme la limite
1. En français dans le texte.

53
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

infranchissable sur laquelle la communauté elle-même bute


et rebondit sans pouvoir la franchir, ou comme la Chose
- das Ding* - qu'il n'est pas possible de réaliser parce
qu'elle est faite de rien et qu'on ne peut pas s'approprier
car elle est constituée par l'expropriation même. Qu'est-ce
d'autre que le « commun » sinon le manque de « propre » ?
Sinon le non-propre et l'inappropriable ? C'est précisément
le signifié, y compris étymologique, inscrit dans le munus
dont la communitas dérive et qu'elle porte en elle comme
sa propre non-appartenance, comme la non-appartenance,
ou l'impropriété, de tous les membres qui la composent
sur le mode d'une réciproque altération, qui est l'altération
de la communauté elle-même : son être toujours différent
de ce qu'elle veut être, son non-pouvoir de se constituer en
tant que telle, son impossibilité de faire œuvre commune
sans se détruire - voilà le sens et la racine de notre mélan-
colie commune. Si la communauté n'est rien d'autre que la
relation - le « avec » ou le « entre » - qui lie l'ensemble des
sujets, cela signifie qu'elle ne peut être à son tour un sujet,
ni individuel, ni collectif, qu'elle n'est pas un « être » mais
bien un être-rien3, un non-être qui précède et divise chaque
sujet en le soustrayant à sa propre identité et en le livrant à
une altérité irréductible.
De ce point de vue - qui ne se contente pas de sonder le
rapprochement de la communauté et de la mélancolie mais
interroge leur croisement aporétique - toute analogie facile
entre communitas et res publica ne tient pas. La commu-
nauté n'est pas une res et encore moins la Res. Ce n'est pas
2. En français et en allemand dans le texte.
3. Jeu de mots intraduisible entre « ente » (être) et « n i - e n t e » (rien).

54
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

la Chose, mais son manque, le trou d'où sort notre cum


et dans lequel il tend en permanence à glisser. Si l'on ne
saisit pas ce lien constitutif, fondateur, entre chose et rien
- que la mélancolie en même temps subit et préserve - on
risque d'en rester à une image réductrice et simplifiée
de la communauté ou, pire, d'en forcer l'accès jusqu'à la
faire exploser, ou imploser, avec des effets catastrophi-
ques. Voilà ce que la mélancolie nous enseigne depuis
toujours : que la limite ne peut être éliminée, qu'on ne peut
s'approprier complètement la Chose, que la communauté
n'est pas identifiable à elle-même - ni avec sa propre tota-
lité ni avec elle-même comme totalité - sinon sous une
forme totalitaire, justement Et qu'a été le totalitarisme du
XXe siècle sinon l'illusion - l'illusion forcenée - d'identifier
la communauté à elle-même et ainsi de l'accomplir ? La
tentation fantasmatique d'abolir la limite, de combler la
faille, de fermer la blessure. La présomption criminelle que
l'on pouvait guérir définitivement la communauté de sa
mélancolie, que l'on pouvait l'immuniser contre la maladie
mélancolique en détruisant ses germes porteurs - même
dans la chair du peuple, mélancolique par excellence - sans
se rendre compte que tenter de libérer la chose de son rien
signifie réduire à rien la chose elle-même.

2. Pour saisir le lien originairement étroit entre la chose


commune et le rien, le caractère constitutivement mélan-
colique de la communauté, il n'était pas nécessaire d'at-
tendre la philosophie moderne. A quoi d'autre renvoient
en effet tous les récits du délit fondateur - de Caïn à
Romulus - sinon justement au delinquere (au sens latin

55
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

de « manque ») d'où naît la société et qu'elle porte inévita-


blement en elle ? Que signifient-ils, une fois dépouillés de
leur sens mythique de sacrifice expiatoire, sinon le trauma,
la brèche, le vide creusé depuis l'origine dans le corps
même de la communauté ? Mais c'est Thomas Hobbes
qui porte au niveau théorique ce qui dans la mythologie
classique est encore une simple tonalité mélancolique
- quand il traduit le delinquere des mythes fondateurs sous
la forme littérale et terrible du crime indéterminé qu'il
situe au début de la communauté humaine. Plus encore
que dans les pages dédiées spécifiquement à la mélancolie
- madness, dejection, grief, mais explicitement aussi melan-
choly, telle qu'elle est définie dans le Léviathan - c'est vrai-
ment dans le présupposé de la possibilité générale de tuer,
comme forme originelle du rapport interhumain, qu'on va
retrouver le caractère structurellement mélancolique de la
théorie politique hobbesienne. Pour Hobbes, la mélancolie
n'est pas seulement une des passions destructrices qui,
non maîtrisée, risque de conduire les hommes à la guerre
civile - ce qui la définit déjà, non pas seulement comme
une pathologie individuelle, mais comme une maladie du
political body, du corps politique dans son ensemble - mais
elle se révèle, lors d'un examen plus approfondi, comme
la structure même d'une existence sociale entièrement
fermée sur l'échange politique entre deux_peurs - celle,
réciproque, de chacun confronté à l'autre, et celle que doit
inspirer l'État lui-même pour empêcher la propagation
destructrice de la première. Ce qui se configure ainsi,
c'est une double mélancolie ou un repli de la mélancolie
sur elle-même - mélancolie de la cause et du remède, de

56
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

l'état naturel et de l'état civil, de la violence originelle et


de la violence dérivée. Ce n'est pas par hasard que l'ordre
politique - l'institution de l'État - est fondé sur le renon-
cement des sujets à tout pouvoir, en faveur de celui qu'ils
autorisent, pour que leurs vies soient défendues, à donner
y compris la m o r t
Le caractère non seulement mélancolique, mais vérita-
blement funèbre, d'un tel abandon trouve son équivalent
le plus direct dans le mythe qui, dans Totem et Tabou de
Freud, semble reprendre en détail la logique sacrificielle
du paradigme hobbesien : non seulement l'acte consti-
tutif de la communauté est représenté par l'assassinat du
père par les fils, mais celui-ci est sanctionné par un double
renoncement, nécessaire pour établir l'ordre civil : renon-
cement aux femmes qui sont aussi une des raisons pour
lesquelles les frères ont assassiné le père, et renoncement
à leur propre identité, produit par l'incorporation du père
mort et l'identification à son image. Ici, la caractérisation
mélancolique de la « multitude » - c'est-à-dire les frères
assassins, souvent interprétés de façon optimiste comme
les citoyens libres de la démocratie - prend peut-être sa
forme la plus radicale : les sujets de la politique moderne
ne peuvent se constituer en tant que tels qu'en assumant la
place de l'ancien souverain qu'ils ont tué. Mais, en dévorant
son corps, ils en incorporent la mort même. Ds ne peuvent
prendre le pouvoir qu'en mourant eux-mêmes comme
sujets s'assujettissant à la m o r t Voilà la véritable cause du
sentiment de culpabilité qu'ils portent en eux : non seule-
ment l'assassinat du père, mais l'acceptation intériorisée de
sa m o r t C'est la forme extrême de la mélancolie politique :

57
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

d'abord le sacrifice du père, et puis celui des frères sacri-


fiés au père. Double sacrifice, sacrifice au carré. Sang et
inhibition - inhibition et sang. Les frères déclarent : nous
sommes le Souverain, la Communauté, l'État, mais nous
le sommes parce que nous appartenons depuis toujours
et pour toujours à la mort que nous avons donnée et que
nous avons un jour mangée. Nous sommes ce que nous
n'avons jamais été et que nous ne pourrons jamais plus
être : nous sommes l'autre que nous croyions avoir chassé
pour toujours et qui pour toujours revient en nous-mêmes.
Que représente la célèbre image du Léviathan, composée
de tant de petites silhouettes encastrées les unes dans
les autres, sinon l'incorporation réciproque du père mort
dans les fils et des fils dans le père mort ? Et l'essence la
plus noire de la mélancolie n'était-elle pas justement repré-
sentée par Saturne dévorant ses propres fils avant qu'ils ne
l'émasculent ?
On peut dire que toute pensée politique digne d'intérêt
porte en elle cette image de faute et de perte, y compris
la pensée de ceux qui, à partir de Rousseau, ont le plus
nettement contesté la logique sacrificielle hobbesienne.
Certes, par rapport à Hobbes, tout apparaît renversé dans
l'intention et dans les conclusions, sauf le présupposé
fondamental qui dit que la politique reste marquée par
une faute originelle, par un défaut par une dette, par une
blessure qu'elle ne pourra jamais historiquement guérir
parce que l'histoire même en est porteuse dans la mesure
où elle se détache de son origine non historique. Ici, par
rapport au modèle sacrificiel hobbesien, la mélancolie, la
maladie de la « multitude », ne concerne pas tant le carac-

58
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

tère déchiré de l'origine que le détachement irréversible


qui s'arrache d'elle. D'où la mélancolie de l'homme de
Rousseau, séparé de son présupposé et en contradiction
avec celui-ci - comme celui qui ne peut pas être ce qu'il
devrait être. La mélancolie d'une existence qui a perdu son
essence et d'une essence qui ne trouve plus le moyen de se
faire existence. Chez Rousseau, la fracture de la mélancolie
fend tout l'horizon de l'histoire. L'histoire elle-même se
configure comme la base continue de la mélancolie. Certes,
la communauté n'est plus la communauté criminelle de
Hobbes, mais toute possibilité de réalisation lui est refusée.
De là son irrémédiable mélancolie : elle n'est définissable
que sur la base du manque de ce dont elle dérive et qui la
connote comme absence, ou défaut, de communauté. Elle
n'est interprétable qu'en raison de cette impossibilité, de
ce qu'elle n'est pas et qu'elle ne pourra jamais être ; ainsi,
comme la nature, elle n'est identifiable que vue du côté de
sa nécessaire dénaturation, à partir du cône d'ombre que
son contraire projette sur elle. Toute l'œuvre de Rousseau,
y compris ses textes autobiographiques, qui marquent un
sommet de la littérature mélancolique - peut se lire comme
une poignante nostalgie liée à l'absence de communauté.
La proclamation continue de sa solitude - surtout dans
les derniers écrits - est elle aussi le calque négatif d'un
absolu besoin de partage. Jean-Jacques est seul parce qu'il
n'existe pas de vraie communauté, parce que toutes les
communautés existantes en sont la plus directe négation.
Son écriture elle-même prend le caractère mélancolique
de « solitude pour les autres ». C'est - selon un paradoxe
extrême - la communication de sa propre impossibilité

59
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

de communiquer. La revendication insatisfaite d'un « lieu


commun » reconnaissable seulement s'il est vu du côté
où il manque - dans son absolue fragilité : « Les hommes
- écrit Rousseau dans YÉmile - ne sont naturellement ni
roi, ni grands, ni courtisans, ni riches ; tous sont nés nus et
pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux
maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin,
tous sont condamnés à la m o r t Voilà ce qui est vraiment de
l'homme ; voilà de quoi nul mortel n'est exempt4. »

3. Toutefois, on perçoit déjà dans ce passage quelque


chose, un ton, un accent, qui fait bouger le cadre radica-
lement négatif dans lequel le rapport entre communauté
et mélancolie a été jusqu'à présent défini : il est vrai que
la communauté est par elle-même soustraite à toute possi-
bilité d'accomplissement qu'elle ne se donne que sous la
forme du manque et du défaut, mais, simultanément ce
défaut cette limite, sont ressentis comme ce qui unit les
hommes en un destin commun : celui, précisément de
leur finitude mortelle. En réalité, pour que cette transition
conceptuelle - non vers une lecture moins mélancolique
de la communauté, mais vers une interprétation mieux
articulée et plus ouverte de la mélancolie - s'accomplisse,
il faut attendre Kant C'est avec lui que, dans la philoso-
phie moderne, commence une rotation sur lui-même du
concept de mélancolie dont les effets ne sont pas encore
aujourd'hui complètement perçus, même si c'est dans son
onde de choc que nous évoluons, sans connaître son point
4. J.-J. Rousseau, É m i l e , ou De l ' é d u c a t i o n , Garnier-Flammarion, Paris,
2009, p. 319.

60
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

d'aboutissement Et ce n'est pas parce que chez Kant ne


résonnerait plus une note tragique, sombre, douloureuse,
d'origine piétisto-luthérienne, relative au caractère irrémé-
diablement défectueux de la nature humaine - la métaphore
du « bois courbe » qu'aucune loi rationnelle ne pourra
redresser - ni non plus parce qu'il n'y aurait pas dans son
œuvre un lexique de la « faute » et du « mal radical», comme
élément caractérisant négativement toute la sphère de l'ac-
tion et de l'être même de l'homme. Sur ce sujet au contraire,
la position de Kant est même plus désespérée que celle de
Rousseau, parce qu'elle ne se réfère à aucune mythologie
positive de l'origine naturelle : la philosophie kantienne ne
prescrit aucun retour à l'origine naturelle de l'homme parce
que celle-ci contient un germe radicalement négatif. C'est
pour cela que l'homme de Kant ne poursuit aucun rêve
de réappropriation de sa propre essence - comme cela se
produisait encore chez Rousseau et comme sous certains
aspects cela se produira chez Marx : c'est parce que cette
essence est depuis le début marquée par un trait qui la défi-
gure irrémédiablement De ce point de vue, on ne peut pas
dire - comme pour Rousseau - que l'origine naturelle ait
déchu dans l'histoire, mais plutôt que l'histoire est tombée,
a été précipitée, dans la fissure de l'origine. Déjà, pour Kant
il y a, à l'origine de l'homme, cette liberté qui porte implici-
tement la possibilité du mal.
Et pourtant - et c'est là le pivot du discours de Kant
qui permet de penser en termes positifs y compris sa défi-
nition de la mélancolie - si la liberté porte en elle-même
la possibilité du mal, cela signifie aussi que la possibilité
du mal est toujours suspendue à un acte de liberté, qui

61
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLITIQUE

peut toujours se renverser en bien. Et c'est justement à la


liberté - à son caractère profondément antinomique - que
Kant voue l'essence de la mélancolie. Comme on le sait,
Kant insiste sur le tempérament mélancolique, notamment
dans son essai sur le beau et le sublime : dans celui-ci, la
mélancolie est liée d'une façon particulière à ce que Kant
entend par sublime, c'est-à-dire à cet affect qui naît de la
sensation d'échec qu'éprouve l'imagination dans son effort
pour adhérer à l'idée. Elle est, plus précisément, liée à cette
impulsion qui, aspirant à l'illimité, fait l'expérience du carac-
tère indépassable de la limite. Comme le sublime, la mélan-
colie est donc l'expérience traumatique de la limite : de la
volonté de la franchir et de l'impossibilité de le faire. Cette
dialectique mélancolique se rattache à la nature même de
la loi kantienne, caractérisée par une antinomie constitu-
tive. La loi - l'impératif catégorique - ne peut jamais être
réalisée, non seulement à cause de l'irrésistible tendance
de l'homme à la transgresser, mais, encore plus profondé-
ment, parce qu'elle ne prescrit rien d'autre que son propre
caractère prescriptif, sans qu'aucun contenu ultérieur ne
soit donné à l'obligation formelle d'obéissance. C'est pour-
quoi l'impératif catégorique n'est pas seulement ce que l'on
ne peut accomplir, il est l'Impossibilité même de cet accom-
plissement Il prescrit à celui à qui il s'adresse un statut
toujours défectueux. C'est ce qui explique la mélancolie du
sujet kantien et la conscience qu'il prend de ses limites,
limites que la mélancolie, elle aussi, lui renvoie. C'est pour
cela - peut conclure Kant - que la mélancolie est assimi-
lable à une vertu qui va bien au-delà du lien général aristoté-
licien et ficinien avec le génie : pour Kant la mélancolie est

62
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

une vertu parce que, arrachant l'homme à toute auto-valo-


risation abusive, elle lui procure cette conscience morale
qui ne fait qu'un avec sa liberté même. Se cognant conti-
nuellement contre sa propre limite indépassable, l'homme
mélancolique est le seul à comprendre que l'unique façon
de réaliser le manque est de le maintenir comme tel. Que la
Chose est inséparable du rien. Qu'on ne peut s'approprier
le Réel - « la Chose en soi ». Lui, l'homme mélancolique
de Kant, sait que la communauté en tant que telle n'est pas
réalisable, que le munus de notre communitas est la loi qui
en interdit le parfait accomplissement Mais peut-être est-il
également le premier à savoir que ce munus est aussi un
don, que cette impossibilité, rappelant aux hommes leur
finitude, les dote aussi de la liberté de c h o u que celle-ci
comporte comme son envers nécessaire.

4. A lafinde ce parcours, c'est-à-dire au début d'une nouvelle


pensée de la mélancolie qui ne soit plus convertible en une
mélancolie de la pensée, qui laisse à la pensée la force et le
courage de se démarquer de toute tonalité mélancolique,
à la fin de ce parcours ouvert par Kant, on trouve bien sûr
Heidegger. Chez lui, c'est comme si toute l'histoire philoso-
phique, littéraire et iconologique de la mélancolie trouvait
le lieu ultime de sa condensation et de son dépassement
comme si cette histoire s'intensifiait jusqu'à l'incandes-
cence et la combustion - jusqu'à brûler et prendre une
forme nouvelle. Déjà, à partir d'Être et Temps, Heidegger
rassemble en fait les deux acceptions de la mélancolie
- celle, négative, de la tristitia, de l'acedia et celle, posi-
tive, de la conscience profonde de la finitude, en situant la

63
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

première dans la sphère de l'inauthentique, de l'impropre,


et l'autre dans celle de l'existence authentique et propre.
Alors que dans le premier cas, la mélancolie (Schwermut)
est l'attitude qui consiste à passer d'un désir à l'autre sans
en satisfaire aucun, et donc à subir sa limite comme un
obstacle et une dépendance, dans le second elle a plutôt
à voir avec cette angoisse (Angst) à laquelle s'ajoute non
pas la dépression, mais la « quiétude » et même la « joie »
d'assumer la limite, la finitude, comme notre condition la
mieux appropriée.
Mais ce qui est encore plus important, et qui s'affirme à
partir du prétendu tournant heideggérien des années 1930,
c'est que cette double phénoménologie de la mélancolie
n'exprime pas deux possibilités différentes et opposées de
l'expérience humaine, mais ses deux faces toujours jointes
-puisquel'authentiquen'estquelaconsciencearrivéeàmatu-
rité de notre inauthenticité originelle, de la même façon que
le propre est l'acceptation consciente du caractère constitu-
tivement impropre de notre existence. Et c'est de cela - que
Heidegger non seulement n'a pas toujours mis au premier
plan, mais qu'il a même, à plusieurs reprises, déformé et
trahi - que la mélancolie reçoit une autre formulation. Elle
n'est donc plus - ou non seulement - comprise comme une
attitude anormale ou géniale, mais comme quelque chose
ayant à voir avec la forme même de la pensée : « Tout agir
créatif - écrivait alors Heidegger - est dans la mélancolie
(Schwermut) [...] la philosophie se tient en tant qu'action
créatrice, action essentielle du Dasein humain dans la
tonalité fondamentale de la mélancolie?. » Comment doit-on
5. M. Heidegger, Les Concepts f o n d a m e n t a u x de la m é t a p h y s i q u e ,
coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, Paris, 1992, pp. 274-275.

64
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

comprendre cette affirmation de Heidegger? Dans quel


sens la mélancolie touche la philosophie jusqu'à coïncider
avec elle ? Certes, répondre de façon correcte à cette ques-
tion signifierait avoir déjà quitté - et, avant cela, compris
dans toute son étendue et son intensité - la marge dans
laquelle nous nous déplaçons encore. Cela voudrait dire
que nous serions déjà dans l'espace que la clôture de l'ho-
rizon métaphysique entrouvre sur ses limites extérieures.
Cela voudrait dire que l'on saisirait le sens nouveau, libéré
du total épuisement de tout signifié que notre civilisation
incorrigiblement herméneutique a toujours présupposé et
imposé à l'indétermination originelle du sens.
Tout cela est encore loin de nos possibilités et donc
remis à plus tard. Toutefois, on peut déjà dire quelque chose
à ce sujet, en prenant appui sur le bord le plus extrême de la
philosophie de Heidegger. Quelque chose qui a encore une
fois un lien avec la question de la communauté. Affirmer
que la mélancolie peut coïncider avec l'essence même de
la pensée, du moment qu'il n'y a aucune opposition entre
authentique et inauthentique, que la dimension qui nous
est vraiment propre réside précisément dans la conscience
de notre impropriété essentielle, que nous n'avons pas une
essence différente de la simple existence, tout ceci signifie »
donc que l'incomplétude, la finitude, n'est pas la limite de
la communauté - comme l'a toujours imaginé l'élément
mélancolique de la pensée - mais précisément son sens.
C'est pourquoi Heidegger peut écrire non seulement que
« L'être-seul est un mode déficient de l'être-avec », mais
aussi que « sa possibilité en est la preuve 6 ». Parce que
6. M. Heidegger, Ê t r e et Temps, coll. « Bibliothèque de philosophie », Galli-
mard, Paris, 1986, p. 163.

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COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

la communauté n'est pas quelque chose à quoi il faudrait


revenir, comme le voulait Rousseau, ou à quoi il faudrait
aspirer, comme le voulait Kant, mais qu'elle n'est pas non
plus quelque chose à détruire, ou de destructible, comme le
pensait Hobbes. Elle n'est ni une origine ni un telos, ni une
fin ni la fin, ni un présupposé ni un but, mais la condition,
à la fois singulière et plurielle, de notre existence finie. Et
c'est là - dans cette acceptation de la limite non comme un
espace liminal à subir ou à détruire, mais comme l'unique
lieu commun qui nous ait été destiné, comme le munus
originel qui nous met en commun - que la pensée de la
mélancolie touche le point au-delà duquel nous ne savons
pas aller, mais à partir duquel à l'ancien nom de « mélan-
colie » correspondra un signifié certainement différent de
tous ceux que la tradition lui a jusqu'à présent assignés.

66
MÉLANCOLIE ET COMMUNAUTÉ

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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67
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Communauté et nihilisme

1. Quel rapport s'établit entre ces deux termes ? La réponse


que donnent les différentes philosophies de la communauté
- mais aussi l'interprétation courante du nihilisme - les
oppose radicalement Nihilisme et communauté ne sont
pas simplement différents, ils s'opposent frontalement et
ne supposent ni points de contact ni domaines communs.
Ils s'excluent l'un l'autre : là où est l'un - ou quand l'un est
là - il n'y a pas l'autre, et vice versa. Que l'on situe leur
opposition sur un plan synchronique ou sur une trajectoire
diachronique, ce qui importe c'est la netteté de l'alterna-
tive entre ces deux pôles qui ne semblent recevoir de sens
que de leur irréductibilité même. Le nihilisme - par ses
connotations les plus particulières évoquant l'artificialité,
l'anomie, la démence - est perçu comme ce qui a rendu la
communauté impossible, ou même impensable, alors que la
communauté, elle, s'analyse depuis toujours comme ce qui
résiste à la dérive nihiliste, ce qui la contient et s'y oppose.
C'est en substance le rôle dévolu à la communauté par les
conceptions communales, communautaires, et commu-
nicationnelles qui, depuis plus d'un siècle, la considèrent
comme l'unique remède contre la puissance destructrice
du néant qui envahit désormais la société moderne. Selon
ce scénario, l'ordre de succession parfois attribué à ces
deux termes peut changer, mais leur dichotomie, elle,
reste invariable. Alors que Ferdinand Tônnies situait la
communauté avant la société - selon une généalogie inté-

69
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

grant toutes les philosophies du déclin, de la trahison et


de la perte nées à droite comme à gauche au tournant
du siècle - les actuels néo-communautaristes d'outre-
Atlantique inversent les moments de la dichotomie sans
toutefois remettre en cause son socle fondamental : c'est
la communauté, ou mieux les communautés particulières
dans lesquelles se brise l'archétype tônnesien, qui succè-
dent à la société moderne, dans une phase caractérisée par
la crise du paradigme étatique et la propagation du conflit
entre des cultures différentes. On ne saisit plus alors la
communauté comme un phénomène résiduel par rapport
aux formes socioculturelles prises par la modernité, mais
plutôt comme une réponse à l'insuffisance de son modèle
individualiste universel : c'est toujours la société des indi-
vidus, celle qui a déjà détruit l'ancienne communauté orga-
nique, qui doit maintenant générer de nouvelles formes
communautaires en réaction posthume à son entropie
interne. Voilà ce qui configure l'exclusion réciproque de
la communauté et du nihilisme : la communauté avance ou
recule, s'étend ou se rétracte, selon l'espace que celui-ci
n'a pas encore « colonisé ». Quand Habermas oppose une
rationalité de la communication à une rationalité straté-
gique, il conserve le même paradigme interprétatif, même
s'il l'approfondit ensuite de façon défensive : la « commu-
nauté illimitée de la communication » constitue à la fois le
point de résistance et la réserve de sens face à l'invasion
progressive de la technique. Qu'elle soit comprise comme
un a priori transcendantal - et non pas comme un fait, selon
l'approche néo-communautaire la plus fruste - n'en change
pas le cadre herméneutique fondamental : dans ce cas

70
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

aussi, la communauté, possible sinon réelle, est comprise


comme la ligne de partage et le mur de barrage contre
l'avancée du nihilisme, comme quelque chose de plein -
une substance, une promesse, une valeur - qui ne se laisse
pas emporter dans le tourbillon du néant C'est une autre
configuration de ce même conflit entre la « chose » et le
« rien » qui sert de présupposé à toute la tradition que nous
sommes en train d'analyser : contre l'explosion - ou l'im-
plosion - du rien, la communauté s'accroche fermement à
la réalité de la chose : elle est la chose même qui s'oppose
à son anéantissement

2. Mais ce présupposé est-il acceptable ? Ne bloque-t-il pas


une pensée de la communauté qui soit à la hauteur des
enjeux de notre époque - qui est justement celle du nihi-
lisme accompli ? Si nous défendions cette position, nous
serions obligés de choisir entre deux hypothèses aussi irre-
cevables l'une que l'autre : c'est-à-dire, soit de nier le carac-
tère constitutivement nihiliste de l'époque présente, soit
d'exclure la question de la communauté de notre horizon de
pertinence. Pour ne pas en être réduits à parler de commu-
nauté en termes uniquement nostalgiques, nous serions
obligés de limiter le nihilisme à un seul aspect ou à un
moment particulier, de notre expérience, de le considérer
comme un phénomène « arrivé à terme », voué, au-delà
d'un certain point, à disparaître ou du moins à régresser,
ou bien de le saisir comme une maladie n'ayant envahi
que quelques organes d'un corps sain par ailleurs. Mais
un tel raisonnement réducteur se heurte aux évidences
qui montrent toutes que le nihilisme n'est ni une paren-

71
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

thèse ni une conjoncture, mais la tendance de fond - qui a


aujourd'hui atteint son apogée - de la société moderne. Et
alors ? Alors la seule façon de venir à bout de la question
sans renoncer à aucun de ses termes, c'est de réunir impé-
rativement, dans une seule réflexion, communauté et nihi-
lisme, et de considérer au contraire que l'accomplissement
du nihilisme n'est pas un obstacle insurmontable, mais l'oc-
casion d'une nouvelle pensée de la communauté. Cela ne
veut pas dire, bien sûr, que communauté et nihilisme soient
la même chose ou même qu'ils soient seulement symétri-
ques, qu'ils doivent être mis sur le même plan ou sur la
même trajectoire, mais plutôt que leur point de rencontre
n'exclut aucun des deux parce que, à plusieurs titres, il
appartient aux deux. Ce point - inaperçu, refoulé ou annulé
par les philosophies actuelles de la communauté, mais plus
généralement par la tradition philosophico-politique - peut
être désigné comme le « rien ». C'est lui qu'ont en commun
communauté et nihilisme d'une façon qui, jusqu'à mainte-
nant, est restée inexplorée.
Mais en quel sens ? Laissons de côté, pour le moment
et à condition d'y revenir bientôt, la question, très diffi-
cile, du rapport du rien avec le nihilisme, et tenons-nous
en à celle de son rapport à la communauté. Nous avons
vu comment, parce qu'elle est notre chose même, elle lui
était traditionnellement opposée ; et même comment sa
définition se résumait à cette opposition : la communauté
est non seulement différente du rien et irréductible à lui,
mais elle coïncide avec son contraire le plus évident - avec
un « tout » entièrement plein de lui-même. Mais je pense
que c'est précisément ce point de vue que l'on doit ques-

72
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

donner et même inverser : la communauté n'est pas le lieu


de l'opposition entre la chose et le rien, mais celui de leur
superposition. J'ai essayé de justifier cette prise de position
par une analyse, à la fois étymologique et philosophique,
du terme communitas à partir de celle de munus, dont il
dérive1. J'en suis arrivé à la conclusion qu'il n'appartient
pas à la même catégorie que l'idée de propriété collective,
possédée par un ensemble d'individus - ou même qu'à
celle de leur appartenance à une identité commune. Ce
que partagent, selon la valeur originelle du concept, les
membres de la communitas - et c'est justement le signifié
complexe mais prégnant de munus - c'est plutôt d'être
expropriés de leur propre substance, qui ne se réduit pas à
leur « avoir », mais qui implique et atteint leur « être sujet »
même. Notre discours quitte alors le terrain plus tradi-
tionnel de l'anthropologie, ou de la philosophie politique,
pour atteindre celui, plus radical, de l'ontologie : que la
communauté soit liée non à un excès, mais à un défaut, de
subjectivité signifie que ses membres ne coïncident plus
avec eux-mêmes ; qu'ils sont constitutivement exposés à
une tendance qui les porte à dépasser leurs limites indivi-
duelles pour se pencher vers leur « extérieur ». Ce point de
vue, qui rompt toute continuité entre le « commun » et le
« propre », en le liant plutôt à l'impropre - ramène la figure
de l'autre au premier plan. Si le sujet de la communauté
n'est plus le « même », il sera obligatoirement un « autre ».
Non pas un autre sujet, mais une chaîne d'altéraSoIR-qui
ne se fixe jamais dans une nouvelle identité.
1. R. Esposito, C o m m u n i t a s . O r i g i n e et d e s t i n de la c o m m u n a u t é , PUF,
Paris, 2000

73
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

3. Mais si la communauté est toujours communauté des


autres et jamais de soi, cela signifie que sa présence est
constitutivement habitée par une absence - de subjectivité,
d'identité, de propriété - , qu'elle n'est pas une « chose » - ou
qu'elle est une chose précisément définie par son « non ».
Une « non-chose ». Mais comment doit-on comprendre ce
« non »? Et quel rapport a-t-il avec la chose à laquelle il
se rattache ? H n'est certainement pas purement négatif.
Le rien-en-commun n'est pas le contraire de l'être, mais
quelque chose qui lui correspond et qui lui co-appartient
beaucoup plus intensément II faut donc être clair sur le
sens de cette correspondance, ou coappartenance. Le
rien de la communitas ne doit pas être interprété comme
ce qu'elle ne peut pas encore être ; comme le moment
négatif d'une contradiction destinée à se résoudre dialecti-
quement dans l'identité des contraires. Mais il ne doit pas
non plus être interprété comme la cachette où la chose se
retirerait parce qu'elle ne pourrait pas se dévoiler dans la
plénitude d'une pure présence. Dans chacun de ces cas,
en fait le rien ne resterait pas le rien de la chose, mais se
changerait en quelque chose d'autre, à quoi celle-ci serait
rattachée selon les modes de la téléologie ou de la présup-
position ; ce serait son passé ou son futur, et non son pur
présent c'est-à-dire ce qu'elle e s t et qui n'est rien d'autre
qu'elle-même. Le rien n'est pas, en somme, la condition
ou le résultat de la communauté - le présupposé qui la
rendrait libre d'accomplir sa « vraie » possibilité - mais son
unique façon d'être. La communauté, autrement dit n'est
pas interdite, obscurcie, voilée par le rien : il la constitue.
Cela veut tout simplement dire qu'elle n'est pas un être, ni

74
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

un sujet collectif, ni un ensemble de sujets, mais la rela-


tion qui ne les fait pas être plus qu'ils ne sont - des sujets
individuels - parce qu'elle limite leur identité, trace une
ligne qui les traverse en les altérant : l'« avec », l'« entre »,
le seuil sur lequel ils se croisent selon un contact qui les
fait se rapporter aux autres dans la mesure où il les sépare
d'eux-mêmes.
On pourrait dire que la communauté n'est pas l'entre
de l'être, mais l'être comme entre : non pas un rapport
qui modèle l'être, mais l'être même comme rapport La
distinction est importante parce qu'elle nous restitue de
la façon la plus évidente la superposition de l'être et du
rien : l'être de la communauté est l'écart l'espacement
qui nous rapporte aux autres dans une non-appartenance
commune, dans une perte de propre qui ne parvient jamais
à s'additionner dans un bien commun : seul le manque est
commun, et non la possession, la propriété, l'appropriation.
Que le terme munus soit compris par les Latins comme le
don fait et jamais comme celui reçu - dénoté au contraire
par le vocable donum - signifie qu'il est par principe privé
de « rémunération », que l'importante perte de subjectivité
qu'il entraîne ne varie pas - on ne peut le combler, le guérir,
le cicatriser ; qu'aucune compensation ou qu'aucun dédom-
magement ne peuvent refermer l'espace qu'il ouvre s'il veut
rester effectivement co-divisé. Parce que dans le concept
de « co-division2 », le « co- » est précisément associé à la
« division ». La limite qu'il évoque est celle qui unit non
pas selon le mode de la convergence, de la conversion, de
2. NdT : C o n d i v i s i o n e : co-partage, mais le mot partage est utilisé plus loin
par Esposito et décomposé en « co-division » et « départ ».

75
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

la confusion, mais celui de la divergence, de la diversion,


de la diffusion. La direction va toujours du dedans vers le
dehors, jamais du dehors vers le dedans. La communauté
est l'extériorisation de l'intérieur. Pour cette raison - parce
qu'il s'oppose à l'idée d'intériorisation, ou, plus encore,
d'internement - l'inter de la communauté ne peut lier
que des extériorités ou des « extroversions », des sujets
tournés vers leur extérieur. On retrouve ce mouvement de
décentrement dans l'idée même de « partage », qui renvoie
à la fois à « co-division » et à « départ » : la communauté
n'est jamais un lieu d'arrivée, mais toujours de départ,
et même de départ vers ce qui ne nous appartient pas et
ne pourra jamais nous appartenir. C'est pour cela que la
communitas est bien loin de produire des effets d'appar-
tenance commune, de mise en commun, de communion.
Elle ne réchauffe ni ne protège. Elle expose au contraire
le sujet au risque le plus extrême : celui de perdre, avec
sa propre individualité, les limites qui en garantissent, du
point de vue de l'autre, le caractère intangible ; de glisser
inopinément dans le rien de la chose.

4. C'est en référence à ce rien que la question du nihilisme


doit être posée, en tenant compte, en plus de leur lien,
de la différence de niveaux sur laquelle elle se fonde. Je
veux dire que le nihilisme n'est pas l'expression mais la
suppression du rien-en-commun. Certes, il a bien quelque
chose à voir avec le rien, mais justement sur le mode de
son anéantissement II n'est pas le rien de la chose, mais
de son rien. Un rien au carré : le rien multiplié et en même
temps englouti par le rien. Cela signifie qu'il y a au moins

76
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

deux signifiés, ou deux niveaux, du rien, qui doivent être


distingués, malgré - et dans - leur apparente coïncidence.
Alors que le premier, comme on l'a vu, est celui de la rela-
tion - la lacune, ou l'espacement, qui fait de l'être commun
non un être mais un rapport - , le second est au contraire
celui de sa dissolution : la dissolution de la relation dans
l'absoluité du sans-rapport
Les passages concernant cette « solution », en lien avec
l'absolutisme hobbesien considéré de ce point de vue,
sont très clairs. Si Hobbes inaugure le nihilisme politique
moderne, ce n'est pas parce qu'il se contenterait de « décou-
vrir » le simple néant de la substance dans un monde libéré
du lien métaphysique par rapport à toute veritas transcen-
dante, mais plutôt parce qu'il le « recouvre » d'un autre
néant plus puissant qui a précisément pour fonction d'an-
nuler les effets potentiellement dissolvants du premier.
C'est comme si la pointé de sa philosophie politique était
l'invention d'une nouvelle origine capable de limiter et de
reconvertir en coercition ordonnatrice le rien originel, l'ab-
sence d'origine, de la communitas. Bien sûr, cette stratégie
contradictoire de neutralisation - évider le vide naturel par
l'intermédiaire d'un vide artificiel créé ex nihilo - naît d'une
interprétation complètement négative, et même catastro-
phiste, du principe de co-division, de la co-division initiale
de l'être. C'est vraiment la négativité sans issue attribuée
à la communauté originelle qui justifie un ordre souverain
- l'État Léviathan - capable de l'immuniser préventivement
de son insoutenable munus. Pour que l'opération réussisse
- c'est-à-dire qu'elle soit rationnelle malgré le prix très
3. En français dans le texte.

77
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

élevé de sacrifice et de renoncement qu'elle demande - il


faut non seulement que, d'une part, ce que le don, dans
ce munus commun, pourrait avoir d'excessif, soit limité
et, d'autre part, que le défaut qu'il présente soit amplifié,
mais aussi que ce défaut, au sens neutre du delinquere latin
- comme manque - , soit compris précisément comme un
véritable « délit », et même une chaîne infinie de délits
potentiels.
C'est ce coup de force interprétatif radical - du rien-
en-commun à la communauté du délit - qui entraîne l'ef-
facement de la communitas au profit d'une forme politique
qui se fonde sur l'absence de toute relation extérieure au
rapport vertical entre les individus et le souverain, et donc
sur la même séparation. Parti de l'exigence de protéger la
chose du rien qui semble la menacer, Hobbes finit ainsi
par annihiler, avec le rien, la chose même ; par sacrifier
à l'intérêt individuel non seulement l'inter de l'être, mais
aussi l'être de l'inter. Toutes les réponses modernes qui,
au cours du temps, seront données au « problème hobbe-
sien de l'ordre » - de forme décisionniste, fonctionnaliste,
systémique - risquent de rester prises dans ce cercle
vicieux : l'unique façon de contenir les dangers implicites
liés à la carence originelle de l'animal-homme semble être
la construction d'une prothèse artificielle - la barrière des
institutions - capable de le protéger du contact potentiel-
lement destructeur avec ses semblables. Mais prendre
comme forme de médiation sociale une prothèse, c'est-
à-dire justement un non-organe, un organe manquant,
signifie affronter le vide avec un vide encore plus profond
parce que dès le début pris et produit par l'absence qu'il

78
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

devrait compenser. Le même principe représentatif, conçu


comme le mécanisme formel servant à rendre présente
une absence, se contente de reproduire et de renforcer
ce vide dans la mesure où il ne réussit pas à en concep-
tualiser le caractère originel et non pas dérivé. C'est-à-dire
qu'il ne réussit pas à comprendre que le rien qu'il devrait
suppléer n'est pas une perte de substance, de fondement,
de valeur, qui aurait tout à coup dissout un ordre antérieur,
mais qu'il est le caractère même de notre être-en-commun.
N'ayant pas voulu, ou su, creuser davantage dans le rien de
la relation, le nihilisme moderne se retrouve livré au rien
de l'absolu - à l'absolu rien.

5. La philosophie moderne de la communauté essaie


d'échapper à cela en faisant un choix à la fois identique et
opposé qui finit, malgré tout, par retomber dans le nihi-
lisme qu'elle voudrait combattre. C'est maintenant la chose,
et non plus le rien, qui est absolutisée. Mais que signifie
absolutiser la chose sinon annihiler - et donc encore une
fois renforcer - le rien lui-même ? La stratégie ne consiste
plus à vider mais, au contraire, à remplir le vide produit, et
même constitué, par le munus originel. Ce qui - à partir
de Rousseau jusqu'au communautarisme contemporain -
apparaît comme une proposition alternative se révèle, au
contraire, comme le renversement spéculaire de l'immu-
nisation hobbesienne dont elle partage autant le lexique
que la conclusion particulariste - appliqué cette fois non
pas à l'individu mais à la collectivité dans son ensemble.
Ce qui en tout cas disparaît, c'est la relation elle-même
- écrasée par la superposition de l'individuel et du collectif

79
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

- entendue comme modalité à la fois singulière et plurielle


de l'existence : annulée dans le premier cas par l'absoluité
qui sépare les individus entre eux et dans le second par
leur fusion en un unique sujet enfermé dans son identité
avec lui-même. Si l'on prend la communauté rousseauiste
de Clarens comme modèle, reproduit à l'infini, d'une telle
auto-identification, on en reconnaît in vitro tous les traits
caractéristiques : de l'incorporation réciproque de ceux qui
en font partie, à la parfaite autosuffisance de l'ensemble
qu'ils constituent, à l'inévitable opposition qui en résulte
dans le contact avec tout ce qui lui est extérieur. L'extérieur
en tant que tel est incompatible avec une communauté si
repliée sur elle-même qu'elle instaure entre ses membres
une transparence sans opacité, une immédiateté sans
médiation, qui réduit constamment chacun à un autre
qui n'est plus tel parce qu'il a été identifié à l'avance avec
lui-même. Que Rousseau ne prévoie pas, et même qu'il
nie constamment, la conversion d'une telle communauté
de cœur4 en une quelconque forme de démocratie, ne
supprime pas la puissance de suggestion mythologique
qu'elle a exercée, non seulement sur toute la tradition
romantique, mais aussi, pour d'autres raisons, sur l'idéal-
type de la Gemeinschaft organique - elle aussi fondée sur
le caractère général d'une volonté essentielle qui domine
celle de ses membres individuels.
Mais un autre élément concerne plus précisément la
conséquence nihiliste inconsciente de cette opposition
de la communauté au nihilisme de la société moderne
- auquel celle-ci non seulement adhère complètement,

4. En français dans le texte.

80
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

mais qu'elle rend efficace par sa proximité car elle en est


tout simplement l'envers. Chaque fois qu'au défaut de sens
du paradigme individualiste on a voulu opposer l'excès
de sens d'une communauté pleine de sa propre essence
collective, les conséquences ont été désastreuses : et ce,
d'abord dans les relations avec l'ennemi extérieur, ou inté-
rieur, contre lequel telle communauté s'est constituée pour
se constituer aussi, en fin de compte, contre elle-même.
On sait que cela concerne en premier lieu les expériences
totalitaires qui ont ensanglanté la première moitié du siècle
dernier - mais, d'une autre façon sans doute moins dévas-
tatrice, toutes les formes de « patrie », de « matrie » et de
« fratrie » qui ont rassemblé des foules de fidèles, patriotes,
frères sur un modèle inévitablement koinocentriqueSi
cette violence tragique, encore présente aujourd'hui, tend
à se répéter, c'est parce que la chose, quand elle est pleine
à ras bord de sa substance, risque d'exploser ou d'imploser
sous son propre poids. Cela advient quand les sujets réunis
par un lien fusionnel découvrent que pour accéder à ce
qui leur permet d'exister, ils doivent se réapproprier leur
essence commune. Celle-ci, à son tour, semble prendre la
forme de la plénitude d'une origine perdue et qui, juste-
ment pour cela, pourrait être retrouvée dans l'intériorisa-
tion d'une existence momentanément extériorisée. Ce qui
semble alors possible, et nécessaire, c'est la suppression

5. NdT : k o i n o c e n t r i q u e : du grec k o i n o s : commun, en commun ; ici : de


type communautaire. Il s'agit d'une référence indirecte au lexique de
Hannah Arendt dans La C o n d i t i o n de l ' h o m m e m o d e r n e , où elle définit
l'espace public comme un espace ni « ego-centrique » ni « koino-centri-
que ». Esposito fait d'ailleurs référence à cet ouvrage à la page 194 du
présent volume.

81
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

- par remplissage - de ce vide essentiel qui constitue


précisément l'ek de Yek-sistentia : son caractère non propre
parce que « commun ». C'est seulement ainsi - à travers
l'abolition de son rien - que la chose peut être finalement
réalisée. Mais la réalisation, nécessairement fantasmatique,
de la chose, est exactement l'objectif du totalitarisme : l'in-
différenciation absolue qui finit par supprimer non seule-
ment son objet, mais le sujet lui-même qui la met en œuvre.
On ne peut s'approprier la chose qu'en la détruisant On
ne peut pas la retrouver pour la simple raison qu'elle n'a
jamais été perdue : ce qui semble perdu n'est que le rien
dont elle est constituée dans sa dimension commune.

6. Le premier penseur qui ait vraiment cherché la commu-


nauté dans le rien de la chose, c'est Heidegger. Sans pouvoir
refaire ici le trajet complexe de l'interrogation sur la chose
qui parcourt toute son œuvre, il faut s'arrêter sur la confé-
rence de 1950 intitulée justement « La Chose » (Dos Ding),
et ceci non seulement parce qu'il semble qu'elle soit le point
culminant du trajet mais, plus essentiellement parce que
la « chose » - ailleurs sollicitée selon une approche esthé-
tique, logique ou historique - est ici ramenée à son essence
commune. Cette expression doit être comprise dans deux
sens différents. Dans la mesure où Heidegger questionne
les choses les plus modestes, les plus quotidiennes, les plus
immédiates - dans ce texte, la cruche - , mais aussi dans le
sens où cette banalité conserve l'élément vide dans lequel
la chose trouve sa signification la plus inattendue, comme
il le disait déjà dans L'Origine de l'œuvre d'art : « C'est la

82
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

chose dans sa modeste insignifiance, qui est la plus rebelle


à la pensée. Ou bien, cette retenue de la simple chose [...]
ferait-elle partie de l'essence de la chose 6 ? » C'est précisé-
ment à la définition de cette essence - la « choséité de la
chose » - qu'est dédié le discours sur « La Chose ». Elle ne
consiste pas dans l'objectivité dans laquelle nous nous la
représentons ; mais elle ne consiste pas non plus dans la
production dont la chose - produite - semble « provenir ».
Et alors ? C'est là que l'exemple de la cruche est d'un grand
secours, mais aussi celui des autres « choses » citées dans
des essais de la même époque, que sont l'arbre, le pont le
seuil. Quel élément significatif les rattache ? Il s'agit essen-
tiellement du vide. Le vide est l'essence de ces choses,
comme aussi celle de toutes les choses. D en est ainsi pour
la cruche - entourant littéralement un vide et formé de
ce vide, en dernière analyse : « Remplissons la cruche, le
liquide tombe alors dans la cruche vide. Le vide est dans
le récipient ce qui contient Le vide, ce qui dans la cruche
n'est rien (Die Leere, dieses Nichts am Krug) voilà ce qu'est
la cruche en tant qu'elle est un vase, un contenant7. »
L'essence de la chose est donc son néant Au point que, hors
de la perspective que celui-ci ouvre, la chose perd sa vraie
nature, jusqu'à disparaître ou, comme Heidegger lui-même
l'affirme, à être détruite : là où l'on oublie son essence, « en
vérité la chose comme chose demeure écartée, nulle et en
6. M. Heidegger, « L'origine de l'œuvre d'art », in Les chemins qui ne
mènent n u l l e p a r t . coll. « Tel », Gallimard, Paris, 1962, p. 31.
7. M. Heidegger, « La chose », in Essais et C o n f é r e n c e s , coll. « Tel », Galli-
mard, Paris, 1958, p. 199. NdT : Le texte italien de la citation de Heideg-
ger se termine par l'infinitif substantivé : « n e l l ' o f f r i r e », « dans l ' o f f r i r »
- l'offrande....

83
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

ce sens détruite (In Wahrheit bleibt jedoch das Ding als


Ding verwehrt, nichtig und in solchem Sinne vernichtet)*. »
La chose est détruite si l'on n'en saisit pas complète-
ment le caractère essentiel ; tout ceci peut paraître para-
doxal. Mais, comme on vient de le voir, ce caractère essen-
tiel n'est nulle part ailleurs que dans son vide. C'est l'oubli
de ce néant - du vide - qui soumet la chose à un point
de vue scientiste, productiviste, nihiliste, qui l'annule. De
ce côté-là aussi, nous sommes obligés de distinguer deux
types de « néant » : l'un qui nous restitue la chose dans
sa réalité profonde, et un autre qui, au contraire, nous la
dérobe, et donc qui, annulant le premier néant, annule la
chose elle-même que celui-ci constitue. Heidegger, quel-
ques lignes plus loin, nous explique cet apparent paradoxe :
le néant qui sauve la chose du néant - dans la mesure où
il la constitue essentiellement en tant que chose - c'est
le néant du munus, de l'offre qui renverse le dedans en
dehors : « Déverser de la cruche, c'est offrir 9 . » Mais il
s'agit, de plus, d'un munus « commun », dans la mesure où
il se donne dans le rassemblement et comme rassemble-
ment : « L'être du vide qui contient est rassemblé dans le
verser (Schenken)10. » Heidegger cite à ce propos les mots
du haut-allemand thing et dinc dans leur signifié originel
précis de « réunion ». Le don qui vient du vide de la cruche
est aussi malgré tout une réunion. De quoi ? Que réunit
- par l'offre - le vide de la chose ? Heidegger introduit, à
8. I b i d . , p. 201.
9. I b i d . , p. 203.
10. I b i d . , p. 203. NdT : Le texte italien de la citation de Heidegger se
termine par l'infinitif substantivé: «neH'offrire», littéralement: «dans
l'offrir ».

84
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

ce moment-là, le thème de la « quadrature », c'est-à-dire


de la relation entre terre et ciel, mortels et divins. Mais
ce sur quoi il concentre son attention, c'est la relation en
tant que telle - le rien que celle-ci met en commun, c'est la
communauté du rien comme essence de la chose. N'est-ce
pas précisément cela, la pure relation - qui constitue l'élé-
ment commun de toutes les choses déjà citées : l'arbre qui
relie la terre au ciel, le pont qui unit les deux rives, le seuil
qui joint l'intérieur à l'extérieur ? Ne s'agit-il pas - comme
pour la communitas - d'une unité dans la distance ou de la
distance ? D'une distance qui unit et d'un éloignement qui
rapproche ? Et finalement, qu'est-ce que le nihilisme sinon
une abolition de la distance - dans le néant de la chose - qui
rend impossible toute proximité ? « L'absence de proximité
a conduit le sans-distance à la domination. Dans l'absence
de proximité, la chose demeure détruite comme chose au
sens qui a été dit11. »

7. Le seul auteur qui se soit mesuré à la question posée


par Heidegger - le rapport entre la communauté et le rien
à l'époque du nihilisme accompli - c'est Georges Bataille :
« La "communication" ne peut avoir lieu d'un être plein
et intact à l'autre : elle veut des êtres dont l'être en eux-
mêmes est mis en jeu, placé à la limite de la mort, du
néant12. » Ce passage se trouve dans un texte bref intitulé
Néant, Transcendance, Immanence, dans lequel le néant est

11. I b i d . , p. 98.
12. G. Bataille, Sur N i e t z s c h e , Œuvres c o m p l è t e s , vol. 6, La Somme athéo-
l o g i q u e , t. 2 , Gallimard, Paris, 1973, p. 44.

85
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

défini comme « la limite d'un être » au-delà de laquelle « un


être n'est plus. Ce non-être est pour nous plein de sens :
je sais qu'on peut m'anéantir ». Pourquoi la possibilité de
s'anéantir est-elle pleine de sens - et constitue-t-elle même
l'unique sens possible au moment où tous les autres sens
semblent manquer ? La réponse renvoie à la fois à l'inter-
prétation du nihilisme par Bataille et au moment où celle-ci
croise, de façon aporétique, le lieu invivable de la commu-
nauté. Le nihilisme, pour Bataille, n'est pas la fuite du sens
- ou à partir du sens - , mais plutôt sa fermeture dans une
conception homogène et achevée de l'être. Jamais autant
qu'ici il n'a aussi peu coïncidé avec ce qui menace de vider
la chose. Il est au contraire ce qui l'enferme dans une
plénitude sans faille ni fissure. On ne doit pas, en somme,
chercher le nihilisme du côté du manque, mais du côté de
sa soustraction. C'est le manque du manque - son refou-
lement ou sa compensation. C'est ce qui nous soustrait à
notre altérité en nous bloquant en nous-mêmes, en faisant
de ce « nous » une série d'individus achevés et fermés sur
eux-mêmes, se suffisant complètement à eux-mêmes : « Ce
qu'alors l'ennui révèle est le néant de l'être enfermé sur
lui-même. S'il ne communique plus, un être séparé s'étiole,
il dépérit et sent (obscurément) qu'à lui seul il n'est pas.
Ce néant intérieur, sans issue, sans attrait, le repousse : il
succombe au malaise de l'ennui et l'ennui, du néant inté-
rieur, le renvoie à celui du dehors, à l'angoisse13. »
Les deux niveaux de sens du néant et, simultanément, le
passage que Bataille accomplit du premier au second, appa-
raissent ici clairement : du néant de l'individu, du propre,

13. I b i d . . pp. 46-47.

86
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

de l'intérieur, au néant-en-commun de l'extérieur. Celui-ci


aussi est un rien, mais il est ce rien qui nous arrache au
rien absolu - au rien de l'absolu - parce qu'il est le rien de
la relation. L'homme est structurellement exposé à - mais
on devrait dire : constitué de - cette condition paradoxale
de ne pouvoir fuir l'anéantissement par implosion qu'en
prenant le risque d'exploser : « L'être dans la tentation se
trouve, si j'ose dire, broyé par la double tenaille du néant
S'il ne communique pas, il s'anéantit - dans ce vide qu'est
la vie s'isolant S'il veut communiquer, il risque également
de se perdre 14 . »
Le fait que Bataille - comme d'autres - parle d'« être »
en évoquant notre existence, ne doit pas être interprété
comme une imprécision terminologique due au caractère
philosophiquement non professionnel de sa pensée, mais
comme l'effet voulu d'une superposition entre anthropo-
logie et ontologie dans la figure commune du manque, ou,
plus exactement de la déchirure. D est vrai, en fait que nous
ne pouvons nous pencher sur l'être extérieur à nos limites
qu'en les brisant - et même en nous identifiant avec cette
effraction. Mais il en est ainsi parce que l'être lui aussi, origi-
nellement, manque à lui-même, puisque le fond des choses
n'est pas constitué par une substance, mais par une ouver-
ture originelle. Nous y accédons - à cette béance - lors des
expériences-limites qui nous soustraient à nous-mêmes, à la
maîtrise de notre existence. Mais ces expériences ne sont
que le résultat anthropologique - ou la dimension subjec-
tive - du manque d'être dont elles sont issues : comme un
grand trou fait de multiples trous qui s'ouvrent tour à tour

14. Ibid., p. 47.

87
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

en lui. En ce sens, on peut vraiment dire que l'homme est


la blessure d'un être qui, à son tour, est depuis toujours
déjà blessé. Cela signifie que lorsque l'on parle de l'être-en-
commun, ou « communiai », comme de la continuité dans
laquelle retombe toute existence qui a dépassé ses limites
individuelles, il ne faut pas comprendre cette continuité
comme un tout homogène - ce qui est justement la façon
de voir nihiliste - ni, au sens propre, comme l'être - ou
comme l'Autre de l'être - mais plutôt comme ce tourbillon
- le munus commun - dans lequel la continuité ne fait qu'un
avec la discontinuité, comme l'être avec le non être. C'est la
raison pour laquelle la communication « majeure » n'a pas
l'aspect d'une addition ou d'une multiplication, mais celle
d'une soustraction. Elle ne passe pas entre l'un et l'autre,
mais entre l'autre de l'un et l'autre de l'autre : « L'au-delà
de mon être est d'abord le néant C'est mon absence que
je pressens dans le déchirement, dans le sentiment pénible
d'un manque. La présence d'autrui se révèle à travers ce
sentiment Mais elle n'est pleinement révélée que si l'autre
de son côté, se penche lui-même au bord de son néant
ou s'il y tombe (s'il meurt). La "communication" n'a lieu
qu'entre deux êtres mis en jeu - déchirés, suspendus, l'un et
l'autre penchés au-dessus de leur néant15. »

8. On peut vraiment dire qu'avec Heidegger et Bataille,


la pensée de la communauté au XXe siècle atteint à la fois
son maximum d'intensité et son extrême limite. Mais ce
n'est ni parce que dans leur philosophie cette pensée ne

15. I b i d . . pp. 44-45.

88
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

ferait que l'expérience de sa régression vers le mythe, ni


non plus parce qu'autour d'eux et après eux il n'y aurait ni
approfondissements, ni développements, ni nouvelles intui-
tions se rapportant à divers titres et selon diverses décli-
naisons à la question du cutn, alors que les écrits - et les
vies - de Simone Weil, Dietrich Bonhoeffer, Jan Patocka,
Robert Antelme, Ossip Mandelstam, Paul Celan, sont la
preuve du contraire, mais parce que même ceux-ci n'ont
pu penser la communauté qu'à partir du problème posé, et
non résolu, par Heidegger et Bataille. Et c'est pour la même
raison que tout ce qui nous sépare d'eux - la philosophie, la
sociologie, la politologie de la seconde moitié du XXe siècle
- reste dans l'oubli de la pensée de la communauté, ou, pire,
participe de sa déformation quand elle la réduit à la défense
de nouveaux particularismes. A cette dérive - qu'expéri-
mentent et produisent tous les débats en cours concernant
individualisme et communautarisme - répond, en particulier
en France et en Italie, et seulement depuis quelques années,
la tentative de relancer une nouvelle réflexion philosophique
sur la communauté exactement à partir du point où la précé-
dente s'est arrêtée au milieu du siècle dernier16. Le renvoi
nécessaire à Heidegger et à Bataille qui la connote, s'ac-
compagne toutefois de la claire conscience d'être confronté
à l'épuisement inévitable de leur lexique, c'est-à-dire d'être
dans une situation, à la fois matérielle et spirituelle, qu'ils
n'ont pu connaître tout à fait
Je fais une fois encore allusion au nihilisme - et plus
précisément à l'accélération ultérieure qu'il a subie dans

16. [ C f . de plus R. Esposito, 1998 ; G. Agamben, 1990 ; J.-L. Nancy, 1992 ;


M. Blanchot, 1994.)

89
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

son « accomplissement » ininterrompu pendant les der-


nières décennies du XXe siècle. C'est elle qui a proba-
blement rendue possible - mais aussi nécessaire - une
nouvelle ouverture de ma pensée de la communauté dans
une direction que Heidegger et Bataille ont pu seulement
pressentir mais non thématiser. De quoi s'agit-il? Sans
prétendre donner une réponse complète à ce qui constitue
le problème de notre temps, on ne peut éviter de tourner
une fois encore le regard vers la figure du « rien ». « La
question - écrit l'auteur contemporain à qui, plus qu'à tout
autre, revient le mérite d'avoir rouvert un passage dans la
clôture de la pensée de la communauté - est plutôt de savoir
comment comprendre le « rien » lui-même. Ou bien c'est le
vide de la vérité, ou bien ce n'est rien d'autre que le monde
lui-même, et le sens de l'être-au-monde17. » Comment
comprendre cette alternative, et s'agit-il bien d'une alter-
native ? On pourrait observer à ce propos comment, d'un
certain point de vue, c'est précisément l'absence - voire un
désert - de communauté qui la rend nécessaire comme ce
qui manque, et même comme notre manque même, comme
un vide qui ne demande pas à être rempli de mythes anciens
ou nouveaux, mais plutôt à être réinterprété à la lumière de
son « non » lui-même. Toutefois, la phrase de Nancy que
nous venons de citer nous dit quelque chose de plus et de
plus précis, que nous pouvons reformuler ainsi : la conclu-
sion à laquelle a conduit l'accomplissement extrême du
nihilisme - le déracinement absolu, le développement de
la technique, la mondialisation totale - a un double visage,
deux faces qu'il ne s'agit pas seulement de distinguer, mais

17. J.-L. Nancy, Le Sens du monde, Galilée, Paris, 1993, p. 78.

90
COMMUNAUTÉ ET NIHILISME

aussi de mettre en interaction : on pourrait dire que la


communauté n'est rien d'autre que la limite qui les sépare
et qui en même temps les réunit D'une p a r t le sens en
sort déchiré, désincarné, déserté - selon l'aspect destruc-
teur que nous connaissons bien : la fin de toute valeur
générale du sens, la perte de maîtrise sur la signification
complexe de l'expérience. Mais, d'autre p a r t c'est préci-
sément cette désactivation, cette destruction de la valeur
générale du sens qui ouvre l'espace de la contemporanéité
à l'émergence d'un sens singulier coïncidant parfaitement
avec l'absence de sens et qui en même temps la renverse
en son contraire. C'est précisément quand disparait tout
sens déjà donné, placé dans un cadre de référence essen-
tiel, que le sens du monde en tant que tel, renversé en son
dehors, sans référence à aucun sens, ou aucun signifié qui
le transcende, devient visible. La communauté n'est que la
frontière et le passage entre cette immense ruine du sens
et la nécessité que toute singularité, tout événement tout
éclat d'existence, aient un sens en eux-mêmes. Elle renvoie
au caractère, singulier et pluriel, d'une existence libre de
tout sens présupposé ou imposé ou postposé, d'un monde
réduit à lui-même - capable d'être simplement ce qu'il est :
un monde planétaire, sans direction ni points cardinaux.
Un rien-d'autre-que-le-monde. Et c'est ce rien en commun
qu'est le monde qui nous met dans la condition commune
d'être exposé à la plus dure absence de sens et simultané-
ment à l'ouverture d'un sens encore impensé.
DEUXIÈME PARTIE
Démocratie immunitaire

1. Peut-on ramener le mot de « communauté » à celui de


démocratie ? Peut-on du moins l'envisager ? Ou bien ce
mot est-il trop profondément ancré dans le vocabulaire
conceptuel de la droite romantique, autoritaire, raciste ?
Cette question s'est déjà posée à propos du néo-commu-
nautarisme américain et elle resurgit en Europe au moment
où, surtout en France et en Italie, certains se risquent de
nouveau à penser la communauté. C'est une question
non seulement légitime, mais en un sens tout à fait incon-
tournable, au moment où l'on s'interroge sur la culture
démocratique, sur son statut théorique et son avenir. D
n'en reste pas moins que c'est une question fausse dans sa
formulation même, ou du moins mal posée. Fausse ou mal
posée parce que, pour définir la catégorie de communauté,
elle prend comme réfèrent, comme terme de comparaison,
un concept - celui de démocratie - qui ne peut en aucun
cas la « comprendre ». Non seulement parce que, au moins
dans son acception moderne, il est évidemment plus récent
qu'elle, mais parce qu'il est aussi plus plat, de plus en plus
réduit à sa seule dimension politico-institutionnelle.
Par rapport au manque de profondeur et de substance
de la notion de démocratie telle que les politologues l'uti-
lisent, celle de communauté possède une tout autre épais-
seur sémantique, tant sur le plan vertical de l'histoire que
sur celui, synchronique, de la signification. Je n'essaierai
pas ici de restituer l'ensemble de la recherche que j'ai

95
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

récemment menée à partir de l'étymologie latine du terme


communitas - et de celui, antérieur, de munus - dont celui-
ci dérive, mais elle donne un premier aperçu de la richesse,
historique et sémantique, de ce concept1. On peut déduire
du questionnement dont nous sommes partis que le
véritable problème n'est pas de savoir si la communauté
pourrait entrer dans le lexique de la démocratie, mais si,
au contraire, la démocratie pourrait entrer dans le lexique
de la communauté, ou du moins y reconnaître quelque
chose de ce qu'elle désigne. Sans anticiper dans l'urgence
une réponse, commençons par préciser davantage le sens
de ce dernier terme. Les dichotomies conceptuelles utili-
sées par la philosophie du XXe siècle quand elle essaie de
le définir - alors qu'en fait elle en perd complètement de
vue le sens originel - ne nous y aident pas. Je ne parle pas
seulement de celle qu'ont forgée les soi-disant communita-
rians américains confrontés à leurs prétendus adversaires
libérais?, dont ils constituent plutôt l'exacte interface, au
sens précis où ils partagent sans le savoir leur lexique
subjectiviste et particulariste, appliqué non pas à l'individu,
mais à la communauté elle-même - aux communautés
comme autant d'individus distincts et opposés les uns aux
autres. Je fais aussi référence à l'opposition plus nette entre
« communauté » et « société », dont la systématisation
typologique la plus forte se trouve dans Gemeinschaft und
Gesellschaft de Ferdinand Tonnies 3 , car elle reste elle aussi,
1. R. Esposito, C o m m u n i t a s . O r i g i n e et d e s t i n de la c o m m u n a u t é , PUF,
Paris, 2000.
2. En anglais dans le texte.
3. F. Tûnnies, C o m m u n i t à e s o c i é t é (Communauté et s o c i é t é ) , Comunità,
Milan, 1963.

96
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

tout en étant plus étayée, sur le plan philosophique, que la


première, complètement enfermée dans l'un de ses deux
termes - celui de société - au point d'en être complètement
le produit Cette idée-là de la communauté, non seulement
naît de la société moderne, mais ne prend son sens qu'en
s'y opposant C'est la Gesellschaft qui, pour pouvoir s'auto-
fonder, « construit » son idéal-type inverse - en termes
laudatifs ou péjoratifs, selon le point de vue à partir duquel
on l'observe et la juge. Le fait que la Gemeinshaft organique
dont parle Tônnies, et ses nombreux continuateurs au XXe
siècle (moins avertis que lui), n'ait jamais existé en tant
que telle est à la fois le signe et la confirmation du carac-
tère mythique de la dichotomie qui la fonde : elle n'est
qu'une image auto-interprétative de la société arrivée au
maximum de son développement - qui coïncide avec les
débuts de sa crise.
Cela signifie-t-il que l'on ne puisse rien dire de la
communauté ? Qu'il n'existe aucun terme opposé, logique
ou historique, capable de la définir en tant que catégorie ?
Comme j'ai essayé de le démontrer, ce n'est pas tout à
fait le cas. Sauf que nous devons retrouver une conno-
tation qui ait la même profondeur diachronique et la
même puissance sémantique que le concept auquel elle
se réfère par contraste, et même qui - plutôt que de s'op-
poser artificiellement et de l'extérieur, comme c'est le cas,
aux idées modernes d'« individu », de « société », ou de
« liberté » - leur corresponde dans une sorte de co-appar-
tenance originelle ; c'est-à-dire en partageant même de
façon nuancée, la même souche étymologico-conceptuelle.
J'ai cru pouvoir retrouver cette connotation dans l'idée

97
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

d'« immunisation », dérivée, par extension, du terme latin


immunitas, lié justement à celui de communitas par la rela-
tion, dans le premier cas négative et dans le second posi-
tive, avec le terme munus : si les membres de la commu-
nauté sont liés par la même loi, par la même charge ou
le même don à faire - ce sont les signifiés de munus -,
immunis est, au contraire, celui qui en est exempt ou
exonéré, celui qui n'a pas d'obligation par rapport à l'autre
et qui peut donc garder intègre sa substance de sujet
propriétaire de soi-même4. Quel est l'avantage de ce c h o u
étymologico-paradigmatique ? Il vient avant tout de ce
que la parfaite co-implication des deux concepts empêche
leur inclusion dans un parcours chronologique où l'un
succéderait à l'autre, en se substituant à lui selon le mode,
optimiste ou pessimiste, de telle ou telle philosophie de
l'histoire : l'individu, la société ou la liberté qui - selon
l'attitude « progressiste » ou « réactionnaire » de l'auteur-
dépasseraient, ou délaisseraient, l'ancienne communauté.
Mais cet avantage vient aussi du fait que cette co-implica-
tion nous ouvre un horizon de visibilité plus vaste de la
dynamique même de la démocratie, entendue dans ce cas
non seulement à la façon des politologues, mais aussi et
surtout selon une approche socio-anthropologique. Parce
que ce qui manque au débat en cours sur la démocratie,
c'est bien ce regard en profondeur sur la constitution de
l'homo democraticus que pourtant Tocqueville avait inau-
guré avec une force inégalée5.
4. R. Esposito, P r o t e z i o n e e n e g a z i o n e d é l i a v i t a ( I m m u n i t a s . P r o t e c t i o n et
n é g a t i o n de la v i e ) , Einaudi, Turin, 1998.
5. Concernant une des rares exceptions positives, cf. M. Cacciari, L ' A r c i p e -
l o g o ( L ' A r c h i p e l ) , Adelphi, Milan, 1997.

98
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

La catégorie d'« immunisation » est donc capable de


redonner à l'analyse de la démocratie la même épaisseur
problématique et la même transversalité interdisciplinaire
que celle avec laquelle la grande philosophie sociale entre
les années 1930 et 1950 - je pense, au-delà des recherches
de l'École de Francfort, au travail du Collège de Sociologie
parisien et, en particulier, au grand essai de Bataille sur le
fascisme6 - a sondé l'anthropologie de l'komo totalitarius.
La relation profonde qui lie, en un unique nœud aporé-
tique, communauté et démocratie est par là complètement
clarifiée : la démocratie moderne parle un langage opposé
à celui de la communauté dans la mesure où elle a de plus
en plus intégré une volonté immunitaire.

2. Pour la grande anthropologie négative de ce siècle7,


il était déjà clair que la catégorie d'immunisation - qui
s'oppose frontalement à celle de communauté - était la
meilleure grille d'interprétation des systèmes politiques
modernes, et cela de Plessner à Gehlen jusqu'à Luhmann,
en passant par la reconversion systémique du « para-
digme hobbesien de l'ordre » opérée par Parsons 8 . Déjà,
le premier, dans un essai justement intitulé Limites de la
communauté, opposera à celle-ci la logique immunitaire du

6. G. Bataille, « Le Collège de Sociologie », in Le C o l l è g e de S o c i o l o g i e ,


Denis Hollier(dir), coll. « Idées », Gallimard, Paris, 1979.
7. B. Accarino (dir.), Ratio i m a g i n i s . Uomo e mondo n e l l ' a n t r o p o l o g i a f i l o -
s o f i c a , ( R a t i o i m a g i n i s . L'homme et le monde dans l ' a n t h r o p o l o g i e p h i l o -
s o p h i q u e ! , Ponte aile Grazie, Florence, 1991.
8. M. Bortolini, L ' i m m u n i t à n e c e s s a r i a . Talcott Parsons e la s o c i o l o g i a
d é l i a m o d e r n i t é ( L ' i m m u n i t é n é c e s s a i r e . Talcott Parsons et la s o c i o l o g i e
de la m o d e r n i t é ) , Meltemi, Rome, 2005.

99
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

« jeu démocratique 9 » : dans un monde où des individus à


risque s'affrontent dans une compétition dont l'enjeu est le
pouvoir et le prestige, la seule façon d'éviter des catastro-
phes, c'est d'établir entre eux une distance suffisante pour
que chacun soit immunisé par rapport à tous les autres.
Contre toute tentation communautaire, la sphère publique
est ce lieu où ce qui met les hommes en relation, c'est leur
séparation même. D'où la nécessité de stratégies et d'appa-
reils de contrôle permettant aux hommes de vivre « côte à
côte » sans se toucher ; c'est-à-dire d'élargir la sphère de
l'autosuffisance individuelle, en utilisant des « masques »
ou des « armures » qui les protègent du contact de l'autre,
qu'ils refusent et qu'ils jugent dangereux. Comme Canetti,
lui aussi, nous le rappelle, rien n'effraie autant l'individu
que de se sentir atteint par ce qui menace de franchir ses
limites individuelles10. Dans ce cadre anthropologique
- dominé par le principe de la peur et la persistance de
l'insécurité - , la politique elle-même finit par s'identifier à
un art de la diplomatie qui dissimule le rapport d'inimitié
naturelle sous les formes courtoises du cérémonial, du tact
et de la retenue.
Ce qui chez Plessner conserve un statut hésitant entre
art et technique prend chez Gehlen un caractère véri-
tablement institutionnel. Lui aussi part de la remarque
hobbesienne (et nietzschéenne) de la carence naturelle de
l'homme par rapport aux autres espèces animales, et de
la nécessité de transformer cette insuffisance biologique

9. H. Plessner, I l i m i t i d é l i a c o m m u n i t à (Les l i m i t e s de la c o m m u n a u t é ) ,
B. Accarino (dir.), Laterza, Rome-Bari, 2001.
10. E. Canetti, M a s s e et P u i s s a n c e , coll. « Tel », Gallimard, Paris, 1966.

100
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

en possibilité de sauvegarder la vie11. Mais, à la différence


de son prédécesseur, il prend soin d'inclure ce choix
immunitaire dans une véritable théorie personnelle des
institutions12. Dans une situation où les impressions et les
pressions de l'environnement sont excessives, ces insti-
tutions ont le devoir d'exonérer l'homme du poids que la
contingence fait peser sur lui. Cela exige d'abord une sorte
de « plasticité », c'est-à-dire une capacité d'adaptation à une
situation donnée, de façon à ce que l'individu ne soit pas
exposé à un conflit insoutenable, mais aussi une maîtrise
de ses instincts capable d'inhiber leur force destructrice
et de les canaliser en faveur de son auto-reproduction ; de
même, la satisfaction des besoins doit être contenue et
différée dans un cadre strictement contrôlé qui les rende
acceptables. Seul ce double renoncement pourra immu-
niser durablement l'homme contre les périls que suscite
sa constitution déficitaire : remplir ce vide initial qui le
soustrait à lui-même, lui permettre de se réapproprier ce
qui ne lui est pas naturellement propre. Mais remplir ce
vide et faire de l'impropre un propre revient à réduire le
« commun » jusqu'à l'annuler. Et de fait, l'exonération de la
contingence ambiante garantie par les institutions coïncide,
pour l'individu démocratique, avec une prise de distance
vis-à-vis du monde dans lequel il a ses racines, ce qui, juste-
ment, le décharge de ce munus commun qui lui crée des
devoirs envers les autres. Il est ainsi conduit à clore son
11. A. Gehlen, L'uomo : la sua n a t u r a e il suo posto ne! mondo » (L'homme :
sa n a t u r e et sa p l a c e dans le m o n d e ) , Feltrinelli, Milan, 1986.
12. U. Fadini, (dir.), D e s i d e r i o di v i t a . C o n v e r s a z i o n i s u l l e m e t a m o r f o s i
d e l l ' u m a n o ( D é s i r de vie. C o n v e r s a t i o n s sur les m é t a m o r p h o s e s de l ' h u -
m a i n ) , Mimesis, Milan, 1995.

101
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

ouverture originelle et à s'enfermer dans sa sphère inté-


rieure. L'immunisation est-elle autre chose qu'une forme
d'intériorisation progressive de l'extériorité ? Si la commu-
nauté est notre « dehors », l'en-dehors-de-nous, l'immuni-
sation, en rompant tout contact avec l'extérieur, est ce qui
nous ramène à l'intérieur de nous-mêmes.
C'est sans nul doute Niklas Luhmann qui a poussé
cette logique dans ses ultimes conséquences. Située au
croisement entre le fonctionnalisme de Parsons et le para-
digme régulateur des modèles cybernétiques, sa théorie
constitue l'explicitation la plus sophistiquée de la logique
immunitaire, en tant que forme spécifique de la modernisa-
tion. Et d'ailleurs il écrit lui-même non seulement qu'« une
série de tendances historiques montrent, depuis le début
de l'époque moderne et particulièrement du x v n f siècle,
une implication croissante dans la réalisation d'une immu-
nologie sociale13 », mais aussi que le système immunitaire,
coïncidant originellement avec le droit, s'est étendu à tous
les domaines de la vie sociale, de l'économie à la politique.
Cette tendance se manifeste déjà dans la définition luhman-
nienne initiale du rapport entre système et milieu - dans
laquelle le problème du contrôle systémique des turbu-
lences dangereuses produites par le milieu est résolu non
pas simplement en réduisant la complexité du milieu, mais
plutôt en transformant sa complexité externe en complexité
interne au système lui-même. Mais un deuxième élément
stratégique s'ajoute à cette première intériorisation activée
par le processus immunitaire, et il est encore plus lourd de
13. N. Luhmann, S o z i a l e S y s t e m e . G r u n d r i B einer a l l g e m e i n e n T h e o r i e
( S y s t è m e s s o c i a u x . Fondements d ' u n e t h é o r i e g é n é r a l e ) , Suhrkamp,
Francfort-sur-le-Main, 1984.

102
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

conséquences, car il supprime la différence entre système et


milieu en incluant complètement le milieu dans le système,
ce qui revient objectivement à le supprimer. Ce dévelop-
pement de la perspective luhmannienne - déterminé par
l'adoption du concept biologique d'autopoïesis - consiste à
déplacer l'objectif du niveau défensif du traitement systé-
mique du milieu, à celui d'une autorégulation interne des
systèmes, complètement indépendante et autonome par
rapport aux pressions du milieu : le système se reproduit
d'une façon toujours plus complexe, en créant lui-même ses
propres composants. Il est évident que cette logique parfai-
tement circulaire a pour effet non seulement de rompre
tout lien avec l'extérieur, mais aussi de remettre en cause
l'idée même d'« extérieur ». Si même les contradictions qui
menacent les systèmes démocratiques servent en dernière
analyse à alerter leur système immunitaire pour stimuler
une réaction défensive contre toute menace d'explosion,
cela signifie qu'elles n'opposent plus l'extérieur à l'intérieur.
Elles ne sont rien d'autre que l'extérieur de l'intérieur, l'un
de ses simples plis. Mais cela signifie du même coup que
le système immunitaire a « immunisé » la communication
elle-même en l'incluant dans son mécanisme référentiel,
que tout le flux de la communication n'est qu'une projec-
tion autoreproductrice du processus d'immunisation : « Le
système immunitaire, conclut Luhmann, peut disposer de
l'emploi du "non", en cas de refus de communication. Un
tel système opère sans communication avec le milieu14. »
Si l'on confronte les développements internes de la
théorie immunitaire de Luhmann à l'histoire de cette

14. Ibid., p. 613.

103
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

branche toujours plus centrale de la biomédecine qu'est


l'immunologie proprement dite, les coïncidences sont
impressionnantes. On sait que son objet concerne la capa-
cité des vertébrés à réagir à l'introduction de substances
étrangères à l'organisme par la production d'anticorps
capables de défendre leur identité biochimique - en termes
systémiques, de répondre de manière adaptée aux défis
du milieu représentés par les antigènes externes. Mais,
en passant de l'immunologie chimique à l'immunologie
moléculaire, ce cadre général subit de profondes modifi-
cations qui vont dans le même sens que celles opérées par
la théorie des systèmes : c'est-à-dire qu'elles passent de la
défense vis-à-vis de l'extérieur à l'autorégulation interne. La
question de fond porte sur le rôle de l'antigène - c'est-à-dire
du virus reçu de l'extérieur - dans la production de l'anti-
corps. De quelle façon la réaction de l'anticorps est-elle liée
à l'action antigénique ? La réponse qui a été apportée dès le
milieu du XXe siècle, d'Ehrlich à Jerne, c'est que l'anticorps
immunitaire n'est pas produit par l'immixtion de l'antigène,
mais qu'il lui préexiste. Sans pouvoir récapituler même
partiellement les principales étapes d'une longue contro-
verse15, ce qui compte pour notre recension c'est que, pour
la nouvelle immunologie moléculaire elle aussi, exacte-
ment comme dans la théorie luhmannienne, le problème
central n'est plus la capacité de l'organisme de distinguer
ses propres composants de ceux qui lui sont extérieurs,
mais plutôt celui de l'autorégulation interne du système
immunitaire. Si les anticorps cellulaires communiquent y

15. A. I. Tauber, The Immune S e l f : Theory or M e t a p h o r ? , Cambridge


University Press, New York et Cambridge, 1994.

104
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

compris en l'absence d'antigènes, c'est-à-dire de stimulants


externes, cela signifie que le système immunitaire adopte
les caractéristiques d'un réseau de reconnaissance interne
en totale autosuffisance. C'est le résultat final de la guerre
immunitaire déclenchée dès les débuts de la modernité
contre les risques d'« infection » communautaire : dire
qu'il n'y a plus d'extérieur contre lequel se défendre - que
l'autre n'existe que comme projection du soi - équivaut à
reconnaître que le système immunitaire n'a de limites ni
spatiales ni temporelles. Il est partout, en permanence. Il
coïncide avec notre identité. Nous sommes nous-mêmes
identifiés à nous-mêmes - définitivement soustraits à l'alté-
ration communautaire.

3. Et alors ? Si telle est la situation de notre époque, dans


quelle direction tourner notre regard ? Peut-on encore
activer - dans nos démocraties - une pensée de la commu-
nauté ? Est-il possible de conjuguer, de nouveau et diffé-
remment, communauté et démocratie? D'imaginer une
démocratie qui ne soit pas immunisante - ni immunisée ?
Ou bien le processus d'immunisation généralisée a-t-il aussi
détruit, avec la chose, y compris la possibilité de pouvoir la
penser ? Je ne le crois pas. Je ne crois pas que la fin de la
pensée de la communauté soit à l'ordre du jour. Je pense au
contraire, qu'aujourd'hui plus que jamais, sa réactivation est
nécessaire. Que nous disent d'autre les corps, les visages,
les regards de millions d'affamés, de déportés, de réfugiés
dont les images, nues et terribles, venues de tous les coins
du monde, passent sur nos écrans de télévision - de quoi
d'autre parlent-ils, sinon de la question de la communauté,

105
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

de son absence, mais aussi de sa nécessité ? Et n'est-ce pas


encore la communauté - la relation, notre cum, « nous »
comme cum - que réclament chaque naissance et chaque
rencontre, même les plus anonymes, les plus quotidiennes,
celles en apparence les plus banales ?
Et cependant - comme toujours - ce qu'il faut penser
le plus se dérobe à la simple évidence. Cela devient le plus
difficile à penser. Et en fait, aujourd'hui plus que jamais,
la pensée de la communauté reste exposée au double
risque de l'oubli et de la déformation, du refoulement et
de la trahison. De l'oubli surtout, parce que la fin, l'effon-
drement, du communisme - de tout le communisme et de
tous les communismes - ont produit un vide de la pensée,
comme un trou dans lequel la question de la communauté
semble s'être engloutie, comme si elle avait sombré dans le
discrédit et la honte des régimes qui ont explosé ou implosé
sous le poids de leurs erreurs et de leurs horreurs. Mais
un autre danger, tout aussi important et peut-être même
pire, s'ajoute et se superpose à ce danger d'oubli et d'effa-
cement : celui de la perversion de l'idée de communauté en
son contraire : comme ce qui élève des murs au lieu de les
abattre. C'est ce qui se produit certes loin de nous, à la péri-
phérie du monde, mais aussi tout près de nous, au centre
de notre monde - alors que la communauté est appauvrie
et réduite à la simple défense de nouveaux particularismes,
de petites patries fermées et emmurées par rapport à ce
qui leur est extérieur, opposées et hostiles à tout ce qui ne
leur appartient pas, à tout ce qui échappe au lien obses-
sionnel de l'identité et de ce qui leur est propre. Dans ce
cas, l'image de la forteresse se superpose à celle du désert,

106
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

et elle inverse définitivement la perspective communau-


taire au profit d'une nouvelle dérive immunitaire, encore
plus forte. Que sont les nouvelles communautés ethni-
ques, religieuses, linguistiques, qui surgissent au-delà de
l'Adriatique, en Asie et en Afrique, mais aussi au centre de
Los Angeles, sinon la forme la plus désespérée de l'auto-
immunisation par rapport à l'existence commune ? Sinon
la modalité la plus effrénée d'auto-appropriation de ce qui
semble menacé par l'autre ? Sinon la tentative d'abolir tout
ce qui est extérieur par rapport à un intérieur entièrement
replié sur sa reproduction endogène ?
L'idée de communitas - et, encore avant elle, celle de
munus, dont elle dérive - va dans un sens radicalement
différent de cette poussée irrésistible vers l'intériorisation,
on devrait même dire l'« internement », de type immuni-
taire. Elle renvoie, au contraire, à une extériorisation de
l'existence ; ou, mieux encore, à une interprétation de
l'existence elle-même comme extériorité, expérience,
extase, au sens étymologique de ces mots : comme le sujet
s'échappant de lui-même ou comme l'ouverture originelle à
l'altérité qui le structure depuis le début sous la forme d'un
« être avec » ou d'un « être-avec ». Etre-avec et Mitsein16.
Ce sont précisément les deux perspectives avancées au XXe
siècle par les deux philosophes majeurs de la communauté
que sont Martin Heidegger et Georges Bataille. Je crois,
ceci dit, que l'on doit résister à la tentation de les considérer
seulement comme des philosophes distants et abstraits
par rapport au problème auquel nous sommes aujourd'hui
confrontés. Si on les lit sans se laisser désorienter par leurs
16. En français et en allemand dans le texte.

107
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

lexiques particulièrement denses, il devient au contraire


évident qu'ils parlent précisément de ce problème-là : de la
communauté comme extériorité de ce qui apparaît fermé
sur soi-même, du noyau irréductible - parce que vide, fait
d'altérité - de ce système immunitaire qui semble circons-
crire toujours davantage notre horizon de sens.
Mais si nous nous posons la même question qu'eux
- celle du « dehors » : celui hors du sujet et celui du sujet - ,
tant notre façon de l'aborder que les indications que nous
pouvons en tirer, en lien avec l'interrogation de fond dont
nous sommes partis, sont différentes : comment penser
- mais aussi vivre - le « commun » au temps de l'immunisa-
tion ? Où chercher l'extérieur de ce qui se présente seule-
ment de l'intérieur ? La voie choisie par Bataille est celle de
l'effraction. Elle passe par la rupture du cordon sanitaire
et le repérage des points où le contact entre les sujets qui
le franchissent est contagieux, des blessures qui peuvent
réactiver l'échange social par la communication réciproque
des manques 17 . Ici, le rappel du munus débouche sur une
idée de perte du propre, d'expropriation ou de dé-propria-
tion, qui conteste la logique immunitaire dans son présup-
posé même : c'est-à-dire la conservation et la défense du
« soi » par rapport à ce qui le menace de l'extérieur. C'est
de là que vient la remise en cause de l'économie restreinte
- c'est ainsi que Bataille définit le paradigme utilitariste de
nos démocraties - en faveur d'une économie élargie ou
générale, dominée non plus par l'impératif de l'accumu-
lation, mais par le principe de la dépense improductive et
17. G. Bataille, La C o n j u r a t i o n sacrée. Œuvres c o m p l è t e s , t. 1, Gallimard,
1970, p. 442.

108
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

donc aussi du don. Ce que Bataille définit c'est, en fait, la


conception d'un surplus d'énergie radicalement opposée
à la théorie de la carence organique de l'animal-homme
propre à l'anthropologie néo-hobbesienne de Plessner et
Gehlen. Alors que celle-ci, comme nous l'avons vu, met en
jeu toute une série de mécanismes protecteurs capables
d'exonérer l'individu de ses liens communautaires, Bataille
identifie, dans le maillage de l'instinct d'autoconservation,
une tendance contraire, mais non moins forte, à la dissolu-
tion de l'identité individuelle dans une perte commune de
propriété, par le don.
Si Bataille interroge la dimension anthropologique
d'une telle tendance, Heidegger déplace l'attention sur sa
racine ontologique. Sa question ne concerne pas tant l'inter
de l'esse, que l'esse de l'inter, non la socialité de l'être, mais
l'être du cum et en tant que cum. Qu'est-ce que cela signifie
par rapport à la question de la démocratie ? Que veut dire
que l'être lui-même a la forme du cum ? Comment peut-
on traduire dans notre langage une telle ontologie de la
communauté ? Pour le moment, dans la proposition simple
que la communauté est, ou mieux, « se donne », indépen-
damment de notre volonté de la réaliser, ou de notre capa-
cité à le faire. Elle se donne aussi - et peut-être surtout
- dans les moments où elle semble disparaître de notre
horizon, où - comme nous le disions précédemment - elle
semble se transformer en désert ou se déformer en forte-
resse. Même la négation de la communauté est quelque
chose qui appartient à notre être commun, c'est un
mode, même défectueux ou négatif, de la communauté
- de même que la solitude, le conflit, l'anomie. Et donc,

109
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

contre toute tentation de concevoir la communauté selon


les termes de l'« authentique » et du « propre » - comme
auto-appropriation par l'homme, ou par un peuple, de son
essence - Heidegger dit quelque chose de plus - sauf qu'il
s'est contredit ensuite, d'une façon retentissante, à d'autres
moments de son œuvre et de sa vie : la communauté est
toujours liée à une modalité de l'inauthentique et de l'im-
propre. Qu'est-ce que le « commun » sinon l'impropre ?
Sinon ce qui «'est le propre de personne, mais justement
le général, l'anonyme, l'indéterminé ? Sans détermination
d'essence, de race, de sexe : pure existence exposée à l'ab-
sence de sens, de racines et de destin.
Mais il reste une dernière façon de relire le mit de
Heidegger - en rapport aussi avec sa valorisation ambiguë
de la technique qu'il considère comme un extrême danger,
mais aussi comme une ressource potentielle. Je pense au
phénomène de la globalisation, qui constitue la configura-
tion de la technique la plus récente et la plus impression-
nante. D ne se contente pas de représenter la technique, il
la développe totalement en tant que puissance planétaire
ne rencontrant de résistance ou de différence que pour
les faire plier et les assimiler à son modèle. En ce sens,
la globalisation exprime aussi la fermeture définitive du
système immunitaire sur lui-même, et elle est donc l'im-
munisation portée à un principe unique de régulation de la
vie individuelle et collective, dans un monde identifié à lui-
même : « mondialisé », justement Pourtant, cette mondia-
lisation porte en elle une autre conséquence qui va au-delà
de l'horizon de Heidegger et de Bataille eux-mêmes : elle
ne coïncide pas seulement avec la destruction du sens,

110
DÉMOCRATIE IMMUNITAIRE

mais elle le soustrait aussi à tout principe général - à tout


sens donné, attendu, prescrit La globalisation est aussi la
réduction du monde à sa pure phénoménalité : au fait de
n'être rien d'autre que le monde18. En somme, que celui-ci
soit le seul monde - tout le monde, signifie qu'il est seule-
ment le monde : sans présupposés, ni origines, ni fins trans-
cendant sa simple existence. A partir de ce point de vue
- qui saisit dans un seul mouvement l'érosion progressive
de l'État-nation et de la modernité qui l'a généré - on peut
alors éventuellement penser, avec toutes les précautions
et les difficultés que cela présente dans ce cas, une démo-
cratie elle aussi planétaire. Ou, mieux encore, le problème
de la démocratie peut être porté au seul niveau capable
de l'arracher à la dérive immunitaire à laquelle il semble
destiné : celui de la communauté mondiale, c'est-à-dire
du seul monde que nous ayons en commun. On sait que
l'immunisation fonctionne à travers l'acceptation contrôlée
du « germe » communautaire qu'elle veut neutraliser. Et
si nous tentions l'opération inverse ? Si nous essayions de
repenser la communauté justement à partir de l'achève-
ment du processus d'immunisation ? Au fond, un monde
sans extérieur - complètement immunisé - est nécessai-
rement, aussi, sans intérieur. Au comble de son succès,
l'immunisation peut être poussée à s'immuniser y compris
contre elle-même : à rouvrir la brèche, ou le temps, de la
communauté.

18. J.-L. Nancy, Le Sens du monde, Galilée, Paris, 1993.


Liberté et immunité

1. Avant d'aborder directement le thème de la liberté - en


lien avec celui de la communauté - , je voudrais partir d'une
remarque de fond qui concerne l'ensemble du lexique
politique : c'est-à-dire son incapacité croissante à donner
une signification à son objet, de la véritable barrière qui
semble s'être élevée entre le langage et la politique. C'est
comme si la politique se dérobait au langage ou comme
si le langage n'avait plus de mots pour nommer la poli-
tique. Déjà, dans les années 1930, Simone Weil écrivait :
« On peut prendre presque tous les termes, toutes les
expressions de notre vocabulaire politique et les ouvrir ;
au centre on trouve le vide1. » Pourquoi cette sensation de
vide ? Ce véritable assèchement du vocabulaire politique ?
Cette aphasie progressive et apparemment irrépressible ?
On pourrait bien sûr mettre en cause les transformations
rapides qui ont bouleversé le paysage international de la
dernière décennie, rendant obsolètes les catégories de la
période précédente, comme cela s'était justement passé
dans les années 1920 et 1930, dans un contexte géopoli-
tique assez différent du nôtre. Ce qui était advenu à ce
moment-là, et qui avait littéralement vidé le lexique poli-
tique antérieur à la crise, explose ou implose de nouveau
aujourd'hui, avec des effets analogues de désorientation
linguistique.
1. S. Weil, « Ne recommençons pas la guerre de Troie », Œuvres c o m p l è t e s ,
vol. 2 , É c r i t s h i s t o r i q u e s et p o l i t i q u e s . Vers la g u e r r e ( 1 9 3 7 - 1 9 4 0 ) , Galli-
mard, Paris, 1989, p. 59.

113
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

Mais je crois qu'il y a quelque chose de plus derrière,


et dans, cette aphasie politique : une dynamique qui couvre
une période plus longue et qui concerne en dernière
analyse toute la philosophie politique moderne - et plus
précisément son caractère constitutivement métaphysique,
dans un sens voisin de celui que Heidegger donnait à cette
expression, lorsqu'il tentait une déconstruction de la tradi-
tion philosophique occidentale. Sans pouvoir étendre notre
discours à un bilan complet de cette tentative, certes problé-
matique et contradictoire, disons que l'élément métaphy-
sique de la philosophie politique moderne, ce qui risque de
l'enfermer dans une trajectoire circulaire sans issue, réside
avant tout dans la coïncidence présumée de la sphère du
signifié et de celle du sens, dans sa tendance à réduire
l'horizon de sens des mots importants de la tradition poli-
tique à leur signifié le plus immédiat et le plus manifeste.
C'est comme si la philosophie se limitait à une approche
frontale, directe, des catégories politiques. Comme si elle
était incapable de les questionner de manière oblique,
d'en saisir l'envers, de remonter jusqu'à leur face cachée
- jusqu'au lieu de leur impensé. Chaque concept politique
possède une partie éclairée, immédiatement visible, mais
aussi une zone obscure, un cône d'ombre d'où, seulement
par contraste, jaillit cette lumière. On peut alors dire que
la philosophie politique contemporaine - surtout celle qui
vient de la tradition analytique - , éblouie par cette lumière,
perd complètement de vue la zone d'ombre qui entoure, ou
divise, les concepts politiques, et qui constitue leur horizon
de sens, d'une façon qui ne coïncide pas du tout avec leur
signifié manifeste. Car, alors que le signifié manifeste des

114
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

concepts politiques est toujours univoque, mono-linéaire,


clos sur lui-même, leur sens profond est plus complexe,
souvent contradictoire, il peut contenir des éléments réci-
proquement opposés, des traits antinomiques, un véritable
combat pour conquérir la signification la plus prégnante.
Réfléchissons-y un instant : tous les mots importants de
notre tradition politique - démocratie, pouvoir, souve-
raineté - ont au fond d'eux-mêmes, à l'origine, ce noyau
antinomique, aporétique, cette lutte intestine qui les rend
irréductibles à la linéarité de leur signifié de surface.
J'ai tenté une première approche de cet écart, de cette
différence de niveau, entre signifié manifeste et sens
caché, dans l'analyse critique de l'idée de communauté.
Elle a eu pour effet d'inverser complètement la définition
conceptuelle que la philosophie politique assigne à ce
concept Alors qu'en fait, le néo-communautarisme améri-
cain, mais aussi la sociologie organiciste allemande, lient
l'idée de communauté à celle d'appartenance, d'identité et
de propriété - la communauté comme ce qui identifie quel-
qu'un à son groupe ethnique, à sa terre, à sa langue - le
terme originel de « communauté » a un sens radicalement
différent D suffit du reste d'ouvrir un dictionnaire pour
savoir que « commun » est l'exact contraire de « propre » :
est commun ce qui n'est pas propre, ce que personne ne peut
s'approprier, ce qui est à tous ou, tout au moins, à beaucoup
- et donc qui ne se rapporte pas au même, mais à l'autre.
La recherche de l'étymologie latine du terme communitas,
comme j'ai tenté de la faire dans le livre qui s'intitule ainsi2,
2. R. Esposito, C o m m u n i t a s . O r i g i n e et d e s t i n de la c o m m u n a u t é , PUF,
Paris, 2000.

115
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

nous en donne la confirmation la plus directe : il vient lui


aussi de munus, qui signifie « don », ou bien, « obligation »
par rapport à un autre. Cela signifie que les membres
de la communauté - plutôt que d'être identifiés par une
appartenance commune - sont liés par un devoir de don
réciproque, par une loi qui les porte à sortir d'eux-mêmes
pour se tourner vers l'autre, et presque à s'exproprier en
sa faveur.
Mais s'il en est ainsi, si l'idée de communauté exprime
une perte, une soustraction, une expropriation, si elle ne se
rapporte pas à un plein, mais à un vide et à une altération,
cela signifie donc qu'elle est ressentie comme un risque,
comme une menace, pour l'identité individuelle du sujet,
justement parce qu'elle ouvre, ou rompt, les limites qui
en assurent la stabilité et l'existence même, parce qu'elle
expose chacun à un contact avec l'autre, et même à une
contagion, potentiellement dangereux. C'est justement
face à cette menace - mythiquement retranscrite dans
tous les récits qui associent l'origine de la communauté
humaine à un meurtre fondateur - que la modernité met
en œuvre un processus d'immunisation, selon l'opposi-
tion paradigmatique entre communitas et immunitas ; si
la première oblige les individus à faire quelque chose qui
les pousse au-delà d'eux-mêmes, la seconde reconstitue
leur identité en les protégeant d'une proximité risquée
avec l'autre lui-même, en les soulageant du poids de tout
contact, en les renfermant dans la bulle de leur subjecti-
vité. Là où la communitas ouvre, expose, tourne l'individu
vers son dehors, le rend libre par rapport à ce qui lui est
extérieur, Yimmunitas le renferme en lui-même, dans sa

116
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

peau, ramène le dehors au dedans, en le supprimant en


tant que dehors. L'immunisation est-elle autre chose que
l'intériorisation préventive de l'extérieur, son appropriation
neutralisante ?

2. La thèse que je me propose d'avancer maintenant est


que le concept de liberté est lui aussi soumis à la même
fermeture, à la même opération de neutralisation, que
celles que subit celui de communauté. En quel sens ? Mais,
avant de tenter de répondre à cette question, posons-nous
en une autre, préliminaire : pourquoi continuer à parler de
liberté ? Pourquoi ajouter une nouvelle réflexion à tous les
aléas et à toutes les philosophies de la liberté en circulation
aujourd'hui ? Je pourrais répondre tout de suite que ce que
je vais proposer ne se veut ni une histoire, ni une philosophie
de la liberté, mais plutôt une tentative de libérer la liberté
de l'histoire et de la philosophie, pour la ramener à ce que
Jean-Luc Nancy a défini comme son « expérience » : l'ex-
périence de la liberté et la liberté comme expérience, avec
tous les dangers que l'étymologie du terme « expérience »
comporte 3 . Mais la réponse peut-être la mieux adaptée doit
partir du constat de l'inflation actuelle des discours sur la
liberté - un des mots les plus récurrents, non seulement
du langage politique, mais aussi de la communication
médiatique - est l'indice d'une profonde difficulté à en
articuler le concept L'impression, en somme, que plus on
en parle, plus on la revendique et plus on la réclame, plus
on l'écrit sur tous les drapeaux, et plus la liberté fuit très
loin, dans le passé ou dans le futur : soit comme une entité
3. J.-L. Nancy, L ' E x p é r i e n c e de la l i b e r t é , Galilée, Paris, 1989.

117
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

ayant existé, mais qui aurait maintenant disparu, comme


un astre qui à un certain moment s'est éteint alors qu'il
continue à envoyer une lumière qui s'affaiblit sans cesse ;
soit, au contraire, comme la promesse de quelque chose
qu'il faut tenir à une certaine distance pour éviter les effets
destructeurs de son explosion : anarchie et terreur, comme
le disait Hegel de la liberté absolue.
En adoptant ce point de vue, soit que l'on déclare la
liberté déjà substantiellement réalisée dans nos démocra-
ties libérales, soit qu'on la renvoie à de lointains lendemains,
on reste dans le même modèle interprétatif, c'est-à-dire
dans un cadre métaphysique de type subjectiviste, selon
lequel la scène politique est habitée par un sujet préformé
ou prédéfini - l'individu - qui se réfère à la liberté comme à
un objet à défendre ou à conquérir, à posséder ou à étendre.
La liberté est ainsi comprise comme une qualité, une
faculté ou un bien, qu'un sujet collectif, ou plusieurs sujets,
doivent acquérir, dans la mesure du possible ; ou comme
un obstacle qui résiste - ou, au contraire, qui cède - à son
dépassement grâce à une volonté subjective qui lui est
extérieure et antérieure. D'abord, c'est le sujet qui existe,
puis la liberté que celui-ci acquiert ou cherche à acquérir,
en s'efforçant de vaincre la nécessité. Il y a un mur, une
barrière, une porte fermée, que le sujet doit forcer, pousser
vers l'avant, entraîner avec lui - s'il y réussit, il est libre,
libéré, ou en voie de d'être : la liberté n'est rien d'autre
qu'un vestige, une lueur, un point de fuite sous la pression
que la nécessité exerce sur nous. Une pure négation que
le sujet doit arracher à ce qui le bloque ou le contraint s'il
veut vraiment être un sujet, un sujet de sa liberté, d'une

118
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

liberté qu'il s'approprie et qui se constitue donc comme une


propriété subjective. La liberté est ainsi entendue comme
ce qui rend le sujet propriétaire de lui-même : essentielle-
ment « propre », plus du tout « commun ».
Le résultat, en termes philosophiques, mais aussi histo-
riques, de cette façon subjectiviste de poser le problème
est clair. Une fois que la liberté a été soumise à l'acte qui
a instauré le sujet - celui que la philosophie postcarté-
sienne a appelé « libre arbitre » ou « indétermination de la
volonté » - elle a non seulement vu son horizon de sens
se restreindre à un signifié constamment appauvri, mais
elle s'est continuellement trouvée exposée au risque de
s'inverser en son contraire logique : c'est-à-dire en ordre
(Hobbes), en souveraineté (Rousseau), en État (Hegel). En
tout cas, ce qui s'inscrit dans presque toute la philosophie
politique moderne - à l'exception partielle de Spinoza et
bien sûr de Kant - , c'est un changement logique qui, à partir
d'une conception complètement subjective de la liberté,
transforme celle-ci en son contraire : en une détermination
objective, dialectiquement assumée par le sujet prétendu
libre, ou subie par lui comme le prix que son autonomie
intérieure est obligée de payer à l'extérieur - c'est la posi-
tion de Luther pour qui, justement, on peut être libre dans
son intimité, dans le for intérieur de sa conscience, même si
on est enchaîné à l'extérieur. C'est ainsi que toute la philo-
sophie politique moderne finit invariablement par remettre
la liberté dans le moule de la nécessité, en passant sans
solution de continuité d'une liberté qui nécessairement se
libère à une nécessité qui se rend librement nécessaire.
Nous sommes déjà ici sur la mauvaise pente, dans cette

119
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

dérive à la fin de laquelle Adorno pourra dire que la liber-


té « est tellement enchevêtrée avec la non-liberté, que non
seulement elle est inhibée par elle, mais encore elle a en
elle la condition de son propre concept4 ».
Comment se justifie ce renversement de perspective ?
Par quoi est-il motivé et produit ? D'où vient cette contrac-
tion lexicale qui réduit la liberté à son pur contraire ?
Probablement de la force de rupture - et aussi de destruc-
tion - que l'idée de liberté porte en elle, de la conscience,
comme l'écrivait Hermann Broch-, que la liberté est
« volcan et éclair dans l'âme humaine ; et ceci parce que
le gardien du feu ne peut faire moins que de s'y brûler
sans cesse, pour sa bénédiction et sa condamnation 5 ».
Voilà pourquoi il faut construire une barrière de protection
sémantique qui finisse par enchaîner l'expérience de la
liberté à une représentation idéale destinée à enfermer son
sens excédentaire dans les limites d'un signifié à chaque
fois prédéfini. Voilà pourquoi il faut - pour ainsi dire - l'em-
murer vivante, étouffer sa voix la plus perçante et la plus
vibrante.
C'est ici qu'intervient le rappel de la catégorie d'immu-
nisation, que nous avons déjà introduite en l'opposant à
celle de communauté. Pour saisir complètement comment
on passe de l'une à l'autre, il faut, dans ce cas aussi, revenir
au sens originel implicite du terme « liberté ». Eh bien,
même si cela peut surprendre, il en ressort qu'à l'origine
4. Th. W. Adomo, D i a l e c t i q u e n é g a t i v e . « Petite bibliothèque », Payot,
Paris, 2003, p. 320.
5. H. Broch, « L'assoluto terrestre » (« L'absolu terrestre »), in O l t r e la p o l i -
t i c a { A u - d e l à de la p o l i t i q u e ) , (ouvrage collectif), Bruno Mondadori, Milan,
1996, p. 134.

120
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

de l'idée de liberté, il y a quelque chose qui justement la


rattache au champ sémantique de la communauté. Comme
Benveniste6 l'a de fait démontré - mais il n'est pas le
seul7 - , tant le radical indo-européen leuth, ou leudh, d'où
dérivent le terme grec eleutheria et le terme latin libertas,
que le radical sanscrit frya, d'où viennent l'anglais freedom
et l'allemand Freiheit, renvoient à quelque chose qui a à
voir avec un développement commun. Ce que confirme la
double chaîne sémantique qui en dérive - c'est-à-dire celle
de l'amour (lieben, lief, love, mais peut-être aussi liber et
libido) et celle de l'affection et de l'amitié (/riend, freund).
Les deux attestent, indubitablement, que la liberté, à l'ori-
gine, a une connotation communautaire. C'est une puis-
sance de connexion, d'agrégation, de mise en commun :
même si c'est davantage dans le sens d'appartenance à
une racine commune qui croît et se développe selon sa
loi interne, que dans le sens moderne de « participation »
(mais sans perdre de vue la modalité transitive du verbe
« participer » - c'est-à-dire faire en sorte que quelqu'un
participe à quelque chose, communique, partage). Il
s'agit donc de liberté dans le rapport et comme rapport :
soit l'exact contraire de l'autonomie et de l'autosuffisance
de l'individu, auxquelles on a depuis longtemps tendance
à l'assimiler. Le sens originel de l'idée de liberté, donc,
n'est absolument pas négatif - il n'a rien à voir avec l'ab-
sence d'empêchement, avec le fait de se soustraire à une
contrainte, de ne pas subir d'oppression. C'est un sens tout
6. É. Benveniste, Le V o c a b u l a i r e des i n s t i t u t i o n s i n d o - e u r o p é e n n e s , vol. 1,
Éditions de Minuit, Paris, 1989, pp. 321-333.
7. R. Broxton Onians, Les O r i g i n e s de la pensée e u r o p é e n n e . Le Seuil,
Paris, 1999, pp. 558-566.

121
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

à fait affirmatif- à la fois politique, biologique et physique -


qui renvoie à une expansion, à un épanouissement, à un
développement commun et qui met en commun.

3. C'est donc cet extraordinaire élargissement de l'idée de


liberté-relation - encore présente, d'une certaine façon,
dans sa définition platonicienne et aristotélicienne - et sa
déclinaison positive, qui sont alors peu à peu gommés :
ce qui se développait selon un principe d'immanence en
obéissant à sa loi naturelle interne tend irrésistiblement
à tracer un périmètre externe, séparant ce que l'on peut
faire de ce qu'on ne doit pas faire. La codification juridique
de la libertas romaine constituait déjà une première réduc-
tion de l'universalité du concept à un cercle qui coïncidait,
en dernière analyse, avec les limites de l'urbs et de ses
domaines impériaux. Mais le véritable tournant vers l'im-
munité remonte à l'époque médiévale, quand la liberté - et
même chaque liberté - a pris justement le sens de « droit
particulier », c'est-à-dire d'un ensemble de « privilèges »,
« exemptions » ou « immunité » (jura et immunitates,
Freiheiten en allemand, franchises en français) qui dispen-
sent donc des sujets collectifs précis (classes, corporations,
villes, couvents) d'une obligation commune à tous les
autres : une condition juridique spéciale, comme celle de la
libertas ecclesiae, dans un système hiérarchique complexe.
A par tir de là, le passage d'une notion ouverte et affirmative
de la liberté à une notion limitée et négative - immunisée
et immunisante - est définitivement consommé.
Quand la philosophie politique moderne - à partir de
Hobbes et du modèle du droit naturel - essaiera de rendre à

122
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

ce concept le caractère d'universalité qui est le sien, elle ne


pourra pas le faire dans ce cadre particulariste, de nos jours
étendu et multiplié en autant d'individus que leur sépara-
tion réciproque rend parfaitement égaux. La liberté est ce
qui sépare le soi de l'autre, qui le ramène à soi-même, c'est-
à-dire qui le guérit et le sauve de toute altération commune.
A partir de là - avec toutes les variantes possibles, de type
absolutiste, républicain ou libéral - , la liberté sera toujours
conçue comme un droit, un bien, une faculté de l'individu
qui la détient : soit grâce à la protection de la loi souveraine
(Hobbes) soit, au contraire, en le protégeant d'elle (Locke).
Dans ces deux cas, cette protection - d'abord celle de la vie
et ensuite celle de la propriété individuelle - s'oppose nette-
ment à la dimension politique en tant que telle. Comme le
remarque Hannah Arendt, à partir des XVIIe et xvni* siècles,
la liberté est strictement rattachée à la sécurité : on n'est
libre que lorsqu'on est en sécurité - que si la liberté est
« garantie », selon sa connotation défensive et auto-identi-
taire8. Ainsi, le cercle « métaphysique » qui va de la liberté
à la nécessité est enfin clos ; même au-delà et au travers
de l'opposition superficielle entre le paradigme républicain
(Montesquieu) et le paradigme libéral (Constant), qui
restent tous deux internes au processus général d'immu-
nisation de la liberté, qu'ils expriment différemment Son
identification finale avec la propriété - non seulement par le
libéralisme, mais aussi, paradoxalement par le socialisme
des « libres propriétaires » - ne sera que la dernière étape
de cette dérive anti-communautaire : est libre celui qui est
8. H. Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? », in La C r i s e de la c u l t u r e , coll.
« Folio Essais », Gallimard, Paris, 1972, pp. 194 sqq.

123
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

propriétaire de ce qui lui appartient La liberté n'est rien


d'autre que l'effet ou la conséquence, de la propriété. Une
figure du « propre » - le contraire du « commun ». L'actuelle
opposition éculée entre libérais et communitarians ne fait
que réaffirmer cette conclusion immunitaire dans le même
lexique subjectiviste et particulariste, appliqué par les
uns aux individus et par les autres à la communauté. Sans
parler des improbables théorisations de « communautés
libérales » qui, dans la recherche de la médiation théorique
et du compromis pratique entre deux concepts désormais
séparés par leur conversion immunitaire, se révèlent inca-
pables de penser la liberté ou la communauté, et encore
moins le rapport originel qui les constitue. Arrachée à la
force affirmative de son ancienne racine « commune », la
liberté devra désormais s'habituer à ne plus être déclinée
qu'en négatif; comme une non-domination, une non-
contrainte, une non-communauté. Uniquement représentée
par les obstacles qui se brisent sur son impossible déploie-
ment la liberté risque d'être réduite au silence dès qu'on
les croit disparus, alors qu'en fait ils s'emparent d'elle et
la vident de toute effectivité. Depuis, pour ainsi dire, nous
vivons dans le « crépuscule de la liberté » - comme le dit le
grand poète Ossip Mandelstam - dans lequel « Des hiron-
delles captives/ Nous avons formé des légions guerrières
- et voici qu'on ne voit plus le soleil ». Nous sommes entrés
« dans la grande année crépusculaire 9 » dans laquelle la
liberté est enchaînée à son contraire, vidée de sens, privée
de toute réalité.

9. 0. Mandelstam, T r i s t i a , Gallimard, Paris, 1975 et 1982, p. 75.

124
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

4. Mais si la liberté n'existe pas dans les faits, alors elle


n'existe pas du tout. Soit elle investit notre expérience au
point de ne faire qu'un avec elle, soit elle reste enfermée
dans le cercle autodestructeur de l'idée, de l'essence,
du concept10. C'est pourquoi elle doit être comprise non
comme quelque chose que l'on a, mais comme quelque
chose que l'on est : ce qui donne à l'existence la liberté
d'exister en tant que telle. Une « décision d'existence », qui
ne peut devenir ni un objet de théorie, ni non plus, juste-
ment, de pensée, mais seulement une expérience pratique.
Hegel déjà - poussant la liberté aux limites de sa significa-
tion philosophique - avait écrit que la liberté était la forme
la plus haute du rien pour soi, une négativité tellement forte
qu'elle se retourne en une affirmation absolue. Il voulait
dire par là que la liberté n'est rien de donné, d'acquis, de
permanent - qu'elle n'est pas une substance, un bien, un
droit à exiger ou à défendre. Qu'elle ne peut même pas
coïncider avec elle-même : il n'y a pas liberté, mais seule-
ment libération. De même qu'on ne peut être libres, mais
seulement le devenir. Que la liberté ne soit rien, qu'elle
ne soit fondée sur rien, qu'elle n'ait rien derrière soi,
comme le diront différemment Schelling et Heidegger11,
signifie qu'elle est un pur début, qu'elle se confond avec le
commencement et la naissance de ce qui vient au monde,
selon les paroles de Hannah Arendt : « C'est parce qu'il est
un commencement que l'homme peut commencer ; être
un homme et être libre sont une seule et même chose12. »

10. J.-L. Nancy, op. c i t .


11. Cf. L. Pareyson, O n t o l o g i e de la l i b e r t é , L'Éclat, Paris, 1998.
12. H. Arendt, op. c i t . , p. 217.

125
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

C'est dans cette signification originelle et radicale que les


hommes sont libres.
Mais libres pour quoi et en quel sens ? Que recherche-
t-on surtout dans la liberté et jusqu'où va-t-elle ? Qu'est-
ce qu'une liberté enfin libre de l'être ? Dans les limites de
toute philosophie de la liberté semble se profiler une façon
différente de la comprendre, dont nous ne connaissons
encore ni la signification, ni le nom. La grande réflexion
qui va de Kant à Heidegger, en passant par Schelling, peut
certes nous en rapprocher. Et peut-être, plus encore, l'in-
clination ou la décision en faveur de la liberté qui touche
en profondeur la grande poésie de ces derniers siècles
- de Baudelaire à Mandelstam, de Holderlin à Celan. On
dirait que quelque chose de cette liberté à venir, y compris
comme événement et avènement, brille çà et là dans les
pages de Sartre et d'Adorno, d'Anders et de Bataille, de
Foucault et de Deleuze. Mais cela ne suffit pas. Il ne suffit
pas d'inverser une dérive qui semble entraîner la liberté
vers une issue fatale - et donc vers sa négation même. Il ne
suffit pas de libérer la liberté, comme le demandait inutile-
ment Rimbaud quand, juste avant de couper les ponts avec
le passé, il écrivait à Izambard : « Je m'entête affreusement
à adorer la liberté libre13. » La seule façon de soustraire la
liberté à cette dérive et à ce destin, de lui rendre la vie et
de lui rendre sa puissance affirmative, est peut-être de la
ramener à son sens premier, en refaisant le nœud séman-
tique qui la liait à l'origine à la communauté, au pouvoir
agrégatif d'une racine commune, en comprenant simulta-
nément la communauté non pas comme le lieu de l'identité,

13. Y. Bonnefoy, N o t r e besoin de R i m b a u d , Le Seuil, Paris, 2009, p. 100.

126
LIBERTÉ ET IMMUNITÉ

de l'appartenance, de l'appropriation, mais, au contraire,


de la pluralité, de la différence, de l'altérité. C'est dans ce
choix - philosophique et politique - que je crois discerner
le devoir même de la philosophie politique contemporaine :
celui de libérer simultanément la liberté du libéralisme et
la communauté du communautarisme. De déconstruire, en
somme, la première et la plus enracinée de ces fausses anti-
thèses que la philosophie politique moderne a construites
pour tenter de remplir le vide de la pensée qu'elle creuse
elle-même, autour et à l'intérieur des grands concepts de la
politique : si elle est pensée affirmativement, la liberté ne
peut être que « commune » - être à tous et à chacun, parce
qu'elle n'est le propre de personne. Ou plutôt, qu'elle est
l'expression de ce même munus originellement partagé par
les membres de la communitas : « Le donneur de liberté,
écrivait René Char, n'est libre que dans les autres14. » Et
aussi : « A tous les repas pris en commun, nous invitons la
liberté à s'asseoir. La place demeure vide mais le couvert
reste mis15. » Il n'y a de liberté - voulait dire Char - qu'à
la place de l'en-commun, même si, et peut-être surtout
parce que, cette place est vide. Mais, pour conclure, que
veut dire le fait que la liberté occupe la place vide de la
communauté ? Que signifie que le vide de la communauté,
et comme communauté, soit la place même de la liberté ?
La communauté et la liberté se partagent le même munus.
Elles se donnent l'une à l'autre, l'une à travers l'autre.
Mais quel est ce munus, ce don et cette loi, qui libèrent
14. R. Char, « Recherche de la base et du sommet », Œuvres c o m p l è t e s ,
« Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, Paris, 1983, p. 733.
15. R. Char, «Feuillets d'Hypnos », Œuvres c o m p l è t e s , « Bibliothèque de la
Pléiade », Gallimard, Paris, 1983, p. 131.

127
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOUTIQUE

la communauté, au moment même où ils restituent à la


liberté une dimension commune ? Comment se croisent,
sans être identiques, les deux termes, toujours différents,
de communauté et de liberté ?
Disons que la liberté est la dimension singulière de la
communauté. C'est la communauté elle-même, dans son
espacement infiniment singulier - et, uniquement pour
cela, pluriel aussi. Non pas la communauté au singulier, ni
même une communauté singulière ; mais la communauté
mise en espace dans les singularités infinies qui sont la
pluralité. S'il est vrai que la communauté n'est ni un sujet
commun, ni une substance commune, mais la façon d'être
en commun de singularités irréductibles les unes aux
autres, c'est donc que la liberté coïncide avec cette irré-
ductibilité. Elle est l'intervalle, la limite, le seuil qui traver-
sent la communauté sous la forme du « chaque fois », du
« d'une fois à l'autre », du « un à la fois ». Ce qui la tourne
vers son dehors ou qui projette ce dehors à l'intérieur
d'elle, sans le neutraliser préventivement, en le gardant tel
quel. On pourrait dire que la liberté est l'extériorité interne
de la communauté. Ce qui, de la communauté, résiste à
l'immunisation, qui ne s'identifie pas avec elle-même, qui
reste ouvert à ce qui n'est pas elle. Le début, le battement,
la fente, qui s'ouvre en elle à l'improviste. La communauté
qui s'ouvre à la singularité de chaque existence : telle est
l'expérience de la liberté.
Immunisation et violence

1. Dans un texte consacré à Kant interprète des Lumières,


Michel Foucault caractérise de façon précise le devoir de
la philosophie contemporaine. Il définit sa relation, « sagit-
tale1 », avec le présent, en utilisant l'expression « ontologie
de l'actualité ». Comment comprendre cette expression ?
Que signifie situer la philosophie au point précis, ou sur
la ligne, où l'actualité se révèle dans la densité de son
être historique ? Que veut exactement dire ontologie de
l'actualité ? Cette expression évoque surtout un change-
ment du regard que nous portons sur nous-mêmes. Se
rapporter ontologiquement à l'actualité signifie que l'on
ne considère plus la modernité comme une époque parmi
d'autres, mais comme celle qui a la possibilité et la volonté
de se fixer comme devoir son propre présent II y a, dans
ce choix, quelque chose - une tension, une impulsion, ce
que Foucault appelle un éthos - qui va bien au-delà de la
définition hégélienne de la philosophie comme introduc-
tion du temps lui-même dans la pensée, parce qu'ici, la
pensée devient le levier qui soustrait le présent à la conti-
nuité linéaire du temps, pour en faire l'élément décisif de
la connaissance de ce que nous sommes et de ce que nous

1. NdT : Dans l'article évoqué et cité - « Qu'est-ce que les Lumières ? »,


« La Philothèque », Bréal, Paris, 2004 - Michel Foucault parle du rapport
« longitudinal » de la philosophie au passé, et de son rapport « sagittal »
au présent ; je reprends l'adjectif « sagittal », que je substitue aux deux
adjectifs employés par Esposito : « tesa » et « t a g l i e n t e » : tendue et tran-
chante, qui semblent justement désigner une flèche.

129
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

pouvons être. Déjà, pour Kant, l'adhésion aux Lumières


ne signifiait pas seulement la fidélité à certaines idées,
l'affirmation de l'autonomie de l'homme, mais surtout la
mise en œuvre d'une critique permanente de son caractère
historique. Non pas en refusant le présent ou en le niant,
ni non plus en l'abandonnant au profit d'une utopie irréali-
sable, mais en mettant au premier plan l'idée de possible
qu'il contient, pour en faire le point de départ d'une autre
lecture de la réalité.
Voilà le devoir de la philosophie comme ontologie de
l'actualité : d'abord, sur le plan de l'analyse, caractériser la
différence entre ce qui est essentiel et ce qui est contingent,
entre les effets de surface et les dynamiques profondes
qui font bouger les choses, qui transforment les vies, qui
marquent les existences. D s'agit de saisir le moment, le
seuil critique, à partir duquel la chronique prend l'épais-
seur de l'histoire. Nous devons formuler une question de
fond sur le sens de ce que nous appelons « aujourd'hui ».
Quel est le sens général de cet « aujourd'hui » ? Qu'est-ce
qui le caractérise essentiellement - c'est-à-dire dans ce qu'il
est, dans ses contradictions, dans ses potentialités ? Mais
cette interrogation n'épuise pas le devoir de l'ontologie
de l'actualité : ce n'est que l'occasion de poser une autre
question, qui prend cette fois la forme d'un choix et d'une
prise de décision. Qu'est-ce que la pensée doit assumer
comme donné du présent, et quelles possibilités latentes
peut-il réveiller et libérer ? Quel élément du présent va
nous servir de référence ? Pour lequel va-t-on prendre un
risque ? Sur lequel va-t-on parier ? Car la pensée ne doit
pas se limiter à décrire ce qui est, les lignes de force qui

130
IMMUNISATION ET VIOLENCE

traversent notre temps, elle doit identifier, dans l'actualité,


l'épicentre d'une rencontre et d'une confrontation entre
des perspectives différentes, voire opposées, à l'intérieur
desquelles elle-même se situe. La pensée se situe, s'est
toujours située, à la frontière mobile entre le dehors et le
dedans, entre le processus et l'événement, entre le réel et
le possible. Cette frontière, cette limite, ce front sont le lieu
même de la philosophie - son horizon de sens et son destin
contemporain.
C'est de cette question, de ce choix, que procède mon
travail de ces dernières années. Il s'agit de la tentative,
très ardue, de définir les mots-clés, les paradigmes, autour
desquels se structurent les coordonnées d'un certain
moment historique - même si c'est d'une façon qui n'est
pas toujours visible à l'œil nu. Voilà, du moins, l'interro-
gation dont je suis parti et à laquelle, encore aujourd'hui,
j'essaie de répondre : quels sont les conflits, les trauma-
tismes, les cauchemars - mais aussi les exigences, les
espérances - qui caractérisent notre temps en profondeur ?
Pour ma part, j'ai cru reconnaître ce mot-clé, ce paradigme
général, dans la catégorie d'immunité ou d'immunisation.
Qu'est-ce que ça signifie ? Nous savons tous que le langage
biomédical entend par immunité une forme d'exemption,
ou de protection, par rapport à une maladie infectieuse ;
alors que dans le vocabulaire juridique, elle représente une
sorte de sauf-conduit permettant à quelqu'un d'échapper
à la loi commune. Dans les deux cas, donc, l'immunisa-
tion suppose une situation particulière qui met quelqu'un
à l'écart des risques auxquels, au contraire, la commu-
nauté tout entière est exposée. Déjà, ici, on devine cette

131
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

opposition de fond entre communauté et immunité, qui


fonde ma réflexion récente. Sans pouvoir trop entrer dans
les détails de questions étymologiques complexes, disons
que l'immunité ou, dans sa formulation latine, Yimmunitas,
est le contraire, l'envers, de la communitas. Les deux
vocables dérivent du terme munus - qui signifie « don »,
« devoir », « obligation » - mais pour l'un, la communitas,
c'est dans le sens positif, alors que pour l'autre, Yimmu-
nitas, c'est dans le sens négatif. Voilà pourquoi, alors que
les membres de la communauté sont caractérisés par cette
obligation de don, par cette loi du souci de l'autre, l'im-
munité suppose d'être exempté de cette condition, ou de
pouvoir y déroger : est immunisé celui qui est à l'abri des
obligations, et des dangers, qui concernent tous les autres,
celui qui interrompt le circuit de l'échange social en se
plaçant en dehors de lui.
Mais je veux surtout défendre deux thèses fondamen-
tales. La première est que ce dispositif immunitaire - cette
exigence d'exemption et de protection - , lié à l'origine au
domaine médical et juridique, s'est progressivement étendu
à tous les secteurs et à tous les types de discours de notre
vie, jusqu'à devenir le point de fixation, réel et symbolique,
de l'expérience contemporaine. Toute société a certes
exprimé une exigence d'autoprotection, toute collectivité a
formulé une question de fond sur la conservation de la vie,
mais j'ai l'impression que c'est seulement aujourd'hui, à la
fin de l'époque moderne, que cette exigence est devenue
le pivot autour duquel se construit soit la pratique effec-
tive, soit l'imaginaire, de toute une civilisation. Pour s'en
faire une première idée, il suffit d'observer le rôle que l'im-

132
IMMUNISATION ET VIOLENCE

munologie - c'est-à-dire la science consacrée à l'étude et


au renforcement de systèmes immunitaires - a joué non
seulement au niveau médical, mais aussi social, juridique,
éthique. Pensons seulement à ce qu'a signifié la décou-
verte du syndrome d'immunodéficience du Sida en termes
de normalisation - c'est-à-dire d'assujettissement à des
normes précises et pas seulement hygiénico-sanitaires - de
l'expérience individuelle et collective, aux barrières, non
seulement prophylactiques mais socioculturelles, que le
cauchemar de la maladie a élevées dans la sphère de tous
les rapports interpersonnels. Passer du domaine des mala-
dies infectieuses au domaine social de l'immigration nous
en donne une première confirmation : qu'un flux migra-
toire en augmentation soit considéré, complètement hors
de propos, comme un des dangers majeurs que courent
nos sociétés, est une indication, dans ce domaine-là, du
rôle central que joue la question immunitaire. De nouvelles
barrières, de nouveaux points de blocage, de nouvelles
lignes de séparation par rapport à ce qui menace, ou paraît
menacer, notre identité biologique, sociale, environne-
mentale, surgissent de partout C'est comme si cette peur
d'être frôlé - même par inadvertance - qu'Elias Canetti
caractérisait déjà, au début de notre modernité, comme
un court-circuit pervers entre le toucher, le contact et la
contagion, s'était exaspérée. Le contact, la relation, l'être
en commun semblent immédiatement se rompre devant le
risque de la contamination.
On peut dire la même chose des technologies informa-
tiques : dans ce cas aussi, les prétendus virus informati-
ques représentent le problème majeur, la véritable peur de

133
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

tous les opérateurs - pas ceux concernant nos petits appa-


reils, mais les grands ordinateurs qui régulent les rapports
financiers, politiques, militaires, au niveau mondial. Tous
les gouvernements occidentaux allouent désormais des
sommes énormes à la mise au point de programmes
antiviraux capables d'immuniser le réseau informatique
contre l'infiltration d'agents pathogènes, liés y compris
à de possibles attaques terroristes. Et la bataille juri-
dique sur l'immunité de certains personnages politiques
- comme cela a été le cas pour Pinochet et Milosevitch,
mais aussi pour beaucoup d'autres - , aujourd'hui au centre
de grandes polémiques nationales et internationales,
confirme mon propos. Ce que l'on redoute, au-delà des cas
particuliers, c'est un affaiblissement du pouvoir souverain
de chaque État, une rupture des frontières juridiques des
organisations nationales, au profit d'une certaine forme,
encore à construire, de justice internationale. En somme,
de quelque côté que l'on se tourne aujourd'hui dans le
monde, on se rend compte que la question de l'immunité
croise tous les parcours, qu'ils aillent du corps individuel
au corps social ou du corps technologique au corps poli-
tique. Ce qui compte, c'est d'interdire, de prévenir, de
combattre par tous les moyens, la diffusion de la conta-
gion, d'où qu'elle vienne.
Comme je l'ai dit, le souci d'autoprotection n'est
pas le signe distinctif de notre époque, mais le seuil de
conscience du risque, qui a beaucoup varié au cours du
temps, atteint aujourd'hui son plus haut niveau. Cela tient
à une série de causes convergentes qui ne sont pas étran-
gères à ce que l'on appelle la globalisation : dans le sens

134
IMMUNISATION ET VIOLENCE

où plus les hommes - mais aussi les idées, les langages,


les techniques - communiquent et se mélangent entre
eux, plus se crée, en contrepoint, un besoin préventif
d'immunisation. Les nouveaux replis localistes peuvent
être expliqués comme une sorte de rejet immunitaire de
cette contamination globale qu'est la globalisation. Plus le
« soi » tend à se « globaliser », plus il s'efforce d'inclure ce
qui est en dehors de lui, plus il cherche à intérioriser toute
forme de négativité, et plus il les reproduit. C'est juste-
ment la destruction du fameux mur, réel et symbolique,
de Berlin, qui a suscité la construction de nombreux petits
murs - jusqu'à changer, et à pervertir, l'idée même de
communauté, en la transformant en forteresse assiégée.
Ce qui compte, c'est d'empêcher tout excès declrculation,
et donc de contamination potentielle. De ce point de vue,
le virus est devenu la métaphore de tous nos cauchemars.
En réalité, il y a eu un moment dans notre société où la
peur - tout au moins la peur biologique - s'est atténuée. Je
parle des années 1950 et 1960, quand s'est répandue l'idée
optimiste que la médecine antibiotique pourrait éradiquer
quelques maladies millénaires. Cela est resté vrai jusqu'à
l'apparition du Sida. C'est alors que la digue psycholo-
gique s'est rompue. Les virus, symboliques et réels, nous
ont semblé de nouveau invincibles - véritables démons
capables de pénétrer en nous et de nous entraîner dans
leur monde absurde. C'est à ce moment-là que r é a g e n c e
immunitaire a cru de façon démesurée, jusqu'à devenir
notre préoccupation fondamentale, la forme même que
nous avons donnée à notre vie.

135
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

2. C'est précisément là, toutefois, que s'insère ma seconde


thèse - c'est-à-dire l'idée que l'immunité nécessaire à la
protection de notre vie, arrivée à un certain point, finit par
la nier. Au sens où elle l'enferme dans une sorte de cage,
ou d'armure, dans laquelle non seulement notre liberté
se perd, mais aussi le sens même de notre existence
individuelle et collective - c'est-à-dire cette circulation du
sens, cette façon qu'a l'existence de s'ouvrir à ce qui est
à l'extérieur d'elle-même, que je définis par le terme de
communitas, en faisant allusion au caractère constitutive-
ment exposé de l'existence. A l'ek de l'ek-sistentia, comme
dirait Heidegger. Voilà la terrible contradiction sur laquelle
je veux centrer mon attention : ce qui protège le corps indi-
viduel et collectif est aussi ce qui en empêche le dévelop-
pement Et qui donc, au-delà d'un certain point finit par
le détruire. On pourrait dire, pour utiliser le langage de
Walter Benjamin - lui dont la mort a été provoquée par
la fermeture d'une frontière - que l'immunisation à haute
dose consiste à sacrifier le vivant, c'est-à-dire toute forme
de vie qualifiée, aux exigences de la simple survie, à réduire
la vie à son niveau biologique le plus nu, du bios à la zoé.
Pour rester elle-même, la vie est obligée de se soumettre
à une puissance extérieure qui la pénètre et la détruit à
incorporer ce rien qu'elle veut fuir, en restant prise dans ce
qui est vide de sens.
Cette contradiction - ce lien contradictoire entre protec-
tion et négation de la vie - est implicite aussi dans la procé-
dure de l'immunisation médicale elle-même : on sait que
pour vacciner un patient contre une maladie, on en injecte
dans l'organisme une partie contrôlée et tolérable. Dans ce

136
IMMUNISATION ET VIOLENCE

cas, cela signifie que le remède contient le même poison


que celui dont il est censé protéger - on peut presque dire
que, pour maintenir quelqu'un en vie, on doit lui donner
un avant-goût de la m o r t Du reste, le vocable phàrmakon
a depuis l'origine le double signifié de « remède » et de
« poison » - poison comme remède, remède par le poison.
C'est comme si les procédés modernes d'immunisation
avaient porté cette contradiction à son plus haut niveau :
le remède est de plus en plus prescrit sous la forme d'un
poison médicinal. Si l'on déplace cette pratique immuno-
logique à l'intérieur du corps social, on relève la même
antinomie, la même contradiction dans les faits : élever
sans cesse le seuil de vigilance de la société par rapport au
risque - comme nous avons la longue habitude de le faire
- signifie bloquer son développement ou la faire régresser
à son stade primitif. C'est comme si, au lieu d'adapter le
niveau de la protection à l'importance du risque lui-même,
on adaptait la perception du risque à l'exigence crois-
sante de protection - comme si on créait artificiellement
un risque^pour pouvoir le contrôler; ce qui, d'ailleurs,
constitue la pratique courante des compagnies d'assu-
rances. Tout cela fait partie de l'expérience moderne.
Mais j'ai l'impression que nous arrivons à un point à une
limite, à partir desquels ce mécanisme de renforcement
réciproque de l'assurance et du risque, de la protection et
de la négation de la vie, risque de nous glisser entre les
doigts, d'échapper à tout contrôle. Pour s'en faire une idée
non métaphorique, pensons à ce qui se produit dans les
maladies dites auto-immunes, dans lesquelles le système
immunitaire a une telle puissance qu'il se retourne contre

137
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

le mécanisme même qui devrait le défendre, et le détruit


Certes, les systèmes immunitaires sont nécessaires, aucun
corps individuel ou social ne pourrait s'en passer, mais
quand ils se développent démesurément ils finissent par
faire exploser ou imploser tout l'organisme.
C'est exactement ce qui risque de nous arriver à partir
des tragiques événements du 11 septembre 2001. Parce
que je crois que la guerre en cours est liée de deux façons
au paradigme immunitaire - qu'elle est à la fois la forme
de son exaspération et celle de son basculement dans la
folie. Elle est l'épilogue tragique de ce que l'on pourrait
appeler la « crise immunitaire », au sens précis où René
Girard utilise l'expression de « crise sacrificielle », lorsque
la logique sacrificielle rompt les digues qui entourent la
victime présélectionnée et entraîne toute la société dans la
violence. C'est le moment où le sang gicle de toutes parts
et où les hommes, littéralement volent en éclat Ce que je
veux dire, c'est que le conflit actuel semble naître de deux
obsessions immunitaires opposées et symétriques - celle
d'un intégrisme islamique décidé à protéger, jusqu'à la
mort, sa prétendue pureté religieuse, ethnique, culturelle,
d'une contamination par la sécularisation occidentale, et
celle d'un Occident soucieux d'exclure tout le reste de la
planète, du partage de son trop-plein de richesses. Quand
ces deux forces opposées sont entrées en collision, sans
conciliation possible, le monde entier a été pris d'une
convulsion semblable à la plus ravageuse des maladies
auto-immunes : l'excès de défense vis-à-vis des éléments
étrangers à l'organisme s'est retourné contre lui-même,
avec des conséquences potentiellement mortelles. Ce

138
IMMUNISATION ET VIOLENCE

qui a explosé, avec les deux tours de Manhattan, c'est le


double système immunitaire qui, jusqu'alors, avait fait tenir
le monde.
Il ne faut pas perdre de vue que ces événements tragi-
ques se sont entièrement déroulés dans le triangle du
monothéisme - chrétien, hébraïque et islamique, dont
l'épicentre, réel et symbolique, est Jérusalem. Tout s'est
produit, s'est enchaîné puis déchaîné, là, dans le cercle
vicieux du monothéisme - et non dans le monde boudd-
histe ou dans la galaxie hindouiste. Pourquoi ? Je dirais
que les civilisations - islamique et chrétienne, à travers la
civilisation hébraïque - se sont affrontées, non pas parce
qu'elles sont différentes et opposées, comme le disent les
théoriciens du choc des civilisations, mais, au contraire,
parce qu'elles se ressemblent trop, car elles sont toutes
liées, du point de vue de leurs catégories essentielles, à la
logique de l'Un, au syndrome monothéiste. Que celui-ci
prenne, en Orient, la figure du dieu unique et, en Occident,
celle de notre vrai dieu - l'argent comme valeur absolue -
n'enlève rien au fait que ces deux logiques sont assujet-
ties au principe de l'Unité, que toutes les deux entendent
unifier le monde à partir de leur propre point de vue. C'est
cela - bien avant le pétrole, la terre et les bombes - que
je voudrais définir comme l'enjeu métaphysique de cette
guerre. Paradoxalement, ce qui est en jeu ici, c'est la ques-
tion de la vérité. L'affrontement sans merci entre deux
vérités partielles qui ont l'ambition de se présenter comme
une vérité globale, comme c'est, du reste, le propre du
modèle monothéiste - ou du moins du monothéisme poli-
tique, politisé ; les monothéismes religieux contenant, eux,

139
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

des trésors de spiritualité qui n'ont rien à voir avec cela.


D'un côté, la vérité pleine du fondamentalisme islamique,
selon laquelle la vérité coïncide avec elle-même - celle
qui est écrite dans le Coran et, à partir de là, tournée vers
la conquête du monde. De l'autre, la vérité vide du nihi-
lisme occidental, de son christianisme sécularisé - selon
lequel la vérité est qu'il n'existe pas de vérité, à partir du
moment où ce qui compte, c'est seulement le principe de la
performance technique, la logique du gain, la production
généralisée. Ce sont ces deux vérités, l'une pleine et l'autre
vide, l'une présente à elle-même et l'autre retirée dans
son absence, mais toutes les deux absolues, exclusives et
inclusives, qui s'affrontent, dans la même obsession immu-
nitaire, pour la conquête du monde global, de la globalité
d'un monde qui se renvoie à lui-même sa propre image,
plein de lui-même jusqu'à en éclater. Le monothéisme
politique - l'idée qu'à un unique dieu doit correspondre
un unique roi et un unique royaume - exprime l'essence
même de l'immunisation, dans sa version la plus violente :
la fermeture de frontières qui ne tolèrent rien à l'extérieur
d'elles-mêmes, qui excluent l'idée même d'un extérieur, qui
n'admettent aucun caractère étranger qui puisse menacer
la logique de l'Un-tout

3. Sans entamer ici un discours sur les responsabilités


politiques, sociales, culturelles, de cet état de choses, je
m'en tiendrai à un fait indubitable : confié à un régime auto-
immunitaire - tourné obsessionnellement vers sa propre
identité - le monde, c'est-à-dire la vie humaine dans toute
sa complexité, a peu de chances de survie. La protection

140
IMMUNISATION ET VIOLENCE

négative de la vie, renforcée au point de s'inverser en son


contraire, finira par détruire aussi, avec l'ennemi extérieur,
son propre corps. La violence de l'intériorisation - l'abo-
lition du dehors, du négatif - pourrait se renverser en
extériorisation absolue, en négativité totale. Et alors, que
faire, comment arrêter cette logique de mort ? Où recon-
naître, comme le veut l'ontologie de l'actualité, le point où
le présent s'inverse en une possibilité autre ? Il est difficile
pour qui que ce soit de donner une réponse complète à cette
interrogation. Ce qui est clair, c'est ce qu'on ne peut plus
faire. On ne peut certainement plus revenir au « modèle
Westphalien2 », au concert des États pleinement souverains
à l'intérieur, et extérieurement libres par rapport à tous
les autres États, modèle qui a occupé la scène mondiale
pendant au moins cinq siècles. Il n'est pas possible non
plus de reconstruire un équilibre entre blocs opposés, du
type de celui qui a dominé le monde de la fin de la Seconde
Guerre mondiale à la dernière décennie du XXe siècle. Mais
on ne peut pas davantage imaginer revenir à une constel-
lation de lieux ethniquement définis, soudés par une rela-
tion exclusive entre terre, sang et langage. Le chemin à
parcourir, selon moi, ne passe pas par la dialectique qui
oppose, en apparence seulement, le global et le local, et à
laquelle se réfèrent presque toutes les philosophies politi-
s e s actuelles, mais plutôt par la construction d'un rapport
inédit entre le singulier et le mondial. Mais cela aussi, on
ne peut le penser qu'en dehors - que dans la rupture - du
paradigme monothéiste et de sa logique fondamentalement
2. NdT : Référence au traité de Westphalie (1648), fondateur de la concep-
tion moderne des États.

141
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

immunitaire. Le problème, posé en termes radicaux - les


seuls qui conviennent à une pensée critique au présent et
du présent - est de fuir le lexique théologico-politique dans
lequel, malgré tout, nous sommes encore immergés, et
dont le syndrome monothéiste que j'ai évoqué constitue la
preuve. Et je ne parle pas là du monde islamique, mais de
l'Occident, pétri de théologie politique dans sa sécularisa-
tion même, comme nous l'a déjà expliqué Cari SchmitL
H n'est pas facile, bien entendu, de sortir du lexique
théologico-politique d'où viennent toutes nos catégories,
de celle de souveraineté à celle de personne juridique.
Mais il n'y a pas d'autre voie. Il n'est pas possible de revenir
en arrière vers un monde constitué de morceaux intrinsè-
quement autonomes mais potentiellement hostiles à tout
ce qui leur est extérieur. Mais il n'est pas possible non plus
de partir d'un « soi » incapable de sortir de soi-même et de
s'extravertir à son propre dehors. Cela signifierait rester
dans la logique destructrice et autodestructrice de Yimmu-
nitas, alors qu'il s'agit au contraire de penser son envers
- sous la forme ouverte et plurielle de la communitas. Le
monde - désormais irréversiblement uni - doit être non
seulement pensé mais « pratiqué », comme un ensemble
de différences, comme un système de distinctions, dans
lequel distinctions et différences ne soient pas des points
de résistance ou des vestiges vis-à-vis des processus de
globalisation, mais leur forme même. Je sais bien, évidem-
ment, que transformer cette formule philosophique en
pratique réelle, en logique politique, est une entreprise
très difficile. Mais il faut trouver le moyen, les formes, le
langage conceptuel, permettant de convertir la déclinaison

142
IMMUNISATION ET VIOLENCE

immunitaire qu'ont adoptée tous les fondamentalismes


politiques, en une logique singulière et plurielle, dans
laquelle toutes les différences deviendraient justement ce
qui assurerait l'unité du monde. Je crois que l'Occident
- si on veut utiliser cette catégorie d'une façon qui ne soit
ni défensive ni offensive contre ce qui n'est pas lui - a en
soi la force, les ressources, les fondements culturels, lui
permettant de tenter cette opération de conversion radi-
cale, en prenant ce terme dans son sens le plus fort, et
ceci malgré sa tentation répétée de conformer le monde
à un modèle unique. Depuis Héraclite, l'idée que l'on peut
être unis non par l'homogénéité, mais par la distinction et
par la diversité, fait partie de la tradition que l'Occident a
produite, mais qu'il n'a jamais rendue effective. Une grande
partie de la violence de son histoire porte la marque de
ce refoulement et de cet oubli. Le paradoxe tragique que
nous vivons aujourd'hui vient du fait que ceux qui ont
déclaré la guerre à l'Occident ont reproduit et poussé à son
paroxysme la même obsession phobique, la même convic-
tion qu'il ne peut pas y avoir de communauté, de relation
entre des différences, sauf celle, auto-immunitaire, d'un
conflit mortel.
Dans cette situation - où les tendances les plus destruc-
trices se renvoient l'une à l'autre et redoublent d'efforts
dans une même course au massacre - , la seule solution
est de briser le miroir dans lequel le soi se reflète sans voir
rien d'autre que lui-même, de rompre l'enchantement Le
grand linguiste français Émile Benveniste rappelle que le ^
pronom latin « soi », comme ses dérivés modernes, porte
en lui-même une ancienne racine indo-européenne - d'où

143
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

dérivent les mots latins suus et soror et les mots grecs éthos
et êtes, qui signifient parent, allié. Benveniste en déduit
que de cette racine découlent deux pistes sémantiques
distinctes, la première renvoyant au soi individuel et privé,
exprimé par idios (qui appartient à soi-même), la seconde
à un cercle plus étendu dans lequel de nombreux sujets
se rapportent les uns aux autres, où les termes hetaîros
et soladis, exprimant tous les deux un lien communau-
taire - quelque chose qui est commun à tous ceux qui en
reçoivent une qualification, comme c'est le cas, justement,
avec le munus de la communitas. D'où la relation complexe
entre le « se » réfiexif du « soi-même » et le « se » distinctif
et disjonctif du sed, qui atteste comment à l'origine de ce
que nous appelons « soi », il y a justement un lien indisso-
luble d'unité et de distinction, d'identité et d'altérité. Sans
donner aucun privilège particulier aux étymologies, nous
pourrions peut-être chercher dans la profondeur de notre
tradition linguistique les clés pour inverser, comme le disait
Foucault, la ligne du présent Pour libérer, dans l'actualité
de son histoire, une autre possibilité, présente elle aussi,
même si on n'en n'a jamais fait l'expérience.

144
IMMUNISATION ET VIOLENCE

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

W. Benjamin, « Critique de la violence », in L ' H o m m e , le L a n g a g e


et l a C u l t u r e , coll. « Médiations », Denoël-Gonthier, Paris, 1974

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M. Cacciari, D é c l i n a i s o n s de l ' E u r o p e , L'Éclat, Paris, 1996

E. Canetti, M a s s e et P u i s s a n c e , coll. « Tel », Gallimard, Paris, 1966

J. Derrida, « Auto-immunité, suicides réels et symboliques »,


in Derrida/Habermas, Le « C o n c e p t » du 11 S e p t e m b r e , Galilée,
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M. Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? »,


coll. « La Philothèque », Bréal, Paris, 2004

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( P a s s a g e à l ' O c c i d e n t . P h i l o s o p h i e et g l o b a l i s a t i o n ) ,
Bollati Boringhieri, Turin, 2003
TROISIÈME PARTIE
Biopolitique
et philosophie

1. Bien plus que la peur ou l'espoir, le sentiment que susci-


tent les événements politiques mondiaux de ces dernières
années, c'est sans doute la surprise. Avant d'être positifs,
négatifs ou véritablement tragiques, ils sont d'abord inat-
tendus ; et même plus : contraires à tout calcul raisonnable
de probabilité. De l'effondrement imprévu et sans effusion
de sang du système soviétique en 1989, à l'attaque terro-
riste du 11 septembre 2001 et à tout ce qui s'en est suivi,
le moins que l'on puisse dire, c'est que non seulement
rien ne les laissait imaginer, mais que tout les rendait
invraisemblables. Certes, tous les événements collec-
tifs ont quelque chose d'imprévisible, comme l'histoire
l'a toujours montré mais, même dans les cas de rupture
majeure - les révolutions, ou les guerres, par exemple -
on peut toujours dire qu'ils ont été préparés, ou du moins
permis, par un ensemble de conditions qui les rendaient,
sinon probables, du moins réellement possibles. On peut
faire la même remarque, encore plus nettement, pour les
quarante années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre
mondiale, alors que l'ordre bipolaire ne laissait aucune
place à l'imprévu - à un point tel que ce qui arrivait dans
chacun des deux blocs semblait le résultat quasi-auto-
matique d'une partie connue, dont tous les coups étaient
prévisibles.

149
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

Tout cela, y compris cet ordre politique qui semblait


devoir dominer encore longtemps les relations internatio-
nales, s'est volatilisé sans prévenir, d'abord par implosion
(dans le cas du système soviétique), puis par explosion
(dans le cas du terrorisme). Pourquoi ? Comment expli-
quer ce soudain changement de période ? Et où, exacte-
ment, s'enracine-t-il ? La réponse qui vient le plus souvent
à l'esprit, face à ces interrogations, se fonde sur la fin de
la Guerre froide et la mise en place de la globalisation, qui
en est la conséquence. Mais on risque alors de prendre
l'effet pour la cause, et de proposer comme explication ce
qui justement devrait être expliqué. Quant à la thèse, plus
récente, qui se réfère à un prétendu choc des civilisations
et qui signale, bien qu'elle en dramatise les données, un
danger, ou du moins un risque, réellement existants, elle
n'en permet pas une interprétation correcte. Comment
comprendre que des civilisations - si nous voulons utiliser
ce mot compromettant - qui ont coexisté pacifiquement
pendant plus de la moitié d'un millénaire, fassent aujourd'hui
planer la menace d'un affrontement catastrophique?
Pourquoi le terrorisme international se répand-il sous sa
forme la plus virulente ? Et pourquoi, parallèlement, les
démocraties occidentales semblent incapables de lui faire
face, sauf en utilisant des moyens et des stratégies qui, à
long terme, minent leurs valeurs fondatrices elles-mêmes ?
La réponse que l'on donne généralement à cette dernière
question, liée à la crise croissante des institutions démocra-
tiques - à la difficulté de conjuguer les droits individuels
et les droits collectifs, la liberté et la sécurité - reste elle-
même enfermée dans le cercle interprétatif qu'elle devrait

150
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

ouvrir. On a l'impression de continuer à évoluer dans une


sémantique qui n'est plus capable de rendre compte des
éléments significatifs de la réalité contemporaine, qui reste
en tout cas à la surface ou dans les marges d'un mouve-
ment bien plus profond. En vérité, tant que l'on reste dans
ce langage tout à fait classique - des droits, de la démo-
cratie, de la liberté - , on n'avance pas par rapport à une
situation non seulement complètement inédite, mais dont
la radicale nouveauté jette aussi un éclairage différent sur
l'interprétation de la période précédente. Ce qui ne va pas,
dans ces réponses, avant même leurs références concep-
tuelles particulières, c'est le plan général auquel elles se
réfèrent Comment comprendre, en partant d'elles, non
seulement le choix suicidaire des terroristes kamikazes,
mais aussi le caractère antinomique de guerres prétendu-
ment humanitaires, qui finissent par détruire les popula-
tions qu'elles sont censées sauver ? Et comment concilier
l'idée de guerre préventive avec l'engagement en faveur de
la paix partagé par tous les États démocratiques, ou simple-
ment avec le principe séculaire de non-ingérence dans les
affaires d'autres États souverains ? Loin d'aider à résoudre
de tels problèmes, il me semble que toutes les catégories
politiques modernes, fondées sur la bipolarité entre droits
individuels et souveraineté étatique, contribuent à les
rendre encore plus insolubles. Il ne s'agit pas seulement
d'inadéquation lexicale ou de défaut de perspective, mais
d'un véritable effet de dissimulation : c'est comme si ce
lexique finissait par cacher, derrière son rideau séman-
tique, quelque chose d'autre, une autre scène, une autre
logique qui pèsent sur lui depuis longtemps, même si leur

151
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

explosion en pleine lumière est récente. De quoi s'agit-il ?


Quelle est cette autre scène, cette autre logique, cet autre
objet que la philosophie politique moderne ne réussit pas à
dire, et qu'elle cherche même à cacher ?

2. Je crois qu'il faut se référer à cet ensemble d'événe-


ments qui, au moins à partir des études de Michel Foucault
- mais en fait déjà quelques décennies avant lui - , a pris
le nom de « biopolitique ». Sans que je puisse m'appe-
santir maintenant sur la généalogie de ce concept - que
j'ai reconstituée en détail dans un livre récent 1 - ni sur les
différentes significations qu'il a prises au fil du temps (et
directement dans l'œuvre même de Foucault), disons que
dans sa formulation la plus générale, il se réfère à l'implica-
tion toujours plus forte et plus directe qu'on a pu établir, à
partir d'une certaine période que l'on peut situer pendant
la Seconde Guerre mondiale, entre les dynamiques politi-
ques et la vie humaine comprise dans sa dimension spéci-
fiquement biologique. On pourrait certes faire observer
que, depuis toujours, la politique a eu affaire à la vie, que
la vie, y compris au sens biologique, a toujours constitué le
cadre matériel dans lequel, nécessairement, elle s'inscrit
La politique agraire des empires de l'Antiquité, ou celle,
hygiénico-sanitaire, développée à Rome, ne devraient-elles

1. R. Esposito, B i o s . P o l i t i c a e f i l o s o f i a , Einaudi, Turin, 2004. Cf. aussi


L. Bazzicalupo-R. Esposito (dir.), P o l i t i c a d é l i a v i t a ( P o l i t i q u e de la v i e ) ,
Laterza, Rome-Bari, 2003 ; A. Cutro, B i o p o l i t i c a ( B i o p o l i t i q u e ) , Ombre
Corte, Vérone, 2005 ; auteurs divers, « Biopolitica », F i l o s o f i a p o l i t i c a , n° 1,
2006 ; A. Vinale (dir ), B i o p o l i t i c a e d e m o c r a z i a ( B i o p o l i t i q u e et Démocra-
t i e ) , Mimesis, Milan, 2007 ; 0. Marzocca, Perché il g o v e r n o , (Pourquoi le
g o u v e r n e m e n t ) , Manifestolibri, Rome, 2007.

152
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

pas entrer, à tout point de vue, dans la catégorie de la poli-


tique de la vie ? Et le rapport de domination s'exerçant sur
le corps des esclaves dans les régimes de l'Antiquité, ou,
plus encore, le droit de vie et de mort exercé sur les prison-
niers de guerre, n'impliquent-ils pas une relation directe et
immédiate entre le pouvoir et le bios ? D'autre part, Platon
déjà, en particulier dans la République, dans la Politique et
dans les Lois, conseille de pratiquer un eugénisme qui va
jusqu'à l'infanticide des enfants de santé fragile. Cela ne
suffit pas, toutefois, à ranger ces faits et ces textes dans
un domaine vraiment biopolitique, parce que rarement, et
même jamais, à l'époque antique et médiévale, la conserva-
tion de la vie en tant que telle n'a constitué l'objectif priori-
taire de l'action politique, comme cela se produit justement
à l'époque moderne. Comme Hannah Arendt, surtout, l'a
rappelé, jusqu'à un certain moment, donc, la préoccupation
relative au maintien et à la reproduction de la vie appar-
tenait à une sphère non politique et non publique en elle-
même, mais économique et privée, au point que l'action
politique proprement dite ne prenait de sens et de relief
qu'en s'opposant à elle.
C'est probablement avec Hobbes, c'est-à-dire à l'époque
des guerres de religion, que la question de la vie est placée
au cœur même de la théorie et de la praxis politiques. On
institue l'État Léviathan pour la défendre, et c'est en son
nom que les sujets délèguent à celui-ci, en échange de sa
protection, les pouvoirs qu'ils possèdent naturellement
Toutes les catégories politiques employées par Hobbes
et par les auteurs, autoritaires ou libéraux, qui lui ont
succédé - souveraineté, représentation, individu - ne sont

153
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

en réalité que des façons, linguistiques et conceptuelles, de


nommer, ou de traduire en termes philosophico-politiques,
la question biopolitique de la sauvegarde de la vie humaine
face aux dangers d'extinction violente qui la menacent En
ce sens, on pourrait aller jusqu'à dire que ce n'est pas la
modernité qui a posé le problème de l'autoconservation de
la vie, mais que c'est elle qui a créé, qui a « inventé », pour
ainsi dire, la modernité comme ensemble de catégories
capable de le résoudre. Ce que nous appelons modernité,
en somme, pourrait n'être rien d'autre, dans l'ensemble,
que ce langage qui a pu donner la réponse la plus efficace
à une série de demandes d'autoprotection qui ont jailli
du fond même de la vie2. Ce besoin de récits salvateurs
- pensons, par exemple, à celui du contrat social - serait né
à ce moment-là, et serait devenu de plus en plus pressant,
alors que les défenses qui jusque-là avaient constitué la
bulle de protection symbolique de l'expérience humaine, à
partir d'une perspective transcendante de matrice théolo-
gique, commençaient à s'affaiblir. Une fois que ces défenses
naturelles eurent disparu, eurent été enfouies dans le sens
commun, cette sorte d'enveloppe immunitaire primitive
a eu besoin, en somme, d'un nouveau dispositif, artificiel
cette fois, destiné à protéger la vie humaine de risques
devenus de plus en plus insupportables, par exemple ceux
suscités par les guerres civiles ou les invasions étrangères.
L'homme moderne, justement parce qu'il est tourné vers
l'extérieur d'une façon nouvelle, a besoin d'une série d'ap-
pareils immunitaires servant à protéger une vie renvoyée

2. P. Sloterdijk, Le P a l a i s de c r i s t a l . À l ' i n t é r i e u r du c a p i t a l i s m e p l a n é t a i r e ,
Maren Sell, Paris, 2006.

154
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

entièrement à elle-même à cause de la sécularisation des


références religieuses. C'est alors que les catégories poli-
tiques traditionnelles, comme celle d'ordre, mais aussi
celle de liberté, prennent une signification qui les pousse
de plus en plus à s'abriter dans une exigence de sécurité.
La liberté, par exemple, n'est plus entendue comme la
participation à la conduite politique de la polis, mais elle
est reconvertie en termes de sécurité personnelle, selon
une dérive dont nous ressentons encore les effets ; est
libre celui qui peut bouger sans craindre pour sa vie ou
pour ses biens.
Cela ne signifie pas que nous soyons toujours dans la
problématique ouverte par Hobbes - ni que ses catégories
puissent servir à interpréter la situation actuelle : si c'était
le cas, nous ne serions pas obligés d'élaborer un nouveau
langage politique. En réalité, entre la période générale-
ment considérée comme moderne et la nôtre, il y a une
discontinuité évidente, que nous pouvons situer dans les
premières décennies du siècle dernier, là où se fonde la
véritable réflexion biopolitique. Quelle est cette diffé-
rence ? Alors que dans la première modernité, le rapport
entre politique et conservation de la vie, tel que Hobbes
l'avait fixé, était encore médiatisé, filtré, par un paradigme
d'ordre, articulé justement dans ces concepts de souve-
raineté, de représentation, de droits individuels auxquels
nous venons de faire allusion, dans une seconde période,
qui, selon des modalités diverses, elles aussi discontinues,
vient jusqu'à nous, cette médiation disparaît peu à peu au
profit d'une superposition beaucoup plus immédiate de la
politique et du bios. L'importance prise, dès la fin du XVIIIe

155
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

siècle, dans une logique de gouvernement, par les politi-


ques sanitaires, démographiques et urbaines est le signe
de ce changement Mais ce n'est que le premier pas d'une
coloration biopolitique qui investit tous les rapports orga-
nisant la société. Foucault a analysé les différentes étapes
de ce processus de gouvernementalité de la vie - du soi-
disant « pouvoir pastoral », lié à la pratique catholique de
la confession, à la raison d'État aux rapports de « police »
- qui faisait référence à l'époque à toutes les pratiques
vouées au bien-être matériel3. À partir de ce moment-là,
la vie, d'une part - son maintien, son développement son
expansion - prend une importance politique stratégique,
devient un enjeu décisif des conflits politiques, et la poli-
tique, d'autre part, tend elle-même à se configurer selon
des modèles biologiques, en particulier médicaux.

3. Comme nous le savons, ce mélange entre langage poli-


tique et langage biomédical a lui aussi une longue histoire
- il suffit de penser à l'ancienneté millénaire de la méta-
phore du « corps politique », ou à des termes politiques
d'origine biologique, comme « nation » ou « constitution ».
Mais le double processus croisé de politisation de la vie et
de biologisation de la politique, qui se développe à partir
du début du siècle dernier, a une tout autre portée. Non
seulement parce qu'il place toujours plus la vie au centre
du jeu politique, mais parce que, dans certaines conditions,
il en vient même à inverser ce vecteur biopolitique en son
3. M. Foucault, S é c u r i t é , T e r r i t o i r e , P o p u l a t i o n , Cours au Collège de France,
Hautes Études-GaiIimard-Le Seuil, Paris, 2004 ; N a i s s a n c e de la b i o p o l i t i -
que, Cours au Collège de France, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, Paris,
2004.

156
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

contraire thanato-politique - à lier la bataille pour la vie


à une pratique mortifère. C'est la question que Foucault
a posée dans les termes les plus crus quand il s'est
demandé, et cette interrogation nous interpelle encore
aujourd'hui, pourquoi une politique de la vie courait conti-
nuellement le risque de devenir une pratique de mort 4 . Ce
résultat était en quelque sorte déjà implicite dans ce que
j'ai moi-même défini comme le paradigme immunitaire de
la politique moderne 5 , en désignant par cette expression
la tendance croissante à protéger la vie des risques poten-
tiellement présents dans les relations entre les hommes,
fût-ce au prix de la disparition des liens communautaires
- comme le prescrit Hobbes, par exemple. De même que,
pour le prémunir de la contagion, on injecte une portion
du mal dans le corps de celui qu'on veut sauvegarder,
dans l'immunisation sociale, on protège la vie en niant ce
que sa signification a de plus intensément commun. Mais
un véritable saut qualitatif se produit du côté de la mort
quand ce repli immunitaire du parcours biopolitique se
mêle à la parabole, d'abord du nationalisme et ensuite du
racisme. C'est alors que la question de la conservation
de la vie passe du plan individuel, typique de la période
moderne, à celui de l'État national et du peuple en tant
que corps ethniquement défini, en les opposant aux autres
États et aux autres peuples. A partir du moment où la vie
d'un peuple racialement caractérisé est prise comme la
valeur suprême qu'il faut conserver intacte en accord avec
4. M. Foucault, Il f a u t d é f e n d r e la s o c i é t é , Cours au C o l l è g e de France,
1976, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, Paris, 1997, pp. 213-235.
5. R. Esposito, I m m u n i t a s . P r o t e z i o n e e n e g a z i o n e d é l i a v i t a ( I m m u n i t a s .
P r o t e c t i o n et n é g a t i o n de la v i e ) , Einaudi, Turin, 2002.

157
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

sa constitution d'origine, ou qu'il faut même étendre au-


delà de ses frontières, il est évident que l'autre vie, la vie
des autres peuples ou des autres races, tend à être consi-
dérée comme un obstacle à ce projet et donc à lui être
sacrifiée. Le bios est artificiellement découpé par une série
de seuils, en zones de valeurs différentes qui soumettent
l'une de ses parties à la domination violente et destruc-
trice d'une autre.
Le philosophe qui a le mieux saisi la racine de ce
changement - en partie en l'assumant comme son point
de vue, en partie en critiquant ses conclusions nihilistes - ,
c'est Nietzsche. Quand il parle de la volonté de puissance
comme du fond même de la vie, ou quand il place au sein
de la dynamique interhumaine non pas la conscience, mais
le corps même des individus, il fait de la vie l'unique objet et
l'unique sujet de la politique. Que la vie soit pour Nietzsche
une volonté de puissance ne signifie pas que la vie veuille
la puissance ou que la puissance détermine la vie de l'exté-
rieur, mais que la vie ne connaît d'autres façons (Têtre_qiie
rellprit»,son rppforrpmpr)t^nntTTTTTr^p qTiw^^amnf les
institutions modernes - l'État, le parlement, les partis - à
l'inefficacité, c'est précisément leur incapacité à se situer
à ce niveau de discours. Mais Nietzsche ne s'en tient pas
là. L'extraordinaire importance - mais aussi le risque - de
sa perspective biopolitique ne tiennent pas simplement au
fait qu'il a placé la vie biologique, le corps, au centre des
dynamiques politiques, mais aussi à la lucidité absolue
avec laquelle il prévoit que la définition de la vie humaine
- le fait de décider de la nature et de la forme de ce que doit
être une vraie vie humaine - constituera l'objet de conflit le

158
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

plus important des siècles à venir. Quand, dans un passage


connu des Fragments posthumes, il se demande : « Pourquoi
ne réussirions-nous pas avec l'homme ce que les Chinois
savent faire d'un arbre - si bien que d'un côté il porte des
roses et de l'autre des poires 6 », nous nous trouvons devant
un changement très délicat : le passage d'une politique de
gestion de la vie biologique à une politique qui prévoit la
possibilité de sa transformation artificielle. La vie humaine
devient ainsi, même potentiellement, un lieu de décisions
qui ne concernent pas seulement ses limites externes - par
exemple, ce qui la distingue de la vie animale ou végétale -
mais aussi ses limites internes. Cela signifie qu'il revient à
la politique de décider - et qu'on lui demande même de le
faire - de ce qui serait la vie la meilleure sur le plan biolo-
gique, mais aussi de ce qui la rendrait plus forte grâce à
l'utilisation, l'exploitation ou, le cas échéant, la mort, des
vies les plus mauvaises.

4. Le totalitarisme du xx6 siècle - surtout le nazisme-


marque le point culminant de cette dérive thanato-poli-
tique. La vie du peuple allemand devient l'idole biopolitique
à laquelle sacrifier l'existence de tous les autres peuples
et, en particulier, celle du peuple juif, qui semble la conta-
miner et l'affaiblir de l'intérieur. Le dispositif immunitaire
n'a jamais établi une coïncidence aussi absolue, entre
protection et négation de la vie, que dans ce cas. Le prix à
payer pour le développement suprême de la vie d'une race
qui se prétend pure, c'est la production à grande échelle
6. F. Nietzsche, « Fragments posthumes été 1881-été 1882 », Œuvres p h i l o -
sophiques c o m p l è t e s , t. 5, Le Gai S a v o i r , Gallimard, Paris, 1982, p. 414.

159
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

de la mort - d'abord de celle d'autrui et, finalement, au


moment de la défaite, de sa propre mort aussi, comme
en témoigne l'ordre d'autodestruction transmis par Hitler
assiégé dans le bunker de Berlin. Comme dans les maladies
dites auto-immunes, le système immunitaire devient si fort
qu'il frappe le corps même qu'il devrait sauver et provoque
sa décomposition. Il ne faut pas édulcorer la spécificité
absolue de ce qui s'est passé en Allemagne dans les années
1930 et 1940 du siècle dernier. Même la catégorie du tota-
litarisme - qui a pourtant eu le mérite d'attirer l'attention
sur certains liens entre les systèmes antidémocratiques
de cette époque - risque d'effacer, ou au moins d'atténuer,
le caractère irréductible du nazisme, non seulement par
rapport à toutes les catégories politiques modernes, dont,
justement, il signe la débâcle, mais aussi par rapport au
communisme stalinien.
Alors que ce dernier peut encore être considéré
comme une forme extrême et paroxystique de la philoso-
phie de l'histoire moderne, le nazisme est complètement
en dehors non seulement de la modernité, mais aussi de
sa tradition philosophique. Cela ne veut pas dire qu'il n'ait
pas sa propre philosophie - mais qu'il s'agit d'une philo-
sophie intégralement traduite en termes biologiques 7 . Le
nazisme n'est pas - comme veut l'être, au contraire, le
communisme - une vraie philosophie, parce qu'il a plutôt
été la réalisation d'une biologie. Si le transcendantal
- c'est-à-dire la catégorie constitutive, d'où dérivent
toutes les autres - du communisme est l'histoire, celui du
7. E. Lévinas, Quelques r é f l e x i o n s sur la p h i l o s o p h i e de l ' h i t l é r i s m e ,
« Petite Bibliothèque », Payot et Rivages, Paris, 1997.

160
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

nazisme est la vie, entendue en tant que biologie comparée


des races humaines et des races animales. C'est ce qui
explique le rôle absolument exceptionnel qu'ont joué
dans le nazisme, d'une part, les anthropologues - dans
un rapport d'étroite proximité avec les zoologistes - et
d'autre part, les médecins. Dans le premier cas, on doit
rattacher la centralité immédiatement politique de l'an-
thropo-zoologie à l'importance que les nazis donnèrent à
la catégorie d'humanitas - un célèbre manuel de politique
raciale a porté justement ce titre 8 - comprise comme objet
de réélaboration permanente par la définition de seuils
biologiques entre des vies qui ont de la valeur et d'autres
qui n'en ont pas, de la vie « qui n'est pas digne d'être
vécue », comme le disait un texte tristement célèbre 9 .
Quant aux médecins, leur participation directe à toutes les
étapes du génocide - de la sélection à l'entrée des camps
jusqu'à la crémation finale des prisonniers - est connue
et largement documentée. Comme on peut le déduire de
leurs déclarations lors des nombreux procès où ils furent
impliqués, ils interprétaient leur travail de mort comme
la mission même du médecin : celle de guérir le corps
de l'Allemagne atteint d'une maladie gravissime, en élimi-
nant définitivement la part infectée et les germes invasifs.
Leur tâche avait à leurs yeux le caractère d'une grande
désinfection, nécessaire dans un monde désormais envahi
par des processus de dégénérescence biologique, dont la
race juive constituait l'élément le plus létal.

8. H. G. K. Gunther, H u m a n i t a s , Lehmanns, Munich, 1937.


9. K. Binding et A. Hocke, D i e F r e i g a b e der V e r n i c h t u n g l e b e n s u n w e r t e n
Lebens: ihr M a s s und i h r e Form, Meiner, Leipzig, 1920.

161
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

De ce point de vue, le nazisme constitue à la fois un


élément de rupture, et même un tournant, dans la biopo-
litique, qu'il porte à son point maximum d'antinomie,
résumable dans le principe que la vie ne se protège et ne
se développe qu'en élargissant progressivement le cercle
de la m o r t La logique de la souveraineté a été elle aussi
radicalement transformée. Alors que d'après elle, du moins
dans sa formulation classique, seul le souverain possède le
droit de vie et de mort sur ses sujets, celui-ci est concédé
à tous les citoyens du Reich. S'il s'agit de la défense raciale
du peuple allemand, chacun a la légitimité, et c'est même
un devoir, de donner la mort à n'importe qui d'autre et
finalement, si la situation l'exige, comme au moment de
la défaite finale, aussi à soi-même. Ici, la défense de la vie
et la production de la mort atteignent vraiment un niveau
d'indistinction absolue. La maladie que les nazis voulaient
éliminer était précisément la mort de leur_race. C'était
cela qu'ils voulaient tuer dans le corps des juifs et de tous
ceux qui semblaient la menacer du dehors et du dedans.
D'ailleurs, cette vie infectée était considérée comme déjà
morte. C'est pour cela que les nazis ne considéraient pas
ce qu'ils faisaient comme un véritable assassinat Ils se
contentaient de rétablir les droits de la vie en restituant à
la mort une vie déjà morte, en donnant la mort à une vie
depuis toujours déjà habitée et corrompue par la m o r t Ils
assumaient la mort à la fois comme objet et comme instru-
ment de soin, en faveur de la vie. C'est pour cela qu'ils ont
toujours eu le culte de leurs ancêtres morts : parce que, dans
une perspective biopolitique complètement inversée en
thanato-politique, c'était seulement à la mort qu'il revenait

162
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

de défendre la vie avec ses propres moyens, en soumettant


la vie entière au régime de la m o r t Les cinquante millions
de morts produits par la Seconde Guerre mondiale sont le
résultat inévitable de cette logique.

5. Cette catastrophe, toutefois, n'a pas été la fin de la biopo-


litique, comme le prouve le fait que, selon des configura-
tions différentes, elle ait une histoire bien plus vaste et bien
plus longue que le nazisme, qui a semblé pourtant la porter
à ses conséquences extrêmes. Ce n'est pas la biopolitique
qui est un produit du nazisme, mais au contraire le nazisme
qui est une forme paroxystique et dégénérée d'une certaine
forme de biopolitique. C'est un point sur lequel il faut
insister avec force parce qu'il peut conduire, et il a même
déjà conduit à de nombreux malentendus. Contrairement
aux illusions de ceux qui ont cru pouvoir sauter en arrière
avant la parenthèse nazie pour reconstruire les médiations
qui organisaient la phase précédente, la vie et la politique
sont désormais liées par un nœud impossible à défaire.
Cette illusion a été alimentée par la période de paix - au
moins dans le monde occidental - qui s'est ouverte à la fin
de la Seconde Guerre mondiale. Mais, même si l'on ne tient
pas compte du fait que cette paix - ou cette non-guerre ; ce
qu'a été la Guerre froide - était fondée sur l'équilibre de la
terreur produit par la menace atomique, et donc complète-
ment inscrite dans une logique immunitaire, celle-ci n'a fait
que repousser de quelques décennies ce qui, tôt ou tard,
serait de toute façon advenu. Et de fait, l'effondrement du
système soviétique, interprété comme la victoire définitive
de la démocratie contre ses ennemis potentiels, sinon vrai-

163
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

ment comme la fin de l'histoire, a marqué concrètement


la fin de cette illusion. Le nœud entre la politique et la vie,
que le totalitarisme avait resserré d'une façon destructrice
pour tous les deux, est toujours devant nous. On peut
même dire qu'il est devenu l'épicentre de toute dynamique
politiquement significative. De l'importance toujours plus
grande prise par l'élément ethnique dans les relations
internationales, à l'impact des biotechnologies sur le corps
humain, de la centralité de la question sanitaire comme
indice privilégié du fonctionnement du système écono-
mico-productif, à la priorité de l'exigence de sécurité dans
tous les programmes de gouvernement, la politique, appa-
remment, se rabat toujours plus sur le niveau biologique
nu, quand ce n'est pas sur le corps même des citoyens,
partout dans le monde. L'indifférenciation progressive
entre la norme et l'exception provoquée par le dévelop-
pement sans discrimination des législations d'exception,
parallèlement au flux croissant de migrants sans aucune
identité juridique et soumis directement au tri par la police,
marquent l'inflexion la plus récente dans la direction biopo-
litique. On doit réfléchir sur ce fait mondial, au-delà même
des théories actuelles concernant la globalisation. On peut
dire que, contrairement à ce qu'ont soutenu différemment
Martin Heidegger et Hannah Arendt, la question de la vie
ne fait qu'un aujourd'hui avec celle du monde. L'idée philo-
sophique, issue de la phénoménologie, de « monde de la
vie », est en somme inversée en celle, symétrique, de « vie
du monde », au sens où le monde entier apparaît toujours
plus comme un corps unifié par une unique menace
globale qui, simultanément, le fait tenir ensemble et risque

164
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

le faire voler en éclats : à la différence du passé, il n'est


plus possible qu'une partie du monde - l'Amérique, l'Eu-
rope - puisse se sauver alors qu'une autre serait détruite.
Le monde - le monde entier, sa vie - est rassemblé dans
un unique destin : ou il trouvera le moyen de survivre tout
entier ou il périra tout entier.
Les événements déchaînés par l'attaque terroriste du
11 septembre 2001 ne constituent pas, comme on le dit
souvent, le début, mais simplement le détonateur, d'un
processus déjà en cours depuis la fin du système sovié-
tique, de l'ultime katéckon qui a freiné les poussées auto-
destructrices du monde grâce aux morsures réciproques
de la peur. Désormais, une fois disparu le dernier mur
qui donnait au monde une forme duale, il ne semble plus
possible d'arrêter les dynamiques biopolitiques, ni de
les contenir à l'intérieur des anciennes digues. L'actuelle
guerre en Irak marque peut-être le sommet de cette
dérive, tant par la façon dont elle a été motivée que par
celle dont elle a été, et demeure, conduite aujourd'hui.
La seule idée de guerre préventive déplace radicalement
les termes de la question, tant par rapport aux guerres
« chaudes » qu'à la prétendue Guerre froide. Par rapport
à celle-ci, c'est comme si le négatif de la procédure immu-
nitaire se dédoublait jusqu'à occuper l'ensemble du cadre.
La guerre devient non plus l'exception, l'ultime recours, le
renversement toujours possible, mais l'unique forme de
la coexistence globale, la catégorie constitutive de l'exis-
tence contemporaine. Cela entraîne - et il n'y a là rien
d'étonnant- une multiplication démesurée des risques
que l'on voulait justement éviter. Le résultat le plus évident,

165
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

c'est l'absolue superposition des contraires - la paix et la


guerre, l'attaque et la défense, la vie et la mort, toujours
plus rabattues l'une sur l'autre.
Si l'on envisage les pratiques terroristes actuelles pour
examiner plus en détail leur logique homicide et suicidaire,
on perçoit vite un changement postérieur à la thanato-poli-
tique nazie elle-même. Ce n'est plus seulement la mort
qui fait son entrée massive dans la vie, mais la vie qui se
constitue comme instrument de m o r t Qu'est-ce qu'un
kamikaze, au sens propre, sinon un fragment de vie qui
se jette contre d'autres vies pour produire de la mort ? Et
la cible des attentats terroristes ne se déplace-t-elle pas
toujours plus sur les femmes et les enfants, c'est-à-dire
sur les sources même de la vie ? La barbarie des décapita-
tions d'otages semble revenir à l'époque pré-moderne des
supplices en public, en y ajoutant la touche hypermoderne
du parterre planétaire permettant d'assister au spectacle.
Le virtuel, loin de s'opposer au réel, en constitue dans ce
cas la manifestation la plus concrète dans le corps même
des victimes et dans le sang qui peut gicler sur l'écran.
Jamais autant qu'aujourd'hui la politique ne s'est pratiquée
sur les corps, dans les corps, de victimes innocentes et sans
défense. Mais ce qui est encore plus significatif, à propos
de l'actuelle dérive biopolitique, c'est que même la préven-
tion par rapport à la terreur de masse tend à se l'approprier
et à en reproduire le fonctionnement Comment sinon,
lire des épisodes tragiques comme celui du massacre du
théâtre Dubrovska de Moscou, perpétré par la police en
utilisant des gaz létaux touchant autant les otages que les
terroristes ? Et la torture abondamment pratiquée dans

166
BIOPOLTTIQUE ET PHILOSOPHIE

les prisons irakiennes n'est-elle pas elle aussi, à un autre


niveau, une pièce à conviction exemplaire de politique
sur la vie, à mi-chemin entre les incisions sur le corps des
condamnés de la Colonie pénitentiaire de Kafka et l'anima-
lisation de l'ennemi de type nazi10 ? Que, dans la récente
guerre en Afghanistan, les mêmes avions aient lancé des
bombes et des vivres sur les mêmes populations, est sans
doute le signe tangible de la coïncidence la plus achevée
entre la défense de la vie et la production de la m o r t

6. Peut-on considérer que le discours s'achève ici ? Est-ce


le seul résultat possible de toute cette histoire, ou existe-t-il
une autre façon de pratiquer, ou du moins de penser, la
biopolitique ? Une biopolitique enfin affirmative, féconde,
soustraite au retour inévitable de la mort ? Peut-on imaginer
- pour le dire autrement - une politique non plus sur la vie,
mais de la vie ? Et quelle forme devrait-elle, pourrait-elle,
prendre ? Avant de répondre, il n'est pas inutile d'intro-
duire une première précision. Quelle que soit la légitimité
de leur rapprochement, je me méfie personnellement de
tout raccourci direct entre la philosophie et la politique.
Leur implication ne peut pas se résoudre en superposi-
tion absolue, au sens où je ne crois pas que la tâche de
proposer des modèles d'institutions politiques revienne à
la philosophie ni que, par ailleurs, celle-ci puisse faire de
la biopolitique un manifeste révolutionnaire ou réformiste,
au choix. J'ai l'impression qu'il faut emprunter un chemin
beaucoup plus long et mieux articulé, qui passe par l'ef-
fort proprement philosophique d'une nouvelle élaboration
10. A. Cavarero, O r r o r i s m o , Feltrinelli, Milan, 2007.

167
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

conceptuelle. Si, comme le croit Deleuze, la philosophie est


la pratique de la création de concepts adaptés à l'événement
qui nous touche et nous transforme 11 , alors le moment est
venu de repenser le rapport entre la politique et la vie
d'une façon qui, au lieu de mettre la vie sous la coupe de
la politique - ce qui s'est justement produit au cours du
siècle dernier - , introduise dans la politique la puissance
de la vie. Ce qui compte, c'est de se reporter à la biopoli-
tique non pas en partant de ce qui lui est extérieur, mais de
l'intérieur d'elle-même, jusqu'à en faire émerger quelque
chose que jusqu'à présent l'image de ce qui s'oppose à elle
a toujours oblitéré. Il faut se référer à son contraire, au
moins pour fixer un point de départ et d'opposition. Dans
Bios, j'ai choisi la voie la plus difficile - c'est-à-dire partir de
l'endroit d'où provient la dérive mortifère la plus extrême
de la biopolitique : le nazisme et ses dispositifs thanato-
politiques - pour y chercher justement les paradigmes,
les clés, les signes précisément inversés, d'une politique
de la vie qui soit différente. Je me rends compte qu'il peut
paraître très choquant de contredire le sens commun qui,
pendant longtemps, a cherché, consciemment ou incons-
ciemment, à se débarrasser de la question du nazisme, de
ce que le nazisme a compris et malheureusement pratiqué,
comme politique du bios - même si, pour se référer plus
correctement au lexique aristotélicien, il faudrait dire de la
zoé. Les trois dispositifs mortifères du nazisme sur lesquels
j'ai travaillé sont ceux de la normalisation absolue de la
vie, c'est-à-dire de l'enfermement du bios dans la loi de sa

11. G. Deleuze et F. Guattari, Q u ' e s t - c e que la p h i l o s o p h i e ?, Éditions de


Minuit, Paris, 1991.

168
BIOPOUTIQUE ET PHILOSOPHIE

destruction, de la double fermeture du corps, c'est-à-dire de


l'immunisation homicide et suicidaire du peuple allemand
dans la figure d'un unique corps racialement purifié et,
enfin, de la suppression anticipée de la naissance, comme
forme d'effacement de la vie dès son surgissement J'ai
opposé à ces dispositifs, non pas quelque chose qui leur soit
extérieur, mais leur contraire direct - une conception de la
norme qui soit immanente aux corps, et non pas imposée de
l'extérieur, une rupture avec l'idée fermée et organique du
corps politique, au profit de la multiplicité de la « chair du
monde » et, enfin, une politique de la naissance comprise
comme production continue de la différence, par rapport
à toute pratique identitaire. Tous les arguments proposés,
même si je ne peux ici les reprendre en détail, vont dans
le sens d'une conjugaison inédite entre le langage de la vie
et la forme politique, à travers la réflexion philosophique.
On ignore encore ce qui, de tout cela, pourra aller vers la
constitution d'une biopolitique affirmative. Ce qui m'in-
téressait, c'était de marquer des traces, de tirer des fils,
d'ouvrir des voies, capables d'anticiper quelque chose qui
n'émerge pas encore clairement à l'horizon.
Le nazisme et nous

1. 1933-2003. Est-il juste de revenir sur la question du


nazisme, soixante-dix ans après sa prise de pouvoir ? Je
crois qu'on ne peut répondre que par l'affirmative à cette
question, non seulement parce que tout manquement de
la mémoire à son sujet serait un affront inadmissible fait
à ses victimes, mais aussi parce que, malgré une littéra-
ture toujours plus abondante, quelque chose de lui qui
nous touche de près est laissé dans l'ombre. De quoi
s'agit-il ? Qu'est-ce qui nous lie de façon invisible à ce que
pourtant nous identifions comme la catastrophe la plus
tragique de notre temps - et peut-être même de tous les
temps ? J'ai l'impression que cet élément, à la fois inquié-
tant et insaisissable, reste à couvert, caché dans les plis
du concept de totalitarisme. Nous savons tous, bien sûr,
combien celui-ci - surtout dans la formulation d'Hannah
Arendt - nous a permis de comprendre le tournant radical
qui s'est produit dans les années 1920, par rapport aux
bases institutionnelles, politiques et éthiques de l'époque
précédente 1 . Pourtant, le concept de totalitarisme finit par
éluder, ou du moins par atténuer, la spécificité de l'événe-
ment nazi par rapport aux autres expériences appartenant
à la même catégorie - surtout le communisme soviétique.
Cela ne signifie pas, bien entendu, que rien ne relie trans-
versalement les deux phénomènes - la société de masse,
1. S. Forti, Il t o t a l i t a r i s m e ) (Le t o t a l i t a r i s m e ) , Laterza, Rome-Bari, 2001.

171
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

la violence constructiviste, la terreur généralisée et bien


d'autres choses encore. Mais ce lien, bien qu'il ne soit
que trop évident, n'atteint pas la couche ultime qui fait du
nazisme quelque chose d'inassimilable à tout autre événe-
ment du passé, récent ou ancien.
De ce point de vue, même le rapport avec ce que nous
appelons la modernité révèle une profonde différence
entre les deux « totalitarismes » : alors que le totalitarisme
communiste, malgré sa spécificité, vient d'elle - de ses
logiques, de ses dynamiques et de ses dérives - , le tota-
litarisme nazi marque un total changement d'orientation.
Il ne nait pas d'une exaspération extrémiste de la forme
du moderne, mais de sa décomposition. Il en contient
certes des éléments, des fragments, des éclats, mais il les
transpose, ou les trahit, dans un langage conceptuel abso-
lument nouveau, totalement irréductible aux paramètres
politiques, sociaux et anthropologiques du lexique précé-
dent Si l'on peut toujours affirmer que le communisme
« réalise », en quelque sorte, même si c'est en l'exaspé-
rant une tradition philosophique de la modernité, on ne
peut d'aucune façon en dire autant du nazisme. C'est pour
cela - avant d'autres incompatibilités plus contingentes -
que la rencontre avec la philosophie de Heidegger s'est
bien vite révélée, de part et d'autre, comme un terrible
malentendu. Mais c'est justement parce qu'il est complè-
tement en dehors du langage moderne, parce qu'il est
situé résolument après lui, que le nazisme se rapproche,
d'une manière gênante, d'une dimension appartenant à
notre expérience postmoderne. Contrairement à ce que
proclame une certaine vulgate, nous ne sommes pas, nous

172
LE NAZISME ET NOUS

ne sommes plus, dans l'envers du communisme, mais dans


celui du nazisme. Voilà quel est notre problème, voilà quel
est le monstre qui nous poursuit non seulement à partir du
passé, mais aussi de notre avenir.

2. En quel sens ? Nous avons dit que le nazisme, à l'inverse


du communisme, n'était pas une philosophie réalisée. Mais
ce n'est qu'une demi-vérité, que nous complétons ainsi : il
est plutôt une biologie réalisée. Si le communisme a comme
transcendantal l'histoire, comme sujet la classe, et comme
lexique l'économie, le nazisme a comme transcendantal
la vie, comme sujet la race, et comme lexique la biologie.
Certes, les communistes eux aussi pensaient agir sur la
base d'une vision scientifique précise, mais seuls les nazis
ont identifié cette science à la biologie comparée des races
humaines. De ce point de vue, il faut prendre absolument au
sérieux les déclarations de Rudolph Hess, selon lesquelles
« le national-socialisme n'est rien d'autre qu'une biologie
appliquée2 ». En réalité, l'expression a été utilisée pour la
première fois par le généticien Fritz Lenz dans le célébris-
sime manuel de Rassenhygiene, écrit avec Erwin Baur et
Eugène Fisher, dans un contexte au sein duquel Hitler était
défini comme « le grand médecin allemand », capable de
faire « l'ultime pas dans la défaite de lTiistoricisme et dans
la reconnaissance de valeurs purement biologiques3 ». Du
reste, Hider lui-même avait déclaré dans Mein Katnpf que

2. R. J. Lifton, I m e d i c i n a z i s t i (Les M é d e c i n s n a z i s ) , Rizzoli, Milan, 1988,


p. 51.
3. E. Baur, E. Fischer, F. Lenz, G r u n d r i s s der m e n s c h l i c h e n E r b l i c h k e i t s l e h r e
und R a s s e n h y g i e n e , Lehmann, Munich, 1931, pp. 417-418.

173
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

lorsqu'un peuple n'a plus « la force de lutter pour sa santé,


il perd le droit de vivre dans ce monde de lutte4 ». Dans
un autre manuel de médecine qui a eu une très grande
influence, Rudolf Ramm avait simultanément reconnu
dans le « médecin du peuple » allemand, « un soldat de la
biologie » au service de la « grande idée de la structure
biologique d'État du national-socialisme5». Le pouvoir
médical et le pouvoir militaire renvoient l'un à l'autre
- ajoutait Kurt Blome (ensuite adjoint de Leonardo Conti
à la direction de la santé publique) dans l'essai de 1942
intitulé, conformément au programme, Arzt im Kampf
(Médecin en lutte) - parce que tous deux sont engagés
dans la bataille finale pour la Vie du Reich6.
Prenons soin de ne pas perdre de vue la qualité spéci-
fique de cette sémantique biologique, et en particulier médi-
cale, utilisée par les nazis. Interpréter la politique en termes
biomédicaux et, inversement, attribuer à la biomédecine
une force politique a signifié se fixer un horizon radicale-
ment différent de celui de toute la tradition moderne, parce
que - ce sont encore les mots de Ramm - « le national-
socialisme, à la différence de toute autre philosophie poli-
tique ou de tout autre programme de parti, est en accord
avec l'histoire naturelle et avec la biologie de l'homme 7 ».
Il est vrai que, depuis toujours, le lexique politique utilise
et incorpore des métaphores biologiques - à commencer
par celle, très ancienne, de corps de l'État Et il est vrai,
4. A. Hitler, M e i n K a m p f .
5. R. Ramm, A r z t l i c h e r e c h t s - u n d S t a n d e s k u n d e : D e r A r z t als G e s u n d h e i t -
s e r z i e h e r , de Gruyter, Berlin, 1943, p. 178.
6. K. Blome, A r z t im Kampf : E r l e b n i s s e und Gedanken, Barth, Leipzig, 1942.
7. R. Ramm, A r z t l i c h e r e c h t s - u n d S t a n d e s k u n d e , op. c i t . , p. 156.

174
LE NAZISME ET NOUS

comme Foucault l'a mis en lumière, qu'à partir du XVIIIe


siècle la question de la vie a progressivement interféré avec
la sphère de l'action politique. La même idée de National-
Biologie, ou de biologische Politik, apparaît dans la culture
du règne de Guillaume II ou dans celle de la République de
Weimar8. Mais nous sommes ici face à un phénomène tout à
fait différent, vu son importance et sa signification. La méta-
phore devient en quelque sorte une réalité : non pas dans
le sens où le pouvoir politique serait allé directement aux
médecins et aux biologistes - même si c'est arrivé plusieurs
fois - , mais dans celui, ce qui est encore plus important,
où les politiques ont choisi un principe médico-biologique
comme critère pouvant guider leurs actions. En ce sens, on
ne peut même pas parler d'une simple instrumentalisation :
pour se légitimer, la politique nazie ne s'est pas limitée à
utiliser la recherche biomédicale de l'époque, elle a cherché
à s'identifier directement à elle9. Quand Hans Reiter, parlant
au nom du Reich dans Paris occupé, a déclaré que « cette
façon de penser sur le mode biologique [devait] devenir
petit à petit celle de tout le peuple » parce qu'elle met en
jeu la « substance » même du « corps de la nation10 », il était
tout à fait conscient de parler au nom de quelque chose qui
n'avait jamais fait partie de la langue conceptuelle moderne

8. P. Weindling, H e a l t h , Race and German p o l i t i c s between National


U n i f i c a t i o n 1870-1945, Cambridge University Press, Cambridge, 1989,
pp. 220 sqq.
9. G. Agamben, Homo sacer. Le p o u v o i r s o u v e r a i n et la vie nue, Le Seuil,
Paris, 1997.
10. H. Reiter, « La biologie dans la gestion de l'État », in État et Santé
(ouvrage collectif), C a h i e r s de l ' I n s t i t u t A l l e m a n d , Sorlot, Paris, 1942,
p. 51.

175
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

- et qui, justement pour cela, à la fin de la modernité, nous


interpelle directement

3. C'est la seule façon d'expliquer l'enchevêtrement qui,


pendant ces douze années terribles, s'est produit entre la
politique, le droit et la médecine dans une étreinte dont
l'issue finale fut le génocide. Certes, la participation du corps
médical à des formes de thanato-politique n'a pas existé
uniquement sous le nazisme. On sait le rôle des psychia-
tres dans l'application du diagnostic de maladie mentale
aux dissidents de l'Union Soviétique du Goulag, ou celui
des médecins japonais qui, dans le Pacifique, pratiquaient
la vivisection sur les prisonniers américains. Pourtant en
Allemagne, il s'agissait d'autre chose. Il s'agissait aussi
d'autre chose. Je ne parle pas seulement des expériences
sur les « cobayes humains » ou des collections de crânes
juifs en provenance directe des camps, fournies aux insti-
tuts d'anthropologie. On connait les cadeaux anatomiques
envoyés gracieusement par Mengele à son maître Otmar
Von Verschuer, considéré encore aujourd'hui comme l'un
des fondateurs de la génétique contemporaine. Tout ceci a
déjà été jugé devant un tribunal et il existe même un code
(celui de Nuremberg) promulgué à la fin du procès des
médecins reconnus directement coupables d'assassinat11.
Mais la faiblesse même des condamnations par rapport à
l'énormité de la chose témoigne du fait que le problème
n'était pas tant celui de la reconnaissance - pourtant incon-
11. R. De Franco, In nome di I p p o c r a t e . D a l l ' O l o c a u s t o m e d i c o n a z i s t a
a l l ' e t i c a d é l i a s p e r i m e n t a z i o n e c o n t e m p o r a n e a (Au nom d ' H i p p o c r a t e .
De l ' h o l o c a u s t e m é d i c a l nazi à l ' é t h i q u e de l ' e x p é r i m e n t a t i o n contempo-
r a i n e } , Angeli, Milan, 2001.

176
LE NAZISME ET NOUS

tournable - de la responsabilité individuelle de ces étranges


médecins, que celui du rôle complexe que la médecine
joua dans l'idéologie et la pratique nazies. Est-ce parce que
cette médecine-là a été la profession qui, bien plus que les
autres, a donné son adhésion inconditionnelle au régime,
et parce que le régime a conféré aux médecins un pouvoir
de vie et de mort très étendu ? Parce qu'il a, semble-t-il,
remis au médecin, justement, le sceptre du souverain et,
plus encore, le livre du prêtre ?
Quand Gerhard Wagner, Fiihrer des médecins alle-
mands avant Leonardo Conti, dira que le médecin « sera
de nouveau ce qu'ont été les médecins du passé, il rede-
viendra prêtre ; il sera le médecin prêtre12 », il ne fera rien
d'autre qu'affirmer que c'est à lui, et à lui seul, que revient,
en dernière instance, le droit de juger de qui doit rester en
vie et de qui doit être envoyé à la m o r t Que c'est lui, et lui
seul, qui détient la définition de la vie considérée comme
valide, comme ayant une valeur, et donc le pouvoir de fixer
les limites au-delà desquelles elle peut être légitimement
supprimée. Les médecins - du moins ceux qui, nombreux,
se reconnurent dans le régime - ont accepté sans hésita-
tion ce mandat et l'ont mis en pratique avec une efficace
alacrité : de l'identification des enfants, puis des adultes,
destinés à la « mort miséricordieuse » du programme T4, à
l'extension aux prisonniers de guerre de ce qui a continué
à se définir comme «euthanasie» (code 14fl3), jusqu'à
la grande Therapia magna auschwitzcience : la sélection
à l'entrée du camp, le début du processus de gazage, la

12. B. Muller-Hill, Scienza di m o r t e ( S c i e n c e de m o r t ) , ETS, Pise, 1989,


p. 107.

177
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

déclaration de décès, l'extraction des dents en or des cada-


vres, la surveillance des procédures de crémation. Aucune
phase de la mort produite en série, n'a échappé à leur
contrôle. Selon une disposition précise de Viktor Brack,
chef du département d'Euthanasie de la Chancellerie du
Reich, eux seuls avaient le droit d'injecter du phénol dans
le cœur des « dégénérés » ou d'ouvrir le robinet du gaz
pour la « douche » finale. Si le véritable pouvoir chaussait
des bottes de SS, Yauctoritas revêtait la blouse blanche
du médecin. Même les voitures qui transportaient le
Zyklon-B à Birkenau portaient le signe de la Croix Rouge
et l'inscription qui trônait à l'entrée de Mauthausen était :
« Propreté et Santé ». Dans le territoire anonyme de cette
nouvelle théo-bio-politigue, les médecins étaient vraiment
redevenustes-grands prêtres de Baal - qui, après quelques
millénaires, se retrouvaient face à leurs antiques ennemis
juifs et pouvaient les dévorer à loisir. On a bien dit qu'Aus-
chwitz-Birkenau avait été le plus grand laboratoire de
génétique du monde13.

4. Comme on le sait, le Reich a su bien récompenser


ses médecins. Non seulement avec des chaires et des
honneurs, mais aussi avec quelque chose de plus concret
Si Conti passa directement sous les ordres de Himmler,
le chirurgien Karl Brandt déjà en charge de l'opération
« Euthanasie », devint l'un des hommes les plus puissants
du régime, soumis, dans son domaine - celui, illimité, de la
vie et de la mort de chacun - , à la seule autorité suprême

13. E. Klee, A u s c h w i t z . D i e N S - M e d i z i n u n d i h r e O p f e r , Fischer, Francfort-


sur-le-Main, 1997.

178
LE NAZISME ET NOUS

du Fiihrer. Pour ne rien dire d'Irmfried Eberl, « promu » à


trente-deux ans commandant du camp de Treblinka. Cela
veut-il dire que tous les médecins allemands, ou même
seulement ceux qui adhérèrent au nazisme, vendirent
délibérément leur âme au diable ? Qu'ils ne furent que des
bouchers en blouse blanche ? En fait, même s'il serait plus
commode de le penser, il n'en a pas du tout été ainsi. Non
seulement la recherche médicale allemande était l'une des
plus avancées, sinon la plus avancée, du monde - au point
que Wilhelm Hueper, père de la carcinogénèse profession-
nelle américaine, demanda au ministre nazi de la culture
Bernhard Rust de revenir travailler dans la « nouvelle
Germanie » ; mais les nazis lancèrent la campagne la plus
puissante de l'époque contre le cancer, en restreignant
l'usage de l'amiante, du tabac, des pesticides et des colo-
rants, en encourageant la diffusion de la nourriture inté-
grale et de la cuisine végétarienne, mettant en garde sur
les effets cancérigènes potentiels des rayons X (auxquels,
simultanément, on soumettait les femmes qui ne valaient
même pas le coût d'une salpingectomie, pour les stéri-
liser). À Dachau, pendant que la cheminée fumait, on
produisait du miel biologique. Hitler lui-même, d'ailleurs,
détestait fumer, était végétarien, défendait les animaux et,
de plus, était tout particulièrement attentif aux questions
d'hygiène14.
Que signifie tout cela ? Cette attention vraiment obses-
sionnelle portée à la santé publique, qui obtint, en outre,
des effets non négligeables sur la réduction de la mortalité

14. R. N. Proctor, La g u e r r a di H i t l e r al cancro (La Guerre de H i t l e r c o n t r e


le c a n c e r ) , Cortina, Milan, 2000.

179
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

par cancer dans l'Allemagne de l'époque ? La thèse qui se


dégage est qu'entre cette attitude thérapeutique et le cadre
thanatologique dans lequel elle s'inscrit, il n'y avait pas
seulement une contradiction, mais un lien profond ; c'est
justement parce qu'ils étaient obsessionnellement préoc-
cupés de la santé du corps allemand que les médecins
opéraient, au sens spécifiquement chirurgical du mot, une
ablation mortifère dans sa chair. Bien que cela apparaisse
tragiquement paradoxal, c'est en somme pour exécuter
leur mission thérapeutique qu'Us se firent les bourreaux
de ceux qu'ils jugeaient soit sans importance, soit nuisi-
bles au développement de la santé publique. De ce point de
vue, bien que cela coûte de le faire, on doit défendre l'idée
que le génocide a été le résultat non de l'absence, mais
de la présence d'une éthique médicale pervertie en son
contraire. Dire que dans la vision biomédicale du nazisme,
la frontière entre guérison et assassinat a été franchie,
est encore peu dire. Il faut les concevoir comme les deux
versants d'un même projet, qui faisait de l'un la condition
nécessaire de l'autre : ce n'est qu'en assassinant le plus
de personnes possible que l'on pouvait guérir ceux qui
représentaient la véritable Allemagne. Vu sous cet angle,
il apparaît même plausible qu'au moins quelques-uns des
médecins nazis aient vraiment cru respecter le fond, sinon
la forme, du serment d'Hippocrate selon lequel il ne faut
en aucune façon nuire aux malades. Sauf que pour eux, le
malade n'était pas un individu, mais l'ensemble du peuple
allemand : c'était précisément sa guérison qui deman-
dait la mort massive de tous ceux dont l'existence même
menaçait sa santé. En ce sens, nous sommes obligés de

180
LE NAZISME ET NOUS

défendre l'hypothèse, déjà avancée, que le transcendantal


du nazisme est la vie plutôt que la m o r t Même si ensuite,
paradoxalement, la mort fut considérée comme le seul
remède capable de conserver la vie : « Le message des
nazis - aux victimes, aux observateurs potentiels et surtout
à eux-mêmes - fut : tous nos meurtres sont des meurtres
médicaux, décidés pour raisons médicales et exécutés
par des médecins15. » C'est dans le télégramme 71 envoyé
du bunker de Berlin, par lequel Hitler recommandait de
détruire les conditions d'existence du peuple allemand
qui s'était montré trop faible, que le point-limite de l'anti-
nomie nazie devint clair, d'une façon imprévue : la vie de
quelques-uns, et finalement celle d'un seul, n'était rendue
possible que par la mort de tous les autres.

5. Nous savons que Michel Foucault a interprété cette dialec-


tique thanatologique en termes de biopolitique : à partir du
moment où le pouvoir prend la vie elle-même comme l'objet
de ses calculs et l'instrument lui permettant d'atteindre son
b u t il est possible, si du moins certaines conditions sont
remplies, qu'il décide d'en sacrifier une partie au bénéfice de
l'autre16. Sans rien enlever à la force de cette interprétation, je
crois toutefois qu'elle ne suffit pas à tout expliquer. Pourquoi
le nazisme - à la différence de toutes les autres formes de
pouvoir passées et présentes - a-t-il poussé cette possibilité
homicide jusqu'à sa réalisation la plus achevée ? Pourquoi
lui, et seulement lui, a-t-il inversé le rapport entre la vie et

15. R. J. Lifton, op. c i t . , p. 191.


16. M. Foucault, Il f a u t d é f e n d r e la s o c i é t é . Cours au C o l l è g e de France,
1976, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, Paris, 1997, pp. 213-235.

181
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

la mort au profit de la seconde, jusqu'au point de projeter


son autodestruction ? La thèse que j'essaierai d'avancer à ce
propos, c'est que la catégorie de la biopolitique est intégrée
à celle de l'immunisation, car seule l'immunisation fait appa-
raître clairement le nœud mortifère qui relie la protection
de la vie à sa négation potentielle. Mais elle ne fait pas que
cela: elle permet d'identifier dans l'image de la maladie
auto-immune le seuil au-delà duquel l'appareil protecteur se
retourne contre le corps même qu'il devrait protéger, et le
fiait exploser17. Qu'il s'agisse là de la meilleure clé pour saisir
la spécificité du nazisme est d'ailleurs prouvé par la nature
du mal particulier contre lequel il entendait défendre le
peuple allemand. D ne s'agit pas d'une maladie quelconque,
mais d'une maladie infectieuse. Ce qu'il fallait éviter à tout
prix, c'était que des êtres supérieurs soient contaminés par
des êtres inférieurs. La lutte à mort organisée et diffusée
par la propagande du régime est celle qui oppose le corps
et le sang originairement sains de la nation allemande aux
germes invasife qui l'ont pénétrée dans l'intention d'en
miner l'unité, et la vie même. On connaît le répertoire que
les idéologues du Reich ont utilisé pour représenter leurs
prétendus ennemis et, avant tout, les juifs : ils sont, tour à
tour et simultanément, des « bacilles », des « bactéries »,
des « virus », des « parasites », des « microbes ». Andrzej
Kaminski rappelle que les internés soviétiques eux aussi
furent parfois définis dans les mêmes termes18. Du reste, la

17. R. Esposito, I m m u n i t a s . P r o t e z i o n e e n e g a z i o n e d é l i a v i t a ( I m m u n i t a s .
P r o t e c t i o n et n é g a t i o n de la v i e ) , Einaudi, Turin, 2002.
18. A. J. Kaminski, I campi di c o n c e n t r a m e n t o dal 1896 a oggi (Les Camps
de c o n c e n t r a t i o n de 1896 à a u j o u r d ' h u i ) , Bollati Boringhieri, Turin, 1997,
pp. 84-85.

182
LE NAZISME ET NOUS

caractérisation des juifs comme parasites fait partie de l'his-


toire séculaire de l'antijudaïsme, et pas seulement allemand.
Pourtant, dans le vocabulaire nazi, cette définition prend une
valeur différente. C'est comme si ce qui, jusqu'à un certain
moment, était resté une pesante métaphore avait réellement
pris corps. C'est le résultat de la complète biologisation du
lexique qui faisait dire : les juifs ne ressemblent pas à des
parasites, ils ne se comportent pas comme des bactéries - ils
le sont. Et ils sont traités comme tels. Voilà pourquoi le terme
juste pour désigner leur massacre n'est pas « holocauste »,
qui renvoie au sacré, mais « extermination » : exactement ce
que l'on fait aux insectes, aux rats ou aux poux. Il faut ainsi
attribuer un sens tout à fait littéral aux paroles de Himmler
adressées aux SS arrivés à Kharkov selon lesquelles, « avec
l'antisémitisme c'est comme avec la désinfection. Eloigner
les poux n'est pas une question idéologique, c'est une ques-
tion de propreté19 ». Et du reste, Hitler lui-même utilisait une
terminologie encore plus précise : « La découverte du virus
juif est l'une des plus grandes révolutions dans ce monde ; la
bataille de tous les jours dans laquelle nous sommes engagés
est du même ordre que celle menée au siècle dernier par
Pasteur et Koch. [...] Nous ne recouvrerons notre santé
qu'en éliminant les juifs20. »
Il ne faut pas atténuer la différence entre cette
approche spécifiquement bactériologique et celle qui est
tout simplement raciale. Tout le défi final lancé aux juifs
comporte cette caractérisation biologico-immunitaire :
même le gaz des camps passait par des tuyaux de douche
19. I b i d . , p. 94.
20. A. Hitler, Libres p r o p o s sur la g u e r r e et la p a i x r e c u e i l l i s sur l ' o r d r e de
M a r i n Bormann, vol. 1, Flammarion, Paris, 1952, p. 321.

183
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

destinés à la désinfection. Sauf que la désinfection des


juifs était impossible, puisqu'ils étaient eux-mêmes les
bactéries dont il fallait se débarrasser. L'assimilation des
hommes à des germes pathogènes arriva à un point tel
que le ghetto de Varsovie fut intentionnellement construit
dans une zone déjà contaminée. Ainsi, selon les modalités
de la prophétie réalisée, les juifs furent les victimes de
la même maladie que celle qui avait justifié la ghettoïsa-
tion : ils avaient été finalement réellement infectés et donc
étaient devenus des agents d'infection21. C'est pourquoi
les médecins avaient bien raison de les exterminer. Bien
sûr, cette représentation était en opposition patente avec
la théorie mendelienne du caractère génétique - et donc
non contagieux - de la détermination raciale. Mais, juste-
ment pour cette raison, il apparut que la seule façon d'ar-
rêter cette impossible contagion était l'élimination, non
seulement de tous ceux qui pouvaient en être les porteurs
virtuels, mais aussi de tous les Allemands qui pouvaient
avoir déjà été contaminés. Et mêmes de ceux qui auraient
pu l'être dans le futur. Une fois la guerre perdue et les
Russes arrivés à quelques kilomètres du bunker, ils furent
simplement tous concernés. C'est ici que le paradigme
immunitaire de la biopolitique nazie atteint le sommet
de sa fureur auto-génocidaire. Comme pour la maladie
auto-immune la plus dévastatrice, le potentiel défensif du
système immunitaire augmente au point de se retourner
contre lui-même. La seule issue possible, c'est la destruc-
tion généralisée.
21. C. Browning, Verso i l g e n o c i d i o , il Saggiatore, Milan, 1998, p. 153. [Les
O r i g i n e s de la S o l u t i o n f i n a l e . Les Belles Lettres, Paris, 2007.]

184
LE NAZISME ET NOUS

6. Et nous ? Les soixante ans qui nous séparent de la fin


de cette tragique histoire constituent une barrière qu'il
semble difficile de franchir, pour qui que ce soit D est
vraiment difficile de savoir si cela pourrait se reproduire,
du moins dans l'espace de plus en plus étendu de ce que
nous appelons encore l'Occident Nous ne serions pas
les théoriciens de la catégorie de l'immunisation si nous
pensions que douze ans d'expérience nazie auraient pu ne
pas produire des anticorps suffisants pour nous protéger
de son retour. Mais ces considérations de bon sens sont
bien loin d'épuiser un propos - qui, d'un autre point de
vue, comme je le l'ai déjà dit reste encore notre affaire.
J'ajouterai donc quelque chose. Non seulement le problème
- l'horrible déchirure - ouvert par le nazisme n'est pas défi-
nitivement refermé, mais, par certains aspects, il semble se
rapprocher de la situation actuelle, d'autant plus que celle-
ci sort des limites de la modernité. L'écroulement définitif
du communisme soviétique marque peut-être le point à
partir duquel nous pouvons mieux mesurer la persistance,
non pas du nazisme certes, mais du fond, ou du fondement
d'où il est sorti. Et ce n'est pas par hasard : c'est l'épuise-
ment de la philosophie communiste de l'histoire - pour
autant qu'elle se situait encore à l'intérieur de la tradition
moderne - qui favorise le retour de cette question de la
vie, laquelle a été centrale dans la sémantique nazie. Jamais
autant qu'aujourd'hui le bios - sinon la zoé - ne témoignent
qu'ils sont au carrefour de tous les parcours, au croisement
de toutes les pratiques : politiques, sociales, économiques,
technologiques. C'est pour cela que - une fois épuisé le
lexique conceptuel (mais non le besoin) du communisme -

185
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOL1TIQUE

on règle les comptes avec celui du nazisme, avant de les


retrouver, involontairement, imprimés sur notre front
Celui qui aurait eu l'illusion, à la fin de la guerre, ou même
durant l'après-guerre, de pouvoir réactiver les vieilles
catégories de la démocratie sorties formellement victo-
rieuses du conflit se serait énormément trompé. Croire
que la complexité du monde globalisé - avec ses éternels
déséquilibres concernant l'argent la puissance, la densité
démographique - puisse être gouvernée avec les outils
inefficaces du droit international ou avec ceux, mis au
rebut des pouvoirs souverains traditionnels, est une pure
utopie. Cela signifie que l'on ne comprend pas que nous
sommes proches d'un seuil autrement plus dramatique
que celui situé sur la ligne de crête des années 1920-1930.
Comme à ce moment-là - même si c'est d'une façon diffé-
rente - la rencontre, la soudure, entre la politique et la vie
mettent hors jeu toutes les médiations théoriques et insti-
tutionnelles traditionnelles, en commençant par celle de la
représentation. Un regard sur le panorama inaugural du XXIe
siècle suffit à nous en donner une vérification impression-
nante : de l'explosion du terrorisme biologique à la guerre
préventive cherchant à lui répondre sur le même terrain ;
des massacres ethniques, c'est-à-dire, encore une fois, de
type biologique, aux migrations de masse qui franchissent
les barrières prévues pour les contenir ; des technologies
qui investissent non seulement le corps des individus, mais
aussi les caractères de l'espèce, à la psycho-pharmacologie
qui modifie nos comportements vitaux ; de la politique de
l'environnement à l'explosion de nouvelles épidémies ; de
la réouverture de camps de concentration dans diverses

186
LE NAZISME ET NOUS

zones du monde au brouillage de la distinction juridique


entre la norme et l'exception. Tout cela au moment où,
partout, recommence à exploser, irrépressiblement, un
nouveau syndrome immunitaire potentiellement dévas-
tateur. Nous l'avons dit : rien de tout cela ne reproduit ce
qui s'est passé entre 1933 et 1945. Mais rien n'est complè-
tement coupé des questions concernant la vie et la mort
qui se sont posées à ce moment-là. Dire que nous sommes,
aujourd'hui plus que jamais, dans l'envers du nazisme,
signifie qu'on ne pourra pas s'en débarrasser simplement
en détournant le regard. Que pour le renverser vraiment
- pour le renvoyer dans l'enfer d'où il est sorti - , il faut
retraverser consciemment ces ténèbres, répondre, de
manière opposée, bien entendu, à ce qui a été fait alors,
aux questions qui en sont issues.
Politique
et nature humaine

1. La Lettre sur l'humanisme, publiée par Heidegger en 1946,


en pleine défaite historique et même biographique, semble
clore l'histoire séculaire de l'humanisme. Malgré toutes les
tentatives pour la restaurer sous une forme spiritualiste,
marxiste, existentialiste - l'essai de Sartre L'Existentialisme
est un humanisme est de la même année - , la grande tradition
humaniste ne pouvait résister au double drame d'Auschwitz
et de Hiroshima, dans lequel l'idée même d'humanité s'est
abîmée dans son contraire. Bien que la rédaction de la Lettre
ait été motivée par des considérations circonstancielles, et
même tactiques, une nécessaire coupure épistémologique
reste au centre du texte de Heidegger: une culture de
l'homme qui n'a pas su éviter, si tant est qu'elle ne l'ait pas
vraiment favorisée, une hécatombe de cinquante millions
de morts en plein cœur du XXe siècle, ne peut prétendre se
survivre. L'idée qu'après une catastrophe de cette ampleur,
il soit possible de rétablir le mythe du vieil humanisme de
l'homme maître de son destin, est vouée à l'échec pour deux
séries de raisons, au moins : d'abord, parce qu'il n'est pas
possible de faire tourner la roue de l'histoire à l'envers en
direction d'une époque irrémédiablement révolue ; ensuite
parce que c'est justement cette époque qui a produit les
décombres fumants qui, à la fin de la guerre, ont occupé le
terrain, au sens à la fois symbolique et concret du mot

189
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

Pourtant, si la Lettre de Heidegger constitue un point


de non-retour par rapport à tout ce que l'idée à'humanitas
avait signifié pendant au moins cinq siècles, on ne peut pas
dire qu'elle la consigne dans un langage vraiment nova-
teur. Et ceci, non seulement parce que son auteur s'est
momentanément compromis avec les puissances de l'anti-
humanisme, mais pour une raison essentielle, inhérente à
la définition même qu'il donne de l'« humanité ». Sans trop
pouvoir entrer dans les détails de cette question, disons
que c'est justement la façon dont Heidegger rompt avec
la tradition humaniste - qu'il regroupe selon une piste qui
rattache la paideia grecque à la romanitas et va jusqu'aux
studia humanitatis modernes - qui l'empêche de sortir de
son cercle sémantique. Il avait, du reste, lui-même déclaré
que s'il fallait penser « contre l'humanisme, c'est parce que
l'humanisme ne situ [ait] pas assez haut Yhumanitas de
l'homme 1 ». Que voulait dire Heidegger par ces mots ? En
quel sens l'humanisme s'était-il trahi lui-même en situant
l'homme en-deçà de sa signification la plus profonde ? La
réponse du philosophe est bien connue : l'humanisme n'a
pas su s'émanciper du lexique de la métaphysique parce
que celle-ci « pense l'homme à partir de Yanimalitas, elle
ne pense pas en direction de son humanitas1 ». L'homme
est compris par l'humanisme comme une espèce animale,
certes particulière parce que dotée du charisme de la
raison, mais qui n'est pas essentiellement différente des
autres espèces. Quel que soit le nom qui lui ait été donné,
il reste conçu sous la forme de Yanimal raisonnable :

1. M. Heidegger, L e t t r e sur l ' h u m a n i s m e . Aubier, Paris, 1964, p. 75.


2. I b i d . , p. 57.

190
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

«Au principe, poursuit Heidegger, on pense toujours à


l'homo animalis même si on pose l'anima comme animus
sine mens, et celle-ci, plus tard, comme sujet, personne
ou esprit?. » Voilà, pour le philosophe, l'erreur fatale qui
a conduit l'humanisme d'abord à se contredire, puis à
se retourner contre lui-même - l'erreur n'est pas dans la
recherche d'une essence humaine qui précéderait l'exis-
tence, comme aurait pu encore le dire Sartre, mais dans
l'incapacité de distinguer l'existence d'une matière vivante
non spécifiquement humaine, dont en plus elle dériverait
L'animalisation de l'homme, expérimentée dans les camps
d'extermination nazis, trouverait son origine, de ce point
de vue, dans une confusion de catégories entre homme et
animal, dont le concept humaniste d'humanitas est depuis
le début connoté.
C'est cette indistinction, ou cette union, entre anima-
lité et rationalité qui, pour Heidegger, soustrait l'homme
de l'humanisme à ce rapport privilégié avec la sphère de
l'être, uniquement identifiable, au contraire, dans l'élément
qui sépare radicalement le genre humain de tout autre
être vivant - c'est-à-dire le langage. Affirmer que c'est le
langage qui fait de l'homme ce qu'il est signifie, pour le
philosophe allemand, le définir exactement à partir de son
irréductible opposition au silence de l'animal ; mais c'est
ce qui justement pousse hors du champ de sa définition
ce phénomène de la vie nue qui relie tous les êtres vivants
dans une même dimension biologique. Une fois engagé
dans cette direction - qui soustrait l'homme, ou du moins
sa vérité ultime, à la dimension de la vie - Heidegger peut

3. Ibid., p. 57.

191
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

émettre l'hypothèse « que l'essence du divin nous est plus


proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants4 ».
Malgré un intérêt précoce pour la « vie factice » déjà mani-
festé dans les cours de Fribourg des années 1920, malgré
une certaine curiosité par rapport à la médecine et à la
psychiatrie dont témoignent les séminaires de Zollikon, on
peut dire que la différence abyssale instituée par Heidegger
entre l'homme et l'animal est ce qui maintient sa philoso-
phie bien loin, non seulement de ce que les Grecs appe-
laient zoé, la vie nue, mais de tout l'horizon du bios. Que
l'animal soit ensuite défini comme « pauvre en monde »
- à la différence de l'homme « créateur de monde » - est
une autre façon de marquer l'écart irréductible qui, dans
le Dasein, sépare la sphère de l'être-au-monde de celle
de la vie biologique. D'autre part, dans Être et Temps non
plus, ce n'est pas la vie, présente également dans tous les
organismes inférieurs, qui fait de l'homme un être digne de
ce nom, mais au contraire la mort que, justement, contrai-
rement à l'homme, ceux-ci subissent inconsciemment, en
restant toujours incapables de la prévoir. Plus que le vivant,
l'homme est, essentiellement, le mortel - l'être-pour-la-
m o r t Voilà l'élément que Heidegger place au centre de
son ontologie, en s'opposant à la tradition humaniste, mais
aussi, simultanément, à tout savoir positif sur la vie. Sa
thèse est que, pour saisir la réalité humaine plus profon-
dément que ne l'a jamais fait l'humanisme, il faut la penser
en dehors de l'horizon commun de ce qui se contente de
vivre. Pour Heidegger, la vérité de l'homme est au-delà de
sa vie nue, ou avant elle - comme le démontre aussi son

4. Ibid., p. 63.

192
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

total désintérêt pour tout ce qui a trait au corps. C'est pour


cela que, tout en ayant déclaré vouloir dédier sa méditation
« non seulement [à] l'homme, mais aussi à la "nature" de
l'homme », il exclut de cette nature toute référence biolo-
gique ; et il ouvre donc, justement par cette exclusion, la
voie qui conduit à cette dimension plus originelle « dans
laquelle l'essence de l'homme, déterminée à partir de l'être
lui-même se sent chez elle5 ».

2. Peut-on dire que Heidegger a vraiment réussi à se


libérer de la tradition qu'il entend critiquer ? Qu'il parle un
langage complètement différent de celui de l'humanisme
classique ? Il est difficile de répondre à ces questions par
l'affirmative. Certes, le décentrement de l'être humain
par rapport à la dimension de l'être, autour de laquelle
se construit toute la pensée de Heidegger, n'est que trop
évident ; et la déconstruction de la métaphysique subjecti-
viste - et objectiviste - qui assigne à l'homme la propriété
de lui-même et de tout ce qui l'entoure, est tout aussi
manifeste. Le Dasein n'est pas l'homme de l'humanisme,
ne serait-ce que parce qu'il est traversé par une différence
vis-à-vis de lui-même, qui lui retire toute compacité et toute
consistance stable. Mais cela advient en confirmant et en
approfondissant son unicité et sa différence absolues par
rapport aux autres êtres vivants, d'une façon proche de la
tradition anthropologique, au lieu de les remettre en cause.
Une fois abandonné par Dieu à son destin dans le monde,
l'existant de Heidegger hérite non seulement de l'abso-
luité, mais aussi de la primauté sur toute autre espèce, dont

5 I b i d . , pp. 119-121.

193
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

il n'est pas séparé par une différence de nature, mais juste-


ment par une absence structurelle de nature : l'essence
de l'homme se situe davantage dans son extériorité par
rapport au domaine naturel, que dans son appartenance à
une nature spécifique. Ici s'enracine, et s'intensifie, cette
dichotomie conceptuelle entre science naturelle et savoir de
l'homme, que Heidegger voulait aussi vraiment dépasser,
en utilisant un autre lexique. Les sciences naturelles ne
permettent pas de reconnaître la réalité de l'homme - son
existence- parce que l'homme n'a pas, à proprement
parler, de nature, ou parce que sa nature est, justement,
essentiellement non-naturelle. Même s'il a une « condi-
tion », comme le dira aussi, d'un autre point de vue, Hannah
Arendt dans La Condition de l'homme moderne, partageant
sur ce point le préalable anti-biologiste du maître : la vie est
le présupposé biologique dont l'existence humaine doit se
séparer pour assumer la signification - anthropologique,
politique, philosophique - qui lui revient Mais c'est juste-
ment ce préjugé antinaturaliste qui renvoie Yhumanitas de
Heidegger dans les parages de la tradition humaniste, en
particulier de la tradition picienne, alors qu'elle voulait la
dépasser. N'est-ce pas Pic qui a situé la dignitas humana
dans une situation d'excentricité par rapport à toute donnée
naturelle ? Et qui, de plus, a retrouvé justement dans cette
« dignité » la différence, et aussi la supériorité, de l'homme
par rapport à tous les autres animaux ? Alors que ceux-ci
sont dotés par Dieu d'une nature déterminée - qu'ils sont
inexorablement liés à un environnement naturel, comme
l'expliquera plus tard l'anthropologie philosophique du XXe
siècle - l'homme, et seulement l'homme, n'a aucune place

194
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

fixe dans le monde, et c'est justement pour cela qu'il peut


en choisir une à son gré. Ainsi, libre de dégénérer vers les
êtres inférieurs ou de s'élever jusqu'aux dieux, il peut se
transformer sans cesse - « Fingit, fabricat et transformat
se ipsum » - selon son propre arbitre6. Aucun lien onto-
logique, aucun caractère fixe, aucun invariant naturel ne
l'attachent à une modalité naturelle spécifique. Il n'est rien,
parce qu'il peut devenir tout - se recréer à loisir. A propre-
ment parler, il n'est même pas un être, mais un devenir en
perpétuel changement
Quand, quatre siècles plus tard, Sartre écrira - comme
s'il inventait un scénario tout à fait nouveau - « que l'homme
est libre, et qu'il n'y a aucune nature humaine sur laquelle
je puisse faire fond7 », il ne fera que reproduire l'idée origi-
nelle des débuts de la tradition humaniste. Certes, selon un
point de vue qui entendait faire passer le plan de l'existence
avant celui de l'essence - mais en rattachant l'existence au
même caractère antinaturel que celui avec lequel cette
tradition avait pensé l'essence. Il suffit de substituer au
terme « essence » celui de « nature », pour saisir la conver-
gence de fait de ces deux positions qui diffèrent seulement
sur le plan des principes : affirmer que « l'homme n'est rien
d'autre que ce qu'il se fait8 » - comme justement Sartre le
soutient - signifie l'enfermer dans une dimension radi-
calement historique et par conséquent échappant à tout
présupposé naturel. Il est vrai que l'homme est toujours
6. Pic de la Mirandole, De la d i g n i t é de l ' h o m m e . Éditions Rencontre,
Lausanne, 1968, p. 25.
7. J.-P. Sartre, L ' e x i s t e n t i a l i s m e est un h u m a n i s m e , Nagel, Paris, 1946,
p. 52.
8. J.-P. Sartre, i b i d . , p. 22.

195
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

fini - mais c'est justement pour cela qu'il se crée sans cesse
lui-même : il est le sujet de sa propre substance d'une façon
qui dissout continuellement la substance de sa subjectivité.
L'ajout de motifs marxistes aux références phénoménolo-
giques antérieures change peu les termes de son discours :
la nature, plus que comme une composante biologique du
sujet humain, est considérée comme l'outil concret de son
autoreproduction historique. Quand Sartre insiste sur le
fait que, pour l'existentialisme, l'homme est toujours hors
de soi, lié à une transcendance continue de sa condition
naturelle, il faut le prendre à la lettre : bien qu'il soit pris
dans un ensemble de conditions matérielles qui lui sont
antérieures, l'homme expérimente son humanité authen-
tique au moment précis où il se détache d'elle pour se
projeter dans son choix d'existence. Sa nature n'a d'intérêt
que dans la mesure où il la dépasse. Soumise à une totale
historicisation, la dimension de l'existence finit par se tenir
radicalement à distance de celle de la vie. Autrement dit :
la vie ne prend un caractère humain que si on lui enlève
sa signification biologique. Si, du point de vue de la termi-
nologie philosophique, Heidegger s'éloigne nettement de
cette sémantique, au sens où il en déconstruit tous les
concepts - de celui de sujet à celui de substance, de celui de
nature à celui d'histoire - du point de vue du rapport entre
humanitas et bios, il reste, pour l'essentiel, dans ses limites.
Même la caractérisation temporelle du Dasein, qui pourtant
déconstruit toute image chargée de subjectivité, va dans
la même direction antinaturaliste. Le discours humaniste,
n'est pas vraiment abandonné : il semble plutôt dialectique-
ment intégré - subsumé et dépassé - par une configuration

196
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

actualisée. Aucun de ses présupposés de départ - le refus


de la notion biologique de nature humaine, l'opposition
absolue de l'homme aux autres espèces vivantes, la sous-
estimation du corps comme dimension primaire de l'exis-
tence - n'est réellement soumis à discussion. Derrière la
critique de l'humanisme, se reconfigure l'ancien profil de
l'homme essentiellement humanus.

3. Mais une autre raison nous empêche de dire que


Heidegger inaugure un nouveau langage post-humaniste.
C'est qu'en réalité, ce langage ne date pas de la Lettre.
Darwin, d'abord, puis Nietzsche l'ont utilisé, sinon inventé
- même si c'est selon des modalités qui ne se recouvrent
pas et qui ont conduit le second à critiquer âprement le
premier, qu'il ne connaissait, d'ailleurs, que de seconde
main et qu'il a, pour l'essentiel, mal compris: ce que
Nietzsche critiquait - en l'identifiant à tort à la doctrine
positiviste du progrès - c'était moins la conception originale
de Darwin que l'interprétation simplificatrice qu'en avait
proposé Spencer. On peut donc dire que la signification la
plus forte de la perspective darwinienne résidait justement
dans la déconstruction de ce progressisme téléologique et
essentialiste assumé et élaboré par la tradition humaniste.
Sans que l'on puisse s'arrêter autant qu'il le faudrait sur
l'ordonnancement complexe de la théorie darwinienne de
l'évolution, deux points essentiels marquent de la façon la
plus nette sa rupture par rapport au lexique humaniste,
et ils sont liés, bien sûr : d'une part, le fait de substituer
à la recherche de l'essence de l'homme - ou même de sa
condition - celle d'une nature définie sur la base d'une

197
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

série d'invariants de type biologique ; d'autre part, le fait de


réintégrer l'homme, même avec ses caractères propres et
particuliers, à l'intérieur de la chaîne générale des espèces
vivantes. Cela ne signifie pas que Darwin réduise le compor-
tement humain à un simple reflet de ses composants orga-
niques, ni qu'il oppose la nature à l'histoire comme quelque
chose de stable et de fixe. Il l'intègre, au contraire, selon un
concept d'histoire naturelle, qui implique la modification
de la nature humaine sur la base d'une série d'écarts par
rapport à la norme, que l'on ne peut déterminer à l'avance,
mais qui sont produits spontanément et par hasard. Et c'est
précisément sur ces variations que s'exerce ce mécanisme
de la sélection naturelle qui constitue le troisième élément
de divergence, celui qui est le plus important, par rapport
à la tradition humaniste : la nature humaine n'est pas un
tout qui progresse vers un mieux, mais le résultat, toujours
modifiable, d'un conflit infini entre des typologies biologi-
ques différentes, qui luttent pour s'affirmer.
C'est justement ce dernier principe, nous le savons, qui
est le présupposé que Nietzsche a assumé et porté à ses
extrêmes conséquences. Nous ne pouvons, ici non plus,
suivre les méandres infinis, toutes les nuances et toutes
les contradictions de son discours. Mais, en son centre,
on trouve indubitablement la conscience du retard et de
l'inadéquation de l'humanisme européen - défini comme
un nihilisme, justement dans la mesure où il cherche conti-
nuellement à restaurer ses valeurs épuisées - par rapport à
ce que Nietzsche considère comme la nécessité même de
son époque et aussi de la nôtre : c'est-à-dire non seulement
la centralité scientifique, philosophique, politique du bios

198
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

dans son ensemble et dans ses limites internes, mais aussi


la bataille menée par rapport aux façons de le transformer,
et à ce qu'elles entraînent Ce que Nietzsche saisit avec une
clairvoyance supérieure à celle de tous les autres penseurs
de son époque, c'est que derrière, et dans, la question clas-
sique de l'humanitas, se mène un combat dont l'enjeu ultime
est la définition même de ce qu'est l'homme, mais aussi de
ce qu'il peut devenir à partir du moment où il se pose la ques-
tion de modifier ce qui le produit De ce point de vue, on doit
dire que Nietzsche reprend l'ancien mythe picien de la plas-
ticité humaine - la production, par l'homme lui-même, de sa
propre essence. Mais, simultanément, il le traduit en termes
biologiques, dans la mesure où il prend comme objet de
cette transformation non l'âme ou la condition sociale, mais
le corps de l'homme lui-même - ou mieux, l'homme comme
un ensemble bio-déterminé dans lequel l'âme, la condition
et le corps ne forment qu'un seul organisme vivant
Tout cela ne va pas, bien sûr, sans présenter des risques
inquiétants. Dans la mesure où ce vecteur anthropocen-
trique - je préfère biopolitique - d'intervention artificielle
sur des caractères de la nature humaine entre en contact ou
en synergie, avec l'autre présupposé darwinien de la proxi-
mité avec le monde animal, lui-même soumis à une termi-
nologie sociale ou directement ethnico-raciale, les consé-
quences peuvent être désastreuses. Quand Nietzsche se
demande « Pourquoi ne réussirions-nous pas avec l'homme
ce que les Chinois savent faire d'un arbre - si bien que d'un
côté il porte des roses et de l'autre des poires9 », il n'est pas
9. F. Nietzsche, « Fragments posthumes été 1881 -été 1882 », Œuvres p h i l o -
sophiques c o m p l è t e s , t. 5, Le Gai S a v o i r , Gallimard, Paris, 1982, p. 414.

199
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

seulement en train de théoriser le passage de la sélection


naturelle darwinienne à un projet de sélection artificielle, il
est aussi en train d'imaginer un classement anthropologique
dans lequel le genre humain serait divisé en catégories
inégales, entre sélectionnés et sélectionneurs. La compa-
raison avec la plante et avec l'animal, reprise dans d'autres
textes, s'oriente donc vers une dérive idéologique qui tend
à assimiler une partie des hommes à des espèces vivantes
de type inférieur, nécessaires à la domination d'autres
hommes, destinés, au contraire, à des tâches supérieures.
Dans ce cas aussi, Nietzsche adopte le motif piden de la
valse-hésitation de l'être humain entre une dégénérescence
vers l'animal et une régénération vers la dimension divine,
mais en introduisant une différence : la condition animale
et la condition humaine, au lieu de constituer les deux pôles
entre lesquels oscille le genre humain, en deviennent des
typologies entropiques internes. De cette position à celle
qui conduirait à l'animalisation d'un certain type d'hommes
- et à la divinisation de certains autres - et qui a été portée,
dans les décennies qui ont suivi, aux plus extrêmes et
aux plus funestes conséquences thanatologiques, il n'y a
qu'un pas, qui n'est ni impossible à faire, ni impossible à
prévoir. Cela ne signifie pas, évidemment, qu'il faille réduire
Nietzsche à des retombées dont sa pensée n'est en aucune
façon responsable - comme tenteront de le faire, juste-
ment, ceux qui en revendiquent arbitrairement l'héritage.
Mais des termes comme « domestication » (Zahmung) et
« élevage » (Zùchtung), appliqués à des groupes d'hommes
sélectionnés dans ce but, ouvrent de toute façon, dans la
vieille notion d'humanitas, un passage incontrôlable dans

200
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

lequel tous les choix deviennent possibles. Cette action de


« domestication » de l'homme par rapport aux tendances
sauvages de ses origines, qu'une longue et glorieuse tradi-
tion, qui va d'Érasme à Goethe, avait pensée en termes
d'éducation et de formation spirituelle, est alors réinter-
prétée dans un sens anthropotechnique et zootechnique.
D'autre part, comme nous l'avons déjà dit, ce qui est arrivé
dans l'Allemagne nazie ne serait pas non plus complète-
ment étranger à un fond d'opacité présent dès le début
dans la ratio humaniste et anthropocentrique. Comme le
montre l'extraordinaire développement de l'anthropologie
allemande de cette époque, qui n'est jamais séparé de celui,
parallèle et croisé, de la zoologie, les nazis ne renoncèrent
jamais à la catégorie d'humanitas - au point que divers
manuels d'hygiène raciale portèrent ce titre précis: ne
faisaient-ils pas l'effort d'améliorer le genre humain en l'im-
munisant par rapport à ses propres déchets infectieux ? Le
nazisme, en effet, a moins animalisé directement l'homme,
qu'élargi la définition d'anthropos jusqu'à y intégrer même
les animaux d'espèces inférieures. Celui sur qui s'exerçait
une extrême violence n'était pas simplement semblable
aux animaux, c'était un animal-homme : un animal à visage
humain et un homme habité par l'animal.

4. Mais ce visage - destructeur et autodestructeur - est-il


le seul visage du post-humanisme ? Est-il vraiment inévi-
table qu'il s'inverse dans une forme d'antihumanisme
proclamé ? Ou bien la fin de l'humanisme ouvre-t-elle aussi
un autre horizon de sens dans lequel la figure classique
de Yhumanitas se prête à de nouvelles interprétations

201
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

possibles? Nous devons de toute façon partir du refus


de toute approche nostalgique - ou restaurationniste-
comme celle mise en œuvre à la fin de la guerre par
Lukàcs, contre les prétendus destructeurs de la raison, et
qui est de nouveau proposée aujourd'hui, implicitement,
par Habermas, selon des modalités certes plus sophisti-
quées. Comme le philosophe allemand Peter Sloterdijk l'a
soutenu, justement dans une polémique avec Habermas,
non seulement l'humanisme du premier âge moderne,
mais aussi sa nouvelle traduction politique dans les cultures
nationales du XIXe siècle, doivent être considérés comme
des phénomènes substantiellement épuisés10. Les sociétés
contemporaines ne produisent plus leurs synthèses politi-
ques selon le modèle de la société littéraire. De plus, la
réactivation d'une nouvelle jeunesse goethéenne, après la
fin des jeunesses hitlériennes, aurait été elle aussi inima-
ginable. Heidegger lui-même n'a pas adressé sa Lettre à la
nation allemande, comme l'avait fait Fichte à son époque,
mais à un correspondant étranger - précisément, le philo-
sophe fiançais Jean BeaufreL On pourrait dire, si on voulait
encore l'utiliser aujourd'hui, que le terme humanitas ne
peut plus être décliné à partir de la tradition nationale,
mais, en un sens différent et plus vaste, que je définirais à
la fois comme individuel et mondial, en référence à chaque
homme et au monde dans sa complexité. De ce point de
vue, malgré ses contradictions et l'instrumentalisation qui
en a été faite, la pensée de Nietzsche marque un niveau
de conscience en-deçà duquel il est impossible de revenir.
10. P. Sloterdijk, Règles pour le parc h u m a i n . Réponse à la « L e t t r e sur
l ' h u m a n i s m e » de H e i d e g g e r , Mille et une nuits, Paris, 2000.

202
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

À la différence de tout ce qui est proposé, ou présupposé,


par tous les essentialismes, historicismes, personnalismes,
laïques ou religieux, venus avant ou après lui, l'humanité
de l'homme ne peut plus être pensée hors du concept, et
donc de la réalité naturelle, du bios. La vie individuelle et
collective, par ses exigences de conservation et de déve-
loppement, est aujourd'hui l'unique critère de légitimation
universelle qui donne un sens aux pratiques politiques,
sociales, culturelles du monde actuel. Cela signifie que
la notion de nature humaine - qui est de plus en plus au
centre non seulement de l'intérêt scientifique, mais aussi
philosophique - doit être pensée non pas en opposition,
mais en relation avec celle d'histoire.
En ce sens, on peut reprendre - avec bien sûr tous
les changements soumis au hasard - l'intuition originelle
de Darwin, selon laquelle non seulement invariance et
changement ne s'excluent pas, mais s'impliquent récipro-
quement au sens où, dans l'être humain, c'est justement
la dotation innée qui ouvre une gamme de possibilités
acquises, qui à leur tour se reflètent rétroactivement sur
la programmation génétique elle-même : l'homme - pour-
rait-on dire - est programmé pour changer continuelle-
ment sa programmation. Le philosophe et historien de la
médecine, Georges Canguilhem, a pu démontrer que la
santé, pour un être humain, au lieu d'être une situation
de normalité statique, coïncide avec la capacité de son
organisme à changer continuellement ses normes, alors
qu'au contraire la maladie n'est rien d'autre que la diminu-
tion, ou l'affaiblissement, de cette puissance innovante11.
11. G. Canguilhem, Le N o r m a l et le P a t h o l o g i q u e , PUF, Paris 1966.

203
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

C'est, au fond, une nouvelle façon de comprendre, en le


transposant à l'intérieur du corps, le motif picien de l'in-
finie variété de la nature humaine. Mais cette variété, au
lieu d'être pensée comme une miraculeuse échappatoire
aux lois de la biologie, l'est précisément comme son effet
spécifique. Si cela est vrai, le dualisme métaphysique de
matrice cartésienne et le réductionnisme d'origine biolo-
gique, sont les deux côtés opposés et complémentaires
d'une même erreur qui consiste, dans un cas, à inclure
l'invariant dans le contingent et, dans l'autre, à dissoudre
le contingent dans l'invariant Alors qu'au contraire le topos
de l'enquête philosophique, mais aussi scientifique, sur la
nature humaine se situe exactement au point de jonction,
ou dans la zone d'indistinction, des régularités naturelles
et des variations historico-culturelles12. Il est inutile de dire
que cela rend complètement obsolète - et donc tout à fait
conservatrice - l'opposition entre sciences de l'esprit et
sciences naturelles, mais aussi celle entre l'empirique et le
transcendantal : de la même façon que l'activité de l'esprit
et celle du langage sont connectées aux structures organi-
ques dans lesquelles elles s'innervent celles-ci sont à leur
tour modifiées par les prestations linguistiques et mentales
qu'elles produisent Si, en somme, le mouvement de la
main dépend du commandement du cerveau, le fonction-
nement du cerveau lui aussi est à son tour dépendant de
ce que fait la main. En ce sens, il est évident que le cours
entier de l'histoire est la conséquence libre et infiniment
variable d'une nécessité bio-naturelle.

12. La n a t u r a umana (La N a t u r e h u m a i n e ) , (ouvrage collectif), Dérivé e


Approdi, Rome, 2004.

204
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

5. Mais l'inverse aussi est vrai : de même que la nature


influence puissamment l'histoire, l'histoire rétroagit d'une
façon tout aussi significative sur la nature. Et nous arrivons
ici au versant le plus complexe et aussi le plus probléma-
tique de la question - à celui que, après, et avec, « le côté de
Darwin », nous pourrions appeler « le côté de Nietzsche ».
C'est ce que nous avons défini précédemment comme le
vecteur anthropotechnique, ou anthropopoïétique, de
plus en plus actif dans le monde contemporain. Disons
que par rapport à l'époque de Nietzsche, et aussi à celui
de la démence biocratique du nazisme, les possibilités
de modification artificielle de la nature humaine se sont
énormément développées. Je ne pense pas seulement aux
biotechnologies, mais, plus généralement, à l'important
déficit de médiations entre les domaines de la politique, du
droit et de l'économie d'une part, et la dimension du bios,
de l'autre.
Quand on parle - à juste titre - de biopolitique, on
évoque précisément le fait que ce ne sont plus seulement
les facultés connotant la nature de l'homme qui sont massi-
vement investies par les processus sociopolitiques. C'est la
seule façon de pouvoir comprendre des phénomènes qui,
autrement, resteraient indéchiffrables comme, d'un côté,
la nouvelle centralité prise par l'élément ethnique dans les
conflits politiques actuels et, de l'autre, l'usage immédia-
tement productif, dans le monde du travail, d'une faculté
éminemment naturelle, comme celle de la communication
linguistique. Malgré les profondes différences entre ces
deux phénomènes, ce qui se produit dans tous les cas, c'est
l'inscription de pratiques de pouvoir politique et de produc-

205
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

tion économique à l'intérieur de la sphère du bios - ou,


d'un autre point de vue, l'introduction massive de la vie
biologique dans les dynamiques sociopolitiques. Lorsque,
à de tels processus, s'ajoute l'essor de la biotechnologie,
au sens propre du mot, permise par l'hyper-développe-
ment du secteur de l'ingénierie génétique et des sciences
cognitives, le tableau final a vraiment de quoi inquiéter.
Désormais, même par rapport aux analyses classiques de
Foucault sur le contrôle disciplinaire des corps par des
régimes politiques précis, nous sommes dans une situation
beaucoup plus ouverte, dans laquelle le sujet du biopouvoir
lui-même tend à s'étendre et à se généraliser à des dispo-
sitifs planétaires qui règlent la vie selon des procédures
complètement technicisées.
Toutefois, malgré les risques inhérents à ces trans-
formations, on ne doit pas seulement les comprendre à
partir de la peur qu'elles suscitent - les considérer comme
le triomphe posthume de l'inhumain pronostiqué par les
« biocatastrophistes 13 ». Et ceci pour plusieurs raisons.
D'une part, parce que la technique ne s'oppose pas néces-
sairement à la nature et que même, d'une certaine façon,
elle en est l'émanation, au sens où la nature humaine
présente justement une technicité originelle, dans la
mesure où chaque mouvement de notre corps, et chaque
son de notre voue, sont en eux-mêmes techniques. Mais
aussi, à l'inverse, parce que la technique, dans toutes ses
manifestations, de la plus simple à la plus sophistiquée,
influe sur notre nature. De ce point de vue, donc, à l'aune
du plan philogénétique, toute technologie est par principe

13. D. Lecourt, H u m a i n , p o s t - h u m a i n , PUF, Paris, 2003.

206
POLITIQUE ET NATURE HUMAINE

biotechnologique. Certes, la technique, justement pour


cette raison, ne se réduit pas à la production de produits
manufacturés : elle transforme aussi celui qui les produit,
elle ne modifie pas que la matière et l'environnement, mais
aussi l'homme. C'est précisément là que se situe le point le
plus délicat, à partir duquel tout le discours sur l'humanisme
peut prendre une valeur différente, et même inattendue.
De plus, l'humanisme, y compris sous sa forme classique,
n'est pas du tout uniforme. Contre l'essentialisme anthro-
pocentrique de ceux qui ont vu dans l'homme un modèle
absolu et inimitable, des auteurs comme Bruno et Spinoza
nous permettent de comprendre l'absolue multiplicité de
formes que peut prendre la nature humaine. La diversité,
l'altérité, l'hybridation ne sont pas nécessairement une
limite ni un danger dont on devrait se garder au nom d'une
pureté autocentrée sur l'individu et sur l'espèce - selon
une sémantique immunitaire qui a conduit aux formes les
plus atroces de l'homicide eugéniste. Si on les extrait de
la logique fermée et discriminatoire de Yimmunitas, en
les plaçant dans celle, ouverte et inclusive, de la commu-
nitas14, elles peuvent aussi être une richesse et une oppor-
tunité. Cela vaut pour le rapport soit à d'autres espèces
vivantes - les animaux, surtout - soit à des formes et à des
matières non-organiques. On ne doit pas séparer les deux,
au sens où la relation infra-spécifique entre l'homme et
l'animal, qui date de l'âge de la domestication, a constitué
le premier segment anthropocentrique, c'est-à-dire d'auto-
transformation, de tout le processus dTiominisation. C'est

14. R. Esposito, I m m u n i t a s . P r o t e z i o n e e n e g a z i o n e d é l i a v i t a ( I m m u n i t a s .
P r o t e c t i o n et n é g a t i o n de la v i e ) , Einaudi, Turin, 2002.

207
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOUTIQUE

la raison pour laquelle, contrairement à tout présupposé


d'animalisation de l'ennemi largement pratiquée par tous
les racismes, anciens et récents, pris dans la fabrication
symbolique de l'homme-animal, la relation, mais aussi
l'association, avec la « tériosphère », c'est-à-dire avec le
monde animal, a toujours constitué une avancée décisive
de la culture humaine15. A la différence de ce que pensait
Heidegger lui-même, l'animal n'est pas le passé ancestral,
le visage impénétrable, l'énigme muette de l'homme, mais
son avenir : un lieu, et un seuil, d'où l'homme peut tirer des
stimuli pour une élaboration plus complexe et plus ouverte
de son humanitas. On peut dire la même chose de la tech-
nique - quand elle développe toutes les possibilités biologi-
ques faisant partie de notre nature naturellement modifiée,
au lieu de se contenter de s'y opposer. On peut dire bien
entendu, car il faut prendre en compte toutes les éventua-
lités, qu'elle s'inscrit elle aussi au verso d'un risque non
négligeable. Au recto ou au verso de ce feuillet sont écrits,
en lettres partiellement indéchiffrables pour l'instant, l'his-
toire et le destin de ce qui viendra après l'humanisme.

15. R. Marchesini, Post-human, Bollati Boringhieri, Turin, 2002.


Totalitarisme
ou biopolitique
Pour une interprétation
philosophique du xx6 siècle

1. Pour une interprétation philosophique du XXe siècle.


Qu'est-ce que cela veut dire ? Comment comprendre cette
expression ? Quelle signification lui donner ? Ces questions
peuvent avoir deux réponses différentes et même, sous
certains aspects, contradictoires. La première réponse est
classique, c'est celle des grands philosophes du XXe siècle
- Husserl, Heidegger, Sartre, pour ne citer que les noms
les plus célèbres. Elle consiste à lire les événements de
l'histoire contemporaine à partir d'une grille interprétative
fournie par la philosophie elle-même, considérée comme
seule capable d'en saisir l'essence. Quelle que soit ce qui
caractérise cette grille - la crise des sciences européennes,
le développement du nihilisme ou la libération des peuples
opprimés, pour s'en tenir aux auteurs cités - , elle interprète
dans tous les cas le XXe siècle selon les exigences internes
d'une philosophie dont la tâche est de lui apporter un sens,
de situer ses phénomènes sur une voie à sens unique. Ainsi,
entre philosophie et histoire s'établit une relation d'extério-
rité ou, pour ainsi dire, d'autorité. Seule la philosophie, et
c'est son rôle, peut donner une signification d'ensemble à
une série de faits qui, sans elle, en seraient dépourvus.

209
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

Une deuxième réponse, qui est le pendant ou le contraire


de la première - qui a pourtant produit des analyses qui ont
fait date - cherche à en inverser la logique. Elle établit de
fait un rapport différent entre philosophie et histoire, en
n'essayant plus de subordonner la dynamique historique à
la logique de telle ou telle philosophie, mais plutôt en cher-
chant à saisir dans des événements historiques précis un
élément, ou un caractère, en soi philosophique. Dans ce cas,
le sens ne leur est plus imposé de l'extérieur, à partir d'un
point de vue qui coïncide avec la perspective philosophique
de celui qui les observe, mais c'est comme si le sens venait
des faits eux-mêmes, s'il était constitué par leur nouveauté,
leur portée et leurs effets. Ce changement de point de
vue trouve peut-être un écho, aussi, dans ce que la grande
philosophie du XXe siècle - de Heidegger à Wittgenstein et
jusqu'à Kojève - a défini, d'un côté, comme « la fin de la
philosophie » e t de l'autre, comme « la fin de l'histoire » : ce
qui finissait en réalité, c'était une façon de considérer l'his-
toire comme l'objet d'un exercice philosophique. À partir
de là, l'histoire n'a plus été, pour ainsi dire, l'objet mais tout
au plus le sujet de la philosophie. De même, la philosophie
est devenue, non plus la forme, mais le contenu de l'his-
toire. Parce que si les événements de notre temps sont par
eux-mêmes chargés d'une épaisseur philosophique, alors le
devoir de la réflexion ne sera plus d'attribuer à l'histoire un
sens en adéquation avec son fonctionnement à elle, mais
de se mesurer avec le sens originairement présent dans
les événements qu'elle interroge. E t prenons-y garde, non
pas parce que l'histoire n'aurait qu'un seul sens présup-
posé - selon le prétexte invoqué justement par toutes les

210
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

philosophies de l'histoire, progressistes ou réactionnaires,


ascendantes ou descendantes, qui ont existé - mais parce
qu'au contraire, l'histoire est constituée de la rencontre et
du conflit entre plusieurs vecteurs de sens, souvent récipro-
quement concurrentiels. Les événements les plus chargés
de sens - comme par exemple l'attaque des Tours jumelles -
sont précisément ceux qui provoquent un renversement
imprévu du sens précédent, qui font jaillir à l'improviste
une source de significations nouvelles et différentes. C'est
de cette façon radicale qu'il faut comprendre l'expression
selon laquelle l'histoire contemporaine est une histoire
éminemment philosophique. Cela ne veut pas simplement
dire qu'elle peut être essentiellement comprise du point de
vue de la philosophie, et non pas de celui, plus réducteur,
de l'économie, de la sociologie ou de la politologie, comme
l'avait soutenu, d'une façon hâtive et confidentielle, Augusto
Del Noce1, mais que ses événements décisifs - la guerre
mondiale, le triomphe de la technique, la globalisation, le
terrorisme - sont des puissances philosophiques en lutte
pour la prise et la domination du monde, pour la conquête
de son interprétation dominante et donc de sa signification
ultime. Que, par conséquent, bien avant le pétrole, les armes,
la démocratie, l'enjeu métaphysique du conflit en cours est
la définition du sens de l'histoire contemporaine.

2. Je voudrais essayer de ramener ces deux façons de


comprendre l'histoire contemporaine - celle de la philoso-

1. A. Del Noce, L ' i n t e r p r e t a z i o n e t r a n s p o l i t i c a d é l i a s t o r i a c o n t e m p o r a -


nea ( L ' I n t e r p r é t a t i o n t r a n s p o l i t i q u e de l ' h i s t o i r e c o n t e m p o r a i n e ) . Guida,
Naples, 1982.

211
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

phie de l'histoire la plus traditionnelle et celle de l'histoire


comme philosophie - à deux paradigmes herméneutiques
souvent confondus et superposés l'un à l'autre, alors qu'au
contraire leurs présupposés et leurs effets se révèlent
complètement alternatifs. Il s'agit du paradigme du totali-
tarisme et de celui de la biopolitique. Malgré les tentatives
de les rassembler dans un cadre unique, qui ferait de l'un
la continuation ou la confirmation de l'autre - soit dans le
sens d'un totalitarisme biopolitique, soit dans celui d'une
biopolitique totalitaire - il s'agit en réalité de modèles inter-
prétatifs, non seulement divergents du point de vue de la
logique, mais qui ne peuvent que s'exclure réciproquement
parce que leur divergence de fond - bien avant le détail de
leurs contenus - tient à leur différence de position en ce
qui concerne, justement, le rapport entre la philosophie et
l'histoire, la façon dont l'histoire est pensée à partir de la
philosophie et dans la philosophie.
La catégorie du totalitarisme part d'un modèle qui lit
l'histoire comme une succession chronologique divisée
en deux options fondamentales - l'option démocratique et
l'option totalitaire - qui se succèdent en alternance dans le
temps : à la longue phase d'un développement complexe
de la démocratie libérale succède, dans les décennies du
milieu du XXe siècle, une période totalitaire, tant à l'Ouest
qu'à l'Est, elle-même dépassée à deux reprises, en 1945 et
en 1989, par la victoire du modèle démocratique libéral,
désormais hégémonique en Occident Une double confi-
guration historico-philosophique en découle : d'abord,
l'histoire moderne se situe le long d'une unique ligne verti-
cale - au début ascendante et progressive, puis, à partir

212
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

des années 1920, régressive et descendante et enfin, de


nouveau, dans la deuxième moitié du XXe siècle, réorientée
dans la bonne direction, malgré les risques d'involution qui
se profilent aujourd'hui, surtout dans le monde islamique.
A ces fractures sur l'axe vertical correspond, au contraire,
sur l'axe horizontal, une homogénéité substantielle entre
des formes, des contenus et des langages qui semblent
pourtant profondément différents : non seulement ceux du
nazisme et du communisme, superposés en un unique bloc
conceptuel, mais aussi ceux du libéralisme et de la démo-
cratie, considérés sans trop de problèmes comme identi-
ques, selon les exigences d'une philosophie de l'histoire
plus propice aux assimilations qu'aux différenciations. Le
fait que l'on puisse ramener le paradigme du totalitarisme
à une philosophie plutôt traditionnelle est d'ailleurs prouvé
par le recours, permanent et contradictoire, à la catégorie
d'« origine ». Que ce terme apparaisse dans les titres de
deux de ses textes parmi les plus significatifs - Les Origines
du totalitarisme d'Arendt2 et Les Origines de la démocratie
totalitaire de Talmon 3 - n'est pas l'effet du hasard, mais
le signe le plus évident de l'appartenance d'une catégorie
qui se veut nouvelle, celle du totalitarisme justement, à un
cadre philosophique tout à fait classique. Dans tous les
essais philosophiques sur le totalitarisme, le regard de
l'auteur se fixe, en fait, sur la recherche de l'origine et ne
s'en détache pas - d'où naît-il, par quoi a-t-il été engendré,

2. H. Arendt, Les O r i g i n e s du t o t a l i t a r i s m e . Eichmann à Jérusalem,


« Quarto », Gallimard, Paris, 2002.
3. J. Talmon, Le o r i g i n i d é l i a d e m o c r a z i a t o t a l i t a r i a (Les O r i g i n e s de la
d é m o c r a t i e t o t a l i t a i r e ! , H Mulino, Bologne, 1967.

213
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

sur quoi se fonde, avant lui, ce dont le totalitarisme du XXe


siècle a accouché ? Mais c'est justement là, dans ce ques-
tionnement sur l'origine, que la première antinomie du
paradigme tout entier devient évidente : comment retracer
la genèse du phénomène totalitaire qu'on déclare pourtant,
comme le fait justement Hannah Arendt, inassimilable
à quelque autre forme de gouvernement que ce soit, et
donc échappant à toute genèse de type causal ? Pourquoi
chercher l'origine de ce qui semble ne pas avoir d'origine ?
Comment faire tenir ensemble une discontinuité de prin-
cipe - l'absolu novum de l'événement totalitaire - et une
continuité de fait dérivant de l'antériorité d'une origine ?
En termes stratégiques, deux réponses sont possibles,
toutes les deux typiques du modèle historiciste : la première,
celle d'Hannah Arendt, consiste à ramener l'entièreté de la
tradition politique occidentale à une perte originelle - celle
de la polis grecque - qui condamne toute l'histoire qui a
suivi à une dépolitisation rejoignant la dérive antipolitique
de la domination totalitaire. Le totalitarisme du XXe siècle,
compris comme une dynamique, et même une logique,
en soi globale, finit ainsi par apparaître comme le résultat
inévitable - tout au moins dans certaines conditions et alors
que rien n'était vraiment joué d'avance - d'une logique tout
aussi homogène à laquelle se rattache la modernité dans
toute sa complexité. Toujours selon Hannah Arendt, il est
vrai que survient entre ces deux éléments une accélération
imprévue qui différencie leurs connotations, mais en les
maintenant toujours dans le prolongement de l'orientation
qui commence avec Hobbes - maladroitement interprété
comme celui qui a « donné à la pensée politique le préa-

214
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

lable à toute doctrine raciale4 » - pour finir dans le gouffre


d'Auschwitz et de la Kolyma. L'autre voie, suivie à l'inverse,
par Talmon et aussi, différemment, par François Furet5,
consiste à chercher l'origine du totalitarisme à l'intérieur de
la tradition démocratique elle-même, à laquelle il est censé
s'opposer. La signification du totalitarisme vient, ici aussi,
d'une maladie originaire située, non plus chez Hobbes ou
chez Rousseau, mais dans l'événement décisif qui connote
la modernité, c'est-à-dire dans la Révolution française. Mais
le paradigme dont il est question reste ainsi prisonnier
d'une deuxième antinomie, non moins importante que la
première : si la référence à la Révolution française, c'est-à-
dire à l'expérience de la démocratisation politique la plus
radicale, peut valoir pour le communisme, comment, par
son intermédiaire, expliquer aussi le nazisme ?
Il s'agit d'une difficulté, d'une distorsion logique,
auxquelles n'échappe pas non plus le grand essai de
Hannah Arendt, divisé en deux, jusque dans sa composi-
tion, entre une magistrale reconstruction généalogique de
l'antisémitisme nazi remontant aux années de la guerre, et
une autre partie, à la fois suite et reprise, beaucoup plus
faible, où elle développe une comparaison avec le commu-
nisme stalinien, marquée bien sûr par le climat des débuts
de la Guerre froide. La raison de ce déséquilibre, que l'on
peut expliquer empiriquement par l'impossibilité d'ac-
céder aux archives soviétiques, renvoie au point critique
de tout ce modèle interprétatif : c'est-à-dire à la difficulté

4. H. Arendt, op. c i t . , p. 413.


5. F. Furet, Le Passé d ' u n e i l l u s i o n , Robert Laffont/Calmann-Lévy, Paris,
1995.

215
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

de trouver les racines du communisme soviétique dans la


même dégénérescence - qui va de la crise de l'État-nation
à l'impérialisme colonial jusqu'à l'explosion du racisme
biologique - que celle qui a conduit au nazisme. Comment
faire tenir ensemble, dans un horizon catégoriel unique,
une conception hyper-naturaliste, comme celle du nazisme,
avec le paroxysme historiciste du communisme ? Une
théorie de l'égalité absolue - comme l'est, au moins dans
ses principes, le communisme - a-t-elle quelque chose à
voir, d'un point de vue philosophique justement, avec une
théorie, et même une pratique, de la différence absolue, ce
qu'a été le nazisme ? Un tableau en demi-teinte, fondé sur
une unique opposition verticale entre le temps de la démo-
cratie et le temps du totalitarisme, semble prévaloir sur les
grandes césures logiques, catégorielles, linguistiques, qui
découpent l'histoire moderne selon une complexité qui ne
peut tenir dans le maillage serré du paradigme totalitaire.
Ce n'est pas par hasard - mais bien à cause de cette
difficulté logico-historique - que le livre de Hannah Arendt
reste un grand livre sur le nazisme et que ceux, ultérieurs,
d'Aron, Talmon et Furet traitent seulement du commu-
nisme. La raison d'un tel choix - d'une telle nécessité, en
fait - qui exclut du discours l'autre pôle du paradigme, est
déjà indiquée par Aron, dans son essai sur Démocratie et
Totalitarisme, vu que les seuls régimes qui intéressent
l'auteur sont ceux qui font profession de démocratie et
qui proviennent, au contraire, d'une véritable déviation
perverse de la démocratie 6 . Talmon, tout autant que Furet

6. R. Aron, D é m o c r a t i e et T o t a l i t a r i s m e , « Folio Essais », Gallimard, Paris


1965.

216
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

- mais aussi Gauchet 7 et Lefort8 - valident cette thèse


d'Aron : le totalitarisme, celui de gauche naturellement,
naît d'une maladie de la démocratie, et non pas en dehors
d'elle. Le régime totalitaire ne vient donc pas d'un défaut,
mais au contraire d'un excès, d'un surplus, de démocratie
- d'une démocratie tellement radicale, extrême, absolue,
tellement pleine d'une substance égalitaire, que ses limites
formelles craquent, implosent et se transforment en leur
contraire. Le communisme - c'est la thèse de Gauchet -
s'institue à travers une inversion perverse du modèle démo-
cratique, en le défigurant complètement, mais toujours à
partir du même présupposé. Il est, simultanément, le rêve
et le cauchemar de la démocratie. Arrivée à un tel point,
la chaîne des apories du paradigme du totalitarisme est
évidente. Si le communisme se situe non seulement dans
l'horizon conceptuel de la démocratie issue de la Révolution
française, mais si, dans un certain sens, il en est l'achève-
ment et pour cette même raison, l'effondrement, s'il lui est
lié par sa genèse et par son excès égalitaire, comment peut-
il encore régir la distinction, qui fonde tout ce discours,
entre totalitarisme et démocratie? Comment le totalita-
risme peut-il être défini comme le contraire de ce qui lui a
donné naissance ? Deuxièmement, si ce lien antinomique
avec la démocratie peut valoir pour le communisme, il ne
vaut certainement pas pour le nazisme qui, et c'est tout à
fait cohérent, est expulsé du cadre d'analyse de tous ces
auteurs. Mais, dans ce cas, c'est la consistance logique
7. M. Gauchet, « L'expérience totalitaire et la pensée de la politique »,
E s p r i t , n° 7-8,1976.
8. C. Lefort, L ' I n v e n t i o n d é m o c r a t i q u e . Les l i m i t e s de la d o m i n a t i o n t o t a l i -
t a i r e , Fayard, Paris, 1981.

217
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

même de la catégorie du totalitarisme qui se défait Déjà


branlante sur le plan historique, celle-ci s'effondre aussi
sur le plan philosophique, qui semblait être son ultime
caution.

3. Le paradigme de la biopolitique, contrairement au para-


digme du totalitarisme, ne part pas d'un présupposé philo-
sophique - d'une quelconque forme de philosophie de
l'histoire - mais des événements concrets ; non seulement
des faits, mais des langages qui les rendent effectivement
intelligibles. Bien plus que vers l'analyse de Foucault9,
c'est vers la généalogie de Nietzsche, et plus précisément
sa déconstruction du concept d'origine - cette origine que
cherchent encore les théoriciens du totalitarisme - qu'il
faut se tourner, pour préciser le point de vue de cette
nouvelle façon de considérer les choses. S'il n'existe
pas d'origine pleine et absolue du processus historique,
si l'origine n'est jamais unique, si elle se dédouble et se
démultiplie sans cesse en des origines si nombreuses que
l'on ne peut donc plus les définir comme telles10 - comme
l'explique Nietzsche en totale opposition avec toutes les
formes dTiistoricisme philosophique - alors l'ensemble de
cette alternance historique que l'Occident a connue ne peut
se réduire à une perspective linéaire unique. Toute l'inter-
prétation de la modernité en est profondément modifiée. A
son sujet toute lecture unique disparait au profit d'un cadre

9. M. Foucault, S é c u r i t é , T e r r i t o i r e , P o p u l a t i o n , Hautes Études-Gallimard-


Le Seuil, Paris, 2004.
10. M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, la morale », in D i t s et É c r i t s ,
1970-1975, Gallimard, Paris, 1994, pp. 136-156.

218
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

tailladé d'écarts horizontaux et verticaux rompant avec


toute idée préconçue de continuité. Mais ce n'est pas tout :
la forme d'alternance du paradigme précédent, complète-
ment enfermée dans le langage spécialisé de la politique,
s'ouvre maintenant à une relation plus complexe, produite
par la rencontre, le choc ou la superposition, avec d'autres
lexiques disciplinaires qui interagissent et se contaminent
entre eux, en produisant des effets inédits. L'entrée en
scène de la vie biologique, au lieu d'orienter a priori tout
le cadre de la philosophie moderne vers une unique dérive
dépolitisante - comme c'est le cas dans le modèle arend-
tien - modifie le tableau et le recompose selon différents
vecteurs de sens qui se chevauchent ou s'opposent sans
jamais se superposer ou s'unifier dans un seul flux. La force
de la biopolitique réside justement dans sa capacité à lire
cet entrelacement et ce conflit cet écart et cette implica-
tion : le résultat puissamment antinomique du croisement
entre des langages au départ hétérogènes, comme le sont
celui de la politique et celui de la biologie. Que se passe-t-il
quand un « dehors » - la vie - fait irruption dans la sphère
du politique en faisant exploser sa prétendue autonomie,
en déplaçant le discours sur un terrain réfractaire aux
termes traditionnels - démocratie, pouvoir, idéologie - de
la philosophie politique moderne ?
C'est dans ce cadre que l'on situe le phénomène du
nazisme, que l'on interroge son hétérogénéité radicale.
Sans qu'il soit nécessaire de faire appel à des interpréta-
tions plus récentes, un témoin non suspect de sympathies
gauchistes, comme Ernst Nolte, avait déjà repéré la théo-
risation fallacieuse qui consiste à situer sur le même plan

219
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

lexical, une idéologie - même si elle a eu des conséquences


politiques catastrophiques - comme celle du communisme,
avec quelque chose, le nazisme précisément, qui ne peut
entrer en aucune façon dans la même catégorie11 et qui,
contrairement à ce que pensait Hannah Arendt, n'est pas
une « idéologie », parce qu'il appartient à une autre dimen-
sion, en-deçà de celle des « idées », d'où naît au contraire
le communisme marxiste. Le nazisme n'est pas une espèce
différente à l'intérieur d'un même genre - le genre totali-
taire - car il se situe à l'extérieur de cette tradition occiden-
tale qui contient malgré tout, comme sa pointe extrême,
la philosophie du communisme. Contre cette tradition
unifiée, au-delà de ses différences internes, par la référence
commune à une idée universelle de type transcendant, le
nazisme élabore une conception radicalement différente
qui n'a plus besoin de se légitimer dans une idée, quelle
qu'elle soit, parce qu'elle en situe le fondement essentiel
dans sa simple force matérielle. Une force qui n'est pas non
plus le produit - contingent ou nécessaire - d'une histoire
définissant le rapport entre les hommes sur la base de leurs
libres décisions ou même, comme le pense le commu-
nisme, de leurs conditions sociales, mais sur celle d'un fait
absolument naturel qui se rattache à la sphère biologique
nue. Reconnaître dans le nazisme la tentative, unique en
son genre, de libérer les composants naturels de l'existence
de leur particularité historique, revient à inverser la thèse
arendtienne de la superposition totalitaire entre philosophie

11. E. Nolte, N a z i o n a l s o c i a l i s m o e b o l c e v i s m o . La g u e r r a c i v i l a europea


(1917-1945) ( N a t i o n a l - S o c i a l i s m e et B o l c h e v i s m e . La g u e r r e c i v i l e euro-
p é e n n e ) , Sansoni, Florence, 1989.

220
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

de la nature et philosophie de l'histoire. Et, au contraire,


à déceler dans l'impossibilité de leur assimilation le point
aveugle, et donc le caractère philosophiquement inopérant,
de la notion de totalitarisme.
Du point de vue de la biopolitique, l'observation du
XXe siècle, et même de tout le cours de la modernité, montre
que ce n'est pas l'antithèse, superficielle et contradictoire,
entre totalitarisme et démocratie, qui les détermine ou qui
en est l'élément décisif, mais celle, bien plus profonde, car
elle touche au domaine de la conservation de la vie, entre
histoire et nature, entre historicisation de la nature et natu-
ralisation de l'histoire. Ce que je veux dire par « bien plus
profonde », c'est qu'on ne peut la ramener à une bipolarité
symétrique, car la nature - entendue au sens biologique,
comme l'a fait le nazisme - n'est pas une anti-histoire, une
philosophie ou une idéologie opposée à celle de l'histoire,
mais une non-philosophie et une non-idéologie. Non pas
une philosophie politique, mais une biologie politique, une
politique de la vie et sur la vie, retournée en son contraire
et par là génératrice de m o r t Comme l'écrivait déjà Lévinas
au cours des années 1930, dans le nazisme, « le biologique,
avec tout ce qu'il comporte de fatalité, devient plus qu'un
objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur 12 ». C'est cet
élément immédiatement bio-, et donc thanato-politique, du
nazisme, à cause du nombre de ses victimes - même s'il
est inférieur à celui du stalinisme communiste - qui rend
historiquement et théoriquement inutilisable la catégorie
de totalitarisme.

12. E. Lévinas, Quelques r é f l e x i o n s sur la p h i l o s o p h i e de l ' h i t l é r i s m e ,


« Petite bibliothèque », Rivages, Paris, 1997, pp. 18-19.

221
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOUTIQUE

4. Contre l'illusion de ceux qui ont imaginé que la double


catastrophe - l'une par explosion et l'autre par implosion -
de ce qui a été appelé le totalitarisme, pouvait être rattachée
au vieux lexique politique qui l'a précédée, la question de
la biopolitique est encore, et de plus en plus, devant nous.
De ce point de vue, la fin de la Seconde Guerre mondiale
ne marque pas, ni sur le plan du langage, ni sur celui de la
pratique concrète, la victoire de l'alliance de la démocratie
et du communisme, mais celle d'un libéralisme qui se situe
dans le même régime biopolitique que celui qui, certes
décliné à l'inverse, avait produit le nazisme. Je veux dire
par là que le nazisme, ce qui le rend de ce point de vue bien
plus nouveau que le communisme, sort de la guerre certes
définitivement vaincu sur le plan militaire et politique, mais
en aucun cas sur le plan culturel ni linguistique - au sens
où la centralité du bios comme objet et sujet de la politique
se confirme, bien qu'elle soit transformée par l'approche
néolibérale en ce qui concerne l'appropriation du corps et
la possibilité de sa modification, non pas par l'État, mais
par l'individu propriétaire de lui-même. Si, pour le nazisme,
l'homme est son corps, et seulement cela, pour le libéra-
lisme, à partir de Locke, l'homme a, possède, son propre
corps - et il peut donc l'utiliser, le transformer, le vendre
comme son esclave privé. En ce sens, le libéralisme - je
parle bien sûr de ses catégories conceptuelles - inverse
la perspective nazie, en transférant la propriété du corps
de l'État à l'individu, tout en gardant le même lexique
biopolitique. Mais c'est justement cette caractéristique
biopolitique du libéralisme qui le sépare de la démocratie.
Avec une certaine exagération, par ailleurs complètement
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

justifiée, on pourrait dire que la raison pour laquelle il n'est


pas possible, après les prétendus totalitarismes, de revenir
à la démocratie libérale, c'est qu'elle n'a jamais existé en
tant que telle. Déconstruire l'assimilation du nazisme et
du communisme dans la catégorie unique du totalitarisme
rend du même coup problématique la notion de démocratie
libérale. L'idéologie du libéralisme, dans sa logique, dans
ses présupposés, dans son langage conceptuel - inégali-
taire, particulariste, quelquefois y compris naturaliste-
même si elle n'en est pas le contraire, est bien différente
de celle, tendanciellement universaliste, égalitaire, de la
démocratie, comme l'a remarqué Cari Schmitt dans son
grand essai des années 1920 sur le parlementarisme et la
démocratie13. Si nous choisissons une représentation de la
modernité qui ne soit pas de type historique - c'est-à-dire si
nous réfutons l'idée d'une succession chronologique entre
des régimes démocratiques libéraux et des régimes totali-
taires - au profit d'une représentation différente et de type,
pour ainsi dire, généalogique et topologique, nous voyons
que la vraie coupure, la différence conceptuellement signi-
ficative, n'est pas celle, verticale, entre totalitarisme et
démocratie libérale, mais celle, horizontale et transversale,
entre démocratie et communisme d'un côté - le commu-
nisme comme l'accomplissement paroxystique de l'égali-
tarisme démocratique - et biopolitique de l'autre, celle-ci
divisée en deux formes antithétiques, mais liées, qui sont
le nazisme et le libéralisme : la biopolitique de l'État et la
biopolitique individuelle.
13. C. Schmitt, « D i e g e i s t e s g e s c h i c h l i c h e Lage des h e u t i g e n P a r l a m e n t a -
r i s m u s », Duncker & Humblot, Miinchen-Leipzig, 1923.

223
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

Du reste, Foucault lui-même avait cerné le caractère


biopolitique du libéralisme14 - en le situant sur le plan
du gouvernement de la vie, opposé en tant que tel, ou du
moins étranger, aux procédures universalistes de la démo-
cratie. La démocratie, du moins celle qui s'auto-définit
ainsi, fondée sur le primat de la loi abstraite et sur l'égalité
des droits d'individus dotés de raison et de volonté, s'est
achevée dans les années 1920 et 1930, et l'on ne peut ni
la reconstruire, ni encore moins l'exporter. Bien sûr, si
l'on réduit le régime démocratique à la seule présence de
plusieurs partis formellement concurrents et à la forme
électorale qui permet de construire des majorités de
gouvernement, on peut toujours soutenir, comme cela a
été fait récemment, que le nombre de démocraties dans le
monde est en augmentation continue. Mais on perd ainsi
de vue la transformation radicale qu'elles ont subie, qui les
a entraînées dans un champ sémantique irréductible à ce
que le concept de démocratie présuppose. Attention : en
soutenant cette thèse, je ne me réfère pas à des dysfonc-
tionnements, à des défauts, des limites, des contradictions
par elles-mêmes implicites dans toute forme politique,
nécessairement imparfaite et inaccomplie, mais à une
déchirure profonde de l'horizon démocratique lui-même.
Cela devient évident dès qu'on se déplace du plan de la
forme à celui du contenu, de la « matière », du régime poli-
tique actuel. Il est vrai que la démocratie en tant que telle
n'a pas de « contenu » - c'est une technique, un ensemble
de règles destinées à distribuer le pouvoir de façon propor-
14. M. Foucault, N a i s s a n c e de la b i o p o l i t i q u e . Cours au C o l l è g e de France,
(1978-19791, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, Paris, 2004.

224
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

tionnelle à la volonté des électeurs. Mais c'est précisément


pour cela qu'elle explose, ou implose, quand elle est pleine
d'une substance qu'elle ne peut absorber sans se trans-
former en quelque chose de radicalement différent
Et ce dont il s'agit c'est précisément de la vie biologique
des individus et de la population, qui s'installe au centre de
toutes les décisions politiques significatives. Cela ne veut
pas dire, bien entendu, que dans la rencontre et le conflit
entre les forces politiques, d'autres relations ne soient pas
aussi en jeu, concernant les relations internationales et
l'ordre intérieur, le modèle de développement économique
et la définition des droits civils. Mais l'élément de rupture
par rapport au cadre démocratique traditionnel, c'est le fait
que chacune de ces options renvoie directement au corps
des citoyens. Si l'on considère que, même dans notre pays,
les lois qui ont majoritairement mobilisé l'opinion publique
ont été celles sur le droit de fumer, sur la drogue, sur la
sécurité routière, sur l'immigration, sur la fécondation
artificielle, on comprend l'importance et même le sens de
ce changement de paradigme : le modèle du soin médical
est devenu non seulement l'objet privilégié, mais la forme
même de la vie politique - c'est-à-dire d'une politique qui
trouve dans la vie sa seule source de légitimation possible.
C'est ce qui arrive quand les citoyens sont continuellement
interpellés, ou tout au moins subjectivement motivés, par
des questions touchant à la conservation, aux limites ou
à l'élimination de leurs corps. Mais - et c'est là le point
décisif - au moment où le corps vivant ou mourant, devient
l'épicentre, symbolique et matériel, des dynamiques et des
conflits politiques, on n'entre pas dans une dimension qui

225
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

viendrait simplement, comme on le dit parfois, « après »


la démocratie, ou qui serait « au-delà »15 d'elle, mais qui
se situe résolument hors de la démocratie. Non seule-
ment de ses procédures, mais de son langage, de ce qui
la fonde conceptuellement Elle s'est toujours adressée à
un ensemble de sujets rendus égaux justement par le fait
d'être séparés de leurs corps - c'est-à-dire compris comme
de purs atomes logiques dotés d'une volonté rationnelle.
Cet élément d'abstraction, ou de désincarnation, aussi, s'en-
tend dans la proposition qui place la personne au centre de
la pratique démocratique ; où par « personne » on entend,
selon la signification originelle du terme, justement une
subjectivité désincarnée et, pour ainsi dire, distincte de
cet ensemble de pulsions, de besoins, de désirs, rassem-
blés dans la dimension corporelle16. Quand, avec le tour-
nant biopolitique que nous sommes à nouveau en train de
prendre, cette dimension corporelle devient justement l'in-
terlocuteur réel - à la fois sujet et objet - du gouvernement,
ce qui est remis en cause, c'est surtout le principe d'éga-
lité, inapplicable à quelque chose comme le corps, puisque
chaque corps est constitutivement différent de tout autre
corps, selon des critères que l'on peut définir et modifier
au coup par coup. Mais ce n'est pas seulement le principe
d'égalité qui est remis en cause, c'est aussi toute une série

15. Cf. G. Duso, O l t r e la d e m o c r a z i a . Un i t i n e r a r i o a t t r a v e r s o i c l a s s i c i


( A u - d e l à de la d é m o c r a t i e . Un i t i n é r a i r e à t r a v e r s les c l a s s i q u e s ) , Carocci,
Rome, 2004, et F. Elefante, La f i d u c i a n e l l a d e m o c r a z i a (La C o n f i a n c e dans
la d é m o c r a t i e ) , IPOC, Milan, 2006.
16. R. Esposito, Terza p e r s o n a . P o l i t i c a d é l i a v i t a e f i l o s o f i a d e l l ' i m p e r s o -
nale ( T r o i s i è m e p e r s o n n e . P o l i t i q u e de la vie et p h i l o s o p h i e de l ' i m p e r s o n -
n e l ) , Einaudi, Turin, 2007.

226
TOTALITARISME OU BIOPOUTIQUE

de distinctions, ou d'oppositions, sur lesquelles se fonde,


avant même la démocratie, toute la conception politique
moderne qui l'engendre : c'est-à-dire celles entre le public
et le privé, l'artificiel et le naturel, le droit et la théologie.
Parce qu'au moment où le corps remplace, ou « remplit »,
la subjectivité abstraite de la personne juridique, il devient
difficile, sinon impossible, de distinguer ce qui relève de la
sphère publique, et ce qui concerne la sphère privée. Mais
aussi, simultanément, ce qui appartient à l'ordre naturel et
ce que l'on peut soumettre à l'intervention de la technique,
avec toutes les questions de caractère éthique et même
religieux que ce choix comporte.
La raison d'une telle indifférenciation - et des opposi-
tions insurmontables qu'elle détermine inévitablement-
c'est que la vie humaine est précisément ce en quoi le public
et le privé, le naturel et l'artificiel, la politique et la théo-
logie s'entremêlent selon un lien qu'aucune décision prise
à la majorité ne sera capable de défaire. C'est pour cela que
sa centralité est incompatible avec le lexique conceptuel de
la démocratie. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer,
l'irruption de la vie dans les dispositifs du pouvoir signe
l'éclipsé de la démocratie, tout au moins de la démocratie
comme nous l'avons jusqu'à présent imaginée, ce qui ne
veut pas dire, naturellement, qu'on ne puisse imaginer
un autre type de démocratie - compatible avec le tour-
nant biopolitique en cours, désormais irréversible. Mais
savoir où chercher, comment penser, ce que peut vouloir
dire aujourd'hui, une démocratie biopolitique - capable de
s'exercer non pas sur les corps, mais en faveur du corps -
est bien difficile à indiquer précisément A l'heure actuelle,

227
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOUTIQUE

nous pouvons à peine l'entrevoir. Ce qui est sûr, c'est que


pour construire une réflexion qui aille dans ce sens, il faut
se défaire de toutes les vieilles philosophies de l'histoire et
de tous les paradigmes conceptuels qui s'y rattachent
Pour une philosophie
de l'impersonnel

1. Aujourd'hui plus que jamais, la notion de personne


constitue la référence incontournable de tous les discours
- philosophiques, politiques et juridiques - qui entendent
défendre la valeur de la vie humaine en tant que telle.
Abstraction faite de la diversité des partis pris idéolo-
giques et des positions théoriques particulières, nul ne
doute de l'importance de la catégorie de personne en tant
que présupposé indiscuté et indiscutable de toute pers-
pective digne d'être prise en compte. Cet accord tacite
est évident dans un domaine apparemment conflictuel :
celui de la bioéthique. En réalité, le conflit entre laïques
et catholiques, qui prend parfois des formes violentes,
porte sur le moment précis à partir duquel un être vivant
peut être considéré comme une personne (dès la phase
de la conception pour les catholiques, plus tard pour les
laïques), mais non sur la valeur décisive de l'attribution de
cette qualité. C'est le fait de devenir une personne, soit par
décret divin, soit par voie naturelle, qui constitue dans tous
les cas le saut qualitatif, le moment crucial, qui transforme
une matière biologique privée de sens en quelque chose
d'intangible. C'est l'absolue prééminence ontologique - la
plus-value incommensurable - de ce qui est personnel,
par rapport à ce qui ne l'est pas, qui est ainsi présupposée,
bien avant d'autres critères ou d'autres principes norma-

229
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

tifs : qu'elle soit considérée comme sacrée ou comme une


simple quantité appréciable, seule la vie qui a franchi cette
porte symbolique peut présenter les lettres de créance de
la personne.
Nous retrouvons le même présupposé sur le plan du
droit, renforcé par un appareil argumentatif plus élaboré :
dans la conception juridique moderne tout au moins, pour
pouvoir légitimement revendiquer les droits dits subjectifs,
il faut au préalable appartenir au domaine réservé de la
personne. Inversement, le fait d'être une personne suppose
de jouir automatiquement de ces droits. La thèse la plus
répandue - je pense, pour l'Italie, aux derniers travaux de
Stefano Rodotà1 et de Luigi Ferrajoli 2 - c'est que la nouvelle
valeur de la catégorie de personne tient à ce qu'elle seule
est capable de combler l'écart qui, depuis l'origine de l'État
moderne, s'est creusé entre le concept d'homme et celui
de citoyen. Cet écart - selon la thèse de Hannah Arendt,
formulée dès l'immédiat après-guerre - vient du caractère
en soi particulariste de la catégorie de citoyen, entendu
comme membre d'une communauté nationale donnée, et
donc non extensible à n'importe quel homme en tant que
tel. Seule une notion potentiellement universelle comme
celle de personne - pensait-on - aurait permis l'élargisse-
ment des droits fondamentaux à tous les êtres humains.
D'où l'incitation, de la part d'un très large front culturel,
à passer de la notion restreinte de citoyen, ou même d'in-
dividu, à celle, plus générale, de personne - selon la thèse
1. S. Rodotà, La v i t a e le r e g o l e . Tra d i r i t t o e non d i r i t t o (La Vie et les
R è g l e s . Entre d r o i t et n o n - d r o i t ) , Feltrinelli, Milan, 2006.
2. L. Ferrajoli, D i r i t t i f o n d a m e n t a l i , ( D r o i t s f o n d a m e n t a u x ) , Laterza, Rome-
Bari, 2001.

230
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

défendue par Martha Nussbaum 3 dans un livre récent,


dont les formulations variées s'inspirent en grande partie
de la philosophie contemporaine.
Dans la recherche plus spécifiquement théorique, on
constate un même mouvement de pensée. La réflexion sur
l'identité personnelle - et donc l'intérêt renouvelé pour la
catégorie de personne - constitue un des rares points de
contact entre la philosophie analytique de tradition anglo-
saxonne et celle dite continentale, selon des typologies
différentes bien sûr, mais à l'intérieur du même horizon
de sens défini par la référence privilégiée à la notion de
personne. Si ceux qui en font l'analyse, de Strawson à
Parfit, la considèrent comme le point de départ indis-
pensable de l'élaboration d'une ontologie achevée de la
subjectivité, des auteurs italiens de formation phénoméno-
logique proposent explicitement une nouvelle philosophie
de la personne, fondée en particulier sur une reprise de
la phénoménologie personnaliste d'Edith Stein4. Tout
cela alors que Ricœur, déjà bien des années avant, avait
repris et relancé, selon une approche herméneutique, le
personnalisme catholique français. En somme, s'il existe,
dans la culture contemporaine, un point de convergence
incontesté, un quasi-postulat agissant comme condition
et source de légitimation de tout discours « philosophi-
quement correct », c'est bien l'affirmation de la personne

3. M. Nussbaum, G i u s t i z i a s o c i a l e e d i g n i t à umana. Da i n d i v i d u i a p e r s o n e
I J u s t i c e s o c i a l e et d i g n i t é h u m a i n e . Des i n d i v i d u s aux p e r s o n n e s ) , il
Mulino, Bologne, 2002.
4. R. De Monticelli (dir.), La p e r s o n a : a p p a r e n z a e r e a l t à . Testi f e n o m e n o -
l o g i c i 1911-1933 (La Personne : a p p a r e n c e et r é a l i t é . Textes phénoméno-
l o g i q u e s 1911-1933), Cortina, Milan, 2000.

231
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

- de sa valeur philosophique, religieuse, éthique, politique.


Aucun autre concept de la tradition occidentale ne paraît
aujourd'hui jouir d'un tel consensus général et transversal.
Du reste, déjà, la Déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948 l'avait choisi comme base de sa formu-
lation : après la catastrophe de la guerre et la défaite du
nazisme en tant que conception vouée expressément à
fixer l'identité humaine dans la pure biologie, il a semblé
que seule l'idée de personne pouvait renouer le lien brisé
entre l'homme et le citoyen, l'esprit et le corps, le droit et
la vie. Au moment où la dynamique actuelle de la globali-
sation fait voler en éclats le vieil ordre mondial, la réflexion
philosophique, juridique, politique s'en remet de nouveau,
avec une conviction encore plus forte, à la valeur unifica-
trice de l'idée de personne.

2. Selon quel résultat? Un premier regard porté de ce


point de vue sur le panorama international suscite déjà
des interrogations inquiétantes : les droits de l'homme - et
déjà le premier d'entre eux, le droit de vivre - n'ont jamais
été aussi totalement niés qu'aujourd'hui. Aucun droit ne
semble autant contredit, par les millions de victimes de la
faim, de la maladie et de la guerre, que le droit de vivre.
Comment est-ce possible? Qu'est-ce qui explique une
telle dérive, dans la mesure où la référence à la valeur
de la personne en tant que norme est affirmée par tous
les discours, inscrite sur tous les drapeaux ? On pourrait
répondre, comme on le fait souvent, que c'est parce que
ce retour à la personne est encore partiel, limité, incom-
plet Franchement je trouve cette réponse faible, tant sur

232
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

le plan historique que sur le plan conceptuel. J'ai l'impres-


sion - et je l'ai exprimé dans une forme plus argumentée
dans un livre récent 5 - que le raisonnement doit être
complètement inversé : ce n'est pas une volonté limitée,
une approche partielle, un inachèvement de la pensée de
la personne qui produisent ces résultats concrets, mais,
au contraire, son caractère envahissant, excessif. Une fois
éclaircie une pétition de principe qui a pris le caractère d'un
véritable fondamentalisme personnaliste, on s'aperçoit que
la catégorie de personne ne peut ni traiter, ni combler,
l'écart entre le droit et l'homme - ce qui rendrait possible
quelque chose comme les droits de l'homme - parce que
c'est elle, justement, qui le produit et l'approfondit Le
problème auquel nous sommes confrontés - le caractère
absolument inapplicable d'un droit de l'homme en tant que
tel - ne vient pas, en somme, du fait que nous ne serions
pas définitivement entrés sous le régime de la personne,
mais du fait que nous n'en sommes pas encore sortis.
Je me rends compte que j'affirme quelque chose, que
j'avance une argumentation, qui heurte une évidence ayant
pris forme dans la tradition moderne et qui est y compris un
élément constitutif de la modernité elle-même6. Mais je crois
qu'il faut voir plus loin, activer un regard capable de saisir
dans les évidentes discontinuités entre les époques, et au-
delà d'elles, des liens souterrains, des jonctions profondes,
5. R. Esposito, T e r z a p e r s o n a . P o l i t i c a d é l i a v i t a e f i l o s o f i a d e l l ' i m p e r s o n a l e
( T r o i s i è m e p e r s o n n e . P o l i t i q u e de la vie et p h i l o s o p h i e de l ' i m p e r s o n n e l ) ,
Einaudi, Turin, 2007.
6. C f . de ce point de vue, R. Bodei, D e s t i n i p e r s o n a l i . L'età d é l i a c o l o n i z -
zazione d e l l e c o s c i e n z e ( D e s t i n s p e r s o n n e l s . L'âge de la c o l o n i s a t i o n des
c o n s c i e n c e s ) , Feltrinelli, Milan, 2002.

233
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

moins évidents, mais qui n'en sont pas moins agissants.


De ce point de vue - qui débouche sur une perspective à
deux axes, l'un horizontal et l'autre vertical - la personne
n'apparaît pas comme un simple concept, mais comme un
véritable dispositif performatif, concernant justement une
longue ou une très longue période, qui a d'abord comme
résultat d'effacer sa généalogie et, du même coup, ses
véritables effets. Cette généalogie de la personne peut être
rétablie dans toute sa complexité, en partant de la distinc-
tion, qui est aussi une relation, instaurée depuis le début
par ses deux racines - la racine chrétienne et la racine
romaine - dans la mesure où c'est précisément à leur point
d'intersection que l'on peut situer ce pouvoir de séparation
et de sélection qui constitue l'effet le plus important de son
dispositif. Un premier élément de dédoublement est impli-
cite dans l'idée de masque - le signifié étymologique du
grec prosopon et du latin persona - qui, bien qu'il adhère,
« collé », au visage de l'acteur chargé de représenter le
personnage, ne coïncide jamais avec lui. Cette différence
demeure y compris dans le rituel du masque mortuaire,
où pourtant la vraie nature spirituelle de l'homme, que le
masque recouvre, devrait transparaître. C'est dans ce cas
précis que cette scission originelle, typique de la concep-
tion chrétienne, est mise au contraire au premier plan, et
c'est précisément à partir de cette non-coïncidence de la
personne et du corps vivant qui pourtant la contient, que
le passage à la vie dans l'autre monde est possible. L'idée
de la double nature du Christ et celle de la Trinité, confir-
ment l'une et l'autre cet écart interne, ce dédoublement
structurel de la dimension personnelle : en somme, l'unité

234
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

interne de la personne - entre une nature humaine et une


nature divine, ou entre le corps et l'âme - passe toujours
par une séparation insurmontable.

3. Dans l'expérience juridique romaine, la séparation qui


connote le concept de personne est encore plus nette,
parce qu'elle est codifiée par un appareil doctrinaire précis.
Malgré tous les changements survenus entre les diffé-
rentes époques du droit romain, l'invariant, c'est la diffé-
rence de principe entre la personne artificielle et l'homme
comme être vivant, auquel la première est rattachée 7 . Le
témoignage le plus évident d'un tel dispositif discrimina-
toire, c'est le fait qu'à Rome, comme nous le savons, seule
une petite partie des hommes étaient définis comme des
personnes à part entière - les patres, c'est-à-dire les mâles
adultes et libres - à la différence des esclaves, réduits à
l'état de choses, et d'autres catégories, situées entre la
chose et la personne. Sans que je puisse m'arrêter ici sur
les multiples types d'hommes que la machine juridique
romaine envisageait, ou, mieux, produisait, la conclusion
importante à en tirer, c'est l'effet de dépersonnalisation
- c'est-à-dire de réduction à la chose - implicite dans le
concept de personne : sa définition elle-même se fonde en
négatif sur la différence présupposée de ces hommes, et
de ces femmes, qui ne sont pas des personnes ou qui ne
le sont que partiellement et momentanément - et qui sont
en permanence exposés au risque d'être ramenés au rang
des choses. Ce sur quoi le droit romain s'exerce avec une
7. C f . surtout, Y. Thomas, « Le sujet du droit, la personne et la nature »,
Le D é b a t , n° 100,1998, pp. 85-107.

235
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

incomparable fantaisie prescriptive, c'est, en fait, non seule-


ment sur la distinction entre personnes, semi-personnes, et
non-personnes, mais aussi sur l'élaboration de situations
intermédiaires, de zones d'indistinctions, d'exceptions, qui
règlent le passage, ou le va-et-vient, d'un état à un autre.
Que tout fils soit, au moins à l'époque archaïque, soumis
au pouvoir de vie et de mort du père - lequel était auto-
risé à le tuer, à le vendre, à le prêter, à l'exposer - tend
à signifier que nul, à Rome, même né libre, n'avait jamais
définitivement acquis un statut fixe de personne. Celui-ci
n'est absolument pas un fait naturel, mais l'émergence
artificielle, le supplément exceptionnel, issus d'une condi-
tion commune de servilité. Nul ne naît personne - certains
peuvent le devenir, mais, justement, en ramenant ceux qui
les entourent au rang de choses.
Cette procédure de sélection et d'exclusion par le
dispositif de la personne, typique du droit romain, s'est
communiquée, en se transformant bien sûr, aux systèmes
juridiques modernes, comme l'ont compris ces historiens
du droit qui ont aussi été capables de saisir, à travers les
changements les plus radicaux, la continuité des lignes
qui les ont déterminés. Or, sans atténuer les différences
historiques qui séparent la conception objectiviste du droit
romain du subjectivisme individualiste du droit moderne,
c'est dans l'écart entre la qualification de personne et le
corps de l'homme où elle s'enracine que l'on retrouve
justement le trait commun qui les rattache au même champ
sémantique. Seule une non-personne, c'est-à-dire une
matière vivante non personnelle, peut donner naissance,
en tant que support et objet de la souveraineté d'autrui, à

236
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

quelque chose comme une personne. Mais, de son côté,


la personne n'est telle que si une partie de son corps, ou
sa totalité, est réduite à l'état de chose. Non seulement
personne ne coïncide pas avec homme (qui, lui, est le terme
par lequel la langue latine identifie surtout l'esclave), mais
elle se définit par ce qui la rend différente de lui. Voilà
la raison originelle - fichée comme un noyau archaïque
dans notre contemporanéité - qui fait que la catégorie de
personne ne permet pas de penser un droit proprement
humain, et rend donc sa conceptualisation impossible. La
personne est le terme technique qui sépare la capacité juri-
dique du caractère naturel de l'être humain, et donc qui
sépare chacun de son mode d'être même - c'est la non-
coïncidence, ou même la divergence, dans l'homme, de
l'être par rapport à sa modalité.
Quand Hobbes soutiendra qu'« est une personne, celui
dont les paroles ou les actions sont considérées, soit comme
lui appartenant, soit comme représentant les paroles ou
actions d'un autre 8 », il ne fera qu'accomplir définitivement
cette scission - au point que le terme « personne » pourra
être aussi utilisé pour un être non-humain comme une église,
un hôpital ou un pont Non seulement le masque n'adhère
plus au visage qu'il recouvre, mais il peut recouvrir aussi
bien - au sens technique de représenter - le visage d'un
autre. D est vrai que, au moins depuis la Révolution fran-
çaise, tous les hommes sont déclarés égaux, parce qu'ils
sont tous également sujets de droit Mais cela n'empêche
pas que cette attribution de sujet se réfère à l'élément non
corporel, ou plus que corporel, qui habite le corps en le
8. T. Hobbes, L é v i a t h a n , Dalloz, Paris, 1999, p. 161.

237
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

scindant en deux parties, l'une de type rationnel, spirituel


ou moral - celle qui est précisément personnelle - et l'autre
de type animal. Ce n'est pas par hasard que le philosophe
Jacques Maritain, au moment même où il collabore à la
Déclaration des droits de l'homme de 1948, peut soutenir
que le terme « personne » désigne celui qui est capable
d'exercer un pouvoir sur sa part biologique proprement
animale : « si une conception politique saine dépend avant
tout de la considération de la personne humaine, elle doit
en même temps tenir compte du fait que cette personne
est celle d'un animal doué de raison, et que la part d'ani-
malité est immense en une telle mixture 9 . » De là découle
une double séparation - la première interne à l'être humain
lui-même, divisé entre une vie personnelle et une autre, qui
lui est soumise, de type animal. Et la seconde, entre des
hommes qui sont des personnes - parce qu'ils sont capables
de maîtriser leur part irrationnelle - et des hommes inca-
pables d'une telle maîtrise de soi et donc situés au-dessous
de la personne. Il s'agit d'une construction logique - mais,
comme nous l'avons dit et répété, produisant de puissants
effets prescriptife - qui remonte au début de notre tradition
philosophique. Comme Heidegger l'avait compris, à partir
du moment où l'on définit l'homme comme un « animal
raisonnable » - selon la formulation aristotélicienne reprise
par Maritain - , on se retrouve contraint de choisir entre
deux possibilités, finalement en miroir : soit rabattre la part
rationnelle sur celle qui est directement corporelle, comme

9. J. Maritain, « Les droits de l'homme et la loi naturelle », in C h r i s t i a -


n i s m e et D é m o c r a t i e , suivi de Les D r o i t s de l ' h o m m e , Desclée de Brouwer,
Paris, 1989, p. 164.

238
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

l'a fait le nazisme ; soit, au contraire, soumettre la seconde


à la domination de la première, comme l'a toujours f a i t la
tradition personnaliste.

4. Ce dispositif qui sépare et exclut et qui, comme on le


voit, traverse et dépasse l'opposition conventionnelle entre
culture laïque et culture catholique - justement parce
qu'il trouve son origine dans un concept, comme celui de
personne, qui depuis le début comporte une double conno-
tation, chrétienne et romaine, théologique et juridique
- exprime son plein potentiel dans la bioéthique d'inspira-
tion libérale. Si déjà pour Locke et pour Mill, seul est une
personne celui qui est propriétaire de son propre corps, des
auteurs comme Hugo Engelhardt et Peter Singer repren-
nent expressément la doctrine romaine de la distinction
entre personne et non-personne - à travers les stades inter-
médiaires des quasi-personnes, des semi-personnes et des
temporairement-personnes. Mais ils ne s'en tiennent pas
là : ils assignent aux premières - c'est-à-dire aux personnes
proprement dites - le pouvoir de maintenir en vie ou d'en-
voyer à la mort les secondes, sur la base de considérations
d'ordre économique et social. Le lien structurel entre des
mouvements, qui s'opposent seulement en apparence,
de personnalisation et de dépersonnalisation en fournit
la preuve, s'il en fallait encore une : toute attribution de
personnalité contient toujours, implicitement, une pratique
de réification de la base biologique impersonnelle qu'elle
tient à distance. Ce n'est que s'il y a des êtres humains
assimilables aux choses qu'il sera nécessaire de connoter
les autres en tant que personnes. Pour qu'ils soient appelés

239
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

personnes, il faut faire ressortir une différence par rapport


à ceux qui ne le sont plus, ne le sont pas encore, ou ne le
sont pas tout à fait Le dispositif de la personne, en somme,
est celui qui superpose, ou juxtapose simultanément,
hommes-humains et hommes-animaux. Ou qui sépare
aussi une part de l'homme qui est vraiment humaine, d'une
autre qui est bestiale, esclave de la première. Mais, en sépa-
rant la vie d'elle-même, le dispositif de la personne est aussi
l'outil conceptuel par lequel on peut en vouer une partie à
la mort : « De nos jours, les parents - argumente le libéral
Singer - peuvent choisir de faire vivre ou de supprimer leurs
enfants seulement dans le cas où une éventuelle anomalie
est découverte pendant la grossesse. D n'existe aucun autre
motif logique de limiter le pouvoir de décision des parents à
ce seul genre d'anomalie10. »

5. C'est à ce mécanisme de séparation et d'exclusion,


exercé au nom de la personne, que je voudrais opposer
une pensée, qui n'est pas encore une pratique, de l'imper-
sonnel. Non pas dans le sens - je tiens à le préciser tout
de suite - où je nierais tout ce que beaucoup continuent
à voir de noble, de juste et de digne, dans le terme de
« personne », mais, au contraire, pour le valoriser et le
rendre effectif. D n'en reste pas moins que ce projet ne peut
éviter une critique radicale de ce processus de dépersonna-
lisation, ou de réification, inhérent au dispositif même de la
personne, du moins comme il a fonctionné jusqu'à présent
et comme il fonctionne encore. J'ajouterai que cette pensée

10. P. Singer, S c r i t t i su una v i t a e t i c a , I É c r i t s sur une vie é t h i q u e ) . Monda-


dori, Milan, 2004.

240
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

de l'impersonnel n'est pas née d'aujourd'hui, même si elle


ne prend qu'aujourd'hui peut-être le caractère urgent d'un
devoir que l'on ne peut plus différer. Elle est déjà présente,
virtuellement ou implicitement, dans certains domaines,
non seulement de la philosophie, mais aussi de l'art contem-
porain, et elle est depuis longtemps tournée, comme du
reste certains secteurs de la pratique psychanalytique
postfreudienne, vers une radicale déconstruction de l'iden-
tité personnelle11. Sans vouloir recomposer complètement
cette tradition cachée, justement parce qu'elle est couverte
et étouffée par les savoirs et les pouvoirs de la personne,
je voudrais en rappeler ici quelques traits, ou quelques
passages, capable de fournir une esquisse pour un travail
qui ne pourra être que collectif et de longue haleine.
Je me situerai à l'intérieur de trois horizons de sens,
de trois domaines sémantiques - qui sont ceux de la
justice, de l'écriture et de la vie, que l'on peut ramener
à trois noms de la culture philosophique du XXe siècle.
Le premier est celui de Simone Weil. Au centre de son
œuvre, on trouve une polémique explicite par rapport à
ce lien hiérarchique et discriminatoire entre le droit et
la personne, auquel nous nous sommes référés jusqu'à
présent : « La notion de droit entraîne naturellement à sa
suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne,
car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est
situé à ce niveau. En ajoutant le mot de droit à celui de
personne, ce qui implique le droit de la personne à ce

11. C f . à ce propos, P. Montani, B i o e s t e t i c a ( B i o e s t h é t i q u e ) , Carocci, Rome,


2007, et E. Lisciani Petrini, « Fuori délia persona » (« Hors de la personne »),
in F i l o s o f i a p o l i t i c a , n° 3.2007.

241
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

qu'on nomme épanouissement, on ferait un mal encore


plus grave12. » Ce qu'atteint ici Simone Weil, en le reliant
à la racine du dispositif de la personne, c'est le caractère
en soi particulariste, mais aussi privé et privatif, du droit
Celui-ci, une fois compris comme la prérogative de sujets
déterminés, exclut automatiquement tous ceux qui n'ap-
partiennent pas à la même catégorie. C'est pour cela que
le droit subjectif - ou, plus encore, personnel - a toujours
quelque chose à voir avec, d'une part, l'échange écono-
mique entre des biens mesurables et, d'autre part, avec
la force. Seule cette dernière peut imposer le respect d'un
droit asymétrique à ceux qui ne le partagent pas.
D'où la conclusion de Simone Weil : si la personne a
toujours constitué le paradigme normatif, la figure origi-
nelle à l'intérieur de laquelle le droit a exprimé sa puissance
sélective et discriminatoire, la seule façon de penser une
justice universelle, qui serait celle de tous et pour tous, ne
peut être que du côté de l'impersonnel : « Ce qui est sacré,
bien loin que ce soit la personne, c'est ce qui, dans un être
humain, est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans
l'homme - continue Simone Weil - est sacré, et cela seul13. »
Si le droit appartient à la personne, la justice se situe dans
l'ordre de l'impersonnel. C'est ce qui renverse le propre
dans l'impropre, l'immune dans le commun. Ce n'est qu'en
désamorçant le dispositif de la personne que l'être humain
sera finalement pensé en tant que tel - pour ce qu'il a
conjointement d'absolument singulier et d'absolument

12. S. Weil, « La personne et le sacré », dans É c r i t s de Londres et d e r n i è -


res l e t t r e s , coll. « Espoir », Gallimard, Paris, 1957, pp. 25-26.
13. I b i d . , p. 16.

242
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

général : « Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine


de l'impersonnel y rencontre une responsabilité envers
tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la
personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles
possibilités de passage dans l'impersonnel". » Comme on
le voit, Simone Weil ne demande pas de renier la personne.
Elle ne fait pas de l'impersonnel son contraire - sa simple
négation. Il est plutôt ce qui, à l'intérieur de la personne, en
bloque le mécanisme de discrimination et de séparation par
rapport à tous ceux qui ne sont pas encore, qui ne sont plus,
ou qui n'ont jamais été déclarés, des personnes.
Si Simone Weil situe l'impersonnel dans l'horizon de la
justice, Maurice Blanchot le rapporte au régime de l'écri-
ture : seule l'écriture, en brisant la relation interlocutoire
qui dans la parole dialogique relie la première et la seconde
personne, ouvre un passage à l'impersonnel. Quand il
affirme qu'« écrire, c'est passer du "je" au "il"15 », il ne
fait pas seulement allusion au renoncement, de la part de
l'écrivain, à la possibilité de parler à la première personne,
à la faveur de l'impersonnalité d'une histoire interprétée
par des personnages privés eux-mêmes d'identité ou
de qualités, comme l'homme de Musil. Mais aussi à ce
décentrement de la voix narrative elle-même - pratiqué en
premier lieu par Kafka - par lequel l'impersonnel pénètre
dans la structure même de l'œuvre, en l'exposant à une
fuite continue hors d'elle-même. Cela suppose deux effets,
pris dans un même mouvement d'ensemble : d'un côté l'af-
faiblissement, l'aphonie pure et simple, de la voix narrative,
14. I b i d . , pp. 19-20.
15. M. Blanchot, L ' E n t r e t i e n i n f i n i , Gallimard, Paris, 1969, p. 558.

243
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

couverte par le fourmillement anonyme des événements ;


de l'autre, la perte d'identité des sujets de l'action dans
leur relation à eux-mêmes. Ce qui se produit ainsi, c'est
un processus de dépersonnalisation qui investit toute la
surface du texte, en la soulevant hors de ses limites et en
la faisant vertigineusement tourner sur elle-même. C'est,
de plus, ce que Blanchot définit comme « rapport du troi-
sième genre », en faisant allusion à un déplacement de tout
le champ perspectif comparable à un véritable changement
de paradigme épistémologique.
Mais ce qui est peut-être encore plus important, c'est
qu'un tel mouvement de dépersonnalisation de l'écriture, ne
reste pas confiné, pour Blanchot dans le simple champ de la
théorie et qu'il est donc soumis à une sorte d'expérimenta-
tion politique. Je parle de toute une série d'interventions, de
déclarations, de prises de position - liées surtout aux années
1950 et 1960 - dans lesquelles l'impersonnalité, c'est-à-dire
l'exclusion du nom propre, ne constitue pas seulement la
forme, mais le contenu même de l'acte politique, sa dimen-
sion non personnelle, au sens de collectif et commun. « Les
intellectuels - écrit il à Sartre en décembre 1960 - [ . . . ] ont
aussi fait [...] l'expérience d'une manière d'être ensemble,
et je ne songe pas seulement au caractère collectif de la
Déclaration, mais aussi à sa force impersonnelle, à ce fait
que tous ceux qui l'ont signée lui ont certes apporté leur
nom, mais sans s'autoriser à parler de leur vérité particu-
lière ou de leur renommée nominale. La Déclaration a figuré
pour eux une certaine communauté anonyme de noms16. »

16. M. Blanchot, « Lettre à Jean-Paul Sartre du 2 décembre 1960 », in


É c r i t s p o l i t i q u e s ( 1 9 5 8 - 1 9 9 3 ) , « Lignes », Léo Scheer, Paris, 2003.

244
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

Le troisième horizon de sens, ou domaine sémantique,


où l'on retrouve le paradigme de l'impersonnel, est celui de
la vie. Dans la philosophie contemporaine, il se situe dans ce
qui relie les noms de Michel Foucault et de Gilles Deleuze,
depuis le début et, dans la réalité, sur le plan biographique :
ils sont liés par une déconstruction commune du paradigme
de la personne : « Foucault lui-même - écrit Deleuze - on ne
le saisissait pas exactement comme une personne. Même
dans les occasions insignifiantes, quand il entrait dans une
pièce, c'était plutôt comme un changement d'atmosphère,
une sorte d'événement, un champ électrique ou magné-
tique, ce que vous voudrez. Cela n'excluait pas du tout la
douceur ou le bien-être, mais ce n'était pas de l'ordre de la
personne17. » Ce qui lie Deleuze et Foucault dans un rapport
qui va au-delà de la simple amitié, justement parce qu'il n'a
rien de personnel, c'est précisément ce recours à la troisième
personne - celle que Benveniste définit justement comme
non-personne, parce qu'elle est traversée et destituée par
la puissance de l'impersonnel18. « Et puis - écrit encore
Deleuze - il y a la promotion du "on" chez Foucault comme
chez Blanchot : la troisième personne, c'est elle qu'il faut
analyser. On parle, on voit, on meurt Oui, il y a des sujets :
ce sont des grains dansant dans la poussière du visible, et
des places mobiles dans un murmure anonyme19. »
Ce murmure anonyme mais multiple, impersonnel
mais singulier, prend, chez Deleuze, la forme de la vie - ou
mieux d'« une » vie, selon le titre du dernier de ses textes,
17. G. Deleuze, P o u r p a r l e r s , Éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 156.
18. É. Benveniste, Problèmes de l i n g u i s t i q u e g é n é r a l e , Gallimard, Paris,
1966.
19. G. Deleuze, P o u r p a r l e r s , op. c i t . , p. 146.

245
COMMUNAUTÉ, IMMUNITÉ, BIOPOLTTIQUE

puisque la vie, bien que commune à tous ceux qui vivent,


n'est jamais générique, c'est toujours la vie de quelqu'un.
De quelqu'un qui, pourtant, ne prend pas la forme exclu-
sive et excluante de la personne car, contrairement à la
coupure qu'elle introduit par son dispositif de division, il
ne fait qu'un avec lui-même. La vie, avant toute définition
juridique de la personne, constitue le lieu indivisible dans
lequel l'être de l'homme est en parfaite coïncidence avec sa
façon d'être, dans lequel la forme - de vie, justement - est
la forme même de son contenu. C'est ce qu'entend Deleuze
quand il l'associe à ce qu'il appelle lui-même « plan d'im-
manence ». Il s'agit de la marge, toujours fluctuante, dans
laquelle l'immanence, l'être-vie de la vie, se replie sur elle-
même en supprimant toute figure de transcendance, toute
postériorité de l'être-ainsi de la substance vivante. En ce
sens, la vie, si elle est assumée dans sa puissance imper-
sonnelle, est ce qui contredit radicalement la séparation
hiérarchique du genre humain, et de l'homme lui-même,
en deux substances superposées, ou subordonnées, la
première de caractère rationnel et la seconde de type
animal. Ce n'est pas par hasard qu'au terme de la décons-
truction de l'idée de personne - dans tous ses registres :
philosophiques, psychanalytiques, politiques - Deleuze
place la figure énigmatique du « devenir animal ». Dans
une tradition qui a toujours défini l'homme en le séparant
et en le différenciant du genre animal - quitte à animaliser
de temps en temps une part d'humanité considérée comme
trop peu humaine - , revendiquer l'animalité comme ce
qui doit être essentiellement remis en lumière dans notre
nature rompt avec l'interdit fondamental qui s'impose à

246
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'IMPERSONNEL

nous depuis toujours. Contre le dédoublement présupposé


du dispositif de la personne, l'animal dans l'homme, dans
chaque homme et dans tous les hommes, signifie multi-
plicité, pluralité, métamorphose : « Nous ne devenons pas
animal - affirme Deleuze - sans une fascination pour la
meute, pour la multiplicité. Fascination du dehors ? Ou
bien la multiplicité qui nous fascine est-elle déjà en rapport
avec une multiplicité qui nous habite au-dedans 20 ?» Le
« devenir animal » de l'homme et dans l'homme suppose,
et exige aussi, de défaire le nœud métaphysique formé par
l'idée de personne et par sa pratique, au profit d'une façon
d'être homme non plus en transit vers la chose, mais en
coïncidence, enfin, seulement avec soi-même.

20. G. Deleuze, F. Guattari, M i l l e p l a t e a u x . Éditions de Minuit, Paris, 1980,


p. 293.
TABLE

Naissance de ïïmmunopolitique
Préface, par Frédéric Neyrat

PREMIÈRE PARTIE

La loi de la communauté

Mélancolie et communauté

Communauté et nihilisme

DEUXIÈME PARTIE

Démocratie immunitaire

Liberté et immunité

Immunisation et violence

TROISIÈME PARTIE

Biopolitique et philosophie

Le nazisme et nous

Politique et nature humaine

Totalitarisme ou biopolitique. Pour une


interprétation philosophique du nf siècle

Pour une philosophie de l'impersonnel


Roberto Esposito
Bibliographie

Vico e Rousseau e il moderno Stato borghese, De Donato, 1976

Ideologie délia neo-avanguardia, Liguori, 1976

Il sistema dell'indifferenza. Moravia e il fascismo, Dedalo, 1978

La politica e la storia. Machiavelli e Vico, liguori, 1980

Ordine e conflitto. Machiavelli e la letteratura politica del


Rinascimento italiano, Liguori, 1984

Catégorie dell'impolitico, Il Mulino, 1988 ; rééd. 1999


(trad. fr. : Catégories de l'impolitique, Le Seuil, 2005)

Nove pensieri sulla politica, D Mulino, 1993

L'origine délia politica. Hannah Arendt o Simone Weil ?,


Donzelli, 1996

Lo specchio del reame. Riflessioni su potere e comunicazione,


Longo Angelo, 1997

Communitas. Origine e destino délia comunità, Einaudi, 1998 ;


rééd. 2006 (trad. fr. : Communitas. Origine et destin de la
communauté, PUF, 2000)

Introduzione à Jean-Luc Nancy, L'esperienza délia liberté,


Einaudi, 2000

Immunitas. Protezione e negazione délia vita, Einaudi, 2002

Bios. Biopolitica efilosofia,Einaudi, 2004

Terza persona. Politica délia vita efilosofiadell'impersonale,


Einaudi, 2007

Termini délia politica. Comunità, immunité,


biopolitica, Mimesis, 2008 (trad. fr. : Communauté,
Immunité, Biopolitique. Repenser les termes de la politique,
Les Prairies ordinaires, 2010)
Achevé d'imprimer par Normandie Hoto Impression s.a.s. à Lonrai
Dépôt légal : mars 2010
Numéro d'impression : 100649
Imprimé en France

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