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I. Distinguer
formes pures a priori de notre sensibilité. La question qui se pose, plus sur-
prenante peut-être encore pour qui connaît la critique bergsonienne de
l’idée de Temps chez Kant, est donc la suivante : retrouve-t-on pour ce qui
est de la matière et de la forme de la sensation l’hommage paradoxal
que Bergson avait rendu à la distinction kantienne entre l’intuition et
l’intelligence ? La reprise de la distinction opérée par Kant est-elle là aussi,
sur ce point plus fondamental encore, la condition même de son
dépassement ?
Or, la démarche adoptée par Bergson, dans l’Essai sur les données immédia-
tes de la conscience, vis-à-vis de cette distinction, est étroitement parallèle à celle
que nous venons de rencontrer dans L’évolution créatrice.
En effet, quand il s’agit pour Bergson, dans son premier livre, de se
livrer à une « étude directe des idées d’espace et de temps », il commence par
rendre hommage à Kant, à propos de l’espace en tout cas :
« On doit à Kant la formule précise de cette dernière conception <selon
laquelle l’étendue n’est pas un aspect des qualités physiques mais une propriété se
suffisant à elle-même> : la théorie qu’il développe dans l’Esthétique transcendantale
consiste à doter l’espace d’une existence indépendante de son contenu, à déclarer
isolable en droit ce que chacun de nous sépare en fait, et à ne pas voir dans
l’étendue une abstraction comme les autres » (DI, 62/69).
Il ajoute même :
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.65.116.76)
Ici aussi, donc, Bergson commence par accepter un aspect au moins des
distinctions qui structurent la philosophie critique : non seulement la distinc-
tion entre entendement et intuition ou entre esthétique et logique transcen-
dantales, mais même entre matière et forme de l’intuition, à l’intérieur donc de
l’Esthétique transcendantale, sur laquelle s’ouvrait la Critique de la raison pure.
Dans la conclusion de l’Essai, Bergson reviendra encore sur ce point,
insistant sur la portée fondatrice indiscutable des distinctions kantiennes :
« Cette doctrine a l’avantage de fournir à notre pensée empirique un fondement
solide et de nous assurer que les phénomènes, en tant que phénomènes, sont
connaissables adéquatement » (152/175).
II. Réunir
aurait fallu voir dans l’espace lui-même et dans la géométrie qui lui est immanente
un terme idéal dans la direction duquel les choses matérielles se développent, mais
où elles ne sont pas développées » (EC, 800/360).
Bien plus :
« S’il y a ainsi deux intuitions d’ordre différent (la seconde s’obtenant d’ailleurs
par un renversement du sens de la première), et si c’est du côté de la seconde que
l’intelligence se porte naturellement, il n’y a pas de différence essentielle entre
l’intelligence et cette intuition même » (ibid., 799/360).
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 87.65.116.76)
nature des choses. L’espace n’est plus la forme abstraite que notre esprit
impose aux choses, mais la forme concrète qu’il partage avec elles.
En a-t-on pourtant fini avec les distinctions kantiennes ? Ne reste-t-il
pas une profonde différence entre l’intuition et l’intelligence, qui empêche-
rait de les mettre jusqu’au bout sur le même plan ? N’est-il pas réservé à
l’intuition et à elle seule de résoudre les problèmes métaphysiques dont
Kant cherchait la source dans notre raison dialectique et la solution dans la
raison pratique ? N’est-ce pas là qu’il faut chercher la limite de l’unification
apportée par Bergson aux distinctions de Kant ? C’est ce qu’il faut briève-
ment indiquer pour conclure.
Frédéric WORMS.