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L'intelligence gagnée par l'intuition ?

La relation entre Bergson et Kant


Frédéric Worms
Dans Les Études philosophiques 2001/4 (n° 59), pages 453 à 464
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130517252
DOI 10.3917/leph.014.0453
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.65.116.76)

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L’INTELLIGENCE GAGNÉE PAR L’INTUITION ?
LA RELATION ENTRE BERGSON ET KANT1

Toute la relation de Bergson à Kant pourrait se résumer dans le


reproche suivant, énoncé dans l’Introduction à la métaphysique : « Il a exaspéré
l’indépendance de l’entendement » (PM, 1427/220).
Cette appréciation implique en effet trois thèses : tout d’abord,
l’acceptation, par Bergson, d’une indépendance ou d’une certaine autonomie de
notre connaissance, conquise par Kant ; la critique d’un excès, ensuite, cette
indépendance ne pouvant être totale, au risque de creuser un gouffre entre
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notre intelligence et la réalité (ce qu’aurait fait ce même Kant), notre connais-
sance devant donc être reliée au réel, grâce à une « intuition » immédiate,
pour reprendre ainsi une portée métaphysique ; le déplacement d’une limite, enfin
et surtout : où s’arrêtera donc pour Bergson l’autonomie de l’entendement,
où s’arrêtera, à l’inverse, sa reprise intuitive et métaphysique ?
En revenant successivement sur ces trois points, on tentera donc ici de
baliser cette relation entre Kant et Bergson, qui parcourt toute l’œuvre de ce
dernier, et révèle les enjeux respectifs des deux doctrines, autour de quel-
ques questions communes et fondamentales. Pourquoi Bergson rend-il
d’abord hommage à Kant pour sa distinction entre entendement et intui-
tion, et plus généralement pour les profondes distinctions philosophiques
qui animent et même qui définissent la Critique de la raison pure ? Pourquoi
cependant doit-il les contester au point de voir l’intuition reconquérir
non seulement, de l’extérieur, le territoire de l’intelligence mais aussi de

1. Ce texte reprend la conférence prononcée à Poitiers, à l’invitation de M. le Pr Jean-


Louis Vieillard-Baron, en décembre 1999, dans le cadre du colloque sur « Bergson et
l’idéalisme allemand ». Je tiens à remercier vivement M. Vieillard-Baron, ainsi que les partici-
pants à ce colloque, notamment Monique Castillo, Jean-Christophe Goddard et Bernard
Mabille.
Les références aux œuvres de Bergson renvoient à l’édition des Œuvres dite du Centenaire
(PUF, 1959, Éd. Robinet), avec leur double pagination, des Œuvres d’abord, des livres en volu-
mes séparés ensuite (PUF, coll. « Quadrige »). Les références sont ainsi abrégées : DI = Essai
sur les données immédiates de la conscience (1889) ; MM = Matière et mémoire (1896) ; EC = L’évolution
créatrice (1907), DS = Les deux sources de la morale et de la religion (1932) ; PM = La pensée et le mou-
vant (1934).
Les Études philosophiques, no 4/2001
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l’intérieur, l’activité intellectuelle elle-même, et plus généralement l’en-


semble de l’édifice de la Critique ? Enfin, où doit s’arrêter cette reprise, jus-
qu’à quel point l’entendement doit-il conserver son autonomie, fût-ce pour
la voir se réduire à un isolement stérile, et l’intuition la sienne, indispensable
pour accomplir sa véritable destination métaphysique ?

I. Distinguer

Il peut paraître surprenant, avant d’examiner la critique qu’il leur fait


subir, de commencer par étudier la manière dont Bergson reprend à son
compte certaines des distinctions principales par lesquelles Kant, dans la
Critique de la raison pure, cherche à établir l’autonomie de notre connaissance.
Ce n’est cependant pas seulement par un hommage partiel et ironique, mais
bien pour des raisons profondes et générales que Bergson se livre aussi, et
même d’abord, à une telle reprise.
Un important passage de L’évolution créatrice, où Bergson rend en effet
hommage à Kant pour l’autonomie accordée à l’entendement, semble pour-
tant bien relever d’une réelle ironie philosophique. En effet, Bergson semble
voir dans « la distinction kantienne entre la matière de la connaissance et sa
forme », non pas une manière de fonder l’autonomie de la connaissance,
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mais avant tout une manière de fonder l’autonomie ou le caractère absolu
du réel, par rapport à notre connaissance :
« En voyant dans l’intelligence, avant tout, une faculté d’établir des rapports,
Kant attribuait aux termes entre lesquels les rapports s’établissent une origine extra-
intellectuelle. Il affirmait, contre ses prédécesseurs immédiats, que la connaissance
n’est pas entièrement résoluble en termes d’intelligence » (EC, 797/357).

Ainsi, le mérite de Kant serait-il d’avoir posé la « matière » de l’intuition


comme un donné extérieur et radicalement différent des concepts de notre
entendement, en l’affranchissant ainsi des contraintes qui nous font trans-
porter à la matière même de l’univers les propriétés de notre science mathé-
matique et physique. Il ne s’agit pas seulement, insistons-y, de reconnaître,
avec l’empirisme, la priorité des données ou des impressions sensibles, il
s’agit aussi, et surtout, de reconnaître au sein même de ces données appa-
remment simples une distinction radicale et primitive : c’est dans la distinc-
tion entre « la matière de la connaissance sensible et sa forme » (ibid., 799/
360) que réside le cœur de l’apport de Kant, selon Bergson. Certes, l’erreur
de Kant, on le pressent, sera bien selon ce même Bergson d’avoir interdit à
notre connaissance un accès direct à cette « matière » de l’intuition sensible,
qui se passerait du détour par la « forme » de notre esprit, et accéderait ainsi
à l’absolu. Mais sans la distinction kantienne, on n’aurait justement pas la
garantie que cette matière soit entièrement « extra-intellectuelle » et indé-
pendante de nous, ou encore que l’intuition soit un contact absolu (sans
médiation de notre part) avec le réel. Il faut accepter l’opposition entre le
L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant 455

réel et une partie au moins de notre connaissance, pour garantir le caractère


absolu de cette réalité, en réservant la possibilité qu’un autre genre de
connaissance puisse y accéder. La distinction kantienne fonderait donc la
possibilité d’une connaissance qui renonce à transporter dans les choses les
concepts de notre esprit, c’est-à-dire d’une métaphysique.
Il s’agit donc bien d’un hommage paradoxal aux distinctions centrales
de Kant, que viendra renforcer le dépassement de ces mêmes distinctions,
lorsqu’il s’agira, par un « effort supérieur d’intuition » (797/357), de « rele-
ver » (799/359) l’intuition sensible et de donner leur véritable portée méta-
physique, non seulement d’ailleurs à la matière de la sensibilité mais même
à celle de notre intelligence. Telle est la leçon à retenir, du côté de la
« matière » de notre connaissance.
Mais il y a une deuxième leçon symétrique et inverse à tirer de cette ana-
lyse, du côté cette fois de la forme de notre connaissance ou de la structure
de notre entendement. Certes, Bergson reproche constamment à Kant, dans
ce texte comme dans bien d’autres, de s’être donné « les cadres de
l’entendement et l’entendement lui-même <...> tels quels, tout faits » (ibid.,
358/798). Plus encore, Bergson explique lui-même ce qui a conduit Kant à
une telle démarche : c’est l’acceptation du fait de la science, comme d’un
absolu, et la recherche de ses conditions de possibilité. Sa propre doctrine
amènera Bergson, au contraire, à tenter une « genèse » de l’intelligence et de
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la science, et même, au long de son œuvre (on aura à y revenir), une double
genèse : une genèse pragmatique, la science et l’intelligence dérivant des seuls
besoins de notre vie et de notre action (ainsi dans Matière et mémoire), puis
une genèse métaphysique, la science et l’intelligence dérivant de la nature
même de l’univers (dans le texte même dont nous partons ici, L’évolution créa-
trice). À côté de l’approfondissement de l’intuition, la genèse de l’intelligence
et de la science représente bien l’autre versant de la critique bergsonienne de
Kant. Pourtant, de même que Bergson s’appuie pour « relever » l’intuition
sur la distinction kantienne qui en garantit la réalité, de même, il s’appuie
toujours, pour penser la connaissance, sur la distinction kantienne qui en
garantit le fondement. Autrement dit, tout au long de l’œuvre de Bergson, et
malgré la genèse empirique ou métaphysique qui vient en contester la pure
et simple « déduction transcendantale » (comme condition de possibilité des
jugements synthétiques a priori), Bergson conservera toujours à notre enten-
dement et à notre intelligence les caractères que lui avait attribués Kant,
l’autonomie de sa forme et de ses lois, leur irréductibilité à une simple com-
binatoire sensorielle, ou à une simple association d’idées.
Plus encore, le fondement de cette autonomie de la connaissance intel-
lectuelle, et de sa distinction d’avec l’intuition sensible, réside, selon Berg-
son, dans la première des distinctions kantiennes, dans la distinction qui
précède, dans la Critique de la raison pure, la distinction entre l’intuition et
l’entendement, et dont la critique précède, dans l’œuvre de Bergson, la cri-
tique même de l’intelligence, à savoir la distinction de la matière et de la
forme dans notre sensation même, et la position de l’espace et du temps comme
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formes pures a priori de notre sensibilité. La question qui se pose, plus sur-
prenante peut-être encore pour qui connaît la critique bergsonienne de
l’idée de Temps chez Kant, est donc la suivante : retrouve-t-on pour ce qui
est de la matière et de la forme de la sensation l’hommage paradoxal
que Bergson avait rendu à la distinction kantienne entre l’intuition et
l’intelligence ? La reprise de la distinction opérée par Kant est-elle là aussi,
sur ce point plus fondamental encore, la condition même de son
dépassement ?
Or, la démarche adoptée par Bergson, dans l’Essai sur les données immédia-
tes de la conscience, vis-à-vis de cette distinction, est étroitement parallèle à celle
que nous venons de rencontrer dans L’évolution créatrice.
En effet, quand il s’agit pour Bergson, dans son premier livre, de se
livrer à une « étude directe des idées d’espace et de temps », il commence par
rendre hommage à Kant, à propos de l’espace en tout cas :
« On doit à Kant la formule précise de cette dernière conception <selon
laquelle l’étendue n’est pas un aspect des qualités physiques mais une propriété se
suffisant à elle-même> : la théorie qu’il développe dans l’Esthétique transcendantale
consiste à doter l’espace d’une existence indépendante de son contenu, à déclarer
isolable en droit ce que chacun de nous sépare en fait, et à ne pas voir dans
l’étendue une abstraction comme les autres » (DI, 62/69).

Il ajoute même :
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« Il ne semble pas d’ailleurs que la solution donnée par Kant ait été sérieuse-
ment contestée depuis ce philosophe ; même, elle s’est imposée – parfois à leur
insu – à la plupart de ceux qui ont de nouveau abordé le problème, nativistes ou
empiristes » (ibid., 62-63/69).

Ici aussi, donc, Bergson commence par accepter un aspect au moins des
distinctions qui structurent la philosophie critique : non seulement la distinc-
tion entre entendement et intuition ou entre esthétique et logique transcen-
dantales, mais même entre matière et forme de l’intuition, à l’intérieur donc de
l’Esthétique transcendantale, sur laquelle s’ouvrait la Critique de la raison pure.
Dans la conclusion de l’Essai, Bergson reviendra encore sur ce point,
insistant sur la portée fondatrice indiscutable des distinctions kantiennes :
« Cette doctrine a l’avantage de fournir à notre pensée empirique un fondement
solide et de nous assurer que les phénomènes, en tant que phénomènes, sont
connaissables adéquatement » (152/175).

Plus encore, conformément à ce que nous avons déjà rencontré dans le


livre de 1907, la distinction kantienne permettrait de rendre justice à la réa-
lité des choses, s’il n’y avait un scrupule (moral) de la part de Kant (sur
lequel il nous faudra revenir plus loin) :
« Même nous pourrions ériger ces phénomènes en absolu, et nous dispenser de
recourir à d’incompréhensibles choses en soi, si la raison pratique, révélatrice du
devoir, n’intervenait à la manière de la réminiscence platonicienne pour nous avertir
que la chose en soi existe, invisible et présente » (ibid., 152-153/175-176).
L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant 457

La distinction de la matière et de la forme de la connaissance garantit


donc contre tout relativisme, non seulement dans la connaissance, mais
dans le sensible lui-même. Mais ces deux avantages, fondement de la
connaissance indépendante, et garantie d’une réalité elle aussi indépendante,
ne sont acquis conjointement que par la distinction que l’on doit à Kant :
« Ce qui domine toute cette théorie, c’est la distinction très nette entre la
matière de la connaissance et sa forme, entre l’homogène et l’hétérogène, et cette
distinction capitale n’eût jamais été faite, sans doute, si l’on eût considéré le temps,
lui aussi, comme un milieu indifférent à ce qui le remplit » (ibid., 153/176).

À travers cette dernière formule, on reconnaît bien sûr le moment précis


où l’hommage tourne à la critique : la distinction qui vaut pour l’espace ne
vaut pas, selon Bergson, pour le temps, et après avoir admis les distinctions
kantiennes, il va d’autant plus importer de les surmonter. Mais on ne peut
comprendre cet effort même pour les dépasser, qui définira en effet la cri-
tique bergsonienne de Kant, si l’on n’a pas commencé par mesurer ce que
Bergson en retient et en accepte. Tout au long de son œuvre, et même lors-
qu’il s’agira d’en faire la genèse pratique ou métaphysique dont on a parlé,
Bergson respectera l’autonomie accordée par Kant à notre entendement et à
la forme spatiale de notre connaissance. Plus encore, il ne cessera de
rabattre l’une sur l’autre : si notre connaissance a quelque autonomie, elle la
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doit justement à l’autonomie de l’espace, avec ses caractères d’homogénéité et
d’indifférence à son contenu, qui permet la position et la manipulation
d’objets distincts nécessaires à notre calcul et à notre technique. L’espace
restera la condition de possibilité de toute connaissance distincte, non seule-
ment mathématique ou physique d’ailleurs mais aussi logique et linguistique,
et par là dans tous les domaines de notre savoir et de notre vie.
Mais alors, pourquoi et comment faut-il contester des distinctions qui
ont une telle importance fondatrice ? Cette contestation a-t-elle pour seul but
de redonner à notre connaissance un contact avec le réel auquel elle s’oppose
et de lui rendre ainsi une portée métaphysique ? N’a-t-elle pas aussi le souci
de maintenir une certaine limitation de notre entendement ou de notre intel-
ligence ? C’est à ces questions, où paraît la profondeur du débat entretenu par
Bergson avec la pensée de Kant, qu’il convient maintenant de répondre.

II. Réunir

De fait, si Bergson accepte les distinctions kantiennes, ce n’est jamais


entièrement et définitivement, c’est toujours au contraire pour mieux les
dépasser. Plus précisément encore, ce que Bergson refuse, c’est le déséqui-
libre introduit par Kant entre le réel et notre connaissance, ou entre la
« matière » de l’intuition, dont on ne pourrait rien dire, mais qu’on ne peut
que présupposer, et les diverses fonctions subjectives de notre connais-
sance, que le rôle exclusif de la philosophie serait d’étudier dans leur fonde-
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ment respectif. Le but de Bergson, dans la critique de Kant qu’il mène de


livre en livre, pourrait au contraire être décrit de la façon suivante : faire
tomber les barrières qui séparent d’abord la matière de l’intuition de sa
forme, dans le cas du temps ; faire tomber ensuite la « barrière » qui sépare aussi
l’intuition de l’intelligence, donc aussi en partie pour l’espace lui-même, pour
redonner à notre entendement lui-même une portée métaphysique ; donner
enfin le statut de « chose en soi » aux données de l’expérience sensible, à la
matière même, psychologique ou physique, de notre vie.
Bref, absorber ou réabsorber progressivement toutes les parties de
la Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, Analytique (l’enten-
dement) et même Dialectique (la raison, avec la solution des problèmes
métaphysiques), dans l’intuition même.
Ce projet de faire tomber des distinctions devenues autant de « barriè-
res » est décrit dans les textes mêmes que l’on a étudiés plus haut.
Ainsi dans L’évolution créatrice :
« <S’il y a un lien entre intuition et intelligence> les barrières s’abaissent entre la
matière de la connaissance sensible et sa forme, comme aussi entre les “formes
pures”de la sensibilité et les catégories de l’entendement » (EC, 799-800/360).

Ou dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience :


« Mais peut-être cette distinction <entre le monde des phénomènes et celui des
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choses en soi> est-elle trop tranchée et cette barrière plus aisée à franchir qu’on ne
le suppose » (DI, 153/176-177).

Ainsi, non seulement la critique de l’idée kantienne du temps aboutit-elle à


unifier la matière ou le divers de l’expérience sensible et sa forme dans l’idée de
durée, mais l’intelligence sera bien « gagnée » par l’intuition en un double sens :
dépassée et limitée par elle, mais aussi envahie et justifiée par elle. Une fois rap-
pelés ces points fondamentaux, qui correspondront d’ailleurs aux grands livres
de Bergson, on pourra alors se demander si celui-ci ne maintient pas cependant
une « barrière » infranchissable, un domaine où l’intelligence n’aurait aucune
prise véritable sur le réel, et où l’intuition en revanche gagnerait tout son sens
métaphysique, à savoir le domaine pratique ou le domaine de laliberté.
Mais il faut commencer d’abord par rappeler comment Bergson fait suc-
cessivement tomber les barrières que sont devenues les distinctions mêmes
de la Critique de la raison pure de Kant.
Il faut donc repartir du point critique où l’on s’est arrêté plus haut : d’où
vient la différence établie par Bergson entre l’espace et le temps ? Pourquoi
le temps n’est-il pas une forme au même sens que l’espace, non pas une
forme extérieure à son contenu, donc, mais au contraire une forme imma-
nente à sa matière même, qu’il est impossible d’en distinguer, constituant
ainsi cette organisation indivisible et individuelle de la succession que l’on
désignera sous le nom de durée ? Tel est bien l’objet du chapitre central de
l’Essai sur les données immédiates de la conscience, ainsi que de la célèbre critique
adressée dans sa conclusion à Kant :
L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant 459

« L’erreur de Kant a été de prendre le temps pour un milieu homogène. Il ne


paraît pas avoir remarqué que la durée réelle se compose de moments intérieurs les
uns aux autres, et que lorsqu’elle revêt la forme d’un tout homogène, c’est qu’elle
s’exprime en espace » (DI, 151/174).

Si le temps n’est pas une forme extérieure et indifférente à son contenu,


c’est précisément parce que celui-ci est temporel c’est-à-dire successif. En
effet, si les moments du temps se succèdent, sans pourtant disparaître les uns
après les autres dans le néant, comme dans un clignotement perpétuel, c’est
qu’ils se conservent en même temps qu’ils se succèdent, ou qu’ils passent les
uns dans les autres, et que le temps n’est pas seulement un passage anonyme
et universel, mais aussi une conservation à chaque fois différente (ou hétéro-
gène) et individuelle, qui constitue cette forme immanente que l’on appelle
durée. Lareprésentation de cette durée ou de cette coexistence des moments du
temps sous la forme d’un espace ou d’une ligne reliant des points extérieurs
ne peut donc être que la déformation de cette conservation ou de cette structu-
ration réelle. C’est même en la critiquant qu’on atteint la durée.
D’où cette définition capitale :
« La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de cons-
cience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation
entre l’état présent et les états antérieurs » (ibid., 67/74-75).
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Cette auto-organisation immanente des moments du temps se traduit
d’ailleurs par ses effets sensibles, l’endormissement qui suit le bercement, la
décision qui suit l’hésitation profonde. Mais l’essentiel est bien en ce point :
la durée est l’unification immanente du divers temporel, irréductible à toute
distinction entre matière et forme. Par la durée, la matière ou le contenu de
notre expérience change donc de statut : il acquiert une unité dans sa multi-
plicité même, l’intuition cesse d’être pure passivité pour être accessible à une
connaissance immédiate qui s’oppose à l’intelligence spatiale, le temps cons-
titue un être à part entière au-delà duquel il n’y a rien à chercher et qui a
donc une portée métaphysique.
Plus encore, cette unification ne vaut pas seulement pour les données de
la ou de notre conscience « psychologique », elle vaut pour toute réalité tem-
porelle et donc aussi, comme le montre Bergson dans Matière et mémoire, en
s’adressant encore une fois à Kant, pour la matière de l’univers elle-même.
L’un des résultats de cet ouvrage de 1896 sera en effet de généraliser sa
démarche, en appliquant la critique de l’espace et l’intuition de la durée au
cas de la matière.
Tel est en tout cas le but du quatrième chapitre, ainsi énoncé en réfé-
rence à Kant :
« La question est de savoir si, dans cette “diversité de phénomènes” dont Kant
a parlé, la masse confuse à tendance extensive pourrait être saisie en deçà de
l’espace homogène sur lequel elle s’applique et par l’intermédiaire duquel nous la
subdivisons, de même que notre vie intérieure peut se détacher du temps indéfini et
vide pour redevenir durée pure » (MM, 208/323).
460 Frédéric Worms

C’est à travers l’expérience du mouvement, irréductible à toute division en


parties d’espace, que Bergson remonte dans ce chapitre à l’unité immanente
et temporelle de l’univers matériel, pour voir dans celui-ci un rythme de
durée analogue au nôtre, quoique différent de lui. On peut et on doit même
dépasser dans chaque cas les cadres de notre connaissance et de notre
science, pour revenir à la durée réelle dont nous avons une intuition
dans notre expérience même, qu’il s’agit de développer en connaissance
philosophique.
Ce résultat sera encore revendiqué dans le manifeste (dirigé notamment
contre Kant) qu’est (par son titre même) l’Introduction à la métaphysique,
publiée par Bergson en 1903. C’est bien dans ce texte que la critique de Kant
se fait la plus nette. Bergson y reproche à ce dernier, comme on l’a vu en
commençant, d’avoir « exaspéré l’indépendance de l’entendement », ce qui
signifie (on peut citer à présent la suite de cette phrase) qu’il a « allégé la
métaphysique et la science de l’ “intuition intellectuelle” qui les lestait inté-
rieurement » (PM, 220/1427). Mais si Bergson place des guillemets autour
de l’ « intuition intellectuelle », c’est bien parce que l’intuition dont l’intellect
doit se rapprocher ne lui est pas propre : il s’agit des « données de l’intuition
immédiate » opposées à l’ « immense travail d’analyse que l’entendement
poursuit autour de l’intuition » (ibid., 1426/218) et toujours définies par la
durée. L’usage de cette notion si controversée d’intuition intellectuelle ne
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doit pas tromper : Bergson ne vise pas ici à hausser l’intelligence à une intui-
tion spécifique, mais à la replonger dans l’intuition temporelle par laquelle
son objet, comme tout objet réel, lui est donné. Ainsi il ne saurait y avoir
d’intuition propre à l’entendement ou à l’intelligence, mais il doit y avoir un
ressourcement et un dépassement de l’intelligence ou de l’entendement dans
l’intuition elle-même, par ces « coups de sonde » que manifeste d’ailleurs,
selon Bergson, l’histoire de la philosophie et de la science. L’intelligence
n’est ici « gagnée » par l’intuition qu’en surmontant sa propre nature, qui
reste profondément analytique et spatiale.
C’est à cet égard que L’évolution créatrice représentera en 1907 un profond
changement sinon un bouleversement radical, changement effectué d’abord
dans le troisième chapitre, avec sa genèse métaphysique conjointe de la
matière de l’univers et de l’intelligence qui lui est accordée dans notre
connaissance, et qui s’accomplit ensuite dans le passage même consacré à
Kant, dans l’histoire des systèmes qui achève le quatrième chapitre et le livre
tout entier. Ayant reconnu dans le cours du livre la dualité métaphysique de
la vie et de la matière, la seconde n’étant créée que par l’ « interruption » de
la première, Bergson montre en effet que deux intuitions correspondent à
ces deux réalités, l’une accordée à la durée et à la vie donc, l’autre accordée à
la matière et réservée à l’intelligence. Telle est désormais la double mécon-
naissance de Kant :
« Cette dualité d’intuition, Kant ne voulait ni ne pouvait l’admettre. Il eût fallu,
pour l’admettre, voir dans la durée l’étoffe même de la réalité, et par conséquent dis-
tinguer entre la durée substantielle des choses et le temps éparpillé en espace. Il
L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant 461

aurait fallu voir dans l’espace lui-même et dans la géométrie qui lui est immanente
un terme idéal dans la direction duquel les choses matérielles se développent, mais
où elles ne sont pas développées » (EC, 800/360).

Ainsi, non seulement il y a une unification immanente de la conscience


et du temps, dans la durée, mais il y a aussi une unification immanente de la
matière et de l’espace, dans l’univers, que l’intelligence elle-même spatiale
saisit donc de manière immédiate et intuitive, comme l’intuition temporelle
saisit la durée de l’intérieur. La forme vide de l’espace pur est donc entourée
par deux genres d’intuition que Bergson, dans le paragraphe qui précède,
avait appelées respectivement « supra-intellectuelle » (pour la durée et pour
l’esprit), et « infra-intellectuelle » (pour l’espace et la matière).
Ces deux intuitions communiquent :
« Si nous avons une intuition de ce genre, je veux dire : ultra-intellectuelle,
l’intuition sensible est sans doute en continuité avec celle-là par certains intermé-
diaires, comme l’infrarouge avec l’ultraviolet » (ibid., 799/359).

Bien plus :
« S’il y a ainsi deux intuitions d’ordre différent (la seconde s’obtenant d’ailleurs
par un renversement du sens de la première), et si c’est du côté de la seconde que
l’intelligence se porte naturellement, il n’y a pas de différence essentielle entre
l’intelligence et cette intuition même » (ibid., 799/360).
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L’intelligence n’est donc plus qu’un approfondissement d’une intuition
infra-intellectuelle immanente à notre expérience sensible de la matière,
approfondissement nécessaire à la science, mais que la métaphysique doit
dépasser de son côté, pour revenir à la durée créatrice, et aboutir à une intui-
tion opposée dans son sens à la première. L’intelligence ne doit plus cher-
cher sa source dans l’intuition de la durée, mais dans une intuition qui lui est
spécifique et lui donne son objet ou sa matière propre, qui n’est rien d’autre
que la matière de l’univers ou la matière tout court.
Il faudrait certes chercher la justification métaphysique de ce change-
ment profond dans le troisième chapitre de L’évolution créatrice, mais il suffit
ici de noter qu’il a pour sens, comme Bergson ne cessera ensuite de le rappe-
ler, de donner une portée métaphysique à l’intelligence même, désormais en
contact avec un « absolu » et donc vraiment « gagnée » par l’intuition de
l’intérieur.
Ainsi tombe bien la seconde grande barrière érigée par Kant dans la Cri-
tique de la raison pure. Non seulement la matière et la forme de la sensibilité
s’unissent dans la durée, mais elles s’unissent dans la spatialité concrète des
choses de l’univers, et cette spatialité concrète engendre désormais de
manière immanente les catégories mêmes de notre science et de notre intel-
ligence, qui s’enracinent maintenant dans le réel même. Le succès de la phy-
sique ne tient certes pas à l’indépendance de l’entendement législateur, mais
il ne tient pas non plus aux seules fonctions pratiques de l’espace pour notre
vie : il tient désormais à un accord profond entre notre entendement et la
462 Frédéric Worms

nature des choses. L’espace n’est plus la forme abstraite que notre esprit
impose aux choses, mais la forme concrète qu’il partage avec elles.
En a-t-on pourtant fini avec les distinctions kantiennes ? Ne reste-t-il
pas une profonde différence entre l’intuition et l’intelligence, qui empêche-
rait de les mettre jusqu’au bout sur le même plan ? N’est-il pas réservé à
l’intuition et à elle seule de résoudre les problèmes métaphysiques dont
Kant cherchait la source dans notre raison dialectique et la solution dans la
raison pratique ? N’est-ce pas là qu’il faut chercher la limite de l’unification
apportée par Bergson aux distinctions de Kant ? C’est ce qu’il faut briève-
ment indiquer pour conclure.

III. Distinguer encore

Voici comment Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion,


parues en 1932, introduit sa discussion de l’ « intellectualisme » en morale
qui aboutira à une critique radicale de Kant sur ce terrain. Il s’agit dans ce
cadre de situer les deux forces qui agissent sur notre volonté, par rapport à
notre intelligence ou à notre raison (de manière caractéristique et trop peu
remarquée, Bergson, pour la première fois, assimile ici ces deux termes) :
« L’obligation qui s’attache à l’ordre est, dans ce qu’elle a d’original et de fonda-
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mental, infra-intellectuelle. L’efficacité de l’appel tient à la puissance de
l’émotion <...> : cette émotion, ne fût-ce que parce qu’elle est indéfiniment réso-
luble en idées, est plus qu’idée ; elle est supra-intellectuelle. Les deux forces,
s’exerçant dans des régions différentes de l’âme, se projettent sur le plan intermé-
diaire qui est celui de l’intelligence. Elles seront désormais remplacées par leurs pro-
jections. <...> La vie morale sera une vie rationnelle. <...> Mais de ce qu’on aura
constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la morale
ait son origine ou même son fondement dans la pure raison » (DS, 1046-1047/85-
86).
Le parallèle des termes employés, l’enserrement plus ferme que jamais
de l’intelligence entre l’infra- et le supra-intellectuel ne trompent pas : cette
fois, l’intelligence est bien coupée de la réalité sur laquelle elle voudrait avoir
prise, à savoir la volonté ou l’action humaines. Certes, depuis l’Essai sur les
données immédiates de la conscience, Bergson n’accorde de pouvoirs pratiques
qu’à la durée, source de l’acte libre, ou aux contraintes de la vie, source de
l’action en général, au détriment des représentations ou des motifs de notre
intelligence. Mais on aurait pu penser qu’après L’évolution créatrice, l’intelli-
gence et l’intuition seraient deux sources concurrentes d’action, non moins
dignes l’une que l’autre de fonder une conduite. Or, ce n’est pas le cas. C’est
entre l’instinct « virtuel » qui est à la source de l’obligation sociale et l’intuition
d’où surgit l’appel de la création morale, que l’intelligence se trouve prise,
simple pouvoir de formuler et de rationaliser après coup des actes dont les
forces agissantes lui échappent entièrement. Ainsi, alors que l’intuition de la
durée et l’acte libre prennent sur eux, dans le dernier livre de Bergson, toute
L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant 463

la charge de la moralité « ouverte », et acquièrent enfin un sens moral,


l’intelligence de la matière et la fabrication technique doivent plus que
jamais s’en distinguer. En ce point, Bergson rétablit donc bien la coupure
entre l’entendement, identifié à la raison, et l’intuition, qui reprend sur elle
les pouvoirs de la raison. C’est même, pourrait-on dire, précisément sur le
point où Kant prétendait dépasser les limites de notre raison, à savoir dans le domaine
pratique où elle atteint à la chose en soi, que Bergson les rétablit.
Ainsi la relation de Bergson à Kant trouve-t-elle bien dans le domaine
pratique son épreuve de vérité, et cela sous ses deux aspects principaux.
En effet, Bergson doit d’abord pousser la reprise intuitive de la philo-
sophie kantienne jusque dans les retranchements métaphysiques de la Dia-
lectique transcendantale. C’était déjà le cas, avant tout, dans le troisième
chapitre de l’Essai de 1889, consacré à la liberté. Il s’agissait alors, pour Berg-
son, de montrer comment l’unité de la matière et de la forme temporelle
dans la durée ne constituait pas seulement une unité statique, mais une unité
dynamique et une source d’actions qui, irréductibles à toute autre cause,
pouvaient être dites libres, dans la mesure même, intensive, où elles en
étaient issues. Déjà, on ne pouvait plus sauver Kant, qu’en le dépassant :
« Kant a mieux aimé placer la liberté en dehors du temps, et élever une barrière
infranchissable entre le monde des phénomènes <...> et celui des choses en soi,
dont il nous interdit l’entrée » (DI, 153/177).
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Ou encore :
« Il ne reste plus <aux Kantiens> qu’à proscrire la liberté ou, si on la respecte par
scrupule moral, à la reconduire avec beaucoup d’égards dans le domaine des choses
en soi, dont notre conscience ne dépasse pas le seuil mystérieux » (ibid., 155/179).

Dès lors, du côté de l’auteur de l’Essai, le dépassement de toutes les bar-


rières kantiennes permet de considérer la liberté comme un « fait », et de
dépasser les antinomies mêmes de notre raison spéculative. Il en sera de
même, dans Les deux sources de la morale et de la religion, pour les questions pra-
tiques proprement dites.
Mais Bergson doit aussi pousser la critique des distinctions kantiennes
jusqu’aux enjeux les plus larges de notre vie individuelle et collective, de
notre histoire ou de celle de l’humanité. La raison ne saurait être le fonde-
ment ni de l’une ni de l’autre. L’entendement doit de nouveau être stricte-
ment distingué de l’intuition et de la vie, donc des sources de l’action en géné-
ral. Notre raison se voit ici brutalement destituée de toute portée fondatrice,
son seul fruit restant d’ordre strictement scientifique et technique, dans le
cadre des limites de l’espèce humaine proprement dite.
Il reste cependant, dans le dernier livre de Bergson, une ultime porte
ouverte à la reprise du kantisme, tout à la fois d’ordre politique et religieux,
que l’on ne saurait entièrement laisser de côté. En effet, au-delà même de la
moralité pure, Bergson voit dans la doctrine kantienne de la démocratie et
de la religion une source vive d’inspiration pour l’histoire même de
464 Frédéric Worms

l’humanité. Certes, Kant, contrairement à Rousseau, a ici encore (selon


Bergson) trop attribué à la raison, mais ils se rejoignent néanmoins un pas
plus loin :
« On découvrirait les origines sentimentales <de la démocratie> dans l’âme de
Rousseau, <ses> principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, <son> fond reli-
gieux chez Kant et chez Rousseau ensemble... » (DS, 1215/300).
Ainsi la moralité kantienne elle-même trouverait-elle sa source ultime,
selon Bergson, dans la moralité ouverte ou la religion dynamique issue de
l’expérience des mystiques privilégiés de l’histoire des hommes, à commen-
cer par le « surmystique » de l’Évangile. Quoi qu’on en pense, c’est aussi vers
ce point ou cette pointe que se dirigerait la lecture bergsonienne de Kant.
Il ne s’agit pourtant pas de revenir en arrière, ou de lire rétrospective-
ment les étapes de cette profonde relation philosophique à travers l’un quel-
conque de ses termes.
Au contraire, ce qui fait l’intérêt de cette relation, c’est son unité et sa
diversité même. En un sens tout est donné dès le départ, avec la dissymétrie
introduite entre l’espace et le temps, qui permet de replonger progressive-
ment l’Esthétique, l’Analytique, et la Dialectique transcendantales dans la
matière même d’une intuition devenue connaissance métaphysique. En un
autre sens, tout ne cesse de se déplacer, avec le statut de l’intelligence, et son
indépendance « pleine de périls », d’abord affirmée, puis ressourcée dans
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l’intuition, enfin reconduite à son isolement dans le domaine pratique. Ce
que Hume fut pour Kant, Kant le fut donc pour Bergson, celui dont on ne
peut accepter ni les principes ni les conclusions, mais dont on doit toujours
tenir compte et sans cesse repartir.
Ainsi la rencontre entre deux philosophies, quand elle est à ce point pro-
fonde, n’est-elle pas une lutte où l’une quelconque « gagnerait », l’emporterait
sur l’autre. Elle ne se ramène certes pas non plus à un « dialogue » neutre ou
consensuel. Mais c’est la philosophie même qui apparaît dans l’entre-deux,
dans la relation entre deux philosophies singulières, à condition qu’elles
soient à la fois inséparables et, dans tous les sens du terme, irréductibles.

Frédéric WORMS.

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