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NOUVELLE

HISTOIRE
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LA
NOUVELLE
HISTOIRE
Historiques

© Retz CEPL, Paris, 1978


© Editions Complexe, 1988 pour la présente édition
Sous la direction de

Jacques Le Goff

LA
NOU V ELLE
HISTOIRE

Historiques
@
REMERCIEMENTS

Je remercie Roger Chartier et Jacques Revel


sans qui la première édition
de La Nouvelle Histoire n’aurait pas existé
et les auteurs des neuf essais principaux
de m’avoir donné leur accord amical
pour cette nouvelle édition.

Jacques Le Goff

Cet ouvrage reprend les dix articles essentiels de


La Nouvelle Histoire
(« Les encyclopédies du Savoir moderne »).
SOMMAIRE

Préface à la nouvelle édition (1988)


DOTAJGACQUES LE GOT RSR ne TO. SUR AS 9

PRÉSENTATION DE L'ÉDITION DE 1978


Une science en marche,
une science dans l’enfance
bar JacquessLenGoff er: Re. ae SSI. 22)

JACQUES LE GOFF
LSHISTOIREMNOUVELLEUNS. TM Re NO I nes 35
lamplaceWonemalefde #léhistoire er RE 36
Naissance de l’histoire nouvelle :
LkeEcoleudestAnnalés on meet 2 mot 39
es pères de l'histoire nouvelle ae ee. 47
Pine histoire irançeaise ae PAR NTS.. DL 52
IEAMSTOREENONVEe AUIOUTS QUI Een 54
PES MACHES GE TLHISLOITE NOUVEIlE ee ee 63

MICHEL VOVELLE
LPHISTOIRENETELANLONGUENDUR ÉEMMISIP AIINIRR Dee NN
La victoire du temps long:
modification du champ historique ....................... 80
L’explication technique:
une nouvelle. conception! desusources 1... #7. 88
estemps de la nloncuesdurée 2-4... 1... 91
Une nouvelle dialectique du temps court
CLACI IÉMDS lONT ..-ceereccue. tee re eee 96
Au fond du problème: la concordance des temps ... 102

KRZYSZTOF POMIAN
RISTOIRES DES STRUCTURES MEN Eee: ones ee el et 109
Un exemple: les structures du Latium médiéval ....… 110
COMONCIUTER CLMSTELICLUFEME A. A Pete echec tee 115
Les caractéristiques de l’histoire structurale ............. 125

ANDRÉ BURGUIÈRE
BPANTHROPOLOGIE-HISTORIQUEME. NS. PATENT IT Je NE de 137
ÉIStOire dUHLCONCEDL Lecce hante LEE ee-LEL es VEre 137
La démarche de l’anthropologie historique ...........….. 144
Perspectives de l’anthropologie historique ............... 159
PHILIPPE ARIÈS T
PPHISTOIR EC DESeMENTALITES ERA ETRRRe e 167
Naissance et développement de l’histoire des mentalités 168
Leconcept de mentalité RER eee eee 177
L'enterritoiendenlhiIStONen ER 182
Pourquoisuneshistoirendes mentalités a"... 185

JEAN-MARIE PESEZ
HISTOIRE DELTANCUPTURE MATERIEL EME ee 191
Qu'estcerque la Culturematénielle M RE RE 194
Culture matérielle Net AhIStOIre PAPE Pen 195
Culture matérielle et histoire économique et sociale . 200
Culture matérielle et histoire des techniques ........... 203
La culture matérielle dans les livres d’histoire ......….. 206
Culture matérielle et#archéologie rm re 215

JEAN LACOUTURE
L'HISTOIRE IMMÉDIATE IR TOUR ER 229
es domaines deléhistoire Immédiate. et eee 229
Pc /retourade "événement En PTE nee 245
Quelques..modèles to NET RARE 249

GUY Bois
MA RAISMER ETEAISTOIREENOUMELLERET Se ee 255
Quel, marxisme a nsc eseese eee de 256
Quelle “histoire nouvelle PRE RER CR RE eee 257
L’influence du marxisme
sur le renouveau” MÉthOdOlOZIQUER PEER 259
Le marxisme devant le renouveau méthodologique ... 265
Face aux nouveaux champs historiques .................. 268
Un. déficiences Ne RERO AR ER nn 271

JEAN-CLAUDE -SCHMITR 2.720 eee AS. ES 277


L’HISTOIRE DES MARGINAUX
ÜnMnouveaumviSase SE MIERISIOITO Er er nee ee 27
Ées marges du monde "7"... ie Tes 280
Unmonde: parallèle. cr ER RER Ame 295
Valeur etMr6leRdesMArSINALEEME PER AN CARE 298

EVELYNE PATLAGEAN
IDSHISTOLRERDENL IMAGINAIRES ee ne 307
es "premières reChe Che ee 308
L’'Antiquité grecque et TOMAINEM ne re nest ee 310
L'étude du. Moyen Age"... 2e MN ARR SRRELEe 312
L’exploration dem = Modern ere... rc tee 316
Conclusion: ATIOISAQUESTIONS RE TN ee 325
JACQUES LE GOFF

Préface
à la nouvelle édition

L'ouvrage qu’on va lire est une nouvelle édition de la partie


fondamentale de l’ouvrage collectif La Nouvelle Histoire,
qu’avec la collaboration de Roger Chartier et Jacques Revel
j'ai publié il y a dix ans, en 1978!.
Cet ouvrage comprenait dix essais dont neuf sur des domaines
ou des concepts-clés de la nouvelle histoire (/ongue durée, struc-
tures, anthropologie historique, mentalités, culture matérielle,
marginaux, imaginaire) ou des orientations de la recherche
historique par rapport auxquelles l’histoire nouvelle a eu à se
définir (histoire immédiate, marxisme). J’en ai écrit un dixième
présentant «l’histoire nouvelle » et son histoire. Ces dix essais
formaient la structure de l’ouvrage qui présentait en outre cent
quatorze articles plus courts, de longueur inégale.
Cette nouvelle édition comprend essentiellement les dix essais
où s’exprime fondamentalement la problématique de
l’ouvrage, à l’exclusion des articles plus brefs. Ces essais
permettent, je le crois, de connaître et d’apprécier ce qu’a été
et ce qu’est encore, dans ses idées principales, dans ses objec-
tifs, dans son territoire intellectuel et scientifique, dans ses réali-
sations, l’histoire qu’on a appelé «nouvelle ».
La bibliographie de chaque essai a été mise à jour. J’ai ajouté
à mon texte sur «La Nouvelle Histoire » des «Notes complé-
mentaires » qui sont une mise au point théorique et bibliogra-
phique concernant un certain nombre des aspects les plus
importants abordés dans ce texte.
En accord avec André Versaille, directeur des Editions
Complexe, que je remercie d’avoir accueilli dans ses collections
cet ouvrage, nous republions aussi la Présentation que j’avais
10 JACQUES LE GOFF

écrite pour le volume de 1978. Si en effet elle introduit aussi


aux articles plus courts qui ne sont pas repris ici, elle offre de
l’ensemble de l’entreprise une vue qu’il était nécessaire de
donner aux lecteurs de ce nouvel ouvrage pour qu’ils puissent
mieux saisir la nature de l’entreprise et qu’ils la replacent mieux
dans sa perspective historique, dix ans après.
Je ne vais pas faire ici le bilan détaillé de ce qu’est devenue la
nouvelle histoire pendant cette période, de ce qu’elle est
aujourd’hui, de ce qu’on peut envisager pour elle demain.
Je veux d’abord préciser que je ne suis pas «chef d’école » et
que, plus encore qu’en 1978, je parle ici en mon nom propre
et n’engage pas d’autre historien que moi. Mais il est vrai que
mes liens avec la revue Annales E.S.C. et l’Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales, auxquelles je dois une partie
importante de ma formation, font de moi un témoin engagé,
même si je m’efforce, aujourd’hui comme en 1978, à d’abord
informer sur l’histoire nouvelle.
Si je ne présente pas ici ce bilan, ce n’est pas que la situation
de l’histoire nouvelle n’ait pas évolué. Au cours des dix
dernières années, l’histoire est allée vite. Non seulement,
l’histoire qui se fait dans le monde, que vivent les hommes, mais
aussi l’histoire que font les historiens. D’autre part, on parle
beaucoup actuellement de crise de l’histoire en général et de
crise de l’école des Annales en particulier.
Mais l’examen de cette histoire récente de la situation actuelle
et des polémiques qu’on cherche à susciter mérite une étude
et une réflexion approfondies. Les Annales, pour leur part,
l’ont entamée, et vont y convier non seulement leurs lecteurs
mais le milieu scientifique des historiens dans son ensemble et
dans toute sa diversité. Un questionnaire va être lancé et en
1989, année du soixantième anniversaire de la revue, des
réponses d’historiens y seront publiées et le comité de direc-
tion des Annales s’exprimera sur le passé et le présent de la
«crise» et proposera des suggestions pour l’avenir.
Si crise il y a, en ce qui concerne l’histoire nouvelle, on peut
avancer en tout cas qu’elle découle avant tout de deux phéno-
mènes généraux.
Le premier, c’est son succès même. Il est clair qu’en beaucoup
de domaines, l’histoire économique et sociale, l’histoire non
européocentrique, l’histoire des structures, l’histoire de la
longue durée, l’histoire des marginaux, l’histoire du corps et
de la sexualité et surtout beut-être l’histoire des mentalités se
Préface 11

sont imposées. Mais, tout comme la véritable histoire d’une


invention comprend celle de sa diffusion, la nouvelle histoire
continue avec l’extension des défrichements, l’exploitation en
profondeur des terrains conquis, l’ébauche des comparaisons,
l'approfondissement de la diversité, etc. Passer d’une époque
de pionniers à une époque d’exploitants et de producteurs n’a
rien de déshonorant ni de frustrant. Le terme d’épigones n’est
pas forcément péjoratif. Les épigones ont fait autant
qu’Alexandre le monde hellénistique. Il est plaisant de voir que
souvent les mêmes censeurs reprochent aux historiens des
Annales de n’être plus que les épigones des grands ancêtres
fondateurs et, en même temps, de leur être infidèles.
Le second phénomène qui retentit sur la situation de la nouvelle
histoire est une incontestable crise des sciences sociales et de
la notion même de social. On en voit bien quelques lignes de
force. La première c’est la crise du progrès, perçue dès avant
la dernière guerre mondiale par des esprits clairvoyants dont
Georges Friedman qui publia son livre intitulé précisément La
crise du progrès, en 1936.
La seconde, c’est ce qu’on a appelé un peu rapidement «la mort
des idéologies ». La crise du marxisme n’a pas profondément
affecté la nouvelle histoire dans la mesure où, si certains des
principaux historiens de l’école des Annales comme Fernand
Braudel ont vu en Marx un des principaux créateurs de modèles
pour les sciences sociales en général et l’histoire en particulier,
l’orthodoxie marxiste est restée étrangère à la nouvelle histoire.
Mais il est possible que la conception d’une histoire totale ou
globale ait eu un aspect idéologique qui a subi le contre-coup
de la critique des idéologies.
Je pense toutefois que l’histoire vivante et en particulier la
nouvelle histoire dans la mesure où elle constitue non un bloc
mais une nébuleuse dont le noyau dur historique est l’école des
Annales n’ont pas cessé et ne doivent pas cesser d’avoir pour
horizon et pour ambition une histoire qui embrasse l’ensemble
de l’évolution d’une société selon des modèles globalisants. Je
crois d’ailleurs que ce qui s’est passé et se passe dans les meil-
leurs cas, c’est que les historiens de cette tendance ont conservé
le même but mais cherchent à y parvenir par d’autres moyens,
par exemple à partir d’études de cas modélisés. On assiste par
exemple à une régénération dans cette perspective d’études
d’histoire locale ou régionale : Monfaillou, un village occitan
(Emmanuel Le Roy Ladurie), Le Latium médiéval (Pierre
12 JACQUES LE GOFF

Toubert), Le Mâconnais (Georges Duby), Caen (Jean-Claude


Perrot), Les Toscans du Quattrocento (David Herlihy et Chris-
tiane Klapisch), La Normandie orientale de la fin du Moyen
Age (Guy Bois), etc. ou à un développement des histoires des
représentations (Le Chasseur noir de Pierre Vidal-Naquet, Le
Purgatoire de Jacques Le Goff, La Peur de Jean Delumeau,
Le Miasme et la Jonquille d’ Alain Corbin, L’Ecriture (La Scrit-
tura) d’Armando Petrucci, etc.)’.
Ici encore les critiques reprochent souvent aux historiens de
la nouvelle histoire une chose et son contraire, plus générale-
ment d’être incapables de sortir de l’ornière de la tradition des
Annales et de la renier en abandonnant l’histoire totale pour
une histoire «en miettes ».
Ces critiques sont gonflées par l’amplification médiatique.
Alors que l’on reproche souvent à la nouvelle histoire de
s’abandonner à la mode, elle se trouve plus d’une fois happée
malgré elle par la rumeur bruyante maïs superficielle et chan-
geante du microcosme médiatique. A cet égard un mythe court :
la nouvelle histoire se serait emparée des médias et parvien-
drait même à un quasi-monopole de la vulgarisation historique
dans l’édition, les hebdomadaires, la radio, la télévision. Cette
légende ne résisterait pas à une étude sérieuse du marché de
l’histoire. Les positions majoritaires dans le domaine de la
vulgarisation historique sont toujours tenues par l’histoire
traditionnelle, voire archaïque. La nouvelle histoire qui a
débusqué par des études érudites et précises la présence du
pouvoir là où l’histoire traditionnelle ne songeait pas à la cher-
cher (dans le symbolique et l’imaginaire par exemple) se voit,
je dirais presque condamnée par sa problématique à être trans-
parente en ce domaine.
Certes, la plupart des historiens de cette tendance qui sont des
militants d’une certaine idée de l’histoire cherchent à faire
connaître leur vision de l’histoire et à persuader de son intérêt
au-delà du milieu des spécialistes puisque précisément ils préco-
nisent une histoire totale décelable dans l’ensemble de la vie
intellectuelle et sociale. Mais ils récusent sur tous les plans le
totalitarisme et l’impérialisme. Formant un milieu lâche et
ouvert, n’ayant pas même dans le passé formé une véritable
«école» (c’est un esprit, une orientation, une tendance), ils
seraient bien en peine de se transformer en lobby.
Pour ne parler que de moi — puisque ces lignes n’engagent que
moi — je m’efforce de faire connaître les travaux et les concep-
Préface 13

tions de l’histoire nouvelle*, et je suis reconnaissant aux


communicateurs d’aujourd’hui de les faire connaître, bien
entendu en les critiquant éventuellement. Mais je leur demande
de le faire en toute connaissance de cause, c’est-à-dire après
avoir lu ces travaux et non en fonction de la mode, en tout cas
pas du parisianisme (l’étude des modes intellectuelles, ce qui
est plus sérieux, est d’ailleurs un beau sujet d’histoire), mais
de l’évolution de l’historiographie.
Une première remarque. L’histoire des sociétés, je l’ai dit, et
c’est une évidence, évolue. La façon de faire l’histoire aussi.
Pourquoi la nouvelle histoire ne devrait-elle pas, elle, changer ?
L’immobilisme, le contraire de l’histoire, n’est pas une fidé-
lité mais une impuissance. Si l’on est de bonne foi, ilest facile
de reconnaître les fidélités profondes sous les changements de
thèmes ou d’approches.
On me permettra aussi de souhaiter que les orchestrateurs de
la crise de l’histoire soient, s’ils sont hommes du métier, aussi
des praticiens, s’ils sont communicateurs, consciencieusement
informés. Comment accorder de l’importance à ces médecins
improvisés qui accourent au chevet de l’histoire nouvelle pour
la déclarer malade, à ces donneurs de leçons qui n’ont pas
produit un seul travail historique apportant sa pierre à l’édifice
que les historiens de métier, anciens ou nouveaux, construi-
sent par l’exercice de méthodes qui ne s’improvisent pas ? Car
si l’histoire est d’abord l’exercice permanent d’un certain
regard, d’un certain esprit critique, d’un certain « faire » elle
est aussi pour une part cumulative.
Certains me le reprocheront sans doute mais, récusant une
philosophie de l’histoire, je ne suis pas non plus un grand
amateur de théorique. Je pense en revanche que l’histoire étant
un métier, elle doit forger des outils, c’est-à-dire des méthodes
et les soumettre à réflexion et à discussion. Trop souvent les
historiens font inconsciemment, sans le savoir, de la théorie
ou de l’idéologie dans leur travail et il faut prendre conscience
ou faire prendre conscience de ce latent théorique. Mais il me
paraît regrettable que certains s’érigent d’emblée en juges de
la méthode et sans être même formés à l’épistémologie — qui
s’apprend aussi — se font spécialistes de méthodologie histo-
rique sans s’être initiés à l’exercice érudit du métier d’historien.
La première édition de La Nouvelle Histoire, en 1978, a suscité
beaucoup d'intérêt, aussi bien auprès des historiens que des
enseignants d’histoire, éloignés de la recherche par les obliga-
14 JACQUES LE GOFF

tions professionnelles mais en général dotés d’un bon esprit


critique concernant la matière de leur enseignement, et auprès
d’un large public intéressé par l’histoire et ses renouvellements.
Elle a suscité aussi des critiques. Certaines m’ont paru justes
— comme la place trop modeste de l’histoire politique ou de
l’histoire contemporaine, même si elles posent de difficiles
problèmes — d‘autres m’ont paru franchement partiales. Cette
hostilité même m’a en partie réjoui même si je déplore que
certains aient mis de la mauvaise foi et presque de la calomnie
dans certaines critiques, car elle a prouvé que la nouvelle
histoire est bien vivante, qu’elle continue à déranger les fonc-
tionnaires de l’histoire et les marchands d’une soupe historique
qu’un peu plus d’information et de formation de la part de ses
consommateurs permettrait de reconnaître fade, éventée et peu
nutritive. Contrairement à ce que certains, de bonne ou de
mauvaise foi, pensent et parfois disent et même écrivent la
nouvelle histoire n’a pas définitivement gagné. D’un certain
côté, c’est tant mieux, s’il s’agit de maintenir ouvert un débat
d’idées mais c’est aussi regrettable quand on voit que des orien-
tations à mes yeux essentielles de la conception de l’histoire
n’ont pas vraiment pénétré le territoire de l’histoire: l’histoire-
problème, l’histoire ouverte sur les autres sciences sociales,
l’histoire qui ne s’enferme pas dans le récit. L’enjeu me paraît
trop important pour que je m’y résigne. Oui, Lucien Febvre
a toujours raison, les «combats pour l’histoire » continuent.
Enfin, certaines critiques m’ont touché. Certains, de bonne foi,
ont trouvé dans Za Nouvelle Histoire un ton triomphaliste, une
auto-suffisance et une intolérance sous-jacentes, trop d’agres-
sivité. Sur ce dernier point, je ne pense pas que nous ayons
dépassé les bornes de la nécessaire combativité que je viens de
rappeler. Si cela a été le cas, je le regrette. Ce n’était pas dans
mes‘intentions, ni dans celles de mes amis. Pour beaucoup,
l’expression même «nouvelle histoire » serait méprisante car
elle rejetterait une «vieille» histoire dans les ténèbres exté-
rieures. C’est un fait qu’il y a un renouvellement de l’histoire
au XX° siècle dont les acteurs ne se réduisent ni à une revue
ni à un groupuscule ni à des historiens d’une seule nation et
qui doivent beaucoup à des ancêtres, certains illustres et inat-
tendus auxquels j’ai tenu à rendre hommage, d’autres plus
obscurs, érudits et historiens de diverses tendances, sans esprit
particulièrement novateur, qui ont bâti, pour leur part, ces
méthodes, ces techniques, ces bases de l’histoire, ces publica-
Préface 15

tions de textes, ces travaux sans lesquels il n’aurait pas pu y


avoir de nouvelle histoire, qui ont appris aux tenants de la
nouvelle histoire le solfège qui leur a permis d’écrire leur
musique. S’il faut appeler nouveau ce qui est nouveau, qu’y
puis-je? Je n’y mets quant à moi aucun mépris pour ce qui ne
le serait pas mais serait, par d’autres voies, sous d’autres
formes, une bonne contribution à l’histoire. Je connais même
de grands historiens qui ne sont pas du tout nouveaux. J’ai
souvent entendu dire à Fernand Braudel qui insistait pourtant
sur l’existence d’une histoire nouvelle qu’au fond il n’y avait
qu’une histoire valable, la «bonne ».
Alors comment mener encore ce combat que je crois nécessaire
et bon, s’il respecte les règles intellectuelles et morales de ce
combat qui lui aussi doit être juste, le combat d’idées ?

Dans ce grand territoire de l’histoire que la nouvelle histoire


a beaucoup contribué à agrandir sans perdre de vues des fron-
tières qui ne doivent pas être des barrières mais des interfaces
avec les autres sciences sociales, frontières perméables,
soumises à flux et reflux, où s’élabore le bon terreau d’une
interdisciplinarité vraie, je prendrai pour exemple ces objets
de l’histoire qui donnent lieu aujourd’hui à ce qu’on appelle
des retours: le retour de l’événement, le plus spectaculaire, le
retour de l’histoire-récit, le plus polémique, le retour de la
biographie, le plus consensuel en apparence, le retour de
l’histoire politique, le plus considérable.
Ces retours sont équivoques. Si chacun d’eux peut être accepté
par la nouvelle histoire et si des tenants de la nouvelle histoire
y ont même souvent donné l’exemple, c’est que chacun de ces
genres historiques (ou presque) revient avec une problématique
profondément renouvelée. Mais c’est aussi le retour, presque
la revanche d’historiens traditionnels ou néo-traditionnels qui
ressemblent à ces émigrés d’après la Révolution Française qui
n’avaient «rien appris et rien oublié». Ce sont des fronts de
l’histoire où il importe d’être très vigilants et où il faut repousser
l’assaut d’historiens, vieux ou jeunes, tout simplement « réac-
tionnaires ».
Le retour de l’événement est le plus frappant parce qu’il se place
sur un terrain où Lucien Febvre et Marc Bloch avaient été parti-
culièrement militants. La lutte contre l’histoire événementielle,
superficielle dans tous les sens du mot, échappant à la longue
durée, surtout politique, détachée des structures, avait été la
16 JACQUES LE GOFF

cible numéro un des premières Annales. Son retour est lié à


des transformations profondes qui lui redonnent droit de cité
dans le territoire de l’histoire. La première, bien analysée par
Pierre Nora, est la création de l’événement par les média qui
lui donnent un statut privilégié dans l’histoire contemporaine.
La seconde est la possibilité de faire désormais de l’événement
la pointe de l’iceberg et de l’étudier comme cristallisateur et
révélateur des structures. Le chef-d'œuvre de cette nouvelle
histoire événementielle m’apparaît Le Dimanche de Bouvines
de Georges Duby. Jacques Revel ajoute que «l’événement
donne désormais à lire l’imaginaire d’une société pour laquelle
il joue tout ensemble le rôle de mémoire et celui d’un mythe ».
Le retour de l’histoire-récit qui a trouvé un champion de haute
qualité avec Laurence Stone a soulevé sans doute la polémique
la plus vive. Il semble bien qu’il y ait eu un malentendu entre
Stone et ses lecteurs. Il reste que l’histoire-récit est à mes yeux
un cadavre qu’il ne faut pas ressusciter car il faudrait le tuer
une seconde fois. Cette histoire-récit dissimule et se dissimule
des options idéologiques et des démarches méthodologiques
qui doivent être au contraire clairement énoncées. Il faut
réduire l’histoire-récit à n’être qu’un moyen parmi d’autres de
la pédagogie dans l’enseignement scolaire et de la vulgarisa-
tion. À ce propos, je voudrais rappeler la grave erreur de
compréhension qui a conduit certains fonctionnaires animés
des meilleures intentions du monde, principalement en France
et en Belgique, dans les années soixante-dix et au début des
années quatre-vingt, à vouloir faire passer dans les programmes
scolaires ce qu’ils croyaient être la nouvelle histoire. Cette
histoire est souvent le produit d’une recherche de pointe qui
ne peut être transférée tout de suite et telle quelle dans l’ensei-
gnement. De toutes façons, s’il est souhaitable que l’esprit de
la nouvelle historique puisse se retrouver dans l’enseignement
et la vulgarisation, il faut l’adapter à ses destinataires non
spécialisés et manquant de connaissances. Un malentendu
particulièrement frappant s’est produit dans le domaine dela
chronologie où l’introduction des nouvelles conceptions du
temps et de la durée en histoire a conduit parfois à une quasi-
liquidation de la chronologie alors que celle-ci reste un cadre
de références qui doit certes être enrichi, assoupli, modernisé,
mais qui reste fondamental pour l’historien lui-même, pour
les jeunes, pour le grand public.
T'aratnur nala hinoranbhia cambhila cnulauar lamAhnine Aa hnntac.
Préface 17

tations. Pourtant le marché du livre historique est inondé de


biographies dont beaucoup demeurent superficielles, anecdo-
tiques, parfois anachroniques. La biographie historique
nouvelle, sans réduire à une explication sociologique les grands
personnages, les éclaire par les structures et les étudie à travers
leurs fonctions et leurs rôles.
Le retour le plus important est celui de l’histoire politique. Ici
encore, si l’école des Annales a eu raison de combattre une
histoire politique superficielle et événementielle à courte vue,
une histoire de la politique, au sens politicien du terme, il
importe de bâtir une histoire du politique, qui soit une histoire
du pouvoir sous toutes ses faces qui ne sont pas toutes politi-
ques, une histoire qui inclue notamment le symbolique et
l’imaginaire. Le Marc Bloch des Rois Thaumaturges (1924) et
l’Ernst Kantorowic du King's Two bodies (1957) ont été les
pionniers de cette histoire politique renouvelée pour laquelle
j’ai proposé la dénomination d’anthropologie politique histo-
rique qui permet de la rattacher aux régimes et structures poli-
tiques similaires étudiés par les sociologues et les ethnologues
(voir Georges Balandier, Anthropologie politique, Paris, PUF,
1978 et l’article « Anthropologie politique » dans La Nouvelle
Histoire, op. cit. pp. 62-64).

Me permettra-t-on de terminer sur une note optimiste — qui


n'exclut pas la nécessité des autocritiques sans complaisance ?
Nous assistons, je crois, à une situation paradoxale. D’un côté,
on parle de crise de l’histoire, il y en a une mais je crois que
c’est surtout une crise des sciences sociales et si la nouvelle
histoire y est impliquée c’est probablement parce qu’elle s’est
le plus engagée avec ces sciences. Cela mérite un examen
attentif et je n’envisage pas quant à moi que la solution puisse
se trouver dans un repli sur soi-même de l’histoire. Il faut redé-
finir le champ du social et renégocier les rapports entre
l’histoire et les sciences sociales.
D'un autre côté, jamais la recherche historique — à première
vue un peu anarchique et un peu émiettée — n’a jamais été aussi
vivace qu’aujourd’hui. C’est pour moi l’essentiel. D’autre part,
la demandeintellectuelle et sociale d’histoire me paraît égale-
18 JACQUES LE GOFF

ment croissante. Les historiens ne peuvent s’y dérober. La


nouvelle histoire doit plus que jamais justifier son nom et sans
tapage, avec d’autres et parfois contre eux, aller de l’avant.

Jacques Le Goff.

Notes
1 Dans la collection «Les Encyclopédies du Savoir Moderne », aux éditions Retz.
2 Letitre raccourci des ouvrages cités dans ce paragraphe n’est pas le vrai titre que
l’on trouvera dans les bibliographies.
3 Me permettra-t-on de dire qu’animateur (avec Pierre Sipriot, Denis Richet, Roger
Chartier et Philippe Levillain) depuis vingt ans d’une émission de radio Les Lundis de
l'Histoire sur France Culture, je n’en ai pas fait une tribune de la nouvelle histoire, même
si certains des livres que j’y ai présentés n’auraient pas eu beaucoup de chance à une autre
émission sur l’histoire?

Bibliographie

TRAVAUX RÉCENTS SUR LES «ANNALES »


ET LA NOUVELLE HISTOIRE

AYMARD, M., «The ‘Annales’ and french historiography », in: The Journal
of European Economic History, 1, 1972, pp. 491-511.
BRAUDEL, F., Une leçon d'histoire de Fernand Braudel, Châteauvallon. Jour-
nées Fernand Braudel, Octobre 1985, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.
Braudel dans tous ses états. La vie quotidienne des sciences sociales sous l’em-
pire de l’histoire, numéro spécial de Espaces Temps, n° 34/35.
BURGUIÈRE, A., «Histoire d’une histoire: naissance des Annales», Anna-
les E.S.C., 1979.
BURGUIÈRE, A., «La notion de mentalités chez Marc Bloch et Lucien Feb-
vre: deux conceptions, deux filiations », in: Revue de Synthèse, n° 111-112.
CARBONELL, Ch. O. et LIVET, G., Au berceau des Annales (Colloque de
Strasbourg. 1979). Presses de l’Université de Toulouse. 1983.
Préface 19

COUTAU-BEGARIE, Le phénomène « Nouvelle Histoire ». Stratégie et idéo-


logie des nouveaux historiens, Paris, Economica, 1983.
DOSSE, F., L'histoire en miettes. Des « Annales » à la «nouvelle histoire», Pa-
ris, La Découverte, 1987.

IGGERS, G.G., «Die ‘Annales’ und ihre Kritiker. Probleme modernen fran-
zôsischer Sozialgeschichte », in : Historische Zeitschrift CCXIX, pp. 578-608.
JOCKEL, S., «Nouvelle histoire » und Literaturwissenschaft (2 vol.), Rhein-
felden, Schäuble Verlag, 1985.

ORSI, P.L., «La storia delle mentalità in Bloch e Febvre», in: Rivista di sto-
ria contemporanea, 1983, pp. 370-395.
RABB, T.K. et ROTBARG, R.I., The new history, the 1980°s and beyond, Prin-
ceton University Press, 1982.
REVEL, J., «Histoire et sciences sociales : le paradigme des Annales ». in: An-
nales E.S.C., 1979.

STOIANOVICH, T., French historical method. The Annales paradigm, Ithaca-


Londres, 1976.

TRAVAUX RELEVANT DE NOUVELLES ORIENTATIONS DE


L’HISTOIRE PROCHES DE LA NOUVELLE HISTOIRE

ANDREANO , A., La Nouvelle Histoire économique. Exposés de méthodolo-


gie, Paris, Gallimard, 1977.
Archives orales, une autre histoire, numéro spécial de Annales E.S.C., 1, 1980.
ARIÈS, Ph., Le temps de l’histoire, Paris, Seuil, 1986.
ARIÈS, Ph. et DUBY, G. éd., Histoire de la vie privée(S vol.), Paris, Le Seuil,
1985-87.
BURGUIÈRE, A. éd., Dictionnaire des Sciences Historiques, Paris, P.U.F.;
notamment les articles « Annales » (Ecole des), par A. Burguière, «Anthropo-
logie historique» par A. Burguière, «Biographique» (Histoire) par G.
Chaussinand-Nogaret, «Fait historique » par O. Dumoulin, «Immédiate » (His-
toire) par B. Paillard, «Intellectuelle » (Histoire) par R. Chartier, «Marxiste »
(Histoire) par R. Paris, «Mémoire collective» par Ph. Joutard, «Politique»
(Histoire) par P. Levêque, «Psychanalyse et Histoire» par E. Roudinesco,
«Quantitative» (Histoire) par F. Mendels, «Rurale » (Histoire) par J. Goy, «So-
ciale » (Histoire) par Y. Lequin, «Temps présent » par J.P. Azema, «Théories
de l'Histoire» par M. Crubellier, «Urbaine » (Histoire) par ©. Zunz.
CHAUNU, P., Histoire, science sociale. La durée, l’espace et l’homme à l’épo-
que moderne, SEDES, 1974-1983.
CHAUNU, P., «Histoire quantitative, histoire sérielle », Cahier des Annales,
n° 37, Paris, À. Colin, 1978.
FURET, F., L'atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982.
20 JACQUES LE GOFF

«Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités », Mélanges Robert Man-


drou, Paris, PUF, 1985.
IGGERS, G.G., Neue Geschichtswissenschaft, Vom Historismus zur historis-
chen Sozialwissenschaft, Stuttgart, 1978.
IGGERS, G.G., «Introduction : the transformation of historical studies in His-
torical Perspective » in Iggers, G.G. et Parker, H.T., éd., {nternational Hand-
book of Historical Studies. Contemporary Research and Theory, pp. 1-14, 1980.
KULA, W., Réflexions sur l’histoire, Varsovie (en polonais); trad. espagnole:
Reflexiones sobre la Historia, Mexico, Ed. de Cultura Popolar, 1984.
L’Acte historique et son sujet, numéro spécial de Mi-Dit, Cahiers méridionaux
de psychanalyse, n° 10-11, 1985.
LE GOFEF, J., Intervista sulla storia, Bari, Laterza, 1982.
Mélanges René Van Santbergen, numéro spécial des Cahiers de Clio, 1984.
NITSCHKE, A., Historische Verhaltensforschung, Stuttgart, Eugen Vemer,
1981.
POMIAN, K., L'ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984.
THOMSON, P., The Voice of the past, oral history, Oxford University Press,
1978.

VILAR, P., Une histoire en construction. Approche marxiste et problémati-


ques conjoncturelles, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Le Seuil, 1982.

TRAVAUX PRÉSENTANT LE PAYSAGE GÉNÉRAL


DE L’'HISTORIOGRAPHIE RÉCENTE ET ACTUELLE

BARRACLOUGH, G., Tendances actuelles de l’histoire, Paris, Flammarion,


1980.
BOURDE, G. et MARTIN, H., Les écoles historiques, Paris, Seuil, 1983.
CARBONELL, Ch. O., L’historiographie, Paris, P.U.F., 1981.
CROCE, B., La philosophie comme histoire de la liberté, contre le positivis-
me. Textes choisis et présentés par S. ROMANO, Paris, Le Seuil, 1983. :
GADOFFRE, G. éd., Certitudes et incertitudes de l’histoire, Paris, P.U.F.,
1987.
GLENISSON, J., «L’historiographie française contemporaine : tendances et
réalisations », in: Vingt-cinq ans de recherche historique en France (1940-1965),
Paris, CNRS, pp. IX-LXIV, 1965.
Ouvrage collectif, Les philosophies de l’histoire, Ellipses, 1980.
ROSSI, P. éd., La storia della storiografia oggi, Milan, Il saggiatore, 1983.
SIMMEL, G., Les problèmes de la phisolophie de l’histoire, préface de R. Bou-
don, Paris, P.U.F., 1984.
Préface 24

Sous l’histoire la mémoire, numéro spécial de Dialectiques, n° 30, 1980.


STONE, L., The Past and the Present, Boston-Londres, Routledge et Kegan
Paul, 1981.
THUILLIER, G. et TULARD, J., La méthode en histoire, Paris, P.U.F., 1986.
TILLY, Ch., «The old new social history and the new old social history», in:
Review, VII, n° 2, pp. 363-406.

NOUVELLES REVUES ET NOUVELLES ORIENTATIONS


DE LA RECHERCHE HISTORIQUE
(La date mentionnée est celle de la parution du premier numéro.)
Storia della Storiografia, Milan, Jaca Books, 1981.
History and Technology, An International Journal, Harwood Academic Pu-
blishers, 1983. - P. REDONDI éd., Science: The Renaissance of a History. Pro-
ceedings of the International Conference Alexandre Koyré, Paris, Collège de
France, 1986, n° spécial de History and Technology, 1987, 1-4.
History and Anthropology, Harwood Academic Publishers, 1984.
Food and Foodways, Explorations in the history and culture of human nou-
rishment, Harwood Academic Publishers, 1986.
Histoire et Mesure, Paris, Ed. du CNRS, 1986.

Revue renouvelée :
Revue de Synthèse, (fondée en 1900 par Henri Berr), quatrième série n° 1-2,
janv.-juin 1986, Numéro spécial :Questions d'Histoire intellectuelle.

Bibliographie sommaire à propos des «retours » (1988)

ÉVÉNEMENT
P. NORA, «Le retour de l’événement », in: Faire de l’histoire, t.I, 1974,
pp. 210-230.
J. REVEL, article «Evénement », in: J. Le Goff, R. Chartier, J. Revel, La Nou-
velle Histoire, 1978, pp. 166-167.
G. DUBY, Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, 1973.
29 JACQUES LE GOFF

HISTOIRE-RÉCIT
L. STONE, « The revival of narrative. Reflections on a new old history », in:
Past and Present, n° 85, 1979, pp. 3-24.
E. J. HOBSBAWM, « The revival of the narrative: some comments », in: Past
and Present, n° 86, 1980, pp. 3-8.

HISTOIRE BIOGRAPHIQUE

G. DUBY, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris,


Fayard, 1984.
Problèmes et méthodes de la biographie (Actes du Colloque de la Sorbonne,
mai 1985), Sources, Histoire au Présent, Publications de la Sorbonne, 1985.
G. GUÉNÉE, Entre l’Eglise et l’Etat, quatre vies de prélats français à la fin du
Moyen Age, Paris, Gallimard, 1987.

HISTOIRE POLITIQUE

J. LE GOFF, «Is politics still the backbone of History ? », in: Daedalus, hiver
1971, pp. 1-19. Texte français original «L’histoire politique est-elle toujours
l’épine dorsale de l’histoire? », in: L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard,
1985, pp. 333-349.
J. LE GOFF, Préface à la nouvelle édition des Rois Thaumaturges de Marc
Bloch, Paris, Gallimard, 1984.

F. FURET, Penser la Révolution Française, Paris, Gallimard, 1978.

R. RÉMOND, «Une nouvelle histoire politique », in: Des repères pour l’hom-
me, Paris, 1982, pp. 43-45.
P. LEVÈQUE, article « Politique» (Histoire), in: A. BURGUIÈRE, éd. Dic-
tionnaire des Sciences Historiques, Paris, PUF, 1986, pp. 515-522.

R.E. GIESEY, Le roi ne meurt jamais (trad. fr. mise à jour), Paris, Arthaud-
Flammarion, 1987.
Histoire de France, t.1:G. DUBY, Le Moyen Age, (987-1460); t. 11: E. LE ROY
LADURIE, L'Etat Royal (1460-1610), Paris, Hachette, 1987.
JACQUES LE GOFF

Une science en marche,


une science dans l’enfance

Présentation de l’édition de 1978

Le « Dictionnaire » présenté ici est d’abord un instrument


d'information comme il se doit, mais nous n'avons pas
cherché à donner une photographie complète de l'état
actuel de la science historique. Notre objectif est de faire
connaître à un large public les orientations les plus
modernes de l’histoire dont l'importance est devenue telle
qu'il y a une « histoire nouvelle » et que, tout en demeurant
une science d'avant-garde, elle entraîne visiblement une par-
tie de plus en plus grande de la production historique à
sa suite, dans les domaines de la recherche, de l’enseigne-
ment, de l'édition. Nous avons décrit ses problèmes et ses
incertitudes en même temps que ses conquêtes et nous
avons indiqué des voies à suivre. Cet ouvrage est à la fois
informatif et engagé.

Pour comprendre la genèse du mouvement qui renouvelle


l'histoire depuis quelques décennies — et qui s’est accéléré
dans les vingt dernières années —, je suggère au lecteur de
lire l’article «L’histoire nouvelle» que j’ai écrit pour ce
« Dictionnaire ». Il comprendra mieux, je l'espère, la struc-
ture et le contenu de ce courant historique qui bouleverse
non seulement le domaine traditionnel de l’histoire, mais
aussi celui des nouvelles sciences humaines (ou sociales)
et même, sans doute, tout le champ du savoir. Car
repenser les événements et les crises en fonction des mou-
vements lents et profonds de l’histoire, s'intéresser moins
aux individualités de premier plan qu'aux hommes, et aux
24 JACQUES LE GOFF

groupes sociaux qui constituent la grande majorité des


acteurs moins plastronnants, mais plus effectifs de l’his-
toire, préférer l’histoire des réalités concrètes — matérielles
et mentales — de la vie quotidienne aux faits divers qui
accaparent la « une » éphémère des journaux, ce n'est pas
seulement obliger l'historien — et son lecteur — à regarder
du côté du sociologue, de l’ethnologue, de l’économiste, du
psychologue, etc., c'est aussi métamorphoser la mémoire
collective des hommes et obliger l’ensemble des sciences
et des savoirs à se resituer dans une autre durée, selon une
autre conception du monde et de son évolution.

Parmi les conquêtes qu'il reste à l’histoire nouvelle à


accomplir, il y a celle de la vulgarisation historique. Cette
entreprise est en bonne voie. D'abord parce que, sensibles
au rôle de l’histoire dans les préoccupations des hommes
d'aujourd'hui, les historiens de l’histoire nouvelle se pré-
occupent de la faire déborder le champ des spécialistes.
L'éclatant et surprenant succès de « Montaillou, village
occitan » d'Emmanuel Le Roy Ladurie! en est le signe.
Rien d'étonnant à cela car l’histoire nouvelle est aussi
capable que l’ancienne d’être communiquée par les canaux
pertinents du récit, du style, de la résurrection du passé.
L'histoire de l’homme quotidien n'est-elle pas aussi signi-
ficative et dramatique que celle des grands hommes, le curé
de Montaillou n'est-il pas aussi intéressant que Mazarin ou
Talleyrand, et ne saisit-on pas mieux, à travers lui, l’his-
toire vraie, l’histoire profonde des hommes ? L'histoire des
façons de s'habiller, de manger, de se vêtir n'est-elle pas
aussi séduisante que celle des batailles, des conférences
internationales et des péripéties parlementaires ou électo-
rales — écume de l’histoire, comme disait Paul Valéry —,
qui ne vaut la peine d’être léguée à la mémoire collective
que dans la mesure où elle révèle ou affecte les structures
profondes des sociétés et de leur évolution ? L'histoire nou-
velle montre que ces « gros événements » ne sont en général
que le nuage — trop souvent sanglant — que soulèvent les
vrais événements survenus avant eux, c'est-à-dire les muta-
tions profondes de l’histoire. Ce n'est pas la guerre de 1914-
1918 qui enfante le xx° siècle, mais cette effervescence anté-
rieure si mal nommée « la Belle Epoque ».
Une science en marche, une science dans l’enfance 25

Les moyens modernes de communication — les « média »,


comme on dit —, radio ou télévision, voire bande dessinée,
semblent mieux s'ouvrir à cette histoire nouvelle (qu'on
songe à la série télévisée « Méditerranée » réalisée sous l’im-
pulsion de Fernand Braudel) que la grande presse. Les
revues de vulgarisation historique, où la pseudo-histoire
des « énigmes de l’histoire » ou des divagations sur l’espion-
nage et le contre-espionnage (excellent sujet dans le domaine
de la fiction) ou des scandales de la vie privée des « grands »
côtoie l’histoire traditionnelle des batailles, de la diploma-
tie (mais il peut y avoir, il commence à y avoir une histoire
nouvelle du phénomène militaire et du phénomène diplo-
matique), ne sont même pas des organes de l’histoire d’hier
ou d’avant-hier, ce sont des objets préhistoriques. Il semble
que cette situation soit à la veille de changer!. L'histoire
nouvelle, qui n'est pas sectaire, mais dont le label ne sau-
rait couvrir n'importe quelle production historique et
notamment une histoire traditionnelle mal replâtrée sous
des badigeons sociologique, politicologique, économique,
psychologique ou autres, devrait y franchir une nécessaire
et bénéfique étape.

En 1974, Pierre Nora et moi-même avons publié, sous le


titre emprunté à Lucien Febvre et à Michel de Certeau,
« Faire de l’histoire », une gerbe d'essais rédigés par divers
historiens dont plusieurs sont aussi des auteurs d’articies
de ce « Dictionnaire ». Faire de l'histoire? a constitué un
ensemble de mises au point et de prises de position qui ont
mieux fait connaître, me semble-t-il, les réalités et les objec-
tifs de l’histoire nouvelle. Ce « dictionnaire », dont le carac-
tère est bien différent de Faire de l'histoire et qui est
d’abord un instrument d'information et de travail, entre-
tient cependant des relations de complémentarité avec les
trois volumes publiés en 1974. Il se veut, dans la même
ligne, une nouvelle action, une nouvelle étape pour la
défense et l'illustration de l’histoire nouvelle qui est en passe
de devenir un des phénomènes importants de la vie scien-
tifique et intellectuelle et de la psychologie collective du
second xx° siècle. Une nouvelle mémoire collective se met
en place dans la science historique et dans l'esprit des gens
26 JACQUES LE GoFF

(« Histoire des gens » fut aussi, il y a peu, une série nova-


trice d'émissions de Pierre Dumayet, à la télévision fran-
çaise).

Les choix du dictionnaire


Les mots du dictionnaire correspondent aux notions, aux
outils, aux champs et aux méthodes par quoi se définit
principalement l’histoire nouvelle. On y trouvera aussi bien
des dénominations traditionnelles — mais où l’histoire nou-
velle opère son action de mutation —, par exemple: art,
archéologie, techniques, sciences, histoire urbaine, histoire
rurale, etc., que des notions devenues traditionnelles, mais
qui restent fondamentales dans l'histoire nouvelle, telles
que démographie historique, histoire sociale, histoire éco-
nomique et sa nébuleuse conjoncture, structure, prix, crois-
sance, développement, crise, etc., ou enfin des concepts plus
directement liés à l’histoire nouvelle : ordinateur, accultu-
ration, outillage mental, corps, sexe, mythe, image, etc.
Les articles biographiques sont peu nombreux et n’ont rete-
nu que les historiens ou savants particulièrement signi-
ficatifs pour l’histoire nouvelle: Hérodote, père de l’his-
toire, mais aussi de l’ethno-histoire, les quatre grands du
x1x° siècle, Tocqueville, Michelet, Marx et Somburt, les pères
de l’histoire nouvelle, les historiens Marc Bloch, Lucien
Febvre, Henri Pirenne, Johan Huizinga, les philosophes,
sociologues et anthropologues Henri Berr, Emile Durkheim,
Max Weber, Marcel Mauss. Parmi les disparus d’hier, Jean
Meuvret qui fit tant progresser les méthodes de l’histoire éco-
nomique, Erwin Panoñfsky et Pierre Francastel qui firent bas-
culer l'histoire de l’art vers l’histoire nouvelle. Parmi les
vivants! nous n’en avons retenu que trois :Fernand Braudel,
père de la longue durée, Ernest Labrousse, pionnier de
l'histoire économique et sociale moderne, Georges Dumézil
qui, dans le champ de l’histoire des religions, a donné aux
historiens le modèle idéologique du trifonctionnalisme indo-
européen et ouvert la voie au comparatisme. On aurait pu
y joindre Claude Lévi-Strauss dont le structuralisme entre-
tient avec l'histoire des rapports ambigus, mais qui, s’il a
inspiré des orientations nettement antihistoriques ou
ahistoriques, a aussi légué aux historiens du mythe et des
Une science en marche, une science dans l’enfance 21

textes une méthode d'analyse féconde ; Michel Foucault,


enfin, dont l'importance pour le renouvellement de l’his-
toire na pas encore été apprécié à sa juste valeur, aussi
bien du point de vue de la méthodologie! que de sa propre
contribution d’historien?.

Les articles de fond


Avant de présenter les articles de fond qui correspondent
aux orientations essentielles de l’histoire nouvelle, je vou-
drais souligner un aspect à mes yeux importants de la
situation actuelle de cette histoire. Les précurseurs, au pre-
mier rang desquels les fondateurs de la revue et du mou-
vement des Annales — Lucien Febvre et Marc Bloch — ont
proclamé l'ambition d'une histoire « totale » ou « globale ».
Et l'histoire nouvelle aujourd’hui conserve ce dessein d’une
science historique qui ne mutile pas la vie des sociétés et
qui n'élève pas entre les différents points de vue sur le
devenir des hommes les barrières de sous-disciplines — his-
toire politique, histoire diplomatique, histoire militaire, his-
toire économique, et même, malgré leur extensivité, histoire
sociale ou histoire culturelle. Mais cette notion d'histoire
« globale » pouvait être contaminée par des sous-entendus
traditionnels et paralysants : ceux d'une cohérence, d’une
continuité qui ne correspondent pas aux discontinuités que
l'historien rencontre dans son métier et qui — pour repren-
dre les heureuses expressions de Michel Foucault — abou-
tissaient à « cet usage idéologique de l’histoire par lequel
» on essaie de restituer à l’homme tout ce qui, depuis plus
» d'un siècle, n’a cessé de lui échapper (..). La vieille cita-
» delle de cette histoire (..), les historiens l'ont désertée
» depuis longtemps et ils sont partis travailler ailleurs3.»
Aussi Michel Foucault conclut-il : « Le thème et la possibi-
» lité d'une histoire globale commencent à s’effacer, et on
» voit s’esquisser le dessin, fort différent, de ce qu'on pour-
» rait appeler une histoire générales »

Certes, je ne crois pas que, s’il y a un certain « éclatement


» de l’histoire » comme le pense Pierre Nora, celle-ci er soit
réduite à une «histoire en miettes » comme Georges Fried-
mann a parlé du «travail en miettes ». Les histoires plu-
28 JACQUES LE GOFF

rielles se situent à l’intérieur d’un domaine historique dont


l'horizon demeure celui de la globalité. Celle-ci n’est plus
recherchée principalement dans la synthèse, mais dans des
objets globalisants, d'une part, et permettant, de l'autre, de
réaliser une véritable interdisciplinarité à la marge. Quand
Nathan Wachtel propose « la Vision des vaincus! », ce n’est
pas une histoire globale des relations entre Espagnols et
Indiens dans l'Amérique du Sud postcolombienne qu'il
écrit, mais l'approche de ces relations à travers une étude
de la mentalité indienne qui associe étroitement le point
de vue de l'historien et celui de l’anthropologue. Quand
Pierre Toubert explique « les Structures du Latium médié-
val?», ce n'est pas l’histoire totale du Latium des
x°-x111* siècles qu'il traite, mais, à travers le phénomène
« globalisant » de la constitution de villages seigneuriaux
— l'incastellamento —, une étude combinant l'écologie, la
démographie, l’économie, la sociologie, au sein d'une
démarche historique qui transgresse les frontières des dis-
ciplines. Si l’histoire globale demeure la visée, elle reste,
pour l'essentiel, à faire. La réalité pionnière de la recherche
historique aujourd’hui c'est le Beauvaisis, Montaillou, la
mort, la peur, l’alphabétisation des Français, etc., les objets
d'une histoire — problème qui force l’histoire à sortir, pour
reprendre le mot de Michel Foucault, de sa vieille citadelle.

Les articles de fond commencent tout naturellement par les


concepts fondamentaux de «longue durée » et de « struc-
ture » où Michel Vovelle et Krzysztof Pomian mettent en
valeur le caractère général de ces notions qui valent aussi
bien pour l'histoire économique et sociale que pour l'his-
toire des représentations et des mentalités dans le pro-
longement de l’histoire anti-événementielle des Annales de
1929 et qui permettent de situer l’histoire dans la problé-
matique générale des sciences humaines puisque la longue
durée de l'histoire n'est pas a-chronique, en dehors du
temps, et que les structures repérées par les historiens
incluent, par nature, la transformation et le changement.
Dans cette perspective du long terme, on sait que l’histoire,
ces dernières années, a surtout noué des liens avec l’anthro-
pologie et qu'un nouveau champ général — sinon une nou-
velle science — se développe au cœur de l’histoire nouvelle,
Une science en marche, une science dans l’enfance 29

l'« anthropologie historique ». André Burguière, historien


nouveau de la démographie et de la famille, d’une part,
ethno-historien des « Bretons de Plozévet 1 », de l’autre, pré-
sente ce nouveau domaine.
Comme répondant à l’appel centenaire de Michelet en faveur
d'une histoire plus « spirituelle » d’un côté, plus « maté-
rielle » de l’autre, deux directions ont connu un succès par-
ticulier dans ces perspectives. L'une est l’histoire conqué-
rante — mais ambiguë — des « mentalités », et c’est le
grand pionnier du genre, Philippe Ariès, qui rappelle ici son
itinéraire. L'autre, où archéologie, ethonologie et histoire
s'unissent, est l’histoire de la « culture matérielle » que défi-
nit Jean-Marie Pesez, l'un des premiers à avoir déplacé le
travail de l’archéologue-historien des lieux célèbres vers
les lieux quotidiens, de la ville et du palais vers le village
et la maison, de l'objet d'art vers l'outil et l'objet
quelconque.

L'histoire du présent pose à l’histoire en général et à


l'histoire nouvelle en particulier des problèmes impor-
tants. Ce n’est pas un historien de métier, mais un grand
journaliste qui a manifesté qu'en ce domaine les meilleurs
sont aussi les vrais historiens du présent et qu'ils per-
çoivent notamment la nécessaire reconsidération de l'évé-
nement — un événement d'ailleurs lui-même métamorphosé
par les moyens modernes de communication : Jean Lacour-
ture parle ici, avec son expérience et sa culture, de
l’«histoire iminédiate», titre qu'il avait donné, voici
quelques années, à une collection d'ouvrages qu'il dirige?.
Le seul débat théorique d'importance qu'ait suscité la nou-
velle histoire étant celui qui s'est noué avec les historiens
marxistes et parmi les historiens marxistes, il convenait
de présenter ce débat éclairant. Guy Bois, auteur d'une
thèse récente? qui a fait date, comme exemple sinon comme
modèle de nouvelle histoire marxiste, et suscité approba-
tions et réserves d’un côté comme de l’autre, donne ici sa
vision du débat.

Enfin il nous a paru nécessaire de faire le point sur deux


domaines de l’histoire nouvelle : l’un qui, malgré son carac-
tère à première vue particulier, a pris paradoxalement —
30 JACQUES LE GOFF

puisqu'il s’agit des « marginaux » — une place centrale dans


le champ de l’histoire nouvelle ; l’autre, encore dans les
limbes, mais qui, de l’histoire littéraire, de l’histoire de
l'art, de la psychanalyse, de la psycho-histoire, de l'anthro-
pologie culturelle récupère et repense de quoi ouvrir à
l'histoire nouvelle un nouveau front pionnier plein de pro-
messes : l’histoire de l’« imaginaire ».
Jean-Claude Schmitt, l’un des jeunes historiens qui s’est le
mieux imposé dans son analyse des attitudes de la culture
officielle ou dominante face aux comportements anomiques
(béguines et béghards parahérétiques du Moyen Age!) et à la
culture populaire dit ici la place et l'apport de l'histoire
des marginaux.
Evelyne Patlagean qui, de par sa familiarité avec l’hagio-
graphie byzantine, a acquis une perspicacité aiguë dans l’ex-
ploration de l'imaginaire, esquisse les contours et les
ébauches existantes de ce champ nouveau, définit sa posi-
tion dans l’histoire vécue et ses perspectives dans l’histoire
à faire et à écrire.

Le lecteur s'apercevra enfin que, si tous les auteurs de ce


« Dictionnaire » ont en commun — avec d’autres, de plus
en plus nombreux — le même souci de faire progresser
l’histoire dans des voies nouvelles, ils n'ont pas de dénomi-
nateur idéologique commun. L'histoire nouvelle, en effet, si
elle postule la nécessité d’une réflexion théorique, ne relève
d'aucune orthodoxie idéologique. Elle affirme au contraire
la fécondité des approches multiples, la pluralité des sys-
tèmes d'explication par-delà l'unité de la problématique?.
Elle se veut une histoire écrite par des hommes libres
pour des hommes libres ou en quête de liberté, au service
des hommes en société. Elle s'inscrit aussi dans la longue
durée — loin des modes et des nouveautés éphémères de
circonstance. Je voudrais enfin laisser, sur une note d’opti-
misme et de modestie, le dernier mot à Marc Bloch : « L’his-
»toire n'est pas seulement une science en marche. C'est
» aussi une science dans l'enfance. »
Jacques Le Goff
Une science en marche, une science dans l’enfance 31

Notes

Page 24
lE. Le Roy Ladurie: Montaillou, un village occitan de 1294 à 1324
(Paris, Gallimard, 1975), 130 000 exemplaires en ont été vendus de novem-
bre 1975 à avril 1978.

Page 25
! Depuis mai 1978 paraît une excellente revue mensuelle de haute vulga-
risation, /’Histoire (publiée par les Editions Le Seuil - La Recherche) qui,
sans être à proprement parler un organe de diffusion de l’histoire nouvelle,
lui fait une grande place. Des revues du même genre, surtout dans certains
pays européens sont nées. En France, dans le domaine de l’histoire reli-
gieuse entendue au sens large, on peut signaler: Notre Histoire.
2 J. Le Goff et P. Nora, directeurs, Faire de l’histoire (Paris, Gallimard,
1974).

Page 26
1 Fernand Braudel est mort en 1985; Georges Dumézil est mort en 1986.

Page 27
1M. Foucault: les Mots et les Choses, une archéologie des sciences
humaines (Paris, Gallimard, 1966); /’Archéologie du savoir (Paris, Galli-
mard, 1969). Michel Foucault est mort en 1984.
2 M. Foucault: Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Plon, 1961);
Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical (Paris, P.U.F.,
1963); Surveiller et Punir, Naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975);
Histoire de la sexualité, t. 1, la Volonté de savoir (Paris, Gallimard, 1976).
3 M. Foucault: /’Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969), p. 24.
4]bid., p. 17.

Page 28
1 Voir N. Wachtel: /a Vision des vaincus (Paris, Gallimard, 1971).
2 Voir P. Toubert: les Structures du Latium médiéval (Rome, Ecole fran-
çaise de Rome, 1973). R. Fossier (Enfance de l’Europe, X°-XII° siècles. 2 vol.,
Paris, PUF, 1982) a proposé de généraliser la notion d’incastellamento dans
celle d’encellulement qui fait de la féodalité l’enfermement de la société dans
des unités, des cellules, dont la plus caractéristique est la seigneurie.
et
3 Voir P. Goubert: Cent mille provinciaux au XVII: siècle. Beauvais
Roy Ladu-
le Beauvaisis de 1600 à 1730 (Paris, Flammarion, 1968); E. Le
Ariès:
rie: Montaillou, un village occitan de 1294 à 1324 (op. cit.); P.
/a Peur aux
l’Homme devant la mort (Paris, Le Seuil, 1977); J. Delumeau :
Ozouf: Lire et
XIVe et XVe siècles (Paris, Fayard, 1978); F. Furet et J.
vol. (Paris,
écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, 2
ion
éd. Minuit, 1977). J. Delumeau: Le Péché et la peur - La culpabilisat
en Occident - XIII=-XVIII- siècles (Paris, Fayard, 1983).

L ;
Page 29
1 A. Burguière: Bretons de Plozévet (Paris, Flammarion, 1975, nouv. éd.,
«Anthropolo-
1978). A. Burguière a mis à jour son exposé dans son article
32 JACQUES LE GOFF

gie historique», dans son Dictionnaire des Sciences Historiques, 1986,


pp. 52-60.
2 «L'Histoire immédiate», collection dirigée par J. Lacouture aux Edi-
tions du Seuil.
3 G. Bois: Crise du féodalisme, économie rurale et démographique en
Normandie orientale du début du XIV® siècle au milieu du XVI° siècle (Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, éditions de
LE APE:SS"n10976):

Page 30
1 J.C. Schmitt: Mort d’une hérésie. L'Eglise et les clercs face aux bégui-
nes et aux béghards du Rhin supérieur du XIVe au XV® siècle (Paris, La
Haye, New York, Mouton-E.H.E.S.S., 1978).
2 Je ne suis pas d’accord, par exemple, sur ce que Michel Vovelle appelle
la «mutation brusque» que je n’observe pas en histoire et qui ne se con-
fond pas pour moi avec l’événement qui demeure au contraire (ou revient)
comme interrogation posée à l’historien.
Une science en marche, une science dans l’enfance 33

Lecture
Le lecteur qui voudrait compléter sa connaissance de l’histoire
nouvelle pourrait consulter :
Travaux de nature méthodologique et théorique
dans les perspectives de l'histoire nouvelle
F. Simiand: « Méthode historique et Science sociale »,
in Revue de synthèse historique, 1963, repris in Annales ES.C.
1569, pp. 83-119.
H. Berr: la Synthèse en histoire (Paris, 1911, nlle éd.
Albin Michel, 1953).
M. Bloch : Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien
(Paris, A. Colin, 1'° éd., 1949).
L. Febvre : Combats pour l'histoire (Paris, A. Colin, 1953).
M. Foucault : les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences
humaines (Paris, Gallimard, 1966)
F. Braudel: Ecrits sur l'histoire (Paris, Flammarion, 1967).
G. Duby: Des sociétés médiévales, leçon inaugurale au Collège
de France (4 décembre 1970) [Paris, Gallimard, 1971].
F. Furet et J. Le Goff : « l'Homme sauvage et l'Homme quotidien »,
in Mélanges en l'honneur de Fernand Braudel, Toulouse, Privat,
1973, pp. 227-244.
E. Le Roy Ladurie : le Territoire de l'historien, t. I (Paris,
Gallimard, 1973), t. II (Paris, Gallimard, 1978).
J. Le Goff et P. Nora: Faire de l'histoire, 3 vol. (Paris,
Gallimard, 1974).

Travaux permettant de replacer l'histoire nouvelle dans


l'ensemble de la production historique depuis cinquante ans
Enquête de la Nouvelle Critique dirigée par F. Hincker et
À. Casanova : Aujourd'hui l'histoire (Paris, Editions Sociales).
Voir également l'ouvrage collectif : Ethnologie et Histoire
(Paris, Éditions Sociales, 1975).
J. Ehrard et G. Palmade : l'Histoire (Paris, A. Colin, 1964).
J. Glenisson : Vingt-cing ans de recherche historique en France
(1940-1965), 2 vol. (Paris, 1965).

New Trends in History (Colloque de Princeton, Etats-Unis, 1968).


M. Ballard : New Movements in the Study and Teaching
of History (Londres, M. Temple Smith, 1970).
F. Gilbert et S. R. Graubard: Historical Studies Today
(New York, W.W. Norton, 1972). > : | J
L. Allegra et A. Torre: La nascità della storia sociale in Francia
della Comune alle « Annales» (Turin, Einaudi, 1977).
On fera une place à part à deux ouvrages non conformistes fort
différents |
J. Chesneaux : Du passé faisons table rase ? (Paris, F. Maspero, 1976).
Dans ce livre, l’auteur conteste à juste titre le refus de l’histoire
par certains au nom d'une idéologie libertaire qui place le poids
du passé au nombre des instruments du pouvoir des classes domi-
nantes et où il souligne la nécessité de bien poser les problèmes
grâce à la connaissance du passé; mais il appelle a une pratique
révolutionnaire de l'histoire qui ruine toute visée scientifique de
l’histoire, confond histoire vécue et histoire pensée et établit entre
34 JACQUES LE GoFF

les historiens et les peuples en lutte des rapports en fait ambigus,


car le renoncement de l'historien à son métier risque de conduire
à la pire utilisation idéologique de l’histoire. Cependant, il a le
mérite de poser le problème du rapport entre la production his-
torique et la société dans laquelle elle est produite.

P. Veyne : Comment on écrit l'histoire. Essai d'épistémologie (Paris,


Le Seuil, 1971).
Livre dérangeant, d’une culture décourageante et brillant d'intelli-
gence et de formules qui confère à son auteur une place à part et
témoigne de rapports complexes avec l’histoire nouvelle. Si le refus
des dogmatismes (surtout marxistes) et des déterminismes vul-
gaires, le plaidoyer pour une histoire qui absorbe sociologie et
anthropologie vont dans le sens de tendances profondes de l’his-
toire nouvelle, en revanche la notion ambiguë d'inirigue, la pré-
dilection pour l'explication de type psychologie, le recours privi-
légié aux notions et au vocabulaire philosophiques, une phobie de
l'économique en tant que tel évoquent un discours sous-jacent de
type traditionnel. Mais cet ouvrage a imposé Paul Veyne comme
l'un des rares historiens épistémologues.

Lecture supplémentaire (1988)


Paul Veyne a précisé sa conception de l’histoire, proche des Annales,
et de l’histoire-problème mais orientée, comme celle de François Furet,
vers une histoire conceptuelle dans L'’inventaire des différences, Paris,
Le Seuil, 1976.

Dans les dix dernières années, le sociologue allemand Norbert Elias, né


en 1897, auteur d’un ouvrage paru en 1939 (Uber den Prozess der Zivi-
lisation) et traduit en français seulement en 1973 (t. 1 Za civilisation des
mœurs, Calmann-Lévy) et en 1975 (t. 2 La dynamique de l’Occident,
Calmann-Lévy) a exercé une grande séduction sur les historiens fran-
çais proches de la nouvelle histoire. Voir R. Chartier «Norbert Elias,
interprète de l’histoire occidentale » dans Le Débat, octobre 1980 et A.
Burguière, article «Elias », dans Dictionnaire des Sciences Historiques,
pp. 239-242.

Il y a une dizaine d’années un groupe de jeunes historiens italiens a lan-


cé la conception d’une « histoire à la loupe » proche comme la nouvel-
le histoire, de l’anthropologie, qui s’intéresse plus particulièrement aux
«thèmes du privé, du personnel et du vécu, ceux-là mêmes que privilé-
gie avec tant de force le mouvement féministe » ce qui n’est pas une coïn-
cidence « puisque les femmes constituent sans aucun doute le groupe qui
a payé le tribut le plus lourd au développement de l’histoire des hom-
mes » et dont un des sujets favoris est «l’exceptionnel normal ». C’est
la microstoria, la micro-histoire. Ma citation est extraite de l’article de
Carlo Ginzburg et Carlo Poni, « La micro-histoire » dans Le Débat, 17,
décembre 1981, pp. 133-136, traduction partielle du texte italien paru
dans Quaderni Storici, 40, janvier-avril 1979, pp. 181-190, jeune revue
qui explore, comme les Annales et la nouvelle histoire, des voies nou-
velles de la recherche historique.
JACQUES LE GOFF

L'histoire nouvelle

Depuis une vingtaine d'années on assiste à un renouvellement


profond du domaine scientifique. Non seulement la plupart des
sciences manifestent cette accélération de l’histoire qu'il est
devenu banal de constater, mais le découpage du savoir évolue
rapidement. La réflexion épistémologique — la mode même du
terme d’« épistémologie » est significative — se développe en
extension et en profondeur. Ce bouleversement affecte en par-
ticulier un ensemble de sciences dont la reconnaissance comme
entité scientifique est déjà une nouveauté considérable: les
sciences humaines ou sciences de l’homme, comme on dit volon-
tiers en France par conformité avec la terminologie universi-
taire consacrée en 1957 (facultés des lettres et sciences
humaines) ou, selon l'usage anglo-saxon, les sciences sociales.
Trois phénomènes marquent cette émergence d’un champ nou-
veau du savoir :
1. l'affirmation de sciences soit franchement nouvelles, soit
apparues depuis plusieurs décennies, mais qui franchissent alors
le seuil de la vulgarisation universitaire : sociologie, démogra-
phie, anthropologie (se substituant à l’ethnologie), éthologie,
écologie, sémiologie, futurologie, etc. ;
2. le renouvellement au niveau soit de la problématique soit de
l’enseignement — ou des deux — de sciences traditionnelles,
mutation se manifestant en général par l’adjonction de l’épithète
« nouveau » ou « moderne » : linguistique moderne, new econo-
mic history, l'exemple le plus éclatant, celui des mathématiques
modernes, se situant en dehors du domaine des sciences
humaines ;
3. l’interdisciplinarité qui se traduit par l'apparition de sciences
composites unissant deux sciences en un substantif et une épi-
thète, histoire sociologique, démographie historique, anthropo-
36 JACQUES LE GOFF

logie historique, ou créant un néologisme hybride : psycho-


linguistique, ethno-histoire, etc. Cette interdisciplinarité a même
donné naissance à des sciences qui transgressent les frontières
entre sciences de l’homme et sciences de la nature ou sciences
de la vie: mathématiques sociales, psychophysiologie, ethno-
psychiatrie, sociobiologie, etc.

LA PLACE ORIGINALE DE L'HISTOIRE

Dans ce champ renouvelé une science occupe une position ori-


ginale : l’histoire. Il y a une histoire nouvelle, et l’un de ses
pionniers, Henri Berr, employait déjà le terme en 1930!. Cette
place originale, l’histoire la doit à deux caractéristiques essen-
tielles : sun renouvellement intégral, l’'enracinement de sa muta-
tion dans des traditions anciennes et solides. Beaucoup de
sciences se sont modernisées en un secteur particulier de leur
domaine sans que tout leur champ en fût modifié. Ainsi, la
géographie fut une des premières sciences humaines à se renou-
veler grâce au développement de la géographie humaine. Après
Vidal de la Blache, Jean Brunhes (1869-1930), Albert Demangeon
(1872-1940), Jules Sion (1878-1940) ont été les promoteurs d'une
géographie science de l’homme, science des hommes, comme
s'affirme, dès ses débuts, l’histoire nouvelle. L'influence de ces
géographes sur les maîtres de l’histoire nouvelle, Lucien Febvre,
Marc Bloch, Fernand Braudel (dont la direction d’études à la
VIe section de l'Ecole pratique des hautes études s'intitulait,
dès sa création en 1947, « histoire géographique »), a été telle
que ce précédent devait être cité ici. Un Lucien Febvre n'a cessé
de souligner cette alliance de la géographie humaine et de l’his-
toire nouvelle, par exemple dans la notice nécrologique consa-
crée à Jules Sion et à Albert Demangeon?, où il rappelle le mot
de Jules Sion réclamant du géographe qu’'«il sache le métier
» d'historien » et affirmant qu'« il lui faut penser en historien
» autant qu'en géographe », ou dans la commémoration de Marc
Bloch à propos de qui il déclare : « … comme beaucoup d’entre
» nous, ses contemporains ou ses aînés, il avait subi fortement
» l'influence de cette géographie qu'un maître puissant et ingé-
» nieux.. Vidal de La Blache, venait de promouvoir au rang de
» discipline nourricière'.» Un Lucien Febvre qui, dans «la
» Terre et l’Evolution humaine, introduction géographique à
» l'histoire », ouvre à l’histoire nouvelle la quête simultanée de
l'espace et du temps, qu'un Maurice Lombard, par exemple,
introduira dans l’histoire du monde musulman.
D'où l'importance de la cartographie pour l’histoire nouvelle,
grande productrice et consommatrice de cartes, non de simples
cartes de repérage ou d'illustration, mais de cartes de recherche
L'histoire nouvelle 37

et d'explication, justifiées par le désir de longue durée inscrite


dans l’espace, de quantification (incarnée dans les localisations)
et d'hypothèses explicatives suggérées par les corrélations entre
des phénomènes aux aires confondues ou discordantes. Mais
c'est là un questionnement par l'histoire d’une géographie
dépouillée de tout déterminisme. Dans «les Caractères origi-
naux de l’histoire rurale française! », Marc Bloch a toujours
montré l'histoire à l'œuvre dans le modelage des paysages et des
systèmes de culture. Le bocage n'est pas le produit du sol, mais
la création des hommes.
Toute forme d'histoire nouvelle est une tentative d’histoire totale

Mais l’histoire ne s'est pas contentée de s'ouvrir, ici ou là, de


nouveaux horizons, de nouveaux secteurs. Certes, un Pierre Gou-
bert ouvre à l’histoire nouvelle le champ de la démographie
historique, l'approche, de la naissance à la mort, grâce au
dépouillement des registres paroissiaux, de tous les individus,
de toutes les familles d’une région pendant un siècle?. Certes,
un Nathan Wachtel, avec «la Vision des vaincus” », modèle et
chef-d'œuvre de l’histoire nouvelle, dilate cette histoire aux
dimensions sans frontières de l’ethno-histoire. Mais l’histoire
nouvelle ne se contente pas de ces avancées. Elle s'affirme his-
toire globale, totale et revendique le renouvellement de tout le
champ de l’histoire. D'ailleurs, d’une façon ou d’une autre, les
ouvrages pionniers dans un secteur de l’histoire nouvelle
affirment leur ambition au-delà de toute spécialisation. Ils sont
— le « Beauvaisis » de Goubert et la « Vision des vaincus » de
Watchel constituent de bons exemples — des livres d'histoire
totale où c’est le tout d’une société qui est étudié et présenté.
À cet égard, le « Montaillou, village occitan de 1294 à 1324»,
d'Emmanuel Le Roy Ladurie*, chef-d'œuvre de l'anthropologie
historique, manifeste bien le désir totalisant de l’histoire nou-
velle que le terme d'anthropologie historique, substitut dilaté de
l'histoire, exprime sans doute le mieux. Toute forme d'histoire
nouvelle — ou qui se donne pour nouvelle — et qui se place
sous le drapeau d'une étiquette en apparence partielle ou sec-
torielle, qu'il s'agisse de l’histoire sociologique de Paul Veyne
ou de l’histoire psychanalytique d'Alain Besançon’, est en fait
une tentative d'histoire totale, hypothèse globale d'explication
des sociétés grecque et romaine de l'Antiquité, ou de la Russie
du x1x*°, voire du xx° siècle.
Déjà à propos du titre des « Annales d'histoire économique et
sociale », fondées en 1929, Lucien Febvre devait dire que les
deux épithètes, et notamment celle de « sociale », avaient été
choisies par Marc Bloch et lui-même en raison de leur caractère
vague qui englobait toute l’histoire: « Nous savions bien que
38. JACQUES LE GOFF

» “social”, en particulier, est un de ces adjectifs à qui on a fait


» dire beaucoup de choses, dans le cours des temps, qu'il ne
» veut finalement à peu près plus rien dire (..). Nous étions
» d'accord pour penser que, précisément, un mot aussi vague
» que “social” semblait avoir été créé et mis au monde par un
» décret nominatif de la Providence historique, pour servir d’en-
» seigne à une revue qui prétendait ne pas s'entourer de
» murailles. 11 n'y a pas d'histoire économique et sociale. Il y a
» l'histoire tout court, dans son unité. L'histoire qui est sociale
» tout entière, par définition!
L'histoire nouvelle a élargi le champ du document historique
La seconde originalité de l’histoire nouvelle, c'est en effet de
s'appuyer sur une longue et solide tradition. L'histoire nouvelle
est née en grande partie d’une révolte contre l'histoire positi-
viste du xix° siècle telle qu'elle avait été définie par certains
ouvrages de méthode aux alentours de 19007. Pourtant une
partie des acquis techniques de la méthode positiviste en his-
toire demeure valable. C’est Marc Bloch qui a écrit, non sans
quelque exagération, à propos de Don Mabillon, père de l'his-
toire érudite qui allait triompher au xIx° siècle avec l'Ecole des
chartes, longtemps bastion, au xx° siècle, de l’histoire tradi-
tionnelle : « Cette année-là — 1681, l’année de la publication du
» “De Re Diplomatica”, une grande date en vérité dans l’his-
» toire de l'esprit humain —, la critique des documents d'ar-
» chives fut définitivement fondée”. » L'histoire nouvelle a élargi
le champ du document historique ; à l’histoire de Langlois et
de Seignobos essentiellement fondée sur les textes, sur le docu-
ment écrit, elle a substitué une histoire fondée sur une multi-
plicité de documents : écrits de toutes sortes, documents figu-
rés, produits des fouilles archéologiques, documents oraux, etc.
Une statistique, une courbe des prix, une photographie, un
film, ou, pour un passé plus lointain, du pollen fossile, un
outil, un ex-voto sont, pour l’histoire nouvelle, des documents de
premier ordre*. Mais les méthodes de critique de ces documents
nouveaux se sont plus ou moins calqués sur les méthodes mises
au point par l’érudition des xvII*, XvIII* et x1x° siècles. Récem-
ment, un ouvrage sur « l'Histoire et ses Méthodes », dirigé par
un des maîtres formés par l'Ecole des chartes, Charles Sama-
ran”, juxtaposait sans heurt des exposés sur les méthodes
traditionnelles de l’histoire et des essais sur quelques orienta-
tions nouvelles de l'histoire®
L'histoire vit aujourd’hui une « révolution documentaire » qui
entretient avec l'histoire nouvelle des rapports ambigus dont je
reparlerai. Une conception nouvelle du document et de la cri-
tique qui doit en être faite est à peine esquissée, comme j'ai
tenté de le faire dans l’« Enciclopedia Einaudi’ ».
L'histoire nouvelle 39

L'histoire bénéticie de cet acquis méthodologique comme de son


assise universitaire. Mieux que les autres sciences humaines —
entre les humanités qui ne parviennent pas à se renouveler et
les sciences nouvelles qui trouvent difficilement leur identité —,
l'histoire, dont les professionnels disposent d'un solide bagage
et d’une formation qui, même si elle est peu pénétrée par l’es-
prit de l’histoire nouvelle et ne favorise pas l'exercice de
l'intelligence (par exemple l'agrégation), offre une base insti-
tutionnelle ferme et peut, s'appuyant sur sa longue tradition,
se tourner vers des horizons nouveaux en ayant, si j'ose dire,
ses arrières bien gardés.
Dans sa célèbre conférence de Manchester en 1961, le grand
ethnologue anglais Evans-Pritchard demandait aux anthropo-
logues de se mettre à l’école des historiens, en particulier à
cause de leur expérience dans la critique des documents et la
perception du temps et du changement}.

NAISSANCE DE L'HISTOIRE NOUVELLE :


L'« ECOLE DES ANNALES »

Surtout, l’histoire nouvelle a déjà une tradition à elle, celle des


fondateurs de la revue « Annales d'histoire
économique et
» sociale ». Lorsque Lucien Febvre et Marc Bloch lancèrent à
Strasbourg en 1929 une revue qui reprenait, modifié, un vieux
projet de Lucien Febvre d'une revue internationale d'histoire
économique qui avait avorté, leurs motivations étaient de plu-
sieurs ordres.
D'abord sortir l’histoire de l’ornière de la routine, en premier
lieu de son enfermement dans des barrières strictement discipli-
naires. C’est ce que Lucien Febvre appelait en 1932 « jeter à bas
» les vieilles cloisons désuètes, les amas babyloniens de préju-
» gés, de routines, d'erreurs de conception et de compréhen-
» sion? ».
Puis le désir d'affirmer deux directions novatrices exprimées par
les deux épithètes du titre de la revue : histoire « économique »
et « sociale ». Avec l'économique, il s'agissait de promouvoir un
domaine à peu près complètement délaissé par l'histoire tradi-
tionnelle, où Anglais et Allemands avaient devancé les Français
et dont l'importance dans la vie des nations et des peuples s’'ac-
cusait chaque jour davantage. Ce n'est pas un hasard si les
« Annales » naissent en 1929, l’année de la grande crise : l’histo-
rien vivant que Lucien Febvre et Marc Bloch admiraient sans
doute le plus était Henri Pirenne, à qui Lucien Febvre avait
songé confier la direction de la revue internationale et à la
mémoire de qui Marc Bloch avait, en 1940, dédié un projet
bientôt abandonné d’« Histoire de la société française dans le
40 JACQUES LE GOFF

» cadre de la civilisation européenne ». Ce faisant, Marc Bloch,


il est vrai, était mû autant par les circonstances que par l’admi-
ration qu'il portait à Pirenne. Celui-ci avait, en effet, composé
en captivité pendant la guerre de 1914-1918 une « Histoire de
» l'Europe! », alors que, pendant la « drôle de guerre », Marc
Bloch se morfondait. Comment ne pas songer à Fernand Brau-
del, qui allait entre 1940 et 1944 élaborer dans un offlag alle-
mand «la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
» de Philippe II? »? Dans la revue allemande « Vierteljahr-
» schrift für Sozial-und Wirtschaftsgeschichte » (« Revue trimes-
» trielle d'histoire sociale et économique »), les fondateurs des
« Annales » trouvaient non seulement l'accent mis sur l’écono-
mique mais aussi sur le social, ce social qui les avait séduits
par son caractère vague qui permettait de parler de tout. Car
il s'agissait de franchir les murs, d’abattre les divisions qui
séparaient l’histoire des sciences voisines et notamment de la
sociologie. Sous l'étiquette de social, Lucien Febvre et Marc
Bloch retrouvaient l'inspiration sans frontières de la « Revue
» de synthèse historique » et de son directeur, leur ami Henri
Berr qui avait publié en 1921 « l'Histoire traditionnelle et la
» Synthèse historique », et la perspective comparatiste, admi-
rant la façon dont Henri Pirenne en avait parlé dans sa commu-
nication sur «la Méthode comparative en histoire », présentée
à la séance d'ouverture du V° Congrès international des sciences
historiques, le 9 avril 1923. Comme l’écrira Marc Bloch dans
« Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien »: « La seule
» histoire véritable, qui ne peut se faire que par entraide, est
» l'histoire universelle*. »
Une lutte contre l’histoire politique
De 1924 à 1939, quel fut le combat des « Annales* » ?
D'abord la lutte contre l’histoire politique, la bête noire de
Lucien Febvre et de Marc Bloch, surtout sous sa forme diploma-
tique dont le modèle cauchemardesque était pour eux le
«Manuel de politique étrangère » d'Emile Bourgeois (1892).
Cette histoire politique qui est, d’une part, une histoire-récit
et, de l’autre, une histoire d'événements, une histoire événe-
mentielle, théâtre d’apparences masquant le vrai jeu de l’his-
toire qui se passe dans les coulisses et dans les structures
cachées où il faut aller le dépister, l’analyser, l'expliquer. En
1931, dans la « Revue de synthèse », à laquelle il collabore tou-
jours parallèlement aux « Annales », Lucien Febvre, s’interro-
geant sous le titre « Histoire ou Politique ? » sur la valeur d’une
« Histoire diplomatique de l’Europe » récemment parue, récuse
la recherche des « motifs réels, profonds et multiples » des
« grands mouvements de masse » dans l'humeur, la psychologie
et les caprices individuels des « grands » ou dans le « jeu
L'histoire nouvelle 41

» contradictoire de diplomaties rivales ». Les vrais motifs, «il


» en est de géographiques ; il en est d'économiques : de sociaux
» aussi et d'intellectuels, de religieux et de psychologiques! ».
Quinze ans plus tard, Lucien Febvre, reprenant le même combat,
rend compte dans les « Annales » d’un autre ouvrage, «la Paix
» armée (1871-1914) », et il épingle cette phrase : « Les partisans
» du matérialisme historique cherchent toujours à accroître la
» part des facteurs économiques dans les conflits internationaux,
»au détriment des facteurs politiques et moraux.» Et de
commenter, avec sa pugnacité habituelle : « Eh ! juste ciel, que
» vient faire ici le “matérialisme historique” ? (..) Le Monde est
» Monde. Dites-nous : avant la guerre de 1914, il n’était pas tout
» à fait ce qu'il est devenu de 1920 à 1940. Mais il n'était déjà
» plus de 1871 à 1914 ce qu'il avait été de 1848 à 1870. Pourquoi ?
» Pour des raisons politiques ? ou morales ? Eh non! pour des
» raisons économiques. Cela crève les yeux.»
Dans la même étude, faisant allusion au Kvre posthume de Marc
Bloch, « l’Etrange défaite », il relève ce diagnostic : « La défaite
» de la France a été, avant tout, une défaite de l'intelligence et
» du caractère. »
La position, l’action des « Annales », avec sa fécondité et ses
limites, peut être cernée dans ces citations. Récuser l’histoire
superficielle et simpliste qui s'arrête à la surface des événe-
ments et mise tout sur un facteur. Mais aussi, me semble-t-il,
la faiblesse d'une analyse trop éclectique, qui peut se perdre
dans la « multiplicité des motifs », qui ne fait pas la part entre
motif et cause. L'essentiel, pourtant, est cet appel à une histoire
profonde et totale. D'abord briser cette histoire pauvre, solidi-
fiée, à la croûte trompeuse de pseudo-histoire.
Une critique de la notion de fait historique
C'est le moment aussi où les « Annales » font l’impitoyable cri-
tique de la notion de fait historique. Il n’y a pas de réalité
historique toute faite, et qui se livrerait d'elle-même à l’histo-
rien. Comme tout homme de science, celui-ci doit, selon le mot
de Marc Bloch, « face à l'immense et confuse réalité », faire
« son choix » — ce qui, évidemment, ne signifie ni arbitraire ni
simple cueillette, mais construction scientifique du document
dont l'analyse doit permettre la reconstitution et l'explication
du passé. Lucien Febvre, dans sa leçon inaugurale au Collège de
France (1933), prend un exemple: «(..) car le fait en soi, cet
» atome prétendu de l’histoire, où le prendrait-on ? L'assassinat
» d'Henri IV par Ravaillac, un fait ? Qu'on veuille l’analyser, le
» décomposer en ses éléments, matériels les uns, spirituels les
» autres, résultat combiné de lois générales, de circonstances
» particulières de temps et de lieux, de circonstances propres
»enfin à chacun des individus, connus ou ignorés, qui ont un
42 JACQUES LE GOFF

» rôle dans la tragédie : comme bien vite on verra se diviser,


»se décomposer, se dissocier un complexe enchevêtré…… Du
» donné ? Mais non, du créé par l'historien, combien de fois?
» De l'inventé et du fabriqué, à l’aide d’hypothèses et de conjec-
» tures, par un travail délicat et passionnant! .»

Les Annales. Economies. Sociétés. Civilisations.

Après la Seconde Guerre mondiale, les « Annales » et les histo-


riens qui gravitent autour d'elle continuent, puis rebondissent et
font à nouveau progresser l’histoire nouvelle. La revue, qui a
dû plusieurs fois changer de nom à cause des conditions de la
guerre et de l'occupation allemande, porte à partir de 1946 un
nouveau titre qui marque l'élargissement de ses horizons. Ce
sont désormais les « Annales. Economies. Sociétés. Civilisa-
» tions ». Le pluriel d’abord : « les hommes, non l'Homme » —
cette abstraction, ont toujours répété Lucien Febvre et Marc
Bloch. Puis, à côté des économies et des sociétés qui rappellent
les épithètes des anciennes « Annales », l'apparition du terme de
« civilisations » dont Lucien Febvre et Marc Bloch — Marc
Bloch est mort en 1944, fusillé par les Allemands, mais il est
toujours là en esprit — ont toujours aimé le caractère large,
unissant le matériel et le spirituel. Et Marc Bloch dans son
testament méthodologique, rappelant Guizot, justifie par avance
cet emploi — au pluriel — de civilisations: « Nous avons
» reconnu que, dans une société, quelle qu'elle soit, tout se lie
»et se commande mutuellement: la structure politique et
» sociale, l'économie, les croyances, les manifestations les plus
» élémentaires comme les plus subtiles de la mentalité?»
L'école des «Annales» et la conception de Toynbee
Qu'on me permette, à propos de civilisation, une sommaire
mise au point sur l'emploi de ce terme par les maîtres des
« Annales ». Le mot leur plaît, on vient de le voir. Mais ils ne
s'en dissimulent pas les dangers. Ils tiennent en particulier à le
démarquer de la conception d’un Arnold Toynbee qui distingue
depuis les commencements de l'humanité vingt et une civilisa-
tions, les voit toutes passer par trois phases successives de
genèse, maturité et déclin selon une loi de « challenge and res-
» ponse », capacité de répondre aux stimuli extérieurs et inté-
rieurs. Vocabulaire et pensée vagues qui assimilent abusivement
« société » (pas toutes, bien sûr, puisque Toynbee compte six
cent cinquante sociétés primitives qui n'ont pas accédé au
niveau de « civilisation ») et « civilisation », usage sans discerne-
ment d’une méthode comparative grossière, fondée sur de nom-
breux anachronismes, recours à des métaphores et à une pensée
« vitaliste», qui date «d'hier, sinon d’avant-hier », arbitraire
L'histoire nouvelle 43

d'un découpage de civilisations «en nombre clos» et, pour


finir, deux critiques majeures : d’une part, une histoire illusio-
niste, de prestidigitateur, faisant défiler les civilisations
« comme les tableaux d'un mélodrame », de l’autre, une philoso-
phie de l'histoire, non une histoire scientifique.
Et Lucien Febvre de conclure, un peu méchamment, que l’his-
toire selon Toynbee peut se résumer par la formule du vieux
bibliothécaire répondant à un shah agonisant qui voulait
connaître toute l’histoire à la dernière minute de sa vie: « Mon
» prince, lui dit le sage vieillard, mon prince, les hommes
» naissent, aiment et meurent !.»
Si je me suis étendu un peu longuement sur cette polémique,
c'est parce qu'elle permet de situer certaines positions essen-
tielles de l'histoire nouvelle. Tous les historiens qui s’en
réclament sont, me semble-t-il, d'accord, avec plus ou moins de
nuances, avec Lucien Febvre. L'histoire à la Toynbee, malgré ses
séductions, sa largeur de vues, son désir de totalité, cette his-
toire brouillonne, faite — obligatoirement — de troisième main
pour une grande part, philosophant à peu de frais, n’est pas la
nôtre.
Une histoire problématique, et non automatique
Voilà donc les « Annales » avec un nouveau titre, sous la seule
direction de Lucien Febvre.
Plus que jamais les « Annales » veulent faire comprendre. Poser
les problèmes de l’histoire : « donner une Histoire non point
» automatique, mais problématique?.» Et plus que jamais les
problèmes d’une histoire pour le temps présent, pour permettre
de vivre et de comprendre « dans un monde en état d'insta-
»bilité définitive ». D'où, d’abord, dans cette revue, qui s’est
voulue dès le départ internationale, mais qui a été surtout
occidentale, et même européenne, le désir de s'ouvrir plus lar-
gement, en dehors de et contre tout européocentrisme, vers le
monde entier, et en particulier vers celui qu'on va appeler le
tiers monde.
Au ‘seuil de cette nouvelle phase, paraissent deux ouvrages
« programmatiques » des fondateurs qui ont publié au début
de la guerre leurs chefs-d'œuvre : « la Société féodale » de Marc
Bloch, modèle d’une histoire à problèmes, synthétique et
comparatiste sans extravagance, ouverte sur « les façons de voir
»et de penser », dépassant l’histoire juridique des institutions
vers une histoire sociale des classes et une histoire du pouvoir
et des pouvoirs; et «le Problème de l'incroyance au
»xvI* siècle: la religion de Rabelais», où Lucien Febvre*
retrouve l'histoire profonde « au cœur religieux du XVI* siècle »,
la longue durée des idées, des sentiments et des croyances,
détruit le mythe anachronique d’un Rabelais libre penseur. De
44 JACQUES LE GoOFF

Marc Bloch, un livre posthume, inachevé, non revu, mais qui


va faire connaître l’histoire nouvelle hors de France, depuis sa
traduction, très rapide, en anglais (Manchester et New York,
1954), jusqu'aux récentes traductions dans les langues des pays
de l'Europe de l'Est, notamment en russe (Moscou, 1973):
« Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien! », qui n'est,
selon Lucien Febvre, ni « une méthode de l’histoire » ni « des
» considérations pseudo-philosophiques sur l’histoire», mais
« une revue critique des mauvaises façons de penser et de pra-
» tiquer l’histoire ». J'en retiendrai seulement deux préoccupa-
tions, très caractéristiques de l’histoire nouvelle.
D'une part, refuser l’«idole des origines », car, selon un pro-
verbe arabe, «les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à
» leurs pères ». De l’autre, être attentif aux rapports du présent
et du passé, c'est-à-dire « comprendre le présent par le passé »,
mais aussi « comprendre le passé par le présent » — d'où la
nécessité d’une méthode « prudemment régressive » (n. 15).
Combats pour une nouvelle histoire
Quelques années plus tard, Lucien Febvre rassemblait une par-
tie importante de ses articles de méthode dans « Combats pour
» l'histoire? ». On y trouve les « professions de foi au départ »
dont j'ai donné plusieurs extraits significatifs, les articles de
combat contre l’histoire politique et diplomatique, l’histoire-
tableau, l’histoire-manuel, l’histoire philosophique et ce qu'il
appelle l’histoire historisante, à base d'histoire événementielle,
passive devant les faits, sans problèmes, enfermée dans la
rumination des textes, comparable à ce qu’on appelle aujour-
d’hui en politique la « politique politicienne ».
En revanche, combat pour une « histoire dirigée » — expression
qui sonne peut-être mal aujourd’hui, mais qui désigne l'histoire
faite à partir d'enquêtes collectives, « avenir de l’histoire » dont
les « Annales », dès le début, ont donné l'exemple en lançant
des enquêtes sur le cadastre, les plans parcellaires, la tech-
nique agricole et ses répercussions sur l’histoire des hommes,
les noblesses. Voie féconde où s’engagea à partir de 1948 le
Centre de recherches historiques de la VI° section de l'Ecole
pratique des hautes études, que favorisa — pour nous en tenir
à la France — le Centre national de la recherche scientifique et
qui gagna peu à peu, surtout après 1968, de nombreux départe-
ments historiques d’universités.
Puis c'est le regard chez le voisin, avec l'espoir de faire dialo-
guer les « frères qui s'ignorent », qui sont presque autant de
déceptions, une certaine faillite de la linguistique? qui permet
pourtant aux historiens de « découvrir un coin du passé sans
» textes par une induction bornée peut-être mais forte, solide,
» fondée sur une expérience inattaquable », (p. 163), la psycho-
L nistoire nouvelle 45

logie! apparemment incapable d'engager d'elle-même le dialogue


avec les historiens qui doivent « procurer aux psychologues
»une psychologie historique valable» (p. 219), et puis cet
ensemble de domaines repliés sur eux-mêmes par la faute de
spécialistes sans horizons et sans problèmes, qui maintiennent
loin de la faim des historiens de l’histoire nouvelle des champs
essentiels : la littérature, la philosophie, l’art, les sciences.

La VI- section de l'Ecole pratique des hautes études

Mais l'essentiel, au lendemain de la guerre, dans l’espace des


« Annales », c'est, d’une part, la fondation de la VI® section de
l'Ecole pratique des hautes études, d'autre part, le renouvelle-
ment autour de Lucien Febvre du groupe dirigeant les
« Annales ». Le premier événement est la réalisation d’un projet,
trop en avance sur les réalités pour avoir vu le jour plus tôt,
d_ Victor Duruy qui, lorsqu'il fonda, à côté de la vieille Sor-
bonne et plus ou moins contre son enseignement magistral, un
enseignement fondé sur la recherche, la pratique érudite ou
expérimentale, le système germanique du séminaire, dans le
cadre de l'Ecole pratique des hautes études (1868), avait prévu
une VI® section, celle des Sciences économiques et sociales.
Lucien Febvre arrache aux gouvernements de la Libération la
création de cette VI® section dont le programme — interdisci-
plinaire, ouvert sur le monde entier, fondé sur la recherche et
les enquêtes collectives — est celui des « Annales » et où l’his-
toire? joue un rôle d'inspiration et d'entraînement. Evénement
capital pour l’histoire nouvelle qui, désormais, se transmet par
l'enseignement, la recherche, la discussion — aux côtés des
disciplines sœurs — et débouche sur une institution. Une péné-
tration plus profonde dans les structures et les pratiques uni-
versitaires se heurtera à de nombreuses résistances. Quand, de
1950 à 1955, Fernand Braudel préside le jury d’agrégation d’his-
toire, il ne peut y faire pénétrer tout l'esprit de l’histoire nou-
velle.
Vers une autre histoire. avec Fernand Braudel
D'autre part, à l'appel de Lucien Febvre, Georges Friedmann,
qui va devenir le père de la sociologie nouvelle en France, une
sociologie pétrie d'histoire, qui situe le taylorisme dans l'évolu-
tion du travail industriel, saisit le présent dans son épaisseur de
tradition et de changement, dans ses mythes idéologiques“, et
deux jeunes historiens, Fernand Braudel et Charles Morazé,
redonnent aux « Annales » l'élan vers cette histoire où s’éclairent
mutuellement passé et présent.
Bientôt, Fernand Braudel donne à l’histoire nouvelle son chef-
46 ' JACQUES LE GOFF
à

d'œuvre, «la Méditerranée et le Monde méditerranéen à


» l'époque de Philippe Il! ». Lucien Febvre qui a « découvert »
Fernand Braudel présente ainsi l’œuvre dans un article au titre
significatif : « Vers une autre histoire : “la Méditerranée et le
» Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II” (deux per-
» sonnages d’inégale grandeur, et ce n'est pas le second qui a
» le pas sur le premier, grande nouveauté déjà) — hier, la thèse
» de Fernand Braudel nous apportait un plan tout nouveau et,
»en un sens, révolutionnaire. Décidé à replacer les grands des-
» seins de la politique espagnole, au sens le plus large du mot
» “politique”, dans leur cadre historique et géographique natu-
» rel, il étudie d’abord les forces permanentes qui agissent sur
» les volontés humaines, qui pèsent sur elles sans qu'elles s’en
» rendent compte, qui les infléchissent dans telle ou telle direc-
» tion : et c'est toute une analyse, jamais encore tentée, de ce
» que représente comme force guidant, canalisant, contrariant
» aussi et freinant ou, au contraire, exaltant, accélérant le jeu
» des forces humaines — ce que, d'un mot négligemment pro-
» noncé, nous appelons la Méditerranée. Après quoi, dans une
» seconde partie, il fait l'appel des forces particulières, mais
» animées d’une certaine constante — des forces impersonnelles
» et collectives, mais, cette fois-ci, datées et pour ainsi dire
» repérées comme étant strictement celles qui agissent au
» XVI* siècle, dans la secondé moitié du xvi° siècle, c’est-à-dire
» dans l'espace de temps que remplit la vie régnante de Phi-
» lippe IT d'Espagne. Troisième partie : les événements. Le flot
» tumultueux, bouillonnant et confus des faits. Aimantés sou-
» vent par les forces permanentes qu'étudie le premier livre —
» influencée et dirigée par les forces stables que le second livre
» dénombre — mais le hasard joue sur elles, le hasard brode
» sur le canevas des enchainements ses veriations les plus bril-
» lantes et les plus imprévues®. »

Lucien Febvre meurt en 1956. Fernand Braudel, secondé d’abord


par Robert Mandrou puis par Marc Ferro, devient le principal
inspirateur des « Annales ». En 1958, il y publie l’article qui va
marquer profondément l'étape actuelle de l’histoire nouvelle :
« Histoire et sciences sociales : la longue durée?.» En 1969,
Fernand Braudel, Charles Morazé et Georges Friedmann
confient les Annales à une nouvelle équipe: André Burguière,
Marc Ferro, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et
Jacques Revel.
Mais avant d'essayer de définir l'histoire nouvelle aujourd'hui,
il convient de rappeler la longue et illustre lignée dont elle
descend.
L'histoire nouvelle 47

LES PÈRES DE L'HISTOIRE NOUVELLE

L'histoire nouvelle peut, en effet, au-delà de l’«école des


» Annales », se réclamer de quelques-uns des plus grands noms
de l’histoire depuis le xvi11° siècle.
Voltaire déjà avait défini le projet de l’histoire nouvelle
C'est Voltaire écrivant dans ses « Nouvelles Considérations sur
» l'histoire » (1744): « Peut-être arrivera-til bientôt dans la
» manière d'écrire l’histoire ce qui est arrivé dans la physique.
» Les nouvelles découvertes ont fait proscrire les anciens sys-
» tèmes. On voudra connaître le genre humain dans ce détail
» intéressant qui fait aujourd’hui la base de la philosophie natu-
» relle (..) Il est bon qu'il y ait des archives de tout, afin qu'on
» puisse les consulter dans le besoin; et je regarde à présent
» tous les gros livres comme des dictionnaires. Mais, après avoir
» lu trois ou quatre mille descriptions de batailles, et la teneur
» de quelques centaines de traités, j'ai trouvé que je n'étais
» guère plus instruit au fond. Je n’apprenais là que des événe-
» ments. Je ne connais pas plus les Français et les Sarrasins
» par la bataille de Charles Martel, que je connais les
» Tartares et les Turcs par la victoire que Tamerlan rem-
» porta sur Bajazet. Je voudrais apprendre quelles étaient les
» forces d'un pays avant une guerre, et si cette guerre les a
»augmentées ou diminuées. L'Espagne a-t-elle été plus riche
»avant la conquête du nouveau monde qu'aujourd'hui ? De
» combien était-elle plus peuplée du temps de Charles Quint que
» sous Philippe IV ? Pourquoi Amsterdam contenait-elle à peine
» vingt mille âmes il y a deux cents ans ? Pourquoi a-t-elle
» aujourd’hui deux cent quarante mille habitants ? Et comment
» le sait-on positivement ? De combien l'Angleterre est-elle plus
» peuplée qu’elle ne l'était sous Henri VIII ? Serait-il vrai, ce
» qu'on dit dans les “Lettres persanes”, que les hommes
» manquent à la terre, et qu’elle est dépeuplée en comparaison
» de ce qu'elle était il y a deux mille ans ? (..) Voilà déjà un
» des objets de la curiosité de quiconque veut lire l'histoire en
» citoyen et en philosophe. Il sera bien loin de s’en tenir à cette
» connaissance ; il recherchera quel a été le vice radical et la
» vertu dominante d’une nation ; pourquoi elle a été puissante
» ou faible sur la mer ; comment et jusqu'à quel point elle s’est
»enrichie depuis un siècle; les registres des exportations
» peuvent l’apprendre. Il voudra savoir comment les arts, les
» manufactures se sont établis ; il suivra leur passage et leur
» retour d’un pays dans un autre. Les changements dans les
» mœurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On sau-
» rait ainsi l’histoire des hommes, au lieu de savoir une faible
48 JACQUES LE GoOFF

» partie de l'histoire des rois et des cours. En vain, je lis les


» Annales de France: nos historiens se taisent tous sur ces
» détails. Aucun n'a eu pour devise: Homo sum, humani nil a
» me alienum puto!.»
Histoire économique, démographique, histoire des techniques et
des mœurs et pas seulement histoire politique, militaire, diplo-
matique. Histoire des hommes, de tous les hommes, et pas uni-
quement des rois et des grands. Histoire des structures et non
des seuls événements. Histoire en mouvement, histoire des évo-
lutions et des transformations, et non histoire statique, histoire
tableau. Histoire explicative, et non histoire purernent narra-
tive, descriptive — ou dogmatique. Histoire totale enfin. Ce
programme, vieux de plus de deux siècles, de l'histoire nou-
velle, un Chateaubriand, un Guizot vont le reprendre dans la
première moitié du xIx° siècle.
Un véritable manifeste chez Chateaubriand
La préface des « Etudes historiques » de Chateaubriand (1831)
est un véritable manifeste de l’histoire nouvelle : « Les sociétés
» anciennes périssent : de leurs ruines sortent des sociétés nou-
» velles: lois, mœurs, usages, coutumes, opinions, principes
» mêmes, tout est changé. Une grande révolution est accomplie,
» une grande révolution se prépare : la France doit recomposer
» ses Annales, pour les mettre en rapport avec les progrès de
» l'intelligence... Les analystes de l'Antiquité ne faisaient point
» entrer dans leurs récits le tableau des différentes branches de
» l'administration : les sciences, les arts, l'éducation publique
» étaient rejetés du domaine de l’histoire. Clio marchait légère-
» ment, débarrassée du pesant bagage qu'elle traîne aujourd’hui
» après elle. Souvent l'historien n'était qu'un voyageur racontant
» ce qu'il avait vu. Maintenant, l’histoire est une encyclopédie ;
» il y faut tout faire entrer, depuis l'astronomie jusqu’à la chi-
» mie, depuis l'art du financier jusqu'à celui du manufacturier,
» depuis la connaissance du peintre, du sculpteur et de l’archi-
» tecture jusqu'à celle de l'économiste, depuis l'étude des lois
» ecclésiastiques, civiles et criminelles, jusqu'à celle des lois
» politiques. L'’historien moderne se laisse-til aller au récit
» d'une scène de mœurs et de passions, la gabelle® survient au
» beau milieu; un autre impôt réclame; la guerre, la naviga-
» tion, le commerce accourent. Comment les armes étaient-elles
» faites alors ? D'où tirait-on les bois de construction ? Combien
» valait la livre de poivre ? Tout est perdu si l’auteur n’a pas
» remarqué que l’année commençait à Pâques et qu'il l'ait datée
» du 1% janvier'. Comment voulez-vous qu'on s'assure en sa
» parole, s'il s'est trompé de page dans une citation, ou s'il a
» mal coté l'édition ? La société demeure inconnue, si l’on ignore
» la couleur du haut-de-chausses du roi et le prix du marc d'ar-
L'histoire nouvelle 49

» gent! . Cet historien doit savoir non seulement ce qui se passe


» dans sa patrie, mais encore dans les contrées voisines, et parmi
» ces détails il faut qu'une idée philosophique soit présente à
» sa pensée et lui serve de guide. Voilà les inconvénients de
» l'histoire moderne: ïls sont tels qu’ils nous empêcheront
» peut-être d’avoir jamais des historiens comme Thucyclide,
» Tite-Live et Tacite; mais on ne peut éviter ces inconvénients
» et force est de s'y soumettre?. »
Histoire globale à nouveau où l’économique, l’artistique, l’an-
thropologique sont au premier plan. Histoire des prix et de
l'économie politique (et non histoire politique). Histoire « philo-
» sophique », c’est-à-dire problématique et explicative. Histoire
prête, enfin, à renoncer au prestige du style, à la conception de
l'historien écrivain et artiste s’il faut payer de ce prix la rigueur
scientifique. Histoire nouvelle que Chateaubriand appelle
l'histoire « moderne», expression qui aurait sans doute fait
fortune si le découpage de l’histoire par les humanistes du
XVI* siècle en histoires ancienne, médiévale et moderne, intro-
nisé par l'usage universitaire, n'en avait arrêté la carrière, par
crainte d’équivoque. Mais l’histoire « moderne » de Chateau-
briand en 1831, c'est bien déjà notre histoire nouvelle.
Guizot et la civilisation comme objet de l’histoire
Peu de temps auparavent, en 1828, Guizot, dans la première
leçon de son « Cours d'histoire moderne : histoire de la civili-
» sation en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu'à
» la Révolution française», avait assigné à l'histoire comme
» objet central la civilisation : « Depuis quelque temps, on parle
» beaucoup, et avec raison, de la nécessité de renfermer l’his-
» toire dans les faits, de la nécessité de raconter ; rien de plus
» vrai. Mais il y a bien plus de faits à raconter, et des faits bien
» plus divers qu'on n’est peut-être tenté de le croire au premier
»moment: il y a des faits matériels, visibles, comme les
» batailles, les guerres, les actes officiels des gouvernements;
» il y a des faits moraux, cachés, qui n'en sont pas moins réels ;
» il y a des faits individuels qui ont un nom propre; il y a des
» faits généraux, sans nom, auxquels il est impossible d'assigner
»une date précise, qu'il est impossible de renfermer dans des
» limites rigoureuses, et qui n’en sont pas moins des faits
» comme d’autres, des faits historiques, qu’on ne peut exclure
» de l’histoire sans la mutiler. Ne semble-t-il pas, en effet, Mes-
» sieurs, que le fait de la civilisation soit le fait par excellence,
»le fait général et définitif auxquels tous les autres viennent
» aboutir, dans lequel ils se résument ? Prenez tous les faits
» dont se compose l’histoire d'un peuple, qu'on est accoutumé
» à considérer comme les éléments de sa vie; prenez ses institu-
»tions, son commerce, son industrie, ses guerres, tous les
50 JACQUES LE GoFF

» détails de son gouvernement : quand on veut considérer ces


» faits dans leur ensemble, dans leur liaison, quand on veut les
» apprécier, les juger, qu'est-ce qu'on leur demande ? On leur
» demande en quoi iis ont contribué à la civilisation de ce
» peuple, quel rôle ils y ont joué, quelle part ils y ont prise,
» quelle influence ils y ont exercée. Quel est donc, Messieurs,
» je le demande, quel est, avant d'en entreprendre l’histoire, et
»en le co’sidérant uniquement en lui-même, ce fait si grave,
» si étens'a, si précieux, qui semble le résumé, l'expression de la
» vie entière des peuples ?.. Depuis longtemps, et dans beaucoup
» de pays, on se sert du mot de civilisation : on y attache des
»idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues ; mais,
» enfin, on s’en sert et l’on se comprend. C’est le sens de ce mot,
» son sens général, humain, populaire, qu'il faut étudier! .»
Certes, Guizot, homme de son temps, porte-parole des « bour-
» geois conquérants » pour reprendre l’heureuse expression de
» Charles Morazé-, voit surtout dans la civilisation l’idée de
progrès (« L'idée du progrès, du développement me paraît être
» l'idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation »).
Mais on croirait déjà entendre Lucien Febvre présentant à la
première Semaine internationale de synthèse en 1930 sa célèbre
étude, «Civilisation: évolution d’un mot et d’un groupe
» d'idées », Lucien Febvre justifiant en 1946 le nouveau sous-titre
des « Annales »: « Economies, Sociétés, Civilisations? », « civili-
» sations, au pluriel », comme l'avait souligné Marc Bloch dans
« Apologie pour l’histoire ».
Mais les deux principaux précurseurs de l’histoire nouvelle sont,
sans doute, Michelet et un économiste français, François
Simiand.
Michelet, prophète de l’histoire nouvelle
Prophète de l’histoire nouvelle, Michelet ne l'est pas seulement
dans son œuvre. Il l’a été explicitement, dans ce grand texte,
la Préface de 1869 de l'Histoire de France*. « Elle avait des
» annales, et non point une histoire. Des hommes éminents
» l'avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n'avait
» pénétré dans l'infini détail des développements divers de son
» activité (religieuse, économique, artistique, etc.). Nul ne l'avait
» encore embrassée du regard dans l'unité vivante des éléments
» naturels et géographiques qui l'ont constituée. Le premier je
»]la vis comme une âme et une personne. Plus compliqué
»encore, plus effrayant était mon problème historique posé
» comme résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses sur-
» faces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds. En
» résumé, l’histoire, telle que je la voyais en ces hommes émi-
»nents (et plusieurs admirables) qui la représentaient, me
» paraissait encore faible en ses deux méthodes: trop peu
L'histoire nouvelle 51

» matérielle, tenant compte des races, non du sol, du climat, des


» aliments, de tant de circonstances physiques et physiologiques.
» Trop peu spirituelle, parlant des lois, des actes politiques,
» non des idées, des mœurs, non du grand mouvement progres-
» sif, intérieur, de l’Ââme nationale.» À nouveau le refus d’une
histoire essentiellement politique et l'aspiration à une histoire
totale et profonde. Enfin et surtout, l’appel à deux orientations
essentielles de l’histoire nouvelle : une histoire plus matérielle,
annonciatrice de l’histoire de la culture matérielle, s'intéressant
au climat! , aux aliments? , aux circonstances physiques?, et une
histoire plus spirituelle*. Une histoire qui soit celle des mœurs
— et avec le rappel de Voltaire (« Essai sur les mœurs ») s’an-
noncent l’histoire anthropologique et le retour de notre époque
au beau concept de « mœurs” ».
Simiand, un économiste contre les «idoles» des historiens
Le nom de François Simiand peut étonner ici. Parce que
Simiand (1873-1935) ne fut pas un historien, mais un économiste
et un sociologue, et parce que sa notoriété discrète n'est pas
de même ampleur que la célébrité des historiens que je viens
de citer.
Pourtant, Simiand a plusieurs titres à présenter au crédit de ses
liens avec l’histoire nouvelle. Plus ici qu’à l'économiste qui
enrichit la théorie des cycles et prépara la problématique de
la «Revue de synthèse historique» et à l'inspirateur des
« Annales », je songe à l’auteur de l’article mémorable « Méthade
» historique et Science sociale ». Reprenant une métaphore de
Bacon, Simiand y dénonçait « trois idoles de la tribu des his-
» toriens » :
1. « L’'“idole politique”, c’est-à-dire l'étude dominante, ou au
» moins la préoccupation perpétuelle de l’histoire politique, des
» faits politiques, des guerres, etc., qui arrive à donner à ces
» événements une importance exagérée.. »
2. « L'“idole individuelle” ou l'habitude invétérée de concevoir
» l’histoire comme une histoire des individus et non comme une
» étude des faits, habitude qui entraîne encore communément :
» à ordonner les recherches et les travaux autour d’un homme,
»et non pas autour d’une institution, d'un phénomène social,
» d’une relation à établir... »
3. « L'‘“idole chronologique”, c’est-à-dire l'habitude de se perdre
» dans des études d’origine, dans des investigations de diver-
» sités particulières, au lieu d'étudier et de comprendre d'abord
» le type normal, en le cherchant et le déterminant dans la
» société et à l’époque où il se rencontre...f »
Détrôner l'histoire politique, ce fut l'objectif numéro un des
« Annales » et cela reste un souci de premier rang de l’histoire
nouvelle, même si, comme je le dirai plus loin, une nouvelle
>) JACQUES LE GOFF

histoire politique, ou plutôt une histoire d’une nouvelle concep-


tion du politique, doit prendre sa place dans le domaine de
l’histoire nouvelle.
Se débarrasser de l’histoire des grands hommes, l’entreprise est
en bonne voie même si, d’un côté, cette histoire des apparences
illusoires continue à sévir dans la production para- et pseudo-
historique, et si, de l’autre, l’histoire nouvelle doit reprendre la
question des grands hommes et donner un nouveau statut scien-
tifique à la biographie. Plus qu’au « Luther » de Lucien Febvre!
on songera ici au « Frédéric II» d'Ernst Kantorowicz® et au
« Louis XIV et vingt millions de Français » de Pierre Goubert*
Réviser enfin les habitudes chronologiques des historiens, c’est
une des grandes tâches de l’histoire nouvelle, et, j'y reviendrai,
elle ne s’y est encore engagée que timidement. Plus peut-être que
vers cette manipulation abstraite du temps que souhaitait Fran-
çois Simiand, c'est vers la prise en considération de la mul-
tiplicité des temps historiques et l'élaboration de règles pré-
cises de la longue durée que doit s'orienter l’histoire nouvelle.

UNE HISTOIRE FRANÇAISE?

L'histoire nouvelle semble être essentiellement une histoire


française. Et c'est pour une large part le cas. Il n'y a pas, à ma
connaissance, d'étude approfondie de ce problème, malgré les
intéressantes remarques de Luciano Allegra et Angelo Torre*
Tout au plus peut-on avancer deux hypothèses qui doivent d'ail-
leurs se compléter et être combinées. D'une part, l’histoire a
joué en France, depuis le xix° siècle, sinon depuis la fin du
xvir® siècle, un rôle dominateur, fédérateur et pionnier dans
le champ des sciences qu’on devait appeler humaines ou
sociales. On a vu quelques-uns des grands noms qui ont mani-
festé son rôle et ont contribué à l’affermir. Alors que dans les
pays anglo-saxons les sciences sociales modernes sont plutôt
sorties de la sociologie ou de l'anthropologie, en France c'est
l'histoire qui a eu le rôle de guide, comme on peut par exemple
le voir dans les conditions de fondation, le programme et le
fonctionnement de la VI: section de l'Ecole pratique des hautes
études depuis 1947. D'ailleurs, si l’on met à part l'Angleterre où
le développeinent précoce de la science économique et de l’éco-
nomie politique et l'influence américaine ont partiellement blo-
qué cette émergence de l’histoire, la France est le seul des
grands pays modernes à avoir une tradition historiographique
ancienne et continue, liée aussi bien aux centres du pouvoir
politique et idéologique (monarchie, Eglise) qu’à l'évolution
sociale (histoire nobiliaire, histoire bourgeoise) et à la forma-
tion précoce du sentiment national entre le xII° et le xv° siècle.
L'histoire nouvelle 53

Une série d’études dirigée par Bernard Guénée a tout récem-


ment montré cette vitalité et cette importance de l’historiogra-
phie française dès le Moyen Age!.
D'autre part, la tradition historiographique, en France, s’est
plus ou moins protégée de deux influences qui, ailleurs, en
Allemagne, en Italie, dans les pays anglo-saxons notamment,
l'ont plus ou moins asservie, stérilisée ou, en tout cas, détour-
née de cette histoire du quotidien et du concret où l’histoire
nouvelle à puisé sa meilleure inspiration. Je veux parler de la
philosophie — et plus particulièrement de la philosophie de
l'histoire — et du droit inspirant une histoire juridique trop
souvent coupée du réel, se combinant avec l'érudition positi-
viste pour produire, selon le mot de Marc Bloch, « ces paysans
» qui ne labourent que des cartulaires ». L'historiographie fran-
çaise n’a pas été dominée par un Vico (quelle qu'ait été la
fascination qu'il à exercée sur Michelet), un Hegel, un Carlyle,
et plus près de nous par un Spengler, un Croce ou un Toynbee.
Cet éloignement des historiens français pour la philosophie de
l’histoire a probablement contribué à limiter l'influence sur
l'histoire française professionnelle d’un Taine au xix° siècle,
d’un Raymond Aron de nos jours.
Cela, bien entendu, ne doit par conduire à une conception ridi-
culement nationaliste de l’histoire nouvelle. Il s’agit d’abord
d’une histoire particulièrement sensible aux différencei et qui,
là où elle peut se développer et se développera comme on
commence d'ailleurs à le voir, le fera selon ses propres voies.
I1 ne faut pas non plus oublier le rôle que des étrangers ont
joué dans la genèse de cette histoire, un Pirenne ou un Hui-
zinga, pour ne pas parler de Marx.
L'histoire nouvelle hors de France
Enfin et surtout l’histoire nouvelle se fait aussi ailleurs qu’en
France, et souvent d'une manière éclatante et pionnière. Pour
les revues, rappelons le rôle de modèle joué par la « Viertel-
» jahrschrift für Sozial: und Wirtschaftsgeschichte? » dans la
naissance des « Annales d'histoire économique et sociale ».
Aujourd'hui, la revue britannique « Past and Present » (depuis
1952) représente l'histoire nouvelle au même titre que les
« Annales E.S.C.» Et les anglo-américaines « Comparative Stu-
» dies in Sociology and History » (depuis 1957) ont contribué à
ce renouvellement de l’histoire sociale au sens large. Avec la
Grande-Bretagne, l'Italie semble s'ouvrir particulièrement à
l'histoire nouvelle et l’activité de plusieurs de ses éditeurs en
témoigne. Je citerai au hasard (et il y en a beaucoup d’autres)
la place de premier plan que tiennent en ethno-histoire l'Améri-
caine Natalie Zemon Davis et l'Italien Carlo Ginzburg; la bril-
lante école historique polonaise a produit, par exemple, un des
54 JACQUES LE GOFF

meilleurs et des plus novateurs historiens des marginaux, Bro-


nislaw Geremek!, et Witold Kula a renouvelé les modèles
marxistes en histoire économique et sociale, aussi bien par un
gros traité d'histoire économique que surtout peut-être par un
nouveau modèle de féodalisme? qui a suscité en Occident un
très vif intérêt. et par un livre pionnier « Des mesures et des
hommes? », où il montre comment l’histoire des luttes sociales
s'est jouée souvent autour des instruments de la vie quoti-
dienne.

L'HISTOIRE NOUVELLE AUJOURD'HUI

Dans « Faire de l’histoire‘ », l’histoire nouvelle a été définie par


l'apparition de nouveaux problèmes, de nouvelles méthodes qui
ont renouvelé des domaines traditionnels de l’histoire (on trou-
vera l'essentiel de ces renouvellements dans les articles de ce
dictionnaire : par exemple démographie historique, histoire reli-
gieuse, histoire sociale, etc.) et surtout peut-être par l'apparition
dans le champ de l’histoire de nouveaux objets — en général
réservés jusqu'alors à l'anthropologie (on en trouvera ici des
exemples avec les articles Alimentation, Corps, Gestes, Images,
Livre, Mythe, Sexe). Je la définirai à la fois par les développe-
ments nouveaux de ses orientations depuis cinquante ans et par
des perspectives inédites — et je tâcherai d'indiquer ce qui,
dans ces options, est en jeu face à d’autres tendances ou iner-
ties de l’historiographie.

La longue durée

La plus féconde des perspectives définies par les pionniers de


l’histoire nouvelle a été celle de la longue durée. L'histoire va
plus ou moins vite, mais les forces profondes de l'histoire
n'agissent et ne se laissent saisir que dans le temps long. Un
système économique et social ne change que lentement. Marx
l’avait compris, qui, par le concept de mode de production, par
la théorie du passage de l’esclavagisme au féodalisme puis au
capitalisme, avait désigné comme formations essentielles de
l'histoire des systèmes pluriséculaires. On peut les définir autre-
ment, choisir comme mesure de l’histoire les mœurs ou les
mentalités, distinguer des périodes selon les techniques, selon
les formes énergétiques (prédominance successive du moteur
humain, du moteur animal, du moteur mécanique), selon les
attitudes à l'égard de phénomènes et de problèmes fondamen-
taux : le travail, par exemple (quand passe-t-on de l'idée de tra-
vail méprisable à celle de travail progressiste, de mort
entièrement subie à mort partiellement dominée ?).
L'histoire nouvelle ps)

L'histoire du court terme est incapable de saisir et d'expliquer


les permanences et les changements. Une histoire politique qui
se règle sur les changements de règnes, de gouvernements ne
saisit pas la vie profonde: l'augmentation de la taille des
humains liée aux révolutions de l'alimentation et de la méde-
cine, le changement des rapports avec l’espace découlant de la
révolution des transports, le bouleversement des connaissances
provoqué par l'apparition des nouveaux media, l'imprimerie, le
télégraphe et le téléphone, le journal, la radio, la télévision ne
dépendent pas des changements politiques, des événements qui
font aujourd’hui encore la « une » des journaux.
I1 faut donc étudier ce qui change lentement et ce qu’on nomme
depuis quelques décennies les structures, mais il faut aussi
résister à une des tentations de l’histoire nouvelle. Saisis par
l'importance de ce qui dure, certains parmi les plus grands
historiens d'aujourd'hui ont employé — forçant, sans être
dupes, les mots pour mieux faire comprendre les choses — des
expressions dangereuses : «histoire presque immobile» (Fer-
nand Braudel) ou «histoire immobile» (Emmanuel Le Roy
Ladurie). Non, l’histoire bouge. L'histoire nouvelle doit au
contraire mieux faire saisir le changement.

L'homme sauvage et l'homme quotidien

La théorie féconde de la longue durée a favorisé le rapproche-


ment entre l’histoire et celle des sciences humaines qui étudiait
des sociétés « presque immobiles » — l'ethnologie ou, comme on
dit plus volontiers aujourd’hui, l'anthropologie. D'où l'intérêt
croissant pour le niveau des mœurs, de ce que Marcel Mauss
appelait les techniques du corps!, des façons de s’alimenter,
de se vêtir, d’habiter, etc. C'est le programme d'étude de
l'homme sauvage et de l’homme quotidien que François Furet
et moi-même avons tenté de tracer’. D'où la nécessité de
développer les méthodes d'une histoire à partir de textes jusque-
là dédaignés — textes littéraires ou d'archives témoignant des
humbles réalités quotidiennes —, les « ethnotextes? ».
Cependant le rapprochement entre historiens et anthropologues
ne va pas sans problèmes. L'anthropologie dans les dernières
décennies s’est surtout développée dans les domaines extra-
européens,et a laissé le champ libre dans le domaine des socié-
tés développées au folklore — rassembleur d'une richesse
souvent mal ou peu exploitée — réduit à la situation d'une
ethnologie du pauvre. Avec ce folklore l’histoire nouvelle se sent
souvent de plain-pied alors que l'anthropologie continue à ne
pas en faire grand cas. D'autre part, l’histoire nouvelle s'est sur-
tout intéressée à une ethnologie des différences alors que l’an-
56 JACQUES LE GOFF

thropologie — et pas seulement sous l'influence du structura-


lisme — s'est tournée vers l'homme, abstraction toujours peu
attrayante pour l’histoire nouvelle. La pensée des sauvages inté-
resse plus les historiens que la pensée sauvage — malgré
l'importance de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss pour toute une
génération nouvelle d’historiens des mythes.
L'histoire et les autres sciences humaines
Ce dialogue privilégié de l’histoire avec l'anthropologie ne doit
pas faire oublier les efforts de l’histoire nouvelle pour mieux
nouer le dialogue avec les autres sciences humaines. L'école
française de sociologie de Durkheim avait exercé une indéniable
influence sur les « Annales » à leur naissance. La présence de
Georges Friedmann, les liens de Fernand Braudel avec Georges
Gurvitch n'ont pas suffi à assurer la poursuite d’un échange
fécond. L'histoire nouvelle ne trouve pas aisément un langage
commun avec une sociologie qui oscille entre un discours dogma-
tique philosophique et abstrait et des méthodes très empiriques
procédant par questionnaires, derrière lesquels ne se dessine
pas toujours une problématique solide. De leur côté, les socio-
logues ne sont pas sans inquiétude face aux visées expansion-
nistes de l’histoire! , la trouvent trop peu conceptuelle et conti-
nuent souvent à ne voir en elle qu’un réservoir d'exemples et
d'expériences.

Du côté de l’économie le dialogue n’est pas plus facile. Certes


le développement de l’histoire économique et sa présence tou-
jours indispensable dans l’histoire nouvelle maintiennent des
passerelles entre les deux sciences. Maïs la technicité croissante
de l’économie et la tyrannie de l'économie mathématique, la
tendance des économistes à se limiter aux études de court et
moyen terme conduisent ici aussi à une distorsion entre les
orientations des deux sciences. Mais la collaboration, par
exemple, d'un Serge-Christophe Kolm aux « Annales » témoigne
d'une évolution dans ces relations?. L'œuvre d’un grand histo-
rien de l’histoire nouvelle comme Georges Duby qui, sur des
bases de départ d’histoire économique et sociale, élargit ces
horizons par l'intégration des systèmes de représentation est
de nature à faciliter cette évolution.
La crise actuelle de la géographie a aussi entraîné un relâche-
ment dans les relations entre l’histoire et la géographie dont on
a vu le rôle essentiel qu’elle a joué dans la pensée de Marc
Bloch, de Lucien Febvre et de Fernand Braudel et dans les
« Annales» jusqu’à une période récente. Mais les prémisses
d'une renaissance de la géographie à partir d'une nouvelle pro-
blématique de l'espace et d’une meilleure intégration de la
durée — donc de l’histoire — dans l’étude des phénomènes spa-
L'histoire nouvelle 57,

tiaux laissent espérer un renouveau prometteur des relations


entre les deux sciences.
Le dégel est moins net dans les domaines de la psychologie et
de la linguistique. Le développement de la psychologie sociale
au contact davantage de la sociologie que de l’histoire, les pro-
grès d’une psychologie scientifique plus liée aux sciences de la
nature (ou de la vie) qu'aux sciences de l’homme ont maintenu
ou aggravé les ignorances entre psychologie et histoire. L'évo-
lution de l’histoire de la psychologie collective vers le concept
de mentalité, peu intéressant pour les psychologues, a encore
accru les distances entre les deux sciences. La linguistique
moderne — avec ses orientations structuralistes — ne s'est pas
davantage rapprochée de l’histoire nouvelle malgré l'attention
que portent les historiens à l'œuvre d'un Emile Benveniste ou
aux recherches des sémiologues et sémioticiens, qui ont pris
une place de choix dans la VI* section de l'Ecole pratique des
hautes études, devenue en 1975 Ecole des hautes études en
sciences sociales.

Restent trois évolutions intéressantes, mais aux résultats encore


limités.
La première, dans le champ même des sciences de l’homme,
c'est l'intérêt pour la psychanalyse. Il en est même résulté la
naissance d’une histoire psychanalytique, plus développée peut-
être dans les pays anglo-saxons qu'en France, où pourtant, dans
des voies très différentes, des chemins suggestifs ont été ouverts
par Michel de Certeau, d’une part, Alain Besançon, de l'autre! .
Mais la difficulté pour la psychanalyse de passer scientifique-
ment de l’individuel au collectif, la méfiance de beaucoup d’his-
toriens à l'égard de la pensée de Jung, pourtant plus apte à
rencontrer les préoccupations des historiens, de certains histo-
riens en tout cas, comme Alphonse Dupront? et Luigi Auri-
gemma” , ont, provisoirement sans doute, arrêté quelque peu ces
recherches.
La seconde voie est celle de la rencontre de l’histoire avec les
sciences exactes et particulièrement les mathématiques. Ici
encore une nouvelle science est née, les mathématiques sociales,
mais leur utilité a été jusqu'ici plus évidente pour la sociologie,
la psychologie, la linguistique et la géographie que pour l'his-
toire.
La voie la plus prometteuse est peut-être celle qui tend à
abaisser, sinon à abattre les cloisons entre les sciences humaines
(et d’abord l’histoire) et les sciences de la vie. Le désir de l’his-
toire nouvelle de construire une histoire de l’homme total, avec
son, corps et sa physiologie situés dans la durée sociale, le
souci de certains grands biologistes de faire de l’histoire de
58. , | JACQUES LE GOFF

leur science un instrument de recherche d’une façon non pas


extérieure mais interne! et d'élargir leurs recherches aux
dimensions de l'écologie humaine faisant intervenir l’histoire,
la géographie, l’anthropologie, la sociologie, la démographie
avec la biologie proprement dite? laissent entrevoir de grandes
perspectives}. Le rôle de l’histoire nouvelle y est déterminant.

L'histoire des mentalités

Lucien Febvre et Marc Bloch, attirés par la psychologie collec-


tive et les phénomènes spirituels en histoire, ont ouvert les
approches d'une histoire nouvelle, celle des mentalités. Mais
Lucien Febvre n’a exploré que deux aspects — d’ailleurs fort
importants — de ce nouveau domaine : la notion d'outillage
mental et celle de sensibilité‘. Lucien Febvre a orienté Alberto
Tenenti vers le thème de la sensibilité devant la mort. « La
» Vie et la Mort à travers l’art du xve siècle’ » du jeune his-
torien italien ouvre la voie à un thème qui allait se révéler
d'une extrême fécondité et susciter des œuvres maîtresses:
celle de Michel Vovelle®, celle de Pierre Ariès?, celle de Pierre
Chaunu*.
Après la mort de Lucien Febvre, plusieurs historiens, dans son
sillage, s'efforcent de pratiquer et de définir la nouvelle histoire
des mentalités : Georges Duby”, Robert Mandrou!° et Jacques
Le Goff!!. Philippe Ariès et Roger Chartier disent dans ce dic-
tionnaire l'importance essentielle de ce domaine pour l’histoire
nouvelle récente. Je me contenterai ici de rappeler que cette
notion vague, ambiguë, et parfois inquiétante de « mentalité »,
comme beaucoup de termes vagues, est une de celles qui ont
le plus fait bouger dans ces dernières années le domaine de
l’histoire et apporté, à l'histoire économique notamment, un
contrepoids désiré. Les mentalités ont donné des bouffées d'air
à l’histoire.

L'histoire quantitative et la révolution documentaire

L’historien économiste avait travaillé très tôt avec des chiffres


et avait eu recours à la statistique, mais depuis vingt ans
presque tous les historiens qui se sont mis à compter ont
regardé du côté des ordinateurs, et une révolution en est
sortie : l’histoire quantitative. Emmanuel Le Roy Ladurie, for-
geant avec humour une formule consciemment outrée, déclara
que l'historien désormais sera programmeur ou ne sera pas.
Le désir de s’intéresser à tous les hommes
La révolution vint en effet de l'extension de l’histoire
quantitative à tout ce qui pouvait être compté et notamment à
L'histoire nouvelle 59

l’histoire démographique et à l’histoire culturelle. Les familles,


les conscrits, la production littéraire furent mis sur fiches per-
forées et livrées à l'ordinateur. Dans des études fondamentales
et novatrices, François Furet! et Pierre Chaunu, pionniers de
l’histoire nouvelle, et ce dernier «inventeur» de l’histoire
sérielle? qui, à l’image des séries de prix de l’histoire écono-
mique, constitue des séries de tout ce qui peut être compté dans
la durée, ont dit excellemment les progrès exceptionnels que
l’histoire quantitative, par la constitution de données solides et
chiffrables, a fait accomplir à l’histoire tout court, et aussi les
limites de la méthode. Déjà Marc Bloch avait souligné les dan-
gers de la «superstition du nombre». L'histoire nouvelle
reste pour une grande part qualitative, et l’on sait que la
fécondité de l’histoire quantitative dépend de la qualité du
programme de l'historien et que l'essentiel du travail historique
reste à faire quand l'ordinateur a donné ses résultats. La pru-
dence s'impose d'autant plus que l’histoire quantitative se situe
à l’intérieur d’une véritable révolution documentaire que Jean
Glénisson a parfaitement décrite et qui n’est pas sans ambigui-
tés ni sans dangers. Le document de base, l'unité d’informa-
tion est désormais la donnée, non le fait, et le corpus, le grou-
pement de données réclamé par l'ordinateur. Les meilleures
sources sont celles qui fournissent des données massives, et
le modèle en est le registre paroissial. L'explosion documen-
taire est, en partie, le résultat du désir de l’historien de s'in-
téresser désormais à tous les hommes. Mais l'historien nouveau
ne doit ni forcer l'ordinateur à compter ce qui ne peut l'être en
raison soit de l’état de la documentation, soit de la nature du
phénomène, ni négliger ce qui n’est pas quantifiable, ni s'en
remettre à l'ordinateur du soin de « faire l’histoire » et de réa-
liser le vieux rêve de l'historien positiviste : assister passivement
a la production « objective » de l’histoire par les documents.

Histoire et temps présent

Lucien Febvre et Marc Bloch étaient fascinés par le présent,


tout «seiziémiste» que fut l’un et médiéviste l’autre. Marc
Bloch concevait comme une audace nécessaire d'étendre le
domaine de l’histoire « jusqu’à la connaissance du présent », et
la part d'articles d'histoire très contemporaine dans les
« Annales d'histoire économique et sociale» est importante.
Pourtant, les principales avancées de l’histoire nouvelle se sont
produites dans les domaines de l’histoire médiévale et de l’his-
toire moderne. Il y a certes de notables exceptions, individuelles
ou collectives. Dans le domaine de l’histoire ancienne — où le
poids de l’histoire traditionnelle, liée aux humanités classiques
60 JACQUES LE GOFF

et à l'érudition également traditionnelle, est grand, où, malgré


l'archéologie, la connaissance de l'homme quotidien est difficile
à atteindre, où, sauf encore en archéologie, la possibilité d’une
histoire quantitative est faible —, le groupe des historiens fran-
çais du mythe dans la civilisation hellénique antique! témoigne
de l’éclatante percée de l’histoire nouvelle. Dans le domaine de
l’histoire contemporaine, on peut notamment citer les œuvres
et les recherches exemplaires de Maurice Agulhon? où apparaît
le concept nouveau de « sociabilité ».

Mais — et la faiblesse de cette période dans les récentes


« Annales E.S.C. » en est un signe — la pénétration de l’histoire
nouvelle dans le secteur de l’histoire contemporaine est très
limitée. Le prestige de l’histoire événementielle et de l’histoire
politique y reste grand. L'histoire du présent est souvent mieux
faite par les sociologues, les politicologues, certains grands jour-
nalistes que par les historiens de métier. Annie Kriegel, histo-
rienne aiguë et complète du phénomène communiste, a aban-
donné l'étiquette d’historienne pour celle de sociologue. Et pour-
tant, comme s'y essaient avec succès Jacques Julliard, Pierre
Nora, Jacques Ozouf, entre autres, la conquête de l’histoire
contemporaine par l’histoire nouvelle est une tâche urgente. La
possibilité d’une histoire totale y est éclatante, le « retour de
» l'événement » analysé avec tant de perspicacité par Pierre
Nora, la prédominance des idéologies, gibier idéal pour l’his-
toire nouvelle, en font un terrain de recherches modèle pour
l'historien nouveau.
Une réponse à nos interrogations
Il y a plus. L'histoire nouvelle se doit de répondre à certaines
au moins des grandes interrogations de notre époque. Dès 1946,
Lucien Febvre affirmait: « Faire de l’histoire, oui, dans toute
» la mesure où l’histoire est capable, et seule capable, de nous
» permettre, dans un monde en état d'instabilité définitive, de
» vivre avec d’autres réflexes que ceux de la peur... » Je préci:
serais : « dans toute la mesure où l’histoire nouvelle est la plus
» capable...» Car dans notre monde où change la mémoire col-
lective, où l'homme, l’homme quelconque, face à l'accélération
de l'histoire, veut échapper à l'angoisse de devenir orphelin
du passé, sans racines, où les hommes sont passionnément en
quête de leur identité, où partout on cherche à inventorier et
à préserver les patrimoines, à constituer, pour le passé comme
pour le présent, des banques de données, où l’homme effaré
cherche à maîtriser une histoire qui semble lui échapper, qui,
mieux que l’histoire nouvelle, peut lui apporter des informa-
tions et des réponses ? Cette histoire qui le prend tout entier
en charge dans sa durée séculaire, qui l'éclaire sur les perma-
L'histoire nouvelle 61

nences et les changements, lui offre l'équilibre entre les élé-


ments matériels et spirituels, l'économique et le mental, lui
propose des choix sans les lui imposer. Il a toujours incombé
à l’histoire de jouer un grand rôle social au sens le plus large:
et à notre époque où ce rôle est plus que jamais nécessaire,
l'histoire nouvelle, si on lui donne les moyens de recherches,
d'enseignement (à tous les niveaux scolaires) et de diffusion
dont elle a besoin, est en mesure de le jouer.

Histoire nouvelle et marxisme

Le renouvellement global de l’histoire que représente l’histoire


nouvelle n’a rencontré de problèmes fondamentaux que face au
marxisme. Non pas qu'il s'agisse d’une incompatibilité, mais les
circonstances historiques dans lesquelles s'est développée l’his-
toire nouvelle à un moment où les historiens se réclamant
ouvertement du marxisme pratiquaient en général une histoire
qui, tout en combattant les bases idéologiques de l’histoire posi-
tiviste, s’accommodait de ses méthodes, doivent amener une
clarification des rapports entre histoire nouvelle et marxisme.
Pierre Vilar, auteur ici des articles Marx et Nation, a prouvé
dans ses œuvres! qu'on peut être disciple de Marx et de Lucien
Febvre à la fois. Guy Bois donne ici son point de vue d’historien
marxiste d'aujourd'hui. Des publications récentes? permettent
de se rendre compte de l’évolution des historiens marxistes à
cet égard. Je me contenterai d'évoquer sommairement les prin-
cipaux points de convergence et de possibles désaccords entre
le marxisme et l’histoire nouvelle.
Le marxisme, une théorie de la longue durée
Marx est, à bien des égards, l’un des maîtres d’une histoire
nouvelle, problématique, interdisciplinaire, ancrée dans la
longue durée et à visée globale. La périodisation (esclavagisme,
féodalisme, capitalisme) de Marx et du marxisme, même si
elle n’est pas acceptée sous cette forme, est une théorie de la
longue durée. Même si les notions d'infrastructure et de super-
structure apparaissent incapables de rendre compte de la
complexité des relations entre les divers niveaux de réalités
historiques, elles relèvent d’un appel à la notion de structure
qui représente une tendance essentielle de l’histoire nouvelle.
La mise au premier plan du rôle des masses dans l'histoire
peut rencontrer l'intérêt de l'histoire pour l'homme quotidien
qui est aussi un homme socialement situé. Mais le primat gros-
sier de l'économique dans l'explication historique, la tendance à
situer dans les superstructures les mentalités dont la place,
sans être celle d’un niveau fondamental de causalité, est plus
centrale dans l’histoire nouvelle, et surtout la croyance en une
62 ù JACQUES LE GOFF

histoire linéaire se développant selon un seul modèle d'évolu-


tion alors que l’histoire nouvelle insiste sur les différences des
expériences historiques et la nécessité d'une multiplicité d’ap-
proches, tous ces problèmes manifestent que l'histoire nour-
velle peut être considérée par l'histoire marxiste officielle
comme un défi. Il appartient aux historiens de l’histoire nou-
velle — marxistes et non marxistes — d'approfondir cette
confrontation. C'est une des tâches de l'histoire, aujourd’hui.

Les traditions de l'« école des Annales »


et la nouvelle génération d'historiens

Il est inutile, je pense, de répéter que l'histoire nouvelle a été


forgée en grande partie par l'équipe des « Annales » et autour
de la revue. Non que, hier comme aujourd'hui, d'éminents histo-
riens qui n'ont pas de lien avec les « Annales » et qui, parfois,
n'ont pas de sympathie pour elles, n'aient pas une place de pre-
mier plan dans l’histoire nouvelle. Je pense, en particulier, à
Louis Chevalier dont l'ouvrage « Classes laborieuses et Classes
» dangereuses à Paris dans la première moitié du xix° siècle! »
a renouvelé, par l'alliance entre l’histoire et la démographie,
l'histoire des structures sociales et l’histoire sociale selon les
perspectives de l’histoire nouvelle.

Mais il importe de situer — ne serait-ce que rapidement —


l'histoire nouvelle — telle qu'elle m'apparaît aujourd'hui — par
rapport aux grandes options des « Annales » de Lucien Febvre
et de Marc Bloch, pour mieux mesurer, comme Lucien Febvre y
invitait les jeunes historiens dans la préface de « Combats pour
» l'Histoire ? », le chemin parcouru.
L'anthropologie, une interlocutrice privilégiée
Des batailles importantes ont été gagnées. L'histoire écono-
mique et sociale a acquis droit de cité et est devenue fondamen-
tale. La méthode des enquêtes, la pratique de la recherche histo-
rique en équipe se développent. L'ouverture sur les autres
sciences humaines, malgré des difficultés et des déceptions,
demeure à l'ordre du jour. La nécessité de sauvegarder un
regard neuf, de trouver des problèmes, des champs où la
recherche historique soit à la pointe est perçue par de nombreux
historiens. L'objectif d'une histoire totale, progressant par pro-
blèmes et réalisée par la collaboration internationale reste l'ob-
jectif à atteindre.
Mais l’histoire économique et sociale, sous la forme où la pra-
tiquaient les « Annales » de la première période, n'est plus le
front pionnier de l'histoire nouvelle : l'anthropologie — de peu
de poids dans les débuts des « Annales », au contraire de l'éco-
L'histoire nouvelle 63

nomie, de la sociologie, de la géographie — est devenue l’inter-


locutrice privilégiée. La phobie de l’histoire politique n’est plus
un article de foi, car la notion de politique a évolué et les
problématiques du pouvoir se sont imposées à l’histoire nou-
velle'. De même l'événement, comme Pierre Nora l'a montré,
est en train d’être, sur de nouvelles bases, réhabilité?. L'histoire
des mentalités et des représentations, à peine esquissée dans la
première phase des « Annales », est devenue une des principales
lignes de force. L'histoire quantitative est une nouveauté.

LES TACHES DE L'HISTOIRE NOUVELLE

Tels qu'ils m'apparaissent, les développements problables et


nécessaires de l’histoire nouvelle de demain sont au nombre de
trois.

La promotion d'une nouvelle érudition

L'histoire traditionnelle s’est imposée et a légué un héritage


toujours précieux grâce à ses méthodes et à ses techniques.
L'histoire nouvelle n’a pas accompagné le renouvellément des
problèmes d’un même renouvellement des techniques d’érudi-
tion. Cette tâche doit notamment comprendre:

a) Une nouvelle conception du document accompagnée d'une


nouvelle critique de ce document. Le document n'est pas inno-
cent, il ne découle pas seulement du choix de l'historien, lui-
même partiellement déterminé par son époque et son milieu,
il est produit consciemment ou inconsciemment par les socié-
tés du passé autant pour imposer une image de ce passé que
pour dire «la vérité». La critique traditionnelle des faux (et
Marc Bloch ne l’a guère dépassée dans « Apologie pour l’his-
toire ») est très insuffisante. Il faut destructurer le document
pcur déceler ses conditions de production. Qui détenait dans
une société du passé la production des témoins qui, volontaire-
ment ou involontairement, sont devenus les documents de
l’histoire ? C'est à partir de la notion de document /monument
proposée par Michel Foucault dans « l’Archéologie du savoir” »
qu'il faut chercher. En même temps, il faut cerner, expliquer les
lacunes, les silences de l’histoire et asseoir l’histoire aussi bien
sur ces vides que sur les rleins qui ont survécu.

b) Un « retraitement » de la notion de temps, matière de l’his-


toire. Ici encore rechercher qui avait pouvoir sur le temps, sa
mesure et son utilisation. Briser l’idée d’un temps unique, homo-
gène et linéaire. Construire des concepts opérationnels des
64 ; JACQUES LE GOFF

divers temps d'une société historique — sur le modèle de la


multiplicité des temps sociaux définis par M. Halbwachs et par
Georges Gurvitch!. Constituer une nouvelle chronologie scien-
tifique qui date plutôt les phénomènes historiques selon la
durée de leur efficacité dans l’histoire que selon la date de leur
production. Cela est vrai aussi bien des phénomènes matériels
que spirituels. Comme il y a une chronologie des sources d'éner-
gie (moteur humain, moteur animal, vapeur, électricité, pétrole,
etc.), il y a une chronologie des croyances (le purgatoire, dans
la société chrétienne, est né à la fin du xr1° siècle et pratique-
ment mort avec le concile de Vatican Il).

c) La mise au point de méthodes de comparatisme pertinentes


qui permettent de ne comparer que ce qui est comparable. Par
exemple, à propos de la féodalité, éviter une définition trop
large qui mette sous une même étiquette des réalités trop éloi-
gnées dans le temps et l’espace et ne relevant pas de systèmes
historiques comparables — les prétendues féodalités africaines
n'ont, au fond, pas grand-chose à voir avec la féodalité euro-
péenne des IX° et x° siècles (elle-même à différencier en plu-
sieurs phases) —, mais aussi ne pas se contenter d'une concep-
tion étroite qui ne jugerait comparables que la féodalité
européenne et la féodalité japonaise.

Le progrès vers une histoire totale et l'imaginaire

Il doit avant tout s'accomplir par la prise en considération de


tous les documents légués par les sociétés : le document litté-
raire, le document artistique’ doivent notainment être intégrés
dans leur explication, sans que la spécificité de ces documents
et des visées humaines dont ils sont le produit soit méconnue.
C'est dire qu’une dimension — essentielle — qui manque encore
en grande partie à l’histoire est celle de l'imaginaire, cette part
du rêve qui, si on en démêle bien les rapports complexes avec
les autres réalités historiques, nous introduit si loin au cœur
des sociétés. À cet égard, une meilleure liaison devrait, par
exemple, s'établir entre les historiens et le Centre de recherche
sur l'imaginaire de Chambéry autour de Gilbert Durand, venu
de l’histoire littéraire et de la linguistique.
Pour ce faire, l'historien doit choisir comme thème de recherche
ce que Pierre Toubert et moi-même avons appelé des struc-
tures globalisantes}. Et nous avons évoqué le phénomène de
l’« incastellamento », forme originale de l'habitat rural, consti-
tuée entre le X° et le xrrr° siècle*, la notion de travail, la
guerre” (cf. P. Contamine), la désertion rurale*, la margi-
nalité’, etc.
L'histoire nouvelle 65

Le souci des idées et des théories

Lucien Febvre, inaugurant son enseignement au Collège de


France en 1933, souhaitait qu’on püût dire de lui: «Il a eu le
» Souci des idées et des théories, des idées, parce que les
» sciences n’avancent que par la puissance créatrice et originale
» de la pensée ; des théories, parce que nous savons bien sans
» doute qu'elles n'embrassent jamais l'’infinie complexité des
» phénomènes naturels ; elles n'en sont pas moins ses degrés
» successifs que, dans son désir insatiable d'élargir l'horizon de
»la pensée humaine, la Science gravit les uns après les
»autres..l »

Jusqu'ici l’histoire nouvelle a essayé d'échapper à deux dangers :


être systématique d’un côté, être purement empirique de l’autre,
à l'image de l’école positiviste (qui se croyait objective parce
que sans théorie, et qui n'était le plus souvent que sans idées).
Mais il faut bien reconnaître que, malgré les déclarations de
Lucien Febvre, les historiens de l’histoire nouvelle, insistant à
juste titre sur la multiplicité des approches, n’en ont pas moins
délaissé le souci du théorique — qui, loin d'être le dogmatique,
n'est que l’explicitation des théories implicites que fatalement
l'historien, comme tout homme de science, met à la base de
son travail et dont il a intérêt à prendre conscience et le devoir
de les déclarer à autrui. Je souhaite notamment que l'historien,
s’il se tient lui-même à l'écart des systèmes rigides d'explications
historiques, n’en reconnaisse pas moins l'existence de systèmes
historiques dont il lui incombe d'analyser la structure et les
transformations.

Le futur de l'histoire

On peut enfin se demander ce que risque de devenir après-


demain, sinon demain, l’histoire. Marc Bloch, entre autres,
s'était posé la question: «Il n’y a donc qu'une science des
» hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin d’unir l'étude
» des morts à celle des vivants. Comment l'appeler ? (.….) L'an-
» tique nom d'histoire me paraît le plus compréhensif, le moins
» exclusif ; le plus chargé aussi des émouvants souvenirs d’un
» effort beaucoup plus que séculaire?.»

Sans jouer au prophète ni au devin, on peut envisager trois


hypothèses :
— Ou bien l’histoire, poursuivant son investissement des autres
sciences humaines, les absorbe en une pan-histoire, science glo-
bale de l’homme, des hommes dans le temps.
66 JACQUES LE GOFF
L]

— Ou bien une fusion se fait entre les trois sciences sociales


les plus proches : histoire, anthropologie et sociologie. A cette
éventuelle nouvelle science, Paul Veyne donnerait volontiers le
nom d’«histoire sociologique»; je préférerais l'appeler
« anthropologie historique ».
— Ou bien, cessant d'être sans frontières et de flirter avec
toutes les autres sciences de l’homme, l’histoire se retrancheraïit
sur un nouveau territoire, opérant une nouvelle « coupure épis-
» témologique». Je pense qu’un Michel Vovelle, tel qu'il
s'exprime ici (cf. p. 316) irait volontiers la chercher dans le
sens d'« une nouvelle dialectique du temps court et du temps
» long ».

En tout cas, ce qu'il faut espérer, c’est que la science historique


puisse désormais mieux éviter les tentations de la philosophie
de l’histoire, renonce aux séductions de la majuscule — l’his-
toire avec un grand H — et se définisse mieux par rapport à
l'histoire vécue des hommes. Les intéressants développements
de l’histoire de l'histoire doivent se poursuivre et y aider.
Jacques Le Goff

Notes

Page 36
! H. Berr, in Revue de synthèse historique, t. 50, p. 19, où l’adjectif
« nouvelle » fait référence au mouvement de la New History lancé en 1912
aux Etats-Unis, et surtout à H.E. Barnes, qui a publié en 1919 Psychology
and History et présenté le mouvement dans The New History and the Social
Sciences (1925).
2 L. Febvre: « Deux amis géographes », in Annales d’histoire sociale (III,
1941), repris in Combats pour l’Histoire (Paris, A. Colin, 1953).
3 L. Febvre: « Marc Bloch et Strasbourg », in Mémorial des années
1939-1945 (Strasbourg, faculté des lettres), repris in Combats pour l’His-
toire (op. cit.).
4 L. Febvre: /a Terre et l’Evolution humaine (Paris, Albin Michel, 1922).
$ M. Lombard: /’Islam dans sa première grandeur (VIII<-XI° siècles)
(Paris, Flammarion, 1971), première partie: « les Terrains de l’Islam, -espa-
ces et réseaux ».

Page 37
! M. Bloch: les Caractères originaux de l’histoire rurale française (Paris,
A. Colin, 1931).
2P. Goubert: Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1960), réédité sous le titre Cent mille provinciaux au XVII® siè-
cle (Paris, Flammarion, 1968).
3N. Wachtel: /a Vision des vaincus (Paris, Gallimard, 1971).
4E. Le Roy Ladurie: Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Paris,
Gallimard, 1975).
L'histoire nouvelle 67

5 P. Veyne: le Pain et le Cirque, sociologie historique d’un pluralisme


politique (Paris, Le Seuil, 1976).
6 A. Besançon: le Tsarévitch immolé (Paris, Plon, 1967).

Page 38
1 M. Bloch: « Vivre l’histoire », conférence aux élèves de l’Ecole nor-
male supérieure en 1941, publiée dans Combats pour l'Histoire (Paris,
Armand Colin, 1953), pp. 19-20.
2 Voir surtout les ouvrages de C. Seignobos: Méthode historique appli-
quée aux sciences sociales (Paris, 1909) et de C.V. Langlois et C. Seigno-
bos: /ntroduction aux études historiques (Paris, 1898).
3M. Bloch: Apologie pour l’histoire ou Métier d'’historien (Paris,
A. Colin, 1964), p. 36.
4 Sur l’histoire sans textes ou au-delà des textes, il faut lire Lucien Feb-
vre dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1933 (Combats pour
l'Histoire, op. cit., pp.3-17) et A. Leroi-Gpurhan, « les Voies de l’histoire
avant l’écriture », in Faire de l’histoire, dirigé par J. Le Goff et P. Nora,
t. I (Paris, Gallimard, 1974).
5 L'Histoire et ses Méthodes (Paris, Gallimard, 1961), sous la direction
de C. Samaran.
6 Par exemple /e Femps historique par G. Beaujouan, Histoire des men-
talités par G. Duby, les contributions de G. Sadoul sur la photographie
et le cinéma.
7 J. Le Goff, « Documento/Monumento », in ÆEnciclopedia Einaudi,
FIV, 0978:

Page 39
1 E. Evans-Pritchard: Anthropology and History, traduction française:
« Anthropologie et Histoire », in /es Anthropologues face à l’histoire (Paris,
P.U.F., 1974).
2 L. Febvre: Combats pour l'Histoire, op. cit., p. 343.

Page 40
1 H. Pirenne: Histoire de l’Europe (Paris, Alcan, 1936).
2 F. Braudel: /a Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II (Paris, A. Colin, 1976).
3 H. Berr: /’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique (Paris, Alcan,
1921).
4 M. Bloch: Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, op. cit.
5 A. Burguière et F. Furet dirigent une enquête, appuyée sur un sémi-
naire de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, consacrée à l’histoire
des Annales.

Page 41
1 L. Febvre, in Combats pour l'Histoire, op. cit., p. 63.
2 L. Febvre, in Combats pour l'Histoire, op. cit., pp. 68-69.

Page 42
1 L. Febvre, in Combats pour l'Histoire, op. cit., p. 7.
2 M. Bloch: Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, op. cit.,
p. 9%.
68 ÿ JACQUES LE GOFF

3 A. Toynbee: À Study of History, 12 vol. Londres, 1934-1961, traduc-


tion en français d’une version abrégée des 6 premiers volumes par
D.S. Somervell: /’Histoire, un essai d'interprétation (Paris, Gallimard, 1951),
traduction française de la version abrégée définitive par A. Toynbee et
J. Caplan (Londres, 1972), l'Histoire (Paris-Bruxelles, Elsevier, 1978), avec
une préface nuancée de Raymond Aron).

Page 43
! Article paru en 1936 dans la Revue de métaphysique et de morale et
repris dans Combats pour l'Histoire, op. cit., pp. 110-143.
2 « Face au vent », manifeste des « Annales nouvelles », in Annales
E.S.C. (1946), repris dans Combats pour l'Histoire, op. cit., p. 42.
3 M. Bloch: /a Société féodale (Paris, Albin Michel, 1939).
4 L. Febvre: /e Problème de l’incroyance au XVI® siècle: la religion de
Rabelais (Paris, Albin Michel, 1942; 2° éd. revue, 1947).

Page 44
1 M. Bloch: Apologie pour l’histoire ou Métier d'historien, op. cit.
2 L. Febvre, in Combats pour l'Histoire, op. cit.
3 Il s’agit essentiellement de celle d'Antoine Meillet: /ntroduction à
l’étude comparative des langues indo-européennes (1'° édition, 1912) (Ala-
bama, University of Alabama Press, 1964).

Page 45
! Celle de C. Blondel: /Zntroduction à la psychologie collective (Paris,
A. Colin, i928) et celle d’H. Wallon: Principes de psychologie appliquée
(Paris, A. Colin, 1930).
2 Avec F. Braudel, L. Febvre, E. Labrousse, C. Morazé.
3 G. Friedmann: /a Crise du progrès (Paris, Gallimard, 1936).
4 G. Friedmann: De la Sainte Russie à l’U.R.S.S. (Paris, Gallimard,
1938).

Page 46
1 F. Braudel: /a Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II, op. cit.
2 L. Febvre: « Vers une autre histoire », in Revue de métaphysique et
de morale (1949).
3 Annales E.S.C., 1958, pp. 725-753.

Page 48
l « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger »
(Térence, Heautontimoroumenos, I, 1). Le texte de Voltaire est rapporté
par J. Ehrard et Guy P. Palmade: /’Histoire (Paris, A. Colin, 1964,
pp. 161-163).
2 Impôt sur le sel dans la France d’Ancien Régime.
3 En France, par exemple, l’année commençait à Pâques, jusqu’à un édit
de Charles IX qui fixa au 1° janvier le début de l’année 1564.
L'histoire nouvelle 69

Page 49
l Unité de poids pour les métaux précieux, dans l’ancienne France. Le
marc de Paris: 244, 7529 grammes. L’autorité royale fixait le cours des mon-
naies et le modifiait au besoin en assignant une certaine valeur en monnaie
de compte (livres, sous, deniers) aux pièces d’or ou d’argent, d’un certain
poids.
2 Rapporté par J. Ehrard et G.-P. Palmade: l'Histoire, op. cit
2
pp. 189-190.

Page 50
l Rapporté par J. Ehrard et G.-P. Palmade: /’Histoire, op. cit.,
pp. 203-207.
2 C. Morazé: les Bourgeois conquérants (Paris, A. Colin, 1957; rééd.
Bruxelles, Complexe, coll. «Historique», 1985).
3 L. Febvre: Combats pour l'Histoire, op. cit., pp. 34-37.
4 Rapporté par J. Ehrard et G.-P. Palmade: /’Histoire, op. cit.,
pp. 261-265.

Page 51
! Voir E. Le Roy Ladurie: Histoire du climat depuis l’an mil (Paris,
Flammarion, 1967).
2 J.-J. Hemardinquer, éd.: Pour une histoire de l’alimentation (Paris,
Armand Colin, 1970); L. Stouff: Ravitaillement et Alimentation en Pro-
vence aux XIV® et XVE siècles (Paris-La Haye, Mouton, 1970); J.-P. Aron:
Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au XIX® siècle (Paris, A. Colin,
1967).
3 J. Revel et J.-P. Peter: « Le corps: l’homme malade et son histoire »,
in Faire de l’histoire (Paris, Gallimard, 1974), t. III; E. Le Roy Ladurie:
le Territoire de l’historien (Paris, Gallimard, 1978), t. II.
4 J. Le Goff: « Les Mentalités, une histoire ambigué », in Faire de l’his-
JOUE OD. CAL ALIT.
5 N. Elias: Über den Prozess der Zivilisation (1939), trad. franç.: la Civi-
lisation des mœurs (Paris, Calmann-Lévy, 1974), t. I.
6F. Simiand: « Méthode historique et Science sociale », in Revue de
synthèse historique (1903), republié in Annales (1960).

Page 52
1 L. Febvre: Un Destin: Martin Luther (Paris, Rieder, 1928).
2E. Kantorowicz: Kaiser Friedrich der zweite (2 vol., Berlin, 1927-1931).
3 P. Goubert: Louis XIV et vingt millions de Français (Paris, Fayard,
1966).
4 L. Allegra, A. Torre: La nascità della storia sociale in Francia dalla
Comune alle « Annales » (Turin, Fondazione Luigi-Einaudi, 1977).

Page 53 j
1 B. Guénée (sous la direction de): le Métier d’historien au Moyen Age.
Etudes sur l’historiographie médiévale (Paris, publications de la Sorbonne,
1977).
2 Revue trimestrielle d'histoire sociale et économique, depuis 1903.
70 JACQUES LE GOFF

Page 54
1 B. Geremek: les Marginaux parisiens aux XIV® et XV® siècles (Paris,
Flammarion, 1976).
2 W. Kula: Théorie économique du système féodal. Pour un modèle de
l’économie polonaise, XVI<-XVIT- siècles, trad. franç. (Paris-La Haye, Mou-
ton, 1970).
3 En polonais, traduction française en préparation.
4 J. Nora, J. Le Goff: Faire de l’histoire (Paris, Gallimard, 1974).

Page 55
1 M. Mauss: « les Techniques du corps », in Journal de Psychologie,
1936, repris dans Sociologie et Anthropologie (Paris, P.U.F., 1950),
pp. 363-386.
2 F. Furet: « l’Histoire et l'Homme sauvage »; J. Le Goff, « l’Historien
et l'Homme quotidien », in /’Historien entre l’ethnologue et le futurologue
(Paris-La Haye, Mouton, 1972), pp. 213-237 et pp. 238-250, version revue
dans Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, t. II, Méthodologie de
l'histoire et des sciences humaines (Toulouse, Privat, 1973), pp. 227-244.
3 Sous la direction de P. Joutard et de M. Vovelle, un groupe se consa-
cre à leur collecte et à leur étude à l’université de Provence.

Page 56
! Voir, à propos d’un problème précis, celui de la multiplicité des temps
sociaux, la déclaration caractéristique de G. Gurvitch: /a Multiplicité des
temps sociaux (Paris, C.D.U., 1958), p. 38.
2 Voir aussi J. Lhomme: Economie et Histoire (Genève, Droz, 1967).
3 Voir G. Duby: « Histoire sociale et Idéologie des sociétés », in Faire
de l’histoire, op. cit.

Page 57
l A. Besançon: /’Histoire psychanalytique. Une anthologie (Paris-La
Haye, Mouton, 1974).
2 A. Dupront: « Problèmes et Méthodes d’une histoire de la psycholo-
gie collective », in Annales E.S.C. (1961).
3 L. Aurigemma: /e Signe zodiacal du scorpion dans les traditions occi-
dentales de l’Antiquité gréco-latine à la Renaissance (Paris-La Haye, Mou-
ton, 1976).

Page 58
1 F. Jacob: /a Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité (Paris, Gal-
limard, 1970).
2 J. Ruffié: De la biologie à la culture (Paris, Flammarion, 1976).
2 Voir l’ouvrage collectif publié par le Centre de Royaumont: /’Unité de
l’homme: invariants biologiques et universaux culturels (Paris, Le Seuil,
1974).
4 L. Febvre: « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois », in
Annales d'histoire sociale, III, 1941.
$ A. Tenenti: /a Vie et la Mort à travers l’art du XV siècle (Paris, A.
Colin, 1952).
L'histoire nouvelle ga

6 M. Vovelle: Piété baroque et Déchristianisation. Attitudes provençales


devant la mort au siècle des Lumières (Paris, Plon, 1973); Mourir autrefois;
attitudes collectives devant la mort, XVIIe-XVIITe siècles (Paris, Gallimard-
Julliard, 1974).
7 P. Ariès: /’Homme devant la mort (Paris, Le Seuil, 1977).
8 P. Chaunu: /a Mort à Paris aux XVIe, XVII* et XVIIIe siècles (Paris,
Fayard, 1978).
9 G. Duby: « Histoire des mentalités », in /’Histoire et ses méthodes
(Paris, Gallimard, 1961).
I0R. Mandrou: « l'Histoire des mentalités », in Encyclopædia Univer-
salis, vol. 8 (Paris, 1968).
11 J. Le Goff: « les Mentalités, une histoire ambiguë », in Faire de l’his-
toire, op. cit., t. III.

Page 59
! Voir F. Furet: « le Quantitatif en histoire », in Faire de l’histoire, op.
CLS Le
2 Voir P. Chaunu: « un Nouveau Champ pour l’histoire sérielle: le quan-
titatif au troisième niveau », in Mélanges en l'honneur de Fernand Braudel,
ODrCil., sell:
3 Voir J. Le Goff, article « Documento/Monumento », in Enciclopedia
Einaudi (Turin, 1978), t. IV.

Page 60
1 M. Détienne, N. Loraux, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet.
2 M. Agulhon: Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence; Essai
sur la sociabilité méridionale (Paris, Fayard, 1968).
3 L. Febvre: Combats pour l'Histoire, op. cit., p. 41.

Page 61
1 Notamment dans P. Vilar: /a Catalogne dans l'Espagne moderne,
recherches sur les fondements économiques des structures nationales (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1962), 3 vol.; édition abrégée (Paris, Flammarion, 1977).
2 En particulier l’Enquête de /a Nouvelle critique, dirigée par F. Hinc-
ker et A. Casanova: Aujourd’hui l'Histoire (Paris, Editions sociales, 1974);
voir également l’ouvrage collectif: Ethnologie et histoire (Paris, Editions
sociales, 1975).

Page 62
1 L. Chevalier: Classes laborieuses et Classes dangereuses à Paris dans
la première moitié du XIX°® siècle (Paris, Plon, 1958).
2 L. Febvre: Combats pour l'Histoire, op. cit.

Page 63 | ;
1 J. Le Goff: « Is politics still the backbone of History? », in Historial
Studies Today, éd. F. Gilbert et St. R. Graubard (New York, W.W. Nor-
ton and Co, 1972, pp. 335-337. | où
2 P. Nora: « Le retour de l’événement », in Faire de l’histoire, op. cit.,
thE
3 M. Foucault: /’Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969).
72 ù JACQUES LE GOFF

Page 64
1 M. Halbwachs: /es Cadres sociaux de la mémoire (Paris, Alcan, 1925);
G. Gurvitch: /a Multiplicité des temps sociaux (Paris, C.D.U., 1958); J.
Le Goff: « Temps de l'Eglise et Temps du marchand », in Annales E.S.C.
(1960), repris in Pour un autre Moyen Age (Paris, Gallimard, 1978).
2? Voir en particulier G. Duby: Saint Bernard et l'Art cistercien (Paris,
Arts et Métiers graphiques, 1970) ou /e Temps des cathédrales (Paris, Galli-
mard, 1976).
3 P. Toubert, J. Le Goff: « Une histoire totale du Moyen Age est-elle
possible? », in Actes du Centième Congrès national des Sociétés savantes
(Paris, Bibliothèque nationale, 1975), t. 1, 1977, pp. 37-38.
+ P. Toubert: les Structures du Latium médiéval (Rome, Ecole française
de Rome, 1973).
S P. Contamine: Guerre, état et société à la fin du Moyen Age. Etudes
sur les armées des rois de France (1337-1494) (Paris-La Haye, Mouton, 1972).
6 W. Abel: die Wüstungen des Ausgehenden Mittelalters (1943; 3° éd.:
Stuttgart, G.F. Verlag, 1976).
7 B. Geremek: /es Marginaux parisiens aux XIV® et XV® siècles (Paris,
Flammarion, 1976).

Page 65
1 L. Febvre: Combats pour l'Histoire, op. cif., p. 17.
2 M. Bloch, in Combats pour l'Histoire, op. cit., p. 15.

Notes complémentaires (1988)

L'élaboration de nouvelles conceptions de l’espace et du temps, de leurs


rapports avec l’histoire et de leur place dans le renouvellement de la métho-
dologie historique est le thème de recherche du Centro Internazionale À.
Beltrame di Storia dello Spazio e del Tempo, situé à Brugine, dans la pro-
vince de Padoue, qui publie un Bollettino depuis 1983.

La cartographie élargie à un système de représentation de l’espace a donné


lieu à d'importants travaux méthodologiques et appliqués qui ont aidé la
nouvelle histoire à s'exprimer graphiquement dans l’espace. Ce renouvelle-
ment a été surtout l’œuvre de Jacques BERTIN et de ses élèves.
J. BERTIN, La graphique et le traitement graphique de l'information, Paris,
Flammarion, 1977. 2
S. BONIN, article «Graphique » in: A. BURGUIÈRE éd., Dictionnaire des
Sciences Historiques, Paris, P.U.F., 1986, pp. 306-311.
L'histoire nouvelle 73

Un exemple de réalisation dans l’esprit de cette cartographie historique nou-


velle:
G. ARBELLOT, B. LEPETIT,. J. BERTRAND, Atlas de la Révolution Fran-
çaise, 1. Routes et communications, Paris, EHESS, 1987.

Pour une histoire totale du temps et des temps:


K. POMIAN, L'ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984.

Témoignage de l’enracinement profond, caractéristique d’une ligne tradi-


tionnelle de la nouvelle histoire en France, les trois volumes posthumes (pré-
lude à une Histoire de France qui restera malheureusement inachevée) de
Fernand BRAUDEL (mort en décembre 1985), L'’Identité de la France t.I.
Espace et Histoire - t.II (2 vol.) Les hommes et les choses, ont paru chez
Arthaud-Flammarion en 1986.

Sur les rapports entre la nouvelle histoire et la littérature:


S. JÜCKEL, « Nouvelle histoire» und Literaturwissenschaft (2 vol.), Rhein-
felden, Schäuble Verlag, 1985.

Sur les rapports de l’histoire et des sciences, outre l’article ancien, mais tou-
jours essentiel de:
K. POMIAN, «L’homme de la science et l’histoire de l’histoire», in: Annales
ESCIXXX-11975,5; pp. 935-952.

Tout récemment:
P. REDONDI éd., Science: The Renaissance ofa History (Proceedings of
the International Conference Alexandre Koyré, Paris, Collège de France,
1986), n° spécial de History and Technology, 1987, 1-4.

A la direction des « Annales E.S.C. », à André Burguière, Marc Ferro, Jac-


ques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jacques Revel, sont venus se
joindre Lucette Valensi et Bernard Lepetit.

Sur la place de ses conceptions historiques dans l’ensemble des idées et de


l’action de Guizot voir:
Pierre ROSANVALLON, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.

Sur Michelet et la place de la femme dans l’histoire, Thérèse MOREAU,


Le sang de l’histoire. Michelet, l’histoire et l’idée de la femme au XIX°
siècle. Paris, Flammarion, 1982.

Parmi les objets mis à la mode par la nouvelle histoire,le corps et la sexua-
lité ont donné lieu à des nombreuses études de qualité parmi lesquelles:
Alain CORBIN, Le miasme et la jonquille, Paris, Auber, 1982.
Marie-Christine POUCHELLE, Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Age,
Paris, Flammarion, 1983.
Aline ROUSSELLE, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation senso-
rielle. IIe-IV® s. de l’ère chrétienne, Paris, P.U.F., 1983.
74 \ JACQUES LE GOFF
*

Odile ARNOLD, Le corps et l’âme, la vie des religieuses au XIX°® siècle,


Paris, Le Seuil, 1984.
Georges VIGARELLO, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le
Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1985.
Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, Sexualité et savoir médical
au Moyen Age, Paris, P.U.F., 1986.
Gilia SISSA, Le corps virginal. La virginité féminine en Grèce ancienne,
Paris, Vrin, 1987.

Dans le domaine de la vulgarisation, on peut signaler les articles publiés


dans deux numéros spéciaux de la revue Z’Histoire:
G. DUBY éd., L'amour et la sexualité, 1984.
J. LE GOFF et J.Ch. SOURNIA éd., Les maladies ont une histoire, 1985.

Une conception profondément renouvelée de l’histoire des maladies a ins-


piré le grand livre de Mirko D. GRMEK, Les maladies à l’aube de la civili-
sation occidentale. Recherches sur la réalité pathologique dans le monde
grec préhistorique, archaïque et classique, Paris, Payot, 1983.

Le chef-d'œuvre d’Ernst Kantorowicz a été traduit en français: Frédéric


IT, Paris, Gallimard, 1987.

Les études sur l’histoire des gestes se multiplient. On retiendra le numéro


spécial Gestures, éd. J.CI. SCHMITT, de History and Anthropology,
vol. I, n° 1, nov. 1984.

Sur les transformations des attitudes des hommes à l’égard de l’image comme
document d’histoire voir:
R. CHARTIER, article «Image» dans A. BURGUIÈRE, Dictionnaire des
Sciences historiques, op. cit., pp. 345-347;
et Images et Histoire, Actes du colloque Paris-Censier, Mai 1986, organisé
par SOURCES, collection «Histoire au Présent», Paris, Publisud, 1987.

L’histoire des mentalités, un des succès de la nouvelle histoire, à partir d’un


concept dont on a parfois abusé, a été très productive. D’un point de vue
méthodologique signalons certains des articles publiés dans le recueil en hom-
mage à l’un des pionniers de l’histoire des mentalités, Robert Mandrou,
disparu en 1985, Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités. Mélan-
ges Robert Mandrou, Paris, P.U.F., 1985, et notamment le témoignage de
Georges Duby: «La rencontre avec Robert Mandrou et l’élaboration de la
notion d’histoire des mentalités» (pp. 33-35).

Michel VOVELLE a précisé comment un historien inspiré par le marxisme


et la nouvelle histoire pouvait être un historien des mentalités à condition
de faire certaines distinctions et d’ancrer solidement l’histoire des mentali-
tés dans l’histoire sociale : Zdéologie et mentalités, Paris, François Maspéro,
1982, et /conographie et Histoire des Mentalités, Paris, Ed. du CNRS, 1979.

Sur l’histoire des comportements, liée à l’histoire des mentalités (A. Nitschke
intitule la première partie de son livre «Les modes de comportement dépen-
L'histoire nouvelle 75

dant de la mentalité d’un groupe»), voir:


A. NITSCHKE, Historische Verhaltungsforschung («La recherche sur l’his-
toire des comportements»), Stuttgart, Ulmer, 1981.

Pour l’histoire des marginaux, au supplément bibliographique de Jean-Claude


Schmitt, il faut ajouter le récent grand livre de Bronislavy GEREMEK, La
potence ou la pitié. L'Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours,
Paris, Gallimard, 1987.
B. BACZKO, Lumières de l'utopie, Paris, Payot, 1978 (avec une réflexion
méthodologique sur «imaginaire» et «utopique »).
D. DAGRON, Constantinople imaginaire. Etudes sur le recueil des « Patria»,
Paris, P.U.F., 1984.
J. LE GOFF, L'’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985 (avec une pré-
face méthodologique sur la notion d’imaginaire dans la ligne de l’article
d’E. Patlagean republié ici).
S. GRUZINSKI, La colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occi-
dentalisation dans le Mexique espagnol XVI<-XVIITe siècles, Paris, Galli-
mard, 1988.

Sur l’épanouissement de l’historiographie en histoire de l’histoire qui prend


en charge non seulement l’œuvre des historiens à proprement parler mais
l’ensemble des manifestations de la mémoire collective, on peut retenir:
F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre,
Paris, Gallimard, 1980.
G. GALASSO, L'’Italia come problema storiografico, Turin, UTET, 1981.
C. BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1986.

La grande entreprise, en voie d’achèvement, lancée et dirigée par Pierre


NORA, Les lieux de mémoire, t. 1 La République, Paris, Gallimard: t. II
La nation (3 vol.), 1986; t.III. Les France (à paraître), devrait marquer une
date dans l’historiographie française. Elle exprime la confluence des princi-
paux courants de l’historiographie française contemporaine dans une pro-
blématique inspirée par la nouvelle histoire.

Les principaux articles de J. LE GOFF parus dans l’Enciclopedia Einaudi de


1977 à 1982 ont été réunis dans J. LE GOFF, Storia e memoria, Turin, Einaudi,
1986 (version française originale Histoire et mémoire, sous presse, Paris,
Gallimard, coll. «Folio», 1988).

JACQUES LE GOFF

Né en 1924. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé d’histoire, a étudié à Pa-
ris, Prague, Oxford (Lincoln College) et Rome (membre de l'Ecole française).
Assistant à la faculté des lettres et sciences humaines de Lille (1954-1959). Attaché de re-
cherche au C.N.R.S. (1959-1960), maître assistant puis directeur d’études à la VI* Sec-
tion de l’Ecole pratique des hautes études (depuis 1962), devenue l’Ecole des hautes étu-
des en sciences sociales dont il a été président (de 1972 à 1977). Membre du Comité natio-
nal de la recherche scientifique; membre du Comité des travaux historiques; codirecteur
des Annales, Economies-Sociétés-Civilisations.
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MICHEL VOVELLE

L'histoire et la longue durée

Lorsqu'en 1958 Fernand Braudel écrivait son célèbre article sur


«la Longue Durée », le texte sonnait, dans la tradition des
Annales, comme une proclamation, voire une profession
de
foi. Les référents historiques n'étaient point foule et, si l’auteur
pouvait s'appuyer sur sa propre pratique, « la Méditerranée au
» temps de Philippe II! », démonstration exemplaire du souci
de continuité dans le temps et l’espace, si l’on pouvait songer
au Marc Bloch des « Caractères originaux de l’histoire rurale
» française», ou à Ernest Labrousse, dans «l'Esquisse du
» mouvement des salaires et des prix au xviri* siècle? », les
exemples marquants se comptaient, malgré la publication déjà
en cours de Pierre Chaunu sur « Séville et l'Atlantique entre
» 1504 et 1650° ». C'est dans les années immédiatement sui-
vantes que devaient paraître les monographies hardiment ins-
tallées dans le temps long d’un siècle ou plus — où l’on nous
permettra d'associer le « Beauvaisis » de P. Goubert (1960) et
la « Provence » de R. Baehrel ou de E. Baratier (1961) — avant
que les exemples ne se multiplient ensuite, en même temps que
la notion même de temps long devenait de plus en plus gour-
mande, couvrant chez E. Le Roy Ladurie quatre siècles de la
vie sociale totale des paysans de Languedoc (XIV<-XvIIT*).
Ce n'est point céder à quelque facilité que de partir de l'essai
de F. Braudel pour se demander — vingt ans après — ce qu'il
est advenu du temps long, anticipation des années 1960, triom-
phante, banalisée, parfois contestée aujourd’hui (1978). C'est peu
dire que de rappeler que Fernand Braudel se battait sur deux
fronts : intérieur et extérieur à l’histoire ; il ferraillait au moins
sur trois ou quatre. Dans le champ historique, il s’affirmait par
référence à un hier pour nous presque lointain, celui de l'his-
78 \ MICHEL VOVELLE
"

toire historisante, ou événementielle, celle même qu'’avaient


pourfendue les premiers leaders de l'école des Annales, et il
stigmatisait l’« événement explosif, nouvelle sonnante… dont la
» fumée abusive emplit la conscience des contemporains... ». Cet
événement devenu pour lui dans son dernier avatar le « temps
court », « la plus capricieuse et la plus trompeuse des durées »,
avait dominé l’histoire politique des cent dernières années:
mais les succès nouveaux de l’histoire économique que Fernand
Braudel enregistrait avec une satisfaction mêlée n'en signi-
fiaient pas la fin : soupçonnant dans le « récitatif de la conjonc-
» ture, du cycle, le demi-siècle du Kondratieff! … », les dangers
du surgissement d’un nouvel événementiel, lieu d'un « pathé-
» tisme économique de courte durée», voire moyen détourné
de revenir à un « pathétique politique très vieux style », dont
l'esquisse célèbre d’E. Labrousse, « Trois crises, trois révolu-
»tions? », lui semblait l'illustration. Ces références aident à
mieux situer l’article de F. Braudel dans une conjoncture histo-
riographique précise, et peut-être est-il licite d'y voir, rétrospec-
tivement comme le fait P. Vilar, une part de « taquinerie ». Mais
l'ouverture présentée allait bien au-delà d’un témoignage qui
serait aujourd’hui historiquement daté: en situant également
son projet par référence aux autres sciences humaines,
annexionnistes et apparemment triomphantes, Braudel prend
alors pour l’histoire une option sur l'avenir. S'il réserve, avec
l'anthropologie et l’ethnographie, la possibilité de contacts ren-
forcés, une fois dissipés les malentendus du moment, il est
d'une sévérité sans complaisance pour le temps court du socio-
logue : et dans le programme qu'il trace à l’histoire à venir, sous
l'enseigne de la longue durée, plusieurs notions clefs émergent,
que nous allons voir revenir aujourd’hui comme autant de leit-
motivs. Celle de structure, d'abord, alors en train de s'imposer,
et dont Philippe Ariès s'était fait déjà le champion dans son
essai « le Temps de l’histoire »; celle de modèle, empruntée
aux mathématiques qualitatives, opératoire déjà dans d’autres
sciences humaines, autant de moyens, présentés avec un
mélange d’audace et de réserve, d'appréhender mieux le temps
ou les temps propres de l’histoire: non point la quasi-intem-
poralité des mythes, ou des données élémentaires d’un compor-
tement humain, mais la « moyennement » longue durée d'une
histoire sociale définie comme inconsciente, au sens où Marx
écrit que «les hommes font l’histoire, mais ils ignorent qu'ils
» la font». L'histoire inconsciente, pour lui, est bien précisé-
ment celle qui se situe dans la longue durée, derrière la croûte
des événements trop lisibles, et qu'il est loisible d'organiser en
structures successives, où se répondent les éléments complé-
mentaires d'un système. Histoire socio-économique : mais plus
L'histoire et la longue durée 79

que celle des mouvements et des ruptures jusqu'alors privilé-


giée, celle des « civilisations économiques » dans leur constance,
« nappes d'histoire lente » se mouvant dans la « semi-immobi-
lité » d'un « temps ralenti ». Puis aussi — surtout, peut-être —,
histoire culturelle ou des mentalités définie comme le champ
privilégié de ces études dans le temps long, car conçue comme
celle des «inerties» et des «prisons de longue durée»: un
thème sur lequel se retrouveront F. Braudel et E. Labrousse:
le Labrousse qui ouvrait en 1965 le colloque d'histoire sociale
de Saint-Cloud en engageant les historiens à prospecter le « troi-
sième niveau », l’histoire des mentalités, définie comme l’histoire
des « résistances au changement! ».
Un instrument qui reste exceptionnel
À ce mélange d’imprudences calculées et d'ouvertures réservées,
la profession de foi de Fernand Braudel doit sinon de n'avoir
pas vieilli, du moins de rester un instrument exceptionnel pour
apprécier le chemin parcouru depuis lors. Des équivoques ont
été levées, des problèmes ont décanté. L'invasion structuraliste
a eu lieu et l’histoire n’en est point morte ; surtout, sans prémé-
ditation et le plus souvent sans concertation, les historiens se
sont engagés massivement dans plusieurs des pistes qui étaient
ouvertes. L'histoire de longue durée, telle qu'on peut en décrire
les chantiers vingt ans après, n’est pas infidèle au modèle qui
avait été tracé, même si son mouvement l’a entraînée souvent
à des résultats imprévus.
Certains des combats évoqués alors sont devenus pour nous
du passé: et, pour n'y point revenir, on peut dire aue la mort
d'une certaine histoire historisante est aujourd’hui un fait
accompli. L’« événement » pourfendu par Braudel en a-t-il pour
autant disparu du champ historique ? Oui et non. Oui, si l’on
considère à quel point de discrédit, pour une partie de l’histo-
riographie française du moins, un événement massif comme la
Révolution — type même de l’« incongruité pathétique » — est
parvenu aujourd'hui. Non, sans doute, car les événements ont
la vie dure. Et pour prendre nous-même un argument conjonc-
turel et événementiel, il a suffi d’une petite vague, comme celle
de Mai 1968, pour réveiller toute une flambée d’investissements
sur le temps court et point simplement en réponse à une mode
de l'instant. Mais ce n'est pas la seule raison.
Si quelques thèmes apparaissent réglés sur les fronts d'il y a
vingt ans, il est aussi quelques anticipations d'hier qui sont
peut-être, elles aussi, devenues du passé. C'est partiellement à
partir de la géo-histoire que F. Braudel, comme d’autres leaders
des premières Annales, avait voulu enraciner le retour au
temps long; ce qui reflétait bien un temps d'échanges féconds
entre histoire et géographie. Hélas ! si l’histoire, nous l’avons dit
80 ; MICHEL VOVELLE
\

un peu péremptoirement, se porte bien, on n’en saurait dire


autant de la géographie. C'est Pierre Chaunu — l’un des plus
qualifiés pour le faire — qui fait remarquer comment les grands
enracinements dans de vastes personnalités ethniques ou géo-
graphiques — Méditerranée ou Atlantique — se sont réduits,
depuis lors, aux dimensions plus commodes d’une monographie
régionale1. L'enquête de longue durée ne nécessite pas impé-
rativement de mises en contexte très larges : à la limite, la Médi-
terranée s’étrique aux frontières de Montaillou, qui ne témoigne
dans son titre pour l’« Occitanie » qu’au prix d’une de ces extra-
polations dont les éditeurs sont friands., mais sans perdre pour
cela sa valeur démonstrative. À ces nuances près, et à quelques
autres, on ne saurait nier que, globalement, la tendance annon-
cée ait été suivie : et c’est bien, à un premier niveau purement
descriptif, par un bilan de victoire du temps long que l'on peut
préluder.

LA VICTOIRE DU TEMPS LONG :


MODIFICATION DU CHAMP HISTORIQUE

Cette victoire tient sans doute à plusieurs causes essentielles


que je serais tenté de synthétiser suivant deux directions: la
modification du champ historique d’abord, celle des méthodes et
techniques d'approche ensuite, deux éléments intimement liés
au demeurant.
Modification du champ historique ? Il me souvient, voici près
de dix ans, en 1970, d’un entretien avec Emmanuel Le Roy Ladu-
rie, au temps où j'achevais ma recherche sur « Piété baroque
»et Déchristianisation en Provence au XVIII: siècle2 »: et nous
parlions de ce troisième niveau, que j'appelle classiquement
celui des superstructures idéologiques ; et du mouvement qui a
porté toute une partie de l'école des historiens sociaux fran-
çais, comme nous le disions, de « la cave au grenier », de l'éco-
nomie aux mentalités : et E. Le Roy Ladurie d'affirmer qu'il s’en
tenait pour sa part «à la cave »… S'en souvient-il aujourd’hui
que Montaillou a démontré avec brio sa maîtrise de l’ensemble
de l'édifice, de la cave au grenier, de la structure d’un terroir
aux formes les plus complexes du mental collectif villageois ?
De la cave au grenier
De la cave au grenier : ce pourrait être le thème du survol que
l'on peut proposer dans la perspective précise des triomphes
du temps long. Le temps des histoires que nous appellerons,
pour faire simple, « classiques », s'est modifié : l’histoire poli-
tique même, sur plus d'un point, abandonne la trame des évé-
nements pour formuler les problèmes qui ne se conçoivent que
dans la durée, essentiellement celui de l'Etat, structure englo-
L'histoire et la longue durée 81

bante qui ne se confond pas avec les réalités académiques


qu'analysait l’ancienne histoire des institutions, catalogue figé
dans ses catégories. La mutation est plus sensible encore dans
une histoire religieuse qui subit de plus en plus la pression —
ou la sollicitation — conjuguée de la sociologie religieuse et de
l'histoire des mentalités : on n'écrit plus de thèses sous le titre
«la Bulle Unigenitus dans les diocèses de... »: mais c’est dans
la très longue durée pluriséculaire que l'on s'intéresse par
exemple aujourd’hui à la religion populaire, des héritages ani-
mistes préchrétiens qui imprègnent si durablement la religiosité,
du Moyen Age à l'ère moderne aux formes de religion
populaire christianisée qui s'imposent, du xII° et xrII* siècle,
jusqu’au triomphe de la Reconquête catholique à l’âge classique.
Après avoir cru à un état de « chrétienté » dans la France à la
veille de la Révolution, on s'interroge avec J. Delumeau
(reprenant une interrogation de G. Le Bras) sur le point de
savoir si toute une partie de la France rurale a bien été un jour
véritablement christianisée en profondeur. Toutes choses qui
ne peuvent se percevoir qu'en taillant délibérément large, au
fil des siècles.
L'exemple de l’histoire économique
C'est l’histoire économique, naguère « locomotive » méthodolo-
gique, et qui n’a point déchu, qui manifeste de la façon la plus
explicite la modification la plus profonde d’une optique. Elle
s’est donné ses lettres de noblesse comme histoire du mouve-
ment et de la conjoncture : l’école française, de F. Simiand à
E. Labrousse, a fait admettre comme vérité désormais banalisée
l'emboîtement des trois temps de l'économiste : le temps court
du cycle décennal, avec son paroxysme convulsif de la crise —
sur une année, voire une saison — ; le temps moyen de l’inter-
cycle ; le temps long, encore que progressivement raccourci du
Moyen Age à nos jours, du mouvement de longue durée sécu-
laire — les traditionnelles phases À et B de Simiand. Cette dia-
lectique des temps de l’histoire économique a trouvé sa
perfection et son achèvement avec l’histoire des prix, telle
qu'elle s’est constituée à partir des grandes séries exploitées —
mercuriales! des prix des grains, ou des fabricats —, premiers
grands triomphes d’une histoire quantitative qui ne se distin-
guait pas encore de l’histoire sérielle. Si l'on veut tenter de
faire court, avec toute l’inévitable caricature que cela comporte,
il est facile de rappeler les changements matérialisés depuis
vingt ans et qui ont modifié ce profil: une certaine économé-
trie quantitative, à l'instar de la « New Economic History »,
s'est tendanciellement séparée de l'histoire économique pour
poursuivre, sur sa lancée propre, prolongeant dans le très
contemporain ses spéculations sur la conjoncture. Dans le
82 : MICHEL VOVELLE
L

champ historique, l’histoire économique, sans renier ses procé-


dures établies, est sortie du domaine de l’histoire des prix qui
mettait en valeur la rupture, l’accident conjoncturel, la crise:
en se tournant vers une histoire, autant que possible, de la pro-
duction et des croissances, elle œuvre par force dans une durée
plus vaste ; ne serait-ce que parce que des séries plus massives,
moins fines, souvent discontinues, accentuent la transition
d'une enquête qui se voulait quantitative à une histoire sérielle!.
Tel tournant ne s’est point fait sans mal ni quelques grince-
ments de dents. Et s’il est parfois de bon ton aujourd'hui d’évo-
quer avec un certain sourire les patients chercheurs d'hier qui
ont peiné à corréler des courbes de fécondité, décalées de
neuf mois par rapport aux naissances, à des courbes du prix du
grain ramenées à l’année de récolte, on doit bien rappeler aussi
au prix de quelles difficultés et incompréhensions les idées les
plus nouvelles avancées avec quelque agressivité par R. Baeh-
rel? — remplacer l’histoire des prix par celle des croissances et
de la production — se sont frayé leur chemin. L'affaire est
aujourd'hui entendue, les nouveautés digérées et, avec le recul,
les oppositions s’estompent. On retiendra ainsi comme exem-
plaires d’une nouvelle démarche les travaux qui s'inscrivent
volontairement dans le temps très long de la respiration
séculaire d’un terroir associant géographie historique dans la
tradition braudelienne, mouvement des hommes et de leurs
implantations, comme de leurs rapports sociaux et de leurs
productions : en ce domaine les paysans de Languedoc étudiés
par E. Le Roy Ladurie offrent une démonstration de premier
ordre. Le Roy Ladurie remonte jusqu'au cœur du Moyen Age, au
tournant du xIV* siècle, dans une province qui reste dominée
par l'économie agricole : ce double enracinement explique sans
doute l'émergence d’un monde, grossièrement du moins,
« immobile » dans les bilans de son économie agricole sur une
très longue durée. Mais la monographie ponctuelle, exemplaire,
telle qu'elle est redevenue à la mode, sous la forme nouvelle de
l'approche totale d'un microcosme villageois, se prête également
à telle démonstration : on dira de Montaillou, autre expérimen-
tation novatrice du même auteur — un village « occitan»
autopsié en profondeur dans les premières décennies du
xXIV* siècle à partir du document privilégié des visites d’un
inquisiteur — qu'il ne plaide guère pour notre saint, demeurant
un flash ponctuel dans le temps : mais on peut songer dans cette
optique au « village immobile » que G. Bouchard a découvert
en Sologne (mais qui n’en est point une curiosité !) et décor-
tiqué dans le monolithisme de ses structures anciennes à l’âge
classique. Dans cette économie qu’'E. Labrousse nous avait
déjà appris à appeler d’« ancien style», et qui perdure sans
L'histoire et la longue durée
83
changement notable jusqu’à la première moitié du XxvIII*, on
comprend comment peut naître, affirmé de façon provocatrice
par E. Le Roy Ladurie, le modèle d’une « histoire immobile »
sur quatre siècles au moins (xIV<-xVIrI-)! : un modèle qui ne se
limite pas d’ailleurs au domaine économique, mais associe les
différents niveaux d'une histoire totalisante dans une structure
globale.
De l’habitat à la taille des hommes: l’histoire des très lentes évolutions
Mais avant de prendre en compte cet aspect qui méritera atten-
tion particulière, il faut sans doute, dans cette enquête, être
attentif aux nouveaux chantiers ouverts dans l’histoire maté-
rielle des hommes ou de leurs conditions de vie: à l’histoire
économique classique se juxtapose l'intérêt qui se porte sur
les aspects stables de la civilisation matérielle : ainsi, pour ne
point multiplier les exemples, celle de l'habitat, de la maison,
suivie en Normandie ou à Paris par P. Chaunu et son équipe
dans ses permanences dans le temps très long?. Cette histoire
n’est pas celle d’une inertie : les médiévistes, de la Pologne à
l'Angleterre ou à l'Italie, nous ont appris à suivre les phases de
longue durée d’'emprise et de déprise sur le terroir, la respi-
ration longue de l'habitat rural, telle qu'elle s'inscrit dans l’ar-
chéologie des villages abandonnés”.
Cette histoire des très lentes évolutions de la civilisation maté-
rielle peut devenir histoire d’une humanité abordée dans ses
traits biologiques et anthropologiques : là encore Le Roy Ladu-
rie a prêché d'exemple dans son anthropologie du conscrit
français, établie à partir des dossiers de la conscription au
xixe siècle‘. Mais des procédures sophistiquées (l'étude des
groupes sanguins dans certains sites privilégiés) se prêtent à
la mise en place de cette histoire paradoxale, à la fois humaine
et échappant à la prise volontaire de l'humanité, du moins en
première approche.
Dans cette voie, il n'y a pas de raison de s'arrêter : les histoires
non humaines, entendons celles de faits physiques, d'ordre
biologique ou géologique, sont un des grands acquis d’une
période récente, même si l'on peut leur trouver des précédents:
l’histoire des maladies, dans leur apparition, leur régression et
leur élimination, leurs mutations, mais aussi leurs rapports
au sein d’un écosystème est l’une de ces branches en voie de
constitution. On a commencé à dire l’histoire des séismes;
et surtout, grâce encore à Le Roy Ladurie, l’histoire du climat,
telle qu'il la résume depuis l'an mil, à partir de traces aussi
diverses que la date des bans de vendanges, l'avancée ou le
recul des glaciers ou les anneaux des arbres, est devenue dis-
cipline à part entière: beaucoup plus qu'une annexe ou une
84 : MICHEL VOVELLE
*

curiosité marginale, même si elle ne livre pas vraiment le secret


ultime des mouvements de longue durée de la prospérité ou du
déclin agricole!. Avec cette histoire, un autre temps se met
en place, qui n'est pas celui des hommes, non qu'ils n'aient
aucune prise sur ces conditions physiques ou biologiques qu'ils
ont à affronter: à partir de la révolution pastorienne, l’éco-
histoire des maladies entre pour bonne part sous leur contrôle.
Mais des rythmes se dessinent, spécifiques, échappant pour
l'essentiel au temps humain qu'ils contribuent cependant à
façonner.

Du mouvement social aux structures sociales

Dans le domaine de l’histoire sociale, l'étude des structures,


systèmes de longue durée, dans la lecture même qu'en donnent
les historiens, est l’un des grands acquis des dernières décen-
nies : non que dans la dialectique essentielle entre l'approche
des structures et celle de la dynamique sociale il s'agisse d'opé-
rer un choix ou un arbitrage en privilégiant l’une ou l’autre
direction. L'histoire sociale actuelle a débuté comme histoire
du «mouvement social» et singulièrement ouvrier, terme
aujourd’hui quelque peu vieilli. D'une histoire du mouvement
ouvrier au XIx° et au xx° siècle qui se porte bien, on est passé,
par une procédure régressive où quelques ouvrages pionniers
ont fait la percée?, à la découverte des révoltes — jacqueries,
émotions, certains diront significativement « fureurs » — des
sociétés antérieures à la révolution industrielle. C'est en ce
domaine où l'investissement idéologique est le plus évident que
l'affrontement entre plusieurs lectures est le plus vif pour
l'expression de ce qu’on me permettra d'appeler les formes de
la lutte des classes dans la société précapitaliste : la contro-
verse qui opposa, dans l'interprétation des révoltes populaires
du premier xvII° siècle français, R. Mousnier à B. Porchnev en
témoigne. La tentation est forte pour beaucoup de faire de ces
explosions populaires sans perspectives une quasi-constante
dans le cadre d’une société pour l’ensemble immobile où elles
décalqueraient et répercuteraient au niveau social la poussée
convulsive de la crise d’ancien style : mais porteuses d’une idéo-
logie, par force, passéiste, dont on a voulu voir la continuité
de la France de la Ligue à celle de la Révolution française.
Sur le chemin de l’histoire des mentalités
Dans cette lecture, l'étude de la dynamique sociale, au niveau
des masses du moins, pour importante qu'elle soit dans certains
travaux (voyez encore «les Paysans de Languedoc ») s'efface
devant celle des structures : et il est bien vrai que ce sont des
structures de longue durée qu'ont analysées les historiens qui
L'histoire et la longue durée 85

oni suivi à partir des années 1960 le programme qu'avait pré-


senté en 1955 Ernest Labrousse au congrès des sciences histo-
riques de Rome, sous le titre « Voies nouvelles vers une histoire
» des bourgeoisies occidentales ». L'histoire des structures
sociales n'en a pas été « inventée » : elle était bien vivante déjà
dans le monde rural — appuyée sur toute une solide tradition
née à l'époque héroïque des Loutchisky, vers 1900, affirmiée dans
les années trente par la thèse de G. Lefebvre sur «les Paysans
» du Nord sous la Révolution française », courant ensuite sans
discontinuer d’une monographie à l’autre (de Roupnel! à Saint-
Jaccb sur la Bourgogne) jusqu'aux grandes synthèses modernes
qu: ont renouvelé l'exercice de style (Pierre Goubert et Mau-
rice Agulhon?). C'est dans le domaine des sociétés urbaines,
délaissées jusqu'alors en partie pour leur complexité, que la
révolution labroussienne des années soixante s’est fait le plus
nettement sentir : et, pour éviter — un peu injustement — de
multiplier les exemples, on songe au rang des grands portraits
urbains brossés sur un siècle ou plus, à la physionomie de Lyon
évoquée au xvirl® siècle par M. Garden, comme à celle
d'Amiens au xvir* due à P. Deyon“.
Histoire des structures sociales, urbaines ou rurales : nouvelle
histoire de la longue durée et, jusqu’à une date récente, des
permanences qui défient la mobilité de l’histoire officielle : mais
il me semble aussi qu'une des mutations récentes qui ont le
plus directement contribué à tirer la nouvelle histoire sociale
vers le temps long est bien sans doute le chemin qui l’a portée,
de plus en plus nettement, vers l’histoire des mentalités.

Les mentalités, champ privilégié de la longue durée

Historien des mentalités, je suis — prenant mes responsabili-


tés — de ceux pour qui ce domaine, loin de s'inscrire en contre-
point de l’histoire sociale, n’en est à tout prendre que la fine
pointe et l'aboutissement: niveau où les appartenances s'ins-
crivent en attitudes et en représentations collectives. Mais il
est vrai que ce troisième niveau a bien pu, sur la base de fortes
présomptions, être considéré comme celui des «prisons de
longue durée » (Braudel) ou des « résistances » (Labrousse) : et
l’on s’est interrogé sur la « force d'inertie » des structures men-
tales. Il semble bien, en première approche, que ces aventures
ne puissent être traitées que dans l'ampleur des durées
séculaires où elles se déploient : pour une historiographie, du
moins, qui semble avoir oublié qu’un des chefs-d'œuvre dans la
préhistoire de ce que l’on peut appeler l’histoire des mentalités
avant la lettre fut «la Grande Peur» de Georges Lefebvre,
reconstitution quasi policière d’une onde panique qui traversa
86 MICHEL VOVELLE
x
la France rurale et, par ricochet, mit à bas l’ancien régime
agraire, en moins de trois semaines. tant
Mais il est vrai que
l’histoire des cultures que celle des attitudes collectives ont
fait leurs percées les plus éclatantes dans le temps long de la
société traditionnelle d’Ancien Régime. C'est dans le corpus de
très longue durée des petits livrets bleus de la Bibliothèque de
Troyes — repris ne varietur des siècles durant — que Robert
Mandrou a pu dégager les traits de la culture populaire dans
la France d'un xvirr siècle. très largement taillé!. L’aven-
ture de cette littérature de colportage se déroule, avec des
changements parfois infimes de l’aube de l’âge moderne à sa
mise à mort au milieu du xix° siècle. Il est vrai qu'à ce premier
niveau de l’histoire des mentalités — celui de l'histoire des
cultures — on ne saurait, dès lors, esquiver quelques questions
préalables. Celle — en simplifiant — d’un temps dédoublé :
celui des cultures populaires, domaine de l’inertie des tradi-
tions, celui des cultures « d'élite» comme on dit, siège de
l'innovation et des provocations… Culture populaire, culture
d'élite: autre dialectique majeure, thème d'interrogations
actuelles.
Les choses sont sans doute moins simples qu’on n’a pu le croire.
Pour illustrer les « prisons de longue durée » du mental collec-
tif, F. Braudel, voici vingt ans, s’appuyait sur la démonstration
éclatante qu'avait donnée Lucien Febvre dans sa « Religion de
» Rabelais : le problème de l’incroyance au xvi* siècle », qui lui
fournissait l’image même d’une « structure » englobante, vision
du monde articulée à tous les niveaux, moyen d’exorciser les
lectures anachroniques de l’histoire positiviste : non, répondait
Lucien Febvre à Abel Lefranc, Rabelais n’a pu être le libre
penseur que vous rêvez, dans un monde où la religion forme
la trame de la vie collective?. Cette lecture totalisante (on n'ose
dire totalitaire) d'une structure mentale, pourrait-elle être
défendue aujourd’hui encore, alors même que l'essai de Lucien
Febvre, juste retour des choses, apparaît lui-même si histori-
quement daté ? Qui a découvert Rabelais, porte-parole d’une
culture populaire bien vivante encore, à travers l'œuvre de
M. Bakhtin}, comme à travers les essais de C. Ginzburg*, ou de
N. Davis, qui présentent un xvI° siècle parcouru de tensions,
de conflits, de contradictions, d’un échange dialectique vivant
encore et point à sens unique entre culture populaire et cul-
ture d'élite, ne peut accepter sans réserves la structure appau-
vrissante d’un Lucien Febvre qui n'avait vu qu'une face des
choses.
L'histoire des évolutions non perçues par les hommes
Il reste bien, si l’on passe de l’histoire, de la pensée claire, ou
des cultures, aux nouveaux chantiers de l’histoire des mentali-
L'histoire et la longue durée 87

tés, qui œuvrent dans le domaine des attitudes, des comporte-


ments, et de ce que certains appellent « l'inconscient collectif »
(Philippe Ariès), que le temps long s'impose sans conteste.
Il n’y a point ici de tourmentes, de ruptures ni même à pro-
prement parler d'événements au sens traditionnel, dans l’his-
toire de la famille, de l’amour, du couple, des attitudes à l'égard
de l'enfant, de la sociabilité collective ou de la mort, pour citer,
presque dans le désordre, les nouveaux chantiers ouverts. Phi-
lippe Ariès, l’un des découvreurs de cette histoire, tant en ce
qui concerne l'enfant et la famille que la mort, l'affirme avec
force, qui s'attache à ces évolutions secrètes dans la très longue
durée, inconscientes aussi car non perçues par les hommes qui
les vivent. L'image qu'il nous livre, notamment dans sa récente
histoire de la mort, est celle, non pas d’une histoire « immo-
bile» (encore qu'il ait gardé une place pour une histoire
substrat, « achronique », qui serait celle sans doute des sociétés
traditionnelles..), mais de larges pans d'histoire, succession de
structures ou de modèles de comportements, qui, plus qu'ils ne
se succèdent, se chevauchent et s'emboîtent comme les tuiles
d’un toit : de la mort « apprivoisée », achronique, qui est aussi
bien celle d’Ivan Illich que celle du preux Roland, à une pre-
mière prise de conscience du « scandale » de la mort indivi-
duelle, du Moyen Age à l’âge classique ; à son transfert sur la
mort de l’autre — l’objet aimé — à l’âge romantique, en atten-
dant le tabou sur la mort à l'époque contemporaine. C'est par
grands pans d'histoire où les mutations insensibles l’'emportent
de beaucoup sur ce qui se voit (le macabre de la fin du Moyen
Age, un épiphénomène ?), ou sur les tournants perceptibles (la
fin du xvirr° siècle) que se ferait le passage d’une structure à
l’autre!.
Pour représenter l’une des tentatives les plus systématiques et
les plus séduisantes de l’époque actuelle, la reconstruction
qu’'Ariès propose à partir des attitudes en face de la mort ou
de l'enfant n’est point isolée: les historiens de la famille,
autre thème cher aux enquêtes actuelles (mais la famille, l'en-
fant ou la mort, ne sont-ils point plusieurs visages d’une même
aventure ?), nous parlent également de ce modèle de longue
durée, cet European Pattern qui se serait mis en place en
Europe occidentale à la fin du xvr° siècle pour couvrir tout l’âge
classique, jusqu'à la fin du xvitI*, caractérisé par l'émergence
de la famille nucléaire, le mariage tardif, une forme de malthu-
sianisme spontané... avant Malthus. Une telle histoire tolère-t-elle
des « révolutions » ? La longue discussion sur les origines de la
contraception au xviri* siècle, rebondissant sur la notion contro-
versée de cette Sexual Revolution qu'E. Shorter situe alors,
amène à formuler un problème qu'il faudra bien reprendre.
88 \ MICHEL VOVELLE
h

J'aurais mauvaise grâce à partir en guerre contre cette histoire


des lents mouvements de la mentalité collective: n'ai-je pas
— modestement — prêché d'exemple en m'attachant à suivre à
partir d’une source iconographique privilégiée (les autels des
âmes du purgatoire dans le Midi français) les mutations de la
représentation de l'au-delà, de l'émergence des figurations du
purgatoire au xv° siècle à leur disparition au début du
xx° siècle : une aventure qui ne peut s’envisager que sur une
plage de très longue durée! . Cet exemple de recherche est loin
aujourd'hui d’être isolé, mais invite peut-être à s'interroger sur
le triomphe actuel du temps long, dans une autre perspective.
Nous en avons fait jusqu'alors la conséquence de l'extension
du champ de la recherche, et de la prospection de nouveaux
territoires, où les normes traditionnelles de mesure du temps
historique deviennent inadéquates : cette explication, pour être
fondamentale, n’en demande pas moins à être approfondie.

L'EXPLICATION TECHNIQUE :
UNE NOUVELLE CONCEPTION DES SOURCES

Cette modification du temps, ou des temps de l’histoire, ne


serait-elle, à tout prendre, que le produit d'un changement dans
la notion même de source historique ? Sans qu'il soit nécessaire
de rappeler que chaque époque se donne les sources qui
répondent à ses besoins, cette question préalable ne peut être
écartée sans examen : elle permet en tout cas — après avoir
balayé le champ des différentes histoires — d'apprécier de façon
plus synthétique à quel niveau se situe le changement.
On pourrait dire, jouant la naïveté, que l'émergence de la longue
dnrée est à la fois le fruit de la découverte et de l’expérimenta-
tion de nouvelles sources, et la rançon des difficultés rencontrées
dans la prospection de domaines où le silence des documents
contraint à une chronologie plus ample : deux affirmations, l’une
optimiste, l’autre moins, qui ne sont contradictoires qu'en
apparence.
Il est vrai que, dans la première voie, nous disposons aujour-
d'hui de séries de très longue durée dont on n'aurait pas rêvé
voici peu : si blasé qu'on puisse devenir, on reste admiratif à
suivre chez P. Laslett la courbe continue sur plus de quatre
siècles — de 1550 à nos jours — de l'illégitimité en Angleterre:
un indicateur, qui n’a rien d’anecdotique, des attitudes fami-
liales?, Sautant du coq à l'âne, les courbes des variations clima-
tiques, celles, devenues déjà plus habituelles, de la démographie,
comme des prix ou de la production, nous confrontent désor-
mais à tout un éventail de courbes qui touchent aux aspects les
plus variés de l’aventure humaine.
L'histoire et la longue durée 89

À l'origine de cette révolution s'inscrit sans doute l'émergence


des nouvelles sources du quotidien, du banal, de ce qui touche
à la vie des masses anonymes dans sa continuité. Les mer-
curiales des prix du grain, et les séries de l'état civil ancien —
baptêmes, mariages, sépultures — ont été les premières exploi-
tées et ont fourni les principes et comme la philosophie de
cette histoire sérielle d'aujourd'hui. Mais la plongée qu'elles
autorisaient dans le passé demeurait limitée par des servitudes
techniques : sauf exceptions appréciées, le xvI° siècle représen-
tait une frontière en deçà de laquelle il était quasi impossible
de remonter dans la plupart des domaines, le XvIIT* en figurait
une autre, qui introduisait par paliers à la modernité, entre ce
premier tiers à partir duquel les registres paroissiaux deviennent
généralement fiables en tous lieux, et le premier tiers du
xIx* siècle qui voit se généraliser la démarche statistique dans
les domaines les plus variés. À partir de ces sources, un effort
à la fois de sophistication et de banalisation a eu lieu. Les fronts
pionniers de l’histoire sociale ont découvert de nouvelles séries
de très longue durée : ainsi, la valorisation de la source nota-
riale dans la profusion de ses apports — contrats, baux, testa-
ments, inventaires — me semble bien être une-de ces procé-
dures qui ne paraissent évidentes qu'après coup, et qui ont le
plus fait pour abolir les frontières traditionnelles : du xI° au
XIIe siècle, ou à tout le moins du xIV*, où la pratique sociale
connaît sa première diffusion, jusqu’à la fin du xvirI* siècle et,
pourquoi pas, à l'époque contemporaine, le testament, par
exemple, fournit un support formel homogène à l'étude des
comportements sociaux et mentaux devant la mort. Entre l’his-
torien moderniste et le médiéviste, une barrière d’incompréhen-
sion obstinée est tombée : ils ont l'impression, mais plus que
l'impression sans doute, de traiter d’un même objet.
L’écrit n’est plus le seul document historique
Cette découverte de sources écrites nouvelles organisables en
séries dans la très longue durée, fruit de la valorisation des
masses dormantes des documents anonymes, autrefois insigni-
fiants, est à la fois essentielle et limitée. On pourrait en donner
maints exemples : le document fiscal permet ainsi, jusqu’au
cœur du Moyen Age, de suppléer parfois à l'absence d'état civil
ancien (des dénombrements de feux aux cadastres — voyez en
Provence ou en Italie), de même que les archives judiciaires
«banales » des juridictions laïques ou ecclésiastiques vont per-
mettre régressivement de tracer la longue courbe de la dialec-
tique entre répression et contestation. Mais les limites existent,
et on les connaît bien: la valorisation tous azimuts du docu-
ment hier considéré comme insignifiant s'arrête au moment
où il n'y a plus de document écrit.
90 MICHEL VOVELLE
Û

La relève est assurée par ces sources différentes, dont la nature


même impose une lecture plus ample : l'écrit perd son privilège,
alors même que se mettent en vedette l'archéologie, le document
iconographique, voire l'enquête orale dans le cadre d’une ethno-
logie historique. Toute une partie des chantiers actuels, de la
civilisation matérielle aux différents domaines de la culture ou
des mentalités populaires, s'inscrivent ainsi comme une tenta-
tive obstinée pour tricher avec le silence des sources, à partir
de moyens que l’on aurait hier jugé détournés. L’archéologie de
la maison ou de l'habitat introduit à la civilisation matérielle,
des séries iconographiques introduisent à l’histoire des menta-
lités. L'inventaire, puis l'analyse du mobilier religieux à l'inté-
rieur de l'espace sacré de l’église, ou plus largement de la
paroisse, constitue ainsi, du Moyen Age à l’époque moderne et
contemporaine, un support à l'analyse des visages successifs de
la religion populaire.

L’inventaire des ex-voto, un document riche d'informations


Sans vouloir multiplier les exemples, choisissons, si l’on veut
bien, celui des ex-voto, actuellement en cours d'inventaire dans
tout l’espace français... et ailleurs! . Une série de longue durée:
dans le Midi, les plus anciens ex-voto figurés remontent au
xvI* siècle... les plus récents sont d'aujourd'hui, là où l’anonyme
plaque votive de marbre n’a pas supplanté la technique tradi-
tionnelle. Voilà une source riche et pauvre tout à la fois. Elle
est riche dans la multiplicité de ses exploitations virtuelles — de
l’histoire de la civilisation matérielle ou du costume à celle de
la maladie et de la mort, à celle des attitudes familiales, à celle
du sentiment religieux perçu par le biais du miracle obtenu, de
la grâce reçue. Mais ce document est pauvre : le plus souvent
difficile à dater, sinon par larges tranches chronologiques, inscri-
vant avec inertie ses figurations dans la très longue durée des
représentations qui changent peu. Telles sources privilégient la
continuité, et inscrivent avec retard la novation : ainsi de même
l'imagerie populaire reproduit-elle avec retard tout au long de
l’âge classique... (voire au xix° siècle) la silhouette statique du
saint «en représentation» des retables médiévaux. du
xv° siècle. Un temps assourdi, feutré, sans ruptures ni décro-
chements brusques: telle est l'impression sur laquelle nous
laisse plus d’une de ces séries; et non point seulement par
imprécision ou parce qu'il leur manque la netteté que donne
la transcription écrite : mais en reflet plus direct d’évolutions
lentes, qui s'inscrivent objectivement dans un temps ralenti. La
stabilité des objets, dans la civilisation traditionnelle — celle de
la maison ou du mobilier — confirme en écho celle que sug-
gèrent les représentations de l’iconographie. Ce qui vaut pour
L'histoire et la longue durée 91

le document figuré vaut, a fortiori, pour l'oral : c'est un temps


bien particulier que font resurgir ceux qui, comme Philippe
Joutard’, ont entrepris à partir de l'enquête directe, à la
manière des ethnologues, de restituer les éléments de la
mémoire collective, sur un thème donné : chez Joutard le sou-
venir de l'affrontement de la guerre des Camisards. Mémoire
appauvrissante, mais créatrice en même temps, assimilant par-
fois dans un même souvenir des événements divers, mais
susceptible aussi d'enrichir un souvenir de stratifications suc-
cessives au contact de la culture écrite. Pourtant l'enquête orale
peut mettre ainsi l'historien en contact avec le temps du folklo-
riste ou de l’ethnographe, qu'il ne refuse plus de prendre en
compte, comme hétérogène à l’objet de sa recherche, mais avec
le souci de mettre le sceau de l’histoire, en datant le plus pré-
cisément possible ce qui demeure dans une intemporalité irri-
tante, sur cette durée si essentielle à la. compréhension des
civilisations traditionnelles. |
On reste, à l'issue de ces lectures du temps que dicte la diver-
sification des sources, sur une impression ambiguë. Plus encore
que la difficulté technique d’une datation fine, pour la majeure
partie des masses qui ont fait l’histoire, et pour une part impor-
tante de ce qui a fait leur vie; on a l'impression d’avoir saisi
des rythmes, et comme des respirations différentes. On
comprend mieux qu'une partie de l’historiographie française, à
partir de P. Chaunu et de F. Braudel, ait eu la tentation de sub-
stituer à l'expression d’histoire quantitative — trop « économi-
que » sans doute — la notion plus accueillante d'histoire sérielle,
qui suppose l’organisation dans le temps des images successives
fournies par un même indicateur, mais point obligatoirement
mesurables dans leur intensité : séries des visions de ja famille
dans les demandes de dispenses de bans ; des visions du miracle
d’après les ex-voto ; de l'au-delà d’après les retables du purga-
toire ; des gestes du refus ou de la répression d’après les procé-
dures judiciaires — un idéal qui, sans rejeter la quantification,
s'ouvre aux domaines nouveaux de l'histoire des mentalités, en
permettant d’en suivre l'aventure dans la longue durée.
Au travers de cette jurisprudence nouvelle, serait-ce une nou-
velle lecture des temps de l’histoire qui se mettrait en place ?

LES TEMPS DE LA LONGUE DUREE

Il sera commode, pour apprécier cette remise en cause des


temps de l’histoire, de partir du repoussoir traditionnel: le
femps court de l'événement d’histoire-politique-ou-bataille tra-
ditionnel : 1610 ou 1815... Celui-là, il va de soi (mais est-ce bien
assuré ?) que plus personne n’en veut. Il ne concerne qu'une
92 MICHEL VOVELLE
L

petite croûte superficielle de l’histoire des hommes: la vraie


histoire, comme la vraie vie, est ailleurs. Soit. Sur l’enchaîne-
ment pauvre des événements historiques avec leurs causalités
linéaires, l’histoire économique a eu l'immense mérite de super-
poser cette modulation à trois niveaux — temps court de la crise,
moyen de l’intercycle, long du mouvement de longue durée. Elle
est opératoire dans son domaine ; mais la question que suggérait
Braudel voici vingt ans : peut-on espérer transposer ce modèle
d'emboîtement des temps aux autres domaines historiques — à
commencer par l’histoire sociale. —, n’a point reçu de réponse
nette. Ou plutôt si; au moins de fait : il semble bien, que pour
les praticiens des histoires lentes, ce schéma, trop mécanique,
soit de peu d'utilité.
Les différents temps de l’histoire sont entrelacés
Il semble donc que l’on se soit engagé dans la voie d’une multi-
plication des temps, en attendant cet « entrelacement » des
temps historiques dont parle Althusser. Temps de l’histoire
économique, temps de l’histoire sociale, temps de l’histoire
des structures mentales : inégalement rapides. Lorsque
E. Labrousse parlait de l’histoire des résistances au change-
ment, à découvrir dans le domaine des mentalités, il supposait
implicitement ces rythmes différents, tout en conservant un flux
unique progressivement assourdi, de l'influx initial, d'ordre
matériel, ou infrastructurel, aux structures sociales conserva-
trices pour finir dans les prisons de longue durée du mental...
Cette lecture, référence trop explicite encore à la dialectique
marxiste des infra- et des superstructures, n’est plus à la mode
dans le cadre d'une historiographie dominante, où l'on sourit à
la seule idée de tomber, comme le disent nos amis américains,
dans le Vulgar Marxism. On préférera à la limite revenir — sans
toujours l’expliciter — à une lecture à peine moins simplette,
celle de la dialectique entre le temps des masses populaires —
immobile ou presque — et celui des « élites » : nerveux, chan-
geant, créateur ; une croûte sans doute superficielle, mais une
bonne croûte, celle du pain qui lève et de l’histoire qui bouge. On
pourrait dire qu’une bonne partie de l’école actuelle des Annales
en France reflète cette tension ou peut-être simplement ce par-
tage des rôles: aux uns (F. Furet, D. Richet), la mobilité du
temps des élites, aux autres (E. Le Roy Ladurie), les immobilités
de l’histoire ethnographique.
Mais c'est peu de dire que les temps se sont multipliés: ils se
chevauchent, autre aspect de cet entrelacement dont nous par-
lions. Voyez chez Philippe Ariès, dans son «Histoire de la
mort », dans un même domaine se stratifient des durées diffé-
rentes, comme nous l'avons dit, en tuiles de toit; le temps
L'histoire et la longue durée 93

immobile, « achronique », de la mort apprivoisée, accueillie des


anciennes sociétés n'est pas révolu, il s’en faut, et l’on peut le
voir resurgir au détour d’une expérience quotidienne. Mais les
autres attitudes historiquement enracinées — prise de
conscience égoïste de la « mort de moi », ou sa sublimation sur
la personne de l’objet aimé (mort de toi), en attendant le
moderne tabou sur les morts : tout cela s’enchevêtre suivant des
paramètres géographiques, confessionnels, sociaux... individuels.
Dans le droit fil de ces lectures, se profile l’idée de l’indépen-
dance des temps de l’histoire! « symphonique » où ces diffé-
rents rythmes enfin déchiffrés s'entremêleraient en un tout
cohérent ou, au contraire, se heurte:aient dans leurs diver-
gences: et ce serait bien cela peut-être la « conjoncture »,
reformulée en termes qui débordent évidemment l’étroit
domaine économique.

Un inconscient collectif autonome moteur de l’histoire?


Cet espoir est-il encore de règle pour beaucoup de nos histo-
riens actuels ? On dira que je fais un sort à Philippe Ariès, au
contact de qui se situe mon domaine de recherches, et qui
mérite à coup sûr cet intérêt par la nouveauté et la représen-
tativité de ses démarches. À coup sûr pour lui, une histoire de
longue durée, aussi essentielle que celle des attitudes collec-
tives devant la mort, se meut dans une réelle autonomie: à
l'égard des pressions de la démographie, des structures comme
des représentations sociales, et même plus curieusement encore
des mises en forme idéologiques — religieuses ou philoso-
phiques : c'est dans l'autonomie d’un « inconscient collectif »
müû par sa propre dialectique interne qu'Ariès suit les glisse-
ments de longue durée, qui donnent au phénomène sa respi-
ration propre.
Philippe Ariès, cas extrême et original ? Je ne le crois pas. Il
a le grand mérite d'exprimer en clair ce qui reste souvent infor-
mulé ailleurs. Mais on ne serait pas en peine de trouver —
ainsi dans le domaine, actuellement si prospecté, des historiens
de la famille — une lecture somme toute voisine. Et l’ethno-
nologie historique comme l’histoire de la civilisation matérielle,
qui peinent à introduire dans leur durée une respiration histo-
rique fine, sont bien tentées d'en conclure à l'existence d'un
temps très long, et sans doute spécifique...
On voit où tout cela conduit, et que nous résumerons en deux
thèmes, d’ailleurs liés. À la limite, d'abord, à l’histoire, cette
fois-ci carrément immobile ; ensuite à la remise en cause de
la notion de changement et de mutation brusque en histoire:
en un mot, de l'idée de révolution.
La première perspective (nous ne dirons pas le premier dan-
94 MICHEL VOVELLE
ù

ger) n'avait pas échappé à Fernand Braudel, écrivant, il est


vrai, au moment où la pression conquérante des sciences
humaines se faisait la plus forte : et l’on peut laisser à Pierre
Vilar, qui a vécu cette étape, le soin d'évoquer avec un très
discret humour ce débat intérieur. « Braudel voudrait bien se
» laisser séduire. Ces nouveautés vont dans son sens, le sens de
» la résistance au changement. Mais il aime son métier. Temps
» long, l’historien veut bien. Plus de temps du tout, il n'aurait
» qu'à disparaître..! » Sauvé par un réflexe quasi moral, pour
ne point dire corporatif, Braudel aurait-il exorcisé définitive-
ment l’idée d’un temps immobile, dont l'expression se rencontre
sous sa plume? Il ne le semble pas, à voir le parti qu’en tire
E. Le Roy Ladurie dans son brillant discours programme d’en-
trée au Collège de France (1975) sous le titre de « l'Histoire
immobile ». Ne faisons pas dire à l'historien du Languedoc plus
ou autre chose que ce qu’il a voulu dire : son histoire n'est point
figée définitivement. Il y a de longues plages d’immobilité : du
xIVe siècle, peut-être, au début du xvirie, vers 1720 sans doute,
mais ensuite les choses changent, et les indicateurs suivis —
maîtrise du sol, habitat, production, démographie, outillage
matériel et mental — décollent et se mobilisent incontestable-
ment. Puis, à l’intérieur de la très longue quasi-stabilité pluri-
séculaire, que d’oscillations, parfois lentes, souvent convulsives,
autour de la moyenne : qu'il s'agisse du flux des hommes, des
dimensions de la famille ou des flambées des révoltes popu-
laires. Maïs il reste que si Le Roy Ladurie adapte ainsi la notion
de « structure » braudelienne, « sans doute un assemblage, une
» architecture mais plus encore une réalité que le temps use
» mal et véhicule très lentement », un compromis qui sauve in
extremis le mouvement de l’histoire, il n’est point tout à fait
le maître d’un jeu où d’autres vont plus loin.
Y a-t-il, s'était déjà demandé Braudel à partir de la réflexion
ethnographique, des invariants historiques, de ces traits élémen-
taires du comportement qui se perpétuent dans une si longue
durée (voyez par exemple le tabou sur l'inceste.) qu'ils s'en
perdent dans une intemporalité réelle, ou dans des origines
si lointaines que c’est tout comme ? Et de risquer provocatoi-
rement des néologismes pour exprimer ces données: « gus-
tèmes », « mythèmes »… Les mythèmes, on a bien l'impression
qu'ils existent, et qu'on les a rencontrés, lorsqu'on se laisse
conduire par tel de nos anthropologues historiques, comme
Claude Gaignebet dans son essai sur « le Carnaval? » : structure
d'inversion, ressort caché des saturnales populaires, de la pré-
histoire à nos jours, réemployant ou redécouvrant au service
de la même démarche cathartique des gestes, des images et des
attitudes vieux comme le monde, ou du moins comme cette
L'histoire et la longue durée 95

ancienne religion préchrétienne des paganismes agraires. Cha-


rivari, fête de fous, Valentin et ourson, danseurs dérisoires
des soufflaculs nous entraînent ainsi dans une farandole jus-
qu'aux origines. et au-delà! Voire, aurait dit Rabelais. Ces
gestes ou ces mythes en miettes, véhiculés par les siècles jus-
qu'au discours des folkloristes — mais souvent en quel état!
— proposent-ils les clefs les plus secrètes des comportements,
ou des structures formelles vidées de sens et de contenu réel ?
Laissons les modernes Panurge s’escrimer à déchiffrer ces
paroles ou ces gestes figés dans les glaces antédiluviennes de
l’île sonnante : faisons-en notre profit à l'occasion. Si au bout
du voyage ils arrivent à voir, comme Panurge, «le trou de la
Sibylle », grand bien leur fasse !
Le rejet de l'événement
Le complément, et surtout le revers de cette plongée à la
recherche des origines ou des constantes c'est, nous l'avons
annoncé, la remise en cause non seulement de l'événement bête
et méchant, mais de tout changement brusque, de toute « muta-
tion » à chaud (d'un terme que Braudel conteste sans doute
justement). De ces structures si bien closes et fagotées, on ne
sait plus très bien comment sortir: et cette nouvelle histoire
risque d'être aussi empêtrée par le mouvement que l’autre
l'était par les lourdeurs. Etant admis que le thème « une crise,
» une révolution » renvoie à une lecture mécaniste de la cau-
salité historique (mais cette lecture mécaniste n'était point
celle d’un Labrousse, qui faisait remarquer avec une feinte
naïveté que, s’il y a des crises décennales, il n'y a pas de
révolutions décennales), il est devenu tentant, pour une histo-
riographie qui ne fait point le départ entre marxisme « vul-
gaire » et marxisme tout court, de se débarrasser définitive-
ment, dans l’eau du bain, de l'encombrant poupard de la
Révolution.
Lors d’un récent colloque sur les origines de la Révolution
française! , on a pu par moment se demander, à partir de cer-
taines interventions, si elle avait vraiment existé. La Révolu-
tion ? Un mythe, et dans sa lecture traditionnelle de coupure
majeure de l’histoire moderne, cassant en deux les destinées
nationales, un « héritage idéologique » (F. Furet) : à lire F. Furet,
D. Richet et leurs élèves (G. Chaussinand-Nogaret) qui ont déve-
loppé les nouvelles lectures du fait révolutionnaire, la vraie
Révolution des Lumières, la formation d’une «élite» homo-
gène associant nobles et bourgeois dans l'entreprise à peine
commençante de la modernisation, est déjà faite avant 1789 : et
l'événement lui-même ne fait que troubler les saines perspec-
tives de l’histoire telle qu'elle aurait dû être par l’intrusion
incongrue et passéiste des masses populaires, porteuses d’une
96 MICHEL VOVELLE

idéologie dépassée. Les destinées de la société française s’en


trouvent infléchies (un ballon d'oxygène de plus d’un siècle
pour le petit paysan français.) et, par là même, l'événement
ou l’intrusion du temps court, s’il n’est pas futile, détonne
plutôt sur le droit fil d'une histoire telle qu'elle aurait dû être :
c'est le sens d’une lecture comme celle du « dérapage» de la
Révolution française, proposée par F. Furet et D. Richet, et qui
souleva les polémiques voici quinze ans.
Ne ranimons pas les braises: il ne manque point d’autres
exemples moins polémiques et par là moins suspects. Voyez,
pour viser délibérément au massif, une coupure comme la peste
noire de 1348. Il était entendu, dans une lecture traditionnelle,
qu’elle coupait bien le Moyen Age en deux pans, ascendant puis
déclinant jusqu’au cœur du xv° siècle. Et finalement, une his-
toire qui n'est pas ancienne, et qui fut méthodologiquement en
pointe, a valorisé la coupure de l’'événement-traumatisme : Mil-
lard Meiss analysant la peinture florentine et siennoise au
milieu du xIV° y distinguait avec finesse les stigmates du trau-
matisme reçu dans le mental collectif!. Depuis lors, et sans
entrer dans le détail, on sait qu’on a, somme toute, rétrogradé
la peste noire. Le tournant véritable se situe avant (1315 par-
fois, ou même la fin du xirI°), ce n’est pas elle qui casse la
démographie, mais bien la récurrence rapprochée des pestes
ultérieures ; en Italie, et parfois même ailleurs, la récupération
démographique est vive et la grande dépression de la fin du
Moyen Age n'existe pas. Mais voici qu'à force de précisions
et de nuances la peste noire n'existe plus : elle est comme esca-
motée chez Philippe Ariès qui n'admet pas ces ruptures
brusques dans un modèle de très longue durée, et se débrouille
comme il le peut — à mon avis plutôt mai que bien (voyez
« Huizinga et le thème macabre», puis «l'Homme devant la
» mort »2) — pour assumer l’incongruité du macabre au déclin
du Moyen Age.

Ne convient-il pas, non pas de redécouvrir l'événement, mais


de définir, en histoire, une nouvelle dialectique du temps court
et du temps long ?

UNE NOUVELLE DIALECTIQUE DU TEMPS COURT


ET DU TEMPS LONG

Force est bien de constater que les voies de la découverte his-


torique aujourd’hui ne passent pas uniquement par les voies du
temps long, il s'en faut. Parallèlement, émerge avec insistance
une interrogation sur le changement sous ses formes brutales
ou graduées : si l'on tente, sur ce plan aussi, de sérier les
L'histoire et la longue durée 97

étapes, il sera commode de partir du rôle nouveau qui se voit,


en plus d'un lieu, attribué à l'événement.
Lorsque M. Crubellier, en 1965, introduisait dans le colloque
d'histoire sociale de Saint-Cloud une apologie pour l'événement.
c'était, pourrait-on dire, en forçant le trait, un plaidoyer en
défense pour une cause perdue!. Lorsque, dix ans plus tard,
Pierre Nora, dans l'ouvrage collectif « Faire de l’histoire »,
annonce le « retour de l'événement », c'est pour enregistrer, en
historien du présent, la violence et la prégnance du fait ponctuel
qui s'impose sans discussion, hypertrophié sans doute par
l'emphase que les média font porter sur lui, mais parfaite
illustration de la puissance de l’idée force qui se transforme en
réalité matérielle lorsqu'elle pénètre dans les masses, selon la
réflexion célèbre de Marx?. La « réhabilitation » de Pierre Nora,
pour convaincante qu'elle soit, risque de demeurer ambiguë,
dans une certaine perspective. Prise superficiellement, dans une
lecture étriquée, on pourrait y voir une des variations sur le
vieux thème de l'accélération de l’histoire: à une époque
contemporaine — il suffit d'en fixer le point de départ —, la
mobilité, la nervosité qui s'inscrit en événements, aux périodes
antérieures, les longues plages d’immobilité ou d'évolution
lente. À ce niveau pourrait s'opérer un compromis, aussi bien
avec l'historien de l’histoire immobile (E. Le Roy Ladurie:
l’histoire commence à bouger vers 1720, après quatre siècles
d'oscillations autour d’un niveau quasi constant) qu'avec
l’ethnologue : pour Varagnac, comme pour les folkloristes, la
société traditionnelle, quasi monolithique, se destructure à une
date récente : 1870 ou 1914-1918, peu importe, dates repères, à
partir desquelles s'affirme la débâcle d'un très ancien système.
Une enquête dans la France de l'Ouest
Je crois qu'il faut aller au-delà de cette étape, importante déià:
car on peut constater que, loin que l'événement, ou (pour éviter
toute équivoque) la mutation brusque, soit un privilège de
l'époque très contemporaine, toute une série des recherches
des vingt dernières années ont été polarisées par la dialectique
du temps court et du temps long, les jeux de l'événement et de
la longue durée. Quelques exemples s'imposent, qui illustrent
es différentes procédures par lesquelles cette histoire problé-
matique a opéré, cherchant souvent dans une enquête régres-
sive la réponse à ses questions. De la structure à l'événement,
en passant par la longue durée : c’est la thèse de Paul Bois sur
les « Paysans de l'Ouest »; de l'événement à la longue durée
par les voies de l’histoire régressive : c'est ce qu'on peut ren-
contrer aussi bien dans la démarche de M. Agulhon que dans
mes recherches — qu'il s'agisse de la mort ou de la fête. —.
L'œuvre de Paul Bois, parue en 1960, et dont l'importance
98 MICHEL VOVELLE
+

méthodologique n’a fait que s'affirmer depuis lors, ouvre une


voie et présente une démonstration quasi exemplaire. P. Bois part,
très classiquement en apparence, du tableau d’un département
de la France de l'Ouest, la Sarthe, à la fin du xix° siècle. La
situation qu'il y rencontre n'a rien d’inédit : elle reflète, à partir
des idées reçues du célèbre « Tableau de la France de l'Ouest »
d'A. Siegfried! , les traits du temps court du sociologue qui est
en même temps le temps très long: entendons ces réalités
structurales tenues pour héritages de longue durée, voire
déterminismes sans âge : le bocage, l'habitat dispersé, la double
domination de l'église et du château. L'enquête démontre très
vite à l’auteur que cette histoire n'est immobile qu'en appa-
rence.
Une frontière existe, qui coupe en deux cette paysannerie —
blanche ou chouanne à l'Ouest, républicaine à l'Est. À cette fron-
tière, les tests énumérés plus haut — le bocage, le curé, not’
maître. — n'offrent aucune explication valable sur le terrain:
l’auteur la cherche dans l’histoire, remontant jusqu'à l'épisode
précis où s'est faite la cassure, c’est-à-dire sous la Révolution
française ; deux paysanneries différentes dans leurs structures,
et surtout dans leur dynamisme et leur agressivité ont figé alors
durablement leurs options collectives. On sent, même à partir
de ce trop bref résumé, en quoi cette expérimentation exem-
plaire est porteuse d’un message riche et ambigu : elle justifie
d'un côté l'enquête de longue durée, la plongée dans le passé
plus que séculaire d’où sont transmis les traits d’un compor-
tement qui perdure, avec une réelle inertie, jusqu'à nos jours,
alors même que les conditions initiales ont disparu. Une pièce
de poids au dossier de l’«inertie des structures mentales ».
Mais, inversement, ou complémentairement, le temps court
reprend toute son importance: il est celui du traumatisme
initial, de la rupture proprement révolutionnaire à partir de
laquelle, pour longtemps, les uns sont devenus chouans, les
autres jacobins, séparés par une frontière que nos cartes élec-
torales actuelles pérennisent. Temps court, ou temps long ? Cet
arbitrage qui n’est pas un compromis bourgeois, situant l’un
et l’autre à sa place, exorcise au moins l’une des formes de la
très longue durée : celle des vieux déterminismes intemporels,
pour privilégier ce que nous appellerons avec P. Vilar le temps
« moyennement long »: une expression qui ne prétend pas à
l'élégance, mais exprime peut-être cette durée où l'historien se
retrouve, à coup sûr, mieux.
De l'événement à la longue durée
Il manquait sans doute à P. Bois d'avoir donné la réponse à
l'une des interrogations que sa recherche soulève : celle des
modalités mêmes par lesquelles s'effectue la transmission des
L'histoire et la longue durée 99

attitudes, pour ne point dire du message. Nous lisons chez lui


le point d'aboutissement, nous remontons au point de départ:
entre les deux se situe, autre problème, le travail de la mémoire
collective, consciente ou non. Philippe Joutard, en entreprenant
de suivre, tant dans les traces de l'écrit que par enquête orale
directe aujourd’hui, les avatars d’un souvenir enraciné — autre
événement traumatisant puisque c'est la guerre des Camisards
en Cévennes! — aborde si l’on veut par un autre bout une pro-
blématique identique, en retournant les données (il sait d’où il
part) et les procédures d'analyse : mais on revient bien à tenter
de soupeser dans la durée le poids d’un événement qui a
exprimé un tournant essentiel. Paul Bois partait d'une struc-
ture, et rencontrait l'événement: sans qu'il y ait en rien
contradiction, d’autres partent de l'événement. pour redécou-
vrir une structure. Maurice Agulhon, dans l’ensemble très arti-
culé de ses recherches sur la Provence orientale, partait
apparemment du fait ponctuel du soulèvement provençal du
Midi, en 1851, pour la défense de la République : ou, si l’on veut,
de l'émergence inattendue de cette province du Midi « rouge »
— désormais durablement — en contrepoint du Midi « blanc »
de la première moitié du x1x° siècle. Une enquête sociologique
approfondie dans la société de ces villages urbanisés, dont
nous ne retenons, pour faire simple, qu'un aspect, l'amène à
remonter des « chambrées » — sociétés secrètes républicaines
— aux structures de la sociabilité qu'il va rechercher sous
l'Ancien Régime : en passant par les clubs révolutionnaires de
la première République, pour découvrir au xviIit* siècle la
densité des formes d'associations masculines, dont les confré-
ries de Pénitents ne sont que l'expression la plus spectaculaire.
Mais cette structure formelle stable, en fait, couvre une mobi-
lité réelle puisque l’auteur, dans son œuvre maîtresse, « Péni-
tents et Francs-Maçons », a démontré comment, dans la seconde
partie du xviri*, les élites provençales avaient déserté les
confréries pour se retrouver dans les loges maçonniques, plus
adaptées à leurs aspirations nouvelles. La dialectique du temps
court et du temps long s'affirme ici particulièrement riche, qui
à partir d’une plongée régressive dans la (moyennement) longue
durée fait redécouvrir une évolution lente ; l’invariant, ici, étant
peut-être ce trait de « sociabilité », auquel l’auteur donne à la
fois son importance et ses limites de support formel de l’his-
toire qui bouge}.
La procédure que j'ai appliquée à l'analyse du phénomène de
déchristianisation, de l’âge classique à la Révolution française,
ne procède pas d’une autre visée. Le fait ponctuel initial est
la spectaculaire flambée déchristianisatrice de l’an II analysée
et cartographiée dans ses principaux traits dans tout le quart
100 MICHEL VOVELLE

sud-est de la France : type même de l'événement non seulement


« pathétique »… mais scandaleux, au point même que toute une
historiographie a voulu ignorer cette bavure de l'histoire. Ne
trouvant pas dans les déterminnismes du temps court révolu-
tionnaire — politique générale, initiatives locales des représen-
tants en mission ou des clubs — l'explication suffisante d'une
carte contrastée, et structurée, c'est dans la durée d’un siècle
des Lumière largement taillé que j'ai suivi à partir d'un indica-
teur précieux et riche — des milliers de testaments proven-
çaux — l'apogée puis la destructuration et finalement la débâcle
du svstème de la pratique et de la religiosité « baroque» dans
le Midi français, et pris sur le fait ce tournant qui, vers 1750,
a affecté, à partir des comportements devant la mort, la sen-
sibilité collective! . Le modèle expérimenté en Provence se révèle
opératoire: il lui manquait la confirmation d'une confrontation
avec d’autres sites : c'est chose faite avec «la Mort à Paris »,
fruit des recherches de Pierre Chaunu et de son équipe?. Puis,
saisissant le système des pompes baroques à son apogée — vers
1680 —, nous n’en avions suivi que la courbe descendante:
l'enquête parisienne va plus loin en montrant comme il se met
en place, de la seconde moitié du xVI* au cœur du xvir° siècle.
La notion de structure, telle que la manient ainsi sur le terrain
les historiens sociaux et des mentalités, en perd toute rigidité
et tout monolithisme : exprimant une rencontre de traits, sans
doute qui s'organisent en un système cohérent, mais dans le
cadre d’un équilibre sans cesse remis en question et d'une
respiration qui est celle de l’histoire.
La mutation existe-t-elle en histoire?
Je craindrais de paraître céder à quelque complaisance en
développant à partir de mes recherches une autre illustration
de cette procédure dialectique qui unit le temps court et le
temps long: mais c'est bien, somme toute, une curiosité sem-
blable qui a fait analyser «les Métamorphoses de la fête en
» Provence de 1750 à 1820? », soit, pour traduire.en clair, la
rencontre d’un système festif établi, populaire, profus et vivant,
« folklorique » avant la lettre, et de la fête révolutionnaire,
nationale, civique, répondant à un tout autre codage. Entre
les deux, y a-t-il eu contamination, coexistence ou rejet mutuel ?
Le bilan est nuancé : la fête révolutionnaire donne en particulier,
localement, une chance à un héritage festif ancien et refoulé,
la fête carnavalesque, qui domine les grandes mascarades de
l’an II. Ma conclusion ne s'oppose point, il s’en faut, à celle de
Mona Ozouf, dans son ouvrage sur « la Fête révolutionnaire » :
les liturgies révolutionnaires, carrefour du passé et de l'avenir,
voient l'émergence et l’expérimentation d’un nouveau sacré,
celui qui dominera les formes de religiosité civique et patrio-
L'histoire et la longue durée 101

tique du x1x* siècle. On ne peut, à ce point de l'argumentation,


éviter l’objection qu'avec nuances F. Braudel avait prévue dans
son article de référence : va pour la mutation brusque, l’événe-
ment explosif, mais est-il véritablement créateur? Ne se
contente-tl pas de sanctionner et d'exprimer, au besoin en
termes exacerbés, le bilan d'une évolution sourde et de longue
durée ? Un essai comme celui de Mona Ozouf, sur un point
précis, répond partiellement à la question. Y a-til, en appa-
rence, phénomène plus incongru, « sans passé » et « sans ave-
nir », tel l’Etre Suprême de la chanson, que la fête révolution-
naire ? Et cependant, la voici porteuse d'avenir, expression
privilégiée et dense de tout un discours idéologique. Au-delà de
l'événement catalyseur, ou simplement écho, y a-t-il, à chaud,
une créativité de l'instant ? Revient pour moi l'écho, plus
qu'académique, du débat qui m'opposa à À. Soboul lorsque je
présentai les premiers résultats de mon approche sur la déchris-
tianisation du xvi11° siècle, de longue durée : et l'historien du
jacobinisme de m'objecter les exemples de créativité à chaud
de la religiosité révolutionnaire : saintes patriotes, martyrs de
la liberté, litanies du cœur de Marat, toutes manifestations
qui, même sans lendemain, valent plus que comme les curio-
sités d’un instant. Qui avait raison ? Personne, bien sûr, n'avait
tort.
Mais, pour conclure provisoirement sur ce problème essentiel
de la dialectique du temps court et de la longue durée, qu'on
me permette, avant de refermer la porte sur mes chantiers fami-
liers, d'évoquer une vieille connaissance, l’histoire de la mort:
bon test, s’il en est, pour cette histoire de la longue durée; la
mort étant, soit dit sans trop d'humour grinçant, un invariant
idéal. Je crois toucher l’une des difficultés fondamentales du
problème, lorsque je m'irrite (amicalement — que l’auteur me
le pardonne!) à découvrir chez Philippe Ariès ces longues
plages d'évolution sans heurt, sans incident ; de même que le
macabre de la fin du Moyen Age a été, somme toute, escamoté,
nous n’aurons pas droit au frisson du baroque, entre 1580 et
1630, pas plus qu’au retour des idées noires et de la poésie des
tombeaux au crépuscule des Lumières ; quant au tournant tra-
gique de ce qu'on appelle par antiphrase la Belle époque, l’au-
teur a écrit un jour que le macabre y devient curiosité de
quelques artistes belges et allemands... Une curiosité, à l'époque
des symbolistes et décadents, de Huysmans, Munch, Ibsen,
D'Annunzio ou Thomas Mann... ! Je suis frappé pour ma part de
l'importance de ces grandes crises de sensibilité collective qui
ne sont point simples curiosités littéraires, et qui s’en viennent
rythmer rudement, paroxystiquement, les étapes d'une histoire
des sensibilités qui n’a rien d'’immobile. La mort n'est ici qu'un
102 MICHEL VOVELLE

exemple, ou qu'un élément dans un ensemble : dans une récente


synthèse (« The Prerevolutionary Sensibility »), j'ai posé la ques-
tion, d'apparence naïve : que s'est-il passé vers 1750 ? Question
très vieille (on dira que l’histoire littéraire classique y a
répondu depuis longtemps) et cependant renouvelée par toutes
les approches récentes de l’histoire sérielle ; voyez cette brassée
de courbes d’une variété réjouissante : illégitimité, conceptions
prénuptiales, délinquance, flux de la librairie, demandes de
messes ou ordinations… Dans la France des années 1760, point
seulement pour les élites, la vue du monde a changé. Comme
dans les cours d’acoustique de notre enfance, un rythme se
dessine, avec des nœuds et des ventres, des crises au sens le
plus large du terme, et qui ne sont point le résultat de l’accé-
lération contemporaine de l’histoire, pas plus qu'elles ne sont
l'écume superficielle d’une histoire pour l’ensemble immobile...
Il faut redéfinir, me semble-t-il, cette dialectique du temps
court et du temps long: un exercice sans plus de secrets pour
l'historien économiste (ou démographe), mais auquel le cher-
cheur dans les domaines de l’histoire sociale et des mentalités
doit faire face. Mais l’une des raisons du blocage — provisoire
sans doute — ne serait-elle point la difficulté, entre les différents
domaines, de retrouver la concordance des temps ?

AU FOND DU PROBLEME :
LA CONCORDANCE DES TEMPS

À vrai dire, je crois que dans peu de temps le problème de la


dialectique du temps court et du temps long apparaîtra dépassé,
et sans doute historiquement daté, Daté comme un certain
volontarisme jacobin peut-être, daté à coup sûr comme un cer-
tain « révisionnisme» bien de notre temps, qui a souhaité
exorciser l’image « vieillotte» (« héritage idéologique », selon
F. Furet) de la Révolution : il n’y aura pas compromis bour-
geois, mais dépassement dialectique. Au demeurant, si ce
dialogue doit apparaître sous peu comme un exercice de style,
il faut bien convenir, au vu des exemples que nous venons de
traiter, qu'il aura été stimulant, permettant de promouvoir tout
un autre niveau d’interrogations.
Il sera beaucoup plus difficile, me semble-t-il, de se mettre d’ac-
cord sur ce que j'intitule un peu facilement la « concordance »
des temps, c’est-à-dire, si l’on veut, selon l'expression d’Althus-
ser l’«entrelacement des temps ». Je me sens, comme Pierre
Vilar, pris à partie par la remarque d’Althusser à la fois assez
légèrement formulée et, sur le fond, pertinente sur les retards
de la réflexion des historiens « empiriques » : « Les historiens
» commencent à se poser des questions. Mais ils se contentent
L'histoire et la longue durée 103

» de constater qu'il y a des temps longs, moyens, courts et d’en


» noter les interférences comme produit de leurs rencontres
»et non comme produit du tout qui les commande : le mode
» de production..! »
La discrétion, sans doute coupable, des historiens et singulière-
ment de ceux qui se réclament du marxisme, vient peut-être de
ce que, dans l'explosion actuelle, tous azimuts, de fa science
historique (« de la cave au grenier »), on les a souvent enfermés
dans la prison (de longue durée!) de ce que l’on appelle un
marxisme vulgaire, où une dialectique mécanique relierait à
l'infrastructure des superstructures idéologiques, obéissant au
doigt et à l'œil. Cette lecture, aisée à réfuter à mesure que la
découverte des nouveaux champs complexifie les temps de
l'histoire, est facilitée peut-être par l’appréhension, jusqu'à une
date récente, des historiens marxistes à aborder ce « troisième
niveau » de l'explication historique, réservé à des spécialistes
plus « avertis ». On apprécie dans cette conjoncture historio-
graphique la clairvoyance de l’appel d’Ernest Labrousse en 1965,
invitant les historiens à aborder cette étude du troisième niveau
que nous nous sommes accoutumés à appeler l’«histoire des
mentalités ». Sans doute en cette étape où, seule encore, ou à
peu près, la thèse de Paul Bois (« Paysans de l'Ouest ») propo-
sait l’'expérimentation d’une prise globale, des structures socio-
économiques aux attitudes collectives et de leur dialectique
dans le temps; Labrousse ne pouvait-il définir ce rapport que
comme l’histoire des « résistances » ou des «inerties », ce qui
risque d’apparaître aujourd’hui comme une lecture assez pauvre
des échanges qui prennent place dans le cadre de ce que l'on
peut appeler, comme Althusser, le «tout surdéterminant » du
mode de production ?
La longue durée assume la spécificité de l’histoire
Mais Pierre Vilar, là encore, nous rappelle comment Marx —
moins dogmatique qu'on ne le présente ! — a laissé les histo-
riens devant leurs responsabilités en définissant (ce n'est pas,
dit-il stylistiquement, « du meilleur Marx ») le mode de produc-
tion comme « éclairage général, éther particulier qui détermine
» le poids spécifique de toutes les formes d'existence qui res-
» sortent de lui»: ce qui, on en conviendra, laisse à l'intérieur
de ce «tout surdéterminant » une latitude certaine, tout en
imposant un réel devoir de précision et d'invention, dans la
reconnaissance des liens complexes qui unissent hiérarchique-
ment les différents niveaux?.
Les tentations sont là: pour l’historiographie qui refuse le
cahier des charges de la méthode marxiste, si l'on ne cherche
plus guère la panacée universelle d’un autre fil directeur de
l’histoire (dans les mines du Pérou, ou les taches du soleil),
104 MICHEL VOVELLE

la facilité peut être celle d’un temps long qui s’enliserait dans
une histoire immobile, ou une ethnographie de moins en moins
historique, comme elle peut être celle de la multiplicité (ou
spécificité) des temps, où chaque histoire irait à sa guise. Ten-
tation grisante : c'est la nef des fous. Philippe Ariès fait mou-
voir sur coussin d'air l’évolution des attitudes devant la mort
en fonction du dynamisme propre d’un « inconscient collectif »
non autrement défini...

Que l’on se rassure! Je ne souhaite pas substituer à la nef


des fous tel « Grand Renfermement » de ce foisonnement dans
un cadre appauvri: et c’est pourquoi je pense que Pierre
Chaunu (qu'il me pardonne de le prendre si paradoxalement
comme exemple), lorsqu'il avance l'hypothèse d’une évolution
de longue durée des attitudes devant la mort comme une « déri-
» vée de l'espérance de vie », réduit à coup sûr à une dimension
trop purement démographique un phénomène plus complexe
qui associe inerties et créations fantasmatiques. Mais la solu-
tion pour moi, dans cette brassée des temps de l’histoire, des
séries de longue durée qui nous sont maintenant offertes, c’est
de corréler, de confronter, de hiérarchiser... À ce prix, la longue
durée, ce fruit objectif du progrès méthodologique, ne sera ni
un leurre ni un masquage ou un abdication, mais bien un
moyen d'affirmer une prise renforcée du temps de l’histoire.
Il n'y a pas, au reste, de raisons majeures de pessimisme:
depuis l’article de Fernand Braudel, disions-nous, l'invasion
structuraliste a eu lieu et l’histoire n’en est point morte. Plus,
la crainte de dépendance que cet article reflétait à l'égard des
autres sciences de l’homme a fait place à une réelle assurance.
La conscience de cette «longue durée», notion encore mal
maîtrisée, mais que nous avons tenté d'analyser dans ses
aspects ambigus, n’est peut-être pas étrangère à cette reprise
en main du champ historique dans sa spécificité.
Michel Vovelle

Notes

Page 77
l F. Braudel: /a Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II (Paris, A. Colin, 1976).
2E. Labrousse: Esquisse du mouvement des salaires et des prix au
XVIIIe siècle (Paris, Dalloz, 1932).
3P. Chaunu: Séville et l'Atlantique entre 1504 et 1650 (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1956-1960).
L'histoire et la longue durée 105

Page 78
! Kondratieff, économiste américain d’origine russe, né en 1892, qui
publia en 1925 un ouvrage, Business Economics, où il distinguait dans l’éco-
nomie des pays industrialisés du XIX® siècle des cycles de 15 à 50 ans. Voir
G. Imbert: Des mouvements de longue durée, Kondratieff (Aix-en-Provence,
La pensée universitaire, 1959).
2E. Labrousse: « 1848-1830-1789. Comment naissent les révolutions »,
in Actes du congrès historique du centenaire de la Révolution de 1848 (Paris,
P.U.F., 1948).
3 P. Ariès: le Temps de l’histoire (Monaco, Ed. du Rocher, 1954).

Page 79
1 L'Histoire sociale. Sources et méthodes, colloque de l’E.N.S. de Saint-
Cloud, 15-16 mai 1965 (Paris, P.U.F., 1967).

Page 80
1 P. Chaunu: « l'Histoire géographique », in Revue de l’enseignement
supérieur, 1969, n° 44-45, pp. 66-77.
2 M. Vovelle: Piété baroque et Déchristianisation en Provence au XVIIIe
siècle (Paris, Le Seuil, 1978).

Page 81
1 Mercuriales: listes officielles hebdomadaires des prix courants des den-
rées vendues sur un marché public.

Page 82
1 Sur ces mécanismes et techniques d’histoire économique, consulter,
outre les articles de ce dictionnaire, M. Gillet: Techniques de l’histoire éco-
nomique, 2 fasc. (Paris, C.D.U., 1962), et J. Bouvier: /nitiation au voca-
bulaire et aux mécanismes économiques contemporains (XIX°<-XX'E siècles)
(Paris, S.E.D.E.S., 1969).
2 R. Baehrel: Une croissance: la Basse-Provence depuis la fin du XV®
siècle jusqu’à la veille de la Révolution (Paris, S.E.V.P.E.N., 1961).
3 G. Bouchard: le Village immobile: Sennely en Sologne au XVIII: siè-
cle (Paris, Plon, 1972).

Page 83
1 E. Le Roy Ladurie: « l'Histoire immobile », leçon inaugurale au Col-
lège de France, 30 novembre 1973, in /e Territoire de l'historien, t. II (Paris,
Gallimard, 1978).
2 J.-P. Bardet, P. Chaunu, G. Désert, P. Gouhier et H. Neveux: /e Bâti-
ment. Enquête d'histoire économique (XVI<-XIX° siècles) (Paris-La Haye,
Mouton, 1971).
3 Villages désertés et histoire économique (Paris, S.E.V.P.E.N., 1965).
4 J.-P. Aron, P. Dumont, E. Le Roy Ladurie: Anthropologie du cons-
crit français d’après les comptes numériques et sommaires du recrutement
de l’armée (1829-1836) (Paris-La Haye, Mouton, 1972) et E. Le Roy Ladu-
rie (avec la collaboration de P. Dumont et M. Demonet): « Anthropologie
de la jeunesse masculine en France (1819-1830) », in Annales E.S.C., 1976,
repris in le Territoire de l'historien, t. II (Paris, Gallimard, 1978).
106 MICHEL VOVELLE

Page #4
1 E. Le Roy Ladurie: /’Histoire du climat depuis l’An Mil (Paris, Flam-
marion, 1967).
2 E. Hobsbawm: « The Primitive Rebels » (Manchester, 1959), trad. fr.:
les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne (Paris, Fayard, 1966, avec
une préface de J. Le Goff).
3 B. Porchnev: /es Soulèvements populaires en France au XVIII® siècle
(éd. russe, 1948; trad. fr., Paris, S.E.V.P.E.N., 1963, trad. abrégée, 1972);
R. Mousnier: Fureurs paysannes, les Paysans dans les révoltes du XVIIe
siècle (France, Russie, Chine) (Paris, Calmann-Lévy, 1967).
4 F. Furet et D. Richet: /a Révolution française, 2 vol., (Paris, Hachette,
1965).
Page 85
1 G. Roupnel: /a Ville et la Campagne au XVIIe siècle, Etude sur les
populations du pays dijonnais (1922; nouvelle édition, Paris. A. Colin, 1955).
2P. Goubert: Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1960, éd. abrégée), Cent mille provinciaux au XVIIe siècle
(Paris, Flammarion, 1968); M. Agulhon: Vie sociale en Provence intérieure
au lendemain de la Révolution (Paris, Société des études robespierristes
[dépôt: Clavreuil], 1971).
3 M. Garden: Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle (Paris, Les Belles
Lettres, 1970).
4P. Deyon: Amiens, capitale provinciale, étude sur la société urbaine au
XVIIe siècle (Paris-La Haye, Mouton, 1967).

Page 86
Î R. Mandrou: De la culture populaire aux XVIIe et XVIII® siècles: la
Bibliothèque bleue de Troyes (Paris, Stock, 1964, nouvelle édition, 1975).
2 L. Febvre: /e Problème de l’incroyance au XVI siècle: la religion de
Rabeiais (Paris, Albin Michel, 1962).
3 M. Bakhtin: /’Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire du
Moyen Age et sous la Renaissance (trad. fr., Paris, Gallimard, 1970).
4 C. Ginzburg: 7 Benandanti, Stregoneria e culti agrari in Cinquecento
e Seicento (Turin, 1966), 17 formaggio e i vermi, Il cosmo di un mugnaio
(Turin, 1976).
5 N.Z. Davis: Society and Culture in Early Modern France (Stanford,
1975).

Page 87
1 P. Ariès: /’Homme devant la mort (Paris, Le Seuil, 1977).

Page 88
1 G. et M. Vovelle: Vision de la mort et de l’au-delà en Provence d’après
les autels des âmes du purgatoire, XV<-XX° siècles (Paris, A. Colin, 1970).
2 P. Laslett: Un monde que nous avons perdu (trad. fr., Paris, Flam-
marion, 1969).

Page 90
1 Travaux et publications en cours de Bernard Cousin.
L'histoire et la longue durée 107

Page 91
Î P. Joutard: /a Légende des Camisards, une sensibilité au passé (Paris,
Gallimard, 1977).

Page 93
! Dans son article de référence, F. Braudel l’annonçait, tout en rêvant
encore d’une histoire.

Page 94
1 P. Vilar: « Histoire marxiste, histoire en construction », in Faire de
l’histoire, t. I, p. 195 (Paris, Gallimard).
2 C. Gaignebet et M. Florentin: /e Carnaval, essais de mythologie popu-
laire (Paris, Payot, 1974).

Page 95
! Ce colloque s’est tenu à Gôttingen en 1974.

Page 96
1 M. Meiss: Painting in Florence and Siena after the Black Death, Arts,
Religion and Society in the Mid-Fourteenth Century (New York, 1964).
2 P. Ariès: « Huizinga et les thèmes macabres », in Johan Huizinga,
1877-1972 (La Haye, Mouton, 1973, pp. 104-115); /’Homme devant la mort
(Paris, Le Seuil, 1977).

Page 97
l L’Histoire sociale, sources et méthodes, op. cit., p. 35 et suiv.
2 Faire de l’histoire, éd. J. Le Goff et P. Nora (Paris, Gallimard, 1974),
t. I, pp. 210-228.
3 P. Bois: Paysans de l'Ouest, des structures économiques et sociales aux
options politiques depuis l’époque révolutionnaire (Paris, La Haye, Mou-
ton, 1970; éd. abrégée, Paris, 1971).

Page 98
1 A. Siegfried: Tableau politique de la France de l'Ouest sous la IIIe
République (Paris, A. Colin, 1913).

Page 99
1 P. Joutard: /a Légende des Camisards, une sensibilité au passé (Paris,
Gallimard, 1977).
2M. Agulhon: Vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la
révolution (Paris, Société des études robespierristes, 1971); Pénitents et
Francs-Maçons de l’ancienne Provence, essai sur la sociabilité méridionale
(Paris, Fayard, 1968).

Page 100
1 M. Vovelle: Piété baroque et Déchristianisation en Provence au XVIII°
siècle (Paris, Le Seuil, 1978); Religion et Révolution, la déchristianisation
de l’an II (Paris, Hachette, 1976).
2P., Chaunu: /a Mort à Paris, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles (Paris,
Fayard, 1978).
3 M. Vovelle: les Métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820
(Paris, Flammarion, 1976).
108 MICHEL VOVELLE

& M* Ozouf : /a Fête révolutionnaire, 1789-1799 (Paris, Gallimard, 1976).

Page 103
1 P. Vilar: loc. cit., in Faire de l’histoire (op. cit.), 1, p. 187.
2P. Vilar: loc. cit., in Faire de l’histoire (op. cit.), I, p. 203.

MICHEL VOVELLE

Né en 1933. Agrégé d’histoire. Professeur titulaire de la Chaire d'Histoire de la Révolu-


tion française à la Sorbonne (Paris I). Directeur de l’Institut d'Histoire de la Révolution.
Spécialiste de l’histoire sociale et des mentalités du XVIII: siècle et de la Révolution. A
publié de nombreux articles et ouvrages.
KRZYSZTOF POMIAN

L'histoire des structures

S'il fallait assigner au structuralisme une date de naissance,


ce serait, sans conteste, l’année 1916, quand les disciples de Fer-
dinand de Saussure ont publié son « Cours de linguistique géné-
» rale ». C'est dans le sillage de ce livre que s’est développée
dans l'entre-deux-guerres l’activité des Cercles linguistiques de
Prague et de Copenhague, marquée par les travaux de Tru-
betzkoy et de Jakobson, d'un côté, et par ceux de Hjelmslev, de
l’autre. Puis le structuralisme pénètre dans l’histoire des reli-
gions, avec les recherches de Georges Dumézil, et dans l’anthro-
pologie; à cause de la guerre, cela ne devient manifeste qu’avec
retard, après la publication, en 1949, des « Structures élémen-
» taires de la parenté ». de Claude Lévi-Strauss. Pourtant les
débats autour de ce nouveau courant et du rôle qu'il prétend
jouer n'éclatent qu’à la fin des années cinquante, après la publi-
cation d’« Anthropologie structurale» du même auteur (1958).
On commence alors à s'interroger sur le sens et les usages du
terme «structure », sur les rapports entre l'approche struc-
turale et l'approche génétique! , et aussi sur la validité de l’his-
toire. Le chapitre d’« Anthropologie structurale » consacré à
cette dernière question revient en fait à refuser à l’histoire le droit
de s’auto-définir en tant que science sociale. Dans sa réponse,
« Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Fernand Brau-
del montre que l’histoire, loin de s'’enfermer dans l'étude des
événements, est non seulement capable de dégager les struc-
tures, mais que c’est à cette tâche qu'elle doit s'intéresser en
premier lieu. Chemin faisant, il précise aussi le sens que les
historiens donnent au mot même de structure : « Par structure,
110 KRZYSZTOF POMIAN

»les Ôbservateurs du social entendent une organisation, une


» cohérence, des rapports assez fixes entre réalités et masses
» sociales. Pour nous, historiens, une structure est sans doute
» assemblage, architecture, mais plus encore une réalité que le
» temps use mal et véhicule très longuement. Certaines struc-
»tures, à vivre longtemps, deviennent des éléments stables
» d'une infinité de générations : elles encombrent l’histoire, en
» gênent, donc en commandent, l'écoulement. D’autres sont plus
» promptes à s'effriter. Mais toutes sont à la fois soutiens et
» obstacles. Obstacles, elles se marquent comme des limites
» (des enveloppes, au sens mathématique) dont l’homme et ses
» expériences ne peuvent guère s'affranchir. Songez à la diff-
» culté de briser certains cadres géographiques, certaines réa-
» lités biologiques, certaines limites de la productivité, voire
» telles ou telles contraintes spirituelles : les cadres mentaux
» aussi sont prisons de longue durée! . »

UN EXEMPLE : LES STRUCTURES DU LATIUM MEDIEVAL

Les débats d'il y a vingt ans semblent maintenant dépassés.


L'histoire structurale n’est plus, de nos jours, objet de vœux ou
de postulats. Elle n’a plus à démontrer sa légitimité. Ou plutôt
elle la démontre chaque fois qu’une nouvelle œuvre paraît qui
s'en réclame et qui ajoute quelque chose d’important à notre
compréhension du passé. C'est pourquoi, si l'on veut
comprendre l’histoire structurale, on doit partir non pas de
déclarations de principe mais des œuvres mêmes. Nous en choi-
sirons une, récente: «les Structures du Latium médiéval? ».
Un tel titre, soit dit en passant, aurait été inconcevable il y a
rente ou même vingt ans. [l étonne encore aujourd'hui, le mot
« structure », dans les titres des livres historiques, étant habi-
tuellement suivi d’une épithète qui en limite la signification.
Ici, rien de tel. Le livre de Pierre Toubert s'annonce d'emblée
comme étude d’un ensemble de structures, dans une région bien
circonscrite : le Latium méridional et la Sabine?, pendant une
période déterminée, du 1x° à la fin du xr1° siècle. Exemple remar-
quable d'histoire structurale, telle qu'on la pratique de nos
jours, il nous permettra de la montrer en acte. Cela fait, il sera
possible de parcourir rapidement le chemin qui a conduit les
historiens à abandonner les événements au profit des struc-
tures. Nous présenterons ensuite les problemes actuels de l’his-
toire structurale et les orientations nouvelles qui vont proba-
blement devenir dominantes dans un proche avenir.
«On ne saurait, disait volontiers Marc Bloch, rechercher les
»origines d’une chose qu'on ne connaîtrait pas d’abord claire-
ment.» En l'occurrence, on ne saurait faire l’histoire de la
L'histoire des structures 111

structure agraire latiale, avant d’en avoir décrit les compo-


santes. Car c’est elle qui se trouve au centre du livre de Pierre
Toubert. Regardons-là donc d’un peu plus près. En comparant
les villages disséminés dans le Latium méridional et la Sabine,
on découvre, par-delà les variations locales, un certain nombre
de constantes. L'habitat est partout concentré sur des sites per-
chés et les parcelles cultivées sont partout dispersées. De même,
on observe partout une organisation concentrique de l’espace
cultivé. Les plus proches de l’habitat sont les terroirs de poly-
culture vivrière suivis, dans certains cas, par les terroirs de
culture spécialisée où alternent les céréales d'hiver et les légu-
mineuses d'appoint, ainsi que par les chènevières. Viennent
alors les champs à blé et, plus loin encore, sur la frontière
entre le cultum et l'incultum, les prairies naturelles. Les
vignobles, éliminés des secteurs les plus proches de l'habitat,
s'étirent le long des anciennes voies consulaires, s’accrochent
aux versants pierreux, colonisent les basses terres humides. A
ces types de terroirs correspondent différents systèmes de
culture :
— intensive, s'agissant de ceux de polyculture vivrière,
« domaine de l'outil manuel et des systèmes de culture fondés
» sur la double accumulation du travail humain et des engrais
» nécessaires à la reconstitution des sols soumis sans relâche à
» d'épuisantes rotations » ;
— extensive et pratiquant une jachère morte de durée variable,
dans celui des terroirs céréaliers.
Au vu d’une telle organisation du cultum, il est clair que chaque
exploitation paysanne ne peut être composée que de parcelles
dispersées. Et il est non moins clair que le réseau des voies
de circulation doit être très dense. Enfin, il est clair que « l’oc-
» cupation du sol et la distribution des terroirs postulaient
» un habitat rigoureusement concentré ». Qu'un élément de cet
ensemble change, et les autres perdent leur raison d’être. Nous
avons bien affaire à une structure.
Un élément invariant pendant plusieurs siècles
Pour un historien, cependant, une structure n'est pas seule-
ment un ensemble cohérent d'éléments où la transformation
d'un seul provoque à terme celle de tous les autres. Un tel
ensemble ne l’intéresse, en effet, que s'il satisfait à d’autres
conditions encore. En particulier, il doit se maintenir pendant
une période pluriséculaire, il doit être un phénomène de longue
durée. Ainsi la structure agraire que décrit Pierre Toubert appa-
raît-elle au x° siècle et subsiste-t-elle encore beaucoup plus tard.
Pendant plus d’un demi-millénaire, elle constitue un invariant,
un cadre stable à l'intérieur duquel se déploient les activités
des populations paysannes. C'est la stabilité de ce cadre qui
112 KRZYSZTOF POMIAN

confère à ces activités un caractère monotone, répétitif : année


après année, on cultive, de la même manière, les mêmes
champs, disposés de la même façon. Les individus meurent,
et les familles, mais l’ensemble composé de la maison au village
et de l'exploitation divisée en parcelles dispersées reste prêt à
accueillir de nouveaux habitants pour leur imposer un mode de
vie identique à celui de leurs prédécesseurs. Non seulement la
structure impose un caractère répétitif aux activités des indivi-
dus et des groupes, mais elle fixe aussi des limites à la crois-
sance démographique et à la hausse de la production agricole,
c'est-à-dire aux fluctuations des conjonctures, introduisant
ainsi des répétitions au niveau macroscopique. Elle tisse donc
un réseau de contraintes, dont la force est proportionnelle à la
rigidité. « C'est avec les crises du xIV° siècle qu'est apparue en
» pleine lumière la rigidité de la structure agraire latiale. Plus
»au nord, la détente démographique a permis aux couches
» dominantes de promouvoir de nouveaux modes sociaux de
» faire-valoir qui impliquaient, comme la “mezzadria” toscane,
» une certaine réadaptation des terroirs et des systèmes de cul-
» ture, voire un remembrement du parcellaire autour d'un nou-
» vel habitat secondaire dispersé. Rien de tel dans le Latium où
» la population clairsemée du Moyen Age tardif n’a pu ni des-
» serrer l’étau de l'habitat concentré, ni modifier la structure
» de l'exploitation paysanne. Cette reconversion manquée de
» l'économie villageoise, jointe à l'orientation marquée des capi-
» taux seigneuriaux et “bourgeois” vers le profit pastoral, a
» enraciné le Latium, à partir de la Renaissance, dans le sous-
» développement méridional. »

La description d’une structure débouche, on le voit, sur une


histoire de celle-ci. Sur une histoire qu'on pourrait appeler
interne et qui, à cause de la stabilité de la structure elle-même,
se caractérise par une grande lenteur, par une quasi-immobilité.
Toutefois, ce n’est pas la seule histoire que l'on rencontre dans
le livre de Pierre Toubert. On y trouve aussi celle de plusieurs
autres structures dont l'évolution est plus rapide; chacune
d'elles a d’ailleurs son propre rythme car, dans chaque cas, ce
sont d’autres facteurs qui entrent en jeu. Mais le point de
départ de toutes ces histoires, c'est l'apparition de la struc-
ture agraire qui vient d'être décrite et les réaménagements que
cela provoque dans les structures économiques (de subsistance
et d'échanges) et dans les structures d'encadrement (familiales,
religieuses et publiques).
Un déterminant des contraintes psychologiques
Dans le Latium des xI° et xII° siècles, tout centre permanent
d'habitat groupé et fortifié est désigné par le terme de castrum
L'histoire des structures 113

ou par son doublet castellum. D'où le nom d'incastellamento


donné au processus de formation de la structure agraire, qui
divise l’espace en cellules composées, chacune, d’un castrum
entouré par les terroirs disposés en zones concentriques. « Cette
» implantation de l'habitat per castra, qui est le grand fait du
» x° siècle, est en réalité le signe non d’un repli mais d'un bond
»en avant », rendu possible par un essor démographique pré-
existant. L'étude de l'incastellamento tient compte de deux
aspects de ce processus qui est en même temps une croissance :
multiplication du nombre des castra, et un changement quali-
tatif : passage d’une structure agraire à une autre. En effet, ce
qui a prévalu jusqu'au x° siècle, c'était « une occupation du
» sol par centres domaniaux avec un semis intercalaire de
» caSae coloniciae dispersées ». Autrement dit, la structure
d'avant l'incastellamento se caractérisait par un habitat dispersé
et les parcelles groupées autour de celui-ci. C’est pourquoi
« l'“incastellamento” du x° siècle apparaît comme une rupture
» profonde dans les formes de peuplement et dans la structure
» agraire elle-même», comme une « vraie révolution ».
Un déterminant de la hiérarchie sociale
L'apparition de la nouvelle structure, c'est d’abord une cascade
de fondations de castra dont chacune doit être datée et située
sur la carte, afin de déterminer les rythmes de la croissance
et d'en montrer les échecs et les succès. C’est une suite d’inno-
vatioñs qui se répètent l’une l’autre jusqu’au moment où l’es-
pace entier de la région est divisé en cellules castrales. Mais
c'est aussi la transformation concomitante des rapports entre
les paysans et les seigneurs. Car ce sont ces derniers qui sont
les promoteurs de l'incastellamento et qui tirent le bénéfice de
l'opération. Non qu'ils écrasent désormais l'exploitation
paysanne sous le poids de redevances. Le tableau semble à cet
égard plutôt moins sombre qu'ailleurs. Seulement on ne peut
pas réduire les rapports entre les paysans et les seigneurs à
leurs aspects strictement économiques. «Le village, avec son
» finage clos, la structure rigide de ses terroirs et son habitat
» ramassé, a fourni à la classe seigneuriale une assise stable et
» bien adaptée à l'exercice de droits lucratifs d'origine publique
»et des droits paroissiaux appropriés. Aux contraintes écono-
» miques, sont ainsi venues s'en ajouter d'autres, qui ont pris
» la société rurale dans le filet des sujétions familiales, reli-
» gieuses, judiciaires », cependant que la circulation monétaire,
la présence des routes et des villes rendaient possible à cer-
tains une évasion ou une promotion sociale. Mais si les mou-
vements étaient nombreux entre les villages, « à l'échelle de la
» région [..], c'est la stabilité d'ensemble qui frappe l'observa-
» teur ».
114 KRZYSZTOF POMIAN
+

Nous me pouvons pas ici suivre Pierre Toubert dans les ana-
lyses, extrêmement fines et minutieuses, auxquelles il soumet
les autres structures de la société latiale. Aussi nous résigne-
rons-nous à emprunter à la conclusion générale du livre le
bilan de ces aspects de l’incastellamento dont il est traité dans
les chapitres que nous passons sous silence : « Dans le castrum
» le poids des contraintes sociales et psychologiques nous est
» finalement apparu plus lourd que celui des prélèvements opé-
» rés par le seigneur sur les récoltes de ses tenanciers. Regrou-
»pés dans des villages clos, les paysans ont alors connu de
» nouvelles sujétions. Si, dans sa structure fondamentale, la
» famille est demeurée conjugale, le droit civil romain et le
» droit canonique ont associé leurs efforts pour faire du monde
» laïc un ordo conjugatorum mieux charpenté. De son côté, la
» concentration des hommes dans les habitats fortifiés a créé
» ses servitudes : il a fallu compter avec le voisinage et l'opi-
» nion commune. Les situations d'illégitimité ont été plus mal
» acceptées par la conscience collective, tandis que la limitation
» de la nuptialité accroissait la masse des célibataires voués à
» une existence mesquine et marginale. Répétons-le : le castrum
»a marqué la fin de la vie pionnière. Le cloisonnement des
» finages villageois qu'il a entraîné a contribué à faire de
» la société paysanne du Latium un monde dominé non seule-
» ment par les seigneurs mais encore, de l'intérieur, par les
» aînés et par les gens mariés. Cette construction sociale a été
» couronnée, dans la première moitié du xi° siècle, par la vic-
» toire de l’église privée castrale et par l'appropriation des Jjus-
» tices au profit des seigneurs châtelains!.»
L'histoire d’une population prise dans son ensemble
Ce survol rapide du livre de Pierre Toubert permet d’esquis-
ser une première réponse à la question qui concerne les carac-
tères originaux de l’histoire structurale. C’est d’abord l’histoire
d'une population prise dans son ensemble ; nous avons parlé
surtout des paysans qui, de toute manière, constituaient l'im-
mense majorité de cette population, mais le livre consacre
beaucoup de place aux seigneurs, aux habitants des villes, au
clergé. Toutes les catégories de la société latiale sont là. Et
aussi tous les aspects de la vie quotidienne dans la mesure où
les sources en informent : le travail, les échanges, la famille, la
religion, les rapports de domination sous leurs formes diverses.
Autrement dit, la vie quotidienne d’une société est décomposée
en un ensemble de structures qui, toutes, se maintiennent dans
la longue durée, bien qu'elles évoluent, chacune, à un rythme
propre. C'est leur présence qui impose à la vie quotidienne son
caractère régulier, répétitif, prévisible. Mais c'est elle aussi
L'histoire des structures 115

qui l'enferme en des limites dont il est normalement impos-


sible de s'affranchir.
Il arrive pourtant qu'une innovation, qui correspond aux inté-
rêts d'un groupe détenant la puissance, réussisse à se propager,
en bouleversant une structure existante et en mettant à sa place
une nouvelle. Une telle révolution, car c'en est une, se répercute
Sur toutes les autres structures et y induit des transformations
plus ou moins profondes. En un sens, le livre entier de Pierre
Toubert fait l’histoire d'une révolution de ce type; dans un
premier temps, les seigneurs acquièrent une position dominante
grâce à l'incastellamento pour en perdre ensuite une partie
importante, après 1050, quand l'Etat pontifical procède, dans le
Latium, à une reconquête du pouvoir. C’est là peut-être le carac-
tère le plus inattendu de l’histoire telle que la pratique Pierre
Toubert : c'est une histoire des structures qui est, en même
temps, histoire d'une révolution.

CONJONCTURE ET STRUCTURE

Les transformations de la pratique des historiens pendant le


dernier demi-siècle ont été rendues possibles par un change-
ment du questionnaire qui guide les recherches et par un dépla-
cement concomitant du regard posé sur les sources. L'ancien
questionnaire mettait au premier plan la question: que s'est-il
passé durant telle ou telle autre période, dans tel ou tel autre
lieu ? Il s'agissait de constater : qu'est-il arrivé de neuf, d’inédit,
d'inattendu ? Et ensuite de trouver les causes pertinentes qui,
de toute évidence, devaient être, elles aussi, singulières ; autre-
ment elles ne sauraient expliquer le caractère singulier de leurs
effets. On voit tout de suite qu'un tel questionnaire, au demeu-
rant très pauvre, orientait le regard des historiens vers les
événements, extraordinaires de par leur définition même, et qui,
pour cette raison, se détachaient nettement sur le fond des
actions routinières. /ussi disait-on que les époques heureuses
n'ont pas d'histoire : rien ne s’y passe, rien n'arrête le regard
qui glisse, sans en enregistrer la présence, sur la grisaille de
faits répétitifs.
La quête de la «vraie» histoire
Cette attitude était le vestige d'un élitisme persistant, sans
qu'ils s'en rendissent compte, même chez ceux qui déclaraient
s'en être libérés ; on pouvait manifester son désintérêt pour les
rois et les grands et sa conviction que la vraie histoire, c'est
celle du peuple, mais on ne parvenait pas à se détacher d'une
image du peuple-roi dont on célébrait les hauts faits et qu'on
transformait en héros d’épopée. Elle venait aussi de la confiance
accordée inconsciemment à l'éclairage projeté sur le passé par
116 KRZYSZTOF POMIAN

les sources narratives dont les auteurs décrivaient surtout des


événements, en leur attribuant une importance proportion-
nelle à leur caractère extraordinaire ; le développement de la
critique avait, certes, appris aux historiens à soupçonner, et
donc à contrôler les sources narratives, mais ils en restaient
néanmoins tributaires, quand bien même ils n'en reprenaient
pas les récits à leur compte. L’attitude des historiens ressem-
blait ainsi à celle des collectionneurs ; les uns et les autres
n'amassaient que les choses rares et curieuses, délaissant tout
ce qui était banal, quotidien, usuel. Cela se montre le mieux
là où l'historien, pour accéder à une connaissance du passé, se
trouvait dans l'obligation de devenir collectionneur ; à l'affût
de tout ce qui était beau, riche, inhabituel, l'archéologie négli-
geait les témoignages de la vie matérielle du commun des
mortels.

Pratiquée de cette manière, l’histoire ne pouvait avoir aucun


lien avec les sciences sociales qui, à partir de la deuxième
moitié du xix° siècle, gagnaient en importance et en prestige:
avec la sociologie, l'économie, la géographie. Et pourtant, elle
revendiquait pour elle-même le statut de science, dont elle avait
besoin, ne serait-ce que pour maintenir sa position à l'intérieur
de l'institution universitaire. La contradiction entre la pratique
de l’histoire et les prétentions qu'elle affichait était, vers la fin
du siècle, un lieu commun. Les uns ont essayé de la résoudre
en abandonnant carrément toute aspiration à la scientificité et
en proclamant que Clio doit rester une muse. Les autres s’ap-
pliquaient à donner à l’histoire un rang particulier, censé
réconcilier le privilège dont jouissaient à leurs yeux les événe-
ments singuliers avec une certaine scientificité ; selon eux, l’his-
toire était une science idiographique, c’est-à-dire ayant pour
objet propre ce qui ne se répète pas ; elle était donc une science
unique en son genre, opposée à toutes les autres — des sciences
nomothétiques visant à découvrir des lois à partir d'une étude
des répétitions. Les troisièmes réclamaient une histoire qui
eût été une science sociale à part entière et en exigeaient par-
tant la reconversion, soumettant à des attaques violentes la
pratique de ce qu'ils appelaient « histoire événementielle ».
Une longue bataille épistémologique
La bataille a duré longtemps et nous ne pouvons pas en retra-
cer ici les péripéties. Qu'il suffise de mentionner seulement
l'inoubliable article de François Simiand, « Méthode historique
» et Science sociale! » (1903), dont le titre est déjà tout un pro-
gramme, et la création, en 1929, des « Annales d'histoire écono-
» mique et sociale» par Marc Bloch et Lucien Febvre. Les
premiers signes d’une rupture avec la tradition, non seulement
L'histoire des structures 4 (4

dans les manifestes, mais dans la pratique même du métier


d’historien, sont toutefois visibles, en France, bien avant cette
date. C'est en 1911 que Lucien Febvre soutient en Sorbonne sa
thèse « Philippe II et la Franche-Comté »; il est loisible d'y
voir la première œu + produite par la nouvelle histoire. Non
qu'elle se détourne des événements. Mais elle leur confère une
signification nouvelle : ils sont les symptômes d’un clivage dont
nous dirions aujourd’hui qu'il appartient à la structure de la
société comtoise du xvI° siècle. « Rivalité des Rye des aa
» Baume, des Bonvalot et des Perrenot pour la possession de
» l'archevêché ; affaire Quiclet; duel sans merci d’un Simon
» Renard et d'un Antoine Perrenot : turbulence d’une noblesse
» inquiète et agitée, accrue encore, au milieu, au tournant du
» siècle, par les conséquences d'une abdication, d'un avènement
»et d’un traité de paix qui introduisent dans ses conditions
» d'existence un trouble, une gêne nouvelle — il ne nous a point
» semblé que ces événements pussent s'expliquer seulement par
» des circonstances de fait, des incompatibilités d’humeurs indi-
» viduelles, des considérations morales ou psychologiques. Nous
» avons cru au contraire — et toute l’histoire intérieure du
» comté depuis un siècle en deçà semblait nous amener à une
» telle conclusion — que ces faits politiques, ces rivalités de
» personnes trouvaient dans un malaise social, dans un conflit
» économique de profondes raisons d'être! .» On voit que les
événements intéressent Lucien Febvre non pas à cause de leur
unicité ; il s'oppose clairement à une telle approche, en écar-
tant toutes les explications qui en sont des compléments
nécessaires. Les événements l'intéressent en tant qu'éléments
d'une série, en tant qu'ils dévoilent les variations conjonctu-
relles des rapports entre deux classes sociales dont le conflit
reste constant tout au long de la période étudiée. « Struc-
tures », « conjonctures »; les termes que nous introduisons ici
sont évidemment anachroniques. Ils ne semblent pas trahir
cependant la pensée de Lucien Febvre qui consacre la première
partie de son livre au « milieu géographique », pour utiliser le
langage d'époque, et aux institutions politiques, réservant la
seconde au conflit entre la noblesse et la bourgeoisie, comme
s’il était conscient que tous ces phénomènes relèvent de la
longue durée, tandis que ceux dont il traite plus tard se situent
dans un temps court. L'opposition entre les deux est claire-
ment présente ; seuls manquent les vocables qui auraient permis
de les désigner.
Le nouveau regard de l’histoire
Le nouveau questionnaire des historiens qui s'élabore, tout en
se transformant, jusqu’à aujourd'hui incite à s'intéresser en
priorité à ce qui se répète, à ce qui revient périodiquement,
118 KRZYSZTOF POMIAN
+

voire à ce qui reste constant, ou presque, pendant un long


intervalle temporel. Le regard se déplace ainsi de l’exception-
nel vers le régulier, de l'extraordinaire vers le quotidien, de
faits singuliers vers ceux qui apparaissent en masse. On
comprend facilement que ce déplacement du regard se soit
manifesté dans un désintérêt certain, encore que différent selon
les cas, pour l’histoire politique — où les événements s’alignent,
l’un après l’autre, tels les grains dans un chapelet — et dans
une promotion de l’histoire économique et sociale, surtout de
l'histoire des prix, qui, dans l’entre-deux-guerres, devient un
domaine de pointe. Non que celle-ci ait été, de par sa nature
même, ouverte à la nouvelle pratique de l’histoire seulement.
Ici comme ailleurs, tout dépend du choix qu'on opère dans l’en-
semble des sources virtuelles et aussi dans celui des tech-
niques disponibles. Si on veut pratiquer une histoire des prix
qui s'attache à restituer les faits particuliers, on doit choisir les
livres de comptes qui permettent de connaître les transactions
commerciales telles qu'elles avaient réellement eu lieu, entre
des personnes déterminées, en des endroits bien définis, à des
dates précises ; bref, avec tout ce que chacune d'elles compor-
tait de singulier. Si, au contraire, on se prononce pour une
histoire, non pas de phénomènes uniques, mais de ceux qui se
répètent, on optera pour les mercuriales! qui, seules, per-
mettent de retrouver, « après les contrôles et les élaborations
» [..] des moyennes représentatives : représentatives de l’en-
» semble des transactions durant l’ensemble du mois, durant
» l'ensemble de l’année. Par les livres de comptes, on ne
» retrouve souvent que quelques épisodes de cette histoire? ».
Nouvelle histoire et nouveaux documents
Même chose en ce qui concerne les techniques dont on se sert
pour extraire des sources les informations qu'on y cherche et
les interpréter. Grand défenseur de l'utilisation des livres de
comptes, Henri Hauser est en même temps, et c'est logique,
critique des moyennes, fussent-elles représentatives ; autrement
dit, il conteste la validité de la méthode statistique appliquée
aux données qui se rapportent à l'Ancien Régime. « Dans les
» temps antérieurs à la généralisation de la civilisation indus-
» trielle, c’est l’accidentel, de lieu ou de temps, qui domine la
» vie économique. L'homme ne vit pas de moyennes ; il vit du
» vrai pain, vendu à tel prix pour tel poids, à tel moment?.» A
l'inverse, on voit chez Labrousse que la préférence qu'il accorde
aux mercuriales est liée à une justification de l'usage des sta-
tistiques :
« [..] L'historien-économiste est frappé de la fréquence des
» répétitions. Non que, seule, la répétition l’intéresse. À la dif-
» férence de certains économistes, il ne fait pas fi du singulier
L'histoire des structures 119

» [..] Mais à la différence de certains historiens, et des plus


» éminents, il ne fait pas fi non plus du général [..]. Bien que
» rien n'impose heureusement un tel choix, s’il fallait à tout
» prix choisir dans cette large province de l’histoire où presque
» tout est encore à faire, entre le régulier et le fortuit, l’essen-
» tiel et l’accidentel, le répété et le singulier, disons-le sans
» mérite: c'est bien le répété qu'on choisirait.» Car, «en his-
» toire économique, à la différence de ce qu'on observe dans
» d’autres parties de l’histoire, tout ce qui est important est
» répété! ». C'est pour cette raison justement que l’histoire éco-
nomique semble privilégiée par le déplacement du regard de
l'extraordinaire vers le quotidien, de faits individuels vers ceux
qui apparaissent en masse.

Labrousse et l'histoire économique

Aussi n'est-il pas étonnant que ce soit l'histoire économique


qui introduise l’étagement de phénomènes évoluant à des
rythmes différents et qui rompe ainsi avec le temps plat et
linéaire de l’histoire événementielle. Labrousse, par exemple,
distingue toujours trois types de mouvements : un mouvement
de iongue durée ; des oscillations cycliques ; des variations sai-
sonnières. Dans le cas des prix des céréales, le mouvement de
longue durée est un mouvement de hausse, phénomène inter-
national, qui, en France, commence entre 1732 et 1735 pour se
prolonger jusqu'à 1817. La période qui va de 1726 à 1790 se
subdivise, à son tour, en « quatre périodes cycliques ou inter-
» cvcliques. La première, celle des bas prix par excellence, se
» délimite aisément entre 1726 et 1741. La seconde, où s'affirme
» une lente progression des prix, est d’égale durée : seize ans;
» elle s'étend de 1742 à 1757. La troisième est la plus violente et
» la plus courte : après cinq ou six années de baisse, la hausse
» s'accélère jusqu’à la grande crise de 1770 : la période ne dure
» que treize ans. Vient ensuite une série de cycles où les prix
» se consolident à un niveau élevé, puis recommencent à mon-
» ter vivement : la période comprend dix-neuf années, de 1771
» à 1789? ».
La mise à jour des mécanismes sous-jacents
Le premier livre de Labrousse est de 1932. Désormais le chemin
était ouvert pour s'engager dans une recherche sur les méca-
nismes sous-jacents aux fluctuations conjoncturelles, pour élu-
cider les causes qui les provoquent. C'est à ces préoccupations
que répond le modèle de la crise économique de type ancien,
introduit par Labrousse dans son second livre: «la Crise de
» l'économie française à la fin de l'Ancien Régime et au début
» de la Révolution » (1943). Toutefois, Labrousse n'applique pas
120 KRZYSZTOF POMIAN
+

son modèle aux mouvements séculaires. À l’époque, c'était d’ail-


leurs infaisable, au moins d’une manière rigoureuse, en utilisant
les données statistiques. En effet, si le mouvement des prix
depuis le xvI* siècle était assez bien connu, encore que les don-
nées elles-mêmes et surtout leur interprétation fissent l’objet
d'un débat, on manquait de renseignements certains sur les fluc-
tuations, dans la longue durée, de la production agricole et de
la population, sans même parler de la rente ou des salaires.
Mais il ne s'agissait pas que de renseignements. Il fallait
d'abord opérer une nouvelle percée au niveau des présupposés
théoriques du travail d’historien, autrement dit : au niveau du
questionnaire. Il fallait déplacer le regard de la conjoncture,
c'est-à-dire des oscillations cycliques, vers les «trends »
séculaires, pour les intégrer, à leur tour, dans une évolution
encore plus lente. En d’autres termes encore, il fallait arriver
à la conviction que l'historien a le droit et le devoir de s’inté-
resser non seulement à ce qui bouge, mais aussi à ce qui reste
constant, ou presque, pendant des époques qui peuvent être
très longues.

Braudel et l'histoire globale

Commencée pendant les années vingt, mais rédigée pendant la


guerre, « la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
» de Philippe II», de Fernand Braudel (1949), montre une
deuxième manière, différente de celle de Labrousse, de traduire
dans la pratique d’une recherche historique le programme qui
met au centre l'étude des répétitions. Cette fois, ce n'est pas
l'esprit de Simiand qui patronne l’entreprise; c'est celui de
Lucien Febvre. Car l’histoire braudélienne n'est pas seulement
une histoire économique et sociale, tout entière organisée autour
des fluctuations des prix et des revenus, dans un pays déter-
miné, pendant une période bien circonscrite. Economique et
sociale, elle l’est, certes, mais elle est aussi géographique, démo-
graphique, culturelle, politique, religieuse, militaire. C'est
pourquoi les répétitions auxquelles elle s'intéresse ne sont pas
seulement celles des maxima et des minima de telles ou telles
courbes. Mais elles n’en sont pas moins dûment constatées. Avec
Braudel, l'étude des répétitions sort du champ où elle semblait
confinée. Elle cesse d’être un domaine particulier qui coexiste
avec une histoire traditionnelle, tournée vers des événements
uniques. Elle envahit tout, ou presque. Elle devient une partie
fondamentale et indispensable de toute recherche historique
dès que celle-ci prend pour objet non pas une petite portion
de l'espace et un court intervalle du temps, mais de vastes
étendues et des périodes longues.
L'histoire des structures 121

Le fait de commencer par une analyse du milieu géographique


est une conséquence directe du privilège que Braudel accorde à
des «histoires mille fois répétées! ». Car le milieu n'est pour
lui qu'un ensemble de problèmes, de défis que les hommes
doivent relever et qu'ils relèvent effectivement, sans parvenir
toutefois à leur donner des réponses définitives, sans établir
des équilibres stables. D'où les oscillations, les répétitions, les
cycles. Problème que la vie dans la montagne où les ressources,
« si elles sont variées et nombreuses, sont toujours peu abon-
» dantes », ce qui pousse les bouches en surnombre vers les
plaines. Mais problème encore que la vie dans celles-ci, puis-
qu'«elles ne sont jamais conquises une fois pour toutes. Elles
» sont menacées, dès que l'effort des liommes se relâche, de
» retourner au désert et à la barbarie. La malaria les guette, et
» aussi, autre menace, les troupeaux semi-nomades de la
» transhumance qui ne demandent, eux, qu'à se réinstaller au
» large, et qu'il est déjà très difficile, en période tranquille, de
» maintenir à l'écart ou dans des justes limites». Et de la
conjonction de ces deux problèmes, il en résulte un troisième,
celui de la coexistence entre la montagne et la plaine. « Qui veut
» comprendre la vie méditerranéenne, c'est dans le cadre de
» cette opposition qu'il la devra penser; seule elle lui donne
» son sens historique et humain. » L'impossibilité où l’on est de
la surmonter une fois pour toutes se traduit en une succession
de phases qui rythment l’histoire des rapports entre les deux
forces antagonistes et complémentaires et qui en font une « his-
» toire cyclique ».
Une histoire ancrée dans l’étude du milieu naturei
Il en est de même de la mer. Car elle n’est pas une surface
liquide, uniforme et indivise. Elle ne l’est pas, en tout cas, pour
ceux qui vivent sur le littoral et sur les îles, qui font la pêche
et pratiquent le commerce, voire la course. Toute une série
d’oppositions définissent les problèmes qu'ils ont à résoudre.
Ceux d’abord qui résultent des différences multiples entre la
mer intérieure et le grand large, et partant entre deux tendances
contraires : se replier sur le bassin avoisinant ; se lancer dans
des navigations lointaines. Et ceux aussi qui ne sont que la
généralisation de la différence précédente à l'échelle de la
Méditerranée tout entière et qui sont consécutifs à la division
de celle-ci en deux ensembles : l’oriental et l'occidental. Ces
deux ensembles communiquent, ils sont liés l'un à l’autre, mais
ils tendent, chacun, à se refermer sur eux-mêmes. Or, «ces
» deux Méditerranées, commandées par des maîtres ennemis,
» sont physiquement, économiquement, culturellement diffé-
» rentes l’une de l’autre ; chacune est une zone d'histoire ». En
simplifiant la pensée de Braudel, on peut dire que la vie de la
122 KRZYSZTOF POMIAN

mer intérieure au xvi* siècle est commandée par cette grande


opposition de l'Orient et de l'Occident. C'est elle qui se traduit
en des conflits armés et en des courants d'échanges.
L'unité du monde méditerranéen
Oppositions à l’intérieur de la terre ferme et à l’intérieur de la
mer, mais aussi entre la première et la seconde. Une concur-
rence joue, en effet, entre les routes terrestres et les routes
maritimes. Et les problèmes posés par les rapports que les
villes méditerranéennes entretiennent avec leurs partenaires
disséminées sur le continent européen, jusqu’à la Caspienne, à
l’est, et la Baltique, au nord, ne sont pas les mêmes que ceux
qu'elles doivent résoudre dans leurs relations internes. Bref, il
existe une opposition entre la Méditerranée et l’Europe. Mais il
en existe aussi une autre entre la Méditerranée et le désert ou
la steppe, entre les sédentaires et les nomades. « Ce sont des
» économies, mais aussi des civilisations, des sociétés, des arts
sde vie qui s'affrontent.» Ce sont ces oppositions spatiales,
dont je ne cite que quelques échantillons, qui définissent l'unité
de la Méditerranée telle que la voit Braudel : unité physique,
unité humaine. Et puis, il y a aussi unité climatique, non moins
contradictoire que les précédentes. « Le climat de la mer, avec
» ses deux saisons brutales et bien tranchées, fait vivre le corps
» méditerranéen sur deux phases très différentes l’une de l’autre,
» et ramenées chaque année, immuablement. Comme si tous les
» Méditerranéens prenaient successivement leurs quartiers d’hi-
»ver et leurs quartiers d'été.» Enfin, en brûlant les étapes,
nous en arrivons à l'opposition qui englobe toutes celles qui
sont intérieures au monde méditerranéen, les plaçant, pour
ainsi dire, d'un même côté, face à deux mondes nouveaux qui
surgissent au cours du xvI° siècle : celui de l'Atlantique et celui
de l'océan Indien.
Un monde sans frontières
On voit maintenant, à travers ces quelques exemples, comment
Braudel procède dans cette première partie, la plus originale
et la plus puissante de son livre. Il ne se contente pas d’énumé-
rer les oppositions qu'il découvre et les problèmes que pose
leur présence. Il les ordonne au sein d’une hiérarchie qui va
du local au global, en construisant ainsi une structure arbo-
riforme, une suite de bifurcations imbriquées les unes dans les
autres. Le monde méditerranéen apparaît ainsi comme un
ensemble de lignes de conflit, situées à des niveaux différents,
et autour desquelles cristallisent des forces antagonistes et
complémentaires, dont chacune essaie d'établir à son profit un
équilibre durable. D'où des luttes, mais aussi des échanges, des
éloignements et des rapprochements, bref, des mouvements,
tantôt cycliques, lorsque aucune partie ne réussit à s’impo-
L'histoire des structures 123

ser, tantôt linéaires, quand une des forces qui s'affrontent par-
vient à éliminer ou à gravement affaiblir l’autre.
On comprend alors pourquoi le monde braudélien n’a pas de
frontières bien définies ni dans le temps ni dans l’espace. Com-
ment aurait-il pu les avoir ? Dans le temps, certains phéno-
mènes se répètent depuis des époques très reculées, et il s’agit
de montrer ces répétitions, de mettre en évidence leur caractère
constant, d'y découvrir un élément de structure. Dans l’espace,
les liens de la Méditerranée avec d'autres régions, d’autres
mondes s'étendent à l'infini : jusqu’au Soudan, d’où elle tire son
or, jusqu'au grand Nord et, à l’est, jusqu'à la Caspienne; et,
pourquoi pas, jusqu'à l'Asie centrale, voire jusqu'à la Chine.
Bref, les frontières spatiales et temporelles ne peuvent être que
floues ; ce ne sont pas elles qui caractérisent l'objet que se
donne Braudel, ou plutôt elles ne le caractérisent que dans la
mesure où elles se contractent ou se dilatent en fonction de
la dynamique qui lui est propre.
Des cycles sans cesse recommencés
La découverte de toute une nouvelle dimension de l’histoire,
de l’histoire structurale, très lente, « quasi immobile », « faite
» bien souvent de retours insistants, de cycles sans cesse
« reconimencés », est un des plus grands apports de « Médi-
terranée » à la pensée et à la pratique historiques de notre
temps. Mais elle ne constitue pas tout le contenu de ce livre.

La deuxième partie en est consacrée à la conjoncture ou, plus


exactement, à des conjonctures : économique, culturelle, poli-
tique, sociale, militaire. Voyons sur quelques exemples comment
ces histoires, qui se déroulent dans un temps plus court et
aussi plus rapide que celui dont il vient d’être parlé, s’arti-
culent sur les transformations lentes des structures elles-mêmes.
Soit l'opposition entre la Méditerranée et l'océan Atlantique.
A la fin du xv° siècle, elle n’est que virtuelle. Mais, à partir du
début du siècle suivant, l'Atlantique commence à acquérir len-
tement la prédominance. Ce conflit entre deux routes et deux
régions qui essaient, l’une, de garder, l’autre, de s'emparer d'une
source de richesses, on peut le suivre à travers les vicissitudes
du commerce des épices, et notamment du poivre. On en arrive
alors à la conclusion que « c'est au-delà de 1600 qu'il faut retrou-
» ver les dates exactes de la décadence définitive du commerce
» de l’Extrême-Orient avec la Méditerranée. Le triomphe de la
» route océanique, triomphe inévitable, est loin d’avoir été
» immédiat. La lutte entre les deux routes rivales a duré plus
» d’un siècle, avec des hauts et des bas, pour l'une comme pour
» l’autre, des crises et des renouveaux successifs ». C'est à peu
près la même conclusion qui se dégage d'une étude du
124 KRZYSZTOF POMIAN
\

commerce du blé qui, à partir de 1590, sera dominé par les


importations venant du nord.
Prenons un autre exemple, celui de la formation des empires
à la faveur de la montée économique des xv® et xvI° siècles. Ils
sont deux à rivaliser pour la domination de la Méditerranée :
celui des Turcs et celui des Espagnols. Comment ne pas voir
qu'ils s'inscrivent chacun en des structures préétablies, le pre-
mier s'appuyant sur la partie orientale de la Méditerranée, dont
le second contrôle le bassin occidental ? Mais, tout en épousant
ainsi une opposition vieille de plusieurs siècles, les deux
empires la modifient car ils ne sont, ni l’un ni l’autre, exclusi-
vement liés à la mer intérieure. Les Turcs s’orientent aussi vers
l'océan Indien, les Espagnols, vers l'Atlantique et vers le nord.
Si bien que le grand affrontement entre les uns et les autres,
la bataille de Lépante, semble avoir été pour les Espagnols une
victoire sans lendemain. Elle ne fit que rétablir un équilibre
menacé, pendant un temps, par la poussée turque.
L'événement, la conjoncture et la structure
En mentionnant cette bataille, nous passons au troisième volet
du tryptique braudélien : aux événements. Je ne m'y arrêterai
que pour mentionner un reproche qu'on a fait plusieurs fois
à la partie du livre qui leur est consacrée, à savoir qu'elle ne
s'intègre pas bien aux deux autres. En un sens, ce reproche est
justifié. Pour autant qu'il est pris dans toute son unicité, un
événement ne donne prise à aucune explication : il a eu lieu,
et on ne peut que le constater. La bataille de Lépante, qui s’est
déroulée le 7 octobre 1571,est, à plusieurs égards, un événe-
ment unique. Mais, en même temps, elle fait partie d’une série
de batailles entre les Turcs et les Espagnols. Et cette série, elle,
s'explique très bien par la permanence de certaines contraintes
structurales et par la présence de deux économies, deux socié-
tés, deux civilisations, deux politiques impériales, enfin, qui
doivent s’entrechoquer. C'est ce qu'elles font, à plusieurs
reprises, et elles le font non pas n'importe où, mais « à la join-
ture » de deux bassins de la Méditerranée, « à leur approxima-
» tive frontière! ». Les événeinents sont donc engendrés par les
structures et les conjonctures. Ils sont les ruptures de l'équi-
libre ou les rétablissements de celui-ci.
Structures, conjonctures, l'événementiel: la tripartition brau-
délienne du temps de l’histoire ne recouvre pas, on le voit,
celle de Labrousse. Les variations saisonnières appartiennent à
la structure, car leur répétition d'année en année constitue un
des caractères durables des anciennes économies, sociétés et
civilisations. Les mouvements séculaires et les oscillations
cycliques se situent, en revanche, du côté de la conjoncture.
Quant à l’événementiel, une harmonisation des enseignements
L'histoire des structures 125

de Braudel et de Labrousse conduit à le repousser à la marge,


voire à ne pas s’y intéresser du tout. En effet, le nouveau ques-
tionnaire des historiens, qui indique les directions de la
recherche à partir des années quarante, est organisé autour de
l'opposition entre structure et conjoncture.
La structure, ou plutôt : les structures, car dans le langage des
historiens ce mot n'existe qu’au pluriel, ce sont des phénomènes
géographiques, écologiques, techniques, économiques, sociaux,
politiques, culturels, psychologiques, qui restent constants pen-
dant une longue période ou qui n'évoluent que d'une manière
presque imperceptible. La conjoncture, ce sont les fluctuations
d'amplitudes diverses qui se manifestent dans ce cadre. En
d'autres termes, la structure est définie implicitement en tant
qu’un ensemble de contraintes, de limites ou de barrières, qui
interdisent aux différentes variables, dont les fluctuations cons-
tituent la conjoncture, de s'élever au-dessus d'un certain pla-
fond. Les changements de structure, qui consistent en
des innovations permettant de transcender les anciennes
contraintes, ont un caractère de transformations qualitatives,
de ruptures de continuité. Le temps des structures est très lent,
presque immobile ; à la limite, on pourrait dire qu’à l’intérieur
de chaque type de structure il est quasi stationnaire. Mais,
voit que
quand on compare les structures qui se succèdent, on
à ce niveau que se situent les transformations irréver-
c'est
en un
sibles : les mutations qui changent un type de structure
autre.
bouleverse
Le livre de Braudel en est lui-même un exemple, qui
ues de l’histoir e et ouvre des directions
les fondements théoriq
: « Essayons
nouvelles. Lucien Febvre l'a reconnu tout de suite
ce parfait ouvrage
» de dire, de haut, en quoi ce livre excellent,
à fond son beau métier, est bien autre
» d’historien possédant
œuvre professionnel.
» chose, et bien plus encore, qu'un chef-d'
l'Histoire. Un bou-
» Une révolution dans la façon de concevoir
vieilles habitude s. Une “mutation histo-
»leversement de nos
la parution
» rique” d'importance capitale! .» Neuf ans après
de « la Méditerranée », Fernand Braudel, dans l’article déjà cité,
des rapports entre l’histoire et les
reprenait le problème
dont nous avons déjà vu l'importance, et,
sciences sociales,
ènes de longue
mettant au centre les recherches sur les phénom
structur es, parache vait la justification
durée, c'est-à-dire sur les
théorique de l’histoire structurale.

CARACTERISTIQUES DE L'HISTOIRE STRUCTURALE


LES

maintenant à la pratique historique de ces trente


Revenons-en
dont nous n'avons, pour le moment, étudié
dernières années,
126 KRZYSZTOF POMIAN

qu'un. seul exemple, pour en dégager les traits distinctifs et


montrer les problèmes qu'elle pose.
C’est une histoire des populations totales
Contrairement à l’histoire traditionnelle, inconsciemment éli-
tiste, même chez ceux qui essayaient d'étudier les « masses
» populaires », l’histoire structurale est une histoire de popula-
tions. De populations et non pas de masses, car il ne s’agit
nullement d'exclure de l’histoire ceux qui occupent des posi-
tions privilégiées dans les hiérarchies du pouvoir, du savoir ou
de la richesse. Il s’agit seulement de les ramener à leur Juste
place: celle de petites minorités qui profitent de conditions
exceptionnelles. L'intérêt de l’histoire structurale pour les popu-
lations, pour tous les habitants d’une région ou d’une ville, pour
tous les membres d’une société, visible même là où le titre de
l'ouvrage, tel les « Paysans de Languedoc », semble suggérer le
contraire, conduit à déplacer vers le centre du champ exploré
par les historiens les problèmes de la démographie, qui, du
point de vue traditionnel, n'avaient qu'une importance margi-
nale. Le lien entre la découverte de la longue durée et la pro-
motion de la démographie historique est explicité dans le livre
pionnier de Philippe Ariès : « Les relations qui existent entre
» deux époques consécutives n'épuisent pas toutes les adhé-
» rences de chacune de ces époques à l’ensemble de l'Histoire.
» Elles schématisent parfois des causalités toutes superficielles.
» Peut-on comprendre le français d'aujourd'hui sans se référer
»aux traces laissées par la civilisation gréco-romaine, sans
»remonter plus loin encore aux très anciennes traditions
» agraires de notre terroir ? Marc Bloch a magistralement indi-
» qué, dans ses travaux sur la société féodale, comment l’inégale
» diffusion, l'inégale pénétration des mœurs féodales avaient
» ébauché, dès le Moyen Age, la géographie politique et psycho-
» logique de l’Europe moderne. Le nazisme allemand ne peut
» être saisi dans son originalité par un simple rappel de l’évo-
»lution du xix* siècle : il faut remonter beaucoup plus haut.
» Nous plongons dans le passé tout entier, nous traversons tous
» les étages de ce passé, sans que son éloignement épuise la
» fraîcheur de nos solidarités! .»
Ces phrases ont été écrites en 1946. Mais l'épanouissement de
la démographie historique est plus tardif, et il se produit sous
la triple influence des travaux de Louis Henry et de l'IN.ED,
qui ont élaboré les techniques utilisées ensuite par les histo-
riens ; de Labrousse, dont le modèle de la crise économique de
type ancien incite à étudier les variations de la population; et
de Braudel, pour les raisons qu'on vient de donner. La mise
au
centre de la population prise dans son ensemble et sous
les
L'histoire des structures 127

aspects les plus divers se traduit dans l'orientation des


recherches et dans la forme même des ouvrages qui en publient
les résultats. Ce sont, le plus souvent, des travaux monogra-
phiques, qui portent sur une région ou sur une ville, pendant
une période longue, embrassant, en général, plusieurs siècles, à
l'intérieur desquels on choisit parfois un intervalle plus res-
treint pour l'étudier en détail. Nous avons vu un exemple de
cette approche, en analysant le livre de Pierre Toubert ; mais
on pourrait aussi l’illustrer en se référant au « Beauvais et le
» Beauvaisis de 1600 à 1730 » de Pierre Goubert, au « Paysans
» de Languedoc » d'Emmanuel Le Roy Ladurie, aux travaux de
Maurice Garden et de Claude Perrot consacrés respectivement
à Lyon et aux Lyonnais au xvirr* siècle et à Caen à la même
époque! ; et ce ne sont là que quelques titres choisis au hasard
sur une liste beaucoup plus longue.

C'est la même rupture avec une histoire élitiste, prisonnière


du temps court, qui conduit à délaisser les phénomènes excep-
tionnels ou qui ne concernent qu'une petite minorité, et à s’in-
téresser de préférence à ce qui est banal, répétitif, présent dans
la vie quotidienne, sinon de tout un chacun, du moins de frac-
tions numériquement importantes de la population totale. D'où
l'apparition de travaux qui sont non pas des monographies de
région ou de villes, mais des études qui portent sur des phéno-
mènes historiques très généraux, à la limite universels, c'est-à-
dire tels qu'ils se manifestent, sous une forme ou sous une
autre, dans toute société humaine, encore que, pour des rai-
sons pratiques, on soit obligé de les appréhender dans un espace
délimité et pendant une période donnée, füût-elle longue. Tel
est le cas des travaux de Jean Meuvret sur le problème des
substances en France au temps de Louis XIV, de Jean-Noël
Biraben sur l’histoire de la peste, de Philippe Aries et de Jean-
Louis Flandrin sur la sexualité, de Jean Lebrun, Michel Vovelle
et Philippe Ariès encore sur la mort, et de toute une série de
recherches en cours qui portent sur l'environnement et les
changements qui s’y produisent du fait des activités humaines ;
ici aussi nous n'avons pu citer que quelques exemples.
C’est une histoire psychologique
L'étude de tous ces nouveaux objets, nouveaux au sens où ils
n'attiraient avant que la curiosité érudite tandis que maïinte-
nant ils occupent une place centrale, l'étude de ces objets donc
n'est en fait que celle d’une population ou des populations,
mais qu’on aborde, cette fois, sous un de ses aspects. Aussi
est-elle liée directement à la démographie historique qui, en
ouvrant une voie d'accès à des données quantitatives portant
sur la nuptialité, la natalité, la mortalité, etc., permet non seu-
128 KRZYSZTOF POMIAN

lement de décrire les structures démographiques à l’intérieur


desquelles évoluaient les populations anciennes, mais aussi de
pénétrer jusqu'aux manières dont ces populations réagissaient
aux conditions qui étaient les leurs, de dévoiler leurs compor-
tements les plus cachés, les plus intimes. La démographie
devient ainsi un instrument indispensable d'une psychologie
historique. Le lien entre les deux, attesté par le titre même du
livre de Jean Lebrun, a été mis en évidence, il y a trente ans
déjà, par Philippe Ariès : « Les variations de la natalité, de la
» longévité, de la répartition des densités, des mouvements de
» population, tels qu'ils se sont succédé dans le temps, nous
»sont apparues comme des manifestations dénombrables des
» changements plus profonds et plus secrets de la mentalité
» humaine, de l’idée que l’homme se fait de lui-même. Les sta-
» tistiques démographiques nous éclairent sur ia manière de
» vivre des hommes, la conception qu'ils ont d'eux-mêmes, de
» leur propre corps, de leur existence familière : leur attitude
» devant la viel.» C'est donc par le biais de ces statistiques
qu'on en arrive à étudier les structures psychiques, les cadres
mentaux qui déterminent les comportements individuels, et aux-
quels s'intéresse de son côté, en utilisant les méthodes qui lui
sont propres, toute une anthropologie historique en gestation;
ses recherches portent sur l'aménagement du temps et sur la
manière de le vivre et de le penser, sur les coutumes popu-
laires (par exemple le charivari), sur les fêtes, les gestes, la
mémoire collective, etc.

Qu'elle prenne la forme d’une monographie régionale ou celle


d'une étude de ce que, faute de mieux, nous appelons un phéno-
mène historique général, l’histoire structurale brise la grille tra-
ditionnelle du classement des faits en faits économiques, so-
ciaux, politiques, culturels, etc. Prenons à titre d'exemple la
manière dont les hommes mesurent et vivent leur temps,
rythment leurs activités, délimitent les périodes du travail et du
repos. En parlant des innovations introduites dans ce domaine
au xiv* siècle, Jacques Le Goff remarque : « Les nouvelles méca-
» niques, jusqu'à Huygens, sont fragiles, capricieuses, irrégu-
» lières. Le nouveau temps a des ratés nombreux et l'horloge
» urbaine est souvent en panne. Plus qu’un outil de la vie quo-
» tidienne, elle est encore une merveille, un ornement, un jouet
» dont la ville s’enorgueillit. Elle appartient à la parure urbaine,
» au prestige plus qu’à l'utilité. Plus encore, ce temps nouveau,
» né surtout des besoins d’une bourgeoisie de donneurs d'ou-
» vrage, soucieux, face à la crise, de mieux mesurer le temps
» de travail qui est celui de leurs gains, est vite accaparé par
» les puissances supérieures. Instrument de domination, il est
L'histoire des structures 129

» pour les grands seigneurs et les princes objet d’amusement


» mais aussi symbole de pouvoir. Il peut être plus encore quand
» il devient — dans un cadre urbain, mais celui d’une capitale
» — signe efficace de gouvernement : en 1370, Charles V ordonne
» que toutes les cloches de Paris se règlent sur l'horloge du
» palais royal qui sonne les heures et les quarts d'heure. Le
» temps nouveau devient ainsi le temps de l'Etat. Le roi lecteur
» d’Aristote a domestiqué le temps rationalisé. Malgré toutes les
» imperfections et les limites de ces changements, l’'ébranlement
» du cadre chronologique que connaît le xIv° siècle est aussi un
» ébranlement mental, spirituel! .»
C’est une histoire anthropologique
Or voit que la problématique du temps ne se laisse pas enfer-
mer dans un quelconque domaine défini d'avance car elle se
situe au point d’intersection de l’économique et du politique,
du social et du mental. En tant qu'objet étudié par les histo-
riens, le temps est un phénomène social total, pour emprunter
un terme introduit dans l'anthropologie par Marcel Mauss. Il
présente plusieurs aspects qui s’articulent de façons différentes
selon les sociétés et les époques ; ce sont ces articulations et
leurs changements qu’on dévoile en faisant son histoire. La
plupart des phénomènes qui intéressent aujourd’hui les histo-
riens pourraient donner lieu à des observations analogues. En
particulier, la vie de la population d’une région ou d’une ville
est étudiée, presque toujours, comme un phénomène social
total, bien que les auteurs des monographies privilégient tels
ou tels autres aspects, tantôt parce qu'ils les intéressent plus,
tantôt simplement parce qu'ils sont mieux illustrés. Quelle que
soit la démarche qu'elle choisit et quelles que soient aussi les
professions de foi idéologique des historiens, l’histoire struc-
turale rejette de sa pratique un déterminisme unilatéral et sim-
pliste, qui commence par diviser la réalité étudiée en secteurs,
pour situer ensuite, dans tel ou tel autre, les causes censées
expliquer, «en dernière instance », les activités des individus
et l’évolution des sociétés. Elle le remplace par un jeu d'inter-
actions extrêmement complexe, où aucun facteur ne peut être
isolé en tant que variable indépendante dont l'évolution aurait
régi celle de tous les autres.

Les deux approches qu'on vient de décrire semblent non pas


opposées mais complémentaires. La première, nous l'avons vu,
consiste à prendre une société donnée pour en dégager et en
analyser les structures ; on se pose ensuite la question de leur
formation ou celle de leur dérive lente à partir d’un état ini
tial : on met en évidence les fluctuations conjoncturelles qu'elles
engendrent ; on essaye de montrer les interactions des struc-
130 KRZYSZTOF POMIAN
+

tures
dont les unes, tantôt renforcent, tantôt affaiblissent les
autres. La seconde se concentre de préférence sur les phéno-
mènes qui participent, en même temps, de structures différentes
et dont on étudie divers aspects pour rendre explicite le lien
qui les unit. La première s'attache surtout à ce qui est cons-
tant ou ne subit que des changements mineurs à travers les
oscillations enfermées entre certaines limites; c'est quand
celles-ci sont franchies qu’on peut dire que les structures ont
changé. La seconde compare les états successifs d’un même
phénomène pendant une période très longue, qui va parfois
depuis son apparition jusqu’à son extinction (ainsi en est-il dans
le cas de l’histoire de la peste en Europe) ou depuis les époaues
très éloignées jusqu’à nos jours (on peut citer en exemple l’his-
toire de la mort en Occident).
Cette complémentarité des deux approches trouve sa confirma-
tion dans le fait qu’on connaît plusieurs travaux qui réussissent
à les marier harmonieusement. Et pourtant, elles pointent cha-
cune dans une direction différente. À la limite, la seconde s'ouvre
sur un temps très long, plus long que celui des structures. La
première, en revanche, redonne une signification à l'étude d’un
temps court et rapide, abordé toutefois dans une perspective
autre que celle qui était propre à l’histoire événementielle.
C’est une histoire biologique
Alimentation, sexualité, les attitudes à l'égard du corps, la mort,
les maladies : en s'intéressant à de tels phénomènes, on étudie,
en fait, les réactions des hommes à des contraintes naturelles.
L'histoire commence ainsi à établir des liens avec la biologie;
on peut prévoir, semble-t-il, qu'ils deviendront de plus en plus
importants dans les années qui viennent. Car, ce que la biologie
peut offrir à l’histoire, ce sont les résultats des recherches sur
cette source extraordinairement riche et, jusqu’à maintenant, à
cause de leur incompétence, négligée par les historiens, qu'est
le corps humaïin!. Ainsi, en étudiant les marqueurs sanguins,
l'hémotypologie « peut identifier un individu par son hémotype
» (ensemble de facteurs qu'il possède); et une population par
»une série de fréquences géniques. Par ces marquages, 1l
» devient possible de connaître la composition génétique des
» groupes humains, de suivre leur évolution, de déceler le sens
»et l'importance des échanges (et donc du métissage) entre
» groupes voisins, de reconnaître les migrations, de classer les
» populations selon leur “proximité génétique”.2 » Moyennant
certaines conditions, l’hémotypologie permet donc de prolonger
l’histoire vers les périodes sur lesquelles on ne dispose pour
le moment que de renseignements très fragmentaires, tirés de
l'étude de restes osseux et de l'outillage. Elle permet notam-
ment de donner un sens historique à des durées extrêmement
L'histoire des structures 131

longues, en découvrant des faits d'importance capitale pour


l’histoire, telles, par exemple, l’autonomisation de l'ensemble
négroïde, qui aurait eu lieu il y a environ 120 000 ans, et la sépa-
ration des mongoloïdes et des caucasoïdes, qui se serait pro-
duite il y a environ 55000 ans!. Mais on peut espérer que la
biologie et l'anthropologie physique apporteront à l'histoire
beaucoup plus. Elles ouvrent, en effet, la possibilité d'y intro-
duire pleinement le corps humain comme la géographie y a
introduit, dans son temps, le milieu naturel. Une vraie histoire
biologique reste encore un vœu. Mais des matériaux s'ac-
cumulent, qui, un ïour, permettront peut-être de la faire. À
partir de travaux qui existent déjà : ceux d'André Leroi-Gou-
rhan, de Jacques Ruffé, des éthologistes, des spécialistes en
biosociologie et aussi des historiens, on peut supposer que cette
histoire sera concernée par de très longues durées, par des
dizaines de milliers d'années, si on situe son point de départ
au moment où l'évolution culturelle prend définitivement le
relais de l’évolution biologique, voire par des millions d'années,
si on tient compte de l'héritage reçu par Homo sapiens sapiens
de ses ancêtres.

Structure et révolution

De tout ce qui vient d’être dit se dégage clairement un trait


caiactéristique de l’histoire structurale: elle différencie les
obiets qu'elle se donne en fonction de leur mode d’être dans le
temps et elle leur attribue une importance d'autant plus grande
que leur durée est plus longue. Mais, par un paradoxe apvarent,
cet intérêt pour les évolutions très lentes conduit à donner une
signification nouvelle à des changements relativement rapides;
rapides, s'entend, pour autant qu'ils se produisent dans un
temps beaucoup plus court que celui des structures. En effet,
on n’a jamais tant parlé de révolutions dans l’histoire aue
depuis le moment où on s’est détourné de l'événementiel. Tout
se passe comme si ces deux mots, « structure » et « révolution »,
avaient l’un pour l’autre une affinité particulière ; comme si
l'apparition du premier devait provoquer, tôt ou tard, l'appari-
tion du second, sans que l'inverse soit vrai. Ainsi, Pierre Tou-
bert, après avoir décrit la structure de l'habitat dans le Latium
entre le 1Xx° et le xrr° siècle, se demande comment elle s'était
formée et répond en faisant l’histoire de l'incastellamento, qu'il
qualifie lui-même de «révolution». De même, une étude des
structures démographiques de type ancien conduit-elle à consta-
ter qu’au début du xvirie siècle,il s'était produit en France une
« révolution démographique ». On parle aussi des révolutions
agricole, industrielle, scientifique, sans oublier les révolutions
132 KRZYSZTOF POMIAN
+

politiques ; cette liste qui commence avec la « révolution néo-


» lithique » aurait pu facilement être prolongée.
Une nouvelle façon de penser le concept «révolution»
Le lien entre structure et révolution n'est pas fortuit. En effet,
toute révolution n’est rien d'autre que le bouleversement d’une
structure et l'avènement d’une structure nouvelle. Pris dans ce
sens, le mot «révolution » perd son aura idéologique. Il ne
désigne plus une transformation globale de la société, une sorte
de renouveau général qui relègue toute l’histoire précédente
dans l'insignifiance, une sorte d'année Zéro à partir de
laquelle le monde devient radicalement autre qu'il n’était. Une
révolution n'est plus conçue comme une mutation, sinon vio-
lente et spectaculaire, du moins dramatique ; elle est très sou-
vent silencieuse et imperceptible pour ceux-là même qui la
font ; c’est le cas de la révolution agricole ou de la révolution
démographique. Elle n'est même pas toujours très rapide; il
arrive qu'elle s'étale sur plusieurs siècles. Ainsi, comme le
montrent François Furet et Jacques Ozouf, une structure cultu-
relle caractérisée par l’alphabétisation restreinte a-t-elle été rem-
placée par une autre, qui est celle de l’alphabétisation généra-
lisée, au cours d’un processus qui a duré, en France, environ
trois cents ans!. Ainsi encore le passage d'un temps rythmé
par des cycles naturels, et qui était un temps collectif, à un
temps mesuré par des instruments, et qui est un temps indi-
viduel, s’est déroulé pendant une période très longue; elle
commence au XIV* siècle pour se terminer presque sous nos
yeux avec la propagation de la montre dans les campagnes’.
Or, dans les deux cas, nous avons affaire à des révolutions car
ce sont les cadres mêmes des activités des hommes qui se trans-
forment.

Il serait erroné toutefois de voir, dans cette entrée des révolu-


tions dans l'orbite de l’histoire structurale, une sorte de revanche
posthume de l’événementiel. C’est le contraire qui se produit.
L'événement au sens traditionnel de ce terme est peu à peu
chassé de ses derniers réduits. Une révolution n’est plus pensée
comme une suite d'événements uniques. Elle est une onde d'in-
novations, qui se propage à partir d’un point initial à travers
des répétitions innombrables : c'est un à un que les gens
apprennent à lire et à écrire ; c'est bourg après bourg et village
après village qu'on voit se multiplier le nombre de montres. Et
c'est justement cette cascade de répétitions qui est intéressante
dans la perspective de l’histoire structurale, et non pas quelques
faits spectaculaires mais isolés, sinon uniques. Les problèmes
posés par la présence de révolutions dans l’histoire semblent
donc être très différents de ceux qui passionnaient la généra-
L'histoire des structures 133

tion de nos grands-pères. C'est d’abord celui du point initial,


du lieu où l'innovation apparaît, de celui ou de ceux qui se
risquent à faire quelque chose qui, dans la société donnée, voire
partout ailleurs, n'avait encore jamais été fait. Il ne s’agit pas
ici de psychologie individuelle, encore que les aspects psycho-
logiques soient importants. Il s'agit de sociologie historique:
où, dans une société donnée, une innovation est-elle possible ?
Quel type d'innovation y est licite et a des chances de se propa-
ger ? Quels sont les groupes qui, les premiers, acceptent l’inno-
vation et quelles sont les raisons qui les y poussent ? Comment
l'innovation se propage ? Quelles résistances rencontre-t-elle et
quelles sont les modifications qu’elle subit en cours de route ?

Ces quelques questions montrent clairement que, dans la


mesure où l’on veut étudier les révolutions, c'est-à-dire les inno-
vations, on doit se tourner nécessairement vers les « élites » ;
ce mot figure entre guillemets car il désigne ici les minorités
novatrices et non pas les groupes de privilégiés. Vers les
« élites » donc, et aussi vers les activités qui, pendant les trente
dernières années, étaient plutôt négligées par les historiens car
elles étaient censées relever de l’événementiel. L'importance des
travaux comme ceux de François Furet et de Jacques Ozouf,
déjà cités, réside notamment dans le fait qu'ils montrent
comment un phénomène qui. à ses débuts, n’intéressait qu’un
groupe restreint s’élargit à l'échelle de la population entière,
pénètre dans la texture même de la vie quotidienne et en modi-
fie tous les aspects. C'est dans la même direction que s’orientent
les recherches de Henri-Jean Martin! et de plusieurs autres sur
l’histoire du livre. Et c'est la même histoire des innovations
qu'étudient tous ceux qui travaillent sur les milieux intellec-
tuels ; on peut citer ‘à titre d'exemple le livre de Daniel Roche
consacré aux académies de province au xvirr* siècle. Il est loi-
sible de supposer que la redécouverte des révolutions par l’his-
toire structurale conduira tôt ou tard à un renouvellement des
recherches sur les sciences, les techniques, la littérature et
l’art.

La nouvelle tripartition de l'histoire

Structures, conjonctures, l’'événementiel: dans cette triparti-


tion du temps de l’histoire, c'était le dernier terme qui faisait
problème. Le temps des structures est facile à définir : c'est la
longue durée, la quasi-immobilité. Le temps des conjonctures
ne l’est pas moins : ce sont les oscillations cycliques. Quant à
l’'événementiel, son statut était plutôt énigmatique ; héritage de
l’histoire traditionnelle, il n’était pas, heureusement, encombrant
134 KRZYSZTOF POMIAN

dans la pratique car on pouvait ne pas s'y intéresser. Aujour-


d’hui, c'est la manière même de concevoir le temps de l’histoire
qui est en train de changer. À côté de la longue durée et des
fluctuations cycliques apparaît, en effet, un temps des innova-
tions : un temps irréversible et qui, de local, finit par devenir
global, tout en changeant de nature à mesure qu'il s’incarne
dans de nouvelles structures. Parmi les faits qui, jusqu'à main-
tenant, étaient relégués dans l’événementiel, une partie relève
simplement de la conjoncture: ce sont tous ceux qui se
répètent, bien que sans périodicité, et qui ne modifient pas les
structures dont ils procèdent ; exemple : les batailles entre les
Turcs et les Occidentaux depuis le xV° jusqu'au xix° siècle. Mais
la plupart des événements, ce sont des innovations, tantôt
retées, tantôt faisant partie d’une révolution qui démarre len-
tement pour se terminer par la mise en place d'une structure
nouvelle ; exemple: les mouvements religieux à partir du
xv* siècle, qui aboutissent à la Réforme. Structures, conjonc-
tures, révolutions : c'est ainsi qu'on pourrait présenter la nou-
velle tripartition du temps de l’histoire. C’est dans ce cadre
que se posent les nouveaux problèmes, dont la solution va don-
ner beaucoup de travail aux historiens dans les années à venir.
Krzysztof Pomian

Notes

Page 109
! Sens et Usage du terme structure dans les sciences humaines et sociales
(Paris-La Haye, Mouton, 1963); Entretiens sur les notions de genèse et de
structure (Paris-La Haye, Mouton, 1965).

Page 110
l F. Braudel: « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », in Anna-
les E.S.C., n° 4, octobre-décembre 1958, pp. 725-753, repris dans Ecrits
sur l’histoire (Paris, Flammarion, 1969), pp. 41-83.
2 P. Toubert: les Structures du Latium médiéval. Le Latium méridional
et la Sabine du IX°® siècle à la fin du XII° siècle (Rome, Ecole française
de Rome, 1973), p. 199.
3 Le Latium est la région de l’Italie péninsulaire qui entoure Rome. La
Sabine, ancien pays des Sabins, constitue la partie Est du Latium, compre-
nant les premières chaînes des Abruzzes (appelée maintenant la province
de Rieti).

Page 114
l Toutes les citations étaient extraites de l’ouvrage de P. Toubert: les
Structures du Latium médiéval (op. cit.).
L'histoire des structures 135

Page 116
1 EF. Simiand: « Méthode historique et Science sociale », dans Revue de
synthèse historique (1903), repris dans Annales E.S.C. (1960).

Page 117
l L. Febvre: Philippe II et la Franche-Comté. Etude d'histoire politique,
religieuse et sociale (Paris, Flammarion, 1912), réédition 1970, p. 243.

Page 118
1 Les mercuriales sont les cours officiels des denrées vendues sur un mar-
ché public.
2 E. Labrousse: /a Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien
Régime et au début de la Révolution (Paris, P.U.F., 1943), pp. 12-13.
3 H. Hauser: Recherches et Documents sur l’histoire des prix en France
de 1500 à 1800 (Paris, Picard, 1936), p. 72.

Page.119
l'E. Labrousse, op. cit., pp. 170-171.
2E. Labrousse: Esquisse du mouvement des prix et des revenus en
France au XVIII siècle (Paris, Dalloz, 1932), p. 147.

Page 121
1 F. Braudel: /a Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II (Paris, A. Colin, 1949), p. 173.

Page 124
1 Les citations étaient extraites de F. Braudel: /a Méditerranée et le
Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (op. cit.).

Page 125
1 L. Febvre: « La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
de Philippe II » (1950), repris dans Pour une histoire à part entière (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1962), p. 168.

Page 126
1 P. Ariès: Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant
la vie depuis le XVIII® siècle, 1948 (Paris, Le Seuil, 1971), p. 14.

Page 127
IP. Goubert: Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1960); E. Le Roy Ladurie: Paysans du Languedoc (Paris,
S.E.V.P.E.N., 1960); M. Garden: Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle
(Paris, Les Belles Lettres, 1970); J.-C. Perrot: Genèse d’une ville moderne.
Caen au XVIIIe siècle (Paris, Publications de l’E.H.E.S.S., 1975).

Page 128
1 P. Ariès: Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant
la vie depuis le XVIIIe siècle (op. cit.), p. 15.

Page 129 ;
1 J. Le Goff: « le Temps du travail dans la ‘‘crise”” au XIV: siècle: du
136 KRZYSZTOF POMIAN

temps médiéval au temps moderne » (1963), repris dans Pour un autre Moyen
Age (Paris, Gallimard, 1977, pp. 75-76).

Page 130
1 Je dois cette idée à M. Ruggiero Romano.
2 J. Ruffié: De la biologie à la culture (Paris, Flammarion, 1976),
p. 387.

Page 131
l'Jbid., p. 398.

Page 132
l F. Furet et J. Ozouf: Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de
Calvin à Jules Ferry (Paris, Ed. de Minuit, 1977).
2 Cf. G. Thuillier: Pour une histoire du quotidien au XIX® siècle en
Nivernais (Paris-La Haye, Mouton, 1977), p. 205 et suiv.

Page 133
1 Voir H.J. Martin: Livres, pouvoirs et société à Paris au XVII: siècle,
1598-1700 (Genève, Droz, 1969).

KRZYSZTOF POMIAN

Né en 1934. I] fait ses études puis enseigne à l’Université de Varsovie (Pologne). Depuis
1973, en France. Directeur de recherches au C.N.R.S. Parmi ses travaux récents: Polo-
gne: défi à l'impossible ? De la révolte de Poznan à Solidarité, Editions Ouvrières, 1982;
L'Ordre du temps, Gallimard, 1984; Collectionneurs, connaisseurs et curieux. Paris -
Venise XVI<- XVIII: siècles, Gallimard, 1987.
ANDRÉ BURGUIÈRE

L'anthropologie historique

« Obligé, par les grands événements qu'il doit raconter, d'écou-


» ter tout ce qui ne s'offre pas à lui avec une certaine impor-
» tance, il n’admet sur la scène que les rois, les ministres, les gé-
» néraux d'armée et toute cette classe d'hommes fameux dont les
» talents ou les fautes, les emplois ou les intrigues ont produit
» le malheur ou la prospérité de l'Etat. Mais le bourgeois dans
» sa ville, le paysan dans sa chaumière, le gentilhomme dans
» son château, le Français enfin au milieu de ses travaux, de
» ses plaisirs, au sein de sa famille et de ses enfants, voilà ce
» qu'il ne peut nous représenter. » Ce n’est pas Lucien Febvre
qui s'exprime ainsi sur les insuffisances de l'historien, mais
Legrand d’Aussy, contemporain quasi obscur des Lumières, dans
l'avertissement à son « Histoire de la vie privée des Français »
(3 vol.) qu'il publie en 1782. Ces quelques lignes désignent
assez bien le champ abandonné par l’histoire événementielle
et dont la recherche historique a récemment repris possession.
Nous assistons en effet, depuis la constitution de l'école des
Annales, non pas à la naissance mais à la renaissance d'une
histoire anthropologique.

HISTOIRE D'UN CONCEPT

L'entreprise de Legrand d’Aussy est significative à cet égard:


d’une histoire sociale des
mœurs des Français dont il avait
le projet — ces quelques lignes le prouvent — il n’a pu mener
à bien que le premier volet, une «histoire de l'alimentation »
(en trois volumes), du reste très informée et très moderne ;
c'est à la fois une histoire des produits, des techniques et des
comportements alimentaires. L'auteur suit un plan thématique,
indiquant par là une approche plus structurale qu'événemen:-
tielle. L'histoire des mœurs ne s'exprime pas pour lui à travers
138 ANDRÉ BURGUIÈRE

un enchaînemenñt de phénomènes pittoresques et d'innovations,


mais par un mélange constant de comportements hérités (donc
de permanences) et de phénomènes d'adaptation ou d'invention.

Les précurseurs

À l'époque de Legrand d’Aussy, ce type de sujet était déjà en


train de disparaître du champ historique ou du moins de pas-
ser à l'arrière-plan. Depuis la fin du xvr* siècle, l’érudition
savante, principalement celle des bénédictins de Saint-Maur
et des bollandistes', abandonne le commentaire des sources
scripturaires pour l'édition des sources publiques. L'’adminis-
tration royale encourage et facilite ce développement d’une
recherche scientifique sur l’histoire de l'Etat. Mariage durable:
l'Etat constitue des fonds d'archives publiques qui donnent aux
historiens les moyens d'une recherche positive (fondée sur les
sources); les historiens concentrent leur attention sur les évé-
nements et les rouages de la vie publique. Le mouvement philo-
sophique enfin, dans sa grande majorité, développe une concep-
tion idéaliste et politique de la société : l’homme est un animal
social dont les déterminations sont guidées par un besoin de
liberté, d'équité et de rationalité. L'histoire des sociétés doit
se limiter à l’histoire de la vie publique (histoire politique,
histoire de l'Etat, histoire des différentes institutions) et des
formations culturelles (art et littérature) dans la mesure où
l'homme n'acquiert de dimension sociale que dans la vie pu-
blique.
C'est la conception qui inspire aussi bien « l'Esprit des lois »,
«le Discours sur la grandeur et la décadence des Romains »
que « le Siècle de Louis XIV », les travaux de l’« Encyclopédie »
ou plus tard l’œuvre d’un Mably? ou d'un Condorcet. Rous-
seau constitue un cas à part. Si l'essentiel de sa réflexion his-
torique — celle qui s'exprime dans le «Contrat social» —
s'applique à l'univers politique, il considère la société comme
une production, et une production malheureuse, de l’histoire,
non comme la substance même de l’histoire. De même qu'il sup-
pose une histoire originelle, présociale, de l'humanité, il conçoit
la possibilité d’une histoire anthropologique. Mais, comme pour
Buffon, cette histoire anthropologique n'est repérable que chez
les peuples sans histoire, c’est-à-dire chez les sauvages.
Si ces peuples sans écriture et sans « monuments » (l'expres-
sion désigne au xvir1® siècle tout ce qui témoigne d'un passé)
ont une histoire et si cette histoire peut donner un sens à leur
civilisation, c'est dans leurs manières de se vêtir et de se nour-
rir, dans l’organisation de leur vie familiale, dans les relations
entre sexes, dans leurs croyances et dans leurs cérémonies
L’anthropologie historique 139

qu'il faut la retrouver. Les mœurs sont ici porteuses d'histoire


parce qu'elles remplacent les institutions.
À l'ombre des Lumières, quelques voyageurs, médecins érudits
où administrateurs portent, à la fin du xvirI* siècle, un regard
ethnologique sur les sociétés historiques et en particulier sur
leur propre société. Legrand d'Aussy appartient à ce milieu.
Le courant s’épanouira sous la Révolution et l'Empire dans
l'entreprise du Bureau de la Statistique de Chaptal et de Fran-
çois de Neufchâteau, qui tente, entre autres, un inventaire des
modes de vie de la France. En le tirant vers l'étude des survi-
vances et de l’ésotérique, l'Académie celtique lui enlèvera toute
chance d'infléchir l'orientation de la recherche historique.
Dans ce courant, sous-produit des Lumières, survit pourtant une
très ancienne tradition, illustrée encore au xVIrI* siècle par
de nombreux ouvrages s’intitulant « Tableau historique » ou
« Histoire naturelle » de telle province ou de telle nation, tra-
dition pour laquelle définir l'identité d’une société ou d'une
région, c'est reconstituer l’histoire de ses coutumes, de ses
manières de vivre.
Cette préoccupation est aussi ancienne que l'esprit historique.
On a trop oublié que Hérodote, le père de l'Histoire, dans
l’« enquête » qu'il entreprenait «afin que le temps n'abolisse
» pas les travaux des hommes », éprouvait le besoin de décrire
en détail les coutumes des Lydiens, des Perses, des Massagètes
ou des Egyptiens pour expliquer le conflit entre les Grecs et
les barbares. Ce que l'historien retient du passé correspond
étroitement à ce qu'il veut comprendre ou justifier dans la
société qui l'entoure. L'étude des formes de la vie quotidienne
fit partie de la pensée historique aussi longtemps que celle-ci
eut comme principale préoccupation de retracer l'itinéraire et
les progrès de la civilisation. Elle devint superflue à partir du
moment où les Etats-Nations nouvellement constitués enrôlèrent
la mémoire collective pour justifier par le passé leur domination
sur tel territoire et leur manière d'organiser la société.
Le positivisme et une histoire de l’événement
En fait, deux écoles historiques coexistent en France jusqu'au
début de la III: République : l’une plus narrative, proche des
élites dirigeantes, du débet politique, héritière des chroni-
queurs, attentive à reconstituer la genèse des institutions ou
des conflits ; l’autre plus analytique, héritière de la philosophie
des Lumières, attentive à décrire les mœurs et les comporte-
ments sociaux. Si, à la veille de 1914, la première école a
pratiquement condamné l’autre à suivre les sentiers obscurs de
l'essayisme et de l’amateurisme, c'est parce qu'elle est parvenue
beaucoup mieux que sa concurrente à se donner un statut
scientifique. L'essor des sciences sociales plus jeunes comme
140 ANDRÉ BURGUIÈRE
\
la sociologie incitait l’histoire à redéfinir son identité à partir
d'un ‘territoire plus limité: donc à se replier sur la sphère
étatique et politique. L'idéal scientiste qui deminait les milieux
intellectuels la poussait à se doter d’une méthodologie rigou-
reuse sur le modèle des sciences expérimentales : or l'élément
de base de la réalité cbservable, l'équivalent de la cellule pour
le biologiste ou de l'atome pour le physicien, c'était pour elle
le fait historique, c'est-à-dire l'événement qui survient dans la
vie publique.

Mais cet infléchissement positiviste n'est pas complètement


indépendant de la pression politique qui s'exerce alors sur le
savoir historique. Le positivisme ambiant magnifiait d'autant
plus le travail sur les sources, perçu comme la confrontation
nécessaire avec les données expérimentales du savoir historique,
que l'Etat faisait un gros effort de collecte et d'organisation
des fonds d'archives publiques. Pour obéir aux critères de
scientificité qu'elle s’est donnée, la recherche historique tend
à confondre la mémoire sociale avec la mémoire nationale et
la mémoire nationale avec la mémoire de l'Etat. Tout phéno-
mène qui n'apparaît pas sur la scène publique peut être ignoré
par l'historien, non seulement parce qu'il ne correspond pas
à une action consciente et volontaire, mais parce qu'il est sensé
échapper au mouvement historique.
Le cas Michelet au XIX° siècle
Il ne faudrait pas simplifier à l'excès l'itinéraire historiogra-
phique du xix° siècle et négliger, en particulier, l'inspiration
romantique, sous-jacente aux grandes entreprises historiques
qui culmine dans l'œuvre de Michelet. Son projet de « résur-
» rection intégrale du passé » le pousse à décrire, au-delà des
formes et des péripéties de l'exercice du pouvoir, les conditions
d'existence des obscurs. Lorsqu'il montre les effets d’une mode
alimentaire comme la consommation du café sur la sensibilité
et le comportement des élites dans la société française du
XVIII siècle, ou lorsqu'il décrit l'atmosphère tragique du siècle
de Louis XIV dominé par les crises alimentaires et la misère
populaire, c'est par un biais essentiellement ethnologique qu'il
aborde et qu'il traite la réalité historique.
Faut-il s'étonner qu'il ait été rejeté par l’histoire positiviste et
revendiqué en revanche par Lucien Febvre comme un maître
de l'histoire des sensibilités et des mentalités ? L'importance
qu'il accorde à son intuition (les sources ne fournissant que
les symptômes d'une réalité à reconstruire) et à son pouvoir
d'empathie pour entrer dans les manières de voir et de sentir
d'une époque — démarche qui sera celle de l’ethnologue — ne
peut que déplaire à un courant qui entend fonder le savoir
L’anthropologie historique 141

historique sur un traitement objectif et scientifique de la


réalité.
Mais c'est avant tout par son populisme quasi mystique, par le
rôle essentiel qu'il attribue dans l'histoire aux grands mou-
vements collectifs partiellement inconscients et par sa tendance
a sous-estimer l’action des grands et des institutions que
Michelet s’est rendu inacceptable à l'école positiviste et qu'il
a en revanche séduit les fondateurs des Annales.

L'école des « Annales »

Car sous la réduction du champ historique au domaine de la


vie publique s'exprime bien sûr une conception réductrice et
centralisée non seulement du devenir historique mais de la
société elle-même. C'est contre cette conception que s’est consti-
tuée l'école des Annales. De même que les impressionnistes
avaient lancé le mot d'ordre de délaisser les ateliers pour le
plein air et d’aller peindre la nature «en direct », les fonda-
teurs des Annales incitèrent les historiens à sortir des cabinets
ministériels et des chambres parlementaires pour aller observer
«en direct » les groupes sociaux, les structures économiques,
bref pour aborder chaque société dans le sens de sa plus grande
profondeur.
C'est par les historiens des périodes les plus éloignées que
leur mot d'ordre fut le mieux reçu. Les réticences des spécia-
listes de l’histoire contemporaine ne peuvent être attribuées à
proprement parler à un conservatisme politique : bon nombre
d'entre eux (à commencer par Seignobos!, l'ennemi officiel des
Annales) affichent des idées de gauche et ont tendance, dans
icur pratique d’historien, à valoriser les mouvements révolu-
tionnaires. Mais derrière elles se dissimule une conception hié-
rarchique du devenir historique incarné nécessairement par
les dirigeants — hommes de gouvernement ou leaders révolu-
tionnaires — et par les institutions (l'appareil d'Etat, le Par-
lement, les partis politiques, etc.). Une telle conception revient
à n’accorder une dimension historique qu’à ce qui justifie de
près ou de loin les détenteurs de pouvoir et leur vision de
la société.
La position des Annales véhicule de son côté un certain popu-
lisme : il faut donner droit de cité à l’histoire des humbles à
côté de l’histoire des puissants ; l’obscur paysan qui améliore
telle technique d'’essartage? au sein d'un système de gestes
hérités et d’un paysage apparemment immuable est un agent
historique aussi important qu'un général qui gagne une bataille.
Mais, plus profondément, elle se fonde sur une conception multi-
dimensionnelle de la réaiité sociale, chaque dimension ou plutôt
142 ANDRÉ BURGUIÈRE

chaque niveau ayant vocation à la fois à dessiner sa propre


histoire et à trouver un mode d’articulation avec les autres
pour fabriquer le mouvement d’une société. Pour les fondateurs
des Annales, l'histoire de la vie quotidienne n'était qu'une
manière d'aborder l'histoire économique et sociale. Est-ce par
simple désir de moderniser son enseigne qu'elle s'est rebaptisée
aujourd'hui anthropologie historique ? Si nous essayons de la
définir par son domaine, c'est-à-dire comme l'étude de Jl’habituel
par opposition à l’exceptionnel ou à l'événementiel, nous ris-
quons de nous retrouver au même point. Si cette étude est
conçue comme la description du cadre de vie d’une époque,
nous voici ramenés à la plus traditionnelle histoire de la vie
quotidienne. De l’imposante compilation d'A. Franklin! , «la Vie
privée autrefois. Mœurs, modes, usages des Parisiens du xxI°
au XVIII“ siècle », publiée à la fin du siècle dernier, à certains
volumes de la beaucoup plus récente collection « Histoire de
la vie quotidienne» se maintient le même type d'érudition
souriante et anodine qui conçoit les formes de la vie quotidienne
comme le décor de la grande histoire, celle qui se fait à tra-
vers l'affrontement des volontés dirigeantes et des institutions.

Le doriaine de l'histoire anthropologique

Si l'étude de l’habituel implique l'analyse des grands équilibres


économiques et sociaux qui sous-tendent les décisions ou les
conflits politiques, elle n’est rien d'autre que l’histoire écono-
mique et sociale. Une définition par le type de sources que
ce secteur de l’histoire utilise ne serait guère plus pertinente.
L'histoire de la vie quotidienne ne devient pas anthropologique
en passant des sources narratives et extérieures aux sources
sérielles. Elle débouche simplement sur l'histoire économique
et sociale. C’est ce que souhaitaient les fondateurs des Annales
en préconisant le recours aux mercuriales de prix ou aux baux
de dimes pour l'étude des fluctuations de la production agricole,
aux archives notariales pour l'éventail des fortunes et l’évo-
lution des patrimoines familiaux, aux registres paroissiaux
(ancêtres de l'état civil moderne) pour la reconstitution du
mouvement démographique. Mais dans la mesure où ces
sources enregistrent des données brutes, n’impliquant aucun
point de vue, aucune représentation construite de la réalité,
elles invitent l'historien à reconstituer des ensembles, par
exemple par un traitement statistique, qui révéleront la ten-
dance et la logique d’une évolution.
Une telle démarche peut déboucher sur une réflexion anthro-
pologique. Comme l'ethnologue qui utilise la distance qu'il
perçoit entre sa propre culture et celle de son terrain d’obser-
L’anthropologie historique 143

vation, pour se débarrasser de ses propres catégories et


reconstituer le système logique de la société qu'il étudie,
l'historien peut mettre à profit le caractère parcellaire, non
construit, de ces sources brutes, pour retrouver, au-delà de la
réalité manifeste, les mécanismes et la logique qui expliquent
telle conjoncture — ce qu'on appelle une époque — ou telle
évolution. La méme démarche peut s'appliquer aux sources
qualitatives ou littéraires, dans la mesure où elle conduit à
s'intéresser systématiquement à ce que les discours dominants
d'une société dissimulent ou négligent. « Je crains bien que
» les personnes auxquelles je confiais mes intentions, écrit Marc
» Bloch, dans l'introduction aux “Rois thaumaturges” ne
» m'aient considéré plus d’une fois comme Ja victime d'une
» curiosité bizarre et somme toute assez futile »… « This curious
»by-path! of yours». C'est ainsi qu’un ami anglais qualifiait
son entreprise. Si «les Rois thaumaturges » restent un livre
exemplaire pour l'anthropologie historique?, ils le doivent, plus
encore qu'au problème étudié, à la manière dont Marc Bloch a
abordé le problème, à son art du « by-path », chemin détourné
pour atteindre directement un système de représentation ense-
veli.
Le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s'annonce
Rien de plus classique et de plus rebattu que l'étude de
l'institution monarchique française et anglaise. Mais les spécia-
listes, v compris ceux qui se sont intéressés à la théorie de
l’absolutisme, à la royauté de droit divin, ont laissé de côté
la séquence cérémonielle — en général à l'issue du sacre —
pendant laquelle le souverain exerçait un pouvoir guérisseur:
vestiges rituels auxquels les témoignages les plus tardifs
n'’accordent eux-mêmes qu'une valeur anecdotique plus ou
moins folklorique. Or cette bizarrerie, qui s'accroche prati-
quement jusqu’à l’âge industriel au cérémonial des monarchies
française et anglaise, non seulement les distingue de la plupart
des autres monarchies européennes, mais révèle la dimension
magique de l’image de la royauté, telle qu’elle survit dans les
représentations collectives. « Sur bien des points, note Marc
» Bloch, tout ce folklore nous en dit plus long que n'importe
» quel traité doctrinal. » Du même coup se trouve indiquée la
voie qui conduit de l’étude du folklore à une véritable anthro-
pologie historique. Longtemps abandonné aux amateurs de
pittoresque et d’ésotérisme, le folklore est porteur de sens
pour l'historien, précisément à cause de sa marginalité. Son
insignifiance apparente au sein du jeu social est l'indice qu'un
sens important y a été investi et s'y préserve. Le propre du
pouvoir est de ne jamais être exactement là où il s'annonce;
c'est pourquoi l’histoire des institutions donne souvent l'impres-
144 ANDRÉ BURGUIÈRE
*

sion kd'accumuler les rendez-vous manqués. Il serait absurde,


bien sûr, de vouloir démontrer que la fonction essentielle du
roi de France ou du roi d'Angleterre est d’être sorcier-guéris-
seur. Mais le rappel obstiné de cette fonction originelle ou
mythique dans le cérémonial prouve qu'elle continue d’avoir
un sens à l'époque moderne : elle fonde symboliquement, et
en même temps corporellement, Je caractère sacré (donc légi-
time) du pouvoir royal que ies institutions et les juristes se
contentent d'affirmer.
Tout se passe comme si chaque société avait besoin d'annuler
sa transparence pour exister, de brouiller les pistes aussi bien
pour elle-même que pour le monde extérieur. L'’anthropologue
est familiarisé depuis longtemps avec ce principe d'opacité qui
caractérise toute réalité sociale. Il sait qu'il faut toujours
contourner ce qu'une société déclare d'elle-même pour la
comprendre. Les historiens, au contraire, ont d'autant plus de
peine à s'écarter de la mythologie officielle qu'ils ont souvent
contribué à la construire et à la transmettre. Etudier l’histoire
d'un rituel rattaché à l'institution monarchique, l’histoire d’une
technique agricole comme la charrue ou la pratique de la
jachère, suivre l’évolution de la consommation de la viande
ou l'usage de tel ou tel « fonds de cuisine », chercher à dater
et à expliquer l'apparition des pratiques contraceptives dans
la France d’Ancien Régime : aucun de ces sujets qui ne puisse
être du ressort d’un autre secteur de l’histoire, que ce soit
l’histoire des institutions, l’histoire des techniques, l’histoire
économique ou l’histoire démographique. L'anthropologie histo-
rique n'a donc pas de domaine propre. Elle correspond à une
démarche qui relie toujours l'évolution considérée à sa réso-
nance sociale et aux comportements qu'elle a engendrés ou
modifiés.

LA DEMARCHE DE L'ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE

Le vieil ouvrage d’A. Franklin, « la Vie privée autrefois », et le


livre de Fernand Braudel, « Vie matérielle et Capitalisme! »,
traitent les mêmes sujets : l'habitat, le costume, l'alimentation,
etc., dans la France (pour le premier), dans le monde pré-
industriel (pour le second). A. Franklin ne nous propose qu’une
sorte de répertoire historique de la vie quotidienne alors que
Fernand Braudel a écrit un livre d’anthropologie historique.
Il ne s’est pas contenté d’énumérer les objets qui peuplaient
l'univers quotidien, mais il a montré comment les grands équi-
libres économiques, les circuits d'échanges fabriquaient et
transformaient la trame de la vie biologique et sociale;
coniment les comportements intégraient au goût, aux gestes
L'’anthropologie historique 145

répétés tel produit alimentaire importé récemment d’un autre


continent. ou d'une autre classe sociale, transformant l’inno-
vation en habitude.
Pour rajeunir la dénomination ancienne « histoire des mœurs »,
nous pourrions définir l'anthropologie historique comme une
histoire des habitudes : habitudes physiques, gestuelles, alimen-
taires, affectives, habitudes mentales. Mais quelle habitude n'est
pas mentale ? « On pourrait sans doute assigner à l'histoire
»et à l'économie l'étude des rapports de force», écrit Marc
Augé! dans un essai sur l’ethnologie du pouvoir, «et à l’anthro-
» pologie celle des rapports de pouvoir ». Le propre de l’anthro-
pologie serail d'étudier les phénomènes à travers lesquels se
désignent une société et une culture ; des phénomènes non pas
signifiants — pour utiliser le langage du temps —, mais signi-
fiés, c'est-à-dire digérés et intériorisés par la société.
Nous nous garderons de clore notre définition. L'anthropologie
historique correspond peut-être beaucoup plus à un moment
qu’à un secteur de la recherche historique. Elle attire à elle
aujourd’hui les nouvelles méthodes et les nouvelles probléma-
tiques, comme ce fut le cas pour l'histoire économique et
sociale dans les années 50. La revue des Annales, si l’on consi-
dère l'évolution de son contenu dans les trente dernières années,
reflète avec une particulière netteté ce déplacement théorique.
Plutôt que dresser un tableau des acquis récents de l’anthro-
pologie historique qui ne saurait être exhaustif, même si nous
voulions nous en tenir aux travaux des historiens français, nous
souhaiterions indiquer quelques points de concentration exem-
plaires des recherches et du débat historiographique.

Histoire de l'alimentation

Les premières enquêtes publiées sous ce nom dans les Annales


à la fin des années cinquante et regroupées récemment par
J.-J. Hémardinquer sous le titre: « Pour une histoire de l’ali-
mentation? », avaient pour objectif essentiel de reconstituer
une histoire de la consommation: les rations attribuées aux
équipages des bateaux, aux membres de telle communauté reli-
gieuse où aux pensionnaires d’un hôpital, documents indiquant
a la fois les quantités et la nature des aliments, contrats de
salaire enfin (comme ceux qu'Emmanuel Le Roy Ladurie a pu
étudier pour le Languedoc*) fixant la part en nature que l’em-
ployeur s'engage à fournir au journalier ou au compagnon sous
forme de ration alimentaire, dessinent dans le long terme une
courbe contrastée de la consommation populaire, reflet indirect
des fluctuations économiques et démographiques : montée de la
ration de viande au xv° siècle et jusqu’au début du xvi° siècle,
146 ANDRÉ BURGUIÈRE

à Mépoque de l’« homme rare » et de la pâture abondante, puis


réduction progressive jusqu'à la quasi-disparition de la part de
viande dans le régime alimentaire des classes populaires du
milieu du xvi° au milieu du xvur1° siècle. La pression démogra-
phique et l’inélasticité de la production agricole entraînent
une mise en culture générale des terres qui étend à l'extrême
les emblavures et réduit les troupeaux. Effondrement des
salaires et du revenu des petits tenanciers, appauvrissement du
régime alimentaire du plus grand nombre vont de pair.
L'alimentation, phénomène culturel et économique
Un mécanisme simple — presque trop simple — soumet le
régime alimentaire aux « ciseaux malthusiens », c’est-à-dire aux
variations inverses de la charge démographique et des res-
sources disponibles. Mais au travers d'une évolution directe-
ment commandée par la fluctuation des équilibres économiques
et sociaux apparaissent des résistances ou des itinéraires aber-
rants : ainsi le curieux itinéraire du maïs rapporté d'Amérique
dès les premiers voyages, accueilli avec réticence par le consom-
mateur espagnol. 1l fait une brève apparition localisée en
France, alors qu'il se répand largement dans les Balkans. C'est
sous le nom de « blé turc » qu'il reviendra chez nous un siècle
plus tard pour s’insérer dans le système agricole démuni du
Sud-Ouest et soustraire la population aux famines périodiques.
Ainsi également de la remontée de l'olivier vers le Nord au
xvVI® siècle, colonisant Languedoc et Provence, apportant à l'ali-
mentation populaire un substitut appréciable aux graisses
animales qui désertent la table du pauvre. Paradoxe de la
chronologie et des échanges culturels: c'est au moment où
ils expulsent les marranes et les morisques, où ils pourchassent
les « conversos » que les Espagnols adoptent largement comme
fonds de cuisine l'huile d'olive qui fut pendant longtemps le
signe même de la culture mécréante. « Au total, écrit Marc
» Bloch dans un article de l’'“Encyclopédie française”, l’histoire
» de l'alimentation est comme un appareil enregistreur où
» s'inscrivent avec des retards dus aux résistances psycholo-
» giques toutes les vicissitudes de l'économie! . »
Même quand elle subit la pression de la pénurie ou de la
famine, une innovation alimentaire ne peut s’enraciner, si elle
ne gépond pas aux critères de goût de la région. Ce ne sont pas
les régions de la France où l’état des sols s’y prêtait le mieux
qui ont été les premières à accueillir la culture de la pomme
de terre, par exemple, mais celles (Limousin et Auvergne) où
elle pouvait servir de substitut à l’aliment de base traditionnel,
c'est-à-dire la châtaigne. D'où l'étrange permanence du goût et
des cloisonnements régionaux dans les habitudes alimentaires
de la France contemporaine que révèle la carte des graisses et
L'’anthropologie historique 147

des fonds de cuisine dressée à partir d'une enquête de Lucien


Febvre : des préférences où l'on retrouve la trace de migrations
végétales comme la montée de l'olivier vers le nord, de sys-
tèmes agricoles anciens comme le maintien de l'usage du sain-
doux dans certaines régions de l'Ouest devenues herbagères et
productrices de lait, ou de frontières culturelles comme la ligne
de partage entre le sud du Jura consommateur d'huile et le
nord consommateur de beurre.

La ségrégation et la permanence des habitudes alimentaires,


leur relative insensibilité aux mutations du milieu économique
ne s’expliquent-elles que par un mécanisme de fidélité aux
normes apprises ? Les préférences alimentaires sont un des
supports majeurs de l'identité culturelle. Mais elles sont éga-
lement le produit de la ségrégation sociale. L'intérêt des
travaux récents sur l’histoire de l'alimentation, en particulier
ceux qui se rattachent à l'enquête sur la vie matérielle, lancée
par les Annales, est de n'avoir utilisé que les sources dont le
contour social était clairement marqué : l'introduction du café,
du tabac ou des alcools de distillation n’a guère de signification
pour l'historien tant qu'il n'a pas les moyens de déterminer
l'impact ou le périple social de ces nouveaux produits.
L'alimentation est un indice dominant du niveau de vie
Non seulement les ressources alimentaires disponibles à tel
état de la production agricole et des échanges se répartissent
de façon aussi inégale que les autres ressources, respectant les
clivages sociaux ; mais on peut affirmer que, jusqu'au premier
âge industriel, l'alimentation constituant un indice dominant
du niveau de vie, le goût devait désigner de façon ostentatoire
l'inégalité sociale, soit par l'abus (signe de domination), soit
par l’abstention à l'égard de certains produits (signe de dépen-
dance): ainsi le goût pour les sauces et les plats très épicés,
qui fut, jusqu'au xviri‘ siècle, typique de la gastronomie aristo-
cratique. Ainsi, à l'inverse, la place du beurre dans la vie pay-
sanne bretonne jusqu'au début du xx° siècle, qui était source
essentielle et parfois unique de numéraire pour les petits pay-
sans, vendu en totalité et banni de leur propre consommation.
Le folklore, en particulier à travers les légendes sur les sor-
cières voleuses de beurre, témoigne de cette exclusion.
La ségrégation mais aussi l'affrontement social s'expriment dans
les habitudes alimentaires, comme en témoigne l’histoire du
pain.
Dans la France d'Ancien Régime, chaque couche sociale
consomme un type de pain particulier, au point qu'Olivier de
Serres faisait correspondre ces différents types aux trois ordres
de la société. Maloin déclare en 1766: « On a laissé le pain
148 ANDRÉ BURGUIÈRE

» hoir au peuple pour qu'il ne prenne pas des habitudes d’abon-


» dance.» Les classes populaires consomment en effet soit le
« pain bis», soit le « pain de brode» à base de méteil!, qui
est à la fois le plus noir et le plus nutritif. Les classes élevées
consomment soit le « pain de chapitre », très blanc, fait de
farine de froment finement blutée (l'équivalent du pain de mie
actuel), soit le « pain de Gonesse », bon pain de froment (l’équi-
valent du pain de consommation courante actuel).
La réponse provocatrice et sans doute apocryphe de Marie-
Antoinette, «s'ils n’ont plus de pain, qu'ils mangent de la
» brioche », illustre bien la symbolique sociale qui s’attachait,
sous l'Ancien Régime, à la consommation du pain; elle a en
outre un caractère prophétique, car la Révolution décréta la
brioche pour tous. Plus exactement, elle imposa des normes
strictes à la composition du pain et orienta le peuple des villes
vers la consommation de pain blanc ; conquête sociale, régres-
sion diététique, car ce pain raffiné mais pauvre en calories, qui
représentait pour les riches une nourriture d'accompagnement,
devint l'aliment de base de la consommation populaire dans
les grandes villes. La pomme de terre suivit un itinéraire
inverse : méprisée par l'aristocratie jusqu’à la Révolution fran-
çaise, elle connut au xix® siècle, selon l'expression de Marc
Bloch, une véritable « ascension sociale ».
À travers plusieurs ouvrages consacrés à la sensibilité alimen-
taire du xix° siècle, Jean-Paul Aron a pu montrer comment l’art
de la table devient alors un lieu d'investissement privilégié de
la culture bourgeoise?. Après avoir acquis ses lettres de
noblesse sur les tables aristocratiques et subi l'influence ratio-
nalisatrice du goût italien qui impose à la succession des plats
une progression marquée du salé au sucré, la gastronomie
s'installe sous la Révolution dans les restaurants de luxe ouverts
par les anciens officiers de bouche des maisons princières. Elle
devient au xIx° siècle l’occasion d’une sociabilité d'hommes dans
laquelle la bourgeoisie investit son besoin de plaisir et de
consommation ostentatoire. Face à l'indigence alimentaire du
prolétariat urbain, elle affirme son rang par le raffinement et
l'excès. Dans l’évolution des comportements alimentaires se
croisent donc l’histoire économique, l’histoire sociale et l’his-
toire des systèmes culturels. L'anthropologie historique a pour
tâche précise de rendre compte de ces croisements.

Une histoire du corps

Jusqu'à une époque très récente, l'anthropologie désignait en


France (c'est le sens qu'elle avait au xvirIe siècle) l'étude des
caractères physiques des différentes populations et de leur
L'’anthropologie historique 149

évolution. Par contamination du sens anglo-saxon, elle englobe


maintenant le domaine de l'ethnologie. Mais par un esprit de
contradiction qui leur est propre, c’est sur le domaine premier
de l'anthropologie que les historiens ont mis le plus de temps
a prendre place. Leurs recherches étaient freinées par une
interrogation préalable : le corps est-il objet d'histoire ? Peut-on
repérer, entre l'évolution de l'espèce et le cycle biologique,
des formes de changement plus complexes, redevables au milieu
historique comme au milieu culturel?
Les transformations de l'aspect physique des populations
doivent-elles être considérées comme une forme du changement
social ? Les recherches menées par le docteur Sutter à partir
des mensurations des candidats à l'Ecole polytechnique depuis
le milieu du xix* siècle, celles publiées récemment par Emma-
nuel Le Roy Ladurie et un groupe de chercheurs du Centre de
recherches historiques à partir des dossiers anthropométriques
des conscrits ont mis en évidence une augmentation régulière
de la taille moyenne des Français depuis un siècle! . Cette élé-
vation, obtenue surtout par la régression du nombre des gens
de petites tailles, semble liée au progrès économique et à l’amé-
lioration des conditions de vie : la taille moyenne des hommes
est nettement plus élevée depuis le xIx° siècle, dans la France
du Nord et de l'Est, c'est-à-dire dans la France la plus déve-
loppée. Elle augmente aussi bien avec le niveau social qu'avec
le niveau d'instruction.
Le régime alimentaire de la prime enfance et de l'adolescence,
mais aussi tous les éléments du mode de vie qu'un individu
a connu pendant ses années de croissance — y compris son
éducation — peuvent avoir inhibé ou stimulé son développe-
ment physique. Les corrélations statistiques confirment aisé-
ment une évolution conjointe de la taille et du bien-être, trop
aisément peut-être. L'orientation actuelle de la biologie qui nie
toute influence du milieu sur la transmission des caractères
héréditaires est-elle compatible avec les explications de l’histo-
rien qui rend Je milieu socio-économique responsable de tous
les changements dans l'aspect physique des populations?
Un lien entre l’histoire des maladies et les crises socio-économiques?
Les travaux récents sur l’histoire des maladies et des épidémies
invitent à se méfier des interprétations purement biologiques
comme des interprétations strictement socio- économiques. Ainsi
à propos des grandes « mortalités» de l'Europe pré-indus-
trielle : les historiens-démographes (en particulier Meuvret?,
Goubert}, Baehrel*, ce dernier proposant du reste un point
de vue assez différent) ont mis en évidence une relation étroite
dans ces crises entre la flambée des prix des grains et la hausse
150 ANDRÉ BURGUIÈRE

brutale de la mortalité. Le calendrier même de cette mortalité


qui connaît ses premières poussées pendant les mois de « sou-
» dure» (c'est-à-dire les deux ou trois mois précédant la nou-
velle récolte) souligne le lien de cause à effet entre l’augmen-
tation des prix consécutive à une mauvaise récolte, l'épuisement
rapide des stocks qui condamne les plus pauvres à la famine
dans les derniers mois de « l’année-récolte » et la poussée de
mortalité. Stimulée par la famine, cette dernière se poursuit
à cause des épidémies qui s’abattent sur une population affai-
blie, comme l’attestent à la fois de nombreux documents (par
exemple dans la correspondance des intendants) et la courbe
des décès qui s'élance souvent vers de nouveaux sommets pen-
dant les mois d'été. .
Les phénomènes épidémiques qui semblent — au moins pour
le XVII® siècle — s'intégrer assez bien au rythme cyclique des
crises frumentaires ne feraient donc qu'amplifier les catas-
trophes socio-économiques. Le milieu microbien ne deviendrait
agressif et mortifère qu'à partir du moment où la population,
affaiblie par la sous-alimentation, ne serait plus à même de
lui résister. Certes le « primum movens » de ces crises demeure
l'aléa climatique, mais la responsabilité historique revient à
la société qui, à travers les contradictions et les impasses de
son système économique, tisse son propre destin biologique.
Ce schéma a paru si rassurant pour l’anthropocentrisme de
l'historien qu'on a voulu l’étendre à tous les types d’épidémies.
Or, s'il est vrai, par exemple, que la peste éclate en 1348 —
telle une explosion nucléaire — dans une Europe en pleine
surcharge démographique et donc en situation de grande vulné-
rabilité biologique ; s'il est vrai également que la peste n’a
définitivement quitté la France (la dernière épidémie est la
tragique peste de Marseille de 1720) qu'après que celle-ci se fut
libérée des grandes famines cycliques (la dernière est celle qui
suit le terrible hiver 1709), combien d'épidémies se sont répan-
dues sans l’aide d’une mauvaise récolte ? À propos de la France,
on peut remarquer qu'au moment où elle paraît avoir vaincu
la peste, elle continue à subir les assauts périodiques de la
variole, de la « suette» tout au long du xvirt® siècle, et du
choléra en plein xIx*° siècle.
Une histoire naturelle des maladies
M.D. Grmek a proposé récemment l'hypothèse d’une histoire
autonome, purement biologique, des maladies infectieuses!.
Telle maladie qui aurait été virulente pendant une certaine
période de l'histoire aurait reflué ensuite non parce que les
hommes seraient arrivés à la vaincre, mais parce qu’un autre
bacille aurait pris sa place. Les germes de toutes les maladies
possibles ne circulent pas en permanence et depuis toujours
L’anthropologie historique 151

sur l'ensemble de la planète. E. Le Roy Ladurie a pu montrer


que l'unification biologique du monde est un phénomène tardif
très postérieur à la découverte de l'Amérique! . En réalité, nos
sociétés auraient eu à faire face non à toutes les menaces bacté-
riologiques en même temps, mais à des groupes de maladies,
: des systèmes nosologiques qui évoluent selon un mécanisme
d'incompatibilité. Tel nouveau bacille ne pourrait s'insérer dans
le système qu'en chassant la maladie dont il constitue l’antidote.
Il ÿ aurait ainsi incompatibilité entre la lèpre et la tuberculose,
ce qui expliquerait que l'essor de la seconde à l’époque contem-
poraine ait coincidé en Europe avec la disparition de la pre-
mière. Une opposition du même type, selon M. D. Grmek,
pourrait exister entre je bacille de la peste et celui de la pseudo-
tuberculose.
De même qu'il y a une histoire naturelle du climat, il serait
absurde de nier la possibilité d'une histoire naturelle des épi-
démies. La grande peste de 1348, pour reprendre le même
exemple, résulte au moins autant d’un changement dans la
population des rats que d’un changement dans la population
de l'Europe : la rnigration du rat noir (rattus rattus) fournissait
à la peste un substrat qui, ajouté à la densité de la population
humaine, allait jouer le rôle de réservoir et de vecteur perma-
nents. Il ne suffit nas de noyer les phénomènes dans un
contexte socio-économique pour leur conférer une dimension
historique. S'il apparaît qu'ils obéissent à des mécanismes
physiques sur Jesquels le contrôle social n’a aucune prise véri-
table, il n'y a aucune raison de dissimuler cette autonomie.
Mais reconstituer l'histoire d'un phénomène épidémique, c'est
également analyser la manière dont l’organisation, les normes
culturelles d'une société ont pu digérer les contraintes du
milieu naturel et leur faire face ; c'est faire ressortir l'enjeu
social et les formes de relations au corps que chaque époque
exprime à travers ses comportements biologiques. La tâche
spécifique de l'anthropologie historique en ce domaine est de
dégager à la fois les points et les mécanismes d’articulation
entre les contraintes naturelles et les normes socioculturelles.
On a pu remarquer, par exemple, que les conduites hystériques,
au sens psychiatrique du terme, celles que Charcot traitait
encore au début du siècle dans son service de la Salpétrière,
avaient été évacuées par nos sociétés industrielles, sauf sur
leurs marges les plus archaïques et sous une forme à la fois
résiduelle et fortement ritualisée : c’est le cas des « tarentulés »
des Pouilles étudiés par l'ethnologue italien De Martino?.
Cette disparition correspond sans doute à une transformation
des modes d'expression de l'affectivité et, en particulier, de
l'expression corporelle. Dans un système économique qui valo-
152 ANDRÉ BURGUIÈRE

rise l’organisation, l'épargne et le rendement, les comportements


sont incités à pratiquer une plus grande discipline ou plutôt
une meilleure économie du corps, à rechercher le conformisme
et la neutralité pour préserver l’homogénéité et la flexibilité
du tissu social. En revanche, dans la France d’Ancien Régime
sollicitée par un modèle religieux ascétique et répressif, survit
encore chez les paysans comme dans les classes populaires
urbaines le recours à un langage somatique, à l'expression par
le corps des pulsions refoulées quand il s’agit de résoudre une
situation d'angoisse ou de conflit Emmanuel Le Roy Ladurie
l'a fort bien analysé à propos des Camisards en se laissant
guider par les premiers écrits de Freud ; une étude du même
type pourrait être tentée pour d’autres phénomènes de transes
comme les «convulsionnaires» du cimetière Saint-Médard,
avatar du jansénisme populaire parisien.
Comportement et organisation de la société
Norbert Elias! a proposé dans un livre exemplaire une hypo-
thèse générale sur l'évoluiion des modèles de comportements
et, en particulier, des relations au corps dans la civilisation
européenne?. À partir du xviI* siècle, un processus de civilisa-
tion aurait imposé d’abord aux classes dirigeantes puis, pro-
gressivement, à l’ensemble de la société, par le canal des
modèles éducatifs (eu particulier, les nombreux traités de
« civilité puérile »), une attitude de pudeur et d’autodiscipline
à l'égard des fonctions physiologiques et de méfiance à l'égard
des contacts physiques. L'occultation et la mise à distance des
corps seraient la traduction dans les conduites individuelles
de la pression organisatrice, donc modernisatrice, que les Etats
bureaucratiques récemment constitués exercent sur la société;
la séparation des ciasses d’âges, la mise à l'écart des déviants,
l'enfermement des pauvres et des fous, le déclin des solidarités
locales appartiennent au même mouvement global, diffus et
largement inconscient de remodelage du corps social.
Des recherches prolongent aujourd’hui en amont (c'est-à-dire
dans la période médiévale) cette histoire complexe de la socia-
lisation du corps : telle forme de côtoiement physique familier
comme l'épouillage, rite de sociabilité répandu dans toutes les
couches sociales au xIII° siècle (comme on peut le voir à
Montaillou), devenu strictement populaire au début du xvr',
survivance incongrue et méprisée en milieu paysan au XVIII siè-
cle ; ou au contraire tel geste du bras pour exprimer da rési-
gnation ou l’insulte qui figure avec une étonnante constance du
XIII* au xx° siècle dans le répertoire sémiologique du corps.
L'enquête entreprise par Jacques Le Goff sur l’histoire des
gestes devrait permettre de dégager, à travers l'évolution des
styles de maintien, de techniques d'usages et de langage du
L’anthropologie historique 153

orps, les mécanismes de rémanence et d’'inflexion, de concur-


ence, de résistance ou d'imitation qui caractérisent l'histoire
ociale du corps.

distoire des comportements sexuels

\ucun problème n'illustre mieux la difficulté à désigner à


‘anthropologie historique un domaine et des objets spécifiques
que l’histoire des comportements sexuels. Aucune autre recher-
he n’a autant à attendre de ce type d'approche. Comment
nscrire la sexualité dans le champ de l'historien ? Comme une
)ratique ? Les sources démographiques ou judiciaires nous
ournissent un certain nombre de repères à partir desquels
ous pouvons 1econstituer l'évolution des pratiques sexuelles:
‘enregistrement systématique des naissances, en France, sur
es registres paroissiaux à partir du milieu du xvrI® siècle nous
ermet de construire à l'échelle d’une paroisse, d’une micro-
égion ou d'une ville la courbe des naissances illégitimes et
les conceptions prénuptiales jusqu'à la fin de l'Ancien Régime
t de suivre ainsi les fluctuations de la sexualité extra-conjugale.
récision toute relative : J.-L. Flandrin! a émis l'hypothèse, à
lire vrai diflicilement vérifiable par des témoignages plus
directs que les « distinguos » subtils des casuistes du XVII* siè-
le, que deux types de comportements sexuels auraient coexisté
nême dans les temps les plus risoristes de l'Ancien Régime:
in comportement conjugal observant l'interdit qui frappait les
ratiques contraceptives et un comportement extra-conjugal
soit avant, soit en dehors du mariage) utilisant la contracep-
ion. Les distinctions des casuistes comme Sanchez, qui attri-
juait une plus grande gravité au péché d'Onan (c'est-à-dire aux
jratiques contraceptives) lorsqu'il était commis dans le mariage,
uraient implicitement encouragé ce dimorphisme. Même si
‘on met entre parenthèses la possibilité d’un comportement
ropre à la sexualité extra-conjugale, il est clair que l'enregis-
rement des naissances illégitimes n'a jamais été aussi fiable
ue celui des naissances légitimes : avortements, infanticides
nais surtout accouchements clandestins et, dans les cas d’adul-
ères, fausses paternités dissimulent à chaque époque, quelle
ue soit la vigilance de la justice ou de la communauté, une
art importante de ces naissances.
es recherches comme celle que J. Depauw* 7) a menée pour
a ville de Nantes sur le fonds des déclarations de grossesse
ermettent une approche plus précise du phénomène et auto-
isent une analyse plus fine: si on assiste dans la deuxième
noitié du xXv111° siècle à un essor de la sexualité extra-conju-
ale, visible dans les registres paroissiaux par une nette éléva-
154 ANDRÉ BURGUIÈRE

tion du taux des naissances illégitimes, il convient surtout de


noter les tendances nouvelles de cette illégitimité qui traduisent
un nouveau climat affectif et moral: ces naissances sont de
moins en moins le fruit d'amours ancillaires ou d'aventures
en marge des convenances sociales qui n'avaient aucune chance
d'aboutir à un mariage. Elles correspondent de plus en plus
à des liaisons entre partenaires de milieux sociaux compatibles,
liaisons qui auraient pu être scellées par un mariage.
Transformation des comportements sexuels à la fin du XVIII siècle
Ne sous-estimons pas la valeur de nos courbes démographiques.
Si les naissances illégitimes ne fournissent en elles-mêmes
qu'une indication de tendance incertaine, une évolution paral-
lèle du taux d'illégitimité et du taux des conceptions prénup-
tiales prend un sens évident. Or, presque toutes les courbes
issues des multiples monographies de paroisses rurales ou
urbaines que nous possédons maintenant sur les différentes
régions de la France d’'Ancien Régime indiquent avec des
nuances, entre un bocage ou un littoral normand, par exemple,
plus permissifs et un Bassin parisien plus conformiste, des
pourcentages de naissances illégitimes et de conceptions pré-
nuptiales extrêmement faibles dans la deuxième moitié du
xvI1* siècle et au début du xvIIr° siècle ; presque toutes enre-
gistrent, en revanche, à partir du milieu du xvirIe siècle une
poussée conjointe de l'illégitimité et des conceptions prénup-
tiales. C’est le signe d’une transformation incontestable des
comportements et de la morale sexuels.
Mais comment interpréter cette évolution ? Assistons-nous à
l'émergence d’une nouvelle éthique sexuelle et d’une nouvelle
sensibilité, ou à un simple relâchement des contraintes après
la normalisation ascétique voulue et réalisée par la réforme
catholique ? L'inexistence ou plutôt le caractère lacunaire des
registres paroissiaux pour le xvi° siècle et la première moitié
du xviI* nous empêche de prolonger les courbes en amont.
D’autres sources peu quantifiables, comme les sources judi-
ciaires (royales, religieuses ou municipales) ou les témoignages,
peuvent nous faire appréhender le climat moral et le style
des comportements. Les recherches de J. Rossiaud! sur la
délinquance sexuelle dans les villes rhodaniennes, aux xVw° et
xvi® siècles en particulier, proposent l'image d'une société per-
missive à l'égard de la sexualité adolescente et masculine: la
prostitution, fort répandue, non seulement n’est pas frappée
d'infamie, mais est souvent installée dans des établissements
officiels, hauts-lieux de sociabilité masculine, gérés ou du moins
contrôlés par les autorités municipales. Les viols y sont fré-
quents et mollement réprimés.
L'anthropologie historique 155

On re peut enfin tenir pour nul le ton gaillard avec lequel


les textes de l'époque s'expriment sur les choses de l'amour.
L2: bâtardise est une tare bénigne et répandue. Tout indique
qu'une certaine liberté de mœurs règne dans l’ensemble de la
société. La fermeture progressive des bordels dans la deuxième
moitié du xvi* siècle, l'apparition d'une législation plus répres-
sive à l'égard des naissances illégitimes sont, parmi d’autres,
les signes d'un durcissement moral et d’un repli forcé de la
sexualité sur la vie conjugale. Les pratiques, en vérité, n'ont
de sens que par rapport au code qui est sensé les inspirer.
Mais dans quelle mesure étaient-elles dépendantes de l’abon-
dante littérature théologique qui avait la charge de définir la
mnorale conjugale et d'indiquer plus généralement quelles
étaient les pratiques sexuelles permises et quels étaient les
interdits ?
Michel Foucault, dans un très brillant essai sur l'histoire de la
sexualité, à montré récemment à quel point la civilisation
occidentale avait enfermé et résorbé la sexualité dans un
discours interminable! . Entendons par là non seulement qu'elle
a enseveli les pratiques sous une multitude de commentaires
religieux, juridiques, médicaux, politiques, mais qu'elle à fait
du besoin d'en parler, c'est-à-dire à la fois de dissimuler et
d'avouer la sexualité, une forme de plaisir, une manière de
vivre la sexualité. Ce qui ne veut pas dire que tous les types
de discours sur ce sujet communiquent entre eux. Rien ne
prouve, par exemple, que les débats entre théologiens casuistes
et rigoristes du xvii® siècle ou même que les rudiments de
théologie du mariage qui étaient enseignés au bas clergé aient
eu la moindre audience dans la masse de la population non
lettrée.
La contraception est une pratique ancienne
Il serait illusoire de vouloir expliquer tout changement dans
les comportements sexuels par une modification des mentalités
religieuses. Prenons l'exemple de l'apparition des comporte-
ments malthusiens : Philippe Ariès, dans son livre sur l’« His-
toire des populations françaises et leur attitude devant la vie »,
avait mis l'accent le premier sur cette mutation importante
des comportements démographiques qu'il situait à la fin du
xviIte sièclc?. Les premières études minutieuses sur l'évolution
de la fécondité légitime indiquant une rupture aux alentours
de la Révolution française, certains historiens n’hésitèrent à
faire du «birth control » français un produit de la Révolution.
La baisse générale du sentiment religieux à la fin du xvir siècle
aurait conduit les couples à s'affranchir des interdits prononcés
par l'Eglise contre les pratiques contraceptives. La Révolution
française et plus particulièrement la conscription, en arrachant
156 ANDRÉ BURGUIÈRE

les jeunes hommes à l'horizon de leur clocher, auraient large-


ment contribué à la diffusion des techniques contraceptives
non magiques, comme le «coïtus interruptus » spécialement
dénoncé par les théologiens.
Le développement des recherches en démographie historique
nous contraint aujourd'hui à faire remonter beaucoup plus
haut dans le temps la diffusion des pratiques contraceptives.
Elles apparaissent au Bassin parisien dans les deux dernières
décennies du xviri‘ siècle chez les paysans, mais sans doute
dès le milieu du même siècle dans les villes. Louis Henry avait
cru pouvoir montrer que certains secteurs des classes diri-
geantes avaient eu, en ce domaine, un rôle pionnier : ainsi l’aris-
tocratie! (et certaines lettres de Madame de Sévigné à sa fille
le confirment explicitement) ou la bourgeoisié genevoise
limitent les naissances dès la seconde moitié du xvrI° siècle?.
Mais une étude récente de A. Perrenoud? vient de montrer, en
ce qui concerne Genève, que le phénomène, dès cette époque,
touche l’ensemble de la société. Enfin les taux de fécondité
légitime que l’on obtient pour certaines paroisses rurales du
sud-ouest de la France semblent indiquer qu'une contraception
diffuse y était pratiquée dès le xvrI° siècle.

Philippe Ariès avait émis l'idée que les interdits de l'Eglise


auraient pendant longtemps rendu la contraception « impen-
sable ». En intériorisant ces interdits, la population aurait oublié
les techniques frustes qui étaient connues et pratiquées sous
l'Antiquité. La réapparition des pratiques représenterait donc
une mutation culturelle irréversible. Cette hypothèse elle-même
semble devoir être remise en cause. De la fin du Moyen Age au
début du xvrI* siècle, un certain nombre d'ouvrages religieux
iort aliusion, pour les condamner, à l'existence et même à la
grande diffusion de ces pratiques. Il n’est donc plus interdit de
penser, comme certaines courbes démographiques nous y invi-
tent (pour l'Italie, l'Angleterre, etc.), que la limitation des
naissances aurait pu disparaître provisoirement à la fin du
xvir® siècle dans certaines régions sous l'effet de la propagande
et de la répression religieuses, pour resurgir dans la deuxième
moitié du xvirr® siècle au moment où l'Eglise relâchait son
emprise.
Mais l'Eglise at-elle joué elle-même un rôle décisif dans la
mutation des comportements ? Un document intéressant, bien
que tardif, la lettre que Mgr Rouvier, évêque du Mans, envoie
en 1849 à la Sacrée Pénitencerie pour se fairè préciser la posi-
tion de l'Eglise à l'égard de la jiniitation des naissances nous
apprend que, dans ce diocèse où la masse de la population
est devenue malthusienne, les fidèles se déclarent choqués et
L'’anthropologie historique 157.

surpris qu'on les interroge en confession sur leurs pratiques


contraceptives. Ce n'est pas la déchristianisation qui a favorisé
la diffusion de la contraception, mais au contraire l'adoption
d'un comportement malthusien qui a, dans bien des cas, créé
un problème de conscience et éloigné de l'Eglise certaines
couches de la population.
Les interdits religieux pèsent peu sur la diffusion de la contraception
Les recherches nombreuses faites par les démographes et les
sociologues sur l'introduction du «birth control» dans cer-
taines populations du tiers monde ont montré que les interdits
religieux comptaient en la matière beaucoup moins que la
structure familiale, ou que les relations affectives et la commu-
nication au sein du couple. La population noire christianisée
de Porto Rico, par exemple, a adopté le « birth controi » beau-
coup plus facilement que la population de l'Inde dont l'idéo-
logie religieuse ne frappe d'aucun interdit les pratiques contra-
ceptives. En ce qui concerne l’Europe et singulièrement la
France, on s’est trop attaché à relier l'apparition de la contra-
ception aux attitudes religieuses et pas assez aux attitudes
familiales. Avant ce malthusianisme au niveau de la sexualité,
s'est installé dans la société d'Ancien Régime un malthusia-
nisme au niveau de la nuptialité : c’est le mariage tardif, en
particulier pour les filles, qui depuis le xvI° siècle tend à limiter
le temps de fertilité des couples. Le retard des mariages (et
le maintien d’un célibat important), le retour à la contracep-
tion, l'émergence d'une nouvelle conception de l'enfance et
d’une nouvelle sensibilité conjugale composent un système
culturel de transition que l’organisation économique (par l'es-
prit d'épargne) et sociale (par la consolidation de la tamille
nucléaire) ont à la fois promu et prolongé!.

Histoire de la cellule familiale

L'intérêt porté depuis une quinzaine d'années à l’histoire de


la structure et de la sensibilité familiales traduit le même
besoin d'analyser ensemble les comportements biologiques, les
formations sociales et les représentations mentales qui les
inspirent. L'univers de la parenté, pôle privilégié de l’anthropo-
logie historique, constitue précisément le niveau d’articulation
de la reproduction biologique et de la reproduction sociale.
Georges Duby*? à propos du Mäconnais pendant le haut Moyen
Age, Emmanuel Le Roy Ladurie* à propos du Languedoc du
xve siècle ont montré naguère comment l'effondrement de l'Etat
et la dissolution du tissu social avaient réactivé et resserré
les liens parentaux: constitution de puissants lignages dans
158 ANDRÉ BURGUIÈRE

l'aristocratie du Mâconnais, regroupement en familles élargies,


les « frérêches », et même parfois création notariée de pseudo-
familles en Languedoc. Le lien familial semble jouer, dans la
France du Moyen Age et plus généralement dans la société
d'Ancien Régime dont l'organisation étatique a déjà largement
abrasé toutes les formes de solidarité locales ou infra-sociales,
le rôle d'instance de recours. Dès que la dépression démogra-
phique pousse au regroupement des patrimoines et que l'Etat
n'offre plus une protection suffisante, la famille reprend ses
droits, redevient bastille, et l'univers de la parenté absorbe la
vie sociale.
La permanence des structures de la parenté
dans les sociétés historiques
Instance de recours ou organisation sous-jacente ? Dans quel-
ques pages admirables de « la Société féodale » consacrées aux
«liens du sang», Marc Bloch a montré comment le système
féodal avait réglé les relations sociales et la circulation du
pouvoir sur le modèle du lien charnel!. À Montaillou à da
fin du xuie siècle, loin de l'appareil d'Etat et un peu moins
loin de l'appareil religieux, les paysans occitans ne peuvent
concevoir de lien social qui ne soit légitimé et matérialisé par
un lien charnel. Ils appartiennent à une maison qui est en
quelque sorte le corps permanent du lignage et s’emploient par
mariage ou parrainage à étendre le clan familial?. Les nom-
breuses recherches sur la famille entreprises aujourd’hui en
aval des livres pionniers de Norbert Elias? et de Philippe
Ariès* révèlent que, si l'Etat, depuis le xvi° siècle, remplace
progressivement la famille en France dans toutes ses fonctions
juridiques et sociales, c’est par le groupe familial qu'il continue
pendant tout l'Ancien Régime à agir sur les comportements
économiques, aflectifs, moraux et religieux.

On peut donc se demander à propos de la France d’Ancien


Régime si, derrière les institutions officielles, des « structures
» élémentaires de la parenté » ne continuent pas à organiser la
société comme elles le font dans les « sociétés sans Etat ». En
ce qui concerne les mariages, les seules règles manifestes sont
les interdits canoniques : l'étude de la littérature et des pra-
tiques juridiques de l'Eglise à pantir des fonds d'archives des
officialités (ce que Jean-Marie Gouesse* pour la Normandie,
moi-même pour le centre du Bassin parisien et d’autres
également entreprennent depuis quelques années) révèle un
mode de classification qui n’est pas sans rapport avec ceux
que Claude Lévi-Strauss a identifiés dans certaines sociétés
primitives. L'analyse des formes d'alliance, telle que je l'ai
menée, par exemple, pour une paroisse de la région parisienne
L'anthropologie historique 159

au XVIII* siècle où se maintenait un taux de consanguinité


particulièrement élevé, montre également, au-delà des stratégies
sociales visant à préserver le patrimoine, à maintenir le rang
ou même à l'améliorer, des procédures de « renchaînements
d'alliance »; les mêmes que celles que Martine Segalen! et
Françoise Zonabend?, notamment, ont décrites à propos de
communautés rurales de la France contemporaine. Après avoir
cru pendant longtemps que, dans nos sociétés complexes, histo-
riques, l'organisation sociale déterminait l'alliance, nous décou-
vrons aujourd'hui à partir de monographies précises que cer-
tains concepts de l'anthropologie structurale concernant la
parenté peuvent s'y appliquer.

PERSPECTIVES DE L'ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE

C'est dans l'étude de l'univers mental que l'anthropologie his-


torique poursuit aujourd'hui les recherches les plus fécondes.
Le concept de mentalité introduit par Lucien Febvre* dans le
bagage des historiens était suffisamment incertain et suffisam-
ment ouvert pour digérer l'apport des autres disciplines. Le
danger aurait été de l’enfermer soit dans un cadre purement
psychologique, très vite anachronique, soit dans une histoire
des idées toujours prompte à déduire les mécanismes mentaux
d'une époque des doctrines et des grandes constructions intel-
lectuelles qu'elle a produites.
Ici encore l'anthropologie a conquis l’histoire par le bas, c’est-à-
dire les expressions les plus anodines, les moins formulées, de
la vie culturelle : les croyances populaires, les rites qui imprè-
gnent la vie quotidienne ou s'accrochent à la vie religieuse, les
cultures minoritaires ou clandestines, bref le folklore. Commen-
tant un ouvrage d'André Varagnac définissant le folklore comme
l'ensemble des croyances collectives sans doctrine, des pra-
tiques collectives sans théorie, Lucien Febvre se demandait :
« La frontière est-elle si facile à tracer entre le “déduit” et
» “J'accepté tel quel” sans déductions ? » « Ne met-elle pas en
»cause, poursuit-il, la genèse même de nos conceptions
» scientifiques, les relations historiques du magique et du
» mathématique, la substitution progressive des rapports logi-
»ques et quantitatifs aux influences qualitatives et irration-
» nelles?» Les comportements les moins argumentés d’une
société comme les soins du corps, les manières de se vêtir,
l'organisation du travail et le calendrier des activités quoti-
diennes reflètent un système de représentation du monde qui
les relient en profondeur aux formulations intellectuelles les
mius élaborées comme le droit, les conceptions religieuses, la
pensée philosophique ou scientifique.
160 ANDRÉ BURGUIÈRE

Retrouver ce lien par un inventaire des significations et la


description des catégories qui organisent un discours mythique,
déterminer la symbolique des gestes, c'est à quoi se sont appli-
quées pour la société médiévale les recherches pionnières de
Jacques Le Goff sur les représentations du temps! , du travail?,
et lc folklore religieux*, ou les analyses de Georges Duby*
sur le sens du don et de la dépense ostentatoire dans la société
du haut Moyen Age. Le livre d'Yves Castan, « Honnêteté et
» Relations sociales en Languedoc », décrit à partir des archives
judiciaires dont l'intérêt anthropologique n'est plus à démon-
trer la prégnance de la notion d'honneur, comme valeur
d'échange et de communication, dans la France méridionale
du xvin° siècle. Les tentatives d'analyse structurale faites par
J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie à propos du thème de Mélusine‘
ou à propos du guerrier en forêt par J. Le Goff et P. Vidal-
Naquet? nous ont montré qu'il était possible, par l'analyse
des systèmes de représentation, non seulement de relier entre
eux les différents niveaux d'expression d’une époque et d'en
définir le modèle, mais de retrouver dans ces « prisons de la
longue durée » le fil du temps et la lente mutation des catégo-
ries qui inspirent le mouvement de l’histoire.

Tout près de nous, aux portes de la société industrielle, nous


découvrons un monde étranger : la France d’Ancien Régime.
Son étrangeté nous apparaît parce qu’au lieu d'expliquer
comment il s'est effondré ou comment il préparait l'avenir,
les historiens essaient de comprendre aujourd’hui comment il
s'est maintenu, reproduit et comment il survit encore dans les
pores de la société actuelle. Les travaux de Maurice Agulhon?
sur l'insertion de la culture politique dans la société méridio-
nale représentent à cet égard l'effort le plus accompli pour
anthropologiser l'analyse politique et décrire autrement qu’en
termes d’avènement ou de mutation spontanée la formation
de la France contemporaine. La politique n'est pas un pur
stock d'idées programmatiques produites par les «élites
» conscientes », les partis nés dans la crise révolutionnaire, et
qui se serait diffusé progressivement à l'ensemble du corps
social par sa propre capacité à convaincre et à mobiliser. Pour
imprégner la vie sociale, la politique a dû devenir autre chose
qu'elle-même — nous serions tenté de dire plus qu’elle-même:
non seulement un projet sur l'agencement du pouvoir, mais
une manière de communiquer avec les autres et de comprendre
le monde. Elle a dû épouser les formes traditionnelles de la
vie de relation et en particulier cette « sociabilité » où s'affirme,
comme le montre M. Agulhon, le particularisme culturel de
la France méridionale. De l’« arlésienne » à la « majorette », il
L’anthropologie historique 161

esquisse une analyse des «aspects formels de la vie et des


» mécanismes politiques ».
Mona Ozouf! et Michel Vovelle?, à propos des fêtes révolution-
naires, ont repris récemment la même démarche et désigné
les formes symboliques, les pratiques rituelles dans lesquelles
a dû se loger le discours idéologique pour fabriquer les compor-
tements politiques de la France actuelle. Plus largement, la
constitution à partir de la Révolution française d'une infor-
mation statistique régulière fournit aux historiens le moyen
de descendre lentement vers le temps présent en suivant les
résistances et les déplacements de tous les composants anthro-
pologiques de la France. L'enquête de François Furet et de
Jacques Ozouf* sur «l'Alphabétisation de la France contempo-
raine » et celle qu'ils poursuivent actuellement sur «le Phéno-
» mène rouges et blancs », c'est-à-dire le système bipartite qui
commande la géographie électorale de la France, visent à faire
ressortir la rémanence de modèles culturels anciens, cloisonnés
(par régions, classes sociales, etc.), sous l'apparente homogé-
néité de notre unité nationale. Elles tentent avant tout d’indi-
quer non l’évolution elle-même dans son évidence linéaire, mais
les mécanismes de l’évolution, les formes que doit épouser le
changement pour être accepté.

Nous appartenons à l'esprit du temps. À force d'observer le


mouvement de l’histoire, il nous arrive d'oublier que nous en
faisons partie nous-mêmes. Il y a une conjoncture du savoir
historique, comme il y a une histoire de la conjoncture. Science
peu théorisée, appliquée dans son principe à l'analyse du
changement, l’histoire, peut-être plus que les autres sciences
sociales, est vouée à subir le changement. Si l'anthropologie
exerce aujourd’hui une telle influence sur les historiens des
sociétés européennes, s'ils sont enclins à récuser toute concep-
tion linéaire du développement historique, c'est parce que les
blocages, les phases d'équilibre et même de régression qu'ils
ont identifiés dans la société d’Ancien Régime mettaient en
cause la notion de progrès; mais c'est aussi parce que la
netion de progrès et la mystique du développement sont mis en
cause autour de nous, par la société pour laquelle nous interro-
geons le passé. L'anthropologie est donc peut-être pour l'histo-
rien un mal passager. Elle correspond pour nous au besoin de
retrouver les différentes filières du changement, d'en faire
l'inventaire, d'en comprendre les mécanismes, d'en affirmer la
pluralité.
André Burguïière
162 ANDRÉ BURGUIÈRE

Notes

Page 138
! Membres d’une société, pour la plupart jésuites, qui, depuis le XVII
siècle, travaillent au recueil des vies des saints dénommé Acta sanctorum.
2 Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785).
3 M.J. de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794).

Page 141
1 Ch. Seignobos, historien positiviste, auteur d’ouvrages de méthode:
Méthode historique appliquée aux sciences sociales (Paris, 1901) et, avec
C.-V. Langlois: /ntroduction aux études historiques (Paris, 1898).
2 Essartage: défrichement, s’emploie surtout à propos des grands défri-
chements des XII et XIII° siècles.

Page 142
1 A. Franklin: /a Vie privée autrefois, 12 vol. (1890).

Page 143
l By-path: chemin détourné.
2 M. Bloch: les Rois thaumaturges (Paris, A. Colin, 1961).

Page 144
1 F. Braudel: Vie matérielle et Capitalisme (Paris, A. Colin, 1967).

Page 145
1 M. Augé: Pouvoir de vie, Pouvoir de mort (Paris, Flammarion, 1977).
2 J.-J. Hémardinquer: « Pour une histoire de l’alimentation », in Cahier
des annales, n° 28 (1970).
3E. Le Roy Ladurie: Paysans du Languedoc (Paris, Flammarion, 1969).

Page 146
1 M. Bloch: « L’alimentation de l’ancienne France », in /’Encyclopédie
française.

Page 148
l Méteil: mélange de seigle et de froment.
2 J.-P. Aron: « Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au XIX® siè-
cle », in Cahier des annales, n° 25, et le Mangeur du XIX® siècle (Paris,
Denoël, 1974).

Page 149
l'E. Le Roy Ladurie, J.-P. Aron et al.: /’Anthropologie du conscrit fran-
çais (Paris-La Haye, Mouton, 1972).
2 J. Meuvret: « Récoltes et Populations », in revue Population
(I.N.E.D., 1946).
3 P. Goubert: Beauvais et Beauvaisis (Paris, S.E.V.P.E.N., 1960), réé-
dité sous le titre: Cent mille Provinciaux au XVII® siècle (Paris, Flamma-
rion, 1968).
4 À. Baehrel: Une croissance: la Basse-Provence rurale (Paris,
S-E-VE PEN 1961):
L'’anthropologie historique 163

Page 150
! M.D. Grmek: « Préliminaires d’une étude historique des maladies »,
in Annales E.S.C. (1969).

Page 151
1 E. Le Roy Ladurie: « L’unification microbienne du monde », in Revue
suisse d’histoire (1973) et le Territoire de l’historien, vol. 2 (Paris, Galli-
mard, 1975).
2E. de Martino: /a Terre des remords (Paris, Gallimard, 1966).

Page 152
1 N. Elias, né en 1905, en Allemagne, a enseigné en Angleterre.
2 N. Elias: la Civilisation des mœurs (Paris, Calmann-Lévy, 1974).

Page 153
1 J.-L. Flandrin: « Contraception, mariage et relations amoureuses dans
l'Occident chrétien », in Annales E.S.C. (1969).
2 J. Depauw: « Amour légitime et société à Nantes », in Annales E.S.C.,
(1972).

Page 154
1 J. Rossiaud: « Prostitution, jeunesse et société dans les villes du Sud-
Est au XV: siècle », in Annales E.S.C. (1976).

Page 155
1 M. Foucault: /a Volonté de savoir (Paris, Gallimard, 1976).
2 P. Ariès: l'Histoire des populations françaises (Paris, Le Seuil, coll.
« Point », 1948, 1971).

Page 156
1 L. Henry et C. Lévy: « Ducs et pairs de France sous l’Ancien
Régime », in Population (1960).
2 L. Henry: Anciennes Familles genevoises (Paris, P.U.F., 1956).
3 A. Perrenoud: « Malthusianisme et protestantisme », in Annales E.S.C.
(1974).

Page 157
1 A. Burguière: « De Malthus à Weber: le mariage tardif et l’esprit
d’entreprise », in Annales E.S.C. (1972).
2 G. Duby: /a Société aux XI° et XII° dans la région mâconnaise (Paris,
A. Colin, 1954).
3E. Le Roy Ladurie: Paysans du Languedoc (Paris, Flammarion, 1969).

Page 158
1 M. Bloch: /a Société féodale (Paris, Albin Michel, 1939), deuxième par-
tic VIe ll,
2E. Le Roy Ladurie: Montaillou, village occitan (Paris, Gallimard,
1975).
3 3 Elias: la Civilisation des mœurs (Paris, Calmann-Lévy, 1974).
4 P. Ariès: l’Enfant et la Vie familiale sous la France d’Ancien Régime
(Paris, Plon, 1960; rééditions, Le Seuil, 1973, 197$).
164* ANDRÉ BURGUIÈRE

5 J. Gouesse: « Parenté, famille et mariage en Normandie aux XVII: et


XVIII: siècles », in Annales E.S.C. (1972).
6 A. Burguière: « Endogamie et communauté villageoise; la pratique
matrimoniale: Romainville au XVIII siècle », in Quaderni storici (1976).

Page 159
1 M. Segalen: Nuptialité et alliance: le choix du conjoint dans une com-
mune de l’Eure (Paris, Maisonneuve et Laisse, 1972).
2F. Zonabend: « Parler Famille », in /’Homme (1970).
3 L. Febvre: « Folklore et folkloristes », in Annales (1939).

Page 160
1 J. Le Goff: « Temps de l’Eglise et temps du marchand », in Annales
E.S.C. (1960), repris in Pour un autre Moyen Age (Paris, Gallimard, 1978).
2 J. Le Goff: « Temps du travail dans la crise du XIV: siècle », in /e
Moyen Age, LXIX, 1963, repris in Pour un autre Moyen Age (op. cit.).
3 J. Le Goff: « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civili-
sation mérovingienne », in Annales E.S.C. (1967).
4 G. Duby: Guerriers et Paysans (Paris, Gallimard, 1974).
5 Y. Castan: Honnêteté et Relations sociales en Languedoc (Paris, Plon,
1975).
6 J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie: « Mélusine maternelle et défri-
cheuse », in Annales E.S.C. (1971).
7 J. Le Goff et P. Vidal-Naquet: « Lévi-Strauss en Brocéliande, in Cri-
tique, 1975, à propos d’Yvain, de Chrétien de Troyes.
8 En particulier dans M. Agulhon: Pénitents et francs-maçons de
l’ancienne Provence (Paris, Fayard, 1968), et dans /a République au village
(Paris, Plon, 1970).

Page 161
1 M. Ozouf: /a Fête révolutionnaire (Paris, Gallimard, 1976).
2 M. Vovelle: /es Métamorphoses de la fête en Provence (Paris, Flam-
marion, 1976).
3 F. Furet et J. Ozouf: Lire et écrire, 2 vol. (Paris, Minuit, 1978).
L'’anthropologie historique 165

ANDRÉ BURGUIÈRE

Né en 1938. Directeur d'Etudes à l’E.H.E.S.S. Membre du comité de Direction des An-


nales E.S.C. Spécialiste d'Histoire de la Famille, il a co-dirigé une Histoire de la Famil-
le, 2 vol., Paris, A. Colin, 1986. Spécialiste également d'Histoire des Sciences Sociales,
il a publié un Dictionnaire des Sciences Historiques, Paris, PUF, 1986. A publié en ou-
tre de nombreux articles dans diverses revues françaises et étrangères.
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PHILIPPE ARIÈS

L'histoire des mentalités

| Lucien Febvre racontait une histoire que je rapporte ici de


mémoire, sans la vérifier d'après le texte, parce que, telle qu'elle
| est restée dans mon souvenir, déformée, simplifiée, peu importe.
| elle m'a toujours paru une application frappante de l’idée difii-
| cile de mentalité... Au petit matin, le roi François I‘ quittait le
lit de sa maîtresse pour regagner incognito son château. Il
passa alors devant une église juste au moment où les cloches
sonnaient l'office. Emu, il s'arrêta pour assister à la messe et
prier dévotement.
L'homme d'aujourd'hui, surpris par le rapprochement d’un
amour coupable et d’une piété sincère, a le choix entre deux
interprétations.
Première interprétation : la cloche du sanctuaire éveille chez
| le roi le repentir de son péché et il prie pour demander à Dieu
| pardon de la faute qu'il vient de commettre. Il ne peut être sans
| hypocrisie, dans le même temps, le pécheur de la nuit et le
dévot du petit matin. En quoi il agit comme l’homme d’aujour-
| d’hui, du moins l’homme d'une quelconque rationalité, qui n’a
pas lu Dostoïevsky ou qui se méfie de Freud, le magistrat ou le
juré des cours d'assises. Il est convaincu que la cohérence
morale est naturelle et nécessaire. Les êtres chez qui elle se
défait sont jugés anormaux et exclus de la société. Cette nor-
malité est une valeur invariable ; à un certain niveau de profon-
“eur et de généralité, la nature humaine ne change pas. Une
| telle interprétation sera celle d'un historien classique, tenté de
|
reconnaître à toutes les époques et dans toutes les cultures —
du moins civilisées et, a fortiori, chrétiennes — la permanence
des mêmes sentiments.
L'autre interprétation est au contraire celle de l'historien des
mentalités. Le roi était aussi spontanément et naïvement sin-
168 PHILIPPE ARIÈS

cère dans ses dévotions que dans ses amours, et il ne sentait


pas encore leur contradiction. Il entrait dans l'église comme
dans le lit de sa maîtresse, avec la même fougue innocente.
L'authenticité de sa prière n'était pas altérée par les relents
de l’alcôve. L'heure du repentir viendra plus tard.
Aujourd'hui, la quasi-simultanéité d'émotions contradictoires
n'est plus tolérée par l'opinion commune. Malgré les efforts
pour la faire admettre, à travers la psychologie des profondeurs,
l'opinion y répugne toujours à la fin, même quand elle a l'air
de la prendre en considération. Autrefois, ce phénomène parais-
sait au contraire tout naturel. Il ne s’agit pas seulement d’une
différence entre un christianisme sensible, superstitieux, et un
christianisme moralement plus exigeant, plus rationnel, plus
cohérent. La différence vient de plus loin, et les réformes reli-
gieuses des xvI° et xVII° siècles n’en sont pas la cause, quoi-
qu'elles en soient sans doute l’une des manifestations.
Un autre exemple a été donné par Lucien Febvre, de compati-
bilité entre des attitudes qui sont devenues depuis incompa-
tibles. Marguerite de Navarre, la sœur de François 1°, pouvait
écrire à la suite, sans scrupules exagérés, l’'Heptaméron, un
recueil de contes grivois, et le Miroir de l'âme pécheresse, un
recueil de poèmes spirituels. Nos mœurs ne toléreraient pas non
plus ce mélange naïf et cette bonne foi.
Certaines choses étaient donc concevables, acceptables, à une
certaine époque, dans une certaine culture, et elles cessaient
de l'être à une autre époque et dans une autre culture. Le fait
que nous ne pouvons plus nous comporter aujourd’hui avec la
même bonne foi et le même naturel que nos deux princes du
xvI® siècle, dans les mêmes situations, indique précisément
qu'un changement de mentalité est intervenu entre eux et nous.
Ce n'est pas tant que nous n'ayons plus les mêmes valeurs,
mais les réflexes élémentaires ne sont plus les mêmes. Voilà à
peu près ce que nous entendons, depuis Lucien Febvre, par
« attitudes mentales ».

NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT
DE L’'HISTOIRE DES MENTALITES

Les pionniers d'une autre histoire

Il convenait d'introduire ici l'idée de mentalité à l'aide


d'exemples pris dans l’œuvre de Lucien Febvre. En effet, l’his-
toire des mentalités n’est plus nouvelle. Elle est née au len-
demain de la Première Guerre mondiale chez un groupe
d’historiens comme les Français Lucien Febvre et Marc Bloch,
le Belge Henri Pirenne, de géographes comme À. Demangeon, de
L'histoire des mentalités 169

sociologues comme L. Lévy-Bruhl, M. Halbwachs, etc., groupe


qui inspira, à partir de 1929, les fameuses Annales d'histoire
économique et sociale. On dit souvent l’« école des Annales ».
Toutefois, si le groupe des Annales était mieux organisé, le
plus combatif, il n'était pas le seul. Il faut lui adjoindre des
personnalités indépendantes et solitaires, qui ont eu le même
rôle de pionnier : le célèbre historien hollandais Huizinga, des
auteurs demeurés longtemps obscurs comme l'Allemand Norbert
Elias, dont les livres novateurs, parus en 1939, ont été emportés
par la tempête, et qui sont maintenant redécouverts! , ou encore
des auteurs un peu marginaux, je veux dire dont le rapport
avec l’histoire des mentalités n’est pas apparu et n'a pas été
reconnu tout de suite, comme Mario Praz, l'historien de la lit-
térature maudite et du genre morbide, dont le maître livre,
paru en italien dans les années 1920, a été traduit en français...
en 1977 — remarquable essai qui vise à jalonner les échanges
entre l'expression littéraire et l'imaginaire collectif?.
Tous ces auteurs, qu'ils appartinssent au groupe des Annales
ou lui fussent étrangers ou marginaux, reconnaissaient à l’his-
toire un autre domaine que celui où elle avait été auparavant
cantonnée, celui des activités conscientes, volontaires, orientées
vers la décision politique, la propagation des idées, la conduite
des hommes et des événements.
Pour Huizinga, par exemple, le domaine de l'imaginaire, du sen-
timent, du jeu, de la gratuité est aussi important que celui de
l'économie. Il le dit explicitement dans le Déclin du Moyen Âge :
« L'histoire de la civilisation doit s'occuper aussi bien des rêves
» de beauté et de l'illusion romanesque que des chiffres de la
» population et des impôts », c'est-à-dire que de l'histoire démo-
graphique et économique. « L'illusion même dans laquelle ont
» vécu les contemporains a la valeur d'une vérité.» Phrases aux-
quelles répond aujourd’hui, comme un écho, une cinquantaine
d'années après, Jacques Le Goff, dans sa préface à Pour un autre
Moyen Age? : « Apporter quelques éléments solides à une étude
» de l'imaginaire médiéval. »
L'illustre Huizinga, le renommé M. Praz, Elias, cet inconnu,
n'auraient pas réussi à faire école, à forcer le barrage de l'his-
toire traditionnelle. Le petit groupe strasbourgeois des Annales
y parvint.

La première génération : autour de L. Febvre et de M. Bloch

À son époque, celle des pères fondateurs, dirons-nous, l’histoire


des mentalités, telle que nous l'avons définie plus haut, n'était
en réalité qu’un aspect, une facette d’une histoire plus étendue
qu'on appelait histoire sociale, ou encore histoire économique et
170 PHILIPPE ARIÈS

sociale, et qu'on voulait déjà totale — mais la totalité était alors


obtenue dans et par l'économie. C’est cette histoire-là qui était
opposée en bloc à l’histoire politique, événementielle. C’est tou-
jours sous ce nom, « social history », qu'elle est connue et prati-
quée en Angleterre, aux Etats-Unis. Il y avait donc alors, d’un
côté, l’histoire traditionnelle et, de l’autre, l’histoire sociale qui
comprenait à la fois l’histoire économique et l’histoire culturelle,
dite désormais des mentalités.

L'histoire traditionnelle s’intéressait presque exclusivement à


des individus, aux couches supérieures de la société, à ses élites
(les rois, les hommes d'Etat, ies grands révolutionnaires) et aux
événements (guerres, révolutions), ou aux institutions (poli-
tiques, économiques, religieuses.) dominés par ces élites. L’his-
toire sociale s’intéressait au contraire à la masse de la société,
restée à l'écart des pouvoirs, à ceux qui les subissaient. Cette
orientation n'était d'ailleurs pas réservée à la recherche du
passé. Elle suscitait aussi des sciences nouvelles du présent, nées
d'un même intérêt à ce qui était dominé, négligé par les élites
successives, et encore anonyme, collectif, mais où on était de
plus en plus tenté de reconnaître les forces réelles. Nous les
appelons en français les sciences humaines : sociologie, psycho-
logie, ethnologie, anthropologie. Elles sont venues s'ajouter à
leur sœur ainée, l’ancienne économie. L’anglais les confond
toutes sous le nom commun de « social sciences ». En France, ia
séparation de la vieille économie et des plus
sciences jeunes
humaines correspond aux deux compartiments de l'histoire,
celle des Annales des années 1930, qui s'intitulaient Annales
d'histoire économique et sociale. Ces deux compartiments
étaient certes bien distingués, et nous avons vu à propos de
François I* et de Marguerite de Navarre combien le fait psycho-
logique de mentalité était familier à Lucien Febvre. On en dirait
tout autant de Marc Bloch et de son étude des rois thauma-
turges.
Toutefois le compartiment des mentalités n'était pas encore
bien séparé, dans cette première génération des Annales,
de celui de l’économie, ou du socio-économique. À eux deux, ils
constituaient l’histoire totale ou qu'on croyait totale.
Nous comprenons mal aujourd’hui, après une cinquantaine
d'années d'histoire économique, spécialisée et mathématique,
comment celle-ci pouvait être alors associée aussi étroitement à
l’histoire psychologique. C'est que l’un et l’autre étaient égale-
ment l’histoire des humbles et du collectif. Les faits écono-
miques (prix, salaires, impôts, crédit, marché) retentissaient sur
la vie quotidienne de tous (cherté, misère ou enrichissement,
famines, épidémies, mortalité). On découvrit qu'ils étaient obser-
L'histoire des mentalités 191

vables et que la série continue de leurs données chiffrées per-


mettait une lecture non anecdotique de la vie quotidienne. Voilà
pourquoi un lien intime rapprochait alors l’histoire économique
et l’histoire psychologique.
L'histoire économique a été, dès le début, favorisée, parce
qu'elle était la première histoire scientifique collective. A l’his-
toire discontinue des individus, des événements qu'ils provo-
quaient, des institutions qu'ils contrôlaient, on opposait une
histoire à la fois collective et continue, établie sans hiatus dans
la longue durée, celle d’une humanité anonyme, où, cependant,
chacun d’entre nous pouvait se reconnaître.

La seconde génération

Les pères fondateurs auraient aujourd’hui près de cent ans. La


génération qui leur a succédé a maintenant dépassé la soixan-
taine. Elle a fait son choix dans l'héritage. Sans toujours l’ad-
mettre, elle a mis en veilleuse une grande partie de ce qui, chez
M. Bloch et L. Febvre, débordait le social du côté de l'imagi-
naire, de la psychologie collective, du culturel. Cette zone des
mentalités a été laissée à quelques aventuriers (certains un peu
suspects).
Après 1945, l’histoire économique a été privilégiée
Au contraire, l’histoire économique a été privilégiée. Pas n'im-
porte quelle histoire économique : les historiens français, pour
le meilleur et pour le pire, ont alors gardé quelque chose du
premier caractère de l’histoire économique: une histoire
collective à ambition humaniste, qui permettait d'atteindre la
vie des masses, la foule des petits, des obscurs. Il leur en est
resté une répugnance à traiter l'économie comme un domaine
réservé, définissable par des modèles mathématiques selon la
tendance qui l’a emporté là où, comme aux Etats-Unis, l’histoire
économique appartient dans les universités au « Department of
» Economics », et non pas au « Department of History »|.
Le choix de cette génération s'explique par la formidable expan-
sion de l’économie mondiale — et française — après la Seconde
Guerre mondiale. La France des années 1930 vivait encore à un
rythme lent qui avait laissé subsister pas mal des mœurs de la
fin de l'Ancien Régime. Avec son empire colonial, elle constituait
en outre un monde complet et fermé qui donnait l'illusion de
l’exotisme et de l’universalité, alors qu'il nous paraît aujourd'hui
une province abritée, où les grandes houles planétaires ne péné-
traient pas. Après les secousses de la guerre, l'hexagone a été
grand ouvert aux courants internationaux, bouleversé par la
prospérité économique, l'accroissement de la consommation et
des besoins, par une industrialisation et une urbanisation mas-
172 PHILIPPE ARIÈS

sives. La muraille de Chine des années 1930 était tombée. Les


jeunes intellectuels ont été alors fascinés par les forces socio-
économiques qui leur apparaissaient comme les moteurs de ce
bouleversement inouiï, et les historiens ont été tentés, bien légiti-
mement, de reporter dans le passé les intérêts de leur présent et
d'y chercher les origines (ou les retards) du progrès technique
et économique qui les emportait. Les faits de mentalité leur
parurent à la fois mineurs, exagérant les aspects archaïques et
rétrogrades du passé, et difficiles à établir, non scientifiques, peu
susceptibles d’un traitement mathématique.
Toutefois, l’un des avatars de l’histoire économique, telle qu'on
la concevait traditionnellement en France, devait réintroduire
les phénomènes de mentalité dans la grande problématique.
C'est l’histoire démographique.
La nouvelle histoire démographique
L'une des premières approches de l’histoire économique a été,
comme nous le verrons plus loin, la monographie régionale. Or,
les auteurs de ces monographies ont vite été amenés à consa-
crer une part importante de leurs recherches au mouvement des
populations, et à étudier de près les relations entre la popula-
tion et les subsistances, les famines et les épidémies. Comme
l'écrit Jacques Dupaquier!, « l'aventure commence en 1946 avec
» la publication, dans l’un des premiers numéros de Popula-
» tion, d’un article du regretté J. Meuvret intitulé “les Crises de
» subsistances et la Démographie de la France d’Ancien
» Régime”’?.» J. Meuvret est bien, en effet, un témoin exem-
plaire de cette deuxième génération des Annales. Son profil peut
être considéré comme un profil type. Il n’est pas très connu du
grand public intellectuel parce qu'il n'a pas publié avant sa
mort le grand livre qu'il méditait et écrivait, et qui a paru en-
fin posthume ; il avait publié seulement des articles denses et
vivants qui valent des volumes. Par ses articles et surtout par
ses conseils, il a exercé une grande influence sur les historiens
plus jeunes, français et étrangers, aujourd’hui devenus des
maîtres. Or, l'un de ces mémoires, cité plus haut par J. Dupa-
quier, le plus célèbre, est consacré aux relations entre les
famines et les épidémies, entre la conjoncture économique et
la mortalité. En outre, J. Meuvret a toujours eu le grand souci
de ne pas isoler les phénomènes socio-économiques et démo-
graphiques du contexte culturel.
Pendant la même période, entre 1944 et 1956, un élève de
J. Meuvret, P. Goubert, préparait sa thèse fameuse, « Beauvais
» et le Beauvaisis de 1600 à 1730? ». Le livre se présentait bien
comme une «contribution à l’histoire sociale (je souligne) de
» la France du xvrI* siècle », mais il a servi ensuite de modèle
d'histoire démographique. Il a eu une nombreuse postérité et
L'histoire des mentalités 173

créé un genre, l’un des apports les plus importants de cette


génération des années 1950 à l’historiographie.
L'histoire démographique devait d'ailleurs non seulement réani-
mer la part d’héritage, gelée, des pères fondateurs, mais encore
retirer la nouvelle histoire des mentalités à l'impressionnisme
anecdotique de la tradition littéraire, lui donner une base docu-
mentaire statistique et enfin la solliciter vers une large interpré-
tation dont on ne pouvait plus faire l'économie.
La démographie révèle les mentalités
C'est une aventure que j'ai vécue personnellement. Dans les
années 1940, j'avais été aussi attiré par la démographie, non pas
par le biais de l'économie, mais parce que j'étais frappé par
la situation démographique de la France du premier xx° siècle
et par ses différences avec celle de la France d’Ancien Régime.
Comment interpréter un changement aussi considérable, et qui
n'avait pas eu la même chronologie en Angleterre, par exemple ?
Evidemment, dès le départ de ma recherche, à la différence des
historiens de l’économie, je m’intéressai moins à la démographie
proprement dite, à ses mécanismes, ou encore à ses effets poli-
tiques et sociaux, qu'aux attitudes psychologiques secrètes
qu'elle révélait à qui savait lire ses statistiques. Je partais bien
des données démographiques, mais j'avais hâte de les abandon-
ner pour passer — trop tôt peut-être — aux réalités qu'elles
cachaient. Ces réalités des attitudes devant la vie, l’âge, la mala-
die, la mort, les hommes d'autrefois n’aimaient pas en parler,
et le plus souvent ils n’en étaient pas même conscients. Des
séries numériques dans la longue durée firent apparaître des
modèles de comportement autrement inaccessibles et clandes-
tins. Ainsi les mentalités surgissaient-elles au terme d’une ana-
lyse des statistiques démographiques.
Cette expérience n'a rien d'original: elle a été partagée par
presque tous les historiens démographes de cette génération. Il
ne leur était pas possible de rester dans les limites statistiques
de la reconstitution d’une population ancienne. Des questions
capitales surgissaient derrière leurs défrichements, qui sollici-
taient des explications psychologiques, anthropologiques, autre-
fois réservées à des médecins, des moralistes, des juristes, ou
qui paraissaient appartenir au domaine du non-écrit où les his-
toriens n'avaient encore jamais eu l'idée de pénétrer, peut-être
parce qu'ils croyaient que les phénomènes mesurés par la démo-
graphie étaient trop proches de la nature et de la biologie. Et
c'est vrai que, dans les premières approches, on étudia surtout
l'adaptation de la population aux subsistances, à l'état de l'éco-
nomie. On s’est vite aperçu, cependant, que cette adaptation
n'était pas automatique ni immédiate, qu'entre le comportement
démographique et le niveau des ressources il y avait comme
174 PHILIPPE ARIÈS

un système optique qui modifiait l'image réelle : le système des


mentalités. L'histoire des mentalités renaissait ainsi pour la
seconde fois grâce à la démographie historique.

Une troisième génération ?

Au cours des années 1960, la réapparition des mentalités boule-


verse de fond en comble l’historiographie française. C'est un
événement capital. Les sommaires des grandes revues, même
les plus conservatrices, changent, ainsi que les sujets de maî-
trise et de doctorat. On observe alors, et dans les années 1970,
un déclin des sujets socio-économiques, une désaffection rela-
tive à l'égard des sujets démographiques de la décennie précé-
dente, et en revanche l'invasion de thèmes autrefois inconnus
ou très rares. En 1973, la Société de démographie historique a
consacré un numéro spécial de sa revue à « Enfants et Socié-
tés ». En 1972, les Annales publiaient un numéro spécial de
433 pages sur la famille, qui d’ailleurs débordait sur le numéro
suivant avec trois articles importants. Combien d'articles sur
la mort, la sexualité, la criminalité ou la délinquance, la socia-
bilité, les classes d'âge, les charivaris, la piété populaire ? Le
Minutier central! était autrefois fréquenté par quelques histo-
riens de l'art ou des corps de l'Etat qui y cherchaient des élé-
ments de biographies, ou par des historiens socio-économiques
(répartition des fortunes). Maintenant, les testaments, en parti-
culier, sont devenus une source pour l'étude des mentalités
religieuses, avec M. Vovelle, P. Chaunu et leurs élèves. Ce très
grand et très récent changement de l’historiographie me paraît
avoir échappé à un observateur pourtant aussi attentif et sen-
sible que L. Stone. Celui-ci, dans une étude récente?, parle des
Annales comme d’un bloc qui n'aurait pas bougé depuis les
pères fondateurs, sauf à noter l'érosion du temps et une lassi-
tude due à la répétition. Non, les Annales sont aujourd’hui autre
chose que ce qu'elles ont été, et d’ailleurs c’est seulement main-
tenant qu'on peut parler d’une histoire des mentalités comme
d'un phénomène significatif de notre culture contemporaine.
Cette histoire déborde du petit cercle des spécialistes, elle
pénètre les media, elle se vend parfois bien dans le public plus
large qu'elle a gagné. On l'appelle vulgairement la « nouvelle
histoire ». À quoi cela est-il dû ?
L'histoire et les autres sciences humaines
Le lecteur averti aura déjà été surpris que, dans cette genèse,
j'aie ménagé si peu de place à l'influence des sciences humaines.
On a pourtant l'habitude de la considérer comme déterminante,
pour le meilleur au début, et peut-être maintenant pour le pire,
si j'interprète bien l’article de L. Stone cité plus haut. Certes,
L'histoire des mentalités 175

la sociologie et l'ethnologie ont agi sur L. Febvre et peut-être


plus encore sur le Marc Bloch des « Rois thaumaturges », mais
c'est surtout dans la mesure où ces lectures enrichissaient leur
culture générale, élargissaient leurs horizons de pensée, exci-
taient leur curiosité. En effet, les historiens, comme en général
les intellectuels de la fin du xix° siècle, restaient convaincus
de la supériorité radicale de nos civilisations issues de l’Anti-
quité gréco-romaine et du christianisme, de l’absurdité qu'il
y aurait à les comparer aux cultures primitives. La lecture
des ethnologues fit au moins tomber ce préjugé. Toutefois, en
France, leur influence n'a pas été aussi déterminante sur le
travail de l'historien que dans les universités américaines, où
l'historien « social » ne s’aventure pas sans consulter les autres
sciences sociales pour y choisir un modèle à la taille de son cor-
pus documentaire.
En changeant de titre en 1946, les Annales ont voulu devenir
une revue de sciences sociales, histoire incluse, où les chefs
d'orchestre seraient des historiens!. Et pourtant les Annales
annoncèrent leur élargissement au moment même où elles deve-
naient en fait d’abord économiques, comme il a été dit plus
haut. Certes, il ne faut pas oublier que l’économie paraissait
alors la clé de l’histoire, celle d'aujourd'hui, et pourquoi pas,
celle d'hier. L'histoire prétendit être le dénominateur commun
à toutes les sciences sociales ou humaines, mobilisées dans le
nouveau projet des Annales. En fait, sauf justement dans le
domaine économique où les grands penseurs d'autrefois et les
théoriciens d'aujourd'hui ont tout de suite inspiré les historiens
et ont été aussitôt assimilés par eux, il y a eu, dans les années
1950, juxtaposition d'articles de provenances diverses plutôt
qu'échange vrai entre les disciplines.
Les quelques interférences qu'on pouvait alors relever avec les
sciences humaines n'expliquent pas l'ampleur du changement
actuel de l’historiographie en France. Celui-ci correspond en
réalité à l’arrivée de nouvelles générations. Une sorte d’équa-
teur sépare aujourd’hui les anciens et les nouveaux : la ligne des
cinquante ans d'âge, que cependant certaines sentinelles avan-
cées ont précédée de quelques années.
La fin des Lumières?
Pas plus que les autres activités intellectuelles, l'histoire
n'échappe aux grandes influences culturelles qui balayent le
monde occidental. Les jeunes gens qui avaient de 20 à 35 ans
à la fin des années 1960 ont commencé à voir le monde d'un œil
qui n'était plus celui de leurs aînés. Leur attitude à l'égard du
progrès économique, de sa bienfaisance, a changé. Or, les histo-
riens des générations précédentes avaient tendance à chercher
et à mettre en valeur dans le passé les signes qui préparaient
176 PHILIPPE ARIÈS

ou annoncaient la modernité. Celle-ci était considérée comme le


but ou le résultat d’une évolution : le progrès des Lumières.
Or, nous assistons peut-être aujourd'hui, en ce dernier tiers du
xx° siècle, à la fin des Lumières, tout du moins à la fin de la
croyance dans l'irréversibilité et la bienfaisance absolue du
progrès scientifique et technique. Non pas certes la fin du pro-
grès, mais la fin de la religion du progrès, de la croyance dans
le progrès. Peut-être est-ce seulement une réaction éphémère à
une industrialisation trop rapide et trop brutale. Il n'en reste
pas moins que la critique du progrès est devenue un thème
significatif des opinions d'aujourd'hui, en particulier dans la
jeunesse : elle est passée d'une droite réactionnaire qui l'avait
d'ailleurs abandonnée, à une gauche ou plutôt à un gauchisme
aux contours mal tracés, brouillon, mais vigoureux. Je crois
bien (c’est une hypothèse) qu'il existe une relation entre la réti-
cence nouvelle des années 1960 à l'égard du développement, du
progrès, de la modernité, et la passion apportée par les jeunes
historiens à l'étude des sociétés pré-industrielles et de leur men-
talité. Ceux-ci ne reconnaissent plus à l’histoire un sens, c'est-à-
dire une direction. Ils ne veulent plus faire des sociétés
anciennes des étapes d’une évolution programmée, au point de
se méfier de la diachronie et de la recherche systématique des
influences subies ou exercées. La culture qu'ils étudient est alors
presque retirée de l’histoire et appréciée de la façon dont les
ethnologues structuralistes considèrent la société qu'ils ont
choisie.
Chose curieuse, tandis que les historiens sont tentés par la
synchronie, les sciences humaines, elles, la quittent plus sou-
vent et cherchent à se situer dans le temps long. C'est pourquoi
les marges commencent enfin à s’amenuiser entre l’histoire et
les autres sciences humaines; événement plus récent qu'on
pourrait le croire, après cinquante ans d'une interdisciplinarité
proclamée, mais jamais vécue.
Un exemple remarquable doit être donné de cette heureuse
indécision des frontières, celui de Michel Foucault, l'un de nos
meilleurs historiens ; il est cependant philosophe, et il est allé
de la philosophie à l'histoire sans passer par le purgatoire de
la psychologie ou d’autres sciences humaines, refuges (provi-
soires) des philosophes de sa génération. Il aurait pu, comme
d'autres métaphysiciens ou spécialistes de sciences humaines,
situer ses recherches dans la synchronie ou l’achronie et cons-
truire un système conceptuel hors du temps, ou dans une durée
faite exprès, étrangère à l'expérience de chaque jour. Il a voulu,
au contraire, que son œuvre fût une histoire, l’histoire des pou-
voirs modernes au moment où ils se mêlent aux savoirs, depuis
la fin du xvrI* siècle où ils pénètrent la société, comme le sang
L'histoire des mentalités 177

irrigue le corps. L'empirisme des historiens a permis à ce phi-


losophe, en vérité resté philosophe, d'échapper à l'univocité des
systèmes (et peut-être des philosophies ?) et de saisir l’extraor-
dinaire diversité des stratégies humaines, le sens profond de
cette irréductible diversité. Né philosophe il est devenu, pour
rester philosophe, historien par le mouvement de sa pensée,
pour des raisons pas très différentes de celles qui assurent
aujourd’hui la popularité de l’histoire des mentalités.
Nous commençons alors à deviner que l’homme d'aujourd'hui
demande à une certaine histoire ce qu'il a demandé de tout
temps à la métaphysique, et seulement hier aux sciences
humaines : une histoire qui reprend des thèmes de la réflexion
philosophique, mais en les situant dans la durée et dans le
recommencement obstiné des entreprises humaines.

LE CONCEPT DE MENTALITE

D'une manière générale, malgré les séductions récentes de la


synchronie et la méfiance à l'égard de l’« unidimension » (Edgar
Morin), l’histoire des mentalités laisse apparaître un souci cons-
tant de mieux comprendre le passage à la modernité. En voici
quelques exemples.

L'exemple de l'impôt

Le premier est emprunté à l’œuvre récente d'un des maîtres du


genre : G. Duby. Celui-ci cherche quel sens avaient pour leurs
contemporains des prélèvements ou des échanges que nous pla-
cerions aujourd’hui dans le domaine de l'économie!. Le titre
du chapitre est significatif : « Les attitudes mentales ». Il s'agit
de ce que nous appellerions l'impôt. Il le rapproche du don
tel qu'il est analysé par Marcel Mauss et les sociologues dans
les sociétés « primitives ». Ces dons étaient « offerts » au souve-
rain que chacun tenait pour l'intercesseur naturel entre le
peuple tout entier et les puissances de l'au-delà ; ils garantis-
saient à tous la prospérité, ils promettaient un sol fécond, des
moissons abondantes, la fin des pestes. Il en était ainsi au haut
Moyen Age. Mais au xr1° siècle, en se transformant, le système
restera encore très différent des économies de marché modernes
et contemporaines : « Aux hommes de ce temps, en effet, comme
»à leurs plus lointains ancêtres. les réalités économiques
» apparaissent accessoires. Ce sont des épiphénomènes. Les
» vraies structures sont spirituelles, de l'ordre de la sur-nature. »
[1 s'établira en effet un système d'échange vaste et compliqué,
entre l'au-delà et l’en deçà de la mort, qui aboutira par le canal
du testament à une redistribution des fortunes pouvant aller
178 PHILIPPE ARIÈS

jusqu'à leur anéantissement, qui déconcerte l’homme d’aujour-


d'hui et qu'il ne peut comprendre sans reconstituer, à force de
dépaysement, l’ensemble cohérent d’une mentalité. Le goût de
la dépense inutile et folle était commun aux riches et aux
pauvres. Les jours de fête, ceux-ci dissipaient sauvagement leurs
gains dérisoires et les munificences des grands: «Dans ce
» monde si pauvre, dit G. Duby, les travailleurs les plus humbles
» n'ignoraient pas les fêtes dont le but, par la destruction collec-
» tive, brève et joyeuse, des richesses au sein d’une universelle
» privation, est périodiquement de faire renaître la fraternité, de
» forcer la bienveillance des forces invisibles. »

L'exemple du temps

Pour que naissent l'économie moderne, la nôtre, et ses condi-


tions : le souci de l'épargne, la volonté de reporter dans l'avenir
une jouissance désormais modérée, le placement des revenus,
l'accumulation capitaliste, et enfin la division du travail, il a
fallu qu'avant la technologie, les forces de production change
d’abord l’attitvde mentale devant la richesse et la jouissance.
Le Moyen Age est ainsi traversé par des changements de men-
talité. J. Le Goff en analyse un autre dans un brillant essai,
« Temps de l'Eglise et Temps des marchands! ». Le temps de
l'Eglise était bien divisé par la cloche qui appelait moines et
chanoines à l'office de chœur, pour le chant des « Heures ».
C'était encore un temps inégal selon nos usages : le temps du
jour était divisé à la manière romaine en périodes d'environ
trois heures, celui de la nuit, réparti entre la prière et le repos,
était découpé par les vêpres du soir, les matines du milieu de
la nuit et les laudes de l'aurore.
C'étaient déjà, cependant, des heures fixes qui imposaient une
certaine régularité à la journée de travail des paysans, quoique
celle-ci s'étendît sans beaucoup de précision du lever au coucher
du soleil. Le temps du moine et celui du paysan faisaient bon
ménage, même s'ils ne coïincidaient pas encore tout à fait. Les
choses ont changé avec ce que J. Le Goff appelle le « temps
» des marchands », qui était aussi le « temps du travail». Un
temps qui devait emprunter à l'Eglise sa cloche, la cloche du
travail (Werkglocken), une cloche qu'«ils (les ouvriers
» d'Amiens) ont fait pendre au beffroi » et qu'ils « peussent son-
» ner. « quand (ils) iraient jour ouvrable à leurs ouvrages au
» matin, quand ils deveraient aler mengier et quand ils deve-
» raient repairier à leurs ouvrages après mengier.…. »

Or il se passa alors quelque chose de surprenant et de passion-


nant. Rien n'est plus conservateur et tenace que la mesure du
L'histoire des mentalités 179

temps. Aussi le temps de l'ouvrier a-t-il été d’abord calqué sur


celui de l'Eglise, c'est-à-dire sur les heures de l'office divin.
Celui-ci commençait avec la prière du matin vers six heures, et
se terminait avec nones, vers trois heures après-midi. La jour-
née était alors terminée. C'était à Rome le temps du Forum ou
des Thermes. En somme, la « journée continue». Mais, au
XII siècle, il arriva, d’une part, que ce temps ne satisfît plus
aux besoins, soit des marchands employeurs, soit des ouvriers,
et, d'autre part, qu'on ne pensait pas encore possible l'inven-
tion d'un autre temps mieux adapté (celui, plus tard, imposé
peu à peu par l'horloge mécanique). Alors le temps de l'Eglise
fut sournoisement manipulé, pour être plié au temps des tra-
vailleurs, par une sorte de compromis. « On a noté, écrit. J. Le
» Goff, que du x* siècle à la fin du x111° siècle un élément de la
» chronologie diurne évolue : none, d’abord située aux environs
» de nos actuelles deux heures de l’après-midi, avance lentement
» pour se fixer aux environs de midi» (d’où le midi anglais,
noon). « None, poursuit J. Le Goff, c'est (...) la pause du travail-
»leur sur le chantier urbain soumis au temps clérical des
» cloches. C'est ici qu’on peut imaginer une pression... qui abou-
» tit, par le déplacement de none, à créer une importante subdi-
» vision du temps du travail: la demi-journée, qui va d’ailleurs
» s'affirmer au xIV* siècle.» Voici donc apparaître notre temps
moderne, divisé en deux demi-journées, le matin et le soir,
séparées par le longtemps intouchable repas de midi.
Exemple menu seulement en apparence, car tout ce qui touche
aux répétitions banales de j'existence devient trait essentiel
de mentalité. Exemple caractéristique de ce que nous appelons
mentalité et qui apparaît mieux au moment où cette mentalité
change, comme celz arrive au second Moyen Age.

L'exemple du Malin

C'est à propos de la sorcellerie que Lucien Febvre, dans un


article des Annales de 1948, a exprimé avec le plus de force son
sentiment d’'historien devant la différence des mentalités: «Il
» faut que, dans sa structure profonde, la mentalité des hommes
»les plus éclairés de la fin du xvi* siècle, du début du xvri*
» (les magistrats) ait différé, et radicalement, de la mentalité des
» homnies les plus éclairés de notre temps.» Un type d'oppo-
sition bien tranché que, personnellement, j'accepte toujours,
mais qui, j'en ai du moins l'impression, agacerait aujourd'hui
les plus jeunes historiens des mentalités. Ceux-ci auraient plutôt
tendance à substituer au macrochangement du passage à la
modernité des microchangements plus complexes et plus contra-
dictoires, plus étalés dans le temps, et où d’ailleurs le passage
180 PHILIPPE ARIÈS

à la modernité, devenu un peu suspect, aurait quelque chance de


se diluer.
Toujours est-il que «l'analyse de psychologie historique » de
R. Mandrou! a été et demeure, dans sa sobre élégance, un
modèle classique de l'étude des mentalités (mot dont d’ailleurs
il fait une grande économie, lui préférant le mot « structure
inentale », quand il ne peut pas l’éviter).
Voici le problème, comme ïil l'a posé: «Au début du
» XVII* siècle, les poursuites en sorcellerie font encore les beaux
» jours de l'appareil judiciaire laïc; cette énorme institution,
» peuplée de gens instruits autant qu'il est possible (mais pas
» encore “éclairés”) pourchasse sans hésitation (sauf quelques
» exceptions) les suppôts de Satan, les complices d’une perver-
» sion horritiante qui mettent en danger le salut des hommes...
» À la fin du siècle, les Parlements ont tous renoncé à ce genre
» d'accusation et ne sonnaissent plus. que les bergers empoi-
» sonneurs, les escrocs qui jouent de la crédulité publique et les
» fausses dévotes. Comment une jurisprudence solidement assise
» sur des siècles de pratique continue se trouve-t-elle remise en
» question, discutée et finalement abandonnée en quelques
» décennies ? La question vaut d'être posée. C'est tout l'univers
» mental (je souligne) des juges (et des accusés) qui est en
» question puisque les crimes quotidiens de Satan et de ses
» complices attestent de la présence diabolique dans le monde...
» À travers ces procédures, c'est toute leur conception des pou-
» voirs sur la nature et sur les autres hommes exercés par
» l'homme, Dieu et Satan, qui est impliquée et qui se trouve fina-
» lement contestée. (.) En un mot, l'abandon des poursuites
» pour crimes de sorcellerie représente la dislocation d'une
» structure mentale qui a fait partie intégrante de cette division
» du monde pendant des siècles (je souligne). »

Au terme de l'analyse de cette longue mutation d’un siècle, dont


on discutera la chronologie et les étapes, mais non le sens
massif, on voit surgir ce que nous appelons la modernité:
non pas seulement le progrès scientifique, la vérité des
» sciences dont s’est enchanté le xvIII* siècle; non pas seule-
» ment les débats d'idées où chaque grand philosophe apporte
» sa contribution. mais de plus larges prises de conscience (je
» souligne) qui remettent en question les modes de penser et de
» sentir les structures mentales (je souligne) invétérées, consti-
»tuées des visions du monde héritées d’un lointain passé et
» reconnues par certains groupes, voire la société globale
» tout entière.» La «mutation essentielle » est la suivante:
« Dieu et Satan cessent d'intervenir quotidiennement dans le
»cours naturel des choses et dans la vie ordinaire des
L'histoire des mentalités 181

» hommes. » A la réflexion, cela n'est pas vrai de Dieu, comme


le prouvent les « Prières secrètes des Français d'aujourd'hui »
du père Serge Bonnet! , mais c'est vrai du Malin et du Mal en
général qui commencent alors leur retraite, une retraite conti-
nuée aujourd’hui par l'abolition du mal physique, de la maladie,
de la souffrance et, à la limite, de la mort.

L'exemple de la contraception

Mon dernier exemple sera emprunté à l’histoire démographique.


Il montre bien comment l'historien a commencé par interpréter
des données économiques ou demographiques autrement que les
économistes ou les démographes, avant de s'engager sur des
continents tout à fait nouveaux. Il illustre le passage de l’his-
toire proprement démographique à l’histoire des mentalités
dont il a été question plus haut. L'exemple est l'histoire de la
contraception.
On sait que les sociétés traditionnelles ont connu jusqu’au
XVITI* siècle un régime démographique en dents de scie, où se
succédaient des périodes de forte mortalité, dues aux épidémies,
aux famines, et d’autres de rapide récupération, dues à la
constance de hautes natalités.
Des régulations jouaient comme l’âge tardif du mariage, la sté-
rilité des femmes pendant l'allaitement. II n'empêche que le
nombre des grossesses était élevé et qu'il menaçait la santé et
la vie des mères, qu'on le savait, et qu'il pouvait être tentant
de le réduire autrement que par l'avortement, la continence ou
l’infanticide.
Or il semble bien que les époux n'ont jamais tenté sérieuse-
ment d'agir sur l'acte sexuel pour en bloquer l'effet reproduc-
teur. Sans doute, des techniques étaient connues, que décrivent
les pénitentiels, les manuels de confesseurs, les traités de
morale. Le fait est qu'elles n'ont pas été utilisées. Et tout d'un
coup (ou presque !), à la fin du xviri* et au début du xix° siècle,
au moins en France, ces techniques se répandent au point de
modifier le mouvement général de la population, la pyramide
des âges: on lit clairement leur arrivée et leur diffusion sur
les statistiques démographiques. Comment est-on passé de l'an-
cien régime au nouveau ? Deux réponses ont été données.
Les uns (dont je suis) ont mis en avant un changement des
mentalités. Même si elle était vaguement connue, la dichotomie
de l'acte sexuel exigeait une capacité de prévision et une mai-
trise de soi qui n'étaient pas «pensables » dans l’ancienne
société, et qui le sont devenues au xix° siècle. D'autres ont, au
contraire, exploité les condamnations des auteurs religieux pour
soutenir que les pratiques contraceptives étaient plus familières
FE PHILIPPE ARIÈS

qu'on ne voulait l’admettre et que, si ces pratiques ne s'étaient


pas plus étendues, c’est que la surveillance efficace des mœurs
par l'Eglise, la crainte des sanctions, l'absence de publicité
s'opposaient à leur diffusion. Celle-ci a commencé quand les
barrières ecclésiastiques ont cédé, quand la mobilité géogra-
phique et la sécularisation des mœurs ont libéré les consciences
et les langues.
Dans le premier cas, on met l'accent sur les mentalités. Dans te
second, on penche vers d’autres causes de changement, moins
spécifiques, communes à d’autres phénomènes politiques, reli-
gieux, SoCio-économiques.

Les historiens qui ont voulu montrer la permanence de la


contraception — même quand elle était peu utilisée — citent des
auteurs ecclésiastiques. En réalité, leurs textes sont ambigus. Ils
dénoncent bien des pratiques contre-nature, mais celles-ci, qu’un
lecteur de «Playboy » ou du « Kamasoutra » reconnaîtraient
comme des positions classiques de l’Ars erotica, apparaissent
aux historiens démographes comme des méthodes contracep-
tives. Sans doute l'érotisme est-il bien stérile, sauf accident, mais
on doit convenir que la stérilité n’en était pas le but recherché.
On voit alors, de cette discussion d’origine démographique,
naître une histoire de la sexualité qui en est aujourd’hui aux
premiers défrichements. Sans doute n'existerait-elle pas, comme
la voient aujourd’hui J.-L. Flandrin, L. Stone, M. Foucault, sans
son ancêtre démographique.

LE TERRITOIRE DE L'HISTORIEN

Ces exemples montrent comment l'introduction du concept de


« mentalité » provoque — ou implique — une extraordinaire
dilatation du «territoire de l'historien», selon le mot de
P. Nora et d'E. Le Roy Ladurie. En fait, depuis la fin des
années 1960, ce territoire s'est étendu à tout ce qui est percep-
tible par l'observateur social, sans exception. Elargissement de
l’histoire au-delà de ses anciennes marges et, en même temps,
retour à son domaine ancien qu'on croyait bien défriché : l’his-
torien relit aujourd’hui les documents utilisés par ses prédéces-
seurs, mais avec un regard neuf et une autre grille. Les thèmes
fréquentés par les premiers ont été ceux qui étaient préparés
par l’histoire économique et démographique : la vie du travail,
là famille, les âges de la vie, l'éducation, le sexe, la mort, c'est-à-
dire les zones qui se trouvent aux frontières du biologique et du
mental, de la nature et de la culture. Les publications sur ces
sujets, pourtant inimaginables il y a plus d’une cinquantaine
d'années, constituent aujourd’hui un ensemble cohérent et une
L'histoire des mentalités 183

vaste bibliothèque. C'est le premier domaine gagné par l’his-


toire des mentalités.
D'autres thèmes, moins fréquentés, suscitent les recherches:
les variations somatiques (taille, pigmentation, couleur des yeux,
démarche, etc.), l'alimentation (caractère essentiel de la culture),
la santé et les maladies, la peste du Dr Biraben, les maladies
des femmes d’E. Shorter, les délinquances (à une société donnée
correspond un rapport particulier à la justice) avec Nicole
Castan, la sociabilité traditionnelle — ou celle du xix° siècle qui
est peut-être l'une des conquêtes les plus riches de la nouvelle
histoire — avec E. Le Roy Ladurie, Yves Castan, M. Aguhlon, etc.
L'historien cherche les clés des stratégies communautaires, des
systèmes de valeur, des organisations collectives, c'est-à-dire de
toutes les conduites qui constituent une culture rurale ou
urbaine, populaire ou élitiste. On notera en passant l'importance
actuelle des données méridionales dans une historiographie qui
avait plutôt privilégié la France du nord et de l’est, c'est-à-
dire la France de l'oïl et de l'écriture. Continuons notre
incomplète énumération par la fête, prolongement et acmé de
la sociabilité (M. Vovelle, Y.-M. Bercé), par la survivance popu-
laire et la métamorphose en mythes des événements de l’histoire
récente (camisards, anciens combattants), et terminons provi-
soirement par la religion populaire qui a conquis une place
capitale dans l’historiographie, sujet de nombreux colloques et
publications en France (J. Delumeau), en Angleterre (K. Tho-
mas), en Italie (C. Ginzburg), en Amérique (N.Z. Davis).
Une histoire plus sensible aux différences régionales
qu'aux différences sociales
Le plus souvent les sujets que je viens d'énumérer ont été étu-
diés dans un espace géographique bien délimité, c'est-à-dire à
l'intérieur d’une histoire régionale. La nouvelle histoire des men-
talités a été très attentive aux différences régionales — autant
qu'aux différences sociales. Ce caractère est commun aux trois
générations des Annales, et il est dû à la longue influence sur
les historiens français de l'œuvre des grands géographes du pre-
mier xx° siècle, réunis sous le nom d'’« école de Vidal de La
Blache », leur fondateur. Ce dernier a été l’auteur de l'introduc-
tion géographique de la monumentale « Histoire de France »
dirigée par E. Lavisse.
Ces géographes qui auraient aujourd’hui cent ans et plus ont
été, en fait, des précurseurs de la nouvelle histoire des Annales.
L'un d’entre eux, À. Demangeon, a collaboré avec L. Febvre pour
un livre sur le Rhin.
Les thèses de géographie sur les grandes régions comme les
Flandres, de K. DATA la Picardie, d'A. Demangeon, ont été
les premiers modèles d’une histoire régionale culturelle. Aupa-
184 PHILIPPE ARIÈS

ravant, l’histoire régionale était un découpage régional de l’his-


toire nationale politique. Elle était constituée par les événe-
ments qui s'étaient passés dans la région, les institutions de la
région, politiques et religieuses, la vie des grands hommes nés
dans la région. Ces géographes ont utilisé à la fois l'étude du
paysage contemporain et les documents des archives anciennes,
afin de dégager les « caractères originaux », pour parler comme
Marc Bloch, d'une région: caractères qui donnaient à cette
région son unité. Le géographe, homme du présent qu'il se
propose de comprendre, était ainsi conduit à se retourner vers
le passé des historiens de l'événement, ses collègues, mais un
passé non politique que ceux-ci avaient négligé, et qui allait
devenir désormais le passé favori des futurs historiens. Deman-
geon a publié un guide des dépôts d'archives à l'usage du géo-
graphe. La géographie humaine a eu donc une très grande
influence sur les historiens des années 1930-1940.
Il s'est passé ensuite un curieux phénomène de transfert. A
partir de 1940-1950, l’histoire régionale a glissé de la géographie
humaine à l'histoire économique, sociale, et plus généralement
culturelle et anthropologique. Je pense que la géographie a souf-
fert de ce transfert qui l’a appauvrie. L'histoire, elle, y a beau-
coup gagné. La région, léguée à l'histoire par la géographie
humaine, a servi de cadre nécessaire à une recherche novatrice
pendant les trois générations des Annales : la Franche-Comté de
L. Febvre, les « Caractères originaux » de M. Bloch, la « Médi-
terranée » de F. Braudel, le « Beauvaisis » de P. Goubert, les
grandes thèses d'histoire départementale, le « Languedoc »
d'E. Le Roy Ladurie et d’Y. Castan, les grandes monographies
régionales sur les révoltes paysannes du xviI* siècle, etc. On
prétend désormais atteindre l’histoire totale d’une région assi-
milée à une culture ou à une sub-culture. Cette approche nou-
velle a abouti en France à une collection d'histoire des pro-
vinces, « L'univers de la France», dirigée par P. Wolff!.
Cette collection veut être l’histoire des cultures régionales. Elle
récolte la production déjà considérable d’une historiographie
novatrice.
Comprendre les différences
Ces quelques exemples, et on pourrait en ajouter d’autres, ont
en commun la perception d’une différence entre deux menta-
lités, l’une, supposée connue et en fait au moins naïvement
connue, qui sert de « témoin » et à laquelle on se réfère, l’autre,
énigmatique, faisant question, terra incognita qu'on se propose
de découvrir. Mais ici, découvrir, c’est d’abord comprendre
une différence. La compréhension est rare aujourd’hui entre les
hommes de deux cultures contemporaines, nous ne le savons
que trop, dans nos pays où les heurts de race, pour être feutrés,
L'histoire des mentalités 185

masqués, n'en sont pas moins fréquents. La compréhension est


aussi difhcile entre deux cultures éloignées dans le temps. Elle
peut naître de la reconnaissance dans la mentalité étrangère
d'éléments de ressemblance avec la nôtre, celle d'aujourd'hui,
qui, elle, est naïvement connue : des permanences. Elle peut
naître aussi de la constatation de différences irréductibles. La
différence devient alors la condition de la particularité, et de
l'intelligence de la particularité : elle sépare cette culture de la
nôtre et lui assure une originalité. C'est donc d’abord par rap-
port à notre mentalité contemporaine qu'une culture nous appa-
rait comme autre.
Certes, en général, la stratégie se complique et un passé de réfé-
rence, un passé-origine se substitue ensuite à notre présent pour
déterminer les caractères spécifiques d’un autre passé, le passé
à connaître. On a alors une séquence de ce genre: présent,
1% passé origine, 2° passé à connaître, avec ensuite un
retour dialectique du 1* et du 2° passé au présent! . Notre men-
talité contemporaine, que nous pouvons appeler la modernité, se
trouve donc toujours à l'origine de la curiosité historienne et de
la perception des différences. Sans la conscience de la moder-
nité, il nv aurait plus de différences et alors plus d'histoire
et même les non-différences, c'est-à-dire les permanences, ne
seraient pas perçues.

POURQUOI UNE HISTOIRE DES MENTALITES ?

L'histoire des mentalités est donc plutôt celle des mentalités


d'autrefois, des mentalités non actuelles. La fascination que
cette histoire paraît exercer aujourd'hui, et pas depuis long-
temps, s'explique peut-être par un grave accident de notre men-
talité d'aujourd'hui. L'homme des époques classiques, des
Lumières, du progrès industriel, c’est-à-dire l'homme occidental
du xviI* jusqu'au début du xx‘, était assuré de la per-
manence et de la supériorité de sa culture. Il n'acceptait pas
l'idée que celle-ci n'avait pas toujours existé, même si des
ériodes de décadence paraissaient interrompre sa continuité.
Elle réémergeait avec les renaissances. L’historiographie positi-
viste du x1x*° et du début du xx° siècle admettait des inégalités
technologiques, économiques, des «arriérations» dues au
manque de connaissances, des décadences, mais pas de diffé-
rences au niveau de la perception et de la sensibilité.
Ces croyances ont faibli. L'homme d'aujourd'hui n'est plus aussi
convaincu ni de la supériorité de la modernité (nous l'avons déjà
remarqué), ni de celle de la culture qui semble avoir préparé
la modernité. depuis l'époque de l'invention de l'écriture. Il
voit des cultures différentes et également intéressantes là où
186 PHILIPPE ARIÈS

l'historien classique reconnaissait une civilisation et des barba-


ries. Ce dernier était donc plutôt tenté par les ressemblances
avec un modèle universel. Aujourd’hui, la recherche des diffé-
rences l'emporte au contraire sur celle des ressemblances. C'est
pourquoi la transformation de l’historiographie, que nous avons
décrite dans les pages précédentes, d'origine médiévale et
moderniste, a quelque temps piétiné au seuil de l’histoire
contemporaine : celle-ci était en effet une réflexion de l’homme
sur le temps où il vivait, un temps de trop de similitude et de
pas assez de différence. Or l'épaisseur de cette tranche d’his-
toire diminue : le moment où le passé apparaît comme différent
de mon temps à moi devient de plus e» plus proche: formi-
dable revanche de l’historicité! Nous voyons donc, sous nos
veux, des masses entières de ce que nous croyions hier encore
notre histoire d'aujourd'hui peut détacher et s’enfoncer dans
l'océan des différences, où elles rejoignent toutes les sociétés
treditionnelles. En conséquence, elles relèvent désormais des
méthodes de différenciation psvchologique et ethnologique de
l'histoire des mentalités — et celle-ci contribue à son tour à
hâter leur conversion en passé. Un exemple de cette sape de
l'histoire contemporaine par les approches de l’histoire des
mentalités est fourni par l'œuvre de M. Agulhon, qui a fait du
xIX° siècle une civilisation singulière, devenue grâce à ses ana-
lyses peut-être aussi étrangère à la nôtre que celle de l'Ancien
Régime, avec des formes propres de sociabilité comme le café,
le cercle! …

De son côté, R. Girardet illustre bien le va-et-vient de l’histo-


rien entre deux époques proches et qui cependant se détachent.
I! a montré comment au xix° siècle le nationalisme militaire
français était passé de gauche à droite, comment une autre fois,
au xx° siècle, le souci des particularités ethniques était passé de
la droite colonialiste et « indigéniste » de Lyautey ou de Dela-
vignette à la gauche révolutionnaire et anti-occidentale de
Fanon°. L'analyse de ces transferts d'idées et de sensibilité per-
met de soustraire du présent des tranches de passé et d’amincir
le présent au point de le rendre transparent.
Ainsi le passé, le temps de différence, se rapproche-t-il de nous,
et il devient de plus en plus difficile de l’ignorer, comme il ne
nous est plus possible d'ignorer l'art nègre, l’art indien ou l’art
précolombien : il nous brüle les doigts. Les différences de tous
les âges nous assiègent, et pourtant notre perception naïve,
immédiate reste toujours de notre propre présent, seul point
d'ancrage dans le temps. Le rapprochement récent du présent
et du passé n'est-il pas la vraie raison de l’histoire des menta-
lités ?
L'histoire des mentalités 187

L'adoption du présent comme référence constante a pu, malgré


le sens des différences et le refus de l'inégalité des cultures,
faire pencher l'histoire vers la conception trop simple d’une
formidable et longue acculturation qui, depuis le second Moyen
Age, aurait substitué notre modernité aux cultures tradition
nelles, progressivement, mais d'une seule traite : on aboutissait
à privilégier la modernité comme l'histoire classique avait privi-
légié la « civilisation occidentale ».

Il y a plusieurs façons d'échapper à cette tentation. L'une


consiste à pulvériser les modèles de mentalité, c’est-à-dire à
refuser la réalité de modèles cohérents et massifs et à les rem-
placer par une constellation de micro-éléments peu consistants,
maintenus quelque temps ensemble par la conjonction de causes
nombreuses et indépendantes (politiques, religieuses, écono-
miques), sans que l’une d'elles l'emporte vraiment, et qui se
résolvent les unes dans les autres, dans un changement perpé-
tuel. C’est un peu la façon de L. Stone et il me semble que cette
approche devient plus fréquente.
Une autre stratégie consiste à éviter les problèmes d'origine et
d'influence qui ont fait longtemps des historiens une espèce de
généticiens ou de systématiciens (en particulier en histoire de
l'art). Dans ce cas, on cède à la pression de la synchronie,
comme cela a été dit plus haut. L’historien isole un bloc
de passé, comme un ethnologue choisit une société sauvage, et
il l'étudie en évitant autant qu'il peut les problèmes d'origine
et de postérité. C'est l’ethno-histoire dont l'exemple classique,
encore très sensible au changement, est le « Montaillou » d’E. Le
Roy Ladurie. Le rapport à la modernité en paraît parfois absent,
mais l’est-il vraiment et n'est-il pas toujours sous-entendu par
l'historien, même à son insu ?
Un appel de l'inconscient collectif?
On peut se demander si les recherches les plus récentes dans
le domaine de la religion populaire ou de l’alphabétisation ne
font pas surgir une notion susceptible de réduire les difficultés
soulevées par le rapport du présent au passé. Cette notion appa-
raît à propos des interférences des deux éléments culturels fon-
damentaux qui n'ont cessé de coexister dans nos sociétés depuis
l'invention de l'écriture. Selon la forte expression de F. Furet
et de J. Ozouf, nos cultures sont « métisses », à la fois orales et
écrites, et le rythme de leur histoire est peut-être dû aux mouve-
ments réciproques de l'oral et de l'écrit, aux alternances que les
historiens appelaient jadis des « décadences » et des « renais-
sances », des régressions et des progrès. L'histoire des menta-
lités suit les confluences et les divergences de ces courants. Elle
nous fait alors découvrir ce qui, dans notre culture d’aujour-
188 PHILIPPE ARIÈS

d'hui où triomphent les rationalités de l'écriture, subsiste, caché,


non conscient, des anciennes oralités refoulées, soit sous forme
de survivances camouflées, soit sous formes de creux, de vides
béants.
Le succès de la psychanalyse pendant la première moitié du
xX° siècle s'explique sans doute par la réponse qu’elle apportait
à des angoisses individuelles. L'intérêt porté aujourd’hui à l’his-
toire des mentalités me paraît un phénomène du même genre,
où l'inconscient collectif, favorisé par les cultures orales et
refoulé par les cultures écrites, remplacerait l'inconscient indi-
viduel de Freud, ou se superposerait à lui.
Mais qu'est<e que l'inconscient collectif ? Sans doute vaudrait-il
mieux dire le non-conscient collectif. Collectif : commun à toute
une société à un certain moment. Non-conscient : mal ou pas
du tout aperçu par les contemporains, parce que allant de soi,
faisant partie des données immuables de la nature, idées reçues
ou idées en l'air, lieux communs, codes de convenance et de
morale, conformismes ou interdits, expressions admises, impo-
sées ou exclues des sentiments et des fantasmes. Les historiens
parlent de « structure mentale », de « vision du monde », pour
désigner les traits cohérents et rigoureux d’une totalité psy-
chique qui s'impose aux contemporains sans qu'ils le sachent.
Il se pourrait que les hommes d'aujourd'hui éprouvent le besoin
de faire émerger à la surface de la conscience les sentiments
autrefois enfouis dans une mémoire collective profonde.
Recherche souterraine des sagesses anonymes : non pas sagesse
ou vérité intemporelle, mais sagesses empiriques qui règlent les
rapports familiers des collectivités humaines avec chaque indi-
vidu, la nature, la vie, la mort, Dieu et l'au-delà.
Philippe Ariès

Notes

Page 169
! N. Elias, né à Breslau en 1897, a fui l’ Allemagne nazie en 1930. Il a
séjourné en France avant de s’installer en Grande-Bretagne où il a enseigné
à l’université de Leicester. Voir N. Elias: /a Civilisation des mœurs (Paris,
Calmann-Lévy, 1976); la Société des cours (Paris, Calmann-Lévy, 1977).
2 Il faut remarquer combien ce mouvement a été peu parisien, mais
d’abord « lotharingien ». Sa conversion parisienne a été tardive et fut d’ail-
leurs bientôt suivie d’un changement de cap, après la Seconde Guerre mon-
diale.
3 J. Le Goff: Pour un autre Moyen Age (Paris, Gallimard, 1978).
L'histoire des mentalités 189

Page 171
! Sur les rapports des Annales et de l’économie, voir R. Forster: « Achie-
vements of the Annals School », in the Journal of Economic History
(XXXVIII, n° 1, mars 1978, p. 58-76).

Page 172
1 J. Dupaquier: /ntroduction à la démographie historique (Paris, Tour-
nai, Montréal, éd. Gamma).
2 Population est la revue de l’Institut national d’études démographiques
(I.N.E.D.), fondée par A. Sauvy, qui a publié alors de grands articles histo-
riques, destinés à faire date. L’article de J. Meuvret, « les Crises de subsis-
tances et la Démographie de la France d’Ancien Régime », in Population
(1946), a été repris dans « Etudes d’histoire économique », in Annales 32
(1971).
3 P. Goubert: Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à
l’histoire sociale de la France du XVII: siècle (Paris, S.E.V.P.E.N., 1960);
édition abrégée: Cent mille provinciaux du XVII® siècle (Paris, Flamma-
rion, 1968).

Page 174
1 Le Minutier central est à Paris, aux Archives nationales (hôtel de
Rohan), le dépôt des archives des notaires de Paris.
2 L. Stone, in The Feature of History, sous la direction de C.F. Delzell
(Nashville, Vanderbilt Univ. Press, 1977).

Page 175
1 Après avoir changé plusieurs fois de titre pendant la guerre, en 1946,
les Annales prennent le titre d’ Annales. Economie - Société - Civilisation
(les Annales E.S.C.).

Page 177
1 G. Duby: Guerriers et Paysans (Paris, Gallimard, 1973).

Page 178 |
1 J. Le Goff: « Temps de l’Eglise et Temps des marchands », in Pour
un autre Moyen Age (Paris, Gallimard, 1978).

Page 180
1 R. Mandrou: Magistrats et Sorciers en France au XVII° siècle (Paris,
Plon, 1968).

Page 181
1 Père S. Bonnet: Prières secrètes des Français d’aujourd’hui (Paris, éd.
du Cerf, 1976).

Page 184 à be N
1 « L’univers de la France », collection dirigée par P. Wolff (Toulouse,
Privat).
190 PHILIPPE ARIÈS

Page 185
1 Voici un exemple de ricochet sur la longue durée. Je lis dans un article
de P. Veyne sur « l’ Amour à Rome » que la société romaine recourait sou-
vent à l’adoption, concurremment avec la filiation naturelle. Le fait m’inté-
resse par lui-même, mais il me fait aussitôt penser à l’attitude très diffé-
rente des sociétés médiévales et modernes qui étaient obsédées par la crainte
de manquer d’héritiers, et où pourtant l’adoption n’était pas pratiquée. Enfin,
ma réflexion saute jusqu’à notre société contemporaine où l’adoption donne
aux parents une liberté de choix et devient plus fréquente, mais où elle ren-
contre encore des obstacles à la fois psychologiques et juridiques.

Page 186
1 M. Agulhon: Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence (Paris,
Fayard, 1968); le Cercle dans la France bourgeoise (Paris, A. Colin, 1977).
2R. Girardet: /’Idée coloniale en France, 1871-1962 (Paris, La Table
ronde, 1972).

PHILIPPE ARIÈS

1914-1984. A poursuivi ses recherches d’histoire en marge d’une carrière non universitaire.
Parti de l’histoire démographique (histoire des populations françaises et de leurs attitu-
des devant la vie — 1948), il s'est intéressé aux phénomènes intermédiaires entre le biolo-
gique et le mental (famille, mort) et à leurs conséquences culturelles (l'éducation, le temps
historique, la religion populaire). Elu en 1978 directeur d’études à l’Ecole des hautes études
en sciences sociales.
JEAN-MARIE PESEZ

|
|Histoire de
la culture matérielle

En 1919, en pleine guerre civile donc, Lénine signe le décret


instituant l'Académie d'histoire de la culture matérielle
d'U.RS.S. Dans cet événement est inscrit l'essentiel des faits
et des connotations qui intéressent la notion de culture maté-
rielle : son émergence tardive, son évidente collusion avec le
matérialisme historique et l'importance que lui accordent les
marxistes, son apparition dans un pays socialiste, ses relations
privilégiées avec l’histoire. Si on ajoute que la nouvelle Acadé-
mie reprenait les attributions de la Commission archéologique
du régime tsariste, désignant ainsi la méthode archéologique
| comme la meilleure voie d'accès à l’histoire de la culture maté-
| rielle, on achève de dessiner les contours de la notion et de
la recherche qui s'en réclame.
L'acte de naissance que constitue le décret de Lénine enregistre
une date relativement tardive. On ne doit pas s’en étonner :
elle s'explique par la nécessité d’une longue maturation épis-
témologique au sein de cet extraordinaire renouvellement de
la pensée scientifique qui caractérise la seconde moitié du
| xix® siècle. Aucune des idées nouvelles n'est sans doute étran-
gère à cette émergence, et moins que toute autre le positivisme
et le scientisme qui imprègnent alors les courants de pensée
novateurs. Mais il a fallu surtout qu'éclate le carcan trop étroit,
celui des belles-lettres, où l’humanisme avait enfermé l'étude
de l’homme; il a fallu que se mettent en place les sciences
humaines, la sociologie et bientôt l’ethnologie, sans oublier
cette histoire naturelle de l’homme que propose Darwin.
L'œuvre décisive de Darwin, « On the Origin of Species », est de
1859 ; à cette date, Comte a déjà proposé le terme de « socio-
logie », et « la Société archaïque » de Morgan est de 1877.
L'essor des sciences humaines à la fin du xix° siècle ne se
192 JEAN-MARIE PESEZ

conçoit pas hors du courant évolutionniste. Au même courant


appartient aussi une nouvelle archéologie dont le développement
est pour beaucoup dans la prise de conscience de la culture
matérielle ; une archéologie qui prend d’abord en considération
les aspects matériels des civilisations et fonde sur eux la défi-
nition même des cultures et leur évolution : l'archéologie pré-
historique. L'« homme antédiluvien » de Boucher de Perthes
est de 1860.
Il a fallu enfin, pour que la culture matérielle se dégage de
la notion de culture ou de civilisation, que soit dessiné un
modèle de l’évolution des sociétés humaines qui ne fasse appel
qu'aux infrastructures, que soit proposée une théorie de l’his-
toire appuyée sur une analyse matérialiste et qui fasse inter-
venir dans ses schémas des faits concrets et mesurables: le
matérialisme historique. Le premier volume du « Capital » est
de 1867.
« Le Capital» n'use pas du terme de «culture matérielle ».
Mais on trouvera sans peine dans l'œuvre de Marx une invi-
tation à construire une histoire des conditions matérielles de
l'évolution des sociétés. Marx souhaite une histoire critique
de la technologie parce qu'il ne dissocie pas l'étude des movens
de travail de l’homme dans le processus de production de
l'étude de la production elle-même. Et les rapports que l’homme
entretient avec la nature appartiennent à l'analyse marxiste
comme les rapports de l’homme avec l’homme. Ainsi, les his-
toriens marxistes devaient-ils nécessairement rencontrer la
culture matérielle et la mettre en évidence, dans leurs re-
cherches pour vérifier l’analvse marxiste en l’appliquant aux
diverses situations du passé. Qu'elle ait échappé en partie aux
marxistes, ou du moins qu’elle ait largement débordé l'histo-
riographie marxiste n’enlève rien à la dette contractée à l'égard
du matérialisme historique.

De cet héritage il reste aussi que la culture matérielle est


encore essentiellement liée à l’histoire. Si la nouvelle notion
doit quelque chose à toutes les sciences humaines, c'est au
sein de l’histoire — et ici, on n’en séparera pas l'archéologie —
qu'elle a trouvé son terrain d'élection. Tout se passe comme
si là seulement elle était un outil conceptuel utile et efficient.
Il y a lieu de s’en étonner car elle ne devrait pas apparaître
moins utile en ethnologie. Il serait d’ailleurs excessif d'affirmer
que l'ethnologie l’ignore. Le domaine qui est le sien est large-
ment abordé par l'anthropologie culturelle anglo-saxonne, et
le terme lui-même a fait son apparition en ethnologie, au Centre
d'ethnologie française par exemple.
On ne peut pas non plus ignorer les recherches technologiques
Histoire de la culture matérielle 193

d'André Leroi-Gourhan dont l'œuvre apparaît comme capitale


dans la construction d'une histoire de la culture matérielle.
Mais il est sans doute significatif qu’André Leroi-Gourhan soit
un ethnologue-préhistorien. Et il reste que l’ethnologie, en
France surtout, dès Marcel Mauss et plus encore sous l'in-
fluence du structuralisme, s'est engagée dans l'étude des phé-
nomènes superstructuraux et qu'elle privilégie les symbolismes
et les représentations mentales, la magie, le don, les mythes
et la parenté. La culture matérielle se trouve reléguée au niveau
des travaux préparatoires, purement analytiques et descriptifs
de l’ethnographie. Elle n'a guère de part dans les synthèses de
l'ethnologie. Il se peut d’ailleurs que, sauf exception, elle
n'entre pas beaucoup plus dans les synthèses de l'historien,
mais celui-ci n'est pas habitué (pas encore ?) à séparer l'éla-
boration de ses thèses de l'analyse des matériaux qui y
concourent, ni à dissocier les schémas explicatifs des réalités
vécues où s'exprime la culture matérielle.
La culture matérielle est liée à l’histoire et à l’archéologie
Plus encore que celui des historiens, cependant, le nouveau
domaine est celui des archéologues. C'est ce dont témoignent
les Instituts d'histoire de la culture matérielle d'U.R.S.S. et
de Pologne où, sans être seuls, les archéologues sont les plus
nombreux et ceux qui entraînent la recherche. Au départ, le
lien de filiation était évident, on l’a vu avec le décret de Lénine.
En Occident, si les historiens contribuent à construire la nou-
velle discipline en la pratiquant, le débat auquel elle donne
lieu est dominé par les archéologues, ainsi en Italie avec
Andrea Carandini, Diego Moreno et Massimo Quaini!. Et le
premier éditorial de la revue Archeologia medievale faisait de
la culture matérielle le thème majeur appelé à rassembler les
travaux des archéologues médiévistes. En France, s’il n'y a pas
encore de chaires d'université attribuées à l’histoire de la
culture matérielle, les premières directions d’études à se récla-
mer de ce titre à l'Ecole pratique des hautes études étaient
celles d’archéologues. Leur activité dans le nouveau champ de
recherches s'explique sans difficulté par les sources qui sont les
leurs : celles par lesquelles les archéologues abordent les socié-
tés du passé sont des sources matérielles de sorte que, dans
les restitutions qu'ils proposent, les aspects matériels des civi-
lisations l'emportent tout naturellement. Toutefois on doit se
rappeler que longtemps l'archéologie a essentiellement cherché
dans les vestiges concrets les manifestations des représenta-
tions mentales sous leurs aspects religieux et artistiques. L’ar-
chéologie n’est donc pas parvenue d’un coup à la culture maté-
rielle : il y a fallu l'exemple de la préhistoire et l'impact du
renouvellement des sciences humaines.
194 JEAN-MARIE PESEZ

QU'EST-CE QUE LA CULTURE MATERIELLE?

S'il s’agit de définir la culture matérielle, on se tournera donc


vers ceux qui font le plus usage de la notion et de l'expression :
les historiens et les archéologues. On s’apercevra alors qu'ils
n’en donnent pas de définition! ou du moins pas de définition
nominale qui rende compte brièvement et de façon adéquate
de la signification de l'expression. Ils se bornent à utiliser la
notion comme si les termes par lesquels on la désigne suffi-
saient à la définir sans autre explicitation. Naturellement, les
débats qui se sont engagés en Pologne ou en Italie autour de
la culture matérielle relèvent d’un effort de définition, mais
il apparaît qu'au total ils aboutissent surtout à circonscrire
le champ de la recherche et à préciser le projet proposé à
l'étude de la vie matérielle.
I1 n'est pas sûr pourtant que l’idée de culture matérielle aille
de soi: on lui a reproché, chez les archéologues, d'opérer une
césure arbitraire dans le tout d’une civilisation. Mais c'est là
un mauvais procès: nul ne songe à nier le continu socio-
culturel. Il s’agit simplement de mettre au point un outil intel-
lectuel ; c'est une démarche constante de l'esprit que de délimi-
ter des champs séparés pour mieux appréhender le réel. La
notion de culture matérielle n’a pas de valeur en soi: elle
n'en a que si elle se révèle utile.
Culture ou civilisation matérielle ?
Sans vouloir proposer une définition qui se voudrait décisive
et universelle, on peut observer ce que suppose la matérialité
associée à la culture. La culture matérielle a une évidente rela-
tion avec les contraintes matérielles qui pèsent sur la vie de
l'homme et auxquelles l’homme oppose une réponse qui est
précisément la culture. Mais ce n'est pas tout le contenu de
la réponse qui est concerné par la culture matérielle. La maté-
rialité implique que, au moment où la culture s'exprime de
façon abstraite, la culture matérielle n’est plus en cause. Cela
désigne non seulement le domaine des représentations men-
tales, du droit, de la pensée religieuse et philosophique, de
la langue et des arts, mais également les structures socio-
économiques, les relations sociales et les rapports de produc-
tion, en somme la relation de l’homme à l’homme. La culture
matérielle est du côté des infrastructures, mais elle ne les
recouvre pas: elle ne s'exprime que dans le concret, dans et
par des objets. En somme, car l’homme ne peut être absent
dès lors qu'il s'agit de culture, la relation de l’homme aux
objets (l'homme étant d’ailleurs lui-même, dans son corps phy-
sique, un objet matériel).
Peut-être faut-il encore évoquer une question qu'on ne man-
Histoire de la culture matérielle 195

quera pas de se poser: culture ou civilisation matérielle ? Il


semble qu'on puisse épiloguer à perte de vue sur les nuances
qui séparent les deux termes dont il n’est pas sûr qu'ils recou-
vrent toujours des concepts différents. On peut estimer que
civilisation est plus globalisant, que le mot fait référence à
un système de valeurs, qui oppose les civilisés aux barbares et
aux primitifs et, pour ces raisons, on peut lui préférer culture
qui se met plus aisément au pluriel et n'implique pas de hiérar-
chie. On peut aussi tenir qu’en français, dans le langage cou-
rant, « culture » et « matériel » sont quelque peu antithétiques.
Mais il faut surtout admettre que l'Allemand et le Slave disent
culture là où le Français dirait civilisation et que l'expression
en cause nous vient de l'Est : culture matérielle paraît consacré
par l'usage et l’origine de la notion. Enfin, anthropologues et
préhistoriens emploient plus volontiers culture quand il s’agit
de désigner l’ensemble des objets qui caractérisent une société.
Au total, il y a toutes chances pour que ce soit là un faux
problème, dès lors que, comme cela semble bien être le cas,
on donne le même sens à l’une et l’autre expression et le même
contenu à civilisation matérielle et à culture matérielle! .

CULTURE MATERIELLE ET HISTOIRE

I1 serait injuste et faux d'écrire que l’histoire a voulu longtemps


ignorer la culture matérielle. Depuis le x1x° siècle, nous n’habil-
lons plus (ou pas toujours) les héros de Corneille ni ceux de
Shakespeare à la manière de nos contemporains. Il s’est donc
passé quelque chose, une prise de conscience dont l’histoire
est évidemment responsable. Et c'est encore une prise de
conscience, plus aiguë, de la culture matérielle qui nous fait
déplorer l'abus du péplum dans les films hollywoodiens : nous
avons le sentiment qu'il ne suffit pas d'un peu de voile pour
faire d'une star américaine une contemporaine de César.

Un chapitre négligé de l'histoire

Mais si l'histoire n’a pas ignoré la culture matérielle, elle ne


lui a longtemps accordé qu'un intérêt limité. Rappelons-nous
l'enseignement que nous avons reçu à l’école ou au lycée. Dans
les cours et dans nos livres les âges préhistoriques, exception-
nellement, se définissaient par leur outillage, de pierre puis
de bronze et de fer. Après quoi c'étaient les empires et les
règnes qui fournissaient les titres de chapitre. Cependant, nous
trouvions dans nos manuels quelques pages consacrées à la
vie quotidienne où la culture matérielle tenait une certaine
place. C'est à elles que nous devons d'avoir quelque notion
196 JEAN-MARIE PESEZ

des techniques agraires des Egyptiens, du bateau de guerre


de Salamine, ou de la toge du citoyen romain. Mais ces pages
tenaient plus de place dans les manuels consacrés à l'Antiquité,
et ce n'est sans doute pas par hasard. Avec l'Antiquité on a
affaire à des temps si éloignés que l'historien les aborde un
peu à la manière dont l’ethnographe aborde les peuples exo-
tiques, par le vêtement, l'alimentation, les techniques aussi bien
que par les croyances et les coutumes. Il se trouve aussi
que, pour une large part, ces civilisations anciennes ne nous
sont accessibles que par l'archéologie; et l'archéologie, par
nature, informe plus des aspects matériels de la vie que des
événements ou des mentalités.

Hors des chapitres consacrés aux temps les plus reculés, nos
livres d'histoire se bornaïent à saluer, comme au passage, le
moulin à eau et le collier d’attelage, le gouvernail d'étambot et
l'invention de Gutenberg, les émaux de Bernard Palissy, le café
de Madame de Sévigné, l'herbe à Nicot et le tubercule de Par-
mentier, jusqu'à la machine à vapeur qui tirait après elle tout
un train de progrès techniques. Au total, l'événementiel de
l'histoire matérielle des hommes, et un événementiel en partie
légendaire. Bernard Palissy, selon toute apparence, maîtrisait
encore mieux les techniques de sa publicité personnelle que
celles de la céramique émaillée. Et on sait que Parmentier n’a
pas introduit la pomme de terre en France : il s’est seulement
évertué à en tirer une farine panifiable, ce en quoi il a échoué.
Une étude abandonnée aux érudits de province
Avec un temps de retard, comme toujours, l’histoire enseignée
reflétait celle qui se construisait dans les universités et les
milieux savants : l’histoire de Lavisse, de Seignobos, des col-
lections Glotz ou Halphen et Sagnac, celle qui édifiait le bâtis
événementiel. La culture matérielle était alors reléguée au rayon
des curiosités du bazar historique : on l’abandonnait aux éru-
dits de province et aux amateurs sans ambition. Elle cheminait
pourtant dans ces étages inférieurs de la science. L’archéologue
médiéviste sait qu'il a peu à attendre des manuels et des thèses
rédigés dans la première moitié de ce siècle, pas même de ceux
consacrés à l'archéologie médiévale — on pense ici à Camille
Enlart. Il sait que dans les revues des sociétés savantes il peut
en revanche trouver des études qui ne sont pas méprisables:
les seules qui soient consacrées à la céramique médiévale
figurent dans ce type de publications.
Il faut cependant ne pas oublier quelques savants d'une autre
envergure. Ils appartiennent presque tous aux générations
antérieures à la grande stérilisation de l’histoire par les uni-
versitaires et ce sont, en général, des chercheurs restés très
Histoire de la culture matérielle 197

près des sources, très souvent des chartistes, voire des profes-
seurs à l'Ecole des chartes: Jules Quicherat, historien du
costume (1875), Léopold Delisle, historien de l’agriculture (1851),
Victor Gay, auteur d’un précieux glossaire archéologique du
Moyen Age, et encore Douët d’Arcq, Jules Finot et les Prost.
Mais sans doute faudrait-il mettre au premier rang Michelet,
trop soucieux de la condition humaine pour oublier la vie
matérielle, et Viollet-le-Duc dont on a trop méprisé le « Diction-
naire du mobilier français ».

L'école des Annales

Entre les deux guerres, hors de l’école des Annales, on n'a


guère à signaler que de rares chercheurs originaux comme les
commandants Quenedey et Lefebvre des Noettes!. Mais tout a
commensé de changer avec l’école des Annales : elle a ouvert
largement le domaine de l'historien, et notamment en y faisant
entrer la culture matérielle. Avec Marc Bloch, c'est la décour-
verte du paysage rural et donc des masses paysannes qui l'ont
façonné, et c’est l'attention portée aux techniques médiévales,
au moulin à eau, à l’étrier, à la charrue?. Lucien Febvre, s’il
fut avant tout un historien des mentalités, fut aussi très
attentif aux progrès de toutes les sciences humaines, et son
intérêt pour l'ethnologie et la géographie lui fit prendre en
compte la culture matérielle. Avec la « Terre et l’Evolution
Humaine », il apparaît comme l’initiateur d'une histoire liée
au soi, au milieu, à l’environnement des hommes, histoire qui
a cté magnifiquement réalisée par la thèse de Fernand Braudel,
«la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
Philippe 11° ».
Fernand Braudel, à la tête de la VI: section de l'Ecole pratique
des hautes études, a lancé ou suscité les enquêtes entrevues
par Marc Bloch ou Lucien Febvre (vie matérielle et compor-
tements biologiques ; histoire de l'alimentation ; archéologie du
village déserté). Avant tout il est l’auteur de la première grande
synthèse sur l’histoire de la culture matérielle, « Civilisation
matérielle et Capitalisn'e »{. Et c'est donc à cette œuvre que
nous demanderons ce qu'est la culture matérielle et ce que
peut être son histoire.
Les masses silencieuses sont mises au premier plan
L'archéologue italien Andrea Carandini a reproché à Fernand
Braudel de ne pas définir la notion qui fait l'objet de son livre,
ou de ne la définir que par des metaphores ou des images
littéraires. C'est vrai, encore que plus d’une formule venue
sous la plume de l'historien français vaille une définition
tant elle touche juste, avec un bonheur d'expression sans
198 JEAN-MARIE PESEZ

égal. Mais on doit s'arrêter tout de suite au titre qui associe


culture matérielle et capitalisme. Il faut comprendre que
pour l’auteur l'étude de la culture matérielle est, au moins
pour la période considérée (xv‘-xvILI‘ siècle), indissociable
de celle du capitalisme. Il se pourrait même qu’elle lui
fût assujettie. « La grande œuvre de Fernand Braudel, a écrit
» Jacques Le Goff, n’a pas laissé le nouveau domaine envahir
»le champ de l’histoire sans le subordonner à un phéno-
» mène proprement historique, le capitalisme! .» De fait, pour
Fernand Braudel, la vie matérielle est comme l'étage infé-
rieur d’une construction dont l'étage supérieur esr constitué
par l’'économique. Il y a là comme une minoration de l’histoire
de la culture matérielle sur laquelle on peut s'interroger. Mais
il faut admettre que la vie matérielle n’a encore fait qu'une
entrée bien timide dans l’histoire, au moment où l’histoire éco-
nomique tient le haut du pavé après avoir bousculé le récit
événementiel pour prendre sa place, la première. L'histoire de
la culture matérielle en est toujours à se chercher; elle n’a pas
su encore forger ses concepts, ni développer toutes ses impli-
cations.
Aussi bien, Fernand Braudel affirme-t-il par son livre la dignité
de l'étude de la vie matérielle, il proclame majoritaire l’histoire
des masses et inverse les schémas habituels en plaçant « par
» priorité, sur le devant de la scène, ces masses elles-mêmes »,
en ouvrant d’abord ses pages « aux gestes répétés, aux histoires
» silencieuses et comme oubliées des hommes, à des réalités
» de longue durée dont le poids a été immense et le bruit à
» peine perceptible ».
On retiendra de ces prémisses que l’histoire de la culture maté-
rielle est celle du plus grand nombre et que vie matérielle et
vie économique sont à la fois étroitement liées et nettement
distinctes. Pour Fernand Braudel la vie majoritaire est faite
des objets, des outils, des gestes du commun des hommes;
seule cette vie-la les concerne dans la quotidienneté,; elle
absorbe leurs pensées et leurs actes. Et, d'autre part, elle éta-
blit les conditions de la vie économique, « le possible et l'im-
possible ».

Les thèmes: le pain, l'habitation, le vêtement...

Le nombre ouvre encore le livre de Fernand Braudel : le nombre


des hommes. « La vie matérielle ce sont les hommes et les
» choses, les choses et les hommes. » Et donc les hommes aussi,
ce qui implique l'appartenance de la démographie historique
à l'histoire de la culture matérielle. Mais, depuis la guerre, la
démographie historique s'est si largement développée qu'elle
Histoire de la culture matérielle 199

s'est constituée en science autonome. Il est vrai pourtant que


l'on peinerait à dissocier les deux domaines: le corps, avec
les « techniques du corps », avec les maladies et les pratiques
médicales, ne peut échapper à la culture matérielle. Pour le
moins il y a, avec la démographie historique, des échanges
constants : l’histoire de la culture matérielle en utilise les don-
nées et lui en fournit aussi.
Avec le « pain de chaque jour», on a affaire à une véritable
conquête de l’histoire de la culture matérielle. Sans doute, il
y a assez longtemps que les famines retiennent l'attention de
l'historien ; un peu moins longtemps que le prix et le commerce
des blés nourrissent les études des économistes. Mais le pain
de chaque jour, c'est pour Fernand Braudel bien autre chose:
les régimes caloriques, la table et son savoir-vivre, les menus,
le superflu et l'ordinaire. Et il ne s'agit pas seulement du pain
et du vin, mais de la place de la viande et de celle du poisson,
des fortunes du thé et du café, du domaine du vin et de celui
de la bière, des conquêtes de l'alcool et du tabac. Et Fernand
Braudel à souhaité, plutôt qu'une histoire du pain et du vin,
une histoire « des associations alimentaires à la façon dont les
» géographes parlent d'associations végétales ».
Beaucoup plus que l’histoire des techniques
Dans « Civilisation matérielle et Capitalisme », l'habitation et le
vêtement tiennent deux fois moins de place que l'alimentation.
C'est qu'ici les recherches ont progressé plus lentement, en
fonction d'une documentation trop souvent anecdotique, trop
souvent vouée à l’exceptionnel. Sans les apports récents, et
enccre limités, de l'archéologie, on ne saurait rien de l’habita-
tion du paysan médiéval que le miniaturiste répugnait mani-
festement à représenter; ou on vivrait sur ses idées pré-
conçues qui voulaient en faire une cabane, au mieux une
« chaumière », au pis une « tanière » ! Importance donc de la
recherche archéologique pour l’histoire de la culture matérielle.
Mais habitation et vêtement sont placés, par l'auteur, sous le
signe du superflu et de l'ordinaire. Ce qui retient, ici, c'est la
différence entre la maison du paysan et la demeure bourgeoise,
entre civilisations riches et civilisations pauvres. À la dimen-
sion historique, chronologique, de la culture matérielle s’ajou-
tent donc une dimension sociale et une dimension spatiale.
Enfin — et plus tardivement qu'on ne s'y attendrait —, vient
la diffusion des techniques. Diffusion, et non invention: ici
encore ce qui compte, c'est la quantité et la durée, non l’excep-
tion, non l'événement. Mais on aurait pu penser peut-être que
l'histoire de la culture matérielle se confondait avec celle des
techniques ? Si Fernand Braudel dit: « Tout est technique », il
écrit aussi: « La technique n'est jamais seule.» La vie maté-
200 JEAN-MARIE PESEZ

rielle est un complexe qui ne se réduit pas à la technique,


sauf à étendre démesurément le concept de celle-ci.
Une absente dans « Civilisation matérielle et Capitalisme »: la
terre. La terre qui est la grande ressource des hommes, eux-
mêmes mis à part, et que leur travail modifie sans cesse. Mais
on peut être assuré que Fernand Braudel ne l’a pas involon-
tairement oubliée : la terre et la mer sont au centre de sa thèse,
«la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
» Philippe Il». Les pays méditerranéens offrent peut-être
l'exemple le plus saisissant de la marque que l’homme peut
imprimer au paysage. Les Grecs et les Romains ne reconnaî-
traient plus ces rivages aux pentes nues d’où la forêt a disparu,
ni ces vergers et ces jardins où poussent des plantes inconnues
de l'Antiquité et qui nous semblent pourtant si méditerra-
néennes : les agrumes, les tomates, les pêchers, le figuier de
Barbarie..
Fernand Braudel n’a peut-être pas donné de la culture maté-
rielle une définition irréprochable. Il a fait mieux: il l’a fait
jaillir des tâtonnements de l’histoire, et en face de la stérilité
des théories, il l’a plantée, drue et complexe, vivante.

CULTURE MATERIELLE
ET HISTOIRE ECONOMIQUE ET SOCIALE

C'est dans l’Europe socialiste que la notion de culture maté-


rielle s’est le plus anciennement acclimatée; et c'est de ces
pays que pour une bonne part nous l'avons reçue. Et pourtant
l’histoire de la culture matérielle n'y a pas été acceptée sans
soulever de problèmes théoriques. En Pologne, la création de
l'Institut d'histoire de la culture matérielle a été l’occasion d’un
important débat dont on trouve la teneur ou les échos à partir
de 1953 dans les Kwartalnik Historii Kultury Materialnej. Il
n'est pas trop malaisé de cerner la difficulté à laquelle s’est
heurtée l’école historique marxiste : elle consiste à situer la
culture matérielle par rapport au fait socio-économique.
L'histoire globale, celle à laquelle tend l'école des Annales,
n'aurait aucune raison de se poser le même problème. Les
marxistes la désignent non sans dédain sous le nom d'histoire
empirique et, tout en lui accordant le mérite d’avoir mis au
point des instruments méthodologiques supérieurs, lui refusent
tout contenu théorique. S'agissant de la culture matérielle, ils
reconnaissent que l’école des Annales l’a tirée du néant où
l'avait maintenue l’histoire politique, mais ils sont tentés de
lui reprocher de la surestimer. Que l’histoire ne surévalue pas
la culture matérielle après l'avoir sous-estimée apparaît donc
comme l'objet du débat. On notera pourtant que l’histoire
Histoire de la culture matérielle 201

globale ne lui fait encore qu’une place non pas marginale


mais subordonnée ; et subordonnée à l’histoire économique:
c'est ce qu'on a lu à travers le livre de Fernand Braudel. Quelles
peuvent être les raisons d’une telle option à l'intérieur d’une
conception de l’histoire qu'on dit empirique ? Peut-être le fait
que l’histoire de la culture matérielle en est encore à collecter
ses matériaux, sans se prêter aisément à la théorisation. Pour
le moment, l’histoire économique et sociale apparaît comme la
seule en mesure de structurer le passé. Cependant la préémi-
nence accordée au fait socio-économique ne se justifie, même
si c'est implicite, que par référence à une pensée pour laquelie
la matière est organisée selon une théorie : le matérialisme
historique.
Et si les marxistes hésitent quant à la place à accorder à la
culture matérielle, c'est précisément en fonction du matéria-
lisme historique. Le débat exprime chez eux à la fois attirance
et méfiance à l'égard du nouveau domaine de recherche. L'une
et l'autre s'expliquent assez bien. La culture matérielle se situe
manifestement du côté des infrastructures: les pesanteurs
matérielles ne peuvent être indifférentes au matérialisme histo-
rique qui cherche dans les infrastructures les moteurs de
l'évolution historique. Mais donner à l’histoire de la culture
matérielle un statut indépendant comporte un risque, celui
d'accorder aux faits qu'elle étudie un poids égal à celui du
phénomène social; ou, ce qui serait plus grave encore, d’ad-
mettre qu'il puisse y avoir des faits historiques qui ne soient
pas sociaux et d'expliquer les phénomènes sociaux par des
phénomènes extra-sociaux.
Les conditions matérielles ne sont pas des causes
Cependant, il est apparu aux historiens marxistes qu’on pouvait
étudier la culture matérielle sans pour autant introduire une
médiation entre le fait social et le fait historique, sans pour
autant produire une explication fondée, par exemple, sur le
développement de la matière et de l'énergie. Cela consiste à
prendre en compte les conditions matérielles dans lesquelles
se développent les rapports sociaux, et d'y voir les moyens de
la production sans leur accorder une valeur de causalité. Disons
comme Fernand Braudel que c'est peser le possible et l’impos-
sible : ce n’est pas désigner le pourquoi ni le comment.

Pour Aleksander Gieysztor, le domaine nouveau est constitué


par les « moyens de production en même temps que les moyens
» de travail, les objets manufacturés, les forces productives et
» les produits matériels utilisés par les hommes ». Au total, on
le voit, tout ce qui a trait à la production sauf la production.
Aleksander Gievsztor emprunte aussi à Henri Dunajewski une
202 JEAN-MARIE PESEZ

analyse qui a l'avantage de ramener à quatre les éléments de


la culture matérielle:
1. les moyens de travail (l’homme, les outils),
2. l'objet du travail (les richesses matérielles, les matières
premières),
3. l'expérience de l’homme dans le processus de production
(les techniques),
4. l'utilisation des produits matériels (la consommation).

L'analyse de Jerzy Kulczyski a le mérite d'être encore plus


simple et rigoureuse en mettant l'accent sur trois composantes
qui sont la nature, l’homme et les produits, mais, bien sûr,
dans leur relation avec la production. Pour Kulczyski, l’objet de
l’histoire de la culture matérielle c’est:
1. les moyens de production tirés de la nature comme aussi
les conditions naturelles de vie et les modifications infligées
par l’homme au milieu naturel,
2. les forces de production, c'est-à-dire les outils de travail,
les moyens humains de la production et l’homme lui-même
avec son expérience et l’organisation technique de l’homme
au travail,
3. les produits matériels obtenus de ces moyens et par ces
forces, soit les outils de la production et les produits destinés
à la consommation.
De telles analyses situent bien la place que doit occuper la
culture matérielle dans la construction historique. Elles sou-
lignent l'intérêt que présente son étude pour l’historien mar-
xiste. On s’attendrait après cela à voir la culture matérielle
intervenir dans tout schéma du processus historique qui se
réclamerait du marxisme. On constate qu'il n’en est rien. Sauf
sous l'aspect de quelques techniques — abordées d’ailleurs
sous l'angle économique — et sous son aspect démographique,
elle ne joue pratiquement aucun rôle dans «la Théorie écono-
mique du système féodal ! » de Witold Kula (qui a pourtant
tant fait pour le développement de l’histoire de la culture
matérielle), non plus que dans le modèle du mode de produc-
tion féodal que propose « la Crise du féodalisme » de Guy Bois?.
On ne refusera certainement pas aux historiens marxistes
d'avoir largement défriché le nouveau champ de recherches,
mais tout se passe comme s'il restait quelque peu extérieur à
leur projet. Il est entendu d'avance que c’est dans les rapports
sociaux qu'il faut chercher ila signification des faits matériels.
Il est convenu des le départ que le fait socio-économique rend
compte des traits de la culture matérielle et non l'inverse. Dès
lors ce domaine manque d’attraits pour qui ne voit dans l’his-
toire que l'élaboration d’une théorie de l’évolution des sociétés.
Histoire de la culture matérielle 203

CULTURE MATERIELLE ET HISTOIRE DES TECHNIQUES

Les techniques, indissociables du travail, de l’action de l’homme


sur la matière, appartiennent apparemment au domaine de la
culture matérielle. Pourtant, il semble qu'on puisse discerner
à cet égard deux attitudes radicalement opposées, dont l’une
consiste à exclure l’histoire des techniques et l'autre à ramener
l'histoire de la culture matériell à celle e
des techniques. En fait,
aucune de ces deux propositions n'est clairement formulée par
personne, mais elles sont plus ou moins implicites dans cer-
taines prises de position.
Première attitude :on rejette l’histoire des techniques
La première, celle du rejet, est assez bien représentée par la
méfiance de certains historiens marxistes à l'égard de la tech-
nologie. Rien de bien surprenant dans cette méfiance qui rejoint
les critiques adressées à une histoire de la culture matérielle
qui se voudrait autonome. Non contrôlée, la technologie risque
constamment de déraper et d'attribuer aux techniques un rôle
déterminant, causal, dans le processus historique.
Les sociétés féodales s'accompagnent d'une certaine techno-
logie, celle des armes et plus encore celle de la cavalerie lourde,
appuyée sur le développement de la culture de l’avoine et sur
l'adoption de la ferrure et de l'étrier. Le cheval assure à l'aris-
tocratie militaire une supériorité décisive en même temps qu'il
implique une éducation appropriée et qu'il développe des atti-
tudes psychologiques particulières. Surtout, pour son entretien
et pour celui du cavalier voué à l'exercice, au sport équestre,
à la chasse et au tournoi, il suppose la possession de grands
biens, pourvoyeurs de larges surplus. Alors, le cheval fait-il le
chevalier ? Peut-être, mais fait-il le féodal ? L’admettre tel que,
sous cette forme caricaturale, reviendrait sans doute à passer
sous silence bien d’autres conditions, économiques notamment,
inhérentes à Ja féodalité. Mais la tentation existe, et le pas
qui sépare le technique du social a déjà été franchi par certains
historiens, spécialisés dans la technologie du passé.
Mais sans prendre parti il est assez aisé de calmer les inquié-
tudes. Encore une fois, l’histoire de la culture matérielle étudie
des conditions, au sens de «contexte matériel »; elle ne dé-
signe pas nécessairement les causes. Il n'est même pas sûr
qu’elle soit « possibiliste ». Qu'une révolution économique ne
soit possible que lorsque les techniques nécessaires sont au
point et prêtes à suivre est assez évident. Mais le développe-
ment technique n'obéit pas qu'à des lois internes qui enchaï-
neraient le progrès au progrès : il répond surtout à des solli-
citations qui lui sont extérieures, qui viennent de l'économie
et en manifestent les besoins.
204 JEAN-MARIE PESEZ

Il y a peut-être une autre raison à la réaction de rejet que


provoque parfois l’histoire des techniques. On peut se deman-
der s’il n’y a pas là comme un aveu d’impuissance, si la tech-
nologie n'effraye pas l'historien par la spécialisation élevée
qu'elle réclame. Pour un intellectuel, il n’est pas aisé de péné-
trer le monde des artisans et des mécaniciens même quand il
s'agit de l'ère pré-industrielle. Les archéologues connaissent
bien cette difficulté qu’ils rencontrent même quand ils s’adres-
sent à un métier aussi simple (en apparence) que celui du
potier : l'unanimité est loin de régner sur les techniques qui
ont pu produire tel où tel caractère d’un vase, notamment sa
couleur ou l'aspect de la pâte. Il s’est écrit aussi beaucoup de
sottises sur les pinceaux, les couleurs et les procédés des
artistes magdaléniens qui créèrent les chefs-d'œuvre de la pein-
ture rupestre. Comment l'historien pourrait-il dès lors embras-
ser des domaines aussi variés que ceux de la construction, du
textile, de l’agriculture, de la navigation, de la forge, de l’orfè-
vrerie.. ? La question vaut d’être posée. Il serait trop facile et
dépourvu d'intérêt de railler notre incapacité. Il est sûr que
le travail le plus acharné ne permettrait pas de franchir
l'obstacle. L'exploit d'André Leroi-Gourhan, dans « Evolution
et Techniques! », paraît difficile à renouveler. Encore — et ce
n'est pas diminuer son mérite que de le préciser — le grand
préhistorien s'est-il limité aux techniques relativement élémen-
taires des civilisations dites traditionnelles. Et l’histoire ne
s'arrête pas au seuil de la révolution industrielle.
Mais la réponse est assez claire : ce qui dépasse les capacités
d’un seul devient possible à plusieurs. C'est affaire de spécia-
lisation et de travail en équipe. Encore faut-il que l'histoire des
techniques ne soit pas, à cause de ses difficultés, abandonnée
aux techniciens comme l’histoire de la philosophie l’a été aux
philosophes, ou l’histoire des sciences aux scientifiques. L'his-
toire y gagnerait tout juste de ne plus se reconnaître dans un
discours où elle se réduirait à une sèche chronologie.
Deuxième attitude: la culture matérielle
se ramène à l’histoire des techniques
L'autre attitude consisterait à proclamer comme Fernand
Braudel — mais avec les nuances et les remords que l’on sait —
que «tout est technique ». Ce n'est pas soutenable, sauf à
étendre démesurément la notion de technique. Les techniques
ne sont qu'un aspect de l'élément humain dans la culture maté-
rielle : l'expérience de l'homme dans le travail. C’est une compo-
sante; ce n'est pas toute la culture matérielle. Et c'est peut-
être dommage car cela nous prive d'un moyen commode pour
définir les cultures matérielles, en les caractérisant par leur
niveau technique. L'œuvre d'André Leroi-Gourhan serait alors
Histoire de la culture matérielle 205

un guide précieux et serait l’étalon nécessaire à nos mesures.


Par son titre, « Evolution et Techniques (l'Homme et la ma-
tière ; milieu et techniques) », comme par son contenu où tout
le champ de la culture matérielle se trouve inclus jusqu’à la
consommation, elle évoque fortement l'attitude qui consiste
à assimiler le nouveau domaine à celui des techniques, même
si ce n'est pas explicitement le propos de l’auteur. Il est sans
doute normal qu'un anthropologue familiarisé avec le dévelop-
pement de l'outillage au cours des temps préhistoriques soit
fortement sensibilisé au progrès technique et qu'il y voie le
signe (sinon le moteur ?) de l’évolution culturelle. I1 faut ad-
mettre que, si la notion de progrès est recevable, c'est bien
dans ce domaine, celui des techniques. Le préhistorien sait
aussi que, depuis l’homo sapiens, l'homme biologique n’a pas
évolué de façon sensible ou que son évolution est si lente
qu'elle échappe à l'observation. La capacité crânienne est au-
jourd’hui ce qu'elle était chez l’homme de Cro-Magnon. Même
la longévité (mais non l'espérance de vie) n’est pas plus impor-
tante de nos jours qu'elle n'était à l’âge de la pierre. Seul l’ou-
tillage de l’homme a progressé, et nécessairement son dévelop-
pement a entraîné celui de la culture matérielle tout entière.
Dès lors, la notion de niveau technique nous intéresse: si
elle ne peut suffire à caractériser un ensemble plus vaste qui
déborde largement les techniques, du moins doit-elle intervenir
dans la définition des cultures matérielles.

André Leroi-Gourhan a su mettre en évidence les relations qui


s'établissent entre les techniques : « On n’a guère remarqué que
» celui qui possède le fuseau a aussi le mouvement circulaire
» alternatif et celui qui possède le rouet a le moulin et le tour
» du potier ». Avec ce ivpe d'associations cn est sur la voie des
structures que l’histoire de la culture matérielle devrait dégager
pour introduire une cohérence dans les faits qu'elle étudie. Et
ces relations fondent la définition des niveaux techniques, au-
delà desquels André Leroi-Gourhan aperçoit des stades de l'évo-
lution, des stades caractérisés par la maîtrise d'un certain
nombre de techniques révélatrices : le premier stade (le plus
récent) étant lié à l’industrie, le second à l'association des trois
techniques majeures, agriculture, élevage, métallurgie, le troi-
sième à la possession de l’une seulement de ces techniques, etc.
On peut sans doute remettre en cause les critères utilisés, mais
on ne peut pas ignorer l'énorme travail de défrichement que
représente l’œuvre d'André Leroi-Gourhan. Elle mérite mieux
que le silence qui s’est fait autour d'elle chez les historiens.
Sans doute n'étaient-ils pas préparés à la recevoir. Les temps
n'étaient pas mûrs pour une histoire de la culture matérielle.
206 JEAN-MARIE PESEZ

LA CULTURE MATERIELLE DANS LES LIVRES D'HISTOIRE

Une synthèse, même limitée à quelques siècles, comme celle


que propose le beau livre de Fernand Braudel, s'appuie néces-
sairement sur de nombreux travaux de détail. Elle suppose un
développement suffisant de la recherche, et son essor rapide
puisqu'il s’agit d’un domaine relativement nouveau.

Une bibliographie dispersée: des recherches fructueuses

La bibliographie de l’histoire de la culture matérielle compte


déjà quelques livres qui en abordent chacun un secteur parti-
culier : l’« Histoire du climat depuis l’an mil», «les Hommes
» et la Peste », l’« Atlas des plantes vivrières », « le Mangeur au
» xiX° siècle », « la Maison dans l’histoire », « le Costume, image
» de l’homme », sans parler des ouvrages consacrés à l’histoire
des techniques, sont parmi les plus suggestifs et les plus ré-
cents! . Mais il faut compter aussi avec les ouvrages d’un propos
plus général qui traitent de la vie matérielle dans un ou plu-
sieurs de leurs chapitres. C'est le cas des histoires de la civi-
lisation : «la Civilisation de l'Occident médiéval » de Jacques
Le Goff offre ainsi un panorama très vaste et fortement struc-
turé de la culture matérielle du Moyen Age « classique » (xI‘-
xr11e siècle)-. L'histoire rurale qui, depuis Marc Bloch, a mul-
tiplié ses entreprises, ne manque pas non plus d'aborder la
culture matérielle par le biais des terroirs, des plantes cultivées,
de l'outillage et des techniques agraires, mais on peut estimer
qu'elle se consacre encore essentiellement à la mise en évidence
des rapports sociaux? . Il faut faire, en revanche, un sort parti-
culier aux ouvrages placés sous le nom de « La vie quotidienne »,
titre d’une collection déjà ancienne, mais qui continue à faire
preuve d'une grande vitalité. La notion de vie quotidienne est
des plus floues, assez, en tout cas, pour autoriser les auteurs à
injecter dans leur plan une large part du savoir historique,
l'événement étant seul absent finalement. Du même coup, ces
ouvrages bénéficient largement de l'évolution d’une recherche
qui a cessé de privilégier l'événement et qui s’est ouverte à
la culture matérielle. Avec le temps, le produit s’est aussi sin-
gulièrement amélioré : il à répudié l’anecdote et ne se nourrit
plus aux seules sources littéraires. On peut mesurer le chemin
parcouru en comparant à «la Vie quotidienne au temps de
Jeanne d'Arc » le livre récent de Philippe Contamine*.
Les acquis sont déjà nombreux
Porté par le courant écologique, un accueil chaleureux est
aujourd'hui réservé à de passionnants et truculents ouvrages,
parus parfois dans la même collection et qui restituent avec
Histoire de la culture matérielle 207

bonheur la vie paysanne jusque dans ses aspects matériels!


S'agit-il encore d'histoire ou n'est-ce pas plutôt de l’ethnogra-
phie (voire de l’« auto-ethnographie ») ? Qu'importe puisque
pour mordre sur la vie matérielle l'historien doit se faire ethno-
graphe ; et le « Montaillou » d'Emmanuel Le Roy Ladurie est
là pour affirmer la cohérence et la validité d’une ethnographie
du passé?.
Des livres, des chapitres de livres, des articles surtout: ils
sont nombreux dans les Annales Economies, Sociétés, Civili-
saticns, regroupés sous la rubrique « Vie matérielle et compor-
» tements biologiques » ou dans des numéros spéciaux consa-
crés à « Histoire biologique et Société » (nov.-déc. 1969), « His-
» toire et Urbanisation» (juil-août 1970), « Histoire de la
» consommation » (mars-juin 1975), « Anthropologie de la
France » (juillet-août 1976), «Le climat et l’histoire» (mars-
avril 1977), ou encore dans les Cahiers des Annales”. Ces études,
pour nombreuses qu'elles soient déjà, ne composent peut-être
pas une histoire de la culture matérielle, qui reste à écrire,
qui est encore discontinue dans le temps et dans l’espace, qui
n'a même pas encore conquis son autonomie : les auteurs mis
en cause n’en traitent parfois qu'indirectement, et certains
auront peut-être le sentiment d’être enrôlés de force sous une
bannière étrangère ! Mais, à travers une bibliographie disper-
sée, on aperçoit déjà des recherches bien engagées, des hypo-
thèses fructueuses et un certain capital de résultats*.

Une lisioire de la terre

Les divers secteurs de la recherche ne marchent pas du même


pas. L'histoire de la terre n’est pas la mieux servie, malgré son
antériorité, et malgré la tradition universitaire qui, en France,
associe la géographie à l’histoire. Il se pourrait même que la
prise de conscience déjà ancienne de l'influence du milieu
naturel ait conduit l'école française de géographie humaine
dans une sorte d’impasse : le fatalisme géographique, un déter-
minisme primaire que font condamner aujourd'hui les données
de l'histoire et de l'ethnographie. Ni aujourd'hui ni hier, la
maison”, par ses matériaux et sa forme, n’a été dans la dépen-
dance étroite des conditions climatiques ou des ressources
jocaies. Dans l'Angleterre médiévale on a longtemps construit
en bois dans des régions où la pierre abondait avant de s'éver-
tuer à édifier des maisons de pierre dans des zones dépourvues
de carrières. La maison r'est même pas un acte naturel et uni-
versel puisque des peuples habitant des contrées au climat
froid, voire rigoureux, comme les Onas de la Terre de Feu
ou les aborigènes de Tasmanie, se contentent de pare-vents.
208 JEAN-MARIE PESEZ

Aussi bien, l’ancienne révérence de l'historien à l'égard de la


géographie s'est-elle révélée stérile. Elle n’a le plus souvent
produit que ces chapitres préliminaires qui, au mieux, défi-
nissaient le cadre topographique d’une étude historique où l’in-
fluence du milieu ne se faisait plus sentir ensuite. Contre cette
« conception bloquée des rapports de l’homme et du milieu »
qui enferme l'intervention humaine dans les limites d’un possi-
bilisme étroit, on en appelle aujourd’hui à une dynamique
de l’espace. À la notion de « milieu naturel », qui est devenue
pratiquement un mythe, on substitue l'idée d'un écosystème
lentement créé et modifié par l’homme : l’espace rural, où ont
joué, en une succession d’équilibres provisoires et toujours
instables, de multiples déterminismes aussi bien sociotech-
niques que naturels!.
Paradoxalement, cette intention s’harmonise bien avec une
histoire de la Terre, indépendante de toute finalité humaine :
l’histoire du climat qu'écrit Emmanuel Le Roy Ladurie vise à
établir les faits sans préjuger de leur influence sur l’histoire
des hommes. À partir des dates des vendanges, des mouvements
des glaciers et d’autres données indirectes contenues dans nos
archives, elle a mis en évidence le « petit âge glaciaire» des
xXvI1 et xVIII* siècles, annoncé par la détérioration climatique
de la fin du Moyen Age succédant à un réchauffement du milieu
du xrI° siècle à la fin du xirIe siècle.

De la démographie à la biologie

L'histoire de l’homme physique a, elle, avancé à pas de géant,


du moins quand il s’agit du nombre des hommes, de la nais-
sance et de la mort : c'est le domaine de la démographie histo-
rique qui en est déjà à l'heure des synthèses à l'échelle mon-
diale, qui a conquis son autonomie scientifique et qu'on n'ose-
rait, de peur d'être taxé d’impérialisme, annexer purement et
simplement à la culture matérielle. Peut-on cependant faire
état d’une anthropologie historique qui s'intéresse à l’apvarence
physique, aux comportements biologiques et aux maladies ?
L'histoire s'appuie sur les disciplines médicales
L'histoire des maladies? n'est pas une conquête récente: elle
a, de tout temps, attiré les médecins qui lui ont cependant
donné une allure trop longtemps anecdotique. Aujourd’hui,
fondée sur des documents quantitatifs et appuyée sur la sta-
tistique, elle nous montre la lèpre présente dès le haut Moyen
Age, puis reculant à la fin du Moyen Age pour subsister jusqu’à
hier dans quelques îlots résiduels. Elle nous rappelle que la
tuberculose sévissait déjà aux temps romains et nous apprend
que la syphilis existait sans doute, sur le continent eurasiatique,
Histoire de la culture matérielle 209

à l’état endémique, avant même la découverte de l'Amérique.


Elle s’est attaquée aux carences, aux maladies de la malnutri-
iion, aux malheurs physiques des classes pauvres et des socié-
tés urbaines. Surtout, elle a mis en évidence l'ampieur, les
rythmes, les chemins du phénomène « peste» au Moyen Age
(au vi: siècle, puis à partir de 1348) et aux Temps Modernes.
Il est aujourd'hui difficilement concevable que l’histoire événe-
mentielle ait pu si longtemps et si superbement ignorer un
événement de la taiïlle de la grande pandémie en 1348 qui,
avec ses retours quasi décennaux, a en moins d’un siècle
réduit la population de l'Occident dans une proportion qui se
situe entre un tiers et la moitié.
L'anthropologie historique, sous l'impulsion, à nouveau, d'Em-
manuel Le Roy Ladurie! partant d'une analyse factorielle des
archives de l'armée, dessine aussi une curieuse carte de la
France au début du x1x° siècle, où, selon une ligne qui va de
Saint-Malo à Genève, une France des yeux et des cheveux clairs
et des hautes statures s'oppose à une France des yeux et des
cheveux sombres et des petites tailles. Mais la France d’autre-
fois était plus «claire» que celle d'aujourd'hui, et les yeux
foncés tendent à l'emporter. Il y a aussi, au xix° siècle, une
France des caries (Normandie, Bassin parisien), une France
des goitreux (les régions montagneuses), une France des tei-
gneux (le Val de Seine, le Nord et le Sud-Ouest), une des
scrofuleux (l'Oise et le Cantal), une des poitrinaires… L'’héma-
tologie s’associant à l’histoire parvient aussi à des résultats sur-
prenants qui remettent en cause le prétendu peuplement de
l’Europe du Sud-Ouest par la race de Cro-Magnon et font des
Basques les meilleurs représentants de l'héritage biologique
des peuples du néolithique.

Les variations de l'alimentation

L'histoire de l'alimentation progresse elle aussi, malgré la résis-


tance des sources, souvent limitées à des milieux très parti-
culiers: pensionnaires de collèges, population hospitalisée,
rationnaires de la marine ou de l’armée. Mais des colloques
réunissent de plus en plus fréquemment historiens, archéo-
logues et nutritionnistes, engageant la recherche dans la voie
de cette étude des régimes alimentaires qu'a souhaitée Fernand
Braudel. À une histoire du pain ou du vin? qui a d'ailleurs eu
son utilité, tendent à se substituer une histoire des équilibres
caloriques et nutritionnels, une histoire du goût aussi, avec
toutes leurs connotations sociales, économiques, psychologiques.
Des faits commencent à s'imposer : un Occident médiéval et
moderne, consommateur avant tout de blés (qu'il faut écrire
210 JEAN-MARIE PESEZ

au pluriel puisque ce terme désignait un grand nombre de


céréales, l’avoine, l'orge, l'épeautre aussi bien que le froment),
qui voit petit à petit s’effacer l'orge, disparaître les millets,
s'imposer le seigle, mais qui n’y gagne rien sur le plan nutri-
tionnel ; il soufire en permanence d'une insuffisance de protéines
animales, mal compensée par la consommation de poisson, de
laitages et de légumineuses, « cette viande du pauvre » (M. Ay-
mard). Le vin, de toute façon préférable à une eau douteuse,
apparaît comme un complément énergétique : sa consomma-
tion, qui s'accroît aux Temps Modernes, procure des calories
à bon marché. Les travaux de Louis Stouff! et de quelques
autres chercheurs ont cependant confirmé un optimum de
l'alimeniation carnée à la fin du Moyen Age : la consommation
en viande d’une ville comme Carpentras, et c'est vrai d’autres
villes et d’autres régions, comme la Sicile, est alors supérieure
à ce qu'elle sera même au xix* siècle. Il s’agit, il est vrai, d’une
viande d'une qualité souvent douteuse, mais le contraste est
frappant avec la monotonie des menus de l’âge classique et du
siècle des Lumières où la viande ne fait plus que de rares appa-
ritions, jusqu’à, parfois, disparaître totalement comme c'est le
cas chez les paysans siciliens. On est loin, ici, du récit anec-
dotique, ou de la simple opposition, fondée mais sommaire,
entre Je faste de la table princière et la maigre pitance du
pauvre. Et il n'est pas sans intérêt non plus de noter avec
Fernand Braudel la grande transformation du goût qui marque
le xvirr* siècle : le recul des épices devenues moins nécessaires
pour conserver et accommoder les viandes et l'avènement des
plats sucrés ; ni de constater qu'il faut tout le x1x° siècle pour
que les nouvelles habitudes alimentaires gagnent les campagnes
françaises.

Le domaine privilégié de l'archéologie

La maison offre un terrain de rencontre aux historiens, aux


géographes et aux ethnologues. L’historien est cependant le
moins à l'aise, lié par une documentation limitée aux construc-
tions de prestige ou aux données économiques : le château ou
la demeure bourgeoise lui sont plus accessibles que l'habitation
paysanne, stéréotypée par le peintre ou le miniaturiste quand
elle n'est pas radicalement ignorée. Pour le Moyen Age, à plus
forte raison pour l'Antiquité, l'intervention de l’archéologue
est ici essentielle ; et les choses ne changent guère avec les
Temps Modernes, où, plus que des documents, on attend les
informations d'une sorte d'archéologie « monumentale » fondée
sur l'étude des anciennes maisons encore en place. C'est à peine
si la documentation écrite enregistre parfois, à l’aide d'unités
Histoire de la culture matérielle 21i

de mesures imprécises comme la «travée » ou le « chas », les


dimensions des maisons, évoque l'organisation du travail des
ouvriers du bâtiment ou détaille la distribution de l'habitation
ordinaire dans une ville comme Paris au Moyen Age!. C'est
donc en bonne part à partir des données archéologiques qu'on
peut esquisser, à la suite de Simone Roux ou de Pierre Chaunu?,
les grands traits d'une évolution de la construction en Occi-
dent : le Moyen Age est le temps du bois, ce que ne doit pas
dissimuler le legs de monuments en pierre que nous ont laissé
les siècles médiévaux. Urbaine ou rurale, la maison la plus
fréquemment représentée est en bois. Mais il y a une grande
distance entre la hutte semi-excavée du haut Moyen Age, faite
de poteaux, de branchages et de torchis et la maison urbaine
des xIV:-XV° siècles, construite à « bois courts », chef-d'œuvre
de charpenterie qui assemble plusieurs étages de petits élé-
ments indéformables et solidement assujettis entre eux. C'est
sans doute dans l’art du charpentier que se trouve le meilleur
de l'héritage médiéval dans le domaine de la construction. La
maison lourde, en pierre, symbole d’aisance sociale et élément
essentiel du capital, gagne ensuite du terrain : cela commence
dès la fin du Moyen Age, mais sa prépondérance s'affirme au
xXvIuIe siècle, même si elle n’a pu gagner toutes les provinces
ni vaincre toutes les pauvretés.
En bois puis en pierre, la maison paysanne développe un projet
qui s'inscrit dans les vestiges archéologiques puis dans les
témoins ethnographiques. En Allemagne, la pièce unique des
origines, comme dans une division cellulaire, s’adjoint une
chambre qui va prendre de plus en plus d'importance et se
doter d’un poêle, tandis que la grande pièce à vivre se subdivise
encore pour faire place à un vestibule et séparer la cuisine de
la pièce à manger. En Europe centrale et danubienne, l’habi-
tation excavée a comme projeté à l'extérieur une autre pièce
à laquelle elle se soude ensuite, par un vestibule-cuisine, pour
aboutir à la tripartition classique de la maison paysanne.
Pour la maison et le mobilier, il faut aussi des sources écrites
Au-delà de la maison, il y a le village ou la ville, et à l'intérieur
le mobilier. Dans ces deux perspectives le concours des sources
archéologiques et des documents écrits demeure indispensable.
Les inventaires après décès sont irremplaçables quand il s’agit
du mobilier en bois, réduit à bien peu de chose dans la maison
paysanne jusqu'aux Temps Modernes: une table, simple
planche reposant sur des tréteaux, l'archebanc, meuble à tout
faire, à la fois siège et armoire, ou le coffre, et un châlit. Sur
le village et sur la ville, la bibliographie historique est immense,
mais bien rares les études qui dégagent la topographie urbaine
212 JEAN-MARIE PESEZ

ou villageoise! , les aménagements collectifs ; comme sont rares


aussi les travaux sur les chemins et les transports, à l'exception
peut-être de la grande navigation maritime, mieux servie par
les documents des villes marchandes des mers du Nord ou de
la Méditerranée.

Le costume : une information trop riche

L'histoire du costume offre un bon exemple des difficultés que


rencontre en général l'étude de la culture matérielle : disparité
des sources d’information selon les milieux, rencontre d’in-
fluences et de sollicitations de tous ordres qui donnent lieu à
des interprétations hâtives, foisonnement des faits où l'on peine
à apercevoir des lignes directrices. Les sources sont ici essen-
tiellement iconographiques : elles abondent. Même la préhis-
toire n’en est pas dépourvue : les gravures rupestres offrent au
moins quelques représentations humaines. Mais si, à la diffé-
rence de ce qui se passe pour la maison, le vêtement de
l'homme ordinaire n'est pas absent de l’iconographie, l’abon-
dance de l'information sur le costume des milieux aristocra-
tiques risque de détourner le propos de l'historien vers ce qui
est le plus exceptionnel, vers les faits de mode, par exemple.
Le costume est le point de jonction d'’influences extrêmement
variées qui viennent des techniques du textile (plus que de
celles de la couture), des structures sociales, des échanges et
donc de l’économie, de contraintes matérielles, imposées par
la fonction par exemple (vêtement de l’ouvrier, ou du soldat),
des différences sexuelles qu'on veut ou non affirmer, des atti-
tudes psychologiques, des idéologies et de la politique (costume
révolutionnaire, par exemple). Le danger est ici d'aller trop
vite en besogne et de désigner sans plus attendre un facteur
responsable de l’évolution et du changement. La mobilité impré-
visible des faits interdit bien sûr de céder à un fonctionnalisme
que tout démentirait. Le fait social a été jusqu'ici privilégié
et il est certain que le costume est un signe social, mais cela
ne rend compte du changement que dans une seule dimension.
Une multitude de questions: il faut nuancer les réponses
La mode est un phénomène éminemment social, mais nous
expliquera-t-on pourquoi elle n’est pas un phénomène de tous
les temps et de toutes les contrées ? On nous assure qu'elle
naît au xiv* siècle en Occident: ce n'est pas sans rappeler
l'affirmation hasardeuse qui fait apparaître l'amour au xrI° siè-
cle. Mais soit. Admettons le fait : pourquoi, alors, à cette date
seulement ? Et pourquoi a-t-il fallu attendre le xvIrIe siècle
pour que les modes de la ville atteignent les campagnes où
elles se sont d’ailleurs figées dans les costumes régionaux?
Histoire de la culture matérielle 213

Enfin l'histoire du costume est faite d’un grand nombre de


faits menus, dans lesquels il est plutôt malaisé d’apercevoir
l'essentiel. Est-ce la distinction entre le vêtement drapé et le
vêtement ajusté ? En Occident, le premier caractérise les civi-
lisations de l'antiquité classique, et le second a triomphé vers
le xvI* siècle : mais, entre ces deux phases, le costume a long-
temps associé les deux types de vêtements. Est-ce la distinction
entre le vêtement long et le vêtement court ? Toujours en se
limitant à l'Occident, le second aurait remplacé le premier au
xIv° siècle (encore). En fait, il s’agit plutôt, mais ce n'est pas
moins important, de l'apparition d'un costume qui chez
l'homme met en valeur les formes du corps et affirme la diffé-
rence entre l’homme et la femme. On peut aussi s'intéresser à
la distinction qui s'est progressivement opérée entre le vêtement
extérieur et le linge de corps, celui-ci né peut-être de l’ancienne
façon de se vêtir, d'un bliaud ou d’une cotte et de braies! ?
On peut encore insister sur l’uniformisation au xIX° siècle du
costume masculin du bourgeois, d’un costume qui masquait
plutôt les formes du corps et habillait les hommes des couleurs
les plus sombres et les plus tristes. L'apparition du corps
baleiné au xvi* siècle n’est pas non plus mineure : pour des
siècles il va donner aux femmes une silhouette artificielle. Mais
s'agit-il là des faits essentiels ? N'y en a-t-il pas d’autres ? Et
comment en décider si ce n'est en retenant les faits assu-
rés d’une certaine durée et d’une certaine universalité: la
«conjoncture longue » à défaut de la «longue durée ».

Evolution des techniques

De tous les chapitres d’une histoire de la culture matérielle,


celui des techniques est, dès à présent, le plus étoffé?. Il est
vrai aussi qu'il est diffus dans tous les autres, mais on connaît
mieux les techniques agraires que l'alimentation qui leur est
liée et les techniques textiles que le costume. Il est vrai que
l'histoire des techniques peut s'appuyer sur de nombreux
centres, comme le Centre de recherches d'histoire des sciences
et des techniques (Centre Alexandre-Koyré), le Centre de docu-
mentation d'histoire des techniques, le Centre de recherches
de l'histoire de la sidérurgie: sur des musées aussi, celui des
Arts et Métiers, le Palais de la découverte, le musée du Fer
et de nombreux musées spécialisés en province, comme ceux
de Rouen et d'Avignon consacrés à la ferronnerie, sans parler
du plus moderne de nos musées nationaux, le musée des Arts
et Traditions populaires où toute la culture matérielle se trouve
concernée, dans une perspective encore insuffisamment histo-
rique, il est vrai.
214 JEAN-MARIE PESEZ

Des ouvrages à prétention encyclopédique ont paru! ainsi que


des études de dimensions plus limitées, comme l'excellent petit
livre de Lynn White junior? qui, dans la foulée de Marc Bloch,
met en relief les mutations que l’étrier, le moulin à eau, la
charrue, le rouet ont fait subir au Moyen Age occidental; et
d’autres qui insistent sur les relations entre technique et
société”.
Une masse de données a donc été accumulée, mais qui s’orga-
nise encore difficilement. Où situer en particulier les grands
tournants de l’histoire des techniques ? Ils ne sont sans doute
pas représentés par les inventions, stricto sensu. Si on applique
ici le schéma braudélien des trois temps de l’histoire*, l’inven-
tion est tout au plus de l'ordre de l'événement. Nécessaire au
changement, elle ne suffit pas à le provoquer. Elle peut dormir
très longtemps avant de produire un effet quelconque. Il
importe assez peu que le moulin à eau ait été connu de l’Anti-
quité s'il n’a pas été alors d’un usage régulier. Il y a aussi
des inventions qui échouent et doivent être retrouvées: les
Gallo-Romains avaient ébauché une moissonneuse mal adaptée
aux besoins de l’économie rurale et qui fut vite oubliée. L'in-
vention ou vient à son heure ou attend son heure.
On hésite à parler de révolutions techniques
Mais parmi les mouvements d'amplitude variée qui agitent le
monde des techniques, il en est qu’on a tenus pour des muta-
tions majeures puisqu'on les a appelés révolutions. Ces grands
moments d'accélération sont d'autant plus importants à recon-
naître qu'ils ont toutes chances d'entraîner avec eux toute la
culture matérielle. Mais, regardés de plus près, ils ont tendance
à se diluer. Les préhistoriens ont perdu leur belle assurance
touchant la «révolution néolithique»: domestication des
plantes, domestication des animaux, sédentarisation et poterie
n'apparaissent plus comme nécessairement associés. On ne sait
plus non plus quel rôle jouent les techniques dans la révo-
lution agricole du Moyen Age : on la situe aux xI° et xII° siècles,
quand les progrès décisifs, la charrue, le fer à cheval, l'étrier,
le collier d’attelage et l’assolement triennal, introduits dès les
temps carolingiens, cumulent leurs effets. Et le métier à pédale,
le rouet, l'horloge mécanique, l'arme à feu qui apparaissent
entre la fin du x1rI° et celle du xiv® siècle sont-ils de moindre
conséquence pour la vie matérielle de l'Occident médiéval?
Quant à la «nouvelle révolution agricole », malgré le dévelop-
pement des cuitures fourragères, l’assolement quadriennal,
l'amélioration des races animales, on hésite aujourd'hui à la
dater et même à la reconnaître. La « révolution industrielle »
est plus évidente, mais tout aussi diffuse dans les décennies
des xviii* et x1x° siècles.
Histoire de la culture matérielle 215

Au total, seule demeure la certitude d'un progrès. Un progrès,


cependant, qui n’est évident que globalement, pour l'humanité
prise dans son ensemble. Et le poids des sociétés occidentales
dans cet ensemble est considérable. Il masque peut-être des
evolutions différentes, des cultures immobiles, et même des
régressions. La notion même de progrès n’est pas universelle.
Certaines sociétés l'ont ignorée ou refusée. Le Japon, en se
fermant à toute influence extérieure, a du même coup cultivé
l’immobilisme pendant des siècles. Le cas de la Chine est encore
plus troublant : après avoir tout inventé dès les débuts de
notre ère, elle a ensuite vécu sur cet acquis, sans innover, jus-
qu'à hier. Ici intervient donc une autre dimension, spatiale,
de la culture matérielle, rarement prise en compte par les
historiens des techniques — André Leroi-Gourhan mis à part —
et apparaît la pertinence de la notion d’«aire culturelle! »,
aussi utile en histoire qu'en ethnologie, aussi nécessaire dans le
domaine matériel que dans celui des superstructures.

CULTURE MATERIELLE ET ARCHEOLOGIE

Ce n’est sans doute pas par hasard si les archéologues dominent


par leur problématique et leurs travaux les Instituts d'histoire
de la culture matérielle d'Union soviétique ou de Pologne. En
Pologne, l'Institut eut pour premier directeur Kazimierz
Majewski, un spécialiste de l'archéologie classique, et il re-
groupe quatre types de chercheurs: des archéologues de la
Pologne préhistorique et médiévale, des archéologues de la
Méditerranée, des ethnographes et des historiens de l’écono-
mie?. L'association des archéologues, des historiens et des
ethnographes répond à la nécessité d’additionner et de confron-
ter trois types de sources pour écrire l’histoire du passé
matériel. Mais aussi bien les responsabilités qu'ils assument
— l'Institut est toujours dirigé par un archéologue, Witold
Hensel — que les publications qu'ils produisent, tout montre
que les archéologues tiennent la première place.
Venus d’autres horizons, les archéologues ont, au départ,
apporté dans la définition du nouveau domaine des préoccu-
pations particulières. Ils se sont beaucoup interrogés sur les
rapports de la culture matérielle et de l’art, non sans éprouver
quelque difficulté à évacuer celui-ci dee leur problématique.
Ayant défini la culture matérielle comme la science des arte-
facts (objets fabriqués), ils se sont demandé quelle place faire
aux objets d'art et aux realia (objets du culte) que, par leur
formation, ils étaient habitués à prendre d’abord en considé-
ration. Cette difliculté domine la réflexion théorique de Jan
Gasiorowski dont les travaux, avant ou immédiatement après
216 JEAN-MARIE PESEZ

la guerre, ont beaucoup contribué à fonder la science nouvelle


qu'il appelait « ergologie ». Gasiorowski définissait la culture
matérielle comme l’« ensemble des groupes d'activités humaines
» qui répondent à une finalité consciente et possèdent un
» caractère utilitaire réalisé en des objets matériels ». Une
telle définition semblerait devoir écarter tout ce qui a trait à
l’art ou au culturel. Et cependant elle intervient dans une
étude consacrée à la relation de l’art à la culture matérielle.
Simple problème de frontière entre deux recherches ? Peut-être,
mais qui ne se laisse pas si aisément résoudre. Les œuvres
d'art ont un support matériel et sont produites, parfois, à l’aide
d'outils et de techniques qui ne sont pas radicalement différents
de ceux qu'utilisent les autres activités humaines. Et même
les objets utilitaires ont une potentialité esthétique qui retient
les ethnologues quand ils parlent d'art populaire. Cela devait
être rappelé avant de souligner que les objets matériels consti-
tuent l'articulation entre un sujet de recherches, la culture
matérielle et une méthode, la méthode archéologique.
Il semble, en effet, que, d’une part, l'archéologie soit la voie
d'approche privilégiée pour l'étude de la culture matérielle du
passé et que, d'autre part, celle-ci soit le meilleur objectif qu'on
puisse assigner à la recherche archéologique.

L'écrit et l’objet

Liée à l'histoire, l'étude de la culture matérielle se heurterait


très vite à une barrière infranchissable si elle se limitait à
l'exploitation des sources proprement historiques: les docu-
ments écrits. Les sources écrites se raréfient très vite — à
l'échelle du passé humain — dès qu'on remonte le temps,
jusqu’à disparaître totalement. Seuls demeurent alors les ves-
tiges matériels, ceux-là même qui peuvent informer de la cul-
ture matérielle et qui sont aussi les documents de l'archéologie.
Il faut ajouter que cette barrière de l'écrit est plus basse pour
la vie matérielle que pour tout autre domaine de l’histoire.
Au temps où l’écrilure est rare, où elle est le privilège du petit
nombre, où sa rareté Ja valorise jusqu'à lui conférer un carac-
tère quasi sacré, les faits qu’elle enregistre ne sont pas ceux
dont se nourrit l’histoire de la culture matérielle. Le clerc se
garde de s’attarder à ce qu'il tiendrait pour un bavardage
oiseux : décrire ce que son lecteur connaît parfaitement parce
qu'il l’a sous les yeux, ce qui est familier à tous parce que
quotidien. Et quoi de plus familier, de plus quotidien que ces
gestes, ces objets, ces usages qui font la culture matérielle?
Et si, d'aventure, le clerc est amené à mentionner certains de
ces objets il le fait d’un mot, un mot qui apporte à l'historien
Histoire de la culture matérielle 217

moins d'informations que de questions. Quand le rédacteur du


polyptique d’Irminon, au 1x° siècle, quand Suger au xr1° siècle
écrivent «çCarruca», quel instrument désignent-ils ainsi, et
pensent-ils au même ? Il s’agit certainement d'un instrument
aratoire pourvu d'un avant-train à roues; mais un araire à
roues ou une véritable charrue pourvue d’un coutre et d’un
verscir sont-ils envisageables ? On en discute encore. Qu'on
songe aussi au bateau viking : il n’est pas absent des documents
écrits. Il anime les métaphores des poèmes scaldiques qui
l’appellent « longue poutre de mer » ou «ski des brisants». Il
fait l’objet de fréquentes mentions dans les sagas. Mais ces
documents ne font guère qu'’exalter ses qualités comme les
documents iconographiques ne font guère qu'évoquer une sil-
houette. Tout ce qu'on sait de la construction navale chez les
Scandinaves, on le doit aux sépultures à embarcation ou aux
bateaux coulés dans les fjords, à l'archéologie donc.
D'un autre côté, si la culture matérielle s'exprime dans et par
des objets, l'archéologie est concernée. L'archéologie peut être
définie, elle aussi, comme la science des objets. À condition,
bien sûr, que le terme d'objet soit entendu de façon très large
pour englober les constructions et la terre remuée ; à condition
aussi d'écarter l'objet isolé ou les collections arbitraires. L’ar-
chéologie met au jour des vestiges en relation, des associations
de faits, ceux-là même que structure la culture matérielle. En
outre, à travers les objets, c'est l'homme qui est en cause. « Les
» choses et les hommes », ce pourrait être aussi le programme
de l'archéologie.
Bien entendu, il n’y a pas une totale adéquation entre culture
matérielle et archéologie. Un vase, ce n'est pas seulement une
technique et une fonction utilitaire. Il répond aussi par sa
forme, éventuellement par sa décoration, à des choix qui ne
sont plus d'ordre infrastructurel ; il peut, en outre, avoir une
signitication sociale et il peut témoigner d’un système de rela-
tions économiques. Il n'y a aucune raison pour que l'analyse de
l'archéologie refuse ces dépassements. Il reste, cependant, que
mettant au jour des vestiges concrets l'archéologie est plus à
l'aise dans le domaine matériel. Là, seulement, elle obtient une
certaine sécurité. Là, seulement, elle atteint quelques évidences.
Hors de la culture matérielle, la part de l'interprétation s’ac-
croît, et avec elle la relativité des résultats.
Nouvelle perspective chez les préhistoriens
Dès le départ, dès Boucher de Perthes, l'étude des sociétés
préhistoriques et de leur évolution a reposé sur l'analyse des
mobiliers et des techniques. Il y a peu de temps, cependant,
que les préhistoriens font usage du terme de «culture maté-
» rielle! » et, bien qu'iis définissent les cultures par le matériel,
218 JEAN-MARIE PESEZ

il n’y a pas si longtemps qu'ils haussent leurs ambitions jus-


qu'à la restitution d'ensembles culturels d’une certaine ampleur.
Jusque-là n'étaient pris en compte qu'un petit nombre d'élé-
ments techniques tenus pour signifiants et représentatifs d’une
culture : outillage lithique, puis céramique, puis armes de métal.
Et ces mobiliers, longuement analysés par de savantes typo-
logies, jouaient le rôle de jalons chronologiques, de témoins
des migrations humaines et des évolutions techniques, dans une
perspective essentiellement stratigraphique et verticale. A ceïile-
ci, on commence à préférer une perspective « horizontale », et à
la vision de l'historien on ajoute aujourd'hui celle de l’ethno-
logue. Au gisement, concept vague évoquant une occupation
humaine mal définie, on substitue l'habitat. A Pincevent!
l'équipe d'André Leroi-Gourhan s'attache à la restitution de
l'espace habité et de son organisation, construction, foyers,
aires de travail, aires de repos, zones de circulation, et à la
restitution des activités domestiques et industrielles et de
l'alimentation. Ici, comme à Terra Amata ou à la grotte de
l’'Hortus (Henry de Lumley), toute la vie matérielle d'un groupe
humain, à une étape de sa perpétuelle migration, renaît de la
micro-analyse des vestiges en relation, non pas seulement de
l'outillage, mais aussi des déchets de fabrication et des reliefs
des repas, des témoins les plus fugaces des activités et des
déplacements
La culture matérielle, sous-produit
des manifestations artistiques en archéologie classique?
L’archéologie classique ne pouvait ignorer totalement la culture
matérielle, mais elle ne l'a abordée qu'au hasard d'entreprises
dotées d’une finalité tout autre, et la notion même est restée
largement étrangère à ses préoccupations. L'art, même sous ses
formes les plus dégradées — on pense au décor stéréotypé de
la céramique sigillée —, les croyances, représentées par les
monuments du culte et les témoins des rites funéraires, l'orga-
nisation politique sous ses manifestations matérielles, urba-
nisme et réseau routier, ont été et demeurent les objectifs
essentiels d'une recherche qui, à l'inverse de l’archéologie pré-
historique, définit les civilisations par leurs aspects super-
structuraux. C’est plus tardivement que l’économie est venue
rejoindre les autres thèmes, par le biais des techniques et des
témoins des échanges. Si la vie matérielle n'est pas absente,
malgré tout, des travaux de l'archéologie classique, c’est qu'elle
constitue une part relativement importante des thèmes de l’art
antique — qu'on songe aux peintures des tombes étrusques
ou aux scènes figurées sur les vases attiques. C’est aussi qu'on
ne pouvait étudier les monuments et les œuvres d'art, sans
s'intéresser aux techniques qui les ont produits. C'est enfin
Histoire de la culture matérielle 219

que même les objets esthétiques, comme les vases, peuvent


avoir une fonction utilitaire.
Mais quelle singulière idée de la vie matérielle de l'Antiquité
se ferait-on à travers les musées d'archéologie qui placent côte
à côte les témoins du luxe aristocratique et les produits d'un
art industriel, véritable kitch valorisé seulement par l’archéo-
logie ! Une idée fausse aussi bien puisque le mode de vie des
masses antiques est absent ou ne fait, au hasard des figurations
artistiques, qu'une timide apparition que l’écrasante prépondé-
rance des classes dominantes fait aussitôt oublier.

L'exemple de l'archéologie slave

L'’archéologie médiévale n’a pas manqué, elle aussi, d’infliger


une semblable distorsion à la civilisation qu'elle étudie en
s'adressant d’abord aux vestiges les plus prestigieux. En témoi-
gnent encore trop de livres et de musées consacrés à la civi-
lisation médiévale où les cathédrales et les châteaux, les ivoires
et les émaux, et l'or des miniatures et des ciboires tiennent
toute la place. Pourtant c'est sans doute dans l'archéologie
médiévale qu'on trouverait les orientations les plus affirmées
ei les entreprises les plus nombreuses vers la culture matérielle.
Comment l'expliquer ? Probablement par une attention plus
marquée aux recherches historiques chez les praticiens de la
fouille, souvent venus de l’histoire. Par l'exemple slave aussi,
quoiqu'il n'ait pas été le seul à jouer: les médiévistes, en
empruntant aux préhistoriens les méthodes les plus fines, leur
ont aussi emprunté une large part de leur problématique.
L’archéologie slave, en tout cas, a convaincu par ses succès.
Il serait exagéré d'affirmer que la recherche du spectaculaire
et certaines préoccupations nationalistes n’ont eu aucune part
dans ses entreprises. Mais enfin, les objectifs assignés à des
programmes inspirés par le marxisme n'ont pas été perdus de
vue. Fortement organisée et dotée de moyens puissants, l’ar-
chéologie slave, moins souvent que des monuments, a fouillé
des sites de villages et de villes, de villes surtout! : des quar-
tiers entiers ont été mis au jour avec les rues, les modestes
demeures des habitants des faubourgs, et les échoppes des arti-
sans comme cet atelier de cordonnier de Novgorod qui a livré
des milliers de lambeaux de cuir, et de nombreuses chaussures
usées, et la cuve où les peaux étaient épilées à la chaux vive,
ou comme le «studio» de Kiev, maison d’un orfèvre, aban-
donnée au moment de la prise de la ville par les Mongols en
1240 et où la marmite était encore sur le foyer avec la cuilier
de bois plantée dans la bouillie de gruau. De nombreux Pompéi
donc, mais interrogés scientifiquement suivant une investigation
220 JEAN-MARIE PESEZ

systématique appuyée sur les méthodes d'analyse les plus


modernes, sur les travaux de laboratoire comme ceux qui sont
consacrés, à Poznan, à la paléobotanique ou, à Lodz, à l'étude
des tissus anciens.
Et les conditions particulières de conservation qu'offrent sou-
vent les sols humides des pays slaves ont permis de restituer
une véritable civilisation du bois dont sont faits non seulement
les ustensiles domestiques et les armes, mais les maisons
construites en poutres empilées, les rues, édifiées en clayon-
nages ou en planches, les remparts qui, sur plus de dix
mètres de haut, empilent des radiers de madriers ou de puis-
sants caissons remplis de terre. L'archéologie retrace aussi
l'évolution des techniques, de la métallurgie qui exploite pré-
cocement les gisements de fer des tourbières, de l’agriculture
qui utilise des instruments aratoires à soc ferré dès les débuts
de notre ère et qui connaîtrait un emploi généralisé de la
charrue dès les V° et vi° siècles. Les résultats, impressionnants
par leur nombre et leur nouveauté, sont déjà synthétisés et
accessibles dans le livre de Witold Hensel sur la culture maté-
rielle des Slaves! ou à travers les publications des Congrès
d'archéologie slave de Varsovie (1965) et de Berlin (1967).
De l’archéologie médiévale à l’archéologie industrielle
En Occident, l'archéologie urbaine ne se limite pas toujours à
la fouille des monuments religieux et sur les sites des grands
ports des mers du Nord (Birka, Skiringsal, Hedeby, Dorstad)
ou encore à Winchester, à York, elle met au jour les habita-
tions, les témoins des activités marchandes et artisanales et
les traces de l’organisation de l’espace. Mais c’est surtout l’ar-
chéologie du village qui sert l’histoire de la culture matérielle:
comment oublier que les paysans constituaient l'énorme majo-
rité des populations médiévales ? L’archéologie du village —
dont on ne peut séparer une archéologie agraire qui étudie les
champs fossiles — a déjà une certaine ancienneté en Alle-
magne : elle y a débuté avec la fouille des habitats du haut
Moyen Age où voisinent d'étroites cabanes excavées et de
grandes et longues maisons de bois et de torchis. Mais elle
s'est développée après la guerre, en s'adressant aussi à des
villages de la fin du Moyen Age qui révèlent des maisons plus
solidement construites, parfois en pierre, voire maçonnées,
dans certain cas pourvues d’un étage, et qui annoncent la
maison traditionnelle que décrit l’ethnographie?. En Angleterre,
la recherche a été servie par l'ampleur du mouvement des
enclosures qui a vidé de leurs habitants nombre de villages et
fossilisé leurs vestiges sous l'herbe des prés à moutons: plus
d'une centaine de sites villageois ont été fouillés qui permettent
de retracer l’évolution des habitats et de mettre en relation les
Histoire de la culture matérielle 221

types et les dimensions des maisons avec des niveaux sociaux!.


Les techniques, l'outillage agricole, l'équipement domestique
sont un peu moins bien servis par les publications, données
généralement pour préliminaires, et attendent des recherches
plus patientes mais déjà amorcées.
Dans les pays latins, l'archéologie médiévale n’a pas été accueil-
lie sans réticence par des milieux savants qui ne veulent pas
toujours admettre qu'une documentation essentiellement doma-
niale et fiscale, et servant les intérêts des classes dominantes,
ne suffit pas à écrire l’histoire matérielle des masses rurales
ou urbaines? Les pays anglo-saxons où le respect des traditions
s'allie avec le goût des initiatives provocantes ont vu naître et
se développer rapidement une archéologie postmédiévale et
une archéologie industrielle. L’insuffisance des sources écrites
ne vaut pas que pour le Moyen Age ; on constate même que, si
la maison paysanne est, grâce aux fouilles de villages, relati-
vement bien connue pour la fin du Moyen Age, au moins dans
certaines régions, on ignore comment elle évolue ensuite. La
maison dite traditionnelle est pour une part un leurre; en
tout cas, la tradition n'apparaît jamais ni ancienne ni figée.
En Amérique du Nord, on peut mettre au compte de l’archéo-
logie postmédiévale la fouille des premiers établissements de
la colonisation où le mode de vie importé d'Europe se trouve
infléchi par les conditions différentes et les contraintes du
nouveau milieu. L'archéologie industrielle, qui n’a pas recours
à la fouille, se propose, elle, de conserver et d'étudier les ves-
tiges des manufactures du premier âge industriel ou d'ateliers
plus récents: l’histoire des techniques et des conditions de
travail ne peut que s'enrichir du témoignage concret laissé par
les installations et les équipements du capitalisme industriel.
En France où il y a beaucoup à faire dans ce domaine et où
l'industrie a laissé de vastes ensembles monumentaux, comme
les salines d’Arc-et-Senans ou la cité manufacturière de Ville-
neuvette, près de Clermont-l'Hérault, la réalisation de l’éco-
musée du Creusot obéit à la même inspiration*.

Projet d'une histoire de la culture matérielle

Malgré le nombre des travaux qui, délibérément ou non, lui


sont consacrés, malgré ce second souffle que lui a donné l’ar-
chéologie, l’histoire de la culture matérielle reste une recherche
jeune, au statut mal défini et qui n’en finit pas de naître. Elle
n'a pas encore mis au point ses démarches et apparaît encore
incapable de synthèse. Au livre de Witold Hensel sur la culture
matérielle des Slaves, très complet cependant, manque un
chapitre, celui qui précisément serait consacré à définir la
222 JEAN-MARIE PESEZ

culture matérielle des peuples slaves au haut Moyen Age: on


imagine qu'elle est autre chose que l'addition des éléments qui
la composent. On demeure encore au plan descriptif à la col-
lection des faits. Pour être vraiment scientifique, l’histoire de
la culture matérielle devrait sans doute parvenir à un certain
niveau d’'abstraction, elle devrait être en mesure de dégager les
cohérences qui structurent une culture.
Elle a cependant déjà accompli certains progrès dans cette
voie comme en témoigne le livre de Fernand Braudel, ou celui
de Jacques Le Goff qui dégage certaines lignes de force dans la
vie matérielle de l'Occident médiéval: un progrès technique
plus quantitatif que qualitatif où l'énergie animale et l'énergie
hydraulique viennent soulager l'énergie humaine qui reste
cependant fondamentale ; la possession des cinq « chaînes ciné-
» matiques » (niveau technique) — vis, roue, came, cliquet,
poulie —- auxquelles le Moyen Age ajoute la manivelle; un
monde du bois où du même coup le travail de la pierre et
celui du fer se trouvent valorisés, mais qui détruit ses réserves
par les défrichements ; une agriculture qui reste en partie
nomade (jachère, défrichements temporaires) et qui n’a rien
ajouté au capital des plantes vivrières ; un univers de la faim
où l'humanité demeure totalement vulnérable devant les catas-
trophes naturelles et les épidémies. Mais ces traits dominants
de la culture matérielle, Jacques Le Goff ne les propose pas
sans les lier à des attitudes mentales (l'horreur des nouveautés),
à des phénomènes démographiques, à des structures socio-éco-
nomiques. Ses rythmes, l’histoire de la culture matérielle les
trouve difficilement encore en elle-même. La multitude de petits
faits qui la constituent ont besoin pour s'organiser d’emprun-
ter ailleurs les éléments qui puissent les structurer.

Il ne semble pas que l’histoire de la culture matérielle ait


même construit son projet. Carandini rappelle que pour Marx
les vestiges des moyens de travail — donc, à peu près, la cul-
ture matérielle — ont pour l'étude des formations sociales
disparues la même importance que celle que présentent les
vestiges ostéologiques pour connaître l’organisation des espèces
animales éteintes. Voilà une belle mission : retrouver à travers
la culture matérielle les rapports sociaux et les modes de
production des sociétés du passé.
Mais la comparaison avec les démarches de la paléontologie
paraît plus séduisante que pertinente. Apparemment, la culture
matérielle n’a pas encore trouvé son Cuvier. Même si les archéo-
logues des pays socialistes se sont efforcés de répondre à
l'attente marxiste, leur apport à l’histoire de l'origine des états
paraît plus évident que leur contribution à l’histoire de l'orga-
Histoire de la culture matérielle 223

nisation sociale. On ne peut s'empêcher de trouver fort solli-


citées les relations parfois établies entre le féodalisme et telle
découverte concrète, comme le fait que les vastes remparts
des grods polonais étaient élevés en une fois par une main-
d'œuvre nombreuse répartie en équipes ; ou comme l'appau-
vrissement qualitatif des vestiges alimentaires dans tel quartier
de Gdansk, interprété comme la preuve de l’assujettissement
des habitants à une aristocratie. Au surplus l'analyse n'irait
pas très loin ; son aboutissement, le féodalisme, était sans doute
présupposé.
D’autres, on l'a vu, assigneraient volontiers à l’histoire de la
culture matérielle une mission encore plus élevée: non plus
témoigner du changement socio-économique, mais en rendre
compte; c'est le cas de l'école anthropologique américaine.
Mais interpréter dans ce sens les relations entre le fait tech-
nique et le fait économique ou social est d’abord affaire d’idéo-
logie. L'interprétation inverse est tout aussi recevable.
La culture matérielle remet l’homme au premier plan
Alors, l'histoire de la culture matérielle est-elle condamnée à
n'être qu'une «rhétorique de la curiosité » ? Peut-être, mais
elle n’en apparaîtra pas pour autant moins nécessaire, car elle
présente l'intérêt de réintroduire l’homme dans l’histoire, par
le biais du vécu matériel. L'histoire peut-elle se satisfaire de
découvrir la dynamique des rapports sociaux et de mettre à
nu les rouages économiques ? Il paraît tout aussi légitime
d'essayer d'appréhender la condition matérielle des hommes
mis en cause par ces rapports et pris dans ces rouages. Il
n'était pas dans le projet de l’histoire économique et sociale
d'oublier l'homme, bien au contraire, mais soit par la faute
des documents, soit qu'elle se soit laissé absorber par le jeu
des mécanismes, par la recherche de lois ou de structures, il
lui est arrivé de céder à la tentation de l’abstraction. Même
l'histoire rurale a souvent négligé le village et ses habitants,
accordant tous ses soins à l'étude des domaines, des profits
seigneuriaux, de la production des céréales et du vin.
A force d'étudier le prix des grains, on a parfois oublié ceux
qui les consommaient. Même si l'on admet que l’histoire est
celle d’une longue exploitation de l'homme par l'homme, est-il
indifférent de savoir ce que cela a concrètement signifié pour
l'exploité? C'est là ce qu'apporte l’histoire de la culture maté-
rielle : les conditions de travail, les conditions de vie ou la
marge entre les besoins et leur satisfaction. Et puisqu'elle est
l'histoire des grands nombres et de la majorité des hommes,
c'est d’abord l’exploité qu'elle met « sur le devant de la scène ».
Jean-Marie Pesez
224 JEAN-MARIE PESEZ

Notes

Page 193
1 A. Carandini: Archeologia e cultura materiale. Lavori senza gloria
nell’antichità classica (Bari, De Donato, 1975); D. Moreno et M. Quaini:
« Per una storia della cultura materiale », Quaderni Storici, 31, 1976.

Page 194
1 R. Bucaille et J.-M. Pesez: « Cultura materiale », ÆEnciclopedia
Einaudi.

Page 195
1 M. Serejski: « Les origines et le sort des mots ce ‘‘civilisation”” et ‘‘cul-
ture’”’ en Pologne », Annales E.S.C., nov.-déc. 1962.

Page 197
l R. Quenedey: /’Habitation rouennaise, étude d'histoire, de géographie
et d'archéologie urbaines (Rouen, 1926). Lefebvre des Noettes: /’Attelage
et le Cheval de selle à travers les âges (Paris, 1931).
2 M. Bloch: les Caractères originaux de l’histoire rurale française (Oslo
et Paris, 1931); « Avènement et conquête du moulin à eau » et « les Inven-
tions médiévales », Annales d'histoire économique et sociale, t. VII, 1935.
3 Paris, A. Colin, 1949.
4 Paris, A. Colin, 1967. Publication reprise dans le tome 1 de Civilisa-
tion matérielle, économie et capitalisme, XV--XVIIIE siècles (Paris, A. Colin,
1979).

Page 198
1 F. Furet et J. Le Goff: « Histoire et Ethnologie », Mélanges en l’hon-
neur de Fernand Braudel (Toulouse, Privat, 1973), t. II.

Page 202
! Edition française: Paris-La Haye, Mouton, 1970.
2 Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris, 1976).

Page 204
IT. I, /’Homme et la Matière, 1943 et 1972; t. II, Milieu et Techniques
(Paris, Albin Michel, 1945 et 1973).

Page 206
l'E. Le Roy Ladurie: Histoire du climat depuis l’an mil (Paris, Flam-
marion, 1967); J.-N. Biraben: /es Hommes et la peste en France et dans
les pays européens et méditerranéens, t. 1 (Paris-La Haye, Mouton, 1975);
J.-J. Hemardinquer, M. Keul, W.G.L. Randles: Aflas des plantes vivrières;
J.-P. Aron: le Mangeur du XIX® siècle (Paris, R. Laffont, 1973); S. Roux:
la Maison dans l’histoire (Paris, Albin Michel, 1976); Y. Deslandres : /e Cos-
tume, image de l’homme (Paris, Albin Michel, 1976).
2 Paris, Arthaud, 1964.
3 G. Duby: l’Economie rurale et la Vie des campagnes dans l'Occident
médiéval, 2 vol. (Paris, Aubier, 1962). G. Duby et A. Wallon, dir. Histoire
de la France rurale, 4 vol. (Paris, Le Seuil, 1975). R. Fossier: Paysans d’Occi-
Histoire de la culture matérielle 225

dent (XI-XIVE siècles) (Paris, P.U.F., 1984).


4 La Vie quotidienne pendant la guerre de Cent ans. France et Angle-
terre (Paris, Hachette, 1976).

Page 207
1 P.-J. Helias: /e Cheval d’orgueil (Paris, Plon, 1975); H. Vincenot: /a
Vie quotidienne des paysans bourguignons au temps de Lamartine (Paris,
Hachette, 1976).
2E. Le Roy Ladurie: Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324 (Paris,
Gallimard, 1975).
3 Pour une histoire de l’alimentation (présenté par J.-J. Hemardinquer)
(Paris, A. Colin, 1970).
4 On doit ici faire mention des recherches de l’Institut für Mittelalterli-
che Realien Kunde Osterreichs de l’Académie autrichienne des Sciences, et
des colloques qu’il organise, et par exemple: Adelige Sach Kultur des Spät-
mittelalters, Vienne, 1982.
5 A. Rapoport: Pour une anthropologie de la maison (Paris-Bruxelles-
Montréal, Dunod, 1972).

Page 208
1 G. Bertrand: « Pour une histoire écologique de la France rurale » dans
Duby et Wallon, Histoire de la France rurale, t. 1 (Paris, Le Seuil, 1975).
2 M.D. Grmek: « Préliminaires d’une étude historique des maladies »,
Annales E.S.C., nov.-déc. 1969.

Page 209
1 J.-P. Aron, P. Dumont, E. Le Roy Ladurie: Anthropologie du cons-
crit français d’après les comptes numériques et sommaires du recrutement
de l’armée, 1819-1826 (Paris-La Haye, Mouton, 1972).
2R. Dion: Histoire de la vigne et du vin en France des origines uu
XIX° siècle (Paris, 1959).

Page 210
1 L. Stouff: Ravifaillement et Alimentation en Provence aux XIV® et
XVe siècles (Paris-La Haye, Mouton, 1970).

Page 211
1 La Construction au Moyen Age, histoire et archéologie (Paris, les
Belles-Lettres, 1973). Architectures de terre et de bois. L’habitat privé des
provinces occidentales du monde romain. Antécédents et prolongements:
protohistoire, Moyen Age, et quelques expériences contemporaines (J. Las-
fargues. dir.), Paris, DAF, 1985. Pierre et métal dans le bâtiment au Moyen
Age (O. Chapelot et P. Benoît éd.), Paris, EHESS, 1985.
2 J.-P. Bardet, P. Chaunu, G. Deserti, P. Goubier, H. Neveux: le Bâti-
ment, enquête d'histoire économique, XIV°-XIX°® siècles (Paris-La Haye,
Mouton, 1971).

Page 212
1F.-J. Himly: Arlas des villes médiévales d'Alsace, 1970.
226 JEAN-MARIE PESEZ

Page 213
1 Bliaud: tunique qui se portait sur la cotte (sorte de chemise) et sur les
braies, qui étaient des culottes.
2 M. Daumas: /’Histoire des techniques, son objet, ses limites, ses métho-
des, 1969.

Page 214
1 B. Gille: Histoire générale des techniques (Presses Universitaires de
France, 1962); C. Singer, E.J. Holmyard, A.R. Hall and T.I. Williams:
A History of Technology, 5 vol. (Oxford, 1954).
2 L. White: Technologie médiévale et Transformations sociales (Paris-La
Haye, Mouton, 1969).
3 D. Furia et P.-C. Serre: Techniques et Sociétés (Paris, Armand Colin,
1970).
4 Pour F. Braudel, l’histoire traditionnelle est attentive au temps court,
à l’événement; l’histoire économique et sociale aux cycles et à la conjonc-
ture; l’histoire nouvelle à la longue, même à la très longue durée (les struc-
tures). F. Braudel: « La longue durée », in Ecrit sur l’histoire (Paris, Flam-
marion, 1969).

Page 215
! Ensemble culturel intéressant toute une région du globe et défini par
un certain nombre de critères techniques, socio-économiques, religieux, lin-
guistiques …
2T. Wasowicz: « L’histoire de la culture matérielle en Pologne », Anna-
les E.S.C., janv.-fév. 1962.

Page 217
1 J. Guilaine: Premiers bergers et paysans de l’Occident méditerranéen
(Paris-La Haye, Mouton, 1976).

Page 218
l A. Leroi-Gourhan et M. Brezillon: Fouilles de Pincevent, essai
d'analyse ethnographique d’un habitat magdalénien (Paris, éd. du C.N.RSS.,
1972).
Page 219
! Sous la dir. de P. Francastel: /es Origines des villes polonaises (Paris,
1960).

Page 220
1 W. Hensel: es Slaves au haut Moyen Age. Leur culture matérielle (Var-
sovie, 1956) [en polonais].
2 « Archeologia e geografia del popolamento », Quaderni storici, 24,
1973.
Page 221
! M. Beresford et J. Hurst: Deserted Medieval Villages (Londres, 1972).
2 À noter cependant la parution depuis 1971 de la revue Archéologie
Médiévale et depuis 1974 de Archeologia Medievale. Des fouilles sur des
sites de villages médiévaux ont été récemment publiées: G. Démians
d’Archimbaud: Les fouilles de Rougiers, Paris, CNRS, 1980; J.P. Pesez
Histoire de la culture matérielle 227

(dir.): Brucato, histoire et archéologie d’un habitat médiéval en Sicile, Rome,


Ecole française de Rome, 1984.
3 R.A. Buchanan: /ndustrial Archaeology in Britain, 1972.
4 « Premiers éléments d’archéologie industrielle sur le territoire de la com-
munauté urbaine Le Creusot-Monceau. »

JEAN-MARIE PESEZ

Né en 1929, agrégé d’histoire, directeur d’études à l’E.H.E.S.S., directeur adjoint du Centre


d’histoire et d'archéologie médiévale de Lyon II. Il anime, au musée des Arts et Tradi-
tions populaires, l’équipe « Anthropologie du village médiéval ».
Archéologue, il a dirigé plusieurs chantiers de fouilles sur des sites de villages et de châ-
teaux médiévaux en Bourgogne, en Grèce et en Sicile, ainsi que la publication de ces re-
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JEAN LACOUTURE

L'histoire immédiate

Immédiate, vraiment ? C'est-à-dire instantanée dans sa saisie,


simultanée dans sa production, vierge de tout médiateur?
L'imaginer, c'est pratiquement la nier — ou la réserver à
quelques cas limites. Faire de l’histoire immédiate, c’est être
Georges-Jacques Danton conduit à l'échafaud, parlant au peuple
de son rapport à la révolution et lui disant la signification
de sa mort. Immédiat, oui, est le cours d'histoire qu’entend
alors le petit garçon assis sur les genoux de quelque maman
tricoteuse.
Déjà moins immédiate est la leçon donnée par Nikita Khroucht-
chev lisant le rapport du même nom à la tribune du XX° Congrès
du parti communiste de l’Union soviétique. Pour qu'il y eût
immédiateté, il eût fallu que Staline lui-même prononçât le
même texte, et dix ans plus tôt. C'est du producteur d’histoire
que devrait émaner, directement « servie au consommateur », ce
type de production historique. L'hypothèse
peut être retenue:
mais on conviendra qu'elle n'est pas banalisable à l'extrême.
Au bout du compte, les réflexes de Clio, pour prompts qu'ils
puissent être, ne sont pas en passe de supplanter tout à fait
ses réflexions.

LES DOMAINES DE L'HISTOIRE IMMEDIATE

Observons d'entrée de jeu que l’image de l’« histoire immédiate »


telle que nous la percevons ne cesse de bouger, se refusant à un
vrai cadrage aussi bien qu'à une accommodation satisfaisante.
Du journalisme quelque peu rigoureux pratiqué par des hommes
baignés dans l'événement au point d’en être à la fois partici-
pants et reflets, à la recherche proprement historique portant
sur une période très récente et recourant aux méthodes de
230 JEAN LACOUTURE

l'enquête-interview, mettons d’une enquête du « Monde» sur


la crise du Sahara occidental à une histoire de Mai 1968 par
un bon «contemporanéiste » de l’université de Paris VIII, on
glisse en deçà et au-delà d'une certaine ligne spécifique qui
serait celle de l’histoire immédiate — dont les composants
irréductibles sont à la fois proximité temporelle de la rédaction
de l’œuvre par rapport au sujet traité, et proximité matérielle
de l’auteur à la crise étudiée.
Prochaine, participante, à la fois rapide dans l'exécution et
produite par un acteur ou un témoin proche de l'événement, de
la décision analysée, telle serait l'opération historique que l'on
veut considérer ici: on en trouverait un exemple dans le
« Thorez» de Philippe Robrieux!, bien que les faits étudiés
remontent à plus de quinze ans, dès lors que l’évolution décrite
se poursuit dans le présent et que l’auteur y fut étroitement
impliqué, plutôt qu'une description de la campagne électorale
de 1978 due à un pointilleux observateur. Mais qu'il est difficile
de délimiter ce champ ! L'exposé qui suit errera donc souvent
entre le plaidoyer pour un certain journalisme et la défense
d'un certain type d'enquête socio-historique, sans que le « corps
du délit» puisse être à aucun moment fixé.
Si l’immédiateté, en un tel domaine, est presque inaccessible,
cela vient de ce que l'opération historique est pointage, décou-
page, exclusion, collection, et suppose l'intervention d’un mini-
mum de moyens de médiation techniques, stylo, papier, colle,
classeurs, dossiers.
Ce n'est pas par hasard que le véhicule et le lieu privilégié
de l’«histoire immédiate » a pris la dénomination globale de
mass média. Etrange immédiateté, qui est fondée sur le recours
aux média.
Des œuvres écrites dans la foulée de l’événement par ses acteurs
Le moment même où cette histoire en fusion, se faisant, s'ap-
proche le mieux d'une immédiateté temporelle — le reportage
«en direct » de l'événement absolu : mitraillage de la rue d'Isly
à Alger en mars 1962, édification d’une barricade sur le boule-
vard Saint-Michel à Paris, en mai 1968, où la voix du reporter
est plus que l'écho, en quelque sorte le tissu conjonctif de
l'acte en cours d’accomplissement, sinon la convocation des
acteurs (tel que l'opéra alors, malgré lui, le journaliste Julien
Besançon) est aussi celui où le média technique s'impose de la
façon la plus tyrannique ou obsédante. Que le son soit par
accident coupé, que la direction parisienne ait soudain besoin
d'une « plage de publicité », et l'opération d'accouchement his-
torique cesse d'un coup.
Aussi bien faut-il rappeler que cette formule d’« histoire immé-
L'histoire immédiate 231

date », un tantinet provocante, vulgarisée au début des années


soixante et passée dans le langage commun, ne tend pas seu-
lement à raccourcir les délais entre la vie des sociétés et leur
première tentative d'interprétation, mais aussi à donner la
parole à ceux qui ont été des acteurs de cette histoire. Elle ne
prétend pas seulement à la rapidité des réflexes. Elle veut
s'élaborer à partir de ces archives vivantes que sont les
hommes. Il ne s’agit pas de privilégier l'oral, de vilipender
le document écrit. Mais pourquoi, à l'inverse, accorder plus
de crédit aux carnets de Las Cases qu'à la voix de Davoust — à
supposer bien sûr que l'on ait pu interviewer le vainqueur
d'Auerstaedt le soir des adieux de Fontainebleau?
L'immédiateté de certaine histoire qui s’élabore aujourd’hui
— à partir d'exemples illustres sur lesquels on reviendra, mais
avec des moyens spécifiques qui atténuent ce que l’entreprise
comporte d'aventureux — se fonde tout autant que sur son
instantanéité (les Américains parlent d’« Instant History »,
concept beaucoup plus limitatif) sur le rapport affectif entre
l’auteur et l’objet de sa recherche. En ce sens, on pourra voir
un modèle de ce type d'histoire dans «l'Histoire de la révo-
lution russe », de Léon Trotsky, qui, pour être écrite plusieurs
années après la séquence de faits étudiés, présente l’extraoräi-
naire intérêt de la chose non pas seulement vue, mais vécue,
créée. Et qu'est l'histoire de la guerre du Péloponnèse, sinon
un modèle d'immédiateté historique, émanant d’un stratège
qui, condamné pour ses fautes dans la manœuvre, n'en demeu-
rait pas moins directement impliqué dans le conflit, au moins
jusqu’à la paix de Nicias ?
Evoquer Thucydide! c'est rappeler, à propos d’une œuvre qui
fut non seulement écrite dans la foulée de l'événement, mais
par un responsable notoire du cours qu'il prit, que l'opération
historique vise avant tout à la recherche d’une ligne d'intelli-
gibilité, d’une relation entre causes et effets, moyens et fins,
bruit et sens. Nul ne l’a jamais mieux fait que ce chef athé-
nien, avec un sens plus aigu de la raison causale. À l'exemple
de Thucydide, tout historien, qu'il traite de la guerre des Gaules,
de la tormation du tiers état, de l’enseignement primaire en
Franche-Comté entre les deux guerres, de la première explosion
atomique ou de la jeunesse de Valéry Giscard d'Estaing, s’affir-
mera avant tout par la sûreté des rapports logiques et ressorts
qu'il décèlera et rendra intelligibles entre les différents acquis
de son enquête.
Que fait d'autre l’« immédiatiste » (quand forgera-t-on un néo-
logisme, si ce n’est à propos d'une néo-discipline ?) que cette
quadruple opération de repérage, de classification, de montage
et de rationalisation, qui, à partir d'un donné culturel, le sien,
232 JEAN LACOUTURE

déterminant aussi bien l'orientation de sa recherche que l'axe


de son interprétation, lui fait accomplir son œuvre en une durée
particulièrement brève (en quoi le temps où opère un historien
comme celui de Montaillou! définit son travail autant que le
lieu où il se situe).

L'histoire et le journalisme se recoupent sans se confondre


Il ne s’agit pas ici de confondre histoire et journalisme, pour
la plus grande gloire de celui-ci, ou la honte de celle-là. En
qualifiant le journaliste d'«historien de l'instant», Albert
Camus, qui fut lui-même un grand journaliste auquel tout
historien des débuts de la IVe République doit se référer, n'a
éclairé qu'une face de la question. La référence au temps n'est
pas vaine. Mais ce qui fait l'infirmité du journaliste, c’est
moins la précipitation de sa recherche que la modicité de ses
sources et la rareté des recoupements auxquels il peut procéder.
Le journaliste est moins celui qui travaille dans la hâte que
celui qui manipule peu de faits, d'observations, de cas. La
différence est moins qualitative que quantitative. Et c'est en
cela que le développement des techniques, le recours à l'ordi-
nateur, multipliant brusquement les éléments d'analyse du
journaliste, peut changer la nature même de son travail, nous
le verrons.
S'agissant des rapports le plus souvent conflictuels entre his-
toire et journalisme, on ne peut manquer d'observer que les
deux disciplines ont tendance à converger, depuis le temps où
régnaient, d'une part, la religion de la longue durée et la phobie
de l’« événementiel », de l’autre, le culte du sensationnel à tout
prix qu'avait imposé « Paris-Soir». Au cours de la dernière
décennie, on a vu s’accomplir, en histoire, ce que Pierre Nora
a appelé le « retour de l'événement », tandis que le journalisme,
sous l'influence d’une publication comme «le Monde », tendait
non sans forfanterie à se situer au plan de la recherche uni-
versitaire. Ce qui tend à assurer plus que des rencontres, une
convergence entre les historiens et la presse, en attendant que
ce soit entre le journalisme et la rigueur historique. S'il n'était
pas rare jadis de voir des journalistes s’improviser historiens
— et, dans le cas de Jacques Kayser, y réussir —, il n'était
probablement jamais arrivé de voir des historiens dignes de ce
nom, comme François Furet et Jacques Julliard, pratiquer le
journalisme avec une si constante et fervente attention.

Une tradition ancienne

Que l'histoire soit la science du passé, qu’elle ne trouve sa


raison d’être, sa noblesse, sa justification que dans le laborieux
L'histoire immédiate 233

dégagement de ses ressources hors de la montagne des archives


est un dogme d'assez fraîche date. Ce n’est guère qu’à l'aube
du règne positiviste, vers la fin du Second Empire, que l’Uni-
versité, inspirée par Victor Duruy!, en formule le principe:
l'histoire ne saurait s'attacher qu’à l’aboli, qu’au révolu. Qu'un
étudiant s’avisât de choisir pour sujet d'étude « Victor Hugo
à Guernesey» ou «l'administration de la Prusse sous Bis-
marck », et il était renvoyé aux Jeux floraux au temps de la
Pléiade, ou à Wallenstein.
Fallait-il réagir dogmatiquement contre l'exemple d’une re-
cherche centrée sur le vivant, donné par l’auteur de « l'Histoire
» du Consulat et de l'Empire » ? Dans sa préface, Adolphe Thiers
avait pourtant suggéré que le moment en quelque sorte idéal
pour écrire l’histoire est peut-être celui où les protagonistes,
dégagés de l’action et libérés des passions qui les ont animés,
gardent le souvenir des événements sur le cours desquels ils
ont exercé leur influence. On peut certes contester l'usage que
Thiers a fait de ce principe de recherche. Mais la suggestion
reste séduisante.
Dans sa distance avec le passé et son rapport avec les maté-
riaux qu'elle y sélectionne, l'opération historique semble avoir
connu plusieurs périodes contradictoires. César et Commynes
se prenaient-ils pour des historiens ? En tout cas, les œuvres
qu'ils ont laissées étaient ouvertement ancrées dans le présent,
un présent qu'ils ont vécu non seulement comme témoins, mais
comme acteurs, parfois comme protagonistes.
L'histoire condamne l’étude du présent
Rien ne vient remettre radicalement en question ce type de
rapports avec le « passé», jusqu’au milieu du xix° siècle, où
le double avènernent du romantisme comme mode et du posi-
tivisme comme science renvoie soudain l'opérateur historique
aux Burgraves et à l'épigraphie?. Mais l'historiographie de
l'époque de Lavisse reste friande d'événements. Après avoir
été tentative de mise au clair de la complexité vivante et
fuyante, dans ses méandres palpitants, l'opération historique
se fait collection d’'instants privilégiés, pourvu qu'ils soient
anciens. Saluez les héros, mais en latin.
C'est au début du xx° siècle qu'après avoir damné le présent,
l'historiographie condamne l'événement. Avec pour parrains
Marx et Lucien Febvre, les historiens ne s’appliqueront plus
qu'aux longues périodes et aux évolutions globales. Il ne restera
plus qu’à proscrire l'étude des cultures bouillantes d'activités
collectives en privilégiant les «sociétés froides» chères à
Claude Lévi-Strauss, pour inmobiliser l’histoire dans un in vitro
définitif.
Il fut certes un temps — celui de la création, de la consoli-
234 JEAN LACOUTURE

dation puis de la socialisation de l’Etat-Nation — où l’histoire


devait prendre du recul, étant devenue ce qu'on a pu appeler
l’« intériorisation de la conscience nationale ». Alors devait être
soigneusement, lentement opéré le tri entre les bons et les
méchants, Frédégonde ou Jeanne la Lorraine ? Concini ou
Mazarin ? Sieyès ou Marat ? dont l'exemple devrait être pro-
posé, pour les inciter ou les dissuader, aux écoliers de France.
Peut-être n'est-il pas utile de dire que ces préoccupations ne
sont plus tout à fait de saison, l'histoire étant en train de
disparaître d'un enseignement qui n’a apparemment pas trouvé
dans sa besace suffisamment de «héros positifs » (elle avait
perdu en route Danton, mais allait peut-être regagner Cau-
chon ?) pour faire des jeunes citovens français les rouages
sereins de la société productiviste.
En attendant les procès en canonisation, peut-être n'est-il pas
indigne de l'historien de rechercher ce qui perdure, en 1978
du mouvement utopique et chevelu déclenché dix ans plus tôt
au mois de mai. Ou d'analyser pourquoi le développement
intense des transports — autoroutes, turbotrain, lignes aériennes
intérieures — s'accompagne en France de la croissance des
autonomismes ou en est la cause, ou n'y fait pas obstacle.

On voit bien poindre ici la sociologie, la science politique, le


journalisme. Mais ces trois monstres, l'historien prend-il tou-
jours la peine de les exorciser ? Düût-on circonscrire plus chi-
chement le territoire de l'historien que Paul Veyne! dans sa
leçon inaugurale au Collège de France, croire sa démarche plus
spécifique, on peut aussi le rêver sans frontière, ou en état
d'union douanière avec ses voisines nobles comme l’ethnologie,
la linguistique, ou la géographie humaïine, suspectes comme la
sociologie ou la science politique, un tantinet canaille comme
le journalisme.
À ce mélange de genres, il trouvera des précédents illustres,
des leçons sécurisantes. On a déjà cité Thucydide. Comment
ne pas y revenir, pour si linéaire et événementiel qu'il soit?
On évoque Ibn Khaldoun°, celui de l’« Autobiographie », plus
globaliste et sociologique. Voilà des modèles surprenants
d'immédiateté historique, aussi bien par le lien qui les rat-
tache aux décisions prises et à leurs conséquences que par
leur souci de leur donner une relation, une traduction et une
interprétation prochaines.
Bien sûr, on ne retiendra pour proprement historiques, même
« immédiates », ni les « Commentaires » de César, ni les « Mé-
moires de guerre » du général de Gaulle, les premiers parce
qu'ils s’avouent trop platement un rapport justificatif, les
seconds parce que le développement concomitant de la recher-
L'histoire immédiate 235

che historique « imrnédiate », précisément, en infirme trop de


données. Comment tenir pour historique ce journal de haut
bord quand surgissent de partout des travaux qui, sur l’histoire
des relations entre Alliés, sur celle de la Résistance française
ou sur la naissance des nationalismes en Asie et en Afrique,
situent plutôt ce monologue majestueux au rang des belles
chroniques de chevalerie?
La chronique de guerre, un modèle d’histoire immédiate
Charles de Gaulle mémorialiste est à la fois précieux et rem-
plaçable, ou er: quête de recoupement, en un temps où une telle
opération est aisée. Ses prédécesseurs dans l'exercice de la
chronique de guerre, Joinville ou Villehardouin, sont, eux,
irremplaçables. Témoins et acteurs, combattants et négocia-
teurs, souftrants ou glorieux, intimes du Prince et au contact
avec ses ennemis, ils pratiquent passionnément une histoire
au présent dont la subjectivité n’altère pas la richesse.
Quel historien « sérieux » irait plus loin dans l'évocation des
progrès de l'esprit critique au temps et dans l'entourage du
plus chrétien des rois que Joinville! racontant sa capture par
les Sarrasins, sur le Nil? Citant l’un de ses lieutenants qui
l'incitait, lui et leurs compagnons, à se faire plutôt massacrer
par les Infidèles, « car ainsi nous irons tous au Paradis », ce
prud'’homme d'action note simplement : « Nous ne le crûmes
pas.» Pour un confident de Louis IX, voilà qui en dit long.
Michelet aurait-il osé une telle notation, cinq siècles plus tard ?
D'être passé d’un coup de la familiarité du Téméraire à celle
de Louis XI, puis des emplois les plus hauts à une cage de
fer de Plessis-lez-Tours, ne retient pas Philippe de Commynes?
de pratiquer immédiatement, avec une lucidité impressionnante,
l'opération historique. On peut contester son récit et son
interprétation de l'affaire de Péronne. Tout autant que ceux de
Michelet, ou que le « Thermidor» de Mathiez. Et pour être
infiniment plus distanciée par rapport aux décisions politiques,
sinon aux événements, la chronique de Froissart? nourrit, elle
aussi, le plaidoyer de l’« immédiatiste » — dût-il récuser Fénelon
affirmant que l'historien le plus précieux n'est pas tant celui qui
aligne dates et faits que celui qui évoque, avec art et couleur,
les particularités du temps et les singularités de ses héros.
Entre tant de précédents ou de modèles, pourtant, on serait
tenté de proposer aux tenants de ce type d'histoire celle de
Lissagaray*. Pour la proximité où il est de l'événement aussi
bien que pour le rôle activement « moyen» qu'il assume, ce
qui lui évite de plaider pro domo comme la plupart des acteurs-
historiens, pour la diligence qu'il mit à rassembler souvenirs,
témoignages et documents aussi bien que pour la préoccu-
236 JEAN LACOUTURE

pation qu'il eut de ne pas proposer au peuple de « chanson »


fallacieuse, pour la sincérité enfin de son engagement, d'autant
moins gênant qu'il est plus déclaré, son «Histoire de la
Commune » est une sorte de classique de l’histoire immédiate.
De Winock et Azéma à Rougerie, de bons spécialistes contem-
porains ont pu découvrir bien d’autres documents, exploiter
des archives, remettre en cause telle ou telle assertion de
Lissagaray, qui se situait d’un seul côté de la barricade. Mais
lequel d'entre eux conteste au vieux militant communard la
qualité d’historien ? Lissagaray propose le type de travail auquel
prétend l'«immédiatiste »: le premier jet, la première mise
en place, l'incomparable collection de documents périssables —
les gestes des vivants, la voix humaine, les couleurs et les
odeurs d’une foule et d'un peuple au travail et au combat —
à partir de laquelle les autres opérations historiques se déve-
loppent en profondeur.

Les forces et faiblesses de l'histoire immédiate

Ce qui fait à la fois la spécificité et l’infirmité de ce type


d'histoire, suggère-t-on volontiers, c'est que le chercheur immé-
diat ignore, à la différence de l'historien, l'épilogue. Il ne sait
pas que César sera assassiné, que les copistes des « Riches
» Heures » du duc de Berry seront invalidés par Gutenberg,
que les Indes s'appelleront l'Amérique. Il ne sait pas ce que
sera la vieillesse de M. Barre, ni l'utilisation en Europe de
l'énergie solaire, ni le rôle électoral de la télévision au temps
des programmes par câble.
Mais quel historien du christianisme naissant, au temps où se
formait M. Puech, pouvait tenir compte des enseignements des
manuscrits de la mer Morte ? Et quel médiéviste serait assez
naïf pour croire que la route de la soie a révélé tous ses
secrets ? Le château de Mirabeau n’a pas craché tous ses docu-
ments. Où s'arrête dans le définitif, se fige dans l’irrémédiable,
s'inscrit dans le marbre la quête de l'historien ? Fin de l’his-
toire ? Peut-être. Mais fin de l'opération historique. Sur le
cadavre embaumé de l’histoire, les historiens pulluleront encore,
en quête d'une correspondance inédite, d’une feuille de tem-
pérature, d’un diagnostic dissimulé par le secret médical,
d'une déclaration d'impôts.
L'« immédiatiste » n’est pas si solitaire, ni désarmé dans son
ignorance du « dénouement », soit que son travail soit lui-
même l’un des actes du drame, se tenant résolument pour tel
et assumant sa fonction d'accompagnement aveugle — le travail
de l’«historiographe du roi», par exemple —, soit que la
matière qu'il scrute forme un bloc assez délimité pour que les
L'histoire immédiate 237

évolutions ultérieures n'en transforment radicalement ni la


nature ni le sens.
Prenons, pour le premier cas, l'exemple d'Edgar Morin publiant
une série d'articles dans « le Monde », au cœur de l'événement
de Mai 68, description, déjà historique, d’une profondeur non
surpassée depuis lors de l'événement. Alors que le sociologue-
reporter ne se contente pas de se mueër en historien, il se mue en
histoire, il se confond avec elle, moins observateur que moteur
peut-être. Ce qui est aussi le cas de Léon Trotsky publiant son
« Histoire de la Révolution russe» en un temps où il peut
espérer encore en modifier le cours. Peu lui importe de savoir
si Staline mourra puissant, exilé ou assassiné. Il lui importe de
faire de son récit et de son interprétation un plaidoyer pour
un autre cours révolutionnaire.
Un exemple de faiseur d'histoire:
les reporters de l'affaire Watergate
Et c'est peut-être le cas encore des deux journalistes du
« Washington Post», Bob Woodward et Carl Bernstein!,
auteurs du superbe reportage historique intitulé « les Fous du
Président», démontrant avec une minutie implacable les
rouages de l'affaire du Watergate. Il est clair que pour ces
deux reporters, comme pour le rédacteur en chef qui les a
aidés à mener l'enquête avant qu'elle prenne les proportions
d'un livre, Benjamin Bradlee, il ne s’agit pas seulement de
décrire une plaie: il s’agit de la débrider pour la guérir.
L'historien-reporter entre ici dans son sujet non seulement
pour en faire un événement — ce qui est, au premier degré,
son métier —, mais pour faire de cet événement la fin d’une
certaine histoire.
Un des meïlleurs commentateurs de l'actualité internationale
observant naguère la stupéfaction provoquée chez la plupart
des « spécialistes » par certains des événements majeurs de
1977 — de la rupture de l’Union de la gauche à la visite de
Sadate à Jérusalem — suggérait que l'imprévision, ou plus
précisément l’antiprévision (« aucune négociation directe entre
» Israël et les Arabes n'est possible à court terme ») entraïnait
l’invalidité à commenter. Qu'attendre d’un analyste qui n’a pas
su être prophète ? Si j'exclus les chances qu'a le président
égyptien de se rendre en Israël, que valent les explications
que j'en donnerai ensuite?
C'est pousser trop loin l'humilité historique. Les deux fonc-
tions de prévision et de critique semblent en effet bien dis-
tinctes, Dans le cas d’Anouar el-Sadate, le psychologue (« cet
» homme est un joueur ») et l'économiste («l'Egypte est rui-
» née...») pouvaient en effet prédire que le Raïs du Caire
tenterait cette démarche. L'historien le plus sérieux, le plus
238 JEAN LACOUTURE

perspicace devait bien faire le compte des entraves du passé,


des inhibitions socio-culturelles, des vetos diplomatiques, régio-
naux et planétaires, pour exclure cette hypothèse. Quitte à
faire ensuite de sa surprise historique un moteur de l'investi-
gation critique. L'’imprévisible peut aussi avoir un sens, une
rationalité. Qui, à l’orée du vu siècle, peut annoncer que les
Arabes seront avant un siècle à Poitiers ? Pas plus un Claude
Cahen de la cour mérovingienne qu'un précurseur d’Ibn Khal-
doun. Mais, de ce prodige, les explications les plus judicieuses
abondent.
L'« autorité» de l'historien (« immédiatiste » ou non) ne vient
pas de l'aptitude à prévoir le prodige — victoire de David ou
pacte germano-soviétique d'août 1939. Après tout, qui avait plus
clairement annoncé pendant l'été 1940 la défaite allemande, de
Gaulle ou Marc Bloch ? La vigueur de sa certitude fait Charles
de Gaulle homme d'Etat, mais c'est l’auteur de «l’Etrange Dé-
» faite » qui est historien. Ce qui assure alors l'autorité critique,
c'est la rationalisation du fabuleux, c’est l'opération qui consiste
à extraire de l'événement qui change abruptement les données
d'un jeu, les éléments de la nouvelle donne pour la reprise du
jeu, jusqu’au moment où le déroulement, sinon les règles, sera
bousculé par l’apoplexie d’un joueur ou l'invention de cartes
nouvelles.

L'historien du présent ignore la conclusion de ce qu'il étudie


Incapacité de prévoir ou impossibilité de savoir, l'ignorance où
se trouve le plus souvent l'historien « immédiat » de la conclu-
sion de la période qu'il étudie peut être une force, ou une
vertu. Ne serait-il pas plus profond, plus signifiant, l'historien
qui, étudiant les débuts de la Réforme en France, ne saurait
rien encore de la Saint-Barthélemy ? Quelle force se lie à la
naïveté ! Quelle adéquation au flux et au reflux du rapport
des forces n’assure-t-elle pas! Connaître l'issue d’un combat
contraint peut-être à sous-estimer la vigueur, le dynamisme
du vaincu. Quête et mesure des changements, l’histoire l’est
mieux peut-être quand elle en considère le cours, indépendam-
ment de l'aboutissement. Et comment mieux isoler ce cours de
sa fin, le spécifier, lui rendre son «ouverture» qu'en étant
soi-même ouvert à toutes les hypothèses ?
Un historien de la colonisation peut-il faire saisir aujourd’hui,
avec toute sa science, son honnêteté, la sûreté de sa documen-
tation, la fraîcheur des illusions coloniales au début des années
quatre-vingts, jusqu’à Langson et aux coups de griffes de
Clemenceau ? Il peut citer les textes des temps, bien sûr. Mais
peut-il retrouver un certain ton ? On ne poussera pas plus
loin ce fragile éloge de l'ignorance. L'opération historique
L'histoire immédiate 239

consiste évidemment à comparer les catégories, les séquences


d’abord classées. La chute du royaume franc éclaire la chevau-
chée première, les négociations avec le doge, la prise de Jéru-
salèem. Mais tout de même, Villehardouin et Joinville.

Les hommes de l'histoire immédiate

On est tenté d'opposer commodément l'historien classique à


l'« immédiatiste » par l'antithèse horizontalité-verticalité. Le
premier se déploie au long d'un univers historique et d'une
« grande surface » de lieu et de temps, si étroit que puisse être
son champ de recherches déclaré. L'étude des opérations moné-
taires de la guilde des marchands anversois au xvi* siècle
s'articule aussi bien sur les travaux de Marc Bloch que sur
ceux des historiens de la peinture flamande, sur les archives
médiévales de Gand et sur celle de la banque allemande, des
spécialistes des conflits religieux de la Renaissance, des chro-
niqueurs maritimes et des annalistes du monde rhénan, des
hispanisants. Le tout étendu sur une longue suite de siècles.
Le second dresse son étude comme une échelle le long d’un
mur, celui de l'événement. Il doit y grimper vite, sonder d'un
coup, découvrir vite, s'exprimer dans une sorte d'emportement,
de hâte et de chaleur. En apparence, tout au moins.
Car l’étroitesse du délai dans lequel opère d'ordinaire l'« immé-
» diatiste » est de plus en plus souvent compensée par la diver-
sité des sources d'informations qui s'offrent désormais à lui.
Prenons le rédacteur d'un grand journal japonais ou américain,
ou de l'agence France-Presse. Il dispose d’une console élec-
tronique qui, au moment même où se déroule l'événement,
répond à ses questions concernant tout ce qui a été publié sur
le sujet depuis plusieurs années, tandis que ses correspondants
lui téléphonent de Pékin, du Caire, de Moscou et de Mexico.
Quel historien n’a pas rêvé de voir se projeter vers lui, en
une telle bourrasque, la totalité du monde parlant ? Bourrasque
à ordonner, bien sûr, maîtriser, découper et récupérer en éner-
gie créatrice de connaissance : problème technique. Ce cyclone
charrie mille contre-vérités et idées fausses, propagande et
intoxication ? Bien évidemment. Mais beaucoup plus que les
archives de la papauté d'Avignon, ou de l'Okhrana ? L’« immé-
» diatiste » qui le serait pleinement, c’est-à-dire, au soir de la
mort de Richard Nixon, Henry Kissinger écrivant une biogra-
phie de son ancien patron, disposerait à cet instant-là d'une
puissance historiographique à peu près incomparable. À sa
propre connaissance s’additionnerait soudain la réaction de cinq
continents, des professeurs allemands, des sociologues français,
des journalistes anglais, des observateurs arabes et israéliens,
240 JEAN LACOUTURE

des porte-parole russes et chinois, des enquêteurs japonais,


des affairistes de Singapour, de Gustav Husak, d'Amin Dada
et de Pinochet. D'un coup, dans une simultanéité asphyxiante
d'abord, et puis grisante, et puis florissante. Et c'est cette
masse prodigieuse qu'on lui demandera d’ordonner comme un
démiurge, dans le temps dévoré qui est celui de l’histoire
immédiate — quand l'historien des Hafçides ou celui des
Incas consacre tant d'années à rassembler, éclairer, faire fruc-
tifier cent inscriptions et douze récits de voyageurs.
L’électronique a fait irruption dans l’histoire immédiate
L'irruption de l'électronique dans l’historiographie ne permet
pas seulement un formidable développement du quantitatif, et
de toutes les « métries » imaginables. Elle multiplie les chances,
les risques et l’ambiguité de l’immédiateté chronologique, plus
encore que ne l'ont fait, depuis un siècle, celle des mass média.
Lesquels, observons-le, se sont succédé en trois cycles: celui
de la grande presse, qui se développe après l'affaire Dreyfus
dont elle reçut une singulière impulsion ; celui de la radio, dont
Hitler et Roosevelt furent les usagers les plus efficaces avant
l'équipe de la radio de Londres; celui de la télévision, qui
assura la victoire électorale de Kennedy et le rayonnement de
De Gaulle.
On ne peut réduire le développement de l’histoire immédiate
à aucune de ces trois expansions. Lissagaray écrit avant que la
presse d'information ait pris son essor en France ; Trotsky n'a
guère recours aux sources radiophoniques, les micros utilisés
par Lénine n'étaient branchés que sur les foules ouvrières et la
bureaucratie stalinienne était soigneusement insonorisée; et
la télévision ne joue qu'un rôle secondaire dans l'enquête des
deux reporters-historiens du « Washington Post». Mais qui
pourrait écrire un ouvrage sérieux sur le phénomène nazi sans
avoir entendu, et donné à entendre, la voix du führer chance-
lier crachée dans les micros du Sportpalast ou du stade de
Nuremberg, cette incantation rauque aux puissances de la
forêt ?
Le disque est ici irremplaçable, comme le film: l’histoire de
la V° République est d’abord peut-être une histoire de sa
télévision, images des trois présidents, luttes de tendances
pour le contrôle permanent de l'écran, débats pour les temps
de parole, manœuvres pour les « passages » au cours de grandes
émissions, qui font et défont les cotes des sondages.

L’historien du présent ne peut utiliser toutes ses sources


Journaux, radio, télévision : dans toutes les situations où le
placent les divers usages des mass média, le journaliste-historien
— à moins qu'il ne soit lui-même l'objet de sa relation — doit
L'histoire immédiate 241

affronter un risque très particulier: celui de la ruine de ses


sources. Dans la mesure où il est à la fois le reflet et le créateur
d'événements, sinon de dynamique sociale, l’« immédiatiste »
scie constamment la branche sur laquelle il travaille. L'utilisa-
tion du journal intime d’Aliénor d'Aquitaine ne saurait compor-
ter d'autre risque pour l'historien que d'émouvoir la pruderie
de ses lecteurs. Mais la mise au jour des confidences de tel
chef de gouvernement du tiers monde, en 1978, commence par
fermer les portes d'un ou plusieurs pays à l’enquêteur. Qui
veut écrire une histoire de la Guinée depuis 1958 doit oublier
la moitié de ce qu'il a appris, ou se voir interdire le recours
à toute source locale pendant de longues années. Ainsi s'opère
un arbitrage mystérieux entre le connu et le «à connaître ».
Quel orientaliste contemporain, quel africaniste n’a pas connu
ce type de débats intérieurs ?

Ces questions ne se posent pas seulement au-delà des frontières


de l’Europe. À moins de jeter les enquêtes et les livres comme
autant de bouteilles à la mer isolées les unes des autres, ou de
pratiquer la stratégie de la terre brûlée, tout « immédiatiste »
est contraint à un lourd devoir de réserve par rapport à ses
informateurs et à ses sujets. Il n’est pas de groupe, de person-
nage, d'institution qui n'ait sa zone d'ombre à préserver, et qui
ne riposte à l'éclairage intempestif par l’occultation définitive.
Que: historien du 13 mai 1958, de la « gauche unie », ou des élec-
tions de mars 1978 n'aura pas à mettre en balance sa soif de
tout dire et le risque, pour ses recherches à venir sur des sujets
connexes, de parler trop crûment du rôle du cafetier Ortiz ici,
et là de telle « avance» du patronat à l’une ou l'autre des
organisations de gauche?
L’historien du présent est collecteur de faits et producteur d'effets
Tout «immédiatiste » qu'il soit, Charles Tillon' écrivant l’his-
toire de son procès d'exclusion du P.C.F., ou Jacques Ozouf
éclairant en une nuit de mai 1974 les implications de l'élection
du troisième président de la V° République, est à la fois collec-
teur de faits et producteur d'effets. D'effets immédiats. Bien
peu de spécialistes peuvent mesurer l'impact produit sur la
société communiste par les révélations et le réquisitoire de
l'ancien chef des F.T.P. Beaucoup plus nombreux sont ceux
qui peuvent apprécier les retombées des analyses immédiates
et décapantes sur les rapports de forces au sein de la gauche
française. En tout cas, ces deux types d’«immédiatistes» ne
peuvent tout à fait écrire dans le même état d'esprit que l'au-
teur de «la Civilisation du renne» ou de « Guerriers et Pay-
» Sans ».
242 JEAN LACOUTURE

Ce type de chercheur doit à la fois protéger ses sources en


vue de ses ouvrages ultérieurs — il ne suffit pas de critiquer le
système de fabrication chez Peugeot pour être bien accueilli par
la direction de Citroën — et pronostiquer l'impact que le miroir
tendu par sa main, sur tel aspect de la société contemporaine,
aura «sur le champ »: c'est-à-dire aussi bien dans l'immédiat
qu'en ce qui concerne son territoire de recherches à l'avenir.
Cet historien balbutiant se voit-il bien ouvrir tous les champs
d’explorations ? Le monde de 1978 est peut-être moins per-
méable au chercheur que celui de 1878 : combien de pays, sans
parler du cas limite du Cambodge, sont inaccessibles à qui veut
se plonger dans les archives, ou interroger gouvernants et gou-
vernés ? Un milliard d’Asiatiques, la presque totalité des Afri-
cains, 114 majorité des Sud-Américains sont bien des « biblio-
thèques vivantes » — mais interdites aux chercheurs. Il était
techniquement plus facile d'écrire l'histoire des empires afri-
cains et des migrations malaises il y a un siècle qu'aujourd'hui.
Et Charles-André Julien! a bien fait de mettre au point son
histoire du Maroc avant que le rideau policier s’abaisse aussi,
à Rabat, sur les archives.
Il est vrai que l'information pluraliste sur le monde est
devenue incomparablement plus riche. Un bon observateur du
monde présent affirmait naguère que l’homme le mieux informé
qui fût jamais est un berger anglophone doté d’un bon transis-
tor : imaginons-le, isolé sur les hautes terres, l'oreille collée à
son récepteur de l’aube à minuit. L'univers entier lui est conté,
par les voix innombrables des émissions en anglais venues de
presque toutes les capitales des cinq continents. Amin Dada lui
parle en direct, et Teng Siao Ping par la voix de ses hérauts.
Et peut-être — peut-être — en sait-il plus long en s'endormant
que dix siècles plus tôt un frère convers de Jumièges.

Incomparable, en tout cas, est la provende où peut puiser


l’« immédiatiste ». La télévision française proposait dans les
tout derniers jours de 1977 un merveilleux ensemble de docu-
ments, qui a dû faire rêver quelques historiens, égyptologues
et médiévistes compris : la collection de films d'Albert Kahn,
ce banquier du début du siècle qui posa sa caméra aux quatre
coins du monde et plus particulièrement, à diverses reprises,
sur le trottoir des Grands Boulevards de Paris. Que l'on ima-
gine un émule de Kahn systématisant cette dernière enquête,
et tournant une heure tous les ans, pendant deux ou trois décen-
nies, au même point du carrefour Richelieu-Drouot. Quelle
richesse d'indications sur l'évolution des transports, du vête-
ment, de la coiffure, de la morphologie féminine (ou mascu-
line), sur les niveaux de vie, la publicité, la presse, l'amour,
L'histoire immédiate 243

la nature des spectacles, la durée de la vie. Une collection


de vases grecs en dit long à un helléniste. Mais que dire alors
de ce moyen d'enquête ?
On objectera certes que plus la technique documentaire est
différenciée, et de haut niveau, et coûteuse, plus la liberté de
l'historien est fragile. Dès que se pose ie problème du finan-
cement, du « producteur », des frais de mission, se pose aussi
celui de la liberté de manœuvre et d'expression. L'historien
contemporain peut certes utiliser des appareils et un matériel
qui n’exigent pas un investissement aliénant sa liberté. Mais
l'évolution qui va dans le sens de l'équipement moderne du
chercheur risque de conduire assez loin, et impose déjà une
certaine vigilance.

La question de l'objectivité

Non moins que ce danger évident, multiple et si souvent signalé,


qui guetterait plus qu'aucun autre le chercheur contemporain
et qu'on peut résumer dans le mot de subjectivité. Que reste-
t-il dans l’historiographie contemporaine de l'« objet » chargé
d'une vérité sacramentelle, sur lequel le positivisme se jugeait
irréductiblement campé ? Il n’est plus personne pour croire
qu'une recherche — et, plus vraiment encore une découverte,
et puis une relation plus ou moins causale — n'est pas guidée
par quelque présupposé philosophique ou par l'environnement
socio-culturel de l'historien.
« Les “faits historiques”, écrit Michel de Certeau, sont déjà
» constitués par l'introduction d’un sens dans l’“objectivité”.
» [Les guillemets, ici, sont significatifs.] Ils énoncent, dans le
» langage de l'analyse, des “choix” qui lui sont antérieurs, qui
»ne résultent donc pas de l'observation — et qui ne sont pas
» même ‘“vérifiables”, mais “falsifiables” grâce à un examen
» critique! .» Mais ces choix, déjà si évidents dans Mathiez, ne
seront-ils pas exacerbés, avivés dans la pratique de l’« immé-
diatiste » ? Si passionnel que puisse être le rapport de Thucy-
dide à Alcibiade, de Camille Jullian à la hiérarchie franque,
de Seignobos aux Jésuites, celui qu'entretient un chercheur
aujourd’hui avec Franco, ou avec le parti communiste albanais,
ou avec François Mitterrand risque d’être plus violemment
conditionné par les engagements politiques ou philosophiques.
Est-il bien sûr pourtant que le citoyen-chercheur soit condamné
à la myopie partisane s'il s'interroge sur la politique fiscale
de Raymond Barre plus sûrement que s’il étudiait la politique
religieuse de Charles IX? Lié à son temps, à sa culture, à
son milieu créateur, il exprimera à coup sûr ce faisceau de
conditionnements dans l'orientation de sa recherche et dans
244 JEAN LACOUTURE

l'interprétation qu'il lui donnera. Il aura en cela un fameux


prédécesseur, Jules Michelet, et les images contrastées de
Jeanne d'Arc et de Napoléon que son génie violent impose à
l'idéologie populaire de la France.

L’historien du présent reste honnête en affichant ses choix


Condemné aux affleurements de la subjectivité, l’« immédia-
» tiste » trouve le salut dans la mise au clair de ses orientations.
C'est en s’aftichant qu'il se neutralise, ou s'ouvre les voies de
l'équité. C'est en signalant les gauchissements de la boussole
qu'il peut se retrouver impartial. C'est en s'avançant masqué
que le chercheur de l'immédiat s'éloigne le plus sûrement de
l'opération historique. Ce qui fait le prix de grandes œuvres
« immédiates » comme « l’Archipel du Goulag! », c'est la clarté
des affrmations préliminaires et la transparence du propos. Un
homme dit une expérience incomparable. Il jette sur la table
les documents qu'il a arrachés au prix de sa vie. Il clame ce
qu'il sait et ce qu'il croit. Et par là il est pleinement intelli-
gible.
Histoire, que tout cela? Une hagiographie, un réquisitoire,
cela fait une matière première historique, tout au plus, grom-
mellera le professeur, quand il ne parlera pas de « journalisme
» à sensation ». Peut-on avancer pourtant ceci: que le journa-
lisme cesse quand le travail du chercheur abolit le hasard —
ou restreint rigoureusement sa part inaliénable ? Ce hasard,
qui marque si fort l’activité journalistique, est lié non seulement
à ce que le métier lui-même, sa pratique, ses achèvements ont
d'improvisé, de discontinu, de capricieux, mais aussi aux péri-
péties de la vie sociale.
Etre là au moment de l'incendie du Bazar de la Charité, du
franchissement de la frontière autrichienne par les premiers
panzers, quand Castro sort de la Sierra Maestra pour entrer à
La Havane, quand de Gaulle jette le « Je vous ai compris ! », et
voilà une réputation faite. Etre absent du Caire, en congé ou
malade au moment où éclate en 1952 la révolte des officiers,
au moment où Sadate se dit prêt à aller « au bout du monde,
»ou même à la Knesset », et voilà un homme perdu pour la
presse. Le journalisme, forme élémentaire et balbutiante de
l'histoire immédiate, est terriblement tributaire du « scoop »,
la nouvelle inédite et frappante à la fois, telle la divulgation
de l'accord Laval-Hoare sur l'Ethiopie qui fit la gloire de Gene-
viève Tabouis. Mais l'historien n'est-il pas lui aussi en quête du
« Scoop » ? Les manuscrits de la mer Morte ou le rapport
Fournier sur son enquête à Montaillou sont aussi des « scoops ».
Ce journaliste ainsi ballotté par le caprice de l'événement reste
pourtant candidat à l'opération historique, dès lors que témoin,
L'histoire immédiate 245

acteur, médiateur, moteur ou voyeur il introduit dans sa


recherche une volonté rationnelle de situer, d’ordonner ces
séauences et de les rapporter à un sens au moins probléma-
tique.
Une volonté d’amasser, aussi. Si court que soit le délai qui
lui est imparti pour éclairer le conflit vietnamo-cambodgien
ou une grève chez Michelin, l'observateur de l'immédiat enta-
mera l'opération historique dans ia mesure où la diversité de
ses sources et l'ampleur de sa documentation lui permettront
recoupements et vérifications. On a vu qu'ici le temps ne fait
rien à l'affaire, ou fait de moins en moins en tout cas. Le
journaliste-mulot croque goulûment ses noisettes. L’historien-
écureuil les amasse. L’« immédiatiste » amasse en croquant. La
qualification de ce travail est moins fonction du temps que
de l’espace. Elle dépend moins du rythme — instantanéité ou
recul — que de l'ouverture du « compas » critique.

LE RETOUR DE L'EVENEMENT

Bien que l’« événement » soit resté pendant un siècle la matière


première de l’histoire positiviste, « objective » et passéiste avant
d'être raboté par l’école des Annales et roulé dans une énorme
continuité, l'irruption qu'il fait de nouveau sur la scène de
l’histoire est irrésistiblement liée à la tentative d’immédiateté
historique.
L'événement est doublement défini par la rupture, et par la
connaissance. Il a besoin de la différence, et du bruit qu'il
fait. Il peut très bien n'être qu'un épiphénomène très secon-
daire en définitive dans le processus de changement social.
Quels événements que l'affaire Boulanger, que la bombe de
Vaillant, que le procès de Mme Caillaux ! Mais s’il faut évaluer
ce par quoi une société bouge, un changement collectif s'opère,
on constatera que l’« événement » n'est souvent créateur que
d'émotions passagères. Le mouvement qu'il importe de décrire
se situe bien souvent hors de la grande foire aux bruits : aussi
bien distingue-t-on volontiers l'historien du journaliste par la
différence des niveaux d'écoute. Le premier, tel le pisteur indien,
se préoccupe moins du rodéo en surface que des échos venus
du sol où s'appuie son oreille. Pour lui, l’histoire est une chaîne
de sonorités sourdes qui pour les cinquante dernières années
vont de l'invention de la pénicilline à celle de la pilule (la
première ne devint un événement que bien après la découverte
de Fleming) et du changement du rapport de forces entre
mencheviks et bolcheviks, en 1912, au discret congrès de Prague,
à la reconnaissance de la suprématie des agrariens du Hou-
Nan sur les léninistes shangaïens à la conférence de Tsun-Yi
246 JEAN LACOUTURE

(1935): après quoi les dés étaient jetés pour l'assaut du Palais
d'Hiver et le Goulag, pour la prise de Pékin et la « révolution
» culturelle ».
Certes. Mais l'événement garde sa valeur spécifique, son
dynamisme propre. Faut-il voir en lui le point de convergence,
sinon de réconciliation, entre l’« immédiatiste » et le véritable
historien ? On tentera de découvrir au premier un autre «ter-
ritoire» que celui-là, encore que, pour l'heure, son apport
concerne plutôt la guerre du Kippour que le crépuscule du
franciscanisme dans les Pouilles depuis la fin du fascisme. Ce
qui distingue le journaliste de l’« immédiatiste », pourtant, est
peut-être l'aptitude à référer et à circonscrire l'événement dans
sa réalité.
Où se situe en effet l'événement ? Dans la condamnation du
capitaine Dreyfus ? Dans la publication par «le Figaro» du
fac-similé de l'écriture d’Esterhazy ? Dans l'invention par
Barrès du « parti des intellectuels » dreyfusards ? Dans la révi-
sion ? Pour ce qui a trait à l'épisode du rapport Khrouchtchev,
est-ce dans son énoncé mystérieux, dans la forme que « l'Huma-
nité » donna à sa semi-divulgation, dans le fait que celle-ci fut
assurée par la délégation polonaise, dans l'écho que lui donna
la presse mondiale ? Et s'agissant de la mise à l'écart de Mao
Tsé Toung, en 1959, on voit bien où s'ouvre la faille historique.
Mais l'événement ? La presse internationale commente son
changement de statut. Mais pour en dire l’ambiguïté. Nul alors,
pas même Edgar Snow! , ne donne à l'information sa dimension
d'événement presque thermidorien.
Dans l'événement véritable — Dien Bien Phu, Dallas, Bandoung,
retour de De Gaulle en 1958 — s'allient les forces de change-
ment et les puissances de l'information. L'histoire suit aussi
d'autres voies, et la diminution du taux de natalité du peuple
chinois entre 1960 et 1970 pèsera plus lourd sur les siècles à
venir que les changements de titulaires à l'Elysée ou à la
Maison-Blanche. Mais l'événement véritable n'est-il pas sans
frontière ? C'est dans la recherche de ses harmoniques, de ses
échos que consiste notamment l'opération historique. L'an 2200
ne se souciera peut-être guère des tribulations et avatars d'un
général français vers le milieu du xx° siècle. Mais ce qui comp-
tera peut-être encore, ce sera le processus de décomposition
en France de la démocratie représentative inventée trois siècles
p'us tôt en Angleterre, et la montée d’un système socio-politique
fondé à la fois sur la centralisation, l’industrialisation et la
technocratie.
Les mass média ont redonné la primeur à l’événement
L'événement ne date évidemment pas de l'émergence de la
grande presse, de la radio, du cinéma-télévision. La rédaction
L'histoire immédiate 247

des cahiers de doléances et le retour de l’île d’Elbe furent des


événements, dans la mesure où l'opinion publique fut directe-
ment et dramatiquement alertée. Mais il n’est pas impossible
que la poussée des trois grands média depuis la fin du x1x:® siè-
cle, faisant présager un formidable déferlement le « l’éÉvénement-
monstre », ait contribué à provoquer la réaction de l’école des
Annales et sa mise en défense contre la dictature de l’événe-
mentiel. Le débat reste ouvert. Mais de même que la proscrip-
tion de l’histoire instantanée au bénéfice du passé réduit par
les positivistes à l’état d'objet scientifique n'avait pas proscrit
l'événement, dès lors qu'il était embaumé dans un linceul ancien,
de même l’histoire anti-événementielle peut s’accorder avec le
concept d'immédiateté. Le journal d'un plombier du x1x° arron-
dissement et l'étude systématique de la vulgarisation des sani-
taires dans le monde rural sous la V° République sont ou
seraient de l’histoire immédiate non événementielle.
Dans l’immédiat, les «petits» se taisent
Il est vrai que l’« immédiatiste » a tendance à travailler « par
les crêtes». D'abord parce que c'est là qu'éclatent les plus
beaux orages et qu'il est le plus souvent marqué par une for-
mation de journaliste. Le mal qui frappe Georges Pompidou
retient son attention de préférence aux affections similaires
dont souffraient, à la même époque, quelques dizaines de petits
fonctionnaires. Et son dossier sur la réaction du peuple égyp-
tien à l'hypothèse d’une paix avec Israël se gonfle de déclara-
tions de vedettes du Parlement et de la presse avant que s'y
ajoutent celles des cantonniers du delta ou des feilahs du Saïd.
Pour plusieurs raisons. D'abord parce que si la principale
différence entre un espion et un correspondant de presse est
que le premier est tenu de citer ses sources à ses employeurs
et non le second, une enquête de journal n'est jugée crédible
que si elle est truftée de citations plus ou moins prestigieuses.
Ensuite, parce qu'il est infiniment plus facile de recueillir l'avis
d'un «grand» dont c'est souvent le métier et qui y trouve
son compte, en prestige et en influence. Un « petit » a presque
toujours à perdre en s'exprimant. Personne ne lui tiendra gré
de la vérité qu'il aura proférée. Ne saura qu'il a parlé que
celui qui y aura trouvé à y redire. D'où la difficulté de l’en-
quête au ras du sol, du moins pour celui qui doit constituer
très rapidement son dossier. Pour recueillir les éléments de
leur admirable « Rumeur d'Orléans! », il a fallu des mois
d'enquête à Edgar Morin et à son équipe. Et ils étaient en
France, sur une aire de travail minuscule, dans une société où,
en fin de compte, la parole est libre — mais non irresponsable.
Les crêtes que hante le plus souvent l'historien de l'immédiat
— et Tillon lui-même, racontant le procès en sorcellerie que
248 JEAN LACOUTURE

lui a intenté la direction thorézienne du P.C.F.,, ne parle


guère que des hiérarques, la « base » restant absente du débat —
ne sont pas seulement peuplées par les « grands». Elles se
dressent aussi, avec une sorte de hauteur convulsive, sur le
paysage de la banalité. Elles sont l’exceptionnel, le surprenant,
le jamais-vu. Elles sont par excellence l’atypique. Le journa-
liste le plus sérieux, doté de la culture historique et sociolo-
gique la plus complète, peut exercer son métier de telle façon
que le monde est fait exclusivement pour lui de coups de force,
de famines, de conflits et d’exodes. Il ne lui est que rarement
offert de considérer une société dans sa quotidienneté terne
et vraie. Pour lui, les Kabyles forment un peuple de maquisards,
les Irlandais une nation de terroristes, les mineurs lorrains une
société de grévistes.
Qui d’entre nous, journalistes, reporters, « immédiatistes », ne
s'est pris à rêver d’un type d'enquête restituant à la vie col-
lective sa banalité, son horizontalité ? Qui n'a eu envie de
dégringoler des crêtes pour cheminer dans la vallée moyenne,
et connaître enfin une humanité libérée de ses spasmes, de ses
paroxysmes, une humanité reflétée dans le simple miroir des
jours qui passent ?
L'actualité aujourd’hui est commandée par le sensationnel
Bien sûr, l’activité du chercheur de l'immédiat, souvent jour-
naliste, est commandée par une conception de l'actualité fondée
sur le sensationnel. Le directeur d’un des deux ou trois jour-
naux dignes de ce nom en France, comme celui d’une
collection d'histoire prochaine chez un grand éditeur, comman:-
dite plus volontiers une enquête sur les Palestiniens sonores
que sur les Esthoniens silencieux, sur l’Argentine bourdonnante
que sur le ronronnant Mexique. La règle des duellistes de
naguère, celle du « premier sang », est aussi celle de la presse
d'aujourd'hui. Donnez-moi à voir votre pinte de sang et je
vous donnerai le droit à la parole...
Il faudra bien inverser, ou raboter cette règle. Il faudra bien
que, mieux équipé intellectuellement que naguère, et beaucoup
mieux techniquement, le chercheur du présent puisse enfin être
admis à cheminer sur les coteaux modérés des pays dont l’his-
toire s'écrit au singulier, des provinces et des quartiers dont
la vie est d'abord une suite de jours. On verra alors s'opérer
une surprenante conjonction entre ces «amateurs» et les
professionnels de l'enquête quantifiée, rationalisée, durable.
On constatera qu'entre l’histoire de la révolte étudiante d'Alain
Touraine, l'enquête de Josette Alia sur les chrétiens d'Orient,
un livre de la collection «Terre humaine» que dirige Jean
Malaurie!, un reportage de Jean-Claude Guillebaud sur l’Ery-
thrée, «le Japon troisième grand» de Robert Guillain et les
L'histoire immédiate 249

meilleures réussites de la collection « Témoins! », il y a plus


de différences dans les méthodes de travail et la matière pre-
mière que dans les apports à la connaissance de notre temps.

QUELQUES MODELES

Dans la mesure où est retenu le double impératif de rapidité


d'exécution, mais aussi de recoupements des documents et de
multiplication des sources, le travail solitaire devient de plus en
plus problématique, sinon inconcevable. Nous vivons peut-être
le temps des derniers artisans du soliloque. De plus en plus
se créent, en vue de la recherche de l’immédiat aussi bien que
pour ce qui a trait à l'opération historique, des collectifs. Un
des modèles, au plan du journalisme, est celui que propose
l'équipe des meilleurs reporters et analystes du «Sunday
Times » londonien.
À l’occasion notamment de la quatrième guerre arabo-israélienne
d'octobre 1973, ce groupe de journalistes britanniques réalisa
et publia dans un délai de quelques semaines une enquête qui
peut être tenue pour un modèle du genre. Il faut que les Fran-
çais soient bien individualistes, et tiennent bien abusivement
la recherche et la découverte pour ces « prouesses », en quoi
Jesse Pitts voyait si justement l’une des raisons d'être du
peuple gaulois, pour que telle ou telle des meilleures publi-
cations françaises n'aient pas encore opéré de la sorte — «le
Nouvel Observateur » limitant ce type de travail à des problèmes
dits « de société ». À moins qu'elles ne le fassent en donnant à
l'ensemble de la recherche collective la signature unique du
« patron », comme il en va encore si souvent dans le domaine
féodal de la recherche médicale.
Avant que s'organise et se systématise ce type de recherche
plurale, l’histoire immédiate peut revendiquer un bon nombre
de chefs-d'œuvre. On peut bien sûr s'interroger sur ia nature
d'une évocation comme celle de la révolution de 1848 par
Tocqueville, merveilleux exemple de lucidité instantanée et de
vivacité recréatrice. Mais des « Mémoires », avec ce qu'ils ont
de résolument introverti et la distance que se promettent
leur
auteur entre rédaction et publication, peuvent-ils être vraiment
accueillis dans la catégorie de l’histoire immédiate ? Il en va
de même pour ceux d'un Victor Serge, indispensable pourtant
à l’histoire du xx° siècle.
On a dit jusqu'à quel point l’histoire de Trotsky peut être
considérée comme une référence. Il faut bien sûr citer Marx,
du journaliste londonien à l'historien du «18 Brumaire de
Louis-Napoléon » ou de la Commune. Impressionnants aussi
sont les précédents proposés par le David Rousset du « Pitre
250 JEAN LACOUTURE

rit » et plus encore par le Marc Bloch de « l'Etrange Défaite ».


Dans les deux cas, un esprit vigoureux, placé ou se piaçant
devant l’inimaginable, s'applique à faire fonctionner lucidement
son esprit d'analyse et son équipement culturel pour compren-
dre et faire comprendre, mesurer, prévoir, suggérer.
Mais si l'on est à tout prix à rechercher son modèle, on le
retrouvera dans l'œuvre d’un historien plutôt que dans celle
d'un journaliste. Avec toutes ses imperfections, ce nous paraît
être « l'Afrique du Nord en marche », de Charles-André Julien,
écrite au feu même des événements qui bouleversèrent le Magh-
reb, il y a vingt-cinq ans, et publiée au moment sinon le plus
tragique de la décolonisation de l'Afrique blanche, au moins le
plus confusément dramatique : l'été de 1952, celui où une
menace de déposition du bey de Tunis se combine avec la
montée des périls en Algérie et la conjonction, au Maroc, entre
la camarilla du palais et les forces populaires.
Dans ce maelstrôm de tensions, de fièvres, de complots, d'opé-
tions d'intoxication, Charles-André Julien se meut avec une
implacable maîtrise, éclairant de son immense connaissance
du passé les fruits de son active enquête présente. On dit
active, car l'historien était aussi, en ce temps-là, un personnage
du drame, ne craignant pas d'intervenir dans le débat par
l’article, le conseil, l’admonestation. Et il faut avoir vu Julien
courir chez son éditeur, et jusqu'à chez l’imprimeur, pour cor-
riger les épreuves de son livre en fonction des dernières
dépêches parvenues de Tunis, puis retoucher de mois en mois
et d'édition en édition son brûlant ouvrage, pour savoir jus-
qu'où peut aller la lucide passion d'éclairer immédiatement
l'histoire en fusion.
On peut faire bien des objections à ce travail que marquent à
la fois la précipitation de l'écriture, la hâte de l'enquête, les
partis-pris de l'auteur, les démentis ultérieurs de l'événement.
On peut aussi soutenir — c'est une argumentation qui court,
en filigrane ou non, d’un paragraphe à l'autre de cet article —
que cette naïveté, précisément, cette subjectivité, et cette
hâte créatrice sont les vertueux attributs de l’« immédiateté ».
On pourra écrire de meilleurs livres que celui de Charles-
André Julien sur la décolonisation au Maghreb : mais qui saura
retrouver ce certain feu d'enthousiasme ou de colère, cette
fièvre d'illusions, d’indignation, l'extraordinaire ton de frater-
nité qui liait alors les militants maghrébins aux plus courageux
de leurs amis français, un Massignon, un Mauriac, un Julien ?

L'histoire immédiate est une projection de notre siècle convulsé


C'est alors que l’on voit s'affirmer la nécessité, le caractère
en quelque sorte inévitable de cette histoire immédiate. Ce
L'histoire immédiate 251

n'est pas du fait d'on ne sait quelle tocade d'éditeur ou de


ministre, ou même d'une mode qu'on l’a vue naître, mais du
fait même de l'apparition d'un type de vie non seulement
agité, dramatique — tous le furent, hormis dans quelques
« sociétés froides » — mais prodigieusement conducteur de la
chaleur sociale. L'histoire immédiate n'est pas un « gadget » de
notre siècle. Elle en est une sécrétion et une projection.
Ce qui caractérise le monde convulsé et communiquant où nous
vivons, ce n'est pas seulement que toute crise nous saisit
immédiatement à la gorge, qu'elle soit provoquée par la création
d’un « mochar » israélien dans le Golan, l'accident de voiture
d'un émir de la côte des Pirates ou une grève à Cracovie, et
que cette crise peut à tout instant bouleverser notre vie, enrayer
le processus de production ou condamner au froid des nations
entières — après tout, c'était déjà le cas au temps de Sara-
jevo —, c'est que ces événements soient aussitôt portés à la
connaissance de l'opinion, la poignant, la jetant dans l'angoisse.
C'est cette immédiateté de la communication qui impose le
développement de l’histoire immédiate, signaux de brume d'une
société hallucinée d'informations et en droit d'exiger l'intel-
ligibilité historique prochaine.

L’historien et le journaliste se rapprochent de plus en plus


Le monde entier est à chaque instant l'Afrique du Nord de
1952. Sur-information ou pas, nous recevons tous, chaque matin,
au réveil, un dossier d'archives. Le monde présent appelle à
tout moment son Charles-André Julien, fougueusement lancé
au cœur de la mêlée, armé d'une longue science et d’une rapide
lucidité, pour éclairer et ordonner cette bibliothèque en marche.
Est-ce en vue d'acquérir les moyens de se regarder mourir
pour se donner enfin les chances de vivre cue la société occi-
dentale a entrepris de faire converger l’histoire écrite et l’his-
toire parlée ? Entre Lavisse et Rochefort, il y a un siècle, quoi
de commun ? Et encore entre Pierre Renouvin et Albert Lon-
dres, il y a un demi-siècle ? Mais aujourd’hui, et indépendan-
ment de la vogue immense de la lecture historique relative à
l'« affaire des poisons » aussi bien qu’à la transformation du
soc de charrue en Languedoc, une sorte de passion unitaire
venue de la base a contraint les deux courants sinon à se
rejoindre, du moins à échanger informations et méthodes. La
presse et les enquêteurs «immédiatistes» se sont ouvert la
porte des archives. Les historiens savent considérer le présent
et appliquer à ses convulsions leur rigueur professionnelle.

Histoire, science du changement, décrivant, par le jeu de la


culture sur la nature, les mutations des structures ? Le rappeler
252 JEAN LACOUTURE

n'est pas invalider la recherche « immédiatiste ». Une enquête


rigoureuse sur les rapports entre Paris et l’industrie automobile,
de 1970 à 1980 et de Pompidou à Giscard d'Estaing, en dirait
assez long sur les modifications de la culture et de la société
française.
En quête d’une tentative de définition, l’« immédiatiste » serait
tenté de suggérer que la discipline qu'il s'efforce de pratiquer
ne porte pas exactement sur ces changements et moins encore
sur le «changé»; mais sur le «changer». Comme Malraux
ouvrait la voie à l’existentialisme tragique et littéraire en faisant
dire au héros de «la Voie royale» que ce qui compte n'est
pas la mort, mais le « mourir », ainsi l’« immédiatiste» porte-
til son attention prioritaire sur ce passage existentiel.
Ce Sherpa de l'opération historique qui trace grossièrement la
piste en portant sur son dos le fardeau de l'événement ne
mérite peut-être pas qu'on lui propose de planter le drapeau
au sommet de la montagne. Mais, sur pente, il scrute les parois,
fixe des crampons, pose des jalons. Lui fera-t-on une place sous
la tente, à l'heure de la halte ?
Jean Lacouture

Notes

Page 230
1 P. Robrieux: Thorez, vie secrète et publique (Paris, Fayard, 1975).

Page 231
l L'Athénien Thucydide (v. 465 av. J.-C.) fut condamné à l’exil pour
n’avoir pu empêcher le Spartiate Brasidas de s'emparer d’Amphipolis alors
qu’il était chargé de surveiller la côte thrace.

Page 232
IE. Le Roy Ladurie: Monfaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Paris,
Gallimard, 1975).

Page 233
1 L’historien V. Duruy (1811-1894) fut ministre de l'Education publique
de 1863 à 1869 sous Napoléon III, qu’il avait cité dans ses recherches pour
la Vie de César.
2 Science auxiliaire de l'Histoire, qui étudie les inscriptions sur matières
durables, telles que la pierre ou le métal.

Page 234
1 Paul Veyne: /’Inventaire des différences (Paris, Le Seuil, 1976).
2 Ibn Khaldoun (Tunis, 1332 - Le Caire, 1406) est le plus connu des his-
toriens arabes.
3 Charles de Gaulle: Mémoires de guerre, 4 vol. (Paris, Plon).
L'histoire immédiate 253

Page 235
! Jean, sire de Joinville (1224-1317) accompagna saint Louis en Egypte.
Il a écrit sur ses vieux jours (1305-1309) une histoire de saint Louis, intitu-
lée Mémoire.
2 Philippe de Commynes, sire d’Argenton (1447-1511), entra d’abord au
service de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, mais en 1468 il découvrit
en Louis XI le maître qui convenait à son esprit. Ses Mémoires (8 livres)
furent rédigées de 1489 à 1498.
3 Jean Froissart (v. 1333- v.1400) est un clerc cultivé qui vécut parmi les
nobles. Devenu Chapelain de Chinay, il se mit à la rédaction de ses Mémoi-
res, s'inspirant de points de vue anglais puis français sur la guerre de Cent
Ans.
4 Prosper Olivier Lissagaray (1839-1901) est un journaliste français qui
écrivit une Histoire de la Commune à laquelle il avait participé. Il était réfugié
à Londres.

Page 237
1 Bob Woodward et Carl Bernstein: les Fous du Président (Paris, Laf-
font, 1974). Auteurs aussi de Watergate, les derniers jours de Nixon (Paris,
Fayard, 1976).

Page 241
1 Charles Tillon: Un procès de Moscou à Paris (Paris, Le Seuil, 1971).

Page 242
1 Charles-André Julien: /’Afrique du Nord en marche, 2 tomes (Paris,
Julliard, 1972).

Page 243
1 Faire de l’histoire, tome I, page 5 (Paris, Gallimard, 1974).

Page 244
1 A. Soljenitsyne: /’Archipel du Goulag (Paris, Le Seuil, 1974).

Page 246
1 Journaliste américain, spécialiste de la Chine et ami de Mao.

Page 247
1E. Morin: /a Rumeur d'Orléans (Paris, Le Seuil, 1972).

Page 248
1 Editions Plon.

Page 249
1 Editions Gallimard.

Page 250
1 Deux tomes parus chez Julliard, 1972.
254 JEAN LACOUTURE

JEAN LACOUTURE

Né en 1921. Licencié en droit et en lettres, diplômé de l’Ecole des sciences politiques. Grand
reporter au Monde. Rédacteur au Nouvel Observateur. Chargé de cours à l’Institut d’étu-
des politiques de Paris. «Fellow » à l’Université de Harvard. Créateur de la collection
«L'Histoire immédiate » au Seuil. Auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Fran-
çois Mauriac (Le Seuil, 1979), Pierre Mendès France (Le Seuil, 1981), De Gaulle (Le Seuil,
1984, 1985, 1986) et 7962, Algérie, La guerre est finie (Complexe, 1985).
GUY BOIS

Marxisme et histoire nouvelle

Deux puissants courants traversent l'historiographie contempo-


raine. Le premier — le marxisme — se présente comme une
théorie générale du mouvement des sociétés dont il entend
rendre compte par l'emploi d'un certain nombre d'outils spéci-
fiques ou concepts de base, au premier rang desquels figure le
concept de mode de production. Il prétend à une vision glo-
bale, cohérente et dynamique des processus sociaux. Son
influence s'étend bien au-delà des historiens dits « marxistes »
ou se prétendant tels. Par de multiples voies, il a imprégné la
production historique, spécialement en France. Le deuxième est
qualifié par ceux qui s’en réclament d’«histoire nouvelle ».
Accablant de sarcasmes la vieille histoire, empirique et posi-
tiviste, celle de Seignobos, les nouveaux historiens préconisent
un renouvellement des méthodes historiques qui donnera à
cette discipline un statut scientifique — « L'histoire attend
» peut-être son Saussure », nous disent Jacques Le Goff et
Pierre Nora — et permettra enfin de « faire de l’histoire ».
Naturellement, ces deux courants ne peuvent s’ignorer. Alimen-
tés, l’un et l’autre, par le même rejet d’une pratique historique
désuète, ils se côtoient, mêlent parfois leurs eaux indistincte-
ment, mais aussi rivalisent et d’ardeur et de méfiance réci-
proque. Leur confluence encore partielle, confuse et tumultueuse
sera peut-être le grand événement historiographique de cette
fin de siècle; elle est, déjà, un phénomène fascinant, ne serait-
ce que par l'enchevêtrement des rapports d’alliances et de
conflits qu'elle porte en elle. On peut aussi affirmer que les
destinées, à court terme, du matérialisme historique dépendront
dans une large mesure de l'issue de sa confrontation avec
256 Guy Bois

l’« histoire nouvelle ». Ses concepts sont mis à l'épreuve de


ce renouvellement méthodologique. Dans les vingt dernières
années, la vision des modes de production précapitalistes s’est
profondément modifiée. Voilà qui justifie un examen attentif de
la confluence entre marxisme et « histoire nouvelle ».

QUEL MARXISME ?

Mais, au préalable, prenons garde au schématisme, voire aux


ambiguïtés, de ces deux appellations. S'agissant d’abord du
marxisme, on ne peut se dissimuler (ou dissimuler) plus long-
temps que le label recouvre des pratiques historiques fort diffé-
rentes les unes des autres et parfois même étrangères les unes
aux autres. Les incidences du politique ont été, à cet égard,
déterminantes. Il serait vain de minimiser l'étendue des défor-
mations ou des scléroses imputables au long sommeil dogma-
tique dont le stalinisme a été l'expression la plus frappante.
Vain aussi d'imaginer que les pays de l'Est aient eu le monopole
de la sclérose idéologique ou encore que les marxistes occiden-
taux s’en soient libérés par la seule dénonciation du culte de
la personnalité.
Sur le slan historiographique le bilan provisoire de ce phéno-
mène est déjà une catastrophe. Discours stéréotypé, blocage de
la recherche (sauf dans des secteurs comme l'archéologie, plus
indépendants de la sphère idéologique), manipulation scolas-
tique et artificielle des concepts en sont les principaux symp-
tômes. Quiconque rencontre aujourd'hui une délégation
officielle d’historiens soviétiques peut en faire la cruelle consta-
tation. Le pire est qu'une telle parodie du marxisme nourrit
son contraire, c'est-à-dire une tendance à l'abandon, plus ou
moins avoué, du matérialisme historique, tendance de plus en
plus perceptible dans plusieurs pays de l'Est et qui ouvre la
voie à l'invasion idéologique des sciences sociales américaines.
Naturellement, tout n’est pas aussi noir dans le tableau historio-
graphique de ces pays : des chercheurs de grand talent y restent
sur la brèche ; de très honorables manuels y sont encore rédi-
gés telle l’« Histoire du Moyen Age » de N. Abramson, À. Gou-
révitch et N. Kolesnitski dont les Editions du Progrès nous ont
donné une traduction récente ; les écoles historiques polonaise
et hongroise conservent leur brillante vitalité, et c'est de Var-
sovie que nous sont venues des impulsions décisives avec les
travaux de W. Kula.
La pratique historique marxiste est en crise
Tout cela n'enlève rien au diagnostic de crise de la pratique
historiographique marxiste dont les effets, atténués il est vrai,
sont également perceptibles à l'Ouest et y dessinent au sein
Marxisme et histoire nouvelle 257

de la recherche marxiste de réelles lignes de démarcation. Entre


une pratique compassée et timorée du marxisme, encore pri-
sonnière de ce qui est supposé être un « acquis » historiogra-
phique, et une pratique plus critique à l'égard de cet « acquis »
et dominée avant tout par l'exigence d'un retour aux sources
du marxisme, la distance est grande ; elle ne cessera pas, me
semble-t-il, de croître. À l’heure actuelle on n'échappe pas, sans
se leurrer, à ce choix. Et ce choix n'est pas sans conséquence
sur l'attitude adoptée par son auteur vis-à-vis de l’«histoire
nouvelle ». Le rationalisme foncier de ceux qui entendent œu-
vrer à un renouveau radical de la recherche historique marxiste
les conduit à intégrer tous les apports méthodologiques récents
susceptibles d’être féconds ; alors qu'à l'inverse l’ancrage dans
une pratique plus traditionnelle nourrit davantage de méfiance
à l'égard de ces apports, sauf dans le cas où l'ouverture sur
l’« histoire nouvelle » est conçue comme le paravent destiné à
masquer l'attachement à des positions dogmatiques.

QUELLE HISTOIRE NOUVELLE ?

Il n’y a pas davantage une « histoire nouvelle ». On peut certes


la définir sommairement par quelques préoccupations domi-
nantes : l'élargissement du champ d'observation de l'historien
par la découverte de « nouveaux objets » ; l'appel à un ensemble
de sciences humaines (anthropologie, science économique, socio-
logie, psychanalyse...) ; la mise en œuvre de méthodes quanti-
tatives de plus en plus sophistiquées, sur la base d’une documen:-
tation sérielle. Mais cela suffirait-il à lui donner une quelconque
unité ? À vrai dire, l’« histoire nouvelle » a déjà derrière elle
sa propre histoire, jalonnée d’ambiguïtés et de contradictions.

Née avec l'horizon 1930, portée par le prestige de Lucien


Febvre et de Marc Bloch, elle a longtemps mené un combat
courageux contre le positivisme qui imprégnait l’ensemble de
l'idéologie historique et acquit ainsi une légitime réputation
pionnière. Puis vint, avec les années soixante, l'explosion triom-
phante, contemporaine des grandes mutations sociales et poli-
tiques de notre pays et de la poussée du structuralisme : elle
progresse alors dans toutes les directions, refoulant l’« histoire
traditionnelle » dans des secteurs protégés (l’histoire de l’Anti-
quité notamment), occupant des positions stratégiques dans
l'institution universitaire (Ecole pratique des hautes études,
Collège de France). Peu importe que les tenants des méthodes
traditionnelles conservent encore dans l’université un large pov-
voir institutionnel (appuyé sur un organisme anachronique de
par sa conception et sa composition: le Comité consultatif),
258 Guy Bois

l'«histoire nouvelle» exerce désormais une influence domi-


nante. Et les ambiguïtés vont naître inévitablement de ce succès
même.

L’«histoire nouvelle» risque d’être victime de la mode


D'abord parce que ce qui avait été, pour l'essentiel, un renou-
vellement fécond des méthodes de l’histoire a été rapidement
altéré par le phénomène de mode consécutif aux succès rempor-
tés. Voici l’«histoire nouvelle » lancée comme une marque de
lessive ! Reste-t-on attaché à une histoire historisante, unili-
néaire et étroitement événementielle, on se proclamera de la
« nouvelle école » afin de rendre le produit plus vendable. Mieux,
l'on verra bientôt des historiens parmi les plus empiristes deve-
nir les promoteurs enthousiastes du raffinement statistique: à
l'élaboration d'outils conceptuels est ainsi substituée la mise
en œuvre de simples techniques. Le positivisme trouve là l’occa-
sion de se survivre en se drapant dans un nouveau vêtement.
Enfin, comment les préoccupations idéologiques resteraient-elles
absentes au moment où la vague de modernisme historique
déferle ? Le rôle dominant qu'acquiert l’«histoire nouvelle»
lui dicte des responsabilités en ce domaine. Il ne s’agit pas
seulement de jeter à bas des vieilleries méthodologiques, il
s'agit aussi de dresser une nouvelle ligne de défense dans la
bataille d'idées du monde contemporain. L'introduction et la
diffusion de la New Economic History américaine sont très
significatives à cet égard. Avec une naïveté amusante, Jean Hef-
fer, dans la présentation qu'il donne des travaux de cette école,
multiplie les professions de foi! : l’histoire est un « fourre-
tout » dont il convient de se dégager (p. 82) ; quant à l’ «histoire
totale », il « faut affirmer avec force qu’elle n’est pas du tout
» pour l'instant scientifique à cause de sa prétention humaniste
» globale », ce qui justifie à ses yeux des ambitions plus limi-
tées, un certain « réductionnisme » ; l'adversaire, naturellement,
est désigné non sans condescendance : «les historiens mar-
xistes » (sont-ils si nombreux d'ailleurs ?).. qu'il faut « laisser
» à leurs chimères » (p. 34).
Nous voici loin des inspirations initiales, très loin de L. Febvre
et de M. Bloch, pour ne citer qu'eux. Allez dire après cela qu'il
existe une histoire nouvelle. ! Dans ces conditions, sa confron-
tation avec l’histoire marxiste ne saurait être simple. De part
et d'autre, les démarcations internes sont trop marquées pour
être négligées. Elles expliquent l'enchevêtrement souvent confus
et contradictoire des dispositifs d'attaque des deux courants.
Mais le problème demeure : entre ce qui se veut une théorie
générale de l'Histoire, et ce qui se veut un renouveau des
méthodes historiques, des points de confluence existent-ils ?
Marxisme et histoire nouvelle 259

L'INFLUENCE DU MARXISME
SUR LE RENOUVEAU METHODOLOGIQUE

On remarquera d'abord que le marxisme a joué, très tôt, un


rôle fécond dans ce renouveau méthodologique. Dans la mesure
où il tend à une histoire « globale » ou « totale » qui doit sai-
sir simultanément les différents aspects de la vie sociale (l'éco-
nomique et le mental, le social et le politique), il a vocation,
dès ses origines, à s'ouvrir sans restriction aux diverses sciences
de l’homme. Conférant aux classes sociales et à leur lutte un
rôle décisif, il porte plus d'intérêt aux structures qu'à l’événe-
ment superficiel, au collectif qu’à l’individuel, au quotidien qu’à
l’accidentel. Quant aux méthodes quantitatives, faut-il rappeler
que Marx en faisait déjà un large usage ? Il n'est donc pas
surprenant d'observer l'influence du marxisme dans le chemi-
nement de l’«histoire nouvelle » et de l’observer jusque chez
le chef de file de la New Economic History, Robert Fogel, dont
la formation doit beaucoup au matérialisme historique. L’ana-
lyse attentive de cette influence ne manquerait pas d'intérêt et
permettrait sans doute d'y percevoir trois niveaux distincts.

Une influence indirecte

Il y a d’abord l'influence indirecte et diffuse exercée par le


marxisme sur l’ensemble de l’historiographie française, mais en
deux temps bien distincts. Jusque dans les années cinquante,
«c’est en tant que méthode d'analyse unissant économie et
» histoire que le marxisme a influencé en France la science
» historique », nous dit très justement Jean Bouvier dans sa
contribution à « Aujourd’hui l’histoire! ». « Beaucoup font, en
» quelque sorte, du marxisme (ou un peu de marxisme) sans le
» savoir, et à doses fort variables.» L'homme qui a le plus
contribué à cette pénétration diffuse est, on le sait, Ernest
Labrousse dont les préoccupations sont restées centrées sur la
question des rapports entre les classes sociales et de la répar-
tition des revenus entre elles. Je n'irai pas jusqu’à suivre Jean
Bouvier quand il écrit dans le même article qu’'Ernest Labrousse
a réalisé « une sorte de fusion de Marx et de Simiand », car
c'est omettre qu'il a toujours repoussé avec obstination le
concept central du matérialisme historique (celui de mode de
production) et que, pour cette raison, son œuvre historique, si
grande soit-elle, restera marquée par une tonalité « écono-
miste », mi-conjoncturaliste, mi-malthusienne.
Il n'empêche qu'il demeurera l'exemple le plus remarquable de
ces historiens qui, placés à la lisière du marxisme, y ont utile-
ment puisé certains instruments d'analyse et contribué à leur
260 Guy Bois

diffusion. Les mêmes remarques pourraient, observons-le, s’ap-


pliquer à l'œuvre de Marc Bloch — tout spécialement aux
« Caractères originaux de l'Histoire rurale française» qui a
donné des impulsions déterminantes, pour plusieurs dizaines
d'années, à l'histoire économique médiévale.
Ce processus d'influence indirecte du marxisme (et du même
coup, de renouvellement méthodologique) par la médiation
d’« hommes de la lisière » (mais l'expression, nous allons le
voir, est devenue trop faible, compte tenu des nouveaux pas
franchis) s'est poursuivi, sous d’autres formes, dans les vingt
dernières années. L'élément nouveau est que cette influence ne
se limite plus au seul domaine économico-social : elle s'étend à
l’ensemble des instances de la vie sociale. Ceux qui en sont les
agents utilisent consciemment, bien qu’implicitement, le concept
de mode de production et, ce faisant, ils franchissent la
« lisière », même si c'est de façon ponctuelle, provisoire ou pru-
dente. Tel est le cas de Jacques Le Goff dans sa brillante « Civi-
» lisation de l'Occident médiéval » quand il nous présente un
système socio-économique cohérent, animé par une idéologie
économique originale! ; celui aussi de Georges Duby dont on
ne voit plus très bien ce qui pourrait encore le séparer du
marxisme quand on lit les pages admirables qu'il a consacrées
à l’histoire des idéologies dans « Faire de l’histoire? ». Non
seulement la définition rigoureuse du concept d'idéologie est
empruntée explicitement à Louis Althusser, mais l'idéologie est
replacée dans un ensemble social où les structures matérielles
(production, répartition) et les rapports de classes ont toute
leur place. Assurément sa vision de l’histoire est totale, à la
fois matérialiste et dialectique, comme en témoigne l'énoncé
des cinq caractéristiques des idéologies, définies comme « glo-
» balisantes, déformantes, concurrentes, stabilisantes et pra-
» tiques », (pp. 149-150). Qu'importe si dans un tel article la ter-
minologie habituelle du matérialisme historique est absente.
L'essentiel est que s’y réalise de façon exemplaire la fusion
entre marxisme et «histoire nouvelle». L’'élargissement des
horizons de l'Histoire et l'élaboration de nouveaux outils
conceptuels, loin d’être conçus comme une machine de guerre
contre le marxisme, prennent appui sur lui; mieux, par les
problèmes posés et les éléments de réponse apportés, ils parti-
cipent à son enrichissement. Nous sommes déjà dans la
confluence de ces deux grands courants.

Des apports directs

Deuxième niveau d'influence et deuxième forme de confluence:


les apports directs d’historiens marxistes à tel ou tel aspect du
Marxisme et histoire nouvelle 261

renouvellement des méthodes historiques. Il s’agit de chercheurs


se référant explicitement au matérialisme historique, conduisant
leurs recherches dans le cadre de ses hypothèses générales, et
dont l'effort principal porte sur un problème donné: l'articula-
tion entre l'Histoire et telle science humaine ou l'ouverture de
nouveaux champs historiques. En voici deux exemples parmi
bien d’autres.
Des marxistes font de l’histoire nouvelle
Avec « Histoire et Linguistique », Régine Robin illustre ce type
de démarche!. Il s’agit d’une « interrogation sur les carrefours
» conceptuels » des deux disciplines, de « montrer aux histo-
» riens que la lecture d'un texte et d’un ensemble de textes
» pose problème tout comme la production du sens, que cer-
» taines régions de la linguistique peuvent leur être d'un grand
» Secours à condition qu’elles ne soient pas placage, application
»*non raisonnée ou fausse interdisciplinarité » (p. 7). Son but :
parvenir à une théorie du discours, et notamment du discours
politique, en le considérant comme un processus et en exami-
nant les modes d’articulation qui lient les pratiques discursives
aux autres niveaux de l’activité sociale. Entreprise ambitieuse
et complexe qui implique une nette distinction entre discours et
idéologie (bien que le discours soit partie intégrante de la
sphère idéologique) et le recours à un ensemble de sciences de
la signification (linguistique, psychanalyse, sémiotique..), mais
entreprise féconde dont on devine déjà la multiplicité des points
d'application, depuis Cicéron jusqu’au discours politique
contemporain.
Plus décisive encore la percée réalisée par Michel Vovelle dans
l’histoire des mentalités. Voici sans doute le plus subtil et le
plus imaginatif des historiens marxistes contemporains, celui
aussi qui a le plus contribué aux progrès de l’«histoire nou-
» velle» en ne se limitant pas (comme il arrive encore trop
souvent) à un discours méthodologique de caractère très général,
mais en affinant ses méthodes au feu des recherches concrètes,
dans une union intime et rare de la théorie et de la pratique.
Avec Michel Vovelle, l’« histoire nouvelle » peut être jugée à ses
fruits.
Ce sont avant tout la fête et la mort. À défaut d'une analyse
approfondie qui n'aurait pas sa place ici, suivons un instant
Michel Vovelle face à l'interrogation qu'il a posée avec tant de
force : comment les hommes ont-ils vécu leur mort ? Dans
« Piété baroque et Déchristianisation: attitudes provençales
» devant la mort au siècle des Lumières d’après les clauses de
» testament», il opère une série de choix méthodologiques
significatifs?. D'abord le projecteur du chercheur est braqué
sur un problème, par là même soigneusement cerné et exploré :
262 Guy Bois

l'attitude devant la mort. Ensuite l'étude s'inscrit dans la longue


durée indispensable à la perception des éventuelles flexions et
ruptures d’une sensibilité collective. Enfin le choix des sources
traduit la volonté d'opérer sur un matériel homogène, suscep-
tible de quantification : les éléments hétérogènes de la documen-
tation sont laissés de côté au profit d’une source unique et
sérielle, les testaments. C’est de l'évolution du testament, sou-
mis à une très minutieuse analyse, que le chercheur attend une
réponse à la question posée. Et, « contre toutes apparences, les
» formules notariales, loin d’être inertes, se révèlent mobiles,
» aptes à traduire un mouvement et par là même à refléter
» les mutations de sensibilité collective de la clientèle nota-
» riale ». L'enquête révèle ainsi une profonde mutation à partir
des années 1760: le testament se laïcise et se personnalise,
« l'image de la mort a changé. Le réseau des gestes, des rites
» dans lesquels ce passage se trouvait assuré. s’est profondé-
» ment modifié. On ne sait si l’homme s’en va plus seul, moins
» assuré de l’au-delà en 1780 qu'en 1710, mais il a décidé de ne
» plus en faire confidence ». Avec l'analyse de cette mutation
nous pénétrons ainsi, d’un pied ferme, dans le champ vaste de
la déchristianisation. Démarche exemplaire.
Je distinguerai enfin un troisième niveau d'interférence entre
marxisme et «histoire nouvelle», niveau d'interférence qui
s'ébauche à peine, à l’heure actuelle, maïs dont les implications
peuvent se révéler dans un avenir proche d’une haute impor-
tance. Il est le fait d’historiens marxistes, pleinement acquis
par ailleurs à l’utilisation des méthodes nouvelles et dont la
préoccupation fondamentale est de prendre appui sur ces der-
nières pour faire progresser la méthodologie marxiste et la
dégager, de manière décisive, de l’engourdissement dont elle
souffre encore. Comme dans le cas précédent, la combinaison
des deux éléments est réalisée, mais la hiérarchie des préoc-
cupations n’est pas la même : le renouvellement des méthodes
historiques est moins considéré comme une fin en soi que
comme l'outil nécessaire d'une réflexion théorique plus fonda-
mentale. Arrêtons-nous à nouveau sur deux illustrations de cette
démarche.
La première nous vient d'Allemagne fédérale en la personne
d'un jeune chercheur, aux qualités éclatantes, Hans Medick,
co-auteur d’un livre récent, « Industrialisierung vor der Indus-
» trialisierung » (l’Industrialisation avant l'industrialisation)
qui apparaît déjà comme une contribution exceptionnelle à la
théorie de la transition du féodalisme au capitalisme! . Il nous
décrit l'émergence, l'essor et le déclin d’une structure (la proto-
industrie) qui serait caractéristique du dernier stade du féoda-
lisme ou du premier stade du capitalisme. Structure résultant
Marxisme et histoire nouvelle 263

de l’étroite combinaison entre une industrie rurale moulée dans


le cadre familial ou domestique et une organisation capitaliste
du marché assurant la ventilation de ses produits sur le nouveau
marché mondial.
Hans Medick tourne radicalement le dos à l’empirisme qui
l'aurait conduit à la description minutieuse de toutes les formes
de proto-industrialisation en Europe et qui l'aurait contraint
ensuite, pour passer du descriptif à un pseudo-explicatif, à insé-
rer plus ou moins artificiellement ces données dans un peu de
conjoncture, beaucoup de démographie, le tout dans la longue
durée. Non, ce qui intéresse notre chercheur, c'est de révéler
le fonctionnement de la structure et ses déterminations. Il y
parvient grâce à la mise en œuvre des méthodes nouvelles de
l’histoire, sur deux plans distincts. La macro-analyse du phéno-
mène prend appui sur un ensemble de recherches quantitatives
(tant démographiques qu'économiques) mettant en évidence la
relation entre la proto-industrialisation et la « déstabilisation
»et décomposition des sociétés paysannes traditionnelles de
» l'Europe ». La micro-analyse, ensuite, repose sur de larges
emprunts à l'anthropologie : elle part des règles de comporte-
ment économiques des producteurs, c'est-à-dire des paysans
« proto-industriels », dont l'objectif sera d’équilibrer travail et
consommation (en ne travaillant que quand ce travail est indis-
pensable à la consommation) ; puis elle dévoile les mécanismes
originaux d'exploitation (le « profit différentiel » qui surpasse à
la fois ceux réalisables dans le système corporatif ou dans le
cadre manufacturier) pour nous conduire à l'étude du proces-
sus de reproduction. Travail puissant par ses seuls résultats.
Rechercher l’économie politique propre à chaque système
Mais il nous faut nous arrêter sur son apport méthodologique
au marxisme. Hans Medick refuse l'attitude scolastique, pseudo-
marxiste, qui aurait consisté à replacer d'emblée l’objet étudié
dans un mode de production, prédéfini dans ses caractéristiques
et qu'il ne resterait plus qu’à animer en manipulant forces pro-
ductives et rapports de production. L’exigence d'une vision glo-
bale à partir de la compréhension du mode de production reste
pour lui l'exigence première ; elle est un point de départ métho-
dologique, mais elle n’est pas le point de départ de la recherche.
Tout au contraire, H. Medick a conscience du fait qu’il n’est pas
possible d'élaborer d'emblée un modèle global d'un système
socio-économique sans verser dans le spéculatif. La recherche
passe nécessairement par l'élaboration de modèles partiels ou
intermédiaires et par leur élargissement ultérieur. Pour sortir
de l'empirisme sans avoir recours au dogme, il préconise ainsi
une méthodologie fondée sur la théorisation progressive,
démarche qui ne manquera pas d’effrayer certains (elle conduit
264 Guy Bois

en effet à la remise en cause systématique de ce que l'on croit


savoir des modes de production précapitalistes), mais qui peut
déjà être jugée à ses résultats. Qu'elle soit pratiquée par Witold
Kula, par Hans Medick ou par d’autres, elle est à l'origine des
percées et des déblocages les plus significatifs. Et remarquons
qu'elle traduit tout simplement un retour aux sources du
marxisme. Reconstituer le fonctionnement d’un système socio-
économique en privilégiant le processus central de la « repro-
duction », rechercher l’économie politique propre à chaque sys-
tème, n’étaitce point ainsi que Marx procédait dans l'étude du
système capitaliste ? N'est-ce pas également ce que l’on a omis,
après lui, de faire au profit d’une vision plus historisante des
processus sociaux ? Par là s'annonce (mais nous y reviendrons
plus loin) le dépassement de l’histoire économique et sociale des
trente à quarante dernières années, telle qu’elle a été portée à
ses sommets par Ernest Labrousse puis par Pierre Vilar. Le
trait majeur de ce dépassement consiste à donner un carac-
tère effectivement opératoire au concept de mode de produc-
tion, seule alternative réelle face à l’empirisme ; mais on voit
aussi que dans son cheminement il a largement puisé dans le
renouveau des méthodes et contribué à celui-ci.
Au carrefour de l’anthropologie et de l’histoire:
l’œuvre de Maurice Godelier
On retrouve des préoccupations théoriques du même ordre dans
l'œuvre, combien vaste et précieuse, de Maurice Godelier. Avec
lui nous sommes encore au carrefour de l'anthropologie et de
l’histoire, mais, précisons-le, d’une anthropologie résolument
marxiste, « qui vise des réalités historiques » et qui se veut
« débarrassée du psychologisme, du fonctionnalisme sommaire,
» du culturalisme anti-historique, science qui veut rendre compte
» des structures sans oublier leur genèse ou leur évolution et
» qui cherche enfin à expliquer structures et événements
» concrets en se frayant la voie des comparaisons nécessaires
» à la découverte des lois!.»
L'objet de l'anthropologie économique est donc pour Maurice
Godelier l'analyse théorique comparée des différents systèmes
économiques. Depuis une dizaine d'années il s’est attaché à défi-
nir avec la plus grande netteté les concepts de base de cette
science, les notions de « système », de « structure », de « règle »,
de «loi»: « Toutes les recherches anthropologiques abordées
» par le biais de l’histoire, de l'économie ou de l’ethnologie, etc.,
» mènent à l'hypothèse qu'aucune société n'existe sans organiser
» ses différentes activités selon les principes et la logique d’un
» certain ordre voulu. La tâche des sciences sociales est de
» confronter ces règles aux faits pour faire apparaître des
» “lois”. »
Marxisme et histoire nouvelle 265
s
Sa démarche l’a conduit à une réflexion approfondie et nova-
trice sur les concepts du matérialisme historique, réflexion dont
on trouve l'expression la plus récente dans « Horizons, trajets
» marxistes en anthropologie! ». Parmi les grandes questions
posées, retenons celle relative aux rapports de production qui,
dans la théorie marxiste, déterminent l'accès aux moyens de
production et aux produits du travail social, mais qui, observe
Godelier, « n'occupent pas le même lieu, ne revêtent pas les
» mêmes formes et n'entraînent pas les mêmes effets selon les
» sociétés et selon les époques ». Ainsi la parenté est, dans de
nombreuses sociétés primitives, rapport de production. On
devine, dès lors, les prolongements possibles de ces réflexions,
que ce soit pour apprécier le rôle de la politique dans la Grèce
antique ou celui de la religion à Sumer, à Assur, voire au sein
des sociétés médiévales.
Il n'est pas d'hommage plus sincère que l’on puisse rendre à
Maurice Godelier que de souligner l'influence déjà exercée par
lui sur de nombreux travaux d'histoire antique et médiévale et
de reconnaître nos dettes à son égard. Assurément, il est celui
qui, à partir de la confluence entre histoire et sciences sociales,
a poussé le plus loin la réflexion sur l'outillage conceptuel de
l'historien. Qu’une telle démarche aux multiples implications
idéologiques et politiques ait aussi soulevé résistances et cri-
tiques, personne n'en sera surpris si l’on tient compte des lignes
de démarcation (évoquées plus haut) qui traversent la pensée
marxiste. Accusé par Lucien Sève de « structuralisme » avec des
arguments et des procédés d’un autre âge, Maurice Godelier a
répondu en des termes auxquels rien n'est à ajouter: il s’agit
« d'un combat d’arrière-garde empruntant ses procédés à ce
» dogmatisme qui a freiné pendant plusieurs décennies le déve-
»loppement du marxisme et lui a fait perdre dans maint
» domaine son esprit et sa substance scientifique ».

LE MARXISME DEVANT LE RENOUVEAU


METHODOLOGIQUE

Ce qui vient d'être dit sur la participation d’historiens mar-


xistes au renouvellement des méthodes historiques montre que
la confluence n’est pas un fait récent. L'histoire marxiste n’a
jamais cessé de servir en ce domaine d’aiguillon. Naturellement,
il ne s’agit pour autant de revendiquer pour elle un quelconque
monopole de l'innovation. Bien d’autres chercheurs, venus des
horizons philosophiques les plus divers, y ont participé. D'où la
complexité des rapports initiaux entre marxisme et histoire
nouvelle. Si la genèse de celle-ci est inséparable de l'influence
du marxisme, elle comporte contradictoirement un aspect de
266 Guy Bois

réaction (qui peut aller jusqu’au défi) à l'encontre soit du


marxisme lui-même, soit de certaines de ses déformations. C’est
pourquoi l’adhésion de l'historien marxiste aux techniques et
méthodes qu'elle préconise, pour indispensable qu'elle soit si
l'on entend préserver et développer la substance scientifique du
matérialisme historique, implique aussi une attention extrême
aux multiples pièges qui lui sont tendus.

Face au quantitatif

Qu'il s'agisse de la mise en œuvre des méthodes quantitatives,


de la découverte de nouveaux objets de l’histoire ou des
emprunts aux méthodologies des sciences humaines, chacune de
ces démarches peut ouvrir la voie aussi bien à une progression
qu'à une régression de la méthodologie historique.
Dans «Faire de l’histoire! », François Furet a consacré un
article pénétrant au quantitatif en histoire. Il en a souligné avec
force les implications épistémologiques, et l’on s’accordera avec
lui quand il écrit que l'historien d'aujourd'hui se trouve devant
un nouveau paysage de données et devant une nouvelle prise
de conscience des présupposés de son métier (p. 46), d'autant
que d'immenses secteurs « dormants» de la documentation
apparaissent susceptibles d'un traitement quantitatif.
Convient-il vraiment d'y voir une « révolution de la conscience
» historiographique » (p. 53)? La formulation est peut-être
excessive, mais il reste que l’histoire sérielle a effectivement
« disloqué le vieil empire soigneusement clos de l’historiogra-
»phie classique par deux aspirations distinctes et liées »: la
décomposition analytique de la réalité en niveaux de description
et la mise en lumière des différents rythmes d'évolution de ces
niveaux. Que cette double opération soit féconde et qu'elle soit
notamment révélatrice de problèmes (par la mise en évidence
de corrélations entre divers phénomènes) non perceptibles par
la seule analyse qualitative, voilà qui ne devrait plus être mis
en doute par personne. Cela dit, la question des limites de la
méthode quantitative ne saurait non plus être esquivée : à trop
lui demander on risque de la dévoyer. Je ne veux pas ici parler
des pièges grossiers (sources non homogènes, difficilement quan-
tifiables...) trop souvent invoqués par ceux que la tradition ou
la paresse intellectuelle détournent de ces méthodes : ce sont là
difficultés réelles, mais progressivement réductibles par affine-
ment des méthodes. Retenons plutôt deux limites, l’une tech-
nique, l’autre théorique.
Techniquement, l'analyse quantitative entraîne de fortes distor-
sions dans la connaissance que l’on peut avoir de chacun des
différents aspects d'un processus donné : les uns pouvant, grâce
Marxisme et histoire nouvelle 267

à des sources appropriées, bénéficier d'un éclairage violent tan-


dis que d’autres restent dans la pénombre ou même l'obscurité
la plus totale faute de sources analogues. La tentation, dès lors,
est d'expliquer le processus par les seuls aspects mis en
lumière, et elle est d'autant plus forte que la formalisation des
méthodes donne l'illusion d’une véritable scientificité.
Le difficile passage du descriptif à l’explicatif
Reprenons l'exemple même que François Furet choisit pour
illustrer l'efficience du quantitatif : les « Paysans de Languedoc »
d'E. Le Roy Ladurie!. Ce fut effectivement un travail de pointe,
ne serait-ce que par l'établissement des diverses séries démo-
graphiques et économiques qu'il comporte et dont émerge prin-
cipalement la dramatique confrontation entre population et
ressources. L’'hommage légitime étant rendu, la question sui-
vante doit être posée: de quel droit l’auteur en tire-t-il une
conclusion malthusienne (à laquelle, notons-le, François Furet
donne son aval [p. 56]) ? De quel droit privilégier ainsi, dans le
processus de la croissance, le facteur démographique ? S'agis-
sant d’un tel processus, aucune explication n'est satisfaisante
aussi longtemps que l’on ne perçoit pas le mécanisme de la
« reproduction » (dans son double aspect économique et démo-
graphique) au sein de l’unité de production de base, c’est-à-dire
la cellule familiale.
Cela exige que l’on appréhende certains phénomènes (diffci-
lement saisissables par les sources): évolution de la producti-
vité du travail, tendances affectant les différentes formes du
prélèvement tant seigneurial que public. Une telle expicration
peut seule nous permettre de comprendre pourquoi, dans une
période donnée, les exploitations paysannes prolifèrent tandis
que, dans une autre, elles se raréfient. Car, après tout, l'imposi-
tion brusque d’un surprélèvement peut avoir des conséquences
infiniment plus lourdes sur l'équilibre des exploitations
paysannes qu'une distorsion « malthusienne » (entre population
et ressources) à l'échelle macro-économique. L'’ennui, chacun le
comprend, est que nous ne disposons pas de comptabilités
paysannes alors que dîmes et fiscalité nous renseignent abon-
damment sur production et population. Il reste que le glisse-
ment subreptice d’un niveau descriptif (partiellement éclairé) à
un niveau explicatif est méthodologiquement inacceptable et que
la méthode quantitative peut conduire l'historien à se laisser
porter par ses sources au risque de déséquilibrer sa recherche.
Le risque théorique est plus grave encore. Il s’agit de savoir
si la « décomposition analytique de la réalité en niveaux de
» description » compromet ou non l'ambition d’une histoire glo-
bale ou totale, en «atomisant la réalité historique». Si la
réponse est « oui », cela signifie clairement que la mise en œuvre
268 Guy Bois

des méthodes quantitatives s'inscrit dans la perspective d'un


néo-positivisme ou positivisme formalisé qui, sous le vernis d'un
modernisme tapageur, nous ramène vers l'horizon 1900, sans
parler de la machine de guerre qu’elle représente à l'égard du
marxisme. Or, à lire les ouvrages récents d'histoire économique
médiévale et moderne notamment, il paraît évident que la
conclusion est, pour beaucoup d'auteurs, positive. Quant à Fran-
çois Furet, il nous donne sur ce point capital une réponse
presque satisfaisante : « Je répondrai que probablement il faut
» la (la prétention du global) conserver comme l'horizon de
» l’histoire, mais qu'il faut, pour avancer, renoncer à la prendre
» pour point de départ de la recherche, sauf à retomber dans
» l'illusion téléologique décrite ci-dessus.» Il a raison de renon-
cer ainsi à la prendre pour point de départ, et c'est le sens
même de la rupture épistémologique qui peut et doit dégager
la pratique historique marxiste du dogmatisme. Je comprends
moins son hésitation à la conserver « comme l'horizon de l’his-
» toire ». Il y a quelque chose d'’inquiétant dans son « proba-
blement » d'autant qu'il ne souffle mot de l’objet historique
susceptible de structurer la totalité historique : le mode de
production.
Ces réserves faites, l'historien marxiste ferait preuve d'une
inquiétante myopie s’il renonçait, par prévention de principe,
à tirer le parti maximal du quantitatif. C’est en développant
les observations quantitatives dans toutes les directions qu'il
réduira le risque technique évoqué plus haut. Et il n’a aucune
raison de craindre la déstructuration analytique de la matière
historique dès lors qu'il considère celle-ci comme un moment
nécessaire de la recherche préludant à une restructuration pro-
gressive, le cap restant fixé irréductiblement vers la saisie du
mode de production.

FACE AUX NOUVEAUX CHAMPS HISTORIQUES

La découverte de nouveaux champs historiques appelle des


remarques analogues. Arrêtons-nous au secteur le plus en vogue,
à l'heure actuelle, celui des mentalités et des idéologies dont
Jacques Le Goff nous dit qu'il se « situe au point de jonction
» de l’individuel et du collectif, du temps long et du quotidien,
» de l'inconscient et de l'intentionnel, du structural et du
» conjoncturel, du marginal et du général ». Le fait que les men-
talités entretiennent, en raison de leur inertie, « des rapports
» complexes avec les structures sociales » n’est pas de nature
à détourner les marxistes de leur étude. Et il faudrait se référer
à une conception vraiment très grossière du matérialisme pour
ne voir en elles qu'un reflet des infrastructures socio-écono-
Marxisme et histoire nouvelle 269

miques. Tout au plus peut-on reprocher à l’historiographie


marxiste de n'avoir pas prêté, dans son zèle à souligner l’impor-
tance des structures matérielles, une attention suffisante aux
phénomènes mentaux dont l'intervention peut se révéler souvent
décisive.
Mais cette critique elle-même est considérée comme dépassée
dès que l’on tient compte du débat théorique de grande ampleur
déjà engagé sur le problème des rapports entre les différentes
instances d'une société. Il se pose dans les termes suivants:
comment concilier le rôle en apparence dominant de tel ou tel
élément de la « superstructure » (la religion, la politique) dans
telle ou telle société avec la thèse de la causalité en dernière
instance du mode de production et de la priorité aux infra-
structures ?
Les historiens marxistes n’ignorent pas le rôle des mentalités
Sans entrer dans le fond du débat, rappelons que diverses
réponses ont été apportées. Pour Louis Althusser, si la politique
ou la religion domine l’évolution d’une société c'est que le mode
de production a sélectionné l’une de ces instances et l’a mise
en position dominante. L'autre réponse est celle de Maurice
Godelier : « Telle ou telle activité sociale et les rapports sociaux
» qui l’organisent explicitement ne dominent une société (et
» donc la conscience, les représentations de ses membres) que
» si et seulement si cette activité et ces rapports sociaux fonc-
» tionnent comme rapports de production. Ce n'est pas parce
» que cette activité domine la conscience qu'elle domine la
» société et fonctionne comme rapport de production. C'est
» parce qu'elle fonctionne comme rapport de production qu'elle
» occupe une place doininante dans la société et dans la
» conscience de ses membres!.» La logique de cette position
conduit même Maurice Godelier à récuser la notion d’«ins-
tance » ou de « niveau »: « Une société n’a pas de haut ni de
» bas et n'est pas un système de niveaux ou d'instances, mais
» un système de rapports sociaux hiérarchisés selon la nature
» de leurs fonctions.» À récuser aussi les termes d’« infrastruc-
ture » et de « superstructure » et à ne plus voir dans l'idéologie
une instance « juchée en quelque sorte au sommet des super-
» structures » afin de seulement légitimer les rapports de
production.
Le débat est loin d’être clos mais il témoigne déjà de l'intérêt
nouveau que les chercheurs marxistes portent aux catégories
mentales avec le souci de découvrir les liens multiples qui les
unissent à l’ensemble des rapports sociaux. Car ce serait tomber
dans le piège d'un « spiritualisme dépassé » (pour reprendre
une expression de Jacques Le Goff) que de négliger ces liens. Et
270 Guy Bois

de même que l'attrait du quantitatif comporte de singulières


ambiguïtés, de même l'attrait du mental est inséparable, chez
certains, d’un rejet à l'arrière-plan de l'analyse des structures
matérielles. La grande difficulté pour l'historien (et pour l’histo-
rien marxiste en particulier) est d'enrichir sa vision par la
pénétration incessante de nouveaux champs tout en évitant
l'émiettement de la matière historique. Il y parvient si et seu-
lement si les rapports sociaux deviennent à ses yeux le champ
privilégié du travail historique.

Face aux sciences humaines

La question des rapports entre histoire et sciences humaines se


pose, elle aussi, en termes contradictoires. Il serait aussi insensé
de renoncer aux apports de ces dernières que de les accueillir
aveuglément au sein de l’histoire. Le danger d’une adoption sans
critique est double. Elle conduit d’abord à une dilution de l’his-
toire dans d’autres disciplines, à l'abandon de ses méthodes
propres. Certains, parmi les théoriciens des sciences humaines,
ne se privent d'ailleurs pas de mettre en cause son statut et
d'annoncer la mort de l’histoire. Il faut y prendre garde et ne
pas céder à la tentation d’un modernisme de pacotille pouvant
devenir même une véritable fuite en avant pour ceux qui sont
enfermés dans l'empirisme ou dans une pratique dogmatique du
marxisme. À cet égard, Pierre Vilar apporte une forte réponse
quand il affirme : « Je n’ai jamais cessé de penser que l’histoire
» devrait être reconnue comme la seule science à la fois globale
» et dynamique des sociétés, donc comme la seule synthèse pos-
» sible des autres sciences humaines! .» Le deuxième danger
est plus précis encore: le recours à certaines sciences humaines
peut véhiculer la remise en cause délibérée des concepts du
matérialisme historique. Ce fut le cas avec l’ethnologie quand
les rapports de parenté étaient mis en avant comme concept
opératoire fondamental opposé à celui de rapports de pro-
duction.
Mais inversement le matérialisme historique perdrait très vite
de sa substance scientifique s’il devait tourner le dos à ces disci-
plines nouvelles en plein essor et qui sont indispensables à
l'élargissement de ses horizons. Comme l’a montré Pierre
Lévêque, l'actuel renouvellement méthodologique en histoire
ancienne doit précisément beaucoup à l'introduction de tech-
niques mises au point par les sciences humaines? : emprunts
à la linguistique pour l'analyse du discours
antique ; emprunts
à l’ethnologie pour la connaissance des moyens matériels de
travail et de production (notamment sur le problème de l’eau
en pays méditerranéen) ; nécessité d’un recours aux méthodes
Marxisme et histoire nouvelle 271

de l'économie politique, etc. Cependant, au-delà de la simple


adoption de techniques, la confrontation entre l’histoire et les
sciences humaines doit déboucher sur une réflexion plus fonda-
mentale quant aux concepts et aux outils mis en œuvre par les
unes et par les autres. Avec les travaux d'Emmanuel Terray, de
Claude Meillassoux et de Maurice Godelier se développe, sur des
modes différents, une telle réflexion. Elle vise à purger l’anthro-
pologie de certaines tentations idéologiques et à la replacer
dans les cadres du matérialisme historique.

UN DEFI

La confluence entre marxisme et « histoire nouvelle » est donc


loin d'être simple. Elle se heurte sans cesse à de nouveaux
écueils et pourtant reste plus nécessaire que jamais. Elle est
affaire d'union mais aussi de combat. L'union sans combat
comme le combat sans union sont préjudiciables aux destinées
du matérialisme historique. Pour les marxistes, cette confron-
tation prend ainsi valeur de défi. Ils ne peuvent ignorer l’am-
pleur de l'enjeu et ne pas voir que sous couvert d'innovation
technique et de fascination pour les sciences humaines se déve-
loppe une remise en cause partielle ou totale du marxisme, un
rejet de l’histoire globale et des prétentions à une approche
scientifique. Il leur appartient donc d'apporter une réponse qui
soit à la hauteur de l'enjeu.
Cette réponse doit être cherchée dans une pratique historique
associant la plus grande ouverture aux méthodes nouvelles (sous
réserve des précautions indiquées plus haut) et la mise en
œuvre, réelle et non formelle, des concepts de base du maté-
rialisme historique. « Rien n'est plus difficile et rare d’être histo-
» rien, si ce n’est d’être historien marxiste », affirme avec force
Pierre Vilar dans « Histoire marxiste, histoire en construc-
tion »!. Dans des pages pénétrantes, il examine les « difficultés
» persistantes » et les « voies ouvertes ». Je le suivrai volontiers
sur bien des points. D'abord quand il décrit la voie étroite entre
l'empirisme et l’idéalisme spéculatif («l'abîme de l’empirisme
»n'est séparé de l’abîime de l’idéalisme que par le fil du
» rasoir»): nous sommes à tout moment guettés par un glisse-
ment de part ou d'autre de cette voie, soit que l'apport théorique
prenne le pas sur la « pénétration directe de la matière histo-
» rique», soit qu'il s'y épuise; quand il affirme aussi, après
Marx, les exigences d'une science des sociétés qui soit à la fois
cohérente, grâce à un schéma théorique solide et commun,
totale, c'est-à-dire capable de ne laisser hors de sa juridiction
aucun terrain d'analyse utile, enfin dynamique, car, aucune sta-
s
bilité n'étant éternelle, « rien n’est plus utile à découvrir que
272 Guy Bois

»le principe des changements»; et quand enfin, rejoignant


Althusser, il affirme (au niveau du principe tout au moins) que
«le concept central, le tout cohérent, l’objet théorique de
» Marx, c'est bien le mode de production, comme structure
» déterminée et déterminante ».
Le mode de production reste le concept clé
de l’approche marxiste
Je m'arrêterai à ce dernier point car c’est là, semble-t-il, que les
cheminements méthodologiques divergent. Pierre Vilar donne-
t-il effectivement sa pleine valeur opératoire au concept de mode
de production ? Admet-il que la connaissance du fonctionnement
théorique des modes de production précapitaliste est aussi indis-
pensable à la compréhension des processus historiques que l’est
le modèle du capitalisme élaboré par Marx pour la compréhen-
sion de l’histoire contemporaine ? Voit-il dans le mode de pro-
duction (au-delà de la combinaison forces productives/rapports
de production) un système fonctionnant selon des règles (expli-
cites) et des lois (non visibles) que l'historien se donne pour
tâche de rechercher, un système qui recèle les mystères de son
développement, de ses mutations, de sa disparition ultérieure ?
Affirmer le rôle unifiant et déterminant du mode de production,
c'est répondre positivement à ces questions.

L'œuvre historique de Pierre Vilar est assurément immense;


mais je ne vois pas que, à un moment donné, il ait privilégié
dans sa recherche l'élaboration d’une théorie du système féodal,
clé de la période étudiée par lui. A l'inverse de l'historien
polonais Witold Kula, qui fut l’un des premiers à s'engager dans
cette voie difficile mais si fondamentale, Pierre Vilar a conservé
une démarche « historiciste », comme il ie reconnaît volontiers
lui-même. Ce qui l’intéresse avant tout c'est l'étude de telle
société concrète et non l'élaboration d’un modèle abstrait,
comme si la première démarche pouvait se concevoir sans le
préalable de la seconde ; comme si (pour reprendre l'exemple
des sociétés capitalistes) on pouvait rendre compte des crises
économiques sans une théorie de ce système. En réalité, tout se
passe comme si le mode de production n'était pas pour lui un
véritable objet de recherche, mais un cadre général présupposé,
cadre dont les déterminations seraient au demeurant assez
faibles.
Naturellement, quand on considère, à la différence de Pierre
Vilar, que notre méconnaissance du système féodal est encore
à peu près totale et que cela nous interdit d'avoir une vision
claire de la transition vers le capitalisme et des conditions de
sa genèse, on ne peut plus partager son « optimisme » quant à
l'état de l’historiographie marxiste. On observe au contraire
Marxisme et histoire nouvelle 273

qu'elle bute sur un obstacle précis, d'autant plus difficile à


lever que toutes sortes de pesanteurs idéologiques, politiques,
voire professionnelles tendent à l'y maintenir en place.
Par exemple, remettre au premier plan le concept de mode de
production c'est reléguer au second le concept de « formation
» économique et sociale » dont l'utilisation de plus en plus fré-
quente traduit un phénomène de substitution; c'est aussi
remettre en cause des « acquis » (en commençant par la défini-
tion même des modes de production); c’est encore réviser la
vision de l’histoire économique des XIV*, XV°, XVI°, XVII et
XVII siècles et du même coup certains aspects de l’« héritage
labroussien »; c'est, au lieu de garder un regard nostalgique
sur le long chemin parcouru depuis Simiand, vouloir s'engager
dans une voie plus neuve.
Matérialisme historique et histoire nouvelle
« Impatience théorique », me répondra sans doute Pierre Vilar.
Qu'il songe un instant aux implications multiples des faiblesses
actuelles de l’historiographie marxiste. Pour en rester à
l'exemple de l’histoire économique de l'Europe du xIv° au
XvIIr° siècle, faute d'une interprétation satisfaisante de la longue
durée (liant les frends aux mécanismes du mode de produc-
tion), le terrain, laissé libre, est aujourd’hui occupé, presque
exclusivement, par le courant néo-malthusien (représenté par
l'école de Cambridge et E. Le Roy Ladurie) qui prend figure,
selon l'expression de l'historien américain R. Brenner, de véri-
table « orthodoxie ». On notera, en passant, qu'au-delà de sa
vocation idéologique cette orthodoxie puise sa force dans le
recours systématique à l'innovation technique, le courant néo-
malthusien ayant joué un grand rôle dans la mise en œuvre des
techniques quantitatives: autre exemple des ambiguïtés de
l’« histoire nouvelle ». Quoi qu'il en soit, l’enjeu est suffisam-
ment grand pour justifier certaines impatiences.
Les destinées du matérialisme historique ont ceci de commun
avec tous les autres processus historiques de n'être pas un mou-
vement continu, mais au contraire ponctué de bonds successifs.
Or, précisément, sa confrontation/confluence (jointe à d’autres
facteurs) avec l’«histoire nouvelle » est de nature à susciter
un tel bond. Le défi sévère qui lui a été imposé lui en fait une
obligation. Mais en même temps l'innovation technique apporte
au marxisme des outils précieux pour le développement de sa
capacité scientifique. À lui de s'en servir, sans renoncer à être
lui-même. Le renouvellement, en ce domaine comme en bien
d'autres, passe par un certain retour aux sources.
Guy Bois
274 GuY Bois

Notes

Page 258
1 J. Heffer: /a Nouvelle Histoire économique (Paris, Gallimard, 1977).

Page 259
1 J. Bouvier, in Aujourd’hui l’histoire (Paris, Editions sociales, 1974),
p. 133.
Page 260
1 J. Le Goff: /a Civilisation de l'Occident médiéval (Paris, Artaud, 1964),
pp. 278-279.
2 Faire de l’histoire, ouvrage collectif en 3 volumes dirigé par P. Nora
et J. Le Goff (Paris, Gallimard, 1974).

Page 261
1 R. Robin: Histoire et Linguistique (Paris, A. Colin, 1973).
2 M. Vovelle: Piété baroque et Déchristianisation: attitudes provençales
devant la mort (Paris, Plon, 1973).

Page 262
! H. Medick: /Zndustrialisierung vor der Industrialisierung (Gôttingen,
1977).

Page 264
! M. Godelier: Rationalité et irrationalité en économie (Paris, F. Mas-
pero 1971) TI ep 2127

Page 265
I M. Godelier: Horizons, trajets marxistes en anthropologie (Paris,
F. Maspero, 1973).

Page 266
1 Voir note 2 de la page 260.

Page 267
l'E. Le Roy Ladurie: Paysans de Languedoc (Paris, Flammarion, 1969).

Page 269
1 M. Godelier: Horizons, trajets marxistes en anthropologie (op. cit.),
ESpuls:

Page 270
1 P. Vilar, in Aujourd’hui l’histoire (Paris, Editions sociales, 1974),
D122°
2 P. Lévêque: « Problèmes théoriques de l’histoire et Sociétés antiques »,
in Aujourd’hui l’histoire (op. cit.), pp. 71-105.

Page 271
1 P. Vilar, in Faire de l’histoire (op. cit.), pp. 169-209.
Marxisme et histoire nouvelle TS

GuY BOIS

Né en 1934. Agrégé d’histoire. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris. Doc-


teur ès lettres. Professeur d’histoire médiévale à l’université de Franche-Comté. Auteur
de divers articles et d’un livre consacré aux mécanismes de l’économie féodale.
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JEAN-CLAUDE SCHMITT

L'histoire des marginaux

L'histoire était avant tout œuvre de justification des progrès


de la Foi ou de la Raison, du pouvoir monarchique ou du pou-
voir bourgeois : aussi s’est-elle longtemps écrite à partir du
« centre ». Les rôles tenus par les élites du pouvoir, de la for-
tune ou de la culture semblaient seuls compter. L'histoire des
peuples se résorbait dans l’histoire dynastique, et l’histoire reli-
gieuse dans celle de l'Eglise et des clercs. Hors des grands
auteurs et des lettres savantes, point de littérature. À partir du
centre rayonnait la vérité à laquelle étaient rapportées toutes
les erreurs, les déviations ou simplement les différences : aussi
l'historien pouvait-il légitimement asseoir au centre son ambi-
tion d'écrire une histoire « authentique » et «totale». Ce qui
échappait à son regard n'était que «reste» superflu, « survi-
vance » anaCchronique, « silence » soigneusement entretenu ou
simple « bruit » passé sous silence (Michel de Certeau! ).

UN NOUVEAU VISAGE DE L'HISTOIRE

Une sorte de «révolution copernicienne » affecte aujourd’hui


l'écriture de l’histoire. Elle est sensible depuis une quinzaine
d'années, même si elle s’est préparée de plus longue date. Sans
être nécessairement délaissée, la perspective traditionnelle
paraît insuffisante, bornée par sa position même: à partir du
centre, il est impossible d'embrasser du regard une société tout
entière et d'écrire autrement son histoire qu'en reproduisant les
discours unanimistes des détenteurs du pouvoir. La compréhen-
sion jaillit de la différence : il faut pour cela que se croisent
des angles de vue multiples, qui révèlent de l’objet — considéré
cette fois à partir de ses marges ou de l'extérieur — autant de
faces différentes et l’une à l’autre cachées.
278 JEAN-CLAUDE SCHMITT

Cette prise de conscience de la relativité des perspectives scien-


tifiques n’est pas propre à l’histoire, puisqu'elle affecte aussi
bien — et d’abord — les sciences physiques et mathématiques
post-einsteiniennes, ou l'anthropologie soucieuse d'éviter le grief
d’« ethnocentrisme » ; les sciences humaines connaissent, à leur
manière, une sorte de « décolonisation » interne, qui n’est cer-
tainement pas sans rapport non plus avec les efforts d’émanci-
pation du tiers monde.
Derrière cette histoire renversée, et en même temps éclatée —
puisque se faisant par les marques elle multiplie les points
d'observation — se profilent aussi les problèmes matériels et
la crise de conscience de la société où elle s'écrit. Certes, cette
nouvelle histoire s'explique largement par le développement
progressif de la discipline elle-même, de plus en plus orientée
depuis l’entre-deux-guerres vers une «histoire sociale» sou-
cieuse d'analyser, souvent à l’aide de méthodes quantitatives,
les différences de comportement des masses. La simple critique
des documents « sériels » qu’elle utilise oblige à poser le pro-
blème des exclus et des muets de l’histoire traditionnelle:
comment utiliser un registre fiscal pour reconstituer la popula-
tion d’une cité, quand seuls y sont portés les noms de ceux qui
acquittaient effectivement l'impôt ? Quelle était la proportion de
ceux qui n'avaient rien, et quel était leur poids dans la vie de la
cité ? Mais l'intérêt des historiens pour les marges doit plus
encore, sans doute, à l'évolution de leur propre société. Déjà, au
xIx* siècle et au début du xx° siècle, des historiens se sont pen-
chés sur les vagabonds et les criminels du passé : ils subissaient
la double inspiration d’une tradition littéraire portée à l’exo-
tisme social — elle remonte à la Renaissance, et les romantiques
lui donnèrent un second souffle — et des études juridiques et
statistiques sur la criminalité contemporaine. Mais pesait sur-
tout le poids des masses déracinées par la révolution indus-
trielle, fraîchement urbanisées et facilement déclassées. Le
problème était d’ailleurs posé d'une continuité entre le menu
peuple, le popolo minuto, des villes de l'Ancien Régime, et la
classe ouvrière du monde capitaliste.
Une même relation est sensible entre les difficultés de l’écono-
mie occidentale dans l’entre-deux-guerres, les effets politiques et
sociaux de la crise de 1929 — ;i] suffit de penser aux « Raïisins
» de la colère » ou au théâtre de Brecht — et le développement,
notamment aux Etats-Unis, des études sociologiques sur la
« marginalité sociale ». Sans doute était-il trop tôt alors pour
que la nouvelle histoire sociale, toute jeune encore, pût inté-
grer aussitôt les apports de ces recherches sociologiques : on
peut noter, à titre de repère chronologique, que la création des
Annales, revue d'histoire économique et sociale qui allait jouer
L'histoire des marginaux 279

un très grand rôle dans le développement des problématiques


nouvelles, date elle aussi de 1929. Mais après la Seconde Guerre
mondiale, et plus précisément depuis 1968, s'impose dans les
études historiques le changement d'orientation dont on a parlé,
en même temps qu'un mot nouveau, les « marginaux », donné
pour la première fois et simultanément comme substantif dans
la grande presse et les travaux des historiens. Une telle coïnci-
dence n’est pas si fréquente : elle mérite d’être expliquée.

Qu'est-ce qu'un marginal ?

Le seul usage de ce mot évoque le puissant mouvement de


contestation qui, aux Etats-Unis d'abord et en Europe ensuite,
a atteint les valeurs les mieux établies de la civilisation judéo-
chrétienne, du monde capitaliste et, plus généralement, des
sociétés industrielles et bureaucratiques: tour à tour, « beat-
niks » et « hippies », « communautés » et « écologistes » s’en sont
pris dans leurs propos et dans leurs comportements à la morale
sexuelle traditionnelle et à l'institution de la famille, à l'éthique
du travail et à l'idéologie du progrès, à la loi du profit, aux
gaspillages de la société de consommation et aux pollutions
d'une industrie envahissante. Cette marginalité consciente et
contestataire, dont les formes varient de la simple impertinence
ou de la non-violence des pacifistes aux « événements » de Mai
68, ne fait que révéler et dénoncer parfois des types de
marginalité ou d'exclusion moins ouvertement provoquants,
quotidiennement subis et non volontaires, mais beaucoup plus
importants encore et par le nombre des personnes qu'ils
concernent et par l'ampleur de l'injustice sociale, inhérente au
fonctionnement des sociétés, dont ils sont le vivant témoignage :
des ghettos noirs d'Amérique du Nord et d'Afrique du Sud aux
« favellas » du Brésil et aux bidonvilles des « travailleurs immi-
grés » d'Europe. Les deux phénomènes sont distincts et sont
d'échelle bien différente, mais en dernière analyse le système
qui est en cause est bien le même. D'ailleurs, «prises de
conscience » et « prises de parole » gagnent des catégories nou-
velles : « Black Power » américain, mouvements féministes et
comités de prisonniers dénoncent de plus en plus ouvertement
les formes diverses d'exploitation, de domination et d'exclusion
qui sont à la base de la reproduction de l'ordre social.
Des niveaux différents sont inclus dans la notion de marginalité
Livrées en bloc, ces quelques observations n'ont d'autre objet
que de rappeler d’abord que l'historien, consciemment ou non,
pose au passé les questions que lui pose sa propre société.
Elles montrent aussi la difficulté d’une définition abstraite des
280 JEAN-CLAUDE SCHMITT

phénomènes de marginalité. Cependant, a priori, plusieurs


notions peuvent être distinguées: celle de marginalité, qui
implique un statut plus ou moins formel au sein de la société
et traduit une situation qui, en théorie au moins, peut être
transitoire ; en deçà de la marginalité, la notion d'intégration
(ou de réintégration) qui indique l'absence (ou la perte) d'un
statut marginal au sein de la société ; et au contraire, au-delà,
la notion d'exclusion, qui signale une rupture — parfois ritua-
lisée — par rapport au corps social.
Le contenu même de ces notions est difficile à saisir. Mais on
peut noter, avec Bronislaw Geremek, qu'elles concernent deux
plans de réalités sociales qui ne coïncident pas nécessairement :
celui des valeurs socio-culturelles et celui des relations socio-
économiques!. Un individu ou un groupe peut participer aux
rapports de production tout en refusant les normes éthiques
de sa société, ou en étant exclu de la hiérarchie des valeurs de
cette société.
Une société donnée peut codifier les passages de la condition
de marginal à celle d’exclu et leur donner la forme d'un rituel:
on aura garde de ne pas oublier l'importance accordée à la
notion de marge dans l'analyse des «rites de passage » qui,
selon À. van Gennep, comprennent successivement trois étapes,
de séparation, de marge et d’agrégation.
Il faudra aussi réfléchir à la manière dont ces conditions sont
assumées : sont-elles seulement subies — et dans ce cas, avec
quel degré de conscience — ou volontairement recherchées ?
Ne faut-il pas distinguer la possibilité d'une marginalité indi-
viduelle, à côté de l'existence de groupes marginaux ?
Enfin toute marginalité est-elle nécessairement tenue pour vile,
rejetée au bas de la hiérarchie des valeurs par ceux qui déter-
minent celle-ci ? N'y a-t-il pas aussi des formes de marginalité
« positives » ?
Il est évident que ces quelques interrogations sont dépourvues
de signification si elles ne sont pas mises à l'épreuve des réali-
tés, dans une société historique donnée. Le choix de l'Europe
occidentale du xI° au XVIII siècle s'impose à nous à la fois pour
des raisons de spécialisation personnelle et parce que, ces der-
nières années, des études importantes ont, dans ce cadre tout
particulièrement, fait avancer de façon considérable l'histoire de
la marginalité.

LES MARGES DU MONDE

Point n'est besoin ici de discuter longuement de l'unité histo-


rique de la société européenne pendant une si longue période:
l'on se contentera de noter la permanence et l'évolution d'un
L'histoire des marginaux 281

certain nombre de traits structuraux : prépondérance de l’agri-


culture sur toutes les autres activités économiques, permanence
des rapports de production, caractérisés notamment par la
pérennité des liens de dépendance entre les hommes, lent déve-
loppement, à partir du xI° siècle, des villes et de l'économie
artisanale et marchande, importance en tout point considérable
de la religion et du pouvoir idéologique de l'Eglise, développe-
ment, dès la fin du Moyen Age, de l'Etat. Enfin, par une série
de « crises » successives qui sont autant de réaménagements de
structures, de nouveaux rapports de production — capitalistes
— naissent de cette société et s’affirment aux xvIlI® et
xIx* siècles.
Les terres inconnues, une nourriture pour l’imagination collective
Il est essentiel de noter que ce monde, pendant très longtemps,
se sait limité dans son espace. Pour prendre le mot « marge »
dans son sens originel, cet espace est « borné ». Il est entouré
de terres et de mers inconnues dont la connaissance s’estompe
progressivement au fur et à mesure que l’on s'éloigne du
centre : vastes franges incertaines, réservoirs de « mirabilia »,
de merveilles et de prodiges, tels, à l’ouest, l'Islande où les
auteurs du xiI° siècle situent l’une des bouches possibles du
purgatoire, et encore l'Irlande, le pays de Galles, où les romans
courtois placent le rovaume d'Arthur et la quête du Graal.
Car ce flou qui entoure les terres sûres comme la marge —
expression des copistes du Moyen Age — entoure le texte et
limite la page, nourrit une imagination collective dont la décou-
verte progressive de la Terre ne parvient pas à tarir de si tôt
les débordements : elle peuple les rives de l'océan Indien
(représenté fermé et non ouvert), le pays des noirs Ethiopiens,
et bientôt les «Indes occidentales » — nos Amériques — de
monstres qui défient la raison (bien qu'ils passent pour être
eux aussi des produits de la création de Dieu) ou de Bons
Sauvages qui paraissent ignorer la Faute. Ce sont en effet leurs
fantasmes que les Européens projettent sur cet «horizon
onirique » (Jacques Le Goff), monde à l'envers où règnent l'or,
l'abondance et la liberté sexuelle: dans ce paradis perdu, la
nudité, l'inceste et l'érotisme sont choses « naturelles »!. Mais
ce jeu de miroir n’est pas innocent: depuis les marges du
monde, il renvoie au cœur des conflits religieux et sociaux
des images qui, remises à l'endroit, se muent en scènes de tur-
pitudes dans les accusations qui visent les hérétiques Dans la
pénombre de leurs «cavernes» et le secret des « sectes »,
frères et sœurs, fils et mères ne mélent-ils pas leurs sexes ?
Sans aller jusqu'à ces confins imaginaires, l'espace connaît
d'autres limites encore: comme jadis la « Romania » se défi-
282 JEAN-CLAUDE SCHMITT

nissait en s’opposant aux Barbares, la Chrétienté occidentale


est, selon les époques, entourée de « païens » (les Scandinaves,
les Hongrois du haut Moyen Age), de « schismatiques» (les
Byzantins) et surtout d’ «infidèles» (les Musulmans). Avec
ces derniers, point de contacts réguliers sauf, précisément,
sur les marges géographiques et culturelles que constituent
l'Espagne, la Sicile, la Terre sainte. Mais la marginalité se
mue bientôt en exclusion : l'achèvement de la Reconquista espa-
gnole à l'ouest, la perte des Etats latins d'Orient et la poussée
turque à l'est effacent à l'époque moderne le flou des frontières
médiévales : avec le « Barbaresque », écumeur de mer et pil-
lard du littoral, il n’est plus désormais d'autre dialogue pos-
sible que celui des armes.

Des frontières intérieures

Des marges, ou plutôt des marches, des zones frontières pour


employer une expression de l’époque, l'Occident en compte sur-
tout un nombre infini à l’intérieur même de son espace. Cet
espace est des plus morcelés : point d’« économie de marché »
capable d’unifier tout le monde connu, en dépit d’un commerce
lointain, mais qui ne concernera jamais que des produits bien
particuliers, et avant tout les épices. Aussi, le mot « marche »
a-t-il des acceptions innombrables, qui montrent autant d'es-
paces juxtaposés et imbriqués : un royaume a ses marches (à
l'époque carolingienne, ce sont des zones intermédiaires
conquises sur les païens et confiées à un comte ou à un « mar-
quis »), et un simple domaine seigneurial a les siennes, témoin
cette clause d’une donation du xIv* siècle: « Item cent arpens
» de bois, que haies, que buissons, que frisches, que Marches,
» etc.» Avançant ou reculant tour à tour au gré de l'extension
variable des cultures, cette frange de buissons et de bois sépare
le monde des hommes — villages et villes — du monde sauvage :
la « gaste forêt » des romans courtois, l'espace non domestiqué,
repaire du gibier, d'êtres démoniaques et de brigands ; mais la
forêt est percée de clairières où travaillent les charbonniers et
prient les ermites retirés au « désert», ces marginaux par
excellence de la Chrétienté médiévale : dans dusa description
pays de Galles, à la fin du xr1° siècle, Giraud de Bari dit expli-
citement que ceux qui vivent dans ces clairières, à la manière
des ermites solitaires, vivent « sur la marge (in margine) des
» forêts ».
Ailleurs la forêt cède la place à la lande et aux montagnes, mais
ici encore s'anime toute une vie en marge: celle des bergers
qui mènent les troupeaux des villageois, mais que leur isolement
prolongé, la seule compagnie de leurs bêtes et la connaissance
L'histoire des marginaux 283

d’un savoir dont sont exclus les autres entourent d’un halo de
mystère et poussent à des comportements anormaux! : au
début du xIv° siècle, entre la Catalogne, la haute Ariège et le
Roussillon, les bergers colportent, au rythme des sonnailles et
des pas des brebis, l’hérésie des cathares. Dans leur vie sexuelle,
les hommes s'adaptent aussi à leur solitude : jusqu'à l’époque
de «Padre Padrone? » dans la Sardaigne contemporaine, la
« bestialité » est leur plus gros péché.
Plus près des lieux habités, aux marges des villes et des villages,
voici enfin les moulins qui tournent dans le courant de la
rivière ou dans le vent des collines. Le meunier, maître d'un
savoir technique, propriétaire ou le plus souvent fermier de la
plus imposante et de la plus indispensable machine de la société
traditionnelle, est lui aussi marginal*. Ce n’est pas un hasard
s'il se trouve parfois associé à l’hérésie, et Carlo Ginzburg a pu
récemment reconstituer, d’après les archives de l’Inquisition
italienne du xvI* siècle, la cosmologie que l’un d'eux s'était for-
gée en empruntant à la fois aux représentations de la culture
populaire et aux bribes de la culture savante qui lui étaient par-
venues.

Refus et rejet des marginaux

Du xI° au xir1° siècle l'Europe occidentale connaît un ensemble


de mutations économiques, démographiques, sociales, intellec-
tuelles de première importance. Les réajustements plus ou
moins violents de la structure sociale provoquent des phéno-
mènes de marginalisation nouveaux, mais permettent aussi l’in-
tégration de toutes sortes de marginalités dont le rôle est
essentiel dans la constitution de cette société nouvelle.
Les villes, foyers de marginalité, dans la société féodale
Dans un monde où, depuis la fin de l'Antiquité et les invasions
barbares, la campagne et les vastes étendues forestières avaient
repris tous leurs droits, la renaissance des villes est un aspect
essentiel de ces mutations. Par ses activités, son apparence, ses
habitants, son droit, la ville est d’abord, dans la société féodale,
un corps marginal. Certes, cette assertion demanderait à être
nuancée. Mais il est significatif que les historiens aient longue-
ment débattu du rôle que des marginaux ont pu jouer dans la
création des villes: «pieds poudreux» — marchands sans
attache qui allaient au gré des pistes —, étrangers, serfs, fugitifs
qui plaçaient leurs espoirs d’affranchissement dans l'« air de la
ville ». Toujours est-il que le développement de la ville stimule
et suppose l’activité de groupes sociaux nouveaux, tenus d’abord
en grande suspicion, mais dont la pression finit par bouleverser
la hiérarchie sociale et l'échelle des valeurs.
284 JEAN-CLAUDE SCHMITT

Dans le haut Moyen Age déjà pesaient sur diverses activités des
« tabous », qui subsistent après l'An Mil tout en se chargeant de
contenus sociaux nouveaux. Dans l'éventail largement ouvert des
métiers urbains, certaines activités sont jugées déshonnêtes
(mercimonia inhonesta), même si concrètement elles jouent un
rôle essentiel dans l’économie urbaine. Telles sont les profes-
sions de boucher, d'équarisseur, de bourreau, qui mettent en
contact avec le sang; dans certaines villes, il est significatif que
la maison du bourreau soit édifiée contre le rempart, mais à
l'extérieur de la cité. Les métiers qui ont rapport avec l’impu-
reté connaissent le même discrédit : les vidangeurs, et aussi les
ouvriers du textile, foulons et teinturiers, « ongles bleus »,
semblent souillés par leur travail, et le nom même de tisserand
devient synonyme d’hérétique. Des métiers que suscite l'essor
des échanges, mais qui supposent la manipulation corruptrice
de l'argent, inspirent également méfiance et réprobation: les
marchands, et surtout les prêteurs, tous appelés « usuriers ».
Contre eux joue une autre accusation encore : ils spéculent sur
le temps, le vendent en quelque sorte, alors que le temps appar-
tient à Dieu. La ville développe d’autres commerces : celui de
la prostituée, qui incarne aux yeux de l'Eglise le vice de luxure
et vend les charmes de son corps, œuvre de Dieu. Il y a enfin
ceux qui ne vendent que des paroles et du savoir : d’abord les
hommes de loi, les avocats, dont un recueil de devinettes du
xv° siècle dénonce encore le frauduleux commerce :
« Demande :
» Quelz gens sont ce au monde qui moult chier vendent ce que
» tous les jours leur est presté ?
« Response :
» Ce sont advocas et procureurs, qui chierement vendent leur
» parole. »
Mais l'accusation concerne surtout les «intellectuels» qui,
étrangers aux écoles monastiques et démunis de prébendes
canoniales, n'ont d’autres moyens de subsistance que les gratifi-
cations de leurs élèves. Or la science appartient à Dieu, elle
ne peut être vendue. La marginalité de ces maîtres s'inscrit non
seulement dans le contenu de leur pensée — on sait ce qu'il en
a coûté à Abélard —, mais aussi dans l’espace de leur enseigne-
ment : à Paris, ayant quitté l’île de la Cité et l’école du Chapitre
Notre-Dame, maîtres et disciples se répandent sur les ponts!,
avant de conquérir la colline Sainte-Geneviève.

La grande intégration par le travail

Nées de la ville ou développées par elle, la plupart de ces acti-


vités ne tardent pas, en fait, à s'intégrer à son système de
L'histoire des marginaux 285

valeurs. Avant tout grâce à l'éclosion d'une idéologie du travail.


Mais si celle-ci permet la « récupération » de tout un ensemble
de catégories sociales essentielles au fonctionnement de la
société urbaine, elle va elle-même justifier, à terme, la margina-
lisation, voire l'exclusion, d’autres catégories jugées désormais
« inutiles ».

Le travail, tel que nous l'entendons aujourd’hui et depuis cette


époque, n'avait jusqu'alors pas de nom. Les mots qui s’en appro-
chaient le plus (/abor, opus) mettaient surtout l'accent sur la
peine physique et morale, conséquence de la Faute originelle,
ou au mieux sur l’offrande faite à Dieu de tout effort (l’opus
Dei, c'était la liturgie des moines). Mais à la faveur de la reprise
des échanges commerciaux, d’une division accrue du travail, sur-
tout en ville, de la pression de nouvelles catégories profession-
nelles, il apparaît bientôt que le travail a une valeur matérielle.
D'où la possibilité de vendre son travail et d'acheter le travail
des autres en échange d'argent. D'où aussi la nécessité de relire
les Ecritures pour retrouver chez saint Paul la légitimation du
travail et des travailleurs : « Celui qui ne travaille pas ne man-
» gera pas!»
Il appartient justement aux nouveaux «intellectuels», les
maîtres des écoles urbaines et bientôt de l’Université, d'élaborer
une idéologie du travail qui donne leur place dans la hiérarchie
des valeurs et la société à ceux qui, en raison de leur métier,
en sont encore privés : le marchand et l'intellectuel lui-mêine
accomplissent un travail et méritent par conséquent un
salaire!. La prostituée, selon le dominicain Thomas de Cho-
bham, peut espérer obtenir légitimement le « juste prix» de
ses charmes, si du moins elle ne cherche pas à tromper le
client en se fardant pour sembler plus jeune que son âge. Et
bientôt la prostituée fait pleinement partie du paysage urbain:
au milieu du xvi° siècle, l'étudiant bâlois Thomas Platter note
dans son journal de voyage que l’« on ne peut traverser le pont
» d'Avignon sans rencontrer deux moines, deux ânes et deux
» putains ». Au xv° siècle, comme l’a montré récemment Jacques
Rossiaud?, toutes les villes du sud-est de la France comptent
une « maison commune » publique, placée sous la surveillance
des autorités, plusieurs bordels et étuves dont les propriétaires
sont souvent des notables et même des prélats, tel l'évêque de
Lyon, et enfin une multitude de «fillettes» exerçant en
chambre. En réalité, les prohibitions éthiques et religieuses se
limitent à peu de chose: il faut simplement s'abstenir d'« aller
s’estuver » durant la Semaine sainte et à Noël...
Cet effort de légitimation est plus difficile dans le cas des usu-
riers. Mais l’évolution économique y aide en dissociant plusieurs
286 JEAN-CLAUDE SCHMITT

types de prêts : d’une part, le crédit lié aux échanges commer-


ciaux, facilement camouflé dans le trafic des lettres de change,
et qui fait, entre autres, la fortune d'hommes d'affaires italiens
à qui le pape emprunte sans scrupule ; d'autre part, les prêts
de consommation à des taux très élevés, mal tolérés et souvent
laissés à l’activité des juifs. En même temps, certains facteurs
religieux jouent aussi en faveur des professions « déshonnêtes » :
l'essor de la casuistique, suscitée en partie par tous ces « cas »
nouveaux qu'il faut régler d'urgence, permet aux confesseurs
d'être plus indulgents ; et, quand au xri° siècle se précise la
croyance au purgatoire, s'ouvre pour les usuriers eux-mêmes
une voie sans doute détournée, mais assez sûre, vers le salut.
Il y a pourtant de beaux «restes» plus difficilement assimi-
lables, tels les goliards, qui appartiennent au monde bouillon-
nant des pauvres écoliers errants, laïcs mâtinés de clercs, au
statut incertain. Ils chantent les joies de la taverne et de
l'amour, au risque de perdre leur âme : « Plus avide de volupté
» que de salut éternel, l'âme morte, je ne me soucie que de la
» chair. »
Aux xI° et xIi° siècles, alors que l'essor de l'Occident ne paraît
souffrir encore aucune limite, l'intégration de toutes les mar-
ginalités l'emporte, et de loin, sur les refus, les rejets, la margi-
nalisation des uns et le repli sur soi des autres : c'est le temps
des croisades et de la conquête de la Terre sainte ; celui où les
intellectuels, tels Geoffroy de Monmouth, Gervais de Tilbury ou
Giraud de Bari, recueillent les récits merveilleux de la
culture populaire ; celui où le mouvement érémitique et la fon-
dation de nouveaux ordres religieux absorbent les tendances
hétérodoxes ; celui où l'Eglise tente de convaincre les juifs —
dont le mouvement intellectuel de la Cabale n’a rien à envier à
la philosophie chrétienne du temps — plutôt que de chercher à
les convertir de force. La « persuasio » l'emporte encore sur la
« coercitio ».

L'Eglise et l'Etat coalisés

Au xirI* siècie, cette expansion marque le pas dans tous les


domaines : croisés et pèlerins refluent de Terre sainte, et au
même moment hérétiques, lépreux et juifs sont définitivement
rejetés.
On invente l’antisémitisme
Jusqu'’alors, les juifs ne se distinguent guère du reste de la
population: ils parlent la langue de tous puisque l’hébreu est
seulement une langue savante et liturgique, ne portent pas de
signe particulier, se vouent à l’agriculture, à l'artisanat, au
commerce, à la médecine et peuvent même, jusqu’en 1229 en
L'histoire des marginaux 287

France, assumer un office public!. Certes, ils sont déjà margi-


naux statutairement puisqu'ils ne sont pas « de communione
» Ecclesie », de la communauté chrétienne (et par conséquent
ne peuvent pas être excommuniés). Exclus, ils le deviennent
progressivement.
On peut voir les premiers signes de cette exclusion dans les
accusations de meurtres rituels d'enfants chrétiens dont les
juifs sont faussement l’objet dès la fin du xr° siècle en Rhéna-
nie, à l’occasion de la première croisade ; au xtir° siècle en Alle-
magne, plus discrètement en France du Nord et en Angleterre,
et au xirr* siècle jusqu'en Languedoc?, cette accusation, puis
celle d'avoir profané l'hostie se répètent de plus en plus fré-
quemment et entraînent des massacres de juifs.

Au même moment l'Eglise — au 1v° Concile œcuménique du


Latran en 1215 — impose aux juifs un vêtement spécial, que
ceux-ci portaient sans doute déjà en Rhénanie : dans les enlumi-
nures du «Hortus deliciarum» de Herrade de Landsberg
(f 1195), les juifs apparaissent avec barbe, papillotes et chapeau
pointu. En 1269, saint Louis les contraint à porter la rouelle®
— petite roue d'étoffe rouge cousue sur la manche — que Phi-
lippe le Bel, en 1285, les oblige à acheter : les juifs deviennent
matière fiscale.
En même temps, ils tendent à être regroupés de force dans un
quartier précis, ancêtre du ghetto. C'est le cas à Perpignan dès
1243, et dans le royaume de France en 1294. Ils y ont leurs bou-
cheries, leurs bains, leur synagogue, tandis qu'ils se spécialisent
dans certaines activités, tel le prêt à intérêt. Pour emprunter,
nul n'hésite à recourir à eux, mais les contacts plus intimes
sont évités par crainte d’une sorte de contagion : si au marché
un juif touche une marchandise, et surtout de la nourriture, il
est contraint de l'acheter.
En fait, l'argent qu'ils gagnent, le roi ou le prince, jaloux de
« ses juifs» pour mieux les pressurer, le leur reprend comme
prix de sa protection. Si dans la France du xiv° siècle l’exclu-
sion prend la forme concrète de l'expulsion, une des raisons en
est sans doute que les juifs, ruinés par toutes ces ponctions
fiscales, ne présentaient plus aucun intérêt matériel aux yeux
du rvi. Mais les « rappels» périodiques des juifs assurent
autant de rentrées d'argent frais : expulsés du royaume en 1306
par Philippe le Bel, les juifs sont de nouveau tolérés de 1315 à
1322. A cette dernière date, accusés avec les lépreux d'avoir
empoisonné les puits, ils sont massacrés par les Pastoureaux, et
les survivants sont expulsés. De nouveau tolérés à partir de
1358, ils sont définitivement chassés du royaume en 1394, et se
réfugient dans les pays limitrophes : la Lorraine, le Dauphiné,
288 JEAN-CLAUDE SCHMITT

le Comtat, la Savoie, où, à la fin du xv° siècle, ils sont l’objet de


nouvelles persécutions. À l'époque moderne, l'annexion de ces
provinces les fait rentrer dans les limites du royaume, mais il
leur faut attendre la Révolution et l'Empire pour devenir des
citoyens à part entière. Pourtant, sous couvert d'émancipation
et d'égalité, l'Etat centralisateur nie leur différence : s’il renonce
à l'exclusion des juifs, il veut leur assimilation.
Persécutés en même temps que les juifs en 1321, les lépreux ne
sont pas exactement dans la même situation! . Etant Chrétiens,
ils ne sont pas exclus de la communion de l'Eglise. Mais ils le
sont de la société des hommes avant les juifs et plus radica-
lement qu'eux. Aux xI1° et xIII° siècles des maladreries se mul-
tiplient, aux carrefours des routes et aux confins des terroirs,
où les lépreux sont confinés loin du monde. Aucun soin n'est
donné à ces malades : la crainte de la contagion, la charité des
donateurs, leur espoir d’être récompensés de leurs bienfaits
dans l'au-delà inspirent ces fondations. Le lépreux est le
« pauvre du Christ » par excellence, et panser ses plaies ou lui
donner un baiser, ainsi que le fait Louis IX, est digne d’un saint.
Pourtant la lèpre est aussi la preuve corporelle du péché, la
corruption de la chair manifeste celle de l'âme. C'est pourquoi
l'enfermement des lépreux est aussi une manière de les
condamner pour leurs fautes supposées, ou pour les péchés que
tous ont commis et qu'eux seuls vont expier. Le vocabulaire de
leur exclusion est de nature judiciaire : un « suspect » de lèpre
est soumis à une véritable enquête, l’« esward des ladres » en
Pas-de-Calais et, s’il est déclaré «lépreux et condamnable », il
est retranché du monde par un rituel de « separatio », qui s’ap-
parente à la liturgie des défunts. Un « congé » lui intime son
expulsion et il est conduit dans une maladrerie où une nou-
velle cérémonie l'intègre à la communauté des lépreux. En fait,
tous les lépreux ne sont pas enfermés dans des maladreries, et
ceux-là même qui s’y trouvent peuvent, à certaines fêtes, venir
mendier en ville. Mais leur habit particulier (capuchon, col de
drap blanc), leur cabas et surtout leurs «cliquettes» les
annoncent de loin et permettent de les distinguer. Au bas Moyen
Age, les léproseries paraissent d'autant plus riches que la
régression de la lèpre les vide peu à peu. Cette richesse excite
les convoitises : en 1231-1322, les lépreux sont accusés d’avoir
empoisonné les puits et le roi de France fait saisir les biens des
maladreries. Aux xvI® et xvII° siècles, la lèpre s'éteint progres-
sivement en Europe, mais aux marges des cités demeurent le
souvenir et l’espace laissé vacant de la réclusion.
Sortie de la marginalité, l’hérésie gagnera
Les hérétiques sont eux aussi «en dehors»: «Compelle
» intrare >; avait dit saint Augustin, forcez-les à entrer. Mais
L'histoire des marginaux 289

dans la première moitié du xI° siècle, puis au xrI° siècle (pata-


rins milanais, vaudois lyonnais, cathares italiens et languedo-
ciens) et jusqu’au xv° siècle (frères du Libre Esprit en Rhéna-
nie, hussites en Bohême), les hérésies resurgissent. Fait nou-
veau, ce sont des hérésies « populaires » : elles concernent avant
tout les laïcs et souvent même les couches inférieures de la
société. Au xIII° siècle, l'Eglise met en place le tribunal de
l’Inquisition qui, avec l'appui des puissances séculières, envoie
les hérétiques au bûcher. Du moins est-ce le sort qui attend les
relaps et les obstinés « pertinax », car des autres l'Eglise exige
plutôt une longue expiation: soit au « mur», la prison à vie,
soit sous l’habit de pénitent, dont les deux croix jaunes, cousues
l’une sur la poitrine, l’autre sur le dos, identifient l’ancien
hérétique.

Aucune hérésie médiévale ne put résister longtemps à la coa-


lition de l'Eglise et de l'Etat: il faut attendre la Réforme pro-
testante pour assister à une victoire de l’hérésie. Mais celle-ci a
changé de nature : sortie de sa marginalité, elle ne l'emporte
qu'avec l'appui de puissances séculières opposées au pape.
L'hérésie s’est elle-même transformée en Eglise, sécrétant à son
tour ses propres hérétiques, tel Michel Servet! condamné par
Calvin. À vrai dire, le temps de l’hérésie est passé: s'ouvre le
temps des sectes. Ces groupes de convertis (quakers, mor-
mons..) ne cherchent pas, comme les hérétiques du Moyen Age,
à réformer l'Eglise, mais prétendent fonder autant d'Eglises
nouvelles. Marginaux ils le restent donc, puisqu'ils suivent un
idéal religieux dans un monde qui l’est de moins en moins.

La délinquance, le crime et la pauvreté

Aux xIvV*° et xv° siècles, l'exclusion devient massive. La « crise »


du xIv* siècle et dès l’abord la tragédie de la Peste Noire
suscitent et révèlent de nouvelles formes de marginalité qui,
jusqu'à la fin de l’époque moderne, pèsent d’un poids considé-
rable sur l’évolution sociale: mendiants, vagabonds, criminels
hantent les esprits et provoquent des attitudes de défense et de
rejet.
La pauvreté n'est pas chose nouvelle en Occident. Mais, mieux
maîtrisée et moins criante sans doute, elle apparaît au haut
Moyen Age comme un don de Dieu, une possibilité de salut
offerte tant aux faibles, dans leur épreuve, qu'aux puissants,
grâce à une charité rituelle qui suppose justement que le
nombre des pauvres n’augmente pas: dans l'institution des
« matricules » monastiques, un nombre fixe de mendiants a
droit, lors de certaines fêtes, aux aumônes des moines.
290 JEAN-CLAUDE SCHMITT

Le vagabondage n'est pas davantage un phénomène nouveau:


depuis les « Grandes Invasions » et les migrations du haut
Moyen Age, la mobilité des hommes est extrême, et elle s’ac-
croît encore du xI° au xItr° siècle à la faveur de l'essor écono-
mique des campagnes et des villes. Toutefois les déplacements
sont souvent encadrés dans des institutions qui en assurent peu
ou prou le contrôle : pèlerinages sur le plan religieux, formation
itinérante des « valets » et «compagnons » faisant leur « tour
de France ».
Il y a de vrais pauvres et de faux pauvres
Mais les difficultés matérielles du bas Moyen Age font de la
misère un phénomène massif sans précédent. D'abord dans les
campagnes, mais bientôt aussi dans les villes que l’exode rural
gonfle de foules de mendiants. Les institutions charitables tra-
ditionnelles n’y peuvent faire face: une distinction s'impose
entre les «vrais pauvres» (infirmes, aveugles.) qui doivent
seuls être secourus et qui pour cela reçoivent un insigne,
marque de leur privilège, et les « mendiants valides » qui pour-
raient travailler et qui volent les aumônes dues aux premiers.
L'assistance aux premiers — de plus en plus souvent pris en
charge par les autorités séculières — va de pair avec la persé-
cution des seconds. Au lendemain de la Peste Noire, dans la
plupart des pays d'Europe, des ordonnances — telle celle de
Jean le Bon en 1351 en France, ou le « Statute of Labourers »
en Angieterre — prescrivent d’expulser des villes les mendiants
valides et les vagabonds. Ces mesures sont destinées à peser sur
le marché de la main-d'œuvre, surtout dans les campagnes, où
la hausse structurelle des salaires est amplifiée par la crise
démographique. Bientôt les autorités tentent de mettre les
oisifs de force au travail, en les obligeant, par exemple, à curer
les fossés des villes pour un salaire réduit!.Surtout le monde
de la misère est assimilé — avec ou sans raison objective — à
celui du crime : aux yeux d'une justice de plus en plus centra-
lisée (les justices seigneuriales s'effacent devant la justice
royale), pour laquelle la torture devient le moyen normal d'ob-
tenir des aveux (surtout des personnes de «peu de renom-
mée »), le pauvre est un voleur en puissance. Ces mesures
concrètes sont orchestrées par toute une littérature de fiction
sur les pauvres: Eustache Deschamps, en France, l’auteur
anonyme du « Liber vagatorum » en Allemagne vers 1500, Teseo
Pini et son « Speculum Cerretanorum » en Italie font l’inven-
taire de toutes les catégories de faux mendiants qui, par divers
artifices, tentent d’apitoyer les fidèles à la sortie des églises.
L'attrait de l’exotisme se mêlant à l’effroi des possédants, les
auteurs rédigent aussi des glossaires de la langue des vagabonds,
du jargon des professionnels de la mendicité et du crime: dès
L'histoire des marginaux 291

cette époque, pour les classes dirigeantes et leurs porte-parole,


« les barbares sont dans la ville ».
Ils sont aussi au-dehors : bandes de gueux et de brigands qui
détroussent les voyageurs, héros des romans picaresques espa-
gnols, aventuriers efflanqués aux grandes capes et feutres empa-
nachés des gravures de Jacques Callot (1622). La guerre fait la
fortune de ces hommes d'armes familiers de la violence, mais
chaque trêve les rejette sur les routes. L'existence de ces mer-
cenaires temporaires illustre bien l’évolution de l’art militaire:
ce n'est plus le temps de l'ost féodal! , ce n’est pas encore celui
de l’armée régulière.
L'idéal de la pauvreté volontaire
Les ordonnances des autorités et la littérature sur les mendiants
et les vagabonds cherchent à imposer la valeur éthique du tra-
vail. De ce point de vue, il est éclairant de suivre l’évolution
des attitudes à l'égard des petites communautés rhénanes ou
flamandes de béguines et de béghards. Au xr1r° siècle, ces petits
groupes de laïcs participent au vaste mouvement social et reli-
gieux que porte l'idéal de la pauvreté volontaire et qui donne
aussi naissance aux ordres mendiants. Mais les habitants des
béguinages sont des laïcs dont le mode de vie parareligieux
n'est pas approuvé officiellement par le pape : ni vraiment clercs,
ni vraiment laïcs, ils sont des « marginaux de l’entre-deux ».
Au xIv° siècle, ils sont fréquemment accusés d’hérésie, généra-
lement à tort. Au xv° siècle, les clercs eux-mêmes leur
reprochent essentiellement de mendier alors qu'ils pourraient
travailler. Vers 1500, Thomas Murner leur fait grief de n'être
«utiles ni à Dieu ni au monde », comme pour mieux les assimi-
ler aux gueux qui, à la même époque à Paris, sont appelés
pareillement « inutiles au monde ». Dans un poème satirique, le
même auteur veut aussi bannir les béguines «au Portugal ».
Mais c'est là pure fiction littéraire : en plein déclin depuis le
début du xv° siècle — avant tout parce que ce mode de vie
marginal ne correspond plus aux valeurs éthiques de cette
époque —, le mouvement disparaît presque complètement au
début du xvi° siècle.
Mais d’autres marginaux apparaissent à cette époque : les tsi-
ganes. Quand les premières troupes de «Bohémiens» ou
d’« Egyptiens » — venus en fait du Péloponnèse, ou « Petite
Egypte », et de Roumanie — arrivent en Europe occidentale au
début du xv° siècle (leur présence est notée près de Lyon en
1419 pour la première fois), l'attrait de l’exotisme et la charité
à l'égard de ceux que l’on considère comme des pèlerins l'em-
portent sur la méfiance. En 1427 le Bourgeois
de Paris note
avec intérêt dans son journal que leurs femmes ont «les che-
» veux noirs comme la queue d'un cheval » et de grands anneaux
292 JEAN-CLAUDE SCHMITT

aux oreilles. Mais si les municipalités leur offrent des vivres,


elles leur interdisent de franchir l'enceinte des villes et prennent
bientôt l'habitude de les payer pour les faire déguerpir!.
À partir du xvI° siècle, les autorités les assimilent explicitement
aux «gueux et vagabonds », n'ayant « ni profession ni domi-
» cile », et l’intendant du Béarn déclare : « La naissance n'est
» pas rigoureusement ce qui fait le Bohème, mais bien la pro-
» fession vagabonde. » D’après l'ordonnance de 1682, les hommes
doivent être envoyés aux galères, les femmes rasées et bannies
et les enfants enfermés à l'Hôpital.

Le temps du « renfermement »

Plus que jamais, à l'époque moderne, l’ordre s'affirme en s’op-


posant. Dès la fin du xv° siècle et jusqu’au début du xvii* siècle,
la persécution de la sorcellerie se généralise. Cas limite si l’on
veut : car les sorcières n'ont d'autre réalité que dans l’imagi-
naire collectif; mais toute la procédure des inquisiteurs, puis
des magistrats vise à isoler, à façonner le personnage de la
sorcière, afin de la brüler au nom de l’orthodoxie (la sorcellerie
est d’abord considérée comme une hérésie) pour la défense de
l’ordre social (le monde de la sorcière apparaît comme une
contre-société) et en vertu d’une rationalité urbaine de moins en
moins apte à entendre la culture paysanne. Au cours du
xvII* siècle, dans les hantises de l'élite, la sorcellerie cède la
place à la possession. Mais la déraison est cette fois dans la
ville, et de plus elle n’est plus massive, mais concerne de petits
groupes, telles les Ursulines de Loudun?. Entre juges et accusés
se réduit la distance sociale et culturelle, ce qui autorise aussi
un changement d’attitude des premiers: la possession est un
spectacle clos sur lui-même et un objet de discours. La guerre
ouverte, en rase campagne, contre des multitudes de sorcières,
peut prendre fin*.
L'hôpital-prison ne soigne pas, il isole
L'Age classique est en effet celui du « renfermement ». L'expul-
sion des mendiants ne suffit plus à exorciser la peur du crime,
ni à satisfaire le désir d'hygiène sociale : ils sont désormais
enfermés*. En 1657 est créé à Paris l'Hôpital Général, aussitôt
reproduit dans tout le royaume. La récupération des biens des
léproseries et la systématisation de ce vieux modèle de réclusion
par le pouvoir royal sont à l'arrière-plan de cette réforme. Dans
ces hôpitaux-prisons il n’est pas question de médecine, mais de
contrainte. Le chômeur est nourri, mais il perd sa liberté. Rien
qu’à Paris, en quelques semaines, cinq à six mille personnes sont
enfermées. L'évolution est la même partout en Europe:
« Zuchthäuser » (maisons de correction) en Allemagne, « work-
L'histoire des marginaux 293

houses » en Angleterre sont l'expression d'une même politique.


Cette réclusion n'a pas seulement pour objet d'assurer la paix
sociale. Elle veut aussi, par le travail forcé, réformer morale-
ment les pauvres. Surtout l’espace clos de l’internement délimite
le champ diversifié de la déraison et de l'inutilité sociale: à
l'Hôpital Général se retrouvent les gueux, les mendiants, les
estropiés et les fous. Au Moyen Age, les fous — sauf les fréné-
tiques dangereux, qui étaient « liés » — étaient sans doute mieux
intégrés à la société, bien qu'ils fussent eux aussi « marqués »
comme tant d’autres marginaux! : comme le suggère par
exemple la « Folie Tristan » au x1I° siècle, les fous étaient ton-
dus. Mais leur folie et leur marque même étaient ambiguës :
la «folie du Christ » — thème fondamental qui gêne l'Eglise
institutionnelle tout au long de son histoire — et le type du
saint «fou de Dieu » qui perce tant bien que mal aux xII° et
xII1° siècles dans la littérature religieuse vont dans le sens d’une
valorisation très positive de la folie. À la Renaissance encore
le personnage du « fou du roi » est seul accrédité — en raison
même de son statut particulier — à dire les vérités que les
autres doivent taire, et Erasme écrit l’« Eloge de la Folie ».
Mais au même moment la « Nef des fous? » de Sébastien Brant
traduit, à sa manière, une procédure d'exclusion : comme le
corps maudit des suicidés, enfermé dans un tonneau que le
fleuve emporte vers l'aval, la nef des fous est confiée au fil de
l’eau, la cité s’en débarrasse. Au xvir* siècle, le fou est enfin
interné, et cela est nouveau. Au Moyen Age, les fous ne susci-
taient pas la honte de leurs proches et n'étaient pas cachés. A
l'époque moderne, alors que le châtiment des criminels ést
public (car il doit être exemplaire et tient lieu aussi de spec-
tacle politique où le pouvoir fait étalage de sa force), le fou,
témoin d’une inhumanité devenue insoutenable et dépossédé
de toute valeur exemplaire, doit être caché. Du coup il n’est plus
reconnu comme sujet, mais réduit à l’état d'objet offert à l’exer-
cice d’un pouvoir, fût-il médical : en ce sens, l'hôpital psychia-
trique est bien l'héritier de l'Hôpital Général.

Les facteurs d'intégration

Du xI° au xvrrI° siècle, quelle tendance globale se dégage de la


complexité des attitudes observées et de la variété des catégories
marginales prises en compte ? Deux hypothèses, nécessairement
schématiques et simplistes, paraissent s'imposer : l'hypothèse
d'une société de plus en plus «exclusive» où après une pre
mière phase d'intégration systématique, correspondant à l'éta-
blissement de la société nouvelle des xi1° et x111° siècles, suivent
une longue phase d'exclusion de plus en plus sévère et enfin
294 JEAN-CLAUDE SCHMITT

une phase de « renfermement » généralisé. Et l'hypothèse d'une


accumulation progressive de types marginaux toujours plus
nombreux et divers puisque, grossièrement, s’observe une multi
plication au cours du temps de marginalités nouvelles, faible-
ment compensée par la disparition de groupes marginaux plus
anciens (c'est seulement le cas ici des béguines et des béghards
au XV° siècle, puis des sorcières et des lépreux au xvII* siècle).
Mais gardons-nous de retenir seulement de cette évolution les
refus et les rejets : l’on ne peut en dissocier les forces d’inté-
gration qui agissent au même moment et se développent parallè-
lement aux facteurs d'exclusion. C'est le cas, avant tout, de la
famille, dont les historiens de la marginalité ont contribué ces
dernières années à mettre en lumière les fonctions multiples et
l'énorme importance. Dans les biographies de marginaux, la
rupture des liens familiaux marque fréquemment le début d’une
carrière de vagabond ou de criminel. L'éloignement de la famille
caractérise aussi la marginalité en principe provisoire : celle des
« vagi scolares » et autres « povres escoliers », celle des clercs
errants en mal de bénéfice, celle des compagnons du Tour de
France. Mais ici encore la famille reprend ses droits : l'apprenti
et le compagnon sont intégrés à la famille de leur maître, logent
sous son toit et sont soumis à son autorité. En plus de la
famille, d’autres structures d'intégration préviennent la margi-
nalité et en détournent parfois : au village ou dans les quartiers
des villes, les groupes de jeunes, les « abbayes de jeunesse »
limitent la violence et les débordements juvéniles ; par exemple,
dans les charivaris — manifestations bruyantes, collectives et
rituelles de réprimande et de dérision — les jeunes, qui en sont
souvent les principaux acteurs, font l'apprentissage des règles
sociales tout en exerçant une forme de justice contre ceux qui
ont enfreint les normes de la communauté. Il faut enfin citer
les structures d'intégration plus institutionnelles qui ont été
consciemment élaborées par les autorités et souvent sur le
modèle de la famille : formes de « pseudo-parenté » qui pallient
le défaut des liens familiaux ou bien en renforcent les effets
dans un même projet d'encadrement social; ainsi les tiers
ordres franciscains ou dominicains présentent-ils des garanties
d'orthodoxie que les béguinages non officiels semblent ne pas
offrir. Tout au long de la période le réseau des confréries de
paroisses, de quartiers ou de métiers a retenu dans ses mailles
une part toujours plus importante de la population. On doit
mentionner enfin — parallèlement au développement du compa-
gnonnage dont il a déjà été question — le rôle des collèges uni-
versitaires comme moyen de contrôle de la population turbu-
lente des «écoliers ». Les marginaux sont justement ceux qui
échappent à toutes ces structures d'intégration nombreuses et
L'histoire des marginaux 295

complémentaires. A-sociaux, ils le sont par rapport à la société


dominante. Est-ce à dire qu'ils n’ont pas dans leur « milieu »
de règles sociales propres ? Ou inversement, faut-il penser qu'ils
forment une « contre-société » ?

UN MONDE PARALLELE

Pour la société dominante, les marginaux se définissent négati-


vement : ils sont « sans domicile fixe », « demeurant partout »,
« gens sans aveu », « inutiles au monde ».
Pourtant un simple examen de ï’espace de la marginalité révèle
déjà l'existence d’un tissu « parallèle » de relations impénétrables
aux autres : au bas Moyen Age, à Strasbourg, les petites maisons
des béguines se regroupaient autour des couvents des ordres
mendiants. Un autre cas, beaucoup plus net encore, est celui des
ghettos juifs. Plus disséminé dans la ville est l’espace de la
mendicité, de la prostitution et du vol: mais cette nébuleuse
d’arrière-cours et de ruelles mal famées — où les érudits, à
partir du xvir* siècle, imaginent la fameuse « Cour des miracles »
— frappe d’abord par sa grande stabilité: du xIv° siècle au
XVIII* siècle ou même après, les marginaux parisiens hantent
les mêmes rues, sur la rive droite notamment. Dans cet espace
aux contours incertains, il existe des points forts : avant tout la
taverne, où se font les rencontres, où se prennent les
« contacts », où se racontent les exploits et se trament de nou-
veaux « coups ». Le bordel n’en est pas toujours distinct. Enfin
la prison du Châtelet n'est pas loin: autre « école du crime »
où les anciens initient les novices, et où se nouent de nouvelles
relations, que ceux qui échappent à la potence peuvent mettre
ensuite à profit.
Une culture des marginaux?
Dans l’espace de la marginalité se meuvent des groupes margi-
naux très divers, les uns informels, les autres plus organisés.
Dans les communautés d’hérétiques, les plus anciens, appelés
« parfaits » chez les cathares, se distinguent du tout-venant, les
« croyants ». Les petites associations de voleurs, dont la « divi-
sion du travail » entre hommes de main et receleurs n'est pas
sans rappeler celle des associations de marchands ou « compa-
gnies », se font ou se défont au gré des occasions. Plus stables,
plus imposantes aussi, sont les grandes bandes de brigands qui
écument le plat pays et tiennent tête les armes à la main à la
maréchaussée : c'est le cas des Coquillards au xv* siècle entre
la Bourgogne et Paris, ou de la bande de Mandrin au
xXviII* siècle en Savoie.
Dans ces lieux et ces groupes fleurit une véritable culture qui
a ses signes propres (les tatouages, ou la tonsure des faux clercs
296 JEAN-CLAUDE SCHMITT

qui prétendent bénéficier de la justice ecclésiastique réputée


plus clémente), ses:règles d'honneur (importance du serment, du
secret), ses techniques (l’art de piper les dés ou de fabriquer
des « crochets » pour forcer les portes) et son parler, qui utilise
tout un vocabulaire hermétique à ceux qui ne sont pas de ce
monde : ce n’est pas l’argot des classes populaires parisiennes
des xIxX° et xx° siècles, mais plutôt un jargon de professionnels
du vol, de la mendicité et du crime. Ainsi, « bellander » signi-
fie « demander l’aumône », « canton » ou « cartuche » signifient
« prison », « coësre » signifie le « Maître des Gueux », « harper
» le taillis » signifie « s'enfuir habilement », etc.!.
En fait, les règles d'emploi de ces mots et de ces expressions
(transmises par des ouvrages savants) et les limites sociales de
leur usage ne sont pas bien connues. De vives polémiques
opposent notamment les érudits à propos du « Jargon de Vil-
lon »: pour les uns, le célèbre poète se serait exprimé à la
manière des Coquillards, avec qui il a été incontestablement en
relation, avant d'être conduit à la potence ; pour les autres,
François Villon est issu de la «basoche», du monde des
juristes au petit pied qui fourmillent au Parlement et dans les
Cours parisiennes, qui ont leur « folklore » et aussi leur langage
« codé» où ils puisent une part de leur identité collective?.
Sans minimiser l'importance de ce débat, on peut admettre
aussi que la distance entre le gibier de potence et les « forces
de l'ordre » est parfois ténue.
Reste à savoir si dans les propos des marginaux — lorsqu'ils
nous sont parvenus — ou dans les principes d'organisation de
leurs groupes, apparaît une culture (ou, comme le dit B. Gere-
mek, une «sub-culture ») marginale spécifique, et en quoi
consistent sa spécificité et sa force éventuelle de contestation.
L'« anarchisme » des goliards? a été souvent souligné. Mais les
goliards provoquent aussi pour être écoutés, car ils rêvent de
prébendes et de protection: certains, tel l’Archipoète de
Cologne, en obtiennent en effet des rois et des évêques.
La contestation hérétique
La contestation hérétique va plus loin encore : elle refuse la
division de l'Eglise entre laïcs et clercs, en revendiquant le droit
pour les premiers, y compris parfois pour les femmes (chez les
vaudois surtout), de prêcher ; elle nie le sacrement du mariage,
soit parce que l'acte charnel est mauvais (chez les cathares),
soit parce qu'il fonde la distinction entre l’« ordo » des laïcs et
celui des clercs : certains, tels les hérétiques du xI° siècle, en
viennent à imposer la continence à tous, y compris aux laïcs,
et à condamner la procréation ; d’autres, tels les frères du Libre
Esprit au xIvV* siècle, revendiquent au contraire la liberté
sexuelle la plus complète et prétendent même légitimer l'inceste.
L'histoire des marginaux 297

Mais si la secte fait scandale, elle ne débouche pas sur «un


» projet de société », comme le remarque justement Huguette
Tavianil. Même en Bohême au bas Moyen Age, où l’hérésie
hussite? rejoint le millénarisme populaire pour établir la
communauté des biens, dans l'attente de l’Antéchrist et du règne
de l'Esprit, la protestation religieuse est impuissante à se trans-
former en révolution sociale.
Il reste qu'aucun groupe marginal n’est allé plus loin que cer-
tains hérétiques dans la critique provocante de l’ordre établi:
quand aux XxIV* et xv° siècles les frères du Libre Esprit, les
« turlupins », les « adamites », commettent les pires péchés pour
prouver que l'inspiration de l'Esprit les place au-dessus des
lois morales édictées par l'Eglise — c'est du moins ce qu'af-
firment les inquisiteurs —, ils témoignent peut-être de la perma-
nence à travers l'histoire occidentale d’un désir de transgression
et d’« ensauvagement de la vie » (Serge Moscovici), d'une tradi-
tion de naturalisme toujours étouffée, mais qui ressurgit
aujourd’hui encore pour dénoncer l’ordre de la « culture ».
Le brigand bien-aimé, un héros populaire
Qu'en est-il enfin de la « marginalité sociale », et d’abord du
« brigand social », du « brigand au grand cœur », dont le proto-
type, selon R. Hobsbawm, serait Robin Hood, notre Robin des
Bois, vengeur des faibles et des opprimés, qui ne prend qu'aux
riches et épargne la récolte des paysans ? Ce type de banditisme
caractérise surtout la fin de notre période, qui voit les struc-
tures de la société féodale céder de plus en plus devant la
pénétration, notamment dans les campagnes, de rapports
sociaux déjà capitalistes. En Italie du Sud, en Sicile, en Sar-
daigne, par exemple, l’accaparement des terres, l'extension des
pouvoirs de l'Etat ruinent le système agropastoral traditionnel
et menacent les solidarités locales. Alors, sortis de la masse
paysanne, se lèvent quelques «fiers à bras de
qui village»
savent «se faire respecter»; bientôt une aura de légende
entoure cette marginalité dans les « ballades de brigands » que
chantent les paysans. Mais ces rebelles sont seuls de tous les
paysans à posséder de l'argent et du pouvoir, ce qui les amène
nécessairement à pactiser avec les négociants, les propriétaires
fonciers, les possédants, dont les propres organisations clandes-
tines ont tôt fait de les « récupérer ». Le vengeur des pauvres
devient l'homme de main des « maffosi »: tel Salvatore Giu-
liano, il y a trente ans encore, il doit un jour tirer sur les pay-
sans, avant d’être lui-même abattu par ceux qui l'utilisent.
Dans les descriptions des révoltes urbaines qui éclatent pério-
diquement du xIv* siècle à la Révolution française, les représen-
tants de l'autorité et des classes dominantes répètent inlassa-
blement que la foule sort des bas-fonds de la ville, que l'émeu-
298 JEAN-CLAUDE SCHMITT

tier et le criminel ne font qu'un!. En temps d'émeute, la


liberté de tuer et de piller attire sans doute bien des marginaux,
qui ignorent tout peut-être des motifs de l'insurrection. Les
révoltes parisiennes du début du xv° siècle consacrent même
des figures de leaders insurrectionnels, fascinants et terrifiants
à la fois, issus des marges de la violence et des « métiers illi-
cites » : Simon Caboche « escorcheur de vaches », puis le bour-
reau Coqueluche en sont de bons exemples. Mais ces révoltes
ne sont pas le fait des marginaux, même si ceux-ci y participent
et en profitent : les dissensions politiques au sein des classes
dirigeantes (entre noblesse et patriciat, entre patriciat et bour-
geoisie..), les conflits du travail entre maîtres des métiers et
compagnons, l'opposition des possédants au renforcement de la
fiscalité royale sont les causes immédiates de la plupart de ces
révoltes. Ces préoccupations ne sont pas celles des pauvres, des
mendiants, des voleurs et des prostituées. Au cours de ces
révoltes, de nouvelles classes sociales manifestent une prise
de conscience politique de leurs intérêts : c'est notamment le
cas de petits artisans, des « ciompi » florentins du xIv° siècle aux
« sans-culottes » parisiens de 1789, qui jamais ne sont assimi-
lables aux marginaux. Et il en va encore de même au xix® siècle
des ouvriers insurgés de la Commune : au moment où il prend
conscience de lui-même, le prolétariat naissant doit aussi se
distinguer du « Lumpenproletariat » auquel ses adversaires
veulent l'assimiler. Jusqu'à une date récente, le rejet des mar-
ginaux ne se limite pas à leur exclusion par les classes diri-
geantes. Sur ce point et en dépit de la méfiance des forces
d'opposition politiques ou syndicales traditionnelles, un change-
ment récent est peut-être perceptible. On peut penser aussi qu'il
n'est pas étranger à l'apparition d'une «histoire des margi-
naux ».

VALEUR ET ROLE DES MARGINAUX

Les historiens de la marginalité ont commencé par combler les


lacunes de l’histoire traditionnelle, par remettre en mémoire les
oubliés de l'histoire : simples vagabonds, criminels obscurs, sor-
ciers de villages ou prostituées’. D’emblée se pose ici le pro-
blème des documents utilisables ou privilégiés. Chaque fois que
l’histoire s'oriente vers de nouveaux « territoires » revient la
même question : existe-t-il des documents spécifiques qui per-
mettent de répondre aux problématiques nouvelles ? Dans le
cas présent la question est plus ardue encore: comment
entendre la voix des marginaux du passé, alors que par défini-
tion elle fut systématiquement étouffée par les détenteurs du
pouvoir, qui parlaient des marginaux, mais ne les laissaient pas
L'histoire des marginaux 299

parler. Atteindre directement ce que les marginaux disaient,


sans passer d'une manière ou d'une autre par la médiation d'un
discours officiel ou savant, est une entreprise à peu près déses-
pérée. Pourtant Philippe Joutard vient de montrer qu’un renou-
vellement des méthodes d'investigation permet parfois les meil-
leurs résultats: recueillant dans les Cévennes les traditions
orales relatives à la révolte camisarde du début du xvirI* siècle,
il a pu donner de ces paysans convulsionnaires une image très
différente de celles qu'avaient accréditées les Eglises, protes-
tante ou catholique, et les érudits!.

Le problème des sources

L'historien des marginaux utilise le plus souvent les archives


et les documents divers qui émanent du « centre », et non des
marges : registres d’inquisition, archives des cours de justice
ou des prisons, ouvrages polémiques dirigés contre des margi-
naux de toutes sortes, etc. C'est même la problématique de la
marginalité qui a suscité un intérêt nouveau pour ces types de
documents et a permis de les soumettre à des traitements iné-
dits : l'historien des marginaux fut l’un des premiers — après
l'historien économiste et l'historien démographe, mais ces spé-
cialisations tendent heureusement à perdre leurs cloisonne-
ments — à reconnaître l'intérêt des « séries » documentaires:
c'est à partir de l'étude de milliers de procès que sont apparues,
par exemple, toute l'ampleur de la violence dans la vie quoti-
dienne de l'Ancien Régime, l'écrasante majorité des vols par
rapport aux autres délits, et aussi l'extrême dureté des châti-
ments qui frappaient les voleurs.
C'est dans les mêmes archives que l'historien peut aussi
entendre le mieux la voix des marginaux. La raison, aussi para-
doxal que cela puisse paraître, est que ces archives sont nées
de la répression: ici un inquisiteur a scrupuleusement consi-
gné, parfois même en langue vulgaire, les propos d'un hérétique,
soit par respect des formes de la procédure, soit pour pouvoir
faire état de déclarations compromettantes. Là un greffier du
Châtelet a noté les protestations d’innocence d'un suspect, ou
au contraire la dénonciation de ses complices par un criminel
notoire ; autant de traces discrètes, mais combien vivantes.
Prenons-y garde pourtant : ces mots échappés au silence et qui
viennent des lieux de la répression (salle de torture ou tribunal)
témoignent avant tout du fonctionnement bien réglé de l'insti-
tution judiciaire, même s'ils permettent à l'historien de restituer
le portrait et le langage même des marginaux d'autrefois.
Ces documents, et d’autres encore (traités polémiques, œuvres
littéraires, iconographie..), l'historien des marginaux les consi:
300 JEAN-CLAUDE SCHMITT

dère enfin comme des témoignages sur le « centre » même, sur


le lieu où ils furent produits. Car c'est un apport essentiel de
l'histoire de la marginalité d’avoir non seulement rempli les
marges de l’histoire, mais d’avoir permis aussi une relecture de
l’histoire du centre.

Le critère de l’« utilité » sociale

L'hypothèse de base est en effet qu'une société se révèle tout


entière dans le traitement de ses marges. Deux possibilités
s'oftrent en théorie : celle d’une intégration des marginaux, ou
celle de leur exclusion. Concrètement, nous avons observé des
catégories marginales qui subissent soit le premier déplacement,
tels les marchands tenus d'abord en grande suspicion, mais
dont la réputation rejoint peu à peu leur importance écono-
mique et sociale et dont les porte-parole jouent bientôt un rôle
essentiel dans la définition des normes de toute la société ; soit
le déplacement inverse, tel celui des fous, peu à peu isolés,
rejetés, cachés, enfermés enfin; soit des déplacements plus
complexes, tel celui des juifs, d’abord de plus en plus exclus,
puis réintégrés progressivement, voire assimilés au xix° siècle
en France, jusqu'à ce que l'affaire Dreyfus et le déferlement de
l'antisémitisme rendent d'actualité la pire des exclusions.
Il existe donc à toute époque une ligne de partage, qui décide
soit de l'intégration, soit de l'exclusion des marginaux, et où
(pour choisir un terme de l'époque qui nous paraît convenir
dans les cas considérés) s'établit le critère de l’«utilité »
sociale.
Entendons ce mot dans ses sens divers : il indique d’abord quel
profit matériel la collectivité attend des agents sociaux, et en ce
sens leur «utilité» favorise l'intégration des marchands, des
usuriers, des tisserands, au moment même où elle permet le
rejet des oisifs physiquement aptes à travailler de leurs mains.
Ce mot fixe aussi la limite au-delà de laquelle la sécurité des
biens, des personnes et de l’ordre établi paraît, à tort ou à rai-
son, menacée.
L’« utilité » sociale indique enfin une limite du pensable, où se
rejoignent ceux qui mettent en échec les taxinomies sociales,
ceux qui sont privés de « statut»: on le voit bien à l’arrivée
des tsiganes en Europe. Dans les représentations des contempo-
rains, il n'y a alors guère de place pour ces nomades au teint
sombre. Aussi sont-ils présentés d’abord comme des pèlerins,
et eux-mêmes exhibent des sauf-conduits de l’empereur, du roi,
ou même du pape, et ils prétendent se rendre à Rome au tom-
beau de saint Pierre. Mais la conscience sédentaire désormais
bien établie des populations européennes s'allie à la peur des
vagabonds pour faire échouer cette tentative d'intégration: ils
L'histoire des marginaux 301

sont rejetés de l'autre côté de la ligne de partage, et rejoignent


les gueux aux galères ou à l'Hôpital Général. Or, dans les deux
cas, qu'ils soient assimilés à des pèlerins ou à des brigands,
aucune place spécifique ne leur est reconnue et ne peut l'être
dans les représentations traditionnelles de la société.
la
Dans la société comme dans le livre, la marge est vide et
figure imprévue du marginal qui vient s'y inscrire est le plus
de
souvent fugitive, prête à se fondre d'un côté ou à tomber
« raison »
l'autre, parce qu'elle défie les cadres pré-établis de la
sociale.
Mais l'essentiel est que cette limite se déplace au cours de
l'histoire. Au Moyen Age, elle me semble passer le plus souvent
au cœur même de la société, et ici le cas particulier des béguines
et des béghards, que j'ai appelés des « marginaux de l'entre-
é
» deux », me paraît caractéristique de presque toute marginalit
à cette époque!.
on y
Une frange d'incertitude sépare les clercs des laïcs:
», qui
trouve les béguines et les béghards, et aussi les « écoliers
dans les
ont le privilège de clergie, mais ne cherchent souvent
qu'un moyen d'ascens ion sociale. Même limite
ordres mineurs
les marchands, dont la
floue entre Dieu et le diable : ici sont
fortune accumulée finit le plus souvent en legs pieux à l'heure
les lépreux sont les instruments vivants
de la mort : de même,
de la charité et du salut des autres, mais leurs plaies repous-
de leurs péchés ; les juifs sont les
santes sont l'illustration
élu, et cependant
témoins de l'Ancien Testament et du peuple
du Christ ; le pauvre est le seul à vivre en
ce sont les bourreaux
présence paraît défier
conformité avec l'Evangile, mais sa seule
l'Eglise établie.
références à l'idéo-
Ce n'est pas un hasard si je multiplie ici les
comme sa vocation ultime
logie chrétienne : parce qu'il affirme
désir de salut pour tous les homme s, le christianisme médié-
son
tous les margi-
val «rattrape» d'une manière ou d'une autre
interne de la société
naux, et investit de toutes parts la marge
: la tâche est relative-
dans un prodigieux effort de légitimation
le cas des march ands ou des intellectuels. Elle
ment aisée dans
mais elle n'est jamais désespé-
est plus difficile pour les juifs,
l'inquisiteur espère tou-
rée : même dans le cas de l’hérétique,
per » une âme ; et si le
jours, au moins dans l'au-delà, « rattra
l'Eglis e, du moins, n'y participe pas :
supplice semble inévitable,
le bras séculier s’en charge.
du Moyen Age et surtout
C'est seulement, selon nous, à la fin e à
est véritablement rejeté
à l'époque moderne, que la marge
au milieu du corps social,
la périphérie. Il n'y a plus de place,
frange d'ince rtitud e qu'a connue le Moyen Age. Au
pour cette
maint enant le monarque de droit divin.
cœur de la société trône
302 JEAN-CLAUDE SCHMITT

De lui rayonne la « Raison d'Etat », qui est non seulement une


politique, mais une mystique. Elle s'appuie sur un « appareil
d'Etat», dont l'Eglise n’est plus qu’un des rouages, à côté
d’autres institutions (la justice, la police...) dont le fonctionne-
ment s’affine et le pouvoir se renforce. La société médiévale
s’est construite en intégrant. Celle-ci se définit en s’opposant:
marqués dans leur chair « V» ou « GAL », le vagabond et le
criminel sont bannis et envoyés aux galères.

Un indicateur des transformations d’une société

Histoire inédite des marges, histoire renouvelée du centre, cette


démarche apporte enfin une contribution essentielle à une his-
toire totale en construction : parce qu'elle renvoie sans cesse
l'historien du centre à la périphérie et de la périphérie au cœur
de son objet, mais aussi, et surtout, parce qu’à travers les dis-
cours et les pratiques de la marginalité et de l'exclusion se
manifestent les transformations les plus fondamentales des
structures économiques, sociales et idéologiques. C’est le grand
mérite de Bronislaw Geremek d’avoir le premier mis en relation
la multiplication des groupes marginaux en Europe occidentale
à la fin du Moyen Age avec une «crise du féodalisme» qui
affecte tout en même temps l'économie rurale, le marché du
travail urbain et l'idéal évangélique de la pauvreté volontaire.
Et d’avoir vu aussi dans la réponse des détenteurs du pouvoir
les premiers signes de l’« accumulation primitive du capital » :
la répression puis l'enfermement des mendiants valides visent
à faire pression sur les salaires en période de raréfaction de la
main-d'œuvre, afin de maintenir les profits des maîtres, et à
débarrasser la rue de tous les oisifs en période de bas salaires,
afin de sauvegarder l'ordre social. À mêmes causes, mêmes
effets : lorsque l’Europe de l'Est sort au xvIII* siècle du
« second servage » et connaît à son tour le développement de
rapports de production capitalistes, les mesures qui sont prises
sont identiques à celles que l’Europe de l'Ouest connaissait
depuis longtemps déjà. La société occidentale que l'on voit à
l'époque moderne plus exclusive que jamais est en effet en pro-
fonde transformation : la valeur du travail devient le critère
essentiel de l’« inutilité » sociale dans un monde où les « work-
houses » sont les pendants des premières manufactures.
L'époque contemporaine aura ses propres rejets, mais tous ne
seront pas nouveaux: le caractère le plus important peut-être
de l'histoire de la marginalité et de l'exclusion est d’être aussi
une « archéologie de notre Savoir », des valeurs et des refus de
notre propre société.
Jean-Claude Schmitt
L'histoire des marginaux 303

Ont paru depuis la rédaction de cet article:

Cahiers Jussieu. Les marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, 10/18,
1978.
A. FARGE, art. «Marginaux », in: A. BURGUIÈRE (dir.), Diction-
naire des Sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 436-438.

Notes

Page 277
1 Michel de Certeau : /’Absent de l’histoire (Paris, Mame, 1973); l’Ecri-
ture de l’histoire (Paris, Gallimard, 1975).

Page 280
1 Bronislaw Geremek: les Marginaux parisiens aux XIV® et XV® siècles
(Paris, Flammarion, 1976).

Page 281
1 J. Le Goff: Pour un autre Moyen Age (Paris, Gallimard, 1977).

Page 283
1 Kayser-Guyot: le Berger en France aux XIV* et XVe siècles (Paris,
Klincksieck).
2 « Padre Padrone » est le titre d’un film italien récent.
3 C. Rivals: le Moulin à vent et le Meunier dans la société française tra-
ditionnelle (Ivry, Serg, 1976).
4 C. Ginzburg: i/ Formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnâio del 500
(Turin, Einaudi, 1976).

Page 284
1 Le nom de l’un d’eux, Adam du Petit-Pont, mérite d’être noté.

-
Page 285
Le Seuil, 1957).
1 J. Le Goff: les Intellectuels au Moyen Age (Paris,
les villes du Sud-
2 J. Rossiaud: « Prostitution, jeunesse et société dans
Est au XV: siècle », in Annales E.S.C. (1976).
,
Page 287
Privat, 1972).
1 B. Blumenkranz: Histoire des Juifs de France (Toulouse,
», in Cahiers de
2 B. Blumenkranz: « Juifs et judaïsme en Languedoc
304 JEAN-CLAUDE SCHMITT

Faujeaux (Toulouse, Privat, 1977).


3 V. Robert: les Signes d’infamie au Moyen Age, Mémoires de la Société
nationale des antiquaires de France (1888).

Page 288
! A. Bourgeois: Psychologie collective et Institutions charitables, Lépreux
et maladreries du Pas-de-Calais (Arras, 1972).

Page 289
1 M. Servet (1511-1553), médecin et théologien espagnol, scandalisa les
protestants avec ses ouvrages, De frinitatis erroribus (1531) et surtout Chris-
tianitatis restitutio (1553) où il attaquait violemment l’Institution de Calvin.
Celui-ci l’accusa devant le Grand Conseil alors qu’il était de passage à
Genève: il fut condamné au bûcher.

Page 290
1 J.P. Gutton: La société et les pauvres, Lyon, XVIII siècle (Paris, Edi-
tions les Belles Lettres, 1970).

Page 291
1 L'’ost est le terme qui désigne l’armée à l’époque féodale: c’est le ser-
vice militaire dû à un suzerain.

Page 292
lF. Vaux de Foletier: «les Tsiganes dans l’ancienne France », in
Connaissance du monde (1961).
2 Michei de Certeau: /a Possession de Loudun (Paris, Julliard, 1970).
3R. Mandrou: Magistrats et sorciers en France au XVII siècle. Une
analyse de psychologie historique (Paris, Plon, 1968).
4 M. Foucault: Surveiller et punir. Naissance de ia prison (Paris, Galli-
mard, 1975).

Page 293
1 M. Foucault: Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Plon, 1961).
2 La « Nef des fous » est un poème satirique (1494) où l’auteur, l’Alsa-
cien S. Brant, raille les aberrations des cinq sens. Un tableau de Jérôme
Bosch qui porte le même nom est inspiré de cet ouvrage (au musée du
Louvre).

Page 296
1 P. Guiraud: /e Jargon de Villon et le Gai Savoir de la Coguille (Paris,
Gallimard, 1968).
2 P. Guiraud: /e Testament de Villon ou le Gai Savoir de la Basoche
(Paris, Gallimard, 1970).
3 Les « goliards » sont des clercs indisciplinés qui, au Moyen Age, vivent
avec des femmes et écrivent des poésies satiriques, antipapales et érotiques.

Page 297
1 H. Taviani: « Le mariage dans l’hérésie de l’An Mil », in Annales
ES CAd977):
L'histoire des marginaux 305

2 L’hérésie hussite, du nom de Jan Huss, s’est propagée au XV: siècle


en Bohême. Revendiquant la liberté de sermon, la communion sous les deux
espèces, la pauvreté des ecclésiastiques, la punition des péchés mortels par
les autorités civiles, ils signèrent des accords, les « compactata » (1433), avec
l’Église catholique à Bâle et à Prague. Les plus radicaux furent vaincus à
la bataille de Lipany (1434).

Page 298
1'E.J. Hobsbawm: /es Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne
(Paris, Fayard, 1966).
2 « Marginalité et criminalité à l’époque moderne », in Revue d'histoire
moderne et contemporaine (Paris, A. Colin, 1976).

Page 299
1 P. Joutard: /a Légende des Camisards. Une sensibilité au passé (Paris,
Gallimard, 1977).

Page 301
1 J.-C. Schmitt: Mort d’une hérésie; l'Eglise et les clercs face aux bégui-
nes et aux béghards du Rhin supérieur des XIV® et XV® siècles (Paris, Ecole
des hautes études en sciences sociales, 1978).

JEAN-CLAUDE SCHMITT

Né en 1946. Archiviste - paléographe et agrégé d’histoire. Directeur d’études à l’'E.H.E.S.S.


Auteur de plusieurs articles et ouvrages, ses recherches en anthropologie historique por-
tent sur les rapports entre culture populaire et culture savante au Moyen Age, le statut
et les pratiques des images, et la gestualité dans la société féodale.
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EVELYNE PATLAGEAN

L'histoire de l’imaginaire

Le domaine de l'imaginaire est constitué par l’ensemble des


représentations qui débordent la limite posée par les constats
de l'expérience et les enchaînements déductifs que ceux-ci
autorisent. C'est dire que chaque culture, donc chaque société
voire chaque niveau d'une société complexe a son imaginaire.
En d’autres termes, la limite entre le réel et l'imaginaire se
révèle variable, alors même que le territoire traversé par elle
demeure au contraire toujours et partout identique puisqu'il
n'est autre que le champ entier de l'expérience humaine, du
plus collectivement social au plus intimement personnel: la
curiosité des horizons trop lointains de l'espace et du temps,
terres inconnaissables, origines des hommes et des nations;
l’angoisse inspirée par les inconnues inquiétantes de l'avenir et
du présent; la conscience du corps vécu, l'attention portée
aux mouvements involontaires de l'âme, aux rêves par exem-
ple ; l'interrogation sur la mort; les harmoniques du désir et
de sa répression; la contrainte sociale, génératrice de mises
en scène de l'évasion ou du refus, aussi bien par le récit uto-
pique écouté ou lu, et par l’image que par le jeu, par les arts
de la fête et du spectacle. Il s'ensuit que, si nous voulons, à
travers tous ces thèmes, connaître l'imaginaire des sociétés
éloignées de nous dans le temps, ou d'ailleurs dans l’espace,
nous n'éviterons pas de tracer la limite qui le sépare du réel
exactement là où elle passe pour nous-mêmes, dans notre
propre culture.
L’imaginaire comme objet d'histoire
Contradiction insoluble, mais dont on doit au moins prendre
conscience. L'imaginaire passé des sociétés européennes n'a été
constitué qu'assez récemment en objet d'histoire. Les époques
médiévale et moderne l'ont envisagé comme un prolongement
308 EVELYNE PATLAGEAN

toujours vivant au sein de leur propre culture, cru et censuré


en même temps selon les thèmes et les milieux. La distancia-
tion historique s'est creusée avec les Lumières qui dépouillent
le vieil héritage, avec le romantisme qui s'en ressaisit par goût
esthétique et par piété nationale, avec la science qui termine
le xIx‘: siècle et commence le xx‘, positiviste le plus souvent,
ou du moins fondée implicitement sur une hiérarchie des
cultures liée à l'idée de progrès. Mais déjà s'esquisse la révo-
lution copernicienne qui devait stimuler dans les décennies
suivantes un essor spectaculaire et conjoint des sciences hu-
maines et de l’histoire. Toutes acceptent désormais de ranger
les cultures passées et présentes en un classement devenu
systématique et non plus hiérarchique, et se fixent comme but
l'appréhension totale de l’homme être social et individu. Ainsi
s'est notamment ouvert tout grand à l'étude historique ce
domaine de l'imaginaire passé, où l’histoire écoute des sciences
humaines comme l'anthropologie ou la psychanalyse, et n’en
pose pas moins ses questions spécifiques : comment utiliser
leurs approches pour un matériel situé en un point éloigné
du temps ? et comment expliquer que telle société se soit
constitué tel répertoire, comment rendre compte ensuite des
changements survenus dans ce dernier ? Question trop vaste
vraiment pour être traitée ici puisqu'elle touche aussi bien à
ces domaines traditionnellement mitoyens de l’histoire tout
court que sont l’«histoire des religions », l'« histoire de la
littérature », l’«histoire de l'art». Nous n'éviterons pas de
franchir leurs limites, dont une révision est peut-être d’ailleurs
en cours, mais ce sera sans nous aventurer trop avant dans
leurs recherches les plus spécifiques.

LES PREMIERES RECHERCHES

L'œuvre de Michelet a ouvert la voie, en ce domaine comme en


d'autres, et avec une éloquence particulière. Attentif aux mou-
vements qui ont travaillé les profondeurs du « vieux peuple
de France », héros de son œuvre!, il ressent, plus qu'il ne
comprend peut-être, les élans qui jettent les humbles sur les
chemins de la croisade, ou les espérances millénaristes. Sur-
tout, il investit de sa puissante vision de la nature, de la
féminité et de la vie le personnage de la sorcière, à laquelle
il consacre un livre (1862)?. Après lui, on signalera la conver-
gence que l’œuvre de sir James Frazer établit au tournant du
siècle entre les mythes et les rites de l'Antiquité classique et
ceux des peuples dits sauvages. « Le Rameau d'or» ne
contient pas d'histoire au sens diachronique du terme, et c'est
une de ses faiblesses, mais un effort d'analyse comparative
L'histoire de l’imaginaire 309

systématique, qui en fait un travail pionnier, et lui vaut d'ail.


leurs un grand retentissement. C’est la belle époque de l’« his-
toire des religions », et nous citerons, par exemple, les études
magistrales du Belge Franz Cumont sur la façon dont, sous
l'influence des sagesses et des rituels venus d'Orient, les hommes
de l'Empire romain se figuraient l’immortalité bienheureuse et
les voies qui conduisaient vers elle!.
La période féconde de l’entre-deux-guerres marque le vrai début
des recherches aujourd'hui en cours. L'imaginaire y trouve sa
place dans la jeune histoire des mentalités et s'éclaire des
travaux de cette dernière, l'au-delà de l’homme médiéval chez
Marc Bloch?, la représentation du monde des contemporains
de Rabelais chez Lucien Febvre*. Et surtout l'imaginaire d’une
époque, dans tout son contexte mental, culturel et social,
devient objet essentiel d’une histoire de l’art où se détachent
les travaux, cités plus loin, d'Emile Mâle et du plus grand,
Henri Focillon.

Plusieurs témoins de l’imaginaire des sociétés passées


L'iconographie apparaît en effet comme le témoin le plus évi-
dent de l'imaginaire des sociétés passées. Mais celui-ci en a
bien d'autres encore : l'écrit produit directement comme tel,
j'entends l'œuvre composée par un auteur; et aussi l'écrit
comme monument d'un discours défunt, interrogatoire d'un
inquisiteur, attendus d'un testament passé devant notaire,
récolte ancienne ou récente, et plus ou moins élaborée, des
traditions d’un peuple, d'une région, d’un milieu social; à la
limite, le discours encore vivant de la tradition orale et des
pratiques actuelles. De tels matériaux ont suggéré plusieurs
partis aux historiens : choisir un champ documentaire et en
inventorier les thèmes, ou certains d'entre eux, le bestiaire
fantastique de la sculpture médiévale, la mort et l'au-delà dans
les églises baroques de Provence; s'arrêter à un thème, et le
suivre dans toute la documentation d'une période: ainsi la
mort à la fin du Moyen Age; ou encore établir l'inventaire
thématique d’une période, comme « l'automne du Moyen Age » ;
enfin, faire à l'imaginaire d’une société sa place dans une étude
globale, ainsi le monde dans lequel les habitants d’un village
de haute Ariège situent ce dernier et eux-mêmes vers la fin du
xIve siècle. Dans tous les cas surgit le problème de la pério-
disation: il faut vérifier que les césures habituelles encadrent
bien le propos, ou en proposer qui soient taillées sur la mesure
de l'enquête et de ses résultats. en 1
Ce choix des coupures initiale et finale imposées à l'évolution
historique dont il s’agit de rendre compte est essentiel, et il
servira de fil conducteur à notre présentation. On verra ainsi
310 EVELYNE PATLAGEAN

que les recherches d'histoire de l'imaginaire ont été, à ce jour,


inégales et surtout différentes pour les quatre périodes qui
supplicient de leur découpage scolaire l’histoire du vieux
continent. Cela tient certes à la différence des documentations,
aux habitudes d'esprit et d'école, et aux personnalités elles-
mêmes. Cependant, plus profondément, notre parti d'un ordre
lui-même historique mettra aussi en lumière, d'une part, la
longue durée de thèmes européens comme la sorcière ou l'hu-
manité exotique, d'autre part, une succession de domaines dans
la thématique et les véhicules de l'imaginaire au fil des temps
et des lieux, enfin l'importance décisive en ce domaine d'un
seuil unique, qui est l'apparition du christianisme dans les
sociétés européennes.

L'ANTIQUITE GRECQUE ET ROMAINE

Notre Antiquité classique est double: visage grec, visage


romain. La Grèce présente une expression mythique d’une
grande richesse, explicative de la société et de ses rituels, et
cela au sein d’une histoire dont le moment majeur est la
naissance de la cité, de son organisation, de sa culture, de son
essaimage en colonies. Des savants, comme H. Hubert, avaient
déjà senti les clartés que l'étude de cet ensemble culturel
pouvait tirer des travaux de l'anthropologie contemporaine,
qui était alors une partie de la sociologie, et dont le maître
était Marcel Mauss!. Mais il revenait à Jean-Pierre Vernant,
Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne de tirer vraiment les
conséquences d’un rapprochement de méthode avec une disci-
pline où l'œuvre de Claude Lévi-Strauss proposait, dans le
même temps, un modèle d'analyse conjointe des mythes et
des rituels?, analyse dite structurale parce que marquant, en
une tentative d'appréhension totale, les correspondances entre
les rôles et les moments des rituels, les positions et relations
entre eux des personnages des mythes, et les données cultu-
relles ou sociales qui sont en réalité l’assise initiale de toute
la construction.
Marcel Detienne est entré radicalement dans la voie d’une
analyse de ce type? à la lumière de laquelle données mythiques
et rituelles s'organisent « comme si c'était à travers des his-
»toires fantastiques, des récits merveilleux que les Grecs
» avaient le plus clairement livré l'alphabet dont ils se sont
» servis pour épeler le monde » : telle est la démarche qui lui
livre, par exemple, la signification des « jardins d'Adonis* ».
On appelait ainsi les fragiles plantations en pot que les femmes
de vie tant soit peu libre exposaient sur leur toit aux ardeurs
du plein été, pour commémorer la mort du beau chasseur
L'histoire de l’imaginaire 311

aimé d'Aphrodite. Or Adonis est associé par sa naissance à


la myrrhe, laquelle a sa place dans un code végétal symbolique
où les aromates odorants et secs, les céréales, et enfin la crudité
humide des herbes se placent sur une échelle de valeurs qui
correspond à celle du code social (abstinence/mariage/promis-
cuité) et religieux (abstention de viande/sacrifice/consommation
sauvage). La lecture de ces trois codages du même système
de valeurs permet à Detienne d'exposer, en termes d'histoire,
la réponse de la Grèce antique au problème de toute société,
qui est de penser sa propre situation entre la nature et la
surnature.
Jean-Pierre Vernant a contribué pour sa part à une histoire
de la pensée grecque en montrant que, si elle passe effecti-
vement vers le vi* siècle du mythe à une raison raisonnante,
cette dernière est d’abord, dans la physique ionienne par
exemple, une démarche historiquement localisée, laïcisation
de la pensée mythique antérieure, et non l'apparition d'une
prétendue raison intemporelle, bienfait irréversible d'un pré-
tendu « miracle grec»; au même moment,des qui est celui
débuts de la cité, le philosophe se substitue au sage initié
qui avait la faculté d'explorer l'au-delà invisible!. Vernant
comme Vidal-Naquet se sont, en effet, attachés à la naissance
et au fonctionnement de la cité grecque, et à la richesse sans
égale du cas athénien. Leurs analyses de mythes révèlent les
éléments d'une histoire politique: condition assignée aux
femmes?, ou rites de passage des jeunes à l’âge adulte? ; la
création de la tragédie, et la venue de l’auteur tragique, qui
utilise les antiques légendes pour présenter au public de la
cité un débat juridique ou moral dont les héros restent exté-
rieurs ou antérieurs à la communauté civique, tandis que celle-ci
s'exprime par la voix du chœur* ; et même l'expression superbe
de la pensée platonicienne*.
L'œuvre de Georges Dumézil et les mythes indo-européens
Du côté de Rome, l'œuvre monumentale de Georges Dumézil
tourne autour des légendes des origines depuis des années, et
bien avant l'éclat des travaux de Lévi-Strauss®. Plus exacte-
ment, et plus largement, il a exploré l'énorme trésor mythique
qui est l'héritage commun des peuples dits indo-européens, de
la Scandinavie à l'Inde, de l'Irlande à Rome, de la Germanie
à la Grèce. Sa proposition initiale a été que les mythes des
sociétés indo-européennes renvoyaient à une structure selon
laquelle ces mêmes sociétés se pensaient constituées par la
hiérarchie de trois fonctions, médiation sacrée, élan guerrier,
fécondité laborieuse ; et que les dieux et les héros des Indo-
Européens, et leurs aventures, ne faisaient qu'illustrer cette
tripartition fondamentale. Mais ces illustrations, pourtant iden-
312 EÉVELYNE PATLAGEAN

tiques quant au fond, auraient revêtu des formes différentes


selon les sociétés et les époques : épopée en Inde (Mahabha-
rata); histoire des origines dans la Rome antique dont il
reste la version de Tite-Live, et dans la Scandinavie médiévale
où Saxo Grammaticus compose ainsi l’histoire des premiers
rois! ; roman enfin dans telle branche du Mabinogion gallois,
dès lors que la narration est devenue une fin en soi; folklore
peut-être aussi?.
La christianisation ouvre une époque nouvelle
La christianisation de la culture européenne ouvre un domaine
différent dans l’histoire de l'imaginaire, même si le souci de
retrouver sous cette limite une continuité profonde est présent
dans les essais de De Martino, Caro Baroja, Bakhtine ou Le
Gott que l'on citera plus loin. La nécessité d’une telle recherche,
très difficile par l’érudition multiple qu'elle exige, n’est pas
toujours ressentie. Pourtant l’histoire des religions” et celle
du folklore* s'en préoccupaient dès le début du siècle, dans
les perspectives critiques et polémiques de l’époque. Elle reste
aujourd'hui, c'est le moins qu'on puisse dire, une direction
ouverte, et des plus prometteuses.
Il est vrai aussi que, si des thèmes comme ceux de la sorcière
ou du calendrier et de ses fêtes suggèrent des continuités évi-
dentes, le christianisme inaugure néanmoins une époque nou-
velle dans le système européen des représentations sociales
majeures, l’au-delà des défunts et l’invisible des vivants, entre
lesquels sont institués des liens spécifiques, et dans les relations
de l’homme avec son corps. Les cultures chrétiennes présentent
au surplus une continuité interne évidente à travers des époques
où, dans le domaine de l'imaginaire comme ailleurs, la masse
documentaire est au total d’une richesse incomparable. Enfin,
et cela est essentiel, les historiens se trouvent dès lors impli-
qués, confrontés aux sources enfouies de leur propre culture.

L'ETUDE DU MOYEN AGE

Qu'il s'agisse du contenu des représentations ou de leurs véhi-


cules et aussi de dossiers particuliers, de temps forts ou de
périodes longues, les meilleurs travaux des dernières décennies
ont marqué à quel point le développement historique du sys-
tème de l'imaginaire manifeste en pleine lumière l’histoire
sociale tout court, dont ses modèles et ses représentations
deviennent à leur tour des facteurs. Le Moyen Age demeure
la matrice, et d'abord en ce qu'il donne à voir. Trois historiens
ont voulu embrasser toute sa trajectoire : Emile Mâle et Henri
Focillon, qui partaient des formes visibles, Georges Duby, qui
est parti des textes.
L'histoire de l’imaginaire 313

Henri Focillon posait, voici quarante ans, des principes qui


sont aujourd'hui ceux de l'analyse structurale en consacrant
à l’art médiéval d'Occident «un livre d'histoire, c'est-à-dire
une étude des relations qui, diverses selon les temps et les
lieux, s'établissent entre les faits, les idées et les formes! ». Il
s'inscrivait ainsi en faux contre la hiérarchie traditionnelle des
éléments de l’histoire, soulignant que les formes « ne sauraient
» être considérées comme un simple décor », et que « l’art du
Moyen Age n'est ni une concrétion naturelle ni l'expression
passive d’une société : dans une large mesure il a fait le Moyen
Age même »; puis, dans le système des formes, il discernait la
« forme dominante » préférée d’une époque et décisive alors, en
ce que toutes les autres, et toutes les images, sont contraintes
à s'inscrire dans son espace. De l’espace monumental des archi-
tectures romane et gothique à l’espace pictural des xIV° et
xv® siècles, formes et images ensemble constituent donc un
discours visuel des périodes successives de la société médiévale.
Une démarche pareillement structurale conduit Georges Duby
en sens inverse dans son étude sur «l'Art et la société »
du x° au xvw° siècle’. Il la déroule sur trois niveaux, monde
social des formes politiques inspiratrices des formes culturelles,
monde imaginé où la société projette ses réalités et ses insatis-
factions, et entre les deux la médiation des formes et des
thèmes de l’art.

Culture savante et culture populaire

À l'intérieur de ce domaine médiéval, certains pôles ont retenu


l'attention, et au premier chef le processus de christianisation
lui-même. Jacques Le Goff s’est attaché dans toute son œuvre
à l'alternative entre culture savante et culture populaire, à la
dialectique culturelle des clercs et du peuple, durant le très
haut Moyen Age, comme filtre d’un héritage immémorial?.
Georges Duby l’a montrée de même à l'œuvre autour de l'an
mille*, dans les contacts que les hommes de ce temps éta-
blissent entre le visible et l’invisible : « présence des trépassés »,
proximité des saints et du diable, pouvoir thaumaturgique des
rois, efficacité des reliques, mais aussi la projection cléricale
de la société terrestre \dans les trois ordres de la Jérusalem
céleste, la sombre fascination de l’Apocalypse et du Jugement.
Le même échange se retrouve dans les récits relatifs aux saints,
immense chantier actuellement ouvert à de multiples recher-
ches, immense littérature où se constituent dans toutes les
parties du monde alors chrétien, au cours de son premier
millénaire, à la fois une somme de témoignages sur le vécu
des sociétés et des niveaux sociaux, et un trésor de leur imagi-
314 EVELYNE PATLAGEAN

naire, dans lequel de très vieux contes viennent côtoyer les


épisodes miraculeux, merveilleux ou exemplaires, destinés à
stimuler la. foi et à calmer l'angoisse des hommes!.
Culture populaire et culture savante enfin ordonnent aussi,
d’une autre manière, au tournant des XIVe-XxV® siècles, les
croyances des habitants du village de Montaillou, en haute
Ariège, étudiées par Emmanuel Le Roy Ladurie sur la base
d'un dossier d’Inquisition exceptionnellement riche?. La pré-
sence du diable, dont la sorcière n'est pas encore l'associée,
celle des démons et la proximité des morts auxquels on fait
tenir des messages, leur errance sans Enfer ni Purgatoire autour
des vivants, jusqu’à leur ultime repos, voilà qui atteste un
état très archaïque de la croyance populaire, destiné à être
dépassé dans l'avenir; tandis que les idées montalionaises
sur la métempsycose et les mythes colportés sur des bêtes
comme le cheval ou le lézard expriment un avatar tardif et
rustique du catharisme.

Les multiples évasions de l'imaginaire médiéval

La christianisation des marges invisibles du monde, poursuivie


des origines au seuil de la modernité et, du haut en bas de
l'échelle, socio-culturelle, a donc été en somme une direction
majeure dans l’histoire de l'imaginaire médiéval. Mais celui-ci
offre bien d’autres continuités et d’autres enrichissements.
Au premier regard, les lointains exotiques d’un Occident qu'il
ne faut pas croire enfermé en lui-même et qui a prolongé ses
voyages vrais par les fables qu'on lui rapportait : bestiaire fan-
tastique de la sculpture médiévale dont Jurgis Baltruzaitis*
a démêlé les sources orientales ; horizon onirique de l'océan
Indien, dans les « merveilles » duquel Jacques Le Goff a déchif-
fré les désirs, les fantasmes et les lectures des générations ;
horizon proche et pourtant également imaginé de la sauva-
gerieS ; horizon eschatologique au contraire, celui du Grand
Jugement®, de la Terre Sainte et Promise/, du Paradis perdu
ou retrouvé®, celui des amples constructions mythiques des
hérésies médiévales”.
Il y a aussi l'évasion intérieure par la littérature vers ce qui
est désiré, vers ce qui manque, le témoignage en termes d’ima-
ginaire sur la vérité des situations historiques et sur leur
évolution. Erich Kôhler a écrit dans cette perspective un livre
exemplaire, consacré aux romans arthuriens. Il y montre
comment ceux de Chrétien de Troyes placent dans l’histoire
politique la chevalerie française, dont ils expriment et subliment
les insatisfactions : la royauté d'Arthur se soumet à un idéal
féodal qui en fait l’antithèse de la monarchie française, qui
L'histoire de l’imaginaire 345

transcende la profonde diversification sociale de la noblesse, et


qui s’achèvera en mission eschatologique ; l'« aventure » trans-
mue le lot, en réalité incertain, de la petite noblesse en valeur
chevaleresque par excellence à laquelle les grands féodaux
souscrivent devant la menace commune de la royauté et de
la bourgeoisie ; enfin, l'amour courtois marque l’une des « rup-
tures » qui définissent aux yeux de KôGhler le xII° siècle comme
le seuil de la modernité, parce qu’elles sortent l'individu de la
stabilité hiérarchique ancienne!.

Débordement de l'imaginaire à la fin du Moyen Age

Au terme de la période enfin, on a observé les multiples ave-


nues ouvertes par la modernité expressive et complexe du
Moyen Age finissant à un imaginaire qui devient alors d’une
richesse frappante. Fidèle à sa ligne d'étude, Focillon a consi-
déré avant tout l’espace que la peinture propose alors, et qu’elle
manie avec une liberté neuve, inconcevable pour l'espace monu-
mental des époques précédentes. Et il a montré que les peintres
peuvent ainsi placer l'imaginaire à l'arrière-plan du quotidien:
espace illusionniste et théâtral des fonds de tableaux; « pay-
sages visionnaires » des « Heures du duc de Berry» qui, «à
côté du paysage féodal et du paysage paysan, donnent un
corps aux prodiges de l'imagination chrétienne » ; « apocalypse
gaie » de Jérôme Bosch, où les vieux monstres romans repa-
raissent, mais affranchis des contraintes de l'intégration archi-
tecturale de jadis.
D'autres se sont proposé un compte rendu plus global. Le
Hollandais Johannes Huizinga consacrait, dès 1919, à l'«au-
tomne du Moyen Age» un livre dont l'importance durable a
été soulignée par la réédition récente en tête de laquelle Jac-
ques Le Goff a défini comme son apport précurseur d’avoir
montré «qu'il faut aller chercher le sens d’une société dans
» son système de représentations et dans la place qu'occupe
» ce système dans les structures sociales et dans la “réalité”? ».
Huizinga s'est borné au domaine français, bourguignon et fla-
mand, mais il y a tiré parti de toute l'information disponible,
romans de chevalerie et poésie mondaine ou pastorale, icono-
graphie de la peinture destinée à la clientèle _noble ou des
gravures populaires sur bois, et surtout description de tout ce
que nous ne pouvons plus voir, les entrées princières, les fêtes,
la pompe des noces et des funérailles. Enfin, sans reprendre
l'exploration documentaire, Georges Duby? a projeté une clarté
profonde sur les ressorts psychologiques. ke
Tous ces travaux révèlent les thèmes majeurs qui constituent
limaginaire des x1v° et xv° siècles : le grouillement des démons
316 EÉVELYNE PATLAGEAN

tentateurs et l’allégresse horrible du sabbat, mais l’humanisation


du Christ supplicié et de sa Mère, dont l’afiliction est sans
cesse montrée par la peinture, le théâtre et les confréries,
répétée par la prédication, retrouvée par les mystiques; l’affir-
mation du Purgatoire, celle de l'ange gardien; l’obsession de
la mort individuelle, l'imagerie funèbre du cadavre qui se
dissout, confronté aux joies du vivant, la Danse macabre ; mais
aussi une somptuosité sensuelle que la censure de l'Eglise
n’atteint plus; enfin, selon la formule de Huizinga, ce « spec-
tacle d'un rêve » que s'offre l'aristocratie du temps, lorsqu'elle
représente dans ces discours et dans ces gestes le romanesque
de la chevalerie et celui de la pastorale.
Tout cela est rassemblé au cours d’une transition historique
où s'évanouit la vieille féodalité, où naissent les attitudes sen-
suelles et religieuses de l'homme moderne. Un tel dossier, bien
exploré et peut-être exemplaire, pose de façon éclatante ce
problème du rapport entre réalité sociale et système de repré-
sentations, sur lequel il faut construire l’histoire de l'imaginaire.

L'EXPLORATION DE LA MODERNITE

La vision que la modernité s’est donnée de l’outre-tombe touche


directement aux antécédents des consciences contemporaines.
On a vu dans les travaux de Huizinga et de Duby comment
l'accent se déplaçait de l'au-delà proprement dit à la mort de
la chair. Alberto Tenenti a consacré à ce passage un livre, où
l’iconographie du Triomphe de la Mort en Italie et de la
Danse macabre partout est éclairée par les textes, où l’on voit
aussi l'imprimerie à ses débuts diffuser un renouveau court
mais vigoureux des représentations médiévales, avec ces ma-
nuels du bien-mourir dans les vignettes desquels le mourant
git entre les puissances célestes et les démons, toute l’imagi-
nation des graveurs étant réservée à ces derniers.
D’autres travaux se sont proposé de donner à l’outre-tombe
moderne sa place au sein de l’histoire sociale, en un dessein
structural comparable à celui qui inspirait les recherches
similaires dans le domaine du Moyen Age finissant. Le grand
précurseur en a été il y a cinquante ans Bernard Groethuysen?,
avec son enquête, si prometteuse et demeurée malheureusement
inachevée, sur la naissance de l'esprit bourgeois dans la France
du xvirr* siècle. La bourgeoisie, expliquait-il, s'est émancipée
de l'Eglise parce que la nécessité bourgeoise de prévoir engen-
drait l'idée d’un ordre du monde auquel l’honnête homme se
conformait de son propre jugement, où Dieu n'était plus qu'un
moteur abstrait, l'Evangile un livre de morale, et l'Enfer une
« fiction littéraire » qui ne faisait plus peur.
L'histoire de l’imaginaire 317

Certes, nous en savons aujourd’hui bien plus long que ce livre,


non dépourvu de malice polémique, sur le changement intel-
lectuel et culturel dessiné à l'horizon de recherches qui seront
citées tout à l'heure, celles de Foucault, Mandrou ou Certeau.
Pourtant, le portrait du bourgeois devenu incrédule n’a pas
perdu la finesse conférée par une vaste et curieuse lecture des
textes du temps, des sermons notamment, tandis que la division
totale des attitudes culturelles devant la mort et l'au-delà est
celle que présentera Mandrou, les bourgeois d’un côté, le peuple
de l'autre, toujours croyant et qui le doit demeurer pour le
bon ordre de la société, et auprès de lui l'Eglise qui s'exprime
dans les peintures effroyables que les prédicateurs tracent des
tourments de l'Enfer. Et c'est encore la même émergence de
la raison bourgeoise qui substitue l'Utopie moderne à l’eschato-
logie médiévale dans la nécessaire imagination d'une société
idéale.
Attitudes devant la mort en Anjou et en Provence
Deux versions provinciales de l’évolution moderne des croyances
relatives à l'outre-tombe ont été présentées par des travaux
récents : la Provence de Gabrielle et Michel Vovelle?, l’Anjou
de François Lebrun*.
Lebrun étudie les attitudes devant la maladie et la mort après
les conditions démographiques de celle-ci. Sa brutalité explique
la demande adressée aux saints guérisseurs, l'attention inquiète
portée aux jeteurs de sort ou aux signes qui révèlent l'heure
secrète de la fin, et surtout l'efficacité des représentations
effrayantes de l'au-delà inculquées dès l'enfance par les caté-
chismes et les abécédaires, colportées par l'imagerie populaire,
tel le Calendrier des Bergers dont Lebrun suit la circulation du
XV® au xIx° siècle, dépeintes enfin dans les sermons ; et Lebrun
de noter à cet égard la prédominance des descriptions de l'Enfer
sur celles du Paradis, qui distingue l’éloquence catholique de
la protestante; enfin, le culte des morts du paradis et du
purgatoire les maintient liés à la communauté des vivants.
L'étude exemplaire que Gabrielle et Michel Vovelle ont consa-
crée aux autels des âmes du Purgatoire érigés dans les: églises
de Provence entre le xv° et le x1x° siècle repose sur un dossier
iconographique présenté avec aide de la cartographie et de la
statistique. L'iconographie du Purgatoire s'affirme à partir des
xIvVe-XVe siècles, mais elle demeure alors, et au XVI‘ encore, en
concurrence avec celle de l'Enfer et du Jugement: la première
diffusion marquée de la dévotion aux âmes du Purgatoire se
fait dans la période 1600-1670. Les auteurs n'ont pas de peine
à montrer que ce changement correspond à l'idée moderne
d'un jugement individuel, et ils retrouvent ensuite eux aussi
le clivage socio-culturel du xviri® siècle entre une dévotion
318 EVELYNE PATLAGEAN

populaire qui s’amplifie et la polémique ouverte par les milieux


plus élevés.

Une diversification sociale de l'imaginaire

Les études consacrées à l'époque moderne — du xv° siècle à


la fin de l'Ancien Régime — mettent d’abord en lumière la
continuité de la vieille alternative entre culture savante et cul-
ture populaire, beaucoup plus longue et plus forte que n'a
bien voulu l'avouer la bourgeoisie des Lumières et celle du
xIx® siècle. On vient de le voir pour les représentations de
l’outre-tombe. Mais cela est vrai de tout le champ culturel où
la montée de la bourgeoisie au cours de l’époque moderne se
traduit par diverses dichotomies nouvelles. La diversification
sociale de l'imaginaire en apparaît directement marquée. On
en trouve la preuve dans la Bibliothèque Bleue explorée par
Robert Mandrou! et par Geneviève Bollême?, ces livrets de
colportage, produits surtout à Troyes, mais diffusés dans toute
la France d'Oïl, et lus sans doute à haute voix dans les veillées
de campagne par qui savait lire. En pleine époque des Lumières
en eftet, vies de saints et romans de chevalerie issus du long
Moyen Age achèvent dans ces humbles livrets anonymes la
carrière littéraire qu'ils avaient commencée à une tout autre
altitude sociale.
Révélation aussi à cet égard que l’admirable lecture de Rabelais
par Michaïl Bakhtine?, rédigée semble-t-il au début des années
1960, son étude très russe d'un rire populaire qui mêle le corps
vivant et ses ouvertures, l’enchaînement des naissances et des
saisons, le monde entier, en un carnaval vainqueur de la mort,
de la peur et du pouvoir, occulté ensuite et peu à peu éteint:
le ventre qui enfante et qui excrète et la fête où le neuf succède
au vieux, le pays de Cocagne et la navigation vers l’autre monde
sont les représentations clefs, où s'exprime une culture popu-
laire sans âge, dont l’œuvre de Rabelais serait peut-être, en
ce passage d’une époque à une autre, la dernière expression
littéraire. Après lui, le corps resterait dissimulé comme ina-
vouable, relégué ou dévoilé seulement dans la catégorie de
l’obscène, créée par la modernité bourgeoise.

La folie, obsession de l'imaginaire

L'époque moderne se signale entre autres par un champ docu-


mentaire accru de tout l’imprimé, et surtout porteur d’une autre
problématique puisqu'il s’agit en un mot d'expliquer comment
la limite dite objective entre le réel et l'imaginaire est venue
peu à peu se placer là où nous la traçons aujourd’hui. Michel
L'histoire de l’imaginaire 319

Foucault a montré comment le système culturel occidental a


posé cette limite à l’intérieur de lui-même en précisant, du
XV* au XIX° siècle, les contours assignés à la folie!.
L'imaginaire pictural des xve-xvre siècles, avec Bosch et Breughel
surtout, proclame l'importance majeure que prend alors cette
dernière dans 1 « imagination de l’homme occidental » : la Nef
chargée de fous, qui fixe sur la toile une pratique historique ;
la foule des créatures monstrueuses, avatar dernier de la fan-
taisie gothique, qui signifient les angoisses, les abîmes et aussi
les intuitions de la condition humaine; et des personnages
comme la Dulle Griet de Breughel, qui va son chemin au milieu
des désastres. Toute une iconographie, en somme, présente la
folie comme l'horizon de toute conscience et l’expérience « tra-
gique », immédiate et totale de la vie.
La raison classique se constitue au contraire comme une ligne
de partage, par la définition de normes et donc de déviances
religieuses, sociales, morales ou sexuelles, qu'elle enferme en-
semble derrière un même mur, jusqu'au moment où l'asile et
ses fous deviennent seuls lien et objets de cette pratique
sociale. Au surplus, le lecteur de Foucault verra quels va-
et-vient multiples l'imaginaire continue de tisser pendant cette
période entre la raison et ses contraires, depuis l'observation
de femmes de Montélimar atteintes de « mélancolie » à la suite
d'une peinture trop vive de l'Enfer jusqu’à l’œuvre recluse de
Sade, jusqu’à Gova, Nietzsche, Artaud.
Un objet d’étude significatif: la sorcière
La croyance aux sorcières a paru à plusieurs un lieu significatif
de l’évolution historique qui a constitué peu à peu la limite
présente entre le réel et l'imaginaire. Julio Caro Baroja s'est
efforcé d'en retracer l’histoire européenne la plus longue, depuis
l'Antiquité gréco-romaine ou germanique jusqu'aux Caprices de
Goya, au romantisme, et aux survivances obscures de son Pays
Basque en plein xx° siècle2. Robert Mandou s'est limité à la
France classique, mais aussi au chapitre crucial, le paroxysme
et la fin des procès de sorcellerie au xvir* siècle.
La sorcière moderne est associée au Diable et au sabbat que
celui-ci conduit, et qui réunit les transgressions sexuelles aux
adorations sacrilèges. C'est un ensemble qui se précise et s'en-
richit à partir du milieu du xiv° siècle, se développe jusqu’à
la vague européenne de grands procès, enflée et close avec la
première moitié du xviI® siècle — éclate
un épilogue américain
dans le Massachusetts en 1663 — et se défait ensuite en atti-
tudes culturelles socialement différenciées, que Mandrou à
mises en lumière: la continuité reste aux milieux anciens,
campagnes, érudits cléricaux, théologiens et prédicateurs, tan-
dis que la bourgeoisie éclairée des magistrats et des médecins
320 EVELYNE PATLAGEAN

découvre la réduction possible à l’escroquerie ou au patho-


logique. Ainsi passe-t-on d'un « système transgressif » à un autre,
selon le mot de Michel Foucault, de l'investissement démo-
niaque encore reconnu par le XvI* siècle à notre opposition
entre normal et pathologique, constituée dès le xviri‘. Et ce
passage se joue, en fin de compte, dans l'appréciation qui est
faite de l'imaginaire.
Michel Foucault a saisi le moment transitoire où la déviance
est déjà expliquée par l'imagination du déviant, mais d’une
manière telle que les fantasmes de cette dernière sont eux-
mêmes une transgression, parce que la réduction médicale est
encore inachevée!.
Les possédés de Loudun
Michel de Certeau a éclairé la même transition par son étude
remarquable de «la possession de Loudun » dont la démarche
le rapproche de Foucault plus que de Mandrou, mais qui se
place dans une perspective tout autre encore, l’histoire de la
spiritualité? Interrogé à cet égard, le dossier de Loudun (témoi-
gnages des possédées, relations oculaires sur les exorcismes
publics, rapports officiels, dont ceux des exorcistes et des méde-
cins) est interprété par lui comme une manifestation de la
« cassure » qui lézarde une « civilisation religieuse » proche de
sa fin, en train de perdre ses certitudes.
D'un côté, la relation des individus avec l'au-delà, cessant alors
d'être immédiate, se fait soit diabolique, soit mystique: pos-
sédées ou «spirituels », comme la mère Jeanne des Anges à
elle seule dans les deux parties de sa vie. De l’autre, la société
expulse son inquiétude sur le «théâtre» des possédées et de
leurs exorcistes ; en brûlant Urbain Grandier, jugé sorcier el
responsable du désordre des religieuses, elle « a créé un dé-
» viant et se l'est sacrifié. Elle se reconstitue en l’excluant »,
et sa mise à mort est une fête et une mise en ordre à laquelle
collabore le pouvoir royal. Celui-ci intervient au premier chef
en eftet, car le moment de Loudun réunit, très logiquement,
« le passage de critères religieux à des critères politiques », et
la réduction médicale en train de se faire, au centre de
laquelle se place précisément le débat sur l’« imagination ».
Certeau ne s'est pas limité en effet au dépouillement et au
commentaire culturel des fantasmes mis en forme par les
possédées et leurs exorcistes dans le cours d’une collaboration
publique et spectaculaire. Il a relevé l'importance nouvelle et
la minutie des observations médicales, et la discordance signi-
ficative de leurs conclusions : qui croit à la possession démo-
niaque nie que l'imagination puisse produire de tels effets;
qui n'y croit pas les lui impute au contraire. Aussi, lentement,
le concept de « nature » change et se cherche, et l'imaginaire,
L'histoire de l’imaginaire 321

par voie de conséquence, s’en vient occuper la place que nous


lui assignerons dans ce qui sera pour nous l'ordre naturel.

Le XIX° et le XXe siècles

Que devient l’histoire de l'imaginaire lorsqu'on aborde les


xIX° et xx° siècles ? On entre alors dans la période qui vient
jusqu’à notre expérience historique vécue, et que caractérisent,
d'une part, l'aurore, le zénith et les crises des sociétés indus-
trielles, avec tous les sevrages culturels qui s’en sont suivis,
d'autre part, la production d’une littérature et d’un art en
tout état de cause plus intimement et clairement familiers à
notre conscience et à notre sensibilité. La difficulté d’accom-
modation explique tout d’abord, sans doute, que l’entreprise de
l'historien semble quelquefois absorbée dans la perspective de
sciences sociales voisines, que l’histoire dote à son tour de la
profondeur de champ indispensable. Ainsi sert-elle l’« anthro-
pologie religieuse » d'un Alphonse Dupront!, qui prend pour
son objet non seulement les pratiques mais les croyances.
Mais surtout une convergence de l’histoire avec une sociologie
et une ethnologie, et avec une étude renouvelée du folklore,
ouvre une des directions de recherches actuellement les plus
prometteuses et les plus nécessaires, en particulier dans l'étude
des sociétés européennes, celle de l'ethno-histoire, où l'imagi-
naire social a sa place au même titre que les structures fami
liales ou communautaires. L'’ethno-histoire de l’Europe telle
qu'elle se constitue aujourd’hui est née en fin de compte des
cendres du triomphalisme qui avait établi au tournant des
xIx°-xx° siècles la hiérarchie culturelle des sociétés défuntes ou
vivantes dont nous avons fait état en commençant.

Permanence et évolution des thèmes anciens

Portant ce renoncement à l’intérieur de la culture européenne


elle-même, histoire et sciences sociales ont progressivement pris
conscience de permanences profondes que les changements
évidents des xIx°-xx° siècles n’ont pas sectionnées. Leur courant
majeur traverse les paysanneries et les campagnes, comme au
XVIII* siècle, et même avant. Autrement dit, la problématique
séculaire des rapports de clivage ou de réception entre culture
savante et culture populaire, évoquée plus haut pour les
périodes médiévales et modernes, se prolonge au-delà de 1800
avec un énoncé presque inchangé depuis Gutenberg. Certains
des travaux déjà cités le montrent clairement: G. et M. Vovelle
ont poussé jusqu'au xx° siècle leur relevé des représentations
du Purgatoire dans les églises de Provence, et donc leurs
322 EVELYNE PATLAGEAN

conclusions historiques sur l’appauvrissement du thème. La


Bibliothèque Bieue cesse de paraître vers 1880; mais G. Bol-
lême souligne l’évolution des thèmes dominants, où la dévotion
et le romanesque encore médiéval de l'Ancien Régime cèdent
progressivement la place à toute espèce de « recettes », depuis
les remèdes domestiques jusqu'aux secrets de la réussite dans
le monde.
D'autres auteurs ont au contraire pris leur point de départ
dans un dossier contemporain, qu'ils ont traité par la démarche
régressive chère à l'historien Marc Bloch. Des monographies
ainsi produites il y a quinze ou vingt ans, la plus achevée est
sans doute celle que le sociologue Louis Dumont a consacrée
à la fête annuelle qui a commémoré jusqu’à nos jours à
Tarascon la défaite infligée à la Tarasque, le monstre qui
terrorisait la ville dans un passé fabuleux! . On retiendra encore
pour sa conception, et même si la remontée historique ne
satisfait pas entièrement, le livre écrit par Ernesto De Martino,
alors professeur d'histoire des religions à l’université de Naples,
au terme d’une enquête interdisciplinaire en Pouille, dans la
région du Salento?. Le sujet en est la croyance locale relative
à la tarentule, dont la morsure une fois infligée fait sentir au
jour réputé anniversaire des effets combattus par une cure
rituelle qui comporte un pèlerinage estival, et surtout la danse
au son d’un petit orchestre loué par les patients, en majorité
aujourd'hui des femmes pauvres. La même alternative cultu-
relle encore se creuse dans ces faits italiens, et aux mêmes
moments : des antécédents antiques probables mais obscurs,
l'origine médiévale claire d'un ensemble qui se laisse rappro-
cher d’autres fêtes européennes d'été, Saint-Jean et Saint-Guy;
une distribution sociale qui n’a cessé de se resserrer sur les
plus pauvres; un double désamorçage à l'époque des Lu-
mières, par les tentatives de médicalisation, que l'Eglise voit
d'un bon œil, et par le lien solidement noué au xvirre siècle
avec le culte de saint Paul. Loin de l’Europe, mais pareillement
fondés sur l’histoire de l'Ancien puis du Nouveau Monde, on
lira les travaux du sociologue Roger Bastide sur les religions
biSiNennes, de l’ethnologue Alfred Métraux sur le vaudou
haïtien*.

Contes et légendes : un nouveau champ pour l'histoire

La rencontre entre l’histoire de l'imaginaire collectif et les


études de folklore, fêtes et rituels, d’une part, contes et légendes
de l’autre, pose un problème particulier, dans la mesure où
ces études subissent précisément, depuis quelques décennies
surtout, de profondes transformations dans leur méthode et
L'histoire de l’imaginaire 323

dans leur conception même. Non que l'attention à donner aux


rapports entre le folklore et l’histoire d’un peuple soit une
découverte récente. Le début du siècle s'était interrogé sur une
« mythologie française » dont le vieux fond indigène transpa-
raîtrait à travers la christianisation, et notamment à travers
des légendes immémoriales christianisées en hagiographie!. Le
maître des études folkloriques françaises, Arnold van Gennep
(1873-1957) s'est tenu malgré tout à l'égard de l'histoire dans
une réserve qui contrastait avec son attitude envers les jeunes
sciences humaines, ethnographie et linguistique surtout, et qui
s'adresse en fait, comme l’a montré Nicole Belmont, à l’«his-
toire historiciste » contemporaine de ses années de formation?.
Mais les positions sont en train de se modifier. On place désor-
mais dans la perspective de l’histoire, et dans son champ docu-
mentaire, rituels et croyances que l'on appelle populaires, leur
frontière sociale, leur sens premier, leur évolution, voire leur
fin. Le petit livre déjà cité de Nicole Belmont? montre bien
à la fois les promesses de l'entreprise, les fruits qu’elle porte
déjà, et néanmoins la difficulté peut-être insurmontable ren-
contrée pour remonter au-delà de l’époque moderne et maî-
triser la longue durée. Il faudrait souhaiter à cet égard la
traduction de l'essai très riche de V.I. Propp (1895-1970) sur
les fêtes agraires russes. Conduit selon la méthode régressive
et dans une optique semblable à celle de Bakhtine, le livre part
d'observations contemporaines ou du moins récentes, pour dis-
tinguer dans le cycle calendaire des campagnes russes la perma-
nence populaire, l'œuvre de l'Eglise et le produit culturel qui
en est résulté.

L'histoire va-t-elle se tourner vers l'imaginaire des villes ?

L'immense et attirante futaie des contes populaires, d'autre


part, semble à première vue décourager l’histoire, et relever
plutôt d'une analyse immobile dont V.I. Propp encore a proposé
un code? , et autour de laquelle la discussion demeure ouverte.
Certes, on peut, pour différentes époques, reconnaître les modes
et les fonctions de la transmission orale, étudier ses rapports
avec l'imprimé comme l'a fait Marc Soriano à propos des
«Contes» de Perraulté, voire repérer une chronologie aussi
fournie que possible des versions d'un récit. Mais peut-on
découvrir vraiment l'histoire d’un conte, les changements
internes qui répondraient à ceux du contexte historique ? On
trouvera une tentative en ce sens dans la double étude, médié-
vale et moderne, que Jacques Le Goff et Emmanuel Le Roy
Ladurie ont consacrée ensemble à la légende de Mélusine’. La
question est à l'ordre du jour.
324 EVELYNE PATLAGEAN

L'histoire contemporaine de l'imaginaire collectif se situe donc


encore pour la plus grande part dans la permanence dont
l'ouverture est la plus facile et la plus évidente, celle des socié-
tés ou des niveaux sociaux encore traditionnels, c'est-à-dire des
campagnes. Sans doute cette limitation vit-elle ses derniers
moments, et l’on peut attendre un éclairement enrichissant de
la problématique en direction des sociétés neuves nées de
l'urbanisation industrielle et de l'essor des média. Dès main-
tenant, en fait, les études culturelles qui en ont été faites par
un Edgar Morin ou un Roland Barthes prennent valeur d’une
histoire pour le futur!.
L'histoire de l'imaginaire, c'est aussi l’histoire imaginée aujour-
d’hui, comme elle l’a été dans le passé. Paisiblement, par la
littérature et ses romans?. Dangereusement, par la politique
contemporaine où elle demeure, comme toujours dans les
sociétés européennes si profondément historiques, incitation et
projection à la fois. Le national-socialisme allemand constitue
sur ce point comme sur d’autres, plus que sur d’autres peut-
être, un sujet à peu près inépuisable, et d’une difficulté décisive
en ce qu'il est sans doute le plus important et le moins inno-
cent à la fois qui puisse toucher la conscience d'historiens
européens aujourd’hui vivants. On en jugera d'autant plus
exemplaire le travail que le linguiste Jean-Pierre Faye a consa-
cré à la genèse de son idéologie, et singulièrement aux fan-
tasmes germaniques et médiévaux véhiculés par les lectures
de jeunesse de Hitler : le problème moteur du livre est préci-
sément le passage de cette histoire elle-même imaginaire du
passé allemand et européen à l'acte terriblement efficace et
réel de l'extermination?.
Pour ce qu’on appelle communément histoire de la littérature,
histoire de l’art, elles échappent souvent à notre propos, en
dépit des rencontres, et parfois du contentieux, qui existent
entre ces histoires de productions particulières et l’histoire tout
court. Les premières n'ont pas toujours la totalité structurale
d'un Henri Focillon ou d’un Pierre Francastel. L'œuvre médié-
viste de l’un a été saluée plus haut. L'autre nous a enseigné
que l’espace tridimensionnel qui domine la peinture européenne
du Quattrocento au cubisme n'est nullement une représentation
obiective enfin maîtrisée, mais le choix plastique adéquat d’une
civilisation particulière, apparu et disparu avec elle*. Mais
beaucoup de travaux se présentent en revanche comme une
sorte d'entretien personnel du critique avec des créations éga-
lement personnelles, même si elles sont considérées parmi
d’autres, et au sein d’un ensemble culturel historiquement daté,
«le romantisme », par exemple. Un entretien ainsi motivé, si
pénétrant qu'il soit, n'est pas nécessairement historique.
L'histoire de l’imaginaire 325

CONCLUSION : TROIS QUESTIONS

Au terme de cet exposé qui a suivi un fil chronologique, trois


questions demeurent, qui intéressent toutes les périodes par-
courues.
D'abord la méthode : l'imaginaire comme objet d'histoire se
suffit moins que tout autre à lui-même; les représentations
d'une société et d'une époque forment un système, lui-même
articulé avec tous les autres, classement social et religion bien
sûr, mais aussi modes de communication. Il s'agit de recon-
naître le rang de l'imaginaire dans le glissement continu de
tous ces systèmes les uns sur les autres, qui pourrait être la
définition structurale de l’histoire. L'étude de la culture euro-
péenne depuis le haut Moyen Age révèle en fait que la réponse
n'est pas simple, dans la mesure où l'imaginaire a toujours
été socialement diversifié. La culture populaire se caractérise
à son égard par un cours si lent qu’il semble immobile : elle
se montre lentement accueillante à des thèmes venus des
couches sociales dominantes, les conservant parfois même seule
ensuite, et, d'autre part, elle crée et conserve aussi en fonction
de ses exigences propres.
Eros et Thanatos, des thèmes difficiles pour l'historien
Ensuite, les champs de l'imaginaire. On ne reviendra pas sur
la nécessité d'étendre l’investigation, et sans doute en la trans-
formant, hors des niveaux et des sociétés traditionnels. On
rappellera en revanche que certains thèmes présentent la diffi-
culté de compromettre les historiens eux-mêmes, et cela d’au-
tant plus qu'ils les considèrent en un temps plus rapproché
d'eux. Parmi ceux-ci, en tout premier lieu, Eros, et son asso-
ciation à tout le moins moderne avec Thanatos, la mort. Michel
Foucault en ouvre l'approche à propos de Sade, dans son
« Histoire de la folie»: le sadisme, écrit-il, n'est pas une
« pratique vieille comme l’Eros », mais le rejaillissement de la
« déraison » définie par la raison classique, et enfermée par,
elle, la résurrection protestataire de l'imaginaire occulté. La
fin du xvirr siècle marque ainsi, selon Foucault, une véritable
conversion de l'imagination occidentale ; la « déraison» répri-
mée et contrainte se manifeste alors positivement comme dis-
cours et désir. Césure très convaincante, même s'il reste
à l'intégrer plus complètement que ne le fait Foucault dans
la totalité historique de l’époque. |
Et pourtant, avant comme après elle, l'histoire des harmoniques
imaginaires de l’Eros reste encore décevante. Certes, le code
symbolique des cultures passées n’est, en aucun domaine, plus
difficile à déchiffrer, bien que partout présent dans leur litté-
rature et leur iconographie ; les recherches occidentales sur le
326 EÉVELYNE PATLAGEAN

Moven Age inspirées depuis quelques années par Georges


Duby aboutiront sans doute sur ce point à des propositions
de méthode. Pourtant, ce n’est là qu’un obstacle liminaire. Le
plus grave est que nulle expérience humaine passée n'implique
de plus près l'historien vivant, et que nulle non plus ne s'est
moins expliquée sur le fond!. Aussi ne dépasse-t-on guère la
lettre des codes de symboles, de comportements et de justifi-
cations, dans les meilleurs des cas, tel le livre consacré par
Robert van Gulik à la Chine ancienne?. On objectera peut-être
que ce dernier se situe dans un domaine géoculturel où l’histo-
rien occidental se trouve dépourvu de toute référence person-
nelle, comme il l’est d’ailleurs en cette matière dans le champ
de l’Antiquité classique. Mais, par exemple, le livre récemment
traduit de Mario Praz sur l'érotisme sadien du xix* siècle,
romantique et décadent, est aussi indigent dans sa lecture
historique que remarquablement riche dans l'inventaire et
l'analyse des textes.
Les tentations d’une histoire psychanalytique
Ce constat d'échec au moins provisoire introduit la dernière des
questions sur lesquelles il convient de conclure, celle d’une
approche psychanalytique de l'imaginaire passé, où les histo-
riens se retrouvent une fois encore voisins d’« historiens de
la littérature », dont les travaux resteront cependant hors de
notre présent propos. L'entreprise historienne a tenté jadis
Freud lui-même. Son « Moïse » (1939) apparaît cependant moins
une œuvre d'histoire qu’un essai d'analyse de l’homme juif,
que Freud était lui-même, à partir d’une expression mythique
primordiale, et en tout état de cause, des plus anciennes, du
judaïsme encore vivant ; essai dont les propositions psychana-
lvtiques sont faites, il est vrai, sur la base d’un certain bagage
d'ethnologie et d’«histoire des religions », contemporain de la
rédaction du livre. Je citerai plus à propos ses observations
sur une névrose démoniaque au xvii° siècle. Michel de Certeau
a récemment commenté ces deux études*. Cela dit, et depuis
Freud, le dessein d’une histoire psychanalytique fait lever deux
questions dans la question.
D'abord, comment chercher ? Faut-il se borner à des études de
cas individuels, dès lors nécessairement peu nombreuses et
dispersées, là où l'écrit semble suffisamment étoffé pour tenir
lieu dans une certaine mesure de l'entretien direct ? Ou bien
peut-on admettre qu'il est possible et profitable de formuler,
toujours à partir de l'écrit, des conclusions portant sur une
collectivité historiquement délimitée, dans la mesure où l'in-
conscient des individus qui la composait passait nécessairement
à travers des formes culturelles caractéristiques ? Ensuite, ou
peut-être surtout, que chercher, à quoi s'attendre ? La per-
L'histoire de l’imaginaire 327

plexité des historiens — et de leurs collègues littéraires —


rejoint là le débat actuel de la psychanalyse elle-même entre
une lecture plus littérale de Freud et son interprétation plus
amplement symbolique par l’école de Lacan, et autour de
l'universalité tant du triangle œdipien classique que de la dis-
svmétrie des enfances masculine et féminine. Les deux aues-
tions de la documentation et de son contenu interfèrent
d’ailleurs, comme le montre l’âpre critique adressée par Jean-
Pierre Vernant aux lectures obligatoirement œdipiennes que la
psychanalyse impose à la mythologie grecque, à commencer
par j’histoire même d'Œdipe, sans relevé complet des données
mythiques, et sans prise en compte du contexte historique des
æœuvres!.
Une histoire des rêves
En fait, la préoccupation d'une méthode psychanalytique
appliquée à l'imaginaire en tant qu'objet d'histoire semble se
placer le plus souvent jusqu'ici au point d’affleurement culturel
de l'inconscient, et c'est un accent qu'il est utile de mettre.
Ainsi ont procédé certaines des études sur le rêve, à propos
duquel la démarche est d'autant plus nécessaire que les deux
niveaux de son déroulement et de son récit se confondent
dans l'information de l'historien, comme d’ailleurs dans le
témoignage du sujet vivant. E.R. Dodds a présenté d'excellentes
observations sur les éléments culturels du rêve antique ; il
s'arrête court ensuite, à la vérité, et avant tout essai de psvcha-
nalyse, parce qu’il accepte la borne désuète de la « rationalité ».
J. Le Goff a tracé un ample programme de travail sur le rêve
médiéval. Enfin, l’histoire prend sa part d'un volume collectif
où le rêve humain est abordé par différentes disciplines*. Un
autre objet est offert à l'étude historique des rapports entre
l'inconscient et les cultures par les récits fondateurs ou récur-
rents de telle ou telle de ces dernières — et l'on retrouve ici
la direction tracée par Freud dans « Moïse ». Alain Besançon
repère ainsi en Russie le thème du fils tué par le père, depuis
l'hagiographie royale des commencements chrétiens jusqu'aux
gestes meurtriers d’Ivan IV et de Pierre le Grand, 4 il en fait
une clef pour l'interprétation du christianisme russe”.
En somme, les études historiques sur l'imaginaire sont un
exemple assez bon de l'actuelle redistribution des cartes, entre
l'histoire et les sciences sociales d'un côté, entre l'histoire
et les histoires de. littéraires ou esthétiques de l'autre. Terro-
risme de l'historien aujourd’hui? Sans doute non, mais
plutôt exigence contemporaine du temps comme dimension
maîtresse de toute recherche sur l’homme et sur les sociétés
humaines.
Evelyne Patlagean
328 EVELYNE PATLAGEAN

Notes

Page 308
1 J. Michelet: Histoire de France (éd. P. Viallaneix, t. I, 1974), cf. l’Arc,
n° 52, 1973, « Michelet ».
2 Se référer à l’essai psychanalytique d’A. Besançon: « le Premier Livre
de la Sorcière » (Annales E.S.C., 1971, pp. 186-204).
3 J. Frazer: le Rameau d’or (The Golden Bough), étude sur la magie et
la religion (Londres, Macmillan, 1911-1915), éd. abrégée, en français (Paris,
P. Geuthner, 1923).

Page 309
1 F. Cumont: les Religions orientales dans le paganisme romain (Paris,
éd. Leroux, 1906, 4° éd., Paris, P. Geuthner, 1929); Recherches sur le symbo-
lisme funéraire des Romains (Paris, P. Geuthner, 1942); Lux Perpetua (Paris,
P. Geuthner, 1949).
2 M. Bloch: /a Société féodale (Paris, Albin Michel, 1939, rééd. 1968);
« la Vie d’outre-tombe du roi Salomon » (1925), in Mélanges historiques
(Paris, 1903, t. II, pp. 920-938).
3 L. Febvre: le Problème de l’incroyance au XVI: siècle. La religion de
Rabelais (Paris, Albin Michel, 1942).

Page 310
l Voir par exemple H. Hubert, M. Mauss: Mélanges d'histoire des reli-
gions, notamment « l’Essai sur la nature et les fonctions du sacrifice » (Paris,
F. Alcan, 1909).
2 C. Lévi-Strauss: « la Structure des mythes », in Anthropologie struc-
turale (Paris, Plon, 1958, pp. 227-255), et la série des Mythologiques com-
mencée avec le Cru et le Cuit (Paris, Plon, 1964).
3 Voir sa déclaration de méthode en dernier lieu dans M. Detienne:
Dionysos mis à mort (Paris, Gallimard, les Essais, 1977), pp. 17-47 (« Les
Grecs ne sont pas comme les autres »).
4 M. Detienne: les Jardins d’Adonis, introd. de J.-P. Vernant (Paris,
Gallimard, 1972).

Page 311
1 J.-P. Vernant: Mythe et Pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie
historique (Paris, F. Maspero, 1965).
2 J.-P. Vernant: Mythe et Pensée, « Hestia-Hermès: sur l’expression
religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs »; P. Vidal-Naquet:
« Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », in Recher-
ches sur les structures sociales de l’Antiquité classique (Paris, 1970).
3 P. Vidal-Naquet: « le Chasseur noir et l’origine de l’éphébie athé-
nienne » (Annales E.S.C., 1968, pp. 947-964).
4 J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet: Mythe et Tragédie en Grèce ancienne,
notamment Vernant, « le moment historique de la tragédie en Grèce: quel-
ques conditions sociales et psychologiques », pp. 11-17 (Paris, F. Maspero,
1972).
L'histoire de l’imaginaire 329

$ P. Vidal-Naquet: « Athènes et l’Atlantide. Structure .et signification


d’un mythe platonicien » (Rev. éf. grecques, t. 77,
1964, pp. 420-444)).
6 Sur les rapports des deux démarches, voir P. Smith, D. Sperber :
« Mythologiques de Georges Dumézil » (Annales E.S.C., 1971, pp. 559-586).

Page 312
! Parmi ses formulations les plus récentes, citons G. Dumézil: Mythe et
Epopée (Paris, Gallimard, 1968), 1) /’Idéologie des trois fonctions dans les
épopées des peuples indo-européens; 2) Types épiques indo-européens: un
héros, un sorcier, un roi; 3) Histoires romaines. La Religion romaine archaï-
que (Paris, Payot, 1974).
2 Ajouter G. Dumézil: Du mythe au roman. La Saga de Hadingus (Saxo
Grammaticus, I, V-VIII), et autres essais (Paris, P.U.F., 1970).
3 Voir par exemple A. Graf: Miti, leggende e superstizioni del Medioevo
(2 vol., Turin, 1892-1893, réimpr. Bologna. Faini, 1964, New York, B. Frank-
lin, 1971). Autour du culte des saints, P. Saintyves: les Saints, successeurs
des dieux (Paris, E. Naurry, 1907); et surtout, E. Lucius: /es Origines du
culte des saints dans l’Eglise chrétienne (publ. P.G. Anrich, Tübingen, 1904,
trad. franç. H. Jeanmaire, Paris, librairie Fischbacher, 1908).
4 Cf. N. Belmont: Mythes et Croyances dans l’ancienne France (« Ques-
tions d’histoire » 35, Paris, Flammarion, 1973).

Page 313
1 H. Focillon: Art d'Occident. Le Moyen Age roman et gothique (Paris,
A. Colin, 1938).
2G. Duby: le Temps des cathédrales. L'Art et la Société, 980-1420
(Paris, Gallimard, 1976).
3 J. Le Goff: « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civili-
sation mérovingienne », in Annales E.S.C. (1967); « Culture ecclésiastique
et culture folklorique au Moyen Age », in Pour un autre Moyen Age (Paris,
Gallimard, 1977, pp. 223-235 et 236-279); la Civilisation de l'Occident médié-
val (Paris, Arthaud, 1964).
4 L’An Mil, présenté par G. Duby (coll. « Archives » 30, Paris, Julliard,
1967).

Page 314
1 Cf. Le Goff: op. cit.; E. Patlagean: « À Byzance: ancienne hagiogra-
phie et histoire sociale » (Annales E.S.C., 1968, pp. 106-126); et la très utile
introduction de S. Boesch Gajano à son recueil, Agiografia altomedioevale
(Bologne, 1976, pp. 7-48).
2E, Le Roy Ladurie: Monfaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Paris,
Gallimard, 1975).
3 J. Baltruzaitis: le Moyen Age fantastique. Antiquités et exotismes dans
l’art gothique (Paris, A. Colin, 1955).
4 J. Le Goff: « l'Occident médiéval et l’océan Indien: un horizon oniri-
que » (1970), in Pour un autre Moyen Age, op. cit., pp. 280-298.
5 J. Le Goff, P. Vidal-Naquet: « Lévi-Strauss en Brocéliande », Criti-
que, n° 325 (juin 1974, pp. 541-571).
6 Cf. H. Focillon: «le Problème des terreurs », in /’An Mil (Paris,
A. Colin, 1952, pp. 39-64).
330 EVELYNE PATLAGEAN

7 P. Alphandéry: /a Chrétienté et l’Idée de croisade, texte établi par


A. Dupront; t. I: /es Premières Croisades (Paris, Albin Michel, 1954).
8 Cf. A. Graf: « Il mito del Paradiso terrestre », in Miti, leggende e
superstizioni (Bologna, Faini, 1964, New York, B. Franklin, 1971), pp. 1-238.
9 Cf. Hérésies et sociétés dans l’Europe préindustrielle, XVII<-XVIIIe siè-
cles, prés. par J. Le Goff (Paris, La Haye, Mouton, 1968), avec une impor-
tante bibliographie élaborée par H. Grundmann.

Page 315
1E. Kôhler: /’Aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman
courtois. Etudes sur la forme des plus anciens poèmes d’Arthur et du Graal
(15e éd. 1956, 2° éd. 1970, trad. fr. préf. de J. Le Goff, Paris, Gallimard,
1974). Voir aussi J. Le Goff: « Naissance du roman historique au XII° siè-
cle? », in /e Roman historique (NRF n° 238, oct. 1972).
2 J. Huizinga: /’Automne du Moyen Age, avec un entretien de Jacques
Le Goff (Paris, Payot, 1975).
3 G. Duby: /e Temps des cathédrales, l’Art et la Société, 980-1420 (Paris,
Gallimard, 1976).

Page 316
1 A. Tenenti: «la Vie et la mort à travers l’art du XVI° siècle », in
Cahiers des Annales, n° 8 (Paris, 1952).
2 B. Groethuysen: Origines de l'esprit bourgeois en France. T. I, l’Eglise
et la Bourgeoisie (Paris, Gallimard, 1927, rééd. 1977).

Page 317 :
! Cf. P. Francastel, éd.: Utopie et Institutions au XVIIIe siècle (Paris,
1963); F.E. Manuel, éd.: Utopias and Utopian Thought (Boston, Hough-
ton Mifflin, 1966).
2 G. et M. Vovelle: « Vision de la mort et de l’au-delà en Provence
d’après les autels des âmes du purgatoire, XV°-XXE® siècles », in Cahiers
des Annales, n° 29 (Paris, 1970).
3 P. Lebrun: /es Hommes et la Mort en Anjou aux XVII: et XVIII: siè-
cles. Essai de démographie et de psychologie historiques (Paris, Mouton,
1971).

Page 318
1 R. Mandrou: /a Bibliothèque Bleue de Troyes (2° éd., Paris, Stock,
1975).
2 G. Bollême: /a Bibliothèque Bleue. Littérature populaire en France du
XVIIe au XIX° siècle (coll. « Archives », n° 44, Paris, Julliard, 1971); /a
Bibliothèque Bleue. Anthologie d’une littérature « populaire » (Paris, Flam-
marion, 1975).
3 M. Bakhtine: /’Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au
Moyen Age et sous la Renaissance (trad. franç., Paris, Gallimard, 1970).
On y ajoutera deux contributions au numéro de /’Arc consacrées à Le Roy
Ladurie (/’Arc, n° 65, 1976), R. Chartier et D. Julia: « le Monde à l’envers »
(pp. 43-53) et la mise au point de D. Fabre: « la Fête éclatée » (pp. 68-75).
Et on remontera à J. Huizinga: Homo ludens (1939, trad. franç., Paris,
Gallimard, 1951).
L'histoire de l’imaginaire 331

Page 319
1 M. Foucault: Folie et déraison. Histoire de la Jolie à l’âge classique
(Paris, Plon, 1961).
2 J. Caro Baroja: les Sorcières et leur monde (1961, trad. franç., Paris,
Gallimard, 1972).
3 R. Mandrou: Magistrats et Sorciers en France au XVIIe siècle. Une
analyse de psychologie historique (Paris, Plon, 1968).

Page 320
1 M. Foucault: « les Déviations religieuses et le savoir médical », in Héré-
sies et Sociétés dans l’Europe préindustrielle, XI--XVIIIe siècles, prés. par
J. Le Goff, avec une importante bibliographie élaborée par H. Grundmann
(Paris-La Haye, Mouton, 1968).
2 M. de Certeau: /a Possession de Loudun (coll. « Archives DT 7e
Paris, Julliard, 1970).

Page 321
1 Voir par exemple A. Dupront: « Pèlerinages et lieux sacrés », Mélan-
ges F. Braudel (Toulouse, Privat, 173, t. 2, pp. 189-206).

Page 322
Î L. Dumont: /a Tarasque (Paris, Gallimard, 1951).
2E. De Martino: /a Terre du remords (La terra del rimorso, Milan, 1961;
trad. franç., Paris, Gallimard, 1966).
3 R. Bastide: les Religions africaines du Brésil (Paris, P.U.F., 1960).
4 A. Métraux: le Vaudou haïtien (Paris, Gallimard, 1958).

Page 323
1 Voir par exemple, A. Graf: Miti, leggende e superstizioni de! Medioevo
( vol., Turin, 1892-1893, réimp. New York, B. Franklin, 1971). Autour
du culte des saints, P. Saintyves: les Saints successeurs des dieux (Paris,
E. Naurry, 1907) et surtout E. Lucius: les Origines du culte des saints dans
l’Église chrétienne (publ. par G. Anrich, Tübingen, 1904, trad. franc. H.
Jeanmaire, Paris, librairie Fischbacher, 1908).
2 N. Belmont: Arnold van Gennep, le créateur de l’ethnographie fran-
çaise (Paris, Payot, 1974).
3 N. Belmont: voir la note 4 de la page 312.
4V.I. Propp: Morphologie du conte (trad. franç. de la 2° éd. russe,
1969, 1re éd. 1928), suivi de les Transformations du conte merveilleux (1928)
et de E. Mélétinski: /’Etude structurale et typologique du conte (Paris, Le
Seuil, 1970).
5 Cf. l’essai de Mélétinski, en partie réponse à C. Lévi-Strauss: « La
structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp » (1960),
in Anthropologie structurale deux (Paris, Plon, 1973, pp. 139-173).
6 M. Soriano: les « Contes » de Perrault. Culture savante et tradition
populaire (Paris, Gallimard, 1968). !
7 J. Le Goff, E. Le Roy Ladurie: « Mélusine maternelle et défricheuse »,
in Annales E.S.C. (1971, pp. 587-622).
332 EVELYNE PATLAGEAN

Page 324
1E. Morin: le Cinéma, ou l’Homme imaginaire. Essai d'anthropologie
sociologique (Paris, éd. de Minuit, 1956); R. Barthes: Myfhologies (Paris,
Le Seuil, 1957).
2 Naissance du roman historique, op. cit.
3 J.-P. Faye: Langages totalitaires (Paris, Le Seuil, 1972). Parmi les étu-
des inégales consacrées à l’antisémitisme contemporain et à son invention
historique, on peut citer N. Cohn: Histoire d’un mythe. La « conspiration »
juive et les protocoles des Sages de Sion (trad. franç., L. Poliakov, Paris,
Gallimard, 1967).
4 P. Francastel: Peinture et Société. Naissance et destruction d’un espace
plastique (Paris, 1951, rééd., Paris, Gallimard, 1977). Voir aussi du même:
la Figure et le Lieu. L'ordre visuel du Quattrocento. Psychologie de la repré-
sentation picturale (Paris, Gallimard, 1967).

Page 326
1 Cf. les remarques de J. Revel, J.-P. Peter: «le Corps. L’homme
malade et son histoire », in Faire de l’Histoire, dir. J. Le Goff, P. Nora,
t. III, Nouveaux objets (Paris, Gallimard, 1974, pp. 169-191).
2R. van Gulik: /a Vie sexuelle dans la Chine ancienne (trad. franç.,
Paris, Gallimard, 1971).
3 M. Praz: /a Chair, la mort et le diable. Le Romantisme noir (1930 et
1942, trad. franç., Paris, Denoël, 1977).
4 M. de Certeau: « Ce que Freud fait de l’histoire. Une névrose démo-
niaque au XVII: siècle », pp. 291-311; « la Fiction de l’histoire. L’écriture
de Moïse et le monothéisme », pp. 312-358, in l’Ecriture de l’histoire (op.
cit.).

Page 327
1! « Œdipe sans complexe », in J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet: Mythe
et Tragédie en Grèce ancienne (Paris, F. Maspero, 1972, pp. 77-98).
2 E.R. Dodds: « Structure onirique et structure culturelle », chap. 2, in
les Grecs et l’Irrationnel (1959, trad. franç., Paris, Montaigne, 1965).
3 J. Le Goff: « Les rêves dans la culture et la psychologie collective de
l'Occident médiéval » (Scolies 1, 1971, pp. 123-130).
4 Le Rêve et les Sociétés humaines: dir. R. Caillois, G. von Grunebaum
(Paris, Gallimard, 1967).
5 A. Besançon: le Tsarévitch immolé. La symbolique de la loi dans la
culture russe (Paris, Plon, 1967).
L'histoire de l’imaginaire 333

Complément bibliographique

J. Le Goff a fait le point sur cette histoire de l’imaginaire qui lui doit tant, en
préface au recueil d’articles où lui-même en déploie les thèmes (L’imaginaire
médiéval, Paris, Gallimard, 1985). Des problématiques passées sont analysées
par M. Detienne, L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, et G.
de Liguori, Z baratri della ragione. Arturo Graf e la cultura del secondo
Ofttocento, Manduria, Lacaita, 1986.

Le dossier des rêves, à peine ouvert il y a dix ans, arrive à maturité, cf. T. Gre-
gory ed., 7 sogni nel Medioevo, Rome, Ed. dell’Ateneo, 1985. Celui du poly-
théisme se renouvelle, cf. p. ex. Ch. Malamoud et J.P. Vernant eds., Le corps
des dieux dans: Le temps de la réflexion, t. 7, Paris, Gallimard, 1986. On a con-
tinué d’explorer la croyance et les représentations de ia chrétienté historique en
Occident, leurs antécédents, leurs profondeurs, le champ médiéval et le passa-
ge à la modernité. Citons: J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gal-
limard, 1981; Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des mes-
sages religieux du XIT° au XV-* siècle, Ecole française de Rome, 1981; C. Ginz-
burg ed., Religioni delle classi popolari, dans : Quaderni storici, n.41, Ancona,
1979; M. de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. J. Delumeau,
La peur en Occident (XIV€-XVIITe siècles). Une cité assiégée se situe à la limite
de l’histoire des mentalités.

L. Cracco Ruggini, «II miracolo nella cultura del tardo impero : concetto e fun-
zione » apporte une étude de transition culturelle (E. Patiagean, P. Riché eds.,
Hagiographie, cultures et sociétés, IV=-XII° siècles , Paris, Etudes Augustinien-
nes, 1981, p. 161-204). C. Ginzburg ramène au jour les niveaux archaïques de
l’Europe agraire: Les batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul,
XVI=-XVII° siècles, Lagrasse, Verdier, 1980, édition française, augmentée d’un
entretien avec l’auteur de I benandanti (1966); « Présomptions sur le Sabbat »,
dans : Annales E.S.C. t. 39, 1984, p. 341-354 (voir G. Klaniczay, «Shamanis-
tic elements in Central European witchcraft », dans :M. Hoppäl ed., Shama-
nism in Eurasia, Gôttingen, 1984, p. 404-422). A la même profondeur, R. Zap-
peri étudie L'homme enceint. L'homme, la femme et le pouvoir, Paris, PUF,
1983, préf. de J. Le Goff. L’imaginaire du corps est aussi le thème de: Les mi-
racles, miroirs des corps, Paris, PUF, 1983; E. Patlagean, « L'histoire de la fem-
me déguisée en moine et l’évolution de la sainteté féminine à Byzance», dans:
Studi Medievali t. 17/2, 1976, p. 597-623. Il trouve place dans: A. Vauchez,
La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, Ecole française de
Rome, 1981. Il est en plein essor dans les travaux en cours d’histoire de la mé-
decine et de l’hygiène aux XIX°-XX: siècles. Enfin, le discours iconographique
fait l’objet des recherches de Ch. Frugoni (p. ex. «La mistica femminile nellico-
nografia delle visioni », dans : Temi e problemi della mistica femminile trecen-
tesca, Todi, 1983, p. 137-180), et de D. Arasse («Entre dévotion et culture: fonc-
tions de l’image religieuse au X V* siècle », dans : Faire croire, cit., p. 131-146).
334 EVELYNE PATLAGEAN

L’attention se porte maintenant vers les jeux de l’imaginaire avec la mémoire


historique, et vers l’imaginaire politique :G. Duby, Les trois ordres ou l’ima-
ginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, illustre la seconde perspective;
C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, illustre la
première. La nouvelle édition de M. Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, Gal-
limard, 1983, avec une importante introduction de J. Le Goff, se place évidem-
ment dans cette conjoncture. Byzance y figure avec G. Dagron, Constantino-
ple imaginaire. Etudes sur le recueil des « Patria», Paris, PUF, 1984, et avec
le très beau livre d’A. Argyriou, Les exégèses grecques de l’Apocalypse à l’épo-
que turque (1453-1821). Esquisse d’une histoire des courants idéologiques au
sein du peuple grec asservi, Thessalonique, 1982.

EVELYNE PATLAGEAN

Née en 1932. Professeur à l’Université de Paris X - Nanterre. Elle a publié notamment:


Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance, IV*- VII-siècles, Paris, E.H.E.S.S.
- La Haye, Mouton & Co, 1977; Structure sociale, famille, chrétienté à Byzance, IV®-
XIe siècles, Londres, Variorum Reprints, 1981 (recueil d’articles). Elle a collaboré fré-
quemment aux Annales. Ses recherches présentes portent sur l’histoire sociale, politique
et religieuse de Byzance aux X° - XII: siècles, dans une perspective d’intégration à l’his-
toire générale du monde chrétien à cette époque.
SATAIT à ONE
Achevé d’imprimer
en juillet 1988
sur les presses
de l’imprimerie Gedit
en Belgique (CEE).

Illustration de couverture:
Le Banquier et sa femme (détail)
par Quinten Metsijs

ISBN 2-87027-256-1
D/1638/1988/19

© Editions Complexe, 1988


SPRL Diffusion Promotion Information
24, rue de Bosnie

D
1060 Bruxelles
Historiques

D ix essais fondamentaux sur les domaines ou concepts-clés


de la nouvelle histoire.

Jacques LE GOFF L'Histoire nouvelle


Michel VOVELLE L'Histoire et la longue durée
Krzysztof POMIAN L'Histoire des structures
André BURGUIÈRE L’Anthropologie historique
Philippe ARIÈS L'Histoire des mentalités
Jean-Marie PESEZ L'Histoire de la culture matérielle
Jean LACOUTURE L'Histoire immédiate
Guy BoIS Marxisme et histoire nouvelle
Jean-Claude SCHMITT L'Histoire des marginaux
Evelyne PATLAGEAN L'Histoire de l'imaginaire

L'ensemble de ces textes permet au lecteur d'appréhender et


de connaître l’histoire « nouvelle » dans ses idées principales,
ses objectifs, son territoire intellectuel et scientifique et ses
réalisations.

828/0 27256
200 ISBN 2-87027-256-1

Volume FE

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