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Qu’est-ce que les Lumières ?

de Emmanuel Kant

Aborder Kant n’est pas aisé. La propension multidirectionnelle de sa pensée peut effectivement être
de nature à égarer tout lecteur avide d’une première expérience avec ce philosophe et sa
philosophie. Et pour cause, son cheminement intellectuel l’aura questionné sous différents axes : la
métaphysique, la controverse entre rationalistes et empiristes, jusqu’aux questions purement
juridiques et politiques, avec l’élaboration d’un projet de « paix perpétuelle » au niveau international.
En l’espèce, la nature de l’écrit qu’il sera question d’examiner nous inclinera donc à nous attarder sur
la dimension « philosophie politique » de son legs.

1. Des Lumières françaises aux Lumières allemandes et kantiennes

Kant pense et écrit dans la continuité de la Renaissance européenne qui, à l’intersection des XVe et
XVIe siècles, voit émerger les premiers balbutiements d’un courant de pensée renouvelée.

Ne nous y méprenons pas : les notions de démocratie, de liberté et de droit(s) ne sont pas encore à
l’ordre du jour. L’approche scientifique et la nécessité d’un savoir à découvrir par l’entremise de la
raison, font en revanche une percée significative qui outrepassera les siècles jusqu’à nos jours :
respectivement, pour les arts, l’astronomie, la médecine et la philosophie, Raphaël, de Vinci,
Copernic, Galilée, Vésale, Paré, puis, un peu plus tard, Descartes et Spinoza.

C’est de cette « révolution » dont est héritier le courant dit des « Lumières », lequel, à tort considéré
comme strictement français, essaime à partir du XVIIIe siècle et finit par s’ancrer à la postérité sous la
fameuse appellation de « Siècle des Lumières ». Erigé comme bouclier face à l’ignorance, aux
préjugés et à l’intolérance, ce courant entend user de l’arme du savoir diffusé pour aider l’humain à
conquérir sa liberté et atteindre au bonheur.

En filigrane – qu’il s’agisse des Lumières françaises ou francophones (Diderot, Rousseau,


Montesquieu, Voltaire), des Lumières anglaises dites Enlightenment (Newton, Locke, Hume) ou des
Lumières allemandes dites Aufklärung (Lessing, Mendelssohn, Kant) –, une notion centrale : la raison,
autrement qualifiée d’entendement ou de faculté de discernement.

En d’autres termes, la raison comme arme et comme outil préposés à faire réfléchir et à passer au
crible de l’analyse, pour ne plus consentir aveuglément à de prétendues vérités érigées en dogmes
intouchables qui auraient immuablement acquis droit de cité dans le cœur et dans l’esprit des
hommes.

2. Un texte aux contextes particuliers

Kant écrit sa « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » en 1784. Par la force des choses,
au premier abord, sa démarche n’est ni nécessairement inédite ni particulièrement novatrice.

En effet, historiquement et intellectuellement, il s’inscrit dans la continuité du courant que les


philosophes français ont progressivement propulsé à l’intersection des XVIIe et XVIIIe siècles : de la
révocation, par Louis XIV, de l’édit de Nantes en 1685 (édit de tolérance envers les protestants
français) à la mort dudit roi en 1715, la contestation de l’autorité politique s’amorce et se développe
par le biais de leur savoir diffusé.

En parallèle, Kant, qui n’a que 27 ans quand Diderot et d’Alembert se lancent dans la rédaction de
l’Encyclopédie (1751-1772), est plus directement influencé par le contexte prussien, lequel est alors
marqué par le règne de Frédéric II (1712-1786) – dit Frédéric le Grand –, tenu pour avoir été l’un des
plus illustres souverains éclairés du XVIIIe siècle, mais qui n’en fut pas moins un roi absolu guerrier et
omnipotent.

Admirateur de l’empereur romain Marc Aurèle, Frédéric II est considéré comme un « despote éclairé
». Comme Marc Aurèle, il se veut « roi-philosophe ». Ami de Voltaire (1694-1778), il est l’auteur de
pièces, de livrets d’opéra, de poèmes et de textes de philosophie politique.

En ce sens, il est patent de constater que, dans sa « Réponse à la question : Qu’est-ce que les
Lumières ? », Kant le salue et lui rend même directement hommage en reprenant, à son compte, la
grande maxime politique qui est sans doute la plus caractéristique de son règne : « Un seul maître au
monde dit : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez ! »

Dans cet opuscule, Kant ira même plus loin, atténuant et contrebalançant son éloge en avertissant
que le chemin vers l’affranchissement est encore long et loin d’être épuisé : « Si on pose à présent la
question : vivons-nous à une époque éclairée ? La réponse est non, mais bien à une époque de
Lumières. » Or, ajoute-t-il quelques lignes après, « cette époque est l’époque des Lumières, ou le
siècle de Frédéric ».

3. Sur la liberté de conscience

Fortement inspiré voire impressionné par la tolérance que le monarque Frédéric II peut manifester en
matière religieuse, Kant semble adopter non pas un double discours, mais une double démarche
rhétorique.

Cette double approche mêle deux aspects qu’il tente, ici encore, de concilier. D’une part, l’honnêteté
intellectuelle, au niveau d’un raisonnement philosophique qui demeure solidement arcbouté à la
notion d’entendement et de raison qu’il convient de libérer et de perpétuellement éduquer et faire
grandir. D’autre part, la perception d’une opportunité historique à saisir, en cette période qui fleure
bon la libération, quand bien même progressive et prudente.

Cette orientation / inclination est particulièrement manifeste lorsque Kant, sans la nommer
expressément, aborde et justifie la liberté de conscience qu’il voit se faufiler. Il écrit en ce sens que le
monarque « ne peut, au demeurant, que laisser ses sujets faire eux-mêmes ce qu’ils estiment
nécessaire au salut de leur âme ; cela n’est aucunement son affaire qui est bien plutôt de prévenir
qu’un individu n’empêche, de tout son pouvoir et par la violence, les autres de travailler à définir et à
accomplir son salut. »

Contrepartie de cette prise de position progressiste, audacieuse, Kant adoucit son propos en
ajoutant, dans la foulée immédiate, que le monarque « porte même préjudice à sa majesté s’il s’en
mêle. » Or, nuance-t-il, « le prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir
de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de la religion, mais de leur laisser entière liberté en
la matière, […] est lui-même éclairé et mérite d’être glorifié par le monde contemporain et la
postérité reconnaissants comme celui qui le premier a délivré le genre humain de l’état de tutelle […]
et à avoir laissé chacun libre de se servir de sa propre raison pour toutes les question de
conscience. »
4. Liberté d’expression et sens du devoir

Avant d’en venir à l’examen de la question de la liberté de conscience, Kant se penche sur la question
de la liberté d’expression et, pour la promouvoir, invite à ce qu’il appelle un « usage raisonné de la
raison ».

Dans la foulée, il en vient à distinguer « usage public » et « usage privé » de ladite raison. Pour
expliquer ses vues, Kant se fend alors de trois exemples symptomatiques des caractéristiques
historiques fondamentales d’une Prusse qui fait encore la part belle à l’étatisme, au militarisme et à
l’emprise ecclésiastique. Il évoque donc le cas du citoyen, du militaire et du religieux, et la question
de la juste attitude qu’il convient d’adopter en équilibre entre « usage public » et « usage privé » de la
raison.

Aussi, nous dit-il – premièrement – que, si le citoyen a le devoir de payer les impôts dont il est
redevable (« usage privé »), rien ne le défend d’exprimer « publiquement, en tant que savant, ses
pensées contre l’incongruité ou l’illégitimité de telles impositions » (« usage public »).

De même – deuxièmement –, si le militaire a le devoir d’obéir et qu’il ne peut se permettre de


discuter, à voix haute, les ordres qu’il peut recevoir de sa hiérarchie (« usage privé »), il ne peut lui
être reproché de « faire, en tant que savant, des remarques sur les fautes commises dans l’exercice
de la guerre et de les soumettre au jugement de son public » (« usage public »).

Enfin – troisièmement –, si l’ecclésiastique est tenu, de par sa fonction, d’exposer ses prêches à ses
fidèles (« usage privé »), « en tant que savant, il a pleine liberté, et c’est même sa vocation, de
communiquer à son public les pensées soigneusement examinées […] en vue d’une meilleure
organisation des affaires religieuses et ecclésiastiques » (« usage public »).

En somme, d’une part, Kant distingue l’opinion et la communication orales de la communication et de


l’argumentation écrites. D’autre part, il oppose le « devoir de » au « droit de » ; ce dernier étant lié à
l’exercice de la raison et à une certaine forme d’esprit critique, dont, plus généralement, l’exercice de
la liberté d’expression avec, en filigrane, la question de la liberté de pensée. ?

5. Libérer la raison pour la faire mûrir et accéder à une plus grande liberté

En ouverture à sa « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », Kant affirme que « les
Lumières », ce n’est rien moins que « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-
même responsable. » D’où la devise – empruntée au poète latin Horace – qu’il scande alors comme
une urgente injonction : « Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! ».

Kant fustige en effet la « paresse », la « lâcheté » et la passivité de l’humain, rappelant à ce dernier


qu’il est lui-même responsable de cet état de tutelle qui l’emprisonne. Invitant à « fournir des efforts
» et à ne compter que sur « le propre travail de l’esprit », il déplore que l’entendement humain soit
sujet à « une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. »

Face au constat d’un humain « abêti » par ses « tuteurs » qui n’ont de cesse de le réduire à l’état de
vulgaire « bétail », il estime que ce processus d’affranchissement est plus probable et plausible
collectivement qu’individuellement ; d’où la notion – qui lui est si chère – d’« usage public de la
raison », et la concomitante exhortation à « faire un usage public de sa raison sous tous les rapports
». Pour autant, le lecteur relèvera que, d’emblée, Kant écarte l’option de la révolution, qu’il juge
inapte à pénétrer les esprits, et, très vigoureusement, qu’il plaide plutôt en faveur d’« une vraie
réforme du mode de penser. »
Virulent mais indulgent envers son prochain qu’il souhaite voir accéder à la liberté, Kant assimile en
réalité cet asphyxiant état de tutelle à celui d’un consternant cheptel peuplé de « créatures paisibles
» encore malheureusement trop incapables « d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant » qui les
maintient embastillées. Espérant instiller et stimuler « le penchant et la vocation à la libre pensée »,
Kant souhaite, in fine, voir l’humain traité « conformément à sa dignité. » En somme, Kant, qui croit
fermement que l’humain est doté de raison, appelle ce dernier à faire grandir cette dernière dont il
est dépositaire et qu’il ne cultive pas ou pas suffisamment ; raison qu’il regrette de voir encore si
juvénile et si éloignée du stade de la majorité et de la maturité vers lequel elle devrait pourtant
s’élever.

De fait, pour Kant, « l’homme dispose d’une raison qui lui permet de découvrir par lui-même des
vérités. Mais si cette raison n’est pas éduquée, si elle est maintenue dans l’enfance […], elle restera à
jamais grossière et ne pourra pas plus accéder aux vérités spirituelles qu’un enfant qui ne saurait que
lire et compter. Tel est le sens d’éclairer : éduquer la raison, c’est-à-dire révéler à la raison le pouvoir
de compréhension qu’elle possédait sans le savoir à l’état natif, mais qu’elle ne possèdera en vérité
qu’après coup, lorsque, éduquée, elle sera devenue adulte. »

6. Conclusion

Kant écrit sa « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » en 1784.

Autrement dit, à peine cinq ans avant que la Révolution française ne se produise et qu’elle ne
traduise, par l’action, les idées des philosophes des Lumières européennes, largement diffusées
depuis le milieu du XVIIIème siècle.

Assez réfractaire à l’idée de révolution, la contribution de Kant n’en aura pas moins prolongé les idées
des « Lumières françaises ».

Sans doute encore marqué par ses origines protestantes et par le règne éclairé de Frédéric II, Kant
aura donc livré une approche encore prudente et mesurée de la liberté ; conception idéalement
imprégnée de ce perpétuel mouvement d’équilibre qu’il s’est efforcé de rechercher et de bâtir entre
« droit de penser » et « devoir de respecter les règles » ; soit, selon son expression, une démarche à
mettre en œuvre « sans préjudice des devoirs ».

7. Critique

À travers sa « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » puis, un peu plus tard, avec son
texte « Vers la paix perpétuelle », Kant a, sans conteste, aspiré à la production d’un apport et d’une
philosophie proprement et purement politiques.

Pourtant, paradoxalement, il est extrêmement rare de le voir évoqué. Sans doute trop sage, trop
mesuré et peut-être tout simplement un peu trop exactement philosophe, Kant a laissé l’image d’un
être et d’une philosophie trop ascétiques, trop aseptisés, trop monacaux et bien trop emprunts de ce
juste milieu qui ne se marie guère avec la passion et les tourbillons du politique ; matière politique
qui, par sa teneur et son support humain, appelle et réclame plutôt effervescence voire ébullition
nécessaires ; en ce sens, Hegel ne fera-t-il pas remarquer, quelques décennies plus tard, que « rien ne
s’accomplit dans ce monde sans passion. »

À l’inverse, qui sait si, finalement, jusqu’à ce jour, l’humanité n’aurait pas plutôt fait la preuve de son
incapacité perpétuée (voire perpétuelle) à savoir entendre la sagesse équilibrée de ce philosophe sur
la tombe duquel, à Königsberg, où il est né, où il a vécu et d’où il s’en est allé, est gravée l’une de ses
plus célèbres maximes : « Deux choses ne cessent de remplir mon cœur d’admiration et de respect
plus ma pensée s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale en
moi.»

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