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SÉQUENCE 5

PARTIE 3 : EST-IL SAGE DE RECHERCHER LE BONHEUR ?

Étape 1 : S’étonner (entrée dans le cours)

Quel est ce bonheur dont tout le monde rêve ?


Le bonheur est comme un rêve d’enfant réalisé dans l’âge adulte

Photo : Steve C / CC BY 2.0

Quand on est heureux, il semble évident qu’on n’éprouve pas simplement du plaisir ou de la joie : le terme
de bonheur renvoie spontanément à une réalité beaucoup plus forte et plus haute.
Le plaisir est un état affectif ou un sentiment, agréable procuré par la satisfaction d’un besoin, d’un désir,
ou d’une activité agréable. Par exemple, on éprouve du plaisir à manger un bon gâteau, à regarder un bon
film, à rendre service à un ami… Le plaisir ne dure pas, il est passager… Le plaisir éprouvé sur le moment
peut même très vite disparaître : quel plaisir d’avoir mangé ce gâteau, mais ensuite, j’ai mal au ventre car
j’ai été trop gourmand…
La joie, elle, est une émotion très intense, agréable, limitée dans le temps, qui nous affecte entièrement
au moment où une aspiration, un désir, un rêve, en vient à se réaliser. Il s’agit d’un « ascenseur »
émotionnel… Imaginons que je suis en train d’attendre les résultats du baccalauréat, tendu, inquiet, peu
sûr de moi, et que soudain je découvre mon nom sur la liste des admis : j’explose de joie ! Dans la joie, on
passe d’un état émotionnel à un autre, plus haut, plus fort, brutalement.
Le bonheur semble différer de cette sensation et de cette émotion.
Quand je suis heureux, je n’éprouve pas simplement un sentiment ou une émotion : c’est un état, qui a
une consistance, une durée. Certes le plaisir est un état agréable, mais il ne dure pas, et la joie, elle, est
instantanée : quand on est heureux, cet état a au contraire une véritable consistance, une épaisseur, qui
fait que spontanément on place le bonheur plus haut dans notre échelle de valeur que le simple plaisir ou
la joie.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 1


— En outre, si on le place plus haut c’est que, quand on est heureux, on n’éprouve pas seulement la satis-
faction d’un besoin, d’un désir… Se dit heureux l’homme dont toutes les aspirations les plus profondes
sont satisfaites : c’est un état de pleine et entière satisfaction, de plein contentement.
— Enfin, à la différence de l’émotion, qui nous élève brutalement d’un état affectif à un autre, le bonheur
est un état stable : s’inscrivant dans la durée, il renvoie à un état d’équilibre, d’épanouissement et d’har-
monie de sa personnalité entière : tout ce à quoi on peut aspirer est comblé, et on se trouve dans une
succession continue de plénitude.
On peut donc définir le bonheur comme un état de satisfaction complète de toutes les tendances
(désirs, besoins…) auquel rien ne manque. C’est ainsi que les philosophes le définissent
traditionnellement, et cela est confirmé par notre conception courante du bonheur.

Le bonheur est simple

Photo : Coastal Elite / CC BY-SA 2.0

Cette première approche de l’idée de bonheur en fait un tout, un état de contentement auquel rien ne
manque : une forme de perfection… Pourtant, est-ce vraiment le cas ? Revenons à notre expérience
courante, c’est-à-dire ici à notre vécu (et c’est un troisième sens du mot expérience après l’expérience
scientifique et l’expérience de pensée…). Ne dit-on pas parfois que « ce n’est que du bonheur », en parlant
d’un moment présent qui nous satisfait, à ce moment précis, pleinement ? Cela ne signifie pas alors que
tous nos désirs, que tous nos besoins sont satisfaits, mais que nous éprouvons, ici et maintenant, un état
de bonheur, dont on sait bien qu’il ne va pas s’éterniser… Il y a bien des moments, voire des instants de
bonheur ! Il faudra donc dans ce chapitre se demander si notre représentation du bonheur comme un

2 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


tout durable et parfait est réellement défendable ! N’est-ce pas être trop exigeant et se condamner à la
frustration ? Le bonheur est-il vraiment un état de satisfaction complète de toutes les tendances ? Le
bonheur doit-il être le but de notre existence ? Le rechercher est-il sage ?

Mise en activité
Lisez le texte suivant et répondez au brouillon aux questions qui le suivent :

« Tous les hommes recherchent d’être heureux1; cela est sans exception ; quelques différents moyens
qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres
n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté
ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les
hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
Pascal, Pensées, Br. 425. Lafuma 138

1 cherchent à être heureux

Exercice 1

1. Comment peut-on expliquer que tous les hommes recherchent le bonheur, et donc que le bonheur soit
une fin universelle ?
2. Pour atteindre ce bonheur, les hommes utilisent différents moyens affirme Pascal. Expliquez l’exemple
de la guerre. Comment expliquer cette différence ?
3. « La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. » Donnez des exemples concrets.
4. Pourquoi même « ceux qui vont se pendre » sont-ils eux aussi motivés par le bonheur ?
5. En quoi cela montre-t-il que, finalement, chercher le bonheur à tout prix peut faire notre malheur ?

—Comparez votre travail avec les éléments de réponse proposés ici


1. Vouloir être heureux est une fin universelle et tout à fait légitime. Les hommes ne sont pas de simples
animaux : ils ne vivent pas pour boire et manger, comme les bêtes, mais ils boivent et mangent
pour vivre et surtout bien vivre. Ils ne cherchent en effet pas seulement à répondre à leurs besoins
organiques : ils ont une conscience, des désirs, et exigent que leur vie ait un sens. Le bonheur fait
partie de ce « bien vivre » et du sens qu’ils donnent à leur existence. Personne ne cherche donc à être
malheureux, à moins d’être fou : tous les hommes cherchent à être heureux.
2. Si le bonheur est une fin universelle, tout le monde ne place pas son bonheur dans le même objet !
Certains placent le bonheur dans l’amour, d’autres dans la richesse, d’autres dans l’épanouissement
professionnel, etc. Dès lors, leur stratégie pour être heureux diffère. Pascal donne ainsi l’exemple de
ceux qui, pour être heureux, vont à la guerre, alors que d’autres n’y vont pas… Effectivement, certains
peuvent placer le bonheur dans le risque, le danger, les sensations fortes, le désir d’accomplir des
prouesses et de devenir un héros… On peut aussi aller à la guerre parce qu’on s’y sent obligé, pour
défendre par exemple sa liberté, comme l’ont fait les Spartiates par exemple. Pour d’autres au
contraire, une guerre est une tragédie, et en aucun cas ils ne considèrent la guerre comme un bonheur
possible : ils aspirent au contraire à la tranquillité, à une vie paisible, casanière et sans danger de
mort ! On comprend donc que le bonheur est une fin universelle, mais que les hommes n’ont pas une
même idée de ce qui peut faire le bonheur : le contenu du bonheur varie d’un individu à l’autre (ce que
vous allez voir dans la suite du cours).

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 3


3. Si notre volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers le bonheur, c’est qu’à chaque fois que
nous agissons, nous pensons y trouver un bienfait ou un avantage qui, au final, nous rendra heureux.
Par exemple, on étudie pour avoir un métier satisfaisant, on exerce ce travail pour assouvir ses
besoins et satisfaire ses désirs... Que ce soit à court terme ou à long terme, chacun agit en vue de
sa satisfaction, et, sans même s’en rendre compte, mène une stratégie pour être heureux. Ainsi, le
bonheur est une quête universelle, au contenu personnel, mais qui dirige toutes nos actions.
4. L’affirmation paraît surprenante : l’homme qui se suicide est incontestablement quelqu’un de
profondément malheureux, on voit donc mal en quoi il recherche le bonheur ! Pourtant, dans le
désespoir, vouloir y mettre fin est une manifestation de cette quête du bonheur : c’est encore chercher
à atteindre le bonheur par la suppression de la douleur.
5. Ceci montre la limite de la quête du bonheur : en cherchant à tout prix le bonheur sans le trouver, on
peut devenir profondément frustré et malheureux, au point de perdre tout goût pour la vie.

Dès lors, le bonheur, quête universelle, semble une fin tout à Un peu de vocabulaire
fait légitime et être le plus grand bien de l’homme. Cependant,
Fin : en philosophie, la « fin » se
cette quête peut aussi être la cause de notre malheur distingue du « moyen ». La fin est
car si nous y attachons trop de prix, nous risquons d’être l’objectif visé, le but, alors que le moyen
profondément frustrés voire malheureux. Faut-il mettre des est l’instrument ou l’action par lesquels
limites à notre quête du bonheur ? Est-ce vraiment être sage on cherche à parvenir à cet objectif (la
que de vouloir être heureux ? fin).

Étape 2 : S’interroger et débattre (la leçon)

1 - Définir le bonheur, vaste problème !

a. Une difficulté à préciser ce qu’est le bonheur


J.J. Rousseau en costume arménien
Ainsi que nous l’avons entrevu, s’il est convenu de s’accorder sur l’idée
que tous les hommes désirent être heureux, il est plus difficile de
s’entendre sur une définition précise de ce en quoi consiste ce bonheur
que chacun recherche. C’est par ce double constat que Sénèque
ouvre son traité de La vie heureuse : « Vivre heureux, ô mon frère
Gallion, qui ne le désire ! mais lorsqu’il s’agit de définir ce qui rend
la vie heureuse, tout le monde tâtonne »1. La difficulté ne tient pas
seulement au fait que les hommes ne s’en font pas la même idée mais
aussi à l’impossibilité où ils sont de s’en faire une idée suffisamment
précise s’agissant de leur propre bonheur, futur, présent ou même
passé : « comment dire ce qui n’était ni dit ni fait, ni pensé même, mais
goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon
bonheur que ce sentiment même ? », s’interroge Rousseau dans les
Confessions2 au moment d’évoquer une des rares périodes heureuses Peinture attribuée à Gérard,
de sa vie. Suisse, Bibliothèque de Genève (BGE)

1. I, 1
2. Livre VI

4 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Si les hommes s’accordent sans peine sur le fait que le bonheur est désirable, ils s’accordent moins
facilement sur ce qu’est le bonheur et en jugent différemment suivant leur condition sociale et leur degré
de culture ou d’après les circonstances dans lesquelles ils sont placés.

Mise en activité
Lisez le texte suivant d’Aristote et résumez-le en une phrase au brouillon et comparez à la réponse
proposée à sa suite :

« En ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne


ressemblent pas à celles des sages. Les uns, en effet, identifient le bonheur à quelque chose d’apparent
et de visible, comme le plaisir, la richesse, ou l’honneur ; pour les uns c’est une chose et pour les autres
une autre chose ; souvent le même homme change d’avis à son sujet : malade, il place le bonheur dans
la santé, et pauvre dans la richesse »1.
Aristote

—Réponse proposée
Le bonheur épouse le visage de ce qui nous manque, ici et maintenant, et que nous désirons en raison
même de ce manque, tandis que peut-être nous ne le désirions pas hier.

b - Un concept indéterminé
Le bonheur n’est donc que l’objet actuel et changeant de mes désirs et pour cette raison un concept
parfaitement indéterminé. « Le concept du bonheur, écrit Kant3, est un concept si indéterminé, que,
malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes
précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut ». Que le bonheur soit un concept indéterminé,
chacun d’entre nous, ainsi que le remarquait déjà Aristote, en fait l’amère expérience. Mais à quoi tient
cette indétermination ?
L’indétermination du concept de bonheur tient, selon Kant, de la tension entre l’idée du bonheur, qui est
absolue, et tout ce qui dans notre expérience, par nature relative, pourrait donner corps à cette idée. D’un
côté, l’idée absolue d’une complète satisfaction de nos inclinations, c’est-à-dire de tous nos penchants
sensibles et sans limitation dans la durée, et de l’autre, l’expérience qui ne peut donner que ce qu’elle
a (c’est-à-dire quelque chose de limité) et donc n’incarne cet idéal que partiellement. L’expérience qui
seule peut donner un contenu concret à notre idée du bonheur est toujours relative aux circonstances et
lacunaire ou fragmentaire. Ainsi, elle peut bien m’enseigner qu’on est difficilement heureux quand on est
pauvre et en, mauvaise santé ; elle m’enseigne tout aussi bien que la richesse ne fait pas le bonheur et
que la santé peut pousser à de malheureux excès !
Les nombreux exemples de Kant n’ont pas besoin d’être tous également convaincants puisqu’ils
participent de la même idée, à savoir qu’aucun homme ne peut « déterminer avec une entière
certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l’omniscience ». Parce que nous ne pouvons tout savoir ni tout prévoir, parce que notre expérience de la
vie est forcément partielle et lacunaire, nous sommes tout à fait incapables de donner un contenu bien
déterminé à notre idée du bonheur. Et c’est bien pourquoi il ne faut pas parler à son propos d’une idée
de la raison mais plutôt d’un idéal de l’imagination, qui prend corps et visage au gré de nos caprices, de
notre expérience du monde et des manques que nous y éprouvons.

3. Fondements de la métaphysique des mœurs, AK, IV, 418

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Un peu de vocabulaire
Concept : le concept est un contenu de pensée, une abstraction, qui se rapporte à un objet, l’objet de la
réflexion. Le concept sert ainsi à représenter l’essence de quelque chose par le biais d’un terme. Ici, le concept
de bonheur devrait représenter précisément l’état caractéristique du bonheur… et Kant affirme que ce concept
est indéterminé, imprécis, bref, qu’il ne remplit pas sa fonction de concept !
Indétermination : caractère d’une chose qui n’est pas définie, établie, délimitée avec précision.
Absolu/Relatif : Est absolu ce qui est achevé, total, intégral et qui contient en lui-même sa raison d’être (autrement
dit ce qui est parfait), est relatif ce qui comporte des restrictions, des limites…
Omniscience : La possession d’un savoir total et absolu.

c. La recherche du bonheur est vouée à l’échec


Gravure représentant E. Kant
Ce point a évidemment une importante conséquence quant à
l’idée de recherche du bonheur : une telle recherche ne peut
être que hasardeuse, par conséquent vouée à l’échec, puisqu’on
ne saurait à partir d’un tel idéal de l’imagination, formuler la
moindre règle qui permette à coup sûr d’être heureux : « On ne
peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes
déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques,
qui recommandent, par exemple, un régime sévère,
l’économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui,
selon les enseignements de l’expérience, contribuent en thèse
générale pour la plus grande part au bien-être » écrit Kant.
Aucune certitude donc mais au mieux des conseils empiriques,
des impératifs de la prudence et de l’habileté, qui n’apprennent
guère qu’à calculer, quand on sait ce que l’on veut, les moyens de
l’obtenir. Mais quant à déterminer les moyens propres à procurer
le bonheur, la conclusion de Kant est sans aucune équivoque :
« le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et
générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être
raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc
pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens
strict du mot, de faire ce qui rend heureux ».

TRANSITION
Dans de telles conditions, n’est-il pas tout à fait déraisonnable de rechercher le bonheur ? Mais comment
s’en empêcher ? Et comment s’expliquer que tant de philosophes aient pu voir dans une telle recherche un
idéal de sagesse ?

2 - Rechercher le bonheur, folie ou sagesse ?

a. Le désirable par excellence


Si le bonheur est recherché par tous les hommes, c’est évidemment qu’il représente quelque chose
de désirable. Allons plus loin, le bonheur est, ainsi que l’a montré Aristote, ce qui est désirable par
excellence, suprêmement désirable, parce que le bonheur n’est pas un bien relatif, qui vaut pour autre
chose, mais un bien qui vaut absolument, que l’on désire pour lui-même : « L’honneur, le plaisir,
l’intelligence, ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour

6 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore),
mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons
devenir heureux. Par contre, le bonheur n’est jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une manière
générale en vue d’autre chose que lui-même »4.

Mise en activité
1) Recherchez ce que signifie ici, dans le texte d’Aristote, la notion de vertu…
2) Que signifie « le bonheur n’est jamais choisi en vue (…) d’autre chose que lui-même ?
Travaillez au brouillon et comparez votre travail avec les éléments de réponse ci-dessous…

—Éléments de réponse
1) Dans le contexte de cet extrait, la notion de vertu correspond à la traduction du Grec ancien ἀρετή /
arété, qui signifie d’abord le mérite (la vertu) de quelque chose ou de quelqu’un. On doit également
l’associer à l’idée d’excellence et de perfection. Aussi, par exemple, l’intelligence est-elle une vertu
dans la mesure où elle contribue à l’excellence de l’individu lorsqu’il la cultive… Elle est alors un moyen
vers la perfection.
2) Toutefois, le bonheur est la seule vertu que l’on poursuive uniquement en vue d’elle-même et non en
vue d’autre chose qu’elle-même. Elle est même l’horizon de toutes les vertus, qui, toutes, ne sont
que des moyens en vue du bonheur. Pourquoi vouloir la richesse, les honneurs, le plaisir ou l’affection
sinon pour ce qu’on les imagine nous rapporter : le bonheur !

b. Le bonheur est ce qui nous manque au plus haut point


Raphaël, détail de l’Ecole d’Athènes, 1509

Mais, le bonheur ne serait pas aussi désirable s’il n’était pas ce


qui nous manque et ce qui nous manque absolument. En effet,
écrit Platon, « il y a désir de ce qui manque, et il n’y a pas désir
de ce qui ne manque pas », et d’expliquer qu’on imagine mal un
homme riche ou en bonne santé désirer le devenir. On ne désire
pas ce que l’on a ; on ne désire que ce dont on manque. « On ne
saurait désirer, ce que précisément l’on possède », conclut-
5
t-il. . À quoi l’on est tenté d’objecter que le fait d’être en bonne
santé n’en rend pas moins la santé désirable et que l’on peut
être riche et désirer être riche. Et Platon de répliquer que dans
ces cas, on ne désire pas proprement la richesse ou la santé,
mais on désire le rester. Tout désir est donc bien lié à l’absence :
si je désire une chose que j’ai, c’est que je désire en jouir dans
l’avenir, ce qui n’est pas encore le cas et qui n’est rien de sûr.
Le désir est donc bien inséparable du manque et si le bonheur
est désirable, c’est sans doute qu’il fait toujours défaut. Nous
désirons ce que nous n’avons pas et nous ne désirons pas ce
Fresque, 5 x 7,7 m - Italie, Rome, que nous avons. Comment, si le bonheur est ce qui est désirable
Palais du Vatican
au plus haut point, serions-nous jamais heureux ? Que nous
recherchions sans cesse le bonheur est bien plutôt le signe de
notre malédiction. Soit nous désirons un bien que nous n’avons pas et dont nous pensons qu’il fera notre
bonheur ; soit, incapables d’être content de ce que nous avons, nous craignons de n’en jouir plus. En tout
état de cause, nous ne sommes jamais satisfaits et c’est de l’avenir dont nous attendons qu’enfin il nous

4. Ethique à Nicomaque, I, v
5. Le Banquet, 200a-c

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 7


rende heureux. Pascal l’a dit mieux que personne : « Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le
présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons
de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ».6

Comment le comprendre ?
Tant que nous espérerons notre bonheur de l’avenir, nous ne serons jamais heureux et par définition,
car l’avenir ne peut nous apporter le bonheur qu’en devenant le présent, un présent qui nous laisse
insatisfaits. Nous ne pouvons trouver le bonheur que dans le présent, et notre folie, c’est de le chercher
dans l’avenir. Notre malheur est inévitable. L’horizon de Pascal n’est pas du tout celui des sagesses
antiques : le bonheur étant impossible, c’est à son salut qu’il faut penser. Mais, dans nos sociétés
sécularisées et laïques, où la perspective du salut a cessé de donner sens à nos vies et la religion d’en
ordonner le cours, les sagesses antiques, parce qu’elles visent au bonheur, retrouvent quelque actualité…

c. La recherche du bonheur est une sagesse

L’homme moderne a ceci de commun avec l’homme ancien qu’il cherche à être heureux en cette vie et
non dans une autre. C’est un trait fondamental des sagesses antiques qu’elles sont humaines et ignorent
la transcendance divine. Elles conviennent à une humanité abandonnée des Dieux ou livrée au hasard par
des Dieux indifférents (Aristote, Epicure). Même quand elles posent en principe quelque chose comme
une providence divine, c’est pour la pensée comme une fatalité ou un destin qui laisse à chacun le soin
de « faire avec » et sans y ajouter la perspective d’un salut post-mortem. Aussi nombreuses soient
les analogies entre stoïcisme et christianisme, il ne faut jamais oublier que les stoïciens ne regardent
jamais la vertu comme le moyen du salut et meurent sans croire en, une autre vie. Si les philosophies
hellénistiques (épicurisme, stoïcisme, scepticisme) sont à la recherche du bonheur, elles pensent comme
nous que le bonheur est une affaire privée, une affaire individuelle. Enfin, quand elles insistent sur la
vertu, c’est pour dénoncer les trompeuses séductions de l’intempérance : rien n’est plus éloigné de l’idéal
de sagesse des anciens que cette soif de jouissance désespérée à laquelle se vouent les hommes quand
ils ne croient plus en rien et qui reste la seule perspective qu’offre noter époque déboussolée ? Concevoir
au contraire la sagesse comme un art de vivre heureux, telle est Epicure, Bronze du Ier siècle av. J.C. (copie)
la perspective, plus actuelle, que jamais, auxquelles s’ordonnent
les sagesses antiques.
Encore faut-il insister sur ce qui en fait des sagesses à
proprement parler. Non le fait de viser le bonheur, mais de
compter sur la raison pour l’obtenir. Selon Sextus Empiricus,
Epicure définissait ainsi la philosophie : « une activité qui, par des
discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse ».
Tous les hommes veulent être heureux, et c'est ce qui, pour
Epicure, donne à la philosophie sa raison d'être. La philosophie
est bien, une méthode du bonheur, parce que le bonheur est
affaire de sagesse, c’est-à-dire de raison.

6. Les pensées, ed. Brunschwicg, §172


Italie,
Rome, Musée du Coliséen

8 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Si selon Epicure le bonheur est affaire de logos, c’est que les hommes souffrent de maux d’esprit dont
la philosophie peut les libérer. La philosophie est, en effet, une méthode du bonheur, elle nous enseigne
comment être sage, comment vivre sans troubles de l’âme, c’est-à-dire proprement heureux. La Lettre à
Ménécée7, expose ainsi le « quadruple remède» (tetrapharmakon) qui nous délivre de nos maux (1. la crainte
des Dieux ; 2. la crainte de la mort ; 3. l’illimitation du désir ; 4. l’incapacité d’endurer la douleur) qui sont
les causes du trouble de l’âme, lequel une fois ôté, reste le calme du bonheur. Que le raisonnement soit
remède, c’est particulièrement net pour les deux premiers maux.
La crainte des Dieux, la raison nous en persuade, est sans aucun fondement Pour les Epicuriens, le
monde résulte d’un processus naturel aveugle, non d’une intention. C’est le hasard (la déclinaison des
atomes) qui l’ordonne et non la finalité. Les Dieux qui mènent une vie aussi heureuse (c’est-à-dire
insouciante) que possible n’avaient aucune raison de créer le monde. L’idée de Providence est au fond
illogique, incompréhensible. Comme l’est celel d’une souffrance post-mortem. Si la mort n’est rien pour
nous, c’est parce qu’elle n’est ni un mal ni un bien : ce qui est pour nous, c’est ce qui est senti soit comme
un mal, soit comme un bien. Ce qui ne constitue pour nous ni l’un ni l’autre, n’est donc rien. La mort est
privation de sensation et elle n’est donc pas un mal, car un mal non senti n’est pas un mal. La crainte de
la mort n’a donc, elle non plus, aucun fondement rationnel. C’est encore la raison qui nous convainc de
jouer la positivité du plaisir contre l’illimitation du désir et qui nous persuade que la douleur que nous
pensons insupportable est résistible, puisque de fait nous la supportons.
Même confiance dans les pouvoirs de la raison chez un Sénèque Buste représentant Sénèque, vers 1700
qu’illustre le début de La vie heureuse. Alors qu’il souligne à
quel point la recherche du bonheur est errante, Sénèque pose
d’emblée la question de savoir quel est le chemin qui mène au
bonheur. La philosophie est bien, et au sens propre, une méthode8
du bonheur, un chemin vers la vie bonne. Ainsi que le souligne
Sénèque, déterminer quelle vie est la vie heureuse ou quel est le
souverain bien, ne saurait être une affaire d’opinion majoritaire.
C’est qu’il s’agit de ne pas se tromper : tous les hommes, Platon
le disait déjà , sont soucieux de vérité quand il s’agit de leur
bonheur : c’est un vrai bien, et non un bien apparent qu’il faut
chercher. L’importance de l’objet de la recherche, à savoir le
vrai bien, celui dont la possession rendra notre vie effectivement
heureuse, impose un exercice personnel du jugement, de la droite
raison, plutôt que de faire confiance aux opinions errantes de la
foule :
« Demandons-nous donc ce qu’en vérité il vaut mieux faire et
non ce qui est en usage ; ce qui nous donnera la possession d’un
bonheur éternel et non ce qui reçoit l’approbation du vulgaire –
le plus mauvais interprète de la vérité »9.
Là où les hommes croient trouver leur satisfaction dans des biens Allemagne, Dresde, Albertinum
illusoires qui ne leur apporteront que le vain regret de n’avoir Photo : Stephen C. Dickson / CC BY-SA 4.0
pas philosophé, le sage stoïcien sait que le vrai bien se situe
nécessairement au-delà des apparences immédiates. Déterminer
le souverain bien , c’est l’affaire du jugement sain, de la droite Un peu de vocabulaire
raison. On voit que le philosophe ne se distingue pas du vulgaire Souverain bien : le bien le plus
par d’autres buts que les siens. L’un et l’autre recherchent la même haut, absolu, ce que l’on désire
chose, mais le philosophe est celui qui a la sagesse d’écouter sa par-dessus tout, l’objectif ultime
raison quand il s’agit de déterminer le souverain bien, quand il s’agit qu’il faut viser. Du latin, summum
d’être heureux. bonum…

7. Nous vous proposerons une lecture suivie de cette lettre dans le cadre de la préparation à l’oral du second groupe du
baccalauréat dans la dernière séquence de l’année. Nous vous invitons à vous y rapporter également.
8. meta hodos : le chemin qui mène quelque part.
9. La vie heureuse, II, 2

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 9


Résumons-nous
Disons pour conclure sur ce point que si la recherche du bonheur peut-être cette quête insensée dont
le terme incertain ne cesse de se dérober, mais elle peut aussi bien définir l’idéal le plus haut qui soit
dans la culture occidentale, à savoir l’idéal de sagesse en tant que cette sagesse procède de la raison.
Chercher le bonheur, les hommes n’ont guère besoin qu’on leur désigne un tel idéal comme désirable.
Mais ce qui est certainement plus étonnant, c’est d’en faire une affaire de raison et de définir la sagesse
comme la recherche du bonheur au moyen « des discours et des raisonnements ». Que notre bonheur
individuel soit d’abord affaire de raison, c’est ce dont nous devons plus que jamais nous convaincre et ce
pourquoi nous continuons d’aimer la sagesse.

3. Bonheur, vertu et liberté


Nous avons considéré jusqu’ici qu’il allait en quelque sorte de soi que les hommes aient raison de chercher
à être heureux, d’identifier le bonheur et le souverain bien. Mais sur le plan éthique, n’est-ce pas plutôt la
vertu qui doit être la fin ultime de nos actions et sur le plan politique, n’est-ce pas plutôt la liberté ?

a. Un devoir d’assurer son bonheur ?


Tandis que les morales antiques s’efforçaient à une conciliation du bonheur et de la vertu (pour les
épicuriens, la vertu consiste en la recherche du bonheur et, au contraire, pour les stoïciens, le bonheur
réside dans la conscience d’être vertueux), la morale de Kant ne cesse de dénoncer la confusion de ces
deux notions : être vertueux, donc sage, ce n’est pas être heureux, tant il est vrai que la vertu agit par devoir
et non par intérêt. Il n’est donc aucune raison que l’accomplissement du devoir conduise au bonheur : au
mieux la vertu nous rend dignes d’être heureux.
Page de titre des Fondements
Les hommes n’ont aucun besoin d’une loi morale qui leur
de la métaphysique des moeurs de Kant, 1785
commande de travailler à leur bonheur par devoir, puisqu’ils
y sont universellement disposés par inclination naturelle.
Pourtant, c’est cette loi et elle seule qui peut donner à leurs
efforts pour être heureux une valeur morale. Rappelons que
l’action morale doit être non seulement conforme au devoir
mais encore réellement accomplie par devoir (cf. la leçon
sur le devoir). Si donc c’est un devoir que de s’efforcer à être
heureux (car si nous ne l’étions pas, la pression des soucis
et du besoin nous détournerait de la vertu), ce n’est toutefois
qu’un devoir : comme fin de mon action, le bonheur ne doit
jamais se compromettre avec l’intérêt ; il n’est donc un devoir
que lorsqu’on a perdu tout espoir d’être heureux.
La morale de Kant culmine donc avec cette exigence
rigoureuse, dans les deux sens du terme : ce que les hommes
recherchent naturellement n’est moralement acceptable
que sous la forme d’un commandement. Il ne s’agit pas de
chercher à être heureux en vue du bonheur mais dans la seule
mesure où cette recherche procède d’un devoir (au reste, et
Kant y insiste, indirect) où elle fait l’objet d’un commandement
moral qui regarde à d’autres fins, ou plutôt et pour mieux dire,
procède d’une autre inspiration, à savoir un pur respect pour
la loi morale.

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Cependant, cette rigueur, si elle est admirable, n’a-t-elle pas quelque chose d’inhumain ? On pourrait
facilement faire valoir que l’homme ne saurait poursuivre la vertu au point de se détourner de son
bonheur et qu’une conciliation de la morale et du bonheur est pratiquement nécessaire. En pratique,
en effet, les hommes s’efforcent de satisfaire leurs intérêts : la notion d’intérêt ne permettrait-elle pas
justement de concilier les exigences de la morale et la recherche du bonheur ? Et n’est-ce pas justement
le rôle de la raison que de permettre une telle conciliation ? C’est ce que prétendent les défenseurs d’une
morale utilitariste.

b. La voie utilitariste
Est utilitariste toute philosophie qui identifie le
bonheur du plus grand nombre d’hommes à une Un peu de vocabulaire
fin morale, et qui considère que l’utilité est le
premier fondement de notre approbation des Conséquentialisme/Déontologisme : ce sont
vertus sociales. L’utilitarisme se caractérise, deux théories éthiques qui s’opposent, « le
en effet, par le double souci de satisfaire à la déontologisme s’intéresse aux intentions des
fois l’intérêt privé et le bien public et de ne juger acteurs, ce qui implique nécessairement le
de la valeur morale de tel ou tel principe qu’en rapport à une loi (fondée dans l’intuition morale,
vertu de son utilité pour le plus grand nombre. la nature humaine, la raison ou la révélation
L’utilitarisme offre à mon action un principe divine), alors que le conséquentialisme ne se
véritablement pratique : cherchant les voies du laisse pas troubler par les intentions des acteurs
bonheur, je dois calculer les moyens d’accorder et se concentre sur les conséquences de leurs
mon intérêt avec l’intérêt du plus grand nombre. actions. », résume bien McNeill dans « Peut-on
Toute comparaison entre la morale kantienne et la aller vers la justice à reculons ? », Argument, vol.
morale de l’intérêt semble donc devoir tourner au 19, n° 1, automne-hiver 2017, page 122
bénéfice de cette dernière. Celle-là (celle de Kant,
qui est déontologiste) est absolue mais pour ainsi
dire impraticable, celle-ci (l’utilitarisme, qui est conséquentialiste) est relative mais constitue une règle
effectivement pratique et qu’il est possible de mettre en œuvre.
À quoi Kant répond que cette supériorité n’est qu’apparente. Vouloir le bonheur, c’est se vouer à des
calculs sans fins, dont le résultat est tellement hasardeux qu’il est possible qu’ils ne conduisent à rien
d’autre qu’à l’inaction. C’est donc le souci du bonheur qui est valable en théorie (en principe, tous les
hommes s’efforcent d’être heureux, mais comment être jamais sûr d’y réussir ?), mais ne vaut rien en
théorie. Au contraire, la vertu propose-t-elle une règle simple d’action : faire ce que l’on doit, c’est agir
sans tergiverser car chacun sait immédiatement où est son devoir : même un enfant de huit ans le sait.
L’homme veut être heureux, mais ne sait pas comment l’être ? Dès lors rappelons lui qu’il est plus facile,
en pratique justement, de faire son devoir. Et d’ailleurs les hommes sont si conscients de cette difficulté
qu’ils ont pour principal souci d’éduquer leurs enfants à être habiles, c’est-à-dire à savoir calculer. Ainsi
espèrent-ils les rendre capables de réaliser les fins qui seront plus tard les leurs. Vaine illusion, car
l’incertitude ne porte pas seulement sur le calcul d’intérêt mais sur la fin qu’il vise, à savoir le bonheur.
Ni le bonheur ni l’intérêt ne sauraient donc rendre nécessaire la moindre action. Ces deux principes sont
donc tout à fait impropres à fonder une morale. La seule morale authentiquement pratique est donc
bien celle qui nous commande de faire notre devoir par devoir.

c. Être heureux sans le rechercher : bonheur, vertu et liberté


N’allons pas de tout cela conclure hâtivement que l’homme vertueux (le sage) doive nécessairement
être malheureux. Il n’est pas absurde, en effet, de considérer que la vertu est en elle-même un bien
et que le bonheur récompense l’homme vertueux du fait même qu’il accomplit son devoir. Ce thème
est évidemment stoïcien mais on le retrouve chez Descartes qui commente Sénèque pour Christine de
Suède :

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 11


« Le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que sentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne
manquent jamais à faire leur mieux, sont un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable et plus
10
solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs », écrit Descartes à Christine de Suède.
L’homme vertueux peut donc être heureux mais c’est sans l’avoir cherché et même faute de l’avoir
cherché. Le bonheur lui sourit justement parce qu’il n’a pas cherché à être heureux mais à être vertueux.
Cette situation n’est pas sans évoquer la dimension politique du problème : à faire du bonheur une fin
politique, on est sûrement malheureux ; à chercher la liberté, on peut trouver le bonheur !
Que la liberté doit être la fin de la politique, telle est la thèse essentielle de ce qu’il est convenu d’appeler
le libéralisme politique. Dans nos sociétés modernes, parce que la tradition (et notamment la tradition
religieuse) n’organise plus nos existences, la pluralité des conceptions du bien et des systèmes de valeurs
est un fait indépassable et c’est ce fait qui a conduit à faire de la tolérance une valeur capitale de ces
sociétés. Ainsi un État libéral ne se reconnaît-il pas le droit d’imposer aucune conception déterminée du
bonheur, mais laisser les citoyens libres de chercher le bonheur dans la voie qui leur semble être la bonne.
Ce point, qui vaut définition de la liberté comme politique, a été remarquablement mis en lumière par Kant :
chacun doit rester libre de chercher son bonheur dans la voie qui lui semble la meilleure, pourvu du moins
qu’il ne nuise pas à cette même liberté en autrui. Le but de la société ne saurait être d’organiser le bonheur
commun puisque le bonheur est une affaire purement privée. Le rôle de l’État est en ce sens de garantir
à chacun la même liberté de chercher son bonheur et les mêmes droits qu’à tout autre : promouvoir une
politique, non du bonheur, mais de la liberté. En effet, il n’est nullement de sa compétence de faire le
bonheur de tous et Kant va jusqu’à dire qu’un gouvernement qui se donnerait une telle mission serait le
pire de tous les despotismes :
« Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du
père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des
enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se
comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État
la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu›il le veuille également - un tel
gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ».

Mise en activité
Sur le principe de la méthode de l’explication de texte, vous vous efforcerez d’expliquer cette longue phrase
de Kant, extraite de Théorie et Pratique. Vous confronterez votre travail au brouillon avec les éléments de
réponse proposés ci-après…

—Éléments de réponse
Dire que « le but de la société est le bonheur commun» comme le diront les conventionnels en 1793, c’est
assigner à la politique un projet qui n’est rien moins, dirions-nous aujourd’hui, que totalitaire, puisqu’il
confond ce qui est du ressort de l’initiative privée des individus et ce qui est du ressort de l’État (un
gouvernement est totalitaire quand il considère l’homme dans sa totalité et fait de la vie privée -y compris
des goûts esthétiques et des mœurs sexuelles- une affaire d’État). Le bonheur ne saurait être le principe
d’une politique sans que cette politique soit totalitaire. Il n’y a donc que la liberté qui puisse servir de
principe à une politique sans que celle-ci ne s’inféode à un ordre (moral ou religieux) qui n’est pas le
sien. La morale peut bien avoir pour principe le bonheur ou la vertu : elle est une affaire privée. Mais
la politique ne peut avoir pour principe que la liberté, si du moins elle renonce à imposer aux individus
par la force des valeurs communes, une entente sur les fins, bref, une conception déterminée du Bien
commun.

10. Lettre du 20 novembre 1647

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Ce principe politique libéral des sociétés modernes, la liberté morale et religieuse et politique qu’il
implique, ne sont pas sans conséquence sur l’idée que nous nous faisons du bonheur et de la recherche
du bonheur. Dans de telles conditions, c’est une affaire individuelle, d’abord en ce sens que c’est à
chacun de se rendre heureux, sans pouvoir ni devoir l’attendre de l’État, et ensuite en ce sens que ne pas
l’être ne saurait résulter que d’une responsabilité individuelle, puisque justement ce n’est pas à l’État de
me rendre heureux. Le bonheur est décidément une affaire privée.

Pour aller plus loin


Outre la lecture des auteurs de la leçon, on peut lire avec profit l’ouvrage très accessible d’André Comte-
Sponville, Le bonheur désespérément (Librio).
On pourra également visionner les vidéos suivantes :
• Le bonheur selon Frédéric Lenoir : https://www.youtube.com/watch?v=K8DECD8kK94
• Une discussion du précédent par Luc Ferry et davantage encore : https://www.youtube.com/
watch?v=ZF0KjSM6rno
• Une explication de Kant sur la notion de bonheur sous forme de cours à écouter : https://www.youtube.
com/watch?v=7nZ6fhR8OoA
• Le bonheur dans sa version utilitariste : https://www.youtube.com/watch?v=pOl8nn8KChM

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