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Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que
notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en
lui une âme qui a des pensées excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui
se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que
les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à
propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être
à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles
ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie
ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ;
car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut
être qu'en faisant que la prolongation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de
ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a
toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses
qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur
crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucunes pensées.
Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à
l'homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme
à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle
ait usé de quelques signes, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point
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de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que
ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs
pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne
parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur
manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entres elles, mais que nous ne les entendons pas ;
car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous
exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient.
Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646.
Logos et polis : l’humanité ?
Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le
niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant donc constituée pour permettre de vivre,
elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est
naturelle : c’est parce que les communautés antérieures [la famille, le village, les premières
cités et les tribus soumises à un roi] dont elle procède le sont aussi. […]
Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est
par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par
le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui
qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer »1.
Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion
isolé au jeu du tric-trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus
que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons,
la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix
est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur
nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de
l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester
l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose
qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la
perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de
telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité.
Aristote, Les Politiques, I, 2, 1252 b – 1253 a, trad. Pierre Pellegrin, éd. GF.
Il est donc manifeste que la cité n'est pas une communauté de lieu, établie en vue de s'éviter les
injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là des conditions qu'il faut
nécessairement réaliser si l'on veut qu'une cité existe, mais quand elles sont toutes réalisées,
cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de la vie heureuse, c'est-à-dire dont la
fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages. Certes cela ne sera pas
sans que, aussi, les gens habitent un seul et même lieu et sans qu'ils recourent aux mariages
entre eux. De là sont nés dans les cités alliances de parenté, phratries, sacrifices publics et autres
activités de la vie en commun. Or toutes ces relations sont l'œuvre de l'amitié, car l'amitié c'est
le choix réfléchi de vivre ensemble. La fin d'une cité c'est donc la vie heureuse, alors que les
relations en question sont en vue de cette fin.
Une cité est la communauté des lignages et des villages menant une vie parfaite et autarcique.
C'est cela, selon nous, mener une vie bienheureuse et belle. Il faut donc poser que c'est en vue
des belles actions qu'existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble.
Aristote, Les Politiques, II, 9, 1280 a –1281 a, trad. Pierre Pellegrin, éd. GF.
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Iliade, IX, 63.
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Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où
les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. Rousseau, et non
Lessing, est le meilleur représentant de cette conception conforme à l’aliénation de l’individu
moderne qui ne peut se révéler vraiment qu’à l’écart de toute vie publique, dans l’intimité et le
face à face. Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié.
Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une
des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle
seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs,
l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble »
constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique
de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes
où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à
la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral,
tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour
avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne,
mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du
monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler,
elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos
semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou
mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est
pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en parlant, et,
dans ce parler, nous apprenons à être humains.
Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les Grecs l’appelaient
philanthropia, « amour de l’homme », parce qu’elle se manifeste en une disposition à partager
le monde avec d’autres hommes.
Hannah Arendt, Vies politiques, éd. Gallimard, pp. 34-35, 1974.
La liberté de parole.
Au moment où les circonstances l’y invitaient, quittant le monument, [Périclès] s’avança vers
une haute tribune dressée pour qu’il fût entendu le plus loin possible par la foule, et il prononça,
en substance, les paroles suivantes […].
« Notre régime politique ne se propose pas pour modèle les lois d’autrui, et nous sommes nous-
mêmes des exemples plutôt que des imitateurs. Pour le nom, comme les choses dépendent non
pas du petit nombre mais de la majorité, c’est une démocratie. […]
Nous cultivons le beau dans la simplicité, et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté.
Nous employons la richesse, de préférence, pour agir avec convenance, non pour parler avec
arrogance ; et, quant à la pauvreté, l’avouer tout haut n’est jamais une honte : c’en est une plutôt
de ne pas s’employer en fait à en sortir. Une même personne peut à la fois s’occuper de ses
affaires et de celles de l’État ; et, quand des occupations diverses retiennent des gens divers, ils
peuvent pourtant juger des affaires publiques sans rien qui laisse à désirer. Seuls, en effet, nous
considérons l’homme qui n’y prend aucune part comme un citoyen non pas tranquille, mais
inutile ; et, par nous-mêmes, nous jugeons ou raisonnons comme il faut sur les questions ; car
la parole n’est pas à nos yeux un obstacle à l’action : c’en est un, au contraire, de ne pas s’être
d’abord éclairé par la parole avant d’aborder l’action à mener. Car un autre mérite qui nous
distingue est de pouvoir tout ensemble montrer l’audace la plus grande et calculer l’entreprise
à venir : chez les autres, l’ignorance porte à la résolution, et le calcul à l’hésitation. Or on peut
considérer à bon droit comme ayant les âmes les plus fermes ceux qui discernent de la façon la
plus claire le redoutable ou l’agréable, tout en ne laissant pas, pour autant, détourner des
dangers. »
Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, XXXIV-XL, trad. J. de Romilly, éd. Belles Lettres.
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Mais admettons qu’il soit possible d’étouffer la liberté des hommes et de leur imposer le joug,
à ce point qu’ils n’osent pas même murmurer quelques paroles sans l’approbation du souverain :
jamais, à coup sûr, on n’empêchera qu’ils ne pensent selon leur libre volonté. Que suivra-t-il
donc de là ? C’est que les hommes penseront d’une façon, parleront d’une autre, que par
conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’État, se corrompra, que l’adulation, si détestable,
et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de
toutes les bonnes et saines habitudes. Mais tant s’en faut qu’il soit possible d’amener les
hommes à conformer leurs paroles à une injonction déterminée ; au contraire, plus on fait
d’efforts pour leur ravir la liberté de parler, plus ils s’obstinent et résistent. Bien entendu que je
ne parle pas des avares, des flatteurs et autres gens sans vertu et sans énergie, qui font consister
tout leur bonheur à contempler leur coffre-fort et à remplir leur estomac, mais de ces citoyens
qui doivent à une bonne éducation, à l’intégrité et à la pureté de leurs mœurs, un esprit plus
libéral et plus élevé. Les hommes sont ainsi faits, la plupart du temps, qu’il n’est rien qu’ils
supportent avec plus d’impatience que de se voir reprocher des opinions qu’ils considèrent
comme vraies, et imputer à crime ce qui au contraire anime et soutient leur piété envers Dieu
et envers leurs semblables. Voilà ce qui fait que les hommes finissent par prendre les lois en
horreur et par se révolter contre les magistrats ; voilà ce qui fait qu’ils ne considèrent pas comme
une honte, mais comme une chose honorable, d’exciter des séditions et de tenter mille
entreprises violentes pour un motif de conscience. Or, puisqu’il est constant que la nature
humaine est ainsi faite, ne s’ensuit-il pas que les lois qui concernent les opinions s’adressent,
non pas à des coupables, mais à des hommes libres, qu’au lieu de réprimer et de punir des
méchants, elles ne font qu’irriter d’honnêtes gens, qu’enfin on ne saurait, sans mettre l’État en
danger de ruine, prendre leur défense ? Ajoutez à cela que des lois de cette nature sont
parfaitement inutiles. En effet, considère-t-on comme saines et vraies les opinions condamnées
par les lois, on n’obéira pas aux lois ; repousse-t-on au contraire comme fausses ces mêmes
opinions, on acceptera alors les lois qui les condamnent comme une sorte de privilège, et on en
triomphera à ce point que les magistrats, voulussent-ils ensuite les abroger, ne le pourraient pas.
Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre XX, trad. E. Saisset.
Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales
et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode
de pensée.
Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue
serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc –
serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.
Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression
exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer
communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par
des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots
indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle
qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des
phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de
« liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle
n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement
pas de nom.
En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement
du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont
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on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de
la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.
George Orwell, 1984, Appendice, Les principes du novlangue, traduction Amélie Audiberti.
L’isègorie.
Le héraut thébain : N'est-il pas odieux pour les hommes supérieurs, de voir un vaurien, revêtu
des plus hautes dignités, gouverner le peuple par sa parole, lui qui naguère n'était rien ?
Thésée : Voilà un héraut amusant, et qui, par-dessus le marché, cultive l'éloquence. Mais,
puisque tu as engagé ce combat, écoute ; car c'est toi qui as entamé la discussion. Rien de plus
funeste à l'Etat qu'un tyran : là d'abord l'autorité des lois n'est plus générale ; lui seul dispose de
la loi, et elle n'est plus égale pour tous. Mais les lois écrites donnent au faible et au puissant des
droits égaux ; le dernier des citoyens ose répondre avec fierté au riche arrogant qui l'insulte ; et
le petit, s'il a pour lui la justice, l'emporte sur le grand. La liberté règne où le héraut demande :
« Qui a quelque chose à proposer pour le bien de l’Etat ? » Celui qui veut parler se fait
connaître ; celui qui n'a rien à dire garde le silence. Où trouver plus d'égalité que dans un tel
Etat ? Partout où le peuple est le maître, il voit avec plaisir s'élever de vaillants citoyens ; mais
un roi voit en eux autant d'ennemis, et il fait périr les plus illustres et les plus sages, par crainte
pour sa tyrannie. Comment un Etat pourrait-il encore être fort, quand un maître y moissonne
l'audace et la jeunesse, comme on fauche les épis dans un champ au printemps ? A quoi bon
amasser des biens et des richesses pour ses fils, si l'on travaille seulement à enrichir le tyran ?
Qui prendra soin d'élever ses filles honnêtement dans sa maison, pour préparer des voluptés au
tyran dès qu'il le voudra, et des larmes à sa famille ? Plutôt mourir que de voir mes filles devenir
la proie de la violence !
Euripide, Les suppliantes, vers 420-442, traduction N. Artaud.
L’égalité d’abord. Elle est proclamée à trois reprises. Dès le début, elle met sur le même plan
le riche et le pauvre ; ensuite elle est ce qui manque à la tyrannie, faute de lois faites pour tous ;
enfin elle culmine dans l’offre faite à tous d’intervenir à l’assemblée. […]
La première égalité est donc l’égalité devant la loi. Et c’est bien ce que voulait dire l’expression
de Thésée : des lois « faites pour tous » (koinoi).
Mais la seconde mention de l’égalité appartient de plus près à la démocratie. En effet, ce qu’elle
visait est précisément la possibilité ouverte à tous les citoyens d’intervenir dans le débat où se
prennent les décisions. Cette égalité-là est définie par la fameuse question de l’assemblée du
peuple : « Qui veut prendre la parole ? » C’est elle que les Grecs appelaient souvent isonomie
(égalité par la loi) ou isègorie (égalité de droit de parole) – autant de noms qui désignaient en
fait l’égalité démocratique. […]
A l’époque où écrit Euripide, elle [la démocratie] a tout juste un siècle. […]
Il est parfaitement vrai que tous les citoyens pouvaient participer aux assemblées, y voter et
même y prendre la parole. Il est parfaitement vrai qu’en gros, ils pouvaient exercer les
magistratures, que celles-ci étaient le plus souvent tirées au sort, et qu’on les exerçait pour un
an sans qu’elles fussent renouvelables. Il y avait quelques rares exceptions : les stratèges, qui
exerçaient une très haute fonction, demandant des capacités, étaient élus ; et certaines fonctions
étaient attribuées par un tirage au sort entre les candidats préalablement élus ; mais le principe
était pourtant celui-là. De plus, le peuple gardait la surveillance de ces magistrats, qui devaient
rendre des comptes devant lui. Si l’on ajoute à cela que le peuple rendait lui-même la justice
(avec des tribunaux comptant plusieurs centaines de juges, eux aussi tirés au sort), on
comprendra que le régime athénien – malgré l’énorme réserve que tous n’étaient pas citoyens
– constituait vraiment une démocratie, au sens originel du terme… Comme le dit Thésée dans
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ses tout derniers mots : « Ici le peuple règne ». Et comme il le dit en conclusion : « C’est cela
la liberté ».
Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté,
éd. Le livre de poche, pp. 55-61, 1989.
Supposons donc que le gouvernement ne fait qu’un avec le peuple, et ne songe jamais à exercer
aucun pouvoir de coercition, à moins que ce ne soit d’accord avec ce qu’il regarde comme la
voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exercer une telle coercition, soit de lui-
même, soit par son gouvernement : ce pouvoir de coercition est illégitime. Le meilleur
gouvernement n’y a pas plus de droit que le pire : un tel pouvoir est aussi nuisible, ou encore
plus nuisible, lorsqu’on l’exerce d’accord avec l’opinion publique, que lorsqu’on l’exerce en
opposition avec elle. Si toute l’espèce humaine, moins une personne, était d’un avis et qu’une
personne seulement fût de l’avis contraire, l’espèce humaine ne serait pas plus justifiable en
imposant silence à cette personne, qu’elle ne serait justifiable en imposant silence à l’espèce
humaine, si elle le pouvait. Si une opinion était une possession personnelle, n’ayant de valeur
que pour le possesseur, si d’être troublé dans la jouissance de cette possession, était simplement
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un dommage personnel, cela ferait quelque différence que le dommage fût infligé à peu de
personnes ou à beaucoup. Mais ce qu’il y a de particulièrement mal à imposer silence à
l’expression d’une opinion, c’est que c’est voler l’espèce humaine, la postérité aussi bien que
la génération existante, ceux qui s’écartent de cette opinion encore plus que ceux qui la
soutiennent. Si cette opinion est juste, on les prive d’une chance de quitter l’erreur pour la
vérité ; si elle est fausse, ils perdent ce qui est un bienfait presqu’aussi grand : la perception plus
claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur.
John Stuart Mill, De la liberté, 1859, chapitre II, trad. C. Dupont-White.
La parole d’autorité.
Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi
d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit.
Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner
tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce
travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer
profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son
intelligence serait tout à la fois indépendante et débile. Il faut donc que, parmi les divers objets
des opinions humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances sans les
discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen.
Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en
esclavage ; mais c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.
Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde
intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place.
L’indépendance individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans bornes.
Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles
démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 1840, 1ère partie, chapitre 2.
Après la prise de Véïes, le bruit se répandit parmi le peuple romain qu’il serait avantageux pour
Rome que la moitié de ses habitants allât habiter Véïes. On faisait valoir la richesse du pays où
était située la ville, le grand nombre de ses édifices, son voisinage de Rome ; cette mesure
pouvait facilement enrichir la moitié du peuple romain, et, vu la proximité de Rome, elle
n’apportait aucun délai dans le cours des affaires civiles. Cette proposition, au contraire, parut
au sénat et aux citoyens les plus éclairés, non seulement sans avantage, mais tellement
dangereuse, qu’ils disaient hautement qu’ils aimaient mieux souffrir la mort que de donner leur
assentiment à une telle mesure. Les plus violents débats s’élevèrent bientôt, et le peuple, indigné
contre le sénat, allait prendre les armes et répandre du sang, si le sénat ne s’était fait un bouclier
de plusieurs citoyens respectables par leur âge et par leurs lumières ; le respect que le peuple
avait pour eux arrêta sa fureur, et il ne poussa pas plus loin l’insolence de ses prétentions.
Il faut ici remarquer deux choses : la première, que le peuple, séduit par l’image d’un bien
trompeur, désire trop souvent sa propre ruine ; et que si quelqu’un qui mérite toute sa confiance
ne l’éclaire pas sur ce qui peut lui nuire ou lui être avantageux, l’État se trouve exposé aux
dangers les plus imminents. Si le sort voulait que le peuple ne se fiât à personne, ainsi qu’il est
quelquefois arrivé, pour avoir été trompé, ou par les hommes, ou par les événements, l’État ne
pourrait éviter sa ruine. C’est à cette occasion que Dante, dans son livre De monarchia, dit que
souvent le peuple a crié : Vive ma mort ! et périsse ma vie !
De ce défaut de confiance il arrive parfois qu’une république n’ose prendre un parti avantageux,
comme je l’ai fait voir en parlant des Vénitiens, quand, assaillis par des ennemis trop nombreux,
ils ne purent se résoudre, pour prévenir leur ruine, à en gagner quelques-uns par la restitution
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de ce qu’ils avaient eux-mêmes enlevé aux autres ; conquêtes qui étaient la cause de la guerre
et de la ligue de tant de princes contre eux.
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, livre I, chapitre LIII,
trad. J.-V. Périès.
Socrate : Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce qu'on appelle savoir ?
Gorgias : Oui.
Socrate : Et ce qu'on nomme croire?
Gorgias : Je l'admets aussi.
Socrate : Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance soient la même chose, ou
bien deux choses différentes?
Gorgias : Je pense, Socrate, que ce sont deux choses différentes.
Socrate : Tu penses juste, et tu pourrais en juger à cette marque. Si on te demandait : Gorgias,
y a-t-il une croyance fausse et une croyance vraie ? tu en conviendrais sans doute.
Gorgias : Oui.
Socrate : Mais quoi ! y a-t-il de même une science fausse et une science vraie ?
Gorgias : Non, certes.
Socrate : Il est donc évident que savoir et croire n'est pas la même chose.
Gorgias : Cela est vrai.
Socrate : Cependant ceux qui savent sont persuadés, comme ceux qui croient.
Gorgias : J'en conviens.
Socrate : Veux-tu qu'en conséquence nous mettions deux espèces de persuasions, dont l'une
produit la croyance sans la science, et l'autre la science ?
Gorgias : Sans doute.
Socrate : De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et
les autres assemblées, au sujet du juste et de l'injuste ? Est-ce celle d'où naît la croyance sans la
science, ou celle qui engendre la science ?
Gorgias : Il est évident, Socrate, que c'est celle d'où naît la croyance.
Socrate : La rhétorique, à ce qu'il paraît, est donc ouvrière de la persuasion qui fait croire, et
non de celle qui fait savoir, relativement au juste et à l'injuste.
Gorgias : Oui.
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Socrate : Ainsi l'orateur ne se propose point d'instruire les tribunaux et les autres assemblées
sur le juste et l'injuste, mais uniquement de les amener à croire. Aussi bien ne pourrait-il jamais,
en si peu de temps, instruire tant de personnes à la fois sur de si grands objets.
Gorgias : Non, sans doute.
Socrate : Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser de la rhétorique. Pour moi,
je ne puis encore me former une idée précise de ce que j'en dois dire. Lorsqu'une ville s'assemble
pour faire choix de médecins, de constructeurs de vaisseaux, ou de toute autre espèce d'ouvriers,
n'est-il pas vrai que l'orateur n'aura point alors de conseil à donner, puisqu'il est évident que,
dans chacun de ces cas, il faut choisir le plus instruit ? Ni lorsqu'il s'agira de la construction des
murs, des ports, ou des arsenaux ; mais que l'on consultera là-dessus les architectes. Ni lorsqu'on
délibérera sur le choix d'un général, sur l'ordre dans lequel on marchera à l'ennemi, sur les postes
dont on doit s'emparer ; mais qu'en ces circonstances les gens de guerre diront leur avis, et les
orateurs ne seront pas consultés. Qu'en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu te dis orateur, et capable
de former d'autres orateurs, on ne peut mieux s'adresser qu'à toi pour connaître à fond ton art.
Platon, Gorgias, 454 c - 455c, trad. Victor Cousin, 1840.
Socrate : Je pense que je m'applique à la véritable politique avec un très petit nombre
d'Athéniens, pour ne pas dire seul, et que seul je remplis aujourd'hui les devoirs de citoyen. Et
comme je ne cherche point à flatter ceux avec qui je m'entretiens chaque jour, que je vise au
plus utile et non au plus agréable, et que je ne veux rien faire de toutes ces belles choses que tu
me conseilles, je ne saurai que dire, lorsque je me trouverai devant les juges ; et ce que je disais
à Polos revient fort bien ici ; je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants
par un cuisinier. Examine en effet ce qu'un médecin au milieu de pareils juges aurait à dire pour
sa défense, si on l'accusait en ces termes : Enfants, cet homme vous a fait beaucoup de mal ! Il
vous perd vous et ceux qui sont plus jeunes que vous, et vous jette dans le désespoir, vous
restreignant, vous consumant, vous amaigrissant et vous étouffant ; il vous donne des potions
très amères, et vous fait mourir de faim et de soif, au lieu de vous servir, comme moi, des
douceurs de toute espèce et en grand nombre. Que penses-tu que dirait un médecin dans une
pareille extrémité ? Dirait-il ce qui est vrai ? Enfants, je n'ai fait tout cela que pour vous
conserver la santé. Comment crois-tu que de tels juges se récrieront à cette réponse ? De toutes
leurs forces, n'est-ce pas ?
Calliclès : Il y a tout lieu de le croire.
Socrate : Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton avis, dans le plus grand embarras sur
ce qu'il doit dire ?
Calliclès : Assurément.
Socrate : Je sais bien que la même chose m'arriverait, si je comparaissais devant un tribunal. Je
ne pourrais parler aux juges des plaisirs que je leur ai procurés, car voilà ce qu'ils appellent des
bienfaits et des services, et je ne porte envie ni à ceux qui les procurent, ni à ceux qui les
reçoivent. Si on m'accuse, ou de corrompre la jeunesse, en lui apprenant à douter, ou de faire
dire du mal à des citoyens plus avancés, en tenant sur leur compte des discours sévères, soit en
privé, soit en public, je ne serai pas en mesure de leur faire entendre la vérité, à savoir, que si
je m’emploie à discuter de la sorte c’est avec justice, ayant en vue votre avantage, ô juges, et
rien autre chose. Ainsi, je dois m'attendre à subir tout ce qu'il plaira au sort d'ordonner.
Platon, Gorgias, 521d-522c, trad. [modifiée] Victor Cousin, 1840.
désigne à la fois le fait de persuader par des moyens honnêtes et celui de leurrer par des
arguments de mauvaise foi.
C’est précisément en raison de ce mixte indémêlable du discours et de la violence que le langage
politique est renvoyé à la falsification, portée à son point extrême par les sophistes. Il n’y a rien
à sauver de la rhétorique. Elle ne comporte pas de « bon » usage car l’art de « bien dire »
échappe constamment à la visée du « dire-vrai ». Ouvrière de persuasion, la rhétorique n’est
jamais qu’un savoir-faire orienté vers la manipulation des désirs et des volontés.
On peut suivre Platon dans la mesure où il repère un problème essentiel. D’un côté, la
« politique » naît du fait que les individus surmontent leur violence privée (tel le cycle
interminable des vengeances qui accompagnent la lignée des Atrides et auquel met fin le
jugement d’Oreste) en se rassemblant, en mettant en commun les paroles et les actes, en
soumettant à la délibération publique l’organisation du pouvoir et la décision. De l’autre, les
mots qui soutiennent cette mise en commun et ce dépassement de la violence peuvent conspirer
avec elle parce qu’ils ne sont pas de l’ordre de la preuve rigoureuse et de la rationalité
démonstrative. L’enjeu dernier de la critique platonicienne est de condamner ces territoires, ces
lieux troubles où se conjuguent le pouvoir et la parole, le sens et la violence. Ce qui revient à
dénier toute légitimité et toute spécificité au discours politique et à récuser que la politique
puisse avoir sa manière propre d’user du langage. Une manière qui n’est ni celle de la vérité ni
celle de la philosophie. L’homme, vivant politique et parlant, ne peut pratiquer le langage que
de façon problématique : il parle à tout en parlant de, il parle pour tout en parlant avec.
Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, éd. Seuil, 2018, p.37.
Aristote, tout comme Platon, a pour adversaire la figure du sophiste ou du rhéteur dont le trait
caractéristique est d’affirmer la toute-puissance du lόgos. Gorgias l’incarne au plus haut point
11
en déclarant que la rhétorique est l’art suprême, celui qui – sans avoir d’objet spécifique –
commande à tous les autres arts : s’ils en étaient privés, ils seraient voués à l’impuissance car
c’est bien elle qui les fait valoir. Que serait l’art du médecin sans le prestige de la rhétorique
par laquelle il gagne le consentement du malade ? Et devant l’assemblée du peuple, c’est bien
le rhéteur qui sera désigné comme médecin car « sur quoi que ce soit, devant une foule, l’homme
habile à parler le fera d’une façon plus persuasive que n’importe qui d’autre »2. Le privilège de
l’orateur est de pouvoir parler à tout le monde sans distinction et sur n’importe quelle question,
afin d’être plus persuasif que n’importe quel homme de métier. C’est bien la preuve que la
rhétorique est englobante, qu’elle tient en quelque sorte tous les autres arts sous son autorité.
Proposition que dénonce Platon parce qu’elle met en évidence que la rhétorique n’est que l’art
illégitime du simulacre et de l’imposture. Reste que le discours de Gorgias n’est pas sans
pertinence : comment le médecin assurerait-il l’efficacité de son traitement sans le
consentement du malade ? Et il en va ainsi de tout savoir : il n’a d’autorité que s’il est reconnu.
Gorgias remarque à juste titre que le savoir (ou la compétence) s’insère dans des rapports plus
larges qui impliquent l’acceptation et la reconnaissance des hommes.
En un sens, Aristote va admettre cette prémisse : si la rhétorique n’a pas d’objet spécifique, le
rhéteur – à condition de disposer d’une certaine « culture » – peut parler vraisemblablement de
toute chose. Et si « technique » il y a, ce n’est pas d’un savoir spécialisé mais plutôt d’une
expérience des relations entre les hommes. Ne prétendant à aucune scientificité, la rhétorique
est liée à l’expérience pratique : il serait aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des
raisonnements probables que d’exiger d’un orateur des démonstrations probantes3. Ce qui
signifie – encore une fois contre Platon – que la probabilité rhétorique est légitime là où la
démonstration scientifique est inopérante. Le cas de Socrate a bien montré que la vérité – érigée
en valeur suprême – ne s’impose pas d’elle-même. En refusant de se défendre, il a fourni aux
partisans de la rhétorique un argument imparable : pour être reconnu, le vrai a besoin de la force
de la parole. Le « vraisemblable peut n’être pas vrai, mais le vrai ne peut rien s’il n’est d’abord
vraisemblable »4.
Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, éd. Seuil, 2018, pp. 39-40.
L’ère démocratique contemporaine fait donc l’expérience d’une double réalité : la découverte
de l’insuffisance du logos, de ses manques, et la montée en puissance de la misologie, soit la
perte de confiance dans le logos. La prolifération des nouveaux rhéteurs en est d’ailleurs l’une
des preuves. (…) Auparavant, si l’alternative logos/violence paraissait évidente et définitive, il
n’en est plus de même aujourd’hui. Entre la « modernité », fruit des humanités, et
l’hypermodernité (caricature de la première), le logos s’est comme travesti. « La
marchandisation généralisée des mots et des choses, des corps et des esprits, de la nature et de
la culture, qui est la caractéristique centrale de notre époque, place la violence au cœur du
nouveau dispositif idéologique5. » Terrible perversion des temps hypermodernes : la violence
est devenue système de pensée. C’est ainsi que le logos devient, dans les démocraties
contemporaines, le plus sûr instrument de la destruction de la culture et que l’on assiste, comme
Michel Serres l’a souligné, au « désastre éducatif global6 » des sociétés actuelles. Tout cela
participe finalement à la montée du cynisme social, né de la double perte de confiance que les
individus ressentent entre eux et à l’égard du logos. […]
Si la démocratie est malade, c’est parce qu’elle a perdu son rapport au logos et à l’ordre
dynamique du discours. Les mots ne se tiennent plus du côté du génie créatif, mais du côté du
traumatisme, de la honte et du chantage : ils pèsent sur les individus au lieu de contribuer à les
construire. Louis Aragon l’a bien noté : pour que la démocratie devienne adulte, il faudra que
les individus sortent de la cage des mots.
Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, 2ème partie, 2005,
éd. Fayard, Le livre de poche, pp. 236-238, 2009.
5
Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Galilée, 1997, pp. 155-156, in Thomas de Koninck, La nouvelle
ignorance et la problème de la culture, PUF, coll. « Intervention philosophique », 2000, p. 14.
6
Cité par Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, op. cit., p. 22.
13
été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de
cet ordre ; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant,
de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour
qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une
critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale
(qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même
individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il exprime comme savant,
publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions.
Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? Trad. S. Piobetta.
Dialoguer.
Quand je songe aux conditions dans lesquelles hommes et femmes vivent aujourd'hui dans
beaucoup de pays étrangers —la peur de l'espionnage, le danger de se réunir en privé pour de
simples conversations entre amis—, j'incline à croire que le cœur de la démocratie, sa garantie
ultime, se trouve dans la possibilité de s'arrêter spontanément au coin de la rue pour discuter
avec ses voisins de ce qu'on a lu ce jour-là dans des journaux non censurés et dans la possibilité
de converser librement dans un salon avec des amis. L'intolérance, les insultes, les mauvais
traitements pour des divergences d'opinions en matière de religion, de politique ou de
commerce, et en raison de différences de race, de couleur, de fortune ou de degré de culture
sont des trahisons du mode de vie démocratique. En effet, tout obstacle à une communication
libre et complète dresse des barrières qui séparent les individus en cercles et en cliques, en
sectes et en factions antagonistes, et mine par le fait même le mode de vie démocratique. Les
lois garantissant les libertés civiles telles la liberté de conscience, la liberté d'expression ou la
liberté de réunion ne sont guère utiles si, dans la vie courante, la liberté de communiquer, la
circulation des idées, des faits, des expériences sont étouffées par le soupçon, l'injure, la peur
et la haine. Ces choses détruisent la condition essentielle du mode de vie démocratique avec
encore plus de sûreté que la coercition pure, qui —l'exemple de l'État totalitaire en témoigne—
agit seulement lorsqu'elle parvient à nourrir la haine, la méfiance et l'intolérance dans l'esprit
des individus.
14
Enfin, étant donné les deux conditions susmentionnées, la démocratie en tant que manière de
vivre est régie par la foi personnelle en la collaboration quotidienne entre les individus. La
démocratie est la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent
d'une personne à l'autre, l'habitude de la coopération amicale—qui n'exclut pas la rivalité et la
compétition comme on en retrouve dans le sport— est en soi un ajout inestimable à la vie.
Soustraire autant que possible les inévitables conflits à un climat de force et de violence pour
les placer dans un climat de discussion, sous le signe de l'intelligence, c'est traiter ceux qui sont
en désaccord avec nous—même profondément—comme des gens de qui nous pouvons
apprendre et, par là même, comme des amis. Avoir une foi authentiquement démocratique en
la paix, c'est croire possible de mener les controverses et les querelles comme des entreprises
de coopération où chacune des parties apprend en donnant à l'autre l'occasion de s'exprimer, au
lieu que l'une des parties l'emporte sur l'autre en la réprimant—la répression étant violente
même si elle se fait par des moyens psychologiques tels la dérision, l'abus, l'intimidation plutôt
que par l'emprisonnement ou l'enfermement dans des camps de concentration. Coopérer en
donnant aux différences et aux différends une chance de se manifester parce que l'on a la
conviction que l'expression de la différence et du désaccord est non seulement un droit d'autrui,
mais aussi un moyen d'enrichir sa propre expérience de vie, fait partie intégrante de l'aspect
personnel du mode de vie démocratique.
John Dewey, « La démocratie créatrice : la tâche qui nous attend », 1939, trad. Sylvie Chaput,
Horizons philosophiques, vol 5, n°2, 1997.
En vérité, le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n'est nul autre que
celui de la violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il pour qu'il puisse y avoir
dialogue ? La logique ne permet qu'une chose, à savoir que le dialogue, une fois engagé,
aboutisse, que l'on puisse dire lequel des interlocuteurs a raison, plus exactement, lequel des
deux a tort : car s'il est certain que celui qui se contredit a tort, il n'est nullement prouvé que
celui qui l'a convaincu de ce seul crime contre la loi du discours ne soit pas également fautif,
avec ce seul avantage, tout temporaire, qu'il n'en a pas encore été convaincu. La logique, dans
15
le dialogue, émonde le discours. Mais pourquoi l'homme accepte-t-il une situation dans laquelle
il peut être confondu ?
Il l'accepte, parce que la seule autre issue est la violence, si l'on exclut, comme nous l'avons
fait, le silence et l'abstention de toute communication avec les autres hommes : quand on n'est
pas du même avis, il faut se mettre d'accord ou se battre jusqu'à ce que l'une des deux thèses
disparaisse avec celui qui l'a défendue. Si l'on ne veut pas de cette seconde solution, il faut
choisir la première, chaque fois que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de
l'importance, ceux qui doivent mener à une modification de la vie ou en confirmer la forme
traditionnelle contre les attaques des novateurs. Concrètement parlant, quand il n'est pas un jeu
(qui ne se comprend que comme image du sérieux), le dialogue porte, en dernier ressort,
toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre.
On ? C'est-à-dire, les hommes qui vivent déjà en communauté, qui possèdent déjà ces données
qui sont nécessaires pour qu'il puisse y avoir dialogue – les hommes qui sont déjà d'accord sur
l'essentiel et auxquels il suffit d'élaborer en commun les conséquences des thèses qu'ils ont déjà
acceptées, tous ensemble. Ils sont en désaccord sur la façon de vivre, parce qu'ils sont en accord
sur cette même façon : il ne s'agit que de compléter et de préciser. Ils acceptent le dialogue,
parce qu'ils ont déjà exclu la violence.
Eric Weil, Logique de la philosophie, 1950, éd. Vrin, 1985, p. 24.
Délibérer.
Nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d’atteindre les fins. Un
médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade, ni un orateur s’il entraînera la
persuasion, ni un politique s’il établira de bonnes lois, et dans les autres domaines on ne délibère
jamais non plus sur la fin à atteindre. Mais, une fois qu’on a posé la fin, on examine comment
et par quels moyens elle se réalisera ; et s’il apparaît qu’elle peut être produite par plusieurs
moyens, on cherchera lequel entraînera la réalisation la plus facile et la meilleure. Si au contraire
la fin ne s’accomplit que par un seul moyen, on considérera comment par ce moyen elle sera
réalisée, et ce moyen à son tour par quel moyen il peut l’être lui-même, jusqu’à ce qu’on arrive
à la cause immédiate, laquelle, dans l’ordre de la découverte, est dernière. En effet, quand on
délibère, on semble procéder, dans la recherche et l’analyse dont nous venons de décrire la
marche, comme dans la construction d’une figure (s’il est manifeste que toute recherche n’est
pas une délibération, par exemple l’investigation en mathématiques, en revanche toute
délibération est une recherche), et ce qui vient en dernier dans l’ordre de l’analyse est premier
dans l’ordre de la génération. Si on se heurte à une impossibilité, on abandonne la recherche,
par exemple s’il nous faut de l’argent et qu’on ne puisse pas s’en procurer ; si au contraire une
chose apparaît possible, on essaie d’agir.
Sont possibles les choses qui peuvent être réalisées par nous, et cela au sens large, car celles
qui se réalisent par nos amis sont en un sens réalisées par nous, puisque le principe de leur
action est en nous.
Aristote, Ethique à Nicomaque, livre III, chapitre 5, trad. J. Tricot.
Si les fins sont « hors délibération », c’est que, selon Aristote, elles sont « inscrites dans la
nature ». Evidentes et incontestables, elles relèvent de l’ordre des choses, de l’harmonie
cosmique elle-même, ce qui rendrait absurde de les contester. L’homme aspire au bonheur, il
désire la santé : voilà ce qu’on ne saurait mettre en doute, puisque c’est la nature elle-même qui
l’établit. Grande leçon de celui qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand : pour pouvoir
délibérer, il faut être déjà d’accord sur l’essentiel.
16
C’est sur la teneur de cet « essentiel » que la délibération moderne se sépare d’Aristote. Car,
pour nous, la nature ne peut plus servir d’horizon infaillible pour la détermination des fins.
Certes, nous aimons le naturel : l’air pur, l’eau claire, les vertes prairies, les produits bio… mais
nous voyons aussi que son spectacle ne saurait nous guider. Car la nature c’est aussi la violence,
le règne de la force brute, les maladies, les cataclysmes… contre lesquels l’homme utilise des
moyens aussi peu naturels que le droit, la médecine et les technosciences. La nature que nous
aimons est en fait très aménagée : cela s’appelle l’environnement. Nous ne l’aimons pas pour
elle-même, mais pour la qualité, la beauté et la durabilité du cadre de vie qu’elle nous procure.
C’est tout le problème de la démocratie moderne : les fins n’y ont plus l’évidence de jadis. Elles
ne sont plus localisées ni dans le passé (qui se perd), ni dans la nature (qui se tait), ni dans le
ciel (qui est vide). D’où le spectre d’une délibération sans fin… aux deux sens du terme, c’est-
à-dire sans finalité prédéfinie et sans achèvement possible. Ce qui ouvre une perspective
angoissante de conflits permanents et d’indécision croissante. A moins que l’on envisage une
autre manière de fonder la délibération, non plus de manière naturelle ou transcendante, mais
humaine et intérieure à la cité. C’est cette autre fondation – transcendantale et non plus
transcendante – qui organise les démocraties modernes.
Comment le concevoir ? Par ce simple constat. Quand on délibère à plusieurs, et même s’il y a
de très profonds désaccords, on reste d’accord sur un point : il est préférable de discuter plutôt
que de se battre. Cet accord minimal et tacite n’est pas anodin. Il entraîne avec lui, comme l’a
montré le philosophe allemand Karl-Otto Apel, un grand nombre de normes éthiques. En effet,
dès que je commence à discuter, je reconnais implicitement les principes suivants : il me faut
être clair, mon discours doit avoir du sens, je dois être sincère, de bonne foi, et la vérité doit
toujours être visée à défaut d’être jamais atteinte. Quelqu’un qui nous dirait avant d’entamer
une discussion : « Je vous préviens tout de suite, je serai incompréhensible et incohérent, mes
propos n’auront aucun sens ni aucune sincérité, ma mauvaise foi sera totale ; et je me moque
totalement de la vérité ; d’ailleurs, je n’existe pas ! » ; il est très probable que, passé l’effet de
curiosité, l’échange tournera court. Aucune communication ne serait plus possible. Cela nous
révèle que, même sans y penser, nous embarquons avec nous, quand nous discutons, des
principes éthiques majeurs.
Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ? 2019, 2ème partie, chapitre IV,
éd. Odile Jacob.
Par définition, le débat est le lieu où s’affrontent non pas des personnes (qui ont toutes les
mêmes droits) mais des « idées ». Or, tout n’est pas « idée ». Un simple exemple suffira à
illustrer mon propos. La « lapidation », par exemple, n’est en aucun cas, une idée ; il s’agit
purement et simplement d’un objet de scandale, d’une barbarie, d’une atteinte à la dignité des
hommes et des femmes. Or, théoriquement, la « barbarie » n’ayant pas le statut de l’idée, il est
illégitime de débattre du bien-fondé ou non de la lapidation. On n’a pas à en débattre, on a
simplement le devoir de la sanctionner. Pour autant, à partir du moment où l’on accepte de
débattre de la lapidation, c’est qu’on lui a (consciemment ou non) attribué le rang d’idée, et il
devient alors effectivement impossible d’ostraciser ceux qui demandent à en débattre et
éventuellement la légitiment – sans immédiatement commettre la faute de totalitarisme : si la
lapidation est une « idée », il est logique d’en débattre au même titre que de toute autre « idée »,
et de chercher à comprendre sans parti pris son illégitimité ou sa légitimité. Une fois anoblie
par le statut d’idée, la lapidation cesse alors d’être une ignominie, et devient de facto un sujet
dont il est convenable de débattre, une idée condamnable sans doute, mais une idée que l’on
pourra tout aussi bien cautionner. L’enjeu de la juste définition du débat est donc décisif. Plus
que jamais, les démocraties adultes sont la proie d’une forme inédite de malhonnêteté
intellectuelle. Non que les démocraties naissantes n’aient pas connu leurs frelons, mais le débat,
bien qu’outil révolutionnaire, n’y fut jamais l’instrument exclusif du politique. Aujourd’hui,
17
l’instrument politique par excellence étant le débat, la sophistique pèse comme une nouvelle
menace sur la société démocratique elle-même.
Cynthia Fleury, Les Pathologies de la démocratie, 2ème partie, 2005, éd. Fayard,
Le livre de poche, pp. 241-242, 2009.
S’accorder ?
La parole politique est un bien commun à tous les citoyens, un bien qu’ils constituent comme
commun et auquel chacun a sa part. Et la comparaison développée par Marcel Détienne 7 entre
la mise en commun du butin opérée par les guerriers achéens et la mise en commun de la parole
dans les assemblées des guerriers est très stimulante. Dans les deux cas, l’individu n’a sa part
de… (parole, ou butin) que parce qu’il constitue par sa pratique le tout auquel il a part. Ainsi,
de la même façon que l’on distingue dans le butin de chacun ce qu’il garde pour lui et ce qui
vient constituer le bien commun à tous, de même une différence s’instaure dans les paroles
entre celles qui expriment la subjectivité de chacun et celles qui portent sur les affaires du
groupe ; ce sont celles-ci qui s’échangent dans le cercle des guerriers, et que doit prononcer
chacun de ceux qui tour à tour, le sceptre à la main, s’avance « au milieu ». Dans les deux cas,
c’est par la pratique des hommes assemblés que se constitue ce koinon auquel chacun participe
(metechein).
Mais les caractères de la parole donnent à cette participation des aspects spécifiques. Lorsque
les orateurs parlent tour à tour, ils n’ajoutent pas un discours à un autre, ils opposent à des
arguments d’autres arguments. L’échange de paroles est agôn, rivalité, concurrence. L’isègoria
est donc égalité d’accès à la joute oratoire, au conflit des argumentations. Rien par conséquent
qui ressemble à l’égalité d’une masse indifférenciée, cette égalité confuse ou unanimiste que
décrit avec force Canetti dans Masse et puissance. L’acte de parole est opérateur de distinction,
de différenciation, entre les individus et entre les groupes. La parole n’est pas ce qui confond
les hommes, mais ce qui les distingue ; elle n’est pas, si elle est partagée, échangée, ce qui les
agglutine, mais ce qui les diversifie et les oppose.
Condition d’existence de la communauté politique, puisque, comme le disaient les Grecs,
l’égalité engendre l’amitié, et puisque la parole est lien, elle empêche en même temps que ce
tout qu’est la cité soit une masse. C’est une lecture conservatrice qui voit dans la cité
démocratique une masse, lecture qui se conforte, il est vrai, des échecs de l’échange et du
partage de la parole.
Sous ce dernier aspect, le lien de l’égalité et de la liberté, leitmotiv de la pensée politique
grecque, se renforce encore, puisque, comme l’écrivait Claude Lefort : « Le désir de la liberté
ne va pas sans celui d’une société dans laquelle soient données les conditions du discord »8.
Janine Chêne, « L’égalité du droit à la parole dans la cité grecque : la notion d’isègoria »,
in Recherches sur la philosophie et le langage : pratiques de langage dans l’antiquité, n°5,
Grenoble, 1985.
L’expérience parait enseigner qu’il importe à la paix et à la concorde que tout le pouvoir soit
confié à un seul. Aucun gouvernement en effet n’est demeuré aussi longtemps que celui des
Turcs sans aucun changement notable, et au contraire il n’y en a pas de plus changeants que les
gouvernements populaires ou démocratiques, ni de plus souvent troublés par les séditions. Il est
vrai ; mais si l’on donne le nom de paix à l’esclavage, à la barbarie et à la solitude, rien alors
de plus malheureux pour les hommes que la paix. Assurément les discordes entre parents et
7
Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspero, 1967.
8
Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, Préface de 1979.
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enfants sont plus nombreuses et plus acerbes qu’entre maîtres et esclaves ; et cependant il n’est
pas d’une bonne économie sociale que le droit paternel soit changé en droit de propriété et que
les enfants soient traités en esclaves. C’est donc en vue de la servitude et non de la paix qu’il
importe de concentrer tout le pouvoir aux mains d’un seul ; car la paix, comme il a été dit, ne
consiste pas dans l’absence de la guerre, mais dans l’union des cœurs.
Spinoza, Traité politique, Chapitre VI, § 4, trad. E. Saisset.
Il existe une laïcité dynamique, active, polémique, dont l'esprit est lié à celui de discussion
publique. Dans une société pluraliste comme la nôtre, les opinions, les convictions, les
professions de foi s'expriment et se publient librement. Ici, la laïcité me paraît être définie par
la qualité de la discussion publique, c'est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de
s'exprimer ; mais, plus encore, par l'acceptabilité des arguments de l'autre. Je rattacherais
volontiers cela à une notion développée récemment par Rawls : celle de « désaccord
raisonnable ». Je pense qu'une société pluraliste repose non seulement sur le « consensus par
recoupement », qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l'acceptation du fait qu'il y a
des différends non solubles. Il y a un art de traiter ceux-ci, par la reconnaissance du caractère
raisonnable des partis en présence, de la dignité et du respect des points de vue opposés, de la
plausibilité des arguments invoqués de part et d’autre. Dans cette perspective, le maximum de
ce que j'ai à demander à autrui, ce n'est pas d'adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses
meilleurs arguments.
Paul Ricoeur, La critique et la conviction, 1995, éd. Calmann-Lévy, p. 195.