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LE FINI ET L'INFINI

Nous avons abordé dans d'autres audios la dialectique du sujet et de l'objet, ou celle de l'être
et du non-être. Ou bien encore celle de l'identité et de la différence. Il s'agit en fait toujours de la même
dialectique (puisqu'il n'y en a qu'une), de la même logique, mais appliquée à des concepts différents. Il
est si difficile de s'habituer à penser dialectiquement, qu'il n'est pas inutile d'essayer d'en exposer le
principe fondamental avec un exemple peut-être plus simple, peut-être le plus simple, celui du fini et de
l'infini. C'est ce que nous allons voir tout de suite. Pour ceux qui ont déjà compris le principe, cela
semblera peut-être fastidieux et répétitif. Ce sera au mieux une révision, au pire un audio superflu. Mais
pour ceux qui peinent encore à y voir clair, ou qui seraient totalement débutants sur le sujet, ce sera un
audio plus abordable, plus court, et qui leur permettra de mettre un premier pied dans la question.

Le fini et l'infini. Deux mots somme toute assez courants, dont la définition semble au premier abord
plutôt facile. Le fini, c'est ce qui a une fin. L'infini, c'est ce qui n'en a pas.

Et pourtant... Ces deux termes ne sont pas clairs au point qu'on pourrait les utiliser immédiatement, sans
aucun recul. Ils sont des termes qui semblent efficaces lorsqu'on les regarde avec l'œil sec de la pensée
binaire, mais quand on y réfléchit sérieusement, ils apparaissent alors beaucoup plus problématiques. La
première chose qui pose problème est celle-ci : dire que le fini, c'est ce qui a une fin, c'est en quelque
sorte définir une chose par elle-même. On n'est pas plus avancé, car on demandera alors : qu'est-ce
qu'une fin ? Et l'on apportera cette réponse, tout aussi paresseuse : une fin, c'est ce qu'a une chose
finie ! On s'aperçoit qu'on tourne en rond.

De même, dire que l'infini, c'est ce qui n'a pas de fin, ça revient à définir l'infini comme le simple
contraire du fini. On retombe alors dans la tautologie. On pourrait aussi bien se complaire dans cette
facilité stérile sur tous les sujets. Par exemple : qu'est-ce que le Mal ? Facile ! Le Mal, c'est ce qui n'est
pas Bien. Et le Bien ? C'est ce qui n'est pas Mal !

Hegel commence alors la démonstration suivante : ce que nous appelons infini se représente facilement,
en géométrie, par une droite, qui filerait droit devant elle, sans jamais s'arrêter. Cependant, cette droite,
précisément parce qu'elle ne s'arrête jamais, précisément parce qu'elle n'a pas de fin, qu'elle est
toujours égale à elle-même, elle représente en fait plutôt... l'ennui ! Un seul regard sur cette droite, et on
a déjà tout vu. Il ne s'y passe rien, et ne s'y passera jamais rien. On peut la suivre sur des milliers de
kilomètres sans y trouver plus que ce qu'on avait dès le départ, dès le premier coup d'œil. C'est bien
pour cela d'ailleurs qu'il nous est possible de représenter une droite sur un cahier d'école, dont les pages
sont pourtant finies. Il suffit de tracer cette droite sur cinq centimètres pour que toute information la
concernant soit déjà là... en fait, un seul centimètre suffirait. En fait, un milliardième de centimètre
suffirait, ou même un milliardième de milliardième de milliardième...

L'infini envisagé binairement, abstraitement, comme étant simplement le contraire du fini, comme ce qui
n'a simplement pas de fin, c'est ce que Hegel nomme le "mauvais infini". Car, comme nous venons de le
voir, la droite soi-disant infinie tient en fait toute entière sur une page de cahier. C'est-à-dire qu'au
moment même où l'on croit avoir désigné l'infini, ce qui a été désigné se révèle bien plutôt être... le fini.

En définissant l'infini comme le simple contraire du fini, on n'a pas apporté une réponse, on a déplacé la
question.

On a naïvement tenté de contourner la difficulté qu'il y a à saisir un terme, en allant voir si des fois son
contraire ne se laisserait pas attraper plus facilement. Mais voilà, vouloir définir un terme en disant qu'il
est le contraire de son contraire ne nous avance à rien. C'est tout aussi tautologique que de déclarer que
ce terme est ce qu'il est.

Pouvons-nous espérer que le fini se laisse saisir plus facilement ? Voyons cela :

Alors qu'on représentait l'infini par une droite, on représente le fini par un segment, voire même une
demi-droite, qui serait finie d'un seul côté. Quand on barre une ligne droite par un petit trait qui désigne
alors un point A, que se passe-t-il ? La droite dont nous avons vu qu'elle est l'ennui, la droite où rien ne
se passe jamais, s'est alors transformée en demi-droite, ou plutôt en deux demi-droites. Sur la droite se
trouve alors un lieu (le point A), il y a désormais les deux territoires, celui de l'avant A et celui de l'après
A, il y a l'introduction d'une distinction, d'une détermination, d'une différence... c'est presque déjà le
début de la vie !

Ce n'est donc pas l'infini qui est notre sujet, mais plutôt le fini. Car pour qu'une chose existe, il faut
qu'elle n'en soit pas une autre, il lui faut une fin, une délimitation, une définition. C'est donc le fini qui
est digne d'intérêt, du moins nous semble-t-il, à ce stade. Tout comme la figure de la droite nous donnait
une illustration de l'infini, celle du segment est la plus à même de représenter le fini . Mais que
constate-t-on alors ? Ce segment est lui-même divisible à l'infini. Un segment est une longueur finie qui
peut contenir une infinité d'autres délimitations. Songez que dans ce segment de dix centimètres sur la
page du cahier, sont contenus autant de points que dans mille milliards de kilomètres. Mieux encore,
dans ce segment est contenu une infinité de points. Ni plus ni moins. Il y a autant de points dans un
segment que dans une droite : une infinité de points. Ce segment fini, en étant un "morceau" de droite,
est un morceau d'infini ! Et un morceau d'infini, c'est déjà l'infini. Un dixième d'infini, c'est déjà l'infini.
Un milliardième de milliardième d'infini, c'est déjà l'infini. Il ne saurait exister un segment (ou quoi que
ce soit d'autre) qui ne soit que du fini. Le fini est en fait de l'infini qu'on a abstraitement délimité, de
l'infini auquel on a attribué une limite. Peu importe, soit dit en passant, de savoir si c'est un observateur
qui choisit de mettre une limite ici ou là, ou si cette limite est plutôt posée par la nature. Ça ne fait
aucune différence ici. Notre interrogation présente se situe en amont de ce genre de considérations.

Tout comme l'infini était tombé dans le fini, au moment même où nous avions cru le saisir, on voit
maintenant le fini tomber dans l'infini.
Nous en sommes alors rendu au point suivant :

Il n'y a pas d'infini, pas plus qu'il n'y a de fini. Il n'y a qu'une seule chose, c'est l'infini à travers le fini,
ou, si l'on préfère, le fini à travers l'infini. On ne peut pas à proprement parler désigner une chose infinie,
ni même une chose finie. Car ces mots, tels qu'ils sont pris de façon binaire, comme étant simplement
chacun le contraire de l'autre, échouent dans leur tâche. Ils échouent à désigner ce qu'ils prétendent
désigner.

Il n'y a donc que l'infini à travers le fini. Le fini et l'infini sont donc une seule et même chose vue sous
deux angles, mais avant de comprendre l'unité de cette chose, il fallait nécessairement en passer par ce
stade contradictoire, il fallait d'abord échouer à donner raison à l'un des deux termes, pour ensuite être
amené à reformuler la question... Il fallait buter sur le caractère contradictoire du " mauvais infini", l'infini
binaire, pour s'élever jusqu'au "véritable infini", l'infini dialectique, qui est la synthèse du fini et de
l'infini.

Lors de cette première phase, celle de l'approche binaire, où l'on considère qu'il y a des choses finies et
des choses infinies, on va dire : "selon moi, cette chose est finie, mais telle autre, par contre... et bien je
la considère comme infinie !" Dire cela, c'est ne rien comprendre au sens des mots qu'on utilise. C'est ne
rien comprendre au fait que si les mots sont porteurs de sens, c'est précisément parce qu'ils sont
porteurs de contradiction.

Au moment même où l'on prononce le mot "infini", on échoue donc à désigner ce que l'on croit
désigner. A l'instant même où l'on croit avoir isolé l'un des termes, on s'aperçoit qu'on a déjà les deux
termes... Espérer se dépêcher de saisir l'un des termes avant qu'il ne tombe dans l'autre, c'est aussi
absurde que de vouloir "tirer plus vite que son ombre"... Même si l'on peut mettre du temps,
chronologiquement, à comprendre que chacun des termes tombe dans l'autre, d'un point de vue
strictement logique, l'opération est immédiate : le fini est immédiatement l'infini, et réciproquement. Le
fini et l'infini forment l'une des contradictions de l'être, et comme toute contradiction, elle doit être
regardée, comprise, appréhendée comme contradiction. On ne peut pas choisir un des termes au
détriment de l'autre.

Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit pas, par cette démonstration, de chipoter sur les termes. Il s'agit
de montrer que le monde est contradictoire, et que seule la pensée (dialectique) parvient à retrouver la
cohérence à travers la contradiction, puisqu'elle seule accepte de prendre au sérieux et de penser la
contradiction. La pensée binaire, elle, veut choisir. Pour elle, une chose est soit finie, soit infinie. Alors
que toute chose est les deux à la fois.

Pour parler du fini et de l'infini, on fait souvent intervenir la question de l'univers. L'univers est-il fini ou
infini ? Combien existe-t-il de livres, combien de conférences sur le sujet ? On convoque des
astrophysiciens, on appelle à l'aide des super-ordinateurs, on échafaude des théories multiples, et de
plus en plus complexes... Mais combien de ces tentatives prennent le temps de s'interroger sur la
contradiction portée par les termes même de la question ?

C'est pourquoi lorsque Kant pose la question "l'univers est-il fini ou infini ?", et qu'il conclut qu'on ne
peut pas répondre à cette question parce qu'on ne peut pas faire "d'observations sur le terrain", Hegel
lui répond qu'en fait, si l'on ne peut apporter de réponse à cette question, c'est parce qu'elle est mal
posée, parce qu'elle n'a pas de sens... parce qu'on a surestimé notre compréhension des termes mêmes
qu'on a utilisé pour formuler la question...

Coluche demandait : "quelle est la différence entre un canard ?" On ne va pas répondre :"je ne sais pas,
je ne m'y connais pas assez en zoologie" !

Qu'en est-il de la taille de l'univers, dans ce cas ? Eh bien, tout ce que nous pouvons dire, c'est que
l'univers ne saurait être fini ou infini, au sens binaire de ces termes. Non pas parce qu'on ne peut pas
trancher, non pas parce qu'on ne peut pas observer, ou parce qu'on ne peut rien prouver, mais parce la
question n'est pas sérieuse. La question utilise des mots qu'elle ne comprend que superficiellement.

L'univers n'est ni fini ni infini. Il n'y a ni mur de béton juste après la 253000ième galaxie, ni univers infini
au sens où nous pourrions le désigner par un terme aussi pauvre que le "mauvais infini". Il n'y a, nous dit
Hegel, que du "progrès à l'infini". C'est-à-dire : quel que soit l'endroit jusqu'auquel nous réussirons à
projeter notre esprit ou nos fusées, il y aura toujours un "au-delà", un "encore plus loin". Mais on ne
peut pas dire : "c'est infini", car comme nous l'avons vu, ce mot ne tient pas ses promesses. Il ne désigne
pas vraiment ce que nous espérions qu'il désigne. Et ce n'est pas de sa faute. C'est à nous que revient la
tâche de comprendre les termes que nous utilisons.

D'ailleurs le dessin d'une droite sur un cahier d'école trahit cette impossibilité que nous avons
d'envisager l'infini binaire, le "mauvais infini". Pour les besoins de l'apprentissage de la géométrie, on
demande aux élèves de tracer une droite sur la page. Mais en fait, cette droite ne fait que représenter
l'infini... Dans la réalité, elle ne peut dépasser la finitude de la page... On ne peut pas dessiner ni même
imaginer une droite entière. Le mot même d'infini souffre de la même fragilité. Au moment où on l'a
prononcé, on a placé une borne, on a placé une quantité, ou une distance, qui est alors immédiatement
dépassée par un nouvel infini, qui lui-même est à son tour trop petit, par rapport au "véritable" infini,
qui doit toujours être remis à plus tard...

Revenons à la question de la dialectique :

Nous avons donc montré par l'exemple du fini et de l'infini, ce qu'on appelle en dialectique "l'unité des
contraires". Le fini et l'infini n'existent pas l'un sans l'autre. Vouloir isoler un des termes pour mieux le
cerner, pour mieux le tenir, est une impossibilité logique. Ces deux termes peuvent et doivent être
utilisés, mais toujours en en comprenant pleinement leur relation dialectique, c'est-à-dire leur unité
médiatisée par leur contradiction immédiate.

La compréhension de cette relation entre le fini et l'infini est précieuse, pour deux raisons. D'abord, le
principe de la dialectique est peut-être plus facile à comprendre à partir de cet exemple, plutôt qu'à
partir d'exemples plus complexes, comme la qualité et la quantité, ou l'apparence et l'essence... Ensuite,
l'intérêt réside dans le fait que Hegel utilise souvent ce terme de "mauvais infini" pour désigner cette
attitude de la pensée binaire qui tourne en rond dans sa contradiction, en tombant d'un premier terme
dans le second, puis du second dans le premier, et ainsi de suite, sans même s'apercevoir qu'il est
prisonnier de ce manège... Chaque concept porte en lui l'écueil du mauvais infini, qui ne peut être
dépassé que par le saut qualitatif du changement de paradigme, c'est- à- dire le surgissement de la
synthèse qui seule permet de sortir de l'impasse.

Le seul véritable infini est donc la synthèse bien comprise du fini et de l'infini, nous l'avons suffisamment
répété. Bien. Notons maintenant que cette synthèse qui permet l'unité des contraires n'est pas une
bouillie uniforme et indifférenciée obtenue par le mélange du fini et de l'infini qu'on aurait placés dans
un mixeur. Le véritable infini est un dépassement-conservation, il dépasse les deux termes binaires tout
en les conservant, car le dépassement ne peut pas nier son origine. Un dépassement est toujours le
dépassement de quelque chose. Vouloir isoler le dépassement de ce qu'il dépasse serait tout aussi fautif
que de ne pas opérer le dépassement...

Prenons très rapidement un autre exemple. Ce qu'on appelle "l'unité nationale", n'est pas le fait d'être
"un", mais le fait d'être "un" malgré notre irréductible multiplicité... L'unité n'est pas l'"un", l'unité est la
synthèse de l'"un" et du "multiple". C'est le fait d'être un à travers le multiple. Pour être plusieurs, il faut
en fait être plusieurs individus, il faut être plusieurs fois "un". De même, en prenant la question dans
l'autre sens, on s'aperçoit que pour être un "un", il faut penser le "un" à partir du multiple : pour être
seul, il faut être isolé des autres... On a besoin des autres pour être seul. On n'est seul que lorsque les
autres existent...loin de nous. On ne peut pas être seul... tout seul ! Il faut d'abord que les autres existent
avant que de pouvoir nous manquer...

Encore une fois, quand on parle de mauvais infini et de véritable infini, ou de mauvaise unité et de
véritable unité, il ne s'agit pas de pinailler sur les termes, mais de clairement montrer les limites de notre
langage, de nos concepts. Et ce non pas pour tomber dans un relativisme décevant et limitant, mais au
contraire pour mieux rebondir sur ces difficultés. C'est précisément l'impasse de la pensée binaire qui
fera naitre la pensée ternaire, dialectique. Il ne faut donc ni craindre la contradiction, ni s'y complaire. Il
faut la prendre à bras-le-corps. Il faut repérer la contradiction pour apercevoir la sortie de l'impasse
qu'elle dessine en creux.

CONCLUSION

Quand on utilise des mots qu'on ne comprend pas, on est certains de dire n'importe quoi.
Nous faisons un usage abusif de mots tels que fini ou infini, et au final, nous nous posons de faux
problèmes. Nous nous demandons "l'univers est-il fini ou infini" alors qu'une telle formulation de la
question nous condamne à ne pas trouver de réponse. Il peut paraitre frustrant, au premier abord, de
devoir se contenter de propositions du genre : "l'univers n'est ni fini ni infini", ou bien "l'univers est à la
fois fini et infini". Nous ne nous sentons pas pleinement satisfaits d'une telle réponse, parce que nous
espérions d'abord une solution binaire : "fini OU infini", "vrai OU faux", "Bien OU Mal"... Mais vouloir
trancher arbitrairement restera toujours la pire des réponses. Entamer une réflexion dialectique, par
contre, c'est accepter, certes, de renoncer à une réponse facile et immédiate, mais c'est aussi s'ouvrir la
possibilité d'éviter les impasses, de s'épargner le labeur d'une multitude de constructions intellectuelles
fatalement stériles malgré une apparence de complexité et de richesse...

La pensée binaire est une tentation. On peut avoir un intérêt à trancher, à choisir, entre une thèse et une
antithèse. On peut avoir un intérêt social, par exemple, à refuser de voir la contradiction. On peut aussi
se complaire dans ce déni par paresse. D'ailleurs on se sent parfois si bien dans l'absence de pensée (il
faut reconnaitre que ça laisse plus de temps pour les loisirs), que le scepticisme en devient un produit de
consommation. Quand le marché des certitudes est saturé, surgissent alors les VRP du mystère...

L'infini (le "mauvais infini", l'infini binaire) se vend bien parce qu'il fait rêver pour pas cher. Mais cet
"infini" du cosmos, "l'infini" de l'espace et du temps, n'est rien s'il n'est pas perçu par notre soi-disant
"petite finitude étriquée".

On a l'habitude d'attribuer à l'infini des qualités admirables : "Voyez la majesté de l'infini de l'univers,
comparée à l'insignifiance du petit grain de poussière qu'est notre planète finie qui abrite notre vie
vouée à la finitude"... Mais, comme nous l'avons vu, cet infini binaire n'a aucune réalité. Cet infini n'est
rien car c'est quand on place une limite quelque part, que quelque chose peut commencer à être. L'infini
est tombé de son trône. Il n'y a rien à craindre ni à admirer dans l'infini. L'infini tombe dans le fini. C'est
le fini qui donne vie et signification à l'infini, en lui attribuant une limite, en lui permettant d'être
quelque chose.

Ainsi la véritable infinité n'est-elle pas celle de l'espace, mais plutôt, pour nous autres humains, l'infinie
complexité et l'infinie richesse de ce qui se passe dans nos vies présentes et terrestres, quand bien
même elles sont condamnées à la disparition. Car il n'y a pas d'autre infinité que celle qui passe par le
fini. Les grands espaces intersidéraux n'ont que l'apparence de l'infini, et ils n'ont ce prestige surestimé
que dans les yeux des êtres vivants qui le jalousent à tort.

C'est pourquoi il n'est pas déraisonnable d'être critique envers l'idée du sublime, ou envers ce que l'on
pourrait appeler le "mauvais sublime" : le sublime est ce sentiment éprouvé quand on se sent dépassé
par quelque chose (un paysage majestueux, un magnifique ciel étoilé, etc.…). Mais en réalité, on n'a pas
à proprement parler affaire à quelque chose de plus grand que soi, mais plutôt à quelque chose qui a
l'apparence du "plus grand que soi". Car une chose ne peut en fait jamais être plus grande que la
conscience qui la contemple... Le degré de complexité, de richesse, d'une chose, est plafonné par la
capacité d'appréciation de cette richesse par la conscience qui la contemple. Le ciel étoilé ne saura
jamais être plus grand que l'attention que nous saurons lui porter, tout comme la droite infinie n'est
jamais plus grande qu'une simple page de cahier d'école...

Ce n'est donc pas dans l'espace infini que réside l'infini, mais bien plutôt dans ce que nous faisons de
notre finitude ici et maintenant. Et ce n'est pas de l'anthropocentrisme que de nous intéresser à ce qui
nous concerne au premier chef plutôt que de vouloir mesurer la taille de l'univers. C'est simplement
avoir un sens des priorités appuyé sur la logique plutôt que sur une rêverie mal placée. D'ailleurs, la taille
de l'univers ne nous dirait presque rien de l'univers, tout comme nous ne saurions pas mieux qui est
notre voisin en connaissant le nombre d'atomes qui le composent...
Il y a bel et bien un véritable infini, mais il n'est pas une autre chose que le fini, et qui lui ferait face. Il n'y
a pas d'objet fini ni d'objet infini. C'est le fini lui-même qui est l'infini, et qui trouve l'infini en lui-même,
ou plutôt dans ce qui cause sa finitude, à savoir la présence des autres finis. Le fini accède à l'infini grâce
au rapport qu'il entretient avec les autres finis. Rapport qui devient infini lorsqu'il est rapport
harmonieux d'enrichissement mutuel. Le fini se dépasse lui-même, il tend vers l'infini, mais pas en
dominant l'autre fini, auquel cas il ne ferait que repousser la frontière de sa propre finitude. Le fini se
dépasse lui-même en s'harmonisant avec le fini qui lui fait face, en ne faisant pour ainsi dire plus qu'un
avec lui.

L'homme dépassera mieux sa finitude, non pas en domestiquant la nature, mais en s'harmonisant avec
elle, en trouvant la manière la plus adéquate de vivre avec elle. Il en va de même dans la réalité sociale :
dans la conflictualité et la compétition, chacun de nous est un être fini qui se bat pour élargir sa finitude
au détriment de celle des autres. Mais dans la coopération (oseront-nous dire dans l'amour ?), le fini se
révèle infini...

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