Vous êtes sur la page 1sur 3

EXPLICATION DE TEXTE

Expliquez le texte suivant :

« Je crois (…) qu’en devenant homme civil j’ai contracté une dette immense avec le genre humain, que
ma vie et toutes ses commodités que je tiens de lui doivent être consacrées à son service ; je vois de
plus que si je puis me procurer une sorte de bien-être exclusif et quelques plaisirs douteux en sacrifiant
tout à moi seul, je ne pourrais m’assurer un état de paix et une félicité durable que dans une société
bien ordonnée ; je vois que si je ne respecte pas en autrui les droits que je veux qu’on respecte en moi,
je me rends le commun ennemi de tous et n’ai d’autre sécurité, dans l’inique possession de mes biens,
que celle des brigands qui dévorent dans leurs cavernes les dépouilles des infortunés. Ce devoir sacré
que la raison m’oblige à reconnaître n’est point proprement un devoir de particulier à particulier, mais
il est général et commun comme le droit qui me l’impose. Car les individus à qui je dois la vie, et ceux
qui m’ont fourni le nécessaire, et ceux qui ont cultivé mon âme, et ceux qui m’ont communiqué leurs
talents peuvent n’être plus ; mais les lois qui protégèrent mon enfance ne meurent point ; les bonnes
mœurs dont j’ai reçu l’heureuse habitude, les secours que j’ai trouvés prêts au besoin, la liberté civile
dont j’ai joui, tous les biens que j’ai acquis, tous les plaisirs que j’ai goûtés, je les dois à cette police
universelle qui dirige les soins publics à l’avantage de tous les hommes, qui prévoyait mes besoins avant
ma naissance, et qui fera respecter mes cendres après ma mort. Ainsi mes bienfaiteurs peuvent mourir,
mais, tant qu’il y a des hommes, je suis obligé de rendre à l’humanité les bienfaits que j’ai reçus d’elle. »
Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur vertu (1757), Mille et une nuits, 2012, pages 19-20

Éléments de corrigé avec conseils entre crochets en italique

Introduction

À quelques très rares exceptions près, et qui confirment la règle, tous les hommes vivent en société
politique, c’est-à-dire un regroupement d’individus dans un territoire donné, obéissant à des règles et
des lois qu’ils se sont donnés et partageant une culture commune. Les obligations qu’ils se donnent
pourraient, en apparence, leur coûter, être un obstacle à leur liberté ou leur bonheur. Cependant, il
n’en est rien, tout au contraire. Pourquoi serions-nous tenus d’obéir aux lois et de respecter les droits
d’autrui ?
Dans le texte ici proposé à l’explication, Rousseau soutient justement la thèse selon laquelle c’est par
le respect de la loi et le devoir qu’il implique vis à vis d’autrui en société que seuls les individus peuvent
connaître, paix, bonheur et liberté. À cet égard, l’homme civil a donc contracté une « dette immense » vis
à vis de ses congénères avec lesquels il fait société.
es étapes du raisonnement de Rousseau et de sa démonstration tiennent en trois moments. Dans un
L
premier temps (l.1-8), il va montrer comment la renonciation à la liberté naturelle et à l’intérêt personnel
par l’entrée en société est une nécessité pour qui souhaite un bonheur stable et assuré. Ensuite (l.8-10),
il est montré que le respect des lois relève d’un devoir sacré et universel. Pour finir, Rousseau rend
hommage à ceux qui l’ont précédé et fait une fois encore l’apologie de la réciprocité morale, des lois et de
la société qui les rend possible.

Explication
Je crois donc qu’en devenant homme civil j’ai contracté une dette immense avec le genre humain…
«
». D’emblée, Rousseau souligne une reconnaissance envers le genre humain et la société qui peut,
au premier abord, étonner. Autant, chacun d’entre nous, nous sommes susceptibles d’éprouver de la

CNED  TERMINALE  PHILOSOPHIE  1


reconnaissance pour quelques individus en particulier, autant, il ne nous apparaît pas nettement que
nous devrions quoique ce soit au genre humain tout entier ! Pour comprendre ce que veut signifier
Rousseau, il faut se demander dans un premier temps ce que signifie devenir « homme civil ». D’abord, si
on le devient, cela implique qu’on ne l’a pas toujours été. Si l’enfant devient homme, il est une enfance de
l’humanité qui a précédé l’entrée en société civile : l’état de nature. Cette hypothèse largement répandue
chez les philosophes politiques des XVIIème et XVIIIème siècle, et partagée par Rousseau, implique
qu’avant de « devenir homme civil », c’est-à-dire d’entrer en société, les hommes ont d’abord vécu dans
la nature, en n’étant soumis qu’aux lois naturelles et y jouissant d’une liberté naturelle et totale. Le
passage à l’état civil est devenu nécessaire au fil du temps et des événements, et il apparaît dans ce texte
qu’il a sans doute été un fait heureux pour l’homme. En devenant citoyen, c’est-à-dire en s’associant
avec les autres (le « genre humain »), l’homme s’est engagé (pacte/contrat social) en même temps que
tous à respecter les règles de la cité. À cet égard, cet engagement vaut « dette », une « dette immense »
même mais que Rousseau ne semble pas regretter d’avoir à acquitter, tout au contraire. Qu’est-ce qui le
justifie  ?
I l est d’abord question des « commodités » que la société procure à l’homme, lesquelles étaient sans
doute absentes de l’état de nature. Quelles seraient-elles ? C’est ce que la suite du texte s’efforce de
montrer en établissant la distinction entre une vie hors de la société civile et de ses règles et une vie de
citoyen. Ainsi, « je vois (…) que si je puis me procurer une sorte de bien-être exclusif et quelques plaisirs
douteux en sacrifiant tout à moi seul, je ne pourrais m’assurer un état de paix et une félicité durable
que dans une société bien ordonnée » écrit l’auteur. Cela signifie ici qu’un homme qui n’écouterait que
son instinct égoïste de recherche de plaisir et de satisfaction, en somme un être qui ne laisserait parler
que ses pulsions naturelles et s’abandonnerait à son désir, serait incapable de s’insérer en société ni de
profiter de ses « commodités » : « un état de paix et une félicité durable ». En effet, celui qui n’écoute
que lui et parvient à des satisfactions immédiates mais dérisoires puisqu’elles ne durent pas, celui-ci
ne respecte pas ceux avec qui il s’est pourtant engagé en entrant en société, devient un obstacle au
bon fonctionnement du groupe ; il le désordonne en même temps qu’il ne se soumet pas à ses règles.
Hors-la-loi, désengagé du contrat social qui le lie aux autres par ses agissements, il ne saurait connaître,
au fond, que le conflit (contraire de la paix) et le malheur qui lui est associé (contraire de la félicité
durable). Il risque non seulement son bonheur et sa liberté, mais également l’exclusion du groupe, le
rejet hors de la société.
Rousseau va alors approfondir son propos : « je vois que si je ne respecte pas en autrui les droits que je
veux qu’on respecte en moi, je me rends le commun ennemi de tous et n’ai d’autre sécurité, dans l’inique
possession de mes biens, que celle des brigands qui dévorent dans leurs cavernes les dépouilles des
infortunés ». Devenir « homme civil », c’est donc s’obliger à respecter autrui comme un égal. Ce que
j’exige pour moi, je dois aussi l’exiger pour autrui, donc respecter les mêmes droits en autrui pourrait-on
dire à la manière de Kant. Ne pas s’y engager, ne pas respecter cet engagement, c’est n’être rien d’autre
qu’un « brigand » dans une « caverne ». Cette dernière peut symboliser l’écart par rapport au monde
civil (l’ermite se réfugie parfois dans une caverne pour mieux se retirer du monde), la mise à distance
qu’implique une attitude irrespectueuse des autres et des règles, laquelle est assimilable à celle du
« brigand » hors-la-loi. Ce brigand est si peu un citoyen qu’il en perd même son statut d’homme : en
effet, quel est l’homme digne de ce nom qui dévorerait le cadavre de son semblable ?
Cette image veut insister sur une corrélation importante : on n’est tout à fait homme que si l’on
est un parfait citoyen, autrement dit si l’on a parfaitement intégré la nécessité du respect d’autrui
et des lois. Cette intégration du bien-fondé des règles et des lois, Rousseau en parle en termes de
« reconnaissance » : la raison humaine, lorsqu’elle fait son office et qu’elle s’élève au-dessus des
individualités subjectives (« particulier »), qu’elle procède à une synthèse des individus en un tout
« général et commun », ne peut que parvenir à la conclusion qu’il est un devoir « sacré », c’est-à-dire
ici absolu, un devoir au-dessus de tous les autres qu’on pourrait se donner, que de respecter autrui à
travers le respect des lois. Pourquoi une telle absolutisation du devoir ? Simplement parce que sans lui,
aucune société n’est possible, donc aucune humanité : les hommes s’anéantiraient très sûrement sans
lui. Au-delà de la simple relation de « particulier à particulier », le devoir de respecter autrui et le droit
civil est la pierre angulaire du groupe tout entier, que je contribue à souder par mon attitude individuelle,
respectueuse envers ses institutions et ses citoyens.

2  CNED  TERMINALE  PHILOSOPHIE


On pourrait croire que l’obéissance à la loi civile est une affaire de politique ; cela est sans doute vrai,
mais Rousseau nous dit implicitement ici qu’elle est aussi et surtout (« sacré ») une affaire morale.
Ainsi, l’homme qui contracte un pacte social s’engage juridiquement ET moralement vis-à-vis de ses
semblables, double dette « immense », mais dont le bienfait est total et vital pour le « genre humain ».
Rousseau peut alors rendre hommage aux « commodités » de la civilité (le fait d’être civil au milieu
d’autres hommes civils) et à ceux qui lui ont tant apporté et envers qui il se sent redevable au plus haut
point : « les individus à qui je dois la vie, et ceux qui m’ont fourni le nécessaire, et ceux qui ont cultivé
mon âme, et ceux qui m’ont communiqué leurs talents ». Leur point commun : avoir fait de lui un homme
(meilleur). Cela implique protection et bienveillance, donc respect, qu’ils soient parents, précepteurs,
maîtres ou amis. Mais leurs bienfaits cessent-ils avec leur mort ? « Les lois qui protégèrent mon enfance
ne meurent point » répond Rousseau. Qu’est-ce à dire ?
Tous ceux qui contribuent à mon bonheur peuvent disparaître, la société et ses règles demeurent et
continuent à veiller sur moi, de même qu’auparavant elles avaient rendu possible ma relation heureuse
avec les autres. Les individus passent, les institutions restent et assurent une sorte de continuité
harmonieuse. Ces institutions constituent une « police universelle » selon Rousseau, c’est-à-dire qu’elles
adoucissent notre existence en nous protégeant, à l’instar de ceux qui veulent notre bien et dont parle
Rousseau en premier lieu, et en nous garantissant une tranquillité d’esprit. Là où ne règnent pas les
lois civiles, c’est le règne du caprice et du plus fort, qui ne le reste jamais : tout peut arriver et aucune
confiance dans le présent ou l’avenir n’est possible ; nous restons à la merci les uns des autres, donc
jamais en paix ni en liberté ni heureux. Au contraire, la société garantit une « liberté civile » (encadrée
par la loi qui limite celle des autres), un droit de propriété (« les biens que j’ai acquis » sont protégés,
personne ne viendra me les prendre) et un droit au bonheur individuel (les « plaisirs (…) goutés »), dans
la mesure où il s’inscrit harmonieusement dans le respect de celui d’autrui (« l’avantage de TOUS les
hommes).
Ces lois se sont construites progressivement, avec la sagesse de l’expérience, de sorte qu’avant même
qu’un homme naisse, il est déjà protégé par la société qui s’apprête à l’accueillir. En effet, on voit
comment aujourd’hui, par exemple, le fœtus fait déjà l’objet de droits mais également de devoirs. De
même, notamment par le biais d’une législation sur la transmission des biens, le citoyen décédé voit ses
volontés respectées, ainsi que sa dépouille. La « police universelle », qui « prévoyait mes besoins avant
ma naissance, et qui fera respecter mes cendres après ma mort » garantit donc qu’à aucun moment
de sa vie mais aussi de sa mort, pourrait-on dire, un individu ne peut être privé des droits légitimes
qui lui reviennent, dans la mesure où il s’est engagé vis-à-vis des autres (le genre humain) dans une
relation de réciprocité (la vie civile). Voilà ce qui m’«oblige », en tant que citoyen, mais cette obligation est
plus que douce. Elle est synonyme de bonheur et de liberté. Contre toutes les lectures fautives de son
œuvre, Rousseau fait une véritable apologie de la vie sociale : certes des abus s’y font jour, mais ce que
l’humanité gagne en organisant harmonieusement les rapports des citoyens surpasse infiniment ce qui
peut avoir été perdu dans l’existence sociale. Outre les gains matériels et de sécurité qu’elle procure, la
société des hommes dispose les individus à la morale : en écoutant son cœur, le citoyen devenu vertueux
évalue toute la dette qu’il a envers autrui et envers toute l’humanité même. Nous ne pouvons dès lors que
nous sentir obligés vis à vis de nos semblables, et cette obligation morale qui m’incline vers autrui vient
renforcer l’obligation politique que j’ai à l’égard de la société tout entière.

Conclusion
En somme, nous avons tout à gagner à l’existence sociale (sécurité, liberté, bonheur, etc.), à la condition
expresse que le citoyen abandonne tout fantasme d’autosuffisance et d’indépendance. Cette vertu dont
parle Rousseau coïncide avec la conscience de ce double devoir qui me lie d’une part à l’ensemble du
corps social, d’autre part à chaque individu en particulier. Elle doit être cultivée en chaque citoyen de
sorte que puisse être effectivement conçue une société bien ordonnée et qui tient enfin ses promesses. À
méditer !

CNED  TERMINALE  PHILOSOPHIE  3

Vous aimerez peut-être aussi