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Notion équivoque et polémique, l’idéalisme a

souvent été assimilé à une posture intellectuelle


abstraite, oublieuse de son ancrage naturel et social.
Dénoncée par Marx et Nietzsche, cette notion fut
centrale pour la philosophie classique allemande, en
particulier Hegel.
Explicitement assumée, revendiquée même, elle
désigne l’orientation spéculative fondamentale du
hégélianisme, mais aussi toute philosophie qui
s’engage avec cohérence dans une démarche
théorique : « Toute vraie philosophie est un
idéalisme », affirme Hegel.
Faisant ressortir l’originalité radicale de la
conception hégélienne de l’idéalisme, Olivier
Tinland confronte cet engagement philosophique
aux doctrines majeures de la modernité, de la
métaphysique rationaliste et de l’empirisme
moderne jusqu’aux différentes incarnations de
l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Schelling). Cette
confrontation aux pensées majeures de la modernité
sert de toile de fond à l’explicitation progressive de
la démarche philosophique de Hegel, dont
l’ambition est ainsi approchée au plus près :
moyennant le dévoilement de l’idéalité du réel,
rendre compte, d’un même geste, du statut de la
réalité, de la manière dont nous nous rapportons à
elle et du mode de validation spécifique du discours
philosophique.
Plus largement, cet ouvrage invite à se demander
dans quelle mesure la stratégie spéculative de Hegel
trouve un écho dans les débats métaphysiques et
épistémologiques contemporains sur la vérité,
l’expérience, l’objectivité ou le réalisme.
Olivier Tinland est maître de conférences en
philosophie à l’université Montpellier III – Paul
Valéry. Ses travaux portent principalement sur
l’histoire de la philosophie allemande moderne, le
pragmatisme contemporain et le problème des
conditions sociales de la rationalité. Il a notamment
publié : Hegel. Maîtrise et servitude (2003),
Lectures de Hegel (2005), L’Individu (2008), Hegel
(2011).
Olivier Tinland

L’idéalisme hégélien

CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche – 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2013

ISBN : 978-2-271-07631-1
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

Introduction

Note méthodologique

Table des abréviations

Chapitre I - Ontologie

Chapitre II - Réflexion

Chapitre III - Idéalisme

Épilogue l’idéalisme en héritage

Bibliographie

CNRS philosophie

Index Nominum

Achevé
Introduction

La présente étude a pour objet l’idéalisme de Hegel1. À ce titre, elle ne


saurait prétendre à une quelconque originalité : il ne s’agira point ici
d’appliquer à Hegel un label philosophique qui lui soit étranger, ni d’en faire
le ventriloque non consentant de philosophèmes ou de questionnements
venus d’ailleurs, mais de proposer un portrait conceptuel des inventions
hégéliennes qui donnent consistance et originalité à sa conception de
l’idéalisme2. Contrairement à nombre de substantifs forgés par les
commentateurs pour capturer l’essence de la pensée hégélienne (monisme
ontologique, panlogisme/pantragisme, métaphysique de la subjectivité…),
l’idéalisme est une notion explicitement assumée par Hegel, revendiquée
même, au point de désigner, par une hyperbole inédite qu’il nous incombera
d’expliquer, non seulement l’orientation spéculative de sa propre démarche,
mais toute philosophie en tant qu’elle comporte un germe quelconque de
vérité. Aux yeux de l’auteur de la Science de la logique, « toute vraie
philosophie est un idéalisme », la question étant de savoir pourquoi,
inversement, tout idéalisme n’est pas la « vraie philosophie » dont le System
der Wissenschaft entendra exhiber l’incarnation adéquate.
Pour peu que l’on s’efforce de reconstruire autant qu’il est possible la
pensée hégélienne à partir de la conception originale du discours
philosophique qu’elle met en œuvre3, le recours à la notion d’idéalisme
comme fil conducteur paraît s’imposer on ne peut plus naturellement. On
constatera néanmoins, non sans une certaine surprise, que les études portant
explicitement sur ce thème sont relativement rares au sein de la littérature
consacrée au maître de Berlin4 : à l’instar de la Lettre volée, l’idéalisme
hégélien semble paradoxalement décourager les efforts d’analyse par sa
présence excessivement triviale, explicite, littérale, dans les textes de Hegel.
Trop en vue dans l’œuvre hégélienne, la notion d’idéalisme est en outre trop
communément associée à l’ensemble de la séquence intellectuelle qui
structure la philosophie allemande du tournant du XIXe siècle pour constituer
un opérateur efficace de spécification de la pensée de Hegel au sein de ce
qu’il est convenu d’unifier, pour de plus ou moins bonnes raisons, sous
l’intitulé « idéalisme allemand ». L’extension même du terme d’idéalisme à
une multitude bigarrée de penseurs (dont le seul point commun incontestable
semble être le peu d’estime et de charité intellectuelles qu’ils eurent les uns à
l’égard des autres5) plaide assurément en défaveur de sa valeur
compréhensive.
Trop évidente, pas assez spécifiante, la notion d’idéalisme souffre aussi
de l’indétermination des cadres conceptuels au sein desquels elle est
susceptible d’acquérir un sens, la dimension polémique de cette appellation
peu contrôlée ayant peu à peu dénaturé, voire recouvert sa signification
descriptive : Marx et Nietzsche, parmi tant d’autres, nous ont si bien appris à
voir dans l’idéalisme au mieux une « illusion » de la pensée oublieuse de son
ancrage dans la réalité naturelle et sociale, au pire une « maladie »
maladroitement sublimée en posture intellectuelle, qu’il nous est désormais
quasiment impossible de l’appréhender autrement que comme un « concept
essentiellement contesté6 », dont le contenu proprement descriptif est saturé
(et souvent recouvert) par des évaluations antagonistes. D’où la confusion,
particulièrement fréquente s’agissant de Hegel, de l’idéalisme avec ses
caricatures spéculatives que sont le spiritualisme métaphysique, le
panpsychisme ou l’immatérialisme, à la faveur d’une Entgegensetzung aussi
floue que discutable – dont le marxisme fera un dogme peu contesté –
mettant aux prises l’idéalisme avec le matérialisme. Ainsi une ambitieuse
critique autoréflexive de la métaphysique se voit-elle ramenée au lot commun
des engagements ontologiques unilatéraux qui s’affrontent dans l’arène des
dogmes figés de la doxa philosophante.
Notre hypothèse de lecture sera la suivante : si le hégélianisme est à
comprendre comme un idéalisme, l’idéalisme lui-même est à entendre non
par référence à une instance subjective présupposée dont les capacités
théoriques et pratiques s’assortiraient d’une idéalisation nécessaire du monde
réel, mais en étroite corrélation avec le concept d’idéalité, concept au moyen
duquel Hegel entend rendre compte, d’un même geste, du statut de la réalité,
de la manière dont nous nous rapportons à elle et de la manière dont le savoir
se rapporte à la question de sa propre possibilité et validité. Si un tel concept
se rattache incontestablement à ce que Hegel nomme lui-même « l’idée » –
en ce sens, sera dit idéel ce qui se rapporte sinon à nos idées, du moins à
l’idée absolue – une telle relation ne sera point à entendre, ainsi que nous
tenterons de le justifier, comme un rapport de fondation, mais comme une
procédure immanente d’explicitation : l’idéalité, ainsi déterminée, sera moins
la conséquence externe de l’idée, ou son effet secondaire, que son mode
spécifique de fonctionnement, la procédure ontologique qui la caractérise en
propre. En ce sens, définir l’idéalisme hégélien par référence au concept
d’idéalité reviendra à circonscrire la manière dont l’idéalité de l’idée circule
dans le savoir comme dans le réel pour en élaborer le statut respectif ainsi que
l’articulation spéculative polymorphe et hiérarchisée.
Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d’amorcer une
reconstruction de la charpente conceptuelle de l’idéalisme hégélien en tentant
de dissiper quelques malentendus à son sujet. Dans un premier temps, il
s’agira de préciser les rapports qu’entretient le projet philosophique de Hegel
avec ce que nous appelons désormais, nous autres postkantiens, « die
vormalige Metaphysik ». Une telle mise en perspective sera l’occasion de
s’interroger non seulement sur la supposée reprise hégélienne du projet
ontologique propre aux grandes « noétiques » du passé, mais aussi de mettre
à l’épreuve des textes l’hypothèse couramment admise d’une « régression
précritique » de la pensée hégélienne en deçà des avancées décisives de la
philosophie transcendantale telle qu’elle fut définie par Kant. Il nous
incombera de montrer d’une part que le rapport du hégélianisme à la
metaphysica generalis ancienne manière est caractérisé par une critique
décisive des présupposés méthodologiques qui sous-tendent celle-ci, au point
qu’il devient pour le moins hasardeux de qualifier sans plus de précision la
démarche hégélienne d’« ontologique », d’autre part qu’une telle critique se
définit constamment par rapport à la critique kantienne de la métaphysique
(et à celle formulée par l’empirisme moderne dont, à en croire Hegel, le
criticisme constituerait le prolongement plus que le dépassement), loin d’en
ignorer les acquis, sans en négliger non plus les présupposés. Il faudra alors
justifier qu’en dépit d’une telle conscience de l’apport incontestable de la
Critique de la raison pure, Hegel ait jugé nécessaire de proposer une forme
alternative de critique de la tradition métaphysique, fondée sur une
conception radicalement différente de la discursivité philosophique, de ses
procédures de justification, de ses critères de validation, de ses normes de
détermination conceptuelle.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, il conviendra d’approfondir l’étude
du rapport du hégélianisme à la conception transcendantale de l’idéalisme,
envisagée à l’étape précédente sous le seul prisme de la critique de la
métaphysique classique, moyennant une analyse des transformations de l’idée
de réflexivité au sein de la philosophie postkantienne. Prenant appui sur le
diagnostic schulzien puis fichtéen au moyen duquel ont été mises en évidence
les zones d’ombre de l’entente kantienne de la réflexion transcendantale,
notre propos visera à montrer de quelle manière la réforme hégélienne de la
réflexion philosophique s’effectue moyennant une critique interne de
« l’idéalisme subjectif » de Fichte au nom même des exigences spéculatives
qui sont les siennes : donner à la réflexivité du discours philosophique une
tournure explicitement autoréférentielle qui le rende apte à intégrer en son
sein les conditions transcendantales de sa propre genèse et de sa propre
validité. Si le rapport à Kant avait permis à Hegel de se défaire d’une
adhésion naïve aux procédés dogmatiques de l’ancienne métaphysique, le
détour par Fichte lui permet de complexifier le geste réflexif qui sous-tend la
critique du projet ontologique classique en l’élevant au rang d’une
authentique autoréflexion articulant en un même logos l’analyse critique de la
rationalité non philosophique (celle des savoirs positifs notamment) et
l’analyse métacritique de la rationalité philosophique qui se trouve
constamment présupposée par le discours transcendantal comme sa condition
d’énonciation.
La troisième et ultime étape de ce parcours propédeutique dans l’univers
hégélien aura pour vocation de dégager les conséquences philosophiques
d’une telle radicalisation de l’exigence réflexive propre à l’idéalisme
transcendantal. Il s’agira d’esquisser les contours d’un « idéalisme objectif »
émancipé de « l’empirisme » logique de la Critique de la raison pure aussi
bien que du « biais » égologique de la Wissenschaftslehre. C’est alors
seulement que pourra s’amorcer une présentation de la conception hégélienne
de l’idéalisme considérée en elle-même, dans un constant dialogue critique
avec la philosophie qui, selon Hegel, constitue la véritable antichambre d’une
telle conception : la formulation schellingienne de l’idéalisme comme
philosophie de l’absolu, affirmant hors de tout carcan subjectiviste l’identité
suprême du sujet et de l’objet. À la faveur de cette explication finale avec
l’œuvre du jeune Schelling, Hegel propose une conception élargie et inédite
de l’idéalisme, en son opposition de principe à toute forme de réalisme
(logique, épistémologique, métaphysique), comme théorie dialectique de
l’idéalité de toute réalité finie et comme théorie spéculative de l’intégration
d’un tel processus d’idéalisation au sein d’un même mouvement logique
irréductible à tout principe comme à tout fondement, irréductible aussi aux
procédures subjectives d’idéalisation de la simple conscience, auquel Hegel
donne le nom d’idée absolue. Ainsi naît une forme particulièrement
sophistiquée d’idéalisme, articulant en son sein une métaphysique rénovée
par l’élaboration d’une forme inédite de discursivité philosophique, une
conception radicalisée de la réflexion critique propre au discours
transcendantal sous la forme d’une autoréflexion généralisée du discours
philosophique dans l’ensemble de ses présuppositions idéelles et réelles, et
une conception non réaliste de l’absolu permettant d’intégrer les deux plans
précédents au sein d’une conception processuelle et holistique du logos
philosophique.

1. Il s’agit d’une reprise modifiée de la première partie d’une thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’université Paris I –
Panthéon-Sorbonne, sous la direction de M. Jean-François Kervegan. Les membres du jury étaient : MM. Bernard Bourgeois,
Franck Fischbach, Jean-François Kervegan, Bernard Mabille, André Stanguennec. Nous leur adressons nos plus vifs
remerciements pour leurs remarques et critiques à ce travail. Les maladresses, inexactitudes et contresens que l’on ne manquera
pas d’y trouver relèvent, cela va sans dire, de notre seule responsabilité.

2. Cf. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 55 : « L’histoire de la
philosophie est comparable à l’art du portrait. Il ne s’agit pas de “faire ressemblant”, c’est-à-dire de répéter ce que le philosophe a
dit, mais de produire la ressemblance en dégageant à la fois le plan d’immanence qu’il a instauré et les nouveaux concepts qu’il a
créés. »

3. Exigence dont l’ouvrage désormais classique de Gérard LEBRUN, La patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien,
Paris, Gallimard, 1972, constitue la réalisation la plus remarquable.

4. Citons toutefois : Robert B. PIPPIN, Hegel’s Idealism, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Karl AMERIKS,
« Hegel and Idealism », The Monist, n° 74 (3), 1991 ; Thomas E. WARTENBERG, « Hegel’s Idealism : The Logic of
Conceptuality », in F. Beiser (éd.), The Cambridge Companion to Hegel, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ;
Vittorio HÖSLE, Hegels System. Der Idealismus der Subjektivität und das Problem der Intersubjektivität, Hamburg, Meiner, 1998² ;
Robert STERN, « Hegel’s Idealism », in F. Beiser (éd.), The Cambridge Companion to Hegel and Nineteenth Century Philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

5. Cf. Rolf-Peter HORSTMANN, Les Frontières de la raison, trad. Ph. Muller, Paris, Vrin, 1998, p. 19 : « Les philosophes
concernés par cette classification n’ont eux-mêmes nullement été convaincus de travailler à un projet unitaire. Tout au contraire :
chacun […] a tenu les tentatives philosophiques des auteurs qu’on lui associe […] ou bien pour complètement manquées ou pour
extraordinairement limitées. »

6. Selon l’expression consacrée par Walter Bryce GALLIE, « Essentially contested concepts », Proceedings of the
Aristotelian Society, vol. 56, 1956, p. 167-198.
Note méthodologique

Dans le présent travail, nous nous sommes appuyés sur l’ensemble de


l’œuvre de Hegel, aussi bien sur les œuvres publiées par l’auteur de son
vivant (Phénoménologie de l’esprit, Science de la logique, Encyclopédie des
sciences philosophiques, Principes de la philosophie du droit, ainsi qu’un
certain nombre d’articles et de recensions) que sur les nombreux manuscrits
et notes d’étudiants qui composent désormais l’opus posthumum hégélien.
Nous n’ignorons rien des discussions savantes relatives à la validité
herméneutique de tels documents ni des doutes, souvent fort justifiés, que
leur composition n’a pas manqué de susciter. Nous avons été en particulier
très sensibles au travail philologique considérable accompli par la
Hegelforschung sur les manuscrits des leçons de Berlin ; le travail
d’Annemarie Gethmann-Siefert sur la composition (pour le moins arbitraire)
de l’édition Hotho des Leçons d’esthétique constitue à cet égard un modèle
du genre. Pour autant, l’état actuel des recherches sur les manuscrits du
Nachlass ne permet pas encore, malheureusement, d’adopter une ligne de
conduite globale et cohérente vis-à-vis de celui-ci, a fortiori lorsqu’il s’agit
d’aborder l’œuvre hégélienne dans son ensemble. Aussi avons-nous
finalement décidé d’accorder une « créance par provision » à de tels
manuscrits, en ayant soin, autant qu’il nous était possible, de nous reporter
aux éditions les plus récentes. En outre, nous avons veillé à respecter la
hiérarchie des œuvres publiées et des textes non publiés : si les seconds ont
pu nous permettre de clarifier le sens des premiers, en aucun cas il ne s’est
agi de leur accorder une quelconque primauté, voire une quelconque
autonomie. Afin de conjurer au maximum le risque de faire fond sur des
textes qui dérogeraient à la lettre du hégélianisme, nous avons procédé quand
nous le pouvions à un travail de recoupement des références, assumant de
bonne grâce une certaine lourdeur stylistique inhérente à l’accumulation des
citations, toujours préférable à la séduction trompeuse de l’hapax. À défaut
de nous faire accéder au « vrai » Hegel, de telles précautions
méthodologiques nous auront au moins permis d’en former une image
cohérente, étayée autant que possible par ses propres textes.
Table des abréviations

Œuvres de Hegel

1. Éditions allemandes.

a. Œuvres complètes.

W, suivie de la mention du tome : G.W.F. Hegel Werke in 20 Bänden,


hrsg. von E. Moldenhauer und K. M. Michel, Suhrkamp Taschenbuch
Wissenschaft, Frankfurt am Main.
GW, suivie de la mention du tome : G.W.F. Hegel. Gesammelte Werke,
Hamburg, Meiner Verlag.

b. Œuvres séparées.

B, suivie de la mention du tome : Briefe von und an Hegel, hrsg. von J.


Hoffmeister, Hamburg, Meiner Verlag (Bände I-IV, 1952-1960).
Enz. 1812 : Philosophische Enzyklopädie. Nürnberg 1812/1813, hrsg.
von Udo Rameil, Hamburg, Meiner Verlag, 2002.
Enz. 1817 : Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im
Grundrisse (1817), hrsg. von W. Bonsiepen und K. Grotsch, Hamburg,
Meiner Verlag, 2000.
EVGP : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Teil 1 :
Einleitung in die Geschichte der Philosophie. Orientalische Philosophie,
hrsg. von Pierre Garniron und Walter Jaeschke, Hamburg, Meiner Verlag,
1994.
GPR : Grundlinien der Philosophie des Rechts, hrsg. von J. Hoffmeister,
Hamburg, Meiner Verlag, 1955.
JS1 : Jenaer Systementwürfe, Band I, hrsg. von K. Düsing und H.
Kimmerle, Hamburg, Meiner Verlag, 1986.
JS2 : Jenaer Systementwürfe, Band II, hrsg. von R.-P. Hortsmann und J.
H. Trede, Hamburg, Meiner Verlag, 1971.
JS3 : Jenaer Systementwürfe, Band III, hrsg. von R.-P. Hortsmann,
Hamburg, Meiner Verlag, 1987.
SDS : System der Sittlichkeit, hrsg. G. Lasson, Hamburg, Meiner Verlag,
1967.
VG : Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte. Band I : Die
Vernunft in der Geschichte, hrsg. von J. Hoffmeister, Hamburg, Meiner
Verlag, 1955.
VL1831 : Vorlesungen über die Logik. Berlin 1831, hrsg. von Udo
Rameil und Hans Christian Lucas, Hamburg, Meiner Verlag, 2001.
VLM1817 : Vorlesungen über Logik und Metaphysik. Heidelberg 1817,
hrsg. von Karen Gloy, Hamburg, Meiner Verlag, 1992.
VNR1817 : Vorlesungen über Naturrecht und Staatswissenschaft.
Heidelberg 1817/1818, hrsg. von C. Becker u.a., Hamburg, Meiner Verlag,
1983.
VPG1827 : Vorlesungen über die Philosophie des Geistes. Berlin
1827/1828, hrsg. von F. Hespe und B. Tuschling, Hamburg, Meiner Verlag,
1994.
VPR, suivie de la mention du tome : Vorlesungen über die Philosophie
der Religion, hrsg. von W. Jaeschke, Hamburg, Meiner Verlag, 1993, 1994,
1995.
VRP, suivie de la mention du tome : Vorlesungen über
Rechtsphilosophie, 1818-1831, hrsg. von K.-H. Ilting, 4 Bände, Stuttgart,
Frommann-Holzboog, 1973-1974.
VPRecht1819 : Vorlesungen über die Philosophie des Rechts 1819-1820,
hrsg. von E. Angehrn, M. Bondelli und H. N. Seelmann, Hamburg, Meiner
Verlag, 2000.
WL I 1812 : Wissenschaft der Logik. Erster Band. Die Objektive Logik
(1812-1813), hrsg. von Fr. Hogemann und W. Jaeschke, Hamburg, Meiner
Verlag, 1978.

2. Traductions françaises.

Cor. : Correspondance, suivie de la mention du tome.


DFS : Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de
Schelling.
DN : Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel.
DN & SE : Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-
1818).
Enc. : Encyclopédie des sciences philosophiques. Suivie de la mention de
l’édition (1817, 1827, 1830) et du tome (SL : tome I, Science de la logique ;
PN : tome II, Philosophie de la nature ; PE : tome III, Philosophie de
l’esprit).
ECD : L’Esprit du christianisme et son destin.
ECP : L’Essence de la critique philosophique.
EH : Les Écrits de Hamann.
EP : Écrits politiques.
ER : Écrits sur la religion (1822-1829).
Esth. : Cours d’esthétique. Suivie de la mention du tome.
FB : Fragments de la période de Berne.
F & S : Foi et savoir.
FT : Fragment de Tübingen.
Intro. LHP : Introduction aux leçons sur l’histoire de la philosophie.
IR : L’Ironie romantique.
L & M 1804-1805 : Logique et Métaphysique d’Iéna 1804-1805.
LHP : Leçons sur l’histoire de la philosophie. Suivie de la mention du
tome.
LL1831 : Leçons sur la logique 1831.
LPHM : Leçons sur la philosophie de l’histoire mondiale.
LPR : Leçons sur la philosophie de la religion. Suivie de la mention du
tome.
N & F : Notes et fragments. Iéna, 1803-1806.
PE 1803 : Le premier système. La philosophie de l’esprit 1803-1804.
PE 1805 : La philosophie de l’esprit 1805-1806.
Phéno. : Phénoménologie de l’esprit.
PRC : La positivité de la religion chrétienne.
PP : Propédeutique philosophique.
PPD : Principes de la philosophie du droit (nous traduisons nous-mêmes
les additions non reproduites dans l’édition française de Jean-François
Kervegan).
PrEc : Premiers Écrits. Francfort, 1797-1800.
RH : La raison dans l’histoire.
ROJ : Recension des œuvres de Jacobi.
SC : Comment le sens commun comprend la philosophie.
Scept. : La relation du scepticisme avec la philosophie.
SL : Science de la logique. Suivie de la mention du tome (SL I : Doctrine
de l’être, version de 1812 ; SL II : Doctrine de l’essence ; SL III : Doctrine du
concept).
SL I 1832 : Science de la logique, Doctrine de l’être, version de 1832.
SVE : Système de la vie éthique.
TP : Textes pédagogiques.
Chapitre I

Ontologie
« Heureux temps pour la métaphysique où l’on se
préoccupait d’elle à la cour, et où, pour prouver
ses propositions, il n’était besoin que de
comparer des feuilles d’arbre ! »
Hegel, Science de la logique

« Bonne chance néanmoins à la métaphysique, si


seulement d’aventure elle ne prend pas des
concepts pour des choses, et des choses, ou plutôt
leurs noms pour des concepts et si elle ne
ratiocine pas ainsi complètement dans le vide ! »
Kant, Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le
temps de Leibniz et de Wolff

I
Aux yeux de Hegel, le projet ontologique appartient au passé. Un tel
jugement peut s’entendre en divers sens. À un premier niveau, tout d’abord,
l’ontologie a pour objet ce que Hegel, au début de la Doctrine de l’essence,
nomme « l’être passé, mais intemporellement passé1 » : à ce titre, elle se
présentera formellement comme « la théorie des déterminations abstraites de
l’essence2 ». À un second niveau, une telle étude dédiée au passé éternel de
l’être se trouve elle-même renvoyée, en son statut et en sa vocation, à une
forme désormais révolue de la pensée philosophique. Aussi l’ontologie est-
elle toujours présentée comme étant la pensée « d’autrefois3 » (vormalig) ou
« du temps jadis4 » (sonstig) ; partout, dans le propos hégélien à son sujet,
domine le thème de la caducité, de la péremption :
« Ce qu’avant cette période on appelait métaphysique a été pour ainsi dire
extirpé radicalement et a disparu de la liste des sciences. Où les voix de
l’ontologie d’antan <der vormalige Ontologie> […] se font-elles encore
entendre ? Où leur est-il loisible de se faire entendre5 ? »

Ainsi, au moment même où s’échafaude une logique spéculative d’un


genre radicalement nouveau, force est de reconnaître que l’ontologie ne se
conjugue plus au présent, encore moins au futur : ni d’actualité ni
d’éventualité, la tâche ontologique, que le Moyen Âge puis l’âge classique
avaient hissée au sommet de la hiérarchie philosophique, ne semble tout
simplement plus être à l’ordre du jour.
Encore faut-il préciser que l’annonce hégélienne de la « mort de
l’ontologie » ne s’accompagne ni de regrets, ni du pathos de convenance qui
agrémente habituellement les mises à mort philosophiques. L’épuisement de
la metaphysica generalis est déjà chose ancienne, il n’incombe en aucune
manière à Hegel lui-même, qui ne fait que constater le retrait de « l’ancienne
métaphysique » du champ philosophique moderne en comparant avec
emphase l’Allemagne de son temps, « spectacle étrange d’un peuple
dépourvu de métaphysique », à « un temple doté par ailleurs d’ornements
variés, mais privé de sanctuaire6 ». La formule est frappante, cependant elle
ne sera d’aucun secours aussi longtemps que n’aura pas été amené à
l’intelligibilité ce qui se présente ici comme un pur constat historique. D’une
telle intelligibilité dépend la possibilité d’évaluer le sens et la portée de cette
moderne extinction des « voix de l’ontologie » et de la métaphysique qui en
constituait l’armature spéculative.
Aux dires de Hegel, « cette métaphysique a succombé à deux attaques7 »,
l’une venant de l’empirisme, l’autre de la philosophie kantienne8. Dans la
trame réglée de l’histoire hégélienne de la philosophie, Hume apparaît
clairement comme le premier meurtrier de l’ontologie, arguant du fait que
« si on se tient à ce point de vue [le lockéanisme], l’expérience est certes la
base de tout ce qu’on sait, la perception contient bien tout ce qui arrive, mais
les déterminations d’universalité et de nécessité ne sont pas contenues dans
l’expérience, ne nous seraient pas données9. » Parachevant la besogne de
Hume, la démarche kantienne « s’écarte de l’empirisme simplement eu égard
à ce qui constituerait l’expérience, mais elle s’accorde totalement avec lui en
ceci, que la raison ne connaîtrait rien de suprasensible, rien de rationnel et de
divin10. » Sur ce point, Hegel ne variera pas : pour peu que l’on s’attache à
comparer ces deux styles de pensée avec un regard non prévenu, il existe
indéniablement une connivence objective de l’empirisme et du kantisme,
connivence souvent passée sous silence alors même qu’elle sous-tend, en
atténuant notablement les contrastes forcés du tableau proposé dans la
Critique de la raison pure, le partage à bien des égards superficiel de
l’empirique et du transcendantal. Au-delà des divergences de vues concernant
les modalités d’une redéfinition des limites de la connaissance, empirisme et
criticisme partagent notamment une commune appréciation de ce que peut
avoir d’illusoire et de vain le projet métaphysique en son acception classique,
émettant de concert l’avis de péremption de toute enquête philosophique qui
ferait l’impasse sur un examen raisonné des capacités de l’entendement
humain. Ainsi, au moment où écrit Hegel, moment qui est celui où s’édifient,
au tournant du siècle, les contours encore incertains d’un postkantisme aux
prises avec les ambiguïtés du criticisme, les jeux sont faits, la métaphysique
ancienne manière n’est plus, emportant avec elle sa branche première,
l’ontologie. Nul besoin, pour Hegel, de déclarer la mort de cette
métaphysique : d’autres, avant lui, s’en sont chargés. Reste à savoir ce que
peut bien signifier ce désenchantement du temple métaphysique dont Hegel
nous dépeint « l’étrange spectacle » : une fois rédigé l’acte de décès, vient le
temps nécessaire du diagnostic.

II
D’un point de vue comptable, l’ontologie n’a guère droit de cité dans
l’œuvre hégélienne : tout au plus une quinzaine d’occurrences, renvoyant
toujours à la préhistoire philosophique du Système de la Science. Une telle
parcimonie terminologique, s’agissant de l’auteur de la Science de la logique,
a de quoi étonner. Là où Kant lui-même, qui était pourtant un farouche
adversaire de la métaphysique dogmatique, se laissait encore aller à user cum
grano salis de cette appellation pour évoquer la dimension apriorique et
universelle de sa philosophie transcendantale11 (voir infra), jamais – la chose,
à notre connaissance, n’a guère été soulignée – Hegel ne daigne qualifier sa
propre démarche d’« ontologique ». Jamais non plus il ne juge utile, comme
c’est parfois le cas de Kant lui-même12, de justifier un tel refus de recourir à
ce label traditionnel pour rendre compte de son propre projet : là où le
criticisme s’édifie encore dans une tension ambiguë et fructueuse avec la
metaphysica generalis du passé, le hégélianisme, quant à lui, n’accorde
même pas au projet ontologique la dignité minimale d’un repoussoir. Tout
juste ce projet parvient-il à trouver une infime place dans ces marginalia du
système que sont les préfaces ou les « concepts préliminaires », dès lors qu’il
ne s’agit que de fournir quelques indications superficielles sur la situation
extérieure de la spéculation hégélienne, dans un discours qui relève
uniquement de l’entendement ratiocinant, non de la « Chose même ». C’est
seulement lorsque le discours spéculatif consent à retomber dans l’élément de
la représentation afin de rendre compte de façon informelle de ce qui l’a
historiquement précédé que l’ontologie, furtivement, apparaît sur le fond de
la scène hégélienne, cantonnée aux coulisses discrètes de la tragédie de
l’absolu.
Une telle marginalisation de l’ontologie s’explique d’abord par le fait que
cette notion a dans le système hégélien une fonction de caractérisation des
positions pré-hégéliennes qui la rend impropre – en dépit de
l’autocompréhension du hégélianisme comme suppression conservante
(Aufhebung) des philosophies passées – à désigner la nature ou l’orientation
de ce système. Pour Hegel, l’ontologie est toujours celle des autres, jamais la
sienne. Mais ces autres, qui sont-ils ? Essentiellement ceux qui, de fait,
usèrent le plus généreusement de ce vocable relativement récent13 pour
qualifier leur propre démarche philosophique : les tenants de ce qu’on a
appelé « l’ancienne métaphysique » leibnizo-wolffienne14. Dans l’économie
globale de l’histoire hégélienne de la philosophie, l’ontologie incarne une
étape déterminée de la pensée philosophante, celle que découpe
rétrospectivement la rupture empirico-kantienne en substituant une enquête
réflexive sur les capacités de l’entendement humain à la « démarche naïve qui
renferme, encore sans la conscience de l’opposition de la pensée en et contre
elle-même, la croyance que, grâce à la réflexion, la vérité est connue, et ce
que les objets sont véritablement, amené devant la conscience15. »
Au sein de la topique hégélienne, le lieu de l’ontologie est
essentiellement prékantien, marqué par une certaine innocence métaphysique,
en deçà du partage instauré par la réflexion transcendantale entre l’en-soi et le
pour-nous, en deçà du distinguo empiriste de l’esse et du percipi. Ce lieu
intellectuel est comme l’enfance de toute pensée, il coïncide avec le geste
inaugural de l’intelligence humaine émergeant à peine de son irréflexion
primitive, ce pourquoi « toute philosophie à son commencement, toutes les
sciences, et même les agissements quotidiens de la conscience, vivent dans
cette croyance16. » Mais affirmer cela revient à révéler une autre localisation
de l’ontologie, localisation dont on pourrait dire qu’elle n’est plus historique,
mais épistémologique.
Du point de vue hégélien, l’ontologie n’a pas seulement partie liée avec
une phase déterminée – et révolue – de la métaphysique, elle constitue aussi –
et avant tout – le développement philosophique d’une structure permanente
de l’esprit humain qui est susceptible de s’actualiser à tout moment selon
diverses modalités : en effet, « cette métaphysique n’est […] quelque chose
d’ancien que relativement à l’histoire de la philosophie ; prise pour elle-
même, elle est d’une façon générale toujours présente, elle est la simple
vision d’entendement <Verstandesansicht> des objets de raison17. » La
dimension rétrospective du regard hégélien sur la métaphysique précritique
s’avère ainsi secondaire en regard d’une primitivité anhistorique de cette
disposition primitive de l’entendement humain dont cette métaphysique
constituera pour ainsi dire la caisse de résonance.
De même que pour Kant, la « Metaphysik als Wissenschaft » ne se
comprenait en sa nécessité interne que si on la considérait comme le
développement spéculatif de la « Metaphysik als Naturanlage18 », de même
la « vormalige Metaphysik » constitue selon Hegel l’excroissance
philosophique d’une disposition originelle de l’entendement humain. Ce que
nous autres, post-kantiens, appelons « ancienne métaphysique » n’est ainsi
que la partie émergée d’une « croyance » intemporelle, croyance qui aurait à
voir non plus avec une époque datée de l’historiographie philosophique, mais
avec ce qu’une analyse réflexive révélera comme étant une orientation
intellectuelle spontanée qui est inhérente à toute conscience. C’est donc au
carrefour de l’histoire de la philosophie moderne et d’une théorie réflexive de
la conscience commune que va s’exposer la caractérisation hégélienne du
statut de l’ontologie.

III
Si l’on se place au point de vue de l’histoire de la philosophie,
l’Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure coïncide
explicitement avec la mise en crise de la démarche ontologique, notamment
telle que l’entendaient les tenants de la pensée leibnizienne dans l’Allemagne
du XVIIIe siècle19. Là où Kant lui-même définissait encore l’ontologie, par
exemple dans l’Annonce sur le programme des leçons pour le semestre
d’hiver 1765-1766, comme « la science des propriétés générales de toutes les
choses20 », induisant un réalisme métaphysique qui restait dans les parages
du modèle wolffien21, la Critique de la raison pure stipule quant à elle que
« ses principes [de l’entendement] sont simplement des principes de
l’exposition des phénomènes, et le nom orgueilleux d’une ontologie, qui
prétend donner des choses en général des connaissances synthétiques a
priori, dans une doctrine systématique (par exemple le principe de causalité),
doit faire place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement
pur22 ».
On pourrait être tenté de ne voir là qu’une remise en cause pure et simple
du statut de l’ontologie, destituée de sa prétention à énoncer sub specie
aeternitatis les prédicats universels de l’être, au profit d’une réorientation
épistémologique de la philosophie transcendantale23 ; en fait, il s’agissait
moins pour Kant de rejeter la définition classique de la métaphysique
générale – quand bien même le statut théorique de l’ontologie se verrait
totalement bouleversé, dès l’Esthétique transcendantale, par l’introduction
d’une phénoménalité en partie rétive à la logicisation, car irréductiblement
donnée dans l’intuition sensible – que de la refondre à l’intérieur du cadre
transcendantal défini par la critique afin d’en accomplir la réorientation
théorique24. Une telle réorientation va permettre d’envisager l’ontologie non
plus comme une théorie des déterminations de l’être considéré en lui-même,
mais comme une théorie des concepts qui permettent de structurer notre
expérience de façon à ce qu’elle soit pour le philosophe ce qu’elle est
effectivement pour toute conscience, à savoir une expérience d’objet.
Tout en demeurant une science de l’a priori et en conservant par là même
une certaine primauté par rapport aux autres sciences, la métaphysique
générale telle que Kant la conçoit ne peut plus avoir pour contenu les
déterminations de l’être, mais les conditions de l’objectivité en général :
autrement dit, le transcendantal, ce n’est plus simplement, comme au temps
de la scolastique médiévale, ce qui constitue une détermination universelle et
intrinsèque de l’étant, mais c’est désormais – et le changement est de taille –
« l’a priori en tant qu’objectivant25 ». Plusieurs textes de Kant permettent
d’étayer cette perspective en articulant de façon novatrice l’acception
classique du terme « ontologie » et le nouveau cadre transcendantal défini par
la démarche critique. Par exemple :
« L’ontologie est cette science (formant une partie de la métaphysique) qui
constitue un système de tous les concepts et des principes de l’entendement,
mais seulement dans la mesure où ils portent sur des objets qui peuvent être
donnés aux sens et donc être justifiés par l’expérience. Elle ne touche pas au
suprasensible, qui est cependant la fin ultime de la métaphysique, et
n’appartient donc à cette dernière que comme propédeutique, comme entrée
ou vestibule de la métaphysique proprement dite, et elle est nommée
philosophie transcendantale parce qu’elle renferme les conditions et les
premiers éléments de toute notre connaissance a priori26. »

Après avoir été comprise dans un premier temps en référence à son sens
traditionnel, l’ontologie comme metaphysica generalis ou science de
l’aliquid en général se mue, au sein de cette véritable « métaphysique de la
métaphysique27 » qu’est la philosophie critique, en science des conditions de
l’expérience en général : désormais ravalée au rang de « propédeutique » à la
métaphysique, elle se contente de présenter la grammaire a priori de
l’expérience possible, en perdant cette fascinante intimité avec l’être qui
faisait jusqu’alors son prestige. Hors d’un tel contexte transcendantal, la visée
ontologique, faute de prendre en compte la dimension simplement
référentielle de ce « quelque chose » dont elle entendait énoncer l’universelle
logicité, se trouve fatalement menacée par le non-sens28.
Dans l’histoire récente de l’ontologie, l’Analytique transcendantale
constitue sans nul doute un tournant de première importance, dans la mesure
où en elle s’opère le rattachement inflexible de la prédication ontologique aux
seules conditions de l’expérience possible : dans ce cadre, les catégories ne
sont plus les caractéristiques de l’être lui-même, mais les prédicats
internalisés d’une subjectivité transcendantale qui devient le support formel
d’une « ontologie transcendantalisée29 » ou d’une « ontologie critique30 ».
Kant peut dès lors identifier cette ontologie remodelée selon les exigences du
criticisme à la « philosophie transcendantale31 », tout en ayant soin de
marquer ses distances avec l’acception classique – désormais périmée – du
terme :
« Il ne serait pas convenable à cette science de s’appeler ontologie, car cela
signifierait que nous aurions les choses pour objet <Gegenstand>. […] Le
nom d’ontologie n’est pas approprié, car à l’en croire il semble que la science
en question aurait un objet particulier, là où elle n’a que la raison elle-même
pour objet et où elle ne regarde que les concepts fondamentaux et les principes
de l’entendement et de la raison purs. Le nom approprié pour cette science est
donc celui de philosophie transcendantale. […] Seule la considération de la
possibilité de la connaissance de notre raison pure est transcendantale32. »

Si l’« ontologie » kantienne n’a d’ontologique que le nom, c’est


précisément dans la mesure où il n’est plus de « science des choses » qui
vaille dès lors que la raison, se détournant avec vigueur du mirage d’un être
immédiatement et intégralement logicisable, doit « reprendre à nouveau la
plus difficile de toutes ses tâches, celle de la connaissance de soi-même33 ».
Au lieu de s’absorber illusoirement dans le référent ontique des formes
qu’elle déploie, la raison philosophante doit à présent se focaliser avec la
sobriété requise sur la question infiniment plus raisonnable de son usage
légitime :
« Par exemple, si sur le terrain de la philosophie transcendantale, j’en viens au
concept de substance, alors je demanderai : comment en venir à ce concept ?
Qu’est-ce que je peux bien mettre en place avec lui ? Ainsi j’examinerai ma
raison eu égard aux principes, eu égard à l’origine, à l’usage et aux limites,
cela sans parler des choses pour savoir si elles sont substances ou accidents
(comme ce serait le cas dans l’ontologie34). »

Une fois passée au crible de la critique, la métaphysique de l’être se mue


en une simple topologie transcendantale de la pensée, elle se voit contrainte
de prendre la forme d’une connaissance réflexive de l’outillage théorique qui
seule permettra de circonscrire avec netteté l’espace jusqu’alors indéterminé
de l’objectivité. Ainsi s’instaure, au-delà d’une certaine continuité
terminologique, une ligne de fracture au cœur du projet ontologique tel qu’il
avait été esquissé par les grandes « noétiques » du passé : l’être énoncé dans
l’a priorité du discours transcendantal se trouve comme mis à distance de lui-
même, projeté hors de l’immanence confuse de la pensée spéculative, « posé
face » (selon l’étymologie de la Vor-Stellung ou du Gegen-Stand) au sujet
sous la forme d’une phénoménalité en partie imperméable à l’exigence
d’apodicticité que ne manque pas de susciter la « metaphysica naturalis »
implantée en tout sujet fini.
Hegel n’ignore rien de cette rupture kantienne dans l’histoire de la
métaphysique moderne, lui qui se plaît à insister sur l’importance de la
« critique du connaître35 » développée par son prédécesseur à l’encontre de la
métaphysique leibnizo-wolffienne, au point de forger l’expression
« vormalige Metaphysik » pour qualifier en propre la métaphysique « telle
qu’elle était constituée chez nous avant la philosophie kantienne36. » Du
point de vue hégélien, il n’est guère douteux que Kant « s’oppose à la
métaphysique wolffienne, enlève à ses déterminations leur signification
chosique <sachliche>, et montre qu’elles doivent être seulement attribuées à
la pensée subjective37. » Toutefois, ne nous laissons point abuser par les
apparences : si Hegel fait ici mine de chausser les lunettes du criticisme
kantien pour identifier une phase précritique de la métaphysique, c’est pour
aussitôt invalider impitoyablement les présupposés d’une « critique [qui] ne
se dirige pas sur le contenu lui-même et le rapport déterminé lui-même de ces
déterminations-de-pensée les unes à l’égard des autres, mais […] les
considère selon l’opposition de la subjectivité et de l’objectivité en
général38. » Geste constant de Hegel à l’endroit du kantisme : entériner les
conclusions du verdict critique, tout en récusant les attendus de la sentence.
Il en allait bien ainsi pour la critique de la psychologie rationnelle développée
dans les paralogismes de la raison pure :
« Il est […] tout à fait exact que des prédicats comme “unité”,
“invariabilité”, etc., ne peuvent être attribués à l’âme, non pas toutefois pour
la raison que Kant en donne [nous soulignons, O.T.], à savoir parce que la
raison outrepasserait par là la limite qui lui a été assignée, mais parce que de
telles déterminations d’entendement sont trop piètres pour l’âme et qu’elle est
encore quelque chose de tout autre que ce qui est seulement simple,
invariable, etc. […] Que Kant, par la polémique qu’il a dirigée contre
l’ancienne métaphysique, ait écarté de l’âme et de l’esprit ces prédicats, c’est à
considérer comme un grand résultat [nous soulignons, O.T.], mais le
“pourquoi”, il l’a complètement manqué [nous soulignons, O.T.39]. »

Il n’en allait pas autrement pour la méthode employée contre la


cosmologie rationnelle dans les antinomies de la raison pure :
« Ici se trouve exprimé que c’est le contenu lui-même, c’est-à-dire que ce sont
les catégories, pour elles-mêmes, qui amènent la contradiction. Cette pensée,
que la contradiction qui est posée à même le rationnel par le fait des
déterminations d’entendement, est essentielle et nécessaire, est à considérer
comme l’un des plus importants et plus profonds progrès de la philosophie des
Temps modernes. […] Or, bien que […] la révélation des antinomies soit à
considérer comme un progrès très important de la connaissance philosophique,
dans la mesure où par là le dogmatisme figé de la métaphysique
d’entendement a été mis de côté et renvoyé au mouvement dialectique de la
pensée, il faut pourtant, à ce sujet, remarquer en même temps, que Kant, là
aussi, en est resté au résultat simplement négatif du caractère inconnaissable
de l’en-soi des choses et n’a pas pénétré jusqu’à la connaissance de la
signification vraie et positive des antinomies40. »

Qu’en est-il à présent de la critique kantienne du versant ontologique de


l’ancienne métaphysique ? Hegel, là encore, va opposer au résultat de cette
critique les présupposés inapparents sur lesquels elle s’appuie, présupposés
dont on trouvait déjà l’esquisse dans le programme empiriste d’une réduction
perceptiviste de l’ontologie classique. Étant donné qu’un tel programme de
réduction de la connaissance à l’expérience a eu une influence considérable
sur l’appréciation kantienne de la pensée précritique, une évaluation
postkantienne de l’ontologie devra commencer par se mesurer à la critique
empiriste de la métaphysique, afin de déterminer dans quelle mesure le point
de vue qui sous-tend une telle critique permet de juger adéquatement de la
portée théorique de la metaphysica generalis.

IV
À en croire Hegel, « la philosophie critique a en commun avec
l’empirisme, d’admettre l’expérience comme l’unique sol des
connaissances41 ». Semblable communauté de vue possède une portée
autrement plus importante que ne le laisserait supposer la trace visible de
l’héritage empiriste dans la pensée kantienne : au-delà des affinités déclarées,
l’empirisme lègue à Kant bien plus qu’un critère d’évaluation des
connaissances de l’esprit humain. En deçà du grand partage de l’empirique et
du transcendantal, c’est bien pour Hegel une même image de la pensée qui
circule de Hume à Kant42, image qui rend possible la remise en cause des
prétentions ontologiques de la philosophie en vertu d’une entente commune
sinon de la nature, du moins du rôle théorique de l’expérience comme étalon
de la validité de toute connaissance. Toute la question est alors de savoir si
une telle image de la pensée est à la mesure de l’objet dont elle a rendu
possible la circonscription critique.
L’étude du cadre de pensée empiriste nous met sur la voie d’une réponse
clairement négative à cette question. Pour Hegel, l’empirisme manque
nécessairement son objet – l’expérience – en le réduisant, par une secrète
décision de pensée qui s’avère selon lui aussi arbitraire qu’hasardeuse, au
critère de la perception :
« Le scepticisme de Hume prend pour base la vérité de l’empirique, du
sentiment, de l’intuition, et conteste à partir de là les déterminations et lois
universelles, pour cette raison qu’elles ne sont pas justifiées par la perception
sensible43. »

En contradiction de principe avec son inspiration sceptique, l’empirisme


humien – qui sur ce point radicalise les conclusions de la philosophie
lockéenne – s’enfermerait dogmatiquement dans une conception strictement
perceptiviste de l’expérience, en faisant des impressions le critère
d’évaluation des concepts et en accordant d’emblée la primauté à la
perception sensible sur le reste44. Les idées elles-mêmes ne sont considérées
par Hume que comme des décalques amoindris des impressions, selon un
critère – la vivacité45 – qui reste explicitement tributaire du registre sensitif.
Plus grave, à la suite de Locke et de Condillac notamment, l’empirisme en
vient à confondre ce qui est origine (antériorité chronologique) et ce qui est
fondement (primauté épistémologique), durcissant une vérité incontestable
(tout savoir trouve son point de départ dans l’expérience) en une erreur
grossière (tout savoir se fonde dans le donné empirique), faute d’avoir
reconnu la part de négativité inhérente à l’expérience spirituelle du monde
sensible :
« [Dans la philosophie de Condillac,] le sensible est pris, assurément à bon
droit, comme ce qui est premier, comme assise <Grundlage> initiale, mais
(…) à partir de ce point de départ, les déterminations ultérieures apparaissent
en émergeant seulement de manière affirmative, et ce qu’il y a de négatif dans
l’activité de l’esprit – moyennant quoi ce matériau-là est spiritualisé et
supprimé <aufgehoben> en tant qu’être sensible – est méconnu et négligé. Le
sensible n’est pas, dans cette position qu’on a évoquée, simplement ce qui est
empiriquement premier, mais il subsiste de telle sorte qu’il serait l’assise
véritablement substantielle46. »

Il y aurait donc chez les empiristes un parti pris implicite, un dogmatisme


inapparent consistant dans la valorisation unilatérale des perceptions
sensibles au détriment d’autres versants, extra-perceptifs, de l’expérience :
« Plus précisément, la perception est la forme dans laquelle on devait
concevoir, et c’est là le défaut de l’empirisme47 ». Pour l’empiriste,
concevoir, c’est d’abord percevoir ; ou encore : c’est la « prise du vrai »
(Wahr-nehmen) en son aspect le plus immédiat qui devient, à la faveur de ce
repli du théorique sur l’empirique, le modèle exclusif de toute « saisie »
conceptuelle (Begreifen). Cet empirisme prétendument radical dont Hume
entend faire le point de départ du scepticisme moderne sera donc avant tout,
pour Hegel, un sensualisme unilatéral faisant bon marché de ce qui échappe à
son tribunal de la sensibilité.
Privilégiant le cadre impur de la perception, confus et instable « mélange
de déterminations sensibles et de déterminations de la réflexion48 »,
l’empirisme s’en tient en outre contradictoirement à une représentation
abstraite de l’expérience concrète, hypostasiant le moment analytique de
décomposition du donné empirique en ses parties élémentaires49. Il prend
ainsi la forme d’un atomisme ontologique privilégiant de manière abusive les
relations externes entre parties discrètes de l’expérience, au détriment des
relations internes entre moments organiquement liés50. Un tel privilège de
l’analyse sur la synthèse, outre qu’il tend à favoriser une réification fâcheuse
de ce qui n’est pourtant que le produit artificiel d’un travail d’analyse
théorique (une fois déconstruit le « donné » empirique de départ, on le
décompose en impressions primitives puis on interprète de telles impressions
comme étant les seules entités véritablement « substantielles » du réel51),
présente l’inconvénient de rendre problématique le statut même du discours
empiriste, lequel se donne bien comme une instance synthétique et
universelle de production d’un sens (de concepts, de raisonnements…) dont
le statut s’avère, à bien y regarder, irréductible aux orientations ontologiques
qu’il assume pourtant par ailleurs. Le discours qui rend possible son objet
(lequel résulte de l’analyse philosophique du donné empirique) ne trouve
point en retour dans un tel objet ce qui devrait lui permettre de rendre compte
autoréflexivement de sa propre validité.
Une telle réduction dogmatique du champ de l’expérience ne peut
conduire qu’à une conception biaisée et incomplète du processus de
constitution de la connaissance. Dans son désir de se prémunir contre toute
hypostase méta-empirique, l’empiriste coupe l’expérience des conditions
logiques du savoir, il se refuse ainsi à prendre en compte la structuration
conceptuelle des propositions empiriques, en vertu de quoi celles-ci
deviennent susceptibles de s’inscrire dans des processus de justification ou
d’inférence52. Une telle structuration s’avère pourtant indispensable pour
parvenir à assigner un sens concret à cette expérience (ce dont la science
empiriste, en contradiction manifeste avec ses présupposés méthodologiques,
ne se privera pourtant pas53). Hegel peut dès lors tranquillement reprocher à
la philosophie empiriste d’importer de telles déterminations intellectuelles en
contrebande dans son propre discours philosophique, discours dont la
charpente même réclame la conceptualité métaphysique qu’elle se refusait à
considérer comme étant inhérente à l’objet qu’elle se donne.
« L’illusion fondamentale de l’empirisme scientifique est toujours celle-ci, à
savoir qu’il utilise les catégories métaphysiques de matière, de force, et en
outre celles d’un, de multiple, d’universalité, d’infini aussi, etc., ensuite, qu’il
poursuit l’enchaînement de syllogismes au fil de telles catégories, en cela
présuppose et emploie les formes de l’enchaînement syllogistique, et en tout
cela ne sait pas qu’il contient et pratique ainsi lui-même une métaphysique et
utilise ces catégories et leurs liaisons d’une manière totalement non-critique et
inconsciente54. »

Ce que nous révèle la critique hégélienne de l’empirisme, c’est que celui-


ci, en dépit de sa valorisation antimétaphysique du donné sensible, est lui-
même indissociable d’une décision métaphysique relative à ce qui constitue
en dernière instance l’essence du réel (les sense-data ou impressions
élémentaires), ou encore qu’il suppose comme sa condition de possibilité un
engagement ontologique en faveur d’une certaine conception de la réalité,
conception dont l’élaboration suppose forcément de se placer en quelque
façon au-delà (ou en deçà) de l’expérience sensible, dans « l’espace logique
des raisons55 ». Autrement dit, l’empirisme est bien une métaphysique de
l’expérience comme une autre56, à ceci près qu’il est une métaphysique
antimétaphysique, une métaphysique qui se méconnaît et se renie comme
telle en son intention première et finit par se contredire comme telle dans sa
mise en œuvre en tant que discours philosophique, c’est-à-dire en tant
qu’enchaînement raisonné de concepts dont la validité s’avère non réductible
aux données primitives de l’expérience.
Autrement dit, l’empirisme est toujours, dans la mesure même où il
adopte la forme intellectuelle d’un discours, un empirio-formalisme qui
présuppose pour énoncer le contenu de l’expérience les formes logiques de la
pensée d’entendement, invalidant ainsi par la forme de son discours le
contenu qu’il entend énoncer, à savoir la réduction du sens à l’empirique, de
l’ontologique au perceptif. L’empiriste, dans la mesure même où il se décide
à philosopher, ne fait pas ce qu’il dit et ne dit pas ce qu’il fait, laissant sa part
d’ombre à l’élaboration irréfléchie de son propre discours théorique, dans la
mesure même où celui-ci ne saurait trouver dans son objet – l’expérience
sensible – les conditions de possibilité de sa propre élaboration. Déployant
avec virtuosité un univers éclaté en lequel le sens se dissémine en une
myriade d’impressions sensibles, l’empiriste est mis en difficulté sitôt que sa
pratique discursive se trouve réfléchie comme telle à partir du contenu qu’elle
énonce : l’apparence d’une philosophie se tenant avec rigueur dans
l’immanence perceptive se dissout alors au profit d’une représentation
schizophrénique de la pensée mettant le défenseur de l’empirisme en
contradiction avec les réquisits intellectuels de sa propre pensée. Dans cette
mesure, la conscience empiriste se trouve en proie à une aporie analogue à
celle que rencontre la conscience sceptique dès lors qu’elle affectera de
douter de tout : dans ses actes mêmes (voire dans l’acte primitif qui la fait se
poser comme conscience), elle ne peut s’empêcher d’affirmer ce qu’elle se
plaît à nier par ailleurs, à savoir la validité de structures intellectuelles
irréductibles au doute comme au réductionnisme perceptiviste.
L’empiriste ne peut donc éviter, en réfléchissant sur le statut de son
propre discours, de faire « l’expérience de soi comme d’une conscience qui
se contredit en elle-même57 » : en sa vérité, il se découvre comme étant la
« conscience malheureuse » de la pensée aux prises avec le réel, c’est-à-dire
une « conscience scindée <entzweite>58 » entre la fidélité à l’expérience
sensible et une exigence tout aussi vive d’énoncer une telle fidélité au moyen
de concepts qui dénient paradoxalement la primauté d’une telle expérience59.
Par contraste, un empirisme conséquent, c’est-à-dire élargi – « l’hyper-
empirisme60 » que l’on trouvera exposé avec rigueur dans cette authentique
« science de l’expérience de la conscience » qu’est la Phénoménologie de
l’esprit – devrait être capable de retrouver dans son objet, l’expérience, les
conditions qui rendent possible son propre discours sur l’expérience61,
conditions qui imposent non seulement un enrichissement, mais également
une refonte considérables du concept d’expérience dans une perspective
clairement autoréférentielle. Il faut donc inverser le diagnostic empiriste :
non pas appauvrir la portée théorique du discours philosophique en raison
d’une conception limitative de l’expérience, mais tout au contraire élargir le
concept d’expérience pour qu’il soit à la mesure de la richesse spéculative du
discours qui en dévoile les potentialités.
L’expérience ne peut accéder sans contradiction au rang d’objet
philosophique qu’en comprenant en son sein rien de moins que la possibilité
du discours au moyen duquel elle accède à l’intelligibilité conceptuelle : à ce
titre, elle sera d’abord expérience de la conscience sur elle-même, expérience
– au sens d’une « épreuve62 », et non d’une simple donation perceptive – de
ce qui dans la conscience exige le dépassement permanent du cadre
empirique qui lui sert à chaque fois de référence. C’est à l’aune de cette
exigence qu’il faut comprendre la célèbre définition que Hegel donne de
l’expérience dans la Phénoménologie de l’esprit :
« Ce mouvement dialectique que la conscience pratique à même elle-même,
aussi bien à même son savoir qu’à même son ob-jet, dans la mesure où, pour
elle, le nouvel objet vrai en surgit, est proprement ce que l’on nomme
expérience63. »

Si, conformément au « grand principe » de l’empirisme, « ce qui est vrai


doit nécessairement être dans l’effectivité et être là pour la perception64 », le
discours philosophique, quand bien même il entendrait s’affirmer comme un
discours sceptique, doit lui-même pouvoir se saisir réflexivement, en sa
possibilité propre, dans l’expérience. L’usage, injustifié dans ce contexte, des
catégories universelles du discours philosophique ne serait ainsi que la
conséquence logique de la délimitation dogmatique de l’expérience comme
expérience sensible : ici, l’enquête humienne ne parviendrait à résorber
l’ancienne métaphysique dans la science sceptique de la nature humaine
qu’au prix d’une réduction préscientifique du champ empirique au modèle
perceptif. D’où la nécessité, contre l’abstraction rédhibitoire d’un tel
dogmatisme sensualiste, de restituer à l’expérience sa pleine envergure, par
un geste audacieux qui ne manquera pas de prendre à revers la valorisation
toute moderne de l’ici-bas :
« L’œil de l’esprit devait être par la contrainte dirigé sur le terrestre et
maintenu fixement auprès de lui ; et il y eut besoin d’un long temps pour faire
pénétrer à force de travail cette clarté, que seul avait le supra-terrestre, au sein
de l’élément étouffant et livré à la confusion où gisait le sens de l’en deçà,
ainsi que pour conférer intérêt et valeur à l’attention au présent en tant que tel,
attention qui fut nommée expérience. – À ce qu’il semble, on est maintenant
aux prises avec la nécessité opposée, le sens est à ce point fixement enraciné
dans le terrestre qu’il y a besoin d’une égale violence pour l’élever au-dessus
de celui-ci65. »

Qu’en est-il, à présent, de l’appréciation hégélienne du point de vue


kantien sur l’expérience ? En dépit des acquis explicitement anti-empiristes
de la « Déduction métaphysique66 » des concepts de la raison pure, Kant
parvient-il à se défaire des apories de l’image empiriste de la pensée, à faire
« violence » à ce modèle bien « terrestre » du sens ? Rien n’est moins sûr.
Certes, Hegel concède à Kant le mérite d’avoir mis en évidence, à l’encontre
du réductionnisme empiriste, la part d’intellectualité inhérente à la
constitution de l’expérience :
« Le fait que nous réclamions l’universalité et la nécessité, comme ce qui
seulement constitue l’objectif, Kant ne le conteste pas. Mais, dit-il alors contre
Hume, étant donné que la nécessité et l’universalité ne sont pas dans les
choses extérieures, elles doivent être a priori, c’est-à-dire se trouver dans la
raison elle-même, dans la raison en tant que raison consciente de soi ; elles
relèvent du penser67. »

Tout en louant la réévaluation kantienne du rôle de la conceptualité dans


la production des connaissances empiriques, l’auteur de la Science de la
logique va se montrer d’autant plus critique s’agissant de la manière dont
Kant s’est représenté le statut d’une telle conceptualité. Le point de désaccord
est le suivant : Kant aurait un point de vue empiriste et instrumentaliste sur
les catégories, ce qui revient à dire qu’il ne percevrait la part d’intellectualité
inhérente à l’expérience que sous l’angle restreint de la possibilité de
l’application des catégories à l’expérience68. Finalement, aux yeux de Hegel,
Kant resterait secrètement tributaire de l’empirisme dont il entendait pourtant
se désolidariser, dans la mesure où les déterminations intellectuelles n’ont
pour lui de sens qu’en étant appliquées à l’expérience sensible, que dans la
mesure où elles sont compatibles avec les données de l’intuition :
« D’une part, c’est par le moyen des catégories que la simple perception est
élevée à l’objectivité, à l’expérience, mais, d’autre part, ces concepts, en tant
qu’unités simplement de la conscience subjective, sont conditionnés par la
matière donnée, pour eux-mêmes vides, et ils ont leur application et leur
emploi uniquement dans l’expérience, dont l’autre partie constitutive – les
déterminations du sentiment et de l’intuition – est de même seulement quelque
chose de subjectif69. »

Ce faisant, le criticisme reste prisonnier d’un certain rapport, et à


l’expérience sensible, et aux catégories intellectuelles : ce rapport, c’est celui
que définit le point de vue de la conscience perceptive. En dépit de la
distinction stratégique qu’il instaure entre perception et expérience70, Kant
demeure on ne peut plus fidèle au modèle objectiviste de la perception hérité
de l’empirisme, au point qu’il ne serait guère abusif d’identifier sa
philosophie tout entière au déploiement raisonné du paradigme perceptif :
« Le degré le plus précis de la conscience où la philosophie kantienne
appréhende l’esprit est le percevoir, qui constitue en général le point de vue de
notre conscience ordinaire et, plus ou moins, des sciences. On part de
certitudes sensibles appartenant à des aperceptions ou observations
singulières, qui doivent être élevées à la vérité par ceci qu’on les considère
dans leur relation, qu’on réfléchit sur elles, que, d’une façon générale, elles
deviennent en même temps, suivant des catégories déterminées, quelque chose
de nécessaire et d’universel, des expériences71. »

Ce point de vue, que Kant considère comme allant de soi (tout comme il
considérait comme allant de soi la représentation normative de la scientificité
que lui procuraient les sciences empiriques de son temps72), conditionne de
manière décisive le rapport de la Critique à l’expérience et aux catégories :
l’expérience y est appréhendée de façon statique comme un ensemble de
phénomènes, et les catégories y sont saisies comme des concepts simplement
trouvés en nous73 qui n’ont de sens et de consistance que lorsqu’ils se
trouvent appliqués à l’expérience. La connaissance, dans ce contexte, ne
saurait être qu’un instrument permettant de rejoindre l’expérience par le biais
des catégories, elle ne peut être conçue que comme un moyen ou comme un
outil certes extérieur à l’expérience (en vertu de son apriorité), mais
inexorablement voué à se soumettre à son verdict. Là encore, par cet
alignement de la théorie de la connaissance sur le modèle instrumentaliste qui
gouverne d’ordinaire la sphère technique, Kant se fait bien malgré lui le
héraut de ce que Hegel identifie comme étant la conception « naturelle » du
savoir :
« C’est une représentation naturelle que celle selon laquelle, avant d’accéder,
en philosophie, à la Chose elle-même, c’est-à-dire à la connaissance effective
de ce qui est en vérité, il serait nécessaire de s’entendre préalablement sur la
connaissance, que l’on considère comme l’instrument par lequel on
s’emparerait de l’absolu ou comme le moyen à travers lequel on l’apercevrait.
[…] Si l’absolu ne devait guère qu’être rapproché de nous au moyen de l’outil,
sans que rien ne fût changé en lui, comme, si l’on veut, l’oiseau se trouve
l’être au moyen de la glu, il irait bien, s’il n’était pas et ne voulait pas être, en
et pour lui-même, déjà auprès de nous, se moquer de cette ruse74. »

Pour Hegel, cette interprétation instrumentaliste de la pensée n’est au


fond qu’un décalque de l’image naturelle de la logique, dont le pragmatisme
spontané incite généralement à assimiler celle-ci à un simple organon de la
connaissance ordinaire, à un simple moyen d’organiser formellement nos
représentations en vue de donner davantage de cohérence à ce que nous
enseigne l’expérience :
« Dans la vie, on tend vers l’usage des catégories ; elles se trouvent de ce fait
déchues de l’honneur d’être considérées pour elles-mêmes […] Un tel usage
des catégories, qui a été appelé auparavant logique naturelle, est dépourvu de
conscience ; et lorsqu’on assigne aux catégories, dans la réflexion scientifique,
dans l’esprit, le rôle de servir de moyens, alors on fait généralement du penser
quelque chose de subordonné aux autres déterminations spirituelles75. »

Le paradigme perceptif, paradigme de prédilection de la conscience


immédiate, reste bien le modèle qui gouverne la représentation kantienne de
la connaissance. De même que Hume faisait dérivait génétiquement les
concepts des impressions sensibles, Kant fait dépendre, non plus en leur
origine psychologique, mais en leur orientation épistémologique, les concepts
de la perception sensible : si la déduction métaphysique des catégories nous
faisait faire un pas hors de l’empirisme – du moins hors de l’empirisme
sensualiste, puisque les catégories de l’entendement, bien qu’irréductibles à
l’expérience sensible, étaient encore appréhendées sur le mode typiquement
empiriste du trouver –, la déduction transcendantale nous y ramène aussitôt
en liant avec fermeté le destin de nos concepts aux data de l’expérience
sensible. Si l’expérience se trouve partiellement délestée de son statut de
référent unique de la théorie de la connaissance, elle demeure l’horizon
ultime qui permet de donner à celle-ci un contenu véridique76.
Aux yeux de Hegel, le point de vue de Kant constitue l’absolutisation
illégitime d’une figure de l’expérience, celle de la conscience percevante, qui
trouve le sensible devant elle, trouve l’intelligible en elle77, et rapporte l’un à
l’autre dans la synthèse d’un jugement pour constituer toute connaissance. De
son point de vue, Kant, c’est encore Hume ; le transcendantal, encore de
l’empirisme déguisé : « Kant demeure prisonnier de la façon de voir
psychologique et de la manière empirique78 ». C’est même l’empirisme
psychologique de Locke, plus encore que celui de Hume, qui demeure selon
lui la « détermination en dernière instance » de la philosophie
transcendantale, puisque c’est par lui que s’instaure ce tournant de la pensée
moderne que constitue la redéfinition de la philosophie comme analytique de
l’entendement humain et de l’expérience sensible dont celui-ci tire toutes ses
connaissances79. Par-delà le divorce officiel avec le scepticisme humien, le
kantisme, en ses présupposés mêmes, constitue une sorte de palimpseste de la
pensée empiriste, intégrant dans la netteté apparente de son propos les
diverses strates formées par les décisions théoriques de ses prédécesseurs.
C’est donc bien en vertu d’une image dogmatique et réductrice de la pensée
héritée pour l’essentiel de la tradition empiriste que le kantisme entend mettre
fin à la définition classique de l’ontologie, et c’est à ce titre que sa tentative
ne saurait convaincre celui qui ne s’en laisse pas conter par un recours
incontrôlé à l’instrumentalisme conceptuel.
Dès lors, force est de reconnaître que la reconstitution hégélienne de la
mise à mort de l’ontologie ne conduit aucunement à une justification hâtive
de ses fossoyeurs, elle implique au contraire un soupçon radical sur ce qui est
censé constituer le mobile exact d’une telle exécution. Un tel soupçon
pourrait se formuler ainsi : il est possible que l’ontologie ait succombé aux
attaques de l’empirisme et du criticisme pour de bien mauvaises raisons,
moyennant une représentation erronée de ce que devrait être la norme de la
connaissance philosophique. Si Hume et Kant ont su brillamment mettre en
évidence la fragilité du projet ontologique, ils n’y sont parvenus qu’en
dévoilant en même temps la précarité des présupposés de leur propre projet
théorique. Dès lors, c’est la justification d’une interprétation passéiste de
« l’ancienne métaphysique » qui reste plus que jamais à établir : au sortir de
sa déstabilisation empirico-kantienne, l’ontologie d’autrefois attend toujours
un tribunal à sa mesure.

V
Il est d’usage, que ce soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, de
considérer la logique de Hegel comme une ontologie à part entière, dans le
droit fil des « noétiques » du passé, voire comme l’apogée de l’histoire de
l’ontologie80. De fait, si l’on s’en tient à la caractérisation classique – et fort
générale – de l’ontologie comme « science de l’être en tant qu’être », il est
sans doute loisible d’estimer que « si Hegel n’a pas écrit d’ontologie, c’est
bien d’ontologie qu’il est question – dernier feu d’artifice avant l’avènement
de la grisaille épigonale – dans la Science de la logique81 », dans la mesure
même où « tout le monde peut constater qu’il est question de l’être dans le
commencement de cet ouvrage, puisque la doctrine de l’être, première partie
de la Logique objective (dont la deuxième partie est la doctrine de l’essence),
en constitue le premier livre82 ». Et si, au terme du parcours logique, l’idée
absolue en vient à se substituer à l’être initial, c’est au sens d’un
« achèvement » de celui-ci, « qui n’est pas seulement l’achèvement de la
Science de la logique. Il est l’achèvement de l’ontologie83 ». Déjà Schelling,
tandis qu’il jetait les fondations de sa philosophie positive, avait jugé
opportun d’insister sur la profonde homogénéité du projet hégélien et de ses
antécédents scolastiques, en considérant la logique hégélienne comme un
simple aménagement de la metaphysica generalis en vogue jusqu’au
XVIIIe siècle :

« L’ancienne métaphysique, qui consistait en différentes sciences, avait pour


base générale une science : l’ontologie, dont le contenu concernait
pareillement les concepts pris seulement en tant que concepts. En élaborant sa
Logique, Hegel n’avait rien d’autre à l’esprit que cette ontologie et il voulait
la délivrer de cette forme imparfaite qu’elle avait reçue, par exemple, dans la
philosophie wolffienne, où les différentes catégories étaient posées et
examinées dans un ordre plus ou moins arbitraire, plus ou moins indifférent.
[…] D’une manière générale, le retour à cette ontologie était un pas en
arrière84. »

Semblable verdict, qui tend à atténuer considérablement la radicalité de la


rupture opérée par Hegel vis-à-vis de la Schulmetaphysik, a tout
particulièrement pu trouver matière à justification dans les conceptions
évolutionnistes de l’histoire de la philosophie, que la marche de la pensée
moderne soit perçue comme un progrès nécessaire85 ou un fatal déclin86. Plus
généralement, c’est la représentation d’une certaine continuité du thème
ontologique depuis l’Antiquité jusqu’à l’idéalisme allemand qui semble
constituer le présupposé commun de telles interprétations. De fait, cette
continuité paraît attestée par Hegel lui-même, lui qui dans ses Leçons sur
l’histoire de la philosophie ne cesse d’interroger la préhistoire de son propre
système par une constante confrontation avec la tradition philosophique, des
présocratiques jusqu’à ses contemporains. La persistance de la thématique
ontologique chez Hegel serait ainsi justifiée au sein même de son système,
par l’instauration de liens de filiation logique et chronologique entre sa
propre démarche et celle de ses prédécesseurs. Cette filiation trouverait sa
justification ultime dans la thèse qui constitue le noyau de l’histoire
hégélienne de la philosophie, selon laquelle il existerait une authentique
homologie structurale entre l’histoire de la philosophie et la logique
spéculative :
« Je soutiens que la succession des systèmes de la philosophie dans l’histoire
est la même que la succession des déterminations conceptuelles de l’idée dans
sa déduction logique. Je soutiens que, si l’on dépouille entièrement les
concepts fondamentaux des systèmes apparus dans l’histoire de la philosophie
de ce qui concerne leur configuration extérieure, leur application au
particulier, etc., on obtient les différents niveaux de l’idée même dans son
concept logique. Inversement, si l’on considère pour elle-même la progression
logique, on a en elle, selon ses moments principaux, la progression des
apparitions historiques – mais il faut, en vérité, savoir reconnaître ces purs
concepts dans ce que contient leur figure historique ; en outre la série, comme
série temporelle de l’histoire, se distingue assurément, par un certain côté, de
la série dans l’ordre du concept ; mais montrer plus précisément en quoi
consiste cette distinction nous entraînerait trop loin de notre fin. Je me borne à
noter qu’il résulte de ce qui a été dit que l’ÉTUDE de l’histoire de la
philosophie est l’étude de la philosophie elle-même, qu’elle ne peut donc être
rien d’autre87. »

De l’histoire de l’ontologie à la logique hégélienne, il n’y aurait qu’un


pas à franchir, celui qui consiste dans l’abandon de la perspective historique
sur laquelle reposait cette « pinacothèque de la raison88 » au profit de
l’exposition sub specie aeternitatis du déploiement intemporel des catégories
de l’être présentées en leur vérité. Dans cette perspective, le système hégélien
serait avant tout une récapitulation de la métaphysique passée, il constituerait
en son essence même une reprise systématique et supra-historique du legs de
la tradition philosophique, notamment de son versant ontologique, transposé
dans un tel système sous la forme sublimée des « différents niveaux de l’idée
dans son concept logique ». En ce sens, on pourrait bien dire que Hegel,
« même s[’il] n’a pas écrit d’ontologie89 », fait de l’ontologie à la manière
dont M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, dans l’évidence
inquestionnée d’un héritage assumé par principe. La visée ontologique aurait
d’autant moins besoin d’être thématisée dans le système hégélien qu’elle
constituerait son présupposé permanent, sa tonalité fondamentale, son télos
naturel.
Que Hegel juge parfois utile de rappeler qu’il fait de la « philosophie » ou
de la « science », personne ne s’en offusquera, en dépit de la trivialité de la
chose90 ; qu’il n’éprouve jamais le besoin de se dire « ontologue », personne
ne s’en étonnera pour autant, s’il est vrai qu’aux yeux de l’interprète en quête
de repères familiers, le silence demeure le plus éloquent de tous les aveux.
Cependant, à trop vouloir cataloguer le hégélianisme dans la rubrique
indéterminée de l’ontologie, est-on bien sûr de ne pas s’en être tiré à trop bon
compte, au risque de faire entrer de force l’originalité du propos hégélien
dans un lit de Procuste peu favorable à son ambition propre ?
De fait, il semble particulièrement opportun de troubler quelque peu cette
représentation continuiste du rapport de Hegel à ce qu’on a pu appeler
commodément « les problèmes traditionnels de l’ontologie91 ». Si l’on peut
bien continuer à parler, cum grano salis, de « la signification ontologique de
la Logique hégélienne92 », du moins ne peut-on plus assimiler ce que Hegel
entend par « logique » à la métaphysique générale d’un Wolff ou d’un
Baumgarten, ni se contenter de situer la portée « ontologique » de sa
démarche sur le même plan que ses prédécesseurs93. Contrairement à une
légende tenace, le hégélianisme ne consiste décidément pas dans une
régression dogmatique en deçà des avancées du criticisme kantien94. Ce que
Hegel reproche à la critique kantienne n’est pas de s’en prendre au projet
ontologique, mais de le faire à partir d’un cadre philosophique inadéquat :
dans cette perspective, Kant ne pèche pas par excès, mais par défaut
d’attention critique, non plus à l’égard de l’ancienne métaphysique, mais à
l’endroit de son propre discours95. Par son constant souci de comprendre
pourquoi Kant a eu à la fois raison (sur le fond) et tort (sur la forme) de
condamner le dogmatisme métaphysique de l’âge classique, le rapport
hégélien à l’ontologie témoigne bien davantage d’une « radicalisation
critique96 » que d’une méprise néodogmatique concernant la portée de la
critique kantienne de la métaphysique.
La méprise, qui est ici celle des commentateurs et non celle de Hegel,
tient en partie à une inversion subreptice de la chronologie des
problématiques : de même que Pyrrhon ne saurait être tenu sans mauvaise foi
herméneutique pour la victime naïve de la critique aristotélicienne des
négateurs du principe de contradiction, puisque sa doctrine de l’adiaphoria a
été précisément forgée en vue de répondre aux attendus d’une telle critique97,
de même le hégélianisme ne saurait être considéré comme une rechute
inconséquente dans le précriticisme qu’au mépris de tout ce qui, en lui,
constitue une réponse proprement postkantienne aux objections du criticisme
à l’endroit de l’ancienne métaphysique. Force est de constater qu’en la
matière, Hegel a fort peu bénéficié du « principe de charité » consistant à
postuler, au moins à titre d’hypothèse herméneutique, la possibilité d’un
dépassement du kantisme en toute connaissance de cause, dans la pleine
conscience de la portée de la doctrine que l’on entend relativiser. Que sa
critique de Kant soit parfois injuste, caricaturale et trop souvent vouée au
contresens98 n’implique nullement qu’il n’ait pas pris la mesure du défi
présenté par le criticisme : au contraire, tout indique, dans le traitement
hégélien du kantisme, que le problème de Kant – la redéfinition de la
métaphysique sur des bases non-dogmatiques – a bien été aperçu et qu’il
constitue pour Hegel le point de départ nécessaire de la « philosophie de
notre temps99 ».
Pour le dire autrement : Hegel se veut un postkantien conséquent, donc
conscient de la nécessité de passer par Kant – par ses problèmes, sinon par
ses solutions – pour le dépasser, au plus loin de toute disposition régressive
ou de tout accès intempestif de Schwärmerei. Une fois pris acte de la critique
kantienne de l’ancienne métaphysique, il n’est plus possible de faire retour à
cette phase révolue de l’histoire de la pensée, sous peine de s’enfermer, à
rebours du développement historique de la philosophie, dans un discours
d’avance périmé, voué à l’insignifiance du bégaiement métaphysique. Si
l’Analytique transcendantale constitue dans une certaine mesure un point de
non-retour, la spéculation hégélienne aura à charge de se donner une nouvelle
assise, irréductible aux structures classiques de la métaphysique
prékantienne. Dès lors, la signification de ce que l’on pourrait appeler, même
au sens large, une « ontologie » hégélienne devient rien moins
qu’évidente100, au point de jeter le soupçon sur les tentatives récurrentes de
penser le projet hégélien dans les termes anachroniques de positions qu’il
entend précisément réfuter101. Ainsi que nous tenterons de le vérifier dans la
suite de notre propos, si l’on peut constater la persistance indéniable d’un
souci « ontologique » dans la pensée de Hegel – mais en un tel sens
considérablement élargi du terme, quelle philosophie, quel discours n’en
aurait pas ? –, il serait par contre hasardeux, voire déplacé, d’évoquer sans
plus de précautions quelque chose comme une « ontologie hégélienne102 ».
Pour mieux comprendre ce point, revenons à ce que nous avons appelé la
première localisation hégélienne de l’ontologie, celle qui coïncide avec cette
topographie philosophante de la philosophie moderne en abrégé que nous
présente le Vorbegriff de la Science de la logique dans l’Encyclopédie de
1827 et 1830. L’ontologie s’y trouve ressaisie, classiquement, comme la
première partie de « l’ancienne métaphysique103 » : à ce titre, c’est bien un
même destin qui doit gouverner la partie et le tout dans lequel elle s’inscrit.
Comprendre ce qu’il en est du statut de l’ontologie suppose par conséquent
de se pencher sur le sort de cette métaphysique dont l’empirisme et le
kantisme ont tour à tour explicité les faiblesses et les impasses.
Qu’en est-il de la valeur de cette métaphysique en général ? Ici, il
convient plus que jamais de s’en tenir à une lecture serrée des textes, en se
gardant de toute extrapolation hâtive. Il se pourrait alors que l’image « bien
connue » d’un Hegel revenant à la métaphysique dogmatique en sautant par-
dessus cette parenthèse négligeable de la philosophia perennis que fut le
criticisme s’écorne quelque peu devant la lettre même du propos hégélien.
Pour s’en tenir à un seul exemple de cette représentation courante de la
prétendue « restauration » de la métaphysique prékantienne dans le système
hégélien, citons ces vives remarques de Jean Granier, qui se fait ici le porte-
voix d’une doxa largement partagée :
« Hegel affiche, d’emblée, son ambition de restaurer, face au criticisme
kantien déplorablement timoré, l’esprit de l’“ancienne métaphysique”, dont il
loue la monumentalité spéculative. Il n’hésite pas à dénoncer dans ce
criticisme une régression du “savoir” à l’“opinion”, en blâmant Kant de s’être
mis à la remorque de l’empirisme anglais, qui sacrifie la raison au culte
mesquin de la réalité sensible104. »

Un lecteur attentif de l’œuvre de Hegel ne peut que s’étonner de telles


« louanges », dont il ne trouve nulle part la trace : Hegel se fait-il vraiment
une opinion aussi « monumentale » de la métaphysique échafaudée par ses
prédécesseurs ? Ainsi, ce que d’aucuns ont appelé de manière hasardeuse la
« réhabilitation » hégélienne de l’ancienne métaphysique se restreint, de fait,
à un bien modeste hommage105 :
« Cette science considérait les déterminations-de-pensée comme les
déterminations fondamentales des choses ; par cette présupposition que ce qui
est, du fait qu’il est pensé, est connu en soi, elle se tenait plus haut que la
philosophie critique postérieure106. »

Hommage ambigu s’il en est, puisque c’est uniquement en vertu de


« l’inconscience <Bewußtlosigkeit> où elle est de l’opposition qu’elle
comporte [qu’elle] peut aussi bien, suivant sa teneur essentielle, être une
authentique démarche philosophique spéculative », étant entendu que son lot
commun consiste plutôt à « séjourner dans des déterminations-de-pensée
finies, c’est-à-dire dans l’opposition encore non résolue107 ». Or il est patent
que l’inconscience spéculative ne saurait être considérée comme une vertu
très hégélienne… On ne peut donc mettre au crédit d’une philosophie
d’ignorer ce qu’elle fait, quand bien même cette ignorance aurait pour effet
bien involontaire d’entrouvrir une porte qui mènera, en définitive, à la
spéculation véritable.
De la naïveté métaphysique des penseurs de l’âge classique à la
souveraine lucidité de la Science de la logique, il y a un fossé comparable à
celui qui sépare l’enfance de l’âge adulte : dans un cas comme dans l’autre,
l’identité de la pensée avec l’effectivité y est affirmée, une fois sur le mode
de l’identité fusionnelle avec ce qui est, une autre fois sur le mode de la
réconciliation apaisée avec une réalité dont on a éprouvé puis surmonté
l’inadéquation au Sollen que lui opposait la conscience adolescente108. En
filant la métaphore, on pourrait dire que la vormalige Metaphysik est une
pensée encore en attente de sa crise d’adolescence : l’inadéquation du Sein et
du Sollen sera, comme on le sait, le propre de cette philosophie de la crise
qu’est par excellence le criticisme kantien. En guise de réhabilitation, Hegel
ne concède donc à cette « première position de la pensée » que l’infime
privilège d’une potentialité à incarner de façon embryonnaire le point de vue
spéculatif accompli, simple esquisse inconséquente de ce que la
métaphysique aurait pu, mais n’a pas su, devenir.
Ce que cette métaphysique est devenue, de fait, ne coïncide en rien avec
ces promesses brièvement entrevues : en lieu et place de spéculation
rigoureuse, c’est bien d’un simple « dogmatisme109 » qu’il s’est agi. Le
devenir dogmatique de la métaphysique classique n’a ici rien d’accidentel,
puisque le dogmatisme consiste en son essence même dans l’incapacité
d’accéder à une pleine conscience des présupposés du discours
philosophique. La métaphysique d’antan, en dépit de son penchant salutaire à
considérer « les déterminations-de-pensée comme les déterminations
fondamentales des choses110 » et à se prémunir instinctivement contre les
pièges insidieux du mode de pensée dualiste111, n’a pas su s’élever au point
de vue philosophique à l’aune duquel il eût été possible de jauger
adéquatement une telle identité112.
Si le contenu séminal du projet spéculatif a bien été effleuré par les
métaphysiciens modernes, ce fut au mépris d’une attention suffisante aux
réquisits formels d’un tel projet. Autrement dit, le fossé qui sépare l’ancienne
métaphysique de la spéculation postkantienne est d’abord une question de
méthode, au sens emphatique que revendique Hegel :
« Si le contenu de la méthode se trouve de nouveau donné et pris comme étant
de nature particulière, elle est, tout comme le logique en général, dans une
telle détermination, une forme simplement extérieure. Là-contre pourtant, on
peut non seulement en appeler au concept fondamental du logique, mais c’est
le cours total de ce même logique, dans lequel se sont rencontrées toutes les
figures d’un contenu donné et des objets, qui a montré leur passage et leur
non-vérité, et, au lieu qu’un objet donné puisse être l’assise fondamentale à
laquelle la forme absolue ne se rapporterait que comme à une détermination
extérieure et contingente, celle-ci s’est plutôt avérée comme l’assise
fondamentale absolue et la vérité dernière113. »

Présupposant comme acquis les développements de la préface de la


Phénoménologie de l’esprit114 et du deuxième tome de la Science de la
logique115 consacrés à la distinction entre la structure prédicative des
propositions ordinaires et la forme spécifique de la proposition spéculative,
Hegel s’emploie à mettre en évidence les carences profondes qui minent
l’entreprise métaphysique au niveau même où sa parenté avec le sens
commun s’avère le plus manifeste : le niveau du jugement, où s’épanche une
confiance « non prévenue <unbefangene> » dans les structures apparentes de
la grammaire philosophique.
Depuis l’identification aristotélicienne de l’être comme vrai et de
l’attribution prédicative116 jusqu’à l’assimilation kantienne de l’entendement
à un « pouvoir de juger117 », en passant par la caractérisation cartésienne de
la raison comme « puissance de bien juger118 », la théorie du jugement a
toujours constitué le modèle peu contesté de la productivité théorique. Pour le
sens commun philosophant, raisonner, c’est bien juger, c’est-à-dire associer à
un sujet donné les prédicats qui lui conviennent119. Qu’il s’agisse de logique,
de cosmologie ou de morale, la forme judicative – fût-elle raffinée ou
complexifiée par son intégration dans la structure plus sophistiquée du
syllogisme – n’a jamais cessé d’incarner la norme suprême de la pensée
rationnelle. C’est pourtant à un tel modèle que Hegel va s’attaquer, afin d’en
dénoncer sans relâche les carences spéculatives. En s’orientant vers une
analyse critique de la conception prédicative de la proposition philosophique,
l’étude de l’ancienne métaphysique devient ainsi le prétexte à la
reconstitution du processus par lequel l’instinct spéculatif qui l’anime est
susceptible de dégénérer dans le dogmatisme philosophique.
S’agissant des prédicats mobilisés en tout jugement, la métaphysique
d’entendement s’en est souvent tenue à une forme d’atomisme logique
privilégiant la considération séparée des concepts au détriment de leurs
connexions dialectiques, traitant de telles catégories « en leur abstraction
comme valant pour elles-mêmes et comme capables d’être des prédicats du
vrai120 ». Ce faisant, « on n’examinait pas si de tels prédicats étaient en et
pour soi quelque chose de vrai, ni si la forme du jugement pouvait être une
forme de la vérité121 », laissant sa part d’ombre à la question de la validité du
réglage prédicatif permettant de circonscrire le sens de l’être :
« Cette métaphysique présupposait en général que l’on pouvait arriver à la
connaissance de l’absolu en lui attribuant des prédicats, et n’examinait ni les
déterminations d’entendement suivant leur contenu et leur valeur propres, ni
non plus cette forme qui consiste à déterminer l’absolu par attribution de
prédicats122. »

Présupposition fatale, si tant est que le modèle de l’attribution


<Beilegung> suppose un absolu déjà constitué qui n’attendrait que le face-à-
face avec l’arsenal catégorial du métaphysicien pour s’élever à la
transparence du concept, nonobstant le fait que « la vérité n’est pas une
monnaie frappée qui peut être donnée telle quelle et empochée de même123 ».
L’attribution fait se conjoindre en un unique geste intellectuel l’immobilité du
sujet (qui constitue dès lors le pôle fixe de l’attribution prédicative) et
l’extériorité des prédicats (qui viennent enrichir du dehors la forme
indéterminée du sujet de la proposition), jetant les bases logiques du
développement dogmatique de cette « simple vision d’entendement124 » qui
était au cœur du projet de l’ancienne métaphysique.
Conséquence prochaine du modèle attributif, « la pensée de l’ancienne
métaphysique était une pensée finie, car cette métaphysique se mouvait dans
des déterminations-de-pensée dont la borne valait pour elle comme quelque
chose de fixe qui n’était pas à son tour nié125 ». Consacrant la finité abstraite
des catégories d’entendement, l’atomisme logique inhérent à la conception
prédicative de la proposition philosophique implique à son tour une forme
inchoative d’empirisme logique, si tant est que l’attribution extérieure de
prédicats à un sujet suppose forcément un stock de prédicats déjà là, eux-
mêmes « accueillis de l’extérieur126 » par la conscience philosophante.
L’extériorité constitue donc la catégorie rectrice de la procédure conceptuelle
adoptée par l’ancienne métaphysique : extériorité des prédicats vis-à-vis du
sujet de l’attribution, extériorité des concepts prédiqués les uns aux autres,
extériorité de la provenance de ces concepts vis-à-vis de l’entendement qui
les mobilise dans ses opérations théoriques. Envisagé en son immédiateté, le
jugement se présente bien comme cette « partition originaire <Ur-teil> » du
sujet et du prédicat, chacun des termes semblant potentiellement indifférent à
l’autre :
« Selon cette considération subjective, sujet et prédicat se trouvent par
conséquent considérés comme achevés pour soi chacun en dehors de l’autre ;
le sujet comme ob-jet qui serait même s’il n’avait pas ce prédicat ; le prédicat
comme une détermination universelle qui serait même si elle ne revenait pas à
ce sujet127. »

Dans la mesure où ils absolutisent cette représentation immédiate de la


structure judicative, atomisme et empirisme logiques ne sont ainsi que les
deux versants méthodologiques d’une même forme de pensée, « la pensée
finie, relevant du simple entendement », vouée à une simple « réflexion
extérieure sur l’ob-jet » dont l’étiquetage conceptuel ne saurait parvenir à
combler la béance inhérente au modèle attributif.
Cette complicité structurelle entre atomisme et empirisme se retrouve sur
l’autre versant, subjectif, du modèle prédicatif : le pôle d’attribution des
prédicats qu’est le sujet « constitue la base à laquelle est rattaché le contenu
et sur laquelle le mouvement va et vient128 ». Posés de façon abstraite comme
la « mesure de référence <Maβstab> permettant de décider si les prédicats
étaient ou non convenables et suffisants129 », les objets de la métaphysique
d’entendement, faute d’une relation logique intrinsèque avec les catégories
prédiquées, ne tiraient leur consistance spéculative que des significations
déposées dans la « représentation », se présentant – de façon structuralement
homologue aux impressions de la tabula rasa empiriste – comme des « sujets
donnés tout achevés <fertige gegebene Subjekte>130 ». À défaut de s’élaborer
de lui-même dans le procès dialectique du discours spéculatif, le sens du sujet
se trouve abandonné à la contingence des évolutions sémantiques de la
langue, l’empirisme logique se muant en un empirisme linguistique qui tient
pour acquises les significations nominales léguées par la tradition :
« C’est à proprement parler la simple représentation qui constitue la
signification présupposée du sujet, et qui conduit à une explicitation nominale,
où est contingent et un fait historique ce qui se trouve ou non entendu sous un
nom131. »

Or de tels sujets ne sauraient prétendre par eux-mêmes à une signification


logique satisfaisante : l’Âme, le Monde, Dieu lui-même132 « sont quelque
chose d’indéterminé, qui doit encore obtenir sa détermination ; et par
conséquent, ils ne sont pas plus que des noms133. » Hérités de nos
représentations les plus courantes – comme l’était explicitement l’ontologia
naturalis de Wolff, comme le furent implicitement les ontologies
représentatives de la plupart des métaphysiciens – les sujets de l’attribution
conceptuelle, qui « paraissent tout d’abord fournir à la pensée un point
d’appui ferme134 », s’étiolent dans le formalisme indéterminé de la
représentation langagière caractéristique de ce qu’on a appelé « l’idéologie
prédicative135 ». S’il est vrai que « le nom […] est, tout d’abord, une
production passagère singulière » mobilisant une « liaison de la
représentation […] avec l’intuition […] elle-même extérieure136 », cela
implique à tout le moins que « l’étant, comme nom, a besoin d’un Autre, de la
signification de l’intelligence représentante, pour être la Chose, l’objectivité
véritable137 ». Hors d’un tel ressourcement dans le creuset sémantique de
l’intelligence, le sujet de la prédication se trouve condamné à la vacuité
nominale. Sur ce point, la critique nominaliste de la métaphysique a touché
juste, dénonçant la floraison incontrôlée de pseudo-universels au seul motif
d’une foi invétérée dans les ressources immédiates du langage :
« Les Nominalistes ou Formalistes affirmaient que l’universel est seulement
représentation, généralisation subjective, produit de l’esprit pensant : si l’on
forme des genres, etc., ceux-ci ne seraient que des noms, que quelque chose de
formel, de façonné par l’âme et de subjectif […] Tel est l’objet du débat ; il est
d’un grand intérêt, c’est une opposition bien supérieure à celle qu’ont connue
les Anciens138. »

De fait, « le sujet comme tel est d’abord seulement une espèce de nom ;
car ce qu’il est, c’est seulement le prédicat qui l’exprime » ; ou encore : « ce
qu’un tel sujet est, selon le concept, n’est présent que dans le prédicat139 ».
Loin que les deux pôles de la proposition prédicative se définissent pour eux-
mêmes dans une indifférence mutuelle, ils n’échappent à la contingence
nominale qu’en s’articulant de manière hiérarchisée, le sujet ne se
déterminant que par et comme le mouvement dialectique des prédicats. Or
d’une telle compréhension spéculative de sa structure grammaticale, « la
forme de la proposition, ou, de manière plus déterminée, du jugement, est
impropre à exprimer ce qui est concret – et le vrai est concret – et spéculatif ;
le jugement est, par sa forme, unilatéral et, dans cette mesure, faux140. » La
relativisation hégélienne du statut logique du jugement emporte avec elle la
métaphysique qui en a consacré la primauté : le piège de la conception
traditionnelle du langage prédicatif se referme sur le sens commun
philosophant, accusé d’un excès de complaisance à l’égard de la
représentation quotidienne de l’énonciation théorique. Empêtrée dans les
rigidités abstraites de la forme judicative, et faute d’avoir thématisé en toute
lucidité les implications d’une telle abstraction, l’ancienne métaphysique, en
lieu et place de spéculation, se voit acculée au dogmatisme.

VI
Semblable accusation de dogmatisme n’est pas nouvelle. Déjà Kant,
faisant fond sur l’acception sceptique du terme141, voyait dans la
métaphysique leibnizienne une position typiquement dogmatique, coupable
avant tout d’un mauvais usage de nos facultés de connaissance. Un tel
mésusage trouve à s’expliquer par la référence psychologique à une
« confiance aveugle dans le pouvoir qu’a la raison de s’étendre a priori, sans
critique, par de purs concepts, uniquement soucieuse de son succès
apparent142 », confiance à laquelle est venue répondre comme sa contrepartie
fatale la « défiance universelle » du scepticisme :
« Par dogmatisme de la métaphysique, notre critique entend une confiance
universelle en ses principes, sans critique préalable du pouvoir même de la
raison, et qui n’a pour cause que son seul succès. Mais, par scepticisme, elle
entend la défiance universelle que l’on conçoit sans critique préalable à
l’égard de la raison pure, en raison du seul insuccès de ses affirmations143. »

Semblable défiance, qui s’est avérée tout aussi excessive que ce à quoi
elle s’opposait, devait à ce titre s’effacer devant la défiance sélective et
provisoire du criticisme, lequel incarne au sein de l’histoire kantienne de la
philosophie une authentique « médiété » philosophique144, à mi-chemin des
excès symétriques du dogmatisme et du scepticisme :
« Le criticisme du procédé en tout ce qui appartient à la métaphysique (le
doute suspensif) est au contraire la maxime d’une défiance universelle vis-à-
vis de toutes les propositions synthétiques de celle-ci, jusqu’à ce qu’ait été
aperçu un fondement universel de leur possibilité dans les conditions
essentielles de notre pouvoir de connaître145. »

Le critère du dogmatisme, ici, consiste dans une inattention coupable aux


limites imposées par les conditions de possibilité de la connaissance : sera
dogmatique toute démarche uniquement préoccupée du but de la théorie (le
« succès apparent ») au détriment des moyens (le « pouvoir de la raison »)
mis en œuvre pour l’atteindre. Afin d’échapper à l’écueil dogmatique, le
philosophe critique devra concentrer son attention sur ce qui demeurait le
point aveugle de la métaphysique ancienne manière : la raison, avant d’être la
terre promise de la vérité, est un instrument dont il convient d’éprouver la
fiabilité et les limites tant au niveau théorique que pratique. Aussi la
rationalité critique devra-t-elle prendre la forme essentiellement préliminaire
d’une autoévaluation de l’outillage cognitif de nos facultés, préalable
nécessaire à tout projet de connaissance de la réalité objective qui entendrait
conjurer la menace sourde de la Schwärmerei ou de la vanité spéculative.
Si Hegel est parfaitement d’accord avec Kant pour assimiler le
dogmatisme à une confiance naïve dans les capacités spontanées de la raison,
la naïveté qu’il impute à l’ancienne métaphysique consiste moins dans une
inattention à l’amphibologie des concepts rationnels – amphibologie qui n’a
de sens qu’au sein de la représentation instrumentaliste de la connaissance
vis-à-vis de laquelle, on l’a vu, Hegel a pris ses distances – que, plus
profondément, dans une adhésion de principe aux formes discursives
caractéristiques de la pensée finie146. Aussi « l’essence du dogmatisme
consist[era-t-elle] à poser comme absolu quelque chose de fini, grevé d’une
opposition (par exemple un sujet pur, ou un objet pur, ou, dans le cas du
dualisme, la dualité en face de l’identité147) ». Si une telle délimitation du
dogmatisme a été rendue possible, c’est au scepticisme antique qu’on le doit :
contrairement à sa variante moderne, qui n’est qu’un dogmatisme sensualiste,
le scepticisme ancien a su mettre en évidence la précarité et l’instabilité de la
pensée finie en tant que telle.
Si « tous les […] présupposés ou préjugés sont à abandonner quand on
entre dans la science, qu’ils soient empruntés à la représentation ou à la
pensée148 », cela ne signifie pas seulement qu’à la manière cartésienne il
faille « douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le
moindre soupçon d’incertitude149 », mais, plus radicalement, qu’il est
nécessaire de suspendre son adhésion à l’égard de la forme de la pensée elle-
même et de sa portée en général. De ce point de vue, face à la naïveté
inféconde du dogmatisme cartésien, il n’est pas impossible que « le
scepticisme, en tant qu’il est une science négative mise en œuvre à travers
toutes les formes de la connaissance », puisse constituer une meilleure
approche philosophique de la question du commencement de la philosophie,
dans la mesure où il « pourrait se présenter comme une introduction où serait
montré le caractère de néant de telles présuppositions150 ». Contrairement à
l’intention explicite de Descartes, le doute méthodique, loin de supplanter la
skepsis des Anciens, devrait au contraire avouer son unilatéralité face à
l’universelle déstabilisation du discours philosophique opérée par la
suspension sceptique de toute adhésion à une conception quelconque de la
pensée spéculative. La résolution de philosopher, si elle veut échapper à
l’arbitraire et à la trivialité de son impulsion première, doit donc passer
l’épreuve de l’irrésolution sceptique151.
Encore est-il inapproprié de parler ici d’irrésolution, tant la figure du
sceptique se caractérise au contraire, de façon quasi oxymorique, comme une
résolution d’être irrésolu, une certitude de la dubitatio, une décision
pleinement assumée de se livrer à l’indécision ou « in-différence
<adiaphoria> » des choses, ainsi que le suggère Hegel dans un passage
particulièrement éloquent des Leçons sur l’histoire de la philosophie :
« L’entreprise sceptique est caractérisée à tort comme une doctrine du doute.
Douter n’est qu’incertitude ; c’est une pensée opposée à quelque chose de
valide, – irrésolution, indécision. […] Le Scepticisme ancien ne doute pas, il
est certain de la non-vérité ; il ne se contente pas d’errer ça et là comme un feu
follet avec des pensées qui laissent la possibilité que ceci ou cela pourrait
quand même demeurer vrai, il démontre avec assurance la non-vérité. En
d’autres termes son doute est pour lui certitude, il n’a pas l’intention de
parvenir à la vérité, il ne laisse pas indécis, bien au contraire : il est purement
et simplement décision, il est parfaitement achevé ; mais ce qui est décidé là
n’est pas pour lui une vérité, mais la certitude de soi-même. C’est le repos, la
fermeté de l’esprit en lui-même, – sans aucune marque de deuil152. »

Par ce tableau saisissant de la disposition sceptique, Hegel atteint


d’emblée au cœur de ce qui, dans l’ascèse de la skepsis, est en question : non
pas l’abandon passif à une indécision vécue dans le « déchirement du cœur et
de l’esprit », non pas l’acceptation douloureuse de la « dualité de l’homme en
lui-même153 » – s’il est vrai que « doute vient de deux <Zweifel kommt von
Zwei her>154 » – mais l’exigence de démontrer inlassablement « que tout
déterminé, en tant que fini, n’ait aucune validité pour la conscience de
soi155 ». De ce point de vue, le geste sceptique hérite davantage de la rigueur
implacable de la dialectique platonicienne que du tâtonnement empirique de
la conscience commune ; en lui se déploie non pas l’incertitude contingente
de la psychologie ordinaire au sujet des données immédiates de la
conscience, ni même une simple suspension du jugement à l’égard des
dogmes de la raison philosophante, mais la certitude nécessaire
qu’accompagne une négation réfléchie de l’ontologie dogmatique :
« Où mieux que dans la philosophie platonicienne pourrions-nous trouver
document et système plus parfait et mieux accompli du scepticisme
authentique, que ceux que propose le Parménide ? Il s’empare de tout le
domaine de ce savoir par concepts d’entendement et le laisse en ruine. Ce
scepticisme platonicien n’a pas pour objet un doute qui porterait sur ces
vérités de l’entendement qui connaît les choses comme diverses, comme
totalité composée de parties, qui connaît une génération et une corruption, une
multiplicité, une similitude, etc., et qui formule de semblables assertions
objectives, mais la négation totale de toute vérité d’une telle
connaissance156. »

Pour peu que l’on abandonne les classifications commodes et


superficielles, la stratégie sceptique peut retrouver sa véritable lignée
généalogique, qui est celle, platonicienne, de l’inquiétude métaphysique, non
celle, humienne ou schulzienne, du dogmatisme empiriste. Le scepticisme
n’est pas un accident malheureux de la philosophie : il est bien plutôt un
moment nécessaire et vivifiant de toute enquête spéculative, ou encore il est,
nous dit Hegel, « le côté libre de toute philosophie157 ». Dans l’examen
sceptique, il n’est aucunement question, comme le pensait Descartes, de
dénier paresseusement aux évidences leur force intrinsèque sur le mode du
refoulement ou de la mauvaise foi158, mais d’encourager activement « la mise
à néant, développée par la pensée, de tout ce qui vaut comme vrai et étant, –
de sorte que tout est inconsistant <unbeständig>159 ».
Le penseur sceptique est capable « de se retirer de soi-même, et de
prendre pour objet la totalité de ce qui existe, y compris soi-même160 », il est
même susceptible de discerner dans tout jugement empirique « l’essentiel »,
c’est-à-dire la « relation », la « forme du déterminé » par laquelle un tel
jugement va avouer sa finité en s’inscrivant dans l’engrenage fatal des tropes
sceptiques :
« Cet élément logique, c’est-à-dire précisément l’universel, est ce que le
Scepticisme a porté à la conscience, et à quoi il s’attache : le présupposé, par
exemple le nombre, le un, fondement de l’arithmétique. Pour le Scepticisme,
l’enjeu de la discussion n’est pas de savoir si la chose est telle ou telle ; il
appréhende l’essence de l’exprimé, il s’attaque au principe entier de
l’affirmation ; – il ne s’agit pas d’exprimer la chose, de dire si elle est telle ou
telle, mais de dire si la chose même est quelque chose161. »

Un tel repérage de l’essentialité intime des jugements qui révèle leur


inanité secrète permet au sceptique de traquer, en fin limier logicien, les
blocages imperceptibles qui affectent irrémédiablement notre rapport cognitif
au monde afin d’accéder à une « libération subjective162 » qui ne soit pas
promotion irraisonnée du Moi, mais ascèse, ataraxie, déprise de soi en tant
que ce soi est encore le lieu de l’« inquiétude », de l’« ébranlement de tout
fini163 ».
Prenant ses distances avec « les anciens sceptiques [qui] appelaient en
général dogmatisme toute philosophie dans la mesure où elle pose des thèses
déterminées » – attendu que « dans ce sens élargi, la philosophie proprement
spéculative elle aussi passe pour dogmatique aux yeux du scepticisme164 » –
Hegel choisit de resserrer l’analyse sur le « sens plus étroit du terme » en
discernant dans l’attitude dogmatique une tendance systématique à procéder
par des oppositions rigides marquées du sceau de l’identité abstraite, sous la
forme canonique du « ou bien – ou bien165 ». De ce point de vue, le
dogmatisme s’opposera moins au scepticisme ou au criticisme (qui sont eux-
mêmes susceptibles de tomber dans la rubrique du dogmatisme166) qu’à
l’idéalisme bien compris :
« Le dogmatisme de la métaphysique d’entendement consiste à maintenir
ferme en leur isolement des déterminations-de-pensée unilatérales, alors qu’au
contraire l’idéalisme de la philosophie spéculative possède le principe de la
totalité et se montre comme ayant pris sur l’unilatéralité des déterminations
d’entendement abstraites167. »

Dans un tel cadre, il serait illusoire d’entendre se prémunir contre la


tentation dogmatisante par la simple systématisation d’un tel mode abstrait de
pensée. Contrairement à ce qu’une perspective sommaire sur le hégélianisme
pourrait laisser suggérer, le simple recours à l’idée de système ne permet
aucunement, à lui seul, de sauver la philosophie du dogmatisme, puisqu’un
système conçu selon la représentation classique d’une arborescence déductive
à partir de principes premiers168, donc ne reposant pas sur une procédure
circulaire d’autojustification du tout par ses parties et de ses parties par le
tout, demeurera déterminé en dernière instance par la partialité de ses
premiers principes :
« Pour dogmatique les Français disent systématique (système : un principe
unique est développé dans toutes ses conséquences, les représentations doivent
découler d’une unique détermination), – systématique est donc synonyme
d’unilatéral. […] C’est à cette unilatéralité que de telles philosophies doivent
plus précisément d’être dogmatiques, affirmatives. En effet, dans cette
manière de penser, un principe est affirmé, mais il n’est pas démontré de
manière authentique. Car ce qui est exigé, c’est un principe sous lequel tout
soit subsumé ; mais celui-ci n’est que le terme premier, il n’est donc pas
démontré, mais seulement affirmé169. »

Ainsi, dès lors qu’un système se fonde sur un principe, il est condamné à
la dogmatisation en vertu même de la finité d’un tel principe : « Si un terme
conditionné et qui ne consiste que dans l’opposition s’érige en absolu, il
devient, en tant que système, du dogmatisme170. » Emblème de ce penchant à
l’unilatéralité dont la représentation classique du système fut la consécration
involontaire, l’opposition rigide du vrai et du faux – opposition qui constitue
le dogme comme tel171 – vient parachever l’ossification de la forme
judicative chère à la métaphysique d’entendement, répétant la close
rédhibitoire de l’identité abstraite – A est identique à lui-même, donc
s’oppose à B comme à ce qui n’est pas lui – au niveau de la proposition tout
entière, et induisant par là un partage tranché entre vérité et fausseté :
« Cette métaphysique devint du dogmatisme parce qu’il lui fallut admettre,
suivant la nature des déterminations finies, que de deux affirmations opposées
[…] l’une devait nécessairement être vraie, mais l’autre fausse172. »

Le dogmatisme métaphysique consiste ainsi moins dans la confusion


sémantique que Kant avait démasquée comme amphibologie des concepts de
la réflexion que dans une méprise relative au régime de discours qui doit
gouverner la production des vérités métaphysiques. De fait, « le vrai et le
faux appartiennent aux pensées déterminées qui, exemptes de mouvement,
valent comme des essences propres qui se tiennent isolées et fixes, sans
communauté entre elles », isolement qui conduit le métaphysicien pressé à
penser que « le faux […] serait l’Autre, le négatif de la substance, laquelle,
comme contenu du savoir, est le vrai173 ». Ce faisant, il plonge dans un autre
type d’amphibologie, celui qui consiste à confondre le sens philosophique et
le sens trivial de la vérité :
« Le dogmatisme de la manière de penser dans le savoir et dans l’étude de la
philosophie n’est rien d’autre que l’opinion selon laquelle le vrai consisterait
dans une proposition qui est un résultat fixe ou bien qui est sue
immédiatement. À des questions comme celles-ci : quand César est-il né ?
combien de toises faisait un stade, et lequel ? etc., on doit donner une réponse
nette, tout comme il est décidément vrai que le carré de l’hypoténuse est égal à
la somme des carrés des deux autres côtés du triangle rectangle. Mais la
nature de ce que l’on nomme ainsi une vérité est différente de la nature propre
à des vérités philosophiques174. »

Manquant la spécificité des vérités philosophiques – spécificité qui tient


avant tout à une prise de distance à l’égard du modèle naturel de la
prédication prévalant dans les énoncés empiriques – la métaphysique
d’entendement s’enferme dans une conception étriquée de la pensée,
conception dont la « manière extrêmement triviale » d’un Wolff – dont Hegel
ira jusqu’à dire qu’elle sombre dans un « pédantisme de la barbarie »
transposant dans l’idiome scolastique nos représentations naturelles les plus
banales – constitue l’aboutissement conséquent175. Au final, l’alternative
présentée au départ – spéculation ou dogmatisme – n’en est plus une, tant
l’ancienne métaphysique s’avère structurellement déterminée par les
procédures abstraites de l’entendement. L’instant fugitif qui voyait cette
métaphysique s’élever plus haut que le kantisme par le pressentiment obscur
de ce qui constituera la vérité nucléaire de la spéculation hégélienne est
aussitôt évanoui : l’intuition profonde de l’identité de l’être et de la pensée se
dissout fatalement au contact de la surface inconsistante de la pensée rivée à
sa finitude.
Quid, à présent, de l’ontologie ? Présentée par Hegel, conformément au
modèle wolffien176, comme « la première partie » de la métaphysique,
l’ontologie, en tant que « théorie des déterminations abstraites de
l’essence177 », demeure tributaire des carences de la métaphysique
d’entendement : confondant « l’exactitude » et « la complétude » avec « la
vérité et la nécessité178 » des concepts, la démarche ontologique assume les
présupposés atomistes et empiristes caractéristiques de la conception générale
qui la sous-tend en faisant de la représentation distincte et du dénombrement
empirique179 les principes de l’investigation philosophique :
« Pour celles-ci [les déterminations abstraites de l’essence], en leur
multiplicité variée et en leur validité finie, il manque un principe ; il faut pour
cette raison les dénombrer empiriquement et de manière contingente, et leur
contenu plus précis ne peut être fondé que sur la représentation, sur
l’assurance que par un mot on se représente précisément telle chose,
éventuellement aussi sur l’étymologie180. »

Là encore, l’incapacité à penser une connexion nécessaire des concepts


métaphysiques au sein d’un cadre logique holistique – incapacité qui, d’un
point de vue rétrospectif, fait de l’ancienne métaphysique une pensée
préfichtéenne plutôt que prékantienne181 – implique le recours abusif à des
procédures incompatibles avec l’ambition inhérente au projet ontologique. De
nouveau, l’extériorité dicte sa loi à la conceptualité, qu’elle prenne le visage
de la correspondance simplement factuelle entre un sujet et un prédicat –
l’exactitude – ou celui du mauvais infini propre au dénombrement empirique
des catégories – la complétude. Prisonnière du modèle judicatif, l’ontologie
moderne demeure sur le seuil d’une interrogation proprement spéculative sur
la validité des concepts, au profit d’un simple examen superficiel de la
congruence des sujets et des prédicats :
« La question de savoir si l’être, l’être-là ou la finité, la simplicité, la
composition, etc., sont des concepts vrais en et pour soi doit nécessairement
être choquante si l’on est d’avis qu’il peut être question simplement de la
vérité d’une proposition, et que l’on peut seulement se demander si un concept
peut être attribué (comme on le disait) avec vérité à un sujet, ou non ; que la
non-vérité dépend de la contradiction qui se rencontrerait entre le sujet de la
représentation et le concept à lui donner comme prédicat182. »

Absorbée par la question typiquement leibnizienne de la non-


contradiction propositionnelle183 – dont Kant avait déjà montré l’insuffisance
pour définir la vérité d’une connaissance184 – l’ontologie classique néglige de
s’interroger sur la non-contradiction interne des concepts qui constituent la
proposition elle-même : « Si donc la vérité n’était rien de plus que l’absence
de contradiction, il faudrait dans le cas de chaque concept considérer en
premier lieu si, pour lui-même, il ne contient pas une telle contradiction
interne185 ». Aussi la vigilance ontologique ne gagne-t-elle une quelconque
« assurance186 » qu’à force de négliger le lieu élémentaire de la vérité
métaphysique : le concept lui-même, qui « en tant qu’il est un concret […] est
essentiellement en lui-même une unité de déterminations différentes187 ». Ce
faisant, elle se condamne à la superficialité et à l’arbitraire, ne faisant que
glaner au hasard des bribes de significations essentielles sans accéder à la
compréhension proprement spéculative de la conceptualité qui les porte.
Le projet ontologique semble donc condamné d’avance à la superficialité,
voire à la vacuité théorique, en vertu d’une inadéquation foncière de sa
finalité initiale et des moyens philosophiques mis en œuvre pour la réaliser :
« L’ontologie devait considérer les purs concepts de la raison, elle devait donc
avoir le même but que la logique objective. L’ontologie a ramassé
<aufgerafft> les concepts d’entendement et s’est contentée d’indiquer ce
qu’étaient de tels concepts ; elle n’est pas allée au-delà, elle n’était pas
dialectique. Il ne s’agissait pas d’une présentation systématique188. »

À l’aune du verdict hégélien, l’ontologie semble par conséquent


totalement hors-jeu, tant sous sa forme classique que dans la reformulation
critique qu’en a donnée la philosophie kantienne. Au visage historique de la
péremption se substitue celui, épistémologique, de l’abstraction stérile et de
la rigidité conceptuelle : l’identité de l’être et de la pensée, à peine entrevue
par l’ancienne métaphysique, redevient le mirage ordinaire d’une pensée trop
rudimentaire pour se dépasser elle-même dans l’accueil spéculatif de la
« Chose même ». Reste à savoir ce que pourrait devenir un tel projet au sein
de ce libre jeu des concepts que constitue la logique spéculative : si
l’ontologie a péché par inattention aux virtualités impliquées dans la
conceptualité métaphysique qu’elle se contente de fixer abstraitement sous sa
forme prédicative, que reste-t-il d’elle une fois qu’on a rendu cette
conceptualité au plein déploiement de ses potentialités dialectiques ? Ce qui
reviendrait à se demander : que se passe-t-il au juste quand l’ontologie « fait
place » à la Science de la Logique ?

VII
S’agissant de l’ontologie, Hegel n’entend nullement s’en tenir à un
verdict strictement négatif : une fois exposés les motifs qui rendent illégitime
la prétention de l’ontologie à tenir le rôle d’une authentique prima
philosophia au sein du projet spéculatif moderne, la place demeure vacante,
en attente d’être pourvue par un meilleur prétendant. Mais qui pourrait
prétendre se substituer légitimement à l’ontologie ? La réponse est malaisée,
elle n’exigera rien de moins que l’ensemble de la Science de la logique pour
prendre une forme satisfaisante. Dans la « division générale de la logique »,
Hegel amorce un tel basculement vers le dépassement de l’ontologie
classique, sous la forme encore énigmatique d’une substitution :
« La logique objective prend donc plutôt la place de la métaphysique
d’autrefois, laquelle était l’édifice scientifique portant sur le monde, qui devait
être exécuté seulement par des pensées. – Si nous considérons l’ultime figure
de l’élaboration de cette science, c’est premièrement et de façon immédiate
l’ontologie dont la logique objective prend la place189. »

De quelle place s’agit-il au juste ? De prime abord, la réponse de Hegel


nous semble suggérer que la logique objective viendrait couvrir le même
domaine théorique que l’ontologie, laquelle consiste, ainsi que le rappelle
Hegel, dans « la partie de cette métaphysique qui devait explorer la nature de
l’ens en général ; l’ens comprend en lui aussi bien l’être que l’essence190 ».
De ce point de vue, il ne semblerait pas illégitime de voir dans la logique
objective une simple réactualisation critique de l’ancienne ontologie191,
réactualisation qui prendrait en charge un même contenu en lui adjoignant
une forme logique nouvelle, débarrassée des méprises concernant la portée
spéculative de la forme prédicative et la nature sui generis des vérités
philosophiques. Il se pourrait néanmoins que cette première appréciation du
rapport de la logique objective à l’ontologie soit encore superficielle,
dissimulant la radicalité de la prise de distance de Hegel à l’endroit de
l’ontologie192. Pour commencer, la logique objective couvre un terrain
autrement plus vaste que l’ontologie, puisqu’elle inclut en elle non seulement
les concepts habituels de la métaphysique générale, mais aussi les concepts
traditionnellement mobilisés pour rendre compte des objets relevant de la
metaphysica specialis :
« La logique objective comprend également en elle le reste de la
métaphysique, dans la mesure où celle-ci cherchait à saisir avec les pures
formes de pensée les substrats particuliers, appréhendés tout d’abord à partir
de la représentation, l’âme, le monde, Dieu, et dans la mesure où les
déterminations du penser constituaient l’essentiel de la manière de considérer
les choses193. »

Semblable déclaration invite d’emblée à mettre en doute l’hypothèse


selon laquelle le système hégélien dans son ensemble reproduirait purement
et simplement la structure caractéristique de l’ancienne métaphysique194,
soit : logique/ontologie, philosophie de la nature/cosmologie, philosophie de
l’esprit/psychologie195. Il est tout à fait clair que les objets traditionnels de la
métaphysique ne sont ici évoqués par Hegel que dans la mesure où leur
analyse présupposait l’intervention d’un arsenal conceptuel dont la Science
de la logique entend précisément opérer la refonte spéculative. S’ils sont
accueillis au sein de la logique objective, ce n’est aucunement à titre d’objets
ou de substrats métaphysiques, mais uniquement parce que la métaphysique
spéciale « contenait les pures formes du penser appliquées aux substrats
particuliers, pris tout d’abord dans la représentation, l’âme, le monde,
Dieu196 » et qu’il faut bien commencer par analyser de tels substrats
logiquement « impurs » pour en dégager la conceptualité cachée et mettre au
jour son véritable fonctionnement spéculatif.
Loin de calquer l’architecture de sa philosophie sur celle de ses
devanciers, comme c’était encore le cas de Kant (l’Analytique
transcendantale épouse les contours de la métaphysique générale, la
Dialectique transcendantale ceux de la métaphysique spéciale197), Hegel
subvertit l’ordre classique des matières au profit d’un nouvel ordre des
raisons dès l’amorce de son système, en court-circuitant la primauté accordée
aux objets métaphysiques, au profit de l’étude autonome des concepts qui
rendent possible un quelconque discours sur de tels objets.
L’ordonnancement des concepts logiques ne s’opère plus selon un découpage
régional du champ métaphysique ou en fonction d’une répartition artificielle
des tâches spécifiques d’un métaphysicien se faisant tour à tour psychologue,
cosmologue ou théologien, mais il s’opère dans l’ignorance résolue d’une
telle division du travail spéculatif, dans la pleine immanence du jeu
conceptuel rendu à son développement autonome.
Si la Logique peut néanmoins être considérée comme une philosophia
prima, elle le doit non pas à l’éminence de son référent objectif198 – dans la
mesure où elle ne se définit plus, contrairement au discours représentatif, sur
le mode objectiviste de la référence – mais à l’universalité absolue des formes
qui la composent. Par cette libération du discours philosophique vis-à-vis de
ses objets traditionnels – libération si déconcertante qu’elle a fait dire à l’un
des commentateurs les plus perspicaces de la Logique qu’elle était « l’argent
de l’esprit, la valeur pensée, spéculative, de l’homme et de la nature199 » –
Hegel retrouve l’impulsion donnée en son temps par Avicenne puis par
Suarez en faveur d’une autonomisation du discours ontologique à l’égard de
la tutelle théologique. Dans la querelle pluriséculaire qui oppose les tenants
d’une interprétation théologique d’Aristote aux défenseurs d’une primauté de
la science ontologique, Hegel est sans conteste du côté des « ontologues »,
réaffirmant avec force l’autonomie des catégories les plus universelles du
discours à l’égard de leurs référents objectaux présumés.
Ce que Hegel retient du projet ontologique – même si c’est pour la
retourner, en en radicalisant la portée, contre les limites d’un tel projet – c’est
l’idée d’une enquête spéculative sur ce que les scolastiques nommaient les
transcendentia, l’idée d’une scientia transcendens dédiée aux purs concepts
qui « transcendent » les étants particuliers non pas dans quelque « arrière-
monde » situé au-delà de celui-ci, ni dans l’expérience mystique d’un au-delà
de l’être (en cela, Hegel n’est aucunement néoplatonicien200), mais dans
l’immanence du logos s’énonçant pour lui-même. Au fond, l’ontologie aurait
scellé son sort en raison de son incapacité chronique à se désolidariser de
l’objectivisme impliqué par les branches spécialisées de la métaphysique.
Wolff lui-même, pourtant soucieux plus que tout autre de définir l’ontologie
en la libérant de ses présuppositions théologiques, n’a édifié qu’une ontologie
du possible (fondée sur ce qu’on a appelé avec justesse une
« désexistentialisation de l’essence201 »), c’est-à-dire une ontologie des étants
non encore passés dans l’existence, ce qui revient à reconduire, en
complément nécessaire de cette prétendue métaphysique générale, une
métaphysique spéciale encore surdéterminée négativement par le moment
théologique – le passage créateur à l’effectivité – dont il est ici fait
abstraction202. À rebours de telles ambiguïtés, Hegel revendique l’élaboration
d’une Logique émancipée de tout rapport à un objet, possible ou réel, élevée
au rang de critique supérieure des Universaux enfin considérés dans leur
consistance intrinsèque :
« La logique considère ces formes en les libérant de tels substrats, des sujets
de la représentation, et considère leur nature et leur valeur en et pour elles-
mêmes203. »

Ce faisant, Hegel fait se conjoindre le motif wolffien d’une émancipation


du discours métaphysique à l’égard de ses branches « spéciales » et la reprise
criticiste d’une enquête sur les transcendantaux émancipée du réalisme
métaphysique. Désormais, le discours logique ne se réglera plus sur un
quelconque « ordre des matières » dicté par le legs de la tradition
métaphysique, mais sur un ordonnancement immanent des formes
rationnelles libérées de ce qu’on pourrait appeler leur « vérité adhérente »,
émancipées de la préséance illusoire des objets de la Vorstellung, affranchies
du cadre de l’identité d’entendement qui sous-tendait le rattachement d’un tel
discours à l’ontologie abstraite des substrata. Dès lors que les concepts
logiques ne se définissent plus par rapport à de telles hypostases, simples « os
sans vie d’un squelette204 », c’est le rapport même de la logique spéculative à
la détermination courante – objectiviste – de la métaphysique qui doit être
mis en question. Loin de se laisser dicter sa loi par les objets, la
métaphysique vaut avant tout par la cohérence et la validité internes de ses
propres déterminations, qui conditionnent l’accès de tels objets à
l’intelligibilité : « la métaphysique ne signifie rien d’autre que la sphère des
déterminations de pensée universelles, pour ainsi dire le réseau diamanté dans
lequel nous insérons tout matériau en le rendant par là, pour la première fois,
intelligible205. »
Ne doit pas être mésinterprété, à cet égard, le trop fameux passage dans
lequel Hegel énonce que « la logique coïncide […] avec la métaphysique, la
science des choses, saisies en des pensées qui passaient pour exprimer les
essentialités des choses206 ». Dans ce texte si souvent cité (et si rarement
commenté avec la prudence requise), Hegel ne fait qu’expliciter, au sujet de
la pensée philosophique, « la représentation immédiate que l’on s’en fait207 »,
loin d’exprimer sa propre position définitive sur la question. Tout le début du
Concept préliminaire de l’Encyclopédie de 1827 et 1830 (§ 20-24) constitue
l’exposition distanciée des présupposés caractéristiques de la « démarche
naïve » ou « croyance » qui constitue le point de départ de « toute
philosophie à son commencement208 », et certainement pas l’énoncé
péremptoire des axiomes de la logique hégélienne proprement dite, comme
on a pu le penser ou à tout le moins le laisser supposer209.
Les explications de Hegel au sujet de cette coïncidence première de la
logique et de l’ancienne métaphysique – et du caractère imparfait d’une telle
coïncidence – sont d’ailleurs tout à fait éloquentes :
« Sous le terme de métaphysique, on a de tout temps entendu la science de
l’essence des choses en général, donc de l’essence de ce qu’elles sont dans la
pensée pure, ou leur nature logique. Elle contenait cet élément logique <dieses
Logische> d’une part pour soi, dans la mesure où il ne concernait précisément
pas des déterminations conceptuelles authentiques – lesquelles n’étaient
considérées que comme appartenant au penser subjectif – d’autre part à un
niveau supérieur, dans la mesure où les ob-jets universels étaient considérés
selon de telles déterminations de pensée210. »

Semblable demi-mesure <teils… teils> tient essentiellement au fait


qu’une telle coïncidence a été le plus souvent comprise, d’un point de vue
typiquement empirico-formaliste, comme une relation d’application de la
logique aux objets de la métaphysique, donc comme une correspondance
purement externe entre la pensée – elle-même saisie en son aspect le plus
extérieur et contingent211 – et ses objets. Il n’est dès lors guère étonnant de
voir Hegel nuancer considérablement ce qui dans le Vorbegriff pouvait
encore prêter à confusion :
« La logique coïncide alors avec la métaphysique : ce sont des pensées qui
sont cependant la Chose même, or on entend par logique seulement le penser
comme forme subjective, et par métaphysique un penser appliqué, un penser
qui s’étend à des ob-jets que l’on a dans la représentation212. »

L’inattention au contexte d’énonciation de cette identité de la logique et


de la métaphysique a souvent conduit à négliger la prise de distance opérée
ici par Hegel à l’égard de la prétention métaphysique à dégager l’essentialité
des choses par la réflexion <Nachdenken> finie du sujet philosophant,
« vieille croyance213 » héritée de la tradition spéculative antique et
médiévale, à laquelle viendra mettre fin le déploiement rigoureux de la
réflexion <Reflexion> immanente des déterminations logiques dans la
Doctrine de l’essence214. En aucun cas la logique hégélienne ne peut être
assimilée, sinon à une métaphysique redéfinie selon des bases inédites, du
moins à une quelconque « science des choses » <Wissenschaft der Dinge>,
donc à la métaphysique telle que Hegel l’entend dans le présent passage215,
c’est-à-dire en un sens clairement réaliste ou dogmatique216. Que la logique
spéculative vienne dessiner les nouveaux contours de la métaphysique
n’implique aucunement qu’elle s’identifie à une définition révolue de celle-ci,
bien au contraire : loin qu’elle doive simplement « s’appliquer » à un monde
de « choses », c’est le sens même de la choséité, et plus largement le sens
même du rapport de la pensée au réel, qui seront à déterminer en dernière
instance à partir de son dynamisme spéculatif propre.
Si Hegel peut bien répéter à plusieurs reprises que « la Logique, dans la
signification essentielle de philosophie spéculative, prend la place de ce qui
était en d’autres temps nommé métaphysique217 », c’est en prenant grand
soin, comme c’était déjà le cas dans les textes introductifs de la Science de la
logique précédemment cités, d’insister sur l’idée de substitution (« prend la
place ») en renvoyant la métaphysique à son antériorité historique (« en
d’autres temps »), antériorité qui prend tout son sens, comme on l’a vu, à
l’aune des conquêtes ultérieures de la philosophie critique. Dès lors, parler
d’une simple « coïncidence » entre la logique hégélienne et la métaphysique
reviendrait à négliger la distance du discours hégélien vis-à-vis de la
discipline qu’il entend remplacer, distance qui ne s’exprime sur le mode
spatial du remplacement qu’en vertu d’un écart temporel premier, celui qu’a
creusé l’irruption de la philosophie critique dans le champ philosophique. Le
rapport de la logique hégélienne à la métaphysique traditionnelle ne pourra
s’éclairer qu’à la lumière de cet écart par lequel cette métaphysique se trouve
rejetée dans le passé, il ne deviendra donc vraiment significatif qu’à travers
l’explicitation de la portée critique de cette logique vis-à-vis de ce qui s’est
jusqu’à présent appelé métaphysique.
C’est précisément sur cette dimension critique de la logique spéculative
qu’insiste Hegel dans la suite de sa présentation de la « Division générale de
la logique », en prenant explicitement ses distances avec le modèle kantien
dont il tirait son inspiration première :
« La logique objective est par conséquent la véritable critique de ces formes, –
une critique qui ne les considère pas selon la forme abstraite de l’a priorité
opposée à ce qui est a posteriori, mais qui les considère elles-mêmes dans leur
contenu particulier218. »

Ce recours à la notion de « wahrhafte Kritik » vaut ici à la fois comme


une récusation de la conception kantienne de la critique philosophique et
comme une radicalisation de l’exigence contenue dans celle-ci : si les moyens
mobilisés par l’auteur de la Critique de la raison pure se trouvent désavoués
– le rejet du recours kantien au couple a priori/a posteriori en témoigne ici
sans équivoque – on assiste également, plus profondément, à la reprise d’une
authentique inspiration criticiste, en deçà des apories auxquelles avait conduit
sa formulation transcendantale. Le noyau de cette inspiration va consister
dans le traitement, sur de tout autres bases théoriques, du problème de la
validité et de la systématicité du contenu des concepts métaphysiques issus de
l’activité rationnelle219. Si Hegel n’approuve aucunement l’orientation
transcendantale qui préside au déploiement de la critique kantienne, du
moins retient-il l’idée rectrice de la problématique criticiste, à laquelle il
souscrit entièrement, celle d’un examen immanent de la raison par elle-
même220.
Quoi qu’en dise Kant, si les formes de l’ontologie ont besoin d’une
critique, s’il est besoin de « purifier ces catégories221 », voire d’opérer une
« reconstruction222 » de celles-ci, ce n’est aucunement leur capacité à
endosser la responsabilité de la connaissance objective qui est en cause, mais
bien leur validité intrinsèque elle-même, c’est-à-dire la consistance du
discours conceptuel qui entend en régir la signification. La critique ne doit
pas d’abord porter sur les modalités de l’application des concepts à
l’expérience possible, mais sur les procédures logiques qui en déterminent le
sens, dans l’épochè rigoureuse de tout jugement prématuré portant sur le
monde sensible et les conditions subjectives nous permettant d’en apprivoiser
la diversité multiforme. De ce point de vue, le criticisme kantien restait
encore à mi-chemin d’une « véritable critique » de la discursivité
ontologique :
« La critique des formes de l’entendement a eu le résultat allégué, que ces
formes n’ont pas d’application aux choses en soi. – Nul autre sens possible à
cela que le fait que ces formes, en elles-mêmes, sont quelque chose de non-
vrai. Seulement, en tant qu’elles sont laissées comme valables pour la raison
subjective et pour l’expérience, la critique n’a effectué en elles-mêmes aucun
changement, mais elle les laisse pour le sujet dans le même état où elles
valaient auparavant pour l’objet223. »

Si l’ontologie attend toujours sa critique, ce n’est donc plus au sens où


elle devrait se muer en une « ontologie transcendantalisée », conservant ainsi
l’essentiel de son armature formelle d’origine en dépit de sa neutralisation
théorique, mais bien au sens où c’est son régime de discours lui-même qui
doit être mis en cause par une science en laquelle la connaissance
s’identifiera purement et simplement à l’autocritique immanente des
concepts :
« Assurément, les formes de la pensée ne doivent pas être utilisées sans avoir
été examinées, mais cet examen est lui-même déjà un acte de connaissance. Il
faut donc que l’activité des formes de la pensée et leur critique soient réunies
dans l’acte de connaissance224. »

Si l’ontologie demeure aux yeux de Hegel lui-même une chose du passé,


si l’ancienne métaphysique qui l’englobait ne semble pas mériter en elle-
même de réactualisation – transcendantale ou spéculative, peu importe
désormais – c’est bien qu’en elle s’incarne une représentation périmée de la
conceptualité philosophique225. S’il est besoin d’une « logique nouvelle226 »
pour dessiner le nouveau visage de la rationalité métaphysique, si cette
logique doit être conçue comme une « entreprise nouvelle, […] à
recommencer au commencement227 », cela signifie qu’il importe désormais
de prendre définitivement congé de l’ontologie d’antan et de ses survivances
inavouées. Pour le dire en une formule : la logique spéculative sera méta-
ontologique, ou ne sera pas. Mais en quel sens ? Que signifie au juste ce
« remplacement » auquel nous invite l’auteur de la Science de la logique ? Si
toute « coïncidence » avec le réalisme métaphysique d’antan est désormais
prohibée au nom des conquêtes réflexives de l’idéalisme moderne, faudrait-il
voir dans la logique hégélienne, sinon une reprise du projet ontologique, du
moins une nouvelle forme de la « science de la science228 » chère aux tenants
d’un approfondissement du projet transcendantal229 ?
Pour répondre à cette question, il ne suffit plus d’invoquer la
reconstruction hégélienne de l’histoire de la métaphysique moderne. Un autre
trajet s’impose, qui doit nous conduire cette fois-ci dans le voisinage du lieu
épistémologique de l’ontologie : ce lieu, c’est celui de la conscience ordinaire
et de l’ontologie spontanée qui la caractérise. Hegel n’a de cesse de nous
rappeler l’ancrage primitif de toute métaphysique dans la conscience de tout
homme :
« Toute conscience cultivée a sa métaphysique, la pensée sur un mode
instinctif, l’absolue puissance en nous, dont nous ne devenons maîtres qu’en
faisant d’elle-même l’ob-jet de notre connaissance230. »

Ce berceau intemporel de la métaphysique, c’est aussi le lieu où doit se


décider quelle peut être la portée d’une démarche réflexive concernant cette
localisation native du discours ontologique qu’est la conscience commune : à
défaut de reprendre le flambeau de l’ontologie déchue, la logique spéculative
doit-elle se restreindre à n’être qu’une théorie non-métaphysique des
catégories, comme peut y inviter la démarche de Kant et de ses
successeurs231 ? La « véritable critique » de l’ontologie implique-t-elle de
renoncer à dire le monde, au profit d’une simple théorie des actes
intellectuels de la conscience par laquelle seule un tel monde accède à la
représentation ?
Si la Science achevée doit avoir l’ontologie pour objet et non pour assise
fondamentale, demeure ouverte la question de savoir dans quelle mesure une
telle posture théorique peut se dégager du modèle fichtéen d’une théorie
réflexive des actes de la conscience. C’est seulement par le débat avec la
philosophie transcendantale qu’une compréhension précise de ce que Hegel
entend par « spéculation » peut se faire jour, dès lors qu’il n’est plus possible
de voir en ce terme une simple variante de la métaphysique ancienne
manière. Une fois dissipées les ressemblances de surface et les analogies
terminologiques, l’identité du projet hégélien s’avère plus que jamais floue,
voire énigmatique. Aussi sera-t-il nécessaire de suspendre notre jugement sur
une telle identité aussi longtemps que n’aura pas été précisée la détermination
proprement hégélienne de la prise de distance réflexive qu’il convient
d’effectuer vis-à-vis de l’objectivisme métaphysique ordinaire. Il sera alors
temps de nous interroger à nouveaux frais, loin des identifications hâtives et
des assimilations abusives, sur le sens qu’il convient de donner à ce qu’on
appelle communément, mais obscurément, l’idéalisme hégélien.
1. SL II, préface, p. 2 ; W 6, p. 13. Nous modifions souvent les traductions, sans le mentionner systématiquement.

2. Enc. 1830 – SL, § 33, p. 296 ; W 8, p. 99.

3. SL I, préface, p. 1 ; W 5, p. 13. Voir aussi W 4, p. 407 et SL I, Division générale, p. 37 ; W 5, p. 61, où l’ontologie est
présentée comme la première partie de la « vormaligen Metaphysik ».

4. Über den Unterricht in der Philosophie auf Gymnasien, W 11, p. 37 (TP, p. 159).

5. SL I, préface, p. 1 ; W 5, p. 13.

6. « Einen sonst mannigfaltig ausgeschmückten Tempel ohne Allerheiligstes ». SL I, préface, p. 3 ; W 5, p. 13.

7. Enc. 1817 – SL, § 26, p. 194 ; Enz. 1817, p. 30.

8. Il faudrait ajouter à ce duo de fossoyeurs le nom de Jacobi. Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel
présente la triple critique des catégories mobilisées par l’ancienne métaphysique en insistant sur la complémentarité de leurs
angles d’attaque respectifs : « Hume s’oppose à l’universalité et à la nécessité de ces déterminations, Jacobi à leur finité ; Kant
s’oppose à leur objectivité » (LHP 7, « Kant », p. 1855 ; W 20, p. 335).

9. LHP 6, « Hume », p. 1677 ; W 20, p. 277.

10. Enc. 1817 – SL, § 33, p. 197 ; Enz. 1817, p. 32.

11. Cette réappropriation du terme, corrélative de celle du terme « transcendantal », est particulièrement nette dans les
cours que KANT a consacrés à la métaphysique : « L’ontologie est la théorie élémentaire de tous les concepts que mon
entendement ne peut avoir qu’a priori. La première et la plus importante question de l’ontologie est de savoir comment sont
possibles des connaissances a priori » (Leçons de métaphysique [LM], trad. M. Castillo, Paris, LGF, 1993, section « Ontologie »,
p. 133 ; Vorlesungen über die Metaphysik [VM], hrsg. von K. H. Schmidt, Roβwein, Pflugbeil, 1924, p. 13). Comme le note
Monique CASTILLO dans la présentation de sa traduction, « le texte du cours transforme la signification traditionnelle de
l’ontologie en lui donnant pour concept suprême, au lieu de l’être, l’objet en général. Plutôt qu’une science de l’être en soi,
l’ontologie désigne un savoir des fondements de la connaissance » (op. cit., p. 54).

12. Cf. KANT, Metaphysik Volckmann, AK XXVIII 2.1, 391 : « Le nom d’ontologie n’est pas approprié, car à l’en croire il
semble que la science en question aurait un objet particulier, là où elle n’a que la raison elle-même pour objet et où elle ne
regarde que les concepts fondamentaux et les principes de l’entendement et de la raison purs. Le nom approprié pour cette science
est donc celui de philosophie transcendantale. »

13. Rappelons que le terme « ontologie » apparaît en 1613, dans l’article « Abstractio » du Lexicon philosophicum de
Rudolf Goclenius (Göckel), désignant la philosophie de l’être ou des transcendantaux. Sur cette question, on se reportera à
l’enquête minutieuse de Jean-François COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, p. 410-412 et 449-
457.

14. Pour mémoire, citons : Chr. WOLFF, Philosophia prima sive Ontologia (1729) ; A. G. BAUMGARTEN, Metaphysica (1757).
Comme le rappelle Jean-François COURTINE, « c’est principalement Ch. Wolff et son disciple Baumgarten qui contribuèrent à
“vulgariser” le terme d’“ontologie”, et c’est par leur intermédiaire, en tout cas, qu’il passe à Kant et à Hegel » (Suarez et le
système de la métaphysique, op. cit., p. 438). Attirons cependant l’attention, une nouvelle fois, sur le fait que le terme ne
« passe » pas de la même manière à Kant et à Hegel : tandis que Kant use parfois du terme pour décrire son propre projet
philosophique, Hegel se contente de l’utiliser pour parler de la philosophie précritique.

15. Enc. 1830 – SL, § 26, p. 293 ; W 8, p. 93.

16. Ibid.

17. Enc. 1830 – SL, § 27, p. 294 ; W 8, p. 93.

18. KANT, Critique de la raison pure [CRP], introduction, B 21. Rappelons que WOLFF lui-même concevait l’ontologie
scolastique comme la mise en forme rigoureuse de l’ontologia naturalis : « Notiones ontologicae confusae vulgares constituunt
quandam ontologiae naturalis speciem. […] Scholasticos ontologiam naturalem magis completam effecisse » (Ontologia, § 21-
22). Sur cette question, cf. Étienne GILSON, L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1981³, p. 169-170, Jean ÉCOLE, La métaphysique de
Christian Wolff, in Ch. Wolff, Gesammelte Werke, III, 12.1, Hildesheim, Olms, 1990, p. 53 et Michel PUECH, Kant et la causalité,
Paris, Vrin, 1990, p. 76-82.

19. Aux yeux de Kant, une telle mise en crise ne s’inscrit pas dans une authentique histoire de la métaphysique, au sens
d’une « temporalité qualitativement différenciée » constituant la base de tout progrès autre que contingent (sur ce point, cf.
Antoine GRANDJEAN, « Kant historien de la métaphysique : un progrès sans histoire », Recht und Frieden in der Philosophie Kants,
hrsg. V. Rohden et al., Berlin, Walter de Gruyter, 2008, p. 3-13).

20. KANT, Annonce de M. Emmanuel Kant sur le programme de ses leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766, trad. J.
Ferrari, in Œuvres philosophiques I [OP I], Paris, Gallimard, 1980, p. 518 ; AK II, 309.

21. Rappelons que selon WOLFF, l’ontologie est « la partie de la philosophie qui s’occupe de l’étant en général et des
affections générales des étants » (Discours préliminaire sur la philosophie en général [DPP], § 73, trad. Th. Arnaud et al., Paris,
Vrin, 2006, p. 121). La tonalité leibnizo-wolffienne de la définition kantienne s’explique notamment par le fait que Kant, dans ses
cours, suit les manuels de l’école wolffienne, ce qui l’amène fatalement à en épouser la terminologie.

22. KANT, CRP, trad. A. Delamarre et F. Marty, in OP I, p. 977, A 247/B 303 (nous soulignons).

23. Cette thèse, on le sait, a été défendue par Hermann COHEN. Dans La théorie kantienne de l’expérience (trad. E. Dufour
et J. Servois, Paris, Cerf, 2001, p. 113), l’auteur oriente résolument la problématique kantienne vers l’examen de la science
physique, au détriment de la métaphysique : « Le problème de Kant est donc avant tout l’examen et la caractérisation de la valeur
de la connaissance et du fondement de la certitude de la science newtonienne de la nature. » Pour une critique conséquente de ce
point de vue fort réducteur, cf. Gérard LEBRUN, Kant et la fin de la métaphysique, Paris, LGF, 2003², chapitre 1, notamment p. 27-
34.

24. Sur ce point, cf. Jean-Marie VAYSSE, Le vocabulaire de Kant, Paris, Ellipses, 1998, p. 36 : « Il ne s’agit pas de détruire
la métaphysique, mais de procéder à sa refondation en dégageant le problème de fond de la raison pure comme étant celui de la
possibilité des jugements synthétiques a priori. […] La philosophie transcendantale a donc une signification ontologique, car elle
détermine le sens de l’être comme objectivité. Cette réduction de l’ontologie à une théorie de l’objectivité permet de la concevoir
comme fondamentale, car elle rend compte du mode de phénoménalité de l’être sous forme d’objet pour une raison finie, c’est-à-
dire assignée aux conditions subjectives de la sensibilité ».

25. Cf. Bernard BOURGEOIS, La philosophie allemande classique, Paris, PUF, 1995, p. 61 : « Les scolastiques entendaient
par “transcendantal” une détermination universelle de ce qui est, de l’étant (être une chose, un vrai, un bien…). Kant traduit
“universel” par a priori et “étant” par objectif : le transcendantal, c’est l’a priori en tant qu’objectivant. »

26. KANT, Progrès de la métaphysique depuis le temps de Leibniz et de Wolff [PM], trad. J. Rivelaygue, Œuvres
philosophiques III [OP III], Paris, Gallimard, 1986, p. 1216 ; AK XX, 260. Voir aussi Réfl. 5936 ; AK, XVIII, 394 :
« L’ontologie est la science des choses en général, c’est-à-dire de la possibilité de notre connaissance des choses a priori
indépendamment de l’expérience. Or elle ne peut rien nous enseigner concernant les choses en soi, elle ne le peut qu’à propos des
conditions a priori sous lesquelles nous pouvons connaître des choses dans l’expérience en général, c’est-à-dire à propos des
conditions de possibilité de l’expérience. »

27. Lettre à Marcus Herz, 11 mai 1781, trad. J. Rivelaygue, Œuvres philosophiques II [OP II], Paris, Gallimard, 1985, p. 5
(AK X, 269).

28. Cf. Gérard LEBRUN, Kant et la fin de la métaphysique, op. cit., p. 96 : « Toute ontologie ne peut être qu’une
fantasmagorie, puisqu’elle prend pour domaine ce qui n’est que le point de référence des catégories : le quelque chose en général.
C’est parce qu’elle a conféré au préalable une objectivité à cette forme qu’elle se donne pour un savoir. »
29. Selon l’expression heureuse d’Erich ADICKES, « Lose Blätter aus Kants Nachlaß », Kant-Studien, 1, 1897, p. 245 (« eine
transcendentalisierte Ontologie »).

30. Cette formule – qui n’est qu’en apparence oxymorique – se trouve explicitée notamment dans Michel PUECH, Kant et la
causalité, op. cit., p. 355-361 et François-Xavier CHENET, L’Assise de l’ontologie critique : l’esthétique transcendantale, Lille,
Presses Universitaires de Lille, 1994.

31. « L’ontologie est la science qui contient les concepts a priori pour la connaissance des choses. On l’appelle aussi
philosophie transcendantale. » (Metaphysik Dohna, 1792-1793, AK XXVIII 2.1, 617) Comme souvent, la classification kantienne
est assez flottante : là où l’Architectonique de la raison pure identifie bien « philosophie transcendantale » et « ontologia » (OP I,
p. 1394, A 845/B 873), Kant peut affirmer ailleurs que « la philosophie transcendantale a deux parties : une critique de la raison
pure, et une ontologie » (Réfl. 5130 ; AK, XVIII, 100).

32. KANT, Metaphysik Volckmann, AK XXVIII 2.1, 391.

33. KANT, CRP, Préface à la 1re édition, OP I, p. 727 ; A XI.

34. KANT, Metaphysik Volckmann, AK XXVIII 2.1, 361 (nous soulignons).

35. LHP 7, « Kant », p. 1855 ; W 20, p. 334.

36. Enc. 1830 – SL, § 27, p. 294 ; W 8, p. 93 (nous soulignons).

37. LHP 7, « Kant », p. 1856 ; W 20, p. 336.

38. Enc. 1830 – SL, § 41, p. 302 ; W 8, p. 113.

39. Ibid., Add. § 47, p. 504 ; W 8, p. 126. Cf. également ibid., § 47R, p. 306-307 ; W 8, p. 125 : « On peut considérer
comme un bon résultat de la critique kantienne le fait que la réflexion philosophique sur l’esprit a été libérée de l’âme-chose, des
catégories et par là des questions sur la simplicité ou l’être composé, la matérialité, etc., de l’âme. – Pourtant, le point de vue vrai
concernant le caractère inadmissible de telles formes ne va pas être, même pour l’entendement humain ordinaire, celui selon
lequel elles sont des pensées, mais bien plutôt celui selon lequel de telles pensées, en et pour elles-mêmes, ne contiennent pas la
vérité. […] Le contenu de la pensée pour lui-même ne vient pas ici en discussion. »

40. Ibid., § 48R, p. 307-308 et Add. § 48, p. 504 ; W 8, p. 126-128. Sur la critique hégélienne des Antinomies, cf. Martial
GUÉROULT, « Le jugement de Hegel sur l’Antithétique de la raison pure », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 38, 1931,
p. 413-439 et Gérard LEBRUN, « L’Antinomie et son contenu », rééd. O. TINLAND (dir.), Lectures de Hegel, Paris, LGF, 2005,
p. 349-395. Voir aussi F & S, p. 117 ; W 2, p. 319-320, SL I, p. 174 ; W 5, p. 217 et LHP 7, « Kant », p. 1872 ; W 20, p. 356.

41. Enc. 1830 – SL, § 40, p. 301 ; W 8, p. 112.

42. Le regroupement, dans le « Concept préliminaire » de la Science de la logique de l’Encyclopédie, des deux appellations
dans une même « Stellung des Gedankes zur Objektivität » en est l’indice le plus manifeste. Notre interprétation d’un tel
regroupement s’écarte ici de celle proposée par Bernard MABILLE, qui néglige la référence à l’empirisme au profit de l’alternative
entre dogmatisme et scepticisme (Hegel, Heidegger et la métaphysique, Paris, Vrin, 2004, p. 179). Une telle lecture présente
selon nous le défaut de substituer à la classification hégélienne une typologie kantienne de l’histoire de la philosophie : Hegel ne
nous parle point au premier chef de l’enchaînement du dogmatisme et du scepticisme (notions qui prendront ensuite – §§ 79-80 –
la forme quintessenciée du moment de l’entendement et du moment dialectique), mais du passage de la métaphysique à
l’empirisme et au criticisme. Ce qui l’intéresse ici est le problème du rapport de la pensée à l’objectivité (problème posé aux § 24-
25), non celui des limites de la connaissance.

43. Enc. 1830 – SL, § 39, p. 301 ; W 8, p. 112.

44. Cf. par exemple HUME, Enquête sur l’entendement humain, 5e section, trad. D. Deleule, Paris, LGF, 1999, p. 109-110 :
« Si nous examinons les arguments que, dans l’une quelconque des sciences ci-dessus mentionnées, l’on suppose être les effets
du raisonnement et de la réflexion, nous trouverons qu’ils se terminent en fin de compte à quelque principe ou conclusion
générale, à laquelle nous ne pouvons assigner d’autre raison que l’observation et l’expérience. […] C’est l’expérience qui sert de
fondement à notre inférence et conclusion. »

45. Cf. HUME, Traité de la nature humaine, I, I, I, trad. Ph. Baranger et Ph. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 41 ;
« Toutes les perceptions de l’esprit humain se ramènent à deux espèces distinctes que j’appellerai impressions et idées. La
différence entre elles se trouve dans le degré de force et de vivacité <force and liveliness> avec lequel elles frappent l’esprit et se
frayent un chemin dans notre pensée ou notre conscience. »
46. Enc. 1830 – PE, § 442R, p. 237 ; W 10, p. 235. Sur la critique hégélienne de « l’empirisme scientifique » et de ses
postulats épistémologiques, cf. Emmanuel RENAULT, Hegel. La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 168 sq.

47. Enc. 1830 – SL, Add. § 38, p. 494 ; W 8, p. 109.

48. PP, p. 75 ; W 4, p. 114. Voir aussi Enc. 1830 – PE, § 421, p. 226 ; W 10, p. 210 : « Cette liaison du singulier et de
l’universel est un mélange, parce que le singulier est un être se trouvant au fondement et persiste ferme face à l’universel auquel il
est, en même temps, relié. »

49. Selon Victor DELBOS, l’empirisme « oublie seulement que, si nécessaire que soit l’analyse, elle n’est qu’un aspect de
l’explication, laquelle exige aussi la connexion et l’union. De l’analyse telle que l’empirisme la pratique, on peut dire ce que le
poète a dit de la chimie : “Hat dit Theile in ihrer Hand, Fehlt leider nur das geistige Band”. […] Si, par rapport à la vieille
métaphysique, l’empirisme a l’avantage de maintenir et de faire valoir les différences du réel, il a tout de même le défaut de
convertir ces différences en déterminations abstraites, isolées ou isolables » (De Kant aux postkantiens, Paris, Aubier-Montaigne,
1940, p. 118-119). La citation est empruntée au Faust de Goethe (v. 1938-1939). On la trouve reprise par Hegel dans l’addition
au § 246 de l’Encyclopédie (Enc. 1830 – PN, p. 344 ; W 9, p. 21).

50. Cette critique de l’insistance unilatérale de l’empirisme moderne sur les « relations disjonctives » au détriment des
« relations conjonctives » se retrouvera, dans un cadre théorique fort différent, dans les Essais d’empirisme radical de William
JAMES. Voir notamment l’essai 2, « Un monde d’expérience pure », sections I et II (trad. G. Garreta et M. Girel, Paris,
Flammarion, 20072, p. 59).

51. Cf. HUME, Traité de la nature humaine, I, IV, V, op. cit., p. 322 : « Puisque toutes nos perceptions sont différentes les
unes des autres et le sont aussi de tout le reste de l’univers, elles sont aussi distinctes et séparables, et peuvent être considérées
comme existant séparément, peuvent exister séparément et n’ont nul besoin de quoi que ce soit pour supporter leur existence.
Elles sont donc des substances, dans la mesure où cette définition [= quelque chose qui peut exister par soi-même] explique ce
qu’est une substance. »

52. Pour une reconstruction des trois premiers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit comme le déploiement d’une
séquence raisonnée d’arguments transcendantaux visant à exhiber la contradiction des prémisses empiristes avec la norme
épistémique d’un savoir vrai et universel de l’expérience, cf. Charles TAYLOR, « The Opening Arguments of the
Phenomenology », in A. MACINTYRE (éd.), Hegel : A Collection of Critical Essays, New York, Double Day and Company, 1972.

53. Cf. Bernard BOURGEOIS, « Présentation » à sa traduction de la Science de la logique de l’Encyclopédie, Paris, Vrin, 1970,
p. 81 : « Pour l’empirisme, le concret est le concret immédiat de l’expérience sensible ; mais, du fait de l’immédiateté de ses
déterminations, qui se donnent selon la pure diversité ou extériorité spatio-temporelle et donc ne sont pas médiatisées les unes
avec les autres pour constituer leur apparence d’unité en unité réelle, un tel concret est le contraire de lui-même, il est une simple
diversité d’éléments, qui semblent ainsi exister abstraction faite les uns des autres. Le concret empirique est par suite ce qu’il y a
de plus abstrait, il est ce qui est en chacun de ses éléments séparé de soi-même, abstrait de soi-même ; le concret de l’empirisme
est l’abstraction même. »

54. Ibid., § 38R, p. 300 ; W 8, p. 108-109 (nous soulignons). Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel
généralise ce trait à l’ensemble de l’empirisme moderne, « empirisme qui réfléchit, qui devient lui-même plus ou moins de la
métaphysique » (LHP 6, « Période de transition », p. 1660 ; W 20, p. 267).

55. Wilfrid SELLARS, Empirisme et philosophie de l’esprit, § 37, trad. F. Cayla, Combas, L’Éclat, 1992, p. 80 : « En
caractérisant comme connaissance un épisode ou un état, nous n’offrons pas une description empirique de cet épisode ou état,
mais nous le situons dans l’espace logique des raisons, des justifications et des aptitudes à justifier ce que l’on affirme. » Sellars
affirme sa proximité de vues avec Hegel, « ce grand adversaire de l’immédiateté », dans la critique de ce qu’il nomme le « mythe
du donné » (op. cit., § 1, p. 18).

56. Dans ses leçons sur Locke, Hegel parle significativement d’un « empirisme métaphysicisant <metaphysizierende
Empirismus> » (LHP 6, p. 1552 ; W 20, p. 223). L’empirisme est métaphysique dans la mesure où il exhibe des déterminations
universelles par l’analyse de l’expérience. En ce sens, empirisme et ancienne métaphysique fondationaliste partagent, au-delà de
leur clivage apparent, une même conception fondationnaliste de la connaissance : « la méthode, dans les deux manières de
philosopher, est (…) la même dans la mesure où en toutes deux on part de présuppositions comme de quelque chose de ferme »
(Enc. 1830 – SL, Add. § 38, p. 496 ; W 8, p. 110). Il reviendra à Hume de vendre la mèche en dévoilant les résultats sceptiques de
cette tentative contradictoire de fonder la science sur l’expérience : de la singularité de l’expérience à l’universalité et nécessité
des propriétés et lois empiriques, il n’y a pas de passage possible. « Hume a adopté le principe lockien de l’expérience, mais l’a
suivi de façon plus conséquente ; Hume a supprimé l’être-en-et-pour-soi des déterminations de pensée » (LHP 6, p. 1693 ; W 20,
p. 281). Sur ce point, cf. Stephen HOULGATE, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986, p. 105-112.
57. Phéno., B, IV, B, p. 220 ; W 3, p. 163.

58. Ibid., B, IV, B, p. 220 ; W 3, p. 163.

59. Sur la critique hégélienne de la conscience sceptique, cf. Phéno., B, IV, B, p. 216-220 ; W 3, p. 159-163. Dans la lignée
de cette critique, on trouvera des développements conséquents sur le thème de la contradiction performative (contradiction entre
ce que l’on dit et les conditions pragmatiques du discours) du penseur sceptique dans l’œuvre de Karl-Otto APEL. Voir
notamment : « La question d’une fondation ultime de la raison », trad. J. Poulain et S. Foisy, Critique, n° 413, 1981, p. 895-928.

60. Bernard BOURGEOIS, « La spéculation hégélienne », Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 92.

61. Sur ce point, nous renvoyons à notre étude « Science de l’expérience et expérience de la science dans la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel », in L. Perreau (dir.), L’expérience, Paris, Vrin, 2009.

62. Cf. Jean BEAUFRET, « Hegel et la proposition spéculative », Dialogue avec Heidegger, t. II, Paris, Minuit, 1973, p. 118-
119 : « Un autre mot pour expérience serait […] celui d’épreuve. […] Avec Kant et plus encore avec Hegel, le mot expérience
prend ainsi une ampleur et une portée qu’il n’avait pas encore avant eux, réduit qu’il était à ne signifier que la connaissance
empirique d’un prétendu “donné”. »

63. Phéno., Introduction, p. 127 ; W 3, p. 78.

64. Enc. 1830 – SL, § 38R, p. 299 ; W 8, p. 108.

65. Phéno., Préface, p. 62-63 ; W 3, p. 16.

66. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 872 ; B 159 : « Dans la déduction métaphysique, l’origine a priori des catégories a été mise en
évidence en général par leur plein accord avec les fonctions logiques universelles de la pensée. » Cette déduction est opérée aux
§ 9-12 de l’Analytique transcendantale.

67. LHP 7, « Kant », p. 1856 ; W 20, p. 335-336.

68. Sur cette critique de l’instrumentalisme conceptuel de Kant, cf. Gérard LEBRUN, « L’Antinomie et son contenu »,
Lectures de Hegel, op. cit., p. 359-360 : « Pourquoi donner priorité à la question de savoir sur quel territoire ce concept pur rend
certainement service et peut être utilisé sans risques ? […] La “méfiance” qui se manifeste ici est celle-là même qui, pour Hegel,
doit éveiller la véritable méfiance philosophique – celle qui porte sur la préconception de l’acte de connaître entendu comme un
moyen, et qui détecte en cette représentation l’origine de la “méfiance” qui est tout entière relative à la fiabilité de l’instrument.
Ce faisant, elle donne à une représentation “instrumentaliste” une puissance maximale de blocage, car elle ferme jusqu’à l’aperçu
d’un autre mode d’investigation possible des déterminations du penser, qui ne consisterait pas à répondre à l’exigence d’un
utilisateur-de-la-connaissance “échaudé” et, dès lors, soucieux en priorité de sécurité. Le recours systématique à l’opérateur de
l’application et, plus généralement, à la topique de l’usage est ce qui nous éloigne au maximum d’une simple investigation sur le
sens des catégories laissées à leur libre jeu. »

69. Enc. 1830 – SL, § 43, p. 303 (nous soulignons) ; W 8, p. 119-120.

70. Cf. KANT, Prolégomènes à toute métaphysique future [Prol.], § 18, trad. J. Rivelaygue, in Œuvres philosophiques II
[OP II], Paris, Gallimard, 1985, p. 69-70 (AK IV, 298) : « Des jugements empiriques, en tant qu’ils ont une valeur objective, sont
des JUGEMENTS D’EXPÉRIENCE ; quant à ceux qui ne sont valables que subjectivement, je les nomme simples JUGEMENTS DE PERCEPTION. »

71. Enc. 1830 – PE, § 420R, p. 225-226 ; W 10, p. 209. On notera le rattachement du kantisme au point de vue de la
conscience commune, rattachement qui évoque la parenté wolffienne entre ontologie spontanée et ontologie scientifique,
contribuant ainsi à atténuer notablement la rupture proclamée du kantisme avec la « naïveté » de l’ancienne métaphysique.

72. Sur le présupposé non questionné d’un « concept normatif de la science » à l’origine de l’entreprise critique, cf. Jürgen
HABERMAS, Connaissance et intérêt, trad. G. Clémençon, Paris, Gallimard, 1976, chap. 1, p. 46-47 : « Présupposant que les
affirmations de la mathématique et de la physique de son temps passent pour être une connaissance sûre, la critique de la
connaissance peut reprendre des principes qui ont fait leurs preuves dans ces processus de recherche et, à partir d’eux, tirer des
conclusions quant à l’organisation de notre faculté de connaître. Par l’exemple des physiciens, […] Kant ne se sent pas seulement
psychologiquement encouragé à transformer la métaphysique selon le même principe ; bien plus il dépend systématiquement de
cet exemple, parce que la critique de la connaissance, qui n’est sans présuppositions qu’en apparence, doit commencer par un
critère de la validité des affirmations scientifiques, critère donné, c’est-à-dire non démontré et pourtant admis comme
obligatoire. »

73. Une telle modalité empirique de la découverte des catégories paraît à Hegel foncièrement incompatible avec la
dimension a priori de l’entendement : « Mais accueillir la pluralité des catégories, d’une quelconque manière, derechef, comme
un objet trouvé, par exemple à travers les jugements, et s’en accommoder ainsi, doit en réalité être regardé comme un outrage à la
science ; où l’entendement pourrait-il encore montrer une nécessité s’il ne le pouvait pas en lui-même, qui est la nécessité
pure ? » (Phéno., C, V, p. 239-240 ; W 3, p. 182).

74. Phéno., Introduction, p. 117-118 ; W 3, p. 68 (nous soulignons). Cette critique concerne au premier chef
l’Elementarphilosophie de REINHOLD, dont Hegel avait déjà mené le procès dans le Differenzschrift : « À l’en croire [Reinhold], il
faut savoir comment l’on a déjà tenté de résoudre le problème de la philosophie pour qu’enfin la tentative réussisse, s’il est donné
à l’humanité d’y réussir. On le voit, assigner ce but à une telle recherche, c’est au départ se représenter la philosophie comme une
sorte d’artisanat <Handwerkskunst>, qu’incessamment l’invention de nouveaux maniements <Handgriffe> permet de
perfectionner » (DFS, p. 106 ; W 2, p. 16).

75. SL I 1832, Préface, p. 7 ; W 5, p. 24. Un rapprochement avec la critique husserlienne de la conception


« technologique » de la logique dans les Prolégomènes à la logique pure (en particulier § 11 sq.) serait ici à opérer.

76. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 863 ; B 146 : « La catégorie n’a pas d’autre usage pour la connaissance que de s’appliquer à
des objets de l’expérience [titre du § 22]. […] Si une intuition correspondante ne pouvait pas du tout être donnée au concept, il
serait une pensée quant à la forme, mais sans aucun objet, et absolument aucune connaissance de quelque chose ne serait possible
par lui ; car, pour autant que je sache, il n’y aurait et ne pourrait y avoir rien à quoi ma pensée pût être appliquée. »

77. Cette interprétation empiriste de la déduction kantienne des catégories n’a il est vrai de sens qu’à la faveur d’un
déplacement du concept kantien de « déduction » du champ juridique au champ logique ; comme le rappelle KANT, en effet, « Les
jurisconsultes, lorsqu’ils parlent de droits et d’usurpations, distinguent dans une cause la question de droit (quid juris), de la
question de fait (quid facti), et comme ils exigent une preuve de chacune d’elles, ils appellent déduction celle qui doit faire
paraître le droit ou la légitimité de la prétention » (CRP, OP I, p. 842 ; A 84/B 116). Sur cette « équivoque » de la lecture
hégélienne de Kant, cf. André STANGUENNEC, Hegel critique de Kant, Paris, PUF, 1985, p. 84-86. Comme le souligne l’auteur, « de
Kant à Hegel, le centre de la déduction des concepts semble déplacé de la déduction transcendantale à la déduction
métaphysique » (op. cit., p. 85).

78. LHP 7, « Kant », p. 1857 ; W 20, p. 337.

79. Sur ce point, voir déjà F & S, p. 105 ; W 2, p. 303, où Hegel, commentant Kant, cite longuement le § 7 de
l’introduction à l’Essai sur l’entendement humain (en lequel s’expose le programme empiriste d’un cantonnement de la
connaissance philosophique à l’analyse de l’entendement humain), en précisant : « C’est en de tels termes que LOCKE […]
exprime le but de son entreprise – termes qu’on pourrait aussi bien lire dans l’introduction à la philosophie kantienne, qui se
borne <einschränkt> tout aussi bien à l’intérieur du projet de Locke, je veux dire à la considération de l’entendement fini. »

80. Les références sur ce point sont légion. On se reportera notamment à : Martin HEIDEGGER, « Hegel et les Grecs » (1963),
trad. J. Beaufret et D. Janicaud, repris dans Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 347-376 ; Pierre AUBENQUE, « Onto-
logique », in André Jacob (dir.), L’Univers philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 1-16 ; André DOZ, « La Logique de Hegel comme
ontologie rénovée », Parcours philosophique, tome I : avec Hegel, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 91-102. Pour une mise au point
globale sur la question, cf. Hans Friedrich FULDA, « Die Ontologie und ihr Schicksal in der Philosophie Hegels. Kantkritik in
Fortsetzung kantischer Gedanken », Revue internationale de philosophie, n° 4/1999, Paris, PUF, p. 465-483.

81. Pierre AUBENQUE, « Onto-logique », op. cit., p. 14.

82. Ibid., p. 14.

83. Ibid., p. 15.

84. SCHELLING, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne [CHPM], trad. J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1983, p. 157
(nous soulignons) ; SW X, p. 138-139. Il est inutile d’insister sur ce qu’une telle interprétation doit au souci polémique qu’avait
Schelling de se détacher de ce qu’il appellera la « philosophie négative » de Hegel. Sur ce point, cf. J.-F. COURTINE, « La critique
schellingienne de l’ontothéologie », in Th. de Konninck et G. Planty-Bonjour (dir.), La question de Dieu selon Aristote et Hegel,
Paris, PUF, 1991.

85. Concernant l’idéalisme allemand, l’ouvrage le plus représentatif de ce type de conception est celui de Richard KRONER,
Von Kant bis Hegel, 2 vol., Tübingen, 1921-1924. Voir notamment l’introduction au premier volume, 1re partie, p. 16 : « Avec
Kant, le penser prend asile auprès de lui-même, retourne en lui-même, afin de trouver dans le Moi le fondement du monde. Avec
Fichte, il découvre Dieu comme étant le fondement du Moi. Avec Schelling, il s’oriente vers le dépassement du Moi pour
chercher Dieu immédiatement dans le monde (en se rapprochant de Spinoza et de Bruno), avec Hegel il s’achève par l’édification
du monde à partir du Moi absolu ou divin du monde. Il n’y a point d’arrêt sur ce chemin. Quiconque l’emprunte se trouve
entraîné par le mouvement et emporté vers son achèvement. »
86. Voir par exemple HEIDEGGER, « Hegel et les Grecs », op. cit.

87. Intro. LHP, p. 41-42 ; EVGP, p. 27-28. Cf. également Enc. 1830 – SL, § 14, p. 180 ; W 8, p. 59 : « Le même
développement de la pensée, qui est exposé dans l’histoire de la philosophie, est exposé dans la philosophie elle-même, mais
libéré de cette extériorité historique, purement dans l’élément de la pensée. »

88. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser,
Paris, PUF, 1960, p. 27.

89. Pierre AUBENQUE, art. cit., p. 14.

90. Trivialité relative, certes, puisqu’on sait que Fichte préconisait de renoncer à cette appellation au profit de celle, plus
déterminée, de « Doctrine de la science ».

91. André DOZ, La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l’ontologie, Paris, Vrin, 1987. Dans l’introduction à
son ouvrage, l’auteur expose la version maximaliste d’une telle ligne interprétative : « L’être est le premier et le dernier mot de la
logique, quoique non le seul dernier mot ; la logique tout entière ne fait qu’expliciter ce qu’il en “est” de l’être, elle est de part en
part ontologie » (op. cit., p. 23).

92. Bernard BOURGEOIS, « Logique et système », Hegel. Les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 277.

93. Gérard LEBRUN lui-même, pourtant soucieux en d’autres circonstances de dégager l’originalité profonde du « discours
hégélien » en regard de la métaphysique classique (La patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien, Paris, Gallimard,
1972), parle imprudemment à son sujet d’une « réhabilit[ation] contre Kant [de] “l’ancienne métaphysique” » (Kant et la fin de la
métaphysique, op. cit., p. 36, note 2).

94. Ce thème de la régression prékantienne du hégélianisme est surtout assumé par la tradition néokantienne. Cf. par
exemple Alexis PHILONENKO, « Hegel critique de Kant », Bulletin de la Société Française de Philosophie, Paris, Armand Colin,
1969/2, notamment p. 47 : « Tous les concepts kantiens ont été défigurés par l’approche ontologique hégélienne. […] Aussi de
Kant à Hegel, ou même du premier Fichte à Hegel, nous retournons en réalité du transcendantalisme à la philosophie ontologique
de Descartes, et de l’aperception transcendantale à la “chose pensante”. » La conclusion d’un tel propos est tout aussi tranchée
que discutable à nos yeux : Hegel se révélant incapable d’assumer les acquis kantiens, il nous faudrait « choisir entre
l’authentique pensée transcendantale et l’ontologie, une alliance se révélant impossible » (ibid., p. 49). Cf. également, du même
auteur, L’œuvre de Kant, t. I, Paris, Vrin, 1989, chap. 7, p. 301-303. Citons en guise de formule emblématique : « Ce n’est pas
Kant qui tombe de l’idéalisme transcendantal dans l’idéalisme vulgaire – c’est Hegel qui tombe de l’idéalisme transcendantal,
dans ce qui au point de vue de la Critique, ne peut être appelé qu’un réalisme vulgaire » (ibid., p. 301).

95. Pour un développement de ce thème, voir notre étude « L’idéalisme hégélien », in M. Caron (dir.), Hegel, Paris, Le
Cerf, 2007.

96. Selon l’heureuse expression de Bernard MABILLE, in Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 177. Comme le
souligne l’auteur en d’autres circonstances, « Hegel n’effectue donc pas un retour à la métaphysique précritique mais cherche à
accomplir la révolution que Kant – trop attaché aux cadres wolffiens et à une conception de l’étant comme donné – n’a pas pu
mener à son terme. Pour accomplir le dépassement de la métaphysique précritique, il faut se libérer du cadre représentatif (celui
de la Vorstellung) dominant depuis Descartes jusqu’à la philosophie transcendantale – cadre qui fait osciller entre noétisation de
l’étant (réduction de l’étantité de l’étant au pensable [comme non-contradictoire] ou aux conditions subjectives de la pensée), et
stupeur de la raison devant une existence dont la contingence lui est irréductible » (« Hegel et la signification du principe de
raison », in O. Tinland (dir.), Lectures de Hegel, op. cit., p. 154).

97. Sur ce problème de l’inversion rétrospective, on se reportera aux analyses convaincantes de Marcel CONCHE, Pyrrhon ou
l’apparence, Paris, PUF, 1994, chap. 7, p. 82 sq.

98. Les carences de l’interprétation hégélienne de Kant ont été soulignées par maints commentateurs. Voir notamment :
Alexis PHILONENKO, introduction à F & S, p. 22-47 ; Paul GUYER, « Thought and being : Hegel’s critique of Kant’s theoretical
philosophy », in F. Beiser (éd.), The Cambridge Companion to Hegel, op. cit., p. 171-210. André STANGUENNEC propose une
lecture plus nuancée de cette interprétation en s’intéressant à « la pratique des déplacements conceptuels » par laquelle Hegel,
tout en rompant avec Kant, « actualise bien les puissances du discours critiqué » en faisant fond non pas simplement sur une
méconnaissance subjective, mais sur « une équivoque objective » du kantisme (Hegel critique de Kant, op. cit., p. 344).

99. LHP 7, « Résultat », p. 2112 ; W 20, p. 456.

100. Dans cette perspective, on lira les remarques de Jean-François KERVEGAN dans son article « Toute vraie philosophie est
un idéalisme. L’esprit et ses “natures” », Futur antérieur, L’Harmattan, 1995.
101. Cette tentation de l’anachronisme a bien été mise en évidence par Gérard LEBRUN, notamment au sujet de l’accusation
de « dogmatisme » : « Hegel ne se pense donc pas comme dogmatique, et c’est bien plus qu’une simple question d’humeur. C’est
qu’il a conscience d’effectuer une révolution assez profonde du concept de philosophie pour que cette accusation devienne vide
de sens » (La patience du Concept, op. cit., p. 13).

102. Certains commentateurs (ainsi Friedrich HOGEMANN, dans son article « L’Idée absolue dans la Science de la logique de
Hegel », in Th. Geraets (éd.), Hegel. L’esprit absolu, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1984, p. 110) ont pu arguer de la
présence, dans la Philosophische Enzyklopädie für die Oberklasse de Nuremberg, de l’intitulé « Logique ontologique » pour
désigner la logique objective de la Science de la logique (cf. W 4, p. 12-13). Outre que cet usage fait figure d’hapax dans l’œuvre
hégélienne et qu’il ne désigne ici que la première partie de la Logique, on n’en trouve nulle trace dans les manuscrits
contemporains de la rédaction de la Science de la logique. Cf. notamment Enz. 1812, p. 24, où la présentation de la logique
objective ne comporte nulle mention de l’ontologie. Dès lors, il semble difficile de faire fond sur une référence aussi marginale
que laconique dans l’œuvre de Hegel.

103. Cf. WOLFF, DPP, op. cit., § 99, p. 137 : « En Métaphysique, l’Ontologie, ou philosophie première, garde la première
place, la Cosmologie générale la deuxième, la Psychologie la troisième et enfin la Théologie naturelle la dernière. »

104. Jean GRANIER, L’Intelligence métaphysique, Paris, Le Cerf, 1987, p. 56.

105. L’hommage est non seulement modeste, mais il est aussi solitaire : on ne trouve guère trace d’une telle réévaluation
de l’ancienne métaphysique dans le reste de l’œuvre hégélienne.

106. Enc. 1830 – SL, § 28, p. 294 ; W 8, p. 94.

107. Ibid., § 27, p. 293 ; W 8, p. 93.

108. Sur l’interprétation hégélienne du thème des âges de la vie, cf. Enc. 1830 – PE, § 396 et Addition. Pour une
application métaphorique à la philosophie, cf. Enc. 1830 – SL, Add. § 237, p. 623 ; W 8, p. 389 : « L’idée absolue est […] à
comparer au vieillard, qui prononce les mêmes assertions religieuses que l’enfant, mais pour qui celles-ci ont la signification de
toute sa vie. »

109. Enc. 1830 – SL, § 32, p. 296 ; W 8, p. 98.

110. Ibid., § 28, p. 294 ; W 8, p. 94.

111. Cf. LHP 6, « Période de la métaphysique », p. 1383 ; W 20, p. 122 : « La métaphysique est la tendance à la substance
<die Tendenz zur Substanz> ; – un seul penser, une seule unité sont affirmés contre le dualisme. »

112. Sur ce point, il est permis d’affirmer, avec Christophe BOUTON, que la métaphysique wolffienne, figure emblématique
de « l’ancienne métaphysique », est « une noétique qui s’ignore comme telle, une noétique impensée, dont l’impensé fondamental
est en définitive l’identité noétique de l’être et de la pensée, issue de Descartes, et que Wolff présuppose continuellement sans
jamais l’interroger explicitement. Pour lui, il va toujours de soi que “les déterminations-de-pensée” sont “les déterminations
fondamentales des choses”. » (« Ontologie et logique dans l’interprétation hégélienne de Christian Wolff », Les Études
philosophiques, n° 1-2/1996, p. 253).

113. SL III, 3e section, chap. 3, p. 370 ; W 6, p. 551.

114. Cf. Phéno, Préface, p. 71-72 ; W 3, p. 26-27 et p. 101-107 ; W 3, p. 57-61.

115. SL III, 1re section, chap. 2 (« Le Jugement »), p. 99-109 ; W 6, p. 301-310. Voir aussi : Enc. 1817 – SL, § 115-119,
p. 243-247 ; Enz. 1817, p. 77-79 et Enc. 1830 – SL, § 166-171, p. 412-416 ; W 8, p. 316-321. Voir déjà L & M 1804-1805, p. 103-
116 ; JS 2, p. 80-93.

116. ARISTOTE, Métaphysique, E, 4, 1027b20-22, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1964, tome I, p. 343-344 : « Le vrai, c’est
l’affirmation de la composition réelle du sujet et de l’attribut, et la négation de leur séparation réelle ; le faux est la contradiction
de cette affirmation et de cette négation. »

117. KANT, CRP, Analytique des concepts, chap. 1, 1re section, OP I, p. 826 ; A 69/B 94 : « Nous pouvons ramener tous les
actes de l’entendement à des jugements, si bien que l’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger
<Vermögen zu Urtheilen>. »

118. DESCARTES, Discours de la méthode, 1re partie, in Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, p. 126 : « La puissance de bien
juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison… »
119. L’identification des propositions philosophiques à la structure prédicative ordinaire est particulièrement nette chez
WOLFF : « Dans les propositions philosophiques, il faut déterminer avec précision la condition à laquelle le prédicat convient au
sujet, c’est-à-dire à laquelle on affirme ou nie quelque chose de quelque chose » (DPP, op. cit., § 121, p. 157).

120. Enc. 1830 – SL, § 28, p. 294 ; W 8, p. 94.

121. Ibid., § 28R, p. 294 ; W 8, p. 94.

122. Ibid., § 28, p. 294 ; W 8, p. 94. Ce modèle de l’attribution est parfaitement explicite chez WOLFF, notamment lorsqu’il
stipule, à la suite du texte cité plus haut, que les « propositions philosophiques » par excellence sont celles « dans lesquelles on
détermine avec précision la condition à laquelle on attribue le prédicat au sujet » (DPP, § 121R, p. 158 ; nous soulignons).

123. Phéno., Préface, p. 84 ; W 3, p. 40 (cf. Lessing, Nathan le Sage, III, 6).

124. Enc. 1830 – SL, § 27, p. 294 ; W 8, p. 93.

125. Ibid., Add. § 28, p. 485 ; W 8, p. 95.

126. Ibid., § 29, p. 295 ; W 8, p. 97.

127. SL III, 1re section, chap. 2, p. 102 ; W 6, p. 304.

128. Phéno., Préface, p. 102 ; W 3, p. 57.

129. Enc. 1830 – SL, § 30, p. 295 ; W 8, p. 97.

130. Ibid., p. 295 ; W 8, p. 97.

131. SL III, 1re section, chap. 2, p. 101-102 ; W 6, p. 303-304.

132. Sur l’indétermination qui résulte d’une utilisation purement nominale du mot « Dieu », cf. IR, p. 106 ; W 11, p. 241-
242 : « Cette façon de s’exprimer a dans l’immédiat l’avantage d’être populaire et de faire appel à la religiosité commune, et
même de pouvoir entrer en scène avec une certaine assurance, en raison de l’effet imposant que provoque le mot Dieu. Mais d’un
point de vue philosophique ce mode présente des inconvénients, notamment que la connexion entre ce qu’on attribue à Dieu et sa
nature, c’est-à-dire le discernement qu’on a de la nécessité de ces déterminations ou de ces actions, n’est pas manifeste, pas même
l’exigence de cette nécessité, dont il ne peut qu’être question que lorsqu’on dépasse la foi vers le philosopher. »

133. SL III, 1re section, chap. 2, p. 100 ; W 6, p. 302.

134. Enc. 1830 – SL, § 31, p. 295 ; W 8, p. 97.

135. Cf. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op. cit., p. 207-208 : « La prédication renforce donc la certitude où est
l’Entendement de n’avoir jamais affaire qu’à des représentations simples et bien délimitées ; elle nous permet de sous-entendre
que le concept-sujet est déjà totalement ce qu’il est, indépendamment du prédicat qui l’affectera. Le nom, simple instrument de
repérage, passe alors pour une approximation du contenu, alors qu’il n’est rien de plus qu’un nom, la marque d’une place
présumée immuable. Ce que l’on pourrait appeler “l’idéologie prédicative” nous incline à croire que le sens est à chercher là
seulement où il est bloqué, que la connaissance ne pourra advenir que là seulement où nous sommes en présence d’un contenu
invariable. C’est que l’enregistrement des représentations apparaît désormais comme l’unique fonction du langage, alors qu’elle
n’en est qu’une des fonctions, indispensable sans doute dans le parler quotidien, mais abusive dès qu’on en fait la condition sine
qua non de toute pratique possible du langage, de toute discursivité. »

136. Enc. 1830 – PE, § 460, p. 260 ; W 10, p. 277.

137. Ibid., § 464, p. 263 ; W 10, p. 282.

138. LHP 5, « L’opposition du Réalisme et du Nominalisme », p. 1098 ; W 19, p. 572.

139. SL III, 1re section, chap. 2, p. 101 ; W 6, p. 603. Voir aussi : Enc. 1830 – SL, § 31, p. 295 ; W 8, p. 97 : « C’est
seulement au moyen du prédicat […] que vient à être indiqué ce qu’est le sujet. »

140. Enc. 1830 – SL, § 31R, p. 295-296 ; W 8, p. 98.

141. Cf. SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, 1998, p. 13 : « Un dogme est
l’assentiment à une chose déterminée parmi les choses obscures qui sont objets de recherche pour les sciences. »
142. KANT, Logique, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1970², introduction, X, p. 94 ; AK IX, 83-84.

143. KANT, Réponse à Eberhard [RE], trad. A. J.-L. Delamarre, OP II, p. 1357 ; AK VIII, 226. Kant se réfère ici de façon
transparente à WOLFF, qui définit ainsi la méthode que doit utiliser la philosophie : « Par Méthode philosophique, j’entends l’ordre
que doit employer le philosophe dans l’enseignement des dogmes » (DPP, § 115, p. 151). Le « dogmatisme » wolffien consiste à
se conformer systématiquement à un ordre démonstratif strict prenant pour assise les vérités de raison que sont les dogmata. C’est
moins le procédé dogmatique lui-même qu’un usage non critique de celui-ci qui constitue la cible de Kant : « La critique n’est
pas opposée au procédé dogmatique de la raison dans sa connaissance pure comme science (car celle-ci doit toujours être
dogmatique, c’est-à-dire strictement démonstrative à partir de principes a priori sûrs), mais au dogmatisme, c’est-à-dire à la
présomption de progresser seulement avec une connaissance pure par concepts […]. Le dogmatisme est donc le procédé
dogmatique de la raison pure sans critique préalable de son propre pouvoir » (CRP, préface à la 2nde édition, OP I, p. 751 ; B
XXXV).

144. « La critique de la raison indique sur ce point la véritable voie moyenne <Mittelweg> entre le dogmatisme que Hume
combattait et le scepticisme qu’il voulait au contraire introduire » (Prol., § 58, OP II, p. 145 ; AK IV, 360).

145. KANT, RE, OP II, p. 1358 ; AK VIII, 226-227.

146. Cet élargissement de la définition du dogmatisme est ce qui permet à Hegel de ranger dans celle-ci non seulement
l’empirisme (comme Kant lui-même y invitait s’agissant de Locke), mais aussi le criticisme lui-même. Comme le note Bernard
MABILLE, « Si l’“essence du dogmatisme” consiste, aux yeux de Hegel, à poser comme absolue une présupposition soustraite à
l’épreuve de la contradiction, alors la limitation à l’expérience joue chez Kant de façon dogmatique » (Hegel, Heidegger et la
métaphysique, op. cit., p. 187).

147. Scept., p. 57 ; W 2, p. 245.

148. Enc. 1830 – SL, § 78, p. 342 ; W 8, p. 167.

149. DESCARTES, Principes de la philosophie, I, § 1, Œuvres et lettres, op. cit., p. 571.

150. Enc. 1830 – SL, § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168.

151. De ce point de vue, il est évidemment tout sauf anodin que le thème de la résolution de philosopher apparaisse à la
suite d’un développement sur le scepticisme ; cf. Enc. 1830 – SL, § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168.

152. LHP 4, « Le scepticisme », p. 763 ; W 19, p. 362. Voir aussi Enc. 1830 – SL, Add. § 81, p. 515-516 ; W 8, p. 175-
176 : « Le scepticisme ne peut être considéré simplement comme une doctrine du doute, il est bien plutôt absolument certain de
sa Chose, c’est-à-dire du caractère de néant de tout ce qui est fini. Celui qui ne fait que douter se tient encore dans l’espoir que
son doute pourra être résolu et que l’une ou l’autre des déterminations entre lesquelles il oscille se découvrira comme quelque
chose de ferme et de vrai. Au contraire, le scepticisme proprement dit consiste à désespérer complètement de toute donnée ferme
de l’entendement, et le sentiment qui en résulte est celui d’être inébranlable et de reposer en soi. »

153. Ibid.

154. Ibid., p. 775 ; W 19, p. 371 : « Doute vient de deux, il consiste à être ballotté entre deux et plusieurs termes ; on ne se
repose ni dans un terme, ni dans l’autre, – et cependant on doit se reposer dans l’un ou dans l’autre. » Il arrive cependant à Hegel
d’assimiler la posture sceptique au doute radical : « L’exigence d’un tel scepticisme accompli est la même que celle selon
laquelle la science devrait être précédée par le doute à l’égard de tout, c’est-à-dire par l’entière absence de présupposition en
tout » (Enc. 1830 – SL, § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168). Ici, la skepsis se trouve rapprochée du doute cartésien, c’est-à-dire d’un
doute méthodique et préliminaire à la science ; encore faut-il préciser qu’il s’agit là du « scepticisme accompli », c’est-à-dire
d’une forme déjà « digérée » du scepticisme antique, intégrée dans un projet lui-même non sceptique à titre d’« introduction » à
la science. Loin d’adhérer à un tel usage du scepticisme, Hegel signale au contraire qu’il s’agit là d’un « chemin superflu » qui ne
pourrait critiquer les formes de l’entendement qu’en les accueillant « de façon empirique et non scientifique », « comme
données » (ibid.). La stratégie cartésienne d’intégration du scepticisme au projet scientifique sous la forme d’un doute provisoire
se trouve par là même déconsidérée.

155. Ibid., p. 773 ; W 19, p. 369. Cf. Roger VERNEAUX, « L’essence du scepticisme selon Hegel », Histoire de la
philosophie et métaphysique, Paris, Desclée de Brouwer, 1955, p. 124 : « Si le doute signifie, comme on l’entend communément,
la suspension du jugement, l’incertitude, alors il ne doit pas entrer dans la définition du scepticisme, car pour Hegel il
n’appartient pas à son essence, et au contraire il est exclu par elle : le sceptique ne doute pas, il nie. »

156. Scept., p. 36 ; W 2, p. 228.

157. Ibid., p. 37-38 ; W 2, p. 229.


158. Cf. DESCARTES, Lettre à Hyperaspistes, août 1641, in Œuvres & Lettres, op. cit., p. 1137 : « Je n’ai jamais nié que les
sceptiques eux-mêmes, aussi longtemps qu’ils perçoivent une vérité, ne lui donnent spontanément leur assentiment et qu’ils ne
persistent pas dans leur hérésie de douter de tout, si ce n’est en paroles, peut-être aussi par volonté et par habitude. »

159. Ibid., p. 762 ; W 19, p. 361.

160. Ibid., p. 800 ; W 19, p. 395 (nous soulignons).

161. Ibid. Cf. Gérard LEBRUN, op. cit., p. 232 : « Déplaçant l’intérêt de ce qui est énoncé à ce qui est exprimé, [la Skepsis]
s’attarde à la signification des mots utilisés ; plutôt que d’aller droit à la rencontre de ce qu’ils désignent, elle se place à la jointure
du dire et du dit. Cessant de penser sur la chose, elle pense la chose telle qu’elle est présente du fait que je la dis. Entendons par
là : l’essentialité en tant qu’elle est inextricablement signification de l’être et parole que je prononce. Les catégories dont on
s’accordait le sens sans se soucier de le circonscrire, tant il était clair pour tous, la Skepsis leur rend leur épaisseur de mots
pourvus d’un sens déterminé ou à déterminer. »

162. LHP 4, « Le scepticisme », p. 773 ; W 19, p. 370.

163. Ibid.

164. Enc. 1830 – SL, Add. § 32, p. 487 ; W 8, p. 98. On perçoit bien ici la différence qui sépare la dialectique sceptique de
la dialectique hégélienne : là où la première assimile le dogmatisme à la simple position de thèses, la seconde raffine ce critère
trop vague (car négligeant la distinction fondamentale de l’entendement et de la raison) en identifiant le dogmatisme à la position
de thèses abstraites du processus dialectique qui en détermine le sens tout en conduisant à leur dépassement immanent.

165. Ibid. Soulignons, avec Bernard MABILLE (Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 227), que le dogmatisme
n’est pas la simple pensée d’entendement, mais l’absolutisation d’une telle pensée : « La relation entendement/dogmatisme n’est
donc pas une relation d’identité immédiate mais de dégénérescence. Est dogmatique non pas celui qui pense selon l’entendement
(il n’y aurait pas de pensée déterminée sans ce côté), mais celui qui n’exerce sa pensée que selon ce côté, qui ne pense qu’en
régime d’entendement. »

166. Que le scepticisme puisse lui-même dégénérer en dogmatisme, c’est ce que l’essai sur La relation du scepticisme à la
philosophie avait déjà démontré avec éclat. Non seulement le scepticisme moderne (humien aussi bien que schulzien) se révèle
être un dogmatisme sensualiste faisant de l’expérience sensible le critère unique de la connaissance, mais « le haut, l’antique
scepticisme » lui-même « ne peut être considéré simplement comme une doctrine du doute, il est bien plutôt absolument certain
de ce qui est en cause <Sache>, c’est-à-dire du caractère de néant de tout ce qui est fini. […] Le scepticisme proprement dit
consiste à désespérer complètement de toute donnée ferme de l’entendement, et la disposition qui en résulte est celle d’être
inébranlable et de reposer en soi » (Enc. 1830 – SL, Add. § 81, p. 515-516 ; W 8, p. 175-176).

167. Enc. 1830 – SL, Add. § 32, p. 487 ; W 8, p. 98. Voir aussi LHP 4, « Le Scepticisme », p. 798 ; W 19, p. 393 : « D’une
façon générale, le concept de philosophie dogmatique consiste chez les sceptiques en ceci que quelque chose est affirmé, est posé
comme l’en-soi ; – elle est opposée à l’idéalisme en tant qu’elle affirme un être comme l’absolu. »

168. Cf. DESCARTES, Lettre-préface aux Principes de la philosophie, Œuvres & Lettres, op. cit., p. 566 : « Ainsi toute la
philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce
tronc sont toutes les autres sciences… »

169. LHP 3, « Aristote », p. 611-612 ; W 19, p. 247-248. Voir aussi Enc. 1830 – SL, § 14R, p. 181 ; W 8, p. 60 : « Par
système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe
d’une philosophie véritable, que de contenir en soi tous les principes particuliers. »

170. DFS, p. 131 ; W 2, p. 47.

171. Cf. LHP 4, « Le Dogmatisme et le Scepticisme », p. 633 ; W 19, p. 250 : « On veut en effet qu’un principe unique soit
appliqué de façon conséquente, en sorte que la vérité de tout particulier soit connue d’après ce principe. On a ainsi ce qu’il est
convenu d’appeler le dogmatisme. »

172. Ibid., § 32, p. 296 ; W 8, p. 98.

173. Phéno., Préface, p. 84 ; W 3, p. 40.

174. Ibid., p. 85 ; W 3, p. 41 (nous soulignons).

175. LHP 6, p. 1654 ; W 20, p. 263. Pour reprendre (en la sortant de son contexte) une formule heureuse de Frédéric
BRAHAMI, on pourrait dépeindre le dogmatisme wolffien vu par Hegel comme « la synthèse arbitraire des évidences en une
cohérence logique » (Le travail du scepticisme, Paris, PUF, 1997, p. 45).

176. Ibid., p. 1648 ; W 20, p. 260 : la métaphysique contient « a) l’ontologie, où sont traitées les catégories abstraites, tout
à fait universelles du philosopher, de l’être (ởν), que l’ens est unum, bonum ; on y trouve l’un, l’accident, la substance, la cause et
l’effet, le phénomène, etc. ; c’est de la métaphysique abstraite. »

177. Enc. 1830 – SL, § 33, p. 296 ; W 8, p. 99. Dans son article intitulé « Ontologie et logique dans l’interprétation
hégélienne de Christian Wolff », op. cit., p. 252, Christophe BOUTON justifie avec précision la pertinence de la caractérisation
hégélienne : « Comme la possibilité qui définit l’ens est constituée par son essence et que l’essence est formée par un ensemble
d’essentialia indépendants les uns des autres et non-contradictoires, la définition hégélienne de l’ontologie wolffienne comme
“doctrine des déterminations abstraites de l’essence” trouve ici une légitimation supplémentaire. La traduction hégélienne de
l’ens par Wesen peut en effet aussi rendre compte de la détermination abstraite de l’ens comme essentia, caractéristique de
l’ontologie wolffienne. »

178. Ibid.

179. On reconnaît là, entre autres, les 1er et 4e préceptes de la méthode de DESCARTES (Discours de la méthode, 2e partie,
Œuvres et lettres, op. cit., p. 137-138).

180. Ibid. On retrouve ici la défiance hégélienne envers l’adhésion irréfléchie aux significations langagières déposées dans
la représentation. Cette défiance permet de relativiser le reproche qui a été fréquemment adressé à Hegel, selon lequel celui-ci
fonderait son rationalisme spéculatif sur une représentation sommaire (et non questionnée comme telle) du langage humain.

181. Cf. Enc. 1830 – SL, § 42R, p. 303 ; W 8, p. 117 : « Il reste à la philosophie de Fichte le grand mérite d’avoir rappelé
que les déterminations-de-pensée sont à montrer dans leur nécessité, qu’elles sont essentiellement à déduire. » Cf. également
LHP 7, p. 1981 ; W 20, p. 392-393 et LL1831, p. 55 ; VL1831, p. 43.

182. Enc. 1830 – SL, § 33R, p. 296 ; W 8, p. 100.

183. Cf. LEIBNIZ, Essais de théodicée, I, § 44, Paris, GF-Flammarion, p. 128 : « Le principe de contradiction, qui porte que
de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre fausse. » Rappelons que WOLFF avait entrepris de réduire le principe
de raison au principe de contradiction au § 70 de l’Ontologia, conférant une portée fondatrice à ce principe au sein d’une
ontologie du possible que résume la célèbre formule : « quod possibile est, ens est » (Ontologia, § 135) ; voir aussi sa définition
générale de la philosophie : « La philosophie est la science des possibles en tant qu’ils peuvent être » (Discours préliminaire sur
la philosophie, § 29, op. cit., p. 89). Sur cette question, cf. Bernard MABILLE, « Hegel et la signification du principe de raison », in
O. Tinland (dir.), Lectures de Hegel, op. cit., notamment p. 119-120. On trouve exposée la critique hégélienne de cette tentative
in Enc. 1830 – SL, § 143R, p. 394 ; W 8, p. 282 : « Tout est possible ; car à tout contenu cette forme de l’identité peut être donnée
par le moyen de l’abstraction. Mais tout est aussi bien impossible, car en tout contenu, puisqu’il est un concret, la déterminité
peut être saisie comme opposition déterminée et par là comme contradiction. C’est pourquoi il n’y a aucun discours plus vide que
celui qui parle d’une telle possibilité et impossibilité. » Cf. également SL II, 3e section, chap. 2, p. 249-250 ; W 6, p. 203.

184. Cf. KANT, Logique, introduction, VII, op. cit., p. 56 ; AK IX, 51 : « Cette marque de la vérité logique interne est
seulement négative, car une connaissance qui se contredit est assurément fausse, mais une connaissance qui ne se contredit pas
n’est pas toujours vraie. »

185. Enc. 1830 – SL, § 33R, p. 297 ; W 8, p. 100. Cf. ibid., § 143R, p. 394 ; W 8, p. 282 : « En tout contenu, puisqu’il est
un concret, la déterminité peut être saisie comme opposition déterminée et par là comme contradiction. »

186. Ibid., § 33, p. 296 ; W 8, p. 99.

187. Ibid., § 33R, p. 296-297 ; W 8, p. 100.

188. Enz. 1812, p. 46-47.

189. SL I 1832, « Division générale de la logique », p. 44 ; W 5, p. 61. On trouve une formulation analogue en SL I,
« Division générale de la logique », p. 37 ; WL I 1812, p. 32.

190. Ibid.

191. Cf. P. AUBENQUE, art. cit. et A. DOZ, art. cit. C’est là le premier type d’interprétation que repère H. F. FULDA (art. cit.,
p. 467-468). Selon l’auteur, on peut en trouver l’ébauche chez Martin HEIDEGGER, « Identität und Differenz », Pfullingen, 1957 ou
encore chez Ernst VOLLRATH, « Die Gliederung der Metaphysik in eine metaphysica generalis und eine metaphysica specialis »,
Zeitschrift für philosophische Forschung, Bd 16, 1962, p. 258-284. Plus récemment, voir aussi : Vittorio HÖSLE, Hegels System,
op. cit., p. 62 : « Cette œuvre [la Science de la logique] se veut une ontologie – cette discipline philosophique qui développe les
catégories se rapportant à l’étant en tant qu’étant. » L’auteur insiste ensuite sur la filiation entre Hegel et ses prédécesseurs, de
Platon à Wolff, en soulignant la continuité du thème ontologique sans vraiment s’interroger sur l’homogénéité de cette filiation
présumée.

192. En ce sens, cf. H. F. FULDA, art. cit., p. 481 : « L’ontologie […] comme totalité autonome d’une science qui introduit à
la recherche sur l’ởντως ởν se trouve dépassée dans la découverte d’un savoir qui n’est plus ontologique. On devrait par
conséquent cesser de doter la “logique” hégélienne d’une prétention ontologique qu’elle n’a pas. »

193. WL I 1832, « Division générale de la logique », p. 44 ; W 5, p. 61.

194. Thèse défendue notamment par M. HEIDEGGER, La « Phénoménologie de l’Esprit » de Hegel, trad. E. Martineau, Paris,
Gallimard, 1984, introduction, p. 30. Comme y insiste avec pertinence Denise SOUCHE-DAGUES, « tout se passe comme si
Heidegger avait eu le dessein de niveler le hégélianisme, et, en l’enrôlant sous la bannière de la logique et de l’ontologie
traditionnelles, de lui faire perdre sa charge de nouveauté. […] Contre Heidegger, il faut reconnaître au moins le dessein
hégélien : celui de constituer un nouvel univers du discours et donc d’inscrire la vérité, comme processus de totalisation infinie,
dans d’autres structures que les structures finitistes de l’objectivation » (Le cercle hégélien, Paris, PUF, 1986, p. 11-12).

195. Tout le problème est évidemment de savoir où situer la théologie. Si, comme Heidegger, on considère que le
hégélianisme participe au plus haut point de la constitution « onto-théologique » de la métaphysique, il est dès lors loisible
d’assimiler la Doctrine du concept, voire la Science de la logique dans son ensemble, à ce qui s’appelait autrefois théologie
rationnelle (cf. M. HEIDEGGER, ibid., p. 30). Sur ce problème, cf. également Pierre AUBENQUE, « La question de l’ontothéologie chez
Aristote et Hegel », in Th. De Konninck et G. Planty-Bonjour (dir.), La question de Dieu selon Aristote et Hegel, op. cit.,
notamment p. 271.

196. SL I, « Division générale de la logique », p. 37 ; WL I 1812, p. 32.

197. Sur ce point, cf. Jocelyn BENOIST, « Introduction » à sa traduction de Kant, Réponse à Eberhard, Paris, Vrin, 1999,
p. 78 : « On ne peut qu’être frappé par le point auquel cette construction théorique peut être adossée à l’édifice qu’elle dépasse, et
répéter exactement ses structures, ses articulations, voire, de façon parodique, son projet. La systématique interne de la Critique
de la raison pure, comme celle, relative, des trois Critiques, demeure très profondément tributaire de celle de la métaphysique
classique. »

198. Ne doit pas nous égarer, de ce point de vue, la caractérisation fameuse de la Logique comme « la présentation de Dieu
tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini » (SL I, introduction, p. 19 ; W 5, p. 44) : si
la Logique présente Dieu, ce n’est pas au sens de la désignation théologique d’un objet suprême (Vor-stellung), mais au sens de
l’exposition immanente (Dar-stellung) d’une conceptualité absolue équivalant à la « vérité, telle qu’elle est sans voile en et pour
elle-même » (ibid., trad. mod.), débarrassée des pièges de la prédication ratiocinante.

199. MARX, Manuscrits de 1844, 3e manuscrit, trad. J.-P. Gougeon, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 162 : « La Logique,
c’est l’argent de l’esprit, la valeur pensée, spéculative, de l’homme et de la nature, leur essence devenue irréelle parce que
complètement indifférente à toute détermination réelle. C’est la pensée aliénée, qui doit nécessairement faire abstraction de la
nature et de l’homme réel : la pensée abstraite. » Cette comparaison audacieuse de Marx illustre bien la difficulté de comprendre,
d’un point de vue strictement matérialiste, cette autonomie de la Logique vis-à-vis de ses objets traditionnels autrement que sur le
modèle abstrait de la logique formelle.

200. D’où la tentation hégélienne de dialectiser ce qui, chez Plotin ou Proclus, dépasse l’intelligibilité proprement dite dans
l’expérience ineffable de l’Un. Cf. Werner BEIERWALTES, Platonisme et idéalisme, trad. M.-Ch. Challiol-Gillet et al., Paris, Vrin,
2000, p. 176-179.

201. La formule est d’Étienne GILSON, L’Être et l’essence, op. cit., p. 172. Notons néanmoins que l’assimilation commune
de la métaphysique wolffienne à une simple métaphysique du possible ne rend pas justice à la complexité de la démarche de
Wolff, qui maintient sa spécificité au problème de l’existence. Si l’étant se définit, à la suite de Duns Scot, comme « ce à quoi
l’existence ne répugne pas », une telle non-répugnance ne se réduit pas à la simple possibilité logique. Sur ce point, cf. Jean-Paul
PACCIONI, « L’aptitude à exister et la métaphysique wolffienne », Archives de philosophie, t. 65/1, 2002, p. 65-80.

202. À cette surdétermination négative de l’ontologie par la théologie s’ajoute une surdétermination positive par la
psychologie rationnelle : comme le rappelle M. PUECH, (Kant et la causalité, op. cit., p. 81), « les principes logiques sont réduits à
de simples modes opératoires de notre esprit, ils tiennent leur validité de la nature de l’esprit humain. […] Les principes sont ainsi
réduits, par une psychologisation radicale de l’entreprise métaphysique, à une propension innée à juger selon la non-
contradiction, et à exiger des raisons suffisantes. »

203. SL I 1832, « Division générale de la logique », p. 44 ; W 5, p. 61-62.


204. SL 1832, Préface, p. 4 ; W 5, p. 19.

205. Enc. 1830 – PN, Add. § 246, p. 343 ; W 9, p. 20.

206. Enc. 1830 – SL, § 24, p. 290 ; W 8, p. 81.

207. Ibid., § 20, p. 284 ; W 8, p. 71.

208. Ibid., § 26, p. 293 ; W 8, p. 93.

209. Pour une interprétation opposée de ce passage, cf. Bernard BOURGEOIS, Le vocabulaire de Hegel, Paris, Ellipses, 2000,
p. 46. Voir aussi la « Présentation » du même auteur à la Science de la logique de l’Encyclopédie, op. cit., p. 102-103.

210. VLM1817, ad § 18, p. 24 (nous soulignons).

211. Cf. SL I 1832, Préface, p. 3 ; W 5, p. 19 : « À titre de contenu de l’ancienne métaphysique et de l’ancienne logique ne
s’est jamais trouvé là qu’un matériau extérieur. »

212. LL1831, « Introduction à la logique », p. 36 ; VL1831, p. 19 (nous soulignons).

213. Enc. 1830 – SL, § 21R, p. 288 ; W 8, p. 76.

214. Ce point, qui permet de démarquer le propos hégélien de l’ancienne métaphysique, a bien été souligné par Bernard
MABILLE dans son article « Hegel et la signification du principe de raison », Lectures de Hegel, op. cit., p. 126-127.

215. Précisons : Hegel s’inspire ici clairement de la définition canonique de la métaphysique générale que proposait la
Schulmetaphysik allemande. Comme le remarque Jocelyn BENOIST dans son article « Sur une prétendue ontologie kantienne : Kant
et la néo-scolastique » (in Ch. Ramond (éd.), Kant et la pensée moderne : alternatives critiques, Bordeaux, PUB, 1996, p. 152-
154), la référence à la notion de Ding est caractéristique de la métaphysique précritique, c’est-à-dire d’une philosophie qui ne
pense pas encore le réel sous la forme oppositive des Gegenstände überhaupt. On trouve une formulation singulièrement proche
de celle de Hegel chez BAUMGARTEN, Metaphysik, Jena, Dietrich Schelglmann Reprints, 2004, 1re partie, introduction, § 4, p. 7 :
« L’ontologie […] est la science des prédicats communs ou abstraits des choses. » Ainsi s’éclaire le recours apparemment
déconcertant au concept de « Ding » pour caractériser la métaphysique, concept qui n’a par ailleurs qu’un rôle subordonné dans
la Doctrine de l’essence, loin d’épuiser le propos de la logique spéculative. Si l’on ne force pas le texte de Hegel en essayant d’en
faire une caractérisation de sa propre position, l’obstacle tombe, laissant transparaître sans équivoque la référence hégélienne au
discours réifiant de « l’ancienne métaphysique ».

216. Le dogmatisme inhérent à la métaphysique entendue comme « science des choses » a bien été aperçu en son temps
par SCHELLING, selon qui « le principe du dogmatisme se contredit lui-même, car il présuppose une chose inconditionnée
<unbedingtes Ding>, c’est-à-dire une chose qui n’en est pas une » (Du Moi…, op. cit., p. 72 ; SW I, p. 171-172). On ne saurait
mieux exprimer l’inadéquation foncière du référent chosique à la métaphysique bien comprise.

217. Enc. 1817 – SL, § 18, p. 191 ; Enz. 1817, p. 26.

218. SL I 1832, « Division générale de la logique », p. 44 ; W 5, p. 62.

219. Sur cette question, cf. H. F. FULDA, art. cit., p. 476-478.

220. Cf. KANT, Prol., OP II, p. 40-42 ; AK IV, 274 : « Ce travail est difficile, et exige un lecteur résolu à se situer peu à peu
par la pensée à l’intérieur d’un système qui ne prend encore pour fondement aucune donnée, hormis la raison pure elle-même, et
tente ainsi, sans s’appuyer sur un fait quelconque, de développer la connaissance à partir de ses germes originels » (nous
soulignons).

221. SL I 1832, Préface, p. 10 ; W 5, p. 27.

222. Ibid., p. 23 ; W 5, p. 29.

223. SL I, introduction, p. 15 ; W 5, p. 40. À ce propos, cf. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op.cit., p. 402 :
« Pourquoi l’apophantique est-elle par excellence le code de la vérité ? Pas plus qu’un autre, Kant n’a formulé cette question qui
l’aurait conduit à frapper de suspicion non plus le contenu, mais le clavier d’expression de la philosophie qu’il appelait
dogmatique. Il n’a jamais suspecté la syntaxe de la langue philosophique, ne s’est jamais demandé si les formes de celle-ci ne
recélaient pas déjà une métaphysique latente. »
224. Enc. 1830 – SL, Add. § 41, p. 497 ; W 8, p. 114. Cette identité du discours logique et de son autocritique est
précisément ce que Hegel appelle la « dialectique » (ibid.), ce pourquoi celle-ci peut bien constituer « l’âme motrice de la
progression scientifique » (ibid., § 81, p. 344 ; W 8, p. 173). Dans son ouvrage intitulé Sein und Schein. Die kritische Funktion
der Hegelschen Logik, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1978, Michael THEUNISSEN a brillamment entrepris de réinterpréter
l’ensemble de la Logique hégélienne dans la perspective de cette identité.

225. Cf. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op. cit., p. 409 : « Hegel, lui, ne proposait pas d’ontologie nouvelle. Pour
lui, une ontologie résulte toujours d’un choix discursif inconscient, d’une décision d’user des catégories de manière déterminée,
donc mutilatrice, pour les employer plus vite. »

226. A Niethammer, 20 mai 1808, in Cor. I, p. 209 ; Briefe I, p. 230.

227. SL I 1832, Préface, p. 3 ; W 5, p. 19.

228. FICHTE, Sur le concept de la doctrine de la science, in Essais philosophiques choisis [EPC], trad. L. Ferry et A.
Renaut, Paris, Vrin, 1984, p. 36 ; SW I, 46.

229. L’alternative entre une orientation ontologique et une orientation transcendantale de la logique hégélienne est
présentée de façon claire par Robert PIPPIN dans son Hegel’s Idealism, op. cit., p. 175-182.

230. Cf. Enc. 1830 – PN, Add. § 246, p. 343 ; W 9, p. 20. La remarque vaut également pour la « conscience cultivée » qui
s’adonne aux sciences empiriques, ainsi que le précise Hegel dans ses leçons sur la philosophie de l’esprit : « les sciences
empiriques contiennent plus de métaphysique qu’elles ne le pensent » (VPG1827, p. 156).

231. Telle est l’hypothèse « déflationniste » avancée par Klaus HARTMANN, notamment dans son article « Hegel : A Non-
Metaphysical View » in A. MacIntyre (éd.), Hegel : A Collection of Critical Essays, op. cit., p. 101-124. L’ouvrage classique en la
matière est celui de John N. FINDLAY, Hegel. A Re-examination, London, George Allen & Unwin, 1958.
Chapitre II

Réflexion
« Il n’est d’autre vérité de la réflexion isolée, de
la pensée pure, que son anéantissement. »
Hegel, Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte
et de Schelling

I
Faisant face aux impasses de la métaphysique classique, Hegel ne peut
manquer de marcher sur les traces de la philosophie transcendantale, par
laquelle seule quelque chose comme une « ancienne » métaphysique est
susceptible d’acquérir rétrospectivement sa signification véritable. Si la
philosophie critique est bien celle qui « a fait chuter la métaphysique1 », il
s’avère nécessaire de tirer les enseignements d’un tel effondrement et de se
mettre à l’écoute du discours qui a mis fin au règne de cette métaphysique
désormais révolue. Qu’un tel discours se soit mépris sur les véritables
fondements de l’illusion inhérente à la métaphysique d’autrefois, qu’il se soit
fourvoyé dans une subjectivisation excessive des concepts rationnels – dont
le résultat fut un enfermement ruineux de la problématique kantienne dans
une représentation instrumentaliste de la conceptualité philosophique –
n’implique aucunement d’ignorer les acquis de son entreprise de
déconstruction du « temple » métaphysique, bien au contraire2.
C’est précisément le désaccord sur le diagnostic au sujet de
l’effondrement de la métaphysique classique qui conduit Hegel à s’intéresser
aux modalités et aux résultats de la critique kantienne : les moyens employés
pour accélérer la fin de règne des grandes « noétiques » du passé n’étaient
peut-être pas les bons, mais la fin, elle, conserve sa légitimité. S’il n’est, pour
Hegel, de révolution sans réforme3, et si la réforme de l’entendement
esquissée dans l’Analytique transcendantale ne saurait suffire à révolutionner
en profondeur la raison dont la Dialectique transcendantale a exposé les
apories propres, il n’en demeure pas moins que la révolution kantienne a eu
lieu, modifiant de fond en comble la cartographie des possibles
philosophiques : si la réponse au quid juris d’un tel événement demeure
pendante, il importe à tout le moins de prendre acte de sa factualité et du
changement irréversible de plan philosophique qu’il implique. Il faut donc
tenir le plus grand compte de la réforme kantienne pour en accomplir les
prémices révolutionnaires.
De fait, c’est seulement à l’aune de la révolution kantienne que peut être
mise en évidence l’hétéronomie inéluctable qu’implique le réalisme
métaphysique, dès lors que celui-ci s’en tient à l’appréhension des formes
d’entendement sur le mode immédiat d’un donné, d’un toujours-déjà-là que
l’investigation rationnelle se contenterait d’accueillir tel quel en son sein
plutôt que d’en questionner la validité gnoséologique. En cela, la pensée de
Kant constitue bien une radicalisation de l’Aufklärung, si, comme on a pu le
dire, son exigence d’autonomie va jusqu’à remettre en cause le dogmatisme
sous-jacent à l’exigence d’« autarcie rationnelle » rendue manifeste dans la
pensée moderne depuis Descartes4. Le kantisme, de ce point de vue, est l’acte
de naissance de l’autonomie spéculative avant d’être celui de l’autonomie
pratique : « Le point de vue de la philosophie kantienne est que le penser, par
son pouvoir de raisonnement, est parvenu à se saisir en lui-même comme
absolu et concret, comme libre, comme terme ultime. […] Pour son autorité
rien d’extérieur n’a d’autorité ; il ne peut y avoir d’autorité ayant validité que
par le penser5. »
Une telle déclaration d’indépendance de la philosophie à l’égard de son
dehors ou de ses présupposés repose sur la mobilisation d’un geste
philosophique inédit, geste qui implique lui-même la possibilité d’une
explicitation régressive, par la rationalité spéculative, du statut de ses propres
opérations. Avec le kantisme s’amorce le règne nouveau de la réflexion
philosophique :
« La pensée libre est quelque chose qui n’a aucune présupposition. La pensée
de l’ancienne métaphysique n’était pas une pensée libre, puisqu’elle admettait
ses déterminations sans plus comme quelque chose de préexistant, comme un
a priori que la réflexion <Reflexion> n’avait pas elle-même examiné. La
philosophie critique, par contre, se donna pour tâche d’examiner dans quelle
mesure d’une façon générale les formes de la pensée peuvent permettre
d’accéder à la connaissance de la vérité6. »

Devant l’impossibilité de rallier directement la contrée de la Wissenschaft


achevée – nous avons vu précédemment combien le chemin le plus court vers
cette contrée était semé d’embûches – Hegel doit emprunter un détour, détour
que Kant et ses successeurs ont rendu célèbre sous le nom de réflexion, par
lequel une « raison affectée de finitude7 » dessine les contours de son
domaine dans l’immanence de son autocritique lucide. Le détour kantien par
la réflexion impose un véritable changement de ton dans l’énonciation
philosophique : à l’assurance de la déclamation ontologique s’oppose la
prudence aride de l’énoncé critique, son refus du « ton grand seigneur »,
l’acceptation d’une certaine fragilité de la parole spéculative. Face aux
hérauts de l’absolu, Kant se propose de développer, dans les coulisses du
grand concert métaphysique, « le contre-chant de l’hymne que la subjectivité
triomphante se chante à elle-même8 ».
À ce changement de ton correspond un changement de style : le fini ne se
saisit plus, comme chez Descartes, sur fond d’infini9, mais comme l’instance
positive et originaire en laquelle seule quelque chose comme l’inconditionné
peut acquérir un sens10. Ou encore, pour reprendre la terminologie judicieuse
d’Henri Birault, le fini tel qu’il se présente dans le kantisme n’est plus la
« finition » hellénique, ni la « finité » judaïque, mais la « finitude » moderne :
il ne se pense plus, comme c’était le cas chez les Grecs, à partir de la
positivité de la limite par laquelle il peut échapper à l’indétermination11, ni,
comme l’avait établi la tradition judéo-chrétienne, à partir de la perfection
première et souveraine de l’infini12, mais à partir de lui-même en tant qu’il
est désormais le « fait primitif », le « fondement sans fondement » de la
connaissance et de l’action13. Au terme de cette transformation profonde du
statut du fini, Kant parvient à dégager les conditions de pensée d’une
« finitude radicale et originaire14 ». Henri Birault a caractérisé avec une
netteté sans pareille la tension inhérente à cet ancrage inédit de la
connaissance dans le sol de la finitude humaine :
« Inscrire toute la vérité possible de la connaissance humaine au compte de la
finitude du sujet connaissant, en d’autres termes, montrer qu’une certaine
privation peut être la condition et le lieu d’une connaissance illimitée mais
cependant toujours finie, bref, dédiviniser la connaissance humaine, en faire
une altération, une dénaturation, une profanation de la chose tout en
continuant pourtant à laisser planer l’ombre d’un savoir meilleur sur ce savoir
trop humain, c’est ce que fera Kant15. »

Aux tentations dogmatiques du réalisme métaphysique, la démarche


critique oppose « une course continuelle au long de la finitude16 », qui
circonscrit méthodiquement la faille creusée dans le sol ontologique par
l’irruption de la subjectivité transcendantale17. C’est sur cette faille que Hegel
doit à son tour se pencher, quitte à y jeter un regard singulièrement différent
de celui de ses devanciers : si cette configuration inédite de la subjectivité
finie à laquelle on a pu donner le nom de « finitude constituante18 » ne savait
être pour lui le dernier mot du Système de la Science, si cette « finitude
absolue, fixe, insurmontable de la raison humaine19 » lui demeure
profondément suspecte en l’absoluité même de sa modestie, encore faut-il
passer par elle et faire l’épreuve des impossibilités qu’elle suggère – à
commencer par l’impossibilité d’une ontologie dogmatique, d’une saisie
directe des choses considérées en elles-mêmes au moyen de la prédication
logique ordinaire – pour définir à nouveaux frais les contours de la
métaphysique parvenue à sa maturité postkantienne.
C’est seulement en empruntant un tel détour par la réflexion critique sur
les présupposés de l’ancienne métaphysique que Hegel pourra échapper aux
errances anachroniques de « ces nouveaux fondateurs de nouveaux systèmes
qui font régresser la science en deçà de Kant20 » : cette nécessité d’un détour
signifie essentiellement l’impossibilité d’un retour, la nécessité de faire le
deuil de ce qui avec le kantisme a pris fin, savoir une certaine idée de la
philosophie entendue comme « Wissenschaft der Dinge ». Dans ce passage
par la réflexion de la raison sur ses propres opérations, passage par lequel le
philosophe doit renoncer à incarner ce « dalaï-lama spéculatif » tant raillé par
Feuerbach21, se décide ce qui doit advenir des ruines de l’ontologie
scolastique, mais aussi ce qui peut être sauvé du naufrage du dogmatisme
d’entendement dans « l’abîme sans fond de la métaphysique, sombre océan
sans rivages et sans phares » dont Kant stipulait déjà « qu’on doit [l’] aborder
à la manière d’un marin qui, ayant affronté une mer inconnue, doit, après
avoir rencontré quelque terre ferme, vérifier son itinéraire et s’assurer si, en
dépit des précautions que l’art du navigateur peut toujours prescrire, des
courants inaperçus ne l’ont pas égaré par hasard dans son parcours22. » Faute
de pouvoir se donner l’infini en dehors d’elle-même, la finitude
philosophante doit découvrir son nord en elle-même, dans les replis
jusqu’alors inexplorés de sa constitution transcendantale.
Remédier à l’égarement métaphysique, se prémunir contre les mauvais
courants qui agitent la raison en ses profondeurs inaperçues, tel est bien le
rôle que s’assigne la philosophie critique, ce qui suppose de mettre en
question l’homogénéité présumée du matériel conceptuel grâce auquel on
prétendait, jusqu’à présent, rendre compte du sens de l’être. Nexus du
dispositif transcendantal, la réflexion constitue le point de passage obligé
d’une spéculation soucieuse de rompre avec l’insouciance et les
inconséquences de la métaphysique passée. C’est donc par rapport à elle que
le hégélianisme doit se définir en propre, ce qui revient, comme on va le voir,
à se présenter sous la forme encore énigmatique d’une « nouvelle
métaphysique » décantée de ses carences formelles, passée au tamis de
l’investigation transcendantale, consciente de ce qui désormais ne saurait plus
être tenu pour une démarche métaphysique crédible.
S’il est désormais possible au hégélianisme de prendre ses distances avec
l’ontologie d’antan, c’est à l’élaboration de ce geste réflexif qu’il le doit :
pour autant, si l’horizon de « toute métaphysique future » est à présent
dégagé, il demeure trop étroit pour contenir l’exigence hégélienne d’un
Système de la Science ayant l’absolu non pour idéal régulateur, mais pour
élément vital. Pour le dire d’une formule hégélienne, la réflexion critique
n’accomplit que la première négation, c’est-à-dire la négation immédiate, de
l’ancienne métaphysique ; cette première négation, qui s’opère encore sur le
sol même de ce qu’elle nie et en constitue à ce titre une ultime affirmation,
devra être niée à son tour pour que l’héritage de la métaphysique classique
soit pleinement digéré et transfiguré en un nouveau visage de la spéculation.
Dans cette explication avec la théorie transcendantale de la réflexion, il en va
donc pour Hegel de la possibilité de définir les contours de ce que pourrait
être, une fois dissipés les mirages de l’ontologie, une métaphysique
rigoureusement postkantienne.

II
Avant de déterminer plus avant la façon dont Hegel se positionne par
rapport à la problématique transcendantale, commençons par nous donner
une vue plus précise de ce qu’il nous faudra entendre ici par « réflexion ».
Ainsi qu’on va le voir, le terme, tel que l’emploient Kant et ses successeurs,
va subir une mutation notable de sens par rapport à son emploi habituel dans
la philosophie classique. Plus précisément, c’est à la faveur du tournant
transcendantal de la philosophie moderne que le concept de réflexion va
recevoir une signification et une fonction nouvelles, inséparables de la
refonte kantienne du problème de la connaissance. En quoi la réflexion
acquiert-elle un nouveau statut en devenant réflexion transcendantale ? Et
comment une telle évolution conceptuelle va-t-elle influer sur l’élaboration
du postkantisme ?
S’agissant de la réflexion transcendantale, Kant précise dans la Critique
de la raison pure qu’elle « n’a pas affaire aux objets eux-mêmes, pour en
acquérir directement des concepts, mais [qu’] elle est l’état de l’esprit dans
lequel nous nous disposons d’abord à découvrir les conditions subjectives
sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts », ou encore « la
conscience du rapport des représentations données à nos différentes sources
de connaissance, qui seule peut déterminer exactement leur rapport entre
elles23 ». Ainsi définie, la réflexion devient l’instrument par excellence de la
philosophie transcendantale – le transcendantal, chez Kant, « ne signifie
jamais un rapport de notre connaissance aux choses, mais seulement à la
faculté de connaître24 » – dans la mesure où elle consiste expressément dans
la capacité de mettre nos représentations en rapport à leurs conditions de
production, en remontant patiemment la pente abrupte des amphibologies
conceptuelles que ne manque pas de commettre la raison philosophante en
son exercice incontrôlé.
Dans le cadre du court-circuitage de l’objectivisme ontologique suscité
par l’irruption de la problématique criticiste, cette compréhension nouvelle du
statut et du rôle de la réflexion permet d’établir une problématique originale
par rapport à la conception prékantienne de la réflexion, telle qu’on la
trouvait notamment exposée chez un Locke25 ou un Leibniz26. En lieu et
place de la réflexion conçue comme retour introspectif sur des états intérieurs
au sujet de la connaissance ou – selon la célèbre image de Locke – comme
repérage a posteriori des « fenêtres » taillées par les sensations empiriques
dans la « chambre noire » de l’entendement27, Kant rattache la problématique
réflexive à l’investigation sur les conditions de la connaissance objective28.
Une telle investigation permet de dépister l’amphibologie des concepts
ontologiques classiques – par quoi il faut entendre ici la « confusion de
l’objet pur de l’entendement avec le phénomène29 » – et de ramener le débat
épistémologique sur le strict terrain phénoménal, en empêchant le
métaphysicien dogmatique de jouer en toute impunité sur les deux tableaux,
c’est-à-dire d’« intellectualiser les phénomènes » ou de « sensualiser les
concepts » au mépris de la distinction transcendantale des sources de la
connaissance30.
La redéfinition kantienne du concept de réflexion permet ainsi de rompre
avec le projet d’une « noétisation » intégrale de l’être cher aux ontologies
scolastiques, en instituant la préséance décisive de la connaissance sur l’être
là où celles-ci définissaient contradictoirement la connaissance sur le fond
d’un être posé dogmatiquement comme antérieur et extérieur à la
connaissance ainsi secondarisée31. L’être se définit désormais à partir de la
connaissance et de ses limites propres, perdant au passage sa perméabilité
naturelle à la raison pour se positionner en face du sujet transcendantal, sous
la forme désenchantée du Gegenstand, c’est-à-dire de ce qui fait
irrémédiablement encontre au sujet, contrariant sa « disposition naturelle à la
métaphysique » en se donnant dans la semi-opacité indépassable de
l’expérience sensible.
Cette rupture implique la détermination d’un nouveau lieu de la réflexion,
le « lieu transcendantal », qui constituera l’arrière-plan du « lieu logique »
circonscrit en son temps par Aristote dans son Organon ; la réflexion sera
donc une « topique transcendantale », c’est-à-dire « l’appréciation de cette
place qui revient à chaque concept suivant la diversité de son usage, et
l’indication des règles pour déterminer ce lieu à tous les concepts32 ». Dès
lors, c’est le sens optique trivial du concept de réflexion qu’il s’agit de
remettre en cause ; en effet, le geste réflexif ne sera plus retour sur des faits
de conscience qui constitueraient le pendant psychique des faits empiriques
objectifs, ni simple comparaison logique de concepts considérés comme des
entités homogènes, mais détour par ce qui rend possible quelque chose
comme une connaissance de l’objet, y compris celle que nous procurait la
réflexion au sens classique du terme. Là où la réflexion logique s’en tient à
une analyse formelle des concepts, abstraction faite de leur « pedigree »
épistémologique, la réflexion transcendantale fournit un point de vue
génétique permettant de rendre compte de la constitution de nos
représentations en procédant apagogiquement à partir de leur donation
phénoménale33 :
« On pourrait donc dire que la réflexion logique est une simple comparaison,
car on y fait totalement abstraction de la faculté de connaissance à laquelle
appartiennent les représentations données, et elles sont dans cette mesure, en
ce qui concerne leur siège dans l’esprit, à traiter comme homogènes ; mais la
réflexion transcendantale (qui se rapporte aux objets mêmes) contient le
principe de la possibilité de la comparaison objective des représentations entre
elles, et elle est donc très différente de l’autre, puisque la faculté de
connaissance à laquelle elles appartiennent n’est pas la même34. »

La réflexion transcendantale se présente donc comme une investigation


sur les conditions de possibilité – et les limites – des représentations
mobilisées par la réflexion introspective et la réflexion logique, loin de se
confondre avec celles-ci. En cela, elle peut bien être qualifiée d’autoréflexion
de la raison, dans la mesure où elle se présente non comme le simple substitut
de la réflexion ordinaire, mais comme une réflexion sur cette première
réflexion qui, de son point de vue, était encore pratiquée de manière
irréfléchie, elle se définit en sa spécificité comme étant une analyse
préliminaire de la provenance des matériaux de la pensée réflexive qui est
aussi bien une autoanalyse de la raison philosophante.
Pour autant, la conception kantienne de la réflexivité philosophique, si
elle fait merveille quand il s’agit d’assigner les matériaux de la connaissance
empirique à l’hétérogénéité première de leur provenance – l’entendement et
la sensibilité – paraît moins à son aise dès lors qu’il lui faut penser le statut de
sa propre localisation, c’est-à-dire le statut du discours critique en général et
de cette capacité rationnelle qu’a le sujet transcendantal de localiser l’a priori
comme condition de l’objectivité : la topique kantienne semble ainsi échouer
à circonscrire le lieu de sa propre élaboration, qui est aussi bien le lieu de la
faculté de localiser. Ici ressurgit ironiquement la métaphore optique
congédiée par la redéfinition transcendantale de la réflexion : tel un œil
incapable de se voir lui-même, le regard critique ne parvient pas à conquérir
une quelconque Übersicht sur ce qui dessine, en amont de son discernement
de facto des sources de la connaissance, les conditions de visibilité qui, de
jure, sont en vigueur sur le territoire de la raison.
La définition inaugurale du programme critique laissait pourtant entrevoir
une extension tout à fait remarquable de la réflexion de la raison sur ses
propres opérations :
« Je n’entends pas par là [le tribunal qu’est la Critique de la raison pure] une
critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en
général, à l’égard de toutes les connaissances auxquelles elle peut tendre
indépendamment de toute expérience, par suite la décision sur la possibilité ou
l’impossibilité d’une métaphysique en général et la détermination aussi bien
de ses sources que de son étendue et de ses limites, le tout à partir des
principes35. »
Mais en dépit de ses prétentions avouées à rendre compte adéquatement
de sa propre nature, la raison kantienne semble plus encline à évaluer ce qui
n’est pas elle qu’à se connaître elle-même, ou du moins à mettre en évidence
ses propres conditions de possibilité. Faisant la lumière sur l’ensemble du
système des facultés, la raison philosophante paraît condamnée à garder
comme sa part d’ombre une zone irréductible d’opacité à son propre
discernement critique : cette ultime « nappe de brouillard » sur l’océan de la
connaissance, c’est précisément celle dans laquelle s’élabore le discours
critique lui-même, celle où s’édifie un discours d’un type pour l’instant
indéterminé, quand bien même il rendrait possible la circonscription des
autres discours théoriques : celui de la Critique de la raison pure elle-même.
Au bout du compte, il se pourrait bien qu’en opérant le redoublement de
la connaissance scientifique par une autre connaissance qui doit s’assurer des
conditions de validité de la première, le kantisme ouvre la porte à une forme
de régression à l’infini particulièrement redoutable, car portant de façon
itérative sur la validité du discours ayant pour objet les conditions de validité
du discours précédent. De métadiscours en métadiscours, on n’en finirait pas
d’épuiser le jeu de renvoi d’une condition de validité à l’autre, rendant par là
le projet de connaissance vertigineux et incertain. C’est donc d’une critique
démultipliée que l’on aurait besoin pour fonder en raison le savoir de départ,
ainsi que le remarque Schelling avec sagacité :
« À première vue, cette idée [qu’“avant de prétendre connaître quelque chose,
il est nécessaire de soumettre à un examen notre pouvoir même de connaître”]
est d’une évidence parfaite. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit
qu’il s’agit là d’un connaître du connaître, et que ce connaître du connaître, lui
aussi, est justement un connaître. Il faudrait donc d’abord s’interroger sur la
possibilité d’une telle connaissance du connaître, et on pourrait répéter cette
question à l’infini36. »

Face à ce constat d’incomplétude dont le passage au « mauvais infini » –


qui n’est que la reformulation postkantienne du deuxième mode
d’Agrippa37 – est ici le symptôme éloquent, les successeurs de Kant ne se
contenteront plus d’une simple acception instrumentale de la réflexion
philosophique – si la raison pure est à la fois le sujet et l’objet de
l’investigation transcendantale, elle ne saurait échapper aux implications de
son propre verdict, pas même et surtout pas lorsqu’elle s’examine elle-même
pour s’assigner des limites théoriques – et conféreront à l’idée
d’autoréflexion38 une extension tout autre, jusqu’à remettre en cause la portée
de la formulation kantienne du problème transcendantal.

III
Dans une telle perspective, qu’est-ce qui pourra bien distinguer ce que
nous avons appelé la Selbstreflexion de la réflexion transcendantale ? Et tout
d’abord, que peut bien désigner le préfixe « selbst- » dans une telle
expression ? La chose est moins évidente qu’il n’y paraît. En effet, si
l’autoréflexion ne signifiait que la « réflexion sur soi-même », il n’y aurait là
qu’une redondance inutile par rapport à la simple réflexion ordinaire, qui
implique déjà, à la façon d’un jeu de miroir intellectuel, un tel retour sur soi
du sujet réfléchissant. Le Selbst ne sera donc point à entendre ici comme un
simple objet de la réflexion qui serait autre qu’elle, mais bien comme un
redoublement de la réflexion, comme une réflexion au carré, une réflexion de
la réflexion elle-même. Réfléchir (sur) la réflexion, cela signifiera donc avant
tout appliquer le geste réflexif à l’opération réflexive elle-même, ou encore
rapporter l’activité réflexive à ses propres conditions de possibilité.
Par ce biais va s’opérer une radicalisation du geste transcendantal
susceptible d’ébranler les fondations de la philosophie critique en laquelle il
avait trouvé à la fois son lieu de définition et son terrain privilégié
d’effectuation : le discours kantien, instance judicative au sein du tribunal de
la raison, passe à son tour au banc des accusés, sommé qu’il est de rendre
compte, non plus de la simple possibilité de la connaissance physique ou
mathématique, mais de la possibilité de sa propre validité, étant entendu
qu’une telle validité ne saurait dépendre des conditions de la connaissance
empirique examinées dans la Critique de la raison pure, puisque ce sont bien
plutôt ces mêmes conditions qui deviennent à présent l’objet privilégié du
discours philosophique.
Le problème est que le discours kantien ne semble point apte à rendre
compte de ses propres conditions de possibilité, absorbé qu’il est par
l’examen des conditions de la seule connaissance phénoménale. En
particulier, on voit mal sur quel type d’actes intellectuels un tel discours
pourrait reposer, si tant est que « notre nature est telle que l’intuition ne peut
jamais être que sensible39 », alors même que les assertions philosophiques de
la Critique paraissent réclamer un tout autre type d’intuition, orienté cette
fois-ci vers les contenus intellectuels qu’elles mobilisent constamment pour
prétendre à une quelconque validité universelle. Une fois replié sur lui-même,
le discours critique ne manque pas de susciter la perplexité, incapable qu’il
est de s’ériger en tribunal valide dans l’immanence de la réflexion de la
raison en et sur elle-même. À cette perplexité vient répondre un nouveau
genre de scepticisme, qui fera porter son doute non plus sur les thèses
philosophiques, mais sur le lieu de provenance du discours critique qui
entend précisément statuer sur la validité de ces thèses. C’est seulement par
ce nouveau détour – détour qui vient redoubler le détour kantien, non pour
nous ramener aux tournures naïves de l’ancienne métaphysique, mais pour
hisser l’inquiétude métaphysique à un niveau de lucidité proprement inédit
dans l’histoire de la philosophie moderne – que peut devenir intelligible
l’irruption de cette « réflexion au carré » qui caractérise en propre le projet de
l’idéalisme allemand.
On sait comment le sceptique Schulze, dont les accusations sont pour
partie à l’origine de la réélaboration fichtéenne de la philosophie comme
« doctrine de la science40 », met en demeure le criticisme de se retourner
contre lui-même afin d’apercevoir ses propres contradictions. Ce faisant, il
opère un déplacement décisif pour ce qui est de définir la problématique
sous-jacente à la pensée postkantienne. Jusqu’alors, la majorité des critiques
adressées au kantisme, dans le sillage des interrogations de Jacobi, portait
essentiellement sur sa théorie transcendantale de l’objectivité : dans cette
perspective, la question dominante était surtout de savoir si l’idéalisme
transcendantal, en équilibre précaire sur le fil de sa théorie de l’idéalité
transcendantale des phénomènes, était apte ou non à éviter de retomber soit
dans le dogmatisme de ceux que Reinhold appelait avec mépris die Kenner
der Dinge an sich41, soit dans un scepticisme rationaliste résolument
postkantien dont Maïmon fournissait l’exemple emblématique.
Fameuse est la formule exprimant la gêne ressentie par Jacobi face à la
chose en soi, qui lui semblait un présupposé réaliste incompatible avec les
réquisits fondamentaux de l’idéalisme transcendantal kantien :
« Je dois avouer que ce scrupule ne m’a pas peu arrêté dans l’étude de la
philosophie kantienne, au point que, plusieurs années de suite, je dus
reprendre complètement la Critique de la raison pure, parce que je ne cessais
d’être troublé de ne pouvoir entrer dans le système sans admettre ce
présupposé et de ne pouvoir y demeurer en l’admettant42. »

De cette alternative problématique, on a pu donner le commentaire


suivant : « Le kantisme est contradictoire : avec la supposition de la chose en
soi on ne peut rester en lui, car selon lui nous n’avons affaire qu’à des
phénomènes, mais sans cette supposition on ne peut entrer en lui, car le
concept de phénomène renvoie à celui d’être et celui de sensibilité, par
exemple, exprime une médiation entre deux réalités, l’être et le Moi, dont il
faut admettre ainsi également l’existence43. » Dans cette remise en cause de
la théorie kantienne de la phénoménalité, ce qui retient le plus l’attention,
c’est l’instabilité de l’objet de la connaissance, pris en tenaille entre les
menaces symétriques de « l’idéalisme matériel44 » et du « réalisme
transcendantal45 ». Cependant, tandis qu’elle est absorbée par le statut de
l’objet dans l’espace extérieur, la critique jacobienne passe sous silence la
menace la plus grave qui pèse sur le criticisme, menace qui concerne cette
fois-ci l’espace intérieur circonscrit par les affirmations du discours critique
lui-même.
Cette polémique autour de la chose en soi, aussi pertinente qu’elle soit au
niveau qui est le sien (niveau où est déjà considérée comme réglée la
question de la possibilité de la philosophie critique elle-même), nous paraît
manquer l’essentiel. En effet, l’idéalisme transcendantal, avant de conduire à
des ambiguïtés au niveau de sa théorie de l’objectivité, comporte en son
noyau spéculatif même un problème d’une tout autre ampleur, concernant
non plus sa relation à l’objet, mais sa relation à lui-même. C’est ici, en ce
point de bascule du kantisme vers les grandes tentatives de l’idéalisme
allemand, que la critique sceptique de Schulze intervient. En cela
formellement semblable à l’aporie jacobienne concernant la chose en soi,
l’examen sceptique d’Énésidème se condense sous la forme d’une alternative
pour le moins embarrassante :
« Si ce que la Critique affirme savoir des fondements de l’expérience est une
connaissance réelle, l’affirmation de la même Critique, selon laquelle toute
connaissance vraie de notre esprit est limitée exclusivement aux objets de
l’expérience, est absolument fausse. Si, par contre, cette affirmation devait être
vraie, toute connaissance des sources de l’expérience doit être tenue dans son
ensemble pour une apparence vide46. »

En s’appuyant sur un commentaire remarquable de cette objection, nous


pouvons développer quelque peu les implications sceptiques de la critique
schulzienne : « – Ou bien ce que dit la Critique est vrai et alors pour qu’une
connaissance soit vraie, il faut qu’il y ait une intuition et un concept. Or,
l’énumération des conditions de possibilité de la connaissance ne satisfait pas
à ce critère de vérité, puisque ces conditions ne sont pas représentables par
intuition et concept. Par suite, si ce que dit la Critique de la raison pure est
vrai, alors la Critique de la raison pure est fausse ; – ou bien, il existe un
mode de vérité autre que la liaison d’un concept et d’une intuition. En ce cas,
Kant a tort de dire que la seule vérité est celle des jugements mathématique et
physique. Par suite, là encore, la Critique de la raison pure est fausse47. »
On ne saurait sous-estimer l’importance de cette critique autoréflexive du
kantisme48, critique qui permet, autrement mieux que les objections
jacobiennes à propos de la chose en soi, de comprendre la constitution du
postkantisme comme exigence d’une science systématique apte à intégrer en
son sein une réflexion sur la validité de ses propres énoncés49. Si le
questionnement sceptique classique (que les objections de Jacobi ne font, tout
compte fait, que remettre en scène en l’adaptant au contexte kantien) portait
essentiellement sur le rapport du discours philosophique au monde
extérieur50, la problématisation du kantisme par le scepticisme schulzien,
sans renoncer à ce thème, le rend solidaire et dépendant d’un questionnement
plus radical sur la nature même de la discursivité philosophique.
Au final, il n’est pas interdit d’affirmer qu’à la suite du coup de semonce
produit par la critique de Schulze, c’est un nouveau paysage intellectuel qui
se dessine, trouvant sa cohérence interne dans le traitement spéculatif
multiforme d’un même défi sceptique : « l’idéalisme allemand réunit
l’ensemble des tentatives visant à relever la philosophie d’un scepticisme
auquel le criticisme n’a pu répondre, puisqu’il en est bien plutôt le nouveau
motif. Scepticisme radical, qui ne porte pas sur l’une ou l’autre de ses
affirmations, mais sur sa propre possibilité d’affirmer en général51. » Là où le
scepticisme classique avait trouvé en Kant son juge de paix, le scepticisme
postkantien réclame à son tour la création d’un nouveau style philosophique
apte à intégrer en son sein un traitement autoréférentiel de sa propre validité.
Autrement dit, à l’aune de la demi-mesure réflexive proposée par la
démarche kantienne – le kantisme n’est bien, selon Fichte, qu’un « demi-
criticisme52 » – il est temps de radicaliser la question transcendantale en son
orientation autoréflexive et de se confronter sans détour à « la question de
savoir comment la philosophie en général serait possible53 ». Faute d’une
inflexion autoréférentielle de sa démarche, la réflexion kantienne se voit ainsi
condamnée à l’inconséquence théorique, en s’excluant elle-même du « pays
de la vérité » qu’elle a pourtant contribué à circonscrire. Passer de la
réflexion à l’autoréflexion54, cela revient pour Fichte et ses successeurs à
définir les conditions qui rendent possible la réflexion transcendantale, c’est-
à-dire les conditions d’énonciation et de validation du discours réflexif du
philosophe sur le statut de nos représentations objectives55. L’autoréflexion
est donc un discours non plus au second degré, mais pour ainsi dire au
troisième degré, puisqu’elle consiste dans la réflexion sur ses conditions de
possibilité d’un discours réflexif déjà second par rapport à son objet, le
discours scientifique ou ontologique ordinaire.
Afin de répondre aux objections sceptiques de Schulze, Fichte entend
reprendre le programme kantien d’une remise en cause de l’ontologie
dogmatique de l’objet en le reformulant sous une forme plus explicitement
métathéorique, comme recherche d’une « science de la science56 » ou d’une
« science du savoir57 » apte à produire la déduction des conditions de validité
du discours philosophique. Réveillé de son sommeil dogmatique (plus
reinholdien que kantien) par le défi schulzien d’une autocontradiction du
criticisme, Fichte va mettre en œuvre un concept de réflexion apte à
surmonter l’aporie d’un discours en contradiction avec ses propres résultats.
Prenant son départ dans une « problématique métacognitive58 » irréductible à
la question transcendantale de la représentation d’objet, la réflexion
fichtéenne va se distinguer nettement de son modèle kantien en prenant les
actes intellectuels du philosophe pour objet d’investigation59. Se dégage ainsi
un autre niveau d’analyse, superposé au niveau du discours critique initial,
qui vient redoubler celui-ci en amenant à l’intelligibilité la série idéale des
actes qui le composent :
« Dans le premier cas, il n’y a qu’une réflexion simple sur le phénomène – la
réflexion de l’observateur – dans le second cas on est en présence d’une
réflexion sur la réflexion – et qui est la réflexion du philosophe sur cette
modalité d’observation60. »

Aux yeux de Fichte, Kant lui-même reste dogmatique, c’est-à-dire


prisonnier d’un discours insuffisamment réflexif61, faute d’avoir répondu
correctement – du moins explicitement62 – à la question de la possibilité de la
Critique de la raison pure, c’est-à-dire à la question de la validité des
énoncés philosophiques qui composent le discours transcendantal. Ce qui
ressort d’une telle analyse autoréférentielle du kantisme, c’est l’idée d’une
profonde méconnaissance de Kant vis-à-vis de la portée de sa philosophie : le
kantisme appréhendé en sa discursivité même deviendrait comme étranger à
son auteur, produisant des effets collatéraux non prévus par l’initiateur du
geste critique. Comme y insiste Fichte dans une lettre à Schelling, « Je suis
assurément convaincu que la philosophie kantienne, si elle devait ne pas être
comprise comme nous le faisons, serait un total non-sens. Mais je pense, à la
décharge de Kant, qu’il se fait du tort à lui-même ; qu’aujourd’hui il ne sait ni
ne comprend plus sa propre philosophie, laquelle ne lui a jamais été
particulièrement familière63. »
De ce point de vue, la disqualification prématurée de l’intuition
intellectuelle constitue le symptôme exemplaire d’un certain aveuglement du
discours kantien aux conditions de sa propre constitution :
« Kant avait l’intuition intellectuelle mais n’y a pas réfléchi. Toute sa
philosophie est un résultat de cette intuition car il affirme que les
représentations nécessaires sont produites par l’agir de l’être raisonnable et
non par son pâtir. Or, il ne pouvait arriver à pareil résultat que par
l’intuition64. »

Il faudra donc transgresser l’interdit kantien65, non pour retomber dans


quelque « idéalisme fantastique », mais bien pour accomplir le geste critique
en le conduisant jusqu’à ses plus extrêmes possibilités : l’intuition
intellectuelle, dans ce cadre, sera tout simplement « cette intuition de soi-
même mobilisée par le philosophe, dans l’accomplissement de l’acte par
lequel le Moi prend naissance pour lui66 », c’est-à-dire la faculté de remonter
la pente de la représentation objective jusqu’à sa source subjective
inapparente. Dès lors, il ne s’agira plus de se contenter de définir les
conditions d’une objectivité quelconque, mais bien plutôt, dans une démarche
régressive qui relève davantage de l’épistémologie génétique que de
l’ontologie descriptive, de dégager les réquisits nécessaires d’un accord entre
le dire et le faire, entre le contenu théorique de l’énonciation et l’acte même
par lequel un tel contenu se trouve énoncé sur un mode aléthique :
« Il y a, dans tout savoir dérivé ou dans tout phénomène, une contradiction
pure et absolue entre le faire et le dire : propositio facto contraria. […] C’est
précisément sur ce point que se fonde la réfutation très adroite qui consiste à
rejeter et présenter dans leur incomplétude – ce qui n’est même pas l’occasion
pour ces auteurs de s’amender eux-mêmes – tous les systèmes qui ne s’élèvent
pas jusqu’à la pure raison : on leur démontre la contradiction entre ce qu’ils
disent dans leur principe et ce qu’ils font67. »

Ainsi s’opère dans la démarche fichtéenne comme une radicalisation de


la maxime kantienne de la « pensée conséquente » (qui consiste à « penser
toujours en accord avec soi-même68 ») à l’encontre de sa réalisation littérale
sous la forme des trois Critiques ; comme le souligne Fichte, « c’est selon
l’esprit qu’on est obligé d’expliquer la Critique, si l’on veut parvenir à une
explication correcte selon la lettre69 ». S’il est conforme à la raison d’être
conséquent avec soi-même, dès lors un tel impératif de cohérence doit
pouvoir s’appliquer à la raison philosophante elle-même, non seulement à ses
propres énoncés, mais encore à l’énonciation dont ils sont le résultat, aux
actes rationnels fondamentaux dont une enquête génétique devra révéler la
nécessité cachée. La question rectrice de la réflexion philosophique, dès lors,
ne peut plus être : « comment nos représentations se rapportent-elles à un
objet ? », mais sera désormais : « comment les pensées s’accordent-elles à
l’agir de notre esprit70 ? »
L’inflexion fichtéenne donnée au problème de la réflexivité du savoir
philosophique s’oriente donc vers un système des actes intellectuels par
lesquels quelque chose comme un énoncé philosophique, fût-il lui-même déjà
réflexif (au sens ordinaire du terme), est rendu possible. Ce faisant, la
réflexion philosophique double la « série réelle » des représentations
ordinaires d’une « série idéale » en laquelle la raison du philosophe
recompose la connexion nécessaire des actes qui président à de telles
représentations. Au début de la Seconde introduction à la Doctrine de la
science de 1797, Fichte précise cette image : « Dans la doctrine de la science
il existe deux séries extrêmement différentes de l’agir spirituel : la série du
Moi que le philosophe observe et la série des observations du philosophe71 ».
Ce que le discours kantien appréhendait encore de façon empirique, comme
un a priori seulement trouvé par la raison, doit désormais faire l’objet d’une
déduction en bonne et due forme : ce qui est nécessitant doit lui-même être
exhibé de façon nécessaire. Ou, selon l’expression suggestive du jeune
Schelling : « La philosophie n’est pas encore parvenue à sa fin. Kant a donné
les résultats ; les prémisses manquent encore. Et qui peut comprendre les
résultats sans les prémisses72 ? »
Ainsi se trouve définie une nouvelle forme d’idéalisme transcendantal,
dont la lettre se veut enfin conforme à l’esprit kantien, désormais apte à
résorber la part d’ombre de la raison philosophante dans la transparence à soi
de l’intelligence parvenue à un degré supérieur de réflexivité. Dès lors, c’est
la définition même de ce que Kant appelait « l’idéalisme critique73 » qui se
divise en deux versants, selon que l’on opte pour une déduction rigoureuse
des actes intellectuels ou que l’on se contente d’en recueillir les résultats dans
les produits de la représentation :
« L’idéalisme critique peut être mis en œuvre de deux façons. Ou bien il
déduit, à partir de lois fondamentales de l’intelligence, le système des modes
d’agir nécessaires en même temps que les représentations objectives qui
surgissent effectivement par le biais de celui-ci ; il laisse progressivement
surgir sous les yeux du lecteur ou de l’auditeur l’étendue totale de nos
représentations ; ou bien, à partir d’on ne sait où, il saisit ces lois en la façon
dont elles sont déjà immédiatement appliquées aux objets, donc les saisit à
leur plus bas degré (on les nomme à ce degré, les catégories), et affirme dès
lors que les objets sont déterminés et ordonnés par ces lois74. »

Cette nouvelle compréhension de l’idéalisme critique constituera comme


l’envers de la « série réelle » dont s’occupait Kant, dégageant par une libre
abstraction de soi de la raison les conditions nécessaires de la représentation
intellectuelle, là où l’idéalisme kantien ne faisait que trouver ces lois déjà
incarnées dans la connaissance, contredisant la nécessité interne de leur
fonctionnement par la contingence de leur découverte. Selon Fichte, au
contraire, « le tout est donné à l’idéaliste du point de vue de la conscience
nécessaire ; il le trouve comme il se trouve lui-même. Mais ce n’est que par
liberté qu’est produite la série engendrée par la synthèse du tout75. » À
l’empirisme de la raison dénoncé jusqu’au sein de la Critique de la raison
pure76, il s’agit d’opposer un idéalisme authentique, conséquent, qui ne se
réduise point à la contemplation a posteriori des représentations existantes
saisies dans leur factualité, mais soit capable de produire par abstraction de
l’égoïté empirique la dérivation génétique de telles représentations à partir de
l’égoïté purement a priori dont la Doctrine de la science fait son assise
fondamentale77.
Au plus loin de toute ontologie parcourant avec insouciance
l’ameublement du monde78, la doctrine de la science se propose pour tâche
de répondre à la question du « fondement de toute expérience », question qui
n’est autre que celle du « fondement du système des représentations
accompagnées du sentiment de nécessité », donc du « fondement de ce
sentiment de nécessité lui-même ». Et Fichte de conclure : « Répondre à cette
question est la tâche de la philosophie et, à mon sens, la philosophie n’est
rien si ce n’est la science qui accomplit cette tâche79. » En ce sens, on peut
bien dire que Fichte a jeté les bases d’une métaphysique postkantienne,
entendue comme « métaphysique génétique de l’ontologie80 ».
Un tel projet semble donc avoir pris la pleine mesure de la crise de
l’ontologie classique dont l’Analytique transcendantale avait déjà commencé
à tirer les conséquences en refondant une telle ontologie dans une théorie
générale des principes de la représentation phénoménale. Tel ne sera pourtant
pas l’avis de Hegel, dont le projet propre, bien que tributaire des avancées
fichtéennes, va s’élaborer selon de tout autres modalités. Il nous faut donc
examiner de quelle façon le hégélianisme s’est positionné par rapport à
l’idéalisme fichtéen, afin de déterminer pour quelles raisons cette forme
novatrice d’idéalisme ne pouvait pas encore constituer une réponse
satisfaisante aux problèmes centraux que devait affronter la philosophie
parvenue à sa phase suprême de lucidité autoréflexive.

IV
Dans sa quête d’une transformation de la métaphysique, Hegel trouve en
Fichte un allié précieux. Une fois passé le temps des critiques féroces et
parfois hâtives81 menées au nom d’un schellingianisme plus partisan que
réfléchi, Hegel n’a de cesse de reconnaître « le grand mérite de la philosophie
fichtéenne » et son « importance82 » considérable pour la compréhension du
problème postkantien de la redéfinition de la philosophie. Avec Fichte
commencerait une nouvelle époque philosophique, celle de la philosophie
enfin élevée à son niveau proprement spéculatif : « c’est ce défaut,
l’inconséquence kantienne impensée qui fait que son système entier manque
d’unité spéculative, que Fichte a supprimé. (…) Sa philosophie (…) est une
présentation plus conséquente de la philosophie kantienne83. » Au point qu’il
n’est pas exagéré de parler ici de « révolution » philosophique, plus encore
peut-être que pour Kant84, tant la pensée fichtéenne, par la radicalité de son
exigence, a su se prémunir contre les tentations de la vulgate philosophique et
les pièges du sens commun, réduisant le cercle des philosophes authentiques
à ses dimensions les plus restreintes :
« La philosophie de Fichte est l’achèvement de la philosophie kantienne. En
dehors de celui-ci et de Schelling, il n’existe pas de philosophie. […] Avec la
philosophie de Fichte une révolution s’est opérée en Allemagne. Jusque dans
la philosophie kantienne, la philosophie éveillait un intérêt universel ; elle était
accessible, on en était curieux, il était d’un homme cultivé de la connaître. En
d’autres temps des hommes d’affaires, des hommes d’État s’en occupaient ;
maintenant, avec la philosophie kantienne, les ailes leur tombent. Ils ne sont
pas parvenus jusqu’à ce qu’il y ait de spéculatif chez Fichte ; c’est surtout
depuis Fichte que le spéculatif est devenu l’affaire d’un petit nombre
d’hommes85. »

Un tel éloge n’a rien de forcé ni de circonstancié ; au-delà des


événements contingents qui ont permis d’apaiser le débat86, il est des raisons
de fond qui permettent de rendre compte d’une réévaluation notable de la
pensée fichtéenne dans la philosophie hégélienne de la maturité. La figure de
Fichte ne se réduit aucunement, du point de vue hégélien, à la « vision morale
du monde » dont il critiquera les dérives dans la Phénoménologie de l’esprit.
Quand bien même on s’en tiendrait à la seule période d’Iéna, on aurait de
toute façon tort de sous-estimer l’éloge discret mais révélateur qui présidait
déjà à la présentation du système de Fichte dans l’écrit sur la Différence :
« Cet exposé porte d’abord sur la philosophie de Fichte comme système. Il ne
s’agit pas de ce qui fait d’elle une spéculation des plus approfondies et
profondes, une manière authentique de philosopher, d’autant plus
remarquable si l’on tient compte de l’époque de sa parution : alors même la
philosophie de Kant n’avait pu inciter la raison à reprendre le concept d’une
spéculation authentique, laissé à l’abandon87. »

L’hommage hégélien, par le contraste appuyé qu’il introduit entre la


pensée fichtéenne et ses antécédents kantiens, est tout à fait remarquable. Au
sein même de ce qui passe souvent comme l’écrit hégélien le plus
défavorable à Fichte88, l’exposé de Hegel s’avère donc plus nuancé que
prévu : si le système de Fichte est imparfait, du moins son noyau spéculatif,
par le retour qu’il opère à une conception supérieure de la pensée
philosophique que la polémique kantienne avec la Schulmetaphysik avait
contribué à délaisser, est-il conforme aux exigences profondes de la
« spéculation authentique ». Où l’on voit que Hegel lui-même a bien
conscience de ne donner dans ce texte qu’une vue partielle – donc partiale –
de la pensée fichtéenne, dictée par les circonstances éditoriales de son propos
(répondre à la critique de Fichte formulée par Reinhold89) ainsi que par la
problématique déterminée qui préside à son développement : il s’agit bien ici
de ne s’interroger que sur les conditions qui permettraient de répondre au
« besoin de la philosophie », c’est-à-dire au « besoin de produire une totalité
du savoir, un système de la science90 ». C’est bien la question déterminée de
la philosophie comme système qui régit l’orientation des analyses
hégéliennes, question issue « des besoins du temps91 » et qui rend nécessaire
un examen circonstancié d’un seul aspect de la pensée fichtéenne, au
détriment de l’autre.
Comme le souligne nettement Hegel dans son avant-propos, « c’est en
vertu d’une nécessité interne de la question même qu’il faut distinguer ces
deux aspects du système de Fichte : l’un qui établit à l’état pur le concept de
la raison et de la spéculation et rend donc possible la philosophie ; l’autre qui,
posant l’identité de la raison et de la conscience pure, érige en principe une
interprétation de la raison qui lui donne une forme finie92. » De fait, dès le
début de l’exposé consacré à Fichte, Hegel insistera exclusivement sur
l’impossibilité de « dépasser la conscience pure comme concept93 », donc sur
le second aspect, au détriment de ce qui conférait à la pensée fichtéenne sa
dimension proprement spéculative, « la pensée pure de soi-même, l’identité
du sujet et de l’objet sous la forme moi = moi », étant entendu que
« quiconque s’en tient à ce principe […] trouve là l’expression hardie du
principe authentique de la spéculation94 ».
Ainsi, dès le Differenzschrift, l’appréciation hégélienne de Fichte est tout
sauf univoque : en deçà de l’ambition systématique avortée, le socle
principiel du fichtéanisme demeure quant à lui valable, bien qu’en attente
d’une mise en œuvre adéquate. De ce point de vue, les visées polémiques des
ouvrages ultérieurs (Foi et savoir, troisième partie, sur la réduction
subjectiviste de la rationalité philosophique conformément à la prédominance
historique du « principe du Nord95 » ; Des différentes manières de traiter
scientifiquement du droit naturel, deuxième partie, sur le « formalisme » de
la raison pratique considérée comme « système de l’extériorité96 » sous ses
aspects éthique et juridique) ne feront qu’approfondir le premier versant
distingué dans la démarche de Fichte, sans jamais s’attarder explicitement sur
les promesses impliquées par le second. – Et pour cause : c’est bien à partir
de ce deuxième aspect de la démarche fichtéenne que Hegel va construire la
position herméneutique qui lui permettra à chaque fois d’invalider l’autre
aspect d’une telle démarche.
De même que Fichte jouait pour ainsi dire Kant contre lui-même en
soumettant sa doctrine à une procédure critique autoréférentielle, de même
Hegel semble jouer le principe de Fichte contre son système – l’esprit
spéculatif contre la lettre doctrinale – en pointant en celui-ci une
inconséquence interne de la démarche spéculative, une infidélité aux
virtualités impliquées dans le principe de l’identité absolue « A = A », en
stricte conformité à la conception générale de la critique philosophique forgée
durant la même période :
« S’il apparaît […] que l’idée de la philosophie est effectivement entrevue, de
l’exigence et du besoin qui s’expriment, la critique peut retenir ce qu’il y a
d’objectif où le besoin cherche satisfaction, et tirer de l’authentique tendance à
l’objectivité accomplie qui lui est propre la réfutation de ce qu’il y a de borné
dans la forme97. »
Autrement dit, en dépit des inexactitudes manifestes sur lesquelles repose
la lecture hégélienne de Fichte98, il nous faut faire droit aux prétentions
autoréflexives de la critique de Hegel, et tenter de reconstituer la manière
dont celui-ci entend développer un « post-fichtéanisme » conséquent à partir
d’une critique immanente de la démarche de son prédécesseur. C’est ici que
la notion de réflexion va ressurgir – dans le droit fil du débat déjà entrevu à
propos de son statut dans la philosophie kantienne – en devenant l’enjeu
principal de l’explication de Hegel avec l’idéalisme fichtéen. Penser avec
Fichte contre Fichte, telle est la ligne directrice que nous semble avoir
emprunté Hegel dans sa tentative de surmonter les impasses symétriques
d’une métaphysique dogmatique prise dans les rets de la logique judicative
ordinaire et d’une théorie réflexive de la connaissance irrémédiablement
vouée à la non-systématicité ; tel est, au final, le détour qui doit permettre au
hégélianisme de prendre la forme d’une métaphysique de l’autoréflexivité qui
ne retombe point dans les travers de la « métaphysique de la subjectivité99 »
ou d’une simple « métaphysique de la réflexion100 » forgée sur le sol précaire
de la raison finie. Dégager un concept de réflexivité qui ne se réduise pas à
celui de réflexion transcendantale d’une conscience finie, tel est l’enjeu
principal de la confrontation de Hegel avec le projet d’une doctrine de la
science.

V
Si Fichte seul peut constituer un point de départ satisfaisant en vue de la
constitution de la métaphysique hégélienne, c’est qu’avec Fichte seulement se
trouve définie l’exigence propre de la philosophie achevée, que Hegel
nomme, par opposition à la simple connaissance, le savoir.
« Kant échafaude le connaître, Fichte le savoir. La tâche de la science telle
que Fichte l’exprime, est la doctrine du savoir. La conscience sait, c’est sa
nature ; la connaissance philosophique est le savoir de ce savoir. […] L’objet
de la philosophie est le savoir ; celui-ci est pareillement point de départ, le
savoir universel. C’est le Moi, il est conscience ; le Moi est fondement, point
de départ101. »

Vouer la philosophie au savoir et non plus au connaître, cela revient


certes à exiger de sa part un « tenir-pour-vrai <Fürwahrhalten> issu d’un
fondement de connaissance qui soit suffisant aussi bien objectivement que
subjectivement102 », et ce même à l’encontre de l’avertissement kantien selon
lequel « dans l’usage transcendantal de la raison […] l’opinion est à la vérité
trop peu élevée, mais le savoir l’est trop103. » Pourtant l’essentiel, tant pour
Fichte que pour Hegel, n’est pas là. On peut bien remarquer, en guise de
préliminaire, que « de savoir (Wissen) vient science (Wissenschaft), nom sous
lequel il faut entendre le concept inclusif <Inbegriff> d’une connaissance
comme système104 », cela n’aide pour autant en rien à comprendre en quoi
consiste un tel savoir sur lequel devrait s’échafauder cette science
systématique.
Si le savoir est irréductible à la simple connaissance telle que Kant en
avait délimité le concept dans la Critique de la raison pure, c’est qu’en lui
s’opère un acte de pensée – à la suite de Kant, mais en rupture avec ses
intentions, Fichte nomme cet acte intuition intellectuelle – qui atteint une
certitude de façon purement immanente, sous la forme d’un « concept qui est
immédiatement effectivité et [d’une] effectivité qui est immédiatement
concept, et cela de telle manière qu’il n’y ait pas une troisième pensée au-delà
de cette unité, ni non plus une unité immédiate qui n’aurait pas en elle la
différence, la séparation105 ». Prétendre que Fichte nous fait accéder au
savoir, cela revient pour Hegel à estimer que la Doctrine de la science
parvient à penser ce qui était jusqu’alors tenu pour impensable, la différence
du sujet et de l’objet – intervalle qui rend possible une conscience – dans
l’immanence d’une même instance – par quoi cette conscience peut se faire
certitude absolue, savoir apodictique d’elle-même, attestation
inconditionnelle du moi pur par lui-même :
« Que signifie “savoir” ? Le savoir est distingué du connaître. […] “Savoir”
exprime le mode subjectif dans lequel quelque chose est pour moi, dans ma
conscience, de sorte que cela a la détermination d’un étant. […] Ce que je sais,
est la certitude subjective avec la détermination que cela est. Son être et mon
être sont identiques, et le fait que l’objet est, est pour moi certain ; nous
disons : cela est aussi certain que je suis ; l’être de l’objet est en même temps
mon être ; ce qui est certain pour moi est dans mon être ; je distingue le
contenu, mais cet être et mon être sont inséparés106. »

La réélaboration fichtéenne du concept de savoir coïncide ainsi avec la


position principielle du « Moi, [qui] est en lui-même autodifférenciation des
opposés107 », déploiement d’une certitude antérieure à l’extra-position de tout
objet empirique. Ce qui sépare le savoir de la connaissance est ainsi une
certaine capacité à penser la différence à partir de l’identité, et non
simplement dans son horizon108 : l’immanence du Moi à lui-même est
première, elle court-circuite à ce titre les médiations de la représentation
ordinaire, tout comme elle évite, par l’abstraction de l’empiricité du Moi, la
médiation du sens interne que Kant plaçait en travers de la route de toute
psychologie rationnelle109.
Corrélativement, le savoir fichtéen se caractérise par sa capacité à
développer un système de façon nécessaire à partir du principe spéculatif qui
a été ici dégagé :
« Le grand mérite de la philosophie fichtéenne, son importance, c’est d’avoir
affirmé que la philosophie doit être une science à partir d’un principe suprême
d’où toutes les déterminations sont nécessairement déduites. Ce qu’il y a ici de
grand, c’est l’unité du principe et la tentative de développer à partir de là de
manière scientifiquement conséquente le contenu entier de la conscience110 ».

En quoi Fichte ne se contente aucunement de proposer un simple remake


de la chaîne des raisons issues du cogito cartésien : contrairement à
Descartes, « c’est une philosophie tout d’une pièce que Fichte a tenté de faire,
une philosophie dans laquelle rien d’empirique ne serait reçu de
l’extérieur111 ». Aux yeux de Hegel, Descartes n’esquissait qu’une
philosophie empirique et naïve de la conscience : « Nous ne devons pas tenir
la démarche de Descartes pour démontrée de façon méthodologiquement
conséquente ; c’est un cheminement profond, intérieur, qui se manifeste
naïvement112. » Dans l’histoire hégélienne de la philosophie, Descartes
constitue incontestablement la figure emblématique d’une prétention à
l’initialité absolue, dans la mesure où il « est de fait le véritable initiateur de
la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le penser pour principe113. » Si
Descartes est bien le « héros114 » de la pensée, c’est qu’avec lui le « besoin
de philosophie » s’identifie pour la première fois avec le besoin d’assigner à
la pensée son commencement véritable, qui n’est autre qu’elle-même :
« Le besoin qui est au fondement de ces arguments de Descartes, c’est que le
penser doit commencer par lui-même ; car ce qui est présupposé n’est pas posé
par le penser, est autre chose que le penser ; le penser n’y est pas chez
soi115. »

L’auteur des Méditations s’est arraché à cette lâcheté séculaire de la


pensée consistant à ne point assumer les conséquences méthodologiques
élémentaires du commencement philosophique (la pensée doit commencer
par elle-même), et son héroïsme réside précisément dans le fait qu’avec une
audace toute naïve, « il a commencé par le commencement, par le penser
comme tel », substituant aux demi-commencements des penseurs serviles la
découverte métaphysique d’un « commencement absolu116 », l’amorce d’un
« cheminement profond, intérieur117 » en direction du « commencement
pur118 ».
Ce faisant, il « a repris une fois de plus la Chose entièrement par le
commencement, et a constitué à nouveau le sol de la philosophie, sur lequel
elle est enfin retournée après que mille années se soient écoulées119 ».
Descartes est ainsi le symbole éclatant de l’ambivalence des rapports entre
philosophie et religion, dans la mesure où son rejet de l’autorité cléricale, qui
lui fait subrepticement renouer avec l’inspiration rationaliste de la pensée
antique, l’en éloigne aussitôt en s’explicitant comme la manifestation
quintessenciée du grand principe de la modernité chrétienne qu’est la
liberté120 : « L’impulsion de la liberté est en fait au fondement de cette
démarche121 », c’est elle qui nous enjoint de délaisser le terrain encombré de
nos opinions et de nos habitudes de pensée pour s’élancer dans la simplicité
originelle de la pensée se pensant elle-même. « C’est l’intérêt de la liberté qui
est au fondement ; ce qui est reconnu comme vrai doit avoir une position
impliquant que notre liberté y est maintenue, que nous pensons122. » Le
« commencement absolu » de la philosophie est ainsi fidélité absolue de la
pensée à elle-même, en quoi elle est bien déjà idéalisme, à défaut d’être
« raison spéculative123 ».
Le commencement cartésien de la philosophie moderne124 n’est pas le
commencement de la philosophie spéculative : si Descartes « est parti du
penser, […] il l’a fait dans la forme de l’entendement déterminé, clair », non
dans celle, certes plus obscure mais aussi plus vraie, de la raison
déterminante, ce pourquoi « on ne peut appeler ce penser un penser
spéculatif125 », car il procède « à partir de déterminations fixes », sur le mode
de « l’entendement abstrait » qui met en forme des représentations
« accueillies de manière empirique126 ». L’impulsion même dont sa
philosophie est partie, « le principe de la liberté », « n’est pas dégagé »,
recouvert qu’il est, dès le début, par « des arguments populaires127 » qui en
dénaturent la portée spéculative : « parce qu’on pourrait se tromper, etc., on
ne doit pas faire de présupposition128 », aveu trivial auquel un penseur plus
avisé pourrait bien répliquer que « ce qui s’appelle crainte de l’erreur se fait
connaître plutôt comme crainte de la vérité129 »…
Le commencement cartésien est donc bien un commencement radical,
mais qui se méconnaît comme tel en étant interprété de manière
psychologique et empirique. Il n’est pas jusqu’au cogito ergo sum,
commencement absolu au sein du commencement cartésien, qui ne sombre
dans l’indétermination spéculative, faute d’avoir franchi le seuil fatidique de
la « certitude130 » livrée à son immédiateté précaire : « cette maxime de la
certitude abstraite pure, la totalité universelle dans laquelle tout est en soi, –
n’est pas démontrée131. » Non qu’un syllogisme soit nécessaire, puisque la
forme d’un tel enchaînement ruinerait aussitôt l’absoluité du commencement
cartésien : « il ne faut pas vouloir transformer cette proposition en un
syllogisme132 », s’il est vrai qu’« un syllogisme requiert trois membres, et
donc ici un troisième terme par lequel penser et être seraient médiatisés ;
mais tel n’est pas le cas, – ce n’est pas je pense, Donc ainsi je suis. Ce “donc”
n’est pas ici le “donc” du syllogisme ; on ne fait que poser la connexion entre
penser et être133. »
Le statut principiel du cogito ne saurait s’avérer en se livrant de bonne
grâce à des démonstrations qui en dénatureraient l’absoluité, mais en faisant
la preuve, à l’instar du Ich fichtéen, de sa fécondité spéculative : « Fichte
également a par la suite commencé à nouveau par la même certitude absolue,
par le moi, mais il a procédé ensuite au développement de toutes les
déterminations à partir de cette pointe134. » Livré à lui-même, le cogito
cartésien ne vaut dès lors pas mieux, dans l’affirmation arbitraire de la
primauté absolue de son égoïté, que l’énonciation anonyme de la pensée
suggérée plus tard par Schelling comme une alternative plausible au principe
cartésien : « Ça pense en moi, il y a de la pensée en moi, voilà le fait
brut135. » Il appert ainsi que le minimalisme supposé du cogito cartésien
implique déjà trop de déterminations injustifiées pour incarner un véritable
commencement de la pensée philosophique : faute d’être étayé par la
médiation d’une justification rétrospective de sa validité spéculative, il
échoue à incarner la pure immédiateté de l’initialité théorique en reposant sur
des présuppositions non posées, donc arbitraires. Aussi peut-on dire de ce
principe qu’il pèche à la fois par manque de médiation et par manque
d’immédiateté : les décisions théoriques inapparentes qu’il dissimule derrière
sa simplicité formelle finissent par compromettre son statut principiel.
Prisonnier de sa position abstraite en tête de l’ordre des raisons – position
qui ne tardera d’ailleurs pas à être contestée par l’idée de Dieu – le
commencement cartésien doit vite avouer son essentielle secondarité à
l’égard du « processus » qui en conditionne le sens et, peut-être, la vérité : la
résolution qui conduisait au de omnibus dubitandum était encore trop ancrée
dans des motivations empiriques ou seulement morales pour produire un
détachement vis-à-vis de ce qui en moi se présente immédiatement comme le
fil conducteur de la véridicité, à commencer par le moi lui-même. Une fois
dissipée l’impression fulgurante de dépaysement philosophique face au
surgissement « héroïque » du cogito, c’est le sentiment de la vacuité
spéculative de l’initialité cartésienne qui prédomine136. Le commencement de
Descartes doit dès lors s’effacer devant l’exigence de produire une reprise
idéale de l’autoposition du Moi par la décantation de ses sédiments
psychologiques et, plus largement, de la confusion entre le nécessaire et le
contingent, entre le transcendantal et l’empirique.
Le commencement cartésien souffrait d’une double déficience : il était à
la fois trop vide et trop plein. Trop vide, car réduit à la trivialité
psychologique d’une nouvelle « enfance » de la pensée oublieuse de son
passé, le point de départ de la philosophie de Descartes débouchait sur un
« ordre des raisons » qui n’avait rien de vraiment spéculatif, il se déployait
dans la linéarité contingente d’une histoire philosophante teintée de
psychologisme qui n’était que le développement conséquent de débuts
d’emblée frappés de nullité spéculative par l’absence de toute justification
rationnelle du geste initial de la pensée et de sa capacité à accueillir la
concrétude de l’être en lui :
« La métaphysique de Descartes respire la plus grande naïveté, et pas du tout
l’esprit spéculatif. – Chez Descartes, en outre, le principe était certes le penser,
mais ce penser est encore abstrait et simple ; le concret se trouve encore là-
bas, de l’autre côté, et ce penser ne reçoit un contenu plus concret que de
l’expérience. Le besoin de développer le déterminé à partir du penser
n’existait pas encore137. »

Trop vide, le commencement cartésien était aussi trop plein, rempli d’un
certain nombre de présupposés discutables quant à l’essence de la
philosophie, sa forme, ses principes, sa nécessité propre. Que la « manière de
connaître » prenne « la forme d’un raisonnement d’entendement138 », qu’un
tel raisonnement doive s’appuyer sur des « principes » selon la linéarité d’un
modèle déductif dont Hegel a montré l’étroite parenté avec le dogmatisme,
que l’identité de l’être et de la pensée – dont la définition est elle-même
considérée comme évidente139 – doive s’avérer par excellence sous la forme
de l’égoïté, ce sont là des présuppositions tout sauf indifférentes à la bonne
marche de la spéculation. Faute d’être justifiées plus avant, de telles
présuppositions ne valent guère mieux que les « préjugés » dénoncés par le
« bon sens » cartésien : le commencement y perd de sa radicalité, il devient
un commencement relatif, déjà conditionné par de secrètes décisions de
pensée qui président à sa position en dessinant par avance les contours de ce
que doit et peut être l’activité philosophique.
Au contraire de Descartes, Fichte entend constituer une science du savoir
conscientiel, une répétition idéale des actes empiriques du Moi saisis dans
leur déploiement nécessaire. Tandis que Descartes ne partait de la certitude
du cogito que pour faire dégénérer ce point de vue apodictique du savoir en
un simple cheminement empirique de la pensée, Fichte, tout en partant de ce
même sommet que constitue l’intuition du Moi par lui-même, parvient à
demeurer sur la ligne de crête du pur savoir sans retomber dans les travers de
la psychologie empirique : « Fichte également [i. e. comme Descartes] a
commencé à nouveau par la même certitude absolue, par le moi, mais il a
procédé ensuite au développement de toutes les déterminations à partir de
cette pointe140 ».
Une telle répétition permet au savoir philosophique de se constituer de
façon réflexive dans le redoublement idéel du savoir naïf caractéristique de la
conscience ordinaire :
« Fichte définit la philosophie comme la conscience artificielle, comme la
conscience de la conscience, de sorte que j’ai conscience de ce que fait ma
conscience. […] C’est seulement quand je philosophe sur ma conscience,
quand je sais ce que fait mon Moi, que je vais derrière ma conscience
ordinaire. […] Fichte est ainsi le premier à avoir porté le savoir du savoir à la
conscience141. »

« Porter le savoir du savoir à la conscience » afin d’en apercevoir la


nécessité cachée : on sait ce que devra le projet de la Phénoménologie de
l’esprit à une telle définition de la philosophie142. De fait, c’est bien dans le
sens d’une production immanente du savoir à même l’expérience de la
conscience que s’oriente Hegel dans sa première œuvre de maturité ; et la
science phénoménologique se voudra bien, elle aussi, la série idéale – le
« pour nous » – en laquelle se répète la série réelle de la conscience en sa
nécessité devenue pleinement intelligible pour le regard philosophique. Dès
les premières années d’Iéna, Hegel était parfaitement au clair sur ce qu’il
devait aux innovations fichtéennes pour ce qui est de la définition d’une
théorie phénoménologique de la conscience : « Ce n’est que selon l’histoire
de la conscience que l’on sait ce que l’on a en de telles abstractions, par le
biais du concept : mérite de Fichte143. » Comme l’a bien remarqué Jean
Hyppolite, « la méthode de la Phénoménologie de Hegel se trouve déjà
esquissée par Fichte : la conscience philosophique et la conscience commune
doivent se rejoindre. La conscience philosophique réfléchit sur la conscience
commune, mais sa réflexion ne vaut que dans la mesure où la conscience
commune peut se comprendre elle-même dans la conscience philosophique.
[…] Ainsi le savoir philosophique et l’expérience vécue de la conscience
commune doivent former le cercle qui garantit la validité d’une doctrine de la
science144. »
La Doctrine de la science est le maillon qui permet au hégélianisme de
faire de la conscience le lieu de sa propre mise à l’épreuve et de son propre
dépassement immanent : pour savoir ce qu’il en est du statut et des limites de
la conscience, encore faut-il passer par elle, la suivre sur son chemin propre
pour en épuiser les virtualités. Si le savoir philosophique ne se réduit pas à
une théorie psychologisante du moi empirique, on le doit essentiellement au
fait que Fichte, radicalisant l’exigence cartésienne de prendre son départ dans
le cogito pur145, est parvenu à faire de la conscience autre chose qu’une suite
empirique et contingente d’états mentaux : une série idéale d’actes
intellectuels qui sont liés entre eux selon une connexion nécessaire.
Pour autant, les affinités s’arrêtent là : si Hegel n’a pas jugé utile d’édifier
une nouvelle doctrine de la science, c’est qu’un tel projet se cantonne selon
lui à une simple « conscience de la conscience », là où la science achevée doit
s’affranchir du point de vue même de la conscience – fût-elle la « conscience
au carré » que nous propose le savoir fichtéen – afin d’en rendre compte
comme d’une perspective déterminée du savoir apparaissant. Redoubler
l’itinéraire cartésien du cogito comme entend le faire Fichte dans la
Grundlage, cela permet certes de surmonter l’empiricité rémanente du
cheminement des Méditations, mais cela implique aussi de demeurer
tributaire du pôle à partir duquel une telle empiricité pouvait faire sens : le
Moi lui-même, qui de commencement de la science se mue insensiblement en
destin de l’idéalisme fichtéen. Si la doctrine de la science constitue le
déploiement conséquent des actes de la conscience pure, du moins ne
parvient-elle à se constituer en sa nécessité même que sous le prisme
réducteur de cette même conscience, négligeant le fait que « la science, en
ceci qu’elle entre en scène » dans l’élément de la conscience, « est elle-même
une apparition » et que « son entrée en scène n’est pas encore elle-même,
réalisée et déployée dans sa vérité146 ».
Le fait que le savoir fichtéen ne dépasse la conscience empirique que
pour se retrouver dans l’élément de la conscience pure introduit une menace
d’amphibologie dans le discours de Fichte : dans quelle mesure le Moi idéal
se distingue-t-il du Moi empirique ? Est-il si aisé de se débarrasser du Moi
empirique dès lors que l’on garde de lui l’essentiel, à savoir l’égoïté comme
telle, donc une entente déterminée – et limitée – de la subjectivité ? Nous
verrons qu’il y a là pour Hegel un problème fondamental qui fragilise le
projet même d’une doctrine de la science : celle-ci se trouve affrontée au
problème de la possibilité de surmonter l’empiricité de son point de départ
sans pour autant sortir de la sphère de l’ego. Croyant se déployer dans
l’élément pur du Moi absolu, cette démarche est, du point de vue de l’auteur
de la Phénoménologie de l’esprit, constamment hantée par son double, à
savoir la psychologie empirique qui s’en tient au Moi réel et à ses affections
contingentes147. Si Kant, c’est encore Hume, il se pourrait qu’à bien y
regarder, Fichte, ce soit déjà Fries148…
Une telle difficulté dans la gestion du dédoublement empirico-
transcendantal de l’égoïté – dédoublement qui constitue la condition de
possibilité de l’idéalisme fichtéen et permet de penser son irréductibilité à
l’empirisme psychologiste – va se trouver accentuée par la forme même à
laquelle Fichte recourt pour asseoir la scientificité de son discours : cette
forme n’est autre que celle de la déduction linéaire prenant pour « assise
fondamentale » un principe inconditionné. À la recherche d’un point de
départ absolu du savoir, Fichte demeurerait prisonnier d’un modèle
anachronique de la science, modèle déductif hérité en droite ligne du post-
cartésianisme149, qui l’empêche d’apercevoir les ambiguïtés d’une telle
recherche fondationnelle :
« Ce faisant, un point de vue biaisé est aussitôt introduit et cette pensée de
Fichte ressortit à l’ancienne représentation que l’on avait de la science et qui
consistait à commencer sous cette forme par des principes et à procéder à
partir d’eux, de sorte que la réalité fait son entrée face à ce principe dont elle
est dérivée, et de ce fait est en vérité autre chose, n’est pas déduite. C’est
précisément pourquoi, en d’autres termes, un tel principe exprime seulement
la certitude absolue de soi-même, sans la vérité150. »

En deçà des fameuses polémiques hégéliennes à l’encontre du finitisme


fichtéen, en deçà des réserves bien connues sur la théorie du « choc »
<Anstoβ> ou l’absolutisation indue du non-moi face au principe de
l’égoïté151, le nerf du différend Hegel/Fichte semble bien être celui-ci : la
doctrine de la science se présente comme une théorie déductive d’un savoir
qui prend la forme d’une « conscience de la conscience152 », se
méconnaissant du même coup comme théorie elle-même apparaissante (car
tributaire en sa formulation même du cadre égologique en lequel elle
s’élabore par l’idéalisation du Moi empirique), comme simple moment
subordonné et « biaisé » de la science s’apparaissant à elle-même. En raison
de cette incapacité à briser le « cercle magique » de l’égoïté, le fichtéanisme
s’avère n’être lui-même qu’un « demi-idéalisme », puisque méconnaissant
l’idéalité (au sens hégélien du terme : non-réalité de tout point de vue fini en
regard de la totalité du processus dialectique qui le sous-tend) foncière de son
propre point de départ : aux yeux de Hegel, la conscience ne constitue pas
l’assise fondamentale de la déduction philosophique, mais, au mieux, le point
de départ provisoire d’une expérience qui ne peut coïncider in fine qu’avec
son autonégation dialectique.
Ainsi qu’y a insisté avec raison Bernard Bourgeois, « ce n’est pas la
vérité de la détermination initiale, abstraite, de la conscience (comme c’est le
cas du premier principe fichtéen) qui fonde la vérité de la détermination
concrète, totale, de cette conscience, où la première a la condition de
possibilité de sa propre position ; c’est, au contraire, parce que les
déterminations antécédentes, abstraites, de cette conscience sont, en tant que
contradictoires, sans vérité pour elles-mêmes, qu’est vraie la détermination
finale, totale, qui les nie en leur autonégation, c’est-à-dire les fait être en leur
négativité même, en leur irréalité de simples moments d’elle-même153. »
Semblable en cela au Moi pascalien, le Moi hégélien, qu’il soit empirique ou
se fasse absolu, est irrémédiablement « haïssable », puisque jusque dans cet
idéalisme supérieur qu’incarne la Wissenschaftslehre, « il est injuste en soi en
ce qu’il se fait centre de tout154 », notamment le centre du savoir qui devrait
pourtant en démontrer l’idéalité foncière.
On perçoit mieux, dès lors, l’intonation antifichtéenne caractéristique de
la définition hégélienne de l’expérience ; là où Fichte s’en tient à un modèle
positif de l’expérience en la concevant comme « le système des
représentations, tant intérieures qu’extérieures, accompagnées du sentiment
de nécessité155 », Hegel défend une conception résolument dialectique, donc
négative – et ce jusque dans la position incessante de nouvelles figures de la
conscience – de l’expérience :
« Ce mouvement dialectique que la conscience pratique à même elle-même,
aussi bien à même son savoir qu’à même son ob-jet, dans la mesure où, pour
elle, le nouvel ob-jet vrai en surgit, est proprement ce que l’on nomme
expérience156. »
Une telle conception de l’expérience, par le rapport constamment négatif
que la conscience entretient vis-à-vis d’elle-même, implique de prendre ses
distances avec toute idée de fondation absolue du savoir dans la conscience.
Contre le simple redoublement transcendantal de la série empirique de la
conscience au sein de cette autre conscience qu’est la conscience
philosophante, il faut affirmer que « la conscience est pour elle-même son
concept, par là immédiatement l’acte d’aller au-delà de ce qui est borné et,
puisque ce qui est ainsi borné lui appartient, au-delà d’elle-même157 ». Si la
doctrine de la science montre exemplairement à propos de l’itinéraire de la
conscience réelle que « ce chemin menant à la science est lui-même déjà de la
science, et, suivant son contenu, par conséquent, science de l’expérience de la
conscience158 », c’est en oubliant son propre ancrage principiel, comme
conscience théorique, dans une telle expérience – conçue en son sens non
plus transcendantal mais dialectique –, ancrage en vertu duquel elle se
condamne, du point de vue hégélien, à n’être qu’un phénomène transitoire de
la science, non une science achevée du phénomène. Bien qu’ayant rompu
avec la « manière narrative159 » caractéristique de la saisie kantienne de
l’aperception transcendantale, Fichte demeure néanmoins tributaire de la
trame d’un tel récit, faisant de l’ego moins une instance à déconstruire qu’un
principe à analyser160.
C’est seulement à la lumière de cette remise en cause du point de départ
de la Wissenschaftslehre que la critique hégélienne du subjectivisme fichtéen
peut pleinement recouvrer son sens – voire une certaine légitimité : si Hegel
peut dire du premier principe de la doctrine de la science qu’il est « dès
l’origine subjectif et affecté d’une opposition161 », exprimant « seulement la
certitude de soi-même, sans la vérité162 », c’est précisément dans la mesure
où pour Fichte, « le certain est le subjectif, il doit demeurer le fondement ;
ainsi tout le reste demeure aussi le subjectif, cette forme ne peut être
éliminée163. » Ce qui pour Hegel sépare la certitude fichtéenne de la vérité
spéculative, c’est précisément ce décentrement qu’opérera la
Phénoménologie de l’esprit du Moi pur au sujet véritable du savoir (l’absolu
ou l’idée), décentrement grâce auquel un tel savoir peut éviter l’amphibologie
conceptuelle liée à la persistance, une fois dépassé le niveau de l’égologie
empirique, de la référence principielle à la sphère de l’égoïté.
Si l’idéalisme de la doctrine de la science est lui-même condamné à
l’idéalité, c’est que le ver était déjà dans le fruit : faute d’avoir aperçu la non-
absoluité du commencement conscientiel, donc la négativité dialectique
immanente à l’expérience de cette conscience, Fichte se voit obligé de
construire la série idéale des actes de celle-ci en restant prisonnier du
« biais » introduit jusque dans la science par la positivité abstraite conférée au
premier principe. Le point de vue de la doctrine de la science, en dépit de ses
avancées spéculatives, reste donc une simple perspective sur la vérité, et ne
saurait occuper à ce titre qu’une place subordonnée au sein de la théorie
complète de l’expérience conscientielle élaborée par Hegel à Iéna. Ce que va
confirmer l’insertion – et, de ce fait, la reconstitution génétique – de la
position fichtéenne à l’intérieur du procès phénoménologique déployé par
Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit.

VI
On s’est souvent demandé dans quelle mesure l’appréciation hégélienne
des « philosophies de la réflexion » avait évolué entre les premiers travaux
d’Iéna et le système de la maturité. De fait, si l’on s’en tient à un simple
comparatif des objections adressées à Fichte, on peut être tenté de conclure à
un certain immobilisme du cadre herméneutique hégélien : à Iéna comme à
Berlin, Hegel dénonce le subjectivisme et le formalisme caractéristiques de la
manière dont Fichte appréhende son point de départ spéculatif, avec pour
conséquence une incapacité chronique de parvenir à la systématicité
véritable, tant au niveau théorique que pratique. Pourtant, à y regarder de plus
près, le point de vue de Hegel sur Fichte n’est plus le même avant et après la
Phénoménologie : la raison n’en incombe point, encore une fois, au contenu
des objections hégéliennes, mais au cadre au sein duquel de telles objections
acquièrent leur sens164. Pour le dire autrement, dans son œuvre terminale
d’Iéna, Hegel parvient à accomplir ce qu’il n’avait qu’imparfaitement amorcé
dans les ouvrages et articles précédents : il parvient à situer Fichte165.
Dans la Differenzschrift, la localisation du propos fichtéen était encore
superficielle, car relative à une cartographie sommaire de l’histoire de la
philosophie la plus contemporaine esquissée à grands traits à partir de son
accomplissement schellingien. L’appréciation de la pensée fichtéenne était
encore considérablement biaisée par le rôle de faire-valoir que Hegel lui
faisait jouer au sein de cette polémique à la fois antireinholdienne et pro-
schellingienne. Se contentant d’évoquer « le besoin d’une philosophie qui
sache apaiser la nature maltraitée par les systèmes de Kant et de Fichte et
poser la raison même en accord avec elle166 », le futur auteur de la
Phénoménologie de l’esprit présentait clairement la position de Schelling
comme la mesure de référence de ses antécédents philosophiques, tout en
hésitant encore entre une conception artistique des œuvres philosophiques (la
vérité intrinsèque de chaque système serait indifférente à celle des autres167)
et une théorie de l’histoire de la philosophie comme développement
organique d’une seule et même idée de la philosophie168. À ce stade de son
itinéraire philosophique, Hegel ne disposait donc pas encore des moyens
spéculatifs pour articuler la prise en compte de la cohérence interne des
systèmes philosophiques et leur intégration dans un développement
historique de plus vaste ampleur. Le référentiel schellingien, s’il autorisait
quelques comparaisons ponctuelles, n’était à cet égard aucunement suffisant
pour évaluer la portée spéculative des systèmes concurrents, d’où un
flottement indéniable dans l’appréciation de la démarche fichtéenne.
Dans Foi et savoir, c’est au sein de ce que nous pourrions appeler une
histoire moderne des mentalités que la Doctrine de la science prenait sens,
incarnant les ambiguïtés du dépassement philosophique de l’eudémonisme
des Lumières dans cette « grande forme de l’esprit du monde » qu’est le
« principe du Nord169 ». L’introduction de l’ouvrage se voulait une sorte de
mise au point historico-philosophique mêlant à des considérations
relativement sommaires sur la culture moderne une analyse encore
embryonnaire du blocage spéculatif commun aux démarches de Kant, Jacobi
et Fichte. Faisait défaut, en particulier, une théorie cohérente du lien entre
historicité et spéculation telle qu’on la trouvera élaborée ultérieurement sous
la forme de l’articulation entre l’esprit objectif et l’esprit absolu. Dès lors,
c’est le rapport entre l’évolution de la culture moderne et celle de l’histoire de
la philosophie qui demeurait relativement indéterminé. En raison de telles
carences méthodologiques, le positionnement fichtéen restait vague et peu
étayé, faute d’une approche systématique de la séquence philosophique –
grossièrement unifiée sous le label « philosophie de la réflexion de la
subjectivité170 » – qu’il était censé former avec Kant et Jacobi.
De ce point de vue, l’écrit sur le Droit naturel représentait un progrès
notable, dans son effort systématique pour échafauder un schéma triadique
composé de l’empirisme scientifique, du formalisme scientifique et de la
science spéculative171. Pour autant, la spécificité des problèmes abordés
interdisait toute compréhension globale de la position fichtéenne, laquelle
demeurait en outre plus ou moins amalgamée à la philosophie kantienne sous
l’étiquette uniformisante du « formalisme scientifique172 ». Plus
fondamentalement, les premiers écrits d’Iéna demeuraient sur le seuil d’une
véritable explication avec la pensée de Fichte, dans la mesure où ils ne
l’affrontaient pas sur son propre terrain : la théorie génétique de la conscience
humaine173. C’est seulement avec la Phénoménologie de l’esprit que devient
possible une authentique critique de cette démarche, sous la forme d’une
autocritique de la conscience qui se donne pour tâche d’accéder au savoir.
Fichte n’a cessé de répéter que « ce que l’on choisit comme philosophie
dépend de l’homme que l’on est174 », situant le conflit entre le dogmatisme et
l’idéalisme non pas au niveau strictement théorique des thèses avancées de
part et d’autre, mais à un niveau plus primitif qui, en deçà du contenu
explicite des thèses philosophiques, fait signe vers la disposition thétique
originaire de la conscience, corrélative d’intérêts primordiaux qui donnent sa
coloration philosophique à l’existence choisie par cette conscience175. Par ce
biais, Fichte entendait montrer qu’une philosophie ne se réfute point d’abord
par la démonstration du caractère erroné de son contenu – de ce point de vue,
le dogmatisme semble tout aussi consistant que l’idéalisme176 – mais par la
mise en évidence réflexive d’une contradiction plus fondamentale entre un tel
contenu et les conditions d’énonciation de celui-ci, contradiction qui rend
impossible la conviction, le sentiment de l’accord intime entre son discours et
sa vie.
C’est ainsi que, compte tenu des conclusions déterministes de l’Éthique,
« Spinoza ne pouvait être convaincu, il ne pouvait que penser sa philosophie
et non y croire car elle contredisait directement la conviction, qui était
nécessairement la sienne dans la vie, et selon laquelle il lui fallait se tenir pour
libre et autosubsistant <selbstständig>. […] Il ne s’avisa point de réfléchir,
dans sa pensée, sur sa propre pensée ; ce en quoi il avait tort, car il mettait sa
spéculation en contradiction avec sa vie177. »

Ce n’est donc qu’à la lumière d’une prise en compte globale de


l’expérience de la conscience dogmatisante que peut apparaître le point
aveugle du dogmatisme, qui est aussi bien son point d’achoppement, son
impasse : c’est bien sur le plan pratique de l’existence que se dénouera la
contradiction théorique de la pensée dogmatique178.
Ce que Fichte accomplit à l’endroit du « dogmatisme objectif », Hegel
entend le réaliser à propos de ce « dogmatisme subjectif » qu’incarne à ses
yeux l’idéalisme transcendantal : « Cette philosophie a mis fin à la
métaphysique d’entendement en tant que dogmatisme objectif ; mais en
réalité, elle l’a seulement transposé en un dogmatisme subjectif, c’est-à-dire
en une conscience dans laquelle subsistent les mêmes déterminations
d’entendement179. » De même que le dogmatisme était traqué par l’auteur de
la Doctrine de la science à la racine de son énonciation philosophique,
comme conscience théorique insouciante de son ancrage vital dans une
intuition indéfectible de sa liberté, donc comme contradiction de la théorie –
hétéronome et réaliste – et de la conscience pratique – autonome et
idéaliste –, de même l’idéalisme subjectif doit faire l’objet d’une
reconstitution génétique au sein de la « science de l’expérience de la
conscience » qu’est la Phénoménologie, afin de dévoiler la relativité, donc la
précarité de son point de vue.
Une telle contextualisation de la position fichtéenne s’opère
essentiellement180 dans l’ouverture du chapitre « Certitude et vérité de la
raison » ; dans ce texte, Hegel présente la conscience parvenue au niveau de
la raison, niveau qui est aussi celui de l’idéalisme : « La raison est la certitude
de la conscience d’être toute réalité : c’est ainsi que l’idéalisme énonce le
concept de cette raison181 ». En conformité à la conception fichtéenne de la
critique philosophique, Hegel se tient ici au niveau primitif de l’énonciation,
antérieurement à toute assertion déterminée contenue dans les énoncés de la
conscience idéaliste : l’idéalisme est bien une configuration de l’expérience
conscientielle avant d’être une thèse spéculative. Aussi ne faut-il pas
s’étonner de voir Hegel insister sur la modalité de l’énonciation idéaliste,
avant même de s’intéresser au contenu de celle-ci :
« De même que la conscience qui entre en scène comme raison a
immédiatement une telle certitude en soi, de même l’idéalisme, lui aussi,
l’énonce immédiatement : Moi, je suis Moi, en ce sens que le Moi qui m’est
ob-jet n’est pas comme dans la conscience de soi en général, ni non plus
comme dans la conscience de soi libre, là seulement un ob-jet vide en général,
ici seulement un ob-jet qui se retire des autres, lesquels valent encore à côté de
lui, mais est un ob-jet avec la conscience du non-être de quelque autre ob-jet
que ce soit, un ob-jet unique, [c’est-à-dire] toute réalité et présence182. »

La conscience idéaliste, dont la figure inaugure la section « Certitude et


vérité de la raison », exprime la posture qui est la sienne sur le registre de
l’immédiateté, autrement dit en faisant abstraction du « chemin » par lequel la
conscience de soi est parvenue à se placer à un tel point de vue. Négligeant
de prendre en compte l’itinéraire en vertu duquel l’affirmation tautologique
du Moi peut, par une intellection rétrospective de son élaboration
phénoménologique, acquérir le sens d’une vérité philosophique, la
conscience idéaliste se voit condamnée à une appréhension seulement
subjective d’une telle affirmation, ou encore elle « entre en scène seulement
comme la certitude de cette vérité-là183 ».
Incarnant une raison se rapportant à elle-même de façon irrationnelle, car
s’affirmant dans l’ignorance de sa propre constitution phénoménologique, la
position idéaliste du « Moi = Moi », au lieu d’atteindre un principe
absolument inconditionné à partir duquel avérer la science en sa déduction
nécessaire, se voit borné à une simple assurance, à une simple revendication
d’intelligibilité cantonnée dans les limites étroites de la conscience de soi.
Faute de s’enquérir de la généalogie de sa propre posture, la raison idéaliste
« ne fait ainsi qu’assurer qu’elle est toute réalité, mais cela, elle-même ne le
conçoit pas ; car ce chemin oublié est l’acte de concevoir cette affirmation
exprimé de façon immédiate184 ».
Par ce diagnostic d’inintelligibilité, Hegel signifie son congé à la quête
fichtéenne du fondement du savoir185 : l’auto-affirmation du moi ne doit son
aspect « absolument inconditionné186 » qu’à la modalité immédiate de son
énonciation, non à l’absolue priorité de sa forme et de son contenu. Dès lors,
persister à considérer cette affirmation comme une « assise fondamentale »
du savoir revient à s’enfermer dans une abstraction rédhibitoire, celle qui
consiste à conférer à une configuration phénoménologique dérivée une portée
fondatrice qui demeure paradoxalement « inconcevable », faute d’avoir été
rattachée au cheminement de la dialectique phénoménologique – celle qui
présidait aux expériences de la conscience et de la conscience de soi – qui en
constitue la reconstruction génétique. Ce que l’idéaliste prend pour une
position absolue n’est en réalité que la résultante déterminée d’une négativité
à l’œuvre dans les strates enfouies de la conscience s’affirmant abstraitement
comme raison : c’est pourquoi il est destiné à rester « prisonnier d’une
histoire transcendantale dont seule la Phénoménologie fournit la clé187 ».
Croyant énoncer le concept accompli de la raison, « l’idéalisme qui
n’expose pas ce chemin-là, mais commence par cette affirmation-ci, est par
suite lui aussi une assertion ne faisant qu’assurer que…, qui ne se conçoit pas
elle-même ni ne peut se rendre concevable à d’autres188 ». La posture
idéaliste est ainsi en contradiction avec son contenu même, puisqu’en elle
s’énonce comme vérité – c’est-à-dire comme unité de la pensée et de
l’objectivité – une simple certitude dépourvue d’assise objective. L’idéaliste
prétend franchir le seuil de la rationalité tout en s’avérant incapable de rendre
raison d’un tel franchissement, s’enfermant par là même dans la structure
oxymorique d’une rationalité inconcevable, d’une nécessité posée de manière
contingente, ou encore d’une universalité solipsiste dont la portée se
restreindrait à la seule conscience de celui qui l’énonce, égarée au milieu
« d’autres certitudes immédiates, qui se sont perdues sur ce chemin189 ».
En lieu et place de l’apodicticité qu’était censée procurer l’intuition
intellectuelle du Moi par lui-même, la posture idéaliste ne conduit qu’à « une
certitude immédiate à laquelle font face d’autres certitudes immédiates190 »,
rejouant à son insu la partition aporétique de la conscience de soi aux prises
avec ce qui n’est pas elle, telle qu’entrevue notamment dans les dialectiques
du désir ou de la reconnaissance. Il n’est dès lors guère étonnant de voir
poindre, au début de la doctrine de la science, le non-moi à titre de second
« principe », dans la mesure où la raison fichtéenne, affirmant de façon
abstraite – c’est-à-dire en se coupant de l’apport spéculatif des expériences
(logiquement) précédentes de la conscience – la certitude immédiate du
« Moi = Moi », « sanctionne la vérité de l’autre certitude, à savoir celle-ci : il
y a autre chose pour moi ; un Autre que moi m’est ob-jet et essence, ou
[encore :] en tant que moi, je suis pour moi ob-jet et essence, je le suis
seulement en tant que moi, je me retire de l’Autre en général et viens me
placer à côté de lui comme une effectivité191 ». À peine entrevu, le point de
vue de la raison s’étiole pour laisser place à un simple remake des
expériences les plus élémentaires de la conscience de soi192.
C’est alors seulement que les critiques précédemment formulées par
Hegel à l’encontre de la théorie fichtéenne du non-moi acquièrent leur pleine
résonance : fort de sa « certitude d’être toute réalité », l’idéalisme fichtéen
doit paradoxalement se faire simultanément « empirisme absolu, car pour que
le Mien vide soit rempli, c’est-à-dire pour la différence et pour tout
développement et toute configuration d’un tel Mien, la raison de cet
idéalisme a besoin d’un choc étranger dans lequel seul serait d’abord logée la
multiplicité variée de la sensation ou représentation193 ». C’est ici que l’on
retrouve en son parfait développement la conception fichtéenne –
autoréflexive – de la critique philosophique, mobilisée cette fois-ci à
l’encontre du fichtéanisme, dans la mesure même où « cet idéalisme devient
[…] un double sens <Doppelsinnigkeit> qui se contredit, du même genre que
le scepticisme194 ». La contradiction du scepticisme prenait la forme négative
de la juxtaposition intenable d’une négation et d’une présupposition du donné
objectif :
« [La conscience sceptique] fait disparaître le contenu inessentiel dans sa
pensée, mais précisément en cela, elle est la conscience d’un inessentiel ; elle
énonce l’absolue disparition, mais l’acte d’exprimer est, et cette conscience
est la disparition énoncée ; elle énonce le caractère de néant du voir, de
l’entendre, etc., et elle voit, elle entend, etc., elle-même ; elle énonce le
caractère de néant des essentialités éthiques, et elle fait de celles-ci elles-
mêmes des puissances disposant de son agir. Son faire et ses paroles se
contredisent sans cesse […] Dans le scepticisme, la conscience fait en vérité
l’expérience d’elle-même comme d’une conscience qui se contredit en elle-
même195. »

Nous voyons ici Hegel appliquer à la lettre le style fichtéen de la critique


philosophique, insistant sur le décalage entre le dire et le faire de la
conscience sceptique. C’est précisément ce type de décalage qu’il va
retrouver jusque dans la conscience idéaliste elle-même. Hegel repère dans le
point de vue idéaliste une combinaison impossible entre l’autoposition
autarcique du Moi et l’extra-position tout aussi irréductible du non-moi, entre
le primat de « l’unité de l’aperception » et l’égale primauté du « choc
étranger196 » par lequel cette unité se décompose en une dualité irréductible,
donc une contradiction interne à la raison telle que l’entend l’idéaliste, entre
son exigence d’immanence théorique et l’acceptation problématique d’une
transcendance de l’objet vis-à-vis de la pensée. La conclusion hégélienne est
à cet égard sans concession :
« Cet idéalisme est [pris] dans cette contradiction parce qu’il affirme comme
ce qui est vrai le concept abstrait de la raison ; c’est pourquoi la réalité naît
immédiatement à ses yeux tout autant comme une réalité qui, bien plutôt, n’est
pas la réalité de la raison, alors que la raison, en même temps, devait être toute
réalité ; cette raison demeure une recherche sans repos, qui, tandis qu’elle
cherche, déclare elle-même purement et simplement impossible la satisfaction
de trouver197. »

Tel est bien, aux yeux de Hegel, le destin de cette « course continuelle au
long de la finitude » qu’incarne l’idéalisme fichtéen : demeurer une
« recherche sans repos » s’interdisant par principe la possibilité de trouver,
puisqu’il est dès le départ pris dans la contradiction entre ce qu’il énonce –
l’unité rationnelle de la pensée et de l’être – et ce qu’il accomplit – la
position unilatérale de l’unité de l’aperception au rang de principe abstrait,
auquel fait concurrence le principe tout aussi légitime de l’objectivité
demeurant extérieure au plan d’immanence du Moi. Reste à comprendre, au
sein de ce cadre interprétatif, les raisons d’une telle méprise de l’idéalisme
fichtéen au sujet de ses propres fondations philosophiques.
On l’a vu, pour Hegel, c’est dès le commencement qu’un tel idéalisme
part à la faute, s’installant d’emblée dans une abstraction spéculative déjà
grosse des contradictions qui seront mises en évidence dans l’analyse
dialectique de l’expérience qu’il incarne. Si la conscience idéaliste prend une
sorte de « faux départ », c’est peut-être faute d’avoir suffisamment aperçu les
difficultés impliquées dans la détermination du départ lui-même. De ce point
de vue, la présentation phénoménologique de l’expérience de la conscience
idéaliste ne suffit pas à rendre raison des faiblesses du point de vue fichtéen :
c’est désormais au niveau logique d’une investigation concernant le
« commencement de la science » que doit s’affiner le diagnostic hégélien sur
la doctrine de la science.

VII
« En quoi faut-il que consiste le commencement de la science198 ? » Telle
est la question préliminaire que l’idéalisme fichtéen aurait négligée, et qui
constituera désormais le fil directeur à partir duquel circonscrire les limites
du projet qui sous-tend cette position philosophique. Il est certes
incontestable que la position fichtéenne du premier principe constitue une
avancée considérable dans la tentative de répondre à une telle question, par la
substitution qu’elle opère d’une intuition immanente du Moi par lui-même
aux représentations précaires dont partait l’ontologie traditionnelle pour
déduire les propriétés universelles de l’être :
« Dans la mesure où l’on réfléchit sur le fait qu’à partir du premier vrai doit
être déduit tout ce qui suit, sur le fait que le premier vrai doit nécessairement
être le fondement du tout, alors il semble nécessaire d’exiger que l’on
commence par Dieu, par l’absolu, et que l’on conçoive tout à partir de lui. Si,
au lieu de mettre la représentation au fondement, comme il en va
habituellement, et d’avancer une définition préliminaire de l’absolu conforme
à cette représentation […], la détermination plus précise de cet absolu est
empruntée au contraire à la conscience de soi immédiate, et si cet absolu est
ainsi déterminé comme Moi, alors, d’une part, celui-ci est bien un immédiat,
mais, d’autre part, il est un connu en un sens bien supérieur à toute autre
représentation ; car quelque chose qui par ailleurs est connu appartient certes
au Moi, mais en tant qu’il n’est qu’une représentation, il est encore un contenu
différent de lui ; le Moi, par contre, est la certitude simple de soi-même199. »

Instaurant la réflexion du Moi sur lui-même comme point de départ de la


science, l’idéalisme fichtéen parvient sans conteste à surmonter les
incertitudes propres à l’empirisme logique qui, on l’a vu, demeurait
présupposé par les tentatives spéculatives de l’« ancienne métaphysique ». En
lieu et place d’un substrat quelconque posé comme fondement de la
déduction ontologique, Fichte entend rendre sa prérogative épistémologique à
l’aperception transcendantale, certitude absolument préalable à toute
représentation déterminée, fut-elle celle de Dieu, comme l’avait déjà compris
Descartes avant lui200.
En vertu de cette immanence à soi qui lui confère une certitude intuitive
de lui-même logiquement antérieure – donc supérieure – à toute
représentation déterminée d’un objet distinct de lui, le Moi fichtéen constitue
un point de rupture entre le dogmatisme d’entendement des métaphysiques
scolastiques et l’amorce d’un idéalisme conséquent refusant les prérogatives
du réalisme métaphysique impliquées dans le choix d’un commencement
« objectif » : Dieu, le monde, l’absolu, etc. Ici cesse l’hétéronomie du projet
métaphysique, dans la stricte mesure où la pensée trouve désormais son point
de départ non plus dans la contingence d’un substrat représentatif déterminé,
mais dans la nécessité apodictique de son attestation d’elle-même : « Ich
= Ich ». À l’externalisme épistémologique de l’ancienne métaphysique, on
substitue une voie internaliste faisant de l’égoïté une sphère d’évidence
absolument privilégiée. Pour autant, une telle promotion de l’intuition
intellectuelle du Moi par lui-même au rang de premier principe n’est pas sans
susciter de nouveaux problèmes. En particulier, afin d’éviter la confusion du
Moi pur et du Moi empirique (confusion qui ferait déchoir la doctrine de la
science au rang de simple psychologie empirique de la connaissance),
l’idéalisme fichtéen se doit d’indiquer et de justifier le chemin qui conduit de
l’un à l’autre. Y parvient-il ? Hegel laisse clairement entendre que tel n’est
pas le cas :
« Le Moi […] est la certitude simple de soi-même. Mais elle est en même
temps un concret, ou plutôt le Moi est le concret par excellence ; il est la
conscience de soi comme monde infiniment varié. Mais pour que le Moi soit
commencement et fondement de la philosophie, ce qui est exigé c’est plutôt
l’isolement du concret, – l’acte absolu par lequel le Moi est purifié de lui-
même, et accède à sa conscience comme Moi absolu. Mais ce Moi pur n’est
pas alors le Moi connu, le Moi habituel de notre conscience auquel la science
devrait être rattachée de façon immédiate et pour chacun. Cet acte ne devrait
être à proprement parler rien d’autre que l’élévation au point de vue du savoir
pur, où justement la différence du subjectif et de l’objectif a disparu. Mais
sous la forme où cette élévation est ainsi exigée immédiatement, c’est un
postulat subjectif ; pour se prouver comme exigence véritable, il faudrait que
le mouvement incessant du Moi concret ou de la conscience immédiate vers le
savoir pur par sa propre nécessité ait été mis en évidence et présenté en ce Moi
lui-même201. »
Où l’on retrouve l’insistance hégélienne sur la modalité de l’affirmation
idéaliste du Moi, désormais présentée sous son jour véritable : faute de
parcourir le chemin phénoménologique qui permettrait d’étayer l’affirmation
du Moi comme un Moi pur, décanté des ambivalences de la conscience
empirique, la fondation idéaliste s’apparente à un « postulat subjectif », c’est-
à-dire à la position immédiate (intuitive) d’un prius dont le statut supra-
empirique n’est pas justifié. La position de l’identité « Moi = Moi » en tête de
la Doctrine de la science témoignerait ainsi d’un certain aveuglement quant
aux réquisits fondamentaux de la démonstration philosophique :
« Dans le Moi = Moi non seulement toute finité mais surtout toute teneur a
disparu. Le point de départ le plus haut pour le problème de la philosophie a
en effet été amené à la conscience grâce à cette élévation : à partir de ce qui
est dépourvu de présupposition, développer l’universel indépendamment du
particulier – à partir d’un principe qui en contient la possibilité parce qu’il est
lui-même, par excellence, l’élan du développement. Mais ce principe est lui-
même avant tout une présupposition, il est seulement dans sa pureté abstraite,
par conséquent même pas dans sa pureté véritable, non unilatérale ; il est
nécessaire qu’un principe soit aussi démontré, et il ne faut pas exiger qu’il soit
adopté à partir d’une intuition, d’une certitude immédiate, d’une révélation
intérieure202. »

C’est bien faute d’avoir été mis à l’épreuve de la démonstration que le


principe fichtéen encourt le risque de l’amphibologie et de la contingence
théorique. En effet, « sans ce mouvement objectif, le savoir pur, l’intuition
intellectuelle apparaît comme un point de vue arbitraire ou même comme l’un
des états empiriques de la conscience203 » : faute d’indiquer le chemin
permettant de passer de l’expérience commune de l’égoïté (psychologie
empirique) à la position intellectuelle du Moi absolu (égologie idéale), la
fondation fichtéenne se voit condamnée à la Doppelsinnigkeit, à la confusion
indémêlable de la série empirique et de la série idéale, puisque l’idéalité du
Moi pur partage avec son double empirique le défaut d’une affirmation
immédiate de lui-même, annulant de ce fait la distance réflexive censée
l’instaurer une fois pour toutes dans sa spécificité transcendantale204.
Flirtant sans cesse avec l’amphibologie du concept de Moi, la théorie
fichtéenne de la science se trouverait comme encombrée par son modèle
empirique, dans la mesure où celui-ci impose à la série idéale du philosophe
les bornes de sa structure propre, induisant la confusion dans l’édification
précaire du point de vue spéculatif. En dépit du très explicite refoulement
idéaliste des contraintes de la psychologie empirique, il demeure comme une
« réminiscence » problématique du modèle réel au sein même de sa réplique
transcendantale :
« La détermination du savoir pur comme Moi comporte la réminiscence
<Zurückerinnerung> continuelle du Moi subjectif, dont les bornes doivent être
oubliées, et maintient présente la représentation selon laquelle les propositions
et les relations qui se dégagent au cours du développement ultérieur du Moi
pourraient se rencontrer et être trouvées-déjà-là dans la conscience habituelle
comme quelque chose de présent en elle, puisqu’elle est bien ce à partir de
quoi elles sont affirmées. Cette méprise, au lieu d’une clarté immédiate,
produit plutôt une confusion d’autant plus criante et une désorientation
d’autant plus totale205. »

Dès lors que l’on prend le Moi comme point de départ de la déduction
philosophique, une dérive psychologisante de l’idéalisme transcendantal est à
craindre, et avec elle une exploitation de la confusion entre série idéale et
série réelle au profit de la seconde, comme ce sera le cas dans
l’« anthropologie psychique » de Fries dont l’orientation méthodologique
sera la suivante :
« Toute connaissance est une activité de notre esprit. Toutes les connaissances
sont donc des ob-jets de l’expérience intime, par conséquent de
l’anthropologie psychique. Je peux donc et je dois, si je veux être exhaustif,
considérer toutes les connaissances d’un point de vue anthropologique, pour
savoir comment subjectivement, elles appartiennent aux actes de mon
esprit206. »

La distinction du Moi pur et du Moi empirique, faute d’être pleinement


justifiée par la restitution d’un processus nécessaire conduisant de l’un à
l’autre, s’efface devant l’homologie structurale des deux séries, au risque de
réduire la déduction des actes idéaux de la conscience à une simple
investigation empirique sur les faits de conscience. À la fois immanente à la
sphère empirique de l’égoïté et irréductible au contenu contingent de celle-ci,
la série idéale de la doctrine de la science semble n’obtenir sa position de
surplomb qu’au prix d’une « fâcheuse ambiguïté <störende
Zweideutigkeit>207 », celle qui consiste à allier la distance à la proximité, la
dualité à l’immanence, l’équivocité des points de vue empirique et
transcendantal à l’univocité structurale de l’instance en laquelle s’opère un tel
dédoublement. De fait, la détermination fichtéenne du savoir « demeure un
Moi subjectif », dès lors que le Moi purifié de toute empirie ne saurait se
purifier de sa propre configuration « égoïque », donc ne saurait se départir de
l’intentionnalité objectivante qui caractérise la forme-conscience en tant que
telle sans cesser d’être ce qu’il est :
« Le développement effectif de la science qui part du Moi montre que l’objet y
a et y conserve pour le Moi la détermination permanente d’un autre, et donc
que le Moi dont on part n’est pas le savoir pur qui a surmonté en vérité
l’opposition caractéristique de la conscience, partant qu’il est encore dans le
phénomène, et n’est pas l’élément de l’être en et pour soi208 ».

Tandis que l’acte premier d’un idéalisme désireux d’échapper à l’emprise


des représentations dogmatiques de l’ontologie « ne devrait être à proprement
parler rien d’autre que l’élévation au point de vue du savoir pur, où justement
la différence du subjectif et de l’objectif a disparu209 », le point de départ de
la doctrine de la science, à défaut d’instaurer la « science de la science »
annoncée, enferme le projet fichtéen dans l’impasse d’une subjectivité
cherchant en vain à échapper à son ombre. En quoi la réflexion fichtéenne
demeure plus proche de l’ontologie traditionnelle qu’il n’y paraît : prétendant
se défaire des représentations arbitraires qui président à l’inauguration des
grands systèmes dogmatiques, la doctrine de la science en conserve l’ultime
reliquat, à savoir la structure prédicative en vertu de laquelle un sujet, fut-il
épuré de tout prédicat empirique, persiste à se poser comme le support formel
d’une telle structure. C’est précisément la rémanence irréductible d’un tel
support, fût-ce sous sa forme la plus éthérée, qui autorise en dernier ressort
Hegel à qualifier l’idéalisme fichtéen d’idéalisme subjectif : « Dans la mesure
où l’on fait du Moi l’assise fondamentale <Grundlage> et le support
<Träger> du Tout de la science, ainsi naît par là un idéalisme subjectif210 ».
Aux yeux de Hegel, la forme véritable de l’idéalisme ne saurait, d’une
façon ou d’une autre, prendre les contours ambigus de l’égoïté. Peu importe à
cet égard le degré de « purification » requis par les promoteurs de la
subjectivité transcendantale : un Moi pur reste un Moi, une subjectivité
grevée de finitude, en attente du choc salvateur d’une Gegenständlichkeit
étrangère qu’elle ne saurait, dès lors, réintégrer dans le champ d’immanence
de la conceptualité. Renonçant à cet illusoire « regard d’en haut
<Übersicht> […] qui n’est que la réflexion du savoir en lui-même hors du
contenu211 », l’idéalisme hégélien se voit affronté à la tâche de construire un
concept de réflexion débarrassé des limites inhérente à la subjectivité
transcendantale, sans pour autant retomber dans les travers méthodologiques
du réalisme métaphysique.
À égale distance du dogmatisme de l’ancienne métaphysique et du
« dogmatisme de la certitude de soi-même212 » que s’est avérée être la méta-
ontologie fichtéenne, l’idéalisme spéculatif ne pourra dévoiler ses virtualités
qu’en se libérant de cet ultime obstacle épistémologique qu’est la réflexion
subjective d’un Moi pur se prenant pour objet de son savoir. Au Moi pur doit
faire place « le Soi immanent du contenu213 », à l’idéal encore ambivalent
d’une réflexion formelle de l’ego sur lui-même – cette « mauvaise réflexion »
marquée par « la crainte de s’enfoncer dans la Chose214 » – doit se substituer
l’idée aussi prometteuse qu’énigmatique selon laquelle « tout contenu est sa
propre réflexion en soi-même215 ».
Au terme de ces analyses, le détour par les philosophies de la réflexion
s’avère encore insuffisant pour déterminer la spécificité de l’idéalisme
hégélien ; s’il était clair qu’une démarche réflexive devait se substituer au
projet ontologique trop rudimentaire des « noétiques » passées, reste à
comprendre, à présent, dans quelle mesure la refonte hégélienne de la
métaphysique va devoir s’engager dans un autre type de substitution, cette
fois-ci au détriment du projet transcendantal lui-même. Ce qui est désormais
en jeu n’est rien de moins que la possibilité de constituer un idéalisme libéré
de son lieu traditionnel d’émergence et de thématisation – libéré de la forme-
conscience et des ambivalences inhérentes au rapport que le sujet fini (sous
ses formes aussi bien empiriques que transcendantales) entretient à lui-même.
Le contenu plus déterminé d’une telle possibilité a été présenté avec une
grande netteté par Jean-François Marquet :
« Un système absolu dans cette perspective [de Fichte], c’est un système dont
je suis le sujet au double sens du terme (c’est moi qui le pense et c’est de moi
qu’il est question en lui) […] Mais justement le système reste ainsi condamné
à n’être jamais qu’un système du Moi, une “Doctrine de la Science”. C’est sur
ce point précis que Hegel et Schelling prendront la relève de leur maître : ce
qu’ils tenteront d’édifier, c’est un système qui serait formellement analogue à
la Doctrine de la Science, qui, comme elle, se construirait en quelque sorte par
ses propres forces et sans que ma réflexion y intervienne activement – mais
qui, en même temps, aurait une vérité objective, extérieure à mon point de
vue. […] Le problème qu’auront à résoudre Hegel et Schelling peut donc se
formuler de manière encore plus précise : il consistera à suspendre ou à abolir
le sujet réfléchissant en tant qu’il est différent du sujet du système216. »

Or il est patent qu’un tel décrochage par rapport aux philosophies de la


réflexion égocentrée impose de repenser radicalement le sens même du projet
« idéaliste », en un sens qui n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il avait
acquis dans les théories traditionnelles de la connaissance. Le projet d’une
nouvelle métaphysique prend ainsi les contours plus déterminés de la
recherche d’un nouvel idéalisme philosophique qui ne soit ni le simple envers
du réalisme métaphysique, ni sa simple neutralisation réflexive.
Corrélativement à celui de réflexion, le concept d’idéalité est désormais à
repenser de fond en comble, indépendamment de toute référence intempestive
à ce qui passait, jusqu’à présent, pour le lieu par excellence de la faculté
d’idéaliser : cette « raison affectée de finitude » qui caractérise en propre la
subjectivité humaine. À l’idéalité subjective dont le kantisme a esquissé avec
talent l’armature transcendantale, il convient d’opposer une idéalité objective
délestée de tout renvoi prématuré à la tutelle d’une subjectivité finie. Face
aux attraits trompeurs de l’idéalisme transcendantal, face à la tentation
d’arrimer la réflexion philosophique à un sujet pris « en tant que point
fixe217 », il est temps pour la science spéculative de larguer les amarres.
1. Enz. 1812, p. 55 : « Die Kantische oder kritische Philosophie hat die Metaphysik gestürzt. » L’expression vaut
également comme métaphore politique, induisant l’idée d’un renversement de régime.

2. Nous faisons ici pleinement nôtre la mise au point de Vittorio HÖSLE, Hegels System, op. cit., p. 12 : « Si
“transcendantal” signifie une réflexion méthodiquement stricte sur ses propres prétentions à la validité, il n’y a aucun obstacle à
interpréter la philosophie de Hegel comme une philosophie transcendantale. »

3. Cf. Enc. 1830 – PE, § 552R, p. 338 ; W 10, p. 360 : « Il faut regarder seulement comme une sottise des Temps
modernes, de changer un système d’une éthicité corrompue, la constitution politique et la législation liées à elle, sans modifier la
religion, d’avoir fait une Révolution sans une Réforme. »

4. Sur cette question, cf. Gerhard KRÜGER, Critique et morale chez Kant, trad. M. Régnier, Paris, Beauchesne, 1961, p. 159-
160 : « Si […] Kant accomplit une révolution dans la philosophie, cela tient à ce qu’il oppose les Lumières non seulement à
l’autorité dogmatique ecclésiastique et à l’autorité politique, mais aussi à une conception dogmatique de l’Aufklärung elle-même.
Au sens le plus large, propre à toute l’époque moderne, l’Aufklärung signifie […] se penser soi-même, c’est-à-dire la pensée
fondée sur l’autarcie rationnelle. Cela est déjà l’exigence fondamentale de Descartes. »

5. LHP 7, « Kant », p. 1852 ; W 20, p. 331.

6. Enc. 1830 – SL, Add. § 41, p. 496-497 ; W 8, p. 114. L’autonomie spéculative de la philosophie avait déjà été clairement
énoncée dès les ébauches de système d’Iéna : « La philosophie au titre du connaître absolu est immédiatement posée comme ce
qui ne dépend de rien d’autre, que cet autre soit pensé comme connaître ou comme être, ou qui ne présuppose nul autre » (L &
M1804-1805, « Deux remarques au système », p. 207 ; JS 2, p. 343).

7. F & S, p. 100 ; W 2, p. 298.

8. La formule est de Jean BEAUFRET, « Kant et la notion de Darstellung », Dialogue avec Heidegger, t. II, op. cit., p. 109.

9. Cf. DESCARTES, Troisième Méditation, in Œuvres & Lettres, p. 294 : « J’ai en quelque façon premièrement en moi la
notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même. »

10. Sur ce changement d’accentuation qui marque le passage du « discours classique » à « l’analytique de la finitude »,
nous renvoyons aux analyses de Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, chap. 9, notamment p. 324-326 :
« Au filigrane de toutes ces figures solides, positives et pleines, on perçoit la finitude et les limites qu’elles imposent, on devine
comme en blanc tout ce qu’elles rendent impossible. […] Du cœur même de l’empiricité, s’indique l’obligation de remonter, ou,
comme on voudra de descendre, jusqu’à une analytique de la finitude, où l’être de l’homme pourra fonder en leur positivité toutes
les formes qui lui indiquent qu’il n’est pas infini. »

11. Cf. Henri BIRAULT, « Heidegger et la pensée de la finitude », De l’être, du divin et des dieux, Paris, Cerf, 2005, p. 486-
487 : « Chez les Grecs, on sait bien que “fini” et “parfait” vont de pair. L’infini y est la négation du fini comme l’imparfait y est
la négation du parfait. La limite (πέρας), la fin (τέλος) dé-limitent, dé-finissent l’étant jusque-là enseveli dans l’indétermination
du non-être. La limite a donc une valeur “épiphanique”, la fin une valeur “initiante”. Le fini seul est véritablement parce que seul
il est achevé et par-fait. »

12. Cf. op. cit., p. 490 : « À l’infinité d’un être souverainement parfait, […] il convient d’opposer non plus la finition, non
pas la finitude, mais la finité de l’être fini. L’infinité seule est ici véritablement positive, d’elle seule on peut dire sans réserve
qu’elle est, au contraire, l’être fini, comme le répète Malebranche après bien d’autres est “l’être composé pour ainsi dire de l’être
et du néant”. Infinité et perfection vont maintenant de pair, toute finité, au contraire, renferme une négation en tant qu’elle n’est
pas le souverain être. »

13. Cf. op. cit., p. 496 : « Ne pouvant être déduite de rien, elle [la finitude] se verra peu à peu contrainte à se penser elle-
même comme un fait primitif, comme le fondement sans fondement de l’humanité même de l’homme maintenant déterminé non
plus comme ens creatum ou comme fils de Dieu, mais comme sujet. »

14. Op. cit., p. 497.

15. Ibid.

16. « Ein Fortlaufen an der Endlichkeit » (LHP 7, « Fichte », p. 1978 ; W 20, p. 389). Expression admirable par laquelle
Hegel caractérise la première philosophie de Fichte, mais qui qualifierait aussi bien la philosophie transcendantale dans son
ensemble.

17. Cf. Jocelyn BENOIST, « Introduction » à sa traduction de Kant, Réponse à Eberhard, op. cit., p. 78 : « On est passé au
point de vue transcendantal, et cela suppose une certaine fêlure dans le sens classique de l’ontologie : celle-là même du sujet. »

18. Telle est, on le sait, la caractérisation désormais classique du kantisme par Jules VUILLEMIN dans L’héritage kantien et la
révolution copernicienne, Paris, PUF, 1954, p. 11. Précisons qu’une telle reconnaissance du primat de la finitude ne conduit
aucunement Kant à renoncer à l’absolu ; comme le remarque judicieusement Jean-François MARQUET, « on aurait plutôt tendance
aujourd’hui à voir en Kant le premier des “modernes”, le penseur de l’objectivité et de la finitude ; mais cela, à notre avis, il ne
l’a été que par surcroît, même si ce surcroît s’est avéré historiquement essentiel. Si en effet être moderne signifie être résigné à la
finitude, Kant n’est assurément pas moderne ; il veut ce que la philosophie a toujours voulu, l’inconditionné, l’absolu » (« Kant et
l’inconditionné », Restitutions, Paris, Vrin, 2001, p. 7).

19. F & S, p. 112 ; W 2, p. 313.

20. L’accusation est formulée par FICHTE dans sa Doctrine de la science de 1805 [WL 1805] : « Dans une histoire des
progrès de la philosophie, on ne saurait faire mention de ceux qui analysent la philosophie de Kant sans la comprendre et encore
moins de ces nouveaux fondateurs de nouveaux systèmes qui font régresser la science en deçà de Kant » (trad. I. Thomas Fogiel
et A. Gahier, Paris, Cerf, 2006, p. 44 ; Wissenschaftslehre 1805, Hamburg, Meiner Verlag, 1984, p. 181). L’allusion aux
nouveaux fondateurs de systèmes concerne sans nul doute Schelling, mais aussi le Hegel du Differenzschrift.

21. Cf. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, op. cit., p. 23.

22. KANT, L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu [UF], OP I, p. 318 ; AK II, 66. On
trouve une métaphore analogue dans la Critique de la raison pure (OP I, p. 970 ; A 235/B 294). Comme souvent, Kant s’inspire
ici de LOCKE, An Essay concerning Human Understanding, Introduction, § 6, Oxford, Oxford University Press, 1975, p. 46. Cette
métaphore maritime sera reprise par SCHELLING dans la première de ses Leçons sur la méthode des études académiques [LMEA],
trad. J.-F. Courtine et J. Rivelaygue, in Philosophies de l’université, Paris, Payot, 1979, p. 44 ; SW V, p. 208. On la retrouve,
enfin, dans un manuscrit de HEGEL du 22 octobre 1818 introduisant aux leçons de Berlin sur l’Encyclopédie : « La décision de
philosopher se jette purement dans le penser ( – le penser est solitaire auprès de lui-même), – elle s’[y] jette comme dans un
océan sans rivages ; toutes les couleurs bigarrées, tous les points d’appui ont disparu, toutes les lumières autrefois bienveillantes
se sont éteintes ». Seule brille l’unique étoile, l’étoile intérieure de l’esprit ; cette étoile est l’Étoile polaire (W 10, p. 416 ; nous
traduisons).

23. KANT, CRP, OP 1, p. 988 ; A 260/B 316.

24. KANT, Prol., § 13, Remarque III, OP II, p. 64 ; AK IV, 295.

25. Cf. LOCKE, An Essay Concerning Human Understanding, op. cit., Book II, chap. 1, § 4, p. 105.

26. Cf. LEIBNIZ, Principes de la nature et de la grâce, § 4, Paris, GF-Flammarion, p. 225. Voir aussi id., Monadologie, § 30,
op. cit., p. 249. Rappelons que Locke et Leibniz sont les deux figures antithétiques auxquelles s’attaque l’Appendice à
l’Analytique transcendantale sur l’amphibologie des concepts de la réflexion.

27. Cf. LOCKE, An Essay Concerning Human Understanding, op. cit., Book II, chap. 11, § 17, p. 162-163 : « Je ne prétends
pas enseigner, mais chercher ; et par conséquent je ne peux que reconnaître, ici encore, que les sensations externes et internes sont
pour la connaissance les seuls passages vers l’entendement que je puis trouver. Elles seules, pour autant que je le sache, sont les
fenêtres par lesquelles de la lumière entre dans cette chambre noire. »

28. Cf. Béatrice LONGUENESSE, Kant et le pouvoir de juger, Paris, PUF, 1993, p. 135, note 1 : « La réflexion transcendantale
n’a rien d’une démarche introspective ; elle résulte de la démarche critique d’élucidation des conditions de possibilité de la
connaissance, qui permet l’établissement d’une “topique transcendantale” ou détermination des lieux transcendantaux de nos
différentes représentations. »

29. KANT, CRP, OP I, p. 995 ; A 270/B 326.

30. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 996 ; A 271/B327 : « En un mot, Leibniz intellectualisait les phénomènes, de même que Locke,
avec son système de noogonie […] avait sensualisé tous les concepts de l’entendement. […] Au lieu de chercher dans
l’entendement et dans la sensibilité deux sources tout à fait diverses de représentations, mais qui ne pourraient juger des choses de
façon objectivement valide qu’en liaison, chacun de ces grands hommes s’en tint uniquement à l’une de ces deux sources, qui, à
son avis, se rapportait immédiatement aux choses en soi, tandis que l’autre ne faisait que confondre ou ordonner les
représentations de la première. »

31. Cf. Jocelyn BENOIST, « Sur une prétendue ontologie kantienne », op. cit., p. 158 : « Parler de la connaissance et non de
l’être […] c’est assurément autre chose que de parler de l’être donc de la connaissance, puisqu’elle constitue l’accès naturel à lui
(ce qui est le projet des “noétiques” classiques, comme “ontologies”). […] Ici “l’objet de la métaphysique” se dissout dans la
“connaissance de soi de la raison”. »

32. KANT, CRP, OP I, p. 994 ; A 268/B 324.

33. Cf. Béatrice LONGUENESSE, Kant et le pouvoir de juger, op. cit., p. 134 : « La réflexion transcendantale conduit à
reconnaître une distinction que la comparaison logique est par elle-même impuissante à formuler : la distinction entre
comparaison de concepts (comparaison ou réflexion “simplement logique”) et comparaison des objets, comme phénomènes. »

34. KANT, CRP, OP I, p. 990 ; A 263/B 319.

35. KANT, CRP, Préface à la 1re édition, OP I, p. 728 ; A XII.

36. SCHELLING, CHPM, p. 95 ; SW X, p. 79.

37. La forme générale de ce mode sceptique est la suivante : si on a une raison B pour sa conviction que A, il faut donner
son assentiment à B. Mais là encore, il faut avoir une raison C pour sa conviction que B, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Pour
une présentation des modes d’Agrippa, cf. SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., livre I, p. 164-177.

38. Précisons que le terme de Selbstreflexion ne figure – du moins à notre connaissance – ni dans le corpus de l’idéalisme
allemand ni dans celui de Kant ; il n’est qu’un moyen de caractériser rétrospectivement la radicalisation de la démarche kantienne
en un sens autoréférentiel. Pour un exemple de ce genre d’usage rétrospectif, cf. Jürgen HABERMAS, Connaissance et intérêt, op.
cit., p. 36 : l’auteur y présente la critique hégélienne du kantisme comme « la métacritique à laquelle la critique de la
connaissance est soumise au moyen d’une autoréflexion intransigeante ».

39. KANT, CRP, OP I, p. 812 ; A 51/B 75.

40. Concernant l’influence décisive de Schulze sur la constitution de la problématique fichtéenne de la doctrine de la
science, cf. Isabelle THOMAS-FOGIEL, « Fichte et l’actuelle querelle des arguments transcendantaux », Revue de métaphysique et de
morale, Paris, PUF, 4/2003, notamment p. 493-496. Comme le souligne Jules VUILLEMIN, « Le rapport de Fichte à Schulze
reproduit historiquement celui de Kant à Hume » (L’héritage kantien et la révolution copernicienne, op. cit., p. 17), le défi
sceptique devenant là aussi prétexte à une refonte radicale du discours philosophique. Fichte a lui-même insisté à maintes reprises
sur l’importance de sa lecture de Schulze pour l’élaboration de sa propre doctrine, notamment dans les célèbres lettres à Flatt et à
Stephani de novembre/décembre 1793.

41. REINHOLD, Lettre à Kant du 9 avril 1789, in KANT, Briefwechsel, Brief 353 ; AK XI, 17.

42. JACOBI, « Appendice sur l’idéalisme transcendantal », in David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, trad. L.
Guillermit, Paris, Vrin, 2000, p. 246. Sur la critique jacobienne de la chose en soi, cf. Richard KRONER, Von Kant bis Hegel, op.
cit., Bd I, p. 308-311. On trouve une critique analogue dans l’Énésidème de SCHULZE (trad. H. Slaouti, Paris, Vrin, 2007, p. 126 sq.
et 234 sq.)

43. Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, Paris, Vrin, 1995², p. 16.

44. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 954 ; B 274 : « L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare
l’existence des objets dans l’espace hors de nous ou simplement douteuse et indémontrable, ou fausse et impossible. »

45. Cf. KANT, ibid., OP I, p. 1444 ; A 369 : « Le réaliste transcendantal se représente les phénomènes extérieurs […]
comme des choses en soi, qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité, et qui, par conséquent, seraient aussi en
dehors de nous d’après de purs concepts de l’entendement. »
46. SCHULZE, Kritik der theoretische Philosophie, rééd. Aetas Kantiana, t. 244, vol. II, Bruxelles, Culture et Civilisation,
1968, p. 578.

47. Isabelle THOMAS-FOGIEL, Fichte. Réflexion et argumentation, Paris, Vrin, 2004, p. 55.

48. L’ironie veut que Hegel, qui fut pourtant si influencé par la reformulation fichtéenne du kantisme – elle-même
tributaire de la reformulation schulzienne du scepticisme – ait lui-même grandement sous-estimé l’apport de la critique
schulzienne, en réduisant son scepticisme « bâtard » (Scept., p. 33 ; W 2, p. 226) à un « épicurisme » (LHP 4, « Le scepticisme »,
p. 761 ; W 19, p. 360) dévalorisant le rationnel au profit de l’être sensible, à ce titre nettement inférieur à la skepsis antique. Sur
les limites de l’interprétation hégélienne de Schulze, cf. Achim ENGSTLER, « Hegels Kritik am Skeptizismus Gottlob Ernst
Schulzes », in H. F. Fulda und R.-P. Horstmann (hrsg.), Skeptizismus und spekulatives Denken in der Philosophie Hegels,
Stuttgart, Klett-Cotta, 1996, p. 98-114.

49. Sur ce changement d’accentuation de Jacobi à Schulze, on se reportera à la reconstitution exemplaire du débat autour
des objections schulziennes accomplie par Antoine GRANDJEAN dans le prologue de son ouvrage Critique et réflexion. Essai sur le
discours kantien, Paris, Vrin, 2009, p. 23-59. Une telle inflexion herméneutique invalide la grille de lecture traditionnelle (Ernst
CASSIRER, Les systèmes post-kantiens, trad. Collège de Philosophie, Paris, Cerf, 1999, chap. « Schulze » ; Jacques RIVELAYGUE,
Leçons de métaphysique allemande, I, Paris, Grasset, 1990, p. 153 sq. ; Dieter HENRICH, Between Kant and Hegel, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 2003, chap. 10, p. 147 sq.) qui cantonnait la posture de Schulze à un scepticisme « classique »
– celui de Maïmon par exemple – portant sur le contenu des thèses kantiennes et non sur leur statut. C’est bien la critique du
statut contradictoire du philosopher kantien qui implique à titre d’argument dérivé la polémique sur la notion de Ding an sich,
non l’inverse.

50. Sur le rôle du motif sceptique dans la critique des inconséquences de l’idéalisme kantien par Jacobi, cf. R.-P.
HORSTMANN, Les frontières de la raison, op. cit., p. 43 sq.

51. Antoine GRANDJEAN, Critique et réflexion, op. cit., p. 25.

52. « Dieser halbe Kriticismus » : cf. FICHTE, Nouvelle présentation de la doctrine de la science [NP], Première
introduction, VII, trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, Vrin, 1999, p. 115 ; SW I, p. 444.

53. SCHELLING, Sur la possibilité d’une forme de philosophie en général, trad. M. Kauffmann, in Premiers écrits, Paris,
PUF, 1987, p. 20 ; SW I, p. 92.

54. Ou, pour reprendre la terminologie d’Isabelle THOMAS-FOGIEL, passer de la problématique de la représentation (en
laquelle la réflexion est orientée vers les conditions de l’objectivité) à celle de la réflexion (orientée vers les actes intellectuels du
sujet dont la représentation constitue le produit). Sur ce point, cf. Critique de la représentation. Étude sur Fichte, Paris, Vrin,
2000, 2e partie.

55. Dans son ouvrage Réflexion et spéculation. L’idéalisme transcendantal chez Fichte et Schelling (Grenoble, Jérôme
Million, 2009, p. 18), Alexander SCHNELL insiste avec raison sur le fait que la démarche fichtéenne « exige précisément un
nouveau type de “réflexion”, de “réflexivité”, qui va se traduire par un procédé spécifique – un certain redoublement possibilisant
(…) qui permettra de fonder l’attitude transcendantale elle-même. »

56. FICHTE, Sur le concept de la doctrine de la science, in EPC, p. 36 ; SW I, p. 46.

57. FICHTE, Über das Verhältniβ der Logik zur Philosophie oder transscendentale Logik [Trans. Log.], Vortrag III, SW IX,
p. 129. Voir aussi : Wissenschaftslehre 1813 [WL 1813], Vortrag I, SW X, p. 4.

58. L’expression est d’Isabelle THOMAS-FOGIEL, Fichte. Réflexion et argumentation, op. cit., p. 75.

59. Pour une tentative convaincante de retrouver chez Kant lui-même un tel souci de développer un discours réflexif non
objectivant sur le thème transcendantal lui-même, voir Antoine GRANDJEAN, op. cit., chap. 1, p. 104 sq.

60. FICHTE, Principes de la doctrine de la science (Grundlage), 2e partie, § 4, in Œuvres choisies de philosophie première
[OCPP], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1964, p. 66 ; SW I, p. 162.

61. Sur ce point, cf. Bernard BOURGEOIS, « Présentation » de sa traduction de la Science de la logique de l’Encyclopédie, op.
cit., p. 76 : « Ce qui le [Kant] préoccupe, c’est de réfléchir sur la connaissance scientifique ou la (pseudo-) connaissance
métaphysique (traditionnelle), mais non pas sur la connaissance philosophique qu’il met en œuvre dans cette réflexion même.
Kant ne réfléchit pas sur sa propre réflexion, il ne philosophe pas sur sa philosophie, comme Fichte le lui reproche. »

62. Fichte lui-même semblait estimer que les inconséquences du discours explicite de Kant renvoyaient à des
présuppositions implicites nécessaires à la cohérence de son œuvre : il fallait donc « s’élever de ce qu’il dit réellement à ce qu’il
ne dit pas, mais qu’il devait présupposer pour pouvoir dire ce qu’il a dit » (FICHTE, La Théorie de la science. Exposé de 1804 [WL
1804], trad. D. Julia, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, Conférence II, p. 34 ; SW X, p. 102). Sur ce point, cf. Jean-Michel BUÉE,
« Fichte lecteur de Kant », in J.-M. Lardic (dir.), Fichte. Idéalisme, politique et histoire, Paris, Vrin, 2003, p. 66 sq.

63. FICHTE, Lettre à Schelling datée du 20 septembre 1799, in Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802), trad.
M. Bienenstock, Paris, PUF, 1991, p. 60 ; SW III, 4, lettre 487, p. 85.

64. FICHTE, Doctrine de la science nova methodo [WL Nova], trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, LGF, 2000, p. 93 ;
Wissenschaftslehre Nova Methodo, hrsg. E. Fuchs [Nova Fuchs], Hamburg, Meiner, 1982, p. 32.

65. Comme l’indique Xavier TILLIETTE (L’intuition intellectuelle de Kant à Hegel, Paris, Vrin, 1995, p. 40 sq.), cette
transgression s’opère par la médiation de Reinhold, qui dans les Beyträge zur Berichtigung bisheriger Missverständnisse der
Philosophen (1790) assouplit l’usage kantien de l’expression « intuition intellectuelle » en vue de rendre compte de toute
intuition a priori, qu’elle soit purement intellectuelle ou purement sensible.

66. FICHTE, NP, V, p. 128 (trad. mod.) ; SW I, p. 463.

67. FICHTE, WL 1804, conférence XIX, p. 186 ; SW X, p. 238-239. Voir également la célèbre maxime énoncée dans les
Conférences sur la destination du savant [CDS], trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1969, p. 39 : « L’homme doit être
continuellement en accord avec soi-même <einig mit sich selbst seyn> ; il ne doit jamais se contredire. » (SW VI, p. 296).

68. Cf. KANT, CFJ, § 40, OP II, p. 1073 ; AK V, 294. Voir aussi Logique, introduction, VII, p. 63 ; AK IX, 57 : la « façon
de penser conséquente ou cohérente » revient à « penser en restant toujours conséquent avec soi-même ».

69. FICHTE, NP, Seconde introduction, VI, p. 140 ; SW I, p. 479. Sur ce thème capital de la pensée fichtéenne, cf. Yves-Jean
HARDER, « De la lettre à l’esprit », in J.-Ch. Goddard (dir.), Fichte. Le moi et la liberté, Paris, Vrin, 2000, p. 13-45.

70. FICHTE, Méditations personnelles sur la philosophie élémentaire [MP], trad. I. Thomas-Fogiel et A. Gahier, Paris, Vrin,
1999, p. 44.

71. NP, Seconde introduction, I, p. 122 ; SW I, p. 454. Sur le modèle de la « double série » <doppelte Reihe>, voir aussi
FICHTE, NP, Première introduction, VI, p. 109 ; SW I, p. 436.

72. SCHELLING, Lettre à Hegel, soir de l’Épiphanie, 1795, in Cor I, p. 20 ; Briefe I, p. 14. On retrouvera ce thème fichtéen au
cœur des réflexions hégéliennes sur la connaissance de l’entendement. Cf. Phéno., C, V, p. 239-240 ; W 3, p. 182 : « Mais
accueillir la pluralité des catégories, d’une quelconque manière, derechef, comme un objet trouvé, par exemple à travers les
jugements, et s’en accommoder ainsi, doit en réalité être regardé comme un outrage à la science ; où l’entendement pourrait-il
encore montrer une nécessité s’il ne le pouvait pas en lui-même, qui est la nécessité pure ? »

73. KANT, Prol., § 13, Remarque III, OP II, p. 64 ; AK IV, 294 : « … mon propre idéalisme, ordinairement dénommé
transcendantal, ou mieux : critique. »

74. FICHTE, NP, Première introduction, VII, p. 114 ; SW I, p. 442. Cf. aussi Trans. Log., Vortrag XXIII, SW IX, p. 325 : « La
connaissance génétique, non pas la connaissance factuelle ; non point trouver le penser comme un donné, mais l’appréhender à
partir d’une loi comme quelque chose de nécessaire. »

75. FICHTE, NP, Première introduction, VII, p. 119 ; SW I, p. 448. Le caractère paradoxal de ce nouvel idéalisme est bien
résumé par Miklos VETÖ dans son article « Série réelle, série idéale » (Fichte. De l’action à l’image, Paris, L’Harmattan, 2001,
p. 68) : « Paradoxalement, tant qu’on subissait le déroulement “prédestiné” de représentations, elles se déployaient sans qu’on
sache en discerner l’ordre et la nécessité. Maintenant qu’on a décidé de reproduire avec liberté ce qui avait été jusqu’alors
accompli automatiquement, on en discernera l’agencement rationnel-nécessaire. » Voir aussi Martial GUEROULT, « La
Wissenschaftslehre comme système nécessaire de la liberté », Études sur Fichte, Paris, Aubier, 1974.

76. Cf. Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, op. cit., p. 35-36 : « Par sa méthode, le kantisme est en quelque sorte un
empirisme de la raison. Il proclame que l’a priori conditionne l’a posteriori, mais c’est la connaissance de l’a posteriori qui
conditionne celle de l’a priori. Le dire du philosophe ne s’accorde donc pas avec son faire. »

77. Notons une bonne fois pour toutes qu’une telle exigence déductive a été consciemment congédiée par Kant, puisque de
son propre point de vue elle contrevenait aux acquis fondamentaux de l’Esthétique transcendantale. Convenons, avec Alain
RENAUT, que « le projet même de reconstruire systématiquement l’idéalisme transcendantal, au sens où il s’agirait de lui conférer
une démarche réellement et exhaustivement déductive, équivaudrait donc à tenter de conférer à une philosophie une forme
contradictoire avec son contenu : l’absence de clôture du système, son élaboration par et pour la réflexion ne sauraient dès lors
apparaître ici pour des lacunes ou des insuffisances – ces caractéristiques étant non pas résiduelles (le résultat d’un échec), mais
principielles » (Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Paris, PUF, 1986, p. 81).
78. Cf. FICHTE, « Sur le Concept de la doctrine de la science », EPC, p. 23 ; SW I, p. 32 : la métaphysique « doit être non
pas une doctrine des prétendues choses en soi, mais une déduction génétique de ce qui survient dans notre conscience. » Comme
le note Jacques RIVELAYGUE, « Les conséquences, quant à la théorie de la connaissance, vont être que l’ontologie sera ramenée à
une phénoménologie : la seule chose possible sera la description des actes de l’esprit comme conditions de possibilité
d’apparition du phénomène » (Leçons de métaphysique allemande, t. I, op. cit., p. 183).

79. FICHTE, NP, Première introduction, I, p. 99-100 ; SW I, p. 423.

80. L’expression est de Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, op. cit., p. 38.

81. Sur les insuffisances incontestables de l’interprétation hégélienne de Fichte dans ses premiers écrits (Différence entre
les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling [1801], Foi et savoir [1802]) – insuffisances qui tiennent tout à la fois à une
certaine méconnaissance des écrits de Fichte et à un socle spéculatif encore précaire – on se reportera aux analyses désormais
classiques de Reinhardt LAUTH, Hegel critique de la doctrine de la science de Fichte, trad. M. Régnier et X. Tilliette, Paris, Vrin,
1987, en particulier p. 11-82, qui prolongent celles de Helmut GIRNDT, Die Differenz des Fichteschen und Hegelschen Systems in
der Hegelschen « Differenzschrift », Bonn, Bouvier u. Co., 1965.

82. LHP 7, « Fichte », p. 1979 ; W 20, p. 390.

83. Ibid., p. 1978 (trad. mod.) ; W 20, p. 389.

84. On peut trouver un indice probant de cette perspective dans la récapitulation opérée par Hegel des huit grandes étapes
du développement historique de la philosophie en conclusion de ses Leçons sur l’histoire de la philosophie : entre Leibniz et
Schelling, c’est bien la « subjectivité fichtéenne » qui incarne le tournant de la philosophie moderne, non le criticisme kantien,
qui n’est même pas évoqué. Sur ce point, cf. LHP 7, « Résultat », p. 2114 ; W 20, p. 458.

85. Ibid., « Fichte », p. 1977 ; W 20, p. 387 et p. 1998 ; W 20, p. 414 (nous soulignons). Jusque dans ses manifestations
exotériques (La destination de l’homme, L’Initiation à la vie bienheureuse), qui de ce fait « ne peuvent pas être pris[es] en
considération en histoire de la philosophie » (ibid., p. 1978 ; W 20, p. 388), il demeure incontestable que « cette philosophie
[populaire] ne contient rien de spéculatif, mais [qu’]elle exige le spéculatif » (ibid., p. 1997 ; W 20, p. 414 – nous soulignons).

86. La mort de Fichte le 27 janvier 1814 n’étant pas le moindre : le combat cesse, faute de combattants… À cela s’ajoute
une méconnaissance quasi complète, de la part de Hegel, des œuvres de Fichte (souvent non publiées) postérieures à la
Destination de l’homme, en particulier du tournant majeur que représente la Wissenschaftslehre de 1804. Il est incontestable que
l’interprétation hégélienne de la pensée de Fichte s’en trouve considérablement biaisée.

87. DFS, p. 134 ; W 2, p. 51 (nous soulignons).

88. Cf. Reinhardt LAUTH, Hegel critique de la doctrine de la science de Fichte, op. cit., chap. 1.

89. Sur ces circonstances, on se reportera à la reconstitution détaillée qu’en fait Bernard GILSON, in DFS, « Présentation »,
p. 15-24. Voir aussi l’avant-propos de Hegel lui-même, op. cit., p. 101-104 ; W 2, p. 10-14.

90. DFS, p. 130 ; W 2, p. 45-46.

91. Ibid., p. 103 ; W 2, p. 12.

92. Ibid., p. 103 ; W 2, p. 12 (nous soulignons). En guise de « raison externe », Hegel souligne que dans ses Éléments d’un
tableau de la philosophie au début du XIXe siècle récemment parus (1801), Reinhold « méconnaît […] le système de Fichte, sous
son aspect d’authentique spéculation, donc de philosophie » (ibid., p. 103 ; W 2, p. 12). Il s’agit donc bien aussi pour Hegel de
rétablir cette dimension spéculative du fichtéanisme contre les interprétations réductrices dont il a fait l’objet, ce qui implique de
séparer le bon grain de l’ivraie, le principe spéculatif et la forme systématique qui le développe de manière inappropriée.

93. Ibid., p. 136 ; W 2, p. 52.

94. Ibid., p. 102 ; W 2, p. 11.

95. F & S, p. 93 ; W 2, p. 289.

96. DN, p. 45 ; W 2, p. 471.

97. ECP, p. 88 ; W 2, p. 175. Ce point a été parfaitement aperçu par Franck FISCHBACH, in Du commencement en
philosophie, Paris, Vrin, 1999, p. 110 : « Nous saisissons là in actu le travail de la critique philosophique : le Vrai a bien été
exprimé par le système fichtéen dans la mesure où il est une pensée du sujet-objet, mais une limitation subjective, que révèle et
manifeste la critique, est intervenue qui a empêché la position absolue de cette identité. »

98. Sur ce point, et par opposition à la sévérité quelque peu excessive de Reinhardt LAUTH (op. cit.) on s’accordera avec la
pondération exprimée par Franck FISCHBACH, op. cit., p. 106 : s’agissant de la question de la fidélité des objections hégéliennes à
Fichte, il convient de signaler que « là n’est pas l’enjeu majeur d’un texte comme la Différence dont l’auteur n’entend pas faire
œuvre d’historien de la philosophie mais bien de philosophe et de critique, au sens que Hegel donne à cette expression dans
l’article de 1802 sur L’Essence de la critique philosophique. »

99. F & S, p. 205 ; W 2, p. 430. Par cette formule frappante – qui ne tardera pas à être retournée contre son auteur – Hegel
qualifie la disposition qu’ont en commun « les philosophies de Kant, Jacobi et Fichte », par laquelle « le monde en tant que chose
s’est transformé en système des phénomènes ou des affections du sujet et en des réalités relatives à notre croyance » (ibid.).

100. Ibid.

101. LHP 7, « Fichte », p. 1980 ; W 20, p. 390-391.

102. KANT, Logique, introduction, IX, p. 79 ; AK IX, 70. Voir aussi CRP, OP I, p. 1377 ; A 822/B 850.

103. KANT, CRP, OP I, p. 1378 ; A 823/B 851.

104. KANT, Logique, introduction, IX, p. 80 ; AK IX, 72.

105. LHP 7, « Fichte », p. 1979 ; W 20, p. 389.

106. LPR I, p. 158-159 ; VPR I, p. 169.

107. LHP 7, « Fichte », p. 1979 ; W 20, p. 389.

108. Ce qui revient clairement, pour Hegel, à reconnaître la paternité fichtéenne (plus que kantienne) du principe spéculatif
de l’absolu comme identité de l’identité et de la différence. L’identité concrète – contrairement à ce que suggèrent certaines
images d’Épinal du hégélianisme – ne saurait être pensée sur le modèle de la synthèse (puisqu’un tel modèle, comme l’atteste son
usage empiriste et kantien, présuppose une différence irréductible des termes à synthétiser) mais celui de l’autodifférenciation.

109. Sur ce thème, cf. KANT, CRP, OP I, p. 1061 ; B 420.

110. LHP 7, « Fichte », p. 1979 ; W 20, p. 390.

111. Ibid., « Descartes », p. 1981 ; W 20, p. 392.

112. LHP 6, p. 1391 ; W 20, p. 128. Cf. Bernard BOURGEOIS, « Hegel et Descartes », Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992,
p. 355 sq.

113. LHP 6, « Descartes », p. 1384 ; W 20, p. 123.

114. Ibid.

115. Ibid., p. 1393 ; W 20, p. 129.

116. Ibid., p. 1389 ; W 20, p. 127.

117. Ibid., p. 1391 ; W 20, p. 128.

118. Ibid., p. 1390 ; W 20, p. 127.

119. Ibid., p. 1384 ; W 20, p. 123. On trouvera un lien analogue entre commencement absolu (par rapport à la philosophie
de son temps) par lequel s’ouvre l’ère de la pensée moderne et recommencement (par un retour à l’initialité de la philosophie
antique) dans les leçons que SCHELLING consacrera ultérieurement à Descartes : celui-ci « commença, en effet, par briser toute
continuité avec la philosophie antérieure, passa l’éponge sur tout ce qu’on avait fait avant lui dans cette science, et entreprit de la
réédifier tout entière depuis le début, comme si on n’avait jamais philosophé avant lui. Conséquence inévitable d’une rupture
aussi complète : la philosophie sembla tomber dans une seconde enfance et retourner à cet état de minorité dont la philosophie
grecque était sortie presque dès ses premiers pas. Néanmoins, il se pourrait que la science ait gagné à revenir ainsi à son état
d’innocence ; elle put ainsi dépouiller l’ampleur et l’extension qu’elle avait déjà prises dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, et
se concentrer presque entièrement sur un problème unique ; ce problème grandit peu à peu, et, quand tout fut prêt dans le détail, il
prit les dimensions de la tâche gigantesque assignée à la philosophie moderne, tâche qui ne laisse rien de côté. C’est là une
première définition de la philosophie qui s’offre à nous presque en premier : elle serait la science où l’on commence absolument
par le commencement » (CHPM, p. 15 ; SW X, p. 4).

120. Cf. PPD, § 124R, p. 221 ; W 7, p. 233 : « Le droit de la particularité à se trouver satisfait ou, ce qui est la même
chose, le droit de la liberté subjective constitue le point d’inflexion et le point central de la différence entre l’Antiquité et l’époque
moderne. Dans son infinité, ce droit a été énoncé dans le christianisme et il a été fait principe effectif universel d’une nouvelle
forme du monde. »

121. LHP 6, « Descartes », p. 1391 ; W 20, p. 127.

122. Ibid., p. 1394 ; W 20, p. 129.

123. Ibid., p. 1384 ; W 20, p. 124.

124. Cf. ibid., « Introduction », p. 1255 ; W 20, p. 70 : « C’est seulement avec Descartes que commence proprement la
philosophie de l’époque moderne, le penser abstrait. »

125. Ibid., « Descartes », p. 1384 ; W 20, p. 124.

126. Ibid., p. 1389 ; W 20, p. 126.

127. Ibid., p. 1394 ; W 20, p. 129.

128. Ibid.

129. Phéno., Introduction, p. 119 ; W 3, p. 70.

130. LHP 6, « Descartes », p. 1396 ; W 20, p. 131.

131. Ibid., p. 1397 ; W 20, p. 131.

132. Ibid. Avant Hegel, FICHTE avait déjà attiré l’attention sur ce caractère non déductif du cogito cartésien : « Descartes a
proposé un semblable principe : cogito, ergo sum, qui ne doit pas être une proposition dérivée ou la conclusion d’un syllogisme,
dont la majeure serait : quodcunque cogitat, est ; Descartes peut avoir considéré aussi volontiers ce principe comme un fait
immédiat de la conscience. En ce sens il signifierait : cogitans sum, ergo sum (ou comme nous le dirions, sum, ergo sum). Mais
dès lors l’addition cogitans est entièrement superflue ; on ne pense pas nécessairement si l’on est, mais l’on est nécessairement si
l’on pense. La pensée n’est pas l’essence, mais une détermination particulière de l’être ; et outre celle-ci il y a encore maintes
déterminations de notre être » (OCPP, p. 23 ; SW I, p. 99-100).

133. Ibid., p. 1398 ; W 20, p. 131-132. Voir aussi Enc. 1830 – SL, § 64R, p. 329 ; W 8, p. 154 : « “Cogito, ergo sum”. Il ne
faut pas savoir, de la nature du syllogisme, beaucoup plus que le fait que dans un syllogisme se rencontre “ergo”, pour regarder
cette proposition comme un syllogisme ; où serait le medius terminus ? et un tel medius terminus appartient pourtant bien plus
essentiellement au syllogisme que le mot “ergo”. Mais si l’on veut, pour justifier cette appellation, nommer cette liaison-là chez
Descartes un syllogisme immédiat, cette forme superflue ne signifie rien d’autre qu’une liaison – médiatisée par rien – de
déterminations différentes. »

134. Ibid., p. 1399 ; W 20, p. 132.

135. SCHELLING, CHPM, p. 24 ; SW X, p. 12.

136. Bernard BOURGEOIS a su hisser ce constat en symbole de l’appréciation hégélienne du cartésianisme : « Les
commencements sont décisifs et vides. Tel Descartes pour Hegel » (« Hegel et Descartes », Études hégéliennes, op. cit., p. 349).

137. LHP 6, « Descartes », p. 1437 ; W 20, p. 154.

138. Ibid., p. 1438 ; W 20, p. 155.

139. Cf. DESCARTES, Lettre à Hyperaspistes, août 1641, in Œuvres & Lettres, op. cit., p. 1132 : « Je nie que nous ignorions
ce qu’est chose et ce qu’est pensée, ou qu’il soit nécessaire de l’enseigner aux autres, parce que c’est tellement connu de soi
qu’on ne saurait rien trouver pour l’expliquer plus clairement. »

140. Ibid., p. 1399 ; W 20, p. 132. Cette idée se trouve précisée un peu plus loin : « La philosophie avait encore chez
Descartes et d’autres la signification indéterminée de la connaissance au moyen du penser, de la réflexion, du raisonnement. Le
connaître spéculatif ou déduction à partir du concept, le libre développement autonome du concept n’a été instauré que par
Fichte » (ibid., p. 1435 ; W 20, p. 153).
141. LHP 7, « Fichte », p. 1981-1982 ; W 20, p. 393.

142. Concernant l’influence fichtéenne sur le projet d’une Phénoménologie de l’esprit, cf. Bernard BOURGEOIS, « Sens et
intention de la Phénoménologie de l’esprit », in HEGEL, Préface & Intro. Phéno., p. 23 sq. En particulier, l’idée selon laquelle « la
Doctrine de la science doit être une histoire pragmatique de l’esprit humain » (Grundlage, 2e partie, § 4, in OCPP, p. 104 ; SW I,
p. 222) semble annoncer le projet hégélien. En outre, la démarche fichtéenne manifeste une exigence de circularité analogue à la
phénoménologie hégélienne, comme l’indique Martial GUEROULT, in L’Évolution et la structure de la doctrine de la science chez
Fichte, Hildesheim-Zürich-New York, Olms, rééd. 1982, tome I, p. 225. Selon lui, c’est dans la Doctrine de la science de 1804
qu’une telle proximité se fait la plus grande : « La W.-L. 1804 est très proche de la Phénoménologie. Pour Fichte comme pour
Hegel, le premier pas de la Science est de révéler par une phénoménologie, la Vie de l’Absolu, dans l’éther de la conscience, qui
l’ignorait, cette conciliation du fini et de l’infini, qui néanmoins de toute éternité subsiste » (ibid., tome II, p. 232-233).

143. N & F, n° 74, p. 81 ; W 2, p. 559.

144. Jean HYPPOLITE, « L’idée fichtéenne d’une doctrine de la science et le projet husserlien », in Figures de la pensée
philosophique, t. I, Paris, PUF, 1971, p. 29-30.

145. Sur ce thème, cf. Jean-François GOUBET, « La méditation fichtéenne du cogito », Kairos n° 17, « Lectures de Fichte »,
Presses Universitaires du Mirail, 2001.

146. Phéno., Introduction, p. 120 ; W 3, p. 71.

147. Cette difficulté inhérente au fichtéanisme a bien été mise en évidence par HUSSERL : « Le “je” qui se pose lui-même,
dont parle Fichte, peut-il être un autre “je” que celui de Fichte ? Si cela ne doit pas être effectivement une absurdité, mais un
paradoxe soluble, quelle autre méthode pourrait nous aider à trouver la clarté que celle qui consiste à interroger notre expérience
intérieure, et ensuite à mener l’analyse dans le cadre de cette expérience ? Si l’on parle d’une “conscience en général”
transcendantale, si je ne puis pas, en tant que ce je individuel-singulier, être porteur de l’entendement qui constitue la nature, ne
dois-je pas demander comment je puis posséder, au-delà de ma conscience-de-soi individuelle, une conscience universelle, une
conscience intersubjective transcendantale ? » (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 228-229).

148. Il n’est dès lors guère étonnant de voir FRIES lui-même suggérer que Fichte serait un psychologiste qui s’ignore,
hissant indûment des expériences du sens interne au rang d’intuitions intellectuelles a priori. Voir « Sur le rapport de la
psychologie empirique à la métaphysique », trad. Ch. Bonnet, Archives de philosophie n° 66, 2003, p. 319 sq.

149. Sur les analogies de la méthode fichtéenne avec la démarche génétique leibnizienne, cf. Martial GUEROULT,
L’Évolution et la structure de la doctrine de la science chez Fichte, op. cit., tome I, p. 48-51 ; sur la proximité avec le modèle
synthétique de Spinoza, cf. ibid., p. 169-170. M. Gueroult insiste avec raison sur le rôle médiateur assumé par Reinhold et
Maïmon dans cette filiation méthodologique qui s’opère en marge de la reprise avouée du projet kantien. L’influence
postcartésienne sur la conception fichtéenne de la déduction scientifique est particulièrement sensible dans les écrits
programmatiques, tel l’essai « Sur le concept de la doctrine de la science en général » : « Au moins une proposition devrait être
certaine et communiquer sa certitude aux autres ; en sorte que, si et dans la mesure où cette proposition unique doit être certaine,
il en est une deuxième qui elle aussi sera nécessairement certaine, et si et dans la mesure où cette deuxième proposition doit être
certaine, il en est une troisième, etc. » (EPC, trad. L. Ferry et A. Renaut, p. 32).

150. LHP 7, « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392.

151. Sur ces points, cf. par exemple Enc. 1830 – SL, Add. § 60, p. 508-509 ; W 8, p. 147 (critique de la théorie de l’Anstoβ)
et LHP 7, « Fichte », p. 1986 ; W 20, p. 398-399 (critique du statut inconditionné du non-moi).

152. LHP 7, « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 393.

153. Bernard BOURGEOIS, « Sens et intention de la Phénoménologie de l’esprit », op. cit., p. 23. De telles remarques
permettent de saisir le point où Hegel se sépare de Fichte avec autrement plus d’acuité que les considérations plus classiques sur
la conception extensive du contenu de l’expérience de la conscience chez Hegel, par opposition à une conception strictement
« théorétique » de l’expérience prônée par Fichte ; cf. par exemple Jean HYPPOLITE, Genèse et structure de la Phénoménologie de
l’esprit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 15-16 : « L’expérience que fait ici la conscience n’est pas seulement
l’expérience théorétique, le savoir de l’objet, mais toute l’expérience. […] Toutes les formes d’expériences, éthiques, juridiques,
religieuses, trouveront donc leur place puisqu’il s’agit de considérer l’expérience de la conscience en général. » De telles
analyses, pour exactes qu’elles soient, ne font que considérer les conséquences d’une décision spéculative prise en amont qui,
elle, demeure non élucidée.
154. PASCAL, Pensées, Lafuma n° 597/Le Guern n° 509, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 763. Le
rapprochement avec Pascal semblera plus naturel si, avec Henri BIRAULT, on pense le réalisme pascalien comme s’opposant par
avance à l’idéalisme subjectif : « On voit à quel point Pascal est peu “moderne” dans cette volonté délibérée de relativiser et
d’infirmer le point de vue de la conscience. […] La pensée de l’existence n’est pas ici une pensée de la subjectivité pensante ou
existante. Le moi est haïssable, l’homme n’est pas le nombril du monde, la conscience n’est pas la matrice de l’univers. Tout part
de Dieu, tout revient à Dieu. Il faut donc renverser les perspectives, il ne faut plus aller du centre à la périphérie mais de la
périphérie au centre, la vérité de l’homme est en dehors de l’homme » (« Science et métaphysique chez Descartes et Pascal », in
De l’être, du divin et des dieux, op. cit., p. 69).

155. FICHTE, NP, Première introduction, p. 100 ; SW I, p. 423.

156. Phéno., Introduction, p. 127 ; W 3, p. 78.

157. Ibid., al. 8, p. 195 ; W 3, p. 74 (nous soulignons).

158. Ibid., al. 16, p. 207 ; W 3, p. 80.

159. LHP 7, « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392 : « Fichte ne procède pas comme Kant de façon narrative tandis qu’il
commence par le Moi ; c’est ce qu’il y a de plus grand chez lui. Tout doit être dérivé du Moi, la manière narrative doit être
supprimée <aufgehoben>. » Cf. également F & S, p. 103 ; W 2, p. 301, où Hegel insistait déjà sur le « récit très peu soigné
<unbesorgtesten Erzählen> » en lequel s’énonce la philosophie kantienne. Sur les carences liées à la « manière narrative » de
Kant, voir aussi ROJ, p. 29 ; W 4, p. 443 : « Ce manque d’esprit dans la saisie des matériaux, le défaut de cette présentation où
l’on ne s’est pas avisé de mettre en évidence la nécessité tant de ces activités spirituelles dans leur déterminité que du concret
qu’elles forment ensemble : voilà ce que la critique de Jacobi a mis au clair. »

160. Comme l’atteste exemplairement le programme proposé dans la Seconde introduction à la Doctrine de la science :
« La première question serait donc : comment le Moi est-il pour soi ? Le premier postulat : pense-toi, construis le concept de ton
soi et sois attentif à la manière dont tu procèdes » (NP, p. 125 ; SW I, p. 213).

161. LHP 7, « Fichte », p. 1980 ; W 20, p. 388.

162. Ibid., « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392. On retrouve là un couple conceptuel essentiel pour comprendre le passage
phénoménologique de la conscience de soi à la raison proprement dite : « Ainsi le savoir de la raison n’est pas la simple certitude
subjective, mais également la vérité, car la vérité consiste dans l’accord, ou, plutôt, dans l’unité de la certitude avec l’être ou avec
l’ob-jectivité » (PP, p. 82 ; W 4, p. 123).

163. Ibid., « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392. La conception fichtéenne de la réflexion philosophique peut donc
légitimement être présentée comme une « philosophie subjective du sujet » (Bernard BOURGEOIS, « Cogito kantien et cogito
fichtéen », in L’idéalisme allemand. Alternatives et progrès, Paris, Vrin, 2000, p. 20).

164. Un tel changement de perspective semble clairement sous-estimé par Jean HYPPOLITE, qui se contente de constater que
« les reproches que Hegel fait ici [i. e. dans la section “Certitude et vérité de la raison” de la Phénoménologie de l’esprit] à
l’idéalisme subjectif de Fichte sont les mêmes que ceux qu’il lui adressait dans l’écrit sur la différence » (Genèse et structure de
la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, op. cit., p. 221).

165. En insistant sur ce décalage entre la critique hégélienne de Fichte imparfaitement esquissée dans les premiers écrits
d’Iéna et sa reformulation autrement plus rigoureuse dans la Phénoménologie de l’esprit, nous nous séparons des interprétations
continuistes d’une telle critique, notamment celle qu’a développée Ludwig SIEP dans son ouvrage Hegels Fichtekritik und die
Wissenschaftslehre von 1804, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 1970, 1re partie, chap. 3, § 2 (« Die Kontinuität der
Fichtekritik in der “Phänomenologie” »).

166. DFS, avant-propos, p. 104 ; W 2, p. 13.

167. Cf. DFS, p. 108 ; W 2, p. 19 : « Chaque philosophie s’accomplit en elle-même et, comme une œuvre d’art
authentique, elle possède la totalité en elle-même. »

168. Cette hésitation a été parfaitement restituée par Martial GUÉROULT dans son étude sur « L’apogée de la métaphysique
de l’histoire de la philosophie : la synthèse hégélienne », in Histoire de l’histoire de la philosophie, t. II, Paris, Aubier, 1988, en
particulier § 223-237, p. 427-446.

169. F & S, p. 93 ; W 2, p. 289.

170. Voir le sous-titre de l’ouvrage : « La philosophie de la réflexion de la subjectivité dans l’intégralité de ses formes
comme philosophie de Kant, de Jacobi et de Fichte » (F & S, p. 89 ; W 2, p. 287).
171. Cf. Bernard BOURGEOIS, Le Droit naturel de Hegel, Paris, Vrin, 1986, p. 7 : « Le discours critique, au cœur même de
l’article sur le droit naturel, se nie comme tel en déployant comme son contenu même l’Idée spéculative, dont, en tant que
critique, il faisait seulement son fondement. » La position pour elle-même de l’Idée spéculative constitue la condition de
possibilité d’une circonscription plus rigoureuse de la philosophie fichtéenne, dans la mesure où elle rend possible l’élaboration
d’un cadre herméneutique libéré de la partialité critique qui caractérisait les premiers écrits polémiques d’Iéna.

172. Cf. DN, p. 30 (W 2, p. 454), où Hegel évoque avec imprécision « l’idéalisme kantien ou fichtéen » ; p. 45 (W 2,
p. 471), où Hegel se contente d’évoquer incidemment « l’exposition fichtéenne » comme étant « la plus conséquente », « la moins
formelle » au sein d’un développement globalement consacré à Kant.

173. Sur ce terrain, l’interprétation hégélienne de la démarche fichtéenne s’avère nettement fautive, en raison d’un
« déplacement des thèmes fichtéens » qui dissout l’unité immanente et idéelle des moments de la conscience en une extériorité de
figures, comme l’a bien mis en évidence Bernard BOURGEOIS (Le droit naturel de Hegel, op. cit., p. 244-247).

174. FICHTE, NP, Première introduction, V, p. 108 ; SW I, p. 434.

175. Cf. Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, op. cit., p. 2-3 : « Puisque la philosophie n’est pas une connaissance,
mais une mentalité, l’idéalisme et le réalisme ne doivent pas être confrontés d’abord au niveau de leurs arguments, mais à celui de
l’intérêt dont ils sont la systématisation. »

176. Comme le rappelle Victor DELBOS, « Aucun des deux systèmes ne peut détruire l’autre, car chacun se développe avec
une pleine rigueur. […] La raison absolue de se décider ne peut être tirée de la raison même, car la décision, portant sur le choix
du premier principe, ne peut dépendre de quelque motif apporté par le développement du principe même » (De Kant aux
postkantiens, op. cit., p. 90-91).

177. FICHTE, NP, Seconde introduction, X, p. 165 ; SW I, p. 513. Rappelons que cette idée d’une autocontradiction de la
pensée et de la vie de Spinoza est d’origine kantienne : on la trouve suggérée au § 87 de la Critique de la faculté de juger (OP II,
p. 1258-1259 ; AK V, 452), dans lequel KANT nous dépeint l’existence de l’homme Spinoza « convaincu du bien en obéissant à la
loi morale » qui, faute d’« admettre l’existence d’un auteur moral du monde, c’est-à-dire de Dieu », « devait avoir sous les yeux
une fin qu’il lui faudrait assurément abandonner comme impossible » (ibid., p. 1259). Comme le souligne Jean-Marie VAYSSE
(Totalité et subjectivité, op. cit., p. 46-47), « le cas Spinoza n’autorise pas le spinozisme en tant que doctrine. […] Vivant selon la
loi morale qu’il a voulu réduire à une loi naturelle, Spinoza a lui-même réfuté par sa vie son propre système qui est le contre-
exemple de l’idéalisme transcendantal. » Fichte ne fait que radicaliser cette tension (sous la forme d’une contradiction) entre
conscience pratique et système théorique en la plaçant à la racine de l’énonciation philosophique : ce qui est rendu impossible par
les thèses du système spinoziste, ce n’est pas seulement de continuer à agir moralement, c’est, purement et simplement, de rédiger
l’Éthique.

178. De ce point de vue, SCHELLING est incontestablement plus pessimiste (ou plus lucide ?) que Fichte lorsqu’il affirme :
« Le dogmatisme […] est théorétiquement irréfutable, parce qu’il abandonne lui-même le terrain théorique, pour achever
pratiquement son système. […] Mais il demeure irréfutable pour celui qui est capable de le réaliser pratiquement, pour celui qui
peut supporter l’idée de travailler à son propre anéantissement, de supprimer en soi-même toute causalité libre et d’être la
modification d’un objet dans l’infinité duquel il trouvera tôt ou tard sa perte (morale) » (Lettres sur le dogmatisme et le criticisme
[LDC], 10e lettre, in Premiers écrits, op. cit., p. 211).

179. LHP 7, « Kant », p. 1854 (nous soulignons) ; W 20, p. 333.

180. Essentiellement, mais pas uniquement, puisque l’on retrouvera des références implicites à l’œuvre de Fichte dans la
suite de l’ouvrage, notamment dans la troisième partie de la section « L’Esprit » consacrée à « L’Esprit certain de soi-même. La
moralité ».

181. Phéno., C, V, p. 236 ; W 3, p. 179.

182. Ibid., p. 236 ; W 3, p. 179.

183. Ibid., p. 237 ; W 3, p. 180.

184. Ibid., p. 237 ; W 3, p. 180.

185. Il est cependant à remarquer qu’une telle quête prend une forme beaucoup plus marquée chez le jeune Schelling que
chez Fichte. Celui-ci introduit en effet une réserve importante en spécifiant qu’« il doit sans doute y avoir plusieurs propositions
de ce type [i. e. : du type du premier principe de la Grundlage]. La réflexion est libre ; et peu importe son point de départ. Nous
choisissons celui à partir duquel le chemin qui conduit à notre but est le plus court. » (OCPP, p. 18 ; SW I, p. 92). Une telle
prudence relative au problème du commencement de la science n’est pas sans trancher avec l’assurance d’un SCHELLING : « Dès
que la philosophie commence à devenir science, il lui faut également présupposer un principe suprême » (Du Moi comme
principe de la philosophie, trad. J.-F. Courtine, in Premiers écrits, p. 64 ; SW I, p. 164).

186. Selon le titre du § 1 de la Grundlage : « Du premier principe absolument inconditionné » (SW I, p. 91).

187. Jean-François MARQUET, Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Ellipses, 2004, p. 133.

188. Phéno., p. 237 ; W 3, p. 180.

189. Ibid.

190. Ibid.

191. Ibid., p. 238 ; W 3, p. 180-181.

192. On se reportera en particulier aux expériences présentées en Phéno. B, IV (« La vérité de la certitude de soi-même »),
p. 191-200 ; W 3, p. 137-145.

193. Phéno., p. 241-242 ; W 3, p. 184.

194. Ibid., p. 242 ; W 3, p. 184. La parenté structurelle entre idéalisme et scepticisme trouve une illustration historique
exemplaire dans l’idéalisme sceptique de Berkeley et Hume. Cf. LHP 6, « Idéalisme et scepticisme », p. 1664 (trad. mod.) ; W 20,
p. 270 : « Le scepticisme est le retour dans la conscience singulière, mais de telle manière que ce retour n’est pas pour lui la
vérité, qu’en d’autres termes il n’exprime pas son résultat, il n’acquiert pas une signification positive. Mais puisque dans le
monde moderne cette substantialité absolue, cette unité de l’en-soi et de la conscience de soi, – cette foi dans la réalité en
général – réside au fondement, le scepticisme a ici la forme d’un idéalisme, il exprime la conscience de soi ou la certitude de soi-
même comme étant toute réalité. C’est cet idéalisme subjectif que nous rencontrons chez Berkeley, et nous en trouvons une autre
expression chez Hume. »

195. Cf. Phéno., p. 219-220 ; W 3, p. 162-163. Pour une analyse de la présentation hégélienne de l’expérience sceptique,
cf. Ulrich CLAESGES, « Das Doppelgesicht des Skeptizismus in Hegels Phänomenologie des Geistes », in H. F. Fulda und R.-P.
Hortsmann (hrsg.), Skeptizismus und spekulatives Denken in der Philosophie Hegels, op. cit., p. 117-134.

196. Ibid., p. 242 ; W 3, p. 185.

197. Ibid., p. 242-243 ; W 3, p. 185 (souligné par nous).

198. « Womit muβ der Anfang der Wissenschaft gemacht werden ? », in WL I 1812, p. 33-42. La version de 1812 de ce
texte a été traduite dans SL I, p. 39-52. Pour un commentaire général de ce texte et du problème qu’il expose, cf. Franck
FISCHBACH, Du commencement en philosophie, op. cit., chap.

199. SL I, p. 48 (nous soulignons) ; WL I 1812, p. 38.

200. Voir le commentaire que fait Hegel du cogito cartésien in LHP 6, « Descartes », p. 1396 ; W 20, p. 130-131 :
« Considérer le contenu en lui-même n’est pas ce qui vient en premier ; seul le moi est le certain, l’immédiat. De toutes mes
représentations, je peux faire abstraction. Le penser est ce qui est premier. » Le décalage avec les ontologies médiévales est
nettement marqué par la suite : contrairement à la conception cartésienne du cogito comme premier principe, « la métaphysique
apriorique comporte des présuppositions de représentations, où la pensée s’exerce comme elle le fait dans l’empirie avec les
essais, les observations, les expériences » (ibid., p. 1415 ; W 20, p. 141).

201. SL I, p. 48-49 ; WL I 1812, p. 38-39.

202. IR, p. 120 ; W 11, p. 254-255.

203. SL I, p. 49 ; WL I 1812, p. 39.

204. Il est patent qu’ici la cible hégélienne est tout autant l’idéalisme fichtéen que l’inspiration qu’en a tirée le jeune
SCHELLING dans ses premiers travaux, en particulier dans son essai Du Moi comme principe de la philosophie (1795). Dans cet
ouvrage, Schelling posait le Moi absolu comme le « point ultime de réalité, duquel tout dépend, d’où procède tout ce qui donne
forme et consistance à notre savoir, qui sépare les éléments et assigne à chacun le cercle de son efficace dans l’univers du savoir »
(Du Moi…, op. cit., p. 62 ; SW I, p. 162). Au sujet de la promotion schellingienne du Moi au rang de principe absolu de la
science, Hegel estime d’ailleurs que « cette forme du Moi présente cette ambiguïté d’être le Moi absolu, Dieu, et Moi dans ma
particularité » (LHP 7, « Schelling », p. 2046 ; W 20, p. 421).

205. WL I, p. 50 ; WL I 1812, p. 39.


206. Cf. FRIES, System der Metaphysik, Heidelberg, 1824, § 22, p. 104 (cité par Ernst CASSIRER, Les systèmes postkantiens,
op. cit., p. 394). Pour une critique des dérives psychologisantes de la démarche frieséenne, on se reportera à l’introduction aux
PPD, § 4R, 15R et 19R, ainsi qu’à l’addition au § 456 de la troisième édition de l’Encyclopédie. La connexion entre les
ambiguïtés de l’idéalisme fichtéen et la psychologisation friséenne du transcendantal est clairement établie dans les Leçons sur
l’histoire de la philosophie : classée par Hegel parmi les « formes principales se rattachant à la philosophie fichtéenne » (LHP 7,
« Fichte », p. 1998 ; W 20, p. 415), la philosophie de Fries « a retenu que le mode ultime du connaître serait le savoir immédiat,
fait de la conscience ; cela est commode. […] Il voulait améliorer la critique de la raison pure en interprétant les catégories
comme des faits de conscience. On peut y faire entrer n’importe quelle matière. C’en était fait de l’honneur pour ce qui est du
philosopher » (ibid., p. 2001 ; W 20, p. 418-419).

207. SL I, p. 50 ; WL I 1812, p. 39.

208. Ibid.

209. Ibid., p. 49 ; WL I 1812, p. 38.

210. VLM1817, p. 75.

211. Phéno., Préface, p. 97 ; W 3, p. 52.

212. Ibid. ; W 3, p. 53.

213. Ibid., p. 98 ; W 3, p. 53.

214. N & F, n° 50, p. 67 ; W 2, p. 554.

215. Phéno., Préface, p. 97 ; W 3, p. 53.

216. Jean-François MARQUET, « Système et sujet chez Hegel et Schelling », in Restitutions, op. cit., p. 153-154.

217. Phéno., Préface, p. 72 ; W 3, p. 27.


Chapitre III

Idéalisme
« Telle était l’expérience, qui se prêtait à deux
interprétations différentes : lui-même était
devenu identique à l’absolu, ou bien c’est
l’absolu qui s’était identifié à lui. »
Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme

I
En choisissant la bannière de l’idéalisme pour désigner la nature de son
projet, Hegel marche sur les traces d’une tradition déjà longue et quelque peu
confuse1. À celui qui contemple les grands massifs de l’histoire de la
philosophie, la chaîne des pensées dites « idéalistes » apparaît aussi
impressionnante que disparate : s’il semble avéré que Platon, Descartes,
Malebranche, Leibniz, Kant, Fichte ou Schelling (et plus tard un
Schopenhauer ou encore le Husserl d’après le « tournant transcendantal »)
furent des idéalistes patentés, il n’est pas interdit d’inclure au panthéon
bigarré de l’idéalisme des penseurs aussi apparemment éloignés de cette
lignée que le furent Berkeley ou Hume. Ignorant le grand partage de
l’empirisme et du rationalisme, indifférente à l’antique opposition du
dogmatisme et du scepticisme, la lignée idéaliste – qui, à l’examen, s’avère
être tout sauf une ligne droite – semble transcender les délimitations usuelles,
mais c’est au prix d’une incontestable obscurité sémantique. Au final,
l’ensemble donne une telle impression de dispersion qu’il paraît tentant
d’estimer, avec André Lalande, qu’il faille « faire le moindre usage possible
d’un terme dont le sens est aussi indéterminé2. »
Afin de pallier l’indétermination foncière du terme, le recours à la
qualification d’« idéaliste » s’est souvent appuyé sur une multitude
d’épithètes complémentaires, ajoutant à la confusion plutôt que la dissipant,
car multipliant à l’envi les entités superflues qui peuplent le ciel des idées
doctrinales. Trop pauvrement vêtu, l’idéalisme a pris les atours les plus divers
pour se donner quelque contenance philosophique : idéalisme subjectif,
objectif, théorique, pratique, formel, matériel, sceptique, problématique,
dogmatique, critique, empirique, transcendantal… Ainsi qu’en témoigne
exemplairement la « Réfutation de l’idéalisme » que Kant – au demeurant
créateur d’une bonne partie des épithètes citées – a jugé bon d’inclure à la
deuxième édition de la Critique de la raison pure, il est difficile de
s’introduire sur le terrain de l’idéalisme sans se trouver aussitôt empêtré dans
des querelles terminologiques interminables, au point de conduire notre
auteur, irrémédiablement acculé à la perplexité par tant de distinctions
nébuleuses, à s’interroger : « je voudrais bien savoir quelle devrait être la
nature de mes affirmations pour ne pas contenir d’idéalisme3 »…
Comme l’atteste l’embarras kantien, l’idéalisme semble une notion
fortement équivoque et contagieuse (précisément en raison d’une telle
équivocité), dont l’extrême malléabilité est susceptible de contaminer toute
position philosophique au gré des justifications, polémiques et autres
réinterprétations doctrinales. S’agissant du cas hégélien, le terrain se trouve
d’autant plus miné que Hegel est censé incarner l’accomplissement d’une
séquence symbolisant elle-même l’apogée de l’idéalisme moderne :
« l’idéalisme allemand4 ». La représentation classique de cette séquence
prend généralement les contours suivants : face aux demi-mesures proposées
par l’idéalisme transcendantal de Kant, idéalisme lui-même forgé en vue de
surmonter l’opposition de l’idéalisme « dogmatique » leibnizien et de
l’empirisme lockéen (dont l’idéalisme « sceptique » de Hume constituerait la
radicalisation), la philosophie postkantienne se déploierait de façon
schématique selon l’opposition supérieure entre un « idéalisme subjectif »
promu par Fichte et un « idéalisme objectif » défendu par Schelling. Il
reviendrait au hégélianisme de résoudre une telle opposition supérieure – car
composée de termes réalisant eux-mêmes la synthèse d’oppositions
subalternes – en une synthèse ultime qui aurait pour nom « idéalisme
absolu ».
On sait la fortune d’une telle reconstruction de l’histoire de la pensée
moderne à la gloire du hégélianisme. On croit savoir également que Hegel
serait lui-même l’instigateur de cette interprétation à des fins essentiellement
auto-apologétiques5 : de même que tout le système hégélien semble conduire
inéluctablement à la philosophie spéculative comme à son Everest
insurpassable, de même l’histoire hégélienne de la philosophie paraît avoir
été échafaudée principalement en vue d’une autojustification de la suprématie
absolue du point de vue hégélien. Il n’est pas jusqu’à la Phénoménologie de
l’esprit qui ne puisse être interprétée, en lieu et place d’une prétendue histoire
générale de la formation de l’esprit humain6, comme l’histoire infiniment
plus perspectiviste et autoréférentielle de l’élévation à l’esprit hégélien,
conférant à l’antique genre de l’εἰς ἑαυτόν l’ampleur exorbitante d’une
justification scientifique et systématique de soi-même.
Bernard Bourgeois exprime une telle autoréférentialité inhérente au chef-
d’œuvre d’Iéna en des formules frappantes : « Le seul lecteur capable de
pénétrer le sens de cette étrange introduction à la science hégélienne était
bien celui qui n’avait pas à être introduit à elle, l’auteur même de la
Phénoménologie, qui donna pour contenu à son premier grand texte
scientifique total sa réintroduction alors scientifiquement justifiée à sa propre
science. Si un ouvrage de philosophie fut vraiment écrit par un philosophe
pour lui-même, ce fut bien la Phénoménologie de l’esprit7 ! ». Il semblerait
vain de mettre en doute la prégnance d’un tel souci hiérarchique dans
l’ensemble de l’œuvre de Hegel, tant ce souci trouve à s’exprimer dans toutes
les parties du système, celles-ci ne constituant en leur vérité que les degrés
d’une élévation raisonnée de la science hégélienne à une considération
adéquate d’elle-même. Quelle que soit la forme de son exposition, l’idéalisme
absolu ne serait que le mot de passe immuable d’une combinaison sans cesse
recomposée, brassant à loisir les éléments disparates de l’histoire des idées
pour leur faire signifier la prééminence fatale du point de vue hégélien.
Pour autant, un tel constat – dont il faut remarquer qu’il est plus trivial
qu’il n’y paraît, si tant est que toute philosophie systématique a
nécessairement pour ambition de se justifier comme tout à travers l’ensemble
de ses parties – n’autorise aucunement à valider la grille de lecture
« ternaire » selon laquelle Hegel concevrait sa propre position philosophique
comme la « synthèse » de deux versants opposés de l’idéalisme moderne
faisant eux-mêmes fonds sur les ambivalences de l’idéalisme transcendantal.
De ce point de vue, il est à noter qu’en aucun endroit du système – même si
l’on y adjoint les leçons sur l’histoire de la philosophie – Hegel ne valide le
schème ternaire « idéalisme subjectif – idéalisme objectif – idéalisme
absolu ». Certes, les philosophies du passé sont bien réorganisées dans le
Système de la Science en fonction des principes que le hégélianisme leur
emprunte comme le dépôt logique quintessentiel de leur manifestation
historique :
« L’histoire de la philosophie est la même chose que le système de la
philosophie. […] Dans l’histoire de la philosophie est donc présentée la même
chose que dans la philosophie, simplement avec les accessoires divers du
temps, de la contrée, du pays, etc. […] La philosophie et l’histoire de la
philosophie sont la réplique l’une de l’autre ; l’étude de l’histoire de la
philosophie est l’étude de la philosophie elle-même, avant tout de la
logique8. »

Pour autant, une telle réorganisation s’avère autrement plus raffinée


qu’on ne le suppose ordinairement, pour peu que l’on prête attention au détail
de la reconstruction hégélienne de l’histoire de la pensée : contrairement aux
idées reçues, Hegel n’est décidément pas un penseur de la synthèse9, et
surtout pas un adepte du formalisme figé ou du schématisme ratiocinant dont
il ne cesse de dénoncer en toutes occasions les insuffisances10. Plus grave,
l’étiquette commode de « l’idéalisme absolu », si usitée par les
commentateurs pour qualifier l’inspiration profonde du système hégélien,
semble briller par sa quasi-absence dans les textes eux-mêmes. À cette clarté
suspecte des étiquettes superficielles se substitue un brouillage salutaire dans
l’image trop simple d’un hégélianisme réduit à l’obsession de la triplicité et
au procédé trivial de la synthèse des opposés11.
S’agissant de l’idéalisme en son sens général, les choses ne sont guère
plus simples : en effet, à en croire Hegel, l’idéalisme ne caractériserait pas
uniquement sa propre philosophie, ni même seulement, comme chez un
Leibniz ou un Fichte, certaines philosophies par opposition à d’autres (qui se
définiraient quant à elles comme « dogmatiques », « réalistes » ou
« matérialistes »), mais la philosophie en tant que telle, dans sa démarcation
inaugurale d’avec une non-philosophie qui prospère à l’ombre des discours
ordinaires. S’il semble indéniable qu’aux yeux de Hegel « toute vraie
philosophie est un idéalisme12 », cela ne signifie pas, comme on a pu le
croire, qu’il pourrait exister des philosophies qui ne soient ni vraies ni
idéalistes, mais bien plutôt qu’il n’existe de philosophie que vraie, donc
idéaliste, ainsi que le souligne sans équivoque Hegel lui-même : « Toute
philosophie est essentiellement un idéalisme ou l’a au moins pour principe, et
la question est alors seulement de savoir dans quelle mesure ce principe est
effectivement mis en œuvre13 ».
La problématisation hégélienne de l’idéalisme a donc ceci de singulier
qu’elle porte non pas sur telle ou telle branche déterminée de l’histoire des
idées, mais sur la philosophie dans son ensemble, ce pourquoi l’idéalisme
philosophique ne s’oppose à rien, sinon au dehors de la philosophie, ou plutôt
à son néant. La philosophie est idéaliste, ou elle n’est pas : telle est la règle,
au premier abord exorbitante, qui gouverne la représentation hégélienne de
l’activité philosophique. De cette règle fondamentale, Hegel déduit avec
conséquence l’irrecevabilité de principe de tout réalisme philosophique, dont
l’appellation même constitue, à bien y regarder, une contradictio in adjecto :
« L’opposition de la philosophie idéaliste et de la philosophie réaliste est
dépourvue de signification. Une philosophie qui attribuerait à l’être-là fini
comme tel un être véritable, ultime, absolu ne serait pas digne du nom de
philosophie14. »

Face à l’idéalisme appréhendé en son sens hyperbolique, le réalisme fait


pâle figure : à peine lui concède-t-on une dignité philosophique minimale. Il
y a bien dans la philosophie hégélienne comme un épuisement de l’option
réaliste, laquelle se trouve traquée jusque sous ses formes les plus
inapparentes pour être vidée de tout contenu signifiant, de toute pertinence
théorique. Moyennant une réinterprétation dépréciative de l’identification
jacobienne du réalisme et de la « non-philosophie15 », Hegel repousse la
posture réaliste en marge de la philosophie, laquelle s’identifie purement et
simplement à l’idéalisme bien compris.
L’idéalité du fini, c’est précisément ce que refuse résolument le réalisme
jacobien, dans la mesure où l’idéalisation du réel coïnciderait fatalement avec
sa déréalisation, donc avec sa nihilisation16 : penser le réel sous l’égide de
l’idéalité, cela revient pour Jacobi à se condamner à en biffer le caractère
littéralement miraculeux17 – le miracle primordial, matrice de tout miracle
religieux, du « es gibt » – et à sortir de l’expérience sensible immédiate du
Dasein des choses pour ne plus jamais être en mesure d’y revenir. Si la
philosophie, comme idéalisme, est pour Jacobi une sortie irrévocable du
monde sensible et de son évidence irrépressible, inversement, pour Hegel, le
réalisme, égaré par l’impression de « position absolue18 » que nous procure
l’existence des choses sensibles hors de nous, est une sortie sans retour de la
philosophie, renoncement inconséquent à prendre la mesure de la précarité
ontologique du fini, de sa foncière dépendance vis-à-vis d’autre chose – ou de
son « être-posé-par-autre-chose » – que le philosophe rend explicite en
l’érigeant en principe explicatif de la réalité.
Hors de l’idéalisme, il n’est point de salut : difficile, dans ces conditions,
d’envisager de faire un usage discriminant d’un concept dont l’extension à
l’échelle de la philosophie tout entière semble réduire d’autant sa portée
compréhensive. Que penser de l’idéalisme, s’il n’est rien de pensable en
dehors de lui ? Si l’idéalisme, c’est la philosophie, dès lors interroger une
philosophie en fonction de son orientation idéaliste ressemble à s’y
méprendre à une aimable entreprise tautologique19.
Pour autant, le sort de l’idéalisme en régime hégélien ne saurait être si
aisément réglé. On aura noté la réserve hégélienne (« oder wenigstens… ») en
appendice à l’équation « philosophie = idéalisme » : si réserve il y a, c’est
que toute philosophie a l’idéalisme « au moins » pour principe, ce qui ne
signifie pas nécessairement qu’un tel principe soit thématisé avec rigueur et
conséquence – c’est même le contraire qui, le plus souvent, est vrai. Du
principe au système, il y a donc un hiatus qui, la plupart du temps, nous
éloigne de cet idéalisme contenu in nucleo dans les énoncés originels de toute
philosophie. Une philosophie est idéaliste, consciemment ou non, pour peu
qu’elle s’engage dans l’explication du réel et la soumission de celui-ci à un
principe explicatif, fût-il un principe matériel (les atomes, les éléments
naturels…) ou empirique (les sense-data20). De fait, l’universalité principielle
de l’idéalisme paraît bien attestée jusque sous ses formes les plus
improbables : il n’est pas jusqu’à « l’eau de Thalès », nous rappelle Hegel,
qui, « bien qu’elle soit également l’eau empirique, en outre est en même
temps l’en-soi ou l’essence de toutes les autres choses21 », par où le concept
le plus apparemment réaliste, du fait même de sa position à titre de principe,
prend les atours de l’idéalité la plus éthérée. Semblable en cela à la liberté
sartrienne, l’idéalisme n’est point affaire d’humeur intellectuelle ou de bon
vouloir, mais demeure fatalement associé à l’essence même du projet
philosophique. Tout philosophe est originellement idéaliste, qu’il le veuille
ou non : toute la question est de savoir s’il le restera, donc si sa philosophie
sera une « vraie » philosophie, fidèle à l’impulsion principielle dont elle n’a
pu manquer de partir. Or l’infidélité à cet idéalisme originaire (car inhérent à
tout projet philosophique) va s’avérer aussi courante que le sont les conduites
de mauvaise foi dans l’Être et le néant : d’une certaine manière, l’histoire
hégélienne de la philosophie ne sera rien d’autre que le récit patiemment
renouvelé d’une telle discordance entre la pensée et ce qui secrètement
l’inaugure.
C’est précisément par opposition à une telle inconséquence structurelle
des philosophies du passé que se définit la pensée spéculative de Hegel.
L’idéalisme hégélien, fût-il « absolu », ne saurait donc être entendu comme
une simple maximalisation hyperbolique de l’idéalisme ordinaire
(maximalisation qui supposerait une continuité profonde entre le projet
hégélien et ce qui a pu, avant Hegel, se nommer ou être nommé
« idéalisme »), mais comme la tentative de penser dans sa pleine radicalité le
statut de l’idéalité, là où les prétendus « idéalismes » de la tradition se
contentaient au mieux d’une demi-mesure qui ne manquait pas de les faire
sombrer dans le dogmatisme. Cet idéalisme radical défend simultanément
deux thèses : l’une selon laquelle toute philosophie est idéaliste, l’autre selon
laquelle seule la philosophie hégélienne l’est, deux thèses apparemment
contradictoires qui, en vérité, n’en font qu’une. L’idéalisme est ainsi partout
et nulle part : partout impliqué, il n’est jamais vraiment assumé jusqu’en ses
ultimes conséquences. Dès lors, au-delà des slogans faciles et des schémas
réducteurs, c’est l’ensemble de la stratégie idéaliste de Hegel qu’il nous faut
reprendre depuis le début, afin d’en dégager les fondements et la portée
véritable, mais aussi les difficultés. Ce qui semblait un point d’appui
relativement commode et fiable pour l’analyse du système hégélien s’avère
ainsi le repère le moins assuré qui soit : loin qu’il constitue une voie d’accès
royale au Système de la Science, c’est à travers lui qu’il faut nous ménager
un passage pour entrevoir sous sa vraie lumière l’inspiration fondamentale
qui sous-tend un tel système. L’idéalisme, bannière explicite du
hégélianisme, pourrait bien être sa plus durable énigme.

II
Comme en témoigne la véhémence des débats philosophiques présents ou
passés à son sujet, l’expression « idéalisme absolu » n’est pas sans poser
d’importants problèmes d’interprétation globale de la philosophie allemande
moderne. Mais il est essentiel de remarquer qu’antérieurement à de tels
débats, elle suscite d’abord des difficultés considérables concernant l’œuvre
de Hegel lui-même, au point de jouer le rôle d’obstacle épistémologique à
tout effort de compréhension approfondie de sa démarche. Pour commencer,
si l’on s’en tient au point de vue comptable, on ne repère que fort peu de
références littérales de Hegel à l’idéalisme absolu : seulement cinq
occurrences dans l’œuvre globale, et, circonstance aggravante, aucune d’entre
elles ne provient d’une œuvre publiée par Hegel de son vivant. Ceux qui
prétendent sans autre forme de procès que Hegel « s’appelle lui-même un
“idéaliste absolu22” » pourraient commencer par s’interroger sur la discrétion
étonnante d’une telle appellation. Il est pour le moins troublant que le mot
d’ordre supposé de la philosophie hégélienne se restreigne à quelques
allusions fugitives qui ne relèvent même pas de l’œuvre publiée par Hegel,
simples notes de bas de page éparpillées dans les remarques éparses du
Nachlass… En s’attardant sur le contenu de ces occurrences marginales, nous
allons voir que leur contenu n’est pas non plus sans réserver son lot de
surprises à quiconque entend y trouver la clé universelle du système hégélien.
Si l’on daigne se pencher sur les références explicites à l’idéalisme
absolu dans l’œuvre de Hegel, on a tout d’abord la surprise de rencontrer
deux additions (aux paragraphes 337 et 350) de la Philosophie de la nature
dans lesquelles l’idéalisme absolu caractérise non pas la philosophie
hégélienne… mais la vie naturelle, « existence immédiate » de l’idée encore
rivée au mutisme spéculatif qui caractérise la préhistoire de l’esprit. Le texte
de l’addition au paragraphe 337 établit certes un lien indirect avec la
spéculation philosophique, en lisant l’opposition du réalisme et de l’idéalisme
au sein de la vie naturelle. Cependant, une telle transposition semble moins
destinée à dépeindre métaphoriquement la vie à partir de la spéculation,
comme on le croit généralement23, qu’à suggérer inversement que l’idéalisme
relève avant tout de la vie elle-même, et non de la spéculation :
« Le vivant se met toujours en danger, il a toujours, à même lui, un Autre,
mais il supporte cette contradiction, ce que l’être inorganique ne peut faire.
Mais la vie est, en même temps, la résolution de cette contradiction, et c’est en
cela que consiste le spéculatif, alors que la contradiction n’est sans solution
que pour l’entendement. La vie ne peut donc être saisie que spéculativement,
car, dans la vie, existe précisément le spéculatif. L’agir continuel de la vie est,
par conséquent, l’idéalisme absolu ; il devient quelque chose d’autre, mais qui
est toujours supprimé. Si la vie était réaliste, elle aurait du respect vis-à-vis de
l’extériorité ; mais elle réprime toujours la réalité de l’Autre et la
métamorphose en elle-même24. »

L’idéalisme absolu, on le voit, désigne ici moins une posture théorique


qu’un trait immanent du réel, un « agir » irréductible au point de vue
intellectuel que nous avons sur lui, susceptible de s’actualiser sous la forme
de processus divers25. De ce point de vue, l’idéalisme absolu apparaît comme
une propriété intrinsèque de l’être, une modalité inhérente à la réalité
vivante26, avant de s’expliciter comme une tournure logique de la pensée
philosophique : il est « ontologique » avant d’être « logique », pourrait-on
être tenté de dire, pour peu que l’on garde en mémoire la prise de distance de
Hegel avec les présupposés de l’ontologie classique (ch. I). Contentons-nous
pour l’instant de souligner l’objectivité de l’idéalisme absolu, afin de marquer
la préséance de celui-ci vis-à-vis de l’idéalité propre à la conscience : c’est en
effet dans ce décentrement radical vis-à-vis de la sphère égoïque (et de son
redoublement discursif comme idéalisme subjectif) que l’idéalisme hégélien
conquiert son idiosyncrasie spéculative.
L’idéalisme absolu n’a pas attendu l’irruption de la conscience dans le
domaine vital pour imposer son inquiétude au réel : celle-ci ne fait pour ainsi
dire que prendre le train de l’idéalité en marche, en devenant l’une des
modalités – certes privilégiée – du processus d’idéalisation déjà à l’œuvre
dans la vie naturelle. Comme le souligne avec force Hegel en d’autres
circonstances, à propos de ce qu’il appelle « l’idéalisme de la vitalité
<Idealismus der Lebendigkeit> », « il n’y a pas que la philosophie qui soit
idéaliste : en tant que vie, la nature effectue déjà factuellement la même chose
que ce que la philosophie idéaliste accomplit sur son terrain spirituel27. »
L’expérience originelle de l’idéalisme semble ainsi consister dans la
découverte d’une préséance fondamentale de l’idéalisme sur le discours en
lequel il trouve à s’énoncer : si l’on en croit Hegel, la philosophie n’est
idéaliste que parce que la vie qu’elle élève à la transparence intellectuelle du
concept l’est toujours déjà, en attente de trouver dans la fluidité supérieure du
mouvement spéculatif l’accomplissement spirituel dont elle constitue la
présentation « factuelle ».
La caractérisation plus précise de la subjectivité animale dans l’addition
au paragraphe 350 va nous permettre de confirmer cette idée de prime abord
déconcertante :
« C’est ainsi qu’existe dans l’animal l’unité véritablement subjective, une âme
simple, l’infinité de la forme dans elle-même, qui est déployée en l’extériorité
du corps ; et celle-ci est à son tour en connexion avec une nature inorganique,
avec un monde extérieur. Mais la subjectivité animale a pour être, de se
conserver elle-même dans sa corporéité et le contact avec un monde extérieur,
et d’y rester, en tant qu’elle est l’universel, chez elle. La vie de l’animal est
ainsi, en tant qu’un tel point suprême de la nature, l’idéalisme absolu, qui
consiste à avoir la déterminité de sa corporéité en même temps, d’une manière
complètement fluide, dans soi-même, – à incorporer et à avoir incorporé cet
immédiat au subjectif28. »
Là encore, on ne peut qu’être frappé par l’utilisation surprenante d’une
expression censée valoir comme un qualificatif doctrinal ou, à défaut, comme
une description du rapport de la conscience à son objet, pour rendre compte
du fonctionnement intrinsèque d’un niveau déterminé de la réalité.
L’idéalisme absolu semble ici s’émanciper de toute référence à l’histoire de
la philosophie et à la théorie de la connaissance pour s’incarner – de façon
clairement non métaphorique, insistons sur ce point – dans certains niveaux
privilégiés du réel. Dans cette perspective, l’idéalisme absolu ne renvoie plus
en premier lieu à la façon dont nous connaissons l’être ou agissons sur lui –
perspective classique de l’idéalisme moderne, de Descartes à Husserl en
passant par Fichte – mais à la façon dont l’être, pour ainsi dire, se comporte
vis-à-vis de lui-même ; il se présente comme un style d’existence, une
tournure ontologique, non comme une modalité théorique ou pratique de la
seule conscience.
Afin d’étayer un tel renversement de la perspective idéaliste classique –
l’idéalisme s’est toujours défini, jusqu’à Hegel (et parfois après lui), comme
étant l’explicitation du rôle médiateur ou constituant de la conscience et de
ses « idées » dans notre rapport au monde – on pourra se reporter à deux
autres occurrences significatives de cette même expression, occurrences que
l’on trouve dans les additions aux paragraphes 45 et 160 de la Science de la
logique de l’Encyclopédie. Dans la première de ces occurrences, Hegel
indique, là encore contre toute attente, que l’idéalisme absolu,
« bien qu’il aille au-delà de la conscience communément réaliste, est pourtant,
selon la chose en question <Sache>, si peu à considérer simplement comme
une propriété de la philosophie, qu’il forme bien plutôt l’assise fondamentale
de toute conscience religieuse, dans la mesure, en effet, où celle-ci considère
l’ensemble de tout ce qui est là, le monde existant en général, comme créé et
gouverné par Dieu29. »

Dans ce texte, la prééminence de la référence à l’activité philosophique


comme paradigme de « l’idéalisme absolu » se trouve une fois de plus remise
en cause, cette fois-ci au profit de la conscience religieuse30. Pour autant,
cette mention du rôle de la conscience dans l’explicitation du contenu
séminal de l’idéalisme n’implique aucunement la reconduction d’une
problématique transcendantale centrée sur le pôle égologique, bien au
contraire : ici, la « conscience religieuse » a l’idéalisme pour « Grundlage »,
non pas en tant qu’elle est une conscience – ce qui signifierait une sorte de
retour à un point de vue fichtéen qui a pourtant été dépassé dans la critique de
la réflexion transcendantale – mais en tant qu’elle est une conscience
religieuse, c’est-à-dire en tant qu’elle se définit par l’accueil d’un contenu
intellectuel spécifique, relatif au mode d’être des choses finies dans leur
rapport à l’infinité divine.
Plus précisément, un tel idéalisme semble consister pour l’essentiel dans
la pensée (ici, la représentation) de la dépendance métaphysique des choses
mondaines à l’égard de Dieu ; comme le souligne Hegel dans l’introduction à
ses Leçons sur la philosophie de la religion, « Dieu est su dans la religion ; il
est le centre conservateur, le principe animateur de toutes ces configurations
dans leur existence31. » La conscience religieuse – particulièrement sous sa
forme unifiée, c’est-à-dire monothéiste – sera donc la représentation de
l’idéalité des choses mondaines en regard de l’infinité divine, manifestant
ainsi sous une forme certes inadéquate, car scindée par la logique
juxtapositive de la pensée d’entendement, le sens profond de l’idéalisme :
« Le monothéisme n’est rien d’autre que l’idéalisme, lequel se trouve
cependant anéanti par le dualisme consistant à opposer Dieu au monde32 ».
Autrement dit : le contenu religieux consiste en sa vérité nue dans
l’exposition du sens authentique de l’idéalisme (idéalité du fini en regard de
l’infini), bien qu’un tel contenu soit ici appréhendé sous une forme
inadéquate, à savoir la représentation oppositive (de Dieu et du monde, de
l’infini et du fini) qui caractérise la conscience. Outre qu’elle suppose
indûment l’existence d’un infini limité par le fini, cette structure oppositive
présente l’inconvénient majeur de réaliser le fini, d’en faire une entité
subsistant par elle-même, sur un pied d’égale consistance ontologique.
Abstraction faite de ce biais inopportun qu’est la représentation
conscientielle, on insistera sur la connotation clairement « objective » d’un tel
idéalisme impliqué dans le contenu de la représentation religieuse, dans la
mesure où il désigne non pas la relation des choses existantes à une
conscience, mais une certaine manière qu’ont ces choses (et parmi elle,
l’individualité finie rattachée à cette conscience) d’exister ou de se
comporter, un certain type de dépendance, non pas gnoséologique, mais
métaphysique, à l’égard de ce qui est considéré comme étant au principe de
leur existence. C’est bien sur cette hétéro-subsistance qu’insiste Hegel
lorsqu’il souligne l’affinité profonde qui existe entre l’idéalisme et la
religion : « La philosophie est tout autant idéaliste que la religion ; car la
religion reconnaît tout aussi peu la finité comme un étant véritable, comme
un terme ultime, un absolu, ou encore comme non posé, incréé, éternel33 ».
Afin de conforter notre ligne interprétative, poursuivons notre enquête
par l’étude des deux dernières occurrences de « l’idéalisme absolu »
présentes dans le Nachlass hégélien. Ces occurrences valent essentiellement
dans la mesure où elles présentent l’idéalisme absolu non plus comme une
relation objective définissant l’existence des choses, mais comme un point de
vue philosophique. Pour autant, ainsi que nous allons le voir, la mise en
évidence d’un tel point de vue, loin de remettre en cause les résultats déjà
obtenus, va renforcer l’idée selon laquelle l’idéalisme absolu ne constitue
aucunement la définition par excellence de la philosophie hégélienne. Dans
l’addition au paragraphe 160 de l’Encyclopédie, Hegel se rapproche d’une
définition générale de cette expression, en l’appliquant cette fois-ci – ce sera
la seule dans toute son œuvre ! – directement à la philosophie spéculative :
« Le point de vue du concept est d’une façon générale celui de l’idéalisme
absolu, et la philosophie est une connaissance qui conçoit, dans la mesure où
en elle tout ce qui vaut, pour la conscience autre qu’elle, comme un étant et
quelque chose de subsistant-par-soi en son immédiateté, est su simplement
comme un moment idéel34. »

Encore faut-il remarquer qu’ici l’idéalisme absolu n’est aucunement


présenté comme une doctrine organisée, fût-elle celle de Hegel lui-même,
mais simplement comme un Standpunkt à partir duquel se dévoile à la pensée
philosophante – laquelle se trouve transformée en profondeur par un tel
dévoilement – la foncière idéalité des choses finies, c’est-à-dire l’incapacité
qu’elles ont de subsister par elles-mêmes, leur foncière hétéronomie
métaphysique. Ce qui confirme notre hypothèse de lecture : l’idéalisme
absolu n’est pas d’abord un style de pensée, mais une manière d’être
caractéristique des étants finis, une certaine façon de se tenir dans la réalité –
ou plutôt comme réalité – sur le mode d’une présence « idéelle ». Si la
philosophie parvenue à sa pleine maturité spéculative est elle-même
susceptible de se hisser à la hauteur d’un tel point de vue pour en expliciter
les ressources conceptuelles, du moins n’en a-t-elle pas le monopole, comme
on l’a vu précédemment à propos de la conscience religieuse. L’idéalisme
n’est pas d’abord une philosophie, et c’est précisément pour cette raison qu’il
pourra devenir, au terme de son processus d’autoexplicitation, la philosophie.
Pour finir, une ultime mention de cette expression peut être trouvée dans
les Leçons sur l’histoire de la philosophie, en un passage où Hegel parle non
pas de lui-même, comme on serait en droit de s’y attendre, mais de Schelling,
pourtant censé incarner, selon la légende, non point l’idéalisme absolu, mais
un idéalisme défini (par opposition à celui de Fichte) comme étant
(unilatéralement) « objectif ». Il importe ici de dissiper une confusion de
grande importance pour comprendre le positionnement hégélien sur
l’échiquier de l’idéalisme. Si l’idéalisme absolu peut bien, ainsi qu’on va le
voir, qualifier la position schellingienne, on notera qu’au contraire
l’idéalisme « objectif », du moins sous la plume de Hegel, ne le concerne en
aucun cas. Les rares occurrences de cette expression se trouvent dans les
Leçons d’esthétique, et qualifient une fois de plus non une quelconque
position philosophique, mais la vie elle-même, dans le droit fil des textes de
la Philosophie de la nature cités plus haut :
« Toutes ces choses que l’on vient d’évoquer sont des activités où le concept
de vitalité vient à apparaître à même des individus pourvus d’âme. Cela étant,
cette idéalité n’est pas, comme on pourrait le croire, seulement notre réflexion,
mais elle est objectivement présente dans le sujet vivant lui-même, dont
l’existence peut donc légitimement être qualifiée d’idéalisme objectif35. »

Cette redéfinition non doctrinale de l’idéalisme objectif, qui permet


d’assigner à l’idéalisme un ancrage vital dans l’individu vivant, et par là une
préséance objective vis-à-vis de son expression subjective dans la réflexion
philosophique, se trouve de nouveau mobilisée un peu plus loin, dans une
perspective identique :
« C’est uniquement à la figure que peut ressortir la beauté, parce qu’elle seule
est l’apparition extérieure dans laquelle l’idéalisme objectif de la vitalité
s’offre à notre intuition et à notre observation sensible36. »

Nous voyons ici que « l’idéalisme objectif » est avant tout une expression
qui permet à Hegel d’insister sur l’immanence de l’idéalité à ce qui est, par
opposition à la réflexion extérieure et seconde de l’idéalisme subjectif. De
même pourrait-on se représenter l’idéalité hégélienne comme une invention
conceptuelle destinée à invalider la signification apparente de la créativité
philosophique : tout serait déjà là en un sens, l’idéalité se précéderait elle-
même jusque dans le discours qui en produirait le concept, se déployant à
même une réalité dont le philosophe serait la pointe suprême. En ce sens, le
concept d’idéalité, à l’instar de l’idée platonicienne, serait bien une création
philosophique, mais une création éminemment paradoxale, puisque remettant
en cause la primauté de l’instance en laquelle elle accède à l’intelligibilité.
Si une telle immanence est indéniablement présente dans la nature telle
que conceptualisée par le jeune Schelling, une telle caractéristique ne permet
pas pour autant de rendre compte de l’originalité de sa position
philosophique. D’où le recours, dans les Leçons sur l’histoire de la
philosophie moderne, à la qualification, jugée plus satisfaisante par Hegel,
d’« idéalisme absolu » :
« Schelling a commencé par rappeler à la vie la substance spinoziste, l’essence
simple absolue – et par redonner à l’idéalisme transcendantal la signification
de l’idéalisme absolu. […] Cette unité de l’essence et de la forme est l’absolu,
ou bien, si nous considérons l’essence comme l’universel et la forme comme
le particulier, l’absolu est l’unité absolue de l’universel et du particulier, ou de
l’être et du connaître37. »

Dans ce texte décisif, Hegel démarque clairement la pensée de Schelling


de l’idéalisme kantien-fichtéen en la rapprochant notablement des exigences
de son propre système philosophique. Ici, c’est le passage au premier plan de
la substance spinoziste qui semble incarner un retour à l’idéalisme absolu
(« redonner »), ce qui laisserait supposer que l’idéalisme absolu, comme
point de vue proprement philosophique, est une invention prékantienne,
antérieure – et en un certain sens supérieure – à l’idéalisme transcendantal de
Kant38. La référence à la substance spinoziste laisse clairement entendre que
le point de vue exposé dans l’Éthique n’était, aux yeux de Hegel, pas sans
rapport avec une telle forme supérieure d’idéalisme39.
De prime abord, l’assimilation du projet spinoziste à l’idéalisme peut
paraître surprenante. De fait, non seulement Kant puis Fichte ont fait du
spinozisme le constant repoussoir de l’idéalisme transcendantal, symbole
suprême de l’absurdité dogmatique en son constant effort pour saper les bases
de l’action morale, voire celles de sa propre possibilité spéculative40, mais
Schelling lui-même n’y voyait que « le réalisme dans sa forme la plus
sublime et la plus accomplie41 ». Pour autant, c’est bien ce même Schelling
qui reconnaissait à Spinoza le mérite insigne d’avoir pensé « la vraie
philosophie » comme « la preuve que l’identité absolue (l’infini) n’est pas
sortie de soi-même, et que tout ce qui est, pour autant qu’il est, est l’infinité
même42 », suggérant par là que le spinozisme contiendrait bien, certes sous
une forme d’exposition biaisée par son orientation spontanément réaliste, la
matrice spéculative de « l’idéalisme au point de vue de la production » qu’il
conviendrait, selon l’auteur, d’opposer à « l’idéalisme au point de vue de la
réflexion » exposé quelques années auparavant dans la Doctrine de la
science43. Avec Spinoza, l’idéalisme accède à la pensée véritable de la
substantialité infinie, qui est le point de départ obligé de toute théorie de la
production de l’être fini, dans la mesure où s’y trouve élevé à l’intelligibilité
le statut foncièrement hétérosubsistant de toute existence finie :
« Ce fut le mérite de Spinoza d’avoir le premier conçu dans toute sa pureté cet
archi-concept de la substantialité. Il a reconnu qu’un être originaire, pur et
immuable, devait être d’emblée sous-jacent à tout être-là, et qu’à tout ce qui
naît et périt devait être sous-jacent quelque chose de susceptible de se
maintenir par soi-même, dans lequel et par lequel seulement tout ce qui a
existence, sera parvenu à l’unité de l’être-là44. »

De fait, aux yeux de Hegel, c’est bien à une idéalisation radicale du fini
en regard de la substance infinie que procède Spinoza dans l’Éthique, ce
pourquoi le spinozisme n’est décidément pas un athéisme (consistant dans la
négation absolue de l’existence de l’infini), mais bien plutôt un
« acosmisme » (mettant en évidence la négation absolue de la substantialité
de tout étant fini, donc du monde fini comme tel dans sa distinction supposée
d’avec l’infinité divine) :
« Le reproche d’athéisme fait à la philosophie spinoziste se réduit, considéré
de plus près, à ce qu’en elle le principe de la différence ou de la finité
n’accède pas à son droit, et par conséquent, comme selon elle il n’y a à
proprement parler absolument pas de monde, au sens de quelque chose qui est
un étant positif, ce système serait à désigner non pas comme athéisme, mais
bien plutôt, à l’inverse, comme acosmisme45. »

Une telle négation de la substantialité du monde par la dissolution de


celui-ci dans la seule infinité de la substance divine – ce que Kant appelait de
manière frappante le monde « égoïstique46 » – n’est pas sans présenter un
indéniable air de famille avec les considérations hégéliennes sur l’idéalisme
absolu. Il y a dans ce renversement audacieux de la perspective athée (le
monde n’existe pas, seul Dieu, à proprement parler, est) comme un tournant
de l’idéalisme moderne, autrement plus décisif que ne l’était le tournant
cartésien du cogito : si Descartes, en posant la pensée pure de soi-même au
principe de la prima philosophia, a en un sens rendu possible la filiation
intellectuelle qui débouchera sur l’idéalisme subjectif, c’est bien de Spinoza
qu’émerge la lignée supérieure qui conduira à la formulation schellingienne
de l’idéalisme absolu. Dans ses Leçons de Berlin, Hegel va condenser ses
analyses du De Deo en une formule clairement frappée du sceau de
l’idéalisme spéculatif : « L’être du monde, l’être fini, l’univers, la finitude ne
sont pas le substantiel, – c’est bien plutôt Dieu seul qui l’est47 ». Prise en
elle-même, la formule vaudrait incontestablement pour une définition
correcte de l’inspiration métaphysique sur laquelle se fonde l’idéalisme
absolu.
Si Hegel critique l’abstraction « orientale » de l’idéalisme spinoziste – le
fini ne se trouvant pas lié spéculativement à l’infini, mais simplement dissous
en lui – il n’en considérera pas moins qu’il constitue la présupposition
nécessaire de l’idéalisme accompli, et qu’il constitue plus généralement « le
commencement essentiel de tout philosopher » :
« On remarquera d’une façon générale qu’il faut que le penser se soit placé au
point de vue du spinozisme ; c’est le commencement essentiel de tout
philosopher. Si l’on commence de philosopher, il faut d’abord être spinoziste.
Il faut que l’âme se baigne dans cet éther de la substance unique, dans laquelle
tout ce que l’on a tenu pour vrai est englouti. C’est à cette négation de tout
particulier que doit arriver tout philosophe ; c’est la libération de l’esprit et son
assise fondamentale absolue <absolute Grundlage>48. »

Sur ce point, Schelling lui donnera raison lorsque dans ses Leçons de
Munich, il mobilisera une image singulièrement proche de celle employée ci-
dessus. Si le spinozisme, en dépit de ses carences manifestes, « n’est jamais
vraiment devenu du passé, n’a jamais été jusqu’à présent réellement vaincu »,
si en dépit de ses manquements aux exigences profondes de l’idéalisme
moderne il est demeuré un « modèle constant » pour la pensée, c’est bien
qu’en lui se manifeste un trait essentiel de la spéculation moderne, à savoir
cette aptitude à penser toute chose finie sub specie infinitatis, en prenant la
substance divine comme l’horizon de toutes choses :
« Si, au moins une fois dans sa vie, on n’a pas plongé dans ses abîmes [du
spinozisme], on ne peut guère espérer parvenir au vrai et à la perfection en
philosophie49. »

La plongée dans l’abîme de la substance spinoziste constitue comme


l’épreuve initiatique par excellence de toute conscience philosophique en
quête de vérité : au-delà de leurs divergences, Hegel et Schelling s’accordent
sur la nécessité d’une telle mise à l’épreuve de notre croyance dans la
substantialité du monde pour conquérir une perspective intellectuelle
débarrassée du réalisme ontologique qui caractérise la conscience commune.
Toutefois, semblable proximité cache, ainsi qu’on le verra par la suite, une
différence profonde dans l’appréciation du spinozisme : en simplifiant
beaucoup, on pourrait dire que tandis que Schelling, notamment dans la
Darstellung de 1801, valide l’ensemble du projet de Spinoza en reprenant
l’idée d’une philosophie de la « nature naturante » exposée sur le mode
synthétique, Hegel n’accordera crédit qu’au contenu séminal d’un tel système
– pour faire simple, le début du livre I, sur la substance infinie identifiée à
Dieu, et la fin du livre V, sur la liberté conquise dans la connaissance de Dieu
et sur la béatitude résultant de l’amor dei intellectualis50 – en discréditant la
forme géométrique de son exposition, jugée impropre à l’exhibition de la
nécessité des déterminations spéculatives. Quoi qu’il en soit de telles
divergences, par ce retour à la thèse spinozienne de l’idéalité du fini,
Schelling est bien aux yeux de Hegel celui qui redonne à l’idéalisme ses
lettres de noblesse, c’est-à-dire son sens absolu, et à ce titre sa synthèse
philosophique de l’idéalisme transcendantal et de la métaphysique
substantialiste constituera la présupposition nécessaire de la pensée
hégélienne, dans la mesure où en elle la pensée s’élève enfin à l’intuition
intellectuelle de l’absolu en regard duquel le fini avoue sa nature
foncièrement idéelle.
Cependant, si l’expression proprement philosophique de l’idéalisme
absolu, aux dires mêmes de Hegel, qualifie aussi bien la pensée de Schelling
que la sienne, cela signifie à tout le moins qu’une telle dénomination ne
constitue pas encore véritablement une caractéristique distinctive de la pensée
hégélienne, mais seulement un fonds commun à l’avant-garde de la
philosophie moderne que le hégélianisme saura exploiter à sa façon.
L’idéalisme absolu sous sa forme philosophique est donc dans le meilleur des
cas la définition générique de la philosophie postkantienne parvenue à
maturité, sans pour autant constituer la détermination spécifique du
hégélianisme. Faute d’avoir dégagé une telle détermination, c’est la définition
globale de l’idéalisme hégélien qui demeure frappée d’incomplétude.
Par conséquent, s’il n’est point erroné de qualifier la position hégélienne
d’idéalisme absolu, du moins faut-il garder à l’esprit que 1) l’idéalisme
absolu qualifie avant tout une manière d’être des étants finis, et notamment
des étants naturels, elle-même susceptible d’être représentée sous une forme
religieuse, et ne désigne qu’indirectement un point de vue philosophique
déterminé, celui que Hegel nomme le « point de vue du concept » ; 2) comme
doctrine philosophique thématisant de façon conceptuelle cette modalité
objective déjà représentée dans la religiosité monothéiste, l’idéalisme absolu
ne suffit pas à spécifier la démarche hégélienne, dans la mesure où cette
expression qualifie aussi bien, aux dires mêmes de Hegel, la démarche suivie
par Schelling, dans le sillage ontologique du substantialisme spinoziste. Au
final, le recours à « l’idéalisme absolu » comme deus ex machina de
l’explication du système hégélien paraît à tout le moins insuffisant pour
cerner la véritable identité de celui-ci. Il semble donc nécessaire de chercher
à spécifier autrement la philosophie de Hegel, en reprenant depuis le départ le
traitement original qu’il opère du problème de l’idéalité.

III
Qu’est-ce que l’idéalisme ? Certainement pas un antiréalisme
épistémologique51, encore moins un subjectivisme moral. L’idéalisme vu par
Hegel a peu à voir avec l’aveu modeste de l’enfermement du sujet moderne
dans la sphère intérieure de ses représentations52, et ne saurait non plus se
reconnaître dans la promotion exaltée d’idéaux éthiques préférables à la
morne réalité de ce monde, s’il est vrai que pour celui qui « s’édifie un
monde tel qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son
opinion, – élément moelleux dans lequel tout ce qu’il y a de gratuit se laisse
imprimer53 ». Pour Hegel, l’idéalisme ne se définit pas essentiellement à
partir de nos « idées » ou de nos « idéaux » : tel est l’apanage du « mauvais
idéalisme selon lequel la pensée vient à nouveau se mettre d’un seul côté et se
saisit comme pensée consciente qui s’oppose à la réalité54 ». De fait, il n’est
guère aisé, lorsqu’on parle de l’idéalisme, de se dégager des prénotions
communes qui barrent l’accès à sa conceptualisation adéquate au sein de
notre représentation courante de l’activité philosophique. Ainsi,
l’interprétation banale de l’idéalisme tend la plupart du temps à en faire un
monstre philosophique, jetant le discrédit sur le véritable projet qu’il
implique :
« L’idéalisme, dit-on souvent, consiste à affirmer que l’individu engendre par
lui-même toutes ses représentations, mêmes les plus immédiates, qu’il pose
tout à partir de lui-même. C’est là toutefois une représentation non-historique
et entièrement fausse ; si l’idéalisme est tel que ce grossier mode de
représentation le définit, il n’y a en fait jamais eu aucun idéaliste parmi les
philosophes55. »

S’il faut appréhender l’idéalisme en dehors des représentations


communes et des caricatures qu’en donne le sens commun philosophant, il
convient également de se prémunir contre l’interprétation dominante qui s’est
imposée au sein de la philosophie moderne depuis Descartes56, selon laquelle
une telle démarche philosophique concernerait au premier chef les actes
mentaux d’un sujet fini considéré dans l’isolement de principe de ses pensées
« privées » (ce que l’on nomme désormais le « mentalisme »). À rebours
d’une telle tradition, il conviendra donc de tenter de redéfinir l’idéalisme à
partir d’un concept qui ne ressortit plus à la problématique de la subjectivité
qui constituait la source principale de l’idéalisme moderne : le concept
d’idéalité.
Un tel concept57 apparaît dans la Science de la logique dans le cadre de
l’analyse de la catégorie de Fürsichsein, en contrepoint au concept de
« réalité » introduit à propos de la catégorie de Dasein. L’être-là se montre
comme pure réalité, c’est-à-dire en tant qu’« être-là comme déterminité qui
est <das Dasein als seiende Bestimmtheit>58 », par quoi il faut entendre un
étant doté d’une détermination qualitative qui le pose dans un rapport négatif
avec les autres étants incarnant une qualité différente (selon le principe omnis
determinatio est negatio). De son côté, « l’être-pour-soi en général est à
appréhender comme idéalité59 », c’est-à-dire comme la négation dialectique
du rapport de négation déterminée qui est impliqué par la coexistence des
réalités, ou comme l’in-finitisation du fini par la résorption dialectique des
bornes de l’être-là : « l’idéalité est donc la même chose que ce qu’est
l’infinité, ou elle en est l’expression positive et réfléchie, déterminée60 ».
L’idéalité consistera donc non pas dans une quelconque surréalité
surplombant le domaine imparfait des choses existantes, mais dans le
dévoilement immanent de la négativité impliquée au sein de toute réalité finie
et la re-position – ou idéalisation – de cette réalité à titre de simple moment
en lui-même « irréel » d’une totalité concrète ; d’où l’équation idéaliste
classique : « Ce qui est idéel est un moment, et ce qui est un moment est
idéel61 » ; d’où, également, l’identification de l’idéalité à l’Aufheben, ce geste
suprême de l’idéalisme hégélien en lequel le fini se surpasse comme moment
constitutif du Tout62. Deux erreurs sont ici à éviter : la confusion du réel et de
l’idéel, et leur séparation abstraite. Si l’idéalité se dévoile à même le réel, il
importe néanmoins de ne pas l’assimiler purement et simplement à la position
d’une telle réalité : « L’idéalité et la réalité sont une seule et même chose est
une des expressions erronées déjà mentionnées. L’idéalité est plutôt la vérité
de la réalité, ou bien, si par réalité on veut entendre le substantiel, le vrai lui-
même, alors l’idéalité est la réalité véritable63. » Symétriquement, Hegel nous
met fermement en garde contre une interprétation abstraitement dualiste du
couple réalité/idéalité, au profit d’une relation dialectique et hiérarchisée
faisant de l’idéalité l’Aufhebung de la réalité :
« Réalité et idéalité sont considérées souvent comme un couple de
déterminations se faisant face l’une à l’autre avec une égale subsistance-par-
soi, et l’on dit en conséquence qu’en dehors de la réalité, il y a aussi une
idéalité. Or, l’idéalité n’est pas quelque chose qu’il y a en dehors et à côté de
la réalité, mais le concept de l’idéalité consiste expressément à être la vérité de
la réalité, c’est-à-dire que la réalité, posée comme cela même qu’elle est en
soi, se montre elle-même comme idéalité64. »

L’idéalité n’est donc pas un quelconque « arrière-monde » qui assumerait


à nouveaux frais la fonction métaphysique du « ciel des idées » platoniciens :
ce n’est pas en amont ou au-delà du réel qu’opère l’idéalisme, mais bien à
même la réalité, dans un constant travail d’explicitation du négatif impliqué
en toute entité finie :
« L’idéalité n’est pas simplement une pensée, mais elle est l’idéel en et pour
soi, elle est quelque chose de surpassé <ein Aufgehobenes>, un moment, mais
pas un simple terme abstrait, le nihil privativum. Elle signifie le surpassement
<das Aufheben>, également quelque chose de conservé, et c’est en ce sens que
l’idéel sera pris ici65 ».

Nul besoin, dès lors, d’opposer un idéal à ce qui est, puisque la réalité
sécrète d’elle-même sa propre idéalisation, à la façon dont le vivant, « malade
dès l’origine », recèle en lui-même le germe de sa propre mort66. Il serait
illusoire de concevoir l’idéalité comme un accident qui survient à la réalité de
l’extérieur, puisque celle-ci comporte en elle-même l’aveu de sa précarité
métaphysique et de sa dépendance par rapport à une totalité qu’elle échoue à
signifier autrement que par le procès intime qui conduit à sa propre
consomption :
« L’idéalité consiste en ce que le fini n’est posé que comme surpassé,
l’idéalité n’est rien d’autre que ceci : tout ce qui est fini n’a pas d’être
véritable, mais son être est quelque chose de surpassé, de négatif67. »

Du point de vue résolument non-dualiste adopté par l’idéalisme


spéculatif, l’idéalité fait corps avec ce « non-être fixe <feste Nichtsein>68 »
qu’est la réalité, elle est son ressort intime, le noyau interne qui préside à son
devenir. En ce sens, l’idéalisme ressemble davantage à un héraclitéisme bien
compris qu’à un platonisme revisité : jusque dans la critique du rôle de
l’intuition intellectuelle dans la philosophie schellingienne, Hegel éprouve le
besoin de rappeler, en sautant allégrement par-dessus deux millénaires
d’histoire des idées, que « ce principe héraclitéen ou sceptique, que rien n’est
en repos, doit être mis en lumière pour chaque chose69. » Définir l’idéalisme
comme une pensée de la transcendance ou de l’horizon du monde reviendrait
ainsi à se méprendre complètement sur la nature de son objet, puisque
l’idéalité, tel un parasite logique, ne tire sa substance que de la réalité dont
elle épouse le mouvement afin d’en épuiser la consistance :
« On ne peut donc pas croire que l’on a rendu à l’idéalité les honneurs qui lui
sont dus, si l’on ne fait que concéder que tout n’est pas encore dit avec la
réalité et que l’on a à reconnaître en dehors d’elle une idéalité. Une telle
idéalité, à côté ou même encore au-dessus de la réalité, ne serait qu’un nom
vide70. »

Penser l’idéalisme à partir du concept d’idéalité est au bout du compte


tout sauf un choix anodin : dans cette décision théorique ne réside rien de
moins que la possibilité de définir un idéalisme libéré du primat de la
subjectivité finie71. De ce point de vue, l’idéalisme subjectif tout comme
l’idéalisme schellingien partagent le défaut d’avoir négligé l’essentiel, au
profit d’une investigation sur ce qui ne sont que des produits dérivés de
l’idéalisme. Cet essentiel n’est autre que le statut de l’idéalité comme telle,
question préalable demeurée occultée par les questions initiales sur le Moi ou
la Nature, et que le socratisme objectif incorporé dans la dialectique
spéculative devra amener en pleine lumière72. Comme le souligne Hegel avec
netteté à propos de l’idéalisme subjectif,
La raison philosophique « n’est pas […] l’idéalisme dans lequel le contenu du
savoir a seulement la détermination d’un produit posé par le Moi, d’un produit
subjectif enfermé à l’intérieur de la conscience de soi ; parce que la raison est
consciente d’elle-même comme de l’être, la subjectivité, le Moi qui se sait
comme un être particulier par rapport aux objets […] est supprimé et immergé
dans l’universalité rationnelle73 ».

Une telle investigation préliminaire sur le statut de l’idéalité implique


également de déterminer ce qu’il en est du fini en général et de sa relation à
l’infini. Là encore, la thématisation du fini par l’idéalisme subjectif manque
de radicalité, car la primauté accordée d’emblée à la conscience biaise
notablement le traitement purement spéculatif du problème. Si l’idéalisme
hégélien se fonde certes sur un diagnostic spéculatif concernant ce qui est
fini, une telle fondation ne concernera plus la finitude d’un sujet abordant le
monde à partir de ses représentations, mais la finité de l’être même, en sa
configuration logique propre. Comme le souligne Gérard Lebrun, « le repli
obstiné sur la finitude, caractéristique du kantisme, est inséparable de cette
option, prise en secret, sur la nature de la finité des concepts purs
d’entendement – option dont la dialectique, du seul fait qu’elle opère
librement, met à jour l’extrême et inutile partialité74. »
Là où l’idéalisme subjectif se fixe prématurément comme point de départ
la conscience finie, l’idéalisme absolu se doit d’opérer un pas en arrière et de
se dégager de la perspective transcendantale, afin de conquérir un point de
vue général sur le rapport de l’idéalité et de la finité. Une fois la vue dégagée
de tout biais inopportun, la thèse idéaliste peut s’élargir pour adopter la forme
générale suivante : « la vérité du fini est […] son idéalité75 ». Ou
inversement : « la forme de l’idéalité » n’est autre que la forme « de l’être-nié
du fini <Negiertseins des Endlichen>76 ». Le fini prend dans l’idéalisme
hégélien une signification nouvelle : il n’est plus l’assise originaire de la
connaissance et de l’action assignant à celles-ci leurs limites légitimes, mais
gagne, pour ainsi dire, en explosivité. Selon l’image saisissante forgée par
Nicolai Hartmann, « le fini, dans la conception que s’en fait Hegel, est
comparable à la bombe de dynamite prête à exploser, dont la force
d’expansion doit faire sauter les limites dans lesquelles elle était
emprisonnée77. » Il n’est donc pas suffisant, en régime hégélien, de prétendre
que notre rapport au monde est foncièrement idéel, c’est-à-dire tributaire de
la médiation des formes empiriques ou a priori de la représentation : si
l’idéaliste authentique ne niera pas ce point – la théorie de l’esprit subjectif
développée dans l’Encyclopédie en constituerait la meilleure preuve – il
jugera néanmoins nécessaire d’ajouter que cette perspective subjectiviste
n’est au mieux – quand elle bénéficie d’un traitement complet qui ne s’arrête
pas à la seule forme de la conscience, mais inclut la prise en compte de
l’intégralité des phénomènes spirituels subjectifs (âme, conscience, esprit) –
que la partie émergée de l’iceberg idéaliste, elle est seulement l’arbre isolé de
la subjectivité finie qui dissimule la dense forêt des « essentialités libres ».
Une telle abstraction de la conscience idéalisante vis-à-vis du terreau
logique qui rend possible quelque chose comme l’idéalisation du réel a
également pour conséquence d’induire une mécompréhension profonde du
statut de la phénoménalité. D’un point de vue hégélien, il ne suffit pas,
comme c’était le cas dans l’« idéalisme confus <verworrenem
Idealismus>78 » de Kant, de concéder que nous n’avons accès qu’à des
phénomènes : encore faut-il préciser que la phénoménalité est un trait de la
réalité en elle-même79, non un simple corrélat du pouvoir idéalisant inhérent à
la connaissance humaine. Si un tel idéalisme a raison de discerner dans la
phénoménalité l’indice d’une hétéronomie de l’être fini dont l’idéalité est
l’expression – l’être qui nous apparaît ne tient pas par lui-même, c’est donc
qu’il renvoie à autre chose que lui-même pour assurer sa subsistance
phénoménale – il a néanmoins tort de rabattre cette hétéronomie sur la seule
subjectivité transcendantale. D’où l’idée, proprement monstrueuse pour un
kantien, d’une phénoménalité en soi, irréductible à la conscience finie, car
englobant celle-ci dans l’unité d’une expérience phénoménologique de
l’idéalité du fini :
« D’après la philosophie kantienne, les choses dont nous avons connaissance
sont seulement des phénomènes pour nous, et leur en-soi reste pour nous un
au-delà inaccessible à nous. Cet idéalisme subjectif, suivant lequel ce qui
forme le contenu de notre conscience est quelque chose qui est seulement à
nous, seulement posé par nous, a choqué à bon droit la conscience naïve. La
vérité est en fait celle-ci, à savoir que les choses dont nous avons connaissance
immédiatement sont non seulement pour nous mais en soi de simples
phénomènes, et que c’est la détermination propre des choses en cela finies que
d’avoir le fondement de leur être non pas en elles-mêmes, mais dans l’idée
divine universelle80. »

L’idéalité n’est donc point affaire de conditionnement épistémologique,


mais de constitution métaphysique : le rapport d’une conscience à un monde
phénoménal n’est de ce point de vue que l’un des traits – et l’un des plus
superficiels, de surcroît – d’une phénoménalité asubjective qui demeure
irréductible à son expression transcendantale, car logiquement antérieure à
elle. Ce n’est donc pas l’idéalisation du réel par une conscience qui constitue
l’idéalisme en propre, mais l’idéalité du réel lui-même :
« L’idéalité n’a un contenu qu’en tant qu’elle est idéalité de quelque chose :
cependant, ce quelque chose n’est pas alors simplement un ceci ou un cela
indéterminé, mais l’être-là déterminé en tant que réalité, qui, maintenu ferme
pour lui-même, ne possède aucune vérité81. »

C’est en ce sens déterminé qu’il faut comprendre la fameuse déclaration


de Hegel dans la Logique de l’Encyclopédie : « Cette idéalité du fini est la
proposition capitale de la philosophie, et toute vraie philosophie est pour
cette raison [nous soulignons, O.T.] un idéalisme82. » Entendons bien : Hegel
parle ici clairement de l’idéalité du fini, non d’une quelconque idéalité des
formes de l’intuition ou des catégories permettant d’appréhender ce fini83, ni
d’une idéalité des objets dont la représentation serait indissociable du travail
des formes précitées et rendrait en retour possible la liberté humaine84. La
problématique classique de l’idéalisme subjectif se trouve ici totalement
renversée : ce n’est point parce que notre rapport à l’être est tributaire de la
médiation idéalisante de nos facultés théoriques ou pratiques que les objets
peuvent être jugés idéels, c’est au contraire parce que le réel lui-même est
déjà en lui-même idéel qu’il pourra apparaître, dans un second temps, comme
le corrélat objectif d’une idéalisation subjective à une conscience.
Pour le dire autrement, l’idéalisme subjectif est vrai (ou à tout le moins
vraisemblable, une fois complété et dépouillé de ses aberrations les plus
manifestes, notamment la réduction de l’espace et du temps à de simples
formes de la sensibilité) s’il se conçoit comme une pure « phénoménologie de
l’esprit » appréhendant de façon sciemment abstraite un niveau superficiel et
dérivé de l’idéalité, mais il est faux en tant qu’il s’absolutise comme théorie
de la finitude constituante. Dès lors qu’il demeure dans la méconnaissance de
son enracinement dans un processus primitif d’idéalisation immanente du
réel, il ne peut s’empêcher de sombrer dans l’incohérence. En effet, un tel
idéalisme repose, précisément en tant qu’il se définit comme « subjectif », sur
une concession inavouée au réalisme, celle qui consiste à faire fond – on
retrouve ici l’inconséquence consistant à ne pas tirer toutes les conséquences
de l’idéalisme qui est au principe de toute philosophie – sur un réalisme de la
subjectivité elle-même :
« L’idéalisme subjectif affirme que toute différence est en nous et non en
dehors de nous, que tout n’est qu’une représentation en moi et que je ne peux
accéder à aucune réalité en dehors de moi. Cet idéalisme laisse subsister
quelque chose de qualitatif [donc de “réel”, O.T.], à savoir ma particularité
immédiate85 ».

L’idéalisme subjectif se méprend sur sa propre nature dès lors qu’il s’en
tient à l’aveu, imprudent à force de prudence, concernant l’activité idéale du
Moi, qu’« on ne peut trouver de fondement ; nous sommes à la limite de tout
fondement86 » ; cependant, une fois réinterprété comme moment déterminé
d’une conception plus radicale de l’idéalisme, il trouve sa vérité relative à
titre de simple « phénoménologie » de l’esprit87 aux prises avec l’idéalité
première de l’être.
De ce point de vue, la démarcation entre le « demi-criticisme88 » kantien
et l’idéalisme fichtéen s’avère tout à fait secondaire, car si l’idéalisme de la
Doctrine de la science parvient bien à décentrer l’analyse, par le
dédoublement des séries empirique et transcendantale, de l’idéalité des
phénomènes vers l’idéalisation originaire du Moi, le concept d’idéalité
demeure ici rivé à la seule activité réfléchissante du sujet fini, loin de
déterminer lui-même les contours de celle-ci. L’idéalisme conçu comme
faisant fond sur une égoïté originelle ne peut que manquer l’inquiétude à
l’œuvre dans le mouvement idéel du fini, et ce jusque dans la sphère de
l’esprit lui-même :
« L’esprit n’est pas quelque chose qui est en repos, mais, bien plutôt,
l’inquiétude absolue, l’activité pure, la négation ou l’idéalité de toutes les
déterminations d’entendement fixes89. »

Considéré sous le prisme de l’idéalisme hégélien, l’esprit n’est idéalisant


que parce qu’il est toujours déjà traversé par ce que nous pourrions appeler
une idéalité constituante commune à lui-même et à son objet, idéalité qui est
irréductible à la configuration déterminée qui rend possible le partage
sujet/objet. De ce point de vue, l’activité idéale de la conscience n’est qu’une
facette parmi d’autres de cette idéalité (onto-)logique ; aussi l’idéalisme de la
conscience ne saurait-il appréhender qu’une idéalité dérivée et partielle,
inévitablement située en aval de la source originaire de toute idéalisation, ou
ce que Hegel appelle une simple « idéalité formelle » :
« Ensuite, on prend l’idéalité dans le sens de l’idéalisme subjectif, selon lequel
tout n’est que ma représentation, en cela la propre subsistance-par-soi des
choses est surpassée <aufgehoben>, en tant que je sais les choses, elles sont
surpassées ; telle est l’idéalité formelle ; l’idéalisme subjectif est une
abstraction triviale90. »

En se fixant prématurément comme théorie des actes de conscience, cet


idéalisme manque nécessairement le ressort ultime du processus
d’idéalisation qui confère à une telle conscience sa faculté d’instaurer une
distance nécessaire – la distance que creuse ce qu’on pourrait appeler de
façon anachronique « l’intentionnalité représentative » – dans son rapport à
un objet91. Dès lors que l’idéalité ne ressortit plus à la légalité d’une
conscience, l’idéalisme philosophique doit trouver un autre point d’appui,
situé en amont des simples « idées » du sujet fini : l’assise fondamentale de
l’idéalisme ne résidera plus dans une quelconque théorie de la représentation,
mais consistera désormais dans ce que Hegel, au terme de la Science de la
logique, a jugé opportun de nommer l’idée92.

IV
L’éviction de l’interprétation subjectiviste de l’idéalisme laisse pendante
la question du statut de l’idéalité : à quoi se réfère-t-on au juste pour qualifier
le réel d’idéel ? Si l’idéalité du fini n’est pas corrélative d’une procédure
d’idéalisation émanant des capacités représentatives du sujet, quel sens peut
bien avoir un tel diagnostic spéculatif ? De fait, ainsi que l’attestait (sur un
mode encore entaché de subjectivisme) la dichotomie berkeleyenne du
percipere (esprit) et du percipi (idées93), l’idéalité ne saurait faire sens qu’en
référence à une instance d’idéalisation subjective – la subjectivité
transcendantale, le Moi pratique – ou objective – la substance infinie, la
productivité inconsciente de la nature… Ou encore : il n’y a idéalisme que là
où le réel est en quelque façon soumis à une idéalisation, et il n’y a
idéalisation que là où il y a quelque chose – ou quelqu’un – pour idéaliser la
réalité. On l’a vu, le référent ultime de l’idéalisme hégélien ne saurait être
cherché dans une quelconque théorie de la subjectivité finie : c’est donc en
amont d’une telle subjectivité qu’il nous faut orienter nos recherches, du côté
de ce que nous avons nommé plus haut l’idéalité constituante.
Ce qui constitue originairement l’idéalité du fini comme telle reçoit dans
la philosophie hégélienne, en une conformité apparente avec la tradition
philosophique la plus ancienne, le nom d’idée. Semblable continuité lexicale
n’a pas été pour peu dans les réserves émises, de Feuerbach à Adorno en
passant par Marx ou Heidegger, à l’égard de l’idéalisme hégélien : avec la
position de l’idée au terme de la Logique, n’assistait-on pas à une formidable
régression en deçà des promesses entrevues lors de l’exposition de la
méthode dialectique, notamment celle d’une critique immanente du discours
philosophique libérée du réalisme insidieux sur lequel reposait l’essentiel de
la philosophie moderne ? Avec l’énoncé audacieux de l’idéalité de toutes
choses, aussi bien de la « chose en soi » supposée par la consistance de
l’expérience phénoménale que du « moi en soi » dissimulé dans les replis du
sujet transcendantal, on croyait avoir enfin gagné la haute mer de la
dialectique spéculative ; et voici que la théorie de l’idée semble nous ramener
au port, c’est-à-dire à la position confortable d’une instance fixe de
l’idéalité94 drainant dans son sillage les marques du dogmatisme le plus
immodéré. En son sommet logique, l’idéalisme hégélien fait question : à quoi
bon remettre en cause la consistance de nos idées si c’est pour aboutir à
l’hypostase suprême de « l’idée » ? En quoi la pensée d’un « super-sujet »
pourrait-elle nous émanciper de la métaphysique de la subjectivité95 ?
Réduire ainsi l’idée hégélienne à n’être qu’une pâle retombée dans le
fixisme métaphysique suppose de passer outre les nombreux avertissements
lancés par Hegel à propos du statut des catégories présentées dans la Science
de la logique, statut qui doit valoir a fortiori pour cette catégorie suprême
qu’est l’idée. Si donc l’idée, sauf à retomber dans un réalisme métaphysique
aussi sommaire qu’inconséquent, ne sait s’identifier à quelque super-substrat
de l’idéalité, comment doit-on en comprendre l’absoluité ? Que peut bien être
l’idée absolue si elle ne sait s’égaler purement et simplement (sans
contradiction avec les prémisses fondamentales de l’idéalisme hégélien) à la
réalité absolue ? Pour le savoir, commençons par analyser les textes majeurs
dans lesquels Hegel entreprend de présenter le statut général de l’idée.
À s’en tenir à une définition nominale, l’idéalisme hégélien se présente
comme la théorie de l’idéalité de toute réalité finie en regard de l’idée.
Qu’est-ce à dire ? En quoi peut bien consister la relation proprement
idéalisante qui s’établit entre l’idée et le fini ? Au paragraphe 213 de la
Science de la logique de l’Encyclopédie, Hegel entreprend de spécifier le type
de relation original qui caractérise en propre sa conception de l’idéalisme :
« L’idée est le Vrai en et pour soi, l’unité absolue du concept et de
l’objectivité. […] L’idée est la vérité ; car la vérité consiste en ce que
l’objectivité correspond au concept, – non pas en ce que des choses extérieures
correspondent à mes représentations ; ce ne sont là que des représentations
exactes, que j’ai, moi en tant que celui-ci. Dans l’idée, il ne s’agit pas d’un
celui-ci, ni de représentations, ni de choses extérieures. – Mais aussi tout être
effectif, pour autant qu’il est un être vrai, est l’idée et n’a sa vérité que par
l’idée et en vertu d’elle. L’être singulier est un côté quelconque de l’idée, c’est
pourquoi pour lui il est besoin encore d’autres effectivités, qui apparaissent
pareillement comme subsistant pour elles-mêmes en particulier ; c’est
seulement en elles toutes ensemble et dans leur relation, que le concept est
réalisé. Le singulier, pour lui-même, ne correspond pas à son concept ; ce
caractère borné de son être-là constitue sa finité et sa ruine96. »

Comme ce texte l’indique nettement, la relation spécifique qui fait de


l’idée la pierre angulaire de l’idéalisme hégélien est avant tout une relation
aléthique : l’idée est norme du vrai, elle est elle-même absolument vraie, ou
plutôt elle est « le vrai comme tel97 », tout en constituant le mètre étalon pour
évaluer la vérité de toute réalité effective. Plus profondément, l’idée peut être
dite cause du vrai, elle est ce « en vertu <kraft> » de quoi quelque chose
accédera à un certain niveau de vérité : « Si quoi que ce soit a vérité, il l’a par
son idée, ou quelque chose a seulement vérité dans la mesure où il est
idée98 ». L’idée est donc à la fois ce qui confère de la vérité à quelque chose
et ce qui permet, en retour, d’évaluer une telle vérité : « Les choses n’ont de
vérité que dans la mesure où l’effectivité correspond à ce qu’elles doivent
être. C’est seulement dans l’idée que les choses ont vérité99 ». Mais comment
articuler ces deux niveaux ? Comment l’idée peut-elle être à la fois cause et
critère de la vérité ? À première lecture, on pourrait avoir l’impression que
l’idéalisme hégélien consiste tout simplement dans le réinvestissement d’une
ontologie dualiste articulant de façon typiquement platonicienne un niveau
essentiel et un niveau existentiel, celui-ci n’accédant à la vérité et à
l’intelligibilité qu’en vertu de celui-là. En ce sens, l’idée serait comme l’ousia
du monde réel, diffusant sa teneur véridique aux existants finis par un lien de
participation qui resterait à définir.
Le projet spéculatif hégélien est-il si aisément identifiable ? La chose
serait entendue si une définition plus poussée du contenu de l’idée ne
remettait aussitôt en cause la primauté du partage de l’idéel et du réel : de
l’idée, Hegel nous dit de façon étonnante que « son contenu idéel n’est nul
autre que le concept en ses déterminations ; son contenu réel est seulement la
présentation de celui-ci, qu’il se donne dans la forme d’un être-là extérieur,
et, cette figure étant incluse dans son idéalité, dans sa puissance, ainsi il se
conserve en elle100 ». À en croire Hegel, l’idée serait donc elle-même à la
fois idéelle et réelle, intégrant en son sein les deux plans qui constituaient la
structure canonique de l’ontologie traditionnelle. La conséquence d’une telle
intégration est pour le moins malaisée à penser : l’idée, référent ultime de
l’idéalité à l’œuvre dans la réalité, ne serait elle-même ni idéelle ni réelle, ou
plutôt elle serait les deux à la fois, échappant ainsi au grand partage
métaphysique qui condamnait son homonyme platonicien à demeurer
prisonnière de son statut intelligible et son homonyme kantien à se cantonner
à la sphère de la subjectivité finie. La problématique classique de la
conformité du réel à l’idéel se trouve ici court-circuitée par l’introduction
d’une instance irréductible à l’un comme à l’autre de ces deux pôles, puisque
les contenant l’un et l’autre et leur assignant leur signification propre :
« L’idée peut être saisie comme la raison […], puis comme le sujet-objet,
comme l’unité de l’idéel et du réel […], comme la possibilité qui a, en elle-
même, son effectivité […] parce qu’en elle sont contenus tous les rapports de
l’entendement, mais dans leur infinie rentrée <Rückkehr> et identité en eux-
mêmes101. »

L’idéalisme hégélien semble ainsi coïncider avec la promotion d’un


rationalisme inédit, irréductible aux dualismes ontologiques caractéristiques
des « noétiques » du passé comme à la dualité transcendantale qui donnait
corps aux différentes versions de la philosophie critique. – Et pourtant c’est
bien de « correspondance » dont nous parle Hegel, réintroduisant le
vocabulaire classique de l’adequatio pour aussitôt en détourner la portée
philosophique : ainsi pouvons-nous lire que « la vérité consiste en ce que
l’objectivité correspond au concept », tandis que « le singulier, pour lui-
même, ne correspond pas à son concept102 ». Mais semblable correspondance
n’a de sens que comme rapport purement immanent de l’idée à elle-même, ce
pourquoi « l’ob-jet, le monde objectif et subjectif en général, ne doivent pas
simplement congruer avec l’idée, mais ils sont eux-mêmes la congruence du
concept et de la réalité103 ».
La correspondance – et son résultat positif, la congruence – est un rapport
qui, comme tous les rapports, n’a de sens qu’en tant qu’il est ressaisi comme
un contenu déterminé de l’idée, ce pourquoi l’entendement philosophique,
faculté des rapports par excellence, est incapable d’appréhender une entité
qui ne se rapporte à rien d’autre qu’elle-même :
« L’entendement qui s’applique à l’idée est la double mécompréhension, en ce
sens que, premièrement, les extrêmes de l’idée, qu’on les exprime comme on
veut, en tant qu’ils sont dans leur unité, il les prend encore dans le sens et la
détermination qu’ils ont en tant qu’ils ne sont pas dans leur unité concrète,
mais sont encore des abstractions en dehors d’elle. […] D’autre part,
l’entendement tient sa réflexion selon laquelle l’idée identique à elle-même
contient le négatif d’elle-même, la contradiction, pour une réflexion
extérieure, qui ne tomberait pas dans l’idée elle-même. En réalité, cependant,
ce n’est pas là une sagesse propre à l’entendement, mais l’idée est elle-même
la dialectique qui éternellement sépare et différencie l’identique à soi du
différent104. »

Ce malentendu chronique de l’entendement au sujet de l’idée absolue,


c’est-à-dire au sujet d’une totalité processuelle qui n’idéalise le fini qu’en
n’ayant de cesse de s’idéaliser elle-même dans le jeu infini de ses négations,
laissant tour à tour à ses moments subordonnés (la réalité, le phénomène, la
substance, la vie, la connaissance, la volonté…) le loisir d’incarner
furtivement l’un des visages de l’idéalité, est sans doute pour beaucoup dans
la difficulté éprouvée par tout lecteur de la Logique à statuer sur le
« rapport » de l’idée au réel, c’est-à-dire à imposer à la spéculation
hégélienne des problèmes (voire des objections) métaphysiques dont elle sape
par avance la consistance en opérant la reconstruction dialectique (donc
critique) de leurs présupposés.
À cet égard, il est révélateur que Hegel, devant la récurrence des critiques
fondées sur la méconnaissance du véritable statut logique de l’idée, ait jugé
nécessaire d’effectuer la mise au point suivante : « J’ai eu affaire […] bien
trop souvent et bien trop violemment à ce genre d’adversaires incapables de
faire cette simple réflexion, que leurs interventions et objections contiennent
des catégories qui sont des présuppositions et exigent d’être elles-mêmes
critiquées avant d’être utilisées105. » Une telle remarque vaudrait tout
particulièrement au sujet de la théorie « correspondantiste » de la vérité,
théorie dont la forme naïve fait irrémédiablement écran à une juste
compréhension du statut de l’idée absolue. L’idée hégélienne ne
« correspond » à rien, puisque c’est en elle que se définissent les coordonnées
conceptuelles présidant à l’établissement toute correspondance : aussi la
vérité qu’elle incarne ne saurait-elle être définie communément comme
« l’accord d’un ob-jet avec notre représentation », mais, plus
énigmatiquement, comme « accord d’un contenu avec lui-même106 », ce qui,
en régime représentatif, paraît le comble de l’absurdité, du moins tant que
l’on ne parvient pas à discerner dans l’usage classique de la notion
d’adéquation le traitement hasardeux d’un problème qui, à bien y regarder,
n’en est pas un. Pour le dire avec Gérard Lebrun : « si l’adéquation est
irrecevable, ce n’est pas qu’elle soit une solution défectueuse : c’est pour être
la solution d’un faux problème ; ce n’est pas qu’elle prétende franchir
indûment une distance : c’est qu’elle en suppose une107. »
Loin de se laisser dicter son sens par les dualismes de l’idéalisme
ontologique (dont l’idéalisme platonicien108 serait ici l’archétype), l’idée est
comme la « grammaire générative109 » des significations ontologiques qui
président à la formation intellectuelle de tels dualismes, marquant par avance
du sceau de la relativité les oppositions prétendument absolues que
l’entendement métaphysique s’emploiera à échafauder pour rendre compte de
l’idéalité du réel. Ainsi ce que Hegel nomme le « contenu idéel » de l’idée –
expression qui pourrait passer pour tautologique dans une ontologie
classique – est-il assumé par « le concept en ses déterminations », tandis que
son « contenu réel » sera la présentation du concept sous la forme d’un « être-
là extérieur » dont la figure est elle-même « incluse dans son idéalité110 » :
autant dire que l’opposition du concept et de l’être-là n’en est pas vraiment
une, puisque le versant réel est lui-même « inclus » dans le versant idéel,
tributaire à titre de moment du processus total de constitution du sens de
l’être.
Une fois dissipé ce mirage métaphysique, c’est l’idée même d’une
philosophie réaliste qui se trouve vidée de sa pertinence : « L’opposition de la
philosophie idéaliste et de la philosophie réaliste est par conséquent
dépourvue de signification. Une philosophie qui attribuerait à l’être-là fini
comme tel un être véritable, ultime, absolu ne serait pas digne du nom de
philosophie111 ». Il n’est dès lors guère surprenant qu’une telle opposition,
une fois retournée dans l’immanence processuelle de l’idée, se dévoile in fine
comme « l’unité de l’idéel et du réel112 », non au sens d’une synthèse tardive
de deux dimensions hétérogènes, mais au sens d’une unité non synthétique de
ce qui ne diffère que sur fond d’une identité profonde.
Aussi l’idée absolue, en laquelle culmine l’exposition réglée de la
négation dialectique des déterminations de la pensée finie, n’est-elle
certainement pas à comprendre comme une retombée inconséquente dans
quelque réalisme substantialiste primaire (semblable à la position
berkeleyenne de l’Esprit divin comme support absolu des idéalités
perceptives) mais comme l’autre nom de ce que nous avons appelé l’idéalité
constituante : en ce sens, l’idée désigne la plus haute puissance de
l’idéalisation, puissance de conversion du fini en idéalité qui trouve en elle
l’énoncé total des modalités – exposées dans l’ensemble de la Science de la
logique – selon lesquelles une telle conversion est susceptible de s’opérer et
de se formuler. Aussi l’idée absolue n’est-elle pas à comprendre
abstraitement comme un principe supérieur posé au sommet de la Logique,
ou comme le « dernier mot » de celle-ci, mais comme un simple « point
final » qui ne fait sens que par rapport à la totalité de la phrase qu’il
conclut113. C’est cette conception de l’idée absolue que l’on trouvait déjà
exposée avec une netteté étonnante – bien que le style soit encore de facture
schellingienne – dans une remarque de la Logique d’Iéna :
« Par là s’éclaire le sens véritable de cette affirmation selon laquelle c’est une
idée qui constitue le commencement de la philosophie ; – ce n’est
qu’apparemment qu’elle est commencement : elle est purement et simplement
la même dans le progrès du développement et à la fin ; la philosophie ne
contient par essence qu’une seule idée. […] Elle doit mettre elle-même son
idée en mouvement ; elle doit produire, pour la première apparence de
commencement, l’apparence opposée du progrès, et présenter ensuite ce
surpassement <Aufheben> de l’une par l’autre ; c’est-à-dire montrer que son
dernier moment est aussi bien son premier114. »

L’idée absolue, en tant qu’elle est « la forme pure du concept », doit


recevoir l’antique dénomination de « méthode115 », puisqu’elle n’est rien
d’autre que le cheminement (μ??????) ou le ??processusέθοδος) ou le
« processus116 » idéaliste parvenu à sa forme adéquate (c’est-à-dire à une
forme qui est aussi bien, comme idéalité suprême, « pure absence de
forme117 », information immanente de son propre contenu – Aufhebung des
catégories logiques – comme d’elle-même en tant que forme logique
déterminée – l’Entlassung de l’idée comme nature puis comme esprit). L’idée
comprise comme « méthode absolue du connaître » n’a ainsi plus rien à voir
avec la position inconditionnelle d’un premier principe au sommet de la
hiérarchie des formes intelligibles, position qui relèverait encore de la posture
dogmatique à laquelle l’idéalisme hégélien entend précisément mettre fin118.
Si l’idée absolue, « qui se comporte d’une façon si étrange et si
baroque119 » aux yeux de la pensée d’entendement, est la plus haute
puissance de l’idéalisation, c’est qu’elle-même s’avère être la plus fluide (la
moins « réifiable ») des catégories, se mettant sans cesse en jeu dans la
multiplicité des « images de l’absolu » qui parsèment la Science de la
logique, sans jamais s’identifier à aucune d’entre elles. Aussi l’idéalisme
absolu, comme expression philosophique d’une telle idéalité protéiforme,
sera-t-il susceptible d’adopter autant de visages doctrinaux qu’il y a d’images
de l’absolu, passant allègrement de l’essentialisme au phénoménisme, de
l’hylémorphisme au téléologisme, du substantialisme au vitalisme, lesquels
seront autant de masques provisoires de sa « plasticité » souveraine.
L’idéalisme hégélien n’est donc point le simple plaquage d’une grille
conceptuelle sur une réalité préexistante – c’est uniquement « la finité de la
connaissance [qui] réside dans la présupposition d’un monde trouvé là120 » –
mais l’étude génétique du partage multiforme qui s’instaure entre l’idéel et le
réel et de leur identification au sein d’un unique processus d’auto-
engendrement de la vérité : dans la mesure où elle est « essentiellement
processus » et non la norme fixe d’une réalité extérieure à elle, l’idée peut
être présentée comme « le cours consistant en ce que le concept, en tant qu’il
est l’universalité qui est singularité, se détermine à l’objectivité et à
l’opposition à cette dernière, et en ce que cette extériorité, qui a le concept
pour substance, se reconduit, moyennant sa dialectique immanente, dans la
subjectivité121 ». C’est précisément dans cette création continuée d’une
articulation hiérarchisée de la conceptualité avec sa configuration réalisée que
consistera, pour Hegel, l’idée. Et c’est en redéfinissant ainsi la structure
nucléaire de son idéalisme qu’il s’approchera au plus près de « l’idéalisme
absolu » par lequel Schelling avait déjà, quelques années auparavant,
aménagé l’antichambre de la « dernière philosophie122 ».
V
Si « l’idéalisme absolu » ne sait être un label suffisant pour spécifier la
contribution proprement hégélienne à la problématique idéaliste, c’est
précisément parce que son auteur n’est pas le seul – comme il le reconnaît
lui-même au terme de ses Leçons de Berlin sur la philosophie moderne – à
œuvrer en ce sens : ainsi qu’en témoigne l’orientation des premiers travaux
d’Iéna, Hegel inscrit d’emblée son projet philosophique dans le sillage de
l’idéalisme schellingien, idéalisme de forme supérieure en lequel, enfin, « la
philosophie et le système coïncident ; l’identité ne se perd ni dans les parties,
ni moins encore dans le résultat123 ». Sur ce point, il n’est pas exagéré
d’affirmer que Hegel aura été schellingien durant toute sa vie, jusque dans
l’adversité inévitable qui s’est instaurée entre les deux penseurs, adversité
paradoxalement rendue possible par une trop grande proximité dans la
problématisation spéculative de la « pensée s’accomplissant124 ».
Pour autant, une telle proximité n’est pas sans aiguiser l’importance des
désaccords quant à la forme que doit revêtir l’idéalisme parvenu à maturité. Il
n’est pas utile de s’attarder ici sur les dissensions exprimées dès la préface de
la Phénoménologie de l’esprit au sujet de la question d’une introduction à la
philosophie spéculative125. De telles dissensions, pour importantes qu’elles
soient, ne prennent elles-mêmes leur sens qu’à la faveur de l’explicitation
d’un différend plus fondamental touchant la nature même de la philosophie
spéculative. Pour le dire d’un mot, ce qui se joue dans la proximité
conflictuelle de Hegel et Schelling, c’est avant tout une question de méthode,
au sens emphatique du terme dont se réclamera Hegel. Pour l’auteur de la
Science de la logique, la méthode n’est pas simple « cheminement » (meta-
hodos) vers la science, elle est d’abord cheminement de la science, tracé
intégral du chemin constituant la science en sa nécessité même. Si la
délimitation schellingienne de l’idéalisme absolu par rapport à l’idéalisme
subjectif de Kant et de Fichte constitue dans une certaine mesure la condition
de possibilité de l’idéalisme hégélien, la réalisation adéquate d’une telle
possibilité impliquera de déterminer, en guise de préliminaire, quelle forme
une science de l’idée – ou plutôt l’idée comme déploiement scientifique
d’elle-même – devra adopter pour être à la hauteur de son contenu spéculatif.
Ainsi que nous l’avons vu, l’idée telle que la conçoit Hegel ne constitue
en aucun cas une grille d’intelligibilité simplement appliquée au réel : au plus
loin du modèle instrumental qui, on l’a vu, gouvernait pour une large part la
représentation kantienne de la pensée, l’idée hégélienne ne se définit point
par référence à une extériorité dont elle aurait à charge d’aménager, à titre
d’horizon de la connaissance, la diversité en une synthèse cohérente des
phénomènes. Plus généralement, on peut affirmer que l’idée ne se définit par
rapport à rien, puisque ce n’est qu’en elle que peut s’établir le sens (onto-
)logique de tout rapport, donc de toute extériorité ; c’est pourquoi l’on peut
dire que « la définition de l’absolu selon laquelle il est l’idée est maintenant
elle-même absolue », dans la mesure où « toutes les définitions antérieures
font retour en celle-ci126 », et avec elles toutes les relations logiques en
lesquelles elles s’exprimaient.
Si l’on souhaite déterminer plus avant le statut de l’idée, il nous faut
commencer par souligner que la vérité qu’elle constitue est de nature
fondamentalement processuelle et n’a de sens que dans son auto-
engendrement total et son déploiement systématique :
« Lorsqu’on parle de l’idée absolue, on peut penser qu’ici seulement va se
présenter ce qui est juste, qu’ici tout doit se rendre. On peut assurément
déclamer de façon creuse sur l’idée absolue, en long et en large ; le contenu
vrai n’est, cependant, nul autre que le système tout entier dont nous avons
jusqu’à présent considéré le développement. […] Le point ultime est le
discernement que le déploiement total constitue le contenu et l’intérêt. – Par
suite, c’est la manière de voir philosophique que celle pour laquelle tout ce
qui, pris pour lui-même, apparaît comme quelque chose de borné, reçoit sa
valeur du fait qu’il appartient au tout et qu’il est un moment de l’idée127. »

Si l’idée ne vaut qu’en son déploiement systématique, cela signifie à tout


le moins qu’elle ne saurait faire l’objet d’une simple intuition intellectuelle,
révélant sa teneur spéculative exhaustive dans l’immédiateté d’un contenu
donné une fois pour toutes, puisque ce n’est que par la médiation de son
déploiement discursif qu’elle pourra se présenter sous sa forme adéquate128.
Aussi l’idée ne saurait-elle être posée comme la simple « indifférence totale
du subjectif et de l’objectif129 », dans la stricte mesure où elle ne s’avérera
que sous la forme différenciée d’une articulation dialectique de l’idéel et du
réel dans l’immanence d’un même processus, non de leur fusion en une entité
rationnelle primitive. On le sait, la démarche schellingienne se présente elle-
même, dès les premiers écrits, comme une synthèse originale de l’idéalisme
transcendantal fichtéen et du réalisme substantialiste spinozien, à la faveur
d’une réinterprétation du spinozisme qui permet de rapprocher celui-ci de son
antithèse supposée, l’idéalisme fichtéen :
« Spinoza – pour ainsi dire contre sa volonté, simplement en vertu de son
audacieuse conséquence, et parce qu’il ne reculait devant aucune conclusion
tirée des principes qu’il avait admis – a élevé le Non-Moi lui-même au rang de
Moi et […] il a ravalé le Moi au niveau du Non-Moi. […] Son système peut
donc partout et dans la suite de notre recherche se substituer au dogmatisme
achevé dont il tient lieu130. »

Une telle synthèse de l’idéalisme et de la métaphysique substantialiste va


prendre progressivement la forme plus déterminée d’une articulation entre les
deux sciences suprêmes, la philosophie transcendantale (qui soumet la réalité
au pouvoir idéalisant du Moi) et la Naturphilosophie (qui fait d’un tel
pouvoir l’ultime puissance d’un processus réel de productivité naturelle) :
« Si maintenant c’est la tâche de la philosophie transcendantale que de
subordonner le réel à l’idéel, alors, et inversement, la tâche de la
Naturphilosophie est d’expliquer l’idéel à partir du réel : les deux sciences
n’en font donc qu’une, une science ne se différenciant que par les directions
opposées de ses tâches. Puisqu’en outre les deux directions ne sont pas
seulement également possibles, mais encore, également nécessaires, une égale
nécessité leur revient aussi dans le système du savoir131. »

De fait, s’il est vrai que « la Doctrine de la Science […] n’est pas encore
la philosophie elle-même », la raison d’une telle limitation tient à ce qu’elle
n’est que la « démonstration formelle de l’idéalisme », démonstration qui doit
trouver son complément et son accomplissement dans une « démonstration
matérielle de l’idéalisme132 » réalisée dans la Naturphilosophie. Subordonner
le réel à l’idéel d’une part – acte inaugural de toute philosophie
rigoureusement idéaliste –, expliquer l’idéel par le réel d’autre part – ce par
quoi un tel idéalisme peut acquérir un sens supra-subjectif, absolu : le
programme schellingien semble tout à fait propre à rendre compte dans sa
complexité de la double articulation inhérente à l’idéalisme absolu133. Après
avoir oscillé entre une conception duelle de la philosophie instituant un
« parallélisme de la nature et de l’intelligence134 » et une représentation
hiérarchique conférant à la Naturphilosophie une portée génétique plus
fondamentale que la philosophie transcendantale, car permettant de rendre
compte de la production du « point de vue de l’idéalisme même135 »,
Schelling s’est orienté vers une conception unitaire centrée sur le « point
d’indifférence136 » de ces deux orientations opposées et complémentaires de
la spéculation philosophique saisie en sa pleine systématicité137 :
« La philosophie de la nature ne peut jamais être opposée à la Doctrine de la
Science, mais bien à l’idéalisme ; et si l’exposition de l’idéalisme se nomme
philosophie transcendantale, à la philosophie transcendantale […]. Je ne
considère plus la philosophie de la nature et la philosophie transcendantale
comme des sciences opposées, mais seulement comme des parties opposées
d’un seul et même tout, à savoir du système de la philosophie138. »

Par cette position conjointe des deux parties totales de la philosophie,


celui qui avait passé à ses débuts pour « le crieur public du Moi139 » est
désormais à même de proposer, dans sa philosophie de l’identité absolue
initiée à partir de la Darstellung, une conception novatrice de l’idéalisme
rompant à la fois avec le réalisme métaphysique – incarné selon lui par le
spinozisme – et l’idéalisme subjectif – essentiellement représenté par le
fichtéanisme, lequel instaurait un fossé infranchissable entre l’activité
idéalisante du Moi et la productivité réelle de la nature140. Pour le dire avec
Hegel :
« Dans le système de Fichte, l’identité ne se constitue qu’en un sujet-objet
subjectif ; pour le compléter, il faut un sujet-objet objectif ; alors l’absolu
s’exprime en chacun des deux ; il ne se retrouve totalement qu’en l’un et
l’autre à la fois, lorsqu’il accomplit la synthèse suprême qui les anéantit tous
deux comme termes opposés, lorsque, point d’indifférence absolu de l’un et de
l’autre, il les inclut en lui, les engendre tous les deux et, à partir d’eux,
s’engendre lui-même141. »

Toute la question est désormais de déterminer en quoi pourrait consister


un tel point d’indifférence du sujet et de l’objet, et dans quelle mesure celui-
ci est à même de constituer le principe adéquat de l’idéalisme absolu.
Reprenons les deux exigences formulées par Schelling : d’un côté, penser la
réalité comme le corrélat d’un processus transcendantal d’idéalisation ; de
l’autre, réinsérer la question de la possibilité même de la démarche idéaliste
dans l’étude génétique de la production réelle de son point de vue. Le premier
versant doit permettre d’échapper au réalisme dogmatique encore présent
dans le substantialisme spinozien, le second a pour but inverse de nous
prémunir contre l’idéalisme unilatéral auquel conduirait une simple négation
abstraite du substantialisme.
L’idéalisme absolu constituerait donc, en ce sens, un idéalisme capable
de ressaisir la genèse de son propre discours en concevant celui-ci comme le
produit d’une activité originaire et inconditionnée qui, après avoir été située
uniquement dans la nature142, serait à appréhender comme « l’identité
absolue143 » du sujet et de l’objet, c’est-à-dire comme la « raison
absolue144 ». La synthèse schellingienne constituerait ainsi la réconciliation
achevée de ce que le criticisme persistait à opposer145 : l’idéalisme et le
réalisme, la philosophie transcendantale et le substantialisme métaphysique,
la réflexion du sujet transcendantal et la productivité de la nature. Cela suffit-
il pour autant à lui permettre d’incarner ce qui, dans le « Résultat » de
l’histoire hégélienne de la philosophie, se présente comme la « dernière
philosophie » ? Tel n’est pas l’avis de Hegel, qui va opposer au projet
schellingien des objections remarquables.
Au premier abord, les réserves hégéliennes à l’endroit de l’idéalisme
schellingien pourraient sembler se réduire à une simple question de
vocabulaire :
« L’identité en question est aussi dite […] indifférence absolue de l’objectif et
du subjectif […] Mais le terme d’indifférence <Indifferenz> est ambigu
<zweideutig>, il signifie l’équivalence indifférente <Gleichgültigkeit> envers
l’un et l’autre ; il y a ainsi l’apparence que le remplissement de l’indifférence
<Indifferenz>, qui la rend concrète, est indifféremment équivalent
<gleichgültig>146. »

En optant pour l’expression « indifférence totale du subjectif et de


l’objectif » afin de rendre compte de la « raison absolue » en laquelle la
dualité des sciences fondamentales viendrait se résorber, Schelling n’aurait
ainsi eu comme seul tort que de mal choisir ses mots, moyennant quoi
l’idéalisme absolu pourrait se rétablir en son intégrité spéculative au prix
d’un simple réajustement lexical. Mais la suite du commentaire hégélien nous
montre clairement qu’il n’en est rien : de telles maladresses dans l’expression
sont pour Hegel clairement symptomatiques de carences spéculatives qui
rendent précaire la tentative schellingienne de « redonner à l’idéalisme
transcendantal la signification de l’idéalisme absolu147 ». Car, de fait, si l’on
garde en mémoire que dans la Doctrine de l’essence la Gleichgültigkeit
caractérise en propre la « différence immédiate » ou « diversité148 », c’est-à-
dire l’expression la plus pauvre et la plus extérieure de la différence entre
deux termes, il ne semble pas illégitime de soupçonner une déficience dans
l’articulation schellingienne de l’idéel et du réel au sein de l’identité absolue.
On l’a vu, un idéalisme absolu conséquent se devra d’intégrer l’idéalisme
subjectif comme l’un de ses moments idéels (au sens hégélien du terme),
faute de quoi il ne saurait dépasser un tel point de vue que pour retomber
dans le dogmatisme métaphysique. Or une telle intégration suppose d’adopter
une conception processuelle de l’idée absolue – ou de ce que Schelling, à
cette époque, appelle la « raison absolue149 » – afin de rendre compte
génétiquement de la constitution des structures d’intelligibilité permettant
d’attribuer un sens déterminé aux positions philosophiques, lesquelles se
trouvent ainsi dépassées de façon purement immanente dans la reconstitution
logique de la systématicité d’une telle idée. Mais au lieu de penser l’identité
absolue comme autodifférenciation, c’est-à-dire comme engendrement
interne de la conceptualité philosophique en sa systématicité, Schelling
comprend une telle identité sur le mode de la donation immédiate d’une non-
différence dont il ne saurait dès lors justifier le statut « absolu », sinon en
faisant jouer le rôle de cache-misère spéculatif aux couples conceptuels
qu’une telle identité est pourtant censée relativiser :
« Schelling dit aussi : identité de l’essence et de la forme, de l’infini et du fini,
du positif et du négatif. On peut faire usage de toutes ces oppositions ; mais
elles sont seulement abstraites, et se rapportent à différents stades du
développement du logique lui-même150. »

Autrement dit, rien ne sert de mobiliser des concepts de façon formelle


pour définir l’identité absolue si l’on a d’emblée renoncé à penser de tels
concepts sous l’horizon d’une telle identité : de ce point de vue, le recours
intempestif au procédé de la définition, caractéristique de la « méthode
géométrique » de Spinoza – méthode dont on sait qu’aux yeux de Hegel elle
« n’a pas de véritable application en philosophie151 » – ne fait qu’ajouter à la
confusion. En effet, une telle méthode conduit immanquablement, par son
penchant fatal à la certitude axiomatique, à « présupposer ce qui doit être
démontré152 » en nous présentant l’absolu dans l’évidence de sa donation
immédiate à une intuition intellectuelle qui n’est jamais que « la manière la
plus commode de faire dépendre la connaissance – de ce qui vous passe par
la tête153 ».
En s’en tenant à ce cadre méthodologique inadéquat, Schelling, loin de
dépasser l’antinomie du réalisme métaphysique et de l’idéalisme subjectif, les
reconduit tous les deux en une juxtaposition inacceptable : dès lors que
l’absolu se trouve présenté dogmatiquement comme une totalité
indifférenciée constituant la substance de toutes choses – présentation que
résume l’adage schellingien « rien n’est en dehors de la raison, et tout est en
elle154 » – le sujet qui entendra édifier une philosophie « du point de vue de
l’absolu155 » ne pourra y parvenir qu’en faisant « abstraction du pensant156 »,
c’est-à-dire de lui-même comme sujet fini, puisque le point d’indifférence du
subjectif et de l’objectif ne saurait être atteint d’un point de vue subjectif (qui
réduirait de facto l’identité absolue à n’être que le simple corrélat objectif, et
non absolu, de l’intuition intellectuelle157).
Pour autant, la moindre énonciation au sujet de l’absolu nous fait aussitôt
sortir de cette abstraction d’une intuition sans intuitionnant, en réintroduisant
une réflexion du sujet philosophant forcément extérieure à son objet, puisque
trouvant sa condition de possibilité hors de celui-ci, dans la raison
nécessairement subjective d’un philosophe ainsi rendu à la contingence
première de sa pensée. Ainsi que le précise Jean-François Marquet, « La
solution schellingienne […] est une négation immédiate du sujet
réfléchissant. Mais une négation immédiate ne fait jamais que déplacer ce
qu’elle prétend supprimer et ainsi, paradoxalement, la philosophie de
l’identité redevient un système de la réflexion dès qu’elle tente de sortir de
l’unité nocturne, essentielle, potentielle, résultat immédiat de son acte
d’“abstraction” : toute détermination apparaît alors comme accidentelle,
comme survenant du dehors à la substance, et en fin de compte comme mon
fait158. » Faute de s’ancrer dans l’immanence de son objet, la réflexion
schellingienne déchoit du plan de la vérité à celui d’une simple assurance
tributaire de la contingence de la situation épistémologique du sujet qui
l’énonce :
« La déficience de la philosophie de Schelling consiste en ce qu’il se contente
de dire : “Dieu est l’indifférence absolue, mais la nature est le particulier dans
la mesure où l’universel s’est informé en elle, elle est la forme dans l’absolu.”
Quand on s’exprime ainsi, il ne s’agit que d’une pure assurance, que d’une
position subjective à laquelle quiconque pourrait opposer une autre position.
Ainsi la forme fait-elle défaut à une telle présentation159. »

Il apparaît ainsi que l’idéalisme absolu schellingien ne saurait tenir ses


promesses spéculatives, dans la stricte mesure où au lieu d’opérer la synthèse
du spinozisme et du fichtéanisme, il en reconduit simultanément les impasses
propres : aporie d’une présentation axiomatique (donc dogmatique) de la
substance infinie chez Spinoza, aporie d’une extériorité (donc d’une
irrationalité) de la réflexion philosophique vis-à-vis de son objet chez Fichte.
Ces deux apories fusionnent dans le schellingianisme pour former l’aporie
ultime d’un savoir scindé entre sa prétention formelle à l’absolu et son souci
de rendre raison d’un contenu empirique en lequel le sujet philosophant ne
peut plus se retrouver, faute d’avoir su penser celui-ci comme la médiation
permettant au sujet d’accéder au point de vue du savoir absolu. Orphelins
l’un de l’autre, le savoir absolu et le savoir empirique ne s’affirment que dans
la vacuité de leur juxtaposition, et perdent par là ce qui constituait leur
essence respective160.
Nous pouvons à présent nous faire une représentation plus précise du
hiatus qui sépare la préfiguration schellingienne de l’idéalisme absolu et son
accomplissement hégélien : les promesses entrevues dans l’élaboration du
système schellingien (articulation d’une approche idéaliste de la réalité et
d’une reconstruction génétique du point de vue idéaliste au sein d’une
conception spéculative de la rationalité) se sont avérées infécondes, si tant est
qu’on ne saurait bâtir un système de l’idée absolue en se cantonnant à la
simple annihilation des termes qu’elle est censée dépasser (le sujet
philosophant, les déterminations objectives de la pensée). Si l’idéalisme
absolu doit pouvoir être autre chose qu’une vaine illusion ou un simple
« coup de pistolet161 » tiré en vain dans l’opacité nocturne de la substance
infinie, il lui faudra échapper aux apories auxquelles a été reconduite, in fine,
la démarche schellingienne, démarche dont l’attachement au substantialisme
spinozien l’incitait inexorablement à transposer « la vieille identité orientale
en terre germanique162 ». Un tel dépassement suppose essentiellement deux
choses : d’une part, recourir à une conception non dogmatique de l’idée
absolue, donc dégager un concept de la méthode idéaliste qui échappe au
formalisme du more geometrico ; d’autre part, résorber l’extériorité de la
réflexion du sujet philosophant vis-à-vis de l’idée dans l’immanence du
processus d’auto-engendrement de celle-ci. D’un tel dépassement des
impasses du schellingianisme dépend la possibilité de constituer un idéalisme
qui soit formellement à la hauteur des exigences impliquées par son contenu
absolu.
VI
Comme nous l’avons suggéré plus haut, entre les versions schellingienne
et hégélienne de l’idéalisme absolu, il en va essentiellement d’une question
de méthode. Encore faut-il s’entendre sur la signification déterminée d’un tel
concept sous le régime de l’idéalisme absolu. La première caractéristique de
la méthode idéaliste selon Hegel est d’être processuelle, ou encore d’être
dialectique : « L’idée est essentiellement processus, parce que son identité
n’est l’identité absolue et libre du concept que pour autant qu’elle est la
négativité absolue et, par conséquent, est dialectique163. » Une telle
conception de la méthode spéculative prend exactement le contre-pied de
l’idéalisme schellingien, comme l’atteste la suite du texte :
« Parce que l’idée a) est processus, l’expression utilisée pour l’absolu :
“l’unité du fini et de l’infini, de la pensée et de l’être, etc.” est, comme on l’a
souvent rappelé, fausse ; car l’unité exprime une identité abstraite, persistant
en repos. Parce qu’elle est b) subjectivité, cette expression-là est tout aussi
fausse, car cette unité-là exprime l’en-soi, le substantiel de l’unité véritable.
L’infini apparaît ainsi comme seulement neutralisé avec le fini, de même le
subjectif avec l’objectif, la pensée avec l’être. Mais dans l’unité négative de
l’idée, l’infini a prise sur le fini, la pensée sur l’être, la subjectivité sur
l’objectivité. L’unité de l’idée est subjectivité, pensée, infinité, et par là elle est
à distinguer essentiellement de l’idée en tant que substance, comme cette
subjectivité, pensée, infinité qui a prise sur, est à distinguer de la subjectivité
unilatérale, de la pensée unilatérale, de l’infinité unilatérale à laquelle elle se
rabaisse en jugeant, en déterminant164. »

Faute d’avoir aperçu la « dialectique immanente165 » de l’idée absolue


par laquelle celle-ci se constitue d’elle-même en une totalité processuelle,
donc acquiert ce que Hegel nomme ici sa « subjectivité », Schelling ne
pouvait que demeurer prisonnier de l’ancien modèle – substantialiste – de la
métaphysique, en s’en tenant à une totalité préconstituée, statique et
fusionnelle. C’est ici que la conception indifférentiste de l’absolu défendue
dans la Darstellung montre son vrai visage : dans la pensée de l’identité
indifférenciée du sujet et de l’objet, il en va d’une simple neutralisation de
catégories opposées – l’infini et le fini, le subjectif et l’objectif, la pensée et
l’être – qui permet au philosophe de faire l’impasse sur la question de leur
articulation au sein de l’identité absolue. Là où Schelling n’était qu’un
géomètre empêtré dans le statisme de ses définitions abstraites, Hegel sera un
« entomologiste » de l’absolu, soucieux de rendre à la pensée spéculative la
précision et la richesse de ses différences jusque dans l’affirmation de
l’identité la plus complète de leur connexion logique166.
Le cœur de l’idéalisme schellingien n’est ainsi aucunement une
intégration des catégories réflexives du philosophe, mais seulement une
suspension de la réflexion qui refoule les conditions catégoriales du sens –
donc de l’énonciation philosophique elle-même – à la lisière de l’absolu. Ce
faisant, comme on l’a vu, un tel idéalisme s’enferme dans une contradiction
fatale entre son objet et son discours, si tant est que celui-là se trouve posé
comme la négation – incarnée dans « l’abstraction » initiale du sujet
philosophant – de celui-ci, et vice-versa. Autrement dit : une conception
« unilatérale » de l’infini impliquera nécessairement une représentation tout
aussi unilatérale de la subjectivité et de la pensée, faute de se donner les
moyens d’élever la réflexion et la subjectivité sur laquelle elle s’appuie à la
puissance de l’absolu, et de concevoir la méthode philosophique non comme
une « construction167 » sans sujet, mais comme le déploiement même de la
subjectivité de l’absolu.
Contre la « neutralisation » schellingienne de l’opposition idéel-réel,
Hegel propose une conception hiérarchisée de l’identité des deux pôles de
l’idéalisme absolu, seule à même de contourner le double péril du
« dogmatisme objectif » et du « dogmatisme subjectif » : l’unité de l’idéel et
du réel sera elle-même idéelle, au sens où elle ne saurait être présupposée
comme une totalité en repos, déjà là, intuitionnable comme un résultat fixe,
mais devra se constituer comme processus logique de l’idée elle-même. Par
conséquent, l’idée absolue « est à elle-même son contenu pour autant qu’elle
est la différenciation idéelle d’elle-même d’avec elle-même, et que l’un des
moments différenciés est l’identité à soi, mais dans laquelle la totalité de la
forme est contenue comme le système des déterminations du contenu168 ».
Semblable réquisit donne un harmonique supplémentaire à l’expression
« idéalisme absolu », dans la mesure où il inscrit l’idéalité jusque dans l’idée
elle-même, loin de n’en faire qu’une conséquence de celle-ci sur le monde
réel. On comprend dès lors que le concept d’idéalité puisse être appliqué à la
fois à l’infini169 et au fini170 sans perdre pour autant son univocité : si le fini
est idéel, c’est d’abord parce que l’infini l’est par excellence, rejouant sans
cesse son contenu – donc sa forme, qui en est indissociable – dans le
mouvement dialectique de sa négation déterminée171. L’idéalité du fini n’est
ainsi que l’idéalité de l’infini abordée par son envers, de même que la natura
naturata n’était chez Spinoza que l’autre face de la natura naturans. Hegel
s’explique lui-même sur le sens spéculatif de cette apparente équivocité dans
une remarque décisive de la seconde édition de la Science de la logique :
« Le concept, l’idée, l’esprit doivent être appelés idéels, tandis que les choses
sensibles singulières, en tant qu’idéelles, sont comme des choses surpassées
<aufgehoben> dans le principe, dans le concept et encore plus dans l’esprit ;
cependant il nous faut pour l’instant remarquer au sujet de ce double aspect
<Doppelseite> qui s’est manifesté avec l’infinité – à savoir qu’une fois l’idéel
est le concret, l’étant véritable, mais que l’autre fois ce sont tout aussi bien ses
moments qui sont l’idéel et qui sont surpassés en lui – qu’en fait seule existe le
Tout un et concret dont les moments sont inséparables172. »

L’idée ne saurait être appréhendée comme une réalité donnée ou une


simple unité substantielle, mais doit se constituer dialectiquement par la mise
en jeu de ses déterminations finies, avant de se mettre en jeu en son infinité
même, au terme de son procès de concrétion logique, comme nature173. Une
telle internalisation de la réflexion du contenu de l’idée – dont on sait qu’elle
s’opère graduellement au cours de la Science de la logique, à la faveur d’un
dessaisissement progressif, par le sujet philosophant, de ses prérogatives
réflexives (Doctrine de l’être) au profit d’une réflexivité immanente du
contenu logique (Doctrine de l’essence) qui sera pleinement explicitée dans la
Logique subjective (Doctrine du concept174) – équivaut ni plus ni moins à une
identification de la méthode philosophique et du déploiement systématique de
l’idée comme autoconstitution logique de la vérité, donc comme
autoélaboration du contenu de la science qui en épousera le mouvement :
« La méthode est de cette manière non pas une forme extérieure, mais l’âme et
le concept du contenu, dont elle n’est différente que pour autant que les
moments du concept viennent aussi en eux-mêmes dans leur déterminité à
apparaître comme la totalité du concept. En tant que cette déterminité ou que
le contenu se reconduit avec la forme à l’idée, celle-ci s’expose comme une
totalité systématique qui n’est qu’une idée une, et dont les moments
particuliers sont aussi bien en soi cette dernière, qu’ils amènent au jour par la
dialectique du concept l’être-pour-soi de l’idée. La science conclut de cette
manière en saisissant le concept d’elle-même comme de l’idée pure pour
laquelle est l’idée175. »
Ce n’est ainsi qu’au terme d’un processus de totalisation de soi que l’idée
pourra se rapporter à elle-même comme vérité, après avoir reposé en elle-
même l’intégralité des conditions logiques fondamentales dont la réflexivité
infinie constitue la charpente spéculative de toute réflexion d’un sujet fini sur
le réel. En cela, la méthode idéaliste maintient bien la priorité de l’idéel sur le
réel, mais en radicalisant considérablement la portée d’une telle priorité : si
l’idéel prévaut sur le réel, ce n’est plus au nom d’une quelconque supériorité
ontologique du plan de l’idéalité (l’idéalisme comme production dogmatique
d’un « arrière-monde » constituant le « monde vrai ») ni en raison d’une
supposée primauté épistémologique des formes a priori de la conscience
(l’idéalisme comme dogmatisme de la subjectivité finie), mais dans la stricte
mesure où le partage de l’idéel et du réel ne se constitue en son sens même
que du point de vue de l’idéalité de l’idée, c’est-à-dire du point de vue du
déploiement total des relations catégoriales permettant de déterminer quoi
que ce soit comme une dualité conceptuelle, en l’occurrence la dualité du fini
et de son infinitisation sous toutes ses formes, par quoi « la finité,
appréhendée de façon vraie, est, comme on l’a dit, contenue dans l’infinité, la
borne dans le non-borné176. »
L’erreur, ici, consisterait à rabattre la dualité du réel et de l’idéel sur
d’autres dualismes bien connus, tels que matière et esprit, sensible et
intelligible, chose en soi et phénomène, etc. : loin d’épuiser le sens de cette
dualité primitive, les dualismes de l’entendement philosophant mis en scène
dans la Logique (puis rejoués sous des formes plus complexes dans toute la
Realphilosophie) ne font en réalité qu’épeler des rapports subalternes qui
n’acquièrent un sens déterminé qu’à partir d’elle, puisqu’ils ne constituent
que des variations logiques sur ce thème fondamental qu’est la constitution
autoréflexive de l’idée. On peut donc affirmer à bon droit que l’idée absolue
« est un rempart contre le dualisme, parce qu’elle est la règle immanente de
constitution et de déconstruction des dualités jugées ultimes177 ». L’idéalisme
absolu ne saurait par conséquent être identifié ni à un simple spiritualisme178,
ni à un quelconque dualisme ontologique ou gnoséologique : ce qui se joue
en lui n’est point la délimitation dogmatique d’une différence métaphysique,
mais l’exposition du processus généalogique qui établit la possibilité logique
d’une telle différence (donnant lieu à la confection virtuose, dans l’ensemble
de la Logique objective, du nuancier ontologique qui contiendra la base de
toutes les couleurs possibles de l’ameublement et de la stratification
théoriques du monde), laquelle, à son tour, rendra possible la réflexion finie
du sujet philosophant en en circonscrivant par avance les coordonnées
conceptuelles. Conformément à la leçon de Kant, Hegel conçoit l’idée
comme l’horizon nécessaire de toute connaissance finie. Mais contrairement
à lui, il entend faire de l’idée non un simple principe régulateur de l’activité
théorique, mais la clé spéculative d’une autoréflexion conséquente de la
rationalité à l’œuvre dans l’activité philosophique : « [Kant] ne réfléchit pas
sur la possibilité même de la raison qu’il mobilise en philosophant d’abord de
façon critique sur la raison en ses expressions non philosophiques ou
dogmatiquement philosophiques. Il ne justifie pas l’actualisation
philosophique de l’idée en découvrant en celle-ci, comme sa condition
originelle de possibilité, et donc comme sa vérification originaire, une telle
actualisation de soi179 ».
On comprendra dès lors qu’une telle conception génétique de l’idéalisme
puisse déboucher (après avoir pris la forme immédiate de la « vie logique »,
qui constitue la matrice conceptuelle de la physique organique, lieu
d’émergence d’un authentique idéalisme vital180) sur une logique idéelle de
l’activité finie (et d’abord du point de vue de la finitude comme telle qui se
donnera libre cours dans la philosophie de l’esprit) : un tel tracé épuré des
contours de la scène qu’occupera le sujet fini prendra en premier lieu la
tournure d’une logique de la connaissance, dans la mesure où l’intervalle
multiforme du sujet et de l’objet du savoir, présupposé nécessaire de tout
projet de connaissance (et présupposé non élucidé de l’idéalisme subjectif),
ne se trouvera établi qu’au sein de cette reconstitution originaire des
articulations conceptuelles qui lui confèrent un sens déterminé. Il n’est pas
étonnant, en ce sens, que Hegel puisse assimiler « l’impulsion du savoir vers
la vérité, l’acte de connaître [das Erkennen] comme tel » à « l’activité
théorique de l’idée181 », si tant est que toute initiative théorique – a fortiori
l’initiative suprême de celui qui adopte « la résolution de vouloir purement
penser182 » pour s’adonner à la spéculation philosophique qui lui permettra
en retour, au terme du parcours de la Logique, de relativiser la facticité d’un
tel point de départ – ne pourra prendre sens qu’au sein d’un cadre conceptuel
prédéfini par l’idée. Celui-ci confère sa signification logique à la notion
même de θεωρία par l’instauration d’un plan conceptuel où l’opposition
générique d’un sujet fini à un monde objectif accède à la consistance
sémantique : « penser, esprit, conscience de soi sont des déterminations de
l’idée dans la mesure où elle a elle-même pour ob-jet, et où son être-là, c’est-
à-dire la déterminité de son être, est sa propre différence vis-à-vis d’elle-
même183 ». Le concept hégélien d’idée en vient ainsi à porter à son intensité
maximale le paradoxe platonicien évoqué par Gilles Deleuze, celui d’une
création conceptuelle dont le contenu même aurait pour vocation d’invalider
le sens apparent de sa venue au jour dans l’activité théorique du philosophe,
en lui conférant le statut d’une instance génétique précédant et rendant
possible tout travail de conceptualisation, fût-ce de cette instance même :
« Platon disait qu’il fallait contempler les Idées, mais il avait fallu d’abord
qu’il crée le concept d’Idée. […] C’est là que Platon enseigne le contraire de
ce qu’il fait : il crée des concepts, mais a besoin de les poser comme
représentant l’incréé qui les précède184. »

Le processus de l’idée du connaître – bientôt relayé par l’ensemble de la


philosophie de l’esprit, qui ne fera qu’en déployer les harmoniques
spéculatifs les plus complexes – permet ainsi de rendre compte de
l’articulation d’une réflexion philosophique finie et de la réflexivité infinie de
l’absolu sans sacrifier ni réduire l’une à l’autre, mais en faisant de celle-ci la
justification philosophique de la fécondité théorique de celle-là. La
contingence initiale de l’acte résolutoire du philosophe, qui s’engage « à
corps perdu185 » dans l’exercice du concept en assumant son extériorité
initiale vis-à-vis de son objet de pensée, trouve ainsi non point à se dissoudre,
mais à se transfigurer dans le déploiement autoréflexif de l’espace logique
dans lequel deviennent possibles l’exercice de la raison théorique et
l’accession progressive à la Wissenschaft et au « concept de son concept » :
« C’est l’acte libre de la pensée que de se placer au point de vue où elle est
pour elle-même et en cela se crée et se donne elle-même son ob-jet. Ensuite,
ce point de vue qui apparaît comme point de vue immédiat doit
nécessairement à l’intérieur de la science se faire le résultat et, en vérité, le
résultat ultime de celle-ci, dans lequel elle atteint à nouveau son
commencement et retourne en elle-même. De cette manière, la philosophie se
montre comme un cercle revenant en lui-même, qui n’a aucun commencement
au sens des autres sciences, de telle sorte que le commencement est seulement
une relation au sujet, en tant que celui-ci veut se résoudre à philosopher, mais
non à la science comme telle. Ou, ce qui est la même chose, le concept de la
science, et par conséquent le premier concept – et parce qu’il est le premier, il
contient la séparation consistant en ce que la pensée est ob-jet pour un sujet
philosophant (en quelque sorte extérieur) – doit nécessairement être saisi par
la science elle-même. C’est même l’unique fin, opération et visée de celle-ci,
que de parvenir au concept de son concept, et ainsi à son retour en elle-même
et à sa satisfaction186. »
Ce qui résulte de telles considérations, c’est que la logique hégélienne ne
saurait être assimilée à la composante abstraite (le « concept subjectif » qui
constitue la première partie de la Doctrine du concept) d’une connaissance
concrète du réel dès lors qu’en elle, il en va de tout autre chose que d’une
simple application de schèmes formels à un contenu réel (modèle
caractéristique de l’empirico-formalisme) : du point de vue de « la méthode
d’après laquelle, dans la science, le concept se développe à partir de lui-
même et n’est qu’un acte immanent de progresser et de produire ses
déterminations […] la progression n’a pas lieu par le biais de l’assurance
selon laquelle il y a différents rapports, et ensuite par l’application de
l’universel à un tel matériau emprunté quelque part ailleurs187 ». L’idée
absolue n’est pas l’organon abstrait de la connaissance, mais son
organisation immanente, i. e. le développement quintessencié de l’horizon de
sens en lequel elle pourra accéder à l’intellection de son projet théorique
propre (et d’abord à l’intellection de ce que théorie veut dire) ; loin de se
laisser classer comme une Erkenntnistheorie parmi d’autres, elle est bien
plutôt le processus dialectique d’exposition de la constitution du sens
matriciel de l’acte de connaître en général188.
De même ne faudra-t-il point s’étonner que l’idéalisme absolu puisse se
prolonger en une praxéologie générale assimilant « l’impulsion du bien en
vue de son accomplissement, – l’acte de vouloir » à « l’activité pratique de
l’idée189 », puisque l’espace conceptuel du champ pratique ne peut lui aussi
s’ouvrir en son intelligibilité élémentaire que sous les auspices de la
réflexivité interne de l’idée, dans le droit fil de la constitution logique du
champ théorique (la subjectivation théorique de l’objet débouchant sur une
objectivation pratique du sujet). Pas plus que l’acte de connaître, l’acte de
vouloir – dont le concept constituera la pierre angulaire de l’esprit objectif,
mais aussi bien, comme « résolution », la condition même de l’engagement
philosophique – ne serait possible sans mobiliser cette « grammaire
générative » de l’ouverture du sujet à un monde objectif qui ménage la
distance nécessaire au déploiement multiforme de l’impulsion pratique à
effectuer le « Bien » selon ses diverses modalités. En ce sens, le champ
pratique, tout autant que le champ théorique lui-même (dont il n’est qu’un
prolongement190), est susceptible de faire l’objet d’une approche génétique
originale, antérieure en droit à l’étude des conditions transcendantales du
raisonnement pratique ou aux analyses ontologiques du monde
sociohistorique de l’esprit.
Semblable métathéorie de la distinction entre théorie et pratique (et de
leur unilatéralité respective liée à l’opposition présupposée d’un sujet et d’un
monde objectif, destinée à se dépasser dans l’identité supérieure de la théorie
et de la pratique qu’est l’idée absolue191) est susceptible de s’articuler en
deux moments essentiels : d’une part, comme théorie de ce que l’on pourrait
appeler, en référence à la « logique objective », l’objectivité du fini,
l’idéalisme hégélien entendra mener une reconstruction critique des
présuppositions métaphysiques impliquées dans les conceptions
traditionnelles de la nature et des activités spirituelles, en les reconduisant à
une conception spéculative de la socialité et de l’historicité de l’esprit
constituant l’horizon normatif d’intégration, d’articulation et de dépassement
de leurs points de vue192 ; d’autre part, une telle reconstruction critique des
engagements ontologiques impliqués dans la finitude de l’esprit sous toutes
ses formes se devra d’expliciter autoréférentiellement ses propres
présupposés épistémologiques et métaphysiques, ce qui conduira l’idéalisme
à relativiser sa tournure objectivante au profit d’une orientation autoréflexive
visant à reconstruire dans un tel parcours de la Realphilosophie les conditions
de possibilité de cette pratique suprêmement idéelle qu’est la pratique
philosophique elle-même.
Une telle structure autoréflexive du système, qui se manifeste de manière
exemplaire dans la philosophie de l’esprit, constituera comme le pendant du
dessaisissement, par le sujet philosophant, de ses prérogatives réflexives tout
au long du parcours de la Science de la logique. Le philosophe ne se dessaisit
de sa subjectivité réfléchissante au profit de l’idée absolue que pour mieux se
ressaisir, au terme du « cercle de cercles » qui compose le système, comme
le porteur légitime – certes évanescent, comme toute réalité finie – d’un
discours dont le déploiement total de l’idée réalisée comme nature puis
comme esprit aura constitué le procès intégral de justification. En ce sens, il
n’est pas interdit d’interpréter cette « épistémodicée » hégélienne comme
l’exercice simultané d’une déconstruction et d’une reconstruction du sujet
philosophant comme sujet capable de vérité, exercice inversement symétrique
au double processus d’Entwicklung et d’Entlassung de l’idée logique.
Plus profondément, une fois dégagées les conséquences spéculatives du
statut idéel de l’idée absolue elle-même, qui nous éloigne d’une
métaphysique figée de la substance infinie inapte à rendre compte de sa
propre formulation, il devient possible d’échapper au dilemme ruineux d’une
ontologie dogmatique et d’une théorie formellement réflexive de la
connaissance193 : la radicalisation du projet transcendantal d’autojustification
du discours philosophique par la mise en évidence de ses conditions de
possibilité implique d’elle-même le passage à un « empirisme supérieur »
intégrant dans son trajet autoréflexif toute la richesse du réel, sans jamais
dégénérer en un réalisme ontologique figeant le fini (sous sa forme objective
ou subjective) et l’infini dans un face-à-face stérile. Ainsi s’opérerait la
jonction pressentie – mais jamais vraiment réalisée – par Schelling de
l’immanence ontologique spinozienne et de la réflexivité transcendantale
fichtéenne : « l’abîme » de la substance ne sera plus dans la spéculation
hégélienne « l’éther » où la subjectivité finie se désagrège pour se fondre
dans l’anonymat métaphysique de l’infini, mais l’épreuve par laquelle, tel ce
phénix occidentalisé qu’est l’esprit du monde, elle renaît de ses cendres pour
se rejoindre elle-même, « élevée et transfigurée194 », à la pointe de l’idée
absolue, ayant elle-même fait vœu d’idéalité en opérant un décentrage radical
de sa perspective et en renonçant à la fixité précaire de sa réalité finie afin de
se rendre disponible pour le sens de l’être qu’elle énonce et qui, en retour,
préside à son énonciation.
On l’aura compris, la force de la conception hégélienne de l’idéalisme –
quoi qu’il en soit de sa pertinence aux yeux de sa postérité – aura consisté
dans l’articulation ambitieuse de projets philosophiques jugés, avant et après
lui, incompatibles : selon une telle conception, l’enquête transcendantale sur
les conditions du savoir doit épouser les contours d’une métaphysique de
l’effectuation naturelle et historique de l’idée absolue qui elle-même renvoie,
dans l’identité d’un même geste spéculatif, à la justification systématique du
point de vue philosophique s’avérant peu à peu dans un travail d’idéalisation
progressive du monde objectif (naturel et social) par l’esprit fini. Ces deux
gestes, qui n’en forment en réalité qu’un seul, nous semblent constituer le
cœur du projet philosophique hégélien. Notre propos n’aura ici consisté qu’à
exposer, dans leurs lignes les plus saillantes, les prolégomènes d’un tel
projet : l’odyssée idéaliste de l’esprit, scandée par des « personnages
conceptuels » dont les aventures nous sont sans doute plus familières (trop
familières ?), serait à raconter, de nouveau, en prenant appui sur une telle
interprétation de ses prémisses narratives. Mais bien entendu, ce serait une
autre histoire.
1. À la confusion inhérente aux – rares – projets philosophiques s’identifiant eux-mêmes comme « idéalistes » s’ajoute
celle qui résulte du caractère hasardeux d’une application rétrospective – et souvent polémique – de ce qualificatif récent à des
doctrines antérieures à l’invention du terme. Rappelons à ce sujet que le premier usage avéré de ce vocable ne semble pas
remonter avant la Réponse de LEIBNIZ aux réflexions de M. Bayle sur le système de l’harmonie préétablie (1702), in Système de la
nature et de la communication des substances et autres textes (1690-1703), Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 198 : « Ce qu’il y a
de bon dans les hypothèses d’Épicure et de Platon, des plus grands Matérialistes et des plus grands Idéalistes, se réunit ici, etc. »
Dès sa naissance, le terme est ainsi doté d’une valeur rétrospective, ce qui ne va pas sans problème eu égard à l’homogénéité
présumée du champ d’application de ce label philosophique.

2. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1960, entrée « Idéalisme ». De son
côté, Simon BLACKBURN, dans son Oxford Dictionary of Philosophy (Oxford, Oxford University Press, 1996², entrée « Idealism »,
p. 184) juge bon de remarquer, sur le mode de l’understatement, que « les limites d’une telle doctrine ne sont pas fermement
dessinées. »

3. KANT, Prol., OP II, p. 59 ; AK IV, 289. Sur l’émergence du terme d’idéalisme et sa mobilisation rétrospective pour
caractériser, après la mort de Hegel, la philosophie postkantienne comme « idéalisme allemand », cf. Hans Jörg SANDKÜHLER,
« Begriffliche Vorklärungen », in Handbuch Deutscher Idealismus, Stuttgart, J. B. Metzler, 2005, p. 1-6.

4. Il va sans dire que cette vue commune, défendue en son temps par des commentateurs comme Richard KRONER (Von
Kant bis Hegel, op. cit.), a trouvé depuis lors des contradicteurs convaincants, au premier chef Walter SCHULZ (Die Vollendung
des deutschen Idealismus in der Spätphilosophie Schellings, Köln-Stuttgart, Kohlhammer, 1955) ou encore Reinhard LAUTH
(Hegel critique de la Doctrine de la science de Fichte, op. cit.). L’idée qui prédomine chez ces auteurs est que Hegel aurait
mésinterprété les premiers écrits de Fichte et de Schelling afin de les intégrer plus aisément dans son système comme des étapes
subalternes de l’histoire de la philosophie moderne, tout en négligeant leurs œuvres ultérieures, œuvres en lesquelles il n’est pas
interdit de trouver un « accomplissement » non-hégélien – voire antihégélien – de l’idéalisme allemand. Plus récemment, on a pu
trouver un effort de synthèse entre ces deux tendances interprétatives dans la somme de Miklos VETÖ, De Kant à Schelling. Les
deux voies de l’idéalisme allemand, 2 vol., Grenoble, Millon, 1998-2000. Au-delà de ces questions de préséance, il paraîtrait
judicieux de s’interroger plus en profondeur sur la pertinence du label « Idéalisme allemand » eu égard au souci d’unifier et
d’organiser le champ de la philosophie allemande au tournant du XIXe siècle ; sur cette question, on consultera avec profit les
réflexions pondérées de Bernard BOURGEOIS dans son avant-propos à L’Idéalisme allemand, op. cit., p. 7-10.

5. C’est notamment ce que suggère Jean HYPPOLITE dans son Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, Paris, Le
Seuil, 1983², p. 11 : « On peut donc dire que la vision que Hegel propose de lui-même est déjà une certaine philosophie de
l’Histoire de la Philosophie et qu’il a été le premier à créer cette représentation, cependant par trop schématique, des trois formes
d’idéalisme, idéalisme subjectif, idéalisme objectif, idéalisme absolu par quoi on a si souvent voulu définir l’hégélianisme. »

6. Thèse classique défendue notamment par Jean HYPPOLITE dans Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de
Hegel, op. cit. La Phénoménologie de l’esprit s’y trouve rapprochée de la tradition des grands récits d’apprentissage, tels que
l’Émile de Rousseau ou le Wilhelm Meister de Goethe (ibid., p. 16).

7. Bernard BOURGEOIS, « Sens et intention de la Phénoménologie de l’esprit », op. cit., p. 26.

8. Intro LHP, p. 105-106 ; EVGP, p. 220-222.

9. C’est bien à propos de Kant, simple penseur d’entendement à ses yeux, que Hegel affirmera qu’il « a disposé
<aufgestellt> partout la thèse, l’antithèse et la synthèse » (LHP 7, « Kant », p. 1894 ; W 20, p. 385), notant au passage que « cette
triplicité, cette antique forme des pythagoriciens, des néoplatoniciens et de la religion chrétienne, se fait à nouveau jour ici, bien
que d’une façon tout extérieure. » (Ibid., p. 1863 ; W 20, p. 344.) C’est cet héritage du modèle kantien de la synthèse qui constitue
selon Hegel la base du formalisme inhérent à la Naturphilosophie schellingienne ; cf. ibid., « Schelling », p. 2064 ; W 20, p. 445 :
« La forme principale est la forme de la triplicité, remise en mémoire par Kant […] la progression apparaît davantage comme un
schéma apporté de l’extérieur, le caractère logique de la progression n’est pas développé. » Sur ce « mythe » hégélien, on lira
avec profit le bref article de Gustav E. MUELLER, « The Hegel Legend of “Thesis-Antithesis-Synthesis” », in J. Stewart (éd.), The
Hegel Myths and Legends, Evanston, Northwestern University Press, 1996, p. 301-305.

10. Il n’est qu’à consulter le sommaire des leçons de Berlin sur la « philosophie moderne » pour constater que Hegel
adopte une conception extrêmement nuancée de la « logique » à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie. Sur ce point, on
consultera avec profit l’avant-propos de Pierre GARNIRON au tome VII de sa traduction des Leçons sur l’histoire de la philosophie,
notamment p. 1811-1814. Le traducteur insiste avec raison sur les constants réaménagements de la structure des cours (cela
vaudrait aussi pour les leçons sur la religion, dans lesquelles la religion grecque et le judaïsme ont notamment vu leurs rapports
évoluer selon les années), Hegel alternant entre des structures binaires, ternaires ou quaternaires pour rendre compte de
l’avènement de la philosophie kantienne et postkantienne, sans en privilégier aucune.
11. Sur ce point, nous faisons nôtres les remarques de Jean-François KERVEGAN dans son ouvrage Hegel et l’hégélianisme,
Paris, PUF, 2005, p. 14-16. Selon l’auteur, ce « lieu commun » du hégélianisme est non seulement invalidé par les variations
structurelles dans l’œuvre de Hegel (le schéma ternaire n’est pas toujours respecté), mais il induit en outre une « représentation
erronée de la dialectique » (p. 15) en négligeant de prendre en compte le redoublement inhérent au moment médian – proprement
« dialectique » – de celle-ci. Plus globalement, Hegel se veut l’ennemi des schématismes sommaires inspirés par l’esprit de
formalisme, d’où sa critique féroce de la démarche schellingienne dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit.

12. Enc. 1830 – SL, § 95R, p. 360 ; W 8, p. 203.

13. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172 (Nous soulignons).

14. Ibid.

15. Cf. JACOBI, « Lettre de Jacobi à Fichte », in Lettre sur le nihilisme, trad. I. Radrizzani, Paris, GF-Flammarion, 2009,
p. 69 : « Je suis encore, d’une façon générale, tout à fait celui qui, dans les Lettres sur Spinoza, partit du miracle de la perception
et de l’insondable secret de la liberté et osa de cette façon, par un salto mortale, non pas fonder sa propre philosophie mais bien
au contraire étaler témérairement devant tout le monde son entêtement non-philosophique. »

16. Cf. « Lettre de Jacobi à Fichte », op. cit., p. 70 : « … l’idéalisme, que je traite de nihilisme ».

17. Cf. JACOBI, David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 20002, p. 191 : « Il n’y a
rien sur quoi son jugement puisse s’appuyer sinon la chose elle-même ; rien que le fait que les choses se tiennent réellement
devant lui. (…) Cette révélation [de l’existence des choses hors de nous] mérite d’être qualifiée de vraiment miraculeuse. »

18. On fait bien entendu référence à la compréhension kantienne de l’existence exposée dans L’Unique fondement possible
d’une démonstration de l’existence de Dieu, 1re considération, § II (OP I, p. 327 ; AK II, 74).

19. Une telle perspective permet de relativiser l’importance dévolue par Hegel à Descartes dans l’histoire de l’idéalisme
moderne. Si Hegel reconnaît que Descartes « est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le
penser pour principe » et a ainsi dégagé « un nouveau sol » pour la pensée (LHP 6, « Descartes », p. 1384 ; W 20, p. 123), il faut
garder à l’esprit qu’en prenant pour principe le cogito, Descartes ne faisait qu’expliciter un idéalisme latent qui est présent en
toute philosophie, y compris dans les philosophies les plus opposées aux figures officielles de l’idéalisme.

20. Ce point est bien mis en évidence par Robert STERN, « Hegel’s Idealism », in F. Beiser (éd.), The Cambridge
Companion to Hegel and Nineteenth Century, op. cit., p. 163 sq. L’auteur a néanmoins tort, à notre sens, de replier aussitôt cet
idéalisme sur un « réalisme conceptuel » qui atténue la radicalité du diagnostic hégélien et semble rapprocher dangereusement
une telle conception de l’idéalisme du dogmatisme prékantien de l’ancienne métaphysique.

21. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172. Un tel statut idéel de l’eau de Thalès n’apparaît que rétrospectivement, puisque Thalès
lui-même n’était pas parvenu à envisager le statut principiel – donc universel et idéalisant – de celle-ci. Cf. Intro. LHP, p. 54
(trad. mod.) ; EVGP, p. 44 : « Ce n’est pas encore Thalès qui a recours à l’άρχή, mais Anaximandre – il ne recourt donc pas au
principe du monde, selon lequel tout est eau. »

22. Robert PIPPIN, Hegel’s Idealism, op. cit., p. 6. L’auteur, après avoir concédé en note qu’on ne trouve cette qualification
que dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, s’appuie sur l’addition au § 160, texte qui, outre qu’il n’est pas de la main
de Hegel, ne suffit de toute façon pas, ainsi qu’on le verra plus tard, à justifier l’identification pure et simple du projet hégélien à
l’idéalisme absolu.

23. Cette interprétation métaphorique de l’idéalisme naturel s’opère le plus souvent à la faveur d’une confusion inaperçue
entre l’idéalisme et le spiritualisme, comme l’indique avec humour une remarque de Stephen HOULGATE (An Introduction to
Hegel. Freedom, Truth and History, Malden, Blackwell, 2005, p. 162) : « Il n’est pas difficile d’imaginer qu’un lecteur non averti
sera induit en erreur par de telles formulations en pensant que la vie, pour Hegel, est effectivement une sorte de vapeur
immatérielle animant certains objets. »

24. Enc. 1830 – PN, Add. § 337, p. 553 (nous soulignons) ; W 9, p. 339. Concernant la vie proprement animale, Hegel
ajoute que « le désir animal est l’idéalisme de l’objectivité, suivant lequel celle-ci n’est rien d’étranger » (ibid., Add. § 359,
p. 670 ; W 9, p. 472).

25. Dans son Vocabulaire de Hegel (Paris, Ellipses, 2000, p. 41), Bernard BOURGEOIS a tout à fait raison de souligner, à
l’encontre d’une tradition bien établie du commentaire, que l’idéalisme ne « désigne […] pas d’abord un type de philosophie »,
mais il nous semble qu’à vouloir réduire celui-ci à « une orientation ou une démarche générale de la conscience, qui consiste à
saisir ce que l’on prend ordinairement pour réel ou pour étant, à savoir les choses déterminées, limitées, finies, comme ce qui est
tout au contraire, irréel ou idéel, sans vérité », il ne marque pas encore suffisamment l’originalité du propos hégélien. Il ne suffit
pas d’affirmer que l’idéalisme qualifie la conscience commune avant de constituer une détermination de la philosophie : en deçà
de la conscience (qui incarne certes à son propre niveau, mais de façon seulement dérivée, une forme d’« idéalisme subjectif »),
c’est bien le réel lui-même qui est le lieu de déploiement de l’idéalisme, en un sens qu’il nous faudra préciser dans la suite de
notre propos.

26. Cf. Enc. 1830 – PN, § 359R, p. 314 ; W 9, p. 469 : « L’idéalisme commence en ceci, qu’absolument rien ne peut avoir
avec le vivant une relation positive dont la possibilité ne serait pas ce vivant en et pour lui-même, c’est-à-dire qui ne serait pas
déterminée par le concept, par conséquent purement et simplement immanente au sujet. » Voir aussi le commentaire que donne
de ce passage Bernard MABILLE, « Idéalisme spéculatif, subjectivité et négations », in J.-Ch. Goddard (dir.), Le transcendantal et
le spéculatif dans l’idéalisme allemand, Paris, Vrin, 1999, p. 152 sq.

27. Esth. I, p. 164 ; W 13, p. 163.

28. Enc. 1830 – PN, Add. § 350, p. 638 (nous soulignons) ; W 9, p. 430. Concernant l’idéalisme animal, voir aussi PPD,
Add. § 44, in W 7, p. 107 : « La volonté libre est l’idéalisme qui ne tient pas les choses telles qu’elles sont pour des choses en soi
et pour soi, tandis que le réalisme les déclare absolues, même si elles ne se trouvent que sous la forme de la finitude. L’animal n’a
déjà plus cette philosophie réaliste, puisqu’il consomme les choses et prouve par là qu’elles ne sont pas absolument
autosubsistantes. » Ce texte fait écho au célèbre passage de la « certitude sensible » dans lequel Hegel, évoquant « l’école la plus
élémentaire de la sagesse » exposée dans les « mystères de Cérès et de Bacchus à Eleusis », précise que « les animaux, eux non
plus, ne sont pas exclus de cette sagesse, mais ils se montrent bien plutôt être initiés à elle de la façon la plus profonde, car ils ne
restent pas figés devant les choses sensibles comme si elles étaient en soi, mais, désespérant de cette réalité et dans la pleine
certitude du néant qui est le leur, ils se saisissent d’elles sans plus de façons et ils les consomment ; et la nature tout entière
célèbre comme eux ces mystères manifestes qui enseignent ce qu’est la vérité des choses sensibles » (Phéno., A, I, p. 141 ; W 3,
p. 91).

29. Enc. 1830 – SL, Add. § 45, p. 503 (nous soulignons) ; W 8, p. 123.

30. Aussi ne peut-on pleinement s’accorder avec la thèse de Bernard MABILLE selon laquelle la « reconnaissance [de
l’idéalité du fini] est le trait distinctif de la philosophie » (« Hegel interprète de “l’idéalisme de Leibniz” », in Kim Sang Ong-
Van-Cung (coord.), Idée et idéalisme, Paris, Vrin, 2006, p. 167-168), sauf à supposer (tautologiquement ?) qu’il ne peut y avoir
de véritable « reconnaissance » d’une telle idée que philosophique. Ceci n’empêche point, bien évidemment, qu’une telle
reconnaissance n’accède à sa pleine intelligibilité qu’en passant dans l’idiome philosophique.

31. LPR I, p. 29 ; VPR I, p. 31.

32. VLM1817, p. 86.

33. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172.

34. Enc. 1830 – SL, Add. § 160, p. 590 (nous soulignons) ; W 8, p. 307.

35. Esth. I, p. 168 ; W 13, p. 166.

36. Ibid., p. 170 ; W 13, p. 168.

37. LHP 7, « Schelling », p. 2059 (nous soulignons) ; W 20, p. 438. Schelling assume parfois lui-même cette étiquette de
l’idéalisme absolu ; cf. par exemple SCHELLING, SW II, p. 61.

38. On notera ici que l’antériorité d’une philosophie n’est pas forcément synonyme d’infériorité, ce qui implique de
relativiser la portée du schème téléologique – dont la prégnance demeure cependant incontestable – au sein de l’histoire
hégélienne de la philosophie. La même remarque vaudrait également pour Platon et Aristote, dont le point de vue semble à bien
des égards supérieur à celui de leurs successeurs dans l’Antiquité tardive : « La grandeur spéculative de Platon et d’Aristote n’est
plus présente ; il y a bien plutôt un philosopher d’entendement. » (LHP 4, p. 633-634 ; W 19, p. 249-250).

39. Dans ses Leçons berlinoises sur Leibniz, Hegel évoque plus précisément « l’idéalité spinoziste », assimilée au « non-
être-en-et-pour-soi de toute distinction » (LHP 6, « Leibniz », p. 1597 ; W 20, p. 238). Pour une analyse critique de
« l’idéalisation » hégélienne de Spinoza, cf. Pierre MACHEREY, « Le Spinoza idéaliste de Hegel », Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992,
p. 187-197.

40. Sur ce thème, on se reportera aux analyses de Jean-Marie VAYSSE in Totalité et subjectivité. Spinoza dans l’idéalisme
allemand, op. cit., chap. 1, p. 31-46 et II, passim. Comme le souligne l’auteur, d’un point de vue kantien, « le spinozisme n’est rien
d’autre que la formule la plus cohérente du rejet de l’idéalisme transcendantal, refusant l’idée de création, faisant de l’espace et
du temps des déterminations de la substance, comprenant les choses particulières comme des accidents de cette substance et
considérant la liberté humaine comme une illusion » (ibid., p. 42). Il est toutefois à remarquer que Fichte lui-même a pu être
séduit par la théorie spinozienne de la substance absolue, notamment à partir de la Wissenschaftslehre de 1801-1802. Sur ce
point, cf. Jean-Christophe GODDARD, « Dans quelle mesure Fichte est-il spinoziste ? », in Ch. Bouton (éd.), Dieu et la nature. La
question du panthéisme dans l’idéalisme allemand, Hildesheim, Olms, 2005, p. 75-89.

41. SCHELLING, Exposition de mon système de philosophie [ESP], trad. E. Cattin, Paris, Vrin, 2000, p. 37 ; SW IV, p. 110.

42. Ibid., p. 53 ; SW IV, p. 120.

43. Ibid., p. 35 ; SW IV, p. 109.

44. SCHELLING, Du Moi…, § SW I, p. 194.

45. Enc. 1830 – SL, Add. § 151, p. 585-586 ; W 8, p. 296-297.

46. Cf. KANT, Dissertation de 1770 [D 1770], § 2, trad. F. Alquié, OP I, p. 633 ; AK II, 389 : « Le monde dit ainsi
égoïstique <egoisticus>, qui se résout en une unique substance simple et en ses accidents, est assez improprement appelé monde,
à moins qu’on ne veuille parler d’un monde imaginaire. » Voir aussi LM, op. cit., p. 214 ; VM, p. 60 : « L’égoïsme dogmatique
<der dogmatische Egoismus> est un spinozisme masqué. Spinoza dit qu’il n’existe qu’un Être unique et que tout le reste consiste
en des modifications de l’Être unique. »

47. LHP 6, « Spinoza », p. 1452 ; W 20, p. 163. Sur cette question, on se reportera aux analyses classiques de Victor
DELBOS, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, Paris, Félix Alcan, 1893, rééd.
Hildesheim, Olms, 1988, p. 438-441.

48. Ibid., p. 1455-1456 ; W 20, p. 165. Ce point sera entériné par FEUERBACH, qui pourra affirmer quelques années plus
tard : « Spinoza est le véritable créateur de la philosophie spéculative moderne. Schelling l’a restaurée, Hegel l’a accomplie »
(Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, in Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser, Paris, PUF, 1960,
p. 104).

49. SCHELLING, CHPM, p. 49 ; SW X, p. 36.

50. Sur la reprise hégélienne du motif spinozien de la béatitude, cf. Enc. 1830 – SL, § 159R, p. 405 et Add. § 158, p. 589 ;
W 8, p. 304 et 306.

51. À cet égard, il convient de bien resituer dans son contexte spécifique la définition que Hegel donne de l’idéalisme dans
ses cours de Propédeutique philosophique : « Puisque les choses et leurs déterminations appartiennent au savoir, on peut, d’une
part, se représenter que ces choses sont, en soi et pour soi, hors de la conscience, et qu’elles lui sont purement et simplement
données comme une réalité étrangère et toute prête ; mais, d’autre part, puisque la conscience n’est pas moins essentielle au
savoir, on peut se représenter aussi que la conscience se pose elle-même ce monde qui est le sien et que, par son comportement et
son activité, elle produit d’elle-même ou modifie, de façon totale ou partielle, les déterminations de ce monde. Le premier mode
de représentation est appelé réalisme, le second idéalisme. » (PP, p. 73 ; W 4, p. 111-112). Ici, Hegel ne donne pas une définition
compréhensive de l’idéalisme tel qu’il l’entend, mais seulement une caractérisation préliminaire de la « science de la
conscience » (il parle significativement de « Vorstellungsweise ») qu’il est en train d’exposer. En ce sens déterminé, l’idéalisme
peut bien prendre la forme traditionnelle d’une théorie de la subjectivité finie, même si l’ensemble du système doit démontrer
qu’une telle subjectivité est elle-même idéelle, relative à une idéalité plus originaire, plus radicale.

52. Enfermement dont on trouverait l’expression exemplaire au livre II de la Destination de l’homme de FICHTE, en
particulier lorsque l’Esprit pose au Moi la question idéaliste (berkeleyenne) par excellence : « Comment, avec ta conscience, qui
n’est pourtant immédiatement que la conscience de toi-même, peux-tu finalement parvenir à sortir de toi-même, et comment
peux-tu parvenir à ajouter à la sensation que tu perçois quelque chose de senti et de sensible, que tu ne perçois pas ? » (trad. Jean-
Christophe Goddard, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 102 ; SW II, p. 212).

53. PPD, Préface, p. 106 ; W 7, p. 26.

54. LHP 3, « Platon », p. 389 ; W 19, p. 11.

55. Ibid., p. 427 ; W 19, p. 54-55.

56. Naturellement, Descartes ne thématise pas sa propre position comme « idéaliste ». C’est essentiellement à partir de
Kant (Critique de la raison pure, « Réfutation de l’idéalisme ») que la démarche cartésienne sera interprétée rétrospectivement
comme un proto-idéalisme dont Berkeley constituerait l’aboutissement extravaguant.

57. Dont Hegel précise qu’il l’emprunte au vocabulaire technique de la mécanique et de la chimie de son temps. Cf.
VLM1817, p. 86 : « L’expression est empruntée à la mécanique et signifie le simple en chimie ; en mécanique, pour ce qui
concerne par exemple les effets de levier, cela signifie ce qui peut être ressenti, la pesanteur, le matériel et le spatial ; par
exemple, si un levier est grand et que l’autre est petit, le poids le plus léger effectue une pression sur le levier le plus grand de
façon à ce que ce dernier soit au-dessus du plus petit. Bien que l’espace n’ait en soi aucun poids, il agit pourtant ici sur les poids ;
il agit donc ici comme quelque chose d’idéel, et c’est ce que nous appelons le moment. […] L’idéalisme n’est par conséquent rien
d’autre que le point de vue philosophique selon lequel il y a une unique vie et une unique idée, et aucune déterminité n’est en tant
que véritablement immédiate ou en tant que qualité existante, mais en tant que moment. »

58. Enc. 1830 – SL, Add. § 91, p. 525 ; W 8, p. 196. Voir aussi SL I, 1re section, chap. sq ; WL I 1812, p. 63.

59. Ibid., Add. § 96, p. 529 ; W 8, p. 204.

60. SL I, 1re section, chap. WL I 1812, p. 101.

61. VLM1817, p. 86.

62. Cf. WL I 1832, in W 5, p. 113 : « Aufheben und das Aufgehobene (das Ideelle) ist einer der wichtigsten Begriffe der
Philosophie… ». Dans l’Encyclopédie (Enc. 1830 – SL, Add. § 96, p. 529-530 ; W 8, p. 204-205), la clarification du sens de
« Aufheben » fait directement suite à l’exposition du concept d’idéalité.

63. SL I, 1re section, chap. WL I 1812, p. 101.

64. Enc. 1830 – SL, Add. § 96, p. 529 ; W 8, p. 204.

65. VLM1817, p. 86.

66. Enc. 1830 – PN, Add. § 375, p. 718 ; W 9, p. 536. Dans le paragraphe auquel se rattache cette addition, Hegel précise
en quoi consiste une telle maladie native de l’individu vivant : « L’inadéquation de l’animal à l’universalité est sa maladie
originelle et le germe inné de la mort. » (Ibid., § 375, p. 330 ; W 9, p. 535). La valeur emblématique d’un tel phénomène pour
l’ensemble de la démarche idéaliste est clairement dégagée par Hegel : « La manière vraie d’appréhender les choses est celle-ci, à
savoir que la vie comme telle porte en elle le germe de la mort et que d’une façon générale le fini se contredit lui-même et par là
se supprime <sich aufhebt>. » (Enc. 1830 – SL, Add. § 81, p. 513 ; W 8, p. 173).

67. LL1831, p. 118 ; VL1831, p. 121.

68. VLM1817, p. 85.

69. Cf. LHP 7, « Résultat », p. 2115 ; W 20, p. 459.

70. Enc. 1830 – SL, Add. § 96, p. 529 ; W 8, p. 204. Pour autant, il ne faudrait pas entendre ce « parasitisme » logique au
sens d’une pure dissolution des contenus réels : l’idéalisme hégélien n’est ni bouddhique, ni sceptique, il est au contraire une
pensée de la productivité de la négation et de la créativité de la position concrète résultant d’une telle négation. Sur cette
articulation de la production nécessaire et de la libre création, nous nous permettons de renvoyer aux analyses de Bernard
BOURGEOIS, « Dialectique et structure dans la philosophie de Hegel », in Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 111-133.

71. Il est ici clair que notre propos se démarque des tentatives visant à dériver l’idéalisme hégélien de l’idéalisme kantien,
notamment de celle de Robert PIPPIN, Hegel’s Idealism, op. cit. S’il est utile de se référer au « Kantian background » (p. 15) du
Système de la Science, en particulier à la théorie de l’aperception transcendantale (p. 16-41), pour appréhender le projet hégélien
d’atteindre un point de jonction du sujet et de l’objet, il faut néanmoins souligner avec force, comme le fait par exemple Terry
PINKARD (« The Categorial Satisfaction of Self-Reflexive Reason », Bulletin of the Hegel Society of Great Britain, n° 19, 1989,
p. 8), que « du point de vue de Hegel, ce qui est important dans la philosophie kantienne n’est pas sa tentative de dériver toute
chose des conditions de la conscience de soi, mais sa tentative de construire une explication auto-subsumante, autoréflexive des
catégories. La conscience de soi n’est qu’un exemple d’une telle structure. » Autrement dit, ce qui intéresse au premier chef Hegel
dans l’idéalisme kantien, ce n’est pas l’idéalisme transcendantal, mais la nouvelle conception de la logique qu’il laisse entrevoir.

72. Sur la distinction de la « question initiale » et de la « question préalable » chez Platon, cf. Victor GOLDSCHMIDT, Les
dialogues de Platon, Paris, PUF, 1947.

73. Enc. 1817 – SL, § 5R, p. 157 ; Enz. 1817, p. 18.

74. Gérard LEBRUN, « L’Antinomie et son contenu », op. cit., p. 395.

75. Enc. 1830 – SL, § 95R, p. 360 ; W 8, p. 203.

76. Enc. 1830 – PE, Add. § 386, p. 399 ; W 10, p. 36.


77. Nicolai HARTMANN, Die Philosophie des deutschen Idealismus, Berlin, Walter de Gruyter, 1960², p. 422.

78. LHP 7, « Schelling », p. 2052 ; W 20, p. 428.

79. Aussi la vraie « coupure épistémologique » qui rend possible la spéculation authentique ne passe-t-elle pas aux yeux de
Hegel entre le soi-disant « idéalisme objectif » de Schelling – dont on a montré plus haut qu’il n’y avait pas trace dans l’œuvre
hégélienne – et l’« idéalisme absolu » de Hegel – on a vu que ce label philosophique qualifiait aussi bien Schelling que Hegel lui-
même – mais entre l’« idéalisme transcendantal » ou « subjectif » de Kant et Fichte et l’idéalisme schellingien et hégélien, qu’on
peut bien dire « absolu » dans la stricte mesure où il élève à l’explicitation conceptuelle l’idéalisme « objectif » ou « absolu »
inhérent à la réalité. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que l’idéalisme absolu n’admette pas en son sein de démarcation
décisive entre sa préfiguration schellingienne et son accomplissement hégélien : simplement, aux yeux de Hegel, cette
démarcation interne à l’idéalisme absolu est secondaire par rapport à la démarcation externe d’avec l’idéalisme subjectif.

80. Enc. 1830 – SL, Add. § 45, p. 503 ; W 8, p. 122-123.

81. Ibid., Add. § 96, p. 529 ; W 8, p. 204.

82. Ibid., § 95R, p. 360 ; W 8, p. 203. Voir aussi LL1831, p. 118 ; VL1831, p. 122 : « C’est dans la philosophie véritable
qu’il y a idéalisme, c’est-à-dire idéalité du fini. » La remarque qui clôt la dialectique du Dasein dans la 2e édition de la Science de
la logique est encore plus explicite : « La proposition selon laquelle le fini est idéel constitue l’idéalisme. L’idéalisme de la
philosophie ne consiste en rien d’autre qu’en la non-reconnaissance du fini comme un étant véritable. Toute philosophie est
essentiellement un idéalisme ou l’a au moins pour principe, et la question est alors seulement de savoir dans quelle mesure ce
principe est effectivement mis en œuvre » (W 5, p. 172).

83. Sur ce point, cf. KANT, CRP, « Esthétique Transcendantale », § 7, OP I, p. 798-799 (A 39/B 56) et « Analytique
Transcendantale », § 27, OP I, p. 876-879 (B 166 sq.)

84. Sur la thèse de l’idéalité des objets de l’expérience comme solidaire de l’affirmation de la liberté humaine, cf. KANT,
Refl. 6343 (AK XVIII, 668) : « La réalité du concept de liberté entraîne inévitablement la doctrine de l’idéalité des objets
<Gegenstände> comme objets <Objecte> de l’intuition dans l’espace et le temps. En effet, si ces intuitions étaient des formes des
objets en soi, et non des formes purement subjectives de la sensibilité, leur usage pratique, c’est-à-dire les actions, ne
dépendraient absolument plus que du mécanisme de la nature, et la liberté ainsi que sa conséquence, la moralité, seraient
anéanties. »

85. VLM1817, p. 87. Une telle critique est singulièrement proche de celle que HEIDEGGER adressera plus tard à l’idéalisme
néokantien, notamment au § 43 d’Être et temps : « Si l’idéalisme signifie la reconduction de tout étant à un sujet ou une
conscience ayant pour privilège distinctif de demeurer indéterminés en leur être et d’être tout au plus caractérisés négativement
comme “non-chosiques” <undinglich>, alors cet idéalisme n’est pas moins naïf sur le plan méthodologique que le plus grossier
des réalismes » (trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 157 (trad. mod.) ; Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967,
p. 208).

86. FICHTE, WL Nova, p. 111 ; Nova Fuchs, p. 47.

87. Rappelons le verdict hégélien concernant le kantisme : « La philosophie kantienne […] ne contient absolument que des
déterminations de la phénoménologie, non de la philosophie, de l’esprit. » (Enc. 1830 – PE, § 415R, p. 222 ; W 10, p. 202). Voir
aussi VPG1827, p. 150 : « La critique kantienne a appréhendé l’esprit comme conscience, elle n’a affaire qu’aux phénomènes,
non à la philosophie de l’esprit, seulement à la considération de l’esprit apparaissant. »

88. FICHTE, NP, Première introduction, VII, p. 115 ; SW I, p. 444.

89. Enc. 1830 – PE, Add. § 378, p. 381 ; W 10, p. 12.

90. LL1831, p. 118 ; VL1831, p. 121.

91. Ce en quoi l’idéalisme hégélien peut également être interprété comme une critique anticipée de l’idéalisme
phénoménologique tel que l’a élaboré Husserl ; en ce sens, on lira l’article incisif que Denise SOUCHE-DAGUES a consacré à « La
dialectique de l’intentionnalité », in Recherches hégéliennes, Paris, Vrin, 1994, p. 11-28. L’auteur y insiste sur la tentation
husserlienne de « faire de l’intentionnalité un absolu » (p. 21), là où Hegel estime au contraire qu’« il faut que le fini meure, il
faut que le mode sous lequel s’accomplit la conscience représentative soit nié pour que leur vérité puisse vivre » (p. 27).

92. Conformément aux tendances récentes de la traduction hégélianisante, nous renonçons à la majuscule pour rendre en
français « die Idee ». Outre qu’un tel usage ne peut guère se justifier par référence à la langue allemande, il conduit à introduire
arbitrairement une dénivellation entre certains concepts hégéliens, de ce fait privilégiés, et d’autres : si l’idée (ou encore le
rapport, la chose, le concept) a droit à une majuscule, pourquoi en priver les autres catégories dominantes de la Science de la
logique telles que l’effectivité, la substance ou le syllogisme ? Nous renonçons donc à l’emploi des majuscules pour les noms
communs, les seules exceptions concernant évidemment « Dieu », dont le nom est tout sauf commun, et la « Chose » (die Sache),
faute d’avoir trouvé un équivalent universel satisfaisant permettant de marquer la différence d’avec la « chose » sensible (das
Ding).

93. Dichotomie fondamentale pour l’ensemble de l’idéalisme postkantien, dont on retrouvera la trace jusque dans la
phénoménologie husserlienne, avec la distinction noèse/noème.

94. C’est ce que laisse par exemple suggérer l’interprétation de l’idée hégélienne comme une instance foncièrement neutre,
comme une synthèse supérieure de l’idéalisme et du réalisme qui ne participerait pas elle-même de l’idéalité dont elle constitue le
référent ; cf. par exemple Michael INWOOD, A Hegel Dictionary, op. cit., p. 128 : « Schelling (comme Hegel) considérait
l’idéalisme comme impliquant essentiellement le réalisme : le monde extérieur et le monde de l’esprit sont deux faces d’une
même pièce, des manifestations complémentaires d’un absolu unique et neutre. »

95. Parmi bien d’autres, voir Jürgen HABERMAS, « Manières de détranscendantaliser. De Kant à Hegel et retour », Vérité et
justification, Paris, Gallimard, 2001, p. 154-157.

96. Enc. 1830 – SL, § 213 et Remarque, p. 446 ; W 8, p. 367-368.

97. SL III, 3e section, p. 273 ; W 6, p. 462.

98. Ibid. L’hésitation dans l’expression – « avoir par son idée » vs. « être idée » – est ici fort révélatrice : elle témoigne de
la difficulté de penser la relation aléthique entre l’idée et les choses finies indépendamment de tout dualisme métaphysique
séparateur réintroduisant la conception traditionnelle de la vérité comme adéquation.

99. Phil. Enz. 1812, p. 73-74.

100. Enc. 1830 – SL, § 213, p. 446 ; W 8, p. 367.

101. Ibid., § 214, p. 447 ; W 8, p. 370.

102. Ibid., § 213R, p. 446 ; W 8, p. 368.

103. SL III, 3e section, p. 276 ; W 6, p. 464.

104. Enc. 1830 – SL, § 214R, p. 448 ; W 8, p. 371.

105. SL I 1832, Préface, p. 13 ; W 5, p. 31.

106. Enc. 1830 – SL, Add. § 24, p. 479 ; W 8, p. 86.

107. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op. cit., p. 383.

108. On ne peut parler d’idéalisme platonicien qu’à condition de se défaire de la compréhension moderne – subjectiviste –
du terme, dans la mesure où les « idées » platoniciennes ne sont pas de simples représentations mentales, mais des réalités
immuables et universelles. De ce point de vue, comme le note Luc BRISSON dans son Vocabulaire de Platon (Paris, Ellipses, 1998,
p. 28), « l’hypothèse des formes intelligibles […] ne permet pas de qualifier Platon d’“idéaliste”, du moins au sens moderne du
terme. On devrait peut-être plutôt qualifier sa position d’“hyperréaliste” ; mais le terme n’est pas homologué. » Hegel est
d’ailleurs tout à fait conscient de l’irréductibilité de l’idéalisme platonicien au « mauvais idéalisme » de l’époque moderne,
d’autant plus qu’il se reconnaît en partie dans cette compréhension « hyperréaliste » de l’idéalisme (ainsi qu’en témoigne la
distinction qu’il établit entre la Wirklichkeit et la simple Realität). Sur ce point, cf. LHP 3, « Platon », p. 389 ; W 19, p. 11 (sur la
comparaison idéalisme platonicien/idéalisme moderne) et ibid., p. 414-416 ; W 19, p. 40-41 (critique de l’interprétation
subjectiviste-psychologisante de l’idéalisme de Platon).

109. L’expression, empruntée aux travaux de Noam Chomsky, est mobilisée par Jean-François KERVEGAN à propos de la
logique hégélienne dans Hegel et l’hégélianisme, op. cit., p. 75.

110. Enc. 1830 – SL, § 213, p. 446 ; W 8, p. 367.

111. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172.

112. Enc. 1830 – SL, § 214, p. 447 ; W 8, p. 370.

113. Cf. Jean-François MARQUET, « Idée schellingienne et concept hégélien », Restitutions, op. cit., p. 167 : « D’où
l’inévitable déception du lecteur naïf qui irait chercher d’emblée, au chapitre ultime de la Logique ou de la Phénoménologie de
l’esprit, le “dernier mot” de Hegel : car ce dernier mot n’est, dans les deux cas, que le point final d’une longue phrase qu’il
conclut en lui donnant, du même coup, un sens global et, pris en lui-même, il n’a pas plus de contenu ni même de présence que
n’en aurait graphiquement un tel point considéré à part. »

114. L & M 1804-1805, p. 208-209 ; JS 2, p. 344.

115. Enc. 1830 – SL, § 237, p. 460 ; W 8, p. 389. Voir aussi SL I, préface, p. 7 ; WL I 1812, p. 6 : « Ce mouvement
spirituel, qui dans sa simplicité se donne sa déterminité et dans celle-ci son égalité avec lui-même, et qui est donc le
développement immanent du concept, est la méthode absolue du connaître, et en même temps l’âme immanente du contenu lui-
même. »

116. Ibid., § 215, p. 449 ; W 8, p. 372 : « L’idée est essentiellement processus, parce son identité n’est l’identité absolue et
libre du concept que pour autant qu’elle est la négativité absolue et, par conséquent, est dialectique. »

117. EC, p. 88 ; W 2, p. 175.

118. Sur ce point, cf. le texte déjà cité sur le dogmatisme systématique : « Pour dogmatique les Français disent
systématique (système : un principe unique est développé dans toutes ses conséquences, les représentations doivent découler
d’une unique détermination), – systématique est donc synonyme d’unilatéral. […] C’est à cette unilatéralité que de telles
philosophies doivent plus précisément d’être dogmatiques, affirmatives. En effet, dans cette manière de penser, un principe est
affirmé, mais il n’est pas démontré de manière authentique. Car ce qui est exigé, c’est un principe sous lequel tout soit subsumé ;
mais celui-ci n’est que le terme premier, il n’est donc pas démontré, mais seulement affirmé » (LHP 3, « Aristote », p. 611-612 ;
W 19, p. 247-248).

119. MARX, Manuscrits de 1844, 3e manuscrit, op. cit., p. 181.

120. Enc. 1830 – SL, Add. § 226, p. 618 ; W 8, p. 379.

121. Ibid., § 215, p. 449 ; W 8, p. 372.

122. LHP 7, « Résultat », p. 2112 ; W 20, p. 455.

123. DFS, p. 167 ; W 2, p. 94.

124. Cf. Walter SCHULZ, Die Vollendung des Deutschen Idealismus in Schellings Spätphilosophie, op. cit., p. 112 : « Hegel
et Schelling n’ont pu être des adversaires personnels que parce que pour eux il en allait d’une affaire commune : le problème de
la pensée s’accomplissant. »

125. Sur ce point, cf. Franck FISCHBACH, Du commencement en philosophie, op. cit., notamment p. 214-220. L’auteur y
étudie avec sagacité la façon dont Hegel détourne des tournures schellingiennes (empruntées pour l’essentiel aux Fernere
Darstellungen de 1802) pour leur faire exprimer des thèses anti-schellingiennes : qu’il s’agisse de la « nuit où toutes les vaches
sont noires », du « délire bachique » ou de la métaphore du « chemin » vers la science, il est patent que « Hegel ne se réfère ici
implicitement à Schelling que pour prendre son exact contre-pied » (ibid., p. 217).

126. Enc. 1830 – SL, § 213R, p. 446 ; W 8, p. 367-368.

127. Ibid., Add. § 237, p. 622-623 (trad. mod.) ; W 8, p. 389 (nous soulignons).

128. Nous faisons nôtre la remarque de Henri BIRAULT : « Hegel a raison : la philosophie est dialectique ou n’est pas, une
philosophie de l’intuition est toujours un peu en deçà ou un peu au-delà de la philosophie » (« Heidegger et la pensée de la
finitude », De l’être, du divin et des dieux, op. cit., p. 489). Cette fidélité à la discursivité philosophique est sans doute l’un des
traits les plus profondément kantiens de la pensée hégélienne.

129. SCHELLING, ESP, p. 45 ; SW IV, p. 114.

130. SCHELLING, Du Moi, § IV, p. 72-73 ; SW I, p. 171.

131. SCHELLING, Introduction à l’esquisse d’un système de philosophie de la nature [IESP], § 1, trad. F. Fischbach et E.
Renault, Paris, LGF, 2001, p. 69 ; SW III, p. 272-273. Comme le résume fort bien Victor DELBOS, « de même que la philosophie
de la nature fait sortir l’idéalisme du réalisme en spiritualisant les lois des choses qui apparaissent ainsi comme des lois de
l’esprit, de même la philosophie de l’intelligence fait sortir le réalisme de l’idéalisme en matérialisant les lois de l’esprit qui
apparaissent ainsi comme les lois des choses » (Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du
spinozisme, op. cit., p. 381).
132. SCHELLING, Lettre à Fichte du 19 novembre 1800, in Fichte/Schelling, Correspondance (1794/1802), op. cit., p. 97 ;
SW III, 4, lettre 578, p. 363.

133. Nous laissons pour l’instant de côté la périlleuse question consistant à savoir ce que pourrait signifier une telle
« explication » de l’idéel par le réel : du moins est-il clair que pour Schelling, elle semble impliquer de sortir de l’idéalisme, ce
qui ne laisse pas de poser un problème de cohérence globale concernant l’articulation des deux sciences. Comme le soulignait
FICHTE à l’encontre du projet schellingien, « le Moi ne peut pas être à nouveau expliqué, de façon inverse, à partir de ce que,
ailleurs, on explique entièrement à partir de lui » (Lettre à Schelling du 8 octobre 1800, in Fichte/Schelling, Correspondance
(1794-1802), op. cit., p. 105 ; SW III, 4, lettre 584, p. 405). L’enjeu consisterait ici à pouvoir rendre compte de la genèse du Moi
sans pour autant sortir de la perspective idéaliste. L’explication hégélienne de l’idéalité égoïque prendra la forme d’une
explicitation dialectique de l’idéel à partir du réel, invalidant l’hypothèse matérialiste d’une production de l’idéel par le réel. Ce
thème a été traité avec une grande clarté par Bernard BOURGEOIS dans son article « Les deux âmes : de la nature à l’esprit », Hegel.
Les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001.

134. SCHELLING, Système de l’idéalisme transcendantal [SID], trad. Ch. Dubois, Louvain, Peeters, 1978, p. 3 ; SW III,
p. 331 : l’auteur y évoque « ce parallélisme de la nature et de l’intelligence auquel il a été conduit depuis longtemps déjà et dont
la présentation complète ne peut être fournie ni par la seule philosophie transcendantale, ni par la seule philosophie de la nature,
mais seulement par ces deux sciences qui, pour cette raison même, doivent être les deux sciences éternellement opposées qui
jamais ne peuvent se fondre en une seule. »

135. SCHELLING, Sur le vrai concept de philosophie de la nature [VCP], trad. E. Cattin, Paris, Vrin, 2000, p. 158 ; SW IV,
p. 92 : « Plusieurs ont demandé, parce qu’il était question de la philosophie de la nature et de la philosophie transcendantale
comme deux directions opposées également possibles de la philosophie, à laquelle des deux revenait enfin la priorité. Sans aucun
doute à la philosophie de la nature, parce que celle-ci fait surgir pour la première fois le point de vue de l’idéalisme même, et lui
fournit par là une assise fondamentale sûre, purement théorique. »

136. SCHELLING, ESP, p. 34 ; SW IV, p. 108.

137. Bernard BOURGEOIS résume parfaitement cette évolution spéculative en évoquant le passage d’un « spinozisme de la
physique » à un « spinozisme de la métaphysique » (Le Droit naturel de Hegel, op. cit., p. 11).

138. SCHELLING, Lettre à Fichte du 19 novembre 1800, in Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802), op. cit., p. 100 ;
SW III, 4, lettre 578, p. 364.

139. Schelling im Spiegel seiner Zeitgenossen, éd. X. Tilliette, Turin, Bottega d’Erasmo, 1974, p. 15.

140. Sur ce point, cf. Miklos VETÖ, De Kant à Schelling, op. cit., t. I, livre II, p. 450 sq.

141. DFS, p. 167 ; W 2, p. 94.

142. Cf. SCHELLING, IESP, p. 69 ; SW III, p. 272 : « Si la nature ne peut produire que la régularité, et si elle la produit
nécessairement, il s’ensuit qu’on doit pouvoir démontrer que, dans la nature pensée comme réelle et autonome, et dans le rapport
de ses forces, l’origine de tels produits réguliers et finalisés est de nouveau une origine nécessaire, et donc que l’idéel aussi prend
sa source et s’explique de nouveau à partir du réel. »

143. SCHELLING, ESP, p. 50 sq. ; SW IV, p. 117 sq.

144. Ibid., p. 45 ; SW IV, p. 114.

145. La formulation la plus nette d’une telle opposition est bien sûr celle que l’on trouve exposée dans la Première
Introduction à la Doctrine de la science de FICHTE (1797), mettant en scène l’affrontement de l’idéalisme et du dogmatisme ; cf.
NP, p. 101 sq. ; SW I, p. 426 sq.

146. LHP 7, « Schelling », p. 2058 ; W 20, p. 437. Nous choisissons de développer quelque peu artificiellement la
traduction de Gleichgültigkeit afin d’en faire ressortir le sens déterminé : l’indifférence tendrait à signifier que « tout se vaut »,
que la différence des termes ne fait pas l’objet d’une identification concrète passant par son assomption dialectique, mais se
trouve purement et simplement annihilée, vidée de toute teneur.

147. Ibid., p. 2059 ; W 20, p. 438.

148. Enc. 1830 – SL, § 117, p. 376 ; W 8, p. 239 : « La différence est 1) différence immédiate, la diversité, dans laquelle
chacun des termes différents est pour lui-même ce qu’il est, et dans laquelle il est indifférent <gleichgültig> à l’égard de sa
relation à l’autre, qui est ainsi une relation extérieure à lui. »
149. Jean-François MARQUET note que « ce même terme d’Idée est un des mots-clés de la philosophie de l’identité sous la
forme […] qu’elle a revêtu entre 1802 et 1806 […]. L’Idée n’aura donc été, dans la philosophie schellingienne, qu’une passante,
à vrai dire considérable […] cette parenté compromettante [avec l’usage hégélien] étant d’ailleurs peut-être l’une des sources du
discrédit dont Schelling a ensuite frappé ce terme, au fur et à mesure que l’hégélianisme lui est apparu comme la survie
grimaçante et quasi démoniaque de sa première philosophie. » (« Idée schellingienne et concept hégélien », Restitutions, op. cit.,
p. 165-166). On ne trouve en revanche aucune trace du terme dans la Darstellung de 1801 : le concept de « raison absolue » – ou
d’« identité absolue » – semble en tenir lieu pour l’essentiel.

150. LHP 7, « Schelling », p. 2058 ; W 20, p. 437. On ne peut qu’être frappé par la proximité des critiques hégélienne et
fichtéenne de la Darstellung : FICHTE lui-même ne cesse d’accuser Schelling de penser l’absolu à la façon d’un « objet fini », sur
le mode d’une « construction peut-être déjà accomplie, mais non [de] la construction philosophique elle-même s’accomplissant »
(Sur l’exposition du système de l’identité de Schelling, trad. E. Cattin, in ESP, p. 173). En découle une incapacité de penser
autrement que de manière juxtapositive la relation de l’infini et du fini : « Au lieu de poursuivre la droite ligne de la déduction et,
à partir du concept de la totalité absolue, ou bien de déduire le fini, ou bien de l’éconduire en tant que non étant : il est admis et
planté là en tant que Fait » (ibid., p. 184).

151. Ibid. Sur les insuffisances de la méthode géométrique – ou « synthétique » – de Spinoza et de Schelling, cf. également
Enc. 1830 – SL, Add. 229, p. 620 ; W 8, p. 382 : « On a aussi en philosophie cherché à plusieurs reprises à se servir de la méthode
synthétique. Ainsi Spinoza notamment commence par des définitions et dit, par exemple : “La substance est la causa sui.” Dans
ses définitions est exposé ce qu’il y a de plus spéculatif, mais dans la forme d’assurances. La même chose vaut ensuite pour
Schelling. » Voir aussi ibid., § 231R, p. 457 ; W 8, p. 383.

152. LHP 7, « Schelling », p. 2058 ; W 20, p. 436. Voir aussi LHP 4, « Le scepticisme », p. 792 ; W 19, p. 388 : « Toutes
les définitions sont des présuppositions. Spinoza présuppose ainsi les définitions : infinitum, substance et attribut sont
présupposés ; et le reste en résulte logiquement. » Ici, comme le remarque Pierre MACHEREY, Hegel mobilise contre Spinoza la
critique que ce dernier avait déjà adressée à Descartes : « Hegel ignore-t-il que cette aporie du commencement, qui met sa
Logique en mouvement, cette impossibilité d’asseoir le processus infini de la connaissance sur une vérité première qui en soit le
fondement ou le principe, est aussi une leçon essentielle du spinozisme, l’objection principale que lui-même oppose à la
philosophie de Descartes ? De telle manière que c’est seulement “ut vulgo dicitur”, par manière de parler, que l’exposé
géométrique de l’Éthique “commence” par des définitions, qui n’ont d’ailleurs un sens effectif qu’au moment où elles
fonctionnent dans des démonstrations où elles produisent réellement des effets de vérité » (Hegel ou Spinoza, Paris, Maspero,
1979, p. 22).

153. Ibid., p. 2051 ; W 20, p. 428. Précisons que le recours schellingien à l’intuition intellectuelle ne deviendra explicite
qu’à partir des Fernere Darstellungen de 1802.

154. SCHELLING, ESP, p. 46 ; SW IV, p. 115.

155. Ibid., p. 48 ; SW IV, p. 115.

156. Ibid., p. 45 ; SW IV, p. 114.

157. À ce sujet, cf. SCHELLING, Bruno ou Du principe divin et naturel des choses [Bruno], trad. J. Rivelaygue, Paris,
L’Herne, 1987, p. 87 ; SW IV, p. 257 : « Ces contraires que sont le savoir et l’être […] n’ont aucune vérité en dehors de la
conscience : ainsi, si nous faisons abstraction de la conscience, il y a aussi peu un être en tant que tel qu’un savoir en tant que
tel. »

158. Jean-François MARQUET, « Système et sujet chez Hegel et Schelling », Restitutions, op. cit., p. 154-155.

159. Log & Met 1817, p. 76 (nous soulignons).

160. Sur ce point, Bernard BOURGEOIS a dit l’essentiel : « Une telle juxtaposition, en elle-même, au fond, empirique, du
savoir absolu et du savoir empirique ne permet, en guise de seule relation entre eux, que celle, purement formelle, de la
subordination du second au premier : le savoir empirique est subsumé sous le savoir absolu qui, lui-même, est simplement
appliqué au savoir empirique. Cependant, en restant ainsi séparés l’un de l’autre dans leurs fixations respectives à eux-mêmes, le
savoir absolu et le savoir empirique perdent leurs caractères alors prétendus : le premier, d’être, comme savoir, absolu, et le
second, d’être, comme empirique, un savoir » (« Le philosophe et l’idée », Hegel. Les actes de l’esprit, op. cit., p. 293).

161. Phéno., Préface, p. 76 ; W 3, p. 31.

162. Cf. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, op. cit., p. 11 :
« La philosophie de Schelling était en réalité une plante exotique – la vieille identité orientale en terre germanique. […] Face à
l’orientalisme de la Philosophie de l’Identité, l’élément caractéristique de Hegel est l’élément de la différence. »
163. Enc. 1830 – SL, § 215, p. 449 ; W 8, p. 372.

164. Ibid., § 215R, p. 449-450 ; W 8, p. 372-373.

165. Ibid., § 215R, p. 449 ; W 8, p. 372.

166. Cette caractérisation originale est l’œuvre de FEUERBACH, qui a su rendre avec une fantaisie inégalable la différence de
tempérament philosophique des deux penseurs (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes
philosophiques, op. cit., p. 11-12) : « La Philosophie de la Nature n’a pu, dans ses réalisations, dépasser les puissances des
zoophytes ou des mollusques auxquels appartiennent, comme on sait, les acéphales et les gastéropodes ; Hegel nous a fait passer
à la classe supérieure : celle des Articulata dont le genre le plus haut est celui des insectes. L’esprit de Hegel est un esprit logique,
déterminé, un esprit, que j’oserais dire entomologique : j’entends un esprit qui ne peut trouver d’habitat à sa convenance que dans
un corps pourvu de multiples membres saillants, d’entailles et de segmentations profondes. »

167. Sur cette notion capitale de la méthode schellingienne, cf. SCHELLING, SIT, préface, p. 4 ; SW III, 333 et « Sur la
construction en philosophie », trad. Ch. Bonnet, in Philosophie, n° 19, Paris, Minuit, 1988 ; SW V, p. 125 sq. Hegel rappelle que
« la construction consiste précisément à ramener chaque particulier, chaque déterminé dans l’absolu, c’est-à-dire à le considérer
tel qu’il est dans l’unité absolue ; sa déterminité n’est que son moment idéel, mais sa vérité est précisément son être dans
l’absolu » (LHP 7, p. 2065 ; W 20, p. 446). Le concept de construction se trouve réinvesti comme simple moment de l’activité
théorique de l’idée in Enc. 1830 – SL, § 231 et Remarque, p. 456-457 ; W 8, p. 382-384.

168. Enc. 1830 – SL, § 237, p. 460 ; W 8, p. 388-389.

169. SL I, 1re section, chap. WL I 1812, p. 101-102.

170. Enc. 1830 – SL, § 95R, p. 360 ; W 8, p. 202-203.

171. De ce point de vue, l’idée hégélienne, en son dynamisme logique, s’oppose au statisme de l’idée platonicienne, qui
n’est que le résultat d’une saisie contradictoirement réaliste de l’idéalité : « L’Idée platonicienne a le défaut (…) d’être en repos,
dans l’Idée n’est pas saisi ce qu’Aristote met en avant comme acte, comme entéléchie, vis-à-vis de la simple dunamis, la
dialectique » (LL 1831, p. 201 ; VL 1831, p. 223-224).

172. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172. Nul besoin donc, à notre sens, de distinguer, comme le propose Bernard MABILLE
(« Hegel interprète de “l’idéalisme de Leibniz” », op. cit., p. 171), entre « l’idéalité logique » et une « idéelité » mobilisée à titre
de néologisme « pour parler de l’idée dans les limites de l’esprit subjectif » : il y a bien univocité du concept hégélien d’idéalité,
et c’est précisément ce qui lui confère sa pleine puissance spéculative dans la pensée de Hegel.

173. Sur la cohérence profonde de l’Entlassung de l’idée comme nature avec les réquisits méthodologiques de l’idéalisme
hégélien, nous ne pouvons que renvoyer à la démonstration de Bernard BOURGEOIS dans « Dialectique et structure dans la
philosophie de Hegel », Études hégéliennes, op. cit., p. 111-133.

174. Sur ce transfert de subjectivité du philosophe à l’idée qui s’opère au cours des trois étapes de la Science de la logique,
cf. Bernard BOURGEOIS, La philosophie allemande classique, op. cit., p. 117-118 : « Dans le savoir absolu de l’absolu comme être,
l’objet su (l’être, le néant, le devenir) ne peut donc être mis en mouvement que par le sujet qui le sait ; ce qui fait resurgir dans le
savoir absolu lui-même la brisure entre ce qui est su et ce qui sait. Une telle contradiction de l’absolu comme simple être est alors
surmontée en tant qu’il se réfléchit en une identité essentielle de son être déterminé. […] Mais, si l’absolu comme essence est
saisi comme le processus d’une différenciation de son identité, celle-ci est cette différenciation, elle ne l’a pas, n’en est pas le
sujet, ne la commande pas pour l’identifier en elle-même : c’est l’affaire du seul sujet du savoir. Nouvelle contradiction qui est
surmontée pour autant que l’absolu est lui-même pensé comme le sujet de son processus, un sujet par là capable de se saisir
(greifen) de celui-ci, en se faisant le concept (Begriff) de la position essentielle de l’être. » Voir aussi, du même auteur, « Le
philosophe et l’idée », Hegel. Les actes de l’esprit, op. cit., p. 295-297.

175. Enc. 1830 – SL, § 243, p. 462-463 ; W 8, p. 392. Voir aussi SL III, 3e section, chap. 3, p. 370 sq. ; W 6, p. 550 et
LL1831, p. 201-202 ; VL1831, p. 223-224.

176. Enc. 1830 – PE, Add. § 386, p. 400 ; W 10, p. 37.

177. Jean-François KERVEGAN, Hegel et l’hégélianisme, op. cit., p. 89.

178. Comme le note Hans-Friedrich FULDA, « le concept contraire de l’“idéalisme” n’est pas le “matérialisme” – à savoir la
doctrine selon laquelle tout ce qui est véritablement effectif serait matériel. Le contraire du “matérialisme” serait le
“spiritualisme”, qui affirme que tout ce qui est effectif est esprit. Aucune de ces deux positions n’est celle de Hegel. La position
contraire à l’idéalisme forme en vérité le réalisme, selon lequel il y a quelque chose d’effectif qui est “en soi” indépendamment
d’un acte de penser » (G.W.F. Hegel, München, Beck, 2003, p. 68-69). Dans ses leçons sur la philosophie de l’esprit, Hegel
critique avec fermeté la position spiritualiste selon laquelle « l’esprit est ce qui est autosubsistant, véritable, la nature n’est qu’une
apparition de celui-ci, elle n’est pas en et pour soi, elle n’est pas vraiment réelle ». Selon Hegel, « c’est une sottise <Torheit> que
de nier sa réalité [de la matière] » (VPG1827, p. 17). On peut certes continuer à parler d’un spiritualisme hégélien, mais
seulement au sens restreint d’une doctrine qui accorde au domaine spirituel une plus haute vérité qu’au domaine matériel.

179. Bernard BOURGEOIS, « Le philosophe et l’idée », Hegel. Les actes de l’esprit, op. cit., p. 287.

180. Sur ce point que nous ne pouvons développer plus avant ici, cf. Bernard MABILLE, « La vie logique », in J.-L.
Vieillard-Baron (dir.), Hegel et la vie, Paris, Vrin, 2004, p. 107-153.

181. Enc. 1830 – SL, § 225, p. 454 ; W 8, p. 378.

182. Ibid., § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168.

183. SL III, 3e section, chap. 2, p. 304 ; W 6, p. 487.

184. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 11 et 33.

185. Cf. DFS, p. 107 ; W 2, p. 19 : « L’essence de la philosophie n’offre aucune prise aux particularités : pour l’atteindre,
si l’on prend le corps comme la somme totale des particularités, il faut absolument s’y jeter à corps perdu. Car la raison, trouvant
une conscience embarrassée de particularités, ne devient spéculation philosophique qu’à condition de se hausser jusqu’à elle-
même et de ne se fier qu’à elle-même et à l’absolu, dont elle fait dès lors son objet. »

186. Enc. 1830 – SL, § 17, p. 183 ; W 8, p. 63. Pour un commentaire d’ensemble de la problématique du commencement
philosophique comme résolution de philosopher, cf. Franck FISCHBACH, Du Commencement en philosophie, op. cit., chap. 2,
p. 174 sq.

187. PPD, § 31, p. 139-140 ; W 7, p. 84.

188. Ou pour le dire dans les termes de Robert BRANDOM, « être un concept logique équivaut à jouer le rôle expressif
spécifique consistant à rendre explicite les caractéristiques générales de l’usage et du contenu des concepts ordinaires, non-
logiques (“déterminés”). Un tel concept doit être un certain type de méta-concept. (…) L’enjeu principal de la logique est de
développer des outils conceptuels qui soient nécessaires et suffisants pour exprimer explicitement les structures essentielles qui
sont implicites dans notre usage des concepts ordinaires (y compris des sciences empiriques) dans le jugement et l’action. »
(« Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel. Comparer les concepts empiriques et les concepts logiques »,
trad. O. Tinland, Philosophie, n° 99, 2008, p. 66.)

189. Enc. 1830 – SL, § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168.

190. Ainsi que l’atteste sans ambiguïté la réunion de l’idée du connaître (ou du vrai) et de l’idée du vouloir (ou du bien)
sous l’intitulé « La connaissance » (Enc. 1830 – SL) ou « L’idée du connaître » (SL III). L’idée du vouloir constitue un moyen
terme permettant d’accomplir l’idée du connaître comme idée absolue, tout comme l’esprit objectif sera le moyen terme de
l’élévation de l’esprit subjectif à l’esprit absolu.

191. Pour une analyse de cette double unilatéralité telle qu’elle se trouve rejouée au niveau de la philosophie de l’esprit
subjectif, cf. Franck FISCHBACH, L’Être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Paris, Vrin, 2002,
chap. 2.

192. C’est ce versant objectif du hégélianisme que l’on trouve unilatéralement valorisé dans les interprétations
« néopragmatistes » de Hegel, dont l’ouvrage de Terry PINKARD, Hegel’s Phenomenology : The Sociality of Reason, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996, constitue une illustration exemplaire.

193. Ou au dilemme de la compréhension de la Logique hégélienne comme présentation d’une « séquence de noyaux
ontologiques » ou comme simple exposé transcendantal d’une « suite de significations reliées entre elles », pour reprendre la
caractérisation classique de Dieter HENRICH dans son article « Hegels Logik der Reflexion », Hegel im Kontext, Francfort a/Main,
Suhrkamp, 1971, p. 156.

194. Sur l’image du Phénix et ses limites, cf. RH, p. 54 ; VG, p. 35 : « Bien connue est aussi l’image du phénix, image de
la vie naturelle qui éternellement se prépare son propre bûcher et s’y consume, de telle sorte qu’une vie nouvelle, rajeunie et
rafraîchie, sort éternellement de ses cendres. Cette image, toutefois, n’est qu’une image orientale qui convient au corps plutôt
qu’à l’esprit. Occidentale est l’idée selon laquelle l’esprit apparaît non seulement rajeuni mais aussi élevé et transfiguré. »
ÉPILOGUE
L’IDÉALISME EN HÉRITAGE
« Il n’est rien qui n’ait deux faces, et nulle part la chose n’est plus sûre que
chez Hegel »
Ernst Bloch, Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel

La construction de l’idéalisme hégélien implique, on l’a vu, trois


engagements critiques majeurs :
1) une critique immanente des présupposés dogmatiques du projet
ontologique classique, critique qui s’articule à une métacritique des critiques
modernes d’un tel projet (empirisme, kantisme) ayant recours, sous une
forme ou une autre, au « tribunal » de l’expérience pour en invalider le
réalisme spéculatif naïf ;
2) une critique du cadre égologique abstrait dans lequel opère le concept
kantien puis fichtéen de réflexion, préalable à un élargissement et à un
approfondissement considérables de la problématique autoréflexive initiée
par la philosophie transcendantale. Ceci suppose de pouvoir rendre compte de
l’enchâssement réel des actes cognitifs idéaux du sujet fini dans un cadre
naturel et culturel qui lui sert d’arrière-plan normatif, ainsi que de leur
enchâssement idéel dans une structure processuelle (onto-)logique qui permet
d’en articuler la rationalité objective ;
3) une critique de la conception schellingienne d’un tel élargissement –
dont la méthode juxtapositive s’avère peu propice à l’intégration médiatisée,
dans une seule et même démarche autoréflexive, de la position de l’absolu et
de celle du sujet fini de la connaissance. La méthode adéquate de l’idéalisme
« objectif » doit au contraire prendre la forme d’une reconstruction
dialectique de la hiérarchie épistémique des diverses formes d’investissement
théorique et pratique du monde réel, en vue de rendre compte de l’élévation
graduelle du sujet fini au point de vue proprement spéculatif.
Ces trois engagements critiques constituent l’envers de trois grands
engagements spéculatifs :
1) l’édification d’une métaphysique réformée, émancipée du carcan
logique de la théorie classique de la prédication et des interférences
incessantes entre « l’ordre des matières » de la métaphysique spéciale et le
déploiement autonome des pures essentialités logiques de la métaphysique
générale ;
2) la refonte du concept de réflexion transcendantale au profit d’une
orientation autoréflexive du discours philosophique articulant de manière
audacieuse la perspective ontologique préalablement rénovée et la
perspective transcendantale dégagée de son biais égologique ;
3) la reprise de l’idéal systématique sous une forme explicitement
autoréflexive, articulant de manière dialectique le point de vue du sujet fini
du savoir philosophique et le point de vue sur les conditions de possibilité et
de validité d’un tel savoir, conditions qui doivent être ressaisies à même le
déploiement multiforme de l’objet de celui-ci.
La conjonction de ces trois engagements spéculatifs permet de définir à
nouveaux frais l’idéalisme hégélien comme une « épistémodicée » à vocation
systématique : le système s’y trouve mis au service d’une entreprise
d’autojustification du savoir philosophique épousant les contours d’une
métaphysique autoréflexive et dialectique de l’expérience naturelle et
historique du monde.
Il resterait assurément beaucoup à dire d’un tel projet, notamment en
prenant en compte le vaste volet « realphilosophisch » du système hégélien
(i. e. la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit), lequel constitue
précisément la contre-épreuve systématique du discours de la méthode
spéculative ici restitué dans ses grandes articulations problématiques. Nous
avons tenté de formuler les prolégomènes à une interprétation cohérente de la
stratégie métaphysique hégélienne, non de mener à bien une étude globale du
hégélianisme en tant que tel. À ce titre, le présent travail ne saurait déboucher
sur une authentique conclusion, au sens d’un bilan critique exhaustif du
projet hégélien saisi dans l’amplitude maximale de son organisation
encyclopédique et la variété impressionnante de ses analyses de détail. Nous
nous proposerons simplement, dans les pages qui suivent, de suggérer, en
guise d’épilogue, quelques indications, nécessairement allusives et
prospectives, relatives à l’héritage contemporain d’une telle refonte
hégélienne de la question idéaliste.

La question des modalités du droit d’inventaire dans l’héritage de la


pensée hégélienne n’a cessé, depuis les débats précoces entre « jeunes » et
« vieux » hégéliens jusqu’aux discussions les plus récentes au sein des grands
courants dominants de la pensée contemporaine (phénoménologie,
philosophie analytique, pragmatisme, théorie critique), d’agiter les lecteurs
soucieux de dissocier « ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie
de Hegel », selon la formule classique de Benedetto Croce1. À la suite de
Marx et Engels notamment, on a pu estimer que la distinction décisive
intervenait entre la « méthode » et le « contenu », ce qui conduisit à des
diagnostics extrêmement variés : tantôt la méthode « révolutionnaire » fut
opposée à un contenu « conservateur » afin de la mettre au service d’objectifs
théoriques et pratiques nouveaux2, tantôt le riche contenu des analyses
hégéliennes fut précautionneusement détaché d’une méthode jugée trop
« métaphysique » au goût de philosophes gagnés à une prudence théorique
certaine par les grandes critiques contemporaines du projet métaphysique en
général et de sa tournure idéaliste en particulier (marxisme, nietzschéisme,
néokantisme, positivisme logique3…). Quoi qu’il en soit des résultats de
telles opérations de décomposition du geste idéaliste et de clarification de
« l’ambiguïté fondamentale des Aufhebungen dialectiques de Hegel4 », elles
se trouvent fatalement fragilisées par une difficulté inhérente à la nature
même de la pensée hégélienne. On n’a pas manqué de mettre en évidence la
difficulté de séparer, dans une philosophie aussi fortement unitaire et
« sémantiquement monolithique5 », la forme du fond, la méthode du contenu,
l’armature discursive des significations qu’elle articule, les moments
considérés en eux-mêmes de la totalité systématique qui les organise en leur
assignant leur portée et leur sens, avec pour conséquence la formulation d’un
dilemme mettant le lecteur de Hegel au pied du mur : ou accepter le
hégélianisme tout entier, ou le rejeter purement et simplement6.
Inventorier les diverses stratégies contemporaines visant à résoudre ou à
contourner un tel dilemme serait en soi une tâche dont l’ampleur dépasserait
de loin les limites et la portée du présent ouvrage7. Contentons-nous pour
finir de tirer quelques remarques programmatiques du travail effectué dans
les pages qui précèdent. On l’a vu, l’assimilation de l’entreprise hégélienne à
une démarche métaphysique, si elle n’est assurément pas dépourvue de
pertinence, exige de dégager avec un soin particulier les tenants et les
aboutissants de la redéfinition d’une telle démarche dans la pensée de Hegel.
Si la Science de la logique « prend la place » de l’ancienne métaphysique,
encore faut-il s’entendre sur les modalités d’un tel remplacement. Ces
modalités, on l’a vu, ne vont pas sans un certain nombre de déplacements
méthodologiques notables s’agissant de l’élaboration d’un discours assumant
l’ambition d’avoir simultanément, en tant que discours sur l’être, une visée
ontologique, et, en tant que métadiscours critique sur les conditions de tout
discours vrai sur l’être, une portée méta-ontologique – ou, pour le dire avec
Kant, l’ambition d’être une « métaphysique de la métaphysique ».
Faute d’être suffisamment attentives aux implications d’un tel
redoublement autoréflexif du projet métaphysique classique, les lectures
« non-métaphysiques » de Hegel, souvent trop pressées d’enfermer celui-ci
dans une représentation dogmatique de la prima philosophia qui lui est
étrangère, s’exposent au risque de faire l’impasse sur la conception
spécifiquement hégélienne de la métaphysique, prenant ainsi vainement leurs
distances avec une entente sommaire de la métaphysique que l’auteur de la
Science de la logique aurait été le premier à répudier. Inversement, faute de
prendre en considération les présuppositions métaphysiques extrêmement
fortes qui régissent la radicalisation autoréflexive du projet transcendantal –
projet d’un métadiscours réflexif sur les conditions de possibilité de tout
discours ontologique, donc d’une approche métacognitive des conditions de
tout savoir véritable – dans le système hégélien, on court le risque de sous-
estimer la rémanence, souvent problématique dans les tentatives
contemporaines de réactualisation d’une théorie autoréflexive de la
rationalité8, d’engagements idéalistes peu compatibles avec les engagements
théoriques assumés par ailleurs dans le cadre de telles tentatives. Pour le dire
autrement, là où les lectures « non métaphysiques » de Hegel tendent à
négliger la spécificité autoréflexive de sa métaphysique – donc à la traiter
comme une ontologie classique « irréflexive » – dans le temps même où elles
s’efforcent de mettre cette dimension métaphysique entre parenthèses, à
l’inverse les lectures sciemment « autoréflexives » peinent à prendre la
mesure de la teneur métaphysique massive du geste autoréflexif lui-même, et
par conséquent à donner une consistance satisfaisante à une posture
prétendument « post-métaphysique » – si tant est qu’une telle posture puisse
avoir un sens autre que rhétorique9.
L’un des enjeux essentiels – ce n’est pas le seul, assurément – de la
réception contemporaine de l’idéalisme hégélien nous paraît précisément être
celui-ci : est-il possible de s’inspirer de la stratégie spéculative de Hegel –
donc d’une théorie autoréflexive des discours sur le réel établissant sa
validité propre par le biais d’une critique dialectique du sens et du statut de
tels discours – et de mettre une telle stratégie au service de démarches
philosophiques qui soient émancipées pour de bon de ses présupposés
métaphysiques les moins compatibles avec les exigences « déflationnistes »
en vigueur dans la pratique actuelle de la philosophie ? Peut-on encore tirer
des bénéfices spéculatifs substantiels du paradigme autoréflexif tel que Hegel
l’a défini, sans avoir à assumer, de manière plus ou moins explicite, le lourd
fardeau de sa métaphysique de l’idée absolue ? L’édification d’un méta-
savoir des conditions de justification de tout savoir se constituant dans
l’examen immanent des savoirs de premier niveau constitue-t-elle un télos
plausible pour la pensée contemporaine ? Quelle place, dans cette pensée,
pour les problèmes dont l’articulation a peu à peu donné naissance à
l’idéalisme philosophique ? Et quelle place pour cette part d’ombre de la
problématisation idéaliste du savoir, ravalée par Hegel au rang de « non-
philosophie », qu’est le réalisme10 ? L’ambition du présent ouvrage n’était
certainement pas de donner une réponse en bonne et due forme à ces
redoutables questions : il aura simplement permis, du moins nous l’espérons,
de clarifier un tant soit peu les termes de leur formulation et de contribuer ce
faisant à la généalogie complexe de la pensée philosophique du temps
présent.

1. Benedetto CROCE, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel, trad. H. Buriot, Paris, Giard & Brière,
1910.

2. Cf. Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, trad. E. Bottigelli, Paris,
Éditions Sociales, 1979, p. 11 sq.

3. On trouvera une bonne mise au point à ce sujet de la part de Jean-François KERVEGAN, dans la préface (intitulée « Hegel
sans métaphysique ? ») de son ouvrage L’Effectif et le rationnel, Paris, Vrin, 2007.

4. Karl LÖWITH, De Hegel à Nietzsche, trad. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 1969, p. 94.

5. Robert BRANDOM, « Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel », art. cit., p. 64.

6. Ce dilemme est clairement opposé aux réactualisations sélectives de Hegel par Rolf-Peter HORSTMANN, « What is Hegel’s
legacy and what should we do with it ? », European Journal of Philosophy, 7 : 2, 1999, p. 275-287.
7. Parmi bien d’autres, on se reportera avec profit aux ouvrages suivants : Christoph HALBIG, Michael QUANTE et Ludwig
SIEP (dir.), Hegels Erbe, Frankfurt a/M, Suhrkamp, 2004 ; Katerina DELIGIORGI (dir.), Hegel. New Directions, Chesham, Acumen,
2006 ; « Hegel pragmatiste ? », Philosophie, n° 99, 2008 ; Dario PERINETTI et Marie-Andrée RICARD (dir.), La Phénoménologie de
l’esprit de Hegel : lectures contemporaines, Paris, PUF, 2009 ; Jean-François KERVEGAN et Bernard MABILLE (dir.), Hegel au
présent. Une relève de la métaphysique ?, Paris, CRNS Éditions, 2012.

8. Tentatives qui, à l’instar des projets respectifs de Jürgen Habermas et de Robert Brandom, supposent généralement
d’accorder un primat théorique décisif à une philosophie du langage à la fois rationaliste et pragmatiste, pariant sur une forte
continuité autoréflexive entre les pratiques inférentielles de la communication ordinaire et les normes idéales de rationalité
impliquées dans de telles pratiques qui doivent être rendues explicites dans le discours philosophique. De tels projets supposent
non seulement une vision très idéalisée du monde social, mais aussi une conception extrêmement homogène du langage, à
l’opposé de la vision plus éclatée que suggère, entre autres, la perspective wittgensteinienne sur les formes de vie et les jeux de
langage.

9. Pour une critique des présupposés de l’idée même de « pensée post-métaphysique », voir les remarques opportunes de
Vincent DESCOMBES, « Latences de la métaphysique », in Un Siècle de philosophie. 1900-2000, Paris, Gallimard, 2000.

10. À ce sujet, voir notre étude « Hegel et l’épuisement du réalisme », in Bernard Mabille et Jean-François Kervegan (dir.),
Hegel au présent, op. cit.
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Index Nominum
ADICKES Erich 1
ADORNO Theodor Wiesengrund 1
AGRIPPA 1 2
AMERIKS Karl 1
APEL Karl Otto 1
ARISTOTE 1 2 3 4 5 6 7 8 9
AUBENQUE Pierre 1 2 3 4
AVICENNE 1
BAUMGARTEN Alexander Gottlieb 1 2 3
BEAUFRET Jean 1 2
BEIERWALTES Werner 1
BENOIST Jocelyn 1 2 3 4
BERKELEY George 1 2 3 4 5 6 7
BIRAULT Henri 1 2 3 4 5
BLACKBURN Simon 1
BLOCH Ernst 1
BOURGEOIS Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
27 28 29
BOUTON Christophe 1 2 3
BRAHAMI Frédéric 1
BRANDOM Robert 1 2 3
BRISSON Luc 1
CASSIRER Ernst 1 2
CASTILLO Monique 1
CHENET François-Xavier 1
CHOMSKY Noam 1
CLAESGES Ulrich 1
COHEN Hermann 1
CONCHE Marcel 1
COURTINE Jean-François 1 2 3 4 5
CROCE Benedetto 1 2
DELBOS Victor 1 2 3 4
DELEUZE Gilles 1 2
DESCARTES René 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47
DESCOMBES Vincent 1
DOZ André 1 2 3
ECOLE Jean 1
ENGELS Friedrich 1 2
ENGSTLER Achim 1
EPICURE 1
FEUERBACH Ludwig 1 2 3 4 5 6 7
FICHTE Johann Gottlieb 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56
57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87
88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113
114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135
136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157
158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168
FINDLAY John N. 1
FISCHBACH Franck 1 2 3 4 5 6
FOUCAULT Michel 1
FRIES Jakob Friedrich 1 2 3 4 5
FULDA Hans Friedrich 1 2 3 4 5 6 7
GALLIE Walter Bryce 1
GARNIRON Pierre 1
GERAETS Théodore 1
GILSON Etienne 1 2
GIRNDT Helmut 1
GÖCKEL (Gloclenius) Rudolf 1
GODDARD Jean-Christophe 1 2 3
GOLDSCHMIDT Victor 1
GOUBET Jean-François 1
GRANDJEAN Antoine 1 2 3 4
GRANIER Jean 1 2
GUATTARI Félix 1
GUEROULT Martial 1 2 3 4 5 6
GUYER Paul 1
HABERMAS Jürgen 1 2 3 4
HARDER Yves-Jean 1
HARTMANN Klaus 1
HARTMANN Nicolai 1
HEIDEGGER Martin 1 2 3 4 5 6 7 8 9
HENRICH Dieter 1 2
HOGEMANN Friedrich 1
HORSTMANN Rolf-Peter 1 2 3 4
HÖSLE Vittorio 1 2 3
HOULGATE Stephen 1 2
HUME David 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
HUSSERL Edmund 1 2 3 4 5 6
HYPPOLITE Jean 1 2 3 4 5 6
INWOOD Michael J. 1
JACOBI Friedrich 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
JAMES William 1
KANT Emmanuel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58
59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89
90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114
115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136
137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158
159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180
181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200
KERVÉGAN Jean-François 1 2 3 4 5 6 7
KRONER Richard 1 2 3
KRÜGER Gerhard 1
LALANDE André 1 2
LAUTH Reinhardt 1 2 3 4
LEBRUN Gérard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
LEIBNIZ Gottfried Wilhelm 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
LESSING Gotthold Ephraim 1
LOCKE John 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
LONGUENESSE Béatrice 1 2
LÖWITH Karl 1
MABILLE Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
MACHEREY Pierre 1 2
MAÏMON Salomon 1 2 3
MALEBRANCHE Nicolas 1 2
MARQUET Jean-François 1 2 3 4 5 6 7 8
MARX Karl 1 2 3 4 5 6 7
MUELLER Gustav E. 1
NIETZSCHE Friedrich 1 2
PACCIONI Jean-Claude 1
PASCAL Blaise 1 2
PHILONENKO Alexis 1 2
PINKARD Terry 1 2
PIPPIN Robert 1 2 3 4
PLATON 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
PLOTIN 1
PUECH Michel 1 2 3
PYRRHON 1
REINHOLD Karl Leonhard 1 2 3 4 5 6 7 8 9
RENAULT Emmanuel 1 2
RENAUT Alain 1 2 3
RIVELAYGUE Jacques 1 2
SANDKÜHLER Hans Jörg 1
SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50
51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81
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SCHNELL Alexander 1
SCHOPENHAUER Arthur 1
SCHULZ Walter 1 2
SCHULZE Gottlob Ernst 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
SELLARS Wilfrid 1
SEXTUS EMPIRICUS 1 2
SIEP Ludwig 1 2
SOUCHE-DAGUES Denise 1 2
SPINOZA Baruch 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29
STANGUENNEC André 1 2
STERN Robert 1 2
SUAREZ Francisco 1
TAYLOR Charles 1
THALÈS 1 2 3 4
THEUNISSEN Michael 1
THOMAS-FOGIEL Isabelle 1 2 3 4
TILLIETTE Xavier 1 2 3
VAYSSE Jean-Marie 1 2 3
VERNEAUX Roger 1
VETÖ Miklos 1 2 3
VOLLRATH Ernst 1
VUILLEMIN Jules 1 2
WARTENBERG Thomas E. 1
WITTGENSTEIN Ludwig 1
WOLFF Christian 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
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