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UFR 10 Philosophie

MÉMOIRE DE MASTER 2
Mention Philosophie parcours Histoire de la Philosophie
La critique du point de vue de l'hypostase dans la Logique de

Hegel et ses liens avec la méthode d'analyse lacanienne

Naïm BOUDJEMA

Sous la direction de Bruno HAAS

2021
Je remercie Bruno Haas pour m'avoir appris l'humilité dans le travail.

Nous avons en ce qui concerne HEGEL fait le choix de


travailler sur les textes originaux en langue allemande :
l'ensemble des traductions présentes dans ce travail sont
de notre fait. Nous avons précisé, entre parenthèses, les
passages en langue originale dont nous avons jugé la
traduction lourde ou peu claire en français.

1
INTRODUCTION

La référence à Hegel dans l'oeuvre de Lacan est pour le moins trouble. En réalité,

celle-ci est bien plus une référence à ce que Kojève dit de Hegel qu'à Hegel lui-

même : et pour cause, c'est grâce aux célèbres leçons données sur la

Phénoménologie de l'esprit de cet auteur1 que Lacan s'est introduit à la pensée

hégélienne. Nous trouvons ainsi dans son œuvre de nombreuses références à

certaines structures de la Phénoménologie étudiées par Kojève et Lacan va

jusqu'à dire dans son rapport du congrès de Rome qu'il est « impossible à notre

technique de méconnaître les moments structurants de la phénoménologie

hégélienne : au premier chef la dialectique du Maître et de l'Esclave, ou celle de

la belle âme et de la loi du cœur, et généralement tout ce qui nous permet de

comprendre comment la constitution de l'objet se subordonne à la réalisation du

sujet. »2 Il continue en affirmant que « s'il restait quelque chose de prophétique

dans l'exigence, où se mesure le génie de Hegel, de l'identité foncière du

particulier à l'universel, c'est bien la psychanalyse qui lui apporte son paradigme

[…] ». Mais nous n'avons trouvé aucune référence à la Science de la Logique de

Hegel dans son œuvre. Après sa mort, le lien entre sa théorie de la pratique

psychanalytique et la pensée de Hegel a été remis sur le devant de la scène et

notamment par Žižek dans son ouvrage intitulé Moins que rien. Mais nous n'y

avons trouvé presque aucune référence à la logique de Hegel : c'est surtout la

Phénoménologie de l'esprit qui y est citée, ainsi que sa méthode, que Žižek

rapporte avec brillo à de nombreux thèmes abordés par Lacan. Nous disons

presque, dans la mesure où il y a bien dans cet ouvrage un parallèle élaboré entre

1 Aujourd'hui compilées dans l'Introduction à la lecture de Hegel éditée chez Tel Gallimard en
1980.
2 LACAN, Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits,
I, Seuil, Paris, 1999, pp. 235-321.

2
la structure du sujet lacanien et la théorie hégélienne du concept exposée dans le

troisième tome de la Science de la Logique. C’est après s’être familarisé avec ce

texte, mais aussi au fil de nos lectures de Lacan que nous avons trouvé un point

autour duquel il semble que la science de la logique de Hegel soit conciliable

avec la psychanalyse d'inspiration lacanienne et qu'à partir de ce point il puisse

s’ouvrir des possibilités de communication entre Lacan et Hegel. Ce n'est qu'une

fois avoir appris conscience de ces possibilités de communication entre Lacan et

Hegel que l'enseignement et la compréhension de l'oeuvre de ce dernier,

notamment dans ses Leçons, pourra être considéré d'une façon nouvelle.

Ce point principal de communication consiste en une critique du point de

vue de l'hypostase, c'est-à-dire de la position de ce dont on s'occupe comme

d'une immédiateté ou d'un être devant la pensée.3 Ces tentatives de description de

l'inconscient comme un être à part de la conscience, ce sont précisément celles-ci

que critique Lacan dans l'intervention intitulée « L'inconscient freudien et le

nôtre » de son séminaire sur les Quatre concepts fondamentaux de la

psychanalyse. Nous y lisons que l'inconscient freudien fonctionne d'une façon

tout à fait différente de celles des inconscients qui l'ont précédé. Citant la

conception de l'inconscient de Carl Jung et Edouard von Hartmann, il les résume

ainsi : ce sont des inconscients « toujours plus ou moins affiliés à une volonté

obscure considérée comme primordiale, à quelque chose (nous soulignons)

d'avant la conscience »4 à quoi Freud oppose « la révélation qu'au niveau de

l'inconscient il y a quelque chose en tous points homologue à ce qui se passe au

3 « une immédiateté devant la pensée » peut apparaître à bien des égards comme une formulation
obscure. Il nous appartiendra d’expliquer ce que signifie logiquement la position d’une telle
« immédiateté » ou d'un tel « être ».
4 LACAN, Jacques, « Linconscient freudien et le nôtre » in LACAN, Jacques, Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, pp. 25-36. Nous avons ainsi décrit
le corrélat du point de vue de l'hypostase de deux façons dans cette introduction : comme
l'immédiateté ou l'être devant la pensée, et comme le quelque chose. Nous nous permettons donc,
pour le moment, de les utiliser de façon synonyme : ce qui, nous le verrons, est une imprécision.

3
niveau du sujet – ça parle [...] ». Il faut ici remarquer que Lacan établit un outil

d'analyse pour appréhender l'inconscient – ou le sujet, dans la mesure où le

véritable sujet est le sujet de l'inconscient pour Lacan – d'une façon non-

hypostasiante, et qui est le signifiant ou plutôt la structure de signifiants. De

même, en ce qui concerne Hegel, il nous appartiendra de faire deux choses :

démontrer qu'il établit dans sa logique un moyen non-hypostasiant de la

connaissance, qui est le concept ; puis voir comment il l'applique au Je, ou à ce

qu'il appelle l'esprit théorique, qui se spécifie ensuite comme le penser (Denken)

dans l'Encyclopédie. Il ne nous appartient pas de justifier cette application,

puisque Hegel écrit lui-même que le concept s'applique à diverses réalités, dont

le Je.5

Nous étudierons d'abord la façon dont on peut, dans la logique

hégélienne, parler d'une critique du point de vue de l'hypostase (I). Nous

privilégierons pour cela une lecture en détail de certains textes de la logique de

Hegel : dans un premier temps, de textes provenant de la logique de l'être (A) ;

puis dans un second temps, de textes provenant de la logique de l'essence (B).

Ensuite, nous verrons la façon dont Hegel, dans la logique du concept, élabore

des moyens non-hypostasiants de connaissance dans la logique (II). Nous

voudrions d'abord à cette fin déraciner quelques préjugés ancrés, au fil des

commentaires, dans les mauvaises représentations que l'on se fait du concept

(Préliminaire), avant, encore une fois à partir de lectures de détail, d'éclairer le

fonctionnement du concept (b, c), et le fonctionnement du jugement (d). Nous

proposerons au début de chacune des parties consacrées aux sections principales

de la logique hégélienne une critique de l'approche définitionnelle de Bernard

Bourgeois en ce qui concerne l'être, l'essence, et le concept.

5 cf. infra, p. 70.

4
Enfin, nous verrons en quoi des communications sont possibles entre

Lacan et Hegel en ce qui concerne la structure du sujet (III). Ce n'est qu'après

avoir étudié en détail le fonctionnement de l'esprit théorique, puis du penser (des

Denkens) tel qu'il est exposé dans la partie sur « l'esprit subjectif » de

l'Encyclopédie (a, b, c) que nous montrerons en quoi cette fonction peut être

comprise analogiquement à celle du sujet lacanien (d). Nous montrerons enfin en

quoi la mise en évidence de tels points communs a un intérêt pour la lecture et

l’enseignement de la pensée de Hegel, et en particulier telle qu’elle est élaborée

dans les Leçons sur la philosophie de la religion. Dans la mesure, en effet, où

toute réalité auquel le concept hégélien est applicable fonctionnerait

analogiquement à une structure de signifiants, alors la religion en tant que réalité

conceptualisée, ne devrait pas déroger à la règle. Nous voudrions ainsi y essayer

notre hypothèse. (e)

***

I. LA CRITIQUE DU POINT DE VUE DE L'HYPOSTASE DANS LA

LOGIQUE DE L'ETRE ET LA LOGIQUE DE L’ESSENCE

Préliminaire : une première approche de cette critique chez Lacan

Comme l'écrit Žižek dans Moins que Rien, la théorie lacanienne du sujet se

distingue par ceci que dans celle-ci « un sujet essaye de s'articuler

(« s'exprimer ») dans une chaîne signifiante, cette articulation échoue, et le sujet

apparaît dans et à travers cet échec. Le sujet est l'échec de sa représentation

signifiante – ce pourquoi Lacan écrit le sujet du signifiant sous la forme $,

5
comme « barré ». »6 C'est-à-dire que dans « S est P », le sujet n'est ni « S », ni

« P », mais est comme la négativité vide se maintenant au travers de leur coupure

ou de leur écart. Žižek résume ce point en écrivant que « la personnalité dans sa

subjectivité « insécable, impénétrable », l'abîme ou le vide du « je » au-delà de

toutes mes propriétés positives, est une singularité conceptuelle, c'est l'abstraction

réellement existante » du concept […] Et le $, le sujet « barré » de Lacan, est

justement une semblable singularité conceptuelle, dépourvue de tout contenu

psychologique. »7

Dit en d'autres termes, cela signifie que toute représentation immédiate

du sujet manque le sujet et que ce manquement, ce déplacement du sujet est la

subjectivité elle-même. On peut expliciter cet élément crucial de la structure du

sujet lacanien, selon Žižek, « au moyen d'une célèbre idée masculine selon

laquelle, contrairement à l'identité à soi ferme de l'homme, l'essence de la femme

est dispersée, insaisissable, déplacée. » Il convient d'y répondre en disant que

« cette dispersion ou ce déplacement comme tel est « l'essence de la

féminité ». »8 Ainsi, « le sujet est non seulement toujours déjà déplacé, et ainsi de

suite, mais il est ce déplacement », de telle sorte que « le sujet essaie de se

représenter ; cette représentation échoue ; et le sujet est alors l'échec même de sa

représentation. » C'est en ceci, en effet, que consiste la critique du point de vue

de l'hypostase : le sujet n'étant plus représentable comme corrélat immédiat de la

pensée, il ne peut être qu'en tant qu'articulation, écart négatif entre deux termes.

Que la pensée se présente un certain contenu immédiat devant elle, c'est

ce que nous appellerons donc ici le point de vue de l'hypostase de la pensée. Un

6 ŽIŽEK, Slavoj, Moins que Rien, Hegel et l'ombre du matérialisme dialectique, traduction par
Christine VIVIER, Fayard, Paris, 2015, p. 127.
7 Ibid., p. 292.
8 Ibid., p. 498.

6
tel contenu, nous le verrons, est dans sa fonction logique analogue à ce que

Hegel appelle « Être ».

***

A. Le premier dépassement du point de vue de l’hypostase dans la

logique de l’être

a. Critique de l’approche de Bernard Bourgeois

Bernard Bourgeois, dans un petit manuel intitulé Le Vocabulaire de Hegel,

construit la définition suivante de l'être9 :

« 1. L'être est le premier prédicat, le plus simple, le moins différencié, donc

indéterminé, comme tel attribuable à tout (même le non-être peut être dit, en un

sens, être !), l'être ne peut cependant être attribué pleinement, absolument, à un

sujet que si celui-ci est, non pas une détermination (car toute détermination est

négation), mais la totalisation des déterminations.

2. L'être, en tant qu'être, qui n'est que lui-même, est, par son indétermination,

bien plutôt identique à son Autre, le non-être, lequel, inversement, pris pour lui

seul, est, de sorte que ce qui est, c'est la négation de ce qui fait s'écrouler l'être,

de son indétermination ou abstraction, donc sa relation à son Autre, le non-être :

une telle relation est le devenir (ce qui, à la fois est et n'est pas). »

Traitons, tour à tour, les deux éléments de cette définition.

9 BOURGEOIS, Bernard, Le Vocabulaire de Hegel, Ellipses, Paris, 2011, p. 64.

7
1. On peut se demander pourquoi ici Bourgeois décide d'expliquer l'être

de la logique hégélienne comme un prédicat. En effet, que l'être comme être pur

ne fonctionne pas comme un prédicat est quelque chose de rendu très clair par le

texte hégélien. L'être, en tant qu'être pur, dans la version de la logique de 1812

est décrit de la façon, suivante : il est l'être, tel qu'on en dit ni n'affirme rien, c'est-

à-dire tel qu'il n'est pas déterminé. Il est « sans proposition, ni assertion, ou

prédicat » (satzlos ohne Behauptung oder Prädikat)10. C'est-à-dire que l'être pur

est ici considéré comme un sujet qui, à la rigueur, peut être déterminé par un

prédicat – alors sa pureté est troublée –, mais Hegel n'en parle jamais comme un

prédicat. De plus, on ne comprend pas ce que sous-entend ici ce que dit

Bourgeois : l'être, comme attribut ne peut être attribué à un sujet que si celui-ci

est la totalisation des déterminations. La détermination n'est pas un sujet : elle est

ce qui est dit d'un sujet.

2. Ensuite, on peut se demander comment fonctionne le passage de l'être à

son autre, le néant, ici posés comme identiques. Ici, c'est l'indétermination de

l'être qui semble être le moyen par lequel on passe de l'être au néant. Il semble ici

s'écrouler, à partir de son indétermination ou abstraction, et ainsi être en relation

avec son autre, le non-être. Cela dit, on ne comprend pas bien comment il devient

ce qu'il n'est pas que par son indétermination : comment fonctionne ce devenir,

précisément ? En réalité, ce n'est pas que par son indétermination, puisque l'être

comme pur indéterminé reste l'être : c'est en cela qu'il consiste, précisément. C'est

dans la mesure où cette indétermination, on entreprend d'en dire quelque chose,

de la déterminer, que celle-ci se révèle comme le néant. Nous y reviendrons en

détail dans cette partie. Enfin, le devenir n'est pas selon Hegel ce qui est et n'est

10 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, Nürnberg, 1812, p. 36.

8
pas : le devenir est le passage de l'être et du néant l'un dans l'autre. Jamais le

devenir n'est expliqué comme ce qui est et n'est pas par Hegel.

L'être n'est pas un objet uniquement traité dans le paragraphe de la

logique consacré à l'être. L'être est plus qu'un simple objet d’étude, étudié un

temps, puis abandonné : il est une façon qu'ont différents contenus de se

présenter dans la logique de l'être, mais aussi dans la logique de l'essence et celle

du concept. L'être n'est donc pas un objet traité au tout début de la logique, puis

oublié : il est une structure sans cesse convoquée au cours de la logique. L'être-là

est ainsi l'être-un simple de l'être et du néant. Le quelque chose est dit tomber

dans une unité simple, qui est l'être.11 Les occurences de l'être sont donc

multiples : cela signifie que l'être, loin d'être un objet traité une fois, constitue

une fonction logique bien particulière qu'il nous appartiendra de comprendre.

Nous voudrions dans cette partie de notre travail étudier en quoi Hegel fait dans

la Logique de l'être une critique du point de vue de l'hypostase et met en évidence

son insuffisance.

b. Que signifie logiquement « point de vue de l'hypostase » ?

Si l’on reprend ce que nous disions ci-dessus, il semble que nous avons appelé le

corrélat du point de vue ou de la position de l'hypostase « immédiateté ou être

devant la pensée », « quelque chose » ou « contenu représenté ». Nous avons

ainsi autorisé une synonymie provisoire entre ces termes.

En fait, nous verrons ici que l’hypostase fonctionne comme la

nomination. La nomination, en effet, désigne le procédé par lequel j’appelle, ou

invoque un corrélat immédiat par un nom. Voilà donc une première spécification

11 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, I, Surkhamp, Berlin, 1986, p. 116 et p. 123.

9
de l’hypostase : elle est une nomination, ou un appel. Ainsi, c’est dans la mesure

où «être devant la pensée », « quelque chose », « contenu représenté », sont tous

pensés comme corrélat d’un appel ou d’une nomination, que nous pouvons

autoriser le lecteur à le prendre dans le même sens. Dans la logique de l’être,

c’est comme on l'a annoncé « l’être » qui a cette fonction logique d’une

immédiateté corrélat du nom.

c. Le paragraphe introductif : introduction de l’ « objet » de la logique

de l’être

« L'être est l'immédiat indéterminé, il est libre de la déterminité contre l'essence

comme de celle qu'il peut obtenir à l'intérieur de lui-même. Cet être sans

réflexion est l'être, comme il est immédiatement seulement en lui-même. »12

Cette phrase annonce les analyses qui vont suivre dans la partie consacrée

à l'être. C'est pourquoi il paraît justifié de s'y arrêter pour la lire en détail. Que

nous dit-on ici de « l'être » ?

L'être est l'immédiat indéterminé, et cette caractérisation de l'être semble

explicitée par ce qui suit dans la proposition : que l'être soit l'immédiat

indéterminé signifierait qu'il soit « libre de la déterminité contre l'essence comme

de celle qu'il peut obtenir à l'intérieur de lui-même. » Le mot « libre », en

allemand frei, signifie l'indépendance, voire le fait d'être au dehors de quelque

chose. Quant à l'essence, nous dirons pour le moment qu'elle signifie la réflexion

de l'être comme quelque chose : cela d'ailleurs est justifié par la caractérisation

dans ce même paragraphe de l'être comme « être sans réflexion ».

L'être est donc être sans réflexion, et pourtant, la logique de l'être l'a pour

12 Ibid., p. 82.

10
objet. Nous sommes donc face à quelque chose de singulier : la logique

s'annonce comme une logique qui va thématiser l'être non-réfléchi. C'est donc

que la pensée ne fonctionne pas ici comme une réflexion comme quelque chose

de son objet, mais différemment. En fait, on peut dire que la pensée a d'abord une

fonction, non de réflexion, mais d'intention vers l'être, laquelle est le contenu

d'un acte de nomination. Ici, donc, on pourrait opposer la fonction de nomination

ou convocation de l'être à la fonction de réflexion de l'être comme quelque

chose : nous établirons, à la fin de cette partie, les limites d'une telle opposition.13

L'être sans réflexion, lit-on ensuite, est l'être, comme il est seulement en

lui-même. Il faut ici bien entendre la lettre du texte allemand : que signifie an

ihm selber ? An est un mot que les traducteurs français rendent souvent par « en »

: en fait, son sens ne correspond pas réellement au sens exprimé par le « en »

français. C'est-à-dire qu'en français, « en », signifie en général « dans », c'est-à-

dire un passage dans une intériorité : on médite en ce sens, en soi-même, c'est-à-

dire dans soi-même. An ne signifie pas du tout cette idée : certains traducteurs

l'ont rendu par « à même », mais cela se révèle insuffisant. Ce qui est an sich

commence de soi-même –, der Anfang, en allemand, signifie le commencement,

l’entreprise même de saisir –,. En fait, cela est tout à fait cohérent avec le fait que

l'être soit être sans réflexion : dans la mesure où l'être n'est pas posé ou médiatisé

par un autre – le sujet connaissant ou quoi que ce soit d'autre -, son être n'est pas

être-posé, mais un « être-qui-commence-de-lui-même », c'est-à-dire un être-en-

soi. Cela est également cohérent avec le fait de l'immédiateté de l'être : ce qui est

immédiat, encore une fois, n'est pas intermédié par un autre qui le poserait, mais

se présente là en lui-même devant la pensée – disons, pour expliciter la chose,

qu'il est donné là, qu’il « tombe », en quelque sorte, là. Nous pouvons essayer de

13 cf. infra p. 27.

11
s'interroger sur le choix de l'emploi du mot selber ici : ce n'est pas selbst, qui est

peut-être plus neutre et moins emphatique que selber. Cela exprime, nous

semble-t-il, le fait de l'absence de raison de la donation de l'être : c'est une

affirmation de soi de l'être, sans raison, donnée là, trouvée, et en ce sens

injustifiée. L'être commençant de lui-même commence donc gratuitement, an

ihm selber.

Remarque : le préjugé dans la compréhension de l'en soi

Il est clair qu’entendre ce que signifie an sich est capital pour une compréhension

viable de la logique de l’être. Celui-ci est susceptible, comme on l’a vu, d’être

compris comme être-dans-soi, à l’intérieur de lui-même : une telle conception

étant éveillée par la traduction de an par « en » en français, lequel exprimant

dans cette langue le sens de la contenance dans quelque chose et du passage à

l’intérieur. Mais la compréhension de l’en soi hégélien peut être court-circuitée

d’une autre façon. Si, en tant que lecteurs français, sonnent en nous des échos de

certaines pensées comme celle de Jean-Paul Sartre pour qui l’être-en-soi, dans

son opposition à l’être-pour-soi est une structure fondamentale, la compréhension

de celui-là dans le cadre hégélien est mise en danger. En effet, si l’on se saisit

d’un texte fondateur de Sartre, comme par exemple celui du premier chapitre de

la deuxième partie de L’Être et le Néant, intitulé « Les structures immédiates du

pour-soi », on peut lire la chose suivante :

« Cette adéquation, qui est celle de l'en-soi, s'exprime par cette simple formule :

l'être est ce qu'il est. Il n'est pas, dans l'en-soi, une parcelle d'être qui ne soit à

elle-même sans distance. Il n'y a pas dans l'être ainsi conçu la plus petite

ébauche de dualité ; c'est ce que nous exprimerons en disant que la densité d'être

12
de l'en-soi est infinie. C'est le plein. Le principe d'identité peut être dit

synthétique, non seulement parce qu'il limite sa portée à une région définie, mais

surtout parce qu'il ramasse en lui l'infini de la densité. A est A signifie : A existe

sous une compression infinie, à une densité infinie. »14

Plusieurs choses sont ici à remarquer. Tout d’abord, l’être-en-soi se définit

non par le fait qu’il commence de lui-même, comme le non-médiatisé, mais par

le fait qu’il est ce qu’il est : « être-en-soi = être-en-soi ». Par la suite, cet être-en-

soi identique à lui-même se définit comme le plein, c’est-à-dire ce qui est

infiniment dense, en « bloc ». De telles considérations sont tout à fait étrangères

à l’être en soi dans la logique.

Considérer le texte hégélien dans son authenticité signifie aussi se défaire

de telles idées préconçues. Le danger d’y retomber nous a paru d’autant plus

pernicieux que Sartre fait référence lui-même à Hegel à diverses étapes de sa

pensée. Il faut donc se garder d’y voir une filiation fidèle au niveau de la logique,

au risque de mal interpréter l’an sich.

d. Le dépassement de la position d’immédiateté

La logique de l'être s'occupe donc de l'être, dans la mesure où celui-ci est d'abord

sans réflexion. Bornons-nous à dire, pour le moment, que c’est dans la mesure où

quelque chose est pensé comme ou en tant que quelque chose (das Etwas als

Etwas), qu’il est réfléchi et ainsi médiatisé. Cela ne signifie pas que l'être ne sera

pas, plus tard peut-être, considéré comme réfléchi en tant que (als) quelque chose

d'autre : mais l'être en tant qu'être, est d’abord considéré dans la logique de l’être

comme immédiateté non réfléchie. C’est-à-dire qu’il n’est pas ici considéré

14 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 130.

13
comme en tant que quelque chose, médiatisé par ce en tant que quelque chose,

mais immédiatement.

Que signifie penser un être sans réflexion ? Dans le §386 de

l'Encyclopédie de 1817, Hegel écrit que « dans la logique, le penser est, d'abord

comme il est en soi, puis comme il est pour soi, et comme il est en et pour soi –,

ayant été comme être, réflexion, concept et ensuite comme idée –,. » Le penser

fonctionne donc en soi dans la logique de l’être, et il nous semble que cela

signifie que la façon dont le penser se tient n'est pas posée, réfléchie par elle,

mais qu'elle est immédiate. On peut appeler la pensée ici l'être-positionné : das

Denken ist Gestelltsein.15

Le penser en tant qu'être-positionné fonctionne d'une façon bien précise

que nous voudrions ici préciser. En tant qu'être-positionné, le penser a une

pensée, un contenu, qui lui vient devant lui immédiatement. Il ne peut réfléchir

ce contenu en tant que quelque chose d'autre, que s'il l'a d'abord, c'est-à-dire que

parce qu'il est d'abord être-positionné face à ce contenu.

Comme nous l’avons précisé précédemment, la fonction logique

correspondant au Gestelltsein, ou être-positionné immédiatement, est la

nomination, et cette nomination a un contenu immédiat. Ainsi, pour approcher ce

que peut signifier l'être, on peut dire dans un premier temps que l'être est le

contenu intentionné d'une nomination. Bruno Haas, dans un article intitulé « La

fonction du nom » explique ainsi que la position de ce contenu revêt dans la

logique de l'être la forme de la nomination : « la logique de l'être commence par

une nomination : « Sein, reines Sein », où le verbe manque. Il s'agit précisément

de convoquer l'Être sans le dire, ce qui se révèle par la suite impossible, comme

15 Nous reprenons ce terme de Gestellsein à Bruno HAAS dans son ouvrage Die Freie Kunst.
Beiträge zu Hegels Wissenschaft der Logik, der Kunst und des Religiösen, Berlin: Duncker
und Humblot, 2003.

14
le montre la suite. »16 Convoquer, cela signifie appeler l'être, sans pour cela le

penser comme quelque chose : il est appelé, mais pas réfléchi comme quelque

chose. Il est appelé comme contenu d'une pensée positionnée : « l'être est

nommé, c'est-à-dire convoqué, il se montre en tant que corrélat du nom,

immédiatement, c'est-à-dire précisément comme être (immédiateté). »17 En tant

qu'il est nommé, l'être est corrélat immédiat du nom, ou, ce qui est la même

chose, contenu de la pensée comme être-positionné. Une autre façon de décrire

ce processus est que l'être, comme corrélat immédiat du nom ou comme contenu

de la pensée comme être-positionné est visé (gemeint).

Il s'agit ainsi de décrire dans ce paragraphe, dans cette entreprise de

convocation, ou d'intentionnalité, le contenu même de cette intentionnalité : Sein,

reines Sein – ohne alle weitere Bestimmung, « L'être, l'être pur – sans autre
18
détermination. » La détermination est ce en tant que quoi quelque chose est

réfléchi : par exemple, dans la mesure où on dit « L'être est l'absolu. », l'être est

déterminé, car dit comme autre chose, l'absolu. Ce qui fait de l'être l'être pur est

bien qu'il ne soit pas posé comme quelque chose d'autre : « au travers de

n'importe quelle détermination ou contenu, qui serait différencié en lui ou par

lequel il serait posé comme différent d'un autre, il ne serait pas tenu ferme dans

sa pureté. »19

Dans la mesure où l'être n'est que convoqué, qu’appelé comme corrélat

immédiat d’une nomination, on comprend qu'il ne peut le concernant être

question d’une quelconque détermination intérieure ou extérieure. En effet, la

détermination intérieure de quelque chose serait ce en tant que quoi il est réfléchi
16 HAAS, Bruno, « La fonction du nom dans la logique spéculative », in Hegel au présent. Une
relève de la métaphysique?, Jean Francois Kervégan, Bernard Mabille (éd.), CNRS éditions,
Paris, 2012, p. 132.
17 Ibid., p. 132.
18 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, I, Surkhamp, Berlin, 1986, p. 82.
19 Ibid., p. 82.

15
car ce en tant que quoi il serait réfléchi serait son intérieur. Quant à la

détermination extérieure, elle serait une réflexion de l'être comme différent de

quelque chose d'autre, et en ce sens, il serait considéré non plus comme pur être,

mais être en relation à cet autre du quel il est différencié. C'est-à-dire que l'être

n'est ni en tant que lui-même , ni autre qu'un autre : car tous deux empêche la

convocation de l'être comme pure immédiateté, c'est-à-dire comme non-réfléchi.

« L'être est l'indéterminité et le pur vide. – Il n'y a rien à intuitionner dans lui, si

on peut ici parler d'intuitionner; ou il est seulement cet intuitionner pur, vide lui-

même. »20

Nous traduisons souvent anschauen par intuitionner : mais une fois

encore, le traduire par intuitionner, qui signifie étymologiquement « voir à

l'intérieur » (intueri), cacherait le sens qui est ici exprimé par le mot allemand

anschauen. Anschauen signifie tourner son attention vers, tendre vers quelque

chose d'intuitionné : c'est-à-dire que l'accent est ici mis sur le fait de la

directivité, de la jetée intentionnelle vers quelque chose que l'on intuitionne.

L'anschauen est l'intuition comme intention plutôt que comme percée dans un

soi-disant être : c'est-à-dire qu'elle est originaire, non-posée, immédiate et dirigée

vers l'être. Qu'elle soit une intention pure signifie qu'ici on ne dise rien de cette

intention, ou que le contenu seul de l'intention soit considéré, sans sa forme, sans

ce comme quoi il se montre.

Il faut donc bien remarquer la différence entre cette partie et l'autre partie

du texte ici étudié : « il n'y a rien à intuitionner dans lui ». Tandis que l'être était

auparavant un contenu d'une pensée que nous avons qualifiée d'être-positionné,

ici l'être appréhendé immédiatement apparaît comme devant contenir quelque

chose, comme devant donner quelque chose d’autre à la pensée qui le vise. C'est-

20 Ibid., p. 82.

16
à-dire qu'il doit se montrer comme quelque chose d'autre : qu'il n'y ait rien à

intuitionner en lui présuppose ce fait qu'il y a eu une entreprise d'en tirer, d'en

dire quelque chose. Mais ce comme quoi il se montre, dans la mesure où en

entreprend d'en dire quelque chose, est précisément rien, aucune détermination.

L'indéterminité qu'était l'être, dans la mesure où elle est soumise à l'exigence d'en

dire quelque chose, se révèle comme l'absence de détermination : il n'y rien à en

dire.

Il faut ici relever ce fait très important qu'en allemand, on lit : « es ist

nichts in ihm anzuschauen ». C'est-à-dire que les idées selon lesquelles « il n'y a

rien à voir dans lui » et « il y a [le] néant à voir dans lui » sont exprimées en une

seule phrase. Et en effet, c'est dans la mesure où il n'y a rien à voir dans l'être qui

est intuitionné, que ce comme quoi on le dit, ce comme quoi il se montre n'est

pas lui, c'est-à-dire est le néant.. C'est-à-dire qu'ici, le contenu visé, l'être, se

révèle, dans sa forme, comme le néant, et ainsi « l'être, l'immédiat indéterminé

est en fait (in der Tat) néant et ni plus ni moins que néant. »21

Cela correspond à ce qu'en dit Bruno Haas dans son article sur la fonction

du nom : le premier mouvement logique est celui du contenu vers la forme où la

forme se révèle être l'opposé du contenu. Seulement, en tant que contenu, l'Être

est avisé (gemeintes Sein), alors qu'en tant que forme, il est dit. »22 C'est bien ici

le passage dont il est question : l'être comme nommé, c'est-à-dire visé comme

contenu d'une nomination, se révèle, dans sa forme comme néant et étant la

même chose que le néant. Cela signifie que l’immédiateté immédiateté qu’est

l’être, s’abolit dans le néant, qui est sa médiation ou forme. Dit en d’autres

termes, le passage de l’être au néant est le passage de l’être comme intentionné à

21 Ibid., p. 83.
22 HAAS, Bruno, art. cit., p. 132.

17
la forme de l’être réfléchi comme quelque chose, c’est-à-dire le néant.

Remarque 1 : les éclaircissements de la logique de 1812

Pour comprendre plus en détail ce passage, un passage précieux d'une remarque

de la version de 1812 de la logique peut nous aider.23

Il s'agit dans ce passage pour Hegel de répertorier différentes façons de se

saisir de l'être pur, et d'analyser leur fonctionnement et leur validité. La première

considération de l'être pur, la plus courante, se trouve dans la forme de la phrase

suivante : quand on considère l'être pur, on dit de lui que « l'être est l'absolu »

(das Sein ist das Absolute). Nous tiendrions là une façon de dire quelque chose

de l'être pur, ou de le réfléchir comme quelque chose d’autre. En effet, absolu,

cela signifie simplement ce qui est et se maintient indépendamment de tout autre

chose : et dans la mesure où l'être n'est que lui-même, qu'être pur, il semble bien

être absolu, c'est-à-dire séparé de tout autre chose. « L'être est l'absolu » a donc

pour but d'exprimer cette pureté ou absoluité de l'être.

Mais, bien que cette phrase exprime cela, en elle, quelque chose est dit de

l'être, qui en est donc différent. Ce qui dans cette phrase est donc exprimé, ce

n'est pas l'être pur, mais l'être en relation à son autre. Ce qui est dit de l'être pur

est autre chose que lui. Ici est mis en évidence la chose suivante : on ne peut rien

dire de l'être pur en tant qu'indéterminité pure, même pas son absoluité. Car dans

la mesure où elle est dite de lui, cette forme de son absoluité trouble l'absoluité

elle-même de l'être pur.

C'est ce que signifie la proposition que l'on a traité ci-dessus selon

laquelle « il n'y a rien (nichts) à voir » ou « il y a le néant à voir dans l'être ». Dit

23 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, Nürnberg, 1812, pp 35-37.

18
en d’autres termes : l’être pur n’est que nommable, on ne peut que l’appeler, mais

ne pas le déterminer. Ce qui était aussi exprimé dans cette phrase est que l'être

n'est pas différent de son autre, le néant. Ce qui est exprimé dans cette phrase qui

dit quelque chose de l’être pur est donc non pas l'être pur, mais le mouvement,

qui est le devenir, de l'être qui passe dans le néant. Le devenir signifie

précisément que l'être, en tant qu'être, c'est-à-dire se montrant comme ce qu'il est

– absolu, etc. – , passe dans son autre, le néant. « L’être est le néant. » est donc la

seule proposition jugée valable sur l’être: dans la mesure où elle seule prend en

compte et exprime ce fait que l’être passe dans ce qu’il n’est pas, son autre, le

néant – cette expression étant cachée dans des propositions du type de celle

disant que « L’être est l’absolu. »

L'être, en tant qu'être, passe dans le néant, c'est-à-dire que le contenu, en tant que

lui-même – c'est-à-dire dans la mesure où il se montre comme ce qu'il est – passe

dans la forme. Le néant est ce comme quoi se montre l'être dans la mesure où on

a entrepris d'en dire quelque chose.

« Le néant, le néant pur; c'est l'égalité simple avec soi-même, l'entière vidité,

l'absence de détermination ou de contenu, l'indifférenciation dans soi-même. »24

Nous pouvons faire ici en premier lieu une remarque d'ordre

grammatical : tandis que l'être est « seulement égal à lui-même (sich selbst

gleich) », le néant est égalité avec soi-même (Gleichheit mit sich selbst); tandis

qu'il est sans détermination (ohne Bestimmung), le néant est l'absence de

détermination et de contenu (Bestimmungs und Inhaltslogiskeit). Autrement dit,

le néant semble bien être la forme du contenu précédemment convoqué, l'être.

Alors que dans le premier paragraphe, on décrivait un contenu visé, ici, on décrit

24 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, I, Surkhamp, Berlin, 1986, p. 83.

19
une forme de ce contenu : à l'être comme indéterminité visée répond dans ce

paragraphe l'absence de détermination elle-même.

C'est-à-dire que dans la mesure où on entreprend de dire quelque chose de

l'être pur, on n'en dit rien (nichts); c'est-à-dire que le néant ou le rien est l'absence

même de détermination dans laquelle se trouve la pensée voulant dire quelque

chose de l'être.

« Le néant est donc la même détermination ou bien plutôt la même absence de

détermination et ainsi en général la même chose (dasselbe) que l’être. »25

Il est clair qu'ici, ce fait que la forme soit le contenu même; et le contenu la

forme même, est exprimé par l'expression qu'ils sont dasselbe. Traduire dasselbe

par la même chose convoque cette mauvaise représentation selon laquelle

« être » et « néant » seraient deux noms désignant un même être hors de la

pensée. Mais « être » et « néant » ne sont pas des synonymes désignant un même

contenu. L'être, en tant qu'être, passe dans le néant : ou en d'autres mots, le

contenu, en tant que lui-même, passe dans la forme comme laquelle il se montre.

Nous lisons par la suite la phrase selon laquelle : Es ist nichts an ihm zu

sehen, c’est-à-dire qu’il n’y a rien à voir à même l’être pur. Dans la mesure, où

effectivement, on a quand même cherché à en dire quelque chose, alors ce

comme quoi on le dit n’est plus l’être pur, qui n’est que nommable : en tant qu’on

en dit quelque chose, l’être pur est passé dans son autre, le néant. Autrement dit,

dire par exemple que « L’être pur est X ou Y », même en dire qu’il est « l’être

pur et rien que l’être pur », c’est déjà en dire quelque chose d’autre que lui-même

et le faire passer dans le néant – c’est-à-dire l’abolir comme être pur.

Il est donc ici intéressant que la lettre du texte allemand nous autorise

presque à comprendre cette phrase ainsi : « Il y a le néant à voir à même l’être. »

25 Ibid., p. 83.

20
C’est-à-dire que, dans la mesure où on parle de l’être pur, celui-ci est aboli :

ainsi, on ne peut rien dire de l’être pur comme être pur. Cela dit, dans la mesure

où on en parle, ce qu’on en dit, c’est l’autre de l’être pur, c’est-à-dire son néant.

Ainsi, c’est bien dans la mesure où le néant est à voir à même l’être pur, qu’on ne

peut rien dire de l’être pur en tant qu’être pur.

En conclusion, on peut dire que l’être pur, dans la mesure où il est

seulement nommé, ou intentionné, reste être pur. Il est alors considéré « sans

prédicat » ou jugement sur lui, comme le dit le texte de 1812 cité ci-dessus. Dans

la mesure où on en juge, il passe dans le néant, en tant que dans ce jugement, il

est posé comme le néant – ou l’autre, le « n’être-pas » de l’être , qui a ici la

forme du prédicat. Dans le jugement « S est P », l’être est lui-même posé comme

son autre. Si nous suivons cette hypothèse de lecture, cela signifie que nous

avons dans un premier temps un corrélat immédiat d’une nomination, appelé

l’être pur. Mais cet être pur, dans la mesure où on en juge, c’est-à-dire dans la

mesure où on lui impose la structure du jugement « l’être pur est P », s’abolit et

passe dans son autre, « P ».

Remarque 2 : un commentaire sur la différence entre la logique

analytique et la logique hégélienne

Lorsque l’on parle de la logique hégélienne, on a souvent tendance à l’opposer à

la logique de type analytique. Cela est justifié, mais il ne faut tout de même pas

sous-estimer le fait que ce sont parfois les mêmes structures dont il est question

dans ces deux types de logiques, bien qu’elles ne soient pas du tout traitées de la

même manière.

21
Dans le Tractatus Logico-philosophicus26, Wittgenstein développe une

ontologie à trois niveaux : le niveau de l’objet – Gegenstand -, celui de l’état de

choses – Sachverhalt -, et celui du fait – Tatsache -. Si l’on s’intéresse au

fonctionnement de l’objet, on peut lire dans la proposition 2.021 que les objets

constituent « la substance du monde » : ils sont en fait les unités minimales de la

réalité dans le Tractatus. Peu importe ici ce qu’ils sont pour nous : des sense data

ou autre chose. L’important est ici de considérer leur fonctionnement et

notamment la façon dont le langage fonctionne face à cette ontologie à trois

niveaux : puisqu’à cette ontologie correspond aussi trois niveaux dans le

langage : les noms correspondent aux objets, les propositions élémentaires aux

états de choses, et les propositions complexes aux faits.

Wittgenstein reprend, pour décrire les rapports entre le langage et la

réalité, des éléments de la théorie de la référentialité développée dans l’article de

Frege écrit en 1892 intitulé « Über Sinn und Bedeutung », « Sur le sens et la

signification ». Dans cet article, Frege fait la distinction célèbre entre la

signification et le sens : tandis que la signification est « ce dont on veut parler

(das, wovon man sprechen will) »27 quand on utilise des mots ; le sens désigne,

pourrait-on dire, la façon dont cet objet signifié est ainsi donné. Wittgenstein,

dans le Tractatus, reprend cette différence entre les deux modalités de donation

de l’objet : la signification et le sens. Mais tandis que pour Frege, ces modalités

étaient applicables indifféremment aux noms et aux propositions, pour

Wittgenstein, c’est toujours les noms qui signifient, et les propositions qui

montrent leur sens. Ainsi lit-on dans la proposition 3.203 que « le nom signifie

26 Pour les traductions des citations, nous nous sommes fondés sur le Tractatus Logico-
Philosophicus édité par Gallimard, Paris, en 1993.
27 FREGE, Gottlob, « Über Sinn und Bedeutung », in Zeitschrift für Philosophie und
philosophische Kritik, 1892, p. 28.

22
l’objet » et dans la proposition 4.022 que « la proposition montre son sens ».

Le point où nous voulons en venir est le suivant : il peut paraître justifié

de signaler que l’objet, telle qu’il est exposé par Wittgenstein, fonctionne

logiquement d’une façon analogue à celle de l’être dans le premier paragraphe de

la logique de l’être. L’être, l’immédiateté immédiate, est immédiateté immédiate

en vertu de sa position comme corrélat immédiat d’une nomination ou d’un

appel. De même, l’objet est toujours le signifié d’un nom dans le Tractatus. Si

l’immédiateté n’est pas exprimé dans cet ouvrage, il est clair qu’on retrouve

d’autres caractéristiques communes à l’être « hégélien » et à l’objet du Tractatus.

Parmi celles-ci, nous trouvons, par exemple, sa simplicité : ainsi lit-on dans la

logique que l’être n’a pas de « diversité à l’intérieur ni à l’extérieur de lui-

même », tandis que ce dans quoi il passe, le néant, est appelée une « simplicité » ;

tandis que dans la proposition 2.02 du Tractatus, nous lisons que « l’objet est

simple ».

Bien que ces deux auteurs aient convoqué à un moment de leur pensée

logique la structure de la nomination, leur attitude et la façon dont ils l’ont traitée

diffèrent du tout au tout. La position d'hypostase ou la nomination n’est pas une

structure en crise pour Wittgenstein. C’est-à-dire que, posant d’abord la structure

de la nomination et le corrélat immédiat lui correspondant, il en fait par la suite

un élément d’une structure correspondant à un autre niveau ontologique et

logique. Ainsi, après avoir lu que l’objet est simple, il est dit clairement que

« l’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses) » et qu’ « il fait

partie de l’essence d’une chose d’être élément constitutif d’un état de choses »28.

De même, au niveau logique, à cette proposition ontologique répond la

proposition selon laquelle « le nom n’apparaît dans la proposition que lié dans la

28 WITTGENSTEIN, Ludwig, op. cit., 2.011.

23
proposition élémentaire. »29

À première vue donc, il semble bien que la nomination ne soit pensable

que comme passant dans la structure du jugement. Simplement, elle n’y passe

pas de telle façon qu’elle s’y abolisse. Bien plutôt, l’objet, comme le nom,

désigne les unités fixes, qui, demeurant ainsi, sont engagées dans divers

complexes ontologiques ou logiques qui elles sont désignées comme

mouvantes. Ainsi nous lisons que « le fixe, le subsistant et l’objet sont une seule

et même chose »30, et que tandis que « l’objet est le fixe, le subsistant ; la

configuration est le changeant, l’instable. »31 Autrement dit, l’objet, comme le

nom sont des éléments combinés dans des états de choses ou des propositions

élémentaires. C’est précisément dans la mesure où ces objets ou noms sont des

formes fixes, telles des blocs agencés de telle ou telle manière par les constantes

logiques, qu’ils subsistent sans poser de problème pour Wittgenstein.

En revanche, dans la logique hégélienne, la structure de la nomination est

en elle-même problématique, et s’abolit ou est dépassée. Aussi, l’être en tant

qu’il est nommé ou appelé ne subsiste pas : il s’abolit dans son autre, le néant.

Ainsi, selon Hegel, le premier mouvement de la logique de l'être n'est pas un

approfondissement de l'être dans son immédiateté et ineffabilité, mais le passage

d'un contenu, l'être, à sa forme, le néant. Si bien que la simple visée de l'être

comme être, c'est-à-dire le point de vue hypostasiant, est un point de vue faux.

C'est ce que signifie la proposition selon laquelle : « Ce qui est la vérité, est ni

l'être ni le néant, mais que l'être dans le néant et le néant dans l'être, non pas

passe, mais est passé. »32

29 Ibid., 4.23.
30 Ibid., 2.027.
31 Ibid., 2.0271.
32 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, I, Surkhamp, Berlin, 1986, p. 83.

24
Remarque 3 : l'autre façon de concevoir le passage de l'être au néant

On a ici interprété le passage de l’être au néant, en s’appuyant sur la logique de

1812, comme un passage de la structure de la nomination à la prédication. Ce

faisant, nous avons admis une analogie totale entre la nomination et l'intention :

toutes deux sont de façon équivalente le point de vue de l'hypostase, de l'être-

positionné de la pensée.

Mais on peut se poser la question suivante : nous avons dit que c'est dans

la mesure où on a entrepris de dire quelque chose de l'être que celui-ci se révèle

comme le néant. On pourrait se demander en quoi consiste le besoin

d'entreprendre d'en dire quelque chose : mais en fait, cela est impliqué

structurellement dans la nomination ou convocation elle-même de l'être.

Reprenons la définition que l'on a donnée de la nomination en b. :

« La nomination [...] désigne le procédé par lequel j’appelle, ou invoque un

corrélat immédiat par un nom. »

Il est ici clair que le procédé de la nomination fonctionne en deux

éléments : il y a tout d'abord le contenu de la nomination, c'est-à-dire le corrélat

immédiat nommé; mais il y a aussi la forme même de la nomination, le nom.

C'est-à-dire que le nom est lui-même ce en tant que quoi est le contenu nommé.

Ainsi, on peut tout aussi bien dire que le passage de l'être au néant signifie le

passage du contenu de la nomination à sa forme. La position d’immédiateté –

l'appel ou la convocation du contenu du nom, ou de son corrélat –, dans la

mesure où elle est une position, se révèle et s’abolit comme médiation – c’est-à-

dire réflexion de contenu comme autre chose. Tout appel d’une immédiateté, ou

toute intention, est donc en elle-même déjà structurellement une réflexion, ou une

forme comme quoi se montre cette intention : c’est aussi ainsi que l'on peut

25
comprendre le résultat de ce premier passage de la logique. Ce faisant, le néant

peut également être conçu, non comme le prédicat, c'est-à-dire ce en tant que

quoi l'être est déterminé dans une phrase, mais comme le nom lui-même : « le

Néant est en ce sens le nom de l'Être, dans la mesure précisément où l'Être est ce

qui est pensé par le Néant, ou qu'il est ce à quoi la pensée du Néant se réfère,

attendu qu'elle se réfère à quelque chose, autrement dit qu'elle nomme quelque

chose. »33L'indissociabilité, dans la nomination, entre le contenu et la forme, est

vraiment ce sur quoi repose le passage de l'être au néant.

e. De l’immédiateté immédiate à l’immédiateté médiatisée

On lit cependant dans la suite que l'être-là est déterminé comme « l'être-un

simple de l'être et du néant »34. C'est-à-dire que le point de vue hypostasiant est

ici réinvesti. Comment comprendre ceci ? Nous voudrions dans la suite étudier le

passage du devenir à l'être-là dans la logique hégélienne.

« Le devenir se contredit en lui-même car il réunit dans lui, ce qui s'est opposé;

une telle unification cependant se détruit. »35

Dans la mesure où le devenir est le passage de l'être dans le néant, ou du

contenu dans la forme, il consiste en ceci qu'en lui l'être passe dans son autre, ce

qui est contradictoire. Il est contradictoire car il est l'identification de deux

présupposés opposés. « Se détruire », cela signifie simplement que dans la

mesure où la contradiction ne fonctionne pas, elle va disparaître, et s'abolir. Ce

passage lui-même de l’être au néant disparaît, en tant qu'il est contradictoire : le

résultat de cette disparition est l'être-disparu; mais pas comme néant. L'être-

disparu, lit-on, n'est pas l'être-disparu de l'être étant passé dans le néant : c'est
33 HAAS, Bruno, art. cit., p. 13.
34 Ibid., p. 116.
35 Ibid., p. 113.

26
autre chose, c'est « le résultat du néant et de l'être. »36

Que le passage de l'être dans le néant disparaisse signifie simplement ceci

: a. La pensée comme être positionné, face à l'être, a développé sa forme, le

néant. b ; L'être s'est ainsi révélé comme néant et la pensée comme être-

positionné a fait l'expérience de ce passage. c. Ce développement, dans la mesure

où il est contradictoire, la pensée ne peut en faire qu'une chose : il est désormais

laissé être par la pensée.

Cela signifie qu’il est à nouveau repris par la pensée comme être. C'est-à-

dire qu'à la nature contradictoire du développement de la forme répond la reprise

de ce développement de la forme comme contenu étant lui-même. L'étant est ici

l'unité contradictoire dans la mesure où la pensée ne peut que l'appréhender

comme s'étant imposée là, comme étante. On aurait peut-être envie de dire ce

qu'est cette unité : mais ce n'est précisément pas le moment ici de le faire, dans la

mesure où elle est comme unité étante, elle ne peut qu'être visée, nommée,

appelée. On ne peut rien en dire en tant qu'elle est seulement visée. C'est l'unité

de l'être et du néant devenue simplicité calme.37 La simplicité calme est

cependant être, cependant tout aussi bien plus pour soi-même, mais comme

détermination du tout.

Qu'elle soit être signifie que l'unité contradictoire de l'être et du néant est

visée, comme l'était le premier être. Mais désormais, ce qui est devant la pensée

n'est pas un soi-disant « être, être pur », mais l'unité ou le tout dans lequel l'être et

du néant sont passés. Comme l'écrit Bruno Haas dans un autre article intitulé

« Que signifie appliquer la logique spéculative ? », « c'est l'acte de nommer qui

36 Ibid., p. 113.
37 Ibid., p. 113 : « Ce résultat [...] est l'unité de l'être et du néant devenue simplicité calme
(ruhige Einfachheit). La simplicité calme, cependant, est l'être [...] »

27
résout vraiment la contradiction précédente. »38 Ce passage d'un point de vue à un

autre, il l'appelle dans die Freie Kunst l'identification synthétique : dans la

mesure, en effet, où ce nouveau point de vue de l'être-positionné de la pensée a

pour contenu ob-jet l'être-avec ou l'être-un du contenu et de la forme ou de l'être

et du néant. L'être-là est le devenir, mais comme unité étante : en tant qu'étant, il

est là-devant39 la pensée qui l'a comme son contenu.

Cela signifie que ce qui est désormais considéré immédiatement, ce qui

est appelé, est l’être, dans la mesure où il est être-passé dans le prédicat ; mais

appelé simultanément à sa prédication. Autrement dit, ce qui est ici considéré

comme étant est l’être dont on dit quelque chose. C’est la structure dont il est ici

question et qui va être étudiée.

« L'être-là est l'être un simple de l'être et du néant. Il a en vertu de cette

simplicité la forme d'un immédiat. Il a en vertu de son être comme contenu la

forme d'un immédiat. La médiation, le devenir, s'étend derrière elle (liegt hinter

ihm); elle l'a abolie, et l'être-là apparaît donc comme un premier, à partir duquel

on est parti. »40

L'être-positionné nouveau de la pensée, en tant qu'être-positionné, est une

nouvelle immédiateté : « en tant qu'elle est nommée, elle apparaît dans la

position du contenu, ce qui ne veut rien dire d'autre pour l'instant que la position

d'immédiateté corrélative à la nomination. »41 Ce que ce terme Dasein vise, « la

chose nommée par le terme Dasein, sera donc quelque chose que l'on ne peut

indiquer autrement qu'en le pointant et qui en soi n'est pas dicible, vu que le dire

38 HAAS, Bruno, « Que signifie : appliquer la logique spéculative ? », in Logique et sciences


concrètes (Nature et Esprit) dans le système hégélien, Jean-Michel Buée, Emmanuel Renault
und David Wittmann (éd.), Paris, 2006, p. 154.
39 G.W.F., HEGEL, op. cit., p. 116 : « L'être-là émerge au devant à partir du devenir (Aus dem
Werden geht das Dasein hervor). »
40 G.W.F., HEGEL, op. cit., p. 116.
41 HAAS, Bruno, art. cit., in Hegel au présent. Une relève de la métaphysique?, Jean Francois
Kervégan, Bernard Mabille (éd.), CNRS éditions, Paris, 2012, p. 135.

28
implique déjà le passage à la forme. »42

On peut appeler l'être-là l'être-avec immédiat de l'être et du néant : c'est

cela le nouveau contenu. C'est bien ce qu'écrit, comme on l’a fait remarquer,

Hegel : « l'être là est l'être-un simple de l'être et du néant. » Plus loin dans le

paragraphe, on trouve l'expression selon laquelle « l'être-là, selon son devenir, est

en général être avec un non-être, de telle façon que ce non-être soit pris dans une

unité simple avec l'être. Le non-être, pris ainsi dans l'être, de telle façon que le

tout concret soit dans la forme de l'être, de l'immédiateté, constitue la

déterminité. »43 Dans la mesure où l'être dont on dit quelque chose est l'être

déterminé, das bestimmtes Sein, on comprend qu'il soit appelé ici « déterminité ».

L'être de l'être-là consiste donc en ceci qu'il est l'être-un de l'être et du néant :

« La déterminité ainsi isolée pour elle-même, comme déterminité étante, est la

qualité ; un [être] tout à fait simple, immédiat (ein ganz Einfaches,

Unmittelbares) »44.

Hegel souligne étant pour souligner l'immédiateté du contenu ici présenté

à la pensée. L'être-là ainsi considéré comme contenu immédiat est appelé qualité.

Il faut ici remarquer qu'il ne s'agit pas d'une immédiateté immédiate comme celle

de l'être pur du début de la logique : ici, on nous dit que l'être-là a la forme d'un

immédiat. C'est-à-dire que ce contenu immédiat est ici réfléchi comme un

immédiat, posé dans la détermination de l'être.

C’est pourquoi la déterminité est aussi à poser dans la détermination du

néant, « avec laquelle la déterminité immédiate ou étante est posée comme une

déterminité différente, réfléchie. »45 Ici, l'être-là, cette immédiateté ou contenu

corrélat de la nomination est posée comme autre chose que comme une telle
42 Ibid., p. 135.
43 G.W.F., Hegel, op. cit., p. 116.
44 Ibid., p. 45.
45 Ibid., p. 45.

29
immédiateté. Il est posée comme une déterminité différente, réfléchie.

Que cela signifie-t-il ? Poser quelque chose comme quelque chose, c'est le

réfléchir comme quelque chose. Que signifie poser quelque chose comme

réfléchi, sinon le réfléchir comme un réfléchi ? En fait, il s'agit ici d'établir que ce

qui était d'abord appelé comme corrélat immédiat d'un nom est tout aussi bien à

poser comme forme du nom ayant appelé ce corrélat différencié de ce corrélat.

En fait, cela était déjà présent dans l'expression Dasein, selon Hegel : le là

exprime ici ce fait que l'être-là est aussi un posé, c'est-à-dire aussi un médiatisé et

non pas seulement un immédiat.46 L'être-là ainsi considéré comme est ainsi posé

dans la détermination du néant, par laquelle il apparait différent d'un autre être

dont il est le non-être, l'autre, le différent. Après avoir fait ce constat, Hegel écrit

que :

« la qualité, de telle façon que différenciée, elle a valu comme étante, est la

réalité; elle comme affectée d'une négation, est de la même façon une qualité,

mais qui vaut comme un manque. »47

On comprend plus clairement ce passage si l’on conçoit par exemple,

dans le jugement « S est P » : d’abord le fait que S soit être – car dans la mesure

où il est être déterminé, il reste être –, c’est-à-dire que S soit un nom appelant

immédiatement l’être ; puis le fait qu’on dise P de S, c’est-à-dire que P soit

réfléchi comme non-être. Réfléchi, il l’est dans la mesure où on en dit quelque

chose : il est en tant que P. Et puisque P est l’autre de l’être S, il est non-être : S

est donc réfléchi comme non-être. Mais dans la mesure où, comme où l’a vu, on

peut aussi dire que la nomination est structurellement déjà en elle-même une

réflexion comme quelque chose, on peut dire que quand on appelle S par le

46 Ibid., p. 116 : « Mais la déterminité de l'être-là en tant que tel est la déterminité posée, laquelle
se manifeste dans l'expression être-là. (Dasein) »
47 Ibid., p. 45.

30
signifiant « S », alors on observe à même cet acte de nomination deux moments :

celui par lequel S est le contenu immédiat appelé par le nom « S », celui par

lequel S est réfléchi comme son non-être, « S », le nom qui l’appelle.

Cette différence, dans la qualité, entre son immédiateté et sa négation,

entre son être et son non-être, est48, comme est le jugement lui-même. Dans la

mesure où dans l'être-là, l'être et le non-être peuvent être ainsi différenciés, on

peut lui attribuer l'être et le non-être : il peut être et ne pas être. Mais ces

différences, comme là à portée (vorhanden) à même l'être-là, sont abolies.

La qualité, rappelons-nous, était l'être-là dans la mesure où il était appelé

comme un étant, comme un corrélat immédiat de la visée. Ici l'être-là se révèle à

nouveau comme une telle qualité étante, mais cette fois intermédiée par

l'abolition de la différence ici relevée entre l'immédiateté et la négation :

« Le quelque chose [...] est l’être-là, non pas comme sans différence, comme au

début, mais comme à nouveau égal à lui-même, par l’intermédiaire de l’abolition

de la différence, la simplicité de l’être-là intermédié par cette abolition (das

Dasein nicht als unterschiedlos, wie anfangs, sondern als wieder sich selbst

gleich, durch Aufheben des Unterschieds, die Einfachheit des

Daseins vermittelt durch dieses Aufheben) »49

La différence de l'être et du non-être de l'être-là s'abolit; et le résultat de

cette abolition est le quelque chose. Celui-ci est aussi un être, c'est-à-dire, dans

notre vocabulaire, le corrélat immédiat d'une nomination : il peut être à nouveau

appelé. Nous pourrions donc penser qu'à ce stade, nous soyons revenus au point

de vue simple de l'hypostase : le quelque chose est wiederhergestellt, re-présenté

à la pensée, devant elle. Il faut ici bien entendre le « stellen » ici convoqué : la

Stellung est caractéristique de la position d'hypostase, de la position par la pensée


48 Ibid., p. 122.
49 Ibid., p. 123.

31
d'un contenu qu'elle a et qu'elle peut appeler et viser. De même dans le texte, on

lit que « quelque chose vaut à bon droit pour la représentation comme un

réel. »50

Pourtant ici, il est un être-positionné qui est re-positionnement à partir de

l'abolition de la différence entre être et non-être. Le quelque chose est donc à

nouveau une hypostase, une position d’immédiateté, mais qui ne fonctionne n’est

plus exactement comme l’Être pur du début de la logique. Le quelque chose est

dit être, mais comme résultat de l’abolition de la différence entre l’être et le non-

être de l’être-là. Que cela signifie-t-il ?

L’être de l’être-là, est comme on l’a dit, lui considéré sous forme d’être,

c’est-à-dire dans la mesure où il est un être. Le non-être de l’être-là est lui

considéré sous forme de non-être, c’est-à-dire dans la mesure où il est un être

dont on dit quelque chose, un être déterminé. Le quelque chose est l’être résultant

de l’abolition de cette différence, autrement de la différence entre l’être comme

corrélat immédiat et l’être comme prédicat, comme ce dont on dit quelque chose.

Le quelque chose est donc l’être comme pris dans la détermination de l’être-là ;

l’être comme pris dans cette structure que nous avons associée au jugement « S

est P ». Cela signifie que le quelque chose est l'immédiateté, l'être, qui répond

au nom de « S » dans le jugement « S est P ».

Ce quelque chose, en tant qu'être, devient aussi et il est en soi même

devenir.51Cela signifie que le devenir n'est plus pour lui un passage dans le néant

dans lequel il est engagé seulement par la médiation d'un troisième terme : qu'il

soit en lui-même devenir signifie que, de lui-même, il devient. Le devenir ci-

dessus, était une certaine façon qu'avait l'être à se montrer, dans la mesure où on

50 Ibid., p. 123.
51 Ibid., p. 124.

32
en dit quelque chose, comme quelque chose d'autre, son néant. Ici, l’être du

quelque chose est bien plutôt ce qui de lui-même ne commence qu’en tant qu’on

en dit quelque chose, c’est-à-dire passe dans son prédicat, qui est son autre, son

néant. C’est-à-dire que la position d’immédiateté n’est que comme intermédiée

par un autre qu’elle-même ; dit en d’autres termes, cela signifie que l’être du

quelque chose n’est qu’en tant qu’on dit quelque chose de lui, qu’en tant que

présupposition de sa thématisation comme quelque chose d’autre. C’est ce que

signifie le passage du quelque chose à l’autre, qui occupe la suite de la logique.

***

CONCLUSION : de l’hypostase à l’hypostase relative

C’est en ce sens que l’on peut parler dans ce texte d’un passage de l’immédiateté

immédiateté à l’immédiateté comme médiatisée. La position d’immédiateté ou

hypostase dont il s’agit ici n’est donc plus l’hypostase du début de la logique de

l’être : cette position d’immédiateté se révèle ici le résultat de l’abolition d’un

autre, et comme n’étant que dans la mesure où elle est en relation à lui. Ce qui,

donc, apparaît comme une tautologie grandiloquente, « l’immédiateté

immédiate » de la logique de l’être, est en réalité capitale dans la mesure où elle

distingue cette première hypotase gratuite – en soi, et immédiatement abolie

comme on l’a vu –, de l’hypsotase ici exposée. Il s’agit ici d’une critique au sens

propre : ce n’est pas une négation simple de la positon d’immédiateté, mais une

révision de son fonctionnement, une révision qui consiste précisément en sa

relativité dans la structure du jugement à un autre quelque chose. Si l'être-autre

est un moment nécessaire de l'être-en-soi, c'est-à-dire si c'est sa négation d'un

33
autre qui constitue son être, que peut-il bien rester pour se convaincre que la

pensée hégélienne soit une pensée de l'hypostase gratuite, c’est-à-dire absolue ?

***

B. La seconde critique de l’hypostase dans la logique de l’essence

a. Critique de l’approche de Bernard Bourgeois

Dans le manuel que nous avons déjà cité de Bernard Bourgeois, il propose pour

comprendre la logique de l’essence les indications suivantes52 :

« 1. L'essence est l'intériorisation de l'extériorité à soi première de l'être ou le

rappel en et à soi de lui-même devenu ainsi être passé (gewesen : ayant été)

qu'est précisément l'essence.

2. L'essence est elle-même, donc assume immédiatement, en l'étant, le sens

intérieur, sous-jacent, sub-stantiel, de l'être pris en son immédiateté de simple

être. L'essence fonde l'être. »

1. Il semble que cette partie de la définition fasse référence au texte

liminaire de la Logique de l'essence : que l'essence soit décrite comme

« l'intériorisation de l'extériorité à soi de l'être » a ce désavantage qu'elle véhicule

en français un ensemble d'idées que nous voudrions évacuer. Ici, il ne faut pas

comprendre que l'être – voire le moi, le Je – ait un intérieur, et qu'il y passerait

ensuite en retournant en lui, en son fond, de telle sorte que ce passage à l'intérieur

soit d'ordre sensible ou méditatif. Le texte hégélien est à ce titre tout à fait clair :

52 BOURGEOIS, Bernard, op. cit., p. 56.

34
l'essence est premièrement réflexion.53 Dans la mesure où on dit que quelque

chose est réfléchi, posé ou pensé comme quelque chose d'autre, ce passage est

plus précisément spécifié logiquement et nous permet d'échapper à tout préjugé

d'une intériorité de l'ordre du sensible ou de l'ineffable, du non-posable.

2. Que l'essence soit le sens intérieur, sous-jacent, sub-stantiel, de l'être

pris en son immédiateté de simple être peut être entendu à condition que l'on

comprenne ce que sens signifie précisément. Mais que l'essence soit ne semble

pas compatible avec la proposition selon laquelle dans l'essence, « l'être est un

moment »54 : qu'en elle, l'être est un moment, est différent du fait pour elle d'être,

simplement. Nous lisons a fortiori que :

« L’essence est l’être aboli. C’est l’égalité simple avec soi-même, mais dans la

mesure où il est la négation de la sphère de l’être en général. (Das Wesen ist

das aufgehobene Sein. Es ist einfache Gleichheit mit sich selbst, aber insofern es

die Negation der Sphäre des Seins überhaupt ist.) »55

L'essence est l'être aboli. Rappelons-nous que l'essence est réflexion. Or la

réflexion de quelque chose est la position de celui-ci comme quelque chose

d'autre. Ce en tant que quoi quelque chose est posé est non pas être, mais être-

posé. L'être-posé, en tant qu'il est ce en tant que quoi l'être est réfléchi n'est pas

un étant, mais bien plutôt un non-être, le néant de l'être dont il est le en-tant-que-

quelque-chose (das als-Etwas). Il semble donc qu'ici, être aboli signifie être

réfléchi comme quelque chose d'autre.

Comment l'essence peut-elle être, si elle est l'être lui-même aboli ?

L'essence est bien plutôt un non-être : le néant de l'être dont il est la réflexion.

C'est précisément pour cela qu'elle est appelée une « négativité ». Un point
53 HEGEL, G.W.F., Wissenschaft der Logik, II, Surkhamp, Berlin, 1986, p. 17 : « L'essence est
premièrement réflexion. »
54 Ibid., p. 22.
55 Ibid., p. 18.

35
fondamental ici est qu’il ne faut ici ne pas confondre la non-étance de l'essence

avec la non-étance de l'autre quelque chose étant face au premier quelque chose

dont il est question dans la logique de l’être. Pourtant, Hegel insiste 56 : ce point

de vue est le premier point de vue par lequel on en vient à structurer l'essence par

rapport à l'être. C'est-à-dire que le premier point de vue, certes faux, par lequel on

structure la réflexion d'un être est celui de l'hypostase, c'est-à-dire le traitement

de la réflexion comme d'un autre être que l'être réfléchi 57 :

« L'essence a ainsi l'immédiateté face à elle [...] l'essence elle-même est dans

cette détermination étante, savoir immédiat, et l'être seulement un négatif en

relation à l'essence, pas en et pour lui-même, l'essence donc est une négation

déterminée. »58

Le jugement « S est P », exprime, comme on l’a vu, le passage de S à P :

ce que nous dit Hegel est qu’on l’appréhende tout d’abord comme une relation de

contiguïté entre deux êtres juxtaposés par le mot und.59 Le und, cependant,

signifie l’absence même de structuration. On comprend alors que dans la logique

de l’essence, il sera question de la relation entre S et P, mais d’une autre façon

que dans la logique de l’être. La structure dans laquelle le quelque chose est

réfléchi comme quelque chose d’autre, ne sera plus conçue comme une

juxtaposition simple entre deux quelques choses, mais d’une façon différente.

L'abolition ou la négation dont il s'agit ici n'est pas la négation de l'autre

étant en relation au quelque chose étant; mais bien la négation de l'être réfléchi

en tant qu'il est réfléchi. L'essence, comme une telle réflexion, n'est donc pas une

56 Ibid., p. 17 : « L'essence sortant de l'être semble lui faire face [comme un être]. »
57 C’est le passage que nous avons ci-dessus appelé le passage de l’hypostase absolue ou isolée à
l’hypostase en relation à une autre hypostase.
58 Ibid., p. 18.
59 C'est pourquoi la section concernant « Le quelque chose » est suivie de la section concernant
« Quelque chose et un autre » (Etwas und Anderes).

36
négation étante, mais une négativité.60

Alors que l’abolition de la position d’immédiateté, dans la logique de l’être,

avait pour résultat une deuxième position d’immédiateté, ici l’abolition de la position

d’immédiateté est d’office présentée comme la réflexion. 61 La grande affaire de la

logique de l’essence est de comprendre la réflexion, comme quelque chose

d’autre, de quelque chose : elle prend au sérieux ce « comme », « en tant que »,

« als » et déploie son fonctionnement.

b. L’être comme présupposition abolie

Dans la mesure, enfin, où l'essence ou la réflexion abolit l'être, ou la position

d'immédiateté, il est clair qu'elle ne le fonde pas. Nous voudrions dans un

premier temps expliquer en détail ce en quoi consiste cette abolition, avant de

montrer que c'est bien l'être qui a pour fonction de fonder l'essence, et non pas

l'inverse, selon ce que nous en dit lui-même Hegel dans la Logique de l'essence.

« L'être est apparence. L'être de l'apparence consiste seulement dans l'abolition

de l'être, dans son caractère négatif (in seiner Nichtigkeit); il a ce caractère

négatif dans l'essence, à l'extérieur de l'essence, il n'est pas. Il est le négatif posé

comme négatif. »62

L'être, dans la logique de l'être, nous l'avions décrit d’abord comme

l’immédiateté immédiate, c'est-à-dire la position immédiate d’un contenu

immédiat, lorsqu'il fonctionne comme le corrélat immédiat d'une nomination. Ici,

dans l'essence, l'être est apparence. Rappelons-nous que l'essence est réflexion,

60 Ibid., p. 19 : « L'essence [...] est la négativité absolue de l'être. »


61 On peut dire que la réflexion n’était pas vraiment appréhendée comme réflexion dans la
logique de l’être, mais que sa fonction était comprise comme simple juxtaposition entre deux
étants.
62 Ibid., p. 19.

37
c'est-à-dire réflexion de l'être : on peut l'appeler ce en tant que quoi l'être est

pensé, ou posé. En fait, on peut aussi déterminer cette forme comme l'intérieur

de l'être63. Dès lors, si la réflexion est une traversée dans l'intérieur de l'être, alors

cet être est l'apparence sur laquelle on réfléchit et que l'on traverse.

C'est pourquoi l'être de l'apparence consiste dans l'abolition de son propre

être : il n'est qu'en tant que ce qui est traversé, réfléchi par la réflexion. Hors de

l'essence, c'est-à-dire sans ce caractère d'être-traversé ou aboli, il n'est tout

simplement pas. C'est-à-dire que son être consiste en ceci qu'il est la

présupposition de la réflexion qui fonctionne sur lui. La réflexion est ainsi

posante – de l'être-apparence comme... – mais aussi présupposante – de l'être-

apparence comme être-apparence abolie –. Qu'il soit posé comme négatif

signifie simplement qu'il tient sa position de ce qu'il est ce qui est présupposé

comme à abolir, à dépasser : sa position ne consiste qu'en ceci qu'il est à abolir, à

réfléchir :

« L’immédiateté [de l'apparence] [...] n’est donc rien d’autre que l’immédiateté

propre de l’essence, mais pas l’immédiateté étante : elle est l’immédiateté

simplement intermédiée ou réfléchie, qui est l’apparence – l’être, non en tant

qu’être, mais seulement comme détermination de l’être, face à la médiation :

l’être comme moment. » 64

Qu'elle ne soit pas immédiateté étante signifie ici qu'elle n'est pas

l'immédiateté que l'on a remarqué dans la logique de l'être : dans celle-ci en effet,

l'immédiateté de l'être n'était pas intermédié, posée, mais comme corrélat

immédiat d'un nom. Elle se révélait ensutie comme médiatisée dans sa forme. Ici,
63 Que le réfléchi de l'être soit l'intérieur de l'être est présent dans la terminologie de HEGEL, cf.
op. cit., p. 13 : « L'être est l'immédiat. Dans la mesure où le savoir veut connaître le vrai, ce
qu'est l'être en et pour soi, il n'en reste pas à l'immédiat mais perce au travers de lui, avec la
présupposition que derrière l'être est quelque chose d'autre que l'être-même [...] Mais ce
chemin est le mouvement de l'être lui-même. Il se montre à même lui, qu'il s'intériorise par sa
propre nature (es durch seine Natur sich erinnert). »
64 Ibid., p. 22.

38
elle est immédiateté qui n'est d'emblée que comme intermédiée, ou immédiateté

seulement comme immédiateté réfléchie, c'est-à-dire apparence. Que l'être ou

l'immédiateté ne soit qu'en tant qu'elle est réfléchie : c'est cela que signifie la

proposition selon laquelle l'être n'est que comme moment dans la structure de

l’essence

Dire que l’essence, dans la logique de l’essence, fonde l’être, ne peut pas

être accepté ici : l’essence, dans la logique de l’essence, abolit l'être. Elle n'est

donc pas comme semble le supposer Bernard Bourgeois un sens substantiel de

l'être, qui est, et qui supporte l'être : elle est un non-être ou néant qui l'abolit dans

la mesure où elle en est la réflexion. Cet être est cependant en même temps ce qui

est sa référence présupposée. Ainsi, cet être même se révèle dans la suite de la

logique comme le fondement (der Grund) de l'essence ou de la réflexion. Que

l'être ait pour fonction dans la logique de l'essence celle de fondement est ce

qu'on voudrait expliquer dans la partie suivante.

c. L’être comme fondement: le retour d’une hypostase ?

L'essence est réflexion. Or l'être, en tant qu'il est déterminé par la réflexion,

comme on l'a vu, est quelque chose réfléchi en tant que quelque chose, c'est-à-

dire en tant que lui-même. C'est pourquoi on peut lire que l'essence est d'abord

comme l'identité.65 En ce qui concerne la suite de ce paragraphe, nous nous

fonderons largement sur l'article de Bruno Haas intitulé « Urteil » qui nous a

permis d'éclairer ce passage de l'essence au fondement.

Toute identité est identification, c'est-à-dire A = A.66Mais pour pouvoir

65 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 36 : « L'essence est d'abord relation simple à soi-même, pure
identité. »
66 HAAS, Bruno, « Urteil », in La Science de la Logique au Miroir de l‘Identité Gilbert Gérard,
Bernard Mabille (éd.), Louvain, Peeters, 2017, p. 195.

39
formuler A = A, deux A doivent être présupposés, qu'on peut tout aussi bien noter

A et A' : l'identité peut ainsi tout aussi bien écrire A = A'. C'est pourquoi l'identité

se contredit. Mais l'identité, en tant qu'elle se contredit, ne s'abolit pas. En effet,

en tant qu'elle est identification, elle est identification de termes différents, et

donc pour elle la contradiction n'est pas sa fin mais sa consistance, sa répétition :

« Au travers de cette auto-reproduction, elle se donne une consistance, une

stabilité et une indépendance, qui cependant n'est pas un être (nous

soulignons). »67

Cette stabilité ou indépendance qui n'est pas un être correspond tout à fait

à ce que nous disions plus haut : l'essence ou l'identité est un non-être, non un

être. Plus précisément, c'est en vertu du principe de non-contradiction que la

consistance ou le corrélat de cette identité est un non-être. En effet, selon ce

principe, on ne peut attribuer à un même être le prédicat A et non-A en même

temps. Mais ce principe, s'il interdit la contradiction ternaire, c'est-à-dire la

contradiction ayant pour corrélat un être, n'interdit pas la contradiction binaire,

c'est-à-dire la contradiction consistant en l'identification de deux termes

différents, laquelle est un néant. C'est même précisément ce qu'énonce cette

interdiction : fût-il un X auquel on attribuerait à la fois deux prédicats opposés A

et A', celui-ci devrait obligatoirement être un néant puisqu'il ne peut pas être. La

contradiction binaire qu'est l'identité A = A' se laisse tout à fait penser comme un

non-être indépendant : et il faut même la penser si l'on veut établir le

fonctionnement de l'identité.

Mais cette indépendance n'est que momentanée : en réalité, celle-ci va

s'abolir. Que cette indépendance soit momentanée est déjà contenue dans ceci

que l'essence est le en-tant-que-quelque-chose (das als-Etwas) de l'être, c'est-à-

67 Ibid., p. 203.

40
dire le néant, ou la position comme quelque chose de l'être : elle lui est donc

relative et en est dépendante.

C’est ce qui apparaîtra dans la suite du développement, puisque selon

Hegel, la contradiction posée qu'est l'identité s'abolit, elle se « résout ». Dans la

logique de l’être, nous avons vu que la contradiction de l’être et du néant se

résolvait par une nouvelle nomination, celle de cette contradiction même comme

étante. Ici, la contradiction est résolue d’une autre façon dans la mesure où elle

est résolue par ceci que l’être-posé de cette contradiction indépendante est

abolie :

« La contradiction se résout. [...] Le positif et le négatif constitue l'être-posé de

l'indépendance; la négation de ceux-ci par eux-mêmes abolit l'être-posé de

l'indépendance. »68

Or que peut signifier l'abolition ou la négation de l'être-posé ? Elle devrait

avoir pour résultat le néant de l'être-posé, son autre : c'est-à-dire l'être 69. L’être a

ainsi la fonction de fondement, de ce dans quoi s’abolit l’être-posé de l’identité.

Cela apparaît clairement dans le texte introductif à la section consacrée au

Grund, c’est-à-dire au fondement :

« Le fondement […] est la médiation réelle, car il contient la réflexion comme

réflexion abolie ; il est l’essence revenant en elle-même et se posant au moyen

de son non-être (durch sein Nichtsein). »70

Que le fondement contienne la réflexion comme réflexion abolie est issu

de ce que nous disions en haut: le fondement est l’être résultant de l’abolition de

l’être-posé. C’est dans la mesure où il est le non-être de cet être-posé, qu’il est la

référence de cet être-posé, et qu’il est lui-même l’essence se posant et retournant

68 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 67.


69 HAAS, Bruno, art. cit.
70 Ibid., p. 81.

41
en soi. C’est-à-dire que c’est dans la mesure où il est l’être référence de la

proposition, qu’il se dit lui-même dans une proposition.

« Selon ce moment de la réflexion abolie, le posé (das Gesetzte) obtient la

détermination de l’immédiateté, de « quelque chose » de tel (eines solchen),

qu’il est identique à lui-même à l’extérieur de la relation ou de son

apparence. »71

Le posé, c’est-à-dire l'être-posé ou l'identité, obtient la détermination de

l’immédiateté, dans la mesure où sa référence, comme être, a emergé comme son

relatif. Elle n’est plus simple être-posé, n’est plus indépendante ou absolue, mais

n’est que relativement à cet être. Cet être, on dit de lui qu’il est identique à lui-

même en dehors de son apparence ou de la relation. La relation semble

correspondre ici à la relation entre l’être et ce que l’on dit ou pense de lui, c’est-

à-dire de l’être comme apparence. Nous sommes ici face à une immédiateté qui

reste identique à elle-même en dehors de cela. La position logique de cette

immédiateté nous est rappelée dans son fonctionnement par la phrase qui suit :

« [...] cet immédiat est l’être réinstauré au travers de l’essence, le non-être de la

réflexion, au travers de laquelle l’essence s’intermédie (Dies Unmittelbare ist

das durch das Wesen wiederhergestellte Sein, das Nichtsein der Reflexion, durch

das das Wesen sich vermittelt.) »72

Cet être à nouveau présenté est le non-être de la réflexion : ce passage ne

pose pas de problèmes au vu de ce que nous avons dit ci-dessus. L’essence

s’intermédie avec cet être dans la mesure où celui-ci en est la référence étante, ce

sur quoi elle s’appuie pour en parler.

***
71 Ibid., p. 82.
72 Ibid., p. 82.

42
CONCLUSION : l'immédiateté comme référence

Peut-on ici parler d’une simple hypostase ? Dans la logique de l’être, nous

nous sommes introduits à la fonction logique de l’être par la nomination. L’être

était ainsi appelé comme le corrélat immédiat d’une nomination – il fonctionnait

ainsi comme immédiateté immédiate. Puis le quelque chose, comme on l’a vu,

est l’être dans la mesure où il n’est que comme relatif à un autre être dans lequel

il passe. Répéter ici ce qu’on a dit sur le quelque chose semble inapproprié dans

la mesure où l’être dont il s’agit est le résultat de l’abolition d’une réflexion, non

d’un être ou d’un autre être, mais d’un non-être, qui peut par exemple revêtir la

forme d'une relation d'identité « A=A » ou même d’une proposition « S est P ».73

L’être dont il s’agit ici est donc la référence d’une réflexion non-étante : la

proposition, dans la mesure où elle s’effondre ainsi, est proposition

référentielle.74

La position d’immédiateté ou de l'hypostase dont il s’agit ici n’est donc

plus l’hypostase du début de la logique de l’être : cette position d’immédiateté se

révèle comme une médiation niée, comme dans la première partie de notre

travail. Cela dit, ici, cette médiation niée se spécifie plus précisément comme

réflexion ou non-être nié. La position d’immédiateté apparaît ainsi comme le

résultat de l’abolition d’une telle réflexion. Il s’agit donc encore ici d’une critique

au sens propre : c'est une révision de la fonction de l'être, dans la mesure où

l'immédiateté est ici exclusivement comme référence relative à un être posé, et

non comme être absolu.


73 Comme le rappelle Bruno Haas dans son article, tout jugement S est P fonctionne comme
l'identité A = A dans la mesure où la copule a une fonction identificatrice entre deux termes. A
= A peut tout aussi bien, dans la mesure où il présuppose la différence entre le premier A et le
second A, s'écrire A = A’ ou même A = B ou S = P.
74 HAAS, Bruno, art. cit., p. 213.

43
Remarque : la proposition dans la logique analytique

La façon dont a été gérée la référence de la proposition chez des auteurs

comme le « premier » Wittgenstein, encore une fois, est tout à fait différente.

C’est que, dans la mesure où il n’y a chez Wittgenstein pas de problème de

l’hypostase, ou de la structure de la nomination, comme nous l’avons vu ci-

dessus, celle-ci constitue l’élément de base de la proposition. À partir de cet

élément de base se forment les propositions élémentaires : « le signe

propositionnel consiste en ceci, qu’en lui ses éléments, les mots, sont entre eux

dans un rapport déterminé. »75

Quel est alors le lien entre la proposition et la référence de la

proposition dans la philosophie de Wittgenstein ? On peut l’appeler analogie.

C’est-à-dire que dans la mesure où « le nom est dans la proposition le

représentant de l’objet »76, « la pensée peut dans la proposition être exprimée de

telle façon que les objets de la pensée correspondent aux éléments du signe

propositionnel. »77 S’installe donc une analogie de rapports entre d’un côté, la

structure de l’état de choses liant dans un rapport déterminé les objets, et la

structure de la proposition élémentaire liant dans ce rapport les mots. Si on

s’intéresse maintenant à ce qui peut les faire entrer dans un rapport déterminé, on

s’aperçoit qu’il s’agit de la constante logique. Seulement, celle-ci ne signifie

rien : que les constantes logiques ne signifient rien en elles-mêmes est appelée

par Wittgenstein son « idée fondamentale ». Elles n’ont pour fonction que d’être

le liant des mots dans la proposition.

75 WITTGENSTEIN, Ludwig, op. cit., 3.14.


76 Ibid, 3.22.
77 Ibid., 3.2.

44
Pour Hegel, la proposition est en elle-même non pas une construction ou

un complexe, mais une contradiction. C’est-à-dire que dans la proposition « S est

P », S est à la fois identifié et différencié de P, de telle façon que ni l’identité ni

la différence ne soit le principe l’une de l’autre, mais que ces deux structures se

présupposent mutuellement : la proposition est ainsi une structure contradictoire,

mais qui ne peut fonctionner que si elle est contradictoire. Si on annule la

différence, ou l’identité, pour ne garder qu’une seule de ces deux fonctions, le

jugement n’a plus de sens.

Qu’elle ne soit pas considérée comme une construction, mais comme une

contradiction, rend encore une fois problématique une structure, qui ne l’est pas

pour un auteur comme Wittgenstein. C’est-à-dire que la proposition, s’abolissant

comme être-posé, indique sa référence comme son fondement. Elle devient alors

proposition référentielle par son abolition : c’est avec elle que s’ouvre la

dimension référentielle. Ainsi, dans la Logique de l'essence, les deux domaines

du langage et de l’ontologique ne sont pas deux mondes « parallèles »

fonctionnant de façon analogique : mais c’est bien plutôt l’ontologique qui

apparaît comme un résultat de l’abolition de l’être-posé ou de la réflexion.

BILAN

Nous avons donc dans cette première partie tâché de montrer en quoi la logique

de Hegel peut à certains égards être considérée comme une critique du point de

vue de l'hypostase. Nous souhaiterions désormais étudier comment la Logique du

concept déploie des moyens de connaissance non-hypostasiants. Nous serons en

mesure de faire cela une fois que nous aurons désamorcé un préjugé tenace sur le

fonctionnement du concept selon Hegel. En effet, que le concept hégélien soit

45
analogue à quelque principe créateur de l'être est une idée reçue véhiculée par de

nombreux commentateurs. Ainsi, dans Logique et Existence, Hyppolite utilise à

de nombreuses reprises le paradigme de la création pour expliquer le rôle de

l'idée : selon lui, « c’est [...] la même idée créatrice qui se présente dans la

Logique hégélienne et dans le schème dynamique bergsonien. »78 Il évoque ainsi

l'idée que « comprendre, pour la philosophie, la nature et l’esprit, c’est voir dans

le Logos la source créatrice elle-même, c’est voir à travers le Logos. Le langage

est la demeure de l’être comme sens. Le Logos est le verbe originaire,

primordial, qui est bien une extériorisation, mais une extériorisation qui, comme

telle, disparaît aussitôt apparue. » Mais on ne peut pas assimiler si facilement le

concept à un créateur de l'être : le rapport entre l'être et le concept est spécifié

précisément par Hegel dans la Logique et on ne peut en faire simplement

abstraction pour le remplacer par un rapport de créateur à créé. De même,

Bernard Bourgeois, que nous citerons une nouvelle fois ci-dessous afin de

discuter son explication du concept, dans son manuel, indique que « Le concept

est le principe créateur de l'être. »79 Ce préjugé du concept créateur est donc

tenace.

***

78 HYPPOLITE, Jean, Logique et Existence, PUF, Paris, 2012, p. 210.


79 cf. infra p. 50.

46
II. LA MISE EN OEUVRE DE MOYENS DE CONNAISSANCE

NON-HYPOSTASIANTS DANS LA LOGIQUE DU CONCEPT.

Préliminaire : Le concept ne « crée » rien

Que le concept, ou l'idée soit créateur, est un préjugé dont on peut trouver

l'origine dans une compréhension peu précise du platonisme. En effet, lorsque

l'on enseigne Platon et notamment la théorie de l'idée platonicienne, il est

souvent commode d'affirmer ceci que la nécessité de la position de l'idée naît

d'une question dont la forme est la suivante : « Qu'est-ce que X ? » – dans le

Lachès par exemple, on se demande τί ἐστίν ἀνδρεία;80 qu'est-ce que le courage ?

La deuxième étape est de mettre en évidence une réponse évidente, celle qui

consisterait devant cette question à répondre par différents termes : l'exemple

d'une telle réponse évidente est souvent cherchée dans le Ménon, où face à la

question « qu'est-ce que la vertu ? », Ménon répond par toute une énumération de

vertus particulières : il y a la vertu d'un homme, consistant « à être en état

d'administrer les affaires de sa patrie, et, en les administrant, de faire du bien à

ses amis, et du mal à ses ennemis […] », mais aussi la vertu de la femme qui est

de « bien gouverner sa maison »81 ; mais aussi celle des enfants, mais aussi (καὶ

ἄλλη) celle des vieillards, de l'homme libre, de l'esclave, etc. Suite à quoi on

affirme que le recours au καὶ disqualifie les réponses, Socrate répondant à

Ménon : « je ne te demande qu'une seule vertu (μίαν ζητῶν ἀρετὴν), et tu m'en

donnes un essaim tout entier. »82 La troisième étape consiste en ceci qu'on

explique que la bonne réponse est de donner une définition universelle, c'est-à-

80 PLATON, Lachès, 190e.


81 PLATON, Ménon, 71e.
82 Ibid., 72a.

47
dire valant pour tous les cas particuliers ici énumérés, de la vertu. Peu importe ce

qu'elle est, nous pouvons en dégager deux caractères : l'unité mais aussi le fait

qu'elle se répète, qu'elle vaut pour chacune de ces instances. Si l'idée est une et se

répétant plusieurs fois dans chacune de ses instances, la question se pose de

comprendre le fonctionnement de la relation entre cet un qui se répète et ses

répétitions : et une réponse toute trouvée est celle selon laquelle l'idée est un

véritablement étant qui est la cause de chacun de ses exemplaires. L'idée est ainsi

élevée au statut d'étant créateur de l'être sensible. On suivrait ainsi le

raisonnement suivant : si le beau est, alors A, B, C, sont beaux ; ou encore, si

l'être est, alors A, B, C sont. Que le beau en soi ou l'être en soi soient des étants

créateurs est donc la thèse principale d'un platonisme peu précis. Or le concept

hégélien n'a pas du tout la fonction d'un tel étant créateur : c'est ce que nous

voudrions expliquer dans la partie qui s'annonce.

a. Critique de l’approche de Bernard Bourgeois

Bernard Bourgeois affirme83 plusieurs choses à propos du concept tel que

l'entendrait Hegel :

« 1. Le concept ne se réduit pas à sa définition courante de représentation d'un

sens général abstrait de contenus d'abord sensibles qui, eux, révéleraient le réel.

2. Sa fonction est de faire comprendre (begreifen, c'est comprendre), poser

synthétiquement, le contenu divers de quoi que ce soit à partir de son sens

simple, identique à soi, comme loi de composition d'un tel contenu en sa

différenciation interne.

83 BOURGEOIS, Bernard, op. cit., p. 28.

48
3. Le concept est le principe créateur de l'être. »

1. Il semble que cette remarque fasse référence à la notion kantienne du

concept, celle qui est elle-même citée par Hegel dans la partie consacrée au

« Concept en général » : « « l’objet », dit Kant […] est ce dans quoi le multiple

d’une intuition donnée est unifiée. »84 La fonction du concept de cet objet est

donc ici énoncé : il est une fonction d’unification d’un donné.

Que l'intuition soit donnée, signifie dans la terminologie hégélienne

qu'elle soit immédiate, c'est-à-dire qu'elle ne soit pas être-posé mais simple être,

corrélat immédiat et réel d'une nomination ou d'une visée intentionnelle. Il y

aurait donc d'abord, dans un premier temps, donation d'un tel être, puis dans un

second temps une synthétisation ou unification en un seul complexe de cet être,

ici appelé l'objet : une telle synthétisation semble être la fonction de ce que Kant

appelle « concept ».

C'est pourquoi dans cette compréhension du concept selon Kant, c'est

l'intuitionné qui apparaît comme le vrai réel, et le concept qui apparaît comme

une sorte de corruption de celui-ci. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Hegel dans cette

même introduction :

« Cette relation [entre l’entendement et ses formes] est considérée, tout aussi

bien dans la représentation psychologique habituelle que dans la philosophie

transcendantale de Kant, de telle façon que la matière empirique (der

empirische Stoff), le multiple de l’intuition et de la représentation (das

Mannigfaltige der Anschauung und Vorstellung), est d’abord pour lui-même là

(zuerst für sich da ist) et qu’ensuite l’entendement y advient (dann der Verstand

dazu hintrete), apporte en lui l’unité et l’élève par l’abstraction à la forme de

84 HEGEL,G.W.F., Wissenschaft der Logik, II, Surkhamp, Berlin, 1986. p. 254.

49
l’universalité. »85

Ainsi, l’entendement est de cette façon considéré comme une « forme

vide pour elle-même, qui d’une part n’obtient de la réalité que par un tel contenu

donné, de l’autre fait abstraction de lui, c’est-à-dire le laisse comme quelque

chose [...] d’inutile pour le concept. »86

Or comme nous le verrons, dan la logique du concept, ce qui est d’abord à

considérer, ce qui est d’abord « là », c’est le concept lui-même, ou l’être-posé. Le

concept n’est ici pas une fonction de synthétisation d’un contenu préalablement

donné.

2. La définition proposée par Bernard Bourgeois semble mobiliser

certaines notions dont celle de loi de composition. Or la loi est une notion traitée

dans la Logique de l'essence : il est donc clair que le concept n'est pas une loi.

Nous souhaiterions cependant faire abstraction du fait que celle-ci soit

inappropriée pour comprendre le concept et essayer de saisir l'esprit de cette

définition.

La différence que semble indique Bourgeois ici entre le concept hégélien

et le concept kantien et ceci que tandis que l'unification proposée par le concept

kantine est extérieure au pluriel de l'intuition, un soi-disant réel extérieur au

concept, l'unification proposée par le concept hégélien serait une unification

selon un sens immanent au contenu réel même, de telle sorte que ce contenu se

déploie de façon immanente selon une loi une, qui serait donc le concept. On

aurait donc l'impression ici, que le contenu réel, ou l'être, ait une structure, qui

serait la même que celle qu'explique le concept. En fait, cette définition du

85 Ibid., p. 258.
86 Ibid., p. 258.

50
concept permet de comprendre en quoi le concept est objectif, c’est-à-dire en

quoi il permet de comprendre un contenu objectif. L’objectivité du concept,

comme nous tenterons de l’expliquer, désigne la fonction par laquelle celui-ci

modélise un objet, qui est dit être.

3. En ce qui concerne ce point, on peut faire remarquer la contradiction

manifeste qu’il provoque : en effet, soit le concept permet de comprendre

l’objet ; soit il le crée.

Cela dit, on saisit bien pourquoi Bernard Bourgeois pose cette relation de

créateur à créé entre le réel et le concept. En effet, on pouvait trouver auparavant

la distinction entre loi immanente et extérieure un peu mystérieuse : que peut

signifier une loi immanente ? Ici, elle semble être spécifiée d’une façon un peu

plus précise : le concept est une synthèse immanente à son contenu dans la

mesure où il structure lui même réellement l’être de ce contenu. Il ferait

comprendre et créerait l’être. C’est même parce qu’il le créerait de lui-même

qu’il pourrait le faire comprendre. Cela n’est pas sans rappeler l’entendement de

Dieu, tel qu’il est décrit par Kant au §21 de la Critique de la Raison Pure : un

entendement qui intuitionne, « un entendement divin, qui ne se représenterait pas

des objets donnés, mais qui seraient donnés et apportés par la représentation de

cet entendement même. » Mais cela, précise Kant, est impossible pour un

entendement humain.

De même pour Hegel : nous parlons ici d’un concept humain, non d’une

divinité. La fonction de compréhension ne saurait se confondre avec la fonction

de création. Le concept n’est pas Dieu. À ce titre, on voudrait rappeler

clairement que la création – die Erschaffung – est une structure apparaissant

dans les Leçons sur la philosophie de la religion et ayant une validité dans ce

51
domaine en particulier. Elle y est alors convoquée pour expliquer une

caractéristique fondamentale de la religion judaïque sur laquelle nous

reviendrons à la toute fin de ce travail.87

De toute façon, il est impossible que le concept soit dit créer l’être, dans

la mesure où le concept, Hegel l'écrit clairement, est l’identité de l’être et de

l’être-posé. Aucune espèce de faculté de création divine n’est supposée ici : il

s’agit d'une détermination logique.

b. L’approche générale du concept : l’identité de l’être et de l’être-posé

Effectivement, que dans le concept, l'être-posé en tant qu'être-posé, passe dans

l'être, et l'être, en tant qu'être, passe dans l'être-posé, semble être une remarque

qui apparaît nécessairement d'une lecture précise de la logique. Ce faisant, la

troisième propriété soulevée par Bourgeois dans son analyse du concept

s'effondre également : le concept ne crée pas l'être, mais dans le concept, l'être-

posé en tant qu'être-posé, disparaît dans l'être et l'être disparaît en tant qu'être

dans l'être-posé :

« Il faut considérer le concept, d’abord, et en général, comme le tiers de l’être et

de l’essence, de l’immédiat de la réflexion (Der Begriff ist von dieser Seite

zunächst überhaupt als das Dritte zum Sein und Wesen, zum Unmittelbaren und

zur Reflexion anzusehen). »88

Que le concept soit le tiers terme de l'être et de l'essence, c'est-à-dire de

l'immédiat et de la réflexion, ne peut pour l'instant ne signifier qu'une chose : il

n'est ni simplement être ; ni simplement réflexion. Mettons l'emphase sur cette

87 cf. infra p. 92.


88 HEGEL,G.W.F., Wissenschaft der Logik, II, Surkhamp, Berlin, 1986. p. 245.

52
dernière remarque : dans la mesure où il n'est pas simplement réflexion, comme

l'est l'essence qui est la réflexion de quelqu'être, il n'est pas simplement être-posé

de l'être, c'est-à-dire non-être de cet être et relatif à un être extérieur à lui. C'est-à-

dire qu'il doit fonctionner d'une manière différente de la réflexion référée à

quelqu'être. Cela suffit à prouver que le concept n'a pas une fonction de

synthétisation ou d'identification référée à un être sensible extérieur à lui.

« L’être et l’essence sont dans cette mesure les moments de son devenir ; il est

cependant leur assise fondamentale (Grundlage) et leur vérité comme l’identité,

dans laquelle ils ont disparu et sont contenus. »89

Ici, ce rapport du tiers terme de l'être et de l'essence se spécifie : le

concept est l'identité de l'être et de la réflexion.

« La détermination phrase propre et nécessaire de la substance est le poser, de ce

qui est en et pour soi ; le concept est maintenant cette unité absolue de l’être et

de la réflexion, de telle façon que l’être-en-et-pour-soi n’est que par ceci qu’il

est tout aussi bien réflexion ou être-posé et que l’être-posé est l’être-en-et-pour-

soi. (Die eigene, notwendige Fortbestimmung der Substanz ist

das Setzen dessen, was an und für sich ist; der Begriff nun ist diese absolute

Einheit des Seins und der Reflexion, daß das Anundfürsichsein erst dadurch ist,

daß es ebensosehr Reflexion oder Gesetztsein ist und daß

das Gesetztsein das Anundfürsichsein ist.) » 90

La détermination « phare » de la substance est le poser de ce qui est en et

pour soi-même. On peut lire cette phrase de la façon suivante : dans le paradigme

de l'essence, nous avons une référence réelle, ici étante et désigné comme étante

en et pour soi-même, qui est posée comme, ou réfléchie comme ce qu'elle est.

89 Ibid., p. 245.
90 Ibid., p. 246.

53
Le concept est l'unité absolue de l'être et de la réflexion, c'est-à-dire leur

identité. Une remarque qui permet de mieux saisir la nécessité d'une telle identité

ou devenir entre l'être et l'être-posé est évoquée par Hegel : elle explique que

l'aperception originaire synthétique de l'aperception exposée par Kant dans la

Critique de la Raison Pure est une application de cette identité. Si on s'intéresse

d'abord au titre même de la section consacrée à cette structure chez Kant, « Von

der ursprünglich-synthetischen Einheit der Apperception », on peut déjà

s'étonner de ce qu'une unité, ou identité, soit originaire, c'est-à-dire non-posée

elle-même, c'est-à-dire immédiate, et synthétique, c'est-à-dire être-posé d'un

pluriel : cela doit nous amener à faire le rapprochement entre cette identité et

l'identité du concept. L'acte du « Je pense » est donc en même temps la condition

de possibilité de l'être même de ce Je pense ». C'est ici une application de ce que

nous lisons à la suite de ce passage, à savoir que :

« L’être en et pour soi est par ceci, qu’il est tout aussi bien réflexion ou être-posé

et que l’être-posé est l’être en et pour soi. (das Anundfürsichsein erst dadurch

ist, daß es ebensosehr Reflexion oder Gesetztsein ist und daß

das Gesetztsein das Anundfürsichsein ist.) »91

Il semble ainsi que dans la Logique du concept soit considéré le discours

ou la réflexion elle-même, dans la mesure où ils sont an sich, c’est-à-dire non

relatifs à une quelconque référence, mais de la façon dont ils se présentent eux-

mêmes et d'eux-mêmes. Tandis donc que Kant pose, d’une façon assertorique,

l’être s’auto-posant du « Je pense » – qui n’est en soi qu’en tant qu’il se pose, ou

ne se pose qu’en tant qu’il est en soi, qu’il s’impose –, on peut dire qu’ici Hegel

cherche à parler de cet être particulier de l’être se posant en soi. C’est ainsi qu’il

faut comprendre les sections consacrées à l’universalité, la particularité et


91 Ibid., p. 246.

54
l’individualité : elles sont des moyens d'analyser le fonctionnement, l’être, la

façon d’être – die Weise des Seins – du concept en lui-même.

Que comme concept, la réflexion ne soit pas relative – ou référentielle –,

mais absolue, cela explique aussi qu’elle soit décrite comme une « identité

absolue »92.En effet, la réflexion est une identité. Lorsqu’elle est appliqué à un

contenu divers, mettons A et B, elle signifie que A = B. C’est-à-dire que par cette

fonction, A est réfléchi en tant que B et B en tant que A. Dans la logique de

l’essence, le contenu de cette réflexion lui était extérieur et, par exemple, la

position d’immédiateté d’un « A » était présupposée par la réflexion de A comme

A : A = A. Ici l’être-posé « A = A » n’est relatif à rien : il est absolu. On pourrait

dire qu’il est un être-posé simple, c’est-à-dire posé, non par rapport à quelque

chose d’autre, mais simplement – schlechthin – posé. Si l’on considère par

exemple : « Je pense » : c’est dans la mesure précisément où cet être-posé de Je

comme pensant n’est intermédié par rien et est immédiat, que la différence entre

Je et pensant n’est qu’une apparence. C’est-à-dire que cette identité, en tant

qu’elle est schlechthin gesetzt, qu’elle s’est schlechthin gesetzt, et ainsi d’un seul

tenant, est une différence seulement apparente. Nous disons d’un seul tenant : en

réalité, ce que nous souhaitons ici exprimer est ce fait que tandis que la réflexion

est toujours relative – étant ainsi toujours en deux temps, le temps de l’être

présupposé et celui de son abolition –, ici, l’être-posé est posé en un seul coup,

en une seule fois, sans que celui-ci ne présuppose le moment de l’abolition de

l’être. L’être-posé étant posé d’un seul coup, ce qui est ici posé n’est pas un autre

extérieur à lui, mais lui-même. Il est ainsi en soi, commence de lui-même. Il est

un être-posé originaire, immédiat.

92 Ibid., p. 274.

55
c. La distinction du concept hégélien et de la conception commune du

concept comme représentation générale

Le concept est trop général par son abstraction. C’est une critique que l’on

retrouve chez Nietzsche, ou encore beaucoup plus tard par Bergson. Seulement,

elle repose sur une conception erronée du concept selon lequelle il serait une

représentation dont la fonction serait la subsomption d'autres représentations. La

subsomption, selon Kant dans le passage introductif à la section sur le

schématisme de la Critique de la Raison Pure, consiste en ceci que « dans toute

subsomption d’un objet sous un concept, la représentation du premier doit être

équivalente à la représentation du second, c’est-à-dire que le concept doit

contenir ce qui est représenté dans l’objet à subsumer, car c’est cela que signifie

l’expression : un objet est contenu sous un concept. »93 Que la représentation du

premier soit équivalente à la représentation du second, cela signifie que le nom

du premier soit devenu le même que le nom du second. C’est-à-dire que le

subsumé change de nom et prend celui du subsumant. Une critique fort claire de

la fonction d’un tel concept subsumant se trouve dans un petit texte inachevé de

Nietzsche intitulé « Vérité et mensonge au sens extra-moral » :

« Pensons encore en particulier à la formation des concepts. Tout mot devient

immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour

l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa

naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps

pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire, à

strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu'à des cas

différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique (Jeder Begriff

93 KANT, Immanuel, Kritik der Reinen Vernunft, Meiner, Hamburg, p. 196.

56
entsteht durch Gleichsetzen des Nichtgleichen). » 94

Dans cette partie, nous tâcherons de montrer en quoi le concept ainsi

présenté n’est qu’une représentation hypostasiante qui en tant que telle n’a rien à

voir avec le concept de la logique hégélienne.

i. Que signifie « représentation » ?

Dans l’introduction consacrée au « Concept en général », nous lisons que « dans

notre science, la logique pure, les étapes du concept sont l’être et l’essence. Dans

la psychologie, ce sont le sentiment, l’intuition et ensuite la représentation, qui

sont présupposées à l’entendement. »95 Ce passage, sur lequel Hegel ne revient

pas vraiment, est fondamental dans la mesure où il installe une correspondance

entre les étapes de la logique et les étapes de la psychologie :

« Les déterminations pures de l’être, de l’essence et du concept constituent en

effet également les assises fondamentales et la structure (Gerüst) intérieure

simple de l’esprit ; l’esprit comme intuitionnant, tout aussi bien comme

conscience sensible est dans la détermination de l’être immédiat, de même que

l’esprit comme représentant tout comme conscience percevante s’est élevée de

l’être à l’étape de l’essence ou de la réflexion. (sich vom Sein auf die Stufe des

Wesens oder der Reflexion erhoben hat) »96

Ainsi, dans l’anthropologie présentée dans l’Encyclopédie, nous lisons

dans le §446 que dans l’intuition :

« l’esprit, qui est déterminé naturellement comme âme, est en tant que

94 NIETZSCHE, Friedrich, Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne, 1, version


numérisée disponible sur https://www.geisteswissenschaften.fu-berlin.de
95 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 257.
96 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 257.

57
conscience en relation à cette déterminité comme à un objet extérieur. […]

L’intelligence dirige tout aussi bien son attention vers et contre cet être-hors-de-

soi et est l’éveil à soi-même dans cette sienne immédiateté, son interiorisation-

dans-soi dans elle-même (das Erwachen zu sich selbst in dieser ihrer

Unmittelbarkeit, ihre Erinnerung-in-sich in derselben). »

Il est ici intéressant de voir que le contenu de l'intuition fonctionne d'une

façon analogue à l'être tel qu'il est présenté dans la Logique de l'essence. En effet,

l’être aussi était désigné par Hegel, dans son passage à l'essence, comme ce dont

le mouvement est l’intériorisation dans soi, die Erinnerung in sich.97De même ici,

on peut dire que le contenu de l'intuition est ce que réfléchit l'esprit théorique

dans son éveil à soi-même : il son immédiateté présupposée –, il est à ce titre

intéressant de relever qu'ici également, le contenu de l'intuition est désigné

comme l'objet d'une attention, ce qui n'est pas sans rappeler la fonction de l'être

comme contenu d'une visée intentionnelle. Cet éveil à soi-même à partir de

l'intuition présupposée, c'est la représentation qui, quant à elle, est, selon le

§451 :

« comme l’intuition intériorisée, le moyen terme entre le se-trouver-déterminé

immédiat de l’intelligence et elle même dans sa liberté, le penser. La

représentation appartient à l’intelligence, mais encore avec une subjectivité

unilatérale, dans la mesure où cette représentation sienne est encore

conditionnée par l’immédiateté, et n’est pas en elle-même l’être (indem dies

Ihrige noch bedingt durch die Unmittelbarkeit, nicht an ihm selbst

das Sein ist). »

La représentation est une intuition intériorisée (erinnerte) : cela signifie,

si l’on reprend ce dont nous parlions au-dessus, qu’elle est ce qui réfléchit cette

intuition. Le texte insiste ici également sur le fait pour cette représentation d'être

97 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 14.

58
conditionnée : comme c’était le cas de la réflexion de la logique de l’essence, elle

présuppose un être extérieur à elle, qu’elle réfléchit, mais qui cependant demeure

immédiat et non-posé par elle car il est sa référence. C’est cela que signifie la

condition de la représentation par l’être et le fait qu’elle ne soit pas en elle-même

l'être, c'est-à-dire être-posé étant ou immédiat – ce qui correspond, comme on

l’aura remarqué, au fonctionnement du concept : c'est le penser, que nous

étudierons plus tard dans ce travail98, qui aura un tel fonctionnement.

ii. La représentation et le mot

Il y a toujours une corrélation entre l’usage d’un nom et ce que Hegel

appelle représentation. En fait cela est compréhensible dans la mesure où le nom

est le en-tant-que-quelque-chose ou la forme de l’être réfléchi : il est ce en tant

que quoi il est ou est signifié. C’est pourquoi l’essence est exprimé par le nom,

dans la mesure où celui-ci est considéré comme forme ou réflexion d’un être.

Nous avons déjà évoqué une telle idée lorsqu’on a fait remarquer que toute

nomination est déjà structurellement une réflexion – dans la mesure où le nom est

considéré comme la forme du nommé.

C’est-à-dire que la représentation, comme intuition intériorisée, réfléchie,

peut avoir pour expression un nom qui se réfère au contenu de celle-ci. Ce nom

engage cette intuition, mais comme abolie, et seulement comme abolie, c’est-à-

dire réfléchie.

98 cf. infra p. 69.

59
iii. Reprise de la critique de Nietzsche

Si l’on reprend maintenant la critique de Nietzsche, on remarque plusieurs

choses : a. le concept est un mot-trace d’une intuition immédiate : il est une

représentation – ou la forme de celle-ci – au sens hégélien. b. le concept est dit

abstrait en ceci que sa forme, le mot, remplace, tient lieu de la forme, du mot de

l’ensemble d’autres intuitions, ou d’autres représentations potentielles.

On pourrait dès lors affirmer que la subsomption selon Nietzsche, mais

aussi la subsomption en tant que telle, désigne simplement l’abandon d’un nom

pour un autre : il est un changement de nom. Le nom du concept remplace donc

le nom des autres intuitions d’autres expériences : mais considéré en lui-même, le

concept est un simple nom relatif à une immédiateté dont il est la réflexion ou

forme. C’est précisément pour ceci que lorsque Nietzsche parle du concept de

feuille en général, il en parle comme d'un mot référé à un être immédiat qui serait

la feuille en général :

« le concept feuille a été formé grâce à l'abandon délibéré de ces différences

individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la

représentation, comme s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque

chose qui serait « la feuille ». »99

C’est aussi comme ça que fonctionne la subsomption des individus en

espèces, puis en genres : un nom est substitué à une autre, c'est-à-dire d’abord

celui de l’espèce à celui des individus, puis celui du genre à celui des espèces. Se

pose alors la question de savoir quelle est la référence du nom du concept : une

immédiateté en général, un fantasme ? Le même problème – qui devient un faux

problème dès que l’on sort du paradigme du concept comme représentation – a

conduit Wittgenstein à se demander dans le §73 des Recherches :

99 NIETZSCHE, Friedrich, op. cit., 1.

60
« Mais à quoi ressemble une image de feuille qui ne présente aucune forme

particulière, mais ce qui est commun à toutes les formes de feuille, et non une

forme déterminée ? De quelle nuance de couleur est l’échantillon de la couleur

verte « qui se trouve dans mon esprit » ? – l’échantillon de ce qui est commun à

toutes les nuances de vert ? »100

Mais que le concept soit représentation, c’est-à-dire nom d’un être aboli,

est contradictoire avec la propriété du concept hégélien selon lequel il est être-

posé immédiat et non relatif, un être-posé qui soit lui-même un être. Que le

concept ne fonctionne pas du tout comme représentation, et a fortiori comme

représentation subsumante est un point fondamental de la logique du concept.

Le concept n’est donc pas pour Hegel une représentation subsumante,

c’est-à-dire le Als-Etwas commun de nombreuses immédiatetés, ni même une

représentation, c’est-à-dire le Als-Etwas d’une immédiateté. Pour Hegel, le

concept est l’être-posé immédiat. Cela signifie qu’il est l’être-posé qui n'est pas

la réflexion ou représentation d’autre chose. Si l’on considère que l’être-posé a

pour expression un nom, on peut dire que le concept est le nom sans référence, le

, et que lorsqu'on le considère, on doit le considérer comme nom pur, non comme

nom d’un être, nom référentiel.

Cela dit, s’il est identité absolue, il est évident, d’après la logique de

l’essence, qu’il est aussi différenciation absolue, puisqu’une identification,

comme on l’a vu ne fonctionne que si fonctionne une fonction réciproque de

différenciation. Une différenciation absolue, ou indépendante,est une

différenciation non relative, c’est-à-dire une division originaire : ein Urteil. C’est

pourquoi le jugement est appelée une fonction réciproque du concept101.

100WITTGENSTEIN, Ludwig, Recherches Philosophiques, Gallimard, Paris, 2005, p. 68.


101HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 301 : « Le juger (das Urteilen) est dans cette mesure une autre
fonction que le concevoir (das Begreifen) ou bien plutôt l’autre fonction du concevoir […] ».

61
d. Le jugement comme moyen non-hypostasiant de connaissance

Pour comprendre en quoi le jugement est un moyen de connaissance non-

hypostasiant, on peut s'intéresser à ce que Hegel nous dit des parties du

jugements dans la partie intitulée « Le jugement » de la Logique du concept qui

consiste en une critique de la forme même de la nomination dans la connaissance,

laquelle conduit irrévocablement au point de vue de l'hypostase.

Hegel, dans le paragraphe introductif à la section consacrée au jugement,

fait une critique d’une idée préconçue que nous avons du fonctionnement du

jugement. Il nous appartiendra dans cette partie de comprendre en quoi elle

consiste.

Cette idée préconçue du jugement est issue de la forme même du sujet et

du prédicat : c’est que dans la proposition « S est P », S et P apparaissent d’abord

comme des noms. C’est pourquoi on lit qu’« il est approprié et nécessaire,

d’avoir pour les déterminations du jugement ces noms, sujet et prédicat. »102

Ainsi, alors qu’on appelle communément le jugement une mise en relation de

deux concepts, son fonctionnement véritable, en général, est celui d’une relation

entre deux noms. Au reste, il s’agit ici de la conception du jugement du

« premier » Wittgenstein de la proposition : celle-ci est un complexe de noms,

une relation établie entre deux noms. Il est intéressant de voir ici en quoi, encore

une fois, un présupposé logique analytique est considéré dans la logique

hégélienne comme un problème.

Ainsi, dans l’image habituelle que l’on se fait du jugement selon Hegel, le

jugement a deux parties. La première d’entre elles est le sujet : celui-ci est

« l’étant immédiat », qui se spécifie plus particulièrement comme une espèce de

102Ibid., p. 302.

62
nom (ein Art von Name). C’est une hypostase, au sens dans lequel nous l’avons

étudié. La seconde d’entre elles est le prédicat, « l’universel, l’essence ou le

concept ». Cet universel, cette essence, ou ce concept est censé exprimé ce qu’est

le sujet. Le point de Hegel est le suivant : lorsque l’on cherche le prédicat

convenant à un tel nom – et au corrélat étant qui l’accompagne –, « alors pour

cette décision de jugement, il devrait se trouver déjà un concept au fondement ;

mais ce concept est exprimé dans le prédicat ». Ainsi, cette prédication est tout

aussi contingente que l'est le nom du sujet. La prédication est ainsi décrite :

« C'est donc proprement la simple représentation, laquelle constitue la

signification présupposée du sujet et qui conduit à une explication du nom –

Namenerklärung – , où ce que l’on comprend ou pas sous ce nom est un fait

historique et contingent. »103

Autrement dit, le prédicat attribué à ce sujet, est tout aussi bien un simple

nom que le nom du sujet lui-même. La prédication aussi est une nomination,

mais une seconde nomination qui donne l'illusion d’un approfondissement du

premier. On pourrait expliquer ceci en disant que dans cette idée préconçue du

jugement, deux noms appellent une même chose, de façon synonyme, de telle

façon cependant que ce dont il est question ne soit en aucun cas mieux connu.

Dans la mesure où il est deux fois appelé, il reste aussi indéterminé, comme le

corrélat immédiat de deux noms. C’est ce que Hegel explique clairement dans la

suite du texte :

« si le jugement est expliqué habituellement de telle façon qu’il est une liaison

de deux concepts, on peut accorder pour la copule extérieure l’expression vague

de liaison, et même que les deux éléments mis en relation doivent être des

concepts. Mais cependant, cette explication est hautement superficielle, en ceci

103Ibid., p. 304.

63
que […] l’explication est bien meilleure que la chose ; car ce ne sont pas des

concepts, qui sont visés, pas des déterminations conceptuelles, mais proprement

seulement des déterminations de la représentation (kaum Begriff-, eigentlich nur

Vorstellungsbestimmungen). »104

Cette vague liaison correspond en réalité à la structure du jugement telle

qu’elle est apparue dans La logique de l’être, comme passage d’un être à un autre

être liés par le und. Ici également est critiquée la liaison de deux positions

d’immédiateté. Le jugement n’est donc pas une liaison de noms. Qu’est-il donc ?

Le concept, comme on l’a vu, est être-posé originaire. Comme nous le

savons, la première structure de l’être-posé, c’est-à-dire du quelque chose en tant

que quelque chose est la relation d'identité, « A = A » et on peut tout aussi bien

l’écrire « S = P ». Cette identité originaire présuppose une différence originaire,

qui est le jugement. Or nous l’avons vu, la contradiction est un néant : dans la

Logique de l’essence, ceci a pour conséquence qu’elle se résout, s’abolit, et que

l'essence ou la proposition devient ainsi référentielle, car référée à un être

fondement. Lisons en détail la fin de l'introduction à la section consacrée au

jugement dans la Logique du concept :

« Le sujet est le prédicat, est ce qu’exprime d’abord le jugement ; mais puisque

le prédicat ne doit pas être ce que le sujet est, ici une contradiction est présente

(vorhanden), qui doit se résoudre, passer dans un résultat. »105

Il s’agit ici exactement du cas de la réflexion telle qu’elle est présentée

dans la Logique de l’essence. Elle s’abolit et devient proposition référentielle

relative à un être. Ici cependant,

« Puisque le sujet et le prédicat sont en et pour soi-même la totalité du concept,

et que le jugement est la réalité du concept, ainsi son mouvement en avant est

104Ibid., p. 304.
105Ibid., p. 310.

64
seulement développement […] il y a déjà en lui ce qui advient en lui, et la

démonstration est seulement une monstration, une réflexion comme poser de ce

qui est déjà présent dans les extrêmes du jugement, mais ce poser aussi est lui-

même déjà présent ; il est la relation des extrêmes. »106

Que le jugement ne soit pas réflexion signifie ceci : il n’a pas pour

fonction de montrer quelque chose concernant un être, le en-tant-que-quelque-

chose d’une référence étante. C’est ce que signifierait le terme « démontrer », si

on le considère comme un verbe issue du mot ἀπόδειξις : ἀπό exprime la

provenance ou le fait d'être fondé par un être. Ici, ce qu’il montre n'est pas un

être, mais lui-même. C'est-à-dire qu'il n'est pas la poser ou la médiation d'un être,

mais un poser lui-même étant et déjà là. On a déjà exprimé ce fait que le concept

était l’identité absolue, cest-à-dire la réflexion absolue de l’être-posé comme lui-

même. C’est pourquoi ces deux termes sont dits être des extrêmes en relation :

extrêmes, ils le sont dans la mesure où ils circonscrivent le jugement qui se

maintient comme une totalité en lui-même.

Ici donc, la contradiction qu’est le jugement est étante et subsiste : elle

n’est pas référentielle. Tandis, donc que cette contradiction est un néant, ce néant

subsiste, est un étant, un néant consistant qui ne s’abolit pas dans son être-posé. Il

faut mesurer l’intensité d’une telle thèse : tout jugement est une contradiction qui

se maintient comme étante. C'est pourquoi le jugement, à la différence de la

représentation – analogue, comme on l'a vue, à la réflexion – n'est pas

hypostasiante : elle n'a pas de référence étante.

***

106Ibid., p. 310.

65
CONCLUSION : l'immédiateté identifiée à la médiation

La position d’immédiateté se révèle, dans la logique du concept, non pas comme

médiation niée, mais comme identique à la médiation elle-même.

Cela dit, même si le concept est une contradiction – être-posé – étante, il

s’abolit bien, selon la logique : le concept, dans la mesure où il s’abolit, devient

objectif. Simplement, l'abolition dont il s'agit ici n'est pas celle de l'être-posé de

la Logique de l'essence : l’abolition de la médiation n'a pas ici pour résultat la

négation de la médiation, car celle-ci se maintient. L’être résultant de l’abolition

de la médiation a ici une autre fonction que celle de l'être référence de la Logique

de l'essence.

Bruno Haas, dans son article intitulé « Modelltheorie », parle de la

relation du concept et de son objectivité comme d’une relation de modélisation.

Celle-ci est distinguée de la relation de référentialité telle qu’elle est exposée

dans la logique de l’essence :

« Si l’on nomme l’être ce quelque chose, qui est conçu (erfasst wird), et le en-tant-que-

quelque-chose (das Als-Etwas) le modèle, cela signifie alors que le quelque chose est

effectivement conçu comme quelque chose, mais pécisément comme quelque chose

d’autre (etwas Anderes). Car il est de l’essence du modèle, qu’il soit quelque chose

d’autre que le quelque chose dont il est le modèle. »107

Ici, le concept objectif est bien dit être quelque chose d’autre que l'être

qu'il modélise. Il n’est donc pas une pure médiation non-étante comme l’était la

réflexion qui s’abolit dans l’être. Le concept objectif fonctionne donc d’une

façon différente de celle de la réflexion qui s’abolit dans son fondement. C’est

que dans la mesure où le concept objectif se maintient comme concept étant, il


107 HAAS, Bruno, « Modelltheorie », in Hegel, Une pensée de l’objectivité, Université de Liège
(éd.), Éditions Kimé, Paris, 2017, p. 152.

66
n’est pas un concept se référant directement à l’être qu’il explique : mais il se

réfère d’abord à soi-même. Tout en étant référé à soi-même, cependant, il

modélise un autre être que lui : c’est en cela que consiste le concept objectif

selon Hegel.

Que tout être-posé ou toute forme modélisant un être soit une forme

absolue, référée obliquemment108 et non pas directement à cet être, voilà la

critique finale du point de vue de l’hypostase dans la Logique. C’est lorsque le

nom devient indépendant, ou libéré, de l’être qu’il explique, que le point de vue

de l'hypostase est définitivement abandonné : c'est-à-dire que l'hypostase perd sa

fonction de référence directe.

***

III. LA STRUCTURE DU SUJET : HEGEL ET LACAN

En tant que structure logique, le concept peut avoir des applications : parmi elles,

on trouve selon Hegel l’application au sujet, au moi – que nous traduirons ici par

le « Je » afin de conserver le sens de Ich. Nous avons déjà observé les analogies

de fonctionnement entre ce que Hegel appelle concept et le « je pense » kantien.

Mais cela est de nouveau énoncé clairement dans la partie consacrée au « concept

universel » : « La vie, le Je, l’esprit (Leben, Ich, Geist), le concept absolu ne sont

pas des universels comme les genres les plus généraux, mais des concrets

[...] ».109 Nous étudierons dans cette partie, à partir de passages précis de

108 HAAS, Bruno, art. cit., p. 153 : « On peut se demander si toute locutio directa n'est pas aussi
structurellement toujours une locutio obliqua, c'est-à-dire si la logique du modèle n'est pas
déjà impliquée dans la logique d'un discours direct et immédiat. » Ici est bien mis en évidence
que le modèle est un être-posé référé de façon oblique à sa référence, à la différence de la
réflexion ou essence, qui elle est un être-posé référé directement à la référence.
109 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 279.

67
l'Encyclopédie, la façon dont Hegel conceptualise le Je, que nous identifierons à

ce qu'il appelle « l'esprit théorique » dans l'Encyclopédie – cet esprit théorique se

spécifiant au fil du texte comme intuition, représentation, puis enfin penser –.

Préliminaire : la critique de la représentation du sujet comme chose

pensante

Hegel, dans l'introduction consacrée au concept en général, mène une critique de

la tendance à poser comme une immédiateté, comme une simple chose étante, le

sujet. L’exemple parfait de ce genre d'hypostase est évidemment la chose

pensante du cogito cartésien. C’est dans la seconde méditation que Descartes

infère de ce fait qu'il pense, qu'il est une chose pensante. Autrement dit, si ça

pense, c'est que quelqu'être pense : c'est-à-dire que tout mode ou toute affection

présuppose un être qui le fonde. Au reste, on trouve dans le onzième article de la

première partie des Principes de la philosophie ce principe fondamental selon

lequel le néant n’a pas d’attribut110, c'est-à-dire que tout attribut présuppose un

être qui l'a. Il est intéressant de voir que ce qui permet le raisonnement de

Descartes repose sur une structure dont parle Hegel : il s’agit ici d’un

raisonnement fonctionnant dans le paradigme de la Logique de l’essence.

En effet, le mode, selon Descartes dans les Principes, est présenté de la

façon suivante au cinquante-sixième article de la première partie : « lorsque je

considère que la substance est autrement disposée ou diversifiée, je me sers

particulièrement du nom de mode ou façon. »111Autrement dit, le mode – ici, en

110 DESCARTES, René, Principia Philosophiae, Forgotten Books, Londres, 2018, p. 3 : « nous
remarquerons qu’il est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le
néant n’a aucunes qualités ni affections (nihili nullas esse affectiones sive qualitates), et qu’où
nous en apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou substance
dont elles dépendent. »
111 DESCARTES, René, Ibid., p. 15.

68
l'occurence, la pensée – est ce en tant que quoi se montre la substance étante

pensante, autrement dit elle en est la réflexion ou la forme. Selon le principe ci-

dessus énoncé, on peut dire que toute forme est forme d'un être : c’est-à-dire que

l’être a ici la fonction de résultat de l’abolition de l’être-posé, comme c’est le cas

dans la Logique de l’essence. En effet, ce principe, que le néant n’a pas d’attribut,

semble signifier que tout attribut est attribut de l’être, autrement dit, dans la

terminologie hégélienne, que tout être-posé est référentiel, ou s’abolit comme

être-posé.

C’est précisément cette façon de se représenter Je, comme un être

référentiel que vise Hegel lorsqu’il écrit que :

« quand on en reste à la simple représentation, comme elle se présente dans

notre conscience habituelle, Je est seulement la chose simple, qui est aussi

nommée âme (das einfache Ding, welches auch Seele genannt wird), à laquelle

le concept est inhérent comme une possession ou une propriété. Cette

représentation, qui ne permet pas de concevoir le Je ni le concept, ne peut pas

servir à faciliter ou à s’approcher de la conception du concept. »112

Dès lors, on comprend que si la représentation de Je consiste en cela, sa

conceptualisation véritable va consister en ceci que le Je soit conçu dans la forme

logique du concept.

a. L’esprit théorique comme application du concept

Afin de comprendre le fonctionnement de ce Je, nous avons cru justifié de

se fonder sur les textes de l'Encyclopédie relatifs à ce que Hegel appelle l'esprit

112 HEGEL, G.W.F., op. cit., p. 256.

69
subjectif, et en particulier l'esprit théorique. L’esprit comme esprit théorique,

lisons-nous dans le §440 est :

« déterminé comme vérité de l’âme et de la conscience, comme cette totalité

simple immédiate et ce savoir, qui ne se tient plus désormais, comme forme

infinie, comme borné par un contenu, et ne se tient plus en relation à lui comme

objet, mais savoir du substantiel, qui n’est totalité ni subjective ni objective. »

Que l’esprit théorique ne soit pas en relation à un objet est une

détermination fondamentale. En effet, cela signifie qu’il n’a pas de référence. On

peut à ce titre comparer le §413 qui concerne la conscience où nous lisons que

« la conscience constitue l’étape de la réflexion ou de la relation de l’esprit, de lui

comme apparition. » Que la conscience soit l’étape de la réflexion est peu

surprenant dans la mesure où, on a lu l’introduction de la Phénoménologie de

l’esprit selon laquelle la conscience « différencie de soi ce à quoi en même

temps elle se rapporte (unterscheidet etwas von sich, worauf es sich

zugleich bezieht) »113 : c'est-à-dire qu'elle le réfléchit.

La conscience est donc bien référentielle, à la différence de l'esprit

théorique qui a pour fonction un savoir qui n’a pas de référence : cela est à

retenir fermement. On comprend dès lors le §440, dans lequel on lit que :

« L’esprit commence donc seulement à partir de son propre être et se rapporte

seulement à ses propres déterminations. (Der Geist fängt daher nur von seinem

eigenen Sein an und verhält sich nur zu seinen eigenen Bestimmungen). »

C’est pourquoi l’être de l’esprit n’est plus relatif car l’esprit lui même

n’est plus référentiel : il est en soi dans la mesure où il ne commence que de lui-

même et se rapporte non aux déterminations d’une référence étante, mais à ses

propres déterminations. Cela nous rappelle évidemment le passage de la sphère

113 HEGEL, G.W.F, Phänomenologie des Geistes, Meiner, Hamburg, 1988, p. 64.

70
de la réflexion à la sphère du concept : l’esprit ici, fonctionne comme le concept,

c'est-à-dire comme un être-posé non plus relatif mais immédiat, étant.

b. Le rôle du signe dans l'intelligence

Nous avons déjà fait référence ci-dessus à la psychologie hégélienne. 114 Nous

avons ainsi installé une correspondance entre l’être et l’essence et l’intuition et la

représentation. Nous voudrions ici comprendre la pensée – ou, si l’on traduit

littéralement das Denken, le penser – à partir des paragraphes concernant le

passage de la représentation au penser dans l'Encyclopédie.

« En tant qu’elle intériorise l’intuition, l’intelligence pose le contenu du

sentiment dans son intériorité, dans son propre espace et son propre temps. »115

On a ici une distinction entre l’espace de la réflexion, et l’espace du

réfléchi. Il y a un espace et un temps de la réflexion. Cela est intéressant, car il

enrichit le concept de la réflexion qui n'était d’abord, dans la logique, qu'une

réflexion en tant que quelque chose. Il est ici fait état d'un médium dans lequel le

contenu réfléchi de l'intuition est placée.

L'intériorisation de cette intuition, sa réflexion, ou sa forme, est appelée

l’image. Celle-ci est donc « arbitraire ou contingente, isolée en général du lieu,

du temps extérieur, et du contexte immédiat dans laquelle elle s’est trouvée. »116

C’est pourquoi l’intelligence est appelée, dans l'exercice de cette fonction, la

faculté d’imagination reproductrice : elle est « l’émergence des images à partir de

l’intériorité propre du Je, qui est désormais la puissance [disposant d’elles]. »117

La suite de la section consacrée à l’intelligence consiste simplement en

114 cf. supra p. 58.


115 Ibid., §452.
116 Ibid., §452.
117 Ibid., §455.

71
ceci, que la matière – der Stoff – de l’image, ou des images de la représentation,

ne sont plus à l’extérieur de l’intelligence, mais à l’intérieur d’elle : elle tire la

matière de ses images d’elle-même, et non plus de l’extérieur :

« l’intelligence est dans la fantaisie (in der Phantasie) accomplie comme auto-

intuition (Selbstanschauung), dans la mesure où son contenu pris à partir d’elle-

même a une existence imagée (bildliche Existenz hat). »118

Dans la mesure où désormais, l'intelligence se construit pour elle-même

des images, de façon spontanée, celle-ci est désormais dans sa fonction de

créatrice d'images non plus relative à l'être de l'intuition, mais en soi. C'est

pourquoi nous lisons par la suite que « dans cette unité du contenu intérieur et de

la matière, l’intelligence est tout aussi bien retournée à la relation à soi-même

comme immédiateté en soi. » Dans la mesure, en effet, ce à partir de quoi l’image

est fait n’est plus extérieur mais intérieur au milieu de la réflexion elle-même,

alors cette image n’est plus relative à l'être intuitionné mais an sich, c’est-à-dire

immédiate. Mais une image inventée immédiatement, fonctionnant comme une

réflexion immédiate, qu’est-ce que c’est ? C’est, selon Hegel, un signe :

« [Cette intuition] est une image, qui s’est remplie d’une représentation

indépendante de l’intelligence comme âme, sa signification. Cette intuition est le

signe. »119

Cette intuition, ou immédiateté, est une image, qui a pour contenu non pas

un être auquel elle se rapporterait, mais une représentation qui est fournie par

l’intelligence de façon indépendante. Hegel continue :

« le signe est toute intuition immédiate, qui représente un tout autre contenu, que

celui qu’elle a pour soi ; la pyramide, dans laquelle est transposée et conservée

118 Ibid., §457.


119 Ibid., §458.

72
une âme étrangère. (versetzt und aufbewahrt ist) »120

Il faut ici s’arrêter un instant : il est quand même remarquable que la

structure du signe ait une importance telle dans une psychologie. Hegel trouve

d’ailleurs digne d’importance de le soulever :

« Habituellement, le signe et le langage sont insérés quelque part comme une

note dans la psychologie ou aussi dans la logique, sans que l’on pense à leur

nécessité et à leur lien étroit dans le système de l’activité de l’intelligence (in

dem Systeme der Tätigkeit der Intelligenz). La place véritable du signe est celle

ici mise en évidence, c’est-à-dire que l’intelligence, qui produit, en tant

qu’intuitionnante, la forme du temps et de l’espace, mais apparaît comme

percevant le contenu sensible et se façonnant à partir de cette matière des

représentations. »121

L'intelligence est elle-même ce qui produit de façon immédiate des

intuitions et abolit leur contenu – dans le texte est présent le terme tilgen,

« anéantir », « détruire » – , pour leur donner « un autre contenu comme

signification et âme »122. L’intelligence se définit par sa fonction d’être Zeichen

machende123, littéralement « faiseuse de signes ». C’est en effet en terme

d’ « abolition » que Hegel explique la signifiance du signe. Le signe n’est qu’en

tant qu’aboli, c’est-à-dire que son être consiste en ceci qu’il signifie, renvoie à ce

qu’il signifie :

« l’intuition, comme d’abord et immédiatement un donné et un être spatial,

obtient, dans la mesure où elle est utilisé comme signe, la détermination

essentielle, d’être seulement comme abolie. »124

120 Ibid., §458, Remarque.


121 Ibid., §458, Remarque.
122 Ibid., § 458, Remarque.
123 Ibid., § 457.
124 Ibid., § 459.

73
Nous lisons ensuite que :

« L’intelligence est cette sienne négativité; ainsi, la figure la plus vraie de

l’intuition, qui est un signe, est un être-là dans le temps, – une disparition de

l’être, dans la mesure où il est, et selon sa déterminité plus précise, extérieure,

psychique, un être-posé émergeant de sa propre (anthropologique) naturalité, –

la voix, l’extériorisation remplie de l’intériorité qui se produit au jour. »125

Il est ici on ne peut plus clair ici que le signe s’extériorise comme la voix,

qui est un être-posé par l’homme qui parle, et immédiatement aboli car signifiant

l’intériorité :

« La voix s’articulant plus précisément pour les représentations déterminées, le

discours, et son système, le langage, donne aux sentiments, intuitions,

représentations un deuxième être-là, plus élevé que leur être-là immédiat, en

général une existence, qui vaut dans le royaume du représenter. (Reiche des

Vorstellens) »126.

Tandis que ci-dessus était étudié le fonctionnement du signe en lui-même,

il est ici étudié dans sa figure, et il apparaît dans sa figure comme un être-posé

par l'intelligence. Dans la mesure où, à partir du mot, l’intelligence se rappelle du

contenu qui lui est associé, elle est la mémoire :

« l’intelligence parcourt comme mémoire face à l’intuition du mot les mêmes

activités de l’intériorisation comme de la représentation en général face à la

première et immédiate intuition. »127

Les activités de l’intelligence en tant que représentation face à l’intuition

immédiate consistaient en la réflexion : le représentant, le nom, étant le Als-

125 Ibid., § 459.


126 Ibid., § 459.
127 Ibid., § 461.

74
Etwas de l’intuition. C’est-à-dire qu’il s’agit aussi ici d’une réflexion : nous

avons ci-dessus remarqué que Hegel l’appelle Aufhebung ou Tilgung. En même

temps, cette réflexion, dans la mesure où elle est d’abord Selbstanschauung, et

non pas Anschauung ayant un objet extérieur, doit soigneusement être distingué

de la simple représentation. La représentation est la fonction de l’esprit considéré

comme réflexion en relation à un être. La signifiance est la fonction de l’esprit

comme passage, en lui-même, de l’être du signe prononcé à sa signification.

Nous lisons ensuite que :

« l’association des noms particuliers se trouve dans la signification des

déterminations de l’intelligence qui ressent, qui se représente, ou qui pense, dont

celle-ci, dans elle-même, parcourt les séries en tant que ressentante, etc. »128

C’est-à-dire qu’ici, on apprend que le langage est une série de mots que

l’intelligence associe dans la mesure où elle associe les choses ou significations

dont ces mots sont les formes. Le fonctionnement de l'esprit théorique se

spécifie ici plus en détail : il est faiseur de signes, c'est-à-dire qu'il a pour

fonction de poser spontanément des enchaînements de signes noués selon leur

signification.

c. Le penser comme enchaînement de signes sans signification

La suite du développement concerner l'esprit théorique consiste en ceci que le

penser se révèle comme étant un enchaînement de noms sans signification, c'est-

à-dire sans référence. Cela est en cohérence avec ce que nous avions annoncé en

a., c'est-à-dire que l'esprit théorique fonctionne véritablement comme le concept,

128 Ibid., § 462.

75
c'est-à-dire comme un être-posé absolu et enchaîné uniquement à lui-même.

Examinons ainsi le passage de la structure des noms relative à leur signification à

la structure des noms sans signification : elle signifie en fait le passage à

l'intelligence comme penser.

« Dans la mesure où l’entrelacement des noms (der Zusammenhang der Namen)

se trouve dans la signification, la liaison de ceux-ci en tant que noms avec l’être

est encore une synthèse et l’intelligence dans cette sienne extériorité n’est pas

simplement revenue dans elle-même. »129

Le domaine des significations et celui des signifiants, les noms, sont ici

encore extérieurs l’un à l’autre. C’est-à-dire qu’est encore ici présente et

constitutive la différence entre le nom et la signification. Ce que décrit ici Hegel

est qu'à ce stade, pour l'esprit théorique qui parle, les noms se combinent entre

eux suivant des règles qui découlent de leur signification. On lit par la suite que :

« Mais l’intelligence est l’universel; la vérité simple de ses extériorisations

particulières et leur appropriation accomplie par elle est l’abolition de la

différence de la signification et du nom (das Aufheben jenes Unterschiedes der

Bedeutung und des Namens) »130

Ce passage est capital : dans la mesure où le système des mots est

identifié, unifié par l’intelligence – dans la mesure où elles sont toutes provenues

de l’intelligence –, la différence des significations et des noms disparaît. Il y a ici

deux choses mis en corrélation explicitement par Hegel : 1. l’intelligence est

l’universel, c’est-à-dire la fonction identifiante de ses extériorisations, c'est-à-dire

des noms qu'elle enchaîne; 2. la différence entre les noms et leur signification

disparaît.

L’intelligence se révèle alors elle même comme « l’être » qui est


129 Ibid., § 463.
130 Ibid., § 463.

76
« l’espace universel des noms en tant que tels, c’est-à-dire de mots sans sens.

(sinnloser Worte) »131 Les noms, dans la mesure où la différence entre eux et

leurs significations a été abolie, sont désormais sans sens, c’est-à-dire sans

signification. Mais la série des noms n’étant plus relative à la série des

significations, elle est désormais une série fonctionnant en elle-même, c’est-à-

dire dans un espace qui n’est plus relatif mais est un être. Cet être qui est l’espace

de la série des noms sans signification est le Je :

« Je, qui est cet être abstrait, est en tant que subjectivité en même temps la

puissance des noms divers, le lien vide (das leere Band) qui consolide en lui-

même leurs séries et les maintient dans un ordre ferme. »132

L’intelligence, dans la mesure où elle a supprimé la différence entre le

nom et la signification, et a pour fonction de traverser de telle série de noms sans

signification, est mémoire mécanique. Plus loin, nous lisons que :

« la mémoire est de cette façon le passage dans l’activité de la pensée (d es

Gedankens) qui n’a plus de signification, c’est-à-dire de l’objectivité de laquelle

le subjectif n’est plus quelque chose de divers, si bien que cette intériorité est en

elle-même étante. »133

L’intériorité elle-même étante est l’être-posé immédiat, qui est le

concept. Que l'intelligence comme penser fonctionne comme le concept est

beaucoup plus clair dans le §465 de l'Encyclopédie, où nous lisons que :

« L'intelligence est reconnaissante (wiedererkennend) [...] désormais, son

universel est pour elle dans la double détermination de l'universel comme tel et

de celui-ci comme immédiat ou étant (als Unmittelbaren oder Seienden), et ainsi

comme le véritable universel, qui est l'unité de lui-même ayant prise sur son

autre, l'être. »
131 Ibid., § 463.
132 Ibid., § 463.
133 Ibid., § 464.

77
Cet universel étant ou immédiat n'est pas sans nous rappeler l'universel du

concept : il est ici évident que la structure du concept est tout à fait appliquée à

l'esprit ou au Je comme penser. Si nous disons que cette structure est appliquée,

et que le Je n'est pas le concept lui-même, c'est que tandis que le concept était

dans la logique l'identité de l'être et de l'être-posé, c'est-à-dire l'être-posé

immédiat, ici, cet être-posé immédiat revêt une forme, qui est celle d'un

enchaînement de mots sans signification, puis celle d'un enchaînement de

pensées en soi (Gedanken) : c'est-à-dire qu'il s'agit de structures absolues, sans

référence. L'intelligence comme penser n'est pas une réflexion, c'est-à-dire une

articulation en pensées d'un être référence : elle est une articulation étante en

pensées. On comprend dès lors mieux la proposition selon laquelle l'intelligence

comme penser :

« sait que ce qui est pensé est ; et que ce qui est, est seulement dans la mesure où

il est pensé ; pour elle-même ; le pensée de l’intelligence, c’est d’avoir des

pensées : elles sont comme son contenu et objet. »134

d. Hegel et Lacan : le sujet comme enchaînement de signifiants sans

signification

i. Le signifiant lacanien : une médiation immédiate, comme le concept

C’est précisément sous cet aspect que l’on a cru trouver des moyens de

communication entre la théorie du sujet lacanienne et la psychologie de Hegel.

C’est que dans ces deux théories, nous sommes amenés à un signifiant qui ne

signifie rien et entre dans une structure, c’est-à-dire un signifiant non pas relatif à

un quelconque domaine de la signification extérieur à lui, mais à un signifiant


134 HEGEL, G.W.F., op. cit., § 465.

78
étant, un signifiant lui-même originaire.

Que l'être-posé ou la réflexion ne soit pas quelque chose d’intermédié, de

relatif, mais quelque chose d’immédiat, est un résultat fondamental de la logique.

Le concept est en effet le tiers terme entre l’être et l’être-posé, leur identité. Que

la pensée consiste en ceci qu’on ait des pensées, c’est-à-dire des chaînes de mots

immédiats, cela est le résultat de la psychologie de Hegel.

Cette conception en fondamentale en ce qu’elle soutient que le langage

n’est originairement pas quelque chose qui soit un moyen pour transmettre des

significations ou un moyen utilitaire, mais quelque chose d’immédiat, qui se

présente là originairement. Dans la séance intitulé « Le signifiant, en tant que tel,

ne signifie rien » du séminaire sur Les Psychoses, Lacan exprime l’idée selon

laquelle le signifiant n’est pas un message : il ne communique rien.

Qu'est-ce qu'un message ? « Où pouvons-nous parler vraiment de la

notion de communication ? Vous allez me dire que c’est évident : il faut une

réponse. »135 Pour expliquer la façon dont une réponse fonctionne, Lacan fait

l’hypothèse d’une machine auto-régulée : cette machine fonctionne sur le modèle

du feed-back, c’est-à-dire que quelque chose revient au point de départ.

« Toute espèce de machine qui comporte une autorégulation, c’est-à-dire un

retour de quelque chose qui est enregistré quelque part et comme tel, du fait de

cet enregistrement, déclenche une opération qui, de quelque façon qu’elle agisse,

pourra être appelée opération de régulation, ceci constitue une opération de

réponse. »136

Mais il s’agit de remarquer ici que le signifiant n’a pas cette fonction de

déclenchement d’une opération de réponse : « l’isolement du signifiant comme

tel » n’a lieu que lorsque ce qui est important pour le récepteur, « ce n’est pas
135 LACAN, Jacques, Les Psychoses, « Le signifiant, en tant que tel, ne signifie rien.. », p. 299.
136 LACAN, Jacques, op. cit., p. 299.

79
l’effet du contenu du message, ce n’est pas l’hormone qui du fait qu’elle survient

va déclencher quelque part dans l’organe telle ou telle réaction, c’est qu’au point

d’arrivée du message, on prend acte du message. »137

Le signifiant fonctionne comme signifiant, non pas en tant qu'il a pour

effet une réaction, mais en tant qu'on en prend acte comme signifiant. L’exemple

cité afin d'éclarcir ce point est le suivant :

« Je suis dans la mer, capitaine de quelque chose, un petit navire. Je vois quelque

part des choses qui dans la nuit s’agitent d’une façon qui me laisse à penser qu’il

peut s’agir d’un signe. Il y a là plusieurs façons de réagir. »138

Les deux façons d'agir face à ces signes sont les suivantes: d'abord je

peux réagir par « toutes sortes de manifestations, comme on dit, modelées,

motrices et émotionnelles. Je satisfais aux descriptions des psychologues. »139

C’est-à-dire que moi, le récepteur, agit comme l’effet de ce signe – qui ici est un

message.

Mais la seconde façon de réagir est la suivante : « si je suis un être

humain, j’inscris sur mon livre de bord : « À telle heure, par tel degré de

longitude et de latitude, nous apercevons ceci et cela... » 140 C'est-à-dire que je

prends acte du signifiant comme signifiant. Dans la mesure où ces choses

s’agitent de telles façons qu’il semble qu’il puisse s’agir de signes, alors il s’agit

non d’un immédiat, mais d’un être-posé, d’une médiation. Dans la mesure

cependant où on ne sait pas ce que signifie cette médiation, c'est-à-dire que c'est

une médiation sans signifié, cette médiation est considérée comme médiation

immédiate, une médiation étante, sans référence : on peut dire que l’opacité de ce

signifiant comme signifiant constitue son immédiateté. Il apparaît désormais


137 LACAN, Jacques, op. cit., p. 299.
138 LACAN, Jacques, op. cit., p. 300.
139 LACAN, Jacques, op. cit., p. 300.
140 LACAN, Jacques, op. cit., p. 300.

80
clairement que ce signifiant qui est là, donné, originaire, est analogue dans son

fonctionnement au concept hégélien. De même que lui, il est une médiation

absolue141, c'est-à-dire immédiate et non relative à un quelconque être signifié.

Ce résultat n'est pas vraiment étonnant au vu de ce que l'on a dit ci-

dessus142 du concept, si l'on considère qu'il peut, en tant qu'être-posé immédiat,

avoir pour expression un nom, non pas relatif, mais en soi.

ii. Le sujet comme série de signifiants sans signification.

Qu’en est-il du rapport du sujet au signifiant ? C’est précisément, semble-t-

il, le second point de communication possible entre Hegel et Lacan : nous

tâcherons dans ce qui suit de montrer les analogies de fonctionnement entre ce

que Hegel appelle l'esprit théorique, Je, ou le penser et le sujet lacanien.

« Ce qu’il y a de propre au signifiant, que j’ai appelé du nom d’S1, c’est qu’il

n’y a qu’un rapport qui le définisse, le rapport qu’il a avec S2 : S1 → S2. C’est

en tant que le sujet est divisé entre cet S1 et cet S2 qu’il se supporte, de sorte

qu’on ne peut pas dire que ce soit un seul des deux signifiants qui le

représente. »143

Premièrement, on peut noter que le sujet fonctionne comme une série d’au

minimum deux signifiants entre lesquels il est divisé. Cela semble en accord avec

la définition du sujet du penser comme série de noms sans signification – c'est-à-

dire fonctionnant comme une série indépendante, étante – chez Hegel. Autrement

dit ici, le sujet se révèle bien comme ce « lien vide » entre des noms ou des

pensées sans signification qu’a décrit Hegel dans les pages de l’Encyclopédie

citée au-dessus. Évidemment, chez Lacan, le signifiant est tout ce qu’on peut lire

à même le patient analysé. À ce titre, l'ensemble des paroles et actions constituant


141 HEGEL, G.W.F., op. cit. : « Cette identité [du concept] est la médiation absolue [...]»
142 cf. supra p. 61.
143 LACAN, Jacques, « Le moment de conclure », Séance du 15 novembre 1977.

81
le symptôme du patient sont des signifiants susceptibles d’être lus et compris. Le

patient conscient de son problème, comme l’analyste, ont ici le même point de

vue et on pourrait dire d’eux ce que dit Hegel de l’intelligence pensante :

« Elle sait que ce qui est pensé est ; et que ce qui est, est seulement dans la

mesure où il est pensé ; pour elle-même ; le pensée de l’intelligence, c’est

d’avoir des pensées : elles sont comme son contenu et objet. »144

Le seul contenu analysable dont on dispose là, comme immédiat, ce sont

les pensées sans signification, c’est-à-dire, selon l'analogie que l'on essaie

d'établir ici, les signifiants produits au jour.145

Deuxièmement, si ce que Lacan appelle sujet consiste en une série de

signifiants, on voit bien que ce qui est appelé sujet n’est pas un sujet conscient de

lui-même, c’est-à-dire un sujet se rapportant à ce qu’il dit ou pense comme à un

objet au sens où l'on pourrait l'entendre communément. Ce que nous livre

l'enseignement de Lacan est que, dans la mesure même où le sujet supposé

conscient parle, quelque chose d'un s'y répète ou insiste au cours de cette chaîne

de signifiants. Ce qui s'écrit dans l'articulation de la chaîne signifiante est autre

chose que Lacan appelle « être » : il indique en effet dans son séminaire intitulé

« Le désir et son interprétation » que cette chaîne de signifiants articulée dans le

sujet est soutenue par quelque support « dont il n’est pas abusif de le qualifier du

terme d’« être » »146. Puis il insiste :

« si le terme d’« être » veut dire quelque chose, c’est le réel pour autant qu’il

s’inscrit dans le symbolique, le réel intéressé dans cette chaîne que FREUD nous

144 HEGEL, G.W.F., op. cit., § 465.


145 Comme nous l'avons vu précédemment, la pensée (der Gedanke), comme le mot sans
signification, sont des êtres-posés immédiats, puisqu'ils sont les éléments d'un universel étant ou
immédiat : c'est-à-dire qu'ils sont analogues au signifiant lacanien.
146 LACAN, Jacques, « Le désir et son interprétation », Séance du 17 juin 1959.

82
dit être cohérente et commander, le comportement du sujet. »147

Le réel, ou l'être supportant cette série ou chaîne de signifiants, qui

commande le sujet : voilà le sujet véritable. Le sujet conscient est donc certes le

lieu des chaînes ou des séries de signifiants ; mais le second enseignement

lacanien est que ce réel, bien qu'il défile là, « se défend »148 de la connaissance du

sujet conscient qui l'articule ou plutôt du sujet où il s'articule : c'est-à-dire que

quelque chose dans le sujet conscient s’articule qui est au-delà de sa conscience.

C’est pourquoi ce réel, le seul sujet véritable, est le sujet de l’inconscient pour

Lacan. De même pour Hegel, le penser est une fonction différente de la

conscience : cette dernière fonctionne comme Verhältnis, comme relation à un

objet, alors que le penser est décrit comme un être, ou un absolu, c’est-à-dire qui

ne se rapporte à rien d’autre qu’à ses propres déterminations et s'articule de façon

indépendante en une série de mots ou de pensées.

On peut pour conclure énoncer que l'inconscient chez Lacan fonctionne

d'une façon analogue à la fonction que Hegel appelle « penser ».

d. La structure signifiante comme outil d'analyse des réalités :

l'exemple de la philosophie de la religion

Un constat principal est à retirer de la relation analogique que nous avons

établie entre le sujet lacanien et le sujet hégélien tel qu'il se présente dans les

paragraphes de l'Encyclopédie que nous avons étudiés. C'est que toute réalité

auquelle le concept serait applicable peut en même temps être comprise comme

une série ou une structure de signifiants. Autrement dit, pour tout ce qui

fonctionne comme le concept selon Hegel, le signifiant tel que Lacan l'entend
147 Ibid.
148 LACAN, Jacques, « La chose freudienne », in Écrits, I, Seuil, Paris, 1999, pp. 398-433.

83
peut être un outil d'analyse judicieux.

Or le concept constitue l'outil d'analyse principal de Hegel dans ses

Leçons, et par exemple dans ses Leçons sur la philosophie de la religion. Dans

l'introduction, nous lisons ceci que :

« la présentation et le développement de la religion se passera en trois

parties. Nous traiterons d'abord le concept de la religion comme structure (nous

traduisons ainsi im allgemeinen), puis dans sa particularisation comme structure

se différenciant, constituant ainsi le côté de la différenciation originaire (Urteil)

[…] et troisièmement le concept, qui se relie avec lui-même (sich mit sich

zusammenschliesst) […] ou bien le retour du concept à partir de sa déterminité,

dans lequel il est inégal à lui-même, à lui-même, de telle façon qu'il parviennent

à l'égalité avec sa forme et abolisse sa finité. »149

Nous reconnaissons ici clairement les différents moments du concept tels

qu'ils apparaissent dans la logique – notamment la conceptualisation ou

identification originaire, et la différenciation originaire qui lui est réciproque – :

la religion est sans aucun doute un objet auquel le concept s'applique. Cela

signifie donc qu'elle est susceptible d'être analysée comme une structure de

signifiants.

i. La religion comme structure de signifiants

La première partie de cette introduction vise à expliquer la façon dont on doit

comprendre l'universel, quand nous parlons du concept universel de la religion.

L'universalité, die Allgemeinheit, dans la Logique, est le premier moment

qui apparaît dans la section consacrée au concept. Le problème lorsque l'on


149 Ibid., p. 64.

84
traduit die Allgemeinheit par « l'universalité », c'est que ce dernier mot met

l'accent sur l'unité et le caractère total d'un ensemble d'éléments donnés.

Pourtant, die Allgemeinheit met d'abord l'accent sur le caractère complexe d'un

ensemble d'éléments. Comme on peut le lire chez Lacan dans son texte intitulé «

à propos de l'ensemble et de la structure : « la catégorie de l'ensemble trouve

notre accord pour autant qu'elle évite les implications de la totalité ou les

épure. »150 : ce sont ces implications de la totalité que l'on veut éviter ici en

traduisant l'universalité par la structuralité.

C'est après avoir épuré ce préjugé de la totalité du concept que l'on peut

commencer à comprendre les notes introductives qui nous sont parvenus du cours

de Hegel sur la religion. Il oppose d'abord la façon dont on fait usage de

l'universel dans d'autres sciences à celui dont on fait usage en philosophie.

« Dans la façon de traiter philosophique, le structurel (das Allgemeine), le

concept, n'est jamais présupposé (vornehingestellt) »151

Que cela signifie-t-il ? C'est que quand on traite philosophiquement d'un

objet, ici la religion, il ne s'agit pas de se présupposer une notion de la religion,

par exemple un ensemble de caractéristiques présupposées, puis de vérifier dans

le réel qu'une religion y est adaptée. C'est prendre l'affaire à l'envers : il s'agit

dans la philosophie de la religion de chercher une structure signifiante. C'est

précisément pour cela que nous avons traduit « Begriff der Religion » non par

concept de religion – comme si il y avait une seule religion modèle sur laquelle

se calquerait toutes les autres – mais concept de la religion, voire même pourrait-

on dire concept d'une religion. Car il s'agit d'observer empiriquement et de

rechercher des structures signifiantes, qui en tant qu'elles sont des structures

150 LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit., 124-162.
151 Ibid., p. 66.

85
signifiantes sont des religions. Le concept ou structure de la religion ainsi

trouvée, on comprend qu'elle est « le contenu lui-même, la Chose absolue, la

substance, comme par exemple la graine est ce à partir de quoi l'arbre se

développe. »152 Le concept est donc surtout une activité : il est structure mais

surtout structuration, c'est à dire recherche et découverte de structures de

signifiants se renvoyant les uns aux autres.

Le côté de la recherche philosophique selon laquelle elle est recherche de

structures de signifiants est ce qu'exprime une telle phrase : « la première chose

dans le concept (Begriff) d'une religion est le pur structurel (das rein Allgemeine),

le moment du penser dans son entière structuralité (in seiner vollkommen

Allgemeinheit). »153

Si le penser est structuration et ce qu'elle pense une structure, alors on

comprend mieux la phrase selon laquelle « le penser se pense lui-même ; l'objet

est le structurel, qui en tant qu'activité est le penser »154. Comme l'écrit Lacan

dans une intervention que nous avons déjà cité, « l'unité de signification [d'une

structure de signifiants] s'avère ne jamais se résoudre en une pure indication du

réel, mais toujours renvoyer à une autre signification […] c'est-à-dire que la

signification ne se réalise qu'à partir d'une prise des choses qui est

d'ensemble. »155 Simplement si cet ensemble ne résulte que de l'effort de

structuration, alors il est clair que quand le penser prend les signifiants ensemble,

cet ensemble qu'elle prend est simplement son activité même : il n'y a pas de

distinction entre le penser et ce qui est pensé.

152 Ibid., p. 66.


153 Ibid., p. 67.
154 Ibid., p. 67.
155 LACAN, Jacques, « La chose freudienne », in Écrits, I, Seuil, Paris, 1999, pp. 398-433.

86
Il faut bien ici se souvenir de ce que nous disions ci-dessus : le penser,

selon une lecture rigoureuse des passages de l'Encyclopédie traitant de cette

fonction, fonctionne comme un enchaînement de noms ou de pensées sans

signification ou référence, c'est-à-dire de signifiants au sens lacanien. Penser ou

concevoir la religion signifie donc s'efforcer de la structurer en ensembles de tels

signifiants. Nous avons ainsi le premier moment de la méthode philosophique

d'analyse : chercher des structures de signifiants. Dans la mesure où la religion

est un savoir à propos du monde, on comprend que ce qu'elle articule en

signifiants est la nature elle-même.

ii. L'évolution de la religion

Nous avons ainsi posé la façon dont la religion fonctionne : elle est un concept,

dont le fonctionnement est analogue à une structure de signifiants. Dans les

Leçons sur la philosophie de la religion, nous lisons que la philosophie toute

entière (die ganze Philosophie) n'est rien d'autre que l'étude des déterminations

de l'unité ; ainsi « la philosophie de la religion est une série consécutive d'unités,

toujours l'unité, mais de telle façon que celle-ci est toujours plus déterminée »

(eine Reihenfolge von Einheiten, immer die Einheit aber so, dass diese immer

weiter bestimmt ist)156. Si la philosophie de la religion est une étude d'une série

d'unités, en quoi peuvent consister ces unités ?

Que signifie « unité » dans ce contexte ? Notre hypothèse est que cela

signifie unité d'un complexe de signes : la philosophie de la religion est donc

l'étude d'une série de structures de signes de plus en plus élaborées. En quoi peut

consister ici l'élaboration ? En ceci que, au fil de ces différentes structures, celles-

156 HEGEL, G.W.F., Werke 16, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, I, Surkhamp,
Berlin, 1986, p. 101.

87
ci deviennent de plus en plus indépendantes d'un présupposé être signifié

extérieur à cette structure. C'est-à-dire que ces religions différentes, c'est-à-dire

ces structures de signes différentes, se différencient en ceci qu'en elles, la nature,

le système des éléments de la nature qu'elles expliquent est plus ou moins

développé en lui-même, plus ou moins un vrai concept, c'est-à-dire un système

absolu, non pas de signes renvoyant à un signifié étant, mais de signifiants au

sens lacanien. Cela est sensible, par exemple, dans le passage de la religion

indienne à la religion judaïque.

Pour introduire la religion indienne, Hegel énonce que :

« la détermination dont il s'agit désormais est que la puissance est précisément

posée seulement comme fondement (Grund) des figures partiulières et des

existences et la relation de l'essence étante dans elle-même est la relation de

substantialité. »157

Il n'y a ici pas de doute : c'est bien la structure logique de la substantialité

qui est utilisée et appliquée à la religion indienne. La substance est une structure

logique présente dans la Logique de l’essence, laquelle a pour résultat principal

que la réflexion s'abolit dans une référence qui est l'être. Nous lisons dans

l’introduction à la section consacrée à la relation de la substantialité de la

Logique de l’essence que « l’absolu, d’abord exposée (ausgelegt) par la réflexion

extérieure, s’expose désormais, comme la forme absolue ou comme nécessité,

elle-même ; cet exposer d’elle-même est son se-poser-soi-même, et il est

seulement ce se-poser »158. Die Auslegung signifie l’exposition, et surtout

l’étalage : quelque chose qui est ausgelegt, c’est quelque chose d’étalé, comme

sur une table. Ce qui s’étale ici en l’occurence, est la substance elle-même, ou

plutôt sa forme. Dans la mesure où Brahma est posé comme la substance étante
157 Ibid., p. 341.
158 Ibid., p. 218.

88
dans elle-même face aux diverses apparitions, il est hypostasié comme la

puissance étante qui pose ces apparitions :

« Elle est ainsi puissance en elle-même, puissance comme l'intérieur des

existences, et en tant qu'essence étante dans soi ou en tant que substance, elle est

seulement posée comme le simple et l'abstrait, de telles façons que les

déterminations ou les différences comme figures étantes-là sont représentées

comme en dehors d'elles. » 159

Tout est ici expliqué : en tant qu'elle est posée comme l'abstrait étant hors

de ces apparitions, celles-ci sont déterminées comme en dehors d'elles. Nous

poserons ceci de la façon suivante : dans la religion indienne, le système de

signes, c'est-à-dire ici la nature, est posé comme étant en dehors de l'être auquel il

est référé, Brahma. Le deuxième point est le suivant : ce système, dans la mesure

où il se conçoit comme posé par cet autre indicible, n'est pas indépendant, n'est

pas libre. C'est ce que Hegel explique en une expression caractéristique de la

religion indienne :

« Brahman est donc comme pour lui-même étant abstrait la puisssance et le

fondement des existences, et toutes ces existences sont [comprises] comme étant

sorties de lui, comme elles sont – dans le se-dire-à-soi-même « Je suis

Brahman » – toutes retournées en lui, disparus en lui. »160

C'est-à-dire que dans la mesure où la puissance qui le pose est un être

autre substantiel, ce système de signes est conçu comme son négatif et comme

n'étant qu'être-posé par lui, comme son second. Ici, ce statut fondamental second

du système des signifiants est exprimé par l'expression « Je suis Brahman » que

tout sujet religieux indien se dit à lui-même ; mais aussi pourrait-on dire par le

jugement « Cela est Brahman » que tout sujet religieux évoque : « l'eau et le

159 Ibid., p. 341.


160 Ibid., p. 341.

89
soleil est Brahman. […] l'air également, le mouvement de l'atmosphère, le

souffle, l'entendement, le bonheur est nommé Brahman. »161

Ainsi, le sujet religieux indien pose tout comme Brahman ; mais en même

temps sait que rien ne le pose véritablement, dans la mesure où Brahman est

l'autre étant de l'ensemble de son système. C'est-en ce sens que celui-ci est aboli

et disparaît dans Brahman : dans le sens où aucun de ces signifiants ne peut

signifier Brahman. Ainsi, la prolifération de signes caractéristique de la religion

indienne est bien plutôt le symptôme de l'impossibilité de signifier l'être divin

autre du signe. Cet être référence de cette structure de signifiants hante cette

religion : elle est bien une religion correspondant au paradigme de la Logique de

l'essence, c'est-à-dire de l'être-posé qui s'effondre (zu Grunde geht) dans un être

référence.

Observons désormais comment la structure de signes suivante se montrera

indépendante et libérée de tout être divin fonctionnant comme son fondement.

Dans la religion judaïque, la fonction de la nature change : alors que dans la

religion de Brahman, celle-ci fonctionnait comme un être-posé s'abolissant dans

un être – raison pour laquelle on l'a rapprochée du paradigme de la Logique de

l'essence – elle est ici dans la forme d'un être-posé se structurant en soi-même.

Ainsi, la fonction de Dieu change également : d'être référence, il devient le

maître, le structurant même de la nature :

« dans la mesure où l'esprit est libre, le fini est seulement moment idéel en lui, il est donc

posé en lui même concrètement, et dans la mesure où nous le traitons lui et la liberté de

l'esprit comme concret, ceci est l'esprit rationnel ; le contenu constitue le rationnel de

l'esprit. »162

161 Ibid., p. 355.


162 Ibid., p. 10.

90
L'idéalité désigne le fait pour un élément d'entrer d'avoir une fonction au

sein d'une structure : ici, chaque fini de la nature est une partie de la structure

totale maîtrisée par Dieu. On peut à ce titre parler de la fonction appelée

Erschaffung, création, imputée à Dieu dans cette religion. En fait, Erschaffung

signifie bien plus structuration que création : ainsi, on appelle communément

Beschaffenheit la configuration interne d'une chose. C'est pourquoi la fonction

d'Erschaffung ne va pas sans la sagesse, laquelle est la fonction de Dieu par

laquelle il en vient à traiter les choses toujours par une vue d'ensemble, de telle

façon que les différentes déterminations de cette structure qu'est la nature soient

réunies dans une seule détermination, un seul but. Cette Erschaffung n'a pas de

limite, et ne laisse rien hors d'elle :

« le sujet ne laisse rien conister à côté de lui, ce qui est non spirituel, simplement

naturel […] la subjectivité est la forme infinie, et en tant que telle ne laisse pas

[…] la naturalité extérieure consister à côté d'elle. »163

Il est ici intéressant que de l'une à l'autre religion, la fonction de Dieu

change. Dans la religion brahmanique, il est simplement comme référence étante

de l'ensemble des apparitions de la nature. Si on peut parler d'une élaboration

plus poussée de la religion pour la religion judaïque, c'est que la fonction de Dieu

est devenue une fonction de supervision et de structuration même des apparitions

de la nature, de telle sorte que l'être divin n'est plus l'être référence de celles-ci,

mais l'être même de ces apparitions. Ce faisant, la nature acquiert un

indépendance et fonctionne comme un véritable système de signifiants au sens

lacanien. Tandis que Brahman n'était signifié nulle part dans la nature, le Dieu de

la religion judaïque est ce qui fait signe de lui-même au travers de la nature qu'il

163 Ibid., p. 10.

91
structure. Ce faisant, il fonctionne comme un concept, c'est-à-dire une structure

signifiante absolue.

***

CONCLUSION FINALE : pourquoi mettre en évidence cette

analogie entre Hegel et Lacan ?

La seule motivation de ce travail est la suivante : faire comprendre que la logique

hégélienne est un ensemble de structures logiques permettant d'analyser des

réalités. Les liens que nous avons tenté d'établir au cours de la troisième partie de

ce travail entre le signifiant lacanien et le concept n'ont servi qu'à ce but. Ce

faisant, nous avons mené indirectement la critique d'une autre manière de lire la

Logique de Hegel que nous pouvons appeler « théologique ». Nous pouvons en

avoir un aperçu si nous nous souvenons de la fameuse proposition de Bernard

Bourgeois dans son Vocabulaire de Hegel : « pour Hegel, le concept est bien le

principe créateur de l'être. »164Ainsi, selon cet auteur, « on peut saisir la

dimension théologique de la conception hégélienne du concept. Hegel souligne

bien l'accord entre sa doctrine et la représentation chrétienne du Dieu qui a créé

le monde à partir de rien [...] ». Que la structure logique du concept s'accorde

avec les religions réelles, c'est quelque chose que nous avons remarqué, certes :

mais cet accord n'est pas un accord fortuit, il est un accord issu d'un travail de

recherche scientifique de la part de Hegel. Il n'y a pas d'accord hasardeux entre la

« doctrine » de Hegel et la représentation brahmanique, judaïque, chrétienne de

164 BOURGEOIS, Bernard, Le vocabulaire de Hegel, Ellipses, Paris, 2011, p. 23.

92
Dieu, de même qu'il n'y a pas de « doctrine » de la logique. Parler d'une

« doctrine » quand on parle de la logique hégélienne promeut cette fausse idée

que philosopher consisterait dans le fait de se réciter le texte de la logique et de

réitérer intérieurement sans cesse le passage d'une structure logique à une autre.

C'est même précisément ce à quoi semble encourager Bernard Bourgeois dans sa

présentation du premier tome de l'Encyclopédie des sciences philosophiques :

« la lecture compréhensive de l'Encyclopédie réclame donc un engagement

personnel en son contenu, elle est proprement une aventure où il y va du Soi du

lecteur lui-même. N. Hartmann a insisté sur cette nécessité pour le lecteur de

Hegel de réeffectuer en lui-même la médiation interne du contenu de son œuvre

[…] »165 Ce faisant, Bernard Bourgeois indique que « réeffectuer l'Encyclopédie,

c'est la refaire pour et en soi-même, que lire l'Encyclopédie, c'est la récrire. »166

Nous ne savons honnêtement pas ce que veut dire ici Bernard Bourgeois, car de

deux choses l'une : ou les recherches logiques et scientifiques hégéliennes valent

quelque chose, auquel cas nous ne voyons pas vraiment ce que pourrait signifier

une science dont la relecture serait la réécriture ; ou l'oeuvre de Hegel est une

écriture poétique, une espèce de monument à la lecture duquel chaque lecteur

« construit sa vérité ». Si la répétition de la Logique paraît peu justifiée, la

répétition de l'Encyclopédie l'est encore moins : cela est assez analogue à un

chimiste qui, au lieu de pratiquer la recherche, passerait sa vie à se répéter un

corpus de recherches déjà achevé. Nous sommes donc plus que sceptiques face à

cette affirmation selon laquelle « pour Hegel, plus que pour tout autre

165 BOURGEOIS, Bernard, « Présentation », in HEGEL, G.W.F., Encyclopédie des sciences


philosophiques, I, La science de la logique, traduction, présentation et notes par Bernard
Bourgeois, Vrin, Paris, 1970, p. 61.
166 Ibid., p. 62.

93
philosophe, est vraie cette affirmation que, pour comprendre une œuvre, il faut la

recréer soi-même. »167

Nous lecteurs ne sommes pas censés recréer Hegel en le lisant, nous ne

sommes même pas censés le relire à proprement parler. En fait, si nous

souhaitions être réellement fidèles à son esprit, il faudrait faire en sorte

d'appliquer les structures logiques qu'il a découvertes à des réalités nouvelles :

non pas se répéter ses textes, mais réitérer sa technique d'analyse à de nouveaux

domaines.

167 Ibid., p. 62.

94
BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages utilisés :

• HEGEL, G.W.F., Werke 16, Vorlesungen über die Philosophie der

Religion, I, Surkhamp, Berlin, 1986.

• HEGEL, G.W.F., Werke 17, Vorlesungen über die Philosophie der

Religion, II, Surkhamp, Berlin, 1986.

• HEGEL, G.W.F., Werke 5, Wissenschaft der Logik, I, Surkhamp, Berlin,

1986.

• HEGEL, G.W.F., Werke 6, Wissenschaft der Logik, II, Surkhamp, Berlin,

1986.

• LACAN, Jacques, Écrits, I, Seuil, Paris, 1999.

• LACAN, Jacques, Les psychoses, Seuil, Paris, 1981.

Ouvrages cités :

• FREGE, Gottlob, « Über Sinn und Bedeutung », in Zeitschrift für

Philosophie und philosophische Kritik, 1892.

• HAAS, Bruno, Die Freie Kunst. Beiträge zu Hegels Wissenschaft der

Logik, der Kunst und des Religiösen, Berlin: Duncker und Humblot,

2003.

• LACAN, Jacques, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,

Seuil, Paris, 1973.

• PLATON, Lachès, texte numérisé sur

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/laches.htm.

95
• PLATON, Ménon, texte numérisé sur

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/menon.htm.

• WITTGENSTEIN, Ludwig, Tractatus Logico-philosophicus, Gallimard,

Paris, 1993.

• ŽIŽEK, Slavoj, Moins que Rien, Hegel et l'ombre du matérialisme

dialectique, traduction par Christine VIVIER, Fayard, Paris, 2015.

Articles utilisés :

• HAAS, Bruno, « Que signifie : appliquer la logique spéculative ? », in

Logique et sciences concrètes (Nature et Esprit) dans le système

hégélien, Jean-Michel Buée, Emmanuel Renault und David Wittmann

(éd.), Paris, 2006, pp. 149-170.

• HAAS, Bruno, « La fonction du nom dans la logique spéculative », in

Hegel au présent. Une relève de la métaphysique?, Jean Francois

Kervégan, Bernard Mabille (éd.), CNRS éditions, Paris, 2012, pp. 129-

144.

• HAAS, Bruno, « Urteil », in La Science de la Logique au Miroir de

l‘Identité Gilbert Gérard, Bernard Mabille (éd.), Louvain, Peeters, 2017,

pp. 195-216.

Articles et textes cités :

• BOURGEOIS, Bernard, « Présentation », in Encyclopédie des sciences

philosophiques, I, La science de la logique, G.W.F. Hegel, traduction,

présentation et notes par Bernard Bourgeois, Vrin, Paris, 1970.

• HAAS, Bruno, « Modelltheorie » (Théorie de la modélisation), in Une

pensée de l’objectivité, Université de Liège (éd.), Paris, Éditions

Kimé, 2017, p.147-166.

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Table des matières
INTRODUCTION .................................................................................................2
I. LA CRITIQUE DU POINT DE VUE DE L'HYPOSTASE DANS LA
LOGIQUE DE L'ETRE ET LA LOGIQUE DE L’ESSENCE...............................5
Préliminaire : une première approche de cette critique chez Lacan..................5
A. Le premier dépassement du point de vue de l’hypostase dans la logique de
l’être........................................................................................................................7
a. Critique de l’approche de Bernard Bourgeois................................................7
b. Que signifie logiquement « point de vue de l'hypostase » ?..........................9
c. Le paragraphe introductif : introduction de l’ « objet » de la logique de
l’être............................................................................................................10
Remarque : le préjugé dans la compréhension de l'en soi...........................12
d. Le dépassement de la position d’immédiateté.............................................13
Remarque 1 : les éclaircissements de la logique de 1812................................18
Remarque 2 : un commentaire sur la différence entre la logique analytique et
la logique hégélienne.......................................................................................21
Remarque 3 : l'autre façon de concevoir le passage de l'être au néant............25
e. De l’immédiateté immédiate à l’immédiateté médiatisée.......................26
CONCLUSION : de l’hypostase à l’hypostase relative...................................33
B. La seconde critique de l’hypostase dans la logique de l’essence................34
a. Critique de l’approche de Bernard Bourgeois..............................................34
b. L’être comme présupposition abolie............................................................37
c. L’être comme fondement: le retour d’une hypostase ?................................39
CONCLUSION : l'immédiateté comme référence..........................................43
Remarque : la proposition dans la logique analytique................................44
BILAN.............................................................................................................45
II. LA MISE EN OEUVRE DE MOYENS DE CONNAISSANCE NON-
HYPOSTASIANTS DANS LA LOGIQUE DU CONCEPT................................47
Préliminaire : Le concept ne « crée » rien.......................................................47
a. Critique de l’approche de Bernard Bourgeois..............................................48
b. L’approche générale du concept : l’identité de l’être et de l’être-posé........52
c. La distinction du concept hégélien et de la conception commune du concept
comme représentation générale........................................................................56
i. Que signifie « représentation » ?..............................................................57
ii. La représentation et le mot......................................................................59
iii. Reprise de la critique de Nietzsche........................................................60
d. Le jugement comme moyen non-hypostasiant de connaissance..................62
CONCLUSION : l'immédiateté identifiée à la médiation...............................66
III. LA STRUCTURE DU SUJET : HEGEL ET LACAN...................................67
Préliminaire : la critique de la représentation du sujet comme chose pensante
..........................................................................................................................68
a. L’esprit théorique comme application du concept.......................................69
b. Le rôle du signe dans l'intelligence..............................................................71
c. Le penser comme enchaînement de signes sans signification......................75
d. Hegel et Lacan : le sujet comme enchaînement de signifiants sans
signification......................................................................................................78
i. Le signifiant lacanien : une médiation immédiate, comme le concept....78
ii. Le sujet comme série de signifiants sans signification...........................81
d. La structure signifiante comme outil d'analyse des réalités : l'exemple de la

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philosophie de la religion.................................................................................83
i. La religion comme structure de signifiants..............................................84
ii. L'évolution de la religion........................................................................87
CONCLUSION FINALE : pourquoi mettre en évidence cette analogie entre
Hegel et Lacan ?...................................................................................................92
BIBLIOGRAPHIE................................................................................................95

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