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Quand on est heureux, il semble évident qu’on n’éprouve pas simplement du plaisir ou de la joie : le terme
de bonheur renvoie spontanément à une réalité beaucoup plus forte et plus haute.
Le plaisir est un état affectif ou un sentiment, agréable procuré par la satisfaction d’un besoin, d’un désir,
ou d’une activité agréable. Par exemple, on éprouve du plaisir à manger un bon gâteau, à regarder un bon
film, à rendre service à un ami… Le plaisir ne dure pas, il est passager… Le plaisir éprouvé sur le moment
peut même très vite disparaître : quel plaisir d’avoir mangé ce gâteau, mais ensuite, j’ai mal au ventre car
j’ai été trop gourmand…
La joie, elle, est une émotion très intense, agréable, limitée dans le temps, qui nous affecte entièrement
au moment où une aspiration, un désir, un rêve, en vient à se réaliser. Il s’agit d’un « ascenseur »
émotionnel… Imaginons que je suis en train d’attendre les résultats du baccalauréat, tendu, inquiet, peu
sûr de moi, et que soudain je découvre mon nom sur la liste des admis : j’explose de joie ! Dans la joie, on
passe d’un état émotionnel à un autre, plus haut, plus fort, brutalement.
Le bonheur semble différer de cette sensation et de cette émotion.
Quand je suis heureux, je n’éprouve pas simplement un sentiment ou une émotion : c’est un état, qui a
une consistance, une durée. Certes le plaisir est un état agréable, mais il ne dure pas, et la joie, elle, est
instantanée : quand on est heureux, cet état a au contraire une véritable consistance, une épaisseur, qui
fait que spontanément on place le bonheur plus haut dans notre échelle de valeur que le simple plaisir ou
la joie.
Cette première approche de l’idée de bonheur en fait un tout, un état de contentement auquel rien ne
manque : une forme de perfection… Pourtant, est-ce vraiment le cas ? Revenons à notre expérience
courante, c’est-à-dire ici à notre vécu (et c’est un troisième sens du mot expérience après l’expérience
scientifique et l’expérience de pensée…). Ne dit-on pas parfois que « ce n’est que du bonheur », en parlant
d’un moment présent qui nous satisfait, à ce moment précis, pleinement ? Cela ne signifie pas alors que
tous nos désirs, que tous nos besoins sont satisfaits, mais que nous éprouvons, ici et maintenant, un état
de bonheur, dont on sait bien qu’il ne va pas s’éterniser… Il y a bien des moments, voire des instants de
bonheur ! Il faudra donc dans ce chapitre se demander si notre représentation du bonheur comme un
Mise en activité
Lisez le texte suivant et répondez au brouillon aux questions qui le suivent :
« Tous les hommes recherchent d’être heureux1; cela est sans exception ; quelques différents moyens
qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres
n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté
ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les
hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
Pascal, Pensées, Br. 425. Lafuma 138
Exercice 1
1. Comment peut-on expliquer que tous les hommes recherchent le bonheur, et donc que le bonheur soit
une fin universelle ?
2. Pour atteindre ce bonheur, les hommes utilisent différents moyens affirme Pascal. Expliquez l’exemple
de la guerre. Comment expliquer cette différence ?
3. « La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. » Donnez des exemples concrets.
4. Pourquoi même « ceux qui vont se pendre » sont-ils eux aussi motivés par le bonheur ?
5. En quoi cela montre-t-il que, finalement, chercher le bonheur à tout prix peut faire notre malheur ?
Dès lors, le bonheur, quête universelle, semble une fin tout à Un peu de vocabulaire
fait légitime et être le plus grand bien de l’homme. Cependant,
Fin : en philosophie, la « fin » se
cette quête peut aussi être la cause de notre malheur distingue du « moyen ». La fin est
car si nous y attachons trop de prix, nous risquons d’être l’objectif visé, le but, alors que le moyen
profondément frustrés voire malheureux. Faut-il mettre des est l’instrument ou l’action par lesquels
limites à notre quête du bonheur ? Est-ce vraiment être sage on cherche à parvenir à cet objectif (la
que de vouloir être heureux ? fin).
1. I, 1
2. Livre VI
Mise en activité
Lisez le texte suivant d’Aristote et résumez-le en une phrase au brouillon et comparez à la réponse
proposée à sa suite :
—Réponse proposée
Le bonheur épouse le visage de ce qui nous manque, ici et maintenant, et que nous désirons en raison
même de ce manque, tandis que peut-être nous ne le désirions pas hier.
b - Un concept indéterminé
Le bonheur n’est donc que l’objet actuel et changeant de mes désirs et pour cette raison un concept
parfaitement indéterminé. « Le concept du bonheur, écrit Kant3, est un concept si indéterminé, que,
malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes
précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut ». Que le bonheur soit un concept indéterminé,
chacun d’entre nous, ainsi que le remarquait déjà Aristote, en fait l’amère expérience. Mais à quoi tient
cette indétermination ?
L’indétermination du concept de bonheur tient, selon Kant, de la tension entre l’idée du bonheur, qui est
absolue, et tout ce qui dans notre expérience, par nature relative, pourrait donner corps à cette idée. D’un
côté, l’idée absolue d’une complète satisfaction de nos inclinations, c’est-à-dire de tous nos penchants
sensibles et sans limitation dans la durée, et de l’autre, l’expérience qui ne peut donner que ce qu’elle
a (c’est-à-dire quelque chose de limité) et donc n’incarne cet idéal que partiellement. L’expérience qui
seule peut donner un contenu concret à notre idée du bonheur est toujours relative aux circonstances et
lacunaire ou fragmentaire. Ainsi, elle peut bien m’enseigner qu’on est difficilement heureux quand on est
pauvre et en, mauvaise santé ; elle m’enseigne tout aussi bien que la richesse ne fait pas le bonheur et
que la santé peut pousser à de malheureux excès !
Les nombreux exemples de Kant n’ont pas besoin d’être tous également convaincants puisqu’ils
participent de la même idée, à savoir qu’aucun homme ne peut « déterminer avec une entière
certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l’omniscience ». Parce que nous ne pouvons tout savoir ni tout prévoir, parce que notre expérience de la
vie est forcément partielle et lacunaire, nous sommes tout à fait incapables de donner un contenu bien
déterminé à notre idée du bonheur. Et c’est bien pourquoi il ne faut pas parler à son propos d’une idée
de la raison mais plutôt d’un idéal de l’imagination, qui prend corps et visage au gré de nos caprices, de
notre expérience du monde et des manques que nous y éprouvons.
TRANSITION
Dans de telles conditions, n’est-il pas tout à fait déraisonnable de rechercher le bonheur ? Mais comment
s’en empêcher ? Et comment s’expliquer que tant de philosophes aient pu voir dans une telle recherche un
idéal de sagesse ?
Mise en activité
1) Recherchez ce que signifie ici, dans le texte d’Aristote, la notion de vertu…
2) Que signifie « le bonheur n’est jamais choisi en vue (…) d’autre chose que lui-même ?
Travaillez au brouillon et comparez votre travail avec les éléments de réponse ci-dessous…
—Éléments de réponse
1) Dans le contexte de cet extrait, la notion de vertu correspond à la traduction du Grec ancien ἀρετή /
arété, qui signifie d’abord le mérite (la vertu) de quelque chose ou de quelqu’un. On doit également
l’associer à l’idée d’excellence et de perfection. Aussi, par exemple, l’intelligence est-elle une vertu
dans la mesure où elle contribue à l’excellence de l’individu lorsqu’il la cultive… Elle est alors un moyen
vers la perfection.
2) Toutefois, le bonheur est la seule vertu que l’on poursuive uniquement en vue d’elle-même et non en
vue d’autre chose qu’elle-même. Elle est même l’horizon de toutes les vertus, qui, toutes, ne sont
que des moyens en vue du bonheur. Pourquoi vouloir la richesse, les honneurs, le plaisir ou l’affection
sinon pour ce qu’on les imagine nous rapporter : le bonheur !
4. Ethique à Nicomaque, I, v
5. Le Banquet, 200a-c
Comment le comprendre ?
Tant que nous espérerons notre bonheur de l’avenir, nous ne serons jamais heureux et par définition,
car l’avenir ne peut nous apporter le bonheur qu’en devenant le présent, un présent qui nous laisse
insatisfaits. Nous ne pouvons trouver le bonheur que dans le présent, et notre folie, c’est de le chercher
dans l’avenir. Notre malheur est inévitable. L’horizon de Pascal n’est pas du tout celui des sagesses
antiques : le bonheur étant impossible, c’est à son salut qu’il faut penser. Mais, dans nos sociétés
sécularisées et laïques, où la perspective du salut a cessé de donner sens à nos vies et la religion d’en
ordonner le cours, les sagesses antiques, parce qu’elles visent au bonheur, retrouvent quelque actualité…
L’homme moderne a ceci de commun avec l’homme ancien qu’il cherche à être heureux en cette vie et
non dans une autre. C’est un trait fondamental des sagesses antiques qu’elles sont humaines et ignorent
la transcendance divine. Elles conviennent à une humanité abandonnée des Dieux ou livrée au hasard par
des Dieux indifférents (Aristote, Epicure). Même quand elles posent en principe quelque chose comme
une providence divine, c’est pour la pensée comme une fatalité ou un destin qui laisse à chacun le soin
de « faire avec » et sans y ajouter la perspective d’un salut post-mortem. Aussi nombreuses soient
les analogies entre stoïcisme et christianisme, il ne faut jamais oublier que les stoïciens ne regardent
jamais la vertu comme le moyen du salut et meurent sans croire en, une autre vie. Si les philosophies
hellénistiques (épicurisme, stoïcisme, scepticisme) sont à la recherche du bonheur, elles pensent comme
nous que le bonheur est une affaire privée, une affaire individuelle. Enfin, quand elles insistent sur la
vertu, c’est pour dénoncer les trompeuses séductions de l’intempérance : rien n’est plus éloigné de l’idéal
de sagesse des anciens que cette soif de jouissance désespérée à laquelle se vouent les hommes quand
ils ne croient plus en rien et qui reste la seule perspective qu’offre noter époque déboussolée ? Concevoir
au contraire la sagesse comme un art de vivre heureux, telle est Epicure, Bronze du Ier siècle av. J.C. (copie)
la perspective, plus actuelle, que jamais, auxquelles s’ordonnent
les sagesses antiques.
Encore faut-il insister sur ce qui en fait des sagesses à
proprement parler. Non le fait de viser le bonheur, mais de
compter sur la raison pour l’obtenir. Selon Sextus Empiricus,
Epicure définissait ainsi la philosophie : « une activité qui, par des
discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse ».
Tous les hommes veulent être heureux, et c'est ce qui, pour
Epicure, donne à la philosophie sa raison d'être. La philosophie
est bien, une méthode du bonheur, parce que le bonheur est
affaire de sagesse, c’est-à-dire de raison.
7. Nous vous proposerons une lecture suivie de cette lettre dans le cadre de la préparation à l’oral du second groupe du
baccalauréat dans la dernière séquence de l’année. Nous vous invitons à vous y rapporter également.
8. meta hodos : le chemin qui mène quelque part.
9. La vie heureuse, II, 2
b. La voie utilitariste
Est utilitariste toute philosophie qui identifie le
bonheur du plus grand nombre d’hommes à une Un peu de vocabulaire
fin morale, et qui considère que l’utilité est le
premier fondement de notre approbation des Conséquentialisme/Déontologisme : ce sont
vertus sociales. L’utilitarisme se caractérise, deux théories éthiques qui s’opposent, « le
en effet, par le double souci de satisfaire à la déontologisme s’intéresse aux intentions des
fois l’intérêt privé et le bien public et de ne juger acteurs, ce qui implique nécessairement le
de la valeur morale de tel ou tel principe qu’en rapport à une loi (fondée dans l’intuition morale,
vertu de son utilité pour le plus grand nombre. la nature humaine, la raison ou la révélation
L’utilitarisme offre à mon action un principe divine), alors que le conséquentialisme ne se
véritablement pratique : cherchant les voies du laisse pas troubler par les intentions des acteurs
bonheur, je dois calculer les moyens d’accorder et se concentre sur les conséquences de leurs
mon intérêt avec l’intérêt du plus grand nombre. actions. », résume bien McNeill dans « Peut-on
Toute comparaison entre la morale kantienne et la aller vers la justice à reculons ? », Argument, vol.
morale de l’intérêt semble donc devoir tourner au 19, n° 1, automne-hiver 2017, page 122
bénéfice de cette dernière. Celle-là (celle de Kant,
qui est déontologiste) est absolue mais pour ainsi
dire impraticable, celle-ci (l’utilitarisme, qui est conséquentialiste) est relative mais constitue une règle
effectivement pratique et qu’il est possible de mettre en œuvre.
À quoi Kant répond que cette supériorité n’est qu’apparente. Vouloir le bonheur, c’est se vouer à des
calculs sans fins, dont le résultat est tellement hasardeux qu’il est possible qu’ils ne conduisent à rien
d’autre qu’à l’inaction. C’est donc le souci du bonheur qui est valable en théorie (en principe, tous les
hommes s’efforcent d’être heureux, mais comment être jamais sûr d’y réussir ?), mais ne vaut rien en
théorie. Au contraire, la vertu propose-t-elle une règle simple d’action : faire ce que l’on doit, c’est agir
sans tergiverser car chacun sait immédiatement où est son devoir : même un enfant de huit ans le sait.
L’homme veut être heureux, mais ne sait pas comment l’être ? Dès lors rappelons lui qu’il est plus facile,
en pratique justement, de faire son devoir. Et d’ailleurs les hommes sont si conscients de cette difficulté
qu’ils ont pour principal souci d’éduquer leurs enfants à être habiles, c’est-à-dire à savoir calculer. Ainsi
espèrent-ils les rendre capables de réaliser les fins qui seront plus tard les leurs. Vaine illusion, car
l’incertitude ne porte pas seulement sur le calcul d’intérêt mais sur la fin qu’il vise, à savoir le bonheur.
Ni le bonheur ni l’intérêt ne sauraient donc rendre nécessaire la moindre action. Ces deux principes sont
donc tout à fait impropres à fonder une morale. La seule morale authentiquement pratique est donc
bien celle qui nous commande de faire notre devoir par devoir.
Mise en activité
Sur le principe de la méthode de l’explication de texte, vous vous efforcerez d’expliquer cette longue phrase
de Kant, extraite de Théorie et Pratique. Vous confronterez votre travail au brouillon avec les éléments de
réponse proposés ci-après…
—Éléments de réponse
Dire que « le but de la société est le bonheur commun» comme le diront les conventionnels en 1793, c’est
assigner à la politique un projet qui n’est rien moins, dirions-nous aujourd’hui, que totalitaire, puisqu’il
confond ce qui est du ressort de l’initiative privée des individus et ce qui est du ressort de l’État (un
gouvernement est totalitaire quand il considère l’homme dans sa totalité et fait de la vie privée -y compris
des goûts esthétiques et des mœurs sexuelles- une affaire d’État). Le bonheur ne saurait être le principe
d’une politique sans que cette politique soit totalitaire. Il n’y a donc que la liberté qui puisse servir de
principe à une politique sans que celle-ci ne s’inféode à un ordre (moral ou religieux) qui n’est pas le
sien. La morale peut bien avoir pour principe le bonheur ou la vertu : elle est une affaire privée. Mais
la politique ne peut avoir pour principe que la liberté, si du moins elle renonce à imposer aux individus
par la force des valeurs communes, une entente sur les fins, bref, une conception déterminée du Bien
commun.