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Les amis de Georgcs Bataille
Centre coopératif de recherche et de diffusion cn anthropologie

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Ecrits d'ailleurs
Georges Bataille et
les ethnologues

Textcs réunis par


Dominique Lecoq
Jean-Luc Lory
Introd uclion de
Maurice Godelier

....

Puhlié avec le concours:


Centre natíonal dcs lemes
Minísti:re de la Culture et de la Communication
(mission du Patrimoine ethnologique)
Mínis1ere de la Recherche et de l'Enseígnemcm supêricur
(délégation à l'lnformation, à la Communication
à la Culture scientitique ct technique)

ÉDITlONS DE LA MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME PARIS

BIBLIOTECA
l~fjT.!iJf> ~i: f·; ;.~~íj~ [ l''!f ,.:'"r S u.·...· r,v.H
l ft.;, hlü tfí. :L<:iil A .;tl Í!L fh.ú~~H
U~Jll/EHS!DADE ESTAOUi\L DE CAMPINAS
N <> CPD Maíso1 dcs sc:Íl'm:cs de l'hommc. · Bíblíothrquc
----·-···--·-··--·-·········· ·y·-- ts de cata/ogaKe avant publication :
{)/) Vv >()/V
f:cril.~ d'aillcur~ : Georgcs Bataillc el les dhnologU\~s : tcxtcs !
réunis par Domini<JllC Lccoq, Jcim·Luc Lory; introd. de .\1aurícc
Goddicr ; [publ. par] L~s Arnis de Gcor!!CS Dataillc [ct par k l
Centrc coopéralif de rccherchc ct de díffusion cn anthropologic.
- Paris : fü.I. de la Maison tlcs scicnccs de l'hommc.:, 1987. -
224 r. : graph. ; 22 cm.

Notes hibliogr. cn fin de chapitrc. - ISBN 2-7351-0213-0.

Copyright 1987
Fondation de la Maison eles sciL!llCCs <k rhommc
lmprimé cn France
Dessins : Dani~lc Drhout
Dcssin de la couvcrt urc ·í nspiré du portraít de Gcorgcs Dataillc
imagíné ct pcint par Michcl Biais
Tous clroits réscrvés
Composition : Fran~oisL! Cirou
sur Apple Macintosh ct laser Writcr Plus
Relecture : Dominiquc lassai~ni!
Respomah/e de fabrication. conceptíon er couverture :
Raymondc Arçier
Ont participé à
cet ouvrage :

Michcl Biais, pcintrc


Alain Calamc, crit.iquc
Marie-Claire Dumas, profcsscur à l'univcrsité de Paris Vil
Jean-Pierre Fayc, dircctcur de rccherche au CNRS
Scrgc Fcrrcri. enscignam
Maurice Godelier, dircctcur d'étudcs à l'EHESS
Miuc Guillaumc, professeur à l'univcrsité de Paris IX
Frank J<X}Stens, assístant ~l l'univcrsíté d'Anvcrs
Marie-Chris1ine Laia, collcgc imcmational de philosophie
Michcl Lecarnp, psychologue
Domínique lcçoq, écrivain
Eugénic Lemoine-Luccioni
Jean-Luc Lory, chargé de rccherchc au CNRS
Francis 11mmandc, univcrsíté de Lyon II
Marie Mauzé, cthnologuc
JacQue.<: Mcuníer, poete, voyageur, cthnologue
Martinc Paoli-Elzingrc, chargé de re.chcrchc au CNRS
Bertrand Pu!man
Isabcllc Ricussct, universíté de Cacn
Jacques Weber, <~conomistc
Sommaire

Dominique Lecoq
Avant-propos IX
Maurice Godclicr
Introduction. L'endroit d'ou il nous parle 1

1
Anthropologie

Marc Guillaume
La notion de dépcnse de Mauss à Bataillc 9
Francis Marmandc
Gcorgcs Bataille: le motif aztequc 19
Marie Mauzé
Gcorgcs Bataille et le potlatch : à propos de La part maudite 31
Jacques Weber
C =R-1. My god, my gold ! Réflexions sur la portée du
concept de consumalion 39

II
Questions de terrain

Eugénie Lcmoine-Luccioni
La transgrcssion chez Georges Bataillc ct l'intcrdit analytique 67
Martine Paoli-Elzingre
«Qu'est-cc que je fais quand je suis sociologue ?» 75
Bertr.:Uld Pulman
Gcorgcs Bataille et les ethnologues : plisscment de terrain 83
III
De la revue Documcnts au
Collêge de sociologie

Jean-Pierre Faye
Fcu cL froid : lc College de sociologic autour de
Gcorgcs Bataille 95
Frank Joostens
Georges Bataillc ct le «corps conirc naturc» dans Documents 103
Domíníque Lecoq
L'reil de l'ctlmologue sous la dent de l'écrivain 109
lsabelle Ricussct
Le College de sociologie : Georgs Bataillc ct la queslíon du
mylhe, de l'cl.hnologic à l'anthropologic : un décentremcnt
épistémologique 119

IV
EtTet-. littéraires
de l'ethnologie

Michel Biais
Gcorgcs Bataillc, ethnologue de luí-mêmc ou le rcgard
mornc d'Olympia 141
Al.ain Cal.ame
L'cthnographic dans le cycle de Saint Glinglin de
Raymond Quencau 151
Marie-Claire Dumas
1929 - Licux de rcncontrcs à propos du «Myst.Cre d' Abraham
Juifo de Robert Desnos 167
Serge Fcrrcri
L'Afrique famôme. quêtc de l'autre, quête de soi 177
Marie-Christinc Laia
Jncidences de l'irnpossíblc sur la pcnsée de Georgcs Bataillc
face à l'reuvre de la mort 189
Michel Lccamp
L'reuvre de Georgcs BaLaillc : !'espace sacrificicl 199
Jacques Mcunier
Les pois sautcurs du Mexique 205
Avant-propos

Lcs textes réunis dans ce livre ont été rédigés à l'occasion du colloque
organisé conjointcmcnt par les Amis de Gcorges Bat.aille et lc Centre
coopératif de recherche et de diffusion en anthropologie (CCRDA) de la
Maison dcs scicnccs de l'homme, sur !e thcme «Gcorges Bataille et les
echnologucs». Cette manifcstation s'est tenue dans la salle Médicis du Palais
du Luxembourg, lcs 23 et 24 novcmbre l984. Toutefois il nc s'agit pas du
recuei! dcs communicaúons écritcs, ni du dactylogramme des interventions
oralcs, mais bien d'uo livre. Quelques textcs onl été écriL'>, apres !e colloque,
d'autrcs n'étaient pas destinés à être reçus en séance ; la plupart ont été
rcmaniés à l'issue dcs travaux pour satisfaire aux cxigences de ta lecturc.
La période ou, en Francc, J'ethnologie se constituc comme sciencc
col'ncidc - cela ne releve évidcmment pa<> du hasard - avec celle ou la
littérature et les arts se déprennent des conccpts et des fonnes hérités de la
.rationalité occídentale. L'ouvcrturc sur l'autre sccnc - quelle soit consciente
(echnologic) ou inconsciente (psychanalyse)- happe la penséc modeme au
moment même ou dcs Etats européeos s'cnfcrmcnt dans la tentatíon
total i ta ire.
Lcs dix-ncuf études qui suivcnt rcmettent en mémoirc et interrogent les
années trente, ponctuécs, daos la pcrspeclive qui est retenue, par la
pub!icaLion cn 1929-1930 de la rcvue Documents et la fondation, à la finde
la décennic, du College de sociologie. La figure centralc qui apparaít alors
- centrale parce qu'à travcrs elle se croiscnt toutcs lcs autres figures - est
cellc de Gcorgcs Bataille qui, écrivaot, traverse le savoir ethnologique, pour
micux destabiliser lcs pratiques culturelles et sociales à l'reuvre dans !e
proces de la connaissancc. La composition de cc livre qui mêle les noms de
Marcel Mauss, Paul Rivet, Georgcs-Henri Rivicre, Alfred Métraux, Anato1e
Lcwilsky à ceux de Michcl Lciris, Robert Desnos, Raymond Queneau,
Roger Caillois répond à cc souci d'ouvrir les notions et lcs concepts : cela ne
signific pas confusion, mais désir, pour rcprendre le titre de l'introductíon que
donnc Maurice Godelicr à cet ouvragc, de dessincr dans sa diversité l'cndroít
d'ou (et ou aujourd'hui cncore) Gcorges Bataillc nous parle.
Dominique Lecoq
Mamice Godclicr

Tntroduction

L'endroit
d'ou il nous parle

Vous m'avez fail l'honneur de me dcmander d'ouvrir lcs débats du colloque


«Gcorges Bataille cl les ethnologucs», et je vous en rcmercie au nom du
CNRS que jc représente ici ct cn mon nom propre, puisqu'il se fait que je
suis cthnologue et que j'ai consacré une partic de mes rechcrchcs à 1nterroger,
comme l'avait fail Georges Bataillc, lc statut de l'économie dans díffércnts
types de sociétés. Je veux avant tout félicitcr ct l'Assocíation dcs amis de
Gcorges Bataille cl le Centre coopératif de recherchc et de diffus1on en
amhropologie d'avoir organisé cc débat ou, comme cn 1928, au momcnt ou
Gcorges Bataille rcncontrait Alfred Métraux et découvrail à travers lui l'reuvrc
de Marcel Mauss et celle plus lointaine de Franz Boas, viennent conílucr
autour de cctlc table poetes ct philosophes, cthnologues et économistcs. Le
CNRS se dcvait de salucr ccu.e initiative ct ccue confluence, aujourd'hui
dcvcnuc trop rare. Car aujourd'hui, trop souvent, la création artistique et
l'invention scicntjfjque apparaisscnt comme des domaincs séparés, sans
principcs ou sans fondcmcnts communs, comme des pratiques étrangeres.
Mais, pour lam:er le débal sans plus attcndrc, d'ou partait Georgcs Bataille
lorsqu'il rcncontra Alfrcd Métraux et l'cthnologie? II partait, comme il nous
l'a dit, d'un point de vuc mêlant la pratique ct la sensibilité poétíques à
l'intuitíon et au raisonnement philosophiqucs. Les matériaux cthnologíques
fircnt choc et, comme chcz bien d'autres, le choc entraína chez Gcorges
Bataillc une série de déccntrcments par rapport aux évidences de sa culture
rcçues. Et ceei, il 1·~ dit en des termcs tres classiques, lorsquc, à propos de
Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, il écrivit ces mots que rappelle
Dominique Lecoq :
L'ethnographie n'est pas seulemenJ un domaine entre auLres des connaissances, c'esl
une mise en question de la civilisation des connaissances, qui est la civilisation des
erhoographes. En ce sens, l'évocaJion d'une société, dont les normes ne som pas les
ni>tres, inévilablemeru introduit la dirnension de la poé.~ic qui peut-être est la dimension.
de l'homme, encore que notre activité pral.ique el l'élaboration savante qui lui est liée
tendenl à obscurcír la conscience qv,e 1ious en avons.

C'cst donc du point de vue d'une pratique poétiquc mêlée à une intuition
pbílosophique qu'il aborde les connaissances accumulées sur l'islam, sur 1c
lamai'smc cl lc systcme socio-économique de l'ancicn Tibct, sur lc potlatch
chcz lcs Indicns Kwakiutl, sur le sacrifice chez lcs Aztequcs qu'íl confronte de
façon abruple au plan Marshall, à l'OCDE et au stalinisme, etc. Cc qu'il vise
à travers toutes ces confrontations, c'est lc projet philosophique «d'aménagcr
la conscicnce de soi que l'hommc cffectuerait finalement dans la vision lucidc
d'un cnchainemcnt de ses fonnes historiques» (Georges Balaille, CEuvres
completes, VII, p. 47). Projct étrangcmcm parallclc à celui de Marx un siecle
plus tôt, mais qui se toume tout à l'opposé vcrs Ja co1ncidence dans l'instant
de l'infini et du fíni, dans la jouissance, de la prodigalité et de la dcstruction
et au-delà, débordant les limites de l'individu, dans ·la communion avec la
prodigalité infinie de l'énergie de la. vic ct de la gloire du soleil.
En fait, ce que Georges Bataille sélectionne parmi lcs éléments qui
composent les divcrscs formes historiques de l'humanité, ce sont ccux qui
témoigncnt, à son avis, de la puíssance créatrice des réaJités rcfoulécs dans
no1re culture, la violence, la destruction, lc scxe, l'érotisme, le rêve et
l'cxtase. L'ethnographic crée donc Je choc qui libere le travail poético-
philosophique qui permet d'entendre cc qu'il cst interdit d'ememlre dans notre
culture et d'en contoumer ainsi les limites à l'aide d'autrcs tcmps et d'autres
sociétés. Dans cellc écoutc libératoirc, notre civilisation résonne commc une
civilisalion «grise>> puisque, pour Georges Balaille, depuis Cortez:
(. .. ) les [Qrmes d'e.xistence et de pensée grises et raisonn.ables gagnêreni peu à peu
du terrain. Successivement, les civilisations nai"ves furent délrniles ou perdírent la
face, humiliéespar la civilisation qui calcuiait. Depuis la destruction du monde azteque,
sous touJes les /atitudes, ce qu'avaient réglé la fantaisie ou le rêve, les coutumes et
les croyances populaires, a fait place aux pratiques et aux idées raisonnab.les
(op. cit., p. 525).

n y a, nous allons le voir, bcaucoup de nai'veté dans cette question


apparemment subvcrsive de notre propre culture.
Mais le point essentiel est là. En écoutant le potlatch ou lc sacrifice des
Azteques, Georges Bataille découvrc la néccssité de renverser et de dépasscr
les principes et les perspectives de l'économie poli tique classiquc sur lesquels
reposerait la logique de notre société. Car ccs principes rcnvoient au postulat
que l'homme ex.iste pour produire et que produire c'est calculcr te meilleur
cmploi possibte de ressom'Ces rares. Or, pour Georges Bataille, ces príncipes

2
et cette logique sont l'cxception ct non la regle; le but de la production dans
lcs socíétés archáiques étant, sclon luí, la prodígalíté dans le don et la
dcstrucl1on, la consumation dcs bicns ct dcs cfforts. Pour comprcndrc Ie
passé de l'hommc ct anticipcr son futur au-dc1à du cas particulicr de notrc
civilisation. il faut donc opércr «lc rcnvcrscmcnt dcs prineipcs économiques,
Ic renvcrsemcnt de la morale qui Ics fondc» ct «passcr dcs perspectives de
l'économie rcstrcintc à ccllc de l'économic généralc» (op.cit.. p. 33). Et ce
renvcrscmcnt copcmicicn toumc autour de l'usagc que fom Ics hommcs dcs
richesses qu'ils ont produites au-delà des nécessités de leur subsístance,
richcsses qui seraient «la part mauditc» de toutc économic. qu'il faut rcnclrc
au don, au gaspillagc sans contrcpartic (op. cit., p. 44).
L'économie générale s'appuic donc sur ce que Gcorges Bataille appcllc «la
!oi générale de l'économic» sclon laqucllc:
( ...) Toujours dans l'ensemble une société produit plus qu'il n'est nécessaire à sa
subsistance, elle dispose d'un excédent. C'esl précisémenJ l'usage qu'elle enfait qui la
détermine ; le surplus e.~t la cause de l'agitation, des changements de slructure et de
toute L'histoire. Mais il a plus d'une issue, donl la plus commune e.vi la croissance
(op. cit., p. 105).

De nouvcau, de façon paradoxalc, Gcorgcs Bataille croise les chcmins de


Karl Marx. Pour cclui-ci aussi, loute société produit plus que ce qui est
nécessaire à la subsistance de ses membres ; elle produit également les
moycns mmérícls de lcur víc rcligieusc ou politiquc ; brcf, les conditions de
rcproduction de la société commc lcllc. Et Marx accordc une importance
théorique de premier plan au probleme de la production et de l'usage de ce quí
cst produit au-delà dcs besoins dcs producteurs. II y voit la condition de
possibilité cl Ic point de départ de l'apparitíon dans certaines sociétés de
divcrses formes de divisions en castes ou en classes dont lcs affrontemcnts Cl
lcs luttcs auraicnt pour cnjcu le contrôlc de cct cxcédcnt.
Mais cc qui intércssc Georges Bataillc, cc nc sont pas lcs tumultes et lcs
souffrances ou Ics prodigicuscs créations humaincs qui ont jailli des formes
variées de production et <l'appropriation dcs richesscs cn cxcédcnt. Au
contraire, il se toume vcrs lcs sociétés archalqucs pour nous y montrer une
humanité phis proche du mouvcment même de l'univers ct de l'énergic
solaírc qui «se perd sans compter, sans contrepartie» (op.cit., p. 10) et il cn
trouve lcs signcs aussi bicn dans cc qu'il appcllc lcs vcrtus exemplaires du
poclau:h que dans les milliers de sacrifices humaíns que pratiquaicnt chaque
année les prêtres azt.eques en haut des pyramidcs offrant à mangcr lc creur ct
le sang des victimcs aux dicux du solcil ct de Ia pluic.

3
En définitive, la rcncontre avcc l'cthnologie a provoqué chez Georges
Bataillc un tríplc déccntrcmcnt : il a découvert le caractere limilé de la vision
de l'économie que nous avons dans notrc société. Et quand il a reconnu aprcs
lcs économistcs le rôle essentiel de la production ct de l'usagc dcs surplus, au
licu de privilégícr l'usage du surplus pour la croissancc dcs syst.Cmes
économíqucs ct sociaux, il a préféré se tourner vers ce qu'íl a appclé lcs.
dépenses improductives des sociétés, la consumatíon.
Je n'envisageais pas lesfaits à la mLlniere des économistes qualifiés.j'avais urt angle
de vue d'ou 1trt sacrifi.ce humLlin, la cmutruction d'une église ou le don d'un joyau
n'avaienl pas moins d'in.térêt que la vente du blé (op.cit., p. 19).

Mais dans ce mouvement, i1 ramenait au centre de l'analysc cc que notre


civilisation s'était cfforcéc de rcfoulcr, de nier, d'intcrdire: la violcncc,
l'érotisme, l'extase, et qui en sont pourtant dcs élémcnts cachés. Et
finalement, ce sont tous lcs élémcnls fantasmatiques de la vie soci<}le, dcs
mécanismcs productcurs de sociétés qui se trouvent par sa démarche projctés
au grand jour. Ce qu'a voulu Gcorges Bataille, c'est, sclon ses propres
termes, s'établir à la jonclion «de dcux sortes opposécs de connaissanccs» :
la connaissancc objcclivc ct la connaissance «communielle», sclon un tcrmc
qu'il invcnlc. Ce que vise Georges Bataille, c'cst une communión avec le
fond dcs choses sous lc choc de la connaissance objective et ceuc
communion s'opcre dans la découvcrtc du rísiblc cl du sacré. Et cette
démarche procede pour Georges Bataille d'un príncipe simplc,
Prin.cipe: si je ris, la naJure des choses se dénude, je la connais, elle se trahit. C'est
le fond des choses qui me fait rire ( .. .) Un te/ principe ne peut être démontré, il
s'impose à l'esprit du dedans, s'íl ne s'impose pus on l'ignnre (op.cit., p. 527).

Affinnatíon qu'il faut compléter par cct avcrtisscmcnt de Georges


Bataille:
Je veux rejeter l'objeclion mal fondée qui réduirait mon atlitude à celle du
philosophe mystique. L'acte de connaissance qae /opere en riant n'a rien d'arbitraire
ou de per.wmnel : la fantaisie en est exclue, /e sentiment du rísible ou je découvre
le fond des choses est le même en moi qu'en tottt autre homme (. ..). Cette mise
enflammes de l'homme est de nature universelle: au risible, les homni.es de tous les
temps qdherertl d'un seul immen.se éclas de rire (op.cíl., p. 525-26).

Ainsi voit-on combien les rencontres avec l'ethnologic furcnt pour lui à
la fois l'occasion inattenduc et te prétcxte attcndu de la mise en actes ct cn
reuvrcs d'unc découvcrtc poético-philosophique de la nature dcs choses, qui se
livre cn un instam dans l'embrasement du rirc, le jaillissemcnl de la fêle, et

4
l'inccndie des sacrifices. Quoi qu'il cn a.it dit lui-même, on ne pcut
s'cmpêcher de pcnser que la connaissance communielle qu'il visait, ct qui
dcvait cn quelque sorte mettrc en lumicrc sur un deuxieme plan le fond
obscur dcs choscs. s'est révélée impossíble, Hvrant ainsi le caractere subjectif
de son principe. Mais n'cst-cc pas lc risque que Georges Bataílle avaít choisi
des le départ de courir, puisqu'il voyait ainsi les rapports entre le savant ct lc
philosophe :
Le savant est celui qui accepte d'attendre. Le philosophe lui-même attend mais ne
peut le faire en droit. La philosophie répond des l'a.bord à une exigence indécomposable.
( ... ) Ainsí la réponse du philosophe est-elle nécessairenumt donnée avant l'élaboration
d'une philosophíe et si elle change dans l'élaboralion, parfois même en raison des
résultats. clle nc peut en droit leur ê1.re subordonnéc (op.cit.. p. 287, souligné par
Georgcs Bataillc).

Mais que l'on nc se méprcnnc pas sur notre démarche. En voulant


reconstitucr, guidé par Georges Bataillc lui-mêmc, Jc lícu d'ou il pensait,
nous ne voulions que micux J'entendre .e t ne pas lui adrcsscr dcs rcproches ou
dcs critiques hors de son propos. Ccpcndant, s'il nous fallait nous engager
dans une autrc intcrprétation du don dans lcs sociétés distantes de nous dans
lc tcmps ct dans l'espace, il nous semblc qu'il faudraít mettre en évidence le
principc sous-jacent de ces stratégies de dons et de centre-dons, qui est
qu'aucun don ne s'effacc, nc s'annulc. Tout doo appclle un contre-don, qui
n'éteindra jamais la dclte premiere mais la contrebalanccra par une dette en
scns invcrsc. C'cst dans ce jcu que la compétition pcul s'installcr, mais sans
que jamais, quoi qu'en ait pensé Georges Bataille, quelque chosc puissc être
donnéc pour ricn. C'cst là toute la différence enlre l'économie du don et
l'économie de marché, entre l'objct précieux échangé ct la monnaie employée
à étcindrc une dcttc.
Mais il faut aller plus Loin encorc. Car, si jamais ricn n'est vraiment
rcndu dans le jeu des dons et contre-dons, 11 existe ccpcnclant deux façons de
joucr qui n'ont pas les mêmes conséquences sur la logique des sociétés. Soit
l'on échange la vie contrc la víc, quand on donnc une fomme contre une
fomme, soit la mort contrc la mon, quand à la gucrre on arrête le combat à
penes égalcs, et dans tous ces cas il y a équivalence de nature entre ce qui
s'échangc. Dans cette logique, les inégalités sont contenues, les compétition<:
ont une limite, une proportion.
Ce n'est plus la mêmc chosc, lorsquc pour une fcmme on donne des
richesscs, cochons en Nouvelle-Guinée, hétail en Afrique, terres en Europe.
Alors s'engagent dans une logique nouvelle, dont on ne comprend pas encore
bien l'origine. les individus, les groupes et les sociétés. Car il faut produíre

5
dcs ríchcsscs pour rcproduire des rapporLo;; sociaux, en l'occurrence des
rapports de parenté. Or le príncipe cst génératisable ct lcs monuments, lcs
fêtcs ct lcs sacríficcs dont Gcorgcs Bataille célebre «l'inutilité» sont en fait
les conditions irn1ispensables à la rcproduction dcs rapports dcs hommcs entre
cux ct avcc l'univcrs et les dieux. C'est là une autre explication et du
caractere fantasmatique et du caractere rationnel des rapporto;; sociaux et des
dépenses, matérielles et autres, néccssaircs à lcs produirc ct à lcs cntrctcnir.
Mais à notre connaissancc, lcs scicnccs socialcs, ct l'ant~ropologic cn
particulicr, n'ont pas cncorc livré les clés de la compréhension des processus
qui OnL cntralné ct multiplié la non-équivalence des choses données ouvrant
la voie à dcs déséquilibrcs créatcurs de nouveaux moments de l'histoire. II
faut donc savoir attcndrc alors qu'à côté de nous Georges Bataille a déjà cessé
d'êtrc un auteur maudit pour devenir aujourd'hui un autcur dísséqué,
consommé mais pas encore consumé.

Références bibliographiques

Bat.aillc, G., 1976. (E.uvres completes, tome VII. Paris, Gallimard.


Gcxlelier, M., 1966. Rationaliié et irrationalité en économie, parliculfo-
rcment le chapitre intitulé : <~Objet et mélhode de l'anthropologic écono-
mique». Paris, Maspero.
-1982. La Production des grands hommes, particulicrcmcnt lc chapitrc 8.
Paris, Fayard.
- 1984. L'fdéel et le nwtériel. Paris, Fayard.
Grégory, C.A., 1980. «Gifts to Mcn and Gifo; to God: Gift Exchange and
Capit:ll Accumulation in contcmporary Papua», Man, 15 (4), p. 626-52.

6
1
Anthropologie
Marc Guillaume

La notíon de dépense
de Mauss à B ataille

II est certes dan8ereux, prolo11gean1 la rccherche glacée des


scíences, d'e11 venir au poinJ ou son objet ne laisse plus
indifférenl, ou il est au conJraire ce qui embrase. En effet ,
l'ébullition que j'envisage, qui anime le 8 /obe , est aussi mon
ébullilion. Ainsi cet objet de ma recherche ne peut-il être
distingué du sujei lui-même, mais je dois être plus précis :
du sujet à son poinJ d'ébullition.
Georges Bataillc, La part maudite

Ccue mise en garde, que Georges Bataillc adresse au lcctcur des l'avant-
propos de La part maudite. donne une clcf épislémologíque de sa démarche
dans le champ économique. Mais cette clef n'a pas, à de l!es r.:U'es exccptioos
prcs, été saísie par les économistes. Restant à distance de leur objct,
conservant un point de vue étroit de spécialiste - nc partageant avec d'autrcs
disciplines que le soclc de l'utilitarisme el du fonctionnali sme- lcs
économistes n'ont pas poursuivi l'intcrrogation de Georgcs Bataille t.
Sa conccption de l'économie généraliséc n'a même pas été combattue, n'a
même pas constitué une part mauditc du savoir économique : cllc a été
simplcmcnt ignor~ ou, au mieux, à travers quelqucs référcnces ou analogics
supcrficiclles, traitée comme une curiosité et finalement rejetée dans
J'indi fférence.
J'ai été moi-même lc témoin de cette indiffércnce : dcpuis une dizaine
d'annécs, j'ai produit plusieurs textes mcttant cn question l'économic
LradiLionnelle à· partir dcs conceptions de l'économie généraliséc. Cela n'a
jamais suscít.é d'écho ou mêmc de rejet de la part de la communauté dcs
économistes. Pcndanl longtemps ce silcnce, ceue indifférence onl été pour
moi une énígme. Je suis 1oin de l'avoir résolue aujourd'hui, mais ce colloque
me donne l'occasion d'esquisscr quelques élémcnts de réponse, guere
ra<>.<;urants <l'ailleurs, sur l'évolution récente des scicnccs sociales.
Avant cela, j'aimcrais souligner l'actualité de la pensée de Gcorgcs
Bataillc. II serait en effet três utilc de replacer la problématiquc de la crise que
nous lraversons dans cet espace non cuclidien que constíluc l'économie
génénilisée. Pour s'en convaincre, il suffit de relirc lcs dcmieres pages de La
part maudite. celles consacrécs au plan Marshall, à l'équilibrc des puissances
militaires, à la guerre économique. Ces pages attcstent l'actualité d'une
pensée produite íl y a plus de trente ans, ct mcltcnt en évidence ccnains
éléments communs à la situation présente et à ccllc qui a suivi la Secondc
Gucrre mondiale. Georges Bataille a été le premier à analyser en profondeur
les rapports entre la guerre et l'accumulation du capital, cl ce qu'il écrivait en
1949 est reslé à l'horizon de la pensée des économistcs au lieu de venir à sa
source:
Ce qui ( ... ) empêche de croire la guerre inévitable est la pensée - pour inverser la
formule de Clausewitz - que «l'économie», dans les conditions présenzes, la pourrait
«poursuivre par d'autres moyens» (CEuvrcs compfotcs, Vll, p. 161).

Je voudrais aussi tenter de résumcr, cn quclques mots, la grnnde


hypothese de Georges Bataille, l'hypothese scandalcusc de la dépensc. Ellc
peut se ramener à la proposition suivante: «Cc n'cst pas la nécessíté mais
son contraire, le "luxe" , qui pose à la matiCrc vivante et à l'hommc lcurs
problCmes fondamentaux.» Confirmcr ceue hypothesc et développer ses
conséquences a consútué le grand dessein de Gcorgcs Bataille au cours de
vingt années de travai! ponctuées par «La notion de dépense» (1933), «La
consumation» (1949), L'érorisme (1954), ces deux dcmiers ouvrages formant
Jes deux tomes, d'ailleurs provisoires, de La part maudite qui devait en
comporter trois. Au point de départ de cette hypothcsc, une fresquc dcs
mécanismes de la maticrc vivante : excédent d'éncrgie sola.ire, emploi dcs
excédents dans l'cxt.ension du monde vivant et limite de cet emploi,
apparition de l'homme comme «réponse» au problcmc de la dépense. On
retire de cette fresquc l'idée que l'homme, commc la matiere vivantc cn
général, est voué à l'cxces ct à la perte de cet cxces lorsqu'une limite à
l'extension de son activité se manifeste (ct cctte limite existe
nécessairement). L'hommc pcul choisir la modalité de ccuc pen.e, pas sa
quantité: il peut multiplier Je luxe ou fairc la gucrre atomique. Georgcs
Bataille étudie, dans lcs donnécs historiques à partir dcs travaux de Mauss sur
lc potlatch 2, à travers l'analyse dcs sacriliccs ct des religions ct surtout à
travcrs te capitalisme et le monde bourgeois, les modalités de ceLLC dépcnse.
A propos du capitalisme, sa vision est cellc d'un monde qui a trouvé une
réponse provisoirc au problcmc de la dépcnse : l'accumulation capüaliste a

10
prís Jc relais dcs dépcnscs somptuaires du monde féodal mais cette périodc
d'invcstísscment nc pcut, hlisséc à elle-même, qu'accroítrc encore l'cxcédcnt.
Plus qu\mc nouvellc voic, Jc capitalismc apparall comme une impasse
grandiosc.
Pour cn sortir, il faul une transformation du sujet humain. Dans lcs
dcrnicrcs pagcs de La part maudite, Gcorgcs Bataille avance J'idéc que lc
sujct produit par lcs sociétés industríalisées fera l'expéricnce de la vanité dcs
objcts qui l'cntourcnt ct que, déharrassé <le l'utilc ct librc, íl accCdcra ainsi à la
conscicnce ele soi, à la souvcraíncté «qui cst 1iberté dans !'instam,
indépcndanlC d'unc tãchc dcvant être accomplic».
Cc dcrnicr point peut apparaitrc cn continuité avec l'analysc que
d6vcloppc Marx au sujct de l'alíénation, dans Critique de l'économie
politique, ct, à truvers Marx, cllc s'articulc à Hegel. En rcvanchc, mís à part
ce point de convergcncc, cllc inscrit une rupture avcc lc reste, tout lc reste de
la pcnséc marxistc.
ll cst évidenl aussi qu'cllc constituc un rcnversemcnt radical de la
réllcxíon économiquc classiq1,1c (non marxistc) ct même de la cullurc
économíquc courantc ct plus généralemcnt de l'ordrc économiquc qui rêgnc
dans lcs socíétés industriellcs. L'économic politiquc dominante est en effet
imprégnéc d'unc idéologic de la production, de la productivité, de l'utilité à
un point te! qu'cile a fait disparaitrc dcs rcpréscntations sociales 1a possibilité
de conccvoir la dépcnse purc, la pcrte sans contrcpartic, te gaspillagc : la
queslion de la dépcnse nc pcut plus êtrc poséc. Mêmc la protestation
romantiquc opposée au monde bourgcois s'est éteinte.
Ainsí, l'économic généralísée est une économic rcnvcrsante: elle
rcnvcrsc lcs représentations courantcs ct combat une idéologie bien ancréc,
c'est-à-dire convcnant parfaítcmcnt aux rapports de force prévalcms. En cc
sens, Gcorges Bataille suivait une méthodologíc ínhabituelle.
Tout cela expliquc-t-il que sa pcnsée ait été ignoréc '? En partic
sculemcm. Pour l'csscnticl l'ignorancc, jc diraís mêmc la volonté de ne ricn
savoir, de la penséc de Georgcs Bataillc n'cst pas de nature idéologiquc mais
épistémologiquc.
Pour le montrcr, il suffit de partir d'unc fonnulation bico connuc de
l lcidegger qui, dans La question de la technique, écriL : «L'csscnce de la
tcchniquc n'a ricn de tcchniquc.» C'est une fonnulation qui s'appliquc à
tout : admcttons donc que l'csscncc de l'économic n'a ricn d'économique. On
pcut ators transposcr à cette discipline cc que dit Jean Clavreul dans un bcau
livre de médecinc inLitulé L'ordre médica{ :

11
li y a uti caractere commun à tous les ouvrages traítant de la médecine. C'est leur
parfaitc ínutílité pour ce qui concerne la médecine elle-m ême, qui se caractérise d'être
une pratique indijférente à ce qu'on en dit.

Pour l'économie, cela signifie ceei : impossiblc de bâtir un savoir


économiquc autrement que sur un vreu d'ignorance fondateur. On entre en
économic - ct plus généralement dans toutes Ies tcchnoscienccs .(Jürgen
Habcnnas) 3, dont l'économie ct la mé<lecinc sont des exemples parfaits -
comme on entre dans lcs ordres, cn prononçant cc vreu (d'ignorance). Toul
simpJcmcnt parce qu'il n'y a pas de technoscicncc possible de ce quí est
spécifiqucment humain dans l'hommc. Les technosciences scrvcnt, avec une
efficacité attcstée, les organisations (y compris ces organisations univer-
sítaircs que sont lcs disciplines) qui traitcnt lcs hommes comme du live-
ware. Ellcs sont, par nature, c'cst-à-dire dans leur visée de pcrformativité,
d'accumulation (de sávoir) indifférentes à l'être. Ou bicn elles ne traitent
l'cxccs d'être, qui se manifeste quand même parfois dans lcur champ, que
comme dcs intcrférences, dcs résidus qu'il faut réduire, récupércr pour
conservcr une efficacité.
Avanl de préciser lc jeu de cette indiffércnce (cetlC volonté d'ignorance) en
économie, je voudrais poursuivre un peu l'analogic que j'ai amorcée avec Ia
médccine. La médecine, clle non plus, n'est pas une science humainc: elle
esl une technoscicncc du live-ware humain face à la maladic, clle se dis-
tingue de l'art vétérinairc par un décor humaniste ajouté mais non int.égré à sa
démarchc. C'est Sigmund Freud qui d'unc manierc panielle mais décisive
introduit une inLcrrogation de l'homme dans la médecine. L'ébranlemem,
idéologique pour une part, mais csscntiellcmcnt épistémologique du statut de
la médccine a été consid6rable ct il n'est pas achcvé. Mais pour l'essenticl la
médecinc, comme discipline constituéc, a résisté .et a maintenu la
psychanalyse à l'exléricur (sans se remettre profondément en cause elle-
même) et en jctant sur son statut épistémologique, d'aillcurs difficilc, lc
soupçon de l'illégitimit.é.
II me semble que Georges Bataille a, par rapport à l'économie, le même
stalut que Sigmund Freud par rappon à la médccinc. Ce qu1sabcllc Rieusset
cilc d'un texte rédigé pcndant les activités du College de sociologie et resté
inédit jusqu'en 1981 confirme en tout cas l'intérêt que Georges Bataille a
porté à la démarche de Sigmund Freud. Plus précisément, ce tcxte témoigne
de sa conviction que cette démarche devait nécessairemenl être généraliséc à
J'étudc de tout le social, avec toul cc que cela impliquait de décentrement
anthropologique et de rupture épistémologique pour toutes les scicnces
humaíncs :
12
(. ..) Les données de l'analyse de Sigmund Freud ouvrent la voie à une connaissa11ce
générale des structures sociales de toute nature ( ... ). Et si Sigmund Freud lui-même n'a
pas été jusqu'à pratiquer l'analyse générale des forml!S vivantes, il n'a pour ainsi dire
pas laissé ia possibililé à ceux qui le suivenl de ne pas fra11chir le fossé.

lsabelle Rieusset montre que l'attcnte de Gcorges Bataille a été déçue par
l'orientation prise par des rcchcrchcs de sociologie ou d'ethnologie qui
auraient pourtant díi êtie influencécs par sa pcnsée ; mais au moins lcs
ethnologues avaicnl ouvcrt une breche el apcrçu la nécessité d'un changcmcnt
épístémologique. Tandis que les économistcs sont rcstés sur leur territoire de
savoir constilué sans s'ouvrir au moindre questionnemcnt. La volonté
délibéréc de Georgcs Bataille de les inlerpcllcr, cn écrivant un ouvrage
d'économic polilique (comme il l'affirme avcc une certaine solcnníté dans lcs
prcmicrcs pages de La parl maudile), en l'ínsérant dans lcs débats de
l'actualité (lc plan Marshall, la compétítion usa/urss), tout cela s'esl heurté à
une fin de non-recevoir.
11 ne pouvait pas cn êtrc autrcment, puisque l'approche économique
contemporaine a cxclu toutc interrogation sur l'être. Elle a, de cc poínl de
vue, régressé par rapport aux réílcxions cncore présentcs dans l'reuvre d'un
Stuart Mill 4, par exemple, et plus généralcmcnl par rapport au question-
ncmcnt dont l'économie était le prétexte avant qu'clle nc dcvicnne une
technoscience. Et cette régrcssíon fait paradoxalement appara1tre la pensée de
Gcorgcs Bataillc comme un archa'isme, proche de l'économie quand cllc
n'avaít pas constitué sa scicntifícité.
Mais l'reuvrc de Georges Bataille a été aussi victime du marxisme et plus
précisément du monopole de la critique de l'économie poli tique, confisqué par
le marxisme en France. Je ne fois pas allusion sculcmcnt aux débats datés des
annécs 30, par exemple à t'accueil réservé qu'a reçu l'intcrprétation cn tcrmcs
de dépcnse improductive de la lutte des classes. La position de Gcorgcs
Bataille cst cn réalilé radicalcment incompatible avec la pensée marxiste de
l'économie.
Pour la raison suivante : cette pensée sur un poínt essentiel, fondatcur
mêmc, énoncé par Karl Marx dans les premieres Iignes du Capital, se replie
sur une logique de tcchnoscícncc. Karl Marx, en effct, et les économistes
marx.istes avec constance aprcs lui 5, poscnt l'homme comme sujct de
besoin au départ de leurs constructions, De cet axiome découle la notion de
valcur d'usagc et, par confrontation avcc la valcur d'échangc, toutc la
mécanique de l'cxploitation s'en déduit. Mais, d'autre part, l'homme comme
sujet de désir, voué au rapport à l'autre et à la non-satisfaction, c'est-à-dire

13
l'homme dans son être, n'cst plus une hypothcsc utilc à la constitution du
savoir marxistc. Karl Marx a ainsí construit une critique économique
(économique au doublc scns du tcrme: elle faisait l'économie de l'hypothcse
de l'homme), cfTicace, la sculc possiblc peul-êtrc cn son temps (compte tcnu
du sode épistémologique prévalant au x1xe sieclc); maís cene critique
interne était située, comme Karl Marx l'admettait luí-mêmc, sur lc terrain de
l'cnncmi. Et celte clTícacité paníclle a cnsuitc completemcnt obturé la
possibilité d'unc pcnsée qui se líbcreraíl de l'axiomc dcs besoins. L'économie
classiquc repose fermemcnt snr cct axiome, sa criLíque légitime aussi: cela
évoquc un dispositif architectural, .à savoír la clef de ':'OÍllC, constituéc icí par
l'hypothe.se de l'hommc, sujct de bcsoín. Lc savoir économique et sa critique
marxistc formaicnt donc un édifice solide qui pouvait résistcr à tous tcs
assauts dcs iconoclastes.
II y a d'aillcurs une autre lignc de mpturc avec 1e marxísme (ct on
pourrait montrcr qu'cllc prolongc la premicre): il s'agit de la rupture aveç lc
maté-rialisme historique comme preces sans sujeL. Gcorges Bataille pose cn
effet la qucstion du sujet dans lc proccs cl il le fait jusqu'à mettrc en cause la
position du sujei qui écrit, de lui-mêmc, donc dans sa dém~he de savoir.
Dans La part maudile. il souligne lcs limites «de Ia scícncc qui
nécessaircment appropric son objet. le monde à cc qu'ellc cst cllc-mêmc, le
change pour cela cn chose ct rcfusc d'y voir cc qu'il a d'identique au suJet »,
ct il pr6sentc lc marxismc c.:ommc Je savoir qui s'cst aventuré lc plus loin
dans cc scns «Cn allant au bout dcs possibilités impliquécs dans lcs choscs».
Ce quí torture Gcorgcs Ba1.aillc, c'cst cctte séparation du sujet énonçant la
lhéoric et du sujct souvcrain, cc clivagc qui instaure lc pouvoir commc force
opprcssivc: le sujct qui sait ct le pocte. Et précisémcnt, parcc que ccs dcux
vcrsants de son reuvrc se sont constammcnt entrcmêlés, Gcorges Bataille cst
hanté par ccuc contradiction entre la préscnce du sujet ct sa pcrtc dans lc
discours, entre la pcnséc et la dépcnse.

En conclusion, ct pour restcr fi.dcle à une cxígcncc de la pcnséc de


Gcorges Bat.aille qui cst d'évi ter la dôture, jc voudrais proposer quelq ucs i ntcr-
rogations.
La prcmicrc cst ccllc de l'actualité du projct du College de sociologíe
aujourd'hui : si la pcnséc de Gcorgcs Bataillc cst définitivement perdue pour
les économistes, elle ne l'cst cepcndant pas pour tout lc monde. Ellc csl
vivantc ponr dcs ethnologucs, des sociologues, dcs phílosophcs 6. La
qucstion cst la suivantc : cellc pcnséc vivantc mais marginaliséc pourra-L-
clle pénétrcr quclque pcu dans les technoscicnccs, quand leur mrngancc ne

14
sulfa plus à masqucr leur délabrcmcnt épistémologique et parfois lcur
incfticacité face à la crise ?
Autrc question : Gcorgcs Bataille concluait La part maudite par quelques
Jigncs énigmatiques, d'ou il rcssortait l'cspoir que les hommcs des sociétés
les plus richcs seraient amcnés à «prendrc conscicnce du sens décisif d'un
instant ou Ia croissance (l'acquisition de quclque chose) se résoudra en
dépcnsc». Qu'en est-il aujourd'hui? Ce thcmc a pointé à la fin des années
60, il a disparu avec la crise. Rcssurgira-t-il aujourd'hui ainsi que l'idée
- mais une idée en actc - d'un plan d'aidc génératisée à l'échelle du monde?
D'autie part, il me semble que l'analyse de Georgcs Bataille devrail s'élargir,
sans difficulté, de la production marchandc à la bureaucraúe. A cet égard, j'ai
tcnté de montrcr que la notion de dépense burcaucratique (le gaspillage de
l'cxccs dans la misc cn ordre que rcpréscnte la burcaucratie au sens large)
pouvait fonder une ~<entropologie généraliséc» (pour reprcndrc !e jeu de mot
de Claude Uví-Strauss) 7.
Dcmiere question, plus difficile à formuler, portant sur ce retoumement
final que Gcorges Bataille Jaisse e.spérer à la fin. C'est un retoumement
classiquc dans une penséc dialectíque, !e mêmc d'ailleurs qu'opcrc Heidegger à
p ropos de l'arraisonnemcnt de l'homme par la technique et qu'il exprime à
travers Hüldcrlin :
Là ou il y a danger, là aussi
Croit ce qui sauve ...
Cc retournement, jamais décrit, pcu analysé, sculcment évoqué
poéliqucment, n'a pcut-êtrc qu'une valcur de métaphore. Pcut-être s'est-il déjà
produit, silcncícuscment et par d'autrcs voie.4'. Cela nous rarnene à l'énigme
ct aussi à ceuc préoccupation épistémologique constante de Marcel Mauss et
de Gcorgcs Bataille à l'égard du mythe.
Car la logiquc de développemem dcs disciplines ct des organisations
n'explique pas tout. On peut doutcr de leur capacité à imposer à ellcs toutes
seules une représentation dcs phénomcncs économiques favorables à leur
dévcloppement. Ccs rcprésentations sont nus.si reçues comme des croyanccs.
cocnmc dcs mythes. Autrcmcnt dit, la volonté de ne pas savoir e.c;t partagéc.
D'ou la question : Ies hommes n'ont-ils pas choisí de traiter les rcprésen-
tations économíqucs courantes comme un mythe, de sacrifier ré?llcment aux
ritucls productivistes ct consommatoircs qui lui sont associés, pour se
délivrer de leur dímcnsion humainc, trop humainc ? 11 y a bien des
compensations à pratiquer cc mythe. 11 est par(ois rassurant. voirc jubilatoire
d'ê!J"C trailé comme du live-ware. Cela pcnnet d'esquiver Ia périlleusc position
de l'êtrc souverain coofronté à sa conscicnce de soi. Ou du moins d'affront.er

15
ccttc situation d'une façon soutcrrainc, dans la mesure seulement ou lcs
structures ct les pratiques économiques (plus généralement, uúlitaristes) nous
protêgent d'un affrontement direet ct permanent. Ellcs som un asile
- protcctíon et cnfermemcnt - qui nous pcnnet de jouer double-jcu, de
donner le change, aux autrcs ct à nous-mêmes.
Mais de ccttc hypothese d'ambivalcnce nous ne pouvons ricn savoír de plus
par une approchc scientifique qui séparc dans sa «recherchc glacéc» !e sujet ct
l'objct de la connaissance. II faut en venír au point ou l'objct «Cst ce qui
emhrasc», cn vcnir à J'énígmc finale: comment croyons-nous - sans y
croirc comp!Ctement - à cet ordrc économique qui nous domine ct, sunout,
cornmcnt rcstons-nous humains sous l'cmprisc de ce mythc inhumain ?

Notes et
références bibliographiques

1. Parmi les cxcepúons, il faut citer Ies travaux de Mauss (Mouvement


antiutilítarislC dans les scícnccs sociales) qui constitucnt un heureux
exemple d'approche pluridisciplinaire rejetanl !e paradigme utilitariste. II
nc fout pas oublier non plus les travaux de François Pcrroux (le plan
Marshall ou L'Europe nécessaire au monde, 1948), même si !e dialogue
qui se nouc à cette occa)ion avec Georgcs Bataille révC!e hcaucoup de
malentcndus. Cf. aussi François Perroux, «La part maudite et lc silcnce»,
l'Arc, nº 44, 1971.
2. Sur cctte notion, cf. l'artíclc de Marie Mauzé, p. 29 de ce livre.
3. Jürgen Habermas, sociologue el phílosophe allemand ; ses travaux ont
porté d'abord sur l'émcrgcnce de «!'espace public» (Ôffentlichkeit) avant et
aprcs la Révolution française, puis sur la logique des sciences sociales. II
se consacre actuellcrnent à l'étudc théorique de la communieation.
4. John Stuart Mill, 1806-1873. Philosophc ct éconontistc anglais. ses
conceptions le font êtrc plus proche de Smith ct de Malthus que de
Ricardo. Sa vision, quelque pcu utopíque, d'un «ét.at stationnairc» serait
celle d'unc population qui ne croisscrait plus, se contentant des richcsscs
matérielles produit.es. Dcs lors, en l'absence de problemes économiqucs, il
n'y avaiL plus de problCmcs socíaux...
5. Même une approche critique et ouvcrtc du marxisme, commc celle de
Sartre dans Critique de la raison dialectique, reste enticrcmcnt fondée sur
l'axiome de la rarcté qui voue structurellemcnt l'homme au statut d'un être
du besoin.

16
6. A titre d'exemple, jc cilcrai un texte récent cl stimulant d'un sociologuc
australicn qui applique la problématique de la dépensc à la prolífération de
la dette mondialc (ccttc dissuasion financicrc comparable, à certains égards,
à l'é.quilibrc nucléaire entre les nations). Cf. Rex Butlcr, «Lc temps
gagné», Traverses, nº 33-34, févricr 1985.
7. Cf. Marc Guillaume, Eloge du désordre, Gallimard, 1977.

17
Francis Mannande

Georges Bataille :
le moti.f azteque

C'csL à un chartiste que Gcorgcs Bataillc doit sa «Rencontre avcc lcs


cthnologues». En pcrsonnalisant l'affaire, ce titrc d' Alfrcd Métraux pour
Critique (nºl 95-196) donne une meilleure indication que s'il avait parlé
tl'ethnologic.
A l'Ecole eles Chartes, donc, en 1921, Gcorgcs Bataille rencontre A!frcd
:\1étraux auquel immédiatemcnt lc licnt une passion partagéc pour J'Espagne
<iinsi que, selon les mot<; mystéricux d'Alfred Métraux, «le sentimcnt obscur
ü'une ccrtaine resscmblancc physiquc». .. Alfred Méttaux avait alors 1e
projet de dcvenir un cthnologue spécialisé de l'Amérique du Sud: «Je crois
lui avoir parlé de Mauss qu'il ne connaissait que de nom. A partir de ce
moment, nous devínmes inséparables.)> Georges Ilataillc découvre alors
!' «étude magistrale» de Marcel Mauss: E.uai sur le don. Forme et raüon de
l'échan&e dans les sociétés archaiques, et y cmpruntc lcs exemples et les
príncipes qui scrvent de point de départ à l'économie générale :
Pufa·-je indiquer ici, dit-il cn note à La part rnauditc. que la lecture de fEssai sur lc
don est à l'origine des étude.s donl je publie les résultats aujourd'hui ? En premier lieu,
ln considération du potla1ch m'amena àformuler les /ois de l'économie générale (<Euvres
completes. Vil, p. 71) 1.

A partir de la découvcrLC de Marcel Mauss favoriséc par Alfrcd Métraux,


le fil conductcur de dix-huit ou vingt ans de travail se déroulc sans rupture, se
tend et se dénoue sclon les rythmes de l'cxistcncc (de l'existence proprc de
Georges Bataillc, il y insiste), ct il est d'autm1t plus intércssant d'cn observer
lc filagc continu que cctte évidcncc pcrmet de rappeler de qucUcs logiqucs
croisécs (terme qui semblc meilleur que «superposées», parce que nulle
d'entre elles, füt-clle transparente, ne couvre l'autrc), de quelles logiques non
homogcnes l'reuvre se constituc: une logique du discontinu qui scmblc
justificr sans autres raisons parfois que le hasard historique ou l'urgence
irréprcssible son aspect chaotique, mouvcmcnté et souvent brisé, les
rnouvcments et lcs rupturcs, lcs absences, les manques ct lcs coulées
soudaincs ; et une logiquc continue qui va de la découverte du potlatch à
l'«économíc générale» non sans hcurt, non sans difficullé de méthode, mais
avec la passion insistante d'un rcglcment souverain. Constamment,
l'information dialoguée et Ia défonnation aclive de !'une par l'autre. Lc
dialogue permancnl du savoir el de la jouissancc, du théorique et du rirc, mais
aussi la contradiction infinic entre l'ohsessionncllemem long et le fuJgurant,
la raison ct sa déroute, trouvenl ici non pas à la racine du textc, mais dans
son épaisseur, une corrcspondance de structurc ct de fonction qui en rctour lcs
rendem, dialogue et contradiction, partout opératoircs.
De la rencontre de Georgcs Bataillc avec les ethnologucs, Alfred Métraux
reteve quelqucs traits significatifs. Tous dcux, il le rappelle, sont sollicités
pour collaborer à un numéro spécial dcs Cahiers de la république des leures,
des Scíences et des Arts à l'occasioo de la prcmicrc grande exposition d'art
próco!ombicn, et il souligne combicn la contribution modcstc de Georges
Bataille à cette «revuc oubliée)> contient plus que lcs promesses de J'ccuvrc,
commcnl ellc arpcnte le territoire ou cllc pose des jalons :
Cet article ( «L'Amérique disparue»), qu'il considérait un peu comme un pensum, est
un des premiers qu'il écrivit, et en le relisant aujourd·hui j'aí été f rappé d'y retrouver
déjàformulés les principaux thêmes desa réjlexion (Critique nº 195-196, p. 678).

Cctte remarque cst partagée par lcs prcmiers amis (prcmicrs lccteurs
aussi), et Alfred Métraux insiste sue l'originalité parfois téméraire dcs
réílexions ct des analyses de Gcorgcs Bataille: tout à la séduction dcs
violences démentes et de la démarchc de somnambules des Azt.Cques, il se
révcle cn effet, part.ial, injuste par exccs avcc d'autres peuples, lcs Mayas, par
exemple. Bien que cela soit essenticJlement dú à la connaissancc superficielle
que Georgcs Bataillc avait ators des exemples hísloriqucs, cette partialité esl
aussi la conséquence d'unc prisc à partíc des données de la sciencc.
Les conséquences positives de ccttc partialité l'emporlcnt largement sur
l'injustice expéditive par Jaquellc cllc veut renforcer son argumcntation.
Alfred Métraux parle d'une perspicacité precoce et inattendue pour repércr cc
qui dans les ritcs aztcques n'avait pas encore été vu : lcur cynisme joyeux,
l'envcrs heureux de leur horreur, et l'humour saugrcnu que Ja mylhologic
accorde aux divinit6s. Pour êO'e sensible à ces éléments paradoxaux, pour les
sentir dans lcs tcxtes mis ators à la disposilion de Gcorges Bataille, i1 fallait
sans doute «beaucoup de pénétralion». Quand on compare aux articles et
écrits qui viennent apres, on esl frappé de voir que ce qui csl à l'ccuvre dcs
«L'Amérique disparue» c'est moins un corps d'«idées» dont la répétition
fini.rai.t bien par faire systcmc, qu'une écriture remarquable dont lcs principes

20
ct l'acúvit.é arrivcnt à faire méthodc: une éthique impliquée de l'écriturc, ni
ncutre, ni dominatrice, agissante.
Indiquant encore commem. cn de longues promenades rue de Rcnnes, il
lui racontait lcs largcsscs inscnsécs ct la prodiga\lté agressive des Indiens
qu'on rctrouvc citées dans La part maudite, Alfred Métraux retrace !'aventure
d'un conccpt, desa prise en considération (qui n'est pas exact.ement un actc de
naissance, puisqu'íl y a en elle un effet croisé de reconnaissancc avec dcs
pr6occupations anléricurcs et simultanécs), à son débordement.
Ainsi rcconnaít-on dcs analyscs menécs sur !e t.errain par lcs spécialistes
Jcs plus éprouvés, ators que pour Georgcs Bataillc elles ne sont que lc
résultat hâtif de quelques lectures lacunaires selon un sens de la réalité
cthnographiquc «peu commun chcz les philosophcs». A partir de trais livres
ct de quclqucs convcrsation.s, Gcorgcs Bataíllc fonnulc des hypothescs quí
mobilisent la rigucur três prévisiblcment partialc de l'écriture, mais dont on
rctrouve les harmonies dans dcs arl.iclcs d'inspiration totalement différente, ct
cn fin rlc comptc partout ailleurs. Ainsi, il est !e seu! à marqucr la classe des
marchands mexicains de façon originale. Lc caractere sacré des objcts qu'ils
échangcnt et déplaccnt de leur valeur prcmicrc de «marchandise>) ; lc rituel du
voyagc et la prodigalité con11aire à lcur négoce, tout semblc concourir à
assurcr une magie du don. De là, découlcnt lcs comparaisons entre le potlatch
ct le luxe, mais des annécs apres, cctte vcinc, selon lcs ethnologues, n'étair.
pas encare complctemcnt exploitée, loin de !à.
On pcut en dirc autant de L'érotisme qui «doit beaucoup à l'cthnologic>>.
On y retrouvc dircctcmcnt ou par paraphrase «un de ccs aphorismcs
profonds, souvcnt obscurs, que Marcel Mauss prononçait sans se soucier du
désarroi de ses élCves». Pas une théoric que Gcorges Bataillc ne prennc sans
la prolongcr, avcc un mélangc d'intuition sommaire et de rigucw-,
intcrprétant parfois de simples phrascs de Marcel Mauss répétécs de façon
brumeusc par Alfrcd Métraux, ou préfigurant des thcses à venir, commc
cellcs de l'école anglaise sur te tabou ...
Lcs problcmes que soulcve George.'> Bataillc sont de ceux que lcs
«cthnologues ont essayé de résoudrc et qui justificnt l'cxistencc de leur
scicncc». Mais pas plus qu'il nc pose au philosophc, il ne se préscntc à
proprcmcnt parler comme un etlrnologue. Sa rencontre cst celle d'un savoir,
d'unc expériencc ct d'unc écriturc: et son écriturc dictéc par l'expérience fait
lcver d'imprévisíble façon parfois lcs acquis de l'ethnologie.
Cettc rencontrc, oi'! l'amitié ct lc partagc de pcnsée («Jc n'ai pas de
pcnséc pcrsonncllc») joucnl un rôle décisif, éclaire l'avant-propos de

21
L'érotisme (dédié à Michel Lciris) dans soo hommage à Alfrcd Métrnux:
«Jc n'aurais pu écrire ce livre, si j'avais du, seul, élahorcr lcs problCmes qu'il
me posail. Jc voudrais indiquer ici que mon effort a ét.q précédé par le Miroír
de la tauromachie de Michel Lciris», placé également sous le signe des
étudcs de Marcel Mauss et íllustré par André Masson.
Tauromachic 2. Sur l'unc de leurs rcnconLrcs, Alfrcd Métraux écrit:
Georges Bataille ne me parut pas soucieux des travaux d'érudition qui servaienl de
prétexte à son séjour (en Espagne),mais il me poussa à parler des vestigesarabes et des
courses de taureau:x.

Taw:caux, cante hondo 3, symholisme sexucl, expenence liée à la víe


pcrsonnclle, c'cst sur cc fond travaillé «par le. scns du déchaínement
imaginaíre du concept» (Luccttc Finas) que Gcorgcs Bataíllc découvrc dans
Ics ethnologues quelques-uns des themes fondamentaux qu'il s'approprie : .la
dépcnsc sans frcin, lc rirc ct l'cxclusion à travers la préscncc de l'autrc.
La vie des peuples civilisés de l'Amérique avant Christophe Colomb n'est pas
seulement prodigieuse pour 11ous du fait de leur découverte et de leur disparition
instantanée, mais aussi pa:rce que jamais sans doute plus sanglante excentricité.n'a été
co~ue par la démence humaine : 'crimes continueis commis e,i plein solei! pour la
seulesatísfaction de cauchemars déiftés, phanta~mes terrifiants ! Des repas cannibales
des prêtres, des cérémonies à cadavre.~ et à ruisseaux de sang, pius qu'une avenJure
hislorique évoquen! les aveuglantes débtillches décrites par l'illusrre marquis de Sade 4 .

«Cela, écrit Georgcs Bataille en 1929, vaul avant tout pour lc Mcxiquc.»
L'Empire incasíquc, Ic Pérou, avcc son mirage d'«incandcscence d'or solairc»,
en réalité un modele d'Etal administratif comme rarcmcnt des hommcs en ont
formé, releve plutôt de la répulsion qu'inspire toutc archilecwrc massivc ou
s'excrcent les organisations sociales les plus abrutissantes, avec leur cortege
de décisions bureaucrali.ques ct de formes étatisées dans lcs plus ii:tfímcs
détails («Tout se trouvait prévu dans une existcnce sans air»). L'art maya, par
exemple, est déc1aré comparablc sans influcnce possible, évidemmcnt, aux
arlS contemporains d'Extrême-Orient (l'art khmer... l'un et l'autre
«développés sous un ciCJ de plomb dans dcs pays trop chaud5 ct malsaíns» ),
dont il a le caractere lourd et surtout uniforme ; il est imposant, certes : il
n'en a pas moins «quelque chose de mort-né, de platcment hidcux en dépit de
la perfection et de Ja richcssc du travaiJ». «Architccture» cncore, variante,
même dan<> l'exagération du propos.
En revanche, l'air, la violence, la poésie.et l'humour ne se rencontrcnt.que
chez les peuples du Mexíque central. Lc motif conductcur n'cst plus íci cclui
de l'architccturc qui cn imposc, mais cclui de la figure.
Architcclurc cont.rc figure, unifonnilé conlrc difformité, civilísation
contrc dirncnsion vivantc ou «humainc», lc chtimp de réflcxion se trouvc
d'cmbléc cornmc magnétisé. Rcprcnant. les intcrprétations d'un dcs premicrs
historicns du Mcxíquc, Willi.am H. Prescott, devant les figures des
manuscrits, Gcorgcs Bataillc cst étonné de lcur faiblcsse et de Jeur
insuffisancc 5 : cc grotcsquc dcs corps ct dcs proportions, ces ligures
caricatmalcs et monstrucuscs, cc n'est pas comme des maladresscs
d'c.xprcssion qu'il fauL lcs voir, souticnt William Pre.-;cotl, mais commc «un
symhole de oonvcmíon pour cxrrímcr l'idéc de la manicre la plus claire, la
plus frappantc».
A ccltc intcrprétalion qui avaít tout de même le mérilc d'élimincr
l'hypothcse désucte de la malm1rcsse. George.<; Bataillc déclare préfércr, avec
un rícn de provocalion ct un souci déjà vif de sur-intcrprétation, une
«cxplication vraiment digne d'intérêt», ccllc du moine Torqucmada 6 quí, en
1723, «attrihue lcs horreurs de l'art mcxicain au démon qui obsédait l'csprit
dcs Indiens». C'cst qu'cntrc la représcntation des diablcs chez les chrétiens ct
dcs dícux chcz lcs Mcxicains, «un rapprochemcnt s'imposc évidemment» :
Georges Bat.aille s'au.an:lc sur CCltc sorte d'humour noir qui se mêle au
scntimcnt de tcrrcur rcligieusc et l'augmentc. Dcvant ce que le chroniqucur
espagnol Sahagun 7 présentc commc un délirc collcctif qui lcs conduisait
aimablcmcnt à la mort, Gcorgcs Bat.aille remarque:
11 apparaít assei évidenl que les Mexicaim prenaienl un plaisir trouble à ce genre de
mystifu:aiion. li est méme probable que ces caJastrophc.~ de cauchemars le.~ faísaieni rirc
d'une certaine façon (CEuvrcs comp!Ctcs, J, p. 56).

Au lieu de s'arrêtcr au caractere spcctaculairc de ce cérémonial (le sang, le


solei!), mais presquc abstrait à force d'incompréhcnsíbles atrocilés, Gcorges
Dataillc est un dcs prcmicrs à souligner «avcc insistancc le caractere
étonnamment heurcux de ces horreurs» :
Mexico n'était pas seulemenJ le plus ruisselanJ del· abattoirs à hommes, c'était aussi
une ville riche, véritable Venise avec des canaux et des passerelles, des temples décorés
el surtout de /rés hcaux jardins de flcurs. Même sur /e.~ caux on cultivait las fleurs avec
passion...

Dans !'opposition de l'architeclure à la figure, de glissement en


glissemcnt, c'cst aux príncipes d'hétérologic que l'on Louchc. et à lcur
dynamique propre qui nc repose pas sur le gol!L contrariant de l'envers du
gout commun, mais sur les mélangcs inassimilablcs : humour et mort
récllcment liés pour réduírc à sa !cure la métaphorc de l'humour noir;
l'horrcur baignéc d'cffarant bonhcur jusqu'à cc que Sahagun nomme la
«folie». C'cst cette négligcnce de la mort accemuée par le caractere stric-
tcment hétéroclitc dcs Aztcqucs, féroces à un dcgré impensable ct simples
humains pourtant, «affables et sociablcs comme lous lcs autrcs, aimanl à se
réunir pour boire et pour parler», qui frappe Georges Bataille. Contrairement
à d'autres interprétations fascinécs par la scule violence ou s'abimait ccttc
cívílisation, Georges Bataille interroge plutôt la part douce (la folie doucc) de
cette cxtrêmc violcncc, et n'cn fait pas, comme on voit souvent chez les
commcntatcurs, la conséquencc dcs pratiques collectives de l'ivresse, mais y
en.registre le signe d'une socialité hcurcusc par ou l'énigmc azt.Cquc se
redouble. Plutôt en cffct que de pcindre, sclon une Lradition hien établíe ct
encore vivante, la communauté aztcquc commc une tribu en proic à une rage
cxtraordinaire et sans autre motif que cette rage même, Gcorges Bataille est
avec une intuition trcs modcrnc attcntif à ceue bestialité tempérée d'extrême
civilisation, attentif à CCllC impossíblc rcncontre de la douceur de vivre et de
la folie meurlricre, sous les ycux de dieux atrocement taquins, qui a bien fini
par allcr à sa pertc:
Comme si ces gens avaienl vaguement compr~~ qu'arrivés à ce tkgré d'heureuse
vio/ence la seule issue était pour eux, commi pour les victimes avec lesquelles ils
apaisaient les dieuxfolâtres, une mort subite el terrifiante (op. cil., p. 158).

Les mcíllcurs historiens n'atteignent pas, clans l'évocatíon de l'horrcur


beureuse, cc réalismc excédé par le fantasme, ni cette précision de
miniaturisle. Mais sans doute n'ont-ils pas encore lu Sade en 1929. Car au
point d'articulatíon de l'intimité et de la généralité historique, s'cxcrcc un
lcvier, cclui de la lecture déclarée de.s lc prcmier paragraphe de l'article (la
leçture de Sadc) : lecture indigne alors, compromettante ct doublcmcm
méprisable (d'abord parce qu'il s'agit de fíction comparéc à l'histoire ; ensuite
parce qu'il s'agil de Sade), dont !'aventure des Aztcques est éclairéc, lccturc
quí n'hésite pas à se révéler pour cc qu'est la lecture, de ses fonctions les plus
secretes au rôlc de transition, entre l'imaginaire et lcs fonnes historiqucs.
Tcl est donc, vingt ans aprcs, !'exemple de civilisation que reprend La
part maudite. Si les Azteques se rctrouvcm cilés au point de départ de L'essai
d'économie générale, c'cst qu'ils sont moralement à nos antipodes. Ecriture,
astronomie, pyramides, ce n'est pas qu'à proprcment parler les signes de
civílisation leor aient manqué, mais Us lcs ont employés fastueusement à
l'ínutile. A notre conccpúon de l'activité, ils opposent une consumation
généralisée qui ne les occupe pas moins que l'idée de production nc nous
licnt: «ils n'étaient pas moins s.oucícux de sacrifier que nous ne le sommes
de travailler» (op. cit., p. 52).

24
Qu'est-ce donc que Je sacrifice sinon lc mouvement (mot réitéré de La part
mau.dite) que l'on rctrouve symboliqucment el vidé de tout contenu rcligieux
dans lcs révolutions commc dans !e geste de l'écriture, par leque! on rendait
au sacré ce que l'usage servilc avait profané. Tout ce que l'usage, l'usage
servile, a réduit à l'état d'objct, tout ce qui pourtant, «de même nature que le
sujei. se trouvc avcc !e sujet dans un rapport de participation intime», est
déLruit en tant que chose par le sacrifice: <<l..a dcstruction esl le mcilleur
moyen de nicr un rapport uúlitaire entre l'hommc et l'anirnal ou la plante.»
Et lc ritc pennel de rctrouver la relation effacée par l'usage servile de la
victime au sacrifiant : ainsi se comprend leur intimité reconstituée par
l'imminence de la mort ou se perd en même temps qu'il s'cxpurge le rapport
de propriété qui les unissait La réflexioo pour cela excede largement le
rapport d'esclavagismc qui régnait dans d'obsédantes tensions sur la société
azteque:
L'csclavage est supprimé, mais Mu.~ r.onnaissons nous-mêmes les aspects ~la víe
sociale ou l'lwrnme est rava lé aux choses, et nous devon.~ savoir q11e le ravalement
n'o.ttendit pas l'esclavage (op. cit., p. 62).

Le travai! insútué, introduiL dans une techníque et une idéologie


généralisécs de la production sociale (l'envcrs cfficace de la prodigalité du
sacrifice, sa négation profane), cst le fondement du monde des choses. Toute
une sociologie modcrnc de l'objet, de la consommation, de la finde l'échangc
symboliquc peut s'engouffrcr dans ces remarques ct rayonner du constat de
nostalgic justifiant lcs mythcs et les cites, lcs bizarreries et la cruauté qui
trahissent la rcchcrche d'une inúmité pcrdue.
C'est probablcmeot ce qui fait de la 1'héorie de la religion comme
rcchcrche de l'intimilé pcrdue, <(effort de la conscience claire pour devenir en
entier conscience de soi», une dcs articulations cssentielles de L'ccuvre, entre
sa part «mysúquc» (Somme a1héologique) et son développcment dhéoriquc»
(La part maudite). Bico avant, «L'Amériquc disparue» donne lc ton à la fois
aux réflexions sur lc sacrifice (par une cspece de lyrisme cthnographique), et
à J'agrcs.si vil.é des articles de Documenls s. Mais c'cst dans les «figures à la
fois ensanglantées et crcvant de rire du Walhalla rnexicain» qu'il lit les
prcmicrs moúfs d'une ccuvrc cn tous ses états :
Et si /'on dorme à t'atruÃsemenJ un sens suffisammem mcxicain, c'est-à-dire une
inJerveniion toujour.~ plus ou moins déplacée dan.s les domaines les plus sérieu:x,
l'amusement rísque encore d'apparattre comme la seu/e réduction de l'idéaiisme (op. cit.,
p. 235).

25
Apres tout, comme il le note dans le parallcle surprenant entre les dicux
mexicains et les Pieds Nickelés (dans Documents), «l'ordre social tiendrait-il
à un éclat de rire» ? (op. cil., p. 234).
Georgcs Bat.aille revienl deux fois sur tcs Azteques: dans L'érotisme (au
chapitre «La beauté»), il retient une p!anche ex:écutée au début de
l'occupalion espagnole par «un Azteque, qui dut, plus jcune, en avoir été le
témoin» : «Sacrificc humairo>. Et dans des fmgments d'une version
abandonnée de La part maudite «la limite de J'utile», il reprend lc mythe
cosrnogoniquc de l'origine des astros selon Ia iradition mexicainc, tclle qu'ellc
fut recueillic par le franciscain Bernardino de Sahagun, et telle qu'elle est
commentée dans les prcmiCres pages de La part maudite (mythe du buboso
qui devint le soleil et rôle de l'angoisse «du sens lourd de notre mort»).
Si le moúf sacrificicl cst central et répété, c'est qu'on peut étendrc à
l'ensemblc des ressources l'usage improductif que les Azteques faisaiem de
leurs captifs : «Lcs sacrifices humains n'étaient qu'un moment extrême dans
le cycle des prodigalítés)) (op. cit., VII, p. 66).
Ce qui dans La part maudite (vingt ans apres «L'Amérique disparuc»)
fascine Georges Bataílle, dans son opposítion de la société de consumation à
la société d'entrcprisc, de la société qui se perd en prodigalité à cclle qui
réscrvc son excédent à la croissance, c'csl toute une série de caracteres
secondaires qui font des Aztequcs les énigmatiqucs envcrs du sujct curopéen.
Incompréhensible aux Espagnols de la conquête, l'échange par don Ic
scrait encore à nocrc intelligibilité dcs retations commcrciales et de Ia
círeulation des signcs, sí nous n'avions avcc une pratique longtemps vivacc,
ave.e une institution encare pratiquéc ct décrite du tcmps de Georges Bmaílle,
un moyen d'en approchcr le mécanismc ct le sens. Cettc inslitution, nccud
initial de «la notion de dépcnse», c'est la coutumc du potlatch. connue chez
lcs Indiens du nord-oucst de l'Amérique.
Qu'autour de cettc réflexion ethnologique (une rencontre... ), aiguisée par
la lecture de Sade ct rcndue sensible par l'cxpérience hispaniquc, se mettent
en place lcs motífs essentiels de l'a:uvre (rire, pouvoir, sacré, dépensc,
érotisme), ne peut surprcndre que ceux qui nc retrouvent pas sous le
disparate, le fragmentaire ct la dispersion ce que Georgcs Bat.aille nomme
d'un mot ét.range Ia «profonde solidarité» de ses tcxtcs.

26
Notes

1. CL Marcel f\fauss, «Essai sur lc don... », L'année sor:iologiqUR.. 7923-


1924. p. 30-186. Rcpris dans Marcel Mauss, Sociologie ct anthropo-
logic, PCF, 1950, p. 143-279. PrécédanL ce recuei! posthume, de Claude
Léví-St.rauss, une «lntroducúoo à l'ccuvrc de Marcel Mauss» qui dcvaít
c.: crtaincmcnt servir d'argumcot à son projct annoncé sur te potlatch,
r our la collcction «L'u~ge dcs richcsscs», dirigéc par Gcorges Bataillc.
2. Gcorgcs ilataíllc, dans sa notice autobiographiquc : «Epris de courscs de
tmircaux . assiste à la mort dlllls lcs arcncs de Madrid de Grnncro, l'un des
mm.adors lcs plus populaircs d'Espagnc (lc plus popu\aire sans doutc
aprcs Belmonte).» Manuel Grancro fut horriblcmcnt hlcssé à mort cn
pi<lz.a ctc Madrid, lc 17 mai 1922, par un taurcau du duc de Veragua
répondant au nom un pcu cornique de Pocapena. Ce mélangc de dérisoirc
el d'horrcur nc pouvait qu'avoir ímpressíonné Gcorgcs Bataille. La mort
de Grancro, on lc sail, ticnt une place détcnninante dans !'/ listoire de
l'teil dom un chapitre est intitulé: «L'reil de Granero». Granero n'était
pas cxacLcmcnt lc plus populairc des matadors apres Belmonte : mais
duns une époque dominéc par Rafael EI Gallo (qu'on appcla.il lc «divin
chauve»), Sanchez Mcjias et Belmonte bicn slir, on s'était cmprcssé de
voir dans Grancro, qui Jc 17 mai 1922 n'avait pas víngt aos, !e
successeur du génial Josclilo (t.ué lc 16 mai 1920). Cc qui cst ccrtain,
c'est que dans les annécs qui ont suivi la mort de Josclito, le public par
désir noslalgiquc d'cn retrouvcr la figure, ct les torcros guidés par lc rêvc
improbablc de lc faire oublicr, se sont livrés à une surcnchcre
particulicremcnt rncurtricrc. On attribue la mort de Granero à cettc
cxigence qni fit cricr cinq jours plus tôt à Sévillc (le 12 mai) un autre
jcunc torem horrihlcmcnt blcssé à mort lui aussi (le sphínct.cr du rcctum
déchiré) : «II m'a cu ! Vous avez cc que vous voulic7. !» Surcnchcrc ou
échange pnr don, allé au bout de la cruauté '!
3. Cante hondo : caractéristiquc de la diversité culLurcllc an<lalousc, lc cante
/U)ndo symbolisc désormais l'univcrs llrlistique gitan. Chanl individuei
s'il c:,n est, il exprime lc scnlimenL profon<l de cclui qui l e module, CL sa
sobriéLé rnjoulc à l'émotion Lraosmíse. Ce n'esl qu'avcc l'appui ultéricur
de la guitarc que, sclon Lorca, le cante honcki trouve une forme
const.ruite.

27
4. «L'Amérique disparue>>, Les Cahiers de la république des Leures. eles
Sciences et des Arts, l 'art précolombien. L'Amérique avant Christophe
Colomb. Aux côlés d'Alfrcd Métraux, de Gcorges Bataille, de Paul
Mornnd, de François Poncetton, de Paul Rivct, de Joseph-Henry Rosny
a'iné, on trouve Jean Babelon, dont Georges Bar.aille avait commcnté
pour la revue Aréthusc: La médaille et les médailleurs (Payot, 1927).
Jean Babclon participera au comité de rédaction de Documents, de même
que Pierre d'Espezel , d.irccteur dcs Cahiers de la républiqu.e des Lettres,
des Sciences et des Arts (CEuvres completes, I, p. 152-58).
5. W.·H. Prescott, !Jis1ory of the conquest of Mexico, Philadelphie, 1864.
Fr. Juan de Torqucmada: Veinte i un libros rituales i Monarchia
indiana, Madrid, 1723. Torqucmada écrit que <<les figures de leurs díeux
étaient semblablcs à celles de leurs âmcs pour le péché dans leque} il
vivaienL sans fin». Georges Bataillc cite une aut.re référcnce obligée des
études mexicaines, Sahagun, dont l'Historia general de las Cosas de
Nueva Espana (1938) est traduite sous le titrc l/istoire des choses de la
Nouvelle-Espagne par Jourdanct et Siméon.
On saít la fascinalion contemporainc qu'exerce, par son dispositíf
politique et son énigme culturelle, l'ancicn monde aztcquc de
Tenochtitlan, la capilale conquise sans effort par Cortes: elle est à
!'origine des travaux de Jacques Soustclle (L'art du Mexique ancien.
Arthaud, 1966 ; Les quatre soleils, Plon, 1967; La vie quotidienne des
Azteques, Hachcttc, 1980) comme du rornan d'Alain Gerbcr, Le jade et
l'obsidienne (Laffont, 1981), ou des travaux de Tzvetan Todorov, La
conquête de l'Amérique, Scuil, 1982 (La qucslion de l'autre).
6. Torquemada, Fr. Juan de. Gardien du couvcnt de Santiago Tlatilolco, il
écrit sa Monarquia Indiana de 1()()9 à 1612 cn s'inspirant largement dcs
t.cxtes de Fr. Toribio Motolinia - un des douzc premiers franciscains
arrivés en Nouvel!c-Espagne - et de Fr. Jéronimo de Mendécta, arrivé en
1554. L'~uvre, éditéc à Séville en 1615, insiste plus particulicrcmcnt
sur l'histoirc dcs souverains azteques.
7. Sahagun, Fr. Bernardino de (1499- 1590). Ce moine franciscain originairc
d'.Espagne a créé une reuvre inégaléc pour la connaissance, même tardívc,
de l'époquc aztcque gráce à une méthodc d'investigatioo, de collaboration
avec les infonnatcurs, qui en fait assurémcnt un des prcmicrs
ctlmologues. L'oríginal de son llistoria General composé de 1547 à 1577
comporte un texte en nahuatl, une traduction en castillan et de

28
nombreuscs vigncttcs pictographiqucs. Il cst conservé à la Biblioteca
Mcdicea Laurcnziana à Aorcnce.
8. «Lcs Picds Nickelé.c;», Documcncs nº 4, dcuxicmc année, 1930, p. 214-
16: «Un dicu mcxicain, ainsi Quctzalcoatl, qui s'amusc à se lais..c;cr
glisscr du haut dcs montagncs assis sur une pctite planchc, plus que tom
autrc chosc exprimablc avcc Jc malheuroux répcrtoirc dcs mots usucls,
m'a toujours paru êtrc un Picd Nickclé» (I, p. 233). Et Gcorges Batai.Ue
ne manque pas de fairc obscrver que L'Epatant, ou étaient publiés lcs
cxploiL~ dcs Picds Nickclés «était destiné aux cnfants des classes dites,
avcc un singulicr cynisme, déshéritécs}},

R éférences bibliograplliques

Bataille, G. , 1957. L'érolisme. Paris, Editions de Minuit.


-1976. (Euvr es complêlcs, tome I. VIL Paris, Gallimard.
Finas, L., 1972. La crue. Paris, Gallimard.
Lciris, M., 1937. Le Miroir de la taurornachie. Paris, NRF. Récd. 1981,
Montpellier, Fata Morgana.
Métrdux, A. 1963. (<Rcncontrc avcc lcs cthnologues», Critique, nº 195-196,
p. 677-78.

29
Marie Mauzé

Georges Bataille et le potlatch:


à propos de La. part maudite

C'cst sans aucun doute Alfred Métraux, alors élêve de Marcel Mauss, qui,
au début des années 20, familiarisa George.e; Bataille avcc l'elhnologie et
notammcnt avec les institutions économiques <<primitives». Ce «savoir
anthropologique», vcnu de Mauss par l'intermédiaire d'Alfred Métraux, ~evait
servir de poinl de départ à la réflexion que Gcorgcs Bataille allait conduirc
plus tard sur l'économie généralc et sur l'érotisme. En 1925, Georgcs Bataille
prend connaissance de l'Essai sur le donde Marcel Mauss, dont il dira que sa
lecturc «est à l'origine des études dont jc publie les résultat<> aujourd'hui. (...)
La considération du pot/atch m'amcna à fonnuler les !ois de l'économie
générale» 1. Georges Bataillc fait une utilisation singulicre dcs matériaux
et.hnographiqucs, lcs lraitant plus avec passion ct subjectivité qu'avec une
froidcur scientifique. Alfred Mélraux. note à ce sujet :
Je découvraís les rêgles du. potlatch et le caractêre sacré du don. So uven.t, rem.ontant
et desccndant la rue de Rennes oit il (BaLaillc) habitait, je réswnais pour lui le
comportement de ces chefs Kwakiu1l qui, pour accroftre leur prestíge et écraser un rival,
dé1ruisaienJ en un jour d'immen.ses accumulations de richesses. Les excês auxquels
donnaient lieu ces largesses insensées, le caractere agressif de la gén.érosité, le
comblail d'aise et il prenait aux détaíls que je lui fourn.issais le même plaisir qu'aux
"w.ssacres rituels des Azteques 2.

C'cst à partir de l'analysc de l'institution du potla1ch que Gcorgcs Bataille


élaborera sa l.héorie économique, ébauchée dans : «La notion de dépense»
(1933) ct développée dans «La Parl maudite» (1949), centrée notamment sur
la notion de consumation, inhércnte pour Georges Bataillc à l'utilisalion non
productive des ressourccs, ccLte notion s'opposant à cellc d'accumulation.
Avant de temer de dégagcr les points csscnlicls de la réflexion de Georges
Bataille sur !e potlatch, il convient de revcnír aux l.hescs cxposées dans
l'Essai sur le don. Pour Marcel Mauss, lc potlatch, à propos duquel il tire
principalcmcnt son infonnation des travaux de Franz Boas 3, est une forme
d'échange fondé sur la réçiprocité et qui se présente commc un «fait social
total» conccrnant l'ensemble de la société ct de ses institutions. Le poLlatch

31
n'apparait pas comme un phénomcnc purcment économiquc; il véhicule une
signification toul à la fois religicuse, mythologiquc, juridique, csthétiquc et
morphologiquc, cn ce qu'il mel cn rclation dcs groupes, dans lc cadrc de
manifcs1alions colleclives aux multiplcs aspccts. Le potlatch cst un systeme
de prcstations totalcs, au sein duqucl lcs bicos échangés nc sont pas
sculemcnt dcs ríchcsscs matéric llcs mais aussi dcs bicos immatéricls, tcls
que dcs chants, des danscs, dcs blasons, etc. Marcel Mauss fai t rc marquer que
ccs modalités d'échange sont soumiscs à la triple obligal.ion de donncr, de
re<:evoir ct de rcndrc. S'il est obligatoire, l'échange dans le poclau:h cst aussi
volonlaire, car il csl mu par le sentimcnt d'honncur ct par une rechcrchc de
prcstigc. A la quête du prestige est liéc la dépcnse, de sorte que «l'obligation
de donner cst l'csscncc du potlatch ( ...). La d istribution dcs biens est l'actc
rondamcntal de la "rcconnaissance" militaire, juridiquc, économique et
rcligieuse» 4. C'cst par lc don qu'un chef pose el mainticnt son nmg,
acquérant ainsi du prestige. L'obligation de recevoir cst toul aussi
contraignantc, car rcfuscr un don, c'est scmblcr craindre de ne pouvoir rcnctrc
davantage; c'est cn un scns s'avouer d'avancc êtrc vaincu. Troisiemc
obligation, cnfin, cclle de rendrc, dont Marcel Mauss dit qu'elle «cst tout lc
potlatch», mais qui n'intervient qu'à la condition que le cycle dcs prcstaúons
nc soil pas brutalemcnt intcrrompu par une dcstruction de bicns. Lc contre-
don doil êlre supérieur au don dans une proportion variant de 30 à 100 %.
Marcel Mauss, ící, s'appuie directemenl sur Ics donnécs fournies par Franz
Boas (1897), qui a décrit le fonctionnemcnt d'une forme de financement du
pollatch fondéc sur Jc prêt à intérêt, qui a prévalu dans la seconde moitié du
xrxc siecle chez lcs Kwakiutl, mais non panni lcs autrcs populaüons de la
côte nord-oucst du Paci(iquc. Dans son analyse du potlatch, Marcel Mauss
privilégie les référcnccs aux échangcs à l'occasion dcsqucls s'cxpriment les
antagonismcs entre rivaux, auxquels il donnc lc nom de «prest.ations totalcs
de typc agonistique». Dans cc contcxte, l'idéal serait de donncr un potlaich de
telle manierc qu'il ne fUt jamais rcndu, lc donatcur conservant ainsi lc
bénélicc d'un don quine risque pas de se voir opposer un tlon plus important
de la p::ut du donatairc. Délruire, c'est donner cn créam, par lc moycn de cette
rnodalíté limite du don, l'impossibilité du contrc-don. Marcel Mauss note
que, dans Je potlatch, «la consommation et la destruction (...) som sans
bomcs». L'auteur accorde une importancc particulicre à la destmction dans lc
dispositif de la distribution ct semble être véritablcmcnt fasciné par cet aspect
du potlatch. II indique qu'au cours des pollatch, on brUle dcs boltes de
grnisse, des millicrs de couvertures, voire dcs maisons, qu'on brise des

32
cuivrcs, tout cela pour «aplatir» son rival, alors que nous savons que, si
ccrtaíns potlau:h s'accompagnaicnt bien de destructions, ccllcs~ci nc portaicnt
que sur dcs quantités limitées de richesses. Marcel Mauss a contribué ainsi,
cn privilégíant ccrtains faits ethnographiqucs auxquels il a donné plus
d'importance qu'ils n'en ont dans lc contextc global dcs sociétés de la côte
nord-ouest, à fausscr de façon trcs scnsiblc - au moins pour les non-
spécialistes dcs populations de cctte région - la compréhension du potlatch,
en n'en retenant, dans une largc mesure, que les aspects les plus
spcctaculaircs et sans doute les plus cxccptionnels, associés
vraisemblablemcnt à la dcmicrc phasc ele l'histoire de l'institution.
Dans La part maudite, Georges Bataillc, partant de Marcel Mauss,
s'éloigne plus cncorc de la prisc cn comptc scientifique de l'ethnographie du
potlatch. Georgcs Bataille s'intéresse ~11écifiquemcnt au potlatch dit de
rivalité, ou de type agonistiquc, dont il note qu'íl «consiste en un don
solennel de richesses considérables, offertes à un rival afin d'humfüer, de
défier, d'obliger>>. Ainsi, dans cc cyclc de prcstations antagonistes, nous dit
Georges Bataille :
(. ..) le dorw.taire doit ef!acer l'humilíaJion et relever le déji, il lui faut satisfaire à
l'obligation conlractée en acceptanl : il ne pourra répondre, un peu plus tard, que par un
nouveau potlatch, plus généreux que /e premier : il doít rendre avec usure.

Naus retrouvons, dans l'analysc qu'cn faít Gcorgcs Bataillc, le potlatch


tcl qu'il avait été défini par Marcel Mauss.
Faisant abstraction des conditions de productíon d'un surplus économique
- dont l'cxístcncc est posée comme un a priori - Bataille mct l'acccnt sur
l'utilisation «non produclive» de ce surplus ; c'esl là un thcmc central de son
analyse. Pour Georgcs Bataille, lc don rcnd comptc structurc11ement d'une
dépense de l'excédenl: cclui-ci n'est pas réinjecté dans la sphere économique,
il acquícrt une signífication spécifique, une utilité nouvelle dans le domaíne
juridique ou politiquc. Dans lcs socíétés à potlatch. le don s'apparenterait à la
dilapidation, à la consumation, à la destruction de richcsscs; de tcllc maniere
que donner, perdre et détruire sont, à la limite, une scule ct même chose,
quoique en premiere approximation seulemcnl, car 1e don a ce caractere
fondamcntal d'être une perte qui est au départ d'un proccssus d'acquisition. En
cffet, le don esl ce par quoí on oblient un pouvoir, du preslige. «Le don
- écrit Bataillc- serait insensé (en consêquence nous ne nous décidcríons
jamais à donner) s'íl nc prcnaít pas lc scns d'une acquisitíon. l1 faut que
donner dcvicnnc acquérir un pouvoir.» Plus loin, Georges Bataille précisc sa
pcnséc en insistant sur le fait que le don (la destructíon) ne prend sa véritable

33
signification que s'il est effectué cn public, face à un autrc. Le donateur nc
pourrait acquérir un pouvoir s'iI cédait ou délruisait des richcsses dans la
solitudc. Le dispcnsateur de biens «cst richc d'avoir ostensibicment consumé
ce quí n'est richcsse que consumé». C'cst ainsi seulcment que lc donateur esl
cn mesure de fondcr son pouvoir sur le donataírc, car «ia richesse cffcctuée
dans le potlatch - dans la consommation pour autrui - n'a d'existcnce de fait
que dans la mesure ou l'autrc cst modifié par la consumation» . Dans ccttc
pcrspcctívc, Gcorges Bataille soulignc que le pouvoir du don cst par naturc
éphémcrc, car íI peut être remis en qucstion par un contre-don, qui ne peut
que !ui êtrc supérieur; le contrc-don annule alors le don. En clair, pour
Gcorges Bataille, le potlatch cst un affrontcrncnt, qui se tennine par Ia
victoire de l'un dcs protagonistes. Le malemcndu sur l'institution du potlalch
cst íci total.
Mais en vérité qu'est-ce que lc potlalch? On doit admcttre que cctte
institution préscntc uo si grand nombre d'aspccts qu'elle peut autoriscr des
anaiyses tres diverscs. Chacun peut en fonction de ses préoccupations
Lhématiques ou de ses orientations lhéoriqucs y trouver son compte. A moins
que le foisonncmcnt des analyses et des intcrprétatioos ait précisémcnt
contribué à faire de ccuc institution uo phénomcnc plus complexc qu'íl oc
l'est en réalité, cn général, curicusemcnt, à partir d'une opération de
rétluction.
Devenu, à parlir de Marcel Mauss, un conccpt de l'anlhropologie sociaic
illustrant le principe de réciprocité, Ic tcrme potlatch, issu du jargon chinook
- langue de traítc en usage sw- la côte nord-oucst de l'Amérique du Nord -
signifie «donner» ou «aclion de dooner». A ce tcrmc unique ct indifférencié
corrcspond une terminologie indigene bcaucoup plus précise et nuancéc, qui
définit notamment lcs circonstances dans lesqucllcs intcrvicot cette «action de
donner». Lc potlatch, justement envisagé par Marcel Mauss comme un «fait
social total», désigne un mode général de fondement et de Iégitimation des
relalions entre les individus et entre les groupcs. Cette institution évoquc Ia
conjonction de deux démarches essentiellcs : d'unc part, l'accurnuiation de
biens, d'autre part, la dístribution de bicns faite par un hôte (ct soo groupe) à
dcs iovités, en vue de la validation d'un rang cl de prérogatives, dans lc cadre
tl'un systeme fortemcnt hiérarchisé. L'échange de dons impregne toutes les
intcrvcnlions rituelles et profanes qui structurent la société dans son cn-
scmblc. Chaque cérémonie, célébrée à l'oceasion d'événements significatífs
dans la vic du groupe et dans celle de l'individu, s'accompagne nécessaircmcnt
d'unc distribulion de biens. Les occasions sont mu!Liplcs et ne revêtent pas

34
toutes la mêmc importancc. Ainsi, des potlatch mineurs sont organisés pour
l'auributíon d'un premier nom à un cnfant ; de telles manifestations sonl
alors circonscritcs dans !e cadre de l'unilé minimalc définie par le groupe
d'appartcnancc de l'cnfant. Dans ce cas précis, la manifestation sociale ne
requiert ni une asscmbléc nomhrcuse, oi une distribution de grande ampleur.
Plus la circonstance est jugée importante du point de vue de la personne ou
du groupe en cause, plus l'assistance rcquise est large et plus considérable cst
lc volume des bicns dislribués. De ce que les acLcs sociaux doivent être
validés en public au moycn d'unc distribution de richesscs, il s'cnsuit que la
liste <les circonstances qui nécessitent l'organisation d'un potlatch est
quasiment infinie. Ccst justcmcOl à cause de cette extrême diversité que l'on
doit insistcr sur le fait que le potlaich n'est pas une institution séparée mais
qu'íl cst la vie même de la société: au fondement de ce qu'il est convcnu
d'appeler le potlatch, il y a l'ídée que tout événcment individuei, familial et
social concerne l'ensemble d'un groupc Cl un ou plusieurs groupes pancnaircs
de même nature, dans la mesure ou tout événemcnt collcctif modifie
l'équilíbrc des forces en présence Cl exige donc un réajustement général dcs
rapports de ces forces enlre clles. Lc potlatch. manífestation publique, cst le
licu ou sont validées et enrcgisLrécs dcs modifications de statut, des transfcrts
de prémgativcs, etc., au sens d'un enrcgistrcment juridique. On organise un
potlatch - outrc le cas évoqué ci-dessus - pour le transfcn de la position
d'un chef à son fils, et plus généralemenl pour lout changement de statut
Citons encare lcs potlatch associés aux différcntcs étapcs de la vie conjugale
(paiement de la compcnsation matrimoniale par lc gcndre, remboursement de
la compensation matrimonialc par lc beau-pere), ceux qui détcrmincnt l'entrée
d'un individu dans une société secrete et J'acccs aux différenL~ grades de son
iniliation, l'érection d'un mât tolémique, l'achevemenl de la construction
d'unc rnaison, le transfert d'un cuivre, la réparation d'une faute cérémonielle.
etc. En cl.air, les pollatch de rivalité nc correspondent qu'à une variélé de
po1/a1ch ct non à sa manifestation la plus répanduc.
Evidemmcnl, dans les sociétés hiérarchisécs de la côte nord-ouest du
Pacifique, Je potlatch comportait des aspects d'ostentation et de rivalité:
poscr son rang en face de quelqu'un c'est lc défier, et tout pot/atch releve du
lancement ou de la réactualisation d'un défi. Toutcfois, lcs rivalités entre
indjvidus. entre lignagcs et entre tribus étaient parfaitement aménagécs cl
conlrôlécs. L'acquisition d'un rang nc pouvait être à elle sculc la conséquence
d'une distribution sompluaire de biens, lc systcme hiérarchique, notammcnl
chcz lcs Kwakiutl, étant relativemcnt rigide. Les individus, pour s'élcver dans

35
l'échelle sociale, devaicnt faire jouer des stratégies d'allianccs autant pour
conserver leurs privileges que pour en acquérir de nouveaux. Certes, est
attcstée l'existcnce de potlarch de rivalité entre groupes (lignages ou tnlms),
par l'inlcnnédiaire de lcurs chefs, ou encorc à l'intérieur d'un même lignage
entre deux individus en compétilion pour l'acquisition de la mêmc position,
mais ccs potlatch ne sont véritahlcment apparus que trCs tard, à savoir dans la
seconde moitié du XI.XC siecle, à une époque de profondc altération du
systeme économique et social et de dramatique régression dérnographique.
Dans le contexte traditionnel, lcs conflits qui pouvaiem surgir entre deux
individus en compétition pour l'acquisition du même statul étaient
généralement rég!és par un conscil de chefs dont les décisions nc pouvaicnL
être remises en question. Cela n'empêchait pas que s'exprimassent ouver-
temcnt certaines tcnsions, parfois vives, entre individus ou groupcs, ce qui se
traduisait par cc que l'on pcut appeler des gestes d'animosité ou de rivalité.
De tellcs manifestations agressives avaient Jicu au cours des potlatch et
consistaient à détruirc des biens (canoes, couvertures, graisse) ou, plus
généralement, à briser un cuivre. Ces gestes de rivalité, relcvant parfois d' une
mLc;e en scene théâtrafü'ée à l'extrême, élaicnt souvent dirigés contre un
individu particulíer qui avail manqué au codc de l'honncur. La destruction
- toujours en quantité limitéc - de biens était destinée à défier, à offenser, à
rabaisscr une personnc que l'on voulail mcttre en difliculté. L'individu
hurnilié pouvaít répliquer sur lc champ en détruisant au moins autam que son
offenseur, mais il pouvait aussi devoir supponer l'affront, quittc à mminer sa
vengcancc.
Les matériaux qui ont servi à l'analysc de l'institution du porlatch ont été
recueillis, pour la plus grande part, à la fin du XI.XC sieclc et au début du
xxc siecle, à une époque ou le systemc économique traditionncl avait subi
de profondes transfonnaúons du fait du développcment de la traite dcs
fourrures et de ta monétarisation des revenus, à la suite de l'intégration
progressive de l'économic indienne dans l'économíe canadicnne (pêchc
commerciale, industrie du bois). Ces transformations furent à !'origine de
l'émergcncc chez les Indiens d'unc classe de nouveaux riches, qui essaya de se
hisser au sommct de la hiérarcbie socíalc par la distribution ostcntatoire de
biens. Cest dans ce contcxte nouveau que le potlatch s'est individualisé, de
sorte que les Jiens de solidarilé qui avaicnt jusqu'alors prévalu au sein des
groupes se sont sensiblcment détériorés. A ce moment apparait une nouvellc
foone de financement du potlatch - chez les Kwakiutl principalement -
fondée sur le prêt à intérêt, lcs taux variant entre 25 % eL 100 % ma.is

36
pouvant attcindrc jusqu'à 300 %. 11 convicnt à cct égard de ne pas confondre
l'cnscmblc conslitué par lc don et le contrc-don dans lc systemc traditionnel,
mêmc si duns lc comexte ancicn le contre-don est toujours supérieur au don,
ct l'articulation entre lc prêt à intérêt et le rcmboursemcnt dans le syst.Cme
tardif; cc serail confondrc lc domainc de l'échangc et cclui de
l'investisscmcnt rcntable, mais il cst vrai que les dcux modaliLés de
fonctionncrncnt ont pu êtrc obscrvécs ensemblc, de telle sorte qu'il n'était pas
facilc de Jcs dislinguer. Ajoutons que la naturc eles bicos distribués change au
cours de la scc.;onde moitié du x1xe síCde: les couverturcs de la Compagnie
de la baic d'Hudson 5 rcmplacent lcs bicns de prcstige tradit.ionnels (pcaux
tannécs, fourrurcs, bo!tes, canoes, esclavcs, etc.).. Aux couvcrturcs vom
s'ajouLCr, ensuite, lcs marchandises les plus diverscs : bassines cn émail,
Lables de billard, phonographes, machines à coudre, canoes à moteur, sacs de
l'arinc, etc. En même tcmps, le volume des transícrts de bicns s'accroit
considérablcmcnt, cxacerhant ainsi lcs rivalités entre chcfs qui se manifestent
devant dcs asscmblécs de plus cn plus importanlCs, comme c'cst te cas pour
lcs grands potlatch intertribaux, qui sont une nouvcaul.é chcz lcs pcuples de
la côl.C nord-oucst, au seio desqucls lc cadre le plus large du potlatch avait
longtcmps été la tribu : à cet égard, lc po!latch intcrtribal a pu être envisagé
comrnc un substitut des gucrrcs entre tribus, dont on sait qu'ellcs se sont
éteíntcs dans lcs annécs 1860.
Cc que nous avons proposé de fairc ci-dcssus, ce n'esl nullemem
(rinvalidcr la lhéoric de Gcorges Bataille sur le potlatch, mais de montrer qu'à
travers la liliation Boas-Mauss-Bataillc, c'est une certaine vision du potlatch
qui prend progressivcmcnt fonne, ct que cette vision ne prcnd appui que sur
dcs modalll.és tardivcs ct extrêmcs d'une institution dont la meilleure
rcslilution qu'on pcut en fairc, pour l'époque indienne précolonialc, est cclle
d'un modc général de régulation dcs rapports sociaux, d'ajustcment à
fondemcnt économiquc de rclations inégalítaires au scin de sociétés hiérar-
chisécs. Que Gcorgcs Bataillc nous proposc une intcrprétation du potlatch
parmi bicn d'autrcs possihlcs, rien nc lc montrc mieux que le fait que l'école
culu1raliste améric.;ainc 6 suggcre une analyse exacLcment symétrique el
invcrse de cclle de La part maudite : lc potlatch sera.it - au moins pour une
part - un moyen de rcdistríhulion qui en cas de pénuric perrncttrait de
maintenir un ccrtain nivcau de subsist;mce entre groupes voisins.
L'hypothcse, ici aussi, cst contcstablc, mais clle a au moins l'intérêt de nous
rappcler que le poilatch, extrav~ganccs comprises, nc saurait êtrc séparé de la
ralionaliLé économiquc ct du conscnsus social.

37
Notes et
référe nces bibliograplúques

1. Georges Bataillc, La part maudite. précédé de «La notion de dépcnse»,


introduction de Jean Piei, Editions de Minuit, 1967, p. 114.
2. Alfred Métraux, «Renconlre avcc les ethnologucs», Critique nº 195-96,
p. 677-84.
3. Franz Boas, 1858-1942. D'origine allemande, il esl physicien de
formation ; à l'occasion d'une mission, qu'il cífcctuc dans le cadrc de sa
discipline chcz lcs Eskimo, il se découvre un intérêt pour l'c1.hno1ogie. n
effoctucra plus tard trci7.e missions parmi dcs sociétés côticrcs du Nord-
Ouest américain. A travcrs son cnseignemcnt, soo influence sera
détenninantc sur l'école cultura1istc américaine (cf. note 6) et notamment
sur Krueber, HerskovilS, Mcad, Ratficld cl Lintoo. A côt.é d'unc série
d'articles sur les Kwiakiull, ses ouvragcs parmi lcs plus importants sont
Mind of primitive man et Race language and r.ulture.
4. Marcel Mauss, «Essai sur le don. Fonne et raison de l'échange dans lcs
sociétés archai'ques», Sor.iologie et anthropologie. précédé d'une
«lntroduction à l'~uvre de Marcel Mauss» de Claude Lévi-Strauss, PUF,
1978 (Sociologie cl'aujourd'hui).
5. Créée parles Anglais cn 1688, la Compagnie de la baie d'Hudson, donl lc
nom rappelle la région ou f urent implantés ses prcmiers comptoirs, était
spécialiséc dans lc commcrcc dcs fourrurcs; ses agcnls étaicnt dcmc en
relation permanente avec tes Jndiens. C'est à partir de 1827 (date de la
fondation de Fort Langley sur 1c lleuve Fraser), apres sa fusion avec la
Cornp<ignie du Nord-Oucst (1821), que la Compagnie de la baie d'Hudson
s'établil sur la cóte nord-oucst du Pacifique. Des lc début de la secondc
moitié du xrxc sicclc, lcs célebres couvcrturcs cn laine de la Compagnie
de la baie d'Hudson servem d'unilés de compte dans lcs transactioru; du
potlatch.
6. Fondée au début de ce sieclc par Franz Boas (cf. note 3}, cette école, ou
plutôt cc courant de pensée, considere lcs cultures commc dcs totalilés
signifümtes. Inspiré de la géographie culturellc allcmande, il s'oppose à
l'école évolutionniste anglaise.

38
Jacques Weber

C= R-1
My god. my gold
Réflexions sur la portée du
concept de consumation

Nu/ ne peul dire sans être comique qu'il s'apprête à quelque


inlerven!ion renversante : il doii renverser, voilà tolá.
Gcorgcs Bataillc, La pari maudite

Supposons connuc la structurc économiquc d'une société donnée, déiíníe


commc «combinaison spécifiquc d'objcts, moyens et rapports de
production». Lcs structures de production naus renseignent sur les places
assignécs aux individus el groupcs dans le proces de production ; ellcs
déterrnincnt l'cnsemb!c de la société au scns ires précis ou, conditions de
possibilité du systêmc, ellcs foumissent lcs degrés de liberté à l'intérícur
desquels se mcuvcm lcs pratiques. Lc nivcau économique nous rcnscigne
plus súrcment sur cc quí nc pcut pas être que sur cc qui peut advenir.
Supposons que lc produit généré par ccttc structure soit supérícur à ce qui
nécessiterait la rcproduetion à l'idcnliquc de notre société, que notre société
dégagc un SU!1lroduiL De \'usage qui sera fait de ce surproduit, compte tcnu
d'unc structure donnéc de produclíon, dépendra lc devcnir du systeme social.
Si la structure de produclion définit lcs conditíons de production, c'cst bel ct
bicn, commc !'avance Georgcs Bataillc, l'usage fait de l'cxcédent «qui est 1a
cause dcs changemcnL<; de structurc». C'est dans l'usage fait du surproduit que
se lit 1c mode de re-production d'unc société.
Dans les sociétés qu'obscrvcnt l'anthropologue ct l'hísto(ien. une part
considérable de ce surproduit est soit physiquement détruite, sacrifiée, soit
ulilisée hors de la sphcrc prodüclive, consumée en 11ésors, en prcstigc, cn
tcmplcs. Dans tom; lcs cas, comme interdite de rctour dans la sphcre de la
production. La part mauditc ...
Les préconceptions sont à tcl poínt ancrécs que Jes textes ne parlcnt de la
destruction du surproduít que pour insistcr immédíatcment sur la portée
créatrice de cetlc dcstruction ! Obnubilés par une supposéc irrationalité de la
dissipation des biens, nous cherchons à toul prix une réponse à la qucstion :
à qtii profite le crime ? Ayant intériorisé l'idéc d'unc histoire par définition
accumulatíve, il nous faut que la dcstruction produise de l'accumulation <;te
prestige, de pouvoir, d'ínégalités statutaires. Georges Bataillc lui-même est
gêné par cette idée, marqué par la lccturc de l'Essai sur le don l : «Lc
potlatch ne pcut être unilatéralement intcrprété comme une consommation
dcs richcsscs (...). II faut donc. que donner devicnnc acquérir un pouvoir»
(souligné par Georges Bataillc). Toujours la présupposition d'une
«dcstruction créatricc» (Joseph Schumpeter 2).
La question qui me préoccupait, au départ de cette recherche, étaiL ccllc
posée par Claude Meillassoux :
La stérilisation des biens procede.f.elle de l'inÍ:apacité du .rystime écorwmique à se
reproduire en s'élargissant, ou. bien de moyens mis en a?uvre instilUiionnel/ement pour
prévenir cet élargissement? (E.conornies et Sociétés II, 4, p. 759·72).

Cela m'a amené progressivement à me dcmandcr si l'accumulatíon esL


bicn une norme universelle ou s'il ne scraít pas néeessaire de distingucr dcs
sociétés organisécs pour accumuler et d'autrcs, organisécs pour ne pas
accumuler. En d'autres tcrmcs, d'un côté dcs sociétés condamnées à la crois-
sance, face à d'autrcs que la croissance condamncraíl.
Parvenu à ccue qucstion, jc rencontrais La part maudite. La façon, l'angle
de vuc par leque! Georges Bataille abordait ct cn mêmc tcmps n'abordait pas
lcs questions auxquelles j'étais confronté, me mil dans un terrible embarras ;
il devenait impossible d'avancer sans soumettrc la pcnsée de l'auteur à une
analyse serrée, au regard de ma problématique : la reproduction des sociétés,
non l'énergie ; l'usagc du produit, non le sacrifice ; la transformation dcs
structures économiques, 11on la conscicncc de soi. On ne se livre pas
impunément à un tcl cxercice ; il s'agit d'une opération réductrícc à laquelle
l'esthétique est néccssaircmcnt sacrifiéc, et qui met à mal la sí remarquablc
cohérence interne du texte des lors qu'on Ie découpc cn éléments de la pensée,
en essayant de revenír du plan d'exposition au cheminement intellectucl de
l'auLCur.

40
Le conccpt de consurnation

Comment on écrit l'histoire

JI convient de s'arrêter un instant sur des questions de définition des


tcm1cs, par souci d'éviter bien dcs ambigui\és dans la suite de l'exposé. ainsi
que dans Ia lccturc réductrice qui sera donnée de la part maudite.
L'histoire à laquelle je me rélêre cst ccllc que Femand Braudel situe dans
la «longue duréc», ct que Maurice Godelier rattachc à la «logique de
systcmc». Jc ne m'intéresse pas tant à l'analysc d'un état d'un systemc social
qu'à ce qui se produit ou est susccptible de se produire entre dcux étnts de ce
syst.Cmc.
Cette histoire ne procCdc pas de la logique consciente dcs individus ou
groupcs qui en sont, à une époquc donnée, les acteurs. Pharaon - ct lcs
Egyptiens avcc !ui - pcuvcnt être convaincus que la générosilé du souverain
à l'égard <les dieux garantit la prospérité du pays 3 : leurs convictions
m'intéressent moins que l'usagc du surproduit qui à la fois lcs rcnd possibles
ct les met en reuvre. Les Azteques pcuvcnl bien référer les sacrificcs à une
théoric énergétique de l'univers, à Ia néccssité de restituer au solei! l'éncrgie
qui évitera son exlinction : ees références m'importcnt moins que la
dcstruction massive de biens et de pcrsonnes qo'elles justifient ; moins que
les conséqucnccs de ccs destructions sur la structurc économique et sa
pcrpétuation.
Lc surproduit cst la pan du produit qui subsislc une fois assurée la seule
subsistance. En tant que lei, il existe nécessairemcnt dans toutes les sociétés,
ceei étant indispensable au rcnouvellement, à la reproduction des conditions
de produclion. Dans les travaux des ethnologues. la notion de reproduction
cst parfois prise dans un sens ercs rcstrictif de reproduction à l'idcntique : telle
n'est pas l'acception qui cn est donnée ici. Par reproduction d'un systeme dans
Ie tcmps, j'cntcnds que ce systeme à l'instant t + 1 est à la fois le même et
autre chosc qu'à l'instant ; tout comme un individu adulte est à la fois ce
qu'il fut clans l'cnfance, et autre chose.
Lc point de vue adopté est donc celui de la diachronie, de la reproduction.
Tous lcs économistes, qu'ils se recommandcnt de Karl Marx, David
Ricardo, John Keynes ou Milton Friedman, admettent que lc rcvcnu (R) est
égal à la consommation (C) plus l'investissement (l). Un tel amalgame
semblcra si provocateur qu'il conviendra bien vitc de te relativiser ! Qu'entend-
on par investissemenl, donc par capital? «Biens qui donnent effet au travai!»

41
(Ricardo), «rapport social» (Marx), «enscmble des biens pennettant de
produíre d'autres biens» (Carl Menger) ? Peu importe pour cc qui nous
préoccupe; que telle école de pcnsée voíe dans la !une des classes ou tclle
autre dans l'esprit d'entreprise lc moteur de l'histoire, toutes ont en commun
de postuler que l'histoire est cclle d'un progres matéricl, d'un accroissement
général des forces productives.
La dialectiquc inéluctable qui s'instaurc, dans la pcnsée de Karl Marx,
entre forces productives et rapports de production porte en ellc cette vision
d'une histoite progressivc. Si l'autcur limite à la société capitaliste
l'application d'un schéma d'évolution, il n'en distingue pas moins des
schémas abslrait<; d'organisation, fonncs de propriété, modes de production,
s'articulant dans la penséc comme des séquences d'unc évolution abstraite. Cc
qui permet de situcr ces modcs de production comme succession historique
cst l'hypothêse d'une marche générale et incessante dcs sociétés vcrs des
modes de production de plus en p\us performants, de plus cn plus productifs,
donc une accumulation croissantc 4.
De ce point de vue - et uníqucment de cc point de vuc ! - Walt Rostow
ne dit pas autre cbose. qui nous explique que les pays sous-dévcloppés se
situent à une étape d'évolulion antérieurc à la nôtre.
L'histoire serait donc celle de l'accumulation. Pour Karl Marx commc
pour les classiques et les néo-classiques, ce qui est produit circule pour se re-
produirc : re-production des condilions de la production, re-production de la
force de travail, eles rapports sociau:x de production, donc des rapports
sociaux, politiqucs, idéologiqucs.
Ceei n'est qu'une gouttc de consensus dans l'océan des divergcnces, mais
cette vision commune d'une histoire. accumulative rcndait irrcccvables,
inconcevables, renversants, les propos de Georgcs Bataille :
Les lwmmes assurent leur subsistance ou éviJenl la souflrance, Mn parce que ces
fonctions engagent par elles-mimes WI résultat s1iffisant, mais pour accéder à la
fonction insubordonnée de la . dépense libre ( ...) la dépense (la consumation) des
richesses est, par rapport à la produclion, l'objet premier.

«La défense (la conswnation) des richesses est,


par rapport à la productíon, l'objet premier»

La théorie énergétique n'est pas au départ de la


penséc de Georgcs Bataille
La pensée de Gcorges Bataillc est trop cxubérante - «L'exubérancc est
beauté» - pour ne pas prêter à de multiples lcctures. Bicn souvent, trop

42
souvem, l'ccuvre économiquc de Gcorgcs Bataille a été luc de façon
contingente, surdétcrminée par l'cnscmblc de ses écrits. Théorie lyrique ct
lragique, écrit CLaude Mcillassoux, taodis que pour Christian Limousin, au
monde du travai! ct de la présupposition, Gcorges Bat:aíllc oppose celui dcs
«~rands gaspillages d'éncrgie» (Limousin, 1974, p. 64). On sait que George..~
Bat.aillc foode sa théorie d'unc économie généralisée sur une conccption des
mouvemcnts éner-géLiques: réduirc une théoric à soo scul point de départ est
s'imcrdirc dcs le dépan d'en saisir la richcssc. A cc jcu, bicn pcu nombrcuses
scraient lcs théorics qui survivraient ! L'apport récl de Georges Bataillc ct les
prolon-gements potcnticls de cct apport se laisscnt miem: entrevoir si
l'analyse est centrée co un premicr temps sur l'organisation de la pensée de
l'autcur.
L'ouvrage const.amment se déroulc sur tro.is plans articulés : la consciencc
de soi, lcs jcux de l'éncrgie, la consumation de l'excédent.
La conscience de soi cst ce quí préoccupc le plus notrc auteur, ce qui
vaut une rechcrchc de dix-huit annécs sur l'économic généralc. sur la
consumat.i.on :
Toutefois. il est facile d'aperce11oir le sens proforui de ces déterminalirms - el de
loUI ce livre - si l'on re11ient sans plus tarder à l'essen.tiel. ( ...) Preruire conscie.nce du
sens décisif d'un i.nstant ou la croissance (l'acqu.isi1ion de qUi!lque chose) se résoudra
en dépeme est exacteme11t la conscience de soi, c'est·à-dire une conscience qui n'aplus
rien pour objet (sinon la pure inJériorité qui n'est pas une chose).

La conscicnce de soi découlc d'une théorie énergétique, poinl de départ de


l'ouvrage:
Je par1iraí d'un fail éléme11taire : l'organisme 11i11ant, dans la siluaJwn que
déterminenl lesjeux de l'énergie à la surface du globe, reçoi1 en principe plus d'énergie
qu'il n'est nécessaire au maintien de la vie: l'énergie (la richesse) excédanle peut être
utili.vée à la croissance d'un .-rysteme (par exemple d'un organ.isme); si le systeme ne
peui plus croltre, ou si /'excédent n.e peut en enLier être absorbé dans sa croissance,
ifaul nécessairemerú te perdre sans proflt, le dépemer, 11olontiers ou non,
glorieusement ou sinon de façon cata.slrophique.

L'artículation de la théoríc éncrgétique à la quêre de la conscience de soi


csLexplicitée dcs l'introduction :
ll est certes dangereux, p.rolongeant la recherche Rlacée des scien.ces, d'en venir au
point ou son objet ne lai.vse p/us indifférent, ou il esl au contraire ce qui embrase. En
e.ffe1 l'ébullition que j'envisage, qui an.ime le globe, est aussi mon ébul/ition. Ainsi cet
objet de ma recherche ne peUL-il être séparé du sujez lui-même, mais )e dois êire plus
précis : du sujct à son point d'ébullition s.

43
Ccs deux plans, éncrgie et conscicnce de soi, om focalisé l'attention dcs
lcct.eurs, analytes, exégetes. Jls ont fourni l'unique clef de lccture de l'ouvrage
dans son cnsemblc. Je tiens, pour ma part, que ces deux niveaux. de la pcnsée
de Gcorges Bataille sont subordonnés au produit, au résultat, d'une dérnarchc
plus fondamentale dans le champ de l'économie. C'cst de la théoric écono-
miquc que se situe l'apport palcntiellement lc plus fécond.
A grands traits, il cst possible de résumer l'analysc économique de
Gcorges Bat.aille :
Tous les systemes sociaux produiscnt plus qu'ils ne consommcnt.
A partir du poim de vue p articulier, les problemes som cn premicr lieu posé.-; par
l'insuffisance des ressources. Jls sont, en prcmier lieu, posés par leur exces si l'on part
du poir.J de vue général... Si /e :rys1e.me ne peut plus croitre, ou si l'excédeni ne peut en
entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairemem le perdre sarl-; prof11, /e
dépenser, volomiers ou non, glorieusement ou sinon defaçon catastrophique. (C'est hicn
l'usage fait de l'excédcnl qui détcrmine les changemcnts de structurc.)

La cohércnce de ccue base théoriquc conduit à pcnser qu'ellc est au point


de départ du chcminement intellecLucl, la théorie éncrgétiquc n'étant premier
que dans le plan d'exposiLion de l'ouvragc : íl n'cst pas de trace de Ia théoric
de l'éncrgie dans «La notion de dépensc», antéricure à La pari maudite.
Le «rcnverscmcnt>> qu'annoncc Georgcs Bataille dans l'économic,
commence par la définition qu'il en donnc :
Je devais ajouJer en effel que le livre que /écrivais (qu'aujourd'hui je publíe)
n'envi.mgeait pa.v les fait à la maniere des économistes qualiflés, que /avais un angle de
vue d'ou un sacrifice humain, la construction d'une églíse ou le don. d'im joyau n'avaienr
pas moim d'iniérê! que la vente de bié.

L'anthropologie économiquc actucllc, en s'assignant pour tâche J'étude des


aspccts matériels des rapports sociaux, sans pour autant réduirc les structures
sociales à cet aspcct économiq·uc, rejoint le point de vuc de l'auteur co
refusant qu'il puísse existcr une catégorie de bicos non économiqucs.

La consumation
Dans la pensée de Gcorgcs Bataille, la production, le nivcau des forces
productives. som des données. II ne remeL pas cn cause l'importance des
conditions de productíon dans la compréhension des sociétés, admettanl que
de celles-ci dépend lc surproduit. Mais c'cst bico la façon dont le surproduit
sera utilisé, consumé, qoi détcrmine l'évolution dcs structures économiqucs.
Le concept de consumation cst approprié à l'usagc non productif du
sw-produit, qu'il oppose à l'accumulation.

44
Qu'est-ce qui explique lcs différences obscrvables dans les usages que des
soci6tés différentes font du surproduit '? Pour répondre à cettc question,
Georges Bataillc glisse constammcnt de la logique dcs structures à une
supposée volonté dcs sociétés, ce qu'il appelle un «agrémcnt général»
(«choix sans né<:cssité»).
Ce n'est en particulier lafin derniere d'aucun individu, maiscollectivement la société
d'une époque déterminée a choisi : elle donne le pa.s dans l'usage des ressources
disponibles à l'extension des enzreprises et de l'outillage: si l'on veut, elle préfere à leur
usage immédial l'accroi.ssemenz des richesses. Ce ne sonz pas les théories des docteurs
qui définissaienJ la société économique (médié:vale) mais le besoin qu'elle eut, par
agrémenc, de cathédrales et d'abbayes, de prêtres et de religieux oisifs (souligné par
nous).

L'analyse de la consumation des richcsscs est subordonnée à l'cxistence


d'un cxcédent, Ies économics sont supposées en croissance :
Toujours dans l'ensemble une société produit plus qu'il n'est nécessaire à sa
subsistance, elle dispose d'un excédent. C'est précisément l'usage qu'elle enfait qui la
détermine : le surplus est la cause de l'agitation, des changements de structures et de
toute l'hiscoire.

Notre auteur entend abordcr la consumatíon dcs richesses à partir d'un


point de vue non utilitariste, le concept même de consumation s'opposant à
la noLion d'utilité (et de rarcté), mais il est possiblc d'avancer que son
raisonncment est pris au pícgc d'une conception utílit.aire de la consumation.
En assimilant utile et productif, il avance que l'emploi utile de l'excédent est
la croissance des forces productivcs : {{On ne peut en faire un emploi utile,
on nc pcut l'employer à la croissancc des forces productivcs.»
La consumation des richesses, s'opposant à la croissancc dcs forces
productives, trouvcrait-clle son utilité hors de \'économique? Rejoignant Ic
point de vue juridique de Marcel Mauss, Georgcs Bataille justifie la
destruccion de richesses par la rcchcrchc de pouvoir; c'est l'explication qui se
comprend au nívcau individuel ou lignagcr mais ne tient pas au niveau de la
société tout entiere. Or, Georges Bataillc dérlve constamment de l'analyse
sociale à l'analyse psychologique et l'inverse : «Mais te doo serait insensé
(en conséqucnce nous ne nous décidcrions jamais à donner) s'il ne prenait pas
le sens d'une acquisilion>}. 11 faut donc que donner devienne acquérir un
pouvoir. De même la dest:ruction sacrificielle est-ellc donnée comme
produisant du sacré. La destruction est créatricc : «l.e sacrifice détruit ce qu'il
consacrc 6}>.

45
Résumons : l'usage fail du surproduit - toujours préscnt - est explicatif
des changemcnts de structures ; te choix d'user productivement du surproduit,
ou de le détruirc, résulte chez les individus d'unc quête de pouvoir ou de
prestige; mais il découlc d'un choix social fondé sur l'agrémcnt, défini
commc choix sans néccssíté.
II m'était une néccssité de reconstruire l'apport théorique de Georges
Bataille au seu! niveau de l'économie (aspects matéricls des rapports
sociaux); conscient que sa pcnsée exubérante nc se laisse pas cnfermer, je
n'ai tenté que de l'apprivoiscr pour chemincr à ses côtés. Je voudrais à présent
suggércr qu'il cst une íaçon plus radicalc de traíter le problemc de la
consumation, pcrmcttant d'intégrcr lcs résultats de notrc autcur à une
problémalique de la reproduction dcs sociétés débarassée d'une théorie
énergélique quí nc lui apporte rico du point de vuc économique.

De la consumation à la rcproduction

De «C = R-1» à
«R=C+l»

La tcndancc générale de l'histoire dcs sociétés, quellcs qu'cllcs soicnt,


répond à un príncipe majeur de conservation dcs structurcs socialcs. S'il cst
vrai qu'un systàne ne poursuit d'autrc fio que sa survie, l'usage improductif
du surproduil débouchc sur un conservatisme de la strncturc économique, par
confortcment des structures de pouvoir (politique et rcligieux) 7.
Lcs sociétés industriclles - capitalistes ou non - ne survivraicnl pas à
un arrêt de la croissance ; une croissance auto-cntretenuc ne se satisferait pas
des fonncs d'organísation observables dans les autres sociétés.
L'accumulalion n'est qu'une consumalion du produit différée dans lc
temps : tout ce qui est produit doit êcre consumé. Gcorges Bataille nc disait
pas autre chose : «L'cssence de la richcsse est d'être consumée.» La produc-
tion, clle, est même destruclion ; elle est la part créallice de la consumalion.
La thésaurisation et l'usage économiquement improductif du surproduit
sont historiquernent la normc, l'utilisation productivc étant l'cx.ception.
Avanccr que la consumation improductivc cst distraii.e de l'accumulalion ne
repose sur aucune analyse hístorique sérieusc. Bien au contra.ire, tous les
travaux. historiqucs qui entendent lc démontrer suggerent cn fait, que
l'accumulation est obtcnue par défaut, cn dépit du príncipe de conscrvation

46
dcs structures par dcstroction, stérilisation ou valorisation extra-économique
du surproduit. Pour le dire autrement, il se pourrait que l'accumulation ne
soit - jusqu'au systcme industriei - qu'un avatar de l'utilisation du
surproduit.

Société féodale
Dans Le temps des cathédrales, Gcorgcs Duby écrit :
Ordre, ordoruumce: Dieu, lors de la création, a établi chaque homme àsaplace, dans
une situation qui lui confere certains droits et qui luí assigne une fonction déterminée
dans la constructiondu royaume de Dieu. Que nul ne sorte de cet état. Tout dérangemenL
seraít sacrllege ( ... ). Des noble:;, couverts de bijoux et parés de tis.nu multicolores,
parcourenl dans leur escorie decavaliers ce pays sauvage. lls :;'approprient lesquelques
valeurs que receie la pauvreté. Eux seuls projitenl de l'enrichissement que secrete
lentemenl /e progres agricole. Ceue disposition ires hiérarchisée des rapports sociau.x,
les pouvoirs des seigneurs, la puissance de faristocratie peuvent seuls expliquer que la
croissance extrêmement lente de slructures maJérielles aussiprimitives ait pu susciter si
vile ies phé1W1ne11e.~ d'expansion que l'on voit se multíplier dans le demier quart du x1e
siecle, ie réveil du commerce de luxe, les poussées de conquêle ( ...)ia renu.issanr:e enfm
de Ia haute r.ulture.

L'cxpansion décrite ici n'est autre, du point de vue économique, que .celle
de la stérilísation économique, que ccllc de Ia dépcnsc improductive. Gcorgcs
Bataillc nc disaít pas autrc chosc:
Ce qui distingue l'économie médiéva/e de l'économie capita/isfe, c'est que pour une
part tres imporian.Je, la premiere, statique, faisait des ríchesses excédantes une
cormimation improductive, ators que la seconde accumule et détermine une croissance
dynamique de i'appareíl de production.

Plus loin, Georges Duhy ajoute :


Les surcroits de richesse produizs par le travai/ pay.rnn convergeaienJ vers deu.x
aristocraties restreinJes. l'W'le militaire et destructrice, qui gaspillait ses ressources
dans lafête, l'auLre religieuse, lilurgique, qui, au sens le p/us fort de ce terme, coma-
crait les siennes, les employant à célébrer Dieu.. Dans cet univers sor.ial médié-
val, l'accumulation se fera bien par défaut.

Les Azteques
Chcz lcs Aztcqucs, chcrs à Gcorgcs Bataillc, la consumalion du produil
sous sa forme dcstructivc était autrcmcnt systématique. que. dans l'Occidcnt
médiéval ! Lorsque survcnait le terme du cycle de cinquante-de.ux ans,
signifíant la fin du monde, ils cngrangcaicnt dcs masscs considérablcs de
nourriturc, mais égalcmcnt détruisaient tout cc que pouvait contcnir la
maison : «Ricn ne rcstait dans aucunc de lcurs maisons» (Duverger, 1979,

47
p. 40). Cc dcmier cntend réfuter la thcse de Georgcs Bataille relative à la
consumation du produit. En s'cn tenant, commc tant d'autres, au présupposé
éncrgétique et cn opérant de constanL5 gl issemcnts de la Jogiquc consciente
dcs individus à la logique d'un systemc.
Leur comportement écmwmique ne pe.ul êLre déterminé par l'inexorable né.ces.çité de
gaspiller des excédents énergétiques, pour la bonne raison qu'il n'y a jamais dans
l'ancienne société mexicaine constitution d'excédenJ mais toujours émen~ence d'un déficit
(p. 230).

Mais ce déficíl chroniquc cst aussitôt contredit : «Si l'on jugc les
dirigcanl<: nahua à lcurs résultats, la réponse est flagrante : lcur gcstion de la
société n'est nu!lcment catastrophique. Lc bilan cst largcmem positif.»
Aucntion, dira-t-on, gestion énergétique et gcstion de la société sont-ils à
placcr sur un même plan ? Non, sclon moi ; oui, selon Christian Duverger
(commc sclon Gcorges Bataille) : «Les problemcs économiques se poscnt
donc au scns Jargc en termcs énergétiques.» Déficit chronique ? Commenl
furcnt construites lcs pyr.:1midcs? D'ou provicnncnt les ressourccs sacrifíées ?
Paradoxalcmcnt, l'économie mine à la dépen.se et le sacriflce ins1itué à des fins
én.ergétiques induit en pratique une prodigicuse consumalíon de riches.çe, Ce n'e.~t pas
tanl la destruclion de vies hwnaines, puissances de travai{ gaspillées, qui pese dans la
balance. Ce sonL plutôt les coÜJs annexes qui grevent l'économie sacriflcielle : de la
dépense physique à l'entretien dcs armées, lc prix de la guerre sacrée vient cncore
s'ajouter, vertígineusement, au.x dépenses exigées par la pompe er l'apparar. Et ln
surconsommationfestíve ponctionne dangereuseme11J le capital de richesl·es accumulées
par la comm.unauté. ( ... ) En dépit des gains d'énergie qu'il promeut, lc sacrifice, parles
dépenses imprescriptibles qu'il ordonne, ne peut qu'alimen.ter une économie déficitaire
(souligné par moi) 8.

L'institution d'une guerrc rituelle, lleurie, si coú.tcuse, aprcs une grande


famine, traduit bicn, à mon sens, la tendance à l'utilisation dcstruclive du
surproduit :
A mesure que s'étendait la dominaJion des Mexicains, leurs vic10ires mémes créaient
autour d'eux une zone pacifiée de plus en plus large,jusqu'aux confins du monde qu'íls
connaissaien.1 : d'oü pouvaíent ators provenir les victimes indispensables pourf ournir
aux Dieu:x leur alimentation, tlaxcal1iliztli ? D'ou tirer le sang précieux sam leque! le
solei/ et toute la machine de l'uniYers étaient condamnés au néanl ? ll fallait dom:
entreten.ir la guerre. D'oii cette étrange institutionde la «guerrefleurie», xochiyaoyotl,
qui semble avoir pris forme apres la terrible famine qui d ésola le Mexique cenlral en
(450 ( .. .). On pensait en eflet que les calamilés de 1450 avaient pour cause le
mécontentcmenJ des dieux insuffisamment pourvus de viclimes (Soustelle, 1955,
p. 128).

48
En fin de compte, quel seraít le sens de tout cela ? Pour Christian
Duvergcr:
/l faut donc se reruJre à l'évidenr.e : c'est une économie foruJée sur le sacrijice quí
soutien! l'expansion azteque eL loin de se révéler suícidaire, cette origina/e forme de
{;estion apporte les preuves de son ejficacité en tcrmc.~ de pouvoir: la puissan.ce et le
rayonncmcnt culturel de TerUJchlitlan sont là pour e11 témoigner. Chez les anciens
Mexicains, l'éc:onomie sacr{fir.ielle fonctionne (souligné par moi).

On peut regrctlcr qu'un livre aussi passionnant que La fleur létale soit
Lrop pcu soumis aux «regles d'une raison qui ne démord pas)> (Georges
Bataillc). «La socíéLé aztcque ne déroge Pª" au principc général de
conscrvation dcs structures. La cité mcxicaínc, c'cst d'abord le temple»
(Soustcllc, op. cit., p. 28). La théorie énergéúque vient au sccours de ce
príncipe, cn fondant la dcstruction du surproduit. La société mexícaine ne
réintroduit pas le surproduit dans la sphcrc de Ia production ; clle reproduit
dans lc Lcmps lcs fonctions et les groupes qui en sont les supports, aidéc cn
cela par un usage adéquat de la prédcstination qui ne laisse guere de marge de
liberté aux individus. Lc surproduit, s'il n'est Pª" détruit, est destiné à dcs
fins économiqucmcnt ímproductivcs.

Egypte
«De l'anglc de vuc du profit Ia pyramide cst un monumcnt d'erreur ;
autam creuscr un trou immcnse, puis te rempJir ct tasser la terre» (Bataílle,
1967, p. 186).
Envisageons le scénario suivant : une société d'agricultcurs, soumise à
dcs famincs, quclle qu'cn soit la raison, ne pouvant y faire face par cssaimage
de communaulés sur de nouveaux espaces, en vient à mcttre cn ccuvrc dcs
méthodes d'irrigation. Ceei implique un minimum d'autorité centralisée,
l'irrígation nc pouvant être, au niveau d'une société, la résultante d'actions
individuelles additionnécs. Le résultat de l'irrigation dépasse la seule solotion
au probfüme de Ia faminc qui était à son origine et laísse, en prime, un
surproduil. En soi, cc surproduit peut êtrc. consumé de diverses maniCrcs.
Purcmcnt ct simplement détruit, anihilation ne valant que d'un poínt de vuc
économique et ne préjugeant pas de ses cffcts cxtra-économiques. Utilisé à la
cons1ruction de tcmples aux divinités de l'cau ct dcs moissons, donc mis
hors jcu du stricl point de vue des structures de production. Enfin, le
surproduit pcut être réintroduit dans la sphcrc de la production ; les effets en
scraicnt un changement d'échelle productive, suivi d'un accroisscmcnt du
surprod.uit cngendrant l'apparítion de nouvcaux groupcs sociaux revendiquant
évcmucllcmcnt lcur part du pouvoir. Cette demicre solutíon n'csl pas

49
obscrvable, à supposcr qu'elle soit envisageable autrement que du seul point
de vue logique... Tout se passe commc si le mode d'utilisation du surproduit
éliminait de façon optimale les possibilités de transformation des structures
sociales. Lc su.rproduit s'en va hors de la structurc de production,
s'accumulant en déificalion de Pharaon, édification de templcs et de
pyramídes cmplis de trésors. Volonté consciente que ceue déification du
Prince ou ces dépcnses somptuaires ; mais logique de systeme, hors de portée
des consdcnces, qui préside à la reproduction d'une telle société.
Marx se posait la qucstion de «l'immutabilité dcs sociétés asiatiques».
Rappelons qu'il entcndait par là, à grands traits 9, des sociétés reposant sur
eles communautés primitives dominécs par une bureaucratie au service d'un
despote. Le prínce dispose du domaine éminent, la propriété fonciere privée
n'existc pas : «Voílà la vraie clef même du ciel oriental.» S'appuyant sur lcs
exemples de l'Inde et de l'Egypte, Karl Marx et Friedrich Engels notaicnt
l'importance des grands travaux - d'intérêt commun (irrigation) ou
somptuaircs (templcs, palais) - dans les rapports entre communautés
víllageoises et «communauté supérieurc». Karl Marx voyait dans «la
simplicité de l'organisme produclif» dcs communautés eL dans leur caractere
autosubsistant «le sccret de l'immutabilité des sociétés asiatiques» 10_
L'autcur trouvait dans de telles sociétés un contre-cxemple au schéma
d'évolution des sociétés européennes mcnant au systeme capitalistc. Les
innombrables placagcs du conccpt sur dcs sociétés tres diverses tant du point
de vue du niveau dcs forces productivcs que de celui des structures politiques
ct religicuses ne sonneraíent peut-être pas aussi faux si cc qu'elles ont en
commun avait élé perçu : non pas un mode de production, mais un mode de
consumatíon du surproduit conduisant à la rcproductíon simple des structures
de production.

Lcs sociétés des ethnologues


De la forêt camerounaise à la Nouvelle-Guínée ; de l'Ama1.onie aux
platcaux birmans ; de la cõt.e Ouest américaine aux grands lacs africains,
partout le don, l'ostcntation, te sacrifice sont au creur des sociétés qu'étudie
l'ethnologue. Lc dépouillement d'un boo millicr de références biblio-
graphiques fait ressortir que la consumation improductive est partout la
norme, la consumation produclive étant l'exccplion. li ne s'agit pas ici de
passer en revue toutcs les socíétés étudiécs, mais de cemer les principalcs
interprétations dom'lécs de ces faits, depuis Franz Boas, Bronislaw
Malinowski et Marcel Mauss, puís Georges Balandier, Claude Mcillassoux,
Roy Rappaport, et bicn d'autres.

50
Quatrc typcs d'analyses dominent :
- Cc qui cst dilapidé économiqucmcnt cst accumulé en prcstige porteur
d'enriehissement d'accumulation. Ceei, observablc au temps t, ne tient pas au
temps l + 1 : la consumation improductive ne connaissant pas de fin, ce qui,
par lc prestige, est accwnulé sera à son tour donné ou sacrifié.
- Etant donné que dans lcs sociétés primitives, la richcsse se compte en
dépendants, la dcstruction sacrificíellc pcrmct l'accumulation de dépcndants
producteurs, donc la promesse d'unc accumulation ex-post. Ccuc interpré-
tation est susceptiblc de la même remarque que précédemmcnt En outre, lcs
dépendant'\ nc som pas des biens. Ils sont autant porteurs de dettcs que
d'enrichisscmcnt «la dot ne finit jamais», discnt les Beti d u Cameroun ; «car
dans les sociétés primilivcs, les dettes nc s'cffaccnt jamais ; ellcs
s'équilibrcnt ou non», ajoute Mauricc Godclicr (1982, p. 270).
- Le don ob!igc. Soit, mais dans les sociétés observées, le réseau
d'obligations est tcllement é tendu qu'il ne donne l'avantagc des créances qu'à
ceux qui stalut.aircmcnt les avaient déjà : ici les Vieux, là les Big Men,
ai!lcurs lcs aristocrates. La catégorie «divers» des enquêtcs «niveaux de vie,
budgcts-consommation» représcntc j usqu'à L'équivalcnt du revenu monétairc
annucl.
- Plus récemment, sous la doublc iníluence de René Girard et Marshall
Sahlins, ct sous couven d~ remise en qucstion des notions de rMeté et
d'utilité, d'autres interprétations se font jour : il n'existe pas de rarcté cn soi ;
«la rareté est une organisation sociale, rien d'autrc» (Voir Dumouchel, p. 164
ct égalcmcnt \e bulletin du MAUSS, dont lc sigle vaut prograrnme !). Ce
courant rcjoint Marcel Mauss : «C'esl bien autrc chose que de l'utile qui
circule dans ccs sociétés de tous genres, la plupart déjà assez éclairées.»
De façon générale, Je phénomcnc de consumation improductive gênc les
ethnologucs. De façon générale, ce qui est ainsi détruit ou stérilisé est perçu
comme soustrait de la produclion, donc producteur de quclquc chose, cette
chosc, pouvant être du signe (Baudrillard, l979, p. 133). Georges Bata illc
allait beaucoup p!us loin, renversant la problématiquc ; pour lui. la
soustracúon n'cst pas celle qu'on croit et le principc même de la fonction de
production exige que lcs produíts soient soustraits à la pcrtc, au moíns
provisoirement. Ceei indépcndammcnt des différences de niveau des forces
prod ucti vcs.
Claude Meillassoux occupc une place à pa.rt, au regard de l'objet de cet
articlc, dans la mesure ou il est u n des rares autcurs pour qui l'ostentation ait
quclquc chose à voir avec la reproducúon dcs bases matériclles plus qu'avec
lcs StaLuts :

51
C'est-à-díre que l'osten.tacion n'est pas une catégorie opératoire dan.~ la mesure ousa
manifestation. la plus apparente (la publicité) en ma.•que un.e auJre (la srérilisation d'une
f raclion de la prod1tetion) fEconomics Cl Sociétés, II, 4, p. 759].

Son point de vuc cst que «les sociétés, pour évit.er lcs changements,
mettent cn place dcs mécanismes qui, co fait, lcs transforment». On rctrouve
ici lc principc de conscrvatismc dcs s1.ructurcs socialcs évoqué précédemmcnt.
et l'idée que les lransformations sont obtcnucs par défaut.
Mais aucun autcur, à ma connaissancc, n'cn vicnt à considércr que lcs
faits de destruction. stérilisaúon, osteotalion, oblation ct accumulation sont
cohércnt'> et contraires à ce qu'cnscignc lc bon sens dcs théories économiqucs.
La consumation n'est pas l'exception, mais la rcgle, sous dcs formes
obscrvablcs diverses ; l'accumulation n'cst pas la regle, mais l'excepl!on, et
se présentc comme résultant d'unc dcs formes que pcut prcndrc la
consumalion. cn tant que consommation productive.

Les sociétés indusllicllcs


L'équation kcynésiennc, R = C + I, dans laqucllc la thésaurisation est
considérée commc épargne - dom: comme investisscmcnt - différéc dans lc
temps, est en soit un résumé d'idéologic, par dclà son as pcct strictement
comptable : rcílct du réel dcs sociétés industriclles ct projct d'agir sur Iui,
cctte équation postule l'accumulalion.
Le íait d'êtrc organisées économiqucmcnl, socialcmcnt eL idéologiquemcnt
pour une accumulalion auto-cntrctenue ct cumulative distingue les sociétés
industriclles de toutcs lcs autres, passécs ou préseotes : cllcs nc survivraicnt
pas, cn lcur forme actuclle, à un arrêt total de la croissancc. Pas plus lcs
sociétés socialistes que les capitalistcs ; el!cs ont ceei en commun, qui les
distingue. La consumation y cst créatrice pour l'esscnticl, mais cllcs nc
dérogent en ricn à la regle : «tout ce qui cst procluit doít être consumé>>.
Consumer pour produire, d'abord, cc c'csl la consommation producLivc ;
consumcr pour continuer à produirc, ct c'cst la société de consommation. Et
lorsquc la croissance trouvc ses limites, lorsquc consommcr ne suffit plus à
fairc produire, apparaisscnt dcs formes plus dircclCs de consumation.
Parcc 4u'il limitait la nécessité de la consumation au seul surproduit,
cnvisagé comme cxcédent de richesses, Gcorgcs Bataillc considérait la guerrc
comme «dépcnse catasrrnphiquc de l'éncrgie cxcédantc», liant exprcssément la
coursc aux anncmcntr; ct la gucrre à dcs périodes de surproduction 12.
En fait, dans dcs société.<: condamnées à cro'itrc pour survivrc, la guerrc
peut êtrc tantôt un moyen d'élimination du surproduit, tanlôt un moyen

52
artificícl d'cntretenir la croissance. La gucrre constituc son propre marché ; la
coursc aux armcmcnts un substitul dcs grands travaux. Dans l'Allemagne de
1932, l'économie reprcnd sa course en s'appuyanl à la fois sur les autoroutes
ct l'armement.. Gcorges Orwcll, dans 1984, cnvisage la gucrre comme lc
codc de régulation lc plus efficace qui soit.
Par l'importance sans cesse croissantc des richesses qui s'y dissipent, par
la lutte de prestige Cl de pouvoir qui la fonde, par sa disproportion par rapport
aux objcctifs potcnticls des dcux C<lmps, la course aux armcments entre l'Est
et l'Oucsl revêt ccrtains caracteres du potlatch. Elle constituc, par essencc,
une production :mns cesse croissante de biens destinés, dans le mcilleur des
cas à être st.érilisés, dans le pire dcs cas à détruire en élant détruits 12_

Actualité du concept de consumation

Au tenne de ccl artícle, la reproduction des sociétés quelles qu'clles soient


nous appara!t fondéc sur un príncipe de conscrvalion des struclures, assumé
par la consumation du produit, ccttc consumation pouvant se résoudre en
destruction, stérilisation-thésaurisation, consommation productive. Ces
modcs de consummion relevant de la logique de syst~me, non de la logiquc
consciente dcs individus.
Lc passage d'unc forme de consumation à une autre n'est pas lc propos de
cct article, qui pose la question de la reproduction de fonnes données de
productíon et non ccllc de leur gcnêse. Non par désintérêl pour ceue genêsc,
mais par parti pris de méthode. On ne peut envisager Ia misc cn place d'unc
forme de production ou de consumation qu'à partir du momcnt ou celle-ci a
été identiliéc, définie, aussi précisémenl que possible, et c'était là le scul
objcL Sccondemcnt, faire portcr l'analyse sur le passage d'unc forme à une
autre suppose qu'historiqucmcnt, ccs formes se soient succédées : ceei ne
pcut être avancé que cas parcas, société par société, en n'envísageant pas que
les structures d'unc société primilivc actuelle puisscnt en quoi que ce soit
représcnter un passé de notre propre société. Enfin, cet articlc portait sur
l'exposé d'un concept, ct sur sa pertincnce pour l'analyse de la reproduction,
non sur Ia rcproduction elle-même.
II est cependant une différcncc entre les soci6tés industriellcs ct les autres,
déjà entrcvue par Karl Marx, égalcment soulignéc par Bohanan : dans les
sociétés non industricllcs. les rapports entre personnes détermincnt les
rapports aux conditions matéricllcs de production : la richesse se compte' en
hommes et femmes, en dépcndants. Dans les sociétés industrielles, ccttc

53
rclation cst invcrséc ct lc contrôle du proccs de producúon dans sem enscmblc
- donc dcs travailleurs - découle du contrôlc dcs conditions matérielles de
production. lei, la LCrrc est cultivée parce que je posse.de des esclaves ; là, je
prélcve lc surtravail du scrf au.aché à la terre que je posse.de. Pour finalement
n'avoir que le contrôle de la tcrre misc cn valcur par du travai! libre.
Jc m'ínterdis de réduire la totalilé sociale à l'un de ses niveaux, celui de
ses aspects matériels, comme de déduire la tot.alité de ce seu! nivcau. 1l s'agít
simplement de voir les sociétés étudiécs sous l'angle des bases matérielles
dont la reproduction fait probleme, non d'évaluer les systcmcs politiqucs ou
religieux à partir de J'économie. Ni déterminisme, ni mêmc démonstration,
l'analyse découlc d'observations o u tout se passe «comme si».
Une structure de production ne suscite pas plus de religion que l'invcrse ;
ccpendant, la forme d'exprcssion de cette pcnséc rcligieuse, au plan des
usagcs du produit qu'elle codífic et implique (par exemple, l'interdiction du
prêt à intérêt, lcs calhédrales), ne peut êtrc indépendante de la structure
économique. La sociélé azteque n'explíquc pas que le solei! soít objet de
culte ; mais elle rcnd possíblc l'expression sacrificiclle que cc cultc a connu,
parmi d'autres cxprcssions qui auraicnt égalcmcnt été possibles. C'cst de ces
formes d'cxpression matérielles, des codcs qu'cllcs matérialiscnt, réificnt,
qu'unc lhéorie de la rcproduclion doil LCnir compte 13.
Pour Jean Baudrillard :
( ...) dan.s l'ordre écorumu'que. c'est la mattrise de J'accumulation, de l'appropriation
de la plus-value, qui est essentielle. Danç l'ordre des signes (de la culture), c'est la
maílrise de la dépense, c'est-à-dire de la transsubtanJiation de la valeur d'échange
éco1Wmíque en valeur d'échangel.~ignLI à partir du monopolc du code. qui est décisive
(p. 133).

J'ai essayé de montrcr que dans l'ordrc économique, c'est égalemcnt lc


contrôle de l'usage du produit qui était essentiel, mais là n'cst pas la
qucstion : lc concept de consumation pcrrneura pcut-êtrc d'unifier théorics
économíqucs du signe et théories économiques des biens, ne scrait-ce qu'en
rcndant caducs bicn dcs débats.
Lcs arts, que la théorie économique rejette hors de soo champ, trouvent
leur place dans une théorie de la consumation du produit, en tant que forme
particulicre de cette consumation, au même litre que lcs aspects matériels des
rcligions.
Lcs lignes quj précCdem ont pu scmbler tres académiques, dét.achées du
concret. Cc que nous appclons réalíté n'est que la résultante d'un ensemble de
pcrccplions du concret ; donc le résultat d'un processus de pcnséc, la vision

54
qu'on pcut avoir des faít<> avec un certain typc de lunettes. En conservant Les
mêmes lunettes, cellcs de la rarcté, de l'utilité et de l'accumulation, certains
problcmcs csscntiels du monde contemporain nc pcuvcnt être compris. J'en
donnerai símplcmcnt dcux exemples : le développemcnt et la course aux
armemcnts.
L'enscmble de la rcchcrche qui aboutit à ce papier lrouve son origine dans
une réflexion on ne pcut plus concrcte sur le développement ; depuís vingt-
cinq ans, les opérations de développement connaissent des échecs répétés dont
aucune explication satisfaisante n'est donnéc. Lcs causes le plus souvent
invoquées sont lcs suívantcs, à grands traits :
- la dépendance néo-coloniale ne laisse pas aux paysanncrics de quoi
accumulcr. Tout cst lié à l'ex1raversion des économíes ;
- les techniques proposées ne sont pas appropriées à des sociétés
autosubsístanlCs, faiblcment monétarísées ;
- les sociétés considérées se défcndcnt contre des interventions extérieures
et génératrices d'cxploitation ;
- ( ...) ators que les groupes sociaux en présence trouveraient chacun leur Ínlérêt
dans cette culture (le coton auNord-Cameroun), les conflits internes et la transformation
des rapports sociaux neulra/isent cet>e prédisposition au développemenJ (ficrs monde,
xxm. 90).
-Pierre Gourou, dans Terres de Bonne Espérance, voit dans l'ínsuffisance
des tcchniqucs d'cncadrcmcnt, la cause principate des problemes de
développement. A bicn des égards, lc contcnu qu'il donne à cette notion
rcjoint la problématiquc de la consumation.
- A quoi i1 faudraít ajoulCr la kyrielle d'explications habituelles tenant
aux mentalités, à la rationalité, etc.
Admcttons cn prcmicr lieu que les concepteurs des projets ne sont ni
panículierement bêtes, ni nécessairement incultes, ni nécessairement guidés
par l'appâl du gain ou la votonté de destructurer les sociétés rurales dans
lesquelles ils interviennent ; créditons-les d'une absence de nruvcté.
En second licu, rcmarquons que le discours sur l'enrichissement est
présent dans toutes lcs sociétés rurales, qu'il n'est pas l'objet d'un quelconque
tabou.
Mais... les émigrés Soninké de la valléc du fleuve Sénégal transfonnent
lcs économics si durement acquises en mosquées, biens de prestige,
troupeaux. Les paysans du Sud-Camcroun utilisent les rcvcnus tirés du cacao
dans les dots, la consommalion ostcntatoirc, le don ct contrc-don avcc
surenchCre. Lcs émigrés Mossi nc pcuvent utiliscr les revenus de Ja

55
migration à dcs fins producúvcs, ni malrimonialcs (voir Ancey, 1977). Lc
surproduil en pays Screr alimente !e ttoupeau lignager, dont aucunc tê te nc se
vend (Gastellu, 1982). Dans de nombreuses sociétés af.ricaincs, une part
importante des revenus est tenue hors de la sphere économique ct circule dans
un circuit généralisé d'endettcmcnt mutuei : ce phénomcne de la deu.e, trcs
pcu étudié, est classé en divcrs mouvcments de fonds, dans lcs enquêtcs
budgétaires. Les thcscs sur lcs échecs du développement rural à partir dcs
stratégies individuelles ou de groupes sont impuissantes à rendre compte de
ces faits. 11 semble bien que lcs comportements soient en partie prisonniers
d'unc logique trcs prégnantc, qui ressort des systcmes et non de la conscicnce
des individus ou groupes. Lorsqu'oo discute de ces faits avec des individus des
sociétés conccmées, ccux-ci nicnt qu'il y aít obligalion à agir ainsi. Au cas
parcas, «il est possíble de... mais ...». Dans le Sud-Camcroun:
( .. .)la cacMyêre m'appar1ien1,je peux la 11endre; mais, un homme qui a11ait réussi
en ville a vendu sa cacaoyêre, aprês quoi il es1 lombé ma/ade, est devenu infirme, et vit
tÍI! la charité de ses parents.

L'homme en qucstion, toul lc monde sait qu'il existe, mais il n'est jamais
du village de celui qui parle eL, Je recherchant, j'ai été renvoyé de village en
vitlage sur plusieurs ccntaines de kilomctrcs : village autrc, d'un autrc clan,
toujours.
Dans des travaux précédenl~ (parus en 1978 et 1983). j'avançais J'hypo-
these sclon laquelle le dévcloppement mettait aux prises deux modes de
rcproduction, plus que de production : dans la croisade du dévetoppemcnt, des
projets visant à provoquer une croissance auto-cntretenue sont mis cn reuvrc
dans des structures dont la survic exclut la croissance 1 A la question que
posaít Claude Meillassoux, il parrut envisageable de répondre : lc surproduit
ne génere pas de croissance, ne lui survivrait pas. Dcstruclion ou stérilísation
économique (thésaurisation), à des fins de renforcement des structures
politiques et/ou relígicuses, tel est l'usage dominant du surproduit, ou plus
précisémcm de la part qui cn est laissée aux paysans, cn fonction des
systemcs d'exploitation qu'ils subissent 14.
Il ~st donc totalement illusoire de vouloir la croissancc et mêmc temps la
préservation de struclUres socialcs existantcs. Gageons, hélas, que les guerrcs
et famines qui ravagent lcs tropíqucs feront plus pour crécr les conditions de
la croissance, par la désagrégation dcs structurcs sociales qu'elles entralnent,
que bien dcs projet<>.
Lc second exemple, celui de la course aux armcments, n'cst pas si éloigné
du précédent qu'il pourrait lc scmbler. II me permcltra de sacrifier au péché

56
mignon de l'économiste, quí consiste à quitter lc lCrrain de la stricte analyse
pour tcrminer sur des vccux picux. Nous avons vu que la guerre pouvait
aussi bicn être une consumation de la surproduction qu'un mode de régulation
pcrmeuant, par la stérilisalion d'abord, la dcstruction ensuite, d'entretenir
arúfícicllcmcm un processus de croíssance. Prcnant au pied de la lettre la
théoríe néo-classique baséc sur l'allocation optimale des ressources, pourquoi
fairc des canons ct non du bcurrc ? C'cst que la course aux armements
supposc m1 moins deux coureurs...
Du poínt de vuc des lhéorics économiques domínantcs, cctlc course est
éc.:onomiqucment aberrante ; du point de vue politique, les discours
sécuritaircs qui Ia fondcnt perdcnt toutc crédibilité parles proportions qu'ellc
atteint. A partir d'une théorie de la consumation du produit, cett.e même
coursc est tot.alement cohérente ; mais si la consumation est ce sur quoi clle
repose, s'il s'agit d'une logique lourde, inhérente à Ia reproduction des
sociétés industrielles, íI est d'autres voies possibles à cettc consumation. La
coursc à l'espace cn cst une ; 1a compétition dans le développement dcs arts
en cst une autre. Et la compétition dans l'aide au ticrs-mondc est ccllc qui
concilie le mieux la consumation-stérilisation d'unc part du produit, la
poursuite de la croissance, à l'cxpression de la compétition dcs blocs ct, à
toul prcndrc... la paix.
En séparant le concept de consumation de la théorie énergélíque ct de la
quêtc de la conscicncc de soi, j'ai considérablcmcnl réduit la pcnsée de
Gcorges Bataille. Lui rcstituant sa totalité, souhaitons que, lisant La part
maudíte ct prenant conscience d'cux-mêmes («du sens décisif d'un instant ou
la croissance se résoudra cn dépcnse»), les dirigeants des deux super-
puissanccs déplacent le licu de lcur potlatch de la course aux annements vers
Ia luttc pour 1c dévcloppcmcnt. L'éncrgic cxcédanlC dcvcnanl nourriture, et
non consumation définitive de la planet.e.

Notes

1. «Entre chcfs et vassaux. entre vassaux et tenants, par ces dons, c'est la
hiérarchie <1ui sétablit. Donncr, c'cst manifcster sa supériorité, êtrc plus,
plus haut, «magistcr» ; ( ...)» (Maus.<;, 1924, p. 269).
2. Joseph A!oys Schumpctcr, 1835-1950. Economiste ct juristc de
fonnation, il fít ses études à l'unívcrsité de Vicnnc. Successivcment

57
titulaire d'une chaire à l'université de Czcmowiz (1909) puis Graz
(1911), il fa it un début par la politique aprcs la Prcmicre Gucrre
mondiale. Profcsseur à Bonn en 1932, il accepte une chaire à Harward
qu'il occupe jusqu'à sa mort. Toute son reuvre témoigne de la
préoccupation permanente d'assurer statistique, histoire et sociologie à la
lhéorie économiquc, préoccupaLion qui l'éloignc des économistes néo-
classiques comme Keynes pour te rapprochcr de Marx.
3. 11 cst des chemins sur lcsquels mots ct idées ne peuvent pas êtrc reçus
tcls qu'exprimés, ranr on les suppose chargés de sens implicitcs. II faut
donc préciser qu'on n'attribue pas ici à Marx une conception mécaniste de
l'histoire, qu'on fait la parl des choscs entre histoire abstraite et histoires
concretes, brcf, qu'on a lu Ies textes ct notamment la «lettre à
Mikhanovski» (Godelier, 1982, p. 351).
4. Ainsi priait Ramses III : <<l'ai institué pour vous des offrandes divines en
plus de cclles quí existaient devam vous. J'ai travaillé pour vous dans
vos maisons d'or avec de l'or, de l'argent, du lapis-lazuli, de la turquoise.
J'ai contrôlé vos trésors. Je les ai complétés en choses nombreuses. (... )
Je vous ai bãti dcs châteaux, des sanctuaires, dcs villes. (...) Je vous ai
fait des encrepôts de fêtes, remplis de nourriture. Je vous aí fait des vases
émaillés en or, argent et cuivre par miUions. J'ai construit vos barqucs
qui sonl sur le tleuvc avec lcur grande dcmeure rcvêtue d'or.)> (Montct,
1982, p. 190). P. Montet ajoute : «En se dépouillant, en dépouillant
l'Egypte au profit dcs Dieux, Ramses UI n'innovait rien.»
5. Les chercheurs en scicnces humaines, sociologucs, anthropologues,
cthnologucs essaient parfois, trop rarement, d'expliciter leur rapport au
terrain. Georges Bataille possMe sur eux l'avantage considérable d'être
écrivain, de n'être pas contraint par le savoir-vivrc intellectue1 qui
conduit les chercheurs à élimincr - qui sera dupe ? - toute référence
personnelle dans leur explícitation. Lc chercheur et son terrain, oui ; le
chercheur face à lui-même, face à la part de lui-même extra-scicntifíquc,
sur son tcrrain, non ! L'authcnticité y perd un peu, la science y perd sans
doute beaucoup...
6. Longtcmps avant René Girard, Georges Bataille présentait le rapport
étroit qui lie la violence et le sacré ; cc themc cst consramment entretenu
tout au long de La part maudite, mais était présent, moins élaboré, dans
«La notion de dépense» : «11 (le sacrificc) n'est pas tcnu de détruire
comme le fcu, seu! le licn qui enchaínait l'offrande au monde de l'activité
profitable est tranché, mais cette séparation a le sens d'une consumation
défínitive ; l'offrande consacrée ne pcut être rcndue à l'ordre réel. Ce

58
principe ouvre la voie ao déchâtnement. il libere la violence en lui
réscrvant lc domaine ou clle regne sans partage» voír égalcment, sur ce
lhcme les pages 34, 50 et 51 de «La notion de dépense».
7. Les structures de produclion qui déLCrmincnt le surproduit som
considérées comme donnécs; l'analysc part du surproduit tel qu'il existe,
pour se poser le probleme des usages a!Lernatifs dom íl pourrait être
l'ohjet. Analyse toute théorique dans la mesure ou concrctement, dans
une socíété concrcte donnée, il n'existe guere d'allernativc. C'cst dans
l'usagc fait du surproduit que nous retrouverons les structures de
production.
8. «Prodigieuse consumation» : «vcrtigincusemcnt»; «dangereusement» ...
Et pounant, C. Duvergcr précisc : «En réalité (sic !), il semhle doutcux
que l'on puisse trouver dans la cívilisation azteque une quelconquc déme-
sure». Pourquoi? Parce que lcs Azt.Cqucs n'ont pas conscícnce d'une telle
dérncsure (!)
9. La question du Mode de production asiatique a donné licu à d'abondantes
ct ríches discussions dans les annécs 1965-1972 ; on se réfCrcra aux nu-
méros spécíaux de La Pensée, ainsi qu'aux travaux du CERM (Godclicr,
1968 ct 1969) voír égalcment Weber, 1971, pour l'analyse critique de
cette discussion.
JO. Tcl que défini par Marx, le concept était suffisamment classificatoire
ponr qu'il aít été appliqué aux sociétés mégalilhiqucs, égyplicnne
antique, soudanicnnes, indicnncs, chinoise, azteque, dahoméenne du
xrxe sieclc Cl bicn d'autres ! Commc tout cela n'ent:rail pas sans mal
dans la calégoric, on inventa dcs méta, para, proto, pseudo-asiatismcs.
La société étudiée ne rcprésenw.nt jamais la forme pure, cllc releva de
modcs de production naissants, inoribonds, résiducls, de transition : à
quoi bon pousscr l'analysc, puisque la classification, cahin-caha, en ticnt
licu... (cf., entre autres, Dhoquois : «Propositions pour une nouvcllc
classification des sociétés humaines», L'homme et la société, nº 11, 12,
l3 : Surct-Canalc: «Problcmcs thé.oriques de l'étude dcs prcmícrcs
sociétés de cla~sc», Recherr:hes lnternationales, 1967, 57-58). Ccrtcs,
Karl Marx disait que «la force cst la grande accoucheuse des sociétés cn
travai!» ; mais à ce comple, les péri<xlisations qui nous sont offertes
rclcvcnt moins de concepto.; que de forccps !.
11. On nie parfois que le trop-plein de la prodm;tion induslricfle soít à
l'orígine dcs gucrres récentes, en particulicr de la prcmiCre. C'est néan-
moins cc trop-plcin que l'une ct l'autre exsudercnt ; c'esl son importance
qui leur donna lcur cxtraordinairc íntensité (La pan maudite, p. 75).

59
12. II pourrail cn être dit aut.ant de la course à l'cspace. A la différence de la
course aux armements, eJJe repose moins sur une idéologie sécuritaire
que sur l'argumcnt de profits futurs, mais elle est aussi consumation du
produit.
13. La Réforme n'a pas explicitement corrcspondu à un changernent de forme
de production ; Fcrnand Braudel, comme Georges Duby, montrcnt l'auto-
nomisation de l'économie marchandc par rapport à la Cour, bien avant
cela ; par contrc, la Réforme véhicule un code de consumation tres dif-
férent de celui dont l'église est porteuse. (Ce fait est remarquablemenl
illus11é par R. Merle dans ses romans historiqucs.)
14. La définition classique de J'exploitatíon ticnt en l'extorsion du surtravail
dcs producteurs directs par des individus ou groupcs de non-productcurs
sans contrcpartie équivalentc. La belle rigueur de cette définition est misc
à mal dans les sociétés non-industriclles ou les bicns circulent entre
cadets et a1nés, ou celui qui pré!Cvc ou perçoit lc surproduit redisiribue
parfois avec usure ce qu'il a perçu. Cette difficulté nous vaut dcs mor-
ccaux d'anthologic ou la notion bicn peu rigoureuse et encere moins
définie d'intérêt général vicnt au secours du discours matérialiste : «Mais
ou se trouve la limite enlre le simple (sic !) pouvoir de disposer de la
richcsse et la propriélé ? L'existence de l'e:xploitation est un critere sur
(re-sic !) pour distinguer l'un de l'autre. Tant que les richesscs se trouvant
en posscssion des chefs étaicnt en majorité employées rums l'intérêt
général, on ne peut pas parler d'exploitation» (Sellnow «Criteres des
périodcs historiques»; Recherches intérieures, nº 57-58, 1967, p. 316).
A mon sens, l'appropriation du surtravail n'est que la traduction de
l'exploitation, laquelle trouve son fondemcnt dans la fonction de contrôle
de l'usage du produit, de sa consumation (pour plus de détails, voir
Weber, 1971).

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63
Annexe

Schémas reproductifs fondé.s sur


l'usnge du surproduit

l. Société à rcproductíon $Ímplc

<
dcstrm;tion - lhés:mrísation
sm1mxluit
consummation

(r<.~prodnction de la [orce de travai!)

stmcturcs productives s tructurcs productivcs

2. Société «asiatíquc» et /ou «féodalc»


consum:nion politiquc
ct /ou rcligieusc
dcstruction / thésaurisation

n..1Jroduction force de trav ail

structurcs produc tivcs strnciurcs procluctives

3. SociéLé accumulatrice

L ~ro"f..'::::'"º"
'""""""" ~ ""'" domll"""" ~

slJUcturcs pro<luctives "'L--------•


'--- ncuvel1C$ structures
(changcmcnr. d'échclle)
II
Questions de terrain

!
.i

1.
Eugénic Lcmoinc-Luccioni

La transgression chez Georges Bataille


et l'interdit analytique

Georgcs Bataillc cst vcnu parlcr à Sainte-Anne le 21 octobrc 1958, invité


par Jacques Lacan. Il dcvait publícr cn 1961, Les !armes d'Eros qui
rcprcnncnl lcs thcmes de cette conférence. li est mort cn 1962. Jc nc sais si
le texte de cette conférence a été exploilé. Jc n'cn avais ators saisi que les
silcnces Lourds. Ils m'avaicnt cngloutie. Et je pensais qu'il n'avail rien dit
d'autrc que ccs silcnccs. Mais les notes prises par Paul Lcmoinc sont Ià,
claires et complCtes: Gcorges Bataillc a dit alors quelque chose. Jacques
Lacan ct quclqucs autres Jui ont répondu.
Jc nc garderai ici, pour vous les transmettrc, que quclqucs traits. Le ti1re
étail lc suivant: «Sur l'ambigui't.é du plaisir et du jcu».
1 - II y a idcnlité du jcu ct du plaisir. Ils ne sont pas sculcment
ambigus l'un el l'autrc.
2 - L'un et l'autre sont hétérogenes au domaine de la science et plus.
Jargement à celui du travai!.
3 - Le plaisir n'en est pas moins récl que l'objct de Ia science.
4 - Enfin, <<lc jcu est la sphcre de l'improbable» à la différcnce de la
science. Le calcul - ct ccluí des probabilités sans doute? - nc vienl s'y
grcffcr qu'ultérieurement.
5 - Le jcu, 1c plaisir et l'activilé sexuelle sonl identiqucs à l'invention
poétique, et à la créalion artistiquc.
De tout ceei, il suit que Sigmund Freud dont Georges Bataille déclare tout
de mêmc qu'il cst à l'origine de ce qu'(il a) exposé, se trouve «aux antipodes
desa philosophie».
«Freud nous détache, dit-il, du monde du travail ct de Ia science.» II a
pourlant expliqué scientifiquement, quantitativement le plaisir. II en a donc
fait quelque chose de prévisiblc ou de probable.
Enfin i1 lc définil, poursuit Georges Bataille, comme simple détente,
résolution de tensions et même rctour au rcpos d'avam la naissance. J'arrête
là mon résumé. Certcs ! Gcorges Bataille ne saurait souscrire à cette
conception économíque du plaisir à laquelle il réduit la conccption de Freud.
11 y a cu des réponses à ccs diverses propositions et je vais cn faire part,
avanl de me passcr, en somme, la parole. D'abord celle d' Octave Mannoni.
Octavc Mannoni : Le jeu nc pcut être assimilé au principe de plaisir,
même si lc principe de réalilé pcut l'être au travai!. Car lc jeu de l'enfant par
exemple est un travail : ainsi !e jeu du Fon-Da, dit aussi jcu de la bobine.
Par ce jeu l'cnfant maítrise un déplaisir : l'absencc de sa mere, cn
l'occurrencc. J'ajoute que c'est une occurrence sígnificative. Et voici la
réponse de Jacques Lacan : entre te jeu et la science, il n'y a pas opposition
tranchée ; mais toute une série de gradations. Lcs O(igines ludiqucs de la
scicncc ne sont pas doutcuscs. Enfin et surtout !e désir n'est pas lc plaisir. La
cupido des Peres de l'Eglíse auxquels s'est référé Georges Bataillc, c'cst le
désir, impossiblc à subjuguer.
Au-delà du principe de p!aisir, il y a lc désir, lequel engendre Ia répétition
ct «c'est un drôle de plaisir», ajoute Jacques Lacan. J'en ai tenniné avec le
comptc rcndu de cette séance.

La notion de limite

Ccrtcs, l'~u..Te de Georges Batamc déborde largemenl ccs propos. Dísons


qu'il s'est trompé dans son interprécation de Sigmund Freud, tcllc qu'il l'a
exposée ce jour-là, car au-delà du principe de plaisir, bien cntcndu, il y a la
répétition et l'inslinct de mon. Or, en ce point, Sigmund Freud et Georges
Bataille se rejoignent. II suffil pour les mettre d'accord de substilUer !e mot
désir, au mot plaisir, comme la réponse de Jacques Lacan le suggere. II est
étrange que Gcorges Bataille ait méconnu celte convergcncc ... Je voudrais
dire au titre de préalablc - mais de préalablc essentiel - que Gcorgcs Bataille
parle encorc et toujours d'une expérience. Or, l'expérience n'esl pas récusable
d.aos la mesure même ou ce n'cst pas une philosophic : cllc n'est même pas
discutable. On nc peut qu'en recevoir lc choc. Elle consiste chez Georges
Bataille dans lc rcnversement du plaisir en son anéantissement. Cc n'est pas
dirc son contra.ire. La jouissance se renverse en une mort petite ou grande.
Laure parle d'aimer assez la vie pour aimer la mort jusqu'à la mort comprise.
Cette expérience singulicre est en effet indicible. Elle se réduit dans la
langue lacanienne, à ce signifianl premicr Sl, irrattrapable, qui ordonne le
discours de chacun. J'ai entcndu Jacques Lacan prier son auditoire de lui
renvoyer quelque écho de son díre, faute de quoi ce dire senüt celui de l'ídiot
ou du paranolaque. Or l'&:rivain est cclui dont le dire charrie du signifiant
premier, qu'il réussisse à l'imposer ou pas. Le reste n'est que littérature.

68
L'écrivain s'cxposc donc à l'échec. Pourtant, l'enjeu est là: lc signiliant
prcmicr doit passcr dans soo dirc. A ce moment-là, «dire, c'est faíre».
Alors, que faiic, si Ia parole mcnt? Si ellc laissc l'cxpéricncc indicible
hors desa príse. Aussi Gcorgcs Bataille s'est-il débattu (qu'on me pardonnc la
rcncontrc dcs mots) dans d'incxtricables diffícultés. Jacques Lacan a choisi le
langagc malhématíquc, pour rcndrc compte de l'indicible sans le ch.<uger
d'imaginairc; sans lc pcrverlir non plus en un objet comme fait la scicncc,
c'csL-à-dirc sans s'cxposcr à généraliscr le singulier; mais en resserrant, grâcc
à la notíon rnathématiquc de limite, cc manque à attcindre, l'irrecouvrable,
que déjà l'apologue paradoxal du licvrc cl de la tortuc illustrait dans
l'Ant.iquité.
Lcs síngcs, parmi lcs animaux, nc se savcnt pas promis à la mort. lls ne
connaisscnt pas non plus l'érolisme. Ceue référence à l'animal, dont Gcorges
Bataille dit aussi, magnifiquement, qu'il est comme l'eau dans l'eau, est plus
qu'une commodité. Ellc s'inscre dans cc que Jacques Lacan posera apres
Gcorges Bataillc commc fondemcnt à sa réllcxion : à savoir qu'on nc pcut
pcnser ct être i1 la fois; €wai xm vonv pour rcndre aux Orces ce quí
apparticnt aux Grccs. Etrc ct pcnscr s'cxclucnt. Là ou je pense je ne suis
pas ; là ou je suis - je ne pense pas. Dans lcs cercles d'Eulcr, auxqucls íl a
rccours cn ce point, Jacques Lacan inscrit les divcrs avatars de l'intersection,
laquclle nous écartc du «Jc pense donc jc suis» cartésien. Jacques Lacan
d'aílleurs n'a pas minímisé ccrtcs la méthode cartésienne ; je le dis en
passant. I1 y cst revenu sans rclâchc. Mais il y avait tout de mêmc sclon luí
un tournant à prendre, que Sigmund Freud avait déjà pris avant lui. Donc lc
sujet, qui se sait vivant, entre ainsi dans sa proprc mon signifiantc. L'êtrc
humain, dcs sa naissance (pour lc dírc d'une façon imagéc), cst exposé à un
choíx forcé: celui du signifiant qoi le fait se nommer lui-même. ll y a une
sorte de redouhlcment par le signifimn (mcuons: je), rcdoublcmcnt qui se
compliquem dans : moi, je ..., par exemple, rcdoublcment ruineux pour le
sujcl. Ccloi-ci nc sem plus jamais que représenlé par un signifiant pour uo
autrc signífíant. La pcrte d'être, subie au départ (départ non historique
toulefois), se répcte au gré de la répétiLíon. Toute rcncontre (amoureuse entre
aut.res) sera donc grcvéc nécessairement et ratée à chaquc répétítíon. C'csl la
ôucriuxta
li nc faut pas cricr aussílât au pessimismc cn ce qui concerne Jacques
Lacan. II n'y a pas de bonnc rcncontre, soit ! II n'y a pas non plus de rapport
sexuel. Mais il y a dcs relations scxucllcs et on y trouve jouissance, eocore
qu'il s'agisse d'une jouissance écomée. Ah! certes, ce n'est pas lajouíssance
lotalc !
69
Si cctte jouissancc n'cst pas cotalc, toutcfois, ce n'est pas cn raison d'unc
interdiction morale, au premicr chcf. Ccrtcs la mcre est interdite, lc tabou de
l'ínccstc est l'interdil majcur. Mais. le dirc ainsi, c'esl fairc retour au mythc.
Et d'ailleurs, il cst bicn vrai qu'on pcut le dire, aussi, de cette façon-là. Mais
on pcut dire aussi que la jouissance totalc, pour êtrc totalc, devrait se
contcnir elle-même. Ellc fram:hirait alors sa propre limit.e ct s'anéantirait, se
nierait elle-mêmc. C'est ce qui se passe peut-êtrc chcz Georges Bataillc dans
son cxpérience limite.
C'cst pour préserver la jouissam;e dite phallique, celle du signifiant, qui
faitjoucr la loi de la castration symbolique, que Jacques Lacan pose la limite
comme inhércnte à la cháinc dcs répétitlons, ct la poser en chacun de ses
traits, dits traits unaires. La jouissance donc comporte sa proprc limite et un
reste, désigné par une leure: (a). Cc qui n'empêchc que le Jouis esl lc scul
impératif lacanicn. Tandis que lc seu! interdit est cclui qui consiste à poscr
un Tout : que ce soit la Jouissanr.e toute la Femme Toute; ou lc Savoir
absolu. lls sont hors d'attcintc, plutôt qu'interdits, au sens moral du tcrmc.

La transgrcssion
chez Gcorges Bataille

Sommes-nous loin de Gcorges Bar.aillc ? Hé bien, oui, jc le crois. Ni


Georgcs Balaille, ni Maurice Blanchot n'ont rccours au (a). Et si je dis :
recours, c'cst en raison du scntíment que j'ai quand je les !is : ils rcfusent
tout recours. En cc qui concerne la mcre. Georges Bataille a écrit, on le sait,
un roman que j'appcllcrais plu!Ôt Traité de profanatúm majeure, pour me
citer moi-même (Esprit, nº 2, 1966). En effet, j'ai pu écrire que c'est un cas
parfait d'inceste mere-fils; un cas abstrait par conséquent; il allcint un tel
degré d'achevcmcnt dans la vénération ct l'abjcction qu'on peut être sOr qu'il
ne s'est jamais présenté dans la vic récUe. Ce n'est pas un cas concret mais
plutôt un «Théoreme», comme le film du même nom de Picr Paolo
Pasolini. Je notais toutefois dans cet article que 1e fils avait élé:
( ...) cont;u dans la forêt alors que sa mere âgée de treize ou qualorze ans, d peine
nubile, cavalait dans les bois, en proie à une frénésie des sens dont seules ccrtaines
histoires mythologiques peuvent nous donner une idée. Qu'un homme se soit trouvé là.
la lUlÍssance de l'enfant l'a prouvé. Mais dans ce déchafnemenJ desforces de la nazure,
pouvait-il compter ? ll disparw, bienlôt, ejfacé par le destin et sa propre médiocrité.

On songe apres coup à L'amant de Marguerite Duras.

70
J'ajouteraí aujourd'hui que cc génitcur n'a pas compté, en tout cas comme
pcre; la fonction mét.aphoriquc du Nom-du-Pcrc, venant en opposition au
désir de la mere, n'a pas joué. Le désir de la mere est donc demeuré entier,
commc on le dit d'un animal mâle. Autrement dit, la mere s'est trouvée
éludcr la castration symbolique. Ellc s'est voulue toute, pour parlcr comme
Jacques Lacan.
Ccttc jouissance totale, <1ui lui fait désirer et posséder son fils, a une
connotation animalc ccrtainc. Pourtant, nous sommcs chcz Ies humains cl
l'anímalité devíent ici profanation. Au point d'abaissement le plus bas, surgit
cn cffel le sacré. Cela bien qu'étant présente commc un artifícc, c'cst
l'cxpériencc de Gcorges Bat.aillc.
J'ai dit que Ia jouissancc était indiciblc parce qu'cllc ne se conticnt pas
ellc-même et, qu'à la limite, la parole manque. II le dit aussi : le sujct
s'effondre. Au-delà, il n'y a que mort et folie, dans l'expérience qu'il en fait
comme dans le théoremc poétique qui en rend compte.
Certes, Jacques Lacan aussi le díL: Ia limite de la liberté cst Ia folie.
C'cst pourquoi sans doute, il assortil l'impératif: Jouis ! d'un conscil
pratique. «Les non-dupes errent» (les non-dupes de l'objet [a] s'entcnd). En
quoi, il est aisé d'entcndre les noms du pere par homophonie. Mieux vaut
donc être dupes. Si nous acceptons le leurre de l'objet (a), nous préservons
notrc faculté de jouissancc. Ainsí, faulc pcut-êl.re de ccs Noms-du-Pcre,
Gcorgcs Bataillc n'a+il pas fait sa place à l'ohjct (a), qui n'est d'ailleurs pas
un objct, mais une placc, désignée par une lcure ; la place d'un écart et d'un
reste.
Pourtaot, dit Gcorges Bataille aprcs Maurice Blanchot, lequcl rcfuse aussi
cc rccours, il faut tout díre. Ecoutons Maurícc Blanchot : «Il faut tout
dire, la liberté est la 1iberté de tout dire, ce mouvement illimité qui est la
tcntation de la raison, son vreu secrct, sa folie, l'Inconvenance majeure.»
Dans ce tout dire, n'y-a-t-il pas un vreu semblable à celui de transgresser?
D'atteindrc l'au-delà de la limite, jusqu'à l'incommcnsurable de Ia mort, ou la
folie? J'ai pu écrirc aussi que chins le mot de désastre (voir L'écriture du
désastre), s'encastrc la lcurc (a) qui a déscné Je mot désêtrc, plus courant chcz
lcs analystcs qui font à pctit (a) un autre sort. Maurice Blanchot rassemble
désa<;tre et désêtre dans cettc phrase ou il se décrit comme «un enfant
foudroyé par la révélation du ricn».
Ou l'on voit que l'cxpériencc de Mauricc Blanchot n'est pas non plus celle
de Gcorges Bat.aille. De l'une comme de l'autre, pourtant seule l'écriture
JX>étiquc pcul rcndre comp!.C.

71
Chez. Gcprgcs Bataille, l'écriturc poétique, elle-même, est cxpérience du
sacré. Cornme l'expéricncc érotique, elle doit être dyonisiaque : il rejoint ici
le tout dire de Maurice Blanchot. Georges Bataille pose clans Les larmes
d'Eros. l'équation suivante:
Dyonisos = ivrcsse = transgrcssion = folie.
La transgrcssion ouvrc !e sujet à la .communicatíon forte. Tandis que
!'animal était comme l'eau dans l'eau, l'êlrc humain s'est trouvé séparé,
divisé (on pcut parlcr de désastre ou de castration symbolique, ainsi, les trois
auteurs se rencontrcnt-ils au moins une fois). L'cxpérience érotique remet
l'homme en communication dans la rencontre avcc l'être le plus nu, le plus
ouvcrt: une femme; dans le paroxysme loutc identité se dissouc cL le sujct
même éclate. Mais Laurc, aussi bicn, peut êlre dite follc et malade. Mais il y
a un sommet, eelui de la transgressíon ou la vie et la jouissance oscillcm
encere, lc tcmps d'un éclair. Alors la communication <<écroule les murs de la
prison personnelle», comme dit Gcorgcs Bataille.
C'est une expérience: si Georgcs Bataille s'épuise à Ja conccptualiser,
c'est par un surcro'it de désir de communiquer, de briser Ia limite de la parole.
Apres tout, il est arrivé à Laurc et à lui d'écrire les mêmes choses, comme en
témoigncnt les Ecrits de Laure et ccux de Georges Bataille lui-mêmc. Ceue
identité de tangue n'est pas sans significalion. Laure écrit donc, pcu avant
son agonie, que l'ccuvre poétique est sacrée en cc qu'ellc cst la création d'un
événcment topique, d'une communication, rcssentie comme nudité. Elle cst
viol de soi-même, dénudation, communication à d'autres de ce qui cst raíson
de vivre ; or cette raison de vívre se déplace. L'événement topique, le
déplacement sont ici claircmcnt cspérés. Il s'agit de l'un à l'autrc sujet, du
déplacemcnt de sa raison de vivre, dans «l'unité communielle». Cette
dépossession de soi n'cst pas évidemment possession ní aliénatíon. C'est
même le contrairc à savoir : la liberté périlleuse dans le hors-limite.
L'identité d'écriture, que j'ai notée au passage, n'est qu'un aspect de cct
événement topiquc. Ecrire, pour Georges Bataille, c'était pcut-être multiplier
l'événcment
L'expérience uniquc n'étant pas transmissible, Jacques Lacan a cu rccours
au Jangage mathématique pour nc pas courir lc risque de parler seul. La
communication est un choix forcé. Les sujets qui parlent à deux, se voucnt-
ils à la mort? en meurent-íls ? L'expéricncc de Laure dit oui. Celle (la
même) de Gcorges Bataille dit non. Peut-être n'a-t-il pas pu devenir
suffisammcnt l'autre dans l'unité communiellc, l'autre, c'cst-à-dire une
femmc. 11 fait donc le vccu que son intelligence du moins s'ouvrc, commc
une femme : «Je n'hésite pas pour mon intelligence à réclamer le rire

72
grossicr qu'évcille un dcnicre de fcmmc.>> C'est le tout autre, E:'topov.
comme la prostituée abjecte comique, l'autre auqucl il doit accédcr. Jc me
réfere ici à une leçon de Lucette Finas cmcnduc au College international de
philosophie. C'est en ce point que la transgression coincide avcc l'acme de la
jouíssancc.
La culpabilité s'ensuit : il y a abjcclion, prostitution, meurtre. Cc
rcnversement qui ponctuc la transgrcssion n'est pas étranger à la pcnséc
analyLíque, surtout si l'on se réfüre à Sigmund Freud. Toutefois, Jacques
Lacan, quand il parle d'interdit, met la loi morale non avant l'interdiction,
mais aprcs. comme successive et homologue à la loi de la castration. .C'est le
surmoí qui institue apres refoulcment la moralc et opere cette sorte de
revcrsion de la loi de la castration symbolique. Cette morale est frappée de
secondarité.
Lc sacré de Georges Bataille au contra ire est primaire au sens freudien du
terme. 1l est fondamental. II es.t là en même temps que l'homme, cncore que
l'homme ait à le rencontrer, à le trouver, à le révéler.
Pour conclure, je dírai que l'interdít analytique n'cst pas l'intcrdit de la
transgrcssíon, parce qu'il marque une limite qui n'est pas à transgresser. La
notion de limite chez Jacques Lacan est plus proche de Ia notion
mathématique de límitc, dont le petit (a) mesure l'écart. Cctte limite, on
l'approche. on ne l'atteint pas ; loin de la transgresser ! Et ce quí est interdit,
c'cst la tcntation de la tocalité qui cst aussi la tcntation de Ia folie. Sans doutc
Ie mot d'imcrdit dcvrait-il êtrc, pour l'hcure, proscrit.

73
'r

Mattinc Paoli-Elzingrc

«Qu'est-ce que je fais


quand jc suis socíologue ? »

Paris 15 juin 1982


journal de terrain *

!mprcssions sociologiques. La ruc vient maintcnam m'avcrtir de l'intérêl


de se sentir voyagcusc, même dans sa villc natale: en quitt:mt C., une
promcnadc utilc : véríficr la pancarte d'un cenlie de planificalion déjà étudié
clans Paris.
Au retour, dcux ínformat1ons: la prcmicre: jc Lrouvc sur un étalagc de
librairc un livre: L'érotísme au Japon ou bicn L'érotisme japonais, j'ouvre
!e livre, cinquante fomes, je pourrais l'acheler... II s'agit d'estampes en
coulcurs: qu'y voit-on? Dcs couplcs cL dcs groupes des dcux scxcs, à moítié
dénudés dans l'cnsemhle ; ce qui cst frappant, c'est que le dessinatcur a s:.úsi
eles gcstcs, dcs poses, plutôt dcs posturcs ou lcs organes scxuels sonl trcs
apparcnts.
II s'agit de sccncs príscs dans dcs salons ou dcs chambrcs, mais on dirait
plutôt dcs lieux sociaux et mm réellcmcnt privés; de plus le dessinatcur a
exacerbé la présence <les organes scxuels, au milicu de toul l'environnement,
on dirait qu'ils sont dcssinés différcmment du reste, car ils ont un aspcct
sauvage et cru ; je regarde cela sous une arcade de la rue de Castiglionc ct jc
scns dcs rcgards curieux mais brcfs derriCrc mon épaule ; j'ai peur, la
communication s'engagcnút-elle dircctcment entre moi et cet homme derricrc
mon dos ... Peut-êtrc à propos de ce frisson que nous donnent ccs ímagcs, en
pkin air et dans lcur étrangcté : dcs personnagcs sont dans de t.ellcs
positions, si mélangés, qu'on ne sait pas à qui apparticnt telle ou telle
jambc, tcl ou lei bras ; sur une page moins pleinc, jc vois un couplc,
l'hommc et la fcmmc sont totalcment nus, ccttc fois ; chacun cst assis sur
une balançoire Cl il cst certain qu'ils s'élanccnt chacun l'on vers l'autre, détail
à ne pas omcttrc : les scxes masculins sonL lOujours dressés el tres gros. lcs

+ Fragmcnls de «Paris-Di\le», 1980-1984, 250 p., manuscrit 110n publié.


sexes des femmes sont tres gros ct possCdcnLune fonte ou une langue rouge,
je trouve que cela ressemble à une blessure : posílion gynécologique des
fcmmes et les hommes '! Leurs jambes aussi doivent être écartées et leurs
vêtemcnts dans un désordre élégant, à part les organes et lcur chair exposée,
il est difficile de díre ou sont les vêtemcnts des fcmmes ct les vêtements dcs
hommcs, ou sont les fcmmes et ou sont lcs hommcs...
Erotisme... mélange de gestes, de postures, morccaux de chair dénudée au
milieu des vêtements et intérieurs de maisons, groupcs de quclques pcrsonnes
occupées à se caresscr, et cngagées dans dcs mouvcment<: ; pour la
balançoire, c'cst le jeu de deux partenaires.
Les dcssins sont, par cndroits, trcs grands, comme dcs dcssins
anatomiques, les détails, la coulcur sont suggestifs : c'est lc corps, mais
jamais un bras, un visage nc pourraicnt nous surprendrc ainsi, à moins d'être
écorchés, pourtant les partics sexuellcs ne sont pas écorchées sur ces dcssins,
ellcs sont représentócs, mais elles transmettent quelque chose d'écorché on
sent la bles.'\ure pas loin, Jc risque de la blessure sur la délícatcsse des peaux.
Plus loin, dans la rue de Rivoli, des hommes, des femmes mangent et
boivent aux terrasscs des cafés, j'ai envie de rentrer chez moi, j'ai faim ct je
suis fatiguéc ; dans un magasin j'ai cssayé des boucles d'oreillc en cristal
taillé et un bracelet en métal rouge, tout cela m'allait bien el pourtanl je n'ai
ríen achclé. Les colifichets parisícns m'encombrent, j'aime l'image d'une
femme belle sans les attributs fémínins, moi, débarrassée des devoirs de
plaire d'une ccr1aine maniere ; cinq minutes apres la boutique et le livre
japonais, un homme qui me croise, me rcgarde avcc insistance, je pense: il
me trouve séduisante? Je rentrc dans lc métro, !ui, a rebroussé chcmin pour
me suivrc ; je lc sens derriere moi, il dit: «Lc métro c'est bico, mais
marcher à pieds c'cst mieux, vous n'aimez pas marcher ? » Je réponds,
partagée entre la rage provoquée par son indiscrétion et la volonté d'être
polie, c'cst-à-dirc de fairc commc si nous parlions de la pluie et du beau
tcmps et de me dégager de son agressivité, il s'éloigne... II a conclu que je ne
chcrchais pas la compagnie. Encare une fois, de quel droit m'a-l-il adressé la
parole pour me demander ma compagnie ; son désír d'unc femme, ou de nc
pas être seu!, ou ... ? l'y a poussé, ct moi jc n'avais pas besoin de Iuí, ators
je me suis sentie coupable, je me revoyais dans !e miroir dans la boutiquc
avec des bouclcs d'oreillcs qui scintillaient, c'étaít glamorous et j'ai cru que,
nc les achctant pas, la féminité resterait plus authentiquc et en ma
possession, eh bien, cet homme m'a montré qu'il délient le pouvoir et le
droit de me parler sans que je ponc les boucles qui séduiscnt : je crois que

76
1'
;
~ .

ccs bijoux sont créés par Ics hommcs ct pour lcs hommcs, alors ma beauté,
mon bonhcur de vivrc, commcnt l'cxprimer sans parler cc langage, puisqu'il
struclure toutc la vic ou prcsque ?
En rentrant chez moi, j'ai voulu écrire parce que cela m'inll'iguc qu'il n'y
aít pas une Gcorges Bataille, par exemple : une GernJaine Bataille ! , qui
s'cxprime aussi bicn, sur lcs scicnccs, sur la réalité qu'cllcs transmetlent, et
louchc avcc víolcncc à l'cxistcncc, à l'érolisme, possédant un «lieu
théorique» 1.

Paris 17 mars 1983


journal de terrain *

La rcchcrche a véritablcment commencé le jour ou j'ai vu une fcmme


nue, et plus exactement nuc : au scxe, aux fcsses, el plus précisément dans
la posíLion ouvcrte et écartée que nécessite J'examcn gynécologique: j'ai eu
pcur, jc me sou vicns de cctte tcrreur devant cctte parlic du corps, tcrreur que
j'aí rctrouvée en assistam à un avorlcmcnt, tcrrcur augmentée par, ce jour-là,
l'agrcssivité du médccin contre les femmes ct contrc moi; la terreur venait
de la coulcur pâlc du corps de Ia femme, enfin de. sa peau. j'ai cu pcur de la
mort ou du corps sans parole, de la maticre récllc ; jc sois sortie du bloc,
prête à m'évanouir. ou à vomir. La mêmc frayeur et le trouble brúlant m'est
transmis par lcs estampes japonaises appelées érotiques, ou à Ia place dcs
chairs on pcut ressentir dcs blcssurcs, des crevasses sans fin, mortcllcs ; ici,
la vuc d'une partíc de la chair dcs femmes se confond avec la chair toutc
voisinc de l'hommc, de son scxe à lui aussi, ct ce n'est pas au plaisir que l'on
pense, mais à la transgression dans la rclatíon cl l'énergie immense dépensée
ct lcs émotions et lc risque de manquer de savoir exactement ce qui se passe
alors dans ce momcnt de vic intcnse.
Sociologic de... la nudité de l'érolisme ... .érotisme. comme diraít Franco
Fcrrarollí 2 (il me le dísait de Simone de Beauvoir Le deuxieme sexe), c'cst
un mol cncorc bicn lívrcsque, c'est plus vrai, si jc dis du nu, du corps, de la
peur... de l'horreur de touchcr la pcau de quelqu'un ou du plaisir immense de
nc plus ressentir que la joie et l'aise dans le contact, par cclte transgrcssion
dans l'amour et 1c désir.

* Fragmcnts de «Paris-Dôlc», 1980-1984, 250 p.. manu~crit non puhlié.

77
Tout ce que disent les femmes dans les consultaLions c'cst cette difficulté
de vivre avec lcur proprc corps ou bien cclui de leur cnfant, ou bien celui
d'un homme, et les difficultés de l'inclividualisalion.
Sociolog1e de la vie... dcs tonncs de papicr cachent la víe, par la terrcur
d'y atteindre, de raconter son histoire, d'y porter un regard sensible.
On pourrait muWplier les témoignages d'cxpériences ct les citations
d'écrivains, qui ont dit ct montré commcnt la connaissance du monde qui
passe par lcs émolions est la plus forte et la plus réelle, traduítc dans une
forme cxpressivc; par exemple, lsaac Bashcvis Singcr, Eugcne Ioncsco,
Virginía Woolf... 11 existe aussi des exemples de pralicicns, thérapcutcs. de
savants remarquablcs qui prônent la valeur immense de la parole dcs poctes :
«S'it y a quelque chose de vrai dans ce que je fis, il se irouve que Jes poetes
en auront déjà parlé» (Donald W. Wionicolt).
Dans ce textc que je vous adresse aujourd'hui, il y a deux point'\ que je
souhaite évoquer : tout d'abord, les effcts de la littéralUre, lc fait d'écrire ce
que je vois et cc que je ressens, ce qui passe par moi dans ma pratique de
recherche sociologique, antJuopologiquc ; puis l'aidc profonde et la
communauté que j'ai lrouvécs dans l'écriturc et lcs themcs abordés par
Georges Bataille.
Mon expérience de rechcrche anlhropologiquc basée sur le terrain en
Francc a quinze ans, ma fréqucntation dcs textcs de Georges Bataille, six ans.
Au fil du temps, mon travai! s'cst pcu à pcu formé, précisé ct je me suis
at1achée à dcux domaines de la rechcrche :
1 - Le fait de l'intcrvcnlion dcs femmcs sur lcur corps fécond
(contraceptions diverscs ou son abscnce), le rapport de la société au corps des
femmes, à lcur sexe. 2 - Comment pcnser le féminin et comment intervieot
la chcrcheuse devant cct objet ; plus largemcnt, quel cst le rapporl de
l'observateur à son objct de connaissancc, et qu'est-ce qui est faussé, éludé,
expurgé ou propremcnt social dans lcs sciences de l'homme.
Au bout de quinze ans de pratique et au tcrme d'unc rechcrche densc sur
les fcmmes ct leur corps baséc surdes récits de vie, dcs obscrvations dans
une même consultation de gynécologie psychosomatique ct dans de
nombrcux hôpitaux 3, j'ai saisi quelques élémentc; qui m'avaieot amcnée à
l'elhnologie : mon gout des corps p~. des fêtes, des rites, du sacré, du
rapport de la société à la nature, à la matiCre, à la mort, et mon aptitude à
regardcr, à dire, à analyser.
Mon premier terrain, au Bocage normand, conccmait l'étudc des faits de
connaissance, utilísation, appcllation des planles sauvages (soins du corps
humain et des animaux, m<1gie) 4.

78
Mon demier terrnin concerne le corps des fcmmcs ct le traitement de la
fécondité.
A mesure du travail, j'ai laissé mon écriture se libércr, traccr ce que je
voyaís ct ressentais, déborder des idées préconstruitcs, jusqu'à prendre
conscience dcs troubles, du contact, vísuel, physique avcc l'objct s.
Pcu à peu, pendant l'effort de délimitcr lcs éléments de savoir ohjectif, sur
les femmes étudiécs, dcs élémcnts émotionnels, imaginaires du vécu ct
l'dfort de désintriquer les liens entre lcs dcux, jc rencontra.is dans les reuvres
de Gcorgcs Bataílle des éléments de ma rechcrcbc: dans L'érotisme, Ma
mêre, Les /armes d'Eros, L'e.xpérience intérieure, L'Jmpossible ; tant du point
de vue de la démarche de la connaissance propre à Bataillc, réflexivité et
stylc, que du point de vue du contenu : lc corps, la mort, le sexe, le sacré,
l'érotismc, la transgrcssion, éléments que l'Académie, ct les académismcs onl
tcndancc à mellre de côté...
L'écriture litt:,éraire, réflexive, si cllc cst pratiquée, n'est pas vraiment de
mise, c'est une pofüiquc du savoir, forte, qui peul transgrcsser et déborder le
mode scientiste et ou l'objct peut dépasser le sujet et ses présupposés.
De grands penscurs ont pourtant élaboré des méthodcs de mesure el de
théoric dcs phénomenes sociaux autres que comptables, positivistes, ou
l'instrumcnt, l'outil csl plus prês de l'objel, ou le clivagc entre sujet et objet
tend à être supprimé 6, mais ils ne som pas au centre du pouvoir institué.
Dans l'a:uvrc de Goorgcs Bataille ce sont les ouvragcs : Les /armes
d'Eros, l'érotisme, qui réunissem pour moi le mieux, lc talenl de
l'anthropologue, du sociologue et celui de l'écrivain. Outre son utilisation
d'une langue de qualité, Gcorges Bataille avait su que l'anlhropologue doit
ouvrir lcs yeux et apprendre aussi des donnécs dcs émotions, des expressions
artistiqucs ct pas sculement des produits de la scicncc pour saisir les points
lcs plus important<i d'une société, d'un groupe, d'un individu, ce qui rcssort
du «noyau central», du «noyau brUlant de profond silencc>>, du tabou 7.
L'analyse de la société modcme índustrielle, de la constitution dcs
rapports sociaux, de la violencc ct du sacré, a trouvé quelques voics pour
excaver lc sujct et sa politique dans son licn d'autonomisation ou
d'assujeltissement à la naturc, au social. Des femmes maintenant brisent les
barrieres des regards scíentifiqucs, hégémoniques qui limitaient leur part dans
la connaissancc, la création, elles le font cn particulier par L'écriturc ct par
lcur voix de sujet critique, com me personnes. Les mêmes qui font les sourds-
aveugles à ccs forces nouvelles, font les sourds-avcugles aux forces subtilcs
qui savent douter, des anisans du mot juste, pour dire justcment l'expérience

79
de la pcrsonne avcc le monde social. Lcs poetes el les femmes peuvcnt
nous cn apprcndrc sur notre sociéLé s.
Dans L'Afrique fantôm.e 9, Michcl Leiris a mis cn évidencc la LCnsion
entre l'objcctivité et la subjectívité de l'observateur, ct sa particularité : le
drame. En cc qui concerne la posscssion, ses rites, sa signification, il dit: je
ne pcux pas étudícr la possession, resLCr extérieur à ellc ct aux possédés:
J'aimerais mieux être possédé qu'étudier les possédés, cormaítre r.harnellement une
zarine que connaiire scieruifiqt.U!menl ses tenanls eJ abouJi.ssanJs (op. cit., p. 324).

Dcpuis les récits de voyages de l'c\hoographc François Péron cn Nouvclle-


Hollandc au XIXe siecle, ou hommcs sauvagcs et civilisés s'assurent
mutucllcmcnt de leur constitution scxucllc et virile 10, Cl lcs réflcxions de
Michel Lciris en Afriquc. jusqu'à nous, la 'préscnce commc «observateur»
éveillc toujours chez l'anthropo!ogue <les pensécs qui se rapportcnt à lui-
même, dans sa connaissance de l'autre, et l'écriturc liuéraire a ccltc facullé de
décrypter, de fonner un regard théorique.

Notes et
références bibliographiques

l. a) Cf. Daniel Vidal, sociologue, ma1trc de rcchcrche au CNRS.


b) Cf. ma lhcse d'amhropo!ogie en cours: le futur antérieur, univcr-
sité Paris V, Rcné Descartes. DireclCur, M. !e profcsseur L.V. Thomas.
2. Sociologue, dircctcur de l'Institut de sociologic de Romc, il dirige la
rcvue La critica sociologü:a.
3 a) Dix voyages-enquêtcs en province, Les centres de planification et
d'éducationfamiliale, étudc de dix cas, ministcrc de la Santé
b) Une enquêtc à Paris et cn région parisicnnc. Deux cents intcrvicws de
femmes, dcux cents intcrvicws de soignants. Observation de cent cin-
quante-trois consultations.
4. Cf. ma maiLrisc d'elhnologie, réalisée avec A. Leroi-Gourhan, A.
Haud.ricout, J. Guiart, Paris, 1969 : Les plantes de ramassage en
Europe : le cas d'un village du bocage normand, {e Berry-Bocage. Etude
de la connaissance de l'utilisation et de la c/assifícation de.s plantes
sauvages.

80
5. Cf. Martine Paoli-Elzingre, «Observateur ct objcl: la démarcation et les
pcrturbations. La naturc des donnécs dans l'analysc sociologique de l'ex-
pé.rience sociale du corps féminin», colloque CNRS: «Champ social ct
inconscicnt», Paris, juin 1983.
6. Cf. Gcorgcs Dcvcrcux, De l'angoüse à la méthode dans les sciences du
comportement, Flammarion, 1980.
7. Cf. Gcorgcs Bataille, «Attracúon et répulsion. Tropismcs, scxualité, rírc
et larmes. 22 janvicr 1938», in Denis Hollier (ed.), Le College de
sociologie, Gallimard, 1979, p. 188-208.
8. Cf. par exemple, Suzan Griffin, Woman and Nature. The roaring inside
her, Woman's Prcss Ltd, London, 1984 ; Martine Paoli-Elzingrc:
«D'cllcs à nous. En se retoumant vers lcs sourccs non académiques: les
romans des féministcs américaíncs du x1xe siecle», colloque CNRS :
«Femmes, féminismc, rcchcrchc». Toulouse, décembre 1982.
9. Cf. Michcl Leiris, L'Afrique fantôme, notammcnl p. 250, 17 mai et
p. 324, 23 juillet:, Gallimard [1934] 1968.
10. Textes cités par Jean Jamin, «Faiblcs sauvagcs... corps indigenes, corps
indigent<;: lc déscnchantcmcnt de François Péron», in J. Hainard, ct
R. Kachr (cds.), Le corps en jeu. musée d'Ethnographie, Neuch_âtcl.

81
Dcrtrand Pulman

Georges Batai11e et les ethnologues :


plissements de terrain

II me semblc que lcs incursíons de Gcorgcs Bataillc sur le tcrrain de


l'c1hnologic sont toujours comme déplacécs. Du mêmc coup, j'ai lc
scntimcnt que ccs frayagcs déplaccnt l'cthnologic, cmpêchcnt l'cthnologie de
s'assimilcr à ellc-même ct de se lovcr trop tranquillcmcnt dans la somnolence
académiquc dcs disciplines. dcs clôturcs. des frontiercs ; comme si chaquc
imervcntíon de Gcorgcs Bataille s'accompagnait, pour lcs cthnologucs. d' une
mise en gardc: jc nc vous suívrai sur votrc terrain que jusqu'à un certain
momcnt 011 jc vous montrcrai J'écorce de la tcrre soudain se dérobcr sous nos
pas. Ce sont les effets de cc déplacement quí vont m'intéresser id : ces
trcmhlcments, glisscmcms, dércglcmcnL'>, susceptibles d'être affectés, par
l'écriturc de Gcorgcs Bataillc, aux concepts ct aux méthodcs apparcmment les
micux assurés de l'ethnologíe.
Vous l'aurez deviné, je me rocalíscrai cn parliculier sur la notion de
«tcrraín» pour maniícstcr commcnt il me parâtt possible, à partir de Georges
Bataille, de rcfuscr à ccttc notion lc stalut d'une évidence ou d'une simplc
cxigence méthodologique quí scrait transparcnle à sa propre efficacité.
L'cthnologie est accoléc à une sorte de contradiction qui ful souvcnt
rclcvée et énoncéc par lcs cthnologues eux-mêmes sous la forme d'une
antinomie entre son but ct ses moyens d'unc pan, son ou ses objeL(s) d'autrc
part. Pierre Clastres formulait cette «ambigu'ilé spécifique» de l'ethnologic de
la maniere suívante : «Le paradoxe de l'cúmologic, c'cst qu'ellc soit à la fois
scicncc, ct scicncc dcs primitiís)} 1, Cc qui se dédine ici comme un
«paradoxe» est la difficilc conjugaison entre une intention scientifique
ínitialc et le choc en retour d'un trajet itinérant qui met l'ethnologue au
contact de réalités autrcs, dont il nc sait plus trcs bicn comment les articuler
avcc le langagc profcssionnel qui dcvrait êtrc le sien, avcc lc langage du
travai!, ele la scicnce.
Lorsque, dans L'Afrique fantôme, Michcl Leiris écrit : «J'aimcrais micux
(\.trc possédé qu'étudier les possédés. connrutre charnellcment une zarine que
connaltrc scicntifiqucmcnt ses tcnants ct aboutissants» (p. 324), il nous
inlroduit au vcrsant vécu de cctlC contradiction. Dans sa contribution, Scrge
Ferrcri insiste à justc fürc sur le fait que, au moment du passage cn Ethiopic,
lorsquc enfin l'expéricnce africainc s'intensílie pour Michcl Leiris, c'cst
l'clhnographie cn tant que travail qui Ires vitc lui dcvient insupportablc ;
c'cst avec la dimcnsion officicllc, professionnclle, scientifiquc de la mission
Dakar-Djibouti qu'il entre cn rupturc, puisqu'elle s'oppose au nécessaire
abandon de soi.
Voyons maintenant qu'elle est la formulation légerement déplacée que
donne Georgcs Bataille à cc probleme, cn reprenant un tcxte, déjà cilé par
Dominique Lcc0q ; il s'agit d'un compte rcndu de Tristes Tropiqu.es. paru cn
1956 dans Critique :
En son principe, un ouvrage d'ellll'Wgraphie est l'atuvre d'un spéciafüte savant, qui
rejellc la forme littéraire, qui s'appliql.U! de son mieux à réaliser la fo rme prosai'que, la
seule qui réponde au soucí exclusif de l'cxaclitude objective. Il y a cependan1 une
difficulté. Par son obje1, l'ethnographie introduit la vie humaine, et celle-ci, dans
l'eihnographie, prend un scns tou.t à fait contraire à la limite : cet objet n'est-il pas
justement la vie humaine au-delà des limites que lui d onne la civilisalion blanche, à
laquelle l'ethnographie appartient. L'etlmographie n'est pas seulemcnt w1 domaine
entre autres des conno.issances, c'est une mise eri question de la civilisation des
connaissances, qui est la civiii.rotion des eJhnographes(nº 105, p. 100-101).

Au premicr rcgard, nous pourrions croire que Gcorges Bataille tr.litc ici
de la contradicüon que j'évoquais en citnnt Pierre Clastrcs précédcmmcnt.
Mais, à y regardcr de plus prcs, il me para!t plus exact de dirc que, ccttc
contradiction, Gcorges Bataille la maltraitc pluLôL qu'il n'cn traite. Cctle
contradiction, il l'exasperc jusqu'à un point extrêmc ou clle ne peul plus se
résoudre ou se dépasser dans une dialcctiquc hcureuse. Gcorges Bataillc
suggere que l'ethnologic ne peut s'engager dans la résorption ou le
dépasscmcnt de cette contn1diction qu'au travers d'un subterfuge, que c'est
- sans recours possibte - sur ccttc feinte que l'ethnologic fonde sa
positivité. Cc faisant, Georgcs Bataille exposc l'ethnologie à dcux questions
entrelacécs : celle du simulacre et ccllc de l'écriLUrc. Ce sont ces dcux
questions que jc voudrais développer maintcnant.
Dans un textc, initialement publié en 1967, Jacques Derrida analysait !e
rapport de Gcorges Bataillc à Friedrich Hegel ct notammenL la rclation entre
lcs notions de «souventineté» et de «maitrise» 2. li s'agissait, en particulier,
de détenniner précisément jusqu'à quel point Georges Bataille accompagne le
discours hegelicn ct à que! inst.ant, subitement, brisant l'escorte, surgit l'éclat
du rire. Rappclons quel esL cct instant

84
Pour accéder à la maitrise, il a faliu meure la vie en jcu, regarder la mort
en face, éprouver sans défaillance l'angoissc de J'anéanússcmcnt; mais, pour
que cette misc cn jeu s'inscrive comme une éuipc dans la composíúon du
scns, il faut que Ic ma'itre conserve la vie, qu'il la sauvegarde, pour bénéficier
de ce qu'il a capitalisé en s'cxposant à la mort :
Garder la vie, s'y mainlenir, travai/ler, dij]erer le plaisir, limiter la mise enjeu. tenir
la morf en respect au moment même ou on la regarde en face, telle est la condition
servi/e de la maitrise et de toute l'hiJIOÍre qu'elle rend possible ( ...). Eclar de rire de
8aJaille. Par une ruse de la víe, c'est-à-direde la raison, la vie e.~t donc restée envie (op.
cit.. p. 375-76).
!!: i
Georgcs Bataille nous donnerait à voir que la constitution du scns
s'élabore et, dans lc même temps, s'abime dans un creuset de non-sens, sur
un simulacre risible lui-même impcnsable pour la phtlosophie, excédant
LOnte dialectique.
Jc souhaiterais maintenant m'autoríscr une extrapolation pour déportcr
cette analysc en direction de la situation ethnologique.
L'ethnologue véhicule un projet de savoir. ll esl porté par, et transporte
avec lui, une intentionnalilé : le dessein de connaítre et de comprendre une
culture autre qu'il étudic. Pour être fidclc à son objet, l'ethnologue devrait se
livrcr à une plongée dans l'endogene de ceLte altérité, laisser sa connaissance
se former et se dévclopper à l'intérieur de cette aucre culture. A cette fín, il
luí faudrait, comme t'on dit, fairc l'abandon dcs catégories de sa propre
culturc; il lui faudrait mourir à sa propre culture, soit mourir à luí-même,
mourir comme Ie dit Georges Bataille à sa «civilisation des connaissances»,
donc mourir quelque part à soo statut d'ethnologue. L'ethnologue devrait
reconnaltrc ce qui, íntrinsequement, dcs sa visée ínitiale, !e condamnc à
l'évanouissement. Or, l'cthnologue, en tant que tel, ne peut pas faire autre
chose que simuler cet autosacrifice, sauf à nc jamais en revenir, ou tout au
moins à ne pas en revcnir ethnologue. Aucun artificc méthodologique,
aucune ruse épistémologique ne pourra masqucr ce défaut fondamental. De ce
point de vuc, l'invocation solcnnelle et rengorgée du terrain apparalt comme
un subtcrfuge, un moycn habite et détourné pour échappcr à une situation
auLrcment inextricable. Que l'on songe par exemple à l'utilisation litanique
<lc concepl<> aussi flous que celui d'«observatioo-participante», ct l'on
mesurera à travers qucls tours de passe-passe l'ethnologue spécule sur ce qui
n'est qu'un tcrrain vague.
En Ethiopie, Michel Leiris fait l'épreuvc de cette impossibilité lorsqu'il
ressent la nécessité, comme J'écrit Serge Ferreri, de «quittcr le fauteuil de

85
l'observateur pour dcvenir actcur» et, ce faisant, d'«engagcr son corps» 3.
Car l'cthnologue, en tant que te!, nc pcut quittcr lc fauteuil de l'observatcur
que pour mieux montcr en chairc ct produirc, fairc circuler, transmettre, dcs
connaissances. Et il me semblc que c'cst face aux «arrogances scicn-
tifiqucs)> 4 de l'cthnologie montéc cn chairc qu'éclate le ríre de Georgcs
Bataille. D'ou lc fait que, commc l'a rappclé Dominique Lccoq, le rapport de
«fascination» qu'cntrclicnt Georgcs Bataille avec l'cthnologic cst doublé de
«distanccs» vis-à-vis de ses fi gures lcs plus académiques, Emile Durkhcim et
Marcel Mauss 5.
Aussi, lorsque Gcorges Bauiillc, dans un textc datant du College de
sociologie, déplorc que l'cthnologic se soit limitéc à l'analyse des sociétés
dites primitives ct n'ait pas suffisamment, au vuc de ses résu!Ult<;, modifié
lcs postulats et l'cspril de sa rechcrchc, i\ nc me scmblc pas qu'il nous invite
uniqucmcnt ou mêmc principalemcnt à cntrcprendrc l'cthnologie dcs sociétés
modernes. II nous convie aussi CL avant toul à faire l'ethnologie du vouloir
cthnologique ; non pas dans lc scns ou l'cthnologie, par quclque progrcs
déontologico-épistémologique, vicndrait se parachcvcr dans sa propre lcc -
wre ; pluLôt dans le non-scns d'un dércglcmcnt sans réscrve de la démarchc
cthnologiquc, d'un rire dcs rcgles du jeu Clhnologique 6.
Car l'ethnologíc, comme tout projct de savoir aniculé, possCde ses reglcs,
ses codcs, ses normcs, ses proccssus de légilimalion, dont I'impétrant
ethnologue doit fairc l'apprcntissagc. L'elhnologic cst incarnéc dans des
disposilifs théorico-institutionncls qui rcquicrcnt des sujcts présumés
ethnologues certains types de comportcmcnts «appliqués et travaillcurs)>
selon l'expression d'Oc1ave Mannoni, que Dominique Lccoq a placée cn
épigraphc de son textc. N'oublions jamais que l'clhnologuc fait aussi
«Carriere», pour rcprcndre un tcrme bien épinglé par Gcorgcs Bataillc 7, ct
que toutcs ses stratégics de rcchcrche sonL profomlémcnt marquées par cc que
l'on appclle pudiqucmcnt «les contraíntcs de la víc académiquc».
C'est du terrain commc étape obligéc dans ce cursus dont je voudrais
parler plus cn détail maintcnant. Non pas pour plaidcr cn favcur d'un rclour à
l'«armchair anthropology», mais pour sonder lcs registres de théâtralité à
travcrs lcsqucls l'elhnologic fait fonclionner la référcncc au tcrrain pour
fondcr sa positivité ; pour décryptcr ce rapport mythique qu'cntretient
t'ethnologic au terrain comme momcnt fondatcur, pour l'histoirc ele la
discipline dans le passé, pour la démarche de tout clhnologue dans lc présent.
Bien enccndu, je nc pourrai fa ire sur cc point que quclqucs remarques
bcaucoup trop rapidcs. Je renvoic, pour une analyse approfondie sur ccs
questions, aux: tres bcaux travaux mcnés notamment aux Etats-Unis par des

86
chercheurs comme James Clifford ou G. Stocking s. Pour ma part, je me
bomerai à que lques observations concemant lcs débats cthnologie/psy-
chanalyse, tels qu'ils se cristalliscrent aulOur des travam~ de Bronislaw
Malinowski.
Pourquoi Bronislaw Malinowski ? Tout d'abord, parce qu'il s'agit d'une
figure que, aujourd'hui encore, la rumcur profcssorale et estudiantine qualifie
d'importante, une sorte d'idéal-type que l'ethnologic, lorsqu'elle mythifie sur
sa propre lústoire, offre comme un schéma idcntificatoire privitégié à ceux
qui souhaitent accédcr à la communaulé des ethnologucs ; ensuite, parce que,
dans cette représentation, Bronislaw Malinowski est donné comme le prcmier
véritable etlmologuc de terrain, celui qui du moins aurait donné au terrain ses
lcttres de noblcsse pour en faire un incontoumable de la démarche cthno-
Iogique; enfin, parcc qu'il se trouve que Bronislaw Malinowski a lui-mêmc
lié ses µrises de position à J'égard de la psychanalyse avec une certainc mise
en sccnc du terrain.
En 1927, dans la préface de Sex and repression in savage society, ou il
poursuit ses débats avcc Emest Jones, Bronislaw Malinowski lance contrc la
psychanalyse appliquéc aux problemcs ethnologiqucs un argumcnt d'autorit.é
qu'il considere commc irréfutable: pour comprendre les comportemenL'i et
les instilutions dcs primitifs, «il faut une expéricnce qu'on n'acquiert pas
d.aos un cabinct de consultation» 9. Autrcmcnt dit, contrairement au psycha-
nalystc, l'ethnologuc, gràce à l'expérience du tcrrain, sait cc dont il parle: il
possCde, sommc tOute, l'avantagc du termin.
En effct, c'cst à cettc époque que le tcrrain devicnt une référencc centrale
dans Jc discours de l'ethnologie, essenticllcment à travers Ics figures de Franz
Boas aux Etat<;-Unis ct de Bronislaw Malinowski en Angletcrre. Or, d'cm-
blée, te tcrrain s'est développé non seulcment comme champ et méthodc
d'invcstigation, mais aussi comme catégoric à travers laquelle l'ethnologie
pouvait meure en scene la valorisation desa proprc activité. La référence au
tcrrain se mel ators à jouer comme puissante machineric à produire du vrai
ct, du même coup, à dévaloriser d'autres énoncés possibles : l'invocation du
terrain dcvient un mode de contrôle de la productioo et de la circulation des
énoncés. Pour fairc de la «bonnc science des primitifs», il faudra désormais
parlcr au nom de Ia fcrtililé d'une expérience de r.errain.
Bronislaw Malinowski ne cessera pas de mcttre en avant cette nécessité
cl'aller sur le terrain ; et i1 lc fera le plus souvent, sur le modc d'une
obligation scientifico-morale permettant de déprécier les recherches quine s'y
plient pas:

87
Mon bu.t consiste à inviter les lecleurs à se détourner des iravau.x en chambre close
au.xquels se livr:erit les théoriciens, pour sortír à l'air libre que l'on respire sur ie terrain
des rer.herches anJhropologiques 10.

Cette invocation du. tcrrain luí pcnnct d'écartcr, explicit.cmcnt ou


implícitemcnt, lcs recherches jugécs trop théoriqucs ou tiop philo-
sophiques : c'est au nom de ccttc expéricnce que Bronislaw Malinowski
critique Emile Durkheim et Lucien Lévy-Bruhl et récuse les théories de
Sígmund Freud.
Mais, ccuc capacité présumée de la pratique du tcrrain à produire du vrai
nc faít scns qu'à lui en supposcr un. L'examcn dcs déhaL<; ethnologie/psy-
chanalysc invite à suspendre cette présupposilion. Car, d'avoir ancré ses
analyses dans une pratique de terrain n'a pas empêché Bronislaw Malínowskí
(ct bicn d'autres ethnologues apres lui) de rcstcr fermé à l'écoutc du travail de
l'inconscient dans les configuratíons culturelles qu'il étudiait. Lcs formations
de l'inconscient ne s'atteigncnt que par la mise en rouvrc de tcchniqucs
d'investigation spécifiques qui ne furcnt pas utilísées par Bronislaw
Malinowski. Pcu importe, de cc point de vue, qu'il ait théorisé à partir d'une
cxpéríence de terrain, puisquc lcs méthodes déployées nc pouvaicnt pas
dépasscr les comportcmcnts manifestes, sur son terrain d'étude comme
aillcurs.
Je nc fcrai íci que mentionner, pour y avoir insisté par ailleurs, une
seconde caractéristique curíeuse de l'attitudc de Bronis!aw Malínowski à
l'égard de la psychanalyse: un appcl récurrenl à une sorte de coexistence
pacifique entre l'ethnologic Cl la psychanalyse, malgré le caractere irréducliblc
des divergences pourtant rcconnues. Apres avoir mis en avanl LOul cc que
l'ethnologic aurait accepté et incorporé de Ia psychanalyse, Bronislaw
Malinowski fait valoír que la psychanalyse dcvrail fairc de mêmc et amender
ses conclusions à la lumiCrc dcs travaux ethnologiques. L'échangc réciproque
de compromis permettt:ait ainsi de paciricr un espace de rcncontre et de
développcr un a:cuménisme de bon voisinage 11.
Car dcux traits des prises de posilion de Bronis1aw Malinowski vis-à-vis
de la psychanalyse, utilisatíon du tcrrain comme argument d'autorité cl
recherche à tout prix d'un terraín d'entente, me semblcnt dénoter, plutôt que
la volonté d'cngager un dialogue, l'íntcntion premiere de gagncr... du
tcrrain: «l'affairement d'un discours» (L'écriture et la différence, p. 377),
qui cherche à clôturer le savoir dans lcs ftcúons rassurantcs d'unc spéciafüé,
d'une discíplíne. Car c'est hien de díscíplínc, dans tous les sens du tenne.
dont i1 est qucstion, lorsque est énoncée ccllc oblígation d'en passcr par

88
l'cxpéricnce du terrain. Ainsi entendu, Je terrain prend !e statut d'unc sorte de
ritc d'initiation, épreuve et souffrance nécessaire pour accédcr à la com-
munauté des ethnologucs, inscription de la loi dans la chair du futur sujet
supposé ethnologue. «Ritc de passage)) (Georgcs Condominas), le terrain est
l'opératcur d'une «rc-co(n)-naissance» pcrmcttant de produire le semblant
d'uoe clôture harmonicusc d'un espace social, la communauté des ethno-
logucs, en tant qu'elle serait portcuse d'une expéricnce singulicrc ct donc d'un
savoir uníquc.
La pratique de l'cthnologue se décline avant tout commc une épreuve de
1'6 loigncment. de l'étrangcté : «Un fait est frappant d'embléc : l'cthnologue
se tient cn tant qu'étranger devant la sociélé qu'il a choisi d'étudier» 12. Lc
terrain constitue l'une des modalílés théorico-pratiques ayant pcnnis à
l'ethnologie de transmucr ceue appréhension de la distance en un projet de
savoir et, du même coup, de se fondcr comme science socialc. Mais la
conjugaison d'unc intcntion scientifique et d'un trajcl itinérant engage une
équation désirante particulicrc : lcs carnets, les joumaux cl lcs récits auto-
biographíqucs dcs cthnologues souligncnt claircment la charge existenticllc
de leur nomadisme. Et ce som bíen ces frayages aux wnes limites des ordres
discursifs qui contribuenl le plus à déplacer et à déstabiliscr Je concept
tradil.ionncl de tcrrain. ôunets et joumaux (Broníslaw Malinowski, Jeannc
Favrct-Saada, Michel Leiris, Alfred Métraux), écriL'> autobiographiqucs
(Gcorges Balandicr. Georgcs Condominas, Claude Lévi-Strauss), récitc; de
fictions (Castaneda, Ribeiro), tous ces textes qui se composent aux
fronticres de l'cthnologie et de la liltératurc posem souterrainement une série
de questions fondamentales: Qu'est-ce qu'un énoncé ethnologique?
Comment et par qui cst clôturé le champ des énoncés ethnologiques ? Que!
traitemcnl cst réservé aux produetions dites périphériques dcs ethnologues
(joumaux, romans, etc.) ? Qui énonce ces découpages entre textes centraux
ct périphériques, et suivant quclles modalités réthoriqucs cl institutionnelles
operent ces légítimations ?
Que l'on songc, par exemple, au journal trobriandais de Bronislaw
Malinowski, publié par sa veuve, en 1967, aux E1.ats-Unis 13. Le traitemenl
réservé à ee texte par la communauté des cthnologues l'apparente à une sorte
de «part maudite» du corpus de l'ethnologie aeadémíquc: il a suscité
relativcmcnt peu de travaux et il aura faliu attendre presque vingt ans pour
que soit entreprisc une traduction en français, alars qu'il s'agit bicn
évidcmment d'un documcm cssentiel pour l'histoirc de l'ethnologie. La
plupart dcs cxégCt.cs n'ont trouvé, dans la publication de ce rexte, que des
motifs d'indignation mornle face au vocabulaire néo-colonialiste qu'cmploie

89
Bronislaw f\1alinowski lorsqu'il traite lcs indigenes de «niggers» ; pourtam,
lc jeu pulsionnel qui s'y exprime éclaire singuliCrcment la position de sujet
supposé et.hnologuc.
II ne s'agit bíen évidemment pas de jouer ici le joumal de Bronislaw
Malinowski contrc son oeuvre théoriquc cn affirmant que la vérité de
Bronislaw Malínowski serait dans l'un plutôt que dans l'autre. Le fait
signifiant est au contraírc la coexistence de ces dcux types de textcs; et la
questfon pertinente consiste, me semble-t-il, à intcrroger l'écart entre ccs
deux types de textcs, cspacement redoublé par les différences de traitement et
de statut que leur a réscrvées l'ethnologíc théorico-institutionncllc. O r, cet
écartement est précisément tissé de ce vers quoi Georges Bataille a porté son
invcstigation, l'érotisme ct la mort, et dessine les contours d'un non-dit de
l'ethnologie académique. Des lors, deux qucst.ions me paraisscnt pouvoir être
posées à défaut d'être immédiatement résolucs :
- Comment ce non-dit cravaillc+il souterraincmcnt à l'intérieur du projet
et du discours de l'ethnologie ?
- Plus radicalement encore : en quoí ce non-dit opcre-t-il, précisément cn
tant que non-dit, commc condition de possibilíté de l'ethnologie ?
L'un des p roblemes majcurs auquel l'ethnologic me parait aujourd'hui
confrontée consiste à déterminer qucl accueil pourra êtrc réscrvé aux
tentativcs qui, çà et là, s'efforccnt d'expliciter l'opacité de ce non-dit. Les
conditions de cet accueil ne résidcnt pas dans un quclconque progrcs
déontologico-épistémologique, ou il ne s'agirait encore que de «moraliscr,
philosopher, scicnticailler» selon l'exprcssion de Michel Lciris (L'Afrique
fantôrne, p. 130), mais dans le rire ct les ruses de l'écritu rc ; dans des choix
stylistiques qui sauront nous parler de l'cthnologie comme sourcc de souf-
franc c et de plaisir, de rêvcric ct de désenchantement, ct non pas seulemcnt
commc maticrc à savoir.
A l'invitation des organisateurs de ce colloquc, Martine Paoli-Elzingrc a
répondu par l'envoi d'un tres beau textc, intitulé «Qu'est-ce que je fais quand
je suis sociologue ?» 14, qui commencc par deux exira.its de son joumal de
terrain. Au lecteur de frayer son propre chemin dans l'hétérogene de ces
éphémérides écrits à la premicrc pcrsonne du singulier par une femme.
Personnellement, ce pclit tcxte m'a semblé en dirc long, te! une parole amic.
Car lc terrain ne s'y cadastre pas, nc s'y bome pas, ne s'y rcferme µas, pour
rcssemblcr, coinme c'est trop souvent lc cas, à un territoire. A l'invcrse, y
apparalt comme la trace d'une o uverture, d'un éveil : au risque, à la blcssure,
à la nudité , au voyagc, au malaise dans sa civilisation. au tourment et à
l'apaisement. Ainsi, l'ethnologie se porte et se déporte en dírcction de la

90
1.
!
'

concí!iaüon irnpossible, mais surtoul impossiblc à éludcr, avcc lc rcgard


cbir de l'aulobiographic. Commc ccllc de Georges Bataille, l'écriturc de
Martinc Paoli-Elzingrc invilc à surprcnclre, dans les rcplis du terrain, le vif du
suj<~l.

Notes et
références bibliographiques

1. CI'. Pi<~rrc Clasu·cs, «Entre sílcncc cl dialogue», L'Arc, nº 26, 1968 :


lcxtc rcpris dans: Claude Lévi-Slrauss. Gallimard (Gallimard-Idécs),
1979, p. 36.
2. CI'. Jacques Dcrrida, «De J'économic rcstrcintc ~1 l'économie générale - Un
hégdíanisme sans réscrvc», L'écritu.re et la di.fférem:e, Scuíl, 1967,
p. 369-407.
3. cr. Scrgc Fcrrcrí, «L'Afrique fantômc - Quêlc de l'autre, quête de SOÍ»,
p. 177.
4. Cf. Gcorgcs Bataillc, «Lc cheval académiquc», Documents, 1929,
Oeuvres completes. tome 1, Ga!limard. 1970, p. 161.
5. Cf. Dominiquc Lccoq, «L'ocíl de J'cúmologue sous la dcnt de l'écrívain»,
p. 105.
6. JJ dcvraíL êLrc clair que nous nous séparons icí radicalcment dcs analyses
quí, Lclles ccllcs d'Jsabclle Ricusset, voudraicm voír dan.s Gcorges
Bataille la figure d'un «épislémologuc».
7. CL par exemple: Gcorgcs Bataillc, «L'apprcnti sorcicr», in Denis
Hollicr (cd.), Le College de .wr.íologie, Gallimard (Gallimard-I<lét~s),
1979, p. 43.
8. Cf. par exemple: James Clifford, «De l'aulorilé cn et.hnographic»,
L'Echnographie. nº 90-91, 1983, p. 87-.118; G.W. Stocking Jr., «The
ct.hnographcr's magic», llislory of Anthropo/ogy, UWP, 1983, vol. 1,
p. 70-120.
9. Cf. 13ronislaw Malinowski, La sexualilé e1 sa répression dans les
sociétés primilives. Londres, 1924-1927, Payot, PBP nº 95, p. 7
10. Cf. Bronislaw Malinowski, Le mythe dans la psychologie primilive.
1926, Trois essais sur la vic socíale des primitifs, Payot, PBP nº 109,
p. 101. ;~ .

i !
91
11. Cf. sur ce point : Bertrand Pulman, «Anthropologie ct psychanalysc :
''paix et guerre" entre les herméncutíqucs)), Connexions, nº 44, 1984,
p. 81-97.
12. Cf. Georges Balandicr, «L'cxpéricnce de J'ethnologue et le probleme de
l'explication», Calúers ínternatíonau.x de sociologie, vol. XXI, p. 124.
13. Cf. Bronislaw Malinowski, A diary in the strict sense of the tenn,
N.Y. Harcourt, 1967, 315 p.
14. Cf. Martine Paoli-Elzíngrc, «Qu'cst-cc que je fais quand je suis
sociologue?>). p.71.

92
III

De la revue Documents au
Collêge de sociologie
Jean-Pierre faye

Feu et froid :
le College de sociologie
aut.our de Georges Bataille

Lc LCmps csL venu de comprcndre cc qui s'cst passé lorsque Gcorges


Bataille conçoit et foodc, en 1937, le College de sociologic.
Quclque chosc a lieu alors, qui cst une énigme hien plutôt qu'un modele.
Mais une énigmc quí pcuL nous donncr l'éncrgic de modcler de raçon ncuvc le
rapport à ccnains objcts problématiques.
Pour nous rapprochcr de l'énigme, nous l'abordcrons sous t'anglc de vuc
d'une sorte d'aminomie éncrgétiquc: dans la rclation du chaud ct du froid.
L'antinomic du College s'énonce ainsi en l'an 38 du xxe siecle:
la vcrsíon de Roger Cailloís :
Le umps n'est plus à la clémence. li s'éleve présentement dans le monde un grand
vr.nt de suhversion, un venJ froid, rigoureux. arctique, de ces venis meurtriers et si
salubres, qui tuenl fes délicats, les malades et les oiseaux ( ... ). Une mauvaise saison.
peul·être une ere qua/ernaire - !'avance des glaciers - s'ouvre pour celle société
démantelt!e. sénile, â demi croulanJe ( .. .).

la vcrsion de Míchel Leiris :


Que/que chose de dangereux comme le.1· charbons rougeoyants ou la brousse
constellée de rôdeurs. Quelquechose d'ambigu. comme les quíntes de toux qui déchírenl,
mais lransforment en héros de lragédie ( ... ). Une autre idole étaít la salamandre, la
Radicusc ( ... ) alliranJe par la chaleur qu'elle répandaít, l'incandescence de ses charbons
( ... ). C'était prl::s d'elle qu'on me portai! la nuít, lorsque je m'éveillais en proie aux 1

quintes de toux nerveusc (. ..) e/ que j'avais le sentiment ( ... ) de devenir d'un coup !·
~
comme le héros d'une tragédie ( .. .)si je rassemble tous cesfaíts ( ... ) je vois seformer
pr.u à peu une image de ce qu'est pour moí /e sacré.

Dans 1c mêmc triptyquc d'écríts intitulés «Pour un College de


sociologie» ct réunis dans la Nouvelle Rcvu.e française de juillet 38, «les
charhons rougeoyants>> de Michel Leiris s'opposent curicusemcnt «au vcnt
arctiquc» de Roger Caillois.
Quelle cst cette myt.hologíc doublc, ou dédoubléc entre une smrrce chaudc
et une sourcc froidc, à l'angle de quoí s'avance l'invcstigation de celui qui est
lc troisicmc homme du triptyque cn mêmc tcmps que le fondatcur du College
de sociologie ? Une sorte de principe d'cntropie déploie - ou dissipe - \e
champ de la descripLion namuive du sacré.
Etre attenlif à cette entropie d'une mythologie modernc, c'est peut-être se
donner une chance exploratoire d'une fonnc nouvelle.
Dans un frasment de récit ou Pierre Klossowski dans Change 7 rapporte
le passage de Comre-Attaque à Acéphale, en 1970, il précise: «Georgcs
Bataillc m'exerça à explorer micux cct espace.» Qucl est donc cet exercicc
cxp\oratoire, et de qucl espace? Qucl est donc ce terrain, et quel est l'impcnsé
méthodologique qui s'y exerce? La réponsc de Pierre Klossowski en esquíssc
les traits.
Georges BaJaille. ajoute·t-il, m'appril ( ...) la sorte d'obstinalion métluxlique que lui-
même mcttait à reproduire et articuler celle part d'ajfectivité en nOIL~ la plus réfractaire à
une organisation. intelligible et que(. ..) nous sommes porlés à trahir.

Mais par quelle trahison ?


En nous íntégrant hâ.Livement, répond Klossowski, à des orthodoxies de to1L-. ordres,
valanJ. pour cette part autrement ir!formulable que l'histoire a déposée en nous-mêmes.

Ainsi une mythologiquc du College de sociologic fcrait apparáitre trois


degrés:
- vcnt froíd arctique : avance dcs glaciers ;
- charbons rougcoyants : brousse constcl!éc de rôdeurs et
«Seule l'existencc (...) impliquant le tumultc, l'incandesccnce (...) étant
impossible à asservir».
Entre la glace sélectivc ct lc rougeoyant de la broussc, entre le pôle du
froid ct lc pôlc chaleureux, la position cxploratoire de Gcorgcs Bataille est
l'cxploration même de ce mouvcmcnt d'cntropie anthropologiquc, \e point
d'incandcsccncc de cc qui éclaire en brUlant. La lumiere incandescente est
aussi tentative d'élucidalion de ce qui précisémcnt éclatc comme un état de
crise - par lc fait de Roger Caillois lc glaciaire :
Je chercheraí donc à faíre apercevoir commenz /e développcmen! du College de
sociologie porlait en lui-même la nécessíté de la crise prése11tc. 1'rop heureux d'avoir eu
à descendrejusqu'aufond dcmapensée 11011 dan.s le calme d'une réflexionsolifaire mais
dans le désordre des corúestations 1,

Que donne à voir la «crise pr:ésente» dont Georgcs Bataille fait étal,
dans le College de sociologic? Entte !e pôle du «Vent d'hiver» et celui de
la «Radicusc», de la <<Salamandre» aux charbons rougeoyant5. Entre !e pôle

96
de Roger Caillois ct lc pôle de Michel Leiris: ou se déploíc I'incan-
dcsccnce de Georges Bat.'lille ?
La réponse à cette invcstigation dans l'anthropofogie implicitc du College
lui-même, on la trouve inscritc sur la couvcrture du premier numéro
d'Acéphale:
Acéphale
Est la terre
La tcrrc sous la croúte est feu incandescent
L'homme qui se représente sous ses picds
L'incandesccncc de la terre
S'cmbrase
L'annonce dcs dates cn 1936-37 oscille entre le 24 juin 1936 et lc 21
janvicr 1937: entre le solstice d'été et la décapitation du roí d'hiver.
Cruciale cst à cct égard l'intervention d'Anatolc Lcwitsky au College de
sociologie sur le chamanismc, lc 21 mars 1939, qui présentera le travai! que
celui-cí dévcloppc alors sous la direction de Marcel Mauss et de René
Grousset. L'énigmc de la nature sociale du chamanisme - une nature socialc
qu'on est tenté de qualificr d'antisocíalc - va s'introduire au creur de
l'anthropologie philosophique du.College.
Pour Anatolc Lcwitsky, lc chaman ou sarna des culturcs toungouso-
mandchoues cst marquée par quelques traits majcurs: la danse extatique, le
tambour, la lévítaüon, sígncs scnsibles de la «pénétration dans lcs autres
mondes».
Or, chcz lcs Toungouses orientaux, «CC sont lcs chamanes qui étaient les
forgcrons». Et Jc «hibou (...) c'est l'oiscau du forgcron, c'cst aussi l'oiseau du
chaman. n symbolisc lc fcu soutemun.»
Chcz lcs Yakoutes également, «lc forgcron eL le chamane sortent du
même nid» ct toUL lc costume du chaman est rccouvcrt «de pcndants de fen}.
Hors de l'initiation, la tête de l'initié-chaman détachée de son corps est piquéc
à l'extrémité d'un grand bâton de fer. Le dieu leve ce bâton de fer, de façon à
faire voir la tête au monde cnticr. «Pcndant ce temps le corps de I'initié cst
coupé en morceaux», ct ccs morceaux sont jetés en pâture aux csprits
sccondaíres. Lc dieu au bâton de fer porte un nom qui «cn traduction littérale
signific : soleil-glouton insatiable» : !e mythe gorgoniquc. De Gargan. ou
Giurgillllt, fils de Bel ou Bclcnos, ct de Bcli-sama.
Chez les Bouríatcs, Je plus illustre chaman se nommc Gyrgen et, assis
sur son tambour, iI «s'cnvola sous la voute céleste ( ...) ainsi que tout
!'espace du monde souterrain».

97
L'élémcm titanique est préscnt.
Plusieurs mychologies, note Anato/e lewítsky, présentenJ les premiers chamans
sou.s /es traits de titans, qui défendenJ les intérêts humains contre la toute-puissance des
dieux.

Rogcr Caillois y cst attcntif, qui cn conclut imprudcmmcm qu'il faudra


bicntôt «saluer avcc cf(roi ou cnthousiasmc la naissance d'un nouve:.1u
tiumismc, singulicrement plus voracc».
Roger Caillois cst aJors sous l'cmprísc de dcux livre, Service inutile de
Henry de Montherlant, et La gerbe dcs forces d'Alphonse de Châtcaubriam,
.ipologíe de l'OrderM~burg hitlérien, dont l'cntrcprisc, dit-il, «Cnflamma plus
d'une imagination (...). II cn était ainsi en particulier parmi nous».
lei se fait la ligne de partage entre lc «fcu incandcscent», le fcu soutcrrain
ou les charbons rougeoyants de Gcorges Bataille, Michel Lciris, Anatolc
Lcwitsky - et lc <<Vent arctique» du Roger Caillois de 1938.
Lc numéro 2 d'Acéphale sur «Nietz.sche1 une réhabilitation», et la coníé-
rence de Pierre Klossowski du 7 février 1931 sur «Sade et la Révolutiom>
vont faire apparaitre la scissíon entre les dcux pôlcs du College, cl lcs enjcux
de l'opposilion entre lc feu incandcsccnt ct le vent arctique.
«La Révolution, commcnce Klossowski, n'a pu éclater que grãce à une
vaste combinaison de rcvcndications contradictoircs.» Et c'est cctte combi-
naison dom l'anlhropologie cxploratoire de Sadc-Klossowski tente l'inves-
tigation - par la fiction : «C'est dans ses fictions que (Sade) a exprimé lc
fond de sa pcnsée.» De façon comparable le chaman <l'Anatole Lcwítsky
«commence par conter, en chantant, son hístoire».
A cet égard l'anthropologie critique de Georges Bataille aurait été scrvie
par la découvcrte de ce surprcnant document ethnographiquc que constituc lc
corpus des ccnt quatre-vingt-ncuf joumaux intitulés Le Pere Duchesne
- cette variante foraine du mythe gargantuin et garganique- ct du roí
delphique Dryas, aux bras ct aux jambcs coupés selon le rite commun au:x
figures chamaníqucs: le Pcre Duchesne, «géant bourru», écrit François
Furet. Dans cc corpus déployé tout au long de la Révolution française, de
1789 à 1799, ct qui se prolongera des réapparitions à chaque moment de
révolution, en 1830, en 1948, en 1871 , et jusqu'en 1942 curicusement dans
la pressc clandestine de la Résistance cn zonc libre - la dimension que l'on
pourrail appeler chamanique ou, ce qui est prcsque synonymc, dionysiaquc 2
de la figure duchcsnienne parvicnt jusqu'à nous par lcs transmissions du
carnaval el de la foire. Marquéc par millc traíts pcnincnts - entre autres «lc
doublement de la tragédie par la comédic». Du dithyrambe tragiquc par lc

98
phalliquc. Face à l'ordrc sociologique que vcut fonder Roger Caillois, au sens
ou l'on parle de l'ordrc tculonique, Cl à sa conspiration, son cdmplot, sa
conquêtc, díl Denis Hollier, Georges Bataille prend position cn faveur
non pas t.ant d'un chamanismc «à fonds perdu», comme le dit Denis Hollier,
que de l'cxploration de ce rougeoiement ou de ccttc incandcsccnce,
métaphoriquemcnt «chamaniquc». li y voit te moyen de saisir «l'inter-
rogation du sphinx soc.:iologiquc», en ajoutant :
ll me semble que la renámtre de ce sphinx a singulierement accru la préci.sion el la
bruJalilé de l'interrogatíon métaphysique.

A cette date, Rogcr Caillois s'csl retíré.


Ce qu.e je vou/ais dire essenliellemenl, conclut Ceorges BaJai!le (et oous sommes le
4 juillet 1939), c'est qu'un College de sodologie te/ que nous l'avons conçu, ouvraít
nécessairemenJ cetle interrogation sans fond.

L'cntropic Bataille-Caillois, entre feu incandcsccnt et vcnt d'hiver, pennet


de dégager une façon de lhcrmodynamique pour ce «sans fond» de la pcrte. On
ne peut évilcr de comparcr ccrtaines des outrances brutales (cl breves) du
«Vcnt d'hivcn> à ccllcs, plus durablcs et lourdes de sens certes dans lcur
comcxtc, du philosophe de la Forêt Noire, de son Urgestein, de sa pierre
origincllc. Dans le discours de rcctorat de Martin Heidegger, la toute premiere
proposition est construitc, pour qui sait lire la langue sans l'esquivcr, sur lc
paralléli.sme entre la Führung eL la Gefolgsr.haft, caractéristique de l'Ordo
Teutonicus ct de w qui répondra à son modele inlassablement dans lc lcxique
nazi : par exemple dans l'Ordnung der nationalen Arbeit, la Charte du travai!
national de 1934. Antithese entre celui qui conduit et sa suite d'hommes-
lígcs ou de féaux, entre le c.:hef de guerre et le vassal, qui foumit égalcmcnt la
trame des discours proprcmcnt politiques de Martin Heidegger durant tout l'an
1933. Les tcmps à vcnir sauront disc.:emer ou était la véritable endurance de la
pcnséc - capablc de départagcr lc fondateur du College de sociologie et, sur
le versant opposé, le rectcur de Fríbourg dont lc «dur vouloír» exige, en
novcmbre 1933, de «ne passe fermer à la Terreur de ce qui se déchalne».
Le lieu et 1e moment ne sont pas encore venus d'engager une analytique
rigourcuse de l'crrance politíquc heidcggcricnne. Un insumt d'écoutc,
simplement:
La révolution naJÍonale-socialiste apporte /e bouleversemenl. total de notre existence
allemande ( ...). Le Führer lui-même el /ui seul est la réalité allemande présente el
future, et sa /oi (3 novcmbre 1933). Ce qui est mis sur /e marché aujourd'hui com.me
philosophie du nalional-wcíalisme et qui n·a rien à voir avec la vérité inlerne et la
grandeur de ce mouvement» (été 1935 et 1953).

99
Et vaiei maintcoant ccttc autrc écoute, celle qui entend la voix de Gcorgcs
13ataille, ct l'intuition du tcrrain sur lcquel, dans la même annéc 1933, ellc
prcnd sa résonancc :
Le nwin.dre espoir de la Révolution. a été dér:rit cornme dépirissemenl de l'Etai :
mais ce sont au contrairelesforces révolutionnaires que le monde ar.iuel voit dépérir et,
en même temps, toute forc e vive a pris aujourd'hui la forme de l'Etat totalitaire. La
r:onsciena révolutionnaire qui s'é veille dans ce monde de la contrainte est aínsi
tuncnée à se considérer elle-même hist.oriqucmcnt com.me non·Sens : elle est devenue,
pour employer les vieilles formwe.\· de llegel, conscieru:e déchirée et consr.ience
malheureuse. Stalin.e, l'ombre, le froid projetb par ce seuJ nom .rnr tout espoir
révolutioru1aíre. telle est, assor:iée à l'horreur des polices allemande et italienne,
l'image d' une hwnanité ou les cris de révolte sont devenus politiquement négligeables,
ou ces cris ne sont plus que d&:hircmcnL et malhcur.

Si lcs tcrmcs d'ontologie fondamentale ct de sociologic du sacré ont un


sens définissablc, il ne sera pas insignifianL de se dcmander sur leque! de ccs
versants opposés l'intuition du LCrrain antl1ropologique, de l'épaisscur
historiquc, et de la Lopologie <lcs langagcs conduit à la rigucur philosophique.
Je cJirai hardimcnt que c'est du côté de la pcnsée vulnérable Cl endurante de
Georgcs Bat.aillc qu'est affromé lc froid totalit.aíre qui va ge\cr. pour de
Jongues déccnnies, la parole philosophiquc procédant du montagnard de
Mcssk.irch et Todnaubcrg.
En proposant la fondation d'un College de philosophic à vocation
intcmationalc en ocLobre 1981, j e voyais là un hommagc récurrcnt au projel
de Georges Bataille, Michcl Leiris, Pierre Klossowski, Jean Wahl : celui de
1937 ct de 1947.
Mais aussi, un moyen de constitucr une méthodc ou plulÕL une m6moire
cxploratoire, comme diraít facques Roubaud, capablc d'éclaircr sa propre
uajectoirc, d'cngendrer lc langagc qui soit constitutif de sa propre gencsc, cL
d'cn rapporter la lumícre, autour du «centre spatial mystéricux» dcs
cérémonies (et d'indécision), aux dimensions pluricllcs de «l'inLerrogation
sans fond».
Ainsi avec la naissancc de cc College problématiquc, à mes yeux, c'cst en
mêmc tcmps un voyage à l'intéricur de la France - pour un College
intcmational de philosophíe - qui s'cngagcail, ct donl il fullait endurcr la
navigation 3.
«Evénemcnt topique», disait Laure, lorsqu'ellc s'adrcssait désespérémem à
Gcorges Bataillc. Démarche cxploratoire d'un lieu, ct démarchc de dénudation.
L'avancée dans Je hors-limitc qui en rcndrait fécondc la fondation est aussi
une libcrté périlleuse, entre lcs rochcrs ílottanL<; de la cité océaniquc.

100
li s'agíssait, il s'agít toujours dele fender sur la parole à l'autrc. Voicí lc
lieu et !'espace d'un collcgc cncorc à fonder: centre qui est partout, espace
dont la l'ronticrc n'cst nullc part. Ouvert, comme ce qui se dédic à une
fcmme.
Pour une philosophíe de terrain, vérit.ablcmcm.

Notes

1. Gcorges Bataílle, 4 juíllct 1939.


2. Cf. «Rappons entre la confrérie dionysiaque ct les forgcrons, 19 mars
1938», in Denis Hollicr (cd.),Le College de sociologie, Gallimard, 1979,
p. 279.
3. Navigation qui se poursuit par l'Université philosophiquc europécnnc ct
l'Université européennc de rcchcrchcs cn 1987.

IOJ
Frank Joostcns

Georges Bataille et
le «corps contre nature'>>
dans Documents

Bien sQr, par un de ccs chocs hasardcux de rcconnaissancc dont est faiLC
toute vraic histoire lilléraire (ou amoureuse),j'ai rencontré un jour l'reuvre de
Gcorges Bataillc. Mais, amateur ct polygraphc, j'ai dú !e renvoyer depuis en
coulisses, d'ou. inévilablement, il continue à souffler ccrtaines formes de
penséc.
TI y a quclques mois, jc lisais un recuei! d'essais du Parisien hollandaís
Rudy Kousbroek. Fil rouge : une certaine monstruosité grotesquc de la
maticrc, faisant irruption au ptat pays du Saint-Esprit. Coincidcnce: Rudy
Kousbrock avait élé, dans les anoées 60, un des prcmicrs à introduire l'reuvrc
de Georgcs BataiUe en Hollande. Cet é té aussi, je tombais sur un fait divcrs
cn derniCrc page de Libération : l'arrestation à Rome d'un clochard polonais
(eh noo, pas le pape!) qui portait, dans dcux sacs en plastique, lcs nez
arrdchés, lcs oreilles pulvérisécs de quatrc-vingt-six se.atues de la villa
Borghese. Cct iconoclaste plus que derridíen, proche de Zulawski peut-être,
déclara qu'il était un OVNI et voulait attircr l'aLtention du monde sur le son
de son pays natal. Rien de plus parfait pour íntroduire les textes de Georges
Bac.aillc dans Documents, ou il est question, entre autres, de l'orcille coupéc
de Vincent van Gogh.
Jc ne commenterai pas cn détail lcs principalcs réflexions s ur ces textcs.
notammcnt : <<L'avonon de la pcnsée» de Rodolphe Gasché, dans !e numéro
44 de l'Arc (J 97 1) ; «Les sortics du textc» de Roland Barthes, prononcé au
colloque de Ccrisy en 1972 et repris dans Le bruissement de la tangue;
«L'ennemí du dedans», présenté par Jean-Louis Houdebine à ce mêmc
colloque; ou cncore «La nuit américainc» de Denis Hollier dans Poétique cn
1975. En résumé, disons que tout le monde est à pcu pres d'accord pour
admett.re que Georges Bataille a voulu introduire dans Documents cc qu'il
appellc, dans un détoumemcnt de sens, un «bas matérialisme», marquant
ainsi son écart infixablc par rapport à la posilion hautement glorieuse de
l'église surréaliste officiclle. La notion d'écart est d'ailleurs cruciale dans cette
rcchen:he sur le mouvemcnt ct la variancc indéddablcs des fonncs, rccherche
serréc de prcs par l'épistémologie contcmporainc (je pense à Rcné Thom et sa
théoric dcs catastrophcs).
Malgré les anathemcs d'un Jean-Paul Aron, mon principal souci,
justcmcnt, est de prouvcr l'ímportance que l'reuvre de Gcorgcs Bat.aíllc pc.ut
avoir aujour<l'hui dans cc débat sur lc postmodcrnismc qui hanle depuis cinq
ans cnvíron les scicnccs humaínes (c'cst-à-dire socialcs). Débat qui doít être
aussi une réflexion sur lcs effcts poliliqucs de la postm9<lcmité, commc
l'écologisme et lc pacifísmc. Ccs mouvemcnts sociaux rcfondent, à travers
une particularisation homogénéisantc <lc la pratique sociale, une idéologíe de
la naturc humainc, niant par exemple la lutte dcs classes. Nouvcllc
co'íncidcnce: Jean Améry, te prcmier à parlcr de. Georges Bal.aíllc en
Allcmagnc il y a quinze ans (dans Ic mcnsuel Merkur), est cn ce momcnt un
dcs principaux porte-parole de la critique mmérialiste envers lcs écolos.
Dcs son premier mot <lans Documents (c'csl !e mot «apparencc»), le hut
de Gcorgcs Bataillc csl clair: détruire les apparcnccs dualisantcs sur
lcsqucllcs repose la tradition philosophiquc~ et cela par une pratique de
l'écriture qui brouílle la vocation clairc ct distincte des signes. Georgcs
I3ataille mct cn sccnc une promiscuiu~ signifomte non tolérée par lc
puritanisme ascétique d'une avant-gardc polilico-culturelle. Ainsi, André
Brcton, à la fin de son Second Manifeste, proclame «l'asepsic mont!e».
Gcorgcs Bataillc, pour sa part, s'attaque vfolcmmcnl aux <lichotomies
simplistes si chcrcs aux angélistcs platonícicns : cclles entre nature et
culture, anímalité ct humanité, déterminismc et líberté. II nous montre donc
«la prodigieuse multiplicité» ct «lcs divcrgcoccs des formes», lcur frénésic
baroquc, comme «une réponse définitive de la nuit humainc. burlcsquc ct
affrcuse, aux plalitudcs ct aux arrogances des 1déalistcs».
La prcmicrc contribulion, «Lc chcval académique», a comme objcL des
monnaies, c'cst-à-dire des formes par exccllencc. A la fin de cet articlc,
Georges Bataille nous dévoile déjà une naturc profondément sadicnne, «en
constante révolte avec elle-même», ct non pas un modele d'harrnonie ou
régísscnt l'uLilité et la stabilité. André Brcton, par contrc, prêchc l'utopie
d'unc naturc non contradicloirc à laqucllc une soi-disante spontanéité aurail
acccs : c'est la thésaurisation <lc l'inconscicnt, le rêve élevé au rang de
poétíquc naturclle, sous les aílcs prolcctrices d'un esprit. Cet csprit, on le
jugerait végétaricn, alors que Gcorgcs Bataille, dans «L'Apocalypse de Saint-
Scver», nc cache pas la héatiludc crucllc au milicu de l'abaLtoir humain. Une
différence semblable se trace pcut-étrc entre lcs photographics du supplice

104
chinois dans Le.r: !armes d'Eros ct ccllcs des Nambikwara dans Tristes
fropiques de Claude Lévi-Sirauss.
Une qucstion surgit ici, liée à l'intcrprétation barthésienne de Georges
Bataille , si imprégnéc du souci moral que Roland Banhes a poussé à sa
limite dans La chambre claire ; je pense aux notions de «pitié» et de «regrct»
qu'il hérite probablcmcnt de Jean-Jacques Rousseau ct de Claude Lévi-Strauss
ct qu'il assigne égalemcnt à Gcorges BataiJle. Georgcs Bataillc serait-il un
hommc moral? Ouí, mais seulement au nivcau de l'écriture même, dans la
production hétérologiquc de la valeur. non plus commc reílcl d'un sens donné
cl naturcl, mais en tant qu'exccs, au-dclà de tout moralisme duaJisant. Cc
Lravai l se lit par exemple dans la décons truclion du prétendu «Langage dcs
flelll'S», une rcmise en cause, dans lous ccs tcxtcs de Documents, du
métaphorique et du syrnboliquc iraditionnels, de l'abstraction ontologiquc, de
l'hennétisme avare.
Ainsi, dans une pratique qu'on ne peul qualificr d'inteme ou d 'externe,
Georges Bataille casse la vieille bascule du sens, l'idéologie du simplc
renverscmcnt, qu'on trouve dans lc mythc de désublimation des disciplcs de
R eich, Le mythe dualistc de la libération scxucllc dont on reconnait
aujourd'hui qu'ellc fut lc comble du refoulernent. L'immédiatisme de la
provocation gratuite opere selon des schémas paral!Clcs. Etrange, mais vrai :
l'idée qui sous-tend !adite défcnsc des consommateurs, aussi bicn que la sainte
.sobríéLé ct simplicité de cenains ascctcs écolos, sort de ce mê mc bain
d'csscnces naturalistcs. Par centre, \'antinaturalisme (ou l'énergétique
vitaliste) de Gcorgcs Bai.aílle n'est pas sans rappcler une tradition a'isez
polymorphe qui unirait par exemple Denis Diderot, Charles Baudelaire ou
Paul Valéry.
Dans le texte «Figure humaine», Georges Bataillc comrncnte - Roland
Banhes n'cst pas loin - une photo nuptiale dont il révele pour ainsi dirc
l'aspect oblus, pour s'opposer à cette idée conúnucllc de nature humaine que
la dialcctique hégélicnnc a voulu insérer dans l'ordre rationncl. La croyance à
l'cxistence de ceuc nature
(...) suppose en e/fel la permanence de certaines quafités éminenles et, en général,
d'unemanit!re d'êtrepar rapport à laque/le legroupe représenJé surcettephotographieesr
1711)nstrueux sans démence.

N'cxistent que la discontinuíté, lc trouble grotesque sous la surface


humainc, nous envahissant dans dcs films comme «Freaks» de Ted Browning
ou «L'Homme-Eléphanl» de David Lynch, ce trouble transféré dans une

105
littérature d'animaux parlants, ou mélodramalisé plus ou moins par dcs
cinéastes comrne Fcderico FeUini, Luís Bunuel et Rainer Fassbinder.
A l'homme, esclave desa fixation ontologique, el au monde triste du bon
goul (évoqués aussí plus tard dans !e manifeste d'Acéphale). Georges Bataille
oppose la fascínation tremblante et cadavérique de l'idéc trouée, la chute du
regard dans certaines figurations, peintures, dessins ou photographies, au
cirque, au théâtre ou au cinéma, dans les rues d'unc grande métropole comme
dans lcs cavernes de la primitivité. Avec «Le gros ort.eíl», il pose son pied
grossíer dans !e plal poli des bonnes conduites. 11 en sort une séduction si
différente de celle du corps postmodcmc, lissement cliplomalisé. Car lc
corporaúsmc actuel est discipliné, investi par un productivisme proprc:
corps brillant et cultivé, entrctcnu comme une voiture du dímanche, comme
lcs murs fra1chement rcpcints d'une bcllc prison. Corps frcudicn en fait,
stigmatisé par l'anmomisme, tandis que lc corps bataldicn, c'est !'espace
polymorphe du n'importe ou (comme Roland Barthes l'a tres bien rcmarqué),
c'est le corps sacrifié (repêché par Jean-Luc Godard... ) de Vincent van Gogh.
Le naturalismc contempornin cst cn quelque sorte un néo-surréalismc,
obsédé, comme Jean-Louis Houdebine le suggcrc dans son arlicle cité, par la
culpabilíté ct par la volonté si judéo-chréticnnc ele réconciliation :
l'humaníté, chassée de l'Edcn mythique, et demandant pardon dans l'espoir
frénétique d'y retoumer. Dans «Le bas matérialisme ct la gnose», son tcxte le
plus stratégique dans Documents, Georges Balaille démontre comment cctte
notion de «nature», de maticrc abstraite, est au cccur même de l'idéalisme, et
comment la suprématie de la nature équivaul à la théocratie : Dicu est la
forme abstraite que prcnd la prétendue unité indivísíble du monde, la naturc
cst une prison dont Dicu cst le directeur. Seulc altemative : un matérialisme
concrêtcmcnt dialectique, c'est-à-dire dont la purilé logocentriste a été
décapitée, ou la matiêre n'cst plus la chose cn soi ; une dialectique des
fonnes inséparablcs d.e la matiere et du travail social
Voilà, je crois, une dcs tâches actuelles de I'cthnographe-sociologue: une
analyse macérialiste dcs discours interculturcls sur la naturalité (par exemple,
le discours exotique) ou sur la culturalité (par exemple, le discours
fondamentalistc islamique). Ou encore: une analyse des rapports, au sein de
la société postindustrielle, entre l'économique et ses symholisations
concordantes ou antinomíques (commc les symbolisations píttoresques de
l'aílleurs). Finalement, ct surtout: une analysc des divers statuts de la
corpomlité 1. Certains textcs de Georges Bataille incitent sur ce point à une
relecture, d'ou toute ínterprétaúon idéaliste (comme cellc de Jules Monncrot)
devrait être bannic. Je pense notammcnl à «La vieillc taupe» et à

106
Documents, mais aussi à un texte inachevé et malheureusemcnt méconnu qui
se joint à La parl maudite et qui se trouve dans le septiemc volume des
(Cuvrcs comp!Ctcs: «La límite de l'utile». n est toul à fait frappant de
constatcr que certaines observations dans La condition postmoderne de Jcan-
Françoís Lyowd ou dans L'ere du vide de Lipovct-sky s'y trouvcnt déjà en
ébauche : l'apathic joycusc, l'cnnui souriant, J'hédonismc cynique du
lihéralisme posunodcme ct du néo-romantisme/surréalisme qu'íl engendre, la
dépcnsc individualiséc ct dépcrsonnaliséc, le tragique devenant comique, lcs
impasses de l'avant-gardismc ct d'une révoltc purcmcnt rhétorique.
En face de tout cela, une réaction s'imposc: se dé-branchcr et laisscr
rcparler la co!Cre dcs faits sociaux. C'cst bien autre chose que la CGT
rédamant une distribution sans entraves dcs Gauloiscs blondcs.

Note

1. J'ajoulc ici lc constat d'une colncidencc à rcltrdcment. II y a dix jours, toul


juste avant la réceptíon du programmc de cc colloque, jc finissais la
lecturc de Langages totalitaires de Jean-Pierre Faye. Je rappclle que cc
livre, paro en 1972 et inspiré par le College de sociologie, illustrc
{larfaitcmcnl lc sens que pourrait prendrc un te! projet, Cl qu'il propose
trois degrés d'analyse : une sociologie dcs langagcs, une sémantique de
l'histoire et une critique de l'économie narrativc.

107
Dorniniquc Lccoq

L'reil de l'ethnologue
sous la dent de l'écrívain

li a mar1rw1mé qu'il n'y a pas de reg/e pour invcnJer u11e reglc


du jeu, et les enfants qui le ,ravenl, r.'cst r.c qui les rend
intelligents. Les autre.1· qui ne savent pas sonl seulemenl
appliqués et tra vailleurs.
Oclavc Mannoni, Paux cn écriture

Paris, rue de Rcnncs qu'hahitcra Gcorgcs Bat.aillc... Subvcrsif Matisse, ce


jour de 1906, lorsquc, sortant de la boutiquc du pcrc Hcymann, il tenait sous
!e bras la sculpturc ncgrc qu'il vcnait d'acquérir. Oeste mythiquc el fondatcur
dcs sccousscs qui allaicnt ébranlcr l'arl occidcnt.al. Dcs années plus tard,
rcmon~"lnt et desccndant ccttc voic de légcndc, Alfrcd Métraux. instruisaít
Georgcs Bat.aille «dcs rcgles du potlatch» :
Les ex.ces auxquels donnaieni /ieu ccs /arge.r.res in.w:n.rées. /e caractêre agressifde la
gén.érosité, le comblaienl d'aise et il preriaít aia détails que je fui fournissais !e même
plaísir qu'aux massacres rituels des Aztêqucs.

Plus que du livre, l'information quí importe vicnt de la parole, ct de la


parole amie : sourcc de plaisir avant que d'êtrc productricc de lcxtes.
Rue de Renncs... Croíscmcnl avcc te boulevard Saint-Germain... Lc
numéro 106 abril.e lcs b1m:aux de la Gazellc des Beaux-Arts. Georges
Wildenstein, propriétaire du titrc, éditc aussi Btwux.-Arts, qui se présente
comme une «chronique dcs arts ct de la curiosiLé, donnant lcs informaúons
les plus completes sur le mouvemcnL dcs arts», ct dont te sicge se situe au
39, rue de la Boélic. Le mécêne rêvc d'<ijouter à son écurie une publication
résolument ouverte à l'an préscnt : entre ccs dcux adrcsscs se jouera la vic
précairc de la rcvuc Documents que lui proposcnt d'éditcr Gcorgcs Bataille et
Pierre d'Espezel.
Tout a commencé cn 1928. Ccuc annéc-là, Marcel Mauss donne, à
l'Ecolc pratique dcs hautcs étudcs, une série de confércnces sur lcs rcligions
dcs peuples non civilisés auxqucllcs participe, parmi d'autres élêves
titulaires, Marcel Griaule ; Georgcs Bat.aillc rencontre Georges-Henri
Riviere, probablement par l'entremise d'Alfrc(l Métraux qui vcnaitd'obtenir le
diplômc de l'Ecolc avcc sa thcsc sur la rcligion dcs Tupinambas. Pour la
premicrc fois, Gcorges Bataillc collabore à une publieation appartenant à
Gcorges Wildcnstein: íl donne l'article sur «L'Arnérique disparue» dans te
numéro dcs Cahiers de la républiqu.e des Leares, des Sciences et des Arts,
consacr6 à l'art précolombien. Selon Alfrcd Métraux, son runí
( ... ) s'élait proposé de caractériser en quelques pages clwcune des civilisalions qu'ü
connais.~ait surtout à lravers les objets assemblés pour l'exposition e./ quelques ll<ctures
que je Iui avais recommandées (. ..). En relisant cet artide aujourd'hui ( 1.962), j'ai étP.
frappé d'y retrouver déjà.formulés les principaux Lhêmes desa réjlexion.

Les Cahiers é1aient dirigés par Pierre d'Espc:.i:el qui sera l'ccil ct la voix de
Wíldcnstein parmi lcs rédacteurs de Documents. II avait édité, en 1927, à
l'enseigne de la Cité des Livres, une versioo modernc dcs reuvrcs de François
Rabclais. Dans une coun.c introducLion qui s'inscril plcincrnent d.ans la
penséc critique de Gust.ave Lanson, Pierre d'Espezcl émet, à propos de son
auteur, quelqucs réscrves de bon goút:
/l prend plaisir à étaler des clwses sale.~ et répugna.ntes, des plaies, des pustules, de f.a
sanie. II a ce goút de la tératologie, ce désir d'étonner le public, qui. peu ou prou,
possi!de tous les médecins.

L'orientation donnée par Georgcs Bataille à la revue ne pouvaiL


qu'inquiéler un esprit académique. Ce qui para1t dcs la sortie du premicr
numéro, daté d'avril 1929. puisquc Pierre d'Espezel se montrc menaç.ant dans
une lcttrc expédíéc lc 15 du même mois:
D'apres ce que j'ai vu jusqu'ici, le titre que vous avez choisi pour celle revue n'est
guere justifié qu'en ce sens qu'il nous donne des documcnts sur votre état d'e:;prit. C'es1
beaucoup mais ce n'est pas assez (...). Je n'ai, naturell.ement, aucune sanciion à brandir
conlre DocumenlS. Je n'en ai qu'une : la suppre.uion de la reVIU!.

11 est vrai que venant à la suite dcs articlcs à vocation scicntifique du


doctcur Contenau sur «L'Art suméricn», de Paul Pclliot sur «L'art sibériern),
dcs réflexions de Joseph St.rzygowski sur «L'histoire de l'art» et «Les
rccherches en arts plastiqucs», le textc de Georges Bataille intiLulé «Le ehcval
académique>) a de quoi surprendrc !e lccteur, d'autant que lcs reproduclíons de
monnaies grccques et gauloises qui l'accornpagncm laisscnt espércr une étu<.le
digne du numismatc qui donnait des 1926 dcs articles savant<; dans Aréthuse.
revue d'art ct d'archéologie, di.rigée déjà par Pierre d'Espezel. Pourtant, dans lc
tcxte sur «Les monnaies des Grands Mogols», une incidente trouc le disconrs

110
du spécíalist.e et annonce les articlcs à para1tre dans Documents quand
Gcorgcs Bataillc écrit à propos d'un empcreur :
Il y a une multitude de degrés dans les préten!ions qu'un être humain peut avoir à la
divinité, tout au moíns à u11e certaine divinité. On peut dire en sonvne avec
vraisemblance qu'Akbar est allé dam ce sem, aussi loin qu'il /'a pu.

A la limíle de l'impossible dont, à sa maniere, l'art gaulois constitue le


signe:
Les absurdités des peuples barbare.'í sont encontradictionavec les arrogances scienti-
fi.ques, les cauchemars avec les traces géométriques, les chevaux-monstres imaginés en
Caule avec le cheval académique ( ...). Les ignobles singes et gorílles équidés des
Gaulois, animaux aux nueurs innommables el com.bles de laideur. toutefois apparitíons
grandioses, prodiges renversants, représenterent ainsi une réponse déftnitíve de la nuit
humaine, burlesque et affreuse, aux plaJitudes et aux arrogarices des idéalistes.

L'intérêl que pone Gcorges Bataille à ces «phantasmes» ne tient


nullcment à un souci scicmifique, mais d'abord à la trace qu'ils sont d'un
rcfoulé sur lcquel s'est construite la rationalité occidentale et, l'interrogeant,
il nc peut faire l'économie d'un retour sur l'aveuglement qui la fonde. Mais la
positíon de Georges Bataille, que nombrc de commentateurs veulent réduire à
un dualismc, consiste en pratique à énoncer la préscncc de l'irrationnel au
seín du ralionncl ct de lcs montrer à l'reuvre dans le même discours. Et cela
se vérific parlieulierement dans l'usage qu'il fait dcs informatíons ou théories
cthnologiques :
L'reuvre de Durkheim et, plus encore, celle de Mauss ont eu sur moi utie influence
décisive, maix j'ai toujours gardé les distances. Ma pensée n'en esl pas moins fondée
sur une e:xpérience subjective. Si j'ai, avec d'autre,ç, fondé en 1937 {e College de so-
ciologie, je pense que j'avais l'intention de retrouver un. monde dont je m'éloign.e lrop
f acílement, celuí de l'objectivité.

Posítion impossible à tenir mais qui, seule, cepcndant juslific lc risque


d'écrire. A la rédaction de la rcvuc Documents collaboraient des personnalités
scícnlifíqucs rcconnues, comme Paul Rivet du muséc d'Ethnographic du
Trocadéro (qui deviendra en 1934 l'un dcs créatcurs, avcc Alain et avec Paul
Langcvin, du Comité d'action antifasciste et de vigilance, auquel participcra
Marcel Mauss) et dcs dissidems du surréalisme, comme Michel Lciris,
Robert Dcsnos, Jacques-André Boiffard, Roger Vitrac, Jacques Baron.
Rencontre détonnante, lisiblc dans l'économic même de la revue ou les brcfs
arúclcs du Dir.lionnaire critique (ils sont publiés dans les demieres pages)
raturcnt lcs concepts utilisés d'évidence par ccux quí signent les études
savantcs. La question que pose Dor.umcnts, au-dclà dcs données qu'elle livre,

lll
est celle du statut des scienccs sociales, ou la scicntifü:ité du discours a
surtout pour foncLion de garantir comme scientifiques les résultats obLcnus.
Simulacre insupportable, ici comme aíllcurs, que Gcorgcs Bataille dénonce :
li ne se heurte qu'à ceu.x qui ont en eux-mêmes la prétention d'accomplir la vie et
qui jouellt une comédie .sans danger pour se faire reconnaitre corrune ceux qui
accomplissent, quo.nd i/,ç ne sont que ceu:x qui parlent d'accomplissemenr.

Le probleme de l'origine - de l'autorité ? - est cclui de tout dict.ion-


naire. «II faut être académicicn - plus mort que fossile - pour parfaire un
dictionnaire de quelque tangue que ce soít», écrivait Arthur Rimbaud. Le
langage ne peut être contraint par une logíque qu'íl .excede et, pour Georges
Bataille, «un dictionnaire commencerait à partir du moment ou il ne
donncrait plus le sens mais les besognes des mol"»·
Il s'agit, encore une fois, non d'un appel à l'irrationnel ou à la boufféc
délirante que trop souvent des commentatcurs de Georgcs Bataille ont cru
entendre et à quoi íls se sont empressés de répoodre, mais bien du non-savoir
commc mode d'acccs au savoir. Georges Bataille donne dans lc Dictionnaire
avec la complicité de Robert Desnos, de Marcel Griaulc ct, ínvolomaire, de
l'Académie française, une saisissante hístoirc de l'ccil qui traverse la tangue el
la culture françaises, ses représentations picturales et cinématographiques
pour atteindre la significalion magique qu'elle possCdc «chcz Jcs primitifs»,
par rapport à quoi ta description physiologique de l'~il - si elle a son
efficacc proprc - paraít d'une pauvreté réductti.::c. «C'cst à Freud entre
autres ( ...) qu'il faut cmprunter une rcprésentation de la maticrc», ct Gcorges
Bataille récuse la logique discursive au, profit d'une logique associalive, pas
seulement dans les mot<>, dans lcs images aussi, se rnpprochant en cela d'un
cinéastc commc Luis Bunuel.
Je rappelais, en tête de. cc tcxte, lc geste fondateur d'Henri Matissc.
Marcel Griaule, .qui avait obtcnu 1c diplôme d'abyssín de l'Ecolc des langues
orientales, fut chargé cn 1928-1929 d'une mission ethnographique qui le
conduisit en Ethiopíe, dans lc Godjam. A son rctour, il puhlia Le livre de
receites d'un dabtara abyssin et Silhoueues et grajfiti abyssins. Ce demier
livre, d'une swprcnante bcauté, ne parut qu'en 1933, accompagné d'unc
introduction signée par Marcel Mauss et Marcel Griaule et qui justifiait ainsi
la reproduction de ccs documents bruts :
Nous les croyons, nous. intéressanls; nous les jugeons même instructif.~ au point
de vue de l'art graphique, car celui-ci, que les r.lassiques /e veuillent ou non, se régénere
perpétuellement, soit par inventions et matieres nouvelles. soit parf usion des procédés
utilisés depuis {ks millénaires ou des siecles par des dessinateurs de tous pays qui, apres
s'être méconnus, se connaissenl.

112
Des 1930, Georges Bataille avait rcproduit dcux pagcs de ces graffiti
d'cnfantS abyssins dans Documents pour illustrer son article sur «L'art
prímitif»: parce que l'art procede par altérations succcssivcs, la coupurc
entre représentations figuratives et rcpréscntations déformées s'explíque par
une intcntion différente de l'artiste. Cette volonté <l'altérer, Gcorgcs Bataillc
la rcpere chez Ies «enfants abyssins qui aucints de graphomanic ne
charhonnent que sur les colonncs ou sur lcs portes dcs églises. Chaque fois
qu'ils sont pris sur Ic faít, íls sont battus mais les parties basses des égtises
sont convertes de lcurs bizarrcs élucubrations». En faít, les graffiti - qu'il
s'agissc ou non d'un dessin - parce qu'ils sont un élément d'écriturc,
parodient Le sens du decorum liturgíque : íl nc pcut y avoir qu'une écriture
sainte. Dans ce même numéro de Documents, aux pagcs suivantes, Gcorges
Bataille donnc un court tcxtc sur Joan Miro. II cst frappant de voir que Ics
toiles reproduites rappellent dans lcur composition lcs graffiti dcs enfants
abyssins.
Cela cst cncorc pcut-êtrc plus vrai, à cette époque, de l'reuvre de Gaston-
Louis Leroux qui fut l'objct d'importants arúclcs de Roger Vitrac dans
Documents. Mais Ia co'incidence est plus troublante encore, puisque cc
pcintrc, célebre dans ces années-Ià, choisit de partir avec la mission Dakar-
Djibouli qu'íl rejoignit, précisément à Gondar, en Ethiopie.
Dcs amis de Georges Bata.ille, Gaston-Louis Roux ne fut pas le seu1 à
être engagé dans !'aventure par Marcel Griaulc : il y cut aussi Michcl Lciris,
comme secrétaire-archivistc. Dans l'art1cle «L'reil de l'cthnographe»
(commcnt ne pas rapprochcr cc titrc de la phrasc de Gcorges Bataille: «Car
l'reil, d'apres l'exquise expression de Stevenson, friandise cannibale, cst de
notre part l'objet d'une telle inquiétude que nous ne le mordrons jamais))).
Michcl Lcíris dit êuc «vcnu à l'clhnographíe par l'art negre». Il insiste sur le
rôle détenninant qu'eurent pour lui les impressions d'Afrique de Raymond
Rousscl, quand, âgé de onze ans, il Ics vit adaptées au théãtre Antoine,
«situant sur le même plan l'aventure du voyage matériel et l'aventure
poélique qui n'cst, cllc aussi, qu'un voyage, cncore plus décevant, et
bcaucoup moins réeh>. On sait par la publication de L'Afrique fantôme que la
mission, dans ce que Michel l..eiris y mettait de pcrsonncl, ful réellcmcnt
décevame.
Gcorgcs Bataillc, de son proprc aveu, connut, jeune, la tentation de
voyager : il apprit, pour ce fairc, des notions de russc, de chínois ct même de
tibétain. Puis il rcnonça; pourtant. commc l'écrit Alfrcd Métraux, «les faits
el les théories de l'cthnologic ont toujours cxcrcé sur lui une sorte de 1

fascination». Certes, mais de qucl ordrc? Ccue fascínation ne luí étaít pas

113
propre puisque, dans cc temps, de nombreux écrivaíns se frottercnt à
l'ethnologie ct, pour certains, d'une manicrc plus directc que ne !e fit Georgcs
Bataille : non seulement Michel Leiris, mais aussi, par l'art, André BreLOn,
Tristan Tzara, qui rédigea un catalogue sur l'Océanic et traduisít des poemcs
australiens, Antonin Artaud avec Les Tarahumaras ct, des 193 1, Le théâtre
bâlinais:
II y a dans l'aspect vraimenJ terrifianl de leur diable (probahlemenJ tibétain) une
similitude frappanle avec l'aspect de certain fantôche de notre souvenance, aux mains
gonflées de gélatine blanche, aux ongles de feuillage ver/ et qui étair le plus bel
ornemenJ de l'une des premieres pieces jouées par te théâJre Alfred Jarry.

Autrement dit, une culture étrangerc n'est rendue lisiblc que par la
transposition que lc lecteur opere sur sa propre culture, l'opération nc
conservant un sens qu'à supposcr cette nature humainc transhistorique qui
surgit du texte de Marcel Mauss et s'avcre indispcnsable à l'cthno1ogie pour
se fondcr comme scicnce :
Les peuples impropremenl dits primitifs, les gens dits primitifs, en réalité un tres
grand nomhre de classes el de gens parmi les nôtres. encore de nos jours, ne savent
modérer ni leur politesse. ni leur sensibilité.

Unité sur laquclle Marcel Maus.o; insiste encore, lorsque s'adressant à


Picasso dans !e nwnéro que Documents consacre cntieremenL au peimrc, íl
écrit :
Ceux qui dirigenJ lapublicationde ceflorilege, sachani mes modestesconnaissances
en art diz primitif, negre ou autre (qui n'est que L'art tout court), veulent-ils to11J
simplemem que je vous dise combien votre peinture et votre dessin nous rapprochent
des sources fes plus pures de l'impression et de l'expression ?

Bico qu'il ne se prononce pas clairemenl sur le fond, qu'il n'entrc pas dans
un enjeu lhéorique qui n'esl pas le sien, Gcorges Bataille refuse durement cc
«jcu des transpositionS» :
On entre chez le marchand de tablea.ux comme chez un pharmacien en quê.le de
remedes bien présentés pour des maladies avouables ( ...). Il pourrait facilement êire
entendu, sans que 1'011 iTLfiste autremenl sur ce point, qu'une tout autre raison que la
facu lté de se perdre dan.s le jeu des transpositions les plus in.ouies ou les plus
merveilleuses, a poussé à peindre ou à écrire ...

Une manicrc de bal.ayer le trottoir de la rue de Rennes ou Matisse a posé


ses pas... «Fascination», disait Alfred Métraux, à propos d'cthnologíc.
<<Distance», a répondu Georges Bataille s'agissanr de Emile Durkhcirn et de
Marcel Mauss. Les deux propositions ne sonl pas forcément contradictoires
dcs lors qu'ellcs passent par l'écriture.

114
Dans lc Fragment d'un plan de sor.íologie descriptive qu'il rédigc cn 1934,
Marcel Mauss écrit cn conclusion :
La colonisaJionfaít naitre de nouvelles sqciétés, ou en réforme autrement d'autres,
en ce num1e11J même. lei c0m1ne dans le cas du métissage, c'est un champ immeme
d'ohservation qui esl ouvert. li est peu utile de philosopher de sociologie générale
quand on a d'abord tant à connaítre e.t à savoir, et quand on a emuite lanl àfaire pour
comprerulre.

Certes, mais comprcndrc nc sígnific pa'>, pour Georges Bataille, réflcxion


mcnée du dehors, apres coup, mais liu.éralcmcnt saisie du savoir pour
marquer lcs limites : lc dcrnicr mol - 1c silcncc ? - rcstant à l'expérience
intéricurc. Ainsí, lil-on, dans l'article que Georgcs Bataillc consacrc aux.
Pieds Nickclés:
li est en eflet iruli:,pensable à la solidité de l'édifice donJ. notre existe1u:e intellectuelle
dépend qu'une certaine actívité de l'être humain, relevant si l'on veut de la liberté
mora/e, ne puisse être désignée par aucun terme.

Phrase qui sonne comme un écho de la Gnose - pour laquelle l'reil


constitue avec la bouche, l'mms ct lc nombril, lcs béances par ou s'effoctue
l'échangc entre lc monde intéricur de l'homme et le monde extérieur - ct plus
pa.rticulícrcmcnt de l'cnscigncmcnt praiiqué par Basilide d'Alexandrie : «II
existe des choses qui ne sont mêmc pas íncffablcs ct donc qui sont au-delà de
tout nom proféré.» VcrLigc prodigicux sur lcquel s'ordonne tout espace
symholiqu~ et que Georges Bataille rcconnatt pour l'impossiblc.
Aussi va-t-il créer dcs institutions, savantc commc la Socíété de
psycho!ogie collectívc, fondéc à partir du groupe d'études d'ethnographie
psychologiquc qui s'était réuni au printcmps 1937 (auquel avaient participé
notammcnl Marcel Gríaulc, Míchcl Leirís ct les docteurs Rcné Allendy ct
Adricn Borcl), ou cxpérimcnt.ale comme lc College de sociologic qu'il doublc
d'unc société secrete «Acéphalc» qui, meltant cn jcu la vie même, devait
produirc dcs effcts bouleversants. La Société de psychologic collectivc se
proposait d'«étudicr \e rôlc, dans lcs faíts sociaux, dcs factcurs psycho-
logíqucs, parliculíerement d'ordre inconscient, de fairc convcrgcr les
rcchcrchcs cntrcprises ísolément jusqu'ici dans les diverses disciplines}), ct
cllc avaít inscril à son progmmme de 1938 «les attiludcs cnvcrs la mort». Lc
College de sociologie soumettait trois problcmcs principaux à son étude :
«Cclui du pouvoir, celui du sacré, cclui dcs mythcs. Lcur résolulion n'est pas
sculcment affaírc d'informatíon cl d'exégcsc: il est cn outre nécessaire qu'elle
embrassc l'activité toLlllc de l'êtrc.» L'cspacc de cette «activité totale» était
ortlonné par 1cs prcscriplions de la sociélé secrete sur laquelle on sait si peu

115
de choses, qu'clle constirue la béance oo se déchaine ct se dis.sout la folie de
Gcorgcs Bataille pour qui ne peul pas voir qu'il maintint panout et toujours
l'cxigence de folie ct de science dans la même pratique. Position intenablc
comme Ie Iui rappclle Michel Leiris dans une lettre de juil\ct 1939:
Loin de moi l'idée de vouloir faire du coltege une société savante ou l'on se
consacrait à des recherches de sociologie pure. Maí.ç, enjin, il faut choLçir et, si nous
no11.~ réclamons de la science sociologíque telle que l'orú constítuée des hommes tels que
Durkheim, Mauss et Robert Hertz, il est indispensable que nou.~ nous conformíon.ç à ses
mé1J10des. Sinon, il faut que nous cessions de nous dire sociologucs, afin de dissiper
toute équivoque.

Posiúon intenablc, mais extraordinaircmcnt productricc ct poétique, quand


celle de la scicnce s'applique, commc dans les chanticrs nat.ionaux, à combler
lcs trous qu'elle a préalablcmcnt creusés. Jules Monnerot, qui participa au
College de sociologie, public cn 1946 Les faits sociaux ne sont pas des
choses, un livre ou il s'cn prend vertemcnt à Emile Durkhcim et utilise les
concepts d'hétérogene et d'homogene qu'il cmpmme de manicrc avouée à
Gcorgcs Bataille. Celui-ci rcndra compte de l'ouvrage dans le premicr numéro
de Critique ; cependant, dans une lettre (inéditc) à Raymond Qucncau, il se
montre réservé:
Puis-je te demander si,par hasard, tu ne connaftrais personne r:apabledefaire un bon
compre rendu du dernier ouvrage de Dumézil (que vous publiez) ? La sociologie,
décidément, m'a rejeté au point que je ne connais plus de sociologue (à part Monneroi,
dom le dernier livre m'a un pcu déçu) !

Pourtant Jules Monncrot, te premier scmblc+il à prendrc Gcorges


Bataille pour autorité, glissc un projct qui ouvrc à la discussion :
Dans quelle mesure les termes d'objec1ivité et d'impartialité peuvent-ils s'appliquer
ausociologue? ( .. .)Pourquoinepastemerd'appliquercertainsconceptsfondamentaux
de la psychanalyse ( refoulement, résistance, déplacemerll, condensation, transferi) à la
subjectivité en rnettanJ entre parentheses les frontieres individuelles ?

Claude Lévi-Strauss, par exemple, refusera les censéquences extrêmcs de


la critique portée par Jules Monncrot, mais il entre d'une certainc mesure
dans son projct - sans le connaitre probablcmcnt - en faisant dans Trisies
tropiques, sclon le mot de Michcl Lciris, «la parl trop bcllc à une certaíne
rêveric désenchantée». Mais c'esl bien là que Jules Monncrot déçoit Gcorgcs
Bataílle: il systématisc une pensée hétérogcnc, ct, se pcrdant à ta réitération.
il perd l'autre, manquant à l'cssentiel qoand on se mêlc d'écrire: la líuératurc.
Sur quoi Georges Batnillc insiste quand il donnc le compte rendu de Tristes
Tropiq ues dans lc numéro de Critique de février 1956. en partant de !'exemple
de la philosophie :

. 116
Le rejet de Ta forme littéraire n'est-íl pas le signe d'un changement profond? Ne
signifie-t-il pas le passage à l'activité spécialisée, l'analogue d'un travai!, dollt la fin est
limitée? Un travail, lorsqu'ilvise unrésultat particulier, clairemen.t saisissable, ne nous
engage pas enJierement, en quoi il esr simplement prosafQue ; mais il n'est rien qu'une
recherche sans limite ne mette en nous-mêmes en cause. et cela définit peut-être une
ouverture poétique, sans /aquelle il n'estpasd'ceuvre littéraire, nigénéralement d'<l!uvre
d'art...
A /'occasion du dernier livre de Uvi-Strauss, envisageons íci l'ethnographie (sans
nous auarder aiu problemes que pose la délimitation précise de ce1te activité spécia-
lisée). En son principe, un ouvrage d'ethnographie esl l'<l!uvre d'un spécialisre savant,
qui rejeite la forme littéraire, qui s'applique de sonmieux à réaliser laforme prosa"iQue,
la seule qui réponde au souci exclusifde l'exactitude objective. 11 y a cependant une dif-
jiculté. Par son objet, l'ethnographie introduit la víe humaine, et celle-ci, dans l'ethno-
graphie, prend un sens tout àfait contrair e à la limite : cet objeJ n'est-il pas justement
la vie humaíne au-delà des limites qiu /ui donne la civilisation blanche, à laquelle
rethnographie appartient. L'ethnographie n'est pas seufemenJ un domaine entre autres
des connaissances, c'est une mise en question de la civilisaiion des connaissances, qui
est la civilisation des etl11wgraphes. En ce sens, l'évocation d'une société dont les
normes ne sont pas /es nôtres, inévitablement, introduit la dimension de la poésie, qui
petú-être est la dimensionde l'homme, encore qut! notreactivité pratique et l'élaboration
savanle qui lui est /iée tendenl à obscurcir la conscience que naus en avons.

C'est pourquoi Georges Bataille salue lc livre d'Alfred Métraux, L'Ile de


Pâques, comme «un eles chefs-d'ccuvre de la littérature française» parmi
lcsquels il range aussi Tristes Tropiques. Georges Bataílle pensa+il jamais
que l'écriture fUl souvcraine comme trop souvcnt de ses thuriféraires
s'employcrcnt à le démontrer ? Ccst oublier «l'activité totalc» qu'il
revendique ct que la littérature qui «jamais ne se forme en systcmc (...)
jamais n'exclut rien de ce qu'un librc jeu des assocíations propose», même si
elle constituc «l'cssentiel», à la fin se doit «de plaider coupable». Mais, pour
reprcndre l'interrogation que Georgcs Bataille fonnule dans Documents,
quelle cxpérience poussc ínéluctablcmcnt certains «à pcindre ou à écrire» ?
Alfred Métraux avait raison qui, à propos de la manierc dont Georgcs
Bataille reccvait l'information ethnologiquc, parlait de «plaisir» : mieux que
des fictions, certains éléments tirés de l'observation de sociétés primitives
étaient emcndus comme dcs marqueurs de réel - dans le sens que Jacques
Lacan donne à ccue notion et, frottant l'écrívain à l'impossible, mettaient en
position d'écrire. «Si jc dis : la littérature esl t'image des mots qui
émerveille, jc rcnonce soudain à les définir : j'ai le verre à la main, j'ai perdu
le droit d'cn parler.)> L'impossíble LOujours, comme lc signifierait l'reil de
l'ethnologue, ((friandisc cannibale», sous la dent de l'écrivain. Librc jeu
d'associations? Puisqu'il faut conclurc, que ce soit parles demieres lígnes de

117
L'llistoire de l'<eil: «Lc.qualricmc jour l'Anglais. acheta un yacht à Gíbraltar
ct nous primes le large vers de nouvellc.s aventures avcc un équipage de
negres.» En fait, les amarres étaíent larguécs, dcpuis cc jour de 1906 ou
Henri Matisse, passant par la ruc de Rcnncs...

Références bibliographiques

Griaule, M., 1933. Sílhouettes et graffiti abyssins. Paris, Larose.


Leiris, M., 1968. L'Afrique fantôme. Paris, Gallimard.
- 1983. Cinq études d'ethnologie. Paris, Gonthicr.
Monnerot, J., 1946. Les faits .wciau.x ne som pas des choses. Paris,
Gallímard.
Artaud, A., 1931. Le théâtre bâlinais. Paris, Gallímard .

Sur Gaston-Louís Roux, voir lc cahicr nº 5 de l'Assocíation Billom-


Bataillc ct plus particulicrcmcnt notre étude : «Africaine odysséc».
A noter que la Recherche coopémtivc sur programme nº 402 du CNRS
(univcrsité de Tours) a pubiié en 1979 la table des sommaircs, l'índcx dcs
autcurs ct lc rcccnscmcnt des articles concemant lcs rcvucs Documents!
Cahiers de Contre-Attaque, Acépha/e.

118
lsabellc Rieussct

Le College de sociolog1e :
Georges Bataille et la question du rnythe,
de l'ethnologíe à l'anthropologie :
un décentrernent épistémologique

Le College de sociologie represente, dans l'reuvrc de Gcorges Bat.aille, la


phasc ou il a probablemem été le plus proche d'une démarche cthnologique.
Or, cc corpus de caractere hétérogêne et lacunaire cst resté jusqu'à présent ires
pcu étudié, laissant ainsi dans l'ombrc cettc part pourtant cssenticlle de ta
réflcxion de Georgcs Batailte. En privilégiant l'étude de cctte part maudite du
corpus bataillien, j'ai pu mettrc à jour !e caractere fondamental de la question
du mylhe, non sculement dans lcs rechcrches du College de sociologie, mais
dans ses retcntissemcnts sur toutc l'reuvrc ultéricure de Georgcs Bataille.
Ccpcndam, la notíon de mythe est en eJlc-mêmc suffisamment ambigu~ pour
ne pas const.ituer intrinsequcment la preuve que le College de sociologie ait
adopté une attitude elhnologiquc à soo égard. En effet Ie mythe est dcvenu,
dans la tradhion dcs humanités, une notion d'abord philosophíque puis
littéraire, qui n'a que pcu de rapports avoc sa fonction dans les sociétés
primitives décritcs par Jcs ethnologues. Mais le College de sociologie nc
s'est précisément inléressé qu'aux «mythcs vivams», selon les propres tcrmes
de Georgcs Bataille, c'est-à-dirc aux mythes actualisés dans la pratique rituelle
d'une communauté.
J'analyserai donc dans un prcmier temps les aspects Ics plus
ethnologiqucs de la démarche du College de sociologie à travers sa réflexion
sur le rapport entre mythe et rite, et sa fascination pour le chamanismc.
Cependant, si lcs rechcrches du College de sociologie ont partic liée avec
l'elhnologie, clles ne sauraient s'y réduire. En effet., l'influcnce majeure de
Marcel Mauss sur lc College de sociologie détcrmine une orientation non
sculement ethnologique mais sociologique. En se réclamant de Marcel
Mauss, Georgcs Bataille et Roger Caillois participcnt donc au déplacemcnt
dcs frontieres qui délimit.aient jusquc-là les différentcs sciences humaines,
amenant de ce fait le réexamen de leur méthodologie rcspectivc, à la lumiere
d'une exigcnce épistémologique nouvellc. J'étudicrai donc dans lcs travaux de
Marcel Mauss, ce qui pose sclon Jui la qucstion du passage de la
connaissance à l'acte. 11 faudra des lors envisager cette interrogation
épistémologique comme un effet de l'interférence des différentcs scienccs
humaincs qui participent à l'élaboration d'une véritablc anthropologie. Mais
encorc devra+on précíser dans quelle mesure la démarche de Gcorgcs Bataille
recoupe celle de l'anthropologie. S'il s'agit de définir cctte sciencc comme
l'étude de l'homme, en posam cette notion comme une hypostase, il .cst
évidcnt que toule la réílcxion de Gcorges Bataille va là centre. Mais si l'on
considere la perspective anthropologique telle qu'a pu la développer Claude
Lévi-Strauss, on peut y voirau contraire un décentrement des valeurs héritécs
de la métaphysique.
C'est pourquoi j'analyserai commcnt Georges Bataille, en mettant l'accent
à la fin du College de sociologic sur «l'íntcrrogation sans fond du sphinx
sociologique», provoque un déplacemcnl de la qucstion de l'être à la mise en
question, et en quoi ce déplacement s'ínscrit dans la pcrspectivc d'un
décentremeni anlhropologique.

L'intérêt ethnologique du coHege de sociotogie :


du mythe vivant au chamahisme

Mythe vivant et lien social

Dcs trois signataires du manifeste du College de sociologie réédité en


juillet 1938 dans la Nouvelle Revue française. George.~ BataiUe semble a
priori le moins lié à l'elhnologie. Roger Caillois a publié en effet des 1937
un ouvragc qui s'ínscrit dans la lignée dcs travaux de Marcel Mauss sous lc
titre Le mythe et l'homme. Quant à Michcl Leirís, il a de par ses acLívilés au
muséc de l'Hommc notammcnt partie liée avcc l'cthnographie plus qu'aucun
autre des membres du College de sociologie. Pourtant, des trois tcxtes
fondateurs qui accompagncnl lc manifeste du College, c'est celui de Gcorges
Bataillc qui mct Jc plus l'accent sur la question du mythe. Or, et c'est là le
trajet complexe qu'il nous faul tcntcr d'éclaircr, Gcorgcs Bataillc adopte à la
fois un point de vue tout à fait cthnologiquc sur le mythe, mais pour des
raisons qui échappcnt aux détcnninations proprcs de cclle discipline.
Dans «L'apprenti sorcicr» l Gcorgcs Bataillc n'aboulít à la question du
mylhe qu'au tenne d'un chcminement analytique, qui nc pcut êt.rc déchiffré
qu'cn rctraçant la double exigence dont il est issu. Aprcs avoir critiqué Ies
différcntcs aliénations qui hypothequentrespectivement l'attilude de 1'hommc

120
de la science, l'homme de la fiction, est l'homme d'action. Georges Bataille
esl confronté à la contradiction d'unc cxistence dissoci6c. La fiction est
porteuse des rêves les plus fous, d'une éthiquc à la mesure de la démesure de
l'homme, mais Gcorges Bataille déplore son impuissance à actualíser ses
exigenccs dans le réel. Lorsqu'clle se met au service de l'action, clle ne peut
que se trahir, car elle se vouc à la morale de l'ulile contre laquelle Georges
Bataillc n'a de cesse de luttcr.
Or, dans cette périodc critique, l'action est au coeur des préoccupations de
Georges Bataille, et ceei pour au moins deux motifs essentiels.
En effet, en raison de l'influcnce considérable qu'excrcc Alexandre Kojcvc
non seulement sur les membres du College de sociologíc mais aussi sur une
largc part des intellectuels de cette époquc, la philosophie de Fricdrich Hegel
appara!t commc un horizon quasiment indépassable. C'est pourquoi Gcorges
Batailte, qui refose la clôture du sysl.Cmc hé.gélien par lc savoir absolu, et a
fortiori l'interprétation st.alinienne que propose Alexandre Kojcve de ce
dénouemcnt, décrit son ét.at critique comme étant celui de la «négatlon sans
emploi» (lEuvres completes. V, p. 369). Puisque le savoir absolu signe
l'arrêt de toutc action négatrice du récl, il ne reste plus à cclui qui s'est voué
au négatif que ccttc existence dissociéc, cette déchirure dont Georges Bataille
s'ou,,.Te à Alexandre Kojeve dans sa lcttre du 6 décembre 1937 (ibid.). Mais
Georges Bataillc ücnt d'autant plus à rctrouvcr le fondement éthique d'une
action négatrice que lc contexte de crise politiquc dé.t.erminé par la monlée du
nazisme l'ínterpelle de façon pressantc. S'il a créé le College de sociologie en
rupture avec le mouvcment surréaliste, c'est précisément pour sortir dcs
limites de la littérature jugée par lui impuissante face aux exigenccs de la
crise internationale. Ce double enjeu, à la fois philosophique el politiquc,
amcnc Gcorges Bataille à focaliscr sa recherche, dans la perspective
nietzschéennc de Ja volonté de puissancc, sur le probleme de l'action.
C'est à ce point de sa réflexion que Gcorges Bataille entrevoit comme:.
seu lc issuc à cette double exigcncc, lc mythe. La tentation est forte de voir
dans ccuc solutíon l'éternel retour de la nost.algie d'un âge d'or pcrdu face aux .1
impasses de l'histoire. Mais Ia démarche de Gcorgcs Bataille s'inscrit
précisément à rebours de cette tendancc. Il oe s'intéresse en cffet au mythe
qu'en tant qu'il est actualisé dans la pratique d'une communauté : «Lc mythe
est pcut-être fable, mais cctte fable est à l'opposé de la fiction si l'on regardc
le pcuplc qui la danse, qui l'agit, et dont elle est la vérité vivante» (Le
Collêge de sociologie, p. 55-56). Gcorgcs Bataille en vicnt donc non
seulemcnt à rcjcter une conccption fabuleuse et littérairc du mythe, mais à
adoptcr à son égard une au.itude véritablement ethnologiquc. Ethnos en effet

121
signifie <<peuple» en grcc. Or, Georges Batail1e ne s'intéresse au mythe que
pour autant qu'il est une pratique au scin d'un peuple. C'cst comme tel qu'íl
lui reconnait une puissance d'action dans la réalité socialc, dans la mesure ou
il détermine les paroles, faits et gestes d'une communauté.
Le choix d'une démarche ethnologique n'cst donc pas chez. Georges
Bataille l'effet d'une volonté gratuite d'intcrdisciplinarité. li nait des exigences
d'une crise que Gcorgcs Bataille ressent comme fondamentale et qui se
manifeste aussi bien au scin des concepts de la philosophie que dans la
société ellc-même ou les signes de la désagrégation des démocraties face au
péril fa<;ciste se font de plus en plus patcnts. La crise provoquée par les
accords de Munich ne fera que renforccr ccue position de Gcorges Bataille.
Face à la peur munichoise qu'il analyse comme un effct du «relâchement du
lien social», Gcorges Bataille pose la néccssité de créer un «mouvement
communiel» (op. cit., p. 103-104). II s'agit donc pour lui de s'intcrrogcr sur
lcs fondemenL<> même du lien social, d'ou l'intérêl porté par le College à la
sociologie. Mais Ie type de lieo social auquel aspire Gcorges Bataille est de
l'ordrc de la communion et non du contrat. 11 ne peut ~trc que religieux au
sens étymologiquc du terme qui signifie relicr. II cst donc de l'ordre du sacré,
non pas dans les connocations transcendantes de ce terme, mais tel que
l'cmploie Marcel Mauss Iorsqu'il décrit les pratiques rituelles des sociétés
primitives. C'cst pourquoi seul un mythe peut fonder selon Gcorges Bátaille
un vérii.ablc lien social.
Mais ce choix de Gcorgcs Bataille ne cesse pas pourtant de nous
interpeller. Pourquoi avoir choisi le mythe comme solulion à cettc crise des
valcurs et à la crise intemationale ? Et a fortiori, pourquoi l'approchc
ethnologique appara'it-clle à Georges Bataillc comme la plus propre à dégager
dcs éléments de réponse théoriques et pratiques à cettc crise ? Pour qui nc
conçoit Ie mythe que dans une perspective littéraire, cette démarchc nc peut
semblcr qu'absurde. Mais, pour un ethnologue, la prise en compte du
pouvoir du rnythe comme fondcment des échanges symboliques d'une
communauté, qu'ils soient religieux, scxuels ou économiqucs, fait partie
intégrante de son corpus d'érude. C'est pourquoi, même si la votonl.é du
College de sociologie d'actualiscr ce pouvoir du mythe dans une situation
contemporaine cst un projet ambigu sur leque! nous reviend.rons, clle doit
être analyséc apres avoir pris la mesure de ce que représente véritablcment le
pouvoir du mythe dans W1C société ou il fonde le lien social.
Telle a été la démarche du College de sociologie, et telle nous allons la
suivre dans un prcmier temps, tant elle est riche non seulement d'un aspccl
ethnologique, mais par ses rctcnlisscmcnts inattendus.

122
Mythe et rite

Gcorgcs Bataillc se placc dans la perspcctívc dcs cthnologucs pour


lesquels mythe et ritc nc peuvent être êtudiés l'un sans l'autrc. II affirme cn
cffcLque le mythe «ne pcul êtrc séparé de la communauté dont il est la chosc
ct qui prend possession riwcllcmcm de son cmpirc>> (op. cit., p. 55). Pour
Gcorges Bataille lc rite est une véritable mise en actc du mythe. li n'est donc
pas une simple rcpréscntation. II est une dramaturgie au scns étymologiqnc
de drarruJ qui sígnifie «actc». La position de Georgcs Bataillc rcjoim sur ce
point cclle des cthnologues qui constatent que «lcs cérémonies som des
mylhcs cn action>> (Lucien Lévy-Bruhl, La mythologie primitive, IV,
p. L28). Lucien Lévy-Bruhl racontc cn cflet que dans les fêtes sacrécs ou l'on
mct en sccne le récit dcs ancêtrcs mythiqucs, Ics mcmbrcs de ht Lribu nc
joucnt pas le rôlc dcs ancêtres, ils lcs incamcnt véritablcmenL Le mythc
n'cst donc pas commémoré mais actualisé par lc rite: «La récit.ation de ccs
mythes (...) équivaul à un actc» (op. cit .. p. 115) déclare Lucien Lévy-Bruhl.
Nous sommes clone en préscnce <J'une énonciation véritalement pcrformalivc
sclon la définition d'AusLin :
«Pcrformatifs : énonciaúons, qui, abstractioil faite de ce qu'cllcs sont
vrnies ou fausses, font quclquc chose (ct ne se contenLcnt pas de la dire) 2.»
On saíL qu'Austin distingue dans lcs performatifs les illocutions, ou l'acLC
produit est le mêmc que celui désigné par l'énoncé, des pcrloculions ou cet
acLc cst différent du référent rcpréscnté. Or, cettc disúnction pour appartenir
au dom~line linguistiquc apparcmment étranger à notre objet, n'cn rccoupc
pas moins le clivage qui sépare lcs ethnologucs sur la qucslion du ritc, CL en
éclaire singulicremcnt les présupposés.
En effct, si l'on considere lc rite commc une illocution, il est la misc cn
acte effcctíve et totalc du mythc. Lc mythe dcs lors n'est vivant que dans son
actualisation par le ritc. Son caractere sacré est immanent au mouvement
communiel qui anime les membrcs du clan lors de sa misc en acte. li est
étranger à tout príncipe transcendam, même sous la forme d'une sumaturc,
conccpt chcr à Lucicn Lévy-Bruhl, mais critiqué par cl'autres cthnologues tch
Walter Baldwin Spencer et Francis James Gillen 3. La prisc cn eompte clu
rite commc actualisalion totalc du mythc correspond donc à une conception
immanentc du sacré. C'cst la position qu'adoplC Georgcs Bataillc.
Si, au contraire, on considere que lc mythe n'cst pas réductihlc à sa
rcprésentation ritucllc, il reste traosccndant à sa représentation. C'cst te point
de vuc de Lucien Lévy-Bruhl, mais il n'est pas sans cntraíner un ccrtain
nombrc de contn1diclions. En cffct, Lucicn Lévy-Bruhl admct d'une part que

123
lcs membres du clan incamcnt véritablcmcnt lcs ancêtres mythiques lors du
rite, mais il assimile cettc attitudc à un processus d'imitation. l1 tente donc
de réinterprétcr la dramaturgíc ritucllc du mythe dans l'ordrc de la mimesis. Si
tel était le cas, l'incarnaúon dcs ancêtrcs par lc clan ne serait qu'un simulacre.
Or, si elle peut appara'itre commc tcl à un spectateur occidcnral, elle n'est pas
vécue ainsi par les sociétés primitivcs. Etre dans la mimesis, c'est définir
tout ce qui re!Cve du langagc, de la rcprésentation, comme subordonné au
criterc du réel. Au contrairc pour les primitifs, la représentatíon fait loi. C'est
elle qui modifie lc récl, car cllc n'cst pas un rcflet mais un acte. La
représentation dramaturgique du mythc dans le rite n'cst pas soumisc à la
position d'un référent transccndanlal qui fonde la conception platonicicnne de
la représenralion. C'est cn ce scns qu'ellc corrcspond à la représentalion de la
tragédie telle que la décrit Fricdrich Nietzsche à sa naissancc, c'est-à-dire
«avant la division de l'acleur ct de l'auteur, de l'acteur el du spectatcur, de 1a
présence et de la rc-rcpréscnialion» 4. L'inLérêt conjoint du College de
sociologie pour la conccpúon nictzschéennc et ethnologique du mythe
s'expliquc par ceue approchc commune de la rcpréscntation qui s'en dégage.
Une approchc qui mel radicalcmcnt cn question la conception métaphysiquc
de la rcpréscntation, ct qui s'inscrit dans la pcrspeclive de la volonté .de
puissance.
Pour les sodétés mylhiqucs. cn cffct, lc référent fait partic du signe :
«Qui possCde l'image úent lc modele à sa merd (op. cit .. p. 145)». C'est ce
qui fonde le pouvoir magique du mythc. Loin d'être soumise au réel, la
représentatioo a lc pouvoir de Jc transfonncr, car clle a valcur d'acte.
C'est alors que l'arl reconnait la réalílé derniere et le caractere supérieur du monde
vrai qui contraint les hommes, /e mythe efl/re dans l'existence humaine comtne une
force e:zigeant que la réalitl inférícurc se sounume à son empire (Le College de
sociologie. p. 57).

Magie et chamanisme

Cet intérêl pour la puissancc du mythc explique la fascination qu'excrcent


la magie ct le chamnnismc sur lcs mcmbrcs du College de sociologie, et en
particulicr sur Rogcr Caillois c l Georgcs Bataillc. Les deux conférences
prononcées par Anatolc Lewitsky sur lc chamanisme (les 7 ct 21 mars 1939)
constituent la partie strictcmcnt cthnogrnphique des rccherches du College de
sociologie. Ellcs formem un corpus autonome dont la valeur scientifique est
reconnue sans conteste par lcs cthnologucs, à la différencc de I'cnsemble des
ttavaux du College. Si j'ai pu dévclopper cn d'auires lieux S la richcsse dcs

124
informations récoltécs par Anatole Lcwilsky et la finesse de son
intcrprétation, je n'cn fcrai pas mention ici dans la mesure ou cela n'éclairc
pas l'objct qui nous occupe. II s'agit en cffct d'analyser non pas la pcrtinence
elhnographiquc des travaux d'Anatole Lewitsky, qui d'ailleurs nc fait aucun
dou te, mais te rapport qu'a entretenu Gcorges Bataille avec cette question. Or,
paradoxalcmcnl, e'est à l'égard de cct aspect le plus ethnologiquc des
rcehcrchcs du College de sociologic que Georges Bataille adoptc un poim de
vue qui n'a ricn de commuo avcc celui d'un ethnologue. Ce ne sont pas les
sociétés chamaniques elles-mêmcs qui intéressent Georges Bataille, c'est le
fait qu'ellcs actua\iscnt certaines dcs valems éthiques sur lcsqucllcs il entend
fondcr un mythe nouvcau. La société chamaniquc représente en effet pour
Gcorges Bataillc ce qui se rapprochc lc plus d'une société acéphale, en tant
qu'cllc cst une société sans chef, ce qu'attestent lcs travaux de Lucien Lévy-
Bruhl 6, Le chaman incarne à ses yeux la volonté de puissance, celle de la
magie qui cst une au.itude d'insoumission de la communauté à l'égard des
dicux. Mais le chaman n'occupc pas pour autant une posil.ion hiérarchique.
Marginal, !e chaman détcrmine une struclure sociale qui regle son équilíbre à
partir de cctte dépeose qu'il incarne, au licu de se polariscr autour d'un centre,
d'un chcf. L'intérêt que porte Gcorgcs Bataille au chamanismc est donc
comparablc à ce\uí qu'il montrc pour les sociétés fondécs sur la pratique du
potlatr.h. 11 s'agit pour lui de tirer de ces infonnations ethnographiqucs lcs
élémems néccssaires pour pcnscr un syst.eme d'échangcs politiques et
économiqucs fondé surta dépcnse, pcrmett.ant une ahcrnalive à la logiquc de
l'utile et du savoir qui sous-tcnd lcs syst.cmes comemporains jusque dans
lcurs exaccrbalions lOtalit.aires. Ainsi la magie l'intéresse non sculemcnt
pour sa puissance d'acticm, mais sunout parce qu'cllc actualise une autrc
logiquc dcs rapports de pouvoir, de communication, parce qu'elle est une
logique qui est totalemcnt autrc, différente, et qu'cllc dcvicnt de ce fait un
factcur de rcmísc en question créatricc. Georgcs Bataille partagc donc au
rnoins avec les cthnologues cet intérêt essenticl pour la différence. Mais il
n'adopte pus la même dist.1nce scientifiquc. II reste une tcntation mystique
chcz Georgcs Bataille qui fera dire à Roger Caillois dans un entretien de juin
1970:
La question du chamanisme me passionnail parce que dans le schéma qui éLait le
mien ( celui de Marcel Mauss), il y avail antinomie complete enlre la magie et la
re.ligion. La magie esL un acie 1héurgique qui force les puissances surnaturelles à
s'incliner, ators que la religion est essentiellemcnJ soumission à Dieu. De son côté,
GeorJ?r.s Bataille é.lait à peu pres dans les mêmes disposilions que moí. Mais la
différr.nce étaiJ que Georgc.t Ba1aille voulait réellemenJ devenir chaman 7.

125
Vouloir étudicr 1c chamanismc et vouloír dcvcnir chaman semblcnt a
priori deux altitudes ínconciliables. Aussi bicn la société secrete «Acéphalc»,
qui a doublé lcs activités du College de sociologic, n'a pas manqué d'invalidcr
la portée scicmííique de celui-ci. Mais cellc double altitude est significaüve
du rapport qu'cntrcticnt Georges Bat:aille avcc J'elhnologie. Georgcs Bataille
prcnd lcs clhnologues, et Marcel Mauss cn particulier, à la lcttre. Si te
mythe ne se révele vivant que dans sa mise en acte, sí dans la magie «savoir
c'cst pouvoir» s, selem lcs proprcs tcnncs de Marcel Mauss, lc probleme qui
se pose à cclui qui étudie le mythe est ccluí d'unc actualisation cffcctive de cc
savoir~ de son dépassement par le passagc à l'actc. Cctte questíon, Gcorgcs
Bataillc J'a abordée de deux façons. L'unc cst l'expériencc purc de la société
secrete «Acéphalc»; mais elle n'a pas abouli. L'autre est une réllcxion
épistémologique dont Georgcs Bataillc voit la sourcc daos lcs travaux de
Marcel Mauss, ct qui méritc de rctcnir notre auention par sa po1tée toujours
actuellc.

Le mythe comme cnjcu méthodologique


dans les sciences huinaines :
Georgcs Bataille épistémologue

Le passage de la connaissance à l'acte

Dans un Lcxtc qu'il a rédigé au cours de la i)ériodc dcs.activités du College


de sociologic, mais qui est resté inéditjusqu'cn 1981, Gcorges Bauúlle drcssc
un bilan des obstaclcs méthodologiques que rcncontrcot lcs sciences
humaincs, ct dcs élémcnts novateurs qui !ui scmblcnt proprcs à les dépasscr.
Tou.Lcn réaffirmant son intérêt pfívílégié pour J'ethnologie ct la sociologic,
íl déplorc lc manque de pcrspcctive de la rcçhcrchc dans cc domaine:
(. .. ) parce qu'elle s'est trop limitée à l'analyse des socíétés dites prímitives, laissant
de côté les sociétés nwdemes, (et) d'autre part parce que les dé.couvertes réalisée.\· n'on.t
pas modifié aussi profondément qu'on pouvait s'y attendre les postulais et l'esprit de la
recherche 9.

Gcorges Bataille prcnd actc dcs progres mélhodologiques considérables


qu'ont pcnnis lcs études ethnologiqucs. Mais íl so.uhaitc voir s'appliquer
ccttc pcrspcctive à uo objet différcot, [1 savoir lcs sociétés modcmcs. Or, il
est conscieot que le changcmenl d'objct d'étude ne peut que provoqucr une
transformation mélhodologíquc. H suggcrc donc que la pcur d'adoptcr com me

126
champ d'étude les sociétés modernes cache un refus de se confronter à
l'exigence d'un bouleversement épistémologique, dom l'ethnotogic ct ta
sociologie ont pourtant élé les calalyseurs. Si l'on se rappelle que Georges
Bataillc s'cst intércssé au mythe pour retrouver un fondemenl éthique à
l'action. on comprend micux qucllc attcntc de sa part a été déçue par les
sciences humaines. L'elhnographic luí a pcrmís de découvrir des sociétés ou
représentation et acte étaicnt intimcmcnt liés ct oi1, au licu d'être envisagé
sclon une grille scicntifique, la relatíon au réel était de l'ordre de ta magic
pour laquelle «savoir c'est pouvoir». Mais il nc trouvc pas dans la pratique
des ethnologues et des sociologues l'cffct cn rctour de ccs découvertes dans
leur méthodologic. Tout se passe comme s'ils avaient refermé une breche,
pourtant ouverte par leurs soins, de peur de s'y cngouffrcr tolalement. Pour
relancer la recherche, il faut tcnír compte des données épistémologiques qui
se sont fait jour dans d'autres domaines que celui ou il espérait lcs voír se
c;oncrétiser. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, Georges Bataille se
toumc alors, pour approfondir l'étude du tissu social, vers la psychanalyse:
La connaissance des fait!i pri.mitifs étant acquise, les données de l'analyse de Freud
ouvrent la voie à une connaissance générale des structures socíales de toUle nature. (. .. )
Et si Freud luí-même n'a pas éléjusqu'àpraziq~r l'analyse générale desformes vivantes,
il n'a pour ainsi dire pas laissé la. possibilité à ceux qui.le suivent de ne pas franchir le
fossé. Et IWn seulemenJ l'analyse de ce qui est désormais ouverte dans plusieurs sens,
mais il est devenu possible d'envisager l'expérience elle-même, J'expérience. c'est-à-dire
Un.e tentative de passer de la connaissance à l'acte 9.

Tclle est donc pour Gcorges Bat.aille la question fondamcntalc à laquelle


doit se confronter la réflexion épistémologíquc : le passage de la
connaissancc à l'actc. C'csl cclLC exigence qui a fondé son íntérêt pour le
mythc, ct conséqucmmcnt pour l'cthnologic. Ellc cst d'ordre non sculement
méthodologique mais éthique. Sa portée reste difficíle à cemer car elle
dépassc lc cadre dcs scicnccs humaincs. Mais on pcut tout au moins étudicr
la forme qu'cllc a prise dans tcs rcchcrchcs mythologiqucs de Gcorges
Bataille.

La crise épistémologique ouverte par


le College de sociologie et les mythologues

L'intérêt que Gcorgcs Bataille a porté à la question du mythe, pour singulier


qu'il soit dans sa forme spécifique, n'est pas un phénomene isolé dans la
période que recouvrent les activités du College de sociotogie. En cffct entre
1936 et 1939, les revues se font l'écho d'une véritahle polémique autour de la

127
questíon du mythe 10. Or, l'analyse de cctlC polémiquc pennet d'éclaircr \e
rapport de Georges Bataille avec Ies ethnologucs, non plus à partir de sa
proprc démarche, mais d'un poínt de vue externe. En effct, certnins des
arguments critiques avancés par Ies détracteurs de la mythomaníc de l'époque
s'adrcssent indiffércmment aux ethnologues, aux mythologues ct aux
mcmbres du College de sociologie. II est donc ínLéressant de notcr que
Georges Bataille a pu êtrc auaqué parcc qu'íl se référaít à la sociologie et à
l'ethnologie, de par son attention pour Ie mythe. On doit des Iors se
dcmander sur qucls criteres la posilion de Gcorgcs Bataille esl assimilée à
cclle des mylhologues, et pourquoi cette assimilation donnc Iieu quasiment
systématíquement à une dépréciation trcs violente, de la pan dcs rationalisLcs
cn particulier. Ce qu'ils reprochcnt cssentiellemem aux mylhologues, c'est
d'avoir crécr un mythe du mythe. Cctte altitude lcur apparáit à la (ois
insoutenable et dangcreuse. Selon eux, on ne pcut pas créer des mylhcs. Le
mythe ne peut êtrc que transmis ou révélé. II appartient au passé, à un âge
d'or pcnlu, ou à des civilisalions primilives qu'ils assimilent à dcs sociétés
rétrogrades, au nom sommc toute dcs mythes du progrcs et de la raison. Ce
présupposé a pour conséq uencc de dénoncer com me imposture toutc <lémarche
qui prétend crécr un mythe, que ce soit cclle cxemplaire du College de
sociologie qui en fait cxplicilement l'axc de ses activités, ou que cc soit celle
des mythologues qui crécnt selon eux un mylhe du mythe. Pour Ics
rationalistcs, un mythe étudié et désigné comme tel n'cst plus un véritable
mythc. 11 perd son caractere naturcl. Tl devient une fabrication artificieuse qui
frise !'imposture. Les elhnologues quí parlent de mylhcs sont donc <lcs
faussaircs. lls créent dcs simulacres, dcs trompe-l'reil, qui ne sont que des
mythes artificícls. Landsberg, Ie héraut de ce courant de pcnséc, d6clare:
Ce que je reproche aux mythes nwdernes, c'est beaucoup moi11s d'être des mythes,
que d'être des mythesfabriqués et i11authe11tiques. ( ...) Le mythe cha11ge radicalement de
caractere des qu'on sait qu'il est ur1 mythe 11,

A partir do même argument, Raymond Qucncau accusc égalcment


Georges Bataille dans son articlc «Lc mylhe et !'imposture» 12, cn déclarant
sa posítion intenablc dans la mesure ou il refusc toute révélation trans-
ccndante qui pourrait à la rigucur fondcr la création d'un mythc. Qu'il s'agisse
de l'étudc scíentifique dcs mythes par lcs ethnologues, ou du désir de Georgcs
Bal<lille de crécr un mythe, Ia critique à Icur cndroit est la mêmc : on crie à
]'imposture. Or, on est en droit de s'étonncr d'une telle assimilation. Si la
complexiLé du College de sociologic el Jes propos provocateurs de Ia rcvue
Acéphale pcuvent expliquer une tclle violcnce polémiquc, on ne comprcnd

128
pas commcnt la démarche scientifique des ethnologucs est rejctée sous lc
mêmc qualificatif cl'imposture. Mais cette assimilatíon, pour surprenantc
qu'elle paraisse, est riche d'information sur cc qui dérange profondément les
rationalistes dans la démarche mythologique de Gcorgcs Bataillc ct des
ethnologues. La position de Jean-Paul Sartre est significativc à cet égard. II
jugc l'attitude de Georges Bataille contradktoire. Pour lui, une véritablc
démarchc mythologique doit étudier le mythe à distance. Elle aboutit donc à
une démythification. Elle n'est pas compatible avcc lc projct de créer un
mythc. En somme pour Jean-Paul Sartre on ne peut à la fois démythificr cl
mythificr. Or, c'cst pourtant ce qui fonde l'exigence épistémologique radicale
de la mythologie. Mais il faudra des annécs avant que ceuc auitude soit
rcconnuc dans sa Iogique même par Roland Barthcs :
A vrai dire, la meilleure arme conlre le myzhe, c'est peUl·êlre dele mythifier à son
tour, c'est de produire wi mythe artificiei: et ce mythe reconstitué sera~ véritab/e
mythologie (Mythologics, p. 222) •

Claude Lévi-Strauss lui-même mettra l'accent sur cc caractere singulier du


discours mythologique :
En voulanJ imiter /e mouvement spontané de la pensée mythique, notre entreprise a
du se. plier à ses exigences et respecter son rythme.. Ainsi ce .livre sur les mythes est-il à
sa façon un mythe. (. ..) Corwne les mythes reposent eux-mêmes sur des codes de
second ordre, ( ...) ce livre apparail alors l'ébauche d'wi code de troisie~ ordre ( ... ).
C'es1 la raison pour laquelle on n'aura pas tort de fe tenir pour un mythe : en que/que
sorte, le mythe de la mythologie (Le Cru et le Cuit, p. 20).

On voit donc que loin, de repousscr l'accusation de créer un mythe du


mythe, Claude Lévi-Strauss admet cette mise en abime du discours
mythologique comme son énonciation propre et comme le fondement
méthodologique de soo adéquation à son objet d'étude. Mais ce principc neva
pas sans bouleverser Le statut du discours scientifique. IL suppose un autrc
rapport du langage au référent. 11 s'attaque aux fondcments même de
l'épistémo1ogie rationalistc. Pour Claude Lévi-Strauss, étudier des mythes
c'est aussi cn crécr. On est donc dans une perspective qui rccoupe en partie
l'cxigcnce de Georges Batai1Le, celle du passage de la connaissance à l'acte. Il
scmblc donc que la question du mythe ait cu une fonction épistémologique
privilégiée, dont on peut retracer le déve1oppcment de la pcrspcctive
sociologique et ethnologique à cellc de l'anthropologie. On doit des lors se
demander si la réflexion épistémologique de Georges Bataille au sein du
College de sociologie n'a pas participé à l'élaboration dcs fondcmcnts d'unc
véritable anthropologie.

129
De l'ethnologie à l'anthropologie :
référence ou interférence ?

La spécificité du College de sociologic est peut-être dans son inter-


disciplinarité. Or, cellc-ci n'est pas gratuite. Elle est ressentie comme une
nécessité parles mcmbres de cc groupc pour deux raisons. D'une parl, face à
la crise qui mine non seulcmcnt la scenc ínternatfonale mais tOutes lcs
valcurs qui formaient l'hori'l-On théorique dcs inlCllcctucls occidentaux, les
fondemenLS et les limilCs de chaquc discipline sont mis en question. D'auttc
part, J'intérêt privilégié qu'accorde le College de socíologie au mythe appelle
une recherchc interdisciplinairc, car elle convoque à la fois la sociologic,
l'ethnologie, la philosophie, eLmême dans l'approchc de Georges Bataille, la
biologie ct la physiquc. Or, c'est précisémcnt parce que la question du mythc
oblige à travcrscr l'enscmble des savoirs constiuiés, parcc qu'ellc brouillc
leurs limites, parcc qu'elle boulcverse ccrtains de leurs fondemcnts métho-
dologiques, qu'clle se révclc un axc de réflexion privilégíé face à la crise.
C'est ce qui explique sans doutc Ia polarisation des débats polémiques entre
1936 et 1939 sur te mylhe. Le myLhe crist.allise la crise éthique et
épistémologique qui marque l'avant-gucrrc. C'est en cc sens que l'cthnologie
assume une position privilégiée au scin des scicnees humaincs, posítion que
rcconnrut Georges Bataílle par l'intérêt qu'il luí porte.
Cepcndant, il intitule le groupe qu'il fondc non pas College d'ethnologic,
mais College de sociologie. Pour Gcorgcs Bataille ct Roger CaiUois, en
effet, la référence majeure du College, au-delà de l'infiuence nie12.Schécnne,
cst celle de Marcel Mauss. Or, le stalut de l'<tuvre de Marcel Mauss esl
exemplaire du glissement quí s'opere dans les scicnces humai nes. Marcel
Mauss enseígne à l'Institut d'clhnologie. De son vivant il n'a publié aucun
livre. Or, à l'exccption du Manuel d'ethnographíe qui pamlt cn 1947, la
premierc édition importante de ses écrit5 a pour titre Sociologie et
anthropologie, préfocée par Claude Lévi-Strauss. L'Ecole de sociologie
fmnçaise à laquelle le nom de Marcel Mauss rcsLC attaché semble donc avoir
joué un rôlc décisif, non pas tellcment dans lcs développcments modemcs de
la sociologie, mais dans lc passagc dcs rccherchcs ethnologiques à une
pcrspcctivc anthropologiquc. En se référant à Marcel Mauss, Gcorges Bataille
s'ínscrit dans cc mouvement. Sa préférence pour le terme de sociologie plutôt
que celui d'cLhnologíc manifeste son désí r de voir appliqucr lcs rccherchcs de
Marcel Mauss sur «une théorie sociologiquc de la connaíssance» aux sociéLés
modcrncs, et non plus seulemcnt au corpus traditionnc1 de l'ethnographie.

130
L'anthropologie strucluralc, cn tant qu'elle polarise ses rcchcrchcs sur les
sociétés primitives, ne répond pas à cc dcssein du College de sociologie.
Mais la focalisaLion de Claude Lévi-Strauss sur la qucstíon du mythe, et les
réflexíons épistémologiqucs qu'elle provoque, n'cst pas sans rapport avec la
démarche de Gcorgcs Bataille. Du reste Claude Lévi-Strauss sera un des seuls
à ne pas considércr l'cntrcprisc du College de sociologie commc un échec.
Tout se passe commc si te mythe avait été une notion privílégíée dans ce
déplaccmcnt d'un point de vue ec.hnologiquc à une perspective anthro-
pologique. Or, ce déplacement est de nature épistémologique. Et c'cst pré-
císémcnt cet enjeu épistémologiquc qui ronde l'íntérêt de Georges Bataille
pour le mythc.
Cc déplaccment, c'est celui quí s'opcre d'un mode de pensée de la
référence, à ccluí de l'intcrférence. Le glisscmcnt de l'cthnologie à l'anthro-
pologie n'est pas un passagc linéaire d'une scíence particulicrc à une science
généralc qui l'engloberait. L'anthropologíe ne surgit pas comme un modele
de classification qui figcrait chaque science humaine à sa placc. Elle est le
fruil au contraire du brouillage des limites entre Ics différentes sciences
humaines, de leur interfércncc, ct sa vocation est de mettre en rclation ces
différentcs scicnccs, à Ia lumicrc d'une exigence épistémologique nouvcllc.
Ccrtes, il y a dcs scicntifiques qui conside.rent les différcnts savoirs des
scicnces de l'homme. Mais cc n'cst pas la démarche de Claude Lévi-Strauss,
ní d'Edgard Morin, pour ne citer que dcux anthropologues éminents. On peut
appliqucr le terme cher à Claude Lévi·Strauss de «bricolage» à l'anthro-
pologie elle-même, dans la mesure ou cllc articule des éléments hétérogcncs
pour crécr un produit qui n'obéit pas à une référence fixée a priori, mais qui
mel cn place un réseau fonctionncl de rclations opératoires. C'est en ce sens
que l'on peut dire que les aclivités de Georges Bataille dans Ie College de
sociologie relevent d'un bricolage anthropologique. Ce qui se joue dans ceuc
pratique, c'esl l'abandon de la référencc à un savoir absolu qui servirait de
modele. L'anthropologie étudie lcs rclalions d'intcrfércnce et les structures
'i
qu'cllcs détcrmincnt, mais elle neles ordonne pas à partir d'un centre. En tant
que l'éthiquc acéphale de Georgcs Bataillc s'oppose à tout systeme fenné
fondé sur l'hypostase de l'un, du centre, clle participe de ce déccntrcmcnt
opéré par l'anthropologic. 1.
Mais, dans quelle mesure cc décentremcnt atteint-il la notlon même 1

d'homme ? TI nous faut des lors examincr commcnt Gcorges Bataille, en


confrontant la qucstion de l'homme au sphinx sociologiquc. déplace l'enjeu
de cettc question.

131
Le décentrement anthropologique:
Georges BataiUe et l 1inlerrogation du
sphinx sociologique

L'interrogation du sphinx sociologique ;


l'homme en question

Si c'est dans le College de sociologie que Gcorges Bat.aillc a été lc plus


proche d'une démarche echnologiquc, H faut analyscr lc point limilC de cellc
trajcctoirc. Dans la demiere conférence de cc groupe, Gcorgcs Bataillc énoncc
ccs propos énigmatiques :
Ai11.çi à ce point, je suppose que mon dessein paratt étrange. Je n'ai vouiu cependant
que décrire dans son étendue le probieme qui impose ses dangers à partir du momen.t ou
/'homme accepte /'interrogation du sphinx sociologique. ll me semble que la rencomre
de ce sphinx asingulieremenJ accru la brulalíléde l'interrogation métaphysique. Ce que
je vou/ais dire essentiellement, c'est qu'un College de sociologie, te/ que nous l'avons
conçu. ouvrait nécessairement cette interrogation sans fond 13.

Lc dcmicr message de Gcorges Batail!e <ians lc College de sociologie


restera cette intcrrogation sybillioc, puísquc la gucrre intcrrompít à cc poim
lcs activités de ce groupc. Mais la portéc de cctte intcrrogation rcstcra
csscntielle dans toute l'reuvre ultérieurc de Gcorges Bataillc, ct c'est pourquoi
il faUl co éclaircr Ja sjgnification. Cetlc figure mythologique du sphinx
sociologiquc reste probalement la plus déconccrtante de toutcs ccllcs
convoquées par Georges Balaille pendant cetlc période. Que! sens pcul bien
avoir la collusion du termc sociologique avcc la figure du sphinx. Si Gcorgcs
Bataille a montré qu'il s'était intéressé au mythc dans une pcrspcclivc à la
fois sociologique ct ethnologique, quelle est la néccssit.é de convoqucr cc
mythe grcc légendaire.
II s'agit en fait de réin1roduírc pour Georges BataiHe lc caractere csscnliel
de questionncment que doit assumer cn définitive à ses yeux lc mylhc. Le
sphinx est avam tout la figure de ce qui interrogc. Mais c'cst une
intcrrogation particulicrc en ce qu'elle se pré.sente commc une énigme. C'cst
pourquoi Gcorges Bataille Ia décrit comme une intcrrogation sans íond. Pour
comprcndre toulcs les implications de cctte formule, il íaut fairc appcl aux
tcxtcs qu'il rédigera à la suite du College de sociologie. Dans le coupable, il
précisc que l'énigme est cc qui n'appelle pas de réponse. Ellc fait naltrc au
contrairc une qucstion. Elle est donc une qucstion qui appcllc d'autrcs
qucstions. C'est cn ce sens qu'elle cst une «interrogation sans fond ». Or, dans
le mythc, la r~ponse d'CEdipe au sphinx cst l'homme. Gcorgcs Bataíllc

132
suggcrc dcs lors une lccture oríginale de ce mythe. Puisque l'énigme ne
provoque pas une réponse mais une question, l'homme face au sphinx cst
confronté au mouvement de sa proprc misc en question. Le statut même de
l'être se trouve dcs lors déplacé. Ces propos du Coupah/e reprennent en écho
l'intcrrogation sans fond ouverte par le College de sociologie: «L'être est
l'ahsence que lcs apparcnccs dissimulcnt. (...) La misc cn qucslion cllc-
même se substitue à l'être mis en qucstion» (V. p. 326-64). L'cxigcnce
fondamentale de Georges ~at.1ille n'a pas varié dcpuis la fondation du College
de sociologic, ou il s'inscrivait contrc la clôture du systcmc hégélicn par le
savoir absolu. A travcrs lc mythc de l'Acéphale, Gcorges Bataillc a dévcloppé
une critique radicale de tout systeme fcnné qu'il soit philosophique, logique
ou politiquc. Sa réllcxion l'amcnc à considércr dcs lors non sculcment lc
savoir absolu, mais tout savoír en tant que tel, comme un arrêt du
mouvement de la négativité. Pour Gcorges Bataille, 1c savoir est de l'ordre
dcs réponses en tant que celles-cí mcttent un tcrme au mouvcment de la mise
en question. Tout principe qui tend à se préscnter comme une entité unique,
figée, pleine, risque de freiner la dynamique de la mise en question. C'est
pourquoi au-dclà des eonccpts.tels que Dicu, ou le savoir absolu, il s'auaque
aux notions mêmcs d'hommc ct d'êlre, pour y réintroduire le mouvement de
la mise en question. Or, le seul garant d'un tel processus est sclon lui
l'abscnce. C'cst lc «A-»privatif d'Acéphale qui incarne le rcfus de tout
systeme fermé. C'est cette béance qui maintient 1a possibilité d'unc dépcnsc.
Absence et mise en question sont donc pour Georgcs Bataillc índissociablcs.
Cc sont les deux valeurs qui fondent ccttc ontologie négativc à Jaquellc il
nous confronte sous la forme du sphinx sociologique. Allitudc dont Gcorgcs
Bataillc lui-même rcconnalt les dangcrs dans la mesure ou cllc accrolt la
«bruta1ité de l'interrogation métaphysique». Une brutalité telle qu'elle risque
. d'cn saper toutcs lcs valcurs, pour ne plus laisscr place qu'à l'intcrrogation
cllc-même.
Si la question de l'homme ou de l'êtic révclc l'absence, on pcut se
dcmander si la pcrspective de Gcorgcs Bataillc est encore compatible avec
ccllc de l'anthropologic. Que! scrait lc statul d'unc étude de l'abscnce. Sí une
tcllc sciencc scmblc une gageurc, nous verrons ccpcndant que l'abscncc cst
inscritc au creur mêmc de l'anthropologie structurale. Mais cn laissant pour
l'instant ce point en suspcns, pcut-on considércr que lc mouvcmcnt de mise
en question amorcé par Gcorges Bataille épargne sinon la notion d'homme,
du moíns ccllc de pcuple et de communauté qui fondent l'eü10ologic. Jl n'cn
est ricn. Dans lc mêmc tcxtc ou Gcorgcs Bataille définit l'absence commc le

133
seul vraí mythe, il dira : «Il n'cst pa<; loisible à quiconque de ne pas
appartenir à mon absence de communauté. De même 1'ab.re11ce de mythe cst
le seul mythe inévitable 14.»
Nous atteignons là le point limite de la démarche de Georges Bataille,
celui ou sa réílexion sur le mythc, qui avait pris sa sourcc dans l'elhnologie
et Ia sociologie, va basculer vers la poésie.

De l'ethnologie à la poésie :
lafonction du sacré dans l'iruvre de Georges Bataille

Tout se passe comme si l'absence, fatale à la mission sociale du mythc,


avait par contre perm1s un rehondisscment posíti( des mpportS étahlis par Je
College de sociologie entre mythe el littérdture. En effet, si le véritablc
mylhe est l'absence, si le deuil du mythe est la vérité du mylhe, la littérature,
en véhiculant des mylhes morL<;, retrouve les conditions de l'authenticité.
L'opposition radicale ét:tblie par le College de sociologic entre les mythes
vivant<> actualisés par un ritc et les mythcs morts transmis par Ia littéralurc
ne ticnt plus. Mais s'arrêter à cc retoumcmcnt serait passer à côté du
chemíncmem complcxc de Georgcs Bataille sur ce point. En effet, plus que
d'un retoumcmcnt, il s'agit d'un déplaccment des concepts que Georges
Bataillc avait élaooré au contacl de la sociologie et de l'cthnologic. Si le
terme de mythe disparait presque de l'u:uvre de Georges Bataille au-dclà de ce
tcxte ou il l'assimile à J'absence, cclui de sacré par contrc, qui lui était
fondamentalemcnt attaché dans le College de sociologie, reste délcmünanl
dans son ouvrage La /itlérature et le mal. II demcurc l'une dcs traces
esscntielles de la reflexion sociologique de Georgcs Bataille. Mais il évolue
dans un scns différcnt. Dans la pédode du College de sociologic Georges
Bataille considere, comme les cthnologues, que le sacré cst indissociable du
llen social. Or, à partir de soo affirmalion d'wie «abscnce de communaulé>),
Gcorges BaLaille tend à dissocier le sacré de cette notion. II écrit : «Loin
d'être !'origine du sacrifice, l'inslilution du lien social cst mêmc de nature à
en diminuer la vertu» (p. 78).
Dans te College de sociologie, Gcorges Bataille tenait compte du doublc
aspect du sacré, tel que le manifcstcnt les études ethnographiques. Il distingue
Ic sacré droit, qui tend à rcsserrer lcs liens de la communauté, du sacré gauche
qui tend à sa désagrégation. li mel l'accent sur l'équílibre de ces dcux
mouvcments dans les sociétés mythiqucs. Mais vingt ans aprcs, it ne reliem
plus du sacré que ce mouvement de dépensc pure qui provoque une pcrte sans

134
rcLour possible. CcpcndanL lc sacré reste pour !ui fondamcntalement Jjé à la
communication. Lc mouvement de sacrificc ct de pcrLe, et la déchirurc qui
s'cnsuil, représentent pour Gcorges Batailte la possibilité même de toute
communication. C'est pourquoi, il déclarera la liltératurc et la poésie
souvcraincs, si, et sculemcnt si, cllcs sont fondamentalcmcnt commu-
nication, c'est-à-dire si ellcs portcnt cn clles le mouvemcnt mêrne du sacré.
A cc stade de la démarchc de Gcorgcs Bat<úllc, on est apparcmment tres
loin d'unc démarchc cthnologique. Mais il n'cn dcmeurc pas moins vrai que
toulc lccture de la littérature et !e mal, qui nc liendrait pas comptc de la
détcrmination que rcçoivent lcs valcurs clcfs de Gcorges Bataille de sa
réílcxion cthnologique ct socio!ogiquc, ne pourrait aboutir qu'à un
contresens. En cffct, cc n'cst que par sa référcncc aux pratiques rituellcs d'une
communauté que le sacrif1cc pcut fender une conccption immancntc du sacré
chcz Gcorges Bataille. Si l'on oublie ccttc origine, on ne pcut que donner une
valeur métaphysique à ce terme, lors même qu'il csl un des fondements de la
pcrspcctivc athéologique de Gcorgcs Bataillc. Si donc le chcmincmcnt de
Gcorgcs Bataille l'éloigne dcs préoccupations sociologiqucs et ethnologiqucs,
lcs traces de ces rechcrchcs n'cn dcmcurcnt pas moins esscntiellcs dans son
reuvrc. Il reste à se dcmandcr pourquoi lcs rctentissemcnts de ces sciences
humaincs se manifcstcnt dans lcs écríts de Gcorgcs Bataille commc dcs garde-
fous qui pcrmcttcnt d'élaborcr une pcnséc en dchors des voies de la
métaphysiquc. Ccuc fonction cst-ellc duc uniquement à la démarche
singulicrc de Gcorgcs Bataille ou bicn s'cst-ellc manifestée dans lcs
dévcloppcmcnts plus largcs auxqucls ont donné licu ccs scicnccs humaines?

Georges Bataille et le
décentrement anthropologique

La plupart dcs écrivains moderncs, quí ont tenté une critique radicale de la
métaphysiquc, s'occordent pour dénonccr la not..ion de centre comme un dcs
pivoL<; de cc sy~tcme de pcnséc. A trnvcrs lc myrnc de l'Ar.éphale, Gcorgcs
Bataílle a été un dcs prcmicrs à mcttrc l'acccnt sur la néccssité de fonder une
éthiquc athéologiquc sur l'ahsencc, pour s'opposer à tout systcmc fermé qui
implique la notion de «centre». Or, cctte démarchc critique de Georges
Bataílle n'est pas iso!éc. Ellc participe à la crise dcs valeurs qui affcctc non
sculcmcnt la philosophic mais lcs scicnccs humaines, et plus par-
ticuliercmcnLl'cthnologic. Jacques Dcrrida rcconnah cn cffct que:

135
L'ethnnlogie n'a pu naítre comme .science qu'au moment ou Wl décentte.mcnl a pu
être opéré: au fnl)fTU!.n! ou la culture européenne - et par conséquenl l'histoire de la
métaphysique et de ses concepts - a été disloquée, chassée de son lieu, devant alors
cesser de se considérer comme culture de référence. Ce moment n'est pas d'abord
phílosophique ou scien.tifique, il est aussi un moment poli tique, économique, technique,
erc. On peut dire en toute sécurité qu'il n'y a rien de fortuiz à ce que la critique de
l'ethnocentrisme, condition de l'ethnologie, soit systématiquemenz et historiquemenJ
contemporaine de la destruction de l'histoire de la métaphysique. ToUJes deu.x
appartiennenz à une seu/e et même époque (L'écriture et la différencc, p. 4 14).

En faít, on peut même alter plus loin que ccs propos de Jacques Derrida.
Non seulcmcnl il y a une concomimncc objectivc entre Ia naissancc de
l'ethnologie et le déccntrement des valeurs de la métaphysiquc. Mais on peut
dire que l'ethnologie a apporté dcs é léments nouveaux qui ont pcrmis de
pousser plus avant cette critique. Autrcment dit, l'ethnologie n'a pas é té
sculement marquée par les effets d'une crise des valcurs. Ellc en a accru
l'incidence, devenant de ce fai t l'une des causes de ce boulcvcrsemeot à la fois
éthique et épistémologiquc. La possibilité même de désigner l'histoire de la
métaphysique comme appartenant à Ia culture curopéennc est tributaire de la
critique de l'cthnocenuisme qu'a permis Ie développcment de l'cúmologic. On
doit donc admettre que l'ethnologie a été un des licux de rechcrche privilégié
pour l'élaboration d'unc pensée du décentrcment. Si Georges Bataille s'cst
intércssé particuliêrement à cette scicnce, c'cst précisémcnt parcc qu'il a
rcconnu cn elle cette fonction.
Cepcndant, iI cst évident que l'ethnologie cn tant que telle ne peut êtrc
considérée comme la cause de la crise de la mét.aphysíquc. Comme le
souligne Jacques Derrida, cctte crise se manifeste d'abord dans la poütique ct
l'économie, avant même de se fairc jour au scin de la philosophie. C'est
pourquoi le College de sociologie apparait comme Je licu de rechcrche qui a
pcnsé de Ia façon la plus lucidc tous lcs éléments qui parlicipaient à cette
crise. 11 a compris qu'on nc pouvait se contcnter de la considérer d'un seul
poim de vue, qu'il soit phi losophiquc ou politique. Il s'cst délibérément posé
à l'interfércnce des différentes disciplines, dans la mesure ou il a compris que
cette interférence était Ic lieu même de la crise, et que d'elle scule pouvaít
naitre une pcnsée critique à la mesure de ce moment critique. Le College de
sociologie a donc mis à jour par sa pratique lc caractere mélhodologiquemcnt
fondamental de l'intcrdisciplinarité, en tant qu'elle développe lc décentrcmcnt
, produit par l'intcrférence des différcnts savoirs. C'est en ce sens que sa
démarche participe à l'élaboration d'une perspective anthropologique, conçue
comme un Iieu d'interfércnces entre les différentes scicnces humaines. Mais

136
l'anthro{X)logie court également !e risque de se présenter comme un nouveau
savoir universel et totalisateur sur l'homme. Ellc se proposerait des lors
comme une allemative à la métaphysique, tout en en rcconduisant les
valeurs. Pour ne pas tombcr dans cet écueil, l'anthropologie doit mettre en
cause la notion même d'«hommc» sur laquelle eIIe est fondée. II semble que
la focalisation de l'amhropologie structurale sur le mythc ait permis d'avanccr
sur ccttc voie. Jacques Derrida repere cette tendancc dans l'reuvre de Claude
Lévi-Strauss: «Le discours sur cette structure a-ccntrique qu'est le mythe ne
peut lui-mêmc avoir de sujet et de centre absolus» (op. cit.. p. 419-20). Le
mythe déconstruit donc la position de l'homme comme centre, et commc
réference absoluc de l'anthropologic. Telle était déjà la mission que Georges
Bataille assignait à la mythologie : «La sociologic mythologique n'envisagc
au contra.ire que ccuc fin de l'homme qui nc pcut être trouvée qu'au-delà de
!ui is.
Bícn avant Michel Foucault, Georges Bataille pose les répercussions de
la mort de Dieu dans la mort de l'hommc, cn tant que ce conccpt cst solídaire
de la métaphysique. II s'avcre donc que la critique de la métaphysique a été
poussée jusqu'à ses conséquences lcs plus radicales par eles penseurs qui ont
réíléchi de façon privilégiée à la question du mythe. Ainsi, on retrouve aux
côLés des ethnologues, Marcel Mauss ou Claude Lévi-Strauss, des écrivains
qui se sont intéressés à leurs travaux, ou qui tout au moins ont mís l'accent
sur la qucslion du mythe : Friedrich Nietzsche, Gcorges Bataille, Jacques
Lacan et Jacques Dcrrida.
Dans cette pcrspcclive d'un décentrcment anthropologíque de la
métaphysique, te rapprochement de Gcorgcs Bataille avec les cthnologues
n'apparaít plus fortuit. 11 met à jour la fonction privilégiée du mythe comme
facteur de bouleversement épistémologique. li montre aussi la nécessité de
l'interférence des différcntes approchcs de la connaissance, pour élaborer une
véritable démarche critique qui soit capable de pcnscr Ies crises de la société
modcrnc. C'est sans doute un des aspects Ics plus lucides ct Ics plus actuels
de la pensée de Gcorgcs Bataille, que de nous confronter à cen.e exigence
épistérnotogiquc, qui n'est autre que cellc qu'íl nous Jegue dans le College de ""
sociologie sous la forme de «l'interrogation du sphinx sociologiquc».

137
Notes et
référe11ces bibliographiques

1. Cf.Gcorgcs Bataille, «L'apprcnti sorcicr», in Denis Hollier (ed.), Lc


College de sociologie. Gallimard, 1979.
2. Cf. J.L. Austio, Quand dire, c'estfaire, Scuil, 1970, p. 181.
3. Cf. Walter Baldw\n Spencer et Francis James Gillcr, The Arunta :
«Dans l'csprit des indigencs, la célébration ele ces cérémonies n'cst pas
a.ssociéc à l'idéc de solliciter l'a.ssistancc d'un être sumaturcl.»
4. Cf. Jean Michcl Rcy, L'enjeu des signes. Seuil, 1971, p. 221.
5. Cf. Isabcllc Ricussct, «Les mythes de la volonté de puissancc :
chamanismc ct titanisme», Fonction et signijication du mythe d<ms le
College de .wciologie. thesc de 3c cycle sourenue à Paris Vll, sous la
direcúon de Mme Julia Kristeva.
6. Cf. Reger Caillois, compte rendu de ((L'Expérience mystiquc et lcs
syrnbolcs chez lcs primitifs», par Lucicn Lévy-Bruhl, Nouvelle Revue
française. aoGt 1938, p. 323: «Ccs pagcs sur la fonction du chaman
dans la société sans chef sont extrêmcment importantes.»
7. Cf. Rogcr Caillois, «Entreticn avec Gillcs Lapougc», La Quinzaine
liuéraire, 15 au 30 juin 1970, p. 7.
8. Cf. Marcel Mauss, «Esquissc d'unc lhéoric générale de la magic»,
Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p. 136.
9. Cf. «Georgcs Bataillc>>, tcxte de la périodc du College de sociologic,
rccopié par Henri Dubief.
10. Cf. Isabcllc Rieussec. «La polémiquc autour du mylhc dans lcs annécs
1937-1939», Fonction et signification du mythe dans /e Collêge de
sociologie, tllcsc 3e cycle, unívcrsité de Paris Vll .
11. Cf. Landsbcrg, «lntroduction à une criLiquc du mythe», Esprit, janvicr
1938.
12. Cf. Raymond Quencau, «Lc mylhc et !'imposture», Volontés, févricr
1939.
13. Cf. George..~ Bat.aille, «Confércnce du mardi 4 juillet 1939», in Denis
Hollicr (cd.), Le College de sociologie, Gallimard, 1979, p. 535.
14. Cf. Georgcs Bat.aillc, «A prendre ou à laisscr», Troisieme convoi, nº 3,
novembrc 1946, p. 24-25.
15. Texte de Gcorgcs Bataille, rccopié par Henri Dubief.

138
IV

Effets littéraires
de l'ethnologie
Michel BJais

Georges Bataille,
ethnologue de lui-même ou
le regard mome d'Olympia

Une curiosit.é irréprcssible vcrs l'inconnu et le différcnt pousse


l'ellmologue vers l'autre et l'ailleurs. Curiosité néc d'un désir de communion
ct d'exccntricité, désir de se perdre dans un autre et de s'y retrouver, identique,
modifié, donc enrichi, voire réconcitié. Curiosité et désir individueis sur fond
de paysagcs tragiqucs, de tcrrcurs idéologiqucs, de pouvoirs totalísants.
Puisque lc nouvcau princípc univcrscl cst l'cfficacité. Ce qui relativíse lcs
principes fondamentaux antérieurs : te vrai, le bien et le bcau. Et coup~
radicalcment l'humanité entre utilisatcurs du pouvoir et soumis au pouvoir.
Contcxtc ou libcrté indíviducllc ct activilés de l'esprit sont réduils à n'êtrc
que produits des forces sociales et économiques. Le respect des valeurs est
soumis à l'usagc cfficace qu'on en pcut faire. En conséqucncc, Ia culture n'cst
plus un produit social, un résult.at en aval du jeu humain mais un préalah1e
en amont, toléré et utilisé par les décideurs. manipulé pour servir le progres.
D'ou l'imprcssion obsédante, ou la réalíté vécue parfois jusque dans sa chair,
de chaos, de veille ou de lendemain de cohérence, désir d'apocalypse quí serait
révélation et relevailles, enfin !, quand la nuit est zébrée de mcnaccs
d'anéantissement indi viduel ou collectif.
... Georges Bataille regarde avec de grands yeux étonnés, puisque Les
dieux inccndicnt le monde...
Mais s'il y a des décideurs et des sujets, il n'y a pas des bons et des
méchants. L'enfcr, ce n'cst pas lcs autres ! Car il n'y a pas dcs Lypes
d'humanité plongée dans l'ignorance, et d'autres en pleine cJané,
fondamcntalemcnt, sinon mieux vaut désespérer sans perdre de temps. Dans
le primat de l'homme sur la socíété, ou de la société sur l'homme, les valeurs
ct lcurs cnvers sont tout entieres contenues et dans chaque homme et dans la
société compositc. D'ou la réíntroductíon nécessaire d'une certaine
rcsponsabililé, füt-ellc niée dans les faits par tous les pouvoirs.
... Georges Bataille hésite, pcrd la tête, dcvicnt acéphale, puisque lcs
professeurs lui ont inculqué des notions étrangcres à 1a réafüé du vécu...
Lc xxe sieclc cst empalé par de vastcs couran!S fondés sur dcs principcs
contradictoires ou l'êtie singulier esl supplanté par J'homme collcclif. Ce
dernicr, étant pris en charge par lc groupc, n'est plus responsable au mêmc
dcgré de ses actes. Responsabílité et culpabilité sont ators ressenLics commc
dcs malaiscs, par cet hommc-là qui, dcssaisi de sa puissancc, est remis, de
force, dans un état d'innocencc. ll pcut commcttre dcs acLcs gratuílS puisquc
l'enfer c'esL les aulrcs : ce qui veut dirc combicn sa dépcrsonnalisaLion
cntra1ne son isolcmcnt social, son divorcc ontologiquc, son aliénation
cultureUe. Seul son moi collcctif est lissé de plénitudc Cl lc conflit intime ou
s'exerccnt lcs dualités antagonistcs, n'cst plus qu'cn fili grane, cnfoui dans son
moi individuei frustié.
... Georgcs Bataille cst un Pctit Poucet dans la forêt dcs signes, parcc que
les prêtres lui ont fait croire à la cohércnce...
Apparaít l'évidence que chcrchcr à tout prix cct ailleurs, ou, pcut-êtrc, un
aul!c modele plus graLifümt, plus cohérent existerait, contient en soi le désir
de se trouver cl de saisir à plcincs mains une réconciliation intime,
supportable et mariable avec cetre société dans laquellc, bon gré mal gré, au
micux l'on vit, au pire l'on dure. Ccttc sorlie du ccrclc habituei appcllc
uécouvcrte et confrontation avcc d'autres rcpréscntations : lcs comportcments
individuels face au désir de ses scmblablcs (érotisme), lcs organis:u.ions
mcntales qui perfusent !e social (philosophic), lcs simulacres visíbles dcs
infinies métamorphoses dcs dicux (art) .
... Georgcs Bataillc débarquc sur lile du Mensonge avec des clés qui
désonnais ont trop servi : dialcctique hégélicnnc qui procure la ccnitmlc ct
logique cartésicnne qui débouchc sur le doute ... Mais en homme du commun
il cherchera toutc sa vie ce qu'il a toujours Lrouvé cn !ui : lcs trois pilicrs de
son bon plaisir, l'érolisme. la philosophie ct l'art, précisémcnt.
Mais comment, ailleurs, fait-on usagc de ce bon plaisir? Commcnt
assouvit-on le désir de jouir, de connaltrc, de créer ? Bien sur, la jouissancc
cst maniere de connaissance ; crécr permct de connattre parfois de façon
fulgurante ; et conna"itre procure de bien pures jouissances ; et cctlc jouis-
sance cst créalion d'un corps rccomposé selem l'amour, corps gloricux, corps
rcssuscíté ! Trois aspects du désir de l'aillcurs et de J'autre, et bicntôt du désir
d'êtrc l'aut.re. Rclation d'allcr loin de soi ct de rctour sur soi. Gcorgcs Bataille
sera donc son propre ethnologue, dans une rclation de paradc cl de mascaradc
(Jacques Lacan). Ccttc étude cst intransilivc-inr.ransigeanlc, au-dchors et au-
dcdans de cct hommc-Janus. L'inspcctant ct l'inspccté sont l'un ct J'autrc
l'homme sauvage, vicrge, prcmier, innoccnt, nu d'avanl la découverle tra-

142
gique du dénuement au pied de l'arbre. Nu a'\sez pour n'avoir plus de
visage : L'inconnu ; fascination ethnologique !
Ou se situe alors l'ídcntité? Ou gtt cachée la connaissance? Oii peut se
fécondcr un rapport ncuf intcrhumain ? Dans cctte absence de réfé.rences qui
rassurcnt, de scns qui oriente, cct innommable (parce qu'inconnu) en appelle
aussilôt au pro-nominal : c'cst dire combien l'ar<lent désir de cet autre si
étrangc intime l'ordrc de rctourner l'anne (ethnologique) contre soi. Auto-
érotisme, en sommc, propre sujet de terreur ct d'extase. II y faut beaucoup
d'ínnoccncc ct de pcrvcrsilé... Cc qui n'cst qu'un détoumcment de fonction !
Un ídcntlquc raisonncmcnt paradoxal-lyriquc pcut êtrc tcnu, commc on lc
dit d'un pari, et gagné sur Je dos de la philosophie et de l'art, puisque cette
. triade diaboliquc a chcz Gcorgcs Bataillc un commun dénominateur : la
révolution. Oscillation violente ct doulourcusc. Déséquilíbre salutairc mais
inccrtain: ou que l'on aillc, on ne trouve jamais que ce que l'on apporte.
L'cthnoJogic se logc dans dcs aubcrgcs cspagnolcs. EL Gcorgcs Bataillc cst
eúmologue de soi parce qoe soo reuvre de pocte, d'cssayiste el de critique
exprime toujours la lutlc cmrc son codc pcrsonncl cl lcs codcs cn usagc :
comment concilier Jcvée dcs interdits et jouissancc, comment fondre au
crcuset do désir assouvi transgrcssions et bonheur ?
Mon f:trur est noir
Pousse-moi dans la nuit
Tout est noir
Je souffre
Mais cnfín, qu'est-ce. que l'cthnologie? Une dcs nombreuses maniêres de
comprcndre l'homme selon Claude Lévi-Strauss. C'est l'art de se inettre en
pcrspectivc par rapporl à J'exotismc. C'est un regard circulaire aux orbcs de
plus cn plus excentriqucs. Le centre n'est que Je regard de l'ethnologue.
Centre fragile, peu sur, non fixe, vivant. En ce sens, Georges Bataille ne
pcut qu'avoir un désir cthnologiquc. Altitude humanistc, donc péché majcur
contemporain. Puisque, voudrait-il faire prcuvc d'objectivité scientifique,
l'cthnologue recréc les pcrsonnagcs cxotiqucs rcncontrés ou découvcrts. 1l cst
donc à la chamicre de l'reuvre lilléraire et du travai] scienlifiquc. De plus.
dcvicot-on pcut-êtrc cthnologuc parcc qu'on se scnt mal à l'aísc là ou lc
hasard fit na'itrc. D'ou désir de changcr d'horizon ct de sieclc.
Lc structuralísmc n'y changcra rien, sinon un effort pour introduire plus
de rígucur dans la forge d'un langage adapté, pour décrire cette problématique.
Mais dirc problématiquc, c'cst dirc solution : que fait d'autre Albrecht Dürer
quancl il s'apcrçoil qu'il cst impuissam à pcindrc défínilivement un visage,
mais qu'aussilôt il trouvc J'issuc cn passant d'un vísagc A à un visagc B.

143
Contoumcmcnt, façon romanesque de décrire le rapport ct la différence entre
A et B. Toutc reuvre devient lieu de passage. De qucl passage?
Ethnologiquc ? Introspectif? Chamei, visuel, pictural ou musical, sur un
thcme donné : aller vers l'auire et retour sur soi ? En l'affinant, ce thcme
s'articule ainsi: comment lcs hommes aiment-ils? Comment vivent-ils?
Comment meurent-ils et comment tentent-ils de frayer te passage au-dclà ?
Nous voici revenus à Georges Bataillc elhnologue de soi, puisque selon 1e
proverbe haitien : «En tout homme est l'Hommc.»
Cependant l'inextricable mêlée - cc qui est impardonnablc - de ces trois
thcmcs fondamentaux chez Gcorgcs Bataille (érotisme, philosophie. art) est
suspecte en regard des pouvoirs idéologiques modemcs. Cette puissancc-là esL
bâtie sur une liberté d'anguille, cclle de l'artiste créateur, ou de l'amoureux
fou, ou du philosophe qui vicnt de se déprendrc dcs chaines qui l'entravaicnt
au fond de la caverne de Platon. Un aulre ethnologue de l'hommc de désir
l'écrivait récemment : «Un poete qui voit seulerncnt des reflets sur l'cau, cc
n'est pas séricux» (Pierre Guyotat) ; et à propos de Louis Calafertc,
ethnologuc lui aussi de cet homme de désir, Philippe Sollers peut dire
combíen s'exercc la censure contemporainc manifestée par la loi du silence.
Non que tout écrivain sulfureux soit par là cthnologue. Mais pour rcprendre
Claude Lévi-Strauss , parler de ça cst une dcs nombrcuscs manieres de regardcr
l'homme. De nommer l'innommable. De conna1tre l'inconnu.
Chcz Edouru:d Manet, l'Olympia nous regarde. Elle n'est pas tres bclle, ct
son regard ne brille ni par l'intclligence ni par la lubricité. Elle se comente de
nous affronter. Et cette posture est construite avcc du blanc, des noirs,
quelqucs pointes de rose et de vcrt. Ce sont ccs rapportS colorés qui fondent
cette fíxité, qu'.illusoírcment on reporte dans lc regard d'Olympia. Olympia ne
naus rcgardc donc pas. Olympia nous méduse ! Ce corps n'est en rien
obsccnc puisqu'il est mis en SCCnC, Cl pourtant il évoque cettc force attractive .
du corps nu offerl. Or, il s'avachit sur dcs coussins et n'est composé que
d'cmpâtcments à base de blancs jaunis ou rosés. On a l'imagc d'un corps.
L'imagination y voit autre chosc, plus vulgaire. L'imaginairc. lui, reste en
panne. Seul l'imaginaire pourtant devrait être griffé au sang, comme un désir
incapablc de prcndre feu à ces mélanges colorés, à ces ébauches géométriqucs
LOujours lisibles. Nous voici privés de jugemenl. Olympia nc nous regarde
pas. Nous ne la voyons pas; Olympia nous fascine 1 Nos codes ont
fonctionné sclon dcs conventions appriscs. En vain. Et le tableau, la
pcinturc, rart nous dcmeure indéchiffrable, incompréhensible, radicalemcnt
étrangcr, innommablc, ínconnu ...

144
Question subsidiaíre : combien de critiques d'art seraient-ils de bons
cthnologues ? C'est introduíre quatre autres questions qui círculent sous-
jacentes. sans avoir élé posées clairement: quel rapport y a-t-il entre pouvoir
critique et puissancc artíslique? Qucl rapport contre nature est-il néanmoins
· possible entre discours critique et langagc artistique ? Quel rapport
souhaitable entre créateur d'art et amateur d'art? Quclle cst la part
d'irrcsponsabilité et quelle est la finalité de la critique? Appliquer ces quatre
questions au domaine de l'etlmologie, c'est ouvrir de nouvelles perspectives
sur l'allcr ct rctour de Gcorgcs Bataillc sur soi.
C'est pourquoi il faudrait, si ce n'est déjà fait, comparer les pcrsonnages
romanesques de Georges Bataille aux héros des mythes. Acceptant que le
mythe est une histoirc qui chcrchc à rcndrc compte de l'orígíne du monde et
des êtres, du présent et de l'.à-venír, et à traitcr tous lcs problcmcs comme.
étant un seul probleme, le mythe explique tout et met tout en ordre. Un ordre
paníquc ou l'imclligcnce quodiliennc pcrd picd. Ou, comme le fit Georges
Bataille, on oscille entre la nuit et la lumiere. Car il y a ceue grande faillc
cnlrc «l'intclligcncc qui décomposc. nettoie, divise, et l'imaginatíon qui,
sous l'cmprisc de préjugés magnifiques, insuffie et forge dans l'improbable»
(Pauick Grainvillc). Gcorgcs Bataillc s'esl installé dans celte faille mythique
ínconfortable, risquant par cette altitude Jes moquerics et l'incompréhension
de Jean-Paul Sartre, ct l'amitié de Pablo Picasso cl d'André Masson.
Aussi, ce gout de Georges Bat.aille pour l'ethnologie s'explique par la
distinclion qu'il a opérée entre l'usagc mylhiquc ou symboliquc occidcntal
contemporain, qui rctranchc ct isole ses usagcrs ct lcur interdil l'érotisme, la
philosophic ct l'art; cl l'usagc mythique ou symbolique convivial des
sociétés différentes de la nôtre, qui se manifeste comme un creuset de fusion
et d'échange pour les membrcs de ccs sociétés ; d'ou pcut-être l'intérêt de
Georgcs Bataillc pour la révolution des Soviets. D'ou le College de
sociologie. D'ou, sur un autre plan, sa passion pour Laure. D'ou enfin, le
rcgard aigu sur la création dcs artistes ses contemporains...
Dit autrcmcnt, Gcorgcs Bataille semble s'avancer sur le terrain désormais
miné de l'humanismc avcc la prudence et l'esprit d'enfance requis pour
pratiquer l'ethnologie. Sans volonté d'instaurer un syst.Cmc. Sans esprit de
systcmc. Donc suspcct. Peu fréquentable. Inefficace. La pratique ethno-
logique n'aboutit pas sur l'efficacilé, mais sur la connaissance, donc sur la
rclativilé. Cc n'esc ni un engin de guerre ni de pouvoir. Ni un rempart; c'cst
pourquoi, comme le remarque Dominique Lccoq, l'ethnologic cst quclque peu
déscmparéc. Précisémcnt parce qu'elle a pu être détoumée, pcrvertic cn
vue de conlribuer au pouvoír. Alors que l'ethnologie, selon Georges Bataillc

145
et ses amis, forgeait un outil de cult.ure cn aval du jeu humain, si pcu
tolérable ct peu utilisable par lcs décidcurs.
Cecí cxptiquerait-il cela'! Désire+on d'abord rccherchcr un scns ct une
cohérencc à l'hommc, ou bico vcut-on imposer un sens à l'histoirc à laquel!c
participent lcs sociétés faites d'hommes '! Est-ce la question ou la réponsc
qui prime... Les dieux continucnt d'inccndicr !e monde... Lcs profcsscurs
continucnt d'inculqucr des notions étrangcrcs à la réalit.é du vécu... Lcs
prêtres continuent de faire croire à une cohérencc... et, à la suite de Georgcs
Balaille, nous continuons de débarqucr sur lilc du Mensonge...
Quand la scnsualité s'apaise sans pour autant s'étcindrc, quand les ídécs
s'ordonncnt sans pour autam se coulcr au moulc d'un pouvoir cfficace,
l'ethnologuc se contemple luí-même au fond dcs ycux vides d'Olympia.
Enrichí d'avoir connu les mille mét.amorphoses de la divinité, il n'a
cepcndant pas crcvé la toi!e. 11 dcmcure intcrdit, médusé, fasciné devant le
reg-à!d morne du simulacre. C'cst tout à fait inconfortable.
On est frappé par la constance d'unc ethnologic profcssionncllc qui
s'avouc commc une expérience jusqu'aux limites, sans doutc parce qu'il s'est
agi de forger un langage qui pcnnette de dirc l'autre ct de dire à l'autrc.
La pratique d'un art confrontée au discours critique, qui trop souvcnt esL
prisc de pouvoir ou prétcxte à pouvoir sur la puissancc réellc ou supposée de
l'reuvrc ct de son concept.cur, réclamc donc l'instauralion d'un langage qui
accompagne aux limites. Un langagc eUinologiquc qui remplacerait lc
discours critique et idéologique régnant, pour parlei: de l'art. Pourquoí pas,
puisquc la plupart des ethnics sont productrices d'imagcs?
Mais aprcs deux jours passés dans le sérail des elhnologucs scienl.ifiques
et dcs universitaires, l'arl.iste qui réclamc l'instauralion de ce nouveau
Jangage, voit la part fémininc, selon Jacques Lacan, qui cst en lui misc à
mal. li se métamorphose un peu en prostituéc de Georgcs Bataillc mise à nu
par ses ethnologues même pour paraphrascr Marcel Duchamp ct se déclare
sinistré, ville ouvcrtc, mís cn pieces, anal ysé comme un objet passif pour
ethnologuc conquérant. Sachant cepcndant que peu de tcmps lui sera
nécessaire pour acquérir une oouvelle synthcsc, une nouvelle dígnité,
toujours provisoire, et de nouveau promisc au pire ct à l'exces. Ceei cst
conforme à la démarchc de Gcorgcs Batail!c. et surtout c'csl conforme à la
démarche de tout artiste véritable.
L'expérience limite de l'ethnologie a été presscntie autrcmcnt cn évoquam
lc regard morne d'Olympia : on parvient jusqu'à la création d'art qui s'érige
ators comme énigme sur laqucllc on butc. L'occulte contcnu dans le
dévoilcment même de l'icônc. Ce qui pcrmet de dire nprcs Michcl Leiris:

l46
Gcorgcs Bataillc cthnotogue de soi, puisqu'il s'agit toujours du rapport de
soi au monde. Et la límíte de ce rapport cst illustrée par le sous-titre : le
regard mome d'Olympia. Le tout sur fond dialectique: discours/langage,
puissance/pouvoir. Il s'agit en tout état de cause d'une réflexion inquiete.
II n'est sans doute pas neutrc que Georges Bataille ait écrit dcux ouvragcs
sur Lascaux et sur Edouard Manet. La thématique autant que Ie style efficace
cc dépouíllé de l'art préhistorique laisse dcs traces qui courent à travcrs lcs
síeclcs cL lcs civilisations. Si l'on acccpte qu'il n'y a pas de progres en art,
lcs reuvres préhistoriqucs appartiennent à touLcs les époqucs, ayant un
caractere de permancnce ct d'intemporalité. De plus, cllcs disenl dans un autrc
langagc, cc quí t.araude l'angoissc de Georgcs Bataille : le mystere qui
demeure au-dclà dcs explications rationnelles, l'interdit au-dclà de toutes lcs
pcrmissions. ct la mort cn conclusion de tous lcs pouvoírs.
Edouard Manet. modcmc dans sa tcchniquc pícturalc, traitc des sujets qui
scrpcntent à travcrs peinture ct sculpture occidentales depuis le Moyen Age :
Eve d'AuLun, Adam allongé de Ia Sixtine, Vénus de Gíorgionc, Nu allongé
de dos de Vélasquez, Duchcsse nue de Goya. cnfin sa variation personnelle,
Olympia. cn aucndant lcs grands nus toujours allongés de Pablo Picasso.
Edouard Manel fabrique l'image pcrsonnellc mais íntcmporelle d'unc
rcpréscntatíon permanente. Un peu, et toute comparaison gardée, commc ccs
masques africains, toojours scmblablcs. mais toujours recommencés,
puisqu'ils ne scrvcnt qu'unc fois, bicn que lc pouvoir <lont iis sont investis
soít idcntiquc. C'cst là, peut-être, qu'on pcut trouver un exemple brutal de
l'intcraction tlcs disciplines, là ou Georgcs Bataille se compone cn amateur
d'art avcrti ct tcnlé par la démarchc ethnologiquc.
Pourquoi? Parce que parlcr de l'art, c'est - ce doit être - un langage en
contrepoint du langagc de l'artiste lui-même, leque!, quoi qu'íl fassc, dans la
mesure ou il innove, contribue à donncr une ímage de la société dont il esl
issu. Ce langage en contrcpoint est donc un dialogue : c'est une implication
à haut risque par rappon à cct arl, bcaucoup plus qu'une explication de l'art,
quí, plus ou moíns, cst miroir ou piegc. Parlcr de l'art, c'est donc parler de
J'hommc, c'csl toujours un pcu parlcr de soi-même.
Pourquoi cct inextricahle mélange dcs genrcs qui rcnd si improbablc lc
regard nai'f? L'affectif est fondé sur l'amitié et l'émotion, quand J'csthétiquc
cst sclon son étymologic, facullé d'éprouvcr puissamment une réalité située à
l'extéricur de soi. Oulillagc de départ: la musique, qui cst le modele idéal cl
utopique de la liuérature, cc prototypc majcur du Iangage. Or, peinturc ct
sculpture sont cux aussi dcs Jangagcs. D'ou Ia difficullé de nc pas sombrcr au-
dessous du nivcau littéraire pour dirc cc langagc plastique, dont l'approchc

147
caplive, enchante, inquiete, parce qu'il conlient, sinon abouti, do moins en
devenir, cette agitalion innommable qu'on appclle du nom galvauclé de
«création artistique». Cet outillage s'étage ainsí : de prime abord on pratique
une compréhension floue qui a valeur d'auente ou de promesse. Ensuite une
perception plus raisonnéc qui accompagne la démarche pour approchcr
l'reuvre. Enfin un recul pour embrasser les tcnants ct aboutissants de cct
amalgame mouvant d'idées, de matieres, de formes et de couleurs. Ceei est
une vraie communion avec l'reuvrc en pcrpétuel travcstissemcnt. Mais parle+
on ici d'objet d'art ou d'objet d'cllmologic ?
Car le travail d'art s'appréhende autant comme un climat, comme un
désir, qu'en tant que rcprésentation fugitivc. La puissance du geste, la
maladressc émue des doigts pour poscr lcs couleurs, l'acuité rapace dcs yeux
pour choisir ccs couleurs avouent cc désir, révclent ce climat de chasse sans
roerei. Mais si l'art n'cst plus cc harem dom on nc voit, d'ordinaire, que les
hauts murs d'enccinte et de loin, dans une brume troublc et troublante, alors,
il faut s'occuper d'autre chose ct aller aux prostitutions ordinaires. Puisque ce
harcm qu'on voit de loin, en même temps, on lc porte au creux de ses
propres !ripes. Si cnfoui, sí intime, si inaccessiblc.
Les pcintres des cavernes ont dG subir ce feu, ct, apres Edouard Manet,
Pablo Picasso, ct apres lui, Jean Fautrier «l'cnragé» l illustrant L'Alleluiah
de Georgcs Bataille. L'art oblige à nc pas garder un inslant de plus, nos
mains ascxuées au fond de nos pochcs, au fond des caves sombres. L'arl
oblige à une curiosité insatiable parce qu'il parle de l'homme, il oblige donc
à un regani ethnologique.
En effet, avcc quelles pincettes intellectuclles ou scnsuelles saisir ccuc
excentricité, cet exotisme, cctte sauvagerie dcs multiplcs formes de
représcntation, en matiere d'art? Protée, le sculpteur qui rêve qu'cnfin une
nuit sa sculpturc premira vie. Protéc, l'architccte qui, quoi qu'il dise ou fasse,
porte en lui le projet toujours inabouti d'une tour de Babel qui joigne la terre
avec le ciel. Protée, le pcintre, puisqu'il n'y a pas de progres cn art, qui
continue de fairc l'icône de la divinité dans ses plus monstrueux avatars. La
Vénus préhistorique mamelue et fessue rejoint Jcs Corps de dames un peu
charniers de Jean Dubuffet. C'est un idcntique tcrrain symboliquc de
manreuvres amourcuses ou gucrrieres, bafoué, saccagé. Seutes, les Madame
Edwarda 2 peuvcnt à leur aise y pataugcr.
Puisque la prudencc est requise, on peut imaginer un idéal bon sauvagc
qui s'introduirait inopinément dans ce palais construit par une reine défunte,
ou, dans les sous-sols, à l'insu de la société ordinaire, cst réunie une sociélé
plus réduite, plus secrete, cn vue d'évoquer - voire d'invoqucr - l'ancêtre

148
Georges Bmaillc, dont l'esprü rôde toujours dans l'esprit collcctif dcs
participant~ . Lc bon sauvage voil l'un d'eux rasscmbler les faits, gestcs Cl
comportemcnlS ct raconler commcm les gens vivem, souffrent e t mcurcnt:
c'est l'écrivain, lc conteur. Un autrc a pour mission de tirer des lois généralcs
de componcmcnts individueis ou pluriels: c'est Ic sociologue. Un autrc
prétcnd savoir commcnt l'esprit dcs ancicns aux noms connus (<Edipc,
Electrc, JocasLc ou Antigone) agit sur l'inconscient: c'cst le psychanalysLc.
Un autre enfin, cornrne dans la tribu du bon sauvage, est forgeron et joue
avec Je fcu : il fait des masques, des images, décrctc l'implantation dcs
habit.ats, c'cst \e faiscur de simulacres qui accompagnc, bon gré mal gré, tons
ccs gcns qui usent de pouvoirs établis ou occultes : c'est l'artiste ...
Que ten te ccue société secrete, à l'abri des rcgards profanes, sinon faire
rcvivrc, ou maintcnir cn vic J'csprit de cct ancêtrc Georges Bataillc ? Prouver
co quelquc sorte que Gcorgcs Bataille est toujours présent et, sans doutc, à
venir ? L'épidcrmc du colloquc csl tout à fait contcmporain et occidental :
dans l'air du tcmps ! Mais y a-t-il une différcnce fondamcntalc avcc des rítcs
plus primitifs ?
l rnagincz que Georges Bataillc nous entende ou qu'un e thnologuc nous
rcgardc !

Notes

1. Né cn 1898. mort cn 1964, Jean Faulricr, pcintrc, sculptcur, graveur, jouc


un rôlc imponant dans l'histoirc de J'arL, ouvrant la voie de la pcinturc
inforrncllc. De ses relatíons avcc Jc<m Paulhan sortira lc livre Fautrier,
/'enragé, édité en 1949 par Augustc Blaizot. Chcz lc même éditcur en
1947 , Jean Fnutricr avait illustré L'Alleluiah de George..s Bataille à qui lc
liait une amitié solide.
2. Cc livre a été publié cn 194 1 sous pscudonymcs: celui de l'autcur, Pierre
Angéliquc (Gcorgcs Bataille), de l'illustratcur Jcan Pcrdu (Jean Fautrier) et
de l'éditcur Lc Solilairc (Auguste Bhúzot) ! Gcorges Bataille dil l'avoir
écril cn scptcmbrc-octobrc de Ia mêmc année et précise ainsi ses
intcntions: «Jc n'ai voulu décrirc dans Edwarda qu'un mouvcmcnl d'cxtase
indépcndant, sinon de la déprcssion d'une vie débauchéc, du moins des
transes scxucllcs proprcmcnt dites» (CEuvres completes, lll, p. 491).

149
Alain Calamc

L'ethnographie dans le
cycle de Saint Glinglin
de Raymond Queneau

Ccttc étudc cst lé.1 réincarnatíon d'unc autre, rédlgéc cn 1971-1972 à la


demande d'Anne Clancicr, pour un numéro spécial de la revue F sur la fêtc,
qui finalemcnt ne parut pas. Ccntrée sur lc potlatch. mornent csscntiel de la
fêtc de Ia «Saint Glinglin)), cl!c tcntait de dégager de cette pratique un
príncipe explicatif de la fête chcz Raymond Qucncau. L'étude était conduite à
partir de La part maudite (1949) de Gcorgcs Bataille, texte dans lcquel
l'cnseigncmcnt de Marcel Mauss se rctrouve parfaitement transmis - même
s'il cst, cnsuite, extrapolé par Georges Bataillc. Par rapport à Saint Glinglin
(1948) et à ses préalablcs, Gueule de Pierre (1934) et Les temps mêlés
(194 1), il y avait un anachronisme appa.rent, d'ailleurs assumé. Mais cet
anachronisme n'est qu'apparcnl: il ne faut pas oublicr que «La notion de
dépensc», germe ou noyau de La part maudite para1t cn janvier 1933 dans la
Critique sociale, à une époquc ou Gcorges Bataille et Raymond Queneau sont
trcs Iiés; que, d'autre part, des 1931, Raymond Qucncau dans Le
symbolism.e du solei/ (révélé en l980) utilisc l'Essai sur le don dans une
optiquc analytiquc égalemcnt adoptée par Gcorgcs Bataille: Ia si&'Tlification
cxcrémenticllc dcs préscnLo;;. li y a donc, dans les préoccupations dcs dcux
autcurs, entre 1931 et l 934 (date de la rupture, ou de la séparation) une
appréhcnsion voisinc du phénomcne ethoographiquc ct de la problérnatiquc
du don.
L'Essai sur le don jusqu'à préscnt n'a été invoqué par les commcntatcurs
qu'à propos du po1la1ch, ou son app\ic;ition est immédiatc. Mais sur ce seul
plan déji1 son application cst plus vaste qu'on nc l'a dlt. Nous établirons plus
loin un rclcvé de ccs interférences. Mieux : économic du don et psychanalyse
dcssincnt comme une économie générale de l'histoire clle-même. A la théorie
ana.lylique du don se surajoute la fabulation mythiquc, à partir de Totem et
tabou, a:uvTe souvcnt citée, elle aussi, à propos de Saint Glinglin, mais de
façon vague et allusive, la référcncc à Sigmund Freud ét.mt déclenchéc par le
mcurtre do pcrc. On !e vcrra, les r.ipport.s sont plus profonds.
Quelques mots du cycle romanesque : si Raymond Queneau, dans une
note rcproduite en têt.e de Sainr Glinglin, dans l'édition de la collcction
«L1maginaire», a pu affirmcr, à ce moment-là, que son projet avait toujours
été, des 1933, d'écrire un livre en cinq parties (qui, augmentécs de deux
monologues, formeraient 1es sept chapitrcs de la vcrsion définilive), la
lccture en continuité des trois romans nc communique nullcmcnt cettc
impression : les deux prcmiers paraissent avoir correspondu à des états
détennioés (primaire, sccondaire) de la question du Pere. Ricn, dans Gueule
de Pierre. nc laisse présagcr une suite possible. D'ailleurs, Technique du
roman, en 1937, le donne bel et bien pour une reuvre achevéc, définitivc,
ayant son équilibre proprc (il semblcrait, selon dcs 1ravaux récenL<; de Toes
Hedgcs, que Raymond Quencau ait renoncé, temporaircmcnt, à «crécr des
mythes», sclon l'injonction joyciennc. On trouvc trace de ccs doutes dans
«Le voyage en Grecc», «Le mythc ct l'imposturc»). Dans Gueule de Pierre,
Raymond Qucneau s'en ticnt essenticllcment au mcurtre impossible du
Perc: le fils mcurtricr (au moins en intention, la mort restam accidentclle)
devient lc Pere - mais la solution spiriluelle, incamée par Jean et Hélcnc,
cst suggérée, trois ans avant Chêne et chien : les dcux. pcrsonnages, à la fin
du Grand Minéral, partiront «vcrs le sommct de la monc.agnc», commc lc fera
le chêne à la fin de la seconde p-Mtie de Chêne et chien ; et Ie Grand Minéral,
«picrre vérit.ablc», sera opposé à la «vérité de pierre» ct la «pierre de vérité»
qu'est le perc pé\rifié. Cette ascension finalc, tres discretcment indiquée dans
Gueule de Pierre, sera évacuée de Saint Glinglin, mais le processus de
détérioration interne du langage, sur lcquel Georgcs Bataille avait par-
liculierement insisté dans La méchanr.eré du langage est à l'ccuvrc des Les
temps mêlés. Si Gueule de Pierre mct cn scene l'idcnúfication primaire avcc
le Pcrc et l'échec qu'clle constitue, Les temps mêlés, publiés sepl ans pios
tard, mcttront au contra.ire en · avant l'idcntilication secondaire, déjà présente
dans Gueule de Pierre, avec le pcrsonnage de Paul qui connaltra l'amour ct
sera nommé maírc. en remplacement de son frcre Pierre. Le sccondaire
succCde au primaíre. de maniCrc tout à faít orthodoxe.
Saint Glinglin cnún reprenclra la totalité de ces textes cn leur faisant subir
modifications et supprcssions (la prcmiere partic poéúque de Temps mêlés,
par exemple). altérations narra.tives ou verbalcs, et déplaccra l'accent sur le
dcmier dcs fils, Jean, que Les Temps mêlés avaient momentanémcnt identifié
à Simon-lc-Magicien, recomposant avcc sa sreur Hélcnc te couplc gnostique
bien connu. La solution sccondaire est là aussi contestéc (au moins cn partie,
car Paul et Alice parliront, ellc atlcnd un cnfalll, ((ils en auront, dit Raymontl

152
Queneau, dcs "chiées" d'autres» : vocation du secondairc). Jean, 1e troisicmc
fils, rétablira par son sacrifice te beau lemps fixe : retour au mythe.
L'histoirc prcnd fin, non par un processus hégélicn (nulle autre révolution
que de palais), ni même irénéen, mais purement magico-religieux. Les points
d'ancragc avcc Le Nouveau Testament (ct L'Ancien), sa lccturc par Sigmund
Freud dans Totem et tabou (et pour Saint Glínglin dans Moi:~e et /e
monothéisme, dont Totem et tabou receie ccrtains germes) sont multiplcs :
lc sacrificc de Jean rét.ablit l'équílibrc rompu par la mort accídcntcllc du Pcrc.
Aussi cst-ce un sacrifice volontaírc. Le don porte ici sur le sang, non sur dcs
valeurs marchandes.
11 est clair que le cycle complct n'cst pas autrc chose que la projeclion,
sur un axe tcmporel, du paradigme familiai des Kougard-Nabonide: le Pcre
- Pierre - Paul - Jean et Hélcnc occupenl dans cct ordre le devanl de la
sccne, ct un propos de Paul à Jean, dans Saint Glinglin, indique claircmcnt
que Jean sera Ie demier maire symbolique : «Tu sais, dit-il à Jean, je ne tieos
pas tcllcmcnt que ça à restcr mairc» (p. 245).
La version déíinitive prcndra soin d'cffaccr, on l'a noté, ccrtaines traces,
jugécs índésirables, de la crise spiritucllc dcs années 36-40, anticipée dans
Gueule de Pierre ou répercutée dans Le.~ iemps mêlés. Les «discontinuités
intéricurcs», donl Raymond Qucneau parlait à Georges Ribemont-
Dessaignes 1. sont lcs ruincs dcs ét.ats travcrsés par Raymond Qucncau au
cours de la longuc gestation du livre. Elles pcrmcuent aussi d'entrevoir chez
lui une certainc dépendance affective, une incapacité à sortirdes conditions du
momenl. S'il a pu concevoir Saint Glinglín d'un seul coup, il n'a pu l'écrire
que morccau par morccau, cl la vcrsion mêmc donnéc comme dé(initive, à
une époque ou il se croyait libre de toute préoccupation mét.aphysique (au
sens fort), ct psychanalytiquc aussi, peut-êtrc, préoccupations dominantes dcs
dcux premiers livres, nele satisfaisait plus à la finde sa vie (1974).
Ceei, pour bico établir Ja rclalive indépcndance dcs tcxtcs lcs uns par
rapport aux autres. Même si, encore une fois, Gueule de Pierre contient bien
potentíellement les deux livres suivant<>, même si la triplicité dcs fils,
répétant celle des regncs, annoncc aussi, par la référence explicíte aux apôtres
Pierre, Paul ct Jean, une histoire complCle du judéo-christianismc, avcc la
distinction des trois égliscs : Pierre ct te vcrsant juif du christia.nisme, Paul
et l'aspect chréticn, Jean etl'aspect spiriluel (pouvant virer au gnosticisme).
Maís Saint Glinglin ne se dislingue pas seulement dcs autrcs roma.ns de
Raymond Qucncau par te tcmps qu'il a mis à l'écrire : c'cst aussi lc plus
ambitieux, le plus scientifique, le plus démiurgique (en même tcmps peut"
être que le moins inspiré) de tous. II y a là quelque chose d'une création,

153
d'unc expérience in vitro, et Les temps mêlés (p. 171), à parler de «la face
interne du ciel de la ville natale>), suggcre physiqucment un monde sous
globe, peuplé d'homuncules. Cepcndant, si Saint Glinglín cst le plus
fabriqué dcs romans de Raymond Quencau, l'on ne doit pas non plus pcrdrc
de vue les implications personnellcs multiples - depuis Ics états succcssifs,
qui semblcnt bicn catqués sur lcs préoccupaLions du moment de l'anteur,
jusqu'à des référenccs autobiographiqucs précises : le séjour de Pierre dans la
ville étrangcrc, son incapacité à apprendre la langue, sa méditation sur les
poissons proviennent du voyagc que Re:iymond Qucncau fiL à Londres cn
1922, et dont il clira dans Fendre les flots (1969) :
Vanité vanité je reviens d'Angleterre
Ayant le pied marin mais ne sachant pas mieu.x
Que lorsque je partis la tangue de Chexpire
Les rapports ~re- fils, ccntrés sur lc theme du prol'Cssorat, resmgissent
dans Les derniers jours entte Vinccnt Tuqucdennc et soo perc. Dans Le Grand
Minérat, le monologue de Pierre laisse transpara1trc à l'occasíon une réalité
prosai'que : «Géant pour bcrceau, tyran pour hameau, simple pere de
famillc ...». S'il s'agit bico, commc l'a dil Georges Bataille, d'un roman
«délibérément construil à partir de la scicnce», on nc saurait non plus le
considérer comme une ~uvre cnticrcmcnt détachée de soo auteur. Comme Le
chieruknt sclon Claude Simonnet, Saint Glinglin cst nourri, ímprégné de
hantises intimes, el c'est de là sans doute que proviem Ie scntimcnt de
malaisc, l'impression de quasi-obscénilé qu'il suscite parfois (dans les deux
premiers romans du cyclc, surtout). Mais venons-en à l'cthnographie. Ellc
cst indissociable, on l'a dit plus haut, de l'histoirc des religions ct de la
psychanalyse.

L'essai sur le don

La casse de la vaissellc a été unanimement assignée par les


commentaccurs à Nlarccl Mauss, el aux potlatch des KwakiuLI, nous n'y
insisterons donc pas autrement. Signalons toutcfois que la fa'ícnce (de même
qu'elle apparaissait, ct brisée, dcs Le chiendent comme Claude Simonnet
l'avait noté) réappara1tra dans Chêne et chien (1937}, et dans un contexte de
dons (d'honoraires):
Faux pere et vieille fai'ence
Tu mériterais d'être brisé,

154
lance lc narratcur à l'analystc, Iorsquc cclui-ci lui demande de Ic paycr.
L'associalion cst triplemcnt saint-glinglinknne : le (faux) pêre, la fa'lcncc, te
sacrificc de richesse.
Autre point qui mérite d'être examiné : le tabou fabriqué, par Raymond
Qucncau, pour lcs fcmmcs de la villc oatale, qui n'ont pa.s le droit d'assistcr
au potlatch. II ne me scmble pas que l'on puissc l'impuccr aux ímp1icatiom;
scxucllcs que comportcrait a priori la casse. Lc Prinl.t.mier, «rite de
fcrtilisation», qui n'cst ricn d'autre que la masturbation (sclon l'intcrprétalion
de P. David, corroboréc par lc ccxtc), même sisa structure extéricurc csL bicn
ccllc de l'imitation cérémonícllc d'un totem végétal (nous y rcvicndrons), lc
Prinianicr donc n'est pas un spcctaclc interdil aux femmcs. On peut se
dcmandcr si Raymond Qucncau, lecteur assidu de Marcel Proust nc s'est pas
ici souvcnu de ccruiincs pagcs de La prisonniere (II, p. 176) :
(. ..) J'aime bien mieux que vous lai.~.ticz une f ois libre pour que j'aille me .faire
casser ( ... ) dit Al/Jertine. Aussilôt sa figure s'empourpra ( ...).

Et plus loio :
Enfin., dit /e narrateur, au moins, ayez /e courage de fuúr votre phra.çe, vous en étcs
restée à <a:as.1·er» ... ·-Oh.' no11, /aissez-moi ! - Mais pourquoi ? · Parce que c'est
<z/]reutemcru vulgaire,j'awais trop honJe de dire ça de•·anJ vous.

La pagc 178 nous apprcndra qu'il s'agil de l'cxprcssion ((se fairc casscr lc
pot». Si l'on ~ reporte à Saint Glinglin (p. 77) ou à Gueule de Pierre
(p. 126-27) :
- J'aimcrais tani casser de la vaissel/e, soupira Eveline.
- Vcux-tu bíen te. taire, /ui cria sa mf.re. Commerú oses-tu dire chose pareille?
Une jeune .filie. bien élevée ne doit janwis parler de ça.
- C'e.1·1 Ires vilain ce que tu dis là. firomla .von pi:re.

Autrc élémcnt qui corroborem lc complcxc scxucl lié à 1a vaissclle : «En


tout cas, moi, me voilà pour tout ainsi dice faiencéc)), dira Evcline à
Dm;souchcl (p. 177), associant une foi s cncorc vaic;sclle et sexualité.
Une nutre notion importante, liéc au potlau:h, est ce\lc de la face. Marcel
Mauss y a assez longucment insisté, cl !'on sait, en tout cas, que cctlc
notion C$l cn partic à !'origine du changcmcnt du nom de Kougard cn
Nabonidc : parce que, a dit Raymond Qucneau, Hérodotc appclait Nahonidc
Lahynctc. Mais lcs phénomcncs chcz Raymond Qucneau solll toujours
surdétcrminés: la face cst un élémcnt csscnlícl du langagc de l'écriturc («Tu
n'auras pas d'autrc dicu dcvant ma face», etc.) qui possCdc une foncúon proprc
dans lc systcmc de muachcmcnt de Saint Glinglin à la Biblc. Dans l'Essai

155
sur le don, la face rcpréscntc le masque, la persona, ct Marcel Mauss
souligne son importancc capitale pour le chcf:
Le rwble kwakíutl et haiCJa a exaclemenJ la même 110tion de la face que le leuré ou
l'officier chi.nois. On dit de l'un des grands chefs mythiques qui ne donnait pro de
potlatch qu'if avait la face pounie (p. 206, voir aussi p. 212, etc,).

Cc demier détail, outrc qu'il annonce, pour Les temps mêlés ou Saint
Glinglin, la putréfaction du perc (pétrifié), se manifeste dcs la premiCre fêtc,
(Gueule de Pierre, II, ou Saint Glinglin, II) et dans des tcnnes qui ont
l'avantagc <le synthétiser les aspects multiples du potlatch. Si Nabonide
aplatit bicn ses rivau", par une colossaJc exposiúon de vaisselle, il alLere
quelque peu la pureté de son don en la démolissant intégralement luí-m{\.me.
Le don cst uo faux-doo, un doo partiel, el la populaúon s'en plaint:
-(... ) Avec sa sacrée mitrailleuse, il cmpêchail de taper dans sa vai:;selle, remarque
Fore.J.
-Ça c'est vrai, reconmAt Carqueux, c'est pas régulier ce truc-là ! ll a zout démoli
.~oi-même, c'est pas bien ça ... Et, ajoute un aUlre, c'esl du mépris à la populo.Jion.
(Gueulc de Pierre, p. 109).

Des ceL instant, Nabonide (ou Kougard) cst virluellcment une «face
pourrie». Ce que confinnent lcs répliqucs suívantcs:
- Nabonide : -( ... ) Ces bourbeux qui croyaient m'emmerder avec la bourse
hom:>rifique ! je vais les écrabouiller avec ma vaisselle !
-Bravo, cria 7.ostril ( ...) Bravo! ça me fait plaisir que vous écrabouilliez tous ces
pourris ! (Saint Glinglin, p. 57).

Marcel Mauss nous pcnnet de !ire : pourris parce qu'écrabouillés. D'autrc


part, le licn est rcmarqué entre lc don et lcs excrémcnL'l («m'cmmcrder avcc la
bourse honorifique}>).
Cette «bourse honorifique>>, cn effet, si elle cst susceptible d'cmmerdcr,
comme il le dlt, le mairc, L'cst bien évidemment du fait de l'équivalencc
analytiquc, cxploitéc par Raymond Qucncau aussi bicn que par Georgcs
!3ataillc, entre argent, excrément el don. Ccllc boursc, dont le caractere
honorifique signale qu'il convíent de s'cn rendrc digne, qu'cllc obligc à un doo
de rcvanche de la pan du récipiendiairc, joue un rôle détcrminant dans le
roman: elle est mêmc, en un sens, à !'origine de l'histoirc, puisqu'clle
permcura à Pierre, qui en bénéficie, de fairc dans la villc étrangcrc des
découvertcs sur la vic. La bourse ccrtcs ne lui avait pas été attribuéc pour
médiLcr sur lcs poissons, cl elle conslitue un don auquel il n'a pas pu ou pas
voulu répondrc. Comme doo de revanche, il rapportera, au Iicu d'un titrc de

156
<<profosscur de baragouin», sa métabiologíe, avcc lcs résultats catastrophiques
que l'on sail. Pierre est le lieu ou se composent plusicurs dons : il faut
relire, à la lumiere de Marcel Mauss, son monologue. Ainsi, lorsqu'il déclare
dans Saint Glinglin (p. 13): «Jc consacrerai ma víe à l'étude de la víe ! j'en
fais lc serment, ici et maintenant», ses propos riment avec ceux-ci, de
Nabonidc, lui écrivant (p. 15): de ferai des sacrifices considér.ahles qui
consacrcront ma richesse et ma gloire» ; les consécrations se répondent. La
bourse honorifique, déviée desa fonction, a fait de Pierre un «invcntcux», du
moins le croit-il. C'est là le don de revanche qu'il offrira à son pere et à la
ville natale. D'ou, également, les économies, les rétentions du personnage :
«Jc nc dois pas perdre cn semencc cc qui me monte au cervcau pour ma
gloirc future>> (p. 16) - principe auquel il restera fidele, comme le montre
Saint Glinglin.
Les structures du don et du contre-don commandcnt donc bicn lcs
premiers mouvcmems (et moments) du récit. Et la reconnaissance que Pierre
se croit cn droit d'auendre de son pere comme de ses concitoyens reteve
égalcmenL de la logique du potlatch :
Le vertige éJan.t u~ réalité subjective incontestable, mon pere ne pourra que me
recormaftre et je légitimeraí mon ígnorance de la langue étrangere par la manifeslation
de nu1 vertigénialité (p. 33) ldans (;ueule de Pierre, c'cst lc «génic» qui était une <<réalité
objcctive», cc qui acccntuail lc caractere objecrif, justement, du donde rcvanchc.)

Comme l'écrit Marcel Mauss:


Le potlatch, la distributíon des biens est l'acte fondamental de la reconnaissancc
militaire, juridique, éwnomique, religieuse, dans tous les sens du mot. On rccoMait le
chef ou son jtls et on !ui devienJ recrmnaissan.t (p. 209).

La citation éclairc aussi, rétrospectivement, la réaction hostilc, ct lc rcfus


de rcconnaissancc, des Urbinataliens au potlatch du maire. Le discours de
Pierre, par lequel il exposera sa scicnce de la vie, ne sera pas non plus rcçu.
Pierre aura faít à la scíence le don de sa personnc : il en recevra la mort
de son pcrc el lc titre de maire. n tentera alors de faire don d'un dieu à ses
concitoyens. Ce don-là non plus ne sera pas reçu. D'ou l'cxpulsion, dans
Temps mêlés, et dans Saint Glüiglin, l'cxpulsion, puis la condarnnation à
rcstaurer l'ido1e (à la restituer).
Qu'un savoir puisse constitucr une richesse, et qu'il soit possiblc de le
sacrificr, c'cst cc que Raymond Qucneau lui-mêmc écrira cn 1938:
Rejeter celle richesse, y rerwncer (pour certains esprits la dépenser), y demeurer au
moitir in.dif/érent el la prendre pour ce qu'elle vaut : c'est la seu/e vie de l'esprit, le
déseru:ombrement, l'activité possíble, la liberté («Lc voyagc en Grece», p. 104).

157
II s'agit du savoir cncyclopédiquc, ct il cst à pcu pres cerlain que c'cst de
lui-mêmc que parle Raymond Quencau quand il parle de «dépenSCr>l. Ccuc
attitudc reflete l'état de crise spirituelle ou se trouvait ators Raymond
Queneau, tendant vers lc dépouil\emcnt. Je lc cite ccpcndant commc exemple
d'application des théories de Marcel Mauss à un domaine ou on ne lcs
chcrche pas toujours. Pour lc parallélisme, aussi, i.tvec la situation de Pierre.
Cc don de Pierre à la scicncc de la vie a d'aillcurs un répondant dans Les
temps mêlés (il dcmeurc implicite dans Saint Glinglin) : Jean, !ui aussi. se
consacrera à la Vic, à cellc de sa sreur: «Jc me dévouc. Je suis voué», dit-il
cn parlant d'ellc. Mais ccue consécration cst supéricure, non inférieurc,
commc cclle de Pierre. Le sacrifice final qu'il fera desa propre vie s'inscrit
dans la retaliation du meurtrc du Pcrc. Nous y revicndrons.
L'économie du don nc rcgle donc pas sculcmcnt la cérémonie amusantc du
potlau:h - dont Marcel Mauss lui-mêmc, d'aillcurs, avait marqué te caractere
parlois fatalcment comique pour lcs lndicns eux-mêmes (p. 211).
A la problématique du don doivent êtrc égalcment rattachés un certain
nornbrc de faits .sex.uels. Dcs allusions, même négalives, comme celle-ci :
«( ...) grâcc à la complicité dcs notablcs hicn qu'íls ne pratiquasscnt pas la
prosütulion sacréc de lcurs rcjctons femcllcs» (Saint Glinglin. p. 176).
renvoienl évidcmment cncorc à Mauss, qui Si!,rnalc à plusieurs reprises la
pratique du <lon dcs fcmmes, ou des filies. De plus, si lcs fcmmcs, objcl<>
scxuels, pcuvcnt être, ou non, offertcs, ellcs peuvcnt éga!cment se donncr,
plus simplemcnt, à voir. Thcmc du voycurismc, et de t'exhibitionnismc, qui
apparait des Gueule de Pierre dans un contcxt.e de fêtc forainc - commc plus
tard dans Pierrot mon arrú, avec lcs phílosophcs.
Des la tCte de Midi, le potlatch, l'acccnt est mis sur le côté visucl :
«objct exposés... montrcs... cxposants ... Machut l'exhibc... étalagc... expo-
sitions». Le détail selon lequct dcux touristes ont «eu lcs ycux entamés par
des bouts de fai"cnce» (Gueule de Pierre, p. 107) n'cst pas seulcment
vraiscmblablc, il eSt également significatif de cc rapport privilégié entre \e
visuel ct la casse de la vaissclle. On trouvc aussi, à propos ele la confércnce
de Pierre:
Onse regardaü commedeschien.çdefaíence, racnnzail encore des annéesplus tard un
1émoi11 de cette scene tragique. Cocorne essaya de rompre lafaíence et diJ tímideme111 .. .
(Gucule de Pierre).

Le pollatch inclut aussi une composanie analytique, ou modcmc: te


défoulcment : «Ah ! mes cnfants, que! coup de talon j'ai ílanqué dans les
saucicrcs de Mandacc, répondit Forêt tout joycux. C' qu'on se sent micux
aprcs un Lruc comme ça.»

158

.,,.
C'esl l'insistancc à associer le potlatr:h, lc visucl ct le sexuel qui pcrmcl
d'inclure dans lc registre du don (ou ses prolongcmcnts chez Raymond
Qucncau) lcs sccncs de voyeurisme collcctíf ct d'cxhibitionnisme délibéré,
lors de la fêtc foraine qui suit le Príntanicr (leque! n'cst pas montré).
Raymond Qucncau présente d'abord lcs cxhibitions payantes : cellc,
décevante, de «la fomme taLOuéc sur tout le corps dont l'enLréc est interdite
aux mineurs» (p. 132), Cl qui dissuade ses spectateurs bernês d'cntrer ensuite
dans la baraquc de «la femme desccnduc de la lunc sur la terre» (p. 133-34).
A ces exhihitions non moins payantcs que décevantes (ou déccptívcs 'l)
succCdera une exhihilion non moins copicusc que gratuite : celle dcs damcs
Machut ct Carqucux, sur une balançoíre : «La massc mâlc se dispersa en se
félicitant de s'être rincé l'reil d'aussi copicusc ct gratuite façon>> (Gueule de
Pierre, p. 138). Mais lc po1latch érotiquc n'cntraine aucune rcconnaissance
- tout comme l'exhibition discursivc de Pierre, qui sera rapprochée d'aillcurs
de l'exhibition précédcmc : «Eh bicn, en voilà une affairc ! Ah ! dans la
V111c nacale on cn parlerait au moins aussi Iongtcmps quedes cuisses à Mmc
Carqueux» (Gueule de Pierre, p. 151). Dans le même registre des dons qui nc
sont pas rcndus, on pcut elas.ser l'oncle Oscar qui, non conlem d'abreuver, en
qualité de víticulteur, lcs citadins, ne cesse par surcrolt de lcur offrir à boire,
sans estime cn rctour (au contraire).
Naturcllemcnt, ce thcmc du voycurísme s'épanouira dans le monologue de
Paul, mais jc m'en tiendrai icí au domainc narratíf. De la conjonction des
précédcnts motifs naltta dans Saint Glinglin, avanL la rcstauration des
ancicnncs coutumes, cette variante de la fêtc de Midi : l'exhibition nautique
de la fcmmc de Paul, la star Alice Phaye, en maillot de bain, dans une
piscine crcu5éc sur la grand-place. Exhibition et potlatch coYncidcront alors
- mais ils étaient programmés parle tcxtc. dcs Gueule de Pierre.
Voíci. pour finir, quelques indications ponctucllcs qui n'ont pu trouver
place dans l'exposé précédcnt :
Le don de hachcs de picrre (Marcel Mauss, p. 187) rappelle Les temps
mêfés (p. 180), ou Jean distrihue à ses frcrcs dcs haches de sikx, «íleur de
(leur) intem poralíté».
Lc symbolismc de l'ascension dans le potlatr.h (Marcel Mauss, p. 197) a
un répondant dans le cyclc, avcc Le Grand Minéral.
L'obligation d'inviter dont parle Marcel Mauss a un écho dans Gueule de
Pierre et dans Saint Glinglin.
Enfin, dans le cadrc d'unc version spirituelle du potlatr:h, il faut encorc
notcr chcz Raymond Queneau. «Le voyage en Grece» :

159
JJ faul accepter J'anxiélé et non la fuir ou la dégui.rer; et /'on constaiera ators que.
/ou.te acceptalÍon d'une perte devienl ators un gain (p. 173 ).

Totémismcs

La triplidté dcs rcgncs dOMC licu dans Saint Glinglin à trois types de
tolémismcs (au sens Jargc). Cclui qui affcctc Pierre Kougard esl d'aillcurs
cxtrêmcment complcxc : 1c pcrsonnagc, conçu comme rcprésentant de la vic
inconsciente cst fonné, sur lc plan mythique cl religicux, par condensation de
plusieurs figures: il cst Mo"isc ramcnanl du Sinái lcs Tablcs de ta Loi, il est
saint Pierre à qui, commc chacun sail, lc Christ dit «je lC dís que tu es
Pierre, ct que sur cellc picrrc jc bfltirai mon Eglisc» ; il cst lc Christ lui-
même (récritures cl dtaúons l'indiqucnt). Ceei étanl admis, on peut rappclcr
tout de mêmc que l'Etemcl, duns l'Ancien Testament est fréqucmment appclé
«picrre)), «pierrc d'Isracl», ou «rocher». «Pierre» patemclle, naturellcmem
ainsi, dans Le Deutéronome: «Tu oublics le rochcr qui t'a mis au monde, tu
nc te souviens plus du Dieu qui t'a cngcndré.»
L'Etcrncl cst donc, entre autrcs, une picrrc. cL, ce qui ne laisse pas d'êtrc
logiquc, cettc qualíté se lransmettr..i, partiellcmcm, au serviteur de l'Etcmel :
Le Seigneur Yahvé va me vc1ur cn aidc. c'est pourquoi je ne me suis pas laissé
abaJtre, c'cst pourquoi f aí rcn<lu mt)n visagc dur commc la pierrc., et je sais que je ne
serai pas reruiu r:onfu.P>, lsai"c, 50, 7. (Dans la \Jaduction Louis Segond. que pra1iqu ai1
Raymond Qucncau, on lit : C'esl pourquoi )'ai rcndu nwn visage semblable à wi
caillou.)

Dans Ezcchicl, ou l'on const..itc lc mêmc phénomeoe, c'est l'Etemcl 1ui-


mêmc qui opere lc <lurcisscmcnt:
Voici que je rends ton vi,tage aussi dur que leur fronJ, je remis ton fronl dur r:omme
le diamanl, qui esl plus dur que lc roe.

Lc Pcrc-pierrc fait donc à son lils ct scrvítcur, liuéralcmcnt, une Gucule


de Pierre. Mais les condcnsalions commcnccnt à pcine.
Au-defa du pcrsonnagc de Pierre Kougard, il y a Pierre Roux, que
Raymond Quencau avait lu dcs 1931 (Dcs fous liLtéraircs, c'est le seu! à qui
il a fait l'honncur <J'unc inscripLion <lans son registre de lccturcs, et le scul
aussi, dans Les enfants du limon. pour Jcqucl il ait forgé un adjecúf:
rouxien.)
Pierre Roux a cu pour Raymond Qucncau une extrêmc imponancc (de
son proprc avcu, ct à une époquc ou il était pcu suspccl de psychanalysmc).

160
Ses theses, ses visions, son nom aussi ont poussé des ramífications dans
l'ceuvre -et pas seulement dans Les enfants du limon ou Chêne et chien. Ce
í
ratcachcment de Pierre Kougard à Pierre Roux est inscrit dans Ie titre même i
de Gueule de Pierre : gueules, en héraldique, désigne la couleur rouge, et la !
pagc de couvcnure de la sculc édition cxistantc (Gallimard, 1934) donnait une
réalité typographique à ccttc sígnífication de gucule(s): Gueule de était
imprimé en rougc, ct Pierre cn noir. Une anagrammc approximativc (étayéc
d'autres élémcnts de Chêne et chien) pcrmel de reconnaitre dans la source
pétrifiante (Pierre donnant «pétrifiante», et Roux «source») une autre
métamorphose du personnage. La haine du pere, caractéristiquc de Pierre
Kougard-Nabonide. conformémcnt au propos de Sigmund Freud sur
l'inconscicnt dominé par la haine du pere, se retrouvait, et notéc par
Raymond Qucncau, chcz Pierre Roux. II y a là tout un cnsemble que nous ne
pouvons que montrer du doigt, mais qui marque la défiance quenienne à
l'égard du héros frcudien (les trois frcres illustrant rcspcctivement les figures
du héros, du sage et du saint).
Ccttc coulcur rouge, cryptée dans gucule(s), appanicnt aussi au couguar,
dont le nom pose, dans Gueule de Pierre et Saint Glinglin, l'animalité du
pcrc : «Lc couguar, qu'on nomme tigre rougc. à cause de la couleur uniforme
de son poil roux>> (Buffon, cité par Liltré, article «Jaguar»). On rctrouvc ici
la strictc idcntité de Pierre Roux et de Pierre Kougard.
Ces remarques éclairent les pagcs de Gueule de Pierre, ou Pierre, au jardin
:wologiquc de la villc élrangerc, observe le guépard chevalicr ct le compare
ensuite au homard : «J'ai pensé à mon pere, à ma mcrc, à mcs frcres ;
ensuite, au guépard rcncontré l'autre jour au jardin. (...) Quel saut du guépard
au homard, bien que ce demicr porte aussi armurc» (p. 20). [Vicnnent ensuite
Jcs fablcs de l'hommc rratemisant avec le guépard ct nc pouvant fratcmiser
avcc le homard.] L'association (félinc) guépard-couguar s'impose, et le
totémisme est confirmé par l'allusion límínaire à Ia famille. Mais ce qui est
rcmarquable, c'est la dérive qui s'opcre du guépard au homard, ct qui idcntifie
alors Je perc et te homard. 11 scrait trop long de l'exposer dans le détaíl
(J'assimilation passe par lcs pinces, la coulcur rouge culturellement associée
au homard dcpuis Jules Janin ct une ex.prcssion populaire, par «l'ogresistence
du homard», ct la grand mere Pauline qu'on soupçonne de «mangcr les pctits
enfants» - telle mere, tcl fils). Le homard cxosquelcuique, symbolc
partcmcl, anticipe sur la statue qu'une mince couche calcairc fera tcnir
dcbout, bien qu'cllc soit plcinc de pourriture, comme les sépulcres blanchis
de saint Mathieu, repris par Pierre Roux dans sa dcscription du soleil.
Nabonidc, solei! excrémentiel, sera aussi identifié à un nain (Bébé Toutoot),

161
et ainsi apparait un autre mol.if à sa nomination que celui invoqué par
Raymond Queneau : Nabonide conticnt nabot : «Nabonide gisail, pctit, sur
un socle dérisoirc, et toujours bien mort, bicn que sans croulC désormais ct
verdâtrc plutôt.» (Ajoutons qu'il y a également dcs raisons historico-
bibliques au choix de Nabonidc, demier empcrcur de Babylonc, interprete de
ses proprcs rêves comme le Nabonide quenicn des paroles d'Hélene, chassé de
Babylone comme le pcrsonnage qucnicn de la ville natale, par lcs Perses ;
son nom cnfin signifie «Nébo est majcstucux», et Nébo était te pcndant
babylonien de Thoth, qui jouc un certain rôle dans Les enfants du limon.)
Pour cn revenir au homard, Paul, dans Les temps mêlés, héritcra
méú:lphoriquement de ccltc ideotité : «malin comme lc homrud, je cede la
patte à qui vcut m'entrâiner». Ccue continuité, comme cellc de son prénom
rcpris de sa grand'mcre Pauline, indique. ou confirme cn lui l'idenlification
sccondaire au Pcre : c'est le seul dcs trois qui dcvicndra un pcre, comme
discnt les anaJystes. La comparaison avcc le homard dispara'.ilra de Saint
Glinglin, ou le crabe lc remplacem : sans doule, à cause de son a'>pect ttop
systématiqucment totémique el frcudíen.
Dans le même ordre de phénomcncs, il faudrait cncore citer lc Pcrc
comme «asticot géant ct vcntru» selon Pierre, tandis que lcs fils sont défíni s
par le Pere commc des «larves aux mâchoires coupantes». Ou encore, et
l'allusíon totémique passe dans une simple métaphorc, aux fils qualifiés de
«chiens», répond lc Pere «lapant» lc fond de son vcrre. Cela dit, on remarque
en général dans Saint Glinglin, outre la détérioralion déjà signaléc, et qui
affecte l'ensemblc du projet, une volonté de casscr les cohérenccs peut-être
trop scolaires des deux prcmicrs volumes. Il y a aussi probablcment l'indicc
d'un ccrtain détachemcnt de Raymond Qucneau à l'égard de la psychanalyse.
Kougard-lc-Grand était vraimcnt construit sur lc modele du pcrc primitif de
Totem et tabou. Pierre, dans son monologue injurieux, fui lançait: «Toi qui
baisais toutes Ics fcmmes de la villc», et cette phrase, dans Saint G/inglin,
devient : «Toi quí sclon ta fonction mariais toutes lcs fcmmes de la villc.»
La horde fratemelle, réduite à trois, nc représcnte pas une société, ou une
ébauche de société, mais bien les trois aspccts simultanés (cl successifs)
d'une personnalité, on a eu l'occasion de lc dice. Enfio l'atténuaúon de la
référence analytique est comparable à l'atténualion de Ia référencc rcligieuse
qui dans Saint Glinglin n'apparalt plus qu'en farce (ou d'une façon qui se veut
farcc), alors qu'elle étail trcs presente dans Les temps mêlés, et le monologue
de Paul. Raymond Qucncau y a soigncuscmcnt supprimé lcs mots <<divim>,
«athéisme», etc.

162
Dcmicr cmprunl à Totem et tabou : le Printanier. II combine deux 1
!
j.
thcmcs, cclui du totem végélal («d'unc façon générale, c'est un animal
comcstiblc, inoffcnsif ou dangcrcux, plus rarcmcnt une plante ou une force
naturcllc», dit Freud dcs totcms australicns: la plante totémique n'est donc
pas exclue), et si l'on ajoute: «de temps à autre sont célébrées des fêtes au
cours dcsqucllcs lcs associés du groupe totémiquc rcproduiscnt ou imitem.
par dcs danscs cérémonialcs, lcs mouvements cl panicularités de lcur totem»,
on obtient la fonnule du Printanicr, ceei sans préjudice de l'interpréllition
symboliquc de Pierre-François David, du Printanicr comme masturbation.

L'ethnographe

Le cycle de Saint Glinglin ne comporLC pas sculemcnt un rccours massif


aux théorics ethnographiqucs (ou qui, un tcmps, ont pu passer pour telles :
comme Totem et tabou), il inclut un ethnographe, qui n'appara.lt que dans la
troisicme panic dcs Temps mêlés, et qui est un personnage a'\sez
négativement marqué. Dans la vcrsion définitíve, son rôlc sera d'aillcurs
atténué (ct amélioré),
Pcrsonnagc négativcmcm marqué, dans son nom même : le professeur
Dussouchet est une évidcntc démarcation du Dumouchel, profcsseur de
«Bouvard et Pécuchet» - relation parisiennc de Pécuchct, qui foumira à
l'occasion les deux amis en livres et en renseignements.
Dans Les temps mêlés, Dussouchel verra surtout dans la ville natale et
dans Pierre Kougard, son maire, des sujets d'expérience. C'est lui qui irlduira
perversement Pierre à certaines de ses réfonnes, qui entraineront son
expulsion violente. Dussouchel, incamation de la science, représentera avec
Pierre l'entrée de la mort dans le monde mythique (comme l'enseigne la
Genese, c'esl par la science que la mort esl entrée dans le monde).
Dussouchcl est un manipulatcur, un cxpérimcntatcur sur matériel humain
- jusqu'à sa convcrsion, pourrait-on dírc. Caril conna'itra un rctour à soi, il
viendra à résipiscence, et il rcnoncera, mais un peu tard pour Pierre, à mettre
en pratique ses théorics - admettant finalement que son terrain propre, ce
som les bibliotheques.
II y a ci'ailleurs dans Les temps mêlés une phmse de Dussouchel que l'on
peut entcndre de plusieurs façons différentes: <<Jc me suis reconnu une âme
de touriste. Ce n'est pas beau. C'cst surtout vulgaire.» A cet instant, il est
possibtc, jc crois. de pcrccvoir la distance prisc par Raymond Queneau à
l'égard dcs mythcs qu'il avaiL cssayé de crécr dans Gueule de Pierre ct qu'il

163
dégraderd définitivement dans Saint Glinglin. Dussouchcl et Pierre
représcntent finalement Raymond Qucncau en tant que lecteur d'ouvfé:lges
spécialisés se livrant, à partir de leurs lhéorics à des expéricnces in vitro. Les
rapports de Raymond Queneau avcc ses personnages sont plus complexes
qu'on ne l'a dit: une note relal.ivc à Odile met expressément cn parallele
création romanesque et réalismc mathématique (il s'agit de décrire un monde
et non de l'inventer). Les avant-textes le démontrent, et Raymond Qucncau
en appelait volontiers à la méthode d'Henry James, qui lui aussi pensait en
écrivant Dussouchcl, ct lc Pierre réformatcur qui se vcul créateur, archilccte,
semblcnt bien issus des scrupules éprouvés par Raymond Queneau à l'égard
des mythes pendant sa crise spiritucllc (il va alors jusqu'à dire que lc créateur
de mythes doit pouvoir prétcndrc à une révélation).
L'association de Dussouchel et de Pierre sera déplacéc dans Saint Glinglin
dans les coups de pied au cul qu'ils recevront l'un et l'autre {cn nombre
moindre pour Dussouchel) : ce qui cst ainsi chassé, c'est l'étranger, le
touriste (et Pierre en est un aussi, qui est allé puiser dans la ville étrangcrc sa
scíence de la vic). "Mais il me scmble y avoir !à, plut6t qu'un ostracismc à
l'a!hénienne, (commc lc voulait Paul Gayot), un souvenir dcs rituels de
l'expulsion de la mort (décrits par Gcorgcs Frazer), et de ceux conncxes du
bouc émissaire.
Enfin, il convient de not.er que Saint Glinglin comporte une partie
quasirnent contre-ethnographique: c'est !e monologue d'Hélcne, dont la
scconde partie avait été publiéc cn revue, et alors attribuée à Jean : il s'agit
d'une description de notre monde, vue à travcrs un regard étranger (pour
reprendre la Jeune Parque). A pcu pres l'invcrse, donc, de ce qu'avait fait
Henri Michaux dans Le voyage en Grande Garabagne. Le titre, Saint
G/inglin chez /es Médians, encourageait un peu le rapprochement. D'autre
part, l'attribution à Hélene d'un tcxte originellement imputé à Jean indique
que les pcrsonnages de Jean ct d'Hélenc som au fond identiques : l'ínnoccnte
et le saint sont lcs deux faces du même êl!c, comme, chcz Simon-le-
Magicien, voix ct nom, esprit et pcnsée.
Pour conclure, on rctrouve, dans l'utilisation par Raymond Queneau du
texte ethnographique, les traits constanL~ de sa méthode créative : l'art de
lier, par des condensations, dcs interprétations incarnées dans des personnagcs
ou des situations, tous les éléments de son univers. L'ethnographic n'est pas
plaquée, par exemple avec le seul pot/atch, mais absorbée et intégréc à une
vision générale.

164
11 n'en reste pas moins que Saint Glinglin, parfois considéré comme la
plus énigmatique de ses ccuvrcs, est pcut-êtrc de toutcs, cclle qu'une
application purement scola.ire parviendrait le micux à élucidcr.

Note

1. Gcorgcs Ribemont"Dessaignes: né cn 1884 à Montpellier, il fut des


aventur~s dada"istc puis surréaliste, tout en restant un csprit indépcndant.
Rédactcur en chef de la revuc Bifur, poelC, dramaturge, romancicr, il laisse
une u.:uvrc abondantc, achevée depuis longtemps, quand il mcurt, pres de
Nícc, cn juíllet 1974.

165
Marie-Claire Dumas

1929 - Lieux de rencontres


à propos du «Mystere d' Abraham Juif>)
de Robert Desnos

A tout prerulre c'est là un des lieux de rencontres /es plus


e.xtraordinaires.
André Breton,
Second manifeste du surréalisme

Robert Desnos J'ut de ccux que te Second man!feste du surréalisme (dont


la premiêre vcrsion en revue date du 15 déccmbre 1929) bouta définitivemcnt
hors du groupc. On n'esl guerc étonné de le trouver parmi ccux qui, autour de
Gcorges Bataillc, contribucrcnt à la revue Documents. Sa partícipation fol
ccpcndant irréguliere : elle ne commcncc qu'au numéro 4 en septcmbre 1929,
ct s'achêve au numéro 4 de 1930 - soit dix articles en iout 1• Cettc
irrégularité nc signific aucunc réserve de Robert Dcsnos à l'égard du projcL de
Documents, mais sculcmcnt des occasions plus ou moins fostes de
publication. Il vaudrait la peine de prédscr commcnt les divers sujets abordés
par Robert Dcsnos (cinéma, peinture, elhnographic subjective du paysagc
parisicn ou de la bande dcssinéc) s'intcgrent dans les perspectives d'unc rcvuc
qui , sclon ses sous-titres, veut trailer de «Doctrines, archéologie, bcaux-art<i,
cthnographie», puis d'«Archéologic, bcaux-arts, ethnographic, variétés».
Notre sujct sera plus limité et différemmcnt oricnté, puisque, à propos de
J'un de ces articlcs «Lc mystere d'Abraham Juif» (Documcnts, nº 5, octobre
1929), nous ~crons de saisir les relations qu'il entretient ave.e d'autrcs
tcxtcs, égalcmcnt parus en 1929, égalcmcnt respectueux des sciences
occultes : il s'agit pour nous de saisir quelque chosc commc l'air du temps,
porteur d'un état d'esprit, porteur peut-êtrc même de formes de pensée.
Trois textes formcnt contcxte au «Myst.ere d'Abraham Juif»: Le musée
des sorciers, mages et alchimistes de Grillot de Givry, paru au débul de 1929,
à la lihrairic de France; «A propos du Musée des sorciers>> de Michel Leiris,
articlc paru dans Documems. nº 2, mai 1929; «Lc Se.cond manifeste do
surréalisme», paru dans La Révolution surréaliste, nº 12, 15 décembre 1929
(en particulier les pages 13, 14, 15). Enfin on peut ajouter. apportant des
informations qui dénouent en partie les circonstances de la rencontre André
Breton avec Robert Desnos autour des mattres de l'alchimíe Abraham Juif et
Nicolas Flamel, la note de Georges-Hcnri Riviere paruc dans Documents nº 7
de décembre 1929 : «A propos d'Abraham Juif».
Chrooologiquement, Grillot de Givry lance le branlc : Le musée eles
sorciers parait début 1929 2. Ce pa.<;sionné d'occultisme avait déjà publié une
Anthologie de /'occultisme en 1922 et traduit divers textes de la tradition
occultistc (Paracelse, Guíllaumc Postel, John Dee). Faisant autorité en
scicnces occultes, «cct homme que l'on sent avant tout autre chose
sincerement épris de mystere, de poésie et de mcrvcilleux» (Michcl Leiris)
attire foncmcnt l'auention par son «ouvrage iconographique)) (Michel Leiris)
- centré sur les rcprésentations ct lcs images plus que sur lcs textes
occullistcs - sur l'alchímic ct ses symbolcs.
L'article de Michel Leiris propose une réllcxion philosophique et
épistémologique sur la documentation érudite rasscmblée par Grillot de
Givry. Faisant du mervcilleux une dimension inté.rieurc de l'homme («lc
merveillcux n'est autre que lc fcu bríilant au creur de l'homme»), Michcl
Leiris définit l'occultisme comme un mouvement qui rcnd l'hommc à sa
plénitude - passionnelle ct intellectuellc :
Colllre cet intellectualisme qui amputaii l'homme d'une maitié áe lui-même, la
science occulte se dresse, avec saformidable armature de symboles, comme une grande
force involon1aire de protestation. Peu importe qu'elle réponde ou non, dans sa tota-
lité, à une vérité objective ; ses symbo/es sont inappréciab/es au poinI de vue
poétique, donc au poim de vue de la signification hunwine.

Et Michel Leiris exprime avec clarté !e principc qui doit ;mimer loute
recherchc scientifique :
Participer à l'élaboration de cette science humainc et se reconnaissant comme tcllc,
science de l'homme, faite par l'homme et pour l'homme.

«A propos du Musie des sorcierS>> offre clone un écho pleincment Laudatif


au livre de Grillot de Givry, et selon des príncipes que le surréalismc pcut,
sans aucun doute, reconnailre comme sicns.
Ce n'est pas par l'article de Michcl Leiris que Robert Desnos eut d'abord
connaissance de la figure d' Abraham Juíf, ni même par Ie livre de Grillot de
Givry. Georges-Henri Riviere éclaire cc point dans «A propos d'Abraham
Juif» (Doc uments, décembre 1929):

168
Michel Leírís ayanl oJtíré rwtre attention sur Abraham Juif. nous avons demandé ici
( Documents) un article à Robert Desnos, alors qu'il en entell(lait par ler po11r la pre-
miêre.foís.

La découvert.e de la geste de Niçolas Fia.mel ct de Dame Pcrncllc fut donc


pour Robert De~mos le fait des semaines ou dcs quclques mois qui précédcrem
la publícation de son article. II cite les propos de Flamel dans sem
Explication des figures hiéroglyphjques mises par moy Nicolas Flamel,
escripvain, dans le cimetiere des lnnocents. en la quatrieme arche, il s'appuie
sur Le musée des sorciers. A cett.e pcrspective historique, il joint un
développcment lyrique sur la vie alchimique du quartier Saint-Merri qui fait
du square des Innocents un «paysage magique», hanté des fantõmes du passé.
La vcínc poétiquc l'cmportc sur lc commcntaírc savant, lout commc si
Robert Desnos, dcvcnu alchimist.e lui-même - alchimiste du verbe -
retrouvait «Lc mystcrc d'Abraham Juif» commc préscnce immancntc au licu.
On comprend qu'André Breton ait été frappé de la concomitance
vraisemblable d'écriture du tcxte de Robert Dcsnos ct du passagc du «Sccond
manifeste» 3 ou Abraham Juif, Nicolas Flamcl ct certaines des figures
hiéroglyphíques du cimetiere des Innocent<> que la tradition a transmises sont
évoqués ct commcntés. On pcut légitímcmcnl pcnscr qu'André Brcton avaít
lu le livre de Grillot de Givry ainsi que l'article de Michel Leíris, et que ces
référcnccs à l'alchimic som vcnucs naturcllcmcnt sous sa plumc, quand íl a
voulu trailer des risques d'une dissémination sans contrôle du surréalisme et
de ses principcs. En une note datée du 13 novembre 1929, André Breton
précisc:
Ce passage du «Second mcuiifeste du surréalisme» a été écrit il doit y avoir
exactement trois semaines et c'est il y a deux jours seulement qut! m'a été signalé
l'article de Desnos, intitulé: «le mystere d'Abraham Juif». li est hors de doláe que
Robert Desnoset moi, vers la même époque, avons cédé à une préoccupation identique,
alors que pourtant nous agissions en toUlc in<lépcndancc extérieurc l'un de l'auJre.

La rcncontrc dcs préoccupations cst cn cffct rcmarquable, ators que les


dcux hommcs sont cn train de rompre et de s'orienter vers des horizons
différcnts 4.
Que conclure de cc prcmicr parcours dcs tcxlcs '! Ils formcnt un réscau
donl le tícu d'origine cst Le musée des sorciers. des m.ages el des
alchimistes; lc livre de Grillot de Givry donnc l'impulsion à divcrses
réílcxions ct priscs de posilion sur la philosopbic alchimique. On peut faire
l'hypothese que l'effondrement économique de 1929 a pu conforter cet intérêt
pour une recherche de valeurs spiri~uelles que la píerre phílosophale

169
incarnes. Le réseau des tcxtcs s'établit de fait, sans que lcs différents auteurs
aient prévu ct organisé leurs rencontrcs : scton l'expression d'André Brcton,
«de remarquables analogies se déclarent».
Cette rencontre commune de l'alchimie par les trois écrivains a, pour
chacun d'eux, une tonalité et des cffcts différcnts. Dans «A propos du Musée
des sorcíers», Michel Leiris se ticnt au plus prcs du livre qu'il commcntc. La
relation qu'il établit entre l'occultisme et Ia mentafüé primilive !ui pcrmct
de définír une philosophic de la science - qui doit êtrc humaine - et en
particulicr une philosophie de l'ethnologic. Un état d'csprit se dessine ici qui
trouvcra à s'exercer (et à expérimcntcr ses limites) dans l'expédition Dakar-
Djibouti 6, dont L'Afrique f antôme témoigne. Michcl Leiris dcvicnt
ethnologuc.
Le recours à l'alchimic et aux íigures d'Abraham Juif ct de Nicolas
Flamcl a pour André Breton, nous semblc+il, dcs cffets dans la formulation
de la doctrine. En effet, au moment d'énoncer l'impératif fondamcntal qui
régit le «Sccond manifeste du surréalisme», André Brcton a quelques pages
que hantent lcs référcnces aux sciences occultes 7. A vrai d ire, si les terrnes
d'occultisme, sciences occultes sont dans l'air en 1929, André Brcton nc lcs
utilise pas dans le «Second manifeste»: il préfêre ceux d'alchímie ou de
recherchcs alchimiques. Cependant, quand la devisc de sagesse se grave au
fronton du tcmple, quand le profane est tcnu hors lcs portes, c'est bien un
mot frCre d'occuhc, qui s'inscrit: «Je demande l'occultation profonde,
véritablc du surréalisme» (souligné par moí).
Tout se passe comme si André Brcton, évoquant l'alchimie dans lcs pagcs
précédcntcs, avait tenu en réserve la série vcrbalc occulte / occultismc pour
en faire éclater une formc, qui ne relCve pas dircctcment du discours
occultistc s mais qui le rappelle par lcs parentés étymologique ct
signífiantc : occultation. Cacher un objct par un autre, user métapho-
ríquement d'un tenne dont lc domaine de signification cst l'astronomie (et
André Breton, en note, joue d'un déplaccment, en se référant à l'astrologic)
pour faire entendre un écho des pratiques occultistes («Le Maranalha dcs
alchimistcs»), n'cst-ce pas mettre immédiatement cn ccuvre, dans la fonnulc
clé du «Manifeste», ce «Systcme de défis et de provocations» rccommandé au
paragraphe précédcnt ? André Breton fait peut-être jouer ici les unes contre les
autres les références et les significations ; alors que le problcme majeur qui
vicnt de fajre pression sur le groupe jusqu'à lc faire éclater est le problcmc
polítique, il manifeste, par le recours à l'alchimic ct l'impératif d'occultation,
que les enjeux se sont déjà déplacés : dans la mouvancc dcs astrcs, l'astre
poliúque pcut s'éclipser passageremcnt dcrricrc cclui de l'<<alchimie du

170
verbe», ou Rimbaud/Lautréamont relaicnl Abraham Juif/Nicolas Flamcl.
Dans ce ciel cn mouvcment qui est lc surréalisme tout astre n'atteint sa
plcíne lumicre que pour s'achcmincr vcrs son occultation.
Face au rcgard de sympathie scicntifique porté par Michcl Lciris ou au jeu
poétique et doctrinal d'André Brcton, l'allitudc de Robert Dcsnos cst celle de
la rcconnaissance passionnéc. portée par lcs rêveries de l'enfance. Cc qui
l'enchantc dans le récit de Nicolas Flamel, c'est !'aventure merveillcusc, la
précision des évocations : il en cite des extraits. Mais l'esscntiel, pour
Robert Dcsnos, est de pouvoir nourrir cc qu'il appelle lui-même «ma
mythologie» du «paysagc magique du square dcs Innocents». La rue Saint-
Marún, ou il vécut soo enfam:c, la ruc dcs Ecrivains, lcs rues Flamel et
Pcmcllc, la rue du Cloitre Saint-Merry (sic) ct ccllc des Juges-Consuls n'ont
ccssé de faire circulcr dans son imagination lcs pcrsonnages de la légende et
de l'histoire: «oui, les rantômes cxistcnt>>, proclame-t-il ; ct comment ne
pas croire cclui qui a écrit un «Journal d'une apparition» étonnammcnt
convaincant ? Ce dont nous fait part Robert Desnos dans «Lc mystere
d'Abraham Juifo. c'est de son invcstissement pcrsonncl, moins des pratiques
alchimiques que dcs pcrsonnages qui lcs ont promucs. S'il foncc «tête baissée
dans toutes les voics du mcrveillcux» 9, c'csl la rencontre d'êtres vivants ou
morts, récls ou imaginaircs qu'il nc saurait abordcr autrcmcnt que dans ccuc
rêverie aclive ct conquérantc. L'attiludc de Robert Desnos est à la fois
désinvoltc, puísqu'il soumct la légcndc ct l'histoire à son bon plaisir, et
d'offrande de soi-mêmc, puisqu'il se livre sans réscrve aux sortilcgcs dcs licux
et dcs fantômes qui lcs hanLCnt. «Le mystcrc d'Abraham Juif» désigne à la
fois l'énigme historiquc poséc par le fü.TC transmis puis dispam 10, et ccllC
especc de ritc théâtral ou vivants ct morts hantent à pan égale les mêmes
lieux, ou une gcstc communc se tissc entre Nicolas Flamel et Robert Dcsnos
dans un quarticr prédestiné.
Ainsi, lcs tcxtes de Michcl Leiris, André Breton, Robert Dcsnos font-ils
référence tous trois aux sciences occultcs que lc livre de Grillot de Givry
venait de rcmcltrc cn mémoire. Ccttc convcrgence d'intérêt nc suppose
aucunc im italion d'un auteur à l'autrc: Le mu.~ée des sorciers a joué lc rôlc
de fcnnent intcllcctucl commun que Michcl l.eiris, André Breton Cl Robert
Desnos ont intcrprêté chacun sdon ses préoccupations du moment. Divcrs ct
ccpcndant lié.s, tels nous apparaisscnt les trois textcs cn question. Un de leurs
traiL<; communs reste à dégagcr.
A des dcgrés divers, «A propos du Musée des sorciers», ~<Lc mystcrc
d'Abraham Juif» et lcs pagcs que nous étudions du «Sccond manifeste» du

171
surréalisme nous paraisscnt obéir au «déclic analogique», qui permct
d'appréhcnder «l'interdépcndance de dcux objcts de pcnsée situés sur dcs plans
différcnts» 11. «Signe ascendant», dans leque! André Breton faít l'apologie de
«l'analogie poétique» en la différenciant de «l'analogie mystique» (nous
pounions d.ire occultistc), proclame:
Le mot le pllLS exaltant dont n.ous di.~posion.s est /e nwt conunc. que ce mnt soil
prononcé ou ru. C'est à trav.ers /ui que l'irnagination humaine donne sa mesure et que se
joue le plus haUI desti11 de l'esprít.

Cette affinnation date de 1947 et se trouvc par conséquent bien pos-


téricure à nos trois tcxtes. Ccpendant clle nous paraiL désigncr de façon
pertinente la maniere dont la pensée se dévcloppe chez Michcl Leiris, André
Breton el Robert Dcsnos. La «méthodc analogique» est à l'ceuvrc dans Jcs
troix tcxtes, sans se théoriser commc tclle, sans se poser la question du
spiritualisme qui la guctte, sans marqucr l'un de ses licux d'origine : la
pcnsée alchimique.
A Ia recherchc d'une «science de l'homme, faitc par l'homme ct pour
\'hommc», Michcl Leiris compare la mentalité primitive et l'occultisme. Les
analogies qui se dessinent entre ccs deux manifestations de l'csprit humain
(passion du merveitleux, confiancc en l'imagination, démenti opposé au
raúonalismc) ainsi que l'attitude qu'clles impliquent de qui les étudie (ni
scicntisme ni scepticisme) font que Ics pensées primitive et occultiste
relevem d'une même philosophie. Ainsi, à l'analogic entre mentalité
primitive et occultismc répond le mouvement de J'cthnologuc qui doit
rcnoncer à ta pensée logique ct classificatrice pour s'ouvrir aux différenccs de
l'autre.
C'est sans doute dans les quclqucs pages du «Second manifeste» que la
pensée analogiquc se dévcloppe avcc !e plus de force. Deux formules nous
paraisscnt particu1iererncnl significatives. D'abord celle d' «alchimic du vcrbe»
qu'André Brcton reprcnd à Anhur Rimbaud pour la commcnler ainsi : «Ccs
mots qu'on va répétant un peu au hasard aujourd'hui demandent à être pris au
pied de la lettrc» (La révolution surréaliste. nº 12, décembre 1929). Pour
commcnter ccttc exigcnce radicale, André Brcton file l'analogic des rapports
entre Abraham Juif et Nicolas Flamcl avec ceux de Rimbaud/Lautréamom et
les surréalistes. Ces derniers doivent s'imprégner de la Jcçon d'Anhur
Rirnbaud ct de Lautrémnont pour redonncr à la langue soo plcin pouvoir
d'énonciation, comme Nicolas Flamel a sondé inlassablemcnt le livre
d'Abraham Juif pour aniver à ses fins.

172
André Breton insiste encare dans une fonnule explicite :
Je demande qu'on veuille bien observer que les recherches surréalistes présentent,
avec les recherches alchimiques, une remarquable analogie de but : la pierre
philosophale n'est rien d'autre que ce qui devait permettre à l'imagination de l'homme
de: prendre sur toutes choses une revanche éclatante» (op. cit., p. 13).

A Ia suite de cctte affümation, le texte opere un tressage de la référence à


Rimbaud (par la citation de «long, immense, raisonné déreglemenL de tous
les sens») ct de la référence à Nicola-; Flamel dont un Lcxtc assez long se
trouve cité. La description alchimistc est si dépaysante que Breton en vient à
díre : «Ne dirait-on pa-; le tableau stUTéalistc ?» Exaltation du furor
d'Agrippa, par l'approchc de l'aliénation mentale, exaltation du vcrbc à la
manicre des cabalistes, réitération cn 1929 de !'antique Maranatha, autant de
formulations qui précedcnt 1c «Jc demande l'occultation... » et qui lui
donnent, dans le jeu dcs analogies, la valcur d'une profération magique.
Evoquant cn notc les expérienccs de jeux surréalistcs, André Breton
pr6cise qu'à tntvers elles «de rcmarquablcs analogies se déclarent>> et qu'elles
constituent «un des lieux de rcncontrcs lcs plus extraordinaires». Ces
formules s'appliquent fort bicn aux quclques pages centrales du «Second
manifeste» qui apparaissent comme une mise en ceuvre exemplaire de
l'analogique au sein de la pensée ú1éorique elle-même : analogie de l'alchímic
et du surréalisme, rcssourcement du surréalisme à la fois à Arthur Rimbaud
Cl à Nicolas Flamel ; c'est en se réclamant de cenc tradition complexe
qu'André Brcton pcut dcmander l'occultation du surréalismc. Lc mot rituel
aura été prononcé auparavant: maranatha - mot de la tradition alchimique
qui trouve son moderne équivalent cn occultailon. Même si le mot privilégié
par «Signe ascendant» - «comme» - n'est guere présent en ccs quclques
pages, son pouvoir ne cesse de s'y exercer pour en faire un «lieu de
rencontre» 12.
«Le Mystere d'Abraham Juíf>l se tissc lui aussi sur un jeu d'analogies,
<lans la vie même de l'autcur et non plus dans la doctrine. En effet, Je texte de
Robert Dcsnos repose sur un double développement : d'une part la référcncc
à la tradílion historique, au texte de Nicolas Flamel rapportam sa longue
expéricnce d'alchimistc, d'autrc part la valorisation d'une mythologíe
persooncllc («ma mythologic»). Or. ce présent mythologique conserve
vivant le passé historique ; toute différence se trouve abolic, entre te mort et
lc vif: «fantôme parmi les fantômes» 13, Robert Desnos parcoun lc
címcticre dcs lnnocents, tandis que Nicolas Flamel et Dame Pemclle hantcnt
le «paysage magique» du square dcs Innocems. Magíc d'un licu, idcntique et

173
différent ; glissement des cemps ou s'abolit l'ordre irréversible ct mortcl.
Eternei rctour ou éternelle persistance, les couleurs du grand-a:uvre ne cessenl
d'apparaltre aux. yeux du rêvcur qui traverse lc quartier dcs Hallcs au pcút
matin. Certes, l'humour préside à ccue reconnaissance, mais c'csl l'hwnour
de l'enthousiasme ct de l'amour :
M oment ou les lampadaires rendem plux éhlouissanJes les couleurs des pyramides de
navets et de carolles, ou le hlanc et le muge s'eru:hâssenJ dan.s le verl /e plus pur sur
l'asphalte noir et resplendissant 14.

La forme interrogative de tout le paragr.:1phe qui tennínc «Le mystcrc


d'Abraham Julf» doit être cntcndue: lcs fantõmes n'existcnt que pour ceux
qui les accucillent; il n'est de paysage magique que pour un regard
halluciné ; plus encorc - mêmc si ce n'cst pas explicitcment dit -, lc
surrécl se saisit dans le récl le plus quotidien, qu'unc mychologie aclive
contraint à déployer ses possiblcs. Robert Desnos cst ici cn accord - de
fait - avcc André Breton qui mct à l'actif du surréalisme d'avoir soutcnu
«qu'il fa11ail que le pcnsé succombât cnlin sous le pcnsable» (op. cit.,
p. 14). Saisir la magic d'un paysage, voir cxistcr lcs fantômcs, soumeurc
lc monde à une mythologic individuellc, cela n'est possihlc que pour cclui
qui a gardé Jc regard de l'enfancc. Et vicnt un momcnt, sans <loutc, ou ccttc
capacité risq ue de se pcrdre: l'intcrrogation finale de l'articlc (qui rc mplace lc
poínt d'intcrrogation par des points de suspcnsion) marque Ia déposscssion ct
la pcrte:
L'alchimique dragon solaire e/ sa femelle lunaire n.e pourro111-ilt jamais rerulre aux
f antômes de mo11 enfance les lieux sacrés de leurs rêves, de leurs travaux, de leurs
découvertes, <k leurs illumi111Jtio11S...

Robert Dcsnos n'amorce-t-il pas ici, sur le mode mélancoliquc, le deuil


qu'il va fairc pcu aprcs, de façon violemc, du s1JJTéalisme?
Ainsi Grillot de Givry fut-il, en cettc année 1929, lc catalyseur des
réflexions de trois surréalislCs (la rupture inscrite dans la réalit.é n'éiait pas
encore officic\lemenc proclamée). «Le musée des sorcicrs», ouvrage de
savoir, trouve un écho prochc dans lc livre de Michel Lciris ; cependant la
perspective ethnologiquc de ce dcmier, la mise en rclation qu'il opere entre
mcni.alité primitive el occullismc ouvrent un champ plus vaste que celui de
Grillot de Givry, au centre duqucl s'inscrit la préoccupation d'une dimension
humainc de la science. C'est au sein de la crise du mouvement sorréalistc
qu'André Breton fait appcl à certaines dcs donnécs de l'alchimic; en
particulier la recherchc d'un or pur, débarrassé de ce quí n'est pas lui, put

174
parrutrc une juste image de ce à quoi dcvail prioritairement s'attclcr le
surréalismc en 1929, pcrvcni qu'il était par Ies exccs littéraire, joumalisliquc
ct politique. Le tcrme d'occultation, issu à la fois de l'astronomie et de
l'occultisme, para!t significatif d'un dire déplacé, quj jette son défi au lccteur
inaucntif. Au texte de doctrinc d'André Brcton répond !e texte de rêvcric de
Robert Dcsnos ; ils sont pris l'un Cl l'autre dans lcs mêmcs préoccupations,
dans lcs mêmes images. André Breton a raison : ccLte ultime renconlrc cn
Abraham Juif et Nicolas Flamel symbolisc une derniere fois l'incandcscence
de lems rapports, aux plus beaux jours.
Faut-il attribucr à la pensée alchimique, qui repose sur dcs principes
d'analogic de l'homme et du monde, les formes analogiques que prennent lcs
réilexions dcs trois écrivains ? Ou bicn faut-il chercher au-dclà de Grillot de
Givry d'autres incitatcurs à un tel mode de pcnsée? C'est possiblc. La scule
assurancc qui nous paralt ici é.t.ablie c'est qu'un réscau tcxtuel s'est constitué
(Grillot de Givry -André Brcton - Michel Leiris - Robert Desnos), qui
pcrmettrait peut·être de dire qu'unc forme de pensée s'élaborc à travers un jeu
de reflete; et de rcnvois dont on n'a íci désigné que quelqucs aspect.s.

Notes et
références bibliographiques

1. Cf. ((Ciné.ma d'avant-garde», «Ul lignc générale», Cinéma, Gallimard,


1966 - «lmage de l'reih>, «Le mystere d'Abraham Juif», «Je n'oublicrai
jamais cct humble village...», «lmagerie modernc», «Pygmalion et lc
sphinx», «Faillitc de l'inconscicnt '!», Nouvelles-llébrides, Gallimard,
1978 -«Bonjour Monsiem Pica<;so», «Max Ernst: La Fcmme 100
têlCS», Ecrits sur les peintres, F1arnmarion, 1983.
2. Nous n'avons pu détenniner la dalC cxacte de la parution du Musée des
.w rciers ; c'cst en tout cas avant mai, date à laqucllc M.ichel Leíris
consacre un article à l'ouvrage et signale que Grillot de Givry «cst mort
toul récemment>>.
3. Cf. «Second manifeste du surréalismc», La révolution surréalüte. nº 12,
15 décembre 1929. p. 13-15.
4. André Breton va jusqu'à faire l'hypothesc d' une fuite d'information, mais
la mise au poinl de Georges-Henri Rivicre en détruit l'hypothCse. Par

175
ailleurs, le recoupcmcnt dans lc choix des dessins, commentés par André
Breton, publiés par Documents, exclut toute imitation de l'un par
l'autrc: «Les miniatures reproduilCS n'ont pas élé choisies par Robert
Dcsnos mais par Gcorgcs Bataillc.»
5. Nous dírions volonticrs que l'or/matierc précicuse et l'or/symbole
spirituel proposait par son ambivalence une rêveric pleinemcnt
satisfaisante à ceux que !e momcnt faisait entrer dans une périodc noire.
6. Mission Dakar-Djibouti, 1931-1933. Cctte mission organisée par Marcel
Griaule avcc Marcel Largct, Michel Lciris, Jean Moufflc, Outowsky,
Georgcs-Hcnri Riviere, Gaston-Louis Roux et André Schaeffner eul pour
but de traverser l'Afriquc centrale d'oucst en est; avcc clle commcnçait
l'erc dcs enquêtes cthnographiqucs sur le terrain. Au cours de cette
expédition , Marcel Griaulc entre en contact avec lcs Dogons sur lcsquels
il publicra en 1938 l'ouvrage intilulé Les masques dogon.~.
7. Nous verrons plus loin comment les références à l'alchimie ou à la
magie se trouvcnt liécs au recours à la poésic par la famcuse formule de
Rimbaud : «alchírnic du verbe».
8. «Üccultation» est un lCrme qui rclCvc de l'astronomie et désigne la
disparition passagere d'un astrc par l'intcrposilion d'un astre
apparcmment plus grand.
9. Cf. André Breton, Entretiens, VI, p. 84, é<lition NRF, 1952.
10. Le livre d' Abraham Juif fut découvcrt par Nicolas Flamel puis disparut:
encorc un phénomcnc d'occultatíon ?
11. Cf. André Breton, «Si!:,'Tle asccndant», La Clé des t:hamps, Pauvcrt,
1967. p. 134-35.
12. Voici quclques exprcssions qui insístcnt sur l'analogie: «Tout se passe
de même, à notre époquc, comme si...», «à l'imitation encorc de
Flamel...» ; «la recréation d'un étal qui n'ait plus ricn à envicr à
l'aliénation mcntalc» ; «il importe de réitércr et de maintcnir ; ici !e
Maranatha des alchimistcs».
13. Cf. Robert Dcsnos, «Corps ct bícns», «A la myslérícuse», Poésie,
Gallimard, p. 91. .
14. Le noir désigne «le lion noir de l'or putréfiant», le rougc «lc lion muge
du formem intérieur», !e blanc «le Iion blanc que chcvauche ( ...) lc roi
qui tríomphc de la mort», lc vert «le brasicr allégoriquc du feuillage».

176
Serge Fcrrcri

L'Afrique fantôme,
quête de l'autre, quête de soi

C'cst en 1934 que parut, aux éditions Gallimard, L'Afrique fantôme de


Michel Lciris, dans la collection «Lcs DocumenlS Bleus-Nottc Temps».
Engagé comme sccrétaire-archivistc de la missíon Dakar-Djibouti et, à ce
titrc, chargé de s'occuper du counier, de gardcr ct de classer lcs fiches établies,
Michcl Lciris tint, IOut au long du voyage, un journal dont l'ambilion était
de décrire, au jour lc jour, le voyagc tel qu'il l'avait vu lui-m~me, tel qu'il
était 1_ Embarqués à Bordcaux le 19 mai 1931, à dix-scpt heures cinquante,
précisc le premíer éphéméride, lcs membres de la mission ne devaient
débarquer à Marscille que quelquc vingt et un mois plus tard, le 17 février
1933, chargés d'un impressionnant butin ethnographique amassé au cours de
la travcrséc de l'Afriquc de Dakar à DjiboutL Prcmiere grande mission
ethnographique françaisc de tcrrain, la mission Dakar-Djibouti, organisée par
le Muscum d'histoirc naturelle ct l'Institut d'cLhnologie de l'université de
Paris fondé en 1925 par Marcel Mauss, Lucicn Lévy-Bruhl et Paul Rivet,
était cssentiellemcnL conçue commc une entreprise de collectc d'objets 2
placéc sous la dircclion de Marcel Griaule, assistant au Laboratoire
d'ethnologie de l'univcrsité de Paris. Dans un petit fascicul e, rédigé par
Michel Lciris sur les conseils de Marcel Griaulc, intitulé Instructions
sommaires pour les collecteurs d'objea ethnographiques, édité qoelque temps
avant lc départ de la mission à l'intcntion des administrateurs ct des colons
résidant sur les territoírcs ou la mission devaít se rendre, on pouvait
apprcndre que l'clhnographic:
( ...) apporte aux méthodes de colonisatíon une conJribution indispensable, en
révélant au législazeur, au foncJwnntJire el au cown /es usages. croyances, !ois eJ
techniques des populations indigenes, rendant possible une collaborationplusféconde et
plus humaine el conduisant à une exploitation plus rationnelle des richesses
natu.relles (p. 5-6).

Ainsi, embarquéc moins de dcux semaincs apres que l'Exposition


coloniale eul ouvert ses portes, le 6 mai 1931, la mission Dakar-Djibouti,
consacréc par la loi du 31 mars 1931, scmble+elle s'inscrire, sinon pour ses
membres du moins pour les hommes (politiqucs) qui en avaient appuyé le
projet, au nombre dcs moycns susceptibles de pcrmcltre de mener ccuc
«politique d'égards)) défjnie par le maréchal Lyautey dans son discours
d'ínauguralion de l'Exposition coloni.ale.
Aprcs la ruplure avec André Breton - surréaliste depuis 1924, Michcl
Lciris élait signataire du cadavre intitulé «Bouquet sans flews», paru dans le
numéro de Documents du 15 janvier 1930 - et le passagc à la revue
Documents ou «succédant à un poetc, George.'\ Limbour, ct précédant un
ethnologuc, Marcel Griaule» 3, il avait assumé tcmporaircmcnt la charge de
secrétaire de rédaclion, ce voyage en Afrique marquail pour Michel Leiris, en
même temps qu'une rupture avec la vic qu'il avait menée jusqu'alors à Paris,
une prisc de díst.ance avec la poésie qui lui «apparaissait maintenanl
tristement insuffisante aprcs avoir été pour (!ui), pcndanl plusicurs années,
l'instrumcnl de libération par excellence» 4. Dans la représentation de
L'Afrique fantôme, dalée de 1950, rvtichel Lciris évoque réc.rospectivement,
l'état d'esprit dans leque! il cntteprit ce voyage:
Passan!. d'un.e activité presque exclusivement fittéraire à la pratique de l'ethrwgra-
phie, /entendais rompre avec les habitudes intellectuelles qui avaienl été les miennes
ju.~qu'alors et, au contacl d'hommes d'autres cultures que tn()Í e1 d'au1re race. a/Jattre
des cloisom entre lesquelles j'étouffaü ei élargir j usqu'à une m esure vraimen1 humaine
mon horizon (p. 8).

Propos qui reprennenl, vingt ans apres, ceux tenus dans la rcvue
Documents sous le titre «L'reil de J'ellmographe», ou Michcl Lei.ris, confianl
ses scntimcnls sur l'entreprise à l.aquellc il allail participcr, souhaicait que ses
amis, «artistes ou littérateurs», voyagcnt comme !ui «non en touristes
- mais cn ethnographe, de manicrc à dcvcnir assez largement humains pour
oublier leurs médiocres pelitcs manicrcs de Blancs» (Documents, 1I, 7, 1930,
p. 413). Apprenli ethnographc, Lei.ris attendaít donc autrc chose que la seule
satisfaction d'une curiosité scicntiíiquc dont il n'est pas certain même qu'elle
exisl.ât pour lui au début du voyage, puisque c'est seulement aprcs un mois et
dcmi de voyagc «qu'(il) commencera à entrcvoir cc qu'il y a de pa~sionnant
dans la recherchc scicnlifique» (L'Afrique fantôme , 16 juillet 1931, p. 51). II
appara1t clairement. à la lecture de «L'ccil de J'cthnogntphe», que l'étudc
n'était pour Leirís qu'un prétexlc au contact, non, comme cela auraít dü l'être
pour un ethnographe profcssionncl, une fin en soi. Au moyen de
l'ethnographie, il s'agissait d'cntrer en contact avcc dcs hommes dont la vic
pouvait avoir l'cffet d'unc ílambée purificatrice, apres laqucllc, volé en éclat
le carcan culturel, table rase faitc, une autre vie était possiblc. Dans ces

178
condilions. faire de l'elhnographic revenail donc à rechcrcher un contacl à
travcrs lequel raviver et intcnsificr son existence en sortant de ses propres
limites, s'identificr pour m ieux s'oublier (il nc faut pas o ublier qu'au
momcnt oi:1 Michel Leiris entrcprit ce voyage il était cn analyse avec Adrien
Borcl).
C'cst aussi dans «L'u:il de l'ethnographc» que Michel Leiris drcssait une
liste dcs faits cntrés en composition pour donner corps à une Afriquc
fantasmagorique ou l'on rctrouvc pêlc-mêle : le personnagc d'un conte pour
enfru1t íntitulé The Story of little hlack Sambo d'Hclcn Bannerman, Au cceur
des ténebres de Conrad, Le livre de la jungle, l'~uvrc de William Seabrook,
ainsi que certaines scenes de la représcntation des lmpressions d'Afrique de
Raymond Rousscl, à laquclle il avait assisté lc 11 mai 1912. Il conviem
encorc d'ajouter à cette liste «la lccturc de Lévy-Bruhl» el l'admiralion de
Michel Leiris pour «la poésie de Rimbaud Cl plus cncore pour sa personne
auréolée de silcnce qu'il puisa dans lcs carricrcs de Chypre et dans la ba rbarie
éthiopienne» (Biffures, p. 232) . Ainsi, à la vcillc du départ, si Michel
Lciris cst ncuf pour l'Afrique, l'Afrique n'est pas neuve pour lui. Pour les
surréalistes, lc monde negre avait été à la fois l'cxpression d'une nostalgie dcs
origines ct d'une force subversive proprc à ébranler 1e vieux mylhc d'un
Occidcnt aux valeur'S univcrscllcs. Cctte Afrique dont rêvaicnt Jes
surréalistcs, cl à laquclle nous renvoic cn partíe la liste établie par Michcl
Leiris. c'est l'Afriquc «dcs cris, des tambours c l dcs danses» du Rimbaud
d'«Unc saison cn Enfcr», l'Afrique des rylhmcs instinctifs. dont on allcndait
qu'ils fusscnt lcs détonateurs d'un défcrlcment qui balayerait lcs vicilles
valeurs. Dans cc monde noir, qui symbolisait aux yeux de Míchcl Lciris la
rébcllion. «l'insurrccti.on cn puissance» (Brisées, p. 28) , les primitifs
étaient perçus, quant à cux, comme Jcs actcurs d'un art de vivrc aulhcmique
o u, comme l'écrivait Nietzsche à propos de l'homme qui se trouvc sous le
charme de Dionysos, «l'hommc n'cst plus artiste» mais est lui-même «reuvrc
d'art» 5. C'est pourquoi régrcsser jusqu'à l'homme sauvage, vivant de plain
pied avec l'univers, participe d'une inlcnsilication de la conscicncc humaine.
Liée à l'Afrique, l'cthnographie pouvait donc apparaitre à Michcl Leiris
comme l'occasion d'un ensauvagcmcnt pcnnettant de ravivcr «les fleuves des
relations vraimcnt humaines» en accro'issant «ce qu'il y a e n soi de plus
humain» (op. cit., p. 44).
Robert James Fletcher, dont Michcl Leiris, avant de partir, avait fait la
lecture sur lcs conseils de Jacques Prévert, commençait la prcmiere lettrc
d'unc longue série, dont la compilation sous la dircction de son
corrcspondant, Bohum Lynch, dcvait constitucr Iles Paradis lles d'lllusion 6,

179
par ces mots: «Une relation au jour lc jour serait monotone» («Lettre du 24
mars 1912», p. 31). II est vrai que lorsqu'il écrivait ccs mots, il était sur Ie
paquebot qui le conduisait aux Nouvelles-Hébridcs ct que, contraircment à
l'idée reçue, il est peu de vie moins ouvcrtc à !'aventure, plus sédenta..ire que
celle d'un homme sur un bateau. 11 est vrai que Michcl Lciris disposait de
plusieurs milliers de kilometres d'Afrique pour alimenter son journal. II n'en
dcmeurc pas moíns qu'écrire une rclation au jour le jour qui ne soit pas
monotone releve de. Ia gagcurc. Or, le lccteur qui entre dans L'Afrique
fantôme cst pris par le texte, tenu en haleine par la vie d'un homme qui, ct cc
n'cst pas 1à lc moindrc des paradoxes, s'ennuira des le début du voyage : «Lc
but du voyage s'estompe aussi et j'en arrive à me dcmandcr ce que je suis
venu faire ici» Quin 1931, p. 24), et finira, le demier jour, par aller se
coucher dans l'espoir de rêver : «Il ne me reste ricn à faire, sinon clore ce
camet, éteindre la lumicrc, m'allonger, dormir et faire des rêvcs» (16 févricr
1931, p .. 524). El pourtant, d'un bout à l'aulrc de cette 1raversée, le lccteur
sera porté par l'intensitê d'un texte, ou plutôt d'unc somme de textes, qui se
veulent simplement «un reflet de la vie» (5 avril 1932. p. 16) de leur auteur
au momcnt de ccttc cxpédition. Car L'Afrique famôme «n'est ni un historiquc
de la mission Dakar-Djibouti, ni ce qu'il cst convcnu d'appeler un récit de
voyage» (4 avril 1932, p. 214). Et, en effet, la luxuriance de la végétalion,
les couchers de soleil, les bivouacs au clair de lune ne sont pas le fort, en
tout cas pas le propos de Michcl Lciris. Lcs dcscriptions se comptent sur les
doigts des deux mains ct, la plupart du temps, décrivent moins qu'cllcs
n'exécutent. «On ne peut retracer un paysagc, mais tout au plus le recréer à
condition de n'essaycr aucuncrncnt dele décrire», notera Michel Leiris en date
du 18 mars 1932. Segmentées et nominalcs, lcs dcscriptions escamotent
l'Afriquc littérairc à laquclle le lecteur est généralement habitué. C'est donc
sans avoir jamais recours à la moindre cuisine littéraire que cc textc ticnt son
lectcur cn haleinc. s; L'Afrique fantôme retient le lecteur, !'incite à aller
toujours plus avant dans sa lecture, même si, comme Michcl Lciris se
demande parfois pourquoi il continue de voyager, il pcut se dcmandcr
pourquoi il continue de lire, c'est parce qu'entrc L'Afrique fantôme, ou les
choscs et lcs idécs rayonncnt avec l'intensité des aventures vécues, et un
joumal écrit au coin du feu, il y a toute l'épaisseur de l'aventurc. Mais d'unc
aventure intéricure qui vient se superposer à l'aventure dans laquelle l'apprenti
ethnographe se «démene avec les bras et les jambcs» (8 mai 1932, p. 242).
Tout projet induit une cohérence, or lc projcl de Míchcl Lcíris rédigcant
scrupuleusement ses éphémérides se résume en deux mots : tout dire. Aussi.
bícn lc travail de lajoumée, lcs tracasserics administratives que sa difficulté à

180
vivrc et ses phobies. Or, disant toul, il ne peut être question avant toul que
du foísonnemenl du monde et du foisonnement de l'être lorsque, au cours
d'une promenade, un peu moins banale peut-être que nc le suggere lc premier
projct d'avant-propos (ibid.), cclui-ci est confronté avcc un monde-étranger,
hors dcs normes qui lui sont coutumiercs. «J'ai lutlé contre un poison :
l'idée de publication», noccra Michel Leiris rédigeant, cn cours de route, une
préscntation de son joumal. Avcc un texte qui prenait en comptc J'activité
tot.ale de l'être, Michcl Lciris expérimcntait, à défaut d'une forme nouvelle, lc
journal, une nouvellc façon de parler de soi el du monde. Expérimentatíon à
laquelle la lecture des lcttres de Robert James Fletcher qui, pestant en
pennanence contre sa vic, les missionnaircs ou les planteurs - lui aussi,
d'une certaine manierc, disail tout - n'était pcut-êcrc pas étraogêre. La multi-
plication dcs informations, lcs changemcnts de point de vue font de L'Afrique
fanuíme un texte oU le lectcur habitué à la sécurité d'un projet littér.üre
défini, habituÇ swtout, qu'on !e conduise. ne sait plus par moment, à que!
sens se vouer, confront.é qu'il cst à une somme de tcxtes ou, comme Je
remarque James Clifford, «la dominance d'un seu! récit devient problé-
matique» (Collections Passion, p. 103) . Cest donc au lecteur, usam, et peut-
êLre abusant, du sauf-conduil de líberté que Michcl Leiris lui accorde sur lc
point d'entrcr dans son livre, de se frayer son proprc chemin à travers un tcxte
foisonnant, pour reconsúLUer la trajcctoíre d'un apprenti cthnographc donl les
motivations n'étaient ccrtainement pas celle qu'cut díl avoir un membrc de la
trcs officiclle mission Dakar-Djibouti.
Parti pour «oublicr sa proprc pcrsonnalité transitoire par la prise d'un
contact avcc un grand nombre d'hommes apparemment trCs diffé-
rcnts» (Documents, II, 7, p. 413), Michel Leiris va trcs vile s'installer dans
l'attcnte. Car l'Afrique ne manifeste pas d'cmblée ceue puissancc de force
Iibératrice que lui prêtaient lcs tcxtes antéricurs au voyage parus dans la revuc
Documents. L'Afrique nc dégagc pas le magnétisme foudroyant que ces
arúcles avaicnt concentré cn efle ct qu'une musique, Je jazz, un art, bien
avant, semblaicnt avoir entériné. En effct, la réafüé est infinimcnt moins
exciumte que l'Afrique fantasmagorique qui, de temps à autre, va venir
s'inscrire en contrepoint de l'Afriquc réelle. Rclaoçant le voyage pour Michcl
Lciris, ce comrcpoint dote le texlc pour 1c lecteur d'un ressorl quasiment
romancsque en l'ínstallant, ct lc maintcnant, dans l'attente de ce que l'on
pourrait appclcr: la véritable Afrique. Lc mot «enfin}> revicndra régu-
licrement sous la ptume de Michcl Lciris, chnque fois cxactemcnt qu'il aura
lc sentimcnt de prcndrc ou d'êtrc sur Ie point de prcndre contact avcc la
véritablc Afriquc : «Enfin on se sem dans le Sud» (S déccmbre 193 1,

181
p. 137), «J'cntre enfin dans la f orêt» (21 févricr 1931, p. 184). «Ternpérature
cnfin torride» (9 avril 1931, p. 218). Achaque nouvcllc apparition l'adverbe
«enfin>> cscamole le passé du voyage, tout cn semblant lui insuffler la
vitalité néçcssaire à sa continuation. Ainsi lc lcctcur se persuadc-t-il, à la
suite de Michel Lciris, que lc voyage est toujours sur le point de commencer.
puisque la découverte de la véritablc Afrique a pour corollaire le début du
véritablc voyage :
Tout le parcours de Dakar à ici s'enfonce dan.s !e passé el se perd dan.s la même nuít
vague que le trajei de Paris à Bordeaux et le séjour sur le Saint Firmin. Senliment non
d'arrivée mais de départ, de force el de rerwuvellemenl» (5 aoüt 193 1, p . 65) [ ... ] Fíni !e
tourisme. Nous ailons voyager maifllenant , enlrer de bien plu.s pres dans les choses el
le.~ hnmmes (19février 1932, p. 183).

Chaque fois, ou presquc, que Michel Lciris aura le senliment de déceler


les signes de la véritable Afrique, on cnrcgistrera un changcment de style. De
froid ou neutre, lc ton deviendra lyriquc et passionné. «Jc dcviens décla-
matoire aujourd'hui. Influcncc du Sud» note Míchcl Leiris, non sans ironie,
le 19 février 1932. Changemcnt de ton qui nous semble traduire beaucoup
plus qu'une simp!e cxa!tation passagcrc: constater que la véritablc Afriquc
prend corps n'cst-ce pas entrevoir cnfin une probable intensification de sa
propre cxistence, celle-ci ne paraissant possible que dans La mesure ou la
réalité objective l'Afriquc faniasmagorique qui est toutc intensité?
Pénétrant un peu plus avam cn Afrique, Michel Lciris prend chaque jour
un peu plus contacl avec son nouvcau métier qui, tres vitc, se révclera ne pas
répondrc comme il J'aurait souhaité à ses exigcnces de contact. Pion, juge
d'instruclion, bureaucrate, e xaminatcur, policier: loin d'abolir la distance qui
le sépare de l'autre, l'ethnographe met au contrairc à <listance. L 'cthnographie
n'cst pas la plongée au cccur de l'humanité cspérée. Aprcs avoir fait rcntrcr
«l'huissier travail» 7 dans sa vie, Lciris déçouvrait sur le tcrrain qu'en
mettant l'étude au service du comact, le futur apprcnli clhnographe, qui sur le
point de partir confiait ses sentiment~ dans Documents, fai sait exactcmcnt !e
contra.ire de ce que doit faire l'ethnographe. Michel Leiris qui comptait faire à
travers son nouveau métier une expéricnce de vie et d'humanité se voit
contraint d'expériment.cr une forme d'inhumanité qui le condamne à une mort
vivante: «De plus en plus, il me scmble que je suis mort)) (6 aoüt 1932, p.
332), constatera-t-il apres un an ct demi de voyage. Ce qui avait ét6
envisagé commc pouvant ~tre l'occasion d'un cmbrasement de la vic,
transforme la vie cn non-vic et le voyage cn «non-voyage» (Colleclions
passion, p. 84). Quête d'une vérité, l'cthnographie, qui n'apporte pas tant <le

182
réponscs qu'elle n'expose toujours à de nouvelles questions, est
sisyphécnnc : «Achaque enquête une nouvelle porte s'ouvre quí rcssemble le
plus souvent à un abimc ou à une fondriere» (13 octobre 1931, p. 110),
quêtc de l'autre, elle ne pcrmcl pas vraiment de s'approchcr de lui: «On ne
s'approche pas tellemcnt dcs hommes en s'approchant de lcurs coutumes. Ils
rcstcnt aprcs comme avant l'enquête obslinémcm fermés »(3 1 mars 1932, p.
210).

Si, dans Ia premfürc partie du voyage, l'Afriquc ne ressemble pas à


l'Afrique, c'est parce-quc l'Europc - cet «Üccident de détrcssc» (llaut Mal,
p. 95) qui s'agitc cn arricre-fond- qui l'a coloniséc, l'a gangrénée en la
dépossédant de son identit.é. «La colonie ne ch.ange pas en passant les
fronticrcs» (21 mars 1932, p. 201) rcmarqucra Michel Leiris apres avoir
franchi la fronúcrc du Congo belge. Si l'Afrique nc rcssemble pas à l'Afrique,
c'cst cn partie à l'Europe et au colonialismc qu'en incombe la fautc ct pas
seulemcnt, commc on pourrait le penser, à une mcntalité d'Européen
imprégné d'cxotismc, un peu trop enclin, peut-~trc, à nc retenir de l'Afríque
qu'une sauvagerie qui, à transiter par dcs spectacles ou des livres conçus par
des Blancs, aurait gagné cn coulcurs et en cris, ce qu'ellc aurait perdu en
authenticité. Ce n'est qu'aprcs plusicurs milliers de kilomc11cs ct plusieurs
mois de voyagc que la réalíté corroborcra la fantasmagorie, à partir du
moment ou la mission, s'apprêtant à quitter lcs tcrritoircs coloniaux français,
ou étrangcrs, l'ombre de Rimbaud pourra se substituer à celle de l'Europc:
Voici enfin lí\frique, la terre des 50° à l'ombre, des convois d'esclaves, de,ç festins
cannibales, de.v crânes vides. de toutes les choses qui sOfll mangées corrodées, perdUJ!s.
La hawe sillwuette du maudit famélique qiâ toujours m'a hanJé se dresse entre le solei!
el nwi. C'esl sous son ombre que je marche, ombre plus dure mais plus revigorame
aussi que le plus dianumJé des rayons (17 avril 1932. p. 325).

Dévastatrice, ravageusc, sauvage, absolue, voici l'Afrique rimbaldicnne:


Adcn construite sur un ancicn cratcre, l'cnfer de la route de Tadjoura au
Chora 8, le massacre des troupcs de !'Emir Abdullai' par celles du roi du
Choa. «Combien de kilometres a+il fallu que nous fassions pour nous
sentir enfin au seuil de l'cxotisme b> (18 avril 1932, p. 226) : commc la
mission s'apprête à franchir la frontiCrc éthiopienne, L'Afrique fantôme prend
un nouvcau départ. Lc passage en Ethiopie qui s'accompagnera pour la
mission d'une profonde transfonnation de ses conditions de travai!, marque
pour Michcl l.eiris \e début d'une aventure pcrsonnelle dans le cadre, non
colonial, d'une Afrique de roman ou de légende, ou son travail va rapidemenl
lui dcvenir insupponable.

183
Si l'ethnographie est froide et ínhumaine, c'cst surtout parcc que sa
pratique faít obstacle à la réalisation du désir de plénitude suhordonnéc à
l'abandon de soi : «Ressentiment contre l'elhnographie qui fait prcndrc ccuc
position si inhumaine d'observateur dans des circonstances ou il füudrait
s'abandonner» (25 aôut 1932, p. 350).

Pour c.omprcndrc ct «pénétrcr lcs choscs à fond» (5 octobre 1931, p.


105), il est nécessaire de s'immerger, de baígner dans lc monde sans rctcnuc;
pour renouer lc contact avcc la vic ct êtrc de plain-pied avec le monde, il
importe de rompre avec l'intellectualité, de nc plus «se distraire une plume à
Ia main, moraliser, scicntificaillcr» (22 novcmbrc 1932, p. 130) .
«Etre dans les faits comme un enfant» (28 avril 1932, p. 234) notcra
Míchel Leiris dans un moment de dépression, tcllc lui apparait la condition
pour que la vie ne soil pas réduite, comme ce 31 janvicr 1932, à une
cxistencc fantômalique: «Ccs gcns nus qu'on apcrçoit sur les plaques de
verre, nous avons été au milieu d'cux ! Drôle de mirage.» Parce que lc monde
lc subjugue, qu'il y est immcrgé, qu'il cst comme le spectateur dans le
théâtre de la cruauté «au milieu tandis que le spcctaclc l'cntourc» 9, l'cnfant
comme le poête est le plus apte à éprouver la vic dans sa substancc. C'est
donc dans le décor légendairc de Gondar que Michcl Lciris, confronté au
monde des possédés sur lequel regne la vieíllc MaJkkam Ayyahou, la grande
prêtresse des zars, va quitter le fauteuil de l'obscrvalcur pour dcvcnir actcur.
Pour gagner une âme, il faut engagcr son corps: Ic corps n'csl-il pas «le
théâtre mystérieux ou s'élaborent les échangcs tanl matéricls qu'intcllcclucls
ou scnsibles entre ce qui cst inléricur ct cc qui est extéricur ?» (Brísées,
p. 53), Ainsi, apres quelques semaincs d'enquête, Michcl Lciris ira+il
plantcr sa tente entre la case d~habitalion de Malkkam Ayyahou et la ca~e des
Wacladja 10, au creur du monde dcs possédés, entre lc social ct le sacré. En.
plongeant dans le monde des possédés, apres avoir, au début du voyage,
commcncé par rcntrcr dans lc rang 11, en franchissant la rampe, un peu à la
maniCre dont lc narraLCur du Point cardinal franchissait la rnmpe qui lc
séparait de la scene dans l'espoir de rctrouvcr l'ingénuc de la piece à laquelte il
vcnait d'assister, Michel Leiris prenail le parti du poctc qui, scul, «pcui
prétendre avoir quelque connaissance de la vic dans cc qui fait sa
substancc (...) parce qu'il se tient au creur du drame qui se joue cnLrc ccs
deux pôlcs objectivilé-subjccúvité» (17 mai 1932, P• 250). Le plongeon
dans l'unívers des possédés équivaul à un conscntcmcnt à soi ct au monde,
tcntativc de réconciliation de l'être et de la vie qui consommait la rupturc

184
avec l'ethnographie telle du moins qu'aurait díl la pratiquer Michcl Lciris
comme mcmbre officiel de la mission Dakar-Djibouti.
Mais Michel Leiris découvrira bien vite que, quelque effort que l'on fasse
pour être assimilé, puis pour s'idcntifier, on demeure toujours un étranger,
doublement condamné. Victimc, d'une part, de son image de marque de
Blanc : «Horrible chose qu'être Européen, qu'on n'aime pas mais qu'on
respecte dans son orgueil de demi-dieu, qu'on bafouc des qu'il vient à se
rapprochcr» (24 aoílt 1932, p. 349); victimc, d'autrc part, et d'une maniere à
la fois beaucoup plus tragique ct plus irréversible, de son éducation et de son
appartcnance à une civilisation, ou l'on «est porté à donner à toutes choscs
une coloration non pas magique mais morale» (ler scptcmbre 1932, p. 360).
Loin d'être la fuite hors de soi espérée, Lc contact avec l'autre finit toujours
par ramener à soi. C'est donc cn même temps que la découvcne de l'autre, la
découvertc de soi que fait L'apprentí elhnographe sur lequel l'extéricur, à
défaut de lui apporter la révélation attcnduc, agira comme un révélatcur. Au
contact du sacré des le début du voyage, c'est avcc son propre sacré qu'il
entrera en cont.act, notant apres avoir vu Emawayish en transe: «(...)jamais
jc n'avais senti à que! point jc suis religieux ; mais d'unc religion ou il est
nécessaire qu'on me fasse voir le dieu» (14 scptcmbre 1 ~32, p 374). C'est
aussi Emawayísh, «venue se présenter devant (lui), vers la fin de ce voyagc,
comme s'il s'agissait uniquemcnt de (!ui) rappeler qu'(il) est hanté
intérieurcmcnt par un fantôme plus mauvais que tous les zars du monde» (18
octobrc 1932, p. 432), qui l'entrainera dans une série de méditations sur
l'érotisme et sa sexualité. Du religicux au sexuel mais aussi du social au
politiquc, not.ant ses rêves et ses phobics aussi scrupuleusement que lc
travail de la journéc, c'est à sa propre mise en fiche que travaille Michel
Lciris paralletement à la mise en fiche de l'autre.
Dans la dífficulté qu'il y a à isolcr dans l'Afrique fantôme un récít
dominant, la quêtc de l'autre nous offre un possiblc fil conducteur à l'origine
d'un courant portant qui, sous l'cnregistrement quotidien dcs faits et des
histoires, lie les éphémétidcs entre eux et superpose à la succession
temporelle des jours ct dcs étapes, le cheminement d'un homme «embourbé
dans son maraís congénit.ah> 12. Marcel Mauss conscillait à l'ethnographe de
tenir «Un joumal de routc ou (il) notera chaque soir le travail accompli dans
la jouméc» 13 ; placés sous l'égidc de Rousseau, «le plus ethnographe dcs
philosophes» (Claude Uvy-Strauss), les éphémérides de L 'Afrique fantôme
adjoignent à l'enquête, l'histoirc d'un <<je» dont Michel Leiris disait déjà dans
Aurora qu'il <<résum(ait) pour (lui) la structure du monde» (p. 39). Mais «en
exhibant (son) crefficicnt personnel au grand jour pour pcrmettre le calcul de

185
l'erreur» (4 avril 1932, p. 213), parcc qu'il ne se tenait pas hors «je», Michel
Leiris se plaçait officiellement hors jeu. Au carrcfour de l'autobiographic ct
de l'clhnographie, L'Afrique fantôme témoignc d'un échangc qui rompl avcc
la connaissance univoque de 1'autre célébrée, entre autres, par l'Exposition
colonialc et dans laquelle s'inscrivait la míssion Dakar-Djibouti. Dans cct
échangc. ou l'on acquicrt une connaissance de 1'autre en s'engageant soi-
même sans rctcnuc et ou, dans !e même tcmps, l'on acquicrt une
connaissance de soí plus profonde, plus concrete serait-on tenté d'écrire, dans
la mesure ou cctte connaissancc se fonde sur une mise à l'éprcuvc de soi. la
résistance de l'autre à soi, ct de soi à l'auuc, engage l'écrivain-cthnographe
sur la voie d'une clhnographie personnclle qui, s'ajoutant à l'enquêtc, donne
lieu à un documcnt brut, enrcgistré sur le vif qui n'est pa<: moins unique que
\'aventure dont il retrace l'histoire ct ouvre la voic à une «rccherche
anthropologiquc au sens le plus complet du mot» (Titres et cravaux, aoí'.it
1967), puisque, comme lc note Michel Leiris lui-même, il s'agit «d'accroítre
notre connaissance de l'homme, tant par la voíe subjective de l'introspection
ct cclle de l'expéricncc poétique, que par ta voie moins pcrsonnelle de l'étude
elhnologique» (op. cit.), rechcrchc que Michcl Lcíris n'aura de cesse de
poursuivre et d'enrichir au til des reuvrcs à vcnir.

Notes et
références bibliographiques

l. Cf. Michcl Leiris, L'Afrique fantôme, Gallimard, 1934, «Avant-propos»,


p. 9 : «Mon ambition aura été, au jour !e jour, de décrire ce voyagc tel
que je l'ai vu moi-mêmc tel que je suis.»
2. Cf. Jean Jamin, <<Objets trouvés des paradis perdus. A propos de la
mission Dakar-Djibouti», in J. Hainard ct R. Kaehr (eds). Colleccions
passion. Neuchâtcl, 1981, p. 81.
3. Cf. Míchel Lciris, «De Bataillc l'impossible à l'impossible Documents» ,
Brisées, Mcrcure de France, 1966, p. 260-61.
4. Míchel Leiris, Biffures, Gallimard, 1948, p. 231.
5. Fric<lrich Nietzsche, Naissance de la tragédie, Gallimard, 1970, p. 28.
6. Robert James Fletcher, lle.ç Paradis lles d'lllusion, Lc Sycomore, 1979.

186
7. Michel Leiris, Aurora, Paris, Gallimard. 1972, p. 48.
8. Arthur Rimbaud, «Lettrc du 18 scptembre 1885», CEuvres completes,
Gallimard (La Pléiade), p. 413.
9. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Gallimard, 1964, p. 124.
10. «Wadãga, réunions au cours desquelles on évoquc lcs zars à l'aide de
chants approptiés, de battcments de mains et de battcrics de c.ambour»,
La posscssion et ses aspects théâtraux chcz les Ethiopiens de Gondar, Le
Sycomorc, 1980, p. 20.
11. «Je reste un moment mêlé à la foule, puis, voyant qu'unc place m'est
réscrvé.e à côté de l'administratcur, je me décide aprcs bcaucoup
d'hésitation à y allcr.» L'Afriql.11! famôme. 15 juin 1931, p. 32.
12. Michcl Lciris, Fibrilles, Gallimard,1967, p. 289.
13. Marcel Mauss, Manuel d'ethnographie. Payot, 1967, p. 11.

187
Marie-Christine Lala

Incidences de l'impossíble sur


la pensée de Georges Bataille
face à l'ceuvre de la mort

En faif les problêmes que Georges BaJaille s'est posés se


distiriguent peu de ceux que le.( eth"wiogues ont essayé de
résoudre et qui justifient /'existence de leur science.
Alfred Mélraux
Rencoritre avec les ethrwlogues

Lorsqu'en 1939 s'achcvc, avec le College de sociologie, !'ultime tentaLivc


de rcgroupcmcnt, Gemges Bataille poursuit en solitaire, s'cngageant de plus
cn plus dans ce qu'íl nomme à la conférencc du mardi 4 juillet, la
«considération de l'impossible». Malgré la diíficulté à cemer ce contcnu qui
glisse et échappe sans arrêL, son souci de communiquer la portée de sa
pratique reste constant à travcrs ses écrits. On pcut voir la continuité de
ceu.e préoccupation de 1947, premiere éd.ition de L'impossíble sous le titrc
de La haine de la poésie, à 1962, dcuxieme édition de cc livre sous le
titre définitif. De 1943 à 1947, en cffct, som éd.ités successivcment:
L'expérience intérieure, Le coupable, Sur Nietzsche, Métlwde de méditation
cl L'Alleluiah; tous ccs tcxtes seront repris cn 1961 dans La Somme
athéologique.
A partir de l'analysc du texte fictionncl intitulé L'impossible, un point de
vuc se d&:ouvre à nous pcu à pcu, d'ou faire apparaitrc à la fois l'un.ité de
l'esprit humain Cl la solidarité des textes de Gcorgcs Bataille. Les effcLs
produits dans son écriture se révelcnt indissociablcs des themes de sa pcnséc.
Ce qu'il accompJit par la fiction, Georges Bataille ne cesse de le définir el
d'cn développer les conséqucnces dans ses textes plus théoriques, tout au long
de sa vic, ct jusqu'à la fin, jusqu'aux Larmes d'Eros.
La comrnunauté et l'impossible

J'évoqucrai d'abord rapidcment !e cadre ou s'inscrit la démarchc singulicrc


de Gcorgcs Bataille. A partir de son ccuvrc littéraire, il fait trcs viLc, dcs
l'Histoire de l'adl. l'éprcuvc d'un défaut fondamcntal en l'homrnc,
communiqué dans l'activité sexuelle, l'approche de la mort, lc rírc. Son
intérêt croissant pour l'ethnologic prcnd sa sourcc cn ce point. El c'est
d'aillcurs depuis ce défaut fondamcmal cn l'hommc que s'instaurc la nécessité
d'un pôlc de rcgroupement d'ou pourrait s'énonccr un discours intcrprétatif ct
communautairc.
Le mécanismc psychologiquc émanant de l'cxpérience ioclivíduc lle ct se
manifcsLanL là, à la chamicre entre lc monde de l'intéríorité et lc monde
extérieur, est toujours rclégué au sílcncc. Or, non sculcment il attcint Je plus
profond cn l'homme, mais dans ses cffets il touche à la vie de la
communauté, de la société tout eoticrc. C'cst pourquoí i! s'agit pour Gcorgcs
Bataille, avec le College de sociologie que double la société secrete
d'«Acéphale», d'cn concrétiscr la Lranspositioo à l'échelle sociale par
l'intermédiairc d'un discours reposant sur 1a pcnséc du travai! de la négation.
Dans la mesure ou seule l'affirmaLion cst rcconnuc, la négativité ne pcut
pas J'êtrc cn tant que tclle dans sa force affirmatrice ct cllc dcmcurc
«négativité sans cmp1oi» ... L'homme doit alors revenír cn soi, au licu
sacrificiel de la blessure, là ou git la totalilé de l'existcncc, car la misc cn
valcur des momcnts rares de l'cxpéricnce intime pcrmcL d'cxtrairc la
négativité à son effaccmcnt, à sa disparition incessante. Bico qu'cngagéc
simulta némeot dans un processus qui l'annulc, elle pcut êtrc représcntéc par
projcction de son intcrfércnce dans la sexualité, lc rire, la tragédie. II cst
possible. par conséquent, de la rcndre objcctivc dans dcs pratiques : ritc
rcligieux, érotisme, owvre liuérairc, a:uvre d'art.
Ccpcndant, dans ccuc expériencc de limites à partir du corps et du
langage, la sociologie sacréc rcncontre une impasse, symptôme d'unc crise
plus générale: ccllc du commcntairc, de l'intcrprétalion. Lc moment dans
l'histoire de Ia philosophie est marqué par l'cffondremcnt du lieu de
l'institution de la valeur. Et bico sur, lcs événcments historiqucs, sociaux ct
politiqucs se précípitent dans la gucrre.
n ne faut pas s'étonner s'il rcvient, dans ccs conditions, à l'écrivain
s'engageant dans une aventure dont la littératurc csl le líeu privilégié, de
soutenir le rapport entre le non-scns et la possibilité mêmc de produirc lc
sens. Mais alors que Maurice Blanchot cerne lc jcu de la pcnséc dans la

190
réitéraúon du ricn à l'infini, Georges Bataille se fait le support, unique dans
1'histoire de la pcnsée de l'Occident, de ce discours paradoxal ou la pensée de
Friedrich Hegel et cclle de Fricdrich Nietzsche se trouvent confromécs au licu
impossible de lcur articulation.

La souveraineté

l 'impossible t se présence commc un cexte à part. Georgcs Bataillc


nous avertlt qu'il est en entier «l'opposé de l'explication»... et on y rrouvc cn
effct la juxtaposítion de deux récits: l'«Histoirc de rats» et «Dianus», puis
de poemes accompagnés d'un commentaire, «L'Orcstic» - sans que le lien
entre lcs troís parties soit explicite.
L'étude des fonnes que prcnd lc discours dans son rapport au récit permet
pourtant d'approcher ce qui est en jcu à travcrs ccue structure originale. Dans
la premiere édítíon, Jcs poemes vcnaient en tête du recuei!, alors que l'ordre
est ínverse dans la seconde édition. Si Georges Bat.aille lie d'abord sa pensée à
une forme romancsque, c'est afin de mener à l'extrême Ja sculc voíe par ou
cemer cette catégorie de l'impossiblc : 1a voie qu'ouvre la ficúon. Dans le
récit, en effet, s'énonce - par lc biais du déroulement de l'histoire - l'éprcuvc
à cause d'un manque creusé à la place de l'objet d'a.mour perdu ou disparu.
Divisé de ce rapport à l'objet, le sujct dcvicnt la part problématique en
l'hommc, parcc qu'íl regarde en face, et affronte, sa morl, dans l'angoisse de
cc quclquc chosc qui manque.
Georges Bataille découvre la subjectivité dans l'évanouissement de l'objet
toujours recommencé. Cette vérité du moi : la subjectivité, en ce qu'elle a de
troublant, cst révélée par la présence et, surtout, l'abscnce de l'être aimé se
substituant à Dieu. Sans doute faut-il voir là ccllc attache dont parle Michel
Foucault dans la Préface à la transgression, qui noue la sexualité dans notrc
cullurc à la mort de Dieu.
Donc, de l'«Histoire de rats» à <<Dianus», te récit ouvre le drame sur
l'absence de réponsc, lc sílence tragique. La préscncc de la mort, à la fois
réelle ct symbolique, s'inscrit rituellcmcot sur le pl.an thématique à travcrs
l'évocation de la «morte», puis à travcrs lc corps mort du pere de «B.» ct,
plus tard, celui du frcrc du narrateur. Mais, ce qui auraít sombré dans le
tragique du drame, l'éclat du rire de la comédie l'emporte et 1e relance. A cc
point de bascule, en équilibre, la mort opere comme le révélateur de
l'énonciation : ellc se révelc proche de la jouissance CL son cffcl se retoume

191
cn cxtase. Sa présence dans l"écriturc cst fonctionneUe : en actc, dans !e geste
d'écrirc, elle libere et marque la place ou se pose J'énonciation, ou clle vient
mourir et renaitre. Ce momem de rupture, nécessaire au renouvcllcment, est
rcssaisi dans l'écriture. La vérité du sujct (vérité du moi) ne pcut être
dissociéc de l'échéance de la mort à l'reuvre. C'est aussi lc momcnl de
l'immincnce de la chance ou J'angoissc se convertit en cxtasc. Du premier
récit au sccond, c'cst toujours le même jeu qui se répctc, et Georges Bataíllc
montre que sa répétition maintient la cohérencc du tcxtc qui, sans cela, se
disloqucrait dans la folie ou se dissoudrait dans la fuite du scns.
En ce point ou elle se risque ct ou clle se coupe, l'inst.ancc d'énonciation
n'est autrc que lc «roi du bois» (Dianus), !e sujct souverain aueignant, au
momcnt même ou il sombrc, lc sommct. Le récit, avec sa misc à mort
simulée, s'organise dcpuis ccuc position défaillante de !a souvcraineté selon
Georgcs Bataillc. On voit comment ce theme, csscnticl dans la penséc de
l'autcur, s'ancre dans l'écriture, dans lc maLériau même du langagc 2.

Le texte inséparable de l'expérience

L'cffct de jouissance el de vériLé, inséparable de la violcncc d'une crise,


n'csl communicable qu'en tant que non-scns. Comment rendre comptc de la
dcstruction dé-structur.mte et affirmauice que produit le déplacemcnt de la
mort en reuvre ?
li s'agit de maint.enir lc vide que l'outrance du désir et de la mort OU\.Te
sans cesse, mais le langage cst lc licu de la diffículté.
Je proteste enfln, écrit Georges Bataille dans L'au-delà du sérieux, prévoyanl la
volonié de réduíre à qtJelque étal d'inJel/ection ce silence r.rianl ou ce cri inaudible qui
dérobe en moi chaque possibilité concevable: c'est cela, cela seulemeni, que masque
1111>n écriture.

La combinatoirc de.s trois volcts de L'impossible trouve là Sá raison. Face


au désordrc ou précipitc la pcrte de l'objet, !e récit tente de rcnclrc raLionnel le
manque, en proposant dcs possiblcs qui auraient vocation pour comblcr Je
vide. Toutcfois, même s'íl présente un speci.aclc, il ne fait pas voir, car sa
fonction, en tant que récil, n'cst pas de représenter. Elle serait plulôt de
soutcnir cc qui n'cst pas représentahlc, et donc de maintcnir l'énígme dans un
suspens du sens inséparablc de l'impossiblc de !'inceste.
La communícalion étan t brouilléc sur !e plan représentatif ct référcnticl,
il faul rccomposcr la cohércnce sur un autre plan. C'est ainsi que

192
progressivement, à travers cette expérience du vide ou le sujet de
l'énonciaúon s'éprouve comme sujet du désir, la fonction référentielle du
langagc fait place à la fonction poé1ique. Au fur et à mesure, avec la fuite du
référcnt, la phrasc se disloquc sur l'axc horizontal du déplacement
métonymiquc. Une nouvellc disposition du texte devient nécessaíre: elle se
fait par lc pocmc. La décomposition du langage, en mot~. en signifiants,
marque de ccs traits, cn un point de condcnsation, le lieu du vide à la fois
voílé et dévoilé. Le sujet se ressaisit dans 1c symboliquc pour communiquer
les dTcts du signifiant dont il résulte. Le commentaire se développe cn une
réllexion sur lc sens de la poésic. Et le signifié se dérobe toujours, gratiíié
d'impossible par Georges Bataille...
Lc mouvemcnt qui se déploie d'un volet du texte à l'autre porte la mort
cn crcux : il est la vie même du langage. Georges Bataille fait preuve d'unc
grande pénétration de ce mécanismc inhércm au langage, et que Stephane
Mallarmé a dépouillé et désigné comme «mélhode du Jangagc». Lc tcxtc se
décompose de la sorte parcc que, à lui seul, il ne pcut mettre cn jeu ce que
l'écriture masque, ce que recouvre le langage: sa propre mise à mort csl la
condíúon nécessaire à son rcjaillisscmcm incessant. II faut aussi l'expérience
vécue du dedans et jusqu'à la transe, car elle seule pcnnet de ménagcr un
pa.c;sage précis à la démarche intellectuelle, sans devoir scinder lcs donnécs de
la connaissancc discursive cl cclles de la conilaissance émotíonnelle : «Me
scrvant de fictions, jc drama.tísc l'êtrc, j'en déchire la solitude ct dans le
déchircment, je communique...»
Ainsi s'établit la relation entre la pratique de l'écriturc ct la formulalion
des themes essentiels de L'expérience intérieure ct du Coupable:
souveraineté. dépensc improductivc. théorie de la communication.

L'<I!uvre de la mort

La pratique de l'écríture, menée dcpuis l'expéricncc dcs «éro.ts-limites»


(comme la mort, l'érotisme), perrnet à Georges Bataillc de mcttre cn relief
l'incidcncc de ce point de rupture qui se donne d'abord duns lc texte comme
syncopc, évanouissement.
A l'instant de la dissoluúon, 1e signifié est perçu en tant que non-sens, à
la fois moteur et dérobé, mais toujours réitéré sous la forme du rien. Telle
cst la valeur du silence chez Georges Bataille. Ce «Toit du temple» 3 - part
sacréc el maudite - est la marque vive d'un espace oul'altcrnatíve, toute

193
métaphysique entre sens et non-sens, le cede a l'altemancc réglée du jeu
entre disparition et sens de la disparition.
Cettc suspcnsion du scns tendu jusqu'à l'ambígu'ité, jusqu'au brouillage
des signifícations, pourrait voir ses effets négatifs annulés (parcc que
ressaisis et sublímés cn un des codes du díscours philosophique ou du
discours théologiquc), si lc systcrne de pensée de Georges Bataillc, négation
de tout systeme, ne s'ordonnait autour du même endroit «ou le pie frappc
avec une précision horlogcre»...
Cc point de fulguration aveuglante, ou la vie .e t la mort s'échangcnt,
traduít l'affectation cn languc du travail dé-structeur de la pulsion de mort. A
partir de cette limite, nous voyons l;i. possible articulation de la penséc de
Georges Bataille aux données scíentífiques de Ia biologic, à la psychanalyse
et à la philosophie.
En efTet, alors que Friedrich Hegel enfouit la puissancc du négatif dans le
savoir absolu et dans l'activité, Georges Bataillc la découvre à l'reuvre dans Ie
langage ct la mct à nu à la racinc de la pensée. 11 maintient la négation cn
acte dans la synthcse affirmative, ct montre par là que l'unité des contraires,
foncicremcnt, cst division, ruptme de l'unité (ou encore, synthesc non
synthétique). C'est la saisic du momcOL de passage et du mouvement de
transformation que produit l'reuvre de la mort.
En ce lieµ s'affrontcnt deux forces antinomiques et inconciliables, toutes.
deux issucs de la pousséc que constituc la pulsion, et visant l'une à réaliser
toujours de plus grandes unités, l'autre à rétablir l'état ínorganiquc
primordial. li nc s'agit pas de rabattre la théorie de Sigmund Freud cn cc
point, mais de souligner son impact dans ce que Georges Batrulle nommc.«ce
qui cst» ou «l'ínévitable». Eros et Thanatos se composent dans ce récl
hétérogene qui se présente comme une charge. Ce conílit, à la violcnce
larvée, surgít dans le récit, supporté par le pcrsonnage d'Edron qui foit
horrcur, qui repousse et attire à la fois.
Contraírcmcnt aux surréalistcs, cn particu1ier André Breton, Georges
Bataille considere qu'il n'y a pas de conciliation des contraires. Pour lui, la
fusion est déjà dissolution, puisque, nous l'avons vu, cn ellc, le sujct se pcrd
ct se mainticnt, parle ou jouit. Cc point de coi'ncidence de termes contraires,
il refuse de le réduire à une identité de contraires : il s'agit de la différcncc
non logique motrice de la dépense improductive. Sa mise en action cn tant
que «négativité sans cmploi» ne doit pas suspcndre sa mise en question
incessante à panir de l'expéricncc intéricure. Il n'y a pas de réduction possíble
à la commune mesure, pas d'idcntité de l'êtrc, puisquc l'êtrc, à la limite,
ouvre sur la mort.

194
De l'érotisme à la poésie;
le sacrificc, la rnise à mort

C'est dans L'érotisme, cn 1957, que Gcorgcs Baw.ille rasscmhle l'cssenticl


de sa théoric, dont il cnvisagc de manierc systématique lcs conséquences. A
l'cxtrême, p<u exces, chaque élémcnt se changc en son contrairc, cn un
mouvcment à saisir à même te corps, à mêmc la tangue. Lc paradoxe cn jcu
dans l'érolismc, ou le rapporL contradíctoírc dcs corps se donnc commc
ínstant hors tcmps, trouvc son fondcment dans la notion de continuité
opposée à la discontinuité des êtrcs.
Tclle est, découvcnc à partir de l'érotismc, la véríté de l'amour: à travers
l'être aimé, l'amant aperçoit le fond de l'êtrc, sa transparente símplicíté. Tcl
aussi le sacrifice rclígicux : du fait de la mort violente instaurée, il y a
rupture. de discontinuilé d'un êtrc, ct chacun dans lc groupe participe de
l'élémcnt que révele cette mort. La mise à nu, la misc à mort révclcm la
continuité de l'êtrc. Lc sacré a lc sens de la continuité de l'être révélée.
L'cffusíon que cela suppose avait pu trouvcr une limite dans la
philosophie, la religion ou la poésíc. Mais par ccttc cxpéricncc découvranL
l'intimité de l'être, Georges Bataille leve l'obstaclc de ectLc limite. C'est pour
retrouver, avec 1e sens du sar..:ré, le scn:s de la poésic se rctoumanl cn son
contrairc... en «hainc de la poésie».
Lorsqu'íl dit: <de m'approche de la poésie: mais pour lui manqucr»,
Georges Bataillc signific que la poésic doit s'élcver au non-sens de la poésíe,
sous pcine de n'être que la bclle poésie. li pratique te mainticn de la force de
ha"ir dans lc langage. La haine de la poésie, c'est la haine qui fait la poésíc.
La fiction implique agressivité, violcnce de la révollc. Or la poésie n'aueint ;1
cctlC violcncc, à cet éclat qui fait sa hcauté, qu'en évoquant l'impossiblc qui,
parce qu'íl a à voir avec l'être, avec la négation, avec la mort, menc la révoltc
au hout de sa conséquence : «Pourríons-nous. sans víolcncc intéricure,
assumer une négatíon qui nous amcne à la limite de tout le possiblc ? »
La poésie, ainsi conçue, mcne à la mort, et par la mort, à la continuité.
C'est «l'éternité retrouvée», c'cst la réponsc au bcsoin auqucl font écho les
religíons, mais cn se passant de leurs croyances. On voit commcnt Gcorges
Bataille mainticnt le sacré, tout cn posant simultanément la mort de Dieu,
son abscnce radícale. L'évocation ritucllc du sacrificc pcrmct d'extraire
l'essence du religieux: la religion s'abolit, ct avec elle, toute forme de
discours théologíque. La théologic ne pcul être que négative, c'est 1e sens du
«a» privatif de la Somme athéologique. C'cst aussi cc qui fonde la valcur du

195
lrajet accompli dans L'impossible, tandis que se découvre la signification
du titre premier: La haine de la poésie.
Ainsi décomposéc, la littératurc questionne radicalcment la poésic en
l'ouvram sur l'art et lc rôle sacrificiel du sacré. Par la position de
l'ímpossible dcpuis l'expériencc inlérieure, Gcorgcs Bataille fait sorlir la
mort, cette «grande affirmatrice», l'érotisme el le sacré des domaincs ou lesa
rnngés le savoir. La saisie du mouvemenl, voulant que le sommet de
l'intellígencc en soit au même instant Ja défaillance, Jui pennet de suppléer à
la pcrte de parole quí accompagne ce momcnt: «Il m'a faliu, pour saisir un
possible au sein d'une évidente impossibilité, me rcprésenter d'abord la
situation inverse.)> La pensée de Georges Bataille procede de sa capacité à
faire surgir du problcme de la mort, et de la mort dans l'énonciation ct le
langage, les contcnus de pensée qui cn découlenl. II n'y a ni fascination, ni
répétition vrunc d'un point de vide, mais au contraire mise cn valeur dcs
possibtes de l'hommc.
Un domaine nouveau s'ouvre à la connaissance à partir dcs cffets du non-
savoir. A la place des idéologíes et dcs religions, la sciencc cst introduitc
dans Je domainc de l'hurnain. Le cheminement intellectuel de Gcorges
Bataille passe à travers différenlS domaines de connaissances étrangcrs lcs uns
aux autres - de par leur spécificité - mais dont il voit se dcssiner l'unité
possihle à partir de ce fonds d'impossible. Par cctte mise à jour, il favorise
l'avancéc de Ja penséecontemporaine vers une synthese (non-synthétique) des
scienccs humaines. II a lui-même commcncé à énoncer les conséquences de
ce momcnt ou (da sommc dcs possibles est cn jcu tout entierc». Et en effcl,
tous lcs prolongements à partir de l'reuvre de Georges Bataille, vers
liUérature, statut de la poésie, érolisme, philosophie, art, rcligion,
ethnologic, sociologie, anthropologie, économie, biologie... fondent la
cohércnce profonde de ccttc pensée dévcloppée sans dogmcs, depuis la
rccherche d'unc «Méthode de méditation» 4, à travers les tâtonnement-; de
l'«hétérologie» et jusqu'à la limite: «anthropologic déchirée». Si nous
disons que ses textes fonnent un seu! ct même texte, c'cst que chacun
s'ordonne auLOur de ce noyau de l'impossible, moteur d'un déccntrement
épistémologique pcut-être sans précédcnt.

196
Notes et
référerices bibliographiques

1. Ce livre de Georges Batai1lc fut d'abord publié cn 1947, aux Editions de


Minuil, sous Jc titrc La haine de la poésie et réédité dans une version
augmcnr.éc cn 1962 sous 1c titre nouveau. II se compose de trois.
parties:
1 - «Histoirc de rats» (Journal de Dianus)
2 - «Dianus»
3 - «L'Orcsúc».
2. Rappelons que La souveraíneté constituc lc livre llI de La part maudite,
mais à l'état de projct, puisqu'il n'cst pas intégré à la publícation de
1949.
3. (<Lc toit du tcmplc» constituc une sous-partie de L'Orestie.
4. Cc texte de Georgcs Bataille est paru aux éditions Fontaincs cn 1947 et a
été rcpris dans l'édition de L'expérience intérieure donnéc par Gallimard
cn 1954. «Je n'ai pu évitcr d'exprimcr ma pcnséc sur un mode
philosophique, écrira Georgcs Bataille. Mais jc nc m'adrcssc pas aux
philosophcs...»

197
Michcl Lccamp

L'ceuvre de Georges Bataille:


l'espace sacrificiel

Dieu seu[ le sait


L'fifmvne, quand on ne le tienJ pas, est un
animal érotique,
il a en /ui un tremblemen! inspiré,
une espece de pulsation
productrice de bêtes sans rwmhre qui so1it la forme
que les anciens peuples terrestres attribuaient
universellemenl à dieu.
Anlonin Anaud,
«Pour m fmir avcc lc jugcmcnl de dicu»

Que l'on choisisse l'elhnologie pour répondre à l'ceuvre de Georges


Bataillc n'cst sans doulc pas un pur hasard. Non sculcmcnl soo travail duram
la pério<lc du College de sociologic cst profondémcnt ancré dans l'cthnologic,
l'éLudc dcs mylhcs vivanls ct passés, mais cncorc toule son reuvre littérairc
peut êtrc vue comme un effet du sacré n'étant lisible qu'avec cet éclairage du
sacré. Míeux : il me parait légitime d'affümer que l'ceuvre littéraire de
Gcorgcs Bataillc cst lc sacrificc de son autcur lui-mêmc.

Pourquoi le sacrifice ?

En effet. il me semble y avoir là - dans cette littérature - un sacrifice


double : le sacrifü:e dit et Je sacrifice de l'auteur à dirc, ct c'cst de cc
déchírcmcnt que nalt la dissémination du tcxte, heurté, brisé, sans cesse se
tuant ; déchircment auquel le díscours nc pcut échapper s'il veut être
communication, ccllc-ci cxigcant la brisure du texte et du sujet dans lc tcxtc.
Cc que l'on comprend alors c'est que c'est par lc sacrificc que I'on accCde
à l'humanilé, par les moyens m&me de cc qu'ainsi l'on dépasse.
C'est par l'«horrcur sacréc» (Gcorgcs Bataíllc, (Euvres completes, I, p. 493)
- nécessaire - que l'on dcvjent humain. (De plus ce sacrifice constitue la
voie la meilleure à qui veut franchir les possibles, car le sacré lié à l'acte
sacrificiel est la plus hautc expression de la souveraineté, par son absence de
sens est la plus haute négation du matériel et en cela il ouvre lc chemin à
l'impossible - el évidemment à Dieu.) «L'existence c'cst-à-dire la tragédie»
(op. cit., p. 482).
L'existence sera dane dramatisée jusqu'à la tragédie, mais que l'on
comprenne bíen: dans Le récit, pour qu'íl y ait tragédíe, il faut qu'il y ait
meurtrc, effusion tragique, angoisse, sang, exubérance des forces, altération
des corps. Sans sacrificc, la tragédie n'est qu'un leWTe.
L'impossible est alors le sacrifice (de soi, hors de soi), le crime te plus
haut qui soit. «C'est en mourant que, sans fuite possible, j'apercevrai le
déchirement qui constitue ma nature et dans leque! j'ai transcendê ce qui
existe.» (op. cit., V, p. 85).

La forme du sacrifice

«(...) le sacrifice (la communication)» (p. 65). Georgcs Bacaille choisit


(«est choisi par» serait plus juste) La forme de son sacrificc: ce sera l'écriture
et sa nudité, sa dureté. L'écriture devicnt alors moycn privilégié de la
communication et c'est là ou elle n"&:houe pas (Gcorges Bataille dit :
«L'écriture n'est ricn, iI n'y a que l'expérience.» Lui, contoume cettc breche :
son récit, sa fiction sera récit de l'expéricncc et ainsi dcviendra le scul lieu de
colncidcncc paradoxale ou se consliuiscnt sens et non-sens.) Conduite à son
tcrmc l'écriture mcnc à l'expéricnce intérieure. Poussée aux limites elle mcne
à la non-communicalion, à la communication intéricure qui est hors de tout
discours. Ecrivant - chcminemenl du sacré vers son objet - il sentira l'exces
d'être qu'il y a dans chaque mot de ce langagc ; de ce langage qui Ie sacrifie,
qui lc contraint (voir Le Bleu du ciel).
Dans l'reuvre elle-même, par ce sacrifice, par la mise en forme de
l'énonciation, Georges Bataillc enracine l'art dans le corps, l'art devient lieu
de sacrifice, le texte, discours dcs corps qui s'ouvrcnt (sans fin). Le corps: le
sacrifice en lui-même reste lié au sacrifice scxuel, l'acte d'amour n'étant
toujours qu'un sacrifice du sujel et de l'objet d'amour ou les corps nus se
perdcnt et existent cnfin. L'un par l'autre. ~<Le colt cst Ia parodie du crime»
(op. cit., 1, p. 81).

200
«(...) choisir Ia voie de l'hommc cnticr», (op. cit., V, p.
36). Choisissant cette voie, Georges Bataille choisit aussi le sacrifice total,
absolu: celui desa mero (dans Ma mere, ct, par dénégation, dans 1'1-Iistoire
de l'ceil), cclui de son pere (dans Ma mere, l'llistoire de !'rei{), celui de son
frcrc (dans L'Abbé C. qui meurt apres avoir dit lui-même son crime abjcct).
Pour mieux se mettre cn jcu, il met en jeu ses ancêtres, son sang - son
sacrifice s'apparentc alors, si l'on veut. à la profanation -, ou plutôt il
(Gcorgcs Bataille) se joue à travers eux ; mais en lcs sacrifiant dans le texte
íl les renvoie, en un scns, à la vic. Micux : il les inscrit dans sa mémoirc,
dans son corps, ils participcnt au ritucl de son sacrifice absolu - íls
marquent son corps, l'altcrcnt.
Gcorgcs Bat.allle a confusément 1' esprit de sacrifícc ct cn cela il assimile
son écriture au mouvcmcnt sacrilicicl dcs fanatiques.
Quel que .~oit le rôle joué par l'habileté requise, par exemple dans l'énucléation, la
nécessité de se jeter ou de jeter quelque clwse de .~oi-même hors de soi

(On pcut, pour cela, considérer Ics déjcctions de l'llistoire de l'a!il, de


«Divinus Deus» comme Jcs produits d'un sacrifice.)
reste !e principe d'un mécanisme psychologique ou physifJlogique qui peut dans
certaiTis cas n'avoir pas d'autre terme que la mort. (op. cit., 1, p. 265).

Mais en même tcmps qu'il agit, «le sacrifümt reste à l'abrfo (Hubcrt et
Mauss cités par Bataille, ibid., p. 268), on lui substituc un animal. Georges
Bataille sacrifiant, lui, substituc son tcxte et ainsi «reste à l'abri». Ccpcndant
l'automutilation reste réclle - en cela qu'cllc cst symbolisable -, la déchirurc
béante, le sacrificc accompli. (Ce sacrifice n'aura son tcrmc que dans la
mort.)

La forme mythique (tragique)

Georges Bataille écrivain nc cesse de nous parlcr du mythc, son récit est
toujours quelque pan myúüquc, aussi bien dans l'Histoire de l'reil -marquéc
de ritcs obscenes incessants achevée par un sacrificc hautcmcm signifumt -,
que dans Le Bleu du ciel - adaptation du theme de Don Juan-, ou cncorc
dans Madame Edwarda - ou Madamc Edwarda réunit cn cllc lcs dcux aspecL~
du phénomcne divin : élévation et basscssc infinics ; lcs acteurs sont
toujours liés parle poids du sacré (et de lcur sacrificc).

201
Le récit de Gcorgcs Bataille sera donc myúiique - il nc ccsscra de
dramatiscr toujours plus, la dramatisation seule permettant la communication
dans le récit -, pour le rcndrc il utilisera une sorte d'écriture du dénucmcnt.
En se dénudant (ce qui prend un double sens lorsqu'il s'agit d'écriture ayant
été à fexces) - ce qui ne saurait se fairc sans angoissc -, il acccdc à la
souveraineté. En écant tragique à l'exces, il restitue l'exces du 1ragique.
Mais ce qui rend l'reuvre de Georges BaUJ.ille tout à fait mythique cst
ailleurs, est dans le crime (Georges Bataille restera toujours «le coupable»).
Georges Bataille a fait lc mal, mais s'íl nc lc dit pas, cc mal reste inachcvé.
Pour qu'il y ait crime, iL faut encore le dire car «le crime nc trouvc sa
mesure, sa démesure que õans un récit» (op. cii., V, p. 220) [cn cela qu'il
prend alors fonne mythique, sacrée). L'écríture de Georges Bataille plaide
coupable et est alors elle-même expérience intérieure, répétition (recréation)
au plus pres de l'exces. Pour être plus dair: ce qui est écrit a eu lieu et étant
écrit entre dans l'histoire.
Enfin, voir les moyens d'accéder à l'impossible comme subsistant «dans
une réserve, autonomes» (Denis Hollier, «La tragédie de Gilles de Rais»,
L'Arc, nº 32. 1967) n'est qu'une symbolísation de plus, La part maudite à
rejoindre c'cst à nous de la maudirc ou de la glorificr, qucl que Sôit notre
choix, il sera toujours celui du mythc, il sera toujours cragique (même
risible, il restera tragique; lc rire lui-niêmc cst tragédíc).
Celui qui crée, qui figure ou qui écrit ne peul pllL~ admetlre aucune limite à la
figuratíon ou à l'écriture; il dispose tout à coup .Seul de touJes les convulsions
humain.es qui sont possibles et il ne peut pas se dérober devant cet hérítage de la
puissance divine - qui !!li appartienJ (op. cit., I, p. 563).

Achevement

Si les reuvrcs de Georges Bataillc som un Jong sacrificc dont la


continuité ouvre à la vérité, leur achevement est assurément Ma mere
(prcnant auprcs de sa mcrc la placc du pere il devicnt cclui qui cnfantc de sa
mere, celui qui se génere lui-même, Dieu), parue apres la mort de l'auteur,
point de non retour, dans leque! le sujct du discours se nic luí~même, procede
à l'effacemerit même de sa naissance - et par là, de son existence U'allais
clire : de son humanité).

202
Pour s'être joué entieremcnt cl aucindrc la gloire, le supplicié - George.o;
Bataillc - doit rire - joie devant la mort -, il quitte ainsi toute raison,
impuissante devant te crime absolu, devam le non-sens.
Par dclà la mort, par cc livre qui achcve. tout achevement, il accêdc à
l'impossible, sa commurücalion, son crime cst là. Et en cela il deviem Dicu
(son a:uvrc cst un long sacrifice divin). Par dclà la mort.
... dícu mort...
La fie des agonies possibles est le sacrifice.
Si }'ai su faire en moi le silence des autres. jc suis, moi Dionysos,
je suis le crucifié (op. cit., V, p. 180).

203
Jacques Mcunicr

Les pois sauteurs


du Mexique

Je suis un vieux Peau-rouge qui ne marche pas à la file


indienne.
Achillc Chavé,
Anthologie du surréalisme en Belgique

Onpourrait parler d'activité s1ruc1uralis1e comme on a par/é


d'activité surréaliste ...
Roland Barlhcs, Essais Critiques

L'époquc modcmc commcncc par dcs ínondations.


Guillaumc Apollinairc écrit - dans Paris-Soir - ce qu'elles furent en
1910, à Auteuil. Mais il n'essaiera pas d'interprélCr ce qu'il voit, cl
pourt.ant... Ces inondations ne sont-elles pas le signe avant-coureur d'autres
catastrophes? Ne préfigurcnt-cllcs pas la gucrrc, l'invasion, l'occupation?
La Belle Epoque se tennine les picds dans l'cau.
Dans la grande prcssc, des photos accompagncnt lcs reportages. Elles
sonl aujourd'huí rccherchées pour leur étrange beauté. Paris se prenait alors
pour Venise ou Amstcrdam ct lcs Parísícns, actcurs ct spcctatcurs,
décomTenl - impuíssams - lcur proprc étrangeté. Les journalistes
cxploitcnt le sentimcnt de l'insolite urbain et les poetes, déjà, pressentem
celui de la surréalité.
S'il fallait à tout prix assigner une date de naissancc au «surréalismc
historiquc», s'il fallait - arbítrairement- pointcr un jour, une hcurc, s'il
fallait décclcr lcs prcmiers signes de vie d'un mouvement qui va pcnscr à
contrc-courant (et qui pourrait êt.re assimilé à une sorte de mascarct), jc diraís
abruptcment: le surréalismc cst né cn 1910, à Autcuíl.
En amont d'André Breton, Apollinaire donc. Au reste l'un dcs tcxtcs
fondatcurs du surréalisme, Ititroduction au discours sur le peu de réalité,
procede bícn de Guillaume Apollinaire et celui qui va dcvcnír lc timonicr du
mouvcmcnt surréalíste y fait. au passage, une remarque décivive: «La
médiocrité de notre univers ne dépend-cllc pas essenticUement de notre
pouvoir d'énonciation ?}} (L'ethnologue, pareillcmcnt, pourrail se poser cettc
question : la qualité de l'observation nc dépcnd-elle pas de la capacité de
description ? Mais n'anticipons pas...)
Tous les historicns s'accordcnt là-dessus: l'csprit modemc souffle sur les
années 1910, 19l I , 1912, 1913, pour éclatcr cn 1918. Cc sera Dada. avant le
détonateur. N'empêche que Guiltaume Apollinaire avant Dada, avanl les
surréalistcs, annoncc la couleur. 11 public dans Le Mercure de France une
contcrcnce, «L'Esprít modcme et lcs poetes», dom André Breton se
souvicndra. J'en tire une seule phrasc;
Explorer la vérité, la chercher, aus.çi biendans /e domaine ethnique par e.xemple, que
dans celui de l'imagination, voilà les princípaux caracteres de cel esprÍl nouveau.

«Aussi bicn dans le domaine cthnique que dans l'imagination...» En un


tour de molS, Guillaume Apollinaire inaugure la Folle Epoque ! II sail que
lc traumatismc de la guerre a frappé la poésie d'insuffisancc Cl de dérision. En
bon guetteu.r, il voit venir, sans l'approuver, la rupture avec J'hcllénismc
d'hier et il devine les notions Doucs qui vont sortir la littératurc de la
littératurc : cc scront l'exotique, l'inconscienl el le surrécl.
Guillaumc Apollinairc forge le mot «surréaliste» à son usage. II íaul
notcr qu'il fut aussi - par l'intermédiairc de Paul G uillaume - l'un des
premicrs amateurs à collcctionncr l'art cxotique, Ics objet'i ritucls. II sera
même soupçonné d'avoir été complice d'un vol de statues phénicicnnes au
muséc du Louvre ... L'histoire est connue. Ce goíil pour les cívilisations non
occidcntalcs se retrouvc d'ailleurs dans son reuvrc : ainsi lcs idéogrammcs
inspirenl les calligrammes.
En fait. derricre l'admiration pour tout ce qui cst étrangcr, sauvage.
primitif, il faul voir - plus qu'un préjugé favorable - un certain
renverscmcnt des valcurs. A cct cnthousiasme esl lié l'élargissement du
conccpt de cullurc. Cela permct, du mêmc coup, une rclccture de notrc propre
h istoire : Goya, Dante, Ucello, Lautréamont, Novalis, Nerval, Gaug uin,
Rimhaud ... som tour à tour invoqués par André Breton, et tous ces pharcs,
ces cxplorateurs du bcau, appartiennent d'unc manicre ou d'unc autre aux trois
catégorics que nous venons d'entrevoir: l'cxotique, l'inconscient c t lc
surrécl. L'un a vécu obscurément en Uruguay et l'autrc s'cxile cn Abyssiníc ;
celui-là va vériíier ses rêves en Orient et cet autre fini t ses jours dans une 'ile
du Pacifique ... Paul Gauguin d'aillcurs note: «Ayez dcvant vous lcs
Pcrsans, les Camhodgicns ct un pcu l'Egypticn. La grossc erreur, c'est lc

206
Grec, si bcau soit-il», ct André Breton, comme un écho, déclare: «La Grece
n'a jamais exísté». li ajoute:
Pour l'enrichissement artistique, il n'y a rien qui vaille une visite aux salles
égyptiennes du Louvre, ou au leu de Paume, ou au musée de l'Homme, ou aux
exposilions dcs Arts et Traditions populaires, à p lus forte raison le contact profond
avec la nature, suivi d'un re.pliemenJ aussi long qu'on voudra. sur soi-même.

L'ethnologie modcrne ct !e surréalisme ont grandi enscmble. L'erreur


serait de croire que ces deux aclivités ont entre ellcs des rapports du typc
scicncc ct poésie (dont Victor Hugo avait si bien parlé au siccle précédcnt).
En fait, hérilicre du voyage pbilosophiquc, l'ethnologie se définit toul de
suite comme la plus subjeclive de toutes les scicnccs (l'elhnologue est à Jui-
même soo instrumcnt d'observation) ct !e surréalis me sera moins une école
liu.éraire qu'un état d'esprit, un mode de connaissance. L'une et l'autre, pariant
sur Ia relativité du réel, sonl à la recherche de la vraie vie et des lois
universelles de l'csprit.
Pas étonnant, des lors, que l'on rctrouve une définition, complete presque,
de la structure chez Salvador Dali (voir la méthode parano'ia criliquc), une
syméuie cn miroir entre la Nadja d'André Brcton et L'Afrique faniôme de
Michel Lciris, un pastiche de Marcel Mauss dans Raymond Quencau, du
vaudou chez André Breton et chez le doctcur Pierre Mabille, des dérivcs
mcxícaiocs chez Benjamin Pérct ct Antonin Artaud, des référcnces
ethnologiques dans prcsque tous les textes de Bataillc et un hommage appuyé
de Claude Lévi-Strauss à Max Ernst dans Le regard éloigné. Cc que les
surréalistcs tentem d'apercevoir et d'expérimcmcr, lcs ethnologues voudraicnl
l'observer sur lc tcrrain. Aux uns, encorc sous lc coup du déréglement des
sens d'Arthur Rimbaud, reviendra l'introspection et les voyagcs immobilcs,
aux autres, plus timides sans doute, les missions et les habitudes lointaines.
Certains choisísscnt le rêve éveillé, l'écriturc automatique, la teehnique des
papicrs frottés ou la fabrication d'objets bouleversants, alors que d'autres
- collectcurs d'insolite - témoigocnt de la transe, la possession, et
s'intéressent à fa divinatioo. Les poetes discnt «i'imaginaire fait partic de la
réalité» et les ethnologucs confirmem: le visiblc et l'invisible sont indivis.
Mélangc de théorique et de vécu, les deux activités se recoupent car lcurs
champs magnétiques se chevauchent.
Au début donc, 1c surréaliste et l'etJmologue appartiennent à une mêmc
famiUe d'csprits... Ils font un bout de chcmin ensemble. Alfrcd Métraux, au
cours d'une entretien, s'est cxp!iqué là-dessus. Parlant du moment ou il a
senli sa vocation s'éveiUer et ou il cst dcvenu ethnographc, il dit :

207
Ceei se situe vers les années 1924, 1925, 1926, et J'on sait ce que ces aniWes ont
représenté dans le mouvemenl de la pensée. J'y songe encore avec une véritable
émotion ; c'est u11e période d'ébullition, de rebellion et nous e11étions tous secoués. Je
n'ai pasfait partie du mouvemenJ, maisj'ai coTlftu beaucoup de surréalistes,j'ai eu pour
ami Georges Bataille, bref, j'ai s uivi r.e courant, auquel l'ethnographie a apporté des
éléments extrêmemenJ précieux. Brusquement, /es peiples exotiques venaien.t confirmer
en quelque sorte, l'existence d'aspiratitms quine pouvaienr pas s'exprimer dans rwtre
propre civilisalion. La premiere marufestation de ce semirnent fut l'éveil de l'intéréz
porté aux arts exotiques, aux arts africains d'abord, ensuite a ceux de l'Amérique
précolombietlfle. Mais lres tôt, l'intérêt purement esthétique a été dépassé par
l'étonnemenr devant tout ce qu'il y avait d"incongru, d'extraordinaire, dans ce.~
civilisations exotiques. D'ailleurs, j e dois dire que dans cette aJtitude entrait autant de
nalveté q ue de préjugés: on demandait à /'ethnographie le piltoresque, le bizarre ; plus
tard seulement, ce//e exaltation. cet enthousiasme ont été canalisés au proftt de la
science.

Claude Lévi-Strauss, dans son demicr livre, Le regard éloigné, reconnail,


Lui aussi, sa deuc. A propos de Max Ernst, il écrit : «Une analogie
indubitable n'existe-t-etle pas entre ce que, bicn apres lui, j'ai tenté de fairc
dans mes livres, ct le parti qu'il a toujours assigné à la peinture.»
Claude Lévi-Strauss révclc, par ailleurs, que jouam de soo ficnier
informatique comme avec un jeu de cartes, il !ui arrive de faire dcs patiences
et des réussites. II provoque des hasards objectifs et des mariages. II prélcve
les mythes et les colle entre cux, à la maniere surréaliste. II note enfio que la
méthode structuraliste n'éprouve nulle gênc à se reconnaltre dans la fonnule
énoncée par Max Ernst en 1934, ct qui préconise «le rapprochcmcnt de deux
(ou plusieurs) éléments de nature apparcmment opposéc, sur un plan de
nature opposée à la leun>.
La transe, la divination, la magie, la visfon, le jeu ... sont des mots clés
dans la langue surréaliscc. Ce sont aussi des mots clés de l'ethnologic
modemc. Pour faire bonnc mesure et pour joucr, nous aussi, du télescopagc
des citations, rappelons ce qu'affirmait André Breton, dans Arcane 17 :
«L'acte d'amour, au mêmc titrc que l'amour ct Je poeme, est disqualifié si de
la part de celui qui s'y livre, il ne suppose pas l'entrée cn transe.»
James Clifford, dans un article inÚlulé <<Elhnographie polyphonic
collage», a longuemcnt abordé cette qucstion des rapports entre elhnologic ct
surréalisme. Avec beaucoup de précautions, il s'efforce de définir le mélangc
des zones ct, à cette fin, propose une catégorie virtuelle : <de surréalisme
ethnographique». Cette figure opératoire complique plus qu'ellc nc simplifie.
L'hybride et le polymorphe s'y confondent. Reste que son étude esL
stimulantc Cl bien documentée. La chronologie de l'enue-deux-guerres y est

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minutieusement drcsséc: clle signale, en 1923, La création du monde, par
lcs BalleL'l suédois. Le tex.LC, de Blaisc Ccndrars, est en partie inspiré par les
mythes baoulé; la musique de Darius Milhaud hésitc entre le jazz et les
rylhmes brésiliens ; lcs décors de Femand Légcr utihscnt de véritables
masques africains. Cc syncrétisme parle de lui-même: nous sommes à la
croisée des chemins. En 1925, lc surréalisme et l'ethnologíe moderne font
leur entrée...
1925, cn effct, scr.1 une année crucialc. 1925, c'est tout à la fois La revue
negre au lhéâtre des Champs-Elysées, la création de l'Institur d'clhnologie de
Paris (par Paul Rivet, Lucicn Lévy-Bruhl et Marcel Mauss) et, enfín. un an
aprcs la publication du Premier manifeste du surréalisme. c'est le fameux
hanquct donné en l'honneur de Saint"Pol Roux, au cours duque! "Míchel
Leiris s'illustre cn criant «Abas la France ~» et manque d'être lynché par des
passants.
James Clifford insiste aussi sur l'importance de l'enscigncmcnt de Marcel
Mauss et surte rôle pionnicr que joue la revue Documents. Science d'avant-
garde, scícncc discursivc cl travcrsiere, l'cthnologie y côtoie la poésie, la
pcinturc ct la musique. Elle est sollicítée pour cc qu'clle n'a jamais cessé
d'êLre depuis : une tcchniquc de déccnLremcnt. Marcel Griaule et Michel
Lcírís, par exemple, y ébauchent une «ethnologie du crachat». Marcel Mauss
signc un «Hommage à Picasso». André Schaeffner y publie une savante
étude sur <dcs inslrumenl<> de musique dans lcs musécs d'cthnographie». Carl
Einstein, critique d'art, intitule l'un de ses articles ((André Masson, étudc
ethnologiquc». Au-dclà des licns d'amitié et de curíosilé, les surréalistes et
les ethnologucs forment une sone de rhizome. Une tribu moléculaire. Et s'ils
ne s'cntcndent pas sur tout, du moins partagent-ils la même ardeur dans la
subversion du gout et se rctrouvcnL-ils pour dénoncer l'ethnoccntrismc. Je
racisme ct le colonialisme. En 1931, à la faveur de J'Exposition colonialc lcs
surréalistcs, réclamcront «l'évacuation immédíatc dcs colonics».
Dans La poésie moderne et le sacré, publié en 1945, Jules Monnerot
s'attaque au «mythe du hem sauvagc», sous-j<iccnt au concept de «mentalité
primitive>). Le parallclc qu'il foit entre lcs idées de Lucien Lévy-Bruhl et
cclles d' André Brcton tombe malhcureusement à plat. L'approche surréalistc
n'a pas la nai"vcté qu'il lui auribuc ct Lucicn Lévy-Bruhl n'a jamais été pour
les surréalistes une figure totémíquc. Sir James Prazer et Marcel Mauss
pourraient tout aussi bien être cités. Michcl Lciris, Alfred Métraux., te
doctcur Pierre Mabille ou Rogcr Cailloís sont dcs intcrmédiaires plus surs.
En réalité, André Brcton se soucic moins dcs hommcs et des théories que de

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la charge poétique dcs civilisations différentes. Une poupée hopi, une
sculpture de la côte du Nord-Ouest, un masque cskimo ou un tiki de jade
maori lui en disent plus long qu'une monographie ou qu'un essai. Claude
Lévi-Strauss a d'aillcurs térnoigné de la surcté du regard de l'auleur de
«Martinique-charmeuse de scrpents». Chinant cnsemble, dans le New York
des annécs 40, André Breton s'y révele un expert inspiré en mar.icre d'arl
pdmitif. Ethnologue passionncl, il n'a de leçon d'elhnologie à recevoir de
personne. Et ici, incidemment, jc voudrais rappeler un mot d'Henry Miller,
qui n'aurait pas était déplacé dans la bouche, ou sous la plume. de tcl ou tel
surréalistc : «Je ne souhaite rien d'autrc que de dcvenir la Chine que je suis
déjà.»
Mais le lien profond qui unil l'clhnologie et le surréalisme n'cst pas
seulemcnt une affairc de personncs, de dates, de lieux ou de circonstances. II
se trouve obscurémcnt inscrit de !e «Je-est-un-autre» d'Anhur Rimbaud. Pour
être moins elliptiquc, je voudrais citer ici trois courts passagcs des
«Mcssages de l'Etranger», écrits par Pierre Mabillc, qui a longtemps vécu
aux Etats-Unis, cn Amériquc ccntrale, à Cuba et cn Haiti, ct qui fut un
compagnon de routc nocoire du surréalisme. Pierre Mabille écrit :
Cerlaines légendes indienn.es sembleni écrites par un poere surréaliste ; les papiers
découpés qui servent à préxerver magiquemen.t les semailles dans la Si erra Puehla au
Mexique, les objets du cu/te vaudou, qu'on utilise pour les envoútements ou pour se
protéger de.s fo rces mauvaises ou encore pour figurer les dieu:c, en flaili. sonJ.
exactemenl de la mêmefamille que ceux que présentait à Paris la dcrníere exposition
surréaliste en 1938.

Une pagc plus loin, i1 resserre le Jicn :


Le surréalisme vise à construire des objets possédanJ des fonction.t magiques et
ne les juge réussis que s'ils fonctionnent comme de.~ sources d'inspiration, comtne
détonateurs e1 comme foyers de déjlagraJion. Jl est juste de reconnaftre que
certaines peintures el certaines construction.s surréalísres onl en effet la vertu de
transformer cefui qui les possede et de provoquer phénQmêne.s singuliers qui traduisenl
l'accord de la nécessité intérieure avec celle du monde extérieur - ce sonJ bien des
appareils magiques.

Dans un troisieme moment, enfin, il constate l'cffet:


J'ai été frappé de voir aux Anlilles de.~ personnes qui, par leur rang social, leurs
tendances par ailleurs conservatrices, eussent correspondu en France à un public de
Paul Bourget ou d'llenri Bordeaux. là- ba.~. comprendre et seniir au.uitôt les textes d'un
Breto11 ou d'un Césaire. L'art moderne, qui a tant de peine à prospérer dans le milicu.
de sa naissance. trouve dans le nouve® continen.t de favorablcs conditions de
prolifération (Pierre Mabillc était médcdn, ne l'oublions pas !) J'ai eu l'assurance
formelle de ce fait à la /Iavane au cou.rs de nwn demier passage ( ...)

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Inutile d'épílogucr. Comes de brume, signaux d'alanne, toutcs ccs
remarques pourraíent êttc sous-titrées par la même légcnde : J'homme actuel
s'est égaré. Lcs surréalistes cependant, pas plus que les ethnologues de
l'époque, ne confondefll purcté et innocence... II nc s'agit pas de revenir à un
état antérieur ou de prôncr le rctour à la naturc. La pcnsée sauvage n'cst pas
un modele (d'ailleurs, selon Paul Eluard, «il n'y a pas de modele pour celui
qui cherche ce qu'il n'a jamais vu»). La pensée sauvagc est seulement une
indicatíon, une balise du passé et du préscnt sur le cheinín de l'avcnír.
L'homme modcme doit réunir ses forces pour retrouvcr l'ínspiration - la
rcspiration, la cadence - de l'homme d'avant l'éclatement du dire. «Pour
l'Aztcque, affirme Benjamin Péret, objcctif et subjectif sont aussi étroitement
associés que l'hydrogcnc et l'oxygene dans l'cau.»
Et c'est justement sur cellc idéc syrnbiotique que vont achoppcr
I'clhnologie et te surréalisme ! Tres vite, cn cffct, lcs deux mouvements
vont divergcr. Lc surréalisme s'émoussera et l'elhnologíc s'inst..itution-
naliscra. A chacun sa spécíalíté, à chacun son style de vie : lcs surréalistcs
seront captés par l'ésotérisme et les ethnologues vont joucr la carte
scicntifique. Celui qui était nagucrc le revers complice de l'autre en devíent te
frcrc ennemi. Le miroir aux ethnies est brisé.
Le scénario est manichécn '! Pcut-êtrc. Commc lcs mythes d'origine, íl
présuppose ce qu'il prélcnd cngcndrer ? Sans doute. Mais il faut encorc lui
ajoutcr un épisode afin qu'il soit complct : ayant pris le risque <l'assigner une
date de naissance au surréalísmc, jc voudrais maintenant situer tres
prédscmcnt la fio de la période d'osmose avcc l'ethnologic. Cela m'cst
facilité par une dispute quí opposc André Breton et Roger Caillois, lc 26
déccmbre 1934. Voici l'affaire.
Cc jour-là, dans un café de la placc Blanche, le groupe surréalísle discute
fenne à propos d'un sujct qui - vu d'aujourd'hui - para'it assez futile : les
pois sautcurs du Mexique.
De quoi s'agit-il '? Lcs surréalístcs, grands traqueurs d'insolite (catégorie
affective du surréel), se prcsscnt autour de quclques teves déconcertantes:
elles bougent ! clles trcssautcnt ! Cc phénomcne - à mi-chemin du regne
végétal ct du regne l:lllimal - représentc en quclquc sorte une fracturc dans
l'ordre du réel. C'est alors que Roger Cailloís, plus positivislc que lcs aulrcs,
rompl le charme... Il propose sur le champ d'ouvrir l'uoe de ccs graincs
magiques pour voir s'il ne s'y cm:hcnút pas.quelque larve. Sacrilege ! André
Brcton se fãchc. II lui paralt obscene d'avoir recours, tout de suite, à la

211
maniere forte. Ouvrir les fevcs ? D'accord... «mais seulcment aprcs que
l'esprit cut épuisé toutcs lcs hypothcses». Roger Caillois esl bicntôt cxclu
du mouverncnt surréalist.e.
II existe plusieurs versions de cctte histoire. Elle a une vateur symbolique
ct Roger Caillois, dans un tcxte publié en 1975, précise que cettc querellc
- qu'il essaie, par ailleurs, de minimiser - traduit néanmoins
(. ..) l'opposítio11 de deu.x altitudes d'espril : la dévo1ion au merveilleu.x, fílt-il de
pacotille et aisément réductible, et la décision d'approforuiissement et d'intégration
des phénomenes rebelles dans un plus vaste ef plus agi/e outil de recherche et
d'assimilaiion.

En 1962, préfaçant l'ouvrage de Karcl Kupka, André Brcton consomme lc


divorcc. 11 dénonce le «regard glacé de l'cthnologuc», ct rappellc, qu'avant
commc apres J'cnquête, «c'est la résonance intime qui comptc». Jl envoie
même une ílechc acerbe à ses anciens amis :
On sait avec quel rengorgement tels spécialistes des «scierzccs de /'homme» se
prévalenJ de leur séjour sur le terrain, eut-il été des moins périlleux et des plus brefs et
que dans leur bouche cette loculion tie prend pas moins de solennilé que dans celle des
duellistes. Que ceue particularíté trahisse, à la base , toul /e conJraire d'une
communicAtionproforuie avec tel groupe e1hnique sur lequcl ilsjettent, sans véritable
option, leur dévolu, n'est que trop probable.

Grand témoin de cctte implosion : Míchcl Lciris. TI intériorise la relaLion


conílictuclle - et f écondc - entre lc surréalisme ct l'ethnologie. Ce sont,
pour lui, deux moments d'une anthropologie sans lin. Son entreprisc
autobiographiquc resscmblc à une ethnologic trcs rapprochée ct son oeuvrc
joue constammcnt de ce perpétuel fondu enchainé entre Ic proche cl le
lointain. Dans la guerre qui oppose lcs mammifcres scicntifiques ct lcs
oiseaux surréalistes, il ticnt le rôle de la chauve-souris. Aux uns, i1 dit
«voycz mcs ailes», aux autres, ils clamcnt «voye.,. mes pattcs » ! Par là
mêmc, il abolit les questions de genre: Michel Leiris, tout comme Georges
Bataillc, pourrait être rangé dans Ic huiticmc qui, selon Fourier, échappc à
toute colleclion. En cela, il lllustrc et légitimc le pard.llcle te.nu ici.
Mais, du point de vue de l'ethnologue, celtc prcmicrc approchc - en
forme de fablc - débouche sur une qucstion de fond : toutc scicnce ne
PoSSéderait-elle pas sa variable poétiquc? La médecinc, par exe.Ínplc, nc
serait-elle pas une vcrsion débaroquisée de la sorcclleric ? Et pour revcnir à
cc qui précCde - tout en laissanl planer un doute sur le bien-fondé d'unc idéc
trop simple : le surréalisme nc fut- il pas effcctivcment la variablc poétiquc
de notre ethnologie modcme ?

212
Acheve d"imprimer le 4 mai 1987
dans les ateliers de Normandic lmpression S.A. a~Alençon (Orne)
N" d'imprimcur: 8707)1
Dcpôt legal : mai 1987

Imprime en Frona
ellS59Ji·l:N'sr~_,
· Artaud... _·Entre ces noms croi4 :~· époqµ~, -~:'d~ :·an· ,. :
noos tie~te, et une ·méine _·pasíio~- qui. D'l:âde ..li tni-.~· a· : · · .
.. re~~~t en méfu~~;eiJ~~Je·t~~,~·~~t~·ie~ · .:·,-:_:.: tf
deux. suerres; po~ctué. par ta publl(:a.~on d~ la.: ~e lJQcument.s; ; : · ' 1
.~:1 ~!t:1nttti;~;:_;:r~=~tn~.n~~~;t:~!J:. f...· ~
d.iff'reu~•; elre.$ é;c~~ çPim.~rf~ parti~re la pérlô.de. o:U · ••· :. .: .·
.l'ethnotôP. ie: eó~~e: co~ :~~~;la ~(~~i:m~.i;~,~ü·:~;.~ ; : ::
des formes. ~s ·et,_ en~b~ :~~tter-1. ·~'- ·->::.:~:,11,m .:.;;;<li.: ;·. j,
.>
valeun traditionílelles de l'Occtdent.·. · . · ' ··. . ;
.. . . .· . . . : .. ·.: .:: ~· .. . - ./ ...

.. .
·. - •' .
: . : . : .. ·,.
. .. . . . . . :
. . .:: .· : . .· ·. ·:· ·.· :

Inttoductló~de- ~Godeliér. . . . : . . :. · .....


Textes ~ f -Mi Bi~ ~•.e~;~.<: i>;u.m•~ : .?. 1•·aye,. · .· ··.· .• : ·
S. Fermi; M·. ~t, M."<llúlla\une1.F ~:.fô05ttr:~. . ··
M~. L·~)l;i,~·l).).;e'ó4q,: ..,:~~o~o.1écfoni,. ·· : ' ·
·~. M~<W,1iit M~, l. M.eumer,-'M:i 'aolQUZUt,gre., ..· ..
B. ~~ t Ri~~; 1. Weber. · · · ..· ..: . '"· : .
.: . . . : : .: .- . . . . : :. ...· .·..~:·. :: . .. : . . . . . ·~· ·..: ·:·. :· : . . ... ::. ·..
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