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Revue théologique de Louvain

La structure et l’interprétation de l’Apocalypse de Jean. Une


proposition
Camille Focant

Abstract
This article develops a hypothesis concerning the structuration of the Apocalypse, underlining its heuristic character. The
hypothesis takes its inspiration in the recapitulation system (Victorinus) for the groups of seven seals and trumpets (Rev 4
: 1 – 11 : 19). On the other hand, it develops a chiastic structure for the combat and the defeat of the dragon, the two
beasts of Babylon (Rev 12 : 1 – 10 : 15). At last comes the final vision (Rev 21 : 1 – 22 : 5) which constitutes the summit
and the interpretative key for the last book of the Christian Bible.

Résumé
Cet article développe une hypothèse de structuration de l’Apocalypse en soulignant son caractère heuristique. Elle
s’inspire du système de récapitulation (Victorin) pour les septénaires des sceaux et des trompettes (Ap 4,1 – 11,19). En
revanche, elle développe une structure chiastique pour le combat et la défaite du dragon, des deux bêtes et de Babylone
(Ap 12,1 – 20,15). Suit enfin une dernière vision (Ap 21,1 – 22,5) qui constitue le sommet et la clé d’interprétation du
dernier livre de la Bible chrétienne.

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Focant Camille. La structure et l’interprétation de l’Apocalypse de Jean. Une proposition. In: Revue théologique de
Louvain, 44ᵉ année, fasc. 4, 2013. pp. 518-538;

doi : 10.2143/RTL.44.4.2999887

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2013_num_44_4_4168

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doi: 10.2143/RTL.44.4.2999887
Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 518-538.
C. FOCANT

La structure et l’interprétation
de l’Apocalypse de Jean
Une proposition

Ce livre, le dernier de la Bible chrétienne, manifeste une bonne


connaissance de la situation des Églises de la province romaine
d’Asie, ainsi qu’en témoignent les lettres aux sept Églises (Apoca-
lypse 2,1 – 3,22)1. C’est pourquoi on y localise souvent la composi-
tion de l’Apocalypse, certains la situant plus précisément sur l’île de
Patmos, sur base d’Ap 1,9. Dans la tradition ancienne, à partir d’Iré-
née de Lyon, la composition de l’Apocalypse est datée de la fin du
règne de Domitien, soit vers 95, époque d’une dure persécution à
l’encontre des chrétiens en Asie mineure2. C’est aussi l’hypothèse
préférée par la critique moderne.
Dans aucun autre livre du NT, on ne lit une critique aussi virulente
du pouvoir romain. Rome n’est pas nommée, mais elle est représentée
de manière transparente sous les figures de Babylone et de la grande
prostituée. L’Apocalypse ne se résume pas à un brûlot contre l’occu-
pant romain, mais c’est un de ses traits indéniables: l’autorité de
Rome y est présentée comme satanique. Le contraste est très fort avec

1
Ce texte reprend une partie d’une conférence donnée au Collège Belgique, à
Bruxelles, le 18 février 2009.
2
La question de l’ampleur des persécutions des chrétiens en Asie Mineure sous
Domitien reste discutée. Leur caractère général est notamment contesté dans un
article récent par C. R. KOESTER, «Revelation’s Visionary Challenge to Ordinary
Empire», dans Interpretation 63, 2009, p. 5-18. Selon cet auteur, les lettres aux
Églises ne témoignent d’une hostilité ouverte que localement, à Smyrne et à Philade-
phie. Le danger pour les autres Églises est plutôt celui d’être assimilées par la culture
dominante ou encore de se laisser corrompre par les richesses, dans le cas de
Laodicée. Si les visions semblent témoigner d’un combat plus général, c’est à partir
de la question théologique: «Qui est le vrai maître de ce monde?». Pour Jean de
Patmos, c’est évidemment le Dieu créateur et son Agneau vainqueur, tandis que le
mal, Satan, enrage de se voir condamné. Selon Koester, l’Apocalypse reste bien un
appel à résister. Mais ce à quoi il faut résister, c’est moins la persécution que l’assi-
milation politique et religieuse ainsi que la corruption par l’argent. Un point de vue
semblable est défendu dans la même revue par D. R. BARR, «John’s Ironic Empire»,
dans Interpretation 63, 2009, p. 20-30.
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 519

Rm 13,1-7 et 1 P 2,15-17 qui incitent plutôt à la soumission au pou-


voir politique. La différence avec Paul est patente3.
Ce livre énigmatique à bien des égards a fait l’objet d’interpréta-
tions fort diverses, comme on pouvait s’y attendre. Il me semble
qu’on peut les regrouper en cinq grands types d’interprétation:
(a) Selon une première orientation, l’Apocalypse est lue comme une
prédiction concernant l’histoire de l’Église et du monde, chaque

3
Si l’Apocalypse est si critique par rapport à Rome, quel est son rapport avec le
judaïsme? Il est assez remarquable qu’on n’y parle pratiquement pas des Juifs. La
seule exception se trouve dans la lettre à l’Église de Smyrne en 2,9: «Je connais tes
épreuves et ta pauvreté – tu es riche pourtant – et les diffamations de ceux qui
usurpent le titre de Juifs – une synagogue de Satan plutôt!». Certains lisent dans ce
verset une pique anti-juive d’une effroyable dureté, une sorte de condamnation sans
appel. C’est oublier que la synagogue de Satan n’est pas, selon le texte, le rassem-
blement des Juifs, mais bien de ceux qui usurpent le titre de Juifs. Qui sont ces
usurpateurs? Quelques versets plus haut, en 2,2, dans la lettre à l’Église d’Éphèse,
on parle aussi d’usurpateurs: «Je connais ta conduite, tes labeurs et ta constance; je
le sais, tu ne peux souffrir les méchants: tu as mis à l’épreuve ceux qui usurpent le
titre d’apôtres, et tu les as trouvés menteurs». En reliant cela à la violente critique,
en 2,14.20, de ceux qui mangent les idolothytes, les viandes sacrifiées aux idoles, une
critique qui tranche singulièrement avec la position plus souple de Paul (refus des
idolothytes en 1 Co 10,14-22, mais discussion plus large et position plus ouverte au
chapitre 8: cela n’a pas d’importance, mais mieux vaut s’en priver pour ne pas cho-
quer les faibles), l’hypothèse a été émise par Dominique Cerbelaud (dans la série
L’apocalypse sur Arte) que la synagogue de Satan désignerait les craignants-Dieu
convertis par Paul, ce dernier usurpant le titre d’apôtre. En ce cas, l’Apocalypse serait
une œuvre judéo-chrétienne (point de vue largement admis) polémiquant violemment
contre les communautés pagano-chrétiennes pauliniennes (ce qui est moins évident).
Cela pourrait donner un sens nouveau à une expression de R. BULTMANN qui m’a
longtemps surpris. Selon lui, l’Apocalypse représente «ein schwach christianisiertes
Judentum» (Theologie des Neuen Testaments [Uni-Taschenbücher, 630], Tübingen,
Mohr Siebeck, 5e éd., 1965, p. 525-526). Sur le fond, je ne crois pas cela juste, vu
l’importance donnée à l’Agneau debout comme immolé dans l’Apocalypse (voir
E. LOHSE, «Wie christlich ist die Offenbarung des Johannes?», dans ID., Das Neue
Testament als Urkunde des Evangeliums. Exegetische Studien zur Theologie des
Neuen Testaments [Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen
Testaments, 192], t. 3, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000, p. 191-205). Mais
l’intuition peut-être juste, c’est que l’Apocalypse est l’œuvre non seulement d’un
judéo-chrétien, mais d’un judéo-chrétien très opposé à ce qu’un païen puisse entrer
dans la communauté chrétienne sans conversion au judaïsme. L’hypothèse d’identi-
fier la synagogue de Satan de 2,9 à une communauté de chrétiens pauliniens reste
tout de même très hasardeuse. R. MÜLLER-FIEBERG, «Paulusrezeption in der Johannes-
offenbarung? Auf der Suche nach dem Erbe des Apostels im letzten Buch des
biblischen Kanons», dans New Testament Studies 55, 2009, p. 83-103 (88-89) a
probablement raison de lire l’allusion à la synagogue de Satan en 2,9 et 3,9 comme
une calomnie à l’égard des Juifs, les chrétiens étant considérés comme les Juifs
véritables.
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vision recouvrant une période de l’histoire. C’est, par exemple, dans


ce sens qu’allait Joachim de Flore au XIIe s. Mais ce type de lecture
se retrouve à toutes les époques, dans l’espoir de déchiffrer l’avenir,
surtout dans des groupes opprimés et minorisés4. (b) L’Apocalypse a
aussi été interprétée sur base de l’histoire comparée des religions.
Sont alors scrutés les rapports que ce livre aurait entretenus avec les
mythes babyloniens, iraniens, mandéens ou encore avec la mythologie
astrale de l’hellénisme. (c) Une autre voie est l’explication purement
eschatologique selon laquelle l’Apocalypse ne renverrait aucunement
ou très peu à des événements historiques, mais ferait intervenir des
réalités intemporelles du monde invisible. (d) À l’inverse, certains
privilégient l’interprétation historique et lisent l’Apocalypse comme
un démarcage, une figuration des événements historiques de la
seconde moitié du Ier s. (e) De type plus littéraire, une dernière inter-
prétation se base sur les recommencements dans la succession des
septénaires de l’Apocalypse. Dès lors, celle-ci n’est pas lue dans la
perspective d’une véritable succession chronologique. Selon Victorin,
évêque de Pettau en Pannonie au IIIe s., il n’y a pas de véritable struc-
ture dans l’Apocalypse5, les cinq septénaires étant la reprise sous des
formes parallèles d’une même prophétie: le second septénaire récapi-
tulerait le premier et ainsi de suite. D’où le nom de «système de
récapitulation» donné à cette voie d’interprétation suivie notamment
par Augustin d’Hippone6.
L’interprétation globale que je vais développer s’inspire partielle-
ment de cette dernière voie pour ce qui concerne les septénaires des

4
Pour une revue des attentes déçues, voir A. WAINWRIGHT, Mysterious Apoca-
lypse: Interpreting the Book of Revelation, Nashville, Abingdon Press, 1993,
p. 47-103.
5
«Nec requirendus est ordo in apocalypsi, sed intellectus requirendus» (VICTORIN
DE POETOVIO, Sur l’Apocalypse [Sources chrétiennes, 423], traduit et commenté par
M. DULAEY, Paris, Cerf, 1997, VIII,2).
6
De civitate Dei, XX,17: «Et in hoc quidem libro cuius nomen est apocalypsis
obscure multa dicuntur, ut mentem legentis exerceant, et pauca in eo sunt, ex quorum
manifestatione indagentur cetera cum labore, maxime quia sic eadem multis modis
repetit ut alia atque alia dicere videatur, cum aliter atque aliter haec ipse dicere ves-
tigetur». («Et dans le livre intitulé Apocalypse, il y a de nombreuses paroles obscures
pour tourmenter l’esprit du lecteur; et il y en a peu d’assez claires pour dévoiler la
signification d’autres même au prix d’un effort. C’est surtout parce que l’auteur
répète les mêmes choses de manières différentes de sorte qu’on a l’impression d’avoir
à faire à des sujets différents, alors que, à l’analyse, il parle des mêmes sujets de
manière différente»).
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 521

sceaux et des trompettes, mais pas pour les trois autres septénaires7.
La structuration de 4,1 – 22,5 pose de gros problèmes, au point que
certains parlent d’un chaos. Je suis donc bien conscient du caractère
hypothétique de la présentation que je vais donner pour la partie cen-
trale du livre8. Mais je m’inscris dans la ligne de ceux qui ne se
résignent pas au chaos apparent de ce texte et qui cherchent malgré
tout son principe d’organisation, «la ‘logique’ sui generis qui a pu
présider à l’agencement des matériaux»9. Cette structure n’est donc
pas davantage qu’une hypothèse de travail. Mais elle a un mérite
heuristique en offrant des pistes d’interprétation pour des textes sou-
vent énigmatiques. Avant d’aborder l’étude de cette difficile partie
centrale, je voudrais examiner ce qui la précède et ce qui la suit.

PROLOGUE, SEPTÉNAIRE DES LETTRES ET ÉPILOGUE


(1,1 – 3,22; 22,6-21)

Du point de vue de la structure, pour partir de ce qui est clair et


largement admis, il y a un prologue (1,1-3 ou 1,1-8) et un épilogue
(22,6-21) qui se répondent: mention de l’auteur (Jean), des destina-
taires (croyants, serviteurs de Dieu), du genre (une prophétie), du
contenu (ce qui va arriver bientôt), des intermédiaires de la

7
Pour d’autres propositions de stucturation, voir A. YARBRO COLLINS, The Com-
bat Myth in the Book of Revelation (Harvard Dissertations in Religion, 9), Missoula,
Scholars, 1976, p. 19; E. SCHÜSSLER FIORENZA, «Composition and Structure of the
Revelation of John», dans Catholic Biblical Quarterly 39, 1977, p. 344-366 (364);
J. LAMBRECHT, «A Structuration of Revelation 4,1 – 22,5», dans ID. (éd.), L’apoca-
lypse johannique et l’Apocalyptique dans le Nouveau Testament (Bibliotheca Ephe-
meridum Theologicarum Lovaniensium, 53), Gembloux, Duculot – Leuven, Univer-
sity Press, 1980, p. 78-104 (p. 85-86), qui entend visualiser mieux qu’il ne l’avait fait
lui-même les conclusions de U. VANNI, La struttura letteraria dell’Apocalisse
(Aloisiana, 8), Rome, Herder, 1971. Dans une autre perspective, M. V. LEE, «A Call
to Martyrdom: Function as Method and Message in Revelation», dans Novum Tes-
tamentum 40, 1998, p. 164-194, croit pouvoir proposer une structure chiastique
détaillée de l’ensemble de l’Apocalypse.
8
A. YARBRO COLLINS, The Combat Myth, p. 8, souligne à juste titre l’absence de
consensus sur la structure de l’Apocalypse, avançant même qu’il y a presque autant
de propositions de plans qu’il y a d’interprètes. Pour sa part, J. LAMBRECHT, «A
Structuration of Revelation 4,1 – 22,5», p. 103, s’élève contre ce relatif pessimisme
et souligne que sa structuration n’est pas «just one more subjective enterprise».
9
M. GOURGUES, «‘L’Apocalypse’ ou ‘les trois Apocalypses’ de Jean?», dans
Science et Esprit, 35, 1983, p. 297-323 (298).
522 C. FOCANT

transmission (Dieu, Jésus Christ, un ange, Jean, les croyants), de l’ac-


cueil à réserver à la révélation (écouter et garder).
Un autre ensemble largement reconnu se détache également: les
lettres aux sept Églises d’Asie mineure (2 – 3). Ce septénaire n’est
certes pas coupé de ce qui suit, car ces lettres ne constituent nullement
un hors-d’œuvre, et de nombreux thèmes présents dans ce septénaire
se retrouvent parfois même verbatim dans la suite, surtout dans les
chapitres 12 – 22. Mais ce qui y est décrit est moins fantastique que
la suite et ces lettres sont surtout constituées d’exhortations éthiques:
appel à la conversion et à la persévérance.
L’objet de ce septénaire des lettres (1,9 – 3,22) est le sens de l’exis-
tence en Église. Alors que la suite (une partie très longue) est dominée
par l’aspect visionnaire, cette première partie, après le prologue, est
plutôt de type épistolaire. Le septénaire (1,11: «écris tes visions dans
un livre à envoyer aux sept Églises») débute par une vision prépara-
toire du Fils de l’homme (1,9-20), celui-là même qui veille sur les
Églises (protection exprimée à travers la thématique de l’étoile-ange)
et dont la présence resplendit en elles (thème du candélabre). Par
l’intermédiaire des sept Églises d’Asie Mineure, corps du Christ en
construction, c’est toute l’Église dans sa diversité qui est interpellée
et qui reçoit un enseignement. Le schéma de présentation de ces sept
lettres est toujours identique10:
a) Une introduction sous forme d’adresse: «À l’ange de l’Église
de…, écris».
b) L’attribution de l’évaluation qui va suivre à celui qui ressemble à
un Fils de l’homme (1,13), Jésus Christ (1,5), non pas en indiquant
son nom, mais en le désignant par diverses expressions plus ou
moins mystérieuses empruntées à 1,4-20 et souvent reprises ail-
leurs dans l’Apocalypse. Voici la liste de ces expressions intro-
duites par «Voici ce que dit»: «celui qui tient les sept étoiles dans
sa main droite» (2,1); «le premier et le dernier, celui qui est mort
et a repris vie» (2,8); «celui qui a l’épée à deux tranchants»
(2,12); «le Fils de Dieu, celui qui a les yeux comme un feu flam-
boyant et dont les pieds ressemblent à du bronze» (2,18); «celui
10
Dans ses grandes lignes, on retrouve ce schéma chez la plupart des commenta-
teurs. Voir, par exemple, J.-P. CHARLIER, Comprendre l’Apocalypse (Lire la Bible,
89), t. 1, Paris, Cerf, 1991, p. 80. D. E. AUNE, Revelation 1–5 (Word Biblical Com-
mentary, 52A), Dallas, Word Books, 1997, p. 119-124, en propose une version un
peu plus détaillée.
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 523

qui a les sept esprits de Dieu et les sept étoiles» (3,1); «le Saint,
le Vrai, celui qui a la clef de David, celui qui ouvre de telle sorte
que personne ne ferme, celui qui ferme de telle sorte que personne
n’ouvre» (3,7); «l’amen, le témoin fidèle et vrai, le commence-
ment même de la création de Dieu» (3,14).
c) Le corps de la lettre commence par un examen de la situation tou-
jours introduit par o˝da («je connais»); le complément du verbe
est à cinq reprises «tes œuvres» (sou tà ∂rga); dans les deux
autres cas, c’est la détresse ou le lieu de résidence de l’Église qui
est l’objet de la connaissance du Christ. La suite consiste en une
série de conseils principalement de persévérance, incluant parfois
la promesse d’une récompense, mais aussi souvent des reproches
assortis d’invitations à la conversion et parfois de menaces.
d) Si le début de chaque lettre attribue celle-ci au Christ, à la fin de
chaque lettre, son auteur semble plutôt être l’Esprit. En effet, la
même formule est toujours reprise: «Que celui qui a des oreilles
écoute ce que l’Esprit dit aux Églises (au pluriel)».
e) Avant ou après cette formule, il y a également une promesse au
«vainqueur», à savoir celui qui aura traversé victorieusement
l’épreuve de la persécution. Ces promesses prennent différentes
formes en lien plus ou moins clair avec le contenu de la lettre, mais
surtout presque toujours en lien avec la finale de l’Apocalypse qui
en constitue le sommet, à savoir la vision du monde nouveau
(21,1 – 22,5). Voici le contenu de ces promesses:
– 2,8 (Éphèse): «Au vainqueur, je donnerai de manger de l’arbre
de la vie qui est dans le paradis de Dieu». L’allusion au jardin
d’Eden de Gn 2,9 est patente, mais surtout on retrouve ce thème
en Ap 22,2 (voir aussi 22,14).
– 2,11 (Smyrne): «Le vainqueur n’a rien à craindre de la seconde
mort». Il est question de cette dernière en 21,4.8 (voir aussi
20,6.14);
– 2,17 (Pergame): «Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée
et un caillou blanc; sur ce caillou est écrit un nom nouveau que
personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit». Ces données
sont mystérieuses11 et le seul rapport qu’on puisse établir avec
la fin de l’Apocalypse se situe dans l’idée de nouveauté.

11
Pour la manne cachée, on pense généralement à la petite quantité de manne
déposée en réserve dans la tente de la rencontre (Ex 16,32-34 [voir He 9,4]). Selon
524 C. FOCANT

– 2,26-27 (Thyatire): «Au vainqueur, à celui qui garde mes


œuvres jusqu’à la fin, je donnerai pouvoir sur les nations. Avec
un sceptre de fer il les fera paître, comme on brise les vases
d’argile, ainsi que j’en ai moi-même reçu le pouvoir de mon
Père. Et je lui donnerai l’étoile du matin». L’association à la
puissance du Christ, à son règne sur les nations est exprimée
dans des termes repris du Ps 2,8-9 (voir aussi Psaumes de
Salomon 17,23-24). Quant à l’étoile du matin, c’est le Christ,
lumière qui brille dans les ténèbres, dont il est question en
Ap 22,16. Le vainqueur sera associé au Christ, étoile resplen-
dissante du matin de la création nouvelle.
– 3,5 (Sardes): «Ainsi le vainqueur sera habillé de vêtements
blancs; je n’effacerai jamais son nom devant mon Père et devant
ses anges». L’habillement blanc renvoie à la gloire. Par ailleurs,
en 20,12, il est question de deux sortes de livres: d’une part,
ceux où sont consignées les œuvres humaines, d’autre part, le
livre de vie où sont écrits les noms de ceux que Dieu appelle à
la vie de son royaume. Sans doute, ces deux sortes de livres
symbolisent-ils deux aspects inséparables du salut selon l’Apo-
calypse: la responsabilité de chaque homme à l’égard de ses
actes et la gratuité totale de l’appel à la vie éternelle.
– 3,12 (Philadelphie): «Le vainqueur, j’en ferai une colonne dans
le sanctuaire de mon Dieu, et il n’en sortira jamais plus. J’écrirai
sur lui le nom de mon Dieu et le nom de la ville de mon Dieu,
la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel d’auprès de mon
Dieu, ainsi que mon nom nouveau». L’évocation de la Jérusa-
lem nouvelle fait penser à sa description en 21,2-27. Le vain-
queur participe à sa solidité, semble-t-il, puisqu’il est une
colonne dans le sanctuaire de Dieu. Ce sanctuaire (naóv12) est

2 M 2,4-8, lors de la destruction du temple, Jérémie aurait caché l’arche d’alliance


avec son contenu, dont la réserve de manne, dans une grotte du mont Nébo, en atten-
dant que Dieu rassemble son peuple (v. 7), ce que certaines traditions judaïques
renvoient au Jour de YHWH. De mémorial de la sollicitude de Dieu pour son peuple,
la manne cachée est ainsi devenue une figure de la communion de ce peuple au jour
du Seigneur. Quant au caillou blanc, son interprétation est discutée, mais on pense le
plus souvent à l’instrument d’un verdict positif au jugement; la couleur blanche est
en effet un symbole de participation à la gloire. Enfin, le nom nouveau doit sans
doute s’interpréter à partir de ce qui est dit en Ap 3,12: nom de mon Dieu, nom de
la cité de mon Dieu, nom nouveau.
12
Le mot ïerón (70 emplois dans le NT) n’est jamais utilisé dans l’Apocalypse,
alors qu’on y trouve 16 emplois du mot naóv sur 45 pour l’ensemble du NT. Ce n’est
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 525

sans doute la ville elle-même, puisqu’en 21,22, il est affirmé


qu’il n’y a pas de sanctuaire dans la Jérusalem nouvelle, Dieu
étant lui-même son sanctuaire.
– 3,21 (Laodicée): «Le vainqueur, je lui donnerai de s’asseoir
avec moi sur mon trône, comme moi-même j’ai été vainqueur
et je me suis assis sur son trône». C’est de nouveau une pro-
messe de participation à la seigneurie du Christ, liée à sa manière
à lui d’être vainqueur (sous-entendu: sur la croix). L’évocation
du trône oriente à nouveau le regard vers la fin, le trône de Dieu
et de l’Agneau dans la Jérusalem nouvelle (22,3).
Ce premier septénaire ressort par sa simplicité, si on le compare à
ce qui suit. Il recourt beaucoup moins que les suivants à une symbo-
lique difficile. Cela tient au genre épistolaire de ce passage. Les
Églises y sont interpellées sur leur sens, leur raison d’être, leur évo-
lution et leur rôle dans le monde. Cette manière de commencer donne
d’emblée l’orientation du livre qui vise à revitaliser les communautés
chrétiennes et à les réorienter vers leur rôle essentiel. Sa visée fonda-
mentale n’est pas de révéler l’histoire du monde pour elle-même;
celle-ci est abordée en fonction d’un point de vue, celui des Églises à
encourager ou à redynamiser.

PARTIE CENTRALE DE L’APOCALYPSE


(4,1 – 22,5)

Après le septénaire des lettres, commence la longue partie centrale


de l’Apocalypse, celle où sont présentées les visions de Jean. Elle
peut être divisée en trois sections:

1. Deux scénarios apocalyptiques présentés dans les septénaires des


sceaux et des trompettes (4,1 – 11,19)
Comme je m’inspire, pour cette partie, du système de récapitulation
inauguré par Victorin, je rappelle son intuition telle qu’il la formule
lui-même: «Il ne faut pas faire attention à l’ordre de ce qui est raconté,

pas le bâtiment qui intéresse l’auteur, mais bien le sanctuaire, cœur de la présence
divine.
526 C. FOCANT

car souvent l’Esprit Saint, après avoir conduit son discours jusqu’à la
fin des derniers temps, revient de nouveau aux mêmes périodes et
complète ce qu’il avait dit plus brièvement. Dans l’Apocalypse, il ne
faut pas chercher un ordre, mais du sens»13. Chaque septénaire apporte
des éléments différents, mais l’hypothèse est qu’il parle toujours du
même sujet vu sous des facettes diverses. On ne se trouve donc pas
devant un développement narratif linéaire. Certes les derniers cha-
pitres donnent une vision symbolique de la Fin, mais les chapitres
précédents ne présentent pas une chronologie des événements avant-
derniers. Cela me paraît en tout cas vrai pour les septénaires des
sceaux et des trompettes. Dans cette section, il est donc possible de
discerner deux scénarios apocalyptiques:
a) Le septénaire des sceaux (4,1 – 8,1). Le septénaire proprement dit
est précédé par une louange céleste, centrée d’abord sur Dieu célé-
bré par la cour céleste (chapitre 4), puis sur un Agneau debout
comme immolé qui reçoit de Dieu un livre scellé de sept sceaux
(chapitre 5). Dans la culture de l’époque, le sceau était utilisé par
des personnages importants pour marquer leur propriété sur des
choses, des écrits, des animaux, voire aussi des êtres humains.
Dans l’Apocalypse, le fait que le livre soit sept fois scellé souligne
à la fois son authenticité – c’est le livre de Dieu – et son caractère
secret. Il renferme un message d’importance capitale, mais on ne
peut lire que quelques lignes de ce rouleau écrit recto et verso. Jean
se désole de ce qu’on ne puisse l’ouvrir. Mais le message n’est pas
scellé en vue de n’être jamais lu; il l’est plutôt pour en réserver la
lecture à celui auquel il est destiné. Finalement, le seul qui peut
l’ouvrir, c’est un Agneau comme immolé qui partage toute la puis-
sance (sept cornes) et toute la connaissance (sept yeux) de Dieu.
C’est à lui et en lui qu’est donnée toute la révélation du message
de Dieu. L’ouverture des sceaux proprement dite se déroule de 6,1
à 8,1. La rupture de chaque sceau apporte un élément neuf de révé-
lation. Le lecteur y découvre trois éléments: dès le départ, une
assurance de victoire (le cavalier blanc) et d’alliance avec Dieu
(l’arc du premier cavalier); ensuite une description des fléaux tra-
giques les plus communs à l’expérience humaine, à savoir la

13
Traduction du texte latin édité par J. HAUSSLEITER, Victorini Episcopi Peta-
vionensis Opera, Leipzig, Freytag, 1916, p. 86. Cette traduction est celle de
M. GOURGUES, «‘L’Apocalypse’ ou ‘les trois Apocalypses’ de Jean?», p. 302.
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 527

guerre, la famine et la mort – exacerbés, ils constituent des signes


avant-coureurs de la fin, sans constituer la fin elle-même –; enfin
une intervention et une interprétation de foi sous la forme d’une
prière d’intercession des martyrs. C’est seulement à l’ouverture du
sixième sceau que se déclenchent des bouleversements cosmiques
interprétés par leurs victimes comme le signe que l’on est arrivé au
jour de la colère (6,12-17). Cela ressemble bien à la fin, mais aus-
sitôt un délai est accordé, le temps de «marquer du sceau le front
des serviteurs de notre Dieu» (7,3). La durée de ce délai pendant
lequel 144.000 (chiffre symbolique d’une multitude, sur base des
12 tribus d’Israël) seront marqués du sceau n’est pas précisée. Ce
délai est généralement interprété comme le temps laissé à l’Église
pour se préparer à l’épreuve eschatologique. Si le premier septé-
naire, celui des lettres, était centré sur les Églises, celui des sceaux
élargit la perspective en traitant du sens de l’histoire du monde.
L’Apocalypse donne à penser que la lumière permettant d’interpré-
ter correctement cette histoire émane de l’Agneau puisque lui seul
est capable d’ouvrir le rouleau qui la raconte. Par ailleurs, de même
que le septénaire des sceaux avait commencé au ciel, il s’y termine
quasiment. Après la rupture des six premiers sceaux, il y a en effet
une nouvelle louange céleste (7,9-17) à laquelle sont associés ceux
qui ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de
l’Agneau, un agneau qui est par ailleurs leur berger! Cette scène
est parente à plusieurs égards avec la scène de triomphe final14 qui
termine l’Apocalypse en 21,1 – 22,5. Même si on n’y parle pas
explicitement de victoire et de jugement comme dans la scène
finale, c’est donc tout de même bien un premier scénario apoca-
lyptique complet qui se termine en quelque sorte15. L’ouverture du
septième sceau (8,1) vient ensuite et elle déclenche, après un
silence d’une demi-heure, le septénaire suivant des trompettes

14
Pour une présentation détaillée des éléments parallèles, voir M. GOURGUES,
«‘L’Apocalypse’ ou ‘les trois Apocalypses’ de Jean?», p. 307-311.
15
C’est pourquoi je ne pense pas qu’il faut considérer le chapitre 7 comme une
intercalation, ainsi que le propose J. LAMBRECHT, «A Structuration of Revelation 4,1
– 22,5», p. 85 et 95-96. Son interprétation est la suivante: «With both its pericopes
[7,1-8.9-17] the author of Rev intended to interrupt the narrative of the seals just
before the last seal is broken, in order to pay attention to the protection of the perse-
cuted Christians and also to the actual situation of the martyrs» (p. 96). Une telle
interprétation est valable pour 7,1-8 qui se déroule sur terre, mais pas pour 7,9-17 qui
est manifestement une scène céleste avec Dieu et l’Agneau siégeant sur le trône.
528 C. FOCANT

(8,2). Dans l’hypothèse de la récapitulation, c’est à comprendre


comme la relance d’un nouveau scénario apocalyptique, le silence
d’une demi-heure permettant, pour ainsi dire, de «changer les
décors»16 et de ménager la transition avec la vision suivante de
l’ange aux sept trompettes.
b) Le septénaire des trompettes (8,2 – 11,19). La trompette est d’abord
perçue à l’époque comme un instrument musical utilisé dans le
cadre militaire pour rassembler et donner le signe du combat. Mais
ce peut être aussi un instrument liturgique. Les trompettes attirent
l’attention et elles célèbrent les actions permettant la réalisation des
secrets entrevus dans le livre scellé. Ce septénaire est à la fois
proche et différent du précédent. La différence, c’est qu’à peu de
choses près ces chapitres pourraient être une apocalypse juive. En
effet, le Christ, mentionné dix fois en 5,1 – 7,17 sous la figure de
l’Agneau, est très rarement mentionné explicitement dans le septé-
naire des trompettes, en fait à deux reprises (11,8.15)17. Ses dis-
ciples et martyrs n’apparaissent guère non plus, si ce n’est sous
la figure énigmatique des deux témoins (11,3-10). En revanche, la
structure de ce septénaire est très semblable à celle du précédent.
(a) Tout commence avec la remise au ciel des sept trompettes (8,2-
5; voir en 4,1 – 5,14 la remise du livre aux sept sceaux). (b) Les
six premières sonneries de trompettes (8,6 – 9,21) ouvrent la porte
aux signes avant-coureurs de la fin18, tout comme l’avaient fait les
six premiers sceaux (6,1-17). Cette fois, les fléaux sont pour la
plupart décrits sur base du récit des plaies d’Égypte19 (Ex 7,14 –

16
L’expression est de M. GOURGUES, «‘L’Apocalypse’ ou ‘les trois Apocalypses’
de Jean?», p. 310.
17
Il pourrait y avoir une allusion indirecte supplémentaire, si on identifie le petit
livre (biblarídion, double diminutif: «opuscule») ouvert, doux et amer du cha-
pitre 10 avec l’Évangile.
18
Déjà touffu, le texte se complique encore par le surgissement en 8,13 d’un aigle
qui annonce trois malheurs juste avant la cinquième sonnerie de trompette. En 9,12,
il est précisé que les fléaux déclenchés par cette cinquième sonnerie correspondent
au premier malheur et que deux autres viennent ensuite. La mention en 11,14 que «le
deuxième malheur est passé» ne permet guère son identification précise. Et le même
verset annonce que «le troisième malheur vient bientôt», mais il n’en sera jamais
question par la suite. Cela peut difficilement être la septième trompette qui donne le
signal d’une louange céleste.
19
Le premier fléau (8,7), la grêle, correspond à la septième plaie d’Égypte (Ex
9,23-26); le deuxième (8,8-9), l’eau de la mer changée en sang, à la première plaie
(Ex 7,20-21); le quatrième (8,12), les ténèbres, à la neuvième plaie (Ex 10,21-23);
le cinquième (9,1-11), les sauterelles, à la huitième plaie (Ex 10,12-15); le sixième
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 529

12,36). Il y a cependant malgré tout une retenue, car, à chaque fois,


seul un tiers des réalités affectées est frappé. C’est bien l’indice
que le récit se situe au plan des signes avant-coureurs et non encore
de la fin. Ces signes devraient avoir valeur d’avertissement, mais
en vain semble-t-il. En effet, tout comme pharaon en Égypte s’est
toujours davantage endurci, de même les hommes ne se repentent
pas, mais s’endurcissent (9,20-21). (g) Survient ensuite avant la
septième sonnerie de trompette un délai (10,1 – 11,14) tout comme
dans le septénaire des sceaux (7,1-8). En fait, la présentation est un
peu alambiquée. L’ange jure d’abord qu’il n’y aura plus de délai à
la sonnerie de la septième trompette (10,6-7). Mais il y en a bien
un puisque celle-ci est différée à 11,15. Et ce délai est confirmé
par le fait que le voyant ne doit pas encore écrire le message des
sept tonnerres (10,4). Au lieu de cela, il doit avaler un petit livre
qui a dans la bouche la douceur du miel mais qui est amer aux
entrailles – sans doute une figure de l’Évangile20. Et, muni de ce
viatique, il doit prophétiser aux peuples, aux nations et aux rois
(10,9-11). L’idée de délai est à nouveau présente dans le cha-
pitre 11, avec les deux témoins qui doivent prophétiser durant
quarante-deux mois (11,2) ou mille deux cent soixante jours (11,3).
C’est la durée approximative de la persécution d’Antiochus IV
Épiphane (Dn 7,25; 12,7) qui a duré de 165 à 168. C’est le chiffre
symbolique du temps limité (trois ans et demi, c’est la moitié de
sept, le nombre parfait) laissé aux persécuteurs avant l’achèvement
final. On a beaucoup discuté de l’identité des deux témoins. Sur
base de 11,6, certains traits semblent empruntés aux missions
d’Élie et de Moïse (le premier des prophètes selon la tradition

(9,12-21), la mort des humains, correspond plus ou moins à la dixième plaie (Ex
12,29-30, mort des premiers-nés). L’origine du troisième fléau, la chute d’un astre,
nommé Absinthe (c’est un symbole, nul ne connaissant d’astre portant ce nom), est
moins évidente: on cite souvent Is 14,12 et Jr 9,14; 23,15; dans les deux textes de
Jr, l’absinthe est liée à l’eau empoisonnée et elle évoque sans doute «l’amertume que
mérite l’idolâtre», selon P. PRIGENT, L’Apocalypse (Lire la Bible, 117), Paris, Cerf,
1998, p. 95.
20
Selon J. LAMBRECHT, «A Structuration of Revelation 4,1 – 22,5», p. 96, le
contenu du petit livre est plutôt dévoilé dans la mensuration du temple et l’aventure
des deux témoins en 11,1-13. De nouveau, je ne trouve pas probante son interpréta-
tion selon laquelle 10,1 – 11,13 serait une intercalation (voir p. 86 et 96-97). Par
ailleurs, contrairement à ce qu’il prétend, 11,15-19 fait partie du septénaire des trom-
pettes et n’a rien d’une introduction à… une grande intercalation des chapitres 12 -14
(!), puis ensuite seulement au septénaire des coupes à partir du chapitre 15.
530 C. FOCANT

juive). Certains ont pensé à Pierre et Paul. Mais c’est peut-être trop
précis. En tout cas, ces témoins semblent bien accomplir le minis-
tère prophétique confié à Jean (11,7.10 à rapprocher de 10,11).
C’est pourquoi, la plupart du temps on y voit «la personnification
de la mission prophétique»21 de l’Église, une mission qui va
jusqu’à une mort des disciples comparable à celle en croix de leur
maître (11,8), non sans une association aussi à sa résurrection
(11,11-12). (d) Après le délai, l’évocation du triomphe final sur-
vient en fin de septénaire (11,15-19), tout comme dans le septé-
naire des sceaux22 (7,9-17). Cette fois, on n’y présente plus les
morts en train d’être jugés, mais on assiste à la proclamation céleste
de la réalisation du jugement (11,18). Et le verset final (v. 19) dit
le sens de cet achèvement: le temple du ciel s’ouvre et l’arche
d’alliance apparaît. C’est dire que le dessein divin arrive à son
terme. Tel est bien, en effet, le sens de la septième trompette selon
10,7: «Aux jours où l’on entendra le septième ange, quand il com-
mencera de sonner de sa trompette, alors sera l’accomplissement
du mystère de Dieu (êtelésqj tò mustßrion toÕ qeoÕ), comme
il en fit l’annonce à ses serviteurs les prophètes». On sait que,
selon 2 M 2,8, l’arche de l’alliance cachée par Jérémie dans une
grotte du mont Nébo doit être à nouveau manifestée à la fin des
temps. C’est ce qui se réalise avec la septième trompette et cela
figure l’alliance, la communion entre Dieu et les fidèles enfin par-
venue à son achèvement.

2. Combat et défaite du dragon, des deux bêtes et de Babylone


(12,1 – 20,15)
Il est difficile de discerner un plan dans cette section complexe.
À partir d’ici, il n’est plus guère possible d’opérer sur base des sep-
ténaires. Il y a bien un septénaire dans cette section, celui des coupes,
mais il n’occupe que le seul chapitre 16. Il n’est donc pas utile pour
structurer l’ensemble.

21
P. PRIGENT, L’Apocalypse, p. 114.
22
Toutefois, l’évocation du triomphe final est ici déclenchée par la septième son-
nerie de trompette (11,15), alors que, dans le septénaire précédent, elle survient avant
l’ouverture du septième sceau.
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 531

Quels sont les motifs pour considérer les chapitres 12,1 – 20,15
comme un ensemble? D’abord, il convient de remarquer une coupure
assez nette entre les chapitres 11 et 12. On a noté depuis longtemps
que la sonnerie de la septième trompette pourrait constituer une finale
idéale pour l’Apocalypse23: le jugement des morts a été prononcé et
l’alliance définitive établie (11,18-19). Qu’attendre de plus? Et pour-
tant l’action rebondit, pourrait-on dire, au chapitre 12, et avec des
acteurs pour une bonne part nouveaux ou présentés sous une figure
nouvelle: la femme et le dragon, les deux bêtes, Babylone, la grande
prostituée. Si une section nouvelle commence au chapitre 12 avec le
combat du dragon contre la femme, son enfant et le reste de sa des-
cendance, elle semble bien se terminer au chapitre 20 avec la défaite
finale du dragon, «qui est le diable et Satan», précipité dans l’étang
de feu et de soufre, la seconde mort. Le seul autre endroit24 où l’on
parle de ce dragon est lors du versement de la sixième coupe en 16,13,
au beau milieu de cette section. On y décrit son action: de sa bouche
et de celle de ses complices (la bête et le faux prophète) sortent des
esprits de démons accomplissant des prodiges et rassemblant des poli-
tiques (des rois) pour le combat du grand jour du Dieu tout-puissant.
À partir de cette observation, je fais l’hypothèse de la structure
suivante:
A L’action du dragon (12,1-18)
B L’action des deux bêtes (13,1-18)
Intermède: chant par les 144.000 qui suivent l’Agneau
d’un chant nouveau (14,1-5)
C L’annonce du jugement de Babylone et des adorateurs de la
bête25 et l’annonce de la moisson de la terre (14,6-20)
D Les signes avant-coureurs de ce jugement avec les
sept fléaux et les sept coupes de la colère de Dieu
(15,1 – 16,21)

23
Voir M. GOURGUES, «‘L’Apocalypse’ ou ‘les trois Apocalypses’ de Jean?»,
p. 301-302.
24
Le mot drákwn n’apparaît que dans l’Apocalypse et nulle part ailleurs dans le
Nouveau Testament. On l’y trouve à treize reprises: 12,3.4.7[2≈].9.13.16.17;
13,2.4.11; 16,13; 20,2. Je considère les mentions du chapitre 13 comme un prolon-
gement du chapitre 12: les deux bêtes poursuivent l’action du dragon qui intronise
d’ailleurs la première, tandis que la seconde parle comme lui.
25
Ap 14,8-9.
532 C. FOCANT

C’ Le jugement de la grande prostituée et la chute de Babylone


(17,1 – 18,24)
Nouvel intermède liturgique: une foule immense chante le
triomphe et les noces de l’Agneau (19,1-10)
B’ La victoire du cavalier blanc qui se nomme Parole de Dieu26 sur
la bête et ceux qu’elle a rassemblés (19,11-21)
A’ La victoire sur le dragon, victoire finale après un règne de mille
ans, et le jugement (20,1-15).

La dynamique à l’œuvre dans cette partie peut être mise en valeur


par un rapide examen de chacune des trois paires de parallèles:

AA’ L’action du dragon et sa défaite finale. Au chapitre 12, le dra-


gon guette un nouveau commencement. Cet aspect de com-
mencement est suggéré par les renvois au récit de la première
tentation dans la Genèse: en 12,9, le dragon est clairement
identifié à l’antique serpent de Gn 3,1, d’une part, et d’autre
part, Gn 3,15 annonçait une hostilité entre la descendance27 de
la femme et celle du serpent, ce qui se confirme en Ap 12,17.
Le dragon qui est Satan (12,9) entame une lutte sans merci
contre la femme28 (v. 4) et son enfant mâle, c’est-à-dire le
Messie29 (v. 5). Et, n’ayant rien pu contre ce dernier, il s’at-
taque finalement au reste de sa descendance, «ceux qui
observent les commandements de Dieu et gardent le témoi-
gnage de Jésus» (v. 17). Suite à son impuissance contre le
Messie, le dragon a été précipité du ciel (v. 9). Autrement dit,
il a été vaincu au ciel par Michel et ses anges, et son pouvoir
de nuire est, à dater de l’apparition sur terre du Messie, limité
à la terre. Cette lutte du dragon avec le reste de la descen-
dance, c’est celui de l’empire du mal (le dragon à sept têtes
avec sept diadèmes, v. 3) contre les compagnons de Jésus
dans le temps de l’Église. Si le combat paraît inégal, vu la

26
ö lógov toÕ qeoÕ (Ap 19,13).
27
C’est le même mot spérma qui est employé en Gn 3,15 (LXX) et Ap 12,17.
28
Qui est sans doute une figure du peuple de Dieu.
29
Il est en effet décrit comme celui «qui doit mener paître toutes les nations avec
une verge de fer», (poimaínein… ên Åábdwç sidjr¢ç), des mots du Ps 2,9 qui les
applique au Messie (xristóv, v. 2).
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 533

disproportion des forces en présence en termes de puissance,


il reste que, malgré sa force de séduction sur les nations et les
rois, le dragon-Satan n’a pas une puissance éternelle. Il est
finalement vaincu30 par un feu du ciel, plongé dans un étang
de feu et de soufre «qui est la seconde mort», car il ne peut
plus y avoir de coexistence avec lui (20,7-12). Il y est plongé
en même temps que la mort et l’Hadès (séjour des morts), car
il n’y a plus de place ensuite (21,1 – 22,5) que pour la vie et
les vivants, victorieux de la première mort.
BB’ Les bêtes, leur action et leur défaite par le cavalier blanc, le
Logos. En fait, le dragon agit par des intermédiaires. Il confère
d’abord sa puissance et son pouvoir à une première bête sortie
de la mer qui fait la guerre aux saints et peut les vaincre et qui
est adorée par beaucoup sur la terre (13,1-10). Vient ensuite
une deuxième bête surgie de la terre et qui a le même pouvoir
(13,11-18). Sous sa férule, l’idolâtrie devient pratiquement une
condition de survie. Il faut adorer la bête et on ne peut faire
commerce que si on porte sa marque, le chiffre de son nom, à
savoir six cent soixante-six31. La bête et le faux prophète qui

30
Avant le récit de cette victoire (20,7-12), il y a le passage curieux sur l’enchaî-
nement de Satan et le règne du Christ et de ses témoins ressuscités pendant mille ans
(20,1-6), époque qui précède le jugement dernier. Il a donné lieu à des supputations
dites millénaristes. On a attendu (et parfois on attend toujours) avec plus ou moins
d’effervescence le millenium, un règne de mille ans de bonheur terrestre. Un des
millénaristes les plus célèbres est Joachim de Flore qui divisait l’histoire humaine en
trois périodes: le temps du Père qui coïncide avec l’AT, le temps du Fils (celui du
NT et du début de l’Église) et le temps de l’Esprit et des hommes spirituels parfaits
(le millenium) précédant la résurrection finale. Depuis St Augustin, l’attente millé-
nariste a été battue en brèche, et l’interprétation traditionnelle lit, malgré toutes les
difficultés d’interprétation que cela pose, le règne de mille ans comme l’expression
symbolique du temps de l’Église commençant avec le Christ, le temps de ceux qui
sont déjà ressuscités par le baptême. L’histoire du millénarisme en christianisme a
fait l’objet d’une intéressante conférence de Jean Delumeau (http://www.lycee-
chateaubriand.fr/cru-atala/publications/delumeau_milenarisme.html).
31
Ce chiffre a évidemment donné lieu à de multiples interprétations tendant à
stigmatiser ceux qui étaient considérés comme l’incarnation absolue du mal: l’empire
romain, Hitler, la papauté… Le chiffre ne peut être décodé que par la méthode géma-
trique ou numérologique: il exprime le total des valeurs chiffrées des lettres grecques
ou hébraïques, désignant ainsi tel ou tel personnage. Aucune solution n’a l’assenti-
ment de tous. Dans le contexte, il s’agit toutefois probablement de l’empereur. Et on
a remarqué que si on translittérait en hébreu, le titre grec de Ka⁄sar Nerwn, une
des translittérations possibles (QSR NRWN) aboutit, en fonction de la valeur numé-
rique des lettres hébraïques à 666 (100 + 60 + 200 +50 + 200 + 6 + 50). Raisonnant
à partir du latin, quelques (rares) copistes n’ont pas hésité à transformer le chiffre de
534 C. FOCANT

égare les humains par ses prodiges sont finalement capturés et


précipités, eux aussi, dans l’étang de feu et de soufre
(19,11-21).
CDC’ On peut distinguer trois éléments dans ce pôle central:
– C: L’annonce du jugement (14,6-20) commence avec un
ange porteur d’un Évangile, une bonne nouvelle, à savoir
une invitation à respecter et adorer Dieu (v. 6-7). Il est
immédiatement suivi par un autre qui annonce la chute de
Babylone (v. 8), puis un troisième qui annonce la colère
de Dieu contre ceux qui adorent la bête et portent sa marque
(v. 9-11). Cela est mis en contraste avec la persévérance des
saints et leur bonheur (v. 12-13). La perspective du juge-
ment dernier se profile ensuite (v. 14-20) avec les symboles
positif de la moisson et négatif des vendanges.
– D: Après cette annonce, ce sont les signes avant-coureurs
du jugement qui sont présentés dans les chapitres 15 et 16.
Un dernier septénaire apparaît au chapitre 16, à savoir celui
des coupes de la colère de Dieu. Elles sont répandues suc-
cessivement sur la terre, sur la mer, sur les fleuves et les
sources des eaux, sur le soleil, sur le trône de la bête, sur le
grand fleuve Euphrate, et enfin dans les airs. La description
des conséquences du déversement des coupes s’inspire une
fois de plus du récit des plaies d’Égypte dans l’Exode. La
parenté avec le septénaire des trompettes est marquée par
le fait que les divers éléments de l’univers sont touchés
dans le même ordre32. C’est toujours le même événement
unique qui est visé sous des présentations différentes. Le
Mal peut encore faire mal, mais il est déjà vaincu en germe,
dans la victoire remportée sur lui par l’Agneau. Dans cette

666 (êzakósioi êzßkonta ∂z) en 616 en remplaçant êzßkonta par déka, ce qui
correspond à la forme latine de César Néron (Caesar Nero) translittéré en hébreu
(QSR NRW) (100 + 60 + 200 +50 + 200 + 6). Cette interprétation est notamment
proposée par B. M. METZGER, A Textual Commentary on the Greek New Testament,
Londres – New York, United Bible Societies, 1971, p. 752.
32
Cette ordonnance commune et le rapport avec les plaies d’Égypte sont bien mis
en valeur dans le tableau comparatif entre les septénaires des sceaux, des trompettes
et des coupes, dressé par J. LAMBRECHT, «A Structuration of Revelation 4,1 – 22,5»,
p. 89-90.
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 535

perspective, les descriptions terrifiantes33 avec des termes


haineux, choquants parfois, restent tout de même paradoxa-
lement des appels à la conversion. Il est frappant que les
trois septénaires des sceaux, des trompettes et des coupes
ont toujours le même rôle: ils décrivent de manière diffé-
rente et comparable le même scénario apocalyptique des
signes avant-coureurs de la fin. On comprend dès lors la
place du dernier septénaire, celui des coupes, au beau milieu
d’une longue section: il a un rôle de pivot entre, d’une part,
la présentation des activités mauvaises du dragon, des bêtes
et de Babylone et, d’autre part, le jugement et la défaite
– en ordre inverse – de Babylone, de la bête et du dragon.
– C’: Le jugement proprement dit de la grande prostituée et
de Babylone se déroule dans les chapitres 17 et 18. Ce sont
deux figurations de la même réalité, à savoir la Rome impé-
riale. L’identification est affirmée34 en 17,18: «Et la femme
que tu as vue, c’est la grande cité qui règne sur les rois de
la terre». En fait, l’auteur consacre plus de temps à décrire
la grande prostituée – ou encore Babylone – et leurs œuvres
mauvaises qu’à dépeindre leur chute. Celle-ci est seulement
prononcée (17,8; 18,2) et scellée par une action symbolique
(18,21-24: Babylone est précipitée comme une meule jetée
dans la mer). Et surtout on voit les effets de sa chute à tra-
vers la réaction des témoins: révolte de ceux qui la ser-
vaient et qui la dépouillent (17,16-17) ou triple lamentation
des rois, des commerçants et des navigateurs35 (18,9-19
rythmée chaque fois par un double oûaí), tandis que le ciel,
les saints, les apôtres et les prophètes sont invités à se
réjouir (18,20).

33
Le grand jour de Dieu est annoncé avec force cataclysmes dans la plus pure
tradition apocalyptique. Mais, même si cette délectation dans la terreur peut être
déplaisante, il faut noter que l’auteur ne s’y laisse pas totalement emporter. En 16,15,
il brise un instant son élan vengeur pour annoncer ce qui reste la nouvelle essentielle:
le salut qui vient comme un voleur et il faut veiller pour être prêt pour l’accueillir.
Mais aussitôt la fureur reprend ses droits.
34
Voir aussi le fait que le nom de Babylone est écrit sur le front de la prostituée
(17,5). Le fait qu’elle siège au bord de grandes eaux (17,1) et sur sept collines (17,9)
oriente l’interprétation vers Rome.
35
Texte inspiré de Ez 27 – 28.
536 C. FOCANT

3. 21,1 – 22,5: l’instauration d’un monde nouveau, d’une ville nou-


velle
Cette dernière vision36 constitue indéniablement le sommet de
l’Apocalypse et la fin absolue dans son cadre. On peut la diviser en
trois parties:
– vision d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle (21,1-8);
– monstration de la Jérusalem nouvelle (21,9-27);
– monstration du paradis (22,1-5).
Mais une division bipartite se justifie tout autant:
– vision d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, et de la Jérusalem
nouvelle descendant du ciel (21,1-8);
– interprétation de la vision par un ange (21,9 – 22,5).
Il ne s’agit pas d’étapes successives, mais, toujours selon une cer-
taine forme de récapitulation, de deux ou trois présentations succes-
sives de la même réalité eschatologique, celle de la présence défini-
tive de Dieu avec les hommes. Cette présence est affirmée au cœur
de chacune des sections avec des formulations un peu différentes
(21,3.22; 22,3). Le passage le plus important de ce point de vue, c’est
21,3-4 où la Jérusalem nouvelle est présentée comme la skjnß, la
tente, la shekinah de Dieu parmi les hommes: celui-ci y habite non
pas avec son peuple, mais avec «ses peuples» (v. 4). La différence
entre les peuples et les langues (symbole d’altérité) n’est pas abolie,
mais elle n’empêche pas la paix vécue dans l’alliance avec Dieu. Et
il découle de cette merveilleuse alliance que les séquelles du péché
– la souffrance et la mort – ne peuvent pas coexister avec cette créa-
tion transfigurée par la sainteté divine. En revanche, Dieu y donne
«de la source d’eau vive gratuitement» à tout qui a soif (21,6; voir
aussi 22,17), et de son trône – qui est aussi celui de l’Agneau – sort
un fleuve d’eau vive qui abreuve l’arbre de vie et permet de merveil-
leuses récoltes, les feuilles de cet arbre servant à la guérison des
nations (22,1-2). À propos de ces scènes finales, on peut, avec Pierre
Prigent, parler de deux aspects, de deux «éclairages prophétiques de
la Fin»37. C’est un peu comme un retable qui permet de voir ensemble
36
Les deux dernières mentions de e˝don se lisent en 21,1.2, si l’on excepte 21,22
où le visionnaire dit n’avoir pas vu de temple dans la ville.
37
P. PRIGENT, «Le temps et le Royaume dans l’Apocalypse», dans J. LAMBRECHT
(éd.), L’apocalypse johannique et l’Apocalyptique dans le Nouveau Testament,
STRUCTURE ET INTERPRÉTATION DE L’APOCALYPSE 537

plusieurs aspects. Et c’est aussi une façon de limiter la tentation de la


lecture objectivante. L’évocation de la Fin ne peut évidemment se
faire que dans un langage mythique dont les représentations spatio-
temporelles sont symboliques et ne peuvent sans dommage être objec-
tivées. En effet, pour parler comme Paul Ricœur, une telle objectiva-
tion où le mythe serait pris comme une «explication» de la destinée
l’empêcherait de déployer ses virtualités et de donner à penser. Alors
qu’en fait, le mythe «exprime, en termes de monde, voire d’outre-
monde ou de second monde, la compréhension que l’homme prend de
lui-même par rapport au fondement et à la limite de son existence»38.
Les descriptions sont ici, plus qu’ailleurs encore dans l’Apocalypse,
pétries de réminiscences bibliques. Tout se passe comme si l’auteur
disait: «la tradition biblique m’a légué une espérance dernière qui
peut s’exprimer» sous deux formes (le monde nouveau, la nouvelle
Jérusalem), «mais comprenez bien que cette espérance est une,
comme le Dieu qui la donne»39. Par ailleurs, même si de nombreuses
images sont empruntées au début de la Genèse, la perspective n’est
pas celle – cyclique – d’un retour au paradis perdu. Si le jardin d’Eden
– image qui évoque la nature – était le symbole fondamental de la
première création, c’est d’une ville – ce qui porte l’empreinte humaine,
celle de l’architecte – qu’il s’agit à la fin de l’Apocalypse… et de la
Bible pour les chrétiens. Or, où se conservent mieux que dans une
ville les strates successives de l’histoire et de la culture des hommes?
Cela suggère sans doute une certaine reprise des inventions et des
constructions humaines qui ne sont pas négligées dans la nouvelle
création offerte par Dieu. La ville qui descend du ciel, offerte par
Dieu, est l’antithèse par ce mouvement même de l’effort prométhéen
symbolisé dans la Bible par la tour de Babel élevée de la terre pour
atteindre le ciel40. Elle est évidemment aussi dans l’Apocalypse l’anti-
thèse de Babylone, ville des puissances, des richesses, de la violence
et de l’esclavage.

p. 231-245 (233). Toutefois, comme il adopte une structure en trois parties, Prigent
parle de trois éclairages prophétiques et non de deux.
38
Texte repris à la préface écrite par P. RICŒUR au livre de R. BULTMANN, Jésus.
Mythologie et démythologisation, Paris, Seuil, 1968, p. 19.
39
P. PRIGENT, L’Apocalypse, p. 205.
40
Dans un chapitre intitulé «Du jardin d’Éden à la Jérusalem céleste», A. WÉNIN,
La Bible ou la violence surmontée, Paris, DDB, 2008, p. 169-191, retrace un parcours
biblique sur la ville, bref mais suggestif.
538 C. FOCANT

CONCLUSION

La structuration de l’Apocalypse de Jean a été et reste objet de


débat. Il serait présomptueux de vouloir clore celui-ci par une propo-
sition nouvelle. Dans cet article, l’objectif était plutôt de fournir une
structuration plausible et d’en montrer la valeur heuristique. Certes
les clés de lecture ainsi proposées ne sont pas suffisantes pour déchif-
frer le détail de ce livre énigmatique qui utilise nombre de conven-
tions symboliques. Mais une structuration, fût-elle hypothétique, est
nécessaire pour avancer dans le dédale de ce livre et en proposer une
compréhension globale. C’est d’autant plus indispensable que, pris
isolément, certains passages peuvent être exploités à des fins diffé-
rentes de celle poursuivie par l’auteur de l’Apocalypse. La dynamique
de l’ensemble du texte tire son sens des deux derniers chapitres et elle
promeut résolument l’espérance à travers des épreuves dont le carac-
tère terrible n’est jamais escamoté.

B – 5380 Franc-Waret, Camille FOCANT


Rue des Sarts, 2. Professeur émérite de la Faculté de théologie
Camille.Focant@uclouvain.be Université catholique de Louvain

Résumé – Cet article développe une hypothèse de structuration de l’Apoca-


lypse en soulignant son caractère heuristique. Elle s’inspire du système de
récapitulation (Victorin) pour les septénaires des sceaux et des trompettes
(Ap 4,1 – 11,19). En revanche, elle développe une structure chiastique pour
le combat et la défaite du dragon, des deux bêtes et de Babylone (Ap 12,1
– 20,15). Suit enfin une dernière vision (Ap 21,1 – 22,5) qui constitue le
sommet et la clé d’interprétation du dernier livre de la Bible chrétienne.

Summary – This article develops a hypothesis concerning the structuration


of the Apocalypse, underlining its heuristic character. The hypothesis takes
its inspiration in the recapitulation system (Victorinus) for the groups of
seven seals and trumpets (Rev 4:1 – 11:19). On the other hand, it develops
a chiastic structure for the combat and the defeat of the dragon, the two
beasts of Babylon (Rev 12:1 – 10:15). At last comes the final vision (Rev
21:1 – 22:5) which constitutes the summit and the interpretative key for the
last book of the Christian Bible.

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