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Le sujet en

question. Ce qu’en
pensent
la littérature et la
philosophie
Espacios literarios en contacto
ELC 15

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Àngels Santa (Universidad de Lleida)

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Juan Bravo (Universidad de Castilla-la-Mancha)
Béatrice Didier (Ecole Normale Supérieure, Ulm)
Giovanni Dotoli (Università di Bari)
Mª Carmen Figuerola (Universidad de Lleida)
Philippe Merlo (Université de Lyon II)
Juan Manuel Aragüés,
Thierry Capmartin,
Nadia Mékouar-Hertzberg
& Alfredo Saldaña (éds.)

Le sujet en question.
Ce qu’en pensent
la littérature et la
philosophie

El sujeto en
cuestión. Lo que
piensan la literatura
y la filosofía

PETER LANG
Bern · Berlin · Bruxelles · New York · Oxford · Warszawa · Wien
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ISSN 2235-2236 br. ISSN 2235-6215 eBook


ISBN 978-3-0343-3407-5 br. ISBN 978-3-0343-3465-5 eBook
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Imprimé en Allemagne
Sommaire

Avant-Propos ............................................................................................. VII

Introduction .................................................................................................. XI

ANTONIO MÉNDEZ RUBIO


Comunicación y soledad. La (ínter/subjetividad en tiempos de crisis ...........1

Première Partie : Le sujet en littérature


S'écrire soi-même dans la littérature argentine

CORINNE FERRERO
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y
diaristica. Los diarios íntimos de Adolfo Bioy Casares ...............................23

OLGA LOBO
Fundamentos filosóficos y poéticos del sujeto ucrónico en la
obra de Julio Cortázar..................................................................................39

Deuxième Partie : Au croisement de la littérature et de


la philosophie
Autour de P. Ricœur

JUSTINE HUPPE
Lidentité narrative au prisme du roman contemporain ................................61

MATHIEU PAMS
Les figures du sujet de Camus à Ricœur .......................................................79
VI Sommaire

Eléments pour une déconstruction du sujet

ALFREDO SALDAÑA
Yotredad..................................................................................................... 101

SATENIK BAGDASAROVA
Pour une philosophie critique. L'approche poétique de
claude Esteban ............................................................................................ 117

Troisième Partie : Le sujet des philosophes


Genèse et généalogie du sujet

JULIETTE SIMONT
Sartre et Foucault. Le sujet, entre philosophie, éthique et politique .......... 129

DARDO SCAVINO
La causa del sujeto..................................................................................... 145

SEBASTIAN HÜSCH
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil :
entre sérieux et ironie ................................................................................ 157

Quel corps (politique, phénoménologique, etc.) pour le sujet ?

JUAN MANUEL ARAGÜÉS


Antagonisme et subjectivité : la place de la machine ................................ 179

CAMILLE FROIDEVAUX-METTERIE
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de
l'expérience vécue ...................................................................................... 197

CHRISTIAN SANTACROCE

Emil doran y la radicalización de la experiencia subjetiva ...................... 219

Conclusion ................................................................................................. 231

MARC WEINSTEIN
Subjectivité et sacralité .............................................................................. 233
Avant-Propos

On peut essayer dans un geste rétrospectif d’aborder l’histoire des


idées au xxè s. de bien des façons. Prendre pour guide la question du su-
jet en est une. On croirait même pouvoir ajouter aussitôt qu’elle n’en est
qu’une parmi d’autres possibles. Pourtant ce thème de la subjectivité a
peut-être ceci de singulier, en ce qui concerne le champ intellectuel fran-
çais, qu’il travaillerait à coup sûr, avec plus ou moins de visibilité, mais
constamment, en y introduisant des continuités et des ruptures, l’entre-
prise de qui s’aviserait d’effectuer une telle rétrospection. Singularité fran-
çaise, serait-on tenté d’avancer, d’une pensée toujours hantée, en dépit
de ses efforts postmodernes d’arrachement et de déconstruction, par le
spectre cartésien. Un certain attachement à la phénoménologie de la phi-
losophie dite institutionnelle, les succès d’exportation de la French Theory
(a priori fort peu cartésienne) – semblant mieux s’épanouir ailleurs que
chez elle –, les résistances à acclimater la philosophie analytique en se-
raient autant de symptômes.
La figure de Sartre, qui traverse le siècle intellectuel en lui imprimant
une marque profonde, est à première vue emblématique de cette attache
cartésienne qui cadenasserait de manière paradoxale la revendication de
liberté, puisque c’est encore la première qui permet d’affirmer la seconde.
Le cas de Sartre est intéressant parce qu’il est révélateur de ce qu’on pour-
rait appeler les intermittences du sujet, qui s’absente et fait retour. Le geste
philosophique inaugural de Sartre, à la fin des années 30, fut d’abord un
geste de rupture avec un sujet égologique et constituant, expulsé d’une
intériorité qui se défaisait d’elle-même dès que lors que l’Ego était remis à
sa place en quelque sorte, à la marge d’un champ transcendantal et imper-
sonnel [Sartre, 1936]. À certains égards, L’Être et le néant pourra donner
l’impression d’un retour en arrière et que finalement, tout est à refaire :
« À vrai dire, il faut partir du cogito, mais on peut dire de lui, en parodiant
une formule célèbre, qu’il mène à tout à condition d’en sortir. » [Sartre,
1943] À bien y réfléchir d’ailleurs, Descartes n’a peut-être pas grand-
chose à voir dans cette affaire, puisque si on se replace à l’intérieur du dé-
bat cartésien lui-même, le sujet est en proie aux mêmes intermittences : il
s’éclipsait avec Gueroult pour revenir en force avec Alquié. La percée des
VIII  Aragüés Estragués, Capmartin, Mékouar-Hertzberg, Saldaña

études heideggérienne en France dès le début des années 50, orchestrée


par Jean Beaufret, manifestera son impatience face à de tels atermoie-
ments : « Tant que la philosophie maintiendra, sous quelque forme que
ce soit, à la racine de ses propres certitudes, l’intériorité de l’étant-sujet,
elle sera condamnée à n’organiser jamais que l’invasion du monde par une
hémorragie de subjectivité. » [Beaufret, 1947].
C’est d’ailleurs de cette sortie (dont parlait Sartre) des philosophies de
la conscience – comme on les appelait à l’époque “existentialiste” – que la
pensée des structures se réclamera massivement, à partir des années 60,
et à laquelle elle cherchera à donner une tournure définitive, qui prendra
la forme d’un assaut généralisé, mené « sous l’étendard d’une croisade
unique contre le sujet en général », résume Vincent Descombes dans Le
Même et l’autre. [Descombes, 95]. L’hémorragie subjective, dont parlait
Beaufret, semble jugulée, plus que jamais. Mais avec le recul, on pourra
faire l’hypothèse que la question du sujet n’en est pas moins restée en sus-
pens dans la mesure où, dans la perspective que l’on a retenue, elle reste
le pivot “dialectique” qui assure le passage d’un moment philosophique
à un autre. Nier aussi vigoureusement le sujet c’est encore d’une certaine
manière l’affirmer ; ou sur un mode moins dialectique, c’est s’exposer à ce
que, encore une fois, il fasse retour, comme du refoulé.
Soi-même comme un autre, l’ouvrage de Ricœur de 1990, qui a fait
date aussi bien dans le champ de la philosophie que dans celui des études
littéraires, se fera l’écho de cette logique du tout ou rien qui marque les mo-
dalités de la prise en considération de la subjectivité – ou de son absence.
Une herméneutique du soi (non expressément égologique) serait, pour le
dire vite, une troisième voie s’enlevant sur le fond de cette valse-hésitation
subjective, à partir de ces « étonnantes oscillations que semblent présen-
ter les philosophies du soi, comme si le Cogito dont elles sont issues était
inéluctablement soumis à un rythme alterné de surestimation et de sous-
estimation. Du “je” de ces philosophies, devrait-on dire, comme certains le
disent du père, qu’il y en a soit pas assez, soit trop ? » [Ricœur, 1990] Entre
un « Cogito brisé » et un « Cogito exalté », l’ipséité peut se comprendre
comme la tentative de sauvetage d’une subjectivité (avec une visée éthique
chez Ricœur) qui échappe précisément à cette logique du tout ou rien, étant
entendu que la subjectivité n’est plus sujet et qu’elle a perdu tout ou partie
de ses ambitions fondationnelles. De ce point de vue, l’entreprise de Ricœur
regarde la littérature. Car c’est finalement à elle qu’il reviendra désormais
de rendre compte, par-delà la définition (obsolète) d’un sujet transparent et
Avant-Propos IX

rigoureusement identique à lui-même, de la cohésion de subjectivités singu-


lières qui s’éprouve de manière insigne à travers le récit de soi.
Avec les modifications qui s’imposent, mais le même statut privilé-
gié accordé à la littérature, on retrouverait chez le dernier Foucault une
réflexion sur une « pratique de soi » qui serait en même temps une « entre-
prise de dé-subjectivation » [Foucault, 1980], que l’auteur tire précisément
d’une expérience d’écriture, telle qu’elle se donne à voir chez Blanchot,
Bataille ou Nietzsche notamment.
Tout se passe comme si, en fin de compte, la littérature était mieux à
même que la philosophie de saisir le sujet dans sa singularité, son histori-
cité. Comme si, mieux que la philosophie, la littérature avait saisi que tout
sujet prenait naissance dans une culture particulière et que cette culture
supposait une territorialisation de la connaissance socialement significa-
tive, un imaginaire partagé, un corpus d’idées et de modèles (normes ?) au
travers desquels le sujet se rapporte au monde, et c’est ce legs qui contri-
bue pour une bonne part à configurer son identité. Le sujet se développe
en se mettant en rapport avec d’autres sujets dans le champ social où sa
culture vient buter sur d’autres cultures pour s’y entremêler en tissant des
systèmes aux formes et à la dynamique complexes. C’est par cette même
complexité que le sujet répond non pas d’une identité culturelle mais de
plusieurs. Tant et si bien que l’identité culturelle individuelle caractéris-
tique de notre époque tiendrait à une sorte d’« hybridité dissolvante », à
une construction « d’identités éphémères », changeantes et réglées sur
les désirs [Tortosa, 2008]. C’est peut-être ce qui explique finalement que
cette catégorie de l’identité a été consubstantiellement toujours en crise,
tout au long de son histoire, même si c’est à l’aube de la Modernité que son
statut fait l’objet de la remise en question la plus profonde. Ainsi la célèbre
phrase de Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny : « Je est un autre. » Par
quoi il donnait un tour neuf mais définitif à des formules antérieures allant
dans le même sens. Keats : « Un poète est la chose la moins poétique qui
soit ; car il n’a pas d’identité. » ; Hugo : « C’était bien à lui qu’on parlait ;
mais lui-même était autre. » ; ou encore de Nerval : « Je suis l’autre. » Ce
qui a eu pour effet d’ouvrir une fêlure compromettant la ligne de flotaison
du sujet, en élargissant la question de l’identité à son horizon psycho-
social pour la faire rentrer sur le théâtre de l’altérité et de la différence,
en traçant de la sorte une voie dans laquelle aller s’engager notamment la
psychanalyse. Est sujet celui qui est capable de se construire en rapport
avec autrui, et dans ce sens c’est à partir de cette collaboration collective
X Aragüés Estragués, Capmartin, Mékouar-Hertzberg, Saldaña

que son identité se définit. Mais dans le même temps il est ce qu’il est par
cela même qui le distingue des autres.
Impossible dans ces conditions de passer sous silence les implications
politiques remarquables que soulève une telle question. Le Sujet en crise, et
sa mort annoncée, auront été compris parfois comme la crise, ou la mort,
de la politique elle-même. Même si cette thèse ne rend aucunement justice à
l’approche foucaldienne par exemple, une bonne part de la pensée contem-
poraine s’est vue dans l’obligation de réajuster le discours politique sur une
compréhension renouvelée de la subjectivité et des processus de subjectiva-
tion qui la sous-tendent. Si l’on adoptait finalement le point de vue de Negri
sur cette question, la politique pourrait désormais s’entendre précisément
comme ce processus de construction de subjectivité(s) lui-même.
Ce sont ces formes de subjectivités – dont on a ébauché une liste for-
cément non exhaustive –, comme autant de rejetons du Sujet, que le présent
volume entreprend d’examiner en cherchant, entre autres, à savoir pourquoi
la philosophie y appelle, en bien des occasions, la littérature à la rescousse.
Conjointement, si cette catégorie du sujet est bien d’abord un héritage phi-
losophique, il conviendrait de se demander si la Philosophie peut véritable-
ment en faire l’économie ou pourquoi elle s’en défait pour toujours y revenir.

Juan Manuel Aragüés Estragués


Thierry Capmartin
Nadia Mékouar-Hertzberg
Alfredo Saldaña

Bibliographie

Beaufret, Jean, « M. Heidegger et le problème de la vérité », Fontaine,


n° 58, 1947.
Descombes, Vincent, Le Même et l’Autre, 1979.
Foucault, Michel, Dits et écrits, iv, 1980.
Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, 1990.
Sartre, Jean-Paul, La Transcendance de l’Ego, 1936.
—, L’Être et le néant, 1943.
Tortosa, Vigilio (ed.), Escrituras digitales, 2008.
Introduction
Comunicación y soledad
La (inter)subjetividad en tiempos de crisis

Antonio Méndez Rubio


Universitat de València

Un secreto moderno

El título de la compositora y cantante SIA 1000 Forms of Fear (2014), Las


Mil Formas del Miedo, podría ya servir como indicio de hasta qué punto
el miedo se ha convertido en el eje emocional en torno al que se articula
hoy la vida individual y colectiva. El impacto del single principal de ese
álbum de SIA, “Chandelier”, podría a su vez tomarse como un síntoma
del desfondamiento de una subjetividad atravesada por el sentimiento de
crisis, por la falta de sentido, la soledad o el alcoholismo, desorientada
por una socialidad tan festiva como vacía… y por un impulso de muerte
y autodestrucción (“I’m gonna swing from the chandelier, from the chan-
delier…”) que encaja mal con la complacencia y la euforia estándar de la
lírica pop. Tomando esa canción y ese álbum como un texto de la cultura
popular actual, tanto sus dimensiones musicales como audiovisuales se
prestan a ser consideradas desde la óptica actualizada de un pop’análisis
(por decirlo con la expresión irreverente de Deleuze / Guattari 2003: 55),
es decir, desde la perspectiva de un análisis crítica de la cultura contempo-
ránea en un sentido no elitista ni estrictamente academicista.
De entre las mil vías de estudio comparativo intertextual e interdisci-
plinar que, desde esta óptica, se abren para la teoría crítica de la cultura,
una posibilidad entre otras radicaría en trazar una línea discontinua de
relación entre la canción reciente de SIA y un relato breve, procedente del
contexto de apogeo de la primera modernidad occidental, y escrito por
Edgard Allan Poe: El hombre de la multitud (1840). Este célebre relato
de Poe se abre con una cita de La Bruyère que dice: “Ce grand malheur
de ne pouvoir être seul”. Desde esta clave de lectura, la narración de Poe
2 Antonio Méndez Rubio

se adentra en la experiencia de génesis de la subjetividad moderna, en su


contexto formativo de las grandes urbes y la sociedad de masa generadas
por la revolución industrial. Esa subjetividad parece situarse de entrada
en una imposibilidad, la imposibilidad de la soledad, que vuelve a su vez
imposible la comunicación o interacción con los demás.
El huidizo protagonista de Poe es presentado por una voz narrativa
que insiste en intentar dibujar la presencia de un individuo difuminado y
zarandeado por la multitud, como disuelto anónimamente entre “todo ese
conjunto estaba lleno de una ruidosa y desordenada vivacidad, que reso-
naba discordante en los oídos y creaba en los ojos una sensación dolorosa”
(Poe 2002: 135). Al desplazarse sin descanso por las calles de la ciudad se
podía entonces comprobar cómo “la ondulación, los empujones y el rumor
se hicieron diez veces más intensos” (2002: 136). Poe pone ahí cuidado en
subrayar el espacio alegórico del mercado, las tiendas, “ese punto donde
se concentra la actividad comercial de la populosa ciudad” (2002: 138) y
el rastro espectral de mendigos e inválidos, de la pobreza y la desolación,
todo ello mediante un contraste muy marcado entre el centro urbano y los
límites de la ciudad, en concreto “el barrio más ruidoso de Londres, donde
cada cosa concentraba los peores estigmas de la pobreza y del crimen”
(2002: 137). La figura entrevista de este inquietante vagabundo conduce
al narrador, en fin, a concluir que “este viejo se niega a estar solo. Es el
hombre de la multitud” (2002: 138).
No obstante, ¿cómo unir entonces esta última apreciación sobre alguien
que no quiere estar en soledad y la referencia inicial a un mundo donde la
soledad no es ya posible? ¿Por qué el hombre-multitud, el sujeto-masa, no
puede llegar a soportar el hecho de quedarse a solas? Una respuesta cono-
cida y convencional atribuiría el significado del relato a la estilística de Poe
entendida como una variante literaria de los relatos de terror. Sin embargo,
¿qué clase de miedo es éste? En el caso de El hombre de la multitud, ¿se tra-
ta aquí de alguien que causa miedo, o más bien de alguien que siente miedo?
Pueden de hecho darse las dos opciones de manera complementaria, pero en
todo caso no se trataría de una cuestión secundaria: el miedo que produce
esa figura casi espectral entre la multitud quizá no pueda separarse de un
miedo a la soledad que volvería esa subjetividad no ya amenazadora, no ya
terrorífica, sino vulnerable. Y quizá este miedo a la soledad, así pues, podría
tener que ver con la enfermedad de no poder sino estar rodeándose conti-
nuamente de gente, de “ne pouvoir être seul”, domo diría La Bruyère. No es
extraño que Poe empiece su texto declarando que “hay ciertos secretos que
Comunicación y soledad  3

no se dejan expresar” (2002: 133). Este secreto, esta zona de lo no-dicho,


debería así relacionarse con el miedo a la soledad como zona tabú o prohi-
bida, en el sentido latino de interdictum: lo dicho entre líneas, lo interpuesto
como una orden que ha de cumplirse para salvaguardar el orden colectivo.
Esa orden sería entonces la de impedir la soledad, bloquear su espacio, con
la consecuencia directa de que esa prohibición iría necesariamente unida a
una experiencia de muerte, o una muerte de la experiencia entendida como
comunicación con alguna alteridad (im)posible.
En otras palabras, parece lógico interpretar que la posibilidad de inte-
gración desesperada en la multitud puede actuar como protección contra
el miedo a la soledad y, al mismo tiempo, como refuerzo del sentimiento
de miedo ante una masa agresiva, acelerada y ruidosa. Se trata de una
especie de doble vínculo, de bucle: es entonces como si el miedo a esa
masa descomunal fuera compensado formando parte de ella, lo que, a su
vez, reafirmaría el miedo a una soledad donde la subjetividad se percibiría
a sí misma como un espacio relativamente exterior o libre, pero también
demasiado frágil o, como diría Nietzsche (1996), demasiado humano.
A propósito de esta paradoja vital, tan individual como común, podría
hablarse, como hiciera por ejemplo W. Benjamin, de la sociedad industria-
lizada que se gesta a mediados del siglo XIX como un contexto de “desa-
parición de las personas entre las grandes masas” (Benjamin 2012: 136).
En sus ensayos sobre Charles Baudelaire, reunidos bajo el título Un lírico
en la época del altocapitalismo (2012: 87–301), Benjamin recurre de he-
cho al famoso cuento de Poe para insistir en cómo quien busca la multitud
responde con ello a un malestar social (causado justamente por la implo-
sión de la masa como forma de vida). Dentro de la multitud, de hecho, no
se salva el peligro de la soledad sino que, más bien, siguiendo a Benjamin
(2012: 143), ésta se transforma en un “aislamiento sin esperanza”. Más
aún, el sujeto se sitúa así en un lugar instrumental, intercambiable, que lo
equipara a una mercancía más dentro del a vorágine que implica la acele-
ración capitalista de la vida:
La multitud no es sólo el más reciente asilo del desterrado; es también el narcótico
más reciente para el abandonado. Y es que el flâneur es un abandonado en la multitud,
compartiendo por tanto la situación de la mercancía. Esta particularidad no les es
consciente, mas no por ello influirá menos en él. Le penetra venturosamente al igual
que un estupefaciente que sin duda le puede resarcir de humillaciones abundantes.
(Benjamin 2012: 145)
4 Antonio Méndez Rubio

La humillación de la impersonalidad, para empezar, confundida con los


procesos de opresión política y de explotación económica, sacudiría así el
inconsciente de un sujeto que busca en la multitud una especie de experien-
cia de exhibición compensatoria, de movimiento compulsivo, de ebriedad
anestésica.
La lógica de la mercantilización en masa haría que la gente se re-
uniera en torno a “la cosa común” siguiendo un impulso cuyo “modelo
lo ofrecen los clientes” (Benjamin 2012: 153). En el plano emocional,
afectivo, la subjetividad entraría así en una deriva lenta pero segura
hacia la autodestrucción de su potencia creativa, crítica, libertaria. En
los términos de Benjamin, “la modernidad tiene que estar puesta bajo el
signo del suicidio. (…) Es la conquista de la modernidad en el complejo
ámbito de las pasiones” (2012: 168). En el plano de la historia económica,
en efecto, el término “tensiones destructivas” es usado por K. Polanyi
(1992) para describir el vacío cultural que la revolución industrial traería
consigo:
La separación del trabajo de otras actividades de la vida y su sometimiento a las
leyes del mercado equivalió a un aniquilamiento de todas las formas orgánicas de
la existencia, y su sustitución por un tipo de organización diferente, atomizado e
individualista. (1992: 168)

Según Polanyi, el estudio del desarrollo institucional de la sociedad mo-


derna durante el período crítico 1834–1914 ayuda a comprender cómo, “ya
se tratara del hombre, de la naturaleza o de la organización productiva,
la organización del mercado se convirtió en un peligro” (1992: 167). Esta
suerte de trauma histórico, de hecho, conduciría en el período siguien-
te (1920–1940) al surgimiento precisamente en una potencia industrial
como Alemania del fenómeno fascista. La formación del fascismo sería
una consecuencia sociopolítica e ideológica que, desde el punto de vista
de Polanyi, se entiende en la medida en que “el papel desempeñado por el
fascismo estaba determinado por un solo factor: la condición del sistema
de mercado” (1992: 241).
La tendencia a modelar masivamente la vida social volvería esa so-
ciedad administrable, cosificable, al tiempo que la sumiría progresiva-
mente en un movimiento heterónomo, inercial. En este sentido, otra pista
complementaria sobre los cambios en la subjetividad implicados en la
fase histórica 1920–1930 se encuentra en un apunte de A. Gramsci, a
propósito de la conexión entre individuo y masa. La observación puntual
Comunicación y soledad  5

de Gramsci (2011: 94), redactada durante su encarcelamiento por parte


del régimen fascista italiano, es la siguiente:
La tendencia al conformismo es más amplia y más profunda en el mundo contem-
poráneo que en el pasado: la estandarización de los modos de pensar y de obrar
alcanza proporciones nacionales o incluso continentales. La base económica del
hombre-colectivo: grandes fábricas, taylorización, racionalización, etc.

La producción mundializada en masa de mercancías corre así paralela a la


del sujeto-masa. Son de hecho distintos aspectos del mismo proceso. Por
esta misma razón no se trataría aquí de absolutizar, de un modo determinis-
ta, o meramente mecánico, el poder de la economía en las transformaciones
del mundo moderno. Los cambios en el mundo del trabajo y del consumo se
dan combinados con hábitos cotidianos, “modos de pensar y de obrar”, es
decir, tienen que ver con la cultura, la cuestión de la (inter)subjetividad y la
forma de vida. Así lo planteaba la serie lúcida de gags y el guion de un film
muy conocido, significativamente titulado Modern Times (Charles Chaplin,
1936). Es igualmente significativa la advertencia en este sentido de Polanyi
(1992: 163): “nada oscurece nuestra visión social tan efectivamente como el
prejuicio economicista”. Economía, política y cultura, por así decirlo, con-
vergían de este modo en la tendencia imparable hacia la cristalización de
una subjetividad propiamente moderna.
Sin lugar a dudas, en el plano cultural no puede obviarse la función de
los nuevos medios de comunicación de masas a lo largo de la primera mitad
del siglo XX. Los mass media, de la prensa al cine, pasando por la radio y
especialmente por el impacto de la televisión, cumplirían un papel crucial
en la sofisticación del entretenimiento y la propaganda de masas. Ya en su
ensayo clásico de 1948 Los medios de comunicación de masas, el gusto
popular y la acción social organizada, los sociólogos P. Lazarsfeld y R. K.
Merton subrayaban el “conformismo social” como uno de los principales
efectos de los medios masivos. Mediante los mass media, “la presión econó-
mica produce conformismo mediante la omisión de cualquier problema que
pueda resultar espinoso” (1992: 247). Estos medios, debido a su régimen de
administración y propiedad mercantil, “contribuyen al mantenimiento del
sistema” (Lazarsfeld / Merton 1992: 245) y lo hacen hasta el punto de que
su forma de entender la comunicación social podría llegar a activar una
tendencia a la apatía colectiva entendida como “disfunción narcotizante”
(Lazarsfeld / Merton 1992: 243) —una expresión que recuerda la forma que
tiene W. Benjamin de caracterizar la adicción moderna a la multitud.
6 Antonio Méndez Rubio

La expansión de la gran industria (economía), la consolidación de


gigantescos estados-nación (política) y la tendencia a la estandarización
(cultura) podrían entonces formar un circuito de interacción sistémico, es-
tructural, a la hora de modela el nuevo proyecto mundial de socialización
y subjetivación. Por esta vía, y desde un enfoque psicológico o psicoanalí-
tico, la subjetividad en la llamada sociedad de masas desembocaría en un
punto de colapso.
En 1921, por tanto en el contexto de las observaciones de Polanyi o
Gramsci, el diagnóstico de un colapso del sujeto queda argumentado de
forma contundente por S. Freud en su ensayo “Psicología de masas y aná-
lisis del yo”, donde la confluencia de subjetividad y sociedad de masas es
pensada de un modo crítico. De hecho lo que Freud ve de forma crítica es
la falta de sentido crítico de una multitud que, tal como se comporta en la
fase de crisis que son las primeras décadas del siglo XX, “es extraordina-
riamente influenciable y crédula” (Freud 1967: 1131). A pesar de incurrir
en una reproducción frecuente de los prejuicios de algunos intelectuales
reaccionarios como Gustave Le Bon, Freud es capaz de distinguir en la
masa un “mecanismo de intensificación afectiva” por el cual “la masa da
al individuo la impresión de un poder ilimitado y de un peligro invencible”
(1967: 1135). Freud explica así en clave de sugestión la manera en que el
sujeto “se deja arrastrar” por la multitud de una forma casi infantil o pri-
mitiva, en el sentido de una “inducción afectiva primaria”:
Es evidentemente peligroso situarse enfrente de ella, y para garantizar la propia segu-
ridad deberá cada uno seguir el ejemplo que observa en derredor suyo, e incluso, si es
preciso, llegar a “aullar con los lobos”. (Freud 1967: 1135)

La influencia sugestiva de la masa actuaría como un poder no meramente


político o económico, como si dijéramos, externo, sino como un efecto
o afecto emocional, inconsciente o interno. Y esto hasta tal punto que la
identificación con la masa, a través de su representante ya sea en forma de
ídolo o líder, llegaría a confundirse en última instancia con una motivación
de “amor a los demás” (Freud 1967: 1139). La vivencia social del amor,
en este sentido de la crítica freudiana, podría llegar a solaparse con la
movilización de “un rebaño de animales salvajes”… lo que, en una época
de ascenso del fascismo, una vez más, podría ser confirmado por aconte-
cimientos del momento histórico.
Releyendo estos escritos de Freud sobre psicoanálisis del sujeto-masa
es llamativo este deslizamiento retórico, persuasivo, por el cual este sujeto
Comunicación y soledad  7

oscila entre la posición del dócil rebaño, por un lado, y la manada de lo-
bos, por otro. No hay forma específica de separarlos, de hecho. Más bien
aparecen aquí como dos momentos o polos de una ambivalencia ideoló-
gica y conductual: el miedo vuelve al sujeto indefenso como un rebaño,
pero justo ese miedo le hace reaccionar agresivamente, con la ferocidad
de una manada. Esta manada provoca miedo. Y así sucesivamente. Por
decirlo con un término inspirado en Freud, pero elaborado por W. Reich en
dos textos analíticos fechados en 1933: Psicología de masas del fascismo
(2014) y Análisis del carácter (2010), el sujeto formaría así una coraza
de carácter (2010: 72) con la que gestionar de manera compensatoria la
represión sexual y el autoritarismo educativo, familiar e institucional. Para
Reich, en suma, “el resultado es el conservadurismo, el miedo a la liber-
tad, una mentalidad reaccionaria” (2014: 48). Se habría realizado así una
forma de subjetivación cuyas raíces se extienden hasta los orígenes de la
modernidad, ya en la forma pre-moderna de un “pastorado de las almas”
(Foucault 2000: 118), pero cuyo crecimiento y ramificación se difundiría
por doquier, omnes et singulatim, a través de la tendencia a la industriali-
zación y la comunicación masivas mundializadas a lo largo del siglo xx.

Yo como tecnología

Desde finales del siglo XIX, y sobre todo a lo largo del siglo XX, la con-
centración de población en grandes urbes, junto con la aceleración del rit-
mo de vida, las necesidades del control político masivo y de un desarrollo
mercantil exponencial, sin freno, se convierte en condiciones de socializa-
ción, en reglas de juego que no podían no tener repercusiones en el modelo
de subjetividad dominante. Quizá el vector más inmediato de acción sobre/
desde la subjetividad contemporánea, en este sentido, haya sido el poder
tecnológico, entendido como un conjunto de instrumentos y artefactos que
modulan de manera directa la relación entre sujeto y realidad.
El concepto de “técnicas de sí” o “tecnologías del yo” propuesto por
M. Foucault en torno a 1980 era ya un aviso tal vez aproximativo, intuitivo,
pero también decisivo sobre la genealogía de una subjetividad contempo-
ránea o post-moderna tal como se la puede apreciar en la era de la glo-
balización neoliberal, o del también llamado capitalismo post-industrial.
8 Antonio Méndez Rubio

En relación con el concepto de postmodernidad, sin ir más lejos, ya en el


ensayo que se considera pionero para este debate, La condición postmo-
derna (J. F. Lyotard, 1979) se veía claro cómo la nueva era de conocimien-
tos, lenguajes y tecnologías informativas debía ser contemplada como un
“contexto de mercantilización del saber” (Lyotard 1986: 95). Saber y poder
pasan ahora, más que nunca, por los intereses de mercado y sus extensio-
nes técnicas. Desde la perspectiva de Foucault:
El poder consiste en relaciones complejas: esas relaciones implican un conjunto de
técnicas racionales, y la eficiencia de esas técnicas es debida a una sutil integración
de tecnologías de coerción y tecnologías de sí. (Foucault 2015: 148)

Es decir, no se trata de que las nuevas tecnologías induzcan unidireccional-


mente un nuevo tipo de sujeto, lo que sería en última instancia una aprecia-
ción demasiado burda. Se trata más bien de comprender cómo la era de las
nuevas tecnologías globales, tal como se iniciara en el período 1970–1980,
coincide en la filosofía crítica con la propuesta de un nuevo modo de enten-
der la relación entre sujeto y poder no ya como dos elementos separados el
uno del otro, sino como un espacio de convergencia donde la subjetivación
refuerza (a la vez que es reforzada por) un dispositivo tecnológico a gran
escala. Entre estas técnicas, cobrarían entonces cada vez una relevancia
estratégica mayor aquellas orientadas al descubrimiento, formulación y
proyección de verdades concernientes al sí-mismo (self).
En la obra de Foucault, el Estado es visto como una clase de poder po-
lítico que ignora a los individuos en favor de la totalidad, o mejor dicho, en
favor de la totalidad tal como la conciben los grupos o clases dominantes.
El término pastorado vendría aquí a iluminar cómo “el Estado moderno
occidental ha integrado un viejo poder técnico que se originó en institu-
ciones cristianas” (2015: 325). Foucault no alcanzaría a vislumbrar (ni de
hecho a vivir realmente en su contexto) el poder ascendente del neolibe-
ralismo global y las nuevas tecnologías de la información y comunicación
(TIC) justo a partir de 1980–1990. Pero sí dejaría preparado el campo para
reconocer que el tradicional control político por parte del Estado estaba
llegando a un punto histórico-crítico, crucial, en que la nueva dinámica
del poder
no puede ser ejercida sin conocer el interior de la mente de las personas, sin explorar
sus almas, sin hacer que revelen sus más íntimos secretos. Eso implica un conoci-
miento de la conciencia y una capacidad para dirigirla. (Foucault 2015: 326)
Comunicación y soledad  9

Esta especie de exploración de mentes y almas iría progresivamente siendo


una responsabilidad no solo o no tanto del Estado como del Mercado, por
decirlo brevemente. Con la entrada en el siglo xxi ha podido identificarse
con claridad, como ha hecho B.-Ch. Han, que, en efecto, “la psicopolítica
neoliberal es la técnica de dominación que estabiliza y reproduce el sis-
tema dominante por medio de una programación y control psicológicos”
(Han 2014: 117).
Siguiendo a Han (2014: 21), el eslogan publicitario de Microsoft
“Where do you want to go today?” sugiere una libertad y movilidad ilimita-
das en el espacio de la web. El entorno digital funcionaría así movido por un
mecanismo de captura de la voluntad, de la libertad, de la emoción y la co-
municación, sobre la base de que “solo la explotación de la libertad general
el mayor rendimiento” (Han 2014: 14). Este neoliberalismo se diferenciaría
pues, de manera sustancial, del capitalismo industrial del siglo xix, que ope-
raba todavía con coacciones y prohibiciones disciplinarias. Basándose en
Foucault y Deleuze, entre otros, Han explica que, frente a la corporalidad
biopolítica del poder disciplinario (de Estado), el nuevo control neoliberal
(de Mercado) se canaliza bajo una forma de una psicopolítica que recurre
a la conectividad, así como al coaching, self-tracking, liderazgo… como
estrategias de auto-producción y auto-control de las almas por sí mismas.
La psique se convierte así en una fuerza (re)productiva de primer orden. El
sujeto se vuelve empresario de sí mismo en virtud de un proceso virtual-
mente infinito de optimización personal, de adaptación de la subjetividad a
los imperativos del sistema. Esta intensificación psicotécnica conduciría, en
fin, a un “colapso mental” en el sentido de una “autoexplotación total” (Han
2014: 48–49). El formateo de las almas y las emociones se orienta así a in-
crementar el rendimiento económico, y eso es viable sobre todo mediante la
poderosa intervención de tecnologías comunicativas supuestamente libres,
participativas, favorecidas por el desarrollo tecnológico digital.
La microfísica o psicotécnica del Big Data, con sus redes e infraes-
tructuras de intercambio multipolar y simultáneo de informaciones, per-
mite un acceso inaudito al inconsciente colectivo. Desde una perspectiva
histórica, atenta a las transformaciones del régimen de poder moderno, se
puede apreciar entonces un cambio decisivo de paradigma:
La biopolítica impide un acceso sutil a la psique. La psicopolítica digital, por el con-
trario, es capaz de llegar a procesos psíquicos de manera prospectiva. Es quizá mucho
más rápida que la voluntad libre. Puede adelantarla. La capacidad de prospección de
la psicopolítica digital significaría el fin de la libertad. (Han 2014: 95–96)
10  Antonio Méndez Rubio

El actual momento de transformación del poder, en suma, mostraría de


nuevo cómo la esencia de la economía no es económica, en la medida
en que los intereses primordialmente económicos se socializan mediante
recursos tecno-psicológicos. En torno a 2010, el nuevo ciclo internacional
de crisis económica y social ha agudizado los efectos y consecuencias de
este dispositivo sistémico global.
La relación entre crisis económica, sujeto en conflicto y sufrimiento
social debería ser un punto de partida incontestable para el análisis críti-
co de la cultura contemporánea. Por ejemplo, la conexión entre malestar
social y malestar emocional ha llegado ya a ser obscena. Hoy día, incluso
cada vez más profesionales de los servicios de salud y atención primaria
están poniéndose de acuerdo en que “los determinantes de la salud más
importantes son de naturaleza económica y social” (AAVV 2016: 9). A
raíz de la crisis y el empobrecimiento progresivo de clases medias y bajas,
se ha multiplicado el riesgo de problemas de salud mental, así como los
intentos y el número de suicidios en España, como muestra, según los
datos de 15 Mpedia la cantidad de suicidios relacionados con causas so-
cioeconómicas supera los tres mil desde el inicio de la última crisis, lo que
presenta un número ya superior al de muertes por accidentes de tráfico. El
bloqueo de las condiciones de vida social no puede separarse de los pro-
blemas personales, a menudo mal llamados subjetivos como una forma de
quitarlos de en medio y apartarlos de la agenda pública. En este sentido,
las vivencias subjetivas de quien pierde el trabajo o ve vulnerados sus derechos son
un conglomerado de sensaciones de inseguridad personal, de amenaza, incerteza de
futuro y deterioro de las relaciones con los otros, con sentimientos de desesperanza,
de ser muertos en vida, pero sobre todo de autoculpabilización y aislamiento social.
(AAVV 2016: 13)

El síntoma más inmediato de este daño personal y social podría estar sien-
do la proliferación creciente de “ideas de muerte” (AAVV 2016: 13). En
otras palabras, bajo las proclamas de libertad se estarían dando nuevas
patologías asociadas a la normalización de una subjetividad en crisis, ín-
timamente dañada, o muerta en vida… como ha argumentado S. López
Petit (2014: 99),
el poder utiliza productivamente las enfermedades que él mismo nos inflige, aunque
para ello tenga que convertirse en un poder terapéutico aparentemente protector. La
relación terapéutica despolitiza el malestar social y evita que podamos aprehender-
nos como la anomalía que somos. Los cuidados que ofrece no son más que cuidados
Comunicación y soledad  11

paliativos dirigidos a “dejarnos morir”. El deseo secreto que guía al poder terapéutico
se resume en una frase jamás confesada: “Sobráis: ¡suicidaos ya!”. El Fondo Moneta-
rio Internacional ha alertado recientemente del riesgo de que la gente viva más de lo
esperado: “Si el promedio de vida aumentara en 2050 en tres años más de lo previsto
hoy, los costos subirían un 50%” (El impacto financiero del riesgo de longevidad,
abril – 2012).

El dolor se convierte así en un lugar de soledad pero también común, un


terreno de lucha tanto por la supervivencia como por una libertad real. El
poder de la normalización se convierte en la nueva policía, en un nuevo
panóptico que se cobra cada día nuevas víctimas. Quizá en esto resida su
secreto mejor guardado.

La crisis en común

Parece obvio o, como mínimo, parece lógico: la crisis económica y so-


ciopolítica no puede no ser, al mismo tiempo, un momento de crisis del
sujeto y de las relaciones que lo constituyen. Subjetividad e intersubjeti-
vidad quedan así implicadas en una crisis general de la comunicación en
su sentido más amplio y profundo. La construcción de lo común (com-
municare) atraviesa entonces un pasaje (auto)crítico, extremadamente
frágil, donde se cruzan de hecho formas de entender el poder y la crisis
que pueden entrar en colisión o contradicción pero que, en todo caso,
comparten un mismo espacio de vivencia en la precariedad de la vida
cotidiana. Conviene en este punto no olvidar que “el discurso capitalista
como tal es un rechazo de la imposibilidad y, por tanto, no tiene exterior
alguno” (Alemán 2014: 39). En este sentido, las diversas manifestacio-
nes y aspectos del poder y su crisis podrían rastrearse, a su vez, en las
más diversas áreas de la cultura actual, desde la literatura al cine, pa-
sando por la música popular, el cómic, los contenidos audiovisuales, las
prácticas simbólicas, los estilos de vida, etc. Como una banda de Moe-
bius, al menos dos tendencias se enlazan y encuentran en la experiencia
contemporánea de la subjetividad y la comunicación: la primera se ofre-
ce como una respuesta refleja, casi automatizada, a la subjetivación del
poder en curso (y de hecho resulta la tendencia más hipervisible y pode-
rosa); la segunda, sin llegar a poder estar totalmente fuera o al margen
12  Antonio Méndez Rubio

del espacio totalizado por la primera, sin embargo asume su condición


crítica como pre-condición para una politización dialógica, libertaria, de
la subjetividad y de la comunicación.

Soledad vs. Comunicación

La relación entre soledad y comunicación admite un primer juego de


opciones según el cual ambas se vivirían como opuestas o enfrentadas, lo
que impediría el entendimiento de su complementariedad. De hecho, lo
que así puede bloquearse es la realización de ambas.
En este juego de oposiciones la soledad se concibe como un aisla-
miento que puede oscilar entre la complacencia y el desamparo, pero que
en todo caso se asume como un polo de experiencia separado de (y opues-
to a) la comunicación con los demás. Una vez la soledad es vivida como
una especie de mundo aparte, y tal vez a un nivel inconsciente, la carencia
de los otros se siente tarde o temprano como una falta que es necesario cu-
brir. La comunicación se optimiza entonces como una lucha por el recono-
cimiento. El movimiento paradójico radica aquí en cómo la comunicación,
al ser entendida en clave de reconocimiento de sí, se despliega un espacio
especular que confirma tanto la existencia de los demás como la soledad
propia. Esta soledad busca ser reconocida en su singularidad mediante un
espacio codificado que obliga a la subjetividad a codificarse a su vez de
manera que sea reconocible como tal, esto es, en los términos en que el
espacio o medio de comunicación establece.
En tanto se somete a una codificación programada y cuyo control está
fuera del alcance de quienes participan en la comunicación, esta forma de
comunicación “es por ende totalitaria” (Perniola 2006: 18). Se trata del tipo
más frecuente de comunicación que se daría en el interior de lo que llama
Han (2014) “el panóptico digital”. Reabsorbida en un circuito tecnológico
de poder superior a la comunicación y, por supuesto, a la soledad de los
sujetos participantes, la comunicación se da así al precio de disolver su
potencia de encuentro con alguna dimensión de alteridad y/o alteración,
mientras que la hegemonía de la identidad y el reconocimiento se vuelve
cada vez más ciega para sí misma. En este contexto, “enfrentamos solo
yoes imaginarios y narcisistas en relación especular, y muchos pequeños
otros yoes” (Perniola 2006: 66). Así pues, sería una dinámica caracterís-
tica “que subyace en la sociedad de la comunicación de masas: como si
Comunicación y soledad  13

todos desearan el reconocimiento y a la vez nadie pudiese obtenerlo, pues


se ha derrumbado por completo la estructura simbólica que lo hace posible”
(Perniola 2006: 67). La estructura simbólica e imaginaria por la que po-
dría y debería instaurarse una relación dialógica, tendencialmente creativa
y crítica, es precisamente lo que queda erosionado por una superestructura
tecnológico hipercodificada y acelerada. Dicho polémicamente: tal vez no
estaba lejos de esta acepción de la comunicación F. Kafka cuando pensaba
que “uno de los recursos del mal es el diálogo” (Kafka 2003: 617).
Este modo de activar la comunicación funcionaría, en fin, como un
aparato de subjetivación donde, como lo dice Han (2014: 26), “el me gusta
es el amén digital”. La absolutización de la autoimagen sería aquí el recurso
principal para la conquista de un reconocimiento en el que se juega la iden-
tidad, en el que se juega la vida del sujeto: un sujeto sujeto a la exigencia
superyoica de imágenes de sí. La imagen de sí responde así a un “imperati-
vo de exposición” (Han 2016: 31) que pone la subjetividad en valor dentro
del circuito de la economía simbólica. Por decirlo así, el selfie se convierte
en una forma de vida, y no solamente de un modo amable o complaciente,
sino también con toda la carga de agresividad que la necesidad de recono-
cimiento del yo (ego) requiere. Algo de esto resulta recogido en un grafiti
urbano anónimo como este:
14  Antonio Méndez Rubio

Este grafiti incide así mismo en una equiparación entre autoimagen (como
tecnología de sí, Foucault 2000; 2015) y coraza caracteriológica (Reich
2010; 2014). La imagen del caballero medieval podría ahora leerse al lado
de un poema de Adrienne Rich, original de 1957, titulado “El caballero”:
“Un caballero cabalga hacia el mediodía, / su yelmo apunta al sol, / y un
millar de soles astillados / engalanan su cota de malla. / (…) Un caballero
cabalga hacia el mediodía, solo su ojo tiene vida, / amargo coágulo engas-
tado / en una máscara metálica; / traidores guiñapos y andrajos / por dentro
se pegan a la carne / y consumen sus nervios a jirones / bajo el radiante
casco…” (Rich 1986; 27). El poema de Rich abre una vía de crítica políti-
ca de la coraza tanto en su vertiente masculinista como, más ampliamente,
en la deuda que mantiene con un imaginario guerrero, violento e incluso
fascista. La similitud con el imaginario fascista puede anclarse, de hecho,
en comparar el grafiti con este óleo sobre lienzo de Rudolf Otto, de título
Dispuesto al combate, que Michaud (2009: 197) presenta como emblemá-
tico del arte pictórico en la época nazi:

El valor de una imagen concreta como este cuadro de R. Otto debería en-
marcarse, desde luego, en la función general de la imagen en el arte y, a su
vez, del arte en la ideología fascista clásica. Siguiendo el análisis de Mi-
chaud (2009: 158), la realización del Reich ideal estaba al cargo de cada
Comunicación y soledad  15

una de las obras artísticas particulares, ya que el poder de la imagen era


tomado un “poder de la verdad inmanente” que haría despertar y movilizar
a las masas. En este poder de reconocimiento mítico,
la multitud devenía el agente del movimiento de autorrealización efectivo y violento
de la misma imagen. Esta extrema sensibilidad de la multitud a la orden de la imagen
la hacía socialmente amenazante, puesto que toda imagen reflejando su deseo era
susceptible de desencadenar inmediatamente ese proceso violento de realización. Por
primera vez sin duda la imagen era concebida como el más eficaz acelerador de pasio-
nes correspondientes a la era de las multitudes. (Michaud 2009: 295)

La hipótesis de una semejanza o (como mínimo) una constelación de ras-


gos formales compartida entre el imaginario contemporáneo y la imagi-
nería fascista, por chocante que parezca, viene respaldada entre otros por
los argumentos de P. P. Pasolini (2009: 63) sobre un “nuevo fascismo”
(Pasolini 2009: 63) hedonista, consumista, transnacional y “sin rostro”
(Pasolini 2009: 58) reactivado por el industrialismo y los mass-media en
torno a 1970. Desde luego, resulta complejo y tentativo pensar una línea
de supervivencia del fascismo bajo una forma mercantil, tecnológica y
mediática en el mundo del siglo XXI, pero la pervivencia de los apoyos
estructurales del fascismo clásico (aislamiento, propaganda, sociedad de
masas…) vuelve razonable esta propuesta crítica (Méndez Rubio 2017).
Desde la óptica de la subjetividad, el poder actual de la saturación
de (auto)imágenes podría permitir seguir detectando en este fenómeno
una tendencia a la sublimación del sujeto. Si, en el fascismo clásico, “los
componentes narcisísticos, eróticos y agresivos del individuo encontra-
rían su satisfacción y sus límites en la obra de arte” (Michaud 2009: 55),
podría apreciarse ahora un trasvase de esos componentes a la compulsión
videoscópica de un contexto como el del nuevo siglo XXI, marcado por
un renovado impulso de la homologación, el exhibicionismo y “la mezcla
de conformismo y neurosis” (Pasolini 2009: 56). En esta nueva coyuntura,
lo que se entiende por comunicación podría estar activando un circuito de
redundancias inducidas, tan espectacular como especular, que se infiltra
de un modo capilar en las condiciones de convivencia cotidiana.
16  Antonio Méndez Rubio

Soledad vs. Comunicación

Soledad y comunicación no solamente entran en un régimen de contra-


rios, o de oposición ingenua, sino que pueden aprender a buscarse mu-
tuamente, de manera recíproca, a co-pertenecerse sin perder su lugar
ninguna de ellas: más bien encontrarían ese lugar en esa búsqueda. Para
empezar, esta interacción condena a la insuficiencia a ambos polos. Y esa
insuficiencia que, desde la perspectiva de una práctica discursiva, se daría
en el nivel de la enunciación, removería necesariamente el nivel del enun-
ciado. Partiendo de una escucha mutua entre soledad y común se puede
plantear que ambos términos
aluden y nombran al mismo hiato ontológico, la misma brecha incurable, y surgen
de la misma matriz significante en la que se constituyen recíprocamente. La condi-
ción fundamental de esta matriz es su inconsistencia y su incompletud. Dicho de
otro modo, el orden significante es “no-Todo”, está agujereado por lo Real impo-
sible. (Alemán 2012: 23)

Desde una perspectiva psicoanalítica lacaniana, en el plano de la enun-


ciación esta pertenencia recíproca entre soledad y comunicación tendría
que ver con “la fecundidad de toda insuficiencia vital” (Lacan 2013: 96),
mientras que, en el plano del enunciado, activaría hiancias, huecos de sen-
tido y “líneas de fragilización” (Lacan 2013: 103) que harían de antídoto
contra “un común florecimiento de la armadura” (Lacan 2013: 254).
Es decir: el significante podría así entrar en una relación más libre,
creativa y crítica con el significado, que ya no gobernaría la producción de
sentido de un modo unívoco o clausurado. Sería así justo la comunicación
(la comunicación entre comunicación y soledad) lo que permitiría “disipar
definitivamente el malentendido del lenguaje-signo” (Lacan 2013: 285). Por
elaborar mejor el contraste con la propaganda fascista, se diría entonces
que ya no se presenta aquí el recurso prototípico del fascismo al poder
movilizador-masivo de la imagen sino que más bien se trata de desbloquear
un flujo discontinuo de significantes no instrumentales, o de “palabras
sin imagen”, como diría Michaud (2009: 279). Desde luego, hablamos en
este punto de una relación sin garantías, sin idealización (Alemán 2012:
31). Mientras que hay en el lenguaje común una serie infinita de fisuras o
hiancias que lo vuelven insuficiente, necesariamente abierto (al otro, a lo
otro), la fijación de la imagen-idea actuaría como un mecanismo de sutura
Comunicación y soledad  17

simbólica y de acorazamiento del sentido en la relación social. Según lo


señala Michaud (2009: 276) a propósito de la estética nazi:
La imagen, al contrario, no presentaba esa falta inherente al lenguaje: afectando
miméticamente los cuerpos, actuaba sobre ellos por contaminación visible y en
consecuencia los ordenaba siempre en el espacio de lo previsible y de la previsión.
Modelo de la anticipación controlada y del engendramiento de lo mismo por lo mis-
mo, era el lenguaje por excelencia del gobierno de los cuerpos.

Más que de significación, en fin, con esta referencia a una “falta inherente
al lenguaje” hablaríamos de una significancia o preeminencia del signifi-
cante como síntoma del desgarramiento o insuficiencia de lo real y, más
concretamente, del desgarramiento insuficiencia de la relación subjetiva
entre realidad y signicidad. Para entenderlo, según Lacan, “basta con escu-
char la poesía” (2013; 470), esto es, basta con recuperar críticamente el sen-
tido atribuido por R. Jakobson (1985) a la función poética del lenguaje. La
poeticidad del lenguaje remitiría a un modo de enunciación no instrumen-
tal, no referencial, donde el lenguaje-mensaje tiende al mundo desde “una
tendencia hacia el mensaje como tal (Einstellung)” (Jakobson 1985: 37). Se
trata pues de un modo que el lenguaje tiene hablar del mundo a través de sí
mismo, tomando su significancia en su íntegra multidimensionalidad fóni-
ca, sintáctica, semántica y pragmática. La poesía, en suma, no se reduce a
la “poesía” como género literario sino que más bien convoca una modula-
ción de habla que puede darse en cualquiera de las prácticas consideradas
literarias, o musicales, o artísticas, o incluso en otros lenguajes sociales,
mediáticos o cotidianos, ya sean verbales o no.
La primera consecuencia fenomenológica de esta liberación con res-
pecto al autoritarismo de la imagen y del significado (como imagen refe-
rencial o mental) sería un juego de lenguaje y, por tanto, un modo de sub-
jetividad que ya no antepondría un determinado régimen de visibilidad
(“lo previsible y la previsión”) como exigencia comunicativa, que de he-
cho sería ante todo invisible o entre-visto, espectral. Una subjetividad no
monológica, e incluso no fascista, pasaría por una desactivación de cual-
quier movilización unidireccional o totalitaria, por una especie de huelga
que asumiera las condiciones y riesgos de su fragilidad y su necesidad. El
gasto improductivo de una huelga así entendida (Institut de Démobilisa-
tion 2014) se enfrenta espectralmente al dispositivo de poder hegemónico
defendido por el estado y el mercado. El paradigma de la producción (y
de la conducción de masa) se vería entonces desplazado por el pulso de
18  Antonio Méndez Rubio

la seducción, de un encuentro o entre sin verticalidades, sin arjé. Lo que


también es cierto es que, quizá, esto pasa por compartir la situación real
de precariedad, de peligro, y “tal cosa no se hace sin temblar” (Institut de
Démobilisation 2014: 55).
Toda esta serie de cuestiones e interrogantes se resume, para acabar,
en tres pasos o premisas: uno, repensar el lugar de la soledad en la vida
subjetiva y social; dos, reformular lo que entendemos por común y comu-
nicación; y tres, redefinir las posibilidades todavía abiertas de politizar
la soledad como experiencia común. Todo ello debería basarse en una
comprensión crítica de por qué la soledad se está convirtiendo en una
experiencia social cada vez más común, y de por qué la comunicación se
sigue puede seguir viviendo como un reto imprevisible, incomprensible.

Referencias

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Première Partie : Le sujet en littérature
S’écrire soi-même dans la littérature argentine
Las peripecias del no en la escritura
autobiográfica y diarística.
Los diarios íntimos de Adolfo Bioy Casares

Corinne Ferrero
Maître de Conférences
Université de Pau et des Pays de l’Adour

La forma de una imposibilidad: la relación retrospectiva


de sí por uno mismo

Yo, nunca hablé de nada sino de mí. Como era desde el


interior, nadie se dio cuenta de nada. Por suerte. Porque
en esas dos líneas, he pronunciado tres términos a cuál
más sospechoso, vergonzoso y deplorable, que yo mis-
mo contribuí en su hora a desacreditar, y que serán mi
condena para muchos de mis pares y la mayoría de mis
descendientes: “yo”, “interior”, “hablar de”1.
Robbe-Grillet,
Le Miroir qui revient.

Qué difícil es empezar. Le Miroir qui revient, la autobiografia de Alain


Robbe-Grillet, empieza dos veces. La primera vez en 1976, con ese íncipit
provocador: en él, el “escritor de los objetos” (como lo llamaba Barthes)
juega con los mandamientos de la “Ciencia” estructural o formalista del
texto (prohibido expresar “algo”, en particular la interioridad psicológica,

1 “Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne
s’en est guère aperçu. Heureusement. Car je viens là, en deux lignes, de prononcer
trois termes suspects, honteux, déplorables, sur lesquels j’ai largement concouru
à jeter le discrédit et qui suffiront, demain encore, à me faire condamner par plu-
sieurs de mes pairs et la plupart de mes descendants : ‘moi’, ‘intérieur’, ‘parler de’”.
Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, 1985, p. 10. Nous traduisons les citations
entre guillemets intégrées au corps du texte. Le texte original est repris en note si
nécessaire.
24  Corinne Ferrero

mera ilusión que se sostiene sobre el mito de la esencia humana), y asume


por su cuenta los placeres prohibidos —vergonzosos— de la introspec-
ción subjetiva.
Pero el libro no avanza: siete años más tarde el escritor retoma el pro-
yecto abandonado (“intentémoslo de nuevo, una vez más, antes que sea
demasiado tarde”), y vuelve a empezar2. El primer íncipit es la medida del
tiempo que ha pasado: esta vez no abre el libro, pero el libro se abre con
él, con la relectura y el comentario de esas primeras páginas escritas siete
años antes, y que, en 1983, el autor considera “ya pasadas de moda” (“por
haberse puesto tan rápidamente de moda”3): en efecto, en esos años de res-
tauración del discurso dominante —del autor biográfico y de su intención,
de la representación, el realismo, la referencialidad, etc.—, lo vergonzoso
sería no decantarse por el ego, dice en sustancia Robbe-Grillet que se pre-
gunta muy en serio si no habría que retomar “las acciones terroristas” de
la “nouvelle critique”4 de los años 50 y 60.
Este segundo comienzo poco dice de las motivaciones personales del
autor, que sólo deja en claro una certeza5: no dejarse intimidar. Ni por el
“dogma anti-humanista” de la semiología estructural de los años 50 y 60,
ni por el espectacular retorno del sujeto en el campo intelectual francés a
partir de los años ochenta. Una oleada reaccionaria agravada por la imposi-
bilidad de volver como si nada a un estado adánico del sujeto transparente
y constituyente, y que oculta mal, para muchos, la voluntad de sistema
que el hiato introducido en el corazón del sujeto siempre parece exacer-
bar. En su larga (y duplicada) deliberación preliminar, el escritor sabe lo
que interfiere la realización de su proyecto autobiográfico: su condición de

2 “Si j’ai bonne mémoire, j’ai commencé l’écriture du présent livre vers la fin de
l’année 76 […] Nous voici maintenant à l’automne 83, et le travail n’a guère avancé
(une quarantaine de pages manuscrites) […]. Près de sept ans ont donc passé depuis
l’incipit provocateur de l’époque.”, ibid., p. 7.
3 Ibid.
4 Serge Doubrovsky denuncia, desde 1966, ciertas posturas extremas (como las de
Barthes, Genette o Ricardou) sobre la desaparición del sujeto como conciencia
creadora, que considera como una tentativa de “liquidación general de la existen-
cia”. Gasparini, Philippe, Autofiction, 2008, p. 33. Nous traduisons.
5 Las motivaciones “personales” de Robbe-Grillet en cuanto a su empresa autobio-
gráfica permanecen bastante misteriosas: las primeras páginas dejan entender que el
autor pretende examinar de cerca ciertos fantasmas recurrentes —como el mar—, o
levantar el velo sobre un tal Henri de Corinthe, amigo de la familia y personaje de
estatuto dudoso, entre la ficción y la realidad.
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y diarística 25

“sujeto tardío6” (el sujeto de la “lucidez” para Barthes7) que se sabe inter-
pretado por otras instancias —la Ideología, la Historia, el Inconsciente—,
que ya no vive en la dimensión, ni en la lógica del origen, y para el que
la certeza más preciada es la duda. Roland Barthes, evocado con ternura
por Robbe-Grillet8 en Le Miroir…, resumía a su manera ese “drama de la
expresión9” en su propio ensayo autobiográfico publicado en 1975: “Mi
‘yo’ ha dejado de ser un ‘sí mismo’10”, entiéndase, es una forma vacía y
sin sustancia (sin conciencia intelectual de sí), como el sujeto escindido
del poema de Apollinaire, “Les Fiançailles”: “il vit décapité, sa tête est
le soleil / Et la lune son cou tranché11”. Barthes insiste, toda escritura de
sí es una ilusión (“¿acaso no sé que en el campo del sujeto no hay refe-
rente?12”), pero curiosamente es una ilusión fecunda, que incentiva, y hasta
parece legitimar la anamnesis, y la relación de sí: “¿por qué no hablaría
de mí?13”, escribe así Barthes a continuación, sustituyendo implícitamente
a la clásica protesta de sinceridad14, la de la imposible autenticidad, o la

6 “Nous existons dans le tardif, dans l’après-coup historique.” Lacoue-Labarthe, Phi-


lippe; Nancy, Jean-Luc, Le Mythe nazi, 2003, p. 18.
7 Barthes, Roland, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, p. 124.
8 Barthes es quien hace de la obra de Robbe-Grillet (desde los años cincuenta) el pa-
rangón de la “la literatura objetiva” y del “dogma anti-humanista” de la ciencia del
texto: “Robbe-Grillet décrit les objets pour en expulser l’homme.” Barthes, R., Essais
critiques, 1964, p. 107. En su autobiografía, Robbe-Grillet describe con ternura el uso
que, “como buen terrorista”, hizo Barthes de su obra literaria, y celebra, por encima
de todo, un pensamiento ajeno a todo dogmatismo, “persuadé des vertus radicales du
décrochement, de la remise en cause et des altérations permanentes. […] La parole
qui change, bifurque, se retourne, c’est au contraire sa leçon.”. Robbe-Grillet, Le
Miroir…, p. 67.
9 Ponge, Francis, Le Parti-pris des choses, 1948, p. 125.
10 “Aujourd’hui, le sujet se prend ailleurs, et la ‘subjectivité’ peut revenir à une autre
place de la spirale : déconstruite, désunie, déportée, sans ancrage : (…) ‘moi’ n’est
plus ‘soi’.” Barthes, R., Roland Barthes par…, p. 171.
11 Apollinaire, Guillaume, Alcools, 2014, p. 299.
12 “Je ne cherche pas à mettre mon expression présente au service de ma vérité anté-
rieure (…) Ne sais-je pas que, dans le champ du sujet, il n’y a pas de référent ?” Ibid.,
p. 60.
13 “Pourquoi ne parlerais-je pas de ‘moi’ puisque ‘moi’ n’est plus ‘soi’ ?” Ibid., p. 171.
14 La protesta de sinceridad es sin duda la primera marca del relato autobiográfico
clásico, cuyo modelo puede leerse en las primeras líneas de Las confesiones de
Rousseau: “Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple […]. Je veux mon-
trer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce
sera moi.” Rousseau, Jean-Jacques, Les Confessions I, 1968, p. 39.
26  Corinne Ferrero

promesa de una imposibilidad: hablar de, o expresar algo que carece de


referente. De hecho, la imposibilidad se vuelve el corazón de una empresa
autobiográfica que, paradójicamente, sólo existe porque ha renunciado a
su propia posibilidad15. En los textos o ensayos autobiográficos escritos
en ese período de La era de la sospecha16, el recelo por empezar17 y las
largas deliberaciones se vuelven una figure imposée (donde se empieza
explicando que es imposible empezar18), y el pasado evocado es un texto
que se relee y se comenta en presente, convirtiendo casi toda autobiografía
en el diario de la escritura imposible de la misma. Las peripecias del no
(título de una novela “imposible” de Luis Chitarroni19), podría ser el título
común a todos esos textos, o ensayos autobiográficos en los cuales, como

15 Clément Rosset dice también: “La reconnaissance de soi […] implique […] un pa-
radoxe puisqu’il s’agit de saisir ce qu’il est justement impossible de saisir, et que la
prise en charge de soi-même réside paradoxalement dans le renoncement même à
cette prise en charge.” Rosset, Clément, Le Réel et son double, 1976, p. 97.
16 Es decir cuando se impone, a partir del artículo de Nathalie Sarraute “L’Ere du
soupçon”, una nueva manera de concebir la novela (el llamado “Nouveau Roman”),
fundada sobre el cuestionamiento de las categorías que definían la novela, en par-
ticular el personaje y su caracterización e interioridad psicológica (“Le personnage
n’est plus que l’ombre de lui-même. C’est à contrecœur que le romancier lui accor-
de tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable.”). Sarraute, Nathalie, L’Ere
du soupçon, 1956, p. 74.
17 Tal vez la figuración arquetípica de este recelo (post)moderno por empezar (inse-
parable del problema de la conciencia originaria y constituyente que sustenta la
fenomenología desde Husserl) pueda encontrarse en L’Ordre du discours, la lección
inaugural de Michel Foucault en el Collège de France, que empieza con el deseo
del orador de no-empezar su discurso (“[être]emporté au-delà de tout commence-
ment possible”), como en una enésima lucha a muerte del orden y la libertad en un
discurso cuyos “sistemas de sujeción” el filósofo emprende entonces reconstituir.
Foucault, Michel, L’Ordre du discours, 1971, p. 8.
18 Como por ejemplo en las primeras páginas de Enfance, donde la autora glosa (en
forma dialogada consigo misma) un deseo y la fragilidad del mismo (“Alors, tu vas
vraiment faire ça ? ‘Evoquer tes souvenirs d’enfance’… Comme ces mots te gênent,
tu ne les aimes pas. […] ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas as-
sez […] que ce soit fixé une fois pour toutes, du ‘tout cuit’, donné d’avance…”). La
imposibilidad que inhibe (restaurar una verdad facticia) es también lo que desata
la escritura autobiográfica (“c’est de toi que me vient l’impulsion (…) par tes objur-
gations, tes mises en garde… tu la fais surgir, … tu m’y plonges…”) Sarraute, N.,
Enfance, 1983, p. 10–11.
19 La novela del escritor argentino, que combina formas imposibles como el diario
retrospectivo, y la novela generacional, lleva como subtítulo: “Diario de una novela
imposible”.
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y diarística 27

un nuevo imperativo del pensamiento, la imposibilidad es afirmada y ge-


nera formas (“sans ancrage20”, tensas, discontinuas, asíntotas21), donde la
palabra propia, original, es también una palabra asignada (o vigilada), y
donde el sujeto se sabe “el rehén” del lenguaje. “¿Seré el rehén universal
del lenguaje?22”, se pregunta Derrida en El monolingüismo del otro, cuan-
do reflexiona sobre el valor enigmático del testimonio, donde una situación
singular —la del propio Derrida23— se describe necesariamente en los
términos de un lenguaje cuya generalidad apunta a una estructura trascen-
dente, universal, común a todos. Desaparecer al tiempo que aparece, o no
ser, en el continuum del discurso, sino el “punto de su [propia] desapari-
ción posible24”: tal vez sea, a fin de cuentas, la condición paradójica de todo
el que, liberado del fantasma del origen, emprende hacer el relato de la pro-
pia evanescencia, o de la propia vanidad. “Tengo un solo idioma y no es el
mío25”, escribe también Derrida hablando de su propio monolingüismo (el
de un ciudadano, o sujeto de cultura francesa) y de la aparente contradic-
ción consistente en tener en propio un idioma único y constituyente (“Ce
monolinguisme, pour moi, c’est moi (…) hors de lui je ne serais pas moi-
même. Il me constitue26 .”), que sin embargo no es de uno, no es propio. Y
es que no hay, según Derrida, “propiedad natural de la lengua27” sino una
alienación —o “ex-apropiación” constitutiva—, donde lo propio (la len-
gua, la propia identidad) siempre resulta ser un proceso de apropiación, es
decir “un proceso no natural de construcción político-fantasmática28”. “Mi

20 Barthes, R., Roland Barthes par…, p. 170.


21 La discontinuidad y la interrupción se vuelven los nuevos principios de coherencia
y legitimidad de los textos autobiográficos: pensemos en el desorden fragmentario
que rige Roland Barthes par Roland Barthes, “los pedacitos informes” de recuerdos
que forman la trama de Enfance, de Nathalie Sarraute, el paso del “yo” al “tú”, etc.
22 “Que se passe-t-il (…) Quand le premier-venu sous-entend : ‘ce qui vaut pour moi,
irremplaçablement, cela vaut pour tous. La substitution est en cours, elle a déjà opéré,
chacun peut dire, pour soi et de soi, la même chose. Il suffit de m’entendre, je suis
l’otage universel.’ ?” Derrida, Jacques, Le Monolinguisme de l’autre, 1996, p. 40.
23 “En quoi la passion d’un martyre franco-maghrébin peut-elle donc témoigner de
cette destinée universelle qui nous assigne à une seule langue mais en nous interdi-
sant de nous l’approprier, telle interdiction se liant à l’essence même de la langue ou
plutôt de l’écriture, de la marque, du pli de la re-marque ?” Ibid, p. 51.
24 Foucault, M., L’Ordre…, p. 12.
25 Derrida, J., Le Monolinguisme…, p. 13.
26 Ibid., p. 14.
27 Ibid., p. 46.
28 Ibid., p. 45.
28  Corinne Ferrero

lengua [propia][…] es la lengua del otro29” por donde pasa y se arma (y se


desarma) lo propio, el idioma único y singular de la relación (o narración)
de sí, que es también siempre una Poética de la Relación30, del encuentro
y de la apertura, de los lazos tejidos y por venir. Así también cada vez que
pretendo hablar (yo mismo) de mí, y descubro que la relación a mí mismo
pasa por ese “otro” del lenguaje y la escritura, y que lo que me pertenece
en propio, lo que soy en lo más íntimo, es también lo que comparto con el
otro, los otros.
Antes de cristalizar en el relato autobiográfico (post)moderno (donde,
como vimos, la promesa de una imposibilidad firma también la posibi-
lidad de una forma), la crisis de la subjetividad y el drama —o la trage-
dia— de la expresión del yo (por uno mismo), parecen tomar cuerpo en
una forma históricamente más discreta y secreta de la escritura de sí, el
diario íntimo. Así, como lo vamos a ver, la vanidad y la propia incon-
sistencia son tal vez lo que todo diario íntimo, dedicado al registro o la
relación cotidiana de sí, también revela y acentúa. Y esta vez, la conti-
nuidad de los días (escribir cada día, bajo la garantía de ese día) es la que
experimenta la intermitencia (o “la misma distancia experimentada como
nuestra intimidad31”), en un continuo e indefinido esfuerzo de introspec-
ción de la inconsistencia de sí. Pero deteniéndonos primero en el origen de
esta escritura íntima, que hace del secreto -o la privacidad- la condición
de existencia (y el valor) de todo diario íntimo, quisiéramos reflexionar
sobre la forma y la poética de una escritura literalmente atravesada por
intimaciones contradictorias: entre lo privado y lo público, la reserva y la
expansión, la escritura diarística es también ese “esfuerzo clandestino y
obstinado32”, y la historia de un deseo mil veces impugnado.

29 Ibid., p. 47.
30 Edouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
31 “La poésie et l’art lui font pressentir une possibilité tout autre (…) un contact avec
l’intimité profonde plus aigu que celui de la sensibilité, et toutefois à distance, car
ce qui est intimement touché par ce point unique, c’est la distance même éprouvée
comme notre intimité, et le lointain en nous comme notre centre.” Blanchot, Maurice,
Le Livre à venir, 1959, p. 87.
32 Barthes, R., Roland Barthes par…, p. 99.
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y diarística 29

¡Cuidado no leer!: norma y forma del diario íntimo

Una mirada exterior, exigente y opresiva es curiosamente la que coincide


con la aparición, en Francia, de una nueva forma de expresión de la vida
íntima, el diario íntimo. Durante unos meses un nuevo modo de gobierno
pretende controlar hasta los pensamientos de los individuos, la nueva re-
ligión robespierrista del Ser Supremo que le pide al pueblo “el abandono
del sentimiento íntimo, del secreto entre el hombre y Dios, del cielo inte-
rior33”. En el espejo de esta casualidad —que sería muy tentador convertir
en causalidad—, la escritura del diario íntimo aparece como una palabra
secreta, que aspira a constituirse en tribunal interior de sí misma, recu-
sando el juicio o el proceso público. Una palabra reservada y meditativa
que define sus contornos en ese gesto de uno de adentrarse en lo más pro-
fundo (intimus es el superlativo de intus, interior) y de querer ser el propio
observador de sí mismo, y su propio celador34. La invisibilidad de esos
textos es su condición de ser (son textos escritos, por definición, para no
manifestarse, permanecer ocultos, y sólo pueden escribirse a ese precio),
así como la distinción infrangible entre lo privado y lo público. Eso es lo
que parece decir también, con cierta insistencia, esa advertencia escrita
por Stendhal (una entre muchas) en la portada de uno de sus cuadernos:
“Eso sólo es un diario destinado a observarme a mí mismo. No es nada
interesante para los demás35.” El cuaderno es secreto —forma parte de los
papeles privados del autor—, pero curiosamente, la advertencia es pública
y sonora, designa el lugar del secreto, y cruza una frontera, o tal vez diga
que esa frontera (entre lo público y lo privado; lo visible y lo invisible; lo
interior y lo exterior) no es tan impermeable, o que es como toda frontera,
un borde inestable, frágil, el lugar por excelencia del côte à côte. Más allá
del posible deseo inconsciente de Stendhal de desvelar lo que tan cuida-
dosamente oculta, nos parece que la vocación de esos textos íntimos a
permanecer secretos (invisibles, privados) es siempre contrariada por la

33 Pachet, Pierre, Les Baromètres de l’âme, 2015, p. 155.


34 El diario íntimo es heredero de toda una tradición griega y luego cristiana de anaco-
resis y aparece como una suerte de etapa ulterior en la privatización y la laicización
del trabajo espiritual sobre sí. Véase: Foucault, M., Philosophie. Anthologie, 2004,
p. 822; y también, Pachet, P., ibid., p. 14–15.
35 “Ceci n’est qu’un journal destiné à m’observer moi-même, nullement intéressant
pour les autres.” Stendhal, Œuvres intimes, 1982, p. 517.
30  Corinne Ferrero

propia naturaleza de la escritura diarística, que es encargada, a la vez, de


expresar (o exteriorizar) la interioridad y de mantenerla secreta, es decir
de revelar lo que tiene que celar. Por cierto, esta contradicción nos recuer-
da que, por secreta que sea, la página del diario siempre se entrega a una
mirada posible (que la determina), y que la intimidad de un individuo (su
interioridad más profunda) es ese lugar extraño y contradictorio, a la vez
recóndito e invisible, y alumbrado, o habitado36. Pero esa contradicción
es también una norma, que hace primero de todo diario íntimo un texto
invisible pero legible, o un texto escrito para no ser leído. La primera con-
secuencia es formal, y mundana: el diario íntimo es lo que (no) se llega a
leer un día. Un objeto a la vez reticente y resistente.

El diario íntimo: un objeto imposible

Escribir (o llevar) un diario íntimo es codearse en permanencia con cierta


inestabilidad del deseo: es avanzar sin plano y sin rumbo “au jour le jour”,
“à même la vie”37 y sobre todo, es interrumpirse, abandonar y retomar su
diario, en un comienzo que no termina, como si fuera el ejercicio más
ingrato, pero también el más querido. De hecho, lo raro es encontrar un
diarista que no dude y no reniegue del ejercicio que se impuso mientras lo
prosigue, y no faltan razones para desistir del empeño: los riesgos de auto-
complacencia, el exhibicionismo, la vanidad, la pereza, y por supuesto, el
descrédito moderno de toda escritura íntima: “el intimismo del diario es
hoy imposible38”, escribía al respecto Barthes en 1966, en esos tiempos en
que, según Robbe-Grillet, “ejerc[ía] el terror39” en el campo literario e in-
telectual francés. El semiólogo, como sabemos, dedica su primer ensayo a

36 Cuando San Augustín escribe, “tu autem eras interior intimo meo”, lo más interior
y profundo de uno resulta ser un lugar a la vez cerrado y abierto, en este caso alum-
brado por una luz divina. Pachet, P., ibid., p. 13. Es también la paradoja de la expe-
riencia lírica, que, a pesar de constituir una experiencia eminentemente subjetiva,
solo es íntima si puede ser común, compartida por un lector capaz de recibirla.
37 Barthes, R., La Préparation du roman, 2015, p. 343, 200.
38 Cité par Giordano, Alberto, La contraseña de los solitarios, 2011, p. 102.
39 Robbe-Grillet, Le Miroir…, p. 69.
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y diarística 31

la escritura del diario40, y en parte, sus últimas clases sobre la preparación


de la novela. Pero en realidad, la cuestión del diario, de la escritura del
diario, o de la posibilidad de llevar un diario recorre casi toda su obra41,
que es atravesada por varias tentativas, o ejercitaciones prácticas, que lla-
man la atención sobre la extraordinaria constancia de su proyecto (sin
hablar de los dos principios inherentes al diario íntimo que recorren toda
su obra: la escritura fragmentaria y el discurso introspectivo, que fractura
sus ensayos). “Délibération42”, el artículo que Barthes dedica a la cuestión
de la posibilidad (o la oportunidad) de llevar un diario y de publicarlo43, es
así también un texto reflexivo (en primera persona) que acompaña la pu-
blicación de varios fragmentos inéditos del diario de Barthes en la misma
revista. Cuando deliberar es actuar… el ejemplo de Barthes nos parece
ejemplar de cierta propensión extraordinariamente común entre los dia-
ristas a condenar y alentar puntual y simultáneamente la propia escritura,
ese registro de la vida íntima que no es sino, en términos del inmenso
diarista H.F. Amiel, “la meditación del cero sobre sí mismo44”. De la mis-
ma manera, Ricardo Piglia deja claro en su propio diario íntimo (que el
escritor llevó de manera ininterrumpida entre 1957 y 1996), que “no hay
nada más ridículo que la pretensión de registrar la propia vida45”. Y todo
diarista parece condenado a esa perpetua “fuite en avant” consistente en
seguir escribiendo aquello que sabe que no puede, o que no debe escribir.
Casi siempre entregado a un futuro incierto (pues un diario sue-
le leerse en la perspectiva de la muerte de su autor46), amenazado en

40 “Notes sur André Gide et son Journal” es uno de los primeros artículos que publica
el joven Barthes en 1942.
41 En L’Obvie et l’obtus, Roland Barthes par Roland Barthes, Le Bruissement de la
langue, y por supuesto en la edición póstuma de su diario de duelo, escrito entre
octubre de 1977 y septiembre de 1979. Véase: Barthes, R., Journal de deuil, Seuil,
2009.
42 El articulo es publicado en la revista Tel Quel en noviembre de 1982 y recogido en
sus obras completas. Barthes, R., Œuvre complètes, t. v, 2002, p. 668–681.
43 “Je n’esquisse pas ici une analyse du genre ‘journal’ (il y a des livres là-dessus), mais
seulement une délibération personnelle, destinée à permettre une décision pragma-
tique : dois-je tenir un journal en vue de le publier ?” Barthes, R., ibid., p. 669.
44 Pachet, P., Les Baromètres…, p. 139.
45 Piglia, Ricardo, Los diarios de Emilio Renzi, 2015, p. 11.
46 Son relativamente escasos, históricamente, los ejemplos de diarios publicados en
vida del autor (pensamos en el de los hermanos Goncourt, o en el de André Gide,
que no publica en vida sino una versión expurgada de sus cuadernos privados). Los
diarios íntimos de Ricardo Piglia, que fueron publicados en vida del autor (y por
32  Corinne Ferrero

el momento en que se efectúa, y suspendido a la cotidiana decisión de


proseguirlo, interrumpirlo o destruirlo, el diario íntimo es un objeto que
siempre nos llega con infinita reticencia. Cuando se publica un buen día
lo que se conservaba al resguardo de la luz, y “se establece el texto47” de
un diario íntimo, cae por cierto, y de pronto, la frontera que separaba el
espacio privado del espacio público. Sin embargo, en este texto escrito
para no ser leído, vamos a ver que la relación de lo íntimo reactiva cons-
tantemente esa frontera, postergando, a veces infinitamente, el momento
de la revelación, o de la expresión de la verdad profunda del hombre que,
para José Bianco, mora en el escritor y la figura pública48.
En esa perspectiva, Adolfo Bioy Casares es sin duda quien lleva a sus
últimos límites ese género trabajado por las intimaciones contradictorias
de la reserva y de la expansión. En sus diarios, la vida íntima es lo que
juega en permanencia con las fronteras de lo visible y lo invisible, del
secreto y su revelación.

Las brevedades de Bioy

Pocos años después de la muerte de Bioy (que sobreviene en 1999), se


publica Descanso de caminantes. Diarios íntimos (2001), una edición
póstuma y selecta de los cuadernos privados de Bioy entre 1975 y 1989.
Unos años antes, habían aparecido En viaje (1996), una selección de
cartas a Silvina y a su hija Marta), y De jardines ajenos. Libro abierto
(1997) una selección de versos y fragmentos apógrafos que Bioy solía
transcribir en sus cuadernos. Todos esos libros fueron editados por Da-
niel Martino, el secretario de Bioy desde los años ochenta, y curador de
su obra.

él mismo), llevan sin embargo el nombre del alter ego ficcional de Piglia, Emilio
Renzi.
47 Guzmán, Luis, “Los otros diarios”, Buenos Aires, Página 12, 04/10/2015, p. 7.
48 “Los lectores, cuando admiran a un escritor, también se sienten atraídos por el hom-
bre que hay en él.” Bianco, José, Diarios de escritores y otros ensayos, 2006, p. 111.
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y diarística 33

Descanso de caminantes se abre con este texto liminar:

Tenía alguna razón Borges cuando desaprobaba los libros de brevedades. Yo re-
plicaba que eran libros de lectura grata y que no veía por qué se privaría de ellos a
los lectores. Los Note-books de Samuel Butler, A Writer’s Note-book de Somerset
Maugham me acompañaron a lo largo de viajes y de años. “Los de Butler se pu-
blicaron después de la muerte del autor”, dijo Borges y yo aún no vislumbré su
argumento. Sin embargo, debí admitirlo porque […] año tras año he postergado la
publicación de mi anunciado libro de brevedades. Debo sentir que su publicación,
en vida, excedería el límite de vanidad soportable. Digo soportable porque en casi
toda publicación hay vanidad. ¿O es absurdo pensar que al publicar nuestros libros
los proponemos a la admiración de nuestros contemporáneos y aún de los lectores
del futuro?
Sea este cuaderno testimonio de la rapidez de manos del pasado, que oculta, entierra,
hace desaparecer todas las cosas, incluso a quien escribe estas líneas y también a ti,
querido lector49.

En este texto autógrafo, que cumple las veces de prólogo, el autor justifica
la postergación de la publicación de sus diarios íntimos, o lo que él llama su
“libro de brevedades”. Sorprendentemente, el autor desaparecido amonesta
en presente al lector del futuro, como si Bioy hubiera preparado, o premedi-
tado, la publicación póstuma de sus diarios. Resulta difícil saberlo a ciencia
cierta50, Martino sólo precisa que acordó con Bioy un plan de publicación
de sus papeles privados (pero nada se dice sobre el papel del autor a la hora
de establecer el texto). Aquí, Bioy argumenta sobre la imposibilidad de pu-
blicar esos textos en vida, y esta argumentación (por su posición apertural)
constituye también una invitación a mirar, a leer, todo aquello que se con-
servó al resguardo de las miradas. En el umbral de ese libro, la postergación
es una promesa: lo que por pudor (reserva o modestia) tuvo que ser disi-
mulado, o preservado, durante años ya puede ser revelado. La decisión es
compartida con Borges, o inspirada por él, en el diálogo que Bioy relata al
principio del texto, y en el que cada uno juega a ser el otro: Borges expresa
las reticencias naturales del diarista (de todo diarista a publicar sus papeles
privados en vida), y Bioy las asume, postergando año tras año (como lo dice
él) la publicación de “[su] anunciado libro de brevedades”. Pero en realidad,

49 Bioy Casares, Adolfo, Descanso de caminantes. Diarios íntimos, 2001, p. 7.


50 Es importante señalar que este texto (que abre la edición póstuma de los diarios ín-
timos de Bioy), aparece sin ninguna referencia. Resulta por lo tanto imposible saber
si fue escrito por Bioy en la perspectiva de la publicación futura (póstuma) de este
volumen, o de otro…
34  Corinne Ferrero

Bioy juega a dejarse convencer por Borges: juega a ser modesto, o a imagi-
nar que podría serlo, y todo el texto se sustenta sobre esa conjetura (“debí
admitirlo”, “debo sentir que su publicación en vida excedería el límite de
vanidad soportable”), y a la vez la invalida, porque como lo dice Bioy “en
casi toda publicación hay vanidad”, y la modestia siempre es falsa cuando
es proclamada. El límite de la muerte impuesto por Borges (la idea según
la cual habría que esperar a estar muerto para publicar esos textos) es aquí
un juego destinado a marcar una frontera entre lo privado y lo público, el
secreto y su revelación. En realidad, Bioy ha cruzado esa frontera mucho
tiempo antes de que sea publicada esa edición de sus diarios póstumos: cada
vez que anunció la publicación futura de sus cuadernos privados51 (así, un
diario es un texto invisible pero legible), y con la publicación en 1959 de
su libro Guirnalda con amores, que constituye el primer intento por Bioy
de publicación de sus cuadernos privados, pero que, por la forma particu-
lar que toma el texto (sin entradas fechadas), pasará completamente desa-
percibido hasta la fecha52. En realidad, Descanso de caminantes parece la
consecución póstuma de varios intentos de Bioy por publicar sus diarios en
vida53, y como tal, resulta también ser el palimpsesto de muchos fragmentos
que Bioy ya había publicado, y por lo tanto autorizado, en vida. Cuando el
texto liminar que comentamos enfatiza el carácter póstumo de esos textos
privados, el juego, por Bioy, de la postergación infinita de la publicación de
sus textos íntimos, y de su publicación “antuma”, es una manera más de
jugar con las intimaciones contradictorias de la escritura diarística donde,
literalmente, se escribe lo que no ha de ser leído. En sus diarios, Bioy tam-
bién juega con las expectativas del lector de confesiones54 (con la ilusión

51 En numerosas entrevistas, o por la voz de su secretario Daniel Martino. Véase:


Martino, Daniel, El ABC de Adolfo Bioy Casares, 1989, p. 9.
52 El libro reúne cuentos breves, apuntes, conversaciones, aforismos, sueños, que
Bioy selecciona de sus cuadernos privados. Un libro que se abre, de nuevo, con una
advertencia —en forma de denegación— fabulosa: “lo menos presuntuoso para
publicar esta despreocupada miscelánea, sería que yo esperara a estar muerto”.
Bioy Casares, A., Guirnalda con amores, 1959, p. 9.
53 En 1982, Bioy publica un adelanto de Diario y Fantasía, otro volumen compuesto
por textos sacados de sus diarios, que permanecerá inédito. En 1989, Daniel Marti-
no publica, El ABC de Bioy Casares, compuesto a partir de los cuadernos privados
de Bioy, y presentado como una “modesta prefiguración del libro de brevedades a
que Bioy aspira desde siempre”. Martino, D., El ABC…, 1989, p. 8.
54 Véase: Ferrero, Corinne, “Descanso de caminantes de A. Bioy Casares. Escribo,
luego soy”, Gallego Cuiñas, Estrade, 2016, p. 168.
Las peripecias del no en la escritura autobiográfica y diarística 35

romántica del secreto del autor, pero sobre todo con “l’ailleurs de l’œuvre55”
que alimenta la crítica psicoanalítica), y, como en un cuento de Borges, sus-
pende todo lector “a la inminencia de una revelación que no se produce56”.
Fuite en avant. Inteligente expresión francesa. Estuve leyendo cuadernos de mi
diario del 56 y 57. Podría titularlo: testimonio de una vida inútil. Para quien no es
miope, ¿hay una vida útil?57

A mil leguas de todo cuestionamiento sobre los impulsos confesionales


(o las imposturas del egotismo), Bioy, cuando duda del ejercicio que se
impuso, es un hombre que, como lo escribía Borges en el prólogo a La
invención de Morel, se “se resigna a lo insípido y ocioso de cada día58”, o
ante la vanidad de la propia existencia, que es una entre tantas, y es tan
inconsistente como todas. La inquietud espiritual es abisal, y el diario ín-
timo, como ninguna otra forma de la relación de sí, la revela y la acentúa,
en el día a día insistente de su cotidianeidad. Por ello, y paradójicamente,
llevar un diario íntimo, y consignar cada día cada cosa de su vida, puede
volverse una necesidad imperiosa: porque nada parece acontecer real-
mente fuera de lo que se relata. Y eso es lo que los miles y miles de
páginas (publicadas y por publicar) de los diarios de Bioy parecen decir-
nos, jugando de mil maneras con “el drama de la expresión” y la verdad
del “yo” del escritor59, y donde ha desaparecido la frontera entre vida y
escritura, siendo esa realidad mundana, en las preciosas palabras de otro
escritor argentino, Daniel Guebel, “un enigma y una completa exteriori-
dad, sólo existente si puede ser narrado desde ese punto, también ínfimo
y además abstracto, donde se sostiene, o más bien flota el escritor60”.

55 En “Les deux critiques” (1962), Barthes comenta los estragos de la crítica psi-
coanalítica siempre pronta a descubrir el sentido de toda obra en el “ailleurs” de su
obra, es decir, en la infancia del escritor. Barthes, R., Essais critique, 1964, p. 259.
56 Borges, Jorge Luis, Obras completas, vol. ii, 1989, p. 159.
57 Bioy Casares, A., Descanso de caminantes, p. 470.
58 Bioy Casares, A., La invención y la trama, 1991, p. 23.
59 Tal vez el ejemplo más revelador sea la publicación, en 1996, de Borges, un diario
íntimo de la intimidad del otro (interior intimo suo), que es el registro íntegro, por
Bioy, de todas sus conversaciones con Borges, y que abarca también todo el período
en que Bioy llevó su (propio) diario íntimo, entre 1947 y 1989. En él, cada uno no
es sino lo que el otro dice de él, inspirado por el otro, en el cual se mira como en un
espejo. Véase: Bioy Casares, A., Borges, Barcelona, Planeta, 2011.
60 En un texto breve titulado “Qué es un escritor”, Daniel Guebel relata el momento
decisivo para él de la “elección vocacional”, que asimila a una poderosa y violenta
36  Corinne Ferrero

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Poética de la hospitalidad. Algunos fundamentos
poéticos y filosóficos del sujeto ucrónico en la obra
de Julio Cortázar

Olga Lobo
Université Grenoble Alpes
ILCEA 4

Yo sé que no existo en el fondo/que soy un juego


de máscaras, el camaleón de mi pequeña alegoría
ketsiana.
Julio Cortázar

De Julio Cortázar, el hombre, se ha hablado mucho desde el éxito de Ra-


yuela (1963). Este constante bavardage a menudo admirativo y (no po-
cas) otras veces «parricida», ha construido una imagen pública del autor,
alimentada también por su transformación física, cuya trayectoria dibuja
dos etapas en principio irreconciliables : la del « joven » imberbe y la del
barbudo de sus últimos años ; la del maestro del cuento fantástico y la del
escritor comprometido1. Este hombre Cortázar parece, de hecho, haber

1 Con respecto a estos « dos cortázares » Ricardo Pliglia, (Crítica y ficción, Ana-
grama, Barcelona, 2001, p. 47) afirmaría, por ejemplo: «La conciencia estética de
Cortázar, la imagen del escritor que construye su obra en la soledad y el aislamiento
se fracturó, podría decirse, con el éxito de Rayuela. Por un lado Cortázar se plegó
al mercado y a sus ritos, y en un sentido después de Todos los fuegos el fuego ya no
escribió más, se dedicó exclusivamente a repetir sus viejos clichés y a responder a las
demandas estereotipadas de su público.» Piglia restaurará años después el lugar de
Cortázar en el canon argentino, como se observa en varias entrevistas. En el diario
Clarín, en una entrevista del 6 de julio de 2013, afirmará: «Creo que Cortázar va a
persistir; su obra está siempre en proceso y en movimiento, lejos de haber quedado
clausurada». También Vargas Llosa, por su parte, se refiere a un cambio en la per-
sonalidad del autor, aunque el cambio sería extensible a sus creaciones : «Este otro
Julio Cortázar (el “segundo”), me parece, fue menos personal y creador como es-
critor que el primigenio», (Prólogo a Cortázar, 1994c: 23). El éxito que le sobrevino
con Rayuela, el compromiso político y la separación de su mujer, Aurora Bernárdez,
estarían en el origen de dicho cambio. Por último, Rosario Ferré, (1990: 13) comenta:
40  Olga Lobo

ido tomando progresivo espacio, en cierto sentido, en detrimento de su


obra. La publicación de cartas y otros escritos íntimos del autor ha contri-
buído sin duda a acrecentar esta fascinación por el hombre Cortázar cuya
figura, inmensa y de múltiples facetas, puede incitarnos a olvidar que la
importancia de una obra literaria que construyó durante unos cincuenta
años (desde que se publicara su primer poema hasta su muerte) supera con
creces el interés «autobiográfico» que pueda tener.
Los estudios de cariz biográfico plantean además una relación para-
dójica con la obra del autor y esto por dos motivos. Por una parte porque
Cortázar mismo renuncia a la autobiografía por considerarla narcisista y
efecto de lo que él llama una «andropausia intelectual»2 ; de hecho, cuan-
do adopta por primera vez (en las obras en prosa publicadas por él en vida)
y explícitamente la primera persona, lo hace mediante un producto que es
híbrido : La Vuelta al día en ochenta mundos (1967), obra que califiqué
en otro trabajo3 de « autobiografía intelectual de un cronopio », es decir,
la autobiografía de un transgresor, para quien la realidad (y junto con esta
categoría, las de « tiempo » y « sujeto ») no excluye(n) la invención. Es
decir también, una obra en la que, a la vez que lo cuestiona, o justamente
porque lo cuestiona, Cortázar participa del discurso autobiográfico desde
los intersticios.
Desde los intersticios, y esta sería la segunda paradoja, la crítica ha
visto aparecer a menudo en sus obras, particularmente en sus novelas
pero también en sus cuentos, elementos coincidentes que permitirían una
identificación autorial, sea con su propia persona transfigurada en perso-
naje, sea a través de la sublimación de obsesiones personales. Así, en sus
cuentos, motivos como el incesto, la violación, la obsesión por la muerte,

«Los lectores de Cortázar perciben de inmediato una ambivalencia irresuelta en sus


obras: un gran número de ellas se encuentran dedicadas al estudio del subconsciente,
de ciertos problemas de la psique que tienen que ver con el sadismo sexual, la locura
y la enajenación del hombre moderno, mientras que otras, las de fractura más recien-
te, se encuentran enfocadas hacia la denuncia y el enjuiciamiento de la realidad po-
lítica latinoamericana. Hay, aparentemente, dos cortázares que aún no han logrado
reconciliarse entre sí: el de «Casa tomada» y el de «Satarsa»; el de 62 Modelo para
armar y el del Libro de Manuel».
2 Cortázar, Julio, La vuelta al día en ochenta mundos, México, Siglo XXI, (1967),
reimpresión de 2013, p. 11.
3 Lobo, Olga, «La vuelta al día en ochenta mundos ¿la autobiografía de un crono-
pio?» in: Renaud, M. (éd), Espejismos autobiográficos, C.R.L.A., Université de
Poitiers, 2004b, pp. 255–268.
Poética de la hospitalidad 41

las diversas neurosis, las madres castradoras, etc. se interpretan como


elementos autobiográficos por los que la escritura funcionaría como un
impulso de superación de traumas, idea que por otra parte el autor mismo
alimentó con abundantes declaraciones en las que habla de la creación
como exorcismo.4
En sus novelas, por último, los críticos han visto desde siempre la
figura de Cortázar desaparecer expresivamente detrás de sus personajes:
detrás de los Persio, los Juan, los Horacio o los Morelli, los Calac o mi pa-
redro. Esta desaparición/ocultación expresiva (expresiva porque también
paradójicamente, la ocultación es la manera en que Cortázar hace de la
desaparición misma una huella) haría de su obra una perpetua búsqueda
identitaria de un perseguidor al acecho de sí mismo. La paradoja estriba
en que si bien estos críticos no se equivocan y de hecho estudian ma-
gistralmente esta relación personaje-autor, casi siempre elige Cortázar,
de hecho, como «portavoz» de su figura, narradores «no fiables»,5 que
terminan a menudo por ser desautorizados en su función de demiurgos,
ordenadores de un discurso, al fracasar y dejarnos frente a una fina lluvia
de polillas muertas y frente a un sujeto que, finalmente, resulta casi siem-
pre inoperante o insignificante identificar con el autor.
Los biografemas, como los denomina Barthes,6 son en efecto abun-
dantes en la obra de Cortázar, pero detrás de estos elementos no es una
escritura del yo lo que se perfila sino algo como un juego de máscaras,
aparición que es huella, ausencia/presencia, borrado lúdico del yo. Lú-
dico, en cambio, en la medida en que lo que está en juego es justamente
una idea del «yo». Las babas del diablo que tejen las ficciones cortaza-
rianas figuran un universo captivante cuya inmantación nos lleva hasta
las entrañas mismas del que construye un sentido. Cortázar, por medio

4 Véase, por ejemplo, Bermejo, Jose María, «Cortázar: me he curado de algunas neu-
rosis escribiendo cuentos fantásticos», Ya, 5 de noviembre de 1977. Consultable en el
archivo en línea del «Fondo Cortázar » del Centre de Recherches Latino-Américaines
de la Universidad de Poitiers.
<http://www.mshs.univ-poitiers.fr/crla/contenidos/Cortazar/fiche.php?Code=
26.019&Cle=catalogue>
5 En su obra The Rhetoric of Fiction (1961), habla Wayne C. Booth del «unreliable
narrator» para referirse a un tipo de narrador que tras establecerse como punto de
vista a seguir, termina por sumir al lector en la incertidumbre, lo que le obliga a
reconsiderar su propio punto de vista y experiencia de la historia.
6 Barthes, Roland, Roland Barthes par Roland Barthes [1975] Paris, Seuil, collection
« Écrivains de toujours », 1995.
42  Olga Lobo

de estructuras perfectamente geométricas y en apariencia cerradas sobre


sí mismas, se abre, y nos ofrece esta apertura, al misterio poético de lo
invisible. Por medio de un yo «desviado»/privado de una existencia real,
Cortázar concibe un sujeto ucrónico, como lo hemos denominado. A su
definición y fundamentos quisiéramos entonces dedicarle, en forma de
apuntes, lo que sigue.

Identidad y no-identidad del sujeto ucrónico

El concepto de lo que denomino sujeto ucrónico tiene su origen en una


ontología de raíz poética. En los años 40 y 50, es decir, antes de ser el
Julio Cortázar de Rayuela, el autor publica una serie de ensayos teóricos
que proyectan de alguna manera al escritor en que va a transformarse.
Redacta, por ejemplo, entre 1951 y 1952, una obra que permanecerá in-
édita hasta más de diez años después de su muerte y de la que solo nos
dará alguna idea en La Vuelta, por ejemplo, en «Casilla del Camaleón»7.
El trabajo original es un estudio en el que Cortázar explora la obra del
poeta romántico inglés John Keats con un método crítico particular que él
mismo caracteriza como «un paseo del brazo de Keats»8
Busco cosas, me acuerdo de otras, vuelvo a los poemas, y además voy y vengo,
quiero, juego, trabajo, espero, desespero, considero. Y todo forma parte de Keats,
porque no voy a escribir sobre él sino andar a su lado y hacer de eso, por fin un
diario. Proyecto instantáneo de título: Diario para John Keats.9

7 Cortázar, Julio, La vuelta al día en ochenta mundos, México, Siglo XXI, (1967),
reimpresión de 2013, p. 209.
8 Esta libertad y apropiación de la poética ketsiana le valdrá de hecho el calificativo
de «vampirismo» en un artículo aparecido en 1979: Hernández del Castillo, Ana
María, « Camaleonismo y vampirismo : la poética de Julio Cortázar », Revista Ibe-
roamericana, 108–109 : 475–92. A este respecto véase también: Mesa Gancedo, D.,
« Salir del nombre. Identidad y reconocimiento de Julio Cortázar (entre la poesía y
la calle) », Bulletin of Hispanic Studies, Volume 92, Issue 4, 2015, Liverpool Uni-
versity Press on line.
<https://doi.org/10.3828/bhs.2015.27>, p. 456 y nota 6.
9 Cortázar, Julio, Imagen de John Keats, Madrid: Alfaguara, 1996, pp. 19–20.
Poética de la hospitalidad 43

El libro, que finalmente se publicará bajo el título de Imagen de John


Keats, se perfila como una obra personal en la que el «crítico» (Cortázar)
hará suya, se apropiará, mediante una lectura transformada en diario, la
poesía ketsiana. Dicha apropiación se hará efectiva, como una etapa más
del proceso, cuando en 1954 Cortázar escribe «Para una poética»10, en-
sayo complementario a «Notas sobre la novela contemporánea»11, texto
escrito en 1948, en el que Cortázar aclamaría el orden poético (contra el
estético) como futuro de la novela. Pues bien, en «Para una poética» reto-
mará en parte los términos definitorios de la poética de Keats, con exacta-
mente las mismas palabras, para hablar, esta vez, de su propia poética de
la literatura (dejando a Keats en el lugar de la cita).
«Citar es citarse» decía Cortázar y rechazando la cita «narcisista»
recurre a menudo, tanto en Imagen como en «Para una poética» a esa cita
que es apropiación, es decir a las «citas que acuden a la memoria por ana-
logías inaprehensibles, que dejan la flor y se vuelven a su nada».12
En este viaje personal, íntimo y especular por la poética de Keats, el
autor argentino se detiene a escrutar una carta que Keats enviara a Bailey
en noviembre de 1817, «Carta de poesía».13 Cortázar destaca esta carta por
considerar que establece las bases de la poética del poeta inglés. Dicha
poética implicaría tres principios o fundamentos, enracinados en tres mo-
dos de lo lírico, que incluyen una definición del conocimiento -del sentido
y la verdad, una idea del tiempo y una concepción del sujeto. Así, para
el poeta, el conocimiento último, el del «otro lado de las cosas» («unseen
order of things», dice Keats, o sea lo «invisible») o lo que es lo mismo el
acceso a una verdad, se da por la imaginación, no por la intelección. Al
cogito ergo sum Cortázar propone como alternativa, a través de la intui-
ción romántica de Keats, un «siento, luego soy»14.
El conocimiento es por lo tanto, afecto y el tiempo, por su parte, no
es tiempo sino ser:

10 Cortázar, Julio, Obra Crítica/2 (edición de Jaime Alazraki), Madrid, Alfaguara,


1994, p. 265.
11 Ibid., p. 141.
12 Cortázar, Julio, Imagen de John Keats, Madrid: Alfaguara, 1996, p. 17.
13 Ibid., pp. 100–107.
14 Ibid., pp. 101–103.
44  Olga Lobo

[…] el poeta es ucrónico –dice en «Imagen» no porque su obra sobreviva, sino por-
que él tiene un tiempo propio, en sí, ajeno al tiempo calendario, que lo dispensa del
devenir. Todo poeta habita ahora este tiempo.15

La creación, forma de acceso al conocimiento afectivo, es forma de ad-


hesión a un presente eterno, suerte de lecho por el que discurre el poeta
que en el acto de escribir es, accede al ser. Un acceso a un conocimiento,
una verdad, que es invención, antes que descubrimiento y que es instante
de creación de esa exploración/invención del ser. Ese instante es también
espacio-tiempo en el que convergen pasado, presente y futuro como un
coágulo temporal que anula la cronología.16
Ahora bien, esta invención perpetua del ser, instalarse en el tiempo-
ahora del poeta para lograr el acceso, implica, en última instancia, renun-
ciar a una identidad estable, en favor de un ser-camaleón, imagen de una
«oneness», dice Keats en Endimión, entendida esta no como unicidad sino
como unidad, esto es, participación del ser en el acto poético, apropiación
de la cosa poetizada17.
En definitiva, en esta lectura del pensamiento de Keats, Cortázar
sienta las bases de una misma concepción poética de la escritura y de la
existencia, de la creación y del ser, que supera toda reducción racionalista,
unívoca, justamente, categórica. El poeta, el creador, es y no es, fluye y en/
con su fluir incorpora lo poetizado, lo creado y entonces, es porque no es.

Παντα ρει: Vivir es renovarse sin cesar

John Keats, en carta a sus hermanos (diciembre de 1817), define esta re-
nuncia del ser, que él llama la «capacidad negativa» del poeta, como la
facultad que tiene de existir en la incertidumbre, en los misterios, en las
dudas sin irritables búsquedas de hechos y de razón. «Lo que escandali-
za al virtuoso filósofo, conluye Keats, fascina al poeta camaleón».18 Esta

15 Ibid., p. 43.
16 Ibid., pp. 104–105.
17 Ibid., p. 107.
18 «I mean Negative Capability, that is when a man is capable of being in uncertain-
ties, Mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact and reason – …
Poética de la hospitalidad 45

«capacidad negativa» del poeta, ausencia de identidad que le llevará a


ser lo que escribe, ser a través de lo que escribe, es lo que Cortázar, en la
década de los 50, va a adoptar como impulso poético primero en su obra.
Si la raíz ketsiana de esta «capacidad negativa» del poeta parece re-
velarse como la base poética de la concepción del sujeto cortazariano (ser
lo que escribe, ser a través de lo que escribe), otro sistema de pensamiento
parece influenciarle por la misma época de manera determinante.
En la biblioteca que Cortázar tuvo en la rue Martel, conservada hoy
en la Fundación Juan March de Madrid, encontramos una serie de títulos
(cincuenta y seis obras sobre un volúmen total de trece mil setecientos
treinta y siete libros) sobre filosofía, tanto occidental como oriental, entre
los que destacan, tanto por la proporción como por la atención que parece
prestarles,19 ocho obras dedicadas, de manera parcial o exclusiva, a Herá-
clito de Efeso.20

What shocks the virtuous philosopher delights the camelion Poet» ; lettre to Baylei.
In: Rollins, H. E., The Letters of John Keats, 2 vols, Cambridge: Cambridge Uni-
versity Press, 1958, pp. 193–94.
19 El interés de Cortázar por la filosofía así como su grado de «especialización» en la
disciplina, exceden el objetivo de este artículo, pero merece sin duda atención. A
juzgar por sus subrayados, anotaciones, comentarios podemos no obstante afirmar
que Cortázar es un lector atento, riguroso, que realiza un camino de comprensión
y de reflexión a lo largo de los años y lecturas. Sobre una teoría acerca del interés
por la filosofía en general y la de Heráclito en particular véase: Aagje Monballieu,
«Más que un amateur esclarecido: La afición de Julio Cortázar por la filosofía de
Heráclito», Neophilologus, 96(2), 2012, p. 247–262. La autora defiende y muestra
cómo Cortázar se acerca sistemáticamente a la filosofía en sus fuentes primarias y
secundarias como algo más que un mero amateur. Da igualmente numerosos ejem-
plos de usos y menciones de sentencias o aproximaciones filosóficas en sus novelas
y cuentos.
20 Los títulos son, por orden de publicación: Wahl, J., Estudio sobre el Parménide
de Platón, Nueva Biblioteca Filosófica, XXIX, 1929 (con firma del autor y fe-
chado en 1936—fecha de adquisición). Brehier, Emile, Historia de la Filosofía,
Tomo 1. Antigüedad y Edad Media, Buenos Aires, Sudamericana, 1944; Battistini,
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1972; Fink, Eugen et Heidegger, Martin, Héraclite : séminaire du semestre d’hiver
(1966–1967), Paris, Gallimard, 1973.
46  Olga Lobo

Por la época en la que Cortázar se instala en París (a partir, entonces,


de 1951) y de nuevo a juzgar por sus lecturas, el autor parece interesarse,
además de por Heráclito, por otras reflexiones que, como la de Roger
Godel (L’expérience libératrice, coll. Les Essais, n° 54, Gallimard, Paris,
1952; fechado por Cortázar en la misma fecha de publicación) o el libro
El arco y la lira de Octavio Paz (México, Fondo de Cultura Económica,
1956, dedicado21 y anotado) tratan de conciliar el pensamiento occiden-
tal y el oriental.22 Del cruce entre poética ketsiana, filosofía clásica y un
interés manifiesto por el pensamiento oriental nacen entonces los funda-
mentos del sujeto ucrónico.
Articular las reflexiones teóricas del autor, sus lecturas (a través de
los subrayados) y comentarios (en los propios libros conservados o sus
cartas), nos permite observar cómo Cortázar establece relaciones entre
diferentes sistemas de pensamiento, sobre todo, según sus propios pris-
mas. Así, cuando Cortázar lee a Paz, nos encontramos con que, al largo
comentario en torno al «Tú eres aquello» del pensamiento oriental (que
Paz equipara al de Parménides),23 tras el que el poeta mexicano concluye
con un «la identidad de los contrarios que postula la tradición oriental es
también afirmación central de muchos místicos y poetas occidentales»,
Cortázar replica (en nota manuscrita al final de la página): Keats, of cour-
se. O, cuando más adelante (p. 236), Paz hace referencia al programa de
Schlegel a propósito de la poesía romántica, Cortázar escribe al margen
«es casi el programa surrealista». O aún, cuando, leyendo la introducción
al libro de Farré Los fragmentos de Heráclito, en la que este escribe «Lo-
gos, razón del mundo, su norma y ley, es precisamente la ausencia de toda
regla ejemplar; no existe relación supuesta o establecida entre los hechos.
Mundo y hombre son juguetes del azar» (pp. 64–65), Cortázar apunta:

21 «A Julio Cortázar, con los saludos de su amigo Octavio Paz» <https://www.march.


es/bibliotecas/repositorio-cortazar/ficha.aspx?p0=cortazar:293&l=1>.
22 En una —conocida— carta del 31 de julio de 1956 Cortázar comenta a Paz el entu-
siasmo que le produjo la lectura de su texto, comentando además las convergencias
con su propio pensamiento y elogiando la libertad desde la que ha escrito y debe escri-
bir un ensayista latinoamericano, libertad «de conocer y explorar un tema desde todos
sus ángulos, sin la reducción inevitable a un modo de pensar, a una cultura dada, que
es el signo fatal de los trabajadores europeos». A partir de esta época se iniciará, como
es sabido una larga amistad. Cortázar visitará con Aurora Bernárdez a Paz en la India
cuando era aún embajador de México en Nueva Dheli (finales de los 60).
23 Paz, Octavio, El arco y la Lira, México, Fondo de Cultura Económica, 1956, p. 95.
Poética de la hospitalidad 47

«El absurdo existencialista», o, por último, al comentario del fragmento


119 de Heráclito «Su carácter es demonio para el hombre», Cortázar aña-
de al margen: «Sartre».
Estas convergencias que Cortázar establece entre sistemas de pensa-
miento son algunos ejemplos de algo que me parece fundamental no solo
para esta primera etapa formativa sino para su evolución posterior: cuan-
do Cortázar lee lo hace no como el estudioso «adoctrinándose» ni tampo-
co como el erudito y sistemático investigador, sino como aquel que está
creando su propio pensamiento, su propia alquimia, tomando ingredientes
de aquí y de allá, componiendo sus propias recetas, creando, creándo-
se, siguiendo el impulso ketsiano de la « capacidad negativa » del poeta,
como hiciera, como hemos visto, apropiándose, primero en la lectura que
hace de él y después en su propia « Para una poética », la poética de Keats.
Yendo aún más lejos si cabe, porque si bien Keats opone la virtuosidad
del filósofo y la fascinación del poeta, Cortázar logra conjugarlas, simple-
mente, extrayendo de la filosofía la parte de pensamiento «mágico» que
esta le ofrece. Finalmente ¿No es Heráclito, en la poesía de sus fragmen-
tos, un mágico encantador de palabras?
Esta libertad del « ensayista latinoameriano » (de la que le hablaba en
su carta —citada— a Paz) y el movimiento perpetuo desde donde Cortá-
zar va a establecer correlaciones entre sus lecturas, son los ingredientes
principales de lo que va a guiar la construcción de su propio camino desde
Keats a Heráclito y de vuelta a Keats o al existencialismo o al taoismo o
al surrealismo (y así podríamos seguir a la manera de saltos entre las citas
de su Rayuela o los desplazamientos en las figuras de 62) admitiendo casi
involuntriamente (porque de alguna manera se le imponen a modo de
intuición) esas « analogías inaprehensibles » que como vimos, « dejan la
flor y vuelven a su nada ».
Más allá de la existencia física de la biblioteca, los libros del lector
Cortázar tienen vida propia. Esta relación a los textos, en su condición
de lector móvil, no lineal sino en espiral, configuran una biblioteca inte-
rior24 que se aparenta no tanto a la imagen del laberinto como a la de las
flores —para utilizar su imagen— con las que Cortázar va componiendo
su propio ramo, su propio pensamiento. Leer es para Cortázar recorrer un
camino hacia sí mismo. Hay entonces una idea de movimiento, de fluir, en

24 Utilizo el concepto según la idea expresada por Pierre Bayard en su libro Comment
parler des livres que l’on n’a pas lus?, Collection “Paradoxe”, Les éditions de mi-
nuit, Paris, 2007.
48  Olga Lobo

ese «ir recogiendo flores» a través de sus lecturas y posteriores citas que
nos permiten, a nuestra vez, establecer relaciones entre sus lecturas y su
propia poética de la escritura.
De la flor heracliteana conservará al menos tres entradas en lo que
va a configurar la idea de sujeto ucrónico: la crítica del logos, entendido
como lenguaje, la «sospecha» de la verdad y del sentido preestablecidos,
de las que resulta una idea del ser como uno y diverso.
En efecto, con su crítica del logos, que aparece desarrollada a lo largo
de sus obras de ficción y particularmente en sus novelas, como leemos, por
ejemplo, en Rayuela, busca Cortázar denunciar no tanto las deficiencias
de la razón en un mundo absurdo sino la ilusión de creer que las palabras,
el lenguaje, expresan de manera exacta, precisa, aquello que nos repre-
sentamos como realidad. Esta ilusión o incapacidad del lenguaje conlleva
asimismo otra idea que es el hecho de que las palabras exceden lo que su
significante refiere. El lenguaje no coincide con el mundo, explicaba He-
ráclito y de esta tensión surge el movimiento. Así, esta separación entre
el mundo25 y el lenguaje, la tensión existente entre realidad y lenguaje,
llevarán a Cortázar, en la construcción de su obra, a una creación que es,
por un lado, exploración de las posibilidades del lenguaje para expresar
una realidad —su realidad— dada, ese imposible verosímil que llamamos
fantástico, y, por otro, búsqueda incesante de un lenguaje nuevo para la
narración que le permita llevarla a sus máximas posibilidades de signifi-
cación poética. La crítica del logos cortazariana es, de este modo, impulso
creativo, «armonía de fuerzas opuestas» (fragmento 57),26 la fuerza del
arco que impulsa la flecha.
Según la interpretación que de los Fragmentos realizan Jean Bollak
y Heinz Wismann, esta misma separación inscrita en la incertidumbre del
logos se opera igualmente en una idea de la verdad y del sentido que es
igualmente incierta, en el sentido de «móvil». El conocimiento (el cono-
cimiento de sí mismo) no es ni resultado de la identificación total de una
verdad (unitaria, fija), ni negación del «uno» en favor de lo diverso, sino
que ambos deben pensarse juntos. Es esta tensión entre lo uno y lo diverso
lo que constituye todo devenir del ser y el principio de esta tensión no es
otra que el combate, «padre de todas las cosas» (ver fragmentos 9 y 10 de

25 Bollack, Jean et Wismann, Heinz, Héraclite ou la séparation, Paris, Editions de


Minuit, 1972.
26 Battistini, Yves (éd.), Trois contemporains: Héraclite, Parménide, Empédocle, Les
essais, n° 78, Paris, Gallimard, 1955, p. 31.
Poética de la hospitalidad 49

Heráclito),27 la lucha que permite el cambio permanente. Porque, en efec-


to, entre lo uno y lo diverso no habría síntesis posible, sino co-existencia.
La dialéctica heraclitiana no es, en este sentido, comparable a la de Hegel
en la medida en que esta desemboca en una síntesis determinante, cierre,
mientras que la de Heráclito supone una apertura a un infinito de posibili-
dades, movimiento permanente entre lo uno y lo diverso, estableciéndose
como dialéctica negativa.28 Si el principio de tensión no se resuelve en una
síntesis definitiva, genera en cambio un movimiento que es transformación
perpetua. La conciencia de esa transformación es la clave de acceso a algo
que si bien no puede ser verdad definitiva, no nos aboca tampoco al escep-
ticismo puesto que, al contrario, nos invita a la diversidad de sentidos.29
Es en esta línea hermenéutica en la que se sitúa Cortázar —como
explicaremos más adelante—. De ahí que sus obras valgan más por lo que
sugieren que por lo que afirman (o niegan) sin afirmar o negar del todo,
dejándonos, de nuevo, en el territorio de la incertidumbre, a las puertas de
una revelación que será interior o … no será.
Desde Keats o desde Heráclito, búsqueda de un lenguaje nuevo,
construcción perpetua del ser por la creación, explosión de sentidos,
comprensión que es afecto, capacidad de existencia en el misterio en es-
tado puro, «lo que solo se explica por el hecho de que no tiene ninguna
explicación»,30 conformarían entonces las bases constitutivas del sujeto

27 Ibid., p. 26.
28 Adorno, T. W., Dialectique Négative, Payot, Paris, 1978.
29 Es esclarecedor, para entender lo que afirmo y su convergencia con el pensamiento
cortazariano, la carta que dirige a Mercedes Arias (ya en 1940) y en la que le co-
menta (la carta merece lectura completa): «No, I don’t believe in an eternal nonsen-
se […] cada día me convenzo más de que la vigilia y el sueño son momentos de una
realidad que se nos escapa íntegramente, y de la cual sólo advertimos (o creamos)
fragmentos aislados. Nunca a mé demasiado el racionalismo frío y absoluto; ahora
lo detesto profundamente. Creo que en la intuición, en los valores emotivos, en
la poesía de todo acto intensamente vivido, se esconden las fuentes últimas de la
verdad […] el hecho de que no poseamos a Dios, que jamás hayamos tenido una
revelación ni una vivencia de su Ser, no es razón suficiente para negar una finalidad
del mundo y sus seres ; nos es razón para creer que todo esto es una vasta pesadilla,
un eror, una absurdo, a tale told by an idiot […] toda duda es fecunda, y de toda an-
gustia puede nacer una luz». Cortázar Julio, (Edición a cargo de Aurora Bernárdez),
Cartas, 1937–1963, Alfaguara, Buenos Aires, 2000, p. 81–82.
30 En Carta a Jean Andreu del 16 de noviembre de 1968. Cortázar Julio, (Edición a cargo
de Aurora Bernárdez), Cartas, 1964–1968, Alfaguara, Buenos Aires, 2000, p. 1291.
50  Olga Lobo

cortazariano, sujeto para quien vivir (crear) es renovarse sin cesar, ser a
través de lo creado.

Del sujeto ucrónico al sí mismo como otro

La renuncia a una identidad estable y su capacidad a vivir en el movi-


miento perpetuo implica igualmente, y es el último aspecto del sujeto
ucrónico que apuntaremos, una relación al otro, a lo otro, que admita,
como vimos, la diversidad en tanto elemento constitutivo de lo uno, de
lo propio, del ser. A mediados-finales de los 60, cuando Cortázar escribe
La vuelta y se siente de alguna manera obligado a defender sus opciones
escriturales, el autor vuelve a referirse al libro no publicado sobre Keats y
explica en su texto «Casilla del Camaleón»31 :
La conducta lógica del hombre tiende siempre a defender la persona del sujeto, a
parapetarse frente a la irrupción osmótica de la realidad, ser por excelencia el an-
tagonista del mundo, porque si al hombre le obsesiona conocer es siempre un poco
por hostilidad, por temor a confundirse. En cambio, ve usted, el poeta renuncia
a defenderse. Renuncia a conservar una identidad en el acto de conocer porque
precisamente el signo inconfundible […] se le da tempranamente al sentirse cada
paso otro, al salirse tan fácilmente de sí mismo para ingresar en las entidades que
lo absorben, enajenarse en el objeto que será cantado, la materia física o moral cuya
combustión lírica provocará el poema.32

El rechazo de ese yo narcicista del que hablábamos al principio, cede su lu-


gar a un yo que es, en efecto, apertura al otro, acogida de lo otro, haciendo
de la otredad monstruosa una alteridad, parte constituyente de su propia
identidad. Cortázar, a instancia de Keats, pero también de un Rimbaud,
recurre así a una «escritura de sangre» donde el yo se busca y se construye
en un encuentro hospitalario con el otro, lo otro. Por medio de un yo «des-
viado»/privado de una existencia real, como decíamos, Cortázar concibe
en su escritura el espacio para un sujeto de lo por-venir, un sujeto dinámico
en constante transformación. Este sujeto dinámico que, a la manera de un

31 Cortázar, Julio, La vuelta al día en ochenta mundos, México, Siglo XXI, (1967),
reimpresión de 2013, pp. 209-213.
32 Ibid., p. 212.
Poética de la hospitalidad 51

Gide, no es nunca sino que deviene,33 será el germen del ser que existe solo
en la temporalidad de ese instante-devenir (no en sentido cronológico sino
existencial), instante de creación.
Es desde este marco, desde esta concepción del ser como ser inscrito
en un devenir que es a la vez movimiento y ahora, desplazamiento y quie-
tud (como la flecha de Zenón), o a la vez estable y fluyente (como el río
entre las dos orillas), desde el que debemos entender la renuncia cortaza-
riana a una literatura aurática abandonando la postura de autor definitivo,
afirmativo, del yo soy,34 para proponer una literatura que, como el túnel,
destruya para construir.
Esta será la identidad narrativa que Cortázar proyecta en sus prime-
ros ensayos teóricos y desarrollará a lo largo de toda su obra, con diversas
consecuencias expresivas. Gracias a esta renuncia o aceptación de su «ca-
pacidad negativa», Cortázar rechaza, por ejemplo, los límites genéricos
tradicionales, teorizando primero y realizando después en su obra una na-
rrativa híbrida «contaminada» por otros lenguajes, el de la poesía, el de la
pintura, el del cine, el de la música también. Es también por esta porosidad
por lo que Cortázar se da el lujo de cuestionar el tiempo de la cronología
y sustituirlo por un tiempo de la experiencia o duración (de raíz sin duda
bergsoniana) que explorará especialmente en sus cuentos (pensemos por
ejemplo en « El perseguidor 35 ») ; por lo mismo por lo que intentará un ac-
ceso a lo fantástico, por falta de mejor nombre, dirá36, destinado a obtener
un tipo de conocimiento que es participación afectiva antes que intelec-
ción. Y es por esta renuncia, finalmente, por lo que Cortázar deseará para
su literatura un lector, ese que es también «otro», co-agonista del autor,
que sea «cómplice».

33 Escribe Gide en su Journal: «Je ne suis jamais, je deviens.», el 8 de febrero de 1927.


Gide, A., Journal, 1926–1950, «Bibliothèque de la Pléiade», n° 104, Gallimard, 1997.
34 Como bien señala Daniel Mesa, la superación de la pulsión narcisista sería «la lucha
subyacente a la escritura». Así en un poema de 1971 que también cita Mesa, titulado
«Policrítica en la hora de los chacales» (Revista Casa de las Américas, n º 67, ju-
lio-agosto de 1971, La Habana) escribe Cortázar: «Me cuesta emplear esta primera
persona del singular, y más me cuesta/ decir: esto es así, o esto es mentira. Todo
escritor, Narciso, se masturba/defendiendo su nombre, el Occidente/lo ha llenado
de orgullo solitario.». Op. Cit., 458.
35 Cortázar, Julio, Cuentos Completos/I, Madrid: Alfaguara, 1994, p. 225.
36 In: «Algunos aspectos del cuento», Casa de las Américas, 15–16, 1962. Cfr.: Obra
Crítica/2, (edición de Jaima Alazraki), Alfaguara, Madrid, 1994, p. 368.
52  Olga Lobo

Mucho de lo que he escrito se ordena bajo el signo de la excentricidad, puesto que


entre vivir y escribir nunca admití una clara diferencia: si viviendo alcanzo a disi-
mular una participación parcial en mi circunstancia, en cambio no puedo negarla
en lo que escribo, puesto que precisamente escribo por no estar o estar a medias.
Escribo por falencia, por descolocación: y como escribo desde un intersticio, estoy
siempre invitando a que otros busquen los suyos.37

Porque, si la literatura de Cortázar es exegética, busca una comprensión de


sí mismo a través de una apertura a lo otro que le habita, desde el intersticio
entre un ser y un no ser, la apertura de ese espacio implica también a ese
otro que está en un más allá de la escitura, al sujeto de la lectura.
Gracias al borrado del autor del que hablábamos más arriba y que
a menudo se traduce por la elección de un narrador, como dijimos, no
fiable (en la confusión de voces como ocurre en «La señorita Cora»38 o
en los desfases enunciativos de «Usted se tendió a tu lado»39 y de manera
paradigmática en 62, Modelo para armar); Cortázar construye un orden
narrativo insólito acorde con una subjetividad que es ubicuidad, paso o
túnel desde el que construir el espacio de un sí mismo como otro40.
Es en este espacio donde el lector puede reconocerse, identificarse y
dar sentido a algo que no es sino la comprensión de su propio mundo, sus
propios intersticios. La comprensión de sí que Cortázar busca operar en su
escritura desemboca en una escritura que nos invita a la apropiación. Una
apropiación que no es apropiación de un sentido o una verdad pre-existente
y que debemos alcanzar en perfecta comunión con el que la propone, sino
comprensión de sí que nos implica, que nos concierne.
La desaparición autorial es, así, el umbral por el que Cortázar nos
invita a apropiarnos de una obra donde toda oposición deja de ser tal: lo
fantástico deja de oponerse a lo real, el poema a la novela, el irraciona-
lismo a la eficacia. La escritura de sí es asimismo el umbral por el que

37 Cortázar, Julio, «Del sentimiento de no estar del todo», La Vuelta al día en ochenta
mundos, México, Siglo XXI, (1967), reimpresión de 2013, p. 21.
38 Cortázar, Julio, Cuentos Completos/I, Madrid: Alfaguara, 1994, p. 548.
39 Ibid., p. 140.
40 Soi même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipseité du soi même implique
l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre … au com-
me nous voudrions attacher la signification forte, non pas d’une comparaison – soi
même semblable à un autre –, mais bien une implication: soi même en tant que…
autre » Ricœur, P., Soi même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 14.
Poética de la hospitalidad 53

Cortázar nos acoge en el orden poético para invitarnos a una nueva onto-
logía del ser, para proclamar un nuevo sistema de valores, una axiología
«personal»41 que se acomoda más a un «siento luego soy»42, un «veo luego
soy» que a la fórmula cartesiana. Lo que Cortázar nos propone, no es una
metafísica sino una obra de visión: «¿Ideas? Formas mejor».43
Por eso decíamos (en cursiva) que los textos cortazarianos nos llevan
hasta las entrañas mismas del que construye un sentido, vale decir, has-
ta nosotros mismos. Con la negación del sujeto idéntico a sí mismo del
ego-cogito la ontología de raíz poética bascula, así, desde una retórica a
una hermenéutica que podemos definir, con el auxilio de Paul Ricoeur, en
tanto hermenéutica diacrítica, esto es, tal como la define Richard Kearney,44
una hermenéutica «que evita a la vez la comunión amistosa que resulta de
una fusión de horizontes y la no-comunión engendrada por una ruptura
apocalíptica […]».45 Esta hermenéutica supera la lógica de un ego-cógito
frente a otro, delante del texto, para proponer una relación al otro que es
hospitalaria. Una axiológía, decíamos, cuya ética se basaría en el encuen-
tro fortuito de dos sujetos ucrónicos buscando(se) en un instante, el de la
escritura para uno, el de la lectura, para otro, acogiéndose en su diversidad.
El autor deja de ser el maestro dueño del sentido y la verdad y el lector el
discípulo aventajado pero esclavo de la verdad preestablecida. Entre autor
y lector no hay puente sino túnel: proponiéndonos un camino de búsqueda
de nuestros propios intersticios.

41 Cortázar, Julio, Imagen de John Keats, Madrid: Alfaguara, 1996, p. 144.


42 «Sentir es la condición del entender» escribe en «Estar-en-el-mundo», Cortázar,
Julio, Imagen de John Keats, Madrid: Alfaguara, 1996, p. 235.
43 Cortázar, Julio, «La urna griega en la poesía de John Keats (1946)», Obra Crítica/2,
Madrid, Alfaguara, 1996, p. 45.
44 Kearney, Richard, «Entre Soi même et un autre: l’herméneutique diacritique de
Ricoeur», Revault d’Allones, M. et Azouvi, F. (dir.), Ricoeur, Paris, L’Herne, 2004,
p. 205.
45 [qui évite à la fois la communion amicale qui résulte de la fusion d’horizons et la
non communion engendrée par une cassure apocalyptique…] Kearney, Richard,
«Entre Soi même et un autre: l’herméneutique diacritique de Ricoeur», Revault
d’Allones, M. et Azouvi, F. (dir.), Ricoeur, Paris, L’Herne, 2004, p. 244.
54  Olga Lobo

Literatura y vida. Las ficciones cortazarianas


como constelación

Esta sería la primera dimensión de la hermenéutica cortazariana, pero


podemos aún proponer otra vuelta de tuerca. Decíamos antes, hablando
de La Vuelta, que Cortázar se siente obligado en sus páginas a defender
sus opciones. Estamos en los años 60 y Cortázar se ve implicado en una
serie de polémicas en torno a la «situación del intelectual latinoamerica-
no»46 que le obligan sin cesar a justificar sus elecciones tanto escriturales
como vitales. En la carta mencionada Cortázar habla de una evolución
personal que lo habría transformado de escritor mallarmeano «para quien
la realidad, […] debía culminar en un libro» al hombre para el que «los
libros deberán culminar en la realidad».47 Este cambio, para algunos radi-
cal e incomprensible como vimos, no implica en cambio una renuncia a lo
esencial de su concepto de escritura y así afirma:
A riesgo de decepcionar a los catequistas y a los propugnadores del arte al servicio
de las masas, sigo siendo ese cronopio que […] escribe para su regocijo o su su-
frimiento personal, sin la menor concesión, sin obligaciones “latinoamericanas” o
“socialistas” entendidas como a prioris pragmáticos.48

Y más adelante:

[…] mi problema sigue siendo, […] un desgarramiento continuo entre el monstruo-


so error de ser lo que somos como individuos y como pueblos en este siglo, y la
entrevisión de un futuro en el que la sociedad humana culminaría por fin en ese
arquetipo del que el socialismo da una visión práctica y la poesía una visión espi-
ritual. Desde el momento en que tomé conciencia del hecho humano esencial, esa
búsqueda representa mi compromiso y mi deber.49

46 En una carta a Fernández Retamar «Situación del intelectual latinoamericano» que


aparece originalmente en la Revista Casa de las Américas, VIII, n° 45 (noviembre-
diciembre 1967), pp. 5–12. Manejamos la versión recogida en Obra Crítica/3 (edi-
ción de Saúl Sosnowski), Madrid: Alfaguara, 1994.
47 Cortázar, Julio, (edición de Saúl Sosnowski) Obra Crítica/3 (edición de Saúl
Sosnowski), Madrid, Alfaguara, 1994, p. 36.
48 Ibid., p. 39.
49 Ibid., p. 40.
Poética de la hospitalidad 55

Cortázar, como explica él mismo, «(re)descubre» en su madurez, frente


a las urgencias de la realidad latinoamericana, su «ser histórico» y así la
poética del ser abierto al otro adquiere (se enriquece con) una dimensión
ético-histórica que hace ampliarse al sujeto ucrónico hacia ese sujeto ya
no solo abierto al otro sino «afectado por el otro»50. Si la dinámica cortaza-
riana se define en primera instancia como una hermenéutica hospitalaria,
esta apertura a la Historia la (re)define en tanto hermenéutica del hombre
capaz de acción, incluso si (o incluso porque) esa acción implica también
una asunción fuerte de su libertad de escritor. Es decir que a un orden
moral «socialista» o de «intelectual latinoamericano», Cortázar prefiere
una ética personal que lo llevará a implicarse, en parte en su obra51 pero
sobre todo en tanto ser humano en luchas por la justicia y la libertad de los
otros hombres, latinoamericanos o no,52 manteniendo intactas sus ganas
de transformación en la escritura (de la escritura, a través de la escritura).
Cortázar, a pesar de lo aparentemente repentino de su evolución, se
conecta con esa capacidad creativa del sujeto ucrónico, en constante cons-
trucción de sí mismo y renuncia de nuevo a los grandes órdenes para
proclamar su libertad de escritor, una libertad que es continuidad y co-
mienzo, una libertad que es a la vez responsable y vital.
En lo más gratuito que pueda yo escribir asomará siempre una voluntad de contacto
con el presente histórico del hombre, una participación en su larga marcha hacia lo
mejor de sí mismo como colectividad y humanidad. Estoy convencido de que sólo
la obra de aquellos intelectuales que respondan a esa pulsión y a esa rebeldía se
encarnará en las conciencias de los pueblos y justificará con su acción presente y
futura este oficio de escribir para el que hemos nacido.53

50 El concepto del ser histórico, afectado/concernido por el otro define una antropología
afectiva que encontraremos teorizada igualmente en la fenomenología del «hombre
capaz» de Paul Ricœur, desarrollada particularmente en su obra La Mémoire, l’his-
toire, l’oubli, Seuil, 2000.
51 Por citar solo dos ejemplos conocidos, Cortázar destinó los beneficios de Libro de
Manuel a la causa de la resistencia chilena y el de Fantomas contra los vampiros
multinacionales en favor del pueblo nicaragüense.
52 Son muchos también los ejemplos conocidos de esta implicación con diversos proce-
sos en los que Cortázar, aprovechando su popularidad, participa apoyando luchas en
favor de la justicia y la democracia (en Nicaragua, Chile y Argentina, por ejemplo).
Participando, concretamente, como jurado en el Tribunal Russel II, denunciando pú-
blicamente en Europa lo que estaba ocurriendo en el Cono Sur, participando en la
organización de exposiciones del museo de la Resistencia Salvador Allende, etc.
53 Cortázar, Julio, Obra Crítica/3 (edición de Saúl Sosnowski), Madrid, Alfaguara,
1994, p. 43.
56  Olga Lobo

Si en la afirmación de una poética de participación, pérdida identitaria,


negación del yo estable e idéntico a sí mismo, espacio del sujeto ucrónico
abierto al devenir, Cortázar admite una capacidad negativa, situándose entre
una presencia y una ausencia, renunciando al yo narcisista y todopoderoso
del logos cartesiano, en la afirmación de su libertad como escritor renuncia
a ser, esta vez, para los otros y proclama una resistencia, una rebeldía, asu-
miendo no obstante una ética que le implica en su conciencia del mundo.
Cortázar, fiel entonces a los fundamentos de su poética de la hospi-
talidad, crea en su universo escritural un espacio ucrónico, poroso, donde
acoger los monstruos y contradicciones del ser humano y proponernos
una literatura que, por el camino del relato o de la poesía (que en él vienen
a ser lo mismo), nos abre las puertas de este (también nuestro) territo-
rio hostil (poblado de incertidumbres) para desde los sentidos, desde el
afecto, acceder a un conocimiento que solo después será, quizás, razón,
reflexión, filosofía.
La trayectoria escritural de Cortázar diseña de este modo un itine-
rario que transita entre el orden estético, el poético y el posicionamiento
ético. Pero entre el orden poético y su posición ética, entre el ser-camaleón
y el ser-histórico, no hay tanto evolución teleológica como doble inscrip-
ción, imbricación, constelación. Entre la revolución del orden literario tra-
dicional que supone su obra y esta revolución/rebelión que proclama en la
defensa de su libertad, podemos establecer una convergencia. Una conver-
gencia que no debemos, en cambio, reducir en una síntesis definitiva. Si
admitir la existencia de (al menos) dos cortázares parece inevitable, pode-
mos, tal vez, resolver heraclitaniamiente la paradoja de la «sorprendente
evolución» afirmando que su devenir transformador implica, no obstante,
la estabilidad de una relación (al mundo, a sí mismo, a la escritura) que
abarca, desde la tensión creativa, impulsadora de movimiento, lo diverso.
Cortázar lector, Cortázar escritor, Cortázar figura pública comprometida,
convergen al menos en esta apertura, en esta capacidad negativa de existir
en la construcción con/para/a través de lo diverso.
Si la lectura de su obra no nos permite derivar hacia una síntesis
—en todo caso no una síntesis «cerrada», clausurada, estable— nos in-
vita, en cambio, al movimiento, a atravesar los meandros de su conste-
lación, sin aprioris o pleitesías «biográficos» o «ideológicos», y dejarnos
descubrir nuestras propias analogías inaprehensibles. Es entonces des-
de esta poética hospitalaria, espacio ucrónico de un ser en construcción
perpetua, desde donde podemos proponer una lectura de las ficciones
Poética de la hospitalidad 57

cortazarianas no como resultado de una evolución en perfecta especula-


ridad con su biografía sino como expresión de esa constelación de mun-
dos donde se tejen redes hipertextuales, intermediales, transgenéricas,
donde conviven creación y compromiso, literatura y vida, y que hacen
de su obra una invitación actual y fecunda a seguir inventando(nos) en/a
través de ellas.

Bibliografia

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Deuxieme Partie : Au croisement de la
litterature et de la philosophie
Autour de P. Ricœur
S’écrire à l’ère du faux
L’identité narrative au prisme du roman contemporain

Justine Huppe
Université de Liège

Injonction permanente à se réinventer, valorisation du travail par pro-


jets discontinus, multiplicité des espaces et des modèles d’identifica-
tion (fictions, vedettariat, publicité) : nos formes de vie contemporaine
semblent a priori très éloignées du modèle littéraire des grands cycles
romanesques réalistes1. En effet, quoi de plus opposé à nos expériences
démultipliées qu’une trame narrative qui devrait les ordonner dans un
récit unique ? Quoi de plus hétérogène que le vécu de l’individu contem-
porain, sans cesse sommé de se faire une place et de s’adapter à de
nouveaux rôles2?
C’était pourtant déjà en réponse à une crise des identités, devenues
problématiques dans la seconde moitié du xxe s., que Paul Ricœur avait
développé son concept d’identité narrative, d’abord dans Temps et récit
puis dans les sections 5 et 6 de Soi-même comme un autre. En considérant
l’identité non plus comme une étiquette, mais comme un processus infi-
ni, Ricœur s’attachait précisément à penser des formes de subjectivations
difficiles, ballotées entre la fragmentation de l’expérience et un appa-
rent déficit des ressources narratives partageables. Pour lui, le modèle de
configuration offert par le récit littéraire demeurait valide pour penser la
constitution dynamique des identités humaines – et ce, malgré l’apparente
précarité des modes de subjectivation et les expérimentations littéraires
tendant à liquider intrigues et personnages.

1 Voir Dominique Rabaté, « L’individu contemporain et la trame narrative d’une


vie », in : Studi Francesi, n° 175, janvier-avril 2015, p. 54–62 [en ligne].
2 L’individu, libéré des déterminismes du « destin » s’est progressivement vu soumis
à la contrainte du « choix » face aux rôles multiples et possibles qui se présentent
désormais à lui. Alain Ehrenberg (La Fatigue d’être soi, 1998) et, plus récemment,
David Le Breton (Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, 2015) ont mis
en évidence quelques effets pervers de cette nécessité d’être soi.
62  Justine Huppe

Rien d’anachronique donc, dans ce modèle, qui se voit sans cesse pro-
longé, actualisé3 mais aussi contesté, comme l’ont fait par exemple Galen
Strawson4 ou encore Marielle Macé5. En effet, toute l’entreprise théorique
de cette dernière autour de la notion de « style » est avant tout une manière
de prolonger et de critiquer les thèses de Ricœur sur l’identité narrative :
comme lui, Marielle Macé considère que la littérature offre des formes
disponibles pour la constitution de nos subjectivités ; mais à la différence
du philosophe, elle affirme que ces formes ne sont pas nécessairement
narratives. Tout sujet ne trouverait pas dans la littérature le modèle d’une
vie synthétisée, peu ou prou, à la manière d’un récit; au contraire, d’autres
y puisent différentes manières d’être, différents « styles d’existence », plus
touchés par l’épisode, l’emportement, la rupture ou encore le rythme du
texte.
Notre ambition sera différente : il s’agira moins de discuter les limites
du modèle narratif décrit par Ricœur que d’en interroger les fonctions6, à
partir d’un corpus de roman qui pensent, à nouveaux frais, les ressources
et usages du récit de soi. Autofictions délibérées (Chloé Delaume, Alain
Farah), arborescences imaginaires (Camille de Toledo), intimités fabulées
(Philippe Vasset) ou encore de curriculum vitae (Thierry Beinstingel) : les

3 La notion d’identité narrative connaît un certain succès dans les sciences sociales,
mais aussi dans la théorie littéraire contemporaine. En valorisant l’ancrage éthique
et pratique de la narration, elle s’intègre parfaitement à une tendance théorique des
études littéraires à vouloir justifier leur utilité et leurs intérêts. Voir Alexandre Ge-
fen, « “Retours au récit” : Paul Ricoeur et la théorie littéraire contemporaine », in :
Fabula / Les colloques, L’héritage littéraire de Paul Ricœur, URL : <http://www.
fabula.org/colloques/document1880.php>, 2013.
4 L’article polémique de Galen Strawson, « Contre la narrativité » (2004), s’attaque
à ce qu’il nomme le modèle « narrativiste » de l’identité, et a fortiori au modèle
ricoeurien. Strawson défendqu’il n’est absolument pas nécessaire de concevoir sa
vie comme un récit pour pouvoir être un individu à la fois normal et éthiquement
responsable.
5 Voir Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, coll. « Les essais », Paris :
Gallimard, 2011, et en particulier la section « Une histoire à soi, un style à soi », où
elle se positionne explicitement par rapport à Ricœur.
6 Dans les dernières sections du troisième volume de Temps et récit, Ricœur insistait
en effet sur les liens entre les fonctions respectives de l’histoire et de la fiction:
l’histoire mobilise les fonctions révélantes et transformantes de la fiction – usant
d’artefacts pour mettre au jour des sens cachés – tandis que la fiction emprunte à
la fonction de « lieutenance » ou de « représentance » de l’histoire, en mimant une
forme de fidélité à des évènements censés avoir eu lieu. Voir Paul Ricœur, Temps et
récit, III, Le Temps raconté, Paris : Seuil, 1991, p. 265.
S’écrire à l’ère du faux 63

personnages de ces textes sont à la fois tous des écrivains et des narrateurs
de leur propre vie, dont ils sont moins les scriptes fidèles que les malicieux
stratèges. En faisant primer les effets de leur récit sur leur valeur de vérité,
ils mettent ainsi à l’épreuve l’équilibre que Ricœur voyait à l’œuvre dans
toute mise en intrigue, censée résoudre les tensions entre représentation
et transformation, dette à l’égard des faits et pouvoirs de les transformer.
Partant du principe que la littérature, comme d’autres champs, est
sensible aux réaménagements qui affectent nos subjectivités, nous inter-
rogerons les manières dont elle déplace ses manière de dire le sujet, en
mettant l’accent sur les dimensions stratégiques, combatives et réflexives
du récit de soi – et, par voie de conséquence, en renégociant le rapport de
la littérature à la vie.

Des vies aux vis : l’écriture comme boite à l’outils

– Et ton conseiller en mobilité référent, il va t’aider à quoi ? demande


l’épouse ou le mari.
– Mon CMR ? À faire mon CV.
– Et quand ?
– Pas tout de suite, il m’a dit qu’il faut que je le mûrisse dans ma tête7.
Acronymes, mots-clés (dynamisme, mobilité, engagement), phrases à
l’infinitif : CV roman, de Thierry Beinstingel, fait partie de ces textes
contemporains qui prennent à bras le corps la thématique du travail et
de ce qu’il fait à la langue. Pourtant, loin d’ironiser seulement sur la
novlangue managériale ou d’uniquement dénoncer les logiques de déva-
luation et de recyclage appliquées aux employés, Beinstingel interroge
subtilement les enjeux du CV comme pratique d’écriture, de présenta-
tion mais aussi de compréhension de soi. Qu’est-ce que ces papiers, tour
à tour raturés, délaissés sur la table de cuisine en attente d’un timbre ou
soigneusement compressés dans un attaché case, peuvent-ils bien dire
de nos chemins de vie ? Pourquoi sont-ils le sésame de toute recherche

7 Thierry Beinstingel, CV Roman, Paris : Fayard, 2007, Ebook, Chapitre 5 « (Expé-


rience 2) ».
64  Justine Huppe

d’emploi ? Comment leur rédaction nous aide-t-elle à la fois à nous si-


tuer rétrospectivement et à convaincre autrui de l’intérêt de notre profil ?
Le narrateur principal, promu « conseiller en mobilité référent »
(CMR) par une entreprise désireuse d’alléger ses coûts, a pour objectif
d’aider un certain nombre de travailleurs à démissionner et changer de
travail. Dans ce processus, le curriculum vitae est une véritable pierre
d’achoppement : il s’agit non seulement de restituer un vécu, de l’orga-
niser en fonction de cases (situation, formation, expérience, loisirs) et de
bornes temporelles, mais aussi d’en souligner la plus-value. Le narrateur
et ses collègues du Service Mobilité multiplient donc les conseils, tâton-
nant entre l’appel à la spontanéité et la tendance à l’homogénéité, hésitant
entre la fidélité affichée et la séduction nécessaire.
Dans un même mouvement, c’est le narrateur lui-même, « inspirateur
de CV, guide de haute montagne hiérarchique »8 qui s’interroge sur les
aspérités de son parcours, en particulier sur son goût pour la littérature,
puisqu’il reprendra des études de Lettres et animera des ateliers d’écriture
avant de publier ses premiers romans. Ses activités littéraires, d’abord re-
léguées au rang de « loisirs » sur son CV imaginaire, prennent progres-
sivement plus d’ampleur, non par opposition mais par voisinage avec ses
activités rémunérées. Ainsi, Beinstingel ne cesse de mettre en parallèle le
travail de l’écrivain et celui du rédacteur de CV, le résumé d’une carrière
et celui de toute vie – qu’elle soit racontée, synthétisée pour un pot de
départ à la retraite ou même réduite à sa plus simple expression dans le
marbre d’une pierre tombale.
Dans CV roman, toute une articulation du récit à la subjectivité dé-
voile donc ses rouages, en rappelant à bien des égards les thèses dévelop-
pées par Paul Ricœur autour de l’ « identité narrative » : comme le récit
au sens ricœurien, le CV nous forcerait à organiser nos expériences, à
penser nos propres transformations, à y trouver un équilibre instable pour,
in fine, nous y reconnaître. Mais là où, chez Ricœur, l’identité narrative
était conforme à un impératif de vérité, le modèle du curriculum vitae
est davantage un récit efficace, relevant moins d’un « souci » que d’une
stratégie de soi. En ce sens, la forme CV permet de mettre en lumière la
dimension instrumentale du récit de soi, dimension absente de la théorie

8 Thierry Beinstingel, CV Roman, Paris : Fayard, 2007, Ebook, Chapitre 2« (Forma-


tion 1) ».
S’écrire à l’ère du faux 65

ricœurienne, à laquelle tout un pan de la littérature contemporaine semble


pourtant être particulièrement sensible.
Ainsi en est-il du projet autofictionnel mené par Chloé Delaume de-
puis le début des années 2000. Née Nathalie Dalain, l’écrivaine Chloé
Delaume a décidé, en changeant de nom, de s’inventer une nouvelle vie,
afin de se réassigner une place contre celles que lui ont tour à tour impo-
sées son histoire familiale, les normes sociales et les nomenclatures mé-
dicales9 : loin d’accepter d’être une victime (orpheline, malade, femme
trompée, prostituée), Delaume joue les sorts de la langue contre ceux du
destin en se créant de toutes pièces (« Je m’appelle Chloé Delaume et je
suis un personnage de fiction », répète-t-elle), ou du moins en les réassem-
blant par l’écriture. Empruntant souvent au vocabulaire de la magie noire,
elle élève l’écriture de soi au rang de « grimoire », offrant la possibilité
d’une transformation mutuelle du soi et du réel.
Se raconter ne lui permet pas de délivrer un discours véridique sur
elle-même – discours et connaissance de soi auxquels elle a renoncé en
partie10 – mais d’élaborer une parole efficace.
Transcrire le vrai, ce n’est pas ma quête, pas le sens de mon travail […] Je ne suis
pas dans le vrai, je ne suis pas dans le faux, j’essaie d’être dans le juste, le juste
passe non pas par le discours, mais par la parole, la parole vraie la parrhesia aussi,
peut-être. Le juste ton, la juste note. Écrire c’est transmettre ; si j’utilise le faux
c’est pour que le vrai sonne juste. Fiction, autobiographie, formes, langue : outils
et matériaux11.

Ainsi, pour Delaume, l’autofiction est une manière de configurer son iden-
tité narrative12, contestée et chahutée à la fois par son parcours de vie, mais
aussi par des facteurs affectant potentiellement tout individu : le divertis-
sement (la téléréalité, les jeux vidéo), les normes (le genre, l’orientation

9 Chloé Delaume souffre de troubles psychotiques.


10 « L’analyse ne peut rien pour les psychotiques lui a dit un jour une femme dont
c’était le métier. Ses propos rapportés, moult confrères s’indignèrent, mais il était
trop tard. L’analyse ne peut rien pour les psychotiques : se connaître soi-même res-
tait hors de portée. Seule et donc en roue libre », Chloé Delaume, Une femme avec
personne dedans (2012), Paris: Points, 2013, p. 62.
11 Chloé Delaume, La Règle du Je, coll. « Travaux pratiques », Paris : PUF, 2010,
Ebook, Chapitre 11 « Dans le chaudron ».
12 La référence à Ricœur est présente dans La Règle du Je, bien que ce soit plus sou-
vent dans la pensée de Michel Foucault que Delaume puise pour définir l’autofiction
comme « pratique de soi ».
66  Justine Huppe

sexuelle), le storytelling néolibéral, etc. Pour Delaume, le récit de soi est


donc à la fois le lieu d’une subjectivation nouvelle et un instrument poli-
tique, une esthétisation de la vie et un « outil guerrier »13: s’il n’est pas tou-
jours vrai, il est toujours adressé et porteur d’effets plus ou moins maîtrisés.

Homo narrens, sujet et fabulateur à l’ère du


capitalisme narratif

En questionnant les pouvoirs de l’autofiction et du curriculum vitae,


Thierry Beinstingel et Chloé Delaume interrogent, chacun à leur ma-
nière, le mode de fonctionnement de vies qui se racontent, se modèlent
et se monnaient. Ce faisant, ils soulignent les enjeux de la maîtrise des
compétences narratives dans nos sociétés contemporaines, enjeux dont le
sociologue Christian Salmon s’est fait l’un des observateurs les plus fins.
En effet, dans Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à for-
mater les esprits, puis dans Kate Moss Machine, Salmon a décrypté l’avè-
nement d’un « nouvel ordre narratif » : selon lui, les transformations ayant
affecté à la fois les idéologies (chute des « grands récits » lyotardiens), le
travail (valorisation de l’adaptabilité, travail par projets, délocalisations en
masse) et les relations amoureuses (épidémies de VIH, insécurité affec-
tive), auraient fait des années 1980 et 1990 l’apogée d’une véritable crise.
Individuellement comme collectivement, il aurait été de plus en plus diffi-
cile de donner sens à son histoire. C’est dans cette situation d’« apesanteur
narrative »14 que se sont développées les pratiques de storytelling et la
multiplication des mises en scène de soi. Avec ces transformations, c’est
un nouveau sujet qu’aurait mis au jour le capitalisme tardif :
C’en est donc fini de l’homo oeconomicus de la tradition libérale, capable d’optimi-
ser ses intérêts, grand calculateur devant l’Eternel. Place à l’homo ludens qui tend
de plus en plus à devenir un homo narrens, narrateur de lui-même, prêt à tout pour
capter l’attention de ses semblables, lesquels sont eux-mêmes dans des dispositions
identiques. Ce qui donne à la vie en société le caractère, le rythme et les déguise-
ments d’un défilé de mode (ou de carnaval), où l’on est à la fois le styliste, le metteur

13 Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans (2012), Paris: Points, 2013, p. 72.
14 Christian Salmon, Kate Moss Machine, Paris : La Découverte, 2010, p. 29.
S’écrire à l’ère du faux 67

en scène et le narrateur de soi dans une performance qui est la vie même. Dans
cette quête éperdue du « romanesque », dont la téléréalité est à la fois le symptôme
et le laboratoire, le sujet est voué à la mise en valeur intensive de ses ressources de
présentation et de narration15.

De cet homo narrens, qui met en branle le réel par la mobilisation de


récits, la littérature serait, à en croire Christian Salmon – et à sa suite,
Yves Citton, Vincent Message voire, dans une certaine mesure, Marielle
Macé –, un observatoire privilégié. Puisque tout narrateur modélise un
type particulier de rapport au réel, puisque tout personnage est à la fois
un « portefeuille de conduites »16 et une « forme de vie » qui s’essaie, le
roman éprouverait mieux que d’autres espaces narratifs les modalités de
fabrication, de circulation et d’autoréalisation des récits de soi.
Sans renouer avec le principe souverainiste d’une supériorité de la
littérature sur les sciences humaines, force est, en effet, de constater que la
littérature est sensible aux enjeux qui affectent la constitution narrative des
identités17, à l’heure où elles semblent de plus en plus problématiques et
de moins en moins discernables d’un espace social d’entre-scénarisation18.
Ainsi, bon nombre d’auteurs s’attachent à situer le récit de soi dans ses in-
teractions avec ce qu’ils décrivent comme des « fictions »19 – mythologies
familiales, romans de gare, paroles enchanteresses, films grand public –,
qu’il s’agisse pour eux de se façonner contre cet imaginaire hégémonique

15 Christian Salmon, Kate Moss Machine, Paris : La Découverte, 2010, p. 132.


16 Salmon reprend cette formule au philosophe Michel Feher (voir Christian Salmon,
Kate Moss Machine, Paris : La Découverte, 2010, p. 134).
17 Comme en témoigne par exemple le travail élaboré par Anne Barrère et Danilo
Martucelli dans Le roman comme laboratoire (2009). À travers un corpus de 200
romans, publié entre 1968 et 2004, les deux auteurs ont vu se développer un nou-
veau régime de saisie des personnages, non plus basé sur leurs dispositions, mais
sur leurs variation d’énergie : leurs « pannes », « courts-circuits », « explosions »,
soit les différents régimes qui affectent leur capacité à se connecter aux autres. Selon
Barrère et Martuccelli, les romans contemporains s’interrogeraient donc moins sur
les frontières entre l’individu et le monde que sur la manière dont s’investissent et
se connectent des personnages, allégés des propriétés sociales ou des traits psycho-
logiques qui sclérosaient leur identité.
18 C’est en ces termes qu’Yves Citton décrit les modes de contrôle et de régulation
sociaux contemporains dans Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche,
Éditions Amsterdam, 2010.
19 Sur ce vocabulaire « panfictionnaliste », voir la généalogie et la critique qu’en fait
Françoise Lavocat dans Fait et fiction, Paris : Seuil, 2016, et en particulier dans les
quatre chapitres de la première partie, nommée « Monismes contre dualismes ».
68  Justine Huppe

(Delaume, Farah, Minard) ou d’y puiser de nouvelles manières de dire le


sujet et le monde (De Toledo, Rosenthal20, Vasset).

Je est un « contre »

Si le modèle d’un « Je » qui devrait s’écrire contre les fictions ambiantes


est prégnant dans l’œuvre de Chloé Delaume, il l’est aussi pour Alain Fa-
rah, qui partage avec cette dernière le goût de la fictionnalisation de soi21,
brouillant volontairement les frontières entre l’auteur et le personnage, et
a fortiori, entre la réalité et la fiction. Ainsi, son roman Pourquoi Bologne
met en scène un certain Alain Farah – jeune professeur de littérature à
l’Université McGill, comme l’est l’auteur lui-même –, tout en laissant entre-
voir ses incohérences, ses incomplétudes et les sources de ses fabulations.
Déroutante, son enquête est aussi des plus paranoïaques : persuadé
de l’existence d’un programme d’expérimentation secret grâce auquel la
CIA parviendrait à reprogrammer le psychisme humain, Farah décide
d’anéantir le docteur Cameron, censé l’avoir manipulé au point de l’avoir
dépossédé de sa capacité à écrire. Mais le texte de Farah ne cesse de dé-
voiler ses ressorts fictionnels, et l’on comprend progressivement que son
enquête est entièrement construite à partir des fictions dont il s’abreuve
ad nauseam: séries de science-fiction japonaise, romans de Jean-Patrick
Manchette, clips musicaux de Lady Gaga, etc.
À la fin du texte, Farah se retrouve face à son ennemi juré, le doc-
teur Cameron, qui lui assure être « le seul à pouvoir lui donner une his-
toire »22, et finit par lui projeter, sur grand écran, un film dont il est le
personnage principal. Ainsi élevé au rang de héros, Farah se débarrasse de

20 Sur le cas rosenthalien, voir ce qu’en dit Dominique Rabaté dans « L’individu
contemporain et la trame narrative d’une vie », in : Studi Francesi, n° 175, janvier-
avril 2015, p. 54–62 [en ligne].
21 Elisabeth Routhier et Jean-François Thériault ont étudié de près cette posture
d’Alain Farah dans « Performance auctoriale et dispositif littéraire. Autour de Pour-
quoi Bologne d’Alain Farah », in : Fabula / Les colloques, Internet est un cheval de
Troie, URL : <http://www.fabula.org/colloques/document4167.php>, page consul-
tée le 05 novembre 2017.
22 Alain Farah, Pourquoi Bologne, Montréal : Le Quartanier, 2013, p. 191.
S’écrire à l’ère du faux 69

son ennemi en s’y « substituant ». Le lecteur en vient donc à se demander


si l’ennemi poursuivi par Farah ne symbolisait pas l’emprise de la télévi-
sion et des écrans sur sa vie ; si à l’homme « raconté » n’a pas finalement
succédé le narrateur, même fabulateur, de lui-même.
Dans So long, Luise, de Céline Minard, la maîtrise du récit est éga-
lement un enjeu de pouvoir crucial. Écrivain à succès, la narratrice dédie
à sa compagne la version testamentaire de leur vie commune. Mais très
vite, elle multiplie les épisodes farfelus avec désinvolture, en convoquant
notamment toute une tribu de créatures fantastiques : pixies, panotes,
Himantopodes, etc. L’objectif assumé est d’empêcher les lecteurs et autres
critiques littéraires de reconstituer son hypothétique réalité biographique,
en en effaçant les traces. À l’heure de mourir, elle est plus consciente
que jamais « que nous ne possédons rien si ce n’est la puissance et, peut-
être, le talent de recréer, allongé sous un saule dans un fauteuil articulé,
ce que nous avons soi-disant déjà vécu »23, et semble bien décidée à en
jouir, quitte à démentir par avance tout récit rétrospectif et tout hommage
funèbre.
Écrire ou être écrit, s’inventer ou se soumettre : à en croire ces ro-
mans, tel serait le dilemme auquel ferait face l’homo narrens contempo-
rain. Dans cette même logique, c’est un véritable espoir dans le pouvoir
des mots qui est réhabilité : si c’est un espoir souvent inquiété voire mis en
échec24, c’est une attente néanmoins réfléchie, mise au cœur du dispositif
romanesque et entraînant avec elle tout un vocabulaire de la transforma-
tion, de la performativité, voire de la sorcellerie25. Toute fragile qu’elle
soit, la capacité à se raconter serait donc une puissance ou une forme de
liberté contre la captivité des imaginaires.

23 Céline Minard, So Long, Luise (2011), coll. « Rivages Poche », Paris: Payot & Ri-
vages, 2014, p. 11.
24 Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, coll. « Fiction & Cie », Paris : Seuil,
2009, p. 119–125 ; Alain Farah, Pourquoi Bologne, Montréal : Le Quartanier, 2013,
p. 40.
25 La référence à la sorcellerie est presque un topos de l’œuvre de Chloé Delaume. On
la retrouve aussi chez Céline Minard dans So Long, Luise (2011), coll. « Rivages
Poche », Paris: Payot & Rivages, 2014, p. 143–144.
70  Justine Huppe

Archéologues de l’inauthentique

Camille de Toledo appuie son projet littéraire sur un diagnostic qui, à


l’instar de celui d’autres écrivains (Delaume, Vasset) renoue presque avec
la thèse debordienne d’une réalité noyée sous la fiction : pour lui, l’époque
contemporaine est marquée par une indistinction croissante entre le vrai
et le faux, le réalisme et le surréalisme, la vision du monde du Quichotte
et celle de Sancho Pança26. Nous vivrions dans un « écosystème de sen-
sations balisées, reproduites, codées »27 où chaque fiction renvoie à une
arborescence de citations sans origine. Le réel est ainsi sédimenté, stra-
tifié, et exige de la littérature non qu’elle y ajoute son propre vernis, mais
qu’elle y plonge, qu’elle y creuse des brèches dans un travail d’excavation
infini et patient, en faisant le deuil de l’authenticité et en se laissant sur-
prendre par les vertiges de l’artifice.
Ainsi, il ne s’agit par pour lui de jouer sa propre fiction contre celles,
tentaculaires, d’un champ médiatique saturé ; mais de l’y introduire et
d’y fouiller. Aux grimoires et baguettes magiques de Chloé Delaume, de
Toledo préfère donc le « poinçon » qui perfore, aère et ainsi révèle.
Le projet d’une écriture de soi s’en trouve bouleversé : il ne s’agit
plus de se raconter ou de s’inventer, mais de devenir « archéologue de
son propre crâne »28. Ainsi, dans Vies pøtentielles, un narrateur nommé
Abraham raconte d’étonnantes histoires de vie – un père qui s’invente des
enfants, une veuve qui dresse la table pour les absents, un imposteur qui
s’arroge un héritage – avant d’en produire une exégèse dans laquelle il
décortique les raisons pour lesquelles il a inventé ce récit, ce qu’il dit de
lui et du collectif auquel il appartient. D’une certaine manière, Abraham
« contre-écrit », c’est-à-dire qu’il se raconte à rebours de son propre pou-
voir de narration, toujours déjà rempli de moissons impropres.
Scènes télévisées, topos romanesques, tendance à la fabulation de
soi : si de Toledo admet que les fictions ambiantes sont des prismes et
des filtres déformants, elles restent la seule voie d’accès pour que le récit
puisse prendre un charge une éventuelle vérité du sujet, en s’intéressant

26 Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou Les illusions de la littérature monde,


coll. « Travaux pratiques », Paris : PUF, 2008, p. 73.
27 Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou Les illusions de la littérature monde,
coll. « Travaux pratiques », Paris : PUF, 2008, p. 42.
28 Camille de Toledo, Vies pøtentielles (2011), Paris : Points, 2014, p. 87.
S’écrire à l’ère du faux 71

davantage à ses sédiments et impropriétés qu’à son authenticité, aussi fan-


tasmatique qu’inaccessible.
Souvent, les romans de Philippe Vasse mettent eux aussi en scène
des êtres à la fois avides et traversés de fictions, qui tentent sans cesse de
réinjecter du romanesque dans leur vie. Ce sont avant tout des fabulateurs
et des comédiens – soient des avatars d’un bovarysme moins pathologique
qu’indissociable d’un monde assoiffé d’enchantement.
Ainsi, le diariste du Journal intime d’un marchand de canon raconte
ses succès et déboires dans la vente d’armes, à la lueur des romans d’es-
pionnage dont il est, comme tous ses confrères, un lecteur assidu. Tantôt
sauvé par ses lectures qui lui dictent d’ingénieuses conduites (un code
secret, une formule, une posture), tantôt trompé par leurs intrigues qui
tranchent avec le caractère souvent répétitif et insipide de la réalité, il est
toujours préoccupé par le « degré de romanesque de sa vie »29. Mais à
l’heure où il s’apprête à faire publier le récit – plus ou moins vrai, parfois
rafistolé, embelli ou franchement fabulé – de sa vie, il rechigne à le faire
entrer dans les cadres proposés par les éditeurs (couverture tape-à-l’œil,
titre tapageur, simplifications éhontées). Au moment où sa vie pourrait
parfaitement fusionner avec les modèles qu’il s’était donnés, le diariste re-
brousse chemin et décide d’écrire non pas sa vérité, mais sa propre fiction.
Si l’on retrouve ici le modèle d’un récit de soi « contre-fictionnel », il
s’agit néanmoins d’un modèle où, un peu comme chez Camille de Toledo,
la fiction catalyse en retour le réel. En effet, dans la préface à son Journal
intime d’un marchand de canons (également reprise dans Journal intime
d’une prédatrice), Philippe Vasset précise son projet : il n’invente ni lieu,
ni date, ni événement, mais seulement un narrateur qui offre un point
de vue interne sur un système mondial souvent dissimulé et appréhendé
de l’extérieur. Dans un monde globalisé d’« histoires prémâchées », c’est
donc paradoxalement la fiction, et plus exactement un sujet aussi fabula-
teur que fabulé, qui permet d’« éprouver les pointes les plus acérées du
réel »30.

29 Philippe Vasset, Journal intime d’un marchand de canons (2009), Paris: Points,
2014, p. 11.
30 Philippe Vasset, Journal intime d’un marchand de canons (2009), Paris: Points, 2014,
p. 9. Dans un article intitulé « L’Exofictif » Vasset a davantage décrit le fonctionne-
ment cette articulation entre fiction et documentaire (Vacarme, n° 54, hiver 2011).
72  Justine Huppe

Désert du réel ou triomphe du fake ?

Avec ces textes, qui mettent tous en scène des personnages soucieux à
la fois des effets de leur récit et de la page jamais vierge sur laquelle ils
l’inscrivent, c’est toute une cartographie du vrai et du faux qui se trouve
redessinée. Non seulement ces personnages s’écrivent dans un monde où
la frontière entre la réalité et la fiction tend explicitement à s’estomper;
mais ils font pragmatiquement primer les effets perlocutoires de leur his-
toire sur leur statut vériconditionnel. Convaincre, s’émanciper, esthétiser
sa réalité : ce qui leur importe, c’est davantage l’efficacité que la référen-
tialité de leur histoire.
Selon Anne Besson, ce postulat est constitutif d’un certain imagi-
naire contemporain de la fiction :
« Que cela soit vrai ou pas, peu importe au fond » : cette expression d’un « non cre-
do » absolu correspond à une pensée partagée de notre ère de la fiction – elle en est
une traduction par le suspens du « ni vrai ni faux », dont l’anglicisme fake résume
l’ambivalence31.

En s’appuyant en partie sur les thèses développées par le sociologue James


E. Combs dans Play Word : The Emergence of the New Ludenic Age, Anne
Besson affirme que le sujet contemporain, familier des pactes fictionnels
qu’il noue à tour de bras, se trompe rarement sur leur nature à l’égard
de laquelle il fait au contraire preuve d’une réflexivité accrue. Transposé
aux romans du corpus étudié, ce diagnostic met en lumière non pas la
tendance de ces textes à confondre le vrai et le faux, mais la dextérité
avec laquelle ils réfléchissent cette frontière. Une véritable « esthétique du
fake » s’observe en effet dans ces romans, qui multiplient les déclarations
d’indifférence à l’encontre du réel, qu’il s’agit moins de déserter que de
resituer à sa juste place.
Ainsi, Chloé Delaume clôt l’un de ses chapitres sans fournir de dénoue-
ment au lecteur, qu’elle encourage à s’interroger sur ses propres attentes :
Qu’importe le degré du transfert effectué, à ce stade vous guettez l’amorce du dé-
nouement. Vous savez que ce livre est composé de vie, de réel, de fiction. Peut-être

31 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels à l’imaginaire contemporain,


Paris : CNRS Éditions, 2015, p. 460.
S’écrire à l’ère du faux 73

cherchez-vous encore à faire le tri, comme si la vérité se trouvait dans les faits, pas
dans le ressenti32.

La même démarche sous-tend So long, Luise, le roman de Céline Minard


dont la narratrice sème perpétuellement le doute quant à la véracité de
ses aventures : après avoir longuement décrit comment elle est autrefois
parvenue à regonfler le pneu de sa voiture avec le concours d’une armée
de fourmis noires dont la reine aimait prendre le thé, la vieille écrivaine
précise malicieusement : « Ou peu s’en faut »33. Pour elle, la vérité est à
trouver dans l’espace qui sépare la crédulité du soupçon, où elle se love,
« aussi glissante qu’une anguille » – pour reprendre les derniers mots du
texte34.
Le prêtre défroqué auquel Philippe Vasset consacre son dernier ro-
man, La Légende, adopte le même point de vue. Fonctionnaire au Vatican,
il faisait partie de la congrégation qui traite des dossiers de béatification.
Très vite, il a cherché à réformer le fonctionnement de l’institution : contre
la mesure et la rationalisation des miracles, il a voulu réhabiliter les vies
de saints les plus pathétique et fantaisistes, sous prétexte « que les temps
ont largement changé, et que le sérieux d’une enquête compte moins au-
jourd’hui que la puissance d’une histoire »35. Les récits hagiologiques dont
il cherche à rendre compte se situent donc subtilement dans cet entre-deux
du « ni vrai ni faux », pareillement à tous ses objets de fascination : gisants
de cire, répliques de monuments ratées, maquillages excessifs.
Partageant ce goût du trucage consenti, le personnage d’Alain Farah,
dans Pourquoi Bologne, est lui aussi attiré par les visages très maquillés,
qui sont prétextes à affirmer la supériorité de l’efficacité sur la vérité, ou,
dirions-nous, du fake sur l’authentique :
Les puristes crient à l’imposture, comme si la beauté naturelle existait, comme si
cette histoire d’authenticité était autre chose que de la bouillie pour chats.

32 Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans (2012), Paris: Points, 2013, p. 107.
33 Céline Minard, So Long, Luise (2011), coll. « Rivages Poche », Paris: Payot &
Rivages, 2014, p. 116.
34 En réalité la dernière phrase est écrite en anglais, ce qui n’a rien d’étonnant puisque
la narratrice, bien que Française, s’est avant tout fait connaître en écrivant en an-
glais (“But you know that : truth is a mighty queer of a personage in the abstract, as
slippery as an eel”, Céline Minard, So Long, Luise (2011), coll. « Rivages Poche »,
Paris: Payot & Rivages, 2014, p. 234).
35 Philippe Vasset, La Légende, Paris: Fayard, 2016, p. 23–24.
74  Justine Huppe

Qui ne se fout pas que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si l’effet est irré-
sistible ? Un maquillage exécuté avec art produit l’illusion d’une vie qui excède
la vie36.

Les Vies pøtentielles de Camille de Toledo font, elles aussi, le deuil d’une
quête d’authenticité effrénée. Abraham, le narrateur, tente en effet de se
ménager un espace d’écriture entre la vérité attestée et la fiction délibérée :
Je n’ai jamais apprécié l’arrogance de ceux qui affirment que tout est vrai dans leur
histoire. J’apprécie les témoins qui ont de l’imagination, ceux qui avouent d’emblée
que leur mémoire est comme les trous des forêts de l’Europe, des cavités où croupit
l’eau des orages. J’aime que les témoins se trompent, se rétractent, et le trouble, et
le vacillement qui s’ensuivent. C’est en ces lieux inhabitables, tremblants, que je
cherche à écrire37.

« Vivre loin derrière ses yeux »

En s’installant dans ces « lieux tremblants » où le récit de vie est main-


tenu à distance du couperet du réel, les narrateurs des romans évoqués
jusqu’ici se soustraient légèrement à l’autorité du vécu, qu’ils scénarisent,
relativisent et commentent à tout va. Ce sont donc des êtres extrêmement
réflexifs, parfois dédoublés entre une instance qui vit et une seconde qui
raconte, entre un personnage qui expérimente et un auteur qui le scéna-
rise. En ce sens, ils se font moins les écrivains de leur propre vie que les
auteurs d’un récit dans lequel ils jouent délibérément.
Cette réflexivité est évidemment au cœur des dispositifs autofiction-
nels d’Alain Farah et de Chloé Delaume, qui se définissent et se décrivent
tous deux comme des personnages de fiction, dont ils ne cessent d’interro-
ger les jeux de transfert avec leur personne physique. On la retrouve aussi
sous la plume du diariste de Philippe Vasset, qui observe avec acuité la
manière dont chacun se confectionne un personnage, et commente à son
tour les multiples manières dont il tente de parfaire le sien. Fasciné par
les points de sutures entre la fiction et la réalité, c’est avec une forme de
détachement qu’il perçoit sa propre vie comme faisant partie intégrante de

36 Alain Farah, Pourquoi Bologne, Montréal : Le Quartanier, 2013, p. 56.


37 Camille de Toledo, Vies pøtentielles (2011), Paris : Points, 2014, p. 97.
S’écrire à l’ère du faux 75

scénarios plus ou moins prévisibles. D’une certaine manière, il vit « loin


derrière ses yeux », à la manière du narrateur des Vies pøtentielles et de
sa panoplie de personnages : à la fois outillés et perclus par leur propre
distance critique, ils en oublient parfois d’agir, de descendre du train, de
choisir une voie à laquelle ils préfèrent souvent l’immobilité des vies en-
core possibles qu’ils s’inventent.

Au sortir de cette réflexion, il serait tentant de voir, à l’œuvre dans ces


romans, une contestation radicale des thèses ricœuriennes sur l’identité
narrative. En effet, chez Ricœur, l’identité humaine est une instance dy-
namique, qui se construit en dialectisant par le récit un « caractère » –
des dispositions stables et identiques à elles-mêmes – et un « maintien
de soi » – une instance ouverte aux changements induits par la tempo-
ralité vécue. L’identité narrative joue donc une fonction médiatrice entre
les pôles de la « mêmeté » et de l’ « ipséité », fonction fondamentale à la
fois d’un point de vue cognitif, puisqu’elle permet d’articuler l’identité et
la différence, le temps objectivable du monde et la temporalité hachée du
vécu ; et d’un point de vue éthique, puisqu’en intégrant ses actions dans
une intrigue dont il reconnaît être le personnage, le sujet accède à une
forme de responsabilité.
Dans les romans ici analysés, cette logique semble mise en échec
par des personnages qui se soucient peu de donner à leur vie une trame
unique et en prise sur leur vécu réel. Loin de puiser conjointement aux
fonctions de lieutenance de l’histoire et de révélation de la fiction, ces nar-
rateurs d’eux-mêmes favorisent au contraire la seconde, soulevant ainsi de
nouveaux enjeux qui concernent à la fois les distinctions entre le vrai et
le faux, la fiction et la réalité, l’authenticité d’un sujet ou son artificialité
lucide. Attachés à décrire des récits de vie tour à tour déloyaux et réflexifs,
volontaristes et impuissants, ces romans déplacent ce qui était au cœur du
projet éthique ricoeurien : au goût de la synthèse et du destin de l’homme
« capable », ils préfèrent la désinvolture et la ruse du comédien qui, tou-
jours, joue et se joue.
Ce faisant, ces textes prolongent pourtant, de manière paradoxale et
minimale, le geste de Ricœur : s’ils désamarrent l’identité narrative de son
lien à la vérité et à la responsabilité, ils continuent pourtant, à leur ma-
nière, d’assumer que la littérature a quelque chose à nous dire des formes
que prennent nos vies.
76  Justine Huppe

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Les figures du sujet de Camus à Ricœur
Mathieu Pams
Université Paris Sorbonne

Depuis Le Mythe de Sisyphe de Camus jusqu’à La Mémoire, l’histoire,


l’oubli de Ricœur se déploie un « moment philosophique » (au sens de
F. Worms1) caractérisé par le double patronage de la phénoménologie
et de l’existentialisme issu de Kierkegaard. Ce moment trouve son uni-
té dans son horizon, la mise au jour d’un cogito narratif, et dans sa dé-
marche, l’étude des figures du sujet. L’essai de Camus est le premier à
mettre en œuvre cette démarche, en ordonnant ces figures sur trois plans
nettement délimités, qui sont autant d’élucidation des modes de présence
de l’homme au monde. La présence engluée est le mode correspondant à
un monde préfiguré, celui des « fonctionnaires de l’esprit et du cœur2 »,
c’est le monde banal de Heidegger, le règne des décors, selon les termes
de Camus. La présence lucide déploie quant à elle le monde configuré
des « fonctionnaires sans écran3 », c’est-à-dire de ceux qui ont été mis en
face de l’étrangeté du monde. Enfin, la présence hantée par cette expé-
rience cardinale de l’étrangeté place finalement le sujet dans une alterna-
tive éthique et le somme de choisir entre le monde défiguré des fugitifs
et le monde refiguré des créateurs. En même temps, tout en s’inscrivant
dans la lignée du cogito, Camus est tenté de penser une subjectivité sans
sujet. Sans attache ontologique, simple présence au monde, la subjectivi-
té serait immédiatement humaine et incarnée, sans l’intermédiaire d’une
âme, d’une conscience ou d’un esprit. Elle ne serait rien d’autre que la
pure faculté de se « retourner vers », de se révolter, depuis le temps et
depuis l’histoire, contre l’absurde, contre l’inhumain, contre le monde du
meurtre.

1 Frédéric Worms, La Philosophie en France au XXe siècle. Moments, coll. « Folio »,


Paris : Seuil, 2009.
2 Albert Camus, Œuvres complètes, I (1931–1944), coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
Paris : Gallimard, 2006, p. 259.
3 Ibid., p. 282.
80  Mathieu Pams

Camus donne ainsi le coup d’envoi à une démarche qui va se déployer


chez Sartre (à partir de L’Etre et le Néant), chez Ricœur (à partir du premier
tome de la Philosophie de la volonté) et chez Levinas (à partir de Totalité
et infini). Tous trois partagent le même projet de défendre la subjectivité,
mais si Sartre opère un franc retour à la notion de « sujet », Ricœur se
méfie de cette notion dualiste, et Levinas finira par y voir la notion cardi-
nale de l’ontologie, faussant le sens même de toute subjectivité. Mais com-
ment expliquer cette différence d’appréciation sur une notion aussi centrale
alors même que le fonds philosophique reste le même : Kierkegaard, Hus-
serl, Heidegger ? En fait, ce qui change d’un philosophe à l’autre, c’est sa
confrontation avec la littérature, c’est-à-dire, la manière dont il se montre
sensible à la déconstruction littéraire des conceptions du sujet. C’est la lec-
ture des œuvres romanesques qui, non seulement, dicte des choix diffé-
renciés entre Camus, Sartre, Ricœur et Levinas, mais explique également
pour une part leur propre évolution intellectuelle. Ainsi, Camus et Sartre
n’hésiteront pas à modifier leur conception de la subjectivité afin d’intégrer
les apports de Malraux et de Genet. Mais il en va de même pour Sartre et
Ricœur, même si c’est de manière moins visible et moins explicite. On peut
néanmoins mettre en rapport leurs propres évolutions avec les expérimen-
tations engagées par les écrivains de l’après-guerre (Gracq, Yourcenar) et
en particulier les nouveaux romanciers (Duras, Simon) s’occupent à dé-
mystifier narrateurs et personnages, et, ce faisant, conduisent à invalider
les conceptions du sujet qui font de ce dernier le maître, le souverain, de
l’action, du sens, du phénomène.
À travers ces remarques préliminaires, l’étude des figures du sujet
présente au moins trois enjeux. Elle permet, tout d’abord, d’esquisser
l’unité d’un moment philosophique en dépit des décalages qu’ont connus
les réceptions de Camus et de Sartre, d’une part, de Ricœur et de Levi-
nas d’autre part – alors même que ces quatre philosophes appartiennent
à une même génération et incarnent tous la réception française de Kier-
kegaard et de Heidegger. Elle fournit, ensuite, une matière pour penser
les rapports entre philosophie et littérature, les figures du sujet amenant
le philosophe à penser l’activité littéraire comme mettant en jeu des di-
mensions essentielles de la subjectivité, et le romancier à utiliser ses tech-
niques pour prendre position parmi les options philosophiques relatives
au sujet. Elle conduit, enfin, à rendre justice à un essai philosophique, Le
Mythe de Sisyphe, dont la consistance, la fécondité et la portée philoso-
phiques ne sauraient être réduites à quelques paradoxes bien formulés sur
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  81

la condition humaine. Pour illustrer ces trois enjeux, nous proposons dans
un premier temps de revenir sur le problème philosophique de l’insensé et
le type d’approche qu’il implique pour rendre compte des figures du sujet
(I), avant d’appliquer ce cadre à la confrontation entre Ricœur et trois ro-
mans de Julien Gracq, Marguerite Yourcenar et Claude Simon (II).

I.  Le problème de l’insensé et les figures du sujet

La démarche existentialiste

La parution du Mythe de Sisyphe en 1942 inaugure un moment philo-


sophique qui se confronte à la question de l’insensé, c’est-à-dire, chez
Camus, la question de l’absurdité inhérente à la condition humaine. Pour
aborder cette question, les philosophes qui s’inscrivent dans la même dé-
marche (Sartre, Ricœur, Levinas) déploient une série de « figures » qui
font ressortir des aspects contradictoires, antagoniques, de la subjectivité.
Chez Camus, ces figures sont clairement exposées dans l’essai de 1942 :
il s’agit du comédien, de Don Juan, du conquérant, du créateur et, bien
sûr, de la figure mythique de Sisyphe qui tente de les englober. Toutes
ces figures s’opposent à d’autres figures aux contours moins précis, mais
que Camus évoque pour caractériser l’existence quotidienne où se dissi-
mule l’absurdité de la condition : il y a bien un antagonisme irréductible
entre les figures du sujet, de sorte qu’il n’y a pas seulement conflit entre
l’homme et le monde, mais entre les différentes attitudes que l’homme
peut prendre vis-à-vis du monde.
Ces différentes figures sont donc constituées autour de noyaux dra-
matiques qui tentent de schématiser l’expérience humaine autour de ses
« épreuves » essentielles, autour de ses grands combats. Il y a donc une
part irréductiblement narrative dans cette philosophie, qui s’inscrit dans
la lignée de l’existentialisme kierkegaardien et sa structuration autour de
« stades de l’existence ». Mais dans le contexte du XXème siècle, cette tenta-
tive a désormais pour but de figurer le sujet face à l’insensé, c’est-à-dire de
figurer le sujet malgré ce qui vient le défigurer. On a donc une philosophie
qui tente de donner des couleurs, une singularité, une incarnation à une
idée de sujet qui s’éloigne radicalement, sur ce point, du sujet universel,
82  Mathieu Pams

anonyme et abstrait de Descartes. Il fait faire voir, faire imaginer le sujet à


travers ses grandes figures sociales, politiques ou mythologiques.
Si on confronte cette démarche philosophique avec les expériences
littéraires du nouveau roman, on peut avoir l’impression d’une évolu-
tion en chiasme, d’un mouvement divergent. D’un côté, la philosophie
cherche à dépeindre un sujet toujours plus concret, plus incarné, plus ma-
tériel ; de l’autre, les écrivains tentent de déconstruire les instances où
serait susceptible d’intervenir une subjectivité : le personnage, mais aussi
le narrateur. Les deux modèles qui s’imposent sont alors « l’homme sans
qualité », pour le premier, la voix blanche, le neutre pour le second.
Il y a pourtant un paradoxe. Deux auteurs ont joué un rôle décisif
dans ce mouvement divergent. Il s’agit de Camus avec L’Étranger, et de
Sartre avec La Nausée, deux textes qui constitueront des références cen-
trales pour le nouveau roman comme pour l’analyse structurale des récits.
Ce paradoxe empêche d’opposer simplement la fin d’un cycle phi-
losophique (le cartésianisme et les philosophies du sujet, dépassés par
le structuralisme) à l’ouverture d’un cycle littéraire (le nouveau roman).
Avec la notion de « figure du sujet », on peut jeter un pont entre une
philosophie qui tente de figurer le sujet et une littérature qui déploie les
épreuves mettant en échec les approches classiques de la subjectivité. Ap-
paraît alors un dialogue entre philosophie et littérature, dont l’enjeu se
situe autour des pouvoirs que l’on peut attribuer au sujet. De quoi un sujet
doit-il être capable pour être sujet ? L’interrogation philosophique va ame-
ner à renoncer à la confusion entre subjectivité et souveraineté.
Le sujet de la philosophie classique est un sujet souverain, un sujet
qui est d’abord maître et possesseur de soi. C’est un sujet qui compense
la finitude de son entendement par la capacité absolue à se connaître et à
agir en fonction de cette connaissance de soi. Cette souveraineté du sujet
sur lui-même en fait un îlot d’intelligibilité dans un monde qui perd sa
mesure humaine et finalement, dans la philosophie classique, le sujet est
ce minimum d’harmonie nécessaire à l’intelligibilité d’un univers infini.
Le sujet de la philosophie existentialiste est à la fois un sujet dépossé-
dé de lui-même, et en même temps un sujet responsable de tout et surtout
de lui-même. Le problème est alors de savoir comment concilier dépos-
session et responsabilité. Cela soulève deux questions.
Premièrement, cette conciliation est-elle possible ? Si c’est le cas, il
faut dire pourquoi on devrait renoncer à identifier subjectivité et appro-
priation du monde, subjectivité et maîtrise de soi.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  83

Deuxièmement, cette conciliation est-elle vivable ? Si c’est le cas, il


faut répondre aux objections que ne manquerait pas de soulever un « bon
sens éthique », pour lequel toute responsabilité demeure par définition
limitée, conditionnée, mesurable. On a sur ce point une exubérance du
concept existentialiste de responsabilité, qui semble être un décalque in-
versé de la théodicée classique : au Dieu complètement excusé de la théo-
dicée succède un sujet seul et complètement sans excuse.
La position existentialiste consiste à défendre une réponse posi-
tive aux deux précédentes questions, à défendre un concept de sujet qui
consiste à soutenir, en substance : « je n’y suis pour rien et pourtant ce
monde est le mien ». Cette conception de la subjectivité se déploie dans
une double direction.
Elle donne lieu, d’abord à un travail conceptuel. Par exemple, chez
Sartre, la détermination des impondérables de la condition humaine, les
adversités absolues, qui ne peuvent recevoir de « coefficient d’adversité » :
l’être-en-situation, l’être-pour-autrui. Ce même travail conceptuel condui-
ra Levinas à étudier les étapes de l’intrigue de la responsabilité, et Ricœur
à formuler le cogito narratif, complément nécessaire à la description des
pouvoirs d’un sujet impliqué dans ses actes.
Elle donne lieu, ensuite à un travail de figuration. Ce travail aura pour
but de proposer des figures qui incarnent les grandes attitudes offertes à
la subjectivité. Chez Sartre, le Saint Genet montre bien, dans son titre
comme dans sa structure (les trois métamorphoses), les grandes figures
du sujet : le comédien (celui qui adopte la mauvaise foi), le martyr (celui
qui se jette désespérément dans une passion dont il se masque l’inutilité),
et, in fine, le converti à la liberté, celui qui renonce à la comédie et au
martyre pour endosser la situation.

Du problème philosophique au corpus littéraire

Il faut bien noter que ce travail de figuration n’intervient pas simplement


pour lui-même. Il a pour but de répondre à un problème qui se cristallise,
pour Camus, Sartre, Ricœur et Levinas, autour de la question : comment
des significations peuvent être attribuées aux actions humaines (comment
elles visent une fin, comment elles sont susceptibles d’être évaluées) ? Ces
significations peuvent être contestées a priori par un monde qui interdit
leur réalisation, et ne les maintient qu’à l’état de tentative, comme c’est
84  Mathieu Pams

le cas du monde absurde décrit par Camus dans Le mythe de Sisyphe.


L’épreuve de l’insensé y est alors essentiellement déceptive. Mais ces si-
gnifications peuvent être aussi menacées a posteriori, selon les différentes
modalités de la réification (pétrification de l’acte dans la chose indiffé-
rente), de l’aliénation (échappement à soi et dépossession des fins poursui-
vies), ou de l’effacement (sous l’effet d’un temps discontinu).
Il y a donc un usage de la phénoménologie pour décrire les signifi-
cations possibles de l’action humaine qui consiste, de la part de Sartre,
Ricœur et Levinas, à faire basculer l’épreuve de l’insensé de l’a priori vers
l’a posteriori. Ce recours à la phénoménologie pour traiter le problème de
l’action est en fait dicté par la formulation même que Camus donne de
l’absurde. Celui-ci est défini comme rapport inévitablement polémique
entre l’homme et le monde, l’homme exigeant un sens d’un monde irré-
médiablement vide de sens. En effet, chacun des trois phénoménologues
greffe sur l’idée de l’absurde comme rapport une idée phénoménologique
de transcendance. Aussi épais que soient « les murs absurdes » qui déli-
mitent la condition humaine et en expriment la finitude, ils ne sauraient
contenir l’intégralité de l’expérience humaine sur un plan d’immanence.
Le rapport au monde ne peut être purement déceptif car il implique en lui-
même une transcendance humaine. Sartre la conçoit comme ouverture à
l’avenir, Ricœur comme ouverture au symbole et au récit, Levinas comme
ouverture à autrui. Mais cette ouverture est en même temps une maîtrise :
recul face au monde, reprise de soi et assomption d’une responsabilité
infinie. Ouverture et puissance font de la transcendance le concept privi-
légié pour maintenir à la fois l’intuition de Camus d’un rapport d’imma-
nence dans un monde qui enferme, et l’exigence phénoménologique d’un
rapport de transcendance, par quoi l’homme n’est pas seulement un être
intramondain.
On voit tout de suite le risque que présente cet usage de la phéno-
ménologie : c’est de retomber dans un concept classique de subjectivité,
dans l’idée que le sujet est souverain, et qu’à défaut de régner sur les êtres,
il règne sur les significations. Il y a donc un besoin de contrôler les des-
criptions phénoménologiques, par un retour constant à l’intuition d’Albert
Camus, l’intuition d’une fragilité, d’une précarité fondamentale de toute
signification. C’est dans cette perspective que la littérature vient jouer un
rôle de « contrôle », de retour à l’intuition de départ. Cette hypothèse est
en fait une double hypothèse, puisqu’on peut distinguer une hypothèse
synchronique et une hypothèse diachronique.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  85

L’hypothèse synchronique conduit à identifier une littérature de l’in-


sensé, qui endosse pleinement la conception camusienne de la condition
humaine, et, en particulier, qui maintient fermement l’idée d’un insensé a
priori privant de toute signification l’action humaine. Au sein de cette lit-
térature, un ensemble de six textes sont particulièrement représentatifs et
correspondent à la période philosophique étudiée : Les Noyers de l’Alten-
burg d’André Malraux, Le Journal du Voleur de Jean Genet, Un Balcon
en forêt de Julien Gracq, Le Vice-Consul de Marguerite Duras, L’Œuvre
au Noir de Marguerite Yourcenar, L’Acacia de Claude Simon.
Une hypothèse diachronique vient compléter cette première hypo-
thèse, en mettant en rapport les textes littéraires et les étapes saillantes
dans l’œuvre des quatre philosophes étudiés. Ceux-ci ont en effet connu
des évolutions très marquées, souvent perçues comme remettant en cause
l’unité de leur propre philosophie puisqu’il se serait agit de sortir tantôt de
l’existentialisme, tantôt de la phénoménologie. Pourtant, ces évolutions se
comprennent, schématiquement mais sans compromettre l’unité des œuvres
respectives, dès lors que l’on intercale les textes littéraires précédemment
mentionnés, textes dont on peut se servir, rétrospectivement, comme autant
d’objections appelant une réponse ou un remaniement philosophique.
Entre les deux cycles camusiens, le cycle de l’absurde autour du
Mythe de Sisyphe (1942) et le cycle de la révolte avec L’Homme révolté
(1951) vient s’intercaler le roman de Malraux, Les Noyers de l’Altenburg
(1943). Entre les deux sommes sartriennes, L’Être et le néant (1943) et le
premier tome de la Critique de la raison dialectique (1960) vient s’interca-
ler le roman de Genet, Le Journal du voleur (1949). Entre les deux textes
majeurs de Levinas, Totalité et infini (1961) et Autrement qu’être (1973)
vient s’intercaler le roman de Duras, Le Vice-consul (1966).
Les évolutions de Ricœur sont quant à elles plurielles. À l’intérieur
même de son premier ensemble philosophique, la Philosophie de la vo-
lonté, on note une première évolution entre Le Volontaire et l’involontaire
(1950) et Finitude et culpabilité (1960), évolution qui peut être mise en
regard du roman de Gracq, Un balcon en forêt (1958). Entre la Philosophie
de la volonté et les différents tomes de Temps et récit (1983 et 1985) prend
place le roman de Yourcenar, L’Œuvre au noir (1968). Enfin, entre Temps
et récit et La Mémoire, l’histoire, l’oubli (200) vient s’intercaler L’Acacia
de Claude Simon.
C’est ce croisement entre les évolutions ricœuriennes et les trois
romans de Gracq, Yourcenar et Simon que l’on se propose à présent
86  Mathieu Pams

d’étudier, pour préciser les contours de cette approche philosophique et


littéraire des figures du sujet.

II. Les figures du sujet chez Ricœur et leurs défigurations


successives de Julien Gracq à Claude Simon

Le drame de l’incarnation et le retour du stoïcisme :


Le Volontaire et l’involontaire à l’aune du sujet désengagé

Un balcon en forêt fait le récit de la drôle de guerre de l’aspirant Grange.


Affecté à Moriarmé, ville fictive correspondant à Monthermé, située dans
une boucle de la Meuse à quelques kilomètres de la frontière belge, il
est en poste, avec seulement trois autres soldats, dans une maison forte
située en surplomb, sur la rive orientale du fleuve, à l’écart de la ville et
donnant directement sur la frontière, et sur la forêt des Ardennes. L’action
se concentre sur le choix de Grange de rester dans ce qui s’avère être un
piège sans issue, ainsi que sur sa rencontre avec Mona, un personnage
invraisemblable qui vit seule avec sa mère dans un hameau à proximité.
Le récit court jusqu’à l’invasion allemande, la semaine du 10 mai 1940. Le
blockhaus est détruit, deux de ses soldats tués ; blessé, Grange parvient
à se traîner jusqu’à la maison de Mona sans qu’on sache s’il y attend des
secours ou – plus probablement – la mort.
Subdivisé en sections non numérotées, le récit propose en chacune
d’elles un aller-retour cyclique entre deux pôles. Un premier pôle se struc-
ture autour de la féérie d’un monde naturel, préservé et secret, monde
de la nature sans les hommes mais rayonnant dans sa gloire. Un second
pôle se déploie autour de la laideur du monde humain, laideur à la fois
des activités qui incommodent le personnage spectateur, mais aussi de la
nature elle-même perçue et retranscrite comme subissant une souillure,
une faute. La perception de cette laideur entraîne une double réaction.
On assiste d’abord à une réaction de fuite, d’abord, prise en charge par le
narrateur lui-même dans la mesure où la relation de cette laideur entraîne
de sa part une digression qui interrompt le récit et qui prend la forme
d’une rêverie évocatrice d’un monde qui retournerait intégralement dans
le silence d’un monde sans les hommes, d’un monde lavé et racheté par
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  87

la pure présence des éléments naturels. On assiste ensuite, au niveau du


personnage principal, à une réaction d’angoisse et de désespoir, suscitée
par l’interprétation de cette laideur et de cette souillure comme signe pré-
monitoire d’un cataclysme inéluctable.
Pris entre deux pôles, le sujet, sous le regard du narrateur, est conduit
à incarner une double image contradictoire. Premièrement, il devient lui-
même un rivage auquel accostent les êtres du monde :
« Je l’ai trouvée dans les bois » songeait-il, et une pointe merveilleuse lui entrait
dans le cœur ; il y avait un signe sur elle : la mer l’avait flottée jusqu’à lui sur une
auge de pierre ; il sentait combien précairement elle était prêtée ; la vague qui l’avait
apportée la reprendrait.4

Au-delà du cas de la rencontre avec Mona, c’est bien l’équivalent d’un dé-
laissement à l’envers, qui caractérise le rapport du personnage au monde :
chaque parcelle du monde vient s’échouer sous les yeux du personnage
principal, venant et repartant par hasard. Loin de dépeindre un sujet jeté
dans le monde et délaissé dans une situation, c’est le monde qui est jeté
aux pieds d’un sujet qui figure l’attente vide et détachée. Mais dans le
même temps, le sujet reste conçu comme une embarcation qui souhaite sa
propre dérive, qui désire « faire sauter une à une les amarres5 », comme
séduite par le magnétisme du lieu.
Entre la nature féérique et la laideur du monde souillé par l’action
humaine, entre la conscience désengagée et la conscience fascinée et cap-
tive, le récit ne tranchera pas. Au contraire, l’hésitation récurrente entre
le registre du conte et le genre tragique renforce ce balancement que l’on
pourrait assimiler, en philosophe, à un scepticisme du sujet, à l’impossi-
bilité de trancher entre la figure du sujet-rivage et celle du sujet-navire.
Cette immersion dans un cycle entre deux formes élémentaires de la
vie ne laisse, pour la subjectivité, plus de place pour le déchiffrement et la
reprise de l’involontaire par le volontaire. Dans le premier tome de la Philo-
sophie de la volonté, Ricœur défendait en effet une troisième voie par-delà la
conception réaliste d’une conscience engluée dans le corps (ce que Ricœur
envisageait comme une dissolution du volontaire) et la conception idéaliste
d’une conscience déliée du corps (ce que Ricœur envisageait comme une
dégradation de l’involontaire). Le philosophe défendait alors une conception

4 Julien Gracq, Un balcon en forêt, Paris : José Corti, 1958, p. 117.


5 Ibid., p. 211–212.
88  Mathieu Pams

phénoménologique de la conscience intégrale, qui fait sa part au corps et qui


est porteuse d’une liberté seulement humaine, pour laquelle « vouloir n’est
pas créer6 ».
Pour Ricœur, cette liberté seulement humaine, capable de récupérer
le volontaire à partir de l’involontaire, se laissait décrire phénoménologi-
quement selon trois points de vue complémentaires : celui de la légitimité
de l’action avec l’analyse de la décision, celui de l’efficacité de l’action
avec l’analyse du mouvement corporel et celui de la patience de l’action
avec l’analyse du consentement. Ce sont ces trois approches que l’on re-
trouve mises en échec dans le récit de Gracq.
La description phénoménologique du sujet qui décide conduit Ricœur
à caractériser ainsi la décision : « la décision signifie, c’est-à-dire désigne
à vide, une action future qui dépend de moi et qui est en mon pouvoir7 ».
La conscience se laisse alors décrire comme oscillant entre les deux pôles
du volontaire et de l’involontaire, comme reprenant ce qui est du ressort
du subi pour en faire des motifs, et alimenter ainsi ce qui constituera
choix, projets et, au final, l’ensemble de ce qui est voulu.
En ce qui concerne le point de vue de l’efficacité de l’action, la des-
cription du mouvement corporel conduit à mettre en rapport ce qui est du
ressort du voulu, le mouvement proprement dit, l’impulsion corporelle, et
ce qui est du ressort de l’involontaire, en premier lieu ce qui appartient à
la constitution organique du sujet incarné. La notion d’effort vient traduire
ce va-et-vient par lequel subjectivité et matérialité ont vocation à négocier
l’inscription des actes dans le monde.
Enfin, l’approche en termes de patience entend, en aboutissant à la
notion de consentement, donner lieu à une réconciliation de la liberté,
vécue par le sujet comme une certitude radicale et de la nécessité cor-
porelle, vécue par le sujet comme une limite intangible. Le sujet vivant
et voulant est un sujet qui, par son consentement, accorde un pôle de
volontaire et un pôle d’involontaire grâce à des négations successives qui
sont autant de ripostes de la liberté incarnée à son propre état de choses
corporel. Ces ripostes de la liberté sont alors conçues par Ricœur comme
des négations partielles, relatives, distinctes en cela d’un refus de la fini-
tude, et ancrées dans une affirmation originaire toujours susceptible de

6 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l’involontaire, coll.


« Points », Paris : Seuil, 2009, p. 605.
7 Ibid., p. 66.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  89

transformer, au moins partiellement, « la tristesse du fini, de l’informe et


de la contingence8 » en joie, en joie de créature qui vit et qui espère.
Le personnage du récit de Gracq tient en échec ces trois figures ri-
cœuriennes du sujet qui décide, qui se meut et qui consent.
Il tient en échec, d’abord, la figure du sujet qui décide. Le temps sans
horizon et sans signification de l’attente vide, de la pure et simple vacance,
fait constamment obstacle à l’émergence de quelque projet que ce soit.
La logique de la motivation est elle aussi mise en échec sous l’effet d’une
double séduction : celle de Mona, et celle du lieu. Cette double séduction
est à chaque fois un piège, le cadre d’un guet-apens auquel le personnage
consent, mais sans lui donner un sens ou une valeur particulière. Cette
captation de la conscience par ce qui la fascine n’est ni cause ni choix,
mais pure gratuité et pure réaction émotionnelle. Le personnage est donc
tout sauf un sujet qui décide, il est le vecteur neutre et impersonnel d’une
suite d’actes sans assomption par une première personne, sans imputation,
radicalement désengagé.
Il fait échec, ensuite, à la figure du sujet qui meut son corps. Il y
avait chez Ricœur un optimisme de l’émotion qui conduisait à y voir une
incitation pour l’action volontaire. Cet optimisme est battu en brèche par
le magnétisme du lieu qui se sert de l’affectivité comme d’un instrument
de domination du sujet cerné par le monde. Dès lors, le sujet désemparé
sera soumis aux émotions que lui dictent les lieux : sentiment d’abandon
(« on se sentait dans ce désert d’arbres haut juché au-dessus de la Meuse
comme sur un toit dont on eût retiré l’échelle9 »), ou de vulnérabilité (« la
clairière était comme une île au milieu de la menace vague qui semblait
monter de ses bois noirs10 »).
Il interrompt, enfin, l’assomption de l’involontaire par la patience.
Tout se passe comme si Gracq défendait un retour au stoïcisme, non pour
lui-même, mais justement en tant qu’il fait échec à la notion de consente-
ment que Ricœur opposait au « consentement imparfait11 » du stoïcisme.
Dans le récit, cette défense et illustration de la liberté et de la révolte stoï-
ciennes se traduisent par l’opposition entre la grandeur du monde naturel

8 Ibid., p. 599.
9 Julien Gracq, Un balcon en forêt, Paris : José Corti, 1958, p. 29.
10 Ibid., p. 31.
11 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l’involontaire, coll.
« Points », Paris : Seuil, 2009, p. 585.
90  Mathieu Pams

et la laideur du destin que le monde humain et historique ne cesse d’annon-


cer. On voit alors le personnage consentir à l’un et à l’autre, mais avec de
l’admiration dans le premier cas, du mépris dans le second – deux versants
d’une même protestation sourde que le narrateur insère sans doute dans
une poétique, mais une poétique de la fatalité et non plus de la volonté.

L’univers des symboles et des mythes confronté au retour du


tragique dans L’Œuvre au noir

L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar se présente sous la forme d’un


récit tout à la fois biographique, ironique et picaresque d’un aventurier
du savoir, Zénon, « l’audacieux qui montrait dans son absurdité la pauvre
condition humaine12 ». On suit ainsi son périple, au cours duquel il exerce
les activités de médecin, d’alchimiste, d’inventeur et de savant, auteur de
traités scientifiques qui seront condamnés par l’Église. Après avoir échap-
pé de justesse à une arrestation en Italie, il décide à 53 ans de se mettre
à l’abri et donc de retourner dans sa ville natale sous un faux nom, en
se retirant dans un hospice. Arrêté à 59 ans à la suite d’une sordide his-
toire d’infanticide impliquant l’un des frères de l’hospice, il est recon-
nu, condamné à mort, et se suicide en prison, suicide qui nous est relaté
comme un salut (« il était sauvé13 ») et une libération (« il était libre14 »).
Au cours de ce récit se dessine peu à peu les contours d’une figure du
sujet, celle qui nous est présentée sous les traits d’un « précipité noir15»,
résultat alchimique mais unique de l’expérience, de l’investigation dans
le monde. Au départ ce devait être une expérience dans les deux sens de
l’expérience vécue et de l’expérience scientifique : « il avait choisi de dis-
soudre et de coaguler la matière dans le sens d’une expérimentation faite
avec le corps des choses16 ». Mais cette tentative se révèle pure dissolution
stérile, ne débouchant sur rien d’autre donc que ce « précipité », un reste
inemployable : « la mors philosophica s’était accomplie : l’opérateur brûlé
par les acides de la recherche était à la fois sujet et objet, alambic fragile

12 Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir, coll. « Folio », Paris : Gallimard, 1968,


p. 391–392.
13 Ibid., p. 442.
14 Ibid., p. 443.
15 Ibid., p. 238.
16 Ibid., p. 238.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  91

et, au fond du réceptacle, précipité noir17 ». L’espoir de déchiffrer le monde


fait place à une lucidité nouvelle (« des facultés plus libres et comme net-
toyées18 ») mais qui est en même temps une remise en cause de tout espoir :
« on n’est pas libre tant qu’on désire, qu’on veut, qu’on craint, peut-être
tant qu’on vit19 ». À l’origine de ce désespoir : le dévoilement de l’histoire
comme un piège, la certitude qu’il est impossible de se mettre à l’abri du
monde, que la retraite est un leurre, et, au fond, qu’il n’y a pas de diffé-
rence entre le mouvement et l’immobilité, entre l’errance et le refuge. « On
tombe toujours dans une trappe quelconque20 » – tel est l’enseignement que
cette figure du sujet retire de son expérience du monde.
Ce récit succède à l’évolution de la démarche de Ricœur, parti d’une
phénoménologie de la volonté et désormais lancé dans la voie de l’hermé-
neutique du sujet. L’involontaire absolu du premier tome de la Philosophie
de la volonté, ou le magnétisme des lieux mis en exergue par Gracq, se
voient désormais comme autant de ressources inattendues pour un sur-
croît de sens. Désormais, ce qui intéresse Ricœur à partir de Finitude
et culpabilité, ce sont les diverses manifestations du sens de l’action hu-
maine à travers la médiation d’une perception symbolique.
Cette fois, il faut croiser deux figures du sujet pour donner forme à ce
surcroît de sens inhérent à la condition non plus seulement « incarnée »
mais « symbolique » de l’homme. La première figure du sujet, c’est le re-
gard réflexif qui réfléchit sur lui-même et qui tente d’appréhender une dis-
proportion qui le renvoie toujours du fini à l’infini et de l’infini au fini.
La seconde figure du sujet, c’est le regard auto-accusateur qui applique à
lui-même les symboles et les mythes du mal et de la faute. Avec ces deux
figures, l’horizon de Ricœur est le suivant : si la conscience se découvre af-
fectée de finitude ou de culpabilité, ce n’est pas le signe de son impuissance
radicale, d’une hétéronomie complètement subie, c’est au contraire le préa-
lable de la responsabilité – préalable qui consiste en une intuition réflexive
de la personne (comme présence et comme fin) et une intuition symbolique
du mal (comme non-sens menaçant).
Cet horizon est récusé par le récit de Yourcenar, qui n’hésite pas à
faire endosser directement par le narrateur un ensemble cohérent de posi-
tions philosophiques.

17 Ibid., p. 238.
18 Ibid., p. 239.
19 Ibid., p. 223.
20 Ibid., p. 358–359.
92  Mathieu Pams

Le plus frappant, c’est la reprise de l’argument pascalien appliqué


au temps : la disproportion de l’homme est une disproportion entre deux
néants, le néant de l’histoire et le néant de l’éternité, articulés l’un à l’autre
dans la vision de Zénon.
Ce Zénon qui marchait d’un pas précipité sur le pavé gras de Bruges sentait passer
à travers lui, comme à travers ses vêtements usés le vent venu du large, le flot des
milliers d’êtres qui s’étaient déjà tenus sur ce point de la sphère, ou y viendraient
jusqu’à cette catastrophe que nous appelons la fin du monde ; ces fantômes traver-
saient sans le voir le corps de cet homme qui de leur vivant n’était pas encore, ou
lorsqu’ils seraient n’existerait plus. Les quidams rencontrés l’instant plus tôt dans
la rue, perçus d’un coup d’œil, puis rejetés aussitôt dans la masse informe de ce
qui est passé, grossissaient incessamment cette bande de larves. Le temps, le lieu,
la substance perdaient ces attributs qui sont pour nous leurs frontières ; la forme
n’était plus que l’écorce déchiquetée de la substance ; la substance s’égouttait dans
un vide qui n’était pas son contraire ; le temps et l’éternité n’étaient qu’une même
chose, comme une eau noire qui coule dans une immuable nappe d’eau noire.21

Cette vision débouche uniquement sur l’impossibilité radicale pour le su-


jet de s’approprier l’infini temporel. La course du temps impose au sujet
une existence fantomatique, quand l’éternité vide de toute consistance ce
qui est compromis dans le temps. Tous deux convergent pour défigurer le
sujet, en minant de concert son apparaître et son être.
À cette désubstantialisation hyperbolique, Yourcenar adjoint la re-
prise du schéma camusien appliqué à chacune des figures du Mythe de
Sisyphe. Le comédien, le conquérant, le créateur et Sisyphe apparaissaient
tour à tour comme des condamnés, donnant à chaque fois l’occasion pour
Camus d’établir que la vraie culpabilité n’est pas celle qui consiste à être
maudit sans l’être par personne, mais bien plutôt celle du condamné, de
l’excommunié, et du persécuté : ceux à qui des hommes et des institu-
tions infligent une punition arbitraire. Le vrai coupable c’est l’innocent
qui s’est révolté et qui voit arriver le moment de payer pour sa révolte.
Camus concluait alors au refus de toute eschatologie dans le mythe ou
par le mythe, Sisyphe n’étant ni sauvé ni libéré, mais lucide et révolté.
On retrouve dans L’Œuvre au noir le refus de toute eschatologie, celle-
ci apparaissant dans le chapitre « La mort à Münster » sous les traits
de la révolte anabaptiste. L’eschatologie prend ainsi l’aspect de mythes
personnels qui s’emparent de la personnalité pour mieux tromper ceux

21 Ibid., p. 212–213.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  93

qui les adoptent. Rêve millénariste et vision fanatique révèlent en creux la


puissance illusoire et délétère des récits communs ou individuels, comme
si la folie du monde se trouvait redoublée par la folie d’un regard défor-
mant. De même que les figures du sujet chez Camus émergeaient dans un
usage du mythe contre d’autres mythes, de même, l’antagonisme des récits
(récits des différentes Églises d’un côté, biographie de Zénon de l’autre)
sert d’outil littéraire pour dessiner les contours d’une figure du sujet em-
prisonné et condamné, sans autre issue que sa lucidité et la mort comme
ultime révolte.

Le temps raconté déconstruit par l’impuissance narrative dans


L’Acacia de Claude Simon

Dans L’Acacia de Claude Simon, un brigadier de cavalerie, envoyé à che-


val combattre des avions et des chars, tombe dans une embuscade en Bel-
gique lors de l’offensive allemande de mai 1940. Persuadé de revivre la
tragédie de son père, mort après un mois de combat en 1914, il se remé-
more les différentes figures familiales qu’il a pu connaître par ses tantes
et surtout par les photographies et les cartes postales accumulées par sa
famille depuis la fin du XIXème siècle. Il est finalement l’un des seuls sur-
vivants de sa division. Fait prisonnier, il s’échappe, rentre chez lui à Perpi-
gnan, se met au dessin, à la lecture, et, finalement, à l’écriture.
Ce roman fait suite à l’évolution qui conduit Ricœur à passer de la
réflexion sur l’homme faillible à la description de l’homme capable. Il en
découle une nouvelle figure du sujet, capable d’affronter la disproportion
entre finitude et infinitude, en métamorphosant cette disproportion en dis-
cordance au sein de la concordance, bref, en récit. En découlent aussi trois
variantes de cette figure du sujet capable de récit, capable de se raconter.
Il s’agit, premièrement, du sujet préfigurateur, sujet de l’expérience vive,
quotidienne et banale. Cette expérience appelle déjà sa mise en récit, car
elle implique chez le sujet une précompréhension du monde de l’action.
Il s’agit, deuxièmement, du sujet configurateur. Dans le récit on trouve
une médiation irréductible au symbolisme, une médiation qui procède
par agencement. C’est elle qui permet de lier les événements en une his-
toire, qui produit l’unité de l’hétérogène, qui accomplit la mutation de la
succession temporelle en totalisation signifiante. Il s’agit, troisièmement,
du sujet refigurateur, capable de contrer la dépossession du monde subie
94  Mathieu Pams

par Zénon en faisant jouer l’aptitude du langage en général et du récit en


particulier à servir de support pour une référence. Le récit littéraire vaut
alors comme ratio cognoscendi de cet ultime pouvoir de sujet, « ce qui est
communiqué, en dernière instance, c’est, par-delà le sens d’une œuvre, le
monde qu’elle projette et qui en constitue l’horizon22 ». Au-delà du seul ré-
cit littéraire, tout sujet est capable de récit refigurateur, ayant pour horizon
la proposition d’un monde (de nouveau) habitable.
Ces trois figures du sujet capable de se raconter s’inscrivent dans une
conception renouvelée des récits, intégrant leur critique radicale issue du
structuralisme comme du nouveau roman. C’est justement à cette concep-
tion renouvelée que Claude Simon s’oppose frontalement : s’il imbrique
l’écriture d’une aventure (la guerre vue par un brigadier de cavalerie) dans
l’aventure d’une écriture (« un soir il s’assit à sa table devant une feuille
de papier blanc »23), c’est pour rendre compte d’une absolue impuissance
narrative. Cette impuissance narrative est établie par l’intermédiaire de
trois figures du sujet : une figure mnésique, une figure animale, et une
figure léthargique.
Le roman de Simon s’ouvre en effet sur un souvenir d’enfance, dont on
comprend par la suite qu’il est suscité à la fois par l’expérience de la guerre
et par la tentative de mettre celle-ci en récit. Le souvenir désiré, c’est celui
du père, et les premières pages mettent déjà en abyme ce désir de souve-
nir, par la relation de la quête de la mère et de ses sœurs pour trouver une
trace du père. Ce désir de mémoire sera doublement mis en échec par le
narrateur. D’une part, le personnage de la mère va occulter comme un
filtre le souvenir du père, d’autre part, ce souvenir ne parviendra pas à une
relation effective entre le présent et le passé, il débouchera uniquement
sur la référence à une existence d’emprunt : l’existence photographique.
Le personnage de la mère va en quelque sorte s’accaparer le récit de cette
effort mnésique, le sujet tentant de se souvenir étant comme fasciné par les
images photographiques dont il se sert pour évoquer le passé. Cette décep-
tion du souvenir donne lieu à une véritable nausée de la mémoire, dégoût
suscité par le peu de réalité qui émane des photographies :

22 Paul Ricœur, Temps et Récit, 1. L’intrigue et le récit historique, coll. « Points »,


Paris : Seuil, 1983, p. 146
23 Claude Simon, L’Acacia, Paris : Les éditions de minuit, 1989, p. 380.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  95

Il semblait qu’elle ignorât même qu’elle avait un corps et à quoi celui-ci pouvait ser-
vir, en dehors de l’alimenter en friandises ou de le revêtir de dentelles ou de châles
brodés pour poser avec l’une de ses amies.24

Ce peu de réalité est par la suite exacerbé, notamment par l’impression de


se situer hors du temps (mais pas non plus dans l’éternité) que donne la
photographie, qui débouche sur l’intuition d’une existence désincarnée,
immatérielle, réduite à la spatialité :
Comme si le photographe avait saisi ce fugace instant d’immobilité, d’équilibre, où
parvenue à l’apogée de sa trajectoire et avant d’être de nouveau happée par les lois
de la gravitation la trapéziste se trouve en quelque sorte dans un état d’apesanteur,
libérée des contraintes de la matière, pouvant croire le temps d’un éblouissement
qu’elle ne retombera jamais, qu’elle restera ainsi à jamais suspendue dans l’aveuglante
lumière des projecteurs au-dessus du vide, du noir. Et peut-être le crut-elle, […].25

La photographie est ainsi le prétexte à une première mise en abyme de


l’impuissance narrative. C’est l’expérience, dans l’illusion photogra-
phique, de l’impuissance à établir un lien de référence jusqu’à l’existence
passée, mais c’est aussi l’expérience de la mère photographiée, elle-même
victime de l’illusion narrative, illusion par laquelle elle perçoit un ordre
géométrique informant sa propre existence. La première figure, celle du
sujet faisant effort pour se souvenir, est une figure prisonnière des illu-
sions de la mémoire comme du récit, incapable d’introduire la moindre
concordance entre 1919 et 1940, entre le passé et le présent, entre l’image
et l’existant.
À ce souvenir désiré mais déçu, L’Acacia oppose frontalement le sou-
venir indésirable et la tentative pour le conjurer. Cette expérience du sou-
venir involontaire, du trauma, c’est l’expérience de l’existence brute telle
qu’elle se dévoile au personnage principal dans l’embuscade, existence qui
semble innommable et qu’aucune image ne peut rendre. La narration tente
plusieurs approches successives, plusieurs esquisses de cet épisode, jusqu’à
la révélation d’une subjectivité animale (voire insecte) emprisonnée sous
une « cloche de verre26 » ou sous « l’épaisse paroi de verre (ou de cello-
phane) jaune et poussiéreuse27 ». À l’échec du souvenir répond l’échec de

24 Ibid., p. 115.
25 Ibid., p. 146.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 288.
96  Mathieu Pams

la mise en récit ; toutes les tentatives du narrateur pour rendre l’expérience


traumatique du personnage aboutissent à cette seule et unique découverte :
Il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle
qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est
levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément
à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images
à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité
cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni
ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance
sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise, de ce qui lui parvenait à travers cette
cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il se trouvait enfermé.28

On voit ce que Claude Simon oppose aux pouvoirs du récit exposés par
Ricœur : non pas un argument structuraliste ou la remise en cause des
instances narratives, mais le caractère absolument sans forme, sans struc-
ture et sans vertèbre de l’événement qui advient, du sujet qui subit, de l’ex-
périence qui se vit. La figure animale de la subjectivité traduit ainsi une
subjectivité affolée, porteuse d’un vécu et d’une expérience qui sortent
du langage comme le portrait photographique sortait du temps et de la
matérialité.
Le seul lien qui va s’établir entre ces deux temporalités et ces deux
subjectivités, celle du souvenir et celle du traumatisme, c’est un lien de
contamination d’où émerge une troisième figure du sujet, le sujet léthar-
gique. L’existence léthargique, c’est d’abord celle qui se manifeste dans les
portraits photographiques, et qui font dire de la mère qu’« elle paraissait se
borner à être là […] comme la souveraine léthargique de quelque royaume
d’absence où elle se tenait – même pas dans une attente : simplement se
tenait29 ». C’est cette même léthargie que la tentative de mise en récit va
faire voir, d’abord parmi les autres cavaliers qui dans leurs déplacements
insignifiants, font dire au narrateur : « simplement ils étaient là30 ». On la
retrouve par la suite appliquée au personnage lui-même, avec l’évocation de
son propre « état de démission semi-léthargique31 ». Cette existence dans
la léthargie permet de rendre compte de l’état du personnage après l’em-
buscade, quand le brigadier se révèle incapable de se détacher d’un colonel

28 Ibid., p. 286–287.
29 Ibid., p. 120.
30 Ibid., p. 242.
31 Ibid., p. 293.
Les figures du sujet de Camus à Ricœur  97

qui poursuit aveuglément, comme par obstination, sa marche vers la mort ;


et se révèle du même coup incapable de penser que ce colonel est fou ou
désespéré. La contamination des deux premières figures du sujet l’une par
l’autre s’achève dans la transposition des termes qui servent d’abord à dé-
crire le jaunissement des photographies sous l’effet du temps, jaunissement
qui imprègne le personnage de la mère et qui s’étend peu à peu à tous les
traits de son existence. C’est cette même référence à une pellicule jaunâtre
qui va servir à décrire la cloche sous laquelle se trouve prise la subjectivité
traumatisée, et qui est alors décrite comme jouant le rôle d’un filtre entre
les sens du brigadier (sa vue, mais aussi son toucher) après l’embuscade.
Seul lien entre les temps, la figure léthargique du sujet est justement celle
qui témoigne le plus de l’impuissance narrative : la subjectivité y est sous
cloche, par instinct de survie ou par démission en face de l’existence. Elle
n’a plus les secours de ce qu’on attend d’un sujet capable et elle éprouve le
temps à travers la double impuissance de la mise en sommeil de ses pou-
voirs et de l’oubli qui coupe du passé sans guérir de la présence animale.
À cette impuissance radicale, Paul Ricœur opposera encore d’ultimes
pouvoirs de la subjectivité et une description des forces et des faiblesses
respectives de la mémoire et de l’oubli. Il est néanmoins significatif que le
récit de l’impuissance radicale que représente L’Acacia laisse plusieurs is-
sues ouvertes. L’écriture parvient malgré tout à faire valoir ses ressources
face aux pièges de la mémoire et du mémoriel. L’obsession du traumatisme
est sinon surmontée, du moins allégée par son inscription dans un rythme
qui se coule sur elle pour mieux la saisir, rythme d’une prose qui procède
par essais et reprises, avec la même obstination que met le trauma à reve-
nir à l’esprit. Ensuite, l’effondrement des structures et des pouvoirs de la
subjectivité préserve une dernière parade : la possibilité de phénoména-
liser jusqu’à l’absence de phénoménalisation et la description de la figure
léthargique du sujet tient lieu de récupération de l’impuissance narrative.
Mais on a en fait l’inverse d’un renoncement au récit, en même temps que
la mise au jour de son irréductible nécessité. Non seulement l’absence de
tout projet caractéristique des trois figures du sujet laisse la place au main-
tien d’un ultime projet, le projet d’écrire. Mais surtout, l’issue même de
l’événement, pour peu qu’elle laisse, quelle qu’en soit la forme et la figure,
c’est-à-dire quel qu’en soit le degré de déformation et de défiguration, un
sujet en vie malgré tout, laisse prise non à l’agencement par le langage, la
réflexion ou la mémoire, mais à un rire :
98  Mathieu Pams

Et maintenant il était là, étendu raide et nu dans les draps lisses, simplement tran-
quille, seulement habité par cette sorte de rire silencieux, furibond, froid, qui était
le contraire de la gaieté.32

Avec cette issue dérisoire opposée à l’existence léthargique, à l’emprise


du sommeil et de l’oubli, le narrateur de L’Acacia ne s’arrête pas à la des-
cription de trois figures du sujet, mais les reprend dans un ultime geste
narratif, dans une péripétie de l’écriture au cours de laquelle ce « rire
silencieux, furibond et froid » se métamorphose en récit, en récit écrit à
l’ombre d’un acacia lui aussi léthargique (« comme si l’arbre tout entier se
réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et [ses feuilles]
reprenaient leur immobilité33 ») – métamorphose qui vaut proposition et
exposition d’un discret mais puissant cogito narratif.

Bibliographie

Camus Albert, Œuvres complètes I (1931–1944), coll. « Bibliothèque de la


Pléiade », Paris : Gallimard, 2006.
Gracq Julien, Un balcon en forêt (1958), Paris : José Corti, 1958.
Ricœur Paul, Philosophie de la volonté, 1. Le volontaire et l’involontaire
(1950), coll. « Points Essais », Paris : Seuil, 2009.
— Paul, Temps et Récit, 1. L’intrigue et le récit historique (1983), coll.
« Points Essais », Paris : Seuil, 1983.
Simon Claude, L’Acacia (1989), Paris : Les éditions de minuit, 1989.
Yourcenar Marguerite, L’Œuvre au noir (1968), coll. « Folio », Paris :
Gallimard, 1968.
Worms Frédéric (2009), La philosophie en France au XXe siècle. Moments
(2009), coll. « Folio », Paris : Gallimard, 2009.

32 Ibid., p. 344.
33 Ibid., p. 380.
Eléments pour une déconstruction du sujet
Yotredad

Alfredo Saldaña
Universidad de Zaragoza

La conocidísima afirmación rimbaudiana “Je est un autre” abrió una bre-


cha en el estatuto identitario de consecuencias entonces imprevisibles,
una brecha en la que todavía hoy nos encontramos sumidos y que ha fun-
cionado como un resquicio por donde se ha ido diluyendo gran parte de
nuestra seguridad, generando perplejidad e incertidumbre y entendiendo
a menudo la identidad como una categoría inestable, construida al margen
de la propia subjetividad.
Es sabido que todo sujeto nace en el seno de una cultura particular
que —además de operar como vínculo de unión comunitaria y facilitar
que sus miembros se comuniquen entre sí a través del lenguaje— conlleva
una territorialización del conocimiento socialmente relevante, un imagi-
nario, un conjunto de ideas, valores y modelos con los que dicho sujeto se
relaciona con el mundo, y ese legado contribuye a configurar buena parte
de su identidad; posteriormente ese sujeto crece y se relaciona con otros
individuos en el campo social, entra en colisión con otras identidades,
entremezclándose, tejiendo sistemas morfodinámicos de tal modo que
todos, en mayor o menor medida, acabamos respondiendo de una mane-
ra compleja no a una sino a varias identidades o, dicho de otra manera,
construyendo una identidad mestiza, nada o muy poco homogénea, con lo
cual podría señalarse que la identidad individual es siempre una categoría
móvil e inestable, y un rasgo característico de nuestro tiempo lo encontra-
mos en “una suerte de hibridez disolvente o construcción de identidades
efímeras […], identidades cambiantes y ajustables a los deseos” (Tortosa,
2008: 263). Admitir este estado de cosas supone aceptar la naturaleza
híbrida o mestiza de cualquier tipo de identidad, reconocer que una tradi-
ción puede ser tergiversada, manipulada o incluso inventada, dar un paso,
en definitiva, hacia el reconocimiento de las diferencias y desigualdades
y hacia la propuesta de una teoría crítica de la identidad basada en el de-
sarrollo de modelos horizontales, dialógicos y comunicativos, entendida
102  Alfredo Saldaña

como un campo de posibilidades y no como una herramienta que trate la


cuestión de la identidad como un escenario acotado.
Concebida en torno a un sujeto autónomo, racional y autodetermina-
do, la identidad individual moderna no deja de recibir ataques desde para-
digmas sociales, artísticos y culturales tan dispares como el marxismo, la
poesía simbolista, el psicoanálisis freudiano (y, posteriormente, lacania-
no), las vanguardias históricas, las diversas corrientes posestructuralistas,
los estudios culturales, las teorías feministas, la crítica poscolonial, las
tecnologías comunicacionales y de la información que se han desarrolla-
do en ese espacio que hemos dado en llamar tercer entorno (Echeverría,
1999), que han insistido, con sus diferentes lenguajes, en la aparición de
un sujeto cuarteado y descentrado, condicionado a la luz tanto de sus
particulares circunstancias sociohistóricas como de la estructura —no
siempre gramatical— del lenguaje que lo atraviesa; de este modo, la capa-
cidad de muchos de esos paradigmas para desestabilizar cualquier discur-
so monológico y deshacer toda lógica binaria, unida a una considerable
dimensión política, han abonado los discursos sobre el sujeto y, con ellos,
sobre la identidad y la diferencia.
En todo caso, cabría recordar que esa cuestión, la identidad, no ha
dejado de experimentar continuas crisis a lo largo de la historia de la hu-
manidad, aunque haya sido desde los inicios de la modernidad cuando su
estatuto más y más intensamente se ha puesto en cuestión; en este sentido,
desde esa fecha (inicios del siglo XIX) no han dejado de surgir declaracio-
nes con las que se ha puesto en entredicho la línea de flotación del estatuto
identitario —Keats: “A Poet is the most unpoetical of anything in existence
because he has no Identity”, en carta a su amigo Richard Woodhouse del
27 de octubre de 1818; Nerval, quien escribirá al pie de un retrato suyo en
1854: “Je suis l’autre”—, hasta culminar en la citada sentencia de Rimbaud
que podemos leer en carta a Paul Demeny del 15 de mayo de 1871 —“Je
est un autre”—, con la que dio un nuevo y definitivo giro de tuerca a otras
expresiones similares anteriores, supuso una ampliación del horizonte psi-
cosocial, un adentrarse en el escenario de la alteridad y la diferencia e inau-
guró un itinerario transitado posteriormente por el psicoanálisis, que vino a
mostrar que toda identidad responde a una compleja construcción cultural:
un sujeto es quien es por aquello que le distingue de los demás, esto es, su
mismidad se desprende de su otredad o, dicho de otra manera, la contiene
o la prolonga en la medida en que deriva de ella. Pero, sin negar lo anterior,
también podríamos afirmar desde una perspectiva socializadora que un
Yotredad 103

sujeto es quien es por aquello que es capaz de construir con los demás y,
en ese sentido, su identidad se define a partir de la colaboración colectiva.
Reconocimiento, comunicación e intersubjetividad son conceptos cla-
ves en el pensamiento social contemporáneo, pero han sido precisamente
algunos de esos pensadores (Bourdieu, 1988; Touraine, 1998; Lipovetsky,
2007) quienes han reconocido las dificultades de reflexionar sobre el mun-
do actual desde una perspectiva social, un mundo en el que los individuos
—aunque agrupados con frecuencia en inmensas megalópolis— viven ais-
lados unos de otros y desprovistos de toda conciencia social: “la sociología
es una ciencia social sin base social” (Bourdieu, 1988: 59). Ahora bien, que
esas dificultades sean inherentes al desafío no convierten a este en algo im-
posible. Dada la importancia de categorías como la alteridad, la diferencia,
la otredad, Touraine señala que la superación de la crisis de la modernidad
pasa por la reconstrucción de nuestras relaciones con lo(s) otro(s): “La única
manera, en mi opinión, de salir de la crisis de la modernidad, y de la ten-
tación posmodernista, […] consiste en la reconstrucción […] no a partir de
una imagen de la sociedad sino a partir de una imagen del sujeto personal y
de la relación con el otro reconocido como sujeto” (Touraine, 1998: 25–26),
una crisis inherente y consustancial al propio proceso de emancipación so-
cial y estético de la modernidad y que ya Marx, en otro contexto, entrevió
como un constituyente necesario que surge de las tensiones y contradiccio-
nes del sistema económico capitalista. La modernidad, al hacer de la crítica
un permanente compañero de viaje, al convertirla en “una fuerza de inter-
vención”, no ha dejado de generar escenarios de crisis, una crisis entendida
como “una potencia de mutación” (Silva Echeto, 2014: 29).
Por otra parte, no debemos olvidar que esas categorías (alteridad,
diferencia, otredad) se desplazan continuamente según la perspectiva
adoptada y pueden llegar a ser incluso intercambiables: lo mismo y lo
otro, lo propio y lo ajeno; nuestra otredad está constituida por su propia
mismidad: lo que ellos sienten como propio a nosotros nos resulta ajeno, y
viceversa. El futuro —y el progreso también, en su acepción ilustrada—
pasa por el fortalecimiento de estas imágenes y relaciones, en un mundo
en el que el respeto de la diversidad, además de un valor ético incuestiona-
ble, debería constituir un imperativo funcional categórico. Reivindicación
de una singularidad diferente en el escenario dialéctico de las relacio-
nes intersubjetivas y las conciencias enfrentadas, donde el sujeto ya no
se presenta como una entidad compacta y cerrada sino como un edificio
abierto, un lugar en construcción. Como afirma Gabriel Weisz (2007: 71):
104  Alfredo Saldaña

“La otredad se torna en necesidad ontológica al servicio de una defini-


ción de la identidad”, una idea que implícitamente ya había manejado con
anterioridad Claude Lévi-Strauss cuando señalaba que comprender otras
culturas conduce a comprender la propia, o, antes aun, Goethe cuando, de
una manera más radical, afirmaba que quien no conoce otras lenguas está
condenado a desconocer la suya propia.
En esas circunstancias, el sujeto occidental queda expuesto —vacia-
do de toda seguridad y certidumbre— al exotismo de nuevos escenarios
que provocan por igual atracción y rechazo (Weisz, 2007), unos territorios
que actúan como marcos generadores de diferencias y fuentes perma-
nentes de enigmas y desafíos en los que el otro se ve casi siempre como
objeto de conocimiento y no como un semejante capaz también él de pro-
ducir saber, cuando no como un elemento desestabilizador que hay que
eliminar, al menos, simbólicamente. El exotismo sería de este modo la
denominación de un territorio inexplorado, caracterizado por una estética
de la diferencia y la extrañeza,
viene a crear un espacio imaginario. El mundo se va reduciendo con el descubri-
miento y hasta la saturación de todo lugar conocido. […] Lo exótico permite distin-
guir la saturación de un todo conocido; parece constituir un gesto que libera de la
claustrofobia de un lugar demasiado reducido para explorar el misterio del espacio.
(Weisz, 2007: 42–43)

Es necesario —si queremos avanzar hacia un mundo en el que convivan


todas las identidades con un nivel de visibilidad y un grado de jerarquía se-
mejantes— superar esa mirada eurocéntrica, propia de un rancio y prepo-
tente colonialismo, que ha visto en todos aquellos paisajes que se extienden
más allá de nuestro imaginario y nuestra conciencia tan solo territorios para
la conquista y el saqueo. Ir, pues, hacia una nueva mirada que se muestre
dispuesta no tanto a tolerar como a reconocer y aceptar la mera existencia
del otro como, a partir de la diferencia, un semejante. Y todo ello admitien-
do —como ya nos enseñara Freud— que en lo propio, conocido y familiar
siempre hay algo extraño, inquietante y ajeno, es decir, que en la constitu-
ción de una categoría como la mismidad hay con frecuencia una enigmática
y oculta parte de alteridad o, por decirlo con reveladoras palabras de Julia
Kristeva (1988: 284): “L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des
étrangers”, un aviso para navegantes que nos recuerda que la inquietante
extrañeza (Freud dixit) y la alteridad amenazante habitan dentro de noso-
tros mismos, son ingredientes de nuestras propias identidades.
Yotredad 105

Nos situamos de este modo en un lugar de cruce en el que la razón


centrada en el sujeto debe combinarse necesariamente con una razón so-
cial, comunicativa, una razón, según Habermas (1985), que da sentido
a unas prácticas discursivas basadas en la argumentación, el diálogo, la
negociación y el consenso, actividades desarrolladas últimamente en gran
medida en un entorno virtual donde el sujeto puede exponerse y cons-
truirse como una ficción o un relato más. De alguna manera, las propues-
tas de Habermas implican el desplazamiento del centro de interés desde el
sujeto individual al campo social (real o, en ocasiones, virtual), en el que,
cada día que pasa con mayor insistencia, están cobrando una importancia
creciente prácticas colectivas que hasta hace no muchos años habían sido
ignoradas por la razón dominante y el sistema político y económico por
ella instaurado (me refiero a conductas, fenómenos y actitudes sociales
como el feminismo, el pacifismo, el antirracismo, el ecologismo radical,
los movimientos de liberación sexual, las organizaciones solidarias con
refugiados, presos de conciencia, inmigrantes y exiliados, los movimien-
tos antiglobalización y altermundialistas, etc.); son prácticas colectivas
que —conscientes de la desastrosa situación en que se encuentra el plane-
ta— no dejan de buscar vínculos entre el sujeto individual —el “yo”—,
el sujeto social —el “nosotros” o, mejor, el “todos nosotros”— y el sujeto
viviente universal —el “eso”—, convencidas de que, como recuerda Mi-
chel Bounan (2007: 196), “en este tipo de guerra, la vida de cada uno y
la solidaridad práctica refuerzan a la totalidad del grupo, mientras que la
muerte de un solo hombre lo empobrece. Es el único fundamento de la
conciencia social”. Aceptar así que el fundamento de la razón se encuen-
tra fuera del sujeto implica “abandonar la idea de la razón en singular y
en mayúscula. Supone comenzar a hablar de las razones, las interpreta-
ciones, las morales, los saberes” (Campillo, 1986: 143–144), requiere ser
conscientes, en suma, de que la crítica de la razón pasa por la crítica de su
propio estatuto epistemológico y axiológico.
El devenir histórico nos tiene acostumbrados a que las sociedades
occidentales y las sociedades orientales —movilizadas, según Todorov
(2008), por el miedo y el resentimiento— se den la espalda. Entre Oc-
cidente —con Estados Unidos y Europa al frente—, por un lado, y los
países árabes y musulmanes, por otro, hay un desconocimiento mutuo de
sus respectivas sociedades que ha desembocado en no pocas ocasiones en
sentimientos de recelo, incomprensión, temor y desprecio hacia las po-
siciones ajenas, el “miedo a los bárbaros” del que habla Todorov (2008),
106  Alfredo Saldaña

sentimientos que algunos estudios —pienso, por ejemplo, en El choque de


civilizaciones y la reconfiguración del orden mundial, de Samuel P. Hun-
tington— y algunas decisiones políticas que han conllevado intervencio-
nes militares no han conseguido sino avivar. Así, frente a actitudes como
las defendidas por Said, encontramos otras, como las mantenidas por el
propio Huntington, que apuestan claramente por la confrontación y por el
empeño de buscar elementos característicos y exclusivos de la civilización
occidental, como si tal civilización existiese y la búsqueda de esos ele-
mentos fuese posible. El ultraconservador politólogo de Harvard y asesor
del Pentágono en la estrategia bélica desarrollada por su país en la guerra
de Vietnam encuentra el “núcleo de la civilización occidental” en el lega-
do de la cultura clásica grecolatina, el cristianismo (con sus principales
desarrollos, el catolicismo y el protestantismo, sobre todo en sus acep-
ciones más integristas), una variedad de lenguas (de procedencia sobre
todo latina y germánica), la implantación generalizada del Estado de de-
recho, con su separación de poderes, su reconocimiento del valor político
del individuo a través de la representación parlamentaria y la pluralidad
de grupos sociales. Como puede apreciarse, la elección de estos rasgos
y su presentación como lo esencial de la civilización occidental resulta
bastante arbitraria y sorprendente debido a la mezcla de características
naturales (la adquisición de una lengua), culturales (la herencia clásica),
religiosas, políticas, y todas ellas pasadas por el tamiz del individualismo,
esa categoría antropológica a la que la modernidad devolvió su perdido
protagonismo al reconocer en el sujeto plena soberanía y responsabilidad
en su ámbito personal. Sin embargo, como señala Slavoj Žižek, el desa-
rrollo histórico del capitalismo ha derivado hacia una ironía lamentable:
“el individualismo radical sirve de justificación ideológica para el poder
sin restricciones de lo que la gran mayoría de los individuos experimentan
como un enorme poder anónimo, que regula sus vidas sin ninguna cla-
se de control público democrático” (Žižek, 2014: 13). Al mismo tiempo,
es destacable el reconocimiento del elemento religioso en la configura-
ción de un pueblo y en la construcción de sus identidades étnicas. Con
todo, conviene recordar que Huntington —que lanza críticas tanto contra
Occidente como contra Oriente— renuncia al universalismo y aboga, al
mismo tiempo, por el mantenimiento de las diferencias y la búsqueda de
atributos comunes.
Muchos problemas y conflictos podrían evitarse si desvinculáse-
mos la civilización del poder y el dominio territorial, si entendiésemos la
Yotredad 107

civilización en un sentido más próximo al que le da el DRAE (‘Estadio


cultural propio de las sociedades humanas más avanzadas por el nivel
de su ciencia, artes, ideas y costumbres’), una acepción excluyente y en
parte discutible, es cierto, que debería, sin embargo, incluir un profundo
respeto por aquellas colectividades humanas que hoy tratan de sobrevivir
al abrigo de la naturaleza. Así, hablar de civilización —y no de civili-
zaciones— no supone ni mucho menos negar la riqueza y pluralidad de
culturas y modos de vida que se han desarrollado en este planeta a lo largo
de su historia, implica —nada más y nada menos— abandonar el esta-
do de barbarie, violencia y exclusión que conlleva la supremacía de unas
sobre otras para entrar en el estado de una razón solidaria, negociada y
compartida. Pero ese proceso, como ya mostrara Benjamin al analizar las
correspondencias entre cultura y barbarie, además de profundamente hi-
giénico y terapéutico, resulta extraordinariamente difícil de llevar a cabo
dado el componente esencial y más o menos velado de fiereza y crueldad
que podemos encontrar en cualquier acto cultural, entendido como una
manifestación de poder y como resultado de una lógica de dominación.
Desconocidas situaciones que generan nuevos problemas que deman-
dan a su vez inéditas respuestas. El poder ejerce hoy su control sobre la
premisa —real o imaginaria, interna o externa— de un contrapoder, de
tal modo que, a falta de un elemento real que amenace su hegemonía, te-
meroso ante la pérdida de su privilegiada situación, el poder dotará de una
identidad real a ese enemigo imaginario y así justificará todas sus medi-
das de control y represión, coercitivas y punitivas. Según Michel Bounan
(2007), “la clase que gestiona hoy la producción de imágenes [esto es, la
clase que detenta el poder] es conspiradora”, y si esas conspiraciones no
se producen ya se encargará ella misma de provocarlas puesto que de ellas
dependen “sus iniciativas policiales o sus aventuras bélicas” (Bounan,
2007: 101). A falta, pues, de un contrapoder real, el poder pondrá en mar-
cha toda su maquinaria para la fabricación de adversarios y disidentes que
justifiquen su propia situación hegemónica; sin contrapoder y sin sujetos
sometidos el poder no ejerce su función; si no los tiene, tendrá que crear-
los. Como afirma L. Boff (2003: 68): “Es el miedo el que crea al enemigo.
Y exorcizamos el miedo cuando convertimos al distante en prójimo, y al
prójimo en hermano”. El enemigo —localizado casi siempre en el otro—
responde pues a una construcción ficcional sobre la que se asienta el po-
der, que recela de toda alteridad. De este modo, la guerra entre pobres
y el enfrentamiento entre territorios son dos de los grandes argumentos
108  Alfredo Saldaña

con los que ese poder controla y alimenta la crisis actual, argumentos que
inciden “sobre los miedos sociales y los dirigen y enfrentan hacia un otro
no siempre bien definido” (Observatorio metropolitano, 2011: 108).
Las continuas oleadas de inmigrantes que, empujados por la deses-
peración y el hambre, están llegando desde hace décadas al cada vez más
fragmentado multiestado paneuropeo con la intención no de suplicar algo
de caridad sino de ganarse la vida con la fuerza de su trabajo (de la que
tanto se beneficia el capital) deberían ser un buen motivo para que Europa
reflexionara sobre el escenario en el que quiere vivir, sobre la pertinencia
de luchar por un mundo en el que quepan diferentes modelos culturales
y de convivencia, se reconozcan distintas idiosincrasias y se escuchen di-
versas lenguas. Las circunstancias, sin embargo, parecen no ser propicias
para que se produzca esa reflexión (ahí están los brotes de xenofobia que
están surgiendo últimamente en algunos países europeos); las teorías eco-
nómicas neoliberales, dominantes en un capitalismo financiero de alcance
prácticamente planetario, han capitalizado la realidad hasta el punto de
hacer de la vida una experiencia encadenada a las transacciones econó-
micas, una moneda sometida a los fluctuantes valores de cambio. Hemos
asistido, como recuerda Foucault en Nacimiento de la biopolítica con la
teoría del capital humano, a la transformación de los seres humanos —la
fuerza de trabajo, en expresión de la vieja teoría marxista— en capital
humano, y esa transformación introduce la posibilidad de llevar el análisis
económico a ámbitos que hasta no hace mucho se habían considerado al
margen de esos parámetros. En estas circunstancias, con el concepto de
biopoder se designa, a partir de los trabajos de Foucault, todo ese conjun-
to de técnicas, instrumentos y estrategias con el que el poder controla no
solo el trabajo sino la vida en todas sus dimensiones, convertida ya en un
objeto económico administrado por el propio poder. Lo relevante ahora
radica en que “es el propio trabajador quien aparece como si fuera una es-
pecie de empresa para sí mismo” (Foucault, 2007: 264) y, en la medida en
que consume, es un productor que produce su propia satisfacción; en este
sentido, el consumo debe considerarse como una actividad empresarial
mediante la cual alguien, poniendo en circulación un determinado capital,
consigue satisfacer algún tipo de necesidad. Como en una nueva caverna
platónica, esta es la falacia que ha conseguido paralizar las conciencias y
el pensamiento crítico de una gran parte de la humanidad.
Ahora bien, ¿cómo, en función de qué valores, establecer los rasgos
de una identidad —la europea, por ejemplo— que se fundamenta en su
Yotredad 109

particular y compleja diversidad? Ahí se encuentra uno de los retos que una
filosofía de la cultura con aspiraciones críticas y emancipadoras debería
afrontar, la construcción de un espacio plural que a partir de la autocrítica
sea capaz no solo de convertirse en modelo de coexistencia y colabora-
ción entre las diferentes identidades sino también de mostrarse receptivo
y permeable frente a las influencias ajenas, y todo ello sin duda debería
redundar en la riqueza cultural de ese mismo escenario, una riqueza di-
rectamente proporcional a la diversidad lingüística, religiosa, artística y de
comunidades característica de esta zona del planeta. En el caso europeo,
la potencia de muchas de sus tradiciones regionales y locales —unida al
pasado imperialista de algunos de sus Estados— ha restado coherencia y
cohesión a la identidad europea, una identidad que tendrá que forjarse so-
bre el reconocimiento y la aceptación de las diferentes identidades que la
conforman, sobre la superación de la idea maniquea que encuentra perfec-
tamente localizados el bien y el mal, lo aprovechable y lo desechable, a am-
bos lados de una frontera que separa el espacio que ocupamos nosotros del
espacio que ocupan los otros. Y al hilo de ese escenario caracterizado por
la multiplicidad, vienen muy a cuento las palabras con que Roland Barthes
cierra Le Degré zéro de l’écriture, en las que se establece un paralelismo
entre la literatura y la utopía:
La multiplication des écritures institue une Littérature nouvelle dans la mesure
où celle-ci n’invente son langage que pour être un projet : la Littérature devient
l’Utopie du langage. (Barthes, 1972: 65)

Y ese espacio conjunto, resultado de la suma de nuestro espacio y del


espacio de los demás, es el mundo, el lugar en el que debería contemplar-
se todo tipo de obras culturales como manifestaciones de la experiencia
histórica de la Humanidad.
Tabajemos, pues, en ese escenario por la generación de las mejores
y más poéticas de esas singularidades. Y la situación pasa, en definitiva,
por reconocer que hay tareas pendientes y por asumir que el fin se en-
cuentra en el camino. Avanzar, continuar caminando, conversar, “seguir
dialogando hasta la extenuación” (Boff, 2003: 76), entender la vida, como
apunta Eduardo Milán (2012: 35), como una experiencia conversada y
no tanto como una mercancía encapsulada, conservada, abriendo paso
a posibilidades reales de transformación, conocedores de que, como re-
cuerda P. Bourdieu (2001: 41), “el pensamiento político crítico está pues
por reconstruir”, una reconstrucción que actúe de contrapeso frente a los
110  Alfredo Saldaña

desajustes que genera el sistema actual y sirva de garantía de libertad,


igualdad y justicia social, ideales de responsabilidad sobre los que se qui-
so construir el mundo moderno. Habermas —en sus constantes esfuerzos
por seguir el hilo de Ariadna que lleva de la modernidad a la posmoder-
nidad— encuentra en Nietzsche los primeros síntomas de esas erosiones
sufridas por la razón, las primeras señales de una modernidad edificada
sobre una razón agrietada: “Con Nietzsche la crítica de la modernidad re-
nuncia por primera vez a mantener su contenido emancipatorio. La razón
centrada en el sujeto queda ahora confrontada con lo absolutamente otro
de la razón” (Habermas, 1991: 122), con lo cual se produce un primer avi-
so sobre la posibilidad de hablar, en nombre de la razón, desde diferentes
lugares, de distintas razones.
Cabría en este sentido —con el objetivo de avanzar hacia una socie-
dad más justa e igualitaria— recuperar el auténtico sentido y alcance de
eso que hoy llamamos “opinión pública” y que los griegos denominaban
isegoría (mismo valor para voces diferentes en la asamblea como condi-
ción imprescindible de la democracia), una opinión pública educada en el
fomento del espíritu crítico y no abotargada por los narcotizadores me-
dios de comunicación, rescatar —como recomendara Adorno en Minima
moralia— los materiales de deshecho y los puntos ciegos que han ido
quedando al borde del camino, bucear en los huecos de la historia, esos
agujeros negros que la memoria oficial ha condenado al silencio, recu-
perar las voces de los excluidos y reventados por el poder, y entre esos
huecos, en un lugar ciertamente de difícil acceso e inestable, se encuentra
el situacionismo, cuyo trabajo, por diversas razones, fue prácticamente
borrado desde el principio.
Hablar, en definitiva, a la luz de las ideas sobre la Weltliteratur ges-
tadas en el romanticismo alemán, con la certeza de que nuestro discurso
tendrá que convivir con otros discursos y de que el paisaje del mundo será
resultado de sumar las diferentes miradas, un paisaje que habrá de derivar
necesariamente de la coexistencia y la colaboración de las diferentes so-
ciedades y culturas y no de la exclusión y eliminación de unas por otras,
todo ello como fruto de una tradición cosmopolita que en Occidente se
remonta a los pensadores cínicos y estoicos de la Antigüedad griega y lle-
ga hasta Goethe (uno de los valedores, recordémoslo, de la Weltliteratur),
Marx, Nietzsche, Adorno o Habermas. Como es sabido, con el término
Weltliteratur (‘literatura universal’), Goethe no se refería a una disciplina
científica con la que abordar el estudio de todas las literaturas del mundo,
Yotredad 111

sino más bien a un momento, una época, en la que todas esas literaturas
llegaran a verse como diferentes manifestaciones de un mismo lenguaje.
Se trataría de reconocer por fin que el lenguaje es el lugar en el que damos
forma al mundo, que el yo que nos identifica es solo una construcción
imaginaria y que la escritura, como apuntaba Barthes (1985: 14), guarda
“la vérité, non de la personne (de l’auteur), mais du langage”.
Dos rasgos se han desarrollado en el horizonte epistémico de la pos-
modernidad (Hobsbawm, 1998), sobre todo entre teóricos culturales y li-
terarios y antropólogos sociales: uno de ellos presupone la idea de que
ya no hay una diferencia tan clara entre la realidad y la ficción, entre
la realidad objetiva y el discurso conceptual o imaginario, es decir, que
los hechos y acontecimientos aparentemente objetivos no son sino nuevas
configuraciones conceptuales, mentales, imaginarias, un rasgo que de al-
guna manera desdice el viejo postulado nietzscheano que distinguía entre
los hechos y las interpretaciones y que abre la puerta a la posibilidad de
que la realidad pueda convertirse en un género más de escritura; el otro
afecta al desdibujado de la frontera entre la realidad histórica y la reali-
dad ficcional, y en ese borrado algo sin duda tiene que ver la práctica de
muchos escritores actuales consistente en basar las tramas de sus obras
en acontecimientos reales y no en situaciones imaginarias (son los casos,
por ejemplo, de la novela histórica, de la narrativa que toma elementos del
reportaje periodístico o, en el ámbito lingüístico del español, de la deno-
minada “poesía de la experiencia”).
Al margen de lo que podamos encontrar en algunos géneros o regis-
tros literarios, el universo digital y, sobre todo, las redes sociales surgidas
en su entorno, han hecho saltar por los aires las nociones de vida y bio-
grafía, tal como venían entendiéndose, digamos, en la era analógica. Así,
hallamos manifestaciones no necesariamente artísticas en las que se da
una estrecha vinculación entre lo biológico y lo tecnológico: weblogs o,
simplemente, blogs, ‘cuadernos de bitácora’, moblogs, que han crecido a la
luz de los avances de internet y de las nuevas tecnologías que implicaron
la incorporación de plataformas inalámbricas; en ambos casos, casi siem-
pre se trata del relato de una historia personal (exposición de sentimientos,
emociones o ideas personales, fotografías y filmaciones de vídeo alusivas
a esa misma historia personal), de tal modo que la vida (casi siempre pro-
pia, real o inventada) es con frecuencia el constituyente esencial de unas
prácticas que responden a un tipo de prosa discursiva en forma digital
que “deconstruye nuestras antiguas posturas acerca de lo público y lo
112  Alfredo Saldaña

privado” (Landow, 2009: 117) y que adoptan la forma de un diario casi


siempre escrito por una sola persona, con la particularidad, a diferencia
de sus precedentes en papel impreso, de que las entradas aparecen en or-
den cronológico inverso —comenzando por la más reciente— y con unos
márgenes que son siempre porosos y variables.
Así, la vida, la biografía y la identidad personales, al multiplicar-
se, acaban construyéndose como relatos potencialmente interminables.
Todo esto responde a una cierta obsesión compulsiva por lo autobiográ-
fico que ve en la anécdota personal el síntoma de una categoría univer-
sal, la materia, al fin y al cabo, de un relato ficcional. En todo caso, ver el
sujeto literario como sujeto enunciativo, protagonista de la enunciación,
agente de la voz, etc., no permite establecer una correspondencia direc-
ta entre ese sujeto y la autobiografía del autor. Recordemos que en “La
autobiografía como des-figuración” Paul de Man (2007) se refirió a la
distinción entre ficción y autobiografía como un indecidible condiciona-
do además por el hecho de que la escritura de esa vida solo cobra sentido
desde la muerte. Así, partiendo de la premisa de que una biografía es
el relato de una vida completa, esto es, exige la muerte de su protago-
nista, Vicente Serrano (2016) analiza el tratamiento de la biografía en
Facebook y, sobre el uso que de dicho concepto hace esta red social,
señala que “es en cierto modo algo parecido al nacimiento a una nueva
vida, pero a la vez no deja de ser un tipo de muerte en relación a la vida
real que corre simultánea a la emergencia a esa vida donde de hecho la
muerte no existe” (Serrano, 2016: 88).
Ese mismo desdibujado, por otra parte, ha sido el argumento utili-
zado por muchos censores y fiscales culturales de nuestro tiempo para
condenar determinados textos que han optado por romper ese cordón
umbilical que vincula la escritura a una concepción demasiado materia-
lista de la realidad, textos que han renunciado a elaborar historias de vida
restando presencia a la propia biografía a favor de una escritura que, sin
dejar de redactarse desde un determinado lugar personal, no se construya
sobre la anécdota más o menos trivial o extraordinaria de un sujeto. En
todo caso, ficción y realidad (auto)biográfica son categorías que intervie-
nen en la construcción del texto literario y, por lo que respecta a la poesía,
“sin componer nunca el núcleo decisivo en que se constituye. El juego
queda en otro lado: el movimiento del sentido, la entidad de la voz, las re-
laciones que puedan generarse en ese campo existencial” (Casado, 2012:
197). Ese “movimiento del sentido” que provoca un desplazamiento de
Yotredad 113

nuestra conciencia, un extrañamiento, es lo esencial, el hecho decisivo


que consigue que nuestra percepción, visión e interpretación del mundo
sea otra. De este modo, como afirmaba Deleuze, la escritura surge como
un acontecimiento que no se detiene, que no se limita a ver cómo pasa la
vida, capaz de rebasar cualquier suceso vivido. Y en estas condiciones,
podría señalarse que cierta poesía se orienta hacia la subversión de la
lógica autobiográfica más convencional “pues no representa algo previa-
mente conocido, establecido, sino que funciona ella misma como espacio
de interpretación y de conocimiento” (Casado, 2012: 201).
Ahí, en ese plano donde se produce la apertura y el hallazgo es posi-
ble, surge la cuestión de la identidad como conflicto, el trance en el que la
propia identidad —si no acaba siendo borrada— emerge como resultado
de una negociación con otras identidades; ahí también —donde el yo apa-
rece desprotegido de toda certeza inamovible— debería desarrollarse el
espíritu crítico y concederse un estatuto semejante —un similar grado de
jerarquía— a las diferentes identidades.

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Pour une philosophie critique.
L’approche poétique de Claude Esteban

Satenik Bagdasarova
Université Paris 8
Vincennes-Saint-Denis

Prométhée, répétons-le après d’autres, est le héros humain par ex-


cellence, non pas seulement parce qu’il donne aux hommes le feu,
et par lui l’avenir exaltant de la techné, mais davantage encore
parce qu’il refuse le partage inique des puissances supérieures ou
inférieures, le Tu n’iras pas plus loin des dieux et des démons.
Claude Esteban1

Claude Esteban est l’auteur non seulement d’une œuvre poétique im-
portante, mais aussi d’une œuvre critique consacrée à la littérature, à la
théorie de la traduction et à l’art. Il y a chez Claude Esteban l’idée d’une
nouvelle critique, dont les principes sont formulés dans un texte program-
matique « Les mots du souci », qui date de 1987. Dissociée du champ
psychologique, la conduite de souci est conçue comme un agir et une
connaissance : « Le souci n’est donc point, au sens traditionnel du terme,
une passion. Il ne se contente pas de subir le choc des contraires ; il tra-
vaille – dans l’incertitude du résultat ou de la résultante des forces oppo-
sées2 ». Cette situation impose de ne pas séparer la pratique de la contra-
diction du travail critique dans le langage. Dans la mesure où la conduite
de souci est « une interrogation du possible, de l’in-ouï, de l’informulé
par le truchement paradoxal des outils verbaux3 », elle est « une remise
en cause, sur le registre le plus grave, des compromis et des conventions

1 Claude Esteban, « Les mots du souci », Critique de la raison poétique, coll. « Cri-
tiques », Paris : Flammarion, 1987, p. 55.
2 Ibid., p. 51.
3 Ibid., p. 56.
118  Satenik Bagdasarova

langagières4 ». Claude Esteban se réfère notamment à des systèmes de


pensée relevant d’une analyse sémiologique :
Le souci poétique se manifeste comme un soupçon, et sans doute une déconstruc-
tion de l’antériorité de l’écrit, lequel, à travers les siècles et les cultures, a pris la
forme du Livre. Car le Livre représente, de façon subreptice, une totalisation réduc-
trice et la table enfin close des signifiés. Incluant dans son orbe ce qu’il considère
comme signe ou symbole de vérité, le Livre rejette formellement tout cela qui vient
après lui – contre lui, pense-t-il – et qu’il n’incorporera jamais plus dans son invo-
lution interne.5

Il ne s’agit pas ici de la critique des écrits eux-mêmes, mais de l’idéo-


logie théologique qui les sacralise en les appréhendant en termes méta-
physiques et pré-linguistiques. Comme signifiés ces textes ne sont pas
au présent : « Le Livre est l’ennemi du temps, qui divise, qui diminue et
qui disperse – qui requiert, tout aussi bien, de celui qui parle au présent,
une formulation différente, hérétique aux yeux des gardiens du Livre6 ».
Pour soustraire le fonctionnement des textes à l’idéologique, qui opère
sur eux un effet de désactualisation, Claude Esteban propose un nouveau
rapport entre le texte et ce qui lui est extérieur. À l’approche herméneu-
tique des textes, qui relève de la signification logique – « Le livre exige
qu’on le commente – et cela dans la tautologie rassurante de ses propres
concepts –, non pas qu’on le conteste, ou même qu’on le questionne7. » –,
Claude Esteban oppose une approche poétique des textes, qui relève de la
signifiance : « Le plus orthodoxe des poètes […] trahit ce qu’il paraissait
redire, donc traduit et déserte à la fois la parole du Livre, au bénéfice de
ce qu’il dit. Le souci même d’identifier son propos avec le Verbe antérieur
qu’il vénère l’en éloigne presque fatalement et l’en fait dériver, sans qu’il
sache mesurer parfois l’audace de sa dérive8 ». Claude Esteban pense tout
particulièrement à Jean de la Croix : « Et Jean de la Croix lui-même, en
quête de l’union ineffable, voit les mots de sa foi et l’admirable passion qui
les habite s’orienter vers un no sé qué que quedan balbuciendo, un je-ne-
sais-quoi si neuf que ses propres lèvres s’en étonnent…9 ».

4 Ibid.
5 Ibid., p. 57.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 58.
9 Ibid.
Pour une philosophie critique 119

L’expérience poétique de Jean de la Croix est intéressante non seu-


lement du point de vue du conflit entre le poétique et l’herméneutique,
mais surtout du point de vue de son action critique. Le je-ne-sais-quoi,
qui se trouve du côté de l’aventure du langage, déplace l’expérience de
l’indicible du champ métaphysique vers le champ historique10. En quoi, il
invalide l’activité exégétique, qui réduit la signifiance des textes bibliques
à la nomination. D’où le sens de la distinction entre l’infini et l’indéfini
chez Claude Esteban : « Notre souci à nous ne peut habiter que l’indé-
fini. Sa faute majeure, disons le péril qu’il encourt, serait de confondre
l’illimité de sa démarche avec une quelconque possession de l’infini, qui
transcende l’ordre des pensées et des conduites11 ». D’où l’évocation du
mythe de Prométhée, modèle du poète selon Rimbaud.12 D’où aussi le dé-
centrement de la question de la vérité : « L’homme de souci n’exclut pas
l’hypothèse d’une vérité, mais la seule vérité qu’il appréhende est la vérité
du chemin, ou, pour renoncer aux concepts réducteurs, c’est le chemine-
ment lui-même qui devient porteur de vérité13 ».
L’image du chemin, par laquelle Claude Esteban délégitime « le sens
du vrai », n’est pas anodine, dans la mesure où elle fait la figure même du
langage. Définissant le souci comme « une sorte d’itinérance intérieure,
une impulsion de l’esprit qui ne trouve pas de lieu où se fixer14 », Claude
Esteban définit l’activité du dire, qui échappe à toute question d’origine :
« être enraciné dans l’absence de lieu15 ». Ce qui fait que l’homme de
souci échappe à la double mythologie littéraire :
A ceux qui croyaient – naïvement ou par doctrine – enfermer dans le dire comme un
double intangible de l’être s’opposent, par un discours antithétique, mais à des fins
équivalentes, ceux qui ne voient dans les mots qu’une espèce de leurre inacceptable,

10 Sur ce point, voir Gérard Dessons, « Jean de la Croix », L’Art et la manière : art, lit-
térature, langage, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », Paris :
Honoré Champion, 2004, p. 317.
11 Claude Esteban, « Les mots du souci », Critique de la raison poétique, coll. « Cri-
tiques », Paris : Flammarion, 1987, p. 61.
12 « Donc le poète est vraiment voleur de feu » (Arthur Rimbaud, Lettre à Paul De-
meny, 15 mai 1871, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris :
Gallimard, 1972, p. 252).
13 Claude Esteban, « Les mots du souci », Critique de la raison poétique, coll. « Cri-
tiques », Paris : Flammarion, 1987, p. 61.
14 Ibid., p. 52.
15 Simone Weil, citée par Claude Esteban, « Les mots du souci », Critique de la raison
poétique, coll. « Critiques », Paris : Flammarion, 1987, p. 62.
120  Satenik Bagdasarova

une ombre sur la paroi, une rhétorique de l’entendement, et qui voudraient, dans une
sorte d’envol au-dessus du vide, témoigner, comme par l’absurde, de la permanence
indicible d’un absolu. L’homme de souci n’adhère ni à la belle assurance des uns,
ni à la théologie négative des autres. De l’absolu dans les signes ou hors des signes,
il ne sait rien.16

Si ce commentaire montre que l’opposition du négatif au positif est an-


tipoétique, il montre aussi qu’elle est mystificatrice : une négativité de
l’écriture, qui mime le vide en se mettant hors du langage – « la parabole
apophatique d’un Bataille ou d’un Blanchot17 » –, et une confiance posi-
tiviste dans les mots, fondée sur la conception substantialiste du langage,
sont les deux pôles d’une même sacralisation. Pour Claude Esteban, la
négativité n’est pas une thématique, au sens où elle est incluse dans le
travail de l’écriture. Ce qui dérange Claude Esteban dans la démarche de
Bataille, c’est qu’elle opère un ancrage de la poétique dans la métaphy-
sique. Voulant soustraire la poétique à l’esthétique – « Nous ne pouvons
que souscrire au jugement critique porté par Bataille sur ce que la poésie
ne peut plus être : “belle” ou “vide” – c’est-à-dire assujettie à une es-
thétique autonome, à une rhétorique qui ne signifierait que “dépassement
verbal du monde”18. » –, et tout particulièrement à l’expression du moi
psychologique, Bataille l’a mise hors du langage. Cette attitude, qui réha-
bilite la conception métaphysique de l’indicible – « Non, la poésie n’a pas
la “chance” d’être non-sens. Ce serait, en définitive, de sa part, postuler
quelque absolu à rebours, aspirer au royaume sacralisé du néant19 » –,
cantonne la poétique au mutisme. Visant une sortie hors de l’expression,
Bataille ne voit pas qu’il maintient la substantialisation. Claude Esteban
souligne que l’opposition du vide et du plein, dans laquelle s’inscrit la
démarche de Bataille par son oubli du langage, est trompeuse, dans la
mesure où il s’agit des attitudes contraires mais non contradictoires du
point de vue idéologique :
Mais cette réserve faite, cet attachement ainsi exprimé, Bataille n’en demeure pas
moins, dans sa pensée comme dans ses écrits, une sorte de théologien de l’Absence,
établissant, affermissant sa théorie non point sur une certitude du plein mais sur

16 Claude Esteban, « Les mots du souci », Critique de la raison poétique, coll. « Cri-
tiques », Paris : Flammarion, 1987, p. 60.
17 Ibid.
18 Claude Esteban, « Un lieu hors de tout lieu », Critique de la raison poétique, coll.
« Critiques », Paris : Flammarion, 1987, p. 243.
19 Ibid., p. 244.
Pour une philosophie critique 121

une investigation rigoureuse du Vide – avec le même désir d’absolu, avec aussi les
mêmes tentations doctrinaires. Et je crois qu’il nous est difficile de le suivre sur ce
terrain de négativité, en dépit de la fascination qu’exerce sur nous cette moderne
parole apophatique.20

Par la « certitude du plein », Claude Esteban entend principalement une


logique essentialiste, qui installe une « conformité entre l’Etre et les
mots du poème21 », et notamment celle de Heidegger, qui « nous retient
sur la rive obscure, avec pour seul recours cette lucidité malheureuse
devant la diaspora des choses, et nos paroles, pour longtemps sans doute,
dévastées22 ». Le problème, c’est que la perspective ontologique de
Heidegger, qui, comme le remarque Claude Esteban, restreint le champ
de ses préférences poétiques – « C’est à Hölderlin, inlassablement, que le
philosophe fait retour, à cette parole toute tournée vers l’horizon originel
du monde – vers une Grèce fabuleuse de l’Esprit23. » –, impose le modèle
anthropologique de l’unicité :
Et puisque c’est à l’épreuve existentielle de la langue que le poème en revient
toujours pour s’assurer de son être, je dirai que, tout comme notre conscience
ne peut tenter un retour illusoire vers l’Un originel, le poète contemporain n’a
pas à rêver d’une mythique virginité des vocables. Un des « bonheurs » que la
poésie a en partage, et peut-être le plus grand – ce dont elle doute désormais –,
est précisément d’œuvrer au sein d’un système de signes qui trahit les stigmates
et l’usure du temps.24

Ainsi, au discours du mythe, qui implique le retour aux origines, Claude


Esteban oppose le fonctionnement historique du langage, n’admettant au-
cune conception spatialiste du temps. Dans ce contexte, la citation des
Fusées de Baudelaire – « Profondeur immense de pensée dans les locu-
tions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis25. » – n’est
pas anodine. Au-delà de la mise en avant de l’historicité des discours, qui
transcende l’historicisme de la situation, il y a là l’insistance sur le lan-
gage dit ordinaire, qui n’est pas authentique pour Heidegger. Pour Claude

20 Ibid.
21 Ibid., p. 245.
22 Ibid., p. 243.
23 Ibid., p. 242.
24 Ibid., p. 246.
25 Ibid.
122  Satenik Bagdasarova

Esteban, l’opposition du langage ordinaire et du langage poétique est aussi


perverse que celle du particulier et de l’universel :
La poésie n’a pas à prendre parti dans un débat où toute la réflexion métaphysique
s’est engagée depuis lors en Occident – et qui détermine encore bon nombre de nos
catégories d’intellection du réel. Ou plutôt, la poésie ne peut embrasser aucun des
deux partis, car elle est dans son existence propre le théâtre de cette double postula-
tion, tout à la fois désireuse de sens – et de ce fait, instauratrice d’unité – et réceptacle
privilégié de l’existence plurielle, énonciatrice de l’individuel et du temps.26

La distinction opérée par Claude Esteban entre le domaine du collectif,


qui suppose la langue comme système signifiant, et le domaine du par-
ticulier, qui relève du discours, c’est ce qui permet de tourner la pensée
de l’être en sens inverse de Heidegger : « La poésie n’a pas mission de
représenter – si elle le fit jamais – la maison durable de l’être, mais bien
plutôt de signifier une demeure que nous bâtissons “pour l’être”, en vue
de sa visite évasive, de son passage toujours précaire – demeure ouverte à
tous les vents du dehors, et d’autant plus précieuse qu’elle est vacante27 ».
En retirant la poétique à la logique mimétique, qui implique une relation
déficitaire à la vérité, Claude Esteban déplace ici la catégorie de l’être du
registre ontologique du « il y a », qui efface toute pensée de la subjectivité,
vers la signifiance, qui fait référence à l’activité empirique du langage.
Dans cette perspective, la dimension métaphysique de l’expérience ne se
trouve plus dans l’aspiration à l’être, mais dans l’effet de l’activité du dire,
que l’on ne peut ni garantir, ni prévoir.
Loin de maintenir l’opposition traditionnelle de la philosophie et de la
poésie, Claude Esteban cherche à changer un rééquilibre des forces dans
l’articulation entre deux domaines, en déplaçant le projet d’une poétique
philosophique vers celui d’une philosophie critique. Ce qui suppose de
concevoir la relation entre philosophie et poétique à partir d’une primauté
donnée à la pensée du poétique. L’étude de Claude Esteban sur la lecture
de Shakespeare par Cavell est pertinente du point de vue de la transfor-
mation du rapport de la philosophie à la littérature, dans la mesure où elle
vise justement à montrer ce que devient la méthode philosophique quand
elle se trouve déplacée du côté du point de vue du poème.
Claude Esteban commence son essai sur Cavell par distinguer deux
modèles de l’analyse des textes littéraires : un modèle herméneutique et

26 Ibid.
27 Ibid., p. 245.
Pour une philosophie critique 123

un modèle poétique. Le modèle herméneutique est exprimé par l’opposi-


tion de l’explicite et de l’implicite : « cette résolution, et la plus rigoureuse,
à définir ce qu’elle [la parole poétique] se plaît à dérober sous les images,
sous les métaphores dont elle aime à se revêtir, et que le philosophe, dans
sa recherche de la vérité, ou du moins, de la pertinence des concepts,
tente de réduire à quelque signification irréfutable28 ». Le modèle poétique
est caractérisé par « cette attention toute physique, sensorielle, sensuelle
même, aux mots que le poème met ensemble et qui, qu’on le veuille ou
non, résistent aux opérations restrictives de l’Idée29 ». Ce qui séduit Claude
Esteban chez Cavell, et notamment dans son étude sur Shakespeare Déni
de savoir, c’est le glissement d’un point de vue herméneutique vers un
point de vue poétique. Si on regarde la position théorique de Cavell, qui
consiste à soumettre le théâtre à la philosophie – il y a « une raison de
parler du théâtre shakespearien comme d’un théâtre philosophique30. » –,
sa situation est logiquement celle de l’herméneutique. Par la réduction
de la forme théâtrale à « la mise en place scénique d’un débat d’idées qui
importait seul, au détriment de l’expression verbale et de la finalité même
du théâtre31 », Cavell écarte d’emblée toute réflexion sur la spécificité poé-
tique du théâtre de Shakespeare :
On notera, avec un certain étonnement, que le terme de poésie n’apparaît guère, si-
non de biais, dans ce grand livre de méditation sur Shakespeare, comme si Cavell en
écartait la notion, et davantage encore la fonction, dans l’œuvre de l’Élisabéthain.
Une seule remarque dans l’Évitement de l’Amour, et qui semble au regard de Cavell
mettre fin à toute argumentation éventuelle : « C’est une vérité constamment répé-
tée que la puissance dramatique de la pièce (Le Roi Lear) est fonction de sa poésie.
On dit parfois que les pièces de Shakespeare sont des poèmes, ce qui est manifeste-
ment inexact puisque le mode d’expression de ce théâtre consiste à utiliser la poésie
à des fonctions dramatiques32 ».

28 Claude Esteban, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Espace, l’inachevé. Cahier


Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours : Farrago, 2003, p. 131.
29 Ibid.
30 Stanley Cavell, cité par Claude Esteban, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Es-
pace, l’inachevé. Cahier Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours :
Farrago, 2003, p. 134.
31 Claude Esteban, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Espace, l’inachevé. Cahier
Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours : Farrago, 2003, p. 134.
32 Stanley Cavell, cité par Claude Esteban, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Es-
pace, l’inachevé. Cahier Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours :
Farrago, 2003, p. 135–136.
124  Satenik Bagdasarova

Si l’approche théorique de Cavell suppose une démarche qui subordonne la


poétique à la philosophie, sa lecture empirique de Shakespeare montre une
tout autre approche. Claude Esteban remarque : « Le sens qui s’en exprime
ne semble pas lui suffire, il lui faut cette matérialité savoureuse des mots,
les ambivalences ou les illuminations subites qu’ils traduisent, en bref, ce
tissu verbal et mental qui soudain se déchire pour livrer, comme à nu,
l’inexpiable d’un destin33 ». Cavell se déplace donc de la conception hermé-
neutique, qui relève du signe, vers une conception poétique, qui relève de la
signifiance. Ce qui fait que la dimension du tragique n’est pas dans le sens
des mots, mais dans l’activité d’une œuvre qui les fait travailler ensemble :
Je n’en donnerai en exemple que cette superbe divagation – au sens mallarméen –
sur la « noirceur » d’Othello, où lentement, insensiblement, Shakespeare passe de
la couleur de la peau, somme toute seconde, à la coloration nocturne d’une âme :
« Mon nom, qui était aussi pur / Que le visage de Diane est à présent souillé et noir /
Pareil à ma propre figure. » Cavell, qui sans doute ne pense pas croire à la vertu des
analogies, s’émerveille de cette formulation où éthique et physique se conjoignent34.

Une autre marque du savoir lire chez Cavell, c’est, selon Claude Esteban,
l’attention au sous-discours qui fait le continu des pièces de Shakespeare.
Pour Cavell, il y a un silence spécifique de Shakespeare : « Parlant, à propos
de Lear, du dramaturge – qu’il nomme ici, une seule fois, “l’artiste” – et du
dénouement, peut-être inexplicable, que Shakespeare donne à son œuvre,
Cavell conclut : “Il perçoit, de façon plus poignante, l’impossibilité de la
succession et nous ne sommes pas toujours aussi sensibles qu’il le faudrait à
sa capacité de silence” 35 ». En soulignant l’importance que Cavell accorde
au silence dans son étude sur Shakespeare, Claude Esteban précise de quelle
conception du silence il s’agit. Chez Cavell, le silence est conçu comme une
catégorie du langage : « Il s’interroge sur des paroles inachevées, sur une
hésitation, sur un silence36 ». Ce qui dévalue par principe l’activité exégé-
tique, qui considère le silence comme une absence de langage. Un tel mode
de lecture poétique, que Cavell apprend au contact empirique du théâtre de
Shakespeare, a pour effet la constitution d’une philosophie critique :

33 Claude Esteban, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Espace, l’inachevé. Cahier


Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours : Farrago, 2003, p. 136.
34 Ibid., p. 136–137.
35 Ibid., p. 137.
36 Ibid., p. 133.
Pour une philosophie critique 125

Aux dernières lignes de son étude sur Othello, Cavell s’interroge sur les « chants »
de Desdémone avant que celle-ci ne meure : « La philosophie peut-elle les reprendre
des mains de la poésie ? Sûrement pas, tant que la philosophie continuera, comme
par le passé, d’exiger que la poésie soit bannie de sa république. Peut-être le pour-
rait-elle si elle devenait littérature. Mais la philosophie peut-elle devenir littérature,
et se connaître encore elle-même ? » La question ne cesse de battre, comme un cœur
respirant, au long de ces pages37.

Le propos de Cavell est doublement significatif : par la critique de la phi-


losophie platonicienne, qui implique l’effacement de la subjectivité artis-
tique, et par l’instauration de la solidarité entre la philosophie et la littéra-
ture, où l’artistique devient une épistémologie du philosophique. Dans la
mesure où l’activité du philosophe rejoint celle du poète, elle cesse d’être
identique à elle-même. C’est ce que montre Claude Esteban quand il règle
le discours philosophique de Cavell sur la parole décalée du Fou : « Il peut
se faire que son propos démonstratif l’entraîne et l’enchante […], voilà
qu’une boutade du Fou, le seul moraliste du drame, contrarie son élan, et
qu’il en revient au texte, à l’évidence indépassable des mots, et le discours
qu’il élaborait se retourne contre lui-même38 ». Claude Esteban répond ici
à la question de Cavell – « Mais la philosophie peut-elle devenir littéra-
ture, et se connaître encore elle-même ? » –, au sens où il concrétise un
modèle pour le projet de philosophie critique. En rapprochant la philoso-
phie de la folie, Claude Esteban sort la philosophie de la transcendantalité
comme principe de vérité pour la tourner vers une manière de penser qui
se tient du côté de l’inconnu créateur et de l’intempestivité.

Bibliographie sélective

Bataille Georges, L’Expérience intérieure, coll. « Tel », Paris : Gallimard,


1978.
— Georges, La Littérature et le mal, coll. « Folio essais », Paris : Galli-
mard, 1990.

37 Ibid., p. 138.
38 Claude Esteban, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Espace, l’inachevé. Cahier
Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours : Farrago, 2003, p. 133.
126  Satenik Bagdasarova

Baudelaire Charles, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la


Pléiade », Paris : Gallimard, 1975 (t. I), 1976 (t. II).
Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, coll. « Folio essais », Paris :
Gallimard, 1988.
Cavell Stanley, Le Déni de savoir dans six pièces de Shakespeare, traduit
de l’anglais par Jean-Pierre Marquelot, coll. « Chemins de pensée »,
Paris : Le Seuil, 1993.
Dessons Gérard, L’Art et la manière : art, littérature, langage, coll.
« Bibliothèque de littérature générale et comparée », Paris : Honoré
Champion, 2004.
Esteban Claude, Critique de la raison poétique, coll. « Critiques », Paris :
Flammarion, 1987.
— Claude, « Lugar ameno, lugar divino : topographie, dynamique, subli-
mation dans le Cantique spirituel », Jean de la Croix : Cantique spi-
rituel, Rencontres à l’Orangerie, Faculté des Lettres et des Sciences
Humaines de Limoges, mai 1992.
— Claude, « Shakespeare ou l’ombre portée », L’Espace, l’inachevé. Ca-
hier Claude Esteban, sous la direction de Pierre Vilar, Tours : Farra-
go, 2003.
Heidegger Martin, Acheminement vers la parole, traduit de l’allemand
par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier, François Fédier, coll. « Tel »,
Paris : Gallimard, 1981.
— Martin, Les Hymnes de Hölderlin : La Germanie et Le Rhin, tra-
duit de l’allemand par François Fédier et Julien Hervier, coll. « Bi-
bliothèque de littérature générale et comparée », Paris : Gallimard,
1988.
Jean De La Croix, Œuvres complètes, traduction du père Cyprien, coll.
« Bibliothèque européenne », Paris : Desclée de Brouwer, 1967.
Meschonnic Henri, Modernité Modernité, coll. « Folio essais », Paris :
Gallimard, 2005.
Platon, La République, traduit du grec ancien par Pierre Pachet, coll.
« Folio essais », Paris : Gallimard, 1993.
Rancière Jacques, Politique de la littérature, coll. « La Philosophie en
effet », Paris : Galilée, 2007.
Rimbaud Arthur, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
Paris : Gallimard, 1972.
Troisieme Partie : Le sujet des philosophes
Genèse et généalogie du sujet
Sartre et Foucault
Le sujet, entre philosophie, éthique et politique

Juliette Simont
Université Libre de Bruxelles
Chercheuse au FNRS

« Le sujet en question », ou les questions que posent le sujet sont un fil


qui permet d’articuler la pensée française du XXe siècle – celle-ci est en
effet parcourue, à propos du sujet, d’un perpétuel mouvement de bascule,
elle s’en éloigne, elle y revient, en en modifiant les figures, en s’inscrivant
aussi dans des constantes, méconnues parfois. J’ai choisi d’évoquer deux
penseurs qu’on a l’habitude d’opposer plus que de rapprocher sur la ques-
tion de la subjectivité, Sartre et Foucault. Or, entre les deux, un rapproche-
ment est possible qui n’est pas, me semble-t-il, superficiel. Au Foucault de
L’Archéologie du savoir, et à son éclat de rire quand il voit disparaître la
subjectivité humaine tout comme une figure dessinée sur le sable s’efface
sous la vague, succède le Foucault du « souci de soi », de la pensée d’un
« soi » qui se constitue dans l’épreuve ou la pratique et qui, s’il n’a pas
grand chose de commun avec la figure classique d’un sujet entendu comme
connaissance de soi, est néanmoins un soi. Au Sartre des années 30, qui
découvre Husserl, qui grâce à lui remise l’ego au magasin des accessoires
et met en place une subjectivité vide, impersonnelle, non réflexive, suc-
cède un Sartre qui, dans L’Etre et le Néant, élabore des « structures » de
la conscience (« les structures du pour-soi », c’est le titre de la seconde
partie du livre, la conscience a donc repris une consistance) ; un Sartre
qui tout au long de son œuvre consacrera de nombreux livres, de son Bau-
delaire à L’Idiot de la famille, son livre sur Flaubert, en passant par Saint
Genet comédien et martyr (sur Jean Genet), à comprendre ce qu’est une
personne. La façon dont Sartre et Foucault reviennent à une sorte de sujet
me paraît éventuellement comparable. Et il me semble que maintenant que
nous sommes largement entrés dans le xxie siècle, il nous incombe, à la fa-
veur du recul, de relativiser les conflits qui ont pu opposer les philosophies
130  Juliette Simont

quand elles avaient à faire leur place au soleil, et de comprendre ce qui


les relie. Non pour aplanir leurs différences, mais au contraire pour éviter
de ne les comprendre que superficiellement, dans leurs prises de position
tactiques au sein d’un certain champ.
Je commence, au rebours de la chronologie, par le dernier Foucault,
le Foucault du cours Le Courage de la vérité, qui parle du sujet comme
« épreuve de soi ». Cette épreuve, dans le cours en question, est l’enjeu de la
parrêsia grecque, c’est-à-dire du parler-vrai ; le sujet qui se constitue dans
l’épreuve de la parrêsia n’est plus le sujet comme connaissance (connais-
sance de soi et connaissance du monde), mais il se situe au croisement de
l’éthique et de la politique. La parrêsia, c’est-à-dire le franc-parler, est un
mode de véridiction différent de la sagesse, laquelle dit l’être du monde et
des choses ; elle revêt deux expressions principales, la première principa-
lement politique, la seconde principalement éthique, ces deux expressions
n’étant pas dénuées de rapport mais étant néanmoins distinctes. Première-
ment, le courage citoyen de dire la vérité dans la démocratie athénienne,
et ce courage entrera en crise, parce qu’il suppose une excellence éthique
que l’égalitarisme propres à la démocratie rend impossible —les solu-
tions politiques de cette crise étant l’éducation aristocratique de l’âme des
gouvernants (Platon) ou la démocratie formelle dégagée du souci éthique
(Aristote) ; deuxièmement, au carrefour qui s’ouvre du fait même de cette
crise, et incarné par Socrate, le courage de dire vrai comme proprement
et directement éthique, comme souci de soi, certes public mais non plus
directement politique.
Sartre commence lui aussi par congédier le sujet. Dès les années 20,
pendant ses études, il a une exigence forte : que la pensée rende ses droits
à la sauvagerie et à l’âpreté du réel. La culture régnant alors dans l’Uni-
versité, dominée par l’idéalisme et le positivisme, barrait l’accès de ce
réel ; elle armait les esprits de catégories telles qu’ils n’y trouveraient que
ce qu’ils en avaient anticipé, n’en connaîtraient que ce qu’ils y reconnaî-
traient. Sartre, lui, clame ceci :
Je souhaitais qu’on rendît je ne sais quel absolu aux objets sensibles, que la vérité
du vert fût précisément cette feuille verte, que l’éblouissement solaire fût la vérité
de la lumière1.

1 « Merleau-Ponty », in J.-P. Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques,


Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 1134.
Sartre et Foucault 131

La phénoménologie de Husserl, que Sartre découvre dans les années 30 à


Berlin, et en particulier le concept d’intentionnalité, lui apporte une tech-
nique conceptuelle qui permet d’élaborer son intuition. Sartre, suite à ce
séjour berlinois, écrit deux articles « Une idée fondamentale de la phé-
noménologie de Husserl : l’intentionnalité » et « La Transcendance de
l’Ego »2. Dans le premier, la conscience, « claire comme un grand vent »,
n’est rien d’autre que le mouvement de se fuir soi-même vers le dehors,
vers le monde, « sur la terre rude, parmi les choses » ; tel serait « le sens
profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase :
toute conscience est conscience de quelque chose3 », et cette découverte,
dans le vocabulaire de la phénoménologie husserlienne, c’est précisé-
ment l’intentionnalité ; le refus de l’intériorité qu’implique l’intentionna-
lité est articulé plus avant dans le second article, « La Transcendance de
l’Ego » ; Sartre y pose que l’ego, ce fatras psycho-sociologique de traits
de caractère, d’ancrages, de convictions, de constances dont nous croyons
qu’il constitue notre être, que cet ego, donc, en droit, n’existe pas, que la
seule instance transcendantale vraie, justement ce grand vent clair, est un
champ impersonnel et irréfléchi. Ce ne sont pas seulement ses maîtres
idéalistes —Léon Brunschvicg— que Sartre pense mettre en échec grâce
à l’intentionnalité husserlienne, c’est aussi tout un pan de la psychologie
introspective. Nous voilà délivrés de Proust, écrit Sartre, et de la vie in-
térieure, et ramenés à cette saine vérité : si j’aime une femme, c’est parce
qu’elle est objectivement aimable, et non, ainsi que le pensait Proust, en
fonction des exquis tourments subjectifs que j’endure.
*
Que s’est-il alors passé pour que Sartre se mette à élaborer, dans L’Etre et
le Néant, une forme de « soi » structuré, qu’il appelle le « pour-soi », et à
poser les linéaments d’une discipline qu’il nomme psychanalyse existen-
tielle, discipline dont le but sera d’élucider le choix premier qui rend raison
de l’individualité d’une personne ?
Selon Foucault la parrêsia et l’épreuve de soi qu’elle comporte sur-
gissent, je l’ai dit, dans une période de crise pour la démocratie athé-
nienne. Chez Sartre il en va de même : le souci de soi ne lui vient pas
d’une propension réflexive à contempler son intériorité, mais, en vertu

2 J.-P. Sartre, La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1965.


3 « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », in
J.-P. Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 31.
132  Juliette Simont

du principe de l’intentionnalité – qui, au fil de l’œuvre, sera remanié mais


jamais renié –, il vient du dehors, du monde, d’une crise du monde.
Le souci de soi est venu à Sartre par trois fois, et fut à chaque fois
déclenché par des crises politiques, d’abord la deuxième guerre mondiale,
ensuite un moment très tendu de la guerre froide, enfin mai 68, crises qui
ont donné lieu à des séquences autobiographiques. Je m’en tiendrai ici à la
première d’entre elles.
Mobilisé en septembre 39, et chamboulé par l’événement gigan-
tesque, qu’il a craint sans le voir venir, Sartre, sur le front d’Alsace, se met
à tenir son journal de guerre. Les Carnets de la drôle de guerre, publiés
à titre poshume, sont écrits durant les neuf mois de sa mobilisation, mais
leur effet s’en fera sentir longtemps après : dans L’Etre et le Néant, dont
bien des dimensions se mettent en place dans ce journal ; aussi dans la
longue entreprise que Sartre nomme psychanalyse existentielle, dont les
principes sont également posés dans ces pages ; enfin dans la quête d’une
morale, elle aussi commencée explicitement à ce moment-là, et qui l’ac-
compagnera jusqu’au bout.
Les Carnets de la drôle de guerre sont un texte foisonnant, où les
développements strictement philosophiques alternent avec des récits sou-
vent cocasses de la vie militaire de Sartre et de ceux qu’il appelle ses
« acolytes », c’est-à-dire les autres membres du poste de sondage météoro-
logique auquel il est affecté, avec des comptes rendus de lecture, avec des
réflexions sur le roman qu’il est en train d’écrire, L’Age de raison, avec des
interrogations sur les convulsions de l’Histoire, sur l’attitude à adopter par
rapport à la guerre, sur la vie amoureuse complexe qu’il a laissée à Paris.
A travers ces thèmes disparates, Sartre est amené à s’interroger de façon
récurrente sur ce que peut bien être le sens de son rapport à soi comme
refus de soi ou fuite de soi : en somme, sur ce qui fait que la phénoméno-
logie lui a été si nécessaire, sur ce qui fait qu’il lui fallait une pensée du
dehors, du congédiement de soi. Pourquoi l’abandon de moi-même est-il
ce à quoi je tiens le plus farouchement ?, telle est la question qui se met à
tarauder Sartre.
Voici, parmi plusieurs autres analyses du même genre, un passage du
premier carnet :
Chaque instant de ma vie se détache de moi comme une feuille morte. Ce n’est point
que je vive dans l’instant, c’est plutôt que je vis dans l’avenir. […]. De quelque Moi
que l’on me parle, je pense : je suis mieux que celui-là. […]. Il me serait intolérable
de penser que je suis moins intelligent, moins courageux, etc. que la veille. Je parle
Sartre et Foucault 133

donc de celui que je fus sans sympathie, presque sans effort pour le comprendre. Je
l’abandonne aux rires et j’en ris. En même temps, et par cette reconnaissance même
de mes erreurs, je dépouille l’homme en moi pour me placer sur le terrain absolu du
spectateur impartial, de l’arbitre. Ce spectateur, c’est la conscience transcendantale,
désincarnée, qui regarde « son » homme. Quand je me juge, c’est avec la sévérité
que je mettrais à juger autrui mais c’est que déjà je m’échappe à moi-même. Il m’est
arrivé, après avoir eu des torts dans une dispute, de les reconnaître volontiers et de
m’étonner profondément ensuite en voyant que mon interlocuteur, malgré cet aveu,
m’en voulait encore. J’avais envie de lui dire: « Mais voyons, ça n’est plus moi; ça
n’est plus le même »4.

Le moteur de cette non solidarité avec soi est, on le voit, l’optimisme :


aujourd’hui meilleur qu’hier et moins bon que demain. On conçoit que cet
optimisme soit bousculé par la conflagration mondiale et que, par rapport
aux années 30 et à la découverte enthousiaste de la phénoménologie, les
priorités aient changé. Il ne s’agit plus de dépoussiérer les figures du sa-
voir pour aller vers le réel brut, c’est l’esprit, à présent, qui est englouti par
la violence du cours du monde, c’est le monde qui est invasif et où il faut,
autant que possible, introduire un peu d’intelligibilité.
Par ce contexte de crise, nous ne sommes pas très loin de la struc-
ture du questionnement de Foucault. D’ailleurs Sartre se réfère lui aussi
aux soubresauts de la Grèce antique pour évoquer son interrogation sur
soi et l’épreuve qui l’a conduit, en philosophie, à s’éloigner de la pensée
de Husserl, trop paisible et trop universitaire, pour saisir, dans celle de
Heidegger, quelque chose qui résonne avec l’époque convulsée :
Les menaces du printemps 38 puis de l’automne me conduisaient lentement à cher-
cher une philosophie qui ne fût pas seulement une contemplation mais une sagesse,
un héroïsme, une sainteté, n’importe quoi qui pût me permettre de tenir le coup.
J’étais dans l’exacte situation des Athéniens après la mort d’Alexandre, qui se dé-
tournèrent de la science aristotélicienne pour s’incorporer les doctrines plus bru-
tales mais plus « totalitaires » des Stoïciens et des Épicuriens, qui leur apprenaient
à vivre. L’Histoire était partout présente autour de moi5.

Quand Sartre, au front, commence à se demander : « Pourquoi donc est-ce


que je m’obstine à ne pas être moi, que faire de ce bizarre moi ou non-
moi dans cette guerre ? », son questionnement est d’ordre éthique et la
première option qui s’offre à lui, en effet, est le stoïcisme. Elle lui vient

4 Carnets de la drôle de guerre, p. 234.


5 Ibid., p. 468.
134  Juliette Simont

d’Alain, de la leçon que celui-ci a tirée de la guerre précédente et qu’il a


écrite dans Mars ou la guerre jugée6 . L’attitude prônée par Alain est le
refus : prêter son corps à la guerre, avec indifférence, mais, en son âme et
conscience, la refuser, lui dire non ; être libre dans les chaînes, se vaincre
soi-même plutôt que la fortune, etc. Mais Sartre s’avise très vite que cette
solution est inopérante. Cela n’a rien d’étonnant : Sartre s’éloigne de Hus-
serl, mais il ne bouge pas sur sa compréhension de l’intentionnalité ; il res-
tera toujours vrai, pour lui, que est la conscience est ouverture au dehors,
au monde. La citadelle intérieure du stoïque ne tient donc pas :
La guerre est une modification du monde et de mon être-dans-le-monde. La guerre
n’est point une aventure qui m’arrive à moi et vis-à-vis de laquelle je peux me
conduire de telle ou telle façon. La guerre est une manière d’exister pour le monde
et moi qui suis dans le monde, mon destin individuel commence à partir de là. […]
Je suis pour-la-guerre dans la mesure même où je suis homme7.

Le stoïque tente de jouer du retrait ; il oublie que refuser la guerre c’est y


être encore : tout comme le soldat, ou l’officier ou le civil de l’arrière, le
déserteur joue un rôle dans la guerre. Aussi faut-il s’embarquer dans la
condition humaine et dans la guerre, qui sont une seule et même chose, il
faut les assumer. De même, au niveau individuel, que faire si le malheur
s’abat sur moi ? Pas du tout se raidir contre la douleur, à la façon stoï-
cienne, mais en souffrir. Sartre est très marqué par le livre de Koestler,
Un Testament espagnol, qu’il lit à ce moment-là, et il cite, entre autres, ce
passage anti-stoïcien :
Ils croyaient qu’il faut lutter pour vivre et même mourir pour que les autres vivent
[Koestler parle des républicains avec lesquels il a été emprisonné à Séville en 1937].
Comme ils y croyaient très fort, ils n’avaient pas peur de la mort. Mais ils avaient
très peur de mourir. Car c’étaient des civils, soldats du peuple, soldats de la vie et non
de la mort. J’étais là quand ils sont morts. Ils sont morts dans les larmes, les vains
appels au secours, et dans une grande faiblesse, comme les hommes doivent mourir.
Mourir est en effet une chose bien sérieuse, il ne faut pas en faire un mélodrame8.

Je dois ici faire appel à un mot qui revient de façon lancinante dans ce
journal : l’authenticité, soit une façon de se dire la vérité, d’être vrai vis-
à-vis de soi —et c’est ce qui, dans le souci de soi sartrien, répond à ce

6 Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1995.


7 Carnets de la drôle de guerre, p. 177.
8 Arthur Koestler, Un Testament espagnol, Paris, Le Livre de poche, p. 275.
Sartre et Foucault 135

que Foucault nomme parrêsia. Le concept est repris à Heidegger —Sartre


pendant cette période, lit et rumine un recueil de textes de Heidegger édité
chez Gallimard en 1938 et traduit par Henry Corbin sous le titre Qu’est-ce
que la métaphysique ?9. Les Carnets sont tout entiers et dès leurs pre-
mières lignes du 14 septembre 1939 tendus par la quête de l’authenticité,
par la traque de l’inauthenticité. Pour Heidegger, l’authenticité consiste à
assumer la mort comme la possibilité la plus propre de l’homme. Sartre ne
reprend pas la problématique de la mort en ce sens, mais bien celle de l’as-
somption. L’authenticité, c’est l’assomption de la nudité et de la simplicité
de la douleur, l’assomption de l’Histoire, l’assomption de la guerre, bref
l’immersion dans ce que Sartre, en accord avec le vocabulaire de Heideg-
ger qu’il a assimilé par le biais de cette petite anthologie, appelle « réali-
té-humaine ». Au niveau de la constitution de soi, l’authenticité, ce serait
accepter de sentir et de se sentir sans dépiauter aussitôt cette sensation, ce
serait cesser de monter sur ses propres épaules pour échapper à son soi,
ce serait lâcher la publicité qui va de pair avec l’effeuillage systématique
de soi. Sartre rapporte dans son journal le contenu d’une lettre de Simone
de Beauvoir :
Le Castor m’écrit justement que la véritable authenticité ne consiste pas à déborder
sa vie, à prendre du recul pour la juger, ou à se libérer d’elle à chaque instant, mais à
y plonger au contraire et à faire corps avec elle. Mais cela est plus facile à dire qu’à
faire. […] Il faut être fait d’argile et je suis fait de vent10.

Plusieurs passages des Carnets disent la fascination de Sartre pour des


consciences très éloignées de sa lucidité et de sa compulsion à se fuir.
C’est ainsi qu’il explique son « attraction magique pour les femmes obs-
cures et noyées11 » ; C’est également la raison de son admiration pour les
grands qui ont su se perdre : Rimbaud, Gauguin, dont le nom revient à
plusieurs reprises dans les Carnets (et aussi dans L’Age de raison) :
Vis-à-vis de Gauguin, Van Gogh, Rimbaud, j’ai un net complexe d’infériorité parce
qu’ils ont su se perdre. Gauguin par son exil, Van Gogh par sa folie, Rimbaud plus
que tous parce qu’il a su renoncer même à écrire. Je pense de plus en plus que, pour
atteindre l’authenticité, il faut que quelque chose craque. […] Mais je suis préservé
contre les craquements. Je suis ligoté à mon désir d’écrire. Même en guerre, je

9 M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Henry Corbin, Paris, Gallimard,


1938.
10 Carnets de la drôle de guerre, p. 582.
11 Ibid., p. 343.
136  Juliette Simont

retombe sur mes pieds parce qu’aussitôt je pense à écrire ce que je sens et ce que
je vois12.

Le mouvement paradoxal des Carnets, c’est donc Sartre se découvrant


prisonnier à perpétuité de la distance par laquelle il se libère de son
« soi » et en général de tout ce qu’il vit ; et cette distance séparatrice, c’est
la conscience elle-même, qu’il ne cesse de répudier comme passée, mais
qu’il redouble par là même. C’est Sartre incapable de se détacher de son
détachement, s’exhortant à le faire, et découvrant dans ces exhortations
mêmes les coupables « ruses » de l’inauthenticité (ruse est un mot qui
revient souvent dans ce journal). Tel un pendule, il oscille entre deux atti-
tudes contraires, qui renvoient l’une à l’autre, il va de l’engagement (dans
le monde et dans soi) au dégagement (de soi et du monde), de l’assomption
au retrait, de la glaise au vent. Se laisse-t-il un peu aller à « soi », son
carnet le « dégoûte comme des effusions d’ivrogne13 » ; « Mon carnet sent
l’organe14 », dit-il encore. Mais qu’il se reprenne et se juge, et il lui semble
que les pages qu’il noircit ne contiennent que des pensées racornies : « Je
suis fort sec et je m’épouille devant mon carnet avec une espèce d’hosti-
lité15. » Aucune « technique d’existence », pour reprendre le vocabulaire
de Foucault, ne lui permettra d’atteindre un équilibre au fil de ces neuf
mois où il écrit sur le problème qu’est pour lui son « soi ». Et c’est ce di-
lemme insoluble, dégagement/engagement, qui se trouve personnifié par
Mathieu et Brunet dans L’Age de raison, que Sartre écrit simultanément à
ses carnets de guerre. Mathieu, le professeur de philosophie sans ancrage,
est, comme Sartre, dénué de complaisance pour soi, il se reproche tout au
long du roman de se revendiquer d’une liberté qui n’est qu’un confort, de
n’être pas parti se battre en Espagne, d’être incapable de s’engager politi-
quement ; et il en est incapable par une sorte de dégagement constitutif,
qui fait, dit-il, que, quoique ses convictions soient les mêmes que celles de
Brunet, son vieil ami, militant au PCF, il ne pourrait défiler en chantant
l’Internationale sans avoir le sentiment qu’il joue la comédie. Brunet, lui,
est l’homme de glaise, de chair, de solidarité, de solidité, à qui Mathieu,
dans son perpétuel désaccord avec soi, pense dans les termes suivants :

12 Ibid., p. 307.
13 Ibid., p. 252.
14 J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, I, Paris, Gallimard, 1983, p. 392.
15 Lettres au Castor et à quelques autres, II, 1983, p. 115.
Sartre et Foucault 137

Son âge, sa classe, son temps, il avait tout repris, tout assumé. Il avait choisi la
canne plombée qui le frapperait à la tempe, la grenade allemande qui l’éventrerait.
Il s’était engagé, il avait renoncé à sa liberté, ce n’était plus qu’un soldat. Et on lui
avait tout rendu, même sa liberté. […] Il est plus libre que moi : il est d’accord avec
lui-même16.

*
Le résultat du journal de guerre est-il seulement cette oscillation sans
solution ? Non : le souci éthique et les hésitations subjectives qui animent
Sartre dès ses premières pages, qui le parcourent tout entiers, et qui, au
plan de l’épreuve de soi, restent aporétiques, donnent lieu, en parallèle, à
une élaboration philosophique qui leur est étroitement liée. C’est le sujet
de L’Etre et le Néant qui se met en place —sujet aux deux sens du terme :
thème et subjectivité. Sartre écrit à Simone de Beauvoir, le 15 janvier
1940 (le carnet correspondant à cette période est perdu):
[…] j’écrivais justement aujourd’hui dans mon carnet que la philosophie que je fais
doit être un peu émouvante pour d’autres parce qu’elle est intéressée. […] A cette
heure je n’essaye pas de justifier ma vie après coup par la philosophie, ce qui est
salaud, ni de conformer ma vie à ma philosophie, ce qui est pédantesque, mais vrai-
ment vie et philo ne font plus qu’un17.

La « philo » dont il s’agit, c’est l’ontologie. Et le concept crucial de cette


ontologie naissante, c’est le néant. Cette trouvaille paraît si importante à
Sartre que, lorsqu’il apprend par Beauvoir que certains de ses carnets ont
vraisemblablement été perdus au front, il n’en est que peu affecté ; il lui
écrit :
Finalement le plus important m’est tout de même resté dans la tête, c’est le Néant18.

En vertu de quoi Sartre, en effet, n’est-il jamais complètement « dans le


coup » ? Pourquoi se pense-t-il toujours comme « truqueur » ? Ni réel-
lement retiré dans la citadelle stoïcienne, ni réellement « authentique »,
c’est-à-dire engagé complètement dans le monde ? Après coup, cela
semble évident : ce qui fait que la conscience ne peut ni se rejoindre dans
une identité à soi, ni se perdre dans le monde, ce qui fait qu’au moment
où elle entre en relation à soi ou au monde elle se retire de cette relation,

16 J.-P. Sartre, L’Age de raison, Paris, Gallimard, « Folio », p. 148.


17 Lettres au Castor et à quelques autres, II, p. 39.
18 Ibid., p. 268.
138  Juliette Simont

c’est qu’elle est néant, c’est que son mode d’être spécifique est de n’être
pas, de n’être pas le monde et aussi de n’être pas ce qu’elle est. Le coup de
génie de L’Etre et le Néant, qui se trame dans les Carnets de la drôle de
guerre, c’est de trouver, pour l’intentionnalité, un opérateur, le néant, qui
à la fois relie et disjoint : c’est du fait même de se rapporter au monde que
la conscience s’en sépare et se sépare de soi, c’est du fait même de cette
séparation, qui est incomplétude, qu’elle doit se rapporter au monde pour
combler son manque.
Ce concept, le néant, ne vient pas de rien, il résulte des lectures philo-
sophiques de Sartre pendant cette drôle de guerre, peu nombreuses, mais
déterminantes : Le Concept d’angoisse de Kierkegaard, et Qu’est-ce que
la métaphysique ?, le recueil de textes de Heidegger déjà mentionné. Chez
Kierkegaard, Adam, en état d’innocence, est angoissé non pas par la faute
ou le péché, puisqu’il en ignore encore tout, mais par rien, un rien qui
n’est autre que le pressentiment d’une possibilité, c’est-à-dire de la liberté.
Liberté de quoi, pour quoi ? Adam n’en sait rien, « seule est donnée la
possibilité de pouvoir, comme une forme supérieure d’ignorance, comme
une plus haute expression de l’angoisse19 ». Chez Heidegger, si la crainte
est toujours crainte d’une détermination du monde, d’un quelque chose,
l’angoisse, elle, surgit quand les déterminations quotidiennes refluent,
quand le langage qui les dit « se tait 20», quand le monde entier est en sus-
pens dans une terrible puissance d’indétermination, le Néant, qui à la fois
révèle la réalité-humaine à elle-même et la rend apte à entrer en relation
à l’Etre. Angoisse devant la liberté pour Kierkegaard, angoisse devant le
Néant pour Heidegger, Sartre commente dans son carnet :
A mon sens c’est une seule et même chose, car la liberté, c’est l’apparition du Néant
dans le monde21.

Pourtant Sartre n’adopte pas la problématique heideggérienne sans l’inflé-


chir. En janvier 40, il écrit à Beauvoir :
Ce matin j’ai relu la conférence de Heidegger Qu’est-ce que la métaphysique ? et je
me suis occupé à « prendre position » par rapport à lui sur la question du néant. J’avais
une théorie du Néant. Elle n’était pas encore très bien tournée et voici qu’elle l’est22.

19 S. Kierkegaard, Le Concept d’angoisse, trad. P.-H. Tisseau, Félix Alcan, 1935, p. 87.
20 Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 32.
21 Carnets de la drôle de guerre, p. 416.
22 Lettres au Castor, II, p. 38.
Sartre et Foucault 139

En février, Sartre donne forme à sa critique de Heidegger, telle qu’elle


figurera dans L’Etre et le Néant, et met en place les concepts centraux
du traité d’ontologie phénoménologique, en-soi ou être, pour-soi ou
conscience. « Le pour-soi ne peut surgir qu’en liaison avec la totalité de
l’en-soi qui l’enserre », écrit Sartre en février dans son journal, inventant
subitement son vocabulaire philosophique. C’est une autre formulation de
l’intentionnalité, qui redit que l’Etre est premier ; c’est ce grâce à quoi la
phénoménologie lui est apparue d’emblée comme une arme contre l’idéa-
lisme et son vieil adage esse est percipi. Dans cette formulation, nulle
critique encore. Sartre poursuit :
D’une façon tout à fait générale, le pour-soi se néantit par rapport à la totalité de
l’en-soi. […] Cette liaison première du pour-soi à la totalité du monde comme à
ce qu’il n’est pas, c’est ce que nous nommons être-dans-le-monde. Etre-dans-le-
monde, c’est se faire absence du monde. […].

L’oscillation entre dégagement et engagement dont Sartre faisait l’épreuve,


dans son interrogation morale, en tentant (infructueusement à ses yeux)
d’être-dans-le-monde de façon authentique, cette oscillation est mainte-
nant domptée par des concepts et se dit : le pour-soi se rapporte au tout
de l’en-soi comme à ce dont il s’absente, comme à ce qu’il n’est pas. Le
ressort de l’intentionnalité devient « néantisant ». Mais Sartre ne s’en tient
pas là. Il continue de la façon suivante :
Etre-conscience, c’est se faire non-monde en présence du monde, c’est se faire
précisément et concrètement ce qui n’est pas ce monde-là23 .

C’est par cette précision, par cette concrétude de la négation que Sartre
marque sa distance par rapport à Heidegger, et ce sont elles encore qui
constitueront le ressort des critiques qu’il lui adressera dans L’Etre et le
Néant.
Si Heidegger ne convoque le néant que dans l’expérience extrême de
l’angoisse, qui est aussi suspens total et indéterminé de l’Etre, c’est, selon
Sartre, en vérité pour laisser l’Etre intact dans sa caractéristique essentielle :
il est total, englobant, c’est comme tel qu’il est suspendu, et c’est à la totalité
de l’Etre que fera retour la réalité humaine après l’avoir enjambé dans l’an-
goisse. Inversement, dans cette angoisse, par-delà l’Etre totalement anéanti,
la liberté se contemple elle-même et, dans cette auto-contemplation, gagne

23 Carnets de la drôle de guerre, p. 462–463.


140  Juliette Simont

comme une apaisante coïncidence avec soi —Heidegger, dans Qu’est-ce


que la métaphysique ?, parle du « repos caractéristique » qui s’atteint dans
l’angoisse24.
Or, pour Sartre, ce repos est inconcevable et il ne suffit pas de dire que
la conscience (ou la liberté) est néant. Si elle pouvait l’être, si elle pouvait
se rejoindre à soi-même comme le néant qu’elle est, elle serait encore une
substance, une variante de la « chose pensante » dont parle Descartes. Or
Sartre ne reviendra jamais sur le refus de la substantialité de la conscience,
qu’il a appris par la notion husserlienne d’intentionnalité. Si la conscience
est néant, cela implique qu’elle ne peut pas être le néant qu’elle est, qu’elle
se nie elle-même, qu’elle n’est jamais en repos. Et, puisqu’elle n’est rien en
elle-même, puisqu’il n’y a pas d’intériorité, c’est à l’autre bout de l’intention-
nalité qu’elle apprend cette non-coïncidence avec soi, dans l’impossibilité
où elle se trouve de nier le tout de l’être, dans l’obligation de faire passer ce
tout au fond et de ne n’appréhender, en les niant, que des ceci qui accèdent,
eux, au statut de forme déterminée. « […] Etre-conscience, c’est se faire
précisément et concrètement ce qui n’est pas ce monde-là25. »
Autrement dit, l’angoisse constitue une expérience limite, et comme
telle, rare. Ce n’est pas ainsi que, le plus souvent, nous faisons l’expérience
du néant. Le néant, pour Sartre, est une épreuve intramondaine, c’est le
ver dans le fruit, l’écharde dans la chair, la perpétuelle reconduction d’une
distance qui sépare le pour-soi des aspects du monde auxquels il tente de
se lier. Il n’y a pas, sauf par rares fulgurances (angoisse, ennui, « nausée »),
de suspension du monde, il y a seulement « ce monde-là », précisément et
concrètement, le monde des fins et des moyens, des visées et des obstacles,
où Pierre n’est pas à l’endroit je l’attends, où je n’ai plus le temps de finir
telle tâche, où un obstacle imprévu me sépare de mon but, etc. Au terme
des Carnets, le néant veut dire : je ne suis ni ceci, ni cela, ni cela encore,
et cette néantisation perpétuelle est la façon dont je détermine le monde
et dont je me détermine dans le monde comme ne l’étant pas et comme
n’étant pas moi-même. Réciproquement, c’est parce que je ne coïncide pas
avec moi-même, parce que je ne peux pas être un « soi » substantiel, que
je me projette vers le dehors en y cherchant le comblement de cette faille
interne. Tout cela se retrouvera, tel quel, dans L’Etre et le Néant.
*

24 Qu’est-ce que la métaphysique ?, p. 31.


25 Carnets de la drôle de guerre, p. 463.
Sartre et Foucault 141

Cette multiplicité des négations dans lesquelles se monnaie concrètement


et précisément le néant qu’est la liberté, c’est la matrice conceptuelle d’un
autre fondamental de l’ontologie sartrienne, indissociable de celui de li-
berté, celui de situation : la liberté est en proie à l’être en même temps
qu’en prise en lui, elle l’éclaire et le dépasse à partir d’un ancrage déter-
miné. Beaucoup d’échanges théoriques de Sartre et Beauvoir, durant cette
période, portent là-dessus :
Sur les carnets de moleskine où il notait sa vie au jour le jour, ainsi qu’un tas de
réflexions sur lui-même et son passé, il ébauchait une philosophie. Il m’en exposa
les grandes lignes, un soir que nous rôdions près de la gare du Nord. […] Les jours
suivants, nous discutions certains problèmes particuliers et surtout le rapport de
la situation et de la liberté. Je soutenais que, du point de vue de la liberté telle que
Sartre la définissait —non pas résignation stoïcienne mais dépassement actif du
donné— les situations ne sont pas équivalentes26.

Sartre se rend aux raisons de Simone de Beauvoir. Il s’y rendra de plus en


plus au fil de son œuvre, au point que, en 1960, la Critique de la raison
dialectique ne sera rien d’autre qu’une très longue élucidation des pra-
tiques humaines en tant qu’elles configurent la situation historique, maté-
rielle et sociale et sont, en retour, défigurées par celle-ci. Mais L’Etre et le
Néant déjà est bien un livre situé, et c’est comme tel qu’il a été compris,
en pleine occupation, beaucoup plus que comme un traité de philosophie
de la conscience. Voici, par exemple, le témoignage de Claude Lanzmann,
qui était au moment de sa publication en train de mettre sur pied un réseau
de résistance, au Lycée Blaise Pascal à Clermont-Ferrand, et à qui son
camarade Gilles-Gaston Granger apporta le livre :
Dans les circonstances de ce temps, nous reçûmes, Granger et moi, L’Etre et le
Néant, ontologie révolutionnaire, comme une œuvre de résistance et de liberté. Nul,
alors, ne s’y trompait27.

Sartre, loin de s’enfermer dans une philosophie périmée du cogito et


d’une subjectivité étanche, se plaçait donc à la jointure de l’éthique et du
politique, et répondait, en exaltant la liberté, aux exigences d’une situation
très précise, qu’il convient de se rappeler quand on lit cet ouvrage.

26 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, « Folio », p. 498.


27 Claude Lanzmann, « Mon Sartre », in Les Temps Modernes, Notre Sartre, nos 632–
633–634, juillet-octobre 2005, Paris, Gallimard, p. 7.
142  Juliette Simont

Sartre, nous l’avons vu, arrive à l’ontologie par le souci éthique, lui-
même surgi des bouleversements de son existence et du monde ; son onto-
logie accomplie, soit L’Etre et le Néant, est tissée de concepts qui relèvent
à la fois de l’ontologie, de l’éthique, de la pratique, voire de la politique : li-
berté, mauvaise foi, valeur, esprit de sérieux, situation, etc. ; elle s’achève
sur des pages intitulées « Perspectives morales », dans lesquelles Sartre
annonce un prochain ouvrage qui élucidera ce que peut être une éthique
de la liberté. Née d’un questionnement moral, y retournant en conclusion,
l’ontologie, pour Sartre, serait-elle une sorte de marchepied vers autre
chose? C’est ce que pensait Jean Hyppolite, qui disait à propos de L’Etre et
le Néant, et il n’y mettait aucune intention péjorative : « Jean-Paul Sartre
est peut-être davantage un moraliste, dans la tradition française, qu’un
philosophe28 ».
Sartre, selon lui, aurait fait une ontologie pour se libérer de l’ontologie
et comme préambule à une anthropologie existentielle approfondie, exac-
tement à l’inverse de Heidegger, qui n’écrit Etre et Temps, livre encore
anthropologique, que comme introduction à une ontologie fondamentale
où la condition humaine comme telle ne joue plus de rôle.
*
Je terminerai par quelques mots sur Sartre, Foucault et le statut de l’in-
tellectuel.
Il y a bien eu, de 1945 à 1960, un magistère sartrien, exaspérant
sûrement pour les jeunes philosophes de la génération suivante, et l’on
comprend que Les Mots et les Choses ait dû être écrit contre Sartre. Ce
magistère tient à l’idée que Sartre se faisait de l’intellectuel : celui qui « se
mêle de ce qui ne le regarde pas », dit-il dans « Plaidoyer pour les intellec-
tuels », et qui s’en mêle en ayant pour visée l’universel. Il ne faut pas cari-
caturer cette figure sartrienne de l’intellectuel ; il ne s’agit pas du tout d’un
être omniscient émettant d’en haut des décrets autoritaires sur le monde,
mais d’un être déchiré, et déchiré, précisément, par la dialectique de la
situation et de la liberté. Produit d’un système de pouvoir qui le rémunère
en tant que technicien du savoir – ce qui est un privilège et en même
temps un asservissement, puisque le pouvoir attend de lui qu’il module
son savoir dans l’intérêt de ce système—, ce technicien peut s’apercevoir
que les potentialités universelles de son savoir contredisent ce système

28 Jean Hyppolite, « La psychanalyse existentielle chez Jean-Paul Sartre », in : Figures


de la pensée philosophique, II, Paris, PUF, 1971, p. 781.
Sartre et Foucault 143

de pouvoir. Il devient alors un intellectuel, pris dans la dialectique de la


situation et de la liberté :
Il faut qu’il se saisisse lui-même dans la société en tant qu’elle le produit et cela ne
se peut que s’il étudie la société globale en tant qu’elle produit, à certains moments,
des intellectuels. D’où un perpétuel renversement : renvoi de soi au monde et du
monde à soi29.

Mais son but est l’universel. Contre lequel Foucault, vous le savez, a re-
vendiqué la figure de l’intellectuel spécifique. L’intellectuel spécifique,
c’est le détenteur d’un savoir, l’expert, qui, dans une lutte locale et ponc-
tuelle, retourne son savoir contre le pouvoir, et, au-delà de son objectif
particulier, lutte ainsi contre la façon dont le pouvoir répartit le vrai et le
faux. Cette opposition n’est pas si nette qu’il y paraît, puisque l’univer-
sel est évidemment susceptible de spécification, puisque des objectifs de
lutte ont été communs à Sartre et Foucault, par exemple dans le domaine
de la psychiatrie. La différence d’accent n’en existe pas moins. Foucault
s’est tenu à distance de Mai 68, le mot révolution lui inspirait une grande
méfiance. Quant à Sartre, tout se passe comme si l’exigence de détermina-
tion, qu’il saisissait avec acuité quand il s’agissait de philosophie, d’onto-
logie —c’est là, je l’ai dit, le lieu de son opposition à Heidegger— devenait
moins contraignante au niveau de la pratique politique. La question par
laquelle je terminerai est simplement celle-ci : l’intellectuel aimanté par
l’universel, Sartre par exemple, ne répond-il pas, ne correspond-il pas à
des situations de crise historique globale, où tout bouge ? Ne sommes-
nous pas entrés à nouveau dans une crise de ce genre ? Parmi les slogans
rencontrés Place de la République, à Paris, au printemps 2016, on pou-
vait lire : « Le monde, sinon rien ». Dans la présente situation de crise,
l’ « expert » a-t-il encore le loisir de se retourner contre le pouvoir, comme
il pouvait le faire sans trop de dommage dans l’atmosphère libertaire et
dans la conjoncture économique encore favorable qu’a vécue Foucault ?
Quelle est la figure subversive qui peut fonctionner aujourd’hui ? Retour à
l’universel ? Ou, comme le dit au contraire Jean-Claude Milner dans Pour
une politique des êtres parlants, une nouvelle figure d’intellectuel spéci-
fique, détachée sans doute de l’expertise —que nous savons, aujourd’hui,
assujettie au pouvoir— mais résolument immergée dans le « fragment » :

29 « Plaidoyer pour les intellectuels », in Situations, VIII, Paris, Gallimard, 1972, p. 402.
144  Juliette Simont

Il faut commencer par ne plus prendre la politique comme un tout. […] Une seule
possibilité pour celui qui ne décide pas [pour l’intellectuel] et a compris qu’il lui faut
se faire entendre en tant qu’il ne décide pas : fragmenter. […] Ce que nous voulons,
tout, disaient quelques-uns après Mai 68. Aujourd’hui, je m’exprimerais à l’inverse :
ce que nous voulons, justement, pas tout, mais quelque chose, qui n’est ni tout ni
rien. Nous voulons cela, que nous voulons ici et maintenant. Le cela, les sujets, se
pointeront circonstanciellement, en se gardant de l’illusion de l’œuvre30.

30 J.-C. Milner, Pour une politique des êtres parlants, Paris, Verdier, 2011, p. 76–77.
La causa del sujeto

Dardo Scavino
Université de Pau

El título de este volumen es un verdadero hallazgo. Un hallazgo poético,


pero sobre todo en francés, debido al cúmulo de significaciones conden-
sadas en apenas cuatro términos. Le sujet en question nos recuerda que el
sujeto es el que habla pero también el tema acerca del cual habla, y uno de
los problemas que quisiera abordar aquí es precisamente ese: si hay una
identidad entre el sujeto de la enunciación y el “yo” de sus enunciados,
o si un sujeto puede hablar sobre sí mismo. Pero también en qué medida
el sujeto es un sujet o un súbdito que obedece a un señor o a una causa.
No menos importante me parece, por último, el sustantivo question, que
alude tanto a la indagación como al cuestionamiento. Porque convendría
preguntarse de qué sujeto es cuestión, o qué sujeto está en cuestión, si se
trata del sujeto pensante o pensado, de la enunciación o del enunciado.
A esa indagación de los sujetos sometidos a causas judiciales los ro-
manos la llamaban, precisamente, quaestio, y se trataba de un interroga-
torio y de una mise en question de sus respuestas. La quaestio interviene
tras la inculpación de alguien, cuando se lo pone en causa. Y tanto la cau-
sa como la quaestio están estrechamente vinculadas con el surgimiento
del sujeto moderno. Baste con recordar que una expresión tan usual como
fuero interno hubiese sonado contradictoria en otros tiempos. El sustanti-
vo fuero tiene la misma raíz que los adverbios fuera y afuera, y resulta in-
congruente con el adjetivo interno. Sólo que en la expresión fuero interno
el sustantivo no tiene solamente el sentido de afuera sino también de otro
derivado de foris, forum, esa ágora romana en donde se desarrollaban las
causas judiciales. Si hablamos hoy de fuero interno, for intérieur o incluso
de foro de la conciencia, se debe a que los teólogos cristianos recurrieron a
la expresión tribunal mentis para referirse a ese ejercicio de introspección,
de enjuiciamiento de sí, de cuestionamiento de sí, de auto-inculpación que
a partir del cuarto Concilio de Letrán y el decreto Omnis utriusque sexus
terminaría convirtiéndose en el sacramento de la confesión. El juez y el
146  Dardo Scavino

inculpado, el cuestionador y el cuestionado, terminaron reuniéndose así


en una misma persona, y el forum se volvió interior.
La diferencia entre los personajes de la causa judicial, sin embargo,
persistió. Kant diría más tarde que, aunque el hombre se encuentra solo
consigo mismo en la conciencia moral, se ve obligado a escucharla como
si fuera otra persona porque todo ocurre como si se hallara en “una causa
judicial ante un tribunal”: “para no encontrarse en contradicción consigo
misma”, añade el filósofo prusiano, “la conciencia del hombre, en todos
sus deberes, debe concebir a una persona diferente de sí como juez de
sus acciones”1. Teólogos como el catalán Ramón de Peñafort o Juan de
Friburgo habían decretado ya la inocencia de ese juez: todos somos peca-
dores salvo cuando nos acusamos de serlo. El juez de este tribunal mentis
o de este forum internum no se ve afectado por ninguna tentación: no es
venal, ni lascivo, ni celoso, ni envidioso, ni orgulloso, de modo que no
habría ninguna razón para desconfiar de sus juicios acerca del inculpado
por más severos que fueran. Nadie lo pone en cuestión ni en causa. Santo
Tomás llegaría a convertir incluso esta voz en una representante interior
de la divinidad: en el fuero externo, afirmaba, los actores del pleito eran
dos hombres, mientras que en el interno eran el hombre y Dios. Para Niet-
zsche, en cambio, no había ninguna razón para fiarse de esta voz de la
conciencia y había que preguntarse más bien “cómo había aparecido”2.
Y nuestra hipótesis es esa: ese juez también tiene, para cierta filosofía
moderna, una causa.
2
La confesión es un género literario que Philippe Lejeune situó en el origen
del pacto autobiográfico. Este pacto presupone la existencia de una iden-
tidad entre el narrador y el personaje, o entre el sujeto de la enunciación y
el sujeto del enunciado, identidad que no se verifica necesariamente desde
una perspectiva lógica. Para recurrir a un ejemplo breve, recordemos un
tema de Silvio Rodríguez de género confesional. En esta canción, intitula-
da muy autorreferencialmente “Esta canción”, el yo poético no cesaba de
ponerse en cuestión o en causa:

1 Kant, Doctrine de la vertu, A.K. VI, 438; PIII, 727.


2 Nietzsche, Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 1997, p. 270.
La causa del sujeto 147

Me he dado cuenta
de que miento.
Siempre he mentido,
siempre he mentido.3

Silvio Rodríguez estaba proponiendo aquí una variante de la paradoja de


Epiménides. Su confesión, de hecho, podría resumirse en una sola pro-
posición: “Todos mis enunciados son mentiras”. Cuando escuchamos por
primera vez esta confesión, suponemos que el cubano estaba reconocien-
do que todos y cada uno de sus enunciados eran mentiras. Pero nos damos
cuenta muy pronto de que, si así fuera, su confesión también sería una
mentira, a menos que estimásemos que esta confesión constituye una ex-
cepción. “Soy un mentiroso”, nos está diciendo el cantautor, “salvo cuan-
do digo que lo soy”. Esta excepción nos confirma entonces que la presunta
confesión no proviene del inculpado sino del acusador. El cantante no
estaba confesándose sino acusándose, es decir, poniéndose en causa. La
confesión necesita que el inculpado y el juez sean una sola y misma per-
sona porque de otro modo no sería sincera, pero precisa a la vez que no
se trate de la misma porque el juez no puede estar sometido a las mismas
tentaciones que el acusado, de modo que este se pone a salvo, es decir, se
exceptúa. En la confesión de Silvio Rodríguez, justamente, el pecado de
mendacidad recubre todos los demás. El cubano hubiese podido confesar
que todas sus afirmaciones obedecen a la codicia, la lujuria, la envidia,
la vanidad, la pereza, la cólera o la gula, y el resultado no hubiese sido
diferente: escuchamos la confesión como una excepción a esta regla. El
pecado aparece aquí como una causa, una influencia maligna que deter-
mina los juicios de quien habla, a menos que, en el momento de hablar, se
inculpe o se ponga en causa.
La solución propuesta por los doctores de Letrán y Trento o, algunos
siglos más tarde, por Kant no difiere de la expuesta por Bertrand Russell
a principios a del siglo XX cuando elaboró su type theory. Para evitar
la paradoja, proposiciones como “todo mis enunciados son mentiras” no
podían entenderse, según él, como si se refiriesen a sí mismas. El cuanti-
ficador universal –“Todos mis enunciados son mentiras”– está anuncián-
donos que el conjunto de sus enunciados está incluido en el conjunto de
las mentiras o que la función “mentira” se aplica sistemáticamente a todas
los enunciados del confesante: “Si x es un enunciado mío, entonces x es

3 Silvio Rodríguez, “Esta canción” en Días y flores, La Habana, EGREM, 1975, pista 7.
148  Dardo Scavino

mentira”. Pero si pensamos que el confesante también miente y el enun-


ciado “Todos mis enunciados son mentiras” es falso, no podemos inferir
que “Ninguno de mis enunciados es mentira”. Cuando un juicio univer-
sal es falso, su contrario no es verdadero. En una época se pensaba que
todos los cisnes eran blancos, y cuando se desmintió esta ley, porque se
descubrieron cisnes negros, no se concluyó que ningún cisne era blanco.
Una ley falsa es sencillamente una falsa ley: “No todos mis enunciados
son mentiras”, significa que la función “mentira” ya no puede aplicarse
universal y necesariamente a cada uno de sus enunciados.
Podríamos escribir las cuatro proposiciones resultantes de la parado-
ja de la confesión siguiendo una sugerencia hecha por Jacques Lacan en
un seminario de 19714 cuando propuso una notación negativa del cuanti-
ficador universal (¬∀):

1.  Todos mis enunciados son mentiras 3. No existe ningún enunciado mío (ni siquiera
la confesión 1) que no sea mentira
∀x f(x) ¬Ǝx ¬f(x)
2. Existe al menos un enunciado mío 4. No todos mis enunciados son mentiras
(la confesión 1) que no es mentira
Ǝx ¬f(x) ¬∀x f(x)

Las fórmulas 3 y 4 corresponden a la interpretación autorreferencial, o


completa, de la confesión: si la confesión también es mentira, y no hay
ninguna excepción a la función, ¬Ǝx ¬f(x), entonces ésta pierde su validez
universal: ¬∀x f(x). Las fórmulas 1 y 2, en cambio, corresponderían a la
type theory de Russell, a la interpretación metalingüística o incompleta
de la proposición: el confesante no miente cuando la pronuncia, de modo
que la función se aplica a todos los casos, (1) ∀x f(x), excepto a la confe-
sión, (2) Ǝx ¬f(x). Dicho esto, la negación del cuantificador universal, (4)
¬∀x f(x), no significa que la proposición es incompleta sino inconsistente
dado que ahora ya no podemos decidir si un enunciado del confesante es
mentira o no. La inconsistencia es incluso una consecuencia de la interpre-
tación completa de la confesión, es decir, aquella que no excluye ningún

4 Lacan introduce sus “ formules de la sexuation” en el seminario …Ou pire (1971–72),


cuya versión en línea se encuentra fácilmente. El francés vuelve a referirse a estas fór-
mulas en el seminario del año siguiente: Encore (1972–73), Paris, Seuil, 1975, pp. 99
y ss.
La causa del sujeto 149

enunciado y, como consecuencia, no exceptúa la confesión de la función


“mentira”: (3) ¬Ǝx ¬f(x). Podríamos ordenar estas fórmulas en dos juicios
hipotéticos del tipo p ⊃ q:

Si “Todo mis enunciados son mentiras”,


entonces “existe al menos un enunciado que no es mentira”

∀x f(x) ⊃ Ǝx ¬f(x)

Si “No existe ningún enunciado mío que no sea mentira”,


entonces “No todos mis enunciados son mentiras”

¬Ǝx ¬f(x) ⊃ ¬∀ f(x)

Russell, sin embargo, no encontró una verdadera “solución” a su propia pa-


radoja. Propuso sencillamente una manera de evitarla. O deberíamos decir
tal vez: de olvidarla. Porque la type theory confirma nuestro habitual olvido
de la posición de enunciación: cuando escuchamos por primera vez la con-
fesión, la excluimos automáticamente del conjunto de las mentiras, de modo
que no percibimos la paradoja. Sólo en un segundo momento nos damos
cuenta de que el único motivo para exceptuarla es evitar la paradoja, como
ocurre con enunciados del tipo “todo cambia” o “todas las generalizaciones
son idiotas”. Desde un punto de vista lógico, por consiguiente, las fórmulas
3 y 4 preceden a las fórmulas 1 y 2. Estas últimas se obtienen cuando toma-
mos una decisión acerca del enunciado lógicamente indecidible, es decir,
cuando decidimos exceptuar a la confesión del conjunto de las mentiras para
que este conjunto se vuelva consistente, es decir, para que pueda convertirse,
como tal, en el sujeto de una proposición.

Una variante de la paradoja de la confesión se encuentra en el origen de la


filosofía moderna. Después de examinar muchas de sus ideas, Descartes
había llegado a la conclusión de que todos sus pensamientos eran dudo-
sos5. Hay que dudar de la validez de todos nuestros pensamientos porque
nada nos asegura que hasta nuestras más grandes certezas no sean grose-
ros errores. Pero como quien duda de todos sus pensamientos, no puede

5 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 1966, p. 42.


150  Dardo Scavino

dudar que está dudando, su propia duda no forma parte de las entidades
dudosas. La confesión “Todos mis pensamientos son dudosos” no entra
dentro del conjunto que ella misma establece (“No es dudoso que todos
mis pensamientos sean dudosos”). Un escéptico consecuente debe ser un
escéptico convencido: puede dudar de todos sus pensamientos, menos de
su escepticismo. La filosofía moderna se inicia así con este oxímoron car-
tesiano: la indudable duda.

1.  Todos mis pensamientos son dudosos 3. No existe ningún pensamiento mío
(ni siquiera mi duda 1) que no sea dudoso
∀x f(x) ¬Ǝx ¬f(x)
2. Existe al menos un pensamiento 4. No todos mis pensamientos son dudosos
(mi duda 1) que no es dudosa
Ǝx ¬f(x) ¬∀x f(x)

Descartes podía dudar entonces de la existencia de las cosas en las cuales


estaba pensando, pero no dudaba de la existencia de su propio pensa-
miento en el momento de hacerlo: aunque las cosas en que pienso no sean
ciertas, es cierto, por lo menos, que pienso en ellas. Para él, no había nada
más firme que esta excepción del sujeto pensante. Desde una perspectiva
lógica, no obstante, nada le impedía a Descartes dudar de su propia duda,
nada le impedía incluir en el conjunto de las cosas dudosas su propio acto
de dudar y optar por las proposiciones 3 y 4. El cogito ergo sum es una
inferencia lógica pero también una decisión tomada ante un enunciado
indecidible, y tomada para evitar, precisamente, la paradoja o la incon-
sistencia de la teoría. Una decisión tomada para salvar la consistencia de
la razón. Y el sujeto moderno, el sujeto racional moderno, nace de esta
decisión.
Pero la paradoja de la confesión conoció una versión clave para la
filosofía moderna: la “antinomia dinámica” de Kant. La física, o la di-
námica, propone la siguiente ley universal: “Todas las cosas tienen una
causa”6. Esta ley es un axioma fundamental del conocimiento científico:
nada ocurre porque sí, lo que significa que todo tiene una explicación.
Y conocer significa eso: poder explicar por qué algo es así y no de otra
manera. Pero si la formulación de esta ley universal también fuese el
efecto de alguna causa, si el sujeto que la formuló lo hubiese hecho bajo

6 Kant, Kritik der reinen Vernunft, Berlin, Mayer & Müller, 1889, 472.
La causa del sujeto 151

la influencia de una conmoción cerebral, de la marihuana o de un genio


maligno, entonces perdería su validez universal. Kant concluye de esto
que el sujeto trascendental –el sujeto que enuncia las leyes universales–
no forma parte de los elementos a los cuales les aplica esa ley. De modo
que se ve obligado a proponer una distinción entre el sujeto trascendental
y el sujeto empírico o psicológico. Pero esta conclusión es una decisión
comparable con la “teoría de los tipos”. Y Kant se vio obligado a tomarla
para que el edificio de su teoría del conocimiento no se volviera incon-
sistente.

1.  Todos las cosas tienen una causa 3. No existe ninguna cosa (ni siquiera le
ley 1) que no tenga una causa
∀x f(x) ¬Ǝx ¬f(x)
2. Existe al menos una cosa (la ley 1) que 4.  No todas las cosas tienen una causa
no tiene una causa
Ǝx ¬f(x) ¬∀x f(x)

El sujeto, diría el filósofo de Könisberg, no es un fenómeno sino un noú-


meno, o no forma parte del dominio de lo cognoscible, dado que lo cog-
noscible, aquello que puede explicarse, obedece necesariamente a una
causa. El sujeto, en resumidas cuentas, no es un objeto, lo que significa
que, a diferencia de los objetos, no obedece a causa alguna o, si se prefiere,
es libre. Optar por la libertad del sujeto no es, en la primera Crítica, una
decisión ética de Kant sino una decisión estrictamente lógica: el sujeto
tiene que escapar a las leyes que él mismo establece para el resto del uni-
verso si pretende que su juicio no se vuelva inconsistente. Sólo un sujeto
libre puede ser un sujeto objetivo: un sujeto cuyos juicios no dependen de
factores subjetivos. Sólo un sujeto libre puede ser un sujeto universal. Y
este es uno de los puntos clave de la Crítica de la razón pura: la razón tie-
ne sus límites y uno de estos límites es el conocimiento del propio sujeto
racional. De la mística divina, o una teología negativa, pasamos, gracias a
Kant, a una mística subjetiva, o a una antropología negativa.
Aquella decisión de Kant va a engendrar un largo linaje filosófico que
se prolonga hasta mediados del siglo XX cuando Sartre decidió excluir di-
rectamente a la consciencia de la totalidad de las cosas: toda consciencia
es conciencia de algo y, como consecuencia, no es algo. La consciencia es
la nada. Y hasta tal punto es así, que ni siquiera puede confundirse con el
“yo”, algo que la paradoja de la confesión había sugerido: esta sólo puede
evitarse si se introduce una diferencia de tipo lógico entre el sujeto del
152  Dardo Scavino

enunciado “soy un mentiroso” y el sujeto que enuncia esta sentencia, entre


el sujeto pensado y el pensante.

Ustedes saben que muchos filósofos pondrían en entredicho la solución


kantiana de la antinomia dinámica. Nietzsche, por ejemplo. O Marx. Am-
bos reiteraban, a su manera, la tesis de Spinoza: esa presunta libertad no
era sino un olvido de las causas. El sujeto trascendental también obedece,
para Marx, a una causa. Sólo que esta causa no sería natural, física o
dinámica sino histórica. Y el problema, claro, es qué significa una causa
histórica. Porque el propio Marx nunca terminó de mostrarse claro al res-
pecto. De uno u otro modo, muchos pensadores del siglo XIX y XX van
a interrogarse acerca del estatuto de esta determinación histórica del su-
jeto que no se confunde con una causa natural, de esta determinación del
sujeto trascendental diferente de las determinaciones del sujeto empírico.
Permítanme entonces exponer este problema a través de otra paradoja
lógica propuesta por Jorge Luis Borges.
Les cuento primero el contexto. A principios del siglo XX, la llegada
masiva de inmigrantes al puerto de Buenos Aires había traído aparejado
un incremento notorio de la xenofobia en una parte de la población ar-
gentina. Como muchos de sus compatriotas, el joven Borges participó de
este fenómeno y sus escritos de esos años atestiguan esta posición. En la
década del veinte, por ejemplo, Borges decía añorar un mítico tango “pri-
mitivo” que todavía no había sido “arruinado” por la influencia extranje-
ra. Con el paso de los años Borges lamentaría sus posiciones juveniles y
se las atribuiría, con humor, a esa misma injerencia extranjera: en aquel
mito de un tango autóctono, puro, que todavía no había sido arruinado
por los “italianos”, él percibía ahora el “síntoma de ciertas herejías nacio-
nalistas que han asolado el mundo después – a impulso de los gringos,
naturalmente”7.
Los nacionalistas argentinos, en efecto, no cesaban de denunciar to-
das aquellas costumbres, ideas, modas o doctrinas que no tuvieran un ori-
gen nacional, y solían acusar de “cipayos” a quienes las introducían en el
territorio o a quienes las adoptaban en detrimento de las autóctonas. Pero
si hubiesen llevado esta lógica hasta sus últimas consecuencias, habrían

7 Jorge Luis Borges, Obras completas, Buenos Aires, Emecé, 1974, p. 164–5.
La causa del sujeto 153

estado obligados a abjurar del propio nacionalismo ya que se trataba de


una idea foránea. Los nacionalistas argentinos, en efecto, se regían por
una ley que se pretendía exhaustiva: “todo lo extranjero es nefasto”. Pero
como semejante norma no floreció en suelo patrio sino en tierras de ultra-
mar, constituye su propia excepción, o su transgresión inherente, porque
no puede convertirse en un elemento de la nación pura que pretendían pre-
servar de cualquier influencia extranjera. Parafraseando a Marx (a Grou-
cho, esta vez), podríamos afirmar que el nacionalista funda el club de las
cosas nacionales pero no puede inscribirse en él como socio debido a que
no cumple con los requisitos exigidos por él mismo para seleccionar a sus
miembros: el nacionalismo era extranjerizante8.
Formalicemos una vez más estas proposiciones:

1.  Todo lo extranjero es nefasto 3. No existe ninguna cosa extranjera


(ni siquiera la norma 1) que no sea nefasta
∀x f(x) ¬Ǝx ¬f(x)
2. Existe al menos una cosa extranjera 4. No todas las cosas extranjeras son
(la norma 1) que no es nefasta nefastas
Ǝx ¬f(x) ¬∀x f(x)

La excepción a la ley es, una vez más, la propia ley. Pero esta excepción
(2) supone también que “existe por lo menos un sujeto que dice que todo
lo extranjero es nefasto”:

∀x ƒ(x) ⊃ ∃x δ(x)

Esta nueva función δ es sencillamente la proposición, o la ley, “todo lo


extranjero es nefasto”, de modo que podríamos definirla así:

δ = ∀x ƒ(x)

La paradoja de Borges nos permite percibir claramente la diferencia entre


el sujeto del enunciado (todo lo extranjero es nefasto) y el sujeto de la
enunciación (el que dice que todo lo extranjero es nefasto). Y esta paradoja
nos muestra a su vez que el sujeto olvida necesariamente, para evitar la

8 “Please, accept my resignation. Il don’t want to belong to any club that will accept
people like me as a member”, Groucho Marx, Groucho and me, New York, Da Capo
Press, 2009, p. 321.
154  Dardo Scavino

inconsistencia, su posición de enunciación. Como lo sabía muy bien Bor-


ges, esta posición es histórica porque el nacionalismo no existía antes del
surgimiento de los Estados nacionales. De modo que la ley “todo lo ex-
tranjero es nefasto” presupone otros enunciados como la definición de un
pueblo por su lengua o sus hábitos nativos. Y Borges conocía el problema
de la historicidad de los enunciados porque lo había expuesto con mucha
sagacidad en su “Pierre Menard, autor del Quijote”. El olvido de una posi-
ción histórica particular de enunciación es la condición de posibilidad del
enunciado universal consistente.
Es cierto entonces que, para evitar la inconsistencia, hay que excep-
tuar cartesiana o kantianamente al sujeto de la ley que enuncia. Pero este
sujeto no queda exceptuado de la enunciación de la ley, ∃x δ(x), dado
que habla desde una posición histórica olvidada. El que dice que todas
las cosas extranjeras son nefastas, exceptúa al nacionalismo de su propia
ley pero él mismo no se exceptúa del conjunto de quienes la profieren,
de modo que está diciéndonos algo acerca de lo extranjero pero también
acerca de él: nos da a conocer su posición nacionalista, y esta posición
es un indicio acerca del lugar y el momento de la historia en que vivió
y pensó. El sujeto se olvida de sí cuando dice algo acerca de las cosas, y
se olvida de sí aun cuando esté hablando acerca de él, como en la duda
cartesiana o la confesión cristiana. Este olvido es una exigencia lógica
que Russell identificó muy bien, aunque el sujeto no deje de recordarnos,
mientras se olvida, quién habla cuándo lo hace.
La proposición hipotética nos sugiere ahora que si hay una ley, existe
por lo menos un sujeto que la enuncia: ∀x f(x) ⊃ ∃x δ(x). Hay, como con-
secuencia, una causa del sujeto, sólo que esta causa no es la causa acerca
de la cual hablamos sino el propio decir como causa. Esta causa no se
encuentra en lo que nosotros decimos acerca del sujeto: piensa así porque
bebió alcohol, o porque, como decía Nietzsche a veces, tiene problemas
digestivos, o porque es un avariento o un libidinoso o un envidioso, etc.
La causa se encuentra en lo que dice el propio sujeto: aquello que, cuando
habla acerca de cualquier cosa, aunque lo olvide, dice de él. El juez no
forma parte de los acusados pero habla en nombre de la ley, y conocemos
a este juez cuando entendemos en nombre de qué ley habla.
Conocer significa entonces dos cosas distintas. Para la ciencia moderna
conocer significa formular las leyes que permiten prever el comportamiento
de los objetos. Hay conocimiento cuando logramos determinar con preci-
sión un eclipse de Luna o el punto del espacio en que va a encontrarse el
La causa del sujeto 155

cuerpo “m” en un tiempo “t” si su velocidad es “v”. Hay conocimiento


cuando una proposición del tipo p ⊃ q se verifica. Estos objetos pueden
ser, eventualmente, humanos, como cuando un economista calcula el creci-
miento de una economía nacional o un psicólogo prevé la respuesta “y” de
un individuo ante un estímulo “x”. Pero el conocimiento de los sujetos —in-
dividuales o colectivos— no se confunde con el conocimiento de los objetos
aunque estos objetos sean humanos. No conocemos a un sujeto cuando lo
juzgamos a él sino cuando él juzga. Para cierta filosofía moderna, entonces,
heredera, tanto como la otra, del giro cartesiano, no conocemos a un sujeto
cuando nosotros hablamos y él calla sino cuando nosotros escuchamos y él
habla, es decir, cuando describe, declara, propone, cuenta. O para decirlo en
francés, le sujet est causé par ses jugements. Kant pensaba que el sujeto no
era un objeto y esto lo volvía incognoscible. Marx o Nietzsche también pen-
saban que el sujeto no era un objeto, pero esto lo volvía, a la inversa, cog-
noscible. Un conocimiento presupone el olvido del sujeto de la enunciación;
el otro, por el contrario, su recuerdo. La diferencia entre ambas posiciones
introdujo desde entonces una brecha entre el conocimiento de los seres na-
turales y de los seres históricos, y un diferendo epistemológico insoluble,
pero lógicamente formalizable, entre quienes se ocupan de unos y otros.
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et
Musil : entre sérieux et ironie

Sebastian Hüsch
Aix-Marseille Université

L’une des préoccupations récurrentes dans la pensée heideggérienne, c’est


le problème du sujet métaphysique ou encore de la métaphysique du sujet
telle qu’elle caractérise, selon Heidegger, l’histoire de la pensée occiden-
tale. Dans Etre et Temps, il vise ainsi à proposer une pensée alternative à
cette métaphysique du sujet comme point de départ de la réflexion philoso-
phique et de l’ouverture (Erschlossenheit) des possibilités d’exister. Cette
préoccupation s’exprime notamment à travers sa conceptualisation de ce
qu’il appelle le Dasein. La construction de sa pensée autour du Dasein
permet à Heidegger de se démarquer des approches qu’il appelle « mé-
taphysiques » et d’indiquer que sa manière de penser repose sur d’autres
prémisses qui ne représentent pas les difficultés ontologiques identifiées
par Heidegger dans la tradition philosophique occidentale. L’un des défis,
auxquels Heidegger doit faire face dans cette entreprise, c’est de maintenir
la pensée du Dasein à l’écart de tout enracinement métaphysique ou an-
crage transcendant et de pouvoir construire le Dasein dans son historicité
et son être-jeté. L’historicité et la contingence comme horizon interprétatif
exigent le développement d’une ontologie fondamentale qui ne soit qu’une
interprétation possible tout en étant puisée dans les structures fondamen-
tales du Dasein. Autrement dit, une telle interprétation doit maintenir le
Dasein en-deçà de tout soupçon d’essentialisation, mais sans devenir ar-
bitraire ou quelconque. C’est précisément dans le contexte de la construc-
tion du Dasein dans l’horizon du possible que Heidegger se heurte à cer-
taines difficultés d’ordre méthodologique. C’est tout particulièrement sa
distinction entre une ouverture authentique (eigentliche Erschlossenheit)
et une ouverture inauthentique du Dasein qui s’avère problématique.
Dans la présente contribution, je vais essayer de démontrer que ces
difficultés sont, du moins partiellement, liées à un problème de représen-
tation et, plus généralement, de représentabilité. Pour développer cette
158  Sebastian Hüsch

problématique, je vais confronter l’approche de Heidegger à une tenta-


tive d’aborder une configuration de problèmes très similaire, mais qui se
déploie dans un cadre très différent, plus précisément dans le cadre d’un
texte littéraire. Je poserai ainsi la question de savoir dans quelle mesure
on pourrait considérer une représentation littéraire de la construction d’un
sujet authentique comme une alternative à une problématisation philoso-
phique d’un point de vue méthodologique. Pour y répondre, je m’appuie-
rai principalement, pour Heidegger, sur Etre et Temps et les Concepts
fondamentaux de la métaphysique et, pour le texte littéraire, sur le roman
L’Homme sans qualités de l’écrivain autrichien Robert Musil. Je vais ain-
si tenter de plausibiliser ma thèse selon laquelle la méthode musilienne,
quoiqu’elle se développe dans un cadre littéraire, représente au fond une
démarche foncièrement philosophique qui, en tant que telle, peut se récla-
mer d’un certain nombre d’avantages par rapport à celle que nous propose
Heidegger. J’argumenterai que la différence qui se manifeste au niveau
méthodologique peut également être comprise comme l’opposition entre
sérieux (Heidegger) et ironie (Musil). La notion clé, autour de laquelle je
construirai mon argumentation, c’est la notion du possible qui joue un rôle
fondamental dans ce contexte1.

I.  Possibilité et authenticité chez Martin Heidegger

Pour Heidegger, le Dasein dans sa structure phénoménale ne peut être


saisi à travers la notion de réalité, mais exister, c’est, selon Heidegger,
« prioritairement être possible » (ET 1892) dans la mesure où le Dasein se

1 Le détachement du Dasein de l’idée d’une essentialité métaphysique place l’inter-


prétation heideggérienne de manière assez inévitable dans le contexte du possible.
Sous un angle différent, le même peut être dit pour la question des qualités chez
Musil. L’importance de la notion de possible chez Heidegger a déjà été soulignée,
récemment notamment par Günter Figal (voir G. Figal: Martin Heidegger. Phäno-
menologie der Freiheit). Tübingen : Mohr Siebeck, 2013), mais également par Emil
Angehrn (voir E. Angehrn: Interpretation und Dekonstruktion. Untersuchungen
zur Hermeneutik, Weilerswist : Vellbrück, 2003, p. 23).
2 Les références pour les citations issues d’Etre et Temps (par la suite ‘ET’) sont don-
nées dans le texte principal, à la fin de la citation. L’édition utilisée est Martin Heide-
gger, Etre et Temps, Paris : Gallimard, 1986. Il est remarquable que Heidegger prenne
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 159

trouve toujours « déjà plongé au milieu de certaines possibilités, en tant


que pouvoir-être qu’il est » (ET 189). Le Dasein n’est donc pas seulement
à comprendre à travers ses possibilités, mais en tant qu’être possible :
[L]e Dasein est être possible livré à lui-même, il est de fond en comble possibilité
sur la lancée [geworfene Möglichkeit]. Le Dasein est la possibilité d’être libre en
vue du pouvoir-être le plus propre. (ET 189)

Il se pose ainsi la question de savoir en quoi et comment le Dasein peut


avoir des possibilités propres ou authentiques3 dans un sens éminent.
Autrement dit, comment des possibilités authentiques peuvent-elles être
identifiées ou déduites des structures fondamentales du Dasein sans tom-
ber dans l’essentialisation et dans la métaphysique du sujet ?
Le Dasein se projette (entwerfen) à partir de ces possibilités dans
lesquelles il est toujours déjà plongé, mais également à partir de possibi-
lités non réalisées et à partir des possibilités qu’il a laissé passer. Or, ces
possibilités, explique Heidegger, sont dans un premier temps celles que
le Dasein découvre dans le mode du « dévalement » (ET 223 ; Verfallen)
ou de l’inauthenticité (Uneigentlichkeit). Le mode inauthentique repré-
sente une fuite, plus précisément la « fuite du Dasein devant lui-même en
tant que pouvoir-être proprement soi-même » (ET 233). Dans le mode de
l’inauthenticité, le Dasein se pro-jette par rapport à un monde déjà dévoilé.
L’interprétation du monde se fait sur un mode limité, convenu, le Dasein
« restreint d’avance ses possibilités de libre choix en les arrêtant au rayon
de ce qui est connu, de qu’il est possible d’atteindre, du supportable, de ce
qui se fait et de ce qui est comme il faut » (ET 244), de sorte que le Dasein
en tant qu’être-possible fait l’expérience, dans son orientation triviale et

ses distances d’avec la tradition philosophique aussi dans le contexte de la question


du possible. Ainsi, il s’intéresse peu à la possibilité comme catégorie modale, mais
presqu’exclusivement au possible comme catégorie existentielle. Voir à ce sujet ET
188 : « En tant que catégorie modale de l’être-là-devant, la possibilité signifie ce qui
n’est pas encore réel et qui n’est jamais nécessaire. Elle caractérise ce qui est seule-
ment possible. Ontologiquement elle est inférieure à la réalité et à la nécessité. La pos-
sibilité comme existential est, en revanche, la détermination ontologique du Dasein la
plus originale il n’y en a pas de plus positive […]. »
3 Je préfère « authentique » et « authenticité » à « propre » et « propriété », traduction
qu’utilise François Vezin dans Etre et Temps. La traduction est problématique dans
les deux cas, mais en allemand, « propre » et « propriété » se traduisent plutôt par
« eigen » et « Eigenheit » ou « Eigenschaft », ce qui me semble différent de ce à quoi
Heidegger veut renvoyer en utilisant « eigentlich » ou « Eigentlichkeit ».
160  Sebastian Hüsch

inauthentique de l’existence, « un nivellement des possibilités […] à ce qui


est quotidiennement disponible » et « une restriction du champ dans le
possible comme tel » (ET 244).
Dans la formulation de « restriction du champ dans le possible »
transparait où veut en venir Heidegger : Il s’agit de trouver un « pou-
voir-être » original, un pouvoir-être sans ces restrictions qui limitent le
champ de ce qui est possible aux possibilités convenues et triviales. C’est
dans la déduction des possibilités authentiques, et – selon Heidegger – on-
tologiquement premières4, que se manifeste le problème méthodologique
sur lequel je souhaite me concentrer ici pour la comparaison avec Musil.
En effet, en dépit de tous les efforts herméneutiques de Heidegger, la dis-
tinction entre authenticité et inauthenticité semble finalement rester un pur
postulat, reposant exclusivement sur une ambivalence intrinsèque et assu-
mée propre à la démarche heideggérienne5. Heidegger postule que le sujet
peut se construire sur un mode d’exister plus authentique en saisissant ses
possibilités propres, mais il concède qu’il n’y a rien qui permette de dire
avec certitude de quelles possibilités il s’agit. Le problème qui se pose est
donc de savoir comment et selon quels critères on pourrait identifier de
telles possibilités, problème auquel Heidegger ne peut répondre de manière
univoque. Au contraire, en faisant cette distinction entre authenticité et
inauthenticité, Heidegger insiste sur un « équivoque » (ET 220) insurmon-
table dont il a parfaitement conscience et auquel il renvoie explicitement,
comme le montre la réflexion suivante concernant la communicabilité
de la Erschlossenheit dans le mode de l’authenticité et dans le mode de
l’inauthenticité :

4 Il est important de rappeler que pour Heidegger, le mode de l’inauthenticité et à


considérer comme celui qui est premier du point de vue ontique, mais qu’il est on-
tologiquement dérivé du mode authentique.
5 Voir la critique de Peter Sloterdijk à ce sujet (P. Sloterdijk, Kritik der zynischen
Vernunft I, Francfort/Main : Suhrkamp, p. 379). Jacques Poulain aussi souligne ce
problème d’indécidabilité : « L’existence authentique cherche à nous garantir la pos-
sibilité d’être libre à l’égard de toutes nos prédéterminations mais ne permet pas de
reconnaître quand ces conditions sont effectivement remplies » (J. Poulain, « Cy-
nisme ou Pragmatisme ? Le temps du Jugement », in Critiques, 1986 (464–465),
p. 60–78, ici p. 71–72). Richard Rorty, quant à lui, trouve une issue élégante à cette
difficulté en émettant l’hypothèse selon laquelle Heidegger aurait répondu à la ques-
tion de savoir à quoi ressemblerait une existence sous le mode de l’authenticité en
renvoyant à sa propre existence. Voir Richard Rorty, Contingence, ironie & solida-
rité, Paris : Armand Colin, 1993, p. 156.
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 161

Tout a l’air d’avoir été véritablement entendu, saisi et prononcé et ne l’est au fond
quand même pas, ou bien il n’a pas l’air d’en être ainsi mais c’est ce qui a au fond
pourtant lieu. (ET 2216)

Ce n’est donc pas la seule déclaration de l’authenticité d’une possibilité


évoquée qui pourrait témoigner, de manière univoque, de son authenti-
cité. Si cette réserve heideggérienne semble convaincante, il n’en reste
néanmoins, comme je viens de souligner, que cela veut dire qu’au fond
aucune différence n’est manifeste, que l’authenticité se déduit uniquement
à partir de l’ouverture (Erschlossenheit), mais qui est soumis, elle aussi, à
l’équivoque. Or, il s’avère que l’évocation de l’équivoque est en elle-même
équivoque dans la mesure où le postulat de l’équivocité est à comprendre
avec comme toile de fond le problème de l’équivoque. Autrement dit : La
distinction entre authenticité et inauthenticité subit une double mise en
question à travers ce double équivoque qui lui est structurellement et in-
trinsèquement associé7. Or, même si l’on accepte que cette équivocité soit
ainsi intrinsèque et structurellement inévitable dans le cadre d’une phéno-
ménologie du Dasein sur les bases méthodologiques que donne Heidegger
à son entreprise, il faut faire face à une difficulté qui émerge à travers le
style heideggérien, mais qui a des implications méthodologiques. C’est
la tendance – et c’est ici que la question de la représentation entre en jeu
– de saper l’équivocité intrinsèque en recourant à un langage qui bascule
dans l’univoque et l’appellatif, voire au normatif. Ce caractère appellatif
et normatif – encore relativement atténué dans Etre et Temps – devient

6 Nous trouvons une observation qui va dans le même sens aussi dans les Concepts
fondamentaux de la métaphysique par rapport à un philosopher authentique, où
Heidegger note : « Tantôt cela apparaît comme de la philosophie et ce n’en est pas du
tout, tantôt cela n’apparaît pas même comme de la philosophie et pourtant c’en est
justement » (Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, soli-
tude, Paris : Gallimard, 1992, p. 31). Bernhard Sylla souligne qu’il s’agit d’une am-
biguïté qui est ancrée existentialement (« existential verankerte Zweideutigkeit » ;
B. Sylla, Hermeneutik der ‘langue’. Weisgerber, Heidegger und die Sprachphiloso-
phie nach Humboldt, Würzburg : Königshausen und Neumann, 2009, p. 264).
7 Cela signifie qu’en dernière instance la question d’une ouverture authentique reste
forcement sans réponse (voir Udo Tietz, Sprache und Verstehen in analytischer und
hermeneutischer Sicht, Berlin : Akademie-Verlag, 1995, p. 32) et cela d’autant plus
que, comme le souligne Heidegger lui-même, il reste même ambigu si oui ou non le
philosopher est du philosopher dans un sens authentique. Il va de soi qu’une pensée
positiviste ne pourrait que récuser cette différence entre authenticité et inauthenti-
cité comme inexistante.
162  Sebastian Hüsch

flagrant dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique où les ré-


flexions sur l’instant (Augenblick) sont rattachées à la notion de « déter-
mination » (Entschlossenheit). Les tournures auxquelles recourt Heideg-
ger donnent lieu non seulement à une ‘des-équivocation’ de son postulat,
mais également à une certaine essentialisation du Dasein qui s’introduit
dans l’opposition implicitement normative entre authenticité et inauthen-
ticité8. Heidegger souligne lui-même, certes, à plusieurs endroits que son
interprétation représente une herméneutique possible du Dasein et son ap-
proche phénoménologique implique que cette interprétation soit descrip-
tive et non pas normative. Son interprétation de l’inauthenticité ne serait
donc pas à comprendre comme une critique de l’inauthenticité. Dans ce
sens, l’existence authentique ne serait « en rien ce qui plane en survolant
de haut la quotidienneté, le déval, au contraire, ce n’est existentialement
qu’une saisie modifiée de celle-ci » (ET 227). Or, comme le souligne à
juste titre Ernst Tugendhat :
Même si Heidegger évite de parler d’un devoir – des termes tels que le Devoir et le
Bien appartiennent, selon lui [i.e. Heidegger] à l’ontologie de la présence –, il ne peut
pas s’empêcher de dire du moins occasionnellement qu’il ‘faut’ être authentique.9

8 Voir en particulier le § 38b des Concepts fondamentaux de la métaphysique (Paris :


Gallimard, 1992), p. 247ff. Jürgen Grosse souligne à juste titre que des oppositions
telles que ‘authentique–inauthentique’ (eigentlich–uneigentlich) ou ‘originel–dérivé’
(ursprünglich–abgeleitet) ont des « airs dangereux d’essentialisme » (J. Grosse, Phi-
losophie der Langeweile, Stuttgart : Metzler, 2008, p. 49). Voir également Thomas
Noetzel : Authentizität als politisches Problem. Ein Beitrag zur Theoriegeschichte
der Legitimation, Berlin : Akademie-Verlag, 1999, p. 142.
9 E. Tugendhat : « Heideggers ‘Man’ und die Tiefendimensionen der Gründe »,
in: Reinhard Brunner/Peter Kelbel (dir.), Anthropologie, Ethik und Gesellschaft.
Für Helmut Fahrenbach, Francfort/Main : Campus, 2000, p. 77–100, ici p. 77
(« [O]bwohl Heidegger die Rede vom Sollen meidet – die Begriffe des Sollens und
des Guten gehören, sagt er, in die Ontologie des Vorhandenen –, kommt er doch
bisweilen nicht umhin zu sagen, man ‘soll’ eigentlich sein. »). Tugendhat n’est pas
le seul à constater que Heidegger enfreint ses propres règles méthodologiques à de
nombreuses reprises. Ainsi, Jürgen Habermas identifie chez Heidegger, à partir du
même constat, un « décisionnisme de la détermination vide » (« Dezisionismus der
leeren Entschiedenheit » ; J. Habermas, Der philosophische Diskurs der Moderne –
Zwölf Vorlesungen, Francfort/Main : Suhrkamp, 1985, p. 168). Dans le même sens,
Michael Pauen note : « Etre et Temps […] donne dans un premier temps une inter-
prétation neutre de l’‘Etre du Dasein’ […]. Or, au fur et à mesure Heidegger dévie de
cette conception. Bien que l’ontologie fondamentale concède ne posséder d’aucun
critère permettant d’évaluer les différentes formes du rapport du Dasein au monde,
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 163

Le verdict de Tugendhat est sans ambiguïté, il conclut ses réflexions en pré-


cisant que le caractère normatif de l’appel à l’authenticité est « évident10 ».
Il en résulte une essentialisation du Dasein authentique qui est générée
subrepticement par le glissement d’une interprétation possible du Dasein
vers la normativité du postulat selon lequel il faut aspirer à l’authenticité
en tant que possibilité d’être soi-même qui nous serait propre, donc au
wesentliches Selbstsein.
A mon sens, le problème se situe, du moins partiellement, au niveau
de ce que j’ai appelé la ‘déséquivocation’ du discours heideggérien. C’est
au fur et à mesure que Heidegger glisse d’une interprétation possible
sur les bases d’une approche phénoménologique vers des revendications
d’ordre normatif qui dépassent le cadre méthodologique défini que le
Dasein authentique s’essentialise. Même sous la réserve de l’utilisation
très particulière que fait Heidegger du langage, il n’est probablement pas
insignifiant que dans les Concepts fondamentaux, il ait remplacé le terme
« eigentlich » (authentique) utilisé dans Etre et Temps, par « wesentlich »
(essentiel). Je vais pour l’instant me contenter de cette conclusion inter-
médiaire et faire la transition vers Robert Musil afin de voir quelle est la
solution qu’a trouvée Musil pour ne pas succomber à une essentialisation
du concept d’un sujet authentique.

les jugements normatifs de la part de Heidegger deviennent de plus en plus détermi-


nés, sans que les critères qui leur servent d’orientation soient discutés » (« Sein und
Zeit […] gibt sich zunächst lediglich als eine neutrale Interpretation des ‘Seins des
Daseins’ […]. Im Verlauf des Werks weicht Heidegger jedoch von dieser Konzeption
ab. Obwohl die Fundamentalontologie eingestandenermaßen über keinen Maßs-
tab verfügt, die verschiedenen Formen des Verhältnisses von Dasein und ‘Welt’
zu bewerten, werden Heideggers normative Urteile zusehends entschiedener, ohne
dass der Maßstab, an dem sie sich orientieren, zur Diskussion gestellt würde » ;
M. Pauen, Dithyrambiker des Untergangs. Gnostizismus in Ästhetik und Philoso-
phie der Moderne, Berlin : Akademie-Verlag, 1994, p. 293–294 ; mises en évidence
M.P.). Si ces observations visent Etre et Temps, elles sont d’autant plus vraies pour
les Concepts fondamentaux de la métaphysique notamment. Voir Sebastian Hüsch,
« Langeweile und ‘Parole der Tat’. Die ‘Parallelaktion’ im Mann ohne Eigenschaf-
ten im Lichte von M. Heideggers Phänomenologie der Langeweile », in: Recherches
Germaniques (44), 2014, p. 11–35.
10 E. Tugendhat : « Heideggers ‘Man’ und die Tiefendimensionen der Gründe », in:
Reinhard Brunner/Peter Kelbel (dir.), Anthropologie, Ethik und Gesellschaft. Für
Helmut Fahrenbach, Francfort/Main : Campus, 2000, p. 77–100, ici p. 77.
164  Sebastian Hüsch

II. Robert Musil : L’Homme sans qualités comme


alternative romanesque

Pour reprendre le titre d’une monographie publiée par Jean-Pierre Comet-


ti en 1985, L’Homme sans qualités, peut être considéré comme une « al-
ternative romanesque11 ». Plus précisément, il s’agit de l’alternative à une
philosophie qui se développe de manière systématique, mais surtout à une
philosophie qui se présente sous forme de système. A ce sujet, il convient
de citer la célèbre phrase que Musil fait dire au narrateur de son roman
par rapport au personnage principal du roman L’Homme sans qualités :
« Il n’était pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute
d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un
système. » (HsQ 29212)
Cette citation permet de mieux saisir la préoccupation méthodo-
logique de Musil. Au fond, son roman ne représente pas, à proprement
parler, une alternative à la philosophie, mais il est plutôt à comprendre
comme une philosophie alternative, une philosophie qui se donne sous
forme de littérature et où la forme littéraire est à interpréter comme un
choix conscient de démarche philosophique. Une telle interprétation de
la démarche musilienne correspondrait d’ailleurs à une idée formulée par
Friedrich Schlegel que l’on trouve dans les notes de lecture de Musil. Dans
la célèbre revue Athenäum, Friedrich Schlegel postule : « Les romans sont
les dialogues socratiques de notre temps. Dans cette forme libérale la sa-
gesse de la vie a trouvé refuge devant la sagesse académique13. »
C’est précisément dans ce sens schlégélien que je veux considérer
l’Homme sans qualités comme la version musilienne du « dialogue socra-
tique » moderne14, autrement dit comme une recherche authentiquement

11 Jean-Pierre Cometti, Robert Musil ou l’alternative romanesque, Paris : Presses uni-


versitaires de France, 1985.
12 Les références pour les citations issues de L’Homme sans qualités (par la suite
‘HsQ’) sont données dans le texte principal, à la fin de la citation. L’édition utilisée
est Robert Musil, L’Homme sans qualités (tome 1), Paris : Seuil, 2004.
13 « Die Romane sind die Sokratischen Dialoge unserer Zeit. In diese liberale Form
hat sich die Lebensweisheit vor der Schulweisheit geflüchtet » (Friedrich Schlegel,
Charakteristiken und Kritiken I (1796–1801), Kritische Friedrich-Schlegel-Aus-
gabe vol. II, Paderborn : Schöningh, 1967, p. 149 ; ma traduction).
14 Le chercheur américain Daniel J. Brooks s’intéresse d’ailleurs de manière explicite
aux parallèles entre les recherches philosophiques – souvent dialogiques – d’Ulrich
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 165

philosophique qui met au centre une question qui, selon le personnage


principal et homme sans qualités, Ulrich, est la seule digne d’intérêt : la
question de la « vie juste » (HsQ 29515). Si cette question musilienne de-
vait, dans les classifications de la philosophie académique, être rangée
dans le champ de la philosophie pratique tandis que l’approche phénomé-
nologique heideggérienne figurerait plutôt dans le domaine de la philoso-
phie théorique, on peut néanmoins constater que leurs questionnements
respectifs se rejoignent visiblement dans le souci d’une construction du
Dasein sur fond de possibilités existentielles.
L’hypothèse que j’essaierai de développer par la suite est que le choix
méthodologique de Musil est dû à une préoccupation fondamentale qu’il
partage avec Heidegger, à savoir une réflexion sur les conditions de la
genèse de la possibilité d’un sujet ou Dasein authentique, mais en l’ac-
compagnant d’une méthodologie scrupuleuse qui évite les tentations nor-
matives. Dans son roman, – qui répond notamment à la proclamation ex-
plicite et déconcertante du philosophe Ernst Mach selon laquelle le Moi
serait « insauvable »16 – Musil sonde les possibilités qui persistent pour
toutefois entreprendre le sauvetage de ce qui ne peut être sauvé, à savoir
le Moi qui semble en perdition sous les conditions épistémologiques de

et de Socrate. Voir D. J. Brooks, Musils Socratic Discourse in Der Mann ohne


Eigenschaften. A Comparative Study of Ulrich and Socrates, New York : Peter
Lang, 1989. Si ce travail a le mérite d’être – à ma connaissance – le seul à étudier ces
parallèles en détail, il se contente de la comparaison entre le personnage principal et
Socrate. Or, il me semble indispensable, comme je le développerai dans le présent
article, d’intégrer le niveau du récit dans les réflexions, précisément dans le sens
que suggère Schlegel. Si la quête de savoir d’Ulrich manifeste indéniablement ces
éléments socratiques, le ‘socratisme’ musilien dépend foncièrement de l’ironie qui
n’est pas le propre d’Ulrich, mais qui se déploie aussi – et surtout – dans l’ensemble
de l’œuvre.
15 Dans la version allemande, cette orientation fondamentale des questionnements
d’Ulrich ressort à mon sens avec encore plus de clarté : « Wann immer man ihn bei
der Abfassung mathematischer und mathematisch-logischer Abhandlungen oder
bei der Beschäftigung mit den Naturwissenschaften gefragt haben würde, welches
Ziel ihm vorschwebe, so würde er geantwortet haben, daß nur eine Frage des Den-
kens wirklich lohne, und das sei die des rechten Lebens. » (MoE 255 ; ma mise en
évidence).
16 Mach concède toutefois que le Moi (« das Ich ») conserverait sa légitimité si nous
nous contentions de le comprendre comme une « denkökonomische Einheit », autre-
ment dit comme une sorte d’hypothèse de travail dans l’interaction avec soi-même
(voir Gotthart Wunberg, Jahrhundertwende. Studien zur Literatur der Moderne.
Tübingen : Narr, 2001, p. 218).
166  Sebastian Hüsch

la Modernité. Cette problématique se déploie, comme chez Heidegger,


dans le cadre de la question des possibilités d’un être soi-même authen-
tique en deçà du recours à un sujet métaphysique. Or, pour développer sa
quête éminemment philosophique, Musil opte, comme nous l’avons déjà
souligné, non pas pour une représentation systématique, mais il choisit
comme cadre le texte littéraire, plus précisément le récit. L’un des effets
les plus cruciaux de cette approche est une modification radicale du mode
épistémologique par rapport au texte philosophique. La constitution du
sens d’un texte littéraire obéit à des règles particulières qui ouvrent un ho-
rizon de signification différent de celui du texte philosophique, bénéficiant
notamment du fait que le roman représente une possibilité par rapport à
la réalité extérieure. Or, comme je vais monter par la suite, Musil ne se
contente pas de cette transposition de la réflexion du cadre discursif vers
le cadre littéraire et donc vers le possible, mais le dispositif décisif qui
vient compléter la littérarité et qui donne son originalité à la démarche
musilienne et la tient au-deçà de tout décisionnisme, normativisme ou
essentialisme, c’est l’utilisation de l’ironie comme outil méthodologique.
Afin de pouvoir mettre en avant les avantages de la méthodologie
musilienne, je voudrais mettre en communication la distinction heideg-
gérienne entre le Dasein sous la forme d’un être soi-même authentique
(eigentliches Selbstsein) et le Dasein sous la forme d’un être soi-même
inauthentique (uneigentliches Selbstsein), qui trouve son équivalent chez
Musil, dans la distinction entre hommes (et femmes) sans qualités et
hommes (et femmes) avec qualités respectivement17. S’il peut d’abord
paraître paradoxal que l’absence de qualités soit dans cette configuration
le gage de l’authenticité, cela s’explique par le caractère des qualités aux-
quelles renvoie Musil dans son roman. Celles-ci correspondent en effet
aux conventions du « Toujours la même histoire » (HsQ 106 ; « Seines-
gleichen geschieht »), c’est-à-dire de ce qui est toujours déjà pensé, et ne
sont ainsi pas acquises de manière authentique18.

17 Ce parallèle nécessiterait en principe des précisions afin de le nuancer, mais je dois


me contenter ici de cette attribution très schématique. Or, le point principal que je
souhaite développer n’en subit pas d’altération.
18 Voir HsQ 159 : « Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin
inépuisable, de toutes parts débordante de possibilité et de vide, et à midi déjà voici
quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais votre vie, et c’est aussi sur-
prenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu
pendant vingt ans sans le connaître, et qu’on s’était figuré tout différent. Mais le plus
étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils adoptent
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 167

Comme chez Heidegger, le possible est une notion clé pour Robert
Musil. Pour preuve il suffit de regarder l’emblématique chapitre 4 intitulé
S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible (HsQ 34).
C’est dans ce chapitre que Musil développe une classification à première
vue univoque et très proche de celle de possibilités authentiques et possi-
bilités inauthentiques de Heidegger dans Etre et Temps, mais qui renvoie
d’elle-même à son équivocité – implicitement et intentionnellement – et ce
à plusieurs niveaux. Ainsi, dans ce chapitre Musil introduit une distinc-
tion entre des hommes caractérisés par le sens du réel (les hommes avec
qualités) et d’autres qui disposeraient d’un sens du possible (les hommes
sans qualités). Or, par la suite, Musil ne relie pas le sens du réel au réel et
le sens du possible au possible, mais dans un premier temps, il associe le
sens du possible au réel et le sens du réel au possible, puis cette attribution
est une nouvelle fois modifiée quand le narrateur explique que ceux qui
sont dotés du sens du réel, ont un sens pour « leurs possibilités réelles »,
tandis que ceux qui disposent du sens du possible ont « un sens des réalités
possibles » (HsQ 36).
Sans aller dans le détail, on peut dire – pour faire le lien avec Heideg-
ger –, que le sens des possibilités réelles qui caractérise les hommes avec
qualités correspond assez bien aux possibilités qui s’ouvrent au Dasein
sous le mode de l’inauthenticité ; ces possibilités réelles semblent s’ouvrir,
pour reprendre la tournure d’Etre et Temps, en s’« arrêtant au rayon de ce
qui est connu […] de ce qui se fait et de ce qui est comme il faut » (ET
244). Chez Musil, nous trouvons une illustration très éloquente de cette
réduction du possible sur ce qu’il faut et qui se fait toujours de la même
manière. Ainsi, Musil note :

l’homme qui est venu à eux, dont la vie s’est acclimatée en eux, les événements de sa
vie leur semblent désormais l’expression de leurs qualités, son destin est leur mérite
ou leur malchance. » Comme ici encore, l’idée centrale est un peu floutée dans la
traduction, je donne la version originale de Robert Musil (MoE, 130–131) : « So lag
in der Jugend das Leben noch wie ein unerschöpflicher Morgen vor ihnen, nach allen
Seiten voll von Möglichkeit und Nichts, und schon am Mittag ist mit einemmal etwas
da, das beanspruchen darf, nun ihr Leben zu sein, und das ist im ganzen doch so über-
raschend, wie wenn eines Tages plötzlich ein Mensch dasitzt, mit dem man zwanzig
Jahre lang korrespondiert hat, ohne ihn zu kennen, und man hat ihn sich ganz anders
vorgestellt. Noch viel sonderbarer aber ist es, daß die meisten Menschen das gar nicht
bemerken; sie adoptieren den Mann, der zu ihnen gekommen ist, dessen Leben sich
in sie eingelebt hat, seine Erlebnisse erscheinen ihnen jetzt als der Ausdruck ihrer
Eigenschaften, und sein Schicksal ist ihr Verdienst oder Unglück. »
168  Sebastian Hüsch

Un jeune homme, lorsque son esprit est sensible […], ne cesse d’émettre des idées
dans toutes les directions. Mais celles-là seules qui éveillent une résonance dans son
entourage lui renvoient leurs rayons et se condensent, alors que tous ses autres mes-
sages se dispersent et se perdent dans l’espace. […] Car si, dans le cours des temps,
les idées ordinaires et impersonnelles se renforcent toujours d’elles-mêmes, alors que
les idées extraordinaires se perdent, de sorte que presque toutes les idées, en fin de
compte, avec la régularité fatale d’un processus mécanique, deviennent toujours plus
médiocres, cela explique le fait que malgré les milliers de possibilités différentes,
que nous aurions devant nous, l’homme ordinaire soit si ordinaire. (HsQ 143–144)

Le sens du réel est donc le sens qui recourt aux possibilités convenues
auxquelles toute le monde (le « On » heideggérien) recourt toujours. Le
parallèle entre les conceptions heideggérienne et musilienne quant aux
possibilités inauthentiques ressort ainsi assez clairement. En revanche, il
est plus difficile de transposer la même analogie au sens du possible et aux
possibilités authentiques que cherchent les hommes sans qualités. En effet,
les réalités possibles découvertes grâce au sens du possible ne peuvent pas
sans difficultés être assimilées à la catégorie des possibilités authentiques
heideggériennes dans la mesure où Musil présente ces possibilités authen-
tiques non pas en tant que postulat explicite – comme le fait Heidegger –,
mais comme une sorte d’hypothèse expérimentale. Il les thématise plutôt
sous la forme d’une question portant sur la possibilité de telles possibilités
évitant ainsi scrupuleusement toute tendance apodictique. C’est donc sous
les auspices d’une hypothèse que se matérialise la quête de l’homme sans
qualités de qualités qui lui seraient authentiquement propres – et ainsi
toujours ‘sous réserve’. Il est essentiel, pour comprendre la démarche de
Musil, de voir qu’Ulrich entame son entreprise sans savoir ni si de telles
qualités existent ni s’il était à même de les découvrir ou encore moins de
les réaliser si elles existaient.
Il y a donc dans le roman une ouverture systématique et program-
matique dans l’exploration du champ du possible, une ouverture que Mu-
sil s’efforce de préserver grâce à deux prises de précaution notamment :
dans un premier temps en transposant la quête dans le mode littéraire
qui représente lui-même une possibilité vis-à-vis de la réalité. Or, pour
assurer l’inscription insurmontable de l’équivoque comme condition sine
qua non méthodologique de toute quête existentielle non essentialiste et
non ‘absolutisante’, il s’appuie sur un mode narratif lié intrinsèquement
au sens du possible, à savoir un mode narratif caractérisé par l’ironie et
l’emploi méthodologique du subjonctif. Si chez Heidegger on trouve une
tension indéniable entre les mises en garde méthodologiques explicites à
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 169

répétition visant de manière anticipative à récuser toute accusation de nor-


mativité ou d’essentialisation d’un côté et son emploi suggestif du langage
qui sape ces précautions de l’autre, Musil, quant à lui, parvient à inscrire
les difficultés méthodologiques associées à son projet dans l’esthétique du
texte comme une sorte de gage implicite d’une équivocité indispensable
et insurmontable liée à l’entreprise philosophique en question. Chez Mu-
sil, le style narratif évite au texte de tomber dans une diction appellative,
puisque, comme le rappelle le narrateur dans le chapitre 4, à chaque mot,
à chaque ligne, il faut avoir présent l’idée fondamentale du roman musi-
lien, à savoir que tout pourrait aussi bien être autrement19. Cette mise en
suspens de ce qui est au bénéfice de ce qui pourrait tout aussi bien être
est d’ailleurs aussi à comprendre comme une mise en suspens de ce qui
est dit dans le roman. Toutes les réflexions d’Ulrich et des autres person-
nages, mais également du narrateur sont ainsi à comprendre ‘sous réserve’
puisqu’en se déployant sous les auspices du ‘tout pourrait être autrement’,
le récit émet aussi une réserve contre lui-même et ses prétentions (même
possibilistes). Un passage au tout début du roman qui contribue à la mise
en place de la méthode musilienne permet de bien illustrer le procédé
narratif qui met le sens en suspens. Il s’agit d’un passage où est fait le ré-
cit d’un accident de la route qui s’est produit à proximité de la maison du
personnage principal. Le narrateur observe deux personnages qui arrivent
sur la scène de l’accident et raconte à leur propos :
En admettant que ces deux personnes se nomment Arnheim et Hermeline Tuzzi,
et la chose étant impossible puisque Mme Tuzzi, en août, se trouve à Bad-Aussee
en compagnie de son mari et que le Dr Arnheim est encore à Constantinople, une
question se pose : qui est-ce ?

Le narrateur introduit dans un premier temps ces deux personnages, mais


non pas sous le mode indicatif, mais au subjonctif. L’incertitude par rap-
port à leur identité liée à l’utilisation du subjonctif est ensuite potentialisée
dans la mesure où la possibilité évoquée est immédiatement révoquée et
explicitée comme impossible. Plutôt que de mettre en place une réalité
‘fiable’ à l’intérieur du récit, le narrateur sape ainsi dès le départ le fon-
dement sur lequel une telle réalité pourrait se construire20. Il présente la

19 Voir HsQ 35 : « [E]t quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense
qu’elle pourrait aussi bien être autre. »
20 Dans la traduction française, le jeu ironique avec l’(im-)possibilité se perd malheu-
reusement et il est plus difficile de retrouver la mise en place du mode de narration
170  Sebastian Hüsch

réalité interne au roman en tant que possibilité pour de suite la briser dans
l’impossibilité de sa possibilité. On pourrait ici penser au concept de poé-
sie transcendantale de Friedrich Schlegel et à son idée d’une réflexion in-
finie (unendliche Reflexion) qui met en suspens (Schweben) la réflexion21.
Pour la distinction entre sens du possible et sens du réel, cela veut dire
qu’elle reste dans sa possibilité et dans sa réalité tributaire d’une ironie mé-
thodologique, tout comme l’attribution du prédicat ‘avec’ ou ‘sans qualités’.
La réponse que pourrait donner le roman à la question de savoir comment
vivre, serait ainsi également et inévitablement affectée par cette double
équivocité qui concerne donc la possibilité de sa possibilité et la possibilité
de sa réalité, réponse qui n’est d’ailleurs finalement pas donnée. Toutefois,
une réponse se dessine en tant que possibilité en creux du moins, de ma-
nière expérimentale et hypothétiquement, communiquée dans le mode du
possible dans le champ de ce qui est réflexivement accessible, mais – posi-
tivement – non déterminable. Autrement dit, la méthodologie musilienne,
fondée dans l’ironie, vise – et à mon sens parvient – à maintenir visible
une indécidabilité significative et porteuse de sens précisément là où le
discours ontologique heideggérien bascule dans un sérieux existentiel et
décisionniste dans lequel se noie l’équivocité qu’il revendique22.

particulier sur lequel s’appuie le texte original : « Angenommen, sie würden Arn-
heim und Ermelinda Tuzzi heißen, was aber nicht stimmt, denn Frau Tuzzi befand
sich im August in Begleitung ihres Gatten in Bad Aussee und Dr. Arnheim noch in
Konstantinopel, so steht man vor dem Rätsel, wer sie seien. » (MoE 10)
21 Voir la remarque de Schlegel dans la revue Athenäum: « Comme l’épopée, la poésie
peut devenir un miroir du monde environnant dans son ensemble, une image de
son époque. Or, elle peut aussi le mieux, sur les ailes de la réflexion poétique être
suspendue au milieu entre ce qui est représenté et ce qui le représente, ainsi élever
à une potence supérieure la réflexion et comme dans une série infinie de miroirs la
multiplier » (Friedrich Schlegel, Charakteristiken und Kritiken I (1796–1801), Kri-
tische Friedrich-Schlegel-Ausgabe vol. II, Paderborn : Schöningh, 1967, p. 182 ;
ma traduction ; « [Die Poesie] kann gleich dem Epos ein Spiegel der ganzen umge-
benden Welt, ein Bild des Zeitalters werden. Und doch kann auch sie am meisten
zwischen dem Dargestellten und dem Darstellenden, frei von allem idealen und
realen Interesse auf den Flügeln der poetischen Reflexion in er Mitte schweben, die
Reflexion immer wieder potenzieren und wie in einer endlosen Reihe von Spiegeln
vervielfachen. »).
22 Voir aussi Karl Heinz Bohrer qui lit l’histoire de la philosophie allemande comme
celle d’une opposition entre ironie et sérieux, classant du côté du discours ironique
notamment la pensée de Georg Hamann et du Romantisme de Iéna, et du côté
du discours sérieux outre Fichte, Schelling et Hegel notamment Heidegger qu’il
tient responsable d’avoir atteint un « sommet du sérieux de l’Etre et du Dasein »
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 171

Autrement dit, à l’issue du roman il n’y a pas de réponse univoque


ni positive donnée à la question de possibilités ontologiquement plus ori-
ginelles, mais il y a un horizon expérimental de possibles qui se dessine
notamment dans l’évocation de ce que Musil appelle l’autre état. Il s’agit
là, en revanche, plus de lignes de fuite données à la réflexion qui dans leur
potentialité s’ôtent à une communicabilité positive et directe, mais qui
évitent de par leur subtilité de se confondre à toute construction essentia-
liste du Moi.

Conclusion

Pour résumer ces réflexions, on peut donc retenir comme différence fon-
damentale entre les méthodes heideggérienne et musilienne qu’elles se
déploient sur le mode du sérieux et de l’ironie respectivement, et que c’est
sous sa forme ironique que la pensée de l’existence comme possibilité
parvient mieux à tenir compte de ses ambiguïtés intrinsèques. Cette dif-
férence décisive est tout d’abord une différence de style mais qui renvoie à
une différence de méthode. Là où Heidegger s’efforce de plausibiliser avec
insistance et de manière explicite son concept d’authenticité, il a tendance
à passer outre à ses propres réserves méthodologiques et à faire ainsi bas-
culer l’équivocité méthodologiquement indispensable dans l’univoque,
l’appellatif et le normatif. Ses rappels répétés du caractère non-norma-
tif de son discours ne peuvent éviter une sédimentation de normativité
qui se pose dans ses propos et qui menace de saper ce qu’il entend faire.
La communication entre forme et contenu porte atteinte à l’ouverture de
l’ouverture, comme on pourrait dire, et à l’indécidabilité que Heidegger
revendique.

(« Zuspitzung [des] Seins- und Daseins-Ernstes »). Par rapport au discours heide-
ggérien il note : « Celui qui parle ainsi confronte le destinataire du discours avec
une description existentielle et décisionniste de soi-même qui ne peut pas être dé-
passée » (K . H. Bohrer, « Heideggers Ernstfall », in K. H. Bohrer (dir.), Sprachen
der Ironie. Sprachen des Ernstes, Francfort/Main : Suhrkamp, 2000, pp. 366–385,
ici p. 366 ; « Wer so spricht, konfrontiert den Adressaten mit einer existentiellen
und einer dezisionistischen Selbstbeschreibung, die nicht mehr überboten werden
soll » ; ma traduction).
172  Sebastian Hüsch

En transposant le discours philosophique en discours littéraire, Ro-


bert Musil quant à lui, parvient à préserver et à maintenir visible dans
le tissu du texte l’équivocité et la problématicité de la quête d’un soi au-
thentique, grâce à l’ironie notamment qui met en suspens tout énoncé
et le protège ainsi de tout normativisme infondé. Musil se sert du cadre
romanesque comme laboratoire philosophique qui explore le champ des
réponses possibles à la question de savoir comment vivre sans conférer à
aucune de ces possibilités l’autorité que leur donnerait le discours philo-
sophique traditionnel. Musil s’inscrit ainsi, j’y ai déjà fait allusion, dans
la tradition du romantisme de Iéna et notamment des procédés textuels
négatifs de Friedrich Schlegel23.
Dans ce contexte, j’aimerais évoquer un aspect qui me semble sou-
tenir indirectement mon analyse. L’évocation de la négativité renvoie au
problème de la représentabilité du contenu, mais également à l’importance
d’une dialectique particulière entre dire et montrer, entre dire et renvoyer à
ce qui n’est pas dit puisque indicible. Musil fait dire au narrateur à un mo-
ment dans le roman : « On pourrait classer les activités humaines d’après le
nombre de mots dont elles ont besoin ; plus il en faut, plus ce sera mauvais
signe pour elles » (HsQ 248). Ce passage pourrait être compris une allusion
ironique renvoyant au phénomène de l’indicible, c’est-à-dire que ce qui im-
porte ne peut être dit et que la quantité conséquente de mots utilisés dans le
roman renverrait ainsi avec d’autant plus d’insistance à ce qui ne peut être
dit. L’éloquence du roman renverrait ainsi ironiquement au silence.
En ce qui concerne Martin Heidegger, il est peut-être instructif de re-
garder l’évolution de son écriture depuis Etre et Temps et jusqu’à ses textes
tardifs. On remarquera ainsi qu’il débute avec l’utilisation de beaucoup
de mots dans Etre et temps pour au fur et à mesure adopter des formes
d’expression certes parfois plus opaques, mais surtout aussi plus concises,
à tel point qu’on pourrait voir dans ce parcours stylistique heideggérien
une confirmation implicite de la problématicité aussi stylistique de la
démarche d’Etre et Temps – sans oublier que c’est Heidegger lui-même
qui développe, dans sa pensée tardive, ce qu’il appelle une « sigétique »,
c’est-à-dire l’art de faire émerger du sens par un silence significatif 24. La

23 Voir Manfred Frank, « Du style et de la signification. Wittgenstein, Musil et les


premiers romantiques », in : Marie-Louise Roth (dir.) : Hommage à Musil, Bern :
Peter Lang, 1995, p. 63–110.
24 Voir notamment les réflexions suivantes de Heidegger dans son ouvrage sur
Nietzsche : « Le dire conceptuel le plus élevé consiste à ne pas simplement taire
La genèse du sujet authentique chez Heidegger et Musil : entre sérieux et ironie 173

sigétique pourrait ainsi, d’un point de vue méthodologique, être comprise


comme la réponse heideggérienne au problème esquissé (le sens de l’iro-
nie lui étant foncièrement étranger) : éviter que l’équivocité ne se dissolve.
Une fois ces réflexions reversées au compte d’une interrogation sur
le sujet, on pourrait retenir de cette ‘confrontation’ entre Heidegger et
Musil avec un peu de fatalisme que la littérature – sous la forme tout de
même assez originale et singulière de la pensée musilienne – est pro-
bablement mieux à même de saisir le sujet dans sa singularité et dans
son historicité, comme cela est suggéré dans l’Avant-propos du présent
ouvrage, et peut-être mieux à même aussi de contribuer à son sauvetage,
mais probablement et uniquement de manière négative, en renvoyant de
manière éloquente à ce qui se situe au-delà du dicible. Le sujet authentique
se constituerait ainsi là où il ne reste que l’autre du langage, le silence.

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dans le dire ce qui est proprement à dire, mais à le dire de telle sorte qu’il soit nom-
mé dans le non-dire : le dire de la pensée est un taire explicite [ein Erschweigen] »
(Nietzsche, vol. I, Paris : Gallimard, 1971, p. 365). Voir également les Apports à la
philosophie (Paris : Gallimard, 2013) où Heidegger note : « La pleine essence de la
‘logique’ est […] la sigétique. »
174  Sebastian Hüsch

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Quel corps (politique,
phénoménologique, etc.) pour le sujet ?
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine*

Juan Manuel Aragüés


Université de Saragosse

Pour qui s’efforce de relire la réalité selon une optique matérialiste, la


question du sujet doit faire l’objet d’une attention prioritaire, car la Mo-
dernité hégémonique, depuis Descartes, a développé avec succès une opé-
ration de naturalisation et d’universalisation de la subjectivité qui s’est
avérée être indispensable aux développements de la politique moderne.
La fiction du contrat social, qui en est la pierre angulaire, et qui se pro-
longe jusqu’aux propositions actuelles de Rawls, ne peut se construire que
sur la base d’une conception essentialiste du sujet. Déconstruire cet es-
sentialisme, incontournable allié du concept d’identité, et développer une
anthropologie matérialiste se présentent donc comme un passage obligé si
l’on souhaite amorcer le développement d’une politique antagoniste. Afin
de ne pas réitérer des arguments qui ont déjà fait l’objet de développe-
ments antérieurs1, nous nous centrerons ici sur la polémique relative à la
mort de l’homme et à ce que nous pourrions appeler le cyborg antago-
niste, c’est-à-dire la subjectivité en tant qu’elle orchestre sa composition
avec la machine en direction de champs d’affrontements politiques.

1.  Que ceux qui ont lu Les Mots et les choses…

… lèvent le doigt. Auquel cas ils pourront toujours faire l’économie d’une
relecture de ce chapitre de l’histoire de la subjectivité du xxème siècle, car

* Traduit du castillan par Julien Canavera, professeur de philosophie au Lycée Français


Molière de Saragosse.
1 Cf. Aragüés, J.-M., Líneas de fuga. Filosofía contra la sociedad idiota, Madrid,
FIM, 2002 et De la vanguardia al cyborg. Aproximaciones al paradigma posmo-
derno, Zaragoza, Eclipsados, 2012.
180  Juan Manuel Aragüés

ce que nous allons essayer ici n’est rien d’autre qu’une tentative de dé-
montage de ce lieu commun qui voudrait que Foucault soit le fossoyeur de
la subjectivité. Il est bien connu qu’on peut construire une histoire de la
philosophie en attribuant à un auteur quelques phrases, bien choisies, qui
finissent par tordre le sens de l’œuvre. Concernant ce genre d’histoire-là,
sans doute faudrait-il faire une place de choix à la « mort du sujet » chez
Foucault.
Rien de plus ardu que de livrer bataille contre des mentalités étri-
quées qui, à la moindre occasion, s’indignent face à ce qu’elles considèrent
être des atteintes portées aux fondements d’on ne sait pas très bien quoi.
Et comme on sait, ce sont ces discours toujours prompts à crier au scan-
dale, fustigeant tout ce qui tend à dépasser du lit exigu de Procuste où ils
se lovent, qui, malheureusement, ont la main mise sur le discours établi.
1966 : Les Mots et les choses. La France se remet tout juste de la
gueule de bois humaniste qui avait suivi la fin de la Seconde Guerre mon-
diale. Althusser construit un rempart théorique contre l’humanisme so-
cialiste que le marxisme orthodoxe importait directement du Kremlin.
Foucault avance sa thèse provocatrice, mais qui n’est pas nouvelle pour
autant, puisqu’elle puise à la source nietzschéenne : la mort possible de
l’homme. Mais il l’enrichit d’une argumentation, inédite elle : la proximité
chronologique de sa naissance, de la naissance du concept d’homme – où
« concept » doit être souligné. « Avant la fin du xviiième siècle, l’homme
n’existait pas »2, écrit Foucault. Il faut beaucoup d’imagination pour com-
prendre cette phrase en un sens différent de celui qu’elle indique de prime
abord, et qui désigne, bien entendu, l’apparition de l’« homme » en tant
qu’objet de réflexion théorique. Ce n’est pas pour rien que cette naissance
de l’homme, que l’on pourrait qualifier d’épistémologique, s’accompagne
de la naissance de disciplines telles que la biologie, la linguistique ou l’éco-
nomie : « Non plus [qu’existaient] – ajoute en effet Foucault à la suite de la
phrase précédemment citée – la puissance de la vie, la fécondité du travail,
ou l’épaisseur historique du langage ». C’est pourquoi l’homme « est une
toute récente créature que la démiurgie du savoir a fabriquée de ses mains,
il y a moins de deux cents ans »3. Ce dont il est question ici ne fait aucun
doute : il s’agit d’un savoir, d’un type de discours qui conçoit l’homme
comme un objet pour le transformer en concept. Situation inédite, selon

2 Foucault, Michel, Les Mots et les choses, Paris, Flammarion, 1966, p. 319.
3 Ibid.
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 181

Foucault, dans la mesure où les réflexions sur l’humain péchaient encore


par universalisme, ce qui barrait la route à une redescente épistémologique
en direction de l’homme :
Il n’y avait pas de conscience épistémologique de l’homme comme tel. L’épistémè
classique s’articule selon des lignes qui n’isolent en aucune manière un domaine
propre et spécifique de l’homme. Et si on insiste encore, si on objecte que nulle
époque pourtant n’a accordé davantage à la nature humaine, ne lui a donné de statut
plus stable, plus définitif, mieux offert au discours – on pourra répondre en disant
que le concept même de la nature humaine et la manière dont il fonctionnait excluait
qu’il y eût une science classique de l’homme4.

On pouvait difficilement délimiter de manière plus claire, stricte et concise


le problème ; c’est ce que nous apprend l’examen minutieux des para-
graphes qui précèdent. Et de cette approche de la question, qui renvoie à
l’historicité du « concept » d’homme et à son caractère de construction
théorique qui vient à se substituer à une autre, peut découler l’hypothèse
d’une disparition future du concept comme résultante de son obsoles-
cence théorique.
On croit que c’est jouer le paradoxe que de supposer, un seul instant, ce que pour-
rait être le monde et la pensée et la vérité si l’homme n’existait pas. C’est que nous
sommes si aveuglés par la récente évidence de l’homme, que nous n’avons même
plus gardé dans notre souvenir le temps cependant peu reculé où existaient le
monde, son ordre, les êtres humains, mais pas l’homme5.

Il faut reconnaître que la réflexion autour de la « mort de l’homme » se


produit dans un certain contexte théorique de l’œuvre de Foucault, celui
de la première époque ou de l’ « époque de l’archéologie », pour reprendre
les mots de Morey6, durant laquelle l’objet de recherche, comme l’écrit
Foucault lui-même, est de « définir une méthode d’analyse qui soit pure de
tout anthropologisme »7. Il s’agit de mettre en lumière les règles de forma-
tion du discours sans le rattacher à une subjectivité productrice, ni même à
un « au-delà » du discours qui rendrait raison de son origine. Durant cette
époque l’accent est mis sur l’autonomie du discours qui est caractérisée
par Blanchot de la manière suivante: « L’Archéologie du savoir, comme

4 Ibid., p. 320.
5 Ibid., pp. 332–333.
6 Cf. Morey, Miguel, Lectura de Foucault, Madrid, Taurus, 1986.
7 Foucault, M., L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 26.
182  Juan Manuel Aragüés

L’Ordre du discours marquent la période – la fin de la période – où Fou-


cault, en écrivain qu’il était, prétendit mettre à découvert des pratiques
discursives presque pures, en ce sens qu’elles ne renvoyaient qu’à elles-
mêmes, aux règles de leur formation, à leur point d’attache, quoique sans
origine, à leur émergence, quoique sans auteur, à des déchiffrements qui
ne révéleraient rien de caché »8. La précision de Blanchot, « en écrivain
qu’il était », est pour le moins surprenante, car il semblerait précisément
que Foucault n’avait pas d’autre intention que de souligner le caractère
superflu de la fonction-auteur ou de l’expressivité du discours. Quoiqu’il
en soit, au-delà de cette contradiction possible, l’intention foucaldienne de
mener à bien une analytique du discours où le rôle de la subjectivité en est
réduit à celui d’instance d’expression discursive, est bel et bien soulignée.
Il ne fait aucun doute qu’une telle position entraîne la suppression de ce
privilège que la tradition classique et moderne, pour utiliser les périodisa-
tions foucaldiennes, attribuait au sujet.
Nous sommes également prêts à reconnaître qu’il existe au sein de
l’approche foucaldienne, outre une référence à l’homme en tant que concept
théorique, une critique de la théorie de la subjectivité propre à la Moder-
nité, à sa conception de l’homme. « Le seuil de notre modernité, écrit-il,
n’est pas situé au moment où on a voulu appliquer à l’étude de l’homme des
méthodes objectives, mais bien le jour où s’est constitué un doublet empi-
rico-transcendantal qu’on a appelé l’homme »9. Nous ne sommes donc pas
si éloignés de l’essentialisme dont il dénonce également l’existence à l’âge
classique au travers de son concept de nature humaine. On dirait que le
concept a subi une transformation, mais on n’en demeure pas moins dans
le domaine de l’abstraction et de la généralisation. L’homme dont parle la
modernité, désormais comprise comme une catégorie chronologique de
l’histoire de la philosophie, se caractérise par un essentialisme qui va être
radicalement remis en question, non seulement par Foucault, mais aussi
par une bonne partie de la philosophie de la deuxième moitié du xxème
siècle. Comme le souligne Marx à juste titre concernant l’incapacité de
Feuerbach à réaliser, une fois remise en question la figure de Dieu comme
projection de l’essence humaine, une critique de l’essentialisme anthro-
pologique, la philosophie de la Modernité est impuissante à se débarras-
ser de cette réminiscence théologique. Laquelle, selon la définition qu’en

8 Blanchot, Maurice, Michel Foucault tel que je l’imagine, Paris, Fata Morgana,
1986, p. 19.
9 Foucault, M., Les Mots et les choses, Paris, Flammarion, 1966, pp. 329–330.
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 183

donne Stirner, présuppose l’essentialisme humaniste. Et c’est précisément


dans le cadre de cette critique de l’homme de la modernité que s’ébauche,
déjà durant cette première époque, une théorie de la subjectivité, d’une
nouvelle forme de subjectivité. L’anthropologisme moderne s’égare dans
l’abstraction et l’essentialisme. C’est pourquoi Foucault, en s’appuyant sur
Nietzsche, pose le problème des nouvelles formes de subjectivation :
On comprend que le pouvoir d’ébranlement qu’a pu avoir, et que garde encore pour
nous la pensée de Nietzsche, lorsqu’elle a annoncé sous la forme de l’événement
imminent, de la Promesse-Menace, que l’homme bientôt ne serait plus, – mais le su-
rhomme ; ce qui, dans une philosophie du Retour voulait dire que l’homme, depuis
bien longtemps déjà, avait disparu et ne cessait de disparaître, et que notre pensée
moderne de l’homme, notre sollicitude pour lui, notre humanisme dormaient serei-
nement sur sa grondante inexistence10.

Dans Les Mots et les choses il y a déjà une double réflexion sur la sub-
jectivité contemporaine. L’une qui, pour instaurer un nouvel horizon
analytique, que l’on entrevoit depuis Nietzsche, s’emploie à définir les
différentes formes historiques de subjectivation qui, au regard de notre
modernité, correspondent à la nature humaine et à l’homme. Pour en des-
siner le contour, Foucault s’en tient, dans un premier temps, à la référence
à un concept extérieur, celui de surhomme, lequel s’alimente à une muta-
tion complète du système du savoir :
De nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu. Car ce
vide ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien
de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible
de penser11.

L’autre s’applique à la critique, non plus d’un concept qui a été historique-
ment dépassé, mais d’une compréhension essentialiste des processus de
subjectivation. Ce qui s’annonce après l’homme, quel que soit le concept
qu’on lui assigne, n’est plus déterminé par une essence aux contours pré-
alablement définis, mais sera la résultante, l’effet, de lignes préalables de
subjectivation :
L’Anthropologie constitue peut-être la disposition fondamentale qui a commandé
et conduit la pensée philosophique depuis Kant jusqu’à nous. Cette disposition, elle

10 Ibid., p. 333.
11 Ibid., p. 353.
184  Juan Manuel Aragüés

est essentielle puisqu’elle fait partie de notre histoire ; mais elle est en train de se
dissocier sous nos yeux puisque nous commençons à y reconnaître, à y dénoncer sur
un mode critique, à la fois l’oubli de l’ouverture qui l’a rendue possible, et l’obstacle
têtu qui s’oppose obstinément à une pensée prochaine. A tous ceux qui veulent
encore parler de l’homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent
encore des questions sur ce qu’est l’homme en son essence, à tous ceux qui veulent
partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent
toute connaissance aux vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas
formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier,
qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, à toutes
ces formes de réflexions gauches et gauchies, on ne peut opposer qu’un rire philo-
sophique – c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux12.

Face à la myopie de ceux qui lisent « homme » comme seul et unique


procédé de subjectivation et qui, scandalisés, déversent leur colère théo-
rique sur Foucault comme artisan d’une pensée d’où la subjectivité est
absente, la lecture attentive de certaines des pages les plus significatives
de Les Mots et les choses met en lumière le fait qu’il y a dans cette œuvre
une évidente préoccupation pour les processus de subjectivation. Face à
l’étroitesse de vue de ceux qui, avec la disparition d’un concept, consi-
dèrent que disparaît le problème auquel ce dernier était censé répondre,
Foucault met l’accent sur l’historicité des processus de subjectivation et,
par conséquent, sur la nécessité de donner une réponse historique à la
question des formes de subjectivation au sein de la société contemporaine,
celle-là même que certains qualifient de postmoderne. Cela devrait être
établi par le seul renvoi à ces pages de Les Mots et les choses.

2.  Deleuze sur Foucault

L’expression est textuelle. Deleuze sur Foucault. On sait bien que Deleuze
était enclin à s’accoupler13 à autres philosophes pour accoucher de nouveaux
rejetons théoriques. Avec Foucault, sur Foucault, il atteint des sommets et

12 Ibid., pp. 353–354.


13 Cf. « Concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage ou, ce qui
revient au même, d’immaculée conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un
auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. »
in Deleuze, Gilles, Pourparlers, Editions de Minuit, 2003, p. 15.
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 185

fait date. Comme nous l’avons vu, Foucault pointe du doigt cette figure du
surhomme et cela va servir à Deleuze pour engager une réflexion autour de
la question de la subjectivité dans le cadre de son étude sur Foucault. Dans
le dernier paragraphe du Foucault de Deleuze, publié en 1986, on trouve
un texte en annexe qui s’intitule exactement « Sur la mort de l’homme
et le surhomme ». Deleuze s’en empare pour réfléchir à nouveaux frais
au problème que Foucault lui-même avait mis au jour : qu’est-ce qui doit
remplacer cette catégorie d’homme, cet essentialisme qui avait caractérisé
la Modernité ? Quel est ce surhomme que Foucault annonce évidemment
avec prudence et qui sera appelé à remplacer l’homme ?
Dans le cadre de sa réflexion sur Foucault, Deleuze souligne le fait que
cette nouvelle figure du surhomme est redevable de la mort de dieu, mais il
fait aussi référence d’une manière un tant soit peu surprenante au fait que
cette mort de dieu, loin de renvoyer à une thématique nietzschéenne, pro-
vient directement de Feuerbach. En disant surprenante, nous voulons sou-
ligner que c’est Nietzsche qui vient d’abord à l’esprit lorsque l’on évoque
la mort de dieu. Or Deleuze, très justement, met en lumière le fait que la
mort de dieu, en réalité, constitue déjà un lieu commun philosophique que
l’on rencontrait par exemple chez Feuerbach. Il écrit dans ce sens :
On défigure Nietzsche quand on en fait le penseur de la mort de Dieu. C’est Feuer-
bach le dernier penseur de la mort de Dieu : il montre que, Dieu n’ayant jamais été
que le dépli de l’homme, l’homme doit plier et replier Dieu14.

Comme on sait, Feuerbach pointe le fait que Dieu n’est rien d’autre qu’une
projection de l’essence humaine, que l’essence humaine, ainsi projetée est
une transcendance à laquelle on donne le nom de Dieu. Dieu est, en réa-
lité, une création de l’être humain, de sorte que ce n’est pas l’homme qui,
comme le dit la tradition religieuse, a été créé par Dieu, mais Dieu qui a
été produit par l’être humain au travers d’un processus de transcendanta-
lisation de l’essence humaine.
Feuerbach théorise donc la mort de Dieu, mais cette mort de Dieu, telle
que la comprend Deleuze, entraîne immédiatement la mort de l’homme ;
la mort de l’homme, selon cette perspective essentialiste, dans la mesure
où l’unique possibilité d’une conception essentialiste de l’homme pro-
vient de l’existence d’un Dieu appelé à se convertir en son fondement, à
fournir un fondement à l’essence humaine. Et c’est là la véritable tâche

14 Deleuze, G., Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 138.


186  Juan Manuel Aragüés

entreprise par Nietzsche, comme le souligne Deleuze : « Mais ce qui l’in-


téresse, c’est la mort de l’homme. Tant que Dieu existe, c’est-à-dire tant
que la forme-Dieu fonctionne, l’homme n’existe pas encore. Mais, quand
la forme-Homme apparaît, elle ne le fait qu’en comprenant déjà la mort
de l’homme »15. Une fois le fondement disparu, une fois Dieu disparu,
c’est l’homme qui en vient aussitôt à disparaître ; en d’autres termes, il y
a là un enchaînement en fonction duquel la mort de Dieu entraîne immé-
diatement la mort de l’homme. Aussi, si l’on suit l’analyse de Deleuze, se
produit-il une accélération des événements au terme de laquelle la mort de
Dieu, telle qu’elle est envisagée par Feuerbach au milieu du xixème siècle,
conduit ipso facto à la mort de l’homme.
Nous ajouterons que cette mort de l’homme trouve un écho privilégié
dans un texte qui voit le jour au milieu du xixème siècle : la sixième thèse
de Marx sur Feuerbach. Dans ce texte de 1845, Marx jette les bases d’une
nouvelle conception de l’anthropologie : « L’essence de l’homme n’est pas
une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’en-
semble des rapports sociaux »16, écrit Marx en pointant la dimension de
construit social que revêt la subjectivité. En dépit de l’emploi du concept
d’essence, qu’il nous faut comprendre comme découlant du caractère
propre à ce texte, fruit de la confrontation avec Feuerbach, c’est l’essence
humaine qui se trouve ici radicalement remise en question. Marx concevra
le sujet comme l’effet des médiations multiples et changeantes auxquelles
il se trouve soumis et qui ont pour corollaire l’émergence d’une subjectivité
traversée par la différence. Mais revenons-en au texte de Deleuze.
Dans son analyse de Les Mots et les choses, Deleuze souligne le fait
que Foucault propose un développement des processus de subjectivation
au cours duquel il faut en passer par trois moments pour parvenir à la
figure du surhomme : un premier moment qui suppose la représentation
de l’infini et, parallèlement, la représentation de Dieu. La première théo-
risation de la subjectivité, à l’époque classique, présuppose la représen-
tation de l’image de la divinité, ce qui donne lieu à l’être humain en tant
qu’il est créé à l’image et à la ressemblance de son Dieu créateur. Pre-
mière étape des théories de la subjectivation chez Foucault. Dieu comme
fondement d’une essence humaine, l’infini de la divinité qui est repré-
senté dans la subjectivité. En un deuxième moment la conscience de la

15 Ibid.
16 Marx, Karl, “Thèses sur Feuerbach” in Marx, K., Engels, F., L’Idéologie allemande,
Paris, Ed. Sociales, 1968, p. 33.
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 187

finitude, à l’extérieur de la subjectivité, fait son apparition. Cette appa-


rition se produit, selon les deux auteurs, dans trois domaines différents :
ceux de la vie, du langage et du travail, dont on en retrouve la transpo-
sition dans le domaine du discours et dans celui des sciences. Ainsi,
l’économie politique renvoie au travail, la linguistique au langage et la
biologie à la vie. La conscience du fini, la conscience de la finitude fait
son apparition, cette conscience est assumée par le sujet ; le sujet prend
conscience de sa finitude et c’est de là, dit Foucault – ce sera repris par
Deleuze –, que naît le concept d’homme. Par conséquent, cette catégorie
d’« homme qui va mourir » est l’expression de la finitude, la conscience
de la finitude qui se manifeste au sein du sujet à partir de ces trois do-
maines. Enfin, en guise de troisième moment, le surhomme fait jouer les
forces de l’extérieur, les forces de la vie, les forces du langage, la force
du travail, avec la force de l’homme afin de produire quelque chose de
nouveau, afin de transcender cette finitude qui avait donné naissance
à l’homme et qui donne lieu à un fini illimité, dit Deleuze. Sous cette
perspective, le surhomme est l’expression de cette finitude illimitée qui
correspond au processus d’articulation du sujet avec ces trois dimensions
auxquelles nous avons déjà fait référence17.
Or Deleuze adresse une critique à Foucault dans la mesure où ce
dernier se focalise exclusivement sur la question du langage à travers la
littérature ; Deleuze considérant que ce surhomme doit instaurer un jeu,
non seulement avec le langage, mais aussi avec le travail et la vie. Voici
ce que Deleuze appelle le surhomme, cette figure de subjectivation qui
s’emploie à instaurer un jeu de forces entre celles du sujet, du travail et de
la vie : « Qu’est-ce que le surhomme ? C’est le composé formel des forces
dans l’homme avec ces nouvelles forces. C’est la forme qui découle d’un
nouveau rapport de forces »18.
Pour aller un peu plus loin et prolonger ce que disent Foucault et De-
leuze, de la même manière que Deleuze a prolongé Foucault, nous consi-
dérons que cette catégorie qu’ils appellent surhomme est ce que l’on peut
nommer le cyborg. Le cyborg est précisément l’articulation du sujet avec
ces trois forces auxquelles nous faisions référence – langage, travail, vie –
au travers de la machine, la machine contemporaine, la machine de nos so-
ciétés contemporaines, cette machine avec laquelle le sujet contemporain

17 Cf. Deleuze, G., Foucault, Paris, Minuit, 2004, pp. 139–141.


18 Ibid., p. 140.
188  Juan Manuel Aragüés

entre constamment en rapport. La machine jouit, sans l’ombre d’un doute,


d’une présence constante au sein de la vie de la subjectivité contempo-
raine ; cette dernière compose avec sa vie biologique par le biais de pro-
thèses et d’instruments qui agissent sur nos corps, qu’ils soient intégrés en
eux, comme les régulateurs cardiaques, ou bien depuis l’extérieur. Notre
communication et notre langage sont constamment subordonnés à la ma-
chine, aussi bien pour ce qui est de l’expression subjective que pour ce qui
a trait à l’information ou au divertissement. Il en va de même pour notre
travail qui, de manière directe ou indirecte, se trouve dans une situation
de dépendance toujours plus grande à l’égard du machinisme. C’est en en-
trant en composition avec la machine et en se transformant en cyborg que
l’être humain entre donc dans la constitution de ces trois éléments dont fait
mention Deleuze dans le cadre de son analyse sur Foucault.

3.  La subjectivité du cyborg

La question du cyborg est un lieu commun de la littérature contemporaine.


Donna Haraway a publié un Manifeste Cyborg et l’idée de l’homme-ma-
chine, de l’être humain-machine, est récurrente chez de nombreux auteurs
contemporain. Il y a deux auteurs qui ont travaillé assez sérieusement sur
la question du cyborg, bien que sous des perspectives un peu différentes :
le philosophe allemand Peter Sloterdijk et Paul Virilio en France. Le pre-
mier propose une vision du cyborg plutôt teintée d’optimisme tandis que
le second, plus pessimiste, tend à mettre l’accent sur la face sombre de la
question. Il ne fait aucun doute en tout cas que nous retrouvons sous la
plume de ces deux auteurs une critique de la société des machines, de la
société technicisée dont les effets de domination s’avèrent être particu-
lièrement notoires. Sloterdijk pointe l’utilisation de la machine comme
mode de transformation la réalité, tandis que Virilio la conçoit comme un
instrument nous conduisant à une sorte de doux fascisme qui entraverait
tout processus de rupture.
Sloterdjik s’intéresse tout particulièrement à la composition biologique,
à la machine comme instrument permettant de potentialiser les capacités de
la subjectivité. La réflexion prend source dans Règles pour le parc humain
et porte sur un nouveau mode de construction de la subjectivité s’opposant
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 189

au mode pastoral. Sloterdjik comprend la machine comme un instrument


qui permet d’opérer à même le sujet afin de développer ses potentialités
communicatives. Ce qui le conduit à modifier l’expression heideggérienne
« es gibt Sein » en la remplaçant par « es gibt Information », considérant
que la composition du sujet avec la machine peut rendre possible un plus
ample processus de communication débouchant sur un dialogue entre cy-
borgs. De là cette vision que nous avions qualifiée d’optimiste et, de façon
surprenante, qu’on pourrait dire aussi habermassienne, au sens où le cyborg
accroît les capacités communicatives de la subjectivité et rend possible un
dialogue qui ouvre la voie au développement de nouvelles formes sociales
et politiques, à de nouvelles « sphères » de rencontre19.
Le cas de Virilio est davantage teinté de pessimisme, avons-nous dit.
Lui aussi souligne le fait que la composition du sujet avec la machine pro-
voque un accroissement des capacités subjectives, étant donné que nous
entrons en composition avec des appareils technologiques nous permet-
tant d’obtenir des informations ou de les transmettre à la vitesse de la
lumière. Sans qu’il soit besoin de sortir de chez lui, le sujet postmoderne
s’avère capable de parcourir le monde et d’y produire des effets à une très
grande distance. C’est ce que Virilio appelle l’« inertie polaire », c’est-à-
dire l’existence d’un pôle d’attraction au sein duquel tout le monde peut
se condenser en une sorte d’aleph postmoderne. Le sujet, assis ou même
couché, chez lui, dans sa voiture, est capable depuis sa télécommande,
son téléphone portable ou son ordinateur de se déplacer virtuellement aux
quatre coins du monde à la vitesse de la lumière. L’histoire de l’humanité,
depuis la domestication du cheval jusqu’à l’avion en passant par le train
à grande vitesse, peut être comprise en ce sens comme la production de
véhicules toujours plus efficaces et véloces, permettant au sujet de se dé-
placer d’un bout à l’autre de la planète.
Cependant, il n’en demeure pas moins que le moyen de transport le
plus rapide est sans conteste notre société médiatique, le véhicule statique
par le biais duquel la subjectivité, sans se déplacer, parcourt la planète à
vitesse grand V. Cette question est au centre de la réflexion de Paul Virilio
dans Un Paysage d’événements, qui écrit dans ce sens :
Après la longue, très longue génération des véhicules dynamiques, mobiles puis auto-
mobiles, voici venue l’ère du véhicule statique, audiovisuel, vecteur d’un mouvement

19 Sloterdjik, Peter, Essai d’intoxication volontaire, Paris, Hachette Littératures,


2001, p. 91–92.
190  Juan Manuel Aragüés

apparent, d’une inertie qui s’apparente au plus vaste voyage, substitut d’un déplace-
ment physique devenu inutile ou presque, avec l’instantanéité des échanges et des
télécommunications.20

Réaliser un achat à domicile, visiter des bibliothèques ou des archives,


observer des paysages et autres événements, avoir des rapports sexuels,
communiquer avec des personnes éloignées (et non pas avec celles étant
proches, ce qui donne lieu à la communauté des absents21), travailler, tout
est désormais faisable depuis un point d’accès informatique situé à domi-
cile. Mais cet aleph postmoderne débouche corrélativement sur la produc-
tion d’une monade sans portes ni fenêtres, dépourvue de toute forme de
communication avec le monde extérieur, de telle sorte que le sujet surin-
formé, le cyborg communicationnel peut parfaitement être, aussi et para-
doxalement, le sujet isolé et creux que l’on retrouve dans certains romans
de Houellebecq. Le cyborg contemporain fait l’expérience du « plaisir d’un
rendez-vous à distance, d’une réunion sans réunion, plaisir sans […] perte
d’intérêt pour notre prochain au profit d’êtres inconnus et lointains qui
demeurent à l’écart, spectres sans importance qui n’encombrent pas notre
emploi du temps »22. Vu sous cet angle, nous sommes bien en présence de
sociétés au sein desquelles la technologie est en train de se transformer en
instrument de mise à distance des subjectivités, ce qui rend d’autant plus
difficile l’intervention politique.
C’est dans ce sens qu’abonde également Jean Baudrillard tout au long
de sa vaste réflexion sur l’interaction entre la technologie et le sujet. La
présence écrasante de la technologie dans nos sociétés, loin de se présen-
ter comme un instrument d’empuissantisation des sujets, tel que l’affirme
le discours dominant, est une stratégie de domination récente, dont l’effi-
cacité réside en cela qu’elle n’est pas vécue comme telle.
À travers la technique, c’est peut-être le monde qui se joue de nous, l’objet qui nous
séduit par l’illusion du pouvoir que nous avons sur lui. Hypothèse vertigineuse : la
rationalité, culminant dans la virtualité technique, serait la dernière des ruses de
l’irraison, de cette volonté d’illusion, dont la volonté de vérité n’est, selon Nietzsche,
qu’un détour et un avatar23.

20 Virilio, Paul, Un Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996, p. 118.


21 Virilio, P., Cybermonde, la politique du pire, Paris, Textuel, 1996, p. 46.
22 Virilio, P., Un Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996, p. 130.
23 Baudrillard, Jean, Le Crime parfait, Paris, Galilée, 1995, pp. 17–18.
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 191

Plus qu’intéressant s’avère être le rapport qu’établit Baudrillard entre l’ex-


trême rationalité, dont la technique est l’effet, et paradoxalement la mobili-
sation des instances les plus irrationnelles de la subjectivité, conséquence
nécessaire des implications ontologiques des nouvelles technologies qui,
au lieu de se présenter comme un instrument de meilleure approche du
réel, sont l’instrument de sa disparition. Il s’agit du crime parfait où la ré-
alité disparaît sans laisser de trace : « Ainsi la prophétie est réalisée : nous
vivons dans un monde où la plus haute fonction du signe est de faire dispa-
raître la réalité, et de masquer en même temps cette disparition »24. D’autre
part, les médias deviennent de véritables vecteurs d’uniformisation sociale.
C’est à travers eux que s’engendrent les goûts, les manières de s’habiller,
les habitudes de consommation, lesquels tendent vers l’établissement d’un
modèle humain unifié au service des intérêts de la consommation.
C’est très justement que Baudrillard évoque l’« enfer du Même »
comme la conséquence politique la plus efficace de l’action exercée par la
technologie de la communication dans le domaine anthropologique : « Le
clone ne sera jamais exactement le même que l’original (bien sûr, puisqu’il
y aura eu un original avant lui). Rien à craindre soi-disant du clonage
biologique, car de toute façon la culture nous différencie. Le salut est dans
l’acquis et la culture, eux seuls nous sauvent de l’enfer du Même »25. En
tant que « terminal de réseaux multiples », le sujet est devenu une marion-
nette technologique du pouvoir contemporain.
Mais nous souhaiterions encore proposer une réflexion autour de la
figure du cyborg en partant de deux textes rédigés durant la deuxième
moitié du xixème siècle cette fois, le roman de Samuel Butler Erewhon et
le « fragment sur les machines » des Grundrisse de Karl Marx. On trouve
dans ces deux textes une approche du rapport récent et conflictuel entre
l’être humain et la machine. Dans les Grundrisse, la question que Marx en
vient à se poser est que la machine est la dernière métamorphose des ins-
truments de travail, depuis les outils préhistoriques jusqu’aux machines.
Marx est le témoin de l’apparition d’un nouvel outil de travail, la machine,
et il dit du travailleur qu’il est devenu la partie consciente de la machine
dans la mesure où la machine, au sein du mode de production capitaliste,
ne vient en aide au travailleur que lorsqu’il y a une masse de travailleurs et
ce dans le but d’augmenter la production : « Elle [la machinerie] n’entre pas

24 Ibid., p. 18.
25 Baudrillard, J., L’Echange impossible, Paris, Galilée, 1999, p. 52.
192  Juan Manuel Aragüés

en jeu pour remplacer de la force de travail manquante, mais au contraire


pour réduire à sa stricte mesure nécessaire une force de travail existant
en masse. La machinerie n’entre en jeu que là où la puissance de travail
existe en masse. 26» En d’autres termes, la machine dès ses origines n’est
pas conçue comme un instrument visant à faciliter les tâches, mais elle est
mise en place par le capital dans le but d’accroître la productivité du travail,
de telle sorte que le travailleur finit par se transformer en un appendice de
la machine : « Réduite à une simple abstraction d’activité – écrit Marx –,
l’activité de l’ouvrier est déterminée et réglée de tous côtés par le mouve-
ment de la machinerie et non l’inverse.27». Il souligne opportunément le
fait que les processus de technicisation qui vont de concert avec le déve-
loppement du capital ne sont pas envisagés en vue d’une humanisation de
la production mais d’une machinisation de la force de travail. Dans la so-
ciété capitaliste, la technologie ne met pas la machine au service de l’être
humain mais elle réalise le mouvement inverse en soumettant le sujet au
diktat de la machine-capital. Or, la machine-capital, non seulement vam-
pirise le travail subjectif, mais, qui plus est, s’approprie le savoir social de
ce que Marx nomme l’intellect général, cet ensemble de savoirs collectifs
qui sont la condition indispensable au développement technologique mais
dont bénéficie seulement un secteur social minoritaire, la classe capita-
liste. « Le développement de la machinerie par cette voie n’intervient qu’à
partir du moment où la grande industrie a déjà atteint un niveau supérieur
et où l’ensemble des sciences ont été capturées et mises au service du capi-
tal.28» Marx anticipe le concept de cyborg, mais il s’agit d’un cyborg pétri
de lutte de classes, où la partie humaine se trouve soumise aux intérêts du
capital. Cette question est soulignée dans le roman de Butler Erewhon ou
De l’autre côté des montagnes, publié en 1872. On peut en effet trouver
dans l’ouvrage un discours sur les machines, dans le cadre duquel l’auteur
s’interroge ainsi : « Combien d’hommes actuellement vivent dans un état
d’esclavage à l’égard des machines ? Combien passent toute leur vie, du
berceau à la tombe, à les soigner nuit et jour ? N’est-il pas évident que les
machines gagnent du terrain sur nous, si nous songeons au nombre tou-
jours croissant de ceux qu’elles réduisent en esclavage ?29 » Si bien qu’au

26 Marx, K., Manuscrits de 1857–1858, dits « Grundrisse », Paris, Editions Sociales,


2011, p. 658.
27 Ibid., p. 653.
28 Ibid., p. 660.
29 Butler, Samuel, Erewhon, Paris, Gallimard, 2005, p. 246–247.
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 193

sein du rapport sujet-machine, tel que l’entend Butler, et il en est de même


chez Marx, c’est bien à la machine et non au sujet que revient le rôle hé-
gémonique.

Conclusion : Antagonisme et subjectivité

En conclusion et pour en revenir à Foucault et à Nietzsche, il faut bien


comprendre que le concept de cyborg est d’abord un concept descriptif
qui fait référence au type de subjectivité que nous trouvons au sein des
sociétés contemporaines hyper-technicisées. Comme le dit Haraway : « le
cyborg est notre ontologie »30. Le concept de surhomme possède quant à
lui une dimension éthique et politique qui déborde le champ de la simple
description. Le surhomme est le sujet de l’autonomie radicale, celui qui est
capable de produire des valeurs et du sens.
Le rapport sujet-machine que décrit Marx dans les Grundrisse nous
parle d’un sujet hétéronome, qui vient se subsumer sous le capital. La lutte
de classes a produit ses effets de domination au sein de la subjectivité. Le
surhomme, que revendique Nietzsche et que suggère Foucault, se trouve
bien éloigné de cette typologie subjective. Il semble cohérent de com-
prendre que pour atteindre la figure du surhomme à partir du cyborg du
capital il est nécessaire de renforcer la dimension subjective au sein de la
composition homme-machine, en activant pour ce faire les mécanismes
antagonistes de la lutte des classes.
Nous parlons, par conséquent, de politique, de stratégies d’interven-
tion qui modifient le rapport subjectivité-machine et qui rendent possible
l’appropriation sociale du savoir, de l’Intellect Général. Le cyborg anta-
goniste met la technologie de la production, de la communication, à son
service, de sorte qu’il parvient à libérer du temps face à la soumission
impérative au travail, en augmentant les moments de temps libre, et il fait
usage de la communication comme d’un instrument pour construire le
commun. Le cyborg-surhomme magnifie sa puissance et érode la potestas
de l’ordre établi. Mais comment aborder cette question dans la pratique ?

30 Haraway, Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes,


Paris, Exils, 2007, p. 31.
194  Juan Manuel Aragüés

Pour l’aborder de la façon la plus efficace possible, il nous semble


opportun de distinguer deux domaines en ce qui a trait au rapport de
l’être humain avec la machine, celui de la production et celui de la com-
munication. En ce qui concerne le premier de ces deux domaines, mention
est déjà faite dans les pages des Grundrisse marxiens de la stratégie de
renversement adoptée par le cyborg. Si Marx dénonce la subordination du
sujet à la machine comme moyen de satisfaire les attentes du Capital, de
telle sorte que se constitue le cyborg du Capital, l’opération inverse, soit
l’assujettissement de la machine aux besoins du sujet, se présente comme
le chemin qui doit être pris par la subjectivité antagoniste. Rappelons-nous
que Marx pointe le fait que, dans le domaine de la production, la machine
n’est pas employée comme un outil d’allègement du travail subjectif mais
d’intensification de la production. C’est pourquoi, dans le cadre du travail,
il s’agit de mettre la machine au service de l’intérêt commun, de la majo-
rité sociale, dans un geste qui fut déjà revendiqué par Marcuse et d’autres
auteurs de la seconde moitié du xxème siècle. La machine, la technologie,
comme moyen d’adoucir les tâches humaines et d’alléger le poids du tra-
vail. Il n’est pas besoin de souligner l’incroyable accroissement qu’a connu
la productivité du travailleur tout au long du xxème siècle comme consé-
quence de l’application de la technologie dans le cadre de la production.
Tandis que la productivité du travailleur a augmenté de manière exponen-
tielle en à peine moins d’un siècle, sa journée de travail n’a fait pratique-
ment l’objet d’aucune modification, de sorte que l’extraction de plus-value
a considérablement augmenté. Face à cette dynamique, qui nous conduit
tout droit à la production de produits de moins en moins onéreux, mais
aussi, parallèlement, à une précarisation du travail, à cause, entre autres,
d’un manque de redistribution de l’emploi qui tend à entraver les pratiques
liées à la consommation, ce dont il s’agit est d’orienter le développement
technologique dans le sens d’une amélioration des conditions de vie des
citoyens, avec pour horizon une meilleure redistribution de l’emploi et une
réduction drastique de la journée de travail.
Le second domaine, celui de la communication, nous semble beau-
coup plus complexe, compte tenu des effets de domination qui, en son sein,
sont occultés par des stratégies de consommation et de divertissement, ce
qui, la plupart du temps, les font passer inaperçus. En ce sens, le devenir
cyborg s’est érodé de manière effective dans nos sociétés développées, car
le sujet, de manière pratiquement inextricable, se constitue au moyen de
dispositifs (téléphones, ordinateurs, tablettes, téléviseurs) qui, de façon
Antagonisme et subjectivité : la place de la machine 195

consécutive ou simultanément, l’accompagnent à longueur de journée. Il


faut partir de cette réalité et renoncer, comme stratégie politique, à toute
velléité ascétique qui en appelle à un refus de la technologie. La compo-
sition sujet-machine est venue pour rester. Du moins en ce qui a trait à un
futur imaginable.
Face à certaines analyses indéniablement pessimistes comme celles
de Virilio, les technologies de la communication ont démontré qu’elles
pouvaient être employées de manière antagoniste. Le 15-M espagnol trou-
va dans les réseaux sociaux un outil d’articulation fondamental, avec les
vertus et les faiblesses qui en découlaient. Mais il mit en lumière quelque
chose que nous devrions savoir depuis longue date : les outils peuvent être
utilisées de manières diverses et variées. De la même façon que, dans le
domaine de la production, la technologie est employée au profit du Capi-
tal, dans celui de la communication elle est utilisée en vue de la reproduc-
tion noologique de ce dernier. C’est pourquoi la stratégie, aussi complexe
soit-elle dans ses développements, reste la même : il s’agit d’inverser le
rapport avec la technologie afin de la transformer en un instrument de
cette autonomie dont nous disions qu’elle caractérise le surhomme.
Cela passe par le fait d’employer les réseaux dans le but de casser le
monopole communicatif du pouvoir, de générer de nouvelles valeurs au
travers de nouvelles stratégies de divertissement, d’encourager les réseaux
du commun, de transformer le cyberespace en un lieu de production et de
diffusion culturelle, de tirer profit des potentialités de la communication
afin de consolider les processus démocratiques quotidiens. Nombreuses
sont les actions que le cyborg antagoniste peut mener à bien au travers de
son corps technologisé, à commencer par la prise de conscience que la
lutte pour la production de subjectivité est le combat politique par excel-
lence à l’aube du xxième siècle.
Depuis la publication par Foucault de Les Mots et les choses, le dé-
bat autour des processus de subjectivation s’est considérablement clari-
fié. L’idée relative à la fin d’une subjectivité essentialiste qui fut nommée
« homme » et qui domina tout du long la Modernité semble aujourd’hui
difficilement contestable. La compréhension de la subjectivité comme un
construit social, déjà annoncée par Marx, s’ajuste de manière beaucoup
plus précise à la réalité des processus de subjectivation. En dépit de cela,
le concept qu’il nous faudrait utiliser pour désigner cette forme subjective
demeure encore problématique. Au-delà du débat relatif aux concepts,
nous courrons le risque de pointer ce qui, à nos yeux, constitue la question
196  Juan Manuel Aragüés

centrale qui sous-tend cette polémique : comment construire une subjec-


tivité antagoniste, non soumise à la puissance systémique. Le système a
fait montre de son efficacité dans le cadre des processus de construction
de subjectivité, à tel point que Jesús Ibáñez notait, il y a déjà plusieurs
décennies, que le sujet est l’objet le mieux produit par le capitalisme31. Il
ne fait donc aucun doute qu’avancer dans les stratégies de production de
subjectivité antagoniste constitue le combat politique de notre époque.

31 Ibáñez, Jesús, Más allá de la sociología, Madrid, Siglo XXI, 1986, p. 58.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de
l’expérience vécue

Camille Froidevaux-Metterie
Université de Reims Champagne-Ardenne

Les femmes sont-elles des hommes comme les autres ? C’est la question-
source qui a donné au féminisme ses deux couleurs, impossibles à mélan-
ger, le blanc de l’universalisme et le noir du différentialisme. D’un côté,
celles qui répondent oui à la question et réclament que les femmes soient
considérées dans l’abstraction et l’universalité de leur condition humaine.
De l’autre, celles qui répondent non et rappellent qu’elles demeurent des
sujets incarnés et sexués, dotées d’un corps différent et, par là-même, de
qualités spécifiques. Depuis les origines du mouvement, le débat féministe
s’est structuré autour de cette opposition binaire, selon une logique rigide
qui impose de choisir son camp.
En France, dans le contexte effervescent de la Deuxième vague, la
revendication commune de la maîtrise de la procréation n’a pas empêché
le vis-à-vis frontal entre les universalistes et les différentialistes. Il recou-
vrait un profond dissensus idéologique opposant féministes marxistes et
féministes psychanalytiques. C’est la première option qui va s’imposer à
la faveur d’une synthèse intellectuelle féconde entre matérialisme lesbien
et égalitarisme républicain. Les différentialistes seront marginalisées,
leurs travaux étant repris et discutés aux États-Unis où elles deviendront
les représentantes d’un French Feminism bien éloigné de la version qui
s’imposera en France.
Celle-ci se condense dans le postulat beauvoirien suivant lequel c’est
en s’affranchissant du carcan corporel – qui les soumet aux hommes via la
conjugalité, la maternité et la sexualité – que les femmes pourront accé-
der enfin au statut abstrait et universel d’individu de droits. La corporéité
féminine se trouve par-là même neutralisée et, finalement, dévalorisée au
sein d’un mouvement qui entend libérer les femmes du double joug de
la nature et du patriarcat. Cette approche va progressivement s’enraci-
ner jusqu’à trouver, au tournant des années 2000, un solide renfort dans
198  Camille Froidevaux-Metterie

la notion de genre tardivement importée des États-Unis. Celle-ci fournit


aux féministes françaises l’ultime argument pour faire de la dimension
incarnée de l’existence féminine un obstacle à l’émancipation achevée.
Le corps des femmes est circonscrit comme le vecteur par excellence de
la domination masculine et l’idée s’impose d’une corrélation intime entre
corporéité et aliénation.
Voilà comment la pensée féministe contemporaine a en quelque sorte
fait disparaître le sujet féminin. C’est d’abord la femme, au singulier, qui
a disparu en tant que concept opératoire dans le processus de déconstruc-
tion de la hiérarchisation genrée du monde. Ce sont ensuite les femmes,
comme catégorie, qui ont été dissoutes dans le chaudron bouillant des
inégalités de race, de classe et de genre. Cette double dynamique a fourni
le socle théorique des combats du féminisme de la troisième vague et il ne
saurait être question de lui dénier cet apport. On peut cependant regretter
que, dans l’opération, le sujet féminin ait perdu toute consistance et sur-
tout toute pertinence heuristique.
C’est ainsi que nous proposons de contribuer à la pensée féministe
contemporaine par une approche qui réintroduit la corporéité féminine
et, par-là même, le sujet féminin dans la réflexion. Nous le faisons en
considérant l’expérience du féminin, une notion empruntée au registre
phénoménologique. En définissant l’existence humaine comme étant irré-
ductiblement incarnée, et en faisant du corps le vecteur même de l’accès
au sens, la phénoménologie offre les postulats idoines à une démarche
de réappropriation positive du corps féminin. Elle permet notamment de
faire le postulat d’un rapport au monde et aux autres spécifiquement fémi-
nin, un rapport placé sous le signe de l’incarnation. L’ornière différentia-
liste n’est pas loin et on aura sans doute vite fait de nous y pousser, mais
on aura tort, car il ne sera pas plus question ici de diktats physiologiques
que de fondements biologiques, encore moins d’une quelconque essence
du féminin. Ce que nous allons essayer de saisir, c’est le sens que revêt le
corps sexué pour celles qui en font l’expérience quotidienne. Nous mon-
trerons que, relativement aux grandes dimensions phénoménales que sont
le temps, l’espace, l’image et la socialité, le fait de vivre et de s’éprouver
dans un corps féminin implique certaines dispositions, étrangères aux
hommes, que l’on peut donc qualifier de féminines.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 199

La dissolution théorique du sujet féminin

Jusqu’à la rupture de l’émancipation, les femmes n’étaient que des femmes,


au sens le plus étroit du terme, c’est-à-dire qu’elles restaient définies par
leur nature biologique d’êtres procréateurs. La deuxième vague féministe
a permis qu’elles deviennent des hommes comme les autres en les extir-
pant de la sphère domestique où elles étaient assignées et en légitimant
leurs prétentions à investir le monde social dans tous les domaine set à
tous les échelons. Un irrésistible processus d’égalisation des condition fé-
minine et masculine s’est enclenché qui se poursuit jusque dans la période
contemporaine avec des implications profondes sur la structuration même
de notre monde commun.
Nous n’allons pas nous attarder ici sur l’inédit de la situation collec-
tive où nous sommes du fait même de la révolution féministe. Ce qui nous
intéresse, c’est d’observer ses effets à l’échelle anthropologique de la dé-
finition des individus des deux sexes. Or, ce que le féminisme produit de
ce point de vue, c’est un évidement, il débouche sur une disparition. Des
féministes matérialistes qui rejettent le présupposé d’une nature féminine
aux militantes queer qui revendiquent la prolifération des genres, en pas-
sant par les théoriciennes du genre qui dénoncent la construction sociale
des rôles sexués, une même logique se déploie qui aboutira à la dissolution
théorique du sujet féminin.
Si elle permet de saisir bien des ressorts de la hiérarchisation sexuée
du monde, l’approche par le genre implique aussi une grille d’interpréta-
tion qui confère au champ féministe une coloration particulière : d’un côté
la négation de la différence entre les sexes, de l’autre la focalisation sur la
domination masculine. Sur le plan conceptuel, cela implique le rejet caté-
gorique de la binarité féminin/masculin et le refus de tout essentialisme :
la femme n’existe pas, pas plus que l’homme, seuls existent des individus
socialement assignés à leur sexe biologique et aux rôles afférents. Voilà
comment, en assimilant toute caractérisation de la condition féminine à
un réductionnisme essentialiste, les études de genre opèrent cet escamo-
tage théorique qui consiste à faire disparaître le sujet féminin au singulier.
La femme n’existe pas, seule existe l’expérience partagée de la domina-
tion masculine. Le constat est valide, il permet notamment d’en terminer
avec l’assignation immémoriale des femmes aux fonctions domestiques
en déboulonnant les représentations communes qui font de la « féminité »
200  Camille Froidevaux-Metterie

un doux mélange de dévouement maternel, de dépendance matérielle et


juridique, de disponibilité sexuelle.
Le pas suivant sera celui de la délégitimation de la catégorie des
femmes au pluriel. Il est franchi avec les féministes de la Troisième vague
qui déferle à partir du début des années 1990 sur la base théorique des tra-
vaux de Judith Butler. Contre le postulat d’un dénominateur commun qui
préexisterait à la domination des femmes, il faut, écrit-elle, compter avec
les rapports de classe, de race, d’ethnicité qui constituent l’« identité » et
qui rendent la notion de « femmes » impropre1. C’est ce que condense
le concept d’intersectionnalité. Le terme a été forgé aux États-Unis pour
rendre compte des violences subies par les Afro-Américaines des classes
les plus défavorisées. Il renvoie à une réflexion à la fois sociale et poli-
tique sur la situation des individus qui subissent simultanément plusieurs
formes de domination. Il s’agit de considérer ensemble les oppressions
liées au genre, à la classe et à la race pour refuser que l’on considère les
femmes comme un groupe homogène.
C’est ainsi que, pour la philosophe belge Chantal Mouffe, il faut dé-
sormais envisager une « multiplicité de rapports sociaux dans lesquels
la différence sexuelle est toujours construite » et au sein de laquelle le
sujet du féminisme est nécessairement pluriel2. Il n’y a pas de femmes,
seulement des individus situés au cœur d’un enchevêtrement de rapports
inégalitaires. D’où une pluralité irréductible qui impose d’englober la lutte
pour l’égalité entre les sexes dans le maelström des luttes contre toutes
les discriminations. Voilà comment la pensée féministe contemporaine a
évacué le sujet féminin, englobant la lutte contre les discriminations faites
aux femmes dans le paysage protéiforme des mouvements sociaux.
Pour en retrouver la trace, il faut observer comment le mouvement
d’émancipation s’est déployé selon une logique cumulative. L’implication
des femmes dans le monde ne s’est pas faite au prix d’un renoncement
aux charges et aux gratifications de la sphère privée, et c’est bien en as-
sumant de front les exigences de leur vie affective et les contraintes de

1 Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité


[1990], Paris, La Découverte, 2006, p. 61.
2 Chantal Mouffe, « Féminisme, citoyenneté et démocratie plurielle », in Thanh-
Huyen Ballmer-Cao, Véronique Mottier et Léa Sgier (dir.), Genre et politique. Dé-
bats et perspectives, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p; 175. Voir aussi Chantal
Mouffe, « Quelques remarques au sujet d’une politique féministe », Actuel Marx,
no 30, 2001.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 201

leur vie professionnelle qu’elles vivent désormais. L’image de la « double


journée » censée illustrer la difficulté que les femmes rencontrent à conci-
lier les deux volets de leur existence signale bien plus que des problèmes
d’emploi du temps, elle fait signe vers une dualité existentielle. C’est la
condition féminine contemporaine elle-même qui est duale : toute femme
est à la fois un individu abstrait, engagé dans l’espace privé-social du tra-
vail comme dans l’espace public de la citoyenneté, et un sujet concret,
inclus dans l’espace intime des relations affectives et familiales.
En se concentrant sur le premier versant de la condition féminine
contemporaine, la pensée féministe néglige tout un versant de la question,
celui qui regarde l’irréductible incarnation de nos existences. Ce curieux
escamotage est à comprendre dans le sillage de l’opération d’émancipation
initiée par la deuxième vague. Pour ses militantes, le corps féminin était
le marqueur de la condition mineure et subordonnée des femmes. C’était
le corps des épouses qui se mettent au service du bien-être quotidien de
leurs maris, le corps des mères qui portent et nourrissent la progéniture
de leurs conjoints, le corps des amantes qui se font objets du désir des
hommes. Voilà pourquoi la lutte féministe a nourri une dévalorisation du
corps des femmes devenu synonyme d’un acquiescement perpétué à la
hiérarchie des sexes. Si la démarche se concevait au regard de la situation
des femmes dans les années 1970, on peut s’étonner d’observer qu’elle se
perpétue dans l’âge de l’émancipation.
Pour l’immense majorité des travaux qui traitent de cette dimension
aujourd’hui, la corporéité féminine est le lieu par excellence de la domi-
nation masculine. Pas de libération sans « désincarnation ». Depuis la
deuxième vague, c’est un même combat qui se poursuit, celui qui tend à
délivrer les femmes de tout ce qui les ramène à leur corps et qui les assu-
jettit, doublée de l’ambition de les faire accéder enfin au statut moderne
d’être libre et égal, lequel se comprend dans sa rigoureuse universalité.
On oublie ce faisant que celle-ci n’est en rien synonyme de neutralité mais
qu’elle renvoie au modèle masculin de l’individu de droits, soit cette ver-
sion amputée de l’individu moderne qui ne lui reconnaît de substance que
sur le versant social de son existence.
Nous pensons qu’il est à la fois aberrant et dommageable de ne
pas considérer l’autre versant de l’émancipation que constitue pour les
femmes le fait de s’éprouver comme des sujets incarnés. Aujourd’hui que
le binarisme féminin-masculin est remis en question, qu’il est admis que
le genre est un construit – et un carcan – social, que la liberté est offerte à
202  Camille Froidevaux-Metterie

chacun.e de faire de son corps ce qu’il/elle souhaite, l’existence incarnée


et sexuée se présente comme un problème pour chacun.e, une énigme à
résoudre, voire un combat à mener. La question de savoir ce que recouvre
l’expérience vécue de la corporéité devient alors cruciale.
Toute la difficulté de la démarche réside dans la condamnation po-
tentielle qui pèse en France sur celle qui entreprend de « penser le corps
féminin ». L’envisager comme le lieu de réalisation de la liberté conquise
par les femmes, ce serait redonner du crédit au biologique, donc à la pré-
tendue nature de la femme, donc à son ancienne condition domestique. Ce
serait en un mot verser dans l’essentialisme, c’est-à-dire dans l’anti-fémi-
nisme, puisque ces deux termes sont désormais synonymes. Ce reproche
est infondé et, pour tout dire, obsolète. Nous pensons en effet que la que-
relle entre l’universalisme neutralisant et l’essentialisme particularisant
ne fait plus sens aujourd’hui. Les deux voies historiquement empruntées
pour porter la revendication féministe se dissolvent dans l’avènement du
sujet féminin contemporain qui est à la fois un individu de droits et un
sujet sexué.
La perspective phénoménologique nous permet de tenir ensemble
ces deux dimensions. Simone de Beauvoir a ouvert la voie en explorant,
dans Le deuxième sexe, les implications aliénantes de la corporéité qui
enfermait les femmes dans la naturalité de leur condition d’épouses et de
mères. Cette ligne interprétative est aujourd’hui massivement mobilisée
par les féministes françaises qui présentent la philosophe comme une pré-
curseure de la notion de genre. Elles oublient ce faisant de rappeler que la
démarche de Simone de Beauvoir allait de pair avec la reconnaissance de
la sexuation. Voici ce qu’elle écrivait dans la conclusion de son ouvrage :
« L’homme est un être humain sexué ; la femme n’est un individu complet,
et l’égale du mâle, que si elle est aussi un être humain sexué. Renoncer à
sa féminité, c’est renoncer à une part de son humanité »3.
Plutôt que féminité, nous préférons mobiliser la notion de singularité
sexuée pour rendre compte de ce paradoxe de notre temps : alors que les
avancées de l’égalité gomment les motifs de différenciation entre les sexes
et que le donné biologique fait l’objet d’une maîtrise croissante, la dimen-
sion incarnée de l’existence occupe une place centrale dans le quotidien
des individus. C’est tout particulièrement vrai pour les femmes. Après

3 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe [1949], Paris, Gallimard, « Folio Essais »,


1986, t. II, p. 591.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 203

n’avoir été pendant des siècles que des corps, soumises aux hommes
comme à la nature, voilà qu’elles doivent assumer une liberté nouvelle,
dans le domaine procréatif évidemment mais, bien au-delà, dans tous les
domaines « corporels » (vie amoureuse et sexuelle, maternité, santé, souci
esthétique). À chaque fois, les femmes se trouvent en position de choisir
parmi un éventail d’options très large, sous la pression des multiples dik-
tats sociaux et commerciaux. Cette expérience quotidienne d’une liberté
corporelle sous contraintes n’est pas chose aisée.
Nous proposons d’y réfléchir dans les termes phénoménologiques
de l’expérience du féminin. En considérant que tout individu est toujours
nécessairement situé (dans un temps et une société donnés) et incarné,
nous voulons explorer les modalités nouvelles de la présence des femmes
au monde et aux autres. Cette démarche rejoint celle des théoriciennes
américaines du féminisme corporel, aujourd’hui encore méconnues en
France : Elizabeth Grosz, Christine Battersby et Iris M. Young ou, plus
près de nous, Dorothy Olkowski, Gail Weiss et Linda Fisher4. Analyser
le corps vécu des femmes nous ouvre un nouvel horizon de pensée qui en
termine avec le vis-à-vis des options universaliste et différentialiste pour
explorer le défi inédit que représente la singularité sexuée au féminin.

Phénoménologie du féminin

Dans une perspective phénoménologique, l’existence est une « incarna-


tion perpétuelle », un « je peux » qui implique autant le corps que l’esprit
synonyme d’ancrage dans le monde mais aussi de savoir sur le monde.

4 Elizabeth Grosz, Volatile Bodies. Toward a Corporeal Feminism, Bloogminton, In-


dianapolis University Press, 1994 ; Christine Battersby, The Phenomenal Woman.
Feminist Metaphysics and the Patterns of Identity, New York, Routledge, 1998 ;
Iris Marion Young, On Female Body Experience. « Throwing Like a Girl » and
Other Essays, Oxford-New York, Oxford University Press, 2005 ; Dorothea Olko-
wski, avec Gail Weiss, (dir.), Feminist Interpretations of Maurice Merleau-Ponty,
University Park, Penn State University Press, 2006, avec Christina Schües et Helen
Fielding (dir.), Time in Feminist Phenomenology, Bloomington, Indiana University
Press, 2011 ; Linda Fisher, « Phenomenology and Feminism : Perspectives on Their
Relations », in Id. et Lester Embree (dir.), Feminist Phenomenology, Dordrecht
(Pays-Bas), Kluwer Academic Publishers, 2000.
204  Camille Froidevaux-Metterie

Contre le postulat idéaliste d’une subjectivité transcendantale source de


toute connaissance et de toute conscience, la phénoménologie assimile su-
jet connaissant et sujet incarné : « La philosophie n’est qu’une expérience
élucidée », écrit Merleau-Ponty. Une expérience donc, c’est-à-dire quelque
chose qui passe d’abord par le corps : « Mon existence comme subjectivité
ne fait qu’un avec mon existence comme corps », ajoute-t-il5.
Le corps tout entier est corps phénoménal, c’est-à-dire qu’il n’est pas
seulement quelque chose pour moi, mais tout autant pour autrui. C’est
ainsi dans ses deux dimensions cognitive et intersubjective qu’il faut
comprendre la corporéité phénoménologique : vecteur de significations,
le corps est tout autant fondement de la relation aux autres. Il nous fait
accéder à un sens qui n’est pas donné de surplomb, mais qui adhère au
monde, un sens incarné. Voilà comment la dichotomie classique du sujet
et de l’objet se trouve pouvoir être dépassée : parce que l’existence hu-
maine n’est pas essence, parce qu’elle se refait sans cesse dans les aléas du
corps objectif, parce que la subjectivité est expérience incarnée, « contact
absolu de moi avec moi », elle réconcilie l’être et l’apparaître, dans le vécu
phénoménal.
Mais la phénoménologie n’est pas que théorie, elle est aussi méthode
et, de ce point de vue, particulièrement précieuse. Valorisant la réflexion
en première personne, elle nous autorise à partir de notre expérience
personnelle et singulière de femme, étroite par définition, pour rendre
compte de la situation générale des femmes de notre temps. Nous avons
ainsi faite nôtre cette définition de Merleau-Ponty selon laquelle « la phé-
noménologie, c’est la décision de demander à l’expérience elle-même son
propre sens »6 et nous avons assumé le point de vue qui était le nôtre.
En explorant l’expérience du féminin comprise comme expérience des
quatre dimensions phénoménales que sont l’espace, le temps, l’image et
la socialité, nous ambitionnons de livrer une interprétation générique de
la condition féminine contemporaine qui vaille par-delà la spécificité de
l’expérience subjective.
L’expérience féminine de l’espace reste celle de la clôture et de l’inter-
dit. Des lieux sont réservés aux femmes, d’autres ne leur sont que concédés ;
il y a un dedans, étroit et exclusif, et un dehors, immense et hostile. C’est
ainsi en bravant les tabous que les femmes ont progressivement investi la

5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception [1945], Gallimard,


« Tel », 2012, p. 91 et p. 470.
6 Ibid., p. 344.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 205

sphère du vivre-ensemble et c’est chargées du fardeau de siècles d’illégitimi-


té sociale qu’elles l’habitent aujourd’hui. Toute implication dans ces endroits
qui leur étaient jusque-là fermés se fait donc sur le mode de la conquête : il
s’agit toujours de se faire une place, avec ce que cela implique de doutes, de
luttes et de difficultés. Or, occuper l’espace, c’est tout ce que les femmes ne
savent pas faire, habituées depuis l’aube des temps à demeurer repliées sur
le foyer. Se rendre visible dans le monde et investir chacun des interstices
de l’ordre social, c’est le défi qu’elles sont appelées à relever, en permanence.
Car entrer dans l’espace masculin de l’activité professionnelle et de l’exer-
cice du pouvoir, c’est aussi sortir du milieu familier et confortable de la vie
privée. Et l’on conçoit que la chose ne soit pas facile pour celles qui, pendant
si longtemps, sont restées à l’intérieur.
Si on laisse de côté la nécessité dans laquelle les femmes sont de de-
voir aller chercher dehors le revenu nécessaire à leur subsistance, il faut
pouvoir admettre qu’elles trouvent dans leur quotidien au-dedans suffi-
samment de gratifications pour avoir envie de s’y cantonner. Des siècles
de vie domestique leur ont certes appris à se contenter de leur sort, mais
ils ont aussi contribué à ce qu’elles y trouvent du plaisir, voire à ce qu’elles
en viennent à l’apprécier.
C’est bien sûr parce que l’autorisation à investir l’extérieur est récente
et que sa légitimation est fragile que l’expérience subjective des femmes
relativement à leur situation spatiale reste intérieure. Mais c’est ne rien
connaître de leur vie concrète que de postuler qu’elles n’aspirent qu’à s’af-
franchir le plus possible de ce cadre étroit. L’assimilation de la maison à
un lieu d’oppression et de souffrance n’éclaire qu’un versant du problème,
son versant négatif, celui qui fait des femmes des êtres seulement soumis,
incapables de la moindre prise réflexive sur leur propre condition. Il existe
un autre aspect de la question qui l’envisage dans une perspective posi-
tive, celle de l’acquiescement et du contentement.
L’expérience féminine de l’espace domestique ne renvoie plus au-
jourd’hui à une mise à part ou à un enfermement. Si l’implication exté-
rieure est rendue pénible par l’exclusive intérieure des femmes, il faut aussi
pouvoir associer à cette dernière des motifs de gratification. La joie simple
de se retrouver « bien chez soi » n’est pas sexuée, mais il se trouve que ce
sont les femmes qui en portent davantage que les hommes la responsabi-
lité, pour elles et pour les autres, de façon plus ou moins contrainte, plus
ou moins joyeuse, mais toujours assumée et, finalement, gratifiante. Stig-
matiser les femmes pour le goût qu’elles manifestent de leur intérieur et le
206  Camille Froidevaux-Metterie

soin qu’elles en prennent au motif que ce serait le signe d’une aliénation


domestique, c’est ne pas voir qu’elles jouent là bien davantage qu’un rôle
ménager. Elles ne jouent pas précisément, elles expriment quelque chose
d’elles-mêmes, elles se réalisent en tant que sujets dans l’intimité du do-
micile. Car, dans la société ouverte qui est la nôtre, on n’est jamais autant
soi que chez soi, hors du regard et du jugement d’autrui, face à ses propres
goûts et reflets, dans un environnement choisi de part en part.
Il faut ainsi cesser de considérer la maison comme la scène par ex-
cellence de la subordination féminine et le symbole d’une aliénation per-
pétuée. C’est ce à quoi nous invite la philosophe américaine Iris Marion
Young en y associant quatre valeurs positives : la sécurité (le lieu où l’on
se sent à l’abri et protégé), l’individuation (avoir un endroit à soi, c’est pou-
voir vivre une existence pleinement individuelle), l’intimité (la possibilité
de donner accès, ou pas, à sa personne, aux informations et aux choses
qui font sens pour soi), et la préservation (là où l’on conserve la mémoire
de la lignée d’où l’on vient et où l’on pratique les rituels qui permettent de
l’entretenir)7. Avec elle, on peut souscrire à cette idée que le foyer, en
tant qu’idéal, à tout à voir avec la subjectivité et, plus encore, avec l’iden-
tité de ses habitants. Cette réinterprétation extirpe le foyer de sa gangue
d’aliénation pour en faire un lieu politique de dignité et de résistance. Les
femmes se sont affranchies de l’obligation dans laquelle elles étaient d’y
demeurer confinées, elles sont sorties de ses limites étroites, et c’est libre-
ment qu’elles s’y impliquent désormais.
L’expérience féminine du temps est à la fois physiologique et existen-
tielle. Le temps féminin n’est pas le temps cyclique que l’on associe géné-
ralement aux femmes du fait de la répétition mensuelle de leurs « cycles ».
Le temps des femmes est au contraire tragiquement linéaire, rythmé par
ces moments décisifs que sont la puberté et la ménopause qui signalent
l’entrée et la sortie de la condition maternelle. Il arrive un moment dans
la vie d’une fille où son corps lui signifie qu’il est prêt à accueillir une
grossesse. À un âge où cette perspective paraît très irréelle, complètement
fantasmatique même, il lui est indiqué qu’elle est possible. Ainsi, du jour
au lendemain, son existence change de nature en devenant potentielle-
ment maternelle. Et la chose n’est pas dite une fois par toutes, elle est
répétée, chaque mois, de façon têtue. À l’échelle individuelle, il s’agit d’un

7 I. M. Young, « House and Home », in Id. On Female Body Experience. « Throwing


Like a Girl » and Other Essays, Oxford, New York, Oxford University Press, 2005,
pp. 151–153.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 207

événement historique : il surgit de façon inattendue, il bouleverse l’ordre


des choses, il marque une rupture.
Autrefois, les règles disaient à la fille que toute son existence se limi-
terait à ce corps désormais procréateur. Dans le monde de l’émancipation,
l’irruption de la capacité gestative n’est plus synonyme de destin, mais elle
continue néanmoins de marquer une inflexion. Il ne s’agit pas du passage
de l’état de fille au statut de femme, car, non, une fille de douze ans n’est
pas une femme. Ce dont il est question, c’est de l’ouverture d’une série
existentielle dont chaque scansion, à chaque fois simultanément physique
et psychique, sera placée sous le signe du changement : premières règles,
perte de la virginité, grossesse, accouchement, ménopause. Le temps fé-
minin apparaît ainsi comme un flux qui soumet la femme à d’incessantes
modifications. L’enveloppe corporelle féminine n’est jamais la même : le
sang se met à couler, puis plus, les seins poussent, gonflent et dégonflent,
chaque mois ; le ventre enfle au moment de la grossesse puis se rétracte
lors de l’accouchement… À côté de ces transformations, la chute des
cheveux, qui est à peu près la seule modification corporelle tangible des
hommes, fait figure de peu de chose.
Cette expérience d’un corps variable, si elle est dévalorisée au regard
de la prétendue constance masculine, n’en constitue pas moins le socle
d’une expérience vécue très significative. Celle-ci fait des femmes des
êtres de transformation, jamais assurées d’une identité stable, marquée
par une conscience aiguë du passage du temps et de la fin de toutes choses.
Ainsi que l’écrit Mona Ozouf d’une formule lumineuse : « Toutes [les
femmes] vivent le désespoir de la limite »8. Ce désespoir s’enracine selon
nous dans l’expérience fondamentale de la perte : pertes menstruelles qui
signifient chaque mois la cessation momentanée de la potentielle fécondi-
té, perte de l’enfant qu’il faut laisser sortir de soi, puis partir de chez soi,
perte de la capacité maternelle elle-même dans la ménopause qui signale
aussi la perte irrémédiable de la beauté ou de sa possibilité. L’obsession
féminine des traces laissées par l’âge sur leurs visages n’est pas simple
angoisse narcissique de la disparition de la belle image de soi, nous y
reviendrons, elle est aussi le signe d’une sensibilité particulière au dérou-
lement inexorable d’une existence placée sous le signe de la privation et
de la décrépitude.

8 Mona Ozouf, Les Mots des femmes. Essai sur la singularité française, Fayard,
« L’Esprit de la cité », 1995, p. 22.
208  Camille Froidevaux-Metterie

On peut objecter que les hommes aussi sont soumis au vieillissement


et au déclin mais, et c’est ce qui fait toute la différence, ils peuvent tout
à fait vivre en l’ignorant ou en le déniant. Leur existence n’étant mena-
cée d’aucune rupture ni d’aucun changement de nature, ils peuvent tout à
fait nourrir l’illusion de leur permanence, voire de leur éternité, par-delà
même les signes qui leur rappellent qu’ils ont un corps, et même un corps
vieillissant. Car aucun événement n’annonce aux garçons qu’ils sont dotés
d’une aptitude paternelle, et aucune modification physiologique ne vient
chez les hommes faire disparaître la perspective procréatrice. Ils peuvent
ainsi vivre dans le double fantasme de l’infécondité quotidienne et de la
paternité perpétuelle. Dans un ouvrage dont le titre dit tout, Une ethnolo-
gie de soi. Le temps sans âge, l’anthropologue Marc Augé a rendu compte
de ce rapport au temps masculin placé sous le signe de l’éternité. Les
hommes vieillissent, car il arrive toujours « un moment où les masques
tombent, où la vérité crue de l’âge se manifeste spectaculairement », mais
être vieux, ça non : « La vieillesse, écrit Augé, c’est comme l’exotisme :
les autres vus de loin par des ignorants. La vieillesse, ça n’existe pas »,
ajoutant pour conclure qu’au bout du bout, « tout le monde meurt jeune »9.
Alors il y a bien sûr dans l’existence masculine des moments tra-
giques, des virages lors desquels les hommes sont assez brutalement
confrontés au déroulé inexorable du temps et au vieillissement de leurs
corps. Le passage de la cinquantaine notamment n’est pas anodin, quand
les hommes prennent alors conscience que leur parcours social atteint un
point à partir duquel il n’y aura plus que répétition puis déclin. Surpris
par ce tournant auquel ils n’avaient pas songé (alors que les femmes s’y
préparent dès la quarantaine passée), certains hommes peuvent alors se
trouver très démunis. Pour autant, ce malaise n’est pas comparable à celui
qui peut accompagner la ménopause chez les femmes.
Nous empruntons à Simone de Beauvoir ses amères formules sur
cette crise qui coupe la vie des femmes en deux avec brutalité et qui les
dépouille de leur féminité (le mot est d’elle) : « Bien avant la définitive mu-
tilation, la femme est hantée par l’horreur du vieillissement […]. Quand
s’ébauche le processus fatal, irréversible, qui va détruire en elle tout l’édi-
fice bâti pendant la puberté, elle se sent touchée par la fatalité même de
la mort. » C’est que la ménopause marque bien la fin de quelque chose,

9 Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Éd. Seuil, « La Librairie du
xxie siècle », 2014, p. 125.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 209

elle renvoie à la clôture de ce temps délimité durant lequel la femme est


symboliquement féconde.
Il ne s’agit pas tant de renoncer au désir d’avoir un enfant, car il n’en
est déjà plus question depuis un moment quand les règles s’arrêtent, il
s’agit d’accepter d’être désormais exclue du groupe des femmes procréa-
trices, c’est-à-dire aussi du groupe des femmes désirantes. Et nous disons
bien désirantes, pas désirables, la nuance est cruciale. Car le désir dont il
est ici question n’est pas celui que suscite la femme-objet-de-désir, c’est
tout à l’inverse le désir de la femme-être-de-désir. Aux yeux du monde,
la ménopause fonctionne comme une interdiction : elle marque la fin du
désir légitime. En faisant disparaître le signe de l’appartenance à la lignée
des femmes désirantes, la ménopause introduit une rupture au-delà de
laquelle elles entrent dans le vide d’un horizon temporel qui peut être
désormais appréhendé comme stérile, statique, mortel. Là sans doute,
les femmes éprouvent au plus haut point la linéarité tragique du temps,
confrontée à l’évidence d’une existence au déroulé prédéterminé.
Troisième dimension phénoménale, la dimension de l’image, explo-
rée elle aussi au prisme du féminin. Sur ce sujet, l’interprétation féministe
est univoque : la préoccupation esthétique relève de la soumission aux
injonctions masculines exigeant des femmes qu’elles se fassent toujours
plus belles et plus désirables. Dans la recherche éperdue de conformité au
modèle socialement prescrit, les femmes prendraient à rebours le mouve-
ment de libération pour continuer de se vivre et de se penser comme des
objets.
Cette quasi-unanimité autour de la dimension aliénante de la beauté
véhicule selon nous un paradoxe de taille : les femmes seraient à la fois
absolument libres en tant qu’individus de droits et totalement soumises
comme êtres féminins ? Elles auraient obtenu la reconnaissance de leur
légitimité sociale et professionnelle tout en continuant d’être subordon-
nées et dociles dans le domaine intime, de leur vie affective, sexuelle et
corporelle ? Ce prisme interprétatif ne rend pas compte de la réalité de
la vie des femmes à l’âge de l’émancipation. Car la liberté conquise ne se
déploie pas dans les seules sphères publique et sociale, elle est tout aus-
si structurante dans la sphère intime. Cela n’empêche pas qu’il y ait là
quelque chose d’immédiatement problématique, l’application à soi d’une
vraie liberté, c’est-à-dire d’une liberté consciente de ses déterminations
et de ses limites, ne se fait pas sans difficultés. C’est même un véritable
défi, constitutif de la condition féminine contemporaine : comment vivre
210  Camille Froidevaux-Metterie

sereinement dans son corps féminin quand on est prise en tenailles entre
la dévaluation féministe des signes extérieurs de féminité et les injonctions
toujours plus nombreuses à une forme idéalisée et inatteignable de beauté
féminine ? Difficilement, comme en témoigne l’apparition de nouvelles
maladies psychiques relatives à l’obsession du contrôle et à l’image de soi.
Ces souffrances d’un genre inédit disent bien que le souci esthétique est
une quête compliquée et douloureuse.
C’est dans sa dimension de projet qu’il convient de penser le travail
quotidien des femmes sur leur apparence, en se posant la question du sens
que revêt cette activité par laquelle une femme modèle son image. Notre
postulat, c’est que le corps revêt une signification plus intense pour les
femmes que pour les hommes, en raison de la nature particulière que re-
vêt l’expérience vécue du regard porté sur elles. Pour le dire simplement,
toute femme sait qu’en sortant dans le monde, elle s’expose, car il en va
ainsi depuis toujours ou presque. Essayons de comprendre ce qui se joue
dans le souci esthétique compris comme préalable indispensable à l’entrée
des femmes dans la sphère sociale.
Quand on est une femme, s’affirmer comme un sujet implique de ré-
fléchir sa féminité, dans les deux sens d’une projection hors de soi de son
image féminine et d’une réflexion sur cette image. Chaque femme fait
l’expérience, chaque matin, de cette mise en abîme devant son miroir :
se regarder, considérer son reflet et le modifier, se regarder à nouveau en
intégrant le point de vue de l’autre (homme ou femme peu importe), pour
enfin se l’approprier dans une version qui soit en adéquation avec son inté-
riorité. Là réside le propre du souci esthétique, dans cette recherche d’une
image qui soit en conformité non pas tant avec les canons du beau tel
qu’il est socialement prescrit qu’avec les critères personnels par lesquels
l’image de soi corporelle coïncide avec l’image de soi subjective.
À l’appui de cette hypothèse, nous voudrions mobiliser les arguments
du philosophe belge Jacques Dewitte à propos de ce qu’il appelle, dans
La Manifestation de soi, la « donation première de l’apparence »10. Il faut
avec lui partir des analyses du zoologue suisse Adolf Portmann qui ont
montré que la diversité et la richesse des apparences animales dépassaient
de beaucoup les seuls impératifs de la conservation de soi. Aux thèses
fonctionnalistes qui ramènent toute manifestation esthétique dans le règne

10 Jacques Dewitte, La Manifestation de soi. Éléments d’une critique philosophique de


l’utilitarisme, La Découverte, « Textes à l’appui », 2010, p. 31.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 211

animal à une nécessité physiologique, Portmann oppose le concept d’auto-


présentation : il y aurait « une tendance inhérente au vivant à s’autoprésen-
ter, à apparaître pour ce qu’il est, indépendamment de toute utilité sociale
ou autre »11. Certes, la roue du paon se comprend comme un élément de la
parade amoureuse, préalable nécessaire à la reproduction, mais, remarque
Portmann, la luxuriance des couleurs et des formes excède de beaucoup
cet objectif, elle témoigne d’un « pur apparaître » irréductible aux fonc-
tions physiologiques : c’est une apparence sans destinataire.
Ce que montre Dewitte, sur cette base, c’est que le champ phénomé-
nal de l’apparence enveloppe le champ physiologique et fonctionnel. C’est
en ce sens qu’il est possible selon lui d’évoquer une « donation première
de l’apparence » dans le règne du vivant. Parmi les multiples formes par
lesquelles les animaux se présentent à leurs congénères (plumage, pelage,
chant, etc.), une petite fraction relève directement de fonctions vitales. La
question se pose alors du sens de cette gratuité : qu’expriment ces signaux
excédentaires, que nous disent ces merveilles inutiles, que signifie cette
débauche formelle ? La réponse de Dewitte mérite d’être citée un peu
longuement : « Il faut cesser de faire comme si les êtres vivants étaient
là à seule fin de pratiquer l’interminable cycle vital du métabolisme et de
la reproduction, au lieu de comprendre que c’est sans doute l’inverse qui
est vrai. Que tout ce fonctionnement (…) est là afin que les êtres vivants
puissent tout simplement exister, c’est-à-dire avoir une durée de vie limi-
tée et manifester au cours de celle-ci leur singularité (en tant qu’espèce ou
en tant qu’individu) ».12
En transposant cette perspective à notre sujet, il nous semble que l’on
peut poser les fondements d’une réflexion sur la beauté qui évacue la rhéto-
rique du superflu et de l’artifice. Si les femmes ne peuvent faire abstraction
de leur corps, si celui-ci fait l’objet d’un investissement spécifique, si la
perspective de se présenter sous le meilleur jour est quotidienne, c’est qu’il
existe un lien étroit et positif entre existence féminine et apparence, c’est
que l’expérience du féminin passe par une appropriation active et positive
de l’image corporelle, c’est que le travail de la beauté répond à une exigence
existentielle. Et si l’apparence des femmes n’avait pas de destinataire ?
Jacques Dewitte nous offre des motifs supplémentaires de le penser
en proposant une analyse de l’ornement en architecture qui résonne de

11 Ibid., p. 34.
12 Ibid., p. 43 (nous soulignons).
212  Camille Froidevaux-Metterie

façon décisive avec notre propos. L’ornement, nous dit le philosophe, « est
fait pour orner, et plus exactement encore pour orner tel objet, tel porteur.
[…] c’est la “référence” ou “relation” au porteur, à la chose à orner, qui est
première »13. Cette relation implique que la chose ornée et l’ornement se
trouvent modifiés l’un par l’autre et, plus encore, qu’ils s’enrichissent l’un
de l’autre. C’est dans la représentation, précise le philosophe, dans la façon
dont il se montre et se présente que le sujet advient à lui-même, obtenant un
« accroissement d’être ». Voilà comment l’ornement cesse d’être un simple
outil ou un moyen second pour revêtir une valeur proprement existentielle,
« une valence ontologique propre » selon les termes de Dewitte. Ce que
cela signifie, ajoute-t-il, c’est que la chose ornée était déjà, c’est-à-dire
qu’elle possédait « déjà de l’être, de la dignité, de la valeur ». L’ornement
révèle ainsi l’existence d’une relation entre être et représentation.
Appliquée librement à la question du souci esthétique féminin, la
chose peut se dire ainsi : par le travail quotidien sur son apparence, une
femme entre dans un processus d’enrichissement de son être qui passe par
le choix qu’elle fait d’une représentation d’elle-même. Cette représenta-
tion, loin de l’assimiler au statut d’objet, la pose comme sujet ; derrière le
paraître, elle dit quelque chose de son être. C’est ce que Jacques Dewitte
appelle le « redoublement originaire de l’être et de l’apparaître ». L’appa-
rence ne vient pas s’ajouter secondairement à l’existence, elle est origi-
naire. Et si le paraître redouble l’être, c’est qu’il y ajoute quelque chose,
qu’il l’intensifie (comme on dit redoubler d’attention). Non pas qu’il serve
à quelque chose, il ne sert à rien, y insiste le philosophe, « sinon à mani-
fester la singularité d’une existence »14.
La quête toujours recommencée de la beauté renvoie ainsi à une re-
cherche de l’adéquation à soi par laquelle une femme deviendra ce qu’elle
est ; elle témoigne aussi de la valeur qu’elle se confère à elle-même en
tant qu’être digne d’être aimé, c’est-à-dire digne d’être orné. Comprise en
ces termes, la démarche d’embellissement obéit à une logique proprement
inverse de celle de l’aliénation à laquelle elle est communément ramenée,
elle témoigne d’une véritable appropriation de soi qui est aussi un projet
de coïncidence à soi.
La quatrième et dernière dimension phénoménale est celle de la so-
cialité. Dans la perspective de l’expérience du féminin, la socialité renvoie

13 Ibid., p. 69.
14 Ibid., p. 18.
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 213

à ce que nous appelons la « potentialité maternelle ». Si, les avancées du


droit et de la science encouragent un processus de désexualisation de la
procréation, si le corps des femmes n’est plus le lieu exclusif du projet
parental, la perspective maternelle demeure un élément consubstantiel de
l’existence féminine. Toute femme étant possiblement procréatrice, cha-
cune se projette dans l’actualisation de cette capacité, que ce soit dans
le moment précoce de l’identification de la petite fille à sa mère, dans la
période délimitée où elle est physiologiquement prête, et même lorsque
cette possibilité s’efface avec l’entrée dans la ménopause. Pour le dire au-
trement, l’enfant est le compagnon imaginaire des femmes, qu’elles en
aient ou pas.
La maternité n’est donc plus un destin mais elle s’affirme dans sa
dimension intime de structurant identitaire. Toute femme en fait l’expé-
rience au niveau psychique et se trouve à devoir faire le choix de l’envisa-
ger ou pas. Il s’agit donc d’y réfléchir dans les termes de la subjectivité ;
il s’agit de décrire ce que vivent les femmes dans la projection et la réali-
sation maternelles. À rebours de la thèse beauvoirienne selon laquelle la
grossesse équivaudrait à une dépossession de soi, le corps de la femme
étant en quelque sorte colonisé par l’enfant grandissant en elle, il faut pou-
voir affirmer qu’elle constitue en réalité une appropriation de soi. Elle est
le moment d’une expérience cruciale lors de laquelle la femme s’éprouve
en tant que sujet concret de sexe féminin et se trouve assurée de la valeur
et de la dignité de cette condition.
Plus qu’une mise au monde, la maternité constitue un processus com-
plexe d’humanisation et de socialisation qui engage et la mère et son en-
fant dans une relation dont on pourra considérer qu’elle est au fondement
de toutes les autres. Car la gestation n’est pas instrumentale, l’utérus n’est
pas un simple réceptacle, la femme enceinte ne se contente pas de porter
l’enfant. Elle le fabrique, sur le plan physiologique, et elle l’humanise,
sur le plan psychique. Dans ces deux dynamiques, elle est engagée dans
un mouvement éminemment subjectif qui modifie profondément l’idée
qu’elle se fait d’elle-même, des autres et du monde. La responsabilité qui
est la sienne relativement au nouvel être qu’elle fait advenir constitue une
expérience proprement existentielle.
C’est ce dont témoigne le sentiment de force, de solidité, de validité
que confère à une femme enceinte la connaissance de son état. Si l’on
se place de son point de vue à elle, si l’on essaie de restituer ce vécu si
singulier, on accède à une interprétation de la grossesse qui la délie des
214  Camille Froidevaux-Metterie

appréhensions en termes d’aliénation, de dépossession et de passivité. Il


faut sans doute avoir éprouvé ce que suscitent les regards posés sur son
ventre rebondi pour saisir la véracité de ce constat. Ces regards traduisent,
et la chose est immédiatement ressentie comme telle, la reconnaissance,
c’est-à-dire une approbation, un hommage même. La femme enceinte est
une femme puissante, elle ne craint plus la minoration ni le mépris, elle
est assurée dans son être de sujet. Voilà pourquoi elle semble si assurée
d’elle-même. Ce qui est reconnu en elle, c’est ce dont elle ne peut pas dou-
ter, c’est la dynamique de création et le pouvoir de réalisation inhérents à
sa grossesse.
Si, de l’extérieur, la gestation peut paraître attente passive, de l’inté-
rieur, elle est vécue comme mouvement continuel, croissance ininterrom-
pue, changement perpétuel. La conscience aiguë du temps qui caractérise
l’expérience féminine de la temporalité s’exprime là dans toute son acui-
té : la femme enceinte n’éprouve pas le temps qui passe, elle est ce temps
parce qu’elle expérimente le progrès incessant de la vie en train de se faire
en elle, elle est pro-créative.
Tant qu’elle ne pouvait se choisir et qu’elle était trop souvent subie,
la grossesse était susceptible d’une interprétation en termes de soumis-
sion aux diktats de la nature et aux injonctions de la société patriarcale.
Maintenant qu’elle se décide et qu’elle peut se refuser, elle apparaît dans
sa dimension identitaire et positive, comme actualisation d’une liberté
assumée et expérience gratifiante d’une réalisation. Si l’on ne comprend
pas cela, on passe totalement à côté du sens que revêt la maternité pour
les femmes d’aujourd’hui, y compris pour celles qui ne portent pas leurs
futurs enfants (adoption ou GPA).
À partir de ce constat de la dimension existentielle de la maternité,
nous postulons que les femmes ne sont jamais en mesure de penser la
possibilité d’une existence individuelle au sens fort du terme, c’est-à-dire
une existence qui se donne son sens de l’intérieur d’elle-même, qui n’a
besoin d’aucune autre existence pour s’éprouver et se déployer. Précoce-
ment soucieuses d’autrui, dotées d’une prédisposition à se projeter hors
d’elles-mêmes pour se préoccuper du nouveau-né, figuration de l’autre,
de n’importe quel autre, elles se conduisent dans le monde selon une pos-
ture éminemment relationnelle. Les femmes sont des individus anti-indi-
vidualistes. Pour le dire trivialement, elles ne peuvent pas faire comme si
les autres n’existaient pas, alors que les hommes y arrivent très bien. Et
l’on retrouve ici la centralité du corps dans l’existence féminine, le corps
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 215

comme vecteur nécessaire de la relation à l’autre, le corps maternant, mais


pas seulement.
Nulle femme ne peut faire abstraction de son corps et se vivre comme
un pur esprit, nulle ne le considère seulement comme un outil procurant
performances et jouissances. Chacune s’engage dans le monde en tant
qu’individu incarné, en situation immédiate de lien avec les autres indivi-
dus. Si l’expérience du féminin se condense dans les deux dimensions de
l’acuité à la finitude et de la corporéité située, alors le champ phénoménal
qui fait du corps le médiateur entre soi, autrui et les choses peut être qua-
lifié de féminin. L’affirmation de Merleau-Ponty selon laquelle « l’homme
n’est qu’un nœud de relations » se révèle tout particulièrement juste quand
il s’agit des femmes15. Non pas que les hommes soient tous de fieffés in-
dividualistes, mais, du fait de leur plus grande disposition psychique à la
séparation et à l’autonomie, la relation aux autres n’est pas constitutive de
leur existence au point où elle l’est pour les femmes.
Nous ne faisons ici aucune généralisation essentialiste (toutes les
femmes seraient altruistes et tous les hommes égoïstes), mais proposons
de caractériser le féminin comme « corporéité relationnelle », étant en-
tendu que celle-ci se repère chez les hommes comme chez les femmes.
Car le féminin n’est pas une essence, c’est une disposition, la disposition
à se vivre comme un sujet incarné et relié aux autres. Si les femmes la
manifestent plus évidemment que les hommes, c’est en raison d’une situa-
tion millénaire réduisant leur existence à la corporéité, d’une part, et du
fait d’une expérience corporelle singulière placée sous le double signe de
la variabilité corporelle et de la capacité maternelle, d’autre part. Quand
on est une femme, on éprouve sa condition sur un mode particulier qui
associe inextricablement l’exercice de ses droits et l’actualisation de ses
capacités avec une conscience aiguë des modalités incarnées et intersub-
jectives de l’implication sociale.
On peut ainsi condenser la chose : l’expérience du féminin est expé-
rience de l’incarnation en relation. C’est en tant que corps relié aux autres
que la femme est sujet. On comprend alors la centralité que revêt pour elle
son image : elle est la projection de soi vers le regard d’autrui, elle est l’in-
terface précieuse qui permet à la relation de se nouer, elle est l’expression
de l’engagement dans le monde et de la présence aux autres. Il faut ain-
si pouvoir affirmer la dimension positive de la corporéité féminine. Nos

15 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 521.


216  Camille Froidevaux-Metterie

corps nous appartiennent, plus encore, ils sont au fondement identitaire de


nos existences ; loin de faire de nous des sujets aliénés, ils témoignent de
ce que nous sommes libres.

Il faut pour conclure dire quelques mots des implicites de notre démarche.
L’important, ce n’est pas que les femmes et les hommes aient des corps
anatomiquement et physiologiquement différents, c’est que ni les unes ni
les autres ne peuvent vivre et se penser indépendamment de leur présence
charnelle et visible au monde. Car nous naissons tous de sexe féminin ou
de sexe masculin (en laissant de côté les cas très douloureux mais minori-
taire des personnes intersexuées). Nous pouvons refuser notre sexe fémi-
nin ou masculin, nous pouvons détester l’idée d’y être assigné et nous sen-
tir même d’un autre sexe ; nous devons cependant faire avec, c’est-à-dire
assumer les astreintes et les promesses qui sont associées à la corporéité.
La grande nouveauté de notre temps cependant, c’est la liberté inouïe
dont nous jouissons quant aux modalités d’expression de notre singularité
sexuée. Dans un monde qui s’efforce de délivrer les individus du poids
des prescriptions en termes de rôles et d’attitudes genrés, c’est désor-
mais librement que nous cherchons à définir notre identité de femme ou
d’homme, sans plus subir d’impératifs quant à la bonne façon d’être et de
paraître femme ou homme.
D’un côté, la légitimation de tous les choix sexuels, amoureux et fa-
miliaux ouvre un large champ de possibles vis-à-vis desquels nous avons
à nous situer. De l’autre côté, l’atténuation des assignations genrées nous
laisse seul face à la nécessité de nous définir du dedans de nous-mêmes.
C’est donc subjectivement que chacun se définit dans sa singularité sexuée,
sachant qu’il y a mille façons de le faire et qu’elles sont toutes légitimes.
Il nous revient donc de placer le curseur là où nous le souhaitons, en fonc-
tion de ce que nous ressentons de l’adéquation entre présentation de soi
et définition intime de soi au moment de la vie où nous nous trouvons. Il
ne s’agit pas de nier que nous endurons un flux continu d’injonctions so-
ciales, médiatiques et commerciales, mais ce qui importe, c’est que nous
avons la possibilité de choisir parmi mille options permettant d’exprimer
notre singularité sexuée.
Dans nos sociétés désexualisées, la pleine maîtrise de sa singularité
sexuée est devenue la marque même de la subjectivité. Or il se trouve que
les femmes sont tout particulièrement concernées par ce défi, dotées d’une
connaissance immédiate du corps comme étant le lieu indépassable où
Le sujet féminin au prisme phénoménologique de l’expérience vécue 217

l’existence fait sens. Être une femme, ce n’est pas avoir un corps féminin,
c’est être ce corps. Si, depuis toujours, la corporéité féminine est indisso-
ciable de la subjectivité féminine, aujourd’hui, elle forme le socle même
d’une identité devenue problématique.
Il convient cependant d’insister sur la dimension éminemment
contingente, construite et mouvante du féminin. Les éléments présentés
comme relevant d’une expérience du féminin valent pour le moment où
nous sommes. Qu’adviendra-t-il quand les femmes auront acquis une maî-
trise de leur corporéité telle qu’elles se seront débarrassées de toutes ses
astreintes ? Ce sont ces jeunes filles qui choisissent un mode de contracep-
tion permettant de faire disparaître les règles. Ce sont ces femmes cin-
quantenaires qui se font prescrire des hormones pour perpétuer leurs
menstruations. Ce sont ces femmes actives qui congèlent leurs ovocytes
et se préparent des grossesses tardives. Le poids de la corporéité féminine
ne cesse de s’alléger et il arrivera un temps où les interprétations que pro-
posées ici paraîtront à leur tour d’un autre âge.
Emil Cioran y la radicalización de la
experiencia subjetiva

Christian Santacroce

«Every author should confine himself to matters of experience».


Edgar Poe
Loss of breath1
«… in his adventure of self-consciousness a man must come to the
limits of himself and become aware of something beyond him. A
man must be self-conscious enough to know his own limits, and to
be aware of that which surpasses him. What surpasses me is the very
urge of life that is within me, and this life urges me to forget myself
and to yield to the stirring half-born impulse to smash up the vast lie
of the world, and make a new world».
D. H. Lawrence
Pornography and Obscenity2

1.  Consideraciones sobre Kant

Comenzaré haciendo referencia a un manuscrito de la primera época, fe-


chado el 31 de enero de 1931, cuando Cioran se haya cursando su tercer
año de filosofía en la Universidad de Bucarest. Se trata de un trabajo de se-
minario que lleva por título: Consideraţiuni asupra problemii cunoştinţii
la Kant (Consideraciones sobre el problema del conocimiento en Kant).
La referencia no deja de ser significativa si observamos que no fueron
consideraciones de orden puramente académico las que llevaron a Cioran
a centrarse especialmente en Kant durante ese curso (1930–1931), sino
motivos personales, ligados a sus más íntimas circunstancias vitales. Así

1 The Works of Edgar Allan Poe, vol. II, London: A. & C. Black, 1899, p. 542.
2 Late Essays and Articles. Edited by James. T. Boulton. Cambridge: University
Press, 2004, pp. 250–151.
220  Christian Santacroce

nos lo refiere él mismo en esta carta que dirige a Bucur Ţincu, fechada
en Sibiu el 22 de diciembre de 1930: «No únicamente esta idea sobre la
importancia de la filosofía kantiana me determina a ocuparme de él este
año, sino también la necesidad de aclararme ciertos puntos en relación a
su sistema. Tengo pensado abordarlo desde un punto de vista personal o,
dicho de manera más exacta y simple, personalmente.»3
El trabajo al que hago referencia se presentaba no sólo como una crí-
tica a la epistemología kantiana, sino a ésta en cuanto que quintaesencia
del espíritu moderno:
«Kant se ocupó del problema del conocimiento, confiriéndole una pre-
ponderancia tan sumamente decisiva, en virtud de su ausencia de sentido
existencial, sentido del ser, de aquello que experimentamos como dato ori-
ginario e irreductible. La falta de sensibilidad hacia lo real, la ausencia de
vivencia concreta que nos sitúa de inmediato en la estructura existencial
de la naturaleza, indujo a Kant a su especulación sobre el conocimiento, lo
cual no significa para él de ningún modo un acercamiento a la existencia
en cuanto dato originario, sino la precisión de las formas y elementos cons-
titutivos del intelecto. En Kant, existencia y conocimiento constituyen una
polaridad. Esta polaridad es específica de la cultura moderna, y el hecho de
que Kant supiera ofrecerle una tan viva expresión, no hace sino manifestar
sus afinidades con dicha cultura, su enraizamiento en la misma.»4

3 «Nu numai acest gînd al importanţii filosofiei kantiene mǎ determinǎ sǎ ma ocup anul
acesta cu el, ci şi necesitatea de a-mi preciza anumite puncte în raport cu acest sistem.
Eu am de gînd s-o tratez dintr-un punct de vedere personal sau, mai exact şi mai sim-
plu, personalmente.» Emil Cioran, 12 scrisori de pe culmile disperǎrii, însoţite de 12
scrisori de bǎtrîneţe şi alte texte, Cluj: Biblioteca Apostrof, 1995, pp. 34–35.
4 «Kant s’a occupat cu problema cunoştinţii şi i-a dat o preponderanţǎ atât de horǎrâ-
toare, prin faptul cǎ i-a lipsit simţul pentru existenţǎ, pentru fire, pentru ceeace noi
simţim ca un dat originar şi ireductibil. Lipsa de sensibilitate pentru real, absenţa
trǎirii concrete care ne dǎ priza imediatǎ pe structura existenţialǎ a firii, l-a indemnat
pe Kant sǎ speculeze asupra cunoaşterii, care la el nu însemneazǎ deloc o apropie-
re de existenţǎ ca dat originar, ci precizarea elmentelor şi formelor constitutive ale
spiritului. La Kant existenţǎ şi cunoaştere constituesc o polaritate. Aceastǎ polaritate
este specificǎ culturii moderne, iar Kant dacǎ i-a dat o expresiune atât de vie, aceasta
manifestǎ doar afinitǎţile lui cu aceastǎ culturǎ, înrǎdǎcinarea lui în aceastǎ structurǎ
de culturǎ.» Emil Cioran, Consideraţiuni asupra problemii cunoştinţii la Kant: Ma-
nuscrito, pp. 2–3.
Por las notas de lectura que sirvieron a Cioran de base para la elaboración de este
trabajo, constatamos que esta idea sobre la dicotomía entre conocimiento y existencia
había sido planteada por Émile Boutroux en sus lecciones sobre Kant: «La doctrine
Emil Cioran y la radicalización de la experiencia subjetiva  221

El sentido existencial al que Cioran apela, consiste en una asimila-


ción cualitativa de la realidad, un modo de intuición previo a la concien-
cia objetiva. En este sentido, la orientación de Cioran parece acercarse
en cierta manera al proyecto filosófico de un espiritualista como Nicolái
Berdyáev, que se presenta precisamente como un ensayo de superación
de filosofía kantiana, como el intento de justificar la posibilidad de cono-
cimiento de la realidad inicial precedente a la racionalización de la con-
ciencia. Se plantea así la discriminación entre una conciencia primordial,
inmediata, inmersa en la realidad del sujeto, en la que experiencia y ser se
igualan, y una conciencia secundaria, racionalizante, caracterizada por la
disociación entre sujeto y objeto, por una objetivación del conocimiento.5
La manera en que Cioran plantea sus consideraciones sobre Kant, parece
enfocar ya la posibilidad de una experiencia del primer tipo, esto es, de
una conciencia primordial, inmediata:
«Una inteligencia que no estuviera reducida a nuestras formas de
pensamiento, sino que aprehendiese intuitivamente las cosas, mediante
una visión interna y esencial, aprehendería probablemente y conocería el
mundo en sí.»6

de Kant repose sur une séparation de la connaissance et de l’existence. Il pose la


connaissance avant l’existence, comme quelque chose qui se suffit, et se demande
ensuite si de la connaissance on peut aller à l’être. Or, il paraît bien que cette sépara-
tion soit légitime et nécessaire dans la science proprement dite, mais peut-être le vice
de la métaphysique de Kant est-il d’avoir été construite sur le modèle de la science.
Kant reproche aux dogmatistes d’avoir pris pour patron la science mathématique.
Mais lui-même a eu constamment présent à l’esprit l’exemple de la science de Newton
conçue comme une physique entièrement a priori.» Émile Boutroux, La Philosophie
de Kant. Cours de M. Émile Boutroux, professé à la Sorbonne en 1896–1897, Paris :
Librairie Philosophique J. Vrin, 1926, p. 166.
5 «Mon thème fondamental consistait à continuer, tout en la surmontant, la pensé de
Kant, en m’efforçant de justifier la possibilité de la connaissance de la réalité initial,
précédant sa rationalisation par la conscience. On pouvait le définir aussi, comme
une discrimination entre la conscience initial et la conscience secondaire. Cette
seconde conscience est liée à la dissociation en sujet et objet, par elle la connais-
sance est objectivée. La conscience primordiale est plongée dans la realité du sujet,
ou mieux, en elle le sujet et l’objet s’identifient.» Nikolaï Aleksandrovich Berdiaev,
Essai d’autobiographie spirituele, Paris : Buchet-Chatel, 1958, p. 125. Traducido
del ruso por E. Belenson.
6 «O înteligenţǎ care nu ar fi redusǎ la formele noastre de gândire, ci ar prinde intuitiv
lucruriile, printr’o viziune internǎ şi esenţialǎ, probabil cǎ ar sesiza, şi ar cunoaşte
lumea în sine.» Emil Cioran, Consideraţiuni asupra problemii cunoştinţii la Kant,
Manuscrito, pp. 13–14.
222  Christian Santacroce

La renuncia de Cioran a consagrar su memoria de licenciatura a la


epistemología de Kant, tal como en un principio tenía pensado7, elaboran-
do finalmente un trabajo sobre el intuicionismo contemporáneo, centrado
en el intuicionismo de Henri Bergson (Intuiţionismul contemporan), re-
sulta a este respecto un detalle hondamente significativo.

2.  La conciencia al límite

Las vivencias extremas que conocerá Cioran, directamente vinculadas a


la brutal crisis de insomnio que devasta su juventud hacia finales de los
años 20, prolongándose por un período aproximado de siete años, deter-
minarán en él esa radical visión de la existencia que constituye el núcleo
original de su pensamiento.8 Esta época traumática, se ve caracterizada
por un estado de exorbitada inflación interior, un nivel de sensibilidad
vital exasperante, en directa proporción a una conciencia hipertrofiada,
vertiginosamente desbocada: «Mi juventud estragada me ha conducido
a tales estados anímicos, que sólo una literatura dostoievskiana hubiera
podido recordármelos»9, declaraba a Ţincu, en un texto fechado en Sibiu,
el 23 de septiembre de 1932. Su primer libro, Pe culmile disperării (En
las cimas de la desesperación), publicado en 1934, suerte de testamento

7 Según la carta que remite a Ţincu con fecha de 22 de diciembre de 1930. Emil Cio-
ran, 12 scrisori de pe culmile disperǎrii, însoţite de 12 scrisori de bǎtrîneţe şi alte
texte, Cluj: Biblioteca Apostrof, 1995, p. 34.
8 «Tout ce que j’ai écrit, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai élaboré, toutes mes
divagations trouvent leur origine dans ce drame. C’est qu’à peu près à vingt ans j’ai
perdu le sommeil et je considère cela comme le plus grand drame qui puisse arriver.
Je me souviens que je me promenais pendant des heures en pleine ville – Sibiu est
une très belle ville, une ville allemande, qui date du Moyen Âge. Je sortais donc vers
minuit et je me promenais tout simplement dans les rues, il n’y avait que quelques
putains et moi dans une ville vide, le silence total, la province. J’errais pendant des
heures dans les rues, comme une sorte de fantôme et tout ce que j’ai écrit plus tard a
été élaboré pendant ces nuits-là.» Cioran, Entretiens, Paris : Gallimard, 1995, p. 287.
9 «Tinereţea mea distrusǎ m-a adus la astfel de stǎri sufleteşti pe cari numai o lite-
raturǎ dostoievskianǎ mi le-a mai putut aminti.» Emil Cioran, 12 scrisori de pe
culmile disperǎrii, însoţite de 12 scrisori de bǎtrîneţe şi alte texte, Cluj: Biblioteca
Apostrof, 1995, p. 57.
Emil Cioran y la radicalización de la experiencia subjetiva  223

póstumo, ha de entenderse así como el estallido lírico de esa exacerbación


vital. A nu mai putea trăi (No poder ya vivir) resulta a este propósito uno
de sus fragmentos más representativos:
«Siento cómo tengo que explotar a causa de todo lo que me ofrecen
la vida y la perspectiva de la muerte. Siento cómo muero de soledad, de
amor, de desesperación, de odio y de todo lo que este mundo puede ofre-
cerme. Es como si en cada vivencia me inflara como un globo hasta más
allá de su resistencia. En la más terrible intensificación se realiza una
conversión hacia la nada. Te dilatas interiormente, creces hasta la locura,
hasta donde ya no existe frontera alguna, hasta los márgenes de la luz,
donde ésta es cegada por la noche. Y en esa sobreabundancia, como en un
torbellino bestial, te ves lanzado directamente a la nada».10
La «conciencia como fatalidad» o maldición, uno de los conceptos
fundamentales de la perspectiva cioraniana de la existencia, encuentra
manifiesta inspiración en el soberbio título de Alfred Seidel, Bewusstsein
als Verhängnis, para formular con él la revelación radical del insomnio,
esa pérdida total del sueño en la que el sol y las tinieblas, el vivir y el
morir11 parecen fundirse en un círculo de lucidez perpétua, más allá de
los límites que la conciencia ordinaria del hombre se halla en estado de
soportar. Se trata en cualquier caso de una experiencia interna, de in-
sostenible intensidad, que nos asoma a los abismos de nuestra condición,
resaltando el demoníaco proceso al que la vida íntimamente se aboca. De
ahí la omnipresencia de la muerte, el sentimiento de vanidad, inanidad

10 «Simt cum trebuie sǎ plesnesc din cauza a tot ce-mi oferǎ viaţa şi perspectiva mor-
ţii. Simt cǎ mor de singurǎtate, de iubire, de disperare, de urǎ şi de tot ce lumea asta
îmi poate oferi. Este ca şi cum în orice trǎire m-aş umfla ca un balon mai departe
decât rezistenţa lui. În cea mai groaznicǎ intensificare se realizeazǎ o convertire
înspre nimic. Te dilaţi interior, creşti pânǎ la nebunie, pânǎ unde nu mai existǎ
nici o graniţǎ, la margine de luminǎ, unde aceasta este furatǎ de noapte, şi din acel
preaplin ca într-un vârtej bestial eşti aruncat de-a dreptul în nimic.» Emil Cioran,
Pe culmile disperǎrii, Bucureşti: Humanitas, 2008, p. 10.
11 «Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie.
[…] En général, presque toujours, lorsqu’il s’agit de la mort, Socrate, chez Platon,
répète, ou à peu près, les paroles d’Euripide. Personne ne sait si la vie n’est pas la
mort et si la mort n’est pas la vie. Depuis les temps les plus reculés, les hommes les
plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique ; seuls les hommes ordinaires
savent bien ce que c’est que la vie ce que c’est que la mort.» Léon Chestov, Les
Révélations de la Mort. Dostoïevsky – Tolstoï, (Préface et traduction de Boris de
Schlœzer), Paris: Librairie Plon, 1923, p. 3.
224  Christian Santacroce

universal12 que íntimamente focaliza la intuición cioraniana. Me remito


una vez más a su primer libro, Pe culmile disperării:

«El paroxismo de la interioridad y de la experiencia nos adentra en la re-


gión donde el peligro es absoluto, ya que la existencia que en dicha expe-
riencia actualiza sus raíces mediante una conciencia intensiva, no puede
sino negarse a sí misma. La vida es demasiado limitada y fragmentaria
para resistir a las grandes tensiones. ¿No han tenido todos los místicos,
tras los grandes éxtasis, el sentimiento de ya no poder seguir viviendo? ¿Y
qué más pueden esperar de este mundo aquellos que sienten más allá de lo
normal la vida, la soledad, la desesperación o la muerte?»13

Lo que la vivencia de Cioran manifiesta, en primer lugar, no es sino el


trágico mecanismo en el que la vida inexorable y constitutivamente se
revierte. La «vida, sólo para poder existir, ha de transformarse en su ne-
gación»14, escribía Simmel en 1914, en un pequeño ensayo titulado Henri
Bergson. Fórmula que unos quince años más tarde dejaría una huella
indeleble en la férvida impresionabilidad del joven Cioran. De radical

12 «De mon pays j’ai hérité le nihilisme foncier, son trait fondamental, sa seule ori-
ginalité. Zădărnicie, nimicnicie – ces mots extraordinaires, non ce ne sont pas des
mots, ce sont les réalités de notre sang, de mon sang.» (Cioran. Cahiers 1957–1972,
Paris: Gallimard, 1997, p. 685.) A este término, cabría agregar un tercero: părelni-
cie (ilusión, apariencia), según la carta que dirige a su amigo, el filósofo Costantin
Noica, el 21 de enero de 1971: «En vano busco en las lenguas “de circulación” un
equivalente para părelnicie, palabra que por sí sola esconde un Lebensgefühl, una
metafísica y todo lo se quiera en materia de poesía.» Cioran, Scrisori către cei de-
acasă, Bucureşti: Humanitas, 1995, p. 298.
13 «Paroxismul interiorităţii şi al trăirii te duce în regiunea unde primejdia este abso-
lută, deoarce existenţa care îşi actualizează în traire rădăcinile ei cu o conştiinţă
încordată nu poate decât să se nege pe ea însăşi. Viaţa este prea limitată şi prea
fragmentară pentru a rezista la mari tensiuni. N-au avut toţi misticii, după marile
extaze, sentimentul că nu mai pot continuu să trăiască? Şi ce mai pot aştepta de la
lumea aceasta acei care simt dincolo de normal viaţa, singurătatea, disperarea sau
moartea?» Emil Cioran, Pe culmile disperării, Bucureşti: Humanitas, 2008, p. 11.
14 «Es ist, als ob er die Tragik davon gar nicht bemerkte, dass das Leben, um nur
existieren können, sich in Nichtleben verwandeln muss». Georg Simmel, Zur Phi-
losophie der Kunst. Philosophische und kunstphilosophische Aufsätze, Postdam:
Gustav Kiepenheuer, 1922, p. 138.
Emil Cioran y la radicalización de la experiencia subjetiva  225

relevancia se muestra a este respecto un texto publicado en el mes de


febrero de 1933, en la revista Azi, bajo un título emblemático, Revelaţiile
durerii (Las revelaciones del dolor):

«El análisis de las diversas experiencias no tiene especial valor sino en


cuanto que precisan la capacidad de revelación del mundo implicado en
su naturaleza. Pues en ello radica el profundo sentido de toda nuestra
vida afectiva y espiritual, que hace de la complejidad de éstas algo más
que un juego o una estéril variación de motivos idénticos, desvelando en
su estructura inmanente considerables posibilidades de revelación. Las
fecundas potencialidades de la vida personal han sido despreciadas por
un racionalismo soso que encontraba en una impersonalidad abstracta y
en una objetividad vacía, el camino de intelección y descubrimiento de
la existencia. Sin embargo, la existencia como dato cualitativo, que se
objetiva en estructuras únicas y diferenciales, no es accesible sino a las
vivencias concretas de la vida subjetiva. En las regiones en las que intere-
sa al máximo la intimidad de nuestro ser, cuando de la orientación en una
dirección u otra depende íntegramente nuestro destino, ¿qué valor puede
tener ya una operación con la vacía abstracción del concepto?».15

La vía existencial de Cioran nos remite así, directamente, al prístino plano


de la vivencia concreta, de la experiencia sentida, al más hondo estrato
de la realidad subjetiva, allí donde la conciencia de dicha subjetividad se
radicaliza al tiempo que se intensifica, transfigurándose. Por este extre-
moso camino, lo absolutamente subjetivo alcanza en su inmersión más
recóndita un rango de significación universal:

15 «Analiza diverselor experienţe nu are o valoare deosebitǎ decît întrucît precizeazǎ


capacitatea de revelare a lumii închisǎ în natura lor. Cǎci aici este sensul adînc al
întregii noastre vieţi afective şi spirituale, care face din complexitatea acesteia alt-
ceva decît un joc sau o variaţiune sterilǎ de motive identice, dezvǎluind în structura
lor imanentǎ posibilitǎţi considerabile de revelare. Potenţialitǎţile bogate ale vieţii
personale au fost dispreţuite de un raţionalism fad ce gǎsea într-o impersonalita-
te abstractǎ şi o obiectivitate vidǎ, calea de înţelegere şi descoperire a existenţii.
Decît, existenţa ca dat calitativ, ce se obieciveazǎ în structuri unice şi diferenţiale,
nu este accesiblilǎ decît trǎirilor concrete ale vieţii subiective. În regiunile ce inte-
reseazǎ la maximum intimitatea fiinţei noastre, unde de o orientare într-o direcţie
sau alta depinde întreg destinul nostru, ce valoare mai poate avea o operaţiune cu
abstracţiunea vidǎ a conceptului? Emil Cioran, Revelaţiile durerii, Cluj: Echinox,
1990, p. 89.
226  Christian Santacroce

«Las experiencias subjetivas más profundas son también las más univer-
sales, ya que en ellas se alcanza el fondo originario de la vida. La verda-
dera interioridad conduce a una universalidad inaccesible a aquellos que
permanecen en una zona periférica.»16

3.  La experiencia del éxtasis

Asistimos de este modo a un forzoso viraje que trasciende los márge-


nes de la conciencia ordinaria, al desfase de una interiorización radical,
abocada a las honduras del ser, o lo que es lo mismo, a los confines de la
experiencia humana. Habrá que destacar la importancia que a este res-
pecto asumen los reiterados episodios extáticos que Cioran confiesa haber
padecido durante el más alto período de su vida. A estas vivencias se re-
fiere el autor claramente en diversos tramos de su producción, así como en
algunas de sus más notables entrevistas. Por ejemplo, en la que mantiene
con Sylvie Jaudeau, en 1988:

« Durant cette période de tension intérieur, j’ai fait à plusieurs reprises


l’expérience de l’extase. En tout cas, j’ai vécu des instants où l’on est em-
porté hors des apparences. Un saisissement immédiat vous prend sans
aucune préparation. L’être se trouve plongé dans une plénitude extraor-
dinaire, ou plutôt, dans un vide triomphal. Ce fut une expérience capi-
tale, la révélation directe de l’inanité de tout. Ces quelques illuminations
m’ouvrirent à la connaissance du bonheur suprême dont parlent les mysti-
ques. Hors de ce bonheur auquel nous ne sommes qu’exceptionnellement
et brièvement conviés, rien n’a une véritable existence, nous vivons dans
le royaume des ombres. »17
La experiencia del éxtasis ha quedado igualmente consignada en este
precioso pasaje de sus cuadernos (abril de 1970):

16 «Experienţele subiective cele mai adânci sunt şi cele mai universale, fiindcǎ în ele
se ajunge pânǎ la fondul originar al vieţii. Adevǎrata interiorizare duce la o uni-
versalitate inaccesibilǎ acelora care rǎmân într-o zonǎ perifericǎ.» Emil Cioran, Pe
culmile disperari, Bucureşti: Humanitas, 2008, p. 7.
17 Cioran, Entretiens, Paris : Gallimard, 1995, p. 218.
Emil Cioran y la radicalización de la experiencia subjetiva  227

« Cet après-midi, je me suis souvenu de l’expérience, de la sensation


la plus extraoridinaire de ma vie. C’était à Berlin (en 1934 ?), un matin, il
était 11 heures moins quelques minutes, j’allais prendre le métro aérien à
la station Bellevue, quand soudain j’eus un frisson « surnaturel », la cer-
titude que tout le temps de toujours s’était concentré en moi, culminait en
moi, et que c’était moi qui le faisais avancer, que j’étais à la fois le créateur
et le porteur du temps.
Cette sensation ne dura pas longtemps : un éclair, mais d’une ful-
gurance et d’une intensité à peine tolérable, bien qu’elle fût liée à une
impression de bonheur inouïe.
(ce genre d’expérience est devenu très rare avec l’age. C’est que les états
extatiques (ou quasi) que j’ai éprouvés dans ma vie étaient liés à mes insom-
nies, à l’intoxication des veilles, à la folie et au délire des nuits blanches, qui
me metraient, durant le jour, dans un état fiévreux, on ne peut plus épuisant.
Si j’avais continué à resentir des extrémités pareilles jamais je ne serais par-
venu à vivre si longtemps. Je n’aurais sûrement pas dépassé la trentaine.»18
Este estadio culmen al que Cioran alude, supone la suspensión de la
conciencia ordinaria, superada en el salto hacia esa suerte de supracon-
ciencia a la que Richard Maurice Bucke consagra su más célebre ensayo,
publicado en 1901: Cosmic consciousness. A Study in the Evolution of
Human Mind.19
La lucidez de Cioran no se circunscribe únicamente a la conciencia
trágica, a ese oscuro aspecto de destrucción que Simmel reprocha a Berg-
son haber ignorado: «La existencia del dolor en el mundo tiene su raíz
en la irracionalidad, bestialidad y demonismo de la vida, que confieren
a ésta el carácter de una vorágine triturándose en su propia tensión. El
sufrimiento es la negación de la vida, negación implícita en su estruc-
tura inmanente»20, explicaba Cioran en sus Revelaciones del dolor. La

18 Cioran, Cahiers 1957–1972, Paris: Gallimard, 1997, pp. 801–802.


19 La experiencia referida por Bucke es definida en los siguientes términos: «what
I call Cosmic Consciousness is not simply an expansion or extension of the self
conscious mind with which we are all familiar, but the superaddition of a function
as distinct from any possessed by the average man as self consciousness is distinct
from any function possessed by one of the higher animals.» Richard Maurice
Bucke, Cosmic Consciousness, Philadelphia: The Conservator, 1894, p. 7.
20 «Faptul durerii în lume ţine de caracterul de iraţionalitate, bestialitate şi demonie
a vieţii, care îi dau acesteia caracterul unui vîrtej ce se mistuie în propia încordare.
Suferiţa este o negaţie a vieţii, negaţie închisǎ în structura ei imanentǎ.» Cioran,
Revelaţiile durerii, Cluj: Echinox, 1990, p. 90.
228  Christian Santacroce

experiencia de Cioran nos descubre, además, el salto hacia otro orden de


conciencia, el atisbo de una existencia absoluta que aflora en las regiones
más hondas de la experiencia subjetiva.
Llegados a este punto, cabría recordar la entrevista mantenida con
Christian Bussy en 1973, la ferviente fascinación que Cioran manifiesta
hacia Dostoyevski, hacia el carácter convulsivo de sus personajes, inte-
riormente arrastrados por esa fuerza imponderable que los impele a trans-
gredirse, a quebrantar los límites de su propia individualidad, derivando
en algo insólito. Todo ser, toda existencia, viene a concluir Cioran, supone
en sí misma una barrera, unos márgenes a rebasar21. La vida –dice en Car-
tea amǎgirilor–, «nos es dada para sacrificarla, es decir, para sacar de ella
más de lo que permiten sus condiciones naturales»22. La revelación de lo
eterno en lo finito, de lo absoluto en lo particular, impone como condición
inherente la radicalización íntima del segundo término, llevada a cabo
mediante la experiencia intensiva de la subjetividad, o mejor dicho, me-
diante su extralimitación suprema: «No existe un salto en el infinito sin la
quiebra de las barreras de la individuación, cuando sientes que eres dema-
siado poco ante a lo que vives»23, explica Cioran en la obra antes citada.
Uno de los fragmentos más notables que el autor haya formulado a
este respecto, corresponde a este brillante pasaje de La Tentation d’exister
(1956), fragmento en el que parece resumirse, de manera magnífica, no
sólo la orientación crucial de este trabajo, sino también lo que según creo
advertir representa la indicación más excelsa de la expresión cioraniana y
de su vivencia:

«L’extase – état limite de la sensation, accomplissement par la ruine de


la consicience – en sont susceptibles ceux-là seuls qui, s’aventurant hors
d’eux-mêmes, substituent à l’illusion quelconque qui fondait leur vie une
autre, suprême, où tout est résolu, où tout est dépassé. Là, l’esprit est sus-
pendu, la réflexion abolie, et, avec elle, la logique du désarroi. Si nous

21 E. M. Cioran, Vivere contro l’evidenza. Intervista con Christian Bussy, (a cura di A.


Di Gennaro, trad. M. Carloni), Napoli: La Scuola di Pitagora editrice, 2014, p. 31.
22 « […] ea [viaţa] ne e datǎ sǎ o sacrificǎm, adicǎ sǎ scoatem din ea mai mult decât
permite condiţiile ei fireşti.» Emil Cioran, Cartea amǎgirilor, Bucureşti: Editura
Cugetarea, 1936, p. 73.
23 «Nu existǎ un salt în infinit fǎrǎ spargerea barierelor individuaţiei, când simţi cum
eşti prea puţin faţǎ de ceeace trǎeşti.» Emil Cioran, Cartea amǎgirilor, Bucureşti:
Editura Cugetarea, 1936, pp. 41–42.
Emil Cioran y la radicalización de la experiencia subjetiva  229

pouvions, à l’instar des mystiques, passer outre aux évidences et à l’im-


passe qui en découle, devenir erreur éblouie, divine, si nous pouvions,
comme eux, remonter au vrai néant !».24

Bibliografía

Berdiaev Nikolaï Aleksandrovich, Essai d’autobiographie spirituele,


Paris: Buchet-Chatel, 1958.
Boutroux Émile, La Philosophie de Kant. Cours de M. Émile Boutroux,
professé à la Sorbonne en 1896–1897, Paris: Librairie Philosophique
J. Vrin, 1926.
Bucke Richard Maurice, Cosmic Consciousness, Philadelphia: The Con-
servator, 1894.
Cioran Emil, Cahiers 1957–1972, Paris: Gallimard, 1997.
— Emil, Cartea amǎgirilor, Bucureşti: Editura Cugetarea, 1936.
— Emil, Entretiens, Paris : Gallimard, 1995.
— Emil, Œuvres, Paris: Gallimard, 1999.
— Emil, Pe culmile disperǎrii, Bucureşti: Humanitas, 2008.
— Emil, Revelaţiile durerii, Cluj: Echinox, 1990.
— Emil, Scrisori către cei de-acasă, Bucureşti: Humanitas, 1995.
— Emil, 12 scrisori de pe culmile disperǎrii, însoţite de 12 scrisori de
bǎtrîneţe şi alte texte, Cluj: Biblioteca Apostrof, 1995.
— Emil, Vivere contro l’evidenza. Intervista con Christian Bussy, Napoli:
La Scuola di Pitagora editrice, 2014.
Chestov Léon, Les Révélations de la Mort. Dostoïevsky – Tolstoï, Paris:
Librairie Plon, 1923.
Lawrence D. H., Late Essays and Articles, Cambridge: University Press,
2004.
Poe Edgar, The Works of Edgar Allan Poe, London: A. & C. Black, 1899.
Simmel Georg, Zur Philosophie der Kunst. Philosophische und kunstphi-
losophische Aufsätze, Postdam: Gustav Kiepenheuer, 1922.

24 Cioran, Œuvres, Paris: Gallimard, 1999, p. 917.


Conclusion
Subjectivité et sacralité
Dans le sillage de Cornelius Castoriadis

Marc Weinstein
Université d’Aix-Marseille

Il semble que l’art soit ontologiquement, anthropologiquement, sociale-


ment plus originaire que la philosophie. J’approcherai donc la question de
la subjectivité d’abord par la voie littéraire, pour tenter ensuite d’esquisser
une perspective philosophique.
Le sacré étant ici fondamentalement distingué du religieux, et défini
d’abord comme l’inconditionnalité de l’agir-pour-un-sens collectif et indivi-
duel1, je crois pouvoir dire que la littérature moderne nous fait deux ou trois
propositions importantes sur la subjectivité constitutive de ladite sacralité.
Autour de 1800 Friedrich Hölderlin ébauche un poème dans lequel
il affirme que « Les pensées de l’esprit commun s’achèvent// En silence
dans l’âme du poète » (Comme au jour de fête). En d’autres termes, le poète
condense le peuple. Mais Hölderlin ne se contente pas de recueillir la pen-
sée du peuple. Il lui fait un don à son tour : à nous poètes, il nous échoie, dit-
il, « de tendre au peuple// Le don céleste voilé de chant ». De ce don céleste
qu’est le poème, Hölderlin semble parfois dire qu’il vient des dieux ou de
Dieu, mais il ne faut pas se méprendre ; en réalité, pour lui, le poème – pa-
role sacrée, fondatrice, instituante – ne fait qu’un avec la nature et la culture,
et le poète voit dans cette triade l’origine première des dieux seconds :
Que le sacré soit ma parole !
La nature est plus ancienne que les temps,
Plus haute que les dieux du soir et de l’orient (…).
Et du haut de l’éther jusqu’au fond de l’abîme
Selon la ferme loi, comme jadis, venu du chaos sacré,
L’enthousiasme se sent renouvelé,
Créateur de toutes choses.2

1 Cf. sur le sujet Marc Weinstein, L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité


politique 1, Paris, Hermann, 2015.
2 Friedrich Hölderlin, Gedichte [Poèmes], Stuttgart, Reclam, 1963, p. 129 (je traduis).
234  Marc Weinstein

S’il y a création du sens poétique et politique (« l’esprit commun »), c’est


que la détermination due à certaines conditions (historiques, sociales,
psychologiques, matérielles, géographiques, etc.) n’est pas totale : il y a
place pour une indétermination partielle mais originaire, ce que le poète
vient de nommer « chaos » ou « abîme », en grec a-byssos, ce qui est sans
fond, sans terme, donc in(dé)terminé. Au cours de la même année 1800,
Hölderlin esquisse un autre poème, sans titre, mais connu par ses deux
premiers vers : « De l’abîme en effet// Nous avons commencé… » L’abîme
de l’agir sacré, fondateur, instituant, créateur ou autocréateur, est ce qui
fait que « l’esprit commun » est bien un peuple politique, un sujet actif, et
non un objet passif logé dans la forme d’une population naturaliste, éco-
nomique ou raciale. Le racisme, l’économie et le naturalisme sont obtu-
ration et refoulement de l’abîme. La politique est ouverture et assomption
de l’abîme.
En 1817, dans l’Ode à la liberté, Alexandre Pouchkine écrit :
Là seulement les peuples évitent le supplice
Où fermement la Liberté sacrée
S’unit à la puissance des Lois. (…)
Et malheur, malheur aux nations
Où le peuple ou les rois
Peuvent manipuler la Loi.3

Ces vers ont un double intérêt : ils confirment d’abord qu’en son fond le
sacré est poético-politique avant d’être éventuellement religieux. Ensuite,
la liberté n’est sacrée, c’est-à-dire inconditionnelle (en conditions histo-
riques), que lorsqu’elle va de pair avec la loi, c’est-à-dire avec la limite.
Liberté sacrée veut dire : liberté dotée d’une limite, activité subjective se
donnant une butée, un but, une fin(alité), un sens. Sinon, la liberté verse
dans l’arbitraire de la manipulation de la loi.
C’est par là – par l’équivalence de la limite, de la fin(alité) et du sens –
que l’énoncé vaut pour l’énonciation : ce que le poète dit de la loi politique
s’applique aussi à la loi poétique. La loi poétique est homomorphe à la loi
politique : l’illimité de la liberté d’agir pour la fin(alité) ou le sens s’investit
dans la limite de la loi. La loi-limite n’est donc pas un corset étouffant : elle
est la condition de la liberté comme liberté de créer la limite, la fin(alité),

3 Alexandre Pouchkine, Œuvres complètes en 10 volumes [Polnoe sobranie sočinenij


v 10-i tomax], « La liberté. Ode » [Vol’nost’. Oda], tome 1, éd. Nauka, Leningrad,
1977, p. 283–284 (je traduis).
Subjectivité et sacralité  235

le sens, la loi. La liberté sacrée et la loi sont en somme les deux termes
d’un cercle créateur qui sacralise (inconditionnalise) la loi elle-même.
Il ressort des poèmes de Hölderlin et de Pouchkine que le langage du
sujet poético-politique est parole sacrée, (auto)fondatrice, transcendantale
(mais non transcendante) : la parole de « l’esprit commun » institue un
monde à partir de l’indétermination abyssale du sens historique, poétique,
politique.
Les deux poèmes révèlent en même temps une seconde marque de
la sacralité poético-politique : la profondeur, par exemple celle du temps
historique. Chez Hölderlin, l’image de l’abîme suffit à créer l’effet de pro-
fondeur, et il est confirmé par la passion du poète pour la Grèce antique.
Chez Pouchkine, la profondeur du regard vient de ce que l’Ode à la liberté
refait à sa façon l’histoire de l’Europe et de la Russie, depuis Louis xvi
jusqu’à Paul 1er en passant par la Révolution française et Napoléon. Mais
la profondeur du passé est là aussi pour créer la surface du présent. La
question est donc à présent : qu’est-ce que la surface en littérature ?
La littérature répond, me semble-il, la chose suivante : la surface c’est
la lettre, la littéralité, l’écriture. Et si cette littéralité ne nourrit pas un rap-
port intense au « chaos sacré », à l’abîme de l’auto-création du sens, elle
reste absurde. Pour ne pas être trop absurde, elle se fait « hiéroglyphe »,
pour reprendre le mot que Balzac prononce à l’ouverture de La maison du
chat qui pelote. Hiéroglyphe : écriture sacrée. L’écriture évite le non-sens
quand elle se rapporte à l’abîme sacré de l’autocréation poético-politique
du sens. C’est pourquoi la littérature moderne est hantée par le non-sens,
l’absurdité, la bêtise.
On pourrait avancer l’hypothèse suivante : avant l’apparition de
Bouvard et Pécuchet, l’effroi littéraire devant l’absurde a un double pa-
radigme : un russe et un étatsunien. Le paradigme russe de l’absurde est
le héros du Manteau de Gogol (1843), Akaki Akakievitch. Le paradigme
étatsunien est le héros de Melville Bartleby le scribe (1852). La valeur
paradigmatique d’Akaki et de Bartleby tient à ce qu’ils sont tous deux des
écrivains de degré zéro. L’écriture de degré zéro, c’est la copie littérale,
voire littéraliste. A l’époque où les administrations étatiques et écono-
miques ignorent encore le papier carbone et la photocopieuse électrique,
il faut des gens « bêtes », des bureaucrates, des gratte-papier, pour copier
à la main des documents originaux en plusieurs exemplaires. Akaki est
le grand copiste de la bureaucratie étatique moderne. Bartleby, qui tra-
vaille chez un avoué dont les bureaux sont situés dans une rue nommée
236  Marc Weinstein

Wall Street, est le grand copiste de la bureaucratie économique moderne.


Akaki est enfermé et se complaît dans le monde étroit de l’écriture bête,
réduite à sa pure fonction littérale, et quand un supérieur lui propose une
tâche plus intéressante, il la refuse. Avant que nous nous suicidions lente-
ment par bêtise nucléaire, Akaki se suicide lentement par bêtise étatique.
Avant que nous nous suicidions lentement par bêtise climatique, Bartleby
se suicide lentement en refusant de faire autre chose que de la copie : « I
would prefer not to » – tel est son célèbre refus.
Si les œuvres ne se suicident pas, ou rarement, c’est sans doute parce
que la surface absurde de la lettre profane laisse transparaître l’intelli-
gence de l’esprit sacré. D’où le caractère intrinsèquement contradictoire,
oxymorique, conflictuel de la littérature. L’un de ces conflits est le combat
entre l’intelligence de l’esprit historique, inachevé, et la bêtise de la lettre
achevée, enfermée dans l’instant présent. Chez Dostoïevski L’Adolescent
dit : « J’ai relu à l’instant ce que je viens d’écrire et je vois que je suis
beaucoup plus intelligent que ce que j’ai écrit. Comment se fait-il que ce
que l’homme intelligent énonce est beaucoup plus bête que ce qui reste en
lui ?4 »
Résumons : un sujet collectif et individuel, c’est-à-dire un sujet actif
et créateur se définit par le fait qu’il assume un tant soit peu le rapport de
ses conditions déterminantes à l’abîme de son inconditionnalité non déter-
minée, et qu’ainsi il se sacralise au sens poético-politique et non religieux
du mot.
Il reste peut-être qu’il ne faut pas se réfugier trop vite derrière l’in-
telligence du Manteau de Gogol et du Bartleby de Melville. Car si l’énon-
ciation est indubitablement intelligente, ce n’est pas le cas de l’énoncé, qui
nous dit quelque chose d’essentiel de notre monde. Akaki sans Gogol et
Bartleby sans Melville sont des copistes à qui le sens de ce qu’ils copient
est rigoureusement indifférent, ce sont des possédés de la lettre sans es-
prit, des machines à écrire dotées de mains, des personnages déshumani-
sés, mécanisés, isolés, atomisés, désacralisés. Bref, ils sont plus des objets
que des sujets.
Il importe ici de regarder brièvement la structure de leur monde fic-
tionnel. Il importe – parce que la structure fictionnelle me paraît annoncer
la structure de notre monde réel. Akaki trace les lettres avec une passion

4 Fiodor Dostoïevski, L’Adolescent, éd. Pierre Pascal, Bibl. de la Pléiade, Paris, Galli-
mard, 1956, p. 4.
Subjectivité et sacralité  237

dévorante. Gogol écrit : « Je doute qu’on puisse jamais trouver un homme


qui ait à ce point identifié sa vie et sa fonction. C’est peu dire qu’il servait
avec zèle ; non, il servait avec amour. Là, dans son travail de copie, il avait
un monde à lui, différent et agréable. La jouissance s’exprimait sur son
visage ; certaines lettres étaient ses favorites, et chaque fois qu’il arrivait à
l’une d’elles, il devenait un autre homme : il riait tout bas, faisait des clins
d’œil, s’aidait des lèvres, si bien qu’on avait l’impression de pouvoir lire
sur son visage la lettre que traçait sa plume.5 » Un peu plus tard, Akaki
a le même comportement littéraliste avec son nouveau manteau, qui lui
tient lieu de monde : « Toute son existence lui sembla plus pleine, comme
s’il s’était marié, comme si un autre être était présent à ses côtés, comme
s’il n’était plus seul et qu’une aimable compagne avait accepté de par-
courir avec lui le chemin de la vie, et cette compagne n’était autre que la
fameuse pelisse, solidement ouatée et nantie d’une doublure inusable.6 »
Quelle est la structure du monde littéraliste ? Il ne suffit pas de dire qu’elle
est solipsiste. C’est plutôt une structure qui rend impossible la pluralité
des mondes, par exemple le monde réel-fictionnel de Saint-Pétersbourg et
le monde de la copie, le monde réel-fictionnel et le monde du manteau. La
vie et la fonction ne font qu’un. La vie subjective est absorbée, dévorée par
un objet fétichisé envahissant. Ce monde-Un, sans frontières poreuses,
est encore plus manifeste chez Melville : le passage le plus éloquent de
sa nouvelle est sans doute celui où l’on voit Bartleby s’installer à demeure
dans l’un des bureaux de l’avoué, au point qu’il finit par y manger et y
dormir.
On pourrait ici se demander si, au fond, les œuvres de Gogol et Mel-
ville ne posent pas la question de ce que monde veut dire, au sens propre et
authentique. A cette question, Baudelaire apporte une réponse qui mérite
réflexion. Dans Le Peintre de la vie moderne (1863), dans la petite section
intitulée, « La femme », le poète écrit : « Tout ce qui orne la femme, tout
ce qui sert à illustrer sa beauté, fait partie d’elle-même ; et les artistes qui
se sont particulièrement appliqués à l’étude de cet être énigmatique raf-
folent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-même. La
femme (…) est une harmonie générale, non seulement dans son allure et
le mouvement de ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes,

5 Nicolaï Gogol, Le nez, le manteau, trad. Lucile Nivat, Paris, Aubier-Flammarion,


1969, p. 105.
6 Ibid., p. 129.
238  Marc Weinstein

les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe. (…) Quel
poète oserait (…) séparer la femme de son costume ?7 »
En d’autres termes, une femme (mais la femme c’est aussi l’œuvre
littéraire) c’est non pas le monde en général, mais un mundus particulier,
un monde propre, de telle sorte que le monde, si l’on tient à cette abstrac-
tion, est en réalité une pluralité de mondes propres, séparés et reliés par
des frontières poreuses. Ce que Baudelaire suggère à sa façon, c’est qu’un
monde sans frontières poreuses, c’est-à-dire symboliques, ne serait plus
un monde propre, authentique. Bref ce serait non plus un monde, mais un
immonde.
Soixante-dix ans plus tard, il semble que Le Procès de Kafka pousse
la logique structurelle de Gogol et Melville à son extrémité. On dit sou-
vent que Le Procès anticipe sur l’époque des procès staliniens et qu’ainsi
il met en scène un monde totalitaire. L’interprétation en termes de totalita-
risme me paraît justifiée, mais il n’est pas sûr que l’argument du stalinisme
soit convaincant. D’abord les procès staliniens se déroulent à l’apogée de
la terreur, or le monde du Procès n’est pas un monde terroriste. Ensuite les
procureurs staliniens savaient fort bien quelle faute imputer aux accusés,
qui avaient ainsi tout « loisir » de passer aux aveux autocritiques ; or Josef,
lui, voudrait bien savoir de quoi on l’accuse, et il ne le saura jamais. En-
fin, la Russie stalinienne n’est pas un État de droit ; or le monde kafkaien
est un État de droit ; le narrateur le dit explicitement au chapitre premier
(il prononce le mot de « Rechtsstaat », et G.-A. Goldschmidt traduit par
« État libéral »). Il s’avère donc que l’État de droit libéral peut être totali-
taire et que, de ce point de vue, l’éventuelle anticipation des procès stali-
niens ne dit rien de décisif. Pour apercevoir la nature totalitaire de l’État
de droit mis en scène dans Le Procès, il faut donc en scruter la structure.
Or cette structure me paraît être celle de l’immonde. L’univers du
Procès est totalitaire non pas parce qu’un procureur mystérieux impute
à Joseph une faute mystérieuse, mais parce que toutes les frontières
poreuses entre les mondes se sont affaissées et que le tribunal est partout :
à la pension de madame Grüber, à la banque où travaille Josef, à la cathé-
drale où le prêtre est lui aussi employé du tribunal et même dans l’atelier
du peintre Titorelli. Josef est radicalement seul et sans famille, sans passé,
dans cet univers qui n’est pas un monde puisque la pluralité des mondes

7 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome 2, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard,


1976, p. 714.
Subjectivité et sacralité  239

a été supprimée. L’univers-Un du Procès est littéralement immonde. Si


tout sujet collectif ou individuel est une pluralité de mondes, alors l’uni-
vers-Un du Procès est un univers sans sujet actif, c’est-à-dire sans sujet
agissant de sa propre initiative. Josef n’est pas un sujet agissant, il est plu-
tôt un objet agi et agité en voie de « déchettification », comme le confirme
la fin du roman. Dans un univers immonde, l’homme ne peut pas prendre
d’initiative subjective. On pourrait formuler la chose dans le vocabulaire
que Heidegger propose à la section §14 de Etre et temps : l’univers-Un
de l’énoncé prédicatif (à visée scientifique et objective) produit une « dé-
mondification » ou une « immondification » (Entweltlichung). Et si la
mal nommée « mondialisation » contemporaine n’était au fond qu’une
« immondification » ?
Ainsi la littérature nous donne-t-elle à comprendre ici l’un des
mécanismes majeurs du capitalisme comme univers industriel et bu-
reaucratique : l’atomisation n’est qu’un autre aspect de la massification
uniformisatrice, c’est-à-dire de l’« immondification » qui devient globale
(mais non mondiale). Et vice versa, la massification de la société n’est
un autre aspect de l’atomisation des dividus. Le néologisme de dividu
vient de Günther Anders : il signifie qu’à l’âge de l’« immondification »
globalisée l’individu comme sujet actif tend à disparaître au profit d’un
objet agité – le dividu – en chemin vers la déchetterie.
Il n’est peut-être pas inutile de rapporter ici un épisode de la catas-
trophe nucléaire de Tchernobyl, épisode que l’écrivaine biélorusse Svetlana
Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, relate dans La supplication,
Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse. Je résume l’épisode.
Un jeune homme, pompier de son état, vient de se marier. Peu après l’ex-
plosion du réacteur N° 4 de la centrale de Tchernobyl, il est appelé pour
intervenir sur le site. De retour d’intervention, gravement irradié, il est
hospitalisé. Sa jeune épouse, folle d’angoisse amoureuse, se précipite à
l’hôpital. Après avoir franchi plusieurs cordons militaro-médicaux, elle
arrive enfin dans le bon couloir et se prépare à entrer dans la chambre de
son mari. À cet instant, un médecin s’interpose et lui défend d’entrer en
lui disant : « Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari qui se
trouve devant vous, mais un objet radioactif 8. »

8 Svetlana Alexievitch, La supplication, Tchernobyl, chronique du monde après


l’apocalypse [Černobyl’skaja molitva], trad. G. Ackerman et P. Lorrain, Paris, éd.
Jean-Claude Lattès, 1998, p. 22.
240  Marc Weinstein

On notera que, philosophiquement parlant, le mot objet utilisé par


le médecin n’est pas le mot exact. Le mot exact serait plutôt : déchet. Le
jeune époux irradié est un déchet au même titre que les « musulmans » des
camps nazis ou que les « crevards » (doxodjagi) du Goulag bolchevique.
Qu’est-ce, philosophiquement parlant, qu’un déchet humain ? On pourrait
en proposer la définition suivante : un déchet humain est un objet qui n’a
plus le statut de sujet. Privé de subjectivité, l’objectivité socio-politique de
l’humain se dégrade en déchet désocialisé, dépolitisé, désacralisé. On peut
ici rappeler l’état des lieux nucléaire dans le monde en 2011 : 245 réacteurs
nucléaires militaires, 435 réacteurs nucléaires civils (dont 58 en France), et
20000 têtes nucléaires de missiles balistiques.
Il me paraît fécond de constater que le processus de désacralisation,
c’est-à-dire de désubjectivation, que l’Occident globalisé connaît depuis
deux ou trois siècles, produit un immonde dans lequel l’atomisation so-
ciale et l’atomisation scientifique sont rigoureusement homomorphes
l’une à l’autre. Le pompier objet-déchet irradié de Tchernobyl est le Josef
K de l’atomisation scientifique. Et le Josef K du Procès est le pompier
irradié de l’atomisation sociale.
À titre de bref bilan intermédiaire, on pourrait envisager une défi-
nition circulaire (comme toute définition) dans laquelle les termes sy-
nonymes, sans être exactement équivalents, désigneraient des facettes
légèrement différentes d’un phénomène unique. La définition propose-
rait ceci : toute désacralisation est un processus totalitaire dans lequel
l’abîme de l’autocréation esthétique et politique est obturé, dans lequel
donc le rapport subjectif, individuel ou collectif, à l’abîme de l’autocréa-
tion esthétique et politique tend à s’effacer – effacement qui provoque
l’émergence d’un immonde, c’est-à-dire la disparition de la pluralité des
mondes, laquelle provoque à son tour ce que Günther Anders appelle
L’obsolescence de l’homme9. L’homme devenant obsolète, l’étape sui-
vante est de le rendre superflu.
Il s’impose donc de repenser l’essence du totalitarisme. À mes yeux,
la définition la plus rigoureuse du totalitarisme se trouve chez Arendt. Le
problème est qu’il y a chez elle deux définitions presque contradictoires.

9 Cf. les deux tomes de Günther Anders, L’obsolescence de l’homme : sur l’âme à
l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), tr. C. David, Paris, Encyclo-
pédie des nuisances, 2002. Et : L’obsolescence de l’homme. Tome 2 : sur la destruc-
tion de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, tr. C. David, Paris,
éd. Fario, 2011.
Subjectivité et sacralité  241

L’une dit : « La terreur est l’essence de la domination totalitaire.10 » Cela


me paraît être la définition la moins pertinente. L’autre, qui est beaucoup
plus intéressante, dit : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despo-
tique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont
superflus.11 » Si l’équivalence entre les processus de désacralisation et les
processus totalitaires contemporains se vérifie, alors, contrairement à ce
que laisse entendre Marcel Gauchet12, il n’y a pas de désenchantement
tranquille du monde, pas de désacralisation paisible. La désacralisation
historique n’est pas tranquille parce qu’en son essence, elle signifie l’ob-
solescence et la superfluité de l’homme. Et faut-il au fond s’étonner de
ces équivalences ? Ne se considérant plus comme inconditionnels, les hu-
mains par là même se condamnent à la superfluité. Sans même parler de
la superfluité économique qui s’appelle chômage structurel de masse, la
menace nucléaire et la menace climatique sont aujourd’hui les deux phé-
nomènes principaux de la désacralisation historique et de l’obsolescence
humaine. Peut-on avancer une interprétation du phénomène ? Voici en
tout cas une proposition : si homo industrialis provoque sa propre obsoles-
cence et superfluité, c’est parce qu’il a renoncé à ressentir sa subjectivité
collective comme la puissance d’agir des mondes « objectifs ». L’homme
industriel est surtout une condition matérielle, un moyen, un capital ou
une ressource, qui n’a plus de rapport à l’abîme de l’inconditionnalité so-
cio-politique active.
*
S’il est permis à présent de placer ce trajet littéraire sous un éclairage phi-
losophique, je dirai que jusqu’aux années 1950 la philosophie occidentale
a beaucoup fait pour penser la désubjectivation désacralisante et qu’en
même temps elle n’y est pas vraiment parvenue. Mais peut-être la scène
qui s’ouvre après 1950 donne-t-elle de l’espoir.
Je prie le lecteur de pardonner à l’avance la « cavalcade » précipitée
qui s’annonce maintenant à travers la forêt philosophique occidentale. Ma
seule excuse : contribuer de façon très provisoire et limitée à un début
de compréhension de l’événement « Castoriadis ». Il s’agit tout d’abord

10 Hannah Arendt, Le système totalitaire, tr. J.-L. Bourget, R. Davieu, P. Lévy, Paris,
Seuil, 1972, p. 210.
11 Ibid., p. 197.
12 Cf. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985,
pp. 393–407.
242  Marc Weinstein

de mettre au jour l’ambiguïté des grandes tentatives philosophiques. En


bref, après le déclin du christianisme, les philosophes ont essayé de (re)
sacraliser l’humain, c’est-à-dire d’atteindre à la strate transcendantale de
l’être, mais il semble qu’ils aient à chaque fois buté sur l’obstacle méta-
physique – y compris Heidegger, qui se veut le contempteur le plus sévère
de la métaphysique.
Depuis que la philosophie est entrée, avec Kant, dans l’âge de la cri-
tique, la question principale est, comme on sait, de savoir comment opérer
la réduction, c’est-à-dire vers où, vers quelle instance reconduire l’objecti-
vité ou la réalité. En bref : quelle est l’instance transcendantale, quelle est
la puissance constitutive de l’objectivité ? On devine derrière cette ques-
tion une tendance historique lourde et une inquiétude fondamentale quant
à cette tendance – une inquiétude concernant le glissement de l’objectivité
vers sa déliaison d’avec le monde des hommes, glissement vers l’absolu-
tisme, vers l’objectivisme scientifique inauguré par la physique de Galilée.
D’où la réponse décisive de Kant : ce qui est transcendantal, constitutif et
instituant, c’est le sujet, ses structures a priori, son autonomie. Soit. Kant
resacralise, transcendantalise le sujet, mais le sociologue (par exemple
Durkheim) demande : les mondes historiques et sociaux ne sont-ils pas
des transcendantaux ? C’est en quelque sorte l’objection de Hegel : la ré-
duction phénoménologique kantienne, dit Hegel, ne reconduit pas au vrai
fondement, dans la mesure où les structures kantiennes sont elles-mêmes
produites par l’histoire de la philosophie. Pas de philosophie sans histoire
de la philosophie, suggère Hegel, car l’Esprit absolu se phénoménalise
notamment dans l’histoire de la philosophie et plus généralement dans
l’histoire universelle. Le sujet à sacraliser, celui qui a rapport à l’abîme de
l’autocréation humaine, ce n’est pas le sujet transcendantal kantien avec
une minuscule, c’est le Sujet Transcendant hégélien avec des majuscules :
l’Esprit Absolu de l’Histoire Universelle. Mais chez Hegel il n’est pas sûr
que ledit Esprit ait rapport à l’abîme.
Notons l’obstacle – le dualisme métaphysique – auquel se heurtent
ces tentatives de reconduction sacralisante. L’une des manifestations de
ce dualisme est que l’un des deux termes relègue l’autre dans un statut
étrangement second. C’est le cas de la réalité (non structurée) devant le
sujet transcendantal structuré de Kant. Un peu plus tard, le Sujet Abso-
lu Universel hégélien assujettit voire dégrade le sujet particulier. On re-
connaît ici l’explication (justification ?) de la terreur étatico-économique,
Subjectivité et sacralité  243

telle qu’elle se donne à lire dans La Phénoménologie de l’Esprit13. On


peut dire ainsi que l’Esprit Absolu est beaucoup plus religieux, céleste et
divin que sacré et politique.
Analysant, dans la Contribution à la critique de l’économie politique
(1859) et au début du Capital (1867), le fétichisme, c’est-à-dire l’objecti-
visme de la marchandise déliée du sujet producteur, Marx fait lui aussi
œuvre de phénoménologue : il cherche à reconduire l’objectivité à son fon-
dement. La question est la suivante : d’où vient que l’attitude de l’homme
moderne prête naïvement la forme-valeur au produit, comme l’homme
d’avant le capitalisme attribuait des pouvoirs particuliers à son fétiche ?
Marx montre qu’il ne faut pas confondre la valeur avec le prix et que la va-
leur est en réalité l’expression phénoménale de la puissance de travail de
la communauté. Et Marx prend bien soin, comme Aristote, de faire la dif-
férence entre la puissance comme dunamis et le travail comme energeia.
Ce que le capitaliste accapare, ce n’est pas le travail du travailleur, c’est
bien la puissance en tant qu’elle est l’être du travailleur : « Ce que l’ouvrier
vend, écrit Marx, c’est la disposition de sa puissance de travail.14 » On
verra plus loin comment le reliquat aristotélicien empêche Marx de sortir
de la métaphysique.
Pour l’heure, notons que le sujet transcendantal marxien n’est donc
ni la subjectivité finie de Kant, ni le sujet objectif et céleste de Hegel. Le
transcendantal marxien c’est la puissance commune de travail comme su-
jet collectif sur terre. Autrement dit, c’est parce que Marx a fait ses études
chez Kant qu’il peut reprendre la leçon de Kant contre Hegel. On se rap-
pelle que, sans sa première Critique, Kant reprochait à Platon de faire dé-
river les idées « de la raison suprême, d’où elles sont passées dans la raison
humaine », et il critiquait cette « déduction mystique des Idées », qui rele-
vait, disait-il, d’une perversa ratio, d’une « raison renversée15 ». Eh bien,
de la même façon, dans la Contribution à la critique de la philosophie du

13 G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit I, tr. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière,


Paris, Gallimard, 1993 : « La négation du singulier », dit Hegel, est contenue « dans
l’universel. L’œuvre et l’acte uniques de la liberté universelle sont par conséquent
la mort, et à la vérité une mort qui n’a aucune ampleur ni emplissage intérieur. (…).
Elle est donc la mort la plus plate, la plus froide, sans plus de signification que de
trancher une tête de chou » (pp. 564–565).
14 Karl Marx, Manuscrits de 1861–1863, tr. G. Badia, Paris, Editions Sociales, 1979–
1980, p. 173.
15 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, tr. A. Tremesaygues et B. Pacaud,
Paris, PUF, 1944, pp. 263 et 479.
244  Marc Weinstein

droit de Hegel (1843), Marx le kantien partiel reproche à Hegel d’opérer


ce qu’on pourrait appeler une déduction mystique de l’Histoire : le sujet
historique relatif ne serait qu’une déduction du grand Sujet qu’est l’Esprit
Absolu accomplissant l’histoire.
Le mérite de Marx est de bien percevoir le danger du dualisme méta-
physique à l’œuvre chez Kant et chez Hegel. Chez Kant on a bien un sujet
transcendantal, mais ce sujet transcendantal semble étranger à la singu-
larité des sphères historico-sociales. Chez Hegel on a bien un sujet histo-
rique, mais au lieu d’être un sujet vraiment terrestre, c’est un Sujet céleste
ou faussement terrestre. Mieux : non seulement la critique marxienne vise
la métaphysique dans la philosophie, mais anticipant en quelque sorte sur
Heidegger, elle montre que l’époque du capital est l’accomplissement de
l’abstraction métaphysique dans l’histoire sociale des hommes. Qu’est-ce
en effet que le capital sinon cette machinerie transcendante, cette abstrac-
tion universellement quantifiable, cette objectivité coupée de ses sujets,
cette totalité objective dont les sujets, capitalistes autant que prolétaires,
tendent à n’être que les rouages, les fonctions et les fonctionnaires ?
L’objectivité transcendante du capital, écrit Marx dans les Grundrisse,
se concrétise dans « la Machinerie comme système automatique de ma-
chines16 ». Et il complète dans Le Capital : « Le pouvoir du capital [est]
l’autonomisation des conditions de production sociale vis-à-vis des pro-
ducteurs réels (…). Le capital se montre ainsi de plus en plus comme un
pouvoir social dont le capitaliste est le fonctionnaire17 ».
Il est donc vital pour Marx de fuir l’abstraction objective et de retour-
ner à la concrétude du sujet transcendantal. Et là on constate que Marx
a deux conceptions assez différentes de son sujet transcendantal. D’un
côté, on l’a vu, le sujet transcendantal marxien est la puissance de travail
ou d’activité de la communauté. Mais d’un autre côté Marx insiste, avec
des accents qui annoncent Husserl, sur la concrétude vivante de ce sujet
transcendantal. Ainsi, dans les Manuscrits de 1861–1863, il indique que
le constituant de l’objectivité c’est « la corporéité vivante de l’ouvrier.18 »
L’hésitation marxienne entre les deux conceptions du sujet transcen-
dantal indique au fond que Marx ne parvient pas à sortir de l’abstraction

16 Karl Marx, Manuscrits de 1857–1858, sndt, Paris, Editions sociales, 1980, t. 2,


p. 184.
17 Karl Marx, Le Capital, t.3, tr. G. Badia, Paris, Editions sociales, 1974, p. 276.
18 Karl Marx, Manuscrits de 1861–1863, tr. G. Badia, Paris, Editions Sociales, 1979–
1980, p. 46.
Subjectivité et sacralité  245

dualiste métaphysique. Certes, une synthèse est possible entre les deux
définitions, et pourquoi ne pas imaginer que Marx ait pu proposer définir
le sujet transcendantal comme « la puissance de travail des corps vivants
de la communauté » ?
Cela ne changerait pourtant rien au fond des choses : à savoir que le
dualisme induit un absolutisme universaliste : ce qui était l’Esprit absolu
chez Hegel devient le travail corporel collectif chez Marx. C’est-à-dire
que dans les deux cas la philosophie échoue une nouvelle fois à saisir le
sujet transcendantal dans la singularité ou la particularité de sa concrétude
social-historique : d’où l’amorce d’une mystique universaliste du Travail
chez Marx. Je dis « l’amorce » parce que Marx sent bien que, d’une cer-
taine façon, il reste captif, malgré lui, de la mystique libérale du Travail.
Témoin de cette captivité – le balancement conceptuel et terminologique
(pour ne pas dire l’indistinction) entre le travail (Arbeit), réalité historique
et capitaliste, et l’activité (Tätigkeit) qui est un invariant transhistorique
ou anthropologique. De là vient la fameuse contradiction marxienne selon
laquelle, d’un côté, le travail est l’essence de l’homme, et le sujet trans-
cendantal, constitutif de l’objectivité, est la communauté de travail, et de
l’autre côté le communisme sera l’avènement du règne de la liberté délivré
de la nécessité du travail.
C’est peu dire que Husserl s’inquiète de ce qu’il nomme la « situation
d’effondrement de notre époque19 », effondrement provoqué par l’inexo-
rable montée de l’objectivisme scientifique. Pour la science moderne en
effet, « les phénomènes n’existent que dans les sujets ; ils sont en eux
comme de simples conséquences causales des processus qui ont lieu dans
la vraie nature, processus qui de leur côté n’existent que sous la forme de
propriétés mathématiques. [Mais] si le monde donné à l’intuition, celui que
nous vivons, est purement subjectif, alors l’ensemble des vérités de la vie
pré-scientifique et extra-scientifique, vérités qui concernent son être effec-
tif, perdent toute valeur20 ». D’où, pour Husserl, l’urgente nécessité d’échap-
per à cette dévalorisation, c’est-à-dire à l’abstraction nihiliste de l’objecti-
visme métaphysique et de retrouver la concrétude vitale d’un sol vital et
concret. On sait que le sol vers lequel tend la réduction husserlienne, est
parfois nommé « le monde de la vie ». Encore convient-il de déterminer
précisément ce qu’est ce monde de la vie. Le monde de la vie, suggère

19 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie trans-


cendantale, tr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 68.
20 Ibid., p. 63.
246  Marc Weinstein

Husserl, possède son universalité immanente : « Le monde m’est donné


en tant qu’il est ce qui est donné à tous. En faire l’interprétation dans son
“quid” et dans ses modes de représentation, c’est l’interpréter dans ce qu’il
est en tant que monde pour tous (…). La forme ontologique du monde est
celle du monde pour tous.21 » Dans sa quête du transcendantal du monde
pour tous, Husserl éprouve alors le besoin justifié de dépasser le sujet fini
kantien. La question est en quelque sorte : comment opérer la réduction
ou la reconduction (Rückleitung) de l’objectivité en contournant à la fois
la finitude du sujet kantien et l’absolu du sujet objectif hégélien tout en
prenant un chemin différent de celui de Marx mais qui n’est peut-être pas
nécessairement antagonique de ce dernier ? La solution husserlienne est
l’intersubjectivité : la réduction, dit Husserl, est « rien moins qu’une pure
eidétique de l’ego singulier, mais bien plutôt eidétique de l’intersubjectivité
phénoménologique22 ». Le monde de la vie, ajoute Husserl, a pour fonde-
ment « l’intersubjectivité universelle en laquelle se résout toute objectivité,
tout étant en général (alles überhaupt Seiende)23 ». L’intersubjectivité est
ainsi l’instance transcendantale, constituante-instituante du monde et des
sujets, et Husserl est amené, dans le processus continué de la réduction
eidétique, à découvrir « une communauté de la vie de conscience24 ». Dans
cet esprit, il parle « de la totalité de l’intersubjectivité, dont la prestation est
communisée25 ». Et il poursuit : « Le monde en général n’est pas seulement
étant pour les hommes pris dans leur singularité, mais pour la communauté
humaine, et ce déjà par la communisation [Vergemeinschaftung] de ce qui
relève du simple niveau de la perception.26 »
Husserl va même plus loin dans la réduction eidétique puisque,
au-delà de l’idée générale de « l’intersubjectivité universelle », il en vient
à la question de la socialité de l’homme : « Les hommes vivent toujours
en communautés [au pluriel], famille, tribu, nation, lesquelles à leur tour
sont articulées en elles-mêmes, de façon plus riche ou plus pauvre, en

21 Ibid., p. 520.
22 Edmund Husserl, Psychologie phénoménologique, tr. Ph. Cabestan, Paris, Vrin,
2001, p. 78.
23 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie trans-
cendantale, tr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 204.
24 Ibid., p. 299.
25 Ibid., p. 190.
26 Ibid., p. 185.
Subjectivité et sacralité  247

diverses socialités.27 » Evénement notable dans l’histoire de la philoso-


phie occidentale : Husserl peut dès lors définir son ontologie comme une
« ontologie sociale28 ». Et l’on entend ici le propos husserlien résonner
d’échos inattendus – des échos marxiens. On lit ainsi dans La crise des
sciences européennes : « Dans la mesure où le monde (…) intuitif, ce pur
subjectif, est oublié dans la thématique scientifique, dans cette mesure est
également oublié le sujet travaillant lui-même (das arbeitende Subjekt).29 »
En allant très vite, on peut voir l’avancée principale de Husserl sur la
question qui nous occupe dans la proposition d’une « intersubjectivité »
transcendantale, dite aussi « ontologie sociale ». Mais l’avancée a une
limite forte – par où ressurgit la métaphysique universaliste : la limite
n’est autre que ce que l’auteur de La crise nomme « l’intersubjectivité uni-
verselle30 ». Il est impossible de pratiquer effectivement une « ontologie
sociale » sans considérer ce fait majeur que le social est toujours par défi-
nition et en dernière instance un particulier. En d’autres termes, il ne peut
pas y avoir pas d’intersubjectivité universelle. On pourrait se demander
s’il est juste ou non d’accorder à l’intersubjectivité un statut transcendan-
tal, mais au-delà il reste à prendre acte de ce que le concept demeure
étrangement naturaliste ou, disons, anhistorique, aussi longtemps qu’il ne
cherche pas à penser la particularité de telle ou telle communauté sociale.
C’est là qu’intervient Heidegger. Celui-ci reproche, non sans raison,
à Husserl de réaménager l’idéalisme, de perpétuer, même modifiée, la
distinction du sujet et de l’objet et ne pas parvenir à poser véritable-
ment la question de l’être. A la fin de la section 12 de Être et temps,
Heidegger écrit : la « relation sujet-objet » est une « présupposition ab-
solument fatale du moment que sa nécessité ontologique et surtout son
sens ontologique sont laissés dans l’obscurité ». Et au début de la section
13 Heidegger précise : « Sujet et objet ne se recouvrent pas (…) avec
Dasein et monde. » On sait pourquoi il en est ainsi – parce que la section
13 s’ouvre en tenant pour admise l’idée que « l’être-au-monde est une
constitution fondamentale du Dasein ». Et si jamais la chose n’était pas

27 Ibid., p. 361.
28 Edmund Husserl, Sur l’intersubjectivité, tr. N. Depraz, tome 2, Paris, PUF, 2001,
p. 203.
29 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie trans-
cendantale, tr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 378.
30 Ibid., p. 204.
248  Marc Weinstein

assez claire, la section 14 ajoute : « La mondéité est elle-même est un


existential.31 »
Dans la théorie philosophique, tout est dit chez Heidegger pour que la
rupture avec la métaphysique soit consommée. Et l’on sait que la question
de la technique est le terrain sur lequel le philosophe s’avance le plus loin
en direction de cette rupture. Le problème chez lui est moins la théorie
philosophique que la pratique métaphysique, et il faut bien dire que celle-
ci demeure éminemment ambiguë, ouvrant la porte aux errements que
chacun connaît. Quelle est l’ambiguïté principale pour ce qui est de notre
question ? Il me semble qu’elle gît dans la conception du Dasein dans son
rapport à l’être. Le Dasein a beau protester de son historialité et de son
pouvoir-être propre (§60), Heidegger – à l’instar de Marx sur la question
du corps vivant-travaillant et de Husserl sur le point de l’intersubjectivité
dite « universelle » et du monde dit « en général » – Heidegger s’efforce
de penser la concrétude de l’historialité et de la propriété du Dasein mais
sans jamais parvenir à ce que cette concrétude soit véritablement concrète.
L’étrangeté de Marx, de Husserl et de Heidegger, est cette perpétuelle dé-
claration et revendication de la concrétude historique enfin découverte
du sujet transcendantal, et dans le même temps cette étrange impossibi-
lité d’abandonner la concrétude-Une de l’abstraction métaphysique : chez
Marx la concrétude-Une du corps vivant-travaillant, chez Husserl celle
de l’intersubjectivité universelle dans le monde de la vie, chez Heidegger
celle du Dasein historial aspirant à l’être propre, mais ignorant la diversité
historique et géographique des mondes sociaux – comme si le Dasein et
son être-pour-la-mort étaient les mêmes chez les Grecs du Ve siècle, chez
les Guayaki d’Amazonie, chez les Baruya de Papouasie-Nouvelle-Guinée
ou chez le chrétien Rabelais. Par où l’on voit ou l’on revoit que le monisme
métaphysique est toujours l’autre face et le fondement du dualisme – que
le monisme soit celui du corps, du monde de la vie ou de l’être. Jamais
Heidegger, qui va pourtant loin dans la pensée de la mondéité comme
significativité (Bedeutsamkeit) et de l’être comme à-être, ne pense l’être
comme une puissance de multiplicité des systèmes de signification sociale
et donc comme une puissance socialement infinie d’altérité de ces à-êtres.
Heidegger se met ainsi dans l’impossibilité d’éclairer le « sens ontolo-
gique » de la relation sujet-objet, c’est-à-dire de faire en sorte que ladite

31 Martin Heidegger, Être et temps, tr. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, pp. 86–99
pour toutes les citations.
Subjectivité et sacralité  249

relation perde son caractère de « présupposition absolument fatale ». Pour


cela, il aurait fallu penser le fait que l’être propre crée non pas une mondé-
ité-significativité-Une, mais une multitude de mondéités-significativités
sociales, et que le sujet-Dasein ne saurait se construire hors d’une relation
fortement originale au sujet originaire et primordial qu’est l’être – l’être
dans sa concrétude social-historique à chaque fois particulière.
Celui à qui il va revenir de penser cela, celui à qui il va revenir
de réaliser l’« ontologie sociale » que Husserl n’a pas eu le temps ou la
possibilité d’élaborer, s’appelle Cornelius Castoriadis. Né en Grèce en
1922, arrivé en 1946 en France où il est mort en 1997, Castoriadis, qui se
destinait à la musique, est devenu philosophe, économiste, historien des
sciences et psychanalyste. Très tôt trotskiste et très tôt antistalinien, pen-
seur intransigeant du totalitarisme soviétique dont il montre qu’il est un
développement singulier des tendances totalitaires propres au capitalisme
occidental, il rompt avec le marxisme en 1975, année de parution de son
grand œuvre : L’Institution imaginaire de la société (IIS).
L’événement Castoriadis réside dans la découverte d’une strate on-
tologique nouvelle – l’imaginaire social – parfois pressentie par Aris-
tote, Kant ou Heidegger, mais jamais aperçue en tant que telle jusqu’à
lui. L’imaginaire social n’est pas la mentalité, l’esprit ou l’idéologie d’un
espace-temps social, c’est la vis formandi, la puissance créatrice du so-
cial, au sens d’un génitif objectif et d’un génitif subjectif. Au sens le plus
propre et novateur du concept, l’imaginaire social est l’imaginaire insti-
tuant, c’est-à-dire l’institution imaginaire du monde des « significations
imaginaires sociales ». Par exemple, la signification imaginaire sociale
centrale de la société chrétienne médiévale est la signification « Dieu ».
La signification imaginaire sociale centrale du capitalisme est « la pseu-
do-maîtrise pseudo-rationnelle de la nature ». Mais laissons la parole à
Castoriadis :
Les significations imaginaires centrales d’une société (…) sont créatrices d’objets
ex nihilo et organisatrices du monde. (…). Dieu n’est pas une signification « atta-
chée à quelque chose ». Quelle chose ? Le mot Dieu n’a aucun autre référent que la
signification Dieu (…). Le « référent » que seraient les représentations individuelles
de Dieu (…) est créé moyennant (…) l’institution de cette signification imaginaire
centrale qu’est Dieu. La signification Dieu est à la fois créatrice d’un « objet » de
représentations individuelles et élément central de l’organisation du monde d’une
société monothéiste puisque Dieu est posé comme à la fois source de l’être et étant
par excellence (…). Ce n’est que dans un sens second, dérivé et finalement sans
grand intérêt que l’on peut dire qu’à partir de l’institution de Dieu, des significations
250  Marc Weinstein

religieuses se trouvent attachées à des choses ou actes (…). De même l’« économie »
et l’« économique » sont des significations imaginaires sociales centrales qui ne « se
réfèrent » pas à quelque chose, mais à partir desquelles sont socialement représen-
tées, réfléchies, agies, faites une foule de choses comme économiques. Cela n’a rien
à voir avec l’« abstraction » du théoricien qui séparerait un « aspect » économique
des processus sociaux pour mieux l’étudier. Le théoricien ne pourrait rien séparer,
dans ce domaine, si, à partir d’un certain moment et dans certaines sociétés, la
signification « économique » n’avait émergé et ne s’était implicitement instituée
comme importante d’abord, centrale et décisive ensuite. Cela n’est pas condition
empirique, mais logique et ontologique de l’« abstraction » du théoricien. Cette si-
gnification économique est (…) convertie, d’une part, en une foule de significations
référées à des objets « concrets » (les biens produits, les instruments de production,
etc.), d’autre part, en une multiplicité de significations abstraites mais socialement
effectives et actives (ainsi, dans l’économie capitaliste, capital, stock, travail, sa-
laires, revenu, profit, intérêt)32.

Ainsi l’imaginaire instituant n’a rien d’une vapeur idéaliste : il est la ma-
trice transcendantale du sens sensible-sensé sans lequel aucun agir collec-
tif et individuel n’est possible. Il est certes invisible et impalpable – il est
pourtant la condition de possibilité (dont on ne peut faire abstraction) de ce
qui est visible et palpable. Pour le dire sous un angle légèrement différent,
le sujet individuel socio-psychique ou, plus précisément, l’imaginaire ins-
tituant propre au sujet individuel socio-psychique n’est pas pensable sans
l’imaginaire instituant propre au sujet social collectif : il y a une sponta-
néité créatricedes deux types de sujet. Mais leur relation est absolument
originale, elle ne se retrouve nulle part dans les diverses autres strates de
l’être : ce n’est ni une relation d’englobement, ni une relation de causalité,
ni une autre relation connue par ailleurs. Castoriadis l’exprime par le pa-
radoxe suivant lequel le social et le psychique ne sont ni séparables l’un de
l’autre ni réductibles l’un à l’autre. Cette relation et sa définition ont pour
intérêt de rappeler, contre tous les rationalismes d’origine métaphysique,
qu’ils soient idéalistes ou matérialistes, que le réel socioculturel n’est pas
rationnel, non plus que le naturel. Le double réel humain, social et psy-
chique, est partiellement chaotique ou, plus précisément abyssal. J’ajoute
la chose suivante, qui chez Castoriadis reste surtout implicite, mais s’ex-
plicite tout de même en quelques occasions : l’imaginaire social instituant,
qui produit les significations actives, et l’imaginaire psychique qui produit

32 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975,


pp. 522–523.
Subjectivité et sacralité  251

le flux irrépressible des images, sont inconditionnels et, en ce sens, sacrés


parce qu’ils sont le rapport actif à l’abîme de l’autocréation sociale.
Mais, dira-t-on, si le capitalisme procède lui aussi, comme toute so-
ciété sacrale, d’une signification imaginaire centrale (« économie » ou
« pseudo-maîtrise de la nature »), n’est-il pas contradictoire de le dire dé-
sacralisé ou, selon le mot de Weber et Gauchet, désenchanté ? La contra-
diction reflète en réalité un antagonisme suicidaire logé au cœur même du
capitalisme : le capitalisme est en réalité une sacralité tournée contre elle-
même par le biais d’une déification transcendante (d’origine chrétienne)
de la science, de l’État et de l’économie. Il s’avère donc qu’il ne faut pas
confondre la sacralisation positive immanente et la déification transcen-
dante (qui est une sacralisation auto-négative).
Sans doute peut-on dire que Castoriadis n’aurait pas fait sa découverte
sans l’expérience directe et indirecte qu’il a fait du capitalisme comme to-
talitarisme. Qu’est-ce en effet que l’essence du totalitarisme ? Nous autres
(1922) de Evguéni Zamiatine, premier grand roman anti-totalitaire du XXe
siècle, nous le suggère en son chapitre 31. L’univers futuriste hyper-taylorisé
de Zamiatine – univers qui est en réalité une synthèse du capitalisme oc-
cidental et de l’industrialisme bolchevique – impose aux humains de subir
une opération chirurgicale qui n’est autre que l’ablation de l’imagination.
Ce que Castoriadis expérimente au cours de sa vie à l’époque du stalinisme
oriental puis dans le monde du consumérisme occidental, c’est l’imaginaire
(suicidaire) de la réduction totalitaire de l’humain social et psychique à la
non-imagination et à la non-signification. Il faudrait dire plus rigoureuse-
ment que le propre de la société industrielle est de tourner l’imaginaire so-
cial et psychique contre lui-même, c’est-à-dire de produire une signification
imaginaire centrale – la sciento-économie – dont l’originalité est de tendre
à détruire toute signification imaginaire.
Si Castoriadis produit une révolution en philosophie, elle est donc là :
le sujet transcendantal – c’est-à-dire l’être comme puissance non aristo-
télicienne : puissance active de l’imaginaire du sujet social et puissance
de l’imaginaire du sujet psychique – ce sujet transcendantal-là est le sujet
constitutif non pas du monde (au singulier universel), mais des mondes
(au pluriel des particularités). La preuve, par l’absurde et a contrario, de
la pertinence de la découverte castoriadienne nous est sans doute livrée
par la « mondialisation » contemporaine : ce qui monte sous nos yeux
n’est pas le pluriel d’une multiplicité de mondes, mais l’unicité d’un seul
monde, donc une « immondification ». Celle-ci ne peut s’accomplir que
252  Marc Weinstein

par l’annihilation tendancielle ou, tout au moins, le blocage de l’imagi-


naire instituant. C’est-à-dire en définitive par l’obturation de l’abîme de
l’autocréation sociale.
Avec Castoriadis, nous quittons l’universel métaphysique de Marx
dans lequel les sujets transcendantaux sont des corps universels vivants-
travaillants. Nous quittons l’universel métaphysique de Husserl dans
lequel les sujets transcendantaux sont d’abord constitués par l’« inter-
subjectivité universelle » du monde de la vie (mais Castoriadis aurait de-
mandé : quelle est la signification imaginaire qui fonde et constitue telle
ou telle forme concrète et signifiante d’intersubjectivité ?). Nous quit-
tons enfin l’universel métaphysique de Heidegger dans lequel le monde
est certes significativité, mais une significativité encore tributaire de la
monolâtrie occidentale.
Le double sujet transcendantal de Castoriadis est une puissance non
aristotélicienne au sens où la relation entre la puissance et l’acte n’est pas
déterminée, ni prévisible ni prédictible : la puissance est active. La puis-
sance transcendantale de l’être comme à-être est ici une véritable puis-
sance de multiplicité.
La philosophie de Castoriadis permet ainsi de formuler l’alternative
historique du xxie siècle de la manière suivante : soit l’humanité continue-
ra à nier la puissance de multiplicité, à s’unifier, à se désubjectiver, à se dé-
sacraliser, et elle se continuera à se déliter sous les effets universalistes des
menaces climatiques et nucléaires, soit elle resacralisera le monde, elle le
réenchantera en multipliant les mondes. Dans cette seconde perspective,
comment imaginer que la littérature et les subjectivités esthétiques en gé-
néral ne jouent pas un rôle décisif ?
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terreno de la comparación, abarcando al mismo tiempo el género popular
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Cette collection recueille des études de littérature française orientées vers le


domaine de la comparaison, englobant en même temps le genre populaire
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