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« LA PHILOSOPHIE NE DOIT EN AUCUNE MANIÈRE PORTER ATTEINTE À

L'USAGE EFFECTIF DU LANGAGE »

Raphaël Ehrsam

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2010/3 n° 94 | pages 349 à 362


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130577096
DOI 10.3917/leph.103.0349
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2010-3-page-349.htm
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29 juillet 2010 - Autour de Heidegger - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 349 / 472

« La philosophie ne doit en aucune maniÈre


porter atteinte à l’usage effectif du langage »

Nous proposons ici de nous livrer à une lecture ouverte de la première


partie du § 124 des Recherches philosophiques. Il appartient à une série de
remarques (environ du § 89 au § 133) portant sur la nature de la philoso-
phie, ses errances et sa méthode. Par le biais de cette lecture nous souhaitons
interroger le concept d’« usage » chez Wittgenstein, non depuis une pers-
pective sémantique, sociale ou anthropologique, mais en examinant ce que
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la philosophie peut dire et faire de l’usage. De quelle manière le philosophe
est-il apte à aborder l’usage du langage, quelles formes privilégiées son rap-
port à l’usage revêt-il, et que peut-il attendre de ce rapport ?
Commençons par analyser brièvement la remarque :
« La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage effectif
du langage »1 : l’ouverture du propos est en forme de proscription, de com-
mandement négatif. Comme s’il y avait là une tentation de la part de la phi-
losophie qu’il fallait déjouer, quelque chose à éviter. Or lorsque Wittgenstein
dit que la philosophie ne doit pas porter atteinte à l’usage, il ne veut pas dire
qu’elle serait en mesure de le faire, qu’elle aurait un quelconque pouvoir
d’altération. En réalité il veut dire que la philosophie ne doit pas s’efforcer de
porter atteinte à l’usage, qu’elle ne doit pas chercher à le faire, car la simple
notion d’une tentative de ce genre est vide de sens. Dire « la philosophie ne
doit pas », ce n’est pas prévenir une entreprise néfaste, c’est indiquer qu’on
verserait nécessairement dans une confusion grammaticale. En général pour
Wittgenstein, la philosophie n’a pas à déterminer ce qu’il vaut mieux faire
et ne pas faire, elle ne donne pas à proprement parler d’ordres ; elle prévient
simplement contre la vanité.
« Elle ne peut donc, en fin de compte, que le décrire. »2 On remarque que le
concept de « description » n’est pas pris comme point de départ. Les adver-
bes « donc » et « en fin de compte » signalent que décrire est en quelque

1. Recherches philosophiques, trad. de l’allemand F. Dastur, M. Élie et alii., Paris,


Gallimard, 2004, p. 87.
2. Ibid.
Les Études philosophiques, n° 3/2010, p. 349-362
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sorte tout ce qu’il nous reste à faire si nous voulons sacrifier à l’exigence
de « ne pas porter atteinte à l’usage effectif ». On est passé de l’interdiction
(on ne doit pas porter atteinte) à l’impossibilité factuelle (on ne peut que
décrire).
Le § 124 poursuit : « Car elle ne peut pas non plus le fonder »1. Doit-on
comprendre le refus de l’idée d’une « fondation du langage » comme épui-
sant et justifiant le sens de l’interdit initial ? Probablement pas. La tournure
explicative de cette proposition suggère que renoncer à la quête d’un « fon-
dement de nos usages » est plutôt comme un corrélat venant éclairer le fait
qu’on ne peut que décrire l’usage. La seconde impossibilité est solidaire de la
première et la renforce. « Elle ne peut pas » – « elle ne peut pas non plus ».
La conclusion est laconique : « la philosophie laisse toutes choses en l’état »2.
La philosophie serait dépourvue de toute puissance de transformation, elle
consisterait avant tout à prendre acte des usages, à les entériner, et non à agir
elle-même dans leur direction.
Ce qui frappe à la lecture du § 124 est l’affirmation que la philosophie
n’a, à l’égard de l’usage du langage, qu’un seul type de posture. Quoique le
destin de la philosophie soit étroitement lié à celui de « l’usage », d’une cer-
taine façon elle ne pourrait adopter à son égard qu’une attitude univoque.
Quels sont les motifs de ces déclarations ? Et quelles sont les conséquen-
ces de cette détermination des rapports entre philosophie et usage pour la
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pratique qu’est la philosophie ? Solidairement, en quoi le concept d’usage
reçoit-il par là même un format particulier ?
Nous commencerons par indiquer les comportements philosophiques à
l’égard des usages du langage implicitement rejetés par ces déclarations, et
ce faisant nous recueillerons les fonctions endossées par la description des
usages qui résultent de ces rejets. Puis nous nous efforcerons de dissiper un
certain nombre de malentendus possibles pouvant suivre la détermination
de la philosophie comme description de l’usage, avant de souligner en forme
de questions les difficultés constitutives d’une telle décision.

Manières d’aborder les usages du langage directement rejetées


par la déclaration de Wittgenstein

1) Les usages du langage n’ont pas à être sémantiquement fondés par la


philosophie.
Wittgenstein s’oppose ici principalement à Frege et à Russell. En effet
pour ces deux penseurs, l’activité philosophique offre (entre autres) la pos-
sibilité de garantir l’usage ordinaire du langage en soulignant la façon dont
celui-ci dépend de principes sémantiques généraux pouvant être mis en
lumière. Pour Frege, la mise en lumière du Sinn permet d’opérer à l’égard de

1. Ibid.
2. Ibid.
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à l’usage effectif du langage » 351

nos usages une fonction d’ancrage1. Russell de son côté revendique l’adop-
tion d’une méthode logique en philosophie2, le but étant de développer une
théorie reposant sur un nombre minimum de suppositions (propositions
primitives) et de concepts théoriques, qui livre la structure sous-jacente de
nos usages ordinaires. Or précisément Wittgenstein mobilise la catégorie
d’usage pour désamorcer l’idée qu’il y aurait quelque besoin que ce soit
d’appuyer le fonctionnement effectif du langage sur des fondements latents.
Dans le Cahier bleu, il fait valoir qu’« un mot n’a pas un sens qui lui soit
donné pour ainsi dire par une puissance indépendante de nous ; de sorte
qu’il pourrait y avoir une sorte de recherche objective sur ce que le mot veut
réellement dire. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné »3. Le § 94 des
Recherches critique la « tendance à supposer un pur être intermédiaire entre le
signe propositionnel et les faits »4. L’idée est qu’on n’a pas à faire autre chose
que décrire l’usage dans la mesure où celui-ci est suffisant pour déterminer la
signification. Encore faut-il même prendre garde à cette formulation : il ne
« détermine » rien qui soit à chercher en dehors ou en deçà de lui.

2) Les usages n’ont pas à être expliqués de quelque manière que ce


soit.
Tout désir philosophique d’expliquer nos usages, de rendre intelligible
leur efficace, revient toujours en dernier lieu à vouloir assimiler la démarche
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de la philosophie et celle de la science. Or pour Wittgenstein, et ce dès le
Tractatus, la philosophie ne saurait se confondre avec la science. Il considère,
influencé par la lecture des Principes de mécaniques de Hertz, que la science
construit des images ou des modèles de la réalité5, et que les explications
qu’elle développe ne sont jamais que des hypothèses utiles mais simplifi-
catrices. En conséquence, l’exigence philosophique de « description » de
l’usage signifie que toute tentative d’expliquer l’usage, loin d’apporter réel-
lement davantage de clarté, produit simplement des images simplifiées du
langage, et met entre parenthèses voire élimine le fonctionnement réel. Rien
n’est plus dangereux que d’employer le mot « explication » en philosophie
comme on le fait en physique. Aussi Wittgenstein précise-t-il dans le Cahier
brun que la description n’est pas un prélude à l’explication. À propos des

1. Comme le formule Evans, « le point de départ de la distinction [entre Sinn et


Bedeutung] a à voir avec le besoin de rendre compte des aspects cognitifs de l’usage du langage »
(« Frege », in The Varieties of Reference, New York, Oxford University Press, 1982, p. 13).
2. Dans La Méthode scientifique en philosophie, trad. P. Devaux, Paris, Payot, 1971.
3. Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. M. Goldberg et J. Sackur, Paris, Gallimard,
1996, p. 71.
4. Op. cit., p. 79.
5. Comme l’explique bien Cassirer, pour Hertz, « les concepts centraux de la méca-
nique, notamment ceux de masse et de force, sont des « simulacres » créés par la logique
propre à la connaissance de la nature » (Philosophie des formes symboliques, t. 1, Paris, Minuit,
1991, p. 16). Wittgenstein parle de la « simplification du phénomène naturel en physique »
(Grammaire philosophique, trad. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1980, p. 107).
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éclaircissements qu’il offre sur les mots « dériver » et « lire », il s’empresse de


souligner que :

« la fonction de nos exemples n’était pas de nous montrer l’essence de “déri-


ver ”, “lire”, et ainsi de suite, à travers un voile de traits inessentiels ; les exemples ne
sont pas la description d’un extérieur qui nous laisserait deviner un intérieur. […]
Notre méthode est purement descriptive ; les descriptions que nous donnons ne sont pas
des indices d’explication »1.

3) La philosophie ne doit pas analyser les usages.


De ce point de vue, il faut tracer un contraste très net entre la position
exprimée par le § 124 et la position du Tractatus. Trop souvent, on considère
que, parce que le Tractatus refuse l’idée que la philosophie doive former une
doctrine, et parce que dès cette époque Wittgenstein s’oppose à la concep-
tion russellienne de la philosophie comme science, il confierait déjà à la
philosophie une tâche descriptive. On trouve par exemple une telle lecture
chez Jean-Pierre Cometti :

« Dès le Tractatus, Wittgenstein s’est désolidarisé de l’inspiration majeure de la


tradition qui lui était pourtant la plus proche en proclamant que la philosophie ne
saurait avoir en vue d’expliquer quoi que ce soit. Le philosophe ne peut s’attacher
qu’à décrire ce que tout le monde voit ou peut voir »2.
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Cometti s’appuie de façon privilégiée sur le Tractatus, 4.112 : « le but de
la philosophie est la clarification logique des pensées »3. Il rejoint en cela
la lecture de Hacker et Baker : « La philosophie est purement descriptive
– elle est description de la forme logique »4. L’affirmation de la philosophie
comme descriptive serait un élément constant de la pensée de Wittgenstein.
Là encore, Hacker et Baker renvoient au Tractatus, 4.112, et à l’idée que
la philosophie est non une doctrine, mais une activité. Or il y a là un abus
d’interprétation. (1) À proprement parler, la philosophie ne « décrit » rien
dans le Tractatus, puisque la description relève de la dimension représenta-
tive du langage, et que la forme logique des propositions ne peut pas être
représentée, elle ne peut être que montrée. (2) En outre, selon le Tractatus,
la forme logique des propositions qu’il s’agit de mettre en lumière est bien
ce sur quoi repose en un sens le fonctionnement symbolique. La philosophie
ne fonde pas ou n’explique pas l’usage, mais elle montre ce en quoi l’on
peut le résoudre. On trouve certes dès le Tractatus des passages dans lesquels
l’usage est déjà thématisé comme un aspect essentiel du fonctionnement
des signes (notamment 3.326 : « Pour reconnaître le symbole sur le signe,

1. Le Cahier bleu et le Cahier brun, op. cit., p. 201, c’est nous qui soulignons.
2. Introduction aux Remarques mêlées, trad. de l’allemand G. Granel, Paris, Flammarion,
2002, p. 20.
3. Tractatus logico-philosophicus, trad. de l’allemand G.-G. Granger, Paris, Gallimard,
1993, p. 57.
4. Understanding and meaning, Oxford, Blackwell, 1980, p. 464.
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il faut considérer l’usage pourvu de sens »1). Les signes sont arbitraires et ne
sont que la face perceptible des symboles ; le symbole est toute partie de la
proposition qui détermine son sens. L’usage est principalement convoqué
pour souligner l’arbitraire du signe et la possibilité pour un signe d’être le
support de symboles différents2. Mais l’usage ne fait jamais que venir se
surajouter en quelque sorte à la forme logique, et la clarification signifie bien
une analyse logique de l’usage. Par contraste, l’exigence d’une description de
l’usage dans les Recherches est solidaire d’un rejet du projet d’analyse ultime
des formes du langage. Si on occulte ce point, on ne voit pas bien l’évolu-
tion même de la notion d’usage chez Wittgenstein. Toute lecture continuiste
de Wittgenstein gommerait trop certaines différences sur la nature et les
fonctions de l’usage. Au moment des Recherches, il privilégie les usages en
un sens qui les rend solidaires d’actions et de contextes d’actions partagés
dans une forme de vie. L’opposition est nette. Selon les Recherches, il n’y a pas
« quelque chose comme une analyse ultime des formes de notre langage »,
« une forme complètement décomposée de l’expression »3. Il ne faut pas
penser que nos formes d’expression usuelles resteraient non analysées sans
l’intervention du philosophe, et qu’il se cacherait en elles quelque chose qu’il
conviendrait de porter au jour.

4) Les usages n’ont pas besoin d’être corrigés ou purifiés.


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Là encore, la position de Wittgenstein ne se comprend que par oppo-
sition à celles de Frege et surtout Russell. Même si le rapport de Frege au
langage ordinaire est complexe, et même s’il lui consacre des réflexions
minutieuses, on trouve chez lui de nombreux passages où il stigmatise les
imperfections de l’usage courant et suggère des amendements en vue de plus
de clarté. L’idéographie est héritière du projet leibnizien de caractéristique
universelle en ce qu’elle projette de corriger les ambiguïtés et flottements du
langage ordinaire par une notation pure des pensées. Même dans « Sinn und
Bedetung », article intéressé à l’examen du langage courant, on trouve des
passages où Frege déplore ses insuffisances. Les noms propres notamment
présentent des « fluctuations de sens »4, qui selon Frege « doivent être évitées
dans l’exposé systématique d’une science démonstrative ». Quant à Russell,
sa position en la matière vient du fait que sa conception de la philosophie est
inspirée de la vision de la science d’Eddington. Le but positif de la science
est de nous donner une compréhension théorique du monde qui vienne
défaire nos évidences premières ; ses propositions n’ont pas d’évidence intui-
tive et leur but est de substituer une certaine image du monde à une autre.

1. Tractatus, op. cit., p. 47.


2. Cf. Tractatus, 3.323 : « Dans la langue usuelle il arrive fort souvent que le même mot
dénote de plusieurs manières différentes – et appartienne donc à des symboles différents »
(op. cit., p. 46).
3. Recherches philosophiques, op. cit., § 91, p. 78.
4. « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, trad. de l’allemand C. Imbert,
Paris, Seuil, 1971, p. 104, note.
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Par analogie, le but négatif de la philosophie est de détruire le dogmatisme


et les prétentions erronées du sens commun : « Elle nous débarrasse du dog-
matisme arrogant de ceux qui n’ont jamais traversé les régions du doute libé-
rateur, et elle vivifie notre sens de l’étonnement en nous montrant les choses
les plus familières sous un aspect non familier »1. Pour Russell le langage
ordinaire est défectueux et pas simplement trompeur. Or chez Wittgenstein
le langage ordinaire est en bon ordre logique. Dès le Tractatus, l’idée est la
suivante : puisque le langage transmet un sens, c’est qu’il se plie aux lois du
sens, c’est-à-dire aux règles de la syntaxe logique : « toutes les propositions
de notre langue usuelle sont en fait, telles qu’elles sont, ordonnées de façon
logiquement parfaite »2. Cela dit-on doit noter une évolution de cette thèse
entre le Tractatus et les Recherches. Ce qui frappe au premier abord, c’est la
continuité : « Il est clair que toute proposition de notre langage est “en ordre
telle qu’elle est” »3. Sauf que l’idée des Recherches est qu’il n’y a même pas
besoin de supposer une perfection logique, il suffit que les propos que nous
employons, même s’ils sont vagues, aient un sens « incontestable »4. C’est-
à-dire qu’il suffit que leur usage soit établi. L’expression fonctionne claire-
ment. L’usage n’est pas logiquement dépendant de l’idée de perfection5.

5) Il serait vain de vouloir substituer aux usages ordinaires des hypothé-


tiques « langages idéaux ».
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Aux yeux de Frege les fluctuations de sens devraient être éliminées si on
désire parvenir à un langage parfait. « Dans un système de signes parfaits,
un sens déterminé devrait correspondre à chaque expression. Mais les lan-
gues vulgaires sont loin de satisfaire à cette exigence »6. Le contraste entre
langage ordinaire et langages idéaux a gagné en vivacité au moment où écrit
Wittgenstein (par le biais du cercle de Vienne et par l’influence large de l’em-
pirisme logique). Ce n’est pas un simple contraste factuel : pour la plupart
des philosophes contemporains de Wittgenstein, le langage ordinaire est en
situation d’infériorité par rapport aux langages idéaux, si bien qu’on doit
autant que possible rectifier le langage ordinaire en le tirant dans le sens des
langages idéaux (sinon substituer tout simplement un langage à l’autre). Or
Wittgenstein, par le biais du concept d’« usage », refuse radicalement l’idée
d’une telle hiérarchie. Le § 88 des Recherches en donne la meilleure illustra-
tion : l’idée de précision ou d’exactitude, qui est au cœur de la dépréciation
du langage ordinaire, doit elle-même être passée au crible de l’usage, elle est
fonction des usages qui peuvent en être faits. L’exactitude dans la mesure de

1. The problems of philosophy, Oxford, Oxford University Press, p. 128.


2. Tractatus, op. cit., 5.5563, p. 92.
3. Recherches philosophiques, op. cit. § 98, p. 81.
4. Ibid.
5. Le § 99 montre dans le même ordre d’idées que l’équation entre « posséder un sens »
et « posséder un sens intégralement déterminé » est absolument injustifiée. Le sens peut s’ac-
commoder aussi bien du vague que d’indéterminations locales.
6. « Sens et dénotation », op. cit., p. 104.
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la longueur par exemple n’est pas la même selon qu’on fait face aux besoins
d’un menuisier, d’un physicien ; et il n’y aurait pas de sens à exiger que la
précision dans la mesure du temps soit la même lorsqu’on se fixe un rendez-
vous et lorsqu’on chronomètre un record sportif. Wittgenstein résume ainsi
le renversement qu’il opère : « Il n’a pas été prévu un seul idéal de précision »1.
L’usage est à lui-même sa seule et unique norme, et les langages idéaux ne
sont qu’un cas particulier d’usage.
Il ressort de ces 5 points que l’usage est (1) suffisant pour la détermina-
tion du sens, (2) que sa description n’est pas un substitut d’explication mais
ce qui rend celle-ci superflue, (3) qu’on n’a pas besoin de renvoyer l’usage
à un niveau inférieur pour rendre intelligible le fonctionnement du lan-
gage, (4) que le concept d’usage n’est pas dépendant de l’idée de perfection
logique.

Malentendus pouvant résulter de cette restriction de la philosophie


à l’activité de « description » des usages

1) Le fait qu’on ne puisse que décrire les usages ne signifie pas qu’on
n’aurait pas à fournir des efforts pour comprendre le fonctionnement ordi-
naire du langage.
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a/ Le fait qu’il ne faille pas corriger l’usage ne signifie pas qu’il ne faut pas
s’en défier et que la description de l’usage ne suppose pas un travail délicat.
Au contraire pour Wittgenstein la description des usages suppose même une
prise de distance par rapport à ce qu’il nomme la « grammaire de surface »
des expressions. « La philosophie est un combat contre l’ensorcellement de
notre entendement par les ressources de notre langage »2, car il nous arrive
souvent d’être captivés par (captifs de) certaines phrases générales, telles
que celle du Tractatus, 4.5 : « la forme générale de la proposition est : Il en
est ainsi et ainsi »3, ou d’être obnubilés par les images qui accompagnent
le langage4. Le Tractatus signalait déjà que la grammaire de surface (celle
qu’étudient les linguistes et les grammairiens) dissimule la forme logique
et fait apparaître des types d’expression radicalement distincts comme
appartenant à des catégories logico-syntactiques similaires. Dans les
Recherches, Wittgenstein dit que les ressemblances dans la grammaire de
surface nous conduisent à négliger la diversité des usages. Ainsi, parce
que les expressions indexicales occupent parfois la place des noms dans
certains contextes, nous sommes tentés de penser qu’ils sont des noms
propres spéciaux.

1. Recherches philosophiques, op. cit., p. 77.


2. Ibid, § 109, p. 84.
3. Ibid, § 114, p. 85.
4. Ibid, § 115.
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b/ Décrire l’usage suppose donc une attention aiguë, et la description


ne fait pas que recueillir passivement l’usage. Elle le fait reconnaître, et
remplit une fonction thérapeutique. « Nous reconnaissons que ce que nous
nommons « proposition », « langage », n’est pas l’unité formelle que j’avais
imaginée, mais une famille de formations plus ou moins apparentées entre
elles »1. La conséquence est que la description de l’usage n’est jamais passive
et immédiatement disponible : « la description reçoit sa lumière, c’est-à-
dire son but, des problèmes philosophiques. Ces problèmes […] sont réso-
lus par une appréhension du fonctionnement de notre langage. […] non
par l’apport d’une nouvelle expérience, mais par une mise en ordre de ce
qui est connu depuis longtemps »2. La connexion est forte entre la notion
de description de l’usage et le projet de donner des « vues synoptiques »3 de
l’emploi des mots. La description suppose donc un travail de recherche, un
effort, et la recherche d’une perspective appropriée à un objectif. Par là, si la
description de l’usage laisse les choses en l’état du côté du langage, elle enri-
chit néanmoins notre compréhension. La description n’est pas seulement ce
qui nous reste une fois saisie la vanité des tentatives de fondation et d’expli-
cation de l’usage, elle est cela même qui peut nous faire saisir cette vanité.

2) L’exigence de description n’implique pas que les usages soient à compren-


dre comme des états de choses, et est distincte de la thèse selon laquelle on
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pourrait donner des descriptions complètes. Corrélativement toute forme de
description ne possède pas un caractère et un intérêt philosophiques.
La difficulté provient cette fois du fait que le concept de description peut
s’entendre en plusieurs sens. Dans le Tractatus, toute description est consti-
tuée par une ou plusieurs propositions atomiques, et tout état de choses est
justiciable d’une description complète. Dans les Dictées de Wittgenstein à
Waismann et pour Schlick4, Wittgenstein confie qu’il croyait alors en l’idée
d’une « description complète du monde ». Or un tel modèle de la descrip-
tion convient-il pour penser la prise en charge philosophique des usages ?
Rien n’est moins sûr. (1) Il n’est pas évident que nos usages puissent être
pensés strictement comme des états de choses ; en effet l’usage ne se réduit
pas à la conjonction des signes matériels et de leur contexte, il est de l’ordre
du faire. (2) En outre, à partir des années trente, l’idée même de « descrip-
tion complète » devient complètement suspecte aux yeux de Wittgenstein5.
Ainsi, et le point est capital pour comprendre le § 124, la philosophie n’a pas
pour charge de produire une image hyperdétaillée et aussi exhaustive que
possible de l’état actuel du langage.

1. Ibid, § 108, p. 83.


2. Ibid, § 109, p. 84.
3. Ibid, § 122, p. 87.
4. A. Soulez dir., Paris, puf, 1997.
5. Cf. les Remarques philosophiques, trad. de l’allemand J. Fauve, Paris, Gallimard, 1975,
§ 77, p. 103.
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« La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte


à l’usage effectif du langage » 357

La manière dont il faut concevoir la description philosophique peut être


pensée à partir d’un texte du Cahier brun :

Souvent, « on comprend comme prototype de la description la description


d’une table, par exemple, qui te donne la forme, les dimensions exactes, le matériau
dont elle est faite, et sa couleur. […] Mais il y a d’un autre côté un genre de descrip-
tion de table, comme tu pourrais en trouver dans un roman, par exemple, « C’était
une petite table branlante décorée dans un style mauresque, de celle qu’on utilise
pour les accessoires de fumeur. » On pourrait dire d’une telle description qu’elle est
indirecte ; mais si sa fin est de faire surgir à l’esprit, en un éclair, une image intense
de la table, elle servira sans doute à cet effet incomparablement mieux qu’une des-
cription « directe » détaillée. […] On a tendance à dire [que seul le premier genre de
description] est une description directe et complète (même si cette manière de nous
exprimer montre que nous oublions qu’il y a certaines fins que la « vraie » descrip-
tion n’atteint pas). Ces considérations devraient te mettre en garde […] »1.

En philosophie comme dans les romans, les descriptions sont toujours fonc-
tions d’un certain objectif. En réalité il n’y a pas de méthode unique, mais
différentes voies, parfois indirectes, comme autant de thérapies pour diffé-
rentes névroses2. On peut répertorier quelques-unes des voies de descrip-
tion de l’usage empruntées par Wittgenstein dans son œuvre : montrer la
variété des contextes d’emploi, révéler des différences inaperçues, imaginer
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des situations qui priveraient nos concepts de leur pertinence (et ainsi révé-
ler une condition de leur usage).

3) Le fait que nous ne puissions pas critiquer les usages n’implique pas
que nous ne puissions pas critiquer les pensées.
Beaucoup ont jugé, parmi lesquels Russell, que la philosophie tardive
de Wittgenstein revient à renoncer à la responsabilité intellectuelle, que son
parti pris descriptif équivaut à une attitude de prostration devant les juge-
ments rendus par les ignorants, sanctifiés sous le nom de « sens commun » et
d’« usage commun ». Or le sens commun, pour Russell, n’est que l’ensemble
de croyances adoptées sans réflexion par la société. Comment un philosophe
qui se respecte pourrait-il défendre le sens commun ? Le philosophe qui
comprend bien sa tâche (là encore dans un état d’esprit eddingtonien) se

1. Le Cahier bleu et le Cahier brun, op. cit., § 24, p. 276-277.


2. Sur ce point on peut se reporter à Jean-Jacques Rosat, « Exprimer ou décrire », in
Lire les Recherches philosophiques, S. Laugier et Ch. Chauviré (éd.), Paris, Vrin, 2006, p. 230 :
« Une description […] n’est pas un reflet passif de la réalité : décrire est une technique (ou un
ensemble de techniques), et les descriptions sont des instruments avec lesquels nous faisons
quelque chose ». Avec Rosat, il convient de relier le § 291 des Recherches : « Ce que nous
appelons des « descriptions », ce sont des instruments pour des emplois particuliers. Pense ici
au schéma d’une machine, à une coupe, à un plan en élévation avec des mesures que l’ingé-
nieur a devant les yeux. Si on pense à une description comme à une image verbale des faits,
cela a quelque chose d’égarant : on pense en somme seulement à des images comme celles qui
pendent à nos murs ; elles semblent reproduire tout simplement une chose telle qu’elle a l’air
d’être, telle qu’elle est faite (ces images sont pour ainsi dire oisives) ».
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358 Raphaël Ehrsam

doit de mettre en question la plupart des usages reçus. Cependant cette


objection à Wittgenstein repose sur un malentendu. Wittgenstein n’entend
pas défendre les croyances de sens commun, ni aucune croyance d’ailleurs.
Ce n’est pas la tâche de la philosophie que de défendre l’idée que ceci ou
cela convient à la raison. Les questions d’opinion, souligne Wittgenstein, ne
sont pas pertinentes en philosophie1. L’usage, c’est-à-dire pour Wittgenstein
l’ensemble des règles qui se rencontrent dans notre emploi des signes, ne
relève pas de la catégorie de la « vérité ». La grammaire des mots permet de
saisir quelles affirmations sont ou non sensées, elle ne permet pas de dire
lesquelles sont vraies ou fausses.

Difficultés constitutives de la position wittgensteinienne


de la philosophie comme description de l’usage

1) La notion centrale de cette conception, à savoir « l’usage », demeure


intrinsèquement indéterminable.
Pour Wittgenstein, notre rapport épistémique aux usages relève de quel-
que chose comme l’« évidence » – notre accès à l’usage vient en partie du
fait que l’usage est déjà intégré, que nous participons de la forme de vie qui
le pose (parfois par nos capacités organiques, parfois du fait de l’habitude).
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Mais corrélativement, on ne dispose d’aucun critère externe pour identifier
ce qui relève de l’usage et ce qui n’en relève pas. En découlent un certain
nombre de conséquences. a/ On ne peut jamais prouver ou assurer qu’un
certain épisode linguistique relève bel et bien de l’usage. Seuls ceux qui par-
ticipent de l’intérieur à un certain usage peuvent posséder la certitude de
sa certitude et tracer de l’intérieur la différence entre usages réels et usages
seulement apparents. « Mais alors cela veut dire que faire comprendre un
langage, de quelque manière que ce soit, présuppose déjà un langage. Et que
dans un certain sens l’utilisation du langage n’est pas matière d’enseigne-
ment »2. On peut apprécier par là la grande conséquence de Cavell lorsqu’il
montre que le problème du scepticisme est inéliminable à l’intérieur de
la pensée de Wittgenstein ; les « critères » d’un usage ne peuvent valoir
comme tels que pour ceux qui reconnaissent déjà cet usage comme effectif.
C’est pourquoi si on doit conserver le concept même de « critère », il faut
« prendre le contre-pied de l’usage ordinaire ou officiel du mot “critère” »3.
b/ L’indication de la présence d’un usage est conduite par Wittgenstein
sur le mode de la demande de confiance, ou sur le mode de l’affirmation
existentielle pure et simple. Comme si on devait le croire sur parole. Les
Remarques mêlées fourmillent de passages sur les textes religieux qui mettent

1. Conférences sur les fondements des mathématiques, citées par Hacker et Baker, op. cit.,
p. 474.
2. Remarques philosophiques, op. cit., § 6, p. 55.
3. Stanley Cavell, Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragé-
die, trad. de l’anglais S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil, 1996, p. 75.
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« La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte


à l’usage effectif du langage » 359

en scène ce mode d’apostrophe. À propos de la Bible : « Tu as là un récit – Ne


te comporte pas envers lui comme envers les autres récits historiques ! Donne-
lui une place tout autre dans ta vie. – Il n’y a rien là de paradoxal »1. La Foi
n’est pas un cas particulier d’usage du langage, elle est paradigmatique de
l’attitude que Wittgenstein exige de la part de ses interlocuteurs putatifs face
à ce que lui-même désigne comme des « usages ». « Cela existe »2. L’usage
est ce dont on prend simplement acte, sans étonnement, ou ce qu’on doit
simplement admettre. c/ En conséquence, on risque de se trouver dans des
situations où quelqu’un pourrait dire à son interlocuteur : « tu dis que je ne
fais aucun usage de ce mot, pourtant pour moi et un grand nombre d’autres
personnes ce mot a une fonction toute particulière ». Par exemple les mots
« âme », « diable » au Moyen Âge. Le concept de « koulak » en urss dans les
années 1930. Et il est certain qu’il y a là quelque chose d’assez gênant.

2) L’impossibilité de se placer en dehors d’un usage pour le décomposer


ou l’analyser a pour conséquence la difficulté à penser quelque chose comme
un métadiscours sur les usages.
a/ Puisqu’il n’y a pas de signification en dehors des usages en cours, celui
qui souhaite décrire un usage doit faire en sorte d’immerger ses interlocu-
teurs au sein de cet usage. Décrire l’usage c’est presque le mimer ; dès lors
on ne doit pas s’étonner que la plupart du temps, Wittgenstein ne donne
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des vues synoptiques des usages qu’en les performant. « Si je parle du langage
[…], il me faut parler le langage de tous les jours »3. Dans cette perspective,
l’importance des guillemets et des citations dans les Recherches n’apparaît
plus comme un trait accidentel du style, mais comme un corrélat du rejet
du métadiscursif. La dimension polyphonique de l’écriture de Wittgenstein
dans la philosophie des jeux de langage tient au fait qu’il convoque les usages.
Décrire l’usage, ce n’est pas le prendre pour objet d’un discours de second
ordre, c’est l’amener en présence. Qu’on songe aux célèbres passages sur la
lecture, le guidage. L’usage y est essentiellement restitué. Une formule de
la Grammaire résume tout : « Le langage et la description du langage doivent
revenir au même »4. b/ Le fait qu’il faille toujours se tenir au niveau même de
nos usages et jamais dans une forme de recul par rapport à eux fait aussi qu’il
y a une difficulté de Wittgenstein à penser nos discours sur les œuvres d’art
et le travail de commentaire. Il prend en effet radicalement parti pour la lit-
téralité des œuvres ; c’est là encore une difficulté aiguë de son propos, étant
donné que parler de la signification des œuvres contribue à les faire vivre, à
les « activer », pour reprendre un terme de Goodman, à les faire fonctionner
comme œuvres. Wittgenstein a raison de dire que la « compréhension » en
art n’est pas un aspect déterminé de notre rapport à l’œuvre séparé de tous

1. Remarques mêlées, op. cit., p. 92.


2. Ibid.
3. Recherches philosophiques, op. cit., § 120, p. 86.
4. Grammaire philosophique, trad. de l’allemand M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard,
1980, § 109, p. 210. Nous soulignons.
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360 Raphaël Ehrsam

les autres (par exemple le fait de prononcer un jugement spécifique, le fait


d’en parler, le fait de ressentir telle ou telle émotion), mais en même temps
pour lui la compréhension devient une forme d’adhésion directe à l’œuvre,
une immersion immédiate. « Il est difficile en art de dire quelque chose
d’aussi bon que… ne rien dire »1. « L’œuvre d’art ne veut pas transmettre
quelque chose d’autre, mais elle-même »2. Cette idée poussée jusqu’au bout
possède des conséquences contre-intuitives ; car apprendre à apprécier une
œuvre passe essentiellement par le discours et l’analyse. Il est probable que
ce soit sur ce point l’immense culture de Wittgenstein qui lui ait donné ce
sentiment.

3) Wittgenstein éprouve une difficulté particulière à penser quelque


chose comme l’évolution et la modification des usages
Les usages sont eux-mêmes quelque chose de fluctuant, et les formes de
vie ne sont pas quelque chose de fixe. Or il n’est pas sûr que Wittgenstein
ait lui-même les moyens d’articuler cette modification diachronique : on
ne peut ni la décrire, ni même en parler, puisque cela supposerait la réalité
d’un point de vue que Wittgenstein dénie. Pour lui on se tient toujours
au sein des usages, et pas en surplomb3. Ce point fait l’objet de l’étude de
Vincent Grondin. Wittgenstein était conscient du problème, lorsqu’il affir-
mait qu’on ne peut pas répondre à la question « qu’est-ce que le langage ? »
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une fois pour toutes, « indépendamment de toute expérience à venir »4.

4) L’univocité de l’entreprise philosophique est solidaire d’une concep-


tion ascétique de celle-ci comme incapable de contribuer à l’élaboration des
formes de vie
Pour Wittgenstein, il n’y aurait pas de sens à ce que la philosophie essaie
d’évaluer les usages. L’usage est ce dont nous partons, ce que nous avons.
On n’a pas à imaginer des formes de vies inédites (quelque chose comme
des utopies par exemple) en prétextant qu’elles seraient meilleures que celles
que nous avons. L’usage du langage coïncidant avec les formes de vie, cela
signifie-t-il que la philosophie ne peut en aucun cas juger les formes de vie ?
La vie de Wittgenstein peut nous éclairer sur ce point. Dans une lettre de
novembre 44, à propos d’une conversation où il avait été question du « carac-
tère national », il écrit : « Je me suis alors demandé quelle pouvait bien être
l’utilité de la philosophie, si elle ne pouvait nous apprendre qu’à disputer de

1. Remarques mêlées, op. cit., p. 79.


2. Ibid., p. 125. Cf. encore p. 113 : « Il se pourrait que l’essentiel dans Shakespeare soit
l’aisance, l’autorité souveraine, et que par conséquent on dût l’accepter pour véritablement
pouvoir l’admirer, comme on accepte la nature – un paysage, par exemple. Si j’ai raison sur
ce point, cela voudrait dire que c’est le style de l’œuvre, je veux dire l’ensemble de son travail,
qui est ici l’essentiel, l’élément justificateur ».
3. Ce point a déjà été noté par J. Benoist dans l’article « Sur quelques sens possibles
d’une formule de Wittgenstein », dans Wittgenstein, métaphysique et jeux de langage, S. Laugier
(coord.), Paris, puf, 2001.
4. Recherches philosophiques, op. cit., § 92, p. 79.
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« La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte


à l’usage effectif du langage » 361

façon plus ou moins correcte sur des questions abstruses de logique, etc., si
elle est vraiment capable de nous permettre de mieux juger les problèmes
importants de l’existence quotidienne »1. Cometti commente : « si les idées
des philosophes peuvent changer quoi que ce soit, ce ne peut être dans le
meilleur des cas que la pensée et éventuellement la vie de qui les pense, mais
non le monde ou le mode de vie dans lequel elles voient le jour »2. La pensée
de Wittgenstein est restée étrangère aux problèmes politiques du xxe siècle,
bien que personnellement il ait eu le projet d’aller vivre en urss. On doit
se demander si une adhésion entière à la conception qu’a Wittgenstein du
travail philosophique ne suppose pas que l’on partage avec lui jusqu’à cette
humeur de pessimisme, ou plutôt d’indifférence. Car Wittgenstein a tou-
jours témoigné une hostilité à l’égard des sentiments du tragique ou de la
révolte. Dans mon monde, dit-il, « il n’y a pas de tragédie »3. « Tout est pour
ainsi dire soluble dans l’éther du monde ; il n’y a pas de résistances. / Ou,
pour mieux dire, les résistances, le conflit, n’y deviennent pas quelque chose
de magnifique ; ils deviennent au contraire une faute. »4 La « morale » de
Wittgenstein (s’il est permis de s’exprimer ainsi) est étroitement solidaire
de l’impossibilité de juger l’usage : les choses sont comme elles sont. Certes,
le second Wittgenstein admet tout à fait le jeu de langage que constituent les
jugements moraux. Porter des jugements moraux est en soi un certain usage
avec ses règles. Seulement il refuse la possibilité d’un recul ou d’une critique
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réflexive de nos usages en matière de jugements moraux, tout comme il
refuse la possibilité pour la philosophie de constituer de nouveaux usages.
Dans cette mesure, Wittgenstein s’interdit de penser quelque chose comme
le dialogue, le point de rencontre possible entre des formes de vie appa-
remment hétérogènes5 ; pas plus qu’il ne peut penser le rôle crucial qu’ont
joué les philosophes à certains moments de l’histoire politique du monde,
en bien ou en mal (il paraît en effet plausible de dire que la philosophie a
fortement contribué à produire les jeux de langage qui mobilisent les termes
de « tolérance » et de « démocratie »). La préférence de Wittgenstein pour
le mythe par rapport à la métaphysique6, tout comme la hiérarchie qu’il

1. Lettre rapportée par Malcolm, citée par Cometti, op. cit., p. 31.
2. Ibid., p. 34.
3. Ibid., p. 63.
4. Ce qu’on croit sublime n’est que grotesque.
5. L’argument du langage privé montre que l’horizon de tout acte de langage est l’inter-
locution. Mais Wittgenstein semble représenter l’interlocution selon l’alternative suivante :
1/ les deux interlocuteurs participent à la même forme de vie, ils maîtrisent le même jeu de
langage, si bien que pour eux la compréhension mutuelle n’est pas un problème. 2/ Les deux
interlocuteurs ne participent pas à une même forme de vie, de sorte qu’ils ne peuvent pas se
comprendre. C’est cette alternative entre une compréhension pleine et une absence de compré-
hension qui rend malaisée la pensée du dialogue.
6. Exprimée dans les Remarks on Frazer’s Golden Bough, Rush Rees éd., trad. A.C. Miles,
Retford, The Brynmill Press, 1979.
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362 Raphaël Ehrsam

pose entre la Foi et la pensée philosophique1, proviennent du fait que seuls


sont admissibles à ses yeux les jeux de langage déjà sanctionnés par une
tradition, déjà constitués comme des usages au sein d’une communauté. La
pensée du langage de Wittgenstein s’accommode facilement d’un certain
conservatisme.
Nous espérons que ce parcours aura permis de percevoir chez Wittgenstein
certaines lignes de forces, et aussi certaines apories.
Raphaël Ehrsam
Université Paris-I Panthéon-Sorbonne
rehrsam@club-internet.fr
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1. « Une bonne doctrine en effet ne peut saisir quelqu’un. On peut seulement la suivre,
comme on suit l’ordonnance d’un médecin. – Mais ici, il faut que nous soyons saisis par quel-
que chose et que nous soyons convertis. […] La sagesse est sans passion. La Foi, en revanche,
Kierkegaard la nomme une passion » (Remarques mêlées, op. cit., p. 118).

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