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Raphaël Ehrsam
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sorte tout ce qu’il nous reste à faire si nous voulons sacrifier à l’exigence
de « ne pas porter atteinte à l’usage effectif ». On est passé de l’interdiction
(on ne doit pas porter atteinte) à l’impossibilité factuelle (on ne peut que
décrire).
Le § 124 poursuit : « Car elle ne peut pas non plus le fonder »1. Doit-on
comprendre le refus de l’idée d’une « fondation du langage » comme épui-
sant et justifiant le sens de l’interdit initial ? Probablement pas. La tournure
explicative de cette proposition suggère que renoncer à la quête d’un « fon-
dement de nos usages » est plutôt comme un corrélat venant éclairer le fait
qu’on ne peut que décrire l’usage. La seconde impossibilité est solidaire de la
première et la renforce. « Elle ne peut pas » – « elle ne peut pas non plus ».
La conclusion est laconique : « la philosophie laisse toutes choses en l’état »2.
La philosophie serait dépourvue de toute puissance de transformation, elle
consisterait avant tout à prendre acte des usages, à les entériner, et non à agir
elle-même dans leur direction.
Ce qui frappe à la lecture du § 124 est l’affirmation que la philosophie
n’a, à l’égard de l’usage du langage, qu’un seul type de posture. Quoique le
destin de la philosophie soit étroitement lié à celui de « l’usage », d’une cer-
taine façon elle ne pourrait adopter à son égard qu’une attitude univoque.
Quels sont les motifs de ces déclarations ? Et quelles sont les conséquen-
ces de cette détermination des rapports entre philosophie et usage pour la
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1. Ibid.
2. Ibid.
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nos usages une fonction d’ancrage1. Russell de son côté revendique l’adop-
tion d’une méthode logique en philosophie2, le but étant de développer une
théorie reposant sur un nombre minimum de suppositions (propositions
primitives) et de concepts théoriques, qui livre la structure sous-jacente de
nos usages ordinaires. Or précisément Wittgenstein mobilise la catégorie
d’usage pour désamorcer l’idée qu’il y aurait quelque besoin que ce soit
d’appuyer le fonctionnement effectif du langage sur des fondements latents.
Dans le Cahier bleu, il fait valoir qu’« un mot n’a pas un sens qui lui soit
donné pour ainsi dire par une puissance indépendante de nous ; de sorte
qu’il pourrait y avoir une sorte de recherche objective sur ce que le mot veut
réellement dire. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné »3. Le § 94 des
Recherches critique la « tendance à supposer un pur être intermédiaire entre le
signe propositionnel et les faits »4. L’idée est qu’on n’a pas à faire autre chose
que décrire l’usage dans la mesure où celui-ci est suffisant pour déterminer la
signification. Encore faut-il même prendre garde à cette formulation : il ne
« détermine » rien qui soit à chercher en dehors ou en deçà de lui.
1. Le Cahier bleu et le Cahier brun, op. cit., p. 201, c’est nous qui soulignons.
2. Introduction aux Remarques mêlées, trad. de l’allemand G. Granel, Paris, Flammarion,
2002, p. 20.
3. Tractatus logico-philosophicus, trad. de l’allemand G.-G. Granger, Paris, Gallimard,
1993, p. 57.
4. Understanding and meaning, Oxford, Blackwell, 1980, p. 464.
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il faut considérer l’usage pourvu de sens »1). Les signes sont arbitraires et ne
sont que la face perceptible des symboles ; le symbole est toute partie de la
proposition qui détermine son sens. L’usage est principalement convoqué
pour souligner l’arbitraire du signe et la possibilité pour un signe d’être le
support de symboles différents2. Mais l’usage ne fait jamais que venir se
surajouter en quelque sorte à la forme logique, et la clarification signifie bien
une analyse logique de l’usage. Par contraste, l’exigence d’une description de
l’usage dans les Recherches est solidaire d’un rejet du projet d’analyse ultime
des formes du langage. Si on occulte ce point, on ne voit pas bien l’évolu-
tion même de la notion d’usage chez Wittgenstein. Toute lecture continuiste
de Wittgenstein gommerait trop certaines différences sur la nature et les
fonctions de l’usage. Au moment des Recherches, il privilégie les usages en
un sens qui les rend solidaires d’actions et de contextes d’actions partagés
dans une forme de vie. L’opposition est nette. Selon les Recherches, il n’y a pas
« quelque chose comme une analyse ultime des formes de notre langage »,
« une forme complètement décomposée de l’expression »3. Il ne faut pas
penser que nos formes d’expression usuelles resteraient non analysées sans
l’intervention du philosophe, et qu’il se cacherait en elles quelque chose qu’il
conviendrait de porter au jour.
la longueur par exemple n’est pas la même selon qu’on fait face aux besoins
d’un menuisier, d’un physicien ; et il n’y aurait pas de sens à exiger que la
précision dans la mesure du temps soit la même lorsqu’on se fixe un rendez-
vous et lorsqu’on chronomètre un record sportif. Wittgenstein résume ainsi
le renversement qu’il opère : « Il n’a pas été prévu un seul idéal de précision »1.
L’usage est à lui-même sa seule et unique norme, et les langages idéaux ne
sont qu’un cas particulier d’usage.
Il ressort de ces 5 points que l’usage est (1) suffisant pour la détermina-
tion du sens, (2) que sa description n’est pas un substitut d’explication mais
ce qui rend celle-ci superflue, (3) qu’on n’a pas besoin de renvoyer l’usage
à un niveau inférieur pour rendre intelligible le fonctionnement du lan-
gage, (4) que le concept d’usage n’est pas dépendant de l’idée de perfection
logique.
1) Le fait qu’on ne puisse que décrire les usages ne signifie pas qu’on
n’aurait pas à fournir des efforts pour comprendre le fonctionnement ordi-
naire du langage.
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En philosophie comme dans les romans, les descriptions sont toujours fonc-
tions d’un certain objectif. En réalité il n’y a pas de méthode unique, mais
différentes voies, parfois indirectes, comme autant de thérapies pour diffé-
rentes névroses2. On peut répertorier quelques-unes des voies de descrip-
tion de l’usage empruntées par Wittgenstein dans son œuvre : montrer la
variété des contextes d’emploi, révéler des différences inaperçues, imaginer
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3) Le fait que nous ne puissions pas critiquer les usages n’implique pas
que nous ne puissions pas critiquer les pensées.
Beaucoup ont jugé, parmi lesquels Russell, que la philosophie tardive
de Wittgenstein revient à renoncer à la responsabilité intellectuelle, que son
parti pris descriptif équivaut à une attitude de prostration devant les juge-
ments rendus par les ignorants, sanctifiés sous le nom de « sens commun » et
d’« usage commun ». Or le sens commun, pour Russell, n’est que l’ensemble
de croyances adoptées sans réflexion par la société. Comment un philosophe
qui se respecte pourrait-il défendre le sens commun ? Le philosophe qui
comprend bien sa tâche (là encore dans un état d’esprit eddingtonien) se
1. Conférences sur les fondements des mathématiques, citées par Hacker et Baker, op. cit.,
p. 474.
2. Remarques philosophiques, op. cit., § 6, p. 55.
3. Stanley Cavell, Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragé-
die, trad. de l’anglais S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil, 1996, p. 75.
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façon plus ou moins correcte sur des questions abstruses de logique, etc., si
elle est vraiment capable de nous permettre de mieux juger les problèmes
importants de l’existence quotidienne »1. Cometti commente : « si les idées
des philosophes peuvent changer quoi que ce soit, ce ne peut être dans le
meilleur des cas que la pensée et éventuellement la vie de qui les pense, mais
non le monde ou le mode de vie dans lequel elles voient le jour »2. La pensée
de Wittgenstein est restée étrangère aux problèmes politiques du xxe siècle,
bien que personnellement il ait eu le projet d’aller vivre en urss. On doit
se demander si une adhésion entière à la conception qu’a Wittgenstein du
travail philosophique ne suppose pas que l’on partage avec lui jusqu’à cette
humeur de pessimisme, ou plutôt d’indifférence. Car Wittgenstein a tou-
jours témoigné une hostilité à l’égard des sentiments du tragique ou de la
révolte. Dans mon monde, dit-il, « il n’y a pas de tragédie »3. « Tout est pour
ainsi dire soluble dans l’éther du monde ; il n’y a pas de résistances. / Ou,
pour mieux dire, les résistances, le conflit, n’y deviennent pas quelque chose
de magnifique ; ils deviennent au contraire une faute. »4 La « morale » de
Wittgenstein (s’il est permis de s’exprimer ainsi) est étroitement solidaire
de l’impossibilité de juger l’usage : les choses sont comme elles sont. Certes,
le second Wittgenstein admet tout à fait le jeu de langage que constituent les
jugements moraux. Porter des jugements moraux est en soi un certain usage
avec ses règles. Seulement il refuse la possibilité d’un recul ou d’une critique
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1. Lettre rapportée par Malcolm, citée par Cometti, op. cit., p. 31.
2. Ibid., p. 34.
3. Ibid., p. 63.
4. Ce qu’on croit sublime n’est que grotesque.
5. L’argument du langage privé montre que l’horizon de tout acte de langage est l’inter-
locution. Mais Wittgenstein semble représenter l’interlocution selon l’alternative suivante :
1/ les deux interlocuteurs participent à la même forme de vie, ils maîtrisent le même jeu de
langage, si bien que pour eux la compréhension mutuelle n’est pas un problème. 2/ Les deux
interlocuteurs ne participent pas à une même forme de vie, de sorte qu’ils ne peuvent pas se
comprendre. C’est cette alternative entre une compréhension pleine et une absence de compré-
hension qui rend malaisée la pensée du dialogue.
6. Exprimée dans les Remarks on Frazer’s Golden Bough, Rush Rees éd., trad. A.C. Miles,
Retford, The Brynmill Press, 1979.
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1. « Une bonne doctrine en effet ne peut saisir quelqu’un. On peut seulement la suivre,
comme on suit l’ordonnance d’un médecin. – Mais ici, il faut que nous soyons saisis par quel-
que chose et que nous soyons convertis. […] La sagesse est sans passion. La Foi, en revanche,
Kierkegaard la nomme une passion » (Remarques mêlées, op. cit., p. 118).