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L’idéalisme hégélien
CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche – 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2013
ISBN : 978-2-271-07631-1
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Introduction
Note méthodologique
Chapitre I - Ontologie
Chapitre II - Réflexion
Bibliographie
CNRS philosophie
Index Nominum
Achevé
Introduction
1. Il s’agit d’une reprise modifiée de la première partie d’une thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’université Paris I –
Panthéon-Sorbonne, sous la direction de M. Jean-François Kervegan. Les membres du jury étaient : MM. Bernard Bourgeois,
Franck Fischbach, Jean-François Kervegan, Bernard Mabille, André Stanguennec. Nous leur adressons nos plus vifs
remerciements pour leurs remarques et critiques à ce travail. Les maladresses, inexactitudes et contresens que l’on ne manquera
pas d’y trouver relèvent, cela va sans dire, de notre seule responsabilité.
2. Cf. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 55 : « L’histoire de la
philosophie est comparable à l’art du portrait. Il ne s’agit pas de “faire ressemblant”, c’est-à-dire de répéter ce que le philosophe a
dit, mais de produire la ressemblance en dégageant à la fois le plan d’immanence qu’il a instauré et les nouveaux concepts qu’il a
créés. »
3. Exigence dont l’ouvrage désormais classique de Gérard LEBRUN, La patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien,
Paris, Gallimard, 1972, constitue la réalisation la plus remarquable.
4. Citons toutefois : Robert B. PIPPIN, Hegel’s Idealism, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Karl AMERIKS,
« Hegel and Idealism », The Monist, n° 74 (3), 1991 ; Thomas E. WARTENBERG, « Hegel’s Idealism : The Logic of
Conceptuality », in F. Beiser (éd.), The Cambridge Companion to Hegel, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ;
Vittorio HÖSLE, Hegels System. Der Idealismus der Subjektivität und das Problem der Intersubjektivität, Hamburg, Meiner, 1998² ;
Robert STERN, « Hegel’s Idealism », in F. Beiser (éd.), The Cambridge Companion to Hegel and Nineteenth Century Philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
5. Cf. Rolf-Peter HORSTMANN, Les Frontières de la raison, trad. Ph. Muller, Paris, Vrin, 1998, p. 19 : « Les philosophes
concernés par cette classification n’ont eux-mêmes nullement été convaincus de travailler à un projet unitaire. Tout au contraire :
chacun […] a tenu les tentatives philosophiques des auteurs qu’on lui associe […] ou bien pour complètement manquées ou pour
extraordinairement limitées. »
6. Selon l’expression consacrée par Walter Bryce GALLIE, « Essentially contested concepts », Proceedings of the
Aristotelian Society, vol. 56, 1956, p. 167-198.
Note méthodologique
Œuvres de Hegel
1. Éditions allemandes.
a. Œuvres complètes.
b. Œuvres séparées.
2. Traductions françaises.
Ontologie
« Heureux temps pour la métaphysique où l’on se
préoccupait d’elle à la cour, et où, pour prouver
ses propositions, il n’était besoin que de
comparer des feuilles d’arbre ! »
Hegel, Science de la logique
I
Aux yeux de Hegel, le projet ontologique appartient au passé. Un tel
jugement peut s’entendre en divers sens. À un premier niveau, tout d’abord,
l’ontologie a pour objet ce que Hegel, au début de la Doctrine de l’essence,
nomme « l’être passé, mais intemporellement passé1 » : à ce titre, elle se
présentera formellement comme « la théorie des déterminations abstraites de
l’essence2 ». À un second niveau, une telle étude dédiée au passé éternel de
l’être se trouve elle-même renvoyée, en son statut et en sa vocation, à une
forme désormais révolue de la pensée philosophique. Aussi l’ontologie est-
elle toujours présentée comme étant la pensée « d’autrefois3 » (vormalig) ou
« du temps jadis4 » (sonstig) ; partout, dans le propos hégélien à son sujet,
domine le thème de la caducité, de la péremption :
« Ce qu’avant cette période on appelait métaphysique a été pour ainsi dire
extirpé radicalement et a disparu de la liste des sciences. Où les voix de
l’ontologie d’antan <der vormalige Ontologie> […] se font-elles encore
entendre ? Où leur est-il loisible de se faire entendre5 ? »
II
D’un point de vue comptable, l’ontologie n’a guère droit de cité dans
l’œuvre hégélienne : tout au plus une quinzaine d’occurrences, renvoyant
toujours à la préhistoire philosophique du Système de la Science. Une telle
parcimonie terminologique, s’agissant de l’auteur de la Science de la logique,
a de quoi étonner. Là où Kant lui-même, qui était pourtant un farouche
adversaire de la métaphysique dogmatique, se laissait encore aller à user cum
grano salis de cette appellation pour évoquer la dimension apriorique et
universelle de sa philosophie transcendantale11 (voir infra), jamais – la chose,
à notre connaissance, n’a guère été soulignée – Hegel ne daigne qualifier sa
propre démarche d’« ontologique ». Jamais non plus il ne juge utile, comme
c’est parfois le cas de Kant lui-même12, de justifier un tel refus de recourir à
ce label traditionnel pour rendre compte de son propre projet : là où le
criticisme s’édifie encore dans une tension ambiguë et fructueuse avec la
metaphysica generalis du passé, le hégélianisme, quant à lui, n’accorde
même pas au projet ontologique la dignité minimale d’un repoussoir. Tout
juste ce projet parvient-il à trouver une infime place dans ces marginalia du
système que sont les préfaces ou les « concepts préliminaires », dès lors qu’il
ne s’agit que de fournir quelques indications superficielles sur la situation
extérieure de la spéculation hégélienne, dans un discours qui relève
uniquement de l’entendement ratiocinant, non de la « Chose même ». C’est
seulement lorsque le discours spéculatif consent à retomber dans l’élément de
la représentation afin de rendre compte de façon informelle de ce qui l’a
historiquement précédé que l’ontologie, furtivement, apparaît sur le fond de
la scène hégélienne, cantonnée aux coulisses discrètes de la tragédie de
l’absolu.
Une telle marginalisation de l’ontologie s’explique d’abord par le fait que
cette notion a dans le système hégélien une fonction de caractérisation des
positions pré-hégéliennes qui la rend impropre – en dépit de
l’autocompréhension du hégélianisme comme suppression conservante
(Aufhebung) des philosophies passées – à désigner la nature ou l’orientation
de ce système. Pour Hegel, l’ontologie est toujours celle des autres, jamais la
sienne. Mais ces autres, qui sont-ils ? Essentiellement ceux qui, de fait,
usèrent le plus généreusement de ce vocable relativement récent13 pour
qualifier leur propre démarche philosophique : les tenants de ce qu’on a
appelé « l’ancienne métaphysique » leibnizo-wolffienne14. Dans l’économie
globale de l’histoire hégélienne de la philosophie, l’ontologie incarne une
étape déterminée de la pensée philosophante, celle que découpe
rétrospectivement la rupture empirico-kantienne en substituant une enquête
réflexive sur les capacités de l’entendement humain à la « démarche naïve qui
renferme, encore sans la conscience de l’opposition de la pensée en et contre
elle-même, la croyance que, grâce à la réflexion, la vérité est connue, et ce
que les objets sont véritablement, amené devant la conscience15. »
Au sein de la topique hégélienne, le lieu de l’ontologie est
essentiellement prékantien, marqué par une certaine innocence métaphysique,
en deçà du partage instauré par la réflexion transcendantale entre l’en-soi et le
pour-nous, en deçà du distinguo empiriste de l’esse et du percipi. Ce lieu
intellectuel est comme l’enfance de toute pensée, il coïncide avec le geste
inaugural de l’intelligence humaine émergeant à peine de son irréflexion
primitive, ce pourquoi « toute philosophie à son commencement, toutes les
sciences, et même les agissements quotidiens de la conscience, vivent dans
cette croyance16. » Mais affirmer cela revient à révéler une autre localisation
de l’ontologie, localisation dont on pourrait dire qu’elle n’est plus historique,
mais épistémologique.
Du point de vue hégélien, l’ontologie n’a pas seulement partie liée avec
une phase déterminée – et révolue – de la métaphysique, elle constitue aussi –
et avant tout – le développement philosophique d’une structure permanente
de l’esprit humain qui est susceptible de s’actualiser à tout moment selon
diverses modalités : en effet, « cette métaphysique n’est […] quelque chose
d’ancien que relativement à l’histoire de la philosophie ; prise pour elle-
même, elle est d’une façon générale toujours présente, elle est la simple
vision d’entendement <Verstandesansicht> des objets de raison17. » La
dimension rétrospective du regard hégélien sur la métaphysique précritique
s’avère ainsi secondaire en regard d’une primitivité anhistorique de cette
disposition primitive de l’entendement humain dont cette métaphysique
constituera pour ainsi dire la caisse de résonance.
De même que pour Kant, la « Metaphysik als Wissenschaft » ne se
comprenait en sa nécessité interne que si on la considérait comme le
développement spéculatif de la « Metaphysik als Naturanlage18 », de même
la « vormalige Metaphysik » constitue selon Hegel l’excroissance
philosophique d’une disposition originelle de l’entendement humain. Ce que
nous autres, post-kantiens, appelons « ancienne métaphysique » n’est ainsi
que la partie émergée d’une « croyance » intemporelle, croyance qui aurait à
voir non plus avec une époque datée de l’historiographie philosophique, mais
avec ce qu’une analyse réflexive révélera comme étant une orientation
intellectuelle spontanée qui est inhérente à toute conscience. C’est donc au
carrefour de l’histoire de la philosophie moderne et d’une théorie réflexive de
la conscience commune que va s’exposer la caractérisation hégélienne du
statut de l’ontologie.
III
Si l’on se place au point de vue de l’histoire de la philosophie,
l’Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure coïncide
explicitement avec la mise en crise de la démarche ontologique, notamment
telle que l’entendaient les tenants de la pensée leibnizienne dans l’Allemagne
du XVIIIe siècle19. Là où Kant lui-même définissait encore l’ontologie, par
exemple dans l’Annonce sur le programme des leçons pour le semestre
d’hiver 1765-1766, comme « la science des propriétés générales de toutes les
choses20 », induisant un réalisme métaphysique qui restait dans les parages
du modèle wolffien21, la Critique de la raison pure stipule quant à elle que
« ses principes [de l’entendement] sont simplement des principes de
l’exposition des phénomènes, et le nom orgueilleux d’une ontologie, qui
prétend donner des choses en général des connaissances synthétiques a
priori, dans une doctrine systématique (par exemple le principe de causalité),
doit faire place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement
pur22 ».
On pourrait être tenté de ne voir là qu’une remise en cause pure et simple
du statut de l’ontologie, destituée de sa prétention à énoncer sub specie
aeternitatis les prédicats universels de l’être, au profit d’une réorientation
épistémologique de la philosophie transcendantale23 ; en fait, il s’agissait
moins pour Kant de rejeter la définition classique de la métaphysique
générale – quand bien même le statut théorique de l’ontologie se verrait
totalement bouleversé, dès l’Esthétique transcendantale, par l’introduction
d’une phénoménalité en partie rétive à la logicisation, car irréductiblement
donnée dans l’intuition sensible – que de la refondre à l’intérieur du cadre
transcendantal défini par la critique afin d’en accomplir la réorientation
théorique24. Une telle réorientation va permettre d’envisager l’ontologie non
plus comme une théorie des déterminations de l’être considéré en lui-même,
mais comme une théorie des concepts qui permettent de structurer notre
expérience de façon à ce qu’elle soit pour le philosophe ce qu’elle est
effectivement pour toute conscience, à savoir une expérience d’objet.
Tout en demeurant une science de l’a priori et en conservant par là même
une certaine primauté par rapport aux autres sciences, la métaphysique
générale telle que Kant la conçoit ne peut plus avoir pour contenu les
déterminations de l’être, mais les conditions de l’objectivité en général :
autrement dit, le transcendantal, ce n’est plus simplement, comme au temps
de la scolastique médiévale, ce qui constitue une détermination universelle et
intrinsèque de l’étant, mais c’est désormais – et le changement est de taille –
« l’a priori en tant qu’objectivant25 ». Plusieurs textes de Kant permettent
d’étayer cette perspective en articulant de façon novatrice l’acception
classique du terme « ontologie » et le nouveau cadre transcendantal défini par
la démarche critique. Par exemple :
« L’ontologie est cette science (formant une partie de la métaphysique) qui
constitue un système de tous les concepts et des principes de l’entendement,
mais seulement dans la mesure où ils portent sur des objets qui peuvent être
donnés aux sens et donc être justifiés par l’expérience. Elle ne touche pas au
suprasensible, qui est cependant la fin ultime de la métaphysique, et
n’appartient donc à cette dernière que comme propédeutique, comme entrée
ou vestibule de la métaphysique proprement dite, et elle est nommée
philosophie transcendantale parce qu’elle renferme les conditions et les
premiers éléments de toute notre connaissance a priori26. »
Après avoir été comprise dans un premier temps en référence à son sens
traditionnel, l’ontologie comme metaphysica generalis ou science de
l’aliquid en général se mue, au sein de cette véritable « métaphysique de la
métaphysique27 » qu’est la philosophie critique, en science des conditions de
l’expérience en général : désormais ravalée au rang de « propédeutique » à la
métaphysique, elle se contente de présenter la grammaire a priori de
l’expérience possible, en perdant cette fascinante intimité avec l’être qui
faisait jusqu’alors son prestige. Hors d’un tel contexte transcendantal, la visée
ontologique, faute de prendre en compte la dimension simplement
référentielle de ce « quelque chose » dont elle entendait énoncer l’universelle
logicité, se trouve fatalement menacée par le non-sens28.
Dans l’histoire récente de l’ontologie, l’Analytique transcendantale
constitue sans nul doute un tournant de première importance, dans la mesure
où en elle s’opère le rattachement inflexible de la prédication ontologique aux
seules conditions de l’expérience possible : dans ce cadre, les catégories ne
sont plus les caractéristiques de l’être lui-même, mais les prédicats
internalisés d’une subjectivité transcendantale qui devient le support formel
d’une « ontologie transcendantalisée29 » ou d’une « ontologie critique30 ».
Kant peut dès lors identifier cette ontologie remodelée selon les exigences du
criticisme à la « philosophie transcendantale31 », tout en ayant soin de
marquer ses distances avec l’acception classique – désormais périmée – du
terme :
« Il ne serait pas convenable à cette science de s’appeler ontologie, car cela
signifierait que nous aurions les choses pour objet <Gegenstand>. […] Le
nom d’ontologie n’est pas approprié, car à l’en croire il semble que la science
en question aurait un objet particulier, là où elle n’a que la raison elle-même
pour objet et où elle ne regarde que les concepts fondamentaux et les principes
de l’entendement et de la raison purs. Le nom approprié pour cette science est
donc celui de philosophie transcendantale. […] Seule la considération de la
possibilité de la connaissance de notre raison pure est transcendantale32. »
IV
À en croire Hegel, « la philosophie critique a en commun avec
l’empirisme, d’admettre l’expérience comme l’unique sol des
connaissances41 ». Semblable communauté de vue possède une portée
autrement plus importante que ne le laisserait supposer la trace visible de
l’héritage empiriste dans la pensée kantienne : au-delà des affinités déclarées,
l’empirisme lègue à Kant bien plus qu’un critère d’évaluation des
connaissances de l’esprit humain. En deçà du grand partage de l’empirique et
du transcendantal, c’est bien pour Hegel une même image de la pensée qui
circule de Hume à Kant42, image qui rend possible la remise en cause des
prétentions ontologiques de la philosophie en vertu d’une entente commune
sinon de la nature, du moins du rôle théorique de l’expérience comme étalon
de la validité de toute connaissance. Toute la question est alors de savoir si
une telle image de la pensée est à la mesure de l’objet dont elle a rendu
possible la circonscription critique.
L’étude du cadre de pensée empiriste nous met sur la voie d’une réponse
clairement négative à cette question. Pour Hegel, l’empirisme manque
nécessairement son objet – l’expérience – en le réduisant, par une secrète
décision de pensée qui s’avère selon lui aussi arbitraire qu’hasardeuse, au
critère de la perception :
« Le scepticisme de Hume prend pour base la vérité de l’empirique, du
sentiment, de l’intuition, et conteste à partir de là les déterminations et lois
universelles, pour cette raison qu’elles ne sont pas justifiées par la perception
sensible43. »
Ce point de vue, que Kant considère comme allant de soi (tout comme il
considérait comme allant de soi la représentation normative de la scientificité
que lui procuraient les sciences empiriques de son temps72), conditionne de
manière décisive le rapport de la Critique à l’expérience et aux catégories :
l’expérience y est appréhendée de façon statique comme un ensemble de
phénomènes, et les catégories y sont saisies comme des concepts simplement
trouvés en nous73 qui n’ont de sens et de consistance que lorsqu’ils se
trouvent appliqués à l’expérience. La connaissance, dans ce contexte, ne
saurait être qu’un instrument permettant de rejoindre l’expérience par le biais
des catégories, elle ne peut être conçue que comme un moyen ou comme un
outil certes extérieur à l’expérience (en vertu de son apriorité), mais
inexorablement voué à se soumettre à son verdict. Là encore, par cet
alignement de la théorie de la connaissance sur le modèle instrumentaliste qui
gouverne d’ordinaire la sphère technique, Kant se fait bien malgré lui le
héraut de ce que Hegel identifie comme étant la conception « naturelle » du
savoir :
« C’est une représentation naturelle que celle selon laquelle, avant d’accéder,
en philosophie, à la Chose elle-même, c’est-à-dire à la connaissance effective
de ce qui est en vérité, il serait nécessaire de s’entendre préalablement sur la
connaissance, que l’on considère comme l’instrument par lequel on
s’emparerait de l’absolu ou comme le moyen à travers lequel on l’apercevrait.
[…] Si l’absolu ne devait guère qu’être rapproché de nous au moyen de l’outil,
sans que rien ne fût changé en lui, comme, si l’on veut, l’oiseau se trouve
l’être au moyen de la glu, il irait bien, s’il n’était pas et ne voulait pas être, en
et pour lui-même, déjà auprès de nous, se moquer de cette ruse74. »
V
Il est d’usage, que ce soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, de
considérer la logique de Hegel comme une ontologie à part entière, dans le
droit fil des « noétiques » du passé, voire comme l’apogée de l’histoire de
l’ontologie80. De fait, si l’on s’en tient à la caractérisation classique – et fort
générale – de l’ontologie comme « science de l’être en tant qu’être », il est
sans doute loisible d’estimer que « si Hegel n’a pas écrit d’ontologie, c’est
bien d’ontologie qu’il est question – dernier feu d’artifice avant l’avènement
de la grisaille épigonale – dans la Science de la logique81 », dans la mesure
même où « tout le monde peut constater qu’il est question de l’être dans le
commencement de cet ouvrage, puisque la doctrine de l’être, première partie
de la Logique objective (dont la deuxième partie est la doctrine de l’essence),
en constitue le premier livre82 ». Et si, au terme du parcours logique, l’idée
absolue en vient à se substituer à l’être initial, c’est au sens d’un
« achèvement » de celui-ci, « qui n’est pas seulement l’achèvement de la
Science de la logique. Il est l’achèvement de l’ontologie83 ». Déjà Schelling,
tandis qu’il jetait les fondations de sa philosophie positive, avait jugé
opportun d’insister sur la profonde homogénéité du projet hégélien et de ses
antécédents scolastiques, en considérant la logique hégélienne comme un
simple aménagement de la metaphysica generalis en vogue jusqu’au
XVIIIe siècle :
De fait, « le sujet comme tel est d’abord seulement une espèce de nom ;
car ce qu’il est, c’est seulement le prédicat qui l’exprime » ; ou encore : « ce
qu’un tel sujet est, selon le concept, n’est présent que dans le prédicat139 ».
Loin que les deux pôles de la proposition prédicative se définissent pour eux-
mêmes dans une indifférence mutuelle, ils n’échappent à la contingence
nominale qu’en s’articulant de manière hiérarchisée, le sujet ne se
déterminant que par et comme le mouvement dialectique des prédicats. Or
d’une telle compréhension spéculative de sa structure grammaticale, « la
forme de la proposition, ou, de manière plus déterminée, du jugement, est
impropre à exprimer ce qui est concret – et le vrai est concret – et spéculatif ;
le jugement est, par sa forme, unilatéral et, dans cette mesure, faux140. » La
relativisation hégélienne du statut logique du jugement emporte avec elle la
métaphysique qui en a consacré la primauté : le piège de la conception
traditionnelle du langage prédicatif se referme sur le sens commun
philosophant, accusé d’un excès de complaisance à l’égard de la
représentation quotidienne de l’énonciation théorique. Empêtrée dans les
rigidités abstraites de la forme judicative, et faute d’avoir thématisé en toute
lucidité les implications d’une telle abstraction, l’ancienne métaphysique, en
lieu et place de spéculation, se voit acculée au dogmatisme.
VI
Semblable accusation de dogmatisme n’est pas nouvelle. Déjà Kant,
faisant fond sur l’acception sceptique du terme141, voyait dans la
métaphysique leibnizienne une position typiquement dogmatique, coupable
avant tout d’un mauvais usage de nos facultés de connaissance. Un tel
mésusage trouve à s’expliquer par la référence psychologique à une
« confiance aveugle dans le pouvoir qu’a la raison de s’étendre a priori, sans
critique, par de purs concepts, uniquement soucieuse de son succès
apparent142 », confiance à laquelle est venue répondre comme sa contrepartie
fatale la « défiance universelle » du scepticisme :
« Par dogmatisme de la métaphysique, notre critique entend une confiance
universelle en ses principes, sans critique préalable du pouvoir même de la
raison, et qui n’a pour cause que son seul succès. Mais, par scepticisme, elle
entend la défiance universelle que l’on conçoit sans critique préalable à
l’égard de la raison pure, en raison du seul insuccès de ses affirmations143. »
Semblable défiance, qui s’est avérée tout aussi excessive que ce à quoi
elle s’opposait, devait à ce titre s’effacer devant la défiance sélective et
provisoire du criticisme, lequel incarne au sein de l’histoire kantienne de la
philosophie une authentique « médiété » philosophique144, à mi-chemin des
excès symétriques du dogmatisme et du scepticisme :
« Le criticisme du procédé en tout ce qui appartient à la métaphysique (le
doute suspensif) est au contraire la maxime d’une défiance universelle vis-à-
vis de toutes les propositions synthétiques de celle-ci, jusqu’à ce qu’ait été
aperçu un fondement universel de leur possibilité dans les conditions
essentielles de notre pouvoir de connaître145. »
Ainsi, dès lors qu’un système se fonde sur un principe, il est condamné à
la dogmatisation en vertu même de la finité d’un tel principe : « Si un terme
conditionné et qui ne consiste que dans l’opposition s’érige en absolu, il
devient, en tant que système, du dogmatisme170. » Emblème de ce penchant à
l’unilatéralité dont la représentation classique du système fut la consécration
involontaire, l’opposition rigide du vrai et du faux – opposition qui constitue
le dogme comme tel171 – vient parachever l’ossification de la forme
judicative chère à la métaphysique d’entendement, répétant la close
rédhibitoire de l’identité abstraite – A est identique à lui-même, donc
s’oppose à B comme à ce qui n’est pas lui – au niveau de la proposition tout
entière, et induisant par là un partage tranché entre vérité et fausseté :
« Cette métaphysique devint du dogmatisme parce qu’il lui fallut admettre,
suivant la nature des déterminations finies, que de deux affirmations opposées
[…] l’une devait nécessairement être vraie, mais l’autre fausse172. »
VII
S’agissant de l’ontologie, Hegel n’entend nullement s’en tenir à un
verdict strictement négatif : une fois exposés les motifs qui rendent illégitime
la prétention de l’ontologie à tenir le rôle d’une authentique prima
philosophia au sein du projet spéculatif moderne, la place demeure vacante,
en attente d’être pourvue par un meilleur prétendant. Mais qui pourrait
prétendre se substituer légitimement à l’ontologie ? La réponse est malaisée,
elle n’exigera rien de moins que l’ensemble de la Science de la logique pour
prendre une forme satisfaisante. Dans la « division générale de la logique »,
Hegel amorce un tel basculement vers le dépassement de l’ontologie
classique, sous la forme encore énigmatique d’une substitution :
« La logique objective prend donc plutôt la place de la métaphysique
d’autrefois, laquelle était l’édifice scientifique portant sur le monde, qui devait
être exécuté seulement par des pensées. – Si nous considérons l’ultime figure
de l’élaboration de cette science, c’est premièrement et de façon immédiate
l’ontologie dont la logique objective prend la place189. »
3. SL I, préface, p. 1 ; W 5, p. 13. Voir aussi W 4, p. 407 et SL I, Division générale, p. 37 ; W 5, p. 61, où l’ontologie est
présentée comme la première partie de la « vormaligen Metaphysik ».
4. Über den Unterricht in der Philosophie auf Gymnasien, W 11, p. 37 (TP, p. 159).
5. SL I, préface, p. 1 ; W 5, p. 13.
8. Il faudrait ajouter à ce duo de fossoyeurs le nom de Jacobi. Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel
présente la triple critique des catégories mobilisées par l’ancienne métaphysique en insistant sur la complémentarité de leurs
angles d’attaque respectifs : « Hume s’oppose à l’universalité et à la nécessité de ces déterminations, Jacobi à leur finité ; Kant
s’oppose à leur objectivité » (LHP 7, « Kant », p. 1855 ; W 20, p. 335).
11. Cette réappropriation du terme, corrélative de celle du terme « transcendantal », est particulièrement nette dans les
cours que KANT a consacrés à la métaphysique : « L’ontologie est la théorie élémentaire de tous les concepts que mon
entendement ne peut avoir qu’a priori. La première et la plus importante question de l’ontologie est de savoir comment sont
possibles des connaissances a priori » (Leçons de métaphysique [LM], trad. M. Castillo, Paris, LGF, 1993, section « Ontologie »,
p. 133 ; Vorlesungen über die Metaphysik [VM], hrsg. von K. H. Schmidt, Roβwein, Pflugbeil, 1924, p. 13). Comme le note
Monique CASTILLO dans la présentation de sa traduction, « le texte du cours transforme la signification traditionnelle de
l’ontologie en lui donnant pour concept suprême, au lieu de l’être, l’objet en général. Plutôt qu’une science de l’être en soi,
l’ontologie désigne un savoir des fondements de la connaissance » (op. cit., p. 54).
12. Cf. KANT, Metaphysik Volckmann, AK XXVIII 2.1, 391 : « Le nom d’ontologie n’est pas approprié, car à l’en croire il
semble que la science en question aurait un objet particulier, là où elle n’a que la raison elle-même pour objet et où elle ne
regarde que les concepts fondamentaux et les principes de l’entendement et de la raison purs. Le nom approprié pour cette science
est donc celui de philosophie transcendantale. »
13. Rappelons que le terme « ontologie » apparaît en 1613, dans l’article « Abstractio » du Lexicon philosophicum de
Rudolf Goclenius (Göckel), désignant la philosophie de l’être ou des transcendantaux. Sur cette question, on se reportera à
l’enquête minutieuse de Jean-François COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, p. 410-412 et 449-
457.
14. Pour mémoire, citons : Chr. WOLFF, Philosophia prima sive Ontologia (1729) ; A. G. BAUMGARTEN, Metaphysica (1757).
Comme le rappelle Jean-François COURTINE, « c’est principalement Ch. Wolff et son disciple Baumgarten qui contribuèrent à
“vulgariser” le terme d’“ontologie”, et c’est par leur intermédiaire, en tout cas, qu’il passe à Kant et à Hegel » (Suarez et le
système de la métaphysique, op. cit., p. 438). Attirons cependant l’attention, une nouvelle fois, sur le fait que le terme ne
« passe » pas de la même manière à Kant et à Hegel : tandis que Kant use parfois du terme pour décrire son propre projet
philosophique, Hegel se contente de l’utiliser pour parler de la philosophie précritique.
16. Ibid.
18. KANT, Critique de la raison pure [CRP], introduction, B 21. Rappelons que WOLFF lui-même concevait l’ontologie
scolastique comme la mise en forme rigoureuse de l’ontologia naturalis : « Notiones ontologicae confusae vulgares constituunt
quandam ontologiae naturalis speciem. […] Scholasticos ontologiam naturalem magis completam effecisse » (Ontologia, § 21-
22). Sur cette question, cf. Étienne GILSON, L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1981³, p. 169-170, Jean ÉCOLE, La métaphysique de
Christian Wolff, in Ch. Wolff, Gesammelte Werke, III, 12.1, Hildesheim, Olms, 1990, p. 53 et Michel PUECH, Kant et la causalité,
Paris, Vrin, 1990, p. 76-82.
19. Aux yeux de Kant, une telle mise en crise ne s’inscrit pas dans une authentique histoire de la métaphysique, au sens
d’une « temporalité qualitativement différenciée » constituant la base de tout progrès autre que contingent (sur ce point, cf.
Antoine GRANDJEAN, « Kant historien de la métaphysique : un progrès sans histoire », Recht und Frieden in der Philosophie Kants,
hrsg. V. Rohden et al., Berlin, Walter de Gruyter, 2008, p. 3-13).
20. KANT, Annonce de M. Emmanuel Kant sur le programme de ses leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766, trad. J.
Ferrari, in Œuvres philosophiques I [OP I], Paris, Gallimard, 1980, p. 518 ; AK II, 309.
21. Rappelons que selon WOLFF, l’ontologie est « la partie de la philosophie qui s’occupe de l’étant en général et des
affections générales des étants » (Discours préliminaire sur la philosophie en général [DPP], § 73, trad. Th. Arnaud et al., Paris,
Vrin, 2006, p. 121). La tonalité leibnizo-wolffienne de la définition kantienne s’explique notamment par le fait que Kant, dans ses
cours, suit les manuels de l’école wolffienne, ce qui l’amène fatalement à en épouser la terminologie.
22. KANT, CRP, trad. A. Delamarre et F. Marty, in OP I, p. 977, A 247/B 303 (nous soulignons).
23. Cette thèse, on le sait, a été défendue par Hermann COHEN. Dans La théorie kantienne de l’expérience (trad. E. Dufour
et J. Servois, Paris, Cerf, 2001, p. 113), l’auteur oriente résolument la problématique kantienne vers l’examen de la science
physique, au détriment de la métaphysique : « Le problème de Kant est donc avant tout l’examen et la caractérisation de la valeur
de la connaissance et du fondement de la certitude de la science newtonienne de la nature. » Pour une critique conséquente de ce
point de vue fort réducteur, cf. Gérard LEBRUN, Kant et la fin de la métaphysique, Paris, LGF, 2003², chapitre 1, notamment p. 27-
34.
24. Sur ce point, cf. Jean-Marie VAYSSE, Le vocabulaire de Kant, Paris, Ellipses, 1998, p. 36 : « Il ne s’agit pas de détruire
la métaphysique, mais de procéder à sa refondation en dégageant le problème de fond de la raison pure comme étant celui de la
possibilité des jugements synthétiques a priori. […] La philosophie transcendantale a donc une signification ontologique, car elle
détermine le sens de l’être comme objectivité. Cette réduction de l’ontologie à une théorie de l’objectivité permet de la concevoir
comme fondamentale, car elle rend compte du mode de phénoménalité de l’être sous forme d’objet pour une raison finie, c’est-à-
dire assignée aux conditions subjectives de la sensibilité ».
25. Cf. Bernard BOURGEOIS, La philosophie allemande classique, Paris, PUF, 1995, p. 61 : « Les scolastiques entendaient
par “transcendantal” une détermination universelle de ce qui est, de l’étant (être une chose, un vrai, un bien…). Kant traduit
“universel” par a priori et “étant” par objectif : le transcendantal, c’est l’a priori en tant qu’objectivant. »
26. KANT, Progrès de la métaphysique depuis le temps de Leibniz et de Wolff [PM], trad. J. Rivelaygue, Œuvres
philosophiques III [OP III], Paris, Gallimard, 1986, p. 1216 ; AK XX, 260. Voir aussi Réfl. 5936 ; AK, XVIII, 394 :
« L’ontologie est la science des choses en général, c’est-à-dire de la possibilité de notre connaissance des choses a priori
indépendamment de l’expérience. Or elle ne peut rien nous enseigner concernant les choses en soi, elle ne le peut qu’à propos des
conditions a priori sous lesquelles nous pouvons connaître des choses dans l’expérience en général, c’est-à-dire à propos des
conditions de possibilité de l’expérience. »
27. Lettre à Marcus Herz, 11 mai 1781, trad. J. Rivelaygue, Œuvres philosophiques II [OP II], Paris, Gallimard, 1985, p. 5
(AK X, 269).
28. Cf. Gérard LEBRUN, Kant et la fin de la métaphysique, op. cit., p. 96 : « Toute ontologie ne peut être qu’une
fantasmagorie, puisqu’elle prend pour domaine ce qui n’est que le point de référence des catégories : le quelque chose en général.
C’est parce qu’elle a conféré au préalable une objectivité à cette forme qu’elle se donne pour un savoir. »
29. Selon l’expression heureuse d’Erich ADICKES, « Lose Blätter aus Kants Nachlaß », Kant-Studien, 1, 1897, p. 245 (« eine
transcendentalisierte Ontologie »).
30. Cette formule – qui n’est qu’en apparence oxymorique – se trouve explicitée notamment dans Michel PUECH, Kant et la
causalité, op. cit., p. 355-361 et François-Xavier CHENET, L’Assise de l’ontologie critique : l’esthétique transcendantale, Lille,
Presses Universitaires de Lille, 1994.
31. « L’ontologie est la science qui contient les concepts a priori pour la connaissance des choses. On l’appelle aussi
philosophie transcendantale. » (Metaphysik Dohna, 1792-1793, AK XXVIII 2.1, 617) Comme souvent, la classification kantienne
est assez flottante : là où l’Architectonique de la raison pure identifie bien « philosophie transcendantale » et « ontologia » (OP I,
p. 1394, A 845/B 873), Kant peut affirmer ailleurs que « la philosophie transcendantale a deux parties : une critique de la raison
pure, et une ontologie » (Réfl. 5130 ; AK, XVIII, 100).
39. Ibid., Add. § 47, p. 504 ; W 8, p. 126. Cf. également ibid., § 47R, p. 306-307 ; W 8, p. 125 : « On peut considérer
comme un bon résultat de la critique kantienne le fait que la réflexion philosophique sur l’esprit a été libérée de l’âme-chose, des
catégories et par là des questions sur la simplicité ou l’être composé, la matérialité, etc., de l’âme. – Pourtant, le point de vue vrai
concernant le caractère inadmissible de telles formes ne va pas être, même pour l’entendement humain ordinaire, celui selon
lequel elles sont des pensées, mais bien plutôt celui selon lequel de telles pensées, en et pour elles-mêmes, ne contiennent pas la
vérité. […] Le contenu de la pensée pour lui-même ne vient pas ici en discussion. »
40. Ibid., § 48R, p. 307-308 et Add. § 48, p. 504 ; W 8, p. 126-128. Sur la critique hégélienne des Antinomies, cf. Martial
GUÉROULT, « Le jugement de Hegel sur l’Antithétique de la raison pure », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 38, 1931,
p. 413-439 et Gérard LEBRUN, « L’Antinomie et son contenu », rééd. O. TINLAND (dir.), Lectures de Hegel, Paris, LGF, 2005,
p. 349-395. Voir aussi F & S, p. 117 ; W 2, p. 319-320, SL I, p. 174 ; W 5, p. 217 et LHP 7, « Kant », p. 1872 ; W 20, p. 356.
42. Le regroupement, dans le « Concept préliminaire » de la Science de la logique de l’Encyclopédie, des deux appellations
dans une même « Stellung des Gedankes zur Objektivität » en est l’indice le plus manifeste. Notre interprétation d’un tel
regroupement s’écarte ici de celle proposée par Bernard MABILLE, qui néglige la référence à l’empirisme au profit de l’alternative
entre dogmatisme et scepticisme (Hegel, Heidegger et la métaphysique, Paris, Vrin, 2004, p. 179). Une telle lecture présente
selon nous le défaut de substituer à la classification hégélienne une typologie kantienne de l’histoire de la philosophie : Hegel ne
nous parle point au premier chef de l’enchaînement du dogmatisme et du scepticisme (notions qui prendront ensuite – §§ 79-80 –
la forme quintessenciée du moment de l’entendement et du moment dialectique), mais du passage de la métaphysique à
l’empirisme et au criticisme. Ce qui l’intéresse ici est le problème du rapport de la pensée à l’objectivité (problème posé aux § 24-
25), non celui des limites de la connaissance.
44. Cf. par exemple HUME, Enquête sur l’entendement humain, 5e section, trad. D. Deleule, Paris, LGF, 1999, p. 109-110 :
« Si nous examinons les arguments que, dans l’une quelconque des sciences ci-dessus mentionnées, l’on suppose être les effets
du raisonnement et de la réflexion, nous trouverons qu’ils se terminent en fin de compte à quelque principe ou conclusion
générale, à laquelle nous ne pouvons assigner d’autre raison que l’observation et l’expérience. […] C’est l’expérience qui sert de
fondement à notre inférence et conclusion. »
45. Cf. HUME, Traité de la nature humaine, I, I, I, trad. Ph. Baranger et Ph. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 41 ;
« Toutes les perceptions de l’esprit humain se ramènent à deux espèces distinctes que j’appellerai impressions et idées. La
différence entre elles se trouve dans le degré de force et de vivacité <force and liveliness> avec lequel elles frappent l’esprit et se
frayent un chemin dans notre pensée ou notre conscience. »
46. Enc. 1830 – PE, § 442R, p. 237 ; W 10, p. 235. Sur la critique hégélienne de « l’empirisme scientifique » et de ses
postulats épistémologiques, cf. Emmanuel RENAULT, Hegel. La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 168 sq.
48. PP, p. 75 ; W 4, p. 114. Voir aussi Enc. 1830 – PE, § 421, p. 226 ; W 10, p. 210 : « Cette liaison du singulier et de
l’universel est un mélange, parce que le singulier est un être se trouvant au fondement et persiste ferme face à l’universel auquel il
est, en même temps, relié. »
49. Selon Victor DELBOS, l’empirisme « oublie seulement que, si nécessaire que soit l’analyse, elle n’est qu’un aspect de
l’explication, laquelle exige aussi la connexion et l’union. De l’analyse telle que l’empirisme la pratique, on peut dire ce que le
poète a dit de la chimie : “Hat dit Theile in ihrer Hand, Fehlt leider nur das geistige Band”. […] Si, par rapport à la vieille
métaphysique, l’empirisme a l’avantage de maintenir et de faire valoir les différences du réel, il a tout de même le défaut de
convertir ces différences en déterminations abstraites, isolées ou isolables » (De Kant aux postkantiens, Paris, Aubier-Montaigne,
1940, p. 118-119). La citation est empruntée au Faust de Goethe (v. 1938-1939). On la trouve reprise par Hegel dans l’addition
au § 246 de l’Encyclopédie (Enc. 1830 – PN, p. 344 ; W 9, p. 21).
50. Cette critique de l’insistance unilatérale de l’empirisme moderne sur les « relations disjonctives » au détriment des
« relations conjonctives » se retrouvera, dans un cadre théorique fort différent, dans les Essais d’empirisme radical de William
JAMES. Voir notamment l’essai 2, « Un monde d’expérience pure », sections I et II (trad. G. Garreta et M. Girel, Paris,
Flammarion, 20072, p. 59).
51. Cf. HUME, Traité de la nature humaine, I, IV, V, op. cit., p. 322 : « Puisque toutes nos perceptions sont différentes les
unes des autres et le sont aussi de tout le reste de l’univers, elles sont aussi distinctes et séparables, et peuvent être considérées
comme existant séparément, peuvent exister séparément et n’ont nul besoin de quoi que ce soit pour supporter leur existence.
Elles sont donc des substances, dans la mesure où cette définition [= quelque chose qui peut exister par soi-même] explique ce
qu’est une substance. »
52. Pour une reconstruction des trois premiers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit comme le déploiement d’une
séquence raisonnée d’arguments transcendantaux visant à exhiber la contradiction des prémisses empiristes avec la norme
épistémique d’un savoir vrai et universel de l’expérience, cf. Charles TAYLOR, « The Opening Arguments of the
Phenomenology », in A. MACINTYRE (éd.), Hegel : A Collection of Critical Essays, New York, Double Day and Company, 1972.
53. Cf. Bernard BOURGEOIS, « Présentation » à sa traduction de la Science de la logique de l’Encyclopédie, Paris, Vrin, 1970,
p. 81 : « Pour l’empirisme, le concret est le concret immédiat de l’expérience sensible ; mais, du fait de l’immédiateté de ses
déterminations, qui se donnent selon la pure diversité ou extériorité spatio-temporelle et donc ne sont pas médiatisées les unes
avec les autres pour constituer leur apparence d’unité en unité réelle, un tel concret est le contraire de lui-même, il est une simple
diversité d’éléments, qui semblent ainsi exister abstraction faite les uns des autres. Le concret empirique est par suite ce qu’il y a
de plus abstrait, il est ce qui est en chacun de ses éléments séparé de soi-même, abstrait de soi-même ; le concret de l’empirisme
est l’abstraction même. »
54. Ibid., § 38R, p. 300 ; W 8, p. 108-109 (nous soulignons). Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel
généralise ce trait à l’ensemble de l’empirisme moderne, « empirisme qui réfléchit, qui devient lui-même plus ou moins de la
métaphysique » (LHP 6, « Période de transition », p. 1660 ; W 20, p. 267).
55. Wilfrid SELLARS, Empirisme et philosophie de l’esprit, § 37, trad. F. Cayla, Combas, L’Éclat, 1992, p. 80 : « En
caractérisant comme connaissance un épisode ou un état, nous n’offrons pas une description empirique de cet épisode ou état,
mais nous le situons dans l’espace logique des raisons, des justifications et des aptitudes à justifier ce que l’on affirme. » Sellars
affirme sa proximité de vues avec Hegel, « ce grand adversaire de l’immédiateté », dans la critique de ce qu’il nomme le « mythe
du donné » (op. cit., § 1, p. 18).
56. Dans ses leçons sur Locke, Hegel parle significativement d’un « empirisme métaphysicisant <metaphysizierende
Empirismus> » (LHP 6, p. 1552 ; W 20, p. 223). L’empirisme est métaphysique dans la mesure où il exhibe des déterminations
universelles par l’analyse de l’expérience. En ce sens, empirisme et ancienne métaphysique fondationaliste partagent, au-delà de
leur clivage apparent, une même conception fondationnaliste de la connaissance : « la méthode, dans les deux manières de
philosopher, est (…) la même dans la mesure où en toutes deux on part de présuppositions comme de quelque chose de ferme »
(Enc. 1830 – SL, Add. § 38, p. 496 ; W 8, p. 110). Il reviendra à Hume de vendre la mèche en dévoilant les résultats sceptiques de
cette tentative contradictoire de fonder la science sur l’expérience : de la singularité de l’expérience à l’universalité et nécessité
des propriétés et lois empiriques, il n’y a pas de passage possible. « Hume a adopté le principe lockien de l’expérience, mais l’a
suivi de façon plus conséquente ; Hume a supprimé l’être-en-et-pour-soi des déterminations de pensée » (LHP 6, p. 1693 ; W 20,
p. 281). Sur ce point, cf. Stephen HOULGATE, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986, p. 105-112.
57. Phéno., B, IV, B, p. 220 ; W 3, p. 163.
59. Sur la critique hégélienne de la conscience sceptique, cf. Phéno., B, IV, B, p. 216-220 ; W 3, p. 159-163. Dans la lignée
de cette critique, on trouvera des développements conséquents sur le thème de la contradiction performative (contradiction entre
ce que l’on dit et les conditions pragmatiques du discours) du penseur sceptique dans l’œuvre de Karl-Otto APEL. Voir
notamment : « La question d’une fondation ultime de la raison », trad. J. Poulain et S. Foisy, Critique, n° 413, 1981, p. 895-928.
60. Bernard BOURGEOIS, « La spéculation hégélienne », Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 92.
61. Sur ce point, nous renvoyons à notre étude « Science de l’expérience et expérience de la science dans la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel », in L. Perreau (dir.), L’expérience, Paris, Vrin, 2009.
62. Cf. Jean BEAUFRET, « Hegel et la proposition spéculative », Dialogue avec Heidegger, t. II, Paris, Minuit, 1973, p. 118-
119 : « Un autre mot pour expérience serait […] celui d’épreuve. […] Avec Kant et plus encore avec Hegel, le mot expérience
prend ainsi une ampleur et une portée qu’il n’avait pas encore avant eux, réduit qu’il était à ne signifier que la connaissance
empirique d’un prétendu “donné”. »
66. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 872 ; B 159 : « Dans la déduction métaphysique, l’origine a priori des catégories a été mise en
évidence en général par leur plein accord avec les fonctions logiques universelles de la pensée. » Cette déduction est opérée aux
§ 9-12 de l’Analytique transcendantale.
68. Sur cette critique de l’instrumentalisme conceptuel de Kant, cf. Gérard LEBRUN, « L’Antinomie et son contenu »,
Lectures de Hegel, op. cit., p. 359-360 : « Pourquoi donner priorité à la question de savoir sur quel territoire ce concept pur rend
certainement service et peut être utilisé sans risques ? […] La “méfiance” qui se manifeste ici est celle-là même qui, pour Hegel,
doit éveiller la véritable méfiance philosophique – celle qui porte sur la préconception de l’acte de connaître entendu comme un
moyen, et qui détecte en cette représentation l’origine de la “méfiance” qui est tout entière relative à la fiabilité de l’instrument.
Ce faisant, elle donne à une représentation “instrumentaliste” une puissance maximale de blocage, car elle ferme jusqu’à l’aperçu
d’un autre mode d’investigation possible des déterminations du penser, qui ne consisterait pas à répondre à l’exigence d’un
utilisateur-de-la-connaissance “échaudé” et, dès lors, soucieux en priorité de sécurité. Le recours systématique à l’opérateur de
l’application et, plus généralement, à la topique de l’usage est ce qui nous éloigne au maximum d’une simple investigation sur le
sens des catégories laissées à leur libre jeu. »
70. Cf. KANT, Prolégomènes à toute métaphysique future [Prol.], § 18, trad. J. Rivelaygue, in Œuvres philosophiques II
[OP II], Paris, Gallimard, 1985, p. 69-70 (AK IV, 298) : « Des jugements empiriques, en tant qu’ils ont une valeur objective, sont
des JUGEMENTS D’EXPÉRIENCE ; quant à ceux qui ne sont valables que subjectivement, je les nomme simples JUGEMENTS DE PERCEPTION. »
71. Enc. 1830 – PE, § 420R, p. 225-226 ; W 10, p. 209. On notera le rattachement du kantisme au point de vue de la
conscience commune, rattachement qui évoque la parenté wolffienne entre ontologie spontanée et ontologie scientifique,
contribuant ainsi à atténuer notablement la rupture proclamée du kantisme avec la « naïveté » de l’ancienne métaphysique.
72. Sur le présupposé non questionné d’un « concept normatif de la science » à l’origine de l’entreprise critique, cf. Jürgen
HABERMAS, Connaissance et intérêt, trad. G. Clémençon, Paris, Gallimard, 1976, chap. 1, p. 46-47 : « Présupposant que les
affirmations de la mathématique et de la physique de son temps passent pour être une connaissance sûre, la critique de la
connaissance peut reprendre des principes qui ont fait leurs preuves dans ces processus de recherche et, à partir d’eux, tirer des
conclusions quant à l’organisation de notre faculté de connaître. Par l’exemple des physiciens, […] Kant ne se sent pas seulement
psychologiquement encouragé à transformer la métaphysique selon le même principe ; bien plus il dépend systématiquement de
cet exemple, parce que la critique de la connaissance, qui n’est sans présuppositions qu’en apparence, doit commencer par un
critère de la validité des affirmations scientifiques, critère donné, c’est-à-dire non démontré et pourtant admis comme
obligatoire. »
73. Une telle modalité empirique de la découverte des catégories paraît à Hegel foncièrement incompatible avec la
dimension a priori de l’entendement : « Mais accueillir la pluralité des catégories, d’une quelconque manière, derechef, comme
un objet trouvé, par exemple à travers les jugements, et s’en accommoder ainsi, doit en réalité être regardé comme un outrage à la
science ; où l’entendement pourrait-il encore montrer une nécessité s’il ne le pouvait pas en lui-même, qui est la nécessité
pure ? » (Phéno., C, V, p. 239-240 ; W 3, p. 182).
74. Phéno., Introduction, p. 117-118 ; W 3, p. 68 (nous soulignons). Cette critique concerne au premier chef
l’Elementarphilosophie de REINHOLD, dont Hegel avait déjà mené le procès dans le Differenzschrift : « À l’en croire [Reinhold], il
faut savoir comment l’on a déjà tenté de résoudre le problème de la philosophie pour qu’enfin la tentative réussisse, s’il est donné
à l’humanité d’y réussir. On le voit, assigner ce but à une telle recherche, c’est au départ se représenter la philosophie comme une
sorte d’artisanat <Handwerkskunst>, qu’incessamment l’invention de nouveaux maniements <Handgriffe> permet de
perfectionner » (DFS, p. 106 ; W 2, p. 16).
76. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 863 ; B 146 : « La catégorie n’a pas d’autre usage pour la connaissance que de s’appliquer à
des objets de l’expérience [titre du § 22]. […] Si une intuition correspondante ne pouvait pas du tout être donnée au concept, il
serait une pensée quant à la forme, mais sans aucun objet, et absolument aucune connaissance de quelque chose ne serait possible
par lui ; car, pour autant que je sache, il n’y aurait et ne pourrait y avoir rien à quoi ma pensée pût être appliquée. »
77. Cette interprétation empiriste de la déduction kantienne des catégories n’a il est vrai de sens qu’à la faveur d’un
déplacement du concept kantien de « déduction » du champ juridique au champ logique ; comme le rappelle KANT, en effet, « Les
jurisconsultes, lorsqu’ils parlent de droits et d’usurpations, distinguent dans une cause la question de droit (quid juris), de la
question de fait (quid facti), et comme ils exigent une preuve de chacune d’elles, ils appellent déduction celle qui doit faire
paraître le droit ou la légitimité de la prétention » (CRP, OP I, p. 842 ; A 84/B 116). Sur cette « équivoque » de la lecture
hégélienne de Kant, cf. André STANGUENNEC, Hegel critique de Kant, Paris, PUF, 1985, p. 84-86. Comme le souligne l’auteur, « de
Kant à Hegel, le centre de la déduction des concepts semble déplacé de la déduction transcendantale à la déduction
métaphysique » (op. cit., p. 85).
79. Sur ce point, voir déjà F & S, p. 105 ; W 2, p. 303, où Hegel, commentant Kant, cite longuement le § 7 de
l’introduction à l’Essai sur l’entendement humain (en lequel s’expose le programme empiriste d’un cantonnement de la
connaissance philosophique à l’analyse de l’entendement humain), en précisant : « C’est en de tels termes que LOCKE […]
exprime le but de son entreprise – termes qu’on pourrait aussi bien lire dans l’introduction à la philosophie kantienne, qui se
borne <einschränkt> tout aussi bien à l’intérieur du projet de Locke, je veux dire à la considération de l’entendement fini. »
80. Les références sur ce point sont légion. On se reportera notamment à : Martin HEIDEGGER, « Hegel et les Grecs » (1963),
trad. J. Beaufret et D. Janicaud, repris dans Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 347-376 ; Pierre AUBENQUE, « Onto-
logique », in André Jacob (dir.), L’Univers philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 1-16 ; André DOZ, « La Logique de Hegel comme
ontologie rénovée », Parcours philosophique, tome I : avec Hegel, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 91-102. Pour une mise au point
globale sur la question, cf. Hans Friedrich FULDA, « Die Ontologie und ihr Schicksal in der Philosophie Hegels. Kantkritik in
Fortsetzung kantischer Gedanken », Revue internationale de philosophie, n° 4/1999, Paris, PUF, p. 465-483.
84. SCHELLING, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne [CHPM], trad. J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1983, p. 157
(nous soulignons) ; SW X, p. 138-139. Il est inutile d’insister sur ce qu’une telle interprétation doit au souci polémique qu’avait
Schelling de se détacher de ce qu’il appellera la « philosophie négative » de Hegel. Sur ce point, cf. J.-F. COURTINE, « La critique
schellingienne de l’ontothéologie », in Th. de Konninck et G. Planty-Bonjour (dir.), La question de Dieu selon Aristote et Hegel,
Paris, PUF, 1991.
85. Concernant l’idéalisme allemand, l’ouvrage le plus représentatif de ce type de conception est celui de Richard KRONER,
Von Kant bis Hegel, 2 vol., Tübingen, 1921-1924. Voir notamment l’introduction au premier volume, 1re partie, p. 16 : « Avec
Kant, le penser prend asile auprès de lui-même, retourne en lui-même, afin de trouver dans le Moi le fondement du monde. Avec
Fichte, il découvre Dieu comme étant le fondement du Moi. Avec Schelling, il s’oriente vers le dépassement du Moi pour
chercher Dieu immédiatement dans le monde (en se rapprochant de Spinoza et de Bruno), avec Hegel il s’achève par l’édification
du monde à partir du Moi absolu ou divin du monde. Il n’y a point d’arrêt sur ce chemin. Quiconque l’emprunte se trouve
entraîné par le mouvement et emporté vers son achèvement. »
86. Voir par exemple HEIDEGGER, « Hegel et les Grecs », op. cit.
87. Intro. LHP, p. 41-42 ; EVGP, p. 27-28. Cf. également Enc. 1830 – SL, § 14, p. 180 ; W 8, p. 59 : « Le même
développement de la pensée, qui est exposé dans l’histoire de la philosophie, est exposé dans la philosophie elle-même, mais
libéré de cette extériorité historique, purement dans l’élément de la pensée. »
88. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser,
Paris, PUF, 1960, p. 27.
90. Trivialité relative, certes, puisqu’on sait que Fichte préconisait de renoncer à cette appellation au profit de celle, plus
déterminée, de « Doctrine de la science ».
91. André DOZ, La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l’ontologie, Paris, Vrin, 1987. Dans l’introduction à
son ouvrage, l’auteur expose la version maximaliste d’une telle ligne interprétative : « L’être est le premier et le dernier mot de la
logique, quoique non le seul dernier mot ; la logique tout entière ne fait qu’expliciter ce qu’il en “est” de l’être, elle est de part en
part ontologie » (op. cit., p. 23).
92. Bernard BOURGEOIS, « Logique et système », Hegel. Les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 277.
93. Gérard LEBRUN lui-même, pourtant soucieux en d’autres circonstances de dégager l’originalité profonde du « discours
hégélien » en regard de la métaphysique classique (La patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien, Paris, Gallimard,
1972), parle imprudemment à son sujet d’une « réhabilit[ation] contre Kant [de] “l’ancienne métaphysique” » (Kant et la fin de la
métaphysique, op. cit., p. 36, note 2).
94. Ce thème de la régression prékantienne du hégélianisme est surtout assumé par la tradition néokantienne. Cf. par
exemple Alexis PHILONENKO, « Hegel critique de Kant », Bulletin de la Société Française de Philosophie, Paris, Armand Colin,
1969/2, notamment p. 47 : « Tous les concepts kantiens ont été défigurés par l’approche ontologique hégélienne. […] Aussi de
Kant à Hegel, ou même du premier Fichte à Hegel, nous retournons en réalité du transcendantalisme à la philosophie ontologique
de Descartes, et de l’aperception transcendantale à la “chose pensante”. » La conclusion d’un tel propos est tout aussi tranchée
que discutable à nos yeux : Hegel se révélant incapable d’assumer les acquis kantiens, il nous faudrait « choisir entre
l’authentique pensée transcendantale et l’ontologie, une alliance se révélant impossible » (ibid., p. 49). Cf. également, du même
auteur, L’œuvre de Kant, t. I, Paris, Vrin, 1989, chap. 7, p. 301-303. Citons en guise de formule emblématique : « Ce n’est pas
Kant qui tombe de l’idéalisme transcendantal dans l’idéalisme vulgaire – c’est Hegel qui tombe de l’idéalisme transcendantal,
dans ce qui au point de vue de la Critique, ne peut être appelé qu’un réalisme vulgaire » (ibid., p. 301).
95. Pour un développement de ce thème, voir notre étude « L’idéalisme hégélien », in M. Caron (dir.), Hegel, Paris, Le
Cerf, 2007.
96. Selon l’heureuse expression de Bernard MABILLE, in Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 177. Comme le
souligne l’auteur en d’autres circonstances, « Hegel n’effectue donc pas un retour à la métaphysique précritique mais cherche à
accomplir la révolution que Kant – trop attaché aux cadres wolffiens et à une conception de l’étant comme donné – n’a pas pu
mener à son terme. Pour accomplir le dépassement de la métaphysique précritique, il faut se libérer du cadre représentatif (celui
de la Vorstellung) dominant depuis Descartes jusqu’à la philosophie transcendantale – cadre qui fait osciller entre noétisation de
l’étant (réduction de l’étantité de l’étant au pensable [comme non-contradictoire] ou aux conditions subjectives de la pensée), et
stupeur de la raison devant une existence dont la contingence lui est irréductible » (« Hegel et la signification du principe de
raison », in O. Tinland (dir.), Lectures de Hegel, op. cit., p. 154).
97. Sur ce problème de l’inversion rétrospective, on se reportera aux analyses convaincantes de Marcel CONCHE, Pyrrhon ou
l’apparence, Paris, PUF, 1994, chap. 7, p. 82 sq.
98. Les carences de l’interprétation hégélienne de Kant ont été soulignées par maints commentateurs. Voir notamment :
Alexis PHILONENKO, introduction à F & S, p. 22-47 ; Paul GUYER, « Thought and being : Hegel’s critique of Kant’s theoretical
philosophy », in F. Beiser (éd.), The Cambridge Companion to Hegel, op. cit., p. 171-210. André STANGUENNEC propose une
lecture plus nuancée de cette interprétation en s’intéressant à « la pratique des déplacements conceptuels » par laquelle Hegel,
tout en rompant avec Kant, « actualise bien les puissances du discours critiqué » en faisant fond non pas simplement sur une
méconnaissance subjective, mais sur « une équivoque objective » du kantisme (Hegel critique de Kant, op. cit., p. 344).
100. Dans cette perspective, on lira les remarques de Jean-François KERVEGAN dans son article « Toute vraie philosophie est
un idéalisme. L’esprit et ses “natures” », Futur antérieur, L’Harmattan, 1995.
101. Cette tentation de l’anachronisme a bien été mise en évidence par Gérard LEBRUN, notamment au sujet de l’accusation
de « dogmatisme » : « Hegel ne se pense donc pas comme dogmatique, et c’est bien plus qu’une simple question d’humeur. C’est
qu’il a conscience d’effectuer une révolution assez profonde du concept de philosophie pour que cette accusation devienne vide
de sens » (La patience du Concept, op. cit., p. 13).
102. Certains commentateurs (ainsi Friedrich HOGEMANN, dans son article « L’Idée absolue dans la Science de la logique de
Hegel », in Th. Geraets (éd.), Hegel. L’esprit absolu, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1984, p. 110) ont pu arguer de la
présence, dans la Philosophische Enzyklopädie für die Oberklasse de Nuremberg, de l’intitulé « Logique ontologique » pour
désigner la logique objective de la Science de la logique (cf. W 4, p. 12-13). Outre que cet usage fait figure d’hapax dans l’œuvre
hégélienne et qu’il ne désigne ici que la première partie de la Logique, on n’en trouve nulle trace dans les manuscrits
contemporains de la rédaction de la Science de la logique. Cf. notamment Enz. 1812, p. 24, où la présentation de la logique
objective ne comporte nulle mention de l’ontologie. Dès lors, il semble difficile de faire fond sur une référence aussi marginale
que laconique dans l’œuvre de Hegel.
103. Cf. WOLFF, DPP, op. cit., § 99, p. 137 : « En Métaphysique, l’Ontologie, ou philosophie première, garde la première
place, la Cosmologie générale la deuxième, la Psychologie la troisième et enfin la Théologie naturelle la dernière. »
105. L’hommage est non seulement modeste, mais il est aussi solitaire : on ne trouve guère trace d’une telle réévaluation
de l’ancienne métaphysique dans le reste de l’œuvre hégélienne.
108. Sur l’interprétation hégélienne du thème des âges de la vie, cf. Enc. 1830 – PE, § 396 et Addition. Pour une
application métaphorique à la philosophie, cf. Enc. 1830 – SL, Add. § 237, p. 623 ; W 8, p. 389 : « L’idée absolue est […] à
comparer au vieillard, qui prononce les mêmes assertions religieuses que l’enfant, mais pour qui celles-ci ont la signification de
toute sa vie. »
111. Cf. LHP 6, « Période de la métaphysique », p. 1383 ; W 20, p. 122 : « La métaphysique est la tendance à la substance
<die Tendenz zur Substanz> ; – un seul penser, une seule unité sont affirmés contre le dualisme. »
112. Sur ce point, il est permis d’affirmer, avec Christophe BOUTON, que la métaphysique wolffienne, figure emblématique
de « l’ancienne métaphysique », est « une noétique qui s’ignore comme telle, une noétique impensée, dont l’impensé fondamental
est en définitive l’identité noétique de l’être et de la pensée, issue de Descartes, et que Wolff présuppose continuellement sans
jamais l’interroger explicitement. Pour lui, il va toujours de soi que “les déterminations-de-pensée” sont “les déterminations
fondamentales des choses”. » (« Ontologie et logique dans l’interprétation hégélienne de Christian Wolff », Les Études
philosophiques, n° 1-2/1996, p. 253).
115. SL III, 1re section, chap. 2 (« Le Jugement »), p. 99-109 ; W 6, p. 301-310. Voir aussi : Enc. 1817 – SL, § 115-119,
p. 243-247 ; Enz. 1817, p. 77-79 et Enc. 1830 – SL, § 166-171, p. 412-416 ; W 8, p. 316-321. Voir déjà L & M 1804-1805, p. 103-
116 ; JS 2, p. 80-93.
116. ARISTOTE, Métaphysique, E, 4, 1027b20-22, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1964, tome I, p. 343-344 : « Le vrai, c’est
l’affirmation de la composition réelle du sujet et de l’attribut, et la négation de leur séparation réelle ; le faux est la contradiction
de cette affirmation et de cette négation. »
117. KANT, CRP, Analytique des concepts, chap. 1, 1re section, OP I, p. 826 ; A 69/B 94 : « Nous pouvons ramener tous les
actes de l’entendement à des jugements, si bien que l’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger
<Vermögen zu Urtheilen>. »
118. DESCARTES, Discours de la méthode, 1re partie, in Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, p. 126 : « La puissance de bien
juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison… »
119. L’identification des propositions philosophiques à la structure prédicative ordinaire est particulièrement nette chez
WOLFF : « Dans les propositions philosophiques, il faut déterminer avec précision la condition à laquelle le prédicat convient au
sujet, c’est-à-dire à laquelle on affirme ou nie quelque chose de quelque chose » (DPP, op. cit., § 121, p. 157).
122. Ibid., § 28, p. 294 ; W 8, p. 94. Ce modèle de l’attribution est parfaitement explicite chez WOLFF, notamment lorsqu’il
stipule, à la suite du texte cité plus haut, que les « propositions philosophiques » par excellence sont celles « dans lesquelles on
détermine avec précision la condition à laquelle on attribue le prédicat au sujet » (DPP, § 121R, p. 158 ; nous soulignons).
132. Sur l’indétermination qui résulte d’une utilisation purement nominale du mot « Dieu », cf. IR, p. 106 ; W 11, p. 241-
242 : « Cette façon de s’exprimer a dans l’immédiat l’avantage d’être populaire et de faire appel à la religiosité commune, et
même de pouvoir entrer en scène avec une certaine assurance, en raison de l’effet imposant que provoque le mot Dieu. Mais d’un
point de vue philosophique ce mode présente des inconvénients, notamment que la connexion entre ce qu’on attribue à Dieu et sa
nature, c’est-à-dire le discernement qu’on a de la nécessité de ces déterminations ou de ces actions, n’est pas manifeste, pas même
l’exigence de cette nécessité, dont il ne peut qu’être question que lorsqu’on dépasse la foi vers le philosopher. »
135. Cf. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op. cit., p. 207-208 : « La prédication renforce donc la certitude où est
l’Entendement de n’avoir jamais affaire qu’à des représentations simples et bien délimitées ; elle nous permet de sous-entendre
que le concept-sujet est déjà totalement ce qu’il est, indépendamment du prédicat qui l’affectera. Le nom, simple instrument de
repérage, passe alors pour une approximation du contenu, alors qu’il n’est rien de plus qu’un nom, la marque d’une place
présumée immuable. Ce que l’on pourrait appeler “l’idéologie prédicative” nous incline à croire que le sens est à chercher là
seulement où il est bloqué, que la connaissance ne pourra advenir que là seulement où nous sommes en présence d’un contenu
invariable. C’est que l’enregistrement des représentations apparaît désormais comme l’unique fonction du langage, alors qu’elle
n’en est qu’une des fonctions, indispensable sans doute dans le parler quotidien, mais abusive dès qu’on en fait la condition sine
qua non de toute pratique possible du langage, de toute discursivité. »
139. SL III, 1re section, chap. 2, p. 101 ; W 6, p. 603. Voir aussi : Enc. 1830 – SL, § 31, p. 295 ; W 8, p. 97 : « C’est
seulement au moyen du prédicat […] que vient à être indiqué ce qu’est le sujet. »
141. Cf. SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, 1998, p. 13 : « Un dogme est
l’assentiment à une chose déterminée parmi les choses obscures qui sont objets de recherche pour les sciences. »
142. KANT, Logique, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1970², introduction, X, p. 94 ; AK IX, 83-84.
143. KANT, Réponse à Eberhard [RE], trad. A. J.-L. Delamarre, OP II, p. 1357 ; AK VIII, 226. Kant se réfère ici de façon
transparente à WOLFF, qui définit ainsi la méthode que doit utiliser la philosophie : « Par Méthode philosophique, j’entends l’ordre
que doit employer le philosophe dans l’enseignement des dogmes » (DPP, § 115, p. 151). Le « dogmatisme » wolffien consiste à
se conformer systématiquement à un ordre démonstratif strict prenant pour assise les vérités de raison que sont les dogmata. C’est
moins le procédé dogmatique lui-même qu’un usage non critique de celui-ci qui constitue la cible de Kant : « La critique n’est
pas opposée au procédé dogmatique de la raison dans sa connaissance pure comme science (car celle-ci doit toujours être
dogmatique, c’est-à-dire strictement démonstrative à partir de principes a priori sûrs), mais au dogmatisme, c’est-à-dire à la
présomption de progresser seulement avec une connaissance pure par concepts […]. Le dogmatisme est donc le procédé
dogmatique de la raison pure sans critique préalable de son propre pouvoir » (CRP, préface à la 2nde édition, OP I, p. 751 ; B
XXXV).
144. « La critique de la raison indique sur ce point la véritable voie moyenne <Mittelweg> entre le dogmatisme que Hume
combattait et le scepticisme qu’il voulait au contraire introduire » (Prol., § 58, OP II, p. 145 ; AK IV, 360).
146. Cet élargissement de la définition du dogmatisme est ce qui permet à Hegel de ranger dans celle-ci non seulement
l’empirisme (comme Kant lui-même y invitait s’agissant de Locke), mais aussi le criticisme lui-même. Comme le note Bernard
MABILLE, « Si l’“essence du dogmatisme” consiste, aux yeux de Hegel, à poser comme absolue une présupposition soustraite à
l’épreuve de la contradiction, alors la limitation à l’expérience joue chez Kant de façon dogmatique » (Hegel, Heidegger et la
métaphysique, op. cit., p. 187).
151. De ce point de vue, il est évidemment tout sauf anodin que le thème de la résolution de philosopher apparaisse à la
suite d’un développement sur le scepticisme ; cf. Enc. 1830 – SL, § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168.
152. LHP 4, « Le scepticisme », p. 763 ; W 19, p. 362. Voir aussi Enc. 1830 – SL, Add. § 81, p. 515-516 ; W 8, p. 175-
176 : « Le scepticisme ne peut être considéré simplement comme une doctrine du doute, il est bien plutôt absolument certain de
sa Chose, c’est-à-dire du caractère de néant de tout ce qui est fini. Celui qui ne fait que douter se tient encore dans l’espoir que
son doute pourra être résolu et que l’une ou l’autre des déterminations entre lesquelles il oscille se découvrira comme quelque
chose de ferme et de vrai. Au contraire, le scepticisme proprement dit consiste à désespérer complètement de toute donnée ferme
de l’entendement, et le sentiment qui en résulte est celui d’être inébranlable et de reposer en soi. »
153. Ibid.
154. Ibid., p. 775 ; W 19, p. 371 : « Doute vient de deux, il consiste à être ballotté entre deux et plusieurs termes ; on ne se
repose ni dans un terme, ni dans l’autre, – et cependant on doit se reposer dans l’un ou dans l’autre. » Il arrive cependant à Hegel
d’assimiler la posture sceptique au doute radical : « L’exigence d’un tel scepticisme accompli est la même que celle selon
laquelle la science devrait être précédée par le doute à l’égard de tout, c’est-à-dire par l’entière absence de présupposition en
tout » (Enc. 1830 – SL, § 78R, p. 342 ; W 8, p. 168). Ici, la skepsis se trouve rapprochée du doute cartésien, c’est-à-dire d’un
doute méthodique et préliminaire à la science ; encore faut-il préciser qu’il s’agit là du « scepticisme accompli », c’est-à-dire
d’une forme déjà « digérée » du scepticisme antique, intégrée dans un projet lui-même non sceptique à titre d’« introduction » à
la science. Loin d’adhérer à un tel usage du scepticisme, Hegel signale au contraire qu’il s’agit là d’un « chemin superflu » qui ne
pourrait critiquer les formes de l’entendement qu’en les accueillant « de façon empirique et non scientifique », « comme
données » (ibid.). La stratégie cartésienne d’intégration du scepticisme au projet scientifique sous la forme d’un doute provisoire
se trouve par là même déconsidérée.
155. Ibid., p. 773 ; W 19, p. 369. Cf. Roger VERNEAUX, « L’essence du scepticisme selon Hegel », Histoire de la
philosophie et métaphysique, Paris, Desclée de Brouwer, 1955, p. 124 : « Si le doute signifie, comme on l’entend communément,
la suspension du jugement, l’incertitude, alors il ne doit pas entrer dans la définition du scepticisme, car pour Hegel il
n’appartient pas à son essence, et au contraire il est exclu par elle : le sceptique ne doute pas, il nie. »
161. Ibid. Cf. Gérard LEBRUN, op. cit., p. 232 : « Déplaçant l’intérêt de ce qui est énoncé à ce qui est exprimé, [la Skepsis]
s’attarde à la signification des mots utilisés ; plutôt que d’aller droit à la rencontre de ce qu’ils désignent, elle se place à la jointure
du dire et du dit. Cessant de penser sur la chose, elle pense la chose telle qu’elle est présente du fait que je la dis. Entendons par
là : l’essentialité en tant qu’elle est inextricablement signification de l’être et parole que je prononce. Les catégories dont on
s’accordait le sens sans se soucier de le circonscrire, tant il était clair pour tous, la Skepsis leur rend leur épaisseur de mots
pourvus d’un sens déterminé ou à déterminer. »
163. Ibid.
164. Enc. 1830 – SL, Add. § 32, p. 487 ; W 8, p. 98. On perçoit bien ici la différence qui sépare la dialectique sceptique de
la dialectique hégélienne : là où la première assimile le dogmatisme à la simple position de thèses, la seconde raffine ce critère
trop vague (car négligeant la distinction fondamentale de l’entendement et de la raison) en identifiant le dogmatisme à la position
de thèses abstraites du processus dialectique qui en détermine le sens tout en conduisant à leur dépassement immanent.
165. Ibid. Soulignons, avec Bernard MABILLE (Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 227), que le dogmatisme
n’est pas la simple pensée d’entendement, mais l’absolutisation d’une telle pensée : « La relation entendement/dogmatisme n’est
donc pas une relation d’identité immédiate mais de dégénérescence. Est dogmatique non pas celui qui pense selon l’entendement
(il n’y aurait pas de pensée déterminée sans ce côté), mais celui qui n’exerce sa pensée que selon ce côté, qui ne pense qu’en
régime d’entendement. »
166. Que le scepticisme puisse lui-même dégénérer en dogmatisme, c’est ce que l’essai sur La relation du scepticisme à la
philosophie avait déjà démontré avec éclat. Non seulement le scepticisme moderne (humien aussi bien que schulzien) se révèle
être un dogmatisme sensualiste faisant de l’expérience sensible le critère unique de la connaissance, mais « le haut, l’antique
scepticisme » lui-même « ne peut être considéré simplement comme une doctrine du doute, il est bien plutôt absolument certain
de ce qui est en cause <Sache>, c’est-à-dire du caractère de néant de tout ce qui est fini. […] Le scepticisme proprement dit
consiste à désespérer complètement de toute donnée ferme de l’entendement, et la disposition qui en résulte est celle d’être
inébranlable et de reposer en soi » (Enc. 1830 – SL, Add. § 81, p. 515-516 ; W 8, p. 175-176).
167. Enc. 1830 – SL, Add. § 32, p. 487 ; W 8, p. 98. Voir aussi LHP 4, « Le Scepticisme », p. 798 ; W 19, p. 393 : « D’une
façon générale, le concept de philosophie dogmatique consiste chez les sceptiques en ceci que quelque chose est affirmé, est posé
comme l’en-soi ; – elle est opposée à l’idéalisme en tant qu’elle affirme un être comme l’absolu. »
168. Cf. DESCARTES, Lettre-préface aux Principes de la philosophie, Œuvres & Lettres, op. cit., p. 566 : « Ainsi toute la
philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce
tronc sont toutes les autres sciences… »
169. LHP 3, « Aristote », p. 611-612 ; W 19, p. 247-248. Voir aussi Enc. 1830 – SL, § 14R, p. 181 ; W 8, p. 60 : « Par
système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe
d’une philosophie véritable, que de contenir en soi tous les principes particuliers. »
171. Cf. LHP 4, « Le Dogmatisme et le Scepticisme », p. 633 ; W 19, p. 250 : « On veut en effet qu’un principe unique soit
appliqué de façon conséquente, en sorte que la vérité de tout particulier soit connue d’après ce principe. On a ainsi ce qu’il est
convenu d’appeler le dogmatisme. »
175. LHP 6, p. 1654 ; W 20, p. 263. Pour reprendre (en la sortant de son contexte) une formule heureuse de Frédéric
BRAHAMI, on pourrait dépeindre le dogmatisme wolffien vu par Hegel comme « la synthèse arbitraire des évidences en une
cohérence logique » (Le travail du scepticisme, Paris, PUF, 1997, p. 45).
176. Ibid., p. 1648 ; W 20, p. 260 : la métaphysique contient « a) l’ontologie, où sont traitées les catégories abstraites, tout
à fait universelles du philosopher, de l’être (ởν), que l’ens est unum, bonum ; on y trouve l’un, l’accident, la substance, la cause et
l’effet, le phénomène, etc. ; c’est de la métaphysique abstraite. »
177. Enc. 1830 – SL, § 33, p. 296 ; W 8, p. 99. Dans son article intitulé « Ontologie et logique dans l’interprétation
hégélienne de Christian Wolff », op. cit., p. 252, Christophe BOUTON justifie avec précision la pertinence de la caractérisation
hégélienne : « Comme la possibilité qui définit l’ens est constituée par son essence et que l’essence est formée par un ensemble
d’essentialia indépendants les uns des autres et non-contradictoires, la définition hégélienne de l’ontologie wolffienne comme
“doctrine des déterminations abstraites de l’essence” trouve ici une légitimation supplémentaire. La traduction hégélienne de
l’ens par Wesen peut en effet aussi rendre compte de la détermination abstraite de l’ens comme essentia, caractéristique de
l’ontologie wolffienne. »
178. Ibid.
179. On reconnaît là, entre autres, les 1er et 4e préceptes de la méthode de DESCARTES (Discours de la méthode, 2e partie,
Œuvres et lettres, op. cit., p. 137-138).
180. Ibid. On retrouve ici la défiance hégélienne envers l’adhésion irréfléchie aux significations langagières déposées dans
la représentation. Cette défiance permet de relativiser le reproche qui a été fréquemment adressé à Hegel, selon lequel celui-ci
fonderait son rationalisme spéculatif sur une représentation sommaire (et non questionnée comme telle) du langage humain.
181. Cf. Enc. 1830 – SL, § 42R, p. 303 ; W 8, p. 117 : « Il reste à la philosophie de Fichte le grand mérite d’avoir rappelé
que les déterminations-de-pensée sont à montrer dans leur nécessité, qu’elles sont essentiellement à déduire. » Cf. également
LHP 7, p. 1981 ; W 20, p. 392-393 et LL1831, p. 55 ; VL1831, p. 43.
183. Cf. LEIBNIZ, Essais de théodicée, I, § 44, Paris, GF-Flammarion, p. 128 : « Le principe de contradiction, qui porte que
de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre fausse. » Rappelons que WOLFF avait entrepris de réduire le principe
de raison au principe de contradiction au § 70 de l’Ontologia, conférant une portée fondatrice à ce principe au sein d’une
ontologie du possible que résume la célèbre formule : « quod possibile est, ens est » (Ontologia, § 135) ; voir aussi sa définition
générale de la philosophie : « La philosophie est la science des possibles en tant qu’ils peuvent être » (Discours préliminaire sur
la philosophie, § 29, op. cit., p. 89). Sur cette question, cf. Bernard MABILLE, « Hegel et la signification du principe de raison », in
O. Tinland (dir.), Lectures de Hegel, op. cit., notamment p. 119-120. On trouve exposée la critique hégélienne de cette tentative
in Enc. 1830 – SL, § 143R, p. 394 ; W 8, p. 282 : « Tout est possible ; car à tout contenu cette forme de l’identité peut être donnée
par le moyen de l’abstraction. Mais tout est aussi bien impossible, car en tout contenu, puisqu’il est un concret, la déterminité
peut être saisie comme opposition déterminée et par là comme contradiction. C’est pourquoi il n’y a aucun discours plus vide que
celui qui parle d’une telle possibilité et impossibilité. » Cf. également SL II, 3e section, chap. 2, p. 249-250 ; W 6, p. 203.
184. Cf. KANT, Logique, introduction, VII, op. cit., p. 56 ; AK IX, 51 : « Cette marque de la vérité logique interne est
seulement négative, car une connaissance qui se contredit est assurément fausse, mais une connaissance qui ne se contredit pas
n’est pas toujours vraie. »
185. Enc. 1830 – SL, § 33R, p. 297 ; W 8, p. 100. Cf. ibid., § 143R, p. 394 ; W 8, p. 282 : « En tout contenu, puisqu’il est
un concret, la déterminité peut être saisie comme opposition déterminée et par là comme contradiction. »
189. SL I 1832, « Division générale de la logique », p. 44 ; W 5, p. 61. On trouve une formulation analogue en SL I,
« Division générale de la logique », p. 37 ; WL I 1812, p. 32.
190. Ibid.
191. Cf. P. AUBENQUE, art. cit. et A. DOZ, art. cit. C’est là le premier type d’interprétation que repère H. F. FULDA (art. cit.,
p. 467-468). Selon l’auteur, on peut en trouver l’ébauche chez Martin HEIDEGGER, « Identität und Differenz », Pfullingen, 1957 ou
encore chez Ernst VOLLRATH, « Die Gliederung der Metaphysik in eine metaphysica generalis und eine metaphysica specialis »,
Zeitschrift für philosophische Forschung, Bd 16, 1962, p. 258-284. Plus récemment, voir aussi : Vittorio HÖSLE, Hegels System,
op. cit., p. 62 : « Cette œuvre [la Science de la logique] se veut une ontologie – cette discipline philosophique qui développe les
catégories se rapportant à l’étant en tant qu’étant. » L’auteur insiste ensuite sur la filiation entre Hegel et ses prédécesseurs, de
Platon à Wolff, en soulignant la continuité du thème ontologique sans vraiment s’interroger sur l’homogénéité de cette filiation
présumée.
192. En ce sens, cf. H. F. FULDA, art. cit., p. 481 : « L’ontologie […] comme totalité autonome d’une science qui introduit à
la recherche sur l’ởντως ởν se trouve dépassée dans la découverte d’un savoir qui n’est plus ontologique. On devrait par
conséquent cesser de doter la “logique” hégélienne d’une prétention ontologique qu’elle n’a pas. »
194. Thèse défendue notamment par M. HEIDEGGER, La « Phénoménologie de l’Esprit » de Hegel, trad. E. Martineau, Paris,
Gallimard, 1984, introduction, p. 30. Comme y insiste avec pertinence Denise SOUCHE-DAGUES, « tout se passe comme si
Heidegger avait eu le dessein de niveler le hégélianisme, et, en l’enrôlant sous la bannière de la logique et de l’ontologie
traditionnelles, de lui faire perdre sa charge de nouveauté. […] Contre Heidegger, il faut reconnaître au moins le dessein
hégélien : celui de constituer un nouvel univers du discours et donc d’inscrire la vérité, comme processus de totalisation infinie,
dans d’autres structures que les structures finitistes de l’objectivation » (Le cercle hégélien, Paris, PUF, 1986, p. 11-12).
195. Tout le problème est évidemment de savoir où situer la théologie. Si, comme Heidegger, on considère que le
hégélianisme participe au plus haut point de la constitution « onto-théologique » de la métaphysique, il est dès lors loisible
d’assimiler la Doctrine du concept, voire la Science de la logique dans son ensemble, à ce qui s’appelait autrefois théologie
rationnelle (cf. M. HEIDEGGER, ibid., p. 30). Sur ce problème, cf. également Pierre AUBENQUE, « La question de l’ontothéologie chez
Aristote et Hegel », in Th. De Konninck et G. Planty-Bonjour (dir.), La question de Dieu selon Aristote et Hegel, op. cit.,
notamment p. 271.
197. Sur ce point, cf. Jocelyn BENOIST, « Introduction » à sa traduction de Kant, Réponse à Eberhard, Paris, Vrin, 1999,
p. 78 : « On ne peut qu’être frappé par le point auquel cette construction théorique peut être adossée à l’édifice qu’elle dépasse, et
répéter exactement ses structures, ses articulations, voire, de façon parodique, son projet. La systématique interne de la Critique
de la raison pure, comme celle, relative, des trois Critiques, demeure très profondément tributaire de celle de la métaphysique
classique. »
198. Ne doit pas nous égarer, de ce point de vue, la caractérisation fameuse de la Logique comme « la présentation de Dieu
tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini » (SL I, introduction, p. 19 ; W 5, p. 44) : si
la Logique présente Dieu, ce n’est pas au sens de la désignation théologique d’un objet suprême (Vor-stellung), mais au sens de
l’exposition immanente (Dar-stellung) d’une conceptualité absolue équivalant à la « vérité, telle qu’elle est sans voile en et pour
elle-même » (ibid., trad. mod.), débarrassée des pièges de la prédication ratiocinante.
199. MARX, Manuscrits de 1844, 3e manuscrit, trad. J.-P. Gougeon, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 162 : « La Logique,
c’est l’argent de l’esprit, la valeur pensée, spéculative, de l’homme et de la nature, leur essence devenue irréelle parce que
complètement indifférente à toute détermination réelle. C’est la pensée aliénée, qui doit nécessairement faire abstraction de la
nature et de l’homme réel : la pensée abstraite. » Cette comparaison audacieuse de Marx illustre bien la difficulté de comprendre,
d’un point de vue strictement matérialiste, cette autonomie de la Logique vis-à-vis de ses objets traditionnels autrement que sur le
modèle abstrait de la logique formelle.
200. D’où la tentation hégélienne de dialectiser ce qui, chez Plotin ou Proclus, dépasse l’intelligibilité proprement dite dans
l’expérience ineffable de l’Un. Cf. Werner BEIERWALTES, Platonisme et idéalisme, trad. M.-Ch. Challiol-Gillet et al., Paris, Vrin,
2000, p. 176-179.
201. La formule est d’Étienne GILSON, L’Être et l’essence, op. cit., p. 172. Notons néanmoins que l’assimilation commune
de la métaphysique wolffienne à une simple métaphysique du possible ne rend pas justice à la complexité de la démarche de
Wolff, qui maintient sa spécificité au problème de l’existence. Si l’étant se définit, à la suite de Duns Scot, comme « ce à quoi
l’existence ne répugne pas », une telle non-répugnance ne se réduit pas à la simple possibilité logique. Sur ce point, cf. Jean-Paul
PACCIONI, « L’aptitude à exister et la métaphysique wolffienne », Archives de philosophie, t. 65/1, 2002, p. 65-80.
202. À cette surdétermination négative de l’ontologie par la théologie s’ajoute une surdétermination positive par la
psychologie rationnelle : comme le rappelle M. PUECH, (Kant et la causalité, op. cit., p. 81), « les principes logiques sont réduits à
de simples modes opératoires de notre esprit, ils tiennent leur validité de la nature de l’esprit humain. […] Les principes sont ainsi
réduits, par une psychologisation radicale de l’entreprise métaphysique, à une propension innée à juger selon la non-
contradiction, et à exiger des raisons suffisantes. »
209. Pour une interprétation opposée de ce passage, cf. Bernard BOURGEOIS, Le vocabulaire de Hegel, Paris, Ellipses, 2000,
p. 46. Voir aussi la « Présentation » du même auteur à la Science de la logique de l’Encyclopédie, op. cit., p. 102-103.
211. Cf. SL I 1832, Préface, p. 3 ; W 5, p. 19 : « À titre de contenu de l’ancienne métaphysique et de l’ancienne logique ne
s’est jamais trouvé là qu’un matériau extérieur. »
214. Ce point, qui permet de démarquer le propos hégélien de l’ancienne métaphysique, a bien été souligné par Bernard
MABILLE dans son article « Hegel et la signification du principe de raison », Lectures de Hegel, op. cit., p. 126-127.
215. Précisons : Hegel s’inspire ici clairement de la définition canonique de la métaphysique générale que proposait la
Schulmetaphysik allemande. Comme le remarque Jocelyn BENOIST dans son article « Sur une prétendue ontologie kantienne : Kant
et la néo-scolastique » (in Ch. Ramond (éd.), Kant et la pensée moderne : alternatives critiques, Bordeaux, PUB, 1996, p. 152-
154), la référence à la notion de Ding est caractéristique de la métaphysique précritique, c’est-à-dire d’une philosophie qui ne
pense pas encore le réel sous la forme oppositive des Gegenstände überhaupt. On trouve une formulation singulièrement proche
de celle de Hegel chez BAUMGARTEN, Metaphysik, Jena, Dietrich Schelglmann Reprints, 2004, 1re partie, introduction, § 4, p. 7 :
« L’ontologie […] est la science des prédicats communs ou abstraits des choses. » Ainsi s’éclaire le recours apparemment
déconcertant au concept de « Ding » pour caractériser la métaphysique, concept qui n’a par ailleurs qu’un rôle subordonné dans
la Doctrine de l’essence, loin d’épuiser le propos de la logique spéculative. Si l’on ne force pas le texte de Hegel en essayant d’en
faire une caractérisation de sa propre position, l’obstacle tombe, laissant transparaître sans équivoque la référence hégélienne au
discours réifiant de « l’ancienne métaphysique ».
216. Le dogmatisme inhérent à la métaphysique entendue comme « science des choses » a bien été aperçu en son temps
par SCHELLING, selon qui « le principe du dogmatisme se contredit lui-même, car il présuppose une chose inconditionnée
<unbedingtes Ding>, c’est-à-dire une chose qui n’en est pas une » (Du Moi…, op. cit., p. 72 ; SW I, p. 171-172). On ne saurait
mieux exprimer l’inadéquation foncière du référent chosique à la métaphysique bien comprise.
220. Cf. KANT, Prol., OP II, p. 40-42 ; AK IV, 274 : « Ce travail est difficile, et exige un lecteur résolu à se situer peu à peu
par la pensée à l’intérieur d’un système qui ne prend encore pour fondement aucune donnée, hormis la raison pure elle-même, et
tente ainsi, sans s’appuyer sur un fait quelconque, de développer la connaissance à partir de ses germes originels » (nous
soulignons).
223. SL I, introduction, p. 15 ; W 5, p. 40. À ce propos, cf. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op.cit., p. 402 :
« Pourquoi l’apophantique est-elle par excellence le code de la vérité ? Pas plus qu’un autre, Kant n’a formulé cette question qui
l’aurait conduit à frapper de suspicion non plus le contenu, mais le clavier d’expression de la philosophie qu’il appelait
dogmatique. Il n’a jamais suspecté la syntaxe de la langue philosophique, ne s’est jamais demandé si les formes de celle-ci ne
recélaient pas déjà une métaphysique latente. »
224. Enc. 1830 – SL, Add. § 41, p. 497 ; W 8, p. 114. Cette identité du discours logique et de son autocritique est
précisément ce que Hegel appelle la « dialectique » (ibid.), ce pourquoi celle-ci peut bien constituer « l’âme motrice de la
progression scientifique » (ibid., § 81, p. 344 ; W 8, p. 173). Dans son ouvrage intitulé Sein und Schein. Die kritische Funktion
der Hegelschen Logik, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1978, Michael THEUNISSEN a brillamment entrepris de réinterpréter
l’ensemble de la Logique hégélienne dans la perspective de cette identité.
225. Cf. Gérard LEBRUN, La patience du Concept, op. cit., p. 409 : « Hegel, lui, ne proposait pas d’ontologie nouvelle. Pour
lui, une ontologie résulte toujours d’un choix discursif inconscient, d’une décision d’user des catégories de manière déterminée,
donc mutilatrice, pour les employer plus vite. »
228. FICHTE, Sur le concept de la doctrine de la science, in Essais philosophiques choisis [EPC], trad. L. Ferry et A.
Renaut, Paris, Vrin, 1984, p. 36 ; SW I, 46.
229. L’alternative entre une orientation ontologique et une orientation transcendantale de la logique hégélienne est
présentée de façon claire par Robert PIPPIN dans son Hegel’s Idealism, op. cit., p. 175-182.
230. Cf. Enc. 1830 – PN, Add. § 246, p. 343 ; W 9, p. 20. La remarque vaut également pour la « conscience cultivée » qui
s’adonne aux sciences empiriques, ainsi que le précise Hegel dans ses leçons sur la philosophie de l’esprit : « les sciences
empiriques contiennent plus de métaphysique qu’elles ne le pensent » (VPG1827, p. 156).
231. Telle est l’hypothèse « déflationniste » avancée par Klaus HARTMANN, notamment dans son article « Hegel : A Non-
Metaphysical View » in A. MacIntyre (éd.), Hegel : A Collection of Critical Essays, op. cit., p. 101-124. L’ouvrage classique en la
matière est celui de John N. FINDLAY, Hegel. A Re-examination, London, George Allen & Unwin, 1958.
Chapitre II
Réflexion
« Il n’est d’autre vérité de la réflexion isolée, de
la pensée pure, que son anéantissement. »
Hegel, Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte
et de Schelling
I
Faisant face aux impasses de la métaphysique classique, Hegel ne peut
manquer de marcher sur les traces de la philosophie transcendantale, par
laquelle seule quelque chose comme une « ancienne » métaphysique est
susceptible d’acquérir rétrospectivement sa signification véritable. Si la
philosophie critique est bien celle qui « a fait chuter la métaphysique1 », il
s’avère nécessaire de tirer les enseignements d’un tel effondrement et de se
mettre à l’écoute du discours qui a mis fin au règne de cette métaphysique
désormais révolue. Qu’un tel discours se soit mépris sur les véritables
fondements de l’illusion inhérente à la métaphysique d’autrefois, qu’il se soit
fourvoyé dans une subjectivisation excessive des concepts rationnels – dont
le résultat fut un enfermement ruineux de la problématique kantienne dans
une représentation instrumentaliste de la conceptualité philosophique –
n’implique aucunement d’ignorer les acquis de son entreprise de
déconstruction du « temple » métaphysique, bien au contraire2.
C’est précisément le désaccord sur le diagnostic au sujet de
l’effondrement de la métaphysique classique qui conduit Hegel à s’intéresser
aux modalités et aux résultats de la critique kantienne : les moyens employés
pour accélérer la fin de règne des grandes « noétiques » du passé n’étaient
peut-être pas les bons, mais la fin, elle, conserve sa légitimité. S’il n’est, pour
Hegel, de révolution sans réforme3, et si la réforme de l’entendement
esquissée dans l’Analytique transcendantale ne saurait suffire à révolutionner
en profondeur la raison dont la Dialectique transcendantale a exposé les
apories propres, il n’en demeure pas moins que la révolution kantienne a eu
lieu, modifiant de fond en comble la cartographie des possibles
philosophiques : si la réponse au quid juris d’un tel événement demeure
pendante, il importe à tout le moins de prendre acte de sa factualité et du
changement irréversible de plan philosophique qu’il implique. Il faut donc
tenir le plus grand compte de la réforme kantienne pour en accomplir les
prémices révolutionnaires.
De fait, c’est seulement à l’aune de la révolution kantienne que peut être
mise en évidence l’hétéronomie inéluctable qu’implique le réalisme
métaphysique, dès lors que celui-ci s’en tient à l’appréhension des formes
d’entendement sur le mode immédiat d’un donné, d’un toujours-déjà-là que
l’investigation rationnelle se contenterait d’accueillir tel quel en son sein
plutôt que d’en questionner la validité gnoséologique. En cela, la pensée de
Kant constitue bien une radicalisation de l’Aufklärung, si, comme on a pu le
dire, son exigence d’autonomie va jusqu’à remettre en cause le dogmatisme
sous-jacent à l’exigence d’« autarcie rationnelle » rendue manifeste dans la
pensée moderne depuis Descartes4. Le kantisme, de ce point de vue, est l’acte
de naissance de l’autonomie spéculative avant d’être celui de l’autonomie
pratique : « Le point de vue de la philosophie kantienne est que le penser, par
son pouvoir de raisonnement, est parvenu à se saisir en lui-même comme
absolu et concret, comme libre, comme terme ultime. […] Pour son autorité
rien d’extérieur n’a d’autorité ; il ne peut y avoir d’autorité ayant validité que
par le penser5. »
Une telle déclaration d’indépendance de la philosophie à l’égard de son
dehors ou de ses présupposés repose sur la mobilisation d’un geste
philosophique inédit, geste qui implique lui-même la possibilité d’une
explicitation régressive, par la rationalité spéculative, du statut de ses propres
opérations. Avec le kantisme s’amorce le règne nouveau de la réflexion
philosophique :
« La pensée libre est quelque chose qui n’a aucune présupposition. La pensée
de l’ancienne métaphysique n’était pas une pensée libre, puisqu’elle admettait
ses déterminations sans plus comme quelque chose de préexistant, comme un
a priori que la réflexion <Reflexion> n’avait pas elle-même examiné. La
philosophie critique, par contre, se donna pour tâche d’examiner dans quelle
mesure d’une façon générale les formes de la pensée peuvent permettre
d’accéder à la connaissance de la vérité6. »
II
Avant de déterminer plus avant la façon dont Hegel se positionne par
rapport à la problématique transcendantale, commençons par nous donner
une vue plus précise de ce qu’il nous faudra entendre ici par « réflexion ».
Ainsi qu’on va le voir, le terme, tel que l’emploient Kant et ses successeurs,
va subir une mutation notable de sens par rapport à son emploi habituel dans
la philosophie classique. Plus précisément, c’est à la faveur du tournant
transcendantal de la philosophie moderne que le concept de réflexion va
recevoir une signification et une fonction nouvelles, inséparables de la
refonte kantienne du problème de la connaissance. En quoi la réflexion
acquiert-elle un nouveau statut en devenant réflexion transcendantale ? Et
comment une telle évolution conceptuelle va-t-elle influer sur l’élaboration
du postkantisme ?
S’agissant de la réflexion transcendantale, Kant précise dans la Critique
de la raison pure qu’elle « n’a pas affaire aux objets eux-mêmes, pour en
acquérir directement des concepts, mais [qu’] elle est l’état de l’esprit dans
lequel nous nous disposons d’abord à découvrir les conditions subjectives
sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts », ou encore « la
conscience du rapport des représentations données à nos différentes sources
de connaissance, qui seule peut déterminer exactement leur rapport entre
elles23 ». Ainsi définie, la réflexion devient l’instrument par excellence de la
philosophie transcendantale – le transcendantal, chez Kant, « ne signifie
jamais un rapport de notre connaissance aux choses, mais seulement à la
faculté de connaître24 » – dans la mesure où elle consiste expressément dans
la capacité de mettre nos représentations en rapport à leurs conditions de
production, en remontant patiemment la pente abrupte des amphibologies
conceptuelles que ne manque pas de commettre la raison philosophante en
son exercice incontrôlé.
Dans le cadre du court-circuitage de l’objectivisme ontologique suscité
par l’irruption de la problématique criticiste, cette compréhension nouvelle du
statut et du rôle de la réflexion permet d’établir une problématique originale
par rapport à la conception prékantienne de la réflexion, telle qu’on la
trouvait notamment exposée chez un Locke25 ou un Leibniz26. En lieu et
place de la réflexion conçue comme retour introspectif sur des états intérieurs
au sujet de la connaissance ou – selon la célèbre image de Locke – comme
repérage a posteriori des « fenêtres » taillées par les sensations empiriques
dans la « chambre noire » de l’entendement27, Kant rattache la problématique
réflexive à l’investigation sur les conditions de la connaissance objective28.
Une telle investigation permet de dépister l’amphibologie des concepts
ontologiques classiques – par quoi il faut entendre ici la « confusion de
l’objet pur de l’entendement avec le phénomène29 » – et de ramener le débat
épistémologique sur le strict terrain phénoménal, en empêchant le
métaphysicien dogmatique de jouer en toute impunité sur les deux tableaux,
c’est-à-dire d’« intellectualiser les phénomènes » ou de « sensualiser les
concepts » au mépris de la distinction transcendantale des sources de la
connaissance30.
La redéfinition kantienne du concept de réflexion permet ainsi de rompre
avec le projet d’une « noétisation » intégrale de l’être cher aux ontologies
scolastiques, en instituant la préséance décisive de la connaissance sur l’être
là où celles-ci définissaient contradictoirement la connaissance sur le fond
d’un être posé dogmatiquement comme antérieur et extérieur à la
connaissance ainsi secondarisée31. L’être se définit désormais à partir de la
connaissance et de ses limites propres, perdant au passage sa perméabilité
naturelle à la raison pour se positionner en face du sujet transcendantal, sous
la forme désenchantée du Gegenstand, c’est-à-dire de ce qui fait
irrémédiablement encontre au sujet, contrariant sa « disposition naturelle à la
métaphysique » en se donnant dans la semi-opacité indépassable de
l’expérience sensible.
Cette rupture implique la détermination d’un nouveau lieu de la réflexion,
le « lieu transcendantal », qui constituera l’arrière-plan du « lieu logique »
circonscrit en son temps par Aristote dans son Organon ; la réflexion sera
donc une « topique transcendantale », c’est-à-dire « l’appréciation de cette
place qui revient à chaque concept suivant la diversité de son usage, et
l’indication des règles pour déterminer ce lieu à tous les concepts32 ». Dès
lors, c’est le sens optique trivial du concept de réflexion qu’il s’agit de
remettre en cause ; en effet, le geste réflexif ne sera plus retour sur des faits
de conscience qui constitueraient le pendant psychique des faits empiriques
objectifs, ni simple comparaison logique de concepts considérés comme des
entités homogènes, mais détour par ce qui rend possible quelque chose
comme une connaissance de l’objet, y compris celle que nous procurait la
réflexion au sens classique du terme. Là où la réflexion logique s’en tient à
une analyse formelle des concepts, abstraction faite de leur « pedigree »
épistémologique, la réflexion transcendantale fournit un point de vue
génétique permettant de rendre compte de la constitution de nos
représentations en procédant apagogiquement à partir de leur donation
phénoménale33 :
« On pourrait donc dire que la réflexion logique est une simple comparaison,
car on y fait totalement abstraction de la faculté de connaissance à laquelle
appartiennent les représentations données, et elles sont dans cette mesure, en
ce qui concerne leur siège dans l’esprit, à traiter comme homogènes ; mais la
réflexion transcendantale (qui se rapporte aux objets mêmes) contient le
principe de la possibilité de la comparaison objective des représentations entre
elles, et elle est donc très différente de l’autre, puisque la faculté de
connaissance à laquelle elles appartiennent n’est pas la même34. »
III
Dans une telle perspective, qu’est-ce qui pourra bien distinguer ce que
nous avons appelé la Selbstreflexion de la réflexion transcendantale ? Et tout
d’abord, que peut bien désigner le préfixe « selbst- » dans une telle
expression ? La chose est moins évidente qu’il n’y paraît. En effet, si
l’autoréflexion ne signifiait que la « réflexion sur soi-même », il n’y aurait là
qu’une redondance inutile par rapport à la simple réflexion ordinaire, qui
implique déjà, à la façon d’un jeu de miroir intellectuel, un tel retour sur soi
du sujet réfléchissant. Le Selbst ne sera donc point à entendre ici comme un
simple objet de la réflexion qui serait autre qu’elle, mais bien comme un
redoublement de la réflexion, comme une réflexion au carré, une réflexion de
la réflexion elle-même. Réfléchir (sur) la réflexion, cela signifiera donc avant
tout appliquer le geste réflexif à l’opération réflexive elle-même, ou encore
rapporter l’activité réflexive à ses propres conditions de possibilité.
Par ce biais va s’opérer une radicalisation du geste transcendantal
susceptible d’ébranler les fondations de la philosophie critique en laquelle il
avait trouvé à la fois son lieu de définition et son terrain privilégié
d’effectuation : le discours kantien, instance judicative au sein du tribunal de
la raison, passe à son tour au banc des accusés, sommé qu’il est de rendre
compte, non plus de la simple possibilité de la connaissance physique ou
mathématique, mais de la possibilité de sa propre validité, étant entendu
qu’une telle validité ne saurait dépendre des conditions de la connaissance
empirique examinées dans la Critique de la raison pure, puisque ce sont bien
plutôt ces mêmes conditions qui deviennent à présent l’objet privilégié du
discours philosophique.
Le problème est que le discours kantien ne semble point apte à rendre
compte de ses propres conditions de possibilité, absorbé qu’il est par
l’examen des conditions de la seule connaissance phénoménale. En
particulier, on voit mal sur quel type d’actes intellectuels un tel discours
pourrait reposer, si tant est que « notre nature est telle que l’intuition ne peut
jamais être que sensible39 », alors même que les assertions philosophiques de
la Critique paraissent réclamer un tout autre type d’intuition, orienté cette
fois-ci vers les contenus intellectuels qu’elles mobilisent constamment pour
prétendre à une quelconque validité universelle. Une fois replié sur lui-même,
le discours critique ne manque pas de susciter la perplexité, incapable qu’il
est de s’ériger en tribunal valide dans l’immanence de la réflexion de la
raison en et sur elle-même. À cette perplexité vient répondre un nouveau
genre de scepticisme, qui fera porter son doute non plus sur les thèses
philosophiques, mais sur le lieu de provenance du discours critique qui
entend précisément statuer sur la validité de ces thèses. C’est seulement par
ce nouveau détour – détour qui vient redoubler le détour kantien, non pour
nous ramener aux tournures naïves de l’ancienne métaphysique, mais pour
hisser l’inquiétude métaphysique à un niveau de lucidité proprement inédit
dans l’histoire de la philosophie moderne – que peut devenir intelligible
l’irruption de cette « réflexion au carré » qui caractérise en propre le projet de
l’idéalisme allemand.
On sait comment le sceptique Schulze, dont les accusations sont pour
partie à l’origine de la réélaboration fichtéenne de la philosophie comme
« doctrine de la science40 », met en demeure le criticisme de se retourner
contre lui-même afin d’apercevoir ses propres contradictions. Ce faisant, il
opère un déplacement décisif pour ce qui est de définir la problématique
sous-jacente à la pensée postkantienne. Jusqu’alors, la majorité des critiques
adressées au kantisme, dans le sillage des interrogations de Jacobi, portait
essentiellement sur sa théorie transcendantale de l’objectivité : dans cette
perspective, la question dominante était surtout de savoir si l’idéalisme
transcendantal, en équilibre précaire sur le fil de sa théorie de l’idéalité
transcendantale des phénomènes, était apte ou non à éviter de retomber soit
dans le dogmatisme de ceux que Reinhold appelait avec mépris die Kenner
der Dinge an sich41, soit dans un scepticisme rationaliste résolument
postkantien dont Maïmon fournissait l’exemple emblématique.
Fameuse est la formule exprimant la gêne ressentie par Jacobi face à la
chose en soi, qui lui semblait un présupposé réaliste incompatible avec les
réquisits fondamentaux de l’idéalisme transcendantal kantien :
« Je dois avouer que ce scrupule ne m’a pas peu arrêté dans l’étude de la
philosophie kantienne, au point que, plusieurs années de suite, je dus
reprendre complètement la Critique de la raison pure, parce que je ne cessais
d’être troublé de ne pouvoir entrer dans le système sans admettre ce
présupposé et de ne pouvoir y demeurer en l’admettant42. »
IV
Dans sa quête d’une transformation de la métaphysique, Hegel trouve en
Fichte un allié précieux. Une fois passé le temps des critiques féroces et
parfois hâtives81 menées au nom d’un schellingianisme plus partisan que
réfléchi, Hegel n’a de cesse de reconnaître « le grand mérite de la philosophie
fichtéenne » et son « importance82 » considérable pour la compréhension du
problème postkantien de la redéfinition de la philosophie. Avec Fichte
commencerait une nouvelle époque philosophique, celle de la philosophie
enfin élevée à son niveau proprement spéculatif : « c’est ce défaut,
l’inconséquence kantienne impensée qui fait que son système entier manque
d’unité spéculative, que Fichte a supprimé. (…) Sa philosophie (…) est une
présentation plus conséquente de la philosophie kantienne83. » Au point qu’il
n’est pas exagéré de parler ici de « révolution » philosophique, plus encore
peut-être que pour Kant84, tant la pensée fichtéenne, par la radicalité de son
exigence, a su se prémunir contre les tentations de la vulgate philosophique et
les pièges du sens commun, réduisant le cercle des philosophes authentiques
à ses dimensions les plus restreintes :
« La philosophie de Fichte est l’achèvement de la philosophie kantienne. En
dehors de celui-ci et de Schelling, il n’existe pas de philosophie. […] Avec la
philosophie de Fichte une révolution s’est opérée en Allemagne. Jusque dans
la philosophie kantienne, la philosophie éveillait un intérêt universel ; elle était
accessible, on en était curieux, il était d’un homme cultivé de la connaître. En
d’autres temps des hommes d’affaires, des hommes d’État s’en occupaient ;
maintenant, avec la philosophie kantienne, les ailes leur tombent. Ils ne sont
pas parvenus jusqu’à ce qu’il y ait de spéculatif chez Fichte ; c’est surtout
depuis Fichte que le spéculatif est devenu l’affaire d’un petit nombre
d’hommes85. »
V
Si Fichte seul peut constituer un point de départ satisfaisant en vue de la
constitution de la métaphysique hégélienne, c’est qu’avec Fichte seulement se
trouve définie l’exigence propre de la philosophie achevée, que Hegel
nomme, par opposition à la simple connaissance, le savoir.
« Kant échafaude le connaître, Fichte le savoir. La tâche de la science telle
que Fichte l’exprime, est la doctrine du savoir. La conscience sait, c’est sa
nature ; la connaissance philosophique est le savoir de ce savoir. […] L’objet
de la philosophie est le savoir ; celui-ci est pareillement point de départ, le
savoir universel. C’est le Moi, il est conscience ; le Moi est fondement, point
de départ101. »
Trop vide, le commencement cartésien était aussi trop plein, rempli d’un
certain nombre de présupposés discutables quant à l’essence de la
philosophie, sa forme, ses principes, sa nécessité propre. Que la « manière de
connaître » prenne « la forme d’un raisonnement d’entendement138 », qu’un
tel raisonnement doive s’appuyer sur des « principes » selon la linéarité d’un
modèle déductif dont Hegel a montré l’étroite parenté avec le dogmatisme,
que l’identité de l’être et de la pensée – dont la définition est elle-même
considérée comme évidente139 – doive s’avérer par excellence sous la forme
de l’égoïté, ce sont là des présuppositions tout sauf indifférentes à la bonne
marche de la spéculation. Faute d’être justifiées plus avant, de telles
présuppositions ne valent guère mieux que les « préjugés » dénoncés par le
« bon sens » cartésien : le commencement y perd de sa radicalité, il devient
un commencement relatif, déjà conditionné par de secrètes décisions de
pensée qui président à sa position en dessinant par avance les contours de ce
que doit et peut être l’activité philosophique.
Au contraire de Descartes, Fichte entend constituer une science du savoir
conscientiel, une répétition idéale des actes empiriques du Moi saisis dans
leur déploiement nécessaire. Tandis que Descartes ne partait de la certitude
du cogito que pour faire dégénérer ce point de vue apodictique du savoir en
un simple cheminement empirique de la pensée, Fichte, tout en partant de ce
même sommet que constitue l’intuition du Moi par lui-même, parvient à
demeurer sur la ligne de crête du pur savoir sans retomber dans les travers de
la psychologie empirique : « Fichte également [i. e. comme Descartes] a
commencé à nouveau par la même certitude absolue, par le moi, mais il a
procédé ensuite au développement de toutes les déterminations à partir de
cette pointe140 ».
Une telle répétition permet au savoir philosophique de se constituer de
façon réflexive dans le redoublement idéel du savoir naïf caractéristique de la
conscience ordinaire :
« Fichte définit la philosophie comme la conscience artificielle, comme la
conscience de la conscience, de sorte que j’ai conscience de ce que fait ma
conscience. […] C’est seulement quand je philosophe sur ma conscience,
quand je sais ce que fait mon Moi, que je vais derrière ma conscience
ordinaire. […] Fichte est ainsi le premier à avoir porté le savoir du savoir à la
conscience141. »
VI
On s’est souvent demandé dans quelle mesure l’appréciation hégélienne
des « philosophies de la réflexion » avait évolué entre les premiers travaux
d’Iéna et le système de la maturité. De fait, si l’on s’en tient à un simple
comparatif des objections adressées à Fichte, on peut être tenté de conclure à
un certain immobilisme du cadre herméneutique hégélien : à Iéna comme à
Berlin, Hegel dénonce le subjectivisme et le formalisme caractéristiques de la
manière dont Fichte appréhende son point de départ spéculatif, avec pour
conséquence une incapacité chronique de parvenir à la systématicité
véritable, tant au niveau théorique que pratique. Pourtant, à y regarder de plus
près, le point de vue de Hegel sur Fichte n’est plus le même avant et après la
Phénoménologie : la raison n’en incombe point, encore une fois, au contenu
des objections hégéliennes, mais au cadre au sein duquel de telles objections
acquièrent leur sens164. Pour le dire autrement, dans son œuvre terminale
d’Iéna, Hegel parvient à accomplir ce qu’il n’avait qu’imparfaitement amorcé
dans les ouvrages et articles précédents : il parvient à situer Fichte165.
Dans la Differenzschrift, la localisation du propos fichtéen était encore
superficielle, car relative à une cartographie sommaire de l’histoire de la
philosophie la plus contemporaine esquissée à grands traits à partir de son
accomplissement schellingien. L’appréciation de la pensée fichtéenne était
encore considérablement biaisée par le rôle de faire-valoir que Hegel lui
faisait jouer au sein de cette polémique à la fois antireinholdienne et pro-
schellingienne. Se contentant d’évoquer « le besoin d’une philosophie qui
sache apaiser la nature maltraitée par les systèmes de Kant et de Fichte et
poser la raison même en accord avec elle166 », le futur auteur de la
Phénoménologie de l’esprit présentait clairement la position de Schelling
comme la mesure de référence de ses antécédents philosophiques, tout en
hésitant encore entre une conception artistique des œuvres philosophiques (la
vérité intrinsèque de chaque système serait indifférente à celle des autres167)
et une théorie de l’histoire de la philosophie comme développement
organique d’une seule et même idée de la philosophie168. À ce stade de son
itinéraire philosophique, Hegel ne disposait donc pas encore des moyens
spéculatifs pour articuler la prise en compte de la cohérence interne des
systèmes philosophiques et leur intégration dans un développement
historique de plus vaste ampleur. Le référentiel schellingien, s’il autorisait
quelques comparaisons ponctuelles, n’était à cet égard aucunement suffisant
pour évaluer la portée spéculative des systèmes concurrents, d’où un
flottement indéniable dans l’appréciation de la démarche fichtéenne.
Dans Foi et savoir, c’est au sein de ce que nous pourrions appeler une
histoire moderne des mentalités que la Doctrine de la science prenait sens,
incarnant les ambiguïtés du dépassement philosophique de l’eudémonisme
des Lumières dans cette « grande forme de l’esprit du monde » qu’est le
« principe du Nord169 ». L’introduction de l’ouvrage se voulait une sorte de
mise au point historico-philosophique mêlant à des considérations
relativement sommaires sur la culture moderne une analyse encore
embryonnaire du blocage spéculatif commun aux démarches de Kant, Jacobi
et Fichte. Faisait défaut, en particulier, une théorie cohérente du lien entre
historicité et spéculation telle qu’on la trouvera élaborée ultérieurement sous
la forme de l’articulation entre l’esprit objectif et l’esprit absolu. Dès lors,
c’est le rapport entre l’évolution de la culture moderne et celle de l’histoire de
la philosophie qui demeurait relativement indéterminé. En raison de telles
carences méthodologiques, le positionnement fichtéen restait vague et peu
étayé, faute d’une approche systématique de la séquence philosophique –
grossièrement unifiée sous le label « philosophie de la réflexion de la
subjectivité170 » – qu’il était censé former avec Kant et Jacobi.
De ce point de vue, l’écrit sur le Droit naturel représentait un progrès
notable, dans son effort systématique pour échafauder un schéma triadique
composé de l’empirisme scientifique, du formalisme scientifique et de la
science spéculative171. Pour autant, la spécificité des problèmes abordés
interdisait toute compréhension globale de la position fichtéenne, laquelle
demeurait en outre plus ou moins amalgamée à la philosophie kantienne sous
l’étiquette uniformisante du « formalisme scientifique172 ». Plus
fondamentalement, les premiers écrits d’Iéna demeuraient sur le seuil d’une
véritable explication avec la pensée de Fichte, dans la mesure où ils ne
l’affrontaient pas sur son propre terrain : la théorie génétique de la conscience
humaine173. C’est seulement avec la Phénoménologie de l’esprit que devient
possible une authentique critique de cette démarche, sous la forme d’une
autocritique de la conscience qui se donne pour tâche d’accéder au savoir.
Fichte n’a cessé de répéter que « ce que l’on choisit comme philosophie
dépend de l’homme que l’on est174 », situant le conflit entre le dogmatisme et
l’idéalisme non pas au niveau strictement théorique des thèses avancées de
part et d’autre, mais à un niveau plus primitif qui, en deçà du contenu
explicite des thèses philosophiques, fait signe vers la disposition thétique
originaire de la conscience, corrélative d’intérêts primordiaux qui donnent sa
coloration philosophique à l’existence choisie par cette conscience175. Par ce
biais, Fichte entendait montrer qu’une philosophie ne se réfute point d’abord
par la démonstration du caractère erroné de son contenu – de ce point de vue,
le dogmatisme semble tout aussi consistant que l’idéalisme176 – mais par la
mise en évidence réflexive d’une contradiction plus fondamentale entre un tel
contenu et les conditions d’énonciation de celui-ci, contradiction qui rend
impossible la conviction, le sentiment de l’accord intime entre son discours et
sa vie.
C’est ainsi que, compte tenu des conclusions déterministes de l’Éthique,
« Spinoza ne pouvait être convaincu, il ne pouvait que penser sa philosophie
et non y croire car elle contredisait directement la conviction, qui était
nécessairement la sienne dans la vie, et selon laquelle il lui fallait se tenir pour
libre et autosubsistant <selbstständig>. […] Il ne s’avisa point de réfléchir,
dans sa pensée, sur sa propre pensée ; ce en quoi il avait tort, car il mettait sa
spéculation en contradiction avec sa vie177. »
Tel est bien, aux yeux de Hegel, le destin de cette « course continuelle au
long de la finitude » qu’incarne l’idéalisme fichtéen : demeurer une
« recherche sans repos » s’interdisant par principe la possibilité de trouver,
puisqu’il est dès le départ pris dans la contradiction entre ce qu’il énonce –
l’unité rationnelle de la pensée et de l’être – et ce qu’il accomplit – la
position unilatérale de l’unité de l’aperception au rang de principe abstrait,
auquel fait concurrence le principe tout aussi légitime de l’objectivité
demeurant extérieure au plan d’immanence du Moi. Reste à comprendre, au
sein de ce cadre interprétatif, les raisons d’une telle méprise de l’idéalisme
fichtéen au sujet de ses propres fondations philosophiques.
On l’a vu, pour Hegel, c’est dès le commencement qu’un tel idéalisme
part à la faute, s’installant d’emblée dans une abstraction spéculative déjà
grosse des contradictions qui seront mises en évidence dans l’analyse
dialectique de l’expérience qu’il incarne. Si la conscience idéaliste prend une
sorte de « faux départ », c’est peut-être faute d’avoir suffisamment aperçu les
difficultés impliquées dans la détermination du départ lui-même. De ce point
de vue, la présentation phénoménologique de l’expérience de la conscience
idéaliste ne suffit pas à rendre raison des faiblesses du point de vue fichtéen :
c’est désormais au niveau logique d’une investigation concernant le
« commencement de la science » que doit s’affiner le diagnostic hégélien sur
la doctrine de la science.
VII
« En quoi faut-il que consiste le commencement de la science198 ? » Telle
est la question préliminaire que l’idéalisme fichtéen aurait négligée, et qui
constituera désormais le fil directeur à partir duquel circonscrire les limites
du projet qui sous-tend cette position philosophique. Il est certes
incontestable que la position fichtéenne du premier principe constitue une
avancée considérable dans la tentative de répondre à une telle question, par la
substitution qu’elle opère d’une intuition immanente du Moi par lui-même
aux représentations précaires dont partait l’ontologie traditionnelle pour
déduire les propriétés universelles de l’être :
« Dans la mesure où l’on réfléchit sur le fait qu’à partir du premier vrai doit
être déduit tout ce qui suit, sur le fait que le premier vrai doit nécessairement
être le fondement du tout, alors il semble nécessaire d’exiger que l’on
commence par Dieu, par l’absolu, et que l’on conçoive tout à partir de lui. Si,
au lieu de mettre la représentation au fondement, comme il en va
habituellement, et d’avancer une définition préliminaire de l’absolu conforme
à cette représentation […], la détermination plus précise de cet absolu est
empruntée au contraire à la conscience de soi immédiate, et si cet absolu est
ainsi déterminé comme Moi, alors, d’une part, celui-ci est bien un immédiat,
mais, d’autre part, il est un connu en un sens bien supérieur à toute autre
représentation ; car quelque chose qui par ailleurs est connu appartient certes
au Moi, mais en tant qu’il n’est qu’une représentation, il est encore un contenu
différent de lui ; le Moi, par contre, est la certitude simple de soi-même199. »
Dès lors que l’on prend le Moi comme point de départ de la déduction
philosophique, une dérive psychologisante de l’idéalisme transcendantal est à
craindre, et avec elle une exploitation de la confusion entre série idéale et
série réelle au profit de la seconde, comme ce sera le cas dans
l’« anthropologie psychique » de Fries dont l’orientation méthodologique
sera la suivante :
« Toute connaissance est une activité de notre esprit. Toutes les connaissances
sont donc des ob-jets de l’expérience intime, par conséquent de
l’anthropologie psychique. Je peux donc et je dois, si je veux être exhaustif,
considérer toutes les connaissances d’un point de vue anthropologique, pour
savoir comment subjectivement, elles appartiennent aux actes de mon
esprit206. »
2. Nous faisons ici pleinement nôtre la mise au point de Vittorio HÖSLE, Hegels System, op. cit., p. 12 : « Si
“transcendantal” signifie une réflexion méthodiquement stricte sur ses propres prétentions à la validité, il n’y a aucun obstacle à
interpréter la philosophie de Hegel comme une philosophie transcendantale. »
3. Cf. Enc. 1830 – PE, § 552R, p. 338 ; W 10, p. 360 : « Il faut regarder seulement comme une sottise des Temps
modernes, de changer un système d’une éthicité corrompue, la constitution politique et la législation liées à elle, sans modifier la
religion, d’avoir fait une Révolution sans une Réforme. »
4. Sur cette question, cf. Gerhard KRÜGER, Critique et morale chez Kant, trad. M. Régnier, Paris, Beauchesne, 1961, p. 159-
160 : « Si […] Kant accomplit une révolution dans la philosophie, cela tient à ce qu’il oppose les Lumières non seulement à
l’autorité dogmatique ecclésiastique et à l’autorité politique, mais aussi à une conception dogmatique de l’Aufklärung elle-même.
Au sens le plus large, propre à toute l’époque moderne, l’Aufklärung signifie […] se penser soi-même, c’est-à-dire la pensée
fondée sur l’autarcie rationnelle. Cela est déjà l’exigence fondamentale de Descartes. »
6. Enc. 1830 – SL, Add. § 41, p. 496-497 ; W 8, p. 114. L’autonomie spéculative de la philosophie avait déjà été clairement
énoncée dès les ébauches de système d’Iéna : « La philosophie au titre du connaître absolu est immédiatement posée comme ce
qui ne dépend de rien d’autre, que cet autre soit pensé comme connaître ou comme être, ou qui ne présuppose nul autre » (L &
M1804-1805, « Deux remarques au système », p. 207 ; JS 2, p. 343).
8. La formule est de Jean BEAUFRET, « Kant et la notion de Darstellung », Dialogue avec Heidegger, t. II, op. cit., p. 109.
9. Cf. DESCARTES, Troisième Méditation, in Œuvres & Lettres, p. 294 : « J’ai en quelque façon premièrement en moi la
notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même. »
10. Sur ce changement d’accentuation qui marque le passage du « discours classique » à « l’analytique de la finitude »,
nous renvoyons aux analyses de Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, chap. 9, notamment p. 324-326 :
« Au filigrane de toutes ces figures solides, positives et pleines, on perçoit la finitude et les limites qu’elles imposent, on devine
comme en blanc tout ce qu’elles rendent impossible. […] Du cœur même de l’empiricité, s’indique l’obligation de remonter, ou,
comme on voudra de descendre, jusqu’à une analytique de la finitude, où l’être de l’homme pourra fonder en leur positivité toutes
les formes qui lui indiquent qu’il n’est pas infini. »
11. Cf. Henri BIRAULT, « Heidegger et la pensée de la finitude », De l’être, du divin et des dieux, Paris, Cerf, 2005, p. 486-
487 : « Chez les Grecs, on sait bien que “fini” et “parfait” vont de pair. L’infini y est la négation du fini comme l’imparfait y est
la négation du parfait. La limite (πέρας), la fin (τέλος) dé-limitent, dé-finissent l’étant jusque-là enseveli dans l’indétermination
du non-être. La limite a donc une valeur “épiphanique”, la fin une valeur “initiante”. Le fini seul est véritablement parce que seul
il est achevé et par-fait. »
12. Cf. op. cit., p. 490 : « À l’infinité d’un être souverainement parfait, […] il convient d’opposer non plus la finition, non
pas la finitude, mais la finité de l’être fini. L’infinité seule est ici véritablement positive, d’elle seule on peut dire sans réserve
qu’elle est, au contraire, l’être fini, comme le répète Malebranche après bien d’autres est “l’être composé pour ainsi dire de l’être
et du néant”. Infinité et perfection vont maintenant de pair, toute finité, au contraire, renferme une négation en tant qu’elle n’est
pas le souverain être. »
13. Cf. op. cit., p. 496 : « Ne pouvant être déduite de rien, elle [la finitude] se verra peu à peu contrainte à se penser elle-
même comme un fait primitif, comme le fondement sans fondement de l’humanité même de l’homme maintenant déterminé non
plus comme ens creatum ou comme fils de Dieu, mais comme sujet. »
15. Ibid.
16. « Ein Fortlaufen an der Endlichkeit » (LHP 7, « Fichte », p. 1978 ; W 20, p. 389). Expression admirable par laquelle
Hegel caractérise la première philosophie de Fichte, mais qui qualifierait aussi bien la philosophie transcendantale dans son
ensemble.
17. Cf. Jocelyn BENOIST, « Introduction » à sa traduction de Kant, Réponse à Eberhard, op. cit., p. 78 : « On est passé au
point de vue transcendantal, et cela suppose une certaine fêlure dans le sens classique de l’ontologie : celle-là même du sujet. »
18. Telle est, on le sait, la caractérisation désormais classique du kantisme par Jules VUILLEMIN dans L’héritage kantien et la
révolution copernicienne, Paris, PUF, 1954, p. 11. Précisons qu’une telle reconnaissance du primat de la finitude ne conduit
aucunement Kant à renoncer à l’absolu ; comme le remarque judicieusement Jean-François MARQUET, « on aurait plutôt tendance
aujourd’hui à voir en Kant le premier des “modernes”, le penseur de l’objectivité et de la finitude ; mais cela, à notre avis, il ne
l’a été que par surcroît, même si ce surcroît s’est avéré historiquement essentiel. Si en effet être moderne signifie être résigné à la
finitude, Kant n’est assurément pas moderne ; il veut ce que la philosophie a toujours voulu, l’inconditionné, l’absolu » (« Kant et
l’inconditionné », Restitutions, Paris, Vrin, 2001, p. 7).
20. L’accusation est formulée par FICHTE dans sa Doctrine de la science de 1805 [WL 1805] : « Dans une histoire des
progrès de la philosophie, on ne saurait faire mention de ceux qui analysent la philosophie de Kant sans la comprendre et encore
moins de ces nouveaux fondateurs de nouveaux systèmes qui font régresser la science en deçà de Kant » (trad. I. Thomas Fogiel
et A. Gahier, Paris, Cerf, 2006, p. 44 ; Wissenschaftslehre 1805, Hamburg, Meiner Verlag, 1984, p. 181). L’allusion aux
nouveaux fondateurs de systèmes concerne sans nul doute Schelling, mais aussi le Hegel du Differenzschrift.
21. Cf. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, op. cit., p. 23.
22. KANT, L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu [UF], OP I, p. 318 ; AK II, 66. On
trouve une métaphore analogue dans la Critique de la raison pure (OP I, p. 970 ; A 235/B 294). Comme souvent, Kant s’inspire
ici de LOCKE, An Essay concerning Human Understanding, Introduction, § 6, Oxford, Oxford University Press, 1975, p. 46. Cette
métaphore maritime sera reprise par SCHELLING dans la première de ses Leçons sur la méthode des études académiques [LMEA],
trad. J.-F. Courtine et J. Rivelaygue, in Philosophies de l’université, Paris, Payot, 1979, p. 44 ; SW V, p. 208. On la retrouve,
enfin, dans un manuscrit de HEGEL du 22 octobre 1818 introduisant aux leçons de Berlin sur l’Encyclopédie : « La décision de
philosopher se jette purement dans le penser ( – le penser est solitaire auprès de lui-même), – elle s’[y] jette comme dans un
océan sans rivages ; toutes les couleurs bigarrées, tous les points d’appui ont disparu, toutes les lumières autrefois bienveillantes
se sont éteintes ». Seule brille l’unique étoile, l’étoile intérieure de l’esprit ; cette étoile est l’Étoile polaire (W 10, p. 416 ; nous
traduisons).
25. Cf. LOCKE, An Essay Concerning Human Understanding, op. cit., Book II, chap. 1, § 4, p. 105.
26. Cf. LEIBNIZ, Principes de la nature et de la grâce, § 4, Paris, GF-Flammarion, p. 225. Voir aussi id., Monadologie, § 30,
op. cit., p. 249. Rappelons que Locke et Leibniz sont les deux figures antithétiques auxquelles s’attaque l’Appendice à
l’Analytique transcendantale sur l’amphibologie des concepts de la réflexion.
27. Cf. LOCKE, An Essay Concerning Human Understanding, op. cit., Book II, chap. 11, § 17, p. 162-163 : « Je ne prétends
pas enseigner, mais chercher ; et par conséquent je ne peux que reconnaître, ici encore, que les sensations externes et internes sont
pour la connaissance les seuls passages vers l’entendement que je puis trouver. Elles seules, pour autant que je le sache, sont les
fenêtres par lesquelles de la lumière entre dans cette chambre noire. »
28. Cf. Béatrice LONGUENESSE, Kant et le pouvoir de juger, Paris, PUF, 1993, p. 135, note 1 : « La réflexion transcendantale
n’a rien d’une démarche introspective ; elle résulte de la démarche critique d’élucidation des conditions de possibilité de la
connaissance, qui permet l’établissement d’une “topique transcendantale” ou détermination des lieux transcendantaux de nos
différentes représentations. »
30. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 996 ; A 271/B327 : « En un mot, Leibniz intellectualisait les phénomènes, de même que Locke,
avec son système de noogonie […] avait sensualisé tous les concepts de l’entendement. […] Au lieu de chercher dans
l’entendement et dans la sensibilité deux sources tout à fait diverses de représentations, mais qui ne pourraient juger des choses de
façon objectivement valide qu’en liaison, chacun de ces grands hommes s’en tint uniquement à l’une de ces deux sources, qui, à
son avis, se rapportait immédiatement aux choses en soi, tandis que l’autre ne faisait que confondre ou ordonner les
représentations de la première. »
31. Cf. Jocelyn BENOIST, « Sur une prétendue ontologie kantienne », op. cit., p. 158 : « Parler de la connaissance et non de
l’être […] c’est assurément autre chose que de parler de l’être donc de la connaissance, puisqu’elle constitue l’accès naturel à lui
(ce qui est le projet des “noétiques” classiques, comme “ontologies”). […] Ici “l’objet de la métaphysique” se dissout dans la
“connaissance de soi de la raison”. »
33. Cf. Béatrice LONGUENESSE, Kant et le pouvoir de juger, op. cit., p. 134 : « La réflexion transcendantale conduit à
reconnaître une distinction que la comparaison logique est par elle-même impuissante à formuler : la distinction entre
comparaison de concepts (comparaison ou réflexion “simplement logique”) et comparaison des objets, comme phénomènes. »
37. La forme générale de ce mode sceptique est la suivante : si on a une raison B pour sa conviction que A, il faut donner
son assentiment à B. Mais là encore, il faut avoir une raison C pour sa conviction que B, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Pour
une présentation des modes d’Agrippa, cf. SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., livre I, p. 164-177.
38. Précisons que le terme de Selbstreflexion ne figure – du moins à notre connaissance – ni dans le corpus de l’idéalisme
allemand ni dans celui de Kant ; il n’est qu’un moyen de caractériser rétrospectivement la radicalisation de la démarche kantienne
en un sens autoréférentiel. Pour un exemple de ce genre d’usage rétrospectif, cf. Jürgen HABERMAS, Connaissance et intérêt, op.
cit., p. 36 : l’auteur y présente la critique hégélienne du kantisme comme « la métacritique à laquelle la critique de la
connaissance est soumise au moyen d’une autoréflexion intransigeante ».
40. Concernant l’influence décisive de Schulze sur la constitution de la problématique fichtéenne de la doctrine de la
science, cf. Isabelle THOMAS-FOGIEL, « Fichte et l’actuelle querelle des arguments transcendantaux », Revue de métaphysique et de
morale, Paris, PUF, 4/2003, notamment p. 493-496. Comme le souligne Jules VUILLEMIN, « Le rapport de Fichte à Schulze
reproduit historiquement celui de Kant à Hume » (L’héritage kantien et la révolution copernicienne, op. cit., p. 17), le défi
sceptique devenant là aussi prétexte à une refonte radicale du discours philosophique. Fichte a lui-même insisté à maintes reprises
sur l’importance de sa lecture de Schulze pour l’élaboration de sa propre doctrine, notamment dans les célèbres lettres à Flatt et à
Stephani de novembre/décembre 1793.
41. REINHOLD, Lettre à Kant du 9 avril 1789, in KANT, Briefwechsel, Brief 353 ; AK XI, 17.
42. JACOBI, « Appendice sur l’idéalisme transcendantal », in David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, trad. L.
Guillermit, Paris, Vrin, 2000, p. 246. Sur la critique jacobienne de la chose en soi, cf. Richard KRONER, Von Kant bis Hegel, op.
cit., Bd I, p. 308-311. On trouve une critique analogue dans l’Énésidème de SCHULZE (trad. H. Slaouti, Paris, Vrin, 2007, p. 126 sq.
et 234 sq.)
44. Cf. KANT, CRP, OP I, p. 954 ; B 274 : « L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare
l’existence des objets dans l’espace hors de nous ou simplement douteuse et indémontrable, ou fausse et impossible. »
45. Cf. KANT, ibid., OP I, p. 1444 ; A 369 : « Le réaliste transcendantal se représente les phénomènes extérieurs […]
comme des choses en soi, qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité, et qui, par conséquent, seraient aussi en
dehors de nous d’après de purs concepts de l’entendement. »
46. SCHULZE, Kritik der theoretische Philosophie, rééd. Aetas Kantiana, t. 244, vol. II, Bruxelles, Culture et Civilisation,
1968, p. 578.
47. Isabelle THOMAS-FOGIEL, Fichte. Réflexion et argumentation, Paris, Vrin, 2004, p. 55.
48. L’ironie veut que Hegel, qui fut pourtant si influencé par la reformulation fichtéenne du kantisme – elle-même
tributaire de la reformulation schulzienne du scepticisme – ait lui-même grandement sous-estimé l’apport de la critique
schulzienne, en réduisant son scepticisme « bâtard » (Scept., p. 33 ; W 2, p. 226) à un « épicurisme » (LHP 4, « Le scepticisme »,
p. 761 ; W 19, p. 360) dévalorisant le rationnel au profit de l’être sensible, à ce titre nettement inférieur à la skepsis antique. Sur
les limites de l’interprétation hégélienne de Schulze, cf. Achim ENGSTLER, « Hegels Kritik am Skeptizismus Gottlob Ernst
Schulzes », in H. F. Fulda und R.-P. Horstmann (hrsg.), Skeptizismus und spekulatives Denken in der Philosophie Hegels,
Stuttgart, Klett-Cotta, 1996, p. 98-114.
49. Sur ce changement d’accentuation de Jacobi à Schulze, on se reportera à la reconstitution exemplaire du débat autour
des objections schulziennes accomplie par Antoine GRANDJEAN dans le prologue de son ouvrage Critique et réflexion. Essai sur le
discours kantien, Paris, Vrin, 2009, p. 23-59. Une telle inflexion herméneutique invalide la grille de lecture traditionnelle (Ernst
CASSIRER, Les systèmes post-kantiens, trad. Collège de Philosophie, Paris, Cerf, 1999, chap. « Schulze » ; Jacques RIVELAYGUE,
Leçons de métaphysique allemande, I, Paris, Grasset, 1990, p. 153 sq. ; Dieter HENRICH, Between Kant and Hegel, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 2003, chap. 10, p. 147 sq.) qui cantonnait la posture de Schulze à un scepticisme « classique »
– celui de Maïmon par exemple – portant sur le contenu des thèses kantiennes et non sur leur statut. C’est bien la critique du
statut contradictoire du philosopher kantien qui implique à titre d’argument dérivé la polémique sur la notion de Ding an sich,
non l’inverse.
50. Sur le rôle du motif sceptique dans la critique des inconséquences de l’idéalisme kantien par Jacobi, cf. R.-P.
HORSTMANN, Les frontières de la raison, op. cit., p. 43 sq.
52. « Dieser halbe Kriticismus » : cf. FICHTE, Nouvelle présentation de la doctrine de la science [NP], Première
introduction, VII, trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, Vrin, 1999, p. 115 ; SW I, p. 444.
53. SCHELLING, Sur la possibilité d’une forme de philosophie en général, trad. M. Kauffmann, in Premiers écrits, Paris,
PUF, 1987, p. 20 ; SW I, p. 92.
54. Ou, pour reprendre la terminologie d’Isabelle THOMAS-FOGIEL, passer de la problématique de la représentation (en
laquelle la réflexion est orientée vers les conditions de l’objectivité) à celle de la réflexion (orientée vers les actes intellectuels du
sujet dont la représentation constitue le produit). Sur ce point, cf. Critique de la représentation. Étude sur Fichte, Paris, Vrin,
2000, 2e partie.
55. Dans son ouvrage Réflexion et spéculation. L’idéalisme transcendantal chez Fichte et Schelling (Grenoble, Jérôme
Million, 2009, p. 18), Alexander SCHNELL insiste avec raison sur le fait que la démarche fichtéenne « exige précisément un
nouveau type de “réflexion”, de “réflexivité”, qui va se traduire par un procédé spécifique – un certain redoublement possibilisant
(…) qui permettra de fonder l’attitude transcendantale elle-même. »
57. FICHTE, Über das Verhältniβ der Logik zur Philosophie oder transscendentale Logik [Trans. Log.], Vortrag III, SW IX,
p. 129. Voir aussi : Wissenschaftslehre 1813 [WL 1813], Vortrag I, SW X, p. 4.
58. L’expression est d’Isabelle THOMAS-FOGIEL, Fichte. Réflexion et argumentation, op. cit., p. 75.
59. Pour une tentative convaincante de retrouver chez Kant lui-même un tel souci de développer un discours réflexif non
objectivant sur le thème transcendantal lui-même, voir Antoine GRANDJEAN, op. cit., chap. 1, p. 104 sq.
60. FICHTE, Principes de la doctrine de la science (Grundlage), 2e partie, § 4, in Œuvres choisies de philosophie première
[OCPP], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1964, p. 66 ; SW I, p. 162.
61. Sur ce point, cf. Bernard BOURGEOIS, « Présentation » de sa traduction de la Science de la logique de l’Encyclopédie, op.
cit., p. 76 : « Ce qui le [Kant] préoccupe, c’est de réfléchir sur la connaissance scientifique ou la (pseudo-) connaissance
métaphysique (traditionnelle), mais non pas sur la connaissance philosophique qu’il met en œuvre dans cette réflexion même.
Kant ne réfléchit pas sur sa propre réflexion, il ne philosophe pas sur sa philosophie, comme Fichte le lui reproche. »
62. Fichte lui-même semblait estimer que les inconséquences du discours explicite de Kant renvoyaient à des
présuppositions implicites nécessaires à la cohérence de son œuvre : il fallait donc « s’élever de ce qu’il dit réellement à ce qu’il
ne dit pas, mais qu’il devait présupposer pour pouvoir dire ce qu’il a dit » (FICHTE, La Théorie de la science. Exposé de 1804 [WL
1804], trad. D. Julia, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, Conférence II, p. 34 ; SW X, p. 102). Sur ce point, cf. Jean-Michel BUÉE,
« Fichte lecteur de Kant », in J.-M. Lardic (dir.), Fichte. Idéalisme, politique et histoire, Paris, Vrin, 2003, p. 66 sq.
63. FICHTE, Lettre à Schelling datée du 20 septembre 1799, in Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802), trad.
M. Bienenstock, Paris, PUF, 1991, p. 60 ; SW III, 4, lettre 487, p. 85.
64. FICHTE, Doctrine de la science nova methodo [WL Nova], trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, LGF, 2000, p. 93 ;
Wissenschaftslehre Nova Methodo, hrsg. E. Fuchs [Nova Fuchs], Hamburg, Meiner, 1982, p. 32.
65. Comme l’indique Xavier TILLIETTE (L’intuition intellectuelle de Kant à Hegel, Paris, Vrin, 1995, p. 40 sq.), cette
transgression s’opère par la médiation de Reinhold, qui dans les Beyträge zur Berichtigung bisheriger Missverständnisse der
Philosophen (1790) assouplit l’usage kantien de l’expression « intuition intellectuelle » en vue de rendre compte de toute
intuition a priori, qu’elle soit purement intellectuelle ou purement sensible.
67. FICHTE, WL 1804, conférence XIX, p. 186 ; SW X, p. 238-239. Voir également la célèbre maxime énoncée dans les
Conférences sur la destination du savant [CDS], trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1969, p. 39 : « L’homme doit être
continuellement en accord avec soi-même <einig mit sich selbst seyn> ; il ne doit jamais se contredire. » (SW VI, p. 296).
68. Cf. KANT, CFJ, § 40, OP II, p. 1073 ; AK V, 294. Voir aussi Logique, introduction, VII, p. 63 ; AK IX, 57 : la « façon
de penser conséquente ou cohérente » revient à « penser en restant toujours conséquent avec soi-même ».
69. FICHTE, NP, Seconde introduction, VI, p. 140 ; SW I, p. 479. Sur ce thème capital de la pensée fichtéenne, cf. Yves-Jean
HARDER, « De la lettre à l’esprit », in J.-Ch. Goddard (dir.), Fichte. Le moi et la liberté, Paris, Vrin, 2000, p. 13-45.
70. FICHTE, Méditations personnelles sur la philosophie élémentaire [MP], trad. I. Thomas-Fogiel et A. Gahier, Paris, Vrin,
1999, p. 44.
71. NP, Seconde introduction, I, p. 122 ; SW I, p. 454. Sur le modèle de la « double série » <doppelte Reihe>, voir aussi
FICHTE, NP, Première introduction, VI, p. 109 ; SW I, p. 436.
72. SCHELLING, Lettre à Hegel, soir de l’Épiphanie, 1795, in Cor I, p. 20 ; Briefe I, p. 14. On retrouvera ce thème fichtéen au
cœur des réflexions hégéliennes sur la connaissance de l’entendement. Cf. Phéno., C, V, p. 239-240 ; W 3, p. 182 : « Mais
accueillir la pluralité des catégories, d’une quelconque manière, derechef, comme un objet trouvé, par exemple à travers les
jugements, et s’en accommoder ainsi, doit en réalité être regardé comme un outrage à la science ; où l’entendement pourrait-il
encore montrer une nécessité s’il ne le pouvait pas en lui-même, qui est la nécessité pure ? »
73. KANT, Prol., § 13, Remarque III, OP II, p. 64 ; AK IV, 294 : « … mon propre idéalisme, ordinairement dénommé
transcendantal, ou mieux : critique. »
74. FICHTE, NP, Première introduction, VII, p. 114 ; SW I, p. 442. Cf. aussi Trans. Log., Vortrag XXIII, SW IX, p. 325 : « La
connaissance génétique, non pas la connaissance factuelle ; non point trouver le penser comme un donné, mais l’appréhender à
partir d’une loi comme quelque chose de nécessaire. »
75. FICHTE, NP, Première introduction, VII, p. 119 ; SW I, p. 448. Le caractère paradoxal de ce nouvel idéalisme est bien
résumé par Miklos VETÖ dans son article « Série réelle, série idéale » (Fichte. De l’action à l’image, Paris, L’Harmattan, 2001,
p. 68) : « Paradoxalement, tant qu’on subissait le déroulement “prédestiné” de représentations, elles se déployaient sans qu’on
sache en discerner l’ordre et la nécessité. Maintenant qu’on a décidé de reproduire avec liberté ce qui avait été jusqu’alors
accompli automatiquement, on en discernera l’agencement rationnel-nécessaire. » Voir aussi Martial GUEROULT, « La
Wissenschaftslehre comme système nécessaire de la liberté », Études sur Fichte, Paris, Aubier, 1974.
76. Cf. Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, op. cit., p. 35-36 : « Par sa méthode, le kantisme est en quelque sorte un
empirisme de la raison. Il proclame que l’a priori conditionne l’a posteriori, mais c’est la connaissance de l’a posteriori qui
conditionne celle de l’a priori. Le dire du philosophe ne s’accorde donc pas avec son faire. »
77. Notons une bonne fois pour toutes qu’une telle exigence déductive a été consciemment congédiée par Kant, puisque de
son propre point de vue elle contrevenait aux acquis fondamentaux de l’Esthétique transcendantale. Convenons, avec Alain
RENAUT, que « le projet même de reconstruire systématiquement l’idéalisme transcendantal, au sens où il s’agirait de lui conférer
une démarche réellement et exhaustivement déductive, équivaudrait donc à tenter de conférer à une philosophie une forme
contradictoire avec son contenu : l’absence de clôture du système, son élaboration par et pour la réflexion ne sauraient dès lors
apparaître ici pour des lacunes ou des insuffisances – ces caractéristiques étant non pas résiduelles (le résultat d’un échec), mais
principielles » (Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Paris, PUF, 1986, p. 81).
78. Cf. FICHTE, « Sur le Concept de la doctrine de la science », EPC, p. 23 ; SW I, p. 32 : la métaphysique « doit être non
pas une doctrine des prétendues choses en soi, mais une déduction génétique de ce qui survient dans notre conscience. » Comme
le note Jacques RIVELAYGUE, « Les conséquences, quant à la théorie de la connaissance, vont être que l’ontologie sera ramenée à
une phénoménologie : la seule chose possible sera la description des actes de l’esprit comme conditions de possibilité
d’apparition du phénomène » (Leçons de métaphysique allemande, t. I, op. cit., p. 183).
80. L’expression est de Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, op. cit., p. 38.
81. Sur les insuffisances incontestables de l’interprétation hégélienne de Fichte dans ses premiers écrits (Différence entre
les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling [1801], Foi et savoir [1802]) – insuffisances qui tiennent tout à la fois à une
certaine méconnaissance des écrits de Fichte et à un socle spéculatif encore précaire – on se reportera aux analyses désormais
classiques de Reinhardt LAUTH, Hegel critique de la doctrine de la science de Fichte, trad. M. Régnier et X. Tilliette, Paris, Vrin,
1987, en particulier p. 11-82, qui prolongent celles de Helmut GIRNDT, Die Differenz des Fichteschen und Hegelschen Systems in
der Hegelschen « Differenzschrift », Bonn, Bouvier u. Co., 1965.
84. On peut trouver un indice probant de cette perspective dans la récapitulation opérée par Hegel des huit grandes étapes
du développement historique de la philosophie en conclusion de ses Leçons sur l’histoire de la philosophie : entre Leibniz et
Schelling, c’est bien la « subjectivité fichtéenne » qui incarne le tournant de la philosophie moderne, non le criticisme kantien,
qui n’est même pas évoqué. Sur ce point, cf. LHP 7, « Résultat », p. 2114 ; W 20, p. 458.
85. Ibid., « Fichte », p. 1977 ; W 20, p. 387 et p. 1998 ; W 20, p. 414 (nous soulignons). Jusque dans ses manifestations
exotériques (La destination de l’homme, L’Initiation à la vie bienheureuse), qui de ce fait « ne peuvent pas être pris[es] en
considération en histoire de la philosophie » (ibid., p. 1978 ; W 20, p. 388), il demeure incontestable que « cette philosophie
[populaire] ne contient rien de spéculatif, mais [qu’]elle exige le spéculatif » (ibid., p. 1997 ; W 20, p. 414 – nous soulignons).
86. La mort de Fichte le 27 janvier 1814 n’étant pas le moindre : le combat cesse, faute de combattants… À cela s’ajoute
une méconnaissance quasi complète, de la part de Hegel, des œuvres de Fichte (souvent non publiées) postérieures à la
Destination de l’homme, en particulier du tournant majeur que représente la Wissenschaftslehre de 1804. Il est incontestable que
l’interprétation hégélienne de la pensée de Fichte s’en trouve considérablement biaisée.
88. Cf. Reinhardt LAUTH, Hegel critique de la doctrine de la science de Fichte, op. cit., chap. 1.
89. Sur ces circonstances, on se reportera à la reconstitution détaillée qu’en fait Bernard GILSON, in DFS, « Présentation »,
p. 15-24. Voir aussi l’avant-propos de Hegel lui-même, op. cit., p. 101-104 ; W 2, p. 10-14.
92. Ibid., p. 103 ; W 2, p. 12 (nous soulignons). En guise de « raison externe », Hegel souligne que dans ses Éléments d’un
tableau de la philosophie au début du XIXe siècle récemment parus (1801), Reinhold « méconnaît […] le système de Fichte, sous
son aspect d’authentique spéculation, donc de philosophie » (ibid., p. 103 ; W 2, p. 12). Il s’agit donc bien aussi pour Hegel de
rétablir cette dimension spéculative du fichtéanisme contre les interprétations réductrices dont il a fait l’objet, ce qui implique de
séparer le bon grain de l’ivraie, le principe spéculatif et la forme systématique qui le développe de manière inappropriée.
97. ECP, p. 88 ; W 2, p. 175. Ce point a été parfaitement aperçu par Franck FISCHBACH, in Du commencement en
philosophie, Paris, Vrin, 1999, p. 110 : « Nous saisissons là in actu le travail de la critique philosophique : le Vrai a bien été
exprimé par le système fichtéen dans la mesure où il est une pensée du sujet-objet, mais une limitation subjective, que révèle et
manifeste la critique, est intervenue qui a empêché la position absolue de cette identité. »
98. Sur ce point, et par opposition à la sévérité quelque peu excessive de Reinhardt LAUTH (op. cit.) on s’accordera avec la
pondération exprimée par Franck FISCHBACH, op. cit., p. 106 : s’agissant de la question de la fidélité des objections hégéliennes à
Fichte, il convient de signaler que « là n’est pas l’enjeu majeur d’un texte comme la Différence dont l’auteur n’entend pas faire
œuvre d’historien de la philosophie mais bien de philosophe et de critique, au sens que Hegel donne à cette expression dans
l’article de 1802 sur L’Essence de la critique philosophique. »
99. F & S, p. 205 ; W 2, p. 430. Par cette formule frappante – qui ne tardera pas à être retournée contre son auteur – Hegel
qualifie la disposition qu’ont en commun « les philosophies de Kant, Jacobi et Fichte », par laquelle « le monde en tant que chose
s’est transformé en système des phénomènes ou des affections du sujet et en des réalités relatives à notre croyance » (ibid.).
100. Ibid.
102. KANT, Logique, introduction, IX, p. 79 ; AK IX, 70. Voir aussi CRP, OP I, p. 1377 ; A 822/B 850.
108. Ce qui revient clairement, pour Hegel, à reconnaître la paternité fichtéenne (plus que kantienne) du principe spéculatif
de l’absolu comme identité de l’identité et de la différence. L’identité concrète – contrairement à ce que suggèrent certaines
images d’Épinal du hégélianisme – ne saurait être pensée sur le modèle de la synthèse (puisqu’un tel modèle, comme l’atteste son
usage empiriste et kantien, présuppose une différence irréductible des termes à synthétiser) mais celui de l’autodifférenciation.
112. LHP 6, p. 1391 ; W 20, p. 128. Cf. Bernard BOURGEOIS, « Hegel et Descartes », Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992,
p. 355 sq.
114. Ibid.
119. Ibid., p. 1384 ; W 20, p. 123. On trouvera un lien analogue entre commencement absolu (par rapport à la philosophie
de son temps) par lequel s’ouvre l’ère de la pensée moderne et recommencement (par un retour à l’initialité de la philosophie
antique) dans les leçons que SCHELLING consacrera ultérieurement à Descartes : celui-ci « commença, en effet, par briser toute
continuité avec la philosophie antérieure, passa l’éponge sur tout ce qu’on avait fait avant lui dans cette science, et entreprit de la
réédifier tout entière depuis le début, comme si on n’avait jamais philosophé avant lui. Conséquence inévitable d’une rupture
aussi complète : la philosophie sembla tomber dans une seconde enfance et retourner à cet état de minorité dont la philosophie
grecque était sortie presque dès ses premiers pas. Néanmoins, il se pourrait que la science ait gagné à revenir ainsi à son état
d’innocence ; elle put ainsi dépouiller l’ampleur et l’extension qu’elle avait déjà prises dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, et
se concentrer presque entièrement sur un problème unique ; ce problème grandit peu à peu, et, quand tout fut prêt dans le détail, il
prit les dimensions de la tâche gigantesque assignée à la philosophie moderne, tâche qui ne laisse rien de côté. C’est là une
première définition de la philosophie qui s’offre à nous presque en premier : elle serait la science où l’on commence absolument
par le commencement » (CHPM, p. 15 ; SW X, p. 4).
120. Cf. PPD, § 124R, p. 221 ; W 7, p. 233 : « Le droit de la particularité à se trouver satisfait ou, ce qui est la même
chose, le droit de la liberté subjective constitue le point d’inflexion et le point central de la différence entre l’Antiquité et l’époque
moderne. Dans son infinité, ce droit a été énoncé dans le christianisme et il a été fait principe effectif universel d’une nouvelle
forme du monde. »
124. Cf. ibid., « Introduction », p. 1255 ; W 20, p. 70 : « C’est seulement avec Descartes que commence proprement la
philosophie de l’époque moderne, le penser abstrait. »
128. Ibid.
132. Ibid. Avant Hegel, FICHTE avait déjà attiré l’attention sur ce caractère non déductif du cogito cartésien : « Descartes a
proposé un semblable principe : cogito, ergo sum, qui ne doit pas être une proposition dérivée ou la conclusion d’un syllogisme,
dont la majeure serait : quodcunque cogitat, est ; Descartes peut avoir considéré aussi volontiers ce principe comme un fait
immédiat de la conscience. En ce sens il signifierait : cogitans sum, ergo sum (ou comme nous le dirions, sum, ergo sum). Mais
dès lors l’addition cogitans est entièrement superflue ; on ne pense pas nécessairement si l’on est, mais l’on est nécessairement si
l’on pense. La pensée n’est pas l’essence, mais une détermination particulière de l’être ; et outre celle-ci il y a encore maintes
déterminations de notre être » (OCPP, p. 23 ; SW I, p. 99-100).
133. Ibid., p. 1398 ; W 20, p. 131-132. Voir aussi Enc. 1830 – SL, § 64R, p. 329 ; W 8, p. 154 : « “Cogito, ergo sum”. Il ne
faut pas savoir, de la nature du syllogisme, beaucoup plus que le fait que dans un syllogisme se rencontre “ergo”, pour regarder
cette proposition comme un syllogisme ; où serait le medius terminus ? et un tel medius terminus appartient pourtant bien plus
essentiellement au syllogisme que le mot “ergo”. Mais si l’on veut, pour justifier cette appellation, nommer cette liaison-là chez
Descartes un syllogisme immédiat, cette forme superflue ne signifie rien d’autre qu’une liaison – médiatisée par rien – de
déterminations différentes. »
136. Bernard BOURGEOIS a su hisser ce constat en symbole de l’appréciation hégélienne du cartésianisme : « Les
commencements sont décisifs et vides. Tel Descartes pour Hegel » (« Hegel et Descartes », Études hégéliennes, op. cit., p. 349).
139. Cf. DESCARTES, Lettre à Hyperaspistes, août 1641, in Œuvres & Lettres, op. cit., p. 1132 : « Je nie que nous ignorions
ce qu’est chose et ce qu’est pensée, ou qu’il soit nécessaire de l’enseigner aux autres, parce que c’est tellement connu de soi
qu’on ne saurait rien trouver pour l’expliquer plus clairement. »
140. Ibid., p. 1399 ; W 20, p. 132. Cette idée se trouve précisée un peu plus loin : « La philosophie avait encore chez
Descartes et d’autres la signification indéterminée de la connaissance au moyen du penser, de la réflexion, du raisonnement. Le
connaître spéculatif ou déduction à partir du concept, le libre développement autonome du concept n’a été instauré que par
Fichte » (ibid., p. 1435 ; W 20, p. 153).
141. LHP 7, « Fichte », p. 1981-1982 ; W 20, p. 393.
142. Concernant l’influence fichtéenne sur le projet d’une Phénoménologie de l’esprit, cf. Bernard BOURGEOIS, « Sens et
intention de la Phénoménologie de l’esprit », in HEGEL, Préface & Intro. Phéno., p. 23 sq. En particulier, l’idée selon laquelle « la
Doctrine de la science doit être une histoire pragmatique de l’esprit humain » (Grundlage, 2e partie, § 4, in OCPP, p. 104 ; SW I,
p. 222) semble annoncer le projet hégélien. En outre, la démarche fichtéenne manifeste une exigence de circularité analogue à la
phénoménologie hégélienne, comme l’indique Martial GUEROULT, in L’Évolution et la structure de la doctrine de la science chez
Fichte, Hildesheim-Zürich-New York, Olms, rééd. 1982, tome I, p. 225. Selon lui, c’est dans la Doctrine de la science de 1804
qu’une telle proximité se fait la plus grande : « La W.-L. 1804 est très proche de la Phénoménologie. Pour Fichte comme pour
Hegel, le premier pas de la Science est de révéler par une phénoménologie, la Vie de l’Absolu, dans l’éther de la conscience, qui
l’ignorait, cette conciliation du fini et de l’infini, qui néanmoins de toute éternité subsiste » (ibid., tome II, p. 232-233).
144. Jean HYPPOLITE, « L’idée fichtéenne d’une doctrine de la science et le projet husserlien », in Figures de la pensée
philosophique, t. I, Paris, PUF, 1971, p. 29-30.
145. Sur ce thème, cf. Jean-François GOUBET, « La méditation fichtéenne du cogito », Kairos n° 17, « Lectures de Fichte »,
Presses Universitaires du Mirail, 2001.
147. Cette difficulté inhérente au fichtéanisme a bien été mise en évidence par HUSSERL : « Le “je” qui se pose lui-même,
dont parle Fichte, peut-il être un autre “je” que celui de Fichte ? Si cela ne doit pas être effectivement une absurdité, mais un
paradoxe soluble, quelle autre méthode pourrait nous aider à trouver la clarté que celle qui consiste à interroger notre expérience
intérieure, et ensuite à mener l’analyse dans le cadre de cette expérience ? Si l’on parle d’une “conscience en général”
transcendantale, si je ne puis pas, en tant que ce je individuel-singulier, être porteur de l’entendement qui constitue la nature, ne
dois-je pas demander comment je puis posséder, au-delà de ma conscience-de-soi individuelle, une conscience universelle, une
conscience intersubjective transcendantale ? » (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 228-229).
148. Il n’est dès lors guère étonnant de voir FRIES lui-même suggérer que Fichte serait un psychologiste qui s’ignore,
hissant indûment des expériences du sens interne au rang d’intuitions intellectuelles a priori. Voir « Sur le rapport de la
psychologie empirique à la métaphysique », trad. Ch. Bonnet, Archives de philosophie n° 66, 2003, p. 319 sq.
149. Sur les analogies de la méthode fichtéenne avec la démarche génétique leibnizienne, cf. Martial GUEROULT,
L’Évolution et la structure de la doctrine de la science chez Fichte, op. cit., tome I, p. 48-51 ; sur la proximité avec le modèle
synthétique de Spinoza, cf. ibid., p. 169-170. M. Gueroult insiste avec raison sur le rôle médiateur assumé par Reinhold et
Maïmon dans cette filiation méthodologique qui s’opère en marge de la reprise avouée du projet kantien. L’influence
postcartésienne sur la conception fichtéenne de la déduction scientifique est particulièrement sensible dans les écrits
programmatiques, tel l’essai « Sur le concept de la doctrine de la science en général » : « Au moins une proposition devrait être
certaine et communiquer sa certitude aux autres ; en sorte que, si et dans la mesure où cette proposition unique doit être certaine,
il en est une deuxième qui elle aussi sera nécessairement certaine, et si et dans la mesure où cette deuxième proposition doit être
certaine, il en est une troisième, etc. » (EPC, trad. L. Ferry et A. Renaut, p. 32).
151. Sur ces points, cf. par exemple Enc. 1830 – SL, Add. § 60, p. 508-509 ; W 8, p. 147 (critique de la théorie de l’Anstoβ)
et LHP 7, « Fichte », p. 1986 ; W 20, p. 398-399 (critique du statut inconditionné du non-moi).
153. Bernard BOURGEOIS, « Sens et intention de la Phénoménologie de l’esprit », op. cit., p. 23. De telles remarques
permettent de saisir le point où Hegel se sépare de Fichte avec autrement plus d’acuité que les considérations plus classiques sur
la conception extensive du contenu de l’expérience de la conscience chez Hegel, par opposition à une conception strictement
« théorétique » de l’expérience prônée par Fichte ; cf. par exemple Jean HYPPOLITE, Genèse et structure de la Phénoménologie de
l’esprit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 15-16 : « L’expérience que fait ici la conscience n’est pas seulement
l’expérience théorétique, le savoir de l’objet, mais toute l’expérience. […] Toutes les formes d’expériences, éthiques, juridiques,
religieuses, trouveront donc leur place puisqu’il s’agit de considérer l’expérience de la conscience en général. » De telles
analyses, pour exactes qu’elles soient, ne font que considérer les conséquences d’une décision spéculative prise en amont qui,
elle, demeure non élucidée.
154. PASCAL, Pensées, Lafuma n° 597/Le Guern n° 509, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 763. Le
rapprochement avec Pascal semblera plus naturel si, avec Henri BIRAULT, on pense le réalisme pascalien comme s’opposant par
avance à l’idéalisme subjectif : « On voit à quel point Pascal est peu “moderne” dans cette volonté délibérée de relativiser et
d’infirmer le point de vue de la conscience. […] La pensée de l’existence n’est pas ici une pensée de la subjectivité pensante ou
existante. Le moi est haïssable, l’homme n’est pas le nombril du monde, la conscience n’est pas la matrice de l’univers. Tout part
de Dieu, tout revient à Dieu. Il faut donc renverser les perspectives, il ne faut plus aller du centre à la périphérie mais de la
périphérie au centre, la vérité de l’homme est en dehors de l’homme » (« Science et métaphysique chez Descartes et Pascal », in
De l’être, du divin et des dieux, op. cit., p. 69).
159. LHP 7, « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392 : « Fichte ne procède pas comme Kant de façon narrative tandis qu’il
commence par le Moi ; c’est ce qu’il y a de plus grand chez lui. Tout doit être dérivé du Moi, la manière narrative doit être
supprimée <aufgehoben>. » Cf. également F & S, p. 103 ; W 2, p. 301, où Hegel insistait déjà sur le « récit très peu soigné
<unbesorgtesten Erzählen> » en lequel s’énonce la philosophie kantienne. Sur les carences liées à la « manière narrative » de
Kant, voir aussi ROJ, p. 29 ; W 4, p. 443 : « Ce manque d’esprit dans la saisie des matériaux, le défaut de cette présentation où
l’on ne s’est pas avisé de mettre en évidence la nécessité tant de ces activités spirituelles dans leur déterminité que du concret
qu’elles forment ensemble : voilà ce que la critique de Jacobi a mis au clair. »
160. Comme l’atteste exemplairement le programme proposé dans la Seconde introduction à la Doctrine de la science :
« La première question serait donc : comment le Moi est-il pour soi ? Le premier postulat : pense-toi, construis le concept de ton
soi et sois attentif à la manière dont tu procèdes » (NP, p. 125 ; SW I, p. 213).
162. Ibid., « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392. On retrouve là un couple conceptuel essentiel pour comprendre le passage
phénoménologique de la conscience de soi à la raison proprement dite : « Ainsi le savoir de la raison n’est pas la simple certitude
subjective, mais également la vérité, car la vérité consiste dans l’accord, ou, plutôt, dans l’unité de la certitude avec l’être ou avec
l’ob-jectivité » (PP, p. 82 ; W 4, p. 123).
163. Ibid., « Fichte », p. 1981 ; W 20, p. 392. La conception fichtéenne de la réflexion philosophique peut donc
légitimement être présentée comme une « philosophie subjective du sujet » (Bernard BOURGEOIS, « Cogito kantien et cogito
fichtéen », in L’idéalisme allemand. Alternatives et progrès, Paris, Vrin, 2000, p. 20).
164. Un tel changement de perspective semble clairement sous-estimé par Jean HYPPOLITE, qui se contente de constater que
« les reproches que Hegel fait ici [i. e. dans la section “Certitude et vérité de la raison” de la Phénoménologie de l’esprit] à
l’idéalisme subjectif de Fichte sont les mêmes que ceux qu’il lui adressait dans l’écrit sur la différence » (Genèse et structure de
la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, op. cit., p. 221).
165. En insistant sur ce décalage entre la critique hégélienne de Fichte imparfaitement esquissée dans les premiers écrits
d’Iéna et sa reformulation autrement plus rigoureuse dans la Phénoménologie de l’esprit, nous nous séparons des interprétations
continuistes d’une telle critique, notamment celle qu’a développée Ludwig SIEP dans son ouvrage Hegels Fichtekritik und die
Wissenschaftslehre von 1804, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 1970, 1re partie, chap. 3, § 2 (« Die Kontinuität der
Fichtekritik in der “Phänomenologie” »).
167. Cf. DFS, p. 108 ; W 2, p. 19 : « Chaque philosophie s’accomplit en elle-même et, comme une œuvre d’art
authentique, elle possède la totalité en elle-même. »
168. Cette hésitation a été parfaitement restituée par Martial GUÉROULT dans son étude sur « L’apogée de la métaphysique
de l’histoire de la philosophie : la synthèse hégélienne », in Histoire de l’histoire de la philosophie, t. II, Paris, Aubier, 1988, en
particulier § 223-237, p. 427-446.
170. Voir le sous-titre de l’ouvrage : « La philosophie de la réflexion de la subjectivité dans l’intégralité de ses formes
comme philosophie de Kant, de Jacobi et de Fichte » (F & S, p. 89 ; W 2, p. 287).
171. Cf. Bernard BOURGEOIS, Le Droit naturel de Hegel, Paris, Vrin, 1986, p. 7 : « Le discours critique, au cœur même de
l’article sur le droit naturel, se nie comme tel en déployant comme son contenu même l’Idée spéculative, dont, en tant que
critique, il faisait seulement son fondement. » La position pour elle-même de l’Idée spéculative constitue la condition de
possibilité d’une circonscription plus rigoureuse de la philosophie fichtéenne, dans la mesure où elle rend possible l’élaboration
d’un cadre herméneutique libéré de la partialité critique qui caractérisait les premiers écrits polémiques d’Iéna.
172. Cf. DN, p. 30 (W 2, p. 454), où Hegel évoque avec imprécision « l’idéalisme kantien ou fichtéen » ; p. 45 (W 2,
p. 471), où Hegel se contente d’évoquer incidemment « l’exposition fichtéenne » comme étant « la plus conséquente », « la moins
formelle » au sein d’un développement globalement consacré à Kant.
173. Sur ce terrain, l’interprétation hégélienne de la démarche fichtéenne s’avère nettement fautive, en raison d’un
« déplacement des thèmes fichtéens » qui dissout l’unité immanente et idéelle des moments de la conscience en une extériorité de
figures, comme l’a bien mis en évidence Bernard BOURGEOIS (Le droit naturel de Hegel, op. cit., p. 244-247).
175. Cf. Bernard BOURGEOIS, L’Idéalisme de Fichte, op. cit., p. 2-3 : « Puisque la philosophie n’est pas une connaissance,
mais une mentalité, l’idéalisme et le réalisme ne doivent pas être confrontés d’abord au niveau de leurs arguments, mais à celui de
l’intérêt dont ils sont la systématisation. »
176. Comme le rappelle Victor DELBOS, « Aucun des deux systèmes ne peut détruire l’autre, car chacun se développe avec
une pleine rigueur. […] La raison absolue de se décider ne peut être tirée de la raison même, car la décision, portant sur le choix
du premier principe, ne peut dépendre de quelque motif apporté par le développement du principe même » (De Kant aux
postkantiens, op. cit., p. 90-91).
177. FICHTE, NP, Seconde introduction, X, p. 165 ; SW I, p. 513. Rappelons que cette idée d’une autocontradiction de la
pensée et de la vie de Spinoza est d’origine kantienne : on la trouve suggérée au § 87 de la Critique de la faculté de juger (OP II,
p. 1258-1259 ; AK V, 452), dans lequel KANT nous dépeint l’existence de l’homme Spinoza « convaincu du bien en obéissant à la
loi morale » qui, faute d’« admettre l’existence d’un auteur moral du monde, c’est-à-dire de Dieu », « devait avoir sous les yeux
une fin qu’il lui faudrait assurément abandonner comme impossible » (ibid., p. 1259). Comme le souligne Jean-Marie VAYSSE
(Totalité et subjectivité, op. cit., p. 46-47), « le cas Spinoza n’autorise pas le spinozisme en tant que doctrine. […] Vivant selon la
loi morale qu’il a voulu réduire à une loi naturelle, Spinoza a lui-même réfuté par sa vie son propre système qui est le contre-
exemple de l’idéalisme transcendantal. » Fichte ne fait que radicaliser cette tension (sous la forme d’une contradiction) entre
conscience pratique et système théorique en la plaçant à la racine de l’énonciation philosophique : ce qui est rendu impossible par
les thèses du système spinoziste, ce n’est pas seulement de continuer à agir moralement, c’est, purement et simplement, de rédiger
l’Éthique.
178. De ce point de vue, SCHELLING est incontestablement plus pessimiste (ou plus lucide ?) que Fichte lorsqu’il affirme :
« Le dogmatisme […] est théorétiquement irréfutable, parce qu’il abandonne lui-même le terrain théorique, pour achever
pratiquement son système. […] Mais il demeure irréfutable pour celui qui est capable de le réaliser pratiquement, pour celui qui
peut supporter l’idée de travailler à son propre anéantissement, de supprimer en soi-même toute causalité libre et d’être la
modification d’un objet dans l’infinité duquel il trouvera tôt ou tard sa perte (morale) » (Lettres sur le dogmatisme et le criticisme
[LDC], 10e lettre, in Premiers écrits, op. cit., p. 211).
180. Essentiellement, mais pas uniquement, puisque l’on retrouvera des références implicites à l’œuvre de Fichte dans la
suite de l’ouvrage, notamment dans la troisième partie de la section « L’Esprit » consacrée à « L’Esprit certain de soi-même. La
moralité ».
185. Il est cependant à remarquer qu’une telle quête prend une forme beaucoup plus marquée chez le jeune Schelling que
chez Fichte. Celui-ci introduit en effet une réserve importante en spécifiant qu’« il doit sans doute y avoir plusieurs propositions
de ce type [i. e. : du type du premier principe de la Grundlage]. La réflexion est libre ; et peu importe son point de départ. Nous
choisissons celui à partir duquel le chemin qui conduit à notre but est le plus court. » (OCPP, p. 18 ; SW I, p. 92). Une telle
prudence relative au problème du commencement de la science n’est pas sans trancher avec l’assurance d’un SCHELLING : « Dès
que la philosophie commence à devenir science, il lui faut également présupposer un principe suprême » (Du Moi comme
principe de la philosophie, trad. J.-F. Courtine, in Premiers écrits, p. 64 ; SW I, p. 164).
186. Selon le titre du § 1 de la Grundlage : « Du premier principe absolument inconditionné » (SW I, p. 91).
187. Jean-François MARQUET, Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Ellipses, 2004, p. 133.
189. Ibid.
190. Ibid.
192. On se reportera en particulier aux expériences présentées en Phéno. B, IV (« La vérité de la certitude de soi-même »),
p. 191-200 ; W 3, p. 137-145.
194. Ibid., p. 242 ; W 3, p. 184. La parenté structurelle entre idéalisme et scepticisme trouve une illustration historique
exemplaire dans l’idéalisme sceptique de Berkeley et Hume. Cf. LHP 6, « Idéalisme et scepticisme », p. 1664 (trad. mod.) ; W 20,
p. 270 : « Le scepticisme est le retour dans la conscience singulière, mais de telle manière que ce retour n’est pas pour lui la
vérité, qu’en d’autres termes il n’exprime pas son résultat, il n’acquiert pas une signification positive. Mais puisque dans le
monde moderne cette substantialité absolue, cette unité de l’en-soi et de la conscience de soi, – cette foi dans la réalité en
général – réside au fondement, le scepticisme a ici la forme d’un idéalisme, il exprime la conscience de soi ou la certitude de soi-
même comme étant toute réalité. C’est cet idéalisme subjectif que nous rencontrons chez Berkeley, et nous en trouvons une autre
expression chez Hume. »
195. Cf. Phéno., p. 219-220 ; W 3, p. 162-163. Pour une analyse de la présentation hégélienne de l’expérience sceptique,
cf. Ulrich CLAESGES, « Das Doppelgesicht des Skeptizismus in Hegels Phänomenologie des Geistes », in H. F. Fulda und R.-P.
Hortsmann (hrsg.), Skeptizismus und spekulatives Denken in der Philosophie Hegels, op. cit., p. 117-134.
198. « Womit muβ der Anfang der Wissenschaft gemacht werden ? », in WL I 1812, p. 33-42. La version de 1812 de ce
texte a été traduite dans SL I, p. 39-52. Pour un commentaire général de ce texte et du problème qu’il expose, cf. Franck
FISCHBACH, Du commencement en philosophie, op. cit., chap.
200. Voir le commentaire que fait Hegel du cogito cartésien in LHP 6, « Descartes », p. 1396 ; W 20, p. 130-131 :
« Considérer le contenu en lui-même n’est pas ce qui vient en premier ; seul le moi est le certain, l’immédiat. De toutes mes
représentations, je peux faire abstraction. Le penser est ce qui est premier. » Le décalage avec les ontologies médiévales est
nettement marqué par la suite : contrairement à la conception cartésienne du cogito comme premier principe, « la métaphysique
apriorique comporte des présuppositions de représentations, où la pensée s’exerce comme elle le fait dans l’empirie avec les
essais, les observations, les expériences » (ibid., p. 1415 ; W 20, p. 141).
204. Il est patent qu’ici la cible hégélienne est tout autant l’idéalisme fichtéen que l’inspiration qu’en a tirée le jeune
SCHELLING dans ses premiers travaux, en particulier dans son essai Du Moi comme principe de la philosophie (1795). Dans cet
ouvrage, Schelling posait le Moi absolu comme le « point ultime de réalité, duquel tout dépend, d’où procède tout ce qui donne
forme et consistance à notre savoir, qui sépare les éléments et assigne à chacun le cercle de son efficace dans l’univers du savoir »
(Du Moi…, op. cit., p. 62 ; SW I, p. 162). Au sujet de la promotion schellingienne du Moi au rang de principe absolu de la
science, Hegel estime d’ailleurs que « cette forme du Moi présente cette ambiguïté d’être le Moi absolu, Dieu, et Moi dans ma
particularité » (LHP 7, « Schelling », p. 2046 ; W 20, p. 421).
208. Ibid.
216. Jean-François MARQUET, « Système et sujet chez Hegel et Schelling », in Restitutions, op. cit., p. 153-154.
Idéalisme
« Telle était l’expérience, qui se prêtait à deux
interprétations différentes : lui-même était
devenu identique à l’absolu, ou bien c’est
l’absolu qui s’était identifié à lui. »
Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme
I
En choisissant la bannière de l’idéalisme pour désigner la nature de son
projet, Hegel marche sur les traces d’une tradition déjà longue et quelque peu
confuse1. À celui qui contemple les grands massifs de l’histoire de la
philosophie, la chaîne des pensées dites « idéalistes » apparaît aussi
impressionnante que disparate : s’il semble avéré que Platon, Descartes,
Malebranche, Leibniz, Kant, Fichte ou Schelling (et plus tard un
Schopenhauer ou encore le Husserl d’après le « tournant transcendantal »)
furent des idéalistes patentés, il n’est pas interdit d’inclure au panthéon
bigarré de l’idéalisme des penseurs aussi apparemment éloignés de cette
lignée que le furent Berkeley ou Hume. Ignorant le grand partage de
l’empirisme et du rationalisme, indifférente à l’antique opposition du
dogmatisme et du scepticisme, la lignée idéaliste – qui, à l’examen, s’avère
être tout sauf une ligne droite – semble transcender les délimitations usuelles,
mais c’est au prix d’une incontestable obscurité sémantique. Au final,
l’ensemble donne une telle impression de dispersion qu’il paraît tentant
d’estimer, avec André Lalande, qu’il faille « faire le moindre usage possible
d’un terme dont le sens est aussi indéterminé2. »
Afin de pallier l’indétermination foncière du terme, le recours à la
qualification d’« idéaliste » s’est souvent appuyé sur une multitude
d’épithètes complémentaires, ajoutant à la confusion plutôt que la dissipant,
car multipliant à l’envi les entités superflues qui peuplent le ciel des idées
doctrinales. Trop pauvrement vêtu, l’idéalisme a pris les atours les plus divers
pour se donner quelque contenance philosophique : idéalisme subjectif,
objectif, théorique, pratique, formel, matériel, sceptique, problématique,
dogmatique, critique, empirique, transcendantal… Ainsi qu’en témoigne
exemplairement la « Réfutation de l’idéalisme » que Kant – au demeurant
créateur d’une bonne partie des épithètes citées – a jugé bon d’inclure à la
deuxième édition de la Critique de la raison pure, il est difficile de
s’introduire sur le terrain de l’idéalisme sans se trouver aussitôt empêtré dans
des querelles terminologiques interminables, au point de conduire notre
auteur, irrémédiablement acculé à la perplexité par tant de distinctions
nébuleuses, à s’interroger : « je voudrais bien savoir quelle devrait être la
nature de mes affirmations pour ne pas contenir d’idéalisme3 »…
Comme l’atteste l’embarras kantien, l’idéalisme semble une notion
fortement équivoque et contagieuse (précisément en raison d’une telle
équivocité), dont l’extrême malléabilité est susceptible de contaminer toute
position philosophique au gré des justifications, polémiques et autres
réinterprétations doctrinales. S’agissant du cas hégélien, le terrain se trouve
d’autant plus miné que Hegel est censé incarner l’accomplissement d’une
séquence symbolisant elle-même l’apogée de l’idéalisme moderne :
« l’idéalisme allemand4 ». La représentation classique de cette séquence
prend généralement les contours suivants : face aux demi-mesures proposées
par l’idéalisme transcendantal de Kant, idéalisme lui-même forgé en vue de
surmonter l’opposition de l’idéalisme « dogmatique » leibnizien et de
l’empirisme lockéen (dont l’idéalisme « sceptique » de Hume constituerait la
radicalisation), la philosophie postkantienne se déploierait de façon
schématique selon l’opposition supérieure entre un « idéalisme subjectif »
promu par Fichte et un « idéalisme objectif » défendu par Schelling. Il
reviendrait au hégélianisme de résoudre une telle opposition supérieure – car
composée de termes réalisant eux-mêmes la synthèse d’oppositions
subalternes – en une synthèse ultime qui aurait pour nom « idéalisme
absolu ».
On sait la fortune d’une telle reconstruction de l’histoire de la pensée
moderne à la gloire du hégélianisme. On croit savoir également que Hegel
serait lui-même l’instigateur de cette interprétation à des fins essentiellement
auto-apologétiques5 : de même que tout le système hégélien semble conduire
inéluctablement à la philosophie spéculative comme à son Everest
insurpassable, de même l’histoire hégélienne de la philosophie paraît avoir
été échafaudée principalement en vue d’une autojustification de la suprématie
absolue du point de vue hégélien. Il n’est pas jusqu’à la Phénoménologie de
l’esprit qui ne puisse être interprétée, en lieu et place d’une prétendue histoire
générale de la formation de l’esprit humain6, comme l’histoire infiniment
plus perspectiviste et autoréférentielle de l’élévation à l’esprit hégélien,
conférant à l’antique genre de l’εἰς ἑαυτόν l’ampleur exorbitante d’une
justification scientifique et systématique de soi-même.
Bernard Bourgeois exprime une telle autoréférentialité inhérente au chef-
d’œuvre d’Iéna en des formules frappantes : « Le seul lecteur capable de
pénétrer le sens de cette étrange introduction à la science hégélienne était
bien celui qui n’avait pas à être introduit à elle, l’auteur même de la
Phénoménologie, qui donna pour contenu à son premier grand texte
scientifique total sa réintroduction alors scientifiquement justifiée à sa propre
science. Si un ouvrage de philosophie fut vraiment écrit par un philosophe
pour lui-même, ce fut bien la Phénoménologie de l’esprit7 ! ». Il semblerait
vain de mettre en doute la prégnance d’un tel souci hiérarchique dans
l’ensemble de l’œuvre de Hegel, tant ce souci trouve à s’exprimer dans toutes
les parties du système, celles-ci ne constituant en leur vérité que les degrés
d’une élévation raisonnée de la science hégélienne à une considération
adéquate d’elle-même. Quelle que soit la forme de son exposition, l’idéalisme
absolu ne serait que le mot de passe immuable d’une combinaison sans cesse
recomposée, brassant à loisir les éléments disparates de l’histoire des idées
pour leur faire signifier la prééminence fatale du point de vue hégélien.
Pour autant, un tel constat – dont il faut remarquer qu’il est plus trivial
qu’il n’y paraît, si tant est que toute philosophie systématique a
nécessairement pour ambition de se justifier comme tout à travers l’ensemble
de ses parties – n’autorise aucunement à valider la grille de lecture
« ternaire » selon laquelle Hegel concevrait sa propre position philosophique
comme la « synthèse » de deux versants opposés de l’idéalisme moderne
faisant eux-mêmes fonds sur les ambivalences de l’idéalisme transcendantal.
De ce point de vue, il est à noter qu’en aucun endroit du système – même si
l’on y adjoint les leçons sur l’histoire de la philosophie – Hegel ne valide le
schème ternaire « idéalisme subjectif – idéalisme objectif – idéalisme
absolu ». Certes, les philosophies du passé sont bien réorganisées dans le
Système de la Science en fonction des principes que le hégélianisme leur
emprunte comme le dépôt logique quintessentiel de leur manifestation
historique :
« L’histoire de la philosophie est la même chose que le système de la
philosophie. […] Dans l’histoire de la philosophie est donc présentée la même
chose que dans la philosophie, simplement avec les accessoires divers du
temps, de la contrée, du pays, etc. […] La philosophie et l’histoire de la
philosophie sont la réplique l’une de l’autre ; l’étude de l’histoire de la
philosophie est l’étude de la philosophie elle-même, avant tout de la
logique8. »
II
Comme en témoigne la véhémence des débats philosophiques présents ou
passés à son sujet, l’expression « idéalisme absolu » n’est pas sans poser
d’importants problèmes d’interprétation globale de la philosophie allemande
moderne. Mais il est essentiel de remarquer qu’antérieurement à de tels
débats, elle suscite d’abord des difficultés considérables concernant l’œuvre
de Hegel lui-même, au point de jouer le rôle d’obstacle épistémologique à
tout effort de compréhension approfondie de sa démarche. Pour commencer,
si l’on s’en tient au point de vue comptable, on ne repère que fort peu de
références littérales de Hegel à l’idéalisme absolu : seulement cinq
occurrences dans l’œuvre globale, et, circonstance aggravante, aucune d’entre
elles ne provient d’une œuvre publiée par Hegel de son vivant. Ceux qui
prétendent sans autre forme de procès que Hegel « s’appelle lui-même un
“idéaliste absolu22” » pourraient commencer par s’interroger sur la discrétion
étonnante d’une telle appellation. Il est pour le moins troublant que le mot
d’ordre supposé de la philosophie hégélienne se restreigne à quelques
allusions fugitives qui ne relèvent même pas de l’œuvre publiée par Hegel,
simples notes de bas de page éparpillées dans les remarques éparses du
Nachlass… En s’attardant sur le contenu de ces occurrences marginales, nous
allons voir que leur contenu n’est pas non plus sans réserver son lot de
surprises à quiconque entend y trouver la clé universelle du système hégélien.
Si l’on daigne se pencher sur les références explicites à l’idéalisme
absolu dans l’œuvre de Hegel, on a tout d’abord la surprise de rencontrer
deux additions (aux paragraphes 337 et 350) de la Philosophie de la nature
dans lesquelles l’idéalisme absolu caractérise non pas la philosophie
hégélienne… mais la vie naturelle, « existence immédiate » de l’idée encore
rivée au mutisme spéculatif qui caractérise la préhistoire de l’esprit. Le texte
de l’addition au paragraphe 337 établit certes un lien indirect avec la
spéculation philosophique, en lisant l’opposition du réalisme et de l’idéalisme
au sein de la vie naturelle. Cependant, une telle transposition semble moins
destinée à dépeindre métaphoriquement la vie à partir de la spéculation,
comme on le croit généralement23, qu’à suggérer inversement que l’idéalisme
relève avant tout de la vie elle-même, et non de la spéculation :
« Le vivant se met toujours en danger, il a toujours, à même lui, un Autre,
mais il supporte cette contradiction, ce que l’être inorganique ne peut faire.
Mais la vie est, en même temps, la résolution de cette contradiction, et c’est en
cela que consiste le spéculatif, alors que la contradiction n’est sans solution
que pour l’entendement. La vie ne peut donc être saisie que spéculativement,
car, dans la vie, existe précisément le spéculatif. L’agir continuel de la vie est,
par conséquent, l’idéalisme absolu ; il devient quelque chose d’autre, mais qui
est toujours supprimé. Si la vie était réaliste, elle aurait du respect vis-à-vis de
l’extériorité ; mais elle réprime toujours la réalité de l’Autre et la
métamorphose en elle-même24. »
Nous voyons ici que « l’idéalisme objectif » est avant tout une expression
qui permet à Hegel d’insister sur l’immanence de l’idéalité à ce qui est, par
opposition à la réflexion extérieure et seconde de l’idéalisme subjectif. De
même pourrait-on se représenter l’idéalité hégélienne comme une invention
conceptuelle destinée à invalider la signification apparente de la créativité
philosophique : tout serait déjà là en un sens, l’idéalité se précéderait elle-
même jusque dans le discours qui en produirait le concept, se déployant à
même une réalité dont le philosophe serait la pointe suprême. En ce sens, le
concept d’idéalité, à l’instar de l’idée platonicienne, serait bien une création
philosophique, mais une création éminemment paradoxale, puisque remettant
en cause la primauté de l’instance en laquelle elle accède à l’intelligibilité.
Si une telle immanence est indéniablement présente dans la nature telle
que conceptualisée par le jeune Schelling, une telle caractéristique ne permet
pas pour autant de rendre compte de l’originalité de sa position
philosophique. D’où le recours, dans les Leçons sur l’histoire de la
philosophie moderne, à la qualification, jugée plus satisfaisante par Hegel,
d’« idéalisme absolu » :
« Schelling a commencé par rappeler à la vie la substance spinoziste, l’essence
simple absolue – et par redonner à l’idéalisme transcendantal la signification
de l’idéalisme absolu. […] Cette unité de l’essence et de la forme est l’absolu,
ou bien, si nous considérons l’essence comme l’universel et la forme comme
le particulier, l’absolu est l’unité absolue de l’universel et du particulier, ou de
l’être et du connaître37. »
De fait, aux yeux de Hegel, c’est bien à une idéalisation radicale du fini
en regard de la substance infinie que procède Spinoza dans l’Éthique, ce
pourquoi le spinozisme n’est décidément pas un athéisme (consistant dans la
négation absolue de l’existence de l’infini), mais bien plutôt un
« acosmisme » (mettant en évidence la négation absolue de la substantialité
de tout étant fini, donc du monde fini comme tel dans sa distinction supposée
d’avec l’infinité divine) :
« Le reproche d’athéisme fait à la philosophie spinoziste se réduit, considéré
de plus près, à ce qu’en elle le principe de la différence ou de la finité
n’accède pas à son droit, et par conséquent, comme selon elle il n’y a à
proprement parler absolument pas de monde, au sens de quelque chose qui est
un étant positif, ce système serait à désigner non pas comme athéisme, mais
bien plutôt, à l’inverse, comme acosmisme45. »
Sur ce point, Schelling lui donnera raison lorsque dans ses Leçons de
Munich, il mobilisera une image singulièrement proche de celle employée ci-
dessus. Si le spinozisme, en dépit de ses carences manifestes, « n’est jamais
vraiment devenu du passé, n’a jamais été jusqu’à présent réellement vaincu »,
si en dépit de ses manquements aux exigences profondes de l’idéalisme
moderne il est demeuré un « modèle constant » pour la pensée, c’est bien
qu’en lui se manifeste un trait essentiel de la spéculation moderne, à savoir
cette aptitude à penser toute chose finie sub specie infinitatis, en prenant la
substance divine comme l’horizon de toutes choses :
« Si, au moins une fois dans sa vie, on n’a pas plongé dans ses abîmes [du
spinozisme], on ne peut guère espérer parvenir au vrai et à la perfection en
philosophie49. »
III
Qu’est-ce que l’idéalisme ? Certainement pas un antiréalisme
épistémologique51, encore moins un subjectivisme moral. L’idéalisme vu par
Hegel a peu à voir avec l’aveu modeste de l’enfermement du sujet moderne
dans la sphère intérieure de ses représentations52, et ne saurait non plus se
reconnaître dans la promotion exaltée d’idéaux éthiques préférables à la
morne réalité de ce monde, s’il est vrai que pour celui qui « s’édifie un
monde tel qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son
opinion, – élément moelleux dans lequel tout ce qu’il y a de gratuit se laisse
imprimer53 ». Pour Hegel, l’idéalisme ne se définit pas essentiellement à
partir de nos « idées » ou de nos « idéaux » : tel est l’apanage du « mauvais
idéalisme selon lequel la pensée vient à nouveau se mettre d’un seul côté et se
saisit comme pensée consciente qui s’oppose à la réalité54 ». De fait, il n’est
guère aisé, lorsqu’on parle de l’idéalisme, de se dégager des prénotions
communes qui barrent l’accès à sa conceptualisation adéquate au sein de
notre représentation courante de l’activité philosophique. Ainsi,
l’interprétation banale de l’idéalisme tend la plupart du temps à en faire un
monstre philosophique, jetant le discrédit sur le véritable projet qu’il
implique :
« L’idéalisme, dit-on souvent, consiste à affirmer que l’individu engendre par
lui-même toutes ses représentations, mêmes les plus immédiates, qu’il pose
tout à partir de lui-même. C’est là toutefois une représentation non-historique
et entièrement fausse ; si l’idéalisme est tel que ce grossier mode de
représentation le définit, il n’y a en fait jamais eu aucun idéaliste parmi les
philosophes55. »
Nul besoin, dès lors, d’opposer un idéal à ce qui est, puisque la réalité
sécrète d’elle-même sa propre idéalisation, à la façon dont le vivant, « malade
dès l’origine », recèle en lui-même le germe de sa propre mort66. Il serait
illusoire de concevoir l’idéalité comme un accident qui survient à la réalité de
l’extérieur, puisque celle-ci comporte en elle-même l’aveu de sa précarité
métaphysique et de sa dépendance par rapport à une totalité qu’elle échoue à
signifier autrement que par le procès intime qui conduit à sa propre
consomption :
« L’idéalité consiste en ce que le fini n’est posé que comme surpassé,
l’idéalité n’est rien d’autre que ceci : tout ce qui est fini n’a pas d’être
véritable, mais son être est quelque chose de surpassé, de négatif67. »
L’idéalisme subjectif se méprend sur sa propre nature dès lors qu’il s’en
tient à l’aveu, imprudent à force de prudence, concernant l’activité idéale du
Moi, qu’« on ne peut trouver de fondement ; nous sommes à la limite de tout
fondement86 » ; cependant, une fois réinterprété comme moment déterminé
d’une conception plus radicale de l’idéalisme, il trouve sa vérité relative à
titre de simple « phénoménologie » de l’esprit87 aux prises avec l’idéalité
première de l’être.
De ce point de vue, la démarcation entre le « demi-criticisme88 » kantien
et l’idéalisme fichtéen s’avère tout à fait secondaire, car si l’idéalisme de la
Doctrine de la science parvient bien à décentrer l’analyse, par le
dédoublement des séries empirique et transcendantale, de l’idéalité des
phénomènes vers l’idéalisation originaire du Moi, le concept d’idéalité
demeure ici rivé à la seule activité réfléchissante du sujet fini, loin de
déterminer lui-même les contours de celle-ci. L’idéalisme conçu comme
faisant fond sur une égoïté originelle ne peut que manquer l’inquiétude à
l’œuvre dans le mouvement idéel du fini, et ce jusque dans la sphère de
l’esprit lui-même :
« L’esprit n’est pas quelque chose qui est en repos, mais, bien plutôt,
l’inquiétude absolue, l’activité pure, la négation ou l’idéalité de toutes les
déterminations d’entendement fixes89. »
IV
L’éviction de l’interprétation subjectiviste de l’idéalisme laisse pendante
la question du statut de l’idéalité : à quoi se réfère-t-on au juste pour qualifier
le réel d’idéel ? Si l’idéalité du fini n’est pas corrélative d’une procédure
d’idéalisation émanant des capacités représentatives du sujet, quel sens peut
bien avoir un tel diagnostic spéculatif ? De fait, ainsi que l’attestait (sur un
mode encore entaché de subjectivisme) la dichotomie berkeleyenne du
percipere (esprit) et du percipi (idées93), l’idéalité ne saurait faire sens qu’en
référence à une instance d’idéalisation subjective – la subjectivité
transcendantale, le Moi pratique – ou objective – la substance infinie, la
productivité inconsciente de la nature… Ou encore : il n’y a idéalisme que là
où le réel est en quelque façon soumis à une idéalisation, et il n’y a
idéalisation que là où il y a quelque chose – ou quelqu’un – pour idéaliser la
réalité. On l’a vu, le référent ultime de l’idéalisme hégélien ne saurait être
cherché dans une quelconque théorie de la subjectivité finie : c’est donc en
amont d’une telle subjectivité qu’il nous faut orienter nos recherches, du côté
de ce que nous avons nommé plus haut l’idéalité constituante.
Ce qui constitue originairement l’idéalité du fini comme telle reçoit dans
la philosophie hégélienne, en une conformité apparente avec la tradition
philosophique la plus ancienne, le nom d’idée. Semblable continuité lexicale
n’a pas été pour peu dans les réserves émises, de Feuerbach à Adorno en
passant par Marx ou Heidegger, à l’égard de l’idéalisme hégélien : avec la
position de l’idée au terme de la Logique, n’assistait-on pas à une formidable
régression en deçà des promesses entrevues lors de l’exposition de la
méthode dialectique, notamment celle d’une critique immanente du discours
philosophique libérée du réalisme insidieux sur lequel reposait l’essentiel de
la philosophie moderne ? Avec l’énoncé audacieux de l’idéalité de toutes
choses, aussi bien de la « chose en soi » supposée par la consistance de
l’expérience phénoménale que du « moi en soi » dissimulé dans les replis du
sujet transcendantal, on croyait avoir enfin gagné la haute mer de la
dialectique spéculative ; et voici que la théorie de l’idée semble nous ramener
au port, c’est-à-dire à la position confortable d’une instance fixe de
l’idéalité94 drainant dans son sillage les marques du dogmatisme le plus
immodéré. En son sommet logique, l’idéalisme hégélien fait question : à quoi
bon remettre en cause la consistance de nos idées si c’est pour aboutir à
l’hypostase suprême de « l’idée » ? En quoi la pensée d’un « super-sujet »
pourrait-elle nous émanciper de la métaphysique de la subjectivité95 ?
Réduire ainsi l’idée hégélienne à n’être qu’une pâle retombée dans le
fixisme métaphysique suppose de passer outre les nombreux avertissements
lancés par Hegel à propos du statut des catégories présentées dans la Science
de la logique, statut qui doit valoir a fortiori pour cette catégorie suprême
qu’est l’idée. Si donc l’idée, sauf à retomber dans un réalisme métaphysique
aussi sommaire qu’inconséquent, ne sait s’identifier à quelque super-substrat
de l’idéalité, comment doit-on en comprendre l’absoluité ? Que peut bien être
l’idée absolue si elle ne sait s’égaler purement et simplement (sans
contradiction avec les prémisses fondamentales de l’idéalisme hégélien) à la
réalité absolue ? Pour le savoir, commençons par analyser les textes majeurs
dans lesquels Hegel entreprend de présenter le statut général de l’idée.
À s’en tenir à une définition nominale, l’idéalisme hégélien se présente
comme la théorie de l’idéalité de toute réalité finie en regard de l’idée.
Qu’est-ce à dire ? En quoi peut bien consister la relation proprement
idéalisante qui s’établit entre l’idée et le fini ? Au paragraphe 213 de la
Science de la logique de l’Encyclopédie, Hegel entreprend de spécifier le type
de relation original qui caractérise en propre sa conception de l’idéalisme :
« L’idée est le Vrai en et pour soi, l’unité absolue du concept et de
l’objectivité. […] L’idée est la vérité ; car la vérité consiste en ce que
l’objectivité correspond au concept, – non pas en ce que des choses extérieures
correspondent à mes représentations ; ce ne sont là que des représentations
exactes, que j’ai, moi en tant que celui-ci. Dans l’idée, il ne s’agit pas d’un
celui-ci, ni de représentations, ni de choses extérieures. – Mais aussi tout être
effectif, pour autant qu’il est un être vrai, est l’idée et n’a sa vérité que par
l’idée et en vertu d’elle. L’être singulier est un côté quelconque de l’idée, c’est
pourquoi pour lui il est besoin encore d’autres effectivités, qui apparaissent
pareillement comme subsistant pour elles-mêmes en particulier ; c’est
seulement en elles toutes ensemble et dans leur relation, que le concept est
réalisé. Le singulier, pour lui-même, ne correspond pas à son concept ; ce
caractère borné de son être-là constitue sa finité et sa ruine96. »
De fait, s’il est vrai que « la Doctrine de la Science […] n’est pas encore
la philosophie elle-même », la raison d’une telle limitation tient à ce qu’elle
n’est que la « démonstration formelle de l’idéalisme », démonstration qui doit
trouver son complément et son accomplissement dans une « démonstration
matérielle de l’idéalisme132 » réalisée dans la Naturphilosophie. Subordonner
le réel à l’idéel d’une part – acte inaugural de toute philosophie
rigoureusement idéaliste –, expliquer l’idéel par le réel d’autre part – ce par
quoi un tel idéalisme peut acquérir un sens supra-subjectif, absolu : le
programme schellingien semble tout à fait propre à rendre compte dans sa
complexité de la double articulation inhérente à l’idéalisme absolu133. Après
avoir oscillé entre une conception duelle de la philosophie instituant un
« parallélisme de la nature et de l’intelligence134 » et une représentation
hiérarchique conférant à la Naturphilosophie une portée génétique plus
fondamentale que la philosophie transcendantale, car permettant de rendre
compte de la production du « point de vue de l’idéalisme même135 »,
Schelling s’est orienté vers une conception unitaire centrée sur le « point
d’indifférence136 » de ces deux orientations opposées et complémentaires de
la spéculation philosophique saisie en sa pleine systématicité137 :
« La philosophie de la nature ne peut jamais être opposée à la Doctrine de la
Science, mais bien à l’idéalisme ; et si l’exposition de l’idéalisme se nomme
philosophie transcendantale, à la philosophie transcendantale […]. Je ne
considère plus la philosophie de la nature et la philosophie transcendantale
comme des sciences opposées, mais seulement comme des parties opposées
d’un seul et même tout, à savoir du système de la philosophie138. »
2. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1960, entrée « Idéalisme ». De son
côté, Simon BLACKBURN, dans son Oxford Dictionary of Philosophy (Oxford, Oxford University Press, 1996², entrée « Idealism »,
p. 184) juge bon de remarquer, sur le mode de l’understatement, que « les limites d’une telle doctrine ne sont pas fermement
dessinées. »
3. KANT, Prol., OP II, p. 59 ; AK IV, 289. Sur l’émergence du terme d’idéalisme et sa mobilisation rétrospective pour
caractériser, après la mort de Hegel, la philosophie postkantienne comme « idéalisme allemand », cf. Hans Jörg SANDKÜHLER,
« Begriffliche Vorklärungen », in Handbuch Deutscher Idealismus, Stuttgart, J. B. Metzler, 2005, p. 1-6.
4. Il va sans dire que cette vue commune, défendue en son temps par des commentateurs comme Richard KRONER (Von
Kant bis Hegel, op. cit.), a trouvé depuis lors des contradicteurs convaincants, au premier chef Walter SCHULZ (Die Vollendung
des deutschen Idealismus in der Spätphilosophie Schellings, Köln-Stuttgart, Kohlhammer, 1955) ou encore Reinhard LAUTH
(Hegel critique de la Doctrine de la science de Fichte, op. cit.). L’idée qui prédomine chez ces auteurs est que Hegel aurait
mésinterprété les premiers écrits de Fichte et de Schelling afin de les intégrer plus aisément dans son système comme des étapes
subalternes de l’histoire de la philosophie moderne, tout en négligeant leurs œuvres ultérieures, œuvres en lesquelles il n’est pas
interdit de trouver un « accomplissement » non-hégélien – voire antihégélien – de l’idéalisme allemand. Plus récemment, on a pu
trouver un effort de synthèse entre ces deux tendances interprétatives dans la somme de Miklos VETÖ, De Kant à Schelling. Les
deux voies de l’idéalisme allemand, 2 vol., Grenoble, Millon, 1998-2000. Au-delà de ces questions de préséance, il paraîtrait
judicieux de s’interroger plus en profondeur sur la pertinence du label « Idéalisme allemand » eu égard au souci d’unifier et
d’organiser le champ de la philosophie allemande au tournant du XIXe siècle ; sur cette question, on consultera avec profit les
réflexions pondérées de Bernard BOURGEOIS dans son avant-propos à L’Idéalisme allemand, op. cit., p. 7-10.
5. C’est notamment ce que suggère Jean HYPPOLITE dans son Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, Paris, Le
Seuil, 1983², p. 11 : « On peut donc dire que la vision que Hegel propose de lui-même est déjà une certaine philosophie de
l’Histoire de la Philosophie et qu’il a été le premier à créer cette représentation, cependant par trop schématique, des trois formes
d’idéalisme, idéalisme subjectif, idéalisme objectif, idéalisme absolu par quoi on a si souvent voulu définir l’hégélianisme. »
6. Thèse classique défendue notamment par Jean HYPPOLITE dans Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de
Hegel, op. cit. La Phénoménologie de l’esprit s’y trouve rapprochée de la tradition des grands récits d’apprentissage, tels que
l’Émile de Rousseau ou le Wilhelm Meister de Goethe (ibid., p. 16).
9. C’est bien à propos de Kant, simple penseur d’entendement à ses yeux, que Hegel affirmera qu’il « a disposé
<aufgestellt> partout la thèse, l’antithèse et la synthèse » (LHP 7, « Kant », p. 1894 ; W 20, p. 385), notant au passage que « cette
triplicité, cette antique forme des pythagoriciens, des néoplatoniciens et de la religion chrétienne, se fait à nouveau jour ici, bien
que d’une façon tout extérieure. » (Ibid., p. 1863 ; W 20, p. 344.) C’est cet héritage du modèle kantien de la synthèse qui constitue
selon Hegel la base du formalisme inhérent à la Naturphilosophie schellingienne ; cf. ibid., « Schelling », p. 2064 ; W 20, p. 445 :
« La forme principale est la forme de la triplicité, remise en mémoire par Kant […] la progression apparaît davantage comme un
schéma apporté de l’extérieur, le caractère logique de la progression n’est pas développé. » Sur ce « mythe » hégélien, on lira
avec profit le bref article de Gustav E. MUELLER, « The Hegel Legend of “Thesis-Antithesis-Synthesis” », in J. Stewart (éd.), The
Hegel Myths and Legends, Evanston, Northwestern University Press, 1996, p. 301-305.
10. Il n’est qu’à consulter le sommaire des leçons de Berlin sur la « philosophie moderne » pour constater que Hegel
adopte une conception extrêmement nuancée de la « logique » à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie. Sur ce point, on
consultera avec profit l’avant-propos de Pierre GARNIRON au tome VII de sa traduction des Leçons sur l’histoire de la philosophie,
notamment p. 1811-1814. Le traducteur insiste avec raison sur les constants réaménagements de la structure des cours (cela
vaudrait aussi pour les leçons sur la religion, dans lesquelles la religion grecque et le judaïsme ont notamment vu leurs rapports
évoluer selon les années), Hegel alternant entre des structures binaires, ternaires ou quaternaires pour rendre compte de
l’avènement de la philosophie kantienne et postkantienne, sans en privilégier aucune.
11. Sur ce point, nous faisons nôtres les remarques de Jean-François KERVEGAN dans son ouvrage Hegel et l’hégélianisme,
Paris, PUF, 2005, p. 14-16. Selon l’auteur, ce « lieu commun » du hégélianisme est non seulement invalidé par les variations
structurelles dans l’œuvre de Hegel (le schéma ternaire n’est pas toujours respecté), mais il induit en outre une « représentation
erronée de la dialectique » (p. 15) en négligeant de prendre en compte le redoublement inhérent au moment médian – proprement
« dialectique » – de celle-ci. Plus globalement, Hegel se veut l’ennemi des schématismes sommaires inspirés par l’esprit de
formalisme, d’où sa critique féroce de la démarche schellingienne dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit.
14. Ibid.
15. Cf. JACOBI, « Lettre de Jacobi à Fichte », in Lettre sur le nihilisme, trad. I. Radrizzani, Paris, GF-Flammarion, 2009,
p. 69 : « Je suis encore, d’une façon générale, tout à fait celui qui, dans les Lettres sur Spinoza, partit du miracle de la perception
et de l’insondable secret de la liberté et osa de cette façon, par un salto mortale, non pas fonder sa propre philosophie mais bien
au contraire étaler témérairement devant tout le monde son entêtement non-philosophique. »
16. Cf. « Lettre de Jacobi à Fichte », op. cit., p. 70 : « … l’idéalisme, que je traite de nihilisme ».
17. Cf. JACOBI, David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 20002, p. 191 : « Il n’y a
rien sur quoi son jugement puisse s’appuyer sinon la chose elle-même ; rien que le fait que les choses se tiennent réellement
devant lui. (…) Cette révélation [de l’existence des choses hors de nous] mérite d’être qualifiée de vraiment miraculeuse. »
18. On fait bien entendu référence à la compréhension kantienne de l’existence exposée dans L’Unique fondement possible
d’une démonstration de l’existence de Dieu, 1re considération, § II (OP I, p. 327 ; AK II, 74).
19. Une telle perspective permet de relativiser l’importance dévolue par Hegel à Descartes dans l’histoire de l’idéalisme
moderne. Si Hegel reconnaît que Descartes « est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le
penser pour principe » et a ainsi dégagé « un nouveau sol » pour la pensée (LHP 6, « Descartes », p. 1384 ; W 20, p. 123), il faut
garder à l’esprit qu’en prenant pour principe le cogito, Descartes ne faisait qu’expliciter un idéalisme latent qui est présent en
toute philosophie, y compris dans les philosophies les plus opposées aux figures officielles de l’idéalisme.
20. Ce point est bien mis en évidence par Robert STERN, « Hegel’s Idealism », in F. Beiser (éd.), The Cambridge
Companion to Hegel and Nineteenth Century, op. cit., p. 163 sq. L’auteur a néanmoins tort, à notre sens, de replier aussitôt cet
idéalisme sur un « réalisme conceptuel » qui atténue la radicalité du diagnostic hégélien et semble rapprocher dangereusement
une telle conception de l’idéalisme du dogmatisme prékantien de l’ancienne métaphysique.
21. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172. Un tel statut idéel de l’eau de Thalès n’apparaît que rétrospectivement, puisque Thalès
lui-même n’était pas parvenu à envisager le statut principiel – donc universel et idéalisant – de celle-ci. Cf. Intro. LHP, p. 54
(trad. mod.) ; EVGP, p. 44 : « Ce n’est pas encore Thalès qui a recours à l’άρχή, mais Anaximandre – il ne recourt donc pas au
principe du monde, selon lequel tout est eau. »
22. Robert PIPPIN, Hegel’s Idealism, op. cit., p. 6. L’auteur, après avoir concédé en note qu’on ne trouve cette qualification
que dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, s’appuie sur l’addition au § 160, texte qui, outre qu’il n’est pas de la main
de Hegel, ne suffit de toute façon pas, ainsi qu’on le verra plus tard, à justifier l’identification pure et simple du projet hégélien à
l’idéalisme absolu.
23. Cette interprétation métaphorique de l’idéalisme naturel s’opère le plus souvent à la faveur d’une confusion inaperçue
entre l’idéalisme et le spiritualisme, comme l’indique avec humour une remarque de Stephen HOULGATE (An Introduction to
Hegel. Freedom, Truth and History, Malden, Blackwell, 2005, p. 162) : « Il n’est pas difficile d’imaginer qu’un lecteur non averti
sera induit en erreur par de telles formulations en pensant que la vie, pour Hegel, est effectivement une sorte de vapeur
immatérielle animant certains objets. »
24. Enc. 1830 – PN, Add. § 337, p. 553 (nous soulignons) ; W 9, p. 339. Concernant la vie proprement animale, Hegel
ajoute que « le désir animal est l’idéalisme de l’objectivité, suivant lequel celle-ci n’est rien d’étranger » (ibid., Add. § 359,
p. 670 ; W 9, p. 472).
25. Dans son Vocabulaire de Hegel (Paris, Ellipses, 2000, p. 41), Bernard BOURGEOIS a tout à fait raison de souligner, à
l’encontre d’une tradition bien établie du commentaire, que l’idéalisme ne « désigne […] pas d’abord un type de philosophie »,
mais il nous semble qu’à vouloir réduire celui-ci à « une orientation ou une démarche générale de la conscience, qui consiste à
saisir ce que l’on prend ordinairement pour réel ou pour étant, à savoir les choses déterminées, limitées, finies, comme ce qui est
tout au contraire, irréel ou idéel, sans vérité », il ne marque pas encore suffisamment l’originalité du propos hégélien. Il ne suffit
pas d’affirmer que l’idéalisme qualifie la conscience commune avant de constituer une détermination de la philosophie : en deçà
de la conscience (qui incarne certes à son propre niveau, mais de façon seulement dérivée, une forme d’« idéalisme subjectif »),
c’est bien le réel lui-même qui est le lieu de déploiement de l’idéalisme, en un sens qu’il nous faudra préciser dans la suite de
notre propos.
26. Cf. Enc. 1830 – PN, § 359R, p. 314 ; W 9, p. 469 : « L’idéalisme commence en ceci, qu’absolument rien ne peut avoir
avec le vivant une relation positive dont la possibilité ne serait pas ce vivant en et pour lui-même, c’est-à-dire qui ne serait pas
déterminée par le concept, par conséquent purement et simplement immanente au sujet. » Voir aussi le commentaire que donne
de ce passage Bernard MABILLE, « Idéalisme spéculatif, subjectivité et négations », in J.-Ch. Goddard (dir.), Le transcendantal et
le spéculatif dans l’idéalisme allemand, Paris, Vrin, 1999, p. 152 sq.
28. Enc. 1830 – PN, Add. § 350, p. 638 (nous soulignons) ; W 9, p. 430. Concernant l’idéalisme animal, voir aussi PPD,
Add. § 44, in W 7, p. 107 : « La volonté libre est l’idéalisme qui ne tient pas les choses telles qu’elles sont pour des choses en soi
et pour soi, tandis que le réalisme les déclare absolues, même si elles ne se trouvent que sous la forme de la finitude. L’animal n’a
déjà plus cette philosophie réaliste, puisqu’il consomme les choses et prouve par là qu’elles ne sont pas absolument
autosubsistantes. » Ce texte fait écho au célèbre passage de la « certitude sensible » dans lequel Hegel, évoquant « l’école la plus
élémentaire de la sagesse » exposée dans les « mystères de Cérès et de Bacchus à Eleusis », précise que « les animaux, eux non
plus, ne sont pas exclus de cette sagesse, mais ils se montrent bien plutôt être initiés à elle de la façon la plus profonde, car ils ne
restent pas figés devant les choses sensibles comme si elles étaient en soi, mais, désespérant de cette réalité et dans la pleine
certitude du néant qui est le leur, ils se saisissent d’elles sans plus de façons et ils les consomment ; et la nature tout entière
célèbre comme eux ces mystères manifestes qui enseignent ce qu’est la vérité des choses sensibles » (Phéno., A, I, p. 141 ; W 3,
p. 91).
29. Enc. 1830 – SL, Add. § 45, p. 503 (nous soulignons) ; W 8, p. 123.
30. Aussi ne peut-on pleinement s’accorder avec la thèse de Bernard MABILLE selon laquelle la « reconnaissance [de
l’idéalité du fini] est le trait distinctif de la philosophie » (« Hegel interprète de “l’idéalisme de Leibniz” », in Kim Sang Ong-
Van-Cung (coord.), Idée et idéalisme, Paris, Vrin, 2006, p. 167-168), sauf à supposer (tautologiquement ?) qu’il ne peut y avoir
de véritable « reconnaissance » d’une telle idée que philosophique. Ceci n’empêche point, bien évidemment, qu’une telle
reconnaissance n’accède à sa pleine intelligibilité qu’en passant dans l’idiome philosophique.
34. Enc. 1830 – SL, Add. § 160, p. 590 (nous soulignons) ; W 8, p. 307.
37. LHP 7, « Schelling », p. 2059 (nous soulignons) ; W 20, p. 438. Schelling assume parfois lui-même cette étiquette de
l’idéalisme absolu ; cf. par exemple SCHELLING, SW II, p. 61.
38. On notera ici que l’antériorité d’une philosophie n’est pas forcément synonyme d’infériorité, ce qui implique de
relativiser la portée du schème téléologique – dont la prégnance demeure cependant incontestable – au sein de l’histoire
hégélienne de la philosophie. La même remarque vaudrait également pour Platon et Aristote, dont le point de vue semble à bien
des égards supérieur à celui de leurs successeurs dans l’Antiquité tardive : « La grandeur spéculative de Platon et d’Aristote n’est
plus présente ; il y a bien plutôt un philosopher d’entendement. » (LHP 4, p. 633-634 ; W 19, p. 249-250).
39. Dans ses Leçons berlinoises sur Leibniz, Hegel évoque plus précisément « l’idéalité spinoziste », assimilée au « non-
être-en-et-pour-soi de toute distinction » (LHP 6, « Leibniz », p. 1597 ; W 20, p. 238). Pour une analyse critique de
« l’idéalisation » hégélienne de Spinoza, cf. Pierre MACHEREY, « Le Spinoza idéaliste de Hegel », Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992,
p. 187-197.
40. Sur ce thème, on se reportera aux analyses de Jean-Marie VAYSSE in Totalité et subjectivité. Spinoza dans l’idéalisme
allemand, op. cit., chap. 1, p. 31-46 et II, passim. Comme le souligne l’auteur, d’un point de vue kantien, « le spinozisme n’est rien
d’autre que la formule la plus cohérente du rejet de l’idéalisme transcendantal, refusant l’idée de création, faisant de l’espace et
du temps des déterminations de la substance, comprenant les choses particulières comme des accidents de cette substance et
considérant la liberté humaine comme une illusion » (ibid., p. 42). Il est toutefois à remarquer que Fichte lui-même a pu être
séduit par la théorie spinozienne de la substance absolue, notamment à partir de la Wissenschaftslehre de 1801-1802. Sur ce
point, cf. Jean-Christophe GODDARD, « Dans quelle mesure Fichte est-il spinoziste ? », in Ch. Bouton (éd.), Dieu et la nature. La
question du panthéisme dans l’idéalisme allemand, Hildesheim, Olms, 2005, p. 75-89.
41. SCHELLING, Exposition de mon système de philosophie [ESP], trad. E. Cattin, Paris, Vrin, 2000, p. 37 ; SW IV, p. 110.
46. Cf. KANT, Dissertation de 1770 [D 1770], § 2, trad. F. Alquié, OP I, p. 633 ; AK II, 389 : « Le monde dit ainsi
égoïstique <egoisticus>, qui se résout en une unique substance simple et en ses accidents, est assez improprement appelé monde,
à moins qu’on ne veuille parler d’un monde imaginaire. » Voir aussi LM, op. cit., p. 214 ; VM, p. 60 : « L’égoïsme dogmatique
<der dogmatische Egoismus> est un spinozisme masqué. Spinoza dit qu’il n’existe qu’un Être unique et que tout le reste consiste
en des modifications de l’Être unique. »
47. LHP 6, « Spinoza », p. 1452 ; W 20, p. 163. Sur cette question, on se reportera aux analyses classiques de Victor
DELBOS, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, Paris, Félix Alcan, 1893, rééd.
Hildesheim, Olms, 1988, p. 438-441.
48. Ibid., p. 1455-1456 ; W 20, p. 165. Ce point sera entériné par FEUERBACH, qui pourra affirmer quelques années plus
tard : « Spinoza est le véritable créateur de la philosophie spéculative moderne. Schelling l’a restaurée, Hegel l’a accomplie »
(Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, in Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser, Paris, PUF, 1960,
p. 104).
50. Sur la reprise hégélienne du motif spinozien de la béatitude, cf. Enc. 1830 – SL, § 159R, p. 405 et Add. § 158, p. 589 ;
W 8, p. 304 et 306.
51. À cet égard, il convient de bien resituer dans son contexte spécifique la définition que Hegel donne de l’idéalisme dans
ses cours de Propédeutique philosophique : « Puisque les choses et leurs déterminations appartiennent au savoir, on peut, d’une
part, se représenter que ces choses sont, en soi et pour soi, hors de la conscience, et qu’elles lui sont purement et simplement
données comme une réalité étrangère et toute prête ; mais, d’autre part, puisque la conscience n’est pas moins essentielle au
savoir, on peut se représenter aussi que la conscience se pose elle-même ce monde qui est le sien et que, par son comportement et
son activité, elle produit d’elle-même ou modifie, de façon totale ou partielle, les déterminations de ce monde. Le premier mode
de représentation est appelé réalisme, le second idéalisme. » (PP, p. 73 ; W 4, p. 111-112). Ici, Hegel ne donne pas une définition
compréhensive de l’idéalisme tel qu’il l’entend, mais seulement une caractérisation préliminaire de la « science de la
conscience » (il parle significativement de « Vorstellungsweise ») qu’il est en train d’exposer. En ce sens déterminé, l’idéalisme
peut bien prendre la forme traditionnelle d’une théorie de la subjectivité finie, même si l’ensemble du système doit démontrer
qu’une telle subjectivité est elle-même idéelle, relative à une idéalité plus originaire, plus radicale.
52. Enfermement dont on trouverait l’expression exemplaire au livre II de la Destination de l’homme de FICHTE, en
particulier lorsque l’Esprit pose au Moi la question idéaliste (berkeleyenne) par excellence : « Comment, avec ta conscience, qui
n’est pourtant immédiatement que la conscience de toi-même, peux-tu finalement parvenir à sortir de toi-même, et comment
peux-tu parvenir à ajouter à la sensation que tu perçois quelque chose de senti et de sensible, que tu ne perçois pas ? » (trad. Jean-
Christophe Goddard, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 102 ; SW II, p. 212).
56. Naturellement, Descartes ne thématise pas sa propre position comme « idéaliste ». C’est essentiellement à partir de
Kant (Critique de la raison pure, « Réfutation de l’idéalisme ») que la démarche cartésienne sera interprétée rétrospectivement
comme un proto-idéalisme dont Berkeley constituerait l’aboutissement extravaguant.
57. Dont Hegel précise qu’il l’emprunte au vocabulaire technique de la mécanique et de la chimie de son temps. Cf.
VLM1817, p. 86 : « L’expression est empruntée à la mécanique et signifie le simple en chimie ; en mécanique, pour ce qui
concerne par exemple les effets de levier, cela signifie ce qui peut être ressenti, la pesanteur, le matériel et le spatial ; par
exemple, si un levier est grand et que l’autre est petit, le poids le plus léger effectue une pression sur le levier le plus grand de
façon à ce que ce dernier soit au-dessus du plus petit. Bien que l’espace n’ait en soi aucun poids, il agit pourtant ici sur les poids ;
il agit donc ici comme quelque chose d’idéel, et c’est ce que nous appelons le moment. […] L’idéalisme n’est par conséquent rien
d’autre que le point de vue philosophique selon lequel il y a une unique vie et une unique idée, et aucune déterminité n’est en tant
que véritablement immédiate ou en tant que qualité existante, mais en tant que moment. »
58. Enc. 1830 – SL, Add. § 91, p. 525 ; W 8, p. 196. Voir aussi SL I, 1re section, chap. sq ; WL I 1812, p. 63.
62. Cf. WL I 1832, in W 5, p. 113 : « Aufheben und das Aufgehobene (das Ideelle) ist einer der wichtigsten Begriffe der
Philosophie… ». Dans l’Encyclopédie (Enc. 1830 – SL, Add. § 96, p. 529-530 ; W 8, p. 204-205), la clarification du sens de
« Aufheben » fait directement suite à l’exposition du concept d’idéalité.
66. Enc. 1830 – PN, Add. § 375, p. 718 ; W 9, p. 536. Dans le paragraphe auquel se rattache cette addition, Hegel précise
en quoi consiste une telle maladie native de l’individu vivant : « L’inadéquation de l’animal à l’universalité est sa maladie
originelle et le germe inné de la mort. » (Ibid., § 375, p. 330 ; W 9, p. 535). La valeur emblématique d’un tel phénomène pour
l’ensemble de la démarche idéaliste est clairement dégagée par Hegel : « La manière vraie d’appréhender les choses est celle-ci, à
savoir que la vie comme telle porte en elle le germe de la mort et que d’une façon générale le fini se contredit lui-même et par là
se supprime <sich aufhebt>. » (Enc. 1830 – SL, Add. § 81, p. 513 ; W 8, p. 173).
70. Enc. 1830 – SL, Add. § 96, p. 529 ; W 8, p. 204. Pour autant, il ne faudrait pas entendre ce « parasitisme » logique au
sens d’une pure dissolution des contenus réels : l’idéalisme hégélien n’est ni bouddhique, ni sceptique, il est au contraire une
pensée de la productivité de la négation et de la créativité de la position concrète résultant d’une telle négation. Sur cette
articulation de la production nécessaire et de la libre création, nous nous permettons de renvoyer aux analyses de Bernard
BOURGEOIS, « Dialectique et structure dans la philosophie de Hegel », in Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 111-133.
71. Il est ici clair que notre propos se démarque des tentatives visant à dériver l’idéalisme hégélien de l’idéalisme kantien,
notamment de celle de Robert PIPPIN, Hegel’s Idealism, op. cit. S’il est utile de se référer au « Kantian background » (p. 15) du
Système de la Science, en particulier à la théorie de l’aperception transcendantale (p. 16-41), pour appréhender le projet hégélien
d’atteindre un point de jonction du sujet et de l’objet, il faut néanmoins souligner avec force, comme le fait par exemple Terry
PINKARD (« The Categorial Satisfaction of Self-Reflexive Reason », Bulletin of the Hegel Society of Great Britain, n° 19, 1989,
p. 8), que « du point de vue de Hegel, ce qui est important dans la philosophie kantienne n’est pas sa tentative de dériver toute
chose des conditions de la conscience de soi, mais sa tentative de construire une explication auto-subsumante, autoréflexive des
catégories. La conscience de soi n’est qu’un exemple d’une telle structure. » Autrement dit, ce qui intéresse au premier chef Hegel
dans l’idéalisme kantien, ce n’est pas l’idéalisme transcendantal, mais la nouvelle conception de la logique qu’il laisse entrevoir.
72. Sur la distinction de la « question initiale » et de la « question préalable » chez Platon, cf. Victor GOLDSCHMIDT, Les
dialogues de Platon, Paris, PUF, 1947.
79. Aussi la vraie « coupure épistémologique » qui rend possible la spéculation authentique ne passe-t-elle pas aux yeux de
Hegel entre le soi-disant « idéalisme objectif » de Schelling – dont on a montré plus haut qu’il n’y avait pas trace dans l’œuvre
hégélienne – et l’« idéalisme absolu » de Hegel – on a vu que ce label philosophique qualifiait aussi bien Schelling que Hegel lui-
même – mais entre l’« idéalisme transcendantal » ou « subjectif » de Kant et Fichte et l’idéalisme schellingien et hégélien, qu’on
peut bien dire « absolu » dans la stricte mesure où il élève à l’explicitation conceptuelle l’idéalisme « objectif » ou « absolu »
inhérent à la réalité. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que l’idéalisme absolu n’admette pas en son sein de démarcation
décisive entre sa préfiguration schellingienne et son accomplissement hégélien : simplement, aux yeux de Hegel, cette
démarcation interne à l’idéalisme absolu est secondaire par rapport à la démarcation externe d’avec l’idéalisme subjectif.
82. Ibid., § 95R, p. 360 ; W 8, p. 203. Voir aussi LL1831, p. 118 ; VL1831, p. 122 : « C’est dans la philosophie véritable
qu’il y a idéalisme, c’est-à-dire idéalité du fini. » La remarque qui clôt la dialectique du Dasein dans la 2e édition de la Science de
la logique est encore plus explicite : « La proposition selon laquelle le fini est idéel constitue l’idéalisme. L’idéalisme de la
philosophie ne consiste en rien d’autre qu’en la non-reconnaissance du fini comme un étant véritable. Toute philosophie est
essentiellement un idéalisme ou l’a au moins pour principe, et la question est alors seulement de savoir dans quelle mesure ce
principe est effectivement mis en œuvre » (W 5, p. 172).
83. Sur ce point, cf. KANT, CRP, « Esthétique Transcendantale », § 7, OP I, p. 798-799 (A 39/B 56) et « Analytique
Transcendantale », § 27, OP I, p. 876-879 (B 166 sq.)
84. Sur la thèse de l’idéalité des objets de l’expérience comme solidaire de l’affirmation de la liberté humaine, cf. KANT,
Refl. 6343 (AK XVIII, 668) : « La réalité du concept de liberté entraîne inévitablement la doctrine de l’idéalité des objets
<Gegenstände> comme objets <Objecte> de l’intuition dans l’espace et le temps. En effet, si ces intuitions étaient des formes des
objets en soi, et non des formes purement subjectives de la sensibilité, leur usage pratique, c’est-à-dire les actions, ne
dépendraient absolument plus que du mécanisme de la nature, et la liberté ainsi que sa conséquence, la moralité, seraient
anéanties. »
85. VLM1817, p. 87. Une telle critique est singulièrement proche de celle que HEIDEGGER adressera plus tard à l’idéalisme
néokantien, notamment au § 43 d’Être et temps : « Si l’idéalisme signifie la reconduction de tout étant à un sujet ou une
conscience ayant pour privilège distinctif de demeurer indéterminés en leur être et d’être tout au plus caractérisés négativement
comme “non-chosiques” <undinglich>, alors cet idéalisme n’est pas moins naïf sur le plan méthodologique que le plus grossier
des réalismes » (trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 157 (trad. mod.) ; Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967,
p. 208).
87. Rappelons le verdict hégélien concernant le kantisme : « La philosophie kantienne […] ne contient absolument que des
déterminations de la phénoménologie, non de la philosophie, de l’esprit. » (Enc. 1830 – PE, § 415R, p. 222 ; W 10, p. 202). Voir
aussi VPG1827, p. 150 : « La critique kantienne a appréhendé l’esprit comme conscience, elle n’a affaire qu’aux phénomènes,
non à la philosophie de l’esprit, seulement à la considération de l’esprit apparaissant. »
91. Ce en quoi l’idéalisme hégélien peut également être interprété comme une critique anticipée de l’idéalisme
phénoménologique tel que l’a élaboré Husserl ; en ce sens, on lira l’article incisif que Denise SOUCHE-DAGUES a consacré à « La
dialectique de l’intentionnalité », in Recherches hégéliennes, Paris, Vrin, 1994, p. 11-28. L’auteur y insiste sur la tentation
husserlienne de « faire de l’intentionnalité un absolu » (p. 21), là où Hegel estime au contraire qu’« il faut que le fini meure, il
faut que le mode sous lequel s’accomplit la conscience représentative soit nié pour que leur vérité puisse vivre » (p. 27).
92. Conformément aux tendances récentes de la traduction hégélianisante, nous renonçons à la majuscule pour rendre en
français « die Idee ». Outre qu’un tel usage ne peut guère se justifier par référence à la langue allemande, il conduit à introduire
arbitrairement une dénivellation entre certains concepts hégéliens, de ce fait privilégiés, et d’autres : si l’idée (ou encore le
rapport, la chose, le concept) a droit à une majuscule, pourquoi en priver les autres catégories dominantes de la Science de la
logique telles que l’effectivité, la substance ou le syllogisme ? Nous renonçons donc à l’emploi des majuscules pour les noms
communs, les seules exceptions concernant évidemment « Dieu », dont le nom est tout sauf commun, et la « Chose » (die Sache),
faute d’avoir trouvé un équivalent universel satisfaisant permettant de marquer la différence d’avec la « chose » sensible (das
Ding).
93. Dichotomie fondamentale pour l’ensemble de l’idéalisme postkantien, dont on retrouvera la trace jusque dans la
phénoménologie husserlienne, avec la distinction noèse/noème.
94. C’est ce que laisse par exemple suggérer l’interprétation de l’idée hégélienne comme une instance foncièrement neutre,
comme une synthèse supérieure de l’idéalisme et du réalisme qui ne participerait pas elle-même de l’idéalité dont elle constitue le
référent ; cf. par exemple Michael INWOOD, A Hegel Dictionary, op. cit., p. 128 : « Schelling (comme Hegel) considérait
l’idéalisme comme impliquant essentiellement le réalisme : le monde extérieur et le monde de l’esprit sont deux faces d’une
même pièce, des manifestations complémentaires d’un absolu unique et neutre. »
95. Parmi bien d’autres, voir Jürgen HABERMAS, « Manières de détranscendantaliser. De Kant à Hegel et retour », Vérité et
justification, Paris, Gallimard, 2001, p. 154-157.
98. Ibid. L’hésitation dans l’expression – « avoir par son idée » vs. « être idée » – est ici fort révélatrice : elle témoigne de
la difficulté de penser la relation aléthique entre l’idée et les choses finies indépendamment de tout dualisme métaphysique
séparateur réintroduisant la conception traditionnelle de la vérité comme adéquation.
108. On ne peut parler d’idéalisme platonicien qu’à condition de se défaire de la compréhension moderne – subjectiviste –
du terme, dans la mesure où les « idées » platoniciennes ne sont pas de simples représentations mentales, mais des réalités
immuables et universelles. De ce point de vue, comme le note Luc BRISSON dans son Vocabulaire de Platon (Paris, Ellipses, 1998,
p. 28), « l’hypothèse des formes intelligibles […] ne permet pas de qualifier Platon d’“idéaliste”, du moins au sens moderne du
terme. On devrait peut-être plutôt qualifier sa position d’“hyperréaliste” ; mais le terme n’est pas homologué. » Hegel est
d’ailleurs tout à fait conscient de l’irréductibilité de l’idéalisme platonicien au « mauvais idéalisme » de l’époque moderne,
d’autant plus qu’il se reconnaît en partie dans cette compréhension « hyperréaliste » de l’idéalisme (ainsi qu’en témoigne la
distinction qu’il établit entre la Wirklichkeit et la simple Realität). Sur ce point, cf. LHP 3, « Platon », p. 389 ; W 19, p. 11 (sur la
comparaison idéalisme platonicien/idéalisme moderne) et ibid., p. 414-416 ; W 19, p. 40-41 (critique de l’interprétation
subjectiviste-psychologisante de l’idéalisme de Platon).
109. L’expression, empruntée aux travaux de Noam Chomsky, est mobilisée par Jean-François KERVEGAN à propos de la
logique hégélienne dans Hegel et l’hégélianisme, op. cit., p. 75.
113. Cf. Jean-François MARQUET, « Idée schellingienne et concept hégélien », Restitutions, op. cit., p. 167 : « D’où
l’inévitable déception du lecteur naïf qui irait chercher d’emblée, au chapitre ultime de la Logique ou de la Phénoménologie de
l’esprit, le “dernier mot” de Hegel : car ce dernier mot n’est, dans les deux cas, que le point final d’une longue phrase qu’il
conclut en lui donnant, du même coup, un sens global et, pris en lui-même, il n’a pas plus de contenu ni même de présence que
n’en aurait graphiquement un tel point considéré à part. »
115. Enc. 1830 – SL, § 237, p. 460 ; W 8, p. 389. Voir aussi SL I, préface, p. 7 ; WL I 1812, p. 6 : « Ce mouvement
spirituel, qui dans sa simplicité se donne sa déterminité et dans celle-ci son égalité avec lui-même, et qui est donc le
développement immanent du concept, est la méthode absolue du connaître, et en même temps l’âme immanente du contenu lui-
même. »
116. Ibid., § 215, p. 449 ; W 8, p. 372 : « L’idée est essentiellement processus, parce son identité n’est l’identité absolue et
libre du concept que pour autant qu’elle est la négativité absolue et, par conséquent, est dialectique. »
118. Sur ce point, cf. le texte déjà cité sur le dogmatisme systématique : « Pour dogmatique les Français disent
systématique (système : un principe unique est développé dans toutes ses conséquences, les représentations doivent découler
d’une unique détermination), – systématique est donc synonyme d’unilatéral. […] C’est à cette unilatéralité que de telles
philosophies doivent plus précisément d’être dogmatiques, affirmatives. En effet, dans cette manière de penser, un principe est
affirmé, mais il n’est pas démontré de manière authentique. Car ce qui est exigé, c’est un principe sous lequel tout soit subsumé ;
mais celui-ci n’est que le terme premier, il n’est donc pas démontré, mais seulement affirmé » (LHP 3, « Aristote », p. 611-612 ;
W 19, p. 247-248).
124. Cf. Walter SCHULZ, Die Vollendung des Deutschen Idealismus in Schellings Spätphilosophie, op. cit., p. 112 : « Hegel
et Schelling n’ont pu être des adversaires personnels que parce que pour eux il en allait d’une affaire commune : le problème de
la pensée s’accomplissant. »
125. Sur ce point, cf. Franck FISCHBACH, Du commencement en philosophie, op. cit., notamment p. 214-220. L’auteur y
étudie avec sagacité la façon dont Hegel détourne des tournures schellingiennes (empruntées pour l’essentiel aux Fernere
Darstellungen de 1802) pour leur faire exprimer des thèses anti-schellingiennes : qu’il s’agisse de la « nuit où toutes les vaches
sont noires », du « délire bachique » ou de la métaphore du « chemin » vers la science, il est patent que « Hegel ne se réfère ici
implicitement à Schelling que pour prendre son exact contre-pied » (ibid., p. 217).
127. Ibid., Add. § 237, p. 622-623 (trad. mod.) ; W 8, p. 389 (nous soulignons).
128. Nous faisons nôtre la remarque de Henri BIRAULT : « Hegel a raison : la philosophie est dialectique ou n’est pas, une
philosophie de l’intuition est toujours un peu en deçà ou un peu au-delà de la philosophie » (« Heidegger et la pensée de la
finitude », De l’être, du divin et des dieux, op. cit., p. 489). Cette fidélité à la discursivité philosophique est sans doute l’un des
traits les plus profondément kantiens de la pensée hégélienne.
131. SCHELLING, Introduction à l’esquisse d’un système de philosophie de la nature [IESP], § 1, trad. F. Fischbach et E.
Renault, Paris, LGF, 2001, p. 69 ; SW III, p. 272-273. Comme le résume fort bien Victor DELBOS, « de même que la philosophie
de la nature fait sortir l’idéalisme du réalisme en spiritualisant les lois des choses qui apparaissent ainsi comme des lois de
l’esprit, de même la philosophie de l’intelligence fait sortir le réalisme de l’idéalisme en matérialisant les lois de l’esprit qui
apparaissent ainsi comme les lois des choses » (Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du
spinozisme, op. cit., p. 381).
132. SCHELLING, Lettre à Fichte du 19 novembre 1800, in Fichte/Schelling, Correspondance (1794/1802), op. cit., p. 97 ;
SW III, 4, lettre 578, p. 363.
133. Nous laissons pour l’instant de côté la périlleuse question consistant à savoir ce que pourrait signifier une telle
« explication » de l’idéel par le réel : du moins est-il clair que pour Schelling, elle semble impliquer de sortir de l’idéalisme, ce
qui ne laisse pas de poser un problème de cohérence globale concernant l’articulation des deux sciences. Comme le soulignait
FICHTE à l’encontre du projet schellingien, « le Moi ne peut pas être à nouveau expliqué, de façon inverse, à partir de ce que,
ailleurs, on explique entièrement à partir de lui » (Lettre à Schelling du 8 octobre 1800, in Fichte/Schelling, Correspondance
(1794-1802), op. cit., p. 105 ; SW III, 4, lettre 584, p. 405). L’enjeu consisterait ici à pouvoir rendre compte de la genèse du Moi
sans pour autant sortir de la perspective idéaliste. L’explication hégélienne de l’idéalité égoïque prendra la forme d’une
explicitation dialectique de l’idéel à partir du réel, invalidant l’hypothèse matérialiste d’une production de l’idéel par le réel. Ce
thème a été traité avec une grande clarté par Bernard BOURGEOIS dans son article « Les deux âmes : de la nature à l’esprit », Hegel.
Les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001.
134. SCHELLING, Système de l’idéalisme transcendantal [SID], trad. Ch. Dubois, Louvain, Peeters, 1978, p. 3 ; SW III,
p. 331 : l’auteur y évoque « ce parallélisme de la nature et de l’intelligence auquel il a été conduit depuis longtemps déjà et dont
la présentation complète ne peut être fournie ni par la seule philosophie transcendantale, ni par la seule philosophie de la nature,
mais seulement par ces deux sciences qui, pour cette raison même, doivent être les deux sciences éternellement opposées qui
jamais ne peuvent se fondre en une seule. »
135. SCHELLING, Sur le vrai concept de philosophie de la nature [VCP], trad. E. Cattin, Paris, Vrin, 2000, p. 158 ; SW IV,
p. 92 : « Plusieurs ont demandé, parce qu’il était question de la philosophie de la nature et de la philosophie transcendantale
comme deux directions opposées également possibles de la philosophie, à laquelle des deux revenait enfin la priorité. Sans aucun
doute à la philosophie de la nature, parce que celle-ci fait surgir pour la première fois le point de vue de l’idéalisme même, et lui
fournit par là une assise fondamentale sûre, purement théorique. »
137. Bernard BOURGEOIS résume parfaitement cette évolution spéculative en évoquant le passage d’un « spinozisme de la
physique » à un « spinozisme de la métaphysique » (Le Droit naturel de Hegel, op. cit., p. 11).
138. SCHELLING, Lettre à Fichte du 19 novembre 1800, in Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802), op. cit., p. 100 ;
SW III, 4, lettre 578, p. 364.
139. Schelling im Spiegel seiner Zeitgenossen, éd. X. Tilliette, Turin, Bottega d’Erasmo, 1974, p. 15.
140. Sur ce point, cf. Miklos VETÖ, De Kant à Schelling, op. cit., t. I, livre II, p. 450 sq.
142. Cf. SCHELLING, IESP, p. 69 ; SW III, p. 272 : « Si la nature ne peut produire que la régularité, et si elle la produit
nécessairement, il s’ensuit qu’on doit pouvoir démontrer que, dans la nature pensée comme réelle et autonome, et dans le rapport
de ses forces, l’origine de tels produits réguliers et finalisés est de nouveau une origine nécessaire, et donc que l’idéel aussi prend
sa source et s’explique de nouveau à partir du réel. »
145. La formulation la plus nette d’une telle opposition est bien sûr celle que l’on trouve exposée dans la Première
Introduction à la Doctrine de la science de FICHTE (1797), mettant en scène l’affrontement de l’idéalisme et du dogmatisme ; cf.
NP, p. 101 sq. ; SW I, p. 426 sq.
146. LHP 7, « Schelling », p. 2058 ; W 20, p. 437. Nous choisissons de développer quelque peu artificiellement la
traduction de Gleichgültigkeit afin d’en faire ressortir le sens déterminé : l’indifférence tendrait à signifier que « tout se vaut »,
que la différence des termes ne fait pas l’objet d’une identification concrète passant par son assomption dialectique, mais se
trouve purement et simplement annihilée, vidée de toute teneur.
148. Enc. 1830 – SL, § 117, p. 376 ; W 8, p. 239 : « La différence est 1) différence immédiate, la diversité, dans laquelle
chacun des termes différents est pour lui-même ce qu’il est, et dans laquelle il est indifférent <gleichgültig> à l’égard de sa
relation à l’autre, qui est ainsi une relation extérieure à lui. »
149. Jean-François MARQUET note que « ce même terme d’Idée est un des mots-clés de la philosophie de l’identité sous la
forme […] qu’elle a revêtu entre 1802 et 1806 […]. L’Idée n’aura donc été, dans la philosophie schellingienne, qu’une passante,
à vrai dire considérable […] cette parenté compromettante [avec l’usage hégélien] étant d’ailleurs peut-être l’une des sources du
discrédit dont Schelling a ensuite frappé ce terme, au fur et à mesure que l’hégélianisme lui est apparu comme la survie
grimaçante et quasi démoniaque de sa première philosophie. » (« Idée schellingienne et concept hégélien », Restitutions, op. cit.,
p. 165-166). On ne trouve en revanche aucune trace du terme dans la Darstellung de 1801 : le concept de « raison absolue » – ou
d’« identité absolue » – semble en tenir lieu pour l’essentiel.
150. LHP 7, « Schelling », p. 2058 ; W 20, p. 437. On ne peut qu’être frappé par la proximité des critiques hégélienne et
fichtéenne de la Darstellung : FICHTE lui-même ne cesse d’accuser Schelling de penser l’absolu à la façon d’un « objet fini », sur
le mode d’une « construction peut-être déjà accomplie, mais non [de] la construction philosophique elle-même s’accomplissant »
(Sur l’exposition du système de l’identité de Schelling, trad. E. Cattin, in ESP, p. 173). En découle une incapacité de penser
autrement que de manière juxtapositive la relation de l’infini et du fini : « Au lieu de poursuivre la droite ligne de la déduction et,
à partir du concept de la totalité absolue, ou bien de déduire le fini, ou bien de l’éconduire en tant que non étant : il est admis et
planté là en tant que Fait » (ibid., p. 184).
151. Ibid. Sur les insuffisances de la méthode géométrique – ou « synthétique » – de Spinoza et de Schelling, cf. également
Enc. 1830 – SL, Add. 229, p. 620 ; W 8, p. 382 : « On a aussi en philosophie cherché à plusieurs reprises à se servir de la méthode
synthétique. Ainsi Spinoza notamment commence par des définitions et dit, par exemple : “La substance est la causa sui.” Dans
ses définitions est exposé ce qu’il y a de plus spéculatif, mais dans la forme d’assurances. La même chose vaut ensuite pour
Schelling. » Voir aussi ibid., § 231R, p. 457 ; W 8, p. 383.
152. LHP 7, « Schelling », p. 2058 ; W 20, p. 436. Voir aussi LHP 4, « Le scepticisme », p. 792 ; W 19, p. 388 : « Toutes
les définitions sont des présuppositions. Spinoza présuppose ainsi les définitions : infinitum, substance et attribut sont
présupposés ; et le reste en résulte logiquement. » Ici, comme le remarque Pierre MACHEREY, Hegel mobilise contre Spinoza la
critique que ce dernier avait déjà adressée à Descartes : « Hegel ignore-t-il que cette aporie du commencement, qui met sa
Logique en mouvement, cette impossibilité d’asseoir le processus infini de la connaissance sur une vérité première qui en soit le
fondement ou le principe, est aussi une leçon essentielle du spinozisme, l’objection principale que lui-même oppose à la
philosophie de Descartes ? De telle manière que c’est seulement “ut vulgo dicitur”, par manière de parler, que l’exposé
géométrique de l’Éthique “commence” par des définitions, qui n’ont d’ailleurs un sens effectif qu’au moment où elles
fonctionnent dans des démonstrations où elles produisent réellement des effets de vérité » (Hegel ou Spinoza, Paris, Maspero,
1979, p. 22).
153. Ibid., p. 2051 ; W 20, p. 428. Précisons que le recours schellingien à l’intuition intellectuelle ne deviendra explicite
qu’à partir des Fernere Darstellungen de 1802.
157. À ce sujet, cf. SCHELLING, Bruno ou Du principe divin et naturel des choses [Bruno], trad. J. Rivelaygue, Paris,
L’Herne, 1987, p. 87 ; SW IV, p. 257 : « Ces contraires que sont le savoir et l’être […] n’ont aucune vérité en dehors de la
conscience : ainsi, si nous faisons abstraction de la conscience, il y a aussi peu un être en tant que tel qu’un savoir en tant que
tel. »
158. Jean-François MARQUET, « Système et sujet chez Hegel et Schelling », Restitutions, op. cit., p. 154-155.
160. Sur ce point, Bernard BOURGEOIS a dit l’essentiel : « Une telle juxtaposition, en elle-même, au fond, empirique, du
savoir absolu et du savoir empirique ne permet, en guise de seule relation entre eux, que celle, purement formelle, de la
subordination du second au premier : le savoir empirique est subsumé sous le savoir absolu qui, lui-même, est simplement
appliqué au savoir empirique. Cependant, en restant ainsi séparés l’un de l’autre dans leurs fixations respectives à eux-mêmes, le
savoir absolu et le savoir empirique perdent leurs caractères alors prétendus : le premier, d’être, comme savoir, absolu, et le
second, d’être, comme empirique, un savoir » (« Le philosophe et l’idée », Hegel. Les actes de l’esprit, op. cit., p. 293).
162. Cf. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, op. cit., p. 11 :
« La philosophie de Schelling était en réalité une plante exotique – la vieille identité orientale en terre germanique. […] Face à
l’orientalisme de la Philosophie de l’Identité, l’élément caractéristique de Hegel est l’élément de la différence. »
163. Enc. 1830 – SL, § 215, p. 449 ; W 8, p. 372.
166. Cette caractérisation originale est l’œuvre de FEUERBACH, qui a su rendre avec une fantaisie inégalable la différence de
tempérament philosophique des deux penseurs (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes
philosophiques, op. cit., p. 11-12) : « La Philosophie de la Nature n’a pu, dans ses réalisations, dépasser les puissances des
zoophytes ou des mollusques auxquels appartiennent, comme on sait, les acéphales et les gastéropodes ; Hegel nous a fait passer
à la classe supérieure : celle des Articulata dont le genre le plus haut est celui des insectes. L’esprit de Hegel est un esprit logique,
déterminé, un esprit, que j’oserais dire entomologique : j’entends un esprit qui ne peut trouver d’habitat à sa convenance que dans
un corps pourvu de multiples membres saillants, d’entailles et de segmentations profondes. »
167. Sur cette notion capitale de la méthode schellingienne, cf. SCHELLING, SIT, préface, p. 4 ; SW III, 333 et « Sur la
construction en philosophie », trad. Ch. Bonnet, in Philosophie, n° 19, Paris, Minuit, 1988 ; SW V, p. 125 sq. Hegel rappelle que
« la construction consiste précisément à ramener chaque particulier, chaque déterminé dans l’absolu, c’est-à-dire à le considérer
tel qu’il est dans l’unité absolue ; sa déterminité n’est que son moment idéel, mais sa vérité est précisément son être dans
l’absolu » (LHP 7, p. 2065 ; W 20, p. 446). Le concept de construction se trouve réinvesti comme simple moment de l’activité
théorique de l’idée in Enc. 1830 – SL, § 231 et Remarque, p. 456-457 ; W 8, p. 382-384.
171. De ce point de vue, l’idée hégélienne, en son dynamisme logique, s’oppose au statisme de l’idée platonicienne, qui
n’est que le résultat d’une saisie contradictoirement réaliste de l’idéalité : « L’Idée platonicienne a le défaut (…) d’être en repos,
dans l’Idée n’est pas saisi ce qu’Aristote met en avant comme acte, comme entéléchie, vis-à-vis de la simple dunamis, la
dialectique » (LL 1831, p. 201 ; VL 1831, p. 223-224).
172. SL I 1832, p. 149 ; W 5, p. 172. Nul besoin donc, à notre sens, de distinguer, comme le propose Bernard MABILLE
(« Hegel interprète de “l’idéalisme de Leibniz” », op. cit., p. 171), entre « l’idéalité logique » et une « idéelité » mobilisée à titre
de néologisme « pour parler de l’idée dans les limites de l’esprit subjectif » : il y a bien univocité du concept hégélien d’idéalité,
et c’est précisément ce qui lui confère sa pleine puissance spéculative dans la pensée de Hegel.
173. Sur la cohérence profonde de l’Entlassung de l’idée comme nature avec les réquisits méthodologiques de l’idéalisme
hégélien, nous ne pouvons que renvoyer à la démonstration de Bernard BOURGEOIS dans « Dialectique et structure dans la
philosophie de Hegel », Études hégéliennes, op. cit., p. 111-133.
174. Sur ce transfert de subjectivité du philosophe à l’idée qui s’opère au cours des trois étapes de la Science de la logique,
cf. Bernard BOURGEOIS, La philosophie allemande classique, op. cit., p. 117-118 : « Dans le savoir absolu de l’absolu comme être,
l’objet su (l’être, le néant, le devenir) ne peut donc être mis en mouvement que par le sujet qui le sait ; ce qui fait resurgir dans le
savoir absolu lui-même la brisure entre ce qui est su et ce qui sait. Une telle contradiction de l’absolu comme simple être est alors
surmontée en tant qu’il se réfléchit en une identité essentielle de son être déterminé. […] Mais, si l’absolu comme essence est
saisi comme le processus d’une différenciation de son identité, celle-ci est cette différenciation, elle ne l’a pas, n’en est pas le
sujet, ne la commande pas pour l’identifier en elle-même : c’est l’affaire du seul sujet du savoir. Nouvelle contradiction qui est
surmontée pour autant que l’absolu est lui-même pensé comme le sujet de son processus, un sujet par là capable de se saisir
(greifen) de celui-ci, en se faisant le concept (Begriff) de la position essentielle de l’être. » Voir aussi, du même auteur, « Le
philosophe et l’idée », Hegel. Les actes de l’esprit, op. cit., p. 295-297.
175. Enc. 1830 – SL, § 243, p. 462-463 ; W 8, p. 392. Voir aussi SL III, 3e section, chap. 3, p. 370 sq. ; W 6, p. 550 et
LL1831, p. 201-202 ; VL1831, p. 223-224.
178. Comme le note Hans-Friedrich FULDA, « le concept contraire de l’“idéalisme” n’est pas le “matérialisme” – à savoir la
doctrine selon laquelle tout ce qui est véritablement effectif serait matériel. Le contraire du “matérialisme” serait le
“spiritualisme”, qui affirme que tout ce qui est effectif est esprit. Aucune de ces deux positions n’est celle de Hegel. La position
contraire à l’idéalisme forme en vérité le réalisme, selon lequel il y a quelque chose d’effectif qui est “en soi” indépendamment
d’un acte de penser » (G.W.F. Hegel, München, Beck, 2003, p. 68-69). Dans ses leçons sur la philosophie de l’esprit, Hegel
critique avec fermeté la position spiritualiste selon laquelle « l’esprit est ce qui est autosubsistant, véritable, la nature n’est qu’une
apparition de celui-ci, elle n’est pas en et pour soi, elle n’est pas vraiment réelle ». Selon Hegel, « c’est une sottise <Torheit> que
de nier sa réalité [de la matière] » (VPG1827, p. 17). On peut certes continuer à parler d’un spiritualisme hégélien, mais
seulement au sens restreint d’une doctrine qui accorde au domaine spirituel une plus haute vérité qu’au domaine matériel.
179. Bernard BOURGEOIS, « Le philosophe et l’idée », Hegel. Les actes de l’esprit, op. cit., p. 287.
180. Sur ce point que nous ne pouvons développer plus avant ici, cf. Bernard MABILLE, « La vie logique », in J.-L.
Vieillard-Baron (dir.), Hegel et la vie, Paris, Vrin, 2004, p. 107-153.
185. Cf. DFS, p. 107 ; W 2, p. 19 : « L’essence de la philosophie n’offre aucune prise aux particularités : pour l’atteindre,
si l’on prend le corps comme la somme totale des particularités, il faut absolument s’y jeter à corps perdu. Car la raison, trouvant
une conscience embarrassée de particularités, ne devient spéculation philosophique qu’à condition de se hausser jusqu’à elle-
même et de ne se fier qu’à elle-même et à l’absolu, dont elle fait dès lors son objet. »
186. Enc. 1830 – SL, § 17, p. 183 ; W 8, p. 63. Pour un commentaire d’ensemble de la problématique du commencement
philosophique comme résolution de philosopher, cf. Franck FISCHBACH, Du Commencement en philosophie, op. cit., chap. 2,
p. 174 sq.
188. Ou pour le dire dans les termes de Robert BRANDOM, « être un concept logique équivaut à jouer le rôle expressif
spécifique consistant à rendre explicite les caractéristiques générales de l’usage et du contenu des concepts ordinaires, non-
logiques (“déterminés”). Un tel concept doit être un certain type de méta-concept. (…) L’enjeu principal de la logique est de
développer des outils conceptuels qui soient nécessaires et suffisants pour exprimer explicitement les structures essentielles qui
sont implicites dans notre usage des concepts ordinaires (y compris des sciences empiriques) dans le jugement et l’action. »
(« Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel. Comparer les concepts empiriques et les concepts logiques »,
trad. O. Tinland, Philosophie, n° 99, 2008, p. 66.)
190. Ainsi que l’atteste sans ambiguïté la réunion de l’idée du connaître (ou du vrai) et de l’idée du vouloir (ou du bien)
sous l’intitulé « La connaissance » (Enc. 1830 – SL) ou « L’idée du connaître » (SL III). L’idée du vouloir constitue un moyen
terme permettant d’accomplir l’idée du connaître comme idée absolue, tout comme l’esprit objectif sera le moyen terme de
l’élévation de l’esprit subjectif à l’esprit absolu.
191. Pour une analyse de cette double unilatéralité telle qu’elle se trouve rejouée au niveau de la philosophie de l’esprit
subjectif, cf. Franck FISCHBACH, L’Être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Paris, Vrin, 2002,
chap. 2.
192. C’est ce versant objectif du hégélianisme que l’on trouve unilatéralement valorisé dans les interprétations
« néopragmatistes » de Hegel, dont l’ouvrage de Terry PINKARD, Hegel’s Phenomenology : The Sociality of Reason, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996, constitue une illustration exemplaire.
193. Ou au dilemme de la compréhension de la Logique hégélienne comme présentation d’une « séquence de noyaux
ontologiques » ou comme simple exposé transcendantal d’une « suite de significations reliées entre elles », pour reprendre la
caractérisation classique de Dieter HENRICH dans son article « Hegels Logik der Reflexion », Hegel im Kontext, Francfort a/Main,
Suhrkamp, 1971, p. 156.
194. Sur l’image du Phénix et ses limites, cf. RH, p. 54 ; VG, p. 35 : « Bien connue est aussi l’image du phénix, image de
la vie naturelle qui éternellement se prépare son propre bûcher et s’y consume, de telle sorte qu’une vie nouvelle, rajeunie et
rafraîchie, sort éternellement de ses cendres. Cette image, toutefois, n’est qu’une image orientale qui convient au corps plutôt
qu’à l’esprit. Occidentale est l’idée selon laquelle l’esprit apparaît non seulement rajeuni mais aussi élevé et transfiguré. »
ÉPILOGUE
L’IDÉALISME EN HÉRITAGE
« Il n’est rien qui n’ait deux faces, et nulle part la chose n’est plus sûre que
chez Hegel »
Ernst Bloch, Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel
1. Benedetto CROCE, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel, trad. H. Buriot, Paris, Giard & Brière,
1910.
2. Cf. Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, trad. E. Bottigelli, Paris,
Éditions Sociales, 1979, p. 11 sq.
3. On trouvera une bonne mise au point à ce sujet de la part de Jean-François KERVEGAN, dans la préface (intitulée « Hegel
sans métaphysique ? ») de son ouvrage L’Effectif et le rationnel, Paris, Vrin, 2007.
4. Karl LÖWITH, De Hegel à Nietzsche, trad. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 1969, p. 94.
5. Robert BRANDOM, « Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel », art. cit., p. 64.
6. Ce dilemme est clairement opposé aux réactualisations sélectives de Hegel par Rolf-Peter HORSTMANN, « What is Hegel’s
legacy and what should we do with it ? », European Journal of Philosophy, 7 : 2, 1999, p. 275-287.
7. Parmi bien d’autres, on se reportera avec profit aux ouvrages suivants : Christoph HALBIG, Michael QUANTE et Ludwig
SIEP (dir.), Hegels Erbe, Frankfurt a/M, Suhrkamp, 2004 ; Katerina DELIGIORGI (dir.), Hegel. New Directions, Chesham, Acumen,
2006 ; « Hegel pragmatiste ? », Philosophie, n° 99, 2008 ; Dario PERINETTI et Marie-Andrée RICARD (dir.), La Phénoménologie de
l’esprit de Hegel : lectures contemporaines, Paris, PUF, 2009 ; Jean-François KERVEGAN et Bernard MABILLE (dir.), Hegel au
présent. Une relève de la métaphysique ?, Paris, CRNS Éditions, 2012.
8. Tentatives qui, à l’instar des projets respectifs de Jürgen Habermas et de Robert Brandom, supposent généralement
d’accorder un primat théorique décisif à une philosophie du langage à la fois rationaliste et pragmatiste, pariant sur une forte
continuité autoréflexive entre les pratiques inférentielles de la communication ordinaire et les normes idéales de rationalité
impliquées dans de telles pratiques qui doivent être rendues explicites dans le discours philosophique. De tels projets supposent
non seulement une vision très idéalisée du monde social, mais aussi une conception extrêmement homogène du langage, à
l’opposé de la vision plus éclatée que suggère, entre autres, la perspective wittgensteinienne sur les formes de vie et les jeux de
langage.
9. Pour une critique des présupposés de l’idée même de « pensée post-métaphysique », voir les remarques opportunes de
Vincent DESCOMBES, « Latences de la métaphysique », in Un Siècle de philosophie. 1900-2000, Paris, Gallimard, 2000.
10. À ce sujet, voir notre étude « Hegel et l’épuisement du réalisme », in Bernard Mabille et Jean-François Kervegan (dir.),
Hegel au présent, op. cit.
BIBLIOGRAPHIE