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SÉQUENCE 4

PARTIE 2 : COMMENT DISTINGUER LE VRAI DU FAUX ?

Lawrence Alma-Tadema, Le discours


(une conversation)

Étape 1 : S’étonner

« Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », écrivait Pascal


(Pensées, édition, Brunschvicg, 294). Nous faisons le même constat que
lui : les hommes n’ont pas toujours les mêmes opinions ; ils s’opposent
en matière de politique, de morale, de religion, de science, d’idée en
général, mais pas seulement, en matière de goût, de sentiment et même
de sensation aussi. Cette expérience de la contradiction des opinions
nous oblige à constater que la vérité des uns n’est pas la vérité des
autres et nous suggère par là même que la vérité pourrait être relative au
point de vue de chacun.
Cette expérience que nous faisons de la pluralité et surtout de la
contradiction des opinions, si elle met en question que la vérité est
unique ne le fait pas partout avec la même gravité : une différence
Huile sur toile, 42.5 x 28 cm
d’opinion sur une question de morale, sans parler des différences à Collection particulière
propos de la croyance religieuse, dont nous savons par expérience
qu’elles peuvent être sanglantes, paraît plus grave qu’une différence
de point de vue à propos d’un film qu’on vient de voir. Il arrive pourtant que faute d’accord, de telles
différences, mettent en péril l’amitié que se portent deux personnes différant d’opinion, par exemple, sur
la valeur d’une œuvre d’art.
Cette situation est exactement celle que met en scène la pièce de Yasmina Reza, Arts.
Regardez un extrait du début de la pièce en suivant lien proposé ici : https://www.youtube.com/
watch?v=1aUGHOIdNPg

Mise en activité
Lisez le début de la pièce :

« Marc, seul.
MARC : Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre
vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs
transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est
médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi
mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs.
Chez Serge.
Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux.
Serge regarde, réjoui, son tableau.
Marc regarde le tableau.
Serge regarde Marc qui regarde le tableau.
Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 1


MARC : Cher ?
SERGE : Deux cent mille.
MARC : Deux cent mille ?...
SERGE : Handtington me le reprend à vingt-deux.
MARC : Qui est-ce ?
SERGE : Handtington ? !
MARC : Connais pas.
SERGE : Handtington ! La galerie Handtington !
MARC : La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?...
SERGE : Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui.
MARC : Et pourquoi ce n’est pas Handtington qui l’a acheté ?
SERGE : Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule.
MARC : Ouais...
SERGE : Alors ?
MARC : ...
SERGE : Tu n’es pas bien là. Regarde-le d’ici. Tu aperçois les lignes ?
MARC : Comment s’appelle le...
SERGE : Peintre. Antrios.
MARC : Connu ?
SERGE : Très. Très !
Un temps.
MARC : Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ?
SERGE : Mais mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS !
MARC : Tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs !
SERGE : J’étais sûr que tu passerais à côté.
MARC : Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ? !
Serge, comme seul.
SERGE : Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j’estime depuis longtemps, belle
situation, ingénieur dans l’aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non contents d’être
ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. Il y a depuis peu, chez l’adepte du bon
vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante.
Les mêmes.
Même endroit.
Même tableau.
SERGE (après un temps) :... Comment peux-tu dire « cette merde » ?
MARC : Serge, un peu d’humour ! Ris !... Ris, vieux, c’est prodigieux que tu aies acheté ce tableau !
Marc rit.
Serge reste de marbre.
SERGE : Que tu trouves cet achat prodigieux tant mieux, que ça te fasse rire, bon, mais je voudrais savoir
ce que tu entends par « cette merde ».
MARC : Tu te fous de moi !
SERGE : Pas du tout. « Cette merde » par rapport à quoi ? Quand on dit telle chose est une merde, c’est
qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose.
MARC : À qui tu parles ? À qui tu parles en ce moment ? Hou hou !...

2 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


SERGE : Tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t’y es jamais intéressé. Tu n’as aucune
connaissance dans ce domaine, donc comment peux-tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu
ignores, est une merde ?
MARC : C’est une merde. Excuse-moi.
Serge, seul.
SERGE : Il n’aime pas le tableau. Bon... Aucune tendresse dans son attitude. Aucun effort. Aucune
tendresse dans sa façon de condamner. Un rire prétentieux, perfide. Un rire qui sait tout mieux que tout le
monde. J’ai haï ce rire. »
Yasmina Reza, « Art » (1994) rééd. Albin Michel, Paris, 2009. © éditions Albin Michel et Yasmina Reza, 2009

Au brouillon, à partir de votre lecture du texte, vous répondrez brièvement aux questions qui suivent
en vous efforçant d’être aussi précis que possible.
1) Sur quoi porte la différence d’appréciation entre Marc et Serge ?
2) qu’est-ce qui est en jeu derrière cette différence d’appréciation ?
3) Qu’est-ce qui manque à Marc et à Serge pour se mettre d’accord ?

—Eléments de réponse
1) Il s’agit d’estimer la valeur esthétique d’une œuvre d’art, celle du peintre Antrios. On peut supposer
que Serge la met très haut puisqu’il l’a payé 200 000 francs (l’équivalent, inflation comprise, de 50 000
euros aujourd’hui, sans compter la très forte hausse du marché de l’art). Inversement pour Marc, c’est
une « merde ». Le débat, puisque le tableau est blanc avec des liserés blancs, fait évidemment écho
aux critiques qui portent sur la valeur artistique de l’art moderne, notamment sur celle des
monochromes – on peut penser au carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch.
2) Les critères d’appréciation des deux protagonistes sont loin d’être purement esthétiques. D’entrée de
jeu, s’y mêle ainsi que nous l’avons vu, une question financière ; il est évident que Serge a plus de
moyens que Marc, et que Marc sans pouvoir lui reprocher sa richesse, lui reproche l’usage qu’il en fait.
D’un autre côté, Serge estime que Marc, si péremptoire son jugement soit-il, ne dispose d’aucune
compétence particulière en matière d’art contemporain, sur quoi l’appuyer, et s’estime qu’en cette
matière, le goût dont il fait preuve est beaucoup plus instruit. Chacun d’entre eux ne se contente donc
pas de porter une appréciation d’ordre esthétique sur l’œuvre d’Antrios mais y investit une part de sa
subjectivité.
3) Qui de Marc ou de Serge a raison ? Pour en décider et pour se mettre d’accord, il manque à l’un et à
l’autre un critère commun. Il est possible que, s’agissant du goût esthétique, un tel critère n’existe
pas, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas dans d’autres domaines. Décider du jugement vrai, telle
serait la fonction de ce critère.

Résumons-nous
Quand il s’agit de juger de la beauté d’une œuvre d’art, de la valeur morale d’une action, de la justesse
d’une décision politique, et dans beaucoup d’autres circonstances, nous faisons l’expérience, non
seulement de pluralité mais encore de la contradiction des opinions. Les diverses opinions exprimées ne
nous laissent pas indifférents : nous établissons entre elles des différences de valeur et nous accordons
notre préférence à celles qui nous semblent « dans le vrai ». Mais à quoi reconnaissons-nous qu’une
opinion est « dans le vrai » ? Il semble indispensable de pouvoir répondre à cette question et d’exhiber le
critère à quoi se reconnaît, et à coup sûr, la vérité d’un jugement. Ainsi nous faut-il donc rendre compte
de ce qu’est la vérité, et de ce qui la définit par rapport à la réalité et la distingue de l’erreur.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 3


Étape 2 : S’interroger et débattre/ La leçon

1 - La question du critère de la vérité


Un jugement ne saurait être tenu pour vrai sans qu’il réponde à certaines conditions et d’abord à cette
condition d’un double accord : il faut que la pensée y soit en accord avec elle-même (qu’elle soit logique,
cohérente) et qu’elle soit en accord avec la réalité.

a. La cohérence logique
Le premier critère, c’est l’accord de la pensée avec elle-même ou encore la « cohérence logique ».
La logique « formelle » est pour l’essentiel constituée depuis Aristote : elle repose entièrement sur le
postulat selon lequel tout ce qui est absurde est faux. Sera déclaré absurde tout jugement violant les
principes logiques élémentaires. Rappelons qu’ils sont au nombre de trois :
• Le principe d’identité : « a est a » (« a » désignant une proposition entière). C’est le fondement de toute
cohérence logique : il revient à dire qu’une proposition ne saurait à la fois être vraie et fausse.
• Le principe de contradiction : « a n’est pas non-a » (« non-a » étant la négation de « a »). Il revient
à dire qu’on ne saurait se contredire parce que deux propositions contradictoires ne peuvent être
vraies ensemble.
• Le principe du tiers-exclu : « a ou non-a ». Il revient à dire que deux propositions contradictoires
ne peuvent être fausses ensemble : si l’une est fausse, l’autre est nécessairement vraie. C’est ce
principe, d’une très grande fécondité, que l’on retrouve en mathématiques dans le raisonnement par
l’absurde.

Rappelons que ces principes de la logique ne concernent que les règles du raisonnement, c’est-à-dire
que la raison n’y a affaire qu’à elle-même, qu’elle ne considère aucun contenu ni se frotte encore au réel.
La logique ne fait pas sortir du discours et en reste au plan du discours : elle ne dit rien des choses, du
réel et ne nous en fait rien connaître.
C’est d’ailleurs ce qu’a souligné Alain dans le texte suivant extrait de ses Éléments de philosophie, en
prenant l’exemple des règles de la conversion :

« [La logique] examine comment on peut tirer d›une ou plusieurs propositions une nouvelle manière de
dire, sans considérer les objets, mais d›après les mots seulement. Ainsi de la proposition tout juste est
heureux, on peut tirer que quelque heureux est juste, et non pas que tout heureux est juste. Mais de la
négative, aucun injuste n›est heureux, on peut tirer qu›aucun heureux n›est injuste. Afin qu›on ne soit
pas tenté de considérer ici les objets, ni d›engager avec soi quelque discussion sur le bonheur ou sur la
justice, il est avantageux de représenter les termes par des lettres, ainsi qu›Aristote le faisait déjà. Ainsi
de quelque A est B on tirera que quelque B est A, et de quelque A n›est pas B, on ne tirera rien du tout.
On voit ici que l›on pourrait exposer ces conséquences par une espèce d›algèbre comme les logisticiens
de nos jours l›ont essayé ».
Alain, Eléments de philosophie, Gallimard, Paris, 1941, p. 166-167

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Mise en activité Portrait d’Emile Chartier, dit Alain, en 1931

Lisez très attentivement le texte d’Alain et répondez au brouillon aux


questions posées ensuite. Vous comparerez vos réponses aux éléments
de correction proposés.
1) Pourquoi ne peut-on affirmer : tout juste est heureux donc tout
heureux est juste ?
2) Pourquoi est-il inversement possible de dire : aucun injuste n’est
heureux donc aucun heureux n’est injuste ?
3) Pourquoi ne peut-on rien conclure de quelque A n’est pas B ? Donnez
un exemple.

—Éléments de réponse
1) Tous les justes sont heureux signifie que la classe des hommes
justes est entièrement comprise dans celle des gens heureux. Dès
lors, il suffit d’être juste (d’appartenir à la classe des justes) pour
être heureux (puisque la classe des justes est comprise dans celle Source : Gallica.bnf.fr / BnF
des heureux), et il est nécessaire d’être heureux (d’appartenir à la
classe des heureux) pour être juste (puisque la classe des heureux
comprend celle des justes). Or, pour qu’une implication soit constituée, il ne suffit pas d’une condition
nécessaire... Si Pierre est juste, alors il est heureux ; mais si Pierre est heureux, cela n’implique pas
qu’il soit juste mais seulement qu’il puisse l’être (il y a d’autres heureux que les justes). Ainsi devra-
t-on conclure en ces termes : si tous les justes sont des heureux, alors certaines des heureuses sont
des justes (il y a des justes au royaume des heureux). Si le raisonnement est difficile à saisir, c’est
parce que justice et bonheur sont des idées abstraites. On ne raisonnerait pas ainsi s’il s’agissait de
figures ou d’animaux. Personne ne dirait : tout chat est mortel donc tous les mortels sont des chats ni
tout cercle est une figure donc toute figure est un cercle.
2) Quand elle est négative, une proposition universelle peut se convertir simplement parce qu’elle énonce
non pas une implication mais une équivalence : parce que la classe des heureux et celle des injustes
sont entièrement séparées, distinctes, il suffit d’être injuste (d’appartenir à la classe des injustes) pour
ne pas être heureux et il suffit d’être heureux (d’appartenir à la classe des heureux) pour ne pas être
injuste

3) Si certains A ne sont pas B, il est possible mais non certain que d’autres A le soient, et nous n’en
savons rien. Dès lors, il est possible donc que certains B ne soient pas A ou le soient, que tous les B
soient des A, qu’aucun B ne soit A. A. On ne peut rien conclure d’un tel point de départ. Ainsi de ce que
quelques animaux ne soient pas intelligents, je ne peux rien conclure : d’autres animaux peuvent l’être
ou pas. Dès lors certains êtres intelligents peuvent être des animaux ou pas, tous ou aucun, tout aussi
bien. Qu’il y ait des animaux non intelligents n’implique rien quant à la possibilité ou l’impossibilité
d’une intelligence animale.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 5


Un peu de vocabulaire

Déduction : le raisonnement démonstratif par excellence. Déduire, c’est montrer que certaines propositions
découlent nécessairement de propositions données, c’est inférer, c’est raisonner de principes à conséquences.
Dans toute déduction, une implication est constituée : si p, alors q (q et p étant des propositions).
Proposition : une proposition est affirmative ou négative, universelle ou particulière suivant qu’elle prend le
sujet dans toute son extension (exemple : tous les hommes sont mortels) ou dans une partie indéterminée de
celle-ci (certains hommes sont intelligents).
Conversion : convertir une proposition, c’est en déduire une autre, également vraie ou fausse, dans laquelle le
sujet devient le prédicat et vice-versa.

b - Le syllogisme
Dans un « syllogisme » (voir le vocabulaire ci-dessous), la conclusion est déduite des prémisses, c’est-
à-dire qu’elle s’impose à l’esprit avec un lien de nécessité. La conclusion est bien alors une vérité
nécessaire mais formellement seulement.
Deux exemples suffiront à l’illustrer. Considérons le sophisme (ou syllogisme fautif) suivant :
« Tout philosophe est désintéressé,
Or Socrate est désintéressé,
Donc Socrate est philosophe. »
En fait, de ce que Socrate soit désintéressé, on ne peut rien conclure.

La forme juste est :


« Tout philosophe est désintéressé,
Or Socrate n’est pas désintéressé,
Donc Socrate n’est pas philosophe. »
Il nous trompe précisément dans la mesure ou son contenu est conforme l’idée que nous nous faisons
de Socrate et de la philosophie. Chacune des propositions qui le composent est vraie ou conforme à la
réalité. Pourtant, il est fautif, en ce sens précis qu’on n’a pas le droit de déduire une telle conclusion
de ses deux prémisses. Un tel syllogisme est logiquement incorrect, et c’est ce dont on s’aperçoit en le
formalisant, ce qui montre d’ailleurs toute la pertinence de la suggestion d’Alain :
« Tout A est B
Or C est B
Donc C est A. »
Une telle conclusion n’est en rien justifiée. Du reste, si une telle forme était valide, on pourrait montrer
absolument n’importe quoi. Par exemple :
« Tous les chats sont mortels
Or tous les hommes sont mortels
Donc tous les hommes sont des chats ! »
Considérons maintenant le syllogisme suivant :
« Tous les hommes sont roux
Or je suis un homme
Donc je suis roux. »

6 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Une belle absurdité ? Pas du tout ! Formellement, ce syllogisme est absolument correct (c’est un
syllogisme « parfait ») : la conclusion est rigoureusement déduite des prémisses. Une fois les prémisses
admises, on ne saurait la refuser. Il reste bien sûr que la majeure est matériellement (c’est-à-dire quant
à son contenu) fausse, et que cette fausseté entraîne celle de la conclusion.

Un peu de vocabulaire

Syllogisme : Le syllogisme est la forme par excellence du raisonnement déductif. Aristote, étudiant
les procédés de la dialectique, c’est-à-dire de l’échange réglé des arguments, a défini le premier
ce raisonnement qui contraint l’interlocuteur, une fois certains principes admis (les prémisses)
à reconnaître la nécessité logique de la conclusion : « Le syllogisme est un discours dans lequel
certaines choses étant posées une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement par le
seul moyen de ces données » (Topiques).

c - Vérité formelle et vérité matérielle


Ces deux exemples nous obligent à distinguer soigneusement la validité (sa vérité formelle) d’un
raisonnement et sa vérité (matérielle). La vérité formelle, c’est la rigueur de la pensée, l’accord de
l’esprit avec ses propres conventions. Un raisonnement doit d’abord être valide, reste ensuite à savoir
s’il correspond ou non à la réalité. Disons encore qu’on peut distinguer deux critères différents de la
vérité d’un raisonnement : la cohérence et la concordance. Si un discours incohérent ne peut être vrai,
rien ne prouve qu’un discours cohérent le soit quant à son contenu : tous les jours, nous rencontrons des
gens passionnés tenir des raisonnement valides mais dont le point de départ est purement obsessionnel.
À la cohérence, il faut donc ajouter un critère de concordance,
mesurant l’accord de notre jugement et du réel. Ceci nous
amène au second critère de la vérité : la pensée vraie est celle Un peu de vocabulaire
qui est en accord ou concorde avec la réalité.
Ontologie : l’ontologie est cette
Le premier critère du vrai était logique. Mais la logique a des
partie de la métaphysique qui
limites qui découlent de sa nature propre qui est d’étudier
étudie l’être en tant qu’être, le fait
(d’exposer et de démontrer) les seules règles formelles de toute
d’être. Elle s’efforce de répondre
pensée. Formel veut dire ici : abstraction faite du contenu de
à la question : pourquoi y a-t-il
ces pensées, quel qu’il soit. Le second critère correspond au
de l’être, c’est-à-dire pourquoi la
contenu. Il concerne l’accord de la pensée et de la réalité. Il n’est
réalité est-elle comme elle est ?
plus logique, il est « ontologique ».

d - La vérité comme adéquation


« Veritas est adaequatio rei et intellectus » (La vérité est l’adéquation de la chose et de l’esprit ).
Généralement attribuée à Avicenne (980-1037), la formule apparaît au XIIIe siècle sous la plume de tous
les philosophes médiévaux pour définir la vérité. La vérité pourrait donc se définir comme l’accord de
l’intelligence et de la chose, de la pensée et du réel. Si la vérité est bien ce qui rend « conformes » l’être
et la pensée, le discours qui établit cette conformité, qui exprime cette adéquation, c’est, comme le dit
encore Platon, le discours vrai, le discours qui dit « ce qui est, tel qu’il est ». Au contraire, le discours faux
est celui qui sépare la pensée de l’être, disant de ce qui est, « autre chose que ce qui est » (Le Sophiste,
263b).
Dire vrai, c’est donc dire les choses comme elles sont. La pensée est vraie quand elle se soumet au
réel et s’efforce de se mettre en accord avec lui.

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Mise en activité
Lisez très attentivement le texte suivant extrait de la Métaphysique d’Aristote :

José de Ribera, Aristote, 1637


« La vérité ou la fausseté dépend, du côté des
objets, de leur union ou de leur séparation, de
sorte qu’être dans le vrai, c’est penser que ce qui
est séparé est séparé, et que ce qui est uni est
uni, et être dans le faux, c’est penser contraire-
ment à la nature des objets. Quand donc y a-t-il
ou n’y a-t-il pas ce qu’on appelle vrai ou faux ? Il
faut, en effet, bien examiner ce que nous enten-
dons par là. Ce n’est pas parce que nous pensons
d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es
blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en
disant que tu l’es, nous disons la vérité ».
Aristote, Métaphysique, Tome II, trad. fr. J. Tricot, Librairie
Philosophique J. Vrin, Paris, 1974, p. 522..

Au brouillon, à partir de votre lecture du texte, vous


répondrez brièvement aux questions qui suivent en
vous efforçant d’être aussi précis que possible.
1) Qu’est-ce qui est uni ou séparé dans la pensée et
dans les choses ?
2) Qu’est-ce que penser conformément à la nature des
choses ?
Huile sur toile, 124,4 x 99 cm
3) Qu’est-ce que penser contrairement à la nature des Etats-Unis, Indianapolis, musée d’art

choses ?
Vous comparerez vos réponses aux éléments de correction proposés.

—Éléments de réponse
1) Ce qui est uni dans la réalité, c’est la substance (ce qui demeure constant en elle) d’une chose et ses
propriétés. Dans la pensée, dans le jugement comme dans le discours, ce qui est uni, c’est le sujet de
la proposition et le prédicat qu’on lui attribue.
2) Penser conformément à la nature des choses, c’est penser ce qui est uni comme uni et ce qui est
séparé comme séparé. Par exemple, si une porte est jaune, penser conformément à la nature de la
porte, c’est juger que la porte est jaune (unité de la porte et de la couleur jaune) ou juger qu’elle n’est
pas grise (séparation de la porte et de la couleur grise).
3) Penser contrairement à la nature des choses, c’est penser ce qui est uni comme séparé et ce qui
est séparé comme uni. Pour reprendre le même exemple, c’est juger que la porte n’est pas jaune
(séparation de la porte et de la couleur jaune) ou juger qu’elle est grise (union de la porte et de la
couleur grise).

La vérité dans le discours dépend donc d’abord d’un certain état des choses, d’une réalité constatable,
accessible, « vraie » au-delà des apparences... Une réalité vraie ? L’expression ne doit pas abuser. En fait,
notre définition de la vérité implique que « le vrai et le faux ne sont pas dans les choses elles-mêmes
mais dans la pensée » (Aristote, Métaphysique, 1027b). Une chose n’est donc par elle-même ni vraie ni
fausse, en l’absence d’un discours qui en dise quelque chose.

8 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Il arrive pourtant que nous parlions de choses fausses, Pyrite – dodécaèdre
mais ce n’est qu’une manière de parler : la pyrite n’est
pas de l’or véritable mais n’est pas moins réelle que
l’or ; le faux or est de la vraie pyrite. À proprement
parler, l’or n’est ni vrai ni faux ; c’est le jugement qui
nous fait prendre la pyrite pour de l’or qui est faux. Les
choses sont donc ce qu’elles sont, c’est le jugement
que je porte sur elles, et lui seul, qui est vrai ou faux.

Est vrai, le discours qui dit quelque chose (de vrai) à


propos de quelque chose (de réel).
Photo : Didier Descouens / CC BY-SA 4.0
Pour être vrai, un discours doit d’abord être sensé,
mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante : il
faut encore qu’il dise quelque chose de la réalité. « Longtemps je me suis couché de bonne heure » : une
telle phrase, la première phrase de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, a évidemment un
sens, mais faute de pouvoir confondre le « je » de l’écriture avec le « je » réel, comme Proust lui-même
nous invite à l’éviter (dans Contre Sainte-Beuve), elle n’est ni vraie ni fausse. En lisant son livre, aucun
lecteur ne se demande si le narrateur s’est vraiment couché debonne heure pendant longtemps. Une
œuvre de fiction, un roman, met en scène des personnages dont on ne se demande pas s’ils existent
vraiment et des événements dont on ne se demande pas plus s’ils se sont réellement produits, pour la
très bonne et très simple raison que cela nous indiffère : d’un point de vue esthétique, le sens suffit. Mais
le sens ne suffit pas à qui cherche la vérité, à penser la réalité comme elle est. Le vrai nous importe
dans la mesure où nous voulons savoir ce qu’il en est de la réalité des choses.

TRANSITION
Dans ces conditions la possibilité même du discours vrai se trouve suspendue à l’expérience que nous
faisons de la réalité ; qu’elle soit claire, et la vérité nous est facilement accessible, qu’elle soit confuse, et
nous courrons le risque de l’erreur...

2 - Réalité et apparence
a. Le réalisme naïf
Notre expérience de la réalité est le plus souvent simple et dépourvue de toute équivoque.
Platon lui-même le souligne :

« - Voici, dis-je, trois doigts : le pouce, l’index et le majeur.


- Bien, dit-il.
- Conçois en outre que je les suppose vus de près, puis fais avec moi cette observation sur eux.
- Laquelle ?
- Chacun d’eux parait également un doigt ; et peu importe à cet égard qu’on le voie au milieu ou à l’extré-
mité, blanc ou noir, gros ou menu, et ainsi de toutes les qualités du même genre ; car en tout cela l’âme
chez la plupart des hommes n’est pas obligée de demander à l’entendement ce que c’est qu’un doigt,
parce qu’en aucun cas la vue ne lui a témoigné en même temps qu’un doigt fut autre chose qu’un doigt.
- Non certes, dit-il. »
Platon, La République, VII, 523d, Garnier, Paris, 1936, p. 259.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 9


Un doigt est un doigt. Un doigt ne peut être chose qu’un doigt. Il ne saurait ici y avoir le moindre problème
parce que la perception de la réalité est absolument univoque : d’un doigt, impossible de penser qu’il est
autre chose qu’un doigt. Notre expérience immédiate de la réalité semble dépourvue d’équivoque et ne
nous incite en rien à nous étonner de ce que nous voyons ni à y réfléchir. Dans de telles conditions, nous
ne pouvons que croire ce que nous voyons. Or ces conditions sont les plus communes. D’une manière
générale, nous faisons confiance à nos sens et il nous semble que ce que voyons est bien la réalité,
une réalité qui est devant nous et qui existe indépendamment de nous. Convenons d’appeler réalisme
naïf la croyance selon laquelle la réalité sentie est la réalité tout court. Mais si nous croyons toujours ce
que nous voyons, nous ne pouvons qu’être désorientés par certaines expériences de la réalité qui nous
la font éprouver de manière confuse, équivoque ou indécidable.

b. Une tour ronde et carrée


« Souvent les tours carrées d’une ville, vues dans le lointain, nous semblent arrondies ; car de loin tout
angle apparaît émoussé, ou plutôt même, il n’est plus visible » écrit Lucrèce dans le De la nature des
choses (IV, 353-355). Le constat est d’autant plus fâcheux que, pour un disciple d’Épicure comme Lucrèce,
la sensation est toujours vraie... Comment deux sensations pourraient-elles se contredire ? On ne dira
donc pas que j’ai eu une sensation fausse en voyant ronde une tour en réalité carrée. Les deux sensations
sont également vraies : si je vois réellement la tour carrée à présent, ce n’est pas moins réellement
que je la voyais ronde quand j’en étais moins proche. Une sensation ne corrige pas l’autre. Mes deux
sensations ne sont donc pas vraies ensemble, mais le sont successivement.
Nos yeux nous montrent donc la tour comme ils la voient en vérité : tantôt ronde, tantôt carrée. Nous
voudrions pouvoir distinguer une sensation vraie d’une sensation fausse. Mais la chose est plus difficile
qu’il n’y paraît : la tour ronde ne m’apparaît pas, en effet, avec moins de vérité et d’évidence que la tour
carrée. Il faut comprendre à quel point la notion de sensation fausse est problématique et paradoxale...

c. L’erreur est dans l’esprit

« Cependant nous n’accordons pas qu’ici les yeux se trompent en rien, poursuit Lucrèce. Voir la lumière
et l’ombre, où qu’elles soient, tel est leur rôle ; mais est-ce ou non la même lumière, est-ce la même
ombre qui, naguère à cet endroit, est passée à cet autre (...) ? C’est la raison seule qui doit résoudre le
problème et les yeux ne peuvent connaître les lois de la nature. Ainsi n’impute pas à la vue l’erreur de
l’esprit » (IV, 379-387).

Ce n’est donc pas aux sens, qui nous montrent les choses comme elles nous apparaissent effectivement,
de discerner le vrai, c’est l’affaire de l’esprit. On eut le comprendre en considérant les illusions des sens.
Elles ont ceci de caractéristique qu’elles ne disparaissent une fois l’erreur corrigée : l’astronome voit
comme nous le soleil tourner, le voyageur continue de voir une oasis là où il se sait victime d’un mirage,
ou encore dans l’exemple ci-dessous, même si nous savons que les deux cercles rouges centraux sont de
même taille, nous n’en continuons pas moins à voir l’un plus petit que l’autre :

Mise en activité
Reproduisez au brouillon la figure ci-contre en vous
fondant sur votre perception immédiate des deux
schémas… Que constatez-vous ? (aide : le problème
est celui de la perception des proportions… une
illusion d’optique !)

10 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Ces illusions nous rappellent l’impossibilité où nous sommes si souvent de percevoir la vérité. Savoir que
la Terre tourne autour du Soleil n’a jamais empêché personne de voir le Soleil tourner autour de la Terre.
L’illusion ne résulte pas en ce sens de l’ignorance mais de l’impossibilité où nous sommes de percevoir
le vrai quand bien même nous le connaissons : « Je ne vois point que le soleil est bien plus gros que la
terre ; mais je pense qu’il en est ainsi. Il n’y a point d’instrument qui me fera voir cette pensée comme
vraie », écrit justement Alain (Propos sur la nature, p. 84).
Les illusions des sens nous apprennent également que la vérité est affaire de jugement et de jugement
seulement : « Si donc on peut dire justement que les sens ne se trompent pas, ce n’est point parce qu’ils
jugent toujours juste, mais parce qu’ils ne jugent pas du tout. Conséquemment la vérité aussi bien que
l’erreur, et par suite aussi l’apparence, en tant qu’elle induit en erreur, ne se trouvent que dans le
jugement, c’est-à-dire que dans le rapport de l’objet à notre entendement », écrit Kant (Critique de la
raison pure, « De l’apparence transcendantale »).

Portrait d’Emmanuel Kant, vers 1780

Un peu de vocabulaire

Entendement : faculté de comprendre, d’« entendre » comme


on disait autrefois (l’expression « c’est entendu ! » signifie « c’est
compris ! »). Chez Kant, l’entendement est également la faculté
de créer des concepts : c’est l’entendement qui nous permet de
classer, de déterminer ce que nous percevons du monde par nos
sens (ce qui est perçu est appelé « phénomène ») ; en somme, ce
sont les concepts de l’entendement qui nous permettent de donner
un sens à ce que nous percevons : par exemple, la catégorie de
quantité permet de déterminer le nombre des objets que nous
percevons dans notre champ visuel (unité, pluralité, etc.).
Peintre inconnu (Johannes Heydeck?)

d. La raison doit juger des apparences


Les apparences ne sont trompeuses que pour un esprit qui ne raisonne pas ou mal sur elles, qui croit ce
qu’il voit (ce qui est un acte de jugement) sans chercher plus avant. Plongé dans l’eau, le bâton semble
se briser : devenue courbe, la partie du bâton qui est dans l’eau n’est plus dans le prolongement de celle
qui est hors de l’eau. Le milieu aquatique a-t-il courbé le bâton ? Il se peut, en effet que cela soit le cas,
mais il se peut aussi qu’il soit resté parfaitement rectiligne même si nous ne le voyions plus tel. Il suffit
de sortir le bâton de l’eau pour constater que c’est bien le cas. Mais pourquoi avons-nous cessé de le voir
comme il est ? N’était-il plus rectiligne quand nous le voyions courbe ?
C’est la loi de la réfraction établie par Descartes qui permet de rendre raison de ce qui n’est qu’une
illusion d’optique. Quand un rayon lumineux passe de l’air dans un liquide ou dans un autre milieu
transparent (dans un prisme de verre, par exemple), ce rayon est dévié de sa route rectiligne, il est
alors réfracté. Un tel exemple illustre le rôle cardinal que joue la raison, quand il s’agit de juger des
apparences : « Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse / La raison décide en maîtresse » (La
Fontaine, « Un animal dans la Lune », Fables, VII).
Gardons-nous toutefois de croire que science et raison puissent toujours facilement trancher ce qu’il
en est de la réalité. Ainsi a-t-il a fallu plus de mille ans de débats scientifiques pour décider entre
l’héliocentrisme et le géocentrisme.

e. Héliocentrisme ou géocentrisme ?
En théorie, les apparences célestes peuvent s’expliquer de deux manières : le mouvement des apparences
célestes peut résulter aussi bien de leur mouvement circulaire autour de la terre, immobile, ou du
mouvement circulaire de la terre elle-même. Sur la première hypothèse, Ptolémée (90-168) a bâti le
système géocentrique et sur la seconde, Copernic (1473-1543) un système héliocentrique.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 11


Le système ptolémaïque Version simplifiée du système héliocentrique de Copernic.

Schéma de la division des sphères Image extraite de son ouvrage De revolutionibus


(Petri Apiani cosmographia, 1539) Orbium Coelestium (1543)

Leur efficacité respective se mesure à ce qui est alors le grand Epicycle et déférent
défi des théories astronomiques, sauver les phénomènes, c’est-
à-dire expliquer le mouvement apparemment rétrograde des
planètes, et particulièrement de Mars en ramenant cette
aberration à pur effet d’optique sauvegardant le mouvement
circulaire. La très longue prééminence de l’astronomie
alexandrine s’explique par le génie de la solution proposée par
Ptolémée, la théorie des épicycles. Dans le modèle géocentrique,
les planètes tournent autour de la terre, fixées à des sphères
parfaitement transparentes (plus tard, au Moyen Âge, on, les
imaginera faites de cristal), emboîtés les unes dans les autres
comme des cercles concentriques. Ptolémée va imaginer que les
planètes ne sont pas directement attachées à ces sphères, mais
indirectement, par une sorte de roue décentrée (l’épicycle). La Image : Dhenry / CC BY 1.0
sphère et l’épicycle tournent en même temps, produisant, vu de
la terre le mouvement apparent des planètes, celui de Mars et sa
boucle caractéristique.
Ainsi peut-on expliquer les apparences célestes et prévoir avec Le mouvement rétrograde de Mars dans le système
de Copernic
une très grande précision le mouvement des planètes et de
la voute céleste. Le modèle proposé par Copernic n’améliore
pas la qualité des préavisons astronomiques mais facilite
grandement le calcul du mouvement apparent des planètes en
éliminant l’hypothèse des épicycles. Il suffit pour cela et par
hypothèse de renverser le modèle de Ptolémée en plaçant le
soleil au centre et en faisant de la terre une planète comme les
autres gravitant autour du soleil

Image : Brian Brondel / CC BY-SA 3.0

12 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Mise en activité
Regardez cette animation qui présente le mouvement rétrograde de Mars selon les deux systèmes du
monde en cliquant sur le lien suivant :
https://babel.cegep-ste-foy.qc.ca/profs/rfoy/capsules/retro.html

« Il faut toujours remonter de l’apparence à la chose ; il n’y a pas point au monde de lunettes ni d’obser-
vatoire d’où l’on voie autre chose que des apparences. La perception droite, ou, si l’on veut, la science,
consiste à se faire une idée exacte de la chose, d’après laquelle idée on pourra expliquer toutes les
apparences » écrites Alain (Propos sur la nature, p. 83) Or précisément, le géocentrisme et l’héliocen-
trisme sont deux explications également scientifiques, rationnelles et vraisemblables des apparences.
Pourtant elles ne sauraient être physiquement vraies ensemble ; conforme l’une et l’autre à la nature des
choses. Il faudra attendre Galilée pour que soit produite une physique qui rende vraisemblable le mouve-
ment de la terre sur elle-même et permette d’envisager que la terre tourne malgré les apparences. Dès
lors, le mouvement du soleil est considéré comme apparent et le mouvement de la Terre, bien qu’insen-
sible, comme le mouvement réel.
Jan Matejko, Conversation avec Dieu (portrait de Copernic), 1 872

Jan Matejko, L’astronome Copernic, en conversation avec Dieu (1872)

Huile sur toile, 221 x 315 cm - Pologne, Musée de l’Université Jagellon

C’est plus généralement le rôle de la science de mettre à jour la réalité vraie cachée derrière les
apparences. La question de la vérité ne se pose qu’à partir du moment où nous reconnaissons comme
non vérité, comme apparence, ce monde trop familier que nous avons cru trop vite vrai et réel. La vérité,
dès lors, ne peut résulter que d’un effort méthodique par lequel elle est extraite de la gangue sensible
C’est plus généralement le rôle de la science de mettre à jour la réalité vraie cachée derrière les
apparences. La question de la vérité ne se pose qu’à partir du moment où nous reconnaissons comme
non vérité, comme apparence, ce monde trop familier que nous avons cru trop vite vrai et réel. La vérité,
dès lors, ne peut résulter que d’un effort méthodique par lequel elle est extraite de la gangue sensible

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 13


qui la recouvre et par lequel nous accédons à une connaissance vraie du réel. L’intelligence seule permet
d’accéder à ce qui est en vérité. La réalité n’est pas ce qui apparaît, mais ce que la science établit :
contrairement aux apparences, la terre tourne autour du soleil ! Il faut, dès lors, alors réinterpréter la
séparation de la pensée et de l’être. La pensée vraie n’est pas celle qui se contente d’être à l’image de
la réalité, mais celle qui dévoile la véritable réalité. Sans l’effort de la pensée qui la fait apparaître, la
réalité resterait cachée, recouverte d’apparences. Dire ce qui est comme il est, c’est percer à jour les
apparences, déjouer l’illusion, rectifier le réel.

3 - Le réalisme en question
Différencier la réalité « vraie » de la réalité « apparente » suppose que l’esprit humain puisse connaître
la vérité les choses telles qu’elles sont, d’une part, et d’autre part, que la réalité soit la même pour tous.
Mais ces deux points ne vont pas de soi…

a. À chacun sa vérité ?
Protagoras est un philosophe Grec ancien de l’école des sophistes. Sa conception de la vérité est des plus
étonnantes. Lisez l’extrait qui suit et qui résume sa position :

« Protagoras, comme ses amis sophistes, ne recherche pas tant la vérité que l’efficacité. Dans un monde
où les théories des penseurs paraissent au peuple trop souvent en décalage avec les choses concrètes
de ce monde, il propose un savoir-faire qui permet de vaincre effectivement, de s’imposer par un jeu de la
séduction et de la persuasion. Cette efficacité qu’il enseigne repose sur un principe simple : « L’homme
est la mesure de toute chose, de celles qui sont en tant qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas en tant
qu’elles ne sont pas » (…) Qu’est-ce à dire sinon que chaque individu mesure la réalité à sa manière,
autrement dit, que c’est l’individu qui est le critère de la vérité. Quelles peuvent être les conséquences
d’une telle affirmation ?
Si chacun décide par lui-même de ce qui est vrai, si la réalité n’est rien d’autre que ce qui paraît à
chacun, alors, il y aurait autant de vérités qu’il y a d’individus, et donc, sans nul doute possible, tout
discours sur le réel serait vrai, quel qu’il soit ! Thèse scandaleuse et paradoxale s’il en est ! En effet,
comment peut-on affirmer l’égale vérité de deux propositions qui se contredisent à propos d’un sujet
identique ? La thèse de Protagoras est ainsi notamment discutée par Aristote, qui y voit en premier lieu
une contradiction logique : deux thèses antithétiques, au fond, ne sont rien d’autre qu’une thèse qui
affirme que quelque chose est et une autre qui affirme que la même chose n’est pas ; or, il est impossible
pour une chose d’être et de ne pas être en même temps selon le principe élémentaire de non-contradic-
tion !
(…) Si l’homme était vraiment la mesure de toute chose, si chacun était effectivement le critère de la
vérité, alors toute vérité serait relative à celui qui l’énonce : à chacun sa vérité. Cela impliquerait non
une stabilité absolue des choses et des êtres mais bel et bien un changement ininterrompu où rien ne
pourrait être effectivement déterminé en vérité. De sorte que, quoiqu’on dise, rien n’aurait plus vérita-
blement de sens arrêté ; il va de soi que tous les discours se vaudraient, et même que toute chose se
confondrait avec toute chose.
(…) La philosophie de l’homme-mesure part d’un constat : le monde tel qu’il est ne nous est pas connais-
sable dans sa totalité, pas plus que dans son essence présumée. Par exemple, dans les fragments du
traité Sur les dieux, Protagoras pointe notamment la difficulté dans laquelle nous sommes de dire quoi
que ce soit de sûr à propos des dieux et de leur existence ; il en conclut la nécessité de l’agnosticisme (=
doctrine qui soutient qu’il est impossible de trancher le débat sur l’existence d’un dieu ou d’une divinité. Il n’y
a aucune preuve définitive sur le sujet et il n’est pas possible de se prononcer).
Nous sommes donc condamnés à nous fier à notre jugement sur la réalité, à nous en faire une
« connaissance » nécessairement relative du fait même de l’impossibilité dans laquelle nous sommes
de comprendre le réel en soi. S’il est effectivement impossible d’arrêter une vérité-une sur la réalité, par
exemple parce que ce monde ne serait pas un ou encore parce qu’il n’y aurait pas d’essence fixe du réel,
on pourrait légitimement tolérer des vérités relatives différentes et même antagonistes. »
Extrait de : C. Morana, E. Oudin, M. Perruche, La vérité, Ellipses, 2014, p. 11-12

14 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


b. Et le scepticisme ?
La doctrine de Protagoras érige en vérité absolue le fait que toute vérité est relative, ce qui est une
contradiction logique interne (cf. l’argument d’Aristote dans l’extrait ci-dessus). Le même argument vaut
contre les sceptiques qui affirment que l’esprit humain est incapable d’atteindre la vérité. Pyrrhon d’Elis
(365-265) se voulait plus radical encore que Protagoras : on ne saurait dire que les choses sont à chacun
ce qu’elles lui paraissent être parce qu’on ne saurait porter aucune espèce de jugement valide sur ce
qu’elles sont. Il n’y a pas d’être, il n’y a que des apparences et nos jugements ne peuvent s’appuyer que
sur elles. Les apparences sont hors de doute mais les apparences seules.

« Chaque fois que nous recherchons soi l’objet est tel qu’il nous apparaît, nous en accordons l’appa-
rence, nous ne mettons pas en question l’apparence mais ce qu’on dit de l’apparence ; cela est différent
de mettre en question l’apparence elle-même. Ainsi le miel nous paraît doux. Nous l’admettons ; car
nous avons la sensation de douceur. Nous recherchons si le miel est doux, par essence ; or, ce n’est pas
l’apparence mais un jugement sur l’apparence »
(Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, I, 10).

Mais ici encore, le scepticisme ne peut échapper à une affirmation


qui le contredit : « La vérité est hors de portée de l’esprit humain », Un peu de vocabulaire
si cette affirmation est fausse, les sceptiques ont tort de la
soutenir. Si elle est vraie, c’est que la vérité est à la portée de Scepticisme : le scepticisme
doute de la possibilité pour l’esprit
l’esprit humain et, cette fois, les sceptiques ne peuvent la soutenir
humain de parvenir à quelque vérité
sans se contredire eux-mêmes.
que ce soit. Il s’oppose au dogma-
tisme qui affirme le contraire.
Toutes les philosophies, si diverses
c. La solution kantienne soient-elles, sont, en ce sens,
dogmatiques, sauf la philosophie
Plus sérieuse est l’autre objection, celle de Kant, plus sérieuse,
sceptique.
mais aussi plus difficile à comprendre (il vous faudra prendre le
temps de bien l’assimiler…).
Selon Kant, les choses perçues par les sens sont bien réelles
mais, pour nous, seulement en tant que phénomènes, c’est-à-dire en tant que représentations. Soit.
Mais la réalité de la « chose en soi » (= la réalité telle qu’elle est au-delà des perceptions de nos sens)
demeure inconnaissable. Comment peut-on encore alors dire d’une représentation qu’elle est objective ?
L’objectivité tient ici à l’universalité de la manière dont nous rapportons nos représentations à des objets.
C’est bien parce que nous percevons tout ce que nous percevons de la même manière, les uns et les
autres, que la connaissance ainsi rendue possible, possède quelque objectivité.
Pour juger que mes représentations sont vraies, au sens traditionnel, il faudrait les confronter à ce que
l’objet qu’elles me représentent est « en soi », c’est-à-dire par-delà son apparence sensible. Or, nous
ne saurions sortir de nos représentations. Dans de telles conditions, il est tout à fait illusoire de fonder
l’objectivité d’une représentation comme un accord entre cette représentation et ce qui lui est extérieur,
la chose en soi. Il faut fonder l’objectivité, non plus sur une extériorité matérielle dont on peut sans doute
affirmer l’existence, sans rien en connaître, mais sur l’universalité des représentations.
Dès lors, notre entendement tiendra pour universellement valable des représentations qui valent
pour tout le monde, en tout temps et en tout lieu, ainsi que les lois scientifiques qui ordonnent ces
représentations. Mes représentations sont toutes subjectives, sans aucun doute. Mais on tiendra pour
objectives celles qui valent universellement, objectives en ce sens qu’elles délivrent la connaissance
effective, vraie, d’un objet, qui vaut non seulement pour moi mais encore pour autrui. Sauvant l’objectivité
de la connaissance scientifique, il est vrai au prix d’une considérable redéfinition, Kant n’hésitera pas à
reprendre à son compte la définition traditionnelle de la vérité comme « conformité de la connaissance
avec son objet ».

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 15


Étape 3 : Synthèse conclusive

Mise en activité
Vous rédigerez une conclusion en mettant en valeur les éléments de réponse à la question de savoir
quelles sont les conditions d’une pensée vraie…

—Éléments de réponse
La vérité d’une pensée impose que soient réunis un certain nombre de conditions : il faut qu’elle soit
cohérente, rationnelle, et il faut aussi qu’elle soit conforme à la réalité. C’est cette conformité que
nous définissons souvent par le terme d’objectivité, laissant entendre que le point de vue exprimé ne
résulte pas d’un caprice individuel mais d’une considération du réel sur laquelle chacun peut s’accorder.
Pourtant la réalité n’est pas toujours facile à discerner et il faut compter avec des apparences, dont on
dit souvent trop vite qu’elles sont trompeuses : elles ne nous trompent pas, c’est plutôt nous qui nous
appuyons trop vite sur elles sans réfléchir. Les apparences doivent être expliquées afin que la réalité
véritable soit mise à jour. Opérer ce dévoilement, c’est à quoi ambitionne toute connaissance et d’abord,
au premier chef, la connaissance scientifique.

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