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JEAN BOLLACK

LA GRÈCE
DE PERSONNE

l ' 0 RD RE PHILOSOPHIQUE

SEUIL
L'ORDRE PHILOSOPHIQUE
COLLECTION DIRIGÉE PAR ALAIN BADIOU
ET BARBARA CASSIN
LA GRÈCE DE PERSONNE
JEAN BOLLACK

'
LA GRECE
DE PERSONNE
Les mots sous le mythe

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS


DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VJe
ISBN: 2-02-019898-3
,
© Editions du Seuil, novembre 1997

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Avant-propos

La référence au miracle grec ne pourrait pas servir si elle ne


s'appliquait pas à la découverte du non-su. Platon peut être l'in-
connu, comme Homère, comme un poète obscur. Le sens ne s'est
pas dérobé, il ne s'est pas perdu à jamais. On accède à une parole
précise, qui n'a d'autre attribut que sa précision même, serait-elle
parole sur l'origine ou sur le mythe. Aussi le passage par l'histoire
et par la reconstruction des contextes culturels est-il obligé. Tou-
jours une prise de position s'éclaire à la lumière d'une significa-
tion, et elle redevient aussi neuve et combative qu'elle le fut.
La science philologique culmine dans les moments d'écriture où
elle saisit les ruptures, lorsque la tradition se libère d'elle-même, se
transforme et s'organise. La lecture apprend à déchiffrer une matière
faite de mots réassemblés qui, étant tout ce qui nous reste, est abso-
lument autre que les discours tenus à son sujet. Ces ancrages tech-
niques ouvrent le moderne et l'ancien, et permettent de suivre la
main, quelle qu'elle soit, qui a imprimé son ordre sur la page.
Les études réunies dans ce livre retracent un itinéraire. Les plus
anciennes ont cherché à démontrer l'unité de structure; elles retrou-
vent les logiques internes de composition, marquées par les apprentis-
sages initiatiques. La forme s 'au tonomise en s'affinant ; à la fin elle
découvre sa raison d'être, une fmalité du sens, inhérente au sens.
C'est ainsi que l'on transcende le déchiffrement et que l'on peut in-
terroger la forme abstraite de l'utilisation des œuvres dans l'histoire.

J'ai eu la chance d'être aidé. L'extrême minutie de recherches difficiles


et de longues vérifications demandait la gentillesse, l'intelligence aiguë et
l'endurance de Myrto Gondicas. Chantal Cabanne a mis ses forces et son
talent dans la réalisation d'un projet qu'elle a contribué à faire exister.
ABRÉVIATIONS

Un certain nombre d'ouvrages, très souvent cités, seront désignés par les
abréviations suivantes :
D.-K. : H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1903, 1 vol.
5e éd. revue par W. Kranz, 1934-1937, 3 vol. 6e éd. augmentée, 1951-1952.
RE : A. Pauly, Realencyclopiidie der classischen Altertumswissenschaft.
Neue Bearbeitung von G. Wissowa, hrsg. von K. Ziegler, Stuttgart, 1894-
1980.
L. S. J. : H.G. Liddell et R. Scott, A Greek-English Lexicon. Revised and
Augmented throughout by H.S. Jones (9e éd.), Oxford, 1925-1940. Witha
Supplement, 1968 (nouvelle éd., 1996).

Les publications de Jean Bollack sont en général citées sous une forme
abrégée (titre suivi de la date de parution) : on retrouvera la référence
complète en se reportant à la liste de ses publications en fin de volume.
Apprendre à lire

A u début,je ne savais pas distinguer les projets d'écriture


fi du refaçonnement de la matière, ni insister suffisam-
ment, comme je l'ai fait plus tard, sur les ruptures, larges
ou infimes, qui font sens. Elles accueillent la liberté de
l'acte, sans ériger en principe les virtualités de la langue, et
sans réduire la précision de l'innovation ni l'espace ouvert
par une distance.
L'actualisation, comme telle, s'impose à la lecture avec
tous les caractères d'une composition unitaire.Je me suis
tenu d'abord au déchiffrement de ces réseaux, avec le
souci de démontrer leur cohérence. Les objets étaient étu-
diés du dedans, dans leur structure propre, ils devaient
d'eux-mêmes par ce biais procurer au lecteur les moyens
de les comprendre. Je ne m'appliquais pas aussi passion-
nément que je l'ai fait depuis à découvrir leur connexion
et l'intertextualité, ni à suivre les transformations que subis-
sent les traditions, qu'elles soient littéraires, religieuses ou
philosophiques, lorsque leur territoire se laisse délimiter et
qu'elles n'ont pas été reconstituées artificiellement dans
une perspective pédagogique ou dogmatique nouvelle.

J'ai eu la chance de commencer mes études supérieures


à Bâle, oùj'ai passé les années sombres de la guerre.J'ai
survécu grâce à la circonstance qui m'a fait me trouver là.
Une grande tradition universitaire s'y survivait d'une autre
9
LA GRÈCE DE PERSONNE

manière à elle-même, protégée et libre, comme dans une


réserve. Bâle était restée ce que l'Allemagne avait eu de
plus sérieux, de plus irréel et de plus utopique, et qu'elle
avait perdu 1• Le débutant peinait, sans tutorat, à suivreces
cours de philologie grecque, qui aspiraient à l'initier à
toutes les éruditions et le maintenaient dans son état de
débutant un bon bout de temps, car, avec les progrès, la
masse s'accroissait jusqu'à paraître indigeste et inassimi-
lable. Et pourtant cette philologie-là gardait pour moi son
pouvoir d'attraction; il l'emportait sur celui de certains
discours philosophiques que j'ai entendus parfois sur la
même matière. La lettre y était mise au premier plan,
devant tous les faits de civilisation qui l'accompagnaient.
J'y ai appris quel' établissement du texte fait problème, et,
autant, celui du sens.
Les grandes figures de la philologie étaient évoquées
pour leurs opinions; chacune avait chaque fois contribué
au progrès de la connaissance. Pourtant leurs débats
consensuels, d'une utilité pédagogique évidente, étaient
factices. Les questions fondamentales n'étaient jamais
posées. On comprenait du moins que la matière était dif-
ficile, que l'état auquel la compréhension des œuvres était
parvenue avait déjà fait l'objet d'un immense travail,
encore inachevé, et qu'en plus de l'objet même on avait
nécessairement affaire aux couches inépuisables de l'inter-
prétation qui s'étaient déposées en lui. Le découragement
n'émoussait pas la stimulation: les deux aspects étaient
intimement mêlés.
Dans un cours de haute virtuosité sur }'Agamemnon
d'Eschyle, il fallait, pour suivre, avoir lu, souvent en latin, les
grands commentaires du XIXe et du :xxe siècle parus depuis
Gottfried Hermann, l'un des interlocuteurs privilégiésde la
critique universitaire; celui d'Eduard Fraenkel, émigré à

l.J'ai décrit le cadre plus général de la ville et de son univer-


sité, tel que je l'ai connu pendant les années de guerre, dans une
contribution à un colloque sur le problème de la continuité après
1945 : « Durchgânge » ( 1996).

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APPRENDRE À LIRE

Oxford, n'avait pas encore vu le jour, mais Peter Von der


Mühll, qui enseignait le grec à Bâle, avait engagé de son
côté des investigations d'une étendue comparable, restées
inédites. L'humanisme reprenait l'objet admiré par Hum-
boldt et Goethe, mais l'étude, non sans artifice, et en partie
par ignorance et par une méprise sur les qualités de l'art,
le transformait en un chantier de recherche d'une extrême
complication, qui devait lui permettre de rivaliser avec les
sciences naturelles et, dans la pratique, excluait tous les
participants.
Al' exception de l' fliade, dont le commentaire, le Kritisches
Hypomnema, a paru en 1952, rien de l'immense travail de
préparation de Von der Mühll n'a fait l'objet d'une publi-
cation et n'a dépassé l'enceinte de ses cours, si bien qu'il
n'a été profitable qu'à un très petit nombre. Dans l'esprit
de l'aristocratisme protestant d'un patricien bâlois, l'acti-
vité se suffisait à elle-même : on parlait pour ce petit cercle.
Le grand professeur mettait son savoir en acte et en évi-
dence, il se reniait aussi; il restait doublement inaccessible,
fort de son excellence et d'un renoncement à l'ambition
publique sous toute autre forme que la pratique professo-
rale. Les exercices d'interprétation se voulaient paradig-
matiques; il s'agissait de transmettre l'art d'une philologie
historique (ou historisante), mais aussi, au-delà de la signi-
fication éthique, de faire la démonstration d'une pratique
scientifique. La philologie parlait là du haut d'une chaire,
avec ses ancrages séculaires, et elle se développait à l'in-
fini, se mettant toujours à jour d'une hypothèse nouvelle,
au fait d'une dernière « note critique».
Le sens faisait l'objet d'un savoir-faire, et se découvrait
au terme d'une explicitation philologique. Autour des
textes, la tradition humaniste s'était progressivement muée
en une tradition moins érudite que savante. L'historisme
n'était pas le problème - il aurait fallu nommer, comme
l'avait préconisé Nietzsche, les valeurs que l'on avait per-
dues -, mais la pratique de la science; on aurait aimé la
maîtriser et disposer à la fois des critères historiques et
esthétiques, être capable de trancher. On tâtonnait, et l'on

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LA GRÈCE DE PERSONNE

avançait, empiriquement et intuitivement. Les principes


de l'herméneutique n'étaient ni considérés ni enseignés.
La pratique allait de soi, sa raison restait à redécouvrir.
L'accorder aux besoins réels de la lecture, c'était faire la
science de la science, et constituer ce livre.
A vingt ans, les jongleries étourdissantes sur l'âge relatif
des épisodes de l'Iliade font l'effet d'un exploit ou d'un
délire. Elles procuraient somme toute un mode supplé-
mentaire de lecture. Aristophane le critique, Aristarque,
Karl Lachmann ou Erich Bethe, tous les homérisants
modernes apportaient chacun un moyen d'apprécier les
critères du goût, de l'attente et des préjugés. Je me ran-
geais tout naturellement dans le camp opposé des unita-
ristes, parmi ceux qui malgré tout affirment l'unité de
l'épopée, contre cette science, pour résister au vertige,
pour rester en mesure de jouer le jeu, mais à ma façon.
On s'entraînait du moins à découvrir les problèmes, et sur-
tout au doute et à la réfutation.
Dans les séminaires institutionnels que j'ai connus à
Bâle, mais surtout dans celui de Von der Mühll, les condi-
tions d'une recherche commune étaient réunies. La trans-
mission des techniques du savoir s'effectuait implicitement
par la discussion; le sens des textes restait à trouver. Leur
opacité était postulée, réaffirmée secondairement, en
dépit de leur fortune scolaire, et s'offrait au travail d'élu-
cidation. Nous restions parfois un quart d'heure, et souvent
sans rien dire pendant des minutes entières, sur une phrase
que le maître disait sérieusement ne pas comprendre;
il en exposait les difficultés, accueillait les propositions,
stimulait la réflexion. Les séminaires de Paris n'avaient en
commun avec cet exercice que le nom. Le non-savoir mis
en commun n'y est pas souvent le point de départ d'une
discussion. Certes, l'ouverture était insuffisante, on ne
poussait pas jusqu'à l'analyse des préalables. Du moins,
j'avais entrevu le principe du déchiffrement.
Les exercices de conjecture tenaient moins de place
qu'ils n'en avaient tenu auparavant. Il était difficile d'y
exceller et de disputer la palme aux maîtres qu'illustraient

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APPRENDRE À LIRE

des acquis présentés comme certains. A Bâle, et ailleurs,


l'analyse des poèmes homériques a occupé le terrain de
la virtuosité. Elle paraissait moins gratuite, et plus apte à
transmettre le sens de la qualité littéraire. On était certain
en effet de détenir les critères de l'expertise. Dans ce
domaine comme dans d'autres, on croyait pouvoir remon-
ter aux valeurs d'une origine mythique et à une humanité
supérieure; on redécouvrait l'âge des héros, et l'on s'éver-
tuait avant tout à le faire revivre. En effet, la« décadence»
était ancienne, elle devait témoigner des ravages de l'in-
tellect et de l'éloignement de la nature.

J'ai pris d'emblée et systématiquement le parti des


poètes et de tous les écrivains, en optant pour la lettre,
pour l'expression forte et pour le trait insolite, dont
j'acceptais qu'ils ne fussent pas évidents, et peut-être me
suis:ie même réjoui que la lettre fût difficile pour résoudre
des énigmes non déchiffrées. Au cours des ans, le mystère
lui-même se présentera comme une forme, l'énigme
deviendra moins énigmatique.J'ai appris que les écritures
cryptées suivaient un principe clair et s'ouvraient donc à
une initiation. Un transfert de la poésie contemporaine,
qui tenait une grande place dans ma vie, à la philologie
me conduisait vers les auteurs antiques. Moins accessibles,
protégés par une armure de technicité, ils devaient appor-
ter, une fois extraits de leur gangue, des satisfactions plus
grandes. Il fallait passer par des obstacles - mais ils accrois-
saient et faisaient durer le plaisir de l'éclaircissement, que
je goûtais avec moins d'entraves chez les écrivains du jour.
, On sait le rôle que jouaient les revues de poésie pendant
les années de guerre. Avant cela,j'avais été, comme tout le
monde à cette époque, imprégné par Rilke. Son Rodin
avait été pour moi une entrée dans la littérature, un« pre-
mier livre», lu à quatorze ans peut-être, différent des
autres ;j'ai lu ensuite tout ce que j'ai pu trouver de lui, et
plusieurs fois, avant d'arriver au bout de ce rite de passage
13
LA GRÈCE DE PERSONNE

des années 30, et de découvrir qu'il existait d'autres auteurs


moins accessibles, qui écrivaient at1trement, et dont la
modernité avait d'autres exigences (la rencontre de
Wilhelm Stein, historien de l'art à Berne, m'avait apporté
dans ces mêmes années la technique du regard, qu'il savait
magistralement appliquer des heures durant à la peinture
pour la lire). Je dois surtout à Albert Béguin, plus tard
directeur de la revue Esprit, qui occupait à Bâle pendant
ces années la chaire de littérature française, de m'avoir
introduit dans le monde des lettres contemporaines, qu'il
connaissait parfaitement, et savait faire aimer: non seule-
ment Bernanos, l'un des astres qui le guidaient, mais
André Breton et tous les surréalistes, un Crevel, un
Desnos, et les livres qui venaient de paraître, un André
Frénaud ou un Pierre Emmanuel.
Persuadé par ce double apprentissage que la correction
et le remaniement des textes ne s'appliquait qu'à ce que
l'on n'admettait ou ne comprenait pas,je me suis placé du
côté de la tradition, mais en un tout autre sens que les
défenseurs des valeurs humanistes. J'y voyais son versant
obscur, une matière à moitié inconnue, qu'il fallait faire
exister. Le détour par l'érudition paraissait inévitable; il
fallait se rallier à la science, non plus seulement pour être
en état de savoir faire soi-même, mais pour apprécier ses
défaillances. La tradition devait être défendue contre sa
célébration.

Un séminaire sur Empédocle m'a initié aux méthodes


de la lecture complexe, analytique et inventive, des textes
fragmentaires, et m'a insufflé sans doute le désir de tenter
la reconstitution d'une totalité perdue, mais il m'a ouvert
plus encore les mondes secrets de la tradition indirecte,
qui nous a transmis ces bribes. Je découvrais que les
savoirs, comme la compréhension, avaient une histoire, et
cette préoccupation ne me quitterait plus. Comprendre le
contexte d'une citation, déceler les traces d'une tradt1c-

14
APPRENDRE À LIRE

tion, séparer les lectures et différencier les points de vue,


utiliser les résumés doxographiques où se condensent les
épisodes, c'était déjà conduire à l'analyse systématique de
la constitution des connaissances, poser les premiers jalons
d'une historiographie intellectuelle. Un de mes premiers
projets de mémoire portait sur les origines de la doxo-
graphie chez Platon et avant lui. L'étude de la médiation
serait plus tard instaurée dans ses droits.
Il est sûr que cet intérêt a d'abord fortifié pour moi la
cohérence des ensembles. De longues discussions nous
conduisaient, Kostas Axelos et moi, à confronter les points
de vue, à esquisser des totalités précaires.J'accordais mon
travail, dans l'air du temps, aux spéculations ontologiques
qu'inspiraient les philosophes présocratiques et dont je
fus forcément tributaire, de près ou de loin, mais plus
directement encore au contrepoids de l'analyse formelle
qu'appelaient les effets de morcellement d'une érudition
positiviste effrénée. Sans défendre vraiment une intention
ou une prise de position historique, le souci de la compo-
sition revalorisait du moins un objet qui avait perdu ses
contours.
Un carrefour se situe là, et une bifurcation, qui me
paraissent décisifs. Une somme diffuse et vertigineuse
de connaissances s'était amassée sur les œuvres, requise
certes, mais sous une autre forme, comme un préalable
pour leur compréhension. La tentation de l'immédiateté
était grande. On croyait pouvoir se passer du savoir et accé-
der à une proximité par d'autres voies plus économes. Les
lecteurs, dans ce cas le plus fréquent, quelle que fût la
qualité de leur intérêt, se saisissaient d'un objet constitué
ailleurs, comme préformé, par une science incontrôlable
et répudiée, si bien qu'ils n'étaient plus en mesure de
dépasser ni même de reconnaître leur dépendance. Sou-
vent, on interprétait un pur artefact. Des conclusions en
étaient tirées, et répandues, qui ne laissaient plus aucun
champ à l'information.

15
LA GRÈCE DE PERSONNE

L'orientation philologique, en conduisant autrement


qu'on ne le disait aux sources du savoir, prenait un sens
particulier dans le contexte philosophique de l'après-
guerre, où les penseurs présocratiques, et Parménide
avant Empédocle,jouissaient d'un prestige absolu. La Nais-
sancede la philosophiede Nietzsche guidait les esprits. Les
constellations, on le sait, changent de place dans le ciel
des valeurs canoniques. On a cru alors que l'on pouvait
conduire le lecteur à entrer en communication immédiate
avec une pensée archaïque et lui faire entendre la parole
héroïque d'une origine, au-delà de toute science, voire
même contre elle. Le travail sur les interprétations antiques
des fragments et sur les opinionsdes philosophes, la doxo-
graphie, me gardait de cette tendance, mais les problèmes
syntaxiques que les textes posaient à l'analyse me proté-
geaient presque davantage de l'iconolâtrie verbale. La
grammaire et la linguistique révélaient leur pouvoir. Tout
en gardant la même fascination devant l'art d'assembler
les mots, j'ai pu les regarder de plus loin, ayant appris à
trouver et à défendre la lettre contre l'allégation. Rien
n'est sûr, rien n'est donné pour la philologie. En même
temps le besoin se faisait sentir impérieusement de loger
les éléments disparates et brisés dans un cadre d'accueil,
qui devait se concevoir comme une totalité, fût-elle factice.
Ainsi s'est édifiée la construction empédocléenne, le
système cosmologique qu'il était le plus tentant de remon-
ter avec les informations recueillies dans la doxographie.
Les positions ontologiques étaient appliquées à un dessein,
elles s'inscrivaient dans une structure du monde. Lorsque
au contraire l'homologie entre une spéculation et une
représentation ne se laisse pas facilement établir, c'est que
le point de vue initial était autre, plus réflexif que déductif,
plus analytique que démonstratif. Plus tard, la découverte
de l'absence de cosmologie chez Héraclite fut ainsi
le résultat, non moins positif, de l'échec d'une longue
recherche. Elle m'amena nécessairement à un infléchisse-
ment radical de l'interprétation des aphorismes. Et repre-

16
APPRENDRE À LIRE

nant, au tout début de la spéculation philosophique sur


l' arkhè, le «fragment» célèbre d'Anaximandre,je me suis
convaincu que lui déjà, si près de l' «aurore», énonçait
une phrase sur les conditions de possibilité des affirma-
tions que l'on avait faites avant lui. Dans un lieu, dans
un environnement, qui n'était pas celui d'un penseur soli-
taire, le matériau avait une forme, il était «fait», avant
d'être reconstruit. Une intervention prenait sens, elle s'an-
crait sur une situation culturelle particulière, et un choix
déjà se séparait du point de vue dominant.

J'avais toujours pensé que je poursuivrais mes études à


Paris, quand ce serait possible. Je n'ai pas attendu long-
temps pour m'y rendre à la Libération. Ce qu'on trouvait
à la Sorbonne n'avait pas grand-chose à voir ni avec les
conditions de travail ni avec l'ouverture d'esprit que j'avais
connues à Bâle. L'Université restait repliée sur elle-même,
en dépit des individualités fortes, conscientes et indépen-
dantes, qui s'en accommodaient mal, un peu partout. Le
meilleur parti était de .,,.faire comme s'il n'en allait pas ainsi.
Il fallait chercher à l'Ecole pratique des hautes études ce
qui était bon, et parfois très bon, peu rentable selon les
normes inculquées, ou hors cursus et donc peu fréquenté.
On avait à cette époque assez vite fait le tour de ce monde
académique, auquel j'imprimais facticement une structure
à laquelle peut-être il aspirait, et qui lui était (qui lui reste
peut-être) refusée. Je construisais assez artificiellement
une continuité avec les années que j'avais derrière moi,
contestant une réalité au profit d'une autre. Incluant dans
le manque les distances que j'avais prises auparavant,
j'essayais de donner vie à une négation ; je me référais à
un système absent avec lequel je ne m'étais pas identifié
non plus. Je ne crois pas que cette double dissociation
m'ait beaucoup pesé. Elle m'a appris à voir les différences,
à les supporter, à résister aux interdits et à les nier.
J'ai eu de très bons professeurs en histoire et en philo-

17
LA GRÈCE DE PERSONNE

sophie. Dans le domaine du grec, l'histoire de la langue


m'a fortement attiré, d'abord parce que la linguistique,
très poussée en France à tous les niveaux, était aussi l 'orien-
tation la plus scientifique dans les matières littéraires, la
moins hypothéquée, et parce que j'avais bien reconnu le
profit que je pouvais en tirer dans la critique des traditions.
Les cours d'épigraphie de Louis Robert, où se réunis-
saient aux Hautes Etudes les normaliens candidats à
l'École d'Athènes, m'ont beaucoup apporté pour la lec-
ture des inscriptions; ils me faisaient participer, entre les
livres, aux voyages de tous les Waddington, sur le terrain
d'une Asie Mineure qui semblait réservée à la science et à
la découverte, soustraite aux esthètes.
Louis Robert (comme Hans Georg Pflaum, venu d'Alle-
magne, que j'ai connu dans cette salle) s'intéressait aux
gens et à leur formation, et il répondait véritablement
à leurs questions. Le père Festugière, aux Sciences reli-
gieuses, que j'ai beaucoup connu, préférait nous lire
les pages du livre qu'il préparait. L'un et l'autre avaient
également engagé, pour venir à bout de leur entreprise,
une course contre la montre, que je n'ai jamais vue aussi
acharnée. Le linguiste Pierre Chantraine m'avait pris sous
sa garde. Je lui avais été recommandé par Von der Mühll
quand j'étais arrivé à Paris avec mes lettres de créance.
Homère était un pays où ils se rencontraient tous deux.
Le grand Jacob Wackernagel, qu'il égalait à son maître
Antoine Meillet, avait enseigné à Bâle. Chantraine était
le maître du grec en France, mais il connaissait, à cause de
son ouverture forcément internationale, les limites du
système français, sans croire qu'on pût le réformer. Il se
doutait des difficultés qu'un étudiant étranger à ses us
devait y rencontrer.
Un très beau cours sur Térence, professé devant les agré-
gatifs par Jean Bayet, figure impressionnante de la Sor-
bonne d'après guerre, impérieuse et accueillante, m'a
donné une idée adéquate de ce que pouvait intégrer la
rhétorique universitaire. A l'opposé, nous n'étions pas plus
de deux ou trois devant le sourire inoubliable de la sagesse

18
APPRENDREÀ LIRE
,,
d'Alexandre Koyré, traduisant l'Ethique de Spinoza dans
ses propres formules, resplendissantes de clarté, d'en-
jouement, ou de simple intelligence. J'ai suivi, dans une
autre aile plus animée du palais de Nénot 1, les cours
d'Henri-Irénée Marrou devant une salle bondée d'étu-
diants d'histoire ancienne, développant ce qui allait être
un classique, son Histoire de l'éducation dans l'Antiquité.
,,,,,

Etienne Gilson, revenu du Canada pour ses leçons du


Collège de France, me donnait, sur Duns Scot, un autre
exemple d'élévation et d'oraison académique. Il poursui-
vait ses arguments dans des périodes nombreuses, devant
un auditoire à l'époque encore en majorité ecclésiastique,
touchant le but, et le manquant parfois. Pas plus que chez
Koyré, on n'y rencontrait beaucoup d'étudiants de la
filière normale. Les mondes étaient cloisonnés.J'ai choisi
ces quatre professeurs, parmi d'autres, pour leur qualité,
et pour leur générosité. On pouvait les rencontrer dans les
couloirs, ou ailleurs - Gilson recevait chez Vrin, à côté du
poêle à bois alimenté par les invendables. Ils m'ont par-
fois reçu chez eux.Je crois qu'ils se sentaient aussi frustrés
que moi, emportés par le vent du vide contre lequel per-
sonne ne pouvait rien. Marrou me dit un jour qu'il fallait
payer avec la monnaie qui avait cours dans le pays ;je ne le
.
savais pas encore.
A l'Université libre de Berlin, où les professeurs Uvo
Hôlscher et Kurt von Fritz m'avaient invité à diriger des
séminaires sur Parménide, sur Empédocle, sur le Timée,
j'appliquais, entre les années 56 et 59, les techniques de
discussion ouverte sur les textes qui m'avaient formé à
Bâle.Je m'apercevais que la pratique, en dépit de toutes les
tentatives de restauration, n'avait plus en Allemagne, après
les années de célébration du massacre, qu'une existence
fictive. Elle demandait à être recréée et supposait un accord
personnel et presque privé. Heinz Wismann, l'un des parti-
cipants de ce séminaire, m'a suivi en France, à Lille, où

1. Henri-Paul Nénot (1853-1934), architecte de la Nouvelle


Sorbonne (concours de 1882).

19
LA GRÈCE DE PERSONNE

j'enseignais; nous avons beaucoup travaillé, repris les


textes et les systèmes de pensée ensemble. Tous les appa-
rats critiques étaient mis à la question. L'analyse de l'er-
reur fructifiait le plus méthodiquement dans la réfutation
des deux cycles chez Empédocle, propagés par l'opinion
dominante. La liberté de notre critique était souvent prise
pour une recherche« dans le vent»; elle l'était par le rejet
d'un passé opaque et autoritaire. Nous prenions la tradi-
tion trop au sérieux aux yeux de ses défenseurs.
Ces habitudes de travail en commun furent à l'origine
des « samedis » de la rue de Bourgogne, où, dans notre
appartement, autour de Pindare et d'Héraclite, des élèves
de la rue d'Ulm, sur une idée de Pierre Bourdieu, et à l'ins--
tigation de Jean Lallot, venaient s'associer, avec d'autres,
à nos débats. Il y flottait, dans ce milieu des années 60, un
air de conspiration. Autour d'une table, la face des choses
changeait d'aspect; les discours n'avaient plus de place,
et peu d'affirmations résistaient à l'examen. Au reste, la
philologie comme telle conduisait à l'exclusion ; il n'y avait
pas de cadre institutionnel pour cette orientation, spéciale
par la technicité dont elle s'armait, et non spécialisée par
son caractère libre et privé.
L'immobilisme de la« réception» dans la communauté
scientifique - communauté largement fictive il est vrai -
produit un effet de censure. L'exclusion est réelle, et elle
ne l'est pas; le manque de réaction repose en réalité sur
un défaut d'attente et de préparation adéquate; tout
le système de recrutement et de formation des maîtres de
l'enseignement supérieur et secondaire y est impliqué.
Devant ces barrages, on est quasiment obligé de défendre
sa pensée en créant d'autres formes d'échanges. On est
conduit à se regrouper dans des cercles où l'intérêt intel-
lectuel et scientifique est semblable. Il s'agit d'un autre
type de communauté, plus restreinte. En apparence ésoté-
rique, elle tend à se faire connaître et aspire à la publicité;
elle se donne les moyens de préparer en privé, par substi-
tution, dans le travail commun, une opinion publique plus
juste.

20
APPRENDRE À LIRE

La doctrine officielle maintenait que la science n'est pas


faite pour les étudiants. A Lille,je cherchais de toutes mes
forces à ménager un espace de recherche quasi marginal,
à côté de l'enseignement codifié. Avec Heinz Wismann,
nous réunissions les étudiants pour ainsi dire sous les
combles et dans les caves de la faculté, et j'ai continué
cette action avec Philippe Rousseau, puis Pierre Judet de
La Combe et André Laks. En créant de nouvelles formes
de travail, on pouvait, se disait-on, transformer l'esprit. Le
système clos qui était alors en vigueur a éclaté, mais la lutte
n'a pas cessé après 68; les ententes éphémères couvraient
des visées divergentes; n'empêche que de nouveaux cur-
sus ont été instaurés, et ils ont abouti à la création, à Lille,
d'un centre de recherche 1, qui veut être à la hauteur de
son ambition.

1. Créé en 1971, devenu unité de recherche associée au CNRS


en 1973, il a été sous ma direction jusqu'en 1985 ; puis sous celle de
Pierre Judet de La Combe de 1986 à 1997; il est actuellement
dirigé par Philippe Rousseau.
I. La philologie
Lire /,esphilologues

E n optant dans la critique, en un sens contre elle et


contre une forme d'essayisme, pour la « science phi-
lologique», avec les textes au centre (philologische Wissen-
schaft, et non Altertumswissenschaft), afin de me donner les
moyens de comprendre, je désignais une technique. J'ai
découvert en même temps les problèmes non résolus et
les bonnes solutions proposées et non acceptées. L'analyse
a alors intégré l'étude des obstacles qui n'étaient pas de
simples erreurs ou des insuffisances, moins pour recon-
naître la matière des préjugés que pour trouver le lieu où
les barrages avaient été dressés. Le blocage était intime-
ment lié à la pratique de la science; il révélait ce qu'il y
avait en elle de non-science; cet élément adventice était
donc lié à l'objet, mais il ne concernait pas que lui, tou-
chant aussi le rôle qui lui revenait dans un ordre de repré-
sentation indépendant et préconstitué, si bien que j'ai
estimé utile, que je me suis vu contraint même d'inclure
dans ma démarche le cadre social où s'exerçait l'activité,
sous ses aspects particuliers, en général nationaux, mais
aussi universels (ce fut l'objet d'un colloque à Lille en
1977 : « Philologie et traditions culturelles nationales »).
C'était la thèse fondamentale soutenue par Pierre Bour-
dieu, à savoir que les mécanismes de censure n 'étaient pas
liés seulement à la position particulière de l'interprète
et donc à un préjugé identifiable, mais autant à la fonc-
tion, qui détermine une pratique et produit, comme une
matrice, la chaîne des réactions et des commentaires. On
25
LA GRÈCE DE PERSONNE

en trouvait la confirmation en passant de l'étude d'une


culture à l'autre, comme dans le dossier que j'ai ouvert
dans « M. de W.-M. en France », cinquante ans après la
mort du savant, avec la fatidique distance où les choses
commencent à pouvoir être dites. Une science que, dans le
pays voisin, la France, l'on disait depuis le milieu du siècle
dernier vouloir adopter ou adapter (et là il s'agit de cent
cinquante ans) ne pouvait pas l'être, parce qu'on ne vou-
lait ou que l'on ne pouvait pas sacrifier les traditions qui
occupaient le même lieu.
La philologie, telle que je voudrais l'entendre, incluant
la compréhension du contenu historique des œuvres, n'a
pas eu sa place, parce qu'elle forme aussi un univers clos,
concentré sur la recherche du sens. Elle construit son hori-
zon propre, qui permet de lire. Mais il était également
important de montrer que cette science, là où elle n'était
pas rejetée en tant que science, n'était pas moins limitée
par une foule d'opinions inadéquates, et, par ailleurs, que
ces restrictions n'auraient sûrement pas été partagées par
d'autres gens, plus avertis, plus ouverts, que leurs choix ou
les contraintes de l'institution avaient exclus. Le conflit
était profond. « Ulysse chez les philologues » voulait mettre
en relief une double aberration des idées dans l'apparence
herméneutique du travail des maîtres, et, hors terrain,
dans les constructions secondaires et substitutives. La
narratologie et l'anthropologie structurale ont fourni des
clés de lecture sans modifier la donne.
A ce compte, la philologie, à force de creuser une
aliénation qu'elle porte en elle, fait son histoire. Elle se
cherche par des exercices cathartiques, et découvre les
conditions d'une libération interne, à un moment où elle
est plus fortement menacée du dehors par les positions
d'un pluralisme dogmatique et par une mise en question
radicale de la sélection effectuée par l'histoire. La disci-
pline a un côté fastidieux. Son intérêt n'est pas grand s'il
n'est pas compensé par le plaisir de la découverte, tant que
la recherche des significations précises, si souvent perdues,
n'est pas en son centre, et qu'elle ne crée pas son actualité.
26
LIRE LES PHILOLOGUES

Les formes de l'aliénation permettent d'identifier la nature


des soumissions. Elle s'offre souvent comme un révélateur
puissant des préjugés qui orientent la lecture, mais le sens,
quand une part de l'obstruction est déblayée, ne se présente
pas de lui-même; sa recherche seule fait qu'on rencontre
l'obstacle.
Mon commentaire d'Œdiperoi (1990) devait m'amener
à voir que les deux démarches sont solidaires. On va à la
phrase, et cette immédiateté que l'on maintient, loin du
détour des compréhensions antérieures, ne se passe
cependant pas de l'analyse des médiations dont elle reste
tributaire, pour le vrai et pour le faux. Il était nécessaire
d'aller plus loin. Le panorama de l'ensemble des solutions
adoptées dans le passé présentait, si l'on voulait légitimer
le choix qu'il y avait à faire, un avantage indiscutable.
En un sens, c'est l'inventaire ou rien, puisque seule une
proposition motivée se plaide et se discute; la confronta-
tion élimine l'arbitraire en contrôlant la subjectivité. Il
fallait mettre en avant le critère rationnel et démonstratif
d'un choix. Sa motivation est simultanément littéraire et
technique.
J'ai repris la même méthode dans l'analyse des poèmes
de Paul Celan, un poète contemporain à qui on a depuis
trente ans consacré à travers le monde des milliers d'études.
Les orientations de la critique apparaissent de la même
manière, avec leurs partis pris.Je me suis mis en mesure de
défendre un système sémantique contre le refus obstiné,
que l'on peut analyser, de l'accepter. La« réception» appa-
raît comme une non-écoute, comme un rejet. On peut se
demander quel progrès positif ce combat m'a permis de
faire; la compréhension avançait sans lui grâce à l'action
du temps, mais sûrement aussi .avec lui. En tout état de
cause, la confrontation des lectures implique l'étude des
positions théoriques, implicites ou affirmées, et contribue
nécessairement, à ce niveau, à approfondir les préalables
d'une diction poétique universellement méconnue. En
découvrirait-on les lois si l'on ne soutenait pas leur spé-
cificité et leur différence? La reconnaissance des résultats

27
LA GRÈCE DE PERSONNE

obtenus et, avec elle, l'influence exercée sur l'orientation


des travaux restent toujours tributaires d'horizons intel-
lectuels préconstitués qui, quels qu'ils soient - onto-
logiques ou analytiques -, ne sont pas réductibles tant
qu'ils ont cours et se substituent à d'autres démarches. Le
progrès que l'on fait requiert des replis provisoires sur des
logiques particulières, à l'abri de l'activisme et des adap-
tations imposées de la matière; l'approfondissement
conduit au retour, une correction acquise en entraîne une
autre, qui la remet en question. Si l'on recommence, c'est
aussi que l'on discute.
Ulysse chez les philologues

La controverse

Une pratique à dépasser

La philologie classique, discipline maîtresse de la formation uni-


versitaire jusqu'au début de ce siècle, a un statut ambigu, dont la
défmition pourrait faire comprendre pourquoi elle n'a créé aucune
théorie du sens en dépit des nombreux ouvrages méthodologiques
qu'elle a produits et qui ont servi de base aux autres disciplines
littéraires. D'une part, elle s'est constituée au cours du XIXe siècle
en une science superbe et redoutable, sur le même pied en principe
que toutes les autres, renonçant par là à ses prérogatives, tout
en les défendant par le caractère sacro-saint et la valorisation de
l'objet. D'autre part, les moyens qu'elle avait dans les académies et
les universités, ne serait-ce que pour s'organiser dans ses ramifica-
tions et ses branches auxiliaires, lui étaient donnés en raison de son
rôle dans le système pédagogique des différents pays. Or les résul-
tats scientifiques n'étaient pas considérés à ce niveau. Dans le
passé même, les textes dont elle avait la charge avaient longuement
subi l'empreinte de l'utilisation à laquelle on les destinait, toujours
étrangère à leur projet premier, là même où ils avaient le plus pro-
fon dément influencé les systèmes de pensée. Ce statut ambigu,
science et gardiennage, qui avait pour effet d'empêcher la philo-
logie de mettre en question les valeurs dont elle se réclamait et qui
fondaient son pouvoir, explique à lui seul qu'elle se soit défendue
par instinct d'élaborer une théorie des œuvres et une technique de
la lecture, et de définir la nature des textes qu'elle gardait. Cette
29
LA GRÈCE DE PERSONNE

recherche eût été incompatible avec la stabilité qu'elle représentait.


Pourtant, réfléchir sur les conditions de son exercice l'eût amenée
à revoir l'histoire des utilisations qui ont créé la matière de son
activité. Ne l'ayant pas fait, elle s'est privée des bases épistémo-
logiques qui auraient justifié son ambition et réduit ses prétentions.
On oppose une interprétation à une autre, on accroît indéfmiment,
par les apostilles et les corrections, le matériel de la discussion,
comme si la controverse dont on se moque avec Montaigne, et
que l'on cultive, faisait partie de la nature du commentaire. Mais
ces discussions, nécessaires à la survie de la pratique, seraient
dépassées par l'étude de l'origine des traductions proposées, et des
causes de l'erreur, qui montrerait que, si l'on n'a pas abouti, c'est
que, pour des raisons liées à l'organisation de la culture, les ques-
tions se posaient dans des termes tels qu'il n'était pas possible
d'aboutir.
L'histoire raisonnée, plutôt que descriptive, des interprétations,
qui ramènerait les opinions à leurs déterminations, a un intérêt
en soi si elle analyse les processus de constitution d'une science
illusoire, et, dans le cas particulier de la critique homérique, elle
fait voir comment les démarches, qui avaient à l'origine pour but
d'élucider les difficultés, se sont en fait appuyées sur elles pour les
transformer en moyens appropriés à l'organisation d'une discipline
qui a régné plus d'un siècle et alimente encore les discussions, et
cela parce qu'elle avait su élaborer un système de questions et de
réponses quasi autonome, universitaire et universitairement ren-
table, dont la référence n'était pas dans l'objet, en l'occurrence le
texte d'Homère. Pour la pratique, cette doxographie s'avère néces-
saire parce qu'elle isole les points critiques que l'analyse homé-
rique, la méthode philologique par excellence, exploite, les consi-
dérant comme des failles de l 'œuvre, tandis que la lecture, dans son
mouvement propre, les fond et les assimile. Mais surtout, la vue
de l'ensemble des interprétations et de leurs déterminations his-
toriques, même si elle ne concerne que l'erreur, permet seule de
sortir de la doxographie. Le meilleur moyen de ne pas entrer dans
le jeu professionnel de la controverse est de classer les opinions
dans leur totalité, et de reconstituer, à travers elles, le système de
représentations qui est encore le nôtre, quand il ne s'agit pas de se
servir du texte au profit d'une idéologie ou pour l'application d'une
30
ULYSSECHEZLESPHILOLOGUES

théorie, esthétique ou autre. Auquel cas il reste que la matière utili-


sée est marquée par la tradition que constituent les interprétations
antérieures, si bien que c'est la tradition qui utilise les utilisateurs.
Le critique philologue a pour matière, d'un côté, le texte ou la
virtualité d'un sens et, de l'autre, la totalité de ses utilisations,
c'est-à-dire l'histoire, la culture de l'interprète, dont il faut bien
savoir si l'on ne parle pas en son nom quand on veut parler au nom
du texte.
Le mépris des savants pour les théories, que pourtant ils profes-
sent, mais en les considérant comme des artifices ou des appâts en
comparaison des faits que seraient les vestiges archéologiques ou
les sens qui passent pour établis, a fait que l'histoire des erreurs n'a
jamais été incluse par les philologues dans une réflexion qui aurait
fondé leur science. L'absence de théorie propre correspond au
dédain de la théorie des autres. Le principe de l'analyse des
poèmes homériques, qui constituait l'un des exploits de la méthode
philologique, a rarement été discuté par les auteurs qui l'appli-
quaient, et sans doute ne se serait-elle pas imposée comme une
pratique, si elle n'avait pas produit des faits qui pouvaient être réin-
terprétés indéfiniment. L'erreur qu'ils impliquaient se dérobait à
la discussion, parce qu'elle manquait de défenseurs et de croyants.
Or, le fait établi par l'erreur ne peut pas être reconnu dans le réseau
où il se dissimule sans le réexamen des principes qui l'ont constitué,
comme on ne peut pas dépasser les sens convenus sans analyser la
tradition qu'ils ont produite.

La, question homérique

La genèse de l'épopée grecque a occupé les philologues plus


encore que la naissance de la tragédie; pendant plus d'un siècle,
elle s'est trouvée au centre d'un débat dont Homère n'était certai-
nement pas l'enjeu, mais plutôt la matière. Les positions occupées
successivement par la pratique philologique s'y reconnaissent
mieux qu'ailleurs ; elles commandent et elles englobent les hypo-
thèses et les théories formulées, quel que soit le détail, si bien que
l'on est autorisé à classer l'hypothèse avec la position, en s'épar-
gnant le pénible et impossible travail de combattre ses très nom-
31
LA GRÈCE DE PERSONNE

breuses variations. Aussi ne s'agira-t-il jamais dans ces lignes de


critiquer l'erreur ou de la révéler comme telle.
Le débat doit être considéré au moment où surgit la probléma-
tique moderne, issue du romantisme, qui porte le nom de « ques-
tion homérique». Depuis les Prolégomènes (Prolegomena ad
Homerum) de Friedrich August Wolf, parus en 1795, qui repren-
nent, pour les systématiser, certaines idées esquissées chez des
auteurs plus anciens (d' Aubignac, Vico, etc.), la question de l'ori-
gine des chants homériques reste posée. Les romantiques s'étaient
préoccupés de découvrir dans l'épopée un Homère plus naïf
qu'Homère, plus originel et plus proche des dieux, tandis que la
science historique, attelée à la besogne, n'est pas arrivée jusqu'au
bout et n'a pu construire que des « états antérieurs » expliquant
l'état transmis de l'épopée comme le point d'aboutissement d'une
évolution. Cependant la théorie des chants autonomes, accréditée
par les Considérations sur l' « Iliade »d'Homère de Karl Lachmann
(1837), plus facilement applicable, il est vrai, à l'Iliade qu'à l'Odys-
sée, ne s'était pas détachée encore du rêve d'une poésie primitive
issue du peuple qui avait fasciné les romantiques. Seulement, à
mesure que les observations critiques s'enrichissaient et que les
hypothèses se consolidaient, l'histoire l'emportait sur le mythe.
Dans un stade récent, et qui survit dans les travaux contemporains,
la perspective historique, qui aurait dû permettre d'écrire, en se ser-
vant de légendes reconstituées, une histoire primitive du peuple
grec, est abandonnée à son tour au profit d'une analyse qui s'af-
frrme pour elle-même comme étant la description la plus exacte de
son objet. La précision dans des ouvrages comme le Kritisches
Hypomnema zur /lias de Peter Von der Mühll (Bâle, 1952) ne
recherche plus de justification en dehors d'elle-même.
Pour l'Odyssée, dont nous considérerons ici certaines parties,
les recherches scientifiques, au sens où l'historisme du xixe siècle
entendait le terme, donnèrent en 1859 une étude d' Adolf Kirchhoff,
professeur à l'université de Berlin, sur L' « Odyssée » d'Homère et
sa formation (élargie en 1879). L'entreprise qui tendait à isoler dans
le poème homérique un Retour (ou Nostos) primitif fut considérée
comme la base inébranlable des travaux ultérieurs. Ulrich von Wila-
mowitz-Moellendorff, dans l'avant-propos de ses Recherches homé-
riques (Homerische Untersuchungen) 1 parues en 1884, déclarait:
32
ULYSSECHEZLESPHILOLOGUES

« Je me réfère le plus souvent non au poème transmis, mais à I 'Odys-


sée de Kirchhoff» (p. 3); et Eduard Schwartz, dans la préface de son
Odyssée de 1924, notait qu'il considérait « la méthode d'abord suivie
par Kirchhoff, puis améliorée par Wilamowitz, pour la seule qui
fût à même de résoudre les problèmes que pose l'Odyssée» (p. 5).
Enfin Peter Von der Mühll, dans son article sur l'Odyssée dans la
Realencyclopadie (1938), rappelle que la recherche« devra encore,
et devra toujours partir de nouveau de Kirchhoff» et, « de nos
jours, de Wilamowitz et surtout de Schwartz ». Ce dernier était traité
comme un sommet absolu,« inégalable», de la critique 2 •
Les neuf aventures d'Ulysse, groupées par trois, remplissent
trois chants de l'Odyssée, les chants IX, X et XII.
Elles sont arrangées de façon à ce que deux récits brefs précè-
dent un récit long :
- chant IX : ,Cicones, Lotophages, Cyclope ;
- chant X : Eole, Lestrygons, Circé;
- chant XII: Sirènes, Charybde et Scylla, île des Vaches.
La descente aux Enfers, qui se rattache étroitement à l'épisode
de Circé, occupe le chant XI.
Cet ensemble fut séparé par Kirchhoff en deux cycles, composés
par deux auteurs distincts, au moment où il ne parut plus possible
de retrouver, dans les chants autonomes, les traces laissées par une
âme collective. Chose remarquable, ce découpage apparut aussitôt
comme un des hauts faits de la science philologique, dans sa période
triomphante. La conjecture a séduit par une très grande simplicité,
illustrée par le modèle biologique d'un corps qui se développe et
s'assimile d'autres corps. L'ancien poème, Le Retour d'Ulysse, était
conservé, dans l'Odyssée actuelle, par l'aventure avec Calypso, le
naufrage du radeau, l'accueil des Phéaciens. Comme dans le texte
que nous lisons, Ulysse raconte aux Phéaciens ce qui lui est arrivé
depuis son départ de Troie. Mais les récits qui font partie, pour
nous, des Aventures ne s'y trouvaient pas tous, les trois épisodes
du chant IX seulement (Cicones, Lotophages et Cyclope} et la
descente aux Enfers sous une forme réduite. Le noyau primitif
avait germé et produit des élargissements successifs. Le poème
archaïque ne s'était pas maintenu intact dans le chant IX même,
dont Kirchhoff se représentait la fin comme le résultat d'une adap-
tation. Pour« organiser» le poème que nous appelons Odyssée, un
33
LA GRÈCE DE PERSONNE

poète, le rédacteur, le « diascévaste », avait puisé dans un autre


cycle, les Aventures d'Ulysse, qui lui fournissait, outre la plus
grande partie de la description du séjour, d'Ulysse chez les Phéa-
ciens, la seconde série des histoires, d'Eole jusqu'aux Vaches du
Soleil (chants X et XII).
Kirchhoff croyait tenir deux preuves de cette différenciation du
poème en couches: la colère de Poséidon, frappant après l'aveu-
glement du Cyclope, devait former le noyau constitutif d'une geste
du Retour, puisque le dieu y est l'ennemi constant du héros. L'autre
« colère », celle que l'immolation des Vaches inspire au Soleil, était
en trop. En second lieu, il décelait les traces d'un transfert de la
troisième à la première personne du verbe dans le simple fait
qu'Ulysse raconte des événements dont il n'a pas la connaissance
directe. Ces signes affectaient le second cycle, les chants X et XII,
que l'organisateur avait introduits après coup.
En l'absence même de ces critères, l'histoire du Cyclope devait
se rattacher à la couche la plus archaïque par sa qualité. A la diffé-
rence de l'infériorité, l'excellence n'avait pas besoin d'être démon-
trée, elle se percevait immédiatement : « La valeur poétique de
la description dans l'aventure du Cyclope a le même rang que
les autres parties de l'ancien Retour » (distinguées de la même
manière, qui se passe d'explication). « Celui qui n'est pas capable
de sentir cette différence » (entre la première et la seconde série
d'aventures), « je ne peux rien faire pour lui ; il jugera comme il
peut » 3 • C'était le ton en usage.
Quelques années plus tard, Wilamowitz proposa une autre
construction qui, tout en maintenant la division des Aventures,
déplaçait l'origine des raccords et donc du poème : elle était trans-
portée plus haut dans le passé ; le rédacteur de notre Odyssée arran-
geait un texte arrangé. Wilamowitz se représentait en effet une
« Odyssée ancienne», composée d'un certain nombre d'éléments
constitutifs parmi lesquels l'épopée de Calypso et une descente aux
Enfers; elle utilisait un poème plus étendu où se trouvaient les
chants X et XII, c'est-à-dire le second cycle des Aventures isolé
par Kirchhoff. Le« rédacteur» qu'était déjà l'auteur de !'Ancienne
Odyssée avait composé, avec ces membres épars, un ensemble. Les
motifs dédoublés et les doublets, ressentis comme des imper-
fections, s'expliquaient par l'utilisation forcée d'un même thème.
34
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

Dans l'épopée de Calypso, le naufrage du radeau conduisait Ulysse


à Ithaque ; dans le poème utilisé, Ulysse parvenait, après le nau-
frage de son navire, directement chez les Phéaciens. En situant,
comme il l'avait fait, l'aventure de Calypso entre le naufrage du
bâtiment et l'arrivée dans l'île des Phéaciens, le rédacteur s'était
exposé à créer les confusions qui gênent, aux yeux des lecteurs
savants de l'époque, la lecture de l'Odyssée.
Parmi les éléments qu'il attribuait à l'état le plus ancien de la
descente aux Enfers, Wilamowitz retenait la colère de Poséidon,
cause des malheurs d'Ulysse. Il en concluait que l'aveuglement
du Cyclope, qui était à l'origine de la malédiction, faisait partie de
la même unité. Il accréditait l'opinion de Kirchhoff, à savoir que le
début des Aventures (chant IX) avait été composé à la première
personne, tandis que l'adaptation des autres récits (chants X et XII)
avait entraîné une transposition au discours direct. Ainsi les rap-
ports évidents qui existent entre la première et la seconde partie des
Aventures et, d'autre part, entre les histoires de Calypso et de Circé
étaient mis sur le compte non d'une volonté d'auteur, mais d'un
travail mécanique d'ajustement. En effet, ils étaient interprétés
comme des emprunts. Dès lors, toute correspondance confrrmait
l'hypothèse d'un amalgame secondaire, où les traces de l'opération
étaient restées visibles.
Wtlamowitz - il était à ses débuts - demeurait fidèle aux prin-
cipes de l'analyse de Kirchhoff, mais il approfondissait le travail
de rédaction dans l'épaisseur de couches historiques successives,
si bien qu'il devenait permis de dater des époques ou de situer des
lieux grâce à des morceaux distincts de poèmes. Le profit était
immense. Après Kirchhoff et Wilamowitz, d'autres reconstructions
de la genèse ont été proposées, mais la séparation en deux cycles
reste un dogme 4 • La lecture enseignée par les philologues devait
donc consister à dénicher les doubles emplois et à discuter des
contradictions pour poser les antériorités.

Analyse de l'analyse

La critique analytique, ou séparatiste, comme diront certains


Français orthodoxes, qui s'est imposée véritablement à partir de tra-
35
LA GRÈCE DE PERSONNE

vaux de Lachmann sur l'Iliade - ses Considérations sur l' « lliade »


d'Homère ont été présentées à l'Académie de Berlin en 1837et
1841 -, se développe durant toute la période d'expansion de la
philologie classique. Sans doute l'expansion est-elle soutenue par
le sentiment d'une concurrence avec d'autres sciences. Répandue
à travers les autres pays par le prestige de la science allemande,
l'analyse n'a été supplantée comme théorie scientifique de la
genèse des poèmes, dans le domaine homérique, que par les tra-
vaux de l'oral poetry. Ce n'est pas que, depuis un siècle, la thèse
de l'unité n'ait été régulièrement défendue dans des mouvements
de protestation ou de reflux. Mais les tours de force de l'analyse
apparaissent comme des exploits et bénéficient du prestige de la
science. Les unitaristes sont réduits à se défendre par des apprécia-
tions d'une esthétique conventionnelle et souvent puérile. Justifiant
le texte au même niveau d'interprétation que leurs adversaires,
ils se privent de la possibilité de contester les principes de la cri-
tique analytique. L'unité ne pouvait se défendre que par une autre
« science ». Et pour l'heure, la science, une et indivisible, était dans
les mains des séparatistes. Les défenseurs étaient souvent des mar-
ginaux, considérés comme des esthètes, ou bien des professeurs de
lycée 5. Les analystes tenaient le haut du pavé universitaire.
L'extrême difficulté de leurs ouvrages a contribué à les séparer
du commun des lecteurs et a joué comme un principe de sélection.
Il est déjà ardu de suivre une argumentation qui s'appuie sur un
découpage du texte. A cela s'ajoutent les sigles désignant les mains,
les allusions, les renvois, les références implicites, tout ce qui
doit témoigner du mépris pour la chose littéraire et publique. Les
théories des prédécesseurs et des collègues en la matière sont sup-
posées connues, invoquées comme une évidence et corrigées sans
répit. La lecture d'un livre produit par l'analyse est l'épreuve d'un
. . ."
1n1t1e.
En se séparant du commun, les analystes abandonnent l'exégèse.
Leurs opérations ne pourraient pas s'appuyer en effet sur un texte
obscur, demandant à être élucidé. L'explication du texte, quelle
qu'elle soit, est rejetée à un ni veau inférieur, laissée aux péda-
gogues. A la différence d'Eschyle, Homère passait pour un auteur
sans apprêt, étant depuis toujours le génie de la naïveté. Il était
plus difficile d'admettre que les difficultés réelles relevaient de
36
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

l'exégèse que de construire sur elles de vastes hypothèses. Mais


surtout il fallait, pour que la philologie pût maintenir son statut,
qu'elle se distinguât d'une activité considérée comme scolaire et
pédestre. L'analyse est une science, qui n'est pas une science du
texte, mais qui se sert du texte pour se constituer en science.
Fondant leur pouvoir sur la place que la société accordait aux
humanités dans la formation des élites, et sur l'importance que
revêtait la préparation des maîtres, les philologues étaient d'autant
plus puissants qu'ils bâtissaient leur prestige scientifique sur une
matière d'enseignement qui n'était pas discutée en raison des
besoins pédagogiques de leur auditoire, ni dans l'intérêt effectif des
connaissances. La science était ailleurs, elle avait d'autres buts.
On en arrive ainsi à la situation paradoxale que les grands maîtres,
conscients de ce dualisme et de l'inutilité pédagogique de l'ana-
lyse, rabaissent la compréhension naïve des classiques qui était
pourtant le préalable de leur puissance académique et formait la
base de leurs travaux. Laissée aux unitaristes et au grand public,
l'admiration caractérise ce qui n'est pas la science.
La méthode scientifique, froide et impitoyable, est le mal néces-
saire de l' « homme moderne ». Mais le sens esthétique reste une
cause première dont il faut se servir habilement, puisqu'il fournit
de quoi entretenir le culte. Une certaine violence, une sécheresse
antirhétorique caractérisent le langage de la meilleure société uni-
versitaire, et surtout en Allemagne, parfois en Angleterre, langage
du concret, de l'efficacité à travers lequel elle croit avoir accès à
la réalité des affaires et de l'action dont l'Université est séparée (en
France, le style est resté plus pompeux et plus creux, moins aristo-
cratique, parce que la différenciation ne s'est pas produite de
la même manière). Masque d'une réalité brutale et destructrice, le
sentiment du beau n'a pour fonction que de compenser un mal
nécessaire et de faire accepter l'inacceptable - pour Homère, la
division et la dépréciation. Le discours, héritier de la rhétorique
humaniste, soigneusement conservé en France, et même l'exal-
tation romantique sont utilisés sporadiquement par une activité qui
les nie. L'académisme est si peu pris au sérieux qu'il ne parvient
pas lui-même à se prendre au jeu, restant presque toujours prudem-
ment allusif, renonçant à se faire valoir et se protégeant par la réfé-
rence à des faits.
37
LA GRÈCE DE PERSONNE

Ainsi la science, qui s'adresse à la raison universelle, occupe-t-elle


la position d'une activité ésotérique, se réservant pour de rares
initiés. Au contraire, le sens, qui se dérobe et ne parle qu'aux inspi-
rés, est du domaine public, si bien que l'exégèse en profondeur qui
eût dépassé la pratique pédagogique et qui poursuit une vie dans
certains cercles est traitée de fantaisie ou d'élucubration théo-
logique.

Les butins de la lecture historique

Parce qu'elle faisait découvrir à travers le texte des civilisations


disparues dans leurs étagements et leurs rapports mutuels, et
qu'elle tentait elle-même de s'appuyer sur un matériel historique,
l'analyse pouvait s'augmenter d'autres sciences. Déjà elle avait
accaparé les méthodes de la critique textuelle en faisant de l'acci-
dent un fait riche en significations historiques. L'accident sert si
bien le dessein de l'analyse que la répétition d'un hasard aussi
heureux pourrait faire douter qu'il se soit produit. La critique se
confond avec la confrontation de documents ; ainsi l'histoire litté-
raire est-elle grossie par des œuvres factices. Cette entreprise
de type historique, productrice de faits qu'elle met en relation avec
d'autres faits extérieurs, fournit la matière d'un très grand nombre
de travaux universitaires, de livres et de controverses intermi-
nables. Il est certain que l'interprétation, vérifiée par le texte, serait
moins riche, moins expansive et finalement moins « rentable».
La division des Aventures est affirmée comme certaine par des
spécialistes de l'analyse, Von der Mühll (1938) et Merkelbach
(1951), comme par les auteurs qui s'intéressent davantage au folk-
lore, Karl Meuli (1931) ou Denys Page (1955) 6 , ou encore par
certains théoriciens ou utilisateurs de l'oral poetry (G .S. Kirk,
1962). En retenant les arguments plus anciens, on fait ressortir
la différence entre le style plus réaliste du premier cycle des Aven-
tures et celui, plus fantastique, du second, où les métamorphoses,
les maléfices, les opérations de magie sont plus nombreux, et
on s'appuie sur la différence dans la localisation, l'Ouest de la
Méditerranée pour la première , partie, l'Est pour la seconde:
« Quand Ulysse a quitté l'île d'Eole, il était à l'extrême Occident

38
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

du monde ; subitement, et sans que les auditeurs en aient été aver-


tis, il est à l'Orient extrême 7 • » Si Ulysse, quittant Troie, passe par
la Thrace des Cicones, s'il est jeté au-delà du cap Malée, au sud du
Péloponnèse, vers l'ouest, les côtes de l'Afrique ou de l'Italie
du Sud où l'on place la demeure des Cyclopes, on ne comprend
pas, s'il doit se retrouver à Ithaque, comment il se fait qu'il soit
transporté chez Circé, dans le pays où se lève le Soleil. Cette
inconséquence ne pouvait être justifiée que par une dépendance,
rattachant la partie orientale des Aventures à une source extérieure.
Cette source fut l'épopée de l'expédition des Argonautes, dont il
11ereste aucune trace dans la littérature et qu'on liait à la période de
la colonisation milésienne sur les bords de la mer Noire (entre 700
et 550 ?) 8 • L'Orient, en effet, était à Jason. L'analyse interne qui,
en creusant le poème, multipliait les auteurs, a donc acheminé les
esprits vers la réalisation d'une carte des sources, où pouvaient se
fixer dans des lieux connus les bonds et les caprices de l'imagi-
nation auxquels d'autres réduisaient Homère. Il était possible en
effet de retracer dans l'une des sources un itinéraire de héros,
même s'il avait été brisé dans l'Odyssée. Les motifs de la légende
des Argonautes que l'on connaissait plus ou moins par des textes
postérieurs offraient l'avantage d'être liés à des noms de personnes
et de lieux. L'histoire de Jason offrait un cadre utile pour réaliser
l'idée d'un genre objectif comme l'épopée. Circé est la sœur
d 'Aiétès, roi de Colchide, du pays, situable sur une carte, qui forme
le but de l'expédition. Elle est magicienne comme Médée, la fille
du roi Aiétès. La colère d 'Hélios se comprenait comme une marque
d'origine, puisque Aiétès est son fils. Les Lestrygons s'identi-
fiaient aux Dolions de Cyzique en Propontide, parce que le nom de
la source Artakiè, où les éclaireurs envoyés par Ulysse rencontrent
la fille du roi (X, 105 sq.), se retrouve à Cyzique, sur le chemin de
la Colchide. Quand la fiction de ce poème fantôme des Argonau-
tiques
, eut été instituée comme source de toutes les Aventures,
d 'Eole 9 à l'île des Vaches du Soleil, d'autres points d'attache
purent être fixés et discutés : que la nef Argo est passée devant les
Sirènes avec Orphée à son bord pour garder les héros, que Phinée,
réunissant Tirésias et Circé dans sa personne, leur indiqua la route
à suivre. On se figurait les éléments imités comme plus riches
et plus vrais : Orphée, triomphant du charme des Sirènes par son
39
LA GRÈCE DE PERSONNE

chant, c'était une représentation plus belle et plus ancienne


qu'Ulysse qui résiste en se faisant attacher à son mât 10; le charme
pouvait avoir été rompu par Orphée, membre de l'expédition, riva-
lisant avec les monstres marins.

L'artifice d'une construction:


l'exemple des Planctes

Les Planctes, au début du chant XII, paraissaient fournir une


preuve de l'emprunt - et de la division du poème, qui servait de
fondement à tout le reste. L'explication donnée de ce texte révèle
bien les moyens par lesquels était fabriqué le matériel de la lecture.
Ulysse se voit proposer deux chemins ; la manière dont ils
sont décrits par Circé « lui dictera la décision dont il est le maître»
(voir v. 57 sq.). Il trouvera, après les Sirènes, des « rochers en sur-
plomb » que les dieux, dans leur langue, appellent « Planctes »
(Errants). D'un côté, parmi ces écueils, une pierre lisse, qu'aucun
oiseau ne dépasse et où disparaît même, à certains intervalles, l'une
des colombes qui portent à Zeus l'ambroisie. Zeus chaque fois
la remplace. Du côté de l'autre pierre, aucun navire n'échappe
au naufrage, qu'il soit englouti par les flots ou par le feu. Seule la
nef Argo a pu traverser en rentrant de Colchide, grâce à Héra qui
protégeait Jason (v. 59-72).
Les deux chemins, qui sont, dans un seul détroit, le passage de
Scylla et celui de Charybde qu'Ulysse doit franchir successivement
et entre lesquels il décidera celui qu'il passera en premier, furent
distribués dans l'espace, comme s'il y avait deux itinéraires éloi-
gnés l'un de l'autre. Sans doute l'idée d'un seul détroit, partagé
en son milieu par une ligne, ne se présentait-elle pas immédiate-
ment à l'esprit. Comme on ne voyait pas que Charybde et Scylla
formaient l'aller et le retour d'une même route, que la pierre lisse
et le gouffre rugueux offraient la dualité à laquelle s'applique le
conseil donné par Circé de préférer Scylla (v. 106-110), sans qu'il
fût possible à quiconque d'hésiter un instant entre la mort et le
moindre mal, on a créé le second terme d'un dilemme héroïque, les
40
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

Planctes, qu'Ulysse devait affronter avec ses vertus viriles. Ne


devait-il pas choisir, comme il convient à un héros? Des routes
très différentes, exigeant chacune des ordres de navigation précis,
remplissaient mieux les conditions d'un choix. Or, non seulement
Circé connaît les deux voies, mais elle sait la route que prendra
Ulysse : « Là, je ne te dirai plus de façon suivie laquelle des deux
routes sera la tienne. A toi de t'y résoudre dans ton cœur, de ton
côté. Moi, je t'en parlerai dans l'un et dans l'autre sens» (v. 56-
58). Ulysse ne choisira pas, il donnera son assentiment, « de son
côté», parce qu'il acceptera l'itinéraire qui lui est prescrit. Le pou-
voir de la divinité reste entier; celui d'Ulysse ne l'est pas moins,
puisqu'il dispose du refus, au prix de sa vie.
Le terme générique « rochers en surplomb » ne recouvrait pas
immédiatement la réalité antithétique de Charybde et de Scylla.
Victor Bérard 11, par exemple, distingue des « pierres » et des
« écueils » en attribuant les deux termes à des lieux différents,
opposant aux Pierres du Pinacle, entre Lipari et l'île de Vulcano,
les deux « écueils » du détroit de Messine :
Pour le caboteur qui, du Monte Circeo, des côtes du Latium, veut
rentrer dans quelque port des mers méridionales, deux routes
s'offrent en effet, l'une par l'est, l'autre par l'ouest de la Sicile,
l'une par Messine, l'autre par Trapani. Celle de l'est passe à Cha-
rybde ; sur l'autre, est une « porte » où les marins d'aujourd'hui
nous décrivent encore, en leurs Instructions nautiques (n° 731,
p. 132), « deux rochers remarquables: le plus au nord, la Pietra
Lunga, haut de 47 mètres, est un amas volcanique, présentant à sa
base une ouverture qui permet aux embarcations de passer à tra-
vers; l'autre rocher, la Pietra Mena/ta, est beaucoup plus basse
et généralement couverte de mouettes d'une grande espèce esti-
mée par les habitants». Ces pierres sont dans le détroit entre
Lipari et l'île du feu, Vulcano 12•

Les deux rochers portent d'abord un nom dans la langue des


dieux. La question se pose de savoir quel est le terme qui lui cor-
respond chez les hommes. Pour la plante que les dieux appellent
môlu, dans l'épisode de Circé, les hommes n'ont pas de nom parce
qu'ils ne la connaissent pas. Mais les Planctes sont une traduction
de Charybde et de Scylla 13• Or, la différence de désignation offrait
la possibilité de fixer deux réalités géographiques distinctes 14•
41
LA GRÈCE DE PERSONNE

Comme Homère rappelle ici que la nef Argo a réussi à traverser le


passage des Planctes, il y avait là, semble-t-il, une allusion avouée
à une autre expédition, à un autre itinéraire, aux étapes distinctes.
Dans Pindare (Pythiques, IV, 207-211), le passage de la nef avait
eu pour résultat de fixer les roches, roches d'abord errantes (ou
« planctes ») qui, en s'entrechoquant, écrasaient jusque-là les équi-
pages. C'est la raison pour laquelle on pensa qu'Homère avait dû
inventer un autre passage dangereux, à savoir Charybde et Scylla
(« porte de l'au-delà, empruntée à un autre conte de navigateur»,
selon Meuli) 15• Il semble que l'on n'ait jamais admis que Jason
avait pu passer devant Charybde avant Ulysse.
Le fait d'avoir isolé les Planctes entraînait pourtant des diffi-
cultés parfois insurmontables de compréhension, et la persistance
de l'erreur montre bien la force de l'idée préconçue. Elle répandit à
travers les générations d'enseignants des traductions approxima-
tives (surtout aux vers 59, 62, 66 et 73). Si les deux routes, celle
des oiseaux d'un côté et celle de la nef Argo de l'autre, font partie
d'un itinéraire distinct, celui des Planctes, la pierre lisse ne désigne
donc pas Scylla et le bouillonnement de vapeur n'est pas Cha-
rybde ; il faut qu'après les Planctes Homère parle encore de cette
autre voie. Ces pierres «errantes», dit en effet le texte, ce sont
« deux écueils». On ne comprend pas non plus que, dans la suite
du récit, quand Ulysse, sur son navire, se conformant aux prescrip-
tions de Circé, poursuit sa route, il ne soit plus question des
Planctes, même pour les éviter - et l'omission est mise sur le
compte de la maladresse du poète. D'autres contradictions sont
résolues par les moyens habituels de la correction ou d'une tra-
duction habile. Les Planctes sont rappelées à la fin de l'épisode
(v. 260 sq.): « quand nous eûmes échappé, dit Ulysse, aux Pierres»,
à savoir« à Charybde et Scylla». Le mot« Pierres» est remplacé
par le mot « écueils 16 », ou bien, plus couramment, on construit la
figure d'une accumulation qui fait qu'Ulysse fuit et les Pierres (les
Planctes) et Charybde et Scylla. A la fin du poème, dans la récapi-
tulation des Aventures, il est dit qu'Ulysse est passé par les Planctes,
par Charybde et par Scylla. Le passage est considéré comme inter-
polé; le vers est jugé d'une expression lâche (évoquant les Planctes
et Charybde et Scylla) ou bien, si les mots gardent leur sens, le
glossateur s'est trompé.
42
ULYSSECHEZLESPHILOLOGUES

Dès I' Antiquité [écrit Bérard], dès le temps d'Aristote, semble-t-il,


faute d'expliquer soigneusement tous les mots du texte homé-
rique, on ne savait pas où chercher ces Pierres Planktes, aux-
quelles je donne le nom français que porte dans les îles Anglo-
N ormandes une pierre de même aspect [Pierres du Pinacle].
Nous avons dans notre Odyssée même un étrange contresens à
leur sujet: c'est dans les vers 309-344 interpolés au chant XXIII
et que certains Alexandrins lisaient déjà en leurs éditions, mais
que certains condamnaient. Au vers 327, il est dit qu'Ulysse est
allé aux Pierres Planktes, comme à Charybde et à Skylla. On en
était arrivé à confondre ces deux dernières et celles-là 17•

On ne revenait pas sur ce qu'on considérait comme un acquis.


L'aventure des Planctes montre qu'on peut donner une existence
et un lieu à un nom, privé de ses référents et de ses attaches. Cette
existence a beau être jugée inutile, elle est tout de même retenue :

A cet endroit, le poète nomme la nef Argo et, ce faisant, il cite sa


source. Il est vrai qu'après le passage de la nef la terreur qu'inspi-
rait la porte était tombée et il semble que le poète en ait été
conscient, encore que Circé en parle comme si les Planctes repré-
sentaient un grand péril. Il laisse Circé décrire les Planctes, mais,
dans la suite, il n'en fait aucun usage, créant pour Ulysse un nou-
vel obstacle, Charybde et Scylla. Logiquement, il aurait pu laisser
tomber les Symplégades-Planctes, mais il semble qu'il ait voulu
au moins mentionner cette aventure célèbre des Argonautiques 18•

On se représentait ainsi le travail de l'artiste.


Le détail, dont l'intérêt n'est perçu que par les philologues, les
gens du métier, entre dans la construction montée par les filiations
et les dépendances ; là, ces Planctes n'ont plus que leur fonction
philologique, n'étant plus signe comme lorsque, dans le texte, elles
entretenaient des relations avec les autres parties du récit. L'exemple
montre que le gigantesque travail de deux siècles de philologie
n'a souvent guère fait mieux connaître le texte d'Homère. Depuis
l' Antiquité, les Planctes errent. La faute est plus ancienne que
l'analyse. Or, cela même que le lecteur isolé pouvait comprendre,
la science homérique le lui enlève pour lui faire subir une transfor-
mation savante. Le texte était difficile, mais les problèmes effacés
ne pouvaient recevoir de solution. De ce vide de l'interprétation
43
LA GRÈCE DE PERSONNE

ont surgi à la fois les constructions qui tendaient à le valoriser par


des moyens extérieurs et les erreurs qui l'ont recouvert et déformé.
Malgré les divergences d'école, c'est bien solidement qu'est
implantée aujourd'hui dans le texte d'Homère cette autre route,
absurde comme un moignon, vestige d'une épopée perdue, ou
comme le fait contingent; et ce qui a disparu, c'est le transfert
remarquable de l'action dans une autre action.
Comme la représentation d'une autre passe à travers des roches
flottantes ne permettait plus d'être sensible à l'antithèse du texte,
opposant la voie céleste, avec les colombes de Zeus, à l'aller, et la
voie terrestre, avec l'équipage de la nef Argo, au retour, de même,
lorsque Charybde et Scylla sont assimilés à une porte qu'Homère
aurait inventée pour refaire des Planctes avec deux monstres
marins primitivement distincts, c'est toute la relation entre un
monde qui s'élève et un gouffre qui s'enfonce qui est effacée. Il y
a une correspondance entre le tribut payé par les oiseaux et le tribut
payé par Ulysse, entre le retour de la nef et le retour solitaire
du héros de l'Odyssée; dans les Planctes mêmes, il y a un côté de
Zeus et un côté d'Héra, et la relation de ces motifs conduit à trou-
ver les premiers termes d'une signification. Donner les Planctes à
la légende de Jason est sans doute la manière la plus économique
d'aplanir la difficulté. La restitution qu'implique par exemple
le remplacement des oiseaux nourriciers de Zeus n'a plus de sens si
l'on confond les deux voies pour faire de l'écrasement du dernier
pigeon, observé par Jason, un signal que le passage est libre.
Homère dit que le remplacement se fait sans cesse. Il fallait donc
admettre qu'il rapportait mal la légende qu'il était censé redire 19•
.,.

La réaction à l'analyse

Le sens de l'unité

L'analyse a pris son essor et s'est faite science en Allemagne.


Les conditions universitaires favorables qui avaient produit des tra-
vaux beaucoup moins contestables, dans le domaine de la critique
44
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

verbale et de la différenciation des sources par exemple, avaient per-


mis qu'elle se constituât, avec ses trouvailles et son aveuglement.
Son importation dans d'autres pays, en France en particulier 20 ,
révèle, par l'accueil qui lui est fait, l'existence de courants distincts,
mais dont les réactions traduisent toutes la difficulté qu'éprouve
un système pédagogique à intégrer une méthode élaborée dans
des conditions qui ne sont pas les siennes. La France, en effet, ne
disposait pas de l'institution et des outils qui lui eussent permis
de construire l'appareil raffiné de l'analyse.
En 1917, Victor Bérard, déplorant en pleine guerre le défaut
d'organisation de la science française et les victoires qu'elle lais-
sait échapper, écrivait :
Au temps de Louis XIV, d'autres habitudes que celles des Scaliger,
Casaubon et Turnèbe et d'autres modes prévalurent: l'exemple ou
l'influence des Jésuites eurent des conséquences profondes sur
notre éducation nationale et de lointaines répercussions sur notre
production intellectuelle. Les Jésuites se souciaient avant tout de
belles-lettres, de beaux discours, de jolis vers, ils ne voyaient guère
dans l 'Antiquité que la plus commode des matières à mettre soit en
vers latins soit en « oraisons » et tragédies françaises. De Louis XIV
à Napoléon m, de la révocation à la guerre de 1870, la France laissa
à quelques «bénédictins», à des «spécialistes», à des « rats de
bibliothèque » dont elle se moquait volontiers, le service de l 'éru-
dition [ ... ]. Sur chaque Villoison qu'elle produisait, l'Allemagne
détachait aussitôt quelque Wolf, qui, muni de tous les secours d'une
science organisée, fabriquait le produit « marchand » [ ... ] 21•

L'Université française n'avait pas le pouvoir qui, s'il n'était pas,


en Allemagne, fondé à l'origine sur la science, avait cependant créé
les conditions de son développement. Bérard ne voyait pas que cette
faiblesse était liée à un état d'esprit qu'il illustrait à merveille et qui
n'a pas cessé de peser sur l'Université sous l'influence de ses pairs.
La situation matérielle était plus défavorable encore après 1918 22 •
L'opposition entre la finalité pédagogique et la pratique scienti-
fique n'a pas pu se déclarer en France, où la science, dans le
domaine des lettres, n'était représentée que par des individus iso-
lés, qui ne devaient qu'à leurs qualités littéraires leur prestige et la
possibilité de s'adonner à leurs travaux. L'un des deux termes exis-
tant seul, à savoir l'entraînement et les exercices qui étaient censés
45
LA GRÈCE DE PERSONNE

former les qualités littéraires, le conflit résulta des changements


que l'introduction des modes de travail mis au point par deux géné-
rations en Allemagne imposait à un système qui n'était pas capable
de les intégrer sans se renier. Les réactions ne sont pas dirigées
seulement contre l'analyse en tant que telle, avec ses excès et ses
défauts, mais contre ce qu'elle implique 23 •
Science historique qui décomposait les textes les plus sacrés, la
Bible ou Homère, pour construire des périodes d'histoire à partir
d'un document littéraire, l'analyse triomphait en Allemagne de ses
contradicteurs par la force de l'appareil et la masse des productions
plus que par la discussion. Mais les objections qu'on lui fit en
France exprimaient en fait, à travers ce cas symbolique, la diffi-
culté d'adapter à l'enseignement traditionnel des disciplines beau-
coup moins contestées, telles que la grammaire historique, la gram-
maire comparée ou la critique des textes 24 • Dans les propos ou les
discours, « allemand » ou « germanique » signifient souvent science,
en bonne ou en mauvaise part, et de même l'analyse, la science
allemande en général.
L'unitarisme était la position naturelle d'un enseignement fondé
sur l'autorité du texte (et non de celui qui l'explique). Il est affmné
contre l'analyse, pour montrer qu'Homère peut être lu sans la
« science ». Ce n'est pas qu'on ait cherché, en posant le texte tel
qu'il est, à le fonder en profondeur. Une première défense consistait
à recourir à la tradition et aux habitudes de l'explication scolaire.
Ensuite, d'autres s'appliquèrent à démontrer que l'analyse pouvait
être traitée comme une hérésie.
Il est vrai que celle-ci emprunte abusivement le discours vigou-
reux des sciences naturelles, mais la résistance des défenseurs de
l'usage rhétorique des textes découvre ses motifs: invoquant les
droits de l'imagination et du sentiment, elle récuse toute critique,
qu'elle soit esthétique ou historique.

Lefaux dépassement

Vingt ans après la guerre de 70, l'assimilation avait déjà été


assez loin, formellement du moins, pour se prêter au dépassement.
L'aventure sans incident de Victor Bérard sur nos mers latines, pré-
46
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

parée depuis longtemps par les relations de voyageurs, était moins


aventureuse, en dépit des apparences, que l'entreprise d'un profes-
seur et d'un académicien comme Alfred Croiset 25.
L'œuvre homérique de Bérard, la plus étendue qui ait été écrite
en France, résulte d'un refus, c'est-à-dire de la recherche d'un
dépassement. Tout en découle chez lui, et en particulier le moder-
nisme qui montre un attachement plus profond à la tradition
culturelle que l'académisme même de Croiset. Il n'accepte pas les
termes de l'analyse. S'il se complaît à renvoyer les adversaires
dos à dos, comme si l'option en philologie était affaire de mode, ce
n'est pas qu'il ait dépassé leurs prémisses et discuté les objections,
mais comme les uni taris tes appellent interpolation ce qui n'entre
pas dans l'unité, Bérard pose un état primitif si profondément
altéré par la tradition la plus ancienne qu'il a la main libre pour
séparer sans même reconstituer. La prudence l'empêche d'entrer
dans le dédale des constructions philologiques ; à défaut d'analyser
la science, il la pratique avec une certaine rigueur en moins 26 •
Au lieu d 'historiser le texte, en dérivant de ses stratifications une
préhistoire, Bérard part d'un fait d'histoire extralittéraire, les routes
maritimes des Phéniciens, pour y rattacher le texte. Il déploie, ce
faisant, toutes les séductions d'une archéologie facile, dans la
tradition des nobles voyageurs d'antan, promenant son lecteur dans
une Méditerranée familière et dominée où l'on ne sait ce qui est
plus touchant, l'archaïsme des survivances dans des pays pauvres,
ou les sentiments qu'excitent l'identification et l'occupation des
lieux 27 • Le site, la photographie, guident la lecture et ont raison
d'elle :
Au total, cette description odysséenne de l'entrée du détroit ne
présente que trois ou quatre inexactitudes. L'une assez grave, les
deux ou trois autres légères, et toutes de même source que les
erreurs ou inventions que nous avons déjà rencontrées dans les
autres paysages des Récits 28•

Ainsi, Bérard est d'autant plus prisonnier de l'image tradition-


nelle du poète et de la poésie qu'il fait de la littérature, et ne se sert
de l'érudition que pour compenser une frivolité affichée. Encore
cette érudition est-elle aménagée, aérée, rendue vivante d'une
manière forcée, qui montre que l'auteur sait la manier tout comme
47
LA GRÈCE DE PERSONNE

un autre, sans y être soumis comme les autres. Son Homère est
adapté au goût d'un public qu'il veut charmer et surprendre, lui
apprenant que l'épopée est un drame, une mise en scène et en
paroles, le poète surtout un marin, son information phénicienne,
etc. L'Odyssée porte témoignage d'une civilisation raffinée toute
proche de nous, presque chrétienne et française (Athéna Polias,
par exemple, est travestie en Notre-Dame-de-la-Ville 29 ; etc.). La
facilité, d'ailleurs, est érigée en dogme. Homère est limpide comme
un conte de Voltaire, du moins quand il n'a pas été brutalisé par un
interpolateur. La mise au goût du jour trahit l'absence de hardiesse
que l'assimilation universitaire manifestait autrement, en éternisant
dans une prose académique l'actualité scientifique.

La lecture géographique

Le manque d'intérêt pour le texte a comme compensation la


richesse de la production d'ouvrages savants. Comme l'analyse
appelle d'autres analyses, la reconstitution de périples à l'aide des
éléments du poème, indéfiniment corrigée, offre à la discussion
une matière plus fluide et plus maniable que le texte, et élargit
le domaine de la philologie du côté des sciences historiques et géo-
graphiques.
Les Aventures se déroulent entre quelques repères, précis et
rares. L'espace, comme les personnes 3°, est posé avec les moyens
les plus réduits de la vision intellectuelle, plus réel qu'en nature,
d'une manière exacte, schématique et élémentaire. En quittant
Troie, Ulysse se rend chez les Cicones de Thrace, et, comme
ensuite il est porté au-delà du cap Malée, en Grèce, vers le sud, les
géographes se disent qu'il est amené en Afrique, et c'est là qu'ils
placent les Lotophages. Autre chose: l'île de Circé est à l'extrême
est. Il y aurait encore quelques rares indications, sur le pays des
Lestrygons, sur l'entrée des Enfers. Mais, en dehors de ces points,
le lecteur n'a, pour s'orienter, que la direction des vents poussant le
navire et la durée du trajet entre les étapes, et souvent ces indica-
tions mêmes sont omises, à dessein. Ce manque a favorisé des ten-
tatives innombrables pour fixer les lieux et donner aux Aventures
un support tangible dans le temps et l'espace. Sans doute, de tout
48
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

temps, les lecteurs n'ont pas manqué qui se sont récriés sur le
merveilleux des Aventures ou ont insisté sur les limites de la possi-
bilité d'une localisation. Mais, en l'absence d'une théorie du récit,
ce mode de lecture était plus frivole, et l'analyse plus précise, lors-
qu'elle dégageait les couches de la composition. L'effort d'assi-
gner des lieux aux Aventures devait à son tour, mais à moindres
frais, apparaître comme vraiment scientifique.
Le merveilleux, séparé, appartiendrait au conte qui entre dans le
genre du folklore universel, mais l'utilisation qu'en fait le poète est
réaliste. On peut alors reconnaître dans Charybde et Scylla le motif
de la Porte de l'au-delà sans en tirer parti pour l'interprétation, et
,, .
ecnre:

La passe est à l'origine l'une de ces portes merveilleuses du


mythe [ ... ], mais cette signification, le poète ne la connaît plus, si
bien qu'il s'agit de savoir où le poète veut qu'elle soit en réalité 31•

Dépouillé de sa finalité propre, le récit est récupérable cependant


pour servir une géographie établie à travers lui. On abstrait du
mythe des indications concrètes, la configuration d'un promontoire
ou d'un port, un nom de lieu avec ses fixations ultérieures; elles
sont rattachées à l'intention du poète, le reste est hérité. Allant plus
loin, Victor Bérard considère que le conte tout entier transpose des
détails de la réalité géographique, si bien que l'interprétation a
pour rôle d'éliminer le mythe et d'en traduire les éléments en
termes descriptifs. Les difficultés sont considérées comme des
imprécisions, et mises sur le compte du manque d'informations
d'Homère.
D'autres, comme Wilamowitz, trouvaient dans la description des
traces d'une localisation primitive, antérieure à celle qu'avait pré-
férée l'aède, liée, non plus au récit, mais à une fixation littéraire.
Ainsi Thrinakiè, l'île des Vaches du Soleil, aurait eu pour base le
Péloponnèse, et Charybde et Scylla désigneraient le détroit entre
Cythère et le cap Malée. A partir de là, de cette localisation origi-
nelle susceptible d'accueillir la source du poème oriental, la sépa-
ration de la Cyclopie occidentale étant faite, les lieux se laissaient
grouper, dans le jeu des réutilisations, entre l'Est ou l'Ouest, de
manière à se ranger dans trois phases de l'histoire archaïque : la
49
LA GRÈCE DE PERSONNE
,
concentration dans la mer Egée (les sources du poème oriental),
l'expansion sur les bords de la mer Noire (le poème lui-même) et la
colonisation de l'Ouest (la Cyclopie dans le chant IX).
En France, Victor Bérard, ne croyant ni à l'analyse ni à la théorie
de l'unité du poème, qui « veut rendre [ ... ] au Poète tous ses
droits 32 », ne cherchait pas dans une stratification littéraire le reflet
d'une époque ( « Les Français ne se mettent au goût du jour
qu'avec leur prudence et leur réserve accoutumée 33 ») ; mais il pra-
tiquait, avec une résolution qui compensait largement cette réserve,
l'identification des lieux du poème. Ses douze livres conduisent le
lecteur à travers la Méditerranée, comme un Baedeker ou un Guide
Bleu des routes maritimes, dépeignant avec un luxe de détails des
paysages italiens, pleins de charme et de couleur, qui plaquent sur
l'Odyssée une topographie dénuée de tout support textuel, tandis
que son édition sert de prétexte à une promenade archéologique.
Les colons grecs d'Italie s'étaient déjà approprié les noms odys-
séens, pour leurs caps et leur îles. Homère, c'est-à-dire les Poésies
homériques (parmi lesquelles se trouvent les Récits d' Alcinoos,
divisibles sans être « analysables » ), est assez ancien aux yeux de
Bérard pour que les anomalies soient éliminées comme des vers
bâtards, des insertions ou des interpolations, dues à la longue
histoire du poème, et il doit être en même temps assez clair pour
qu'aucune recherche sémantique, aucune complication de pensée
ne puisse lui être prêtée :

La netteté homérique a pour ennemis la circonlocution, la « pro-


fondeur », la diffusion, l'abstraction et surtout l'amphibologie;
elle ne saurait s'accommoder de la moindre contradiction, appa-
rente ou réelle, dans les termes ou dans les conceptions ni de l'in-
vraisemblance sous toutes ses formes [ ... ], dont l' invraisem-
blance dans les données et les convenances du sujet. La netteté
est poussée à ce point que ni les mots, ni les phrases, ni le fond, ni
la forme, ne devaient, au gré des Anciens, soulever la moindre
difficulté, « aporie », devant l'esprit le plus pointilleux 34•

Aucune réflexion ne se glisse entre l'objet et le trait qui le décrit


exactement. Fidélité d'autant plus serve que le poète ne décrit pas
les paysages qu'il a vus (ce qui d'ailleurs, et contradictoirement,
n'a pas fait douter de la qualité de son témoignage). L'auteur des
50
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

Récits d 'Alcinoos adapte une relation de voyage dans la mer du


Couchant ou des Instructions nautiques, et même peut-être des
légendes phéniciennes. Le monde est partagé en un côté civilisé,
l'Est familier, et en un côté barbare, l'Ouest:
C'est de là que vient l'importance d'lthaque à la frontière des
deux mondes dans le monde d'alors et la renommée, dans la
légende achéenne, de cette pauvre roche dont le nom même ne
figure plus dans l'histoire classique 35•

Le fantastique ou le mythique reviennent à la barbarie. Dès lors,


Bérard n'éprouve aucun mal à situer en Occident jusqu'à la maison
de l 'Aurore ou la demeure de Circé, ayant distingué un pays
barbare, ses sites et ses contours, orientalisés par les voyageurs
phéniciens, et un arrangement, une diction grecs : « Ce poème est
l'œuvre d'un Hellène; le modèle porte la marque de l'ouvrier
sémitique 36 • » L'Orient ne lui répugne pas. Cette concrétisation
systématique ne repose sur aucune source, aucune description,
aucune fouille qui puisse lui être rapportée. Les descriptions sont
applicables à tous lieux, si c'est le paysage qu'on y cherche.
Albert Thibaudet l'appela le géographe-poète.
Ce que l'imagination géographique d'Homère avait fait pour le
périple phénicien, l'imagination géographique de Bérard, guidée
par le sens des sites et la science des doublets (gréco-sémitiques),
allait le faire pour l'Odyssée, mais en sens inverse, c'est-à-dire en
retrouvant dans le poème le périple phénicien, puis en associant le
périple et l'odyssée en une Méditerranée éternelle : après la Médi-
terranée antique, la vénitienne, la grecque ou l'anglaise, celle dont
1'Odyssée reste le poème inchangé, mais par la permanence de
son cadre marin, la transparence et la sûreté de sa géographie~.

La géographie homérique se reconstruit suivant deux tendances :


l'une, décrivant avec complaisance les sites et les routes, reste plu- \.
tôt enfermée dans la Méditerranée, dans le monde romain. D'après
Bérard, Ulysse va de Thrace (Cicones) en Tunisie (Lotophages),
pour., rejoindre le Cyclope en Campanie, et passer, après les îles
d 'Eole dans la mer Tyrrhénienne, le cap Bonifacio en Corse (Les-
trygons ), puis être porté vers le Monte Circeo, avant de se retrou-
ver dans le détroit de Messine (Charybde et Scylla), en Sicile (l'île
51
LA GRÈCE DE PERSONNE

des Vaches), dans le détroit de Gilbraltar (Calypso) et rentrer à


Ithaque par Corfou (les Phéaciens) 38• Le périple est, dans les livres
scolaires, illustré par des photographies 39 • Dans un circuit modifié
par Roger Dion 40 , Circé est délogée du promontoire de Campanie
pour être placée, preuves nombreuses à l'appui, à Malaga, dont le
site est censé correspondre à la description de l'île dans l'Odyssée;
Ulysse peut alors rejoindre le royaume des morts au bout d'une
journée de navigation (125 km), sur l'autre rive de l'Okéanos, iden-
tifié au courant des eaux qui se déversent de l'Atlantique dans la
Méditerranée 41• D'autres, comme Louis Moulinier 42 , préfèrent à
Corfou, pour les Phéaciens, la Cyrénaïque. Pour rendre compte de
la topographie orientale de l'épisode de Circé, l'irréel reçoit une
place sur la carte, qui inclut, dans une interruption provisoire, tout
ce qui n'est pas localisable dans la Méditerranée, le voyage chez
Circé et ce qui s'y rattache. Cette concession tend uniquement à
faire une part à la maison de l 'Aurore négligée par Bérard. La réfé-
rence au réel est maintenue comme un credo :

[ ... ] le poète fait que se ressemblent, autant que possible, les pays
légendaires [ ... ] et les pays réels, pour nous comme pour lui, que
fréquentaient les navigateurs 43 .

Le poète des Récits d'Ulysse s'est assigné pour règle de ne point


décrire d'autre navigation que celle qu'accomplissent des navires
réels sur des mers réelles 44 •

[ ... ] la raison d'être des grands parcours odysséens à travers la


Méditerranée occidentale nous échappera aussi longtemps qu'on
persistera à faire habiter la Circé homérique sur le promontoire
italien dont elle porte le nom au lieu de lui faire habiter Malaga.
Poser la question [ ... ], c'est engager une recherche qui nous livre
bientôt l'une des clés des « Récits d'Ulysse » et leur donne la
valeur d'un document historique d'importance exceptionnelle. Ce
poème apparaît alors comme le seul texte à travers lequel nous
puissions saisir la trace d'une colonisation ou tout au moins d'une
présence hellénique sur les confins ibéro-africains dès l'époque
où furent fondées, sur des rivages moins éloignés, les grandes
colonies grecques de l'Italie méridionale et de la Sicile [... ]. Ne
refusons pas au premier en date de ces narrateurs hellènes la
qualité d'historien 45 •

52
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

Bérard avait bien donné la règle : « la vraisemblance ne perd


jamais ses droits en un récit odysséen ».
La figure de style, allégorie (à quoi Dion réduit la maison de
l 'Aurore 46 ) ou symbole, appliquée à ces récits, sert uniquement
à leur conserver une portée réaliste. Le langage de l'allégorie ou
du symbole n'est en effet utilisé que dans des cas désespérés :

[ ... ]il nous arrive de ne pas reconnaître à travers l'être surnaturel


le fait géographique. Nous parlons alors de symbolisme [ ... ].
Mais, dira-t-on, c'est que le poète est un primitif. Reconnaissons-
le encore; seulement, quand il s'agit d'un auteur ailleurs aussi
soucieux de la vérité géographique banale [ ... ],disons plutôt que
c'est sa manière d'exprimer de plus fortes réalités entrevues à tra-
vers des apparences sensibles. N'est-ce pas là comme un suprême
réalisme 47 ?

Et si les Planctes et, avec elles, toute la Geste des Argonautes


sont déplacées du Bosphore , vers l'ouest, c'est que « lorsque les
cités ioniennes de la mer Egée, animatrices des entreprises colo-
niales visant les objectifs les plus lointains [ ... ], tournèrent vers
l'Occident des ambitions qu'elles avaient d'abord dirigées vers
l'Orient, leurs marins voulurent que Jason les accompagnât aussi
sur les mers occidentales 48 ». Il est bien dit, au sujet de la transfor-
mation de la légende dans Apollonios de Rhodes, que « la mys-
tique patriotique a plus d'une fois tracé au héros de la mythologie
des programmes physiquement inexécutables 49 ».
La tendance réaliste et fixatrice n'est pas représentée avec la
même vivacité et la même exclusivité dans les autres pays, du
moins chez des universitaires d'un rang égal 50 • Une autre tendance,
plus imprégnée par l'analyse 51, moins attachée à la Méditerranée, y
maintient la distinction entre l'Est et l'Ouest, et par là même une
certaine confusion entre la précision historique et le mythe. Elle
n'a, pas de mal à assigner un lieu aux Lotophages, aux Cyclopes et
à Eole à l'Ouest, ni à situer ensuite certains lieux comme Cyzique
à l'Est, mais n'ayant pas affaire à l'univers clos de la Méditerranée,
elle ne s'interdit pas d'ouvrir les rives de la mer Noire sur les
confms mythiques du monde, en invoquant l'ignorance des âges
antiques 52• Cette géographie, moins orientée par les circuits touris-
tiques en mer Méditerranée, est issue de certaines indications,
53
LA GRÈCE DE PERSONNE

sinon de l'explication d'un ensemble de données. Elles sont sou-


vent intégrées dans le système des sources.
La fragilité et l'inconsistance des recherches géographiques ont
été souvent montrées. La production n'en a pas été interrompue
pour autant. La fécondité de ces travaux était à elle seule une raison
suffisante pour les continuer. Il est inutile de dénoncer les contenus
de l'erreur, que Circé demeure à Malaga ou en Campanie, ni même
de critiquer la légitimité de ces investigations, si l'erreur n'est pas
promue en sujet d'étude pour qu'on en découvre les intérêts pro-
fonds et que l'on comprenne que le non-sens n'a pas empêché l'en-
treprise d'avoir un sens.
Si la lecture ne tire aucun profit de l'opposition des méthodes,
de l'analyse «germanique» à la promenade archéologique, c'est
que ces travaux, malgré leur diversité, productrice d'ouvrages,
reposent sur un consensus 53 dans la manière de considérer, ou ne
pas considérer, le texte et sa signification. Sur la portée et la valeur
documentaire de l'Odyssée, Bérard et Wilamowitz ne sont pas
en désaccord. Le poème sert de support à ces constructions pseudo-
historiques dans l'exacte mesure où il est considéré comme un
contenu clair, comme un objet, coupé du sujet qui l'a produit et
coupé de son lecteur. Le texte est examiné pour les faits ou ce que
l'on transforme en faits: les colombes disent le voyage de Jason.
Sans doute, pour les philologues, la création de l 'œuvre a-t-elle
toujours pour modèle une forme de travail philologique, la colla-
tion des lectures ou des sources, qui, appliquée à l' œuvre, est
érigée en règle de production.
Il s'agissait d'accrocher les faits tirés du texte à des événements,
de manière à conférer à ces derniers une dimension historique.
Mais en important du dehors, à partir d'informations fortuites et
changeantes, un principe d'explication, ces historiens se sont pri-
vés de la possibilité d'avoir accès à une perspective historique,
omettant de s'interroger sur les conditions dans lesquelles le texte
était exploité par eux. Utilisant Homère à des fins propres, et
faisant du sens une chose connue d'avance, ils n'étaient pas en
mesure de s'armer d'une théorie du texte, ni de s'assurer des condi-
tions de la compréhension à partir des difficultés mêmes de la
lecture. La localisation historique de l 'œuvre n'a d'autre voie que
de passer par la subjectivité de l'auteur et, pour cela, de valoriser
54
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

les anomalies, comme autant de moyens de discerner la particula-


rité d'un regard. L'idée que l'on se fait du récit comme de la repro-
duction d'une histoire toute faite, transmissible et traduisible, ou
comme servant à décrire une chose extérieure, empêche de voir
que la narration comprend des signes qui la rendent énigmatique
et, en un sens, se détachent d'elle. Les Aventures d'Ulysse, comme
d'autres textes archaïques, ont une profondeur qu'atteste une tradi-
tion d'exégèse. Leur ésotérisme, le fait que l'histoire ne puisse être
lue sans que le sens qui lui est donné occupe la réflexion excluent
tout arbitraire dans l'interprétation des signes. Les éléments de la
narration entretiennent avec les éléments interprétatifs inclus en
elle une relation rigoureusement déterminée, si bien que la signi-
fication ne reste ouverte qu'aussi longtemps que l'ensemble des
relations, dans tous les épisodes, n'a pas été élucidé.
L'existence d'un réseau exégétique, dont les itérations, par
exemple, font partie, a permis à une critique aveugle de percevoir
comme des anomalies des signes incompréhensibles au plan de la
narration. Indirectement, la possibilité de l'analyse atteste l 'exis-
tence d'un accompagnement exégétique, qui double le texte d'une
forme d'allégorie qui ne dit pas l'un pour l'autre, mais qui dit
autrement. L'acceptation du principe conduirait à la définition
d'une pratique qui, distinguant prudemment entre la matière et son
usage, révélé par le texte, réserverait la particularité de l'utilisation.
Il faut se persuader que le texte trompe l'attente qu'encourage la
narration naïve. L'erreur consiste à fournir le sens que le texte
dévie. Le projet n'est pas lié à la tradition par une dépendance,
mais par le fait qu'il oblige à poser un état qui est différent de celui
qu'il décrit. L'objet de l'attente ne peut donc pas être celui des cri-
tiques modernes, qui réduisent le récit à une forme primitive,
quand même ils le déclarent plein d'urbanité et de style : il faut
reconstituer l'attente faite de la déception de l'attente première.
C'est à la fois accepter les difficultés perçues, et apprendre à voir
les problèmes cachés.
L'intégration d'une légende, celle des Argonautes par exemple,
se présente donc comme un fait intellectuel, comme un élément du
langage. Si les Planctes passées par la nef Argo sont Charybde et
Scylla, la question qui se pose à l'interprète est de savoir pourquoi
et selon quelle intention le passage solitaire d'Ulysse accroché à
55
LA GRÈCE DE PERSONNE

l'épave est assimilé à celui des héros de la Grèce entière. Le pro-


blème de l'unité du poème ne peut se poser que dans ces tennes;
l'unité procède de la relation nécessaire entre les épisodes isolés,
elle s'impose comme l'aboutissement des interprétations successi-
vement proposées par le texte.

Le newlook de l'analyse

. Les recherches commencées par Milman Parry et Albert Lord,


: et qui sont appelées, du nom de leur objet, oral poetry, n'ont rien
, apporté au sujet de la composition du poème que l'analyse n'eût
1 déjà. Et pourtant elles envisagent d'une manière nouvelle et sûre-

ment plus juste qu'on ne l'avait fait, non pas la genèse du poème
d'Homère, qu'elles ne touchent pas, tout en croyant le faire, mais
celle de la composition monumentale, favorisée, bien avant lui, par
la pratique de la poésie orale.
i La démonstration a été faite de l'importance des schémas ryth-
\ miques et des modèles de formules ou d'actions (formulaic pat-
' terns). Albin Lesky, l'auteur du nouvel article « Homeros » de la
grande encyclopédie des sciences de l 'Antiquité (RE), écrit en 1968 :

La percée qu'a faite entre les deux guerres la certitude que l'es-
sence et, pour une grande partie, également le devenir de la poé-
sie homérique doivent être compris à partir de certains traits
caractéristiques de sa langue et de sa métrique est un événement
dont l'importance, pour les recherches homériques, peut être
comparée à l'impulsion initiale donnée à l'analyse par Friedrich
August Wolf.

Pourtant l'idée est plus ancienne que l'analyse 54, qui lui a servi de
relais. Pour Friedrich Schlegel, Homère n'était qu'un nom, celui de
la poésie épique (Histoire de la Poésie épique chez les Grecs,
1798) 55• La pluralité des auteurs, soutenue par Kirchhoff, revient à
présenter d'une manière plus plausible, avant que des enquêtes
n'aient pu être menées sur le terrain, la théorie de la voix collective.
D'après les observations faites en Serbie, où Parry 56 puis Lord
56
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

ont entendu des bardes inspirés par une tradition épique encore
vivante il y a quarante ans, de très longs poèmes peuvent être rete-
nus et récités grâce à la possession d'un matériel de formules et de
vers tout faits. Les aèdes grecs se distinguent des rhapsodes, qui se
borneront plus tard à réciter des chants sans y apporter de change-
ments 57, en ce qu'ils se servent des possibilités d'expression de
leur répertoire pour improviser, combinant les formules, modifiant
les unités thématiques ou les réunissant d'une façon nouvelle.
Le poète unique de l'Odyssée ou de l'Iliade est grand dans ce sens,
par la mémoire et le génie de l'improvisation. L'art qu'on lui
reconnaît, parce que c'est son œuvre qui a été conservée, n'est pas
essentiellement différent de celui des chantres d'un âge oublié, qui
composaient pour un auditoire et une poésie orale. La diffusion de
l'écriture coïncide en effet avec une création « monumentale » qui
porte le travail de la tradition à son point culminant. Kirk pense que
la forme donnée à la matière héritée par le main composer a arrêté
le flux d'un développement par son caractère imposant, juste avant
qu'elle ne fût fixée par l'écriture et indépendamment d'elle; pour
d'autres, le compositeur, travaillant suivant les lois de la poésie
orale, se serait servi de la découverte de l'écriture pour dicter ses
poèmes; toujours, c'est l'enchaînement de la production, aidé par
le hasard, qui a donné naissance au poème.
Enfermer Homère dans la lignée des aèdes et insister sur les
mécanismes de la production orale, c'était alors donner aux ano-
malies une explication d'ensemble et les fonder une fois pour
toutes sur les particularités d'un genre 58 • Les défenseurs de la
poésie orale acceptent le schéma de l'analyse, la division du
poème, sa composition par additions et par raccords. Pour Kirk, les
aventures des chants X et XII, ,, des Lestrygons à Thrinakiè, ont été
insérées entre l'arrivée chez Eole et l'histoire de Calypso, et la des-
cente aux Enfers du chant XI est encore une addition dans l 'inser-
tion. Tous les exemples que donne Kirk dans le chapitre « Structu-
ral Anomalies in the Odyssey 59 » sont tirés sans changement du
répertoire des analystes. Les incohérences mises au jour par l'ana-
lyse sont imputables, dans cette perspective, à la « complexité du
matériel qu'utilisait ! '"assembleur principal" et aux difficultés
inévitables qu'il devait rencontrer en réunissant des éléments diffé-
rents de son répertoire pour en faire des épopées unifiées d'une
57
LA GRÈCE DE PERSONNE

étendue et d'un dessein très vastes 60 ». La tradition savante des


dernières générations n'est nullement réexaminée. La thèse de
l'unité est combattue dans ses arguments les plus formels, et l'étude
des correspondances et des symétries, traitée de surinterprétation 61•
Bien plus, pour prouver la nature orale du poème, les auteurs
accueillent avec satisfaction les objections contre le texte que
l'analyse avait accumulées.
Au lieu de se représenter, suivant l'analyse, le poète comme un
génie très antique, dont le poème a été détérioré par des versions
successives, comme si la poésie primitive, symbolisée par Homère,
s'était perdue en lui et devait être retrouvée, l'oral poetry de Kirk
réhabilite, au dernier stade, le rédacteur et le maître d 'œuvre. La
tradition aboutirait à un Homère, et cet Homère ne s'éloigne jamais
d'elle. Mais, faute de chercher les traits distinctifs de ce person-
nage, en multipliant Homère à l'infini dans son passé, Kirk le place
à nouveau dans une antériorité introuvable, puisque l'acte consti-
tuant du poème homérique n'est pas saisi.
Cette tentative de différencier, par l'ampleur, sinon par la qualité,
l'aboutissement de la poésie orale des phases antérieures de son
évolution et le caractère fortuit de la relation construite entre le
dernier stade et la transcription immédiate montrent que l'écriture
est ressentie comme faisant partie de la nature du poème et que
l'on situe la fabrication de ces vastes ensembles dans l'évolution
naturelle de la poésie orale pour d'autres raisons que celles qui
rendraient compte de la composition du poème. Le simple fait d'être
écrite ne suffit pas à différencier une œuvre orale parmi d'autres
qui seraient de même forme et de même usage. Noté, enregistré,
le chant conservera la forme orale à travers la transcription, malgré
l'habileté des raccords. L'Iliade et l'Odyssée ont été conçues par
et pour l'écriture, qui peut-être se répandait tout juste, et elle, elle
ne s'est pas trouvée là par l'effet d'une providence, pour aider à sa
propre conservation; le style s'est accordé aux moyens. Homère
donne à ce qu'il écrit l'apparence d'un chant, comme il présente
dans ses récits des aèdes. De même que les faits de civilisation
qu'il décrit appartiennent pour une part à un autre âge, et pour une
part à son temps, les caractères de la poésie orale sont stylisés et ne
fournissent pas des signes involontaires de la genèse ; ils sont utili-
sés consciemment, ou détournés pour servir à d'autres fonctions de
58
ULYSSE CHEZ LES PHILOLOGUES

nature littéraire. Ainsi se laissent-ils accepter et interpréter, tandis


qu'à l'inverse on n'arrive pas à rendre compte des techniques de la
poésie écrite (répétitions littérales d'une certaine étendue) dans
l'improvisation et dans le chant 62 • Si le procédé de l'itération et
l'emploi des formules et des schémas rythmiques avaient à l 'ori-
gine la fonction que les défenseurs de l'oral poetry donnent à ces
outils, éléments traditionnels d'une scène ou d'une situation type,
et moyens de mémorisation, cet usage qui transparaît à travers le
réemploi pour le plus grand bonheur des linguistes revêt des fins
structurantes et de mise en relation qu'il pouvait ne pas avoir 63 •
Sans doute est-il plus juste de situer la naissance des poèmes
homériques dans une de ces corporations où le métier de composer,
de chanter - ou de dicter - s'apprenait et se transmettait que d'at-
tribuer à Homère les procédés de travail d'un érudit du XIXe siècle;
mais, par une identification du même genre, l'oral poetry a
recours, du moins pour expliquer la fixation par écrit, à un exploit
digne d'un ethnologue. « Peut-être n'aurons-nous jamais de réponse
certaine, écrit Lord, à l'énigme du passage à l'écriture des poèmes
d'Homère.» Impossible, en effet, qu'un poète oral ait pu souhaiter
se reconnaître sous cette forme, et ses confrères non plus n'ont
jamais pu concevoir de sortir de leurs habitudes. C'est un étranger
à la tradition qui a dû prendre la décision d'enregistrer par écrit les
grandes épopées. Lord suggère que, jaloux de la gloire des livres
de certains autres peuples, ce bienfaiteur a voulu doter la Grèce
d'un trésor durable, ou simplement reproduire le geste observé
ailleurs 64 , déplaçant ainsi dans le temps, et dans l 'empirie, un pro-
blème de l'esthétique 65 • L'acte d'enregistrer est égalé à l'acte
d'écrire, puisque nous lui devons l'Iliade et l'Odyssée.
M. de W.-M. (en France).
Sur les limites de l'implantation
d'une science

Les relations de Wilamowitz avec la France (ou les pays franco-


phones) 1 n'ont pas d'intérêt en elles-mêmes, étant donné la part du
hasard et de la convention dans les échanges courtois entre profes-
seurs et la distance considérable à laquelle se meuvent les deux
partenaires. Les rapports ambigus et feutrés que l'on découvre dans
les comptes rendus, dans les adaptations et dans les démarquages
n'ont de signification que comme témoignages de l'histoire
culturelle et à condition que, d'une part, l'on dépouille la figure de
l'helléniste que fut Wilamowitz pour en faire un représentant et que,
de l'autre côté, ce que l'on considère, ce soit la structure d'accueil,
les institutions, non les personnes.
Pour l'Université française, qui ne s'organise qu'à partir de
1880, le philologue allemand est le représentant de la« science». Il
n'incarne pas seulement la philologie, mais l'aspect scientifique
des études littéraires. Dans un pays où la métamorphose des textes
anciens en objets de science ne s'était pas faite quand elle avait eu
lieu en Allemagne (c'est-à-dire bien avant Wilamowitz), le terrain
de l'influence ou de la pénétration sera le conflit - conflit entre
la tradition et la nouveauté, entre un passé et un présent (ou un
avenir) -, si bien que l'invocation de son nom prend des significa-
tions très diverses suivant les personnes et suivant les positions;
l'influence est d'avance annulée par l'enjeu qu'il est d'abord. Il ne
pourrait d'ailleurs s'en exercer dans la disparité de deux systèmes
qui ne forment à aucun moment cette république de savants, cette
« union internationale », fictive et intéressée, à laquelle on se réfère

60
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

de tous côtés. La reconnaissance est évidente, incontestée; l 'in-


fluence maigre, quasi nulle, si, par influence, on entend l'imitation
d'un style de recherche et une relation culturelle à l'objet qui soit
comparable.
Je me propose d'abord de montrer le révélateur de la situation
des études littéraires qu'est Wilamowitz dans une autre aire cultu-
relle que la sienne, et, ce faisant, de mettre au jour, comme il est
inévitable, le révélateur que peut être la France des contradictions
internes d'une certaine approche historique des textes.

L'accueil et ses limites

L'admiration officielle

Lorsqu'en 1910 une délégation française se rendit à Berlin pour


assister à la célébration du centenaire de la fondation de l 'univer-
sité - elle était composée de cinq membres, ce qui la plaçait, dans
l'ordre de l'importance, juste avant le Japon, la Grèce et la Turquie-,
Auguste Ehrhard (1861-1933), germaniste à Lyon, exprima un
désir, qui semblait partagé, de voir se créer des relations étroites
entre professeurs de France et d'Allemagne 2 • Berlin préférerait, rap-
porte-t-il, aux échanges avec l'Amérique des liens avec la France:

Un homme apparaîtrait à tous particulièrement qualifié, par la


supériorité de sa culture et l'envergure de sa pensée, pour rem-
plir, un des premiers, en France, une mission de conférencier :
c'est l'éminent helléniste, M. de Wilamowitz-Moellendorff. Le
Collège de France, qui dispose d'un fonds spécial pour favoriser
de pareilles œuvres d'apostolat scientifique, verrait son choix rati-
fié par l'unanimité des lettrés d'Allemagne et d'ailleurs, s'il fai-
sait appel au concours du grand savant qui est en ïnême temps un
orateur de la bonne école 3•

Sans doute Wilamowitz, selon son propre témoignage, n'est-il


finalement jamais venu en France 4 , si ce n'est pour y faire la
guerre pendant la campagne de 1870-1871 5, mais l'admiration, au
61
LA GRÈCE DE PERSONNE

sujet de laquelle les témoignages ne manquent pas, est d'autant plus


ostentatoire qu'elle s'adresse à un ambassadeur et à un gestionnaire,
à l'administrateur des grandes collections de l'Académie de Berlin,
au professeur d'une université prestigieuse. Un texte de lui, l 'intro-
duction à Literatur, était publié en 1906 dans la Revue de Philolo-
gie, à la demande de Bernard Haussoullier (1853-1926), directeur
de la revue 6 , « traduit par Mme J. Weil et revu par son père »
(Henri Weil, 1818-1909 : la réunion de « deux des plus grands
maîtres de la littérature grecque» flattait les éditeurs) 7 • En 1910,
Wilamowitz est nommé associé étranger de l'Académie des Inscrip-
tions et Belles-Lettres. Cette distinction lui sera enlevée cinq ans
plus tard, après la déclaration des Quatre-vingt-treize, protestant
contre l'accusation qui rendait l'Empire responsable de la guerre.
La notoriété se révèle surtout dans la pratique. Nulle part mieux
que dans les leçons adoptées par les éditeurs ne s 'atteste la recon-
naissance d'une autorité, d'autant qu'elle peut se substituer commo-
dément à toute une tradition. Pour prendre l'exemple d 'Eschyle, le
texte de la CUF (1, 1920 ; Il, 1925) est truffé de ces marques de sou-
mission qui masquent l'abandon. Dès 1903, celui que l'on considé-
rera plus tard en France comme « le chef incontesté des études
grecques 8 » à cause de l'éclat littéraire bon genre qu'il avait rendu à
l'humanisme traditionnel, Paul Mazon (1874-1955), se taillait un
succès pour la traduction de l'édition princeps des Perses de Timo-
thée de Milet, parue l'année précédente 9 • La référence était excel-
lente. La même année, Théodore Reinach (1860-1928) et Maurice
Croiset (1846-1935) commentent tous deux la même trouvaille 10•
La modernisation de la discipline passe essentiellement par l'actua-
lité et l'apport de faits nouveaux. Exemples : le déchiffrement des
Hymnes delphiques, la découverte des papyrus de Bacchylide, de
Timothée, d'Hérondas. Or Wilamowitz était l'un des pourvoyeurs
de documents et le promoteur de ce genre d'explorations.

La barrière du goût

Les critiques qui s'expriment, au milieu de louanges parfois


dithyrambiques que l'on adresse à l'empiriste et à sa méthode
historique 11, portent sur un aspect en apparence anodin. En 1876,
62
M. DE W.-M. (EN FRANCE)
.,
l'élève genevois d'Edouard Tournier (1831-1898), Jules Nicole
( 1842-1921 ), rendant longuement compte des Analecta, après des
compliments très fermes adressés au travail et à la science, conclut
sur la surprise que l'on éprouve à trouver, « dans les habitudes
littéraires de l'auteur, ce manque de mesure et de goût qui semble
devenir de plus en plus commun chez les philologues et qui, joint
trop souvent - le livre de M. de W.-M. nous en fournirait un
exemple - à un certain mépris de tout classement méthodique des
faits comme de toute élégance de style, rend beaucoup de leurs
ouvrages fort difficiles à lire 12 ». Selon Aimé Puech (1860-1940),
son assurance gagnerait à être corrigée « par le jugement plus froid,
et si délicatement mesuré, d'Alfred Croiset 13 ». Dans la copie
d'élève qu'est le livre à recenser, les juges relèvent les vices de la
forme, jusqu'à Henri Weil, quand, héraut de la gloire déjà affrrmée
de Wilamowitz, il qualifie l'allure, dans un essai important sur
l 'H erakles : « tout cela pêle-mêle, dans un désordre chaotique,
homou ta panta comme à l'origine de la cosmogonie d 'Ana-
xagore 14 ». De même, Théodore Reinach, que Wilamowitz traitera
plus tard, après la guerre de 1914, avec son frère Salomon (1858-
1932), de « juif francfortois 15 », juge que, dans l 'Aristoteles, « mal-
gré l'effort visible de l'auteur pour se restreindre et "faire un livre",
il s'y abandonne encore tellement à son péché mignon des digres-
sions de omni re scibili qu'aucune analyse ne peut donner une idée
de cette prodigalité de renseignements et d'idées suggestives jetées
là comme à plein boisseau 16 ».
Inversement, il arrive aussi qu'on loue Wtlamowitz pour la mesure
qu'il sait appliquer, à la française, « dédaignant ce qu'il appelle la
matéoponie, c'est-à-dire le vain étalage d'érudition dont parfois les
éditions sont surchargées 17 ». Le même Théodore Reinach, à propos
des traductions des Tragodien I, insiste sur les qualités littéraires :
« les préfaces, d'une érudition latente et d'autant plus suggestive
dans sa sobriété, sont tout à fait dignes de lecture». Par ce temps
de- chauvinisme scientifique, où des élèves de Wilamowitz lui-
même s'amusent à dater du Sedantag (jour anniversaire de Sedan)
des préfaces d'ouvrages d'érudition, « on aime à voir un savant de
la valeur de M. de Wilamowitz-Moellendorff invoquer le souvenir
de Rachel et citer le Cyrano de M. Rostand 18 ». « Ce sont des pages
de littérature 19 »,dit-ondes mêmes préfaces. Le souci d'efficacité
63
LA GRÈCE DE PERSONNE

qui caractérise le style (ou plutôt le mépris du style) chez Wilamo-


witz peut être considéré soit comme un défaut, lorsqu'il fait l'insou-
mis et se moque des règles de la rhétorique, ou comme une qualité,
lorsqu'il allège le lourd appareil de la prose érudite. La déritualisa-
tion qui s'opère grâce à la sobriété du fait, si elle blesse les bons
usages académiques, est compensée par la vivacité qu'elle apporte
avec elle. Les deux réactions contraires que Wilamowitz inspire,
la critique et l'approbation, relèvent chez son lecteur français de la
même attente.
Cette attente, qui s'exprime ici dans quelques jugements sur la
forme, découle nécessairement d'une différence dans la situation
de l'Université et de l'érudition en France. Les réserves pourraient
dans certains cas être interprétées comme une manière de se garder
d'un mode d'être si contraire à la norme qu'il faut l'éminence de
celui qui l'adopte pour qu'on le tolère. Les « idées personnelles »
qu'Alfred Croiset relève dans son commentaire de l 'Herakles sont
un euphémisme pour réserver le jugement que l'on porte au fond 20•
Ces réserves sont conf ormes aux lois de la prudence professorale,
et elles respectent les limites françaises de l'autonomie universi-
taire, où l'érudition est soupçonnée d'ésotérisme aristocratique et
où la liberté, désignant l'artiste, déclasse le professeur :

C'est au goût seul, bien entendu, qu'il appartient presque toujours


de trancher en dernier ressort (autant qu'il est possible) les pro-
blèmes d'interprétation que l'érudition soulève et agite 21•

Le poids de l'institution
et le caractère national du rapport à la science

Accepter la manière de Wilamowitz, c'était aller contre toute une


formation qui assignait à l'érudition une place à part et au goût une
fonction de censure. -

Un livre vraiment français, bien français, est un livre - écrit en


français naturellement - qui ressemble à la majorité des livres
publiés en France, c'est-à-dire à Paris. Or, la majorité des livres
publiés à Paris sont des romans. Et les romanciers ne mettent pas
de notes au bas des pages.

64
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

Ces lignes, dont la sévérité à l'égard du pouvoir de l'opinion et


du monopole parisien n'a pas vieilli, sont d'un professeur belge,
Albert Counson 22 • Cet esprit ne pénètre pas seulement la produc-
tion courante, il est actif dans les milieux universitaires comme un
modèle qui règle la morphologie du comportement professoral,
l'habitus, au sens que Pierre Bourdieu donne à ce terme, et dicte
l'attitude face à la science des scientifiques mêmes; or celle-ci
compte au moins autant que le savoir, puisqu'elle oriente la pra-
tique et détermine la nature des connaissances et les choix. Wila-
mowitz parle pour une communauté, réelle ou fictive, celle de ses
collègues, qu'il chapitre, adopte ou exclut au nom de la science; il
s'exprime à demi-mot, dans un style impérieux:

Les pages passionnées abondent; certains passages révèlent


magnifiquement le penseur et l'artiste inspiré (Also sprach Wila-
mowitz) [ ... ]. Car tout est un peu de premier jet, même les indi-
gnations, même les injustices, qui sont d'un « grand seigneur des
lettres » 23 .

Les Français de son temps, ses homologues, parlent pour un


public virtuel vraiment public, de non-spécialistes, même lorsqu'ils
s'adressent à leurs collègues ou à des étudiants. Ils lui soumettent
«modestement» leur projet et leur programme. C'est cela, cette
connivence, que l'on appelle la clarté. Lorsque Wilamowitz constate
dans Philologie :

En France, la politique scolaire de l'Empire et de la Restauration


avait totalement refoulé l'intérêt pour les études classiques. Le
grec aussi est venu d'Allemagne [ ... ]. Tout récemment encore,
c'est le Francfortois H. Weil qui a fait heureusement refleurir à
Paris les études grecques 24 ,

cette exécution, toute sommaire qu'elle est, et marquée par un


esprit de revanche, s'explique bien par l'écart qui en France sépare
les hommes de leur science et les empêche d'occuper leur place
dans le concert international.
Au lendemain de la guerre, s'adressant aux hellénistes de France
du haut de sa tribune de politicien, Victor Bérard ( 1864-1931) féli-
cite l'Université récente d'avoir conquis l'hellénisme:
65
LA GRÈCE DE PERSONNE

Il y a cinquante ans encore, la France ne voyait guère les Grecs


qu'à travers les Romains : la Grèce et le grec n'étaient toujoursà
ses yeux qu'une province ou comme le berceau du latinet de Rome
[... ] vous avez libéré l'hellénisme antique du servageromain25•

Mieux que les Allemands, les Français ont rendu la Grèce aux
Grecs, sans les germaniser (la politique n'a jamais été étrangère
aux entreprises archéologiques). Pour Wilamowitz, au contraire,
l'hellénisme français était venu d'Allemagne, ce que Bérard eût
contesté. En réalité, la science, quand elle était arrivée, avait suivi
deux voies convergentes, par l'Allemagne si l'on y voit le modèle
d'une pratique, et par l'implantation exterritoriale convoitée en
Grèce 26 • Le retard et les inhibitions ont leurs raisons, que Wilamo-
witz ne considère pas. En France, à l'époque même où il écrit,
l'Université s'est fondée face à la classe dominante et partiellement
contre elle, dans la prolongation du lycée et en solidarité avec lui;
elle ne pouvait donc faire autrement qu'enseigner le langage de
l'intégration sociale. La discipline philologique est réduite en tant
que discipline principale à l'apprentissage d'un langage de cour. La
rhétorique est imprimée dans les habitudes par la classe possé-
dante, mais le côté scolaire, qui devait condamner la production
française aux yeux d'un grand seigneur de la science comme Wila-
mowitz, est le fait de l'absence de cette classe dans l'Université (on
sait que la bourgeoisie, grande et moyenne, n'envoyait pas ses
enfants à la faculté des Lettres - ni à celle des Sciences). Wilamo-
witz, jusqu'au moment où il se sentit obligé d'intervenir, à la fin du
siècle, pour la défense du grec, pouvait feindre d'ignorer cet aspect
pédagogique. Sans doute, dans l'esprit des réformateurs de 1865-
1880, l'Université devait-elle primordialement promouvoir la
recherche scientifique et précisément doter le pays d'institutions
capables de rivaliser avec l'Allemagne, mais la place primordiale
que les langues anciennes occupent à la faculté des Lettres, en
raison de leur fonction dans la formation des lycéens, fait que la
scientifisation les rencontre sur son chemin, et que toute l'histoire
de l'enseignement supérieur des lettres en France est remplie par
un conflit où l'on fera jouer à Wilamowitz un rôle très précis, sur
un terrain qui n'est pas le sien, entre l'idéal nouveau de la spé-
cialisation et la réalité du « général ». La philologie, si l'on veut
66
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

comprendre sa position à l'époque, est déchirée par un débat entre


l'activité savante, qui a des titres de préséance, et le refus qu'on lui
oppose, qui. n ' en a pas 1no1ns.
.

Typologie du commentaire

La solidarité avec l'enseignement du lycée, revendiquée avec


force par les milieux traditionalistes, bien au-delà de la guerre
de 1914, produit deux styles parents: l'académisme exsangue et
neutralisant d'un Jules Girard (1825-1902), d'un Paul Decharme
(1859-1905), d'un Amédée Hauvette ou d'un Aimé Puech, qui se
succèdent dans la chaire de poésie grecque à la Sorbonne, et la
vulgarisation qui s'adresse au grand public. L'un n'est pas moins
mondain que l'autre, au sens de profane, de séculier. Tous les deux
tournent résolument le dos à l'érudition, genre mineur du seul fait
qu'elle est séparée d'une production qui compte, ou qui se vend.
D'où l'absence d'un certain type de commentaire, le commentaire
savant 27 • Or la production littéraire telle que la pratique Wila-
mowitz est inséparable du commentaire, même si, en dehors de
l'Herakles et de quelques autres textes, il n'a pas cultivé ce genre,
ayant plutôt visé l'ample reconstitution historique. Tous ses livres
sont faits d'éléments de commentaire mis bout à bout et reliés par
la paraphrase. A la fin de l '« Einleitung 28 », il définit son propos
doublement historique: faire revivre pour le lecteur (et son plaisir)
l'horizon du spectateur athénien, et f oumir à l'historien une image
de ce qu'était le théâtre dans la nation. S'il invoque le principe her-
méneutique de l'éloignement dans le temps, c'est qu'il ne doute
pas que les outils de la nouvelle philologie lui permettent d'annuler
la distance (ailleurs, les Anciens sont plutôt pour lui des hommes
comme nous, sans que la contradiction soit creusée).
La tradition ancienne du commentaire remontant au xvne siècle
(qui fonde proprement la communauté des savants) a été interrom-
pue en France pour les raisons qu'on a dites, mais aussi parce que
cet exercice, pas plus que la lecture, n'avait de place dans les procé-
dures de dressage des lycées français, centrées sur la composition
(française et latine) et la traduction. Pour l'usage que l'on faisait des
textes, il suffisait d'éclaircissements brefs et de ces notes héritières
67
LA GRÈCE DE PERSONNE

des adnotationes, qui ne s'autonomisent pas et sont davantage


soumises à la tradition orale d'enseignement, quelle que soit leur
qualité, qu'à la discussion entre savants. « Le fondement sur lequel
doivent reposer les études de critique littéraire fait défaut», écrit
Eugène Benoist, dans l'introduction de son édition commentée de
Vrrgile. « Peut-être en Allemagne la surabondance des écrits [... ]
destinés à discuter la leçon et le sens [ ... ] est-elle un inconvénient,
'
chez nous on croit facilement que tout est dit» 29• A partir de la fin
du
, Second Empire, les commentaires se font plus ambitieux.
Edouard Tournier pour Sophocle, Henri Weil pour Euripide, Pierron
pour Homère, avant Benoist, Lejay ou Plessis dans le domaine latin,
ont publié de ces éditions commentées 30 dont le mérite scolaire
est évident; mais l'absence d'un certain type d'exégèse, de celui
qu'illustre Munro ou Jebb, reflète un rapport très différent au texte,
d'autorité et d'imitation, plus que de critique.
La situation du commentaire français, peu avant Wilamowitz,
offre le tableau suivant: d'un côté le double jeu des notes critiques
et explicatives qui, chez Tournier, ne s'interpénètrent pas (un peu
plus chez Weil), si bien que l'unité de l'objet manque; de l'autre,
chez Pierron, la somme des exégèses antérieures depuis les gram-
mairiens alexandrins (auxquels, à travers Lehrs, Pierron se rattache).
En apparence, le premier type est plus ouvert, Weil et Tournier cher-
chant à promouvoir une production nationale de conjectures, mais
la problématique est atomisée (et interchangeable), et la critique
verbale prend une autonomie préjudiciable ; le second type, plus
préoccupé d'informer des lecteurs que l'on devine privés de biblio-
thèques, est fermé sur la totalité qu'il offre. Dans les deux cas,
l'intérêt herméneutique pour l'œuvre dans sa nature de production
historique semble absent.

L'indécence du jugement

Wilamowitz tranche ; il a des préférences, ou s'en arroge, parce


que, résolument anticlassiciste et anticanonique, il se sert de
la proximité et de l'actualisation que procure le jugement pour
enrichir la connaissance historique (l 'Einfü,hlung, l'identification à
usage scientifique). S'il enlève aux Sept contre Thèbes sa fin 31,
68
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

c'est qu'un tabou culturel est tombé; or« personne n'a le droit de
dire», proteste Paul Girard (1852-1922), « comme l'a dit, du ton
tranchant qui lui est habituel, un philologue fort connu [ ... ] que
l'exodos des Sept n'est pas d'Eschyle » 32• « M. de Wilamowitz est
un esprit éminent, mais aussi un caractère essentiellement décidé,
décisionnaire même, comme on eût dit,, au Grand Siècle », écrit
Parmentier dans son compte rendu des Etudes sur le drame antique
de Weil, « et, par suite, il est quelquefois exclusif dans ses affmna-
tions » 33• Et Henri Weil, évoquant la vigueur de la critique que
Wilamowitz se plaît à faire de Bacchylide, l'histoire étant selon
lui mieux racontée par Pindare, conclut : « je pense que les deux
poètes ont bien fait 34 ». L'admiration pédagogique condamne
encore Wilamowitz en 1936 aux yeux du Suisse Georges Méautis
(1890-1974), références scolaires à l'appui: il est grotesque de
contester le caractère tragique d'une scène d'Eschyle (la scène des
boucliers dans les Sept) ;

[ ... ]André Chénier qui avait de l'hellénisme une compréhension


quelque peu plus profonde que celle de Wilamowitz, l'appelle
tout uniment« divine», et ajoute: « cette scène est au-dessus de
l'éloge. Il faut presque la traduire» 35•

Wilamowitz supprime les distances et donc les obstacles qui


pourraient arrêter les jugements distinctifs, il lui importe d'intro-
duire dans un tableau vivant du passé des différences que la sensi-
bilité française est tentée de trouver arbitraires, péremptoires ou
personnelles, au nom d'une bienséance courtoise qui s'étend à
l'objet.

Les canaux de la reconnaissance : l'histoire

Pour révélatrices que soient les réserves que l'on a notées, il n'en
reste pas moins que Wilamowitz jouit très évidemment d'une
grande autorité, et le corps étranger est accueilli malgré ce qui en
lui choque la tradition, parce qu'il rencontre un mouvement d'his-
torisation analogue à celui qui l'inspire lui-même. Il faut bien voir
quels sont les canaux par lesquels il pénètre et la grille d'accueil
69
LA GRÈCE DE PERSONNE

qui accommode sa figure. Il existe en France dans la tradition natio-


nale 36, et surtout depuis la fondation en 1847de
,, des Antiquaires
l'Ecole d'Athènes ~, une formation archéologique des philologues
qui a contracté des alliances de toute nature, même contre nature,
avec les lettres. En 1910, jetant un regard rétrospectif sur la carrière
d'un des philologues qu'il admire le plus franchement, Georges
Perrot trahit une attitude prof onde, et presque une suspicion,
en recréant au futur antérieur une vocation qui n'aura pas été. Si le
séminaire de Welcker à Bonn avait abrité un musée de moulages,
du temps où il le fréquentait, quel archéologue eût été Weil 38 !
Ces archéologues, et en particulier les épigraphistes - spécialité
française -, sont les interlocuteurs de Wilamowitz, se mouvant sur
le même terrain. C'est là, sur ce plan de l'édition des inscriptions,
qu'il y eut une véritable collaboration, dont Wilamowitz se félicite39
et dont témoigne la correspondance avec Maurice Holleaux (1861-
1932), J.-Théophile Homolle ( 1848-1925), Bernard Haussoullier,
Félix Durrbach ( 1859-1931) et d'autres. Ce sont les meilleurs
introducteurs de son nom en France, d'abord parce que ce qu'il
leur apporte, les faits, les intéresse, et parce qu'ils occupent le haut
du pavé et une position forte au sein des institutions académiques.
Et cette reconnaissance entraîne celle des littéraires, en dehors
même du profit qu'ils tirent de ses livres dans leurs schémas opéra-
toires très simples. Les historiens de ce type, amateurs d'objets et
d'inventaires, sont plus entichés encore d'érudition que Wilamo-
witz, au moins aussi hostiles à la spéculation.
Ainsi Pierre Roussel (1881-1945) chicane Wilamowitz sur la
date des Suppliantes, qu'il tire des événements, et non comme lui
(et comme Maurice Croiset) de la structure de la pièce 40 : il voudrait
se remémorer, avec Eschyle, un épisode des guerres médiques 41;
il s'oppose également, en vertu d'un scepticisme à la Bayle, à la
lecture scénique d'un passage du Prométhée 42 et à la rationali-
sation de la religion d'Eschyle. Si Wilamowitz en un sens apparaît
ici sous sa face «littéraire», sa contribution n'en est pas moins
agréable aux philologues-historiens. Or la scientifisation des facul-
tés des Lettres et leur modernisation intellectuelle, leur émancipa-
tion politique même, passent par l'histoire, sous l'influence d'his-
toriens moins spécialisés que les archivistes et les épigraphistes,
bien que les Monod 43 , les Langlois, les Seignobos, ou les Aulard
70
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

n'aient pas manqué de considération pour la vertu critique de ce


type d'érudition. Elle était toujours assez bonne pour prendre le
contre-pied d'une historiographie littéraire. Si bien que les épigra-
phistes qui correspondent avec Wilamowitz appartiennent para-
doxalement, par le document, à la grande famille de la Sorbonne
militante.

Les techniques philologiques en France


et Wilamowitz

Wilamowitz traverse aussi une autre province, en marge, des


études littéraires : la critique textuelle et verbale, enseignée à l'Ecole
pratique des hautes études par Tournier, l'éditeur de Sophocle, puis
surtout par Henri Weil, l'éditeur d'Eschyle et d'Euripide, et par
Louis Havet ( 1849-1925) dans le domaine latin. Les exercices
dispensés par Tournier, préparant à l'édition de textes, étaient
nouveaux en France : mais ils remontaient à l'école de Gottfried
Hermann par Henri Weil, dont Tournier avait été, l'élève à Besan-
çon, (Weil n'a été appelé à Paris qu'en 1876, à l'Ecole normale et à
l'Ecole pratique des hautes études); le retard de plus d'une généra-
tion a eu quelque influence. Au moment où la saturation produisait
en Allemagne chez certains, Wilamowitz par exemple, un retour
contre les excès de Nauck ou de Wecklein, la conjecture devient
à Paris le signe de la science, d'où une surenchère qui est un appel
à la production 44 • Ce retard de l'importation, l'hystérose, dans
les conditions où elle s'est effectuée, fait que l'activité critique est
détachée de la pratique courante de l'explication des textes ; elle
s'autonomise et se donne des règles qui en font une technique de
lecture atomisée et abstraite, souvent artificielle, coupée de tout
intérêt littéraire ou historique pour l 'œuvre. Délogés par les spécia-
listes traditionnels de l'explication d'une place qui leur revenait
légitimement dans l'étude des textes, les« philologues» s'organi-
sent pour eux-mêmes dans un enclos réservé.
Dans le domaine latin, la systématisation culmine dans le Manuel
de critique verbale appliquée aux textes latins de Louis Havet
(Paris, 1911), qui dresse une typologie minutieuse des fautes et des
retouches. Bien que Havet ait été chargé de rédiger les directives à
71
LA GRÈCE DE PERSONNE

l'usage de la collection« Budé» (CUF) au moment de sa création,


cette école d'interventionnisme avait d'autant moins de chances de
s'imposer qu'elle s'était déjà mise à l'écart au moment où elle
s'était constituée; son rationalisme, comme tel, renouait souvent
avec des principes prélachmanniens, bien que formalisés, de l'exé-
gèse. Les éditeurs auxquels le travail était confié appartenaient à
une autre tradition qui, lorsqu'elle ne se conformait pas au principe
du goût, laissait volontiers à l'artiste la liberté de s'enrober de mys-
tère et au lecteur d'admirer sans comprendre. Les corrections sont
alors déplacées :

Que deviennent les tableaux d'un poète, si l'on soumet toutes ses
constructions aux exigences d'une stricte et plate logique gram-
maticale 45 ?

Le caractère marginal, ou du moins non officiel, de l'enseigne-


ment de Tournier ressort bien du jugement porté par Maurice Croi-
set, évoquant son œuvre après sa mort :

Son édition de Sophocle [ ... ] est un des livres qui ont marqué
chez nous le relèvement des méthodes philologiques. Ces mé-
thodes, M. Tournier a voulu, depuis lors, en faire l'unique objet
de son activité. Il s'y est donné avec une passion exclusive, qui
nous a peut-être privés ,,d'autres œuvres où nous aurions aimé à
retrouver l'auteur del' Etude sur la Némésis 46 •

Le regret montre les limites de l'intérêt qui se porte en France


sur cet aspect nouveau de la recherche.
Les livres de Wilamowitz sur l'histoire du texte des tragiques,
des lyriques et des bucoliques grecs sont accueillis avec le plus
d'admiration, et sans doute est-ce là un domaine où son apport a
été effectivement le plus utile et le plus durable 47 • Dans l'enceinte
close de ce qui passe pour une science auxiliaire - et qui, sous cet
angle, peut très bien être pratiqué par certains sans égard au sens
intrinsèque -, Weil enseigne, un des premiers, la critique verbale
qu'il a apprise dans sa jeunesse à Leipzig chez Hermann. C'est dire
qu'il a la correction facile 48 et qu'il est plaisant de l'entendre louer
Wilamowitz pour sa modération 49 • Sans doute Weil est-il entré
dans la phase de sa vie où la correction lui vient moins souvent
72
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

sous la plume. Auditeur des séminaires de Hermann, il considérait


à l'époque les exercices de la critique conjecturale comme « jeux
d'esprit » et « amusements frivoles » 50 , mais il est certain que ses
éditions ont été marquées, quoi qu'il en ait dit, par cet enseigne-
ment. N'est-ce pas la lecture de !'Eschyle posthume de Hermann
(1852) qui a décidé de sa vocation de philologue? Sa première
édition d'Eschyle (Giessen, 1858-1867, 2 vol.) est fertile en inven-
tions de ce genre. « J'ai trop osé», disait-il plus tard, « au sujet
de cette édition » 51 ; c'est ainsi que l'édition Teubner de 1884 offre
la preuve d'un renoncement partiel. Dans les éditions d'Euripide
destinées à un public plus scolaire, qu'il a données chez Hachette,
il avait dû se réduire, étant donné les conditions matérielles du
livre, et culturelles du public, et ce passage par les vulgates avait
facilité une sorte de reconversion qui n'est pas sans rappeler la
réaction de Wilamowitz. Pour nous, la différence entre les deux
phases de l'histoire de la conjecture est moins sensible. Devant
le nombre de corrections gratuites, nous ne percevons pas entière-
ment la force de la réaction «conservatrice». Il est vrai qu'avec
Wilamowitz même la philologie allemande est devenue plus rete-
nue qu'elle ne l'a été, par expérience et par maturité, dira-t-on,
mais surtout parce que le progrès de la science s'appuyait moins
sur les exercices d'examen critique des textes que sur la reconstitu-
tion des civilisations au moyen des textes.
Lorsque Philippe-Ernest Legrand (1866-1945), chaud partisan de
Wilamowitz 52 , critique le caractère mécanique de ses choix d'après
le classement des manuscrits, ce n'est sans doute pas à partir d'une
réflexion sur les limites de la méthode de Lachmann et sur sa
genèse. Le conservatisme en matière de texte n'a pas toujours la
même origine ni la même portée. Ce sont des distinctions dont on
devrait tenir compte dans l'appréciation des méthodes. En France,
le rappel au texte n'est pas au même point médiatisé par l'histoire,
le génie de l'auteur est pris en compte dans l'évaluation des leçons.
Ainsi, la traduction flatte le texte et efface les difficultés, elle se
substitue au commentaire, comme celle d'Eschyle par Mazon,
« toujours exacte, souvent brillante, [ ... ] vaut un long commen-
taire», selon Salomon Reinach, qui loue le traducteur d'avoir« la
parfaite honnêteté de ne jamais dissimuler au lecteur qu'il faut
renoncer à tout comprendre» 53 • Si les successeurs de Henri Weil
73
LA GRÈCE DE PERSONNE

ont la main plus hésitante, leur prudence a son principe dans la


tolérance polie et le respect de l'autorité. Ils n'ont pas appris dans
des séminaires comme ceux de Bonn à exceller par la trouvaille,
ils n'ont pas cette virtuosité-là 54 • La grande vague qui porte la
philologie allemande autour de 1848 au sommet de la science au
moyen de la critique des textes n'a pas eu lieu.
Quelle que soit la différence des cheminements, Wilamowitz,
invoqué comme un soutien inespéré du conservatisme, est consi-
déré pour sa technique 55• Il est le promoteur de cet aspect de
pointe, extrêmement partiel, de la « science littéraire », comme il
incarne par d'autres travaux, l'Antigonos par exemple, la critique
des sources, ce jeu interminable, multiplicateur de faits, en même
temps que dénué d'intérêt. On célèbre son « étonnante maestria »
dans le découpage, « son ingéniosité, son érudition, la sûreté de son
coup d' œil, la promptitude et l'adresse de sa main » ; « il est per-
mis, ajoute-t-on, de garder quelque doute sur l'opportunité et l'effi-
cacité de l'opération ; cela ressemble fort à de la chirurgie par
l'amour de l'art » 56 • Alors que le conservatisme textuel, très relatif
- réaction plus que méthode -, de Wilamowitz apparaît comme un
renforcement de la coutume française, la critique des sources est
encore mal tolérée, et sans doute par inertie.
La philologie n'a pas attendu Wilamowitz pour « disséquer 57 »
l 'œuvre littéraire et la décomposer dans ses strates, mais Wilamo-
witz s'empare avidement de la méthode qui lui f oumit des faits his-
toriques et montre que la discipline est capable d'en produire par
elle-même. Pas plus que la recherche des « sources » qui gâte la
beauté au profit d'une documentation, l' «analyse», c'est-à-dire la
distinction des phases d'une évolution, ne peut être accommodée à
l'utilisation traditionnelle des textes. Le cas de Thucydide aussi
bien que d'Homère illustre la difficulté qu'éprouvent les philo-
logues d'une autre tradition culturelle à participer à un débat auréolé
par le prestige de l'actualité et de la science. Présentant en 1912
l'état de la« question thucydidéenne », Louis Bodin (1870-1949) 58
reprend une discussion ancienne que le livre de l'historien George B.
Grundy (Thucydides and the History of his Age, Londres, 1911) et
l'article de Wilamowitz sur le livre VIII 59 venaient de raviver. Les
historiens affirmaient la possibilité de réduire l 'œuvre, à la lumière
des événements, à son unité documentaire. Wilamowitz réinstaurait
74
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

les droits de l'analyse pour montrer contre eux, mais dans l'esprit
de l'histoire, que les progrès de la rédaction faisaient connaître une
évolution vécue. Bodin récuse une méthode qui s'accroche au
détail et qui, d'autre part, considère l 'œuvre dans sa totalité pour y
déceler les contradictions. Ce qui compte, ce sont les grands mor-
ceaux où le créateur s'est épanoui, la réussite littéraire. La tradition
d'enseignement est maintenue, et le débat emprunté à une recherche
d'un autre type, neutralisé, aucun principe propre ne permettant
de décider entre l'approche historique et l'approche philologique.
On retrouve chez Bodin la stratégie d'adaptation qui caractérise les
réactions françaises devant l'analyse des poèmes homériques 60 • Le
refus des critères et l'agnosticisme prudent permettent de justifier
la non-participation à un jeu pour lequel on n'est pas préparé 61•
Sous ce jour, de la critique verbale, du découpage virtuose
des segments de texte et de l' « analyse », pris dans ces rets et natu-
ralisé principalement par cette voie, Wilamowitz n'est pas assez
« brillant » ès lettres pour franchir avec éclat le seuil érudit du
palais de Nénot 62 et pour arriver à destination dans le monde. On
comprend ainsi que même des universitaires se complaisent à lui
reprocher ses fautes de goût; il arrive même que certains, pro-
voqués par cette étrangeté, redressent naturellement les excès de
l'hyperscientisme. « N'est-ce pas une méthode dangereuse que de
vouloir améliorer les textes en vertu de convenances morales ou
littéraires dont , les Anciens ont pu d'ailleurs juger autrement que
nous?» écrit Emile Chambry (1864-1938), défendant l'authenti-
cité de certaines leçons de l 'Hippolyte, au nom des critères formels
mêmes - la répétition de termes à courte distance - et psycholo-
giques, contre Weil, Wecklein et Wilamowitz 63• Si la démarche his-
torique n'était fmalement pas assez historique pour tenir devant les
exigences ultimes d'un critique comme Louis Gemet (1882-1962),
historien de la société, formé à l'école de Durkheim(<< Il est essen-
tiellement un philologue, au sens le plus large et le plus élevé du
mot», parce qu'il découvre« les petites vérités significatives, celles
qui révèlent[ ... ] cette âme fugitive et éternelle d'hellénisme», c'est
un humaniste plutôt qu'un historien 64 ), sur ses collègues directs,
l'ordinaire des enseignants de grec ou de latin dans les facuités
françaises, Wilamowitz ne peut exercer d'influence réelle en raison
à la fois des différences culturelles et des voies de l'importation.

75
LA GRÈCE DE PERSONNE

L'utilisation de la référence scientifique

Les traits isolés que l'on vient de situer montrent que l'accueil,
unanime en principe, du modèle n'a pas empêché une altération.
Celle-ci est plus révélatrice du système français que du sujet lui-
même. La division de son personnage de philologue et d'historien
dans une culture étrangère a l'avantage de faire apparaître à nos
yeux certaines contradictions propres à la science des textes qui ne
se déclareront que plus tard et sur lesquelles on reviendra. Ces
contradictions ont favorisé l'utilisation de sa figure dans les luttes
qui marquent l'histoire de l'Université entre 1880 et la Première
Guerre. Bien qu'aucun dialogue n'ait été engagé sur les positions
fondamentales et la méthode, dans les cercles où son œuvre était
adoptée, son ascendant a pu servir les intérêts des factions en place.

Le label de la scientificité

Pour les fondateurs de l'Université de 1880, comme l'historien


Ernest Lavisse (1842-1922) et l'helléniste Albert Dumont (1842-
1884) 65, l'Allemagne est un modèle d'autant plus incontesté qu'elle
l'était déjà, dès avant la révolution de 1848, pour des savants comme
Charles Lenormant (1802-1859) 66 ou Ernest Renan (1823-1892)
dans L' Avenir de la science (1849) 67 • Victor Duruy (1811-1894),
ministre de l'instruction publique sous le Second Empire, s'était
efforcé de doter la France d'institutions capables de rivaliser avec
celles de l'Allemagne 68 • La défaite de 1871 avait été ressentie
comme le résultat d'une infériorité scientifique et avait ainsi contri-
bué à surmonter certaines résistances. L'activité de Wilamowitz
coïncide avec la période où l'Université française tente d'organiser
,,
un enseignement spécialisé à Paris et en province, avec l'Ecole nor-
male ou contre elle. On ne s'étonnera pas que son nom, étant celui
d'un représentant éminent d'une science dominante en Allemagne,
confère à ceux qui la pratiquent en France le label de la scienti-
ficité. La référence concerne moins sa personne que la science dont
76
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

on cherche à s'armer ou à se parer. L' encyclopédisme de ses inté-


rêts favorisait cette utilisation. Il en découle que son exemple est
invoqué aussi bien par ceux qui, défendant en profondeur la vieille
tradition rhétorique des collèges, prétendent au statut de savants
que par ceux qui, conscients des obstacles que rencontre le déve-
loppement de la science, ont besoin de la sienne pour imposer des
réformes.
En réalité, il est difficile d'évaluer l'étendue de la dette des
philologues français. Les tactiques d'adaptation sont troubles et
retorses dans les travaux d'érudition en général, avant même que
la guerre de 1914 n'ait censuré chez la plupart l'expression de la
reconnaissance, et n'éclaire dans une certaine mesure l'omission
du nom de Wilamowitz dans les articles où on pouvait l'attendre.
Le poids ingrat de la dette n'est pas seul en cause lorsqu'il figure
au bas de la page pour un détail, mais qu'il est absent en haut, dans
le développement essentiel. C'est l'inégalité des armes qui justifie
Decharme, évoquant les« travaux quelquefois discutables, toujours
intéressants et suggestifs, de W.-M. 69 », de se contenter de citer
l'helléniste allemand dans quelques rares notes. Louis Méridier
(1879-1933) avoue lui devoir le plus clair de son exposé sur l'his-
toire de la tradition du texte d 'Euripide 70, mais Maurice Croiset, dont
les pages sur la tragédie sont de 1891 (deux ans après l'Herakles),
ne laisse de place qu'à quelques critiques sporadiques. Rares sont
les prises de position sur le fond, sur les grands sujets qui pas-
sionnent pourtant l'époque, les origines de la tragédie, la place de
la civilisation grecque. Henri Weil seul a pu s'autoriser de sa com-
pétence pour contester la théorie de la différence dorienne 71• Plus
que le jugement sur un aspect en effet fort contestable, dérivé d'Ot-
fried Müller 72 , de la perspective historique de Wilamowitz, c'est le
témoignage que fournit cette discussion sur le niveau auquel se
situe le contradicteur qui importe ici. La pure grécité ,, du héros,
source de notre culture, séduit Perrot, directeur de l'Ecole normale 73•
En général la discussion n'a pas lieu 74, parce que les auteurs,
même dans les comptes rendus, ne sont pas des partenaires dans le
débat (et Wilamowitz qui bataille sans arrêt ne bataille pas avec
eux); ils poursuivent un autre discours qui s'adresse à un autre
public. Cet écart ne diminue en rien, au contraire, le prestige de
l'illustre étranger, le « prince des hellénistes allemands», qui ne
77
LA GRÈCE DE PERSONNE

fera d'ailleurs que croître à mesure que la tradition nationale se


renforcera.
Si forte est la valeur de la référence germanique pour certains
qu'on ne s'étonnera pas de constater des réactions à cette emprise,
bien avant les dénonciations de l'Action française.
On ne saurait trop répéter [écrit parmi d'autres le philologue et
linguiste Louis Du vau ( 1864-1903)] que ces élucubrations
[venues d'Allemagne] n'ont rien à voir avec la science. Je vou-
drais bien savoir combien parmi ces brochures [il pense à tous les
Gymnasialprogramme] renferment, je ne dirai pas une idée, il ne
faut pas trop exiger, mais l'embryon d'une idée intéressante 75•

On trouverait sans peine d'autres citations du même acabit. Si


bien que Wilamowitz finit par être invoqué pour condamner le
fatras teuton au milieu duquel il brille et qu'il fustige de son
mépris, non parce que les auteurs sont allemands, mais parce qu'il
est tranchant dans son « style » et convaincu de son investiture.
Parmentier, dans le compte rendu de Hippolytos 16, réemploie une
expression de Wtlamowitz, « la plèbe cultivée des temps modernes »
(das moderne Bildungspobel), pour défendre les études classiques
et sortir en même temps Wilamowitz de la masse des écrivaillons
et apprentis de la philologie allemande. Wilamowitz est joué contre
la science allemande.S'ils 'arrache en Allemagne pour plus d'effi-
cacité à une tradition savante, en France cette désinvolture renforce
une autre tradition. Son refus d'expliciter ses allusions, et la rareté
de ses références à ses devanciers, l'allégement de son appareil
sont interprétés, on l'a vu, comme une distance prise par rapport
à la lourdeur germanique (« M. de W. a horreur de la science qui
s'étale pour le plaisir de s'étaler [ ... ]. Dans la publication d'un
texte [ ... ], amasser des conjectures avec une sorte de volupté lui
paraît une niaiserie 77 » ).

Tactiques

Lorsque, après la réforme des programmes des lycées, décisive


dans l'histoire de l'enseignement en France 78 , les études classiques
marquèrent un recul, la formation gréco-latine étant concurrencée
78
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

par un cursus « moderne » parallèle 79, rares furent ceux qui, comme
Gustave Lanson ( 1857-1934) l'avait fait en 1895, choisirent comme
stratégie d'exalter l'esprit littéraire. Restait évidemment la res-
source de définir une « voie française », qui justifiât malgré tout
l'occupation humaniste menacée et si démunie. Aux yeux des visi-
teurs français de ! 'Exposition universelle de 1900 (où l'Allemagne
n'exposait pas), deux grandes méthodes se partagent le champ des
humanités, l'une grammaticale et formelle, en honneur en Grande-
Bretagne
, et en Russie ; l'autre historique et archéologique, régnant
aux Etats-Unis, au Canada, en Hongrie et en Italie. Là, on lit les
auteurs latins et grecs pour savoir ces langues, ici pour connaître
l'histoire grecque et l'histoire romaine.
La méthode vers laquelle l'Université de France tend de plus en
plus à l'heure actuelle, méthode morale et philosophique en
même temps que littéraire, méthode qui s'occupe moins des
formes et des faits que des idées et des sentiments, est fort peu
représentée à l'étranger.

Ce superbe isolement ne semble pas affecter outre mesure les


auteurs du rapport sur les documents présentés à ! 'Exposition 80 •
Plus normale cependant était la réaction qui consistait à chercher à
fournir aux traditions vacillantes les armes les plus modernes,
à savoir les plus propres à rivaliser avec l'esprit scientifique des
disciplines concurrentes ; or celles-ci venaient d'Allemagne (ce
mouvement ne doit pas être confondu avec celui qui, dans les
facuités des Lettres, tentait de scientifiser l'enseignement ; il invo-
quait la philologie en tant que technique historique, tandis que
l'autre l'élargit au point de la faire éclater).

La modernisation

Le naturalisme inhérent à la position de Wilamowitz semblait


pouvoir fournir l'arme la plus solide en faveur de la revalorisation
dans les esprits des études que le doute jeté par la réforme avait
suffi à ébranler profondément ; on peut déceler son influence dans
les interventions de certains hellénistes, emportés par l'ardeur d'un
combat pour la« vie totale» del' Antiquité. L'entreprise de moder-
79
LA GRÈCE DE PERSONNE

nisation allait à la fois contre la tradition rhétorique et scolaire,


, et
contre l'enseignement idéaliste et antipositiviste enseigné à l'Ecole
normale par Jules Lachelier ( 1832-1918), Alfred Fouillée ( 1838-
1912) ou Léon Ollé-Laprune (1839-1898) 81, mais elle pouvait
évidemment s'appuyer sur le goût des « faits » développé par la
formation archéologique des professeurs de grec , de l'enseignement
supérieur (ils passaient presque tous par l'Ecole d'Athènes 82).
Les études anciennes, se disait-on, avaient survécu à la réfonne qui
venait d'avoir lieu, mais on l'avait échappé belle (les aboli-
tionnistes ne manquaient pas dans la commission d'enquête 83) ;
elles devaient désormais triompher par une pratique résolument
moderne. Gustave Fougères, athénien, « délien », explorateur
del' Arcadie (1913-1919), auteur d'une thèse sur Mantinée et du
guide Joanne de la Grèce, aurait voulu substituer aux concepts
esthétiques le concept scientifique (invoquant Lanson). En Alle-
magne, remarquait-il, Wilamowitz considérait qu'une des causes
du discrédit était la prédilection des professeurs pour l'attique (et
le classicisme) ; il préconisait l'étude de la littérature et de la
langue alexandrine et, plus généralement, postclassique et chré-
tienne. Au pays de la Réforme, un helléniste « des plus modernes »
revenait donc contre toute attente à la pédagogie théologique du
xvrresiècle.
Le point de vue français s'exprime ici à découvert ; la France ne
pouvait adopter cet élargissement, si contraire aux options laïques
qui avaient donné naissance à l'Université 84. L'archéologue recon-
naissait que les langues anciennes avaient souffert de la prédomi-
nance accordée à la rhétorique ; l'on n'avait pas vu que la précision
était la première des qualités littéraires. L'ancienne école, en effet,
dédaignait les réalités et tout ce qui dans l 'œuvre exprimait
la« vie». Par goût des généralités, elle oubliait l'homme tel que le
faisaient le milieu et l'époque. Les procédés de style l'intéressaient
plus que les choses, car elle enseignait à s'exprimer, non à voir.
Aussi son langage était-il franchement pompier, et, du reste, elle
préférait le latin. Il fallait donc revitaliser la pédagogie par l'usage
des photographies, des fac-similés d'inscriptions, bref se soustraire
avec discernement à la tyrannie du livre. La littérature grecque
est une des plus imprégnées de réalités qui soit. La reconstitution
a. de l'ensemble, sa résurrection, est une « véritable aubaine péda-
80
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

gogique ». Le grec pouvait par là être considéré comme utile au


même titre que les sciences., « utilitaires » 85•
Dans le même esprit,., Emile Cahen ( 1839-1916), le futur éditeur
de Callimaque aux Editions Budé, intervenant dans la discussion
sur la réforme de la licence ès lettres ( 1907), demandait, en se
réclamant expressément du Lesebuch, que l'on mitigeât la rigueur
des humanités par le pittoresque des réalités, pour assurer la survie
des études classiques en recréant la « vie » 86 • Il faudra, il est vrai,
peut-être renoncer à mener par le détail la restitution, qui doit se
faire à grands traits, tout au contraire de Wilamowitz, qui enferme
la vie dans les petits faits et se rattache par ce biais à la tradition
lettrée du commentaire. De nouveau, l'adhésion est effritée par
le besoin d' « idées générales ». Mais il y a là pour le partenaire
français matière à une émulation profitable, puisque le caractère
fragmentaire de l'exposition chez Wilamowitz en laisse « désirer
une qui, d'un seul tenant, et mettant chaque trait à sa place, s'ef-
force de faire saillir ceux qui sont essentiels » dans l'unité vivante
d'une personnalité d'auteur 'if7.
Bien que Wilamowitz ne soit invoqué dans le programme de
Fougères que pour l'extension du concept de l'hellénisme à tout
le monde antique jusqu'au début de l'époque byzantine, ce sont ses
idées (les plus modernes) qu'on reconnaît ici sur la vie totale, but
de la reconstitution historique ; elles sont présentées à travers le
filtre de la philosophie de Taine à laquelle Wilamowitz se rattache
lui-même, de façon peut-être factice, lorsqu'il rappelle dans une
note tardive, par l'intermédiaire d'un nom illustre, un cadre théo-
rique d'une généralité assez vague, pour le limiter aussitôt par la
primauté qu'il accorde au particulier 88 • Ces positions sont liées
d'ailleurs à l'intérêt conquérant que l'helléniste allemand portait à
la civilisation hellénistique, aux mille et un documents qui font
resurgir la vie des cours et des cités. Seulement, l'accent chez Fou-
gères ou chez Cahen est différent, puisque l 'historisation des textes
littéraires, virtuellement absolue chez Wilamowitz, ne peut pas
aller aussi loin en France. Au premier stade de l'explication, dans
les opérations préalables de déblayage, figurent au même titre que
la syntaxe les dates et les faits. L'interprétation plus profondément
«historique», c'est-à-dire comparative, qui fait ressortir le carac-
tère propre du passage, lui succède et forme le «commentaire>>,
81
LA GRÈCE DE PERSONNE

mêlée à l'analyse morale et esthétique 89 • Toutes les velléités de


modernisation échouent sur ces divisions. Et si Beaudouin regrette
dans le recueil du Lesebuch « quelques pages de Pausanias [... ],
une section comprenant des morceaux spécialement relatifs aux
mœurs et à la vie privée 90 », il ne franchit pas, ce faisant, les
limites immuables fixées au goût.

Un autre monde con1n1e le nôtre

En Allemagne, lorsque Wilamowitz intervint à la même époque


du haut de sa réputation dans la querelle des Anciens et des
Modernes, le terrain n'était pas exactement le même. En Prusse,
il s'agissait de maintenir le grec (avec ses trente-six heures men-
suelles) dans un enseignement secondaire classique privilégié (les
lycées modernes ne pouvaient pas prétendre au même statut ni dans
l'opinion ni dans l'administration) 91, alors qu'en France la concur-
rence entre le classique et le moderne était plus réelle, puisque les
sanctions étaient identiques 92 • Un Haussoullier considérait en 1902
que la cause du grec était pratiquement perdue (« Pour être graduée,
la chute n'en sera pas moins prof onde ») 93 • Sans doute les tenta-
tives d'assurer au grec, au sein de l'enseignement traditionnel, une
place comparable à celle qu'il occupait en Allemagne avaient-elles
échoué ; pour réussir, il aurait fallu renoncer aux habitudes mêmes
qui nourrissaient dans la société la défense des humanités, et donc
se couper l'herbe sous les pieds. Les lycées classiques (les huma-
nistische Gymnasien) n'avaient pas leur équivalent.
C'est en Belgique, où d'ailleurs la situation était plus compa-
rable 94 , que le programme élaboré par Wilamowitz en 1900 à l'in-
tention de la commission de réforme et le Lesebuch ont eu un
retentissement important 95 • Présentée dans la presse belge, la thèse
de Wilamowitz se dégageait clairement et son modernisme appa-
raissait sous son vrai jour. Grâce aux nouvelles découvertes et
aux enrichissements de toute origine de l 'Altertumswissenschaft
(le mycénien, l'indo-européen, la période postclassique jusqu'à
Byzance, mais aussi les papyrus, les recueils, les sources grecques
remplaçant l'étude de la philosophie de Cicéron et d'Horace, etc.),
le génie antique a changé de physionomie et même de statut. Il n'a
82
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

plus le rôle que le classicisme lui avait dévolu. Le Lesebuch intro-


duisait des auteurs secondaires, parfois inconnus, qui servaient à
caractériser un genre et une époque dans le relativisme absolu d'un
inventaire de curiosités style fin de siècle. Peu avant, le naturalisme
exotique d'un Huysmans dressait dans A rebours (1884) un inven-
taire virtuose des siècles obscurs de l 'Antiquité décadente 96 • Mais
Bidez ne rangeait pas pour autant Wilamowitz parmi les ico-
noclastes, comme l'avait fait Otto Immisch 97 ; au fond, il était bien
entendu que la « modernisation » était l'arme la plus sûre de la lutte
antimodeme 98 •
En effet, le relativisme historique de Wilamowitz, loin de servir
la connaissance historique et de creuser la tradition intellectuelle
par une analyse méthodique, «humanisait» (au sens plein du
terme) les Anciens. Il en fait « des hommes comme nous». On a
dit plus haut que la réciproque était un élément essentiel de sa
méthode: s'ils sont comme nous, on peut les juger.
En France, ce recueil de textes, qui se distinguait de toutes les
anthologies existantes, devait produire une grande impression 99 • La
science et les techniques antiques s'y déployaient dans toute leur
richesse, l'idée de progrès même était anticipée, sinon dans la
conscience, du moins dans la description des Anciens, et on pou-
vait transférer sur cette succession d'obstacles surmontés la nature
paradigmatique que le classicisme attribuait à l 'Antiquité. Elle était
d'autant plus présente parmi nous que l'on accentuait la continuité
et que l'on retenait avant tout les productions qui avaient eu
un avenir (les classiques retenus dans le programme général des
lycées l'étaient en raison de leur influence ultérieure). Mais ces
vues apparaissaient en même temps comme beaucoup plus uto-
piques qu'elles n'étaient apparues en Allemagne ou en Belgique.
En réalité elles niaient la finalité de l'enseignement secondaire et
supérieur français, fondé sur la formation du goût 100, s'appuyant
sur des exercices bien particuliers : l'explication de texte à la fran-
çaise n'avait rien à voir avec la lecture extensive des auteurs, ni
la version avec la traduction telle que la concevait Wilamowitz,
comme un outil de la compréhension 101• Si «l'école», comme le
disait Wilamowitz dans le français académique de la traduction
de Bidez, « avait cloué le corps vivant du véritable hellénisme à
la croix de la règle classique 102 », c'était la ruine de la grammaire
83
LA GRÈCE DE PERSONNE

normative, qui formait non à la connaissance du grec, mais à la


connaissance d'une règle. Il ne pouvait s'agir pour Hauvette d'ini-
tier les élèves à la diversité des productions du monde antique : ce
qui était véritablement historique à ses yeux, c'était le canon qui
s'était constitué à partir des auteurs anciens pour la « jouissance
esthétique» et le « profit moral » 103•

Le grec en trop

Le grec ne manquait pas d'ardents défenseurs. En 1905, un


auteur de la Revue universitaire, Georges Seure, propose que, pour
répondre à l'amour du grec, ravivé par la récente réforme qui le
frustre, on institue dans certains lycées privilégiés des professeurs
spéciaux de grec 104 • Tout en exhumant la Grèce, en montrant sous
la langue les idées et les faits intacts - programme wilamo-
witzien -, on trouverait ainsi à placer les gens que l'encombrement
de l'enseignement supérieur pousse vers le secondaire. On voit
que les arguments corporatifs ne manquent pas à ce nouvel élan.
Mais, en général, la défense des humanités passe en France, à la
différence del' Allemagne, où la Germanie était sœur de l'Hellade,
par le latin. Les auteurs grecs en France étaient encore les modèles
lointains d'un Vrrgile domestiqué. Rares sont ceux qui, comme le
dix-huitiémiste Casimir Alexandre Fusil (né en 1871), invoquent
Homère comme un poète national:« Demain, écrit-il en 1910-et
ces accents guerriers sont du jour -, se pressera une phalange
d'élite autour de la lance d' Athênê aux yeux clairs 105 », plus nom-
breux les partisans du retranchement et de la rénovation nationale
latine. Le grec n'est alors que le renforcement d'une position
vitale ; dans le danger il est sacrifié au latin, « base intangible de
toute vraie éducation classique et libérale 106 ». « Que nous en
soyons réduits [ ... ] peut-être à les sacrifier [les études grecques]
pour sauver les études latines, dernière citadelle de l'enseignement
classique, c'est ce que nul ne conteste», écrit Haussoullier 107, et
il n'est pas seul à tenir ce langage. Homolle, dès 1909, prévoit
lucidement l'état actuel; on ne savait pas grand-chose avant la
réforme, déclare-t-il carrément, voyant bien que les contenus ne
sont guère liés à l'enseignement formel 108•
84
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

Wilamowitz et les nationalistes

Si la guerre rompit tous les liens entre les professeurs français


ou belges et le signataire de l'appel des Quatre-vingt-treize (voir
ci-dessus p. 62) 109, elle ne devait pas entraîner, du moins en appa-
rence, la ruine des études qu'ils défendaient ensemble. Au contraire,
les préparatifs et les hostilités renflouent une cause qui pouvait
paraître perdue: « Et le coup de tonnerre est un coup de clarté»,
s'écrie Léon Cury, acclamant cette reviviscence sanglante no_Le
patriotisme ne montre pas seulement le triomphe des milieux
conservateurs, traditionnellement hostiles à l'Université, mais la
force de la tradition culturelle chez les plus éclairés.
Avec le nationalisme et la guerre, on n'avait plus besoin de Wila-
mowitz 111• Tant que les classiques avaient pu se comporter comme
s'ils étaient la figure de proue de l'Université qui naissait à la
science (alors que la place qu'ils occupaient était due à une tradi-
tion qui lui était hostile), ils s'étaient accrochés au modernisme,
sous l'égide d'Alfred Croiset ; mais dans la mesure où ils commen-
çaient vraiment à redouter d'être jetés par-dessus bord, ils se rabat-
tirent sur des valeurs plus sûres, le secondaire.
Il était permis au linguiste qu'était Michel Bréal ( 1832-1915),
dans des livres qui firent quelque bruit (Quelques mots sur l' ins-
truction publique en France, Paris 1872, et Del' enseignement des
langues anciennes, Paris 1891 ), fort de l'approbation de Gaston
Baissier (1823-1908), de souhaiter à l'Université française plus
de goût pour la science, et de se persuader du principe, qui n'est
contesté que « chez nous», qu'un corps enseignant doit être un
corps savant 112• Avec la montée du modernisme, l'enseignant l'em-
portait sur le savant.
Le modèle dont les modernes parmi les humanistes s'étaient ser-
vis était d'ailleurs plus construit que réel ; on savait que Wilamo-
witz restait l'allié de la tradition la plus solide. Si l'exploitation
confessionnelle de ses travaux se fait indépendamment de sa foi
personnelle 113, la reconnaissance que lui accordent certains auteurs
rejoint la vérité ultime de ses croyances profondes. Dans son
Platon, la connaissance du Bien, intuition vécue de Dieu, est prise
pour le fruit d'une inspiration divine. « On est heureux de voir
85
LA GRÈCE DE PERSONNE

affirmer ainsi dans l'histoire l'action décisive du libre génie


humain», écrivait Parmentier 114; « au déterminisme mécanique
que l'on voudrait introduire jusque dans les créations littéraires,
M. de W. oppose la part de cet "imprévisible" auquel la philo-
sophie de Bergson donne une place perpétuelle dans l'évolution de
la nature entière ». Louis Gemet notera plus tard :
Au total, un dualisme avoué : entre ce dualisme et celui de Berg-
son, il s'en faut qu'il y ait correspondance exacte; il y a du moins
une analogie qu'il est intéressant de relever [ ... ] en faisant de la
croyance quelque chose de radicalement à part, [ ... ] qui en soi
apparaît comme un absolu, Wilamowitz opposait à un domaine de
la nature sociale un domaine de l'intuition, ou de la révéla-

t1on [ . . . ] 115.

Tout le « sociologisme » et les autres tares de la Nouvelle Sor-


bonne, attaquée par l'Action française, étaient en effet visés par ce
recours à un Wilamowitz profond. Au-delà de la guerre et de ses
rancœurs, l'exemple pourra servir à lutter contre la laïcisation de
l'enseignement français. André-Jean Festugière écrit ainsi:
Un prince de l'hellénisme, outre-Rhin, peut redire ces vérités [la
considération du monde et les réflexions sur l'homme mènent à
Dieu]. Dieu n'est pas, dans ce pays, l'ennemi de l'intelligence. Il
n'y est point objet de railleries, nom qu'on n'ose invoquer, crainte
du ridicule. Je veux traduire les lignes par où s'achève la préface
de ce manuel classique de l'université de Berlin : « Et maintenant,
l'essentiel. Plus que tout savoir et que toute action de nos fils,
plus encore que de les voir citoyens valeureux de notre patrie, il
nous importe que leurs âmes soient gagnées au royaume de Dieu.
Est-il meilleur exemple à leur donner que de montrer comment
/ /

Clément relie la philosophie à l'Evangile et à l 'Apôtre? Epictète,


Marc [= Marc Aurèle], Posidonius, Aristote, Platon, chacun suit
sa voie singulière ; mais le but est partout le même. Tous, ils vont
à Dieu. » Heureux les petits Allemands que de tels maîtres, dès
l'adolescence, engagent à passer comme naturellement de la lec-
ture de Platon à celle de la Didachè ou du Protreptique 116!

Les mêmes lignes étaient encensées par J.-P. Waltzing en 1902,


précédées d'un certificat de moralité:

86
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

il croit que [l']étude [de sa Chrestomathie - le Lesebuch] contri-


buera aussi à former de bons citoyens et de bons chrétiens.
Jamais, dans ses discours et ses conférences, M. de Wilamowitz
n'a caché ses sentiments chrétiens [ ... ] 117•

Le révélateur

Pédagogie et science

C'est ainsi que la philologie en France se révèle un outil propre à


désigner les contradictions de la référence qu'elle utilise. Elles se
répercutent à trois niveaux : l'Allemagne, la philologie elle-même
et Wilamowitz. Le conflit fondamental fait jouer la pédagogie - qui
est, par les lycées, la fmalité sociale et la base économique - contre
la science ns_ Or, si ce conflit est plus ouvert en France, où les
intérêts contraires s'affrontent plus violemment et avec plus de
cynisme, il n'est pas moins sérieux en Allemagne, bien que l 'em-
prise et l'autonomie de l'enseignement supérieur le masquent sous
le couvert d'une solidarité assez illusoire des deux ordres. Les
frontières fixées à la scientifisation de l'objet scolaire montrent
les tabous universels liés à la fonction culturelle de la discipline.
La pusillanimité et la prudence dans l'apologie, le moralisme d'un
Croiset ont de quoi faire sourire, mais les critères d'un Wilamowitz
sont marqués par les mêmes valeurs insipides, quand il parle
de Sophocle ou de Platon. Sans doute cherche-t-il à traiter à fond
les textes littéraires et à effacer la différence qui les sépare d'autres
documents, dans une investigation totale, à la recherche de la
«vérité», mais les critères qu'il emploie ne sont pas reconsidérés
malgré son anticlassicisme affiché, ni donc vraiment historisés.
Chargé par sa fonction d'enseigner la Grèce éternelle (et non la
science), il a, dans l'interprétation, et la célébration, les préjugés
des humanistes, ses contemporains. Ce n'est pas parce qu'il a
rebuté les esthètes qu'il est moins respectueux du canon esthétique
et moral le plus commun.
Son modernisme est tout à fait superficiel, comme le montraient
87
LA GRÈCE DE PERSONNE

les ralliements d'un Parmentier ou d'un Perrot. Et quant à la foi


dans la science, ses adeptes en France montrent bien les limites du
rationalisme toléré par l'institution, aussi libérale qu'elle soit. Il
suffit d'ailleurs de se rapporter à son commentaire de l'Hymne
à Zeus dans !'Agamemnon d'Eschyle et à ce qu'il en infère sur
la religion du tragique pour voir qu'il ne met rien en question de ce
qu'il convient de prêter aux auteurs 119•

L' Histoire et le texte

L'examen de la critique française aide à voir que ce qui manque


le plus à un homme comme Wilamowitz, et à tous ses contempo-
rains dans la discipline, c'est une vraie analyse du texte dans sa
nature propre. Pas plus que Lanson et l'histoire littéraire positi-
viste, il n'a perçu l'importance des esthétiques contemporaines que
manifeste par exemple la poésie des symbolistes. Mais Lanson, en
tant que représentant d'une tradition, avait un nom qu'il invoquait
contre un excès, et qui servait à désigner une pratique absente :
l' « esprit littéraire», substitut intuitif de ce qui aurait dû et ne
pouvait pas être 120• Le nom masque un manque tout en l'évoquant.
Les Français restent prisonniers d'une coutume, ils en font état et
en tirent gloire ; Wilamowitz se sert des mêmes catégories, sans les
analyser, par pur souci d'efficacité. Le rapport au texte n'est pas le
même. Ici on se réclame d'une forme parce qu'elle est constitutive
d'une tradition et d'un rite; là les contenus sont au premier plan,
mais ils ne sont pas moins creux que la forme chez les premiers.
Le cas des Chansons de Bilitis illustre une double coupure. En
décidant de publier un compte rendu sur le recueil d'un jeune écri-
vain fra~çais, et plus tard d'insérer ces remarques dans un livre sur
la lyrique grecque 121, Wilamowitz certes accepte la continuité litté-
raire, mais de l'artifice. Le sentiment, critère de l'œuvre d'art et
de son universalité, n'est pas là. Louys est pour lui une forme his-
torique et dépravée 122, qu'il sait identifier comme Callimaque ou
Horace. Certes les Français lui ont appris ce que c'était qu'écrire,
le procédé et la rhétorique 123• Ils sont pour lui les héritiers des
Alexandrins, d'une Antiquité adultérée 124• Lecteur de romans fran-
çais, il voit la France comme une zone réservée dans le champ de
88
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

la culture, l'espace de l'art. En même temps, il n'a pas accès à des


productions plus difficiles et qui ne se laissent pas classer sans mal.
Croiset semble surpris de voir ce Paris-là lui revenir d'Allemagne
sous une forme légitimée: « Il a peut-être attaché à l'œuvre de
P. Louys plus d'importance qu'elle n'en méritait 125» ; son dédain
n'est pas plus juste que la considération qu'accorde Wilamowitz
à l'épigone du Parnasse. Ni l'un ni l'autre ne franchissent les
barrières qui séparent l'histoire comme discipline archéologique
d'une lecture qui retrouve l'histoire en l'oubliant.

La force de l'isolement

Les difficultés que l'Université avait rencontrées en France pour


s'établir subsistèrent. Même lorsqu'elle a pu compter sur de solides
soutiens au gouvernement, elle ne disposa jamais de moyens aussi
substantiels que l'Université prussienne. Mais ces résistances
d'une partie de la société faisaient que les professeurs, même dans
les disciplines traditionnelles, étaient plus sensibles aux idées pro-
gressistes qui animaient une partie de la recherche, en pédagogie,
en psychologie ou en sociologie, si bien que l'isolement pouvait
contribuer à entrouvrir certaines cloisons. Dans une étude sur
l'horizon intellectuel de Numa-Denis Fustel de Coulanges (1830-
1889), Marc Bloch avait énuméré les rencontres qu'il suffisait
d'évoquer pour voir qu'elles n'étaient pas possibles 126• Il est vrai
que Fustel est parfois aussi économiste que Marx, aussi évolution-
niste que Darwin, en vertu même de la nécessité scientifique, mais
le cloisonnement reste encore absolu. En Allemagne, un philologue
comme Wilamowitz se considère comme souverain et ne fraye
avec personne qui le contraigne à poser les problèmes dans des
termes qui ne seraient pas les siens. La lutte pour l'existence de
l'institution et pour la légitimation a parfois poussé les successeurs
de Fustel à communiquer avec le dehors.
Sans doute Alfred Croiset ne suivait-il
, pas de près l'Année socio-
logique, éditée par son collègue Emile Durkheim, à laquelle colla-
borait Gemet. N'empêche qu'au moment de préfacer le livre Les
Démocraties antiques, qu'il avait déjà écrit pour montrer ses senti-
ments en matière de politique, puisque aussi bien le sujet lui-même
89
'
LA GRECE DE PERSONNE

pouvait encore passer pour subversif 127, il jugeait utile, face au défi
des nouvelles méthodes 128, de justifier la démarche traditionnelle :

Je me demande parfois si les historiens, aujourd'hui, n'ont pas


une tendance excessive à se mettre à l'école de la sociologie.
Dans la recherche des causes, ils s'en tiennent volontiers à celles
que j'appelais extérieures ; ils se méfient de la psychologie des
peuples ou des individus. L'idée de race, celle du génie propre
d'un peuple, sont aujourd'hui fort décriées[ ... ] 129•

Gemet, plus précis, après l'avènement du nazisme, analysait avec


une grande lucidité l'opération qui conduisait à isoler « quelque
chose de substantiel, quelque chose qui ne s'explique pas intégra-
lement par l'histoire, mais qui consiste, au fond, dans un Volksgeist
irréductible 130 >>.
Face au comparatisme de l'École de Cambridge, qu'il considère
comme dangereux pour les valeurs attachées au concept de l 'hellé-
nisme, Wtlamowitz adopte une attitude rigide et agressive, mettant
le « sentiment » au service d'une répugnance militante. La méthode
comparatiste porte atteinte au credo de la supériorité de l'héritage
gréco-romain. La seule culture digne à la rigueur d'être étudiée
conjointement, s'il fallait comparer, est la sémite, et plus spéciale-
ment la biblique.
La question ne se posait pas seulement pour les rites et les
croyances, où l'aversion de Wilamowitz n'a pas échappé à Gemet,
mais également pour la métrique. Dans la mesure où les théoriciens
s'intéressaient encore à l'origine du vers, ils se sont évertués à
reconstruire un Urvers, un vers originel. <<C'est ce qu'a fait en
quelque mesure U sener ; c'est ce qu'a fait, avec plus d~ décision,
M. de W.-M. (Verskunst, p. 86 sq.) [ ... ]. » Mais, argumente Meillet,
« pour tirer de ce "vers originel" les divers types attestés en grec,
on n'a d'autre moyen que de le supposer informe. L'hypothèse
joint donc au défaut d'être arbitraire celui d'être presque inutile, peu
explicative>> 131• L'interprétation génétique, marquée par un parti
pris idéologique, se révèle inopérante 132• Cette nature polymorphe
de l'origine n'empêchait pas Wilamowitz d'énoncer la formule,
capitale, que« le vers est plus ancien que le pied 133 », que le rythme
emporte la mesure et l'emporte sur le pied des analyses grammai-
riennes. La position comparatiste de Meillet, se ralliant, dans le
90
M. DE W.-M. (EN FRANCE)

débat qui en France également divise les historiens, au postulat


durkheimien des structures invariantes contre le primat des évolu-
tions particulières 134 , s'inscrit dans la dualité qui caractérise si
clairement la situation française. L'avance considérable prise par
la recherche en Allemagne n'empêche pas d'autres exigences
scientifiques de s'imposer, et celles-ci font éclater le cadre wilamo-
witzien, qui accueille et enferme les productions diverses d'une
vie sociale dans l'ethnie grecque. D'autres paradigmes se créent,
dans l'indépendance.
Même si l'ouverture de Croiset n'est qu'apparente, et si elle est
plutôt le fait de l'institution dont il est le doyen que du philologue,
la différence n'en est pas moins significative, bien qu'elle implique
aussi un cloisonnement défensif, qui est propre à la philologie. On
ne voit pas Wilamowitz s'intéresser le moins du monde à Max
Weber, son contemporain, dans un domaine pourtant, les structures
sociales de l'histoire religieuse, où son apport aurait dû exciter
sa curiosité. « On ne peut dire que les méthodes sociologiques,
ethnologiques, etc., soient méconnues; du moins, elles ne sont
pas agréées», écrit Charles Picard 135, que l'on peut considérer
comme modérément contaminé par ces «méthodes», mais qu'un
certain climat intellectuel, produit d'une faiblesse ressentie par les
membres de la discipline, autorise à se faire timidement juge des
insuffisances générales.

Science et émancipation

Le langage académique, si détestable soit-il, se définit par une


stylisation orientée vers le public. Sa hauteur guindée est constam-
ment amortie, comme on l'a montré plus haut (p. 64 sq.), par une
vulgarisation latente, et celle-ci est virtuellement émancipatrice.
Elle est comme condamnée à l 'exotérisme. Cette qualité, l'envers
d'un défaut, est bien appréciée par Wilamowitz dans une lettre à
James Loeb du 28 avril 1931 136, où il s'applique à féliciter le fonda-
teur de la fameuse collection d'avoir traduit en anglais le livre
d' Auguste Couat sur La Poésie alexandrine sous les trois premiers
Ptolémées (Paris 1882; réimpr. Bruxelles 1968) pour sa « ges-
chickte Form » et la «franzosische Grazie des Urteils » malgré les
91
LA GRÈCE DE PERSONNE

insuffisances du détail. (Loeb traduisit pour le public anglophone


plusieurs ouvrages d'hellénistes français qui avaient à des degrés
différents l'avantage de leur limitation ; outre Couat, l 'Euripide de
Dechanne, l'Aristophane de Maurice Croiset et la Nouvelle Comé-
die de Legrand.) Wilamowitz lui-même s'adresse en général à des
initiés, mais aussitôt qu'il est amené à parler de l'objet artistique
(ou philosophique), et non plus seulement de l'activité scientifique
consacrée à cet objet, il trahit ses préjugés et son idéologie, et les
pose comme une évidence. Lorsque, par contre, il défend pour le
grand public une discipline menacée, comme dans ses traductions
ou certains de ses discours, il choisit d'emprunter un langage qui
n'est pas celui d'une recherche, et qui est d'autant plus factice
- et plus méprisant - qu'il parle toujours en tant que représentant
accrédité et qu'il voudrait produire un effet. Et pourtant, avec les
idées qu'il a, Wilamowitz, dans sa science, manie un outil de
progrès. Destinée avant tout à faire avancer les choses, c'est-à-dire
à augmenter la matière, cette pratique inlassable finit par accroître
les connaissances, le quantitatif transformant les charges qualita-
tives. Les Français montrent une ouverture paradoxale, déterminés
par l'ensemble même des facteurs sociaux qui les empêchent de
rivaliser avec lui sur le terrain qui leur est imposé.
Réflexions sur la pratique

.,
Editer une page d 'Eschyle ou de Platon, séparer leurs phrases
ou leurs vers, comprendre, pour tout dire, c'est découvrir que, pour
une part considérable, la composition obtenue par une tradition
longue et cohérente, mais aussi par la science moderne qui en
hérite, se différencie d'un texte conservé, parfois seulement d'une
manière interrompue au bas des pages, dans l'apparat critique,
mais également en haut de la page, dans les lignes de la lecture
courante. Reprendre même cette phrase connue, c'est souvent la
refaire suivant une autre grammaire. Ce dédoublement de la lettre
demande à être expliqué. Il ne peut être le fait ni de l'erreur,
puisque toute analyse découle de conditions précises qui la justi-
fient, ni non plus du goût de la contradiction. Toujours est-il qu'il
pousse à méditer sur les frontières de l'hermétisme et les possibi-
lités mêmes de la communication.
Plusieurs livres sur des auteurs classiques, qui sont en même
temps des éditions, m'ont conduit à réfléchir ., sur la raison des diffi-
cuités propres à la pratique philologique. Etablir et traduire des textes
canoniques, c'était rencontrer, au détour des paragraphes, le person-
nage protéiforme de l'interprète, enchaîné par l'autorité, et les
manières universitaires. La plupart des., lecteurs ignorent qu'ils lisent
Marolle dans Lucrèce, Usener dans Epicure, Diels dans Héraclite.
La leçon se défend mal. Elle est faible devant la conjecture. C'est
qu'il y avait, pour que la correction s'impose, toutes sortes de bonnes
raisons, qui valent encore, parce que les préjugés sont constants et
que la tradition a la vertu d'exister et la force du fait accompli.
93
LA GRÈCE DE PERSONNE

Les exemples, dans les auteurs les plus lus, seraient légion, où la
description est détournée d'une manière analogue. Tous les envols
de la lecture « créative » et libre sont plus pauvres que le pro-
gramme qu'imposerait l'établissement systématique de la dimen-
sion méconnue. Le propre, au lieu d'être analysé comme un signe,
est motivé comme un accident, interprété comme une discordance
ou une incohérence. L'intégration de ces termes montre au contraire
que la logique du texte n'est précisément pas celle qui les a fait
prendre pour discordants. Sans doute la phrase recèle-t-elle l'erreur
comme la vérité, et la démiurgie qu'elle possède serait-elle capable
même de creuser sur la mer la route des navigateurs fantômes. Les
Anciens (Diogène Laërce) disaient qu'il existe un Héraclite pour
les sots, et sans doute aussi un Homère. Certaines interprétations
se contentent de dissocier ce que la genèse de I'œuvre a fondu, ou
alors recomposent ce qu'elle a divisé 1•
Il serait facile - et injuste - de narguer l'effort déployé dans l'ap-
pareil si lourd de la démonstration philologique. L'accès immédiat
au texte est demandé avec insistance. Et pourtant il est impossible
de constituer l'interprétation sur la matière nue sans passer par
l'histoire des interprétations. Non que les siècles aient fourni des
approximations progressivement plus justes sur le chemin du vrai,
ni qu'il soit profitable a priori de tirer de la pluralité les compo-
santes d'un mélange neuf, mais outre que la justification de la
matière, à savoir du texte retenu, ne peut se faire sans que soient
reconnues et réfutées les raisons qui l'ont altérée, la matière elle-
même ne se constitue qu'à mesure que l'interprétation s'impose
contre d'autres (le cercle herméneutique s'applique aussi à la
découverte du texte dans la durée). Une lecture quelle qu'elle soit
ne se précise pas dans un vide de lectures. La bonne leçon ne
s'affrrme qu'affrontée, seule, à tous les possibles.
Même si cet aspect heuristique n'existait pas, la démonstration
ne convaincrait pas si elle ne l'emportait pas par la réfutation. Elle
apparaîtrait du seul fait de sa différence comme plus ésotérique que
le texte expliqué. Il est vrai qu'il ne suffit pas de discuter pour
convaincre. On sait que, dans une culture qui repose depuis toujours
sur l'explication des textes, la plus grande partie de la production
n'a d'autre raison que le fonctionnement de l'institution, où qu'elle
existe, et le maintien de l'exercice. La quantité, la masse des publi-
94
RÉFLEXIONSSUR LA PRATIQUE

cations, forme alors un obstacle insurmontable et elle ne décroît


pas en raison du déclin de l'intérêt réel.
En plus, la technique, dans le cas de la discipline philologique
aussi, a tendance à s 'autonomiser par rapport à son objet. Les
textes entrent alors dans le patrimoine de la culture littéraire qui est
une valeur établie et capitalisable. La division du travail, problé-
matique dans ce domaine, qui s'accommode difficilement de la
distinction entre techniciens et usagers, se légitime pourtant elle-
même par le nombre virtuel des exploitants. Bon nombre de tech-
niciens, et des plus productifs, se plaisent à dire qu'ils ne compren-
nent rien non seulement à l' « ultime signifié », mais au sens quel
qu'il soit, fabriquant, en ouvriers aveugles, la matière que d'autres,
les techniciens du sens, reçoivent d'eux toute préparée. Ce divorce
frappe de suspicion toutes les histoires de la philosophie et la plu-
part des chapitres de l'histoire des sciences. Leurs constructions,
qui n'ont pas d'assises, suspendues sur une matière incertaine,
pèsent à leur tour sur l'interprétation, c'est-à-dire sur le texte.
Il existe dans Empédocle une théorie élaborée, mais entièrement
recouverte par l'oubli, que le Soleil que nous voyons est produit
sur la voûte par la réflexion de la lumière sur la Terre. Non seule-
ment elle explique les bribes de phrases qui nous restent, mais elle
est plus riche que ne le serait une simple opinion sur un point de
science. Elle fait voir les positions de tous les corps de l'univers,
qui sont toujours en relation avec elle 2 • De même, le système des
yeux bleus et des yeux noirs est à lui seul l'expression chiffrée et
complète d'une théorie de la vision 3• Or, ces deux pièces, décou-
vertes dans l'épaisseur d'un résumé doxographique, manquent
presque irrémédiablement dans les histoires de l'astronomie ou de
l'optique, parce que leur place dans une constellation donnée ne
leur permettait pas d'entrer facilement dans une histoire linéaire
du progrès de la science, et ce progrès est nécessairement l'idée
directrice de la quasi-totalité des histoires particulières.
Sans doute la division du travail est-elle inévitable en pratique,
mais elle est inacceptable en théorie, et elle n'est maintenue que
par intérêt 4. Pour détruire ce recours à des légitimités partielles,
l'histoire de la philologie ne peut plus être une histoire des huma-
nistes et des érudits 5 , ni même une histoire du perfectionnement
des techniques, mais une analyse à rebours, qui remonterait le
95
LA GRÈCE DE PERSONNE

temps pour situer les interprétations, ou plus exactement leur déter-


mination historique. Non que l'on arrive par là au sens, et le conflit
est bien là, dans la différence qui sépare, de l'objet qui appartient
en propre à la science du discours, celui que l'on poursuit dans une
doxographie interminable. Au moins de cette manière, la philolo-
gie, miroir de l'incompréhension, devient-elle un moyen précieux
pour l'étude des sociétés. Et l'on pourrait vouloir montrer, dans les
années à venir, que ce que l'histoire de la philologie et des inter-
prétations fait apparaître vaut aussi bien dans les systèmes culturels
actuels. Aujourd'hui encore, les traductions sont pénétrées par les
traditions nationales.

II

A la fin du XIXe siècle, la philologisch-historische Methode, la


méthode philologico-historique, s'est trouvée, vis-à-vis de son
objet, dans une contradiction radicale. La réflexion sur la constitu-
tion du savoir, ce qu'avait été l'herméneutique traditionnelle, s'est
réduite jusqu'à sa plus simple expression, jusqu'à être un appendice
de la philologie «formelle», conçue, elle, sur le modèle de la phi-
lologie du réel (Realphilologie) 6 • Destinée, à ce moment, principa-
lement à limer et à corriger, loin de s'affliger de ce rôle ingrat, elle
s'enorgueillit de sa censure : « Il appartient à la philologie formelle
de suivre l'expression de la pensée, qui est parfois défaillante, et
jusqu'à un certain degré de contrôler le travail créateur [ ... ] 7 • »
Psychologue et thérapeute, l'analyste de l'expression écrite sur-
vient à la fm de l'exploration du sens.
Que la science fondamentale qu'est l'exégèse ait pu déchoir ainsi,
jusqu'à se restreindre elle-même et se censurer en censurant, pour
s'adonner exclusivement à la culture en serre de la correction ou de
l'excision, signifie que la philologie est minée par une contradiction
interne. La censure, paradoxalement, défend des valeurs qu'elle ne
ressent pas comme propres. S'érigeant en science, et considérant
en tant que telle, afin de se faire accréditer comme telle, tous les
objets comme équivalents, elle traite en définitive les auteurs de
96
RÉFLEXIONS SUR LA PRATIQUE

façon mercenaire, puisqu'elle laisse à une esthétique vague et


décriée le soin d'en garder la réputation. Elle masque l'absence de
jugement par l'ampleur de l'appareil scientifique. La théorie litté-
raire est depuis venue occuper la place, sans inclure les conditions
de la production du sens. Le fossé s'est creusé. La difficulté maté-
rielle passe pour plus sérieuse que la difficulté intellectuelle. « Si
les poèmes d'Euripide, écrit Wilamowitz dans l"'Introduction à la
tragédie grecque", n'étaient pas corrompus, Hermann ne les édite-
rait pas 8 • »
La censure philologique est au pouvoir partout où elle est char-
gée d'une mission pédagogique, mais elle se sert de ses armes, loin
de la pédagogie, pour accroître rapidement la matière du savoir - et
le rythme forcené de fabrication n'est pas le moindre vice de l 'acti-
vité favorisée par la philologisch-historische Methode. L' Antiquité
classique, à ce compte, n'a plus de raison d'être, même si la philo-
logie s'acquitte scrupuleusement de sa mission qui est de la servir.
La contradiction s'est manifestée ou bien chez un même critique,
capable de tenir deux discours différents selon qu'il représentait
la science sur sa chaire ou qu'il encensait les valeurs qui lui per-
mettaient de l'exercer 9 , ou bien dans la guerre que se livraient la
science officielle et les cénacles qui, par réaction, célébraient les
offices de l'esthétisme. Dans la question homérique, par exemple, la
querelle des analystes et des unitaristes se situe presque entièrement
dans cette tension nécessaire, entre dignitaires et marginaux. Les
uns sont investis de l'autorité universitaire, les autres sont justifiés
par la foi. Ainsi, le dépassement de l'antinomie par un examen paci-
fique, l'unitarisme fondé scientifiquement, n'a jamais pu se faire.
Le perfectionnement des outils au cours du XIXe siècle - le recen-
sement et la classification des manuscrits, l'histoire des textes et la
paléographie - offrait à l'incompréhension l'appui de l'accident
matériel. Ainsi la lacune et l'interpolation fleurissent-elles à partir
d'une certaine date: à un moment, entre 1850 et 1860, les éditions
de Bemays, Lachmann, Munro et Brieger brisent Lucrèce par plus
de lacunes que l'on n'en avait jamais admis, au point que l'un de
ces éditeurs s'émerveille lui-même de la richesse de sa récolte. On
peut prendre toutes les prétendues interpolations d'une tragédie
d'Eschyle comme nous l'avons fait, pour !'Agamemnon par
exemple, avec Pierre Judet de La Combe, pour montrer que toutes
97
LA GRÈCE DE PERSONNE

ont été produites par une difficulté parfois traditionnelle de la com-


préhension qui, pour des raisons diverses, n'avait pu trouver une
autre solution 10• Le renoncement actuel, prêt à condamner ces
excès, ne change rien, parce qu'il ne voit pas leur lien avec la pra-
tique qui consiste à résoudre les difficultés de sens par le recours à
l'accident. Le «sens» disparu attend, pour être revivifié, d'être
intégré dans un système explicatif quelconque.
Bien que l'appel aux systèmes de représentation et aux structures
mentales et psychologiques fournisse des interprétations et surtout
des grilles, ces travaux ont peu à voir avec la science des œuvres. Il
est vrai que leurs auteurs sont à la recherche d'un sens herméneu-
tique illuminant et total, mais l'éclairage que l'on emprunte direc-
tement à la réalité sociale - le conflit des générations, polis et
genos, etc. - fait de celle-ci une matière purement abstraite, trop
vite agrandie aux dimensions d'une culture ou d'une époque, et
de la pièce de théâtre ou du poème, un miroir du_schéma retenu
qui s'impose à tous les coups, ipso facto. Or l'évidence même
de l'exemple est suspecte. Faute de s'intéresser en même temps
au sens unique de l 'œuvre, les essayistes de ces écoles structu-
ralistes ne se servent pas vraiment des outils traditionnels de la
critique textuelle et n'arrivent donc pas à faire la critique des
sens hérités.
Certes, depuis l'époque de Wilamowitz, la particularité de l'ex-
pression a été reconnue comme une forme historique propre, et
rapportée non seulement à des systèmes de représentation mais
aussi à des types d'enseignement et à des habitudes rhétoriques.
La référence à la norme humaniste est abandonnée chez les for-
malistes au profit des manières spécifiques de dire, sous l'influence
sûrement de l'ethnologie et de l'anthropologie. L'aliénation du
point de vue de l'auteur s'y retrouve. Outre que, dans le cas d'écri-
vains comme Pindare 11, on pourrait se demander si l'auteur s 'ex-
plique par le manuel ou le manuel par l'auteur, cette normalisation
au second degré interdit, dans une assimilation schématique,
l'approfondissement de la dimension proprement ésotérique et du
niveau de l' « allégorie ». Seules certaines simplifications, la réfé-
rence biographique par exemple, sont sacrifiées par rapport à ce
qui se faisait dans une critique plus psychologique.

98
RÉFLEXIONS SUR LA PRATIQUE

III

La constitution d'un horizon de représentations est sans doute


indispensable, mais elle ne passe pas par ces voies. Acquis
d'emblée à l'idée d'une altérité de la matière et à la possibilité de
l'objectivation historique, pratiquant moins la naturalisation de
l'étranger qu'ils n'en postulent l'existence, les historiens projettent
des partis pris actuels, ne serait-ce qu'en appliquant indistincte-
ment des modèles de toute provenance. Rien de plus historique-
ment déterminable que l'introduction des schémas d'explication
considérés a priori comme historiquement applicables.
August Boeckh, dans l 'Encyclopédie et méthodologie des sciences
philologiques (issue d'un cours professé régulièrement à l'université
de Berlin entre 1809 et 1865) 12, défmissait bien la philologie comme
une science historique. Il en faisait une discipline universelle, alter-
nant avec la philosophie, de même que Castor avec Pollux, mais en
même temps l'idée qu'il se faisait d'elle englobait l'aspect historique
qui caractérisait également toute science. Bien qu'éloigné, l'objet,
pour lui, concerne directement l'interprète, et c'est donc de ce qu'il
connaît que l'interprète est amené à juger(« des idées étrangères, ce
ne sont pas encore des idées pour moi», écrit-il 13). Le philologue
universel dont il forgeait le concept, capable de tout connaître
puisque tous les objets de l'histoire se connaissent par lui, n'introduit
de distance que dans le jugement, qui n'est plus historique quand il
s'est approprié l'étranger. Boeckh l'invite à s'arracher à son état et à
s'élever au-dessus de la chose intégrée de manière à l'avoir devant
soi dans son objectivité atemporelle. Il s'agit de connaître ce qu'il
connaît, qui a déjà été connu par un autre. Le jugement porté sur
l'acte critique opère l'appropriation, si bien que l'objet dédoublé
n'est plus celui qu'avait connu l'auteur étranger, mais appartient au
sujet connaissant. La distance historique est abolie non seulement
par la conception d'une histoire universelle, mais aussi par l'instance
du jugement qui apprécie ou qui invalide.
L'herméneutiqu~ de Boeckh, qui fut par ailleurs l'un des fonda-
teurs de la science historique, conciliait ainsi la nécessité de
99
LA GRÈCE DE PERSONNE

l'investigation et de la critique, d'une part, et l'obligation de main-


tenir des valeurs privilégiées, et qui nous concernent, d'autre part,
proche malgré tout de l'herméneutique codifiée par Ast (Fondements
de la grammaire, del' herméneutique et de la critique, 1808) 14• Il se
situait dans la ligne de la philosophie de ) 'identité de Schelling,
sans croire pourtant qu'il fût possible de purger les objets de leur
contingence historique pour saisir les mouvements de l'esprit un.
D'autres théoriciens du XVIIIe siècle et de l'idéalisme allemand
avaient au contraire, comme Holderlin, en vertu de la nature para-
digmatique de l 'Antiquité, conclu à l'altérité absolue qui permettait
à la modernité de se reconnaître.
La théorie d' Ast, qui affirme la possibilité de l'identification, ne
fait pas moins de la distance un problème, alors que les philologues
postérieurs, renonçant à l'appropriation, renoncent à la connais-
sance de l'objet éloigné et finalement se l'assimilent.

IV

Déterminé par sa propre position dans l'histoire et dans la


société, l'interprète, artisan de sa matière, occupe par rapport à
son objet une place qui, dans le cas des œuvres de l 'Antiquité, est
située à une distance si grande que les variations entre les années
ne lui fournissent guère de point d'appui. Ce n'est pas cette
distance qui peut compter, elle est absolue. Au vrai, s'il n'y a de
connaissance que de l'inconnu, c'est de cette tension même qu'il
faut tirer bénéfice. Cette distance d'ailleurs,, n'existe pas moins
entre Héraclite et ses contemporains, ou Epicure et les siens, si
bien que l'étrangeté dans le temps s'accompagne d'une différence
dans la synchronie.
Pour objectiver, il faudrait accepter de faire de la chose étudiée
un fixe, d'une vie un fait, d'une pièce de théâtre un événement
opaque, d'une pensée un corps. Or, ce qu'on saisit, ce ne peut être
dans l'acte instantané de la saisie qu'un mouvement qui se cherche,
que l'inflexion dans une phrase. Ce n'est pas le sens commun et
connu que l'on vise, mais l'inconnu, le non-dit qui se découvre,
100
RÉFLEXIONSSUR LA PRATIQUE

combiné à la lettre. C'est là l'objet spécifique de la philologie,


celui qu'elle ne partage avec aucune autre science.
Comme elle cherchait le sens littéral, la philologie, dans sa
période positiviste et documentaliste principalement, a renoncé à
l'allégorie, au sensus spiritualis qu'elle prenait pour gratuit et
superfétatoire, si bien qu'elle n'a pas atteint le sensus litteralis non
plus auquel elle avait jugé prudent de se cramponner. C'est que
leur relation n'est pas arbitraire, comme elle l'avait pensé. L'allé-
gorie n'est pas seulement le transfert d'un sens dans une autre pen-
sée, ce qu'elle
, est lorsque les stoïciens reprennent Homère ou les
Pères de l'Eglise l'Ancien Testament. L' «allégorie» qui trans-
forme le discours figé en disant autrement (allègorein) fait partie
de la parole. La phrase ne s'épuise pas dans ce qu'elle dit. Il reste
une autre phrase qui se lit dans un autre auteur ou dans une autre
partie de l 'œuvre ; toute phrase contredit une autre phrase.
D'où la nécessité préalable de la lecture extensive, et dans le cas
de l'information lacunaire propre à l'Antiquité, d'un complément
de lectures imaginaires qui déchiffrent les textes reconstitués.
L'exemple d'Héraclite est particulièrement éclatant parce que, une
fois le principe découvert de la correction implicite, nous avons
pu, dans Héraclite ou la Séparation, établir que, dans leur quasi-
totalité, les adages, pour brefs qu'ils soient, nient une affirmation,
nient même la négation d'une affirmation. Dans beaucoup de cas,
les deux étapes antérieures ne sont pas attestées et pourtant elles se
laissent extrapoler 15•
Chez d'autres auteurs, la pratique allégorique ne se réfère pas à
des formules charriées par une culture livresque, mais touche aux
parties internes du discours et elle constitue l'épaisseur de la
parole. Cette stratification n'a rien à voir avec l'usage qui est fait
aujourd'hui de la notion de niveaux de signification, qui implique
des niveaux différenciés de la conscience. Le sens virtuel, comme
le montrent ces enchâssements compliqués et compositionnels,
ne se confond pas avec la résurgence d'un sentiment refoulé. Le
fait est plutôt lié à un mode d'écrire que la biographie de Servius
fait connaître : Virgile dictait chaque jour à un esclave des vers en
grande quantité; il réduisait ensuite ce nombre jusqu'à un seul.
L' «allégorie», dans ce cas, ce serait tous les vers supprimés qui,
autrement, reviennent ailleurs.
101
LA GRÈCE DE PERSONNE

Sans doute décrivons-nous là, sous le nom unique d'allégorie, un


phénomène qui a des applications diverses, et sans doute, quand
d'autres travaux auront été achevés, pourra-t-on tenter d'en faire
la typologie en relation avec les théories anciennes de 1'ohscuritas.
Il existe une forme fermée dans laquelle la mise en relation des
éléments s'impose pour le déchiffrement, comme il existe une
forme ouverte dans laquelle des structures autonomes s'inter-
"'
pénètrent. La première correspond à la philosophie de l'Etre, l'autre
à l'atomisme. L'une est obscure dès l'abord et s'éclaircit à mesure
qu'on lit, l'autre est claire en apparence et se complique à mesure
que l'on réfléchit. Et pourtant, l'extraction de ces sens profonds,
plus riche elle est, plus elle passe pour subjective. La philologie
devrait disposer de critères capables de distinguer la fantaisie
qui passe pour science et l'adéquation au texte qui, parce qu'elle
étonne, passe pour personnelle.
Le sens littéral décide. Quand la lecture a pu finalement opter
pour un texte, ce sens littéral n'est pas une « interprétation»
de l'interprète. Le philologue est lié par l'interprétation qu'est le
texte. Ce sens littéral n'est pas un terme quelconque, qui pourrait
être déplacé comme un pion et mis en relation avec d'autres dans
un jeu formel, pour la bonne raison que ce jeu, c'est l'auteur qui l'a
déjà joué. L' « allégorie » a produit la construction grammaticale.
L'arrangement des mots est tel, parce qu'il est déterminé par
d'autres arrangements que le parti pris par l'auteur inclut.
Ce n'est donc pas que la phrase, liée par ces liens internes,
se réfère à un seul signifié. Mais il n'est pas concevable que
la polysémie échappe au projet, parce que le projet l'inclut et la
tient. Toutes les variantes du désir interprétatif qui ne se placent
pas sur cet axe qu'est le projet, historiquement situable, encore
que situé par l'interprétation seulement, sortent des limites sévères
de la philologie et de l'herméneutique. L' œuvre est inépuisable,
mais suivant elle-même seulement, selon son autonomie. Aristote
a bien pu tirer du poème d'Empédocle les réponses qu'il n'avait
pas données. Mais il avait raison d'ajouter aussitôt, comme il le
fait: on lui aurait dit cela, il n'aurait pas dit non 16• La polyvalence
a cet aveu pour limite. Sans doute est-il difficile - mais c'est
bien de cela qu'il s'agit - de tracer la ligne de démarcation
qui sépare les éléments que l'auteur utilise pleinement de ceux qui
102
RÉFLEXIONS SUR LA PRATIQUE

travaillent pour lui. La téléologie du projet les englobe également.


Ainsi, l'ambiguïté ne doit pas être posée comme un principe de
composition et les auteurs qui l'ont fait, pour Héraclite ou pour les
tragiques, passent à côté de la signification que révèle le procédé
qu'ils étudient. Celui-ci suppose un acte thétique avant de s'enri-
chir du contresens même dont l'auteur l'a chargé.
Les lectures qui succèdent à l 'œuvre, et qui la transforment,
annulant ses particularités dans un processus d'assimilation, ou
s'en servant comme d'un point de départ, sont pour le commenta-
teur de nouveaux projets. Les étapes de cette survie (Wirkungsge-
schichte) n'intéressent l'interprète de l'œuvre première que dans la
mesure où elles en obscurcissent la compréhension.
Le propre, la différence, est un autre critère. Entre tous les sens
improbables, l'un s'impose (probatur), mais qui est plus inattendu
encore. La limite, le critère, ce serait ici l'ensemble, à cette condi-
tion que tel arrangement se différencie absolument dans sa qualité
particulière. Bien loin que le passage parallèle puisse jamais confrr-
mer l'interprétation, la répétition même dans les contextes diffé-
rents ne peut pas être une redite.

Même si, ce qui en soi est douteux [écrit Peter Szondi dans l'ana-
lyse d'un poème de Paul Celan], on pouvait prétendre à l'identité
d'une ou de plusieurs [ ... ] expressions dans les deux endroits, et
que l'interprétation que l'on tient pour sûre dans l'un des pas-
sages semble éclairer le sens de l'emploi du même mot dans le
vers que l'on cherche à comprendre, ce vers devient clair sans
être compris puisqu'il n'est ce qu'il est que dans cet emploi parti-
culier et qui d'abord justement se refuse à la compréhension 17•

Si l'accord avec d'autres parties homologues fournit les moyens


de trancher, c'est à condition de savoir à chaque instant que l'ac-
cord est composé de propriétés distinctes et inouïes, qui à leur tour
décident. La constitution de la cohérence se fait dans un mouve-
ment circulaire qui pourrait n'avoir pas de fin. Finalement l 'expé-
rience mène le jeu. Comme elle s'astreint à reproduire dans la lec-
ture littérale le mouvement de l 'œuvre, elle peut tenter tous les
sens. Ce qui l'arrêterait seulement, c'est leur efficacité herméneu-
tique. L'explication juste est plus riche quel 'erreur.
Lire une référence

F reud était préoccupé par le rôle qu'il s'était résigné à


reconnaître au principe de mort, et dont la cosmo-
gonie d 'Empédocle lui fournissait un lointain modèle. Je
l'avais reconstituée depuis, dans des termes très différents,
qu'à l'époque de Freud on ne comprenait pas ainsi 1• Sans
doute a-t-il été égaré par un dualisme qui ne reproduit pas
la forme originelle du système. On établit facilement une
analogie entre l'objet qu'il cherche et l'information qu'il
trouve, sans doute inspirée par une représentation qui
n'est pas aussi éloignée de la sienne qu'on le pense.
J'ai traité systématiquement les problèmes de la lecture
d' Œdipe roi par Freud dans « Le fils de l'homme 2 », à la
suite d'une journée de débats organisée à la Sorbonne
par Barbara Cassin, avec la participation de psychanalystes.
Freud cherche l'effet que la mémoire du mythe, transmise
par l'intuition inspirée du poète, répercute en profondeur
sur l'âme du spectateur, en rencontrant les zones latentes
du rêve. Le plaisir que celui-ci prend est le signe qu'il res-
suscite dans son inconscient le souvenir quasi immémorial
d'un meurtre et d'un désir d'inceste primitifs, proche de
l'un des« rêves séculaires» de la jeune humanité.

1. Les manuels les plus récents continuent paresseusement à


reproduire sans même une discussion cette compréhension tradi-
tionnelle, que je considère comme dépassée.
2. Consacrée aux analyses du mythe par Freud, cette étude a été
reprise dans La Naissance d 'Œdipe ( 1995).

105
'
LA GRECE DE PERSONNE

Le problème de savoir comment une œuvre littéraire


aussi élaborée et complexe pouvait par elle-même se
défendre contre son transfert à l'ordre du mythe est posé.
Selon que l'on suit l'une ou l'autre des deux logiques,
l'histoire mythique et son interprétation chez Sophocle,
et, avec elles, la signification du meurtre et de l'inceste,
se situent à des niveaux de réflexion différents. A cet
exemple,j'ai ajouté, au cours de nombreuses séances avec
des groupes de psychanalystes depuis 1984, celui d'Anti-
gone, central chez Lacan. L'utilisation d'une tradition
culturelle illustre moins un cas de conflit que de rivalité
d'herméneutiques, si le terme peut s'appliquer à la psy-
chanalyse (il y est employé pour la « lecture » des frag-
ments de rêve non manifestes). On peut tenter de débattre
clairement des compétences pour découvrir à quelle condi-
tion l'une peut devenir fructueuse pour l'autre.
Le modèle scientiste :
Empédocle chez Freud

Remarque préliminaire

Une dichotomie est introduite dans l'analyse de l'objet. Le phé-


nomène étudié est situé sur une ligne d'évolution. Face à la finalité
qui assigne le sens, elle provoque une division entre une anticipa-
tion (ou « intuition ») et un primitivisme, un au-delà et un en-deçà.
En fait il ne s'agit que de séparer ce qui a pu être assimilé par la
critique à des connaissances ultérieures, et faussement valorisé,
puisque la modernité légitime l'objet, et l'intérêt, à savoir l'occu-
pation qui le concerne institutionnellement. Il y a, d'autre part, le
reste qui n'a pu l'être. Le point de vue d'un aboutissement qui
transcende l 'œuvre, comme si celle-ci était, ou avait pu être,
conçue en vue d'un terme qu'elle ignore, opère une dissociation
qualitative. L'historisation est d'emblée globale. On renonce à pro-
céder à la reconstitution d'une totalité scientifiquement provisoire.
Historiquement, celle-ci a été conçue et construite face à d'autres
totalités, également fermées sur elles-mêmes, et non moins provi-
soires, avec lesquelles elle est entrée en concurrence au moment de
sa genèse, et, de la même façon, elle sera elle-même désintégrée et
remplacée. Le « projet » même, ancré dans sa forme, sera aban-
donné, sous la forme qu'il avait. Le moment d'arrêt et de concen-
tration, marqué par l 'œuvre ou le système que l'on déchiffre,
constitue sa propre temporalité, au rythme de laquelle on doit se
soumettre si l'on veut saisir le «sens», à savoir celui que les élé-
ments prennent dans l'ensemble de la structure, émettant un lan-
107
LA GRÈCE DE PERSONNE

gage propre, et déterminant la nature de 1'énoncé. C'est cet ensemble


seulement qui fait sens, à partir de son centre, et qui pourrait être,
en un second temps, interrogé sur sa signification - ou sa portée -
en soi, en dehors des conditions de son déchiffrement, par rapport à
d'autres pensées, antérieures et ultérieures, par rapport à nous.

Lecture de
Die endliche und die unendliche Analyse 1,
section VI, sur Empédocle

La doctrine empédocléenne de 1'Amour et de la Haine est au


centre de ce que Freud appelle son «intérêt» (unser lnteresse),
fondé sur la« théorie psychanalytique des pulsions». L'assimilation
est si tentante qu'il note qu'on pourrait presque parler d'identité,
s'il n'y avait d'un côté l'imagination cosmique, non scientifique,
et de l'autre une limitation scientifique, la validité en psychanalyse
étant restreinte au domaine biologique (« wiihrend unsere [Phanta-
sie J sich mit dem Anspruch au/ biologische Geltung bescheidet » ).
Cependant cette différence est aussitôt abolie, ou du moins réduite,
sur la base d'une théorie de l'animation universelle, d'un pan-
psychisme, qui orientait fortement les descriptions positivistes ou
scientistes de la pensée présocratique au début du siècle, avant la
réhabilitation d'une interprétation plus ontologique par la phéno-
ménologie, puis ultérieurement d'un point de vue plus logique.
La présomption en est ici même tirée par Wilhelm Capelle, le com-
pilateur suivi par Freud 2 , du nom de « démons » prêté aux puis-
sances, sans que personne se soit vraiment demandé de quel type
de transposition ou de transfert il s'agissait pour Empédocle. Le
fait primitiviste efface une frontière et des distances, et favorise par
contrecoup l'utilisation de caractère scientifique. Freud, sur ce
point, s'en remet directement à Capelle, qui, anxieux de restreindre
l'effet de la personnalisation démoniaque des deux forces, prend
le parti d'accentuer, dans une nouvelle opposition, leur statut
de « forces naturelles», dénuées d'intelligence, selon la critique
d'Aristote, et donc de portée téléologique ; d'autre part, non moins
108
LE MODÈLE SCIENTISTE : EMPÉDOCLE CHEZ FREUD

influencé par la critique aristotélicienne, il considère leur fonction


«mécanique», dans les termes du déterminisme, et leur causalité
fortuite.
La présentation de Freud se rattache étroitement à ce résumé.
D'une part, il retrouve dans les mots son propos avec l'adjectif
« pulsionnel » (triebhaft), que Capelle se trouve avoir employé
dans un sens physique (le sens de la physique, dédivinisé), pour
caractériser les forces, ou pour en faire de simples «forces». Le
regard de Freud s'était arrêté sur cette phrase, qu'il cite : « trieb-
haft wirkende Naturkriifte »; d'autre part, transformant légèrement
la source, il retient le rôle du hasard dans une description qu'il
classe parmi les « idées modernes», à savoir, principalement,
l'évolutionnisme, avec le rôle qu'il accorde au hasard et avec une
histoire qu'il teinte de darwinisme: développement par paliers des
êtres vivants, voire survie des plus aptes, qu'il trouvait formulée
chez Capelle 3 ; mais on pouvait lire dans les Penseurs de la Grèce
de Theodor Gomperz 4 que cette progression par stades traduisait la
profondeur des intuitions du naturaliste.
Dans cette assimilation avec des doctrines ultérieures, et même
contemporaines, on ne tient pas compte du fait que l'évolution
n'était nullement ouverte; elle s'inscrivait dans un cadre fixé:
le point de départ, mais le terme aussi, étaient d'avance connus, si
bien que les étapes du chemin, avec les événements cosmiques qui
le jalonnent, tirent leur signification d'une prémisse. L'un et l'autre,
comme presque tous les critiques, admettaient en plus une double
évolution concurrentielle - l'une sous le signe de la haine, ce qui
n'était pas seulement gratuit (voire impraticable, ou impensable)
en soi, mais contredisait plus nettement encore (étant donné la
réversibilité) l'évolutionnisme que l'on découvrait ou que l'on
extrapolait par ailleurs.
Freud était plus intéressé encore, dans le contexte de l'Analyse,
par la défmition des deux puissances - dont l'une tend à rassembler
en une unité les particules constitutives alors que l'autre cherche à
défaire ces compositions, en libérant les parties d'élément.
Les antagonistes étaient distingués de la sorte, et l'adversité
érigée en affrontement de principes égaux, sans différence qualita-
tive; la catastrophe hypostasiée était capable d'imprimer au deve-
nir une structure comparable à celle de la puissance démiurgique -
109
LA GRÈCE DE PERSONNE

un devenir par le dé-devenir? Freud reproduit, dans ce dualisme


formel, l'opinion (alors prédominante - mais qui n'a pas été aban-
donnée aujourd'hui) de deux évolutions parallèles (chacune ren-
voyant au triomphe soit de l'Amour soit de la Haine). La logique
défectueuse de ce système ne pouvait pas retenir son attention (elle
l'aurait frappé, si elle l'avait retenu); c'est la dualité même des
pulsions distinctes qu'il lui importait alors d'imposer, ou de rendre
crédible : « Je n'ignore pas que la théorie qui veut dresser la pulsion
de mort, de destruction, d'agression, comme un partenaire., - et il
précise : de plein droit, égal (gleichberechtigt), face à l 'Eros qui
se manifeste dans la libido - a en général eu peu d'écho et n'a
guère été reconnue, même parmi les psychanalystes » (p. 384).
C'est pour combattre cette carence (et cette réticence) que l'auto-
rité d 'Empédocle est invoquée.
Freud n'hésite pas à se situer lui-même sous la protection de ce
garant. Certes, la théorie de la double pulsion est la sienne (c'est
celle que, dans cet écrit, il développe), mais à considérer l'étendue
de ses lectures (surtout dans les années antérieures), rien ne permet
d'exclure que, au moment où il l'exposait, en vertu d'un phéno-
mène de cryptomnèse, c'était déjà l'opinion d'Empédocle (plus
précisément celui de la critique - que Freud aurait lue autrefois)
qu'il professait, avant même de procurer, à présent, plus de crédibi-
lité à sa thèse - ou à l'hypothèse - devant les doutes de ses colla-
borateurs, par un témoignage invoqué à l'appui de la défense.
C'était peut-être de l 'Empédocle, qu'il appelait à témoigner en
faveur d 'Empédocle. Rien ne devait, ou ne pouvait, arrêter Freud
dans ce contexte, ni l'empêcher de procéder à une assimilation
(s'il s'agissait peut-être, et même probablement, génériquement
de la même idée). Philia, l'Amour, était l'une « de nos deux pul-
sions originelles»; Neikos, la Haine (ou le Combat) était l'autre.
N'avaient-ils pas les mêmes fonctions -d'une part, l'Amour, d'em-
brasser la matière présente (das Vorhandene) dans des ensembles
de plus en plus vastes, comme un dynamisme unificateur en expan-
sion, et, d'autre part, la Haine, d'annihiler les formations produites
par l'action du principe antagoniste?
La différence avec Empédocle, selon Freud, est liée, à son tour,
à l'évolution temporelle. Les idées ne sont plus les mêmes. Il y a
d'abord la disparition de la dimension cosmique (la limitation à
110
LE MODÈLE SCIENTISTE: EMPÉDOCLE CHEZ FREUD

la biologie du psychisme, « qui nous a été imposée ») - ce qui


supposerait, pour que la division des domaines pût être maintenue
dans ces termes, que le cosmos ne fût qu'une extension, comme
séparable ; mais la matière, les composants, ont également changé
de nature ; pour ne pas confondre avec Empédocle l'empire de
l'inanimé et la vie, on ne peut pas continuer à considérer les « élé-
ments»; aussi ne pense-t-on plus en catégories de mélange ou
de séparation de particules, mais de « soudage » (ou soudure) et de
dissociation (Entmischung) des composantes pulsionnelles 5•
En outre, dans la ligne de l'actualisation, il ajoute que la Haine
(ou Querelle) a été autrement démythifiée encore ; elle a été dotée
d'un substrat biologique, et la pulsion de destruction rapportée à la
pulsion de mort; or cette pulsion (qu'introduit une relation dialec-
tique avec son opposé) est simplement l'élan qui pousse le vivant
à rejoindre l'inanimé - comme si celui-ci formait la contrepartie
inséparable de l'élan vital.
La destruction était donc rattachée à la « biosphère » comme une
négation de la vie, accompagnant l'instinct vital. Et Empédocle en
même temps, l'auteur des Catharmes, purifié et blanchi, dépouillé
de toutes ses attributions compromettantes de mystique et de magi-
cien, de sectaire, de missionnaire au service d'une politique, et
d'une religion - pour le plus grand profit de la science, dont il suf-
fisait de limiter le domaine. En se débarrassant de certaines envo-
lées spéculatives, qui n'ont plus cours, on tenait avec lui, contre les
détracteurs de la dualité, l'autorité scientifique recherchée,
archaïque, mais modernisable - et comme métamorphosée, « réin-
carnée » - si l'on s'exprimait dans les termes de la métempsycose,
qu'on en avait retranchée.
Freud insistait sur les facettes de la personnalité d'Empédocle,
un être d'exception, faustien, et quelque peu inquiétant, réalisant
en sa personne des « incarnations » contradictoires, inconciliables :
dans nos catégories modernes, nous le dirions chercheur, penseur -
mais aussi prophète et magicien, politicien, philanthrope, médecin
initié dans les arcanes de la nature (tous éléments tirés des histoires
plus symboliques qu 'anecdotiques de la fameuse biographie de
Diogène Laërce qui, jusqu'à Holderlin, a plus fortement marqué
la figure que l'œuvre perdue). Il suivait, là encore, une tradition de
l'interprétation moderne (l'absence d'unité est soulignée dans un
111
LA GRÈCE DE PERSONNE

article de Diels, mais elle ne l'est pas moins chez Gomperz ou


Capelle) qui, pour s'accommoder des régressions dans le progres-
sisme, construisait un caractère complexe, une nature quasi protéi-
forme - sans s'interroger sur la signification que pouvait revêtir
la volonté de déplacer socialement et culturellement un discours et
les effets d'un savoir, ni sur les moyens qui pouvaient être liés à la
réalisation de cette ambition et en f oumir les indices. Cependant,
plutôt que de se montrer troublé, Freud recourt stratégiquement à
la distance historique pour excuser, ou du moins expliquer, la
richesse des aspects de l 'œuvre par des tentations interdites
depuis: c'est que« l'empire du savoir n'était pas divisé encore en
tant de provinces » (p. 385). Tout ce qu 'Empédocle avait aussi été -
en plus de médecin et de biologiste -, il n'aurait plus choisi de
l'être à l'époque de Freud.
En fait, en enchaînant étroitement la pulsion de mort à la vie,
il s'était en un sens rapproché d'Empédocle, chez qui la Haine est
indissociable des mouvements créateurs de vie (elle est la condi-
tion de leur existence partielle - et le règne de la Haine absolue n'a
d'existence que chez les commentateurs du x1xesiècle). Cepen-
dant, comme si cette défmition ou cette approche d'une définition
restait encore trop près d'un postulat indémontrable (toujours il
«convainc»), il ajoute à la fm qu'il ne contestera pas qu'une pulsion
dite «analogue», à savoir une pulsion de destruction non liée à
la vie, poussant à son propre terme, a pu exister indépendamment
de la« vie»:« on ne peut pas dire qu'une pareille pulsion n'ait vu
le jour qu'avec l'apparition de la vie». Sachant que, par la limita-
tion qui s'accorde à ses propres fms, il s'est approprié les témoi-
gnages à sa disposition, il revient à son autorité grecque pour lui
restituer intégralement son intuition (il pense revenir - en fait
il s'éloigne). La démarche est assez remarquable. Ne fallait-il
pas laisser à Empédocle ce qui lui revient, si Empédocle, ce n'est
pas Empédocle (ce qu'il a pu dire), mais une« vérité», un« noyau
de vérité» (ein Wahrheitskern), que des découvertes futures pour-
raient approfondir et préciser et qu'il importait donc d'autant plus
de conserver intact, dans sa forme originelle, comme une pensée à
repenser?
Quand il revient sur ce même point, dans le chapitre II de l 'Abrégé
posthume, en rappelant au lecteur la résistance qu'il sait qu'il lui
112
LE MODÈLE SCIENTISTE: EMPÉDOCLE CHEZ FREUD

faudra surmonter chez les analystes, l'interaction des pulsions


fondamentales (la part de collaboration et de lutte dans le jeu des
antagonistes, « das Mit- und Gegeneinanderwirken ») est rapportée
aux lois plus générales de l'attraction et de la répulsion qui ne
règlent pas moins le monde de l'inorganique. Ce n'est pas à une
meilleure compréhension d'Empédocle par l'analyse des déforma-
tions qu'on lui a fait subir, à savoir des attentes fallacieuses (ce
n'était pas son souci), que cette dernière phrase ouvre la voie, mais
à une meilleure compréhension de la chose. Empédocle montre la
dualité, il la figure, avec éclat dans l'intuition de l' « amour » et de
la« haine», qui garde sa force, quelle qu'elle ait été, désignant une
enceinte, à l'intérieur de laquelle l'on finira bien par savoir ce qu'il
faut penser exactement des deux pulsions.

Problèmes de l'attitude non critique


face aux valeurs culturelles

La doxographie est adoptée et intégrée telle quelle. C'est que,


comme l 'œuvre, qui se construit, où toute la créativité est investie,
forme le système de référence, le reste, ce qui est extérieur, est ou
bien interprété (à la lumière du système) comme une matière, ou
mis en relation avec des éléments internes à la doctrine, mais non
analysé dans sa « vérité » propre.
1. D'abord, on ne peut pas faire autrement (« matériellement »);
on pourrait du moins, dans le principe, poser le doute.
2. Cette attitude s'explique si l'intérêt scientifique majeur est
au centre d'une activité expansive, propre à fournir une compré-
hension des choses, d'une nature virtuellement universelle ; il se
déplace alors sur un terrain qui est pris pour ce qu'il est et comme
il est - pour ce qu'on pense qu'il est. Il y a là une part de confor-
misme, comme imposée, qui se retrouve dans d'autres positions
similaires - une absence de critique, rançon de la critique.
3. Sans doute peut-on aller plus loin, et déceler (à travers la
reconnaissance par Freud des valeurs établies ou publiques de l'art
ou de l'histoire) la volonté de maintenir ailleurs, dans un autre
113
LA GRÈCE DE PERSONNE

domaine. le 111onopole de l "é111ancipation et de la dé1nystification


peut-être 111ên1ed"installcr face à soi .. ou d'accepter, une légitimité'
acadé111ique ou autre - une légitin1ité n1oralc - qui laisse en place
les n1écanis111es réglant le jeu sociaL parce que ceux-ci intervien-
nent, con1n1e tels .. dans le chan1p qui prime, co1n1ne l'un des fac-
teurs - et com111e un facteur détern1inant - des luttes biologiques.
Dire les herméneutiques

Peterpersonnelle
Szondi a beaucoup compté, d'abord dans ma vie
et intellectuelle, mais autant dans l'his-
toire de mon travail, par les discussions que nous avons
menées au long de plus de douze ans sur les littératures,
dont il était un connaisseur et un juge merveilleux, et la
théorie de l'interprétation. Ses essais, denses et démons-
tratifs, ont sûrement transformé la situation des études
littéraires, et plus encore réhabilité le statut et les droits
de la réflexion dans ce domaine.J'ai été chargé d'éditer à
sa mort, avec l'aide de quelques-uns de ses élèves, une
importante
,,,
œuvre posthume, parue à partir de 1971 aux
Editions Suhrkamp (Francfort), où était incluse l' Introduc-
tion à l'herméneutique littéraire, au titre alors vraiment nou-
veau. Les pages qui suivent formaient la postface de l'édi-
tion française (Paris, 1989).
Ce cours marque un tournant dans les positions de
Szondi. Il avait combattu l'idée d'une autonomie interne
des œuvres, s'appuyant sur un système de valeurs établies,
qui consolident leur explicitation, sans le remettre en
question, et par conséquent mis l'accent sur les stades de la
médiation sociale et historique. Puis il en était venu, dans
les années 60, à considérer davantage leur facture, en
incluant les formes de l'expression poétique à travers le
caractère esthétique de la textualité. Cette orientation
nouvelle l'a poussé à s'intéresser à la naissance d'une her-
méneutique non théologique, propre à la littérature,
depuis le XVIIIe siècle, en montrant, d'abord contre Gada-
115
LA GRÈCE DE PERSONNE

mer, quel immense affranchissement s'était fait jour au


moment où, se séparant de l'herméneutique générale, un
autre regard plt1s spécifiqt1e, qui anticipait Mallarmé,
s'était appliqué à éclairer les problèmes techniques de la
création et de la composition verbales.
Un futur dans le passé:
l'herméneutique matérielle
de Peter Szondi

La redéfinition par Peter Szondi de la science de la littérature est


tournée contre l'influence qu'exerçait en Allemagne, pendant et
après la dernière guerre, dans les cercles de la critique universi-
taire, l'analyse de la structure heideggerienne du Dasein 1• Elle vise
le modèle que constituaient les commentaires de Heidegger des
poèmes de Holderlin, Trakl ou Rilke. Le refus d'une position théo-
logique dans son principe, que l'on peut considérer comme domi-
nante, même en France, où se perçoit chez certains la fascination
d'un faux dépassement de l'érudition, forme l'enjeu véritable de la
lutte engagée par Szondi pour une philologie critique.
Bien que le modèle des lectures nouvelles fût emprunté à la phi-
losophie de l'existence, il répondait largement aux traditions de
langage et aux habitudes anciennes de l'exégèse. Hans Georg
Gadamer les a incluses et légitimées dans sa théorie de l 'hermé-
neutique 2 • La « philologie » lui apparut assez peu représentative
de la science positive pour y être incorporée et pour contribuer en
bonne place à l'entreprise de « régénération » de la connaissance. Il
s'agissait de séparer de la théorie de l'entendement historique la
méthode des spécialistes, dite historico-critique. La fortune de cette
codification nouvelle est liée à la justification des pratiques en
usage dans le discours sur les œuvres, mais aussi à des positions
défmies dans le champ culturel et politique.
La part laissée à l' « inexplicable » ou à des structures implicites
survit aujourd'hui presque identique dans d'autres types de dis-
cours, qui n'assignent pas aux valeurs de la « tradition » la même
117
LA GRÈCEDE PERSONNE

permanence que Gadamer, mais ont la même fonction, celle d 'eff a-


cer les frontières et d'émousser la pointe d'une critique qui diffé-
rencie ses objets.
La division radicale instaurée entre la «pensée», comme tenne
noble, et ce qui se réduisait, par l'opération même de la division, à
une science positiviste de la littérature est maintenue, quand même
un Gadamer formule des réserves sur la violence faite aux textes,
ou le caractère obsessionnel de l'interrogation de la langue, som-
mée de livrer ses contenus. Elle est restée admise, lorsque la réac-
tion antipositiviste que Szondi avait rencontrée dans sa jeunesse,
à travers des exégèses immanentes ou empathiques, a été abandon-
née au profit de l'auscultation du langage, pour continuer, dans le
glissement des signes, à révéler, comme dans ,,,.,.
la philosophie exis-
tentielle, la structure intermittente de l 'Etre. L'explication des
textes poétiques, que rehaussait ou qu'ennoblissait le prestige de la
référence sacrée, avec ses éclipses et sa proximité, avait l'avantage
de se fortifier par une théorie. En même temps le saut ontologique,
par une sorte d'hyperbate et de surenchère, couvrait une régression,
qui ramenait l'interprétation, en deçà de l'analyse - à une rhéto-
rique des figures pour ainsi dire transsubstantialisée.
La science positive étant irrémédiablement dévalorisée, ravalée à
la roture du fait historique, il importe en effet d'installer une légiti-
mité conservatrice de rechange. Ni les théoriciens ni les interprètes
n'étaient prêts à renoncer aux prémisses de la continuité et de
l'unité des cultures grecque et allemande. Si la science était reven-
diquée, c'était dans le mépris, hors d'atteinte et illusoire, compro-
mise avant d'être recherchée, assimilée à une collection de faits
pour être exclue de l'herméneutique. Elle était contingente et bana-
lisée. Le reste, l'écoute, n'était justiciable d'aucune analyse; elle
renvoyait en effet aux attentes psychiques qui la structurent 3, par
la grâce du cercle herméneutique.
Ainsi la critique des insuffisances de la critique philologique
s'accompagne chez Szondi d'un recours à l' « herméneutique» en
tant que «science», appuyée sur une redéfinition de sa spécificité
(littéraire, historique ou juridique) et déterminée par la nature de
l'objet (voir ci-dessous, p. 122). On comprend mieux aujourd'hui
l'enjeu de cette apparente fermeture, puisque cette entreprise ne
se propose pas seulement (intra muros) d'analyser les méprises
118
,
UN FUTUR DANS LE PASSE

qu'entraîne l'application abusive à la connaissance en philologie


des méthodes positives des sciences de la nature 4, mais porte en
même temps, hors champ, sur la prétention encore actuelle de
contester toute démarche critique dans le domaine de l'écriture, et
de légitimer cette mise en question par le postulat d'un savoir total,
d'autant plus redoutable qu'il comprend et autorise le non-savoir.
Les transferts heideggeriens, appliqués à la ré interprétation des
textes, avaient renversé les règles. La revendication d'une connais-
sance existentielle immédiate, selon des catégories trans- et anhis-
toriques, éliminait ce qui, dans le travail sur les textes, ne pouvait
suffrre à l'attente philosophique pour en faire une simple métho-
dologie immanente de la discipline. La justification critique des
moyens d'approche était tombée en déshérence. D'où le double
mouvement imposé à un vrai dépassement. Il fallait, devant le
mépris, autant se distancier du refus opposé au réexamen critique,
au sein de la production scientifique, que démythifier le thème de
l'immédiateté externe, fourni par la phénoménologie. Cette double
orientation caractérise en profondeur la démarche de Szondi, la
catharsis critique en acte, et le combat engagé contre une forme
d'usurpation. L'enceinte devait recevoir de nouvelles limites; les
règles en découleront.
A Zurich, chez Emil Staiger, dont il fut l'élève, Szondi n'a pas
appris la philologie seulement. Plutôt l'analyse du «style», en
relation avec la différence des genres, qui, chez son maître, émane
de catégories ontologiques 5, et, de façon plus générale, la réflexion
théorique, accompagnant l'interprétation, se fortifiant par elle et
pour elle. C'est là, sur ce point seulement, que les positions se
rejoignent, alors que les points de vue sont opposés. L'emphase lui
est très tôt apparue comme une figure inquiétante du décryptage de
A

l 'Etre. Il l'a fuie, en se cantonnant dans ses lectures personnelles,


celle de Luka.es en particulier. Il a subi cette influence, heidegge-
rienne au second degré, pour s'en détourner aussitôt, heurté par une
prétention qui portait les signes extérieurs de la profondeur, et
vivait à l'enseigne de la chose littéraire.
Selon l'herméneutique des écoles phénoménologiques, issue de
Dilthey, le domaine réservé à la conscience historique, maîtrisé par
le sujet, est limité. La conscience est transcendée par l'appel moins
de l'œuvre que de la charge dogmatique de la tradition. L'inter-
119
LA GRÈCE DE PERSONNE

prète ne saurait s'y soustraire sans entraver l'expérience de l'art ou


de la poésie ; la tradition, dans le principe, l'emporte sur son objec-
tivation dans une « science de la littérature» 6 • Depuis le roman-
tisme, les fronts ont été retracés - pour longtemps. L'interprète
reste assujetti à l'appel, il ne comprend qu'à condition de se laisser
traverser par la voix, qui n'émane pas de I'œuvre, moins encore
de l'auteur, mais se fait entendre, identique et plurielle, dans l'écrit
et dans l'écoute. L'empathie, obstinément combattue par Szondi,
est fondée en théorie. Ce n'est pas simple participation; si l 'œuvre
suscite les éléments de sa compréhension, c'est qu'ils sont inhé-
rents à une structure générale, prof onde et commune. « Saisir ce
qui se saisit de nous » - le paradoxe conduisait comme une devise
cette doctrine de lecture 7 • Le cercle vicieux est non seulement
admis, il est érigé en fin. La compréhension lie le sujet, « saisit»,
comme la langue chez Lacan asservit l'imaginaire. C'est de cette
contrainte, obstruant la voie de la connaissance, que l'entendement
historique et l'analyse esthétique se dégagent. La connaissance est
préstructurée ; ses déterminations dirigent l'écriture et l '_~terpréta-
tion, les commandent. L'ordre ne procède pas du texte. Inconscient,
ou informé par les dépôts qu'ont laissés les préjugés, son origine
est multiple: ce qui unit les points de vue, c'est la recherche d'une
instance qui possède et dépossède.
Si la réflexion de l'auteur sur sa propre création est méthodique-
ment dépréciée dans l'herméneutique descriptive, si elle est suspecte
par défmition, c'est que la production artistique échappe au pro-
ducteur, toujours dépassé par le dynamisme propre, anonyme et
collectif, d'un pouvoir qui le traverse, et qu'il ne saurait contrôler
sous peine de n'être qu'un « artiste », maître de l'artifice et des
contrefaçons de l'authenticité. L'interprète sera d'autant plus libre
que l'auteur était dominé. Il découvre, ou réinvente, invente le sens
d'une œuvre qui n'a pas été soumise au régime d'une conscience.
En effet, la science, tant qu'elle s'accroche à sa méthode, et à une
volonté d'objectivation, passe pour méconnaître la nature de son
propre savoir; celui-ci transcende le pouvoir d'analyse de l'exé-
gète, comme la création transcende l'élan d'un sujet créateur.
La différence des situations historiques de l'auteur et du lecteur,
au lieu de faire l'objet d'une réflexion, et d'être incluse dans le
procès interprétatif, d'abord reconnue, puis évaluée, est utilisée par
120
UN FUTUR DANS LE PASSÉ

Gadamer contre l'histoire. L'écart rationaliste du théoricien des


Lumières, entre, d'une part, le texte ou l'auteur et, d'autre part, le
sens 8, est exploité en faveur d'un mouvement d'altération absolue,
témoignant contre l'histoire, en faveur de l' « historicité » produc-
tive. Gadamer loue Chladenius de ne pas encore avoir « refoulé
l'entendement dans le domaine de l'histoire 9 ». Si l'on accepte,
avec lui, que « le sens est toujours déterminé aussi par la situation
historique de l'interprète », la différence radicale des points de vue
apparaît dans sa conclusion:«[ ... ] et, du même coup (und damit),
par la totalité du cours objectif de l'histoire (das Ganze des objekti-
ven Geschichtsganges) 10• » Le « cours de l'histoire» occupe la
position qui, chez Szondi, est assignée à l'interprète. Le même credo
est appliqué au sujet créateur et au sujet interprété, chargé du même
contenu dogmatique: « Toujours le sens d'un texte dépasse son
auteur 11• » L'écart est signe d'une production véritable ( « authen-
tique ») ; elle ne conduit pas à l'auteur mais à ce qui devient et
advient, à la place de l'histoire, le Geschehen 12•
Ainsi, pour choisir un exemple privilégié, les mythes de l' Anti-
quité sont réduits à des « croyances mythiques » et confondus avec
des traditions religieuses, et même scolaires ; du moins la croyance
des interprètes a cru les y reconnaître depuis toujours. Gadamer n'a
fait que codifier une pratique, qui va contre le texte. La tragédie,
si elle est défmie comme une« démonstration du mythe», en tire
son sens ou son message 13• Or Euripide dépouille le mythe de sa
vérité ; il le réduit à la réalité des événements contemporains. Pour-
quoi les dieux, s'il n'y croit pas? Effet scénique de l'homme de
théâtre ou démonstration de l'absurde par un penseur critique ?
L'art est un métier, une mise en question des valeurs. Or, en bonne
tradition herméneutique, le sens est transmis par héritage ; il anime
et détermine l'invention. Euripide n'est qu'un scénariste génial, un
jongleur. Si le poète se définit par ce qu'il transmet, il ne mérite
pas ce titre. Chez Eschyle, plus près de l'origine, le personnage
du Chœur sortait de son rôle, pour être la bouche, non du poète,
mais du mythe, de« la causalité divine derrière la tragédie». Ainsi
Gadamer écrit : « Ce qui, dans la tragédie, advient se mue - par la
voix du mythe - en un avènement entendu (wird zu einem verstan-
denen Geschehen) 14• » Le reste n'a plus rien d'authentique, ni de
productif.
121
LA GRÈCE DE PERSONNE

Gadamer s'abstient d'adapter 1'herméneutique à la particularité


de son objet et de problématiser la relation entre les textes et l'exé-
gèse existentielle, 1'herméneutique de la facticité, que l'analyse
littéraire est appelée à rejoindre. Pour revenir au tabernacle de l'art,
il fait le double détour de la théologie et du droit après avoir relé-
gué loin du temple la critique philologique à son office subalterne
et préparatoire. La validité du sens, le salut dans la Bible ou le code
du droit romain, s'unit par le truchement d'une« historicité» où se
prolonge l'origine. L'application à la situation nouvelle 15, l'actuali-
sation et la mise en relation avec le présent, entre dans la continuité
qui rattache l'histoire à ce qui mythiquement la fonde et façonne
les préalables de 1'entendement (la « précompréhension », selon
Heidegger) 16•
Le point de vue de Szondi est en tous points opposé ; par méthode,
lorsqu'il soumet la critique de l'entendement littéraire à la spécifi-
cité de ses objets, et par une réserve qui lui est propre. La tradition
est faite de brisures. On n'en saisit la présence qu'à travers les
déplacements. L'histoire se laisse appréhender d'une part dans
le mouvement dialectique que produit I 'œuvre avec sa structure
formelle, et les conditions externes de sa production, et d'autre part
dans la distance où se trouve l'interprète, puisqu'il ne surmonte ce
qui le sépare d'elle qu'en creusant l'écart initial par une réflexion
critique sur le sien. L'interprète inclut dans l'acte de la compréhen-
sion l'analyse de ses propres déterminations. Ainsi, un angle de
rupture en capte un autre. Le critique se situe en situant l'auteur
qui s'est situé avant lui.
Les préalables subjectifs sont des obstacles dressés devant
l'objet de la connaissance, des risques d'éloignement et de défor-
mation, au lieu d'être considérés positivement, à l'horizon d'une
« application » productive, comme une contribution à l'entende-
ment général, indépendante de I 'œuvre. Le postulat d'un élément
transsubjectif, « au-delà des races et des cultures », conduit à
méconnaître la spécificité des médiations historiques et prend place,
pour Szondi, panni les préjugés et les partis pris que Gadamer croit
lui-même pouvoir isoler 17 • La similitude risque de masquer des
122
UN FUTUR DANS LE PASSÉ

différences, l'expérience herméneutique de poser d'autres univer-


saux, non reconnus comme tels, que le postulat aura empêché de
décrire. La force des résultats obtenus par la méthode de Szondi est
là pour démontrer que les préalables de la perception commune et
de la répétition des conditions premières imposent une permanence
et une identité fictives. Le lecteur est complice et dupe.
L'histoire, chez Szondi, épouse le vécu, mais avant tout sa vérité
tragique ; elle récuse d'elle-même sa célébration, vitaliste ou orga-
niciste. Elle se révèle en effet dans l'échec et dans l'exclusion, dans
la distance prise et dans la distance subie. Les dépassements sont
inhérents au mouvement puisque, en s'inscrivant dans sa négation,
ils sont anticipés par lui. Sans doute l'idéologie a-t-elle sa source
dans la négation de cette négation, plus ferme et plus absolue
que les hypostases, issues de la Présence et de l 'Absence. Un échec
n'en vaut pas un autre. Chacun est unique, seul signifiant; le mou-
vement ne l'est pas, ni l'engloutissement. Le mouvement ne porte
rien ni ne déporte, il emporte. L'œuvre est le moment d'une résis-
tance quelconque, elle en tire son sens parce qu'il n'est suivi
d'aucun autre qui la concerne: cet instant est un instant-là, à défaut
d'un« être-là». La menace fait son irréductibilité.
Les leçons de l'introduction rapportent l'épaisseur des dogmes
ou de la normativité dont l'herméneutique philosophique s'était
chargée à ses origines préphilosophiques 18• Szondi l'analyse
comme un blocage absolu. L'art, qui n'est pas l'art mais un appel à
l'art, pèse sur l 'œuvre comme sur le commentateur - suscitant une
médiation factice, d'essence théologique, et une communion.
L'aversion qu'inspire à Szondi cet a priori est si forte qu'il craint
d'en retrouver les homologies dans les systèmes d'inspiration ou
d'orientation marxiste auxquels il s'est rattaché, et chez Adorno
en premier lieu; aussi opère-t-il une sélection cathartique encore,
grâce à laquelle le principe de la médiation, sous toutes ses formes,
si raffiné qu'il puisse être, est soigneusement séparé des construc-
tions étiologiques. Les spéculations risquent de se rejoindre, par
leur violence, en dépit de leurs tendances opposées 19•
On ne voit pas Szondi invoquer }'Histoire. On la subit dans des
situations particulières. Et l'utopie même qui l'anime, chez Benja-
min ou chez Adorno, se rencontre dans ses livres plutôt comme
un concept déjà employé que comme un principe. Il ne parle de la
123
LA GRÈCE DE PERSONNE

philosophie de l'histoire que par référence ; si sa réserve témoigne


d'un scrupule, elle procède aussi d'une méthode: !'Histoire,
comme les autres systèmes étiologiques, implique une adhésion
arbitraire.
Il est clair que la méthode suppose, dans le changement, la per-
manence d'éléments cognitifs. Les différences que produit l'évolu-
tion historique, médiatisée dans les textes, n'entraînent pas de cou-
pure épistémologique radicale. L'analyse des différences précise
un contour conceptuel, dans l'objet. Si la continuité des conditions
de l'entendement est acceptée comme une donnée, la discussion
n'introduit plus de réponses qui bloquent l'analyse critique, et
n'empêche plus l'interprète de faire un usage libre de ses instru-
ments cognitifs. Pour l'herméneutique littéraire, à savoir « maté-
rielle», Szondi a choisi de s'en tenir à cette attitude pragmatique.
Pour combattre la philologie de l'immanence, Szondi s'est servi
du critère de la médiation sociale ; l 'œuvre cesse d'être considérée
comme le dépôt de valeurs traditionnelles. Sa démonstration est
restée partielle puisqu'il s'est limité délibérément aux genèses par-
ticulières dans des systèmes variables d'interdépendances. Ne s'oc-
cupant directement ni des sciences sociales ni d'une science de la
société, il pouvait s'abstenir d'aborder directement le problème de
la totalité au sein de laquelle s'accomplissaient les mouvements
dialectiques et qui leur conférait leur sens. Les théories sont des
documents pour la connaissance historique de l'époque où elles
ont été conçues, reproduisant leurs déterminations autant que les
opinions interprétatives. Szondi, selon son propos, s'est borné à
relever les protestations du texte contre les préjugés de lecture.
La dualité fait l'herméneutique historique. Dans l'objet d'abord,
il y a cet autre moment, toujours antérieur, qui n'est pas le moment
de l 'œuvre, mais l'autre dont elle se détache, présent par contu-
mace, divers ; le moment de l 'œuvre ne se déroule pas moins en
elle quand elle autorise par sa propre temporalité la coexistence des
positions contradictoires, et cette dialectique interne de la méthode
génétique, relevée dans ces leçons comme un apport important de
Schleiermacher 20 ; enfin la dualité du regard due à une autre dis-
tance temporelle, changeant les significations d'un lecteur à l'autre,
voire d'une lecture à l'autre, fait que l'herméneutique est principa-
lement l'art de poser une distance ; et elle ne parvient à éliminer le
124
,
UN FUTUR DANS LE PASSE

relativisme des différences et l'indifférence qu'en analysant l'une et


l'autre instance, le temps complexe du sujet et le temps complexe
de l'objet. Rien de plus contraire à la« fusion 21 »gadamerienne par
l'identité, que dans l'introduction Ast est chargé de défendre, effa-
çant ce que le particulier a d'irréductible 22• L'historisme est sur-
monté chez Szondi par une acceptation pleine et méthodique des
conséquences de l'herméneutique historique.
Contre l'historicité ontologique et le parti pris idéologique com-
plémentaire des réductions marxistes, était-il proprement engagé
dans un combat sur deux fronts 23 ? Les enjeux étaient inégaux.
Les dépassements amenés par réaction à l'historisme du XIXe siècle
avaient été suscités pour compenser la « crise du sens», due au
relativisme et à la perte implicite, souvent inavouée, des« valeurs».
Dans la pratique, ils bloquaient tous les amendements apportés à la
réification positiviste dans les théories dialectiques. La méthode
positiviste, objet de l'essai sur la connaissance en philologie 24 , n'y
est pas seule en cause, mais la défense de la légitimité du regard
historique amendé (y compris par les théoriciens marxistes).
Lorsque Szondi discute les vicissitudes de signification et la
conscience philologique de la temporalité avant l'ère de l 'histo-
risme 25 et qu'il met en lumière la nécessité des changements
sémantiques, il cerne la difficulté de toute compréhension histo-
rique. Le facteur temps, englobé dans la distance de l'acte critique,
doit être confronté avec l'histoire du sens, avec laquelle l'objet,
pourtant, ne peut pas se confondre si le point de vue du sujet
connaissant doit rester sauf. La relation que l 'œuvre entretient avec
ses utilisateurs dans la tradition se laisse problématiser sans que
l'on recoure à la théorie de la productivité comme le fait Hans
Robert Jauss 26 •
Le travail critique de Szondi doit être reporté dans son temps,
une trentaine d'années en arrière. Il sera saisi dans sa visée propre,
sans rien perdre de son actualité ad nos. La connaissance du
moment de l'élaboration n'a rien de restrictif. La détermination
historique fournit le critère le plus sûr dans le combat qu'il a mené
en faveur d'une analytique de la lecture. Il n'a pas fait de différence
entre les deux ordres institutionnels, universitaire ou littéraire,
de l'activité critique. Les chapitres de l '/ ntroduction font partie
d'un cours, publié comme tel, après sa mort en 1971 27 • Chaque
125
'
LA GRECE DE PERSONNE

leçon, pour démonstrative qu'elle soit, s'autonomise et tend vers


le genre de l'essai, à la fois scientifique et littéraire, que Szondi a
illustré avec maîtrise, en lui imposant, comme un accompagnement
obligé de toute description, la distance d'une réflexion sur la légiti-
mité du moment d'approche.
Le débat n'est pas clos. Récemment encore, Gumbrecht a rap-
porté les critiques formulées maintenant en Allemagne contre les
positions poststructuralistes de Derrida ou de Paul de Man à la sur-
vivance d'un idéal spécifiquement allemand de « science 28 >>,
renouvelant, sous un autre mode, l'attaque portée par Heidegger
contre la Wissenschaft.
La réflexion chez Szondi tourne toujours autour de la redéfmi-
tion de la pratique, ressentie comme impure parce que méthodo-
logiquement infmne, rebelle à l'analyse ouverte sur la recherche.
La défmition de l'objet littéraire dans sa détermination esthétique,
historiquement médiatisée, jusqu'à l'étude, dans ces leçons, des
catégories du jugement littéraire, prend son sens dans les limites
d'une lutte critique, mais aussi bien universitaire, et ne dénonçant
pas moins les partis pris de l 'antiacadémisme, pour les droits de la
critique. Il s'est situé délibérément dans la lignée des dialecticiens,
représentée, dès ses premières recherches, par les livres de Benja-
min, de Lukacs et d 'Adorno 29• Les positions marxistes et le principe
de la médiation sociale s'éclairaient dans un contexte de réflexion
esthétique. Avec eux il a appris à déchiffrer les mouvements inhé-
rents à l'invention des formes esthétiques. Pour éviter de construire
un schéma anémique, il importe de reconnaître la filiation comme
une relation signifiante et assumée. Il faut prendre ces références
pour ce que l'auteur a voulu qu'elles fussent.
Le fond du débat porte sur la fonction du travail et sur le métier.
Le réexamen des instruments doit faire entrer sa visée dans le
champ de cette « science » spécifique et non empruntée, contestée
et contestable en raison d'assimilations abusives, et lui reconnaître
la précision qui lui revient. Il est commode de ne pas toucher à
l'appareil philologique puisqu'il peut ainsi par contrecoup favori-
ser le déplacement de l'herméneutique vers la position « philoso-
phique », et laisser vide la place de l'approche critique. Le parti
choisi par Szondi dénonce une alliance entre une pratique et une
théorie. L'une est aussi peu philosophique que l'autre est philolo-
126
UN FUTUR DANS LE PASSÉ

gigue si elles évitent de concert la prise en considération des déter-


minations historiques de l'interprète.
Il s'est séparé sur ce point des théoriciens de la compréhension
comme Dilthey. L'herméneutique matérielle s'attache à la matéria-
lité du texte, langage et forme. L'œuvre s'inscrit dans un écart, elle
marque sa différence. C'est pour saisir l'angle selon son ouverture
et pour savoir ce dont il parle que le philologue réévalue la
propriété variable des critères esthétiques. Le choix du terme de
«littéraire» à la place de« philologique», qu'on pouvait être tenté
de préférer pour désigner cette herméneutique profane, tient à un
refus, puisque la philologie des auteurs anciens n'avait pas éprouvé
jusqu'alors le besoin de soumettre son jugement ni à la définition
préalable de l'objet ni à l'analyse de la position du critique. On
voit que l'ambition issue des philologies modernes a un caractère
résolument et tactiquement moderniste.
Ces Leçons appartiennent à un «genre» et à un moment 30 • A un
lieu aussi, le Berlin de 1967, avec ses révoltes d'étudiants et ses
mises en question qui ont empêché que ce cours fût continué,
comme il était projeté, jusqu'à Dilthey et à l'époque contempo-
raine 31• La distance qui nous en sépare les situe dans leur « histo-
ricité » propre. Au lecteur d'être interprète, selon les principes
mêmes qu'elles défendent, en confrontant la signification de ces
considérations sur l'histoire de l'entendement littéraire au propos
qui les a inspirées, et à la signification qu'elles ont prise main-
tenant, en ce lieu.
-
II. Le mythe et le sens
Lire le mythe

A la cosmologie se rattachait une recherche sur le cycle


fi du devenir. La spéculation sur le mouvement ordonné
et la naissance du temps y occupait une place centrale. La
réfutation de la thèse de deux cycles parallèles et contraires
chez Empédocle, sous l'Amour et sous la Haine, fut un préa-
lable décisif dans la reconstitution de son système. Et l'ori-
gine des arts et de la civilisation se greffait sur celle de la
reproduction des êtres vivants. La thématique incluait une
zoogonie, une paléontologie, mais surtout une anthropolo-
gie naturelle, biologique et sociale. Ce récit des origines se
retrouve organisé et découpé chez presque tous les poètes et
les philosophes. On y voit se construire une histoire remy-
thifiée et repensée, se substituant aux mythes anciens de la
mythologie. Je me suis mis, à la suite de mon travail sur
Empédocle, à en dresser le corpus, dans les séminaires que
je dirigeais et les travaux que je proposais sur le sujet. Il avait
paru des livres qui tendaient à établir des filiations com-
plexes et souvent fictives entre ces récits spéculatifs et à
repérer les structures communes qui se perpétuaient 1• Ce
sont les lointains précurseurs des philosophes de l'histoire.
Il fallait là encore apprendre à lire, et comprendre
l'organisation des éléments utilisés, quand ils ne sont pas

1. Voir entre autres Walter Spôrri, Spiithellenistische Berichte über


Welt,Kultur und Gotter, Bâle, 1959; Franz Lammli, Vo1n Chaos zum
Kosmos. Zur Geschichte einer Idee, Bâle, 1962, 2 vol.; Thomas Cole,
Democritus and the Sources of Greek Anthropology, Cleveland, 1967.

131
LA GRÈCE DE PERSONNE
,
traités pour eux-mêmes, comme chez Epicure et Lucrèce,
à partir de données suffisamment problématisées pour
être soustraites à la spéculation. Ce n'est pas ainsi que pro-
cède Aristote. Dans ce livre, pour ces « mythes» qui inter-
rogent le mythe, il est opposé à Platon, à qui, en la matière,
il se rattache de si près. J'ai repris ce thème à propos de la
spéculation historique de Théophraste, dans mon étude
sur le philologue Jacob Bernays, « Un homme d'un autre
monde» (1996). Nous pouvons à notre tour interroger
la réduction au paradigme biologique qu'il adopte, et
conclure qu'il diminue à sa manière, par des catastrophes
accidentelles, l'impact de la matière traitée, en accordant
le moins possible à une évolution qu'il ne peut évidem-
ment pas entièrement nier, et donc le plus possible aussi à
une éternité coprésente au devenir, qui fournit à son étude
le modèle cognitif. Il s'impose dans ce cadre d'envisager
le mythe dans les textes littéraires. L'autonomie de ces
espaces narratifs et compositionnels 1 ouverts à la réfection,
largement séparés de la croyance et des rites, m'a poussé
depuis à travailler dans le même sens les parties lyriques de
la tragédie.
Ce n'est que très haut dans le temps que la relation avec
les rites peut être envisagée utilement, à un niveau anthro-
pologique différent, avant la conclusion d'un savoir systé-
matique, dans la zone problématique et provisionnelle
d'une véritable préhistoire littéraire. Du moins la question
ne peut-elle pas se poser directement pour une matière
comme nucléaire, qui ne s'altère pas, non transformée et
non transformable. Le problème de cette différenciation
de la tradition mythique et de son cheminement intra-
littéraire a été posé à plusieurs reprises dans mes travaux.
L'insertion dans un contexte reste liée aux modalités
d'un processus de transformation constant. Une distance
se creuse toujours. Marcel Detienne tente de la résoudre à

1. Voir l'étude de la composition de l'épisode d'Hécate dans


la Théogonie, ci-dessous, p.175-179.

132
LIRE LE MYTHE

sa manière, par une synthèse, en distinguant entre deux


manifestations du mythe. Pour la structure de pensée glo-
bale, il se réfère à Lévi-Strauss; ce serait plutôt un réseau
de références qui, au cours de la construction qu'il monte,
lui permet de lire l'ensemble des textes comme une
somme, dans leurs modes de relation, dit-il, « de manière
uni taire ».
Dépassant, dans une synchronie méthodique, le schéma
d'une disparition de la pensée mythique encore tributaire
d'une société archaïque, par ailleurs défendu à plusieurs
reprises dans les travaux de Jean-Pierre Vernant, il projette
dans l'encei11te d'une ethnie hellénique l'idée d'un mythe
unique, se diversifiant indéfiniment dans les témoignages
que l'l1istorien consulte et qu'il interprète. Le mode
de pensée prérationnel, qui se rattache, chez Cassirer, à
une présence des objets, se concrétise chez Detienne dans
les représentations repérables à l'intérieur d'une masse
matricielle et mouvante. Il lui faut alors supplémentaire-
ment y introduire les traditions culturelles sous une autre
forme; ce sont les continuités mythiques du savoir, qui lui
permettent d'accorder une place aux structures narratives
dans ce qu'il faut bien appeler une stratégie 1• Le mythe se
perd dans sa propre totalisation ; il se retrouve dédoublé
dans ses actualisations narratives, et dans l'enchaînement
des histoires. L'analyste dispose ainsi d'un support concep-
tuel, avec les antithèses et les antagonismes du pouvoir
parmi les dieux, toutes les interrelations d'un système
hérité, auquel alors les histoires du « mythe-savoir» se réfè-
ren t en un second temps et avec lequel elles opèrent.
Detienne paraît offrir un statut aux textes composés, oraux
ou écrits; ce n'est qu'un leurre, puisque les contenus aux-
quels nous avons affaire, productions ou créations, sont
prédéterminés dans ce cas par un substitut de sens inhé-

1. Voir, entre autres études sur le thèn1e, « La double écriture de


la mythologie entre le 1irnée et le Critias», dans C. Calame (éd.),
Métamorphoses du mythe en Grèceantique, Paris, 1988, p. 17-33.

133
LA GRÈCE DE PERSONNE

rent à la traditio11 myt.l1iqt1epro1Jre qt.te, d'emblée, on en


extrapole.
C'est ai11siqtt 'en 1962, a11mclmcn t <lttje C<)mmcnçaisà
me11er 1111travail de grottpe sttr les textes archaïques,
Hésiode 011 Anaxi111a11dre,Jca11-Picrre Vernant 1nct.tait
e11core radicalen1c11t e11 qt1cstio11, da11s /Jes ()ri~nes de la
penséegrecqu,e1, les préalables de l'entreprise. Si le dialogue
était difficile et presqtte impossible, c'est qtt'il 1naintenait
d 't1ne part, sot1s ttne not1velle forme, t1ne coupure
ancie1111e,sa11sdot1te arbitraire, entre muthos et logos,qui
interdisait de recl1ercl1er la raison, ou le principe d'orga-
nisation, dans le mythe écrit, ou de comprendre comment
la raison s'était dégagée de ce cadre, pottr se donner de
not1velles références. Le mythe de so11veraineté orientale
lui fournissait le principe d'explication de la Théogonie,et
celt1i-ci répondait à un système social donné, tandis que
la pensée ionien11e en supposait un autre. L'heure de
l'isonomia n'était pas vent1e, quand écrivait Hésiode. Il lui
a manqué « de pot1voir se représenter un univers soumis
au règne de la loi 2 », comme le ferait Anaximandre. L'af-
firmation d'un pouvoir autocratique exerçait son empire;
notre lecture recherchait dans Hésiode une réflexion
nuancée sur les limites du pouvoir.
Symétriquement, le principe del' agoraet de l'égalité des
droits ne fournissait pas directement de clé à nos yeux
pour la lecture du fragment d'Anaximandre. L'idée que
nous nous faisions de la médiation était tout at1tre. Nous
pensions que la forme donnée à l'organisation du divin
dans le dynamisme de la Théogonie restait à comprendre
en relation avec le projet de l'œuvre que l'on identifiait en
même temps. Quelles que soient les transformations des
récits antérieurs ou étrangers qui ont pu être utilisés et
contribuer à l'élaboration, le texte ne docttmentait pas

1. Paris, 1962 (5e éd. 1992).


2. Voir ibid., chap. 7, « Cosmogonies et mythes de souve-
raineté», p. 96-114. Vernant a depuis modifié partiellernent ce
point de vue (voir la Préface de la 5e éd.).

134
LIRE LE MYTHE

primordialement une pensée déjà déterminée, reflétant


un état social. Nous cherchions l'histoire, au sens plein du
terme, dans une forme. Les énoncés réinterprétaient, au
moyen d'une double médiation, les réalités sociales aussi
bien que les systèmes d'explication antérieurs 1•
Le problème s'est présenté à moi avec une acuité nou-
velle quand, dans mes travaux sur les tragiques,je me suis
attaché à dissocier rigoureusement la tradition mythique
de sa version, qui déjà ne l'est plus. La réfection s'était
accomplie selon un point de vue, et donc selon une finalité
intellectuelle ou esthétique. Le sens que l'on découvrait
n'était pas inscrit dans la réalité du mythe, qui sans doute
avait le sien. Nous ne saisissons pas directement ce fond
dans le passé que nous pouvons reconstruire. En ce sens,
Hésiode n'appartient pas non plus directement à l'univers
mythique; il se sert des traditions aussi librement qu'il les
refait, et invente.
Pour les mythes auxquels se réfère Homère et que
reprennent les tragiques, puisant dans le stock des épo-
pées que nous ne connaissons plus, on voit bien que, tous
réunis, ils formaient un ensemble cohérent et connecté,
auquel les poètes, dans les guildes, étaient initiés. La matière
était de nature référentielle, familière, parce que toujours
reprise, mais en même temps, elle formait le support de
réarrangements, d'actes de resignification, qui muent les
histoires en objets énigmatisés en vue du déchiffrement.
La transformation que la matière subit dans les réemplois
ne serait pas possible, si elle ne se donnait pas pour telle, et
si les figures du mythe n'y conservaient pas des constantes.
On peut essayer de remonter plus haut, en s'égarant
quelque peu dans les méandres d'une tradition reconsti-
tuée, et imaginer les conditions dans lesquelles ce corpus,
si foncièrement préalable, avec ses Hélène et ses Clytem-

1. Voir maintenant les études réunies dans Le Métier du mythe.


Lecturesd'Hésiode ( « Cahiers de philologie » 17), sous la direction de
Fabienne Blaise, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau,
Villeneuve-ci' Ascq, 1996.

135
...
LA GRECE DE PERSONNE

oestre, a pris naissance. Ne faudrait-il pas une nouvelle


fois, à si haute époque, poi1r i1ne préhistoire de toutes les
littératures, imaginer i1ne opération comparable à celle
que nous expérimentons sur les textes, et nous dire, en
sépara11t méthodiqi1ement les stades, qu'un corps de spé-
cialistes, qui maîtrisaient un art dont les narratologues ont
tenté après eux de reformuler les principes, a dû donner
leur forme et déjà leur signification aux histoires, et créer
de toutes pièces i1ne tradition mythique transmissible? Les
productions sémantiques sont aussi anciennes que cela.
L'interprétation du mythe*

L'analyse du mythe chez Aristote : Métaphysique I, 3; Ciel I, 3, Météo-


rologiques I, 3; Politique VII, 10; Métaphysique XII, 8 (Ciel I, 3); Le
dialogue Sur la philosophie; Aristote et les chronologies platoniciennes.
- Mythe, philosophie, science. - Le philosophe et le langage du mythe :
Métaphysique I, 2; Les., présocratiques; Les sophistes et Platon. - Trois
lectures du mythe: Eole dans l'Odyssée; Lycurgue dans l'Iliade;
Bellérophon dans Homère et dans Pindare; Hécate dans la Théogonie
d'Hésiode.

Pour comprendre le phénomène du mythe, les modernes restent


tributaires d'une approche romantique de l'histoire. Depuis Aris-
tote, le mythe a été considéré comme une forme détériorée de la
vérité révélée depuis toujours, une sorte d'oubli ou de travestisse-
ment intentionnel que seule la philosophie parvient à percer. Pour
leur part, les romantiques, et notamment Schelling, dans son Intro-
duction à la philosophie du mythe, confèrent à la pensée mythique
la dignité d'une antériorité absolue. Du coup, la philosophie entre-
prend l'exégèse du mythe ; elle traduit la vérité originelle, mysté-
rieusement présente, en un langage plus contrôlé et précis, et par là
même aussi appauvri. On s'aperçoit que la thèse des romantiques
renverse strictement la thèse des Anciens. Si la vérité originelle
était de nature philosophique et celle-ci antérieure, et si le mythe en
est une traduction inférieure, pour les autres, la vérité était mainte-
nant de nature mythique, et la philosophie s'efforce de la traduire
en un système rationnel. Les théories plus récentes et plus empi-
riques dérivent de la position romantique, dans la mesure où elles
considèrent que la pensée mythique précède le discours rationnel.
137
LA GRÈCE DE PERSONNE

Seul l'accent se déplace. Au lieu de lire le mythe comme une expé-


rience souveraine qui n'est jamais entièrement saisie ni dépassée,
elles y rejoignent une forme primitive de la réflexion humaine et en
font l'objet d'un discours scientifique approprié. Le verdict semble
d'autant plus définitif qu'il est prononcé et argumenté par l'ins-
tance la plus favorable à la matière.
Ce déplacement d'accent s'est produit dans les limites d'une
position théorique, il résulte du renversement de la position anté-
rieure. Il convient donc de réexaminer les premiers jugements por-
tés sur le mythe, parce qu'ils conditionnent, dans le jeu dialectique
de la thèse et de l'antithèse, la compréhension contemporaine.

L'analyse du mythe chez Aristote

«Métaphysique»,/, 3

Aristote a été le premier à élaborer une théorie explicitée du


mythe. Interrogeant la tradition commune pour y déceler les élé-
ments d'un savoir unique et universel, il est nécessairement
conduit à préciser le rapport que la philosophie entretient avec la
mythologie.

D'après certains, les auteurs qui, très anciennement, bien avant la


génération actuelle, et en premier, ont parlé du divin, ont eu
la même opinion sur la nature des choses. En effet, ils ont fait
d'Okéanos et de Téthys les parents du devenir, et du serment des
dieux le Styx des poètes, à qui ils [les très anciens déjà] ont donné
ce nom. C'est que la chose la plus ancienne est aussi celle que
l'on honore le plus, et le serment est bien ce qu'on honore le plus
[et qui est donc la plus ancienne]. Il n'est peut-être pas sûr que
cette opinion sur la nature soit primitive et ancienne. Thalès ~
tout cas passe pour s'être exprimé ainsi sur la cause première__~J

Interrompant l'esquisse de la découverte progressive du système


des quatre causes, Aristote s'interroge : l'origine aquatique des
choses ne remonterait-elle pas à une croyance très ancienne, et
138
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

n'aurait-on pas là, comme certains l'ont pensé, la raison essentielle


de la position de Thalès, l'initiateur de la philosophie 2 ? Comme
les deux exemples allégués en faveur de l'ancienneté d'une repré-
sentation, le couple d'Okéanos et de Téthys et le serment des
dieux, nous sont connus par Homère et par Hésiode 3, on a admis
sans hésiter qu'Aristote songeait aux poètes épiques, auteurs des
généalogies divines 4, d'autant qu'il désigne d'ordinaire Hésiode
sous le nom de « théologien 5 ». Mais à y regarder de près, et sans
même que l'on fasse état des renseignements f oumis par le
livre XII, 8 de la Métaphysique, les difficultés surgissent.
Pourquoi l'emphase, très singulière, et le triple effort de reculer
l'origine aussi loin qu'elle peut l'être 6 s'il s'agissait des prédéces-
seurs immédiats de Thalès ? Il apparaît au contraire qu'Aristote,
aux anciens, oppose de plus anciens, et aux généalogies hésio-
diques, les premiers hommes qui, bien avant elles, ont organisé le
divin.
Quel sens donner à « bien avant la génération actuelle » ? On ne
peut guère admettre qu'Aristote accentue si fortement le recul pour
situer dans un ordre chronologique les anciens poètes, qui ont en
effet vécu quelques générations avant lui 7 • Il faut au contraire, dans
genesis, la génération, voir l'ensemble des naissances qui s'accom-
plissent à l'intérieur d'une période « génératrice» de l'univers,
comme l'âge de Cronos et l'âge de Zeus dans le mythe du Poli-
tique 8 de Platon ; si bien qu'à la période cosmique où nous vivons
s'oppose un autre âge qui la précéda et qui lui a transmis l'héritage
d'une théologie.
Si, avec Ross, Jaeger et d'autres ont fait des très anciens théo-
logiens les auteurs de cosmologies préphilosophiques, il faut du
même coup les considérer comme les inventeurs de l'usage qu 'ob-
servent les dieux d'invoquer dans leurs serments la puissance
de l'eau, et du nom de Styx que porte cette eau. Comme l'agent de
la nomination renvoie aux « théologiens 9 », la précision « le Styx
des poètes» surprend beaucoup, si l'on y voit une simple apposi-
tion 10• L'ordre des mots ne peut guère être justifié. Il n'y a pas
moyen de comprendre le texte transmis, tant qu'on ne dissocie pas
les « poètes » des « premiers théologiens ». Aristote, de l'invention
des noms, distingue l'emploi qu'en font les poètes, nos uniques
témoins. Il faut donc réunir « poètes » et « Styx » : « l'eau, le Styx
139
LA GRÈCE DE PERSONNE

des poètes [d'Homère et d'Hésiode], qui a été ainsi appelée par eux»,
à savoir par les premiers théologiens. C'est une inférence. Le nom
de Styx est alors antérieur à l'épopée, hérité d'un autre âge, comme
ceux d'Okéanos et de Téthys, mais, pour anciens que soient les
rites, nous n'avons d'autre document que la poésie où les dieux
invoquent« l'eau du Styx» 11•
«Premiers», par conséquent, ne peut pas prendre le même sens
quand il est question des « premiers théologiens » ou des « pre-
miers philosophes». Dans le second cas, il s'agit des Milésiens
qui, deux siècles avant Aristote, ont inauguré une recherche qu'il
conduit lui-même à son terme; il faudrait, si l'on veut que le pre-
mier terme revête le même sens, admettre également qu'il ait
donné, dans sa propre théologie, une forme parfaite à la mythologie
d'Hésiode. Jaeger a bien noté la différence qui sépare les emplois
du mot theologia chez Aristote 12, servant tantôt à désigner la partie
la plus noble de la philosophie théorétique 13, la philosophie pre-
mière (= theologike), tantôt la spéculation mythologique représen-
tée par les theologoi, Hésiode ou Phérécyde; mais, faute de choisir
entre ces deux sens dans I, 3, il s'est empêtré dans la contradiction.
Ou bien l'on choisit la seconde acception (= « précisément les non-
philosophes » du type d'Hésiode) et les «théologiens» sont des
auteurs plus primitifs, fort éloignés de la théologie philosophique,
ou bien, si l'on s'en tient à la première, force est de reconnaître en
eux les précurseurs sinon d'Aristote, du moins de la pensée philo-
sophique; on ne peut simultanément prêter au mot les deux sens 14,
qui s'excluent mutuellement. Il ne s'offre guère d'issue, tant qu'on
fait d'Homère et d'Hésiode à la fois des théologiens mythologiques
(sens b) et qu'on les dit« premiers» par rapport à une science qui
ne se distingue pas d'un discours philosophique ultérieur (sens a);
la difficulté disparaît pour peu qu'on laisse à « théologiens » la seule
valeur b qui convienne aux auteurs qui s'expriment par figures
mythologiques ; « premiers » alors situe dans un passé leurs lointains
ancêtres. Autant que le début d'une évolution (Thalès précédant
Démocrite et « en premier » Aristote), le terme de « en premier» se
prête à désigner une antériorité plus absolue, plus originelle. Ainsi,
d'après le texte de Métaphysique XII, 8 discuté plus loin (p. 147-
151), la critique, appliquée à l'analyse des mythes, permet d'isoler
le fond issu d'un passé originel ( « ce qui est premier »), recouvert
140
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

par le travail des poètes, et d'y reconnaître le résidu d'une sagesse,


le fond d'une langue, sauvé du cataclysme. Le terme de « pre-
miers » désigne là aussi les hommes de l'autre âge cosmique, oppo-
sant l'antériorité originelle au passé de la génération actuelle. Justi-
fiant la distinction des deux traditions par le retour des civilisations
et les redécouvertes de la technique et de la philosophie 15, Aristote
peut, en conclusion, opposer l'héritage ancestral aux croyances que
les ancêtres avaient eux-mêmes héritées des« premiers hommes 16 ».
Si la valeur du terme est ainsi établie, la difficulté d'en percevoir
la signification reste entière ; le problème véritable surgit mainte-
nant. En situant les « premiers théologiens» dans l'autre âge, qui
précéda le cataclysme, on se trouve embarrassé pour saisir la diffé-
rence entre un poète comme Hésiode et d'autres auteurs de théo-
gonies mythiques ; dans la progression de civilisations antérieures,
ils se situaient au même stade préphilosophique. Alors que d'après
l'analyse de Métaphysique, XII, 8 pour la nature des dieux, et de
Ciel, I, 3 pour la nature et le nom de l'éther, les poètes apparaissent
comme les dépositaires de vestiges philosophiques qu'ils ont tra-
vestis dans leur propre mythe, l'héritage est dans ce cas lui-même
de nature mythique, si bien que, une fois abandonné le principe
d'une fondation mythologique de la philosophie, la répétition perd
sa raison d'être.
Pour que la« première théologie» d'Aristote puisse être paradig-
matique, il faut que la période et l'état du cosmos qu'elle qualifie se
distinguent profondément de l'ascension progressive vers la philo-
sophie qui caractérise le nôtre, et que le discours vrai sur les dieux y
tienne la place de la connaissance métaphysique. C'est à ce prix, en
dissociant un âge divin de vraie théologie philosophique, cassé par
un cataclysme et l'oubli qu'il entraîne, qu'on restitue à la répétition
son sens : fragmentaire et dénaturé, l'héritage restait assez riche
de vérité pour être repris dans la« mythologie» d'une autre période
et, repensé, donner naissance à -la philosophie. Mais si l'âge de la
découverte diffère de l'âge divin, comme l'absence de la présence,
ce ne sera pas la vue d'Aristote, pour qui la même évolution et les
mêmes étapes se reproduisent, dans chaque période, selon l'éter-
nelle reproduction des civilisations. On comprend donc que dans
le premier livre de la Métaphysique il se réfère expressément à
l'opinion d'autrui ; le pronom indéfini (« certains ») désigne Platon.
141
LA ORl~CHllH PBRS(>NNH

Co111111e dans plusieurs passages 17, cit.c les nc,1nsrnythiqueH


Plah.111,
d .Okéa11{1set de ,-,othys p<lur dé~agcr d' l lo111èrcet des autres
a11ciens pt1ètcs la préfigurai ion de la thét>ric du flux universel 1H,
011 a itientifié 1·a11usi(llld'Arish>tc avec les élétncnls de la doxo-
graphic i1lattlnicicnnc ii,: (1•uutres <>nt111ê1nc cru p(>Uvoirconstruire
u11e source Cll1t1n1uncde ces rcnscigne1ncnls et 1'attribuer au
sophiste Hippius 20 •
Aristt1te, il n1e scn1l1lc, ad<lpt.cp<lur scln propos plus général
une tradition dï11terprétati<ln des représentations poétiques qu'il
trouve e111ph.1yée par Plutt)ll. Il transfère ici dans son exposé d'in-
troduction quelt1ues 110111s et for1nulcs essentiels, montrant que l'ori-
gine qu · il tïxe à la question centrale de la recherche des causes a été
ai1ticipée et que cette anticipation survit dans les formes les plus
vénérées de la représentatitln co1n1nune, traductions elles-mêmes
héritées d'u11e pensée plus pure. Le début imparfait de la philoso-
phie peut in1pliquer déjà l'aboutissement dans la circularité du ciel.
Un n1ot con1111e«Styx» pour de l'eau ou « Okéanos » supposerait
la connaissance pl1ilosophique antérieure de l 'arkhe, mais Aristote
ne manque pas d'ajouter qu'il s'agit là d'une simple construction,
reposant sur le fait qu'avec Thalès on voit la science s'engager
dans cette voie. Le caractère hypothétique est fortement marqué.
La signification des citations faites par Platon est très différente;
elles servent à illustrer la doctrine du flux constant des choses,
alors que, dans la Métaphysique, elles prêtent à Homère la connais-
sance du principe cosmogonique de Thalès pour la qualifier aussi-
tôt de savoir hérité d'un autre âge. La référence a une tout autre
portée ; elle modifie le cadre même de la spéculation historique. La
confrontation de deux devenirs opposés se dégage des fondements
de l'ontologie platonicienne. En introduisant les données dans le
diptyque des révolutions contraires du Politique, on peut voir, dans
la théologie première, la forme que revêt la vérité sous le comman-
dement de Cronos, alors que la philosophie appartient à Zeus
(272c-d). Si les poètes, comme le dit Aristote (cf. infra, p. 150,
Métaphysique, XII, 8), masquent aux yeux de la foule les vestiges
d'une vérité ancienne 21, la mythologie ne peut s'épanouir que dans
la période de l'absence, où les hommes, abandonnés à eux-mêmes,
organisent, avec les techniques, la vie de la cité (274c-d) 22 et
disposent, dans leurs inventions, des résidus de sagesse qui ont
142
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

survécu à la catastrophe. Mais comme ils les détournent de leur


véritable message, appauvrissant un héritage déjà fragmentaire, on
saisit les raisons qui ont poussé Platon à le chercher au terme des
derniers efforts de la réflexion, à prolonger la philosophie d'une
transmythologie propre à préfigurer la théologie d'un nouvel âge
de Cronos (cf. infra, p. 144), dont l'avènement coïncidera avec la
ruine de notre monde.
Dépassant la condition humaine de l'âge qui est le nôtre, Platon
institue, au-delà du discours dialectique de la philosophie, une
forme nouvelle de la vérité; mais comme il y annonce le retour
d'un état dont la mémoire ne s'est pas entièrement perdue dans
le temps de l'oubli, il peut à son tour s'appuyer sur les signes trans-
mis par la tradition 23 pour restituer, dans le mythe, la présence
universelle des dieux; leurs vestiges, pour dénaturés qu'ils soient,
portent témoignage. Réparant une carence et rétablissant l'intégrité
du monde dans son état le plus défectueux, la mythologie platoni-
cienne repose sur l'alternance de deux états opposés. Elle réintègre
les messages qui nous instruisent de l'existence d'une perfection
passée dans la vision d'un avènement futur. Ainsi les catastrophes
qui interrompent le devenir et la déchéance sont produites par la
seconde des deux interventions opposées de la divinité. Le démiurge
du Politique (cf. 270a) tantôt lâche le gouvernail, tantôt s'en res-
saisit, alors que celui du Timée réunit les deux tendances opposées
dans les révolutions de l'âme du monde. L'alternance des domina-
tions, réglée par des lois mathématiques, crée la succession des
périodes cosmiques qui composent l'année parfaite (Timée, 39d).
Quand l'Autre l'emporte et que les mouvements désordonnés des
planètes s'accroissent au point de mettre la Terre en péril (c'est
la réinterprétation de la légende de Phaéton: Timée, 22c-d) 24 , le
Même aussitôt réaffirme sa suprématie et préserve le monde de
la destruction totale ; mais au terme de la grande année, qui marque
le retour complet du Même, le retour de l'Autre s'accompagne
à son tour d'une montée dévastatrice des eaux (cf. Timée, 22e), et
répond aux secousses que produit, dans le Politique, le démiurge
en lâchant le gouvernail (272e-273a).
Aristote n'admet pas l'existence séparée des idées en dehors de
l'univers, il n'a aucune raison de concevoir un état du monde qui,
"
à l'intérieur du temps historique, reflète la perfection de l'Etre
143
LA GRÈCE DE PERSONNE

immuable. Il ne connaît pas d'accomplissement supérieur à la


connaissance du monde dans la philosophie. Aussi la même évolu-
tion se répète-t-elle d'une génération cosmique à l'autre. Alors que,
chez Platon, la théologie de l'âge de Cronos dépasse la philosophie
achevée, dans le passé et dans l'avenir, à condition que l'on ne voie
pas dans la béatitude saturnienne l'en-deçà, mais l'au-delà de la
philosophie 25 , la mythologie des poètes, chez Aristote, demeure à
jamais en deçà de la philosophie et se nourrit d'un savoir recouvert
par l'oubli. Sa métaphysique ne le conduit pas à rechercher au-delà
d'elle-même la plénitude d'une théologie originelle. Il la connaît
dans l'état présent.

«Ciel»,/, 3, 270b 16-25,


«Météorologiques»,/, 3, 339b 19-30

Ailleurs, Aristote prend la théorie du retour cyclique à son compte


et découvre dans l'héritage certaines pièces essentielles de sa phi-
losophie. Ainsi le langage des hommes, à l'analyser correctement,
apporte la confirmation de sa propre cosmologie. Il offre en effet, à
côté des quatre éléments, le nom d'un cinquième, l'éther (aithër),
tout fait pour désigner le corps premier qui, dans le système aristo-
télicien, enveloppe l'univers.

[A. Ciel:] Ce n'est pas une fois, ni deux, mais un nombre infmi
de fois, sachons-le bien, que les mêmes opinions reviennent jus-
qu'à nous. Estimant que le premier corps est différent de la terre,
du feu, de l'air et de l'eau, ils [les anciens] ont donc nommé
« éther » le lieu le plus élevé ; ils tiraient de sa course incessante
[aei thein], pendant l'éternité entière, cette dénomination qu'ils
lui ont donnée. Anaxagore emploie ce mot d'une manière abusive
et incorrecte : il donne le nom d'éther à ce qu'il devrait appeler
feu 26 •

[B. Météorologiques:] [ ... ] Cette opinion d'ailleurs ne nous est


pas personnelle: il semble bien qu'il s'agisse là d'une conception
ancienne dont les hommes ont eu très tôt l'idée. [ ... ] Car les
hommes semblent avoir estimé qu'un corps éternellement en
mouvement a de ce fait du divin dans sa nature, et ils décidèrent
d'appeler« éther» un corps de ce genre, puisqu'il ne ressemble à

144
L'INTERPRÉTATIONDU MYTHE

rien de ce qu'on trouve ici-bas. Car ce n'est pas une fois ni deux
ni plusieurs fois seulement, disons-nous, que les mêmes opinions
reviennent périodiquement parmi les hommes, mais un nombre
infini de fois 27 •

La justesse même de ce groupement sémantique, qui englobe


par avance les cinq corps possibles, démontre à souhait que les
hommes ne disposent du terme d'éther que parce que d'autres phi-
losophes 28, bien avant Aristote, étaient, dans leur théorie, parvenus
aux mêmes résultats que lui. Leur science a été engloutie dans les
catastrophes, sinon Aristote n'aurait pas à la redécouvrir; le nom a
survécu. « Car il faut admettre que les mêmes opinions parviennent
jusqu'à nous, non une, ni même deux, mais un nombre indéfini de
fois 29 • » L'origine savante du mot aither se révèle doublement:
par la distinction physique qu'il implique 30 et par l'étymologie qui
traduit simultanément le mouvement éternel « qui court toujours »
(aei theon), et la divinité (theion) 31 du corps circulaire. Il faut
savoir interpréter la langue, et pour cela disposer des références.
Anaxagore, d'après Aristote, a parfaitement reconnu la valeur
du terme et la délimitation qu'il exprime, mais comme la zone
périphérique de l'univers est pour lui occupée par le feu, il a été
contraint d'en faire un emploi métaphorique 32 • Aussi Aristote peut-
il à la fois le blâmer, dans le Ciel, d'avoir dit aither, alors qu'il
parlait du feu 33, et l'approuver, dans les Météorologiques, d'avoir
réservé le mot à la qualité particulière de feu qu'il loge aux confms
de l'univers 34 • Il faut savoir interpréter Anaxagore.

«Politique», VII, JO, 1, 1329a 40-b 5


Il semble que ce ne soit ni aujourd'hui ni récemment que ceux qui
philosophent sur la politique ont reconnu qu'il faut diviser la cité
en groupes distincts, et que celui qui combat est autre que celui
qui cultive, la terre. On trouve cet état de choses encore aujour-
d'hui en Egypte,
,, ainsi que dans <les cités> de la Crète. Pour <les
cités> de l'Egypte, c'est, dit-on, Sésostris qui leur a donné une
telle législation, et pour celles de la Crète, c'est Minos 35•

Le langage n'est pas le seul médiateur de l'ancienne sagesse et


les éléments qui nous en sont parvenus ne ressortissent pas tous à
145
LA GRÈCE DE PERSONNE

la spéculation astronomique. L'organisation sociale, de son côté,


retrouve périodiquement la forme qui convient. Ainsi la division
de la société en guerriers et en agriculteurs a été connue très
anciennement ; elle ne s'est pas imposée « maintenant aux philo-
sophes,
, ni même récemment» (1329a 40 sq.). Elle s'observe en
Egypte et en Crète (b 2-5); la coutume des repas communs (syssi-
ties) existe depuis très longtemps en Crète et dans certaines tribus
de
, l'Ouest (b 5-22). Or, conclut Aristote, c'est certainement en
Egypte que la distinction des classes sociales est la plus ancienne,
car le règne du roi qui l'a instituée, Sésostris, remonte beaucoup
plus loin dans le passé que celui de Minos (b 23-25). Mais, comme
si cette fixation chronologique ne lui suffisait pas pour établir
l'antériorité, il rappelle le principe selon lequel les mêmes connais-
sances ont été redécouvertes « d'innombrables fois au cours de
l'immensité du temps» (b 26 sq.) 36 • Le raisonnement ne peut guère
être compris si l'on ne tient pas compte des destructions pério-
diques, bien qu'Aristote ici n'en fasse pas explicitement mention.
L'évolution qui porte les civilisations à leur stade de perfection
prend un temps assez considérable, les hommes ne parvenant
d'abord qu'à subvenir aux besoins les plus impérieux; dans un
deuxième temps seulement, une fois pourvus du nécessaire, ils
trouvent le loisir de s'occuper des raffinements 37 et de parfaire
leurs
, institutions politiques (b 27-31 ). Or, l'état des choses en
Egypte apporte la preuve que l'ensemble de cette évolution, qui
embrasse toute la durée d'une civilisation, est ancien (b 31), et non
seulement le mode de vie rudimentaire dont , les cités de la Grèce se
sont assez récemment affranchies. Les Egyptiens « paraissent être
les plus anciens » des hommes, et, comme on peut s'en convaincre
sur place par l'antiquité de leurs documents, ils se sont depuis très
longtemps dotés de lois et d'une organisation politique (b 32 sq.) 38•
A un moment donc où la ,,,civilisation des Grecs se trouvait dans un
état embryonnaire, les Egyptiens disposaient d'institutions très
développées. A un stade plus reculé encore, la civilisation
, actuelle
des Grecs n'était pas née, alors que celle des Egyptiens existait
déjà. On peut en conclure à la fois que le cataclysme avait englouti
en Grèce une civilisation qui avait précédé la nôtre et que la vallée
du Nil avait été épargnée par la catastrophe, comme les prêtres
de Saïs en instruisent Solon (Timée, 22d-e) 39 , pour lui faire com-
146
L'INTERPRÉTATIONDU MYTHE

prendre pourquoi un grand nombre de « modèles » des institutions


de l'ancienne Athènes (cf. infra, p. 155-159) et en particulier la
division de la cité , en classes distinctes par la profession, subsistent
de leur temps en Egypte (24a-c ).

«Métaphysique», XII, 8, 1074a 38-b 14


(«Ciel», I, 3)

Des hommes des premiers et des plus anciens temps est resté un
héritage qui a été transmis à la postérité sous la gangue du mythe,
à savoir que les dieux sont ainsi faits et que le divin embrasse cir-
culairement la nature entière. Tout le reste est addition mytholo-
gique, destinée à persuader la foule et à servir les lois et le bien
général. Quand ils font des dieux des hommes en quelque sorte,
ils ressemblent à d'autres animaux. Si l'on s'abstient de le faire et
que l'on retient le premier point, à savoir qu'ils prenaient les sub-
stances premières pour des dieux, alors on ne peut trouver que
c'est un discours divin et que manifestement toute connaissance,
technique ou philosophique, qui souvent se trouve être découverte
puis perdue, peut être vue dans cette perspective comme un ves-
tige de l'une et de l'autre, préservée jusqu'au jour d'aujourd'hui.
C'est avec ces réserves seulement que nous pouvons connaître la
pensée de nos ancêtres, comme aussi celle qui remonte aux tout
premiers hommes.

Aristote parle de l'héritage d'un âge reculé. On confond les deux


formes qui s'y réfèrent en une seule: « nos ancêtres [ ... ] nous ont
légué une tradition» (trad. Ross) 40 • On ne tient aucun compte ainsi
de deux indications qui sont chacune au parfait 41•
C'est qu'on est parti de l'idée préconçue et moderne que le
mythe ne se distingue pas de la tradition la plus antique : « une
révélation originaire, écrit Pierre Aubenque, dont les mythes
seraient les vestiges 42 », comme si les deux éléments étaient de
même nature. Du coup, l'on ne dissocie plus les termes qui décri-
vent deux étapes distinctes de la spéculation historique. Comme le
montre, dans la suite, le développement de cette première phrase,
le mythe est venu s'ajouter (b 3 sq.) à une tradition plus ancienne
qui n'est pas mythique ; la méthode d'Aristote s'attache à isoler
(b 8), à l'intérieur du mythe, une vérité plus pure que le mythe.
147
LA GRÈCE DE PERSONNE

Il ne faut donc pas, comme on le fait, rapporter « sous la fonne du


mythe» à « légué», mais à « transmis à la postérité» 43 • Le mythe
ne représente pas la sagesse antique dont se réclame Aristote, il
en est à la fois le transmetteur et le masque, intermédiaire entre
l'origine (arkhaioi) et la postérité (hoi husteron) que nous sommes.
« Les hommes des temps originels ont légué un héritage 44 qui a été
transmis à la postérité sous l'habit du mythe 45 • »
Faute de distinguer les deux niveaux, on s'enferme dans la
contradiction. On a cru reconnaître une démarche « traditiona-
liste » : l'effort de « se ressouvenir, par une conversion qui va à
contre-courant de l'histoire, de ces commencements lumineux où
régnait encore une familiarité native entre l'homme et le dieu 46 »;
mais en même temps Aristote ne défendrait pas moins la progres-
sion constante des connaissances (cf. b 10 sq.) dans l'espace des
périodes que délimitent les catastrophes cosmiques 47 • On juxtapose
deux schémas sans les relier, bien qu'on les extraie de la même
période. Le mythe, pour peu qu'on le « débarrasse de la gangue qui
le recouvre, ouvre l'accès à la parole même des dieux 48 » et, d'un
autre côté, le progrès, livré à la force destructive du temps, s'abolit
périodiquement dans la dévastation universelle. On ne comprend
pas la signification que revêtent les catastrophes cycliques, si
l'on réduit leur fonction à celle de « corriger l'idée d'un progrès
linéaire 49 ». Dans l'hypothèse d'une« origine divine» des mythes,
qu'advient-il de leur contenu philosophique dans les cataclysmes?
S'il y disparaît, comment Aristote peut-il prétendre le retrouver par
l'analyse d'une tradition altérée? A moins qu'on ne suppose, sans
le formuler, que la familiarité native entre l'homme et le dieu se
réitère, se reproduisant au début de chaque âge, et que l'origine
se multiplie?
Il faut reprendre un à un tous les points du système pour en déga-
ger la cohérence singulièrement ferme.
1. Rien dans les textes d'Aristote n'incite à penser qu'il ait donné
au mythe lui-même une « origine divine». La nature divine de
l'univers (dans XIII, 8) représente le contenu de la sagesse trans-
mise : ce que le mythe, à condition d'être bien interprété, peut
enseigner (b 2; b 9 sq.: parce qu'en accord avec la vérité divine);
rien n'est dit, par là, sur l'origine du mythe.
2. Le mythe ne travestit pas un autre mythe, plus pur et plus vrai.
148
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

La déformation découle de la création mythique même, dans


la mesure où les faiseurs de mythes se proposent de persuader la
foule, et de façonner les mentalités (b 4 ).
3. Dans les cataclysmes cycliques, la destruction des êtres
n'est pas totale. Pour violente que soit la catastrophe, une partie
de l'humanité survit pour transmettre à la nouvelle génération le
germe d'une reconstitution, avec le souvenir et les débris de la civi-
lisation perdue. Les périodes s'enchaînent ainsi l'une à l'autre.
4. La technique et la philosophie (b 11) se farment et s'achèvent
pour atteindre un degré auquel l'humanité était déjà parvenue
d'innombrables fois dans l'enchaînement ininterrompu des ères.
Elle retrouve ce qu'elle a déjà su et perdu. En ce sens, il n'est guère
légitime de parler de « progrès », parce que l'humanité, en progres-
sant, retrouve. Elle imite la croissance d'un organisme, marche
vers un achèvement entièrement préfiguré.
Au début du texte, comment comprendre le démonstratif mascu-
lin, que rien ne justifie dans le contexte (« les dieux sont ainsi faits »,
b 2)? On admet qu'il se rapporte aux astres (« que les astres sont des
dieux», Bonitz 50 ), mais l'explication ne peut guère être défendue.
Dans son commentaire 51, Ross considère que « la référence est plu-
tôt vague»; il la rapporte soit aux «substances» (ousiai, a 22) ou
bien,« plus probablement», aux astres eux-mêmes (a 30 sq.). L'un
et l'autre terme sont très éloignés dans le texte, et ne conviennent
pas pour le genre. J aeger, qui veut démontrer que l'argumentation
sur l'unicité du ciel (1, 8; XII, 8, 1074a 31-38) peut être détachée
du reste du chapitre, et considérée comme une note des rédacteurs
de la Métaphysique 52 , tire précisément argument de la difficulté
de rapporter le pronom à un mot du contexte immédiat. Il faudrait,
selon lui, remonter aux« corps divins» de a 30 sq. Comme il s'agit
là d'un neutre, la solution n'est pas bonne 53 • Mieux vaut raisonner
en fonction de l'absence, grammaticalement parlant, et ne pas cher-
cher l'introuvable. Je ferais de theoi, « les dieux», non l'attribut,
mais le sujet, donnant à houtoi le sens de « tels, ainsi faits» 54 • La
qualité particulière ne se dégage pas seulement de tout le chapitre ;
elle est précisée par la deuxième partie de la phrase. « Il a été trans-
mis [ ... ] que les dieux sont ainsi faits [à savoir sphériques] et que
le divin embrasse circulairement la nature tout entière. » Repre-
nant, au terme de l'analyse du mythe (b 9), la même opinion,
149
LA GRÈCE DE PERSONNE

dépouillée cette fois de sa traduction anthropo- ou zoomorphique,


Aristote retient la forme personnelle des dieux pour l'assimiler aux
« substances premières» et aux« sphères célestes»; il ajoute qu'on
peut ainsi penser à juste titre qu' « ils se sont exprimés divinement»
(b 9), en accordant leurs paroles à la vérité divine des choses.
Selon ce point de vue, les philosophes reconnaissent la divinité
des sphères. Ils ont conçu les dieux avant que d'autres hommes
soient, plus tard, venus leur donner figure humaine. Le concept
naïf n'est pas posé d'abord ; les hommes n'ont pas imaginé former
par une projection antithétique, distincte de leur propre nature,
des êtres exempts de la mort qu'ils vivaient. Les philosophes
avaient montré que les substances premières étaient des dieux, le
mot définissait la permanence des natures auxquelles il était atta-
ché. Après le cataclysme, l'idée du divin survit à la ruine du savoir
philosophique. Les hommes, héritant du mot, se représentent l'im-
muable sans connaître les sphères. Les poètes, sophistes mas-
qués 55, prêtent aux dieux, dans leurs mythes, des formes humaines
et instituent les croyances religieuses parmi les peuples. Mais
comme le cours impérissable des astres ne laisse pas d'impression-
ner les hommes et qu'ils y perçoivent la majesté de l'immuable,
ils établissent un rapport entre la représentation du divin que
les poètes leur ont léguée et l'expérience sensible qu'ils font du
ciel, retrouvant ainsi à leur insu le lien qui avait donné naissance
au concept de «dieu». Ils logent dans l'immuable, tel qu'il leur
apparaît, les êtres qu'ils ont appris à prendre pour immuables.
Ainsi Aristote, dans le Ciel (1, 3), peut tirer argument de la
croyance même des hommes en faveur de la nature éternelle du
corps premier. Il constate que tous les hommes se forment une cer-
taine idée des dieux et que tous, Barbares et Grecs, situent le divin
dans la région la plus élevée de l'univers, contraints de rattacher
l'immortel de l'imagination à l'immortel apparent 56• Percevant
alors les dieux dans le ciel, ils divinisent à son tour la région des
astres. Mais pour que l'impression produite par le ciel 57 puisse
témoigner en faveur de la déduction théorique (b 4 sq.) 58, il faut
établir que les représentations des hommes ne découlent pas de
phantasmes. Aussi Aristote, en possession de la science qui avait
donné naissance au concept originel, rappelle-t-il le fondement
ontologique de la théologie mythique (b 10). Si les substances sont
150
L•INTERPRÉTATIONDU MYTIIE

dieux, le divin est, et s'il existe une chose à laquelle on puisse attri-
buer la qualité de divin, les hommes sont fondés à concevoir des
dieux, quelles que soient les erreurs que la figuration et les trans-
ferts aient produites au sujet de leur nature et de leurs lieux.

Le dialogue « Sur la philosophie »

Il semble, d'après les reconstitutions qui ont été tentées avant


et depuis Bemays 59 , que, dans le premier livre du dialogue perdu
Sur la philosophie, Aristote étudiait dans le détail l'histoire de
la civilisation. Il se pourrait donc que les indications éparses dans
le corpus que nous avons réunies soient plus éloquentes, si nous
possédions cet ensemble; il n'en reste pas moins que, dans l'état
présent, on saisit plus sûrement qu'ailleurs la pensée d'Aristote
dans ces remarques, pour allusives qu'elles soient, parce qu'on y
tient le détail et la nuance.
On dispose, pour tenter la reconstitution, d'une part d'une série
de fragments assez brefs se rapportant aux sages et à la sagesse
du passé de la Grèce et de l'Orient 60 que l'on a pu regrouper parce
que trois des citations renvoient explicitement au dialogue 61, et
d'autre part de deux textes assez longs qui retracent les étapes du
progrès des connaissances au cours d'une période complète; ils
sont tirés de Philopon 62 et de Jamblique 63•
Les philologues se sont principalement servis de l'extrait de
Philopon pour reconstituer le cadre général où situer l'histoire qui
devait, pense-t-on, représenter l'introduction du dialogue 64. Si l'on
se fie à ce texte 65, la description du cataclysme y tenait une grande
place ; le déluge massif engloutissait les cités et le savoir; il n 'épar-
gnait que les pâtres et les hommes de la montagne 66 • Il établissait
les conditions d'un nouveau début et expliquait l'extrême dénuement
des rares survivants. La Dardanie de l'Iliade, fondée, avant la cité
de Troie, sur les flancs de l'Ida (XX, 215-218), conserve le souve-
nir de cette époque où les hommes fuyaient la plaine et se trou-
vaient contraints de réinventer les arts les plus élémentaires pour
subvenir à leurs besoins. Comme dans le Politique (cf. supra, p. 146),
on distingue, de ces acquisitions imposées par la nécessité phy-
sique, les arts qui introduisent la beauté et le raffinement dans la
151
LA GRÈCE DE PERSONNE

vie des hommes 67 et que, à cause de leur supériorité 68, on a consi-


déré, selon le témoignage d'Homère, comme un don des divinités
artisanes 69 • L'organisation politique est ici séparée, parce que l'en-
semble du récit est conduit de manière à justifier les différentes
acceptions « homonymes 70 » du mot «savant» (sophos) et qu'il
importe donc de dissocier le savoir législatif et juridique des Sept
Sages de l'art des charpentiers, fût-il inspiré, mais il ressort du
texte même que les deux activités constructrices sont contempo-
raines 71• A considérer l'unité que forment les deux stades de la phi-
losophie, l'évolution peut être réduite à trois temps essentiels; elle
répond alors parfaitement non seulement au texte de Jamblique 72,
mais aux descriptions que nous trouvons dans l 'œuvre conservée
de Platon et d'Aristote (cf. supra, p. 146).
Tout dépend donc de la fonction que l'on accorde aux définitions
de la «science» (sophia), dont le contenu se défmit par la finalité
propre à chaque stade 73, et le lien qui rattache ce développement
aux autres parties du dialogue consacré à la philosophie. Il reste dif-
ficile de se prononcer sur la portée du résumé de Philopon et d'éva-
luer la probabilité qu'il reproduise les grandes lignes de l'introduc-
tion perdue. Les textes de Jamblique et Philopon, corroborés par
Asclépius, en tout cas, marquent les étapes d'une évolution relative-
ment rapide dans un seul âge de l'humanité, qu'ils situent à la suite
d'une destruction 74 • Il faut donc tenir compte, dans l'appréciation
des témoignages, de l'ensemble du devenir qui englobe toutes les
évolutions particulières et successives, et comprendre la significa-
tion des catastrophes qui laissent aux hommes d'un nouvel âge les
vestiges du précédent. Ainsi les proverbes se sont maintenus dans la
mémoire des hommes, « en vertu de leur concision et de leur
finesse, résidus d'une antique philosophie disparue au cours des
plus vastes destructions qui frappent l'humanité 75 ». Les formes
sont les mêmes que dans le chapitre 8 de Métaphysique XII 76 ; la
sagesse proverbiale fait partie du même fonds hérité que les mots et
les représentations qui s'y attachent. Bien que le texte de Philopon,
en raison de son orientation, n'envisage, à chaque niveau, que les
redécouvertes, on pourrait se servir de cette indication 77 pour appro-
fondir les raisons de l'intérêt particulier qu'Aristote portait aux
maximes des Sages 78 ; il devait en effet dans chaque cas décider si
le proverbe contenait le reflet concentré de l' « ancienne philoso-
152
L"INTERPRÉTATION
DU MYTHE

phie » et existait donc bien avant l'époque des Sept Sages, auquel
cas la survivance apportait la preuve de la succession régulière des
civilisations. Bien que les interprètes fassent état des catastrophes
cosmiques. ils s'en montrent gênés; ils y reconnaissent de préfé-
rence le signe d'un platonisme dont Aristote ne s'était pas complè-
tement affranchi 79 et ils évitent de les faire entrer dans leurs
réflexions sur les fragments. Ainsi, pour André-Jean Festugière,
elles expliquent la coupure qui contraint les hommes à réapprendre,.
« chaque fois à nouveau, les arts m », mais il ne s "interroge pas sur le
rôle qu'Aristote réserve au « petit nombre » qui survit, si bien qu'il
introduit sans hésitation les témoignages dans le cadre que lui offre
le texte de Philopon 81• Les Mages dont Aristote aurait dit, « dans
le premier, livre de la Philosophie 82 », qu'ils « étaient plus anciens
que les Egyptiens» (cf. infra, p. 159), sont rangés avec les Sept
Sages dont plus de cinq mille ans les séparent (Aristote situe
Zoroastre six mille ans avant Platon 83). A quelle époque. à ce
compte, Dardanos, le rescapé du déluge 84, aurait-il fondé la « Troie
du mont Ida 85 » ? Berti 86 admet de même qu'Aristote voyait dans
les Mages « une des plus anciennes, peut-être la première» secta
sapientiae (qui ne pouvait se former avant le troisième stade); mais
en même temps leur système illustrerait la « science des principes »
(donc nécessairement une activité philosophique) '67. On pourrait
multiplier les exemples de l'impasse où l'on est entraîné à vouloir
classer les témoignages dans une suite linéaire et continue.
Jaeger, plus nuancé et plus insaisissable, semble à première vue
mieux tenir compte de la théorie des catastrophes périodiques et de
la découverte régulière de l'unique vérité qu'elle implique~. Ainsi,
Socrate renouvellerait les principes de la religion apollinienne 89
et Zoroastre,« le prophète de l'Orient 90 », aurait d'avance professé
la philosophie platonicienne. Mais, à regarder de près, ces explica-
tions sont constamment en désaccord avec le « principe philoso-
phique» dont Jaeger prétend pourtant qu'il comn1ande toute l'or-
ganisation chronologique 91• Ainsi, au sujet des proverbes, il oublie
complètement les catastrophes périodiques et considère qu'Aristote
y voyait les vestiges d'une philosophie primitive, non littéraire, qui
se serait conservée sous cette forme en dépit des « transformations
intellectuelles de la nation 92 ». Dans ce cas, l'écart est sans doute
immense ; entre Socrate et la sagesse delphique, il serait beaucoup
153
LA GRÈCE DE PERSONNE

plus réduit ; entre les deux, la date des précurseurs iraniens du pla-
tonisme 93 serait fixée à six mille ans, non par Aristote, mais, par
anticipation, par les Sages de l'Orient 94 • La philosophie, par sauts
imprévisibles, apparaît arbitrairement, où bon lui semble, à travers
l'espace et le temps, et revêt les formes les plus hétérogènes et les
plus disparates 95•
En vérité, la reconstruction historique de Jaeger est viciée dans
son principe 96 • Il ne conçoit pas un instant que la théorie du retour
cyclique découle de la spéculation philosophique elle-même et que
les éléments qui composent l'histoire ne peuvent être compris sans
qu'on les situe dans la pensée qui les a organisés. Jaeger n'accepte
pas la théorie d'Aristote ; dans ses conséquences, elle lui eût paru
naïve, mais il en retient, sans les relier, certains principes et y pro-
jette ses propres idées, pour contraires qu'elles soient à la pensée
d'Aristote 97 • Par ailleurs il en dissocie les aspects, comme on le fait
fréquemment en philologie, pour pouvoir les attribuer à des auteurs
différents et constituer de la sorte un système factice de dépen-
dances qui présente le double avantage d'offrir l'apparence d'une
filiation et de dispenser de la recherche d'une cohérence. Ainsi
la doctrine des catastrophes cosmiques remonterait à Eudoxe de
Cnide; elle reposerait sur une analyse rationaliste des mythes
de Phaéton et du déluge qui ne peut pas être le fait de Platon 98, bien
qu'on les connaisse par le Timée, mais porte les traces d'un esprit
plus scientifique 99 • Platon l'aurait appliquée dans les Lois au déve-
loppement des civilisations 100, et Aristote, enfin, l'aurait étendue
à l'histoire de la philosophie 101• Jaeger n'explique pas comment
cette double transposition s'est faite; s'il ne s'était pas contenté
de l 'affmner, il aurait été amené à réfléchir aux conséquences de
ce que par ailleurs il dit. Il rappelle qu'Aristote (cf. supra, XII, 8)
interprète les mythes des dieux« comme les rudiments d'une strate
antérieure, obscurcie dans la tradition, de sa théorie du moteur
des sphères 102 » ; on ne peut s'empêcher de demander où se situe
cette préfiguration et comment il accorde les destructions totales
(sic) 103 avec le retour des phénomènes intellectuels 104, mais le
choix du vocabulaire qu'il emprunte (ait, Vorstufe, geistige Dinge:
« Anciens », « stade préliminaire », « objets spirituels») révèle
l'ambiguïté et l'équivoque qu'il paraît laisser planer à dessein sur
l'ensemble de son exposé 105•
154
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

C'est seulement en acceptant résolument les conséquences du


retour cyclique que I'c)n peut essayer d'arracher une signification
aux frag,nents isolés. Si, sclc>nPorphyre 106, certains auteurs attri-
buaient la maxime de Delphes : <<cc>nnais-toi toi-même» à Bias,
Thalès ou Chilon 107, Aristote soutenait qu'e11e « était, bien avant
Chilon, inscrite sur Je temple qui avait été édifié après le sanctuaire
"ai lé" (pterinos) de bronze 108 » ; i 1 s'agit du temple en pierre
construit par Trophonios et Agamédès 1<J9 et détruit en 548-547,
qu'Aristote, par la précision qu'il ajoute 110, distingue du temple des
Alcméonides, détruit en 373. II démontre par là que la maxime est
beaucoup plus ancienne que les Sept Sages et qu'elle fait donc par-
tie du fonds philosophique hérité d'un autre âge 111, ce qui explique
que Socrate en ait fait le fondement de ses recherches 112, alors que
l'invention d'autres préceptes 113, qui se rattachaient davantage au
commerce des hommes et à la vie sociale, était laissée aux Sages 114•

Aristote et les chronologies platoniciennes

Ainsi, en scrutant et en passant au crible la tradition d'un pays,


on s'efforçait de reconstituer la sagesse dont les Grecs avaient
hérité, mais la matière qui avait traversé les temps de l'oubli était
trop réduite pour qu'on pût s'en satisfaire. Il fallait alors, pour
en savoir davantage sur l' « ancienne philosophie », s'adresser à la
mémoire des pays qui n'avaient pas été touchés par la catastrophe
et qui conservaient, dans leurs archives, avec les annales de leur
propre passé, une connaissance plus précise de la Grèce prédilu-
vienne. C'est le moyen dont Platon se sert, dans le Timée et le Cri-
tias, pour reconstruire, grâce à des relations transversales, l'histoire
de l'ancienne ,,Athènes n5_ Il faut se garder de considérer les témoi-
gnages sur l'Egypte et sur l'Orient comme les éléments d'une his-
toire unique et universelle de l'esprit 116, se déployant dans un temps
irréversible. Il semble, au contraire, que les destructions pério-
diques n'aient affecté que la civilisation grecque, que les eaux,
dans cette construction, n'aient envahi que les côtes et les plaines
de la péninsule et de l'Asie Mineure, en épargnant les plateaux
de la Perse et la vallée du Nil 117• Les Mages, comme les prêtres de
Saïs, se présentent également en témoins d'une civilisation dispa-
155
LA GRÈCE DE PERSONNE

rue en Grèce. Dans cette vision, on peut donner un sens au témoi-


gnage rapporté par Pli~e, s~lon !equel Zoroastre aurait, d'après
Aristote et Eudoxe, vecu six mille ans avant Platon 11s. Si l'on
admet qu'une période délimitée par deux catastrophes dure trois
" .
mille ans et que les Egyptiens conservent de la sorte le souvenir
119

inaltéré du dernier âge disparu (voir le texte du Politique, supra,


p. 145), on peut progresser vers l'est et trouver en Perse les témoins
de l'âge précédent. L'Inde pourrait représenter alors, dans l'éche-
lonnement, une époque plus ancienne encore, si bien qu'aux ères
du passé répondrait une extension géographique, un lointain spatial
à l'éloignement dans le temps.

Platon 3 000 ans 6 000 ans 9 000 ans


-----------------------------------,-----------------------·······
Grèce

-----------~-----~----------------------------~
Égypte

'
Zoroastre
'1
Perse 1
1

'1
1
1

1'

'1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1

''

Inde?

Pour Platon, l'Égypte actuelle conserve la mémoire des hauts


faits de l'ancienne Athènes, fondée il y a neuf mille ans 120• On
pourrait, en prenant les trois mille ans pour une unité de compte121,
156
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

transférer l'alternance des périodes cosmiques du Politique. A


un âge du devenir et de la prédominance de l'Autre succéderait
le retour du Même, au cours d'un âge de la présence divine 122• On
diviserait alors les neuf mille ans, coupés par les catastrophes, en
trois périodes égales : un premier âge de Zeus, un âge de Cronos,
puis un deuxième âge de Zeus. Dans ce cas, la fondation de
l'ancienne Athènes coïnciderait avec le début du premier règne
et la mort de Solon aurait été suivie d'un cataclysme. Platon, né
pendant la guerre du Péloponnèse, vivrait dans la béatitude. En
outre, le Critias est très précis, indiquant que deux déluges, avant
celui de Deucalion, au début de notre civilisation, nous séparent
de l'époque où l 'Acropole comprenait la Pnyx et le Lycabette
(112a) 123•
Pour maintenir le principe, malgré ces difficultés, Gaiser a eu
recours à l'expédient extravagant de couper le « temps intermé-
diaire » par une catastrophe, doublant ainsi sa durée en le prolon-
geant d'une deuxième période de trois mille ans 124• Le calcul en
devient plus commode, mais comment accepter l'idée que la béa-
titude parfaite vienne gratuitement s'interrompre pour aussitôt
se retrouver? Le dieu joue-t-il à la catastrophe 125? Qui plus est,
la
, transposition même fait problème. Comment admettre que les
Egyptiens aient pu survivre à la révolution que décrit le Politique?
Auraient-ils tous rajeuni au point de rentrer dans le sein de la terre?
Le renversement du cours des astres pouvait difficilement ne pas
les concerner.
Le mythe du Politique définit, dans un cadre plus légendaire,
les dimensions de l 'Ame du Monde, dont les deux mouvements
contraires produisent les phases alternées de la Grande Année. Il
permet par là même de projeter sur les cycles moins amples des
civilisations terrestres le reflet de chacune des phases cosmiques.
Ainsi la description, dans le Critias, de l 'Athènes conduite par les
bergers divins 126, accumule les traits de l'âge saturnien du Poli-
tique. D'un autre côté, l'Atlantide, fondée également par les dieux,
mais représentant, dans la perspective du Timée, le principe de
l'Autre en face de la stabilité de la cité du Même, s'achemine vers
la décadence 127, marquée au terme par la guerre et par le cata-
clysme, qui recouvre l'île et emporte les terres fertiles de l 'Attique.
Mieux vaut donc retenir l'une et l'autre indication, irrécusables
157
LA GRÈCE DE PERSONNE

toutes deux, et conclure que les périodes se situent à l'intérieur du


cours plus vaste d'une Grande Année. A partir d'un point culminant
de la domination du Même, elles se suivent sur un demi-cercle, le
pôle opposé étant fixé par la parallaxe absolue, et elles progressent
sur la pente de l'altérité.
Rien n'empêche ainsi d'accorder à la cité primitive, une Athènes
encore « saturnienne » au début de l'ère de Zeus, toutes les perfec-
tions dont la cité actuelle a été dépossédée. On explique la dégra-
dation progressive et l'on satisfait, du même coup, à l'obligation
où l'on se trouve de poser une évolution continue du temps à
laquelle les Égyptiens ont pu participer sans périr 128•

Apogée du règne du Même


Destructions ,-------------------
,..
périodiques •'.'.' ..........
'.
' ·. '\.Athènes
' '
'
'
'
... primitive
'

Accroissement +- Athènes Accroissement


de l'Autre de Platon du Même
(règne de Zeus) (règne de Cronos)

Destructions
périodiques
Apogée du règne de l'Autre
(parallaxe absolue)

On peut alors retenir le nombre de trois mille pour chacune des


civilisations qui se développent à nouveau, d'autant que Platon
nous apprend que les cataclysmes se suivent à intervalles régu-
liers 129, en s'appuyant sur la division que suggère le texte (neuf
mille ans, trois cataclysmes) 130• Séparés, sur la pente de l'altération,
par deux développements qui expliquent la différence des histoires
et l'incommensurable, les événements se correspondent à égale
distance:

158
L'INTERPRÉTATION
DU MYTHE

ICRONOSI IZEUSI
3 000 6000 9000 12000
··············-Il t 1 1

Athènes
primitive
î î
Saïs Solon
Atlantide
La Grande
Guerre 8 000 ans

Platon, de la sorte, introduit dans le cours même du temps que


nous vivons les vestiges de son abolition. Bien que les hommes du
début ne vivent pas, comme dans le mythe du Politique (272a),
dans la proximité immédiate d'une nature profuse et protectrice,
les dieux interviennent pour doter les cultures et l'organisation de
la vie sociale d'une puissance saturnienne, si bien que cette pre-
mière« génération» paraît aux descendants d'autant plus parée des
merveilles de l'âge d'or que les affaires qui les tourmentent se
trouvent parfaitement réglées dans l'incarnation mythique de la
cité idéale, défmie dans la République.
Pour Aristote, les périodes se succèdent dans l'identité rigou-
reuse. Le modèle de l'âge précédent ne se distingue pas de laper-
fection que nous rétablissons. Substituant au temps paradigmatique
la répétition, à l'infini, des mêmes progrès, dans un univers à
jamais inaltérable, il assume plus résolument le devenir, encore
que, modelée sur la croissance biologique, l'histoire qu'il conçoit
nous paraisse, à nous, plus « naturelle » qu' « historique ». On pour-
rait donc penser,, qu'en affirmant que « les Mages étaient plus
anciens que les Egyptiens 131», il a non seulement voulu corriger la
distance excessive qui, dans le Timée, nous sépare du témoignage
conservé à Saïs (il la réduit implicitement au tiers), mais critiquer
la conception, mythique à ses yeux, d'un passé plus divin, trans-
portant la perfection en dehors du monde où nous vivons.

159
LA GRÈCE DE PERSONNE

Mythe, philosophie, science

Ce serait se méprendre que d'imaginer qu'Aristote parle en his-


torien, parce qu'il étudie scrupuleusement le passé et les traditions.
La succession de la vérité et du mythe ne se situe pas dans un temps
irréversible. Le rythme est marqué par le degré de la connaissance.
L'éternité du monde garantit l'alternance régulière, indéfiniment
répétée, de la connaissance logiq_ue, de sa perte, et de l'obscurcis-
sement mythologique. Le même Etre est tantôt présent à soi dans la
transparence d'une réflexion philosophique, tantôt il s'altère et se
dérobe à lui-même dans le naufrage de la conscience, consécutif à
la démolition des conditions de vie. Les catastrophes qui s'abattent
à intervalles réguliers sur les civilisations pour engloutir la pensée
entrent dans une temporalité cyclique qui est la négation même du
temps, peut-être la condition de sa résurgence. Mythe et vérité
constituent les aspects complémentaires d'une histoire philoso-
phale, immanente à la cohérence du concept philosophique.
Se sachant en possession du concept achevé, Aristote est amené
à déterminer le moment de la période cosmique où apparaît chaque
fois la métaphysique pour succéder à la mythologie. Au cours de
la dernière, qui aboutit à la systématisation aristotélicienne, l'âge
philosophique commence avec l'affirmation impérieuse que l'eau
est l'origine de toute chose 132• Commentant, après Aristote, la
portée de cette affirmation, Nietzsche a mesuré la distance infran-
chissable qui la sépare des résultats de l'investigation pratique:
Les observations incohérentes, laborieuses et de type empirique
que Thalès avait faites sur la provenance et les métamorphoses de
l'eau, ou plus précisément de l'élément humide, n'auraient abso-
lument pas permis ni même suggéré une généralisation si déme-
surée. Ce qui l'y a poussé, ce fut un axiome métaphysique, dont
l'origine est une intuition d'ordre mystique [ ... ] : c'est ce postulat
que « tout est un » 133•

L'intention qui s'exprime ici s'éloignerait radicalement du dis-


cours mythologique, comme la métaphysique de l'empirisme. Mais
160
L'INTERPRÉTATIONDU MYTHE

il se pourrait que l'expérience que les historiens modernes appré-


cient comme un témoignage de l'esprit scientifique des Ioniens
relève précisément du domaine du mythe et de ses facultés d'abs-
traction. Pour dire la vérité déconcertante qui lui apparaît, le philo-
sophe dispose du langage de la métaphore mythique :

[ ... ] au fond il s'agit bien d'une transposition métaphorique, à


laquelle on ne peut absolument pas se fier, dans une sphère et une
langue différentes. Ainsi Thalès a vu l'unité del 'être, et quand il
a voulu la communiquer, il a parlé de l'eau 134 !

Pourtant, l'unité de l'être, l'idée d'une identité permanente et


d'un fond commun des choses, se distingue des expériences consti-
tutives du mythe quelle qu'en soit la dépendance. Il faut se garder
de prendre la contrainte que subit la philosophie naissante, obligée
de faire des emprunts à un langage étranger, pour une emprise
de l'imagination mythique sur le contenu de la pensée. Mais on
n'est pas autorisé pour autant à voir dans la réduction de l'appareil
mythologique, qui survit dans la généalogie physique des phéno-
mènes, ni le produit d'une rationalisation progressive de la pensée
mythique ni la manifestation primitive de l'esprit scientifique.
Dès l'aurore de la métaphysique, les mythologèmes fournissent au
philosophe un moyen de traduire une logique qui, pour autonome
qu'elle soit, ne dispose pas encore d'un langage approprié, élaboré.
La forme mythique des procréations, des descendances, des unions
et des désunions sert à exprimer le lien qui rattache la diversité des
phénomènes au principe unique. L'aspect particulier et imagé que
revêt l'expression de l'enchaînement causal ne diminue en rien
la rigueur d'une démonstration qui fonde l'exigence absolue de la
non-contradiction sur l'identité initiale. Thalès dit que l'univers est
plein de « dieux » 135; cependant, l'accent n'est pas mis sur la puis-
sance divine, mais sur une analyse et un dépassement d'une notion,
sur une plénitude sans faille et, partant, sur une totalité.
Ce serait donc méconnaître la nature de la métaphore philoso-
phique que d'y recueillir l'essence de la métaphysique. La nostal-
gie romantique projetait dans le mythe la puissance magnifiée de
la vérité que la philosophie fut seule à même de concevoir, au point
qu'elle en vient à privilégier, chez les premiers philosophes, la
161
LA GRÈCE DE PERSONNE

métaphore aux dépens du contenu qu'elle traduit 136• La confusion


demeure, si, dans la perspective opposée, on célèbre les progrès
de la rationalisation, en enregistrant les étapes du dépouillement
progressif de la vérité présente dans le mythe. Se constituant par
le concept de la vérité, toutes ses démarches reposant sur l'identité
"
de l 'Etre, la métaphysique oblige à mettre le passé mythique
à l'épreuve de ses propres vertus: elle n'y découvre que l'image
glorifiée ou imparfaite de ce qu'elle se sait être. Pour différente que
soit l'appréciation, le passage de la raison mythologique à la raison
logique relève de la conscience que la philosophie a prise d'elle-
même. Elle se servira autrement du mythe.
La rupture entre le mythe et la philosophie est consommée dès
l'affirmation de l'identité universelle, quelque importantes que
paraissent les figures mythiques de l'énoncé. Face aux contraintes
logiques d'un discours autre, l'invention mythopoétique préserve,
sans doute, une liberté dont l'imagination s'est dessaisie au profit
de jugements contraignants 137; elle ne s'était pas épuisée dans un
jeu de combinaisons arbitraires, mais la licence découvre des lois
plus rigoureuses et dégage les règles spécifiques, liées à la totali-
sation de l'expérience humaine. Le savoir mythique obéit alors à
d'autres exigences de cohérence et comporte ses propres critères
de justesse.
Les sciences de l'homme, en restituant au mythe son caractère
primitif et prélogique, n'éclairent que le négatif de la philosophie
victorieuse. C'est que l'investigation scientifique procède de la
méthode philosophique. L'appareil conceptuel organisé selon le
principe d'identité se superpose à l'objet qu'il sert à appréhender.
Ne pouvant pas vivre le mythe du dedans, ni l'assimiler au fonc-
tionnement de la pensée scientifique, l'ethnologue et le sociologue,
quels que soient la sympathie et l'effort de compréhension qui
guident leur enquête, ne peuvent s'empêcher de constater la diffé-
rence irréductible et de l'interpréter comme une infériorité. Le
décalage historique s'offre alors comme un moyen pour éluder la
question du mythe et la mise en question du discours scientifique
qu'elle implique.

162
L'INTERPRÉTATIONDU MYTHE

Le philosophe et le langage du mythe

«Métaphysique»,/, 2

Dans le premier livre de la Métaphysique (1, 2, 982b 11-21),


Aristote fait de la connaissance théorique des causes premières la
plus haute forme du savoir :

[ ... ] qu'elle ne soit pas d'autre part une science pratique, c'est ce
que montre aussi l'histoire des premiers philosophes. C'est en
effet l'étonnement qui poussa les hommes, aujourd'hui et au
commencement, aux spéculations philosophiques. Au début leur
étonnement porta sur les difficultés qu'ils trouvaient devant eux;
puis s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à
des problèmes plus importants, tels que les états de la lune et ceux
qui touchent au soleil, et aux étoiles, enfin à la genèse de l 'uni-
vers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître
son ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en
quelque sorte, un amour de la science, car le mythe est composé
de faits merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à
l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philoso-
phie, c'est qu 'évidemment, ils recherchaient les connaissances en
vue du savoir, et non pour une fm utilitaire 138•

Pour démontrer la nature théorique de la « science recherchée »


(b 9 sq.) 139, Aristote examine la raison qui, à l'origine, a poussé
les hommes à faire de la philosophie. Il ne faut pas restreindre 140 le
terme de « philosophes » aux philosophes proprement dits, en l 'oc-
currence les phusikoi depuis Thalès ; comme le montrent la suite et
les étapes qu'il prend soin de marquer (b13 sq.), Aristote dégage
l'élément commun aux premières interrogations des hommes
en général (bl2), et non des «penseurs» seulement, suscitées par
les problèmes qui frappaient leurs sens (b13 sq.) 141, et à la spécula-
tion cosmologique, mais aussi à cette science que cherche à définir
la Métaphysique (b12 sq.). Un même mouvement s'amplifie, dans
l'histoire qu'il esquisse, poussant les hommes à s'étonner d'abord
163
LA GRÈCE DE PERSONNE

de l'extraordinaire qui les entoure, l'attraction qu'exerce l'ambre


ou les phénomènes météorologiques (selon Alexandre; cf. Ross,
ad !oc.) 142, avant d'observer le ciel, puis, avec les phusikoi, s'inter-
roger sur l'origine du tout (b 17) 143• Autant d'apories. Or, conclut
Aristote, « quand on reconnaît l'impasse, et que l'on s'étonne, on
se persuade qu'on ne sait pas» (b17 sq.).
Suit une parenthèse (b18 sq.) 144• La question est de savoir à quoi
la digression se rapporte. A lire Ross: « c'est pourquoi l'amateur
de mythes est en un sens un amateur de sagesse, car le mythe est
fait de merveilles», Aristote défendrait l'existence d'un étonne-
ment à l'âge des mythes de l'ère préphilosophique. L'étonnement
serait déjà philosophique avant que la philosophie ne s'interroge.
Si bien qu'Aristote ne définirait pas le philosophe, mais le mytho-
logue 145• Mais cette explication conduit ici au-delà des limites
historiques posées par Thalès, que les mêmes interprètes recon-
naissent dans le passage qui précède. Elle s'appuie en outre sur un
sens du mot philomuthos, « amateur de mythes», qui n'est pas
attesté et que la phrase discutée ne requiert pas.
Ross défend son interprétation du mot par le fragment d'une
lettre d'Aristote 146 , adressée peut-être à Antipater, qu'il considère
comme une « confession personnelle intéressante » : « plus je suis
seul et solitaire, plus je deviens amateur d'histoires». Démétrius
(De l'interprétation, 144) cite la phrase pour l'emploi des deux
synonymes, voulant montrer que le charme du style naît simulta-
nément du terme propre et du mot nouvellement forgé. Alors
que le premier, monotes (« sans personne, seul»), est d'un emploi
courant 147, le second, autites ( « solitaire »), ne se rencontre dans
cette acception (et comme adjectif) qu'ici et paraît donc être une
création ad hoc. Le sens de la phrase est évident : « Plus je vis
en solitaire et suis livré à moi-même (privé d'ami 148), plus j'ai le
goût des histoires 149• » C'est bien là la valeur de philomuthos. A
celui qui aime raconter les histoires répond celui qui est friand de
les entendre 150•
Donnant à philomuthos un sens qu'il n'a pas, Jaeger s'est appuyé
sur ce témoignage pour brosser le portrait d'un Aristote qui, à
un âge déjà avancé, s'est retiré dans l'arrière-boutique de son
moi, mais se complaît à ses heures dans l'univers merveilleuxdu
mythe 151• Cette description ne repose sur rien. Elle illustre, par un
164
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

exemple privilégié, les défauts d'une méthode: J. l'utilisation abu-


sive, afin de construire à tout prix une évolution, d'un texte qui
reflète, comme tous les témoignages biographiques laissés par les
Grecs, le caractère stylisé d'une existence paradigmatique 152; 2. le
recours systématique à l'anachronisme afin d'assimiler les Anciens
à ce qui peut paraître plus proche de nous. Aristote se dérobe
sous le masque romantique d'une figure campée à l'effigie d'un
Schelling.
Loin de donner au mot de philomuthos le sens qu'on lui prête
dans la Métaphysique, il,, faut dans les deux passages retenir celui
que son emploi dans l 'Ethique éclaire parfaitement. Si l'on pré-
fère, avec Bekker, la leçon transmise par le Parisinus (E) et As-
clépius (philomuthos ho philosophos) contre celle du Laurentia-
nus (A) et d'Alexandre (philomuthos philosophos), qu'adoptent
Bonitz (dans l'index, p. 819b 58), Ross et Jaeger, il faut com-
prendre: « C'est pourquoi le philosophe n'est pas sans aimer les
histoires» (comme en construisent les poètes et les écrivains);
c'est qu'une histoire est faite de choses qui « étonnent » ou
« émerveillent » 153•
L'acception du mot muthos, ici, ne se restreint pas aux vestiges
d'une sagesse primitive conservés par la légende (comme l'a dit
Jaeger: « il découvre dans la production de mythes des éléments
philosophiques 154 » ). On sait par d'autres textes que l'élément
«philosophique», la vérité dans le mythe, n'est précisément pas le
fait du mythe, qui, pour Aristote comme pour Platon, relève entiè-
rement de l'imagination et même d'un dessein précis des poètes.
La mythologie ne tient aucune place dans l'aperçu d'une histoire
de l'émerveillement qui précède. Le philosophe aime les contes ou
les récits qu'on trouve dans Hérodote, plus encore les péripéties
d'une pièce d 'Euripide 155• Ce serait, transposé dans le contexte
moderne, le merveilleux romanesque. Le philosophe, en quête
d'étonnement à force de résoudre les apories réelles, retrouve, dans
les inventions littéraires, la fraîcheur de l'impulsion primitive, le
premier degré de son savoir 156•
Autonome, la philosophie ne dépend pas du mythe, bien que le
merveilleux la contienne. Dans le sens qu'Aristote donne au mot, il
ne saurait représenter un stade dans l'évolution de la pensée humaine
ou se confondre avec la tradition de l'histoire sacrée. Le mythe est
165
LA GRÈCE DE PERSONNE

conten1porain, comtne la philosophie est toujours contemporaine


des hon1n1es; l'extraordinaire se révèle dans la parole qui l'ex-

pr1111e.
Malgré l'opposition radicale qu'elle instaure, la philosophie ne
cessera pas d'avoir recours au mythe. Le langage propre à la philo-
sophie ramène la diversité des phénomènes à l'identité constitutive
"
de l'Etre, il ne peut se faire entendre qu'à travers le vocabulaire de
l'expérience humaine. Incapable d'écarter les phénomènes et leur
manifestation sensible, le philosophe se soumet et transforme le
discours qui les représente dans leur totalité.

Les présocratiques

La philosophie des présocratiques est multiplement tributaire


du maniement antérieur des textes. Sans doute ses origines ne
peuvent-elles pas être dissociées des formes d'autonomisation du
discours, qui existent en dehors des productions publiques, des
épopées savantes à usage réflexif, ni des pratiques exégétiques
qui s'y rattachent, telles qu'on les rencontre chez les orphiques.
L'invention pure et la maîtrise des moyens expressifs ont partie
liée. Les auteurs archaïques ont l'habitude de déchiffrer les
compositions raffinées de l'art, et d'en faire un usage nouveau qui
s'adapte à leur option. Anaximandre a créé ce qu'on pourrait appe-
ler le mythe philosophique, voire même naturaliste, qui se présente
comme un moyen de donner corps à une hypothèse, et de l'illustrer
le plus librement 157• Déjà il s'interroge sur le bien-fondé d'affrrma-
tions philosophiques faites avant lui, déjà il vient après, et peut
explorer les ressources d'une distance prise, comme le fera, après
lui, Héraclite, mais en se rattachant, pour arriver à plus de précision
dans l'analyse des systèmes spéculatifs, aux traditions sacrées et
ésotériques de l 'énigmatisation verbale ; celle-ci garantit l 'expres-
sion claire d'un point de vue indépendant sur les matières du dis-
cours 158•
Les entreprises plus resserrées, plus unitaires et fermées, de
tradition pythagoricienne, celles de Parménide ou d'Empédocle
- la lignée italique, opposée dans l 'Antiquité à la lignée ionienne -,
ne construisent pas moins leur univers que les autres, mais elles
166
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

aspirent à trouver l'unicité d'un monde se refaisant en accord avec


la rigueur d'un principe, qu'il ait été extrait du langage ou qu'il
représente une forme première irréductible. Une vision triomphe
de la pluralité ; une unicité se dégage, qui est telle en raison de sa
parfaite conformité aux principes, jusque dans les moindres détails.
Le mythe reste mythe, il sort comme purifié d'une démonstration
abstraite et analogique ; il réussit à absorber jusqu'à l'arbitraire de
sa structure. Une pensée tend à se faire voir, prétend que l'on vive
avec elle.

Les sophistes et Platon

A mesure que la philosophie acquiert un mode d'expression


autonome qui se perpétue et se précise dans les écoles, le « moi >>
A

inspiré, dépositaire de la révélation de l 'Etre, s'efface au profit


de maîtres à la fois spécialisés et multiples. La formalisation de
l'enseignement dispense progressivement de faire appel au lan-
gage mythique ; du coup le mythe, plus précisément la forme du
récit mythique, revêt une fonction qu'il n'avait jamais eue, il se
constitue en doublet du discours proprement philosophique. On
peut alors distinguer deux usages : ou bien le mythe véhicule un
message conçu en dehors de lui grâce à l'abstraction spéculative,
l'allégorie sophistique parvenant ainsi à toucher un auditoire
encore attaché aux représentations traditionnelles, et à faire accep-
ter au moyen du mythe un système de pensée mythique ; ou bien
le mythe, fiction poétique consciente, aménage une voie d'accès
au monde des idées éternelles. Il présente aux hommes, enfoncés
dans la temporalité, les raisons qu'ils ont de s'arracher définitive-
ment à l'univers mythique. Loin de constituer un retour à la men-
talité mythique, la mythologie de Platon, eschatologique dans sa
majeure partie, transcende à la fois le mythe et la philosophie. Elle
traverse le monde, épuise le savoir et fait entrevoir la félicité
d'une existence extramondaine, entièrement consacrée à la
contemplation immédiate de la vérité. La philosophie préfigure
dans le monde le bonheur de la connaissance que le mythe plato-
nicien situe dans un ailleurs absolu 159• La région supracéleste du
Phèdre, la vraie terre du Phédon, le spectacle céleste de la Répu-
161
LA GRÈCE DE PERSONNE

blique (615a), autant de chiffres de l'indicible qui situent ce qui


n'a pas de lieu 160•

Trois lectures du mythe

Pour l'ethnologue, la mythologie caractérise un état de la culture


plus ou moins homogène de la Grèce antique à l'Amazonie de nos
jours. La stratification culturelle devrait être établie de la façon
la plus nuancée, sans que le parti pris méthodologique du compara-
tiste soit mis en cause. L'œuvre, pour lui, se réduit à un document
qui ouvre l'accès à la mentalité primitive. Or, en Grèce, aucun texte
littéraire, tant soit peu étendu et cohérent, ne livre de renseigne-
ments qui ne restent attachés à la réflexion sur les significations
impliquées. Tous les niveaux de la totalisation mythologique, indi-
viduel, social, cosmique, ont été atteints à un stade qui précède les
plus anciens témoignages littéraires.
Depuis Homère, la littérature grecque a atteint le niveau de
l'intégration totale. La facture insolite des récits, entre spontanéité
incontrôlée et schématisme impersonnel, ne doit pas nous induire en
erreur quant à la conscience et à la réflexion du narrateur. Aussi
importe-t-il d'analyser les versions d'un même mythe comme autant
d'actualisations poétiques d'une pensée qui se possède pleinement.
L'analyse se développe en trois temps:
1. La réduction du texte aux éléments mythologiques constitutifs
traduit une perception mythique particulière. Il est vain de vouloir
démontrer que le poète travaille directement sur du matériel « pri-
mitif» ; la construction historisante entrave plus qu'elle ne favo-
rise l'appréhension des traits essentiels.
2. Le processus d'intégration des éléments constitutifs décrit une
vision globale, souvent cosmologique ou eschatologique, selon
qu'elle totalise l'espace naturel ou le temps humain ; cette étape
précède nécessairement l'acte de création poétique, que l' inté-
gration soit le fait du poète lui-même ou qu'il la trouve accomplie,
élaborée par d'autres.
3. La lecture de la projection du contenu intégré ou de la repro-
168
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

jection sur certains éléments déjà intégrés est déterminée par l 'in-
tention historique « actuelle » du poète.

Éole dans l' « Odyssée »


,,
Le récit de l'aventure chez Eole dans l'Odyssée 161résiste à l'ana-
lyse comparative et documentaire; aucune autre version ne nous
est parvenue. Il faut donc, du texte même d'Homère, dégager les
éléments constitutifs, pour imaginer leur intégration probable dans
une réflexion globale, qu'elle appartienne à l'auteur ou revienne
à son temps, et déceler enfin la signification dont ~es mêmes
éléments sont chargés dans le dessin achevé.
Dans un premier stade, on isolera, dans l'aventure d'Ulysse,
deux faits précis qu'il faut ramener à une expérience particulière.
Le vent menace de deux manières : l'absence et la présence,
l'excès et le manque. Il n'est bon que modéré. On comprend les
pratiques qui tendent à apprivoiser les vents par des artifices.
Dans le cas particulier, on tend un écran pour se protéger, comme
les vents soufflent en tous sens ; on s'efforce de les capter par la
magie d'un réceptacle sphérique. Le piège suppose que l'on prête
au vent un noyau d'identité ou une personnalité définie qui
le distingue, si bien que le souffle égal et régulier du Zéphyr
peut être laissé ,,en liberté, abandonné à lui-même 162• On peut,
dans l'outre où Eole enferme les vents maléfiques, reconnaître le
ballon dont se servaient les marins pour maîtriser les forces
adverses.
On voit en même temps l'application morale, également limitée,
qui dérive d'une telle pratique. Comme le caractère des hommes
est aussi instable que celui des vents, leur cupidité l'emporte sur
la versatilité de l'élément et l'on illustre cette réflexion en faisant
de l'avidité et de la curiosité des agents du déchaînement de la
tempête 163• Ce type de considérations tourne toujours autour du
motif du danger contenu et de la curiosité imprudente qui délivre le
mal prisonnier. On y établit le rapport de la puissance et de l'acte ;
le dedans apparaît désirable parce qu'il est dérobé 164; il déchaîne la
terreur, quand l'effraction lui ouvre le dehors.
Au niveau de l'intégration globale, cette réflexion sur les vertus
169
LA GRÈCE DE PERSONNE

du dedans et du dehors débouche sur une cosmologie d'origine


particulière. Les navigateurs opposent à l'étendue illimitée de la
mer l'espace organisé du navire. Les vents remplissent le dehors
absolu, et l'aire de leur activité apparaît comme la plus vaste pos-
sible, l'univers ouvert. S'opposant à la déperdition inépuisable,le
maître des vents occupe un dedans non moins absolu, qui n'est
jamais exposé. Sur l'île flottante, symbolisant la mobilité,, du navire
frappé par les vents, et pourtant leur maître, le palais d 'Eole se for-
tifie d'une muraille de bronze. La vie à l'intérieur de cette demeure
que menace la mobilité aérienne et amorphe s'organise dans des
structures immuables et rigoureusement fermées sur elles-mêmes.
Entouré des couples,, symétriques de ses enfants qui se refusent à se
lier au dehors 165, Eole préside à un ordre monastique, fondé sur
l'observation scrupuleuse de règles qui empêchent le temps d'alté-
rer d'harmonieuses unions. Monde limité, perdu dans un univers
sans limites, le microcosme f ami liai du maître des vents figure
la félicité, un au-delà dans la vie des mortels.
C'est ici qu'intervient la préoccupation du poète qui impose le
sens de l'épisode dans l'économie de l 'œuvre. La félicité, menacée
par les vents et les vagues, par les chemins infinis de l'égarement,
c'est d'abord la vie à Ithaque, le rythme paisible de l'existence
paysanne qu'Ulysse entrevoit un instant avant que les éléments
ne se déchaînent ,, par la faute de ses compagnons. La protection
accordée par Eole est aussi précaire que le bonheur qu'elle doit
permettre d'atteindre, qui n'est pas le bonheur définitif et eschato-
logique.
,, Insistant sur cet aspect, Homère invente le retour d'Ulysse
chez Eole, ,, les vents lâchés de l'outre, poussant vers leur demeure
propre. Eole chasse l'hôte, qu'il avait si généreusement accueilli,
quand il s'aperçoit de son malheur. Il révèle ainsi la fragilité de
son propre univers. Le bonheur qu'il vit ne supporte pas l'épreuve
du malheur. L'échec apparaît comme une faute et comme le signe
d'une damnation. Craignant lui-même les coups du sort, il refuse
d'assumer l'échec qui, en un sens, est le sien. Les Phéaciens, dont
le royaume, en revanche, préfigure la béatitude, sont d'un secours
plus solide. Leur île ne flotte pas sur la mer, et leur caractère
est assez ferme pour qu'ils agissent selon leur volonté, contre la
volonté du dieu, et qu'ils accomplissent leur mission, en dépit du
sommeil qui terrasse Ulysse ici, comme là-bas, juste avant qu'il ne
170
,
L'INTERPRETATION DU MYTHE

touche au terme de son errance 166• D'une étape à l'autre, la vision


eschatologique du destin exemplaire s'enrichit. Ménélas le vit, pré-
paré et purifié par ses épreuves égyptiennes 167• Tirésias le désigne
à Ulysse comme un dénouement situé au-delà de la fin de ses
épreuves marines 168• Ce sera le terme d'une autre quête, qui n'as-
pire pas seulement à ce que cesse la vicissitude, mais aussi à la
mutation, à la reconversion à l'existence agraire.

Lycurgue dans l' « Iliade »

Le bref récit que, dans l'Iliade 169, Diomède fait des mésaventures
de Lycurgue indique les raisons de la répugnance qu'il éprouve à
se mesurer avec la divinité que pourrait être l'étranger debout
devant lui. Lycurgue, ne reconnaissant pas la nature de Dionysos,
s'est attaqué au cortège des nourrices du dieu. Il a été frappé de
cécité, en punition de son aveuglement.
On saisit la situation que dépeint le récit. Chargé d'assurer à
ses sujets une vie heureuse et sans troubles, un souverain, roi de
Thrace 170 ou d'ailleurs, s'oppose à la nouveauté d'une expérience
touchant à la sphère du divin. Si elle était légitimée, elle introdui-
rait le désordre. La divinité nouvelle s'affirme, elle se sert de la
résistance qu'elle rencontre pour s'imposer aux yeux des non-
initiés, et elle triomphe par la violence du pouvoir établi que tous
acceptent comme garant de l'ordre, et qui doit se méprendre sur la
nature du dieu. Le lien qui unit la répression et la vengeance est
souligné par l'identité de l'erreur et du châtiment. Il n'est guère
important de retrouver le fondement historique et social d'une
pareille légende.
Il importe davantage de suivre le travail de l'imagination qui
aboutit à l'intégration d'un fait isolé et limité dans une vision glo-
bale du monde. Dionysos et ses nourrices représentent l'humidité
fertile, le lait et la sève, dont ils ont eux-mêmes la mollesse vite
effarouchée. Le dieu nourrisson ne se réfugie-t-il pas dans l'eau
comme dans son domaine familier et protecteur? Une femme
encore, Thétis, l'y accueille dans ses bras 171• Le roi d'une tribu
agraire n'a pas de mal à terrasser, avec la dureté du mâle, la troupe
des femelles de son aiguillon de bouvier 172• Cependant le rugueux
171
LA GRÈCE DE PERSONNE

de la terre ne peut rien contre le visqueux de l'élément humide,


qui cède et se replie, tout en enveloppant l'agresseur. Usant des
substances vénéneuses qu'il charrie avec les corps nourriciers, il
altère les liqueurs de l 'œil, qui, dans l'adversaire, sont soumises à
son empire. L'opposition de la terre et de l'eau, et de leurs dérivés,
esquisse une structure cosmologique, animée par le jeu des forces
antagonistes qui l'emportent tour à tour.
Jouant sur les implications de l'histoire qui semble d'abord mal
adaptée aux pensées d'un guerrier se préparant à affronter un
adversaire inconnu, le poète rappelle les brutalités que le même
Diomède n'a pas hésité à faire subir à la 1nalheureuse Aphrodite 173,
pour déesse qu'elle fût 174, femme et désarmée. Protégé par Athéna 175,
qui, dans ce combat, vidait une querelle personnelle 176, il avait
échappé à son sort, bien que, au cours de ces affrontements étranges,
il eût exprimé déjà son appréhension à l'idée de s'en prendre à l'un
des Immortels 177•

Bellérophon dans Homère et dans Pindare

Interpellé par Diomède (//.,VI), Glaucos se présente à lui comme


le descendant de Sisyphe de Corinthe. Racontant l'histoire de sa
race 178, il s'arrête longtemps au destin de son grand-père, Belléro-
phon. Pindare, dans la Treizième Olympique, se sert de la même
histoire pour chanter la gloire de Corinthe. Se rattachant expressé-
ment au récit d'Homère et à la situation 179, il retient pourtant
d'autres éléments ; il redistribue si bien les accents que nous décou-
vrons une autre version. Nous sommes, dans ce cas, en état de com-
parer deux utilisations différentes d'un mythe. Homère explique
par l'exil de Bellérophon la présence de G laucos dans le camp
asiatique. L'apprivoisement du cheval ailé se trouve au centre de la
composition pindarique. L'invention du mors illustre l'intelligence
et l'ingéniosité des hommes de Corinthe 180 ; Pindare raccourcit
donc la généalogie de Glaucos 181, et il omet de nommer le pays où
Bellérophon, grâce à sa monture aérienne, accomplit ses exploits uri.
Plusieurs motifs simples et limités peuvent être isolés dans le
récit d'Homère. Un premier élément, le 1neurtre (d'un parent?)
n'est pas narré, mais doit être supposé pour qu'on s'explique le
172
,
L'INTERPRETATION
DU MYTHE

premier exil de Bellérophon dans le palais de Proitos à Argos 183•


La beauté et la virilité 184 de l'étranger exercent ensuite leur séduc-
tion sur Anteia, la maîtresse du logis ; ses résistances provoquent
un « drame de Putiphar» qui motive son second exil 185• Proitos,
répugnant à s'en prendre directement à l'hôte qui lui est confié,
l'envoie en Lycie, chez son beau-père; il est porteur d'un message
chiffré qui doit lui valoir la mort. Grâce à ses succès, le héros
surmonte toutes les épreuves auxquelles il devait succomber, la
Chimère, les Solymes, les Amazones 186, il échappe aux embûches,
même au dernier piège, et au plus perfide, que lui tendent à son
retour les hommes de main de son hôte 187• Convaincu par tant de
valeur et par des signes de distinction aussi manifestes 188, le roi
(lobatès, dont Homère tait le nom) lui donne sa fille en mariage et
lui cède la moitié de son royaume, charges et terres 189•
L'outrecuidance de Bellérophon, dont, dans l'Iliade, on n'ap-
prend que le bonheur lycien, à peine assombri 190, lui vaudra la dis-
grâce des dieux. Ce prolongement néfaste, mentionné chez Pindare
comme un événement que la mesure de l'éloge lui commande
de taire 191, n'est pas compris dans le récit que fait le petit-fils, mais
il transparaît dans le malheur qui frappe sa progéniture 192• Bien que
Glaucos et Sarpédon soient encore en vie, le destin qui les attend
répond à celui des héros qui furent leurs ancêtres, Bellérophon
et Sisyphe 193• Pour limitée qu'elle soit, cette généalogie royale
démontre que la réussite excessive entraîne la folie et provoque la
ruine ; elle révèle un trait permanent de la condition humaine. Rien
de plus humain, en effet, en dépit de la présence des dieux, que les
pérégrinations de Bellérophon et le sort réservé à toute la race 194•
Reliant les continents d'ouest en est, se mêlant à toutes les formes
offertes à l'existence, la vie de Bellérophon embrasse et délimite
l'univers des hommes; il en épuise les possibilités jusqu'à la tenta-
tive dernière d'arracher de son propre chef l'apothéose.
Parcourant, dans la personne de Bellérophon, l'étendue d'une
existence œcuménique, Homère n'est pas en peine de construire les
antécédents d'une situation singulière où deux héros ennemis
échangent des gages d'amitié en plein affrontement des continents.
Bellérophon, le migrateur, avait été l'hôte d'Œnée, grand-père de
Diomède 195• Pour surprenants qu'ils soient, la reconnaissance des
héros et l'échange des armes 196 reproduisent, en l'actualisant, une
173
LA GRÈCE DE PERSONNE

situation inscrite dans la geste qui avait._ autrefois._ pris la mesure


des expériences humaines. Le mythe s'ouvre ..en profondeur, sur une
action dont le poète développe les di1nensions dans le ten1ps.Le
récit un instant s'arrête, il se règle sur le ten1ps qui s'annule dans
l'itération. La remarque ironique du narrateur sur la valeur inégale
des présents échangés souligne une antithèse irréductible des deux
mondes : l'invective, le défi blessant et l'orgueil blessé se détachent
sur un fond plus permanent de vicissitudes communes et d'une
communauté humaine fondée sur la reconnaissance mutuelle. La
nature complémentaire des dons offre le gage d'une conciliation
toujours possible.
Les dimensions œcuméniques s'effacent dans Pindare. La légende
est ajustée à la glorification d'une cité. De généalogique, elle devient
étiologique, et trouve son centre dans la découverte d'un objet
L'apprivoisement de Pégase est soumis à l'invention du mors~
qui sert à illustrer l'esprit inventif des Corinthiens 197• Tout l 'appa•
reil des institutions rituelles est mis au service de la découverte
miraculeuse: l'incubation dans le temple d'Athéna, ordonnée par
le devin de la cité 198, l'apparition nocturne de la déesse qui lui pré-
sente le philtre équestre 199, l'instrument, si désespérément recher-
ché, de la gloire, le sacrifice propitiatoire offert au Dompteur 200,
l'autel érigé en l'honneur d'Athéna Hippia 201 • Dans l'enchaîne-
ment des actions que commande la recherche de l'objet magique,
le héros compte moins que la monture, et la monture sert d'abord à
apprécier l'importance de l'invention.
La destinée de Bellérophon est tout entière présente dans cette
version étiologique. Le héros et son cheval divin donnent à l'ins-
trument sa portée universelle. Peu importe de savoir si l'invention
du mors était antérieurement liée à l'histoire de Bellérophon, le
combat de l'homme et du cheval se trouve, dans le mythe déjà,
transposé dans l'ordre cosmique de l'affrontement des puissances
olympiennes 202 et des forces chthoniennes 203 • Bellérophon lui-
même devient un instrument dans la main des Olympiens cherchant
à réduire les puissances de la terre. Zeus évite d'affronter directe-
ment les divinités déchues. Pégase a le pouvoir, grâce à ses ailes,
de porter jusqu'à l'Olympe un adversaire de Zeus. Don1pté par le
héros, le cheval entre au service des nouveaux dieux 204 • « Dans
! 'Olympe les mangeoires antiques de Zeus l'accueillent 205• » Le
174
.,
L'INTERPRETATIONDU MYTHE

héros est rendu invincible, tant que des airs il se limite à combattre
ses ennemis sur terre; lorsqu'il veut profiter de l'ascension pour se
mêler aux dieux, il est reconnu pour le simple mortel qu'il est, avec
ses désirs qui servent à accomplir les desseins qui le dépassent.
En esquissant, à la fin, comme vouée au silence, la perte de
Bellérophon, Pindare situe la borne qui divise les domaines 206 • Il
ouvre le chant aux exploits magnifiques de l'intelligence qu'accor-
dent les divins. La grâce porte les mortels au-delà des limites de
leur condition, elle leur fait même franchir l'horizon des espoirs
concevables. Le dépassement de la condition commune se dis-
tingue radicalement de la transgression, vouée à l'échec. La faveur
des dieux ouvre la voie de l'apothéose. A condition qu'il respecte
la finalité qui s'attache à la faveur particulière et qui répond à un
dessein précis, le héros est assuré d'être reçu parmi les bienheu-
reux, brillant de son vivant, avec sa race et sa cité, de l'éclat que lui
confère l'élection. Pindare chante cette lumière-là.
La comparaison de deux récits tirés d'une même légende montre
qu'il serait simpliste de vouloir saisir l'intention du poète dans la
pure variation d'un schéma préalable et immuable ; qu'on l'appelle
«populaire», «traditionnel» ou «primitif», on cherche à marquer
son inconsistance. Il suffit de dégager par une forme de réduction
eidétique les éléments essentiels pour anéantir la fiction d'un pro-
grès situant le compliqué à la suite du simple. Dans les mythes que
nous transmet la littérature, le poète a déjà effectué les démarches
herméneutiques que nous accomplissons pour en découvrir le sens.
Il faut entrer dans les mouvements d'une réflexion mythique ; le
mythe ainsi s'ouvrira à nous, au lieu qu'il se présente comme un
objet classé dans le grand inventaire que dressent les sciences.

Hécate dans la« Théogonie» d'Hésiode

Les historiens de la religion, autant que les philologues, sont


embarrassés par la célébration d'Hécate dans la Théogonie (v. 411-
452) ; ils ne s'expliquent pas qu'une déesse populaire, aux contours
imprécis, dont le culte n'est pas attesté en métropole à date aussi
ancienne 207 , occupe une place privilégiée dans la généalogie divine
et l'organisation théologique de l'univers 2° 8 • Elle est absente de
175
LA GRÈCE DE PERSONNE

l'épopée 209 ; Homère n'offre pas la moindre indication qui nous


permette de saisir son identité 210 • Les éléments chthoniens et
lunaires et la sorcellerie qui caractérisent la divinité dans les témoi-
gnages postérieurs n'interviennent pas dans la description d'Hé-
siode. Si l'on tente d'expliquer sa présence par un culte particulier
/

que le père du poète, originaire de Cumes en Eolide, aurait voué à


la déesse, c'est bien qu'on se trouve dans l'impasse où se fourvoie
la recherche, tant qu'elle s'attache à découvrir un lien unique et
palpable de cause à effet 211• A supposer même qu'on s'y résolve,
on n'en est pas plus instruit sur le sens qu'il convient de donner à
l' « hymne » de la Théogonie.
Il n'est d'autre moyen que de se tourner vers le poème et d'infé-
rer du pouvoir qu'Hésiode prête à Hécate la forme du discours que
l'étonnement inspire aux hommes lorsqu'ils perçoivent la déesse.
On saisit ensuite comment cette représentation primitive, assimilée
par un esprit conscient de la totalité de ce qui est, a conduit
Hésiode, à la suite ou non d'un prédécesseur, et comment elle a été
portée à son niveau d'intégration le plus élevé. Dans un troisième
temps seulement, l'intention de l'auteur peut être retrouvée par
l'analyse de la projection poétique qui, dans le sujet particulier,
exprime une vérité totale.
La louange se décompose en cinq parties qui évoquent alterna-
tivement le rang que la déesse occupe parmi les dieux (a), puis son
pouvoir dans l'univers des hommes (b): v. 411-415 (a 1), 416-420
(b 1), 421-428 (a 2), 429-447 (b 2), 448-452 (a 3).
Il faut s'appuyer sur le deuxième des passages consacrés à son
pouvoir sur terre (b 2), plus long et plus détaillé, pour saisir la
nature de la représentation humaine. Il contient l'énumération de
ce qu'elle peut dans tous les domaines :
- au conseil de l'agora, et dans la mêlée ; les deux activités,
civique et guerrière, ont en commun la victoire et la gloire que la
déesse y accorde aux hommes 212 ;
- dans la juridiction où elle assiste les rois 213 ;
- dans le tournoi des athlètes, où elle triomphe par la force et
remporte le prix 214 ;
- parmi les cavaliers 215 ;
- à la pêche, sur mer, où, aux côtés de Poséidon, elle procure ou
soustrait la proie 216 ;
176
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

- dans les étables et dans les pacages où, aux côtés d'Hermès,
elle fait croître ou périr les troupeaux 217•
Ce sont autant d'activités où, à la différence de l'agriculture (qui
fait défaut), le résultat est incertain 218• Le succès comme l'échec
risquent d'être exorbitants. Aussi l'intervention propre à la déesse
se définit-elle par la liberté avec laquelle elle accorde ou refuse ses
faveurs. Elle fait ce qui lui plaît (v. 429) 219 et se soustrait aux
contraintes du rite, si bien que l'on comprend qu'elle ne puisse
faire l'objet d'un culte officiel et public. Elle est à la fois trop pré-
sente et trop insaisissable. D'autre part, ses manifestations, exces-
sives dans le bien comme dans le mal, sont caractérisées par une
facilité dénuée de pesanteur 220• Son intervention n'est soumise à
aucune forme de causalité. On voit que la magie s'inscrit en fili-
grane sous le thème de l'excessive facilité, mais Hésiode évite
toute allusion précise. Il faut donc se garder d'y avoir recours dans
l'exégèse, mais appréhender le discours au niveau où il se situe et
capter l'ubiquité de chance comme trait dominant qui se dégage du
portrait. Le temps traverse toutes les parcelles de l'espace, détermi-
nant l'avenir différencié. Ainsi la chance, qui est un fruit du temps,
revêt-elle toutes les formes du réel.
La conceptualisation de la chance s'éclaire dans le premier
groupe (b 1), en même temps qu'on y voit annoncée l'intégration
dans la vision cosmologique. Outre les traits saillants, l'autonomie
attentive (cf. v. 419) et la facilité de ses mouvements (cf. rheia,
ibid.), les vers dégagent le lien qui unit le pouvoir de la déesse
(dunamis, v. 420) au thème majeur de la louange, l'honneur que
lui accordent les dieux. En un premier temps 221, cet honneur est
accordé à ceux qu'elle exauce (v. 418), sa nature se dévoilant dans
le don qu'elle fait de ce qu'elle a reçu 222• Elle s'efface en transmet-
tant une time. Or, cet honneur qui lui est partout imparti et que par-
tout elle dispense vient de sa présence universelle, sur terre, dans
la mer, dans le ciel (v. 412-415). Elle participe à chacun des règnes,
sans en posséder aucun, n'ayant partout qu'une part (v. 413,
cf. v. 414). L'honneur que lui accordent les dieux tient à cette sou-
veraineté très particulière, diffuse et universelle. Hésiode analyse le
concept et approfondit la nature de la déesse de la chance, en rame-
nant sa puissance à son omniprésence cosmologique.
Il fallait, pour remonter de la représentation particulière à son
177
LA GRÈCE DE PERSONNE

intégration, prendre les unités b à rebours, mais on peut, une fois


entré dans l'ordre divin, suivre les unités a telles qu'elles se présen-
tent dans le texte pour saisir la reprojection ; elles indiquent en clair
comment l'élément cosmologique, l'omniprésence de la déesse, a
été introduit dans le système généalogique qui organise l'espace
et le temps. Le nouveau et dernier venu des souverains divins est le
premier à honorer Hécate, les autres Olympiens l'imitent (a 1) 223•
Elle garde ainsi la part de tous les enfants de Terre et Ciel 224 , repré-
sentant dans le nouveau règne chacun des souverains déchus, et
conservant dans le nouvel ordre imposé par Zeus les prérogatives
liées à l'ancien partage (a 2 ). C'est l'ancienneté même de sa parti-
cipation à tous les honneurs qui fonde le pouvoir dont la déesse est
investie. Si sa puissance se trouve accrue sous Zeus, ce n'est pas
qu'elle ait reçu d'autres provinces, mais son empire bénéficie à
présent d'une stabilité complémentaire de sa nature, que l'Olym-
pien assure à l'univers dans son ensemble. La double légitimité
d'Hécate, son investiture ancestrale et sa consécration récente, se
trouve développée dans deux groupes de trois vers, rigoureusement
symétriques (v. 423-425; v. 426-428). A deux reprises, la négation
d'une frustration possible (cf. oude au début des vers 423 et 426)
se transforme en affirmation solennelle de ses privilèges (cf. alla
au début des vers 425 et 428). La composition est en amande : la
violence du Cronide recule devant la déesse et respecte, à travers
elle, l'ordre primitif des Titans ; la justice comptable du partage
des Titans épargne Hécate et préfigure la vénération que Zeus lui
témoigne. Le vers médian, suivant le balancement savant du dis-
cours théologique, tantôt (v. 424) mentionne la répartition incon-
nue de l'univers parmi les Titans, tantôt (v. 427) rappelle l'organi-
sation cosmique du règne des Olympiens 225 • Traversant les
divisions de l'espace, quelles que soient leurs raisons d'être, la
déesse du temps propice restitue à chaque instant l'unité originelle
des choses. Née unique (v. 426), elle ne pouvait attendre de l'in-
juste justice du partage que l'unique part qui revient à ceux qui
vivent leur existence particulière aux dépens du tout. Mais Hécate,
« née de sa mère pour être unique» (v. 448), voit son unicité, char-
gée du souvenir ineffaçable de l'unité primitive, détruite par le
morcellement de l'héritage divin. L'omniprésence mobile confond
les fiefs séparés, et, préservant l'avenir de l'origine, supprime sans
178
L'INTERPRÉTATION DU MYTHE

cesse les frontières figées de l'univers. Promise, par sa naissance, à


l'honneur moindre d'une souveraineté solitaire, la déesse étend son
domaine au tout (terre, ciel et mer, selon les termes de la cosmolo-
gie olympienne du vers 427) ; grâce à la solidarité complice de
l'auteur des divisions définitives, elle y trouve sa consécration
suprême 226 •
L'unité conclusive (a 3 ) retourne une troisième fois à Zeus 227 ;
il installe Hécate dans sa fonction de nourrice en confirmant sa
fonction ancienne. Comme la déesse ne s'est jamais pliée à la jus-
tice restrictive du partage, et qu'en même temps elle offre dans sa
personne le modèle de la solitude native des êtres engendrés, elle
est doublement prédestinée à prendre soin de l'âge non confmné
encore dans les limites qui attendent l'adulte 228• Il lui fait don de
ce qu'elle possède depuis toujours. La sanction (v. 450) institue
le passé, au point de lui conférer par l'acte de la reconnaissance la
dignité de l'origine 229.
Exerçant son influence aux côtés de Zeus, déesse des issues,
Hécate assure la réconciliation des générations divines et contribue
à la totalisation heureuse du temps des immortels.

Le mythe survit à la philosophie sous son aspect philosophique,


évocation d'une transcendance absolue de l'expérience humaine,
mais aussi sous sa forme primitive, en tant qu 'intégration de laper-
ception sensible dans un système cosmologique, condition indis-
pensable d'une mythologie translogique. Comme les matériaux du
mythe sont fournis par la perception même, le discours mythique
ne cesse jamais d'exister, quelle que soit la puissance d'expansion
propre au savoir philosophique. Face à la philosophie, le projet
poétique s'empare des éléments du discours mythique et les intègre
dans un univers subjectif. Les mythologies dégradées et communes
sont autant de manifestations d'une subjectivité collective.
La totalisation objective du savoir qu'accomplit la philosophie
et l'intégration subjective de la perception dans la poésie se main-
tiennent mutuellement dans un équilibre que détruit la révolution
scientifique, héritière de la révolution philosophique. En renonçant
à la totalisation du savoir, la science s'érige en théorie de toutes les
179
LA GRÈCE DE PERSONNE

pratiques. Le résultat de l'expérience scientifique ne renvoie à rien


d'autre qu'à l'hypothèse initiale qu'il vérifie, contrôle et confinne.
Le projet d'un savoir clair et distinct, instrumental et toujours véri-
fié, s'interpose entre le sujet percevant et le monde, excluant toute
perception intégrée. L'expérience scientifique se substitue à l'ex-
périence d'une réflexion. L'univers, monté comme un jeu d'hypo-
thèses séparées avant d'être découvert, s'éloigne et se dérobe à
l'appréhension mythique.
Lire les cosmogonies

I l n'y a pas une cosmogonie, mais une quantité, toute une


typologie de cosmogonies; chaque philosophe pouvait
avoir la sienne, à moins que l'on considère les classes; une
forme typique a pu être reprise et savamment modifiée.
Ce fut un grand pas quand, au lieu de construire une
continuité ou une évolution fictives,j'ai distingué selon la
doxographie les mondes fermés et uniques, comme celui
de Parménide 1, des mondes ouverts sur l'illimité, comme
celui des atomistes. Le monde, tel qu'on le voit, ou qu'on
le fait, diffère moins d'un autre que la manière dont se
sont rassemblés ses éléments dans un espace circonscrit,
ou se délimitant lui-même. Quand la matière affluait, elle
était, dans un instant initial, compacte, concentrée par une
force d'attraction; quand une masse se disloquait, comme
dans le cycle d'Empédocle, on avait à l'opposé une dissé-
mination primitive qui devait être contenue.
Les processus se distinguent radicalement, et les phases
s'enchaînent différemment, selon que l'on fait être a
nihilo, comme Démocrite, ou que l'on reconstitue en rai-
son d'un modèle et d'une finalité connue. C'est peut-être
le même jeu, mais il se joue selon d'autres règles.
Le montage met au premier plan la construction. Plus la
chose se montre « faite », plus elle se dérobe aussi au pro-
fit de l'hypothèse et d'un savoir. Ce qu'on découvre chez

1. Voir ma reconstitution minutieuse de la cosmologie de Par-


ménide, publiée en 1990.

181
LA GRÈCE DE PERSONNE

les atomistes, quand ils évitent le dogmatisme, peut ensuite


valoir pour tous les schémas sans exception.
On apprend ainsi qu'il s'agit de systèmes explicatifs, ou
de guides de la pensée, d'idéologies en quelque sorte,
ce qui a poussé certains, comme Héraclite, et sans doute
d'autres avant et après lui, à y renoncer complètement.
Cette critique épistémologique n'a pas empêché ses inter-
prètes de tenter de réassembler multiplement les éléments
de son analyse des spéculations physiques. On a fabriqué
pour lui un monde auquel il ne pensait pas. Tout est ren-
tré dans une positivité. Seulement, les systèmes archaïques
originels sont beaucoup moins naïfs que l'on ne croit. Ils
découlent d'une pensée rigoureuse, comme, chez Parmé-
nide, le monde se développe à partir d'une antithèse irré-
ductible.
La rigueur peut paraître arbitraire, non la logique, telle
qu'elle se déploie. La rivalité des cosmogonies démontre à
souhait que l'enjeu était grand, que la vision n'était pas
purement physique, mais que chaque système devait trans-
mettre une forme de maîtrise. Dès lors, on est conduit à
se demander ce que furent ces «mondes», avec lesquels ,,,
novices et adeptes étaient invités à vivre dans les Ecoles.
Les disciples d'un maître devaient savoir en intérioriser la
forme précise et particulière, de préférence à une autre,
pour la dire et la penser. D'autres, comme Héraclite, ont
pris le contre-pied, rejetant ces contraintes et ces pro-
messes empruntées aux associations religieuses. La matière
était libre, disponible et remodelable, les éléments comme
leurs produits, des particules jusqu'aux astres; en même
temps, elle se faisait énigmatique et totalitaire dans la
raison profonde qu'exprimait l'organisation des grands
corps du monde ; elle devenait une matière à déchiffrer,
un exercice intellectuel.
La cosmogonie
des anciens atomistes

La physique des atomistes nous est presque exclusivement


connue par la doxographie. Il ne nous reste sur la cosmologie que
quatre ou cinq textes originaux, si bien qu'on se trouverait face
à une situation comparable à celle des Ioniens, Anaximandre ou
Anaximène, si les témoignages indirects n'étaient pas parmi les
plus riches que l'on ait. Un mouvement, s'appelant herméneutique,
qui citerait le texte devant le tribunal de la paraphrase ou du com-
mentaire, n'est pas possible. L'une des raisons de l'absence de
références au texte dans nos sources pourrait être que la distance
s'est vite creusée entre les doctrines dominantes et les textes
commentés. Ainsi on voit Simplicius, à la place du Grand ou du
Petit Diakosmos, invoquer de préférence des extraits d'une étude
d'Aristote sur Démocrite (Peri Dèmokritou; voir 68 A 37 D.-K. 1).
L'interprétation prévaut sur l'œuvre. Lorsqu'on lit dans Diogène
Laërce (IX, 40) que les livres de Démocrite furent tout près d'être
brûlés par Platon, on peut voir s'exprimer dans cette anecdote le
sentiment que la doctrine était étouffée au profit de la version
accréditée 2 , c'est à dire de la doxographie.
Ce qu'on appelle doxographie, d'ailleurs, a le statut d'un texte,
ayant une identité et une substance accrues par la réduction, mais
travaillé de telle sorte qu'il requiert une interprétation particulière.
Comme on va le voir avec l'exemple du résumé de la cosmogonie
de Leucippe (67 A 1) *, les témoignages doxographiques, la plupart

* Les textes grecs signalés par un astérisque sont donnés en tête des notes,
p. 421 sq.

183
LA GRÈCE DE PERSONNE

des témoignages (regroupés sclus la rubrique A) du recueil de Diels-


Kranz, ont une précision beaucoup plus grande qu'on ne l'a cru; ils
sont rédigés cependant dans un cadre de références donné, qui est
celui du systè1nc d'Aristote. L'interprète est donc placé devant une
double difficulté : traduire la précision, et retraduire une traduction.
La tâche est plus ardue encore lorsqu'on sait que la pensée rappor-
tée ne se laisse pas soutncttre sans mal à la grille péripatéticienne
qui lui a été appliquée. Cela est particulièrement vrai dans le cas
d'Héraclite ou de Xénophane, mais aussi des atomistes, dont l'opi-
nion, même lorsqu'elle est présentée comme la leur, n'est pas tou-
jours l'une des réponses possibles dans le cadre du schéma proposé.
Néanmoins ces textes ne sont pas dévalorisés par les partis pris:
l'écart, s'il est évalué, peut même servir d'appui à l'interprétation.

La construction du problème

Le récit doxographique touchant à la cosmogonie des atomistes


se caractérise par une structure clairement définie, avec des étapes
bien articulées, qui font apparaître ce qu'elle a de commun et de
dissemblable face aux autres «genèses» du monde, et, d'autre
part, par la rémanence dans le résumé d'un mode d'explication par-
ticulier, la distinguant de tous les discours déductifs et exhaustifs,
qui soumettent le réel dans son ensemble au règne d'un principe.
De lui-même, le résumé cosmogonique fait voir que le discours
s'organise selon une logique propre, qui est celle de la matière;
il est entièrement déterminé par le domaine particulier auquel il
s'applique. La liste des ouvrages de Démocrite dans Diogène
Laërce (IX, 45-49), leur nombre et leurs titres, que l'on doit oppo-
ser au livre unique d'autres physiciens, attestent la diversité prodi-
gieuse de ses intérêts, mais révèlent en même temps que la matière
était chaque fois traitée chez lui comme un« sujet» particulier, une
matière
.
à côté de beaucoup d'autres, chacune suscitant une discus-
.,
s1on appropnee.
De ce propos découlent deux conséquences, à savoir que le sujet,
comme il n'est pas rapporté à autre chose qu'à lui-même, en l'oc-
184
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

currence la nature des phénomènes, est traité avec une sobriété


libre et fonctionnelle, et se rapproche dans sa forme de l'ouvrage
technique. Ensuite, les éléments empruntés aux systèmes antérieurs
peuvent être d'autant mieux perçus que toute la distance assumée
et choisie par l'auteur se manifeste à travers eux. Le principe d'in-
terprétation devra toujours tenter d'inclure l'état par rapport auquel
le texte ou la structure étudiée a pu être conçu, pour comprendre à
quoi il répond et ce qu'il corrige. Comme le sujet chez Démocrite
n'est pas traité pour illustrer la force d'un principe, la logique de la
présentation est entièrement tirée de l'objet dont il s'agit de savoir
rendre compte. Elle construit un système étiologique, déterminé
par la nature particulière de l 'explicandum : qu'est-ce qui peut en
être affirmé sans que l'on pose des préalables arbitraires ? Qu'est-
ce qui peut en être dit? Quel mécanisme et quelle succession de
processus parviennent à en rendre raison? L'exigence explicative
est d'autant plus forte que la causalité invoquée ne découle d'aucun
postulat initial.
Le discours de Démocrite, pour autant qu'on arrive à en saisir
l'accent propre, semble vouloir prouver que le refus d'une réfé-
rence absolue peut mieux faire que les déclarations prophétiques.
Les atomistes parviennent, avant Aristote, à une forme de totalisa-
tion, mais par la réduction critique ; ils proposent un modèle cosmo-
gonique qui, dans la mesure où il fonde la possibilité du discours
sur le sujet, et embrasse ainsi les tentatives des autres systèmes, peut
être considéré comme syncrétique, sans éclectisme.
L'historiographie moderne, comme elle s'est principalement
souciée de construire des rapports de dépendance, s'est exposée à
ne pas voir que les positions des physiciens, si, dans un sens, elles
engendrent leur dépassement, peuvent, en un autre, être mises en
question plus radicalement chez certains, dans la perspective d'un
autre type de progrès que celui du perfectionnement. Ainsi, la cri-
tique, à force de chercher le progrès, risque d'annuler le progrès
que constituent la distance prise et même une forme d'abstention
face aux acquis antérieurs, et de transf armer le refus en infériorité,
en le confrontant avec ce qu'il n'a pas aspiré à vaincre.
Je tirerais de ces remarques préliminaires une première conclu-
sion, riche en conséquences, à savoir que le récit de la cosmogonie
ne peut pas être exploité comme un discours sur l'origine et le
185
LA GRÈCE DE PERSONNE

mouvement primitif de la matière, et qu'il est défmi par le cadre qu'il


se fixe, à savoir la formation de l'objet particulier qu'est le monde,
qu'il n'est pas autre chose donc qu'un discours sur la cosmogonie.

Les stades de la genèse


et leur préalable (Leucippe)

Il était de l'avis que l'ensemble des choses était illimité, et


qu'elles passaient l'une dans l'autre; le tout en plus était vide
et plein de corps ; les mondes se formaient lorsque les corps tom-
baient dans le vide, et s'enlaçaient les uns aux autres ; du mouve-
ment, à mesure qu'ils s'accroissaient, se formaient les astres; le
Soleil tournait autour de la Lune suivant un cercle plus large; la
Terre dans le tourbillon se tenait en suspens au centre; elle avait
la forme d'un tambour. Le premier, il a posé les atomes comme
principes. Voilà sa théorie générale.
Plus dans le détail, il en est ainsi (31) : il affmne que le tout est
illimité, comme on l'a dit; il en appelle une partie le plein, et une
autre le vide, comme étant les éléments ; les mondes qui en sor-
tent sont illimités et se dissolvent dans ces éléments.
Voici comment les mondes se forment : dans une section de
l'illimité, des corps en grand nombre, de formes diverses, sont
emportés vers un grand vide ; rassemblés, ils fmissent par former
un tourbillon unique, à l'intérieur duquel par leurs heurts et par
leurs cercles variés, ils séparent les semblables pour les réunir avec
leurs semblables ; les corps également lourds ne pouvant plus en
raison de leur nombre tourner en cercle, les légers vont vers le vide
extérieur, comme s'ils avaient été passés au crible. Les autres res-
tent ensemble, et ils se rencontrent en s'entrelaçant ; ils forment
ainsi un premier ensemble sphérique (32); celui-ci se détache à la
manière d'une membrane enveloppant les corps divers; une fois
que les corps sont entraînés dans un mouvement de rotation qui
s'appuie sur la contre-pression du centre, l'enveloppe qui s'étend
autour devient mince [pour la suite, voir infra, p. 192 et 202]*.

Dans cet extrait doxographique de Leucippe 3 , la phrase d'intro-


duction de la cosmogonie (31) rappelle par sa forme la définition
de l 'arkhe matérielle 4 • La perspective est renversée, il est vrai,
186
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

puisque le mouvement, conduisant de l'origine à la fin, ne décrit


pas le fond immuable et originel ; il isole le produit, à savoir les
mondes. Les termes, en outre, sont dissymétriques ; ils tirent de la
nature du « fond » universel, défini dans la phrase précédente 5 ,
d'abord, avec la naissance, le nombre illimité, et ensuite, sans rela-
tion avec ce point, la corruption des mondes 6 • Le rapport est donc
tout à fait abstrait, et l'origine ( « en sortent», ek) n'est pas logique-
ment sur le même plan que la fin (« dans », eis), mais la référence
traditionnelle de la formule fait que l'on traduit contre la gram-
maire, qui réclame que « illimités » soit attribut 7, et contre l'ordre
des mots, par « des mondes illimités en nombre sont formés à partir
d'eux», et que l'on cherche en même temps dans l'illimité l'ori-
gine immédiate des mondes, alors que les conditions dans les-
quelles cette origine a pu se produire sont posées dans un discours
autonome qui reste en premier lieu fixé sur l'objet particulier
auquel il s'applique.

La rupture initiale

Il est d'emblée question de «mondes», ce qui montre que la


question de l'origine des choses ne peut, chez les atomistes, trouver
de réponse en dehors du cadre particulier de la cosmogonie; mais
il importe autant de noter que les mondes, illimités comme l'illi-
mité, d'où d'une certaine façon ils sortent, ne naissent pas de lui
comme ils se dissolvent en périssant dans ses éléments 8 • Les deux
processus de la formation et de la destruction ne sont pas présentés
comme les périodes d'un mouvement unique ; le résumé évite de
présenter le tout illimité lui-même sous la forme prêtée à la matière
du monde et d'effacer la différence entre l'illimité et les mondes
illimités. Il y a entre le tout illimité, qui doit être distinct, puisque
la matière du monde qui se forme se sépare de lui, et le début d'un
processus cosmogonique, une véritable rupture, dont le récit doxo-
graphique permet de saisir le mécanisme.
Quant au processus cosmogonique, il est d'abord établi que,
« dans une section donnée, des corps en grand nombre, de formes

187
LA GRÈCE DE PERSONNE

diverses, sont emportés de l'illimité [à savoir de l'étendue illimitée]


vers un grand vide». L'ouverture, au sein de l'illimité, d'un espace
béant est la condition première du processus cosmogonique. En un
premier temps, on a un vide où afflue la matière, une « section»
(apotonie) découpée dans l'illimité où la matière, face au vide, et
comme libérée des entraves qu'elle se fait elle-même, peut se
déployer et se joindre. Les interprètes ont, presque toujours, dans
leurs traductions, substitué à la localisation « dans une section
donnée» (kata apotomen) l'action même de la séparation, de
manière à ce que soit précisée la nature de l'objet d'où la sépara-
tion s'effectue, et cela en dépit de l'usage général du mot dans
la, langue 9 , et en particulier dans la Lettre à Pythoclès (88, 6), où
Epicure, pour différente que soit sa conception 10, se sert du mot
dans le même contexte et sans doute par référence à la situation
initiale du modèle cosmogonique des Abdéritains. On s'en est
tenu à la vulgate du sens li, partiellement à cause de « la séparation
du tourbillon » (apokrinesthai) dans le fragment de Démocrite
(68 B 167*), cité par Simplicius (Physique, 327, 24 sq. = 68 A 67)
en témoignage de l'absence de causalité dans la genèse du monde,
mais surtout à cause de l'image que l'on se faisait de l'illimité
comme d'une entité distincte, sans voir qu'il se soustrait, dans son
homogénéité abstraite, à toute représentation et que c'est préci-
sément avec la formation du tourbillon cosmogonique que l'on
entre dans l'univers de la représentation.
On voyait en effet l'illimité tantôt, avec Bailey 12, comme une
masse immense de matière concentrée, et entourée du vide, un bloc
dont une partie se détacherait quand les conditions sont réunies pour
fournir la matière première d'un monde(« l'idée d'une rupture de
la masse des atomes »), tantôt, et plus communément, comme les
îlots innombrables d'un archipel surgissant de l'océan du vide. En
principe, dans cette dernière hypothèse d'un mouvement originel
dispersé, les atomes sont supposés voltiger, séparés les uns des
autres à des distances irrégulières 13 ; mais comme, quand « une
grande étendue de l'espace se trouve être vide d'atomes, une grande
quantité d'atomes s'y déverse 14 », il faudrait malgré tout admettre
que des concentrations aient déjà eu lieu ; Ernst Günther Schmidt 15
traduit également kata apotomen par Lostrennung, tout en se
demandant si l'on ne pourrait pas considérer un autre sens, tel celui
188
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

de « par endroits » - malgré le singulier? -, et il croit trouver ces


concentrations qu'on attend dans les vestiges des mondes détruits,
mais cette provenance,
, impliquée dans la discussion, beaucoup
plus ouverte, d'Epicure (Pythoclès, 89 16) est parfaitement étrangère
à la logique de notre résumé ; rien n'empêchait alors de prendre le
« grand vide » du texte pour cette étendue partout présente où, à un
moment indéterminé, une masse se séparait pour commencer autre
chose. Certains, malgré la spécificité de ce « dans un grand vide »
(Guthrie), traduisent, avec l'article, « dans le grand vide» (ainsi
E.G. Schmidt: « in das grosse Leere 17 »; il commente, en prenant,
comme Bumet et Bailey - cf. supra -, les mots pour une citation :
« sans doute un vieux terme leucippéen pour l'espace de l 'uni-
vers»), ici et dans l'abrégé d'Hippolyte, où on lit:« Quand, à par-
tir de ce qui est autour, un grand nombre de corps se détachent pour
aller dans le grand vide, et là se rassemblent et affluent au même
endroit 18 » (Hippolyte, Réfutations, I, 12 = 67 A 10); on.'ne voit pas
comment, dans ce dernier texte, si « ce qui est autour» est l 'illi-
mité, le « grand vide » pourrait une nouvelle fois désigner cette
même étendue (la matière s'écoulant de a dans a ?). Bailey, curieu-
sement, qui voit la matière ramassée en un gigantesque amoncelle-
ment d'où des fragments se détachent, ne prend pas le « grand
vide » pour l'étendue illimitée, mais pour un espace approprié à la
formation du monde, en relation avec la séparation de la matière,
un vide particulier dans le vide ; dans l'autre hypothèse, il est plus
facile en apparence de situer, dans la matière dispersée, un inter-
valle plus étendu que d'autres, mais l'interprétation de la notion est
alors plutôt plus arbitraire que l'autre, qui a le mérite de poser
l'existence d'un espace cosmogonique.
L'arbitraire du mouvement apparaît tant que l'on prend le
« vide » de la cosmogonie comme un élément localisable, ou visua-
lisable, de l'étendue illimitée ; il se soustrait à toute explication ;
rien en effet ne motive la chute, tant que l'on voit l'illimité se
diviser comme l'eau et la terre, quel qu'en soit le dessin, en deux
régions distinctes, comme y contraint l'évocation du« grand vide»,
si on le situe dans l'illimité « originel », en deçà de la séparation
cosmogonique. Or, dans l'illimité, si l'on voulait en spécifier la
nature, le plein et le vide forment une union si homogène que rien
nulle part ne se distingue de rien ; il est « en un sens » plein, et « en
189
LA GRÈCE DE PERSONNE

un autre » vide ; il n'est pas plein ici et vide là - les traductions


du type : «qu'il est en partie plein 19 » sont plus justes en un sens
que d'autres telles que: « une partie [du tout] est pleine 20 » pour
la représentation de la chose, puisque l'on est poussé à rattacher à
la seconde une représentation spatiale et l'idée d'une répartition
des deux composants. Rien donc ne saurait se détacher. Cette
défmition, qui reste nécessairement abstraite, fait comprendre que
l'instant cosmogonique, avec la concentration de matière qu'il pro-
voque, suppose, comme un acte simultané (logiquement antérieur),
la rupture en un endroit de la continuité, un mouvement dans l'illi-
mité (ou de l'illimité) qui aboutit à une béance.
Le terme de « grand » peut alors être compris par antithèse, face à
l'homogénéité primitive ou antérieure, comme désignant le vide pur
ou absolu, qui offre aux corps un lieu où se rencontrer et s'organiser
en une structure. La création d'un espace cosmogonique, séparé de
l'illimité, est la condition de l'afflux de matière, et du mouvement
imprimé à sa concentration ; c'est là, dans ce domaine coupé du
reste, qu'il serait permis de parler de « mouvement originel» pour
l'amas des corps qui s'y entrechoquent, de Urbewegung - originel
seulement par rapport au monde qui s'y forme, là où, selon la
phrase de Démocrite, « un tourbillon se sépare du tout, fait de
formes diverses» (68 B 167 *). « Se sépare» et « du tout» doivent
être pris dans leur sens fort, selon la lettre. Le tourbillon ne se
détache pas en un endroit « dans le tout», comme les représenta-
tions citées plus haut l'admettent en fait, pour qu'il puisse s'arra-
cher au « tout» ; celui-ci ne peut pas être assimilé à une substance
physique. Il semble que le récit doxographique, en distinguant, dans
le résumé «détaillé» (epi merous, 30), « le tout» de « les mondes
se forment», traduise scrupuleusement la différence entre les deux
plans, entre la défmition abstraite de l'illimité et de ses composants,
et l'instauration d'un devenir physique. La «séparation», dans le
fragment, ne décrit pas un mouvement quelconque au sein de l'illi-
mité ni aucun processus physique, mais, de façon beaucoup plus
fondamentale, l'acte par lequel les conditions à partir desquelles les
mondes vont se former sont d'abord créées : le devenir du « deve-
nir». Ce n'est pas un hasard, peut-être, si ni Bailey ni Guthrie, pour
s'en tenir à eux, ne commentent la phrase. Elle demande que l'on
creuse la signification de l'extériorité qu'elle évoque clairement.
190
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

Les virtualités de mouvements données par l'apparition d'un


vide « pur » préfigurent, au point de la provoquer, l'action du
« tourbillon », si bien que l'ensemble du processus, l'enchaînement
de la chute des corps et des enchevêtrements qu'ils forment en
s'entrechoquant, peut être embrassé par le terme de « tourbillon »
(dinos), qui en est l'aboutissement, et dont le mouvement circu-
laire, aussitôt qu'il s'est constitué, par la pression qu'il exerce sur
la matière, conduira à séparer les premières masses homogènes.
Les corps variés dont il est dit qu' « ils sont portés dans un grand
vide» sont par définition des corps simples (cf. ideon), mais il est
notable que leur mouvement n'est pas analysé en dehors du tour-
billon, c'est-à-dire du mouvement de la masse; réunis en une
masse, il sont pris dans un unique mouvement de rotation. Ce qui
se heurte et tourbillonne de manière diverse dans l'enceinte de la
masse du tourbillon global, dont les multiples mouvements par-
tiels ne sont pas d'emblée unifiés, ce sont toujours des combinai-
sons d'atomes d'où aucune des unités premières ne se détache,
des « molécules » ou nuclei.

L'origine du mouvement circulaire

Le mouvement cosmogonique n'apparaît pas comme surgirait un


deus ex machina, chargé de former le monde. Il résulte des mouve-
ments de la matière; il s'organise à partir des innombrables impul-
sions que les corps se communiquent dans la masse. Les critiques,
on l'a vu, placés devant le problème sans solution de distinguer
l'origine de la cosmogonie du mouvement originel qu'ils admet-
tent, sont obligés de poser une différence arbitraire à laquelle les
atomistes n'ont pas songé : une circonstance exceptionnelle que le
hasard devait produire, parmi toutes les possibilités, un espacement
plus important que tous les autres - alors que la disposition que,
dans ce cas, l'on imagine les implique virtuellement tous -, une
séparation de la matière qui, si elle est déjà dans un état de sépara-
tion, ne se comprend pas, et qui si, pour éluder la difficulté, on la
suppose déjà réunie, comme l'a fait Bailey, n'est provoquée par
191
LA GRÈCE l)E PERS<)NNE

rien. Co111111e u11ect1nditil)ll sup11Ién1cntairc. en plus de roccasion


exceptil1nnclle d't1n « espace vide>> et de I'aftlux dt'S aton1cs en cc
lieu. qui dans la lJUasi-tl)talité ries cas n ·a pas de conséquence. on
adn1et 1·appa.rit.il1ntf'un n1t1uvcn1cnt de rtltat it)n. parn1i toutes les
con1binaisl1ns possibles. En d~11itde la différence des pré1nisses.
chez Bailey t)Uchez Guthric. il cl1nduit à la ft)t11u1titln d'un inonde 11•
Les hypt)t.hèses les plus arbitraires. dans chaque cas. l "cspace-
111e11tou la séparatit111"l1Ule n1t1uven1cnt circulaire., dépouillent la
notion du sens qu ·elle peut revêtir tians le systèn1e. n1ais elles sont
couvertes et légiti111éespar la référence au hasard. Les Anciens..et
notan1n1e11t.les critiques péripatéticiens. s · ils note.nt que le début de
la cos1nogonie se fait <<l1élrhas ..u·ti >>et reste « sans cause» ..n "auto-
risent aucune de ces interprétatitlns. A leurs yeux .. 1·apparition des
conditio11s d ·u11egenè.se. pour rationnelles qu ·elles soient, prises
en elles-n1ê111es"est le fait du hasard. si elle ne découle pas del "état
antérieur. Il faut qu'il y ait un véritable «début». Leur critique,
issue d'une position ontologique ..ne n1et pas en question la causa-
lité interne ni la col1ésio11du systèn1e explicatif. Le n1ouven1ent
circulaire n ·est pas le fait du hasard, une fois le « hasard » ou le
rassemblen1ent de la n1atière posé, 111aisexige une série de préa-
lables dont la succession logique doit être établie. Le n1onde, pour
qu'il puisse se former, récla111eune concentration, et celle-ci, pour
qu'elle puisse se concevoir, de1nande qu'un espace physique se soit
créé quelque part dans l' illi111itéqui est sans lieu, d'où le postulat
initial d'une coupure ou d'une« séparation».

Une multitude de tourbillons

La suite de l'évolution, conduisant à la constitution des grandes


masses élémentaires, peut être divisée en six phases, d'après le
récit de la Vie de Leucippe dans Diogène Laërce. On pourrait pen-
ser qu'un mouvement giratoire, tournant autour de son propre
centre, crée une première distinction parmi les corps, parce que les
plus grands, qui seraient aussi les plus lourds, s'entassent et que
les petits sont davantage portés à la périphérie par la rotation. Ce tri
192
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

cependant supposerait, pour réunir, comme on l'a pensé, les atomes


de mê1ne taille et de 1nême forme, que la masse fût dès l'origine
animée par un mouvement unitaire, co1nme l'admet Guthrie : pour
combattre la distinction introduite par J. Hammer-Jensen 22 entre
les secousses d'un crible ou d'un van, au moment de la séparation
initiale, et la rotation ultérieure, qui brise à ses yeux l'enchaîne-
1nent des phases 23 , il limite les divergences des mouvements à des
déviations à l'intérieur du tourbillon 24 • Il a certainement raison
pour l'évolution d'un mouvement unitaire; celui-ci, dès l'origine,
par la fonction qui lui est dévolue de retenir la matière, tend globa-
lement vers une circularité qui est l'expression de la concentration,
mais l'irrégularité qui persiste, avec les multiples mouvements
autonomes, n'est pas seulement une imperfection provisoire, elle a
une fonction propre dans l'enchaînement des phases de l'évolution.
Dans la description de Guthrie, la relation entre la multitude des
rotations divergentes et la réunion des semblables qui leur fait suite
n'apparaît pas. Les interprètes se sont contentés d'en faire deux
stades qui se succèdent 25 • On invoque, pour expliquer le second, la
loi de l'attraction des semblables, illustrée par la citation de Sextus
du fragment 68 B 164. Quand, comme le fait Baile y 26, on attribue
la phase des mouvements désordonnés à la persistance du « mou-
vement originel» dans le bloc qui s'est détaché de la masse primi-
tive (voir ci-dessus, p. 188), la division de la matière, qui, pour lui,
n'est pas encore un processus proprement cosmogonique, puisqu'il
aboutit, par l'expulsion des atomes « petits », à la concentration
où se développera le monde, résulte de ce mouvement. On ne
comprend pas alors, si c'est la règle commune, pourquoi la même
division ne s'opère pas ailleurs, ou partout. Quelle est la différence
spécifique ? En outre, quand les deux phases sont considérées
comme le début de la formation du monde, le résultat des innom-
brables chocs et vibrations circulaires, dont on pourrait penser
qu'ils provoquent nécessairement des enchevêtrements, est simple-
ment annulé si, dans la phase suivante, on explique que ce sont les
atomes, à savoir les corps simples, qui se divisent selon la forme
et la taille. Il n'en est rien dit dans le texte 27 • Comme on imagine
que les atomes plus grands se réunissent au centre du tourbillon,
alors que les petits sont rejetés au loin, on pouvait en outre, si l'on
ne voulait pas, à ce stade, rapporter la distinction aux tendances
193
LA GRÈCE DE PERSONNE

centripètes d'un tourbillon non encore constitué, faire intervenir la


pesanteur 28, sans hésiter à doter les corps simples d'un poids.
Sûrement les secousses dans le tourbillon conduisent à des
enchevêtrements; on peut supposer, en combinant les deux indi-
cations, de l'entrechoquement et du grand nombre des rotations
divergentes, qu'il s'est formé dès le début d'innombrables micro-
tourbillons où la matière s'entremêle. Ils sont de taille différenciée
et produisent ainsi des agrégats qui, selon leur taille - à savoir la
nature du petit tourbillon qui les a formés -, se regroupent entre
eux. C'est à ces agrégats que s'applique la loi observée par Démo-
crite sur le regroupement des corps de même taille et de même
forme (B 164) ; dans la concentration initiale qui donne naissance
au tourbillon central, les corps simples sont d'emblée pris dans
des combinaisons. La réunion des semblables qualitatifs (homoia)
est l'effet de la production différenciée de corps à l'intérieur de la
masse dominée par le tourbillon. Rien n'empêche de prêter un
poids relatif à ces composés qui ne se distinguent pas fondamen-
talement des corps qui tombent sous les sens, alors que l'atome est
sans qualité sensible.

La grande division du monde

Si l'on se convainc que la séparation des corps fins et des gros


n'est pas issue d'un mouvement de rotation ou, à défaut (quand on
ne veut pas poser dès le début une régularité circulaire), de l'action
d'un crible ou d'un van, isolant et distinguant les atomes d'abord
entremêlés, mais que l'on voit que les corps, par l'effet des chocs,
sont pris dans le tourbillon, en une multitude de tourbillons auto-
nomes, avec leurs enchevêtrements différenciés, la quantité (to
plëthos), qui est à l'origine du déséquilibre et de la rupture qu'il
provoque, peut être rapportée à la production des agrégats.
Affluant en nombre de plus en plus grand, ils créent à partir d'un
moment donné des concentrations trop fortes pour être accordées
entre elles et entraînées dans une même rotation (31 ). La multitude
des mouvements différents qui se déploient, sans connexion, dans
194
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

l'ensemble de la masse se fixe, à partir d'un certain stade de la pro-


duction des corps, en deux centres distincts dont l'antagonisme met
la cohésion de l'ensemble en péril.
Les corps plus fins sont alors, en raison de la suprématie des
corps plus compacts, expulsés au dehors, dans « le vide extérieur »
de l'espace cosmogonique, sans que cette matière soit perdue pour
la formation du monde 29• La différenciation de la matière cosmo-
gonique, au cours de la phase précédente, conduit à présent à une
rupture ou séparation, et à une opposition spatiale. Les mouve-
ments hétérogènes de la matière à l'intérieur du tourbillon global,
qui les contient, ont produit une multitude de corps dont le regrou-
pement, par la séparation à laquelle finalement il conduit, est à
l'origine d'une nouvelle concentration plus dense et plus unifiée où
les mouvements pourront se rejoindre et se coordonner. Alors que
les corps légers, séparés de la masse, voltigent dans un réseau
de mouvements indépendants autour de la masse centrale, les corps
plus compacts et volumineux, demeurés dans le tourbillon, se
combinent en un tissu assez compact pour que le conglomérat
commence à tourner dans son ensemble d'un mouvement que ses
éléments lui communiquent. La régularité procède de la production
différenciée des mouvements irréguliers.

L'unité sphérique

On peut derechef rattacher logiquement la phase suivante, où,


avec la constitution de l'enveloppe, la masse s'organise en un
espace homogène et continu, à la concentration des éléments plus
consistants. Les interprètes ont été embarrassés par les données
contradictoires de la formation d'un assemblage sphérique qui,
s'identifiant à la masse tout entière, en serait simultanément l'en-
veloppe. Les particules restées dans la mouvance du tourbillon
« demeurent ensemble» dans la masse; c'est que d'autres s'en
sont échappées. Aussitôt, en s'imbriquant les unes dans les autres,
elles forment un tissu suffisamment dense pour que les mouve-
ments puissent s'accorder entre eux. C'est de cette imbrication
195
LA GRÈCE DE PERSONNE

plus serrée que naît la première organisation sphérique. Il serait


difficile de voir autre chose dans la sphère que l'ensemble de la
masse restée agglomérée et contenue par le tourbillon (31 in fine).
Les unions faites d'enchevêtrements ne sont pas contractées par
les atomes, comme on pourrait le croire au premier abord 3°, mais
évidemment par les agrégats sortis de tous les tourbillons particu-
liers et s'unissant à présent en un tissu plus large et plus consis-
tant, un sustema. Or, de cet assemblage sphérique, il est dit qu'il
« se détache à la manière d'une enveloppe ["membrane", "pelli-
cule" ou "chemise"] (khitona 31), qui abrite en son sein toute la
diversité des corps» (32) 32 • Les interprètes tiennent alors, comme
un fait isolé, la formation de l'enveloppe, sans que le sens en
puisse apparaître 33• Le procédé mérite d'être analysé : on réduit
d'abord le texte à une représentation« primitive», pour s'étonner,
en un second temps, du primitivisme, maintenant objectivé, de
l'auteur, et le mettre sur le compte d'une tradition dont il n'a
malheureusement pas su s'affranchir 34 • L'information est réifiée
avant qu'on s'interroge sur la fonction de la chose dans la logique
particulière du système.
Le paradoxe d'une enveloppe qui est en même temps la totalité
du corps qu'elle enveloppe disparaît, c'est-à-dire: prend son sens,
si l'on voit que la combinaison sphérique exige, pour se faire, le
développement circulaire des flux de la matière, qui, à son tour, ne
se conçoit pas sans fermeture, sans que l'espace se soit constitué
en un continuum. L'organisation sphérique requiert une continuité,
et celle-ci résulte d'une certaine cohésion de la matière réunie.
L'espace cosmogonique, le «vide» du début, se transforme à ce
stade en une extension homogène; elle s'inscrit, selon Leucippe,
dans le cadre d'une représentation toute géométrique. La matière
se pourvoit d'une enveloppe qui « contient » les choses d'une autre
manière que ne le ferait le tourbillon initial ; la périphérie s'écarte
uniformément en tous sens à partir du centre, de manière à enve-
lopper circulairement le conglomérat ; la frontière équidistante se
matérialise. En même temps, vus de l'intérieur, les corps, à mesure
que l'extension progresse, s'unissent en un tissu sphérique; ils
profitent de l'espace homogénéisé pour unir leurs impulsions. La
distanciation (aphistasthai) traduit l'éloignement par rapport à
un point central, qui se constitue grâce à ce mouvement, plutôt
196
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

qu'une séparation. L'enveloppe reste solidaire de la masse qu'elle


contient.

Une condensation de la matière

A un point de transition, quand la périphérie tient les confins,


l'enveloppe ne se distingue pas du corps, mais comme son exten-
sion a permis aux mouvements partiels de se combiner, elle donne
naissance à un mouvement interne, sous forme de spirale qui
entraîne la matière vers le centre. L'extension vers la périphérie a,
grâce au continuum, créé les conditions d'une véritable concentra-
tion qui dépouille l'enveloppe de son épaisseur et la réduit pour un
temps à une extrême finesse. Comme il s'est constitué au centre,
corrélativement à la circonférence, une limite inférieure qui ne peut
être franchie, le noyau dispose d'un point ferme où s'appuyer pour
consolider sa rotation, aux dépens de la périphérie. La tension s'est
établie entre les deux limites de la sphère. La rotation interne se
développe avec force en raison de cette contre-pression s'exerçant
à partir du centre. Elle a pour effet d'entamer progressivement
l'enveloppe, entraînant les parties adjacentes dans le flux qui se
concentre au creux du tourbillon comme dans un entonnoir : « une
fois que les corps sont entraînés dans un mouvement de rotation
qui s'appuie sur la contre-pression du centre, l'enveloppe qui
s'étend autour devient mince.» La fonction de la contre-pression
ne pouvait pas être comprise tant qu'on prenait la formation de la
« pellicule » pour un phénomène partiel sans relation avec le dyna-
misme du tourbillon. Comme la fonction essentielle de la périphé-
rie est de contenir, et qu'elle peut être conçue presque comme une
ligne abstraite, étant l'expression de la figure sphérique, on peut se
demander si les métaphores de «membrane» et «chemise», dont
on se plaît à souligner les implications biologiques (le monde : un
grand animal, Guthrie 35 , à la suite de Kerschensteiner), n'insistent
pas d'abord sur la ténuité et la finesse, un réseau d'atomes bien
crochus (voir 67 A 23).
On construisait une résistance des corps lourds au centre - en
197
LA GRÈCE DE PERSONNE

anticipant sur le résultat du processus décrit - pour en faire l'agent


de la mobilité des corps légers qui, à la périphérie, par réaction,
frappent et réduisent l'enveloppe 36 • Mais le passage ne s'éclaire
que si l'on prend la rotation, qui mord sur l'enveloppe, comme un
mouvement unitaire pouvant se développer, de la périphérie au
centre, grâce à la cohésion de l'espace et au contact ininterrompu
des particules : « étant donné que les corps contigus, à mesure que
le tourbillon s'en empare, affluent chaque fois vers le centre». Les
corps contigus sont en contact avec l'enveloppe; ils sont pris dans
le mouvement global ; il les entraîne tous vers le creux du tour-
billon, au centre de la sphère. Toute la matière est prise dans la
même chute, mais elle n'est pas toute condensée au centre. « Et
c'est de cette manière que s'est formée la Terre, quand les corps
qui ont été portés vers le centre sont demeurés ensemble [i.e. sont
entrés dans une combinaison].» Quand on voit les corps tassés au
centre, depuis la division initiale (voir ci-dessus), régler par leur
résistance les flux de matière à la périphérie, on ne peut pas com-
prendre le « de cette manière » ; il faudrait revenir en arrière à une
séparation des« lourds» et des« légers», qui en vérité n'était pas
encore un tassement, mais un simple enchevêtrement différencié,
et négliger, comme on l'a fait, tout le passage intermédiaire sur la
constitution de l'espace homogène et continu. Or c'est précisément
le « reflux » de la matière, une fois la progression régulière dans
l'enceinte de la périphérie accomplie, qui donne naissance à
la Terre, parce que le centre, entre-temps, s'est constitué et qu'il
se présente comme une limite où les corps peuvent se déposer,
comme en un fond, dans une stabilité relative. Le tourbillon a
trouvé son propre centre, en unifiant ses révolutions avant que la
Terre n'y trouve son lieu, si c'est par cette rotation que la matière
s'y est réunie et tassée. On sait que pour les atomistes la Terre revêt
la forme arrondie d'un tambour ou d'un disque 37• Sa forme peut
être déduite de sa genèse, si l'on se représente que le tassement de
la matière était accompagné d'une rotation horizontale, au fond du
tourbillon qui en façonne les contours. La section générale (katho-
lou) de l'extrait doxographique (Diogène Laërce, IX, 30 = 67 A 1)
ajoute « que la Terre est maintenue en suspens au centre par le tour-
billon et que sa forme est celle d'un tambour». On trouve, dans
l'opinion, un motif de plus pour ranger Leucippe parmi les retarda-
198
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

taires, puisqu'il s'est fermé à la découverte pythagoricienne de la


forme sphérique 38•
Même si la science moderne a vérifié l'une des opinions, il est
naturellement arbitraire de penser, comme on le fait, qu'elle est
plus « scientifique » que l'autre; elle découle, et peut-être plus que
l'autre, de prémisses purement spéculatives. L'affirmation, pour
être appréciée, doit être située dans son propre contexte. La réfé-
rence à un ordre qui transcende les systèmes étudiés explique que
l'on se méprenne sur la portée des représentations particulières.
Ainsi, quand on commence par se dire que les Anciens avaient du
mal à donner la raison de la place occupée par la Terre au centre
du monde, et que Leucippe, assez naïvement, invoquait le mouve-
ment propre (cf. dinoumenen) qui l'empêchait de tomber 39, au lieu
de partir des données générales du système, on manque de voir que
son mouvement ne peut être séparé du tourbillon qui anime l'en-
semble du conglomérat, et qui a son centre en ce lieu où se trouve
la Terre. Il lui permet de se développer (voir ci-dessus). La Terre
est maintenue « en suspens » parce qu'elle est portée par le tour-
billon qui, même si la vitesse de ses révolutions diminue au centre,
conserve, autant qu'aux extrémités, la force d'emporter les corps
dans son tournoiement. Le problème de la position de la Terre est
inséparablement lié à celui, qui n'a rien de naïf, du mouvement qui
fait tourner la masse entière et en maintient la cohésion. La Terre
s'immobilise au centre, parce qu'elle occupe progressivement toute
la place au fond du tourbillon, et que les révolutions s'appuient
fmalement sur elle comme sur un centre élargi ; avant qu'elle ne se
fût entièrement coulée et densifiée dans ce creux, ses formes
incomplètes étaient projetées en tous sens, comme le rapporte la
notice d 'Aétius dans le chapitre sur le mouvement de la Terre (ID,
13, 4 = 68 A 95) :

Pour Démocrite 40 , la Terre à l'origine était ballottée en raison de


sa petitesse et de sa légèreté, mais quand, avec le temps, elle se
fut condensée et qu'elle fut devenue pesante 41, elle s'immobilisa.

Il serait arbitraire d'admettre que toute la matière arrachée à l'en-


veloppe et emportée par le tourbillon se dépose au fond (voir l'ar-
ticle distinctif: ton enekhthenton): une partie continue à se mou-
199
LA GRÈCE DE PERSONNE

voir, dans des combinaisons plus lâches, au-dessus du tambour qui


se solidifie, et entre en contact avec les corpuscules qui pénètrent
du dehors (cf. 5). Les deux phases ne peuvent pas être dissociées,
même si la Terre naît« en premier» (voir ci-dessous).
La Terre naît ainsi au centre de l'espace organisé par le tour-
billon, à la suite d'un processus qui, après la première séparation
(cf. 2), avec l'éjection des parties légères, implique une sédimen-
tation au sein même du premier rassemblement, si bien que l'élé-
ment est issu d'une double concentration de la matière, d'abord
sans connexion et ouverte, puis fermée, unifiée sous l'influence
du tourbillon, par l'interaction des pôles opposés de la sphère 42•
On ne peut, dans ce type de cosmogonie, simplement parler de
« séparation » à partir d'une division initiale qui, il est vrai, est à
l'origine des grandes différences cosmiques, telles que le solide et
le fluide, ou la Terre et le ciel. Les combinaisons d'atomes - plutôt
de matière, tant les corps simples sont« par hypothèse», dès l'ori-
gine, déjà enchevêtrés entre eux - forment un tissu assez dense
pour que, par l'extension, aux confins, d'une enceinte, et par
la création, au-dedans, d'un espace continu, les conditions
d'une condensation véritable soient réunies dans les limites d'un
espace clos. Une concentration de la matière est à l'origine
d'une« concentration» de l'espace et d'une unification des mou-
vements sur une vaste échelle, dont la Terre est la base et le pre-
mier produit.

La réintégration des éléments supérieurs

Le processus qui donne naissance aux corps célestes est, en un


sens, complémentaire, mais il présente une grande autonomie, qui
montre que les atomistes n'ont pas cru pouvoir construire le monde
à partir d'un modèle unitaire. Le tourbillon est le principe unifiant,
il relie deux séries de mouvements distincts, ce qui explique que
des actions de même nature se répètent de façon, semble-t-il, symé-
trique. Comme le noyau s'est amplifié aux dépens de l'enveloppe,
l'enveloppe à son tour, sous forme de membrane (« de son côté » ),
200
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

va s'accroître, mais d'une matière venue de l'extérieur:« par l'af-


flux des corps du dehors 43 ». Le dehors n'est pas ouvert sur l'illi-
mité ; l'extériorité se comprend par rapport à l'enceinte qu'a créée
l'enveloppe dans les limites de l'espace cosmogonique. Il n'est pas
question d'un afflux nouveau de matière qui s'ajouterait à la
concentration initiale (31 ), mais seulement des corps fins éliminés
lors de la première division (voir ci-dessus). On peut penser que la
masse exerce sur les petits agrégats dispersés qui tourbillonnent
dans une zone externe une forme d'attraction; elle explique
l' « afflux » ; on ne peut en tout cas pas prendre la phrase suivante,
qui dit que l'enveloppe elle-même, « emportée 44 par le tourbillon,
s'enrichit de surcroît de tout ce qu'elle touche» (32), comme une
explication de l'afflux (voir te). Les apports dus au tourbillon sem-
blent devoir être distingués de l'afflux 45 ; il faut donc, en donnant
au préverbe (epi-) sa valeur, peut-être comprendre qu'au mouve-
ment propre des corpuscules qui pénètrent du dehors, et donnent à
l'enveloppe une plus grande épaisseur, s'ajoute l'action du tour-
billon, dans l'enveloppe consolidée, qui en rafle d'autres pour les
ajouter à la masse du monde. Cette analyse, qui distingue l'accrois-
sement de l'enveloppe de la réintégration de la matière, fait voir
que l'enveloppe, creusée de l'intérieur, s'était virtuellement réduite
à une ligne, une périphérie quasi abstraite - d'où la métaphore
de « membrane », ce qui se comprend si le tourbillon, grâce à elle,
a pu se régulariser en son sein, et qu'elle ne se trouve se confondre
avec la rotation du monde qu'après avoir, par l'apport extérieur,
acquis une épaisseur; la distinction des deux actions du tourbillon,
qui marque un progrès dans le temps, trouve ainsi son explication.
Ce n'est que de la matière captée par l'enveloppe et non de celle
qui consolide son corps que sont faits les assemblages primitive-
ment humides, qui se forment entre le centre et l'enveloppe, à
savoir parmi les particules que saisit le tourbillon.
Les corps plus fins, expulsés au cours de la première séparation,
sont ainsi pour une part réintégrés dans le système du monde, et
la matière que l'enveloppe a perdue au-dedans est compensée par
l'apport du dehors. Réduite à une fine pellicule, à la fin de la for-
mation de la Terre, l'enveloppe gonfle à nouveau, prenant progres-
sivement de l'extension par l'afflux des corpuscules, grâce à quoi
elle pourra capter une matière plus ample. La matière dont se
201
LA GRÈCEDE PERSONNE

constituent les éléments du ciel est ainsi, comme la Terre, le fruit


d'un processus co1nplexe: la séparation initiale des corpuscules ne
produit pas directe1nent l 'élé1nent, qui ne préexiste sous aucune
fonne, co1n1ne c'est le cas chez E1npédocle ou chez Anaxagore; il
est le fruit d'une série d'événements qui permettent d'exploiter
toute la distance qui sépare l'abstraction des corps simples des qua-
lités de l 'appare11ce.
La pluralité des opérations reconstruites rend mieux compte de la
différence des constitutions que suppose la différence des corps
visibles. Issus, en un sens comme la Terre, de la première division
de la matière, après l'action de la multitude des tourbillons isolés,
les éléments du ciel se sont, comme cela est encore vrai pour la for-
mation de la Terre, constitués à la suite d'un double processus,
mais de séparation et de réintégration au lieu de la double concen-
tration dans le cas de la Terre. On peut de la sorte, à un premier
stade de division où les corpuscules, les micro-agrégats, se rassem-
blent en fonction des similitudes de leur forme et surtout de leur
taille, faire correspondre un deuxième stade, où l'enveloppe, prise
dans le tourbillon, capte ces mêmes corps ; ils s'enchevêtrent dans
l'enceinte du monde de manière à former des agrégats plus impor-
tants qui ne se différencient que dans un troisième temps, au cours
d'une évolution qui se situe à l'intérieur de l'espace clos du monde.

La cosmogonie de la périphérie

Les corpuscules, ayant pénétré du dehors, s'enchevêtrent, du


moins un certain nombre d'entre eux (tina) - la matière n'est pas
entièrement utilisée, pas plus qu'elle ne le fut précédemment pour
la Terre -, et forme nt différents assemblages dans l'espace situé
entre la zone terrestre et l'enveloppe (32 infine):
Certains des corpuscules [captés par le tourbillon] s'enchevêtrent
et se combinent pour former un tissu qui en un premier temps est
humide et boueux ; se desséchant 46 , et entraînés dans le tourbillon
de la masse entière, ils sont ensuite portés à s'enflammer 47 de
façon à produire la substance des astres.

202
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

On peut se demander si le tissu qui se forme ainsi a une seule


étendue, ou bien s'il s'agit de plusieurs concentrations selon les
différents astres, les fixes d'un côté, et, à des distances différentes,
les planètes; il faut, dans ce cas, donner à « certains », tina, une
valeur distributive : « certains, à différents endroits » ; cette solu-
tion est fortement corroborée par le texte des Stromates sur la
genèse des astres (chap. 7 = 68 A 39*, voir ci-dessous) et permet
de donner à « des astres » une application générale (Brieger, par
exemple, l'avait restreinte aux fixes, pensant, à partir d'une inter-
prétation erronée du passage des Stromates, que les planètes
s'étaient formées en dehors du monde et avaient été intégrées avant
la formation de l'enveloppe 48 ).
Il semble, si l'on suit l'extrait à la lettre - et les Stromates s'y
accordent -, que les différents agrégats, en une première phase,
tant qu'ils étaient humides, ont eu des trajectoires irrégulières et
particulières au sein du tourbillon, en dehors de ses orbes, et qu'ils
n'ont été emportés par lui qu'une fois desséchés, au cours de leurs
rotations propres, et rendus plus légers. Le processus du dessè-
chement progressif d'une masse boueuse explique le type particu-
lier de pétrification qui convient à l'incandescence des astres 49 •
Cette interprétation permet de donner tout son sens à la « révolu-
tion globale », distincte des révolutions particulières, qui permet-
tent sans doute d'expliquer l'évolution des planètes comme un
développement combinant le cycle général et les cycles particuliers
à chaque astre. Les planètes, avec la relative liberté de leur mouve-
ment, conserveraient partiellement un aspect hérité de la cosmo-
gonie, qu'en sens inverse l'observation de leurs orbites pourrait
permettre de reconstruire, alors que la plupart d'entre les astres ont
été saisis par la révolution extrême du tourbillon et enchâssés dans
l'enveloppe.
Guthrie s'étonne que la matière fine, qui avait été expulsée, puis
réintégrée, soit propre à former des agrégats de type terrestre
(cf. « boueux ») : « En fait, écrit-il, l'idée neuve de l'origine extra-
cosmique de la matière des étoiles repose, semble-t-il, assez incon-
fortablement sur la conception anaxagoréenne qui en fait une
matière de terre et d'eau 50 . » Zeller avait levé la difficulté en
rapprochant, par un syncrétisme qui ne lui paraissait pas interdit,
tant la doctrine de l'atomisme en tant que telle foumissait à ses
203
LA GRÈCE DE PERSONNE

yeux un dénominateur commun de méfiance, les données de la


cosmogonie type reproduite au début des résumés d 'Aétius 51; il
prêtait donc, contre la logique du texte, d'après Aétius I, 4, 2, à une
partie de la matière qui s'était concentrée, et dont le tassement
aboutit à la formation de la Terre, un mouvement ascensionnel; il
s'en était d'abord servi pour expliquer la présence de matière ter-
reuse dans les hauteurs 52 ; plus tard, comme, entre autres objec-
tions, la distinction, dans Aétius, entre les lourds et les légers lui
interdisait de prêter à toute espèce de corps un mouvement ascen-
sionnel, il en fit un autre usage : il s'agissait bien d'agrégats fonnés
dans le ciel par les « atomes » entrés du dehors, mais la matière au-
dedans, qui s'étendait du centre à la périphérie, fournissait l'agent
du dessèchement : les masses (d'air ?) en montant pressaient l'air
enfermé dans les agrégats au point de les transformer en cyclones
(c'est ce à quoi le tourbillon « de la masse entière» s'était réduit
dans cet amalgame amendé) 53• Guthrie ne pose pas de mouvements
ascensionnels, mais, comme il trouve qu'il aurait dû y en avoir
pour expliquer la boue dans le ciel, il en fait, une fois de plus, un
élément d'emprunt - dans la cosmogonie d 'Anaxagore, des frag-
ments de terre étaient projetés dans le ciel par la force des révo-
lutions de l'éther 54 - que Leucippe ne serait pas parvenu à traduire
en termes atomistiques. Le feu, exprimé dès l'origine, est fait
« d'atomes sphériques de la plus petite dimension » (peu importe
ici de savoir si cette conception remonte à Leucippe), et donc
impropre à former une matière terreuse composée de grands atomes,
et s'il a été expulsé, c'est parce qu'il fallait expliquer le fait que la
grande masse de l'élément était localisée à la périphérie.
D'abord, la concentration élémentaire n'est pas une conception
primordiale dans la cosmologie des atomistes ; ensuite, on ne tient
aucun compte du fait que les corpuscules étaient éjectés au-dehors,
et non aux confins, dans une division qui n'avait pas pour but
de séparer les composantes des futurs éléments, mais d'expliquer
la concentration des éléments « demeurés ensemble», conduisant
à la formation d'un mouvement unifié; enfin, les corps, petits ou
grands, qui se dissocient à ce moment sont des agrégats, fonnés
d'une multitude de corps simples très différents; aucun type
d' « atome » n'était empêché d'entrer dans l'une ou l'autre des
formes de corpuscules issues des innombrables rotations locales et
204
LA COSMOGONIEDES ANCIENS ATOMISTES

partielles. La matière, pour dispersée qu'elle soit, quand elle reflue


vers le globe du monde, n'est pas moins apte qu'une autre à donner
naissance, en se combinant diversement, aux agrégats les plus
divers. En un premier temps, quand elle se rassemble dans le
«ciel», elle revêt un aspect qui ressemble d'assez près à celui
qu'avait alors la Terre, avant que le feu des astres ne soit apparu
(voir plus bas le texte des Stromates, 68 A 39 *).
La naissance du feu dans le monde résulte, comme celle de la
Terre, d'un processus complexe, qui ne s'achève qu'au moment où
les rotations du tourbillon ont leur plein effet, quand les pierres
desséchées sont livrées à ses révolutions rapides. L'enveloppe
tourne plus vite que les cercles intérieurs; c'est là que l'incandes-
cence est la plus forte. Les fixes s'embrasent davantage, si bien
que les rayons qu'ils émettent viennent accroître le rayonnement
des autres astres 55 •
La théorie de la double alimentation, qui rend compte de la diffé-
rence de l'éclat en combinant l'effet de distance par rapport à nous
(voir les fixes) avec le feu propre, différemment accru en raison de
l'effet de distance par rapport à la périphérie, suppose un arrange-
ment des corps célestes où l'astre le plus lumineux, le Soleil, proche
des fixes (la Lune est proche de la Terre, et les planètes occupent
différentes positions entre le Soleil et la Lune) 56 , concentre, dans
son vaste disque (cf. 68 A 39 *), les feux du firmament.

Il ·y a de fortes chances pour que le résumé doxographique trans-


crit par Diogène Laërce dans la biographie de Leucippe rapporte de
larges parties du Megas Diakosmos qui lui a été attribué par l'école
de Théophraste 57 • On peut fort heureusement, grâce à la notice,
inhabituellement circonstanciée, qui remplit à elle seule, complétée
par la météorologie (33), tout le récit de la vie, le bios, retracer les
principales étapes de la cosmogonie abdéritaine et en comprendre
l'agencement. Aucun autre témoignage ne permet de le faire. Le
cadre général qu'elle foumit éclaire en revanche quelques éléments
préservés dans d'autres textes. Le résumé est corroboré par un
abrégé de même provenance 58 dans les Réfutations d'Hippolyte
(1, 12 = 67 A 10), qui a pour nous l'avantage de confirmer les
205
LA GRÈCE DE PERSONNE

circonstances essentielles du début de la cosmogonie : l'ouverture


d'un espace, appelé également« grand vide» (cf. supra), dans l'illi-
mité, l'afflux de l'illimité, appelé« englobant» (periekhon), d'une
masse de corps d'emblée concentrée (athroisthë). Elle fait supposer
que la nature physique de cette matière est liée à l'acte même de
la convergence des afflux, provoquée par la rupture au sein de l'illi-
mité. La suite de l'évolution cosmogonique est fortement syncopée
chez Hippolyte; les différents stades que distingue l'extrait repro-
duit par Diogène sont réduits à deux phases, destinées peut-être
à séparer la formation des masses homogènes, équivalant aux
éléments, des unions contractées entre dissemblables 59 •
Un passage difficile des Stromates, attribués à Plutarque (chap. 7
= 68 A 39 *), sur Démocrite, qui, après un premier développement
sur l'absence d'origine et l'enchaînement ininterrompu des causes,
retient de la cosmogonie la formation du Soleil et de la Lune, peut
être éclairé grâce à l'extrait de Diogène Laërce. Pour le premier
point, si, après une présentation de la nature du tout comme illimi-
tée parce que soustraite à toute volonté démiurgique, et comme
immuable, il est fait référence aux paroles de Démocrite et montré
que « les causes de ce qui se produit maintenant n'ont pas d'ori-
gine», avec une réutilisation de la formule qui, dans l'Iliade (1,
70), caractérise l'art de Chalcas pour dire qu' « absolument tout ce
qui a été, est, et sera, est entièrement fixe, en remontant vers le
haut, par la nécessité, depuis un temps illimité», on ne peut évi-
demment pas se réclamer de cette affirmation pour combler le
fossé entre « un mouvement originel » des atomes et le début de la
cosmogonie. La phrase est extraite d'un discours qui a sa logique
propre, tirant du principe d'indétermination qu'aucune action ne
peut être privilégiée par rapport à une autre, et éliminant par là
toute idée de commencement; elle ne peut donc être directement
appliquée à l'enchaînement ininterrompu des causes physiques.
Quant au second point, il a paru si peu compatible avec le récit
de la Vie de Leucippe que certains interprètes ont cru y déceler l'un
des cas où l'on voyait Démocrite corriger Leucippe, son prédéces-
seur, jugé trop simple, en raison des opinions qu'on lui prête. C'est
là par exemple l'avis de Guthrie 60 , conjecturant que, chez Démo-
crite, les corps des astres n'étaient pas formés d'une matière extra-
cosmique, comme on l'a cru pour Leucippe, mais que, de nature
206
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

d'abord froide et terreuse tant que leurs orbites étaient proches de


la Terre, ils pouvaient avoir pris feu quand le tourbillon les eut por-
tés dans les hauteurs où ils rencontrèrent les atomes ronds du feu ;
rien de tout cela ne repose sur une analyse sérieuse des textes et
des phases qu'ils nous permettent de distinguer.
La doxa évoque, pour la naissance des corps célestes, un stade
où ils n'avaient pas encore leurs vertus présentes, mais se trou-
vaient en un« état adapté à celui de la Terre». La Terre, il est vrai,
naît avant que ne se forment les astres. Dans la logique de la
construction des atomistes, ils se développent autour de la concen-
tration principale de la matière 61• Celle-ci connaît une évolution
propre (formation du relief, de la mer, etc.), qui coïncide avec les
transformations des agrégats dans le ciel et les effets qu'ils peuvent
produire. « Car chacun de ces corps, Soleil et Lune, s'est formé
plus tôt encore [par rapport à l'état imparfait, précédemment décrit]
par une fondation particulière du monde» (ce qu'il faut sans doute
entendre de façon distributive, « dans l'ensemble qui forme le
monde ») ; chaque corps a une fondation qui lui est propre 62 ; l'état
présent de leur luminosité et chaleur n'est atteint qu'à un troisième
stade, quand le disque du Soleil s'est agrandi en comparaison des
autres astres, et que le feu dont on sait par Diogène 67 A 1 * qu'il a
une double origine, la rotation du corps et la propagation de la
lumière des fixes, s'est déposé en lui. Les éléments de notre infor-
mation s'agencent assez bien entre eux.

L'événement particulier

La formation de notre monde se déroule chez les atomistes dans


un espace structuré, qui se distingue de l'enceinte sphérique où
s'organise le monde chez Parménide ou Empédocle par l'existence
d'un dehors, qui permet de concevoir des mécanismes d'un autre
type et des séparations plus franches, avec des expulsions et des
intégrations. La phrase de Simplicius 63, qui dit que les adeptes de
Démocrite et de Leucippe affirmaient l'existence du vide « non
seulement dans le monde, mais également en dehors de lui», décrit
207
LA GRÈCE DE PERSONNE

bien la mise en scène de la genèse, en dehors de la présence plus


abstraite du vide dans l'illimité. Le mouvement tourbillonnaire qui
s'installe, dès sa concentration, encore irrégulier dans la matière
désordonnée, finit, dans le travail même de la matière et de ses
mouvements multiples, par être pris dans l'opposition d'un centre
autour duquel il se constitue, et de toutes les virtualités de rotations
périphériques qui se déploient autour de lui. C'est par la concentra-
tion de la matière que s'opère la spatialisation, et dans l'enceinte
des deux pôles de la périphérie et du centre que s'effectue l'homo-
généisation de l'espace, qui est le fait du tourbillon unifié et
n'existe pas en dehors de lui. Le processus cosmogonique est un
développement singulier qui ne se reproduit chaque fois qu'à un
endroit : là où un espace se crée, un monde se forme.
La cosmogonie que nous déchiffrons est celle qui répond à la
formation du monde que nous connaissons ; chacun des autres
univers possibles suppose une genèse appropriée 64 • Ils ne sont pas
spatialement reliés entre eux comme des continents 65• C'est faute
d'avoir pensé ce principe, qui implique que la matière physique du
monde se constitue comme telle et acquiert chaque fois à nouveau
ses propriétés au cours même d'un processus cosmogonique, que la
critique moderne a créé le débat autour du « mouvement originel »
(Urbewegung) des atomes. Le problème pouvait susciter les tenta-
tives de réponse les plus diverses, toutes également arbitraires,
parce qu'il est dénué de toute référence réelle, provenant de la
représentation que l'on a d'un espace continu où des zones avec
des atomes libres alternent avec des agglomérats fertiles, alors que
la continuité de l'espace naît, on l'a vu, de la combinaison des
mouvements de la matière, dans une concentration donnée.
Il en découle deux conséquences, de grande importance métho-
dologique ; comme le problème n'en est pas un, et qu'il n'existe
guère de texte où il est traité, on ne pouvait en discuter qu'en solli-
citant des renseignements afférents à un tout autre contexte; un
bon exemple est fourni par le début de la cosmogonie (31) dans
67 A 1, que certains, comme Bailey, ont interprété, on l'a vu, dans
la perspective du« mouvement originel», sans accepter le cadre, si
particulier dans sa logique, imposé par l'ensemble de l'extrait.
D'autre part, devant l'improbabilité tangible de certaines« hypo-
thèses», comme la chute primordiale des atomes dans l'espace
208
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

(chez Zeller), ou le tas de matière rassemblée, se dressant dans la


vacuité de l'espace (chez Bailey, à peine caricaturé), on était tenté
de s'en tenir à la solution la plus neutre, en prenant l'avis de la
majorité (cf. Guthrie: « étant donné que la première opinion [à
savoir le mouvement désordonné en tous sens] n'est pas seulement
à peu près certainement correcte, mais maintenant généralement
acceptée 66 » [voir les opinions concordantes de Bumet, Bailey 67 ,
Alfieri ou Kirk]), ce qui avait pour effet de consolider le problème
et de neutraliser la réponse, alors que devant les solutions plus
fantasques, on risquait davantage de remettre en question les
termes de la« question».

L'hypothèque de l'origine

Les Anciens ont pu combiner la discussion sur la nature des


atomes et les prédicats éléatiques avec l'analyse de la constitution
des choses, si bien qu'en bonne logique la formation du monde
devait s'enclencher à partir d'une rencontre initiale de corps
simples. En fait, la présentation des atomes et du vide comme
« éléments 68 » reste, il semble, dans les notices, un préalable abs-
trait, et l'on a vu que, dans le récit de la cosmogonie, les corps sont
d'emblée considérés comme des composés. Là où l'unité de
l'atome est présentée comme une substance corporelle, il s'agit
d'une extrapolation, les propriétés physiques ou« matérielles» que
les combinaisons acquièrent dans le tourbillon étant prêtées aux
corps simples dont ils sont censés se composer, ce qui est à la fois
légitime dans le principe, si les composants ne peuvent pas être
séparés du composé, et illégitime dans les faits, puisque l'unité n'a
pas d'existence corporelle.
Les physiciens n'ont en général pas discuté du mouvement pri-
mitif de ces corps simples « avant » le tourbillon ou en dehors de
son action, et là où les auteurs, comme Simplicius en un endroit 69 ,
distinguent (ou ne distinguent pas) entre les mouvements dérivés
et les mouvements premiers, les informations dont ils di~osent
pour le faire remontent de toute évidence à la réflexion d 'Epicure
209
LA GRÈCE DE PERSONNE
,
( « et après
, lui, Epicure ; ces gens-là en effet [ ... ] » ; ou bien : « et
ensuite Epicure [ ... ] » au sujet du poids 70 ) sur les conditions dans
lesquelles la rencontre des corps a pu s'effectuer, ce qui est un pro-
blème que les atomistes
, n'ont pas eu à se poser. En outre, la chute
des corps chez Epicure ne peut que difficilement être assimilée
au mouvement primitif 71• Le mouvement prêté aux atomes est celui
qu'ils ont, sous l'impulsion du tourbillon, dans le processus
cosmogonique. « Ils se meuvent dans le tout, emportés par le
tourbillon, lit-on dans l'une des doxai de 68 A 1, et produisent ainsi
tous les composés » (Diogène Laërce, IX, 44) 72 , et en premier lieu
les éléments, les atomes pouvant ainsi être considérés comme les
éléments des éléments (voir plus haut). Sous cet aspect de la rela-
tion au monde des constituants dont les qualités sont définies par
opposition à celles des choses constituées, seules les conditions de
la genèse ont à être envisagées.

Les mouvements indépendants


dans le tourbillon

Tout ce qu'on lit dans la doxographie sur le mouvement


des atomes et qui pouvait être interprété comme une définition
du « mouvement originel » de la matière est, en fait - on ne l'a pas
toujours ignoré-, quelles que soient la présentation et la transpo-
sition, qu'il s'agisse des chocs et de la résistance aux chocs ou
de la lutte instaurée par la dissimilitude des corps, emprunté à la
physique du tourbillon 73 • Aristote, en isolant dans son traité Sur
Démocrite 14 un mouvement de « dissension » dû aux différences
des atomes et « antérieur » aux combinaisons 75 , isole un mou-
vement initial de la matière qui, en fait, ne se confond pas moins
avec les vibrations du dinos que les enchevêtrements qu'il suscite.
On peut, selon les termes d'une logique qui cherche à distinguer le
simple du composé, poser l'antériorité des chocs par rapport aux
entrelacements ; la distinction est artificielle, parce que le tour-
billon (ou la concentration) n'est pas moins à l'origine des uns que
des autres. La matière ne peut pas être distinguée du mouvement
210
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

qu'elle engendre et qui l'engendre. Concentrée en une masse, dès


l'origine du processus de la genèse, elle est aussitôt, par l'effet de
sa masse, animée d'un mouvement discontinu qui ne dégage pas
un à un les constituants ultimes, mais les entremêle aussitôt dans
d'innombrables enchevêtrements, et oppose ainsi, selon les diffé-
rences qui se constituent partout, les composants de la masse.
Le tourbillon, comme il ne se dégage pas d'une forme préim-
posée au monde, mais qu'il apparaît comme le contre-effet d'une
grande concentration de matière et de l'accumulation d'innom-
brables virtualités de mouvements, ne se déploie pas dès le début
dans les limites d'une sphéricité ; il trouve sa forme giratoire dans
l'enchaînement des impulsions particulières qui, une fois conte-
nues autour d'un centre, donnent à la masse son unité. C'est l'un
des points où la critique moderne a particulièrement failli, et trahi
la vérité du système, en prenant (voir Bailey) le tourbillon comme
une cause efficiente, un deus ex machina, sortant comme par
miracle des virtualités de la matière organisée, ce qui se concilie
difficilement avec le postulat qui veut qu'il soit appelé à organiser
la matière; les relents d'une pensée téléologique sont manifestes.
Quand elle ne le fait pas, elle a renoncé à étudier l'évolution
en relation avec les transformations de la matière, qui font seules
l'objet d'une description. On a fait comme si le tourbillon était
une entité autonome et comme si son action, à savoir la forme que
successivement il revêt, pouvait être séparée des effets que succes-
sivement il produit et subit. Sans jamais s'arrêter, en tant que mou-
vement global, puisqu'il est l'expression de l'unité de la masse, il
se transforme en subissant les contrecoups de son action, s'unifiant
par les divisions qu'il a créées.

Le hasard

Du point de vue des péripatéticiens et de la doxographie, les


phénomènes du macro- et du microcosme se produisent, pour les
atomistes, par l'enchâmement d'une cause qu'en raison de l'absence
de finalisme ils assimilent à la nécessité mécanique, puisque tous
211
LA GRÈCEDE PERSONNE

remontent aux effets directs ou indirects du tourbillon, qui foumit


certes un principe d'explication, mais dont la nécessité logique
n'est pas justifiée. Nécessité est pour Démocrite un nom du« tour-
billon » (cf. Diogène Laërce, IX, 45 : « tout se produit par néces-
sité, le tourbillon étant la cause, qu'il appelle nécessité, de la
naissance de toute chose » ). Dans cette optique, on comprend
qu'Aristote, sans qu'il y ait en fait la moindre contradiction, puisse
à la fois, selon le propos, prétendre que les atomistes nient l 'exis-
tence du« hasard», comme dans la Physique 16, et qu'ils laissent au
contraire tout au hasard ; dans le premier cas, il se réfère aux causes
connues ou déductibles qui régissent les événements cosmiques et
humains dans la durée d'un monde, pour lequel il voit que les ato-
mistes prétendent construire un système étiologique sans faille, où
rien n'est laissé au hasard, cela veut dire : laissé sans cause 77 ; dans
le second, il considère les fondements mêmes du système, à savoir
l'origine du «tourbillon», les raisons de son apparition et, n'en
trouvant pas, conclut que cela s'est fait « comme ça» (apo tauto-
matou). Le système d'explication, appliqué avec tant de méthode,
n'obéit lui-même à aucun principe. C'est le sens du constat de
carence, réitéré dans la doxographie: les atomistes, alors qu'ils rap-
portent tout, jusqu'à la destruction future du monde, à la nécessité,
ont omis de dire ce qu'elle est. L'absence d'une perspective téléo-
logique, qui entache les explications proposées dans le détail et les
réduit à une simple« nécessité», est fatale quand il s'agit d'expli-
quer le système d'explication. Simplicius, commentant le passage
de Physique II, 4 78, distingue entre la cosmogonie, domaine du
hasard, et les explications « moins universelles», rapportées à des
causes identifiables ; toutes les insuffisances particulières décou-
lent de l'arbitraire initial, du néant originel. Rien, aux yeux des
atomistes, ne permet en effet d'affirmer pourquoi le tourbillon s'est
installé dans tel groupement de matière plutôt que de ne pas se
produire, ni pourquoi le monde a pris telle forme plutôt que telle
autre - puisque le fait que celui-ci ait cette forme-ci n'exclut la
possibilité d'aucune autre (68 A 40) -, rien, sinon que l'événement
a eu lieu et sous une forme déterminée qui permet de supposer
comment a pu se produire sa genèse et de construire un discours
cosmogonique. Il n'y a d'enchaînement explicatif que dans le
cadre d'un événement déterminé, à l'intérieur d'un système où les
212
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

causes se commandent; il n'y a pas de causalité qui puisse rendre


raison de l'événement d'un monde et dire pourquoi il a eu lieu;
le discours ne peut porter que sur le fait qu'il a été possible et que
l'existence de cette possibilité-ci ne peut en exclure aucune autre,
sous peine d'encourir le grief d'un arbitraire autre que celui de
l'absence de justification particulière, reprochée par Aristote.

Les préalables non déterminants

La discussion péripatéticienne autour de l'origine du tourbillon


a l'avantage, pour la compréhension objective de la pensée des ato-
mistes, de confirmer, par le vide devant lequel elle se trouve dans
sa recherche d'une origine du système étiologique, que « l 'illi-
mité», quels que soient les transferts opérés par ailleurs, ne peut
prétendre occuper cette place. La carence qu'elle relève désigne la
rupture. Ni Aristote ni Théophraste n'ont effacé la différence abso-
lue qui sépare le « fond » inerte de l'illimité de toutes les concen-
trations de matière, dont rien, à leurs yeux, selon leurs critères,
ne pouvait justifier l'apparition. En voulant laver la science ration-
nelle des atomistes du soupçon d'inconséquence que la critique
d'Aristote faisait peser sur elle, par la revendication d'une « ori-
gine» qui ne s'y trouve pas ou, ce qui revient au même, d'une
remotivation de l'origine qui s'y trouve, les critiques modernes ont
au contraire, contre Aristote, pris cet illimité abstrait d'où la
matière « provient » pour l' « origine » dans une acception aristoté-
licienne ; acceptant les termes de la problématique sans retenir les
données sur lesquelles elle reposait, ils se sont enfermés dans une
impasse. En transposant dans l'illimité le mouvement des corps
simples que la critique ancienne, on l'a vu, abstrait des choses que
le tourbillon libère dans la matière, en concrétisant de la sorte ce
qui ne fut que l'objet d'un discours autonomisé sur l'atome, et en
recouvrant le concept de l'illimité d'une représentation physique,
les critiques modernes s'interdisent de comprendre l'illimité dans
sa différence absolue, et même d'apprécier les renseignements
doxographiques à leur juste portée ; mais une fois la différence sup-
213
LA GRÈCE DE PERSONNE

primée, ils se trouvent devant la double aporie d'avoir à imaginer


la constitution physique de I 'apeiron, l'illimité, et d'expliquer le
passage du mouvement originel à la constitution d'un monde qui,
pour eux, n'a plus rien d'originel ni même d'un début ou d'un sur-
gissement. Empêchés, dans ces conditions de continuité, de faire
appel au principe d'indétermination, ils se sont mis dans la situa-
tion de trouver une détermination à l'indéterminable.
A moins de transporter dans cet espace primitif, en plus du mou-
vement des corps, la pesanteur qui se manifeste par l'action du
tourbillon 79 , à la suite du tassement des agglomérats plus consis-
tants et de l'expulsion concomitante des corps plus« légers», pour
construire, comme avait tenté de le faire Zeller, une chute origi-
nelle
,, de corps sur le modèle, mal interprété, du raisonnement
d'Epicure, les auteurs ont en général (voir plus haut, p. 209, la cita-
tion de Guthrie) retenu l'idée d'un mouvement désordonné des
corps qui se culbutent et s'entrechoquent, comme ils le font dans la
cosmogonie. Il n'était pas nécessaire, pour cela, de les doter d'un
poids, encore que certains, comme Liepmann 80 et Brieger, l'aient
fait, contre Dyroff 81, en dépit des témoignages contraires, pour
mieux les accorder à la définition du corps et à la lettre mal inter-
prétée de certains témoignages, ni donc, dans le désordre primitif,
de prêter à la pesanteur, prise comme une virtualité latente des
atomes et une propriété de leur corps, aucun effet avant la concen-
tration cosmogonique. Quelles que soient les différences dans le
détail, les auteurs ont été communément aux prises avec la double
difficulté, due à la situation méthodologique, créée par le fait que
l'on exploite au profit d'un objet une documentation destinée à un
autre. On avait à la fois à expliquer comment cette matière en mou-
vement, mais en même temps inerte, se partage l'espace avec le
vide - on pouvait penser, comme on le fait le plus souvent, quand
on a visualisé la chose, à des intervalles irréguliers, une espèce
d'immense damier à cases inégales et mobiles, composé alternati-
vement de matière et de vide 82, ou bien, d'une façon qui n'est peut-
être qu'en apparence plus grotesque, avec Bailey, à un amoncelle-
ment gigantesque de matière surgissant de l'océan du vide, duquel
des fragments se détacheraient, comme des icebergs, au moment
voulu - et surtout à expliquer en quoi toutes ces masses de matière,
distribuées à travers le vide, se distinguent de celles où se forme et
214
LA COSMOGONIEDES ANCIENSATOMISTES

qu'unit un tourbillon. N'étant plus liée à aucune rupture ni ouver-


ture, son apparition n'est alors due qu'au« hasard», à savoir à une
causalité qui ferait (ou ne ferait pas) venir le résultat qu'elles impli-
quent, et renverserait les lois de l'explication rationnelle.

Les méprises sur la nature de l'étiologie

En effaçant toute limite entre l'origine et le début cosmogonique,


afm de rester dans un système réglé par la suite ininterrompue des
causes et des effets, et d'expliquer, par voie de dérivation méca-
nique, l'origine de la concentration cosmogonique, on tombe dans
l'arbitraire, auquel Aristote n'avait pas songé, d'une causalité
constituée par le dédoublement de l'effet. Le tourbillon est rapporté
à des propriétés des corps qui sont produites par lui.
Les critiques qui voyaient dans Démocrite un précurseur de l'es-
prit scientifique n'étaient pas prêts à concevoir qu'il ait fait émer-
ger le tourbillon sur le fond de ce qui n'est pas « quelque chose»,
et, de l'autre côté, les historiens de l'ontologie n'avaient pas de
motivation pour étudier chez les atomistes les traces d'une struc-
ture que l'ensemble du système leur paraissait contredire. L'illi-
mité, quand on ne le confondait pas avec les corps en dispersion, et
qu'on lui donnait une certaine consistance, avec Bailey, pour que
l'acte de séparation cosmogonique que l'on connaissait par
d'autres systèmes et que l'on voyait, en particulier, emprunté à
l'action du Nous dans la cosmogonie d 'Anaxagore, puisse avoir un
sens, devait être considéré, dans la perspective adoptée, comme un
élément gênant. On ne voit pas en effet comment les auteurs peu-
vent concilier la «séparation» seconde avec la dispersion primi-
tive de la matière dans le vide, à moins d'entendre le terme, comme
on le fait souvent, d'une séparation à partir du vide, d'une forme de
simple détachement ou déplacement local. Bailey pouvait écrire
que « cette notion d'illimité n'était naturellement pas essentielle à
l'atomisme - en fait, elle est même plutôt contraire à la doctrine -,
puisqu'il est plus naturel de se représenter les atomes de l'état pré-
cosmique comme étant librement dispersés plutôt que concentrés à
215
LA GRÈCE DE PERSONNE

travers la totalité de l'espace illimité, comme on le voit dans les


théories ultérieures 83 ». L'explication, dans ce cas, si l'on ne pousse
pas l'examen jusqu'à l'analyse des raisons de la gêne éprouvée à
l'égard du concept, ne peut être qu'historique, c'est-à-dire externe,
extérieure à la problé1natique développée dans le système :
Leucippe avait certainement voulu rattacher sa théorie nouvelle
aux représentations antérieures avec l'intention de rappeler à la
fois «l'illimité» anaximandréen et le plus récent «mélange»
d' Anaxagore [ ... ] . Lorsque l'atomisme se sera affranchi de la tra-
dition, cette conception héréditaire de «l'illimité» disparaîtra
avec elle 84 •

Le procédé est significatif: l'insuffisance de la démarche hermé-


neutique a pour effet que des pans entiers de la doctrine restent mal
accordés à l'hypothèse générale, qui n'est pas remise en question;
ils peuvent donc être réifiés, considérés comme des éléments d 'em-
prunt, utilisés pour consolider le réseau de dépendance que la
science historique établissait aux dépens de la cohérence des sys-
tèmes. Quand on s'était rangé, par goût ou par tradition scolaire,
du côté du platonisme, qui représentait le progrès de la science, la
position des atomistes, par leur retour au monisme « matérialiste »
des Milésiens (l'illimité d'Anaximandre n'était de nouveau, dans
son principe, distingué ni de l 'arkhe de Thalès ni de l'option
d' Anaximène), était condamnée à apparaître comme réactionnaire
à cause de leur refus de suivre la préfiguration des constructions
platoniciennes qu'est la spéculation cosmologique des pythagori-
ciens ; ils se sont placés sur une voie de garage, en dehors des
grands courants de la légitimité culturelle.

La science, du côté de l'ontologie

Les termes de ce verdict, qui paraissent aujourd'hui excessifs,


peuvent être lus dans Bumet 85 ; il souscrivait par « scientisme» au
jugement de Gomperz, pour qui « l'atomisme était un fruit qui
avait mûri sur l'arbre ionien de la doctrine de la matière 86 » ; seule
216
LA COSMOGONIE DES ANCIENS ATOMISTES

la doctrine de l'atome, que les pythagoriciens avaient élaborée


d'après les préalables de l 'éléatisme, pouvait trouver grâce, parce
qu'elle conduisait virtuellement, avec les formes géométrisées du
Timée, à un dépassement de la notion d'élément, par une définition
plus scientifique des ingrédients ultimes ; mais la cosmologie,
comme elle ne paraissait répondre en rien à cette exigence d 'épu-
ration et de délimitation logique, avait un caractère primitif. Par
un singulier retour, la théorie des corps simples, que l'on a vu avoir
été construite secondairement par la critique ancienne, sert à dépré-
cier l'ensemble du processus cosmogonique, d'où elle a été extraite
ou extrapolée. La disconvenance se révélait à rebours : « Démo-
crite est aussi réactionnaire dans les détails de sa cosmogonie,
écrivait Bumet au début du siècle, qu'audacieux dans sa théorie
physique générale» (que les aristotéliciens lui ont attribuée), et
plus loin: « L'astronomie de Démocrite avait toujours ce même
caractère enfantin » 'ir7; la science et le progrès étaient du côté des
projections mathématiques et des constructions géométriques
que Démocrite ne représente pas - et personne, quoi qu'on sache
par ailleurs de ses intérêts mathématiques 88, ne s'avisa de lui prêter
une réflexion sur la géométrisation de l'espace et sur les préalables
d'un mouvement continu (voir ci-dessus): c'étaient deux chapitres
distincts. Peu importe alors que la sphéricité de la Terre pût, dans
les différents systèmes, découler du postulat spéculatif initial, et la
forme aplatie du tambour répondre au contraire à une réflexion
issue d'une série d'observations empiriques et de réflexions pour
laquelle la sphéricité faisait figure d'un a priori; on pouvait se pré-
valoir de la conjonction des résultats acquis par la science moderne
et de certaines intuitions spéculatives des Anciens pour condamner
par avance une position qui aurait, avec plus de raison, pu être
considérée comme « scientifique » par les modernes en raison de
l'obstination étiologique et par la volonté d'accorder, dans le cadre
posé, les explications aux phénomènes. Il aurait fallu, pour le
découvrir, ne pas vouloir dresser, dans le souci inavoué de justifier
la forme de science qu'ils pratiquaient, l'inventaire des « décou-
vertes » ou anticipations positives dont la référence est fournie par
la science actuelle, mais laisser se constituer la distance, plus véri-
tablement historique, du regard inhérent à l'œuvre, qu'une lecture
attentive doit se proposer de dégager du système qu'elle déchiffre.
217
LA GRÈCE DE PERSONNE

La reconstruction d'une distance originelle

Quand, au lieu de prendre le parti critique d'une science jamais


assez géométrisée, dans l'idée que l'hypothèse mathématique était
au principe des découvertes, parce que le fond des choses avait une
raison philosophique, on se félicitait au contraire, dans une pers-
pective matérialiste, de tenir dans les atomistes, et en particulier
dans la puissante figure de Démocrite, un homme qui avait réso-
lument expulsé du champ de la recherche physique les qualités
immatérielles exprimées par les concepts d'âme ou de Dieu, on
comprend qu'on ait été tenté de lire les témoignages comme des
affmnations positives dirigées contre les positions que l'on se féli-
citait de voir attaquées par lui. Mais on perdait ainsi la chance
de découvrir avec eux une forme de discours moins directement
dogmatique, qui, comme celui d'Héraclite, bien qu'avec une autre
visée 89 , ne peut être séparé des discours antérieurs, parce qu'il
repose, sinon entièrement - aucune extension ne lui est interdite -,
du moins fondamentalement sur leur analyse. En accentuant la
valeur dogmatique, on restreint d'autant la portée originellement
critique, et celle-ci est une prise de position autrement plus radi-
cale.
Au lieu de décréter a priori, comme le fait Bailey, du haut d'une
science historique qui traite d'emblée Démocrite en précurseur
d'un système destiné à le transcender, que l'illimité des atomistes
est un résidu, hérité d'Anaximandre, tel qu'on le lisait, et donc un
anachronisme appelé à être abandonné, par la force des choses et
par la vérité inhérente à l'hypothèse de base, on acceptera d'abord
comme plus vraisemblable que, sans être tributaire plus qu'il n'est
bon, par une espèce de nécessité mécanique, d'un système anté-
rieur, Démocrite en a bien une connaissance approfondie ; au lieu
de supposer qu'il reproduit plus ou moins servilement tel élément
ou tel aspect, quel qu'il soit, on ne séparera pas la référence que
l'on décèle de la dimension critique dont elle se double et que seul
le déchiffrement des textes, avec la perception des différences
propre au travail philologique, nous restitue.
218
LA CC)SMOGONIEDES ANCIENS ATOMISTES

Sans aucun doute, l'illimité dans les textes étudiés peut être
mis en relation avec le principe d'Anaximandre; la reprise, malgré
la transformation que lui fait subir Démocrite, et même à travers
elle, peut nous apprendre ou plutôt nous confirmer la fonction du
concept milésien, déjà abstrait et construit, à condition cependant
de distinguer avec persévérance entre la pensée qui fait communé-
ment l'objet de la réflexion et la réflexion sur l'objet, déposée dans
la réfection particulière du problème dans le texte, à condition donc
d'intr9duire au profit de la pensée originale une distance critique.
Celle-ci ne diffère pas beaucoup de celle que nous ajoutons dans
la lecture des témoignages pour parvenir à dissocier avec une assez
grande certitude la pensée des atomistes de la transformation
qu'elle a subie dans la présentation péripatéticienne, source large-
ment prépondérante et presque exclusive de notre information. Le
travail de discrimination, mené par l'esprit critique de l'historien
devant la documentation indirecte, découvre, dans l'objet, un esprit
non moins critique que lui. Le principe, évidemment, dérange au
plus haut point les habitudes descriptives de l'historiographie, qui
répugne à discuter de la discussion.
Au terme du travail de restitution émerge une réflexion qui se
définit par la relation qu'elle entretient avec une affrrmation anté-
rieure, et peut-être avec une autre réflexion. On doit, comme on l'a
fait le plus couramment, rapprocher Démocrite des monistes ioniens,
et cela sous plusieurs aspects 90 , ou bien, à cause de la séparation
initiale et de l'action- du tourbillon, insister sur les ressemblances
avec les principales options d 'Anaxagore 91 ; on a vu que certains
témoignages doxographiques découvrent dans les phases de la
cosmogonie la constitution des masses homogènes, l' « amour » des
semblables d 'Empédocle et le mélange par l' « amour » des dissem-
blables. Tous ces rapprochements, avant d'avoir été exploités en
faveur d'un système de dépendance par l'historiographie moderne,
peuvent être et sont le plus souvent le fait de la doxographie
antique qui, dans un esprit syncrétique, conforme à son ambition
de totalisation, compare et superpose les structures et les éléments
séparés de leurs structures primitives. Mais une relation comme
celle que l'on établit entre les deux types d'amour d 'Empédocle
existe d'abord au niveau de la réflexion de Leucippe ou de Démo-
crite et de l'information dont ils disposaient, avant d'être codifiée
219
LA GRÈCE DE PERSONNE

par la taxinomie doxographique. Ce n'est pas un emprunt; il faudrait


pour cela que les atomistes construisent la variante perfectionnée
d'un même modèle; la forme de discours que l'on a vu qu'ils
adoptent et la relation qu'elle entretient avec les œuvres des pré-
décesseurs ont la force de maintenir et d'annuler simultanément
les opinions soutenues, et de les caractériser par là comme des
opinions. Il y a un pouvoir d'émancipation plus grand dans le choix
de cette attitude que dans toute option sur la nature des choses qui,
là où elle porte sur les fondements, n'a jamais pour but que de la
rendre possible et, dans tous les autres cas, en est le produit. Savoir
dans quelles conditions une affirmation, conçue dans le cadre d'un
système de nature ontologique et déductive comme celui d'Empé-
docle ou d' Anaxagore, peut être maintenue revient à s'interroger
sur les conditions de possibilité et la signification du discours
cosmologique en tant que tel. Il crée, avec la rupture intervenant
au sein de l'illimité, avec l'accumulation massive de la matière
et l'avènement d'une réalité physique, avec la création, issue du
mouvement de la matière, d'un espace homogène, la situation la
plus propre à éliminer les préalables ontologiques, une sorte de
situation de base, qui fournit la meilleure hypothèse pour l'explica-
tion du reste (la formation du monde, suppose bien la réunion de
cette masse). On sait qu'aux yeux d'Epicure ce rejet de l'ontologie,
à cause de l'ambition étiologique dont pourtant il se double,
ne saurait garder Démocrite d'être assimilé aux mystificateurs de
l'entreprise spéculative.
Lire les codes

L 'herméneutique des textes décode ce qui a toujours


d'une certaine manière été codé; c'est la règle, et
elle est au principe de l'univocité, qui intègre l'ambiva-
lence et la polysémie. La pratique ne m'en a pas paru se
limiter à une littérature particulière. Il fallait que la langue
m'en fût connue, et la part qu'il faut savoir de l'histoire et
des circonstances sociales. On habite un pays donné, on
en lit autrement les auteurs que lorsqu'ils sont transmis
dans leurs chartes. On peut même les connaître, assister
à la genèse d'un poème. Mais on vit avec d'autres litté-
ratures, traduites ou non, étrangères, et pourquoi pas

anciennes.
J'ai abordé les grands textes classiques comme ceux qui
m'étaient proches, en dépit de l'observation stricte du
principe de distanciation. C'était un nouvel apprentissage
de la différence, mais j'ai disposé en même temps d'une
liberté plus grande devant les problèmes esthétiques.
J'étais amené à reconnaître l'unité d'un fait littéraire
global, l'existence d'un champ historique et transhisto-
rique sans être éternel, dans lequel toute phrase a toujours
été reprise, ou a attendu sa répétition. Il faut tourner les
pages de ce «livre», dont Celan parle comme l'avait fait
Mallarmé, avec les moyens cognitifs du critique, créateur
à sa manière, même si ce n'est pas celle du poète.
Pour Saint:John Perse, dontj'avais, au terme d'un éloi-
gnement, découvert, en 1987, la profondeur de l'impré-
gnation nietzschéenne alors méconnue, j'ai tenté de
221
LA GRÈCE DE PERSONNE

saisir les procédés de l'exécution dans le matériau linguis-


tique, comme les signes d'une libération, enchâssés dans
une dialectique subtile et contradictoire. Ce n'est pas un
hasard sans doute si plusieurs lettres s11rlesquelles je me
suis le plus appuyé (à Frizeau, mars 1907, 23 mars 1908,
27 février 1909) se sont révélées finalement manquer de
support manuscrit, comme d'autres aussi peut-être. Sans
doute cette coïncidence montre-t-elle que, pour certains
aspects de son esthétique, Saint:John Perse fixa ses opi-
nions dans une phase ultérieure de sa vie, d'une façon
assez proche de la mienne. La vita comprise et réinterpré-
tée n'est-elle pas plus vraie? Pour Frénaud, il s'agissait de
pousser le travail du déchiffrement sur quelques poèmes,
jusqu'à ce point où il fait voir l'élan de la réflexion inhé-
rente à l'écriture. A ce titre, ces deux poètes sont les
témoins d'une cosmologie parcellaire qui caractérise la
modernité.
Une esthétique de l'origine:
Saint-John Perse

Le fond nietzschéen

On peut difficilement nier la présence chez Saint-John Perse


d'un fond parcouru par une réflexion ni ne pas être frappé par les
figures et les thèmes nietzschéens. On est plus surpris encore par
le silence longtemps entier 1 de la critique. Réclamerait-elle des
preuves, comme si le fait n'était pas attesté par les poèmes, et plus
évidemment encore dans le projet? Il se trouve que ces preuves
existent, abondantes presque, dans les lettres de jeunesse à Gustave-
Adolphe Monod, à Jacques Rivière, à Gabriel Frizeau, retenues par
le poète dans le choix du volume de la Pléiade 2 , attestant la lecture
et la vivacité d'une réaction, l'acquiescement profond, mais aussi
la distance prise, non moins essentielle à la réalisation de l' œuvre.
L'occultation prolongée est d'autant plus surprenante. Quand le
nom de Nietzsche est cité, c'est pour archiver la mention qu'en fait
Saint-John Perse, dans ces lettres précisément. Le fait devrait être
souligné comme tel, comme une réalité d'abord intellectuelle et
culturelle, quand même la démonstration, en raison d'un accident
fortuit, ne pourrait être conduite, et s'appuyer sur des documents ;
le lecteur, averti mais démuni, identifierait dans son analyse les
figures fondamentales et affronterait les options que la documenta-
tion recueille.
Le silence est aussi bien le fait de Saint-John Perse; ainsi, dans
la biographie qu'il a contrôlée, on lit pour 1909: « Activité littéraire
et crise philosophique. Œuvres détruites. Approfondit l'étude de
223
'
LA GRECE DE PERSONNE

Spinoza et de Hegel en plein bergsonisme 3 • » Il est vrai que


Nietzsche n'était peut-être pas pour lui un philosophe 4. Mais le
poète se devait de ne pas livrer les éléments constitutifs de son
univers poétique, ces figures non sues ou trop conscientes. Au
reste, le masque fait partie de la morale courtoise selon Nietzsche 5•
Il plaint son ami Monod (9 mai 1909), et se plaint d'avoir à
défendre, contre le « bruit », fortement parisien, l'espace du « si-
lence» où« naître à soi»,« quand on n'a pas assez de forces déjà
pour éclater exactement dans son obscur dessein » ; il déplore
« cet effort, négatif [ ... ] : se séparer, se départir». « Quelle perte
là où ce devoir incombe: autant que d'être, avec propriété.» Etre à
soi, à son obscurité. L'appel est de style mallarméen. Nietzsche
paraît être sollicité comme un renfort un peu extérieur : « il y avait,
je crois, de Nietzsche, une phrase à ce sujet dans son Ecce homo»,
dont la traduction par Henri Albert (Henri-Albert Haug) paraît
en 1909, l'année de la lettre reproduite dans les Œuvres 6 • C'est
presque la dernière phrase. La référence est entre parenthèses. Elle
pourrait se trouver dans la section : « Pourquoi je suis si sage » :
« Mais j'ai besoin de solitude, je veux dire convalescence, retour à
moi [ ... ] 7 • »
Ce n'est pas d'une« rupture» - elle« peut être féconde» -qu'il
ferait grief à Nietzsche ; ce ne sont même pas « les coups de faux
ou coups de foudre de la contradiction », qui le heurtent. Il en parle
dans la lettre sans doute la plus explicite en la matière (à Frizeau, le
27 février 1909) 8 • Un automatisme et une servitude dans la contra-
diction empêchent le « Grand Maître Inquisiteur » de « mener plus
loin l'inquisition de ses inconséquences : jusqu'à ce point final
d'explosion et de fulguration, où l'irrationalisme découvrirait enfm
les voies d'un surrationalisme », qui ne serait plus une mise en
question ,,,de la raison 9 • On voit comment l'arc se tend, qui enserre,
depuis Eloges, sa poésie, d'un en-deçà, plus enfoui dans la per-
sonne que l'inconscient, à un absolu qui lui répond, plus lointain
que l'aspiration du souffle.
La contradiction s'exprime fortement et, dans l'esprit de
Nietzsche, très librement, nuançant une acceptation franche :
« [ ... ] par nature, je vais sûrement beaucoup plus loin qu'eux [il
pense à ses amis nietzschéens] dans mon goût pour Nietzsche ... ».
Ce qu'il reproche à Nietzsche, c'est « de ne pas aller lui-même
224
UNE ESTIIÉTIQUE DE L'ORIGINE : SAINT-JOHN PERSE

assez loin ». Il se dit déçu par « son impuissance à en poursuivre le


train [de la contradiction] jusqu'à sa libre exploitation», regrettant
que « [ ... ] toute sa haine du métaphysique n'engendre même pas
une fuite en avant». C'était pour Saint-John Perse une « simple
fuite en arrière» 10•
Pour le poète, une autre fuite en avant pourrait résulter du
rhéisme héraclitisant, de l'être en devenir, exploré sans conces-
sions. L' « admirable » Nietzsche 11 n'a pas d'identité ; ce n'est pas
un philosophe, pas un« vrai». Il est comme malgré lui un autre: le
poète qu'il ne prétend pas être, qu'il devrait être, poète-philosophe,
auteur de poèmes philosophiques, l'Empédocle de la modernité à
quoi aspirera Saint-John Perse; mais Nietzsche n'est pas poète
non plus ; admirable à condition de ne pas prétendre à la philo-
sophie, il est en même temps « détestable poète » : « cet inquiétant
lyrique » est un « pur-sang de la famille accidentée » qui réunit
Blake, Novalis, et Nietzsche : « la pensée aphoristique nous amorce
au premier bond par sa grande allure initiale [ ... ], mais [ ... ] les
réalisations poétiques [ ... ] nous déçoivent, hélas! terriblement ... »,
jusqu'à l 'écœurement 12• Un champ a été ouvert. Il a été ouvert par
Nietzsche, où Nietzsche ne s'est point engagé.
Saint-John Perse n'a pas choisi de mener la vie de l'errant,
l'existence matérielle de l'étranger, il a porté le masque nietzschéen
,
du sage, en diplomate qu'il accepta d'être, au service de l'Etat et
du monde, dédoublant par un second masque le travesti diony-
siaque de la parole poétique. L'errance s'urbanise dans les voyages
non moins nietzschéanisés, à la recherche des solitudes plus radi-
cales encore sur mer et dans les déserts d'Asie et d'Amérique. Il
n'a pas été choisi seulement par la solitude.
Devait-il se cacher? On est d'autant plus intégré (plus in), qu'on
ne cherche pas à l'être, qu'on l'est malgré soi, qu'on peut faire
comme si on ne l'était pas, comme si, en tout cas, on ne le voulait
pas, comme si les autres se méprenaient à votre endroit; on se
passe facilement d'une reconnaissance qui a déjà été accordée.
Un poète n'est pas un théoricien. Adoptant les données d'une
réflexion, il fait un choix personnel et systématique qui touche en
premier lieu le rapport d'un sujet avec son moi et avec sa langue.
L'idiome se structurera en raison de ces options initiales. Le moi
entre dans la langue, il fait jouer mécaniquement la combinatoire
225
LA GRÈCE DE PERSONNE

des interconnexions presque infinies, mais pour délibérément


poétique - à savoir, selon Saint-John Perse, impersonnelle, et donc
primitivement linguistique - que soit la décision, elle implique
cette autre instance dans l'enceinte de la personne qui n'est pas
directement liée à la poésie quand même la distinction entre le
sujet historique, hors langue, et son transfert dans la sphère et
l'espace de l'écriture ne serait pas aussi résolument tracée, comme
elle le sera, un demi-siècle plus tard (et quel demi-siècle!), chez
Paul Celan, un autre poète, dont je m'autorise à comparer les posi-
tions. Une séparation se sera toujours produite au-dehors, avant
que quelqu'un, tel sujet, ne parle, pour que la parole soit la sienne,
une « propriété » plutôt que celle des autres seulement. Pourquoi
ne serait-ce pas vrai pour Pindare, pourquoi pas pour Homère?
L'option nietzschéenne fournit à Saint-John Perse, avec la pro-
fondeur nocturne de l'indistinct, la ressource d'une prodigieuse
science et prise de conscience de la doxa, de l'éclat et de l'illusion
et aussi des feintes qui, toujours partielles, jaillissent du fond du
songe, et se particularisent. Cependant l'analyse critique des men-
songes, qui ne sont plus seulement fictionnels, mais culturels et
sociaux, ne se manifeste pas dans les limites de l'invention seule-
ment; elle procure à l'art l'affranchissement que l'on voit ou ne
voit pas ; elle a, antérieurement, déterminé l'attitude, faite de dis-
tance et de méfiance, d'aversion même, à l'égard de ce monde
extérieur à la sphère de sa personne que Saint-John Perse désigne
bien par ce terme de «culture» (Kultur) et à l'égard de ses actes
aliénants - ou désaliénants. On tient là le potentiel critique dont
il se sert à la fois pour exercer son jugement a se ipso, avec une
stupéfiante lucidité dès ses années de Bordeaux. Déjà Bordeaux ou
Pau se transforment en un centre construit, à distance d'un autre
centre, qui n'est pas le sien, en une tour de guet, un poste solitaire
d'observation. Se libérant des contraintes, dans sa personne, il
rejoint ce point de maîtrise où une acceptation et une non-accepta-
tion se confondent. L'homologie est parfaite.
Saint-John Perse a eu l'intelligence et la force de se tenir fidèle-
ment, et sous cette forme dépouillée, à une unique référence, un
substitut unique de la philosophie, sans l'adultérer par aucune autre,
et d'y avoir rapporté, dans sa parole, sa propre réflexion, toujours
reprise. Le reste est citation - référentiel. Les critiques - c'est le
226
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHN PERSE

cours normal des choses - ont assimilé ce fond à d'autres pensées,


en l'altérant et en le déformant beaucoup.

Amorce d'un dialogue croisé

Du côté de Nietzsche : « On est beaucoup plus artiste qu'on ne


sait » - c'est dire : « nous, nous sommes foncièrement, depuis tou-
jours, habitués au mensonge » 13•
Du côté de Saint-John Perse: « [ ... ] il faut en être sûr: il n'y a
pas d"'art" sans du mensonge[ ... ], en art, c'est au mensonge que
la sincérité emprunte la plus sublime des maïeutiques. »
Du côté de Nietzsche:« J'ai suivi le vivant à la trace, sur les plus
grands chemins et les plus étroits sentiers, pour reconnaître sa
manière 14• » « Et nous voulons vivre au-dessus d'eux comme des
vents violents, voisins des aigles, voisins de la neige, voisins du
soleil : ainsi vivent les vents violents 15• »

Définition du lyrisme

La traduction française de La Naissance de la tragédie a paru en


1901 16• Au chapitre 5, Saint-John Perse trouvait Archiloque, repré-
sentant de la poésie lyrique, opposé à Homère, le« type de l'artiste
apollinien naïf». Nietzsche brandit« la tête passionnée de ce belli-
queux serviteur des Muses, chassé furieusement à travers l 'exis-
tence». L'esthétique est d'abord placée devant ce «problème»
(c'est ainsi que s'exprime Nietzsche) et son abolition: comment le
poète lyrique peut-il être artiste, avec toute la subjectivité qui le
caractérise, si c'est le triomphe sur la subjectivité qui fait l'artiste?
Pourtant il dit toujours «je», révélant les intérêts de sa personne,
quand il traverse « devant nous toute la gamme chromatique de ses
passions et de ses envies», et quand c'est là une expérience « de
tous les âges ».
227
'
LA GRECE DE PERSONNE

Pour l' « esthétique métaphysique » de Nietzsche, les manifesta-


tions contradictoires de l'amour et de la haine dans les poèmes
d'un Archiloque ne forment pas le fond; les éclats d'une subjecti-
vité ne sont qu'un reflet, « une scène de rêve », une structure super-
posée par l'ordre apollinien. Le fond, c'est l'union primitive, où
le musicien, le poète lyrique-musicien s'est perdu, artiste grâce
à cette descente. Il reproduit <<la douleur et la contradiction »
de cette catabase dionysienne. Les Ménades viennent d'abord.
L'ivresse entraîne le bacchant dans un profond sommeil; Apollon
l'en arrache pour inspirer ses visions ; visions de son propre «je».
La reproduction, au deuxième ou troisième degré seulement, du
rêve apollinien lui « devient visible».
Le féroce Archiloque, avec ses amours et ses haines, n'est
qu'une « vision du génie », il n'est plus l 'Archiloque de la passion,
mais« un génie universel» (Weltgenius), « le génie» face à« l'es-
prit » ; il « exprime, sous forme de symbole, par cette parabole de
l'homme Archiloque, sa souffrance originelle » ; jamais l'homme
- la personne - ne pourrait être le poète. Le poète est cet être titu-
bant et divaguant - puis terrassé par le sommeil divin, Dionysos
sur les hauts pâturages des Alpes, sous le soleil de midi (« Midi, sa
foudre, ses présages 17••• »). Le laurier de l'autre, du dieu usurpa-
teur et comme parasitaire, le touche dans la nuit et l'égarement.
On reconnaît la lecture de Saint-John Perse - ses intérêts, ses
"
refus. Jamais il ne se détachera du fond abyssal de l'Etre. Ni de
l'apparence qui en émerge. Ni du « songe » et des ses strates - cet
insondable que rencontrent les catabases -, ni des « mensonges »
et de la lumière de leurs mots, ni de la vérité de l'ivresse diony-
sienne. Un nom d'Apollon se couvrira des couleurs du dieu qu'il
travestit; les syllabes qui forment le Délien seront accommodées
au déliement délictuel 18• L'extase de l'enivrement et le vertige de
l'instant méridien seront là sur la piste de la plaine ou sur les étage-
ments, dans ses pérégrinations. Un unique lieu de convergence de
toutes les tensions relance la course.
Le lyrisme submerge, il est musique chez Nietzsche; le poème
est second, « ne pouvant rien énoncer qui n'ait déjà été présent
dans la musique comme dans la plus inconcevable des généralités
et dans une validité universelle 19 ». L'éloquence lyrique, en raison
de l'idiome qu'elle utilise - l'organe de la langue - et de sa forme
228
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE : SAINT-JOHN PERSE

de symbolisation, reste attachée aux apparences, sans pénétrer jus-


qu'à l'origine des contradictions au cœur de l'Un 20 • Contre cette
diérèse, d'abord, Saint-John Perse s'insurge. Il revendique pour la
langue une communication immédiate des expériences les plus
enfouies et les plus irrationnelles du songe. Un pouvoir autrement
impersonnel, autrement musical, est réhabilité, par lui réinstitué.
Aussi se détoume-t-il de l' Archiloque de Nietzsche. Il ne pourra
pas tirer de son génie vengeur ce que lui foumissent les odes de
Pindare: le modèle d'un geste, une utilisation libre, la souveraineté
d'une invention, une spontanéité inspirée et arbitraire, dégagée de
tous les emplois rigides, aussi arbitrairement imposés au langage
que le disait Nietzsche ou tributaires de« l'éloquence».
Les études consacrées à Saint-John Perse et la musique 21, même
quand elles réunissent les témoignages essentiels qui sont clairs,
passent à côté de cette distinction, produite par une concurrence
cruciale. Elle permet de situer sa réflexion, dans sa relation avec
la poésie des symbolistes. La musique a son langage ; la poésie a le
sien, puisé dans le même fond, sans rien de« musical». Plus juste-
ment peut-être, on dirait que pour musical qu'il soit, rythmé et
mélodieux, il l'est par ses vertus propres, qui n'entament en rien ni
l'autonomie ni les pouvoirs du langage ni ses connexions, sans
autre médiation issue des mouvements du subconscient que celle-
là, quoi qu'aient pu percevoir chez Saint-John Perse les surréa-
listes 22 •
Parce qu'il retrouvait, dans l'oscillation affective de la personne
d 'Archiloque, le travesti subjectif d'une contradiction objective
plus profonde, seule artistique, Nietzsche n'avait guère tenu compte
de la particularité de l'auteur, à l'intérieur d'un genre ou d'un
canon 23 • Il ne considérait pas l'iambographe, la violence verbale
d'une poésie liée à un moi qui se met en scène et s'objective comme
moi, en situation de vie, d'amour ou de guerre, et qu'en termes
modernes nous qualifierions de satirique et critique, de combative,
de polémique et de pamphlétaire 24 • Saint-John Perse en fait le plus
grand cas, moins pour la violence en soi que pour le type de la
contradiction. En se situant ainsi, et en parlant contre ou pour, cette
poésie pose un objet externe et se rend dépendante d'une volonté
qui entame fortement, lui semble-t-il, l'autonomie du verbe poé-
tique. En fait, Saint-John Perse pense autant à ce que la contra-
229
LA GRÈCE DE PERSONNE

diction est chez Nietzsche lui-même: archiloquienne, lorsqu'il


déblatère et qu'il dénonce, démasque, anathématise. Il finit par dire
ce qu'il combat : le Christ dans l'Antéchrist. En contraste, la sou-
veraineté d'un lyrisme pur pourrait en un sens être elle-même plus
critique, affranchie d'une dépendance comparable, dans l'inven-
tion, et dans le langage. L'Ave, sans Vierge. Mais avec la Vierge,
c'est la même chose: un Ave.
Nietzsche s'était servi en faveur de sa propre construction d'une
présentation de l'esthétique où Archiloque représente le plus pure-
ment le genre lyrique face à l'épopée; Saint-John Perse s'en
sépare, il s'appuie sur la distinction non moins classique entre la
poésie de combat et le chant qu'il a trouvée dans la Deuxième
Pythique (non traduite, aux vers 52 à 56, dans lesquels Pindare cri-
tique l'art d'un Archiloque) 25• Il l'a lue de près, de très près.
D'aussi près qu'il a lu, peut-être à un autre moment, la comparai-
son que fait Pindare, dans la Deuxième Olympique, aux vers 91-
97 UJ, entre son obscurité, matière d'interprétation, et le style réso-
lument clair de Bacchylide. Ces lectures, avec leur méditation
sûrement contemporaine de l'étude de Nietzsche, à partir de 1904,
ont engagé une réflexion sur l'art de la poésie et sur la fonction du
poète. Elles doivent, à ce titre, être distinguées du « travail
d'étude» sur la métrique et la structure verbale 27 , avec les frag-
ments de traduction, non destinés à être publiés 28•
Archiloque, c'est le blâme. Il est pour l'attaque et pour la vio-
lence du dénigrement ce que Pindare est pour la louange. La diff é-
rence est manifeste au cours même du chant, qui s'explicite lui-
même. C'est qu'une même chose - dans ce poème c'est le mythe
prométhéen d'Ixion - peut en poésie être dite très différemment.
« Pour moi, je suis contraint de renoncer à la morsure continue du
mal-dire» (v. 52 sq.); il se situe à sa place humaine, dans un ordre
divin du monde ; le dieu fait exister comme il lui plaît, il fait monter
et descendre. « Dans mon éloignement, j'ai si souvent vu Archi-
loque, le médisant, dans le désarroi de son art s'engraisser du
fardeau de ses discours de haine» (v. 54-56). Le bien-dire crée la dis-
tance où Pindare se tient éloigné des paroles de révolte. « Le destin
s'accomplit; s'il amène la richesse, c'est le point suprême de la
science» (v. 56 sq. ). Le poète est rivé à cette positivité-là, qui nour-
rit la louange. S'il n'en reconnait pas la nécessité, il erre dans le vide.
230
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHN PERSE

Le moraliste ne dit pas seulement ce qui est mais ce qui devrait


être, Archiloque comme Nietzsche. Zeus le fait, mais Archiloque le
dit; il se révolte contre l'injustice, contre la réussite du fourbe,
contre la scélératesse, contre tout ce qui n'est pas mérité. Pour un
Pindare, le discours critique n'aboutit pas; ce qu'il dit n'est pas.
La morsure se retourne contre l'invective; elle retrouve devant elle
la gueule menaçante et grande ouverte de ses propres menaces.

Un sacré désacralisé

L'option nietzschéenne ne comportait pas l'engagement idéo-


logique qu'on en tirait. Rien ne justifiait au fond une lecture au
microscope, étant donné l'usage que l'on commençait à faire dès le
début du siècle, et en France aussi, d'une doctrine si peu doctri-
nale, largement contre sa visée et contre son potentiel d'analyse.
On privilégiait, dans l 'œuvre de Nietzsche, la critique des positions
rationalistes et des tendances émancipatrices dans la société. Pour-
tant il faut aussi dire que la position si forte d'un absolu dépas-
sement devait empêcher Saint-John Perse, non de reconnaître, mais
de prendre en compte la violence particulière de ces abus, et
de découvrir la nécessité d'un autre type de transcendance que
le dépassement originel et mythique. Les excès dénoncés dans
l 'œuvre de Nietzsche se retrouvaient, plus incontrôlables et moins
contradictoires, dans l'utilisation qui en était faite autour de lui.
On tient là, sans doute, dans la continuité de sa propre polémique et
dans ses renversements, la raison profonde d'une occultation
si délibérément et presque méthodiquement conduite par le poète
lui-même. L'œuvre de Nietzsche, transformée dans le mode et le
statut de son discours, se trouvait comme séparée d'elle-même,
purifiée, à savoir magnifiée dans son principe.
Le transfert dans le domaine verbal de la poésie était intégral,
il ne pouvait en être autrement. La dislocation des croyances est
totale, si bien qu'elles se retrouvent toutes dépouillées dans la
même condition de pureté, destituées, à savoir restituées à un état
de simple croyance. Le poète entre en elles par effraction, les
231
LA GRÈCE DE PERSONNE

reproduit, réduites à l'apparence de leur mode d'être particulier :


telles, avec la constance d'un mobile, au milieu du mouvement qui
les soulève, les suscite et les laisse. On est au centre du projet, qui
s'est maintenu jusqu'au bout, porté par lui-même, presque au-delà
de lui-même, jusque dans un saint des saints, sans sainteté. Il se
voyait offrir cette possibilité de ne retenir que le résultat d'une
dislocation, et non la démarche critique : dire poétiquement la
quête, redire le sacré, ne dire que lui, par la voie d'une désacralisa-
tion et d'une sécularisation, quasi anthropologiques, depuis les
Antilles, grâce à elles. Un Claudel peut-être pouvait s'y méprendre,
miser sur la méprise, tant les critiques et les lecteurs sont confiants,
s'ils le veulent; ils restent convaincus que la langue d'un Saint-
John Perse, un idiome aussi puissant, aussi traditionnel, semblait-il,
aussi maîtrisé, fmit par imposer sa raison sociale contre l'usage le
plus distant, le plus «haut», à savoir le plus «nul», qu'un auteur
en a fait.
Il en va ainsi des rites qui s'accumulent et prolifèrent, en tant que
rites. On saisit à ce point pourquoi la poésie a pu être comparée
par Saint-John Perse à la science, égalée à elle, dans la nudité de
son exploration verbale, ethnologiquement évocatrice. Les actes
s'accomplissent dans la vérité non des faits, mais de leur analyse,
factuelle et signifiée. Leur facticité est interprétée. Le rythme leur
donne vie, les fait être, comme il fait être les mots, en disant préci-
sément et particulièrement la chose qu'ils disent.
Ni l'enchaînement qui se noue, ni le dynamisme d'un réseau,
avec ses orientations et ses relais, ni l'au-delà accordé à un en-
deçà, ne forme nt, on s'en doute, le contenu du poème. Il ne sont ni
le sujet, s'il existe, ni le thème. Le vécu de la langue, la langue elle-
même, le fond et les niveaux, tout est du français, noble de lignage,
intégré. Sinon le mouvement lui-même, vite orienté, du moins les
virtualités du mouvement, le pouvoir de l'orienter sont français.
Les ouvertures le sont, même l'accueil, si large, fait à l'étrangeté.
On pourrait donc distinguer une structure débordante, s'inscrivant
dans la matière du langage, si le rythme, détaché dans sa nature,
comme tous les rythmes, toujours primordiaux, par la force d'un
souffle, ne s'élançait pas, chez Saint-John Perse, à la recherche de
son propre mouvement, comme une âme en quête de son anima-
tion. Le rythme déjà affirme son autonomie, la souveraineté d'un
232
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHN PERSE

devenir, rencontrant forcément Nietzsche dans la liberté d'un


déploiement presque prélinguistique, originel, précédant la libéra-
tion culturelle, si essentielle, permettant de comprendre qu'il n'y
a que la chose, telle qu'elle s'est dite, telle qu'on l'a dite, et que
l'ardeur n'a d'autre objet que sa propre aspiration. Si le centre
dionysiaque, toujours inexaucé dans le moi lyrique - ou encore non
lyrique-, est reconnu comme tel, la zone franche de l'apollinien
reste inoccupée. La suprastructure varie, elle est déterminée certes
par une singularité, par une personne, venue de tel lieu et allant
dans tels autres, non moins arbitraires. Aussi toute chose doit-elle
être retrempée dans sa naissance, pour échapper au particulier, et
être rendue à sa particularité ultime.

L'éloge pour l'éloge

« Est maître celui qui tient de sa naissance un vaste savoir», dit


Pindare, dans les Olympiques (11, 94), défendant les contractions
et les ellipses de son art, contre les revendications de la clarté et les
styles lyriques moins « obscurs » et moins liés au génie personnel
du poète. Les écarts creusés et les silences sont reliés à la singu-
larité d'une force, considérée comme naturelle. « Ceux-là qui,
de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir 29 »
s'en réclament, comme le dit l'« Invocation» d'Amers, le« grand
poème hors de raison 30 » dans sa dernière phrase et paronomase.
Reprise en ce seuil, la formule conclut la défense de la mouvance du
songe et de l'inconscient devant les Sages:« Terre de ma seigneurie,
et que j'y entre, moi! n'ayant nulle honte à mon plaisir ... », au
moment où le geste connu figure la certitude de l'inspiration et
la maîtrise des vapeurs sibyllines : « [ ... ] et je [ ... ] dicterai » 31•
L'invocation ne se referme pas sans inclure une assistance: « Et
qui donc, né de l'homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma
joie 32 ? » Le dionysiaque, parmi ses bulles de rêve et d'ivresse, fait
éclore les œufs noirs de la terreur.
La confiance, c'est dans Pindare qu'elle a été lue(« Ceux-là
qui, de naissance, tiennent [ ... ] » ). L'interprétation se déchiffre ; la
233
LA GRÈCE DE PERSONNE

«naissance», comme ailleurs la «race», est un ajustement, peut-


être inné,« né de l'homme», à la fuite du mouvement et au lieu de
ses concentrations, et concrétions, dans les naissances que produit
le devenir ( « à même la naissance, sa source » - la source de la
langue« nouvelle » 33). L'expression ne reproduit pas l'ébullition
du plaisir ni ne l'efface, elle s'y installe; elle n'a d'autre matière
que celle-là, qu'elle tire de l'oubli vivifiant, face aux valeurs inven-
toriées du« savoir». La superposition étymologique, claudélienne,
dans ce cas, traduit le lien entre les contraires, au sein d'une action
radicalement antithétique : la lumière est puisée dans l'abîme.
La liberté, thématisée comme par nécessité, confond les ordres
du langage, le réseau référentiel et allusif, et le réseau pulsionnel,
méthodiquement spontané. C'est la suite ininterrompue des réfec-
tions de toute provenance ; les mots ont traversé la recréation poé-
tique des âges. Le forum, ce n'est pas la place, mais le mot s'appli-
quant à elle, tel qu'il a été vécu, multiplement et tragiquement,
avant qu'il ne fût redit par référence au dire. Et la langue elle-
même est pressée en tant que langue, comme si la matière n'était
pas par avance distincte, dégagée de sa polymorphie naturelle, pour
qu'elle se livre dans son mouvement contradictoire, qu'elle-même
se délivre.
La relation même à Pindare ou à la signification que ce nom a
revêtue pour Saint-John Perse est éclairée par l'œuvre, ou plutôt, et
comme antérieurement, par la nature du projet. «Louer», « hono-
rer», «honneur», et les « celui qui», et les « comme un homme
qui ... », s'ils sont la marque d'un lyrisme appelé pindarique depuis
la Renaissance, définissent une utilisation du modèle invoqué dont
celui-ci ne fournit pas la clé. La transformation compte, non l'objet,
ni la tradition, tous deux toujours transformés déjà.
Le mot de« chant», humnos en grec, et le verbe humnein fixent
avec précision ce qui, dans les poèmes de Pindare, répond à
«l'éloge», et tous les autres mots, récurrents,
,,, qui se regroupent
autour de celui-ci. Le chant, dans les Epinicies de Pindare, est
déterminé dans son contenu par une situation sociale ou culturelle
qui le suscite. La célébration des vertus, l 'arétalogie, est liée aux
valeurs que lui-même librement il pose, se dégageant de ses
contraintes. Il se constitue en autonomisant son déploiement, se
cherchant explicitement, ne séparant pas l'objet qu'il se fixe de la
234
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHN PERSE

langue qui le cerne, et vise la cible qui le dit. La référence aux actes
techniques de l'étude et de la composition littéraire n'est pas moins
constante chez Pindare que chez Saint-John Perse.
L'idée d'une sélection doit être écartée. L'éloge n'est pas déter-
miné par une préférence, ni par un rejet; il ne l'est sans doute
pas pour Pindare. Il concerne le mode de dire. Rien ne permet de
soutenir, comme on le fait, que « tout ce qui ne peut provoquer
la louange de Saint-John Perse est, en général, écarté dans sa
poésie 34 ». C'est le contraire qui est vrai. Rien n'est écarté. Le
« monde entier des choses 35 » n'est amputé de rien. Le tour le
dit. Non que les poèmes cherchent à embrasser, comme on l'a dit,
la totalité; elle n'est pas saisissable, n'étant pas constituée comme
telle, sous aucun visage. Tout le sépare, sur ce point, d'une filia-
tion ontologique grecque du cosmos. Les« choses», c'est la multi-
tude, l'infmie diversité qui surgit, nouvelle, la continuité d'un mou-
vement unique et diversifié. Aucune valeur ne peut faire l'objet
privilégié d'une louange plutôt qu'une autre, si ce n'est le vent, s'il
est le mouvement même.
Si Saint-John Perse a opté pour Pindare, ou s'il s'est trouvé dans
le Pindare qu'il s'est fait, c'est qu'il a choisi de dire le dire et
en même temps tous les dires suivant la seule voie qui conduise
jusqu'aux infimes bouts du réel, disséminés et particuliers, mais il
n'y parvient que par ce détroit de l'absence, par la voie d'une
nudité et d'une nullité. C'est à ce moment, avant tous les déploie-
ments de la parole, que la louange est pure, dépouillée de toutes les
valeurs terriennes, «dé-valorisée» par le dépouillement, n'ayant
d'autre objet que sa propre visée, seule à être investie pour magni-
fier. De là tous ces «beau», ces «grand» et tous ces «haut» qui,
une fois entrés, ne quitteront plus le poème 36, qu'il se perde dans
le silence et aboutisse, qu'il se reprenne sans préambule, issu de
la même traversée du désert. C'est la carence, c'est le vide, qui font
la grandeur, font la plénitude, non par construction antithétique,
pour importants que soient les modèles de la méditation mystique,
mais parce que l'intensité est plus forte où elle est pure, dans l'abs-
traction d'un désir de désir et d'une virtualité expressive. Les rois
seront « grands » ; la parole qui les aura fait être transitoirement
s'est munie de la transition initiale, onomaturgique.
« C'est du Roi que je parle, ornement de nos veilles, honneur du

235
LA GRÈCE DE PERSONNE

sage sans honneurTI. » Le sage est privé d'honneur et l'honneur


dans le langage est transféré au roi. Projeté par l'œil éveillé d'une
lucidité de la nuit, le roi est revêtu de l'ornement, dans le sens rhé-
torique du terme. La paronomase explique : cet honneur, pas plus
que la grandeur ailleurs, n'est la valeur coutumière qu'évoquent
ces mots, mais l'embellissement d'une figure de dédoublement.
Rien d'une vraie ivresse ne se trouve chez Pindare. Saint-
John Perse le précise, il y insiste quand il cherche à se garder, et
garder son interlocuteur de toute méprise: « [ ... ] on est toujours
tenté de donner tête basse dans quelque conception moderne du
grand lyrisme individuel, à base de jubilation, d'exultation et
d'ivresse [ ... ] 38 • » Il ne considère pas la forme moderne de l'ode
« pindarique », depuis la Renaissance, ni la tradition platonisante
du délire lyrique, ni l'origine de l'enthousiasme si persien. Sou-
cieux de combattre un préjugé, et s'en servant presque comme
d'un prétexte, il souligne les contraintes d'un« art contractuel» (le
récitatif soumis au chant et à la danse). « Nulle prodigalité réelle
chez ce grand asservi 39 • » Il ne dit pas apollinien. Athènes a pesé, a
passé par là, l'intellect imposant sa loi de mesure. Que reste-t-il à
ce« dévoyé 40 »? Les thèmes, écrit Saint-John Perse, l'ennuient 41•
« L'indispensable mouvement» s'attache « au seul rythme d'une
modulation préassignée » (mais pour quelle poésie antique cela ne
serait-il pas vrai?) 42 • Un sens de la composition, de la mesure -
« un grand sens unitaire imposant la retenue du souffle 43 », dans
la limite d'une contrainte imposée au mouvement; à la place de la
justice, l'injustice de l'ivresse naturelle. On reconnaît le «fléau»
de cette balance de l'ivresse dans les poèmes. Il songeait à l'art
d' « une irrigation sonore», selon les clés musicales, donc étran-
gères, et qu'il ignorait comme nous tous, dépassant la simple « dis-
tribution verbale» 44 • Il percevait un excédent, à quoi l'excès faisait
pourtant défaut, il lui construisait une origine, et ne laissait au
poète que la force d'avoir su maîtriser la violence faite à sa nature
dionysiaque. Croyant combattre le romantisme, il l'affermit, en
lisant les poèmes pour le rythme, selon la servitude musicale ou
chorégraphique, et non selon la « loi propre » de « l'art d'écrire » 45,
qu'à travers le chant pur il tirera d'un autre Pindare que celui qu'il
a traduit, plus persien qu'il ne l'avait pensé, et qui, métamorphosé,
resurgira, dans ses propres œuvres.
236
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHNPERSE

En choisissant de comparer la vision du « retour » nietzschéen


avec l'application du thème dans Vents, sans problématiser d'em-
blée le transfert, Jong Hwa Jin 46 devait se dire qu'il allait à la
fois trouver les témoignages d'une évidente reprise, et des écarts
signifiants, la circularité cessant d'être la figure du devenir pour
être attirée par un aimant ontologique, et se référer au dessein
d'une cosmologie. Ce ne sont pas deux visions ni deux systèmes
de pensée que l'on compare. Avec le passage à l'ordre poétique, on
est dans le domaine d'une invention verbale, qui ne débouche pas
sur ce qu'elle veut- encore que la velléité d'une liberté totale reste
toujours sensible, mais elle suit néanmoins ses propres lois essen-
tiellement syncrétiques, parce que associatives, et qui conduisent
plus encore à la trouvaille linguistique qu'à une découverte, si tant
est qu'on les distingue.
Comme il approfondit, dans sa prosodie, certains aspects de
« l'éternel retour», si violemment rejeté autour de 1907 47 , ainsi
Pindare, celui des mots, n'est méconnu que pour resurgir aussi
libre ,..qu'il l'avait été.
« 0 ! j'ai lieu de louer 48 ! » Le lieu, c'est la chose, à son endroit.
« Honneur au Prince sous son nom » (de prince) et « La condition
de l'homme est obscure » 49 • Les sentences lyriques (gnomai) s'en-
chaînent.« Et quelques-uns témoignent d'excellence» (un tines de
pindarique) 50 • La nuit de tous, certains en font leur lumière 51•
« Mais notre front n'est point sans or 52• » Ce n'est pas l'or des rois,
ou alors dans la parole de la fête : « Et victorieuses encore de la
nuit sont nos montures écarlates 53• »
L'arbitraire est différemment arbitraire. Il ne l'est pas arbitraire-
ment. Saint-John Perse a estimé, avec« l'estime» qui est jugement
et reconnaissance, qu'il pouvait, en entrant ainsi dans la langue, par
le biais de ce Pindare-là, ne rien exclure pour lui de ce qu'elle avait
accueilli, de ce qui s'y était installé, et de plus solennel, de plus
rhétorique, de plus cérémonieux. Son propos était assez aérien et
léger, la parole assez fermement livrée au mouvement surgi des
espaces vides, pour qu'il pût penser que le solennel était détourné
de sa solennité, au profit d'un détournement des valeurs établies,
que les cérémonies ré instituées l'étaient sur fond de néant. Le nihi-
lisme s'installait comme le plus efficace des ressorts poétiques.
La rhétorique n'était pas brisée, mais déviée, réorientée dans la
237
LA GRÈCE DE PERSONNE

bouche des rhéteurs de tous les âges et de toutes les latitudes. Les
langues s'étaient engraissées, amplifiées de tous ces projets du
verbe et du style. Peut-être est-ce un moyen démagnifiant que
de faire de la magnificence l'usage qu'il en a fait ou qu'il s'est
astreint à faire, arraché aux profondeurs, au-delà d'un abîme
ouvert. La louange alors ne serait pas moins critique que l'invec-
tive, si l'art dédouble la langue par artifice. Une charge aussi
excessive suppose que la volonté de dépassement serait assurée, et
constamment. Elle requiert une science parfaite de l'excès, et donc
aussi des limites, si les poids et la gravité doivent être désignés
comme tels, d'abord maîtrisés avant d'être enchaînés, comme ils
le sont. Rien dans l'estime n'est dit ni repris que l'auteur n'ait
réemployé et réévalué, réestimé.
On mesure la distance qui sépare en profondeur, en dépit de
toutes les apparences, l'usage de la « louange >> du travail de
réfection entrepris par Mallarmé sur le langage poétique le plus
archaïque et le plus traditionnel. Le manque de positivité est banni ;
c'est qu'il la faut. Paul Claudel est le plus clair: « [ ... ] la grande
joie divine est la seule réalité et [ ... ] l'homme qui n'y croit pas
sincèrement ne fera jamais œuvre d'artiste pas plus que de saint ...
Là est l'explication de Stéphane Mallarmé, ou de 1'artiste pur,
s'apercevant qu'il n'a vraiment rien à dire 54. » Saint-John Perse
ne le suivait pas pour la sainteté ; il était passé avec Nietzsche aux
réalités anthropologiques, mais l'approche positive n'était pas
remise en question non plus, ni une forme d'immédiateté que
l '<<art pur» avait déjà brisée à jamais 55•
La fragmentation des mouvements reconstitutifs émerge du
songe, avec tous les élans d'une mémoration non notariée. La fraî-
cheur n'est-elle pas défraîchie par 1'extériorité, par sa qualité
si volontairement impersonnelle, historisante, illimitée dans la
recherche d'une virtualité? L'auteur, si singulier quand il affronte
l'impersonnel, dans ce cadre le plus ouvert et le plus universel qui
se conçoive, transsubstantialise la matière qui s'est faite chair, à
savoir événement de langage. Il y mêle sa prédilection, elle est un
filtre, au point qu'on a cru pouvoir y déceler un critère sélectif de
la louange, là où l'honneur, au contraire, n'est qu'une condition du
langage, une hauteur de ton ; il y mêle une expérience personnelle,
expérimente son insertion dans l'impersonnel; elle était, on le sent,
238
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHN PERSE

on le sait, d'avance vécue (comme toujours) dans les limites du


projet, non pour y entrer, mais orientée par lui. Le biographique est
écrit, avant de l'être, comme une version première, hors apparat,
l' U,fassung, plus scellée pour le lecteur, souvent plus belle, et plus
vivante sous le sceau.
L'impersonnel s'est affermi par l'expansion, et dans l'oraison
lyrique. L'oraison est moins oratoire, quand les formes de l'ampli-
fication, de l'arétalogie, sont mises en action comme telles, comme
un moyen d'emporter ce qu'elles soulèvent. Le geste est pinda-
rique : présenter le discours en acte en présentant ce dont il est
en train de s'emparer. N'empêche qu'il s'empare aussi bien des
choses que du dire. C'est la rançon de l'impersonnel « à même
l'être». Il s'empare du« désir[ ... ] au flanc des jeunes veuves, des
jeunes veuves de guerriers, comme de grandes urnes rescellées 56 ».
Dans Pluies aussi: « ce sont des filles par charretées», enchâssées
entre les « armes à brassées» et la« distribution d'aigles» 57 • Cela
suppose des conventions acceptées, de la convenance, disons : du
« style » (il y a parfois comme un écho de Montherlant, et pire,
d'un héroïsme académique). On dit tout, tel qu'on le voit. Qui est
celui qui voit? Les cavernes que scrute le songe restent plus sty-
lisées que chez d'autres, la projection des décombres est plus litté-
raire. Cela fait leur beauté saisissante, mais cela en fait aussi des
vérités globales, d'une force anonyme.
Peut-être ne pouvait-on pas écrire ainsi au moment de Stalingrad
et des camps d'extermination? L'histoire n'était pas comprise dans
les accidents et les plissements de l'épopée. L'événement est plus
violent que le vent. Le projet ne pouvait plus être intemporel qu'au
risque d'être anachronique dans ses profondeurs. Les âges resur-
gissent avec leurs catastrophes par la force d'un souffle, animant
le vent de l'histoire, mais le souffle a un âge, et ce n'est pas sans
doute l'un des âges de ce vent. Le moment historique de la concep-
tion et de l'élaboration du poème est emporté par le mouvement
d'une catastrophe autrement violente encore, qui n'y est pas scandé,
pour totalisant et fragmentaire qu'il soit. Le projet d'une totalisa-
tion poétique et ses fragmentations ont leur histoire propre ; ils ont
une couleur qui ne reste pas toujours verte. On peut s'interdire ce
regard dur: la chose est si belle. On peut ne pas se l'interdire :
l'histoire est si vraie.
239
LA GRÈCE DE PERSONNE

La poésie n'a sans doute pas l'universalité que Saint-John Perse


lui a attribuée pour différentes raisons, dans plusieurs déclarations,
toujours circonstancielles, qui la valorisent sous ce biais 58 • Elle ne
l'a pas, au sein de celle que lui-même s'est fixée pour cadre; elle la
retrouve dans les échecs et dans les problèmes, dans une interro-
gation qui touche l'entreprise de l'intérieur. Aucune affmnation sur
la poésie, aucune, de la part du poète, sur sa poésie en particulier
ne fournit une clé; elle ne peut se substituer à la lecture et à l'inter-
prétation des textes, ni justifier a priori l'un des préalables de
la création, elle ne peut qu'être confrontée avec le résultat d'une
démarche critique, restée autonome. La langue est première, elle
cherche la voie d'une plénitude. Son pouvoir s'accorde l'amplitude
la plus large, pour la largesse la plus libre. En dépit de tous les
mots qui transfèrent dans le mouvement du poème les éléments de
la langue, avec sa structure et son analyse, et tout l'univers des
lettres et de l'activité lettrée, les critiques ont eu beaucoup de peine
- une peine immense - à se départir de l'idée que le langage n'était
que l'un des domaines du réel, peut-être privilégié, une chose
« parmi d'autres choses 59 ». Il ne fallait ni que l'art fût pour l'art ni
que le réel fût dépossédé de son statut d'objet désignable, de deno-
tatum, ni la langue de sa fonction ordinaire de désigner.
Les analyses très minoritaires de l 'œuvre qui justifient leurs
préalables sont presque exclusivement d'ordre linguistique. Elles
opèrent avec une précision indéniablement plus grande que la
critique ordinaire, éclectique, dans le meilleur des cas, mais cette
méthode, fonctionnelle ou autre, risque à nouveau, sur ce terrain
plus sûr de la langue, de substituer l'application d'une position
théorique préétablie à l'interprétation d'une œuvre que n'a pas
forgée le langage poétique seulement, mais une relation au langage,
qui s 'explicite dans l 'œuvre. Le dépassement très médité chez
Saint-John Perse de certaines positions du symbolisme, dès avant
ses premières publications, anticipe en partie les recherches sur
l'analyse telles qu'elles ont été conduites quelques années plus tard
par Roman Jakobson et d'autres; mais ces principes, pour avoir
leur validité herméneutique, doivent être ajustés au stade qui a été
recherché et atteint quand le but est d'évaluer l'usage autonome
de la matière verbale, et les règles de cette autonomie.
Lorsque Saint-John Perse précise que toute « poétique [il ne dit
240
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE: SAINT-JOHN PERSE

pas : poésie] est une ontologie 60 », c'est un transfert qu'il dit, dans
l'ordre du langage. Il établit une relation entre la chose verbale et
une origine : ce qui la porte, ce dont elle se détache, vers quoi elle
tend. Toutes ces relations sont internes. L'autonomie de l'interre-
lation a été souvent affirmée par le poète : « car, si la poésie n'est
pas, comme on l'a dit, "le réel absolu", elle en est bien la plus
proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite
extrême de complicité où le réel dans le poème semble s'informer
lui-même 61 ». La nature de la présence n'est pas facile à cerner;
elle a été rapprochée de l'être-là, une coprésence heideggerienne ;
en même temps Saint-John Perse ne s'éloigne pas franchement des
lois d'un repliement interne et elliptique, inhérent à une forme
d'indépendance verbale - un entre-les-deux. Dans le « Discours
de Stockholm», il vise « une limite extrême de complicité»; il y
emploie la même formule pour ce point « où le réel semble s'in-
former lui-même» 62 • Production du langage? Expérience et inter-
prétation du réel ?
Le monde du songe peut être décomposé, les mécanismes
psychiques rendus à la complexité des icônes, des marais, ou de
la blancheur; la langue se déleste d'une analyse qui l'entraîne et
l'asservit. Tant qu'on la libère seulement, elle joue le jeu, le sien.
Son système n'a pas été brisé, comme il l'est, il faut le dire, chez
Mallarmé, et l'aura été après, et ailleurs, et le plus radicalement
chez Paul Celan.
Les mille et mille brisures sont presque indécelables, elles sont
souvent méconnues ; tous ces affranchissements se font dans
l'ordre, dans un désordre de l'ordre, dans la fragmentation du deve-
nir. La langue se divise et se reflète dans ces miroitements, elle n'est
pas brisée.

Une proto-Grèce

Les références grecques sont, de loin, les plus nombreuses, le


signe d'une orientation culturelle moderniste et archaïsante, plus
encore la désignation d'une entreprise extraterritoriale, à travers
241
LA GRÈCE DE PERSONNE

des figures modèles, garantes d'une équipée hors lieu ou sans lieu,
d'une pré-Athènes.
La biographie note pour la première année de f acuité ( 1904-
1905) : « Il poursuit son étude du grec pour une meilleure lecture
,,,
d 'Empédocle, et pour une traduction (demeurée inédite) des Epini-
cies de Pindare 63 • » Que représentent les philosophes présocrâ-
tiques, Héraclite, Empédocle, dans son œuvre? Ce sont peut-être
les seules vraies références hors citation, se citant elles-mêmes, de
l'intérieur du discours poétique, comme si la coupure introduite par
Nietzsche avec Socrate avait situé ces auteurs non du côté d'une
origine, mais dans une couche du langage plus constitutive et plus
productive que les autres.
Empédocle, par la trace qu'il laisse, est une figure - le prototype
peut-être - de l'homme qui s'en va, qui continue sa route, quittant
même toute trace. « Avec ceux-là qui, s'en allant, laissent aux
sables leurs sandales 64 • » Un chiffre du devenir, la trace d'un
mouvement élémentaire qui, dans tous les poèmes, se casse, se
morcelle, puis se ressaisit, s'échange toujours contre toutes les
productions des langues. Ce sont les règnes de l'histoire naturelle,
la variation innombrable des noms d'insectes et d'oiseaux, couchés
dans la constance d'un rythme, la seule permanence qui les emporte
et les traverse. Saint-John Perse, dans la nomenclature, ajoute l'eth-
nique, une fragmentation de l'histoire - toutes les existences de
l'éphémère qui, face à la vie qui dure, n'ont pas de durée.
La position intermédiaire, représentative, que les mêmes forces
élémentaires occupent dans le système d 'Empédocle, disloquées
et assemblées, dans l'état présent du monde, entre l'origine et
une menace, sur la voie de la reconstitution de la sphère originelle,
les prédestine à fournir au poème vents, pluie, mer : un englobant,
la transposition d'une matière symbolique qui ne se distingue pas
du mouvement qui l'anime. Sous l'aspect de cette pulsation d'un
retour, les parcelles de la Sphère où culmine l'Amour, triomphant
du devenir, peuvent être réduites à la seule plénitude de l'instant.
Peut-être est-ce là le point essentiel de l'échange qui s'opère que
cette distinction d'une langue plus élémentaire dans la langue,
d'une symbolisation primaire. L'évocation d'un englobant, vita-
lisant et revitalisant en français toutes les concrétions verbales du
globe, concerne ce mouvement dans les mouvements.
242
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE : SAINT-JOHNPERSE

Les annales sont annulées; la mémoire est mort-née, recouvrant


les chances d'une mémorisation, elle ne revit que dans le moment
où le mot est redécouvert sous la forme où il se redit, extrait
des sédimentations d'un savoir qui s'anime par parcelles isolées,
parcelles d'une virtualité. Une maîtrise de la fragmentation trace
l'histoire fragmentée d'une histoire qui n'a jamais été - ni jamais
été totale.
La Sibylle, dans Héraclite, « à la bouche égarée », est délirante 65•
Dans l'« Invocation» d'Amers, 3, « La Mer en nous portée, [ ... ]
La mer elle-même tout écume, comme Sibylle en fleur sur sa
chaise de fer 66 ••• » figure l'extase, érotique à force de délire,
verbale à force d'amour. C'est l'exploration des fonds d'où monte
le rythme incontrôlé, à côté de l'ineffable, issu de lui, l' « autre
mer» (autre parce qu'elle est autre - l'autre, comme la rive est
« autre ») 67 , la femme-eau,« chantante et balbutiante[ , ... ], Sibylle
[la femme] ouverte sur son roc comme la fille d'Erythrée 68 ».
La sœur n'est pas loin des« mille et mille chambres de l'écume où
se consume le délit 69 » (délié), son assistance est implorée avec
celle
, d'Héraclite:« Sois avec nous, rire de Cumes et dernier cri de
! 'Ephésien 70 !... » et ce n'est pas une figure biblique 71• Si l'une est
du côté de l'exubérance, du rire, le nom de l'autre, à l'autre bout
des eaux, ne dit pas les mêmes éclatements. Le cri est antithétique ;
il est concentré, il jaillit vertical. Les membres qui se succèdent,
parallèles, se complètent, ils se réunissent, portés par la même
emphase. Le grouillement des voyelles, dans les ténèbres, se perd
dans la nuit; il s'aligne dans la tension d'une fulguration.
« Ils m'ont appelé l 'Obscur, et mon propos était de mer»; « Ils
m'ont appelé l' Obscur et j'habitais l'éclat » 72 • Héraclite, l' Obscur,
ho Skoteinos. Son obscurité transcende la nuit et le feu, son nom
figure la transsubstantiation de la mer en scintillement astral. C'est
pour Saint-John Perse la lumière des mots, le brillant du chant.
Les balbutiantes sont nombreuses, tout un peuple : « sifflant mon
peuple de Sibylles, sifflant mon peuple d'incrédules, je flatte encore
en songe [ ... ] », dans le « Poème à l'étrangère 73 » : l'onirique et
la négation. « Comme un nid de Sibylles, l'abîme enfante ses
merveilles: lucioles 74 ! » L'obscurité est mise en branle pour dire
les contraires, la tension héraclitéenne entre l'humide et le sec,
entre le plus humide et le plus sec, des instants de lumière qui
243
'
LA GRECE DE PERSONNE

volent - les mots qui sortent de la nuit. L'obscurité du texte, c'est


l'obscurité dans l'âme, rendue à la lumière : obscure, éclatante.
Héraclite - pas lui, mais la figure qu'il est devenu dans l'histoire
de la pensée, l'incarnation de l'antithèse, le maître du flux, du
panta rhei, des instants du fleuve nietzschéen qui emporte toutes
les fictions de continuité, le maître de vérité, maître des périls, qui
connaît le lieu des contraires à l'intersection des sommeils de
l'éveil et de la veille du sommeil. Héraclite est là pour la théorie du
flux qui lui a été prêtée (voir le Cratyle de Platon); le nom a servi
de sigle aux mouvements de la matière que Platon distinguait
de l'idée. Il « signifie » le mouvement qui anime les vents, anime la
poésie qui y trouve sa « philosophie » propre. Les présocratiques,
dans une lettre à Roger Caillois, figurent sous cette enseigne du
flux, de« la Pensée antique», qui n'a rien de heideggerien 75• On le
représentait ainsi à la fin du x1xesiècle, de façon très formalisée,
comme si l'origine était enfouie dans cette figure verticale, un
contre-jaillissement qui arrête l'écoulement à l'un des pôles des
feux célestes et, sur terre, des surfaces blanches et brûlées, et dont
la concentration relance le mouvement, traversant le vent et les
eaux, leurs avancées et leurs reculs.

L'étrange oubli de la situation de l 'œuvre à l'horizon des


réflexions esthétiques qui la concernent fait une des faiblesses de la
critique, essayiste ou universitaire, c'est l'un des obstacles majeurs
empêchant la constitution d'une science de l'objet littéraire. Dans
le cas de Saint-John Perse, la chose est d'autant plus triste que les
options qui ont présidé à l'élaboration du langage poétique déri-
vent de positions théoriques qu'il n'a pas lui-même formulées en
marge de son œuvre; elles sont fondamentales. Inhérentes à la
matière du texte, elle l'ont imprégné. En fin de compte, elles s'ex-
priment clairement dans la texture.
Un projet littéraire ne peut être compris et analysé correctement
qu'à partir des principes esthétiques et linguistiques que lui-même
il se fixe et qu'il découvre; ce sont ces découvertes que l'on redé-
couvre et qui rendent l'écriture déchiffrable. L'interprétation, pour
être à la hauteur d'une recréation que le poète si justement lui
244
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ORIGINE : SAINT-JOHN PERSE

assigne comme but, à l'image de la« récréation» qu'est toute créa-


tion poétique 76 , est nécessairement conduite à son terme. L'explici-
tation du sens permet de préciser les conditions esthétiques de sa
production. Elle progresse, quand elle progresse, jusqu'à ce centre
où l'œuvre signale ses références (majeures et mineures) et montre
ce dont elle se démarque et ce qu'elle accueille, tout ce qu'elle a
compris pour s'en démarquer.
André Frénaud : l'ordre méditatif

Contextes

La lecture thématique pose problème. Si les thèmes concernent


une topique très générale, comme le rêve ou la nuit, l'exploration
des régions infernales ou du temps, et la temporalité, l'intérêt
des rapprochements est faible. L'alignement d'extraits trop frag-
mentaires, supposés s'éclairer mutuellement, permet au mieux de
cerner certaines constantes ou des prépondérances, et de délimiter
les contours d'un« univers poétique», condamné à rester vague et
indifférencié. Que commente-t-on? On ne saisit pas grand-chose,
quand on élimine le contexte. On passe à côté des infléchissements
qu'imprime le mouvement global d'une structure ouverte et fer-
mée, et de ceux que règle, dans ce cadre, une visée particulière. Ou
bien les thèmes sont, en profondeur, les lignes de force d'une struc-
ture de l'inconscient, que l'on pense dégager des récurrences. Mais
l'ambition ne se heurte-t-elle pas alors, dans le cas de Frénaud, à
une investigation comme antérieure, déjà faite, conduite par le
poète, avant les mots et avec les mots ? La relation entre l'analyse
et l'expérimentation psychiques, leur retraduction ensuite en une
thématique littéraire, ne sont pas sans poser de nouveaux pro-
blèmes. Ils ne se laissent pas simplement repérer. Il faudrait étu-
dier, dans l'alternance des registres, ce que le travail de la langue
fait émerger, et ce que les émergences psychiques captent à leur
tour dans la langue, puis comment les conventions poétiques, aptes
à les fixer, sont actualisées. La différence s'évanouit, et se main-
tient aussi. Le serpent surgit des profondeurs, il a cette référence
chthonienne, qui se concentre et s 'approfondit dans le mot; mais la
figure garde son autonomie, elle revêt son sens grâce à l'emploi qui
246
, , ,
ANDRE FRENAUD: L'ORDREMEDITATIF

en est fait, d'un texte à l'autre, dans leur différence ; le signe est
rappelé, il oriente, fixe un foyer dans une constellation complexe,
et pourtant il est réinventé chaque fois, et reste indéterminé.
Les poèmes se développent à partir d'une organisation première,
peut-être plus réflexive que déjà proprement poétique, n'étant pas
elle-même d'ordre linguistique, fournissant le cadre d'une expan-
sion où les unités, dans leur diversité rythmique, trouvent leur place;
le principe organisationnel, l'ordo, fournirait ainsi l'ordonnance,
qui resterait maîtresse des nouveaux départs, comme si les impul-
sions particulières, narratives ou évocatrices ou méditatives, lui
obéissaient, ou comme si d'avance il avait tenu compte de leur désir
de s'affmner, ayant suscité l'élan qu'il a connu et pressenti. C'est la
trame réflexive qui traverse les textes, leur visée intellectuelle, sou-
vent philosophique, se soumettant la matière qu'elle anime, l'ani-
mant au point d'entrer en dialogue avec elle, avec sa propre pro-
duction, de l'interroger, de couper son dynamisme, de dicter les
temps de l'épanouissement et de l'arrêt. Il lui arrive de se confondre
avec elle, quand elle s'abandonne librement, ou au contraire de s 'au-
tonomiser dans les passages plus prosaïques, de tirer la diction à
elle, d'imposer son point de vue propre, en introduisant dans le
texte, à dessein ou non, la réflexion, ses caprices et ses servitudes,
des phrases d'une teneur différente, comme décantée, issues du plan
plus que de son exécution.
La tension, s'affirmant entre ces deux pôles, l'abandon et la
résistance, ne brise pas, elle divise et découpe, entrecoupe. Ce qui
fait la beauté des compositions est dans ce contraste, faisant voir
les lignes d'une épure intellectuelle, interrompues, jamais effacées,
et les points où la vision se concentre dans la densité des concré-
tions particulières. Dans cette dualité, l'art de Frénaud se saisit et
se définit le plus justement. Ce ne sont pas deux mouvements, bien
qu'ils soient contraires, mais une résistance, qui serait première
et toujours surmontée, se réaffirmant donc. Un élan de la pensée
enchâsse les mots, les entraîne et, en même temps, reste au-dehors,
ne les habite pas, retenant ce qui lui échappe et qui lui appartient.
Les prosaïsmes masquent une chute, mais elle est intégrée dans
la composition, dans l'entrelacs des insistances et des ruptures. Le
tissu esthétique vit des contrastes, de ces différences de tonalité,
brisures d'un envol, autres voix et voix coupées, coupures de voix.
247
LA GRÈCE DE PERSONNE

Distance

Les conventions poétiques, et tous les autres langages, enrichis,


sont redéfinis comme des possibilités de l'expression et, du même
coup, quand ils ne sont pas transformés, tenus à distance par le
recours à une expérience intérieure et intellectuelle, que beaucoup
de textes situent dans la sphère de l'investigation psychique, et
celle-ci est conduite jusqu'aux dépôts qu'atteint une exploration
immédiate des profondeurs. C'est toujours I 'œil qui se regarde
faire, et se regarde dire. La vérité du manquement comble l'aspi-
ration(«[ ... ] par manquement de ce à quoi j'aspire», l'une des
citations dans Haeres), et l'institue dans ses droits démiurgiques
et brisés. Cet écart restera extérieur à la langue, bien qu'il lui
imprime son rythme. Il en règle l'usage avant usage, hors usage,
empêche l'abandon où il révèle sa puissance de s'établir ., en
maître, ligote l'élan, pour qu'il ne franchisse pas ses limites. Elan
« intimidé », dira Frénaud 1• Je vois là, en lecteur que je suis, une
forme de lisibilité, et donc une forme d'art dans le dialogue avec
l'art, qui maintient une écriture en vie, la rend possible, ce qui ne
se peut jamais sans qu'elle-même montre comment elle surmonte
son propre sentiment d'être devenue impossible en raison de l 'his-
toire, moins à cause de l'évolution qui emporte les langues et leurs
objets que des événements qui frappent les peuples et les indivi-
dus. Le poète Frénaud, dans sa poésie, y a été attentif, et plus que
d'autres.
Frénaud pousse le texte poétique vers la philosophie, et plus
généralement vers des types codifiés de la réflexion. C'est une
direction qu'elle se fixe, parfois un prolongement, extrapolant
une réflexion intimement liée aux énoncés descriptifs. On fait une
lecture réductrice des poèmes où ces termes et ces formules ont
pris place, quand on s'en sert comme d'une clé pouvant guider
l'interprétation d'un ensemble. Les textes ne s'y résument pas. Le
« temps » ou l '« être » sont des éléments de langage ; pour chargés
qu'ils soient, ils ont été intégrés, c'est-à-dire restitués, avec leur
valeur ancienne et l'emploi nouveau, comme d'autres reprises de la
tradition plus proprement poétique. On ferait bien de les considérer
parfois comme les signes d'une incursion dans un autre domaine,
248
ANDRÉ FRÉNAUD: L'ORDREMÉDITATIF

comme le dépassement virtuel d'un langage convenu. L'extrapo-


lation d'une réflexion inhérente au travail sur la langue signale une
brisure. On s'impose ainsi de leur laisser le statut de corps étran-
gers, pour se garder sans doute des assimilations naïves, mais aussi
pour ne pas entamer le mouvement propre qu'ils auraient au sein
d'une texture, qui ne se laisse pas toujours entraîner. La poésie, par
cette tentative d'intégration, se met par avance à l'abri d'une inter-
prétation philosophique abusive.

Le noyau de la dispersion
(«Le miroir de l'homme par les bêtes 2 »)

La figuration dans les mots

Tous les œufs se fendaient pour qu'en sorte


un museau qui se dandinait en avançant, qui mordait
pour que la bouche s'enflât pour que la bête
y pût goûter et prendre part et désirer,
cependant qu'à son arrière se déployait
le grand crustacé jaune
qui tranchait,faisait couler, savait-il quoi 3 ?

Ut pictura: la création verbale rejoint la chose peinte, elle lares-


titue ; la refaisant avec d'autres moyens, elle en fait une autre. Les
formes resurgissent, se recomposent, peintes dans le langage. Elles
ne cessent pas d'adhérer aux visions des tableaux, mais elles tirent
de l'assemblage verbal l'ouverture et la liberté de leur significa-
tion, si bien qu'on voit une structure sémantique nouvelle détour-
ner les puissantes impulsions de sens, issues de l'image.
Les figures de Bosch et de Brueghel, l'imaginaire et son foison-
nement sont si pleinement présents dans « Le miroir de l'homme
par les bêtes » que l'on a pu être tenté d'identifier les tableaux et
de confronter les épisodes. On pourrait dire que tous y sont, ou
qu'aucun n'y est. Le titre à lui seul, qui désigne les strates d'une
introspection, avec la place qu'y occupe la référence poétique
249
'
LA GRECE DE PERSONNE

du bestiaire, permet de saisir la nature de la transposition, et de


mesurer l'autonomie d'une création verbale, qui n'est ni descrip-
tive ni mimétique. L'hommage est à prendre à la lettre. Le don est
dans une convergence: les moyens qu'un art s'est donnés, au cours
de son élaboration propre, ont le pouvoir de réorganiser, d'infléchir
leurs virtualités pour les adapter à l'extravagance de cette forme
picturale si spécifique, de lui rendre hommage, du point où l'on est,
d'une proximité distante (dans la différence), de la traverser donc,
non pour lui arracher un sens - il ne sera pas ce que l'on a cherché
ou entrevu sous la figuration -, mais pour laisser s'en constituer un
dans le poème avec les mêmes figures, maintenant issues de l 'uni-
vers du poète. Ce sera une descente aux enfers, et il se célébrera
des mystères selon le rite d'une folie Frénaud, entre origine et
cassures. Ce n'est pas lu, ni déchiffré, ou alors c'est relu avec
d'autres clés, et reconstruit.
L'énigme est dans la vision qui s'assemble, partielle et pleine,
attire et s'offre, appelle le déchiffrement. Le lecteur est entraîné
dans la lecture que fait le poème des séquences qu'il suscite. Il
s'obscurcit et s 'élucide, s 'énigmatise jusque dans l'objet et le geste
qui se muent en signes, puis s'explicite par l'intervention d'une
seconde voix. Le questionnement, si fondamental dans la tension
qu'il installe entre l'arrêt et la relance, a cette vertu de commenter
l'objet surgi ou le moment atteint, d'un endroit qui lui serait
comme extérieur. Des phrases entières appartiennent à la voix d'un
chroniqueur, situant le moment narratif, et le faisant comprendre.
Elle précise : « Seule une parcelle dans la sphère serait intacte »
(str. 2), expliquant une autre phrase plus enchâssée dans le récit,
qui la relaie: « Un seul mince oiseau immobile chatoyait» (7). La
« vierge mère » délègue une part de l'origine intacte aux antago-
nismes ravageurs. «Mince», en arrière, rattache l'oiseau au pas-
sage du gué, aux rencontres de la «vierge» (6). Le mouvement
implicite de l'élucidation l'emporte quand les personae dramatis
sont identifiées à la fin du drame sans dénouement. La descente
dans l'enfer du désordre et de la négation était une introspection, la
reconnaissance en terrain psychique des stratifications au sein des
turbulences vitales.
Les cortèges ont un inventeur : l'abîme ; ils sont infernaux et
diurnes ; en même temps, ils ont leur lieu, au-dedans ; ils ont leur
250
, , ,
ANDRE FRENAUD: L'ORDRE MEDITATIF

temps, qui est la vie d'un chacun, de son «moi». Le drame s'ex-
plicite. Le maître tout-puissant du jeu, l'adversaire partout présent,
le présentateur attitré du miroir, le produit des imaginations sécu-
laires, est en nous ( 17).

Et tout d'un coup je l'avais reconnu,


depuis toujours là si modeste,
par l'ample robe rouge cachant le pied fourchu :
Moi encore, le fomentateur des odeurs fétides!

En fait, le mouvement va en sens inverse. Le monde des bêtes en


nous a façonné la multitude des figures adverses. Adverses de
quoi? Le combat est inégal. L'adversaire de l'adverse est impuis-
sant; il ne trouve pas d'armes en« nous», vivant de ces adversités
et de ces atrocités qui font notre plaisir. Le jeu des pronoms se
complique. Le « moi » est reconnu : acolyte des bêtes. Le « tu »
qui les pourchasse parle d'un dehors illusoire, complice peut-être,
l'autre d'une extériorité factice. Que fait le « nous » de tradition
communautaire, surgissant dans l'interrogation (7, 8), réapparais-
sant au terme (18)? N'est-ce pas l'affaire d'un« moi», toujours?
L'illusion cathartique est reléguée. Reste la communion, plus
vraie, dans le partage d'une expérience non plus masquée, mais
découverte, abandonnée, délirante.
Qu'est-ce qui en fait un mal, plus souverain qu 'antagoniste? On
peut distinguer le moment d'une intrusion originelle; la suprématie
d'un non-être, une déchirure, et un déchirement, témoignant
d'une permanence, à l'autre pôle, mais le dualisme se résorbe si ce
vestige et cette rémanence brillent au fond de l'abandon, en un
point de concentration qui orienterait le désordre - un point repéré,
reconverti au centre de la folie, où le devenir recouvre son ambi-
guïté. Une loi de l'ambivalence voudrait qu'en se répandant il se
retourne contre son expansion.
Le vestige (une entité minimale peut-être) s'était caché dans
les tourbillons, il y scintille, justifiant la parodie, la joie des camou-
flages, la jubilation empruntée, le détournement des dies irae, les
trompettes du blasphème. Une compensation, une finalité du mal,
quand même? L'existence d'un contrepoint sans doute, d'un en-
deçà promu en au-delà, jamais abordé, inabordable, même pas
251
LA GRÈCE DE PERSONNE

distinct si l'autre est le noyau d'une révolte libertaire, non moins


fortement ancrée dans la réflexion poétique. La conclusion ( 19)
penche du côté de ce débordement. « Et comment saurais-je [ ... ] »
n'est suivi d'aucun point d'interrogation. Le scintillement pourrait
être submergé et recouvert, emporté ; l'origine, devenue indicible,
moins éprouvée que posée, mise au centre, dans l'artifice d'une
abstraction lumineuse. L'expérience analytique d'une rupture
conduit à la reconstitution d'un foyer primordial. L'intégrité
de l 'œuf non brisé réapparaît à la fin, en contrepoint du départ de
l'investigation, comme la visée, maintenant précaire, de la dernière
étape. La « vierge » invoquée se défmit dans l'antiphrase comme une
contre-figure. Ne pourrait-on pas la dire nécessaire et construite?
L'épithète définitionnelle de« mère/ qui échappa» réécrit la néga-
tion dont elle est issue ( « ô vierge mère/ qui échappa » ; le verbe de
la relative est à la troisième personne). La descente aura conduit
jusqu'à la rencontre de l'archétype isolé. La mère est coupée en
deux, dans le mouvement dialectique d'une dématemisation.
Comme dans les stations qui, de départ en départ, articulent la
quête des « Rois mages» et de la «Plainte», puis d'un grand
poème comme« L'étape dans la clairière», les unités s'enchaînent
et se regroupent en de larges mouvements qui s'arrêtent sans abou-
tir, pour repartir, avec cette différence que la manière et le rythme
épousent ici la suite des clôtures anecdotiques, tous les espaces
d'une narration picturale, cumulative et parodique.

L'initiation par la pierre


( « Le chemin des devins 4 >>)

Feuilletage de géantes pierres pour qu'en sorte


au soir un papillon, serait-ce le secret?

Une dramatisation particulière des thèmes de l'absence et de la


présence anime la rencontre des hauts lieux de l'histoire, livrés à
l'écroulement. Le regard visionnaire, dans« Le chemin des devins»,
traverse les rues et les ruines de Gordes, interrogeant le non-être sous
252
ANDRÉ FRÉNAUD: L'ORDRE MÉDITATIF

toutes ses formes, devant la majesté d'un paysage construit. Il le


scrute, à la recherche d'un« secret» - sinon d'une« vérité», du moins
d'une « réponse » introuvable, pouvant apporter le dépassement, ou
plutôt, pour le dire plus justement, produire des déplacements
en série dans le jeu de qui perd gagne, pour que l'on aille plus loin
en s'éloignant toujours plus, que le poème puisse se faire contre
lui-même, et dire sa contradiction. C'est de ce jalonnement, de ces
coupures, de cette progression que le texte tient son allure initiatique.
La thématique s'inscrit plus qu'une autre dans une tradition
romantique. Frénaud la ressuscite avec force pour la creuser du
dedans, avec la disparition d'une énigme factice. Les accents sont
marqués à dessein, hugoliens ou lamartiniens : « Toi [ ... ]/ [ ... ] que
viens-tu chercher ici,/ rêveur chétif, avec ta nostalgie? [ ... ] » (8).
L'évocation se déplace, de l'objet à sa perception, au sujet lyrique
interpellé, se dédoublant. Le poème se parle, se déploie dans le
dialogue. Le poète vit aussi de cette nostalgie ; elle est l'une des
sources de son langage; mais un autre en lui l'exhorte et l'arrache,
l'entraîne et l'admoneste - ce sont d'autres accents, hérités de la
diatribe et de l'examen de conscience : « que fais-tu là? ».
On suit les rues, qui tournent, recréant la spirale des figures
du serpent familier (il se fait reconnaître ici dans la pierre toute-
présente, dans les murettes qui séparent les champs, chthonien et
dominant, maître surgi des abîmes : « [ ... ] se lovant avec la mon-
tagne, [il] parcourt tout le pays alentour »[4]). On suit en montant
la trace de l'ombre au creux de la lumière, en se laissant conduire
par elle jusqu'à une présence enfouie, la vie recouverte de la ville
morte. C'est d'abord l'expérience de la distance dans la différence
brute des temps (5) que l'imagination a le pouvoir d'abolir- pou-
voir des mots: la parousie d'une volupté passée: « Puissante oisi-
veté ouverte [ ... ]»,de la lenteur dressée contre l'énergie - ces
mots de Frénaud. Le plaisir se double d'une privation majeure, de
la coupure irrémédiable (6). Le dépassement accordé par la pré-
sence, au fond de la nostalgie, plus illusoire encore que précaire,
trahit la soif d'une protection, à l'écart, le plaisir de se perdre dans
les labyrinthes immémoriaux de l'âme : une proximité de l'abîme,
niée par la force des transformations qui, avec les chocs, détruit
leur temps, et sans doute, au profit d'une nouvelle forme de tempo-
ralité perdue : « Temps passé, ravagé ! » (7).
253
LA GRÈCE DE PERSONNE

Le secret n'aura ainsi plus de lieu, ni singulier ni rêvé, « nulle


existence où être recherché ou ressuscité » ; l'énigme, que l'on pres-
sentait dans la perte, a été emportée dans un mouvement plus large,
plus mythique, plus englobant, compensant et reconstituant toutes
les disparitions. Le dépassement maintenant tente d'intégrer la
destruction dans la présence d'une synthèse gigantesque, alliant
la nature élémentaire et la nature domestiquée dans le travail
fractionné de l'homme (9). Une pulsion globale traverse l'histoire;
les effets de sa violence se reconnaissent dans les débris qu'elle
abandonne. Cette reconstitution d'un paysage, où les ruines témoi-
gnent du passage d'un courant universel, se présente en fait comme
la création visionnaire d'un regard intérieur : « Langage étrange de
ce pays dans le vent[ ... ] [de l'histoire]» - la voie empruntée pour-
rait rappeler le rythme des mouvements cosmiques de Saint-John
Perse, si elle n'était pas coupée autrement, par une explicitation
d'abord, qui transfère et localise aussitôt, et donc arrête et maîtrise
le mouvement lancé: « voix au fond de toi réveillées [ ... ] », puis
par une précision d'analyse, psychique plus encore que psycho-
logique. La distinction est volontairement prosaïque, elle dénote
l'insistance : « celles de la fierté et du délire ». La netteté et la
nudité ne manquent pas l'emphase (10).
Le paysage est reconstitué, identifié comme tel, issu d'un
« songe » ; il est l'élaboration d'une vision intérieure, du côté
de la fierté : grandeur de l'homme, maître de son histoire et de
ses ruines ; mais, vision pour vision, il en est une autre, plus noire
(11). Le dépassement sera peut-être le plus vrai dans la projection
« du délire», au plus près de la catastrophe et de l'abîme mis à
nu à travers les décombres. L'eau à présent qui croupit, « c'est
pour qu'y boive/ la bête monstrueuse qui naît sous les ruines »
(12). Cette vision-là ne pourra avoir d'autre contenu que l'immé-
diateté d'une expérience: la mort irrécusable, une vue juste des
choses, communiquée par l'inspiration mortuaire des profondeurs.
C'est le règne chthonien, là«[ ... ] où les serpents s'en vont sans
peur» dans « Le miroir» (10). Elle fait de Gordes, transfigurant
ce lieu de pierres, une ville de la mort ; elle a été perçue comme
telle dès les premiers pas, avant que l'on ne découvrît le vide
des maisons abandonnées, comme le lieu d'une descente aux
enfers à même la vie et le soleil : « Le temps est rayé de soleil
254
ANDRÉ FRÉNAUD: L'ORDRE MÉDITATIF

et d'ombre» (4) dans la verticale de l'instant, plongeant sa racine


dans l'abîme.
Plus loin (« L'issue est-elle au loin [ ... ] ? » [4 ]) - beaucoup plus
loin -, l'ombre affirme son empire : « la ténèbre du soleil agit dans
l'âme» (11). Le vent, non plus de l'histoire, mais de la folie, fera le
reste. La fièvre ne laisse de place, du côté de l'ombre, à aucune
option. La projection s'est inversée, les objets décrépits agissent
au-dedans d'eux-mêmes, les débris ouvrent la voie à la perception
du monstre. C'est là le sens d'une certitude aussi éclatante: « La
folie attaque à l'intérieur, oui» (11). La syntaxe latine, et mallar-
méenne - virtuosité de style -, embrasse ici la participiale et le
complément de moyen, ponctue l'antithèse, elle répond par un effet
de gravité à l'emphase du « oui » : « Du combat oublié [la vision
héraclitisante d'une lutte cosmique animant l'histoire, "l'accord
guerroyant" ... ] s'anime un sortilège/ avivé[ ... ]» (12). Une vérité
s'est substituée, autrement immédiate. Il n'y aura plus d'autre
dépassement, après cette intuition ultime et subie, plus qu'un retour
dans ce monde, faisant suite à l'épreuve d'une rupture. Les choses
perdues sont redécouvertes, reconsidérées pour ce qu'elles sont ou
ce qu'elles deviennent en réapparaissant plus justement sur ce fond
de noirceur abyssale.
N'est-ce pas la fin - et plus rien d'autre après? Mais n'est-ce
pas le rien qui fait voir? Le catastrophisme est moins doctrinal que
thématique, lié à l'endurance morale, à la force d'âme du sage
antique, affrontant le destin, contemplant sans défaillance les
décombres d'un monde (14). L'apaisement suppose ce courage, il
a cet aspect stoïcien. La force permet d'entendre la voix qui s'élève
encore, elle fait écho aux délices du jardin enfoui « sous les om-
brages [ ... ] » (6), présentant, à ce terme, perçus par l'épreuve, sur
fond de nuit, les contours d'un moulin, d'une église, ces témoins
des labeurs et de l'attente avec lesquels les hommes ont vécu au
cours des siècles où ont été ramassées toutes ces pierres (16). Un
échange, une vision encore, une dernière, plus idyllique, sans illu-
sion, se substituant aux extases. Les emblèmes de la paix émergent
à la place de la magie d'une montagne mythique, du gouffre qui
s'ouvre sous elle : « s'efface l'enchantement [le mot se lit à la
lettre] pour une autre merveille».

255
LA GRÈCE DE PERSONNE

La parole surgie de la nuit


Si mince l'anfractuosité d'où sortait la voix,
si exténuant l'édifice entrevu,
si brûlants sont les monstres, terrible l'harmonie,
Si lointain le parcours, si aiguë la blessure
et si gardée la nuit.
« Les paroles du poème 5 » portent sur la poésie. Le poème
oppose, dans deux séries d'accumulations drues, les termes
polaires d'une généalogie des mots, le monde de la nuit et un jour
qui lui répond, une origine de la « voix » issue du fond des ténèbres
et la chance d'une lumière, qui pourrait lui répondre. « Il fau-
drait [ ... ] » (au début de 2) s'applique à la contrepartie dans la
balance inégale - inégale quand on songe à la nuit sur laquelle les
virtualités de réussite ont été gagnées. La rétention des paroles
« sorties du ventre, retenues, sorties» dit la reprise d'un combat
quasi cosmique, qui est au principe des genèses verbales, au centre
maintenant, dans la deuxième série, des formes organisées et de
la réussite. Le mouvement syncopé traduit parfaitement, il me
semble, le rythme de cette poésie où le fond nocturne se réaffirme
et se reproduit au sein des productions qui lui sont arrachées :
sorties, mais retenues, sorties quand même.
La nuit resurgit donc. L'obstacle n'est pas surmonté, il est suivi
d'une percée, qui tire son éclat de cette proximité du contraire
et même de l'oxymore d'une coprésence. Agrandie, elle produit
l'alternance des mouvements épiques, l'arrêt qui succède fatale-
ment au départ; l'un est issu de l'autre; ils s'entremêlent quand
l'envol est rejoint, l'emphase entamée. La balance penche du côté
du gouffre, elle penchait déjà de ce côté pour laisser aux paroles
un lieu où se former. L'abîme est premier, il est aussi second, il
pèse plus lourd. Les deux termes sont marqués avant d'accueillir
les expressions qui les désignent. Ils pourraient l'être autrement
encore. L'énumération s'ouvre, dans l'une des séries comme dans
l'autre, s'ouvre multiplement, peut-être infiniment, cernant la posi-
tion que les mots tentent de dire : ce avec quoi, qui est ce contre
quoi on écrit, puis tout ce qui pourrait lui faire contrepoids et, pour
le faire, doit lui correspondre.
256
ANDRÉ FRÉNAUD: L'ORDRE MÉDITATIF

Il y a, chez Frénaud, un système de figures idiomatiques, au sein


d'une langue ouverte sur toutes les langues, un réseau de réfé-
rences internes et emblématiques où les bêtes - l'âne et la vache, le
serpent et le corbeau, et le rat toujours, les chevaux - tiennent lieu
de signaux, dans la continuité du travail. D'où leur passage au sta-
tut de valeurs abstraites, plus familières que la réalité concrète que
désignent les mots ; ils balisent la parole, et l'accompagnent, créent
les jalons nocturnes de la composition continue, en pays propre.
La réflexion poétique peut osciller entre la mort envahissante où
elle plonge, où elle se nourrit, et la mort où s'engloutit et se dissout
la mort même. Quand on la voit, dévorante, s'emparant des choses,
la noirceur dont elle les enrobe pourrait encore n'être qu'une
attente factice, l'illusion qui trompe, un parti pris. La pensée met
en place : les choses, et leur voile, et le regard qui les perce, poussant
jusqu'au néant. L'absurde d'un existentialisme de l'après-guerre est
visualisé, confronté avec l'expérience de l'artiste, déchiffrée dans le
motif. Transférée ou redécouverte. La nuit d'où monte la voix, ce
sont les entrailles de la personne qui écrit de profundis ; elle touche
à l'art ou à la technique ; la langue qu'on entend parler remonte de là,
transformée.
Telle qu'on l'entend, la phrase : « Laissez les morts enterrer les
morts» choque. On célèbre la vie, une vie qui serait en vue d'une
autre, au détriment du vécu, et du sens qu'il peut y avoir eu à le
vivre pour lui-même.
Le vécu est particulier. Le salut, quand il s'écroule, laisse sa
place vide, elle va à son substitut, impitoyablement vitaliste. Déné-
gation du sens, devant l'étrangeté, devant la force d'une simple
continuation des existences.

L'extase du sang
( « La Sainte Face révélée dans les baquets 6 >>)

On ne comprend pas« La Sainte Face», ce poème sur l'égorge-


ment des bêtes de boucherie, par le moyen du seul renversement
des croyances chrétiennes. Le blasphème est là, évident, et pourtant
257
LA GRÈCE DE PERSONNE

je ne suis pas sûr que ce soit un aspect primordial. La doctrine


forme le cadre d'une reconstitution visionnaire qu'on peut appeler
mythique ; elle se nourrit du mythe qui vient offrir comme un cadre
nouveau, au sein du premier, où prend forme et se transforme l'ex-
périence particulière. On ne l'appellera pas poétique peut-être. La
poésie chez Frénaud concerne l'élaboration des unités, les mouve-
ments propres aux épisodes, plus que le dessin de l'ensemble et les
lignes guidant la réflexion.
Le culte a été vécu par les hommes en relation étroite avec leurs
activités : il émane en France d'une tradition chrétienne. Ce n'est
pas tant le dogme, l'article de foi, mais la matière d'un monde
autonome, où la vie des hommes s'est déposée, façonnée par les
représentations. Le langage sacré, ils l'ont appris et adapté, inter-
prété ; de cette familiarité ancienne, le poète se fait l'interprète, il la
réinvente pour lui donner son vrai sens peut-être, dans l'instant
d'une vision qui restitue en traversant les âges. La vie prend le
dessus, dans la portée d'une pratique souveraine et meurtrière,
mais la signification qu'elle livre renvoie à la vie des praticiens
eux-mêmes, qui, dans la transfiguration grotesque du poème,
deviennent les actants spontanés et lucides d'un sens, ses acteurs
imperturbables. Qu'ils agissent ou qu'ils parlent, qu'il s'affairent
et qu'ils exécutent, ou justifient leur foi, ils sont toujours soumis à
la même nécessité, qui les guide, et aussi les fait être.
Le drame qui se déroule au cœur de l'idée, qui s'ouvre et se
creuse, s 'approfondit dans l'actualisation, tient, comme dans tant
d'autres poèmes, du rituel. La poussée est mise en scène, et se
déploie au long d'une orchestration initiatique, avec ses pauses et
ses crescendos. A Limoges comme à Gordes, la cérémonie aboutit.
La révélation a lieu, le drame vient à son terme dans le vertige de
l'ivresse sacrificielle. Le monde court; tout contribue à faire triom-
pher une liesse extatique, honorant l'apparition du dieu saignant
(Seigneur du sang). Il y a de l 'Aristophane, maître des cérémonies
burlesques, la mécanique du rite, l'agitation fiévreuse des banquets
flamands, les virevoltes du cinéma, les rythmes endiablés d'un
Ophuls. Le mystère culmine dans l'évidence d'une accélération.
Rien n'ébranlera la logique, l'ivresse d'une certitude. La vérité du
Christ, le don de sa vie, est don de la mort. La mort, selon le mystère
sacrificiel, est donnée - elle va aux animaux comme aux hommes,
258
ANDRÉ FRÉNAUD: L'ORDRE MÉDITATIF

aux uns pour les autres. La tuerie est libératrice. L'acte fait être, le
dieu s'y célèbre. Le festin intronise le sacrificateur ( 19-26).
Ainsi, les mystères divins sont transférés. Ritualisés, les gestes
quotidiens rendent à l'abattoir sa signification, révèlent la nature
originelle du lieu : il est autel, lieu d'un sacrifice constitutif où
l'homme se fait homme dans l'évasion, en s'échappant, se libérant
par le meurtre, accédant à la vie dans le sang versé. Que célèbre-
t-on sinon, autour des tables, dans le veau tué? Sinon la destruction
de la vie dans la vie de l'autre au profit de cette autre vie, moins
animale, plus humaine, plus divine, à laquelle on pense accéder par
la violence d'une rupture?
Quelle force plus grande peut avoir un texte que celle de s 'inter-
roger lui-même en étant «repris», comme reviennent les bêtes
de la crèche ( « Les Rois mages ») dans « La Sainte Face » ( 10) ?
D'être repris, et de pouvoir dire ce qu'il disait et ne dit plus, se
mettre en question et s'affirmer ainsi par la pertinence d'une inter-
rogation sur sa justesse.
Le déplacement s'opère dans le poème ; le rite sacrificiel y est
rapporté à la réalité du culte traditionnel (Saint-Aurélien-des-
Bouchers), il éclaire la croyance, la force à livrer son secret,
comme d'elle-même, du dedans. Ce n'est pas blasphème, peut-être
ne trouverait-on même pas trace ici de cette théologie négative dont
Frénaud voit justement la présence dans certains de ses textes 7• On
reste dans l'univers du mythe, mais l'un a plus de force que l'autre.
Sa vérité creuse la foi historique en la rédemption. Sacrifice pour
sacrifice, l'un est plus vrai. Elle réinterprète la croyance en la
détournant ; elle se substitue à elle dans la hardiesse des parodies,
prend sa place : c'est ce que l'on veut dire, ce à quoi l'on pense.
L'histoire reste inscrite dans la communion des hommes, l'une
s'est voulue utopique ou eschatologique, une autre, plus anthropo-
logique, se voudra réelle, proche d'une violence originelle du deve-
nir. La machine triomphante de la boucherie fait saisir l'animalité
profonde, elle conduit aux massacres humains, aux exécutions
et à l'atrocité des camps. On tue. Homo necans. Celan a écrit des
poèmes, comme « Tenebrae » ou « Psaume », proprement blasphé-
matoires, accusateurs surtout, en dénonçant dans les crimes l'effet
de la croyance religieuse. Le Christ n'est pas mort une nouvelle
fois dans les camps d'extermination, quoi que les théologiens (de
259
LA GRÈCE DE PERSONNE

profession ou non) aient tenté de faire dire aux textes. Il s'y est vu,
en bourreau. Le point de vue est historique, analysant la haine, qui
a fait l'événement, rapportant le meurtre à la croyance qui l'a pro-
duite. Les victimes exigeaient cela, que ce ne fût pas caché. On
entend chez Frénaud une interrogation proche. Je pense au cycle
de 1945, « La nourriture du bourreau», et à ces vers très forts(« La
libération des corps 8 ») :
- Ainsi se tiennent-ils avec roideur dans la dignité cadavérique
[ ... ]Pitié pour eux, Seigneur qui n'es pas,
s'ils font semblant d'attendre, ces gisants,
[ ... ]

La confrontation du message et de la réalité fait surgir la contra-


diction, une évidence d'inadéquat, le fossé que creuse la fausseté.
Les morts contestent, ils dénoncent sans doute. Une différence
apparaît pourtant. Le geste macabre est grotesquement inutile, il
pourrait être là pour mettre une absurdité en évidence, si l 'événe-
ment est mis en relation avec le sens que devait lui conférer une
attente religieuse. C'est le ricanement d'une béance, la découverte
d'un néant que désignent les gisants - ils gisent dans leurs fosses.
Frénaud, sensible, plus qu'un autre, au déroulement de l'histoire
particulière, est hanté par les modèles religieux et culturels, qui
s'écroulent chez lui devant l'intolérable. On cherche une réponse
valant pour l'homme (plus que pour tel homme, pour qui on n'en
trouve pas), universelle jusque dans l'inexplicable. L'expérience de
l'anéantissement risque de disparaître dans le néant de ce gouffre,
qu'ouvre l'écart entre l'existence et le vide d'une attente.
La langue, les dépôts en elle, se tournent contre le contenu. Il fau-
drait en être sorti. Mais comment faire pour ne plus parler avec elle
quand on parle dans elle, dans«[ ... ] la majesté de l'impossible résur-
rection», quand le vers s'impose, pesant comme la gravité, quand
elle est invoquée, avec le cortège des lourdeurs qui font le poids, que
Frénaud soutient dans le réseau de ses amplifications, avec leur
roulement et leurs syncopes ? Elles pèsent et résistent comme les
blocs alignés d'un rempart ou bien s'élèvent, se soutenant dans les
hauteurs, allégées par le bonheur et l'apesanteur du bien-dire. C'est
le passé fait de toutes les formes langagières, tout l'acquis qui est
sauvé, et qui survit dans les retours ou dans les révulsions.
III. Lectures de langues
.
Dire l,esdifférences

S i elle est critique, l'herméneutique doit être historique;


elle s'attache à reconstituer un projet en son temps
propre. La précision reste à jamais inscrite dans sa lettre.
L'expression distinctive a la force de durer. C'est le propre
des œuvres écrites, ou aussi bien orales, « écrites » orale-
ment avant l'écriture, et composées comme si elles allaient
être gravées. C'est dire que le critique compose à son tour,
lorsque l'art du déchiffrement lui est quasiment prescrit,
produit par l'objet lui-même qui se développe dans le
monde qu'il reconstitue.
La complexité irréductible et l'unicité sont amoindries,
voire même annulées, lorsque le texte, en raison de son
contenu, est situé dans la continuité d'un intérêt ou d'une
problématique. Le temps externe se construit sans doute
avec non moins de légitimité, mais il entraîne de grandes
simplifications. Les schémas explicatifs, en se superposant,
aboutissent ,,
à des réductions. Ainsi Antigone, c'est la famille,
Créon l'Etat, Héraclite le fleuve. La compréhension sera
bloquée d'autant plus définitivement que l'emblème ne
pèche pas par sa fausseté : il y a du vrai en lui, mais la masse
compacte de l'opinion empêche d'aller plus loin, et ne se
laisse pas remettre en question, comme il le faudrait.
Héraclite n'a à peu près rien dit de ce qu'on lui fait dire
depuis Platon, ni le feu, ni le flux. Mais la culture et sa
mémoire s'en fortifient, et jouent avec la simplification.
L'effacement par la substitution est encore la forme la plus
puissante de l'oubli.
Styx et serments

On rencontre le mot horkos dans deux fragments des poèmes


d'Empédocle. La Discorde, son heure venue, « s'élance sur les
honneurs qui lui reviennent, une fois accompli le temps qui, dans
l'alternance, leur [à l'Amour et à la Discorde] est assigné au nom
d'un large serment» (fr. 126 Bollack 1 = 30, 2 sq. D.-K.).
Et, dans les Catharmes : « Il est une sentence 2 de Nécessité, un
décret des dieux, antique, éternel, scellé par de larges serments »
(fr. 115, 1 sq.).
On traduit horkos par« foi jurée» (Eidvertrag) au fr. 126 (= 30),
«serments» (Schwüre) au fr. 115 D.-K. Mais on ne sait par qui ces
serments seraient prêtés. Une loi suprême régit tantôt, dans l'ordre
du devenir, la succession même du temps, et tantôt, dans l'ordre de
la destinée, les multiples devenirs des « démons » exilés. Le sens de
serment se justifie mieux dans le second passage, puisque le sceau
des serments s'ajoute au décret des dieux; comme dans les poèmes
homériques, le serment valide une parole prononcée, s'ajoutant au
discours comme le cachet sur une charte. Dans les deux exemples
pourtant horkos est« large 3 ». Qu'est-ce qu'un horkos? L'adjectif
donne à penser qu'il s'agit d'un objet 4. Mais lequel?
Dès l 'Antiquité, on a rapproché horkos de herkos, « enceinte » : le
nom d'action en -os (avec ton sur la racine) est au thème en -s ce
que gonos, «semence», est à genos, «espèce», ou tokos, « enfante-
ment», à tekos, «enfant». On devrait alors admettre comme sens
premier:« ce qui enferme, clôture». C'est la valeur que consignent
le dictionnaire Boisacq, et récemment encore Hjalmar Frisk 5 • Mais
elle a été combattue
,, à l'aide d'arguments différents dans deux
études, l'une d'Emile Benveniste 6 , l'autre de Manu Leumann 7 •
Pour Benveniste, « l'image de la clôture, de l'espace enclos,
265
LA GRÈCE DE PERSONNE

paraît étrangère aux rites et à l'idéologie du serment primitif en


Grèce et les emplois du mot ne l'évoquent pas non plus 8 ». Il
demeure pourtant convaincu que horkos désigne bien un objet, une
chose, « une matière investie de puissance maléfique, qui donne à
l'engagement son pouvoir contraignant 9 ». La nature de cet objet,
de ce horkos, serait essentiellement variable: l'eau du Styx, aussi
bien que le sceptre du héros ou les entrailles des victimes, selon
que tel ou tel objet est « dépositaire de sa puissance redoutable».
Comme, pour Benveniste, le verbe associé au mot, omnunai
(«jurer»), rapproché de la racine sanscrite am- 10, évoque l'idée de
« saisir fortement », l'expression « faire un serment » signifierait
tout d'abord « saisir fortement l'objet sacralisant». L'adjectif qui
désigne le parjure, epihorkos, aurait, de par sa structure, le sens de
« soumis au horkos » 11, horkos ne désignant plus ici l'objet que
l'on saisit, mais la« puissance du châtiment», le« pouvoir vengeur
du parjure» 12• L'objet même« qui tient en sa puissance le jurant»,
sitôt qu'on le provoque, devient une puissance de châtiment.
Cette interprétation, toute séduisante qu'elle est, soulève des
objections. D'abord il est curieux que l'objet évoqué par horkos
ne soit pas défini, mais puisse, selon les circonstances, apparaître
sous telle ou telle forme, cheval ou lit, « dieu, table ou cuvette»,
et que, quelle que soit sa nature, il renferme en lui une puissance
vengeresse - car on ne touche pas seulement, dans les serments,
des objets sacralisants, comme l'eau du Styx, le sceptre ou les
entrailles que nomme Benveniste. Et que signifie alors horkos ?
Benveniste ne propose aucune étymologie. Rien enfin, dans les
locutions homériques, ne nous permet d'admettre que omnunai ait
eu primitivement le sens de «saisir». Nul doute cependant que le
horkos invoqué soit également la puissance sous la protection de
laquelle le jurant se place, et qu'elle puisse, dans la perspective
toujours présente d'une transgression, se muer en une puissance
maléfique.
Leumann propose une étymologie 13• H orkos serait le bâton
brandi en guise de symbole, comme nous levons les doigts. Dans
plusieurs scènes de l'Iliade, les héros tiennent le sceptre à la main,
quand ils prononcent un serment (1,234; VII, 412; X, 328). Horkos
répondrait à un latin *sorcus dont on connaît seulement le diminutif
surculus, «branche». Le sens primitif de « prêter un serment»
266
STYX ET SERMENTS

serait alors: <<il saisit violemment le bâton». Mais Leumann par-


vient à ce résultat par des voies alambiquées. Il déclare tout
d'abord 14 que horkos ne désigne jamais chez Homère l'objet sacra-
lisant, si ce n'est dans le serment des dieux par le Styx. Dans ce cas
encore, l'usage de prendre l'eau du Styx comme gage serait récent,
le Styx n'étant à l'origine que le représentant des Enfers dans
des invocations tripartites (associé à la Terre et au Ciel, cf. //., XV,
36 sq.). Mais, dans la suite 15, l'auteur admet que le mot revêtait sans
doute un sens concret à une époque« préhistorique», où« prêter un
serment» devait signifier: « jurer par le horkos ». Homère ne
connaîtrait plus le sens primitif du mot, mais certaines scènes homé-
riques nous permettraient de le retrouver. Les gestes des héros
reproduiraient des rites que le poète n'entendait plus dans les mots.
En fait, les scènes où nous voyons les jurants élever le sceptre (il
s'agit toujours de grands chefs: Achille, Agamemnon, Hector) ne
peuvent être distinguées de celles où les acteurs touchent d'autres
objets. L'objet invoqué est toujours en rapport avec la qualité des
personnages et la situation épique particulière.
Si les rites de serment présentent chez Homère un caractère
archaïque, l'étude littéraire peut cependant nous éclairer tout autant
que l'analyse toujours hasardeuse des couches, dont on a voulu
qu'elle livre le secret du serment. Même si l'on tombe d'accord sur
leur ancienneté relative, l'âge des formules et des représentations
qui s'y expriment n'en dépend pas. Homère sait faire vivre, en
poète, les archaïsmes et leur donner une valeur dramatique aux
moments solennels et décisifs du récit. La critique littéraire de
toutes les scènes de l'Iliade et de l'Odyssée où figure un serment,
l'étude de la situation épique et de l'importance dramatique que
revêt cet acte nous orienteront sur une voie différente et nous per-
mettront peut-être de situer le domaine mythique et rituel auquel
appartient le mot.

On trouve, chez Homère, quatre emplois du mot horkos :


1. Horkos n'est pas dans une formule consacrée.
2. H orkos se trouve dans une expression formulaire. Celle-ci
signale l'acte sans en décrire les modalités.
267
...
LA GRECE DE PERSONNE

Quand les modalités sont précisées :


3. Le jurant fait appel à un objet particulier que lui fournit la
situation.
4. Dans certains passages le serment est accompagné de vastes
invocations cosmiques.
Force est de reconnaître que le mot a déjà le sens traditionnel
de « serment prêté». C'est ce que laissent clairement apparaître
les exemples du premier groupe (cf. Il., XXII, 119; Od., XV, 436),
où horkos n'est pas complément du verbe « jurer » et ne désigne
pas un objet invoqué 16•
Au chant XIV de l'Odyssée, Ulysse, déguisé en mendiant,
cherche à convaincre l'incrédule Eumée (« ton âme est toujours
incrédule ») que son maître va rentrer : « Ce n'est pas en l'air que
je parle, lui dit-il, mais je te dirai, avec serment, qu'Ulysse va reve-
nir» (v. 151 sq.). Ce serment, Ulysse le prononcera quelques vers
plus loin. Et pourtant Eumée, loin de se laisser convaincre, veut
bien le considérer comme lettre morte. Il en délie Ulysse : « Lais-
sons là ton serment» (v.171). A ses yeux, l'étranger s'est rendu
coupable de parjure 17• Lui serait-il permis, le serment lui étant
destiné, d'en annuler les effets? Ou plutôt ne serait-ce pas que
l'engagement ne prend pas effet, du moment qu'il refuse de s'asso-
cier à l'invocation d'Ulysse? Il ne participe pas, en effet, à l'acte
religieux qui engage toujours deux parties.
Dans la Grèce ulysséenne, le mot qui désignait le serment véri-
dique pouvait ainsi, par un glissement de sens qu'expliquent l'usage
et l'abus, être pris en mauvaise part. Dans les scènes qui évoquent le
concours des chars, Ménélas s'en prend au fou gueux Antiloque, qui
l'a dépassé dans un passage périlleux contre toutes les règles du
«fair-play»:« Mais tu auras beau faire, tu n'emporteras pas le prix,
sans m'avoir d'abord prêté serment»(//., XXIII, 441, trad. Mazon).
La traduction renvoie au serment que plus tard, au moment de la
distribution des prix, Ménélas exigera d'Antiloque (v. 581 sq.), et
que le jeune héros se gardera bien de prêter. Mais ce serment, qui
lui permettrait d'emporter le prix, serait un faux serment. « Sans
m'avoir [ ... ] prêté serment » pourrait signifier : « non sans par-
jure», ou même« non sans duperie». Horkos prend ici une valeur
ambivalente : il peut désigner dans la pensée de Ménélas, comme
dans celle d 'Eumée, un faux serment destiné à obtenir un avantage.
268
STYX ET SERMENTS

Enfin le sens de « duperie » est indiscutable dans un passage


de l'Odyssée (XIX, 396): Autolycos, le grand-père d'Ulysse, chéri
d'Hermès, l'emportait sur tous les autres hommes par le vol et la
duperie (les serments trompeurs).
Loin d'évoquer un objet, horkos a donc chez Homère le sens de
«serment», et même, si on peut le distinguer, celui de «parjure»,
de« duperie». Notre mentalité moderne s'offusque de cette confu-
sion (Jakob Burckhardt en éprouve un certain chagrin 18). Dans tous
ces exemples, le sens concret a disparu.
Dans un deuxième groupe d'exemples, horkos entre dans une for-
mule comme complément du verbe omnunai («jurer »). Le poète se
sert volontiers de l'expression, quand le serment ne revêt pas, dans
l'économie de l'épopée, une importance digne d'être soulignée par
une invocation solennelle 19• Horkos est alors presque toujours
accompagné de megas (« grand ») ou de karteros (« puissant » ), ce
qui accentue le caractère formulaire du tour. Ainsi Agamemnon, assu-
rant qu'il n'a pas touché Briséis (//., IX, 132) 20 , ou bien Ulysse faisant
jurer à ses compagnons qu'ils ne tueront pas les bœufs d'Hélios (Od.,
XII, 298) 21• Ces formules ne nous apprennent pas grand-chose sur le
sens primitif de horkos ou de omnunai. Pour Homère, elles signi-
fiaient:« jurer un puissant, un vigoureux serment», les adjectifs sou-
lignant la portée de l'acte. Mais ces mêmes adjectifs ne pouvaient à
l'origine que qualifier une chose, et ils ont pris un sens moral dans
une langue déjà évoluée. Et la difficulté que soulève l'interprétation
morale est plus grande encore dans l'expression d 'Empédocle « large
serment», dont les qualifications homériques éclairent la valeur.
Le caractère formulaire que revêtent ces associations dans les poèmes
homériques 22 nous renvoie à un stade de civilisation extrêmement
archaïque, où le horkos avait une dimension et une étendue.
La solennité de l'acte est parfois mise en relief par un vers qui en
marque l'achèvement : « Quand il eut juré et achevé le serment
[ ... ] » (Od., XII, 304; cf. II, 378; X, 346; XV, 438; XVIII, 59) 23 •
Que signifie« achever le serment»? Un passage de l'Iliade (XIV,
280), où la formule suit une invocation expresse (cf. plus bas,
p. 270), laisse à croire que le serment n'était valable qu'une fois que
les noms rituels avaient été prononcés (cf. « elle nomma tous les
dieux», v. 278). Mais, dans ce cas encore, un rite plus ancien pour-
rait se trouver évoqué.
269
LA GRÈCE DE PERSONNE

Employé en général avec horkos, omnunai signifie «jurer». On


le trouve seul, avec le même sens, volontiers à l'impératif (Il., I, 76;
X, 321; Od., II, 373), puisque le serment suppose un dialogue et se
présente comme un pacte qui engage deux parties. On jure dans les
termes que propose le partenaire ou que sa qualité suggère (Héra
invoque les dieux qui sont sous le Tartare, quand elle s'adresse à
Hypnos); inversement, on peut refuser de s'associer à un sennent
(cf. Eumée et Ulysse). Mais l'emploi d' omnunai sans horkos reste
exceptionnel. Dans ces rares exemples, le verbe est accompagné de
l'évocation de certains rites (cf. Od., XIV, 331 = XIX, 288).
Ailleurs, le verbe signifie clairement « invoquer», « en appeler
à». Dans trois passages de l'Iliade, omnunai a pour complément
un nom de divinité ou un objet sacré. Hypnos invite Héra à invo-
quer l'eau du Styx (XIV, 271); il est impossible ici de rapprocher
« saisir», puisque au vers suivant Homère ajoute précisément
un autre verbe qui signifie« prendre»; on peut saisir la terre, l_'eau
de la mer, mais, même pour une déesse, le Styx est insaisissable.
Héra en appelle devant Zeus au « lit de leur légitime hymen»,
« que jamais pour ma part, dit-elle, je n'invoquerais sans raison»
(XV, 39 sq., trad. Mazon). Or Zeus est sur l'Ida.
Enfin, Ménélas demande à Autolycos de prendre son fouet/

en main, de toucher ses chevaux et d'invoquer ainsi l 'Ebranleur du


sol. Dans ce cas encore, les deux actions sont nettement distin-
guées. On voit s'effectuer le passage de l'invocation au serment.
/

« Prétends, en invoquant l'Ebranleur, que tu n'as pas ... » Homère


comprend clairement ainsi omnunai lorsque, dans le premier des
passages cités, Héra, prêtant serment à Hypnos, nomme un à un
tous les dieux qui sont sous le Tartare (XIV, 278).
La valeur d'attestation est confirmée par l'usage d'introduire les
serments au moyen de l'impératif de « savoir » : « sache 24 ». M artu-
ros, «témoin», qui a toujours chez Homère une valeur religieuse
(alors que histôr appartient au vocabulaire de la juridiction humaine,
cf. Il., XXIII, 486; XVIII, 501 ; Od., XXI, 26), remplit la même
fonction. Avant le combat singulier auquel Hector, au chant VII
de l'Iliade, provoque un des héros achéens, et au moment solennel
où il va nommer les termes de l'enjeu (à un moment donc qui
correspond à celui du chant III, où un pacte avec serment est
conclu avant le combat de Pâris et de Ménélas), le héros troyen
270
STYX ET SERMENTS

proclame (v. 76 sq.): « Et voici que je déclare - que Zeus me soit


témoin ... »(cf.III, 276 sq., après le serment solennel).
Zeus est invoqué comme marturos, à l'appui, en plus (epi),
comme« en plus» d'une parole on prononce un serment (cf. Il., I,
233). L'invocation vient, comme un geste, s'ajouter à la déclara-
tion 25• Ainsi, le rite du serment a dû comporter essentiellement
le recours à un témoin. L'interprétation d'omnunai que nous a sug-
gérée l'examen de ses emplois prend alors toute sa valeur.
Il faut donc distinguer entre deux rites différents, qui, par ailleurs,
peuvent se combiner: la prise en mains d'un objet que le jurant a
sous les yeux et qui offre une garantie soit à cause du rôle qu'il a
joué dans l'action, soit par sa valeur symbolique, et, d'autre part,
la prise à témoin de forces qui échappent à la vue, dieux ou forces
cosmiques représentées par les parties du monde. Un objet (corps
du délit) a force de lien, parce que, ayant pris part à l'action, il
sait, ou parce qu'il confirme et confine le jurant dans sa fonction
(sceptre royal ou lit conjugal), alors que le lien créé par l 'invoca-
tion d'un dieu, ou plus primitivement d'une puissance cosmique,
ne rattache pas tant le jurant à l'action ou à sa fonction qu'il
n'étend la validité du serment. On peut d'ailleurs saisir et invoquer
en même temps par participation une puissance cosmique, comme
on peut, inversement, invoquer un objet particulier. Ce sont là deux
aspects de la présence active du monde «inanimé». Dans un cas,
l'objet qui a été l'instrument d'une entreprise témoigne, ou encore
l'objet symbole de la puissance sociale sert de garant, et celui qui
en a fait usage ou qui en est dépositaire reste sous son empire
contraignant. Mais ces objets ne menacent pas d'intervenir, alors
que les parties du monde (ou plus simplement les éléments) sont
invoquées parce qu'elles peuvent, en cas de transgression, dépasser
à leur tour les limites à l'intérieur desquelles elles exercent leur
pouvoir. Ainsi, dans la prière solennelle qu 'Agamemnon prononce
au milieu de« l'élite des Panachéens » (Il., II, 412-418), c'est par
l'intervention des éléments mêmes qu'invoque le roi que la ville et
les hommes de Troie doivent périr :

0" Zeus très glorieux, très grand ! Zeus à la nuée noire, qui habites
l'éther ! ne laisse pas le soleil se coucher et l'ombre survenir, que
je n'aie d'abord jeté bas, la face en avant, le palais de Priam,

271
LA GRÈCE DE PERSONNE

noirci par la flamme, et livré ses portes au feu dévorant, que je


n'aie aussi, au moyen du bronze, déchiré, mis en pièces, autour de
sa poitrine, la cotte d'Hector, et vu, à ses côtés, ses compagnons,
en foule, tomber le front dans la poussière, prenant la terre entre
leurs dents !

Bien qu 'Agamemnon demande à Zeus une victoire guerrière,


remportée par les armes, et que le soleil soit ici soumis à la volonté
du roi des dieux, on aperçoit, derrière ces lignes, une forme de
prière plus primitive, qui implore l'aide active des éléments (que
l'on songe à l'intervention du Scamandre et d'Héphaïstos au
chant XXII). Le soleil lumineux déploie la force même qui anime
le feu destructeur. Le jour doit briller, quand le feu ravagera les
demeures. Dans la situation où il se trouve au chant II, Agamem-
non, berné par un songe, s'imagine qu'il s'emparera d'ilion le jour
même. On voit combien les formes primitives sont « humanisées »
chez Homère, adaptées à une situation dramatique et individuelle,
sans,, que pour autant elles aient perdu leur ancienne force magique.
L'Ether intervenait autrefois (Zeus, « qui habites l'éther») et, si les
ennemis tombés mordent la poussière, c'est que la Terre répond
aux vœux de celui qui l'invoque 26 • Dès lors on comprend qu'un
serment violé dérange l'ordre naturel des choses au même titre
qu'un crime (cf. Empédocle, fr. 115, 4 D.-K.).
La seconde forme du serment, par l'invocation des puissances
cosmiques, paraît la plus ancienne. Elle revêt un caractère plus
immédiat et moins social. Les dieux se sont substitués aux forces
élémentaires. Ainsi Zeus, le grand dieu du serment, a-t-il pris
la place de l'éther. Chez Homère, les formes primitives persistent,
là même où des noms de dieux figurent dans l'invocation (cf. Il.,
III, 276 sq.; XIX, 258 sq.); et le poète les conserve, dans leur
pureté et leur vigueur primitives, quand il fait jurer aux Olympiens
le« grand serment des dieux». Les dieux n'ont pas d'autres dieux
à invoquer, seules les parties du monde les retiennent et les enfer-
ment. Zeus lui-même se plie à la contrainte du serment et en
accepte l'irréparable conséquence(//., XIX, 108 sq.). Homère dis-
tingue donc deux formes de serment, toutes deux traditionnelles, et
réserve aux dieux la plus archaïque.
Les hommes, le plus souvent, invoquent des objets. Les deux
exceptions se situent toutes deux à des moments décisifs de l 'épo-
272
STYX ET SERMENTS

pée : une première fois, quand les deux camps conviennent de


décider de l'issue de la guerre par un combat singulier entre Méné-
las et Pâris. L'engagement doit être pris dans les formes les plus
solennelles, puisque la violation de ce pacte, quand Pandare aura
lancé son trait, rendra les Troyens coupables et permettra que se
découvre le dessein profond de Zeus, dessein qu'obscurcit déjà
sa décision d'exaucer la prière de Thétis. S'il est vrai qu'Homère
distingue le pacte du serment (cf. au chant XIV de l'Odyssée l 'op-
position de horkos et de rhetre), dans la pratique, la proclamation
des conditions, s'accompagne des mêmes rites(//., III, 276-280).
Zeus est l 'Ether, Hélios le Feu, à côté des Fleuves et de la Terre.
L'invocation de ces forces doit être distinguée de l'appel aux
défunts, qui sont démons vengeurs. Les éléments sont invoqués
pour que la nature entière soit témoin du pacte, dont la portée
devient, par là même, illimitée. Et en premier lieu on invoque le
Soleil, à qui rien n'échappe (cf. Od., VIII, 271), le témoin par
excellence 27 •
Lors du sacrifice qui consacre la restitution de Briséis, gage de la
réconciliation des héros et du retour d'Achille parmi les combat-
tants, Agamemnon s'adresse aux mêmes puissances (à l'exception,
toutefois, des Fleuves)(//., XIX, 257 sq.). ,
La Terre est nettement distinguée des Erinyes, qui,« sous terre»,
« châtient les parjures », ce qui montre une fois de plus que l 'invo-
cation des éléments (ici : « Zeus-ciel, Soleil et Terre») n'implique
pas le recours aux déesses vengeresses 28 • D'autre part, après avoir
assuré solennellement Achille qu'il lui rend une Briséis intacte,
Agamemnon répète : « Si je commets ici le moindre parjure, que
les dieux me fassent souffrir les mille maux qu'ils font souffrir à
qui les a offensés en jurant», comme si la vengeance des dieux
n'avait pas encore été sollicitée dans la première invocation. Car
l'idée du châtiment apparaît seulement quand on prévoit le faux
serment; en invoquant les puissances du horkos, on ne pense pas à
la transgression, on prend à témoin pour fonder la vérité d'une
chose 29• Ainsi, chez Homère, l'eau du Styx est témoin, sans que
jamais un pouvoir vengeur lui soit expressément attribué, comme
chez Hésiode. Homère n'évoque plus la puissance redoutable des
éléments cosmiques, qu'attestent des rites qu'il connaissait sans
aucun doute ; le châtiment est confié chez lui aux divinités chtho-
273
LA GRÈCE DE PERSONNE

niennes 30 ou aux morts. Il dissocie le rite du serment de la punition


du parjure 31•
Mais, le plus souvent, lorsque les hommes prêtent serment, ils
invoquent des objets qui, dans la situation qui est la leur, se trou-
vent auprès d'eux. Il n'y a pas alors de rituel général ni d'objet
privilégié. Au premier chant de l '/ liade, Achille, parmi les invec-
tives qu'il lance contre Agamemnon, prononce un serment par son
bâton (v. 234 sq.). C'est un des exemples de serment les plus
célèbres de l'Iliade. Il lève son sceptre et dit:

aussi vrai que ce bâton jamais plus ne poussera de feuilles et


de rameaux [ ... ] et le voici maintenant entre les mains des fils des
Achéens [ ... ], un jour viendra où tous les fils des Achéens senti-
ront le regret d'Achille.

Et, s'adressant à Agamemnon, il ajoute : « Ce sera là pour toi le


plus sûr des serments» (trad. Mazon).
Le sens de cette phrase s'éclaire par la personne du partenaire
d'Achille. C'est pour Agamemnon qu'il parle. Or l'insigne royal,
bâton de juridiction « que les fils des Achéens qui rendent la justice
et maintiennent le droit tiennent dans leurs mains», est, pour le roi
des rois, l'objet le plus contraignant qui soit, et il ne quitte pas
ses mains. Ainsi il lui rappellera dans tous les conseils de détresse
le serment d'Achille. Quand il a fini de parler, Achille jette le bâton
à terre (au lieu de le remettre à un autre orateur). C'est plus qu'un
mouvement de dépit : il fait appel à la Terre, puissance vengeresse.
De même Dolon demande à Hector de lever le bâton et de lui donner
le gage d'un serment (//., X, 321, 328 sq.); c'est qu'il s'adresse,
en pleine assemblée des Troyens, à un roi et qu'il lie l'homme
chargé de la fonction royale par l'insigne qui la représente. Enfin
Agamemnon, quand il assure Idée par un pacte accompagné d'un
serment (Il., VII, 411) que les morts troyens pourront être brûlés,
prend Zeus à témoin, et en appelle à tous les dieux par le bâton
levé.
Antiloque, pour jurer(//., XXIII, 581 sq.), doit,« comme il est de
règle», se tenir« debout, en face de ses chevaux et de son char»;
« portant, lui dit l 'A tri de, le souple fouet avec lequel tu menais tout
à l'heure, la main sur tes chevaux, jure donc le Maître de la terre et
274
STYX ET SERMENTS
.,
l 'Ebranleur du sol que tu n'as pas ... ». Les objets qui ont servi à la
course deviennent témoins de l'action 32• Ce ne sont pas des objets
sacrés en eux-mêmes, au même titre que le bâton pour le roi justi-
cier ou le foyer pour l'hôte, mais ils le deviennent en liant le jurant
à l'action qu'il a commise. Ils sont un horkos dans le sens qu'ils
lient. Car les instruments, comme les êtres animés, sont des agents
responsables. En touchant les chevaux, Antiloque doit, en outre,
appeler Poséidon à soutenir l'engagement qu'il prend et se soumettre
ainsi à sa puissance. Mais les deux appels sont, à l'origine, indé-
pendants l'un de l'autre, bien qu'ils se confondent chez Homère.
Enfin, dans l'Odyssée, Ulysse, annonçant son propre retour sous
le couvert du déguisement, invoque devant Pénélope, pour appuyer
ses paroles, Zeus, protecteur des hôtes, et le foyer d'Ulysse (XIX,
303 sq.). Le foyer est l'objet sacré que touche le suppliant et qui le
lie par son geste même ; il peut garantir la vérité des paroles pro-
noncées (v. 305). Ailleurs, donnant au bouvier l'assurance que les
prétendants seront bientôt châtiés (XX, 229 sq. ), Ulysse en appelle
encore à la table hospitalière, qui est en relation avec la situation
particulière du mendiant admis à la table des maîtres 33•
Après avoir invoqué les parties du cosmos (cf. plus bas), Héra
prend à témoin le« front sacré» de Zeus, son époux (Il., VII, 411),
et le lit de son légitime hymen (XV, 39 sq.). Le lit conjugal lie Héra
à Zeus. Qu'on songe à l '« indéracinable » lit d'Ulysse et de Péné-
lope, fondement de leur union.
Les serments prêtés par les dieux se présentent sous une forme
plus archaïque. Calypso, assurant Ulysse de la sincérité de ses
intentions (Od., V, 184 sq.), et Héra assurant Zeus qu'elle n'est pas
intervenue avec Poséidon dans la bataille (Il., XV, 36 sq.) prêtent le
même serment (cf. aussi l'Hymne à Apollon Délien, v. 84 sq.).
Les déesses invoquent les parties du monde, et le horkos n'est
nommé qu'à l'intérieur d'une relative, comme attribut de l'eau du
Styx 34 • Que représente donc l'eau du Styx, à côté de la terre et du
ciel? On admet en général que le Styx, dans cette triple invocation,
est mis pour les Enfers. Homère, en effet, dans un autre passage
(cf. Il., VIII, 13 sq.), divise l'univers en trois régions, la terre se
trouvant à une égale distance du ciel et du Tartare. Le Tartare, qui
s'étend au-dessous de l'Hadès, est, comme le montrent les menaces
de Zeus, le lieu de châtiment réservé aux dieux (cf. aussi Il., VIII,
275
LA GRÈCE DE PERSONNE

478 sq.). Mais pourquoi l'eau du Styx serait-elle chargée ici d'évo-
quer ce séjour? Dans le seul passage de l 'lliade où les flots du Styx
entrent dans une topographie inf emale, il s'agit, non du Tartare des
dieux, mais de l 'Hadès humain. Héraclès, sans le secours
d'Athéna, « n'eût point échappé aux flots abrupts [et non·: au cours
profond] du Styx » (//., VIII, 369). La région du Styx est ici séjour
des morts, et non géhenne des dieux 35•
Si l'idée d'une intervention des puissances chthoniennes et ven-
geresses pouvait parfois se présenter à l'esprit des hommes, quand
on envisageait expressément la possibilité d'une transgression, il
est compréhensible qu'elle ait manqué dans les invocations faites
par les dieux. Le ciel, Ouranos, n'est pas vengeur. Le ciel, la terre
et l'eau du Styx sont simplement les parties du monde qui englo-
bent tout, et l'univers même des dieux. Dans les serments humains,
les dieux, et Zeus en premier lieu, sont invoqués en même temps
que les puissances élémentaires, ou bien leurs noms recouvrent
les éléments 36 • L'appel aux forces élémentaires comme l'eau, le
feu, la terre, ou les parties du monde qui leur correspondent, repré-
sente, on l'a vu, une forme d'invocation plus ancienne, qu'Homère
nous rend dans le serment des dieux. Elle nomme toute l'étendue
de l'univers pour que, tout entier, il devienne solidaire du serment
prêté et n'offre aucun recoin où les paroles prononcées perdent leur
force astreignante.

Quelle partie de l'univers désigne donc« l'eau du Styx», qui est


elle-même le plus grand horkos ? Dans la formoie que je viens de
citer, on nous parle de« l'eau tombante du Styx», et dans l'Hadès
coulent« les flots abrupts>> de l'eau du Styx, autant d'expressions
qui évoquent en même temps que l'eau une roche d'où elle se pré-
cipite. Si donc le Styx n'était pas à l'origine l'eau elle-même, mais
précisément cette roche d'où elle tombe ? On a remarqué que dans
tous les poèmes homériques le nom de Styx ne se trouvait jamais
seul, mais toujours lié à l'eau dans une formule. L'expression
demande à être analysée.« L'eau du Styx» n'est pas« le Styx», et
cette eau n'est pas « l'effroi », mais elle provient de l '« Effroi ». La
frayeur est plutôt provoquée par le surplomb ou par l'apparence
276
STYX ET SERMENTS

massive d'une roche que par l'eau qui s'en précipite 37. Cette hypo-
thèse - que le Styx serait d'abord un rocher - est appuyée par le
nombre vraiment surprenant des textes qui, mentionnant le Styx,
font apparaître des images de rochers.
Dans la description des approches des Enfers que nous lisons
au chant X de l'Odyssée, au-delà de l'Océan, sur ses bords, s'ouvre
la demeure d'Hadès. Le Pyriphlégéthon et le Cocyte s'y jettent dans
!'Achéron au pied d'une roche qui marque leur confluent (v. 515).
Or le Cocyte est une chute où se déverse l'eau du Styx (v. 514) 38• Le
texte évoque un paysage de rochers. Les torrents qui se rencontrent
tombent de plus haut, comme dans les Alpes, paysage « affreux »
par excellence, les cascades ruissellent le long des parois rocheuses
et se rejoignent au confluent des vallées. Les paysages mythiques
en effet empruntent dans l'Odyssée certains de leurs éléments à des
contrées qui ne sont pas toujours méditerranéennes 39•
Dans la Théogonie, Hésiode décrit en détail la demeure de la
terrible Styx, déesse odieuse aux Immortels (v. 775-806). On sait
que, pour Hésiode, Styx est une déesse, fille de Téthys et d'Océan,
la première de toutes les Océanides (Théog., v. 361). Mais la des-
cription de sa demeure offre peut-être les traces d'une représenta-
tion beaucoup plus ancienne. Styx habite loin des dieux, aux
confms de l'univers, une illustre demeure que couronnent des rocs
élevés et que de tous côtés des colonnes d'argent dressent vers
le ciel (v. 777- 779). Iris vient, rarement, quand une querelle s'est
élevée parmi les Immortels, y chercher le « grand serment des
dieux» (v. 784), « l'eau au vaste renom, qui tombe, glacée, d'un
rocher abrupt et haut» (v. 785-787). Elle est« un bras d'Océan »
(v. 789), « la dixième partie de ses eaux», roulant ses flots sous la
terre dans la nuit noire; mais tandis que les neuf autres parties
s'enroulent autour de la terre, « ses eaux seules se précipitent du
haut d'un rocher, fléau redouté des dieux» (v. 792).
L'eau du Styx a la vertu de confondre le dieu parjure. S'il
« répand cette eau » - imitant ainsi le mouvement de la chute du
torrent (v. 786) - pour appuyer un faux serment, il est frappé pen-
dant une longue année d'une terrible torpeur (une mort passagère),
puis d'un exil de neuf ans. « Si grave est le serment dont les dieux
ont pris pour garante l'eau éternelle de Styx, l'Océanienne 40 , qui
court à travers un pays rocheux» (v. 805 sq.).
277
LA GRÈCE DE PERSONNE

L'évocation des rochers revient à quatre reprises, comme si le


poète insistait sur cet aspect, au début, à la fin et deux fois au milieu
de la description, ce qui est, dans une composition archaïque, le
signe manifeste d'une mise en évidence. D'immenses rochers sur-
plombent la demeure, l'eau se précipite du haut d'un roc abrupt et
le pays tout entier est rocheux. L'eau du Styx est moins présente à
l'esprit que la roche d'où elle coule. Il se pourrait bien que la
déesse d'Hésiode fût à l'origine la demeure même qu'elle habite. On
voit comment le poète a été amené à en faire une fille d 'Océan 41•
Aux confins du monde, aux extrémités de l 'Océan, il est une côte
abrupte d'où s'échappe une partie des eaux qui, au lieu de couler
autour de la terre, se précipite en torrent avant de s'enfoncer sous la
terre. Pour Hésiode, le « grand serment » des dieux est l'eau qu 'Iris
vient puiser : l'eau du Styx est l'eau que fait couler la déesse, fille
d'Océan. Mais, comme sa demeure rocheuse dans un pays de
rocailles est évoquée avec tant de vigueur, nous pouvons supposer
que le poète adapte une version plus brutale où le Styx n'était rien
que la côte abrupte s'élevant aux confins de l'Océan. Une immense
paroi encerclant l'univers, une grande enceinte du monde. Du même
coup l'étymologie de horkos, «clôture», offrirait un sens plein et
précis. Si le Styx est cette paroi rocheuse et terrifiante d'outre-
Océan, il tient vraiment l'univers enfermé, il en est la clôture,
comme le herkos entoure le domaine d'une frontière 42 •
De la description hésiodique du Tartare se lèvent une foule
d'images éparses, qui convergent vers une vision cohérente des
structures cosmiques. Ces quelque cent vers (720-819) se dévelop-
pent autour d'une indication de lieu précise et plusieurs fois répétée
(là ... , là ... ), encadrés par un verset qui situe sources et confins de
l'univers (v. 736 sq. rv 806 sq.). Ces frontières délimitent, non ,,...
pas
le Tartare,
,,...
mais tout ce qui est, elles séparent même l 'Etre du
Non-Etre. « Aux limites mêmes du monde 43 », Atlas porte le vaste
ciel (v. 517 sq.). Les Cent-Bras gîtent sous la terre (v. 621, cf.
v. 620), « au bout du monde, aux limites de la vaste terre » (v. 622).
Qu'il ne s'agisse pas des mêmes confins, la mention le précise.
Zeus les tirera de l'abîme. Ils dépêcheront à leur tour les Titans
vaincus « sous la terre aux larges routes». Autour de ce cachot
court un mur d'airain qui le ceint tout entier (v. 726). Il s'étrangle
en une bouche, col de vase gigantesque 44 , qu'entoure « un triple
278
STYX ET SERMENTS

rang de nuit». Dans l'ouverture s'enfoncent les racines (v. 728) de


la terre et de la mer. L'Océan déborde des deux côtés. Les Titans
sont enchaînés dans le fond du vase. Poséidon, dieu de la mer, a
clos sur eux une porte d'airain, dans le rempart qui s'étend des
deux côtés (v. 733). C'est là, devant cette porte qui se ferme sur
l'abîme (v. 741), que les Cent-Bras, rappelés au jour par Zeus, loin
de l'ombre où gisent maintenant les Titans, gardent leurs ennemis
(v. 735). Là, aux confins de l'univers, dans un monde de passages
et d'opposition, « se rencontrent et se saluent en franchissant le
vaste seuil d'airain» (v. 748 sq.) Nuit et Jour, c'est là que les
empires du Sommeil et de la Mort (v. 758 sq.) se séparent, c'est là
que devant la demeure d'Hadès les arrivants sont accueillis par
Cerbère (v. 767), c'est là enfin que réside la terrible Styx (v. 775-
806), là« où voisinent les extrémités de tout» (v. 809), là où s'élè-
vent « les portes resplendissantes, ainsi qu'un seuil d'airain,
inébranlable, appuyé sur des racines sans fin, taillé par la nature »
(v. 810 sq.).
Si l'on rapproche ces indications, c'est donc aux confins du
monde, dans un paysage rocheux, détesté des dieux (v. 739), qui
ouvre et clôt l'accès des demeures chaotiques, qu'Hésiode voit la
fille d'Océan, détestée des immortels, dans son palais de pierre,
proche du rempart (herkos, teichos) de l'univers. Ainsi se précise, à
l'aide de ces vieilles images que la spéculation d'Hésiode ordonne
et interprète, le rapport de la roche et du Styx, du Styx et des rem-
parts terribles du monde.
Hérodote (VI, 74) raconte que Cléomène, fomentant en Arcadie
des troubles contre Sparte, conduit les chefs du pays à Nonacris,
pour qu'ils y jurent par l'eau du Styx.
Car sur le territoire de cette ville, au dire des Arcadiens, est l'eau du
Styx, et, en fait, voici ce qu'il y a : un filet d'eau apparaît, sortant
d'une roche; il tombe goutte à goutte dans une combe; tout autour
de cette combe court, en cercle, une muraille de pierres brutes.

On dit qu'Hérodote rapporte ici une chose vue et qu'il ne dissi-


mule pas une certaine déception 45 • En vérité il nous rapporte des
détails qui nous font bien comprendre les vertus particulières que
possédait le lieu pour qui venait se lier, et il songe davantage aux
rites qui s'y déroulaient que Pausanias (VIII, 17, 6), nous parlant
279
LA GRÈCE DE PERSONNE

d'une gigantesque roche (kremnos), comme il n'en a jamais vu de


pareille, d'où dégoutte une eau que les Grecs appellent « eau du
Styx». Le pays est sauvage et rocailleux. Nous retrouvons la haute
paroi d'où jaillit et tombe une chute d'eau (mince filet dans la
saison où Hérodote a dû visiter le pays). Ce paysage, les hommes
l'ont aperçu dans la nuit des temps, l'ont oublié pour le retrouver
dans le mythe, où les lignes du paysage humain restituent les
éléments d'un cosmos, mais cette image revit partout où le site
géographique répond à la représentation mythique. Des cirques
de montagne, des parois infranchissables constituèrent les barrières
du monde. Le nom même d' « eau du Styx » a pu être attribué à
plusieurs torrents, comme plusieurs lieux sur terre se sont vus
honorer du nom de « centre du monde 46 ». Le rocher émerge de la
description d'Hérodote, l'eau du Styx coule en torrent du rocher,
évocation en tout point conforme à l'image cosmique qui trans-
paraît dans les poèmes d'Homère et d'Hésiode. Mais il y a plus:
l'eau est captée dans une combe entourée d'une muraille circulaire
(kuklos) de pierre sèches. Hérodote ne nous dit rien du rite auquel
se soumettaient les conjurés. Mais l'enceinte de ce bassin imite
la grande enceinte du monde, dont la roche était une figuration. La
muraille qui contient cette « eau du Styx» est à l'image du grand
lien qui enserre l'univers et ne laisse au jurant aucun refuge, elle
est un petit horkos. Le texte d'Hérodote renseigne sur le rôle que
jouait l'enceinte circulaire dans l'engagement par le serment. Deux
notions paraissent primordiales, celle d'un lien qui contraint et
celle d'une extension totale de l'engagement à tout l'univers.
Hérodote nous apprend aussi que l'eau du Styx n'était pas un
serment réservé aux dieux. Homère conserve donc dans la forme
de serment qu'il prête aux dieux le souvenir d'un rite ancien 47,
dont la coutume arcadienne nous montre une survivance. Les Arca-
diens ont-ils nommé leur montagne d'après Homère ou d'après
d'autres poètes épiques? Ou au contraire Homère et Hésiode évo-
quent-ils le paysage arcadien? Je pense que la représentation
mythique du Styx est beaucoup plus ancienne et qu'elle a pu inspirer,
par des voies différentes, aussi bien les peuplades que la cosmo-
logie qui survit dans les formules homériques.
Le « grand serment» (megas horkos), expression consacrée,
décrit la grande muraille, le puissant (karteros) enclos qui enferme
280
STYX ET SERMENTS

l'univers tout entier, le monde ayant ses murailles extérieures


comme la cour d'un palais ceinte d'un herkos. Aussi faudrait-il tra-
duire le vers évoqué plus haut (p. 275), la relative portant sur Styx et
non sur l'eau 48 : « [ ... ] et l'eau du Styx, qui est la plus puissante et
la plus terrible enceinte pour les dieux bienheureux ». Ainsi horkos
n'est pas l'objet qu'on saisit, mais - de façon non moins concrète -
à côté du ciel et de la terre, non le Tartare ou les enfers, mais le
pourtour du monde qu'on invoque. Les dieux, dans Homère, le
prennent à témoin, étant seuls à parcourir, dans leurs agiles déplace-
ments, toutes les régions de l'univers et se rendant au-delà de la
grande douve de l 'Océan; il faut, pour les astreindre, invoquer le
plus grand des liens (n1egistos horkos), qui embrasse une étendue
plus vaste encore que le ciel et que la terre 49 • « Prêter le grand ser-
ment» devait donc signifier : « invoquer la grande enceinte».
Dès lors l'eau ne tiendrait plus la même place dans le serment,
ou ce serait une eau toute particulière. Aristote, citant dans le pre-
mier livre de la Métaphysique des représentations anciennes qui
permettent de comprendre comment Thalès est arrivé à l'opinion
que l'eau est l'origine de toute chose 50 , rappelle que les anciens
cosmologistes « font jurer les dieux par l'eau qu'ils appellent Styx;
le plus ancien étant en effet le plus vénérable, ce par quoi on jure
est ce qu'il y a de plus vénérable» (983b 31 sq., trad. Tricot). Styx,
pour Aristote, est eau. Les dieux l'invoquent, parce qu'elle est plus
ancienne que toute chose. Styx, comme l'enseigne Hésiode, est
fille d'Océan et « la première de toutes» (Théog., v. 361); dans
l'ordre physique, elle est un bras d'Océan, la dixième partie de ses
eaux (ibid., v. 789). Océan, lui, comme le note Aristote, juste avant
de rappeler la dignité de Styx, est, chez Homère, « père des dieux »
(//., XIV, 201 et 302), « père de tous les êtres» (//., XIV, 246) 51•
Aristote ne rapproche pas seulement deux explications plausibles
de la théorie de Thalès, il rapporte aussi, en y joignant ses doutes
personnels (cf. 984a 1), une tradition selon laquelle Homère suppo-
sait à toute chose une origine aquatique.
L'eau du serment des dieux est aussi l'eau océanienne, dont tous
les êtres et les dieux mêmes sont issus, élément premier, eau cos-
mologique. On comprend qu'elle figure, avec la terre, le ciel et la
grande muraille du monde, dans l'invocation, ces diverses parties
de l'univers formant une image cosmologique complète. Le « grand
281
LA GRÈCE DE PERSONNE

serment des dieux » devient ainsi une invocation des parties du


monde, nommant à la fois l'origine et l'extension totale de toute
chose. L'idée de châtiment n'est donc pas impliquée primitive-
ment. L'eau, bien qu'élément originel, n'est pas plus redoutable
que les autres éléments, pas plus que, dans les proclamations solen-
nelles d 'Agamemnon, les fleuves ne se distinguent de l'éther, du
soleil et de la terre (//., Ill, 276 sq.; ils manquent même dans Il.,
XIX, 258 sq.). Dans la Théogonie (v. 793 sq.), l'eau du Styx est
dotée d'un pouvoir, non de vengeance, mais de dévoilement; car, si
les dieux qui ont prêté un faux serment et répandu cette eau sont
frappés d'une mort passagère, ce n'est pas là le châtiment de leur
parjure ; cette mort n'est que le signe de leur faute, la punition leur
est ensuite infligée par les autres dieux qui les bannissent de leurs
banquets et de leurs conseils 52 • Mais l'épreuve de l'eau répandue
n'est pas seulement une forme d'ordalie : l'eau du Styx possède
une vertu de purification. Tout se passe, à bien lire la scène, comme
si Zeus, avant même qu'il n'envoie Iris puiser l'eau du Styx,
connaissait le coupable (v. 783 sq.). La libation constitue moins
une épreuve qu'un rite de purification. Le parjure, versant l'eau
de l'aiguière, imite par cet acte la chute des eaux qui tombent du
Styx (v. 786 rv 793) et il se met en contact avec l'eau océanienne et
génératrice (v. 805 sq.). Ce contact, qui se traduit par une inanima-
tion passagère (v. 797), « équivaut à une réintégration dans l'in-
distinct, suivie d'une nouvelle création 53 ». Et l'exil de neuf ans
qu'imposent les dieux n'est qu'une seconde purification, sociale,
après la renaissance cosmique, comparable au bannissement qui
éloigne de la cité la souillure du meurtrier. La fameuse épreuve
hésiodique de l'eau du Styx s'éclaire par la nature originelle des
eaux océaniennes qui se précipitent du haut des barrières dernières.
Elle illustre un autre aspect de l'eau, « origine et virtualité pure».
L'ordalie, en tout cas, ne joue guère de rôle chez Homère, et l'on
ne peut prétendre que le serment soit une« ordalie en parole 54 », ni
une « imprécation conditionnelle dirigée contre soi-même 55 ». Il est
indéniable que l'idée d'un châtiment éventuel n'est pas absente de
l'invocation des forces élémentaires. Elles peuvent se déchaîner
contre toute transgression. Mais cet aspect reste relégué à l'arrière-
plan. Nous avons vu que le serment chez Homère est d'abord une
invocation, le recours à un témoignage : on nomme les puissances
282
STYX ET SERMENTS

qui constituent et garantissent à la fois l'ordre du monde, on rattache


le contenu du serment à l'inébranlable validité de cet ordre, on
confère ainsi à l'affirmation ou à la promesse une « existence »
véritable dans l'ordre 1nê1ne des choses. Le sceptre représente
l'ordre social fondé sur la hiérarchie royale, et le foyer l'ordre
familial. Le jurant est ainsi lié par l'ordre même qui l'entoure.
Il n'y a pas là de malédiction de soi-même. La transgression est
dérangement d'un ordre nécessaire, comme toute autre intervention
dans les lois de la nature. Il est remarquable, à ce propos, que le
serment par le seul nom d'une divinité - qui deviendra la forme
courante 56 - ne se rencontre pour ainsi dire pas chez Homère. Zeus
y est l'éther ou il garantit l'ordre du foyer. Poséidon est invoqué
parce que les choses équestres sont de son ressort, mais les
chevaux eux-mêmes sont également nommés. Le dieu n'intervient
que comme garant d'un certain ordre. Les dieux disparaissent der-
rière les puissances élémentaires et les objets liants 57 • Quand on
redoute le châtiment d'une puissance, la divinité n'est pas précisée.
Agamemnon se garde de le faire(//., XIX, 188), et le même terme
de« démons», qui évoque l'intervention d'une puissance indis-
tincte 58 , se retrouve quand Antiloque, évitant de prononcer le ser-
ment réclamé par Ménélas, ne veut pas devenir coupable envers
eux (//., XXIII, 595) 59 • La force qui pourrait se déchaîner dans le
châtiment reste imprécise (et cela est d'autant plus surprenant que
Ménélas vient de demander à Antiloque d'invoquer Poséidon et
qu'Agamemnon invoquera Zeus). Dans les trois uniques exemples
où epihorkos (ou epihorkonti) désigne un faux serment, les forces
de châtiment sont expressément nommées à côté des garants ordi-
naires(//.,
,, III, 279 sq.; XIX, 259 sq. et 264 sq.). Ce sont les défunts
ou les Erinyes
,,
60 •
Les Erinyes sont chargées de poursuivre le parjure comme elles
traquent le meurtrier. L'association du parjure et du meurtre peut
surprendre. Les pythagoriciens répugnaient à prêter serment,
comme ils évitaient de verser du sang (les deux crimes du faux
serment et du meurtre sont placés sur le même plan dans le fr. 115
d'Empédocle: ils provoquent l'un et l'autre ,, le bannissement des
« démons » ). Cela semble montrer que les Erinyes, loin de réclamer
seulement la vengeance du défunt, préservent l'ordre du monde.
Un fragment d'Héraclite (94) les présente comme gardiennes de
283
LA GRÈCE DE PERSONNE

l'ordre inébranlable; elles y apparaissent comme les aides de Justice


qui régit
, l'univers : « le Soleil ne dépassera pas ses mesures : sinon,
les Erinyes, aides de Justice, le découvriront 61 ». Or le parjure se
livre au châtiment des divinités chthoniennes, parce qu'il trouble
l'ordre ancestral qu'elles préservent.
Horkos n'est jamais une puissance vengeresse chez Homère,
comme il le deviendra, chez Hésiode (Théog., v. 231). La ven-
geance est laissée aux Erinyes et, d'ordinaire, l'infraction n'est pas
envisagée du tout. On exige un serment pour s'épargner un « grand
mal» (Od., X, 300 et souvent ailleurs). Homère mentionne ce
mal éloigné par le serment plutôt que le mal qui attend le parjure
(Théog., v. 232; Trav., v. 804). L'expression revient si souvent
qu'on peut supposer qu'elle figurait dans la formule archaïque de
l'engagement. Mais, comme la malédiction devient efficace sitôt
prononcée (l'imprécation de Polyphème poursuit Ulysse et ses
compagnons jusque dans leurs aventures ultérieures et sans même
que Poséidon intervienne : telle est la force de la parole), de même
le serment place le jurant, par la force magique des paroles, dans
un rapport particulier avec les objets invoqués et avec le monde.
L'ordre naturel des choses« gardien» (phylax) et« témoin» (mar-
turos) devient, par la force du serment, un lien. Bien des objets
invoqués, comme le foyer, recouvrent un domaine sacré. Mais,
dans un univers largement sacralisé, tout objet témoin pouvait se
transformer, de garant et de préservateur, en puissance terrifiante 62 •
Cette relation particulière qui relie l'homme aux objets invoqués
paraît être défmie par le mot horkos, qui ne désigne pas, comme
l'a pensé Benveniste, l'objet sur lequel le serment est proféré, mais
l'enceinte dont s'entoure le jurant.
Wilhelm Luther, qui a récemment soutenu avec force la relation
morphologique et sémantique de horkos et de herkos 63, pense que
le jurant appelle, par son serment, une puissance magique qui le
tient enserré (dans une enceinte) jusqu'à l'accomplissement de sa
promesse, et le poursuit s'il prononce un parjure. Le dieu Horkos
d'Hésiode, se faisant lui-même justice et se chargeant de la puni-
tion des coupables, nous restituerait une image assez proche de
la représentation primitive d'une « enceinte » châtiante. Mais,
outre que cet aspect de menace ou même d'intervention directe
de horkos ne se perçoit pas chez Homère, comme le note Luther
284
STYX ET SERMENTS

lui-même 64, le dieu Horkos paraît bien, comme d'autres« repré-


sentations personnelles», une invention d'Hésiode. Le serment,
nous l'avons vu, est d'abord un lien qu'on impose, à soi-même ou
à autrui, et la punition qu'on accepte d'encourir est indépendante.
Mais surtout, la force du serment paraît dépendre des témoins invo-
qués. La nature primitive de la « clôture » ne doit pas être cherchée
seulement dans un acte, mais aussi dans un objet 65• Si la forme pri-
mitive du serment consistait dans une invocation des éléments et
des puissances cosmiques, la grande clôture qui contient l'univers
entier prend une importance particulière. Le jurant qui se soumet
au témoignage de la nature entière se sent lié par les éléments qui
l'entourent, et la limite fixée à ces puissances est en même temps
l'enceinte la plus vaste qui enferme le jurant. L'ordre naturel des
choses et l'idée de clôture se rejoignent ainsi. La nature contenue
contient le jurant. La muraille de pierres qu'il franchit pour pro-
noncer un serment représente symboliquement la totalité des
éléments auxquels il se soumet et reproduit le grand rempart qui
assure la cohésion du monde. La valeur première de horkos devait
donc être concrète, et désigner aussi bien cette clôture rituelle
et symbolique, à l'échelle de l'homme, que la grande enceinte
cosmique. Quand Démarate (Hérodote, VI, 68) supplie dans les
formes les plus solennelles sa mère de lui révéler la vérité sur ses
origines, il invoque tous les dieux et en particulier Zeus Herkeios.
Ce dieu n'est pas seulement le dieu de la cour, protecteur du
domaine, qui pourrait exercer un grand pouvoir sur la mère; c'est
aussi, à l'origine, le dieu qui préside au rite accompli à l'intérieur
d'un horkos. On pouvait aussi sentir un rapport entre le dieu du
herkos, clôture de la maison, et le horkos, grande clôture du
monde. Enhorkos, « lié par un serment», désignait alors primitive-
ment « celui qui se trouve dans la clôture, qui a prêté serment».
Mais le horkos pouvait ensuite, dans une étape ultérieure, sans
plus évoquer la clôture, désigner, moins concrètement, les liens qui
liaient le jurant, surtout si le serment n'était plus cosmique, mais
particulier. H orkos montrait alors l'état, essentiellement « ouvert »
(c'est-à-dire indéfini quant à l'accomplissement ou à la vérité du
serment), où se trouvait celui qui s'était engagé. C'est au sujet de
cet état qu'on peut parler, avec Luther, de contrainte magique, et
l'on explique peut-être ainsi epihorkos: qui est soumis au horkos 66 •
285
LA GRÈCE DE PERSONNE

Homère ne gardant qu'un souvenir très effacé du sens primitif


de horkos, il est d'autant plus remarquable de retrouver la valeur
concrète du mot chez les écrivains postérieurs, les tragiques et les
historiens. Le pluriel, horkoi, signifie « liens», « nœuds coulants».
Ainsi Euripide emploie le tour (Iphigénie en Tauride, v. 788): jeter
des serments autour de quelqu'un, comme on jette un lasso. Ou bien
on lie par des horkoi (Médée, v. 161 sq.; cf. Hérodote, III, 19) 67•
Enfin la valeur concrète et locale paraît conservée dans un tour
comme« rester dans le serment» (Médée, v. 754, entre autres). On
peut aussi dire « affermir un serment» (horkon empedoun; Iphigé-
nie en Tauride, v. 790, cf. v. 758). On consolide un serment comme
on enfonce une muraille dans la terre.
Dans tous ces exemples pourtant, il s'agit bien de serment, et
les liens ou la muraille en sont comme l'expression imagée. En
revanche, dans le second exemple tiré d'Empédocle, le sens concret
de« lien» paraît net, et ne présente aucun rapport, semble-t-il, avec
l'action de jurer. Hésychius en effet note une glose qui s'applique
à ce p~ssage: « horkoi: liens du sceau», enserré par de larges
cordons 'ou de larges chaînes. Le verbe «sceller» signifie aussi
bien« mettre sous clé» que« marquer par un sceau». Comme l'on
enferme des objets de grand prix 68 (Athéna est seule à savoir ouvrir
la chambre où la foudre de Zeus est enfermée: Euménides, v. 828),
de même cet antique décret est enfermé dans un coffret que de
larges chaînes entourent 69 •
Il est plus difficile de saisir le sens de horkos dans le fr. 126
(= 30 D.-K.). Le cours du temps est «tracé» pour Amitié et Dis-
corde, comme un chemin. Si l'on accepte le sens de serment, on
pourrait penser à un accord réciproque qui fixe les limites de leur
suprématie successive et qu'ils se sont juré mutuellement de res-
pecter. Mais l'emploi de « large » conseille d'adopter un sens plus
concret. Horkos désignerait-il encore, dans ce vers d'Empédocle,
la large enceinte qui contient l'univers, circulaire, comme dans
toutes les représentations du philosophe (31 Bollack = 17, 28 D.-K.
correspond exactement à 68 Bollack = 26, 1 D.-K.), et fixant le
chemin du temps ? On pourrait alors comprendre : « une fois
accompli le temps, dont le cours leur est tracé par une large
enceinte 70 ». Si l'acception chez Empédocle est concrète et primi-
tive (comme chez les tragiques et chez les historiens), le mot nous
286
STYX ET SERMENTS

mettrait devant un cas sémasiologique remarquable. La valeur


concrète de « barrière, enceinte, lien», qui paraît chez Homère un
archaïsme oublié, aurait subsisté jusqu'au ve siècle, à côté de celle
de «serment»; et si l'interprétation que je donne aux vers d'Em-
pédocle peut être retenue, le mot était employé avec une valeur
concrète en dehors même de l'idée de serment. Cet emploi reste
pourtant exceptionnel, et, dans tous les autres cas, la notion de
« lien » et de « barrière » est liée à l'acte du serment. Les Anciens
se représentaient l'engagement sous cette forme; l'usage des écri-
vains est en accord avec l'étymologie que donnaient les anciens
gramma1nens.
Le logos héraclitéen

Lire un système de pensée, tenter de déchiffrer un système du


monde comparable à ceux des autres penseurs archaïques, décou-
vrir la place qu'Héraclite occupe dans une cosmologie générale, tel
est l'effort que tente au départ l'historien des idées de la Grèce.
L'expérience réitérée d'un échec, dans les tentatives de reconstruc-
tion, a fini par me persuader qu'un tel objet n'avait pas d'existence,
et que l'unité de la démarche d'Héraclite ne reposait sur aucun
contenu positif, qu'elle en était l'analyse critique et s'alimentait
des affirmations qui avaient cours dans les domaines du savoir.
Projetant chaque fragment sur l'horizon particulier de sa trans-
mission et de ses métamorphoses, on parvient petit à petit à mieux
préciser la structure réflexive des aphorismes, en distinguant, de
tous les usages établis du langage, la tension fournie par le langage
lui-même, inhérente au mot, au logos en tant que mot dans son rap-
port avec la chose. La distinction, explicitée dans les textes, entre
un usage réfléchi de la raison du discours et un usage non réfléchi
du langage suppose l'abstraction, se dégageant du contenu, mais
conduit en même temps à retourner au contenu pour lui appliquer
complémentairement les lois de l'abstraction. Les fragments por-
tent tour à tour sur l'une ou sur l'autre opération, sur l'analyse de la
contradiction inhérente au discours et sur la réfection des discours
au moyen de cette référence interne.
C'était là le noyau ou le point de convergence des commentaires
publiés avec Heinz Wismann dans le livre de 1972 1• Les réflexions
présentées ici en reconsidèrent les préalables et les confrontent
avec certaines publications parues entre-temps 2 • Quelques analyses
syntaxiques (la syntaxe prime) pourraient être rediscutées, le
commentaire de plus d'un fragment pourra être clarifié. Mais, pour
288
LE LOGOS HÉRACLITÉEN

l'ensemble, les thèses soutenues se sont imposées à nouveau,


demandant seulement à être réaffirmées.
La rupture avec la tradition interprétative, déjà antique, mais sur-
tout moderne, reste entière. En effet le logos est d'ordinaire chargé
d'un contenu doctrinal, il se présente comme le lieu, ou comme
le réceptacle, d'une «vérité». Dans l'expérience herméneutique
nouvelle, il s'en abstrait pour tirer de l'abstraction l'instrument
d'une analyse de ce qui se donne pour vérité.
Si la réflexion d'Héraclite ne se concentre pas sur la présence de
"'
l 'Etre, mais sur l'univers de la signification, de façon générale sur
tout ce qui apparaît doté d'une signification, et susceptible d'être
soumis à l'analyse par la loi inhérente au logos, la suppression de
la distance et le retour à l'hypostase, dans la critique de Schleier-
macher jusqu'à nous, pour se limiter à cette période moderne de
l'approche scientifique, se présente comme un a priori, offrant la
structure d'un préjugé, et doit être rapportée à ses motivations
propres 3 •
La définition du terme de logos a été au centre de la construction
d'un système fonctionnel, qui aura, chez les critiques, pour fonde-
ment ce que le logos est censé exprimer d'autre que lui-même, ce à
quoi il a été assimilé. On a procédé ainsi dans l'aphorisme initial,
au fragment 1 *, qui ne se présente pas comme une unité, et n'est
« fragment » que par rapport au recueil :

Or du discours (logou) qui est celui-ci, les hommes vivent tou-


jours loin par l'intelligence, avant d'écouter, comme après qu'ils
l'ont écouté une première fois. Car toute chose vit selon le dis-
cours qui est celui-ci si bien qu'on les voit, dans l'apparence,
ignorer ce qu'ils pratiquent, dits et actes, tels ceux que moi-même
je développe jusqu'au bout, divisant chacun suivant la nature
qu'il a et montrant comment il est fait. Les autres hommes igno-
rent tout ce qu'ils font dans l'éveil et tout ce qu'ils oublient dans
le sommeil.

Comme le logos occupe effectivement, en tant que référence


unique de la démarche, le lieu central, il suffisait d'effacer la diffé-
rence entre le mot et ce qu'il exprime, selon les données héracli-

* L'astérisque renvoie au texte grec, reproduit au début des notes, p. 443 sq.

289
LA GRÈCE DE PERSONNE

téennes, entre lui et les énoncés auxquels la structure qu'on peut


en dégager est appliquée, pour qu'on pût y voir un terme de pure
substitution, le signe d'un message objectif.
On a cru, des attributs qui reviennent à la guerre dans le frag-
ment 53 *:

Guerre est de tous le père, de tous le roi,

et qu'on a pensés identiques à ceux du logos 4, pouvoir inférer la


nature véritable du référent dont le terme de logos ne serait qu'un
équivalent, présentant les choses dans un ordre didactique 5• La thèse
est absurde, mais instructive, d'abord par son excès (ou sa radi-
calité), et parce que l'apparence, une très apparente similitude,
révèle le passage à l'application. Mais ce principe de la pure
contradiction ne se retrouve nulle part en dehors du discours.
La position est extrême ; elle se limite à la dynamique cosmique
des contraires, dont elle fait un principe réglant et expliquant le
devenir physique ou cosmologique 6 , alors que la réduction à ce
principe, privilégié par rapport au flux platonicien de Schleier-
macher et de Hegel 7 , avait permis de voir dans le logos, non l'ex-
position, mais la loi des contraires, avec sa tension 8•
Partant du mot - ou du vocable avec ses orientations possibles -,
on s'est tantôt, du côté du sujet, tenu à la parole d'Héraclite, à
l'argumentation qui articule son discours 9 ; tantôt on a préféré les
acceptions qui renvoyaient, du côté du contenu, à une organisation
objective, comprise comme «mesure», comme «rapport» ou
« raison » 10•
En tout état de cause, c'est une vérité objective qui devait être
révélée et que l'on rejoignait sans trop de mal avec la traduction de
« discours », si c'est dans la langue que cette vérité trouve son
expression, telle qu'elle se manifeste, à travers Héraclite, et telle
que, selon Héraclite, comme on le lui fait dire, elle s'est manifestée
avant lui. Au XIXe siècle, le logos a été ainsi pris pour le « langage
de la nature», pour « la révélation que la nature nous offre en un
"'
discours intelligible » 11• Pour Heideiger, la langue dit l 'Etre et elle
a dit Héraclite avant Héraclite 12• L'Etre se dit dans la langue qui en
révèle le sens. Pour l'un de ses adeptes, l'homme est conduit par le
logos à sa vérité propre, arraché à son aliénation 13•
290
, ,
LELOGOSHERACLITEEN

On passait d' « écouter», au sens strict, à celui d '« entendre», à


savoir comprendre le discours, celui-ci était alors devenu moins un
exposé ou une analyse qu'une fable de la vérité.
Si c'est plus immédiatement la raison universelle, la loi qui règle
le devenir, il est plus difficile de tenir compte des textes comme le
fragment 1, où l'on devait bien admettre qu'il était fait référence au
discours, tel qu'il se dit, produit et prononcé. Les deux aspects
devaient être conciliés. Ils ne pouvaient en fait être accordés aux
passages selon aucune des deux options. Aussi certains ont-ils eu
recours à l'expédient, ou au compromis, de mettre l'aporie sur le
compte de l'insuffisance de la pensée, encore archaïque, inapte à
distinguer les plans 14•
Le mot, dans les fragments, se trouve employé avec les accep-
tions qui étaient courantes à l'époque d'Héraclite, dont celle de
« réputation » (fr. 39). Ailleurs, c'est la « parole », le « discours »
comme tel, distingué par Héraclite, isolé dans sa fonction et sa
structure propres. On reste dans la logique du discours, en passant
à cet ensemble que forment le dire et ce qui est dit, à la valeur
relationnelle de cette « raison » inhérente à la mise en relation des
termes contradictoires. Ce n'est ni la raison du monde ni la raison
du discours argumenté. Le rapport interne est projeté sur les énon-
cés existants. Il se reproduit ainsi, dans la réfection des discours
particuliers, selon la proportion des mesures ; cette « raison » four-
nit un principe d'explication propre à régir les langages, parce que
puisé dans le langage.
Le problème crucial, à l'origine du débat de la critique et de ses
apories, est confmé aux rares passages qui concernent directement
la nature du discours ; les emplois secondaires, où le principe extra-
polé est reporté sur les significations et leur imprime une structure
redressée et éclairée au moyen du langage, ont servi, dans l'histoire
de la critique, à l'agencement d'un système d'affirmations posi-
tives, érigé ensuite arbitrairement en un contenu, occupant la place
de ce logos, dont l'analyse avait fourni les moyens de leur mise en
question.
Héraclite parle d'une référence que lui fournit la langue; il ne se
lasse pas d'évoquer les situations qui montrent de quelle manière
les gens autour de lui passent à côté de l'analyse, et manquent de
saisir la structure de la langue qu'ils emploient et qui traverse
291
LA GRÈCE DE PERSONNE

leurs conduites. C'est une chose très simple, qui ne laisse pas
d'être d'une importance capitale, que cette lutte sans doute très
violente, engagée en faveur d'une réflexivité pure qui se refuse à
admettre toute forme, sans exception, de fondement préalable
, .
ex teneur.
Le parti pris se fait connaître dès les premiers mots de ce prologue,
« parodique » dans le sens large, qu'est le fragment 1, reprenant
dans sa forme, dans le sens d'une «reprise», d'autres prologues
écrits avant lui 15• Le contenu est d'abord «celui-ci», portant sur
la situation même du discours: montrer ce qu'il en est, ce qu'est
un programme, et quel est l'usage qu'on fait du genre de l'arkhe,
du commencement. C'est le contraire d'un discours immédiat« sur
le tout », ou « du tout », comme le montre l'emploi, si éloquent
dans sa précision et sa singularité limitatives, du démonstratif, arra-
chant le logos à une autre référence, à tout emploi qui ne serait pas
autoréf érentiel.
Aristote, dans un fameux passage de la Rhétorique 16, cite ce
début pour montrer qu'il est difficile dans le livre d'Héraclite
de regrouper les mots, tant leur autonomie, et partant la liberté de
construction, sont grandes. Dans la première phrase : « Or, du
discours qui est celui-ci, toujours les hommes vivent loin par
l'intelligence », on peut ponctuer en séparant un deuxième membre
de phrase après « toujours » : « Ce discours-ci, qui est toujours
[ou: est toujours vrai] 17, les hommes sont [ou: évoluent] sans le
comprendre.» C'est l'éloignement de la vérité éternelle. L'adverbe
«toujours» va avec « qui est» 18• Ou bien on coupe avant « tou-
jours», en prenant le démonstratif comme prédicat:« Ce discours,
qui est celui-ci» (tel que je le présente) 19•
La première de ces deux interprétations peut paraître plus
naturelle, et Aristote la considère comme telle, ajoutant que le texte
tel qu'il est formulé n'oblige pas à s'en tenir à cette« évidence»,
que suppose la lecture ontologique à laquelle il se réfère 20 • Il ne dit
pas : c'est ceci ou cela, mais : ce n'est pas nécessairement ceci 21•
La remarque d'Aristote tient compte de pratiques d' interpré-
tation. Il ne dit rien d'une ambiguïté essentielle, ne laissant pas la
question ouverte, mais montrant la difficulté. Partant d'une lecture
« naturelle » déjà établie, Aristote s'intéresse à la manière dans
l'énonciation, et elle ne lui paraît pas claire. Son témoignage porte
292
LELOGOSHÉRACLITÉEN

sur une interprétation, située et datée 22• Il n'envisage donc pas la


possibilité de faire de « celui-ci » l'attribut de « qui est» 23, comme
il faut le faire s'il s'agit d'isoler le discours comme tel. La
construction du démonstratif est encore corroborée par l'itération
du même tour, plus loin dans ce même fragment 1 : « qui est celui-
ci ». Le sens exclut assurément l'autre construction, que prennent
en considération les adeptes d'une tradition dont la légitimité avait
été mise en question par l'usage signifiant héraclitéen du verbe
« être » comme copule; le pronom toud[ eJ (« celui-ci ») désigne
le discours, logos, déjà déterminé par l'article dans sa nature brute
de discours, en le distinguant dans sa spécificité, tel qu'Héraclite
l'entend et qu'il l'emploie là, dans ce qu'il écrit sur ce logos, et
qu' ainsi il cerne.
L'aporie est là, et elle touche au fond la compréhension du texte:
quand on opte, directement ou par le biais du discours révélateur,
pour le sens de « loi », régissant le cours du devenir, la coupure
anthropologique qui caractérise la vie embrasse un avant et un
après, ou du moins un temps opposé à une antériorité, le moment
même de l'écoute.
Si c'est le« discours», tel qu'il se structure face à son« objet»,
l'opposition est claire. La contradiction ne se déchiffre que pour
qui s'est préparé à se séparer de la communauté des hommes, non
par hauteur ni mépris nécessairement, mais par nécessité métho-
dique de distinction. La chose, à savoir la pratique des systèmes
symboliques, elle, est toujours là. Homo loquens. Les gens vivent
avec elle, à côté d'elle, sans discerner le sens que recèle son usage et
qui les dispense d'en introduire aucun autre. Toute autre référence
est rituelle, ritualisée, passible de la même analyse - réductible au
statut des pratiques -, poème ou tribune, tribunal ou procession
religieuse.
Si c'est la « loi », il faudrait admettre qu'elle a été formulée
avant Héraclite, dans la forme où maintenant, comme on le pense,
il la révèle dans son livre, pour que les hommes aient pu aupara-
vant ne pas la connaître ou ne pas vouloir l'accueillir. Le message,
dira-t-on, n'a rien de subjectif:

L'art est bien d'écouter, non moi, mais la raison, pour savoir
écouter toute chose-une (fr. 50 *) 24 •

293
LA GRÈCEDE PERSONNE

On admet que la voix d'une loi objective s'est antérieurement


fait entendre, préférée par d'autres Héraclite avant lui, dans la série
des prophètes de la vérité, sans avoir été entendue par personne du
côté des hommes, avant que lui ne l'eût redite 25. C'est surprenant,
et sans doute paralogique.
Sans violence, on est conduit à supposer que ce avec quoi les
hommes ont vécu sans l'entendre, ou l'écouter, c'est ce sur quoi
Héraclite concentre son discours, en écoutant, analysant les discours
qui ont cours autour de lui. Il n'y a pas d'autre sujet que celui-
là, pour une réflexion critique, que d'interroger, et de questionner
la légitimité de l'interrogation; mais au lieu de postuler ce type de
pensée, pour éloquente que soit la distance propre, construite par le
lecteur d'un fragment à l'autre, on pouvait, de façon plus contrai-
gnante encore, poser le sujet comme unique référence possible de
ce qui en est dit, en exploitant l'aporie, qui, depuis Aristote, et
avant lui, offre le moyen heuristique le plus sûr.
A cette condition, on acceptera, à savoir : on comprendra comme
un effet intelligible, qu'un penseur vienne vous dire, dire aux Grecs,
puis à l'Occident, voire à la planète, que ce qu'il dit ne sera pas
« entendu » - il faut dire « écouté » -, avant d'être entendu, parce
que Héraclite, en invoquant cet unique objet auquel l'affirmation
peut s'appliquer, et le définissant par là, construit une situation
paradoxale absolue, le cas-limite du paradoxe où le praticien est
invité à détourner sa réflexion de la pratique, non vers une théorie,
qui ne serait qu'une nouvelle pratique (théorique), avec sa technicité
propre, on le sait, et à dégager la loi contradictoire, sous-jacente
dans ce qu'il fait, à portée de main (zuhanden) et à distance, simul-
tanément.
Tout autre discours est secondaire, c'est-à-dire substitutif; celui-
ci en nie un autre et l'éclaire par la contrefaçon. Héraclite entre
dans le monde des formes existantes pour ne pas en faire usage
selon la forme, mais autrement, selon la loi du langage qui est
l'unique condition nécessaire - non arbitraire.
Mais en général la non-écoute, comprise comme non-entente ou
incompréhension, est rapportée à la forme oraculaire du discours
d'Héraclite (n'est-ce pas « naturel de la part d'un auteur qui a
choisi de s'exprimer par énigmes et par équivoques 26 » ?). Comme
ce discours a déjà manqué d'être entendu avant qu'Héraclite n'eût
294
LE LOGOS HÉRACLITÉEN

écrit, ce n'est pas ce discours, mais la vérité, une correspondance


objective appelée « sens», qui, pense-t-on, mérite seule son attribut
d'éternel, co1nme le feu que pour cela on assimile au logos, en
accueillant ce primitivisme ennobli par l'idée d'une rationalisation
de croyances plus primitives. Selon les besoins de la cause, l'auteur
sera en avance sur son temps; selon d'autres besoins, il sera
archaïque. On crée une objectivation historique qui sanctionne les
paralogismes de l'exégèse.
La non-perception, dans cet unique membre de phrase, changeait
d'horizon; on est passé de la voix intérieure où s'exprime, à l'insu
des sujets, la vérité de l'univers à la révélation énigmatique d'un
philosophe, décidé à la masquer - masquer pourquoi, puisqu'elle
vit dans chaque homme ? Pour le plaisir d'égarer?
Cependant, cette éternité pourrait être problématisée, et rendue à
une signification. On en fait un attribut du monde, comme si Héra-
clite s'était soucié de cela, qui n'était pas en cause. Si la vérité est
générale, conçue comme une révélation qui traverse les siècles, on
pourrait ajouter qu'elle était étrangère et inaccessible au commun
des hommes, dans le passé comme dans l'avenir, avant et après
Héraclite, qui la connaît, mais pour rien - ou pour personne.
Les deux temps cependant ne sont pas vraiment symétriques dans
cette représentation. L'intervention de la personne, et sa parole, sont
un élément indispensable, on l'a vu. Le moment, et donc l '« après »,
ne peuvent pas être réduits à l'énonciation nouvelle d'une vérité
commune, anciennement proclamée, puis méconnue. Il faut pour
saisir la raison du rôle attribué au « moi » que la matière justifie
la différence entre lui et les autres hommes. La séparation doit
pouvoir se défmir au sein de la relation entre la personne et l'objet
de son écoute. Ce que les hommes, séparés du moi d'Héraclite, pou-
vaient avoir écouté, et ne pas avoir écouté (au sens propre) de tout
temps, était le langage qui les fait, non être, mais hommes, dans
un monde éternel, si l'on veut; dans un autre aussi. Le devenir
incessant, sur quoi l'attribut se fonde, n'est pas une affirmation -
une doxa - d'Héraclite; elle n'a pu le devenir, comme elle l'est
devenue chez Platon, que face à l'affirmation contraire, dans une
organisation où les opinions sont classées, à savoir mises en rela-
tion, par référence à un système de pensée et à un système du
monde, quel qu'il soit.
295
LA GRÈCEDE PERSONNE

Rien de tel chez Héraclite. Si l'on se demande ce que signifie


dans le fragment 1 une phrase comme « alors que toutes choses se
produisent toujours en accord avec ... » (ginomenon kata), on est
comme contraint d'inclure la distance qu'introduit la référence et
qui distingue, de la structure du logos, la détermination de la trans-
férer, comme unique paramètre disponible, à toutes les construc-
tions et aux prétentions étiologiques 27• Le «toujours», ce sera
donc : « en tout état de cause, devant les phénomènes de la nature
qu'on voit se produire, ce sera toujours ce principe, non spéculatif,
qui prévaudra», et il aurait toujours dû prévaloir, depuis qu'on
s'explique et qu'on ordonne, non pour dire le vrai, qui n'a pas
beaucoup de lieu, n'étant qu'un dire, mais pour l'approcher autant,
aussi parfaitement, qu'il se peut, en se servant de la clé que fournit
le fait qu'on en parle. L'accord (kata) est référence d'un principe
explicatif qui fait comprendre le passage de l'écoute du logos à
l'inexpérience pratique, dans le domaine de la parole et des actes.
Ce n'est plus alors seulement le discours comme tel : il désigne
dans une acception étendue toutes les situations où se composent
les ensembles de la vie, dans l'échange des discours tenus et dans
les rites: lorsqu'ils se déroulent selon le même mode du langage, le
discours s'applique à leur étude et à leur analyse 28.
Il y a rivalité et dépassement, hauteur dans ce sens, revendiqués
par un homme qui exprime une distance pouvant à juste titre être
considérée comme absolue, puisqu'elle renonce à suivre les discours
en usage ou à en construire d'autres. Les fragments se répartissent
selon l'une et l'autre catégorie. Aucune affirmation ne se situe en
dehors de la norme qu'impose la référence tirée du discours: elle
ne dit pas le monde, mais le monde peut se dire d'après elle.
Les hommes, selon les fragments, les « ils », sont les actants, ou
les exégètes, la matière, ou les rivaux dans l'analyse. La parodie
est perceptible; peut-être y a-t-il un ricanement: ils le font, et pour-
tant ils n'entendent rien à ce qu'ils font, qui est « ce que je fais
là, et qu'ils disent qu'ils font, mais ne font pas 29 ». Le moi est à sa
place en ce lieu où Héraclite se situe, dans une pratique où l'écoute
lui permet, à lui, ayant choisi ce parti, de mieux faire. Les mots
imitent les autres ; l'imitation les élimine.
« C'est de l'ordre de ce que j'expose, moi, en divisant chaque
chose selon sa nature, et en montrant comment elle est. » La phrase
296
LE LOGOS HÉRACLITÉEN

n'a rien d'oraculaire. La syntaxe n'innove pas ici; le style repro-


duit, comme il arrive ailleurs; démarquant le domaine peri phuseos
avec les mots des praticiens, et en choisissant les plus sobres et
les plus nus qui soient : exposer, diviser, n1ontrer, avec, au fond,
toujours l'idée de structure directrice. La« nature» (phusis) n'est
ni le « tout », ni l' « univers », mais, comme chez les médecins, la
constitution d'un être particulier, analysable selon ce qu'elle est -
selon sa nature.

Pourquoi Zeus, s'il s'agissait de son empire rituel, ou d'un autre,


que le rite allégorise, est-il présenté par cette formule de« nom de
Zeus»?

Un, l'art. D'être dit seul, il ne l'admet pas et l'admet, le nom de


Zeus (fr. 32 *).

Il pourrait, dès l'abord, paraître vraisemblable que le choix


du terme « nom » a pour fonction de détacher du dieu le mot qui
le désigne sous son identité particulière et que l'acte analysé par la
figure antithétique porte sur le fait d' « être dit», selon les mots des
fragments, en relation donc avec ce« nom de Zeus» (Zenos, géni-
tif de Zeus) distingué de « Zeus » au nominatif.
Le nom du dieu est étymologisé dans la formule ; il dit la vie
(Zenos, sur zen, «vivre») comme une essence de la chose dési-
gnée 30. Le mot, dans cet emploi libre et interprétatif, détaché de la
simple dénotation, révèle la structure contradictoire du langage.
S'il dit « vie » par superposition, indépendamment du mot « Zeus »,
il passera à son contraire en s'appliquant à ce qu'il nomme. A
l'autre pôle, du côté de l'objet désigné, il dira la mort - le dieu est
sa foudre.
« Le nom de Zënos », si l'on réunit les deux mots dans un
groupe, oscille entre l'emploi instrumental de la désignation (« ne
veut pas être dit seul ») et l'interprétation de la chose désignée par
le mot « vie » 31• Si « vie » est dit séparément, il est coupé de
la chose et ne peut lui être appliqué qu'en passant au pôle opposé.
L'étymologie dans ce cas conduit à la contradiction parce qu'elle
297
LA GRÈCE DE PERSONNE

est partielle ; il n'y a pas, comme pour l'arc, une homonymie révé-
lant la structure contradictoire.
La phrase, ainsi comprise comme une analyse du processus de
la dénomination, dans sa double fonction, n'a plus la portée prédi-
cative de révéler l'ambivalence fondamentale d'aucune puissance
hypostasiée. Il y a, en faveur de cette conclusion, l'opération lin-
guistique que désignent les mots de « nom » et d '« être dit», mais
également la formule de présentation : « Un, le savoir», si l'on
considère que sémantiquement le «savoir» (sophon), qui est un
« savoir-faire », ne porte pas sur un contenu apophtegmatique 32
mais sur la maîtrise d'une chose par l'analyse. Que seraient, à
défaut de ce report sur les moyens d'expression, le «savoir», et
l'unicité de la limitation à cet unique procédé ( « un »)? Quelle
autre unicité que l'unique référence 33 ? « Un, l'art» - la valeur de
«un» est restrictive, exclusive: « C'est toujours cette opération-
là »; il n'y en a pas d'autres.
«Un», ce ne sera pas la totalité «une», mais une restriction -
l'exclusivité d'une technique ou d'une compétence (sophie). « Ce
qui est vraiment savoir [to sophon est déterminé], c'est cela, cette
chose exclusivement. » La formule est récurrente dans les frag-
ments attestés (elle l'était sans doute davantage dans le livre com-
plet), se rapportant toujours au même principe d'analyse 34 • C'est
encore un tour de la langue ; la formule préexiste, ou bien elle en
parodie une autre, la langue est réemployée pour faire apparaître sa
structure. Ce que l'on dit est ce qui fait le savoir. Rien n'empêche
de le supposer, en précisant que la prédication d'une affirmation
spéculative - un « tout est un » ou encore ce « toutes choses, un »,
réintroduits dans Héraclite par l'une des traditions doxogra-
phiques 35 - n'a pas été détournée, dans la phrase écrite, pour que
lui soit substitué l'acte de parole - cet acte que les phrases auscul-
tent systématiquement comme étant l'unique chose dont on puisse
dire en l'analysant qu'il n'y a rien d'autre en fait de savoir. On ne
,1dit ni cet Un, que serait un Zeus, ni aucune unité, mais l'unicité de
cette structure particulière, inhérente au langage qui anime toutes
les pensées comme les discours qu'ils sont, sans se comprendre
comme tels.

298
LELOGOSHÉRACLITÉEN

Il ne peut pas, pour la langue, analysée dans sa structure, exister


de relation avec un contenu. C'est pourtant ce qu'admettent les
auteurs qui, optant pour le sens de « discours », le font extérieur au
tout, pour dire la vérité de ce tout extérieur à la nature des choses
dans une forme de transcendance, la loi qui gouverne cette nature
des choses ou, en d'autres termes, l' « unité des contraires » ou le
« tout-un ».
Le logos ne peut être poussé au-delà de la structure contradic-
toire qui le constitue dans son pouvoir énonciatif, étant choisi
comme l'unique référence qui n'importe aucune opinion constituée
dans la langue, ni « subjective » ni « objective », aucune affirma-
tion positive. Toutes les analyses d'Héraclite dans les fragments
subsistants (et il en allait évidemment de même dans ceux qui ne
subsistent pas) pénètrent dans les pratiques, soit pour y dégager
la structure du logos qui n'apparaît pas à ceux qui en usent, soit
pour projeter cette structure sur les systèmes explicatifs, quels
qu'ils soient, les dépouillant de leur contenu arbitraire, imaginaire
ou spéculatif, et les rapportant à cette unique référence logiquement
dépouillée.
Si la formule du «tout-un» se retrouve chez Héraclite, ce n'est
pas comme une doxa, résumant de façon succincte sa propre doc-
trine - il n'en a pas-, mais comme la reprise d'un énoncé, d'une
doxa antérieure, à fm d'examen, d'analyse spectrale, sous les feux
du logos. II est bien vrai que l'affrrmation a été antérieurement sou-
tenue; elle condense, mieux qu'une autre, les préalables de la phy-
sique ionienne à laquelle Héraclite a été doxographiquement assi-
milé dès Aristote.
Le moi n'est pas l'affirmation d'une supériorité fondée sur une
vérité détenue, suivant le modèle professoral, ou sur une révélation
élective, suivant le modèle prophétique ou chamanique ; il ne peut
être défini qu'en relation avec le discours, avec ce qui se dit, de vrai
ou de faux, sur la vérité ou sur l'élection.
Or cette écoute n'est pas orientée sur la perception d'un message,
quel qu'il soit, mais sur ce que le message communique à travers
son expression. Il n'y a pas d'autre savoir que l'écoute du mode
selon lequel les savoirs s'expriment.
Le pas franchi par l'écoute de la parole conduit à assumer une
299
LA GRÈCE DE PERSONNE

autre transcendance, une autre position d'extériorité. On n'entre


pas dans le système des références établies, selon le domaine de
l'activité sociale, pour en faire usage ; on le quitte pour en analyser
le fonctionnement, en remontant jusqu'à la structure des énoncés et
en étudiant ce qui se dit dans ce qui est dit. Le moi circonscrit très
précisément cette option d'exclusion, qu'on pourrait à bon droit
appeler méthodique. Elle se situe hors communion, attirée par
l'aimant et le pôle d'une singularisation jamais démentie.

Le moi fait problème dans la lecture traditionnelle et le cadre des


certitudes importées. Si c'est lui qui parle, au nom de la nouvelle
doctrine que l'on imagine qu'il fait connaître, et qu'il« publie» dans
le fragment 1 tel qu'on le lit, on se demandera pourquoi il la présente
comme n'allant être comprise par personne, tellement elle lui est per-
sonnelle. Première aporie, qui touche à la communication, et à la fer-
meture du sujet. Mais ensuite,
, comme le fragment 50 distingue (ce
sont les mêmes mots): « Ecoutant, non moi (qui ne compte pas),
mais le logos», l'instance réservée est abandonnée au profit de la
vérité « objective» toujours connue (par qui?), mais jamais com-
prise, ou bien existant, même inconnue, préexistant comme une ori-
gine éternelle, comme le monde, attendant la révélation d'Héraclite.
La contradiction est flagrante. Moi est seul à dire la vérité de tous.
Les termes de l'aporie, au lieu d'être noyés dans l'incohérence
d'un discours inspiré et prophétique ou dans la hauteur de la
mélancolie et du désespoir, peuvent être fixés comme tels par le
regard. On s'obligera, comme il faut toujours le faire, pour se
débarrasser des préjugés, à rester à l'intérieur du système de la pen-
sée pour y distinguer, sans les disjoindre, les instances et du moi
et du logos. L'hypothèse la plus naturelle, c'est que le moi qui parle
- quand il parle, ce qui est rare - ne se confond pas avec le logos,
mais se réfère à sa structure : il ne la fait pas apparaître, mais
l'applique, en reconsidérant les systèmes de la pensée organisée.
L'opposition, du coup, s'éclaire au sein de la distinction, dès le
.prologue : tel que moi, selon le parti choisi, je décompose, redé-
compose la matière sans me départir de l'unique référent non
spéculatif, offert par l'énonciation. L'opération est double, immé-
300
LELOGOSHÉRACLITÉEN

diate ou appliquée ; ce qui fait bien comprendre le fragment 50 : la


prouesse envisagée (et attendue) est là, dans ce cas, plus ardue que
dans un autre, elle repose sur l'écoute immédiate, sans recours à
la science maîtrisée par Héraclite, le savoir-faire. Le transfert se
désigne: <<En écoutant le langage dans sa nature et structure (avec
l'article, comme au début, fr. 1 et 2 *), et pas moi.»
La suite de la phrase est d'ordinaire (on doit sans doute dire
toujours) traduite et comprise comme si elle disait : « Il est sage
de convenir que tout est un 36 • » Une formule résumant la vérité:
« Le tout, c'est l'un.» Un accord qui, ne pouvant pas, selon les
préalables, porter sur une doctrine antérieurement soutenue, est
rapporté au logos même, trouvant dans ce couple de termes son
expression la plus haute, ce qui fait comprendre le choix du mot de
«sagesse» (sophon esti), désignant la reconnaissance d'un prin-
cipe suprême 37 • C'est le logos qui parle, à travers Héraclite, qui le
sert, et qui ici lui cède la place. Il parle dans l'âme de chacun 38 •
Le passage du moi au logos est lu comme une dépossession au
profit d'une invitation adressée à un toi. S'il est universel, le logos
sera dialogique : il parlera à l'autre. En même temps on admet qu'au
fragment 1, cet autre ne l'écoute pas. Un coup de sagesse en l'air.
Pour la critique textuelle, l'interprète remarque que le verbe
«être» est introduit par une correction: le manuscrit d'Hippolyte
porte « savoir» (eidenai); le contenu «tout-un» est considéré
comme une affirmation essentielle, ou centrale ; il dépend gramma-
ticalement (par la proposition infinitive) du verbe qu'introduit cette
correction probable 39 •
Pour l'histoire de la langue, on devait se dire que le mot sophon
n'est pas propre à désigner le degré d'initiation suprême dans la
connaissance du logos; il ne cerne pas la connaissance spéculative
mais le savoir-faire, plus près de la virtuosité technique d'un artiste
ou d'un devin que d'une sagesse philosophique ou morale. L'at-
tente néglige la donnée linguistique.
Le mot logos est réitéré dans le verbe « dire ensemble » (homolo-
gein, « dire en accord», faire accorder le logos). La prouesse, résul-
tant de l'écoute non médiatisée, supposant une extériorité absolue,
concerne ici une formule,« un-tout» (hen panta), au principe de la
spéculation milésienne de l 'arkhe; on peut admettre qu'elle n'est
pas reprise pour désigner un contenu connu de tous ceux à qui pou-
301
LA GRÈCE DE PERSONNE

vait s'adresser le livre, dont les interprètes vont même jusqu ·à faire
le credo d'Héraclite, n1ais pour exprin1er la difficulté d·en justifier
les termes au sein de la structure du logos. Savoir« dire ensen1ble >>
(honzologein), au sein de la contradiction inhérente et constitutive.
Héraclite ne rejette aucun systè1ne. Ce serait n1ettre autre chose
à la place. Le réemploi montre que l'examen est plus critique, qu'il
s'interroge sur le sens de ce que l'on dit, ou sur le n1oycn d'en jus-
tifier l'emploi. L'axiome repris ne sera pas nié, il sera re-dit, chargé
d'un contenu nouveau qui en transforme la signification contre ses
auteurs et ses usagers. Que disent les mots?
Les quatre fragments (50, 32, 41 et 108 *) où la nature de l'art,
du sophon, peut être identifiée et comme localisée 40 rapportent
le terme à cette écoute extérieure, traversée des discours, jusqu'à
percevoir le discours comme tel. Le fragment 108 * établit la dif-
férence la plus stricte :

De tout ce sur quoi j'ai écouté des discours, pas un ne parvient à


ce point qu'il distingue la chose qui, séparée de toutes, fait l'art

- des discours (au pluriel) sur une matière, face auxquels le «je»
des fragments, d'où parle le sujet séparé que construit Héraclite,
se dresse en «écouteur» (ëkousa) 41• La matière du savoir que
la parole organise l'entraîne et l'écarte de l'écartement, d'où se
constitue le point archimédique de l'écoute, lorsqu'elle fait cet art
hors matière, séparé de toutes les matières discourues. Parlant, on
ne pouvait y parvenir. Tous les aphorismes ont pour préalable ce
ressort premier d'une distance hors parole, qui détermine, sur un
fond d'absence ou de négation, le choix des mots.
Le point de vue de l'extériorité est autonomisé dans la formule
récurrente, « un, l'art [de savoir] » qui, chaque fois qu'elle apparaît,
présente le résultat d'une écoute absolue, la contradiction révélée
par le « nom de Zeus » (fr. 32 *), ou par la fannule du gouveme1nent
universel, appliquée aux principes cosmiques (fr. 41 *) 42 • L'applica-
tion, à savoir la justification, est particulière1nent ardue dans le cas
de «tout-un», dont le caractère spéculatif peut ou doit, d'abord,
paraître trop manifeste. Le dépasse1nent sera un tour de force. Les
difficultés de traduction rencontrent un problèn1e sérieux sur le
fond, logique ou philosophique, lorsqu'on entend : « La sagesse

302
LELOGOSHÉRACLITÉEN

c'est de convenir [pour certains: dans la communauté des gens


éclairés 43 - il en faut, malgré tout] que tout est un» (et non que
« l'un est tout 44 »); la sagesse serait le degré suprême de la connais-
sance du logos 45, étendue à l'universel, où l'organisation du monde
apparaîtrait dans la vérité d'une unité fondamentale, découverte par
Héraclite. On a pu écrire, récemment encore:« C'est l'affmnation
la plus ancienne d'un monisme systématique, et sans doute sa
première énonciation en Grèce 46 • » Cette vue surprenante est en
fait soutenue avec une quasi-unanimité dans la critique.
On en a fait une proposition fondamentale, dont on croit pou-
voir dériver tout le reste. Pourtant, sa relation avec la loi des
contraires, que par ailleurs on ne met pas moins au centre, pose
problème ; à moins d'affirmer, comme on l'a fait, que cette équa-
tion du tout et de l'un montre que la cosmologie « n'est qu'un cas
particulier de la loi 47 ». En fait, c'est l'unité du cadre où peuvent
se succéder les phases alternées d'un cycle cosmique qu'on voit
exprimée, le lieu d'une cosmologie. Mutation du tout, puis muta-
tion de l'un 48 , d'après l'arrangement doxographique du
fragment 10. On attendrait plutôt qu'il fût question de pluralité.
Aussi se représente-t-on les mouvements d'une totalité pluralisée
vers l'un et vice versa, l'échange du feu contre toutes choses selon
le fragment 90 * 49 :

Au prix du feu toute chose est échangée, et le feu au prix de


toutes ensemble, comme on échange avec l'or les marchandises et
avec les marchandises l'or.

« De tous les composants émerge une unité et de là émerge


l'unité de toutes choses», écrit-on 50 • Où sont passés les contraires
et la tension dont on fait, avec les Muses ioniennes du Sophiste de
Platon 51, le ressort premier 52 ?
Certes, les contraires ne constituent pas le corps de doctrine que
l'on dit ; ils sont une construction déduite de la structure contradic-
toire inhérente au logos, mais à supposer même qu'on ait admis par
hypothèse l'extrapolation d'une lecture en fait faussement littérale,
à savoir non réflexive, des couples jour-nuit, feu-terre, etc., le tout-
un ou l'un-tout étaient inconciliables.
Ce dont on fait le dogme central est une pure aporie de l'inter-
303
LA GRÈCE DE PERSONNE

prétation, elle aurait dû conduire scientifiquement et logiquement à


remettre l'hypothèse en question. Ces opérations fondamentales de
la lecture n'ont pas eu lieu parce qu'on se trouverait confronté avec
la mise en question principale que formule le texte. C'est pourtant
bien à la difficulté qu'il faut aller - herméneutique d'abord, puis
objective. Héraclite formule le problème que lui pose la tradition
du langage spéculatif. « Savoir le faire », c'est se munir d'autres
réflexions, non moins interprétatives, de formules consacrées,
comme le fragment 41 * :

Gouverner toutes choses [arrachées et singulières] à travers toutes


choses [prises dans leur ensemble],

ou le fragment 90 *, distinguant de l'échange du feu contre toutes


choses, s'isolant et se particularisant, la somme des choses resti-
tuant le feu, comme négation totale. Dans les deux cas, l 'interpré-
tation doxographique a réinstallé l'objet à la place de la réflexion
que l'aphorisme creuse en s'interrogeant sur la façon de dire ce que
l'on dit, au moyen de la référence à ce qui fait qu'on peut le dire 53•
A propos du fragment 30 *, on s'interroge sur l 'œuvre poétique
ou philosophique où il serait question d'un dieu qui a créé le
monde. Elle est introuvable 54 • On s'en tire en prenant le tour
comme une expression « polaire » : « ni dieu ni homme », pour dire
«personne» 55 • Mais pourquoi dire «personne», pourquoi l 'in-
créé? Les données du problème peuvent être interverties. On dira
que ni dieu ni homme ne sont des êtres pouvant être conçus sous
cet angle, comme fabriquant des mondes. « On ne voit pas quel
dieu ... » Ils font des choses, mais ne font pas cela. Ils opèrent au-
dedans. E negativo, et par exclusion de toute causalité possible,
divine ou humaine, on pourra donc dire ce qu'on dit de l'éternité
du monde ; il faut choisir cette voie pour reprendre et transférer,
comme on le fait, la fameuse formule qui, dans l'Iliade, caractérise
la divination 56 • La vie du monde est sous les yeux, le «toujours»
pourra ainsi lui être ajouté, feu « toujours vivant». La diversité des
concrétions imaginables de l'énergie ignée doit faire adopter - ou
préférer - cette hypothèse comme lieu des tensions élémentaires.
Les fameux contraires interviendraient ici, lorsque la nature du
substrat est établie. On pourra dire « embrasement » ; on pourra
304
LELOGOSHÉRACLITÉEN

dire« extinction», pour le feu; et on dira« pour une part», en par-


lant de la proportion, selon les règles du discours, que la survie du
monde confirme et dont cette survie suppose l'existence. Qu 'y
a-t-il là d'oraculaire, ou de prophétique?
Dans ce même fragment 30 * :

Le monde, le même parmi tous, pas un, ni dieu ni homme ne l'a


fait, mais toujours il était, il est et il sera, feu toujours vivant qui
s'allume suivant la mesure, et suivant la mesure s'éteint,

la structure du monde (kosmos) ne distingue pas le monde devant


nous - de quoi le distinguerait-on 57 ? -, mais le présente comme
objet du discours présent, qui en clarifie la structure, de manière à
produire une réduction indépassable - c'est« le même pour tous».
Quelles que soient les constructions, elles pourront être rapportées
à ce qui est dit là, d'identique à tous les schémas (et non de com-
mun à tous les hommes) 58 • Quel que soit le modèle conçu, on sera
toujours ramené à cette analyse irréductible de toutes les hypo-
thèses cosmologiques possibles. Que peut-on dire?
La liberté de l'agencement des mots, leur isolement, avec les
regroupements nouveaux qu'il autorise, l'utilisation fragmentaire
des idiomes, selon la langue et hors langue, pour y conduire, n'ont
pas été lus comme des indices de maîtrise et de contrôle selon les
lois de l 'obscuritas, d'une énigmatisation méditée, mais plutôt
comme les témoignages d'une inspiration incontrôlable 59 • La révé-
lation elle-même se révèle à travers le mode irrationnel de l'énon-
ciation débordante. On pouvait ainsi s'arrêter à l'aporie linguis-
tique ou sémantique, en l'acceptant dans son ambiguïté, avec ses
contradictions d'allure mystérieuse, sonnant« vrai», dont la facti-
cité (ou l'artifice) se prêtait à toute utilisation, selon les préalables
choisis (ou suivis) par chacun 60 •
L'écart est grand entre la structure contradictoire, que les apho-
rismes extraient d'une gangue, qu'ils/ont voir, et les ambivalences
que supposent les attentes prophétiques. « Héraclite, après tout, est
unprophëtës [un porte-parole] du [à savoir: pour le] logos 61• >>
Si Héraclite «démythifie», sans qu'on attache à ce mot une
signification anachronique d'émancipation des consciences, et si
l'on se borne à le rapporter à l'analyse systématique des discours
305
LA GRÈCE DE PERSONNE

existants tous les discours interprétatifs qui ramènent ce qu'il dit


au «mystère», philosophique ou archéologique, qu'en vérité il
déconstruit en profondeur par une analyse des affirmations sous-
jacentes, revêtent la fonction d'une mystification (re-mystifiant ce
qui a été démystifié).
L'idée du prophète solitaire, qui reste incompris quand il a parlé,
sachant qu'il ne parle pour personne, est une extrapolation arbi-
traire de ce que Héraclite dit de l'écoute, corrélative du dire, et qui
ne peut être entendu que logiquement de la parole en tant que telle.
On retrouve dans les fragments des représentations familières à
la pensée ou à la tradition grecques. Ce n'est évidemment pas que
l'auteur s'y enferme, et sa propre pensée n'y est d'aucune façon
anticipée. C'est la matière qu'il analyse, qu'il n'invente pas ni ne
modifie - l'examinant pour y trouver confirmée son analyse du
langage comme si celui-ci pouvait et devait recevoir une extension
maximale, la langue comme système symbolique s'exprimant au-
delà des seules associations verbales, et pour lui appliquer non
moins systématiquement la structure résultant de l'analyse.
Les deux points de vue se rejoignent forcément. Plus on découvre
par l'écoute et plus on ausculte l'étendue de validité du principe,
plus l'application, en retournant les affirmations des systèmes étio-
logiques, pourra le prendre à son compte, et démonter leur facti-
cité. La transition, « en dernière analyse », est imperceptible.
Rien, et pas même - ou surtout pas - la pensée, ne peut être assi-
milé au logos, qui ne fournit que le schéma ou le modèle à partir
duquel (et par référence auquel) le phénomène peut être analysé,
il faudrait dire: construit pour être éclairé, et clarifié. L'analyse du
discours fournit la matrice des discours analytiques 62•
Les vérités philologiques (et philosophiques) sont récusées telles
qu'elles sont formulées; elles paraissent inacceptables. Si tout n'est
que langage, et qu'il ne véhicule pas autre chose, en véhiculant toute
chose, rien ne renvoie à aucun Etre ni à aucune substance. Aucun
"
Etre plus vrai ne se manifeste (ni ne se dévoile) à travers la langue.
Héraclite n'a pas de doctrine des contraires. On n'arrive jamais à
comprendre aucun fragment comme le stade d'une démonstration.Les
fragments,d'ailleurs, ont une autonomierigoureuse; comme un poème
lyrique, ils sont fermés sur eux-mêmes et parfaitement déchiffrables,
si les aphorismes ne sont pas amputés, dans leur contexte restreint.
306
, ,
LELOGOSHERACLITEEN

Ce n'est toujours qu'une hypothèse explicative, chaque fois


renouvelée, qui ne fait que cerner le cadre d'application de l'unique
structure fondamentale. Le mot « feu » va à la chose en creusant
l'abîme de la noirceur, il dit la nuit. Cette relation est à sens unique,
elle n'est pas réversible; la réversion résulte d'une opération symé-
trique. On ne peut donc pas soutenir, comme on le fait, qu'Héra-
clite pose les contraires comme base de son système. Il n'a pas
proprement de système, ni de «contraires». La contrariété résulte
partout d'une mise en relation contradictoire.
Nul auteur n'a jamais produit plus de discours divergents. On
parle de « son sens religieux», s'appuyant sur la « dévalorisation
de la connaissance humaine en comparaison de la divine» 63, alors
qu'il n'est jamais question, pour les croyances et pour les dieux,
que de la pratique humaine. Face à la profession d'humilité,
l'orgueil de l'initié masque la vérité qu'il détient pour ceux« qui
n'ont pas d'oreilles 64 ». Le style oraculaire 65, qu'on assimilait à
l'inspiration prophétique, devait traduire à la fois la hauteur de
celui qui se sait élu - l'élu de la parole, manifestant un mépris
justifié pour le « commun» (pourtant, le logos est dit« commun»)
- et être la marque de l'emportement, à la fois un écran protecteur
et choisi et un signe d'élection, une nécessité imposée à la raison
de se communiquer sous cette forme irrationnelle. Dans les limites
de ce cadre, toute interprétation, strictement toute, peut venir, et
est venue, se loger.
On s'était mépris sur le sens de l'obscuritas qui porte sur l'utili-
sation des éléments du langage, sur l'écart qu'un autre usage y ins-
crit, par rapport aux formes conventionnelles. La confusion est
comparable dans l'interprétation des parties lyriques de la tragédie,
où l'insolite, le plus rigoureusement pensé, est censé traduire l'ex-
tase incontrôlée. L'obscurité, chez Héraclite, fondée sur une auto-
nomie très grande des éléments du discours, qu'il se fasse ou qu'il
cite ou qu'il refasse, oblige à écouter la langue, à cerner ce que
c'est que l'on dit, et comment cela peut être dit. Elle trace, dans
une recomposition nécessaire au propos, un cheminement vers,
incluant la perception de la structure référentielle unique et un
mouvement de retour - ano, kato - vers sa projection, ou sa réin-
jection dans les figures du langage établi.
Imposant le principe d' autoréflexion comme préalable à toute
307
'
LA GRECE DE PERSONNE

affirmation, la démarche d'Héraclite marque une rupture; il est


moins facile de mesurer sa portée, d'apprécier sa signification. Elle
se situe dans une tradition spéculative, à laquelle elle se rattache
étroitement, pour radical que soit le réexamen des positions. Une
vue globale, considérant l'essor spéculatif des Ioniens inauguré par
Thalès et sa force (que nous ne nous représentons pas parfaite-
ment), fait penser que le mouvement était sur la voie de l'accom-
plissement, et que la réflexion, arrivée à ce point de retour sur
elle-même, s'est donné les moyens de parvenir à son aboutisse-
ment. Héraclite ne renonce pas à repenser la totalisation. Le
renversement, en un sens, fonde par la définition de l'art comme
une connaissance de la connaissance la possibilité d'une spécula-
tion réflexive, où le sec ne peut plus être opposé à l'humide sans
que l'unique possibilité de produire la relation soit seule mise au
premier plan.
La règle est générale : c'est une fois que la littéralité est établie
que la question du sens, à savoir du sens de ce sens, de la portée
philosophique, peut être posée.
Héraclite n'a pas inventé la vérité ; il l'arrache à la méconnais-
sance où elle a été tenue «jusqu'à ce jour ».
Lire le théâtre

L es Electresont la seule étude de ce recueil qui touche à


la tragédie grecque; c'est pourtant le domaine dans
lequel j'ai le plus travaillé, pour une large part en collabo-
ration avec Pierre Judet de La Combe, au cours des vingt
années qui ont suivi la période oùje m'intéressais à l'épi-
curisme avec passion. Peut-être puis-:ie essayer de dire pour
quelle raison ce déplacement s'est produit. Le chemin qui
conduit des présocratiques aux tragiques n'est pas si long.
C'est le même monde, en dépit de la différence des visées.
En tout cas la langue et les représentations en fonction
desquelles les discours se forment m'étaient devenues
familières. Les hommes du théâtre n'étaient pas des phi-
losophes, mais ils connaissaient les livres, avec lesquels
ils ont écrit. Et ceux des philosophes en faisaient partie,
comme on s'en aperçoit ,,
à chaque pas.
La familiarité avec Epicure formait un accès à la lecture
des tragiques, par sa relation si précautionneuse au lan-
gage, et sa méfiance à l'égard de la rhétorique, à laquelle
il a tordu le cou, pour en faire un usage propre. Il a11alyse
le discours des autres, comme il le fait du sien, et reconduit
sans cesse à ce levier de l'absence, où la repartie n1ontre
en premier lieu qu'elle est une réponse, et que la phrase
est donc refaite. Le mot est plein, parce que jeté, e11voyé,
exactement comme dans les stichomythies des tragiques,
qu'il cite souvent.
La philosophie, chez les présocratiques, se for1ne et
s'énonce sans autre technicité que celle qu'elle se donne.
309
LA GRÈCEDE PERSONNE
,
Epicure a rompu avec l'héritage des grands systèmes athé-
niens, pour retrouver une liberté perdue, quasi archaïque
et largement utopique. Il y a chez les tragiques un désir
similaire de souveraineté, intellectuelle, et peut-être
méconnue comme telle.
La traduction de plusieurs pièces, entreprise avec Mayotte
Bollack 1, a changé de nature, dès lors qu'elle fut conçue
pour être jouée. Le théâtre est un lieu où l'on peut, pour
une fois avec les textes antiques, et sans primitivisme, tou-
cher un public, faire voir ce que donne la matière et ce
qu'elle communique; lorsqu'on réussit, grâce à l'art d'un
metteur en scène qui accepte de se confier à la parole,
l'actualité recréée est transhistorique, à force de non-éter-
n.ité, et de justesse historique à distance. La traduction, et
derrière elle la philologie, font leurs preuves sous les
applaudissements, et elles prennent l'allure d'un mani-
feste de non-adaptation. Le dépaysement peut être vrai,
et devenir un fait de notre culture, quand la traduction
s'installe dans l'inconnu d'un ailleurs, auquel elle donne
un droit à l'existence.
Le transfert d'un sens déchiffré dans une autre langue
rend cet accueil possible, parce qu'elle s'ouvre à l'auteur,
réhabilité pour une fois, en dépit de Foucault, et, si nous
nous mêlons à la foule des spectateurs athéniens, à d'autres
que nous (autrement que Wilamowitz dans la scène gro-
tesque où il se voit regarder la dernière pièce d'Euripide
avec les yeux de Sophocle) .
La convention et la stylisation sont réduites à presque
rien. Au théâtre, ça parle. Traduire Empédocle ou la Répu-
bliquerépond à d'autres intérêts. Ici, le transfert donne une
actualité à une phrase que le poète tragique, déjà, a énon-
cée secondairement, puisqu'il faisait parler un langage. La
fiabilité exceptionnelle de la traduction des tragiques tient

I. Œdipe roi de Sophocle pour Alain Milianti (La Salamandre,


Lille, et théâtre de l'Odéon, Paris), 1985; d'Euripide, Iphigénie à
Aulis pour Ariane Mnouchkine (Théâtre du Soleil), 1990; et Andro-
maque pour Jacques Lassalle (Athènes, festival d'Avignon), 1994.

310
LIRE LE THÉÂTRE

à l'usage que ces auteurs faisaient eux-mêmes d'une parole


efficace; elle est donc liée directement au fait de son actua-
lisation dans la performance. ,,,
Par chance, dans le cas unique des Eœctre,on observe la
métamorphose du discours dans une continuité fortuite, la
masse de la production ayant disparu. L'histoire littéraire,
dont il convient de faire l'histoire comme du reste, s'est
préoccupée de poser une antériorité, et elle a construit
gratuitement toutes les situations qui devaient servir la
défense d'une tradition culturelle, qu'Euripide pourtant
avait ébranlée; il devait en dépit de tout rester dans la
vérité du mythe, sous peine de perdre son statut de grand
poète, il devait être grand, même si personne n'allait
jusqu'à le comparer à Sophocle. Ni la grandeur qu'il a,
réflexive et directe, intellectuelle ou musicale, ni la vérité
qu'il lui a paru bon de substituer à d'autres, moins quoti-
diennes, n'avaient cours; il fallait qu'il fût un,,, autre. Et,
malgré tout, il ne donnait pas satisfaction. L'Electre de la
légende wagnérienne avait une autre stature.
Personne, depuis Wilamowitz, parmi les maîtres, n'a dis-
cuté de préalables esthétiques (ils allaient de soi), ni des
problèmes qu'aurait pu poser l'herméneutique littéraire.
La violence aveugle d'une lutte héroïque se comprenait
sans elles; pour Sophocle, en tout cas, si l'on entrait dans
la complexité de l'intrigue, elle faisait problème. Peut-être
son Électre devait-elle à ce scandale de l'héroïsme sa voix
absurde, théâtrale. C'est qu'il avait devant les yeux les
renversements amenés par son concurrent; il s'en était
imprégné - on peut s'en convaincre, quand on le lit bien
- sans sortir de sa propre manière problématisante et ques-
tionneuse. Il y aurait alors de !'Euripide dans !'Électrede
Sophocle, avant la tragédie d'Euripide, et celui-ci a pu
vouloir montrer ce que c'était que de faire vraiment de
l'Euripide.
.,
Les deux Electre

,
Avec les Electre antiques, une situation privilégiée de la trans-
mission des textes et del' histoire littéraire se présentait à moi. Une
analyse des pratiques conduisait une nouvelle fois à se heurter au
blocage de la lecture et au cas Wilamowitz. Le philologue fut assez
franc et audacieux pour dire lui-même ce que l'analyse cherche à
mettre à nu à travers lui. La science progressait et restait sur
place, ne pouvant se défaire de ses entraves. Rédigeant un com-
mentaire et travaillant à une traduction de la pièce de Sophocle
qui verra, je l'espère, bientôt le jour, je me suis efforcé de savoir
aussi quelle était la compréhension d'ensemble des philologues au
sujet de chacune de ces pièces. Je l'avais fait pour l'Œdipe roi
dans un commentaire de la ligne et du mot. La question, le plus
souvent, n'est guère posée et, quand elle l'est, elle n'est guère arti-
culée sur les mille et une observations faites sur le texte et sa
grammaire. De la langue, on passait aux idées. Il m'a semblé avoir
découvert le « nœud » de l'incompréhension dans le désintérêt des
interprètes à l'égard de l'interprétation de l'action dramatique. Or
celle-ci a été faite par le poète lui-même ; il est le premier metteur
en scène de la pièce. Le « caractère » avait une position quasi
sacrée ; il portait le sens parce que , les valeurs s'étaient incarnées
en lui, qu'ils' appelât Antigone, ou Electre. On pouvait se satisfaire
de la grandeur mythique d' Electre, au-delà du bien et du mal; le
meurtre de la mère pouvait être justifié et Oreste ne pas être cou-
pable, lors même que l'on s'interrogeait et que l'on s'étonnait de
voir Sophocle faire le silence sur une question aussi cruciale. Le
préalable interdisait de rechercher le problème que pose la pièce.
Il est très étonnant pour nous de voir que vers la fin du x1xesiècle,
en pleine expansion de l'activité scientifique, le mythe était consi-
313
LA GRÈCE DE PERSONNE

déré à l'égal d'une vérité révélée ; il devait l'être, puisque cette


vérités' exprimait dans la création littéraire. Le cas d' Euripide, un
auteur inacceptable et méconnu, est le plus instructif de tous. Ni le
rationalisme ni les libertés de l'invention ne pouvaient être niés,
mais il était poète et, en poésie, ses qualités n'avaient un droit de
cité que très restreint. L' « autre » parlait en lui. Sinon l'étude des
textes ne remplissait pas sa mission. On touche un problème cen-
tral de l'herméneutique qu'il m'importait d'approfondir. Le pro-
blème survit aujourd'hui dans le débat actuel. Le modernisme
indéniable de la philologie se heurtait alors aux barrières qui
défendaient les valeurs fondatrices de la discipline (voir ci-dessus,
p. 36 sq.).

Histoires de la littérature

L'impossible Euripide

Les Cours publics de littérature dramatique d' August Wilhelm


Schlegel (la première édition est de 1809) sont un modèle du genre.
Ouvrage de vulgarisation, de divulgation même, non dénué de parti
pris, ni peut-être de mauvaise foi, sa grande diffusion a singulière-
ment contribué à faire connaître la théorie poétique du romantisme.
Après une caractérisation générale d 'Euripide, esprit fort à qui, en
dépit de tout son brillant, manquent les qualités de l'âme, la sévé-
rité des principes moraux, la sainteté du sentiment religieux, Schle-
gel procède,,,. à une étude comparative des Choéphores d'Eschyle et
des deux Electre, celle de Sophocle et celle d'Euripide, qui tourne
à une accusation de désertion. Car le tragique n'appartient plus à
Euripide. Dans la fable, il cultive le genre du « drame de famille,
tel qu'on le conçoit aujourd'hui». Rien qui provienne d'un senti-
ment profond. Pour conclure et justifier son réquisitoire, il ajoute
(je cite la traduction remarquable de Mme Necker de Saussure,
cousine de Mme de Staël, parue en 1814, en trois volumes, à Paris
et Genève - un des« coups stratégiques», dans l'action culturelle
dirigée de Coppet) :
314
LES DEUX ÉLECTRE
,
Je dois cependant avouer que la pièce d'Electre est peut-être la
plus mauvaise de toutes celles d'Euripide. Est-ce le désir de
paraître original qui a pu l'égarer à ce point? Sans doute était-il
malheureux pour lui d'avoir à soutenir la comparaison avec ses
devanciers ; mais
, qui l'obligeait à lutter contr 'eux, et surtout à
composer une Electre ?

Le retour sur les livres critiques fondateurs, dont les Cours de


Schlegel font partie, par l'influence qu'ils ont exercée, aide à faire
comprendre l'origine des points de vue qui règlent la discussion
jusqu'à maintenant.

La, question de l'antériorité


,
Gottfried Hermann, dans la préface de l'édition de l'Electre de
Sophocle 1, ne trouve pas de quoi défendre Euripide : une excuse,
au mieux, dans l'obligation où il se trouvait « de faire du neuf et
de quitter la route ». Le jugement portant sur la qualité, ou plutôt
l'excuse, n'ont pas manqué d'être traduits en une relation chrono-
logique. Inférieure, la pièce devait avoir été écrite avant :
On ne conçoit pas [écrit Otto Friedrich Gruppe, dans son Ariadne
sur l'art tragique des Grecs de 1834] comment, après une œuvre
aussi érudite et puissante que celle de Sophocle, Euripide aurait
pu faire un travail inférieur en tous points - et qui aurait été dans
ce cas une régression volontaire; on peut se dire que le poète
avait bien assez de jugement pour s'en rendre compte.

Pour peu qu'on la radicalise et la retraduise en des termes esthé-


tiques adaptés, l'idée d'une «régression» forcée, qu'avait, par
commodité et résignation, adoptée Hermann, peut se défendre.
Mais le désespoir ressenti devant une œuvre manquée, la pitié
devant une pièce écrasée par la beauté de sa rivale, faisaient préfé-
rer l'antériorité de la plus faible, dépassée dans le temps par le plus
fort 2. L'embarras restait entier dans l'hypothèse inverse, adoptée
par le très jeune Wilamowitz en 1867 (seize ans avant son revire-
ment). Il est vrai qu'il accusait plus hardiment, sans chercher d'ex-
cuse, en rapportant les insuffisances à une manie déplacée et mal
venue de vouloir faire mieux 3 •
315
LA GRÈCE DE PERSONNE

Un modernisme neutralisé

Anticipant sur les réactions suscitées par sa propre thèse - un


Euripide éclairé, moderniste et philosophe, qui se serait insurgé
contre la sanction de la loi divine frappant chez Sophocle le parri-
cide-, Wilamowitz, dans la ligne de la réaction conservatrice qu'il
poursuit en 1883 (et poursuivra jusqu'en 1930) contre le rationa-
lisme dominant, intègre la protestation d'Euripide 4 • La dialectique,
dans la ruse du mythe qu'il construit, est appelée à neutraliser la
mise à jour et le modernisme par une modernité de la tradition
sacrée.
, Le conflit porte, dit-il, sur la relation de l'individu et de
l'Etat. L'action juridique qui frappe l'individu, selon le modèle
de l'Orestie, est condamnée et son exécution conférée à la collecti-
vité. Cette décision est interprétée comme une « grâce divine 5 ».
Pour une âme croyante, qui n'était pas celle d'Euripide, le passage
s'était effectué grâce au don d'un dieu. Euripide, lors même qu'il
conteste la vérité mythique, écrit malgré tout pour enrichir le « bien
commun de l'ethnie » ; sa position critique ne défend pas le point
de vue singulier 6 •
L'aire du mythe s'élargit; sa majesté accueille même la contesta-
tion - lorsque du moins elle s'exprime dans les termes fixés par
la tradition. Le poète restera national ; il est réhellénisé. Le génie
tragique d 'Euripide sait porter témoignage de ses appartenances
secrètes. Wilamowitz l'affirme, du moins pour le principe.
Cependant« la puissance vivante et divine» du mythe 7, même si
le poète ne peut pas s'y soustraire, était devenue une barrière.
C'était là le drame, et une contradiction inextricable: Euripide était
obligé de réintroduire contre son gré les données fondamentales.
Pourtant, il n'était pas moins qu'Eschyle « éducateur du peuple»,
pour subjectives que fussent ses réactions à l'objectivité des
croyances traditionnelles, fixées dans le mythe, ce qui lui vaut
d'être réintégré par le philologue dans l'enceinte des valeurs
hellènes. La contradiction aura été fructueuse. La critique à la fin
fortifiait la tradition. Le poète, dans sa singularité, aura été entraîné
dans un conflit titanesque, mais la lutte était vaine ; la contestation
fmira toujours par succomber à la force des valeurs combattues.

316
LES DEUX ÉLECTRE

La, purification du mythe


,
En réalité, le portrait d'une Electre dépravée avait beau être de
l'excellent Euripide (meilleur que l'ion,« l'une des pièces les plus
charmantes», aux yeux de Schlegel, « à cause de la description de
l'innocence et de la sainteté sacerdotale du garçon »), il n'en était
pas moins repoussant. « Chaque phrase de la pièce est précipitée,
mal venue et partisane. » C'est comme si l'on s'était éloigné
de Goethe, l'Hellène,
., pour se rapprocher de Heine, le Sémite 8. Ce
n'était pas une Electre -Wilamowitz voulait dire que ce n'était pas
celle de Sophocle. Le mythe s'était quand même vengé et retourné
«impitoyablement» contre le renégat 9 •
Il arrive à l'analyste de succomber aux contradictions internes de
sa construction. D'après lui, le mythe contenait la révélation d'une
vérité dont les Hellènes étaient dépositaires, autrement universelle
que celle des Juifs. Eschyle, en théologien, avait su donner l'ex-
pression la plus hautement spirituelle du châtiment de la mère.
Pourtant les mêmes Grecs, et, plus que d'autres, les Ioniens, avaient
su découvrir la grandeur de la femme, si bien que le matricide cho-
quait leur conscience. L'origine du projet dramatique d'Euripide
était là, dans « ce problème moral le plus profond de tous 10 »,
ressenti par « la piété de son cœur ». L'oscillation est constante.
De ce point de vue, l'ordre de tuer prêté à Apollon équivaut à un
blasphème ; Oreste commet un crime.
La dissonance était donc dans le mythe. Il fallait le purifier.
Oreste, fils sauvé du désastre, venait venger son père, ce que per-
sonne ne pouvait lui reprocher. N'était-il pas beaucoup plus hésitant
lorsqu'il s'agissait de tuer la compagne du séducteur, d'accomplir
le matricide? Une autre instance en assumait la responsabilité
intellectuelle ; c'était
, encore une femme, mais cette fois dépravée.
La perversion d 'Electre trouvait son utilité. Wilamowitz croyait
toucher l'origine de la transformation du sujet dramatique et com-
prendre l'abandon de la malédiction héréditaire. Euripide avait fait
un caractère dramatique de la sœur, qui n'était chez Eschyle qu'une
comparse passive: il l'avait dotée de traits individuels façonnés par
le langage de la caractérologie, de l 'éthopée, et il avait construit
une intrigue assez romanesque pour que la déficience morale pût
317
LA GRÈCE DE PERSONNE

être rapportée aux circonstances matérielles où la princesse était


réduite à vivre.« Une fille même dépravée n'est conduite au matri-
cide que si une situation intolérable l'y pousse 11• »

La réparation par Sophocle

Wilamowitz parlait à la place d'un autre. C'était Sophocle qu'il


représentait, défenseur de l'héritage, à qui l 'œuvre d 'Euripide répu-
gnait, car il ne souhaitait pas, comme Eschyle, réformer « la reli-
gion des poètes 12 », régénérer la tradition mythique. Parfait poète,
il rendait au peuple, comme les aèdes, le bien qu'il avait reçu du
peuple, marqué de son sceau. Ce qu'il voyait jouer dans la pièce de
son rival, écrite avant la sienne, était la négation de sa propre façon
de voir et de faire. Wilamowitz était amené à superposer les deux
œuvres.
La construction est trop vertigineuse pour ne pas d'elle-même se
désigner comme telle : Sophocle refait Euripide. La réfection l 'em-
porte sur son modèle, bien qu'elle lui emprunte une large part de sa
structure dramatique. L'intrigue ne parvient pas à se défaire de ses
défauts ; pourtant elle les surmonte. Wilamowitz voit la bassesse,
l'ordure, et il voit l'art. L'héroïsation pure, dans la tradition épique
la plus orthodoxe que n 'approfondit aucune problématisation du
mythe, porte les stigmates des dénégations antérieures du rationa-
lisme et leur doit sans doute son prestige, auprès
,, du public athénien
et de la postérité, qui ne connaît que l 'Electre de Sophocle. Les
deux poètes ont collaboré pour qu'on en soit arrivé là, et que la
réplique ait sa force. Wilamowitz reconstitue un agôn pour mieux
éliminer la nouvelle manière et le goût nouveau de la virtuosité ; il
intègre la menace de décomposition dans le postulat d'une pré-
férence héroïque permanente, à la fois plus terrible et plus vraie,
plus pure. ,,Il reconvertit les lumières.
Dans l 'Electre de Sophocle, les éléments de la composition ont
une source d'où ils tirent leur identité véritable, une utilisation pre-
mière, plus organique et plus nécessaire, qui leur reste attachée, et
qui les rend reconnaissables. La plupart des thèmes proviennent
d'Eschyle ou d'Euripide; Sophocle en a emprunté d'autres à lui-
même. Chrysothémis vient d'Antigone. La lecture de Sophocle,
318
LES DEUX ÉLECTRE

faite par Wilamowitz, découvre le sentiment originel de l'épopée et


de la légende sur le fond d'une modernité récusée.
Les difficultés que rencontre l'interprète sont objectivées et
comme consacrées. L'enchaînement des négations dans le cours de
l 'historisation aura servi d'instrument à l'établissement d'une dua-
lité orientée, privilégiant les valeurs collectives contre l'individu, le
triomphe de la tradition contre toutes les formes de mise en ques-
tion. L'obligation du matricide ne fait pas problème dès lors qu'il
n'y a plus de débat et qu'il s'agit de réaffirmer la supériorité du
mythe. Le dynamisme est transféré des œuvres dans une réalité
cultuelle externe.
La démonstration de Wilamowitz circonscrivait un cadre de
discussion à l'intérieur duquel on pouvait choisir entre plus d'une
option. La position qu'il construit est antithétique d'une autre, plus
naturelle. Euripide avait pu s'opposer à son prédécesseur, selon la
position éclairée ou libérale (Schlegel) ; mais un autre, un Sophocle,
pouvait aussi bien avoir redressé la rétractation secondaire d'Euri-
pide. Cela revenait au même. Les positions étaient échangeables.
Simplement, l'évolution était arrêtée en même temps qu 'affirmée,
d'après l'ambivalence constitutive d'un conservatisme mitigé de
progressisme, dont la dualité était projetée dans l'objet de l'étude.

Le problème central de la culpabilité


,
Le caractère d'Electre était
, au centre de la tragédie de Sophocle.
Pourquoi le personnage d'Electre régnait-il, après les Choéphores
d'Eschyle, sur la pièce? La limitation thématique faisait problème.
Si elle remontait à Euripide et qu'elle devait, en profondeur, fournir
une cause première de la transgression et ménager le vengeur, le
transfert de responsabilité était lié à une problématisation de l 'his-
toire. La misogynie se réaffmnait en contrepoint, contre la vénéra-
tion de la femme - cet aspect fondamental de la supériorité hellé-
nique, que révoltait le matricide. L'instigatrice aussi était une
, femme.
Tant que le problème de la culpabilité d'Oreste et d'Electre est
resté lié à celui de la dépendance des deux drames, et donc à leur
interrelation, la carence de l'argument dans l'une était compensée
par sa présence dans l'autre. L'ordre d'Apollon était problématisé
319
LA GRÈCE DE PERSONNE

chez Euripide, et il aurait évidemment fallu alors se demander ce


que la mise en question de l'oracle signifiait. Au contraire, si
Sophocle est considéré en lui-même, les meurtres ne font pas pro-
blème, comme Wilamowitz avait eu raison de le prétendre. Le par-
ricide va de soi ; il se présente comme un devoir et une action digne
d'être célébrée. C'était pour lui fondamental. Sans Euripide, on
n'avait chez Sophocle plus rien des Eunzénides, plus de contesta-
tion du matricide. La discussion s'est bloquée sur ce blanc crucial.
La pièce devait tirer son sens et son unité de cette question. Sans la
culpabilité des meurtriers, le tragique n'apparaissait pas. Il fallait
extrapoler du texte la faute ou du moins percevoir une désapproba-
tion de la part de l'auteur, sous peine d'être renvoyé à une simple
pièce de caractère. Aussi la critique plus récente s'est-elle presque
indéfiniment efforcée de soutenir ou de réfuter la condamnation
d'Oreste par Sophocle 13• Désapprouve, ne désapprouve pas. Le
questionnement fut imposé par l'histoire de la critique, qui ne
parvenait pas à s'expliquer le silence de Sophocle, face à Eschyle
ou à Euripide.
Comme toujours, Wilamowitz semble prendre des libertés avec
la matière. Il neutralise, choisit son angle d'attaque, imprévu, mais
il débouche en fm de compte sur le maintien des points de vue et la
reconnaissance des valeurs traditionnelles. On ne sait pas si, dans
sa hâte, il était vraiment sérieux. Sans doute, oui. En même temps
il jouait souverainement. La spéculation historique, avec les moyens
esthétiques qu'il avait, était son fort. Il animait un spectacle qu'il
avait monté, pour voir. Il affirmait, et raturait à la fois.
Ainsi, le thème de l'infériorité d'Euripide, absolue pour Schlegel,
n'a pas été abandonné; il est mitigé en un premier temps, au profit
d'une simple concurrence des poètes ; puis il est utilisé comme un
levier quand la différence est réaffirmée. La distance qualitative,
qui avait paru énorme et infranchissable, devient le signe de l 'anté-
riorité d 'Euripide et elle est rapportée au dynamisme d'un dépas-
sement. Elle est installée, chez Wilamowitz, dans le résultat qu'a
produit la rivalité des deux poètes, qui fait la pièce même.

320
,
LES DEUX ELECTRE

,
L'Electre de Sophocle

Un débat scientifique inutile

La thèse de Wilamowitz n'a pas manqué de provoquer la contra-


diction à laquelle il s'était attendu. Il n'était pas difficile de
la retourner. L'autorité dont il jouissait a suscité une accélération
soutenue de la production scientifique pendant plus de dix ans,
chez les grands et les petits : est-ce l'un qui est premier, ou l'autre
(utrum [ ... ] an [ ... ] aetate prior sit)? Les auteurs pouvaient avoir
raison en dissertant contre lui, et lui ne pas en prendre connais-
sance - jusqu'à l'article ., de Steiger cité plus haut,« Pourquoi Euri-
pide a-t-il écrit son Electre? », dont la publication a formé un nou-
veau jalon dans la dissension 14• Le maître décida alors lui-même
d'arrêter le débat, en faisant marche arrière et en renonçant à sa
thèse ; après tout, le but était purement expérimental : tenter autre
chose; il était atteint. La science (à savoir la production, l'output)
était stimulée puissamment par une construction provocatrice. Il
était sans doute le seul à pouvoir la soutenir sans se déconsidérer 15•
C'est comme s'il avait cherché la réfutation, la plus fournie pos-
sible, jusqu'au moment de décider qu'elle avait assez duré.
La discussion, qui a duré treize ou quatorze ans, a réuni un stock
d'observations considérables auquel on ne s'est guère référé. La peine
dépensée l'était pour rien 16• Le maître avait donné le coup d'envoi et
sifflé les arrêts. Dans un article de 1899 17 il déclarait : « nous autres
philologues, nous avons le devoir de rendre justice à tous les trois
tragiques, mesurant chacun à son aune», ajoutant en note qu'il
reconnaissait avoir mal jugé Sophocle, lorsqu'il le voyait défendre
une conscience morale que la tradition religieuse lui interdisait
d'avoir. Sophocle, en fait, restait enfermé dans une représentation tra-
ditionnelle et archaïque. Le dernier acte de la pièce n'est pas satisfai-
sant, parce que trop conventionnel. Le drame est sauvé par le caractère
exceptionnel de l'héroïne, qui jamais ne montre le moindre remords ;
elle est d'une beauté effrayante. Steiger avait donc raison de renverser
les termes 18; il aurait dû lui-même voir qu'avec Euripide une concep-
321
LA GRÈCE DE PERSONNE

tion plus moderne et plus morale se révoltait contre la rudesse brutale


de son aînée. Les critères étaient inadaptés, qu'on les tournât d'un
côté ou de l'autre. Après ce va-et-vient, les critiques s'en sont tenus
aux débats qu'exposaient les commentaires de Richard Jebb (Cam-
bridge, 1894) 19 et de Georg Kaibel (Berlin, 1896) 20, qui faisaient et
font encore autorité. Le reste était dépassé.
La dispute ne s'est pas arrêtée pour autant. L'antériorité de
Sophocle était en fait acquise depuis toujours ; elle est vraisem-
blable, sinon évidente. Presque tous les arguments ont été réunis
depuis longtemps. Le problème est faux ; il est repris, parce qu'on
ne discute pas des critères selon lesquels il peut être posé. Wila-
mowitz ne reconnaissait pas les éléments formels, il s'en tenait au
fond, par où l'on accédait à la réalité de l'âme, et l'on remontait
très haut, au-delà de toutes les observations de dépendance.
Les tenants de l'antériorité d 'Euripide sont minoritaires, mais
ils présentent régulièrement leur opinion comme acquise ou
communément admise, si bien que l'on peut avoir alternativement
l'impression que le débat est ouvert ou clos 21•

Des héros
,,
La présence d'Electre sur scène peut être comparée, dans les
pièces conservées, à celle ,, d'Œdipe dans les deux Œdipe, Œdipe
roi et Œdipe à Colone. Electre est toujours sur scène. Et pourtant
l'action aboutissant au châtiment des meurtriers du roi défunt ne
dépend pratiquement pas d'elle. Une coupure sépare deux
intrigues; d'une part,, il y a la révolte, le malheur, les humiliations et
les lamentations d 'Electre, et d'autre part le stratagème développé
dans le prologue qui fait passer Oreste pour mort. L'une croise
l'autre, et l'aspire, mais sans conséquence réelle pour son déroule-
ment. C'est ce qui a frappé Wilamowitz lorsqu'il observe que la
scène de l'urne est inutile ,,
22 ; on devait aller droit à la reconnais-

sance. Le monologue d'Electre sur la mort d'Oreste n'avait pas de


sens. Elle s'anéantit pour s'unir à Oreste dans le néant où elle le
voit (eis to mèden). Ou c'est une phrase, l'aveu d'un désespoir, ou
c'est une ligne avancée, avant rupture, marquant la rencontre entre
les deux actions, où la séparation éclate.
322
LES DEUX ÉLECTRE

Le mythe offrait matière à des variations et à l'invention artis-


tique, dans les limites de la vérité inspirée ; le noyau dur ne pouvait
faire l'objet d'un débat. Aussi, pour Wilamowitz, le matricide ne
devait-il pas faire problème (voir ci-dessus, p. 319 sq.). L'auteur,
plus grand que l'autre, était revenu en effet à la tradition homérique
forte. Pour lui, comme pour d'autres, les poètes, les acteurs dans
les mythes sont des surhommes, ils ne sont touchés ni par l 'hésita-
tion ni par le doute. Ils agissent par instinct, mais sur commande-
ment. L'humanité, c'était bon pour Euripide. L'absence de discus-
sion sur la légitimité du crime chez Sophocle pouvait ainsi faire
sens. Wilamowitz est catégorique ; elle était le signe, dans cette
pièce, d'une adhésion profonde à la tradition, et, particulièrement,
héroïque. Comme toute allusion à la réprobation du matricide était
écartée, et que l'action d'Oreste était agréable aux dieux 23, cette
version aurait dû logiquement manquer, mais Sophocle s'est laissé
influencer.
, On voit comment Wilamowitz s'appuie sur le« fond».
Electre tirait maintenant sa grandeur de son héroïsme, elle était
dans la vérité primitive. La pièce, et l'émotion qu'elle produisait,
c'était cela : la lutte, puis le triomphe final, la nécessité de l 'hor-
reur. C'est contre cette réduction archaïsante que certains critiques
se sont élevés, « in defence of Sophocles », cherchant désespéré-
ment à entendre une autre voix, moins inacceptable 24 •
Si Sophocle avait été l'émule, et Euripide le premier, conclut un
auteur du XIXe siècle contre Wilamowitz, il aurait nécessairement
adopté à l'égard du matricide la correction morale (mais ne pouvait-
il pas suivre Eschyle?). Comme les tentatives d'introduire dans
Sophocle des torts, ou des revirements, ou les crises de conscience
du spectacle euripidéen, tournaient court, il aurait fallu renoncer à
chercher le secours d'une introuvable condamnation d'Oreste, en se
disant en revanche que le matricide en tant que problème moral ou
juridique ne pouvait pas ne pas être motivé dans la pièce.

La double action, sur terre et chez .les morts

Il l'est par l'oracle (v. 36 sq.), tel qu'Oreste l'interprète sous la


surveillance du pédagogue, au cours du prologue. L'exégèse tech-
nique de l'oracle conduit au plan d'action, retraduisant la parole
323
LA GRÈCE DE PERSONNE

pythique. La justice de l'acte de vengeance est sanctionnée, mais


elle ne se fera pas en plein jour. La ruse implique le passage par le
royaume des morts. C'est plus qu'un stratagème, plus qu'un jeu
masqué. Oreste entre dans son existence de mort, dans sa mort bien
réelle, bien que fictive et langagière ( « mort en paroles», logoi
tethnekos). Il s'en tirera à la fin: ne voit-on pas les chamans dispa-
raître, puis revenir dans la société des hommes 25 ? C'est là qu'est
l'action de la pièce, la seule, il semble, qui compte : celle qui abou-
tit. Le plan détermine le déroulement. L'intrigue,
,, implacablement
souterraine, contourne les lamentations d 'Electre. Le retardement
de la reconnaissance a son importance, dans l'organisation drama-
tique. Le pédagogue sait qu'il,, doit redouter la rencontre. Il arrivera
avec le récit qui désespère Electre. Les espaces restent longtemps
séparés, l'un est de lutte verbale entre les femmes, sans répit et
sans pardon,
,,
en marge du palais, l'autre de lente maturation,
. ,.. sous
,,
terre. Electre attend le retour de son frère, elle pourrait etre rassuree
par ses messages, mais enfin, il n'est pas là. Dans l'actualisation
tragique de l'absence qui se prolonge jusqu'à l'exécution du meurtre,
il est l'autre qui est comme elle, qu'elle est presque, ou s'imagine
être, en dépit de toute la différence de condition, sans même qu'elle
l'ait cru mort, et elle peut s'assimiler plus parfaitement encore à ce
qui pour elle n'est plus, quand elle le croit.
Dès l'arrivée du pédagogue-messager, la machine est en route
avec le coup de théâtre préparé. Le récit qu'il fait d'une mort
pythique s'étend et se développe largement au centre du drame. On
sent que le discours est trompeur, mais il est persuasif, persuadant
qui veut être persuadé, Clytemnestre, qui le veut, et son antago-
niste, qui le veut aussi, à sa façon. Arrive l 'ume portée par le mort, le
tueur, qui se masque encore. Devant l'effet qu'il voit que sa mise
en scène produit, Oreste ne peut plus tenir son rôle. La fiction
requiert un langage que, dans la situation, il ne maîtrise plus. Les
ressources de langage qu'il a en réserve n'ont plus d'effet, au
moment où la situation le contraint à resurgir vivant de ses
cendres 26• Il se ressaisit, et change alors complètement de registre
en prenant soudain ,, le partenaire pour ce qu'il est. « Cette haute
figure
,, que je vois, Electre, est-ce toi?» (v. 1177) 27 • L'étonnement
d'Electre est grand. Ce qui suit, sur le mode exclamatif, imitatif des
lamentos de la pièce, n'est peut-être pas moins apprêté et secon-
324
LES DEUX ÉLECTRE

daire que le rôle qu'il quitte. « S'il me faut parler ainsi [ ... ] », avec
des «Malheur! » et des « Comment cela se pourrait-il! » 28• La
scène de la reconnaissance, le modèle du genre del' anagnorisis, est
en fm de compte (je m'en suis persuadé) plus jouée qu'on ne pense,
de la part d'Oreste qui donne le ton, et de la part de sa sœur, qui est
obligée de, le suivre, quoi qu'il lui coûte d'abandonner le rôle noc-
turne d' « Electre » qu'elle représentait jusque-là. Il n'y aura ensuite,
,
après le rite du chant alterné, après les retrouvailles, plus d'Electre.
Son rôle est terminé. La leçon tragique du temps, faisant voir les
choses, que sa sœur Chrysothémis a su évoquer pour elle, dans
l'échange implacable et décisif sur lequel se ferme la scène de délire
du deuxième épisode (v. 1015-1057), est déjà , une fin 29• Mais il y a
pire que le châtiment qu'elle prédisait. Electre disparaît dans un
autre abîme où le néant même qu'elle appelait se néantise.
Le deuxième stasimon (v. 1058-1097) apporte l'apaisement et
revêt une fonction de transition entre la crise et un avenir qui n'est
pas fermé, après le drame de la mort fictive d'Oreste. L'échec est
manifeste : mais il existe une autre issue, assurée par les morts. Le
chœur revient à l'ordre, à savoir à la cause de la, tragédie, le
meurtre non vengé. Il en reformule les termes pour Electre, après
avoir exprimé une réprobation inconditionnelle de ses excès.
L'héroïne fait l'expérience du rien, elle prend la mesure de
l'inutilité de la transgression de l'ordre effectuée au nom de la jus-
tice du père. Oreste, le vrai, non le sien, en l'accueillant, l'intègre
maintenant comme on le ferait d'une dissidence, en lui assignant
une place à ses côtés. Elle aura son rôle, dans la vraie nuit, au cours
du déchaînement des forces chthoniennes, sachant faire sa Clytem-
nestre 30 • Elle avait bien dit auparavant à sa mère avec effronterie
qu'elle avait de qui tenir (v. 608 sq.). Mais la fonction, il faut
bien le voir, lui est quasiment dévolue par devoir et par affection
familiale. On lui ménage une place dans la bande des vengeurs et
des exécutants 31• Les meurtres se font avec elle, d'une manière qui
fait sentir qu'ils se feraient sans elle, peut-être aussi bien. Dans
l'action, elle reste hors action.
Il faut
, accentuer très fortement l'alliance saisissante d'Apollon et
des Erinyes, qui rappelle la collaboration parfaite
, des Olympiens et
des Chthoniens dans Œdipe à Colone. Dans Electre, la vengeance a
cette double légitimation. L'intrigue majeure fait solliciter à Oreste
325
LA GRÈCE DE PERSONNE
,,
l'aide des morts, elle dissocie les deux trames et elle isole Electre,
écrasée par l'avènement chthonien de ce qu'elle-même dit qu'elle
poursuit sur terre. L'action aurait donc échoué en réussissant.
Il existe une seconde motivation, comme subsidiaire, qui n'est
pas moins chthonienne, déclenchée par les frayeurs que le rêve
divin inspire à Clytemnestre. Les offrandes qu'elle envoie sur
la tombe d 'Agamemnon
,, pour apaiser le courroux du mort sont
détournées par Electre. L'enceinte de la tombe restera réservée aux
adversaires. La reine implore le dieu : qu'il lui laisse ce qu'elle a
(v. 634-649). Luttant dans la prière contre sa peur, elle sera d'autant
plus disposée à accueillir la nouvelle de la fausse mort d'Oreste
quand elle arrive, parce qu'elle fait en apparence disparaître la
menace de sa propre mort. Les Chthoniens, manifestement, mènent
le jeu.
On voit bien à quoi sert, ou a servi, dans la critique, l 'héroïsation
qui s'appuie sur la stylisation héroïque et faussement homérisante
de Sophocle. Elle avait pour effet d'effacer le dédoublement des
sphères dans la communauté factice du couple,, fraternel au profit
d'une femme de l'espèce des Walkyries, cette Electre déchaînée et
virile qui, d'un bout à l'autre, tient le rôle principal. La continuité,
même temporelle, de l'intérêt n'est alors aucunement brisée.
Quelle que soit la résistance du texte, le caractère est supposé faire,
comme dans Ajax et dans les Trachiniennes,
., l'unité de la pièce .
Pourtant, si l'on enlève à Electre l'initiative, y a-t-il ., encore
concomitance d'un espace à l'autre? Dans l'esprit d'Electre non
plus, l'alliance n'existe pas, elle fait comme si elle n'avait plus de
raison d'être, ou qu'elle était dépassée. Quelle est alors la tragédie
qui se joue ? Les excès dont parle le drame sont commis par elle,
du côté de la cause de justice, telle qu'elle la soutient et la fait être.

<<Pathos » et « praxis »

Le problème de la purification des enfants d 'Agamemnon ne se


pose pas si Oreste accomplit la vengeance avec la collaboration des
dieux d'en haut et d'en bas. La vengeance est pure, elle doit se
faire sans reste. La condamnation juridique et divine n'est donc pas
là. Cette exécution n'aura pas de lendemain. Seul le passé, à savoir
326
LES DEUX ÉLECTRE

ses formes de survie, est problématique. De même, dans Antigone,


Créon veut repartir de zéro ; il croit avoir le pouvoir de faire triom-
pher les prérogatives de la cité; il échoue devant la malédiction
proférée dans le passé contre les deux fils d'Œdipe, et que l'une
de ses filles, promise à son fils, a décidé de maintenir en vigueur.
Électre a choisi de vivre dans d'affreuses souffrances ; elle s'en fait
même une anne. Comme elle n'a pas les moyens de la vengeance,
et qu'elle a en même temps la plus exacte représentation de ce qu'il
faudrait faire, elle s'avance dans le vide, tout en défendant le droit.
Chrysothémis lui en oppose un autre, qui implicitement renvoie
à, l'action en cours d'Oreste. « Il te plaît de parler», lui répond
Electre, qui n'a pas de réponse 32 • C'est elle qui parle, et non Chry-
sothémis, et elle dit n'importe quoi. L'héritage agit en elle, de façon
contradictoire. Le mal a été fait, et il sera réparé. Mais Electre ne
peut s'en détacher, comme si ce qu'elle demandait n'était pas
la réparation, mais que le mal n'ait pas été fait. Elle ne peut se
contenter
, d'un rétablissement formel, qui punit mais ne rétablit
rien. Electre va beaucoup plus loin que l'action dramatique maté-
rielle, elle épouse, dans un autre drame dans le drame, le cours
adverse pour le remonter à contresens, ne faisant jamais que contrer.
Le mal qui a été fait, elle le fait durer par tous les artifices de la
mémoire. Elle n'a de vie que d'agir contre la vie. La vengeance qui
s'accomplit est encore un acte de vie, une reprise par le détour de
la mort, qui s'inscrit dans un ordre des choses. Ce n'est qu'en
apparence le même droit. Celui d 'Oreste est pragmatique et poli-
tique. Homme d'action, , il s'impose en maître, et ne conteste rien.
L'intransigeance d'Electre, dans la force d'une négativité pure,
touche à l'existence de l'ordre ; elle est habitée par le démon de la
haine mais ne tue pas, tandis que le ., meurtre des usurpateurs,
accompli par Oreste, est un acte réglé. Electre entre dans l'enchaî-
nement de la destruction, contre l'ennemi et contre soi. Les traits
qu'on a cru déceler, lorsqu'il fallait trouver dans sa ferveur le signe
d'une condamnation morale de l'acte criminel, on les extrapolait
de cette logique du déchaînement. Personne ne peut la suivre dans
son extrémisme haineux, quel que soit le parti juridique qu'on
choisit de prendre. Clytemnestre ., est coupable, elle défend cynique-
ment ses intérêts et son plaisir. Electre est sa réplique - une contre-
Clytemnestre.
327
LA GRÈCE DE PERSONNE

Oiseau noir dans le palais, dans l'espace précaire qu'une absence


lui, laisse, elle joue ou usurpe, prisonnière de son fantasme, le rôle de
l 'Erinye,
, traquant les meurtriers. La tâche est impossible, illusoire.
L'Erinye, la vraie, qui assiste Oreste, entre dans l'image, et se pour-
suit elle-même dans son propre travestissement. La distance est si
grande que le lecteur est poussé à réfléchir sur la signification de
cette dissociation. Qu'enseigne le travestissement sur le drame et la
dualité de la vengeance? Elle est le sujet de la tragédie, mais, plus
encore, elle appartient au thème tragique de l'exclusion par la haine.
Dire que Sophocle défend la tradition mythique, ou simplement
qu'il s'y tient, n'a pas beaucoup de sens. Euripide s'y tient autant, à
sa manière. Le mode distinctif del 'utilisation fait l'art et doit fournir
le critère de l'appréciation. Sophocle tire ses effets de théâtre de
la machine infernale que construit l'avènement implacable d'une
histoire. Le hasard s'agence à cette fin. Rien n'y fait; la logique se
déploie ; le présent est rejoint par le passé. Le , temps de la crise
embrasse les circonstances telles que l'absence d 'Egisthe; l'auteur en
dispose pour produire, mieux que la révélation, l'air vide et pur
du jugement dernier que fait régner la catastrophe. L'angoisse de
Clytemnestre va à son terme, elle le sait et, le sachant, s'accroche,
s'acharne à ne pas y croire. Le passé s'épuise, terrifie la victime, dans
les cris atroces qui s'élèvent pour rien, pour la mort, pour faire durer
la mort. La dimension réflexive, issue d'une mise en scène stricte
du mythe, conduit à faire toucher l'absurde, comme dans , l'exodos
d'Œdipe roi. Le simple déroulement problématise. Dans Electre, le
drame qu'on a cru devoir chercher au fond des nouveaux crimes a
eu lieu avant qu'ils ne se commettent, dans la survie de l'ancien.

Tragédie comparée

,
Les« Choéphores» et les deux« Electre»
,
Schlegel a étendu aux Electre des trois tragiques son histoire
comparée. La comparaison devait tenter les critiques. L'incitation,
peut-être à tort, n'était pas aussi nette dans le cas des Phéniciennes
328
LES DEUX ÉLECTRE

face aux tragédies thébaines de Sophocle, les deux Œdipe et Anti-


gone, ni pour
, !'Oreste, œuvre trop singulière. Les différences de la
figure d'Electre illustraient la décadence de la grande conception
tragique. Contre les Français, Schlegel défend un point de vue
historique. La critique qualitative du style dramatique et des préa-
lables est inscrite dans la courbe d'une évolution idéale, quasi
organique. La différence des mains comptait moins.
Certaines pièces sont datées; ce n'est le cas ni pour l'une ni pour
l'autre des deux tragédies. D'autres peuvent l'être par des recoupe-
ments, comme l' Hélène
, d'Euripide, située en 412 33, que l'on a mise
en relation avec l 'Electre du même auteur. On croyait voir rappeler
le sujet de l'Hélène aux vers 1278-1283 34 ; mais il pourrait s'agir
d'une annonce, si l'on tient compte d'autres considérations 35• On
rencontre les problèmes de la chronologie relative. Pour être plus
sûr ou plus précis, depuis la seconde partie du xrxesiècle, on a lar-
gement exploité les témoignages externes, formés par d'éventuelles
allusions
, aux événements politiques. Ainsi un passage de la fm de
!'Electre d'Euripide, les vers 1347 sq., pouvait se rapporter aux ren-
forts envoyés en Sicile en 413. On s'est tenu longtemps à cette date,
considérée comme établie 36 , jusqu'au moment où d'autres critères,
internes et formels, métriques en l'occurrence, touchant à la struc-
ture du trimètre, sont venus la remettre en question TI_ On change
de perspective en entrant dans la vaste réserve des analyses du style,
de l'intrigue et de la composition scénique, jusqu'aux préférences
du langage. C'est pour des raisons de forme aussi que les critiques
ont rapproché l 'Electre de Sophocle de ses dernières pièces 38 •
La question de l'antériorité pouvait être reposée à nouveau, surtout
si, pour la pièce d'Euripide, on remontait la date, jusque vers 420.
Ce sont donc des cas d'intertextualité complexe comme celui-ci
qui deviennent intéressants. Il faudrait s'entendre sur les critères
interprétatifs qui permettent de saisir les reprises intentionnelles,
tous les cas de réfection d'un texte de nous connu, qui reste présent
dans sa fonction de référence implicite. Nous mesurons alors le
degré de la différence, qui dénote une prise de position. L'interpré-
tation, instance de réflexion, pourrait produire des résultats convain-
cants; elle aura toujours pour se situer besoin de dates, et elle aura
toujours à mettre en harmonie sa démarche avec les observations
obtenues par des études sur l'évolution de la technique.
329
LA GRÈCE DE PERSONNE

"
Bien que personne ne doute que I 'Electre de Sophocle appar-
tienne à sa dernière période, celle du Philoctète, et que l'on croie
"
pouvoir assigner une date à I 'Electre d 'Euripide, on devrait pou-
voir s'entendre sur la relation des deux pièces. Wilamowitz avait
refusé de mettre les observations forme lies au premier plan aux
dépens d'un contenu qu'il appelait « âme », pour rester libre de sa
lecture. Les besoins de sa démonstration lui faisaient toujours iso-
ler l'aspect romantique.
Si la question de la priorité est aujourd'hui souvent considérée
comme indécidable, c'est par timidité méthodologique, parce
qu'on croit manquer de critères sûrs. Une intertextualité fermée et
déterminée permet de décider qu'un texte a dû préexister parce
qu'un autre s'y réfère clairement, dans l'espace d'une prise de dis-
tance repensée. A l'évaluation comparative, qualitativement cri-
tique, se substitue l'appréciation de la reprise. On la trouve dans le
texte, avant de l'avoir comme objet dans les mains de l'interprète.
La différence entre les conceptions esthétiques ne se manifestera
pas moins, mais la réfection fait saisir une position qui n'est en soi
ni dogmatique ni polémique, comme on l'a cru, plutôt rivale et
concurrentielle. L'écart sera d'autant plus important, et plus facile
à saisir qu'il est plus intimement lié à la production.
La proximité du sujet, de toute façon, est grande. L'Orestie de
l'Odyssée, puis d'Eschyle, est présente à l'esprit dans ces pièces;
on le voit même sans admettre que la trilogie a été rejouée - ce qui
se pourrait -, mais le texte a pu interférer sans représentation nou-
"
velle, comme pour l 'Electre de Sophocle. La comparaison aura la
force d'une analyse des modes de réfection et de la contradiction.
La langue travaille, elle se libère, en se ralliant à une orientation
" .
prec1se.

"
L' « Electre » d' Euripide

La pièce d'Euripide est pleine, dans le détail des phrases, de


relectures (ou simplement de lectures) que nous identifions et que
le public, et avant tout la partie que nous appellerions lettrée,
appréciait. Euripide fait de ! 'Euripide, et il montre : « Voyez, je ne
fais pas comme Sophocle, mais comme je fais, moi. »
330
LES DEUX ÉLECTRE

L'analogie formelle du début de la tragédie dans les deux pièces


est si frappante qu'il peut (ou doit) être lu comme une reprise. La
forme est rattachée au sujet. Chez Sophocle, elle est ancrée dans
une structure de séparation.., La monodie, après le prologue, trace une
frontière entre., Oreste et Electre. Le chant alterné qui suit entame
l'exclusion d'Electre dans le monde des femmes. L'hypothèse, peut-
être la plus naturelle, conduit à penser qu 'Euripide se démarque en
reprenant une structure qu'il dépouille de sa signification première.
Il se situe et désignifie, défait la cohérence d'un ensemble. La
dispersion spatiale illustre l'éclatement. L'enceinte palatiale est
abandonnée, la distinction entre un dedans et un dehors, abolie. Il
n'y a plus d'espace clos, ni donc d'exclusion d'une ombre, d'un
oiseau noir. Les scènes avancent pour elles-mêmes dans l'éclate-
ment.
., La chaumière est aux frontières ; le domaine où va sacrifier
Egisthe, ailleurs ; la ferme d'où vient le pédagogue, ailleurs ; la
tombe du roi défunt, ailleurs. Argos est d'avance perdue. Les lieux
surgissent, ils se créent, nouveaux - plus encore : isolés par l'action
verbale. La continuité sémantique, liée à un enchaînement sans
issue, un type (le type sophocléen) de l'approfondissement tragique
se brise. Le débat s'instaure entre gens .,du métier; il est avant tout
technique et théâtral. Clytemnestre et Egisthe sont décrits comme
ils sont, affreux et ordinaires, un imposteur et une bourgeoise, qui
n'ont rien d'héroïque. Ce sont deux actions distinctes que la scène
du sacrifice ou de l'enfantement
., fictif, deux épisodes où la vie se
brise, deux coups montés. Egisthe, l'imposteur, détient le pouvoir,
il l'exerce sans détour par une légitimité qu'il s'est construite. Le
pouvoir n'est-il pas brutal, par essence? D'abord, avec le labou-
reur, dans un monde à l'envers, Oreste découvre la vie ., plus vraie
des chaumières qui lui est refusée comme elle l'est à Electre, sépa-
rée par son statut social et la lutte pour le pouvoir. La légitimité qui
les engage tous deux ne signifie pas grand-chose.
Oreste peut rester l'inconnu, l'étranger non identifié ; on en tirera
d'autres effets, sans que le masque que porte le personnage conserve
la signification qu'il avait prise dans la composition initiale. L'in-
vention sert l'intrigue, qui accueille l'imprévu, le dessin se brouille
dans la différenciation, ou se retrouve dans la complexité des situa-
tions. Or ce jeu suppose le rétablissement des données naturelles
331
LA GRÈCE DE PERSONNE

ou surnaturelles, quelles qu'elles soient. Les éléments premiers du


mythe, atomisés, apparaissent comme les constituants de l'artifice.
L'élémentaire est au service de la combinaison, pour peu qu'une
chose se fasse, qu'elle soit mise en scène, pour cela, pour se faire,
pour l'invention, et pour la production scénique des effets de sens.
Avant réarrangement, toute
, chose recouvre son identité naturelle,
et devient disponible. Electre, après tout, telle qu'elle est, à savoir
telle qu'on la fait, princesse déchue, honteuse de sa déchéance,
peut prendre part à l'action avec son frère, selon le plan que main-
tenant les complices concoctent ensemble, ou à trois. Comme la
vengeance exercée sur Clytemnestre est de son ressort de femme,
elle aura sa ration de haine et de violence, et sa ration de dépres-
sion et de remords.
Un espace se crée dans l'idylle d'une campagne et un décor de
fête où la rencontre du frère et de la sœur, isolés et rebelles, se fait
comme par artifice, par contrainte ou par jeu, ménagée par un tiers.
Le don dionysiaque est précaire, et passager, sans doute perdu
à jamais. L'action s'enchaîne. Electre, chez Euripide, est active
au plus haut point ; elle joue un rôle de premier plan, autant que sa
condition le lui permet, peut-être au-delà. Elle pousse à la roue,
surveille, s'inquiète, commande. Les scènes se succèdent sous sa
direction. Elle participe à la délibération, assume sa part, promet
de , se tuer si Oreste ne réussissait pas. Elle invective le cadavre
d'Egisthe. Se fortifie et se prépare. L'intrigue qui conduit à la mort
de sa mère a été nouée par elle ; elle en a fait son affaire. Elle
encourage Oreste qui hésite. Puis à la fm, quand tout est fait, ils se
retrouvent ensemble dans le vide. Le revirement est naturel, c'est
l'appel du néant. L'attraction magnétique de l'acte de la vengeance
n'opère plus. Du coup, elle n'existe plus, du seul fait qu'elle s'est
accomplie.
,
Electre a poussé à l'action, mais en, fait, elle n'a pas été l'auteur
des crimes. La distinction compte. Electre aura son Pylade, l'ac-
complissement d'un mariage, bien qu'elle aussi soit ainsi à jamais
séparée de sa ville, bannie une seconde fois du palais. Pour Oreste,
agissant au nom du dieu et de sa sœur, la privation sera beaucoup
plus dure. Son exil sera défmitif; il ne rentrera pas à Argos pour
prendre possession des biens reconquis de son père. La vengeance
qui lui a été imposée l'en aura coupé. L'horreur l'emporte sur le
332
,
LES DEUX ELECTRE

droit, la réalité sur sa signification formelle. Aussi Oreste sera-t-il


acquitté, mais ne pourra pourtant pas être absous.
On peut reprendre les Euménides, faire revivre les circonstances
du verdict. L'action judiciaire se redressera d'elle-même, avec plus
de justesse et moins de mythe. Les Dioscures sont précis et parci-
monieux,
, redistribuant les honneurs comme il leur semble bon.
Les Erinyes ne se muent pas en puissances protectrices de l 'Attique,
elles n'y garderaient qu'une voix chthonienne; leur oracle, mon-
tant d'une crevasse, saura donner la réplique aux audaces mythiques;
Athènes ne conclura pas de pacte avec Argos, où Oreste ne retour-
nera pas. C'est tout ce qu'on peut dire.
Oreste , arrive avec sa mission, comme il se doit, en service corn-
mandé.
, Electre l'attend; c'est le « sujet » traité, son noyau obligé.
Electre attend son frère, mais sa haine lui suffit, elle n'a pas besoin
du dieu. D'elle-même elle sent ce qu'il faut. Qu'il faille le faire ne
l'empêche pas d'en avoir horreur. La dualité exprime la vérité
d'une
, situation inextricable à laquelle le dieu ne peut rien changer.
Electre ne peut que vouloir assouvir la haine des meurtriers ;
elle serait, sinon, infidèle à elle-même ; mais une fois que l'acte a
été exécuté, il apparaît comme il est, horrible et trop lourd à porter.
Une fois accompli, il n'a plus de motivation. Aussi les deux meur-
triers vengeurs et parricides expliquent-ils à leur tour aux Dios-
cures, interprètes des dieux, qu'ils auraient pu s'attaquer à la mort
et chasser la tuerie de la maison. A quoi bon cet héritage? L'achar-
nement s'inscrit dans un enchaînement de violence brute que
masque un système d'explications théologiques.
Le bien s'est annulé. Le ressentiment justifié s'est soldé par une
dette. L'horreur réclame le paiement d'un , nouvel exil.
Dans
, Euripide, tout se passe comme si Electre avait déjà fait son
« Electre » selon Sophocle, chez elle, dans sa maison. Elle a été
bannie par les gens au pouvoir, contrainte de vivre avec son labou-
reur, et à la fin elle sera de nouveau bannie ; la coupure s'affirme
entre ce présent et cet avenir. Apollon a vu le châtiment qu 'appe-
laient les usurpateurs, il n'a pas vu l'état où se trouveraient les exé-
cutants. Aussi Eschyle doit-il être réécrit. Le dieu peut sauver le
coupable, de justesse, par une prouesse ; il ne peut pas plus. Oreste
survivra sans rien, ou presque. Les Dioscures, bons exégètes,
confirment qu'il en va bien ainsi 39 ; ils se servent donc de mots qui
333
'
LA GRECE DE PERSONNE

pouvaient tout dire et ne disent rien. Le dieu a été sage, ,,sans doute ;
en même temps il ne l'a pas été, ne pouvait pas l'être. Electre a agi
spontanément en accord avec le dessein du dieu, et maintenant elle
contemple devant elle l'étendue du désastre.
Apollon est à l'origine de l'action meurtrière (v. 1296). Mais les
Dioscures auraient pu l'empêcher en tenant au loin les déesses de
la mort ; ils étaient frères de la victime. La réponse théologique des
exégètes est convenue. La langue de bois fournit à peine les tennes
qu'il faut; il faut les accumuler. L'obligation, découlant d'une
nécessité, pèse sur un destin ; ou bien l'on dira que l'obligation pra-
tique traduit la loi fixée par le destin : l '« obligation » en effet mon-
trait la voie, suivant la« nécessité du destin». Apollon n'a fait que
suivre 40 , n'étant ni souverain
,, ni arbitraire, ni l'un ni l'autre, mais
s'adaptant à la situation. Electre proteste ; il n'y avait pas d 'Apol-
lon pour elle, mais la plus légitime des haines, qui à la fin s'est
retournée contre eux. Les Dioscures sont capables d'évaluer la
raison théologique. Ils savent distinguer le bien, courant de bateau
en bateau, de détresse en détresse. Aussi jugent-ils parfaitement la
situation et assistent-ils lucidement à l'éloignement des expatriés.
Oreste avait raison de redouter les conséquences de sa mission
parce que l'action est plus puissante que toutes les raisons que l'on
invoque pour l'accomplir. Il va encore trinquer. Le drame s'accom-
plit ainsi en deux temps qui répondent à deux situations inconci-
liables. Il fallait d'abord ,, vouloir, puis on découvre ce que c'est
qu'on a voulu. Oreste et Electre à la fm sortent de leur rôle ; ce n'est
pas fmi du tout comme dans Sophocle. Ils quittent l'action, mais
ont toujours une vie devant eux; ils entrent dans la tragédie, c'est-
à-dire dans la sphère où les tragédies se défont. Les meurtres
devaient se faire, mais pour rien, sans rétablissement.
Rien, dans ce jeu, tel qu'il est monté, ne conduit à remettre en
cause le cadre traditionnel de l'histoire. Wilamowitz, en soutenant
qu 'Euripide était revenu à Eschyle, désigne en fait cette perma-
nence d'une référence mythique. Ce n'est pas la variation inhérente
au mythe, liée à sa propre prolifération : les différenciations se font
reconnaître comme telles, s'ajoutant à ce qui se maintient ,, d'une
structure première. Il n'est pas question de ne pas tuer Egisthe ou
Clytemnestre, ni même de renoncer à la ruse comme moyen d'y
parvenir, mais la ruse est naturalisée, déshéroïsée; rendue à ce
334
,
LES DEUX ELECTRE

qu'elle est, plus romanesque et réaliste à la fois, elle sera d'autant


plus vraie, plus près du drame - bourgeois ou policier -, du fait
divers. Une autre retraduction de la tradition a fini par rencontrer le
goût du public ; elle s'est davantage imposée dans la pratique théâ-
trale, et finalement même dans la culture. Peut-on, pour autant,
dire, comme on l'a fait, et avant Schlegel, qu 'Euripide était « plus
moderne » ? Il représente certainement un stade dans une évolu-
tion. Mais on fait comme si Sophocle marquait une entéléchie,
qu'il était l'origine et le témoin d'une origine. Le débat, en tout état
de cause, était d'ordre théâtral, et portait, comme tel, sur les idées.
Théâtre d'idées, celui de Sophocle, avec non moins d'art, et un
autre artifice, avait poussé la matière jusqu'à la limite d'un éclate-
ment interne. L'absurde émerge de la rigueur d'un enchaînement
et d'une contrainte. L'issue s'abat sur la scène. Chez Euripide, le
jeu s'ouvre, pour mieux traiter la matière, qui n'est pas moins
horrible. L'horreur est là, non interprétée, brute, élémentaire, pour
ce qu'elle est, horrible. L'éclatement de l'intrigue s'inscrit dans
le démantèlement de la forme théâtrale.
Lire le signifiant

L 'essai sur la liberté des signifiants, selon le Cratyœde


Platon, a été écrit dans le prolongement d'un travail
sur le dialogue mené avec un groupe de chercheurs de
l'université de Tübingen, défenseurs de la doctrine non
écrite de Platon. Lè colloque portait sur la théorie du lan-
gage. J'avais présenté une interprétation globale, que je
n'ai pas publiée; un extrait touchait aux discussions sur la
structuration du réseau des signifiants. L'orientation que
le dialogue imprime à l' «étymologie», à la figure de la
réinterprétation phonologique des mots chez les Anciens,
se servant de la paronomase pour dire vrai, aboutit à la
démonstration que les analyses d'un sens superposé
peuvent donner l'illusion qu'une vérité est déposée dans
le fond sonore de la langue. La dialectique de Platon
condamne l'entreprise à s'écrouler en effectuant un pas-
sage à l'ordre conceptuel. Il n'en reste pas moins que toute
une autre lecture du monde s'y construit, sur le mode
d'un reflet fictif, montrant que l'énigmatisation peut
se poursuivre indéfiniment d'un élément du langage à
l'autre, et supprimer l'apparence de l'arbitraire des dési-
gnations.
L'accoutumance à cet exercice particulier de déchiffre-
ment, qui évoque la magie d'une mathématique mysté-
rieuse, ne m'a sans doute pas été inutile dans ma longue
recherche du sens que revêtent les mots idiomatiques des
poèmes de Paul Celan, entamée systématiquement il y a
une quinzaine d'années. L'explicitation d'une démarche
337
LA GRÈCE DE PERSONNE

qui reprenait les moyens mallarméens de la réfection ver-


bale avait occupé dès le départ une place centrale dans
tous mes travaux.
Je découvris progressivement que j'avais bel et bien
affaire à un réseau de vérité qui était introduit dans la
langue commune comme une autre langue, un idiome
personnel et second. La première ne se trouvait pas relé-
guée, mais éclairée et contre-dite, par la relecture en acte
liée à la création.
Avec « Eden encore 1 », le premier essai que j'aie écrit
sur Paul Celan,j'ai exposé et défendu la position de Peter
Szondi qui, autour de 1970, avait profondément choqué
ses collègues, et en premier lieu Hans-Georg Gadamer, en
proposant une interprétation d'un poème écrit par Celan
à Berlin, presque à ses côtés; on lui avait fait grief de se
fonder sur des références factuelles connues de lui. Le
« biographisme » transformait en effet l'horizon d'attente
coutumier des herméneutes ; ce n'est pas celui que l'on
connaît d'avance, il est particulier, constitutif d'un réseau
de références particulières ou personnelles qui restent à
trouver, et il n'appartient plus au contenu partagé d'une
culture ni d'une expérience séculaire. Il fallait le reconsti-
tuer. A la question de Gadamer : « Que faut-il savoir pour
comprendre ? » Szondi répondait : restituer la visée ou la
grille à travers laquelle on déchiffre, les circonstances avec
l'œil qui les a retenues.
J'ai cherché à montrer en plus que le texte cesse d'être
hermétique quand on l'aborde avec la connaissance du
« celanien » que procure la familiarité avec ses poèmes.
L'herméneutique parvient alors à identifier le particulier,
en s'appuyant sur les références stables d'un vocabulaire,
et sur les données d'abord énigmatiques d'une rencontre
personnelle avec le monde.
« Le Mont de la mort» intervient dans ce long débat. Le
poème a été écrit après une visite faite en 1967 chez Hei-

1. Paru dans L'Acte critique,édité par Mayotte Bollack, Lille, 1985.

338
LIRE LE SIGNIFIANT

degger, dans la Forêt-Noire. On avait voulu y loger un


hommage; il fallait le lire, à savoir, là encore, identifier les
circonstances précises et déchiffrer la texture d'une réfec-
tion linguistique qui leur donnait leur sens. C'était dou-
bler l'herméneutique d'un travail d'historien; les deux
démarches se rejoignent pour restituer l'unicité d'un
témoignage. Le poète a fait parler le philosophe; ses mots
à lui posent la parole à l'horizon de ses référents véritables.
L'en-deçà infini :
l'aporie du Cratyle

Piège solitaire, le Cratyle suscite des lectures contradictoires.


Il apparaît comme une thèse, plus souvent comme une charge. La
part du jeu, dans le dialogue sur le langage, est exorbitante au point
que l'on hésite à prêter à Platon un délire aussi effréné. On le lui
retire, par un mouvement de refus préalable fondé sur l'effroi
qu'inspire la déraison, pire, la licence. Ainsi on a pensé qu'il se
servait de l'arme efficace de la parodie pour confondre un ennemi
que l'on débusquait parmi les sophistes.
La philologie aussi bien que l'histoire de la pensée se sont atta-
chées principalement à identifier, entre tant d'inconnus, l'individu
précis que bafoue et qu'immortalise le dialogue. L'enquête assou-
vissait des besoins indistincts, mais à coup sûr elle obscurcissait
le sens. On ne reconnaissait pas le Cratyle de la Métaphysique
d'Aristote. L'héraclitisant soutient ici, au lieu du flux, la justesse
naturelle et stable des mots. On lui substitue Antisthène (Schleier-
macher) ou bien une figure composite de sophiste, adaptée à la
situation par Platon.
La fantaisie offrait d'ailleurs un prétexte à l'interprétation facile.
Les contradictions pouvaient être mises sur le compte de l'inten-
tion étroitement polémique et de la malveillance étudiée.
Au surplus la prodigieuse dépense du Cratyle abrite les visées
les plus diverses. Ainsi les personnages, quelles que fussent leur
identité ou leur fonction, leur servaient-ils d'interprètes imparfaits.
On a vu dans le dialogue une théorie de l'origine historique du
langage. Dans le cadre de la discussion traditionnelle sur la nature
et la convention, Platon étudierait les conditions qui expliquent le
341
LA GRÈCE DE PERSONNE

caractère actuel de la langue. Fixée par un nomothète, invariable


parce que juste, elle n'est pas soumise aux changements qu'impli-
quent normalement le thétique et l'arbitraire. D'autres, préoccupés
par la condamnation de la fin, ont cherché, non sans mal, quel
était le statut ontologique que Platon assignait aux mots. Enfin,
pour comprendre les étymologies, on y voyait l'ébauche d'une
explication philologique, comme un effort puéril et touchant, les
rudiments de la linguistique moderne, ou, moins sottement, les
exemples de la pénétration du langage par les poètes. A moins que
Platon ne se soit attaché à éclairer le fonctionnement de la langue
et les mécanismes de la communication 1•
Ces différences ont pour analogue la volte-face de Socrate lui-
même à la fin du dialogue, quand il abandonne la position de
Cratyle, magnifiquement défendue, pour une théorie contraire, si
bien que l'interchangeabilité des interprétations a l'intrigue et les
péripéties du dialogue pour origine lointaine.
Socrate intervient au début du dialogue dans une discussion :
Hermogène soutenant que la justesse des noms repose sur la
convention et sur l'accord des hommes entre eux, Cratyle défend la
thèse de la justesse naturelle des mots, grecs ou barbares. Comme il
semble, dans cette mise en scène, que le relativisme soit d'un côté et
le dogme de l'autre, Socrate, à notre grande surprise, se cratylise.
Sa force d'argumentation, il l'emploie pour défendre une thèse que
Cratyle s'était contenté de proférer sans l'expliciter ni l'étayer. A la
fm de l'entretien, les positions se seront renversées : la « vérité »
des mots est rattachée au flux et à l'incertitude révélée par l'Héra-
clite des sophistes avant « Protagoras » ; la nature instable du ,..lan-
gage et des faits coutumiers se trouve liée à l'immobilité de l'Etre,
révélée à Parménide, avant qu'elle ne se soit imposée à Platon.
Par quelle singulière méprise Socrate se met-il à la disposition
de son adversaire le plus redoutable? En fait la thèse de la justesse
naturelle des noms admet deux interprétations distinctes.
Ou bien le nom est dit juste parce qu'il est compréhensible
et efficace, désignant ce que l'on veut, personne ou chose ; dans ce
cas, il est un outil purement conventionnel. Ou bien le nom est dit
juste parce qu'il présente plus que la chose désignée, sa vérité ou sa
nature. Dans ce cas, il échappe au contraire à l'arbitraire et repro-
duit l'être. Or le même nom, suivant qu'il est sujet ou prédicat
342
L'EN-DEÇÀ INFINI: L'APORIE DU CRATYLE

d'un jugement, répond aux deux critères de« justesse». Les noms
propres en offrent l'exemple le plus évident. Hermogène est un nom
juste, puisque le personnage répond à cette désignation, mais le
nom est faux si l'on en analyse la signification : fils d'Hermès. Il ne
convient pas au dénuement du personnage, il est en contradiction
avec la misère du déshérité qu'il se trouve être. La double raison du
nom fait que Cratyle peut soutenir qu'Hermogène ne s'appelle pas
Hermogène, Hermogène comprendre pourtant que la contestation
s'applique à lui. A la fonction déictique du nom Hermogène s 'op-
pose la valeur apodéictique que l'on tire de son analyse étymo-
logique : Hermo-genës.
On ne saisit ni le propos ni la portée du dialogue, si l'on perd de
vue que le débat porte exclusivement sur la valeur prédicative ; il
s'agit d'étudier les mots en tant qu'ils occupent la place propre à
révéler le sens dans un jugement (logos) qui n'est jamais formulé.
Le nom de Zeus est au fond comme une définition (396a). Chacun
des mots étudiés se divise en un élément déictique, qui tient le rôle
de sujet, et un élément apodéictique ou étymologique, qui constitue
le prédicat.
L'identité qu'exprime ordinairement dans une proposition expli-
cite le verbe «être» (Hermogène est ou n'est pas fils d'Hermès)
est, dans le jugement implicite de l'analyse onomastique, suggérée
par l'affmité phonique du mot (onoma) et de ce qu'il dit en vérité,
en disant vrai (rhëma), par son etumon. Ainsi sur le modèle qu'en-
gendre la flexion, on obtient la vie du nom de Zeus (Zèn = zèn).
Par l'interversion des phonèmes que produit l'itération des sons le
nom d'Héra dit l'air (Hëra = aër). L'identité phonique même
confère au tout le nom de Pan, et la césure inspirée fait trouver
dans
, la vérité fuyante l'errance divine (alë-theia).
Elucider de la sorte les mots au moyen d'autres mots conduit à
épuiser les ressources de la langue. Ne restent finalement que
quelques termes fondamentaux et opaques qui résistent à l'analyse,
et qui, à moins que l'on fasse appel à une origine étrangère, barbare
ou divine, demanderaient, pour être étymologisés encore, d'autres
audaces.
Comme les mots avaient été tenus pour vrais en tant que partie
d'une proposition vraie, de la même manière, leurs éléments consti-
tutifs, les phonèmes, doivent être considérés comme justes. Par un
343
LA GRÈCE DE PERSONNE

effort de réduction et de regroupement de toutes les variations


sonores, on se constitue en un premier temps un système de cou-
leurs phoniques, le matériau de la fabrication des mots (422a-
427d).
C'est à ce stade de l'analyse onomastique, au moment même où
l'enquête semble pouvoir aboutir, que l'application du principe
remet la théorie tout entière en question. Tant qu'il s'agissait de la
justesse des noms, les éléments phoniques n'offraient pas de résis-
tance, parce qu'ils n'étaient pas eux-mêmes porteurs d'un sens.
L'onomaturge imprimait dans la matière malléable du verbe la
forme aphone du mot en soi (auto to onoma), signification désin-
carnée, idéale. Comme le démiurge de la cosmogonie reproduit
les idées dans les éléments physiques, l 'onomaturge façonne la
matière des sons pour les rendre aptes à recueillir l'empreinte du
sens. A présent, dans l'analyse des « noms primes», le matériau
apparaît lui-même comme signifiant et suffisant pour conférer aux
mots leur justesse. Ne pouvant pas rapporter une lettre à une autre
lettre, comme l'on explique un mot par un autre mot, on doit
déduire la justesse de la lettre de la similitude qu'elle offre avec la
réalité, quelle qu'elle soit, qu'elle imite. La valeur apodéictique des
éléments constitutifs et premiers du langage reste liée à la décision
qui permet de dédoubler les choses dans leur devenir. Ainsi la lettre
rho exprime par imitation, non le bruit de ce qui coule, que la
musique sait reproduire, mais la fluidité, et la lettre o, la plénitude
de la rondeur. Comme le peintre compose ses tableaux à partir
de couleurs premières qui procurent la ressemblance, puisqu'elles
existent dans la matière dont l'objet reproduit est fait, les mots
ont été construits à l'image du sensible. Dans sa logique, la pro-
gression, qui passe de la proposition au mot et du mot au phonème,
couvre deux théories diamétralement opposées. Si les noms sont
justes en vertu de la ressemblance qui existe entre les phonèmes et
les choses autour de nous, le discours nous maintient rivés au deve-
nir que nous vivons dans la perception. Si, en revanche, le mot
est juste parce que dépositaire d'un sens qui, dans l'univers de la
parole, répond à l'immuable des idées, il ne cesse de nous renvoyer
à une signification unique : le mode d'être des idées.
En prenant pour mode unique le flux universel des sophistes,
la systématisation subtile dont Socrate est chargé montre que la
344
L'EN-DEÇÀ INFINI: L'APORIE DU CRATYLE

"
justesse du mot ne conduit précisément pas à la vérité de l 'Etre.
Dans la mesure même où l'on tient à la préserver, on ne peut pas ne
pas reconnaître la nature totalement et nécessairement arbitraire du
signe. Inversement, Cratyle, que l'on pose en défenseur hautain de
la vérité inaltérable des mots, et qui se rallie avec empressement
au système pour se prévaloir de la cohérence qu'il construit, est
contraint, à la fin du dialogue, de laisser tomber le masque de son
mutisme. Il fait l'aveu de l'incapacité où il se trouve de distinguer
le vrai du faux. La démonstration, empruntée mais rigoureuse,
puise dans l'arsenal des procédés dialectiques. Elle échafaude,
dans l'espace ménagé par le silence de Cratyle, un ouvrage d'art
si élaboré qu'à chaque instant le lecteur, dérouté, risque de se
méprendre et de confondre le sérieux incontestable du projet avec
la fmalité douteuse qui lui est assignée. La réussite dans l'exégèse
linguistique, toutes les prouesses, l'acrobatie de plus en plus verti-
gineuse de l'argumentation ne servent qu'à rendre plus éclatante
une chute longtemps retardée.
La recherche débouche sur le conseil, abrupt et décevant, de lais-
ser l'onomastique et de revenir à la contemplation des formes
immuables. Mais abandonner si ouvertement l'espoir de tirer des
noms autre chose que ce qu'ils sont, ce n'est pas annuler le résultat
acquis par un effort gigantesque. Il suffit que l'on détache de l'in-
ventaire des étymologies la prétention à la science qui s'y insinue,
parce qu'elle masque et doit être démasquée, pour que le propos
véritable se fasse voir. Les séries de noms que Socrate retient pour
les mettre à l'épreuve du délire analytique s'organisent alors en un
ensemble cohérent qui reproduit les différents ordres, théologique,
physique et social, de la tradition culturelle. Image mythique et
parlante de l'univers, le langage toujours créé et refait, bien que
toujours déjà transmis, n'a de références qu'internes et ne renvoie
jamais qu'à lui-même. Loin d'entasser les vocables pour escalader
le ciel de la connaissance« vraie», la jonglerie, opérant avec l'éty-
mologie, épuise le langage, elle exploite l'acquis, tout le savoir
accumulé par les générations. La richesse de l'information se dissi-
mule sous l'habit d'un éclectisme enjoué, mais elle repose sur une
documentation doxographique très soigneusement établie.
Alors qu'il est relativement simple de ramener à l'unité du genre
les noms propres qui désignent une fonction sociale comme celle
345
LA GRÈCE DE PERSONNE

du roi et du médecin (Polémarque valant Eupolémos), il est plus


difficile de la dégager quand les différences individuelles l'empor-
tent sur les caractères héréditaires et permanents. Le mythe généa-
logique permet de découvrir la loi commune qui commande à la
diversification des espèces et des individus. L'aveuglement, l'éga-
rement et le crime produisent la filiation tragique qui projette
le paradigme de l'histoire divine et humaine. De l'exil d'Oreste
au destin déchiré d' Agamemnon, à l'horreur du forfait d 'Atrée, au
désir aveuglé de Pélops, à la misère passive de Tantale, on remonte
les âges d'hommes jusqu'aux trois générations divines de la théo-
gonie hésiodique : Zeus-Cronos-Ouranos, jusqu'au premier père.
Le mouvement des noms propres articule, en partant du présent,
tout le temps qui s'est écoulé depuis l'origine absolue, figuré
.
comme une ascension.
Une seconde série de noms génériques: dieux-démons-héros-
hommes-âme-corps, distribue dans l'espace les puissances de
l'univers, subordonnant les démons et les héros aux dieux, l'âme et
le corps à l'homme. Dans le concept de dieu, la triade Zeus-Cronos-
Ouranos, utilisée pour la première série temporelle, sert de cadre à
l'analyse du divin tout entier et de ses subdivisions. Ce catalogue
des divinités traditionnelles, de Hestia à Pan, du foyer à l'extension
totale, organise, conjointement et par superposition, la théologie
conventionnelle dans les valeurs déictiques, et la réf orme des
croyances par l'étymologie, apodéictique. La révélation qu'apporte
la science nouvelle de l'appellation est mise à profit, aussitôt, pour
rendre transparente sous les noms la nature cosmique du panthéon,
tel qu'il a été interprété par les philosophes présocratiques. Soleil
7

et Lune ; Feu, Air, Ether et Terre ; Saisons et Année. Le monde des


astres, le monde des éléments, et le monde de la vie sortent l'un
de l'autre.
De l'autre côté, l'homme et son concept sont installés dans la
lignée infortunée des Tantalides pour que soit connu et détaillé le
sort monstrueux du genre humain. C'est le dernier et le plus riche
des inventaires. Y figurent toutes les valeurs sociales, les facuités
et les aptitudes, les sentiments et les sensations, la connaissance,
tout ce que l'homme a jamais éprouvé dans son âme et son corps.
Le langage où s'est déposée la somme des expériences humaines
contient, on a eu tort d'en douter, des éléments de vérité, mais au
346
L'EN-DEÇÀ INFINI: L'APORIE DU CRATYLE

niveau seulement de la reproduction, autant de jugements figés que


l'étymologie déterre. Mais, aussitôt qu'on les ausculte à la lumière
d'une autre exigence, d'une signification ultime, les noms interro-
gés se déchargent l'un sur l'autre du poids de la preuve décisive.
Il existe des systèmes clos où le sens circule sans encombre au
point de nous persuader de son adéquation parfaite. C'est le cas
du travail poétique qui fait usage de la pénétration des vocables.
Platon emprunte aux grandes œuvres de la tradition littéraire ce
genre de « jeux de mots » savants et truffés de science, mais il en
ajoute d'autres de son cru, de même qu'il donne sur ce mode, dans
ses propres livres, une expression partielle de sa pensée. Ainsi
Hadès qui, pour tous les poètes et physiciens, représente l'invisible
(a-eides) se transforme en savant (sur eidenai), il sait- parce que la
connaissance, dans le système platonicien, s'accomplit à la mort,
après la séparation du corps. Mais, dans les mots, le vrai demeure
inextricablement lié au faux. Le savoir authentique du dieu des
morts en fait un redoutable sophiste, qui lie et qui enchaîne (desas)
ses amours par la puissance persuasive de ses discours.
Comme le langage ne peut pas être dépouillé de l'ambiguïté qui
fait sa liberté et sa force heuristique, mieux vaut renoncer à vouloir
lui arracher ce que jamais il n'est à même de livrer. Le Cratyle,
sous cet aspect, fournit la démonstration que les mots pris en eux-
"'
mêmes sont inaptes à conduire à l 'Etre. Mais loin de les considérer,
dans leur déficience, comme entièrement fallacieux, l 'écrivain, le
philosophe écrivant, les utilise d'autant plus hardiment qu'il en a fait
l'anatomie et défmi le pouvoir, s'en servant pour faire apparaître
un savoir auquel il a accédé par d'autres voies. Affranchi égale-
ment de la superstition linguistique du sophiste et du fétichisme des
mots qu'on enseigne, Platon, quant à lui, exploite jusqu'à l'abus
la vertu magique du -verbe, contrôlable incontrôlé, laissant entendre
à chaque pas qu'il n'en parle que pour dire autre chose que ce qu'il
dit.
La difficulté incommensurable de l 'œuvre tient au fait que l 'exer-
cice libre et virtuose de la création verbale s'applique à l'examen et
à la définition des conditions mêmes qui permettent cet usage du
langage. L'inspiration empruntée et extatique (le délire socratique
parodiant, dans sa spontanéité, le déchaînement étudié et maîtrisé
des sophistes traduit un paradoxe fréquent) n'évite pas la débauche
347
LA GRÈCE DE PERSONNE

inventive. C'est par là même qu'elle pousse la démonstration à


l'échec et réussit, au-delà de l'attente, à faire voir autre chose dans
la langue : les richesses toujours croissantes et se multipliant
de l'association, idiomatique à l'infini, des sonorités. La folie du
Cratyle ne dénonce ni l'abus ni l'absurdité de la pratique. Personne
n'aurait jamais pu, sans faire du procédé l'objet même du discours,
se permettre tant de métathèses, adjonctions, contractions et syn-
copes. La licence désigne au contraire, et justifie, le vertige comme
l'état naturel et créateur de la parole. Il suffit qu'on poursuive, et
suffisamment loin, pour que l'on se soustraie aussi définitivement
au confort d'une position neutre et médiane, à l'insignifiance qui
se tiendrait à égale distance de la géométrie d'un savoir ascétique
et de la communication enivrée.
Le Mont de la mort :
le sens d'une rencontre entre
Celan et Heidegger

TODTNAUBERG

Arnika, Augentrost, der


Trunk aus dem Brunnen mit dem
Sternwürf el drauf,

in der
Hütte,

die in das Buch


- wessen Namen nahms auf
vor dem meinen ? -,
die in dies Buch
geschriebene Zeile von
einer Hoffnung, heute,
auf eines Denkenden
kommendes
Wort
im Herzen,

Waldwasen, uneingeebnet,
Orchis und Orchis, einzeln,

Krudes, spiiter, im Fahren,


deutlich,

349
LA GRÈCE DE PERSONNE

der unsfiihrt, der Mensch,


der's mit anhort,

die halb-
beschrittenen Knüppel-
pfade im Hochmoor,

Feuchtes,
vie/.

Le poème

Le nom de « Todtnauberg », l'endroit de la Forêt-Noire qui


donne son titre au poème, doit être décomposé dans ses syllabes.
L'analyse peut donner Toten-Au, le « pré des morts», et la« mon-
tagne», Berg, être rapprochée du verbe bergen qui se réfère ici plu-
tôt à l'action de mettre à l'abri et de préserver que de cacher seule-
ment. La lecture n'exclut pas non plus que la première syllabe
Todt- soit mise en relation avec l'organisation nazie de ce nom
dont les parents de Celan ont probablement été les victimes 1, et
que la syllabe -au restitue la présence du camp d'extermination
d'Auschwitz.
Les noms sont parlants pour peu qu'on entende ce qu'ils disent,
et que, de mots, on en fasse des «noms». Le lieu, repris en titre,
annonce l'ouverture qui s'accomplit dans le langage. La montagne
(-berg) garde, elle produit et cache, protège et conserve le « pré aux
morts» d'une descente aux Enfers (Todtnau, Totenau), le lieu d'un
destin incontournable, celui d'une catabase moderne. C'est en ce
lieu infernal que l'hôte de la chaumière sera conduit par son visiteur,
déchiffreur des marécages. Il a les titres qu'il faut pour l'y conduire;
tout est prêt, jusqu'au passeur, le guide et témoin, chargé de les
faire passer ensemble. On sera monté dans l'automobile pour
cela.

350
LE MONT DE LA MORT

L'entrée

Arnica, luminet, les


gorgées puisées à la source et le
dé astre dessus

à la
chaumière 2,

La première strophe peut être considérée comme le prologue de


l'aventure lyrique. Il s'agit bien d'une petite épopée: un étranger
arrive dans une cabane solitaire, comme Ulysse chez Eumée ; un
voyage conduit ensuite aux Enfers. Comme dans un poème homé-
rique, les préalables de l'événement narratif sont énoncés d'abord.
Le passé historique vient en premier, avec l'étoile de la fleur jaune
qui désigne la macule de la judéité. A côté de cette référence, un
autre nom de fleur incarne la langue de la poésie, celle qui s'est ren-
due capable de tenir compte de ces événements. Le mot Augentrost
(solacium oculorum) 3 se laisse en effet analyser: les yeux, comme
instance du sens, ont imprimé dans la matière verbale une réplique
à l'expérience de la disparition. C'est un don d'yeux. La consola-
tion ne leur est pas accordée comme par la plante qui guérit ; c'est
eux qui savent la répandre. Avec ces instruments d'une vision abs-
traite, on a les moyens de puiser l'eau dans la profondeur du puits.
La gorgée bue à la fontaine cerne l'afflux d'une matière obscure ;
dans le coup de dés, elle s'organise suivant l'ordre qu'il faut, orien-
tée par l'étoile. Le dé est stellaire. Les profondeurs de l'abîme ont
pour contrepoint ce sommet d'une verticale, qu'elles-mêmes elles
lancent dans les hauteurs. La langue se retrouve en ce lieu, s'y
déchiffre et se lit.
La montagne a livré son secret au visiteur, envoyant ses signes,
dès les premiers mots. Les fleurs sont les messagères des profon-
deurs chthoniennes, l'étoile jaune d'abord du côté de l'histoire,
la sienne, l'histoire des juifs, et ensuite, du côté de la mort, l 'eu-
phraise, salutaire par l 'œil, où la poésie est revivifiée à la lumière
d'un regard neuf. Elle peut dire ce que cette histoire a été. La marque
351
LA GRÈCE DE PERSONNE

d'une couleur, la fleur jaune, a pour contrepoids les bienfaits


apportés dans le mot. L'œil défriche, loin des hymnes hérités et en
leur sein, les sens ajustés à la tache de l'infamie. Le baume d'une
autre lumière, montée des prairies mortuaires, Totenau, se mue en
« luminet » (Augentrost). La langue s'empare de la topographie,
elle refait le lieu, le recouvre, montre qu'elle le couvre ou le
découvre, le laissant couvert aussi de son opacité initiale.
Le problème du biographisme, de la référence, anecdotique
d'abord - la réalité rencontrée, laissée en place, puis interprétée,
rendue à son sens - trouve sa solution esthétique dans le double
mouvement d'une reconstitution et d'un dépassement, qui se
croisent et de chassent. Le pays de Heidegger, c'est la terreur de la
Forêt-Noire. La célébration de cette nature pangermanique devant
les étudiants de 1933 noircit à jamais la pseudo-poésie ; un poète
est venu présenter au philosophe sa forêt, plus que cela : lui impo-
ser la vérité d'un lieu, en la refaisant de profundis. Le sensible se
dissipe à la vérité des mots. Le « dé » sera la figure ornant le puits,
mais elle sera devenue l'étoile qui guide le poète continûment,
d'un poème à l'autre, façonnant le hasard biographique, ses coups
de dé, un nouvel ajustement. On sera en pays connu. La fontaine
est la bonne, celle du poème ... bruit la fontaine 4. La première fleur
était la bonne aussi, de bon augure, familière : Arnika, la fleur jaune,
rappelle les persécutions et perpétue la présence des victimes, per-
pétue le malheur contre l'oubli des morts.
L'eau qui coule et que l'on boit est faite des mots. Le poème
puise à une autre source. Le geste se laisse interpréter ; il se prête
à l'interprétation : « Ce que vous me voyez faire a un sens propre, il
vous échappe peut-être; pourtant, ce que je viens demander, en
acceptant de boire à cette eau, la vôtre, est clair. La réponse attendue
me sera refusée, sans doute. On peut le craindre. Mais il ne faut pas
s'y tromper: je l'aurai déjà obtenue, au cours de cette visite. J'aurai
détourné le refus à mon avantage. » Les interprètes se sont trompés
ou n'ont pas voulu le lire, n'acceptant pas de faire de la visite une
chose aussi mortuaire, la réponse à une négation du meurtre.
Comme dans les autres poèmes, la relation de l'organisation
linguistique avec la réalité externe transférée, moins reproduite que
reconstituée, fait problème. Le puits existe près de la cabane de
Heidegger, et la figure taillée dans le bois de la fontaine est celle
352
LE MONT DE LA MORT

d'une étoile inscrite dans un cube. Aucune précision dans l'évoca-


tion des objets ne fait obstacle au ref açonnage intégral. La deuxième
scène se déroule dans la maison, on est dans la« cabane», la Hütte.
Le tour prépositionnel a une puissance expressive particulière dans
un entourage purement substantif, au long des huit strophes du can-
délabre. L'emphase des deux syllabes répétées: « in der/ Hütte »
enveloppe tout le prologue d'une ambiance propre, et signifie que
Celan avec sa langue, introduite en ce lieu, s'est emparé de l'instal-
lation domestique. Il dispose d'un levier magique qui lui permet
de soulever les plus vastes lointains. Les puissances nommées dans
le prologue se logent tout entières en ce lieu, dans le domaine
nocturne de la cabane.

elle, au livre
- quels noms consigna-t-il
avant le mien?-,
elle, à ce livre,
la ligne inscrite et son
espoir, à présent, dans le cœur :
la venue
d'un mot-
d' un pensant,
[ ...] .

La sphère interne à la demeure, pour cette raison aussi, peut être


représentée par un livre. Et d'abord il s'agit bien du livre en tant que
tel, comme lieu et comme objet où ce qui est inscrit est reçu, comme
on parle de la Bible, comme Mallarmé parle de son projet inache-
vable. Mais en un second temps, qui se précise dans la parenthèse,
le livre se mue en un autre, très particulier, qui n'est ouvert que dans
ce poème-ci. Dans la réalité anecdotique, c'est un album où Celan a
porté son nom. La phrase inscrite est connue 5• Celan y fait une dis-
tinction entre les lignes qu'il a écrites, et celles d'autres hôtes de la
maison, auprès de qui en un autre lieu il n'aurait pas accepté de lais-
ser sa signature. En ce lieu-ci, sa présence était importante et signi-
fiante ; elle délimitait un horizon intellectuel et politique.
Où se trouve-t-on à présent? Dans le chalet du philosophe, qui
était appelé «hutte» (Hütte 6 ), ou en un autre lieu, dans la chau-
mière des utopies ( « paix aux chaumières ») auxquelles Celan se
353
'
LA GRECE DE PERSONNE

réfère après Büchner? Le passage par l'utopie conduit sûrement


à cet «espoir» du poète, inscrit dans le livre, avant l'imposition
des morts, un avenir que façonnera la fidélité à la mémoire des
victimes. Le livre ne sera pas l'objet où les visiteurs inscrivent leur
nom, il aura été transformé par la ligne que le poète y a tracée. Il a
le pouvoir de le transformer, tel qu'il est, en dépit de tout ce qu'il
contient - « ce livre-là» : celui-là même qui doit s'ouvrir sur son
propre passé intégré, et sur un avenir de liberté qui se fonde ra sur
cette mémoire. Que fait-il, le poète, depuis toujours, sinon recon-
vertir l'allemand en le judaïsant ? L'autre, le penseur, aura beau
ne pas dire ce qu'on attend de lui ; la chose aura été dite pour lui et
pour une attente. L'avenir se formule et s'inscrit à jamais dans une
«pensée» qui ne se soustrait pas au souvenir (Gedenken) si elle
aspire à être« pensée» (Denken) et« parole» (Wort), à la demande
d'un « cœur 7 ». La parole de l'horreur surgit; elle est conduite jus-
qu'à cet avènement que porte l'attente.
Le texte poétique à commenter s'écrit en clair, sans ambages
ni ambiguïtés, sans échappatoire possible. L'espoir, à l'instant de
l'écriture ( « aujourd'hui » ), vit d'une attente. Ce que la pensée ne
devrait pouvoir se refuser d'être se réalise avec elle dans un circuit
tracé. L'accompagnateur, conduisant la voiture, se double comme
le livre du rôle de témoin que le contexte lui assigne. Chauffeur, à
l'heure de la promenade, il devient le guide involontaire d'un
voyage infernal. La paronomase Namen/nahms (« des noms »/« il
accueillit ») ne souligne pas la réalité des signatures, elle se rap-
porte au transfert de ce monde d'inscrits dans le livre, des brigades
de la persécution, dans le registre du Jugement dernier, dont la
rédaction ici se poursuit. Les noms doivent figurer avant le sien,
parce que, lui, par le sens donné à l'inscription du sien, fait contre-
poids. Un acte de résistance réelle se rattache à une personne. Le
nom : « le mien » (à côté de quels autres ?) implique un voisinage
compromettant. La question adressée au livre désigne aussi le lieu
même de la poésie, un lieu habituel et constant, constitutif de l 'af-
franchissement. La cohabitation est vécue comme toujours impo-
sée - impossible mais imposée.
Les vers qui suivent reproduisent, avec quelques différences signi-
ficatives, la phrase du livre, écrite huit jours avant le poème. Elle se
dérobe et se révèle. A première vue, un lecteur superficiel y lirait un
354
LE MONT DE LA MORT

hommage amical à son hôte. C'est ainsi qu'on a souvent voulu l'in-
terpréter. Mais une lecture de ce genre suppose que l'on fasse entiè-
rement abstraction de la valeur des mots. En vérité la relation entre
les deux niveaux de langage est comparable à celle qui peut exister
entre le cube stellaire sculpté et la fonction qu'il revêt dans le
contexte. Ainsi, le mot « pensant » peut faire penser à Heidegger le
penseur; seulement Celan, dans son œuvre, n'en fait usage qu'à pro-
pos de la remémoration et de la commémoration; de même le mot
« cœur » est régulièrement conçu comme un organe du souvenir, et
cette direction sémantique détermine le sens des autres mots : l'es-
poir, si l'on se tient à l'instant constitué, s'appuie sur une prise de
distance à l'égard de tout ce que représentent les noms de l'album ; il
reste rattaché à !'aujourd'hui; le présent à son tour se ramène à ce
que le livre est devenu dans ce texte : ce livre écrit, réécrit.
Enfin l'épithète « à venir» (kommendes) concerne moins la
parole de l'avenir qu'un énoncé qui va s 'actualiser, « advenir>>, et
aller à son destinataire. L'attente formulée par Celan ne s 'accom-
plira pas, mais il n'est pas moins important pour la compréhension
de l'ensemble de considérer le fait qu'elle a été exprimée. Par ce
moyen le poète retient le défaut : le philosophe ne dira pas ce que
le poète pourrait être venu lui demander de dire, qu'il lui suggère
de dire, mais il sait qu'il ne le fera pas. A l'absence répondra dans
la seconde partie du texte une confrrmation des raisons qui l 'empê-
chent de le faire. La parole s 'actualise dans l'aveu ouvert, révélant
la continuité d'un attachement au passé.

gazon forestier, inaplani,


orchis et orchis, esseulé,
du rude, après, en route,
clairement,
qui nous voiture, l'homme, là,
et le reçoit aussi,
les chemins de rondins à moitié
foulés
au haut plateau marécageux,
embué
en masse.

355
LA GRÈCEDE PERSONNE

L'épisode suivant se déroule au-dehors, à l'extérieur de la mai-


son. La promenade à travers la Forêt-Noire répondait à un scénario
précis et préparé d'avance. Un jeune homme, Gerhard Neumann,
alors assistant d'un professeur de littérature allemande à Fribourg,
conduisait, au volant de sa voiture, les deux hommes. Le circuit
était organisé de telle sorte qu'il fait déjà partie du poème avant
qu'il n'ait été écrit. La perception prend cette forme sélective.
Les cinq stations de l'excursion composent une descente aux
Enfers. On visite d'abord en pleine Forêt-Noire les lieux de torture,
et leurs tombes. L'aveu arraché au penseur suit le retour en arrière.
On se sera rendu d'abord dans le royaume des morts. Il fallait un
témoin pour entendre l'inavouable avoué, la chose que le poète est
arrivé à faire dire au penseur. Après le jugement infernal, on
remonte à la surf ace de la terre, et l'aveu se fait offrande aux vic-
times des camps d'extermination. Il ne restera qu'à montrer la
scène rituelle du deuil dans les pleurs.
Le rite initiatique de l'imprégnation sous la contrainte (strophes 5
et 6) comporte le mouvement d'un départ et d'un emportement,
peut-être tourbillonnaire. Les cercles s'ouvrent sur l'abîme. La
scène est entourée par deux autres visions plus horizontales, aux
lignes d'une stagnation égale. L'ouverture (strophe 4) prépare au
voyage. Les appelés sont là : l'âme de chacun des morts fleurit pour
soi, individuellement, avec son propre petit candélabre; chacun a
son pouvoir de résistance, une force virile concentrée dans les
tubercules de l'orchis ( « l'herbe des garçons », Knabenkraut) à
la forme de testicules. Une légion se soulève, innombrable; cha-
cun a son sexe. La domination apparaît irrépressible. Le voyage
donc se fera, il a des chances d'aboutir.
Le contenu du texte justifierait l'hypothèse d'une transposition,
dans le titre de Celan, du titre du roman La Montagne magique de
Thomas Mann, du moins par le mot : il s'agit bien sous une forme
subvertie d'un Zauberberg, du lieu obscur d'un « dévoilement»,
pour une opération de magie noire - aussi noire que la Forêt
célébrée par Heidegger. On connaît des gens qui n'y sont jamais
retournés.

356
LE MONT DE LA MORT

Le tribunal des morts

Un grand nombre de camps étaient aménagés dans des régions


marécageuses. Les prés (Wasen) ne sont pas seulement des terres
humides, ce sont aussi des cimetières où se voient des parties
rehaussées, autant de tombes qui survivent dans la mémoire, l'une
à côté de l'autre 8• Chacune a son repère sous la forme d'un candé-
labre d'orchidées. Les fleurs sont des feux qui brûlent. La nature se
transforme en intelligence, elle est forcée à se souvenir.
Un lecteur averti, conduit par sa mémoire ou le hasard, décou-
vrira en même temps, à l'horizon d'une intertextualité insoupçon-
née, la négation très audible, sinon explicite, d'un aplanissement
classique des cimetières, qui peut être lu comme une préfiguration
terrible, une parabole des destructions futures de cimetières. Dans
les Affinités électives, Charlotte décide de substituer à l'inégalité
des tombes un parterre de trèfles et supprime ainsi les distinctions
que créent entre les morts la terre surélevée, les bordures et les
pierres. L'épisode de la controverse au début (chapitre 1) de la
seconde partie du roman est rappelé ici. En un sens, l'entretien per-
met à Celan de prendre parti contre le parti auquel l'architecte
qui arbitre dans le roman, et peut-être Goethe, accordent leur
préférence.« Non aplani» pour« aplani» oppose un non: ce n'est
pas comme le veut et l'impose Charlotte (contre le voisin et son
avocat: « ailleurs [tout autour des murs de l'église] l'espace était
aplani 9 »). La vision historique extraite de la réalité, réécrite par un
gazon naturel (Wasen), dit le contraire. L'effacement d'une unifi-
cation violente dans l'anonymat n'aura pas lieu (« non, ce n'est pas
cette égalisation-là, un-ein-ge-eb-net »).
Le dialogue rappelé se reconstitue, il prend la tournure d'une
révolte tragique. Celan relit les mots, ce sont les siens, dans Goethe.
Il les retrouve, dans la bouche du jeune savant, juriste lettré, défen-
seur du cimetière: d'abord «personne», que l'on connaît par
le Méridien et qui lui a permis de réinterpréter semblablement
un «lui-même» (er selbst) de La Naissance de la tragédie de
Nietzsche, puis aussi «présence» (Gegenwart) des disparus. La
357
LA GRÈCE DE PERSONNE

présence est transférée dans l'ordre du langage. Chez Goethe, les


survivants se réunissent« comme autour d'une borne» (l'allemand
est très éloquent : « wie um einen Markstein »); ils écartent les
ennemis de ce signe de ralliement. S'il fallait une preuve de la
légitimité (ou nécessité) du rapprochement, elle serait fournie par
l'importance accordée à l'enceinte qui distingue, et par la reprise,
dans la première version du poème, de l'adjectif ungesiiumt10• Le
lecteur de Celan passe spontanément du sens d' « incessant » à celui
de « sans bordure». La lecture des Affinités où le mot est employé
dans l'entretien par l'architecte ( « [ ... ] ungesiiumt vergleiche » :
une comparaison dans l'égalité et la non-distinction) offre la possi-
bilité d'y rejoindre le fond de l'effacement nihiliste dans la parole
du philosophe. Goethe en tout cas est présenté comme un ancêtre
de cette dépersonnalisation. On devine l'intérêt et l'ironie de l 'in-
terlocuteur, qui savait« faire parler», devant les professions de foi
goethéennes du germaniste de Fribourg 11•
Lorsqu'on lit les deux vers de la strophe 4 à travers la grille des
matériaux que l'on a, on rencontre, d'une part, l'humide, signe de
l'abondance verbale, préstructurée dans la larme (voir le poème
« Fleur 12 » ), et, face à la matière, avec l'orchidée, l'herbe mâle, la
fleur des testicules, figurant la révolte qui reste à chacun des morts.
Chacun dans la mort est pour soi, et combat, dans son anéantisse-
ment encore, pour soi seulement, en dehors des croyances et des
conventions qui l'ont fait mourir.
En creusant sous les tombes, on découvre la racine de ces
croyances. Les proclamations ont conduit au meurtre. S'entretenant
dans la voiture avec le philosophe, Celan, après cette visite rendue
aux morts, remonte jusqu'à l'origine. Le voyage conduit au fond
de l'abîme. Le mot « tard » situe, dans la langue de Celan, une
parole, à l'horizon d'une vérité, dans la proximité des ombres et de
la mort 13• La violence des mots proférés « plus tard », au plus près
d'une justesse sanguinaire et abyssale, indique l'objet choquant
de la conversation au cours de laquelle Heidegger avait été amené
par le poète à parler « en clair » des meurtres parce que ses propos
étaient aussi précis que pouvait le souhaiter son interlocuteur.
Je pense que le mot« clairement» (deutlich) doit également être
analysé. Ce n'est pas« distinctement» seulement, le mot allemand
inclut dans ce lieu le caractère del 'exégèse (deuten). Le suffixe -lich
358
LE MONT DE LA MORT

pouvait prendre une valeur sinistre comme ailleurs 14 et être rappro-


ché du mot qui en allemand dit le cadavre (Leiche 15). Les détours
cernaient cet objet. Le chemin du discours philosophique s'inter-
prète, et se « dévoile » donc.
Dans les prés, parmi les étangs, le poète initie ses hôtes, et les
amène de la spiritualité terrestre aux tonalités des vérités tardives
(voir le tour « sept roses plus tard» dans le poème « Cristal 16 »),
sachant, dans l'accélération du circuit inf emal, tirer des prof on-
deurs les accents distincts de la cruauté. La transmission a opéré.
Les signes étaient clairs, l'hôte n'a pas pu ne pas les reconnaître; il
n'a pas pu ne pas être marqué par l'évidence qui lui était offerte
autour de lui. Le tiers, conduisant le véhicule, « l'homme », investi
d'une autorité suprême par sa présence au milieu des tombes, porte
un témoignage quasi juridique et compulsif. Le guide écoute ce
qu'il faut qu'il ait entendu au cours du voyage initiatique. Il est
le garant, par la force magique d'un rituel, de ce que l'autre, inter-
rogé, ne pourra jamais nier sans se rendre parjure.
La rencontre avec la «poésie» (Dichtung) si souvent célébrée
a ce pouvoir et ces effets inéluctables, comme les eaux du Styx de
la mythologie 17• Plus rien jamais ne le protégera s'il ne reconnaît
avoir proféré ces mots devant témoin. Selon les termes exprès du
poème, il reste voué à la malédiction, livré à l'initiateur de la
parole. L'ordalie s'accomplit devant l'accompagnateur, homme
en terre d'inhumanité. Le conducteur représente dans le voyage
une communauté de survivants à laquelle le message de l'aveu est
destiné. Le témoin entend ce qui est dit (anhort) « avec » (mit : « en
même temps que») les autres. L'adverbe a ce poids particulier. Il a
pour charge d'enregistrer la parole monstrueuse.

La descente

Dans la situation concrète, « celui qui nous conduit » serait cette


personne, le chauffeur de la voiture, l'accompagnateur dont on
connaît l'identité. On ne peut pas s'en satisfaire, évidemment. Le
point de départ réel a été maintenu, et transféré dans un autre
359
LA GRÈCE DE PERSONNE

domaine, s'ouvrant dans la dimension de la parole. Voyage pour


voyage, le tour qu'on fait s'est vite éloigné des plateaux de la
Forêt. L'habitant de la chaumière a été entraîné par son hôte dans
le royaume des ténèbres. Tous deux sont escortés dans leur descente
ou voyage («voyage dans l 'Hadès », « Hadesfahrt », ou « voyage
aux Enfers», <<Vnterweltsfahrt », etc.) et leur exploration par un
être qui a nom d' honzme. Ni prêtre, ni Dieu, ni poète, mais homme,
une figure de l'humanité ordinaire, montrant la voie parmi les
victimes de l'inhumanité.
L'emploi transitif defiihrt («conduit>>) ne décrit pas la situation
concrète de l'automobile conduite par Gerhard Neumann, mais le
voyage, selon les termes de la transposition poétique. La différence
entre « F ahrer » et <<der uns fiihrt » ( qui suit « im F ahren » de la
strophe précédente) est importante. L'accent est mis sur la charge
qui est transportée (on songe au substantif « die Fuhre » ), la car-
gaison emportée par un cocher ou un nocher merveilleux. Celan a
expliqué à André du Bouchet que « voiturer » en serait un équi-
valent 18 ; le sens et l'orientation de l'indication apparaissent. Le
voiturier a la charge d'amener au loin, jusqu'au point où il est
porté, le poids que suscite l'entretien des deux passagers. En même
temps il maintient le contact avec l'autre rive : il est homme. Son
rôle est de le rester dans le domaine de l'inhumain. Le pronom
<<nous » se détache dans cette aventure, produisant un lui et un
moi, aussi inconciliablement séparés que les orchidées (einzeln).
Celan parle de son côté; il entend ce que l'interlocuteur lui dit, du
côté où il se trouve et où il s'est mis ; il l'a fait en ma présence
devant Martin Buber en 1960, lors d'une visite commune que nous
lui avons faite dans un hôtel à Paris, ou encore devant Nelly Sachs,
la même année 19• Le même procédé est trois fois repris. On parle
sans ménagement, pour faire dire et enregistrer la réponse. Que ce
soit dit.
Dans la première occurrence (im Fahren), le dynamisme de l'in-
terlangue - interne comme l'intertextualité - fait aller les grands
mouvements de migration, des astres ou des oiseaux. Un départ,
dans l'ordre de l'imagination verbale, l'élan d'une accélération
sans frein 20 • Rien ne résiste, tout vient au jour, sort de la nuit dans
cette envolée. C'est le contraire de ce que le plus souvent on a écrit.
Hans-Georg Gadamer notamment ne peut s'imaginer que les mots
360
LE MONT DE LA MORT

trop brutaux du maître visaient une évidence inadmissible : il devait


s'agir d'une profondeur que Celan n'avait commencé à comprendre
que plus tard, « en revenant chez lui 21 ». Il fallait que la scène
entrât dans la tradition du pèlerinage.
Or, le magicien est Celan ; il opère en mission, la sienne. Il se
l'est fixée, et il produit avec l'art d'un magicien la confirmation
qu'il attendait.

Le retour aux visions de la mémoire

Aux prairies forestières répondent à présent les tourbières de


la montagne. Ce sont les lieux du meurtre. Dans la composition
circulaire de la deuxième partie (strophes 4 à 8), le poète, après
l'entretien infernal, recouvre son langage à lui ; les « sentiers »
(Pfade), ce sont les chemins qui s'ouvrent dans ses propres poèmes.
Ils conduisent aux chemins de triques ; les prisonniers furent battus
avec ces gourdins-là. On reste dans l'enceinte de la constitution de
l'idiome. Les mots portent la trace des coups.
Quand la descente a eu lieu, on s'arrête à une station qui ne recon-
duit pas au monde des morts, mais plus en arrière, aux lieux de la
souffrance et des tortures, aux pays de marécages où les camps
avaient été aménagés. Les gourdins sur lesquels on avance pour ne
pas enfoncer rappellent la brutalité des traitements subis ; on pose
ses pieds sur la souffrance, la foulant « à mi-pas », pour lui laisser
son poids, comme un drapeau qui est en berne, « à mi-mât» (au/
Halbmast). C'est abandonner l'heure, la laisser à la vérité des
larmes (strophe 8).
Ils sont quatre maintenant (Gerhart Baumann avait rejoint le
groupe) ; ils ont fait quelques pas sur un layon de bâtons, à la
bordure est du marais. Celan n'était pas assez bien chaussé pour
l'humidité qui montait du sol. Ils ont interrompu leur promenade 22•
Pourtant, on y était allé. Le détail concret répond avec précision à
l'événement, tel qu'il s'est produit et qu'il a été lu, poétiquement, à
savoir nouvellement arrangé pour être lu. Il revêt son sens ; il est
transféré avec exactitude dans l'univers sémantique qui convient.
361
LA GRÈCE DE PERSONNE

L'éternelle question du biographisme, soulevée par Gadamer et


d'autres herméneutes, dans la ligne des présupposés phénoméno-
logiques, combattant il y a vingt ans l'interprétation de Peter
Szondi du poème« Tu es couché» 23, resurgit toujours. On sait que
la promenade sur les layons du marécage a été arrêtée par la pluie.
« A moitié foulé » s'explique ainsi, mais on n'a nul besoin de ce
savoir (savoir inessentiel, « de coulisses », pour Otto Poggeler,
non moins heideggerien 24 ). Pourtant la transposition, si elle repose
sur un fait, suppose un autre fait - inhérent à la langue, mais pas
moins historique ; la référence initiale déjà, constitutive, est biogra-
phique. Il n'y a pas de différence, pour le principe, entre la pension
Eden de Berlin dans le poème« Tu es couché» ou la reprise d'un
passage de Maître Eckhart dans « Toi sois comme toi » 25, ou ici
l'interruption d'une randonnée. Une signification première, serait-
elle factuelle, prend un sens autrement premier ; c'est le cas pour
« à moitié » ( « à mi-pas »), élevé au statut de signe de ralliement et
d'une signification nouvellement donnée, et non encore admise.
C'est le jeu sérieux de l'énigme.
La précision est reconnue chez les interprètes, tant qu'elle contri-
bue à l'inventaire de la réalité, elle ne l'est plus lorsqu'elle permet
de saisir une référence que suscite la réflexion en poésie. On pré-
fère donc passer au« symbole», que l'on connaît universellement:
les marais, c'est de l'eau; on dira que, chez Celan, elle est poéti-
quement « l'eau vitale 26 ». Aucune divergence ne doit subsister
entre l'attente et la lecture. Les horizons « se fondent». Le pro-
blème de la relation des éléments événementiels avec leur inter-
prétation par le texte se pose toujours de la même manière. La
promenade a pu être interrompue à cause de la pluie. Mais le « à
demi » fait comprendre que les pas ont été transportés du côté
de l'ombre tout comme « haut » marque un point sur une ligne
ascensionnelle : plus les fonds auxquels le voyage a conduit sont
lointains, plus puissante est la force d'une nouvelle représentation
de ce qui eut lieu. Le marécage se soulève vers le haut. Ainsi
les larmes font croître les mots, comme dans le poème « Fleur»,
elles sont inépuisables. Leur masse est contenue dans l'élément
compact de l'humide. L'eau des prés et des marais a été transférée
dans ce neutre («de l'humide »).

362
LE MONT DE LA MORT

Le dossier

Je note ici avec émotion le contenu du dossier des photocopies


que Gisèle Celan a eu la gentillesse de composer pour moi en 1981
sur ce poème et de compléter par la suite, après une conversation
sur les appropriations abusives de ce texte que je découvrais.
C'était au moment où je commençais à travailler sur l'œuvre de
Paul Celan (lettres d'accompagnement de G. C. des 14 et 23 jan-
vier 1981):
1. Plusieurs états du manuscrit (avec aussi les pages prépa-
ratoires de l'édition critique, envoyées alors par Rolf Bücher et
Stefan Reichert 27 ).
2. La correspondance de G. C. avec Hermann Heidegger, le fils,
au sujet de la phrase de l'album, la demande adressée le 8 (ou 10)
novembre, et la réponse du 10 décembre 1980.
3. Une liste dressée par P. C. de quatorze personnes à qui il
a donné un exemplaire de l'édition séparée de ce poème, parue à
Vaduz (Brunidor), en 1968, avec quelques réponses (Kostas Axelos,
Heidegger).
4. Lettres de Gerhard Neumann (17 octobre 1967 et 16 janvier
1968) et de Robert Altmann (5 février 1968). Altmann est l'éditeur
de la publication non commercialisée de Vaduz en cinquante exem-
plaires (d' Altmann, en outre, une réplique à Beda Allemann, publiée
le 17 avril 1977 dans un journal de la principauté du Liechten-
stein 28 ). ,,
5. Les traductions françaises de Jean Oaive, dans Etudes germa-
niques, 25, 1970, p. 246 sq., et dans Terriers, 1979, p. 9 sq.; d'An-
dré du Bouchet, Poèmes de Paul Celan, Ouvrages, 1978 (depuis,
dans Poèmes, Mercure de France, 1986, p. 28 sq.); voir aussi Marc
B. de Launay, ci-dessous.
6. Quelques études, parues plus tard en français, du côté des hei-
deggeriens: Philippe Lacoue-Labarthe, Misère de la littérature,
Bourgois, 1978, p. 67-69; une plaquette: Todtnauberg, par Trui-
nas (nom du lieu où se trouve la maison de Du Bouchet) ; Les
Fleurs, par Jean-Michel Reynard, à Losne, chez Thierry Bouchard,
363
LA GRÈCE DE PERSONNE

1982 (4 pages, 11-14, entre le texte allemand et la traduction de


Du Bouchet); Hans-Georg Gadamer, « Le rayonnement de Heideg-
ger», avec le poème traduit par Marc B. de Launay, dans le Cahier
de L'Herne consacré à Heidegger (Paris, 1983, n° 45, p. 138-144).

L'aporie en vue de sa solution

J'ai bien fait d'attendre une quinzaine d'années avant de publier


mon interprétation. Ce n'est pas que je n'aie vu tout de suite qu'il
fallait interpréter et rendre à leur signification intellectuelle les élé-
ments de l'environnement, ni comment le faire. Mais je n'avais pas
dépassé avant la fin des années 80 l'idée que Celan, comme il nous
l'avait un peu laissé croire ou dire, attendait une prise de position
de la part de Heidegger. Il fallait, pour mieux comprendre, avoir
été jusqu'au centre d'une analyse de la constitution et du pouvoir
de la langue. La présente compréhension, revue en 1991, a été expo-
sée dans le séminaire dirigé par Gerald Stieg, à l'Institut autrichien
de Paris, le 8 janvier 1992.
Celan était venu me voir avant son départ pour Fribourg. Il
m'apprit qu'il allait rencontrer Heidegger lors d'une lecture. Il pen-
sait que je serais déçu ou étonné, après toutes les conversations que
nous avions eues à son sujet, les mois et les semaines précédentes.
« Il sera obligé de [ou: "Je l'obligerai à"?] me parler.» Je lui disais
qu'il n'en ferait rien. Je pensais à une explication sur son compor-
tement pendant la période nazie comme d'autres ont tenté d'en
obtenir. Celan devait partager mon scepticisme, mais il ne me
dévoilait pas son stratagème. Je n'imaginais pas la voie qu'il avait
choisie pour le faire parler. A son retour d'Allemagne, il est très
vite venu me dire qu'il l'avait bien vu, et qu'en effet il n~avait
« rien fait», entendant : de ce que je pouvais penser; il ne me disait
pas qu'il avait fait autre chose. J'ai mis du temps à comprendre
ce qui s'était passé, malgré les précédents que je pouvais connaître.
Il fallait prendre la magie de l'art à la lettre. Faire parler la parole
procure une force terrible. Je savais qu'il n'était d'aucune manière
allé pour lui rendre hommage 29 •
364
LE MONT DE LA MORT

Les circonstances de la rencontre

Gerhart Baumann donne tous les éléments de la stratégie dans sa


chronique du séjour. Il faut avoir compris le texte pour reconnaître
le jeu qui s'est joué en partie à l'insu du protagoniste et des témoins
complices. On n'extrapole rien, ni du poème ni de la chronique
semi-inconsciente, qui dévoile et masque. Celan, en remettant à
Baumann à Paris au printemps 1968 un exemplaire de l'édition de
Vaduz, avait ajouté : « Je vous en prie, lisez-le bientôt. Vous serez
surpris 30 • » Il savait qu'il ne serait pas lu de sitôt. Baumann n'était
pas préparé à comprendre.
Le chroniqueur rapporte le contenu à un dialogue qui aurait pu
se développer mais qui n'a pas eu lieu entre deux génies, dont on
devait, et surtout à l'avantage du professeur de Fribourg, respecter
les contradictions. Elles leur appartiennent, témoignent de leur
grandeur incommunicable. L'événement n'a pas de prise dans cette
dialectique de l'esprit. Bien pensé, le nihilisme philosophique
embrasse l'histoire du nazisme et la situe dans sa nécessité. En
plus, on argue qu'il est malaisé de comprendre aujourd'hui ce qu'a
pu être le moment où les professeurs allemands ont pris leurs déci-
sions regrettables et où les juifs ont été chassés de leurs chaires. A
distance on juge. « A-t-on raison, pour autant 31 ? » L'histoire même,
qui dévoile, est dépouillée de sa raison. C'est fort.
La chronique fait état de toutes les manifestations expresses et
publiques de la distance que Celan comptait garder. Il ne voulait
pas être pris en photo avec Heidegger. « Les réticences restaient
insurmontables 32 » ; « Il ne pouvait pas oublier le passé de cet
homme 33 • » Et cela d'autant moins qu'il n'en avait d'abord pas été
instruit. Il lui reprochait aussi la confiance qu'il lui avait faite
autrefois, en le lisant sans vraiment savoir. La relation entre
l'œuvre et son passé lui était apparue plus tard. Baumann ne peut
pas le comprendre. A travers un reproche, en l'occurrence peut-
être mal fondé, il voit de la part de Celan des « résistances » et de
la« rancœur » 34 • Il a choisi son côté. L'histoire ne pouvait avoir ce
poids.
365
LA GRÈCE DE PERSONNE

En même temps, Celan acceptait les hommages du philosophe et


il engagea la conversation sur des sujets qui leur étaient communs,
sur le paysage, sur les plantes et les animaux de la Forêt-Noire 35.
Il fallait bien qu'il y eût une certaine liberté et de la confiance,
l'apparence d'une convivialité, pour que son propos pût aboutir.
Et après, tout avait été dit. Celan se sentait libre. Il s'était libéré.
Mais en même temps, comme pour situer sa décision, il en expri-
mait aussitôt le remords. Il franchissait un interdit et le faisait
savoir. Il pouvait aussi avoir eu quelques doutes sur l'issue de son
action. Il y a une parfaite logique dans la contradiction des deux
mouvements successifs du oui pour le non et du non pour de bon. Il
exprimait en profondeur la dualité de l'entreprise.
Ne faut-il pas entrer dans la psychologie des victimes? La pré-
sence du penseur avait pour un temps dissipé les réticences ; le
poète s'était rendu à l'évidence d'une force, telle que Baumann se
la représentait ; ces réticences se réaffmnaient ensuite, reprenaient
le dessus. Baumann ne pouvait pas s'expliquer les bonnes disposi-
tions passagères, autrement que par l'effet subi, bien que lui-même
en montrât les limites. Le poète, croit-il, avait été rejeté dans ses
épreuves anciennes, n'étant plus confronté à la dureté du granit.
« Le chemin douloureux de la Fugue de la mort à Todtnauberg,
écrit-il noir sur blanc, combien de fois Celan ne l'a-t-il pas parcouru,
sans atteindre le but 36 ? » Il faut entendre : des camps d 'extermina-
tion à la grandeur et à la profondeur germaniques. L'errance et
l'échec étaient réservés au poète juif; ils n'étaient pas l'affaire des
Allemands, élus pour un autre destin. C'est bien à cette conviction-
là que Celan a succombé en fait.
Le poète a exprimé le souhait de voir les marais proches de la
cabane. On lui proposait celui de Horbach. La visite pouvait être
précédée d'un passage par la maison légendaire de Todtnauberg.
On voit que les deux étapes ont été d'avance arrêtées dans leur
succession par Celan. Il savait où il se rendait et où il allait ensuite
amener Heidegger, sans imprévu. Baumann n'a pas été témoin de
la conversation de la cabane. Il les a rejoints plus tard dans la mati-
née, pour la visite du marais ; il était venu dans sa propre voiture,
ce qui explique qu'il n'ait pas été témoin de la seconde conver-
sation, entre Celan et Heidegger, plus décisive, dans la voiture
de Neumann, « qui les conduisait». On a en revanche, grâce à lui,
366
LE MONT DE LA MORT

le récit de la promenade interrompue sur les chemins de bois 37•


Le scénario était programmé. Les brumes germaniques et la nuée
noire s'y sont associées de leur côté, comme par magie 38• Celan
était arrivé à ses fins; il était visiblement satisfait du déroulement
de son action. Son succès avait le pouvoir de lui faire quitter sa
mélancolie ordinaire. Baumann a été frappé par sa sérénité quand
il a retrouvé les deux hommes au bourg de Sankt Blasien, à mi-
temps, dans une vallée de la Forêt-Noire. C'était déjà après la
visite dans la maison de Heidegger 39 • Il a été surpris comme le sera
Marie Luise Kaschnitz, à Francfort, où Celan a écrit le poème
quelques jours plus tard ; elle ne le reconnaissait pas, tant elle le
voyait ragaillardi 40 • Elle non plus ne savait pas pourquoi - n'ima-
ginant pas que c'était à cause d'une action qui avait réussi, d'une
mise en conformité de l'événement avec sa vérité profonde.

Le témoin

Dans la première des lettres envoyées à Celan plus de deux mois


après la rencontre, Gerhard Neumann évoque, un peu convention-
nellement, les propos qui avaient été tenus dans la voiture en sa
présence (lettre du 17 octobre 1967). Celan lui avait parlé entre-
temps au téléphone; il avait parlé, il semble, du poème qu'il avait
écrit, et donc indirectement aussi du rôle qu'il lui faisait tenir dans
le scénario infernal; c'était une distinction dont le jeune Neu-
mann 41 ne pouvait pas comprendre le sens. Il répond emphatique-
ment: « Je n'oublierai jamais cet entretien; sans doute il ne s'en
produit de pareil qu'une fois au cours de plusieurs dizaines
d'années.» Il ajoute quand même une référence plus précise aux
événements du passé, encore qu'elle reste singulièrement vague -
peut-être embarrassée: « J'ai fait un examen de conscience, il était
impliqué dans le fait d'avoir pu assister à cet entretien ; croyez-
moi, je cherche à poursuivre cet examen, en moi-même. » Il doit
s'opérer par transfert, par sa personne interposée, comme si Celan
lui avait demandé de prendre l'accusation sur lui. Quand, plus tard,
il reçoit le livre de Vaduz avec le poème, sa réaction est en un sens
367
LA GRÈCE DE PERSONNE

plus gênée encore. « J'ai été fortement bouleversé (au sens propre),
et je me rends compte que l'appel formulé dans le poème s'adresse
aussi à moi [ce qui n'est pas le cas, pas de cette façon-là] ; j'ai des
raisons qui me font redouter de ne pas être à la hauteur de cet appel
[c'était le cas]. Je vous demande de l'indulgence, conservez-moi
votre bienveillance. » Il semble demander la permission de se reti-
rer, et de se soustraire aux conséquences d'une affaire à laquelle il
ne tenait pas à être mêlé 42 •
Baumann, dans ses souvenirs 43 , rapporte qu'au cours d'une
rencontre qui eut lieu le 24 mars 1970, peu avant sa mort, Celan
regrettait de ne pas avoir reçu de Neumann l'article que celui-ci
avait écrit sur la « métaphore absolue 44 ». Sa curiosité devait être
éveillée. On comprend que Celan, plus tard dans la soirée, se soit
mis dans une colère noire, quand il en eut pris connaissance. Il
apprenait que l'éclatement métaphorique dans sa poésie ne parve-
nait pas à saisir le réel ; l'auteur pensait à une réalité si dépravée
qu'elle échappait à la possibilité d'une saisie signifiante. L'éclate-
ment verbal traduisait la décomposition du monde. Neumann
croyait rencontrer, dans l'une de ses manifestations variées, la
doctrine de la dégradation technologique, si fortement présente
chez Heidegger, et pouvait s'appuyer sur elle. Elle avait dominé
tout un pan des interprétations proposées de l 'œuvre de Celan.
Les relations entre Celan et Neumann se sont alors irrémédiable-
ment gâtées. L'incompréhension révélait un manque de solidarité.
«L'homme» du poème n'était donc pas un homme; il n'était pas
l'incarnation du non-inhumain. Baumann, lorsqu'il présente l'inci-
dent, prend implicitement le parti de son jeune assistant : il avait
mis le doigt dans son étude sur le caractère inintelligible d'un art
auquel le pauvre poète restait attaché. La décomposition qu'il retra-
duisait était l'expression de son destin absurde. Il fallait conserver
le mystère. C'est là une autre tendance encore de l'histoire de l'ac-
cueil réservé à Celan. Il avait essayé de dire l'indicible avec plus
ou moins de bonheur. Sa maladie porte le témoignage d'une trans-
gression. Le mystère ne se laisse pas nier.

368
LE MONT DE LA MORT

Variantes

Si, dans une des variantes, Celan est revenu à « pierre »


(Steinwürfel) au lieu d' « astre » (Sternwürfel), le passage à l'ordre
de la poésie devait être marqué plus globalement et clairement (sur
cet emploi, voir par exemple le poème « Erratique 45 »). L'étoile est
un élément du système ; l'astre qui guide le voyageur, la marque
infamante. La « pierre » des poèmes traduit le transfert dans les
mots. Avec « Sten», qu'il avait écrit, sans le r, le choix restait
encore à faire.
L'opération conduisant, par l'intégration du crime, à l 'avène-
ment d'une parole d'avenir, était explicitée dans une première ver-
sion par l'adjonction d'une parenthèse:

kommendes (un-
gesiiumt kommendes)
Wort

Le hic et nunc d'une parole se substituant à la défaillance d'une


autre était accentué. La variante, encore, appuie une interprétation,
qu'il faut avoir faite pour l'apprécier, et que l'on fait sans elle. On
suit la voie d'un sens.
L'adverbe ungesiiumt (« sans tarder ») ne signifie certainement
pas (comme l'a pensé Baumann 46 ) qu'une prise de position de la
part de Heidegger lui avait paru, à un certain moment, probable ou
imminente. En surimpression à « incessant », on peut entendre :
sans bordure - sans clôture, ouvertement (sur Saum, et non sur
siiumen, «tarder»). Il savait ce qu'il allait faire et obtenir. Ce qu'il
méditait n'avait ni fin ni entrave 47 •

369
LA GRÈCE DE PERSONNE

La phrase inscrite dans le livre


et sa recomposition dans le poème

On peut lire la phrase que Celan a effectivement écrite dans


l'album présenté aux hôtes chez Heidegger, le 25 juillet 1967. Il
s'y réfère huit jours plus tard, dans le poème qu'il date de Franc-
fort, le 1eraoût :
Dans le livre de la cabane, le regard sur l'étoile du puits, avec, dans
le cœur, l'espoir d'un mot à venir. Le 25 juillet 1967, Paul Celan 48•

L'écriture poétique est transférée dans la sphère de la misère éco-


nomique, de la répression et de l'insurrection. Pour lui, « le livre de
la chaumière », c'est cela (« paix aux chaumières », « Friede den
Hütten » 49 ). La phrase s'inscrit dans ce livre, c'est son premier
mouvement (ins), avant l'invocation aux soutiens de l'art (mit). Le
regard se porte alors au-dehors vers la verticale qui s'élève des
ténèbres du puits et se dresse jusqu'à son autre pôle, issu de la nuit.
C'est déjà le lieu de l'entretien qui va suivre et la lueur de l'étoile
sous laquelle il sera placé. Le poète s'assure de la présence de ce
préalable, d'un objet réel, qui est là et sert la transposition.
La mémoire fait le reste. Le cœur se souvient. Il en a la force.
L'espoir s'y appuie; il ne peut s'abstraire d'une continuité. La
parole monte, elle surgit à l'horizon de sa langue, « dans l 'espé-
rance du cœur » ; elle a la vertu de s'ouvrir à l'avènement à venir
(ein kommendes Wort). Si l'on s'en tient à cette logique il ne peut
pas s'agir de l'attente d'une prise de position, ou d'une justification
quelconque de la part de son hôte. Elle anticipe plutôt l'aveu qui
sera arraché. La survie du passé, de l'action première, suscite une
contradiction implicite, du seul fait d'être proférée. La confession-
confirmation servira de levier à la production d'une terrible
dénégation. Rien n'est simplement décrit. Tout est transféré. Les
descriptions impliquent un passage à l'intérieur de la langue,
empêchant la négation des valeurs qui, dans ce lieu, leur sont asso-
ciées. La cabane et son puits sont redits comme le livre, le cœur
qui se souvient.
370
LE MONT DE LA MORT

Dans le poème, les temps sont distribués, distincts : le puits


d'abord, au-dehors, puis l'espace de la cabane, qui s'organise, au
point de se confondre, avec le livre, et la ligne tracée dans ce livre.
L'inscription qui s'y était faite cède la place maintenant, avec la
distance narrative du poème, au geste d'une présentation et d'un
dédoublement. Le livre, c'est toujours le sien, s'écrit d'un poème à
l'autre, d'une note à l'autre; mais il s'est enrichi une nouvelle fois,
en pays ennemi, des noms et de la langue de l'adversaire, sur les
voies d'une incursion, depuis toujours programmée. Se glisser sous
la peau de la bête. Le livre sera ce livre-là, avec tous les noms des
.
nazis.
La reprise de la phrase de l'album - une forme d'intertextualité
auto-interprétative - introduit le temps présent d'une récollection.
C'est le présent de ce jour, «aujourd'hui», mis en relief. Ce jour-
là ( ... , heute, ... ) s'est inscrite la relation de la rencontre, elle a été
étendue aux meurtriers dans le livre, en pays de mort, si bien que le
«penseur» de la Forêt-Noire s'est contre son gré mis à penser
la mémoire qu'il récuse. Plus il récuse, moins il renie, et plus sa
pensée est conduite à puiser en elle la force de se retourner contre
elle-même. Le« penseur» dans la contre-langue est devenu autre.
Le nihilisme s'est mué en mémoire de l'anéantissement. L'avenir
s'ouvrira s'il est dépositaire de cette histoire-là.

Lectures

Beda Allemann repoussait méthodiquement loin de lui les réf é-


rences politiques ou événementielles. Il voyait dans « l'espoir »
une attente eschatologique, la venue du poète de l'avenir que Kleist
évoque dans une lettre à sa sœur Ulrike du 5 octobre 1803 50 • La
positivité doctrinale triomphait. L'éditeur Robert Altmann a réin-
troduit la dimension politique, mais il n'a pas vu que l'espoir d'une
explication exprimait encore une réaction trop positive, respec-
tueuse, et quasi suppliante 51• Pour lui, la tristesse des marécages
montrait le doute qu'il conservait 52 • La rencontre entre deux grands
esprits, entre deux langages également «absolus» ( !), ne devait
371
LA GRÈCE DE PERSONNE

pas cesser de rester au centre du poème, pour le bien de la littéra-


ture. Le reste se surajoutait. Sinon, quel sens la chose avait-elle, en
si bel habit ? Le lieu de la bouteille jetée à la mer, cher à tant de lec-
teurs et d'interprètes, ne serait-ce pas le déchiffrement en profon-
deur, encore à venir? La distribution des exemplaires, que Celan
avait faite, sans confier le livre à la poste, quand il le pouvait,
réservait le sens à un avenir ouvert. Chaque destinataire en ferait ce
qu'il voulait.
Mon ami Kostas Axelos, dont la pensée a été très influencée par
celle de Heidegger (il est l'un des destinataires de l'édition de
Vaduz), a assisté à l'Institut autrichien en 1992 à l'interprétation
proposée ici ; il m'accorda qu'elle avait une grande cohérence. Il
ne s'est pas moins demandé s'il ne pouvait pas en exister d'autres,
aussi cohérentes que celle-là. L'avenir est ouvert. Il fallait mainte-
nir la possibilité par principe. La construction dans ce cas n'aurait
pas la même nécessité, ou, plus précisément, elle ne serait qu'une
« construction » plus forte qu'une autre. Le problème est bien là.
La lecture s'ouvre, elle est à la recherche d'un sens qui peut tou-
jours être précisé et approfondi mais non échangé contre un autre, à
moins qu'il ne soit erroné. Sinon, ce ne serait qu'un jeu; il se conçoit
qu'on le joue.
Heidegger, comme le montre sa propre lettre (du 30 janvier
1968), n'a soit rien compris, soit rien voulu comprendre: « Mes
propres vœux? Qu'à l'heure qui sera la bonne vous entendiez la
langue dans laquelle la poésie qui est à faire s'adressera à vous 53• »
On peut y voir de l'insensibilité, mais aussi (la différence existe-
t-elle ?) de l'impertinence, une réplique à la phrase de l'album.
Celan s'en était par avance vengé. Dans sa conférence d'Athènes
de la même année 1967 54, Heidegger cite une phrase de Nietzsche :
« L'homme est l'animal non constaté encore 55 »; il en tire que
l'existence de l'homme n'est pas assurée. Celan, dans leur entre-
tien, lui a fait dire l'inhumain, devant un représentant de l'espèce
homme.
Philippe Lacoue-Labarthe soutient que le dialogue avec Heideg-
ger, « [ ... ] au moins dans la question de l'essence de la poésie »
(das Wesen der Dichtung), a été décisif pour Celan, et que c'est la
raison pour laquelle la rencontre « a revêtu [ ... ] une telle impor-
tance» 56 • Mais quand, chez Celan, « la poésie» a-t-elle été, dans la
372
LE MONT DE LA MORT

moindre syllabe, séparée de la persécution des juifs? L'acharne-


ment à gommer l'opposition, le fossé toujours retracé entre les
deux mondes, est aussi infini que le gouffre.
Certains lecteurs parlent de l'attente du poète comme d'une
condition de l'expérience inéluctable d'un échec. Ils ne peuvent pas
nier l'existence d'un appel et on ne peut pas directement, sans le
détour d'un vœu non exaucé, trouver l'hommage que l'on voudrait.
On y lit donc une confession« qui déchire l'horizon du monde 57 ».
On peut comprendre la douleur du juif - le mot « juif >>n'est guère
prononcé ; on l'évite, on dirait plutôt « étranger » ou « venu de
loin ». Le juif ne peut pas comprendre que le penseur allemand
tenait à rester fidèle à son origine et à sa patrie 58, à porter seul le
poids de son engagement passé, sans en rendre compte devant per-
sonne 59, et à sauvegarder la logique de son œuvre qui ne pouvait
être mise en question par sa conduite personnelle. Devant cette
mission, les juifs ne pesaient pas lourd. Heidegger n'avait pas agi
au nom de sa personne, mais en service commandé, pour une
raison supérieure et donc transhistorique 60 • La question posée
par Celan ne pouvait pas trouver de réponse. Peut-être s'en dou-
tait-il lui-même obscurément. Elle ne concerne pas le passé ni donc
un avenir, elle doit pointer vers une ouverture; par essence, elle ne
peut pas aboutir 61• Le silence de Heidegger témoigne d'une expé-
rience d'essence supérieure incarnée dans la pensée allemande.
C'est une vérité d'un autre ordre. On ne peut éviter de reconnaître
que la rencontre que l'on célèbre n'a pas eu lieu. En raison d'une
divergence fondamentale, qui détermine le statut de l'histoire et de
la mémoire, les interprétations resteront donc condamnées à se
mouvoir dans un vide. Celan, dans la confrontation, apporte le
témoignage de son infirmité.

La paix de l'âme

Tout peut être euphémisé et édulcoré. Le malheur arrive


constamment à Celan, qui pourtant n'édulcore rien. Il fait de la
poésie ; on ne s'attend donc pas à trouver chez lui une chose si peu
373
LA GRÈCE DE PERSONNE

poétique. Christoph Schwerin a beau faire état de la déception du


poète, éprouvée lors de la visite 62 • Il euphémise d'un bout à l'autre.
Le mot «juif» n'est pas prononcé, là non plus.
On baigne ici dans la lumière de la réconciliation. Les fleurs, à
l'arrivée, sont l'une pour la santé du corps, l'autre pour la guérison
de l'âme. C'est l'« apaisement», que le poète malade espérait trou-
ver; il est allé le chercher là. Les rôles sont renversés. La cabane
est La Mecque : il voulait « se réconcilier avec son propre passé».
Il trouvait dans l'eau de la fontaine cet autre « tu », à qui il
s'adresse si souvent ... C'est le témoignage terrible d'une lecture
obligée, dialogique et intériorisée. Un remords conduit au pardon,
et le pardon au salut, mais la tentative a échoué.
Le poète serait venu avec de bons sentiments, pour faire la paix.
Cela n'avait rien donné. Dans la voiture, Heidegger s'abandonne,
il parle avec enjouement. Il efface une conversation antérieure, plus
sérieuse, dans la cabane [le poème pourtant n'en dit mot]. Celan,
dans la seconde partie, pendant ce trajet, note quelques impressions
du paysage de la Forêt-Noire, se servant d'un antidote pour vaincre
son écœurement devant tant de désinvolture. Ces impressions reste-
ront fixées, et serviront de refuge, par leur fonction consolatrice. La
bonne volonté du poète a été abusée. Il était venu pour faire la paix.
C'est peut-être le lieu de signaler que, d'après le témoignage de
son fils, Heidegger n'aurait pas su que Celan était juif. La chose
est peu croyable, mais après tout possible, et foumit donc vraiment
un témoignage de l'insensibilité, de la non-reconnaissance et du
refus d'identité: « Mon père, comme me l'a raconté ma mère, n'a
appris qu'après la mort de votre ami qu'il était juif et quel destin il
avait subi dans sa famille » ( « welches F amilienschicksal er erlitten
hatte », dans sa lettre à Gisèle Celan, citée plus haut).

L'école de la dureté

L'idée de réconciliation est tout à fait étrangère à l'esprit de


Celan. Au moins le projet conserve-t-il un élément de l'histoire, et
l'on voit dans l'offense ressentie passer l'ombre d'un échec, sans
374
LE MONT DE LA MORT

qu'on l'élève, comme Baumann, au rang d'une nécessité inéluc-


table. Tant d'autres ont réhabilité l'homme et le pèlerinage.
Pour Otto Poggeler - mais c'est vrai aussi pour Lacoue-
Labarthe -, Celan ne fait que développer ou expliciter des affirma-
tions de Heidegger. Ainsi, suivant Poggeler, par une projection
facile à analyser, bien qu 'inco1npréhensible en soi, les chemins de
rondins, qui en vérité sont des chemins de triques, marqueraient la
voie tracée par le philosophe. Celan le suit. Heidegger lui a appris à
savoir y marcher, à rechercher le péril et à tenir bon. La doctrine en
1980 est bien vivante : « rechercher » le péril, on aimerait savoir
comment? « Où est le péril croît le remède» (« Wo aber Gefahr ist,
wiichst das Rettende auch », ce Holderlin se lit comme de ! 'Ernst
Jünger); je cite: « C'est à cette fm, pour préparer cette résistance,
que la pensée de Heidegger s'était mise sur son chemin.» Il est
vrai que la rencontre a été interrompue à mi-course. La raison
maintenant en est que le poète n'avait pas la force de supporter le
langage du philosophe, qui était trop cru et trop rude pour son cha-
grin. De la même manière, Poggeler entend Heidegger donner une
forte leçon de philosophie existentielle : « Au cours de la prome-
nade qui est en même temps (étymologiquement) une expérience
commune [on n'en croit pas ses yeux], une rudesse bien connue
prend forme»; l'élève entend le maître 63• « L'eau vitale», malgré
tout, fait penser aux marais, et la tonalité du mot Moor a quelque
chose « de mortel et de menaçant 64 » : ce sera encore ce même péril,
auquel Heidegger nous aura appris à nous exposer sans crainte.
Tout doit baigner dans l'atmosphère que l'on souhaite ; tout doit
rentrer dans l'ordre allemand. Les fleurs font partie de l'ermitage
du penseur; elles existent dans les prés. Si les orchidées sont sépa-
rées, c'est que l'observation botanique est précise (pourquoi ne le
serait-elle pas?). Si l'on entend des paroles choquantes dans la
bouche du penseur, c'est la rudesse ordinaire de ses écrits - dont
Paul Celan, lors de la conversation dans la voiture, « a dû faire
l'expérience », comme d'autres parmi ses lecteurs et ses interlo-
cuteurs. Rien n'est autorisé à prendre un sens différent. Rien ne
reste à trouver. On connaît tout, « herméneutiquement », les plantes
comme les pensées du temps et de tous les temps.
Le cube-étoile au-dessus de la fontaine « unit les contraires »,
rappelle Poggeler. La profondeur est contrôlée. L'idée ne lui vient
375
LA GRÈCE DE PERSONNE

pas que la figure qui guide Celan dans ses poèmes puisse rappeler
l'étoile de David ou l'étoile jaune que les juifs ont été contraints de
porter ; non, dans ces lieux, ils n'étaient pas, ces hauteurs ne les
désiraient pas. C'était vrai à côté, là où vivaient les juifs. Ni l'idée
que la fleur jaune évoque cette réalité. Ni que le cube puisse être
autre chose. Le mot Würfel désigne bien un cube où l'on retrouve
le dé mallarméen que l'on jette et qui indique le nombre.
Dans un article de 1988 intitulé « La promenade dans le marais 65 »,
Pôggeler est revenu sur cette présentation des choses. Il écrivait
maintenant plus clairement - c'était après l'explication que j'avais
donnée du texte au séminaire-colloque qu'il avait organisé à Bochum,
le 2 juillet 1985 : « Heidegger ne soupçonnait pas le moins du
monde quelles étaient les pensées qui occupaient Celan quand ils
s'enfonçaient dans le marécage.» Il ne dit (et ne voit) pas ce qu'elles
représentaient, mais il admet l'existence d'un fossé.« Le mot devait
en même temps [en même temps qu'autre chose] parler de 1933. »
J'avais dit qu'à la clairière, qui, pour Heidegger, était la figure du
A

non-recèlement de l 'Etre, se substituait, dans Waldwasen, le lieu de


supplice qui contient les restes des morts.
Dans cet article, Poggeler a fait un usage partiel et malheureuse-
ment partial de quelques éléments que j'avais alors rassemblés
pour m'opposer à son interprétation. Ils ont pu être intégrés ; « rien
n'obstrue », selon la fin de « Tu es couché 66 ». Sans doute, à ses
yeux, on reconnaît le redressement apporté par un autre, en rappor-
tant et en incorporant ses raisons. Cette forme d' « éternité » n'a pas
de scrupules pour accueillir une autre vérité encore, mieux adaptée.
L'eau était vie; mais elle peut aussi bien être le signe des catas-
trophes, pourvu qu'on les englobe toutes dans un grand cata-
clysme, à l'image de la nature universelle. La pluie apporte du ciel
une humidité supplémentaire. « Le pays et les tourbières en ont
besoin ; mais trop d'eau rappelle le déluge, voire les averses sulfu-
reuses de Sodome et la "marée jaune"», Poggeler a tenu à nous
le préciser lors du séminaire de 1984 67 • Ainsi tout est noyé, la vie
dans la mort, et la mort dans les menaces cosmiques.
Notes

Ulysse chez les philologues

1. Le titre rend hommage aux travaux sur l'Ancien Testament de Julius


Wellhausen, collègue de Wilamowitz à Greifswald.
2. P. Von der Mühll, in RE, Suppl. VII, 1940, s.v. « Odyssee », col. 697 et 698.
3. A. Kirchhoff, Die homerische « Odyssee » und ihre Entstehung, Berlin,
1859, p. 216.
4. Voir par exemple Reinhold Merkelbach, Untersuchungen zur « Odys-
see », Munich, 1951, p. 175 sq., du côté de l'analyse, et Geoffrey S. Kirk,
The Songs of Homer, Cambridge, 1962, p. 234, du côté de l'oral poetry.
5. En Angleterre, Andrew Lang, défenseur acharné de l'unité, est un
homme de lettres, et en France la cause est plaidée par des ecclésiastiques,
comme Georges-Michel Bertrin (1851-1924) et Victor Terret (né en 1856)
(voir plus bas, n. 23).
6. K. Meuli, Odyssee und Argonautika, Berlin, 1921 (repris dans Thomas
Gelzer [éd.], Gesammelte Schriften, Bâle et Stuttgart, 1975, vol. 2, p. 593-676).
L'influence exercée par cette dissertation de doctorat, qui développait une
indication de Kirchhoff, s'explique par l'effet d'évidence que produisaient les
témoignages topographiques et littéraires au sujet de la source du second
cycle des Aventures. Ainsi chez D. Page, The Homeric Odyssey, Oxford,
1955.
7. D. Page, op. cit., p. 2.
8. Voir les auteurs cités par R. Merkelbach, op. cit., p. 201, n.
,, 1.
9. Selon les auteurs, l'élément charnière, l'île flottante d 'Eole, fait ou ne
fait pas partie de la seconde série des Aventures.
1O.Mais, pour d'autres, Homère, dans la scène des Sirènes, dépasse son
modèle (R. Merkelbach, op. cit., p. 207, après Meuli).
11. V. Bérard, t. II de son édition de l'Odyssée, Paris, Collection des Uni-
versités de France (CUF), 1924 (nombreuses réimpressions).
12. Ibid., p. 115.
13. Pour P. Von der Mühll (loc. cit., col. 729), les Planctes sont la « traduc-
tion» divine du nom des Symplégades («qui s'entrechoquent»); pour

377
NOTES (Ulysse chez les philologues)

d'autres, elles n'ont rien à voir avec les Symplégades, situées près du Bosphore,
ni avec Jason. Voir mon article « Note sur l'épisode des Planctes » ( 1976).
14. Au contraire, le double nom doit permettre de se demander pourquoi
les dieux parlent ici différemment des hommes et, si l'étymologie est
«errant», pourquoi, pour eux, les Planctes errent.
15. K. Meuli, op. cit., p. 89. Mais si les Planctes n'offrent plus de danger,
pourquoi Circé ne conseille-t-elle pas à Ulysse de prendre ce chemin?
16. V. Bérard, op. cit., p. 122.
17. Ibid., p. 113 sq., note au vers 61 ; Bérard ne construit pas XXIII, 327
comme XII, 260 : sinon, il aurait dû identifier les Planctes avec Charybde et
Scylla.
18. R. Merkelbach, op. cit., p. 205. On ne fait guère mieux, mais les cita-
tions de ce genre pourraient être multipliées. Jack Lindsay, The Clashing
Rocks, Londres, 1965, écrit, p. 8 : « En mentionnant le fait que la légende
d' Argo est connue de tous, [Homère], selon moi, ne fait que dire avec tact:
"Je sais que j'ai emprunté à ce conte tout ce qui a trait à ces passes dange-
reuses, c'est pourquoi je désamorce la critique par un aveu à mots couverts."»
Le tact d'Homère est sans doute le tact du critique.
19. Il ne peut s'agir ici de donner les éléments d'une interprétation qui doit
tenir compte de l'ensemble des Aventures et qui a été esquissée au cours de
,I'

plusieurs séminaires à Lille et à l'Ecole normale supérieure ( 1971-1972).


20. On trouve des informations sur les difficultés de l'adaptation en Angle-
terre dans le livre de J.L. Myres, Homer and his Critics, Londres, 1958(chap.9,
sur Wilamowitz).
21. V. Bérard, Un mensonge de la science allemande, Paris, 1917, p. 283.
L'Allemagne, soutient Bérard dans ce pamphlet de guerre, a profité de son
équipement pour dérober à la France les découvertes de son génie.
22. Sur la relation entre la tradition rhétorique de l'enseignement et l 'insuf-
fisance des conditions et des instruments de travail, voir Pierre Bourdieu et
,I'

Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système


d'enseignement, Paris, 1970, p. 151-157.
23. « Depuis assez longtemps déjà un souffle de scepticisme agitait l'Eu-
rope. On se posait à l'égard du passé, non en héritier, mais en adversaire.
C'était un penchant et un plaisir de le contredire. Comme toujours, la Religion
avait été la première attaquée. Beaucoup sans doute, dévoués pour le reste aux
idées reçues, auraient désiré contenir le mouvement dans les limites des
choses religieuses. Mais on ne déchaîne pas en vain la tempête. L'esprit de
critique, hostile aux opinions accréditées, passa du domaine de la Foi dans
celui de la littérature, en même temps qu'il faisait une incursion redoutable
,I'

dans les questions de l'ordre social. L'Ecole philologique d'Allemagne donna


le signal d'une réaction assez vive contre la tradition littéraire. En mettant
en doute l'authenticité de plusieurs dialogues de Platon, des esprits téméraires
enlevaient à Cicéron même quelques-uns de ses ouvrages. Wolf dépassa tous
les autres, en cherchant à déposséder scientifiquement Homère des deux
poèmes qui ont fait, de son nom, le plus fameux et le plus vénéré de toutes les

378
NOTES (Ulysse chez les philologues)

littératures » (G .-M. Bertrin, agrégé des lettres, professeur à l'Institut de Paris,


La Question homérique, Paris, 1897, p. 20 sq.).
24. Encore aujourd'hui, il n'est pas exigé du candidat à l'agrégation des
lettres ou de grammaire, qui pourrait aspirer à un poste dans l'enseignement
supérieur, qu'il sache comment est constitué le texte qu'il explique, ou au
moins comment il est établi. 11n'a pas appris à lire un apparat critique.
25. « L'originalité principale d' A. Croiset en tant que professeur est prove-
nue, je crois, de la clairvoyance avec laquelle il a tout de suite aperçu ce que
l'enseignement supérieur, et particulièrement celui des langues et littératures
anciennes, réclamait en France de réformes et d'innovations, à la date où il
entra à la Sorbonne, sans avoir jamais oublié ni méconnu ce qu'avait de juste
et d'utile la conception périmée qu'il convenait de corriger et d'élargir. En
cela il a été fidèle à cette mesure qui a été la règle de son action, dans tous les
sens où il l'a dirigée. Il a compris ce que l'humanisme de la génération qui
l'avait précédé avait d'incomplet, et ce qu'il avait de sain. Il a constaté que,
pendant les deux premiers tiers du x1xesiècle, l'Allemagne avait pris de
l'avance sur nous et que, pour la dépasser, nous devions d'abord la rattraper,
en nous servant de ce qu'elle pouvait nous apprendre. Mais il a toujours eu
pour but ultime de la dépasser, après l'avoir égalée. Jamais je ne l'ai entendu
s'exprimer sur les maîtres qui l'avaient formé avec une sévérité qui risquât de
devenir de l'ingratitude, et toujours je l'ai vu garder l'indépendance la plus
réfléchie vis-à-vis de l'érudition germanique. Qu 'on lise la préface de l' His-
toire de la littérature grecque, on y verra [ ... ] comment, après avoir déter-
miné, avec impartialité, mais sans qu'il s'en laissât aucunement accroire, la
part que les Allemands y ont prise, il a défini l 'œuvre toute française, qu 'aidé
de son frère il avait décidé d'entreprendre, et s'il est possible d'avoir à la fois
plus de liberté d'esprit et plus de fidélité intelligente à notre tradition natio-
nale
,, » (notice nécrologique d' A. Croiset, par Aimé Puech, Annuaire de
l'Ecole normale supérieure, 1924, p. 93).
26. « C'est une collection, écrit-il de l'épopée, soit de pièces théâtrales, de
drames, soit d'épisodes, actes ou scènes, qui présentent entre eux de nom-
breux et graves désaccords ; pour les concilier et les juxtaposer, il fallut ajou-
ter des apports et pratiquer des découpages ou des sutures dont la trace est
toujours visible et l'habileté, discutable; en ces apports et raccords, une com-
munauté de défauts apparaît [ ... ] : la langue et le style sont presque toujours
de mauvaise qualité; l'imprécision des termes obscurcit la pensée; l 'assem-
blage hasardeux de vers ou d'hémistiches empruntés cahote la marche du
récit; l'outrance des détails et la vulgarité de l'ensemble tournent,, parfois à la
brutalité et même à la grossièreté » (L' « Odyssée » d' H amère. Etude et ana-
lyse, Paris, 1931, p. 185 sq. ). Ce sont des jugements dignes, par leur violence,
de Wilamowitz.
27. La relation des commentaires de Bérard avec les thèmes traités dans ses
ouvrages politiques, à l'époque des impérialismes coloniaux, est évidente. Les
disputes entre grandes puissances au sujet de comptoirs, d'îles ou de détroits
sont préfigurées dans son Homère. « Son intérêt, écrit son fils Armand Bérard

379
NOTES (Ulysse chez les philologues)

dans la biographie qui sert de préface à la réédition des Navigations d'Ulysse


(Paris, 1971, p. 11), continuait [ ... ] d'être double, comme il le resta toute sa
vie. Il étudiait parallèlement la politique actuelle et la politique antique, les
colonisations et les pratiques co1nmerciales à trente siècles de distance.»
28. V. Bérard, Les Navigations d'Ulysse, Paris, 1929, IV, p. 401, à propos
des Sirènes.
29. Id., L' «Odyssée» d'Homère, op. cit., p. 111.
30. Ioannis Theophanis Kakridis (Honzer Revisited, Lund, 1971, p. 14) fait
remarquer que le génie d'Homère et sa force créatrice ont permis aux
gens d'émanciper ses héros, de telle sorte que l'on reconstitue des situations
concrètes et des réactions individuelles. De la même manière, la topographie de
l'Odyssée, par la force même de l'élémentaire, a favorisé le remplissage.
31. Georg Finsler, Homer, Leipzig, 1908, vol. I, p. 22.
32. V. Bérard, L' «Odyssée» d'Homère, op. cit., p. 51.
33. Ibid., p. 52.
34. Ibid., p. 104.
35. Ibid., p. 263.
36. V. Bérard, Les Navigations d'Ulysse, op. cit., IV, p. 482.
37. Cité par A. Bérard, /oc. cit., p. 17.
38. Dans cet itinéraire, il n'est tenu aucun compte des éléments structuraux
,,.
du mythe. Ainsi il est admis qu'Ulysse est rejeté loin de l'île d 'Eole après
avoir été amené à portée de vue d 'Ithaque, mais le fait que cette île, île des
vents, flotte, ne joue aucun rôle. Le retour par Charybde n'est pas mis en rela-
tion avec le point de départ, Circé. D'autres objections, non moins fondamen-
tales, pourraient être formulées.
39. « Les ossements entassés dans une grotte préhistorique qui s'ouvre sur
cette côte au niveau de la mer au cap Palinuro, près de l'antique Molpa, ainsi
appelée du nom d'une autre Sirène [dans une autre légende], sont peut-être à
1'origine de "1 'amas d'ossements" dont il est question en XII, 45 ». Voilà
en quels termes l'édition scolaire de Jean Bérard, Henri Goube et René
Langumier présente la relation difficile des Sirènes avec les peaux et les os
d'hommes qui jonchent le sol autour d'elles (Homère, Odyssée, Paris, 1952
[rééd. 1962], p. 276).
40. R. Dion ( 1896-1981 ). Professeur de géographie historique de la France
au Collège de France.
41. Id., « Où situer la demeure de Circé?», Bulletin de l'Association
Guillaume-Budé, suppl. 30, 1971, p. 479-533.
42. L. Moulinier, Quelques hypothèses relatives à la Géographie d'Homère
dans l'Odyssée, Aix-en-Provence, 1958.
43. Ibid., p. 122.
44. R. Dion, /oc. cit., p. 494.
45. Ibid., p. 532 sq.
46. Ibid., p. 494.
47. L. Moulinier, op. cit., p. 122 sq.
48. R. Dion, /oc. cit., p. 499.

380
NOTES (Ulysse chez les philologues)

49. Ibid., p. 509.


50. Étant donné le grand nombre de reconstitutions du périple et d'albums
sur ce sujet, il est clair que ces enquêtes correspondent à des besoins. Pour
prendre trois exemples dans des domaines culturels différents : en 1963, un
ancien officier de marine publie à Londres le récit de ses courses sur la Médi-
terranée à la poursuite du sens des vers qu'il emporte avec lui (Emie Bradford,
UlyssesFound). Dans les mêmes années ( 1961-1964) paraissent à Bruxelles
quatre volumes (Géographie de l'Odyssée) où l'auteur (A. Rousseau-
Liessens) tente de démontrer que toutes les Aventures ont pour lieu la mer
Adriatique. Plus récemment, deux Allemands, deux frères (H.H. et A. Wolf,
Der Weg des Odysseus, Tübingen, 1968) reviennent sur l'échec des tentatives
antérieureset proposent de partir des directions indiquées par le texte pour pro-
jeter sur la Méditerranée la figure géométrique ainsi obtenue, dont ils vérifient
a posteriori les distances. Ils découvrent alors un nouveau centre, l'île de Malte
(Eole),et une Phéacie nouvelle en Calabre, où ils sont certains que des fouilles
donneraientpour l'Odyssée ce que Schliemann avait apporté pour l'Iliade.
51. Le recours au réalisme sert également l'intérêt de l'analyse. Si la des-
cription d 'Ithaque ne correspond pas à Ithaque, c'est que l'un des poètes, en
l'occurrence le bon, ne la connaissait pas; et pourquoi ne la connaissait-il
pas? Parce qu'il était d'Asie Mineure (P. Von der Mühll, Loc. cit.,
col. 719 sq.).
52. Moulinier a voulu se servir de cette même liberté dans le cadre médi-
terranéen de la tradition française.
53. Les unitaristes ne s'en détachent pas non plus.
54. Elle remonte à l 'Antiquité tardive.
55. De même A.B. Lord, The Singer of Tales, Cambridge, Mass., 1960
(réimpr.New York, 1965), p. 147: « [Homère] n'est pas un profane, étranger au
groupe des poètes, s'approchant de la tradition avec une maîtrise superficielle
-il n'a pas une personnalité scindée, dont l'intelligence et la technique vivraient
pour une moitié dans la tradition et pour l'autre dans un Parnasse de méthodes
littéraires; non, il est même plus que simplement immergé dans la tradition:
il est la tradition elle-même ; il forme une partie intégrante de cet ensemble. »
56. Après avoir montré, dans deux articles de 1928, le caractère traditionnel
de certains systèmes de formules composées d'un nom et de son épithète, cer-
taines irrégularités prosodiques étant causées par l'emploi de ces formules,
Milman Parry a franchi le pas, affirmant, dans ses Studies in the Epic Tech-
nique of Oral Verse-Making ( 1930-1932, repris dans Adam Parry [éd.], The
Making of Homeric Verse: The Collected Papers of Mi/man Parry, Oxford,
1971,p. 266-364), en s'appuyant sur des études relatives à la poésie turque,
yougoslave, russe et karakirghize, que la poésie homérique était de nature
orale. Arie Hoekstra (Homeric Modifications of Formulaic Prototypes, Ams-
terdam, 1969, p. 11 sq.) montre bien que cette affmnation est une extension
considérablede la notion de formule.
57. Pour les rhapsodes, la tradition épique n'est pas un répertoire où puiser
la matière d'une improvisation, mais un texte canonique et ne varietur en

381
NOTES (Ulysse chez les philologues)

principe, fixé par l'écriture. D'où la possibilité offerte aux critiques de distin-
guer les « insertions » du main composer, créatrices et vivantes, des « inter-
polations» destructrices des rhapsodes.
58. « [ ... ] principalement parce que certaines anomalies, aussi bien dans
la composition que dans l'énoncé, sont de telle nature que l'hypothèse d'une
origine orale parvient le mieux à en rendre compte » (A. Hoekstra, op. cit.,
p. 18, n. 2).
59. G.S. Kirk, op. cit., p. 234 sq.
60. Ibid., p. 251.
61. Cf. G.S. Kirk, ibid., p. 262 sq., combattant des interprétations structu-
rales qui se condamnent elles-mêmes par leur formalisme.
62. En accord avec les observations faites sur les bardes, la théorie de l'oral
poetry part de l'idée que le principe moteur de la composition chantée est
l'improvisation, et que ce mouvement renouvelle les éléments traditionnels.
Suivant cette distinction, Hoekstra demande que soient considérées comme
des interpolations les répétitions littérales, ou que l'oral poetry soit enrichie
par une technique rhapsodique de récitation.
63. A.B. Lord (op. cit., p. 130 sq.) croit que l'oralité se déflilÎt par le nombre
des formules, comme si, avec l'apparition de l'écriture, toute une tradition
culturelle et d'expression pouvait être abandonnée. Les marques de l'oralité
ne sont pas signes que la poésie n'a pas été écrite.
64. Ibid., p. 156 sq.
65. Ainsi les scribes complétaient-ils les répétitions, indiquées seulement
dans la dictée par l'aède: cf. A.B. Lord, « Homer and Other Epic Poetry », in
Alan J. Wace et Frank B. Stubbings (éd.), A Companion to Homer, Londres,
1962, p. 195. Mais cette dictée appartient à un âge mixte, entre l 'oralité et
l'écrit ; pour Lord, cette dictée est « orale ».

M. de W.-M. (en France)

1. Dans la première publication de ce texte (voir la bibliographie, B. 1984),


j'ai donné à la fm quelques indications biographiques succinctes sur les prin-
cipaux acteurs de cette histoire. Une partie d'entre elles ont été réintroduites
ici au ftl du texte ou des notes. Dans la suite, certains ouvrages de Wilamowitz
souvent cités seront désignés par un titre abrégé. Il s'agit de : 1) Philologie
= Geschichte der Philologie, Leipzig et Berlin, 1921, constituant la 1repartie
du premier tome de A. Gercke et E. Norden (éd.), Einleitung in die Altertums-
wissenschaft (3e éd. 1927); réimpr._(avec préface et index de G. Klaffenbach)
Berlin, 1959 ; 2) Literatur = « Die griechische Literatur des Altertums », dans
M. de W.-M. et al., Die griechische und lateinische Literatur und Sprache
(Die Kultur der Gegenwart I, VIII), Leipzig et Berlin, 1905 (rééd.); réimpr.
1924; 3) Erinnerungen = Erinnerungen 1848-1914, Leipzig, 1928 (2e éd.

382
NOTES (M. de W.-M. en France)

1929); 4) Lesebuch = Griechisches Lesebuch, 2 tomes en 4 vol., Berlin, 1902


(réimpr. 1967, 4 vol.); 5) Sappho= Sappho und Simonides. Untersuchungen
über griechische Lyriker, Berlin, 1913 (réimpr. Berlin, Zurich et Dublin,
1966); 6) Verskunst = Griechische Verskunst, Berlin, 1921 (réimpr. Darm-
stadt, 1975); 7) Tragodien = Griechische Tragodien, Berlin, 1923-1929, 4 vol.
(recueil de ses traductions); 8) Herakles = Herakles 1. Einleitung in die grie-
chische Tragodien, Berlin, 1889 (rééd. 1907); II. Euripides. Herakles, Berlin,
1889 (nouv. éd. 1895).
2. A. Ehrhard, « Le centenaire de l'université de Berlin », Revue universi-
taire 20, 1 (1911), p. 1-9. Voir les lettres du 12 novembre et du 27 décembre
1910 adressées par Ehrhard à Wilamowitz après son séjour à Berlin. Dans la
première, le correspondant français félicite Wilamowitz de sa toute récente
élection comme membre étranger à l'Académie des Inscriptions.
3. « Le centenaire ... », loc. cit., p. 5 sq.
4. Cf. Erinnerungen, 2e éd., p. 314.
5. Ibid., chap. IV.
6. Voir aussi sa lettre à Wilamowitz du 16 mars 1906. Quatorze lettres de
Haussoullier ont été consetvées, correspondance entre deux savants qui touche
principalement à la publication des inscriptions. Haussoullier était entré en rela-
tion avec Wilamowitz par l'entremise de Hermann Diels (lettre du 19 mai 1899).
Aucune lettre après 1914. En 1907, il avait été élu membre correspondant de
l'Académie de Berlin et il en remercie Wtlamowitz (lettre du 4 mai 1907). L'édi-
tion des inscriptions de Délos ayant été enlevée à l'Académie de Berlin,
Wtlamowitz remarque dans ses souvenirs : « Haussoullier fait partie du comité
directeur de la nouvelle publication: cela fait mal, mais, dans l'intérêt des ins-
criptions, il ne pouvait sans doute guère l'éviter » (Erinnerungen, 2e éd., p. 315).
7. « Histoire de la littérature et de la langue grecques. Introduction », Revue
de philologie 30 ( 1906), p. 85-89 ; cf. p. 85, n. 1.
8. Cf. Alfred Merlin dans sa notice, Comptes rendus des séances de l'Aca-
démie des Inscriptions, 1955, p. 472-481.
9. Revue de philologie 27 (1903), p. 209-214.
1O.Revue des études grecques 16 ( 1903), respectivement p. 62-83 ( « Les
Perses de Timothée») et 323-348 («Observations sur les Perses de Timothée
de Milet » ).
11. Cf. Léon Parmentier (1865-1929), compte rendu de l'lsyllos, Revue de
l'instruction publique en Belgique 31 ( 1888), p. 117-119.
12. Revue critique d'histoire et de littérature, n.s. 1 (1876), p. 191 sq. Sur
ces qualités « de netteté, de sûreté et de prudence qui font l'honneur de la phi-
lologie française [ ... ] dans la tradition .des maîtres dont il [Wellauer] se
réclame : MM. [Paul-François] Foucart [ 1836-1926] et [Bernard] Haussoul-
l3er », voir, entre mille autres, le compte rendu du livre d'Albert Wellauer,
Etude sur la fête des Panathénées dans l'ancienne Athènes (Lausanne, 1899),
par Georges Radet (1859-1940) dans la Revue universitaire 9, 2 (1900), p. 187.
13. Dans l'édition d'Alcée et de Sappho de Théodore Reinach, Paris, CUF,
1937, p. 169, n. 1.

383
NOTES (M. de W.-M. en France)

14. « L'Héraclès d'Euripide », Journal des savants,


,, 1890, p. 43-58 et 201-
219; le deuxième article est repris dans H. Weil, Etudes sur le drame antique,
Paris, 1897 ; 2e éd. 1908, p. 179-211.
15. « Ce qu'on pouvait attendre des frères Reinach, nés dans une famille juive
de Francfort, nous le pressentions bien et nos pressentiments n'ont été que
trop clairement confmnés après la guerre » (Erinnerungen, 2e éd., p. 315). La
mémoire de Wilamowitz est longue, puisque les frères Reinach, et en particulier
Joseph ( 1856-1921 ), membre du cabinet de Gambetta, sont non seulement fran-
çais de naissance, mais jouent un rôle actif dans la vie intellectuelle et politique de
leur pays. Joseph Reinach est au premier plan dans l'affaire Dreyfus (voir son
Histoire del' affaire Dreyfus, Paris, 1901-1911, 7 vol.). Il fut plusieurs fois député
à la Chambre (1889-1898, 1906-1914), mandat que remplit également son
frère Théodore, l'helléniste, député de Savoie (gauche radicale) de 1906 à 1914.
16. Compte rendu de l'Aristoteles, Revue des études grecques 7 (1894),
p. 258 sq.
17. Compte rendu de la deuxième édition des Hymnes de Callimaque,
Revue critique, n.s. 45 ( 1898), p. 383. L'article est signé « My ». « Cette
signature énigmatique déguisait un helléniste savant, autant que jaloux de son
incognito. Les initiés nommaient M. Mondry Beaudouin (1852-1928), profes-
seur à l'université de Toulouse » ( allocution d 'Adhémar d'Alès, président de
l'Association pour l'encouragement des études grecques, Revue des études
grecques 41 [1928], p. LXII).
18. Revue des études grecques 12 (1899), p. 434 sq. Il n'est pas jusqu'à la
fm de cette notice, où s'exprime la réprobation que suscite la polémique de
Wilamowitz contre Wecklein, qui ne soit marquée par le sentiment de la
convenance. De même, il se glisse plus que l'ombre d'un reproche dans la
phrase d'Alfred Croiset (1845-1923): «[ ... ]M. de W. est un érudit militant; il
a des haines vigoureuses, et M. Wecklein, par exemple, en sait quelque chose»
(compte rendu de l'Herakles, Revue critique, n.s. 30 [1890], p. 269-273; cf.
p. 270). Un autre signale le manque de courtoisie de l'omission
,, des noms des
prédécesseurs dans l'apparat critique des Hymnes et Epigrammes de Calli-
maque : « de sorte qu'on les lit purgés des doctes interpolations de Meinecke
et de Schneider», suivant les propres paroles de l'auteur (L. Parmentier,
compte rendu de l'édition de 1897, Revue internationale de l'instruction
publique en Belgique 41 [1898], p. 128 sq.).
19. M. Beaudouin, compte rendu du troisième volume des Tragodien,
Revue critique, n.s. 63 ( 1907), p. 183.
20. Sur les frères Croiset, voir plus haut « Ulysse chez les philologues »,
p. 46-55.
21. A. Croiset, La Poésie de Pindare et les Lois du lyrisme grec, avant-
propos de la 1reéd., Paris, 1873, p. XVIII.
22. Albert Counson, « A propos de la "Nouvelle Sorbonne"», Revue de
l'instruction publique en Belgique 56 ( 1913 ), p. 1-18 ; cf. p. 4.
23. Charles Picard (1883-1965), dans le compte rendu de Der Glaube der
Hellenen, Revue des études grecques 46 ( 1933), p. 371-373; cf. p. 372.

384
NOTES (M. de W.-M. en France)

24. Philologie, p. 62. Dans ses Erinnerungen, 2e éd., Wilamowitz s'attriste


de l'exil d'un helléniste « qui était devenu français, parce que la chaire qu'il
méritait en Allemagne lui était interdite » (p. 180 sq. ). On interprétera la dis-
crétion de cet hommage à la lumière du jugement qu'il porte à la page sui-
vante (p. 181, n. 1) sur les prises de position de son beau-père Mommsen
contre l'antisémitisme, où se révèle une gêne profonde. Les deux témoignages
doivent être rapprochés de l'anecdote rapportée par Georges Perrot (1832-
1914) dans la notice sur Henri Weil (Comptes rendus de l'Académie des Ins-
criptions, 1910, p. 708-762). Lors d'un dîner à Paris, Mommsen aurait
demandé à Weil quelle était la raison de son départ d'Allemagne, lui offrant
ainsi l'occasion de dénoncer l'antisémitisme : « Pourquoi je suis parti de chez
vous, répondit très haut Weil, c'est fort simple : c'est parce que vous m'avez
chassé en qualité de juif. »
25. Revue des études grecques 33 (1920), p. LVII. Sur Bérard, cf. supra,
« Ulysse chez les philosophes », en particulier p. 4 7-54.
26. Voir, sur cet aspect, les appuis « philhellènes » dont a bénéficié à ses
débuts l'Association pour l'encouragement des études grecques, fondée en
1867 (qui se dégagent clairement de la commémoration du centenaire par
Michel Lejeune, Revue des études grecques 80 [1967], p. XXXVIII-XLIX) et per-
pétuant sous
,, Victor Duruy, à la fin du Second Empire, les motifs de la fonda-
tion de l'Ecole d'Athènes vingt ans plus tôt, à la fin de la monarchie de Juillet.
27. « Le commentaire, abondant, surabondant même», écrit H. Weil, à pro-
pos de l'Herakles (« L'Héraclès d'Euripide », Loc.cit., p. 217 [p. 208]); « Il est
clair, estime A. Croiset, que cette énorme introduction et ce non moins énorme
commentaire, ainsi rattachés à une tragédie de mille cinq cents vers, ont
quelque chose de disproportionné qui étonne [ ... ]. Il me semble que l'auteur a
traité le commentaire écrit en commentaire oral [ ... ] ; l'exemple [ ... ] ne devra
pas être suivi dans chaque nouvelle édition d'une tragédie grecque» (compte
rendu de l'Herakles, cité plus haut, n. 18; cf. p. 270 et 273). Aux yeux de Jules
Frederichs (« La valeur historique de la TTOAITEi A A8HNAI ON d'Aristote»,
Revue internationale de l'instruction publique en Belgique 31 [1894], p. 26-
43), le commentaire de la Constitution d'Athènes (deux gros volumes de quatre
cents pages chacun pour un texte de cent pages) est une véritable opération de
dissection. De même, le commentaire détaillé d'une expression de Pindare par
Tycho Mommsen frise le grotesque d'après A. Croiset dans une conférence
faite en 1915 sur « La science allemande » ; voir le résumé publié dans Le
Temps, et reproduit dans la Revue universitaire 24, 1 ( 1915), p. 50-53. La cor-
respondance établie entre une forme géographique et« le creux du lit» (d'une
femme, objet des rivalités) lui paraît gauloise et germanique tout ensemble. Le
nationalisme grossit encore la différence. La même année, Masqueray livre
librement son aversion : « Qui a lu la Sophokles Elektra de Kaibel avec son
Kommentar de 250 pages sans les Nachtriige? Wilamowitz peut bien se per-
mettre ces éditions difformes parce qu'il est Wilamowitz. Mais chez ses imita-
teurs cela devient cruel» (Revue des études anciennes 17 [1915], p. 223).
28. Herakles, p. 257 sq.

385
NOTES (M. de W.-M. en France)

29. Œuvres de Virgile, Paris, 1867-1872, 3 vol. (plusieurs rééd), vol. I,


p. XL vm. E. Benoist ( 1815-1898) note le poids d' « une tradition orale d 'expli-
cations qui a cours dans les classes, sans rien de défini », et qui se fait sentir
jusque dans les éditions (p. XLIX).
30. Alexis Pierron (1814-1878) sur Homère (lliade, Paris, 1869, 2 vol.
[2e éd. 1883]; Odyssée, Paris, 1875, 2 vol. [2e éd. revue, 1887-1888]);
E. Benoist sur Virgile (Œuvres de Virgile, op. cit.); Frédéric Plessis (1851-
1942) et Paul Lejay ( 1861-1920) sur Horace (l 'œuvre dans la collection
Hachette « in-12° », à usage scolaire, Paris,,, 1903; commentaire plus ample
des Satires par Lejay, 1911, des Odes, des Epodes et du Chant séculaire, par
Plessis, 1924 ).
31. « Die Bühne des Aischylos », Hermes 21, 1886, p. 597-622; voir p. 606,
n. 3 (= Kleine Schriften 1. Klassische griechische Poesie, éd. par Paul Maas,
Berlin, 1935, p. 148-172 ; voir p. 157, n. 2).
32. P. Girard,« Deux passages d'Eschyle », Revue de philologie 20 (1896),
p. 1-11 ; cf. p. 11.
33. L. Parmentier, Revue de l'instruction publique en Belgique 40 ( 1897),
p. 240-241 ; cf. p. 241. Ailleurs, dans la notice de son édition de l 'Héraclès
(Euripide III, Paris, CUF, 1923, p. 7), il s'étonne encore de la liberté avec
laquelle Wilamowitz traite d'un classique imité par Racine : « A propos de ce
morceau, tant admiré dans l 'Antiquité, M. de Wilamowitz a eu l'idée malheu-
reuse de faire à Euripide le reproche de "kakozélie". Il en veut notamment à
Amphitryon et aux assistants, parce qu'ils ne se hâtent pas de mettre les
enfants en sûreté » (renvoi à H erakles II, p. 204 sq. ). En effet, le commentaire
se doit de retrouver la vérité de tous les temps dans l'analyse psychologique
et le « bon sens » : « Euripide sait bien qu'on ne s'aperçoit pas si vite et si
facilement qu'un homme, qu'on a toujours vu sain d'esprit, devient réelle-
ment fou ... » (ibid.).
34. H. Weil, « Les ,,Odes de Bacchylide », Journal des savants, 1898,
p. 43-56; repris dans Etudes sur l' Antiquité grecque, Paris, 1900, p. 213-236.
Voir encore Albert Severyns, Bacchylide. Essai biographique(« Bibliothèque
de la faculté de Philosophie et Lettres de l'université de Liège », 56), Liège et
Paris, 1933, p. 13, 53 et 93.
35. G. Méautis, Eschyle et la Trilogie, Paris, 1936, p. 114 sq.
36. La Société nationale des Antiquaires, dont la fondation remonte à la
Convention, se proposait de promouvoir en premier lieu l'étude historique et
archéologique du passé national
,, (elle s'est appelée un temps Académie celtique).
37. Pour l'histoire
,, de l'Ecole au XIXe siècle, voir Georges Radet, L' Histoire
et l' Œuvre del' Ecole française d'Athènes, Paris, 1901. Le livre montre admi-
rablement les deux tendances qui se sont succédé, dont l'une est plus liée à la
pédagogie des langues anciennes, et l'autre, stimulée par l'exemple allemand
(et même par les sarcasmes de Mommsen; voir p. 124 sq.), triomphe après
1870. Les hellénistes français sont recrutés en général suivant les critères de la
première phase en vue de répondre aux aspirations de la seconde.
38. Voir la notice sur H. Weil de 1910 citée ci-dessus, n. 24, p. 385.

386
NOTES (M. de W.-M.en France)
39. Erinnerungen, 2e éd., p. 314 sq. : « Après les expériences que j'avais
faites en Grèce, il me sembla particulièrement indiqué de cultiver mes rela-
tions avec les épigraphistes français, qui faisaient un travail si remarquable. »
L'édition des inscriptions d' Amorgos et de Délos dans le corpus des Inscrip-
tiones Graecae est le fruit de cette collaboration. En 1908, le rapporteur
(A. Puech) de la commission des travaux et concours de l'Association pour
l'encouragement des études grecques cite, au sujet du prix décerné à l'édition
des inscriptions d'Amorgos (/G XII, 7) de Jules Delamarre (1867-1909)
(achevée avec l'aide de Hiller von Gaertringen), ces paroles de Wilamowitz
sur la collaboration franco-allemande que ce dernier se plaît de son côté à
reproduire dans ses Erinnerungen.
40. U. von Wilamowitz, Aischylos. Interpretationen,Berlin, 1914, p. 240 sq.;
M. Croiset, Histoire de la littérature grecque III, Période attique, tragédie,
comédie, genres secondaires, Paris, 1891, p. 172.
41. La tragédie a été représentée, selon Roussel, entre 478 et 473
(« Remarques sur les Suppliantes et le Prométhée d'Eschyle », Revue de phi-
lologie 44 [1920], p. 241-247). Mazon corrige Roussel, mais dans le même
esprit et selon la même méthode, en datant la pièce de 493-490 (après 495,
avant 491) : « Un des morceaux les plus importants de la pièce, le chant d 'ac-
tion de grâces des Danaïdes (625-709), ne s'explique pleinement, dans sa
structure générale et dans ses détails les plus significatifs, que si l'on admet
qu'il a été écrit sous l'impression du désastre infligé par Cléomène à Argos
vers 493. Pareille impression a dû s'affaiblir vite à Athènes devant le péril
médique » (notice des Suppliantes, Eschyle I, p. 3). On sait que toutes ces
supputations ont été vidées de leur contenu par la publication en 1952 des
restes d'une didascalie dans le vingtième volume des Papyrus d' Oxyrhynchus.
42. Cf. U. von Wilamowitz, Interpretationen, op. cit., p. 114 sq.
43. « Il fut, dans la réforme de notre
, enseignement supérieur,
, un des
ouvriers de la première heure » (à l'Ecole normale et à l'Ecole des hautes
études), et il « a étendu jusque dans le domaine de nos recherches antiques sa
forte et bienfaisante influence » (Charles Diehl, Revue des études grecques 25
[1912], p. LVI).
44. « Édouard Tournier, dont nous suivions au collège Sainte-Barbe les
conférences de préparation à la licence, nous avait enrôlés pour faire, suivant
son
, expression "des conjectures" à ses conférences de philologie grecque»
(Emile Chatelain, au sujet des années d'études de Jules Nicole à Paris, dans
Jules Nicole. 1842-1921, Genève, 1922, p. 77). Les conjectures des membres
du séminaire (parmi lesquels, outre Nicole, l 'écrivain Paul Bourget, Chate-
lain, Charles Graux, ces deux derniers
, futurs paléographes, l'abbé Louis
Duchesne) sont recueillies dans E. Tournier (éd.), Exercices , critiques de la
conférence de philologie grecque (« Bibliothèque de l'Ecole des hautes
études», 10), Paris, 1875.
45. L. Parmentier, « Notes sur les Troyennes d'Euripide », Revue des études
grecques36 ( 1923), p. 46-61 ; cf. p. 51.
46. M. Croiset, Revue des études grecques 12 ( 1899), p. IX.

387
NOTES (M. de W.-M. en France)

4 7. Voir, pour les lyriques, M. Beaudouin, Revue critique, n.s. 52 ( 1901),


p. 165-167; Camille Gaspar, Revue des études grecques 15 (1902), p. 109-112;
pour les bucoliques, «My», Revue critique, n.s. 63 (1907), p. 361-364;
A.J. Reinach (1887-1914), Revue des études grecques 20 (1907), p. 100; etc.
48. Sur le dressage à la conjecture à l'époque de Cobet ( 1813-1889), le
maître admiré, voir la description de son séminaire à Leyde dans E.J. Kenney,
The Classical Text. Aspects of Editing in the Age of the Printed Book(« Sather
Classical Lectures », 44), Berkeley et Londres, 1974, p. 122 sq. L' « Epistula
critica », rédigée par Cobet sur la« renaissance des études» en France (Revue
de philologie 2 [1878], p. 188-194), est dédiée à Tournier.
49. « Il y a très peu de corrections inutiles», écrit-il dans « L' Héraclès
d'Euripide », /oc. cit., p. 215 (p. 204), compliment que ses élèves reprendront
à leur tour.
50. Selon Perrot, dans la notice sur sa vie et son œuvre citée ci-dessus,
n. 24.
51. lbid., p. 741.
52. Voir par exemple l'introduction à son édition des Bucoliques, Paris,
CUF, 1925, p. XXI sq. Sur cinq lettres de Legrand à Wilamowitz, quatre
( 15 mars 1902, 23 avril 1907, 1er mai et 30 décembre 1907) touchent à des
questions de texte (interprétation ou établissement) sur Pindare, Callimaque,
Ménandre. La dernière annonce le livre de 1910 et s'excuse d'avance avec
une certaine coquetterie de l'allure « urfranzosisch » (sic) qu'il risque de revê-
tir aux yeux de son correspondant.
53. Revue archéologique, 5e sér., 13 (1921), p. 159. La part qui pouvait être
accordée à la « technique scientifique » de la critique verbale, quand la fmalité
était, plus encore que l'établissement, l'établissement d'un texte traduisible,
apparaît bien dans la description faite par Pierre Chantraine de la méthode de
Mazon (article nécrologique dans Annales de l'université de Paris 2 [1955],
p. 377-388).
54. « Weil, on le sait, corrigeait beaucoup les textes : il a fait preuve en ces
corrections d'une sagacité, d'un savoir admirable. Seulement lire de l 'H. Weil,
du G. Hermann, est-ce toujours lire de l 'Eschyle?» (Paul Masqueray, dans le
compte rendu de l'Eschyle de Mazon, Revue des études anciennes 24 [1922],
p. 165-168; cf. p. 166).
55. Voir par exemple le compte rendu par Théodore Reinach de Bion
von Smyrna, Adonis (1900), Revue des études grecques 14 (1901), 309 sq.:
« [ ... ] l'historique du texte [ ... ] justifie le traitement conservateur que
M. de W., à la différence de ses devanciers, lui applique.» Avant la guerre,
Parmentier se fût peut-être abstenu d'attaquer chez Wilamowitz le penchant à
la conjecture. S'il le fait, dans ses« Notes sur l'Héraclès d'Euripide », Revue
de philologie 44 (1920), p. 142-170 (voir notamment p. 142), c'est sans doute
que l'affmement du sens critique, ou plutôt l'hésitation qu'inspire la violence
de la correction, avait rejoint les conseils du « goût » et de la tradition. Le
choix des deux champions - Wilamowitz versus Murray - n'est pas fortuit.
56. Henri Francotte (1856-1918), compte rendu de l'Aristoteles, Revue de

388
NOTES (M. de W.-M. en France)
l'instructionpublique en Belgique 37 ( 1894 ), p. 317-331 ; voir p. 318. « Cau-
sarum finalium inquisitio sterilis est [Bacon] », écrit Henry de la Ville de
Mirmont (1858-1925), dans un compte rendu d'un livre de René-Julien
Pichon ( 1869-1923) sur Les Sources de Lucain ( 1912) (Revue universitaire
22, 2 [1913], p. 240 sq.), à propos de la recherche des sources, « où se com-
plaît la laborieuse subtilité germanique et que notre Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres encourage volontiers [ ... ]. La question qui se pose n'est pas
de rechercher quelles sont les sources de Lucain, mais bien d'apprécier dans
quel esprit il a utilisé ses sources».
57. Pour l'emploi de ce terme, voir ci-dessus, fin de la n. 27.
58. L. Bodin, « Thucydide : genèse de son œuvre », Revue d'études
anciennes 14 (1912), p. 1-38.
59. « Thukydides VIII», Hermes 43 (1908), p. 578-618 (= Kleine Schrif-
ten m.Griechische,, Prosa, éd. par Friedrich Zucker, Berlin, 1969, p. 307-345).
60. Ainsi Emile Mireaux (Les Poèmes homériques et l' Histoire grecque I,
Homère de Chios et les Routes del' étain, Paris, 1948, p. 43 sq.) se gausse de
l '« incroyable souplesse » qui fait que deux auteurs, suivant les mêmes pré-
misses, aboutissent à des conclusions opposées, se gardant de prendre parti
lui-même entre deux positions que leur différence permet de traiter d' arbi-
traires.
61. Pour l'histoire des études homériques en France, voir la contribution de
Pierre Judet de La Combe au colloque de Lille, 1977, « Champ universitaire et
études homériques en France au x1xesiècle», dans Mayotte Bollack et Heinz
Wismann (éd.), Philologie et Herméneutique II, Gottingen, 1983, p. 25-61, et
ci-dessus, l'article« Ulysse chez les philologues», p. 31-38.
62. Voir
,, n. 1, p. 19.
63. E. Chambry,« Notes sur l'Hippolyte d'Euripide », Revue de philologie
22 (1898), p. 286-296.
64. L. Gemet, compte rendu de Der Glaube der Hellenen, Revue de philo-
logie 60 (1934), p. 191-201; cf. p. 192; repris dans Les Grecs sans miracle.
Textes réunis et présentés par R. di Donato, préface de J.-P. Vernant, Paris,
coll.« Textes à l'appui. Histoire classique», 1983, p. 104-115; cf. p. 106.
65. La géographie des références scientifiques est aussi variable que signi-
fiante. Autour de 1900, l'Allemagne est du bon côté aux yeux d'un M. Croiset,
réunissant l'avantage de la défense du grec et de la science (« Le grec dans
l'enseignement secondaire», Revue internationaledel' enseignement37 [1899],
p. 453 sq.) contre «l'engouement pour je ne sais quel prétendu idéal anglo-
saxon », c'est-à-dire contre la technicité utilitaire. Après le revirement de
l'Entente cordiale (et le déplacement de l'Université de Paris à Londres,
1906), les références changent de valeur; les donations américaines sont
reçues à Paris (ainsi Andrew Carnegie est accueilli en 1909); et, avec le retour
du latin, la Méditerranée connaît à son tour les faveurs des universitaires :
« [ ... ] nous commençons à penser qu'il serait opportun de nous réserver
davantage pour l'étude des courants intellectuels qui ont existé, ou qui
existent aujourd'hui, entre les pays alliés et, plus spécialement, entre les pays

389
NOTES (M. de W.-M. en France)

latins. Songeons un peu plus à ceux qui, malgré des malentendus passagers,
demeurent nos frères par le sang et par la communion ,en un même idéal[ ... ]
attachons-nous plus encore [qu'à l'Angleterre et aux Etats-Unis], pour com-
penser les errements de jadis [le modèle allemand des années 1890-1900], à
toutes les manifestations de cette civilisation méditerranéenne, à laquelle nous
devons le meilleur de nous-mêmes - [entre autres biens], le droit même des
nationalités» (p. 138), sous la plume du comparatiste J.-Roger Charbonnel
(«Le comparatisme et l'extension universitaire», Revue internationale de
l'enseignement 74 [1920], p. 135-148, renvoyant aux numéros de l'Action
latine, éditée par Mauclair et Casabona, à la suite de la défunte Revue des
nations latines, parue en 1916 et 1917).
66. Pour son programme, qui tendait avant 1848, et dans le camp catholique,
à créer des conditions comparables à celles de l'Allemagne, voir ses contri-
butions au Correspondant éditées par son fils François (1837-1883) sous le
titre Essais sur l'instruction publique, Paris, 1873.
67. Voir aussi, de Renan, Questions contemporaines, Paris, 1868, p. 69-115,
« L'instruction supérieure en France ».
68. V. Duruy avait confié une mission en Allemagne à Karl Hillebrand,
réfugié en France depuis 1848, et professeur à l'université de Douai, pour
qu'il lui rendît compte de l'état des universités dans ce pays. Voir mon article,
« Critiques allemandes de l'Université de France (Thiersch, Hahn, Hille-
brand) » ( 1977).
69. Decharme, Euripide et l' Esprit de son théâtre, Paris, 1893; réimpr.
Bruxelles, 1966, p. IV.
70. Dans l'introduction de son édition d'Euripide (Paris, CUF, 1925, I,
p. XIV).
71. Herakles 1, p. 41; cf. H. Weil, « L'Héraclès d'Euripide », loc. cit.,
p. 203 (p. 181). Il traduit cette page étonnante, invitant le lecteur à apprécier
ce qu'il appelle « des anachronismes de style ».
72. Cf. Herakles I, p. 106.
73. G. Perrot, « Un helléniste allemand. Ulrich von Wilamowitz-Moellen-
dorff » (compte rendu de Reden 3), Journal des savants, n.s. 11 (1913),
p. 385-394, 433-442; cf. p. 388.
74. Marie Delcourt (1891-1979) est une des seules à résumer exactement la
problématique soulevée par les thèses de Wilamowitz dans son premier travail
sur l'origine de la tragédie (Revue internationale de l'instruction publique en
Belgique 55 [1912], p. 307-330). Voir la bibliographie (choisie) de son œuvre,
1912-1969, dans Hommages à Marie De/court(« Latomus » 114), Bruxelles,
1970, p. 9-19.
75. L. Duvau, Revue internationale de l'instruction publique en Belgique
35 (1892), p. 280-282, dans son compte rendu de l'ouvrage de Ferdinand Lot
(1866-1952) sur l'enseignement supérieur en France (L'Enseignement supé-
rieur en France. Ce qu'il est, ce qu'il devrait être, Paris, 1892); voir p. 281.
76. Revue internationale de l'instruction publique en Belgique 36 ( 1893),
p. 55-64.

390
NOTES (M. de W.-M. en France)
77. A. Croiset, au sujet de l'édition de l 'H erakles, loc. cit. (plus haut,
n. 18), p. 270.
78. Sur le souvenir qu'a laissé cette coupure dans l'esprit des survivants, on
notera par exemple l'émotion de Maurice Lacroix en 1948: « Ce n'est certes
pas la première fois que nos études connaissent des années difficiles : nous
n'avons pas oublié la crise consécutive aux réformes de 1902 » (Revue des
études grecques 61 [ 1948], p. xxm). La réforme devait contribuer à renforcer le
clan des nationalistes qui se prévalaient de cette « nouvelle affaire Dreyfus »
(Paul Crouzet, « 1902-1911 - Latin et Francais. Académie et Sorbonne »,
Revue universitaire 20, 2 [1911], p. 306-319) et de la destruction de l'ensei-
gnement secondaire pour exciter les esprits. En 1911, le président du Comité
des Forges part en guerre contre elle (Revue universitaire 20, 1 [1911], p. 58).
Elle a, ajoutée aux préparatifs de la guerre et à la victoire, amené la réaction
pendulaire de la restauration latine en 1922, obtenue au lendemain de la guerre,
par Léon Bérard, ministre de l 'Instruction publique, dans l'esprit déjà de Vichy.
79. Sur toutes les questions de programmes en France, voir la thèse de
Clément Falcucci, L' Humanisme dans l'enseignement secondaire en France
au XIXe siècle, Toulouse, 1939.
80. Paul Monceaux (1859-1941) et René-Julien Pichon (1864-1923), deux
latinistes,« L'enseignement du grec et du latin à l'étranger», Revue universi-
taire 10, 1 ( 1901 ), p. 252-256; cf. p. 256.
81. Ces deux derniers considérés, avec le francisant
, Ferdinand Brunetière,
comme les maîtres les plus influents de l'Ecole normale (G. Deschamps,
Revue universitaire 3, 2 [1894], p. 457 sq.).
, 82. La plupart des hellénistes
,
de cette période considérés ici sont élèves de
l'Ecole normale et de l'Ecole d'Athènes. Théodore Reinach ou Paul Mazon sont
des exceptions. C'est là le cursus normal d'un professeur d'éloquence ou de poé-
sie grecques. L'absence de ces qualifications peut cependant avoir son poids.
83. Voir Amédée Hauvette, reprenant, pour les discuter, les arguments de la
commission d'enquête parlementaire sur la réforme de l'enseignement secon-
daire («Le grec dans les études secondaires», Revue internationale de l'en-
seignement 40 [1900], p. 212-215); Hauvette ne discute qu'avec les tièdes.
84. Au contraire, dans une lettre du 30 octobre 1901, Joseph Bidez ( 1861-
1945) fait part à Wilamowitz de l'intérêt que l'élargissement de son pro-
gramme peut avoir dans un pays où l'enseignement catholique tend à donner
une grande place aux écrivains chrétiens dans les humanités,« mouvement qui
ne va pas d'ailleurs sans de dangereuses exagérations» (voir plus loin, p. 82).
85. G. Fougères, « Les réalités dans l'enseignement du grec», Revue uni-
versitaire 10, 2 (1901), p. 219-234; la réforme est décidée à cette date.
86. Revue
, internationale d'enseignement 55 ( 1908), p. 61 sq. ,
87. E. Cahen, Callimaque et son œuvre poétique(« Bibliothèque des Ecoles
françaises d'Athènes et de Rome» 134), Paris, 1929, p. 5.
88. Dans « Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff: An Unpublished Latin
Autobiography », éd. par W. Calder III, Antike und Abendland 27 (1981), p.
34-51 : voir p. 47 et n. 88.

391
NOTES (M. de W.-M. en France)

89. M. Croiset, « L'enseignement du grec dans les lycées et collèges »,


Revue internationale d'enseignement 46 (1903), p. 19-28; voir aussi A. Croi-
set dans la conférence de 1915 citée ci-dessus, n. 27.
90. Revue critique, n.s. 53 ( 1902), p. 365.
91. Certes, les différents types d'enseignement secondaire ont obtenu l 'éga-
lité en Prusse également, au même moment, par décision de la commission
réunie en 1900 : voir Detlef K. Muller, Sozialstruktur und Schulsystem.
Aspekte zum Strukturwandel des Schulwesens im 19. Jahrhundert (Studien
zum Wandel von Gesellschaft und Bildung im 19. Jahrhundert 7), Gottingen,
1977, p. 72 sq., et Christoph Fuhr, « Die preussischen Schulkonferenzen von
1890 und 1900. Ihre bildungspolitische Rolle und bildungsgeschichtliche
Bewertung », dans Peter Baumgart (éd.), Bildungspolitik in Preussen zur Zeit
des Kaiserreichs (Preussen in der Geschichte 1), Stuttgart, 1980, p. 189-223 ;
cf. p. 206 sq. Mais, bien que le monopole fût brisé, les lycées classiques tradi-
tionnels avec un enseignement long de grec restaient fortement soutenus et
conservaient leur prestige.
92. Voir l'ouvrage déjà cité de Falcucci, et, d'un point de vue plus général,
le livre d'Antoine Prost, Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967,
Paris, 1968.
93. Dans une présentation du Lesebuch, Revue de philologie 26 (1902),
p. 229-231.
94. Voir dans la Revue internationale de l'instruction publique en Belgique
48 (1905), p. 386 sq., le compte rendu de l'étude d'A. Roegiers, «Laques-
tion des humanités en Allemagne» (extrait de la Revue des Humanités en Bel-
gique, Tournai, 1904).
95. Attesté d'abord par la longue étude que Joseph Bidez leur consacre
dans le même numéro de la Revue internationale de l'instruction publique en
Belgique(« M. de Wilamowitz-Moellendorff et la question du grec», p. 22-
29) et la lettre que, sur sa demande, Wilamowitz lui envoya et qui fut publiée
à la suite de cet article («Lettre de M. U. de Wilamowitz-Moellendorff »,
p. 34-38). Voir encore, du même Bidez, dans Revue critique, n.s. 55 (1903),
p. 389-392, le compte rendu de « Der Unterricht im Griechischen » (dans
W. Lexis [éd.], Die Reform des hoheren Schulwesens in Preussen, Halle,
1902, p. 157-176 [= Kleine Schriften VI, p. 90-114]).
96. Voir le chap. III, Œuvres complètes, Paris, 1929, VII, p. 41-61.
97. O. Immisch, « Vom Gymnasium der Zukunft », Neue Jahrbücher 6
(1900), p. 305-324
98. J. Bidez, « M. de Wilamowitz-Moellendorff », /oc. cit., p. 28.
99. Voir les comptes rendus de Beaudouin et Hauvette, Revue des études
grecques 15 (1902), p. 478 sq.; et surtout la double présentation par Haus-
soullier et Chambry, Revue de philologie 26 (1902), p. 229-231 et 231-234.
100. Cet argument majeur est développé aussi bien par Hauvette (« De
l'étude du grec dans l'enseignement secondaire. Objet et méthode», Revue
internationale de l'enseignement 45 [1903], p. 385-407) que par E Collard,
professeur de philologie et de pédagogie à Louvain («L'enseignement du grec

392
NOTES (M. de W.-M. en France)

en Prusse: sur le programme de Wilamowitz », Revue internationale del' en-


seignement 43 [1902], p. 289-304).
101. Voir J. Bidez, « M. de Wilamowitz-Moellendorff », /oc. cit.
102. « Lettre de M. U. de W.-M. », /oc cit., p. 36.
103. M. Croiset (« L'enseignement du grec dans les lycées et collèges»,
/oc. cit.) reprend les objections de Hauvette (cf. ci-dessus), en ajoutant à la
défense du beau et des idées morales l'importance des classiques grecs pour le
développement de l'esprit critique par la comparaison de nos sentiments avec
leur fonne primitive, et les qualités de finesse de la langue grecque, concluant,
contre Wilamowitz, que ce sont ces critères qui doivent déterminer le choix
des auteurs (s'il s'agissait de composer un recueil complémentaire en plus
des textes au programme, les croyances et les institutions formeraient mieux
l'esprit des élèves que les extraits médicaux ou mathématiques).
104. G. Seure, « Professeurs spéciaux de grec», Revue universitaire 14, 1
(1905),p. 104-113.
105. C.A. Fusil,« Pour le grec», Revue universitaire 19, 2 (1910), p. 140-
143. Le même Fusil relancera son appel en 1920, Revue universitaire 29, 2,
p. 352-356.
106. Fouillée, professeur de philosophie, dans un article du journal
Le Temps, cité dans la « Chronique du mois », Revue universitaire 7, 2 ( 1898),
p. 161-163, avec la référence faite à Anatole France.
107. B. Haussoullier, compte rendu du Lesebuch (cité n. 93), p. 229.
108. Revue des études grecques 22 (1909), p. xv1-xx1v.
109. La correspondance de Bidez et de Cumont avec l'illustre maître s'ar-
rête à cette date. Pour l'amertume qu'exprime Wilamowitz au sujet de la rup-
ture avec ses collaborateurs de Paris, il faut voir ses Erinnerungen, p. 315 sq.
Cf. l'introduction de Luciano Canfora à son recueil des écrits politiques de
Wilamowitz dans Cultura classica e crisi tedesca. Gli scritti politici di Wila-
mowitz 1914-1931, Bari, 1977, et, sur la relation entre les études classiques et
les chauvinismes, son livre ldeologie del classicismo, Turin, 1980; également,
sur le nationalisme en Italie, sa contribution au colloque de Lille, 1977,
« Vitelli e le correnti nazionalistiche prima del 1918 », dans Philologie et her-
méneutique li, op. cit., p. 308-323. Voir aussi la lettre à Anders Bj~m Drach-
mann, reproduite par W.M. Calder III, « Latin Autobiography », Loc. cit.,
p. 37, sur l'un des objectifs poursuivis par ce livre de souvenirs.
110. L. Cury, « La guerre et les humanités», Revue universitaire 24, 1
(1915), p. 1-17; cf. p. 12.
111. Un très bel exemple de ce délestage est fourni par la confrontation de
ce que déclare fort librement en 1913 Antoine Meillet ( 1866-1935) de sa dette
à l'égard des travaux de Wilamowitz sur la civilisation grecque (Aperçu d'une
histoire de la langue grecque, Avant-propos de la première édition) avec les
compliments du critique qui fait l'éloge del 'ouvrage la même année:« Nous
ne pouvons que souhaiter au livre de M. Meillet le plus grand succès chez
tous les hellénistes. Heureux étudiants à qui l'on présente ici le grec sinon
sans larmes, comme dirait l'auteur d'Eulalie [S. Reinach], du moins sans alle-

393
NOTES (M. de W.-M. en France)

mand, je veux dire avec tous les agréments de forme qui sont l'apanage habi-
tuel de la science française» (Joseph Mansion, « M. A. Meillet et l'histoire
de la langue grecque», Revue internationale del' instruction publique en Bel-
gique 56 [ 1913], p. 299-305 ; voir p. 305).
112. Voir G. Weil, « Un débat pédagogique après 1870 », Revue universi-
taire 25, 1 (1916), p. 172-182.
113. « Christiana cor meum numquam intravere »,«Latin Autobiography »,
/oc. cit., p. 42.
114. Revue internationale del' instruction publique en Belgique 55 (1912),
p. 296-298, dans un compte rendu de l'édition des Limiers de Sophocle(« Die
Spürhunde des Sophokles », Neue Jahrbücher 29 (1912), p. 449-476
[= Kleine Schriften I, p. 347-383]).
115. L. Gemet, compte rendu de Der Glaube der Hellenen (cité n. 64),
p. 114 sq. (p. 200 sq.).
116. « Rentrée des classes. En marge de Wilamowitz », La Vie intellectuelle
13 (1931), p.153-158; cf. p.157. La mort de Wilamowitz étant intervenue
pendant la correction des épreuves, l'auteur considère sa contribution comme
« un dernier hommage à la mémoire de ce maître ».
117. J.-P. Waltzing, compte rendu du Lesebuch, Musée belge 6 (1902),
p. 49-55 ; cf. p. 54. Voir, dans le même compte rendu, la note dithyrambique
sur Reden, célébrant la trinité qui brille à l'horizon de ces discours : « quand le
philologue parle ou écrit, il proclame hautement sa triple foi en Dieu, dans sa
patrie germanique et dans la philologie ».
118. Pour l'actualité de ce conflit dans le combat que mène Wilamowitz
« pour la science », voir, dans M. Bollack et H. Wismann (éd.), Philologie et
herméneutique II, op. cit., la discussion reproduite p. 365-373.
119. Der Glaube der H ellenen II, 1931, p. 133 ; cf. J. Bollack, Agamem-
non 1, 2e partie, 1981, p. 203.
120. L'essence de l'enseignement français est littéraire, rappelle Lanson,
quoi que le sentiment de culpabilité des Français après la défaite ait pu en
penser : « Nous avons cru que la grammaire et la philologie, l'histoire et la
géographie [les sciences] avaient fait vaincre l'Allemagne ; que l'esprit litté-
raire nous avait désarmés » ( « Sur une restauration de l 'Agrégation des
Lettres», Revue universitaire 4, 2 [1895], p. 336-344; cf. p. 336). C'est le
contraire qu'il faudrait se dire, juge Lanson: les Français n'ont pas assez cul-
tivé leur différence pour résister à l'ennemi.
121. Gottingische Gelehrte Anzeigen 158 (1896), p. 623-638; Sappho,p. 63-
78.
122. Sur Flaubert, Maupassant et les Parnassiens : « echte, freilich in
Manier ausartende Kunst » (Erinnerungen, 2e éd., p. 201).
123. « Ga/lis et ex parte Italis debeo quod scio quid sit scribere, h.e. artem
et artificia » («Latin Autobiography », Loc.cit., p. 48).
124. Ibid.
125. M. Croiset, compte rendu de Sappho, Journal des savants, n.s. 11
(1913), p. 557-559; voir p. 558.

394
NOTES (M. de W.-M. en France)

126. « Fustel connaissait-il le nom de Karl Marx? Peut-être, mais, je le


crains bien, seulement comme celui d'un dangereux agitateur ou d'un falla-
cieux utopiste [ ... ]. Il n'a jamais, à ma connaissance, prononcé les noms de
Lamarck ou de Darwin, pas plus que celui d 'Auguste Comte » ( « Fustel de
Coulanges, historien des origines francaises », Conférences du Centenaire à
l'université de Strasbourg, Revue internationale de l'enseignement 84 [ 1930],
p. 168-178 ; cf. p. 177).
127. Cf. A. Counson, /oc. cit. (plus haut, n. 22), p. 7. Un même blâme enve-
loppe l'érudition nouvelle et les sujets qu'elle traite.
128. Voir Ferdinand Lot, dans l'hommage qu'il rend à l'œuvre d' A. Croiset
(«La vie et les travaux d'Alfred Croiset ( 1845-1923) », Revue internationale
de l'enseignement 85 [ 1931], p. 15-34 ).
129. A. Croiset, dans l'introduction des Démocraties antiques, Paris, 1913,
p. 9. Un peu plus loin, Croiset précise son attachement à la notion de race histo-
rique (non biologique):« M. Durkheim, dans un article de l'Année sociologique,
reprochait à M. G lotz d'avoir expliqué certaines formes de l'évolution athé-
nienne par le caractère athénien, et lui demandait s'il supposait en cela l'inter-
vention d'une grâce particulière. Je répondrais volontiers, pour ma part, que cette
"grâce", qui n'a rien de surnaturel, est incontestable. » (p. 12) Pour Wilamowitz,
cette grâce était, sinon surnaturelle, du moins le signe d'une élection divine.
130. Compte rendu de Der Glaube der Hellenen, /oc. cit., p. 112 (p. 198).
131. Les Origines indo-européennes des mètres grecs, Paris, 1923, p. 2.
132. En France, à la différence de l'Italie (cf. Gentili), le point de vue géné-
tique des Bergk, Usener, Schroeder, etc., n'a pas eu d'adeptes illustres (cf.
Willem Johann Wolf Koster, Traité de métrique grecque suivi d'un précis de
métrique latine, Leyde, 1936 [nouv. éd. 1953], p. 9), mais pour la reconnais-
sance de la Verskunst, voir Alphonse Dain (1896-1934), Traité de métrique
grecque (Tradition de l'humanisme 1), Paris, 1965, p. 11.
133. Verskunst, p. 30.
134. Voir, par exemple, l'article d' A. Gérard, « Histoire et politique. La
Revue historique face à l'histoire contemporaine ( 1885-1898) », Revue histo-
rique 225 ( 1976), p. 353-405.
135. Dans le compte rendu de Der Glaube der Hellenen, cité plus haut,
n. 23, p. 372.
136. « Letters [ ... ] to James Loeb », dans W. Calder III (éd.), Ulrich von
Wtlamowitz-Moellendorff, Selected Correspondence 1869-1931, Naples, 1983.

Réflexions sur la pratique

1. Voir dans ce livre Ulysse chez les philologues, supra, p. 31-38.


2. Voir J. Bollack, Empédocle II ( 1969), fr. 322-339, et le commentaire
dans Empédocle m (1969), p. 263-277.

395
NOTES (Réflexions sur la pratique)

3. Empédocle II, fr. 420, § 8, et 437-438, et le commentaire dans Empé-


docle m, p. 335-338.
4. Voir sur la division du domaine phil9logique les pages de ma préface à
La Pensée du plaisir ( 1975), « Pourquoi Epicure? », p. IX-XLIII, et plus parti-
culièrement p. XXIV.
5. Voir l'histoire des humanistes dans J.E. Sandys, A History of Classical
Scholarship, Cambridge, 1908 (réimpr. New York et Londres, 1967); dans
A. Gudemann, Grundriss der Geschichte der klassischen Philologie, Leipzig
et Berlin, 1907 (réimpr. Darmstadt, 1967); et aussi dans R. Pfeiffer, History of
Classical Scholarship, vol. 2: From 1300 to 1850, Oxford, 1976.
6. Voir sur cette notion l'ouvrage d 'A. Gercke, Einleitung in die Altertums-
wissenschaft, Leipzig et Berlin, 1910, dans le chapitre« Methodik », p. 35.
?. Ibid.
8. « Einleitung in die griechische Tragodie », p. 239, dans U. von Wilamo-
witz-Moellendorf, Euripides Herakles, Berlin, 1889, vol. I (rééd. Darmstadt,
1959).
9. Voir« Ulysse chez les philologues», supra, p. 36 sq.
10. Voir Agamemnon 1 et Agamemnon 2 (1981 et 1982).
11. Voir E.L. Bundy, Studia pindarica, Berkeley et Los Angeles, 1962.
12. A. Boeckh (éd. par E. Bratuschek), Enzyklopiidie und Methodologie der
philologischen Wissenschaften, Leipzig, 1886 (réimpr. Darmstadt, 1966).
13. Ibid., p. 20.
14. Friedrich Ast, Grundlinien der Grammatik, Hermeneutik und Kritik,
Landshut, 1808. Le texte d 'Ast a été traduit par Denis Thouard dans Critique
et herméneutique dans le premier romantisme allemand, Villeneuve-d'Ascq,
1996.
15. J. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la Séparation (1972).
16. Aristote, Métaphysique, I, 10, 993a 23.
17. « Lecture de Strette », dans Peter Szondi (éd. par Mayotte Bollack),
Poésie et poétique de la modernité, Lille, 1981, p. 165.

Le modèle scientiste

1. Je cite le traité de Freud (1937) d'après la Studienausgabe, volume com-


plémentaire sur la technique thérapeutique, Francfort, 1975.
2. Le livre de vulgarisation consacré à la pensée présocratique par
W. Capelle (universitaire bien informé), textes et traductions accompagnés
d'une présentation, a paru dans une collection répandue, chez Kroner :
Die Vorsokratiker, 1935, juste avant l'utilisation qu'en fait Freud (nouvelle
édition en 1938, 1940, puis après la guerre). II semble que ce soit le seul livre
que Freud ait eu sous les yeux en écrivant ces pages.
3. Cf. Capelle, ibid., p. 187 et 215.

396
NOTES (Le modèle scientiste)

4. La première édition de ce livre très connu est de 1895 pour le premier


volume. Gomperz est un professeur de philologie et de philosophie à l 'uni-
versité de Vienne, dont la femme a été soignée par Freud.
5. Si Freud a pu voir (ou croire) anticipés mythiquement ses propres prin-
cipes dans la pensée grecque, on a pu être tenté de lire, à sa suite, les frag-
ments d'Empédocle à l'aide des concepts employés par la psychanalyse, à la
recherche d'intuitions communes, comme le fait Sarah Kofrnann dans une
étude intéressante, « Freud et Empédocle» (in Quatre romans analytiques,
Paris, 1973, p. 31-66), au lieu de creuser la différence qui importe. La construc-
tion spéculative est traitée globalement (sans considération des savoirs parti-
culiers, comme l'embryologie) de« mythique», et transposant comme telle la
vérité« psychobiologique »: « Un spécialiste ne peut qu'échouer et contribuer
à maintenir les hommes dans l'illusion métaphysique» (ibid., p. 70).

Un futur dans le passé

1. Les travaux issus de l'accueil fait à la philosophie de Heidegger parmi


les germanistes allemands au cours des deux premières décennies de l'après-
guerre sont exposés et rapportés à leur origine dans le livre de L.L. Duroche,
Aspects of Criticism. Literary Study in Present Day Germany, La Haye et
Paris, 1967. L'étude débouche sur une analyse des préalables théoriques chez
Emil Staiger, Max Bense, Theophil Sporri, et surtout Johannes Pfeiffer, et aide
à faire comprendre la réaction apparue dans les années 60.
2. Wahrheit und Methode (1960), 2e éd., Tübingen, 1965, p. 267; trad. fr.
P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio, Vérité et méthode: les grandes lignes d'une
herméneutique philosophique, Paris, 1976, p. 122 (voir maintenant aussi
Gesammelte Werke, Tübingen, 1986, vol. I et II [éd. revue, 1990]). La recherche
historique rejoint par enchantement le déploiement autogène de la tradition - la
<<chose » que l'on appelle aussi le dogme dans les textes et dans la langue.
3. Voir, p. 21 de l'édition française, la critique faite par Szondi de« ceux qui
professent d'interroger plus loin (hinterfragen), comme on dit aujourd'hui, en
évacuant le problème particulier au bénéfice d'un acte de la compréhension».
4. Voir l'essai de Szondi, « Über philologische Erkenntnis », dans Schrif-
ten, Francfort-sur-le-Main, 1978, vol. 1, p. 263-286, la conclusion; trad. fr.,
A. Laks, « Sur la connaissance philologique », dans Poésie et poétique de la
modernité, éd. par M. Bollack, Lille, 1981, p. 11-29.
5. Voir le livre d'E. Staiger, Grundbegriffe der Poetik, Zurich, 1946; trad.
fr. de R. Célis et M. Gennart, avec la collaboration de R. Jongen, Les
Concepts fondamentaux de la poétique, suivi de La Poétique phénoméno-
logique d' Emil Staiger par R. Celis, Bruxelles, 1990.
6. « Dogmatique » est employé par Gadamer pour les contenus non touchés
par l'objectivisme historique (Wahrheit und Methode, op. cit., p. 487 sq.). Voir

397
NOTES (Un futur dans le passé)

aussi son article « Hermeneutik », dans Historisches Worterbuch der Philo-


sophie, Darmstadt, 1974, vol. m, col. 1069 : la validité revendiquée par l'art
devra toujours être appelée « dogmatique ».
7. Adaptation par Gadamer (« Hermeneutik », loc. cit., col. 1069) d'une
phrase d 'E. Staiger tirée de Die Zeit ais Einbildungskraft des Dichters ( 1939),
2e éd., Zurich, 1953, p. 11 : « Cela précisement: ce que l'impression immé-
diate nous ouvre est l'objet de la recherche littéraire; que nous saisissions ce
qui nous saisit (daf3 wir begreifen, was uns ergreift), voilà le but véritable de
la science de la littérature.»
8. L'herméneutique littéraire est spéciale, deux fois séparée, de l'imitation
de la nature et d'un objet qui lui serait d'avance assigné.
9. Wahrheit und Methode, op. cit., p. 280; trad. fr., p. 136.
10. Ibid. Le« reste», non contenu dans la totalité originelle, est« occasion-
nel», à la fois l'auteur et son public.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 281 (« einer echten Produktivitiit des Geschehens »); trad. fr.,
p. 137.
13. La formule est empruntée à un article d'un philologue, U. Holscher,
« Wie soll ich noch tanzen? », dans Sprachen der Lyrik (Mélanges H. Fried-
rich), Francfort-sur-le-Main, 1975, p. 376-393.
14. Wahrheit und Methode, op. cit., p. 378 sq. (G. W. I, p. 147-161).
15. Pour l'utilisation (abusive) du concept d' «application», voir ibid.,
p. 295; trad. fr., p. 153. La théologie ou le droit fournissent le« vrai modèle»
(on voit l'enjeu lié au postulat d'une herméneutique spécifique). Ou bien,
p. 321 ; trad. fr., p. 181 : « L'entendement inclut l'application», c'est ainsi
qu'il a « le caractère du devenir ». Le philologue tisse la trame de la tradition
« qui, tous, nous porte ».
16. Ibid., p. 252-254, d'après Heidegger, Sein und Zeit (1927; 5e éd., 1941,
§ 63, p. 310-316). « Prédisposition du lecteur pour que le texte se présente
dans son altérité [ ... ] », puis le détournement de la différence : « Et qu 'ainsi
(und damit) il entre dans la possibilité de jouer la vérité de la chose (seine
sachliche Wahrheit) contre l'opinion préalable du lecteur» (p. 254; trad. fr.,
p. 107. Voir aussi p. 278 sq.; trad. fr., p. 134 sq.).
17. Voir l'article« Hermeneutik », loc. cit., col. 1070.
18. Voir Introduction à l'herméneutique littéraire, trad. fr, Paris, 1989,
p. 8-9.
19. Une théorie, du moins partiellement, en vertu de ses points faibles, ou
de ses ambiguïtés, peut être utilisée par une famille rivale, suivant un proces-
sus d'assimilation constant. Ainsi la pensée d' Adorno a-t-elle pu être sollici-
tée par certains heideggeriens. Szondi n'a pas été à l'abri de ces malentendus.
Pour valoriser les lectures, on risque par le cumul d'émousser les différences
afm de répondre à la pluralité des points de vue (voir par exemple R. Nagele,
dans M. Bollack [éd.], L'Acte critique. Sur l' œuvre de Peter Szondi [« Cahiers
de philologie» 5], Lille, 1985, p. 56). Le relativisme est réintroduit par la
bande. Szondi avait choisi ses alliances, qu'il tempérait l'une par l'autre,

398
NOTES (Un futur dans le passé)

comme on le fait toujours, et comme ici on le montre. Sa réserve de théoricien


critique, devant les excès ou les audaces de la spéculation théorique, l'a gardé
d'autres déformations. L'attitude ou la position l'emportaient sur le dogme.
20. Introduction ... , op. cit., p. 114.
21. « Horizontverschmelzung ». L'usage du concept de l '«immersion»
(Versenkung) dans l'histoire, dont l 'œuvre porte les traces, se réfère à une
théorie contraire.
22. Se transporter dans l'horizon du passé, c'est « s'élever jusqu'à un degré
de généralité plus haute, surmontant notre particularité comme celle de
l'autre» (Wahrheit und Methode, op. cit., p. 288; trad. fr., p. 146). Voir la
position homologue chez Ast, dans Introduction ... , op. cit., p. 101 sq.
23. R. Nagele, /oc. cit., p. 54 sq.
24. L'essai, republié à plusieurs occasions, est devenu un classique de la
théorie de la méthodologie littéraire. Les Leçons en forment un complément et
un prolongement. Voir Schriften, op. cit., vol. 1, p. 263-286; trad. fr., p. 11-29.
25. Voir Introduction ... , op. cit., p. 52 sq.
26. La « fusion des horizons » prend chez lui, avec référence explicite à la
théorie de Gadamer, l'aspect d' « un processus actif de la compréhension »
sous la forme d'une tension ouverte entre question et réponse: voir
H.R. Jauss, Literaturgeschichte ais Provokation, Francfort-sur-le-Main, 1970,
p. 185 sq., 241-243; trad. fr. partielle par Claude Maillard dans Pour une
esthétique de la réception, Paris, 1978 ; voir p. 59-61.
27. Voir, pour ce cours, la première partie du vol. V de la Studienausgabe
der Vorlesungen, Francfort-sur-le-Main, 1975, et les précisions ajoutées
p. 2 sq. Szondi n'a jamais rien professé qu'il n'eût rédigé.
28. H.U. Gumbrecht, « "Über allen Wipfeln ist Ruh." Literaturwissenschaft
jenseits der Literatur », Frankfurter Allgemeine Zeitung, n° 166, 20 juillet 1988.
29. Adorno a beaucoup compté pour lui, dans sa vie personnelle; Benja-
min comme modèle d'une relation indépassable au fait littéraire (et au livre);
l'un et l'autre, pour la forme de l'essai. L'étude de leur importance dans l'éla-
boration de sa méthode devra s'appuyer sur l'usage différencié qu'il fait de
chacune des trois œuvres. Voir, à titre d'exemple, la défense critique de
Lukacs, à savoir de ses prémisses théoriques, contre lui-même, dans le cours
de Szondi, publié sous le titre : Die Theorie des bürgerlichen Trauerspiels im
18. Jahrhundert, dans Studienausgabe der Vorlesungen, édité par mes soins,
Francfort-sur-le-Main, 1974, vol. I, p. 31.
30. En dépit d'indéniables précautions, la présentation de la méthode (et de
l'œuvre) de Szondi par M. Hays(« Foreword: Tracing a Critical Path: Peter
Szondi and the Humanistic Tradition», dans Peter Szondi, On Textual
Understanding and Other Essays, Minneapolis, 1986, p. VII-XXI) finit par
effacer les frontières les plus nettes, qu'il trace pourtant lui-même ( « situating
oneself in relation to one's own critical discourse, as well as in relation to the
textual object »). Il omet de distinguer (p. IX) l'herméneutique analysée et pra-
tiquée par Szondi de ce qui, chez Heidegger ou Derrida, porte ce nom (ou
non). Hays en arrive alors à écrire que Szondi abandonne la « méthode ber-

399
NOTES (Un futur dans le passé)

méneutique » (quand la pratique-t-il ?) ou l'emploie contre la tradition henné-


neutique (laquelle?). Il s'agit, c'est là le principe de l'erreur, de ne pas le dis-
socier du déconstructionnisme (voir aussi p. xx) ni de situer ce dernier dans la
tradition dont il émane, que Szondi a combattue. Il faut donc découvrir ce qui,
dans son discours, se cache,« ce qui n'y est pas dit», pour que la dialectique
soit déplacée dans la sphère du langage et de l'inconscient, comme vers son
véritable objet légitimé par les postmodernistes : « La nature polysémique du
langage inscrit la différence entre le sujet et l'objet, le signifiant et le signifié »
(voir p. IX, XIX) ; « Les différences se commentent mutuellement » (p. XIX).
On ne peut pas servir deux maîtres. La présentation est plus tendancieuse
encore chez G. Cusatelli, le préfacier de la traduction italienne de ces Leçons
(« Intorno a Szondi, dopo Szondi »), Parme, 1979.
31. La circonstance est regrettable. II ne faut pas se méprendre. Quelque
peine qu'il en eût, il savait comme Adorno que les esprits les plus ouverts
étaient les cibles choisies de préférence par les contestataires ; surtout il parta-
geait avec les étudiants un bon nombre des raisons qu'ils avaient de s'insur-
ger. Il ne défendait assurément pas son statut. Il est vrai qu'à la fin il s'est
senti étranger en son lieu. En avait-il seulement un?

L'interprétation du mythe

* Texte paru en allemand, dans une traduction de Christoph Schneider,


Heinz Wismann et de l'auteur, dans Manfred Fuhrmann (éd.), Terror und
Spiel. Probleme der Mythenrezeption, Munich, 1971. La version qui suit a été
révisée pour la présente publication.
1. Dans l'histoire de la découverte des quatre causes, à la suite des conjec-
tures sur la théorie de Thalès. Ici, comme à la p. 147, c'est moi qui traduis.
2. Cf. Twv 611 npwTwv </>LÀoao<f>riaavTwv, 983b 6 sq., et 8aÀ~S •.• 6 Tfls
ToLauTT}sàpxriyàs </>LÀoao<f>ias, b 20 sq.
3. Cf. lliade, XIV, 201 et 245 sq. Pour l'eau du Styx dans les serments,
cf. lliade, XIV, 271, Odyssée, XV, 37, etc., et Théogonie 399 sq. et 775-806.
4. Voir le commentaire de William David Ross, Aristotle's Metaphysics. A
Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford, 1924, commentaire
ad Loc., et Werner Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers,
Oxford, 1947, p. 9, p. 194 n. 17 et p. 195, n. 28; Die Theologie der frühen
griechischen Denker, Zurich 1953, p. 18, p. 221, n. 17 et p. 223, n. 28 (doré-
navant, pour ce dernier ouvrage, les notes seront citées d'après l'édition
anglaise, le texte d'après l'édition allemande).
5. Métaphysique m, 4, 1000a 9; 6, 1071b 27 (ol 0EoÀ6yoL opposés à ol
<f>uaLKot.);10, 1075b 26 sq.; xm, 4, 1091a 34 (= les anciens poètes», b 4).
6. 1. « Les très anciens », 2. « bien avant », 3. « les premiers ».
7. Ainsi W. Jaeger, op. cit., p. 195, n. 28: « la philosophie du temps d'Aris-

400
NOTES (L'interprétation du mythe)

tote >>.De même Hermann Bonitz, Aristote/es. Metaphysik, übersetzt, Berlin,


1890 (réimpr., H. Carvallo-E. Grassi [éd.], Hambourg, 1966): « lange vor
unserer Zeit », « bien avant notre temps»(= genesis). Dans son Index Aristo-
telicus (Berlin, 1870), Bonitz classe, s.v. « yÉvEOlS' », le passage dans la
rubrique 4 (usus varius), mais on n'y trouve aucun autre exemple du sens
qu'il donne au mot.
8. Cf. Politique, 273e.
9. « Auxquels ils [= 0EoÀoytjaavTES'] donnaient le nom de Styx» (Ross).
10. Cf. W.D. Ross, op. cit. : « [ ... ] il est bizarre après LTuya. » Les éditeurs
(Ross, Jaeger) suivent Wilhelm Christ (Aristotelis Metaphysica, Leipzig,
1886, nouv. éd. 1895), qui supprime « des poètes» comme une glose. Jules
Tricot, au contraire (Aristote, la Métaphysique, nouvelle édition refondue avec
conimentaire, Paris, 1952), comme Bonitz, ne traduit que cela:« qui s'appelle
Styx pour les poètes ».
11. Sur la transposition qu'impliquent le mot « serment» et le nom
«Styx», voir ci-dessous mon article« Styx et serments».
12. Op. cit., p. 4 sq. (p. 12 sq. de l'éd. allemande); voir aussi Victor Gold-
schmidt, « Theologia », Revue des études grecques 63 ( 1950), p. 20-42.
13. Cf. Métaphysique, VI, 1, 1026a 19.
14. Comme le fait Jaeger, écrivant d'une part (p. 13) qu'aux« théologiens»
s'opposent les philosophes (« la philosophie commence où s'arrête la théo-
logie ») et, de l'autre (p. 18) : « il semble voir aussi en Hésiode et ses pareils
des précurseurs de la philosophie». Il donne au même terme deux acceptions
opposées, parce que «premiers», tel qu'il l'entend, suppose une continuité
(«Cela semble supposer qu'il y a eu plus tard aussi un theologein qu'il
convient sans doute de mettre en relation avec le theologein des philosophes »).
15.1074b 10 sq. Si l'on prend ÉKCIŒT17S' («toute», «chaque») en facteur
commun, on s'expose à restreindre singulièrement le sens de philosophia
(= science: « toute science», Bonitz, cf. Ross; Bonitz, Aristotle's Metaphy-
sics, commentaire, Oxford, 1924, vol. II, p. 396, parle de « artistic and scien-
tific discovery ») ; il faut considérer que le groupe « technique et philosophie »
est en apposition à ÉKCIŒTT)S' (= ÉKaTÉpaS'). La philosophie s'ajoute à la tech-
nique comme une science unique et indivise.
16. 1074b 13 sq. Bonitz, Ross, Tricot font des «premiers» les précurseurs
immédiats d'Aristote, comme Jaeger (cf. supra) dans Métaphysique, I, 3
( « l'opinion de nos ancêtres et de nos prédécesseurs les plus anciens » [Ross]),
au lieu de les situer par rapport aux médiateurs que sont les pères, et effacent
ainsi la distinction qu'Aristote, dans tout le développement, s'évertue à établir.
17. Théétète, 152e, 160d, 180c-d; Cratyle, 402b.
18. Voir, sur l'organisation de la doxographie du Théétète, l'article de
H. Wismann « Le fleuve d'Héraclite; les trois fonctions del 'analogie», Revue
philosophique de la France et de l'étranger 160 ( 1970), p. 5-14.
19. Cf. W.D. Ross, dans son commentaire ad loc., op. cit., n. 19: « Plato
already had the notion . .. »
20. Voir Bruno Snell, « Die Nachrichten über die Lehren des Thales und

401
NOTES (L'interprétation du mythe)

die Anfânge der griechischen Philosophie- und Literaturgeschichte », Philo-


Logus 96 ( 1944 ), p. 170-182, et, après lui, Carl Joachim Classen, « Bemerkun-
gen zu zwei griechischen "Philosophiehistorikem" », Philologus 109 ( 1965),
p. 175-181.
21. Cf., dans Platon, Théétète, 180c.
22. Voir aussi Critias, 110a.
23. Ainsi le mythe du Politique réinterprète trois éléments de la tradition
commune (le renversement du cours des astres par lequel les dieux témoi-
gnaient en faveur d 'Atrée, le règne de Cronos, la gestation de la Terre) pour
les introduire dans le mythe philosophique du devenir cosmique (269a-b ).
24. Cf. Politique, 273d (le point culminant del 'abandon).
25. C'est ainsi qu'il faut comprendre les réserves protreptiques à l'égard
de l'âge de Cronos (Politique, 272b-d), dont on affirme par ailleurs qu'il
engendre,, les plus grands biens (273c ).
26. Ed.
,, et trad. Paul Moraux, Paris, CUF, 1965, p. 9.
27. Ed. et trad. Pierre Louis, Paris, CUF, 1982, t. I, p. 15.
28. Cf. Météor., b 19 sq., où TTpOTEpov,«d'autrefois», répond exactement à
rrpwTous--de Métaph., I, 3; cf. supra, p. 144 sq.
29. Ciel, b 19 sq., et, dans les Météorologiques, b 27 sq. Ce second témoi-
gnage, presque identique, confirme la leçon àTTELpa.KLS', «indéfiniment»
(manuscrits J et H), dans le Ciel (voir aussi Politique, VII, 10, 1329b 27),
contre Willem Jacob Verdenius, « Critical and Exegetical Notes in De caelo »,
dans Ingemar Düring (éd.), Naturphilosophie bei Aristote/es und Theophrast,
Heidelberg, 1969, p. 268 sq., qui considère (avec Longo) que TTÀEovciKLS', « sou-
vent » (manuscrit E), est lectio difficilior; àTTELpaKLS',
en outre, me paraît exigé
par la théorie même: tout nombre, autre qu 'illimité, y introduirait l'arbitraire.
30. Parce que les créateurs du terme possédaient déjà la science d'Aristote,
Ciel, b 20 sq., cf. Météor., b 26 sq.
31. Météor., b 25; Ciel, b 23 sq. L'étymologie est rattachée au flux univer-
sel dans le Cratyle (410b)
32. Il aurait, selon Simplicius (Ciel, ad Loc., p. 119, 2 sq.), choisi l 'étymo-
logie «brûler» (aithein), qui est la «véritable», et donc, dans la perspective
d'Aristote, il aurait réétymologisé le mot.
33. Cf. b 24 sq. (= 59 A 73).
34. Si l'on corrige KàKELVOS' en KàKELvous--(Thyrot), comme E.W. Webster,
The Works of Aristotle, Oxford, 1931, III, ad Loc. ( « et que les hommes pen-
saient à ces régions quand ils parlaient d'éther » ), on fait d 'Anaxagore le
témoin scrupuleux de philosophes qu'il s'est gardé de suivre, et Aristote
n'aurait pas manqué de reconnaître cette singulière objectivité. Mais on fait
ainsi violence à la grammaire même; la liaison rattache la conception parti-
culière que l'on a des régions célestes à la conséquence logique qui était
d'adapter le terme les désignant à la nature de l'élément qui les occupe. Ce
témoignage important (cf. 339b 30 sq.) n'a pas été retenu dans le recueil de
Diels- Kranz.
35. Trad. P. Pellegrin, Les Politiques, Paris, Flammarion, 1990, p. 479.

402
NOTES (L'interprétation du mythe)

36. Le contenu de Tà aÀÀa, qu'on traduit de façon vague« these and many
other things » (Benjamin Jowett, The Works of Aristotle, vol. 10, Politica, etc.,
Oxford, 1921; cf. Olof Gigon, Aristote/es, Politik und Staat der Athener,
Zurich et Stuttgart, 1955), peut être précisé : ce sont à la fois les acquisitions
indispensables à la survie et les perfectionnements autres que l'organisation
politique.
37. Cf. Platon, Politique, 274b-d.
38. Ne saisissant pas le raisonnement, qui repose sur la théorie des catas-
trophes cycliques, on s'est vu contraint d'introduire, après v6µwv, àEt. (Jacob
Bemays, Theophrastos' Schrift über die Frommigkeit, Berlin, 1866; Franz
Susemihl, Aristotelis Politica, Leipzig, 1872; Otto Immisch, Aristotelis Poli-
tica, Leipzig, 1929; cf. Jowett : «from time immemorial »), ou bien TTpwToL
(Schneider).
39. William Lambert Newman (The Politics of Aristotle, Oxford, 1902,
vol. m [réimpr. 1960],, p. 388 sq.) résume l'argument de façon fort étrange:
on attendrait que les Egyptiens, qui sont la race la plus ancienne sur terre,
n'aient pas de lois ; or ils en ont ; les lois sont donc elles-mêmes fort anciennes.
Il ajoute : « on suppose évidemment [sic!] avec quelque naïveté que telle est
la race, quand elle se constitue pour la première fois, telle elle demeure ».
La naïveté de l'interprète est en effet grande; on ne voit guère quel parti
il tire de l'évolution progressive des civilisations dont Aristote parle dans
la phrase précédente et que Newman résume (p. 387 sq.) sans chercher le
moindre lien dans l'argumentation.
40. Bonitz également traduit les deux parfaits (TTapa8É8oTaLet KaTaÀEÀELµ-
µÉva) par un seul mot:« est transmis», ou, plus récemment, 1. Düring, Aris-
tote/es. Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg, 1966,
p. 218 : « [ ... ] est transmis sous une forme
.,.. mythique ». Tricot (reproduit par
Pierre Aubenque, Le Problème de l' Etre chez Aristote, Paris, 2e éd., 1966,
p. 72) traduit les deux termes:« Une tradition, venue de[ ... ] et transmise sous
forme de mythe » ; il ne les rapporte pas moins à une action unique.
41. Si l'on admettait un instant une simple redondance, l'analyse ferait
apparaître la difficulté: « Il a été transmis (TTapa8É8oTaL)sous une forme de
mythe des choses transmises (KaTaÀEÀELµµÉva)à la postérité» ( ?).
42. P. Aubenque, op. cit., p. 72.
43. Le groupe Èv µu0ou axilµaTL KaTaÀEÀELµµÉvaTOLSÜaTEpov forme le
sujet de TTapa8É8oTaL.
44. TTapci: « venu de » (= « qui remonte à »).
45. Le mythe se substitue à la tradition; voir, dans Platon, Ménéxène, 249a,
Lois, 918e; et surtout, pour le mythe même, Timée 22c (la légende de Phaé-
ton).
46. P. Aubenque, op. cit., p. 72 et n. 3.
47. Ibid., p. 73.
48. Ibid., p. 72.
49. Ibid., p. 73.
50. De même Tricot, Ross.

403
NOTES (L'interprétation du mythe)

51. Voir p. 395.


52. Aristote/es. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin,
1923, p. 378 : « un complément critique [ ... ] plus tardif». La contradiction
que je discute n'est pas la seule. Comment concilier la note (p. 378, n. 1) où
Jaeger déclare que le passage, auquel il est fait allusion dans le Ciel (1, 8, 277b
9 sq. ; mais il faut ajouter la discussion : I, 9, 277b 29 sq.) ne s'accorde qu'au
premier état de la Métaphysique, « qui ne connaissait encore aucun mouve-
ment des sphères», avec l'affirmation (p. 378) selon laquelle Aristote note-
rait dans ce même texte un argument réfutant implicitement la thèse d'une
pluralité de moteurs, qu'il expose par ailleurs dans XII, 8? Une objection,
répond Jaeger (p. 379), adressée par Aristote à sa propre théorie. Pour infirmer
sa seconde position? Ou pour répondre par avance à l'objection? Mais la
réponse ne s'y lit pas. Posant un état a et un état b, et trouvant dans un déve-
loppement attribué à b un morceau qui répond à la doctrine de a, Jaeger
cherche une solution en affirmant arbitrairement que le passage a été ajouté,
après la rédaction de b, pour retenir un argument, propre à a, qu'on pouvait
invoquer contre b; mais il oublie, victime de tant d'artifices, qu'il le classe, à
la même page, dans l'état a.
53. Le défaut du raisonnement est instructif. En un premier temps, on ne
trouve pas de référence précise; en un deuxième, on cherche à sortir de l'em-
barras en postulant qu'il faut la trouver dans les astres (« les corps divins mus
dans le ciel »); cf. supra, le commentaire de Ross; en un troisième temps
(Jaeger), on tient l'hypothèse pour acquise et l'on tire argument de l'éloigne-
ment dans le texte de la référence postulée pour détacher la partie intermé-
diaire.
54. Cf. L. S. J., s.v., Cm.
55. Cf. Protagoras, 316d.
56. « Tous les hommes se font une idée des dieux, et tous assignent au divin
le lieu le plus élevé, aussi bien les Barbares que les Grecs, pour peu qu'ils
croient à l'existence de dieux. C'est évidemment parce que l'immortel [divin]
est lié à l'immortel [dans l'univers]. C'est impossible autrement», Ciel, I, 3,
270b 6-9.
57. Il faut donner à phainomena le sens de sensu manifesta (cf. Bonitz,
Index, p. 808a 51 sq.): l'impression que produit le ciel, tel qu'il apparaît
aux hommes. Leo Eiders (Aristotle's Cosmology, Assen, 1965, p. 94), bien
qu'il ne puisse nier que le terme s'applique d'ordinaire aux perceptions senso-
rielles, conclut comme P. Moraux dans son édition du Ciel (= l'opinion
commune) ; c'est que l'on admet qu'Aristote recherche une confmnation dans
la « croyance populaire » plutôt que dans l'aspect que le ciel présente aux
hommes.
58. L'argument illustre la seconde partie de la proposition, comme le
montre la conclusion du paragraphe : si le divin existe, la perception du phé-
nomène et l'assimilation qu'elle inspire apportent une confirmation aux résul-
tats du discours théorique (b 10 sq.). Dans la suite (b 11-16), Aristote s'appuie
directement sur la perception des hommes, perception qui en vérité consiste

404
NOTES (L'interprétation du mythe)

dans la foi qu'on accorde aux témoignages des autres (b 12 sq.). Après avoir
tiré argument des raisons qui ont poussé les hommes à élever les dieux dans le
ciel, il se rapporte ainsi à la perception du ciel conservée dans la mémoire de
l'humanité (b 14), qui nous apprend qu'il a toujours été décrit tel qu'il nous
apparaît aujourd'hui. Le nom de l'éther (cf. supra, p. 144 sq.) fournit le troi-
sième argument.
59. J. Bernays, Die Dialoge des Aristote/es in ihrem Verhiiltnis zu seinen
übrigen Werken, Berlin, 1863, p. 4 7 sq. et 93-115 ; Valentin Rose, Aristote/es
pseudepigraphus, Leipzig, 1863 (réimpr. Hildesheim et New York, 1971),
p. 27-34.
60. Les fragments 1 à 7 et 9 Walzer (Aristotelis Dialogorum Fragmenta,
Florence, 1934) et Ross (Aristotelis Fragmenta Selecta, OCT, Oxford, 1955).
Voir aussi, du dernier, The Works of Aristotle, vol. XII, Selected Fragments,
Oxford, 1952 (pour la correspondance avec la numérotation de Gigon, voir
plus bas, à la mention des différents fragments).
61. 3a (= 28 Gigon), 6a (= 23 Gigon) et 7a (= 26 Gigon).
62. Commentaire sur l' « Isagogé » de Nicomaque de Gérasa, l, 1 = 8 Ross
= 463 Gigon (le fragment manque dans Walzer, parce que Jaeger ne l'avait
pas retenu). On trouve un résumé très similaire, qui semble se référer au
même texte que Philopon, dans Asclépius, Commentaire de la Métaphysique,
p. 3, 27 sq. et p. 10, 28 à 11, 36 Hayduck; voir A.-J. Festugière, La Révélation
d'Hermès Trismégiste, II, Le Dieu cosmique, Paris, 1949, p. 587-591.
63. De communi mathematicarum scientia, 26, p. 83, 6-22 Pesta= Protrep-
tique, fr. 8 Ross et Walzer (= 74, 1 Gigon). ..
64. Cf. Paul Wilpert, Die aristotelische Schrift Uber die Philosophie, dans
Autour d'Aristote, Louvain, 1955, p. 99-116; A.-J. Festugière, op. cit.,
p. 222 sq.; Enrico Berti, La Filosofia del primo Aristotele, Padoue, 1962,
p. 324-334. Philopon, pour les cinq degrés de la sagesse, se réfère expressé-
ment aux dix livres de l'ouvrage du même titre (TTEpl. <pLÀoao<p(as-) du péripa-
téticien Aristoclès de Messine (maître d'Alexandre d 'Aphrodise ), qu'il faut
donc considérer comme l'intermédiaire; comme Philopon nomme les dix
livres, on peut se demander si l'évolution qu'il retrace ne répond pas au plan
de l'ensemble de cette « histoire de la philosophie ».
65. Et à Asclépius.
66. Fr. 8 Ross (op. cit., p. 76, 15 sq.; Timée, 22d).
67. Ibid., p. 77, 3; cf. supra, p. 403, n. 36.
68. Ibid., p. 77, 6.
69. Cf. Platon, Politique, 274c-d.
70. Ross, op. cit., p. 76, 9.
71. Cf. àaTELOV, ibid. p. 77, 3; d'autre part, le terme caractéristique de
rrpoLÉvaL(cf. p. 77, 3 et 77, 11 sq.) distingue le deuxième stade du premier, la
liberté de la nécessité, et il marque la coupure décisive des débuts de la philo-
sophie au quatrième stade, alors que le passage du deuxième au troisième
stade n'implique aucun écoulement du temps (cf. p. 77, 7), tout comme la
contemplation des essences immuables se rattache étroitement à celle, non

405
NOTES (L'interprétation du mythe)

moins philosophique, des corps en devenir (voir le parallélisme entre les


lignes 11 et 14 ).
72. L'activité «philosophique» (cpLÀocrocpEt.v) s'applique d'abord aux
besoins de la subsistance (Tà TTEpt. T17VTpOq>"flV Kat. To (~v, ibid., p. 37, 3 sq.
= Tà àvayKat.a, p. 38, 2), ensuite aux beaux-arts (ibid.), et enfin aux arts pro-
prement philosophiques: géométrie, dialectique, etc. (p. 38, 4 sq.).
73. Wilpert (foc. cit.), s'appuyant sur le titre du dialogue, prend les cinq arts
pour autant de définitions de la philosophie. Cette détermination par l' « objet
matériel » caractériserait la position du disciple de Platon par opposition à
celle,« plus récente», du penseur de la Métaphysique, qui définit la philoso-
phie par son « objet formel ». Tout en récusant cette distinction excessivement
subtile, Berti (op. cit., p. 328) se rallie à la thèse de Wilpert et voit dans le
résumé de Philopon une définition de la philosophie donnée dans le proème
de l'ouvrage (p. 329); mais on voit mal pourquoi cette hypothèse devrait
exclure l'intention historique que soutient Jaeger (p. 333 sq.). Comme souvent,
la discussion oppose deux aspects particularisés avec d'autant plus de fermeté
qu'on se dispense ainsi de repenser l'ensemble du problème.
74. Cf. Jamblique,
.,, p. 37, 3 .
75. Synésius, Eloge de la calvitie, chap. 22 = fr. 8 Ross et Walzer (463
Gigon).
76. ÈyKaTaÀELµµaTa rv ÀEL{j;ava; TTEpLcrw0ÉvTa
rv TTEpLcrwcr0aL.
77. Sur ce point, on peut en effet relier les maigres fragments isolés à l'his-
toire rapportée dans Philopon.
78. Voir dans la liste de ses œuvres (Diogène Laërce, V, 26) : TTapoLµLaL.
79. Cf. E. Berti, op. cit., p. 333, et les réserves exprimées p. 334. Quant à
Festugière, il écrit à deux pages d'intervalle : « [ ... ] en un temps où Aristote est
encore tout nourri de platonisme» ., (p. 224, n. 3) et:« il ne craint pas de s'éman-
ciper des enseignements de l'Ecole platonicienne. C'est qu'il tient à cette heure
son propre système». La gratuité fluctuante de ces affirmations prive les
conclusions de l'auteur de la portée scientifique qui devrait leur revenir.
80. Op. cit., p. 222.
81. En vérité, si l'on excepte le fr. 9 Ross et Walzer (= 952 Gigon), dont
l'attribution reste incertaine, il ne trouve rien, si ce n'est pour le troisième
stade de la sagesse politique où il classe sans distinction les Sept Sages, les
Mages et Orphée.
82. Diogène Laërce, I, 8 = fr. 6a Ross et Walzer (= 23 Gigon).
83. Pline, Histoire naturelle, XXX, 3 = fr. 6b Ross et Walzer (= 664
Gigon); cf. infra, p. 153.
84. Cf. fr. 8 Ross, op. cit., p. 76, 19 sq.
85. Il faudrait, aux six mille ans, ajouter les longs siècles où les hommes
manquaient de presque tout.
86. Op. cit., p. 330.
87. Par ailleurs, Berti (ibid.) écrit : « On voit que le fragment 6 dans son
entier est une exemplification historique adéquate de la définition de la sophia
énoncée déjà au fragment 8. » De quelle sagesse?

406
NOTES (L'interprétation du mythe)

88. Aristote/es, op. cit., p. 131 et 138 sq.


89. « C'est un exemple de la doctrine de la répétition infinie de toutes les
intuitions philosophiques», ibid., p. 132. L'affirmation repose sur le fr. 1 Ross
et Walzer (= 709 Gigon), qui apprend que le« connais-toi toi-même», le plus
divin des préceptes pythiques, a fourni l'origine des recherches et de l'aporie
socratiques, et sur le fr. 2 Ross et Walzer (= 861 Gigon), selon lequel Socrate
se serait rendu à Delphes.
90. Ibid., p. 136.
91. Ibid., p. 131. Jaeger ne s'embarrasse ni du schéma présenté par Philo-
pon, qu'il considère comme stoïcien (p. 139, n. 1), ni du raccourci de Jam-
blique, qu'il classe parmi les fragments du Protreptique (p. 72 sq. ).
92. Ibid. Plus loin, il y voit des documents utiles à l'étude des débuts de la
réflexion morale.
93. « La mauvaise âme du monde dans les Lois est un tribut à Zoroastre »,
ibid., p. 134. Que Platon lui rend en pleine conscience? Mais, en même
temps, la comparaison des deux systèmes est fondée sur la conception d'une
« nécessité naturelle » (p. 135).
94. Jaeger (ibid., p. 136) combine les renseignements que donne Plutarque,
De lside et Osiride, 369b-370c (cf. Théopompe, fr. 65 Jacoby), avec Pline
(fr. 6), Diogène Laërce, I, 8, et Métaphysique, XIV, 4, 1901b 8, de manière à
situer Platon dans une tradition dualiste fondant la suprématie du Bien sur la
défaite du Mal ; il se sert du calcul chiliastique iranien dont Plutarque nous
instruit, pour tirer de Pline le témoignage d'une spéculation qui, dans l'an-
cienne Académie, reconnaissait Platon dans Zoroastre « six mille ans avant la
mort de Platon ». Mais il se trompe entièrement sur les données que fournit
Théopompe dans le De lside (370c): à trois mille ans de règne du dieu de la
lumière (a) succèdent trois mille ans de règne du dieu des ténèbres (b); pen-
dant trois mille ans de lutte (c), le Bien s'impose à nouveau et les hommes
retrouvent la félicité sans ombre (a). Le temps pendant lequel la divinité se
repose « comme un homme fatigué » sera « infime ». Le cycle dure donc neuf
mille ans. Jaeger, sur la foi de je ne sais quel texte, prolonge le repos du dieu
victorieux de trois mille ans et construit ainsi une période de douze mille ans,
qui lui permet, grâce aux six mille ans de Pline, de situer Zoroastre au début,
et Platon au zénith (p. 136). Joseph Bidez (Eos ou Platon et l'Orient,
Bruxelles, 1945, p. 35 sq.), A.-J. Festugière («Platon et l'Orient», Revue de
philologie 73 [1947], p. 12) et beaucoup d'autres ont aveuglément suivi l'au-
torité du grand humaniste. Jula Kerschensteiner (Platon und der Orient, Stutt-
gart, 1945, p. 209) n'a pu s'opposer à lui qu'en minimisant la signification
des chiffres. W. Spoerri (« Encore Platon et l'Orient », Revue de philologie 83
[1957], p. 209-233; voir p. 215-218), enfin, réussit à nier le problème en sépa-
rant le témoignage de Pline de celui de Diogène; il l'attribue, en accumulant
les signes extérieurs de l'érudition, à un ouvrage sur les Mages d 'Antisthène
de Rhodes, défavorable à Platon ; or, Pline nomme ses sources : Eudoxe, Aris-
tote (six mille ans avant Platon) et Hermippe (cinq mille ans avant Troie), qui
sont également celles de Diogène et, sans doute, de Plutarque (369d). Toute la

407
NOTES (L'interprétation du mythe)

construction repose sur une notice de la Souda (fr. 33 Rose) qui fait mention
d'un Magikos du socratique Antisthène en ajoutant que certains l'attribuent à
Aristote, d'autres à « un Rhodien » (Antisthène?). Le témoignage de Pline
ainsi éliminé au profit d'une polémique insignifiante, Spoerri ne retient que le
renseignement d'Eudoxe, basé sur la spéculation purement iranienne, selon
lequel six mille ans se seraient écoulés depuis l'apparition de Zoroastre. En
vérité, il ne fait pas de doute qu'aucun des nombres avancés par les auteurs
grecs ne peut être compris en dehors de la spéculation propre à la philosophie
grecque. Konrad Gaiser (Platons ungeschriebene Lehre [1963], 2e éd. Stutt-
gart, 1968, p. 265 et p. 406, n. 244 ), qui ne se prononce pas sur le fond (« neuf
mille ou douze mille ans » ), diminue la valeur de ses propres affirmations en
accueillant l'hypothèse d'une influence iranienne « sur la pensée platoni-
cienne de l'histoire ».
95. Le flou de la pensée découle, chez Jaeger, d'une option. Il n'établit
aucune différence entre philosophie et religion, alors que le phénomène
moderne de «religion» n'aurait, par lui-même, strictement aucune portée
philosophique pour Aristote dans la perspective historique qu'adopte Jaeger.
S'il s'agit de la théologie «théorétique», qui se confond avec la« philoso-
phie première », elle ne peut être trouvée que dans le système d'Aristote ou
dans sa préfiguration parfaite dans un autre âge cosmique; s'il s'agit de
croyances « mythiques », elles n'ont d'intérêt qu'en tant qu'on parvient à y
mesurer les déformations d'un héritage métaphysique. Or, Jaeger cherche au
contraire, avant Festugière (Hermès, op. cit., p. 227 : « Ce qu'Aristote doit au
Timée, c'est une explication en quelque sorte religieuse de l'Univers»), à
effacer toute frontière. Alors que, selon lui, Aristote se proposait, dans le dia-
logue, de retracer« l'évolution historique de la philosophie», il réduit en fait
toutes les apparitions antérieures à des phénomènes religieux (« l'ancienne
religion apollinienne», Aristote/es, op. cit., p. 130; « la religion orphique»,
p. 133 ; « la religion iranienne », p. 136). Aristote avait noté que les vers
orphiques n'étaient pas d'Orphée (Philopon, commentaire de Sur l'âme,
p. 186, 24 sq. Hayduck, commentant l'expression « ce qu'on dit dans les
poèmes que l'on appelle orphiques», 410b 27 = fr. 7a Ross et Walzer
= 26 Gigon) et reconnu peut-être (voir cependant <f>aolv)dans Onomakritos
le versificateur des opinions (dogmata) anciennes; Jaeger: « il souligne l 'ori-
gine tardive de la codification littéraire dans le seul but de pouvoir faire resur-
gir un prophète authentique des premiers temps de la Grèce à la place d'un
versificateur faiseur d'oracles del 'époque des Pisistratides » (p. 133). La mys-
tification est si évidente qu'on ne peut que s'interroger sur l'idéologie qui la
motive.
96. Cela n'a pas empêché les savants de la retenir, cf. E. Berti, op. cit.,
p. 333. Berti lui-même exprime des réserves, mais sans réexaminer les don-
nées du problème.
97. L' <<évolution» (Entwicklung) d'abord, idée assez vague d'une progres-
sion continue qui est de toute évidence en contradiction avec l'affirmation
d'Aristote d'un retour du même. D'où l'ambiguïté qui caractérise l'exposé des

408
NOTES (L'interprétation du mythe)

retours périodiques : acceptant 1'énoncé dans la lettre (voir Aristote/es, op.


cit., p. 415 sq.), mais non dans le fond, Jaeger réduit l'identité à une simple
similitude (cf. p. 135 : « une relation intime entre Zoroastre et Platon, deux
figures historiques semblables ») pour ne pas se départir du plan horizontal
sur lequel il situe les événements. En deuxième lieu, le parti presque métho-
dique de confondre la philosophie et les autres manifestations qu'Aristote
dissocie avec force (cf. supra, p. 408, n. 95). La propension, enfin, à mêler à la
description des motivations psychologiques douteuses qui s'expliquent par le
souci de légitimer l'entreprise en rendant la matière plus actuelle, mais qui
ont pour effet de faire transparaître, dans le style, les sentiments les plus équi-
voques de l'auteur et de son époque (voir par ex. p. 136 : « L'enthousiasme
pour Zoroastre, dans l'Académie, était un moment d'ivresse [ ... ] ; il accrois-
sait dans l'école l'orgueil de sa mission historique : le prophète de l'Orient
avait révélé la doctrine de Platon à l'humanité orientale. »
98. « [Elle] n'est sûrement pas sortie de l'imagination de Platon» (ibid.,
p. 139). On fonde a. la théorie sur l'interprétation des mythes traditionnels,
puis on s'appuie b. sur l'attitude critique formulée par Platon à l'égard de
l'allégorie rationaliste (Phèdre, 229c-230a) que l'on a posée dans a, en ajou-
tant, pour complément, c. la raison psychologique des limites imposées par le
tempérament.
99. « [ ... ]elle porte la signature de la science ionienne» (ibid.).
100. « Dans les Lois aussi cette méthode d'interprétation des mythes est
appliquée à l'histoire des civilisations les plus anciennes» (ibid.).
101. « [La conjecture d'une destruction périodique de la tradition] était
simplement l'application de l'enseignement platonicien sur les catastrophes à
l'histoire de la philosophie» (ibid., p. 138 sq.).
102. Ibid., p. 139.
103. Ibid., p. 138.
104. Ibid., p. 139.
105. Revenant sur le texte de Métaphysique, XII, 8, dans The Theology (op.
cit., supra, n. 4), p. 5 sq., il affirme qu'Aristote découvre dans les anciennes
représentations religieuses le pressentiment de la vérité que la religion aurait
déformée par le mythe des dieux anthropomorphiques (plutôt transformée;
là encore Jaeger reste, et pour cause, très vague), ajoutant à l'ambiguïté sur la
nature de l'origine une contradiction pure, puisqu'il oppose la religion des
«théologiens», qui sont pour lui les précurseurs de la philosophie (et de la
« vraie » théologie), à une autre religion plus ancienne, et plus philosophique,
que les « théologiens » auraient au contraire altérée.
106. Dans Stobée, III, 21, 26 = fr. 3a Ross et Walzer (= 28 Gigon).
107. Clément, Stromates, I, 14, p. 38, 17 (dans le même fr. 3), nomme Cha-
méléon pour Thalès. On voit, d'après Aristote, que la tradition remonte très
haut. (Les Stromates nous ont été transmis dans l'œuvre de Plutarque.)
108. Bien que Pausanias, X, 5, 10 sq. (cf. infra) distingue le « sanctuaire
ailé » du temple de bronze, il ne me semble pas que l'on puisse le faire dans le
fragment, à cause de TE Kat (cf. W.D. Ross, The Works of Aristotle, op. cit.,

409
NOTES (L'interprétation du mythe)

XII, p. 79 : « après le temple de plumes et celui de bronze » ; de même


E. Berti, op. cit., p. 331 ).
109. Cf. Hymne homérique à Apollon, v. 294-299; voir v. 299.
110. Pour Pausanias, X, 5, 9-13, le premier des temples mythiques était fait
de branches de laurier de la vallée de Tempé, le second était le Pterinos dont
le nom n'était plus compris (il propose trois explications : de plumes, construit
par Ptéras, de fougères, cf. G. Radke, RE, XXIII, 2, 1959, s.v. « Pteras » ), le
troisième était en bronze, et le quatrième enfin en pierre, celui de Trophonios
et d' Agamédès. Pour Aristote, semble-t-il, il n'y a qu'un seul temple antérieur
à ce dernier; toujours est-il que le deuxième et le troisième de Pausanias n'en
forment pour lui qu'un seul.
111. Ne se préoccupant pas de montrer l'origine apollinienne (la maxime,
dans sa perspective, aurait au contraire été mise au service du culte), Aristote
s'oppose également à la tradition qui prête l'invention directement ou indi-
rectement au dieu (« Phémonoé [ ... ],par qui le dieu de Pythô passe pour avoir
la première fois transmis ses bienfaits aux hommes ») ou à Phanothéa, ou à
l'oracle rendu à Chilon ; cf. Porphyre, Loc. cit., et, pour la dernière révélation,
Cléarque, fr. 69 Wehrli. La version de Clément (nis TTv0(as)ne rend donc pas
correctement l'intention d'Aristote. Elle ne semble solide que dans la mesure
où l'attribution à Chilon et Thalès est combattue. Jaeger (Aristote/es, op. cit.,
p. 132) a donc tort de fondre les deux textes en un seul témoignage.
112. Fr. 1 Ross et Walzer (= 709 Gigon); cf. Platon, Apologie 21a-c, et
Phèdre, 230a.
113. Voir Platon, Apologie 21a-c; Phèdre, 230a.
114. Comme le Èyyua, TTapà 8 'ciTa («dommage est près de caution»).
Dans l'école d'Aristote, on pense que l'auteur est Chilon. Cf. fr. 4 Ross et
Walzer (= 29 Gigon).
115. Cf. Timée, 21d, 23a.
116. Cf. W. Jaeger, Aristote/es, op. cit., p. 130.
117. Cf. Timée, 22d. Le Nil a,,protégé les habitants des effets du cataclysme
et de l'embrasement, sinon les Egyptiens ne pourraient pas avoir gardé le sou-
venir de l'ancienne Athènes.
118. Histoire naturelle, XXX, 2, 3 = fr. 6b Ross et Walzer (= 664 Gigon).
119. Cf. infra.
120. Cf. Timée, 23d-e: Athéna a fondé Athènes, avec la semence de Terre
et d'Héphaïstos, mille ans avant Saïs, pour laquelle les archives des sanc-
tuaires attestent l'âge de huit mille ans; Critias, 108e: neuf mille ans,« en
chiffres ronds» (To KEq>a.ÀaLov) depuis la guerre que les rois de l'Atlantide
frrent à l'ancienne Athènes ; cf. 111a.
121. Voir les conclusions de Gaiser, op. cit., p. 270 sq. (« Le temps de
l'existence historique [dure] pour le peuple athénien chaque fois trois mille
ans») et 408 sq., n. 250 (le témoignage du Phèdre, 248e-249b).
122. C'est ce que propose Gaiser, ibid., p. 263 sq.
123. Trois, en comptant Deucalion, et non quatre, comme le veut Rivaud
(CUF), ad loc. Un peu plus haut (Ilia) il est question d'une multitude de cata-

410
NOTES (L'interprétation du mythe)

clysmes, mais, s'agissant de justifier par une érosion gigantesque l'aspect


squelettique de l 'Athènes actuelle, Platon englobe d'autres déluges que ceux
qui séparent les ères.
124. Op. cit., p. 264.
125. Gaiser, et pour cause, ne tente pas la moindre justification ; il admet
l'hypothèse parce qu'elle lui permet de réunir les données en un système
(ibid., p. 264).
126. Cf. 109b. Voir aussi 121a, sur l'Atlantide.
127. Critias, 121 a. Voir, dans le Politique, la décadence propre à l'âge « de
Zeus », 273b.
128. K. Gaiser (op. cit., p. 265 sq.) situe la fondation de Saïs au moment de
la catastrophe qui a mis fin au premier « temps historique » ; il accentue, en
conséquence, l'autonomie des évolutions nationales ; mais toute la construc-
tion tire son sens des relations transversales et contemporaines. Saïs a été libé-
rée de l'esclavage par l'armée athénienne (Timée, 25c) au cours de la guerre
qui précéda la catastrophe !
129. Timée, 23a.
130. Et que corroborent, outre le Phèdre (supra, p. 410, n. 121), les chiffres
d'Aristote (pour Zoroastre) et de Théopompe (pour les périodes cosmiques de
l'Iran, dont le calcul doit remonter aux spéculations de l'Académie), cf. suprc,
p. 155.
131. Diogène Laërce I, 8 = fr. 6 Ross et Walzer (= 23 Gigon). Cf. supra,
p. 153.
132. Métaphysique, I, 3, 983b 20 sq.
133. La Philosophie à l'époque tragique des Grecs, trad. J.-L. Backès
et M.-B. de Launay, in Œuvres philosophiques complètes, textes et variantes
établis par Giorgio Colli et Massimo Montinari, Paris, 1975, t. I, 2, p. 220 sq.
134. lbid., p. 224.
135. Aristote, Sur l'âme, I, 5, 411a 7 sq. (11 A 22 D.-K.).
136. A la différence de la métaphore poétique, qui peut se muer en toute
chose, et où le mouvement de la transposition est plus important que la déter-
mination du sens, la philosophie renvoie à un contenu définitif, qui ne peut
pas lui-même être utilisé comme une métaphore pour autre chose. Seul le phi-
losophe est donc capable de lire la métaphore comme telle.
137. Comme le mythe est inséparable d'une perception polythéiste du
monde, il est tentant d'opposer sa souplesse inventive à la rigidité de l 'ortho-
doxie monothéiste. Mais le dogmatisme théologique tient son système
démonstratif de la métaphysique.
138. Trad. J. Tricot, éd. de la Métaphysique, Paris, 1974, revue.
139. croq>ta,982a 2, est défmie comme TTEptTLvas àpxas; le deuxième pas
consiste à se demander de quelle sorte sont les àpxat et les al TLaL dont la
connaissance (ÈTTLOTllµll) apporte la croq>ia.La réponse se trouve en 982b 8 sq.:
ÔEL yàp alITTlvTWVTTPWTWV àpxwvKat.al TLWVE1Val0EWPllTU<llV.
140. Comme le font Bonitz, Ross (op. cit., n. 11), et Tricot à sa suite (op.
cit., n. 12).

411
NOTES (L'interprétation du mythe)

141. Il faut sans doute préférer la leçon àrr6pwv (manuscrit E et Ascl.), rete-
nue par Bekker, à àT6rrwv (manuscrits Ab et AlP), qu'adoptent Ross et Jaeger
(Aristotelis Metaphysica, recognovit W. Jaeger, Oxford, 1957). Elle établirait
une relation plus étroite entre les deux étapes: a. Tà rrp6XELpaTwv àrr6pwv0au-
µcicravTES(Tà rrp6XELpafixe une limite dans le domaine total des drropa) et
b. TTEpL Twv µEL(6vwv (scil. àrr6pwv) 8Larrop17cravTES. Sur la démarche métho-
dique qu'exprime le préverbe 8La-, on peut consulter les remarques de
P. Aubenque, op. cit. (supra, n. 40), p. 221. Elle conduit à l'extension du champ
d'investigation grâce aux liens qu'elle établit entre les faits. La conclusion
reprend les deux aspects : 6 8 'àrropwv Kal. 0auµci(wv (b 17 sq.), l'aspect réflexif
(ou méthodique) (exprimé dans b) et l'impulsion première (exprimée dans a).
142. Inutile d'appuyer ce commentaire, comme le fait Ross, sur des témoi-
gnages de Thalès ou d' Anaximène, puisque ces exemples doivent précisément
illustrer un stade antérieur à la pensée des phusikoi.
143. Comme les phusikoi s'intéressent d'emblée, dès Thalès, au tout, les
deux autres domaines, les mirabilia proches (Tà rrp6XELpa) et l'astronomie,
sont considérés comme antérieurs; l'hypothèse universelle, permettant de trai-
ter dans un système cohérent tous les problèmes, succède à l'investigation
partielle.
144. C'est clairement une parenthèse, la consécutive: wcrT'E'trrEp8Là TO
q>EU')'ELV T17V (b 19 sq.) se rattachant à àyvoéiv (b 18).
c'iyvoLavÈ<pLÀocr6<t>T1crav
145. Voici quel serait, d'après Ross, le raisonnement: le mythe est com-
posé de faits qui étonnent ; quand on s'étonne, on pense qu'on est ignorant;
être ignorant, c'est désirer savoir; aimer les mythe~, c'est donc aimer la
science. L'on charge ainsi la parenthèse du contenu même de la phrase qui
l'entoure et qui s'applique à toute l'histoire de l'humanité.
146. Fr. 618 Rose dans l'édition de l'Académie de Berlin, 1870,
1582b 10 sq.; fr. 668 dans l'éd. Teubner, 1886 (= 11, 1 Gigon).
147. Trois exemples dans !'Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b 9 (T4>(wvTL
~(ov µovwT17v); I, 9, 1099b 4; IX, 9, 1170a 5 sq. (µOVWTIJµÈv oùv xaÀETToS o
~(os· où yàp pq.8LOVKa0' aÙTàv ÈVEp')'EÎVUUVEXWS,
µE0' ÉTÉpwv8È KULrrpos
CÏÀÀousp~ov ).
148. Voir ci-dessus le troisième des passages cités.
149. L. S. J., en revanche, retiennent pour le fragment le sens de « talka-
tive » (disert), qui s'explique moins bien, mais donnent, pour la Métaphysique,
«fond of legends » :,,amateur de récits mythologiques.
150. Voirdansl'EthiqueàNicomaque,X, 13, 1117b33sq.
151. Aristote/es, op. cit., p. 342. Jaeger ajoute, toujours sur la foi de cette
phrase: « La personnalité austère et renfermée [ ... ] perce ici, dévoilant son
secret», et dans une note (p. 342, n. 1) il croit pouvoir en tirer que le philo-
sophe revient au mythe,« retrouvant le plaisir d'une expression à demi voilée,
plus intuitive que clairement logique ».
152. Si l'on veut en tirer un renseignement sur l'homme, il nous apprend
(ce qu'on imaginait) qu'il mène une existence retirée, qu'il lit et qu'il écoute
avec d'autant plus de plaisir les histoires.

412
NOTES (L'interprétation du mythe)

153. Il me paraît beaucoup plus naturel de substantiver <PLÀ6ao<J>os-,qui l'est


constamment, alors que <PLÀoµu0o~ ne l'est jamais, du moins au masculin.
<<L'amateur de mythes» (der Freund der Sagen) me paraît être une projection
moderne. Mais à supposer même que l'on adopte la leçon du Laurentianus, il
faudrait encore donner à philomuthos le sens que nous avons établi.
154. Aristote/es, op. cit., p. 342 n. 1.
155. « La poésie est plus philosophique et plus exigeante que l'histoire
[historique]», Poétique, 9, 1451 b 5 sq. C'est principalement dans l'art de
composer des <<histoires » que le poète est au faîte de son art; voir aussi
Platon, Phédon, 61b.
156. Les « merveilles » du conte stimulent la pensée philosophique au
même titre que les objets qui ont d'abord frappé les hommes. C'est là le sens
de la parenthèse, le joint qui la relie au contexte.
157. Voir ma contribution au colloque sur l'animal dans l'Antiquité orga-
nisé par Barbara Cassin (18-22 octobre 1994): « L'homme entre son sem-
blable et le monstre » (sous presse).
158. Voir la préface à la deuxième édition (1995) de Jean Bollack et Heinz
Wismann, Héraclite ou la Séparation, p. 1-v111.
159. Cf. République, 614a.
160. L'eschatologie traditionnelle situe le séjour des élus dans des confins
intramondains ; comme, chez Platon, leur bonheur est purement intelligible, le
monde est décrit pour situer un dehors qui en diffère.
161. X, 1-76.
162. X, 25.
163. X, 27 et 34-37.
164. Un bel exemple mythique de la dialectique du dedans et du dehors,
des maux et du bien, se trouve dans l'histoire de Pandore, Travaux, 90 sq.
165. Il a six filles et six garçons, unis entre eux (X, 5 sq.).
166. Ulysse établit un lien entre ses compagnons, instables et cupides, et
les Phéaciens, lorsque, une fois réveillé, il exprime sa crainte que ces derniers
aient pu le tromper et qu'ils aient emporté une partie de ses trésors, l 'aban-
donnant sur une île déserte (v. 200-216).
167. XIII, 360-586; Protée, le polymorphe et l'insaisissable, se substitue
aux menaces du vent et de la mer qu'affronte Ulysse et, incarnant l'eau
mobile, figure l'incertitude du temps mortel.
168. XI, 121-137; XXIII, 265-284.
169. VI, 130-140.
170. Lycurgue, selon la version racontée dans Sophocle (Antigone, 955-
965), est roi des Édoniens de Thrace.
171. Iliade, VI, 136. La remarque de Walter Leaf ad /oc. (The /liad, 2e éd.,
Londres, 1900) ne manque pas de surprendre: « Thétis ici ne signifie rien»,
cf. P. Von der Mühll, Kritisches Hypomnema zur /lias, Bâle, 1952, p. 113;
dans l'esprit des deux philologues, la présence de Thétis s'explique par l 'em-
prunt fait par un poète médiocre au chant XVIII : « comme il arrive dans le
cas de B, le récit n'est pas bon» (Héphaïstos accueilli par Thétis, v. 398); cet

413
NOTES (L'interprétation du mythe)

épisode revient, pour Von der Mühll, également à B, d'où l'expédient:« l'em•
prunt est en tout cas plus à sa place dans l'histoire d'Héphaïstos ». Cette struc-
turation mécanique ne peut que méconnaître la nature du refuge : la mer
accueillante s'accorde aux éléments, féminins et aquatiques, qui, dans l 'his-
toire, définissent la divinité pourchassée.
172. 8ELv6µEvaL ~ouTTÀ~yL,v. 135. On se demande (cf. Leaf ad Loc.) s'il
convient de donner au « hapax » le sens d '« aiguillon » ou de « hache » (ainsi
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. « ~oùs»); les deux acceptions
se trouvent postérieurement dans les textes. Mais la hache me paraît trop
meurtrière dans cette scène où les femmes, effarouchées, laissent toutes
ensemble tomber les objets à terre; on les voit mieux chassées avec un bâton
(cf. crEÙE,v. 133). Si Lycurgue porte l'épithète de« meurtrier» (àv8pocp6vos,
v. 134 ), et si la frayeur du dieu est terrible « sous les cris menaçants de
l'homme» (àv8pàs oµoKÀ.lJ,v. 137), ces deux expressions ont pour but d'op-
poser à l'abandon du Nyseïon la fermeté d'un univers viril et guerrier.
173. On trouve (voir P. Von der Mühll, op. cit., p. 113, après d'autres) que
l'exemplum est privé de sa pointe, puisque Lycurgue n'attaque pas le dieu,
mais les nourrices, alors que Diomède veut éviter de s'en prendre à une divi-
nité. C'est confondre le prétexte immédiat avec la signification et les réso-
nances de l'histoire. D'abord, Lycurgue, à travers les femmes, pourchasse le
dieu ; mais la « pointe » ne tient-elle pas dans le fait qu'en combattant le dieu
il fait la guerre à la féminité triomphante ? Ainsi, le viril Diomède se trouve
devant un héros qui par son nom et son armure (l'or en face du bronze meur-
trier), et par la douceur de son caractère, n'est pas sans affmité avec le monde
combattu par Lycurgue.
174. V, 330-351.
175. V, 1-8, 121-132, 793-863.
176. V, 131 sq., 405, 421-425.
177. Cf. V, 817 sq. En vérité, il dit que ce n'est pas la peur qui l'empêche
de s'en prendre à Arès, mais l'ordre de la déesse qui, le dotant de la faculté de
distinguer les dieux des hommes (V, 128), lui a recommandé d'éviter les dieux
à l'exception de la seule Aphrodite (v. 129-132, 818-821). Diomède ne blesse
donc qu'Aphrodite ; si, au cours de son aristie, il poursuit également Apollon
(v. 433 sq.) et frappe Arès (v. 845-863), il faut bien voir que, dans le premier
cas, sa tentative reste vaine, puisque le dieu sait se défendre, et que, dans le
second, la déesse conduit son arme, transgressant l'ordre qu'elle a elle-même
donné pour combattre en personne son frère. Une fois il voudrait, mais n'exé-
cute pas ; l'autre fois, il exécute, mais sans l'avoir décidé. Par ailleurs, dans
tout le chant V, Diomède est un héros divinisé; il est doué d'une vue dont les
hommes d'ordinaire sont privés, il brille comme un astre (v. 4 sq.). Pandare,
tout en reconnaissant Diomède, se demande s'il n'a pas une divinité devant lui
(v. 183); si donc, à son tour, Diomède, en rencontrant Glaucos, redoute
d'avoir affaire à un dieu et s'il évoque un exemple qui a mal tourné pour l'ad-
versaire humain (l'histoire formant le contrepoint des trois récits de dieux
malmenés par lesquels Dioné console Aphrodite, VI, 385 sq., 392 sq.,

414
NOTES (L'interprétation du mythe)

395 sq.), Homère nous indique qu'il ne se trouve plus dans l'état de grâce et
d'élection qui lui était accordé au chant précédent.
178. VI, 150-211.
179. Aux vers 55-61.
180. Voir l'annonce du thème au vers 17, illustré par trois exemples : le
dithyrambe dionysiaque, le harnais des chevaux, les deux ailes du fronton des
temples (v. 18-22).
181. Nommant Sisyphe (v. 52), il fait de Bellérophon le père de Glaucos
(v. 60 sq.); il ne tient donc pas compte d 'Hippoloque, qui, dans l' lliade, est
l'un des fils de Bellérophon et le père de Glaucos, et ne mentionne pas le
premier Glaucos, fils de Sisyphe.
182. Amazones, Chimère, Solymes. Cf. v. 87-90. L'éther (ai0Épos- l};vxpwv
àrrà KOÀTTwv Èp17µou),universel, laisse à la cité d'où il s'est envolé ses hauts
faits.
183. VI, 157 -15 9.
184. VI, 156: Ka.À.Àos- TE Kal rivopÉT}VÈpaTELV17V.
185. VI, 160-165.
186. VI, 178-186.
187. VI, 187-190.
188. Il reconnaissait que c'était le fils d'un dieu, VI, 191.
189. VI, 191-1 9 5.
190. Cf. v. 200, et infra, n. 194.
191. Olympiques, XIII, 91 ; cf. Isthmiques, VII, 44 sq. (infra, p. 417, n. 206).
192. Des trois enfants, !sandre est tué par Arès, alors qu'il combattait les
Solymes (toujours), Laodamie, l'aimée de Zeus, par Artémis (v. 203-205).
Hippoloque seul, le père de Glaucos, semble avoir été épargné.
193. Le récit de la fin de Bellérophon reste énigmatique. Le mystère tient
sans doute en partie à notre ignorance de faits mythiques, qui rend l'allusion
plus opaque, mais il faut se garder de desceller le texte sans reconnaître l 'her-
métisme originel, et intentionnel. C'est donc manquer le but et l'exégèse que
de ramener les «obscurités» à l'adaptation maladroite d'une épopée plus
ancienne (les Korinthiaka d'Eumélos, cf. P. Von der Mühll, op. cit., p. 116 sq.,
« un extrait d'une poésie plus érudite » ; à supposer même que le « modèle »
ait existé, les silences et les allusions répondent encore à un projet précis et ne
peuvent pas être mis sur le compte del 'insuffisance technique). Les analystes,
en outre, évitent de se demander 1. si le modèle « reconstruit » était connu de
l'auditeur, en dehors de Corinthe par exemple, et 2. si, dans ce cas, il se satis-
faisait à combler les lacunes de l'information par le souvenir d'une autre
œuvre (en l'occurrence particulière et régionale).
Pégase n'est pas mentionné dans le récit des aventures de Bellérophon,
bien que l'association du cheval et du héros soit très anciennement établie (cf.
Hésiode, Théogonie, v. 325) et qu'elle ait été connue d'Homère. Si, comme
on l'admet, le poète s'inspirait d'une épopée corinthienne, l'absence du che-
val «héraldique» (cf. Nikolaos Yalouris, « Athena als Herrin der Pferde »,
Museum Helveticum 7 [1950], p. 19-101) reste non seulement inexpliquée

415
NOTES (L'interprétation du mythe)

mais inexplicable. Et pourtant les exploits du héros s'accomplissent, chez


Homère, sous la protection des dieux (cf. VI, 183, où l'on a cru voir une allu-
sion au cheval, mais voir Leaf ad v. 181 : « peut signifier n'importe quoi »); le
roi de Lycie finit par reconnaître en lui « un rejeton des dieux » (v. 191). Ou
bien l'on pense qu'Homère fait ainsi du héros le fils de Poséidon (cf. Leaf, ad
v. 191 : « ceci s'accorde avec les paroles de Pindare, 01. XIII, 69 [ ... ], mais
n'est pas nécessairement impliqué par elles » ). Mais : J. il le dit expressément
fils de Glaucos I (v. 155) et 2. la tradition qui lui donne Poséidon pour père
repose, il me semble, sur une interprétation erronée, attestée dès les scholies,
du passage de Pindare où ~aµa(41 TTaTpLne désigne pas le père de Belléro-
phon, mais du cheval (en accord avec Hésiode, Théogonie, v. 278). Belléro-
phon est de la lignée de Sisyphe, comme dans Homère (cf. Olympiques, xm,
67, et Iliade, VI, 154). Les philologues ont escamoté le problème en déclarant
que le premier Glaucos était un prête-nom de Poséidon (Bethe, RE, III, 1,
1897, s.v. « Bellerophon », col. 242; P. Von der Mühll, op. cit., p. 115, n. 20,
116 et 117, n. 26, d'après L. Malten, « Homer und die lykischen Fürsten »,
Hermes 19 [1944], p. 1-12); Von der Mühll précise: « Glaucos I est un dieu
originel, mais pour Hésiode, Eumelos, Homère, il faut supposer la double
paternité, mortelle [Glaucos] et divine [Poséidon].» Quel 'on songe à Poséi-
don, ou comme Malten à un autre dieu de la mer, le même Glaucos serait donc
à la fois le père divin et l 'Amphitryon trompé par le dieu. Mais si Belléro-
phon n'est pas fils de dieu, le roi de Lycie, en l'appelant ainsi, ne fait
que reconnaître en lui les forces surhumaines dont seuls les « héros » sont
investis.
L'absence de Pégase rend plus énigmatique encore la fin de Bellérophon
(VI, 200-202). Comme le montre la référence au destin de Lycurgue (« lui
aussi», comme Lycurgue, v. 139 sq.; cf. K.R Ameis et C. Hentze, Anhang zu
Homers /lias, 3e éd., Leipzig, 1896, ad /oc., P. Von der Mühll, op. cit., p. 117,
contre Leaf, ad /oc. - « trop recherché»), la haine des dieux a été provoquée
par un acte de transgression comparable à la poursuite de Dionysos. Il faut
donc exclure toute interprétation psychologique qui réduit cette haine à une
projection « objective » de la conscience malheureuse de Bellérophon (ainsi
Wolfgang Kullmann, Das Wirken der Gotter in der /lias, Berlin, 1956, p. 25,
interprète à contre-sens, s'il traduit: « son destin n'est plus la conséquence
d'une démesure coupable, mais le résultat nécessaire de sa vie [ ... ] et, dans la
mesure seulement où les dieux décident de tout [!],la conséquence aussi de la
haine des dieux». Les conséquences sont abracadabrantes: « la chevauchée
de Pégase est elle-même [ ... ] issue du délire [ ... ] d'un malade mental » ! Seu-
lement, si la transgression n'est autre que la tentative d'atteindre l 'Olympe
grâce à Pégase, on ne voit pas comment Bellérophon a pu survivre à la chute
(cf. Isthmiques, VII, 44) pour« errer dans la plaine de l'errance». S'il a
commis un autre crime, quel est-il? Ou bien Homère tait intentionnellement,
comme il semble, l'instrument de la réussite pour éviter de raconter la folie à
laquelle il finit par entraîner le héros, ou bien il fait allusion à une version de
l'histoire dont nous n'avons, par ailleurs, aucune trace.

416
NOTES (L'interprétation du mythe)

194. Sarpédon meurt sous les coups de Patrocle, bien qu'il soit le fils de
Zeus. A la faveur des dieux dans le bonheur (l liade, VI, 191 ; cf. v. 171 et 183)
répond la violence de leur haine (v. 200 sq. ).
195. VI, 215-221.
196. VI, 230-236.
197. Olympiques, XIII, 20.
198. Ibid., v. 65 sq., 74 sq.
199. Cf. v. 68 et 85.
200. Voir infra, n. 203.
201. Cf. V. 82.
202. Représentées par Athéna.
203. Dans la Théogonie, le cheval Pégase est né de l'union de Poséidon et
de Méduse (v. 278 sq.); il sort, avec Chrysaor, du corps de sa mère (seule
parmi les trois Gorgones à être mortelle et mère, v. 276 sq.), quand Persée lui
tranche la tête (v. 280 sq.). Les parents de Méduse, Phorkys et Kétô, sont tous
deux enfants de Pontos et de Terre (v. 237 sq.). Par son origine paternelle, le
cheval est prédestiné à un avenir olympien. Dans Pindare (cf. v. 69 et 81 ),
Poséidon, en tant que « maître olympien des forces terrestres », délivre Pégase
de ses attaches.
204. Dans la Théogonie, v. 285 sq., il apporte à Zeus la foudre et le ton-
nerre, forgés dans le creux de la terre.
205. Olympiques, XIII, 92; cf. Théogonie, v. 285.
206. Dans la Septième Isthmique, l'entreprise de Bellérophon définit l'aspi-
ration interdite aux mortels (v. 43 sq.).
207. Cf. Martin Litchfield West, Hesiod, Theogony, Oxford, 1966, p. 277:
« Plus tôt que cela [le ve siècle], il semble qu'il n'y ait pas de témoignage
archéologique, si ce n'est en Asie Mineure.» West ajoute cependant: « Elle
doit avoir été connue en Grèce vers 700 avant J.-C. »; il admet finalement
(p. 278) qu'Hésiode pouvait avoir eu connaissance du culte par l'inter-
médiaire de son père, émigré d'Asie Mineure.
208. Comme l '« hymne » ne renseigne guère, du moins de façon immé-
diate, sur les « croyances » établies et que ce qu'on y lit ne s'accorde pas avec
les pratiques que l'on connaît par ailleurs, le texte a été éliminé du dossier.
Erwin Rohde (Psyche. Seelencult und Unsterblichkeitsglaube der Griechen,
2e éd., Fribourg-en-Brisgau, Leipzig et Tübingen, 1898, II, p. 82) s'en
explique dans une note (n. 3): il juge, d'une part, qu'Hécate apparaît chez
Hésiode comme une déesse si universelle qu'elle se trouve dépourvue de la
moindre détermination singulière que l'historien puisse exploiter, mais il sup-
pose, d'autre part, que l'extension de son pouvoir, poussée si loin que le nom
même devient indifférent, doit s'appuyer sur un culte local, par ailleurs
inconnu (on ne voit pas quel peut être le rapport entre la particularité régionale
et l'extension universelle). Moins respectueux des textes, Wilamowitz (Der
Glaube der Hellenen, Berlin, 1931 [réimpr. Dannstadt, 1984], I, p. 172) consi-
dère le morceau tout entier comme une interpolation, carienne parce que la
déesse est censée être originaire de Carie; la violence qu'il manifeste à l'égard

417
NOTES (L'interprétation du mythe)

de ceux qui ne seraient pas disposés à le suivre, exclut la discussion : « qui-


conque ne l'a pas encore remarqué ne comprend rien au style, ni non plus aux
dieux d'Hésiode ». Aussi un nombre impressionnant d'historiens ont-ils
accepté le verdict autoritaire (voir, entre autres, Martin P. Nilsson, Geschichte
der griechischen Religion [ 1941 ], 2e éd., Munich, 1955, I, p. 722 sq.). Se fiant à
la seule documentation archéologique, pour lacunaire qu'elle soit, et réduisant
parallèlement le texte à une fonction purement documentaire sans se soucier un
instant del 'intention de l'auteur ni de la composition de l 'œuvre, Wilamowitz
n'hésite pas à affirmer qu'Hésiode ne pouvait avoir connu Hécate et que la
description n'est pas conforme : « elle n'a jamais été une déesse aussi puis-
sante» (sauf aux yeux d'un Carien ?). Les philologues continuent à chercher
les arguments pour lui répondre (cf. M.L. West, op. cit., p. 278).
209. Hécate n'est mentionnée que dans l'Hymne à Déméter (v. 24 sq.,
51 sq., 438 sq.).
210. West (op. cit., p. 277) pense, après Pfister, que le caractère privé de
son culte explique suffisamment « son absence du panthéon homérique ».
211. Cf. M.L. West, op. cit., p. 278. Une inscription du vue ou du vie siècle
sur un autel consacré à Hécate, trouvé à Milet ( « le plus ancien témoignage
archéologique » ), la possibilité que le père, au cours de ses voyages, soit venu
dans cette ville, voilà pour le contact avec le culte asiatique. Pour expliquer
l'importance qu'Hésiode prête à Hécate, on se saisit du frère, Persès, qui
pourrait tenir son nom de celui qu'Hésiode donne au père de la déesse
(cf. Théogonie, v. 409), portant ainsi témoignage en faveur d'un culte familial
(le raisonnement, en vérité, est circulaire:« si le père d'Hésiode était un fidèle
d'Hécate, ce ne sera pas un hasard si. .. »).
212. Cf. V. 430-433.
213. Cf. v. 434. La transposition des vers (429 et 434) proposée par Schoe-
mann, qu'adopte West, est non seulement gratuite, mais efface les limites qui
séparent les domaines. Karl Sittl ('Hat68ov Ta éirravTa, Athènes, 1889) défend
l'ordre transmis, en arguant que l'idée de victoire (433) concerne également la
jurisprudence (les dikai); West (op. cit., p. 285) lui répond : « cet argument
aurait plus de sens si l'on disait qu'Hécate aide le plaignant». En vérité, la
discussion porte à faux. La déesse assiste les rois et sa puissance se manifeste
dans les décrets, justes ou inadéquats, qu'ils prononcent. Il y va du prestige
royal. Hans Schwabl (Hesiods Theogonie, Eine unitarische Analyse, Vienne,
1966, p. 57) parvient à la même conclusion, mais pour des raisons de forme
(«la transformation détruit un effet sur lequel tout repose»).
214. Cf. V. 435-438.
215. Cf. v. 439. Là non plus, je ne vois pas de raison pour déplacer le vers
avec West (interversion de 433 et 439) à la suite de W. Aly (« une transition
excellente entre la guerre et l'athlétisme», M.L. West, op. cit., p. 286); les
hippëes peuvent fort bien évoquer la course des chevaux (cf. Iliade XXIII,
262) et offrir à la fois un exemple et un élargissement de l 'agon. Le groupe de
cinq vers est encadré par l'anaphore (Èa0Àll 8'au0' ... , v.435, et
Èa0À178' ... , v. 439). La mention qui en est faite à cet endroit, juste avant les

418
NOTES (L'interprétation du mythe)

travaux de la mer, s'explique par leur appartenance au domaine de Poséidon,


associé à Hécate deux vers plus loin (v. 441 ).
216. Cf. v. 440-443. Comme elle a sa part de la terre et de la mer (v. 413),
elle peut empiéter sur le domaine d'autres dieux, Poséidon ou Hermès.
217. Cf. v. 4 4 4-44 7. Dans les deux derniers exemples, la pêche et l'élevage,
les issues positive et négative sont également nommées: c'est que la déesse
s'y révèle dans les biens qu'on possède ou perd, alors qu'ailleurs elle « dis-
tingue » les personnes.
218. Je ne vois pas comment on pourrait prétendre (Schwabl, op. cit., p. 58)
que la gloire (kudos) qu'on acquiert à la guerre et dans le tournoi ou les diffi-
cultés des pêcheurs n'entrent pas dans le « monde hésiodique », puis
conclure : « Tout élément personnel, tout élément qui renverrait à Hésiode, est
absent de ce morceau» (= b 2 ). La division objective des sphères d'influence
d 'Hécate, qui repose sur l'organisation de la société archaïque, et les valeurs
qui caractérisent chacune de ses activités ne reflètent pas directement la « per-
sonnalité » de l'auteur. On ne parvient à la saisir qu'en appréciant la réflexion
qui s'applique à l'objet décrit. Et encore ne peut-elle être appréciée qu'à tra-
vers le système qu'elle projette et qu'elle se fixe. Schwabl, pour des raisons
d'abord formelles (cf. p. 51 ), considère toute la partie sur laquelle je m'appuie
pour retrouver le niveau de l'étonnement originel (= b 2) comme un« corps
étranger» dans l'hymne, une interpolation de haute qualité (cf. p. 57 sq.). En
supprimant les 19 vers, il réduit l'unité réservée à la descendance de Koios à
30 vers (au lieu de 49), qui répondraient à la descendance de Nérée et de
Thaumas (v. 240-269), comme le catalogue des monstres (v. 270-336) répond
aux enfants des Titans (v. 337-403): 30 et 67, 67 et 30 vers.
Pour rigoureuse que soit l'analyse arithmétique, la démonstration ne
convainc pas. Le livre de Schwabl est riche en observations fmes et précises,
qui s'appuient, bien plus que le commentaire de West, sur le texte tel qu'il est,
entrant dans le vif, souvent dans les secrets de la création épique ; mais
Schwabl, à mon sens, dissocie plus qu'on ne peut l'organisation poétique du
projet qui la détermine, se fiant trop exclusivement à l'analyse formelle pour
déchiffrer le sens. Ainsi il établit l'importance du thème de l'honneur (répété
neuf fois : v. 412, 414, 415 dans a 1 ; 418 dans b1, mais appliqué aux hommes ;
422, 426, 428 dans a2 ; 449, 452 dans a3 ) dans la structure du discours, et il
tire argument de son absence dans les 19 vers de b2 • Mais le manque, au
contraire, est éloquent et il est intentionnel. L'honneur qu 'Hécate se voit
accorder dans le domaine élémentaire fonde sa puissance (cf. v. 420) et la rend
à même d'intervenir dans le domaine des hommes et de décider du devenir.
Les hommes ne l'honorent pas, mais ils l'implorent (cf. v. 418) ; il faudrait
donc, pour se soumettre à l'impératif du« motif poétique» (p. 50), renoncer à
l'énumération de ses bienfaits. Mais le thème même, puissamment en relief,
garderait-il sa signification, si l'on ne trouvait, en contrepartie, la description
de ce à quoi les honneurs habilitent? D'autre part, le lien qui unit a2 et a3
(cf. p. 51 et 53) avec la reprise de µouvoyEVllS'(v. 426 corr. à 448) a plus de
nécessité si les deux unités se répondent à distance que si elles se suivent,

419
NOTES (L'interprétation du mythe)

d'autant que le sens de l'épithète s'éclaire à la lumière de l'arétalogie intermé-


diaire. Si Hécate ne disposait pas de ses pouvoirs multiples parmi les hommes,
elle ne posséderait pas ses honneurs parmi les dieux (cf. oÜTw, v. 448). Ses in-
terventions confirment ses privilèges, comme ses privilèges fondent son action.
219. Le motif initial est répété, six fois, sous des formes diverses pour
chacun des domaines, aux vers 430, 432, 439; puis aux vers 443 et 446, tou-
jours « selon le bon plaisir». West (op. cit., p. 285) voit dans cette savante
recherche un indice de plus de« la pauvreté de l'expression d'Hésiode».
220. pELan'est pas moins thématique; cf. v. 438 et 443, PTlL8LwS', v. 442.
221. Premier dans la reconstitution des niveaux que la succession linéaire
ne fait pas apparaître.
222. La facilité même, dans ce premier groupe, s'attache à ceux qu'elle
honore (ËcrTTETo ... pELaµa>..'... , v. 418 sq.).
223. Cf. v. 412 sq. et v. 415.
224. Cf. v. 421 sq.; ËXEL a le même sens de garder qu'au vers 425, et
TOVTwv à.TTavTwv, reprenant oaaoL, ne peut être qu'un masculin. La traduction
de Paul Mazon, Hésiode. Théogonie, Les Travaux et les Jours, Le Bouclier,
Paris, CUF, 1928 (« les enfants de Terre et de Ciel lui abandonnent une part
des privilèges qu'ils ont reçus»), est approximative, sinon inexacte. L'erreur
devient patente dans le commentaire de West, qui n'hésite pas à prêter à
Hésiode une anacoluthe. En vérité, Hécate n'a pas besoin d'attendre le décou-
page des fiefs des Titans pour recevoir sa dîme. Elle est présente, dès l'ori-
gine, dans le bien partagé. Son règne, à jamais incontesté, ne fait que refléter
l'ordre issu de la première distribution de l'univers (v. 425). Peu importe, dans
ces conditions, que nous ignorions comment cette distribution s'est faite
(cf. M.L. West, op. cit., ad v. 422).
225. Voir les présents de Zeus dans le vers 413 et suivants, qui sont repris
ici. Le vers doit être construit comme une phrase nominale. Tout le passage
devient inintelligible si on le déplace (cf. C. Goettling, Hesiodi carmina, Leip-
zig, 1831, suivi par A. Rzach, H esiodi carmina, Leipzig, 1902, et de nouveau
H. Schwabl, op. cit., p. 52) ou le supprime (cf. Mazon; pour d'autres solu-
tions chirurgicales, voir le commentaire de West, ad /oc., op. cit., p. 285), afin
de rapprocher µaÀÀ.ov(v. 428) de ~aaov (v. 426); cf. la note suivante.
226. On reste confondu devant la naïveté qui réduit la signification d'un
terme comme µouvoyEV17S'" (élevé à la dignité d'attribut de l 'eon chez Par-
ménide, 28 B 8, 4, du cosmos chez Platon, Timée, 3 lb) à une indication d'état
civil, et y trouve le témoignage « du prix que, dans l 'Antiquité, les femmes
attachaient à l'appui fraternel », P. Mazon, op. cit., p. 4 7, n. 1 ; de même
M.L. West, op. cit., p. 284: « une fille unique pourrait être exposée à la
blabë ». On fait, en éliminant, en transposant ou en corrigeant le vers 427,
comme si TToX.ù µaÀÀ.ov(v. 428) répondait directement à ~aaov (v. 426), et on
confond, au lieu de les dissocier, la négation de la négation et le renchérisse-
ment.
227. Cf. a 1 : v. 412, a 2 : v. 428, a 3 : « honorée de tous les immortels, Zeus
l'installe nourrice de la jeunesse », v. 450.

420
NOTES (L'interprétation du mythe)

228. Comme les adolescents, dont elle favorise la croissance, Hécate est
née « d'une mère » (v. 448) et partage, avant de la réparer, la condition soli-
taire de tout être venu au monde. Faute d'analyser le passage, West confesse
ingénument: « Je ne vois pas le sens del 'ajout» (op. cit., ad v. 448).
229. Il me semble manifeste que la répétition du mot kourotrophos, qui
désigne la fonction, exprime de son côté la succession des ordres et l 'antério-
rité ratifiée (v. 450 et 452). Faisant d 'Hécate ce qu'elle fut, Zeus fait aussi
qu'elle l'a été originellement. L'idée même qu'il se fait du «primitif» lui
interdisant de saisir le raisonnement propre, West (ibid.) ne voit dans le
vers 452 («ajouté[ ... ] comme après réflexion», p. 289; «s'il[ ... ] est d'Hé-
siode [ !] », p. 290) que gaucherie de style due à la pauvreté du vocabulaire
(« Un autre exemple de son incapacité d'échapper aux mots déjà écrits: ouTWS'
et KoupoTpocpoS' sont répétés [après v. 448 et 450], et encore le premier mot
dans une autre fonction [ ... ], avec en plus le Èçàpx~S' formulaire», ibid.).
Comme si l'emploi des formules et la répétition étaient des moyens propres à
empêcher la constitution d'un sens. Il est, dans le cas particulier, extrêmement
éclairant de rapprocher les récurrences (v. 203 pour Aphrodite, 408 pour
Létô, la sœur de sa mère). Le paradoxe apparent n'est pas considéré, car on
n'accepte pas qu'il puisse avoir été formulé délibérément; on le traduit en
termes d'incohérence (ibid., p. 289 sq., mais voir aussi P. Mazon, op. cit.,
p. 48, n. 1). Ne pouvant se libérer d'une représentation linéairement progres-
sive (« Zeus n'a pas pu lui confier la tutelle de tous les enfants nés depuis sa
propre naissance », puisque la déesse existait avant son règne), on transforme
l'incapacité en supériorité pour avoir une tribune d'où juger ce qu'on ne com-
prend pas ( « Hésiode [ ... ] avait si peu l'habitude de la réflexion historique
qu'il n'a pas vu qu'un réajustement était nécessaire pour parler du règne des
Titans ») et préserver l'arsenal des réductions philologiques. Tant de hauteur
évite de se demander quels sont les êtres qui, « après elle » (v. 450) - avant le
règne de Zeus et durant son règne -, « ont de leurs yeux vu la lumière d 'Eôs ».
Mazon (ibid.) songeait aux hommes, mais à lire le récit de la naissance d'Eôs
(v. 372 sq.), on apprend qu'elle est appelée à briller« pour tous les habitants
de la terre et pour les dieux immortels qui occupent le vaste ciel».

La cosmogonie des anciens atomistes

Leucippe 67 A 1 (Diogène Laërce, IX, 30-32) :

~PE<JKE 8' aÙT4>CÏTTELpa


ELVULTà TTCIVTa
KULELSCÏÀÀllÀaµETa~aÀÀELV,TO TE
TTâvELVULKEVOVKUL TTÀlÎPES' awµaTWV. TOUSTE KO<JµousYLVEa0aLawµa.TWV
ELSTOKEVOVȵTTLTTTOVTWV KULÙÀÀ~ÀOLS TTEpLTTÀEKOµÉVtüV"ËK TE TllS KLVllOEWS
KaTà T17V aüç11aLvaùTwv ytvEa0aL TT)VTwv àaTÉpwv </)vaLv.q>ÉpEa0aL8È Tov
~ÀLov Èv µEt(ovL KUKÀ4)TTEpLTT)VaEÀ~v11v·TT)V'YlÎV oxEîa0aL TTEPL To µÉaov

421
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

6LvouµÉVT')V. crxilµci TE aÙTllS'"TuµTTavw8ES'" EÎvaL. TTpwT6S'" TE àT6µoUS"" àpxàs


1J1TEcrTI7craTo.
KEq>aÀaLw8wS"" µÈv TaûTa · ÈTTlµÉpouS"" 8È ti>8EËXEL.(31) To µÈv
TTâV aTTELp6v<PllO'LV, WS'"îîpOELPllTaL· TOUTOU8È TO µÈv lTÀllPESE1vaL,TO 8È
KEv6v, <cr>Kal crTOLXELa <1>11crL.
K6crµouS""
TE ÈK TOUTOU àTTEi.pous ELVaLKal 8La-
ÀUEcr0aL ELS'"
Taùra. y(vEcr0aL8È TOÙS' K6crµousoÜTw·q>ÉpEcr0aL KaTà àTToToµ~v
ÈK niS""àTTE(pouTToÀÀà crwµaTa TTavTo'iaTOLS'" crxilµacrLv ELS'"
µÉya KEv6v,CÏTTEp
à0poLcr0ÉVTa 8LV11V àTTEpyci(Ecr0aL µ(av, Ka0' T)VîîpOcrKpOVOVTa Kal TTaVTo8aTTw,;
KUKÀouµEva8LaKpLVEcr0aL XWPLS'"Tà oµoLa TTPOS'"Tà oµoLa. lcroppülTWV 8È 8Là TO
TTÀ~00S'"µ11KÉTL8uvaµÉvwv 1TEplq>ÉpEcr0aL, Tà µÈv ÀETTTàxwpéiv ElS'"TO Ëçw
KEv6v, WITTTEp 8LaTTwµEva· Tà 8È ÀOL TTàcruµµÉvELVKal TTEpL TTÀEK6µEva cruyKa-
TaTpÉXELVaÀÀ11Àa (àÀÀT1ÀOLS'"Cobet) Kal TTOLELV TTpwT6vTL crucrTllµacrq>aLpOEL-
BÉS'".(32) Toùro 8' oiov ùµÉva àcp(crTacr0aL TTEpLÉXOVTa Èv ÉaUT4> TTaVToLa aw-
µaTa· wv KaTà T17VTOUµÉcrouàvTÉpELO'LV TTEpL8LvouµÉvwv ÀETTTOV )'EVÉcr0aLTov
TTÉpLç ùµÉva cruppE6vTwvàEl Twv auvExwv KaT' ÈTT({j;aucrLv niS""8lV11S'-
Kal oÜTw
')'EVÉcr0aLT17V'Yliv,cruµµEv6vTwvTwv ÈVEX0ÉvTwv ÈTTLTo µÉcrov.aÙT6vTETTCIÀLV
Tàv TTEpLÉXOVTa o1ov uµÉva aÜçEcr0aLKaTà T17VÈTTÉKpucrLv Twv Ëçw0Ev
crwµciTwv· 8(VJJTE q>Ep6µEVOV aÙTOV,wv av ÈTTL{j;aUOlJ,TaUTa È1TLKTàcr0aL.
TOUTWV 8É TLVa cruµTTÀEKOµEva lTOLELVO'UO'Tllµa,TO µÈv îîpWTOVKa0uypov Kal
TlllÀW8Es,ç11pav0ÉvTaKal TTEpLq>Ep6µEva crùv Tij Tou oÀou 8(V1J,EÎT' ÈKTTupw-
6ÉVTaT17VTwv àITTÉpwvàTTOTEÀÉcraL q>vaLv.

Démocrite, 68 B 167 (Simplicius, Physique, 327, 24):


8'ivov àTTàTou TTaVTOS'"
à1ToKpL0TivaL
TTavToi.wvl8Ewv.

Démocrite, 68 A 39 (Stromates, 7) :
~11µ6KpLTOSo 'Af3811p(
TllS' irrrEcrTllcraToTo TTavèiTTELpov
8Là To µ118aµ~ uTT6
TLVOS' aÙTO8E81lµLoup'Ylicr0aL. ËTL8È Kal àµETaf3ÀllTOVaÙTo ÀÉ)'El Kal Ka06Àou
o1ov TTavÈcrTLvPllTWS'ÈKTt0ETaL.µ118Eµi.avàpx11vËXELVTàs al TLaS'Twv vvv
')'LyvoµÉvwv, cïvw0Ev 8' oÀwS"" Èç àTTEtpouxp6vou TTpoKaTÉXEcr0aL Tij àvciyKlJ
nciv0' aTTÀWS'Tà yEyov6Ta Kal ÈovTa Kal Ècr6µEva.17Ài.ou 8È Kal crEÀTlVllS'
yÉvE-
crtv <1>11crL.
KaT' l8(av q>ÉpEcr0aL TaÙTa µ118É1Tw ËXOVTa0Epµ~v<J>(r
TO TTapciTTav
crLv,µ118ȵ17vKa06ÀouÀaµ1TpoTciTT1V, ToùvavTi.ov 8È Èc;wµoLwµÉVT}V Tij TTEpl
117v'Yliv cpucrEL.
)'EyovÉvaL yàp ÉKClTEpov TOVTWV TTpOTEpov ËTLKaT' l8i.av UTT0-
f30À11v TLva K6crµou,ÜcrTEpov8È µEyE0oTToLouµÉvou TOUTTEplTOVllÀLov KUKÀou
Èv aÙT4>To TTUp.
èvaTToÀ11<1>0TivaL

1. Sauf mention contraire, les différents fragments cités le sont dans la


numérotation de Diels-Kranz.
2. Voir, au sujet de cette anecdote allégorique, mon article « Un silence de
Platon» (1967).
3. Diogène Laërce, IX, 30-33 = 67 A 1 D.-K. ; on admet, sans doute à juste
titre, qu'il remonte à l'œuvre de Théophraste: «Alterius sylloges [= 31-33, et

422
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

non 38] origo Theophrastea apparet », H. Diels, Doxographi Graeci, Berlin,


1879 (réimpr. ), p. 165.
4. Voir par exemple Aristote, Métaphysique, I, 3, 983b 8-11 : « les mondes
issus des éléments [le vide et le plein, à savoir les deux faces de l'illimité] sont
illimités et ils se dissolvent en eux ». - Diels, dans les Vorsokratiker, imprimait
le singulier KoaµouS' TE ÈK TOUTOU,alors que les éditions de Diogène Laërce
donnent TouTwv. On pourrait expliquer l'erreur, qui est déjà dans l'édition de
1912 (54 A 1), par la répétition de TOUTOUà la ligne précédente, mais comme
Kranz, dans l'apparat critique de la cinquième édition, s'étonne de la présence
du singulier («peu clair, voir la suite, ELS'TaÙTa » ), on comprend mal que la
leçon ait été maintenue contre les manuscrits de Diogène (voir cependant les
« Nachtrage » des éditions postérieures). B et P (pour m'en tenir aux manus-
crits essentiels) ont bien ÈK TouTwv, comme j'ai pu le contrôler pour P, et
comme me le confrrme Miroslav Marcovich, par lettre, pour les autres manus-
crits. Salomo Luria (Democritea, Leningrad, 1970, n° 355, p. 90) s'en tient,
comme il le fait souvent, à l'autorité de Diels, en rapportant le singulier au
plein et au vide (ce qui est difficile) ; Marcello Gigante, dans sa traduction de
Diogène (Vite dei Filosofi, Bari, 1962, et les réimpressions), aurait évidemment
pu se passer de se référer à l'apparat de D.-K. (cf. p. 596) pour préférer le plu-
riel avec Robert Hicks (Diogenes Laertius, Harvard, coll.« Loeb », 1958).
5. Tà µÈv TTavaTTELpov ... TOUTOU8È Tà µÈv TTÀ~PES' •.. , Tà 8È KEvov Kal -
peut-être <éi> Kal. (Hoelk) - aTOLXELacp17aL.
6. Cf., respectivement, Aétius, II, 1, 3, «Del 'univers» = 64 A 10; II, 4, 9,
« Si le monde est corruptible » = 68 A 84.
7. William Keith Chambers Guthrie, A History of Greek Philosophy, Cam-
bridge, 1965, t. II, p. 406; cf. Hicks, op. cit., ad foc.; Otto Apelt (éd. et trad.),
Diogenes Laertius. Leben und Meinungen berühmter Philosophen, Berlin,
1955, vol. II, ad loc.; John Bumet, Early Greek Philosophy, 4e éd., Londres,
1930 [réimpr.], p. 338 (trad. fr., L'Aurore de la philosophie grecque, Paris,
1919, p. 389). Voir également la notice comparable dans la partie doxogra-
phique de la biographie de Démocrite (IX, 44 = 68 A 1) : « que les mondes
sont illimités » d'un côté, « soumis à la naissance et à la mort » de l'autre,
comme une deuxième question.
8. Voir dans la traduction d' Apelt, op. cit.: « [ ... ]und losen sich auch wie-
der in die Elemente auf ».
9. Cf. L. S. J., s.v., 2; voir par exemple Aétius, II, 24, 9 = Xénophane
21 A 41a, où le terme se trouve associé à KÀLµaTa et (wvat; le présent
exemple n'est pas classé dans L. S. J.
1O.Voir, sur ce passage difficile, ,,qui a été corrigé et détourné de son sens par
la critique, J. Bollack et A. Laks, Epicure à Pythoclès ( 1978), p. 79 et 130 sq.
11. Voir J. Bumet, op. cit., p. 338 (trad. fr., p. 389) : « abscission from the
infini te » - il prend l'expression pour une citation de Leucippe, comme Cyril
Bailey, The Greek Atomists and Epicurus, Oxford, 1928 (réimpr. New York,
1964), p. 92 -, d'après « per abscissionem ex infinito » dans la Didotiana de
Cobet; de même Kirk dans O.S. Kirk et J.E. Raven, The Presocratic Philoso-

423
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

phy, Cambridge, 1957, ou bien C. Bailey, op. cit., p. 90: « carried by seve-
rance /rom the boundless »; W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 406: « are eut off
/rom the infinite »; Vittorio E. Alfieri, Gli Atomisti, Bari, 1936, p. 4:
« mediante una netta separazione da/lo spazio infinito » ; O. Apelt, op. cit.,
ad /oc., etc.; je ne vois qu 'Adolf Brieger dans « Die Urbewegung der demo-
kritischen Atome», Philologus LXIII (1904), p. 593, et Hicks, qui traduisent
par « abschnittsweise », « in a given section»; cette proposition n'a pas été
discutée par les auteurs.
12. La notion de l'illimité, écrit Bailey (op. cit., p. 92), n'est pas essentielle
à l'atomisme, et même lui répugne; mais Leucippe, selon la tradition
(savante) accréditée par Bumet, était un retardataire, attaché à la « tradition »
de la physique ionienne (Anaximandre). Toute la construction pourtant repose
sur la signification adoptée pour KaT' àTToT0µ17v;si quelque chose se détache,
on ne conçoit guère que ce soit d'une masse diffuse et dispersée de corps;
mieux vaut donc admettre que le bloc est compact ; on ne va pas cependant
jusqu'à dire qu'il forme un plenum corporel (ibid. et n. 2). L'hypothèse de la
séparation (breaking off) n'est pas reconsidérée. Bailey construit donc (par-
tiellement à la suite de Brieger) hors cosmogonie, mais avec des éléments
empruntés au récit de la cosmogonie, 1. un stade où les atomes se meuvent
dans le vide; 2. leur réunion en une masse appelée aTTELpovsur la foi de ÈKTOÙ
àTTELpou qu'il fallait lire à la place de ÈKnis àTTELpou (on invoquait- voir l'ap-
parat de D.-K. - le passage cité de la Lettre à Pythoclès comme s'il fournissait
un testimonium du texte de Diogène Laërce); 3. la séparation d'une partie de
cette masse. Voir encore Jula Kerschensteiner, Kosmos ( « Zetemata » 30),
Munich, 1962, p. 157 : « Comme chez Anaximandre, on voit se détacher chez
Leucippe une pluralité de corps isolés de la masse illimitée. »
13. Cf. W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 404 et 408.
14. Ibid., p. 408.
15. Fritz Jürss, Reimar Müller et Ernst Günther Schmidt, Griechische Ato-
misten, Text und Kommentare zum materialistischen Denken der Antike, Leip-
zig, 1973, p. 119 et 515, n. 22.
16. Voir la section 4, dans notre édition (op. cit., supra, n. 10), avec le com-
mentaire, p. 136 sq.
17. Op. cit., p. 119.
18. Ibid., p. 120.
19. J. Bumet, op. cit., p. 338.
20. C. Bailey, op. cit., p. 90; W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 406.
21. « C'est seulement lorsqu'il prend cette forme circulaire qu'un monde
se forme», W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 408.
22. « Demokritos und Platon», Archiv für die Geschichte der Philosophie
XXID (1910), p. 92-105 et 211-229; il est suivi sur ce point par V.E. Alfieri,
op. cit., p. 8, n. 1O.
23. W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 409, n. 1.
24. Les atomes « continuent à tomber les uns sur les autres et à exécuter à
l'intérieur toutes sortes de mouvements giratoires» (ibid., p. 408 sq.).

424
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

25. «Ace moment», ibid., p. 409.


26. Op. cit., p. 93 sq.
27. Voir W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 410, selon C. Bailey, op. cit., p. 83 sq.;
cf. G.S. Kirk, op. cit., p. 411 : « l'action tourbillonnaire amène les atomes
semblables à tendre vers les semblables », etc.
28. Cf. Eduard Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtli-
chen Entwicklung, 6e éd. complétée par W. Nestle, Leipzig, 1920 (réimpr.
Darmstadt, 1963), I, 2, p. 1100; V .E. Alfieri, op. cit., p. 3, n. 10 : « séparant
les éléments selon le poids».
29. On ne s'arrêtera pas à la proposition de Luria (op. cit., note critique du
texte n° 382, p. 177) de préférer la correction des mss. B et P: il dit qu'il ne
s'agit pas de semences qui passent par le crible, mais qui, dans le crible, se
séparent. Je ne vois pas la pertinence de la remarque, puisque le filtrage
concerne ici l'expulsion des corps fins.
30. Voir par exemple Bailey (op. cit., p. 94 sq.), pour qui il ne peut s'agir
que d'atomes, puisque c'est à ce stade seulement qu'il voit la masse cosmo-
gonique se réunir; tout ce qui précède est rapporté (avec beaucoup de violence)
au « mouvement originel ».
31. Aétius, II, 7, 2 = 67 A 23.
32. Pour éliminer le paradoxe, les interprètes ont modifié le texte (voir la
correction proposée par J. Kerschensteiner, « Zu Leukippos A 1 », Hermes
LXXXVII [1959], p. 446, TOUTOU au lieu de ToÙTo, adoptée par Guthrie,
op. cit., p. 407 : « de cet ensemble se détache une sorte de membrane», et
E.G. Schmidt, op. cit., p. 119). Les autres propositions tendent toutes à éva-
cuer la difficulté en levant le paradoxe. L'organisation de l'espace cosmique
doit être mise en relation avec la formation de la Terre.
33. « L'idée que le monde est entouré par une peau ou une membrane est
étrange pour nous ; elle n'est pas particulièrement utile au modèle atomiste
lui-même», W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 411.
34. « C'était bien entendu une croyance héritée et profondément ancrée»,
ibid., dans la ligne des appréciations de Bumet.
35. Ibid., p. 408.
36. Voir, par exemple, J. Kerschensteiner, op. cit., p. 158, ou E.G. Schmidt,
op. cit., p. 119 et 515, n. 26.
37. Aétius, III, 10, 4 et 5 = 67 A 26, 68 A 94. On ne discute pas ici les diffé-
rences notées pour la doxographie entre les deux Abdéritains. Le sujet pour-
rait être traité à nouveau, à partir de l'idée que Démocrite a entièrement fait
sien le système construit par Leucippe, au point d'y apporter des retouches là
où sa réflexion, dans le cadre adopté, le conduisait à modifier les hypothèses.
38. W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 422: « Leucippe a retenu la forme familière
d'une terre plate»; cf. E.G. Schmidt, op. cit., p. 515, n. 21, etc. Schmidt prête
par erreur la forme sphérique à Anaxagore (cf. par exemple Diogène Laërce,
II, 8 in fine = 59 A 1). On oublie souvent de mentionner Empédocle parmi les
tenants de la forme sphérique (voir encore les hésitations de Guthrie, p. 198) à
cause de l'absence d'une doxa spécifique, bien que l'opinion découle claire-

425
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

ment de l'ensemble du système, comme je l'ai montré; cf. Empédocle m


( 1969), p. 260, et ailleurs.
39. Ainsi Schmidt, op. cit., p. 515, n. 20.
40. Le témoignage étant donné à Démocrite, il se pourrait que l'on ait
affaire à une précision supplémentaire apportée au Grand Diakosmos.
41. L'exemple montre mieux que tout autre que le « poids » et la pesanteur
résultent de la combinaison des atomes, et se constituent proprement par l'im-
brication plus serrée des composés (cf. infra).
42. Voir l'homologie des deux processus dans le récit doxographique :
Tà 8È ÀOL TTà auµµÉVELV, fin 31 rv avµµEVOVTWV TWV ÉVEX0ÉVTWV, 32.
43. Les auteurs récents sont, avec Brieger (ÈTTLppuaLv,dans Die Urbewe-
gung der Atome bei Leukippos und Demokritos, Programm, Halle, 1884,
p. 22, qui ne diffère pas beaucoup pour le sens), revenus à la leçon des manus-
crits, ÈTTÉKpuaLv (BP); ainsi Alfieri, op. cit., p. 6: « a mano a mano che affluis-
cono »; J. Kerschensteiner, Loc.cit. (supra, n. 32), p. 446, n. 4; W.K.C. Guthrie,
op. cit., p. 407 ; E.G. Schmidt, op. cit., p. 119; voir cependant S. Luria (op. cit.,
p. 96, texte n° 382), qui maintient, sans justification, semble-t-il, la correction de
Heidel: ÈTTÉKKpLaLv, adoptée par Diels dans les Vorsokratiker (de même que
H.S. Long dans l'édition de Diogène, Oxford Classical Texts ). Gigante retient la
correction de Reiske, ÈTTL-ou ÈTTELO"KpLaLv (voir sa note, op. cit., p. 597). Pour un
auteur comme Bailey, qui exploite, on l'a vu, une partie du texte au profit de sa
vision du mouvement originel, et pour qui les corps légers s'étaient perdus dans
l'illimité (en bonne logique, ils devaient rejoindre l'amoncellement de matière),
« separate out» (op. cit., p. 91 ; cf. J. Bumet, op. cit., p. 338) fournissait un nou-
veau temps de production originelle (voir sa traduction de TTaÀL v : « et une fois
de plus la membrane s'accroît »). Heath, cependant, avec la correction, tradui-
sait, comme Guthrie avec ÈTTÉKpuaLv, par« influx».
44. Brieger (op. cit., p. 22), bien qu'il ne tire pas clairement les consé-
quences de la différenciation des deux actions, note avec finesse : « Le pre-
mier aùT6v met en opposition l'enveloppe et la Terre, le second semble propre
à désigner cette enveloppe comme un corps actif pour ainsi dire, au contraire
de aÜçEa0aL qui en fait un corps passif. »
45. Le problème était évacué avec la correction ÈTTÉKKpLaLv, qui distinguait
la séparation del 'illimité de la capture.
46. La seconde phrase est en asyndète; un manuscrit du Vatican (<I>chez
Long) et Wilamowitz (cf. D.-K.) ajoutent un 8É après cripav0ÉvTa.
47. Si Kat.•.. E1Ta relie les participes çripav0ÉvTa et ÈKTTupw0ÉvTa, qui sont
égalernent coordonnés par le sens, TTE pLcpEpoµEva doit être subordonné au
second; on ne peut pas traduire, comme le fait Guthrie : « mais en séchant
pendant qu'ils sont entraînés dans le tourbillon universel, ils finissent par
prendre feu», en faisant de la rotation la cause du dessèchement (op. cit.,
p. 407; voir de même E.G. Schmidt); mais on peut aussi coordonner, comme
le fait Hicks, çripav0ÉvTa et TTEpLq>EpoµEva, si bien que ELTa ÈKTTupw0ÉvTa
répond à To TTpwTovKa0uypov, ce qui semble être la bonne construction.
48. Op. cit., p. 23. Zeller devait exclure la Lune et le Soleil, qu'il croyait,

426
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

toujours d'après les Stromates, avoir été intégrés ultérieurement, après la


formation de l'enveloppe. Sur les problèmes particuliers à l'astronomie des
Abdéritains, j'ai publié une autre étude complémentaire: « L'ordre et la for-
mation des corps célestes chez les atomistes » ( 1980), à laquelle je renvoie
pour une discussion plus détaillée des difficultés rencontrées par la critique.
49. Cf. Aétius, II, 4, 13 et 20, 7 = 68 A 85 et 87.
50. W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 412.
51. I, 4 : « Comment le monde s'est f onné », doxa unique du chapitre, clas-
sée par Diels dans les témoignages de Leucippe = 67 A 24 ; voir encore Alfieri
qui montre quelle idée il se fait de la précision du texte conservé dans
Diogène en affirmant, selon les mêmes préjugés, en dépit des différences
fondamentales, que« le témoignage d'Aétius correspond dans l'ensemble à
l'exposé de Diogène Laërce [ ... ], mais dérive d'extraits épicuriens [ ... ] et
modifie donc ou néglige un grand nombre de points particuliers» (op. cit., ad
loc., p. 27, n. 105).
52. Voir la critique de Brieger, op. cit., p. 22.
53. Il faut comparer la 4e éd. de Zeller (1876, vol. I, p. 799: « Avec les
matières [ ... ] qui montent vers le haut, se forment le ciel, le feu et l'air. Une
partie d'entre elles s'agglomèrent dans des masses compactes, qui, au début,
avaient une consistance humide et boueuse »), avec les éditions ultérieures
(cf. 6e éd., 1920 [réimpr. 1963], citée supra, n. 28, vol. II, p. 1104: « Des
atomes qui[ ... ] s'introduisirent dans le monde»).
54. Aétius, II, 13, 3 = 59A 71.
55. « Tous les astres [à savoir les planètes aussi bien que les fixes] s'en-
flamment en raison de la vitesse de leur translation [dans le tourbillon] » (33);
<<le Soleil cependant est également porté à incandescence par les astres [à
savoir les fIXes à l'extrémité, où la rotation est la plus rapide], alors que la
Lune ne reçoit qu'une faible partie de ce feu ».
56. Voir le début du § 33. Les auteurs ont construit une divergence entre
Leucippe et Démocrite, qui repose sur une mauvaise compréhension du
groupe Twv aÀÀwv(à savoir, fixes et planètes) µETaçù TovTwv (Soleil et Lune)
ovTwv. Voir, pour la discussion de ce problème, l'étude complémentaire signa-
lée plus haut, n. 48.
57. Voir la liste des œuvres de Démocrite, selon les tétralogies de Thra-
sylle : Diogène Laërce, IX, 46.
58. Cf. H. Diels, Doxographi, op. cit., p. 165.
59. 1. îîpocrKpouovTaàÀÀ17ÀoLS' cruµTIÀÉKEcr0aL Tà oµoLocrxflµova Kal Tiapa-
TTÀ170La Tàs µopq>as ( « s'entrechoquant, ceux qui étaient de forme identique
ou presque semblable s'entremêlaient » ). « S'entrechoquant » paraît représen-
ter la production des molécules différentes selon les mouvements disparates
du tourbillon, et la suite de la phrase se référer aux regroupements des formes
semblables, cf. plus haut. 2. Le membre qui suit (Kal lTEpLTTÀEX0ÉvTwvELS'
ËTEpaytvEcr0aL)a en général été considéré comme corrompu; Diels, à cause
de la similitude des textes, a cru pouvoir tirer àcrTÉpaS"(Doxographi) -
ou aaTpa (Vorsokratiker) - de la deuxième partie du récit de Diogène

427
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

(cf. E.G. Schmidt). Pourquoi ici les astres plutôt qu'autre chose? L'exemple
du Soleil et de la Lune dans la doxographie de la Vie de Démocrite (IX, 44
= 68 A 1) et dans les Stromates (68 A 39) a une fonction dans le contexte et
se trouve développé ; voir cependant dans le raccourci 67 A 1, 30 : Tous TE
K6crµous y(vEcr0aL crwµa.TwvEls ToKEv6v ȵTTLTTTOVTwv, « les mondes se for-
ment quand les corps tombent dans le vide [qui, sans la suite, 31 sq., aurait pu
saisir de quel "vide" il s'agit?] et s'enchevêtrent; par le mouvement, quand ils
s'accroissent, se constituent les astres», mais chacun de ces termes résume
un épisode de la deuxième phase de la cosmogonie. D'autres corrections ont
été proposées, supposant une lacune plus ou moins importante (cf. S. Luria,
op. cit., p. 80, texte n° 291, et p. 176). C.W. Müller (Gleiches zu Gleichem.
Ein Prinzip des frühgriechischen Denkens [« Klassisch-Philologische Stu-
dien » 31], Wiesbaden, 1965, p. 81, n. 172) dit que la logique réclame un
terme comme suntheta, sans voir que les « composants » ne sont pas moins
des composés, et que l'opposition s'établit en fait entre composés d'un type
simple relativement homogène et d'autres, hétérogènes, qui résultent d'autres
conditions de production. Il s'offre, avec la leçon transmise, la possibilité, ou
bien d'admettre le tour y( yvEcr0aL ELS (cf. L. S. J., s.v. « y( yvEcr0aL», 3c), ou
bien de poser une lacune après Els, ou bien enfin de considérer ELScomme un
ajout. Le sens serait, si l'on s'en tient aux mots dont on dispose : « et que, une
fois le processus de l'enchevêtrement achevé, ces semblables deviennent [ou:
se muent dans] les autres corps» (ËTEpa, « les autres», s'opposant à 0µ0Lo-
crx11µova, « semblables » ). La doxa insisterait sur l'importance du palier des
unités homogènes, issues de composants différents, dans la production des
différents phénomènes, comme la doxa de 68 A 1, 44 distingue les éléments
parmi les composés, ce qui ne reflète évidemment aucune doctrine positive
propre à Démocrite (malgré J. Kerschensteiner, op. cit., p. 164 sq.).
60. W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 412.
61. Voir aussi la notice doxographique dans Hippolyte, I, 13 = 68 A 40.
62. Je renvoie pour le détail du texte des Stromates à l'article mentionné
plus haut, n. 48, sur l'astronomie des atomistes.
63. Physique, 648, 12 sq. = 67 A 20.
64. Cf. Hippolyte, I, 13, 3, et I, 13, 4 (= 68 A 40).
65. Voir par exemple A. Brieger, op. cit., p. 18 : « De nouveaux mondes se
forment dans les intermondes [ ... ],mais alors la matière aussi de ces mondes
vient, principalement du moins, des intermondes. » Le « grand vide », pris
pour l'espace illimité, n'est pas vide absolument, mais comme l'est une pièce
sans objet visible.
66. Op. cit., p. 401.
67. Bailey figure là parce qu'il rejette la chute (l'alternative étant celle-là :
pluie ou mouvement désordonné) ; l'opinion sur la nature de la répartition de
la matière dans l'étendue illimitée n'est pas discutée.
68. Cf. 67 A 1, § 31; Aristote, Métaphysique, I, 4, 985 b 4 sq.
69. Cf. Ciel, p. 242, 15 sq. = 67 A 14. Alors qu'un commentaire comme
celui d'Alexandre, Métaphysique, p. 36, 21 sq. (= 67 A 6), qui analyse les

428
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

chocs entre les atomes, peut être extrapolé des données de la cosmogonie (la
doxographie, avec le même mot, KaT' àÀÀT1ÀOTu1r(av, ajoute: Èv T<¼) à1TELp4>,
en effaçant la frontière), d'autres, comme Simplicius dans le passage cité,
situent certaines données de l'ancien atomisme dans un cadre épicurien :
<J>ÉpEa0aL Èv T4>KEV4),1'espace illimité, puis la rencontre (auyKpouEa0aL),
conduisant au rebond (à1ro1raÀÀEa0aL)ou à 1'enchevêtrement.
70. Ciel, p. 242, 15 sq. Heiberg= 67 A 14, et p. 569, 5 sq. = 68 A61.
71. Sur la problématique dans le cadre de laquelle doivent être situées la
chute« originelle» des atomes et,, leur déviation, voir l'étude de Mayotte Bol-
Jack, « Momen mutatum », dans Etudes sur l'épicurisme antique («Cahiers de
philologie» 1), Lille, 1976, p. 163-189.
72. Phrase ambiguë sous cette forme succincte. On risque toujours de
prendre le « tout » pour l'étendue, au lieu d'y voir l'entourage abstrait (cf.
TTEpLÉXOV, 67 A 10, cité plus haut) d'où se détache l'espace cosmogonique,
avec le tourbillon cosmogonique, et de conclure, comme le fait Brieger (Loc.
cit., supra, n. 11, p. 893), que le mouvement désordonné n'est pas moins une
forme de tourbillon, sans fin ( « Le mouvement originel est conçu comme une
somme d'innombrables mouvements qui ressemblent à des tourbillons - qui
ressemblent seulement »). Si l'on isolait le témoignage et que l'on négligeait
la transposition, la conclusion était correcte, mais le raisonnement absurde.
73. Cf. W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 403, notant, pour le passage de Simpli-
cius (68 A 1) : « [ ... ] dans un contexte qui ne laisse aucun doute sur le fait
qu'il décrit l'état de choses dans un tourbillon cosmique».
74. Simplicius, Ciel, p. 294, 33 sq. Heiberg= fr. 208 Rose= 68 A 37.
75. P. 93, 29-31 D.-K.
76. II, 4, 195b 36 sq. = 68 A 68.
77. Voir la profession de foi de 68 B 118.
78. 68 A 37, p. 330, 14 sq.
79. Comme le fait Simplicius dans les textes (Ciel, p. 569, 5 sq.; 712,
27 sq.) réunis dans 68 A 61 (cf. Èçw0ouµEva••. , v<t>L(av6vTwv ..• , dans la pre-
mière référence). Guthrie (op. cit., p. 403) élimine ces témoignages parce que
Simplicius y décrit (voir la n. 73) des réactions« au sein d'un tourbillon cos-
mique» (cf. A. Brieger, /oc. cit., supra, n. 11, p. 589), mais retient d'autre part
ceux d'Aristote (De gen. et corr., I, 8, 326a 9 sq., mais non Ciel, I, 2, 309a,
pour lequel Harold Chemiss, Aristotle's Criticism of Presocratic Philosophy,
Baltimore, 1935 [réimpr. New York, 1964], p. 97, n. 412, le convainc qu'il
s'agit de composés) et de Théophraste (De sensibus, § 61). Il paraît expliquer
par la situation cosmologique à laquelle se réfère Simplicius l'apparente
contradiction de ces passages avec d'autres textes explicites notant l'absence
de poids (notamment Aétius, I, 3, 18 et 12, 6 = 68 A 47), sans expliciter pour-
tant comment les témoignages « contraires » d'Aristote et de Théophraste doi-
vent être compris (si l'interprétation est insuffisante, si les auteurs anciens se
«méprennent», ou s'ils construisent la qualité des composants à partir des
composés), pour conclure, d'une part, que le poids ne peut pas être invoqué en
faveur d'une chute originelle des corps (p. 400 sq., 404); mais, d'autre part, il

429
NOTES (La cosmogonie des anciens atomistes)

se sert de ces mêmes témoignages pour parler, lui aussi, d'atomes «lourds»
(cf. p. 414). H. Steckel (art. « Demokritos », RE, Suppl. XII, Stuttgart, 1970,
col. 204) précise dans le même sens, en reprenant les conclusions de Guthrie,
que les atomes ont un poids qui n'est pas considéré comme une qualité parti-
culière, mais comme propriété de la matière (quantum materiae). Voir, en sens
opposé, la prise de position ferme en faveur de la distinction entre simples et
composés de Schmidt, op. cit., p. 531, n. 107.
80. Hugo Carl Liepmann, Die Mechanik der leucippisch-democritschen
Atome, Berlin, 1885.
81. Adolf Dyroff, Demokritstudien, Leipzig, 1899. Voir le résumé de la dis-
cussion au début du siècle dans l'article de Brieger, cité supra, n. 11, p. 585 sq.
La position adoptée par Brieger est pratiquement celle de Guthrie : ne voulant
pas de la qualité de la pesanteur s'il s'agit d'en déduire une chute originelle
(avec Zeller), ils ne se résolvent pas non plus à priver les atomes de poids, ce
qui est très compréhensible, tant qu'on lit les textes, ne serait-ce que pour la
cosmogonie, avec l'idée qu'il faut les rapporter aux corps simples.
82. Cf. J. Kerschensteiner, op. cit., p. 156: « une proximité originelle du
vide et des masses corporelles ».
83. C. Bailey, op. cit., p. 92.
84. Ibid.
85. Op. cit., p. 339; trad. fr., p. 391.
86. Cité par Burnet : cf. Theodor Gomperz, Griechische Denker, 3e éd.,
Leipzig, 1911, vol. I, p. 260 : « Ici, comme ailleurs, sa théorie représente la
somme des travaux de ses prédécesseurs [1'appréciation, chez Gomperz, est
positive] ; la théorie atomistique est le fruit mûr de l'arbre de l'ancienne doc-
trine de la matière enseignée par les physiologues ioniens. »
87. Op. cit., p. 339; trad. fr., p. 391.
88. Voir la liste de ses ouvrages, Diogène Laërce, IX, 47-48 = 68 A 33, et le
bref aperçu des hypothèses de la recherche chez Guthrie, op. cit., p. 483-488.
89. Voir J. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la Séparation (1972),
p. 46 sq. et passim, et ci-dessous,« Le logos héraclitéen », p. 288.
90. Voir par exemple C. Bailey, op. cit., p. 92; J. Kerschensteiner, op. cit.,
p. 156 sq.; W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 408, etc.
91. Voir par exemple C. Bailey, op. cit., p. 92; W.K.C. Guthrie, op. cit.,
p. 412 sq., etc.

Une esthétique de l'origine : Saint-John Perse

1. J'avais exprimé dans une première version de ce texte, qui était une
communication lors de la célébration du centenaire de la naissance de Saint-
John Perse au Centre national des lettres, mon étonnement, et fait part d'une
découverte pour moi doublement bouleversante. Une adhésion, à la fois

430
NOTES (Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse)

avouée et obscurcie, m'apparaissait comme déterminante de toute une atti-


tude, d'un mode d'être et d'un discours. Le silence de la plupart des critiques
me frappait alors d'autant plus. J'avais pour cette séance établi un vademe-
cum de citations tirées de Nietzsche et de Saint-John Perse, qui se répondaient
de façon éclairante. A partir de ce point de mire paradigmatique et lointain où
le siècle est préfiguré, on peut aller très loin dans la comparaison.
2. Œuvres complètes (citées O.c.) dans la « Bibliothèque de la Pléiade»,
Paris, 1972, éditées par les soins de l'auteur; complément en 1976, 1983, 1986.
Voir dans la section des « Lettres de jeunesse», p. 643-806. Les lettres à Fri-
zeau ont été publiées depuis dans leur intégralité par Albert Henry, Lettres
d'Alexis Leger à Gabriel Frizeau, 1906-1912 (introd. et notes), Bruxelles, 1993.
3. Voir la biographie de la main de Saint-John Perse, O.c., p. XIV. Pas de
Nietzsche. Mais il écrivait à Monod (septembre 1908) : « [ ... ] l'ellipse! voilà
bien ce qui nous manque à tous, en toutes branches. Notre Bergson lui-même
n'aurait-il pas besoin d'une fameuse purge?» (O.c., p. 651).
4. Depuis, Renée Ventresque a fait état de son côté de l'omission dans
l'étude indispensable qu'elle a consacrée à la « bibliothèque » de Saint-John
Perse : « Mais pour Nietzsche point de droit de cité dans la biographie », Les
Antilles de Saint-John Perse. Itinéraire intellectuel d'un poète, Paris, 1993,
p. 26 (le livre condense le texte d'une thèse de doctorat présentée en 1990 à
l'université de Montpellier-III: La Bibliothèque de Saint-John Perse des
années de jeunesse à l'exil: matériau anthropologique et création poétique).
Il y a peu de livres de la jeunesse du poète à la Fondation Saint-John Perse;
d'après Colette Camelin, p. 358 et 360 de sa thèse citée ci-dessous, il y a
parmi les acquis postérieurement annotés (parfois en format de poche) La
Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, Ecce homo,
Le Voyageur et son ombre, La Volonté de puissance. Toutefois, il existe un
exemplaire annoté de La Volonté de puissance, t. I et II, dans la traduction
d'Henri Albert (Paris, 1909). On dispose à présent d'amorces nouvelles, et
l'on rend justice à ce qui est bien, et en plusieurs sens, une intégration; voir
Renée Ventresque (op. cit., p. 25-35, 77-88), ou Colette Carnetin, dans sa
thèse, soutenue à Paris-VIII (novembre 1995), Saint-John Perse : l'éclat des
contradictions. Poétique et philosophie du mouvement (exemplaire dactylo-
graphié), en particulier p. 352-363.
5. « Voyageur, qui es-tu? Je te vois suivre ton chemin ... » Que demande-
t-il? « Un masque de plus ! Un deuxième masque ! », Au-delà du bien et du
mal, 278. J'ai traduit toutes les citations de Nietzsche. Il ne serait pas inutile
de se reporter aux versions lues par Saint-John Perse.
6. O.c., p. 654. Voir la liste des publications des œuvres de Nietzsche de
1893 à 1909, dans la préface de Jacques Le Rider aux Œuvres de Nietzsche,
éditées par lui et Jean Lacoste : « Nietzsche et la France. Présences de
Nietzsche en France », Paris, 1993, p. XXXIX sq.
7. Voir Ecce homo, section 8.
8. O.c., p. 742-744. La lettre peut-être imaginaire, à savoir recomposée, ne
se trouve pas dans l'édition des Lettres à Frizeau par Albert Henry.

431
NOTES (Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse)

9. « Si la contradiction est l'être véritable des choses, si le devenir appar-


tient à l'apparence, alors l'intelligence de la contradiction [ ... ] sera l'intelli-
gence du monde jusque dans sa profondeur» (Nietzsche).
1O. Les citations proviennent de la même lettre analytique et fictive du
27 février 1909.
11.Ibid.
12. lbid., p. 744.
13. Au-delà du bien et du mal, 192.
14. Ainsi parlait Zarathoustra, II,« Du triomphe sur soi».
15. Paroles de Zarathoustra dans Ecce homo,« Pourquoi je suis si sage», 9.
16. L' Origine de la tragédie ou Hellénisme et pessimisme, trad. de Jean
Marnold et Jacques Morland.
17. O.c., p. 385.
18. Tout concourt et conduit, selon le pouvoir associatif de la figure étymo-
logique, à réunir « voir passer [ ... ] sous ses voiles déliés [ ... ] la grande aube
détienne» et « la Mer de la transe et du délit» dans Amers (0.c., p. 285 et
367 ; j'ai souligné), en découvrant le sens d'un nom particulier (voir aussi
O.c., p. 451) dans les significations enfouies anciennement dans les mots. Je
citerais« les Prophétesses déliées» (O.c., p. 312).
19. La Naissance de la tragédie, chap. 6.
20. Ibid.
21. Il y a l'intérêt intense de Saint-John Perse pour la musique; voir Roger
Little, « Saint-John Perse et la musique», dans Etudes sur Saint-John Perse,
Paris, 1984, p. 126-135, et, plus récemment, le livre de David Aranjo, Saint-
John Perse et la Musique, Pau, 1988. Mais la distinction faite entre les sons et
l'intelligible est fondamentale. Il faut citer en premier lieu la lettre à Jacques
Rivière du 8 juillet 1910, O.c., p. 675.
22. Intégré naturaliter dans l'éloignement : le fameux « à distance » d' An-
dré Breton ; voir Henri Béhar, « Surréaliste à distance » dans la revue Europe
799-800 ( 1995), p. 59-64.
23. Saint-John Perse a lu les fragments mêmes, ailleurs que dans La
Naissance. Il écrit à J. Rivière (30 avril 1911): « Que vous dire d'autre, qui se
dise? J'ai réentendu La Passion selon saint Jean, et relu Archiloque», O.c.,
p. 690 - la musique, la vraie, et l'iambe « intelligible ». Il pouvait le lire en
grec dans l'anthologie classique des poètes lyriques de Theodor Bergk (la pre-
mière édition est de 1842) : Poetae lyrici graeci; il trouvait Archiloque dans
let. II (4e éd., 1882), aux p. 535-576.
24. La figure d' Archiloque chez Nietzsche est largement stylisée; elle
devient un pilier de sa construction, mais reste tributaire d'une appréciation
principalement psychologique, contre laquelle on aimerait privilégier aujour-
d'hui les aspects formels et réflexifs. Pour les matériaux dont s'est servi
Nietzsche, voir d'une part Barbara von Reibnitz, Ein Kommentar zu Friedrich
Nietzsche,« Die Geburt der Tragodie aus dem Geiste der Musik » (Kapitel 1-12),
Stuttgart et Weimar, 1992, p. 156-165 ; et, d'autre part, Friedrich Nietzsche,
Die Geburt der Tragodie, Schriften zur Literatur und Philosophie der Grie-

432
NOTES (Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse)

chen, édité et commenté par Manfred Landfester, Francfort-sur-le-Main,


1994, p. 523, 581 sq.
25. Voir Françoise E. E. Henry, Saint-Léger Leger traducteur de Pindare,
Paris, 1996. Les lectures et le travail sur le texte semblent s'étendre sur les
années 1904-1911; voir la présentation, p. 13 sq.
26. C. Camelin, dans son article « Saint-John Perse lecteur de Pindare»
(Revue d'histoire littéraire de la France 4-5 [1991], p. 591-611), en lectrice
assidue de Jacqueline Duchemin, fait grand cas du mythe de ce poème pour éta-
blir une liaison à travers les mers entre le paradis transfiguré des Antilles et le
merveilleux de l'île des Bienheureux. Elle suppose, à partir principalement du
fond d'une réalité mystique ou orphique, présente ou imaginaire, que la lecture
des Odes a aidé le poète à tirer une énergie renouvelée « de la traversée des
deuils » - un soutien dans la crise (p. 604) ; voir aussi sa thèse, citée n. 4, p. 293.
27. Lettre (réécrite) à Frizeau, datée de Pau, 23 mars 1908, O.c., p. 733-735 ..
28. lbid.
29. O.c., p. 268.
30. lbid.
31. lbid.
32. Ibid.
33. O.c., p. 144.
34. R. Little, « Le monde et le verbe dans l'œuvre de Saint-John Perse»,
Cahiers Saint-John Perse 1 (1978), p. 101-122, repris dans Etudes " sur Saint-
John Perse, op. cit., p. 76-98; voir p. 77.
35. Récurrent dans Vents, I: O.c., p. 179 (2 fois), 185, 193.
"
36. L'index de l'œuvre poétique établi par Eveline Caduc (Paris, 1993) pré-
sente des listes impressionnantes pour chacun de ces termes.
37. « Amitié du prince», O.c., p. 66, 68, 70, 72. Chaque fois en italique, en
position fmale.
38. O.c., p. 734.
39. lbid.
40. O.c., p. 735.
41. O.c., p. 734.
42. Ibid.
43. Ibid.
44. Ibid.
45. Lettre à Jacques Rivière, 8 juillet 1910, O.c., p. 675.
46. « La pensée nietzschéenne de l'éternel retour dans le poème Vents»,
Souffle de Perse 5-6 ( 1995), p. 180-192.
47. Dans la lettre à Frizeau, citée ci-dessus: « cette autre servitude, d'une
aussi piètre hantise: celle du "perpétuel retour!"», 0.c., p. 743.
48. O.c., p. 28 passim.
49. O.c., p. 69.
50. Ibid.
51. J'ai proposé en 1963 une analyse du mythe eschatologique de la
Deuxième Olympique de Pindare sous le titre« L'or des rois».

433
NOTES (Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse)

52. O.c., p. 385.


53. lbid.
54. Correspondance de Jacques Rivière et Paul Claudel 1907-1914, Paris,
1926, p. 87.
55. Aussi la relation si problématique entre les deux poètes me paraît-elle
présentée avec beaucoup plus de justesse par Alain Girard, « Le Mallarmé de
Saint-John Perse», Souffle de Perse 5-6 (1995), p. 79-95, que dans l'article
de Renée Ventresque, « Saint-John Perse, un grand poète du x1xesiècle : l'hé-
ritage symboliste de Mallarmé» (ibid., p. 96-105), qui neutralise les diffé-
rences en harmonisant les filiations (voir aussi dans le chap. II des Antilles,
op. cit., « L'héritage de Mallarmé », p. 189-194 ). Girard a raison de mettre en
avant la condamnation, implicite ou explicite, de l'abstraction mallarméenne.
56. O.c., p. 153.
57. O.c., p. 143.
58. Dans le « Discours de Stockholm», O.c., p. 445 : « Attachée à son
propre destin, et libre de toute idéologie, elle [la poésie ] se connaît égale à la
vie même [ ... ]. Et c'est d'une même étreinte [ ... ] qu'elle embrasse au présent
tout le passé et l'avenir, l'humain avec le surhumain, et tout l'espace plané-
taire avec l'espace universel. »
59. Parce qu'il est« à la fois expression et réalité exprimée» (voir R. Little,
« Les métaphores du langage chez Saint-John Perse», Mots et savoirs dans
l' œuvre de Saint-John Perse [colloque de 1979],,, Espaces de Saint-John Perse
1-2 [1979], p. 393- 407, repris dans les Etudes, op. cit., p. 54- 67; voir
p. 54 sq.).
60. O.c., p. 453.
61. O.c., p. 444. C'est moi qui souligne.
62. O.c., p. 444.
63. O.c., p. XII.
64. O.c., p. 367.
65. Il s'agit du fragment B 92 du recueil des Présocratiques de Diels-Kranz
(il pose des problèmes de compréhension et de signification, voir J. Bollack et
H. Wismann, Héraclite ou la Séparation, [1972], p. 270-272). Un exemplaire
annoté par le poète est à la Fondation.
66. O.c., p. 261.
67. Voir mon article «Ailleurs» du recueil Honneur à Saint-John Perse
(1965).
68. O.c., p. 339.
69. O.c., p. 367.
70. Ibid.
71. Voir R. Little, « "Sifflant mon,, peuple de Sibylles" : à l'écoute d'une
phrase de Saint-John Perse», dans Etudes, op. cit., p. 178.
72. Voir la récurrence dans Amers, O.c., p. 281-283.
73. O.c., p. 172 sq.
74. O.c., p. 171.

434
NOTES (Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse)

75. O.c., p. 563.


76. « [ ... ] qu'on s'en souvienne [des prouesses du dire] comme d'une
récréation du cœur >>(0.c., p. 262), re-création du« sentiment».

André Frénaud

l. H, aeres, Paris, Gallimard, 1982, p. 202.


2. Ecrit en 1963-1964, recueilli dans la Sainte Face ( 1968) ; Paris, Galli-
mard, coll. « Poésie », 1985, p. 203-21 O.
3. Unité l. Dans les trois poèmes commentés, j'ai attribué aux unités séparées
par des blancs des numéros, 19 dans« Le miroir», 17 dans« Le chemin», 26
dans «, La Sainte Face ».
4. Ecrit en 1956, recueilli dans Depuis toujours déjà ( 1970) ; publié avec LA
Sorcière de Rome ( 1973), Paris, Gallimard, coll. «Poésie», 1984, p. 189-195.
5. In, ibid., p. 199.
6. Ecrit en 1965, recueilli dans La Sainte Face, op. cit., p. 241-249.
7. Cf. Notre inhabileté fatale. Entretiens avec Bernard Pingaud, Paris,
1979, p. 160.
8. La Sainte Face, op. cit., p. 157 sq.

Styx et serments

1. Dans ce qui va suivre, les fragments d'Empédocle seront cités d'après la


numérotation de mon édition, suivie éventuellement du numéro correspon-
dant chez D.-K., sauf pour les Catharmes, qui seront cités d'après D.-K.
2. Pour le sens de « oracle, parole divine », cf. Georges Redard, Recherches
sur xprj, xpija0aL. Étude sémantique, Paris, 1953.
3. Wilamowitz (Die Katharmen des Empedokles. Sitzungsberichte der
Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1929, p. 633; repris dans
P. Maas [éd.], Kleine Schriften I, Berlin, 1935 [réimpr. 1971], p. 483) pense
que, par « une catachrèse baroque», TTÀaTVS'"qualifie le sceau, mais il avoue
que son emploi dans le fr. 30 ne s'éclaire pas pour autant.
4. Dans l'embarras, on a aussi donné à TTÀaTVS'"un sens moral : « dont la
portée est grande, ample ».
5. H. Frisk, Griechisches Etymologisches Worterbuch, Lieferung 6, Heidel-
berg, 1957, p. 561, s.v. « ËpKOS'». L'auteur m'a confirmé oralement cette inter-
prétation.
6. É. Benveniste, « L'expression du serment dans la Grèce ancienne»,
Revue de l'histoire des religions 134 ( 1948), p. 81-94. Voir aussi, du même

435
NOTES (Styx et serments)

auteur, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Pouvoir,


droit, religion, chap. 8 « Le serment en Grèce », p. 163-175.
., Leumann, Homerische Worter, Bâle, 1950, p. 79-92 .
7. M.
8. E. Benveniste, /oc. cit., p. 85.
9. Ibid., p. 85 sq.
1O. Ibid., p. 83.
11. Ibid., p. 88.
12. Ibid., p. 89.
13. M. Leumann, op. cit., p. 91 sq.
14. Ibid., p. 81 sq.
15. Ibid., p. 91.
16. Nous réservons le cas de Iliade, II, 755, où horkos est en apposition au
Styx.
17. Ou va en prononcer un, si l'on rejette les vers 158-164. Ce passage,
en effet, est condamné par les analystes, qui le trouvent «gênant»,
cf. P. Von der Mühll, RE, Suppl. VII, 1940, s.v. « Odyssee », col. 737; la même
invocation figure en effet ailleurs dans cette partie de l'Odyssée (cf. plus bas,
n. 33). Je crois difficile d'admettre leurs arguments à cause du v. 392, où
Ulysse, s'irritant de l'incrédulité persistante du porcher (v. 391 rv v. 150), lui
offre d'aller plus loin encore et lui propose, après le serment, un pari (v. 393)
qui engage sa vie. Eumée n'accepte pas davantage de s'engager en prenant
les dieux olympiens à témoins.
18. J. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, II, Berlin, p. 326 sq.
(rééd. dans Gesammelte Werke in 10 Bden, 1980).
19. Ainsi, dans deux situations parallèles et souvent comparées, le poète
fait prononcer à Calypso le serment solennel et complet (Od., V, 184-187),
mais non à Circé (X, 343-345). Dans le premier cas, l'engagement que prend
la déesse assure le départ d'Ulysse d 'Ogygie et détermine toute la suite, alors
que, dans l'autre passage, le serment de Circé permet à Ulysse de s'abandon-
ner en toute tranquillité aux étreintes de la magicienne. Les préliminaires (et
tout serment ouvre sur l'attente) ne peuvent prendre plus d'importance que ce
qu'ils préparent. Les serments solennels prêtés au chant III de l'Iliade prépa-
rent, si l'on songe à la rupture du pacte qui s'ensuivra, la reprise des combats,
et ainsi toute l'action de l'Iliade, comme le serment de Calypso commande
toute l'action de l'Odyssée. Cf. à ce sujet les excellentes remarques de Karl
Reinhardt, « Les Aventures de l'Odyssée», dans Von Werken und Formen,
Godesberg, 1948, p. 501 sq., n. 20; voir aussi Tradition und Geist, Gôttingen,
1960, p. 86.
20. Ainsi Iliade, I, 233; cf. v. 239 (Achille), 274 (Agamemnon); XIX, 113
(Zeus); cf. Odyssée, IV, 746 (Euryclée); V, 178 (Calypso); X, 299 et 343
(Circé); XX, 229 (Ulysse). Dans certains passages (//., I, 233, Od., V, 178 et
XX, 229), la formule est suivie d'une invocation, si bien que µÉyas- peut dans
ces cas porter sur la forme circonstanciée donnée à l'engagement. Odyssée, II,
377 (Euryclée): 0EwvµÉyav opKovàTT6µvvest surprenant. Que signifie 0Ewv?
Difficilement les dieux invoqués par le serment. Le poète de la Télémachie

436
NOTES (Styx et serments)

pense sans doute à la fom1ule solennelle, ailleurs réservée aux dieux : elle
prêta le grand serment des dieux, cf. Odyssée, X, 299.
21. Ainsi lliade, XIX, 108, 127 (Zeus); Odyssée, IV, 253 (Hélène); X, 381
(Circé); XVIII, 55 (les prétendants). On notera qu'après « jurer un puissant
sennent » on ne trouve pas d'invocation.
22. L'absence d"épithète est plus rare(//., XIX, 175; XX, 313; XXIII, 42).
23. Les verbes sont à 1'aoriste du procès réalisé, alors que, dans le vers de
l'invocation, le verbe est à l'imparfait du développement de l'action (Od., XII,
303, cf. II, 377, X, 345, XV, 437, XVIII, 58; et aussi//., XIV, 278). Quatre
fois (Od., II, 377; X, 345; XV, 437; XVIII, 58), on retrouve ànoµvuvaL, et
une fois ÈnoµvuvaL (XV, 437); co1nme, dans les quatre premiers cas, le postu-
lant exige un serment qui confirme une promesse négative, on donne à àno-
µvuvaL le sens de « jurer qu'on ne fera pas» (cf. L. S. J., s.v.); mais alors il
faut aussi adopter dans Odyssée, XVIII, 58, où les prétendants doivent jurer
de ne pas intervenir dans le pugilat burlesque, cette forme, qui est bien attestée
(Allen, Von der Mühll: Ènwµvuov). Dans /liade, X, 332, au contraire, il faut
préférer ce dernier composé, puisque Hector consent à donner une promesse
positive.
24. Voir Iliade, X, 239; XV, 36; Odyssée, V, 184; Iliade, XIX, 258; Odys-
sée, XIV, 158 = XVII, 155 = XIX, 303 = XX, 230; cf. Iliade, VII, 411.
25. Ainsi que dans Odyssée, I, 273. Achille dit aux deux hérauts, qui sont
« messagers de Zeus et des hommes» (v. 334), comme ils viennent chercher
Briséis: « Qu'eux-mêmes me servent de témoins devant les Bienheureux et
devant les mortels, et devant ce roi intraitable, si une fois encore on a besoin
de moi ... » (v. 338-341). Il répète sous une autre forme la déclaration faite à
l'Assemblée, et ajoute un nouveau serment. Les hommes sont ici encore
conviés à porter témoignage, mais les hérauts représentent Zeus aussi bien
que le roi qui les dépêche. Sur le sens de pros-, qui exprime la présence des
personnes sollicitées et participant à 1'acte solennel, cf. Pierre Chantraine,
Grammaire homérique, Paris, 1953 (réimpr. 1958), vol. II, p. 134 (cf//., XIX,
188). Avant de livrer à Achille le combat auquel il est acculé, Hector propose
un dernier accord : que le vainqueur restitue au moins le corps du vaincu. Ce
serait là un pacte scellé par des serments, comme le montre le refus d'Achille :
« il n'est pas de pacte loyal entre les hommes et les lions » (XXII, 262), et
Hector invoque en effet les dieux à témoin. Comme Ulysse (Od., XIX,
303 sq.), dans la salle du foyer, invoque Zeus et le palais, de même Pénélope
rappelle à Antinoos (XVI, 422 sq.): « Pourquoi ne respectes-tu pas les sup-
pliants [cf. XIX, 304] pour qui Zeus est témoin ? » Quand, renonçant au ser-
ment, Ulysse-mendiant propose à Eumée un engagement plus puissant encore
(ptjTpî]V ), il prend également les dieux olympiens à témoin (XIV, 394 ).
Ulysse, rappelant le terrible présage d 'Aulis qui prédisait dix années de guerre,
s'adresse aux Achéens comme à des témoins(//., II, 301 sq.). Les témoins sont
des hommes (comme les hérauts auprès d'Achille), mais ils ont une part,
comme spectateurs du présage envoyé par Zeus, à la manifestation divine.
26. Cf. plus bas le rôle qu'elle joue dans le serment d'Achille.

437
NOTES (Styx et serments)

27. Bien qu'à un stade plus ancien, les éléments fussent eux-mêmes des
forces actives et vengeresses.
28. « Sous terre» (cf. //., III, 278) ne suppose
, pas nécessairement que le
châtiment s'accomplisse sous terre ; les Erinyes, qui tiennent la place des
défunts dans ce passage, agissent sous terre, mais elles poursuivent les
vivants.
29. « [ ... ] les dieux [et à plus forte raison les parties du monde] qui sont
invoqués sont simplement témoins; il ne s'ensuit pas qu'ils se chargent de
poursuivre les parjures», Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, Bâle, 1955
(2e éd. ; réimpr. Darmstadt, 1984 ), vol. I, p. 31.
30. Les dieux du Tartare sont témoins, et non justiciers, quand Héra jure
devant Hypnos, « frère du Trépas» (Théog., v. 756) et puissance souterraine.
31. Quatre des cinq passages où ÈTT(opKOS'et ses dérivés figurent chez
Homère(//., m, 279; XIX, 188 annon9ant XIX, 260 et 264) sont en rapport
avec les scènes qui font apparaître les Erinyes.
32. Et non gages (cf. Rudolf Hirzel, Der Eid. Ein Beitrag zu seiner Ge-
schichte, Leipzig, 1902, p. 29) qui échoient au dieu en cas de parjure.
33. Ce serment revient quatre fois sous une forme semblable au cours du
récit des événements d'lthaque (XIV, 158 sq.; XVII, 155 sq.; XX, 230 sq.;
XIX, 303). D'abord le mendiant annonce à Eumée qu'Ulysse reviendra avant
la fin du même mois pour venger épouse et fils, ensuite Théoclymène dit à
Pénélope qu'Ulysse est déjà dans le pays et prépare la perte des prétendants,
puis Ulysse déclare à Pénélope, dans la salle du palais, que son mari doit
rentrer avant la fm du mois; enfin Ulysse prédit au bouvier qu'avant même
qu'il n'ait quitté le palais il verra son maître revenir et tuer les prétendants.
On admet que le serment se trouvait primitivement dans la scène où le men-
diant gagne la confiance de Pénélope {XIX, 303 sq.; cf. Von der Mühll, RE,
s.v. « Odyssee », col. 751), et c'est en effet dans la grand-salle du palais que
l'invocation se comprend le mieux (la« table» d'ailleurs y manque). Les trois
autres serments se trouvent dans des passages considérés d'ordinaire comme
secondaires (B): le premier (chant XIV) aurait été interpolé dans un ensemble
ancien, alors que les deux autres (Théoclymène au chant XVII, et Ulysse au
chant XX) figurent dans des parties qui sont entièrement l'œuvre de B.
Il est néanmoins possible de distinguer ces serments par leur place et leur
effet dramatique. Le poète, dans cette dernière partie, conduit le lecteur
jusqu'au moment où la vérité éclatera aux yeux de tous les personnages, Péné-
lope étant la personne que cette reconnaissance touche le plus évidemment.
Les quatre serments organisent dramatiquement cet acheminement : le retour
est d'abord annoncé à un domestique, puis à Pénélope par un étranger, avant
de lui être annoncé par Ulysse lui-même; le dernier serment joue dans la
narration le rôle de la parole dite à Pierre: « Avant que le coq n'ait chanté ... »
L'annonce elle-même se fait d'ailleurs chaque fois sous une forme légèrement
différente. Si les ajouts sont de B, l'unité de composition de l'ensemble n'en
est pas moins remarquable.
34. Il n'y a pas de raison d'étendre la relative aux trois puissances invo-

438
NOTES (Styx et serments)

guées, comme le fait M. Leumann, op. cit., p. 82. Il suffit de comparer Iliade,
II, 755, pour se convaincre que horkos est attribut de Styx seul.
35. L'Hadès est appelé aTuyEpos, «affreux», dans ce seul passage. Est-
ce pour mieux rattacher l'eau du Styx à son empire? La description (al TTà
pÉE0pa)évoque une chute d'eau se précipitant du haut d'une roche plutôt que
le cours rapide d'un fleuve. Le fleuve des rives duquel les ombres écartent
p TTOTaµoîo,v. 73) est sans doute l 'Achéron (cf. Od.,
l'âme de Patrocle ( ... ÙTTÈ
X, 513). De toute façon, même si le Styx a été considéré comme l'un des
fleuves infernaux, l'expression « les flots abrupts » paraît évoquer une repré-
sentation plus ancienne, où l'eau se jetait du haut d'une paroi rocheuse.
36. Martin P. Nilsson (Geschichte der griechischen Religion, Munich,
1941, I, p. 131) note très justement qu'il ne faut pas identifier le ciel, la terre,
les fleuves et les sources avec des dieux personnels. Toute l'étendue de l 'uni-
vers reste interdite au parjure sans que les dieux aient besoin d'intervenir.
37. L'expression a été discutée par Wilhelm Schulze, Quœstiones epicœ,
Gütersloh, 1892, p. 440-443, qui a insisté sur l'unité des deux éléments, indis-
sociables pour Homère, comme dans Kunosoura. Pour lui, ce seraient les
« eaux de l'effroi ». Boite (RE, IV A, 1, 1931, s. v. « Styx », col. 460) fait
remarquer cependant qu'il n'existe pas en grec d'autre nom de lieu formé à
l'aide du génitif d'un nom abstrait. L'existence d'une déesse Styx ou d'un
fleuve Styx s'expliquerait chez les poètes postérieurs par une méprise
(W. Schulze, op. cit., p. 442). Mais, au lieu de prendre «l'eau du Styx»
comme un groupe indissociable et d'y voir un nom propre global (comme
l'appellation d'Arcadie que rapporte Hérodote, VI, 74 ), on peut supposer qu'à
une date ancienne le lieu n'était désigné que par le nom de Styx.
38. Trois autres exemples homériques éclairent la valeur de « chute d'eau ».
Deux falaises abruptes surplombent le port de Phorcys à Ithaque (Od., XIII,
97 sq.). Le vin qu'Ulysse fait boire à Polyphème, l'ambroisie et le nectar l'ont
distillé (IX, 359 ; cf. Hésychius, A 6606). Ces deux exemples où àTToppwç
garde son sens étymologique d'abrupt (àTT6+ p11yvuvaL) permettent de lui
conférer le sens de «chute» dans le passage cité, ainsi que dans Iliade, Il,
755, où le Titarésios, comme ici le Cocyte, déverse l'eau du Styx. Le mot a
pris aussi la valeur de « pièce arrachée à», de «rejeton» (cf. Aristophane,
Lysistrata, v. 811 ).
39. Cf. Wolfgang Schadewaldt, Von Homers Welt und Werk, Stuttgart, 1951
(rééd. 1965), p. 113.
40. Le sens donné par le poète au terme wyuyLos n'est pas nécessairement
celui d' « antique » (Paul Mazon). On pourrait, comme pour Ogygie, l'île de
Calypso, songer à « océanien » (Styx étant Océanide) ou à « extrême », « aux
confins», « loin des dieux» (cf. v. 777). Cf. Von der Mühll, RE, loc. cit.,
col. 712.
41. Il n'y a pas lieu de considérer avec Mazon (Hésiode, Théogonie. Les
Travaux et les Jours. Le Bouclier, Paris, CUF, 1928, p. 61) la vigoureuse évo-
cation de la demeure du Styx comme une interpolation, pas plus d'ailleurs que
les autres descriptions du Tartare, parmi les plus personnelles du poète :

439
NOTES (Styx et serments)

cf. Kurt von Fritz, « Das Prooemium der hesiodischen Theogonie », dans
Festschrift Bruno Snell, Munich, 1956, p. 45, n. 1, et, sur l'ensemble de la
description des enfers, Hermann Frankel, Dichtung und Philosophie des frü-
hen Griechentums, Munich, 1962, p. 114-118 : dans le mode de pensée de
l'époque archaïque, on tourne plusieurs fois autour du même objet pour l'en-
visager successivement sous d'autres aspects et d'autres rapports. La demeure
de Styx se trouve sur une frontière qui délimite ici les univers céleste et noc-
"
turne (ou le Non-Etre, puisque l'eau du Styx apporte aux dieux parjures un
temps d'inexistence), cf. « du côté du ciel », v. 779 rv « sous terre », v. 787,
comme dans la demeure de Nuit, devant laquelle Atlas soutient la voûte
céleste, Jour et Nuit se rencontrent (v. 744 sq.), comme dans la maison de
Sommeil et de Mort, puisque l'un parcourt terre et mer, alors que l'autre
« tient les hommes qu'il a pris» (v. 758 sq.).
42. Une illustration de ce sens primitif subsiste peut-être dans un vers du
Catalogue des Vaisseaux (//., II, 755). Le fleuve Titarésios se jette dans le
Pénée, mais il ne se mêle jamais à ses eaux, coulant tel un flot d'huile à sa sur-
face, « car il tombe des eaux du Styx, le terrible serment ». Mazon dissocie
«serment» de «terrible», et traduit: « il est une branche du Styx, fleuve ter-
rible du serment». On peut se demander pourquoi le poète rappelle, dans un
contexte géographique, les attributions religieuses de l'eau du Styx, d'autant
que ces attributions se limitent chez Homère à l'univers divin qui n'est pas
mentionné ici. A moins qu'il ne s'agisse d'un groupe de mots déjà figé, d'où
le mot« des dieux» (cf. dans l'Hymne à Déméter, lev. 259) aurait disparu -
ce qui paraît difficile à admettre -, « terrible serment», apposition de Styx,
pourrait désigner la« terrible enceinte». Il faudrait alors traduire: « C'est une
chute des eaux du Styx, la terrible enceinte. » Mais, si tel était le sens ancien
de horkos, dans cette expression, il est difficile de savoir si Homère l 'enten-
dait toujours ainsi.
43. Mazon a sans doute raison de traduire par« monde». Le ciel porté par
Atlas couvre aussi l 'Océan.
44. On trouve dans ces métaphores une belle confirmation de l'homologie,
mise en lumière par Mircea Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris 1953,
p. 324-329 et ailleurs, du corps humain, de la maison et de l'univers. L'uni-
vers a un cou et il est entouré d'une enceinte.
45. Cf. P.-E. Legrand, éd. des Histoires, Paris, CUF, 1948, VI, notice, p. 63,
Il. 3.
46. Cf. sur ce mode de la pensée religieuse primitive, M. Eliade, Images et
symboles, Paris, 1952 (rééd. 1979), p. 52 sq.
47. Cf. R. Hirzel, op. cit., p. 174 sq., qui remarque avec raison que le poète
prêtait aux dieux des usages que leur ancienneté revêtait d'une dignité parti-
culière.
48. Il se pourrait que le relatif ne subisse pas l'attraction de horkos mais
renvoie directement à Styx, qui devrait alors être du masculin. Rien, du moins
dans les poèmes homériques, ne nous empêche d'admettre que le mot avait à
l'origine ce genre, avant de désigner une déesse.

440
NOTES (Styx et serments)

49. Rappelons, à ce sujet, l'expression insolite de Lucrèce, moenia mundi


(De rerum natura, I, 73; II, 1144; V, 454); bien sûr, ces remparts sont
constitués par des masses ignées qui enveloppent et contiennent l'univers
(cf. Empédocle, fr. 320 Bollack = 38, 4 D.-K., et Platon, Timée, 58a); mais
ces conjectures scientifiques peuvent très bien recouvrir une vision ancienne.
50. Voir à ce sujet, dans « L'interprétation du mythe», ci-dessus, p. 138 sq.
51. On ne peut, comme G.S. Kirk et J.E. Raven (The Presocratic Philoso-
phers, Cambridge, 1957, p. 16), réduire la portée de ces expressions en affir-
mant qu'elles indiquent peut-être simplement que le fleuve Océan est la
source de toute eau fraîche, ou que, toute vie requérant de l'eau, 1'Océan est
source de la vie. « Tous les êtres » désignerait seulement les êtres vivants et
les plantes (les dieux devenant race d 'Océan par « extension poétique » ). En
vérité cette genesis reflète une cosmologie aquatique; les eaux symbolisent
l'origine, « la somme universelle des virtualités [ ... ]. Elles supportent toute
création». Cf. M. Eliade, Images, op. cit., p. 199.
52. Comme la maladie prouve la culpabilité, l'exil représente une purifica-
tion sociale, et non une simple« convalescence». Il s'agit là d'une autre peine
qui n'est pas moins lourde. La « série d'épreuves» évoquée au vers 800
(« Il n'y a pas de lien entre les deux notices », Friedrich Schwenn, Die Theo-
gonie des Hesiodos, Heidelberg, 1934, p. 29) marque donc bien autre chose
qu'une liaison gratuite. L'exil fatal des «démons» chez Empédocle (fr. 115,
6) paraît être décrit à l'imitation de cette scène d'Hésiode. Toute leur exis-
tence terrestre représente la purification d'une souillure commise au sein
même des dieux; cf. Théogonie, v. 782. Et les banquets des dieux y sont aussi
l'image de la réintégration finale (fr. 147). Il n'y a donc pas lieu de suspecter
le vers 4 du fr. 115 (cf. D.-K.) car, dans le passage imité, le parjure représentait
la souillure punie d'exil. C'est Empédocle lui-même, et non un interpolateur,
qui rappelle le vers (793) d'Hésiode.
53. M. Eliade, Images, op. cit., p. 200: « Le contact avec l'eau comporte
toujours une régénération. ,, »
54. Gustave Glotz, Etudes sociales et juridiques sur l' Antiquité grecque,
Paris, 1905, p. 154.
55. Pierre-Maxime Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque,
2e éd., Paris, 1949, p. 59. De même Wilhelm Luther, Wahrheit und Lüge im
ii.ltesten Griechentum, Borna, 1935, p. 91 (« le serment, par nature une malé-
diction contre soi-même » ).
56. Dans l'article « Eid » de Ziebarth, RE, V, 2, 1905, col. 2076-2083, qui
donne un vaste aperçu sur les serments juridiques au cours de l'histoire
grecque, on ne trouve guère d'autre forme de serment.
57. Cette constatation suffit pour infirmer l'hypothèse de Hirzel (op. cit.,
p. 153-156) d'après laquelle opKov 6µvuvaL aurait primitivement le sens d'in-
voquer le dieu Horkos (qui enferme). Le dieu Horkos (Théog., v. 231, Trav.,
v. 219, 804) est, comme la déesse Styx, une création d'Hésiode. Le rappro-
chement étymologique que l'auteur a établi entre Horkos et lat. Orcus
n'est pas soutenable; cf. Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire

441
NOTES (Styx et serments)

étymologique de la langue latine, 2e éd., Paris, 1939, s.v., et A. Walde et


J. B. Hofmann, Lateinisches Etymologisches Worterbuch, Heidelberg, 1938-
1954 (3e éd.), S. V.
58. Cf. M.P. Nilsson, op. cit., p. 201-206; Wilamowitz, Der Glaube, p. 357.
59. Cf., à l'opposé, une expression parallèle de la Télémachie (Od., IV,
807), où l'on pense aux dieux olympiens.
60. Dans le passage du chant XIX de l'Iliade (que les analystes considèrent
comme
,, une imitation de celui du chant Ill), Agamemnon invoque, en plus des
Erinyes, les dieux comme vengeurs du parjure (v. 265 sq.); il envisage (cf.
plus haut), après l'invocation rituelle des vers 259 sq., une offense directe
faite aux dieux.
61. On cite (cf. M.P. Nilsson, op. cit., p. 91) surtout le passage de l'Iliade
(XIX, 418) où elles font taire les chevaux d'Achille quand ils prédisent la mort
de leur maître. Mais ce n'est pas là un rétablissement indifférent de l'ordre des
choses. Xanthe n'est,, pas sans rapport avec l 'Arion de la guerre de Thèbes, fils
de Poséidon et d'Erinys (cf. P. ,, Von der Mühll, Krititisches Hypomnema zur
/lias, Bâle, 1952, p. 292). Les Erinyes, bien loin d'empêcher les chevaux d'en-
freindre un ordre établi, parlent par leur bouche. Si Agamemnon (Il., XIX,
86 sq.), se disculpe en rejetant la responsabilité de la discorde sur Zeus, le Des-
tin et Erinys, les chevaux n'invoquent,, que Zeus et le Destin (v. 410). « Nous ne
sommes point cause de ta mort. » Erinys n'est pas nommée dans ce second
passage, qui fait manifestement écho au premier, parce qu'elle ne fait qu'un
avec les chevaux:« nous», ce sont les chevaux et Erinys.
62. Pierre Chantraine et Olivier Masson ( « Valeur de ayos- et de ses déri-
vés», dans Sprachgeschichte und Wortbedeutung. Festschrift Albert Debrun-
ner, Berne, 1954, p. 85-108) ont établi que la notion de« sacré» qu'exprime
ayos- est ambivalente, présentant« un aspect double et complémentaire[ ... ]:
celui d'une puissance mystérieuse et redoutable, et aussi, à l'occasion, celui
d'un accord avec cette puissance».
63. W. Luther, Weltansicht und Geistesleben, Gottingen, 1954, p. 86, et
auparavant dans Wahrheit und Lüge, op. cit., p. 90 sq.
64. Wahrheit und Lüge, op. cit., p. 91.
65. Horkos, dans le sens où l'entend Luther, se situe sur le même plan
qu'ara ou atë, qui sont en premier lieu une action.
66. Cf. Kurt Latte, s.v. « Meineid », RE, XV, 1931, col. 346-353. On part,
pour expliquer le terme, de l'adjectif, qui désigne celui qui est soumis au hor-
kos. Le verbe ÈTTtopKELV se lit dans une loi de Solon citée par Lysias ( 10, 17),
avec le sens positif de «jurer». On peut comparer Èvayfis-, « celui qui tombe
sous l'agos », qui n'est pas toujours pris en mauvais part et où agos exprime
simplement l'idée de sacré (cf. P. Chantraine et O. Masson, /oc. cit., p. 90).
De façon similaire, ÈTTt.opKos- (ËvopKos-n'a jamais un sens péjoratif) serait celui
qui se trouve sous le pouvoir du horkos ; Latte explique le sens péjoratif par
le fait que les effets terribles de cet envoûtement ne se manifestent que
sur celui qui a prêté un faux serment. Mais il faut néanmoins admettre que
horkos ait évoqué une puissance plus maléfique qu'ambivalente, pour que le

442
NOTES (Styx et serments)

mot composé ait pris si généralement le sens de parjure. Ce caractère terrible


n'apparaît guère chez Homère, plutôt dans le dieu-serment d'Hésiode. Par
ailleurs l'adjectif ÈrrtopKosqui doit expliquer la formation sémantique ne se
trouve pas - est-ce l'effet du hasard? - appliqué à une personne chez
Homère; une seule fois, au neutre(//., XIX, 264), il se rapporte au contenu du
serment. Dans tous les autres cas on trouve le substantif (//., III, 279; XIX,
260; X, 332) ou le verbe (XIX, 188). D'autres explications ont été proposées.
'ErrtopKos--: « qui piétine le serment», Eduard Schwyzer, « Etymologisch-Kul-
turgeschichtliches », Indogermanische Forschungen 45 ( 1927), p. 255-258.
H. Frisk (op. cit., s.v.) préfère partir du verbe ÈTTLopKELV et entendre: « agir
contre le serment» (mais ÈTTL0uµELV, qu'il rapproche, ne signifie pas « agir
contre le thumos » ). On ne retiendra pas l'analyse proposée par M. Leumann
(op. cit., p. 79 sq.) qui voit dans le mot une interprétation du tour ÈTTLopKov
6µ6acraLau cours même de la genèse de l'épopée, le serment étant, dans cer-
tains contextes, un faux serment qui appuie une proclamation. Mais Èrroµvu-
vaL, qui abrège le tour (cf. plus haut), n'a précisément pas ce sens. Et le sys-
tème ÈrrtopKos(adjectif et substantif)-ÈrrLopKELV est manifestement plus ancien
que l '1/iade.
67. Une liste plus complète d'exemples analogues est donnée par Luther,
Wahrheit und Lüge, op. cit., p. 92.
68. Cf. Agamemnon, v. 609 et le commentaire de Eduard Frankel, Aeschy-
lus Agamemnon, Oxford, 1950, vol. II, p. 303.
69. On a également songé à des cordons qui entoureraient le décret (D.-K.,
ad fr. 30 : « breitverschnürt » ).
70. Ainsi, le texte des fragments ne fournirait plus de quoi affirmer, comme
le fait P.-M. Schuhl (op. cit., p. 300), que le serment est le« pivot de la pensée
d'Empédocle ». On ne peut pas dire, de toute façon, que cette notion (le ser-
ment fondement de la loi universelle) « est à la base de toute sa philosophie
mystique». Même si horkos signifie« serment» dans le fr. 115, il s'agit d'une
idée, au fond, supplémentaire. Mais si l'auteur affirme (p. 59) que « le ser-
ment est la vraie barrière, horkos-herkos, qui empêche les empiétements, en
retenant dans leurs limites les hommes et même les éléments » et que le ser-
ment « aida [ ... ] certains penseurs [ ... ] à former la notion d'un ordre néces-
saire des choses», cette idée reçoit de notre interprétation une confirmation
certaine. Empédocle aurait donné lui-même à horkos ce sens de barrière qui
contient et règle le devenir.

Le logos héraclitéen

Fr. 1:
TOÙ8È ÀoyouTOÙ8'ÈOVTOS alEl àçuVETOL
y[vovTaL dv0pwTTOLKal TTp6cr0Ev
~ àKoÙcraLKal àKoucraVTES
TOrrpwTov·yLvoµÉvwvyàp TTClVTWVKaTà TOV ÀOyov

443
NOTES (Le logos héraclitéen)
7 / 7/ I \7 I \,r I f /
TOVôE'aTTELpOLOlV
EOLKaOlTTELpwµEVOL Kal ETTEWVKaL Epywv TOLOUTEWV OKOLWV
Èyw ôLT)yEÙµaLKaTà q>VOlVôLaLpÉwv ËKaO"TOVKat q>pa(~v OKWSËXEL· TOÙS'
ÔÈ
aÀÀous àv0pwTTOUSÀav0a.VEL OK6aa ÈyEp0ÉVTES TTOLOUO"LV OKWŒTTEp OKocra
EÜôOVTESÈTTLÀav0aVOVTaL.

Fr. 2:
TOUÀoyou 8' ÈOVTOS~vvov (wovaLV o\. TTOÀÀOL
ws l8(av ËXOVTES<PPOVîlULV.

Fr. 30:
K6aµov, Tàv aùTàv aTTaVTWV, OÜTETLS 0EWVOÜTEàv0pwTTWV ÈTTOL àÀÀ'
T)ŒEV,
~v àEl., Kat. ËaTLV Kat. ËaTaL, TTÙpàEL(wov aTTTOµEvovµÉTpa Kat. àrroa~EvvuµE-
VOVµETpa.

Fr. 32 :
ËV Tà aocpov· µoVVOVÀÉyEa0aL OÙKÈ0ÉÀELKat. È0ÉÀELZT)VàSovoµa.

Fr. 41 :
Ëv Tà aocp6v· ÈTTLaTaa0aLyvwµT)v, oTÉT),KV~Epv~aaLTTavTa8Là TTavTwv.

Fr. 50:
OÙKȵou àÀÀà TOU Àoyou àKovaavTas oµoÀoyELV aoq>6v ÈO"TLVËv rravTa
"'Val.
EL

Fr. 53:
TTOÀEµosTTavTwvµÈv TTaTI7pÈaTL, TTavTwv8È ~aaLÀEus [ ..• ].

Fr. 90:
TTup6sTE àvTaµEL~ETaL TTGVTaKat. TTUpaTTaVTWV xpvaov xp17µaTa
OKWO"TTEp
' , ,
KaL XPT)µaTWVxpuaos.

Fr. 108:
OKOO"WV Àoyous "flKOuaa, OÙôELSàq>LKVEL oTl
Tal ÈS TOUTOWO"TEYLVWO"KELV
aocpov ÈO"TL,lT(lVTWVKEXWPLŒµÉvov.

1. J. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la Séparation ( 1972; 2e éd.,


nouv. préf., 1995) (cité sous l'abréviation B.-W.).
2. La bibliographie sur Héraclite d'Evangelos N. Roussos, portant sur
les titres parus jusqu'en 1970 (Heraklit-Bibliographie, Darmstadt, 1971), a été
complétée par deux ouvrages collectifs : Francesco De Martino, Livio
Rossetti et Pierpaolo Rosati, Eraclito, Bibliografia, 1970-1984 (catalogue
alphabétique des titres, avec, pour les périodes antérieures, C omplementi
1621-1969), Pérouse, 1986 ; Léonce Paquet, Michel Roussel et Yvon
Lafrance, Les Présocratiq,,ues. Bibliographie analytique (1879-1980), Mont-
réal et Paris, 1988 (voir« Etudes particulières», IV:« Héraclite», p. 444-555,

444
NOTES (Le logos héraclitéen)

n05 1775-2436; résumés succincts du contenu). Le nombre des titres relevés,


dans le premier, pour les quinze années 1970-1984 est supérieur à celui de toutes
les publications enregistrées par Roussos depuis 1499 (« Il resultato invero sor-
prendente ... », « Avvertenza », p. 7). 11reste à savoir comment faire pour sus-
citer une discussion sur les conditions d'une communication entre les auteurs.
3. Jonathan Bames (The Presocratic Philosophers, vol. 1 : Thales to Zeno,
Londres, Henley et Boston, 1979 [éd. revue 1982], chap. 4: « The Natural
Philosophy of Heraclitus ») ne discute pas la thèse genérale de notre livre et
n'en tient donc pas compte dans l'interprétation des fragments. Il cite le titre
dans sa bibliographie (p. 349), pour le situer dans une autre sphère d'intérêt
scientifique que la sienne (sans doute dans une autre tradition culturelle):
« Des explications idiosyncratiquement françaises peuvent être lues dans ... »
L'auteur serait-il capable de dire ce qu'il entend par «français»? Le livre a
paru en France.
4. « Le conflit est le père et le maître de toutes choses, le droit universel et
l'ordre du monde», Eduard Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer
geschichtlichen En.rn,icklung, 5e éd., p. 655 (dans E. Zeller et W. Nestle [6e éd.
1920], réimpr. Darmstadt, 1963, p. 823), d'après les fr. 53 et 80; voir E. Zeller
et R. Mondolfo, La Filosofia dei Greci, I, 4, Eraclito, Florence, 1961, p. 101-
105. Position souvent explicitée, et poussée à l'extrême chez Olof Gigon,
Untersuchungen zu Heraklit, Leipzig, 1935, p.116: «Il est partout établi, il
est partout vrai» (contre Hésiode, Trav., v. 276 sq.); « la guerre universelle
est juste». Divinisation de la guerre, qui est aussi un fait d'expérience (« la
réalité historique des Ioniens», p. 119). On en vient à écrire: « Seule la mort
du guerrier a de quoi répondre à la vérité du logos, appelée "guerre", distin-
guée de la mort sur la paille [selon le fr. 24] », p. 120. Encore (avec moins de
violence) dans Der Ursprung der griechischen Philosophie von Hesiod bis
Parmenides, Bâle, 1945, p. 210: « La réalité avec laquelle nous devons comp-
ter est la guerre ». Principe universel ou vérité empirique? La discussion est
reprise par Geoffrey S. Kirk, Heraclitus, The Cosmic Fragments, Cambridge,
1954, p. 248 sq. : « Toutes les sphères de la vie». Jusqu'à Marcel Conche,
Héraclite. Fragments, Paris, 1986, p. 440 (ad fr. 80): « [ ... ] coextensive à
toute la nature dès lors qu'elle [la guerre] est le grand phénomène naturel, elle
est normale et fatale»; Charles Kahn, The Art and Thought of Heraclitus,
Cambridge, 1979, p. 209, restreint la portée du fr. 53 à la destinée humaine
(Conche, en revanche, prend TTa.vTwvpour un neutre [« de toutes choses »] ;
c'est un masculin; voir B.-W., p. 185).
5. Le logos est le représentant dans la parole de la vérité de la Guerre,
O. Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 18 (la guerre fait le style de l'œuvre).
Le logos n'est qu'une abréviation pour le livre, à savoir« la vérité éternelle».
Position radicale : « La doctrine, le système sont au début - à l'origine » (p. 5).
« La guerre, c'est la vérité évidente du fragment 1, le développement des
contraires dans l'univers » (p. 25). Voir encore p. 60 : « logos est une abrévia-
tion pour la vérité éternelle d'Héraclite », à savoir l '« identité paradoxale » du
feu et de l'univers, etc.

445
NOTES (Le logos héraclitéen)

6. Voir G.S. Kirk et J. E. Raven, The Presocratic Philosophers. A Critical


History with a Selection of Texts, Cambridge, 1957, p. 195 : «l'équilibre
d'ensemble dans le cosmos [ ... ]maintenu [ ... ] si la guerre ne cesse pas entre
les contraires », et p. 201 : « Le logos ou la proportion demeurent les mêmes»
- une fois de plus, ce sont les mesures et la régularité du changement, cette
fois du changement cosmologique à une grande échelle, qui sont soulignées;
cf. G.S. Kirk, op. cit., p. 401-403: l'aspect particulier du logos qu'est le feu
est par nature cinétique ; il assure la régulation des mouvements cosmiques.
7. Dans cette lignée, l'introduction de Zeller, plus inductive, culmine dans
le vertige d'une présentation où tout est entraîné par le mouvement (voir
Zeller-Nestle, op. cit., p. 806: « Toute chose devient et n'est pas, prise dans le
mouvement de la vie de la nature»). C'est le flux cratyléen, et platonicien,
"'
et l'antithèse Devenir d'Héraclite-Etre de Parménide (voir l'introduction de
la Phénoménologie de l'esprit, § 12). L'un nie le principe que retient l'autre.
8. C'est la raison de l' heimarmenè comme loi du monde, ne pouvant être
directement identifiée au processus physique qu'elle englobe (Voir G. Schafer,
Die Philosophie des Heraklit von Ephesos und die moderne Heraklit-
f orschung, Leipzig et Vienne, 1902, résumant les définitions de P. Schuster,
M. Heinze, etc.).
9. Bames opte résolument pour« discours»:« Le nom[ ... ] capte un reflet
du verbe legein; c'est peine perdue de chercher le secret d'Héraclite dans le
sens de logos» (op. cit., ad fr. 1, p. 59); il s'appuie sur la « juste apprécia-
tion» de M.L. West (cf. p. 318, n. 7, contre Guthrie, Holscher ou Marcovich).
C'est ce qu'écrivait John Bumet, il y a cent ans (Early Greek Philosophy,
Londres, 1892 [4e éd. 1930], p. 133, n. 1): « Le logos est en premier lieu le
discours d'Héraclite lui-même.» Mais Bames est bien obligé de rapporter le
récit (account) à la loi de la nature : « tout arrive [objectivement] en accord
avec ce récit [discours]», qui dit comment les phénomènes se produisent
(objectif) et quelle est l'essence des choses.
10. G.S. Kirk (op. cit., p. 39) proposait, comme approximation de logos,
« formule des choses», où l'idée de mesure qu'il considère comme essentielle
pour l'organisation des choses et du monde est « implicite ».
11. Contre la traduction de logos par « raison » dans la tradition hégélienne,
cf. Paul Schuster, H eraklit von Ephesus, Leipzig, 1872 (« la révélation que la
nature nous offre dans un langage que l'on peut saisir», p. 19); il opte pour
« discours » (p. 20).
12. Voir Martin Heidegger, Gesamtausgabe, II (Vorlesungen, 1923-1944),
vol. 55, Heraklit, Francfort-sur-le-Main, 1979, p. 292: « le logos [ ... ], avec
"'
quoi lui-même nomme l'Etre, l'Un qui réunit tout l'étant; le logos est l'as-
semblage originel, qui confère l'origine, qui maintient dans l'origine, comme
"'
caractère constitutif de l 'Etre même». Il dit: « die ursprüngliche, Ursprung
verleihende, im Ursprung einbehaltende Versammlung ais das Wesen des
Seins selbst ».
"'
13. Par la parole de l 'Etre, l'homme est arraché à la distraction quotidienne,
ramené à soi, au logos en lui : F.J. Brecht, Heraklit. Ein Versuch über den

446
NOTES (Le logos héraclitéen)

Ursprung der Philosophie, Heidelberg, 1936 (2e éd., Wuppertal, 1949), p. 37-
45. Ce sont les accents d'homélie, si fréquents dans les livres sur Héraclite,
jusqu'à Conche en dernier lieu.
14. C'est vrai pour Miroslav Marcovich, Heraclitus, Merida, 1967 (éd.
revue, en italien, Florence, 1978), qui recourt souvent à ce principe pour expli-
quer et excuser l'incohérence (voir ad fr. 1, pour la non-distinction dans la
pensée archaïque entre l'aspect subjectif, le discours, et ce qu'il exprime, la
vérité), mais aussi chez Kahn. Façon d'objectiver les contradictions non réso-
lues de l'interprétation, comme on le fait avec le principe d'ambiguïté.
15. La réutilisation de certains éléments des discours analysés est souvent
comprise comme une composante du combat en faveur d'une doctrine nou-
velle : « [ ... ] une parodie manifeste de la célébration de Zeus » ; « [ ... ] réduc-
tion consciente de Zeus, par le moyen du principe universel découvert par
lui» (0. Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 119, pour le fr. 53). La science
nouvelle est opposée aux croyances du peuple. Pourtant, le langage de la
science offre la même matière analysable que les autres ; elle révèle sa struc-
ture contradictoire au même titre que les rites. Lorsque, pour la physique,
Héraclite était rattaché aux Ioniens, les reprises étaient interprétées comme un
témoignage de la filiation et la marque d'une dépendance.
16. Le texte d'Aristote est reproduit parmi les témoignages, 22 A 4 D.-K.
= Rhétorique, III, 5, 1407b 11-18. Je ne m'occupe pas ici de l'addition de
Diels, ligne 13 (que Rudolf Kassel, dans son édition [Berlin, 1976], ne retient
pas). Dans le contexte étroit, le cas d'Héraclite et, à titre d'exemple éclairant,
« le début de son livre » illustrent la difficulté de la lecture en l'absence de
division nette. Trait de l 'obscuritas : on ne sait pas avant analyse avec quoi
vont les mots dans la phrase. Dans Héraclite, c'est un problème (ergon).
17. Tantôt on opte pour « qui existe toujours» (passé, présent, avenir);
tantôt, avec l'accent sur le verbe « être », valant « être vrai », pour « qui est
toujours vrai» (cf. G.S. Kirk, op. cit., p. 35; Zeller-Mondolfo, op. cit., p. 21,
etc.).
18. C'est l'opinion qu'on peut appeler dominante: voir Zeller-Mondolfo,
op. cit., p. 21 : « [ ... ] ÈovTos-que l'interprétation traditionnelle réunit à àEL»
(sont cités Burnet; Snell, 1924; Gigon), ou G.S. Kirk, op. cit., p. 34: « Les
savants modernes ont, dans leur majorité, adopté la vue que àE( qualifiait
ÈovTos-» (Zeller, Diels, Capelle, Gigon, Verdenius). Ultérieurement, voir,
entre autres, C. Kahn, op. cit., p. 97 : « Bien que cette explication vaille pour
"toujours"»; il est vrai que àE( est traduit une seconde fois avec àçuvETOL:
« les hommes manquent toujours de comprendre» (voir la proposition d'une
double construction chez Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 2 sq., reprise par
Kranz; cf. Ewald Kurtz, Interpretationen zu den Logos-Fragmenten Heraklits
[« Spudasmata » 17], Hildesheim et New York, 1971, p. 85, contestée par Ver-
denius; G.S. Kirk, op. cit., p. 34, n. l); il faut choisir, pas seulement d'après
Aristote, qui n'ignorait pas l'enjeu de sens.
19. Le choix obéit souvent à des critères formels (àE( doit aller avec àçuvE-
TOL). La valeur prédicative du démonstratif ne conduit pas à l'acceptation de

447
NOTES (Le logos héraclitéen)

sa portée sémantique réelle. On l'applique au contenu du livre, que le pronom


présente dans sa particularité : étant ce qu'il est (« qui est comme je le décris»,
G.S. Kirk, p. 36). La doctrine est supposée connue par un enseignement oral
préalable (cf. Kirk), ou elle va être connue dans la suite de l'ouvrage (« Doch
für die Rede - den Logos, der dies [Folgende] ist », Uvo Holscher, « Heraklit
zwischen Tradition und "Aufklarung" », Antike und Abendland 31 [1985],
p. 14). A cette acception plus qualitative, d'autres ont préféré une fonction
déictique plus ferme et, pour cela, supposé que ce qu'Aristote et Sextus
(22 A 16, § 132) présentent comme étant le début était en vérité précédé
d'autre chose, sans nécessairement faire du pronom un prédicat (le problème
de la traduction se pose avec ToÙ8E épithète ; voir par exemple E. Kurtz,
op. cit., p. 83 sq. : « quoique ce discours soit. .., » - à savoir ce qui va suivre;
ainsi J. Barnes, op. cit., p. 59: « <Héraclite d'Ephèse parle ainsi>; ce qu'il dit
(logos), c'est ceci.»
20. Diels (cf. 22 A 4 D.-K.), avec la correction de Vettori (8éicrTtçaLpour
8LacrTtçaLde Bekker avec les manuscrits), imprime <8EL> 8LacrTtçaL(Gais-
ford, Roemer, etc.). R. Kassel estime que 8LacrTtçaLest de trop (Der Text der
aristotelischen Rhetorik. Prolegomena zu einer kritischen Ausgabe, Berlin,
1971, p. 145). La brièveté de l'expression paraissait excessive (voir Diels dans
l'apparat, avant Kassel). Le manuscrit A porte TipoTÉ P'+l; la présence de l 'infi-
nitif qui gêne pourrait conduire à considérer la leçon : il ne serait pas dit qu'on
ne voit pas à quoi relier le mot àEl, mais que l'une des divisions adoptées
n'est pas certaine:« car le fait de rattacher le mot "toujours" à ce qui précède
[à savoir ÈovTos] n'est pas évident» (Tà àEl Tipàs TipoTÉP'-¼l 8LacrTLÇaL).
21. En d'autres termes : d817À.ovne marque pas une incertitude de départ,
comme trois lignes plus haut. La phrase ici, après la citation, commente une
interprétation considérée comme obvie, pour conclure qu'elle ne se dégage
pas avec évidence de la lettre du texte. Elle ne représente qu'un choix entre
deux possibilités, ce qui confirme l'observation générale sur le mode d' écri-
ture. On ne peut pas tirer du texte qu'Héraclite ne s'est pas prononcé. Aristote
constate que la relation syntaxique n'apparaît pas immédiatement.
22. On ne peut pas dire avec Kirk : « Aristote lui-même ne suggère aucune
réponse» (op. cit., p. 34); l'interprétation d'Hippolyte et d' Amélius (apud
Eusèbe) lui est familière ; il la discute.
23. Ni donc de rattacher àELau groupe verbal àçuvETOLytvovTaL en relation
avec Kat îîp6cr0Evfi ... Kat ... dans le prochain membre (cf. Kranz dans l 'appa-
rat de D.-K.).
24. Loi et discours (0. Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 6 sq.) sil 'on veut
éviter l'absurde (ou encore Denis Bahut, « Héraclite, critique des poètes et des
savants », L' Antiquité classique 45 [ 1976], p. 496 : « la voix même du logos »,
et n. 110 : « Indissolublement la parole [ ... ] et le Principe suprême » ). Le
recours au « principe » fournit l'une des réponses, lorsque le problème est posé,
ce qui n'est pas souvent le cas. Mais le texte ne suppose-t-il pas une écoute
réelle (àKoÙcrat),à savoir d'une parole? L'aporie fournit l'un des nombreux
signes qui poussent à donner à logos le sens de« discours», hors contenu.

448
NOTES (Le logos héraclitéen)

25. On rapproche parfois le fragment 72 pour retrouver dans la phrase


l'« étrangeté» (Fremdheit, souvent de couleur heideggerienne) des hommes
(voir aussi E. Kurtz, op. cit., p. 87,.. sq. ). Mais écoutent-ils en étrangers (et
esprits superficiels) la parole de l 'Etre qu'ils n'entendent pas ?
26. Pour C. Kahn (op. cit., p. 98), « lorsqu'ils l'ont entendu», c'est trop
obscur ou trop difficile pour le public ; mais « avant de l'avoir entendu » reste
déroutant. D'où le passage de l'actualisation dans la parole (qui est l'unique
valeur chez Bames, il ne discute pas le problème; on se demande pourquoi)
au contenu du discours, et à l'unité hypostasiée. L'aporie reste entière tant
qu'Héraclite est censé appeler éternelle une vérité qui lui est propre, et qui est
nouvelle.
27. Le démonstratif dans sa valeur prégnante (voir ci-dessus) est répété,
KaTà Tàv Àoyov T6v8E, pour être isolé et séparé de tout énoncé qui le fixe. On
voit bien que le tour y( yvEcr0aL KaTci, comme la suite, avec KaTà cpucrtv,
déplace la prétention d'explication spéculative unitaire que les interprètes
étendent à Héraclite, avec les mêmes mots, tels qu'ils sont employés par les
auteurs de systèmes. Le point de référence apparaît comme d'autant plus
différent.
28. C'est l'ensemble des activités humaines (Kat. ÈrrÉwv Kat. Ëpywv); voir
Karl Reinhardt, Parmenides und die Geschichte der griechischen Philosophie,
Bonn, 1916 (2e éd., Francfort, 1959), p. 218 ; E. Kurtz, op. cit., p. 90, etc.
29. La relation entre TotouTÉwv et oKo(wv montre bien l'identité des pratiques
et de l'expérience, expressions d'un langage non analysé, parce que appliqué.
Elle est effacée avec l'opposition (qui est une coupure):« Whereas /,for my
part ... » (M. Marcovich, op. cit., p. 6 et 9: « peut-être un idiotisme ionien»).
Quand elle est formellement maintenue, la différence est rapportée à la vérité,
inconsciemment recherchée mais ignorée (voir la traduction de KaTà cpvaLv:
« suivant sa vraie nature», K. Reinhardt, op. cit., p. 218); l'opposition est
alors introduite dans le participe TTELpwµEvoL,U. Holscher, loc. cit., p. 14
(« ob sie gleich ihre Erfahrungen machen ... » ), comme G .S. Kirk, op. cit.,
p. 33 ( « even when they experience ... » ).
30. Comme le font les interprètes d'Héraclite, lorsqu'ils voient dans Zeus
une figure du «feu-vie» (voir W.K.C. Guthrie, A History of Greek Philoso-
phy, Cambridge, 1962, vol. I, p. 463, avec beaucoup d'autres); l'étymologie
est combattue par Marcovich, pour qui Zllvà~ vaut ~Là~.
31. Le « nom » détache l'appellation du dieu par « vie » (Zllv6~ ). C'est une
restriction (µoùvov) qui, comme telle, est contredite par la désignation
ordinaire de Zeus, qui est le justicier. L'analyse de Manfred Kraus (Name
und Sache. Ein Problem im frühgriechischen Denken, Amsterdam, 1987,
p. 132 sq.) fait du nom de Zeus, selon une interprétation théologique, le prin-
cipe de la coïncidence des contraires (mort et vie) ; mais le « nom » n'est que
l'un des pôles. Les compréhensions se croisent: « être nommé seul», est-ce
l'un des pôles (vie contre mort), ou les deux ensemble (vie et mort)?
32. Il n'est pas facile aux tenants de la transcendance de justifier l'emploi
d'un terme qui dit le «savoir», ou même le «savoir-faire» dans la langue,

449
NOTES (Le logos héraclitéen)

pour cette connaissance de nature divine, hors du monde ou du « tout »,


ni même, si l'aspect est négligé, de justifier le recours au mot « sagesse » (das
Weise, wisdom) ; l'acception est sans doute anachronique. « Sagesse » (pour
les hommes) de connaître l'existence d'une «sagesse» qui les dépasse,
d'après les interprétations proposées du fragment 50?
33. Dans l'ordre des hypostases ontologiques, on a pu construire, contre les
possibilités de la syntaxe, me semble-t-il, Ëv comme sujet de la proposition, et
µoùvov comme une détermination de l'apposition Toaocp6v; voir D.-K. ou
M. Marcovich, op. cit., p. 445: « One (being), the only (truly) wise, is ... »;
toutes les catégories sont réunies ; Kahn rattache µoùvov à Ëv dans sa traduc-
tion, op. cit., p. 267: « The wise is one a/one, unwilling ... », mais diminue la
portée du choix par le recours à l'ambiguïté, p. 268; U. Holscher, Loc. cit.,
p. 16 : « Eines ist das Weise : aile in (pro aduerbio) es will nicht ... » n'est pas
facile à comprendre, contre « es will nicht allein - und will doch ... », Anfiin-
gliches Fragen, Gottingen, 1968, p. 132 sq. ; voir la n. 10 : « µoùvov portant
sur ÀÉ')'ECJ0aL,exigé par le sens comme par le rythme de la phrase»; et ibid.,
n. 47. µoùvov conduit nécessairement à envisager le «nom» dans sa qualité
apodéictique. Si l 'Un (et « le Sage ») renvoie à une entité métaphysique, la
contradiction doit noter un dépassement, d'un ordre à l'autre, arbitrairement :
philosophie (principe métaphysique transcendant) contre croyance religieuse
(Zeus), selon H. Diels, Herakleitos von Ephesos, Berlin, 1901, p. 10, ou
M. Marcovich, op. cit., p. 446; semblablement G.S. Kirk, op. cit., p. 392 sq. :
« Sagesse sans rivale» contre « religion traditionnelle» (cf. D.-K.); le logos,
comme unité des contraires (vie et mort) contre Zeus = vie, selon
W.K.C. Guthrie, op. cit., p. 463; le principe cosmique est vie, mais la vue doit
être dépassée: la mort est l'autre face du même selon C. Kahn, op. cit., p. 271
(plus ou moins comme Guthrie).
34. Voir, en dehors de ce fragment 32, l'emploi de la même formule rap-
portée à l'analyse d'une opinion de la physique, fragment 41, et la définition
du savoir, désigné par le même neutre aocp6v,comme absolument séparé des
discours savants (Àoyou~) au fragment 108, avec également, pour cette
variante sans Ëv (aocp6vECJTLv),l'application à l'analyse des discours consti-
tués.
35. L'analyse ne se laisse pas condenser; elle reste spécifique. La doxogra-
phie, de quelque provenance qu'elle soit, est désarmée devant Héraclite, qui
ne peut être résumé ni traduit, à la différence d'autres systèmes de pensée pré-
socratiques qu'elle permet de reconstituer avec une grande précision.
36. Voir O. Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 44: « Le Ëv 1Ta.vTa E1vaLest
le noyau de la cosmologie héraclitéennne sous sa forme la plus abstraite »;
l 'Un n'est qu'un cas particulier, une « abstraction » de la théorie des contraires;
C. Kahn, op. cit., p. 131 : « L'unité des contraires et le caractère commun du
logos [ ... ] apportent les premiers éléments d'une solution » ; il ajoute que tout
son commentaire sera l'exégèse de cette proposition.
37. Passage au plan métaphysique pour U. Holscher, Loc. cit., p. 20: l'unité
transcende la pluralité, comme dieu (pour Holscher, qui suit Reinhardt, en

450
NOTES (Le logos héraclitéen)

renversant la succession d~s deux penseurs, le concept de l'unité a été préfi-


guré pour Héraclite dans l'Etre de Parménide); la formule exprime le contenu
du logos; ou pour D. Babut («Une nouvelle édition d'Héraclite», Revue phi-
losophique 112 [1987], p. 207), approuvant Conche de conclure (au sujet du
fr. 108, p. 239): « Le dieu unique[ ... ] leur est transcendant [aux autres dieux],
ainsi qu'aux hommes. » Ailleurs (p. 28), la Sagesse unique et transcendante
est celle de la « nature » (opposée à l'homme), etc.
38. A l'antithèse moi (qui parle)-la parole elle-même, Kahn substitue: moi-
vous autres (aussi bien que moi), écoutant« la voix qui se fait entendre dans
votre âme» (op. cit., p. 130), ce qui est en contradiction avec l'interprétation
du fragment 1, même si l'on y donne à "A.6yor;un sens objectif (p. 98) : com-
ment chacun peut-il percevoir dans son âme ce qu'aucun n'a jamais perçu?
C'est que le message n'a pas été exposé : il s'adresse à qui ne l'a pas entendu
encore. L'universalité restait à être révélée. On tourne en rond.
39. E1vaL: Miller, dans l'édition d'Hippolyte («universellement admis»,
selon Kirk ou Marcovich ; ils citent pourtant plusieurs références à des
défenses du texte du Parisinus: Bemays, Gomperz, etc.). La compréhension
de El8ÉvaL ne dépend en fait pas nécessairement de la construction de la
phrase; je reviens sur la défense du texte transmis proposée dans B.-W.,
p. 175-177.
40. La récurrence (voir n. 34) ne fournit évidemment pas d'indice pour le
classement des aphorismes dans le livre (contra U. Holscher, Loc. cit., p. 16).
Je note en passant que les considérations que je développe ici condamnent les
tentatives de reconstitution selon les contenus ou la progression de l 'œuvre
(Marcovich, Kahn, Conche ou Holscher, après Bywater, Schuster et autres; le
principe est admis par beaucoup d'auteurs, qui ont renoncé à tenter l 'applica-
tion; voir O. Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 11, ou W.K.C. Guthrie,
op. cit., p. 427). Diels (Herakleitos, op. cit., p. VIII) était davantage dans le
vrai, en admettant que les aphorismes n'avaient pas la cohérence d'un sys-
tème. Il sous-estimait l'élaboration et le travail de réflexion; le principe retenu,
avec la distance que malgré tout il prêtait à l'observation, était bon. Les unités
sont fermées sur elles-mêmes, et l'obscurité est liée à cette fermeture.
41. Voir B.-W., p. 305-307, pour ce fragment 108. C'est de tous les frag-
ments celui où la transcendance paraît aux interprètes énoncée le plus claire-
ment, avec aoq>ovet TTavTwvKEXWpLaµÉvov(la compréhension de l'un est
déduite de l'autre), et où elle l'est le moins, si le moins a un sens, la séparation
portant sur le langage comme tel, dans tous les types de discours. Dans
l'interprétation commune, Héraclite dit dépasser l'intuition du divin, dont les
hommes ont pu avoir l'idée avant lui (dans l'ambiguïté érigée en principe par
Kahn, op. cit., p. 115, son principe serait à la fois, avec TTavTwvmasculin, dit
inconnu des hommes, et séparé de tout, au neutre). La condition de la com-
préhension porte plutôt sur le genre de 6K6awv, dont il faudrait d'abord
débattre («aucun des discours, où8ELS',quel que soit son objet»; il faudrait
revenir sur la construction qui rattache où8ELS'à 6K6awv, et en fait un mas-
culin).

451
NOTES (Le logos héraclitéen)

42. Voir B.-W., p. 154-156. Kahn (op. cit., p. 321, n. 204) croit pouvoir
éliminer pour des raisons linguistiques la forme oTÉT); il renvoie à Friedrich
Bechtel, Die griechischen Dialekte, Berlin, 1924, vol. III, p. 171. Diels avait
parlé d '<<archaïsme conscient » (H eraklei tos, op. cit., p. 11), avec renvoi à la
forme de Parménide; Bechtel note qu'il n'y a pas de traces d'un féminin -tea
(«j'ai des difficultés»). La conclusion de Kahn («il n'y a simplement rien
qui ressemble à une forme féminine pour TLS"») pourrait ne pas s'appliquer à
cette formation secondaire, répondant à att. llTLS" et à att. oTou, à côté de
oÙTLvos--.Diels (Parn1enides, Berlin, 1897, p. 90, ad 28 B 8, 46) avait posé
TEOS"comme une formation analogique devant justifier oü TEov (= oü TL), ce
que Bechtel (op. cit., p. 169) accepte comme une éventuelle création du poète
(en raison de l'antithèse oÜTEov-Tà Èov) sur TÉou, TÉtp. Comme on a ~TLS', à
côté de ocrTLS",Héraclite a pu employer en ionien, par analogie avec les formes
obliques (TÉo ou TÉtp), OTEoç, oTÉT) (avec premier élément indéclinable). Rien
ne permet d'éliminer la forme, si elle se justifie dans le contexte pour le sens
(voir le commentaire dans B.-W., p. 155, 2, 4).
43. Si le consensus est fondé sur la pénétration, pourtant inégale, par }'Es-
prit, ils finissent par avoir le bonheur de dire ce que le logos dit « en eux »
(E. Kurtz, op. cit., p. 106, n. 97). La pensée est familière. Pour éviter le
consentement général (l'accord des écoutants entre eux ... , M. Conche, op.
cit., p. 27 - en contradiction manifeste pourtant avec le fr. 108), on a souvent
restreint l'accord à la seule écoute du logos (D.-K.; G.S. Kirk, op. cit., p. 68;
C. Kahn, op. cit., p. 131 ; U. Holscher, /oc. cit., p. 17, etc.).
44. Marcovich estime utile de préciser: Ëv est le prédicat ... (op. cit.,
p. 116).
45. Voir ci-dessus, n. 32. Tà aocp6vmarque« le plus haut degré du savoir»
(E. Kurtz, op. cit., p. 108); la formule se distingue donc parmi toutes, expli-
quant l'ordre de l'univers.
46. Voir la discussion de Kahn, op. cit., p. 131 : il s'agirait d'un « mo-
nisme », distingué de l'assimilation du feu à l'air d 'Anaximène, selon Méta-
physique, l, 3, et qu'on pourrait, suivant le point de vue, qualifier (ou non) de
milésien. Ce serait encore une voie conduisant à la clé du sens.
47. Voir O. Gigon, Untersuchungen, op. cit., p. 44.
48. Ibid., p. 43.
49. Voir C. Kahn, op. cit., p. 285.
50. Selon la paraphrase qui est proposée du fragment 10; cf. ibid., p. 286.
51. 242d-e (= 22A 10 D.-K.).
52. La portée du témoignage doxographique de Platon est fortement ébran-
lée par Kahn (op. cit., p. 316, n. 156); l'unité des opposés peut être illustrée
par Platon sans cette référence au cycle : « Il n'avait pas besoin de cela. »
Qu'est-ce qui fait alors la différence avec Empédocle? Faut-il préciser, 1. que
le passage du Sophiste est un arrangement; 2. qu'il n'y a pas de périodicité
héraclitéenne qui puisse être trouvée; 3. que les aphorismes qui ont trait à la
cosmologie interrogent le système des Milésiens ?
53. Voir J. Bames, op. cit., p. 61, tirant des fragments 30 et 90 qu'Héraclite
NOTES (Le logos héraclitéen)

a construit avec la matière première du feu un « monisme » représentatif


d'une « science physique de type ordinaire». Ce serait vrai si cette tradition
n'était pas attribuée à Héraclite aussi, comme à Anaximène. Si elle ne l'est
pas, le feu n'a plus la fonction d'un substrat universel. Voir B.-W., p. 154-156,
et 264-267.
54. Cf. E. Kurtz, op. cil., p. 200; pourquoi soulève-t-il le problème du
créateur?
55. K. Reinhardt, op. cil., p. 176, n. 1, s'appuyant sur Wilamowitz (le
commentaire de l'Herakles, ad v. 1106); O. Gigon, Unlersuchungen, op. cit.,
p. 55, qui pourtant élimine le problème de la création (Koaµov ÈTTo( 17crE=
8LEK6aµ17aE);G.S. Kirk, op. cit., p. 311, etc. Kahn écarte l'expédient stylis-
tique, qu'il met en relation avec la perfection de l'arrangement, qu'on a vu
exprimée dans Kocrµov: le monde naturel, ni dieu ni homme ne l'ont fait; il
s'est fait lui-même. « Ainsi l'idée cosmologique commence à émerger ... »
(op. cit., p. 134; voir aussi p. 135).
56. Iliade, I, 70.
57. Clément, qui est seul à donner le fragment dans son entier, n'a pas le
démonstratif; il est dans Simplicius et dans Plutarque, où manque Tàv aùTàv
àTTa.vTwv,souvent éliminé par les critiques, comme la suite après ÈTTo( 17aEv
(résumée paràÀÀ' ~v àEi chez Simplicius); voir B.-W., p. 131. Le démonstra-
tif, s'il était intégré, ne dirait pas : « tel qu'il est devant le regard» (E. Kurtz,
op. cit., p. 200; G.S. Kirk, op. cit., p. 314: « T6v8E [ ... ] limite le KocrµoS'à
l'objet de notre expérience ») ni la constitution ou l'état dans lequel il se
trouve (K. Reinhardt, op. cit., p. 175 sq.; cf. U. Holscher, loc. cit., p. 18:
« Diese Welt [wie sie ist] ... »); ce serait plutôt: « Tel que je le dis» (selon la
structure du discours). La détermination par Tàv aùTàv semble exclure l'une
des deux citations et faire opter pour la version cohérente de Clément.
58. On entend àTTa.vTwvdes hommes vivant dans ce monde, ou de tout ce
qui peuple le monde (cf. D.-K.), pour que soit accentuée l'unité: ce que tous
les êtres ont en commun ; la raison de cette unité du monde, dans le contexte,
n'apparaît pas (on comprend que le membre de phrase ait souvent été rejeté).
Il faut entendre: Tàv aùTàv àTTa.vTwvTwv Koaµwv. C'est toujours, en toute cir-
constance, la même structure (cf. B.-W., p. 132).
59. Quoi qu'en dise Holscher (foc. cit., p. 1), en accord avec Kahn, la pen-
sée n'est pas plus obscure que le style, tel qu'on l'entend. Héraclite n'aban-
donne pas la logique, et il n'a pas recours à l'énigme pour faire comprendre
l'indicible («ses auditeurs ne peuvent suivre un simple récit», C. Kahn,
op. cit., p. 270). Les paradoxes sont précis et signifiants. L' «obscurité»
touche une liberté de composition, et l'écart du langage face aux parlers
constitués. Elle guide, en évitant la confusion. La clarté est au bout.
60. Barnes récuse le prophétisme et l'énigme (cf. op. cit., p. 58, 80 sq.),
mais accepte la métaphysique du flux, des contraires, de l'unité (p. 60), qui
s'accommode de la science (« il proposait une philosophie de la science qui
présente une admirable articulation», p. 81). Rejetant l '«énigme», qui est
peut-être oraculaire dans le procédé de l'écriture, il rejette le déchiffrement

453
NOTES (Le logos héraclitéen)

des fragments au profit de l'abstraction et d'une transposition logique qui n'est


pas celle qu'impose la lecture du texte. L'obscurité, laissée en place, devient
alors réellement obscure; elle est perçue comme incohérence, témoignant d'un
primitivisme relatif ( « son explication est fondamentalement incohérente»,
p. 80). La hauteur « éclairée » masque les défauts de l'approche critique. La pen-
sée est historiquement déterminée; elle est donc «archaïque», c'est sûr; mais
elle a la cohérence que l'auteur lui a donnée, et qui demande à être analysée,
avant d'être appréciée et confrontée à Spinoza ou à un autre. Sinon, on tâtonne.
61. « [ ... ]après tout» (C. Kahn, op. cit., p. 130): ce sera le logos qui parle,
et Héraclite en même temps, à sa place, « ne serait-ce que pour un petit
nombre». Comme l'aporie n'est pas formulée en tant qu'impasse herméneu-
tique, ou n'est pas acceptée, on est forcément réduit à accepter le compromis.
62. Si le logos a la même structure que la loi qui règle le devenir, comme
souvent on l'affirme, c'est que l'analyse des affirmations sur les lois se fait au
moyen de la structure du discours. Les deux plans s'articulent grâce à cette
distinction radicale (dire, et ce qui est dit).
63. Guthrie (op. cit., p. 413) découvre encore un autre côté chez Héraclite, sa
religiosité:« son sens religieux de l'infériorité du savoir humain en comparai-
son avec le divin » ; voir aussi p. 414 : « Bien des choses dans les fragments
suggèrent le maître de religion plutôt que le maître de philosophie ». D. Bahut,
« Héraclite, critique ... » (foc. cit., p. 496) : « Le porte-parole ou l'instrument
privilégié d'une révélation qui s'apparente à la parole d'un dieu ... »
64. « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende»: Guthrie prête
cette attente à Héraclite (op. cit., p. 413), en l'appuyant
,, sur le rapprochement
fait par Clément du fragment 34 avec la parole des Evangiles (ibid., n. 2).
65. Guthrie, op. cit., p. 414; Holscher, foc. cit., p. 1, etc.

,
Les deux Electre

1. Leipzig, 1825, « Praefatio », p. IX:«[ ... ] uiam, quam illi ingressi essent,
deserere coactumfuisse. »
2. Chez Wilhelm Heinrich Kolster, Sophokleische Studien, Hambourg, 1859,
p. 148 ; voir l'aperçu de la critique au début de l'article de Hugo Steiger,
« Wann schrieb Euripides seine Elektra? », Philologus 66 (1897), p. 561-600.
A côté de Kolster, on trouve cités (p. 561-563) Wieck (1825) ou Teuffel (1861).
3. Voir le travail (« Valediktionsarbeit ») écrit en 1867, au moment de quit-
ter le lycée de Schulpforta: Inwieweit befriedigen die Schlüsse der erhalte-
nen grieschichen Trauerspiele ? Ein aesthetischer Versuch, édité par W. Cal-
der m, Leyde, 1974, p. 138.
4. Wilamowitz, « Die beiden Elektren », Hermes 18 (1883), p. 214-263
(reproduit dans les Kleine Schriften VI [éd. par W. Buchwald], Berlin, 1972,
p. 161-208).

454
,
NOTES (Les deux Electre)

5. « Darum hat die gottliche Gnade [ ... ] dem Staate [ ... ] das Gericht in die
Hand gegeben », ibid., p. 225.
6. C'est le privilège, selon Wilamowitz, du poète hellénique de contribuer
avec ses moyens au bien commun du peuple (il emploie l'expression de« hel-
lenische Dichterpflicht », ibid., p. 226).
?. Ibid.
8. « Es ist ais kiime man von Goethe zu Heine, ais liise man [ ... ] eine
Umsetzung ins Meskine Frivole Blasphemische », ibid., p. 233.
9. Ibid., p. 232.
1O.Ibid., p. 228.
II. Ibid., p. 229.
12. Ibid., p. 234.
13. Voir, entre autres présentations semblables des thèses opposées(« amo-
ral theory » ou « justificatory theory » - la formulation sans doute passe déjà à
côté du problème), Hartmut Erbse, « Zur Elektra des Sophokles », Hermes
106 (1978), p. 284-300, et en particulier p. 284 sq., 293. Le caractère de l'hé-
roïne importe seul. On n'est pas loin de Wilamowitz ; Sophocle « montrait ce
que l'homme héroïque est capable d'accomplir et de subir dans les conditions
les plus dures » (p. 293). Que compte le droit?
14. Steiger (Loc. cit., p. 561) en dresse la liste pour les années 1883-1891.
15. Cela n'a pas empêché un élève, Ewald Bruhn (c'est l'un des auteurs
cités en 1891 par Steiger), de, la reprendre, après la rétractation, contre son
maître, dans son édition de l 'Electre, Berlin, 1912.
16. Steiger relève le nombre de relations notées entre les deux œuvres par
les auteurs d'articles.
17. Wilamowitz, « Excursus zum Œdipus des Sophokles », Hermes 34
(1899), p. 55-80 (= Kleine Schriften VI, p. 209-233).
18. W. Calder m (op. cit., p. 138, n. 300), par méprise, renverse les termes
de la rétractation.
19. Introduction, dans la réimpr. de 1924, § 19, p. Lli-LVI. Il conclut en
faveur de l'antériorité de Sophocle contre Wilamowitz.
20. Voir la présentation du débat dans l 'Introduction, p. 54-63.
21. Priorité (probable) de Sophocle: M.J. Cropp, Euripides Electra, War-
minster, 1988, Introduction ; pour la priorité (probable) d 'Euripide :
J.C. Kamerbeek, The Plays of Sophocles V, The Electra, Leyde, 1974, Intro-
duction, p. 7; incertitude quant à la priorité de l'une ou de l'autre (avec pour-
tant une plus grande probabilité
, en faveur de Sophocle): J.D. Denniston, dans
son commentaire de l 'Electre d 'Euripide, Oxford, 1939, Introduction, p. XXXIX.
Les trois rubriques peuvent être abondamment nourries ; pour une présenta-
tion des thèses soutenues, voir K. Matthiessen, Elektra, Taurische lphigeneia
und Helena, Gottingen, 1964, p. 81-88; K. Vogler, Vergleichende Studien zur
sophokleischen und euripideischen Elektra, Heidelberg, 1967, p. 11-51; Giu-
seppina B. Donzelli, Studio sull' Elettra di Euripide, Catane, 1978, chap. II:
« Sulla cronologia dell 'Elletra di Euripide », p. 27- 71. Jean Irigoin pense pou-
voir opter (avec prudence : « le débat restera ouvert [ ... ] tant que les dates

455
,
NOTES (Les deux Electre)

de représentation nous resteront inconnues ») pour l'antériorité de Sophocle,


d'après la très , savante composition , numérique des pièces qu'il étudie,
« Les deux Electres et les deux Electre», dans A. Machin et L. Pemé (éd.),
Sophocle. Le texte, les personnages (Actes du colloque international, Aix-en-
provence, 10-12janvier 1992), Aix-en-Provence, 1993, p. 163-172.
22. Wilamowitz réprouve le sadisme inutile de la scène par ailleurs si tou-
chante: un martyre infligé à la sœur, « Die beiden Elektren », /oc. cit., p. 236.
23. « Gottwohlgefiillig », ibid.
24. Steiger (foc. cit., p. 563) cite l'opinion soutenue de son temps par
Elsperger ( 1867) et Flessa ( 1882), selon laquelle la froideur del 'accueil réservé
à la pièce de Sophocle avait poussé Euripide à reprendre la matière. , Paul Mazon
jugeait dans la notice de son édition (CUF) en 1958 que l 'Electre est, des
« pièces conservées[ , ... ], celle qui au fond nous touche le moins» (p. 133).
25. Sophocle, Electre, v. 62-64.
26. Voir les vers 1174 sq., avec la leçon des manuscrits, contre la correction
de Heath qu'adoptent Lloyd-Jones et Wilson; ce sont des mots sans force.
27. On peut garder le vocatif de L et GR contre la leçon sans doute secon-
daire de A.
28. Voir l'accumulation rhétorique du pathos dans les vers 1179-1185.
29. Le temps qui vient (v. 1013), c'est déjà le malheur de la disparition
(v. 1056).
30. Voir sa participation à la scène rituelle du meurtre de sa mère, v. 1397-
1421. ,
31. Electre deviendra une informatrice, quand on en arrivera au plan,
V. 1293 sq.
32. Voir lev. 1039.
33. Voir les éditions ou commentaires de Henri Grégoire (CUF), Notice,
p. 9 sq. ; A.M. Dale, Oxford, 1967, Introduction, p. XXIV ; R. Kannicht, Euri-
pides. Helena, Heidelberg, 1969, 2 vol., Introduction, vol. I, p. 78 sq.
34. « [ ... ] l'annonce, et non le rappel. » Léon Parmentier, dans son édition
(CUF) de 1925 (Notice, p. 189), tient compte de la date supposée de 413
(H. Weil) pour l 'Electre.
35. D'autres, comme Dale, remontent plus haut (op. cit., voir la n. 35).
36. L. Parmentier, op. cit., Notice, p. 189; J.D. Denniston, op. cit., Intro-
duction, p. XXXIII ( « lt can hardly be doubted ... » ).
37. Voir, pour le revirement produit à la suite du livre de Günther Zuntz
(The Political Plays of Euripides, Manchester, 1955, p. 64-71), bouleversant
l'opinion partagée par la quasi-totalité des critiques, le commentaire de
J.C. Kamerbeek, op. cit., Introduction, p. 6; et R. Kannicht, op. cit., Introduc-
tion ( « Der Mythos » ), p. 32, n. 13, s'appuyant sur deux autres critères
«externes» (une statistique métrique et une analyse des références impliquées
dans Les Nuées, v. 534-536): il s'autorise de cette nouvelle hypothèse (autour
de 420 au lieu de 413) pour ne pas reconnaître dans les vers une référence à
l'Hélène, mais à son modèle Stésichore.
38. Voir J.C. Kamerbeek, op. cit., p. 6. L'espace laissé à la pièce de Sophocle

456
,
NOTES (Les deux Electre)

reste vaste, entre Œdipe (autour de 430 ou un peu plus tard) et Philoctète
(dont la date de 409 est connue).
39. Ils n'ont pas d'intérêts propres, appréciant librement la situation. On
a remarqué qu'ils n'ont pas de lien avec les Atrides, et qu'ils ne sont pas au
service d'Apollon (voir Grégoire, dans la notice de l'édition d'Hélène, 2e éd.
1961, p. 10, n. 3 ). S'ils critiquent, c'est que c'est criticable.
40. V. 1301 : ll'YELTO <yàp> µotpas àVCl'YKTfS <To> XPEWV.

L'en-deçà infini

1. Pour un relevé complet des interprétations proposées jusqu'en 1972,


on pourra se reporter à l'état des recherches qu'a préparé Josef Derbolav,
Platons Sprachphilosophie im Kratylos und in den spiiteren Schriften, Darm-
stadt, 1972.

Le Mont de la mort

1. Du nom de son fondateur Fritz Todt ( 1891-1942), qui fut ensuite ministre
de l 'Armement du Reich, l '« Organisation Todt » effectuait notamment les
travaux de génie civil d'importance stratégique dans les pays occupés par
les Allemands. Cf. aussi Israël Chalfen, Paul Celan. Eine Biographie seiner
Jugend, Francfort-sur-le-Main, 1983, p. 124.
2. Les extraits cités ont été traduits par François Turner.
3. Le choix d'une désignation plus littérale du nom botanique allemand
commun par« délice-des-yeux » (Bertrand Badiou) illustre un problème géné-
ral de la traduction. Le travail de reconstruction du sens, dans beaucoup
de cas plus subtil, que demande au lecteur la distance entre deux niveaux de
précision ne subsiste pas.
4. « ... rauscht der Brunnen », Paul Celan, Gesammelte Werke infii,nf Biin-
den, Francfort-sur-le-Main, 1983, vol. I (= GW I ), p. 237.
5. Elle a été reproduite avec le poème dans l'ouvrage de Bemd Martin
(éd.), Martin Heidegger und das Dritte Reich, Darmstadt, 1989, p. 143-144.
Voir plus bas la n. 60.
6. Il semble qu'il ne faille pas pour autant en français rendre le mot par
«hutte».
7. Les traducteurs (passim) n'ont pas rattaché, comme il le faut pour le sens et
comme la syntaxe l'exige, « dans le cœur » à «espoir» : « von einer Hoffnung
[ ... ] im Herzen» forme malgré la séparation une seule expression unitaire,
s'ouvrant à l'objet d'une attente ( « auf .. » ). La mauvaise analyse syntaxique

457
NOTES (Le Mont de la mort)

n'est d'ailleurs pas résetvée aux traducteurs ; elle s'est comme par nécessité
imposée aussi en Allemagne, par exemple chez Otto Poggeler (Spur des Worts.
Zur Lyrik Paul Ce/ans, Fribourg et Munich, 1986, p. 264-265). Poggeler discute
les deux possibilités de construction syntaxique et invoque comme argument
principal en faveur de la solution qu'il retient la place qui revient dans la tradi-
tion théologique à la « parole dans le cœur ». Heidegger aurait transféré ce tour à
sa propre philosophie et Celan, selon lui, l'aurait suivi par hommage. Mais
Celan écrit dans sa propre langue et avec ses mots à lui. D'ailleurs, la surdéter-
mination de Wort à la fin paraît invraisemblable, en comparaison avec
la boucle que le lecteur établit naturellement entre « espoir » et « cœur ».
8. Le sens mortuaire est attesté dans le dictionnaire de Grimm (vol. 27,
col. 2282).
9. « Der übrige Raum war geebnet », Goethe, Siimtliche Werke, Francfort-
sur-le-Main, 1994, vol. I, 8, p. 395. Voir aussi Goethes Werke (Hamburger
Ausgabe), Munich (lOe éd.), vol. VI, p. 361.
10. Ibid., p. 363. Voir ci-dessous la présentation des variantes. Par ailleurs,
le mot Augentrost est, dans les Affinités électives, appliqué à Ottilie, ce qui
fournit une confirmation supplémentaire : « Dadurch ward sie den Miinnern
[ ... ] ein wahrer Augentrost », ibid., p. 283.
11. Voir Gerhart Baumann, Erinnerungen an Paul Celan, Francfort-sur-le-
Main, 1986, p. 102.
12. « Blume », GW I, p. 164.
13. Cf. « Spiiter Pfeil, der von der Seele schnellte », dans le poème « Unter
ein Bild », GW I, p. 155.
14. Je pense par exemple à bliiulich, dans le poème « Einiges Handahn-
liche », GW I, p. 236.
15. Cf. « Konig-1 liche», dans le poème « Chymisch », GW I, p. 227-228.
16. « Kristall », GW I, p. 52.
17. Révélant le parjure des dieux. Voir l'épisode de la Théogonie d'Hésiode,
v. 775-806; cf. supra, « Styx et serments », p. 277.
18. Selon une note à la fin de Poèmes de Paul Celan, traduits par André
du Bouchet, Paris, 1978 : « La traduction de "Todtnauberg" a été effectuée
d'après la première version du poème, datée "Frankfurt am Main, 1. August
1967". D'un mot à mot proposé par Paul Celan, je retiens le français: "qui
nous voiture" pour "der uns fiihrt". »
19. Cf. mon article « Histoire d'une lutte » ( 1994 ).
20. Le mot a bien cette valeur et cette tonalité extatiques, comme dans
« Flimmerbaum » ( « Off en/ lagst du mir vor/ der fahrenden Seele », GW I,
p. 234) ou dans « Kolon », ( «für/ wieviel Vonsammengeschiedenes/ rüstest
du's wieder zur Fahrt », GW I, p. 265).
21. H.-G. Gadamer, « Le rayonnement de Heidegger», in Martin Heidegger
(« Cahiers de L'Heme »), 1983, p. 138-144, voir p. 143.
22. G. Baumann, op. cit., p. 70.
23. Cf. mon article « Eden, encore » ( 1985), et supra, p. 338.
24. Otto Pôggeler, « Kontroverses zur Âsthetik Paul Celans ( 1920-1970) >>,

458
NOTES (Le Mont de la mort)

Zeitschrift für Asthetik und Allgemeine Kunstwissenschaft 25 (1980), p. 255


( « Hintergrundl1 7issen » ).
25. Cf. mon article « La pointe en hébreu » ( 1996).
26. C'est aussi le rôle attribué à l'eau du fleuve Neckar dans « Tübingen,
Janner », analysé dans une étude à paraître sur cet autre poème clé de l'inter-
prétation heideggerienne en France et en Allemagne. Une représentation sem-
blablement vitaliste guide l'interprétation de Sieghild Bogumil ( « Todtnau-
berg », Celan-Jahrbuch 2 [ 1988], p. 37-51). L'auteur se libère allègrement des
contraintes de la logique verbale pour passer à une conception proprement
métaphysique de l'eau, symbole d'une origine indifférenciée qui permet de
résoudre toutes les contradictions. L'indistinct ne se distingue pas, ni donc
l'histoire, ni la nature. Le parti de l'ouverture illimitée permet de reconnaître,
comme par obligation, l'engagement de Celan du côté de la mémoire, et
d'abolir assez sournoisement les conséquences dans une structure ontologique
contraire. On dit et on ne dit pas.
27. La publication du volume Lichtzwang de l'édition critique de Bonn, qui
contiendra les variantes du poème, est annoncée pour 1997 chez l'éditeur
Suhrkamp à Francfort.
28. Liechtensteinisches Volksblatt, reproduit aussi dans Philippe Lacoue-
Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, 1986, p. 150-153.
29. Renate Boschenstein-Schafer m'a rappelé (le 10 octobre 1994) qu'elle a
fait la connaissance de Celan peu après sa visite. Elle se souvient avoir marqué
sa surprise, alors qu'elle le voyait si impitoyable par ailleurs au sujet du com-
portement des gens pendant le nazisme. Celan, devant l'étonnement et sans
doute l'indignation de son interlocutrice, ajoutait : « Je voulais simplement voir
ce qu'il dit (/ch wollte ja nur sehen, wie er so redet) - d'ailleurs, j'ai fait un
poème sur ce sujet; je vous l'enverrai» (ce qu'il fit). Ce n'était naturellement
pas une phrase qui atténuait l'importance de sa visite ; malgré l'apparence,
juste le contraire : la réponse était en parfait accord avec sa stratégie.
30. G. Baumann, op. cit., p. 73.
31. lbid., p. 76.
32. Ibid., p. 69.
33. Ibid., p. 68.
34. Ibid., p. 79.
35. Ibid., p. 70.
36. Ibid., p. 79. On dispose de peu de phrases aussi explicites de la véri-
table lecture qui fut faite en Allemagne. Le rideau de fer était baissé devant
toutes les prises de position.
37. Ibid., p. 70.
38. « Un gris terne et de longues traînées de nuage effilochées » ( « Licht-
armes Grau und langgeschwiinzte Wolkenschwaden » ), ibid.
39. <<Von Celan war aile Schwere gewichen », ibid.
40. Ibid., p. 72. Un autre trouvait le désespoir (voir P. Lacoue-Labarthe,
op. cit., p. 133). Celan montrait la vraie noirceur du fond, ou l'exploit poé-
tique et politique, selon l'heure, et selon l'interlocuteur.

459
NOTES (Le Mont de la mort)

41. Aujourd'hui professeur de littérature allemande à Munich.


42. Il avait assisté à la scène entière, représentant l'homme en tant
qu 'homme. Le mot revêt ainsi une valeur qualitative forte, en un sens indé-
passable. Pour S. Bogumil (Loc. cit., p. 51 ), il désigne le destinataire anonyme,
à l'horizon d'une signification ouverte. Pour Celan, il s'était agi d'une reven-
dication à laquelle il avait pensé que la personne présente et visée ne pouvait
pas se dérober.
43. Op. cit., p. 85-86.
44. « Die "absolute" Metapher. Ein Abgrenzungsversuch am Beispiel
Stephane Mallarmés und Paul Celans », Poetica 3 (1970), p. 188-225.
45. « Der Stein,/ schliifennah einst, tut sich hier auf », « Erratisch », GW I,
p. 235.
46. Op. cit., p. 75, 77, 78.
4 7. Voir la traduction d'André du Bouchet :

une attente, aujourd'hui,


de qui méditera (à
venir, in-
cessamment venir)
un mot
du cœur

(La syntaxe pose problème : le cœur est le lieu de l'attente du côté du réci-
piendaire - et la variante ungesiiumt doit se comprendre d'un aveu involon-
taire qui ne se fera pas attendre, et n'aura pas de bordure.)
48. « Ins Hüttenbuch, mit dem Blick auf den Brunnenstern, mit einer Hoffnung
auf ein kommendes Wort im Herzen. Am 25. Juli 1967/Paul Celan.» Le texte est
ici reproduit d'après la lettre de Hermann Heidegger du 10 décembre 1980.
49. Voir la fin du poème « In eins » dans La Rose de personne, GW I,
p. 270. La citation de Büchner, signalée comme telle, fait, à elle seule, la qua-
trième strophe.
50. B. Allemann, « Heidegger und die Poesie », Neue Zürcher Zeitung,
15 avril 1977.
51. Liechtensteinisches Volksblatt, voir ci-dessus n. 28.
52. Une position similaire est retenue par Philippe Lacoue-Labarthe,
op. cit., p. 58.
53. « Und meine Wünsche? Da/3 sie zur gegebenen Stunde die Sprache
horen, in der sich Ihnen das zu Dichtende zusagt. »
54. « Die Herkunft der Kunst und die Bestimmung des Denkens », dans
Distanz und Niihe. Reflexionen und Analysen zur Kunst der Gegenwart,
éd. par Petra Jaeger et Rudolf Lüthe, Wurzbourg, 1983, p. 11-22; voir p. 17.
55. « [ ... ] da/3 der Mensch das noch nicht festgestellte Thier ist »,
R Nietzsche, Jenseits von Gut und Bose, cité d'après Siimtliche Werke, Stu-
dienausgabe, éd. par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Munich, 1980,
vol. V, p. 81.

460
NOTES (Le Mont de la mort)

56. Op. cit., p. 150. Il faudrait s'entendre sur ce qui est« décisif». - De l'es-
sence (Wesen) on passe au pré (Wasen), à Waldwasen - à l'humide forestier,
qui dit à quoi l 'invoc_!ltion des esprits de la Forêt de Bade a conduit. De même
Andrea Zanzotto (« Ecrire dans la langue de l'ennemi», Le Monde des livres,
13 juillet 1992) suppose que l'entretien a porté sur des questions de poésie.
Peut-être, au contraire, Celan a-t-il évité ce sujet. Il était venu pour autre chose.
Surtout si son interlocuteur s'était fermé, « presque au bord de l'autisme»,
comme Zanzotto le pense. Le texte de Celan interdit de parler de sa « torture »
personnelle, et plus encore d' «incertitude». Sa détermination était entière.
57. La phrase est de Baumann, op. cit., p. 74. L'appréciation générale du
poème sur cette page offre un spécimen de ce que peut être le vague et le
creux d'un dithyrambe de germaniste.
58. « A jamais attaché au paysage de ses origines » ( « ... mit der Land-
schaft seines Herkommens bleibend verknüpft » ), ibid., p. 75. Il faut savoir ce
que le mot « paysage », et plus encore « Landschaft », implique aux yeux des
historiens conservateurs.
59. « Sans même en faire état» (« Ohne darüber ein Wort zu verlieren »),
ibid.
60. Ibid., p. 74. Le credo est ancré là, dans la mission qui excuse tout. L'in-
dulgence plus naïve d' Altmann n'est pas très éloignée. - Je n'ai pris connais-
sance du supplément au livre de souvenirs, Erinnerungen, de Baumann dans
l'édition de poche (1992) qu'après avoir achevé cet article en 1996, grâce à
l'émission radiophonique de Stephan Krass en mai 1997. L'auteur y corrige la
description qu'il avait faite; mais l'interprétation qu'il donne du mutisme de
Celan demeure d'après moi inadéquate et peut-être même déplacée. Elle
témoigne d'une distance considérable. Dans ce supplément, j'ai découvert
aussi le post-scriptum de Heidegger, son « dernier mot», en vers, intitulé
«Avant-propos» ( « Vorwort ») - peut-être pour lui-même, pour situer sa pen-
sée dans les hauteurs et couvrir le texte de Celan. Ces vers demandent eux-
mêmes un commentaire critique.
61. « [ ... ] eine Frage, die ins Offene weist », ibid.
62. « Bitterer Brunnen des Herzens. Erinnerungen an Paul Celan », Der
Monat, 1981, 2, p. 73-81 ; voir p. 80.
63. « lm Fahren, das zugleich ein gemeinsames Erfahren ist, wird
"Krudes" (wie es aus Heideggers Veroffentlichungen bekannt ist) deutlich »,
O. Poggeler, « Kontroverses », loc. cit., p. 234 sq.
64. « [ ... ] in dunkler und todlicher Bedrohung », ibid., p. 235.
65. « Der Gang ins Moor. Celans Begegnung mit Heidegger», supplément
Literatur und Kunst de la Neue Zürcher Zeitung, 2 décembre 1988.
66. « Du liegst », GW II, p. 334.
67. Le mot« marée jaune» (Gelbflut) est emprunté à un poème de Tour-
nant du souffle (GW II, p. 103). Ailleurs (Spur des Worts, op. cit., p. 235),
Poggeler le rattache, à juste titre, à l'étoile jaune que portaient les juifs sous
les nazis. Il faudrait ajouter le jaune de la trahison que représentait pour Celan
la non-reconnaissance des événements qui ont eu lieu.
Publications
de Jean Bollack

A. Grèce

1957 « Sur deux fragments de Parménide (4 et 16) », Revue des études


grecques 70, p. 56- 71.
« Die Metaphysik des Empedokles ais Entfaltung des Seins »,
Phi lolo gus l 0 1, p. 30-54.
1958 « Styx et serments », Revue des études grecques 71, p. 1-35.
« Lukrez und Empedokles », Die Neue Rundschau 70, p. 656-
689.
1960 « Lukrez I, 1114-7 und Empedokles fr. 110 », Philologus 104,
p. 295-298.
«L'or des rois. Le mythe de la /Je Olympique de Pindare », Revue
de philologie 34, p. 234-254.
1961 « Eros und die Liebe. Der Mythos des Aristophanes im Gastmahl
des Plato », Die Neue Rundschau 72, p. 781-793.
1964 « Les sophistes», dans Athènes au temps de Périclès, Paris,
Hachette, p. 190-229; reproduit avec quelques changements dans
« Homme mesure », Mercure de France, mars 1965, p. 481-512.
~

1965 Empédocle I. Introduction à l'ancienne physique, Paris, Ed. de


Minuit, coll. « Le sens commun».
Notes et postface de Platon, Phaidros, trad. ail. E. Salin, Franc-
fort-sur-le-Main, S. Fischer, p. 97-163.
1966 Compte rendu de K. Deichgraber, Parmenides' Auffahrt zur Got-
tin des Rechts, Wiesbaden, 1959, dans Gnomon 38, p. 321-330.
« Aux sources de la pensée», compte rendu de W. Jaeger, A la
naissance de la théologie. Essai sur les présocratiques, trad. fr.
par H.-D. Saffrey, Paris, 1966, dans La Quinzaine littéraire 16
(15-30 novembre), p. 20-21.
463
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

Compte rendu de J.H.M.M. Loenen, Parmenides, Me/issus, Gor-


gias. A Reinterpretation of Eleatic Philosophy, Assen, 1959, dans
Mnemosyne, sér. 4, vol. 19, p. 65-70.
Compte rendu de E. Zeller et R. Mondolfo, La Filosofia dei
Greci ne/ suo sviluppo storico, I, / Presocratici, vol. IV, Eraclito,
a cura di R. Mondolfo, Florence, 1961, dans la Revue de philolo-
gie 80, p. 306-308.
1967 « Un silence de Platon. Diogène Laërce 9, 40 = Aristoxène fr. 131
Wehrli », Revue de philologie 41, p. 242-246.
1968 « Les zones de la cosmogonie d'Empédocle », Hermes 96,
p. 239-240.
"
« Retour à Epicure», compte rendu du VIIIe Congrès internatio-
nal de l'Association Guillaume Budé ( avril 1968), dans Le
Monde, supplément au numéro du 6 avril, p. VIII.
« Une histoire de aocf>(Tl », compte rendu de B. Gladigow, Sophia
und Kosmos (« Spudasmata » 1), Hildesheim, Olms, 1965, dans
la Revue des études grecques 81, p. 550-554.
1969 Empédocle II et III. Les Origines (édition, traduction et commen-
"
taire des fragments et témoignages), Paris, Ed. de Minuit, coll.
« Le sens commun», 3 vol. (L'ensemble de l'ouvrage sur Empé-
docle, 1-111,a été réédité en 3 volumes en 1992, Paris, Gallimard,
coll. « Tel ».)
« Deux figures principales de l'atomisme d'après Aristote», dans
Naturphilosophie bei Aristote/es und Theophrast (Actes du
ive Symposium Aristotelicum, Goteborg, 1966), Heidelberg,
L. Stiehm, 1969, p. 32-50.
« Les Maximes de l 'Amitié», dans les Actes du VI/Je Congrès de
l'Association Guillaume Budé (Paris, 1968), Paris, Les Belles
Lettres, p. 221-234.
« L'autre Grèce» (entretien), Le Monde, supplément au numéro
du 20 décembre, p. v.
Compte rendu de M. Untersteiner, Parmenide. Testimonianze e
frammenti (introduction, traduction et notes), Florence, 1958, et
de J. Beaufret, Le Poème de Parménide, Paris, 1955, dans Gno-
mon 40, p. 533-540.
1970 Article «Empédocle», Encyclopœdia Universalis, Paris, vol. 6,
p. 146-147.
« La cosmologie des pythagoriciens dans Aristote, Métaphysique
"
A 8 », Les Etudes philosophiques 25, p. 427-442.
464
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

« Huit notes sur Sophocle (Ajax 208 sq., 211 sq., 297 sq., 554 sq.,
835 sq., 839 sq., Œdipe roi 1511-1514, Trachiniennes
1105 sq.) », Revue de philologie 44, p. 37-47.
Compte rendu de M. Marcovich, Heraclitus. Greek Text with a
Short Commentary, Merida, Los Andes University Press, 1967,
dans Gnomon 42, p. 1-1O.
1971 « Mythische Deutung und Deutung des Mythos >>,dans M. Fuhr-
mann (éd.), Terror und Spiel. Prohleme der Mythenrezeption
(Actes du ive colloque « Poetik und Hermeneutik », Rheda,
1968), Munich, Fink, p. 67-119.
,
Avec Mayotte Bollack et Heinz Wismann : La Lettre d' Epicure,
/

Paris, Ed. de Minuit.


Compte rendu de D. O'Brien, Empedocles' Cosmic Cycle. A
Reconstruction from the Fragments and Secondary Sources,
Cambridge, 1969, dans Gnomon 43, p. 433-439.
1972 Avec Heinz Wismann: Héraclite ou la Séparation, (édition, tra-
duction et commentaire des fragments), Paris, Ed. de Minuit
(rééd. avec nouvelle préface, 1995).
« L'en-deçà infini», Poétique 11, p. 309-314.
« La nuit d'Héraclite», Noroît 166 (mars), p. 10-15.
1973 « Yom System der Geschichte zur Geschichte der Systeme »,
dans R. Koselleck et W.-D. Stempel (éd.), Geschichte, Ereignis
und Erzahlung (Actes du ye colloque « Poetik und Hermeneu-
tik »),Munich, Fink, p. 11-28.
1974 « Vie et Mort, malheurs absolus. Quatre notes sur Euripide
(Héraclès, 1291-1300, Troyennes, 634 sq., 636-640, 1168-
1172) », Revue de philologie 48, p. 46-53.
Avec Heinz Wismann: « Le moment théorique (Parménide, fr. 8,
42-48 D.-K.) », Revue des sciences humaines 29, p. 203-212.
/

1975 La Pensée du plaisir. Epicure: textes moraux, commentaires,


/

Paris, Ed. de Minuit, coll. « Le sens commun».


« Ulysse chez les philologues », Actes de la recherche en
sciences sociales 5-6, p. 9-35.
Avec Heinz Wismann : « Heidegger l 'incontoumable », Actes de
la recherche en sciences sociales 5-6, p. 157-161.
1976 « Note sur l'épisode des Planctes », Actes de la recherche en
sciences sociales 2/3, p. 173-176.
Avec André Laks : édition de Études sur l'épicurisme antique,
« Cahiers de philologie » 1, Lille, PUL.

465
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

Avec Mayotte Bollack et Heinz Wismann: « Histoire d'un pro-


blème», appendice à l'article de Mayotte Bollack, « Momen
11J,Utatum.La déviation et le plaisir. Lucrèce Il, 184-293 », dans
Etudes sur l'épicurisme antique (voir ci-dessus), p. 190-201.
1977 Avec Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann: La Réplique
de Jocaste. Sur les fragments d'un poème lyrique découverts à
Lille (Papyrus Lille 76a, b etc). Avec un Supplément (sur le
Papyrus, Lille 73), « Cahiers de philologie» 2, Lille, PUL, et
Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme.
Compte rendu de C.W. Chilton, Diogenes of Œnoanda. The
Fragments, Londres et Oxford, 1971, dans Gnomon 49, p. 790-
795.
Compte rendu de P. Von der Mühll, Ausgewahlte Kleine Schriften,
Bâle, 1976, dans la Revue des études grecques 90, p. 486-488.
,
1978 Avec André Laks: Epicure à , Pythoclès, « Cahiers de philolo-
gie » 3, Lille, PUL, et Paris, Ed. de la Maison des sciences de
l'homme.
1980 « La cosmogonie des anciens atomistes», dans E Romano (éd.),
Democrito e l' Atomismo antico (Actes du colloque international,
Catane, avril 1979), Siculorum Gymnasium 33, p. 11-59.
« L'ordre et la formation des corps célestes chez les atomistes»,
Revue de philologie 54, p. 276-283.
,
1981 Agamemnon 1, Jrepartie,« Cahiers de philologie» 6. Edition, tra-
duction et commentaire du prologue, de la parodos anapestique,
de la parodos lyrique (v. 104-159). Avec une introduction à l'en-
semble de la série par Jean Bollack et Pierre Judet de La Combe :
« La dissonance lyrique. Sur le sens de la tragédie», Lille, PUL.
,
Agamemnon 1, 2e partie,« Cahiers de philologie» 7. Edition, tra-
duction et commentaire de la parodos lyrique (v. 160-fin) et du
premier stasimon, Lille, PUL.
« La part de l'écoute. Sur l'histoire de la critique d'Agamemnon,
615 sq. », Prometheus 7, p. 115-122.
« Le thrène de Cassandre (Agamemnon, 1322-1330) », Revue des
études grecques 94, p. 113.
1982 « Le pouvoir du discours et le pouvoir du vrai (le problème des
vers 620-623 de !'Agamemnon d'Eschyle) », Sileno 5-6, p. 229-
237.
« Le désordre cosmique : le naufrage de la flotte (Agamemnon,
636 sq.) », Quaderni di Storia 15, p. 135-162.
466
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

« Deux appréhensions du futur : le calcul de l'attente et les


chances de l'avenir (Agamemnon, 673-679) », Philologus 126,
p. 1-9.
« Un désir de dieu. Les effets d'une interversion de vers (Aga-
memnon, 1202-1206) », Revue de philologie 56, p. 191-197.
1983 Avec Mayotte Bollack: « Temps, comme devenir (Lucrèce I,
464-482) », dans Suzetesis (volume offert à M. Gigante), Naples,
G. Macchiaroli, p. 309-327.
« Le sens littéral. A propos
, des cosmologies archaïques (Panné-
nide) », Annales de l'Ecole des sciences philosophiques et reli-
gieuses (Facultés universitaires Saint-Louis), Bruxelles, 1982-
1983, p. 33-38.
« Le masque de l'amitié et le miroir du prince (Agamemnon, 832-
844) », Hermes 111, p. 180-190.
1984 « Meurtre et suicide : de l'emploi d'une métaphore guerrière. Le
kommos des Trachiniennes, 874-897 », Sileno 10 (Mélanges
offerts à A. Barigazzi), p. 83-91.
1985 Avec Mayotte, Bollack: Sophocle, Œdipe roi (avant-propos et
traduction), Ed. de Minuit.
1986 « Né damné», Théâtre/public 70-71, p. 17-22.,
1988 « Une question de mot: 8(K17dans Sophocle, Electre, v. 610 sq. »,
Revue des études grecques 101, p. 173-180.
<<Destin d'Œdipe, destin d'une famille», Mètis 3, 1-2, p. 159-
177.
1990 L'Œdipe roi de Sophocle. Le texte et ses interprétations. I: Intro-
duction. Texte. Traduction (« Cahiers de philologie » 11, série
« Les Textes » ), II : Commentaire. Première partie (« Cahiers de
philologie » 12), III : Commentaire. Deuxième partie (« Cahiers
de philologie» 13a), IV: Commentaire. Troisième partie, Index
et Bibliographie («Cahiers de philologie» 13b), Lille, PUL.
« Réflexions sur les interprétations du logos héraclitéen », dans
J.-F. Mattéi (éd.), La Naissance de la raison en Grèce (Actes du
congrès de Nice, mai 1987), Paris, PUF, p. 165-185.
« La cosmologie parménidéenne de Parménide», dans R. Brague
et J.-F. Courtine (éd.), Herméneutique et ontologie. Hommage à
Pierre Aubenque, Paris, PUF, p. 19-53.
Avec Pierre Judet de La Combe: « A propos de "traduction"»,
avant-propos de: Eschyle, L' Orestie. Agamemnon, trad.
A. Mnouchkine, Théâtre du Soleil, p. 7-8 (repris en 1992 en
avant-propos à la traduction des Choéphores : voir ci-dessous).

467
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

Avec Mayotte Bollack: traduction de: Euripide, Iphigénie , à


Aulis (avant-propos et notes critiques de J. Bollack), Paris, Ed. de
Minuit.
1992 « L'éclatement de la cité», dans G. Lamarche-Vade} (éd.), L' Hu-
milité. La grandeur del' infime, Paris, Autrement, p. 73-82.
« Notes aux Choéphores», dans Eschyle, L'Orestie. Les Choé-
phores, trad. A. Mnouchkine, Théâtre du Soleil, p. 75-99.
Avec Jean-François Balaudé : article «Empédocle», dans
J.-E Mattéi (éd.), Encyclopédie philosophique universelle, 111/1:
Les Œuvres, Paris, PUF, p. 124-127.
Article «Euripide», in ibid., p. 143-145.
,
« Le gain de l'exclusion», Revue de l'Ecole de la Cause freu-
dienne 21, p. 12-16.
1994 Sophokles, Konig Ôdipus (vol. 1, trad. allemande de la pièce par
J. Bollack, commentaire trad. par Renate Schlesier; vol. 2, trad.
par Beatrice Schulz), Francfort-sur-le-Main, Insel.
« Le garde de I 'Antigone et son message », dans A. Bierl,
P. von Mollendorff et S. Vogt (éd.), Orchestra. Drama, Mythos,
Bühne, Stuttgart et Leipzig, Teubner, p. 119-128.
« Une action de restauration culturelle. La place accordée aux tra-
giques par le décret de Lycurgue», dans Mélanges P. Lévêque,
n° 8, université de Besançon, p. 13-24.
Avec Mayotte Bollack: traduction
.. de: Euripide, Andromaque
,
(avant-propos et notes cr1t1ques de J. Bollack), Paris, Ed. de
Minuit.
1995 La, Naissance d'Œdipe (traductions, études et commentaires d'Œ-
dipe roi), Paris, Gallimard, coll. «Tel».
,
1996 « Le langage philosophique d'Epicure », dans G. Giannantoni
(éd.), Epicureismo
, greco e romano (Actes du colloque internatio-
nal sur Epicure, Naples, mai 1993), Rome, Bibliopolis, p. 169-
195.
« Jacob Bernays, un homme d'un autre monde», dans J. Glucker
et A. Laks (éd.), Jacob Bernays. Un philologue juif, « Cahiers de
philologie » 16, série « Apparat critique », Villeneuve-d'Ascq,
Presses universitaires du Septentrion, p. 135-226. (Une version
revue de ce texte paraît séparément aux Presses universitaires du
Septentrion.)
1997 « Notes sur le premier et le troisième stasimon des Choéphores
d'Eschyle », Cahiers du GITA 10 (Montpellier), p. 253-262.

468
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

Sous presse:« L'homme entre l'animal et le monstre», dans B. Cassin et


J.-L. Labarrière (éd.), L' Animal dans l' Antiquité, Paris, Vrin.

B. Herméneutique

1972 Lettre à un président,, sur le découragement des études grecques


en France, Paris, Ed. de Minuit.
1977 « Réflexions sur la pratique philologique des œuvres », Informa-
tions sur les sciences sociales 16, p. 375-384.
Philologie et institution universitaire en France au XIXe siècle,
avec des « Remarques préliminaires sur l'histoire sociale de la
philologie». Dossier dactylographié distribué aux participants du
colloque « Sciences philologiques et traditions culturelles natio-
nales au XIXe siècle » (Lille, septembre-octobre 1977).
« Critiques allemandes de l'Université de France: Thiersch,
Hahn, Hillebrandt », Revue d'Allemagne 9 (Hommage à Pierre
Bertaux), p. 642-665.
1979 « Zum Verhaltnis von Aktualitat und Überlieferung », dans
Aktualitiit der Antike, N eue H efte für Philosophie 15-16, p. 1-19.
1980 « Sur les contradictions d'un arrêté » (sur l'équivalence agréga-
tion-DEA), Le Monde, 12 mars.
Entretien avec Aldo Monti ,, et Carla M. Tenti, « Tra filologia et
filosofia » (à propos d'Epicure), Contrapunti di scrittura 2/3
Uuil.-oct.), p. 17-18.
1981 Entretien avec Didier Eribon (« Le scandale de la tradition » ), Le
Monde, 12 juillet.
« Les préalables de la recherche », Libération, 19 novembre.
1982 « A propos du rapport sur la recherche en sciences sociales
demandé à Maurice Godelier », Le Débat, 22 novembre, p. 5-8.
1983 « Pour une histoire sociale de la critique», dans M. Bollack et
H. Wismann (éd.), Philologie et herméneutique au XIXe siècle II,
Gottingen, Vandenhoeck et Ruprecht, p. 17-24.
« Über die Voraussetzungen wissenschaftlicher Beschaftigung
mit Literatur », Jahrbuch des Wissenschaftskollegs zu Berlin 2,
p. 47-66.
1984 « M. de W.-M. (en France). Sur les limites de l'implantation

469
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

d'une science», dans W.M. Calder m, H. Flashar et T. Lindken


(éd.), Wilamowitz nach 50 Jahren, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, p. 468-512.
1985 « Le modèle scientiste, Empédocle et Freud», Littoral 15-16,
p. 21-27.
,
1986 « Le Fils de l'homme. Le mythe freudien d'Œdipe », L' Ecrit du
temps 12, p. 3-26.
« La force et la difficulté de dire» (entretien), Théâtre/public 70-
71, p. 8-12.
« En marge des répétitions », in ibid., p. 24-25.
1989 « Un futur dans le passé. L'herméneutique matérielle de Peter
Szondi », préface de : P. Szondi, Introduction, à l'herméneutique
littéraire (trad. fr. Mayotte Bollack), Paris, Ed. du Cerf, p. 1-xvn.
« Une philologie à la recherche d'elle-même», Mélanges offerts
aux Pr R. Bogaert et H. Van Looy, Sacris Erudiri 31, 1989-1990,
p. 23-34.
1991 « L'énigme du déchiffrement lorsque nous lisons», La Quinzaine
littéraire 519 (1er_15 juin), p. 21-22.
1992 « Wie kritisch und hermeneutisch sind die antiken Texte selbst? »,
dans R. Faber et B. Kytzler (éd.), Antike heute, Wurzbourg,
Konigshausen et Neumann, p. 110-119.
« Œdipe roi et la philologie», L' Ane 49, p. 28-35.
« Arrêt sur le sens», L' Ane 50, p. 40-46.
« Comment avez-vous appris la langue morte?» (entretien),
L' Immature 3, p. 75.
1993 « Die kritische Potenz der Wissenschaftsgeschichte », dans
C. Konig et E. Lammert (éd.), Literaturwissenschaft und Geistes-
geschichte. 1910 bis 1925, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
p. 111-120.
« Du côté du texte, du , côté de l'interprète», Théorie, littérature,
enseignement 11 (« Epistémocritique et cognition» 2), p. 10-15.
,
1995 « La référence allemande dans les études , philologiques à l'Ecole
normale», dans M. Espagne (éd.), L'Ecole normale supérieure et
l'Allemagne, Leipzig, Universitatsverlag, p. 23-38.
Sous presse:« Avec ou contre la langue», dans F. Rastier, J.-M. Salanskis
et R. Scheps (éd.), Herméneutique: textes, sciences (Actes du
colloque de Cerisy, 1994), Paris, PUF.

470
PUBLICATIONSDE JEAN BOLLACK

C. Modernité

1956 « Fête de la paix», traduction du poème retrouvé de Hôlderlin


« Friedensfeier », Holderlin-Jahrbuch 9, 1955-1956, p. 226-231.
,
1960 « En l'an de paille. Etude d'un poème de Saint-John Perse
(Vents)», Arguments 19, p. 37-40.
« Saint-John Perses "Chronique"», Neue Zürcher Zeitung, sup-
plément du 13 novembre.
Avec Bernhard Bôschenstein : traduction de Franzosische
Gedichte von Baudelaire bis Saint-John Perse (choix de poèmes
réunis par Mayotte Bollack), Francfort-sur-le-Main, S. Fischer.
1965 «Ailleurs», dans Honneur à Saint-John Perse, Paris, Gallimard,
p. 338-344.
1973 Avec Henriette Beese, Wolfgang Fietkau, Hans-Hagen Hilde-
brandt, Gert Mattenklott, Senta Metz, Helen Stierlin : édition des
œuvres posthumes de Peter Szondi, 1 : Celanstudien (préface de
J. Bollack), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.
Avec Mayotte Bollack: traduction de Peter Szondi, «Eden»,
L' Éphémère 19-20, 1972-1973, p. 416-423.
,,
Edition des œuv~es posthumes de P. Szondi, 2 : Lektüren und
Lektionen, et 3 : Uber eine « Freie (d.h. freie) Universitiit ». Stel-
lungnahmen eines Philologen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.
,,
1974 Edition des œuvres posthumes de P. Szondi, 4-6 : Studienausgabe
der Vorlesungen, I : Die Theorie des bürgerlichen Trauerspiels
im 18. Jahrhundert, II : Pq_etik und Geschichtsphilosophie 1,
Antike und Moderne in der Asthetik der Goethezeit, Hegels Lehre
von der Dichtkunst, III: Poetik und Geschichtsphilosophie 2, Von
der normativen zur spekulativen Gattungspoetik, Schellings Gat-
tungspoetik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.
,
1975 Edition des œuvres posthumes de P. Szondi, 7 et 8 : Studienaus-
gabe der Vorlesungen, IV : Das lyrische Drama des Fin de Siècle
et Einfü,hrung in die literarische Hermeneutik, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp.
,
Edition de P. Szondi, Poésie et poétique de l'idéalisme allemand,
trad. fr. sous la dir. de J. Bollack, avec la collaboration
, de Barbara
Cassin, I. et J. Michot, H. Stierlin, Paris, Ed. de Minuit, coll. « Le
sens commun».

471
PUBLICATIONSDE JEAN BOLLACK

1980 « A propos des adaptations de textes poétiques grecs par Mar-


guerite Yourcenar» (La Couronne et la Lyre, Paris, 1979), Le
Monde, 18 mars.
Avec Mayotte Bollack: traduction de Peter Szondi, « Poésie et
poétique de la constance », dans P. Szondi, Poésies et poétiques
de la modernité (édité par M. Bollack), Lille, PUL, p. 145-164.
1981 « Fragments d'une réflexion» (sur André Frénaud), Sud 39-40,
p. 80-95.
1985 « Eden encore», dans Mayotte Bollack (éd.), L' Acte critique. Sur
l' œuvre de Peter Szondi (colloque, Paris, Maison des sciences de
l'homme, 1979), « Cahiers de philologie» 5, Lille, PUL, p. 267-
290.
1986 « Paul Celan sur la langue. Le poème Sprachgitter et ses inter-
prétations», dans Martine Broda (éd.), A contre-jour, Paul Celan
(Actes , du colloque sur Paul Celan de Cerisy-la-Salle, 1984),
Paris, Ed. du Cerf, p. 84-115.
« La blessure et le langage juste. A propos de Fahlstimmig,
poème de Paul Celan», Cahiers Confrontation 16, automne 1986
(Palimpsestes), p. 159-165.
« L'événement et le lyrisme. Autour du poème Schibboleth de
Paul Celan», Noroît 300, juin 1986.
,
1987 « Paul Celan sur sa langue: 1. Echec à la langue allemande (sur
le poème "Un qui était devant la porte"); 2. Le projet s'invente
dans le poème. Sur le silence comme source du dire (Keine Sand-
kunst mehr .. .) », dans Amy Colin (éd.), Argumentum e silentio
(Actes de l'international Paul Celan Symposium, Seattle, octobre
1984), Berlin, De Gruyter, p. 113-153.
« Pour une lecture de Paul Celan», Lignes 1, p. 147-161.
1988 « Sur l'interprétation de deux poèmes de Paul Celan, Stehen et
Treckschutenzeit », dans A. Gethmann-Seifert et K.R. Meist
(éd.), Philosophie und Poesie. Festschrift für Otto Poggeler,
Stuttgart et Bad-Cannstadt, Frommann-Holzboog, vol. 2, p. 261-
280.
« Le transfert à l'idiolecte. Sur Paul Celan et l'antagonisme du
langage », dans Recherches sur la philosophie et le langage 9
(Sur la métaphore) (Actes de la« Table ronde sur la métaphore»,
Grenoble, 1988, organisée par Henry Joly).
1989 « Questions sur des réponses », Théâtre/public 87, mai-juin
(numéro consacré à Heiner Müller), p. 46-51.

472
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

1991 Pierre de cœur. Un poème inédit de Paul Celan,« Le Périgord»,


Périgueux, Fanlac.
Avec Jean-Marie Winckler et Werner Wogerbauer: édition du
n° 223 de la Revue des sciences humaines : Paul Celan. Lecture à
plusieurs.
1992 « Paul Celan: une histoire de la poésie», lo 1, p. 15-30.
« Un art abstrait. Celan, ou la liberté du désespoir», Lignes 16,
p. 19-32.
« De l'exil dans l'art », préface à Angel in Preljocaj, Paris,
A. Colin, p. 16-19.
« Le parti pris du mal », Les Cahiers du Renard 9 (Prétexte Hei-
ner Müller), p. 31-32.
Avec Heiner Müller, « Dialogue entre vivants », in ibid., p. 63- 71.
1993 « L'ordre méditatif», dans E Bodaert (éd.), Pour André Frénaud,
Cognac, Obsidiane et Le Temps qu'il fait, p. 72-83.
« La modernité de Hofmannsthal dans ses Œdipe », Austriaca 37,
p. 27-47.
1994 Article «Celan», dans Laffont et Bompiani (éd.), Nouveau Dic-
tionnaire des auteurs, Paris, Laffont, vol. 1, p. 600-602.
Article « Contrainte de la lumière [Lichtzwang] », dans Laffont
et Bompiani (éd.), Nouveau Dictionnaire des œuvres, Paris, Laf-
font, vol. 2, p. 1452-1453.
Article « Pavot et mémoire [Mohn und Gediichtnis] », in ibid.,
vol. 5, p. 5404-5405.
Article « La Rose de personne [Die Niemandsrose] », in ibid.,
vol. 5, p. 6457-6458.
« Histoire d'une lutte» (Celan et Nelly Sachs), Lignes 21, p. 205-
220.
1995 « Fugue de la mort de Paul Celan», , dans J. Gilibert et P. Wilgo-
wicz (éd.), L' Ange exterminateur, Ed. de l'université de Bruxelles,
p. 129-152.
« La redite. Sur le poème Ortswechsel de Paul Celan», Revue
germanique internationale 4 (Le Miroir allemand), p. 147-156.
1996 « Durchgange », dans W. Bamer et C. Konig (éd.), Zeitenwech-
sel. Germanistische Literaturwissenschaft vor und nach 1945,
Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, p. 387-403.
« Le bleu de l'œil », dans S. Auroux, S. Delesalle et H. Meschon-
nic (éd.), Histoire et grammaire du sens. Hommage à Jean-
Claude Chevalier, Paris, A. Colin, p. 211-221.
473
PUBLICATIONS DE JEAN BOLLACK

« Shakespeare et la tragédie antique», dans D. Goy-Blanquet


(éd.), Shakespeare. Variations sur la lettre, le mètre et la mesure,
Amiens, Presses de l 'UFR de langues de l'université de Picardie,
p. 63-69.
« Le Mont de la mort: le sens d'une rencontre entre Celan et Hei-
degger», Lignes 29, p. 159-188.
« La pointe en hébreu», Dédale 3-4 (Multiple Jérusalem), p. 533-
555.
1997 « Korper-Texte », texte d'introduction au colloque de Marbach
(juin 1997), « Tanz und Literatur in der Moderne », dans Ludwigs-
burger Festspiele 1997.
« Délires. Le bouleversement des limites dans l'œuvre de Paul
Celan», Barca! 8, p. 7-50.
Noms et matières

aoune:238,250,253-256,351,358. antithèse : 44.


académisme, académique: 37, 47 sq., Aphrodite : 172.
126, 239. apodéictique : 344, 346.
actualisation: 9, 68, 111, 122, 133, Apollon, apollinien: 227 sq., 236,
168,258,311. 410 n. 111.
Adorno, T.: 123, 126, 398 n. 19, archéologie, archéologique : 29-59,
399 n. 29,400 n. 31. 66, 70 sq., 80, 89,418 n. (208) et
aèdes : 57 sq., 382 n. 65. 211.
Alexandre d'Aphrodise: 164 sq., Archiloque: 227-231, 432 n. 24.
405 n. 64, 428 sq. n. 69. arétalogie : 234, 239.
allégorie : 53, 101 sq ., 101 sq., 167, Aristote: 108, 132, 137-180, 210,
409 n. 98. 212, 213, 281.
alternance: 143, 157, 160. arkhe : 142, 186, 216, 292.
ambiguïté: 103, 292, 347, 447 art, artiste, artistique: 43, 57, 64 sq.,
n. 14,451 n. 41. 72, 92, 120-123, 227, 229, 240,
ambivalence: 221, 251, 298, 319. 247, 297-302.
Amour (Philia): 107-114, 131, Asclépius : 151, 152, 405 n. 62.
227,242. Ast, E : 100, 125, 396 n. 14.
analyse, analystes : 29-59, 381 n. 51. astres: 202-205, 426 sq. n. 48.
Anaxagore: 144 sq., 202, 203 sq., Atlantide: 157,410 n. 120.
215, 219 sq., 425 n. 38. atome: 208 sq., 214-217.
Anaximandre: 17,183,216,218 sq. atomisme, atomistes: 102, 181-220.
Anaximène: 216, 452 n. 46, 453 Aubenque, P. : 147 sq., 403 n. 40,
n. (53). 42 et 46,412 n. 141.
anthropologique : 232, 238, 293. auteur: 120, 122.
anthropomorphisme: 409 n. 105. autonomie, autonomisation: 115,
Antigone: 106,166,263,313,318, 246, 292, 306.
327, 329. Axelos, K. : 15, 372.
Antipater : 164. Bacchylide : 62, 69, 230, 386 n. 34.
antisémitisme : 385 n. 24. Bailey, C.: 218,423 n. 11,424 n. 12.

475
NOMS ET MATIÈRES

Bames, J. : 445 n. 3, 446 n. 9, 452 cataclysmes: 141, 146, 148-151,


n. 53, 453 sq. n. 60. 157 sq., 376.
Bayet, J. : 18. catastrophe, catastrophisme : 154,
Béguin, A. : 14. 239,254 sq.
Bellérophon : 172-175. Catharmes : 111, 265, 286 sq.
Benjamin, W.,, : 123. causalité : 188, 192, 213, 215.
Benveniste, E. : 265 sq. Celan, P. : 226, 241, 259.
Bérard, V.: 41, 43, 45-54, 65 sq., censure : 20, 25, 64.
378 n.21, 379 n.26 sq., 380 cercle herméneutique: 118.
n. 27 et 37. chance : 177.
Bergson, H. : 86, 431 n. 3. chant : 234 sq.
Bemays, J.: 151, 403 n. 38, 405 Chantraine, P. : 18.
n. 59. Charybde et Scylla: 40-44.
Berti, E. : 153, 406 n. 73 et 87. Chemiss, H. : 429 n. 79.
Bible : 46, 377 n. 1. Choéphores: 328-330.
Bidez, J. : 83, 391 n. 84, 392 n. 95, Ciel: 147-151.
407 n. 94. ciel : 200, 202, 204, 207, 273,
biographisme, biographique : 98, 275 sq., 277.
239, 338, 352, 362. Claudel, P. claudélien : 232, 234, 238.
biologie, biologique : 108, 111, 112, Clément d'Alexandrie : 454 n. 64.
114. cohérence : 15.
Blaise, F. : 135 n. 1. commentaire: 67 sq., 73, 81, 313.
blasphème : 251, 257, 259. comparatisme, comparatiste : 90.
Boeckh, A. : 99, 396 n. 12 sq. concret (sens): 267.
Bollack, M. : 310, 429 n. 71. conjecture : 12 sq., 33, 73, 388 n. 55.
Bonitz, H. : 149, 165, 401 n. (7). conservatisme: 73 sq.
Bouchet, A. du : 360, 363. corporation : 5 9.
Bourdieu, P. : 20, 25, 378 n. 22. correction: 72 sq., 301.
Bréal, M. : 85. cosmique, cosmologie, cosmolo-
Brieger, A.: 97, 214, 426 n. 43 et gique: 16 sq., 102, 110 sq., 131,
44,430 n. 81. 144, 172, 179, 185, 188, 235,
Buber, M. : 360. 237, 288, 290, 303, 305, 452
Burckhardt, J. : 269. Il. 52, 453 Il. 55.
Bumet, J. : 216 sq., 425 n. 34, 446 cosmogonie: 105, 181-220, 344.
n. 9. Crète: 145 sq.
Critias: 155, 157, 410 n. 120.
camp d'extermination: 239, 259, critique (le): 55, 113, 117, 118 sq.,
350, 356 sq., 366. 238.
caractère (dramatique) : 313, 317. critique des textes : 38, 68, 71-75,
Cassin, B. : 105, 413 n. 157. 117 -127, 301, 379 Il. 24.
Cassirer: 133. Croiset, A. : 63 sq. , 78, 85, 87, 379
catabase : 228, 350. Il. 25, 391 n. 77.

476
NOMS ET MATIÈRES

Croiset, M. : 62, 70, 77, 89, 387 écrit, écriture: 57-59, 120, 236,
n. 46, 392 n. 89, 394 n. 125. 382 n. (57) et 65.
Cronos: 139, 157. Égypte:
, 145-147, 156.
culture : 226. Electre : 309, 311, 313-335.
cycle: 20, 33-35, 38, 181. éléments : 111.
empathie : 118-120.
Dardanie : 151, 153. Empédocle: 145-147, 156, 105-
déchiffrement: 9, 250. 114, 202,219 sq., 225,242,265,
délire : 236, 243, 254, 341, 34 7. 269, 272, 283, 286 sq., 425 sq.
Démétrius : 164. n. 38, 443 n. 70.
démiurge: 143, 344. enceinte : 119, 284-287.
,,,, . ,,,, . . . , .
Démocrite : 181, 183-220. en1gme, en1gmat1sat1on, en1gma-
démon: 108, 283. tique: 13, 55, 166, 250, 252-254,
Derrida, J. : 126. 362,415 sq. n. 193,453 sq. n. 60.
descente aux Enfers: 33-35, 57, énoncé, énonciation : 288-308.
250,254,351,356,360. enthousiasme : 236.
Detienne, M. : 132 sq. enveloppe : 195-197.
devenir : 142, 344, 454 n. 62. Éole: 169.
dialogique : 301. Épicure, épicurisme : 209 sq., 214,
Diels, H. : 112, 450 n. 33, 452 220, 309.
n. 42. épopée: 31 sq., 39, 44, 48, 59, 135,
Diogène Laërce: 183, 184,407 n. 94, , 176, 239.
426 n. 43. Erinyes : 283 sq., 325, 328, 423 n. 4,
Dionysos, dionysiaque, dionysien : 438 n. 28 et 31, 442 n. 60 et 61.
171,228,233,236. érudit, érudition: 14, 15, 47, 59,
disque: 198. 60-92, 117.
divin (le) : 138, 343, 346, 451 n. 41. eschatologie: 167 sq., 171, 413
dorien: 77. n. 160.
doublet : 34, 51. Eschyle: 36, 69 sq., 73, 88, 121,
doxographie, doxographique: 15, 386 n. 35, 387 n. 41 sq., 394
16, 30, 113, 142, 181, 183 sq., n. 119.
213,219,298,345,450 n.35, ésotérisme, ésotérique : 38, 55.
452 n. 52. esthétique, esthétisme : 31, 36 sq.,
Durkheim, É.: 75, 89, 91. 46, 59, 80, 82, 84, 87 sq.,
227 sq., 244 sq.
eau: 138, 161, 160 sq., 243, 254, éther: 141, 144 sq., 273, 415
266, 273, 275-284, 362, 376, n. 182.
439 sq. n.35, 37, 38 et 41, ethnologue, ethnologique: 168,
, 440 n. 42, 441 n. 50, 459 n. 26. 238, 242.
Ecole d'Athènes : 70, 80, 386 n. 37. Être : 118 sq., 160, 167, 228, 248,
écoute, écouter: 120, 289-291, 289, 347, 376, 446 n. 7 et 13,
294-296, 299, 301 sq., 306 sq. 449 n. 25.

477
NOMS ET MATIÈRES

étymologie, étymologique, étymo- grammaire: 46, 83 sq.


logiser: 145, 234, 266, 297 sq., Grande Année: 143.
341-348, 402 n. 31 et 32, 432 grec, grécité : 51, 65 sq., 75, 77, 78,
n. 18. 81-84, 235, 242.
Eudoxe de Cnide: 154, 156,407 sq. guerre: 45 sq., 61-63, 77, 85, 290,
n. 94. 445 n. 4.
Euménides : 333. Guthrie, W. K. C. : 193, 423 n. 7, 454
Euripide: 73, 77, 121, 313-335, n. 63 sq.
384 n. 14, 385 n. 27, 386 n. 83.
évolution, évolutionnisme : 408 Hadès: 277, 347.
n. 97. Haine (Neikos): 107-114, 227.
excédent : 236. hasard: 211-213.
exégèse: 36-38, 55, 68, 72, 118, Hécate: 175-179.
323, 345. Hegel, G. W. F., hégélien: 224,
exil: 282. 290, 446 Il. 11.
existentialisme : 257. Heidegger, M., heideggerien : 117-
127, 241, 244, 290, 350-376,
Festugière, A.-J.: 18, 86, 153, 406 446 n. 12,449 n. 25.
n. 79. Hélène : 329.
feu: 145, 205, 295, 304 sq., 452 Héraclite: 94, 101 sq., 218, 242,
n. 46, 453 n. (53). 243 sq., 283, 288-308, 342.
flux: 142, 225, 244, 290, 341 sq., héraclitisant : 225, 244, 255, 263,
344. 341.
formule, formulaire: 56, 267, 269, Hermann, G.: 10, 71 sq., 73, 313.
280, 381 n. 56, 382 n. 63. herméneutique: 12, 26, 96, 99,
Foucault, M.: 310. 106, 115, 117-127, 175, 263,
Fraenkel, E. : 10 sq. 289, 304,311,313, 338 sq., 375,
Freud, S.: 105-114. 454 Il. 61.
Fritz, K. von : 19. hermétisme: 415 n. 193.
Hérodote: 279 sq.
Gadamer, H. G.: 117-127, 338, héros, héroïsation, héroïsme, hé-
360 sq., 364. roïque: 40 sq., 56, 318, 322 sq.,
Gaiser, K.: 157, 408 n. (94), 411 326, 331, 334 sq., 346.
n. 128. Hésiode: 139, 273, 277-279, 439
géographie, géographique : 29-59. n. 41,441 n. 57, 443 n. (66).
Gemet, L. : 75, 86, 90, 389 n. 64. Hippias : 142.
Gigon, O. : 445 n. 5, 447 n. 15 et Hippolyte de Rome: 189, 205, 448
18, 448 n. 24, 450 n. 36. n. 22, 451 Il. 39.
"'
Gilson, E. : 19. histoire, historique : 30, 35, 38-40,
Goethe, J. W. von: 11, 357 sq. 46, 48, 52, 54, 79, 83 sq., 88, 91,
Gomperz, T. : 109, 112, 216. 121, 122 sq., 239, 243, 254 sq.,
goût : 62-64, 72. 259.
478
NOMS ET MATIÈRES

historiographie : 185, 219. invocation : 233, 243, 268-276,


historisation, historisme : 11, 32, 281 sq., 285.
107, 125. ionien, 452 n. 42.
Holderlin, F. : 111, 117, 375. Ioniens : 161, 167, 183, 219, 317,
Holscher, U. : 19,450 sq. n. 33 et 37. 447 Il. 15.
Homère, homérique : 29-59, 75, 84,
139, 168, 226, 265-287, 389 Jaeger, W. : 139, 149, 153 sq.,
n. 60. 164 sq., 401 n. 14, 404 n. 52 sq.,
honneur: 177 sq., 236-238. 407 sq. n. 91-95, 408 sq. n. 95 et
horizon : 67, 399 n. 21 et 22. 97,409 Il. 98 et 105.
humanisme, humaniste: 11, 75, 79, Jakobson, R. : 240.
85, 87. Jamblique: 151 sq.
Humboldt, W. von : 11. Jauss, H. R. : 125, 399 n. 26.
Huysmans, J., K. : 83. je : 227, 302.
Jebb, R. C. : 322.
iambes : 229. Judet de La Combe, P.: 21 n. 1, 97,
idiome: 225, 228, 257. 135 n. 1, 309, 3 89 n. 61.
/liade : 32, 58, 265-287, 304. juif: 63, 317, 354, 365 sq., 373 sq.,
Illimité (l ') : 186-192, 213-220, 385 Il. 24.
423 n. 4, 424 n. 12. Kahn, C.: 447 n. 18,449 n. 26,451
immédiat, immédiateté : 27, 119, n. 38 et 41, 452 n. 42 et 46, 453
301. n. 55.
immobilité et mouvement : 244, Kaibel, G. : 322.
342. Kaschnitz, M.-L. : 367.
impersonnalité, impersonnel : 226, Kirchhoff, A. : 32-34 , 377 n. 3.
229, 238 sq. Kirk, G. S. : 38, 57 sq., 382 n. 59,
improvisation, improviser : 57, 59, 445 Il. 4, 446 Il. 6 et 10.
381 Il. 57, 382 Il. 62. Kofman, S. : 397 n. 5.
inceste : 105 sq. Koyré, A. : 18 sq.
Inde: 156. Kullmann, W.: 416 n. 193.
initiation, initiatique: 13, 253, 258,
356. Lacan,J.: 106,120,166.
interpolateur, interpolation, inter- Lachelier, J. : 80.
poler: 42, 47 sq., 50, 382 n. 57, Lachmann, K. : 32, 35.
382 n. 62, 419 sq. n. 218, 439 Lacoue-Labarthe, P. : 372, 375.
n. 41. Laks, A. : 21, 423 n. 10.
interprétatif, interprétation, inter- Lallot, J. : 20.
prète : 31, 106, 292, 297, 329, langage : 240, 249, 260, 288-308,
341. 341-348.
intertextualité : 9, 329 sq. langue: 41,226,229,234,240 sq.,
intrigue : 317, 324, 335, 342. 248, 257, 260, 288-308, 341-
invective : 231, 238. 348, 371.

479
NOMS ET MATIÈRES

Lanson, G. : 79 sq., 88, 394 n. 120. meurtre: 105 sq., 283, 320.
latin : 66, 68, 71, 78, 80, 84. milésien, Milésiens : 216, 301, 452
Leaf, W. : 413 n. 171. n. 46 et 52.
lecteur, lecture: 12, 14 sq., 16, 18, moderne, modernité, modernisme,
30 sq., 35 sq., 43, 47-49, 54, 67, modernisation: 14, 37, 47, 79-
71, 83, 89, 106, 120, 124, 294, 81, 87,127,313,316,335 sq.
304, 338, 341, 345. moi: 167, 225, 233, 251, 295 sq.,
lettre, littéral (sens), littéralité: 10, 299-301, 360.
13, 16, 101 sq., 203, 308, 344. monisme: 303.
Leucippe: 183-220. mort: 297, 351-376, 449 n. 31,452
Lévi-Strauss, C. : 133. n. 46.
lien: 271, 275, 280 sq., 284-287. mouvement originel: 191 sq., 206,
linguiste, linguistique : 16, 18, 85. 209 sq.
logos : 288-308. Müller, K. O. : 77.
Lois: 154. musical, musicien, musique : 227 sq.,
Lord, A. B.: 56-59, 381 n. 55, 382 229, 236.
n. 63-65. mythe, mythique : 49, 51, 53,
louange : 173, 233-239. 105 sq.,121, 131-182, 254 sq.,
Louys, P. : 88 sq., 394 n. 121 sq. 258 sq., 310, 313, 316-319, 323,
Lucrèce: 97, 132,441 n. 49. 328, 332-334, 345 sq.
Luka.es, G. : 126. mythologie: 131, 168, 179.
Lune: 205,207,426 sq. n. 48. mythopoétique: 162.
Lycurgue : 171 sq.
lyrique, lyrisme: 227-239. naïf, naïveté: 32, 36 sq., 55, 227.
nationalisme : 85-87.
Mages: 153, 155 sq., 159. néant: 237, 325.
magie : 38 sq., 111, 177, 285, 364. nécessité: 206, 211 sq., 218.
Mallarmé, S., mallarméen: 224, Nietzsche, F., nietzschéen: 160 sq.,
238,241,255,434 n. 55. 223-241, 357, 372.
Mann, T. : 356. nom: 39, 41, 43, 49, 56, 297 sq.,
Marrou, H.-1. : 19. 350, 449 n. 31, 450 n. 33.
Mazon, P. : 62, 73, 388 n. 53. nous: 251,260.
Méditerranée : 29-59.
Megas Diacosmos: 205. objectif, objectivation : 229, 290,
Meillet, A.: 90 sq., 393 n. 111. 295,304.
Ménélas : 171. obscur, obscurité : 14, 243 sq., 453
merveilleux: 49, 413 n. 156. n. 59 sq.
métaphore: 145, 161 sq., 368, 411 obscuritas : 305, 307, 447 n. 16,
n. 136. 453 sq. n. 60.
Métaphysique: 138-144, 147-151, océan, océanien: 277-282.
163-166, 341. Odyssée: 29-59, 169-171, 265-287.
métrique: 90 sq., 230. Œdipe à Colone: 322, 325.
480
NOMS ET MATIÈRES

Œdipe roi: 27, 105,310 n. 1., 322, Phédon: 167.


328. Phèdre: 167.
œil : 172, 352. philologue, philologie, philologique :
Olympiques, XIII: 172-175. 10-13, 16, 20, 26, 29-59, 60-92,
Onomakritos : 408 n. 95. 342.
ontologie, ontologique: 15, 16, Philopon: 151-153 , 405 n. 62 et
119, 216 sq., 241, 292. 64, 406 n. 73.
opacité: 12 (voir obscur). philosophe, philosophie : 137-180,
oracle, oraculaire : 294, 305, 307, 406 n. 72.
323 sq., 453 n. 60. Pindare, pindarique : 20, 42, 226,
oral, oralité: 29-59, 263, 382 n. 63 229-236, 242.
et 65, 448 n. ( 19). plaisir : 13, 105.
oral poetry : 36, 38, 56-59, 382 Planctes: 40-44.
n. 62. Platon: 139-144, 153-159, 167 sq.,
ordalie : 282. 244,295, 341-348, 407 n. 93 sq.,
Orestie : 330. 409 n. (97) et 98, 413 n. 160, 452
origine, originel: 32, 138 sq., 187, n. 52.
208-216,223-245,341,346. plein et vide : 186-192, 196, 214,
Orphée, orphique, orphisme: 39 sq., 235, 424 n. 12.
408 n. 95. Pline l'Ancien : 156, 407 sq. n. 94.
oubli: 143. pluralité: 303.
Plutarque : 407 n. 94.
pacte: 270, 273 sq. poète, poésie, poétique : 29-59,
parjure : 266, 268, 277, 283. 139-141, 240 sq., 244, 249, ,
Parménide : 16, 19, 102, 166, 182, 342, 347, 359, 373 sq., 413
342, 446 n. 7. n. 155.
parodie, parodique : 251 sq., 259, poids: 194, 210,214,429 sq. n. 79,
292, 447 n. 15. 430 n. 81.
parole : 294, 344, 348, 448 n. 24, Politique (La; Aristote): 145, 151.
449 n. 25, 454 n. 63. Politique (Le; Platon): 139, 142 sq.,
paronomase : 233, 236, 337, 354. 157, 159,402 n. 23.
Parry,M. : 56 sq., 381 n. 56. polysémie: 102, 221.
Pausanias: 409 n; 108,410 n.110. Porphyre : 155.
pédagogie, pédagogique: 29, 37, Poséidon : 34 sq.
80, 87 sq., 89, 386 n. 37. pratique et théorie: 11, 12, 19, 25,
Pégase: 174,413 n. 195 sq. 29-32, 36, 38, 49 sq., 54, 56, 65,
peinture : 249 sq. 67, 71, 88, 92, 126, 179 sq., 294,
périphérie: 197 sq., 201-207. 344.
Perse: 156. prédicat, prédicatif: 343.
Pflaum, H. G.: 18. préjugé: 87, 92, 289, 300.
Phaéton: 143, 154. présocratiques: 108, 242, 244, 309,
Phéaciens : 170. 346.

481
NOMS ET MATIÈRES

primitif, primitivisme : 32, 53, 55, Saint-John Perse : 223-245, 254.


58, 107, 196, 295, 454 n. (60). Sapphô: 88 sq., 394 n. 121 et 125.
progrès, progressisme : 73, 83, 89, 92. satirique: 229.
prophète, prophétique: 294, 299 sq., savoir-faire: 298,449 n. 32.
305,307. sceau : 265, 286.
proverbes: 152. Schelling, R : 137, 166.
psychanalyse: 105 sq. Schlegel, A. W.: 313 sq., 329.
pulsions: 107-114, 234,254. Schlegel, R : 56.
Pythagore, pythagoriciens: 166,217, Schleiermacher, R : 124, 289, 341.
283. Schlesier, R. : 468.
Schultz, B. : 468.
race: 90. Schwabl, H.: 419 n. 218.
Radet, G. : 383 n. 12, 386 n. 37. science: 12, 14, 15, 16, 21, 25-59,
raison, rationaliste, rationnel : 38, 120, 126, 152, 345 sq.
72, 137, 154, 290. scientisme : 107-114, 216.
réalisme: 53, 381 n. 51. secret : 252-254.
reconnaissance (scène de): 324 sq. sémantique: 27, 50.
rédacteur: 34 sq., 58. sémite, sémitique : 90, 317.
Reinach, S. : 63, 73, 384 n. 15, 393 séparation: 215 sq., 226, 295.
n. 111. Sept Sages: 152, 155.
Reinach, T. : 62 sq., 384 n. 15, 388 serment: 138, 265-287, 443 n. 70.
n. 55, 391 n. 82. signe: 118, 247, 345.
répétition : 59, 382 n. 62. signification : 127, 288-308, 344.
reprendre, reprise: 291, 302. Simplicius : 402 n. 32, 429 n. 79.
République: 159, 167. Snell, B. : 401 n. 20.
Rhétorique : 292. sociologie, sociologique, sociolo-
rhétorique et antirhétorique : 37, gisme: 86, 89-91.
46, 236-238. Socrate: 341-348.
Rilke, R.-M.: 13, 117. Soleil: 186, 205-207, 426 sq. n. 48.
rite, rituel : 258 sq., 266 sq., 269- sophistes : 341 sq., 344, 34 7.
271, 273, 274, 279, 280, 282, Sophocle: 106, 313-335.
285,296. sphère, sphérique: 150, 196, 242,
Robert, L. : 18. 250, 425 n. 38.
Rohde, E. : 417 n. 208. stratégie : 75, 79, 133.
romantique(s), romantisme: 32, structure : 288-308.
137,161,314. stylisation, styliser : 58 .
Ross, W. D.: 139, 149, 164 sq., Styx: 138-142.
400 n. 4,412 n. 145. sujet : 54, 226, 290, 294 sq., 300,
Rousseau, P.: 21 n. 1, 135 n. 1. 302.
rupture cosmogonique: 107-191. Sur la philosophie: 151, 155.
rythme, rythmique : 56, 59, 229, surinterprétation: 58.
232 sq., 236, 256. symbole, symbolique, symbolisa-

482
NOMS ET MATIÈRES

tion: 53, 229, 242, 266, 271, transgression: 271, 276, 282 sq.
285,293,366. tu, toi: 251,253,301.
Szondi, P. : 115-127, 338, 362.
ubiquité: 177.
Taine, H. : 81. Ulysse: 29-59, 169-171, 268 sq.
Tartare: 276, 278. Un, un, unicité: 229, 297-299.
témoin : 271, 275, 285. unitarisme, unitariste: 29-59.
terre : 198-207, 217, 267, 272, 273, universalité : 240.
281, 303, 425 Il. 38. utopie, utopique: 10, 253, 259,
Téthys: 138 sq., 142, 277. 353 sq.
Thalès: 138, 160 sq., 216, 281, 308.
thème, thématique, thématisé : 236,
237, 246, 253, 255. vengeance: 283-285.
vents: 169,227,242, 244.
Théogonie: 134, 175-179, 346.
Vernant, J.-P.: 133-135.
théologie, théologiens, théologique :
vide : voir plein.
117, 123, 139-141, 259 sq., 317,
Vrrgile: 101.
346, 401 Il. 14, 449 Il. 31.
vita: 222.
Théophraste: 132, 213, 422 n. 3.
Von der Mühll, P. : 32 sq., 38, 377
théorie : voir pratique.
n. 13, 381 n. 51,436 n. 17.
Thétis : 171, 413 sq. n. 171.
Thucydide: 74 sq.
Timée: 143, 146, 154 sq., 410 Weil, H.: 62 sq., 65, 69-75, 77,385
n. 120. n. 24 et 27, 386 n. 38, 388 n. 54,
Timothée de Milet : 62, 383 n. 9 sq. 390 n. 71.
totalisation, totalité: 16, 107, 124, West, M. L.: 419 n. 218.
133,179,185,239,303,308. Wilamowitz-Moellendorff, U. von:
tourbillon: 192-207, 209-211, 429 32-35, 49, 54, 60-92, 310 sq.,
Il. 72. 313, 316-323, 377 n. 1, 378
tradition: 9, 11, 14, 18, 20, 25, 26, Il. 20, 379 Il. 26, 453 Il. 55.

31,55,57-59, 106,117,119,122, Wismann, H.: 19, 69, 208, 401


132-136, 289, 293, 306, 308, n.18,444 n.1,451 n.39.
311,319,345,347,381 n. 57. Wolf, E A. : 32, 45, 56, 378 n. 23.
traduction : 310 sq.
tragédie, tragiques : 31, 121, 135, Zeller, E. : 445 n. 4, 446 n. 7.
307,309 sq., 311, 313, 334. Zeus : 142, 157, 297 sq., 302, 343,
transcendance: 299,449 n. 32,451 447 Il. 15,449 Il. 30 et 31.
n. 41. Zoroastre: 153-156, 407 n. 94.
Sources

Sont inédites toutes les séquences biographiques introductives


et récapitulatives : « Apprendre à lire», p. 9-21 ; « Lire les philo-
logues», p. 25-28; « Lire une référence», p. 105 sq.; « Dire les
herméneutiques», p. 115 sq.; « Lire le mythe», p. 131-136
(inédit en français); « Lire les cosmogonies», p. 181 sq.; « Lire
les codes», p. 221 sq.; « Dire les différences», p. 263; « Lire le
théâtre», p. 309-311; « Lire le signifiant», p. 337-339.

Les articles recueillis ont tous été révisés à l'occasion de la pré-


sente publication. Je renvoie pour leur première parution à la liste
de mes publications (en trois parties: «A.Grèce», « B. Hermé-
neutique » et « C. Modernité ») qui précède :

« Ulysse chez les philologues », p. 29-59 : A. 1975.


« M. de W.-M. (en France). Sur les limites de l'implantation
d'une science», p. 60-92: B. 1984.
« Réflexions sur la pratique», p. 93-103: B. 1977.
« Le modèle scientiste: Empédocle chez Freud», p. 107-114:
B. 1985.
« Un futur dans le passé : l'herméneutique matérielle de Peter
Szondi », p. 117-127: B. 1989.
« L'interprétation du n1ythe », p. 137-180: A. 1971 (traduction
allemande).
485
SOURCES

<<La cosmogonie des anciens atomistes >>,p. 183-220 : A. 1980.


<<Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse», p. 223-245:
inédit (conférence prononcée le 7 mars 1987 au CNL).
<<André Frénaud: l'ordre méditatif >>,p. 246-260: C. 1993.
<<Styx et serments », p. 265-287 : A. 1958.
<<Le logos héraclitéen >>,p. 288-308 : A. 1990.
,
<<Les deux Electre>>, p. 313-335: inédit (communication à l'As-
sociation des études grecques ; voir la Revue des études
grecques 102 [1990], p. XIX-XX).
<<L'en-deçà infini: l'aporie du Cratyle >>,p. 341-348: A. 1972.
<<Le Mont de la mort. Le sens d'une rencontre entre Celan et
Heidegger>>, p. 349-376 : C. 1996.
Table

Avant-propos • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 7

Apprendre à lire • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 9

1. LAPHILOLOGIE

Lire les philologues • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 25

Ulysse chez les philologues • • • • • • • • • • • • • • • 29


M. de W.-M.(en France). Sur les limites de l'implantation d'une
.
science • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 60
Réflexions sur la pratique • • • • • • • • • • • • • • • • 93

Lire une référence . . . . . . . . • • • • • • • • • • • • 105

Le modèle scientiste : Empédocle chez Freud • • • • • • 107

Dire les herméneutiques . . . . . . . . . . . . . . . . • 115

Un futur dans le passé : l'herméneutique matérielle de


Peter Szondi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Il. LE MYTHE ET LE SENS

Lire le mythe . . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 131


L'interprétation du mythe . . • • • • • • • • • • • • • • 137
Lire les cosmogonies . . . • • • • • • • • • • • • • • • • 181
La cosmogonie des anciens atomistes • • • • • • • • • • 183
Lire les codes . . . . . . . . . . . . . • • • • • • • • • 221
Une esthétique de l'origine: Saint-John Perse .. • • • • 223
André Frénaud : l'ordre méditatif • • • • • • • • • • • • 246

fil.LECTURES DE LANGUES

Dire les différences • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 263


Styx et serments . . . • • • • • • • • • • • • • • • • • • 265
Le logos héraclitéen • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 288
Lire le théâtre . . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 309
,
Les deux Electre . . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 313
Lire le signifiant . . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 337
L'en-deçà infini: l'aporie du Cratyle .. • • • • • • • • • 341
Le Mont de la mort : le sens d'une rencontre entre Celan
et Heidegger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349

Notes • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 377
Publications de Jean Bollack • • • • • • • • • • • • . . 463
Noms et matières • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 475
Sources . . . . . . • • • • • • • • • • • • • • • • • . . 485
RÉALISATION : PAO ÉDmONS DU SEUIL.
IMPRESSION SUR ROTO-PAGE PAR L'IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE.
DÉPÔT LÉGAL : NOVEMBRE 1997. N° 19898 (42416).
DANS LA COLLECTION
« L'ORDRE PHILOSOPHIQUE»

GIORGIO AGAMBEN, Homo sacer.


HANNAH ARENDT, Qu'est-ce que la politique?
(textes rassemblés et commentés par Ursula Ludz).
JOHN LANGSHAW AUSTIN, Quand dire, c'est faire.
ALAIN BADIOU, Théorie du sujet;
" ,
L' Etre et l' Evénement;
Manifeste pour la philosophie;
Conditions.
STANLEY CAVELL, Les Voix de la raison
(Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie).
BERNARD CARNOIS
La Cohérence de la doctrine kantienne de la liberté.
NOAM CHOMSKY, La Linguistique cartésienne;
Structures syntaxiques ;
Aspects de la théorie syntaxique ;
Questions de sémantique.
COLLECTIF, Annuaire philosophique 1987-1988;
Annuaire philosophique 1988-1989;
Annuaire philosophique 1989-1990 ;
Que peut faire la philosophie de son histoire ?
(recherches réunies sous la direction de Gianni Vattimo) ;
La Sécularisation de la pensée
(recherches réunies sous la direction de Gianni Vattimo ).
JEAN-TOUSSAINT DESANTI, Les Idéalités mathématiques;
La Philosophie silencieuse.
GOTILOB FREGE,
,
Les Fondements de l'arithmétique ;
Ecrits logiques et philosophiques.
HANS-GEORG GADAMER, Vérité et Méthode
(édition intégrale).
JEAN-JOSEPH GOUX, Les Iconoclastes.
JEAN GRANIER, Le Problème de la vérité
dans la philosophie de Nietzsche;
Le Discours du monde.
MICHEL GUÉRIN, Le Génie du philosophe.
WILHELM VON HUMBOLDT, Introduction à l' œuvre sur le Kavi.
CHRISTIAN JAMBET, La Logique des Orientaux
(Henri Corbin et la science des formes).
SAUL A. KRIPKE, Règles et Langage privé.
GUY LARDREAU, Discours philosophique et Discours spirituel.
FRANÇOIS LARUELLE, Machines textuelles.
LÉONARD LINSKY, Le Problème de la référence.
LOUIS MARIN, Des pouvoirs de l'image;
Sublime Poussin.
JEAN-CLAUDE MILNER, L' Œuvre claire.
ROBERT MISRAHI, Traité du bonheur :
1. ,Construction d'un château;
2. Ethique, Politique et Bonheur. ,
MARIE-JOSÉ MONDZAIN, Image, Icône, Economie.
BERNARD PAUTRAT, Versions du soleil
(Figures et système, de Nietzsche).
CHARLES S. PEIRCE, Ecrits sur le signe.
JEAN-LUC PETIT, Du travail vivant au système des actions.
HILARY PUTNAM, Le Réalisme à visage humain.
BERNARD QUELQUEJEU, La Volonté dans la philosophie de Hegel.
WILLARD VAN ORMAN QUINE, Quiddités;
La Poursuite de la vérité. ,
FRANÇOIS RÉCANATI, La Transparence et l' Enonciation.
JEAN-MICHEL REY, L' Enjeu des signes
(Lecture de Nietzsche).
PAUL RICŒUR, De l'interprétation
(Essai sur Freud);
Le Conflit des interprétations
(Essais d'herméneutique I);
La Métaphore vive;
Temps et récit, t. I
(L' Intrigue et le Roman historique);
Temps et récit, t. li
(La Configuration dans le récit de fiction);
Temps et récit, t. Ill
(Le Temps raconté) ;
Du texte à l'action
(Essais d'herméneutique Il);
Soi-même comme un autre.
RICHARD RORTY, L'Homme spéculaire ;
Conséquences du pragmatisme.
REINER SCHÜRMANN, Le Principe d'anarchie
(Heidegger et la question
,,,
del' agir).
SPINOZA, Ethique.
PETER,,,
FREDERICK STRAWSON, Les Individus;
Etudes de logique et de linguistique.
GIANNI VATTIMO, La Fin de la modernité.
FRANÇOIS WAffi., Introduction au discours du tableau.
MARLÈNE ZARADER, La Dette impensée
(Heidegger et l'héritage hébraïque).
l ' 0 RD RE PHI LOS OP HI QUE

Dans une période de remise en cause du sens, les textes, en


partie inédits, qui composent ce recueil, font voir dans toute
son ampleur le parcours d'un critique de la pensée grecque
et d'un spécialiste du déchiffrement. Jean Bollack ne s'est pas
contenté de rassembler ses articles les plus célèbres, il les a
relus, commentés (parfois avec trente ans de recul), mon-
trant comment il s'est appris à lire.
Une technique prend sa mesure et s'affine dans le travail sur
les cosmologies antiques. En réfléchissant sur sa propre
démarche, la philologie acquiert une distance qu'elle n' avair
pas encore expérimentée. La coupure radicale entre Antiquité
et modernité, toujours originaire, est toujours repensée. Jean
Bollack explore ainsi l'homologie qu'entretiennent avec
Empédocle, Héraclite, les atomistes ou le mythe, les cosmo-
logies et les langues, plus brisées, d'un Frénaud, d'un Saint-
John Perse, d'un Celan.
La Grèce, rendue à elle-même, ouvre aux yeux une terre
inconnue, Grèce de personne.

Jean Bollack, né à Strasbourg en 1923, professeur à l'univer-


sité de Lille-III, a créé le Centre de recherche philologique,
pour relire les grands textes dans l'esprit d'une herméneu-
. .
tique vraunent cr1t1que.

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9 7 8 2 0 2 0 19 89 81 ISBN 2.02.019898.~ / lmprim~ en France 11.97 180F

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