Vous êtes sur la page 1sur 17

MEES (Martin), « Nerval, une poétique “magnétique”.

Substrats
philosophiques d’une écriture romantique », Le Réel invisible. Le magnétisme
dans la littérature (1780-1914), p. 121-135

DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14537-0.p.0121

La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de
communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé.

© 2022. Classiques Garnier, Paris.


Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.
© Classiques Garnier

MEES (Martin), « Nerval, une poétique “magnétique”. Substrats


philosophiques d’une écriture romantique »
RÉSUMÉ – La prégnance d’un magnétisme “imaginaire” dans Aurélia de Nerval
est révélatrice de certains positionnements philosophiques implicites, qui
hantent l’écriture de l’auteur. Ceux-ci apparaissent lorsqu’on approfondit les
deux formes de l’attirance magnétique traversant Aurélia : la reliance et
l’influence. Si la première nous dévoile des présupposés ontologiques sur
lesquels se bâtit le roman, la seconde déploie une conception réflexive de la
littérature, en mettant en lumière sa performativité.
MOTS-CLÉS – reliance, influence, réflexivité, performativité, philosophie.

MEES (Martin), « Nerval, a “magnetist” poetic. Philosophical substrates of a


romantic writing »
ABSTRACT – The prevalence of an "imaginary" magnetism in Nerval's Aurelia
reveals certain implicit philosophical positions that haunt the author's
writing. These emerge when we delve into the two forms of magnetic
attraction that run through Aurelia: connection and influence. If the first one
reveals ontological presuppositions on which the novel is built, the second one
deploys a reflexive conception of literature, highlighting its performativity.
KEYWORDS – reliance, influence, reflexivity, performativity, philosophy.
NERVAL,
UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE »
Substrats philosophiques d’une écriture romantique

MAGNÉTISME ET ROMANTISME

L’engouement qui se développe en France et en Allemagne dès la


fin des Lumières pour les théories du magnétisme animal, issues du
travail de Mesmer, porte en lui un questionnement profond sur les
représentations classiques du réel. Annoncé par les concepts, nouveaux
pour l’époque, de fluide, d’énergie, d’électricité, d’attraction (Newton),
le magnétisme animal propose une analogie entre les propriétés des
aimants, du magnétisme physique, et celles des âmes, idée qui boule-
verse, comme on le sait, tout le champ du savoir, de la médecine à la
métaphysique en passant par la psychologie. Les répercussions d’une
telle conception sur l’art, et en particulier la littérature, traversent tout
le xixe siècle. Parmi les romantiques français, il en est un dont on ne
peut douter qu’il ait été séduit par les idées du magnétisme, bien que
ce ne soit sans doute pas l’écrivain qui l’explicite le plus : il s’agit de
Gérard de Nerval. Son goût pour l’occultisme, son vif intérêt pour les
spéculations du romantisme allemand (lui-même influencé par le magné-
tisme de Ritter) et son désir poétique d’explorer le royaume du rêve
(en écho au somnambulisme magnétique de Puységur) n’ont pu que le
prédisposer favorablement vis-à-vis du magnétisme. On sait en effet que
Nerval assista à une séance de magnétisme à Bruxelles en 1840 et qu’il
écrivit la même année le scénario d’une pièce intitulée Le Magnétiseur
inspirée d’Hoffmann ; on trouve différentes allusions à Mesmer et au
magnétisme dans Les Illuminés (1852) et les œuvres postérieures. Enfin,
l’ultime roman de Nerval, Aurélia (1855), qui va sans doute le plus loin

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


122 MARTIN MEES

dans l’exploration du rêve, trouve précisément ses sources dans la pièce


Le Magnétiseur qui n’aura jamais vu le jour1.
Il faut pourtant noter que les connaissances de Nerval sur le magné-
tisme demeurent bien souvent approximatives, à l’instar de la grande
majorité des écrivains romantiques, au point que l’on doive plutôt parler
pour eux d’un « magnétisme imaginaire », selon l’expression de Bertrand
Méheust, consistant en « une reconstitution syncrétique opérée à partir
de certains traits fascinants véhiculés par la rumeur publique2 ». L’intérêt
n’en est pourtant pas moindre, la prégnance du magnétisme chez Nerval
provenant entièrement d’une fascination pour son idée même. Dans
cette optique, les sélections et les altérations opérées sur la doctrine de
Mesmer ou ses reprises théoriques ultérieures se révèlent d’autant plus
significatives des enjeux littéraires de l’œuvre. Au vu de la récurrence
en filigrane du magnétisme et de sa place dans la genèse d’Aurélia, on
peut parier que ce motif représente plus qu’un thème parmi d’autres et
qu’il touche au fondement même de la démarche d’écriture de Nerval. Il
semble d’ailleurs que ce soit le parti pris des précédentes contributions
à cette question, celles de Françoise Sylvos et de Michel Brix. Toutes
deux lient le magnétisme au traitement plus général de l’illuminisme
et de l’occultisme chez Nerval, montrant en quoi il s’inscrit dans un
projet plus vaste : pour Sylvos, le développement d’une conception
panthéiste du monde rassemblant les êtres dans une unité primordiale,
tant sur un plan métaphysique que politique et social3 ; pour Brix, un
questionnement épistémologique traversant le traitement nervalien du
voyage et de la folie comme de l’occulte, mettant en cause « la notion
même de vérité4 ». Si ces commentateurs ont bien vu la vaste portée
conceptuelle du magnétisme, la généralisation opérée dans chacun des
cas escamote l’importance propre du motif – dilué dans l’illuminisme –
et, avec lui, ce qu’il recèle d’intérêt philosophique concernant la pensée
de l’auteur. Aussi ne suivons-nous pas ici Brix lorsqu’il affirme que « la
1 Françoise Sylvos, « Magnétisme et attraction dans Aurélia », Littératures, no 42, 2000,
p. 105-106.
2 Bertrand Méheust, « Sous le magnétisme des romanciers, le magnétisme “réel” », p. 35-42,
in Traces du mesmérisme dans les littératures européennes du XIXe siècle, Ernst Leonardy, Marie-
France Renard et al. (dir.), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis,
1999, p. 35.
3 Françoise Sylvos, art. cité, p. 102-105.
4 Michel Brix, « Nerval et le mesmérisme », p. 213-226, in Traces du mesmérisme dans les
littératures européennes du XIXe siècle, op. cit., p. 219.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 123

question du magnétisme, chez Nerval, ne peut se trouver dissociée de


la thématique plus générale du traitement de l’occultisme5 ». Quant
au caractère « philosophique » que nous attribuons ici au magnétisme,
il est à entendre au sens fort au vu de la tradition intellectuelle qu’il
accompagne : ce dernier ouvre à diverses appréhensions du réel, se fon-
dant sur des principes tantôt matérialistes, tantôt spiritualistes6. Les
Naturphilosophen associent le magnétisme à l’idée « d’une force vitale
(Lebenskraft) comme foyer cosmologique ultime7 » définissant une thèse
métaphysique qui aura des répercussions dans tout l’idéalisme allemand.
Enfin, comme le note Laurent Van Eynde, des romantiques tels Hoffmann
devinent le « fabuleux pouvoir » et l’« abîme » qu’ouvre un magnétisme
invitant à explorer en littérature « les profondeurs psychiques ignorées
par le rationalisme de l’Aufklärung8 ».
Il semble donc probable que le traitement spécifique du magnétisme
opéré par Nerval rende manifestes dans son œuvre les substrats d’une
certaine conception philosophique du monde, de l’Homme, de l’art. Il
ne s’agit en aucun cas, dans notre démarche, de prétendre que Nerval
serait philosophe sans le savoir, ni d’utiliser ses écrits comme une « illus-
tration » de thèses philosophiques qui lui seraient étrangères. Nous
voulons montrer au contraire que le magnétisme révèle la prégnance
d’enjeux tant métaphysiques qu’esthétiques au sein d’une démarche
qui demeure bel et bien poétique, et dont l’intérêt réside précisément
dans la spécificité et la singularité de cette forme. En nous attachant
à comprendre le rôle précis que joue le magnétisme dans l’élaboration
de l’écriture d’Aurélia, peut-être pouvons-nous éclairer de perspectives
originales l’œuvre du poète, en en dévoilant les fondements conceptuels
plus ou moins implicites, substrats peut-être définitoires d’un certain
« romantisme » dans lequel s’inscrirait plus largement Nerval.

5 Ibid., p. 217.
6 Alain Sandrier, « Balzac et les lumières matérialistes », p. 1-7, in Un matérialisme balzacien ?,
Éric Bordas, Jacques-David Ebguy, Nicole Mozet (dir.), Actes en ligne du séminaire du
Groupe International de Recherches Balzaciennes, 2011, p. 6.
7 Laurent Van Eynde, « Goethe et E.T.A. Hoffmann en contraste. Les enjeux comparés
du magnétisme et du galvanisme », p. 81-92, in Traces du mesmérisme dans les littératures
européennes du XIXe siècle, op. cit., p. 85.
8 Ibid., p. 88.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


124 MARTIN MEES

UN MAGNÉTISME DE L’ÉCRITURE

Les six occurrences du magnétisme dans Aurélia ne renvoient à aucune


acception spécifique ni à aucune théorie particulière ; plutôt à une idée
du magnétisme qu’on pourrait comprendre comme une représentation
de l’attirance en général. Une attirance qui, à bien y regarder, traverse
la totalité du récit, véritable dynamique de l’écriture, se déclinant en
un double sens : elle est condition à la fois d’une reliance mettant en
communication les êtres, et d’une influence agissant sur ceux-ci.
D’une part, on peut lire toute l’œuvre de Nerval comme la tentative
– toujours sanctionnée par un échec – d’accomplir un deuil primor-
dial, celui de sa mère qui s’élargit à celui de la mort de Dieu, voire
de la perte du sens lui-même9. Opération de deuil qui s’accomplit,
en littérature, par la création de liens : entre la figure maternelle, les
actrices platoniquement adulées et les divinités incarnant la Nature ;
entre l’amour, la religion et l’art lui-même ; entre fiction et réel, rêve et
vie comme l’annonce le sous-titre d’Aurélia ; entre France et Allemagne,
Orient et Occident, etc. La liste est infinie. Françoise Sylvos a distingué
avec beaucoup de justesse cette caractéristique du magnétisme, principe
reliant, comme constitutive pour Nerval :
D’abord sujet de plaisanteries épistolaires et journalistiques, [le magnétisme]
semble pouvoir lutter contre la hantise fondamentale de l’écrivain […] Cette
hantise a pour noms séparation, rupture, morcellement, cloisonnement,
éparpillement. Elle marque la cellule familiale, la topographie des villes, les
moyens de transport, l’institution littéraire. Mal du siècle s’il en est. Mal qui
alimente tous les discours contre-révolutionnaires et romantiques et trouve
sa contrepartie sinon dans le désir de fusionner avec le grand Tout, du moins
dans la volonté farouche de communiquer10.

Avec le lien vient, d’autre part, la possibilité d’agir sur le monde,


ou d’être influencé, modifié invisiblement par l’Autre. José-Luis
Diaz remarque, dans son étude de l’« influence » au xixe siècle, le
double emploi de cette notion en littérature : celle-ci désigne à la fois
l’influence d’éléments extérieurs (auteurs, œuvres, événements, etc.)
dans la constitution du discours littéraire et l’influence de ce même
9 Voir Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1989 et
Dagmar Wieser, Nerval : une poétique du deuil à l’âge romantique, Paris, Droz, 2004.
10 Françoise Sylvos, art. cité, p. 112.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 125

discours sur la société. Diaz, pour ce second aspect, cite abondamment


Victor Hugo qui « ne va cesser d’insister […] sur l’influence du poète, en
particulier dramatique, lorsqu’il sait “profiter de l’attention des masses
pour leur enseigner à leur insu11” » ou encore George Sand, affirmant à
propos des génies qu’il y a « un magnétisme dans l’être humain12 ». Or
Nerval joue remarquablement avec les influences dans son processus de
création, que ce soit par les références nombreuses auxquelles il lie ses
œuvres (Apulée, Dante, Swedenborg, Hoffmann, Pic de la Mirandole,
Nicolas de Cuse et Virgile, pour le seul Aurélia) ou par les jeux constants
de traduction qui traversent sa vie (imitations, traductions non décla-
rées, pseudo-traduction, etc.). De plus, le roman ne mêle le rêve à la vie
que pour cartographier « l’épanchement » du premier dans la seconde,
terme qui traduit lui-même le passage d’un fluide, principe invisible
mais actif13, et pour mettre en scène l’influence de l’imaginaire sur
nos représentations quotidiennes – illustrant réflexivement l’influence
potentielle de la littérature sur notre pensée. Le récit, enfin, est tra-
versé d’influences multiples, que ce soient celles d’images, de gestes,
de discours qui perturbent en profondeur le narrateur, ou celles de ses
tentatives pour agir sur la marche du monde par des formules, des rites,
des procédés tantôt efficaces, tantôt impuissants.
Ces points constituent des lieux communs de la poétique nervalienne.
Ils ne suffisent ni à « prouver » l’importance du magnétisme chez Nerval,
ni à en comprendre les enjeux. Mais ils soulignent l’accointance de cette
écriture avec la dynamique inhérente au magnétisme. Si bien que ce
dernier n’est pas qu’une image, la métaphore d’un art romantique qui
serait comme le magnétisme, un principe qui lie et qui touche, figure
incorporée dans ses productions au même titre que d’autres motifs pour
se représenter réflexivement. La littérature romantique – celle de Nerval
à tout le moins – est « magnétiste » en ce que l’attirance constitue le
moteur de son procès, la dynamique qui hante sa forme même. L’auteur
nous en donne un indice en retraçant, dans un rêve d’Aurélia, l’origine
métallique de la création artistique14. Aussi nous accordons-nous avec
Antonin Artaud lorsqu’il définit la poésie de Nerval comme « une
11 José-Luis Diaz, « Un siècle sous influence », Romantisme, no 98, 1997, p. 19.
12 Ibid., p. 21.
13 Michel Pierssens, « Fluidomanie », Romantisme, no 138, 2007, p. 75-88.
14 Gérard de Nerval, Aurélia, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La
Pléiade », 1993, vol. 3, p. 719. On renverra désormais à cet ouvrage dans le texte, par

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


126 MARTIN MEES

innervation magnétique du cœur15. » Mais pour comprendre ultime-


ment ce qu’un tel caractère nous révèle de la poétique nervalienne et des
substrats conceptuels sur lesquels elle s’élabore, il faut encore préciser
le sens que prennent ces deux formes de l’attirance magnétique dans
le récit d’Aurélia.

LA RELIANCE

En premier lieu, examinons les implications philosophiques de cette


« reliance » qui résonne tant dans la poétique nervalienne. De nombreux
commentateurs voient dans cette propriété magnétique un élément
renforçant une conception du monde panthéiste, tendant vers l’unité.
Ainsi, Françoise Sylvos nous dit que le magnétisme permet d’atteindre
une « panacée unitaire16 » tandis que Hisashi Mizuno affirme que
Nerval exprime « poétiquement la fusion du moi et de la nature dans le
Grand Tout […] Ainsi, les jeux de la dualité sont dépassés, et l’harmonie
universelle est réalisée par la poésie17 ». Une telle lecture n’est pas
sans fondement, le poète développant dans Aurélia ce qui peut être lu
comme une métaphysique néo-platoniste où, par une chaîne continue,
le cœur de la terre communique avec les astres par magnétisme. Cette
métaphysique trouve notamment un écho dans le poème « Vers Dorés »
des Chimères (publié une première fois en 1845 sous le titre « Pensée
antique ») qui dépeint une nature spiritualisée, véritable face cachée
et active de la natura naturata. Néanmoins, si Nerval décrit bien une
animation de l’univers entier et une communication entre ses parties,
il nous semble que la compréhension de cette vision comme celle d’une
fusion en un grand Tout unitaire, dont les éléments dépendraient tous
d’un même principe, est quelque peu simplificatrice. Le magnétisme
le numéro du volume suivi du numéro de page entre parenthèses. Nous soulignons en
italique les éléments-clés dans les différentes citations.
15 Antonin Artaud, Lettres écrites de Rodez, 1945-1946, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
1974, vol. 11, p. 190-191.
16 Françoise Sylvos, art. cité, p. 112.
17 Hisashi Mizuno, « “Tout vit, tout agit, tout se correspond”. La folie poétique dans Aurélia
de Gérard de Nerval », Revue d’histoire littéraire de la France, 2010/2, p. 348.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 127

a pour nature de relier deux pôles aimantés qui, s’ils interagissent, ne


se confondent pas. Lorsque Nerval parle du Tout dans « Vers Dorés »,
c’est pour nous dire qu’il est habité par une multiplicité d’esprits qui
ne se réduisent justement pas à une unité :
Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant. (OC, III, p. 651)

Jouant sur le double sens du mot « aimant », Nerval décrit une force
magnétique fonctionnant par analogie avec celle de l’amour qui, elle
aussi, n’apparaît qu’entre des subjectivités différenciées – et l’on sait à
quel point la fusion n’est pas l’aboutissement des amours nervaliennes.
Le Tout n’est pas une union mais une pluralité que seul un regard rapide
empêche de distinguer :
Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille
fleuves pareils […] Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le
sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état molécu-
laire, que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. (OC, III, p. 703)

La reliance ne prend donc pas la forme d’une fusion, mais tisse dans
le « tout sensible » et le « tout puissant » un réseau de correspondances :
Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de
moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses
créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se
communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. (OC, III, p. 740)

Aussi le magnétisme n’annule-t-il pas les dualités : il les met en


réseau, en relation, dessinant les contours, non d’une unité, mais d’une
multiplicité infinie du Tout, d’une conception pluraliste du réel où les
êtres comptent comme autant de perspectives différentes sur le même
ensemble : « Le macrocosme, ou grand monde, a été construit par art
cabalistique ; le microcosme, ou petit monde, est son image réfléchie
dans tous les cœurs. » (OC, III, p. 747) Le magnétisme nous dévoile
cette capacité propre à l’imagination poétique d’établir des analogies
et des correspondances. Les nombreuses dualités qui traversent Aurélia
sont mises en tension dans le récit qui explore et investit leur relation :

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


128 MARTIN MEES

« Je crus comprendre qu’il existait entre le monde externe et le monde


interne un lien ; que l’inattention ou le désordre d’esprit en faussaient
seuls les rapports apparents. » (OC, III, p. 749) Il en va ainsi des oppo-
sitions apparentes entre folie et raison, rêve et vie, homme et nature,
même et autre, sensible et intelligible pour ne citer que quelques-unes
des notions duelles qui habitent le roman. À titre d’exemple, Hisashi
Mizuno a finement analysé le jeu opéré par Nerval sur l’opposition de
l’âme et du corps. Alors qu’Aurélia semble annoncer le récit d’une « âme
délivrée » du corps pour rejoindre les hauteurs spirituelles, le roman
décline en vérité leurs multiples intrications (double, métamorphose,
métempsychose) et met en scène le ratage de leur séparation. L’âme, prise
dans un filet d’influences magnétiques contraires ne peut renoncer aux
relations qui l’attachent ici-bas :
[…] l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de
l’étoile. Alors, […] le regret de la terre et de ceux que j’y aimais me saisit au
cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l’Esprit qui m’attirait à lui,
qu’il me sembla que je redescendais parmi les hommes […] tout inondé de
forces électriques […] (OC, III, p. 700)

Mizuno conclut à une relation renouvelée entre ces deux principes,


où le corps se trouve spiritualisé et l’âme incarnée18. En approfondissant
ainsi l’écart de ces couples conceptuels, en les dynamisant par son travail
d’écriture, Nerval présente dans Aurélia un monde qui se transfigure sans
cesse, où tout semble prendre vie dans une métamorphose continue. Dans
cette œuvre, l’auteur fait jouer la duplicité contre la dualité : tout y est lié
en restant différent, tout y est même et autre, comme cela apparaît dans
la récurrence du thème du « double ». Ce double en soi, Ritter l’avait déjà
traduit en terme magnétistes : « Chacun porte en lui sa somnambule,
dont il est lui-même le magnétiseur19 ». Le magnétisme présente donc,
comme le souligne Laurent Van Eynde, « l’expérience de la différence :
[…] l’homme a levé le voile sur une puissance à la fois intime et autre20. »
Mais chez Nerval, la duplicité va jusqu’à contaminer la structure du réel
elle-même, le Tout : « À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect
double. » (OC, III, p. 699) Le roman présente ici une potentialité du réel
18 Hisashi Mizuno, « Corps et âme dans Aurélia de Gérard de Nerval », Romantisme, no 127,
2005, p. 7.
19 Cité par Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve, Paris, José Corti, 1939, p. 77.
20 Laurent Van Eynde, art. cité, p. 89.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 129

à se décliner à l’infini, à être toujours un autre en puissance, et c’est le


magnétisme qui semble rendre possible et pensable une telle conception.
Finalement, nous pourrions dire que le magnétisme, par son pouvoir
de reliance, instaure dans l’espace littéraire les conditions d’un autre
rapport au monde, d’une autre ontologie. Face à l’alternative classique
du monisme et du dualisme, il ouvre une autre voie, celle d’un plura-
lisme où les éléments du monde, multiples, ne se comprennent jamais
comme tels, par une essence définie, mais à travers les relations qu’ils
entretiennent les uns aux autres, rapports instables, mouvants, qui
révèlent une duplicité au fondement des choses. Cette duplicité inaugure
d’autres « couches » de réalité – désignées par différents termes : rêve,
monde idéal, monde des Esprits, monde invisible, etc. – qui sont autant
de réserves de possibles, autant d’horizons à investir, autant d’espaces
offerts à l’action. Voici d’ailleurs la description qui précède exactement
l’affirmation que « tout se correspond » :
[…] tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient
de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir
et m’encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont
je comprenais le sens […] des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir
des harmonies jusqu’alors inconnues. (OC, III, p. 740)

L’écriture nervalienne développe donc une perspective métaphysique


qui se trouve à la fois fondée et révélée par le schème du magnétisme
animal. Ce dernier n’est pas romantique par essence, il n’en est pas non
plus la métaphore, mais plutôt le paradigme conceptuel conditionnant un
certain rapport au réel, une dynamisation de nos représentations essen-
tielle au projet romantique, ce qui justifie chez Nerval l’investissement
poétique de cette forme.

L’INFLUENCE

La reliance conditionne aussi la seconde face du magnétisme, celle


de l’influence, où le « tout agit » sur le narrateur, et où ce dernier, en
retour, se trouve en position d’influer sur les mondes extérieur comme

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


130 MARTIN MEES

intérieur. Car, en cohérence, l’influence elle-même est double : l’action est


réciproque, si bien que les éléments mis en relation s’interpénètrent (OC,
III, p. 704). Aussi l’attirance magnétique est-elle tant subie qu’exercée,
relève autant d’une passivité que d’une action. Le magnétisme, loin
de devenir un outil humain servant à domestiquer les hommes ou la
Nature, ne constitue, déjà chez Hoffmann, qu’un champ de force tra-
versant et surpassant toute individualité21. Cette passivité n’entre pas en
contradiction avec les pratiques médicales qui se développent alors, où
le médecin est parfois dépassé par la somnambule qui agit elle-même22.
Cependant, si magnétisme n’implique pas maîtrise, il porte toutefois en
lui l’espoir d’une action possible, néfaste ou bénéfique : « Si l’électricité,
me dis-je, qui est le magnétisme des corps physiques, peut subir une direction
qui lui impose des lois […] rien n’est impuissant dans l’univers ; un
atome peut tout dissoudre, un atome peut tout sauver ! » (OC, III, p. 741).
Quelle action sera recherchée dans Aurélia ? Précisément celle d’une
guérison, qui va se déployer sur un double plan. Il semble s’agir d’abord
de la guérison de la folie du narrateur, supposée s’opérer par le récit
minutieux de celle-ci… En écho à cette entreprise, on sait d’ailleurs
que Nerval, dans un but thérapeutique, envoyait à son médecin le
compte rendu de ses rêves, qui servirent de matière à la composition
du roman. Mais le narrateur-auteur joue avec beaucoup d’ironie sur sa
« maladie » et en fait le moteur de son imagination, la condition de son
récit : « je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais
[…] je ne me suis senti mieux portant. […] il me semblait tout savoir,
tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En
recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter
de les avoir perdues ? » (OC, III, p. 695) La maladie avec laquelle joue
Nerval semble être l’état même lui permettant de percevoir somnam-
buliquement la « vie sous-jacente », aussi le magnétisme concerne-t-il
sans doute une guérison d’un autre type : sauver le « feu primitif » qui
s’est tari, régénérer le sens – individuel comme collectif – perdu avec
la modernité, guérison existentielle qui s’accomplit dans la poursuite
d’une transcendance incarnée par Isis (OC, III, p. 739). Mais même la
réunion avec Isis n’est pas à prendre au premier degré, elle constitue
21 Ibid., p. 90.
22 Luis Montiel, « Une révolution manquée : le magnétisme animal dans la médecine du
romantisme allemand », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 38, 2009, p. 70.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 131

plutôt l’enjeu littéraire de l’œuvre, l’écriture d’une quête de sens. Le


dévoilement d’Isis ne s’opère d’ailleurs que dans un enchâssement de
plans fictionnels assez impressionnant (Nerval met en scène un narrateur
nous décrivant, entre ses crises de folie, la découverte d’une lettre dans
laquelle son moi antérieur relate un rêve au cours duquel seulement Isis
serait apparue) et fait suite à deux séances improvisées de magnétisme,
dont la seconde est le rêve qui redouble la première :
Je passais des heures entières à m’examiner mentalement, la tête penchée sur
la sienne et lui tenant les mains. Il me semblait qu’un certain magnétisme réunis-
sait nos deux esprits […] j’attribuais à mon ardente volonté ce commencement
de guérison. Cette nuit-là, j’eus un rêve délicieux, le premier depuis bien
longtemps.
[…] l’esprit étendit sa main sur mon front comme je l’avais fait la veille en
cherchant à magnétiser mon compagnon ; aussitôt une des étoiles que je voyais
au ciel se mit à grandir, et la divinité de mes rêves m’apparut souriante […]
(OC, III, p. 744-745)

C’est bien par magnétisme, un magnétisme de l’écriture, que semble


se recomposer « l’harmonie » salvatrice chère aux théories magnétistes :
« Mon rôle me semblait être de rétablir l’harmonie universelle par l’art
cabalistique. » (OC, III, p. 739) Cette responsabilité23 semble incomber au
narrateur – au poète ? – pour combler l’impuissance en ce domaine de la
médecine et de la science : « […] parlant avec animation de l’ignorance des
hommes qui croyaient pouvoir guérir avec la science seule […] je m’arrêtai,
lui disant qu’il ne comprenait pas quelle était ma mission. Des médecins
vinrent alors, et je continuai mes discours sur l’impuissance de leur art. »
(OC, III, p. 737) En définitive, l’harmonie ne se découvre pas dans une
transcendance mais à travers les jeux d’attirance opérés par la littérature
elle-même. La mise en abîme que présente Aurélia invite d’ailleurs à la
réflexivité et centre l’enjeu de l’œuvre sur les potentialités mêmes de
l’imagination poétique24. La promesse de guérison repose donc sur la
capacité du poète à « forger » une forme à même d’harmoniser la vie
elle-même. Et le magnétisme, condition de cette opération, nous donne
aussi des indices pour se figurer en quoi consisterait ce travail formel :
23 Françoise Sylvos, art. cité, p. 107.
24 Voir notre propre étude : Martin Mees, « Une poétique de la connaissance : Aurélia de Gérard
de Nerval », p. 141-152, in Literatur als philosophisches Erkenntnismodell, Sebastian Hüsch
et Sikander Singh (dir.), Tübingen, Narr Francke Attempto Verlag, 2016.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


132 MARTIN MEES

le déploiement, double encore une fois, d’une musicalité et d’images dans


le régime littéraire du discours.
Comme le souligne Françoise Sylvos, le magnétisme « offre une alter-
native à la communication verbale et un remède aux apories du langage,
l’influence magnétique se passant de mots25. » Son action s’opère par
d’autres canaux : l’effleurement des doigts, la fascination par le regard et
surtout l’inflexion d’une voix où « l’infraverbal [compte] bien davantage
que les mots eux-mêmes […] L’idée que certaines ondes sonores, que
certaines harmoniques – nous parlions de fréquences – exercent par
le biais des correspondances sensitives une influence magique, [étant]
répandue parmi les contemporains de Nerval26. » C’est un tel but que
se fixe le narrateur : « retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé,
recomposons la gamme dissonante » (OC, III, p. 724). Pour le dire trop
rapidement, il s’agit de créer, en deçà de la discursivité, un rythme,
une musique, une poésie dans la prose, projet qui hante l’écriture
nervalienne27. Parallèlement, le magnétisme, invisible, constitue pré-
cisément ce qui permet de voir, et de voir autrement. Les expériences
thérapeutiques du magnétisme mentionnent d’ailleurs cette capacité des
somnambules de voir à l’intérieur d’eux-mêmes, de voir ce qui est caché
ou même de voir par toute la surface du corps comme le rapportent
Delpit et Rostan28. Ce point est souligné par Hegel qui voit dans le
magnétisme une autre façon d’appréhender le savoir, une sensorialité
qui établit des rapports immédiats se passant des conditions nécessaires
à l’élaboration d’une science objective29. C’est un tel phénomène que
décrit Aurélia lorsque le narrateur, dans ses rêves somnambules, nous
dit : « une sorte de communication s’établit entre nous ; car je ne puis
dire que j’entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se
portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les
images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées. »
(OC, III, p. 704) Cette dernière idée ne peut que résonner avec la scène
de magnétisme imaginée par Nerval pour sa pièce du Magnétiseur qui
25 Françoise Sylvos, art. cité, p. 100.
26 Ibid., p. 107-108.
27 Voir Hisashi Mizuno, Gérard de Nerval, poète en prose, Paris, Kimé, 2013.
28 « Examen du magnétisme animal (Premier article) », Journal historique et littéraire, Liège,
P. Kersten, t. 5, 1838, p. 407.
29 G. W. F. Hegel, Le Magnétisme animal : naissance de l’hypnose, trad. et éd. F. Roustang,
Paris, PUF, 2005, p. 62-65.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 133

consistait précisément en l’animation des motifs non d’une peinture


mais d’une tapisserie. Comme le note Françoise Sylvos, « le songe
d’Aurélia est fait d’une seule étoffe […] Nerval a trouvé dans le système
de l’influence une explication à l’extraordinaire ductilité des images,
au glissé des séquences oniriques30. » C’est à ce titre que Nerval peut
affirmer dans une lettre qu’Aurélia représente bien un « roman-vision à
la Jean-Paul » (OC, III, p. 871).
En d’autres termes, le magnétisme nous éclaire sur les conditions
d’une certaine performativité du littéraire, à même de recomposer un
chant accordé au monde, d’opérer un véritable « ré-en-chant-ement »
imaginaire. C’est en reconnectant l’autre à un « sentir du vivant » que
l’écrivain trouve son influence, à l’instar de ces fous qui, à la fin du
récit, agissent depuis l’ici-bas sur le monde céleste et sur la « marche du
soleil ». Au cours du roman, le narrateur affirme qu’il reprend « intérêt
au monde » (OC, III, p. 732) en même temps qu’une espérance dans la
possibilité pour l’homme de redonner du sens à son existence :
Cette pensée me conduisit à celle qu’il y avait une vaste conspiration de tous
les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que
les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu’une chaîne
non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette
communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche
en proche, traduisaient la même aspiration. (OC, III, p. 739)

Le magnétisme dévoile donc les potentialités paradoxales de la littéra-


ture nervalienne, qui a pour ambition de faire voir et faire entendre par
un travail poétique de sa forme, en deçà du discours et de la représen-
tation. Certes, le magnétisme ne nous dit rien des figures particulières
que devra adopter l’œuvre, mais il fonde sa capacité a priori de performer
invisiblement, configurant par là la destination du poète romantique,
en charge de guérir le mal de son siècle, la perte, l’absence, le deuil. On
comprend mieux l’humilité de Nerval lorsqu’il affirme que sa « dernière
folie » sera de « se croire poète » (OC, III, p. 458).

30 Françoise Sylvos, art. cité, p. 109.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


134 MARTIN MEES

LE MAGNÉTISME, « LABYRINTHE DES PHILOSOPHES »

Plutôt magnétisme de l’écriture qu’écriture du magnétisme (ou


que roman lui-même magnétique ou magnétisant), Aurélia trace des
jeux d’attirance révélateurs des principes qui fondent structurellement
l’entreprise nervalienne. Ceux-ci relèvent tant d’une perspective ontolo-
gique traversant l’œuvre, celle d’un pluralisme dynamique se déployant
essentiellement dans les relations instaurées entre des subjectivités de diverses
natures, que d’une certaine réflexion sur la destination de la littérature,
développée à travers un approfondissement des conditions de sa perfor-
mativité. C’est notre faculté d’imagination comme telle que travaille
le magnétisme littéraire, en déstabilisant ses structures positives, ses
significations pleines, ses synthèses trop univoques ou monolithiques. Le
magnétisme déploie les contradictions en même temps qu’une puissance
de négativité mettant en tension les pôles, liant le négatif au positif,
puissance exploitée par les écrivains romantiques dans leurs processus de
création comme par les philosophes du xixe siècle. Laurent Van Eynde
montre bien que, de Goethe aux romantiques d’Iéna, les emplois divers
du magnétisme relèvent d’une même ambition « de briser les assurances
de la subjectivité établie par les Lumières31. » Citant Schelling, Hegel,
Bachelard, Claude Mouchard montre dans son étude précieuse sur les
harmonies que le magnétisme est précisément une forme conceptuelle
traduisant cette force de négativité d’une pensée dialectique :
Simple, l’aimant est une « structure », un « syllogisme », un « Urphânomen »,
un mot ; liant deux termes en son unité, il inspire mainte analogie, il peut
se faire paradoxe ou oxymore. […] les phénomènes magnétiques étaient de
ceux qui, par leur structure polaire, appelaient « l’introduction du concept
de grandeur négative32 » […].

Loin donc de cette image éculée d’un romantisme visant l’absolu


plutôt que la contingence, préférant l’idéal au réel, délaissant le corps
pour se plonger dans les tourments de l’âme, l’étude du magnétisme
révèle une complexité et une profondeur philosophiques au fondement de
31 Laurent Van Eynde, art. cité, p. 91.
32 Claude Mouchard, « Les Harmonies magnétiques », Romantisme, no 5, 1972, p. 75.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


NERVAL, UNE POÉTIQUE « MAGNÉTISTE » 135

l’entreprise littéraire de Nerval. Nous ne suivons donc pas Michel Brix


lorsqu’il affirme que Nerval tente de s’affranchir des théories occultes
qu’il traite avec de plus en plus de méfiance pour poser plutôt les bases
d’un questionnement sur la connaissance et sur la vérité33 ; nous ne sui-
vons pas non plus Françoise Sylvos dans son explication de la récurrence
du magnétisme chez Nerval comme chez ses contemporains : « Face
à un moment dialectique, le réflexe romantique est de surmonter les
contradictions, de rechercher une Aufhebung. On veut croire aux noces
de la science et de la spiritualité34. » Si Nerval investit, avec toute sa
raison, des théories « alternatives » comme celle du magnétisme qui hante
son travail d’écriture, c’est parce qu’il perçoit la puissance conceptuelle
en même temps que poétique qui couve en elles. Le magnétisme, émi-
nemment dialectique, devient l’une des forces composant l’enjeu et la
forme de la poétique nervalienne, révélant son intérêt littéraire comme
philosophique, parfois sous-estimé, toujours percutant.

Martin Mees
Université Saint-Louis – Bruxelles

33 Michel Brix, art. cité, p. 219-226.


34 Françoise Sylvos, art. cité, p. 112.

© 2022. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.

Vous aimerez peut-être aussi