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LA VENGEANCE

400-1200

sous la direction de Dominique Barthélemy,


François Bougard et Régine Le Jan

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME


\
2006
450 ANNE-MARIE HELVÉTIUS

des récits de vengeance mis en scène dans ces textes s’explique par le
fait qu'ils servent les intérêts variés des auteurs et de leur public. Ils
se font l'écho des nombreux débats qui opposèrent les chrétiens du
Moyen Âge à propos de l'origine du mal, de la sainteté, de la morale,
et plus généralement de la sotériologie et de l’eschatologie. Au-delà
des traités de théologie, la Bible, avec ses ambiguïtés et ses contra­
dictions, nécessitait aussi une exégèse par l'exemple, une exégèse ha­
giographique sans cesse renouvelée, qui dut s'adapter à la lente évo­
lution de la société tout en influençant elle-même cette évolution.

Anne-Marie Helvétius
PHILIPPE BUC

LA VENGEANCE DE DIEU
DE L’EXÉGÈSE PATRISTIQUE À LA RÉFORME
ECCLÉSIASTIQUE ET À LA PREMIÈRE CROISADE
*

Pour Tom Bisson

Il est encore parfois de rigueur de mettre, implicitement ou ex­


plicitement, les vengeances altimédiévales - y compris cette ven­
geance de Dieu qu’est la croisade - sur le compte d’un ethos laïque,
populaire ou germanique. Dans cette optique, ces «mentalités»
constituent Iç pendant et l'opposé d’une culture ecclésiastique ou sa­
vante, en laquelle aurait longtemps continué de vibrer le tout aussi
putatif pacifisme du christianisme primitif. Pour le grand Carl Erd­
mann, une précondition de la croisade est l'abandon par l'Église, au­
tour de l’an mil, de son opposition originelle à la violence, ethos
qu’elle avait renforcé pendant le haut Moyen Âge en réaction à l'im­
portance que les barbares attribuaient à la faide1. Jonathan Riley-

* Je remercie ici pour leur aide Luc Ferrier et Guy Lobrichon, et pour ses
commentaires Jay Rubenstein. Son Guibert of Nogent : Portait of a Médiéval
Mind, New York, 2002, relie Guibert l'exégète à Guibert l'historiographe auteur
des Dei Gesta per Francos. Il est probable que je n'aurais pas pensé sans ce livre à
mettre en rapport patristique et croisade. Je tiens aussi à saluer, entre autres très
grands anciens dont je suis capable de percevoir l’influence fondatrice, Carl Erd­
mann et Ernst Bernheim.
1C. Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, Stuttgart, 1935,
trad, américaine, The formation of the idea of crusade, Princeton, 1977, p. 20-21.
Voir aussi ibid., p. 26, n. 62, commentant Annales Fuldenses, Continuatio Ratis-
bonensis 891, éd. Fr. Kurze, Hanovre, 1891 (M.G.H., Scriptores rer. Germ, in us.
schol., [6]), p. 120. Pour une critique, voir M. McCormick, Liturgie et guerre, des
Carolingiens à la première croisade, dans «Militia Christi» e Crociata nei secoli XI-
XIII. Atti della undecima Settimana internationale di studio, Mendola, 28 agos-
to-1 settembre 1989, Milan, 1992 {Miscellanea del Centro di studi medioevali, 30),
p. 211-240, ici p. 236; et, apparentées, les remarques de H. Keller, «Machabaeo-
rum pugnae». Zum Stellenwert eines biblischen Vorbilds in Widukinds Deutung der
ottonischen Königsherrschaft, dans Id. et N. Staubach (éd.), Iconologia sacra. My­
thos, Bildkunst und Dichtung in der Religions- und Sozialgeschichte Alteuropas.
Festschrift für Karl Hauck zum 75. Geburtstag, Berlin, 1994 (Arbeiten zur
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Smith, qui est pourtant très réticent envers ce genre d’opposition,


avance que les valeurs féodales de fidélité du vassal envers le sei­
gneur, projetées sur le Seigneur, Jésus-Christ, ont nourri dans les
années 1090 l’enthousiasme pour la croisade2. Encore en 1991, dans
un article par ailleurs fondamental pour les thèses que nous avan­
çons ici, Jean Flori considérait «la popularité de» la «notion de ven­
geance» à l’époque de la première croisade comme un témoignage
«de la substitution des valeurs guerrières et féodales aux valeurs pa­
cifiques du christianisme primitif». Il mettait cet engouement sur le
compte des mentalités et prédicateurs populaires3. C’est là, à nos
yeux, simplifier le pacifisme néo-testamentaire, qui n’est «pacifiste»
que dans un sens bien particulier4; c’est aussi simplifier ce qu’en
firent les Pères de l’Église latine dès l’Antiquité tardive.
Le rapport entre la première croisade et l’exégèse de la ven­
geance constitue l'horizon visé par cette contribution. Nous voulons
suggérer comment les violences qui s'échelonnent des pogromes de
Rhénanie en 1096 à la prise de Jérusalem en 1099 prennent une si­
gnification plus riche quand elles sont rapportées à une grille de lec­
ture savante et cléricale. Ces pages évoqueront tout d'abord les
schèmes qui permirent aux Pères d’envisager la question de la ven­
geance de Dieu (ou par Dieu) et de mettre cette vindicta Domini en
relation avec l’Histoire Providentielle. Dans une seconde partie, il
s’agira d'épaissir le premier membre du binôme tradition - innova­
tion évoqué par André Vauchez en 1995 en précisant ce dont les ac­
teurs et chroniqueurs de la croisade sont redevables à la théologie

Frühmittelalterforschung, 23), p. 417-437, ici p. 419-420, 422-423, 429. Keller re­


place fermement dans le domaine de l’exemplarité biblique des traits de mentali­
té guerrière naguère attribués aux conceptions germaniques archaïques.
2 J. Riley-Smith, Crusading as an act of love, dans History, 65, 1980, p. 177-
192, ici p. 190-192, reprint dans T. F. Madden (éd.), The Crusades. The essential
readings, Oxford, 2002, p. 31-50, ici p. 48-50. Remarquons que le lien entre dé­
loyauté et Passion est antérieur à la féodalité. Il est explicite chez Flodoard de
Reims, De triumphis Christi sanctorumque Palestinae, 2, 1, P.L., CXXXV,
col. 511c, qui met en rapport la rébellion des Juifs contre Rome à leur rejet du Roi
Céleste : «Ceux qui - c’est prouvé - attaquèrent leur Seigneur Céleste s'efforcent
aussi d'attaquer leurs seigneurs terrestres».
3 J. Flori, Une ou plusieurs «premières croisade»? Le message d'Urbain II et
les plus anciens pogroms d'Occident, dans Revue historique, 285-1, 1991, p. 3-27,
ici p. 18.
* Voir l’affirmation de Marie-Madeleine Davy, Le thème de la vengeance au
Moyen Âge, dans G. Courtois, éd., La vengeance : La vengeance dans la pensée oc­
cidentale, Paris, 1984, p. 125-134, ici p. 125 : «Aucun texte justifiant la vengeance
ne se trouve dans le nouveau testament». Même si l’on écartait les petites apoca­
lypses qui vont être au cœur de cet article, il resterait Romains 13. Le prince «qui
ne porte pas en vain le glaive, étant le ministre de Dieu, le vindex dans la colère
contre celui qui fait le mal», a beau être une formule de Paul, la formule n'en est
pas moins néo-testamentaire.
LA VENGEANCE DE DIEU 453

cléricale de la vindicta ou ultio


*. Nous suivrons dans ce dessein deux
motifs du haut Moyen Âge : premièrement, la légende de la Ven­
geance de Notre-Seigneur (Vindicta Domini ou Salvatoris), deuxiè­
mement les guerres purificatrices des Maccabées. Nous n’aborde­
rons le onzième siècle que dans une troisième partie; elle examinera
brièvement le rapport entre ces traditions et la réforme ecclésias­
tique. Il sera dors possible de clôturer notre analyse sur une lecture,
opérée à la lumière de l'exégèse, de quelques éléments choisis dans
les chroniques des croisades. Il n'est livré ici que la version courte
d’une enquête en cours pour suggérer comment les croisés - cer­
tains d'entre eux tout du moins - ont envisagé leur action à travers
le prisme d'une histoire du salut qui a tout à voir avec la vengeance.

Schèmes exégétiques de la vengeance


Le christianisme primitif, dès l'âge apostolique, donne rarement
dans l’univocité. Les schèmes théologiques accumulent les para­
doxes. Ils s'organisent fondamentalement autour de l'opposition et
la complémentarité entre Ancien et Nouveau Testament, et sur les
dyades qui en découlent (en particulier celle de la lettre et de l’es­
prit)6. La prise de distance des Pères envers les guerres vétéro-testa-
mentaires d'Israël implique un rejet de la violence chamelle et une
affirmation de la supériorité de la dispensation nouvelle par rapport

s A. Vauchez, Les composantes eschatologiques de Vidée de croisade, dans Le


concile de Clermont de 1095 et l'appel à la croisade. Actes du Colloque de Clermont-
Ferrand (23-25 juin 1995), Rome, 1997 (Collection de VÉcole française de Rome,
236), p. 233-243, ici p. 233, est frappé par la projection, selon lui novatrice, de fi­
gures empruntées à l’Ancien Testament sur les événements de la première croi­
sade. Citons sa prise de position : «Si elle entre (...) pour une bonne part dans les
schémas de pensée de clercs rompus à l’exercice de la typologie biblique et nour­
ris de la chronologie des derniers temps, l'innovation exégétique demeure qui at­
teste un lien établi entre attente eschatologique et perception de la croisade». Cf.
P. Alphandéry, Les citations bibliques chez les historiens de la première croisade,
dans Revue d'histoire des religions, 99, 1929, p. 137-157, ici p. 137-138. Remar­
quons cependant, d'ores et déjà, que l'historicisation de l*Écriture est caractéris­
tique de l’époque de la réforme ecclésiastique, dès avant la croisade, cf. I. S. Ro­
binson, Political allegory in the biblical exegesis ofBruno de Segni, dans Recherches
de théologie ancienne et médiévale, 50, 1983, p. 69-98, par ex. p. 71. Voir mainte­
nant F. Lotter, « Tod oder Taufe». Das Problem der Zwangstaufen während des Ers­
tens Kreuzzugs, dans A. Haverkamp (éd.), Juden und Christen zur Zeit der Kreuz­
züge, Sigmaringen, 1999 (Vorträge und Forschungen, 47), p. 107-152, qui se
penche p. 122-127 sur l’exégèse des Psaumes de la vengeance.
6 Le reste de ce paragraphe doit tout à l'enseignement oral de mon maître
Gerard Caspary à l'université de Californie, Berkeley, et à son livre (cité infra,
n. 8). Pour deux élaborations de sa méthode, voir C. Straw, Gregory the Great.
Perfection in imperfection, Berkeley, 1988, et Ph. Bue, L'ambiguïté du Livre :
Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris,
1994 (Théologie historique, 95), introduction.
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à l’Ancienne Loi. Le Christ annonce l’obsolescence de la loi du ta­


lion. Mais en même temps, l’orthodoxie se définit en se démarquant
de penseurs qui, comme Marcion ou les gnostiques, rejettent
complètement l'Ancien Testament. De ce fait, les violences littérales
du vetus Israel ont à signifier- une réalité essentielle, celle des guerres
selon l’esprit menées par le verus Israel1. Nous avons donc affaire à
une structure binaire, mais où les deux termes sont néanmoins à la
fois radicalement opposés et fondamentalement reliés8. L'Ancien
Testament est ainsi le livre de l'âge de la vengeance, vindicta (iden­
tique, conformément aux conceptions romaines, à la justitia); le
Nouveau Testament, centré sur la Rédemption, correspond à l’âge
du pardon9. Cependant, dans la mesure où le Royaume n’a pas été
pleinement réalisé par l'incarnation, laissant le monde dans l'attente
de la Parousie, la vindicta justicière, caractéristique de l’ère vétéro-
testamentaire, perdure dans l’ère nouvelle; elle y est cependant su­
bordonnée à la misericordia. Un second agencement des âges, ap­
parenté à celui que nous venons de décrire, ramène lui aussi la ven-

7 Voir, par exemple, Jérôme, in Eph. 6.12, P.L., XXVI, col. 580ab (cité fidèle­
ment par Hraban Maur, in eodem, P.L., CXII, col. 469bc) : «L'Apôtre a compris
de manière plus haute ces batailles et combats singuliers (...) et a senti un
combat spirituel dans ce combat charnel, dans lequel les combattants furent soit
vaincus soit l’emportèrent; [il a senti] que les satrapes de chaque localité indi­
quaient des puissances de l'autre monde, et quant aux rois de chaque nation,
qu'ils étaient des images de ceux qu’on appelle ici les régents du monde et des té­
nèbres. Enfin, que les mauvais hommes [de ces récits] désignent les mauvaises
entités spirituelles dans les [sphères] célestes. Et il nous semble que l’Apôtre nous
dit avec d’autres mot ce qui suit : Ô Éphésiens, ce que vous avez entendu raconter
au sujet des guerres d'Israël contre les nations (...) semble certes signifier la chair
et le sang, mais si vous voulez savoir en vérité, comprenez que toutes ces choses
leur arrivèrent en figure. Elles furent écrites pour nous, vers qui se sont hâté les
fins des temps, afin que nous comprenions par leur biais que le combat contre la
chair et le sang ne nous appartient pas; mais [nous appartient] celui contre cer­
taines puissances invisibles, contre les régents des ténèbres qui pèsent sur ce
monde et frappent les hommes de l’erreur d'une foi fausse (incredulitas), et
contre les mauvaises entités spirituelles qui habitent les [sphères] célestes».
8 Au sujet de cette tension et ses effets sur l'exégèse, voir l'ouvrage fonda­
mental de Gerard Caspary, Politics and exegesis. Origen and the Two Swords, Ber­
keley, 1979.
’Haymon d’Auxerre, in Apoc. 12.14, P.L., CXVIII, col. 1090bc (conformé­
ment aux conventions d’époque, je souligne le texte biblique commenté) : Ubi ali­
tur per tempus et tempora et dimidium temporis a facie serpentis. (...) In hujus
mulieris figura olim populum Israeliticum columna nubis praecedebat per diem, et
columna ignis per noctem. In nube quippe blandimentum amoris, in igne autem
terror exprimitur timoris [cf. Exod. 13.22]. Per has quippe duas columnas duo si­
gnificantur Testamenta. Per nubem in die, Novum significatur Testamentum, in
quo non vindicta peccantium, sed misericordiae lenitas ostensa est. Unde est : Ne­
mo te condemnavit, mulier [Joan. 8.10]. Per ignem vero in nocte, Vetus Testa­
mentum intelligftur, quod supplicium peccantibus minatur. Unde est : Si quis hoc
vel illud fecerit, morte moriatur.
LA VENGEANCE DE DIEU 455

geance dans le temps de l’Église. Car le schème binaire, bien que do­
minant, admet une variante fondamentale (une mutation, devrait-on
dire), qui est, quant à elle, structurée de manière ternaire. En effet,
une troisième plage temporelle fait retrouver le Dieu vengeur et jus­
ticier du premier âge10*. Il s’agit du temps de la fin, un temps ouvert
par les conversions massives au christianisme; un temps centré sur
la venue de l'Antéchrist, les persécutions qu'il mène et les apostasies
qui s’ensuivent. Un temps, pour finir, qui est clôturé par le Jugement
Dernier. C’est alors que les anges sépareront le bon grain de l'ivraie,
le blé de la paille, les brebis des chèvres. Livre sans pitié que l’Apoca­
lypse de Jean! Le visionnaire y voit les martyrs gisants sous l’autel
demander rétribution, les oiseaux du ciel et les bêtes de la terre dé­
vorer les impies, le sang des pécheurs couler à flot. Entre le second
âge et cette époque finale peut ainsi s'instaurer une dialectique
comparable à celle qui opère entre Ancienne et Nouvelle Dispensa­
tion11. Les luttes de l’Église deviennent alors les longues prémices du
conflit final et, comme ce dernier, elles participent à la fois de la
lettre et de l’esprit. Selon ces deux schèmes - mais avec une intensité
plus forte dans le second (triadique) que dans le premier (dya-
dique) - la vengeance est justifiée et nécessaire. L’âge présent est
donc un temps où coexistent la vengeance et la miséricorde, un
temps de guerres qui sont à la fois chamelles et spirituelles.
Ne pensons pas que ces constructions dialectiques aient été
conçues sans douleurs ni tensions. Augustin doit ainsi expliquer ce
qu'est devenu l’appel évangélique au pardon sous le cruel éclairage
que l’Apocalypse jette à rebours sur le présent. «Le juste se réjouira
quand il verra la vengeance [s’exercer] sur les impies», dans la me­

10 Cf. par ex. Haymon d’Auxerre, in Apoc. 11.18, P.L., 118, col. 1078bc : Et ad­
venit ira tua et tempus mortuorum judicari (...) Duos Domini adventus compre­
hendunt : Primum scilicet humilem et occultum, quando surgens a mortuis mun­
dum sibi substravit. Secundum vero excelsum et manifestum, quando impiis iras-
cetur, et servos suos vindicabit. Ou Augustin, Enarrationes in Psalmos, in Psal.
24.8-10, éd. E. Dekkers et J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL, 38), p. 138-139 :
Dulcis et rectus dominus. Dulcis est dominus, quandoquidem et peccantes et im­
pios ita miseratus est, ut omnia priora donarit; sed etiam rectus est dominus, qui
post misericordiam uocationis et ueniae, quae habet gratiam sine meritis, digna ul­
timo judicio merita requiret. (...) Universae viae Domini misericordia et veritas
(...) duo adventus filii dei, unus miserantis, alter judicantis. La paire miséricorde-
justice passe dans le petit miroir des princes de la Cité de Dieu 5, 24, éd. B. Dom-
bart et A. Kalb, Turnhout, 1955 (CCSL, 47), p. 160, où la justice ou rectitude est
appelée vindicta.
” Voir B. McGinn, The Apocalyptic imagination in the Middle Ages, dans
J. A. Aertsen et M. Pickavé (éd.), Ende und Vollendung. Eschatologische Perspek­
tiven im Mittelalter, Berlin, 2002, p. 79-94, ici p. 81, s'appuyant sur O. Cullmann,
Christ and time, Londres, 1962, ici p. 144-148. Lorsqu'il s’agit du haut Moyen Âge,
McGinn me semble tirer la dialectique vers une eschatologie réalisée, et dans un
sens qui atténue la prégnance et la pression de la Fin sur les mentalités.
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sure où le châtiment permet au pécheur de se convertir dans ce


monde. Si le pécheur ne se repent pas, la rétribution fournit un
exemple aux autres vivants. Et si ce châtiment n'a lieu qu’au Juge­
ment Dernier, la joie du juste découle du fait qu'il voit Dieu être
équitable et agir selon la regula veritatis. Ne serait-il pas contraire à
cette règle ou mesure que Dieu traitât les méchants à égalité avec les
bons, en leur offrant les mêmes récompenses?12 Dans l’humanité
que le pessimisme augustinien considère comme souillée hérédi­
tairement par le péché des premiers parents, cette massa damnata,
Dieu a effectué le partage entre ceux qui feront l’objet de Sa grâce et
ceux qui pâtiront de Sa vengeance; le contraste radical entre les
deux destins permet d'apprécier la justice divine13. Haymon
d'Auxerre reste dans la ligne d’Augustin, en la simplifiant. C’est, se­
lon lui, «par charité» que les saints réclament d'être vengés de leurs
ennemis. Parmi ces derniers, ceux qui sont prédestinés au salut se­
ront convertis au bien; quant à ceux qui sont prédestinés à la dam­
nation, lorsque la vengeance divine écourte leur vie, ils y gagnent à

12 Augustin, Enarrationes in Psalmos, in Psal. 78.10, éd. E. Dekkers et J. Frai-


pont, Turnhout, 1956 (CCSL, 39), p. 1107-1108 : «"Que la vengeance sur les na­
tions soit visible devant nos yeux"» [Psal. 149.7] [...] Il s’agit d'une prophétie, non
d'un souhait. Mais étant donné ce qui est écrit dans l'Apocalypse, que les martyrs
sont sous l'autel de Dieu et clament à Lui, disant [Apoc. 6.9-10], "Jusqu'à quand, ô
Seigneur, ne venges-Tu pas notre sang?", nous ne pouvons pas laisser de côté
comment ceci doit être compris. Il ne faudrait pas croire en effet que les saints
désirent rassasier leur haine (...) Et pourtant il est écrit, "Le juste se réjouira
quand il verra la vengeance [s'exercer] sur les impies; il lavera ses mains dans le
sang du pécheur’’. Et l’apôtre dit : "Très chers, ne vous vengez pas vous-mêmes,
mais laissez sa place à la colère. Car il est écrit, 'Le Seigneur dit, La vengeance
m’appartient, et c’est à moi de rétribuer”'. Donc le Seigneur n'a pas commandé
qu’ils ne désirent pas se venger, mais que ne se vengeant pas eux-mêmes ils
laissent place à la colère de Dieu, Lui qui dit, "La vengeance m’appartient, et c'est
à moi de rétribuer”. (...) Où est donc passée cette parole, "Aimez vos ennemis,
faites le bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent"
[Matt. 5.44]? Où est donc passée cette parole, "Ne rendez pas le mal pour le mal,
ni malédiction pour une malédiction’’ [Rom. 12.17] (...) S'il est vengé dans ce
monde, soit il se réjouit pour son ennemi, s'il est corrigé [par le châtiment], ou
pour sûr pour les autres hommes, qui vont avoir peur de l’imiter. Et quant à lui il
devient meilleur, non en repaissant ses haines dans le supplice de l'autre, mais en
amendant ses erreurs. C'est donc par une volonté bénéfique et non par méchan­
ceté que le juste se réjouit quand il voit la vengeance; et "il lave ses mains",
comprenez, il rend ses œuvres plus pures “dans le sang”, c’est à dire dans la des­
truction du pécheur. Il ne tire pas de joie du mal qui arrive à autrui, mais [en tire]
un exemple et une exhortation de la part de Dieu. Et si la vengeance a lieu dans le
monde à venir, lors du Jugement Dernier de Dieu, ce qui lui plaît est (...) que les
méchants ne l’aient pas bonne, que les impies ne jouissent pas des récompenses
des pieux, ce qui est injuste et étranger à la règle de vérité que le juste aime».
13 Augustin, De civitate Dei 21,12, éd. citée n. 10, p. 778, où Dieu distribue ar­
bitrairement misericors gratia et justa vindicta.
LA VENGEANCE DE DIEU 457

être punis moins férocement. En effet, selon une arithmétique de la


compensation, les peines infernales sont proportionnelles aux délits,
dont l’accumulation est coupée court par la mort. La jubilation des
élus, que décrit avec gourmandise la lettre de l’Écriture, est préser­
vée dans l’exégèse grâce à la notion de prédestination : présents à
Dieu et partageant Sa prescience, les saints «boivent de Lui la bois­
son dont ils ont soif [de boire] de Lui»14.
Ces paradoxes de l'histoire sacrée ont aussi un pendant ecclésio­
logique. Si le Christ sur la croix prie pour ses persécuteurs, Il le fait
en vertu de Son sacerdoce. De même, s’il dépose ses vêtements avant
Son supplice, c’est pour signaler que ce n’est pas Sa divine royauté
qui pâtira15. Au prêtre le pardon; au roi la vengeance. Mais dans la
mesure où le sacerdos, étant image du Christ, est aussi rex, il doit sa­
voir punir; réciproquement, à cause de la même exemplarité, le roi
est appelé au pardon. L’un est donc plus justice et moins miséri­
corde; l’autre plus miséricorde et moins justice16. D’ordinaire, toute­
fois, des rôles distincts sont maintenus, que relie une providence at­
tachée à coordonner les vertus propres à chaque fonction. Une divi­
sion du travail dans l’exercice de la vengeance s’opère dans le corps
du Christ, qui ne va pas sans une solidarité des ordres. C’est ce que
met en œuvre Willibald dans la Vie de Boniface, l’apôtre des Frisons.

14 Haymon d'Auxerre, in Apoc. 6.10, P.L., CXVÜI, col. 1030cd : Voce magna
dicentes : Usquequo, Domine, sanctus et verus non judicas et non vindicas san­
guinem nostrum de his qui habitant in terra? Quaestio oritur in hoc loco, cur
sancti jam cum Domino manentes, vindictam de inimicis expetant, cum Dominus
in Evangelio dicat : «Diligite inimicos vestros, et orate pro persequentibus et ca-
lumniantibus vos [Matt. 5.44]»? Sed sciendum quia illi sancti jam in conspectu
Creatoris sui consistentes, vident voluntatem illius, et ideo ab ipso accipiunt, quod
eum velle facere noverunt, et de ipso bibunt quod ab ipso sitiunt. Petunt autem vin­
dictam de inimicis duobus modis, et hoc causa charitatis, ut scilicet qui ad vitam
aeternam praedestinati sunt, convertantur a malo ad bonum. Qui vero praesciente
Deo damnandi sunt, moriantur et peccare desistant, ut post hoc minorem poenam
in inferno habeant, ubi unusquisque secundum qualitatem operum sustinebit ma­
gnitudinem poenarum. Quod petere utique charitatis est et misericordiae.
15 Bède, in Luc. 23.34, éd. D. Hurst, Turnhout, 1960 (CCSL, 120), p. 402-403
(suivi par la Glose) : Quia Lucas per vituli typum sacerdotium Christi scribere dis­
posuit recte apud Deum Dominus et pro persecutoribus suis jure sacerdotis inter­
cedit et eodem munere latroni confttenti paradisi januam pandit. Bède suit peut-
être Ambroise, Expositio in Lucam 10, 129 (in Luc. 23.34-43), éd. M. Adriaen,
Turnhout, 1957 (CCSL, 14), p. 383 : Lucas autem conpetere evidenter adseruit la­
troni veniam sacerdotali intercessione donatam et Judaeis persequentibus eodem
munere indulgentiam postulatam. Le même Ambroise parle un peu avant de la
royauté du Christ, Expositio 10, 108 (in Luc. 23.11), p. 376 : Pulchre ascensurus
crucem regalia vestimenta deposuit [cf. Mare. 15.20, «exuerunt illum purpuram»],
ut scias quasi hominem passum esse, non quasi deum regem, etsi utrumque chris-
tus, quasi hominem tamen, non quasi deum cruci esse suffixum.
16 Cf. Ph. Bue, Pouvoir royal et commentaires de la Bible (1150-1350), dans An­
nales ESC, 40, 1989, p. 691-713; Id„ L’ambiguïté du Livre... cité n. 6, p. 45-47.
458 PHILIPPE BUC

Il y relate le martyre du saint missionnaire et de ses compagnons17.


La Vita associe la passivité du groupe de missionnaires, qui satis­
ferait presque à notre image d’Epinal des premiers martyrs, à une
rétribution qui aurait horrifié Marcion. Lorsque la petite troupe dé­
couvre que des païens armés jusqu’aux dents s’apprêtent à l'assaillir,
les serviteurs laïcs de Boniface, ses pueri, saisissent leurs propres
armes, «agissant pour défendre les saints - ensuite martyrs - contre
l'armée démente de ce peuple furieux». Boniface exhorte alors ses
guerriers et ses clercs. Aux premiers, aux pueri, «il interdit le combat
et la lutte», en vertu du précepte évangélique, «rendez le bien pour
le mal». Aux seconds, que le biographe appelle «les frères» de Boni-
face ou «les saints», il prêche la constance et annonce qu’ils «vont
pouvoir régner avec le Christ pour l'éternité». Les païens massacrent
les «saints», puis se disputent le butin. La discorde va jusqu’au
conflit armé, qui laisse la majeure part des pillards sur le terrain.
Les survivants recevront rapidement le talion de leurs actes, car le
Créateur «voulut se venger de Ses ennemis, et, avec le zèle de Son
habituelle miséricorde, punir le sang versé de [Ses] saints»18. C’était
aussi manière pour Lui de manifester une colère déjà ancienne
contre ces idolâtres. Les agents de ïultio divine sont des guerriers
chrétiens, qui se lèvent pour venger les martyrs, et obtiennent une
victoire écrasante. Ce triomphe convainc les païens - en particulier
les enfants, femmes, et esclaves des morts - que Boniface prêchait la
vérité. Ils se convertissent en masse : «Brisés par leurs maux dans le
[temps] présent, et illuminés par la foudre de la foi, les païens rus­
tiques qui survécurent évitèrent les tourments étemels». Dans l’es­
prit de l'hagiôgraphe, la passion des clerici va de pair avec le châti­
ment exécuté par les bellatores. La répartition fonctionnelle des
tâches est claire : aux uns le martyre, aux autres la vengeance ar­

17 Willibald, Vita Bonifacii 11, 35-12, 38, P.L., LXXXIX, col. 627c-630c.
18 Les formules valent la citation, Vita 11, 37, P.L., LXXXIX, col. 130a : Vitae
dispendium mortis, recepto talione, perceperunt, quia omnipotens mundi conditor
ac reformator ulcisci se voluit de inimicis, et fusum per se sanctorum sanguinem
consuetae misericordiae zelo puniri, ac diu protelatam idolorum cultoribus iram,
novo recentis malitiae furore permotus, publice ostendere. Étant donné les conver­
sions qui s’ensuivent, il est tentant de mettre en rapport l’expression misericor­
diae zelo puniri avec la formule prédestinatrice d’Augustin, «pardonnant (ignos­
cens) miséricordieusement, vengeant justement, et de même vengeant miséricor­
dieusement et pardonnant avec justice»; cf. De Genesi ad litteram 11, 11, éd.
J. Zycha, Vienne, 1894 (CSEL, 28 : 3-1), p. 344 : Praevidet bonos futuros et creat,
praevidet malos futuros et creat, se ipsum ad fruendum praebens bonis, multa mu­
nerum suorum largiens et malis, misericorditer ignoscens, juste ulciscens, item que
misericorditer ulciscens, juste ignoscens, nihil metuens de cujusquam malitia, nihil
indigens de cujusquam justitia, nihil sibi consulens nec de operibus bonorum et bo­
nis consulens etiam de poenis malorum.
LA VENGEANCE DE DIEU 459

mée19. Mais les deux actes appartiennent au même complexe pro­


videntiel.
Les guerriers carolingiens ne vengent ici que les saints de Dieu,
tout en servant Sa vieille colère contre les païens frisons. La guerre
sainte changera bien sûr d’échelle au onzième siècle, mais, comme
l’a montré Michael McCormick, il y a continuité en matière de li­
turgie de la guerre entre la frontière carolingienne et la première
croisade20. Une continuité similaire relie aussi l’exégèse de l’Anti-
quité tardive et du haut Moyen Âge aux chroniqueurs de l’expédi­
tion de 1095-1099. Nous allons en examiner deux aspects (il y en a
d’autres bien sûr) : l'emploi du motif de la Vengeance de Notre-
Seigneur, et l’utilisation du type exégétique des guerres purifica­
trices des Maccabées.

La Vindicta Domini ou Salvatoris


Le thème de la Vengeance du Seigneur se fonde sur les exégèses
de l’annonce faite par le Christ de la destruction de Jérusalem, réali­
sée en 70 de l’ère commune par les légions romaines de Titus et Ves-
pasien. Cette prophétie, notons-le d’emblée, est simultanément une
annonce des batailles finales de la fin des temps. L'interprétation pa-
tristique s’enrichit très tôt de larges emprunts à la Guerre des Juifs
de Flavius Josèphe. Josèphe avait lu les événements de 66-74 comme
une punition divine châtiant les transgressions de ses coreligion­
naires, façon d’envisager les tribulations tout à fait classique depuis
les prophètes d’Israël. Des annonces, présentes dans la Torah, de la
première destruction du premier temple, effectuée par les Babylo­
niens, Josèphe avait fait en plus des prophéties de la seconde des­
truction, celle opérée par les Romains. De plus, attribuant à Dieu
son itinéraire personnel, le transfuge juif avait suggéré que Yahvé
s'était retiré du Temple et était passé du côté des Romains. Enfin,
réinterprétant des prophéties qui circulaient, pour désamorcer le
messianisme de certaines factions juives en rébellion contre Rome,
il annonçait à Vespasien qu'il y aurait bien un successeur à Néron,
en la personne de Vespasien lui-même. La chute de Jérusalem était
ainsi associée - sans qu’il n’y ait encore de lien organique à ce
point - aux destinées de Rome. Dans les milieux proto-chrétiens, au
contraire, la catastrophe de 70 fut intégrée de manière intime à l’his­
toire providentielle. Flavius Josèphe fut christianisé. Le processus de

19 Le texte semble dire que les pueri subissent eux aussi le martyre. Bonifiace
leur offre un dépassement de leur ordre, les conjoignant ainsi à ses frères les
clercs. Ce qui était nonnalement attendu d'eux, le combat vengeur, est réalisé par
d'autres membres de leur statut ecclésiologique, Yordo des bellatores.
20 M. McCormick, Liturgie et guerre... cité n. 1, par ex. p. 220-222.
460 PHILIPPE BUC

coordination de sa Guerre des Juifs aux «petites apocalypses» des


évangiles synoptiques commença dès les tout premiers siècles21. De
larges emprunts à Josèphe passèrent ensuite dans les Chroniques
universelles par l'intermédiaire d’Eusèbe de Césarée. Une traduction
très libre de la Guerre des Juifs attribuée à un certain Hégésippe cir­
cula aussi largement; son prologue fait de la destruction du Temple
la juste punition de la crucifixion22. Pour certains, Vespasien devint
le injuriae vindex choisi par le Christ sur la croix23. (Il y aurait assu­
rément beaucoup à dire au sujet de cette expression de «vengeur»,
vindex, «de l'insulte faite au droit», injuriae', notons simplement ici
que l’historiographie romaine connaît aussi, pour scander la marche
du temps, la narration d’énormes injustices perpétrées et des ven­
geances qu’elles déclenchèrent)24.
Pour le haut Moyen Âge, la prise de Jérusalem par Titus et Ves­
pasien allait devenir une métonymie de la Vengeance de Notre-
Seigneur contre les Juifs. Un coffret en ivoire anglo-saxon - connu
d’après un de ses anciens propriétaires sous le nom trompeur de
Franks Casket - représente ainsi sur un de ses panneaux la conquête
de la ville sainte. Une de ses légendes runiques sculptées est lapi­
daire : Dom, jugement25.
Cruel jugement. Une des prophéties de la Torah, que Josèphe te­
nait pour avoir été réalisée lors du siège de Jérusalem, voulait que
les Juifs, encerclés et poussés par la famine, aient été poussés à man­

21 Comme l’a montré Heinz Schreckenberg dans une longue série cumulative
de travaux sur l'influence de Josèphe, auxquels nous empruntons ici beaucoup.
Signalons le plus récent, Jewish historiography and iconography in early and me­
dieval Christianity, Minneapolis, 1992. Luc 19.41-44, prophétie de la destruction
de la ville, était lu le neuvième, dixième, ou onzième dimanche après la Pente­
côte, cf. S. K. Wright, The Vengeance of our Lord : medieval dramatizations of the
destruction ofJerusalem, Toronto 1989 (PIMS Studies and texts, 89), p. 23 et n. 54.
22 Éd. V. Ussani, Vienne, 1932 (CSEL, 66). Voir H. Schreckenberg, Jewish
historiography..., p. 71-73; S. K. Wright, Vengeance..., p. 22.
23 Fulgentius Mythographus, De aetatibus mundi et hominis 14, éd. R. Helm,
Leipzig, 1970, p. 129-179, ici p. 177 : 14 et suiv. : Nam Vespasianus Judaicae vin­
dex nequitiae, quem suae Christus injuriae elegerat vindicem, ipse Israheliticam
cladem finem usque perduxit et nequaquam jam ultra de captivitatis ergastulum re­
dituram perenni exulatu damnavit. L’idée est déjà présente chez Paul Orose, His­
toriarum adversum paganos libri VII, 7, 3, 8, éd. H.-P. Amaud-Lindet, III, Paris,
1991, p. 22 (notre traduction) : «Titus, que la justice de Dieu avait élu (prdina-
tum) pour venger le sang du Seigneur Jésus-Christ».
24 Voir plus bas, à la n. 38.
25 A. Becker, Franks Casket. Zu den Bildern und Inschriften des Runenkät­
schens von Auzon, Regensbourg, 1973, p. 63-71 (reproduction dans H. Schrec­
kenberg, Jewish Historiography... cité n. 21, fig. 13). Les autres côtés représentent
- parmi les motifs qui sont clairement identifiables - les rois mages, Romulus et
Rémus, et l’histoire du forgeron Wieland.
LA VENGEANCE DE DIEU 461

ger leurs propres enfants. Une femme aurait ainsi immolé son nour­
risson puis l'aurait rôti, répandant un fumet affolant à travers toute
la ville affamée. La tradition exégétique chrétienne connaît cette an­
thropophage sous le nom de Marie; elle fit de l'épisode un des signes
principaux de la vengeance divine26. Jérôme commente dans ce sens
Jérémie :
«Et je détruirai les plans de Juda et de Jérusalem en ce lieu, et je
les ferai chuter par l’épée à la vue de leurs ennemis et dans la main de
ceux qui cherchent [à leur enlever] leur vie. Et je donnerai leurs ca­
davres en pâture aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la terre, et je met­
trai cette ville dans la stupeur et dans les sifflements. Toute personne
qui la traversera sera stupéfaite et sifflera devant toutes ses plaies. Et
je les nourrirai des chairs de leurs fils et des chairs de leurs filles, et
chacun mangera la chair de son ami dans ce siège et ce manque [de
nourriture] dans lequel les enfermeront leurs ennemis, eux et ceux
qui cherchent [à leur enlever] leur vie».
Bien que nous sachions que ces choses arrivèrent aussi au peuple
[d'Israël] lors de la captivité babylonienne, elles réfèrent plus pleine­
ment (plenius) à l'époque du Sauveur, quand ils furent assiégés par
Vespasien et par Titus, et quand leur ville tomba en cendres pour l’é-
temité sous Hadrien. Ainsi, ceux qui avaient offert leurs fils aux
idoles furent ensuite forcés par la pression de la faim à transformer
leur usage - à en faire [leur propre] nourriture, et les chairs de tous
furent données aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la terre. Ainsi, ceux
qui abusèrent des dons de Dieu pour l'impiété, et qui immolèrent aux
idoles [le huit de] leurs propres viscères, firent de leurs ventres le
tombeau de leurs enfants27.

Comme l'a souligné l’éminent spécialiste de Flavius Josèphe,


Heing Schreckenberg, le motif de la teknophagia allait prendre une
importance grandissante au fil du haut Moyen Âge. Dans plusieurs
récits de la chute de la ville, les Juifs assiégés passent directement de
la découverte de cet acte horrible à la reddition28. L’iconographie fait

26 Guerre des Juifs, 6, 201-213.


27 Expositio in Hieremiam, 4, 14 (in Hier. 19.7-9), éd. S. Reiter, Turnhout,
1960 (CCSL, 74), p. 184-185. La Glose, qui utilise sans doute Jérôme via Hraban,
in eodem, P.L., CXI, col. 961ad, transforme plenius en venus, indiquant ainsi l’é­
quivalence entre «plein» et «réel» - ce qui est plenius touche aux réalités les plus
essentielles. Pour une autre utilisation de vertus remplaçant plenius, dans l’ex­
pression quod verius et melius est, voir Hraban, in Hier. 18.19-23, P.L., CXI, col.
958b-958b.
“ Par ex., Flodoard, De triumphis Christi sanctorumque Palestinae, 2,1, P.L.,
CXXXV, col. 513d-514a : Insuper, horrendum dictu! reprobabile cunctis, / Admis­
sum facinus caedis, colubrisque ferisque, / Infamis mulier partus ut membra vora-
rit, / Viscera visceribus propriis et propria condens / His attrita malis tandem capi­
tur scelerata / Urbs, flammisque datur poenis ultricibus acta.
462 PHILIPPE BUC

parfois de la teknophagia une seconde métonymie pour la vengeance


du Seigneur. Enluminé vers l'an mil, l'évangéliaire d’Otton III
montre ainsi le Christ pleurant sur Jérusalem assiégée, dans les
murs de laquelle Marie passe son fils au fil du couteau29. Cependant,
dans l’autre crise que prophétise le Christ, celle des derniers jours,
ce sont les bons vengeurs qui se livrent à l'anthropophagie - selon
l’esprit du moins. Bède commente vers 703/709 la scène clôturant
Tultime bataille de l’Apocalypse, où les oiseaux - les saints - dé­
vorent jusqu’à en être rassasiés les chairs des impies. L'exégète nor-
thumbrien y lit le mystère de la construction de l'Église : Yecclesia
mangera ses ennemis bien qu’elle semble être dévorée par eux30.
Les versions et adaptations tardo-antiques, puis altimédiévales,
se caractérisent par une simplification et une exagération des
thèmes présents chez Josèphe. Les culpabilités différentes des divers
groupes juifs se fondent en une seule faute collective; la dispersion
des populations capturées dans Jérusalem devient une dispersion
générale de la nation juive dans son ensemble, condamnée tout en­
tière à l’exil. Ces versions et adaptations sont de surcroît enchâssées
dans des cadres liturgiques et providentiels. Forçant la tradition, on
souligne volontiers que Jérusalem a été assiégée pendant la Pâque
juive, en écho temporel de la Passion du Christ31. Paul Orose met
ainsi en parallèle l’entrée triomphale dans Rome du père et du fils,
Vespasien et Titus, avec le Père et le Fils, coessentiels32. Et selon lui,
clôturant le triomphe de Titus et Vespasien, la fermeture des portes
du Temple de Janus déclare la paix étemelle. Elle renvoit à la ferme­

29 Voir H. Schreckenberg, Jewish historiography... cité n. 21, fig. 14.


M In Apoc. 19.17-21, éd. R. Giyson, Tumhout, 2001 (CCSL, 121A), p. 499-503
(cf. P.L., XCIII, col. 0191a) : Dicens omnibus avibus, etc. Aves appellat sanctos, in
caeli vita degentes (...) Venite, congregamini ad coenam magnam Dei, ut manduca­
tis carnes regum, et reliqua. Venite, inquit, qui esuritis et sititis justitiam, ad epulas
regni venturi, ubi superborum furore represso divinae justitiae luce satiemini. (...)
Et omnes aves saturatae sunt de comibus eorum. Si nunc «laetabitur justus cum
viderit vindictam» impiorum, quanto tunc amplius, cum ipsi judici praesens, unus
cum eo spiritus efficitur [var. : efficietur]? (...) Hanc cenam Tychonius sic expo­
nit : «Omni tempore comedit Ecclesia carnes inimicorum suorum, dum comedi­
tur ab ei; satiabitur autem in resurrectione de eorum carnali opere vindicata».
Voir plus bas pour les résonances de cette lecture lors de la croisade. La Glose
suit Bède : Aves, id est omnes sancti delectati sunt de poena illorum et de profectu
fratrum; et : ut delectemini in cruciatu impiorum tam majorum quam minorum.
31 Walafrid Strabon, De subversione Jerusalem, P.L., CXTV, col. 967b : Quod
nutu Dei actum est, ut qui in solemni die Paschae Filium Dei cruci crudeliter affixe­
rant, in eadem die ab hostibus oppressi affligerentur. Voir H. Schreckenberg, Re­
zeptionsgeschichtliche und textkritische Untersuchungen zu Flavius Josephus,
Leyde, 1977 (Arbeiten zur Literatur und Geschichte des hellenistischen Judentums,
10), p. 35-36.
32 Analogie entre les deux paires père-fils reprise par Walafrid Strabon, De
subversione Jerusalem, P.L., CXIV, col. 966d-967a.
LA VENGEANCE DE DIEU 463

ture providentielle des même portes sous Auguste, pour la naissance


du Seigneur33. La destruction du Temple, expliquent également les
Pères, est voulue par Dieu. Citons toujours Orose : «L'Église ayant
semé sa graine de par le monde avec la plus grande fertilité, le
Temple était devenu faible parce qu’il avait donné naissance (effe­
tum) [à la Vraie Foi], vide [de sens], et sans aucune bonne utilité;
Dieu jugea donc qu’il devait être aboli»34. Il fallait montrer aux yeux
de tous que les rites, dont l’édifice sacré avait été le centre, étaient
maintenant superflus et vains. Sa destruction reprend, comme en
miniature sur le plan des institutions, le passage de l'Ancienne Loi à
la Nouvelle35.
Car quelle est la place dans lUistoire Providentielle de la Ven­
geance du Seigneur? Les événements de la vie terrestre du Christ, de
l’incarnation à l'Ascension en passant par la Passion, opèrent la su­
persession de l’Ancienne Dispensation, le passage d’une loi reli­
gieuse à une autre et l'évacuation des cérémonies juives, car ce
qu’elles signifiaient a été réalisé. La chute de Jérusalem est le pen­
dant politique et institutionnel de ce transfert : La prêtrise disparaît,
ainsi que la monarchie juive. Sur la croix - selon Haymon d'Auxerre,
commentant Isaïe 63.3, «Le jour de la vengeance fut dans mon
cœur» - le Christ enlève «aux Juifs leur place [en Terre Sainte], leur
royaume, leur nation, leur prêtrise, et toute dignité, et les livre aux
Romains» qui exerceront sur eux Sa vengeance36. La transgression

33 Historiarum adversum paganos libri VII, 7, 9, 8-9, éd. citée n. 23, III, p. 39-
40 (notre traduction) : «Les empereurs Vespasien et Titus, faisant un triomphe
magnifique des juifs, entrèrent dans la Ville. Ce fut un beau triomphe, sans pré­
cédent pour tous les mortels parmi les 320 triomphes qui avaient eu lieu depuis
la fondation de la Ville jusqu’à ce temps, car on pouvait y voir un père et un fils
transportés dans un même char triomphal, ramenant une victoire sur ceux qui
avaient offensé le Père et le Fils. Immédiatement, ayant maté toutes les guerres et
séditions, domestiques comme extérieures, ils déclarèrent que la paix [régnait]
dans tout le globe et ordonnèrent que, pour la sixième fois depuis la fondation de
la Ville, les doubles portes de Janus fussent barrées, fermant l’accès [au Temple].
Il n'était en effet que justice que les mêmes honneurs soient rendus à la ven­
geance de la Passion du Seigneur qui avaient été attribués à la Nativité [sous Au­
guste]».
34 Historiarum adversum paganos libri VII, 7, 9, 5, éd. citée n. 23, m, p. 39.
35 Pour Bède, in Marc. 13.1-2, éd. D. Hurst, Turnhout, 1960 (CCSL, 120),
p. 595, l'Ancienne Loi ayant été surpassée (umbra et typo cessante), si les nou­
veaux convertis voyaient perdurer le Temple et les rites jadis institués par Dieu,
ils y trouveraient une cause de rechute ad camale (...) judaismum. Il est donc lo­
gique que Dieu ait fait détruire l’édifice.
36 Haymon, in Isa. 63.3, P.L., CXVI, col. 1054d : «Le jour de la vengance
contre les démons et les Juifs fut dans mon cœur, comprenez quand je pendais
sur la croix pâtissant de tels [tourments]. L'année de ma rédemption arrive, c’est
à dire, l’année ou temps de la rédemption de l'espèce humaine. (...) La passion du
Seigneur contint en elle en second lieu la punition des démons, des Juifs réprou-
464 PHILIPPE BUC

du droit et la juste rétribution qui s'ensuit engendrent le mouvement


de l’histoire37. Ici les exégètes sont dans la droite ligne de l’historio­
graphie gréco-romaine. Les tragédies de Lucrèce et de Virginie
(dans lequel apparaît aussi la figure du vindex), sont le fruit d'un
abus de pouvoir (dans le second cas, judiciaire); elles aussi im­
pliquent le sacrifice d’une victime innocente, et déclenchent une
crise dont l’issue est une évolution positive de la constitution ro­
maine. Les échos sont particulièrement forts entre l'immolation de
Virginie et le procès du Christ. Pilate rejette le sang de l'innocent sur
la tête des Juifs; Verginius consacre à la mort Appius Claudius par le
sang de sa fille38. Appius Claudius, transgressant iniquement l’esprit
de la nouvelle loi des Douze Tables, l'instaure paradoxalement, car
la plèbe en révolte institutionnalisera son application. Le procès in­
juste dont le Christ est la victime, voit la perversion de la Loi juive.
La vindicta Domini qui en découle institutionnalise la Loi nouvelle,
essence spirituelle naguère voilée sous la législation de Moïse.
Avec la chute de Jérusalem, ce sont maintenant les gentils qui
mènent l’Histoire en avant. Les Juifs ont même perdu leur ancien

vés, de tous les infidèles, et les récompenses des justes. (...) En effet, alors que le
Seigneur pendait sur la croix, souffrant pour nous la passion, il y avait dans son
cœur qu’il damnerait les démons en enfer, et livrerait les Juifs aux mains des Ro­
mains». Voir tout le développement, in Isa. 63.3-6, P.L., CXVI, col. 1054a-1061a.
Haymon achève (1059d-1061a) : «Bien que ces prophéties aient été accomplies en
partie avant la venue du Seigneur, elles ont toutes été accomplies après la passion
du Seigneur. Et elles sont accomplies chaque jour aussi longtemps que reste sur
eux la malédiction qu’ils ont appelée sur eux-mêmes en disant : “Que son sang
soit sur nous et sur nos fils" [Matt. 27], En effet, aussi longtemps qu’ils demeure­
ront dans la sénilité de la Loi et ne recevront pas la vérité de l'Evangile, ce peuple
ne sera jamais appelé peuple de Dieu, comme le chrétien est nommé d'après le
Christ».
37 Voir en dernier lieu M.-Th. Fögen, Römische Rechtsgeschichten. Über Urs­
prung und Evolution eines sozialen Systems, Göttingen, 2002 (Veröffentlichungen
des Max-Planck-lnstituts für Geschichte, 172), p. 21-22, 61 et suiv. L’auteur ne voit
cependant pas la circularité de sa grille d'interprétation («kein Recht ohne Un­
recht»). Elle s’inspire en effet en partie de René Girard, La. violence et le sacré, qui
postule l’universalité d'une fonction fondatrice de la violence dite sacrificielle.
Fögen, à travers lui, est donc redevable des schèmes providentiels chrétiens (bien
peu universels!) qui inspirent la lecture girardienne des tragédies fondatrices de
ï’Antiquité classique. Sur le cercle vicieux que constitue parfois pour les médié­
vistes l’utilisation de R. Girard, je me permets de renvoyer à Ph. Bue, Anthropolo­
gie et Histoire : à propos d’un ouvrage récent, David Nirenberg, Communities of
violence. Persecution of minorities in the Middle Ages (Princeton, 1996), dans An­
nales HSS, 53, 1998, p. 1243-1249.
38 Tite-Live, Ab urbe condita 3, 48, 5, éd. J. Bayet, III, Paris, 1969, p. 73-74 :
«Hoc te uno quo possum, ait, modo, filia in libertatem vindico». Pectus deinde
puellae transfigit, respectansque ad tribunal, « Te, inquit, Appi, tumque caput san­
guine hoc consecro».
LA VENGEANCE DE DIEU 465

privilège, celui d'être vengé par Dieu. Titus et Vespasien, pour Jo­
sèphe, oscillaient entre deux rôles, celui de nouveaux Cyrus, oints du
Seigneur, aidant Israël à se réformer en détruisant les factieux, et ce­
lui, plus séculier, de princes prédestinés à la monarchie universelle
dans le cadre de la succession des empires rêvée par Daniel. D’in­
fluentes versions du récit les transforment en chrétiens39. C’est ajou­
ter encore une pierre à la christianisation de l’empire. Et c'est aussi
offrir un modèle de comportement aux princes et grands aristo­
crates d’Occident.
C’est précisément ce dont témoignent, au tournant du millé­
naire, trois textes : la fameuse Encyclique de Sergius IV, la Vie de
Maïeul par Odilon de Cluny4041 et les Gesta Conradi de Wipon. On peut
les relier - cela a déjà été fait pour les deux premiers - à la genèse de
l’idée de croisade. Le premier document, qui selon Hans-Martin
Schaller est bien à dater du début du XIe siècle, appelle les chrétiens
à imiter Titus et Vespasien et à marcher sur Jérusalem pour venger
les déprédations que les musulmans ont perpétrées à Jérusalem4*. Le
second texte, la Vita Maiolis, met en rapport les exploits de Titus et
de Vespasien avec le nettoyage des bandes musulmanes qu’opéra
Guillaume le Libérateur en Provence :

39 La conversion est antérieure à la conquête dans la Vindicta Salvatoris, éd.


C. von Tischendorf, Evangelia Apocrypha, 2e éd. réimpr. Hildesheim, 1966, p. 471-
486. Voir maintenant l'édition de J. E. Cross, Two old English apocrypha and their
manuscript source. The Gospel of Nichodemus and the avenging of the Saviour,
Cambridge, 1996, p. 248-293, et son introduction, ainsi que Z. Izydorczyk (éd.).
The Medieval Gospel of Nicodemus. Text, Intertexts, and contexts in Western Eu­
rope, Tempe, 1997 {Medieval & Renaissance Texts & Studies, 158), p. 57-60.
J. E. Cross, op. cit., p. 75, remarque que la datation canonique, vers 700, de la
Vindicta Salvatoris est sujette à caution. Voir au contraire Erchempert, Historia
Langobardorum Beneventanorum, 34, éd. G. Waitz, Hanovre, 1878 {M.G.H.,
Scriptores rer. Lang, et Ital. saec. VI-lX), p. 248, qui préserve l'idée d'un Oint vengé
des siens par des païens dénués de toute qualité intrinsèque. Trahi par les Bé-
néventins, l’empereur Louis II s'allie avec les musulmans d'Afrique, qui attaquent
la péninsule «comme Vespasien et Titus ont vengé la passion du Fils de Dieu».
Erchempert n'est pas trop consistant, ou ne croit pas trop à son analogie, puisque
l'emprisonnement du sanctissimus Louis est dû au fait qu'il a épargné anté­
rieurement le chef sarrasin Sogdan, miséricorde qui, envers un persécuteur
païen, serait un péché. On remarquera que pour l’auteur ultio et defensio sont sy­
nonymes.
40 Cf. J. Flori, La préparation spirituelle de la croisade : l’arrière-plan éthique de
la notion de «miles Christi», dans II Concilio di Piacenza e le Crociate, Plaisance,
1996, p. 179-192, ici p. 187-188.
41 Les arguments de Schaller contre A. Gieystor me semblent convaincants.
Cf. H.-M. Schaller, Zur Kreuzzugsenzyklika Papst Sergius IV., dans Papsttum,
Kirche und Recht im Mittelalter, Tübingen, 1991, p. 135-153. On ne voit pas pour­
quoi l’encyclique devrait être rangée parmi les excitatoria de la croisade. Pour­
quoi attribuer une «proto-croisade» à un pape peu connu, plutôt que, par
exemple, à un binôme constitué de Léon ni et Charlemagne?
466 PHILIPPE BUC

De même qu'après la Passion du Christ les Juifs ont été exilés par
les Siens, de même à la suite de la capture de Son serviteur et très fi­
dèle familier Maïeul, les Sarrasins ont été expulsés hors des frontières
chrétiennes. Et de même que le Seigneur exécuta Sa vengeance sur
les Juifs par les princes des Romains Titus et Vespasien, de même II
fit tomber le joug des Sarrasins des épaules des Chrétiens par [l’inter­
médiaire de] Guillaume, le plus illustre des hommes et prince très
chrétien.
Comme le dit excellemment Jean Flori, qui relie la Vie de Maïeul
à l'Encyclique de Sergius, ce passage documente la possibilité d’un
«glissement» où les musulmans prennent la place des Juifs. Et l'on
trouve ici l’association sémantique entre «vengeance» et «récupéra­
tion» d’une possession comme lors de la croisade. Odilon poursuit
en effet : «et II arracha puissamment par la force à leur domination
tyrannique de nombreuses régions et terres dont ils avaient pris pos­
session contre le droit»42. Quant à l’œuvre de Wipon, elle rapporte
comment Conrad II
debout dans les marais jusqu'aux cuisses, exhortait ses soldats à se
battre, et combattait lui aussi [en personne]. Les païens une fois vain­
cus, il les massacra avec la plus grande dureté, à cause d'une de leurs
superstitions innommables. On raconte en effet qu'il arriva que les
païens se moquent de manière scélérate d'une effigie en bois de Notre
Seigneur Jésus Christ crucifié, qui était en leur possession. Il lui cra­
chèrent dessus, la giflèrent, pour finir par lui enlever les yeux et lui
couper les mains et les pieds. L’empereur vengea ces faits en prenant
un très grand nombre parmi les captifs païens pour cette seule effigie
du Christ, et de la même manière les mutila et les anéantit par des
morts variées.
Wipon ajoute que le poème en vers, rapportant les actions
dignes de louanges du Salien, l’appelle le «vengeur de la Foi» et «le
compare à Titus et à Vespasien, qui pour venger le Seigneur ven­

42 Odilon, Vita Maioli Cluniacensis 3, 14, Æ4SS Maii II, 11, col. 689-690 :
[Maiolus] vero divinitus absolutus, ad postremum pecuniis monasterii sui redemp­
tus, de manibus illorum Domino protegente evasit illeesus; et ejus injusta captio, ex­
pulsionis illorum et perpetuae perditionis fuit occasio. Sicut vero post passionem
Christi, Judæi sunt a suis exulati; ita post captionem servi illius et fidelissimi ejus
famuli Majoli, Saraceni a finibus Christianorum sunt expulsi. Et sicut per Titum et
Vespasianum Romanorum Principes Dominus de Judaeis vindicta exercuit, ita per
Wilelmum illustrissimum virum et Christianissimum Principem; meritis beati Ma­
joli, jugum Saracenorum ab humeris Christianorum deposuit; et multa terrarum
spatia, ab eis injuste possessa, ab eorum tyrannica dominatione, potenti virtute eri­
puit. J. Flori, Une ou plusieurs «premières croisade»?... cité n. 3, p. 16 et n. 59, et
Id., La préparation spirituelle... cité n. 40, p. 187, note le rapport entre vengeance
et juste revendication {vindicatio) des terres usurpées par les musulmans chez
Baudri de Dol/Bourgueil. On remarquera aussi Raymond d’Aguilers, p. 151 : In
hac eadem die apostolorum filii Deo et patribus urbem et patriam vendicaverunt.
LA VENGEANCE DE DIEU 467

dirent trente Juifs pour un denier»43. Selon la chronologie proposée


par l'éditeur des Gesta Chuonradi, Harry Bresslau, cet épisode serait
à placer vers 1035 - mille ans après la Passion44.
Le modèle de Vespasien et Titus, me semble-t-il, pouvait em­
prunter des teintes apocalyptiques à son pendant, l’autre référent de
la prophétie du Christ. La Vengeance de Notre-Seigneur ponctue en
effet l’histoire sacrée en deux endroits : la destruction du Temple en
70 de l’ère commune effectue le passage de l’ère de l’Ancien Testa­
ment à celle du Nouveau; dans son exécution pleine et entière, la
vengeance du Sauveur ouvre le temps de l’Étemité. Retournons au
commentaire d'Haymon d'Auxerre sur Isaïe : dans son cœur, le
Christ sur la croix ordonne simultanément et le siège de Jérusalem
et une vengeance ultime. Cette rétribution finale comprend «la puni­
tion des démons, des Juifs réprouvés, de tous les infidèles, et les ré­
compenses des justes»45. Venger Dieu est un acte caractéristique du
temps de l’Église, mais c'est aussi tout particulièrement un acte du
temps de la Fin; c’est un acte à réaliser partout, mais peut-être, spé­
cifiquement, à Jérusalem46. Décrivant les violences antisémites per­
pétrées dans villes rhénanes en 1096, sur la route de Jérusalem, par
les croisés d'Émichon de Flonheim, une source juive rapporte une
des justifications des fanatiques : le Christ aurait annoncé qu’ «un
jour viendra où mes enfants viendront et vengeront mon sang»47.

43 Wipon, Gesta Chuonradi, 33, éd. H. Bresslau, Hanovre, 1915, réed. 1977
(M.G.H., Scriptores rer. Germ, in us. schol., 61), p. 53 :14 : Multum enim laboravit
Chuonradus imperator prius et tunc in gente Sclavorum, unde quidam de nostris
quoddam breviarium versifice fecit, quod postea imperatori praesentavit. Ibi legitur,
qualiter imperator interdum in paludibus usque femora stabat, pugnans ipse et ex­
hortaris milites, ut pugnarent, et victis paganis nimis acriter trucidabat eos pro qua­
dam superstitione illorum nefandissima. Nam fertur, ut quodam tempore effigiem
ligneam crucifixi Domini nostri Jesu Christi scelerato ludubrio habuissent pagani et
in eam spuerent, atque colaphis caederent; ad extremum oculos eruebant, manus et
pedes truncabant. Haec ulciscens imperator de captis paganis maximam multi­
tudinem pro una effigie Christi simili modo truncavit et varia morte delevit. Idcirco
in eisdem versibus Caesar ultor fidei vocatur, et Romanis principibus Tito et Vespa­
siano comparatur, qui in ultionem Domini triginta Judaeos pro uno nummo
commutaverant, cum Judaei Christum pro totidem denariis vendiderint.
44 Pour les bouffées d'eschatologie sous Conrad II, voir maintenant B. Ar­
nold, Eschatological imagination and the program of Roman imperial and eccle­
siastical renewal at the end of the tenth century, dans R. Landes et al., The Apoca­
lyptic Year 1000. Religious expectation and social change, 950-1050, Oxford, 2003,
p. 271-287, en particulier 281-282.
45 Voir le texte traduit supra, note 36.
46 Voir A. Dupront, Le mythe de croisade, rééd. Paris, 1997, III, p. 1347,1357-
1358.
47 Traduction anglaise du récit hébreu de Salomon ben Simson dans R. Cha-
zan, European Jewry and the First Crusade, Berkeley, 1987, p. 248. Discussion
dans F. Lotter, Tod oder Taufe... cité n. 5, et J. Riley-Smith, The First Crusade and
468 PHILIPPE BUC

Les Maccabées, vengeurs de Dieu


Un deuxième modèle scripturaire de la vengeance de Dieu est
fourni par les deux livres des Maccabées48. Depuis au moins le neu­
vième siècle, les guerres menées par cette famille contre les diadoques
constituent un point de référence pour l'aristocratie guerrière de l’Oc-
cident chrétien49. Les Maccabées sont à la fois martyrs et vengeurs50.

the persecution of the Jews, dans W. J. Sheils (éd.), Persecution and toleration, Ox­
ford, 1984 {Studies in Church History, 21), p. 51-72.
48 Pour les exégètes, la Vengeance de Notre-Seigneur et les guerres des Mac­
cabées étaient reliées, mais de manière toute particulière, par une fausse typo­
logie juive. Voir Hraban, in 1 Mac. 2.1sq., P.L., CIX, col. 1140cd (qui cite presque
mot à mot Jérôme, in Dan. 11.32, éd. F. Glorie, Turnhout, 1964 [CCSL, 75A],
p. 923, repris par la Glose) : Quanta Judaei ab Antiocho passi sint, praesens histo­
ria Machabeorum refert, et triumphi eorum testimonio sunt, qui pro custodia legis
dei flammas et gladios, et servitutem ac rapinas, et poenas ultimas sustinerunt,
quae futura sub Antichristo, nemo est qui dubitet, multis resistentibus potentiae
ejus et in diversa fugientibus. Quae Hebraei in ultima eversione templi, quae sub
Vespasiano et Tito accidit, interpretantur, fuisse de populo plurimos qui scirent Do­
minum suum et pro custodia legis interfecti sunt.
49 H. Keller, «Machabaeorum pugnae»... cité n. 1; J. Dunbabin, The Macca­
bees as exemplars in the tenth and eleventh centuries, dans K. Walsh et D. Wood,
The Bible in the medieval world. Essays in memory of Beryl Smalley, Oxford, 1985,
p. 35-41. Voir déjà Sedulius Scotus, De rectoribus Christianis, cap. 15, P.L., CHI,
318cd, ou éd. S. Hellmann, Sedulius Scotus, Munich, 1906 (Quellen und Untersu­
chungen zur lateinischen Philologie des Mittelalters, 1-1), p. 67 : 4-17, où les Macca­
bées fournissent un exemple de victoire contre des ennemis plus nombreux ob­
tenue par la foi et la prière à Dieu (impliquant sans doute le jeûne), avant le
combat, ou (comparaison que l’auteur lui-même ne veut pas trop pousser); An­
nales de Fulda' 867 (866), éd. Fr. Kurze, Hanovre, 1891 (M.G.H., Scriptores rer.
Germ, in us. schol., [7]), p. 66 : Ruotbertus Karoli regis cornes apud Ligurim flu­
vium contra Nordmannos fortiter dimicans occiditur, alter quodammodo nostris
temporibus Machabeus; cujus proelia, quae cum Brittonibus et Nordmannis gessit,
si per omnia scripta fuissent, Machabei gestis aequiperari potuissent. La Vie de Wil­
frid d'York fait du roi saxon Egfrith - mais seulement tant qu'il obéit le prêtre de
Dieu, car il finira mal - un nouveau David et un nouveau Judas Maccabée, «atta­
quant avec la petite armée du peuple de Dieu l'énorme adversaire [pieté] et de
plus invisible» - Vita Wilfridi episcopi Eboracensis, 19 (M.G.H., Scriptores rer. Me-
rov., 6), p. 214. Citons le Latin, car il est peu clair : Nam, quo audito, rex Ecgfridus,
humilis in populis suis, magnanimus in hostes, statim equitatui exercito praepara­
to, tarda molimina nesciens, sicut Judas Machabeus in Deum confidens, parva ma­
nu populi Dei contra inhormem et supra invisibilem hostem cum Beomhaeth auda­
ci subregulo invasit stragemque inmensam populi subruit, duo flumina cadaveribus
mortuorum replentes, ita, quod mirum dictum est, ut, supra siccis pedibus ambu­
lantes, fugientium turbam occidentes persequebantur; et in servitutem redacti, po­
puli usque ad diem occisionis regis subjecti jugo captivitatis iacebant. Les traduc­
teurs anglais n'ont rien proposé de satisfaisant, le inhormem et supra invisibilem
hostem devenant «l'ennemi très nombreux et de plus caché», cf. J. F. Webb et
D. H. Farmer, The Age of Bede, Harmondsworth, 1965, 1983, p. 126; et C. Albert-
son, Anglo-Saxon saints and heroes, New York, 1967, p. 118-119 et n. 75.
50 C’est ainsi que les comprend - au sens mystique aussi - Hraban Maur, in
1 Macc. 2.6, P.L., CIX, col. 1143a (repris par la Glose) : Hi viderunt mala quae fie-
LA VENGEANCE DE DIEU 469

Ils représentent par excellence les martyrs de l'Ancien Testament,


martyrs exemplaires des vertus qui autorisent les âmes des tués, sous
l'autel de l’Apocalypse, à réclamer du Seigneur Sa vengeance51. Plu­
sieurs Psaumes, appelant l'aide ou la vengeance divine, ou encore
louant Dieu d'avoir exaucé un tel appel, sont chantés sub Machabeo­
rum persona : ce qui les relie par la typologie tantôt aux psalmistes,
tantôt aux apôtres, tantôt au Christ qui sur la croix demande ven­
geance52. Ce clan représente aussi par excellence les purificateurs d'Is­
raël, en lutte contre la tyrannie des successeurs d'Alexandre, leurs
blasphèmes, leur pollution des sanctuaires, les apostasies et trahisons
que l'influence de ces diadoques provoque. Mattathias et ses fils
prennent les armes pour venger ces transgressions - gentibus tem­
plum dei profanantibus (...) zelare legem Dei et vindicare sancta53. De
Judas, chef de la résistance après la mort de Mattathias, les exégètes
relèvent volontiers qu'il a opéré la troisième et dernière redédicace du
Temple, après avoir repris Jérusalem aux païens.
L'héroïsme des Maccabées luttant pour Dieu et la patrie explique
l’attrait qu’ils exercent sur l'aristocratie militaire du haut Moyen Âge54.
L'absence de roi, le co-leadership des frères, et les pactes mutuels
contractés entre les différents acteurs de la guerre correspondaient
tout particulièrement à la situation, marquée par la polyarchie, des
princes croisés meneurs de la première croisade. Ceux-ci se retrou­
vaient dans les principes et duces, acteurs non-royaux de ces livres bi­
bliques55. Mais aucun texte vétéro-testamentaire n’est vécu simple-

bant in populo Juda et Hierusalem, etc. Quia isti utique scandala diversa quae ab
iniquis in ecclesia Dei perpetuo [ingeruntur] condolendo agnoscunt, mucrone spiri­
tuali vindicare gestiunt, semetipsos hostiam ponere ac pro suorum salute morti tra­
dere non metuunt.
s’Bède, in Apoc. 6.10 (CCSL, 121A), p. 301 : 77-78 (cf. P.L., XCIII, col. 148a) :
Sub ara occisos, id est, sub testificatione nominis Christi, sicut de Machabeis dic­
tum est, «Sub testamento Dei ceciderunt» [cf. 2 Macc. 7.36].
52 Pseudo-Bède, De libro Psalmorum. Voir les argumenta in Psal. 55, P.L.,
XCHI, col. 774c : Machabaeorum supplicatio, quando in ultionem legis conju­
rantes tam praevaricatores cives quam etiam hostes expugnare tentabant. Aliter vox
Christi ad Patrem; in Psal. 108, P.L., XCHI, col. 1029cd : Sub Machabaeorum per­
sona canitur, deplorantium quae ab exteris et domesticis adversa pertulerunt, pos-
tulantiumque ultionem in eos qui Antiochum vel Demetrium reges in eorum odia
falsa criminatione succenderant, quique venalem fecerant sacerdotii dignitatem;
quod non tantum excluso Onia factum est, sed per omne tempus deinceps quo Ju­
daea Machabaeis est proeliantibus liberata. Aliter vox Christi ad Patrem de Judaeis.
53 Pour citer Hraban Maur, in 1 Macc. 2.70, P.L., CIX, col. 1148a.
M Wipon en fait, ainsi que David, Salomon et Gidéon, un modèle du service à
la rem publicam : Gesta Chuonradi, préface, éd. H. Bresslau, p. 5.
55H. Keller, «Machabaeorum pugnae»... cité n. 1, p. 431-432, a souligné
comment l’horizontalité des alliances dépeintes dans les deux livres bibliques des
Maccabées allait bien avec la culture politique de l’aristocratie de l'Allemagne du
Xe siècle. Le modèle est relevé par Guibert de Nogent dans la version qu'il donne
470 PHILIPPE BUC

ment selon la lettre. Lorsqu'on imite Yhistoria biblique, on imite l’es­


prit qui l’anime56. Car il faut déjà au moins que les Juifs signifient autre
chose qu'eux-mêmes pour que l’application de leur type à un autre
peuple devienne possible57. Les lectures mystiques des deux livres des
Maccabées font de ces guerriers justiciers des milites Christi ; leur ad­
versaire principal, Antiochus Épiphane, devient un type de l’Anté­
christ, Antiochus mysticus58. Les victoires des Juifs, dans cette logique,

du prêche d'Urbain à Clermont, et aussi pour justifier l'intervention des saints


Georges, Mercurios et Demetrios, dans le combat contre Kerboga devant Antio­
che. Voir les Dei gesta per Francos, 2, 4 et 6,10, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout,
1996 (CCCAf, 127A), p. 112 :156-113 :163 et 240 : 206-210. Cf. aussi entre autres le
prologue de Foucher de Chartres, éd. H. Hagenmeyer, Fulcheri Camotensis His­
toria Hierosolymitana, Heidelberg, 1913, p. 116-117. Dupront, Le mythe... cité
n. 46, DI, p. 1390, parle d’une «vision maccabéenne de la guerre sainte».
56 Voir ainsi sur Widukind, Liudprand et les Ottoniens, H. Keller, «Macha-
beorum pugnae»... cité n. 1, p. 428-430 et n. 85, qui prend toute sa valeur lorsque
l’on se rappelle que les ordines du sacre évoquent tout autant les ennemis invi­
sibles que les ennemis visibles.
57 Dans les paragraphes qui suivent, nous faisons surtout référence à l’exé­
gèse de Hraban Maur, très diffusée jusqu'au douzième siècle. Hraban compile la
tradition patristique. À partir de la fin du XIe siècle, la Glose dite «ordinaire», à
son tour, reprendra Hraban, d'habitude très fidèlement.
58 Hraban Maur (qui entre nulli dubium et Antichristum fore bâtit en utili­
sant Jérôme sur Daniel 11), P.L., CIX, col. 1134c-1135c (repris presque verbatim
par la Glose) : Mystice autem Antiochus hic, qui intravit in terram sanctam cum
superbia, et devastavit templum, et locum sanctum poUuit superstitione gentili, ty­
pum tenet Antichristi, qui contra Ecclesiam Christi bellum crudeliter gerit, et ani­
mas credentium, quae vere templum Dei sunt, errore suo polluere contendit; de quo
in Danielis pTbphetia [Dan. 11] sub figura istius Antiochi ita scriptum est : [...] Nul­
li dubium est quin haec quae sub Antiocho Epiphane in imagine praecesserunt, hoc
est ut rex sceleratissimus persecutus sit populum Dei, saevitiam praefiguret Anti-
christi, qui Christianum populum persequetur, qui indignabitur contra testamen­
tum Dei, et cogitabit adversus illos quos vult Dei legem relinquere, polluetque sanc­
tuarium Dei, homines videlicet ad imaginem Dei creatos diversis vitiis corrumpen­
do; auferet juge sacrificium quando hostiam laudis Christo Dei Filio offerre in
Ecclesia prohibebit; abominationem desolationis in loco sancto statuet, quando di­
vinum cultum a Christianis sibi extorquebit exhiberi, ita ut in templo Dei sedens,
ostendat se tanquam ipse sit Deus, unde multi nostrorum putant ob saevitiae et tur­
pitudinis magnitudinem Domitianum sive Neronem Antichristum fore : sed licet
ipsi Antichristi fuerint, quantum ad ejus corpus pertinet, et membra ipsius sunt, ta­
men ipse omnium in quorum caput iuxta finem mundi venturus est, quando, juxta
Veritatis sententiam, erit tribulatio talis, qualis non fuit ab initio mundi usque mo­
do, nec fiet postea [cf. Matt. 24.21]. Verum, juxta Joannis vocem, Antichristi jam
multi sunt [cf. 1 Joan. 2.18], per quae membra sua idem malignus hostis iam mys­
terium operatur iniquitatis, per haereticos videlicet, schismaticos atque paganos, et
seducit multos, tunc etiam, si fieri potest, ipse scandalizat electos, quia solvetur Sa­
tanas de carcere suo, et totum furorem suum, quantum permittitur, in Christicolas
perfundet [effundet]. Tollit ergo Antiochus de Hierusalem altare aureum, quando
eos qui perfectiores esse videbantur, et pro populi statu non mediocriter Dominum
exorare, suasu maligno evellit de Ecclesia. Tollit et candelabrum luminis et universa
vasa ejus, quando eos qui praedicationis officio fungebantur, et veluti luminaria per
LA VENGEANCE DE DIEU 471

correspondent à la vengeance prise sur l’Ennemi et ses membres59.


Membres qui comprennent les Juifs eux-mêmes60, les hérétiques, les
païens, et les schismatiques. La vengeance au sens plein aura lieu à la
fin des temps; mais elle est déjà agissante, dans la mesure où l’Anté­
christ est déjà à l'œuvre. Les six mille hommes que Judas rassemble
parmi ceux qui n’ont pas apostasié le judaïsme signifient «la dévotion
parfaite dans la foi et la sincérité des milites christi » - comprenons, les
membres de l’Église militante et surtout ses pasteurs61. Les acteurs de
la vengeance sont soit le Seigneur Lui-même, soit Ses saints.

diversas species dogmatum in populo Dei lucere debuerunt, sive per metum, sive
per cupiditatem terrenam de ordine suo praecipitavit. Tollit ergo mensam proposi­
tionis ac vasa ejus quando Scripturas sacras cum iniqua interpretatione confundere
per haereticos satagit, et eos qui in meditatione legis Dei, velut vasa mensae Dei ac
panes propositionis commanere videbantur, astutia nequitiae suae corrumpere at­
que in errorem seducere contendit.
59 Hraban, in 2 Macc. 9.1, P.L., CIX, col. 1241a (repris presque mot à mot par
la Glose) : [Eodem tempore Antiochus inhoneste revertebatur.] Mystice autem os­
tendit quod persecutores Christianorum pro malefactis suis atque injusticiae operi­
bus quae gesserant in futuro justam a Domino penorum recepturos sint retributio­
nem; et qui hic conturbare fidelium corda non metuebat, in extrema ultione inter­
nis doloribus sera poenitentia cruciari.
60 Par ex., Hraban, in 1 Macc. 3.11, P.L., CIX, col. 1149d-1150a, repris par la
Glose. Certains tombent, d’autres fuient (ce qui veut dire que ces Juifs se conver­
tissent); Judas Maccabée s'empare de leurs armes, comprenons, «les disciples du
Christ convertissent à un usage spirituel toutes les cérémonies de la Loi qu’ils [les
Juifs] employaient selon la chair».
" Hraban, in 2 Macc. 8.12, P.L., CIX, col. I240cd (repris mot à mot par la
Glose) : Judas autem [ubi comperit, indicavit his qui secum erant Judaeis Nica­
noris adventum]. (...) Judas cum septem milibus contra Nicanorem et socios ejus
confligit ac vincit, quia per septiformis gratiam spiritus populus ecclesiae cum rec­
toribus suis vincit hostes universos; nec de eo unquam victoriam capit Judaeus,
sive paganus, seu haereticus, vel schismaticus, sive ullus hypocritarum aut ne­
quam, imo ipse cum rege suo vincente tropheum gloriae possidebit in aeternum.
Pour une variante, identifiant implicitement païen et idolâtre, cf. Hraban, in
1 Mac. 5.1, P.L., CIX, col. 1163bc, où les gentes in circuitu sont les idolâtres, les
Juifs, les hérétiques et schismatiques (repris par la Glose). Les divers groupes
d’adversaires peuvent aussi signifier aussi les puissants de ce monde, ou la triade
des tres ordines persecutorum (...) paganos, haereticos et falsos christianos (Hra­
ban, P.L., CIX, col. 1152a). L'expression mÙ(it)es Christi apparaît souvent, du dé­
but jusqu'à la fin des deux livres des Maccabées, par ex., sur 1 Macc. 4.27, ou sur
2 Macc. 11.6 (où Judas demande avec des pleurs l'aide divine contre ses ennemis,
quin potius a militibus Christi qui humillimus precibus supernum quaerunt auxi­
lium, fugatur atque prosternitur) - Hraban, P.L., CIX, col. 1244bc (repris par la
Glose). A l’inverse cependant, les guerriers aux armes brillantes deviennent l’in­
carnation et les dicta et exempla divins (Hraban, in eodem). Les victoires ultimes
des Maccabées deviennent, selon la prophétie de Daniel ici citée, la pierre qui
écrase tous les empires et le royame étemel dont jouiront les élus. Chez Hraban,
qui affectionne l’expression, il s'agit de guerres radicalement différentes, des no­
va bella (terme repris du Livre des Juges) contre les vices où l'on «rend le bien
pour le mal», et l'on brise les portes des mauvais esprits que sont les hérétiques et
les pervers, voir in Judic. 5.8, P.L., CVIII, cok 1141ac.
472 PHILIPPE BUC

Comme toutes les guerres de l’Ancien Testament, les vengeances


sacrées des Maccabees sont spiritualisées. La prise d'un lieu fortifié,
par exemple, est ainsi glosée : «ayant occupé les fortifications des
hérétiques, les saints docteurs détruisent par le glaive de l'Esprit
Saint toute la puissance de ces sectes iniques»; puis ils s'emparent
du butin, comprenons, des passages de l'Êcriture dont les hérésies
abusaient, et brûlent leur profession de foi (confessio) en jetant sur
eux l’anathème62. Ailleurs, l’exégète transmute le «massacre inénar­
rable» des populations d’une ville conquise en une façon de faire
vivre dans le Christ le nouveau converti. Hraban Maur relie dans ce
sens un de ces épisodes sanglants à une des métaphores favorites
des Pères : le prédicateur tue, saigne, et mange les gentils ou les pé­
cheurs pour les incorporer dans le corps du Christ63. Les armes des
justes deviennent les «glaives spirituels» brandis pour rectifier les
désordres publics majeurs (scandala) dont pâtit l’Église64. Hraban
ressent bien le besoin de spiritualiser ces vengeances, et de souligner
que le fer qui tranche ici est «le glaive du Verbe de Dieu» : «c’est ce
genre de victoire qui sied à ceux qui apprirent du Maître Céleste à ai­
mer leurs ennemis etc. »6S. Mais spiritualiser ne veut pas dire vider de

“ Hraban, in 1 Macc. 5.30-35, P.L., CIX, col. 1167bc. Voir aussi in 1 Macc.
5.44, P.L., CIX, col. 1169bc : Occupavit Judas ipsam civitatem et fanum succendit
igni cum omnibus qui erant in ipso; quando non solum machinationem omnem
erroris haereticorum atque persecutorum destruit, imo omnes qui in eo [sic P.L.,
ea?] confidunt Salvator noster igne justae comburit ultionis.
63 In 2 Macc. 12.13 et suiv., P.L., CÏX, coi. 1247b-1248b : Sicque inenarrabiles
caedes conficiebant hominum, non ut interitu aeterno funditus perirent, sed ut
mundo morientes Christo felicius viverent. Hujusmodi quoque Petro caedes in Acti­
bus apostolorum [cf. Act. 10.11] jussus est conficere, quando vas illud mysticum
quatuor initiis submitti de coelo in terram in exstasi conspexerat, in quo erant om­
nia quadrupedia et serpentia terrae, et volatilia coeli, et dictum est ei : Surge, Petre,
occide et manduca. Animalia ergo omnes gentes significabant erroribus immundas,
sed in nomine sanctae Trinitatis sacro baptismate mundandas, quae hominis ima­
ginem relinquentes, per imitationem bestiarum et serpentium sumpsere figuras;
quas jubet vox illa coelestis Petro occidere et manducare, quia illum occidere in gen­
tibus id quod fuerant, et facere eos id quod ipse erat praecipiebat. Qui enim mandu­
cat cibum foris positum in suum corpus trajicit; praecepit ergo ut nationes per in­
credulitatem ante fores positae, interfecta praetenta vita, societati Ecclesiae, quam
significat Petrus, inserantur. Cf. Ph. Bue, L'ambiguïté du Livre... cité n. 7, ch. 3.
44 In 1 Macc. 2.6, P.L., CIX, col. 1141bd : Hi viderunt mala quae fiebant in po­
pulo Juda et Hierusalem, etc. Quia isti utique scandala diversa quae ab iniquis in
Ecclesia Dei perpetuo [ingeruntur] condolendo agnoscunt, mucrone spirituali vin­
dicare gestiunt, semetipsos hostiam ponere ac pro suorum salute morti tradere non
metuunt.
65 Hraban, in 1 Macc. 9.37, P.L., CIX, coi. 1184cd : Sed Jonathas et Simon ul­
cisci ea cupientes, sponsum qui duxit filiam unius de magnis principibus Cha-
naan in ambitione magna, cum omni suo apparatu et amicis suis subvertit atque
occidit : quando doctores sancti aliquos eorum quos toto nisu conspiciunt volupta-
LA VENGEANCE DE DIEU 473

toute portée ecclésiologique; au contraire! Les vengeances des mi­


lites Christi sont autant d'actes dans une réforme permanente de l’É­
glise, un travail qui doit être d’autant plus intense qu'approche la fin
des temps66. L’exégèse établit un lien logique entre les manifesta­
tions chroniques du travail de l’Antéchrist en ses membres et les be­
soins de réforme. Hraban doit être cité ici qui reprend lui-même
Bède :
Et selon les sens spirituels, quand nous verrons (cum viderimus)
se dresser l’abomination de la désolation là où elle ne doit pas être,
c’est-à-dire, [quand nous verrons] les hérésies et les crimes régner
parmi ceux qui Semblaient être consacrés aux mystères célestes;
quand nous percevrons que des hommes faisant des iniquités et
émettant des mensonges, des «hommes de sang et trompeurs» que
«Dieu déteste» [Psal. 5.7], troublent la paix des fidèles, alors qui­
conque persiste en Juda - c’est-à-dire dans la confession de la vraie
foi - ne doit pas servir des agirs terrestres et de peu d'importance.
Nous devons d'autant plus gravir les sommets des vertus que nous
verrons plus de personnes suivre les larges et serpentins chemins des
vices67.
Les verbes de Hraban oscillent entre le présent et le futur,
comme souvent lorsqu’il s'agit d’eschatologie. Voyons maintenant
comment, à la fin du XIe siècle, présent et futur se sont rappro­
chés, et comment la vengeance s’est matérialisée - tout en restant
spirituelle.

Réforme, Apocalypse, et croisade

Il serait présomptueux de proposer ici un modèle géométrique­


ment parfait de la première croisade, qu'il s’agisse du contexte qui
l'a rendue possible ou de son appréhension par ses acteurs et chroni-

tibus mundi inhiare et ad luxuriam proclives esse (quibus princeps hujus saeculi ad
decipiendum ardentes quoque in concupiscentia camis proponit ad societatem
suam eos pertrahendo) ab intentione prava eripiunt, atque in eis hoc quod nocivum
fuit et reluctans divinis mandatis mucrone divini verbi occidunt. Talis enim victo­
ria bene hos condecet qui ex magistro coelesti didicerint diligere inimicos suos et be­
nefacere his qui oderunt se; orare pro persequentibus et calumniantibus sibi, bene­
dicere maledicentibus et non remaledicere. Qui eorum spolia accipiunt, quando to­
tos nisus eorum in usum ecclesiasticum convertunt.
66 Hraban, in Esther 8.12, P.L., CIX, coi. 664ab : Constituta est (...) una ultio­
nis dies, id est, tertia decima mensis duodecimi Adar. (...) Porro tempus quo haec
interfectio hostium fieri praecepta est, bene convenit mysterio hujus spiritualis in­
ternecionis, nam duodecimus mensis Hebraeorum, hoc est Adar, non nisi novissi­
mam aetatem saeculi, in quo hoc spirituale bellum per milites Christi maxime agi­
tur, exprimit.
67 Hraban Maur, in Matt. 24.15 (CCCM, 174a), p. 622, reprenant Bède, in
Marc. 13.14-16 (CCCM, 120), p. 598.
474 PHILIPPE BUC

queurs68. Aussi ce troisième et dernier volet se limitera-t-il à évoquer


comment, pendant la seconde moitié du onzième siècle, les schèmes
qui viennent d’être analysés furent mobilisés. Mais avant d'aborder
les récits de l’expédition croisée, il est nécessaire de considérer deux
facteurs. Atmosphère apocalyptique et réforme ecclésiastique
marquent, en effet, de leur empreinte spécifique cette mobilisation.
En premier Heu, entre en jeu une atmosphère apocalyptique69.
Ses traces - comme l'expliquait limpidement dès 1918 Ernst Bern­
heim70, anticipant Richard Landes puis Johannes Fried - sont forcé-

68 On consultera trois présentations récentes de l’historiographie : E. Peters,


The First Crusade : The Chronicle ofFulcher of Chartres and other source materials,
2e éd., Philadelphie, 1998, p. 1-24 et 308-316; B. Z. Kedar, Crusade historians and
the massacres of1096, dans Jewish History, 12, 2,1998, p. 11-31; et G. Constable,
The Historiography of the Crusades, dans A. E. Laiou et R. P. Mottahedeh (éd.),
The Crusades from the perspectives of Byzantium and the Muslim world, Washing­
ton, 2001, p. 1-22. Sur l’ecclésiologie de Hraban, on lira de nombreuses prises de
position par M. De Jong, dont : The empire as ecclesia : Hrabanus Maurus and bi­
blical historia for rulers, dans Y. Hen et M. Innes (éd.), The Uses of the past in the
Early Middle Ages, Cambridge, 2000, p. 191-226, et Id., Exegesis for an empress,
dans E. Cohen et M. De Jong (éd.), Medieval transformations. Texts, power and
gifts in context, Leyde-Boston-Cologne, 2001, p. 69-100.
69 Les livres d'Alphandéry et Dupront, soit P. Alphandéry et A. Dupront, La
chrétienté et Vidée de croisade, Paris, 1954-1959, rééd. 1995, et A. Dupront, Le
mythe... cité n. 46, sont riches en informations, mais de plume exaltée et brouil-
lone, pris dans une étrange métaphysique de l'histoire, et de ce fait difficiles à ex­
ploiter et à mettre en références. Voir infra, n. 83, pour des travaux plus sobres.
70 E. Bernheim, Mittelalterliche Zeitanschauungen in ihrem Einfluss auf Poli­
tik und Geschichtsschreibung. 1. Die Zeitanschauungen : die Augustinischen Ideen
- Anttichrist und Friedenfürst - Regnum und Sacerdotium, Tübingen, 1918, p. 74-
75 : «Man versah sich andauernd und jederzeit des Auftretens des Antichrist wie
auch seines Antipoden, des Friedensfürsten, (...) und war sich nur ungewiss, ob
es der letze Antichrist und das Ende sein werde, immer bereit, wenn die berech­
nete oder aus den Anzeichen geschlossene Katrastrophe nicht eintrat, sie hinaus­
zuschieben, wie das von altersher geschehen war. (...) Diejenigen, die man zeit­
weilig für den Antichrist selber gehalten, mussten ja ohnedies zu Vorläufern des­
selben gewissermassen herabsinken, wenn die Endzeiten eben noch nicht nach
deren Auftreten hereingebrochen waren». Bernheim détecte les strates consé­
cutives de ce processus, fossilisées, dans la liste que donne Adson des serviteurs
de l'Antéchrist [quil jam (...) in mundo praecesserunt (...) qualis fuit Antiochus,
Nero, Domitianus. A raison selon nous - cette triade correspond aux personnes
avancées par Jérôme comme types de l'Antéchrist, dans un passage où expliquant
que de nombreux chrétiens «pensent que Domitien et Néron seront l’Antéchrist
au vu de leur grande cruauté et vice». Voir Jérôme, in Dan. 11.28-30, éd. F. Glo­
rie, 1964 (ÇCSL, 75A), p. 920 : De Antichristo nullus ambigit quin pugnaturus sit
adversus testamentum sanctum et primum contra regem aegypti dimicans, roma-
norum pro eis auxilio terreatur; haec autem sub Antiocho Epiphane in imaginem
praecesserunt : ut rex sceleratissimus qui persecutus est populum dei, praefiguret
Antichristum qui Christi populum persecuturus est - unde multi nostrorum pu­
tant, ob saevitiae et turpitudinis magnitudinem, Domitianum, Neronem, Antichris-
tum fore (passage incorporé par Hraban dans son commentaire sur les Livres des
Maccabées, P.L., CIX, col. 1134d-1135a).
LA VENGEANCE DE DIEU 475

ment ténues71. Au regard des schèmes véhiculés par l'exégèse, une


atmosphère apocalyptique rend plus probable deux phénomènes :
A) Les mentalités et les comportements ont à leur disposition, à
côté du complexe binaire classique ordonnant dialectiquement ven­
geance vétéro-testamentaire et miséricorde néo-testamentaire, le
complexe ternaire qui rajoute à ces deux termes la vengeance de
l’ultime fin des temps. Nous l'avons vu, le premier schème n'im­
plique pas l’absence de rétribution et de justice sanglante. Mais le
second schème, dont l’importance ne peut que croître avec l'ap­
proche des novissimae, est plus éminemment vengeur. Remarquons
cependant que l’incertitude caractéristique de toute poussée apoca­
lyptique72 - sommes-nous vraiment, absolument à la toute fin des
temps? - et la coexistence de la dyade et de la triade, mènent à des
comportements apparemment inconsistants, où se mêlent merci et
vengeance. Les tragiques événements qui ensanglantèrent la Rhéna­
nie en 1096 et certains épisodes survenus sur la route vers Jérusa­
lem le suggèrent fortement. Sommes-nous encore dans l’âge de la
merci, ou avons-nous basculé pleinement dans celui de la ven­
geance sacrée?73
B) L’emprise de la typologie monte en flèche. Les combats des
Maccabées fournissent un type des luttes spirituelles que l’Église
mène tout au long du sixième âge contre les petits antéchrists. Ils
sont aussi un des types principaux de la lutte finale contre le Grand
Antéchrist74. Vivre le temps de la fin suppose de répéter à la lettre
- mais une lettre qui est illuminée par l'Esprit - la geste vengeresse
de ces grands anciens (antiqui).
Nous avons employé plus haut le terme d’eschatologie sans en
préciser la notion. H est temps de le faire. Les théologiens, et les his-

71 Voir J. Fried, Aufstieg aus dem Untergang. Apokalytische Denken und die
Entstehung der modernen Naturwissenschaft im Mittelalter, Munich, 2001, qui suit
R. Landes, Sur les traces du Millennium : la via negativa, dans Le Moyen Age, 99,
1993, p. 5-26.
72 Comme le montre élégamment J. Fried, Aufstieg aus dem Untergang...,
passim.
73 Les variantes dans le comportements s’expliquent ainsi en partie par des
«religiosités» différentes malgré une même «religion» institutionnelle, pour re­
prendre la distinction proposée par G. I. Langmuir, History, religion, and anti­
semitism, Berkeley, 1990, p. 160-162. Tant qu’on se pense sur le «chemin» (iter),
on peut se passer de vengeance, cf. Raymond, «liber», p. 38 : Cumque locus ul­
tioni nobis offertur, placuit iter, non injuriarum vindicta.
74 La dualité du temps présent - où les prophéties de la venue du Messie sont
et réalisées et encore à réaliser - permet de concevoir tout acteur important de
l'histoire contemporaine comme un «petit messie» ou un «petit antéchrist». Je
reprends les termes de B. McGinn, The Apocalyptic imagination... cité n. 11, ici
p. 81 et 85-86. Mais voir déjà Bernheim, Zeitanschauungen... cité n. 70, p. 69-78.
476 PHILIPPE BUC

tonens qui se frottent de théologie, distinguent volontiers entre «es­


chatologie réalisée» et «eschatologie expectative». Dans le premier
cas, une prophétie vétéro-testamentaires a déjà été accomplie dans
l’Église; dans une eschatologie expectative, l’accomplissement en est
encore à venir. Cependant, que la distinction existe, n’implique pas
que ces deux modes de l’eschatologie s'excluent l’un l'autre et que
leur intersection est un ensemble vide. Car la distinction n’implique
pas que, si un clerc lit une prophétie comme déjà réalisée dans le
.temps long de l’Église (le sixième âge), elle ne soit pas pour lui égale­
ment encore à réaliser - ou peut-être même en train de se réaliser au
sens plein dans son propre présent75. C'est le cas pour la Vengeance
de Notre-Seigneur. Augustin, certes, commentant la petite apoca­
lypse de Matthieu, met ses lecteurs en garde : il faut distinguer. Il est
difficile d'identifier, dans les propos de Jésus au disciple sur la crise
à venir, ce qui relève «de la destruction de Jérusalem, source de leur
question, de lavent du Christ en la personne de l’Église, en laquelle
Il advient sans relâche jusqu’à la fin [des temps] (...), ou de la Fin
elle-même». Certains propos sont évidents; d’autres sont tellement
obscurs que leur compréhension soit demande beaucoup de travail
soit est téméraire76. Mais le plus souvent les passages ont des ré­
férents multiples; la préférence des Pères quand il s’agit de la pro­
phétie de la destruction de Jérusalem va vers la polysémie. Lorsqu’il
s’agit des commentaires de ce texte, Jérôme est plus représentatif
qu'Augustin : «On doit examiner ce passage de manière triple - il
concerne soit le temps du siège par les Romains, soit la fin du
monde, soit les combats des hérétiques contre l’Église et ces genres
d’antéchrists qui luttent contre le Christ en supposant, mais fausse­
ment, avoir la science»77. Autre approche, il est aussi possible de

7S Cp. S. Gouguenheim, Les fausses terreurs de l’an mil : attente delà fin des
temps ou approfondissement de la foi?, Paris, 1999, p. 10 : «L’eschatologie leur
était quotidienne, mais non imminente», épinglé férocement par J. Fried dans
une longue note critique, Die Endzeit fest im Griff der Positivismus?, dans Histo­
rische Zeitschrift, 275, 2002, p. 281-322.
74 Augustin, Ep. 199, 9, 25, éd. A. Godlbacher, Vienne, 1911 (CSEL, 57),
p. 265-266, cité ici dans la version qu'en donne Hraban Maur, in Matt. 34.14
(CCCM, 174A), p. 617 (texte fortement condensé dans la Glose). Cf. Rémi
d’Auxetre, P.L., CXXXI, col. 868c, qui reflète ici la difficulté ressentie par Augus­
tin : Dominus multiplicibus verbis et destructionem Jerusalem, et persecutiones
Antichristi, nec non et signa sui adventus praedixit.
77 Jérôme, Commentarii in euangelium Matthaei, 4, in Matt. 24.24-25, éd.
D. Hurst et M. Adriaen, Turnhout, 1969 (CCSL, 77), p. 228 : 508-513 : Ecce prae­
dixi vobis. Tripliciter ut ante jam dixi locus hic disserendus est aut de tempore obsi­
dionis romanae aut de consummatione mundi aut de hereticorum contra ecclesiam
pugna et istiusmodi antichristis, qui sub opinione falsae scientiae contra Christum
dimicant.
LA VENGEANCE DE DIEU 477

couper la poire en deux, voire en trois : un verset peut s’appliquer


«partiellement à» ceci et «partiellement à» cela (partim ... par­
tim,..)78. La notion de «partie» recoupe implicitement celle de
«type» ou de «figure» d'une réalité plus essentielle (qui est alors as­
similée à la totalité)79. Une autre formule est explicitement non ex­
clusive et intensive : comprenons par là qu'un aspect de la prédic­
tion peut s’appliquer au siège de Jérusalem par Vespasien, mais
«mieux» ou «plus pleinement» à la fin des temps80. C'est une ex­
tension (potentiellement ternaire) de la typologie fondamentale re­
liant Ancien et Nouveau Testament, que le même Jérôme utilise
dans son commentaire sur Jérémie. Il y applique les prophéties de la
destruction de Jérusalem simultanément aux hordes mésopota-
miennes et «plus pleinement» aux Romains81. Cette formule où un
référent primaire est joint à un référent «plus plein» est adoptée et
développée par Hraban et Haymon d’Auxerre. Mais Haymon établit
volontiers de surcroît une correspondance directe, peu présente
chez Hraban, entre une prophétie vétéro-testamentaire et les tous
derniers temps82. Une leçon doit être tirée de ces schèmes exégé-
tiques. H était difficile pour les contemporains d'un événement, mis
en garde par les Pères, de faire le départ entre ce qui relevait des
tous derniers jours et ce qui relevait de leur lente approche en ce
sixième âge. Leurs hésitations, fondées dans l’exégèse et l'expé-

« Bède, in Marc., P.L., XCH, col. 262c, ou CCSL, 120, p. 599 : 165-167 : par­
tim (...) partim (...). Il est repris par la Glose sur le passage synoptique, Matt.
24.20 : Hçc autem omnia partim ad eversionem Judgorum, partim ad diem judicii
pertinent.
79 Voir Jérôme, in Dan. 11.21 (CCSL, 75A), p. 915, où la paire ex parte — in toto
correspond à in typis - in veritate : Ex parte (...) et quasi in umbra et imagine veri­
tatis in Salomone (... sed) in Domino (...) perfectius.
80 Hraban Maur, in Matt. 24.20 (CCCM, 174A), p. 624-625, suivant Jérôme, in
Matt. 24.23 (CCSL, 77), p. 228 : 504-505. Exemple de plenius : Jérôme, in Hier.
19.7-9 (traduit plus haut, à la n. 28). Hraban l'applique au moins une douzaine de
fois dans son commentaire sur la même œuvre (Jérémie); Haymon, lui, aux petits
prophètes et à Isaïe. On trouve aussi chez ces deux auteurs l'expression, parlante,
de plenius atque perfectius.
•’ Jérôme explique, in Soph. 1.10, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1970 (CCSL,
76A), p. 667, comment la typologie autorise une prophétie à double référent
(dans ce cas la captivité babylonienne et la victoire de Titus et Vespasien). Le pre­
mier événement prophétisé appartient à la lettre (historia), et est en même temps
le «type» du second événement, qui est «parfait» (perfectae, comprenons, «final»,
mais aussi «plein»).
12 Cf. Haymon sur Isaïe, P.L., CXVL, col. 866d, 867c; sur les petits prophètes,
P.L., CXVH, col. 154cd (Mich. 4.4-7), 209d (Soph. 3.15), 244ab (Zach. 8.7). Hay­
mon peut aussi établir cette correspondance hiérarchisée entre le temps ouvert
par le Nouveau Testament et le temps de la fin, voir sur les Épîtres de Paul, P.L.,
CXVH, col. 655d (quotidie sed plenius in die judicii), ou l'homélie 96, P.L., CXVII,
col. 555bc : Noverat et hoc sancta Dei ecclesia, sed longe melius et plenius in illa die
(...) quando perfectius cuncta quae scienda sunt scient (...).
478 PHILIPPE BUC

rience, expliquent aussi les nôtres, historiennes, face aux textes


qu’ils nous ont légués.
En second lieu, et en résonance avec l'atmosphère apocalyp­
tique, la crise grégorienne fournit bien à la croisade une de ses
conditions de possibilité, comme l'a montré en 1935 le livre difficile
à surpasser de Carl Erdmann. Les sources contemporaines, y
compris celles qui participent directement ou indirectement de
l’exégèse, montrent que la question de l’hérésie a nourri à la fois le
sentiment d’être près de la fin des temps, et le désir de purification
- dont une des composantes fut la vengeance du Seigneur8384 .
Peter Classen a bien exploré le lien entre pauvreté et eschatolo­
gie. Il n’a cependant pas suivi le fil directeur de la simonie, ne fai­
sant d'elle qu’une sous-catégorie de ïavantiaM. Lutte contre la simo­
nie et sentiment de l’imminence de la Fin sont pourtant intimement
liés. Replaçant après coup les troubles de la querelle des investitures
dans une perspective d’eschatologie réalisée, le De investigatione An­
tichristi de Gerhoh de Reichersberg (1093-1169) voit en Henri IV un
(petit) antéchrist, et le met en correspondance typologique avec An­
tiochus Épiphane, qui avait érigé une statue de Jupiter dans le
Temple. Pourquoi? Parce que le roi favorisait la simonie, pendant de
l’ancienne idolâtrie dans la Nouvelle Dispensation85.
Certes, la distance temporelle entre la crise grégorienne et Ger­
hoh, auteur actif dans le troisième quart du douzième siècle, ne fait
pas de lui le témoin le plus fiable d'un rapport entre croisade et lutte
contre la simonie86. Mais bien plus proche de 1095, dans une Vie du

83 Voir en dernier lieu J. O. Ward, The First Crusade as disaster : apocalypticism


and the genesis of the crusading movement, dans B.-S. Albert, Y. Friedman et
S. Scharzfuchs (éd.), Medieval studies in honour of Avrom Saltman, Ramat-Gan,
1994 (Bar-Ilan studies in History, 4), p. 253-292 ; et S. Schein, Die Kreuzzüge als volk­
stümlich-messianische Bewegungen, dans Deutsches Archiv, 47, 1991, p. 119-138.
84 P. Classen, Eschatologische Ideen und Armutsbewegungen im 11. und 12.
Jahrhundert, dans Povertà e ricchezza nella spiritualità dei secoli XI e XII, Todi,
1969 (Centro di studi sulla spiritualità medievale, Cortvegni, 8), p. 127-162, ici
p. 139-142. Voir maintenant, pour l'an mil, R. Newhauser, Avarice and the Apoca­
lypse, dans R. Landes et aL, Apocalyptic Year... cité n. 44.
8ï T. Struve, Endzeiterwartungen als Symptom politisch-sozialer Krisen im
Mittelalter, dans J. A. Aertsen et M. Pickavé, Ende und Vollendung. Eschatolo­
gische Perspektiven im Mittelalter, Berlin, 2002 (Miscellanea Mediaevalia, 29),
p. 207-226, ici p. 222. Voir aussi Gerhoh, De quarta vigilia noctis 16 (M.G.H., Li­
belli de Lite, 3), p. 522-523, trad, américaine dans B. McGinn, Visions of the End.
Apocalyptic traditions in the Middle Ages, New York, 1979, p. 106-107, liant Antio­
chus à l’Antéchrist, et les Maccabées aux luttes contre la simonie.
86 L’œuvre reflète qu'une crise apocalyptique a eu lieu à la fin du siècle,
qu'elle n'a pas été (après tout) la crise finale, et que cette crise a été replacée dans
un temps historique plus ordinaire. Gerhoh opère une démotion du conflit grégo­
rien entre empereurs et papes, et de la simonie et l'incontinence qui ac­
compagnent ce conflit : ils ne sont plus une partie essentielle du tout dernier
LA VENGEANCE DE DIEU 479

pape Léon IX, commandée par Grégoire VH à Bruno de Segni87, le


statut de martyr des milites christi souabes tombés face aux Nor­
mands entoure d'un halo les dernières paroles du pape, exhortant
sur son lit de mort le clergé romain à lutter pour la chasteté cléricale
et contre la simonie88. Vers 1100, Landulf de Milan associe la chasse
aux simoniaques à la croisade. De manière anachronique (car Er-
lembaud mourut avant la croisade), le chroniqueur rapporte qu'il
aurait dit lui-même à ce chef de la Pataria milanaise : «Tu as libéré
le Sépulcre de Dieu; libère donc Son Église»89. Les années 1094-1099
sont ainsi encadrées, si l’on consulte un des chantres de la réforme
papale, Humbert de Moyenmoutiers. En amont de la croisade, le
cardinal Humbert avance que les adversaires de Judas Maccabée
furent les premiers simoniaques, premiers et plus grands parmi les
hérétiques90. Leur cas montre que la simonie mène à l'idolâtrie.

combat; ils deviennent une des multiples crises précédant la crise finale. Mais
c'est toujours la simonie qui va faire venir l'Antiochus mystique, comprenons,
l’Antéchrist.
87 Sur cette œuvre, voir en dernier lieu W. North, Polemics, apathy, and au­
thorial initiative in Gregorian Rome. The curious case of Bruno of Segni, dans Has­
kins Society Journal, 10, 2001, p. 113-125. On verra du même une thèse en docto­
rat de l'Université de Californie à Berkeley (1998), intitulée In the shadows of Re­
form : exegesis and the formation of a clerical elite in the works of Bruno, bishop of
Segni (1078/79-1123). Sur l'eschatologie de Grégoire VII, voir surtout K. J. Benz,
Eschatologie und Politik bei Gregor VIII., dans Studi gregoriani, 14, 1991, p. 1-20.
Le suivent, respectivement en accentuant l’eschatologie, T. Struve, Endzeitser­
wartungen... cité n. 85, p. 214-217, et en l'atténuant, H. E. J. Cowdrey, Pope Gre­
gory VII, Oxford, 1998, p. 530-534 : Grégoire pensait que l'Antéchrist lui-même
n’était pas loin de venir, mais n'identifie aucun de ses adversaires au grand Anté­
christ. Us en sont plutôt les membres de ce dernier, des petits antéchrists, dont la
conversion reste toujours possible. Comme le remarque Struve, suivant le travail
fondamental d'Ernst Bernheim, au Moyen Âge les désordres de ce monde étaient
souvent lus à travers le prisme de l’eschatologie.
MP.L., CLXV, col. 1116-1118. Cf. N. Housley, Crusades against Christians :
their origins and early development, c. 1000-1216, dans P. W. Edbury (éd.), Crusade
and settlement, Cardiff, 1985, repr. dans T. F. Madden (éd.), The Crusades... cité
n. 2, p. 71-97, ici p. 73.
89 Landulf, Historia Mediolanensis, éd. G. H. Pertz, dans M.G.H., Scriptores,
vm, Hanovre, 1848, p. 83, cité et analysé par N. Housley, Crusades against Chris­
tians..., p. 77.
90 Adversus simoniacos libri tres, 3,18, P.L., CXLLU, coi. 1168bc : [Ignis alta­
ris] non defecit usque regnum Antiochi, qui procul dubio typus fuit Antichristi, cu­
jus prophetae habentur haeretici; quorum sicut primi, sic et maximi, in utroque tes­
tamento sunt SimoniacL Quod non solum ex aliis Scripturis, sed etiam ex Macha-
baeorum comprobatur gestis. Siquidem typus Antichristi, Antiochus sacerdotium
Judaeorum Jasoni, typum Simonis Magi praeferenti, vendidit primus. Le lien entre
les Maccabées comme type à réaliser et la simonie est déjà présent chez Liud-
prand de Crémone, Antapodosis, 4, 27-28, éd. P. Chiesa, Liudprandi Cremonensis
Opera omnia, Turnhout, 1998 (CCCM, 156), p. 114-115. Sur cet épisode, voir Ph.
480 PHILIPPE BUC

Antiochus, type de l’Antéchrist, ne finit-il pas - comme le relèverait


plus tard Gerhoh - par installer une statue de Jupiter Olympien
dans le Temple? Inversement, conclut Humbert, le travail purifica­
teur de Judas doit être un modèle pour l’Église91. Un commentaire
sur l'Apocalypse, composé vers 1100, tire la purification finale dé­
crite par Jean dans le sens de la réforme : il met l'accent sur la dam­
nation des «faux pasteurs» qui ont acquis leur dignité «non pour
l'amour de Dieu mais pour l'amour du siècle», et les place dans le
même sac que les païens et les hérétiques92.
Un lien exégétique fort existe donc entre, d’une part, la lutte
contre simonie et l’idolâtrie et, de l’autre, la vengeance du Sauveur.
Il a été montré plus haut que la vindicta Domini prend place en (au
moins) deux fois : en un Alpha réalisé par Titus et Vespasien, et en
un Oméga lors des luttes de la fin des temps. Or ces combats plutôt
matériels ont leurs pendants respectifs, eux plutôt spirituels, concer­
nant l’orthodoxie et de la pureté ecclésiastique. Le conflit, contem­
porain de l’expédition de Vespasien, qui oppose Pierre et Paul à Si­
mon le Magicien, en constitue le premier acte93. La bataille contre
l'Antéchrist, considéré non plus sous son aspect tyrannique et guer­
rier mais comme le summum de l’idolâtrie (il se fera adorer par les
siens), en fournit le point ultime. Ainsi si tous les hérétiques sont des
«petits antéchrists», Simon représente le premier de tous les anté-
christs, et, inversement, l’Antéchrist est un Simon à la puissance
mille94. On le voit aussi dans certains commentaires des pleurs du

Bue, Dangereux rituel : de l'histoire médiévale aux sciences sociales, Paris, 2003,
p. 56-57.
91 Adversus simoniacos, 3, 18-19, P.L., CXUU, col. 1168d-1171c.
92 Je suis redevable de ce texte et de sa datation à Guy Lobrichon, que je re­
mercie vivement. Bérengaud (?), in Apoc. 14.20, P.L., XVII, col. 898ac : Et exiit
sanguis de lacu usque ad frenos equorum per stadia mille sexcenta (...) Sanguis
ergo de lacu exivit, et mille sexcenta stadia occupavit; quia ea poena quae daemones
et omnes incredulos absorbebit, etiam falsos christianos, qui fidem visi sunt ha­
buisse, sed opera fidei non habuerunt, iliaque abit : per equos vero falsi pastores Ec­
clesiae designantur, qui officium regiminis non pro amore Dei, sed pro amore sae­
culi suscipiunt : per fienos quibus equi reguntur, eorum falsa doctrina designatur.
Habent quidem falsi pastores doctrinam in ore, ne ab officio funditus alieni videan­
tur : sed Pharisaeorum exemplum sequentes, dicunt et non faciunt. Et quia aliud
non possunt docere, nisi quod Evangelium loquitur, et in praedicatione sua annun­
tiant peccatoribus quas poenas patientur, nisi corrigantur; usque ad equorum fre­
nos sanguis pervenit, quia poenas quas peccatoribus minati sunt, nisi corrigeren­
tur, ipsi quia vitia sua deserere noluerunt, experientur.
93 Encore que Humbert en voit une préfiguration sous Antiochus, vide supra,
aux notes 91-92.
94 Par ex., Bède, in Mare. 13.21-22, «Exurgent enim pseudochristi» (CCSL,
120), p. 600; nous citons la reprise par Hraban, in Matt. 24.11 (CCCM, 174A),
p. 615-616 : Quidam haec ad captivitatis Judaicae tempus referunt, ubi multi Chris­
tos se esse dicentes deceptas post se catervas populi trahebant. (...) Melius de haere-
LA VENGEANCE DE DIEU 481

Christ sur Jérusalem. Ils annoncent une destruction bien sûr impu­
tée aux péchés génériques des Juifs, et plus particulièrement à la
tendance à tuer les Prophètes que leur prête une lecture chrétienne
de l'Histoire sainte. Plus spécifiquement, cependant, la rétribution
exécutée par Titus et Vespasien découle de l'avarice des prêtres.
C’est ce que veut Grégoire le Grand, qui parle explicitement de la
vente et de l'achat de l’Esprit Saint, et en fait la raison pour laquelle,
dans l'Évangile de Luc, le Christ, immédiatement après avoir pleuré
sur la ville, chasse les marchands du Temple95. Cette conception ex­
plique en partie l'impact des accusations de simonie dans la seconde
moitié du XIe siècle. Et cet impact ne pouvait qu'allait croissant au
fur et à mesure que les conflits et la propagande créaient de nou­
veaux scandales et enflammaient les esprits, laissant ainsi soup­
çonner que la discessio finale était imminente96. Quant aux guerres
des Maccabées, elles peuvent, elles aussi, être tirées tant vers les tous
derniers jours que vers la Réforme de l’Église. L’utilisation qu'en fait
Humbert dans ce sens n'est pas surprenante au vu de la tradition
exégétique. Hraban, en effet, lisait déjà dans le même sens la purifi­
cation des lieux saints et l'assaut contre la citadelle de Jérusalem, où
s’étaient retranchés les impies. Pour l'exégète carolingien, la purifi­
cation maccabéenne signifie la réédification d’une église imma­
culée97. Les prêtres, qu'ils soient hérétiques ou souillés par le péché,

ticis accipiendum, qui contra ecclesiam venientes christos se esse mentiuntur, quo­
rum primus Simon Magus fuit, extremus autem ille major ceteris est Antichristus
(la Glose reprendra cette dernière phrase).
9î Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, 2.39.1, éd. R. Étaix, Turn­
hout, 1999 (CCSL, 141), p. 381 : Eversionem quippe describens, sed vendentes et
ementes in templo feriens, in ipso effectu sui operis ostendit unde radix prodiit per­
ditionis (...) per columbas (...) sancti spiritus donum accipitur. Sed vendentes et
ementes ex templo eliminat, quia vel eos qui pro munere impositionem manuum
tribuunt, vel eos qui donum spiritus emere nituntur damnat. Bède reprend ce
thème, in Luc. 19.45 {CCSL, 120), p. 347, suivi par la Glose : Per hoc innuens quod
ruina populi maxime ex sacerdotum culpa fuit, dum enim vendentes et ementes per­
cutit, ostendens unde radix perditionis processit.
96 Pour l'importance de la simonie dans l’exégèse composée par les grégo­
riens, voir I. S. Robinson, Political allegory... cité n. 5, p. 73-75, 86-87, 92-93.
Comme nous le savons maintenant, simonie et incontinence cléricale consi-
tuèrent le primum mobile de la Réforme.
97 Hraban, in 1 Macc. 4.41-42, P.L., CIX, col. 1158d-1159b : Tunc ordinavit Ju­
das viros ut pugnarent adversus eos qui erant in arce, donec emundarent sancta,
etc. Apte dictum est quod ordinaverit Judas viros ut pugnarent adversus eos qui
erant in arce donec emundarent sancta, quia hoc ordinat Redemptor noster per
praedicatores suos, quatenus milites ipsius adversus eos qui inhabitabant in arce
superbiae, hoc est, homines inflationis spiritu elatos, vel in malignos spiritus super­
bia tumentes instanter pugnent, donec corda electorum ab omni labe iniquitatis ex­
purgent. Et elegerunt sacerdotes sine macula, voluntatem habentes in lege Dei, et
mundaverunt sancta, quia ejectis his de officio ecclesiastico qui erroris lepram vel
scelerum maculam in se habebant, voluntarios atque moribus probos in fide elege-
482 PHILIPPE BUC

devront être chassés de l'enceinte de l’Église, pour être remplacés


par «des hommes sains dans la foi catholique, imbus de la science
des saintes Écritures, religieux par leurs bonnes mœurs». Ainsi le
culte pourra être rendu à Dieu «dans un mode de vie renouvelé et se­
lon la norme de la justice» (cf. 1 Macc. 4.42-56)98.
Nous aboutissons enfin à la première croisade. Comment ré­
sonnent donc les chroniques de l’expédition vers Jérusalem à un lec­
teur un tant soit peu familier des schèmes exégétiques? «Soit vigou­
reux dans l'aide [que tu fournis] à Dieu et au Saint-Sépulcre; Sache
en vérité que ce combat n’est pas charnel mais spirituel»99. L’exhor­
tation du Normand Bohémond ordonnant à son connétable de char­
ger les Turcs est une des clefs de lecture des récits de la première
croisade. Elle nous renvoit à la formule paulinienne, «Notre lutte
commune n'est pas contre de la chair et du sang, mais contre les
principautés et les puissances, contre les régents de ces ténèbres du
siècle, contre des entités spirituelles mauvaises» (Eph. 16.12). Pour
l’exégèse du haut Moyen Âge, Paul ne dit pas que toutes les guerres
de l’Église sont purement immatérielles. La formule souligne plus
exactement que l'ennemi essentiel est celui qui anime les coips des
pécheurs et des infidèles, Satan100. Les conflits avec de tels humains
demeurent aussi des conflits physiques, que les laïcs ont le droit et le
devoir de résoudre par l’épée, comme le montre la Vita Bonifatii.
L'exégèse sublime certes les guerres de l'Ancien Testament, en en
faisant des types des conflits psychomachiques, du travail pastoral
vis-à-vis d'ouailles peccamineuses, et des guerres surnaturelles avec
le Diable. Mais les équations sont réversibles. On va de la lettre à
l’esprit et vice-versa; mais dans certains cas littera et sens mystique
coexistent. Aussi l’exhortation de Bohémond invite-t-elle le lecteur
des chroniques à rechercher l’esprit sous-jacent aux luttes apparem­
ment littérales des croisés. La portée des citations ou allusions bi­
bliques dont ces documents sont saturés n’est pleinement intelligible
qu’à la lumière de l’exégèse. Les cas qui suivent auront valeur

runt administratores verbi, ut sanctae Ecclesiae conventicula ab omni erroris cogi­


tatio efficiat aliena. Imo subjunctum est quod tulerit lapides contaminationis in lo­
cum mundum, quia haereticos qui noluerunt per conversationem rectae fidei et sa­
nae doctrinae lapides pretiosi fieri, anathemate percussos atque ejectos, omnibus
patefecit quod essent reprobi, etc.
98 Ibid., col. 1159d.
99 Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum, 6, 17, éd. R. Hili, Ox­
ford, 1972, p. 37 : Esto acer in adjutorium Dei sanctique sepulchri. Et revera scias
quia hoc bellum carnale non est sed spirituale. Esto igitur fortissimus athleta Chris­
ti. Vade in pace; Dominus sit tecum ubique.
100 Voir ainsi la compilation de Hraban ad loc., P.L., CXII, col. 466a et suiv.
LA VENGEANCE DE DIEU 483

d'exemple; ils appartiennent à la même toile exégétique de la ven­


geance divine101.
Les massacres qui suivirent l’irruption des croisés dans Jérusa­
lem servent d'épitomé à l’horreur que ressent l'Occident moderne
devant la guerre sainte du Moyen Âge chrétien. Reflet des purifica­
tions maccabéennes, reflet des mesures également purificatrices de
l'armée de Josué conquérant la terre sainte, la version que donne
Raymond d'Aguilers du nettoyage de la ville sainte contient aussi
une citation fameuse de l’Apocalypse102. Dans le temple de Salomon,
«on chevauchait jusqu’aux genoux dans le sang, [qui montait même]
jusqu’au mors des chevaux» {usque ad frenos equorum). Ce sang
venge les blasphèmes des musulmans : c'est un justum judicium Dei
que le lieu de ces blasphèmes serve de réceptacle à leur sang103. Pour
Bède, le sang qui sort du réceptacle (dans XApocalypse le «grand lac
de la colère de Dieu» [Apoc. 14.20]), vendangé par les anges, monte
jusqu'aux mors des chevaux, comprenons avec Bède «jusqu'à ceux
qui régissent les peuples». «En effet, lors du tout dernier combat, la
vengeance du sang versé des saints jaillit jusqu'au Diable et ses
anges»104. Les mots sont à peser : novissimo certamine, l’ultime
combat. L'ampleur de l’effusion de sang est telle quelle atteint les
maîtres et inspirateurs des infidèles, Satan et ses sbires, c'est-à-dire

101 Pour cette notion de «toile», voir Bue, L’ambiguïté du Livre... cité n. 6,
p. 40-42, «Grammaire de l'exégèse».
102 Je suis redevable ici des conseils de Luc Ferrier, comme de son article : La
couronne refusée de Godefroy de Bouillon : eschatologie et humiliation de la majes­
té aux premiers temps du Royaume latin de Jérusalem, dans Le concile de Cler­
mont... cité n. 5, p. 245-265. Ferrier démontre bien que Raymond d’Aguilers rap­
porte des hésitations bien apocalyptiques face à l'éventuelle création d'un roi
dans une ville sainte où seul le Christ - ou l’Antéchrist - sont appelés à régner à la
fin des temps.
103 «Liber», p. 150-151 (Hill et Hill notent la référence à Apoc. 14.20) : Sed ad
templum Salomonis veniamus. Ubi suos ritus atque sollemnitates cantare solebant.
Sed quid ibi factum est? Si verum dicimus, fidem excedimus. Sed tantum sufficiat,
quod in templo et porticu Salomonis equitabatur in sanguine ad genua, et usque ad
frenos equorum, justo nimirum judicio <version B : justo miroque judicio>, ut lo­
cus idem eorum sanguinem exciperet, quorum blasphemias in Deum tam longo
tempore pertulerat. Raymond, pensent certains, serait l’auteur de la lettre de Da­
gobert archevêque de Pise, Raymond de Saint-Gilles, et Godefroy de Bouillon au
pape, laquelle utilise aussi l'expression (H. Hagenmeyer, Die Kreuzzugsbriefe aus
den Jahren 1088-1100, Innsbruck, 1901, p. 171) : in porticu Salomonis et in templo
ejus nostri equitabant in sanguine Saracenorum usque ad genua equorum.
104 Bède, Explanatio Apocalypsis, in Apoc. 14.20 (CCSL, 121A), p. 437 (cf. P.L.,
XCni, col. 177d) : Et exiit sanguis de lacu usque ad frenos equorum. Exiit ultio
usque ad rectores populorum; usque enim ad diabolum et ejus angelos novissimo
certamine exiit ultio sanguinis sanctorum effusi, sicut scriptum est, «In sanguine
peccasti, et sanguis te persequitur» [Ez. 35.6]». La Glose adapte : Exivit sanguis.
Etema pqna pro peccato, sanguis non vinum quod in cellario Dei ponitur, Usque
ad frenos. Id est usque ad ipsos rectores iniquorum puniendos, scilicet diabolos.
484 PHILIPPE BUC

les puissances célestes néfastes de Paul. Selon une autre interpréta­


tion de usque ad frenos equorum, le sang jusqu’à la bride du cheval,
par sa plénitude, signifie la satietatem visionis; ce dernier terme ren-
voit à son tour tant à la plénitude de la contemplation des élus qui
regardent les tourments des damnés, qu’à la plénitude de la justice
qui sera exercée lors du Jugement Dernier.
Et telle est bien, selon Raymond d’Aguilers, la fonction des
croisés. Une des visions du pauvre paysan provençal Pierre Bartho-
lomée le signifie expressément. Les croisés ont été élus par Dieu
pour Le venger, Lui et les Siens, «d'entre tous les peuples, comme
on rassemble les épis de blés hors de la paille, car vous êtes supé­
rieurs par les mérites et la grâce à tous les hommes qui vinrent
avant vous et viendront après vous »‘°5. On reste ici dans une op­
tique apocalyptique. Colligere, triticae, spicae renvoient à la péri-
cope évangélique qui annonce la moisson des tout derniers temps,
quand les anges trieront les élus et les sépareront de la paille ou de
l’ivraie, c’est-à-dire des méchants105106. Ces péricopes appartiennent à
la même toile exégétique que les vendanges d’Apocalypse 14, ces
vendanges angéliques qui font monter le sang hors du lac jusqu’aux
mors des chevaux.
Les croisés vengent, bien sûr, leurs propres martyrs, ceux que
les Gesta Francorum, empruntant les mots d'Apocalypse 6.10, dé­
peignent triomphant après leur mort devant le siège de Nicée, et in­
voquant la vengeance du Seigneur’07. Les versets qui, dans l'Apoca­

105 Raymond, «Liber», p. 70 : Et dixit michi [beatus Andreas] : necisne cur


Deus huc vos adduxit? et quantum vos diligit, et quomodo vos precipue elegit? Pro
contemptu sui et suorum vindicta vos hic venire fecit. Diligit vos adeo ut sancti jam
in requie positi divine dispositionis gratiam prenoscentes in came esse et concertare
vobiscum vellent. Elegit vos Deus ex omnibus gentibus sicut triticae spicae de ave­
naria colligunt, etenim meritis et gratia precedetis omnes qui ante et post vos ve­
nient, sicut aurum precio précéda, argentum. Il y a peut-être (mais l'écho serait
faible) un écho de Matt. 24.21, Erit enim tunc tribulatio magna qualis non fuit ab
initio mundi neque fiet, ou de 4 Esdras 5.41, Et dici, sed ecce Domine tu prees his
qui in fine sunt et quid facient avi ante me sunt aut nos aut hii qui post nos?
106 Matt. 13.29-30 : Et ait non ne forte colligentes zizania eradicetis simul
cum eis et triticum. Sinite utraque crescere usque ad messem et in tempore mes­
sis dicam messoribus colligite primum zizania et alligate ea fasciculos ad conbu-
rendum triticum autem congregate in horreum meum; cf. les propos de Jean-
Baptiste en Luc. 3.17 = Matt. 3.12 pour triticum et paleas, et Marc. 4.27-26 pour
spicae. Reprenant Bède in Luc. 3.17 (CCSL, 120), p. 82 :2476-8, Hraban explique,
in Matt. 3.12 (CCSM, 174), p. 84 : 21-23 : «Les impies et les pécheurs seront livrés
au feu de la Géhenne, les saints seront couronnés d'une gloire céleste». La balle
du blé (palea) signifie aussi les hérétiques, Hraban in Jer. 23.28, P.L., CXI, col.
896b (quid paleis ad triticum? dicit Dominus); Hraban, De Universo, 22,14, P.L.,
CXI, col. 812a : Triticum, sancti vel electi (...) Frumentum, corpus Christi (...).
,OT Gesta Francorum et aliorum, 2, 8, éd. R. Hili, p. 17 : Qui in caelum trium­
phantes portarunt stolam recepti martyrii, una voce dicentes : «Vindica Domine
LA VENGEANCE DE DIEU 485

lypse, précèdent cet appel à la vengeance divine nous ramènent dans


la toile exégétique centrée sur l’image des moissons et vendanges.
Dans ce passage, un ange muni d’une balance pèse les martyrs, si­
gnifiés par le blé, triticum, et l'orge, hordeum™8.
La soif de sang des croisés, que les Gesta Francorum décrivent
«échauffés et assoiffés du sang des Turcs», semble au premier
abord une caractérisation bien moins adaptée à un miles Christi
qu’à un persécuteur païen assoiffé lui aussi de sang, mais de celui
des martyrs109. Mais c'est la lecture apocalyptique qui permet de
comprendre de manière positive et non mala parte la chaleur et la
soif du guerrier. L’Évangile, dans le sermon des béatitudes, bénit
ceux qui ont «faim et soif de justice» (Matt. 5.6). Faim et soif ac­
compagnent naturellement l’armée mal approvisionnée des croi­
sés110. Dans une lecture d'eschatologie réalisée, il s'agit de la soif et
de la faim encourue par ceux qui, ayant quitté une cité, trouveront
la bonne cité, la vraie Jérusalem (cf. Psal. 106.5)U1. Dans une lec­
ture plus tendue vers la fin, ceux qui ont soif de justice en seront
rassasiés à la fin des temps. Augustin relie cette satiété à la victoire
des saints sur l’Antéchrist112. La «satiété de la vision» des saints clô­
ture la terrible prophétie d’Isaïe, annonce de la rétribution de Dieu,
dernière bataille aux paysages jonchés de cadavres, comme le sont
ceux des croisés.

sanguinem nostrum qui pro te effusus est (...)». Cp. Apoc. 6.10 : Et clamabant
voce magna dicentes, usquequo Domine sanctus et verus non judicas et vindicas
sanguinem nostrum de his qui habitant in terra?
”• Glose ordinaire (marginale) in Apoc. 6.6 : Bilibris tritici denario uno] Tri-
ticum perfectiores qui per tribulationem decocti sunt Deo cibus suavis. Ordeum mi­
nores in eodem genere. (...) Per triticum intelligimus majores martires qui sunt bi­
libres, habent enim praeter martirium opera et dilectionem Dei et proximi, vel fides
et opera. Per ordeum minores martires scilicet qui solam fidem habent Trinitatis
sine operibus et sine ulla dilectione, sed sola fide salvantur in sanguine. L'idée est
présente chez Haymon, P.L., CXVII, col. 126c et suiv. (tres autem bilibres hordei,
subiectos et simplices significant auditores). Voir aussi, vers 1100, Anselme de
Laon, P.L., CLXn, col. 1523d : perfectiores (...) non adeo perfecti.
109 Gesta Francorum, 4,11, p. 25 : sitientes atque aestuantes Tureorum sangui­
nem.
uo La soif spirituelle est normale pour un pèlerin, voir Jérôme, Vita Paulae,
26, Æ4SS Jan. II, p. 714, rapportant le pèlerinage de la sainte femme à Jérusa­
lem : ipsum corporis locum, in quo jacuerat, quasi sitiens aquas desideratas; cf.
ibid., p. 716, en Samarie : sitiensque et esuriens.
111 Les exégètes ne s'accordent pas : les deux cités sont-elles à identifier, ou
erre-t-on de Babylone à Jérusalem? Cf. Rémi d'Auxerre, P.L., CXXXI,
col. 696d-697c.
1,2 Augustin, Annotationes in Job liber unus 18, éd. J. Zycha, Vienne, 1895
(CSEL, 28 : 2), p. 547 : [Confortavit super eum sitiens] (...) Ut vincant eum [Anti­
christum] esurientes et sitientes justitiam.
486 PHILIPPE BUC

*
* *

L’ambition de cette contribution était triple. En premier lieu, il


s’agissait de définir la place paradoxale de la vindicta ou iustitia
dans les schèmes exégétiques d’une histoire providentielle tendue
vers la fin des temps. On se trouve en présence d’au moins deux dia­
lectiques, l’une binaire (plus commune), l'autre ternaire (plus pré­
gnante dans des moments de tension apocalyptique). Chacune auto­
rise à venger Dieu ou à être vengé par Dieu, mais avec des intensités
différentes. En second lieu, l'exposé s'est penché sur les significa­
tions attachées, selon la lettre et surtout l’esprit, à deux groupes de
vengeurs, les Romains de Titus et Vespasien, et les justes menés par
les Maccabées. En troisième lieu, il s'agissait d'opérer le passage de
la pure théologie vers l’histoire, afin de montrer comment la
connaissance fine des schèmes et types scripturaires permet de
donner un peu plus d’épaisseur aux horizons, tant d'attente que
d'expérience et d'interprétation, des premiers croisés et de leurs
chroniqueurs.

Philippe Bue
RAYMOND VERDIER

L'AU-DELÀ ET L'ICI-BAS DES VENGEANCES

L’histoire des guerres féodales est à reprendre


dans une étude d'ensemble de la guerre privée, de la
vendetta.
J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977,
p. 341.

Nous n'avons plus aujourd’hui que le seul mot de vengeance


pour désigner un ensemble de phénomènes en rapport avec cer­
taines formes de justice et il ne faut point alors s’étonner qu’il soit
lourd d’équivoque et qu’il puisse donner lieu à bien des interpréta­
tions. Il suffira de rappeler que dans le contexte étatique moderne de
la monopolisation de la pénalité par la puissance publique, la ven­
geance a été peu à peu privatisée et disqualifiée comme étant sans
mesure, sans limite, sans médiation...1. Du coup on en a fait une
pratique dangereuse et mortifère et, par refoulement, une donnée
archaïque, une violence sauvage des origines, le premier stade bar­
bare de notre histoire occidentale du droit pénal ou encore le «chaos
primitif» de la guerre au temps de «l'anarchie féodale». Nous étions
prisonniers d’une double illusion, historiciste et occidentalo-cen­
trique. D’une part on avait purement et simplement naturalisé la
vengeance et civilisé la peine, sans voir que l’une et l'autre coexis­
taient à des titres divers dans toute société humaine. Ce faisant, on
confondait leurs finalités respectives, l'une visant avant tout à répa­
rer l'affront et à rééquilibrer les forces adverses des groupes en
conflit, l’autre à sanctionner une transgression de l'ordre public et à
punir son auteur au nom de l’Autorité. D'autre part on ne voyait la
vengeance qu'au seul plan vindicatif du désir et de l’imaginaire de la
réaction passionnelle de l’individu offensé. On méconnaissait le re­
gistre vindicatoire symbolique de la réaction défensive du groupe of­
fensé visant à restaurer et préserver son capital-vie, figuré essen­
tiellement par les valeurs du sang et de l'honneur.

1 G. Courtois, art. Vengeance, dans D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire


de la culture juridique, Paris, 2003.

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