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avril 2018, Le Ciel - 199

1543 : Des révolutions


des orbes célestes
Yaël Nazé (FNRS-ULg)

Conversation avec Dieu, Jan Matejko (1873)


Le langage courant a intégré l’expres-
sion « révolution copernicienne », qui est de la famille quand le père meurt en 1483. Il
même aujourd’hui utilisée dans les cénacles pousse le petit Nicolas à faire des études : ce
politiques. Son origine est liée à un livre, un sera d’abord l’université de Cracovie (qu’il
ouvrage très connu mais rarement lu : De rejoint en 1491 et quitte sans diplôme quelques
revolutionibus orbium coelestium écrit par années plus tard), puis l’université de Bologne
Nicolas Copernic et édité en 1543. Une traduc- (1496-1500) et enfin, de 1501 à 1503, les uni-
tion française, augmentée de commentaires, a versités de Padoue (pour étudier la médecine)
été éditée récemment (3 volumes, 2015) par et de Ferrare (où il obtient un diplôme de doc-
la maison d’édition française « Les Belles teur en droit canon).
Lettres » : c’est l’occasion de se replonger Devenu chanoine de Warmie en 1495, il
dans ce célèbre classique. est finalement assigné à Frombork peu après
son retour d’Italie. Il reste simple chanoine :
contrairement à ce que pensait Galilée, notam-
L’auteur ment, il se contente des ordres mineurs et ne
Pour un homme dont on utilise si souvent sera jamais prêtre – une déception pour son
le nom, bien peu de choses sont connues ! On oncle qui le voyait déjà évêque ! Durant la
ne possède pas ses archives personnelles, juste seconde moitié de sa vie, Copernic fait de
un minimum de correspondance (une poignée l’astronomie, mais pas seulement : il s’occupe
de lettres envoyées ou reçues), et la seule également d’administration, de médecine, de
biographie écrite de son vivant par quelqu’un politique monétaire, de cartographie, et même
l’ayant directement connu (Rheticus) est per- de réforme calendaire !
due. Néanmoins, il semble clair que Nicolas
Copernic est né le 19 février 1473 à Torun et
mort le 24 mai 1543 à Frombork. Bien que Les prémisses
ces villes soient situées en Pologne actuelle, S’il fait quelques observations astrono-
Copernic ne parle pas la langue locale – il miques assez standards, c’est bien évidemment
vient d’une famille germanophone aisée. Son dans ses théories que l’originalité de Copernic
oncle, ecclésiastique, subvient aux besoins se marque. Il semblerait que sa conversion à
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l’héliocentrisme date du début des années


1510. À cette époque commencent à circu-
ler quelques copies d’un Commentariolus
qui expose déjà les principes du futur
chef-d’œuvre.
Cet ouvrage commence par rele-
ver les problèmes des modèles géocen-
triques de Ptolémée, soulignant que la
solution trouvée (l’équant) ne respecte
pas le prescrit aristotélicien1. Son auteur
cherche ensuite une combinaison « plus
rationnelle » de cercles, et énonce sept
postulats : il n’existe pas de centre unique
des orbes célestes ; le centre du monde
n’est pas le centre de la Terre, qui est
juste la référence pour l’orbe lunaire et les
corps graves (lourds) ; le centre du monde est Dans le modèle de Ptolémée, les planètes
voisin du Soleil ; la distance Soleil-étoiles est tournent sur un épicycle dont le centre
très grande ; le mouvement du firmament est parcourt un autre cercle appelé déférent.
apparent, et dû au mouvement de la Terre ; le Ce dernier n’est pas centré sur la Terre et
mouvement du Soleil est d’origine similaire, le mouvement du centre de l’épicycle est
supposé uniforme par rapport au point
de même que le mouvement rétrograde des équant, symétrique de la Terre par rapport
planètes. Un dernier ajout termine l’exposé : au centre du déférent.
la Terre présente trois mouvements différents,
la rotation sur elle-même, la révolution (autour L’auteur de ce Commentariolus est offi-
du Soleil), et le mouvement « d’inclinaison » ciellement anonyme (même si son identité
(qui rend compte de la précession des équi- semble un secret de polichinelle) et l’écrit
noxes). Cet écrit démontre que son système est clairement destiné à rester dans un cercle
cosmologique était déjà bien clair dans l’esprit d’amis, probablement par prudence. Cette
de Copernic trente ans avant la publication du diffusion restreinte n’empêche pas que les
De Revolutionibus. théories en question soient présentées devant
le pape Clément VII en 1533. Selon de nom-
breux historiens, il semblerait que la bonne
1 Si l’on considère que les planètes parcourent de
réception papale ait incité le chanoine polonais
simples cercles centrés sur la Terre, on ne peut expli-
quer les observations, en particulier les mouvements à se lancer dans un ouvrage détaillé (et ce
rétrogrades (des demi-tours planétaires) et les change- serait aussi pour cela que l’ouvrage final est
ments de brillance. Pour résoudre ces problèmes, les dédié au pape).
philosophes grecs aristotéliciens imaginent combiner Entre-temps, le jeune savant Rheticus a
les mouvements circulaires : la planète se déplace sur rejoint Copernic et il fait largement circuler en
un cercle appelé épicycle, dont le centre se déplace sur 1540 un Narratio Prima où il expose les idées
un autre cercle, appelé déférent. Toutefois, pour « col- coperniciennes. Ce résumé annonce également
ler » aux observations, Ptolémée ajoute l’équant : les
mouvements circulaires ne sont pas uniformes autour
la publication imminente d’un ouvrage plus
du centre du cercle, ni autour de la Terre excentrée, important. Ce succès d’édition (deux impres-
mais autour du point équant, symétrique de la Terre sions en un an !) augmente l’attente envers
par rapport au centre du cercle ! Une subtilité géomé- l’ouvrage copernicien mais ce dernier n’est
trique qui permet d’obtenir une solution plus correcte, finalement terminé qu’en 1542. L’impression
mais qui viole les principes d’Aristote : la Terre n’est pas commence immédiatement, pour se terminer
au centre du système, et les mouvements circulaires ne en mars 1543, alors que la santé de Copernic
sont pas parfaits (c’est-à-dire référencés par rapport au
décline déjà.
centre des cercles).
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L’ouvrage naturelle » : chez Aristote, la Terre doit être


Copernic envisage « modestement » au centre du monde pour pouvoir expliquer
son ouvrage comme un nouvel Almageste, les mouvements observés (un caillou coule,
le célèbre chef-d’œuvre de Ptolémée. Pour un objet lourd lancé en l’air retombe – s’il
le souligner, il utilise une structure similaire, y avait plusieurs centres, vers lequel se diri-
commençant par une section cosmologique ger ?) ; Copernic avance, au contraire, qu’une
établissant son nouveau modèle (livre I). observation locale, faite sur Terre, ne peut pas
Il y montre que les mouvements obser- nécessairement être généralisée à l’ensemble
vés pour des astres peuvent être expliqués par du monde. Que les pierres proches de la
différents modèles (Terre immobile et Terre en Terre soient attirées par elle, soit, mais cela
mouvement). Il explique aussi qu’un modèle n’implique pas forcément que cette attraction
où la Terre bouge permet de simplifier forte- s’applique à tous les corps, quelle que soit leur
ment les choses : plus besoin de faire tourner distance à la Terre : plusieurs « centres » pour-
chaque planète et la « sphère des fixes » en raient donc être possibles, chacun attirant les
24 heures – tous ces mouvements sont « pris corps qui leur sont proches.
en charge » par la Terre, éliminant donc de Après avoir fait tourner la Terre sur elle-
nombreuses sphères célestes. Copernic réfute même, il s’attaque ensuite à son mouvement
également les arguments avancés contre un autour du Soleil, qu’il place près du centre du
mouvement terrestre. Ainsi, il assure qu’il Système. Il indique aussi l’ordre des planètes
est plus difficile de mouvoir à grande vitesse et montre que son modèle permet d’expliquer
quelque chose de grand et massif, comme la naturellement diverses observations. En effet,
sphère des fixes, que de faire bouger à plus tout se tient : plus une planète est lointaine,
faible vitesse une petite sphère comme la plus sa période est longue, plus ses rétrogra-
Terre. Il se demande d’ailleurs s’il est vrai- dations et ses changements de luminosité sont
ment plus logique, philosophiquement parlant, faibles. De plus, le fait que Vénus et Mercure
de faire tourner le contenant (le ciel) que restent proches du Soleil s’explique naturel-
le contenu (la Terre). Contre la « preuve » lement par la position de la Terre, troisième
classique des projectiles lancés en l’air qui planète. Toutes ces observations posaient beau-
retombent au même endroit (et non plus loin coup de problèmes aux modèles géocentriques,
si le sol bougeait), Copernic avance le fait que qui durent se compliquer fortement pour coller
l’air proche de la Terre pourrait tout simple- aux observations ; de plus, les auteurs anciens
ment être entraîné avec elle : le projectile lancé ne s’accordaient pas sur l’ordre des planètes,
verticalement participerait lui aussi à la danse, qui ne découlait naturellement d’aucune obser-
et pourrait donc retomber là d’où il est parti vation (on ne pouvait lier distance à la Terre
alors que la Terre tourne. De plus, il montre et période observée, par exemple). Toutefois,
que les géocentristes utilisent la même idée pour expliquer l’absence de parallaxe,
pour expliquer les promenades cométaires, qui Copernic est obligé d’ajouter une hypothèse
combinent un mouvement propre à une rota- forte : les étoiles doivent se trouver très loin.
tion diurne classique. En effet, pour intégrer Il existe d’ailleurs aussi des vides importants
ce dernier point, les modèles géocentriques entre planètes. Ce sont là deux idées radicales
supposent que les comètes sont entraînées par et innovantes, qui rompent clairement les liens
l’« éther » baignant le système. La similarité, avec le cosmos compact de l’Antiquité. De
voilà un argument habile : si l’éther entraîne plus, pour expliquer le fait que la Terre garde
les comètes dans son mouvement, pourquoi son axe dans la même direction tout au long
la Terre ne pourrait pas entraîner l’air ? – les de sa révolution autour du Soleil, il se dit qu’il
géocentristes ne peuvent en effet pas reprocher faut ajouter un troisième mouvement, qui lui
à Copernic d’utiliser un phénomène qu’ils permet aussi d’expliquer la précession.
appliquent eux aussi ! Un autre argument Copernic note cependant aussi une rai-
intéressant concerne la question de « place son philosophique pour le placement central
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du Soleil : son caractère proche du divin – cinct que Ptolémée, et il dépend souvent sur
« Quant au Soleil, il repose au milieu de tous. ces sujets de son prédécesseur, apportant peu
En effet, dans ce temple suprêmement beau d’innovations.
qu’est le monde, qui choisirait de poser le Au final, si l’on tente de faire un bilan
luminaire dans un lieu autre ou meilleur que objectif, il est mitigé. Au niveau des points
celui d’où il peut illuminer le tout simulta- forts, il faut souligner bien sûr la simplifica-
nément ? Et ce n’est pas à tort que certains tion de la cosmologie, avec un ordre logique
le nomment « lampe du monde », d’autres pour les planètes (liant distance et période), et
« intelligence du monde », d’autres encore un modèle lunaire bien meilleur que celui de
« gouverneur du monde », Hermès Trismégiste Ptolémée (ce dernier prédisait un changement
l’appelle un « dieu visible », et Électre, chez de diamètre lunaire trop important). Mais il
Sophocle, « celui qui voit tout ». C’est ainsi, faut aussi avouer que Copernic ne fait pas
assurément, que le Soleil, assis comme sur un mieux que Ptolémée sur de nombreux points.
trône royal, gouverne la famille des astres qui Ainsi, il n’élimine pas les épicycles : toutes
tournent autour de lui. » les planètes possèdent un épicycle, et la Lune
La seconde partie du De Revolutionibus
s’attache à l’astronomie, c’est-à-dire au calcul Le modèle héliocentrique, dans l’ouvrage
pratique des éphémérides célestes dans ce de Copernic (gauche) et dans le Mysterium
nouveau système : le livre II discute d’astro- Cosmographicum de Kepler (droite). La
nomie sphérique et présente un catalogue stel- figure de Kepler est en fait bien plus proche
laire (simple recopiage de celui de Ptolémée, du modèle décrit par Copernic que celle du
De Revolutionibus : la sphère des étoiles
après correction de la précession), le livre III
fixes est grande et il y a beaucoup d’espace
présente les variations lentes, attribuant à la entre les planètes. À ce niveau, la figure
Terre les mouvements habituellement donnés de Copernic semble contredire le texte la
à la sphère des fixes, le livre IV s’attache à décrivant, en étant étrangement proche du
la Lune, alors que les livres V et VI exposent modèle aristo-ptoléméen, très compact et sans
les mouvements planétaires en longitude et « vide » (la distance maximale d’une planète
latitude. Copernic s’avère ici bien plus suc- correspond à la distance minimale de la
planète suivante). À noter cependant, dans les
deux cas : la disparition de l’empyrée, partie
du ciel censée accueillir le(s) dieu(x).
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en possède même deux. La simplification fameuses tables pruténiques. Celles-ci ne


connaît donc des limites, et les auteurs de la reprennent pas simplement les valeurs de
nouvelle traduction française reconnaissent, Ptolémée mais utilisent les quelques observa-
démonstration à l’appui, qu’il n’y a pas de tions nouvelles de Copernic, ce qui permet de
progrès qualitatif par rapport à Ptolémée à ce recaler les modèles sur le ciel réel de l’époque
niveau. De plus, le centre du système n’est pas considérée, améliorant forcément les résul-
véritablement le Soleil, corps physique, mais tats. Il faut aussi préciser que l’ouvrage de
un point théorique, le « Soleil moyen », que Rheinhold comble certaines lacunes du De
d’aucuns rapprochent de l’équant ptoléméen ! Revolutionibus, avec l’ajout de détails et des
Pire : pour expliquer les mouvements en lati- développements plus complets. Toutefois,
tude des planètes, Copernic reprend les méca- ces tables ne sont pas parfaites et systémati-
nismes ptoléméens, ce qui conduit à avoir les quement meilleures, les tables basées sur les
plans des orbites planétaires qui passent par… modèles ptoléméens s’avérant préférables pour
le Soleil moyen et non le Soleil vrai, tandis certaines choses (éclipses de Lune, position
que la variation de leur inclinaison est liée… des planètes inférieures). En effet, il ne s’agit
à la Terre ! En quelque sorte, la cosmologie pas seulement d’avoir la forme correcte d’une
copernicienne n’est pas véritablement, totale- équation, tirée d’un modèle, encore faut-il les
ment héliocentrique. Enfin, pour déterminer bons paramètres de celle-ci. Pour les obtenir,
les paramètres des modèles mathématiques, il des observations sont nécessaires, des obser-
faut des observations. Ici, Copernic n’apporte
que peu d’observations personnelles, mais Frontispice des tables pruténiques de
surtout il ne remet jamais en doute les obser- Rheinhold (1551).
vations anciennes, et ne discute pas leur
précision. Parfois, cela permet d’améliorer
la précision des modèles, grâce à l’établis-
sement d’une moyenne précise. À d’autres
moments, par contre, cela le conduit à la
faute : Copernic élabore ainsi des modèles
complexes pour le troisième mouvement
de la Terre, pour expliquer des variations
d’obliquité… qui n’existent pas !

L’accueil
Attendu depuis tant d’années,
l’ouvrage de Copernic ne pouvait que faire
sensation… mais cela ne veut pas dire qu’il
fit l’unanimité ! Il faut ici séparer deux
aspects, l’un pratique et l’autre philoso-
phique.
Côté pratique, la simplification
du système facilite certains calculs, et
de nombreux savants vont donc utiliser
l’hypothèse héliocentrique juste comme
convention de calcul. Cet aspect aura
beaucoup de succès, surtout après 1551.
C’est cette année-là qu’Erasme Rheinhold
sort les premières tables astronomiques
basées sur les modèles coperniciens, les
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vations répétées et précises. C’est dans cette les cardinaux inquisiteurs déclarent l’héliocen-
aventure que se lancera Tycho Brahe, et cela trisme contraire à l’écriture – mais ils évitent
conduira à la révolution képlérienne. Avant de le déclarer hérétique. Le 5 mars 1616,
qu’on n’y arrive, les deux possibilités – tables l’index indique l’interdiction de l’ouvrage
ptoléméennes et tables coperniciennes – vont de Foscarini et de tous les livres enseignant
coexister durant des années. l’héliocentrisme, ainsi que la suspension des
Côté philosophique, les choses sont écrits de Copernic et Zuñiga – en attente de
claires, ça coince : la cosmologie héliocen- leur « correction ». Celle-ci consistera à décla-
trique est rejetée partout en Occident comme rer la cosmologie hypothétique – un simple
contraire à la Bible. Dans le monde protestant, artifice de calcul : une fois cette correction
il faut cependant noter deux choses : tout appliquée, les deux livres pourront circuler
d’abord, le compromis géo-héliocentrique2 de sans problème. L’interdiction générique des
Tycho Brahe n’aura guère de succès, et d’autre livres héliocentriques sera levée dans l’index
part, l’absence d’autorité centrale empêchera de 1758, l’interdiction d’impression et publica-
toute interdiction formelle de la doctrine tion devra attendre 1822, et Copernic, Zuñiga,
héliocentrique. Dans le monde catholique, la Foscarini, Kepler et Galilée seront, eux, nom-
situation est bien différente, par contre. Malgré mément retirés de l’index en 1835.
la dédicace au pape, il flotte comme un air de
soufre au-dessus du De Revolutionibus. Tout
d’abord, l’ouvrage a été publié à Nuremberg, Origines : la question qui fâche
par un luthérien. De plus, il commence par Comment Copernic en est-il donc arrivé
une préface où Copernic attaque les théolo- à mettre le Soleil au centre du système ? Il n’a
giens « ignorants en mathématiques » qui pas laissé de longue confession sur le sujet,
« détournent » des passages de l’Écriture, un juste quelques indications. Cela n’a pas empê-
jugement qui ne sera guère apprécié de ces ché de débattre de la question, les savants se
doctes (et surtout puissantes) personnes. Il n’y séparant en deux camps. D’un côté, ceux qui
a finalement que quelques hommes d’église voient en Copernic un diamant dans le désert,
qui défendent publiquement l’héliocentrisme : un génie extraordinaire d’une originalité
Diego de Zuñiga, Benedetto Giustiniani, sans bornes, qui n’a été influencé par rien ni
Paolo Antonio Foscarini, Giordano Bruno, personne : le héros scientifique dans toute sa
Tiedemann Giese, Nicolas Schönberg… splendeur. C’est la thèse clairement défendue
Dans les décennies qui suivent la publi- par les auteurs de la nouvelle traduction fran-
cation, les opinions s’expriment, y compris çaise. De l’autre, tout aussi caricatural, il y a
celles soutenant Copernic, et il n’y a aucun ceux qui voient en Copernic un simple copieur,
rejet officiel par Rome. Le silence papal pren- sans aucune originalité sinon celle d’avoir
dra cependant fin suite au retentissement des réussi un gros succès d’édition. Au mieux, on
livres de Galilée et Foscarini au début du 17e le considère comme un suiveur, qui a su termi-
siècle. Le 25 février 1616, le pape Paul V et ner le chemin débroussaillé par d’autres avant
lui. Comme souvent, la vérité se trouve pro-
2 Dans ce compromis, les planètes tournent autour bablement entre les deux positions extrêmes.
du Soleil qui lui-même tourne autour de la Terre : au Examinons donc calmement la question des
niveau cinématique, ce modèle ne peut être distingué
de l’héliocentrisme pur. Rappelons que les preuves que
sources.
la Terre bouge effectivement ne seront apportées que Déloger la Terre du centre du monde
très récemment : rotation au 19e siècle (trajectoires de n’est pas une idée neuve. Parmi les Anciens,
chute dans les puits de mines en 1800-2 en Allemagne, les Pythagoriciens l’avaient fait : à ce niveau,
pendule de Foucault en 1851), révolution en 1725 le modèle de Philolaos est bien connu, mais
(découverte de l’aberration par Bradley) et en 1838 il faut noter que le Soleil n’est pas le « feu
(premières mesures de parallaxe par Bessel sur 61 Cyg). central » de cet univers-là. Il y a aussi le cas
Avant ces dates, le modèle de Tycho Brahe n’était pas
d’Aristarque, qui place bien le Soleil au centre
falsifié, juste moins cohérent « philosophiquement »…
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du système, et ce pour une raison très simple ment et rendant la conclusion invalide. Tout
(quoique différente des préoccupations de d’abord, les auteurs notent ici que Copernic ne
Copernic) : ses observations et ses calculs connaît pas les idées d’Aristarque ; or ils men-
l’ont amené à découvrir que le Soleil est plus tionnent quelques pages plus tôt (p. 525), que
grand que la Terre, et il s’ensuit logiquement Copernic le cite explicitement dans son auto-
selon lui, que la Terre ne peut être au centre. graphe : comment soutenir qu’il ignore tout
Ces deux cas sont connus de Copernic. En du Grec s’il le cite pour soutenir la thèse de la
effet, il mentionne formellement les auteurs mobilité de la Terre ? En outre, si Copernic lui-
anciens qui acceptent la révolution de la Terre : même avoue une influence pythagoricienne, en
Philolaos, Hicétas, Ecphante, et Héraclide du quoi celle-ci serait-elle un mythe, une thèse in-
Pont dans le De Revolutionibus ; Aristarque s’y soutenable ? Bien sûr, cela n’implique pas que
ajoute dans l’autographe, le manuscrit préli- Copernic a simplement « recopié » un modèle
minaire du De Revolutionibus (mais ce ne sera ancien – juste que son modèle ne tombe pas du
pas repris dans la version finale, imprimée). ciel (si l’on peut dire, vu le contexte).
Bien sûr, il s’agit d’un procédé rhétorique clas- Faire tourner la Terre sur elle-même
sique : montrer que ce que l’on propose n’est n’est pas non plus inédit. On retrouve l’idée
pas si innovant pour réduire la classique oppo- tant dans l’Antiquité qu’au Moyen-Âge (chez
sition à la nouveauté, et utiliser des auteurs Nicolas de Cues, Jean Buridan, ou Nicole
illustres pour obtenir une caution en vertu du Oresme). Les raisons sont parfois clairement
principe d’autorité. Cependant, les choses vont détaillées. Ainsi, dans son Livre du ciel et du
plus loin car Copernic assure lui-même que monde, Nicole Oresme réfute les arguments
ces auteurs l’ont « mis sur la voie de la décou- classiques en faveur de l’immobilité terrestre.
verte ». Ses contemporains et successeurs Il montre qu’on ne peut rejeter la rotation de la
immédiats feront d’ailleurs, eux aussi, le lien Terre ni sur base de l’expérience, ni sur base
entre les deux, estimant que Copernic a remis de la raison, ni sur base de l’autorité biblique !
en lumière une vérité oubliée. Parmi ses arguments, il faut mentionner l’éco-
Malgré cela, les défenseurs de la thèse nomie (ou rasoir d’Occam : la rotation terrestre
du « génie isolé » persistent, quitte à se contre- simplifie le modèle en éliminant des sphères,
dire ! Ainsi, on retrouve, en p. 539 du volume I ce qui est préférable), le sort possiblement dis-
(consacré aux commentaires, chapitre « la tinct des parties et du tout, ainsi que l’entraîne-
question des précurseurs ») de la récente ment de l’air pour expliquer les chutes d’objets
réédition française, un étonnant paragraphe : – des arguments que l’on retrouve aussi chez
« En conclusion sur ce point, vouloir faire de Copernic.
Pythagoriciens – dont les intuitions de nature Les choses vont plus loin encore : dans
cosmologique n’ont été transmises à la pos- le De Revolutionibus, Copernic reconnaît sa
térité que de façon fragmentaire et parfois dette envers Martianus Capella (et Vitruve).
contradictoire –, mais aussi d’Aristarque de Cet auteur peu connu mentionne un modèle où
Samos – duquel Copernic n’a pas pu connaître Vénus et Mercure tournent autour du Soleil,
les idées, même sous la forme succincte rap- même si cela contredit Aristote (pour lequel il
portée par Archimède –, des précurseurs de n’y a qu’un centre de rotation dans l’Univers),
l’héliocentrisme du De Revolutionibus, n’est parce que cela explique facilement et naturel-
pas une thèse historiquement soutenable. Ce lement pourquoi ces deux astres ne s’éloignent
qui n’enlève rien à l’efficacité du mythe de pas du Soleil. Vu ce qu’il écrit, il semble que
l’ascendance pythagoricienne de sa doctrine Copernic se soit demandé ce qui se passerait
auquel Copernic lui-même a pu croire, suivi s’il appliquait la même solution aux autres pla-
en cela par certains de ses disciples, qui y ont nètes… ce qu’il fit avec le succès que l’on sait.
parfois ajouté la dette qu’il aurait contractée Enfin, les modèles ptoléméens (et leur
envers Aristarque ». Il faut ici remarquer deux équant) ont été longuement débattus, en par-
contradictions flagrantes, minant le raisonne- ticulier par les astronomes arabo-musulmans
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Almagestium Novum :
frontispice du « Nouvel
Almageste » de Riccioli
(1651) – on y voit le
modèle géocentrique
gisant à terre, et
les deux modèles
cosmologiques restant
en lice : l’héliocentrique
de Copernic/Kepler et
le géo-héliocentrique
de Brahe, que favorise
Riccioli. En haut,
les découvertes de
l’époque : phases de
Vénus et Mercure
(à gauche), anneau
de Saturne, lunes de
Jupiter, cratères de la
Lune (à droite).

les modèles planétaires,


à l’instar du Polonais. À
noter : le même Al-Tusi
mentionne lui aussi la
solution de l’air entraîné
par la Terre pour expli-
quer les chutes d’objets,
tandis que d’autres
chercheurs occidentaux,
comme Fracastor, sont
aussi arrivés au méca-
nisme du couple d’Al-
médiévaux, et leurs reproches sont similaires Tusi (indépendamment).
à ceux de Copernic. Ces savants ont en outre Bien sûr, les contextes diffèrent :
tenté d’apporter des solutions, qui s’avèrent Aristarque et Copernic n’ont pas les mêmes
aussi similaires à celles de Copernic. Par raisons de considérer un Soleil central, les
exemple, le modèle lunaire d’Al-Shatir com- arabo-musulmans travaillent dans un contexte
porte deux épicycles et est identique à celui uniquement géocentrique, Martianus Capella
de Copernic. Par ailleurs, Al-Tusi a utilisé des n’envisage pas de faire tourner d’autres pla-
combinaisons de mouvements circulaires pour nètes autour du Soleil, et Nicole Oresme fait
obtenir un mouvement rectiligne (le célèbre tourner la Terre sur elle-même mais pas autour
« couple d’Al-Tusi ») permettant d’améliorer du Soleil.
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Bien sûr, il est loin d’être certain que En résumé, il semble clair qu’il n’y a pas
Copernic ait eu accès à ou lu en détail tous ces de précurseur de Copernic « au sens strict » :
travaux. Il n’y a donc pas de preuve formelle on ne retrouve pas ailleurs exactement le
qu’il reprend certaines choses. Cependant, même modèle, dans ses moindres détails et
lors de son voyage en Italie, on sait qu’il a pu avec les mêmes raisonnements d’appui. Par
connaître certaines discussions ou construc- contre, il est tout aussi évident que Copernic
tions arabes puisque ces travaux y circulaient ne travaille pas dans le vide : l’immobilité de
alors. À Padoue, il a aussi pu s’imprégner la Terre, et même sa position centrale, ont déjà
des débats entre Ptoléméens et les savants été remises en cause, de même que les trou-
Achillini et Nifo qui soutenaient l’idée de vailles géométriques de Ptolémée. L’Histoire
sphères homocentriques, rejetant l’équant. De frémissait déjà de prémisses révolutionnaires.
plus, même s’il avait laissé une autobiographie Accepter que Copernic ait été influencé ou ins-
et avait été totalement honnête (ne cachant pas piré, ainsi qu’il l’avoue lui-même, n’est donc
ses sources, sachant que les révéler pourrait pas une « thèse insoutenable » mais plutôt une
diminuer son prestige), aurait-il mentionné réalité respectueuse. Son génie a été, non de
tous les livres lus, toutes les idées entendues, naître du vide, mais de sauter le pas en menant
tous les débats vus, etc. ? les débats à leur conclusion logique : installer
le Soleil au cœur du système planétaire.

Cité Miroir
Le livre sera présenté dans la section construire notre histoire et façonné nos iden-
sciences de l’exposition qui se déroulera à tités culturelles. Une centaine de documents,
la Cité Miroir du 21 avril (vernissage le 20 dont la plupart sont issus des bibliothèques
avril) au 20 juillet. Le titre de l’exposition de l’ULiège, illustreront les différentes
est Empreintes - Patrimoine écrit témoin de thématiques depuis l’Antiquité jusqu’au
l’Histoire. L’exposition montrera à travers xxe siècle.
huit grands thèmes comment l’écrit a servi à Le prix de l’exposition est de 7 euros.

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