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Franck Fischbach

Le système de la raison juridique

 
 
 

"Fais ce que je te dis, et tu penseras ce que je pense."

"L'humanité se distingue de la citoyenneté pour s'élever à la moralité avec une absolue liberté, mais cela
seulement dans la mesure où l'homme passe par l'Etat."

Fichte

Table des matières:


Le « droit naturel » ou la confusion du droit et de la morale
    § 1. Le Fondement du droit naturel dans son temps
            a) Pratique française de la liberté et théorie allemande du droit
            b) Le « style » juridique de la philosophie transcendantale
    § 2. Le Fondement du droit naturel dans le système
            a) Le primat de la raison pratique
            b) Fichte lecteur de la Critique de la faculté de juger
            c) Entre nature et liberté
            d) De la théorie à la pratique : la médiation du droit
    § 3. Le Fondement du droit naturel en lui-même
            a) De l’Assise de 94 au Fondement de 96
            b) L’intersubjectivité comme condition de la conscience de soi
            c) De la relation juridique au droit politique
            d) Le contrat social fichtéen : un contrat de protection
 
 

Le "droit naturel" ou la
confusion du droit et de la
morale
La lecture du Fondement du droit naturel offre des difficultés particulières et sa compréhension requiert
un certain nombre de préalables. Celui qui, se fiant au titre, s'attend à un classique traité de droit naturel
sera certainement déconcerté par la première partie de l'ouvrage qui effectue une "déduction du concept
de droit": une telle déduction du droit était certes chose courante dans la tradition du droit naturel, mais
outre que le terme de "déduction" n'y avait pas le même sens que pour Fichte, elle consistait le plus
souvent à déduire le droit de la morale, selon une démarche que Fichte, on va le voir, rejette
explicitement.1 Il y va en effet chez Fichte d'une déduction transcendantale de la "relation juridique" à
titre de condition de possibilité de l'intersubjectivité (de l'interaction entre des sujets), cette dernière
étant elle-même déduite en tant que condition de possibilité de la conscience de soi. Ainsi confronté à
une conceptualité assez inattendue dans un traité de philosophie du droit, le lecteur embarrassé se
rappellera alors peut-être le titre complet de l'ouvrage (Fondement du droit naturel "selon les principes
de la doctrine de la science"), et il commencera à prendre conscience de l'ampleur de ce que présuppose
la doctrine ficéenne du droit. La lecture du Fondement supposant d'avoir situé l'ouvrage au sein du
système ficéen, nous consacrerons une partie (Chp. 2) de cette introduction à cette question décisive.
Mais la compréhension du texte de Fichte suppose aussi le rappel de quelques données importantes
relevant du contexte historique et philosophique dans lequel Fichte entreprend l'exposé systématique de
la sa philosophie politique sous la forme d'une philosophie du droit: le Chp. 1 de cette présentation
voudrait apporter sur ce point quelques éléments au lecteur. C'est ensuite seulement que nous pourrons
(Chp. 3) parcourir l'úuvre elle-même en faisant porter l'accent sur les principaux moments du
déploiement de l'argumentation ficéenne.

 La moindre des surprises du lecteur du Fondement du droit naturel ne sera certes pas d'y trouver
l'affirmation de l'inexistence d'un droit naturel. "Il n'y a, écrit Fichte, au sens où l'on a pris souvent le
terme, aucun droit naturel."2 Fichte se réfère ici au sens habituel et courant où est pris, dans la tradition
philosophique moderne3, le concept de droit naturel: il s'agit alors du concept d'un droit essentiellement
différent de tout droit positif, c'est-à-dire du système juridique tel qu'il est effectivement en vigueur dans
telle ou telle communauté humaine historiquement existante. Le "droit naturel" prétend déterminer ce
que sont les droits des hommes indépendamment de leur appartenance de fait à une communauté
politique. Il s'agit de fixer quels sont et ce que sont les droits des hommes avant leur entrée dans la
"société civile", c'est-à-dire dans l'Etat. D'où l'élaboration, par la tradition du droit naturel, de la fiction
bien connue d'un "état de nature"4 où l'on considère l'homme hors société civile afin de définir les
droits impliqués par la nature de l'homme. Ces droits ainsi déterminés idéalement et abstraitement
fournissent en même temps un critère permettant d'évaluer tout système juridique positif existant de
fait.

 Fichte remarque pour commencer que le concept traditionnel du droit naturel repose sur une confusion
du droit et de la morale.5 Dès lors que l'on fait abstraction de l'appartenance de l'homme à une
communauté, il ne reste plus comme instance normative que la "nature", la "conscience" ou la "raison"
(selon que l'on est plutôt empiriste ou plutôt idéaliste). Il n'est plus possible de parler que de ce que
l'homme doit faire (en tout temps et en tout lieu, c'est-à-dire inconditionnellement), ce qui a pour
conséquence que le concept de droit perd jusqu'à son sens. Le droit désigne en effet ce qu'il est permis
de faire: autrement dit, le droit recouvre les actions relativement auxquelles l'instance normative de la
"nature" ne dit précisément rien. Lorsqu'il s'agit de déterminer ce qu'il m'est permis de faire ou ce que
j'ai le droit de faire, il ne m'est plus possible de faire abstraction de tout contexte particulier: alors que je
dois faire m'est fixé partout et toujours, ce que j'ai le droit de faire doit en revanche être décidé ici et
maintenant. Comme le dit Fichte (après Kant)6, "la permission n'est pas expressément dans la loi, elle
est seulement conclue par l'interprétation de celle-ci"7: or, cette interprétation ne peut se faire en dehors
de tout contexte social et historique, dont le "droit naturel" voulait au contraire faire abstraction. Une loi
qui permet, c'est-à-dire une loi qui dit le droit, n'est justement pas une loi qui commande
inconditionnellement comme le fait la loi morale: elle ne peut permettre que sous certaines conditions
auxquelles il est nécessaire ici de faire référence. La remontée en deçà de toute condition historique et
sociale particulière en direction d'une instance normative absolue a donc pour effet la suppression
même du concept du droit: il ne subsiste plus alors de normativité que morale.

 Une fois établi le fait que la tradition du droit naturel mobilise une conception morale et non pas
juridique de l'obligation (posée comme absolue) et de la loi (comprise comme inconditionnée), Fichte
peut montrer que le concept même de droit naturel recouvre une contradiction: soit ce droit est bien un
droit, mais alors il est institué et non pas naturel; soit ce droit est naturel, mais alors ce n'est plus de
droit qu'il s'agit en réalité, mais de morale. De deux choses l'une en effet: ou bien les hommes agissent
spontanément conformément à ce que leur conscience (ou la raison pratique) leur commande de faire,
de telle sorte en outre que tous s'accordent spontanément les uns avec les autres, auquel cas en effet "la
loi juridique n'exerce aucune action, elle n'a pas de sentences à venir rendre, car ce qui devrait arriver
d'après elle, arrive sans elle, et ce qu'elle interdit, personne ne le veut".8 Mais cela revient à concevoir
l'humanité comme "une espèce d'êtres qui seraient parfaitement moraux": or l'humanité réelle est telle
que la moralité chez elle, loin d'être un donné naturel, ne peut être que le résultat d'une éducation. Ou
bien "il n'existe pas de moralité générale" et aucun homme ne peut compter a priori sur la moralité des
autres9, "et alors la loi juridique extérieure intervient": mais elle ne peut intervenir qu'à la suite d'un
accord des hommes entre eux, et donc seulement dans le cadre d'une communauté instituée dont
l'existence même signifie la suppression du droit naturel. Il n'y a donc de relation juridique possible
entre les hommes que sous des lois positives et dans une communauté instituée, toutes conditions dont
la tradition du droit naturel entendait au contraire faire abstraction pour définir la relation juridique en
son essence. C'est pourquoi Fichte écrit qu'il n'y a "aucun droit naturel, c'est-à-dire qu'il n'est pas de
relation juridique possible entre les hommes, si ce n'est dans une communauté et sous des lois
positives."10 On voit mieux dès lors le sens que peut encore avoir pour Fichte, et notamment dans le
titre de son úuvre, l'expression de "droit naturel": s'il n'y a de relation juridique possible entre les
hommes que dans un Etat effectivement existant, parler de "droit naturel" n'a plus rien à voir avec le
geste qui consistait à remonter hypotétiquement en deçà de l'Etat vers une origine fictive, mais désigne
au contraire l'entreprise qui se propose de déterminer la relation juridique dans la pureté de sa forme
rationnelle et l'Etat lui correspondant dans toute la rationalité de son contenu, c'est-à-dire de son droit
politique. Tel est le projet de Fichte dans son Fondement du droit naturel.

 Le lecteur du Fondement est donc d'emblée contraint d'abandonner les repères qu'il a acquis à la lecture
des classiques du droit naturel: c'est "l'Etat lui-même, écrit Fichte, qui devient l'état de nature de
l'homme"11. La genèse hypotétique de l'Etat à partir d'un état de nature fictif n'est plus praticable dès
lors que l'Etat lui-même est l'état de nature de l'homme: c'est dans l'Etat qu'on devient homme, et qu'on
le devient concrètement, c'est-à-dire consciemment, loin que ce soit l'Etat qui doive se régler sur une
essence intemporelle, anhistorique et finalement fictive de l'homme. C'est là une tèse décisive du
ficéanisme dont Hegel saura se souvenir lorsqu'il détaillera les médiations historiques, sociales et
politiques qui sont nécessaires à ce que l'homme prenne conscience de lui-même et de son droit:
amnésique à sa propre genèse, cet homme-là se confie au "droit naturel" comme à un roman des
origines.
 
 
§ 1. Le Fondement du droit
naturel dans son temps
a) Pratique française de la liberté et théorie allemande du droit
Le Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science paraît en deux parties en
mars 1796 puis en septembre 1797.12 Ces dates contiennent déjà un certain nombre de renseignements
précieux pour la compréhension de la téorie ficéenne du droit.

 En premier lieu, en ce qui concerne le contexte spécifiquement allemand, il convient de rappeler que
l'Allemagne de l'époque, comme Hegel devait amèrement le constater un peu plus tard, "n'est pas un
Etat".13 Par où il faut entendre qu'elle n'est pas un Etat: l'Empire romain-germanique n'a plus guère
d'existence que formelle et deux puissances politiques dominent l'espace germanique, la Prusse et
l'Autriche, entre lesquelles on trouve une mosaïque d'Etats, de Principautés et de Villes libres. Mais
l'Allemagne n'est pas non plus un Etat, dans la mesure même où il n'existe aucun droit allemand unifié.
Seule la Prusse fait exception et des efforts remarquables sont produits sous Frédéric II en vue de la
doter d'un droit unifié: ces efforts aboutissent en 1791 à la rédaction (sans promulgation) du Code
général prussien, puis en 1794 à l'entrée en vigueur du Droit territorial général pour les Etats
prussiens.14 En mettant le "droit politique" au cúur du Fondement du droit naturel, et en posant "qu'il
n'est pas de relation juridique possible entre les hommes, si ce n'est dans une communauté et sous des
lois positives"15, Fichte se réfère implicitement à la situation historique et politique de l'Allemagne et il
incite les Allemands à se doter enfin d'un droit unifié s'ils veulent accéder à une existence politique.

 En second lieu, concernant cette fois le contexte européen, l'époque est révolutionnaire et ces années
sont celles où les écrivains et les savants allemands sont confrontés au problème de l'appréciation et de
l'interprétation du sens de la Révolution française. Les événements révolutionnaires français ont eu un
impact retentissant en Allemagne16, ne serait-ce déjà que parce que la Révolution y fut exportée sous la
forme de l'occupation par les armées révolutionnaires puis de l'annexion par la République de toute la
rive gauche du Rhin.17

 Pour s'en tenir au seul domaine de la philosophie, la "réception" de la Révolution française s'est très
rapidement accomplie dans l'évidence d'une conjonction extraordinaire entre ce que les Allemands - l'un
d'eux en particulier, à savoir Kant - venaient d'effectuer dans l'ordre des concepts et ce que les Français
étaient en train d'entreprendre dans celui des faits: la République renversait le despotisme juste après
que la Critique de la raison pure avait ruiné le dogmatisme. On connaît la fortune de ce parallèle18
entre la révolution téorique allemande et la révolution politique française chez Hegel et chez Marx, en
passant, entre autres, par Heine constatant que "des deux côté du Rhin, nous voyons la même rupture
avec le passé: en France tout droit, en Allemagne toute pensée, est mis en accusation et forcé de se
justifier".19

 Mais l'un des premiers à faire un tel rapprochement fut bien Fichte: "mon système, écrit-il en 1795, est
le premier système de la liberté", précisant que "la Doctrine de la science est née dans les années où la
Nation française faisait triompher, à force d'énergie, la liberté politique".20 La pensée allemande de la
liberté, en mettant celle-ci au principe de toute chose sous la forme de la spontanéité absolue du Moi se
posant, est donc indissociable de l'institution française de la liberté qui pose celle-ci au fondement de
l'Etat.21

 Une caractéristique remarquable de la compréhension allemande de la Révolution françaiseest qu'elle


s'est aussitôt formulée en termes juridiques. La raison en est à chercher du côté de la définition que
Kant donne du droit et que Fichte lui empruntera. Cette définition a pour caractéristique de rendre
indissociables l'un de l'autre les concepts de droit et de liberté22, et c'est là encore un acquis de la
Révolution aux yeux de Kant que d'avoir fait du droit la condition de possibilité de la liberté des
hommes en société: la Révolution, c'est la réalisation de la liberté dans le monde au moyen du droit. La
Révolution n'est l'avènement de la liberté que dans la mesure où elle est en même temps l'avènement du
droit, déclaré comme tel dans la bien nommée Déclaration des droits de 1789. Ainsi Kant salue-t-il en
1793, dans La religion dans les limites de la simple raison, les efforts "d'un certain peuple en train
d'élaborer sa liberté légale"23: la grandeur de l'effort en question tient précisément à ce que ce "certain
peuple" ne se contente pas de se libérer en détruisant l'oppression, mais se dote en même temps d'une
"liberté légale", c'est-à-dire élabore les conditions juridiques de la pérennité de sa propre liberté. En ce
sens, "1789 est [bien] le pénomène de l'Idée du droit"24, cette Idée n'exprimant rien d'autre que
l'ensemble des conditions qui permettent et garantissent la liberté des hommes dans les rapports
extérieurs qu'ils entretiennent les uns avec les autres.

 Tel est en effet le concept du droit que propose Kant dès 1793 dans Téorie et pratique25: "le concept
d'un droit extérieur en général provient en totalité du concept de liberté dans les rapports extérieurs des
hommes entre eux".26 En ce sens, une situation juridique est celle dans laquelle la liberté de tous est
assurée et rendue possible par la limitation réciproque de la liberté de chacun: "le droit est la limitation
de la liberté de chacun à la condition de pouvoir s'accorder à la liberté d'autrui, dans la mesure où la
liberté est possible d'après une loi universelle, et le droit public est l'ensemble des lois extérieures qui
rendent possible un tel accord global".27 Si le droit permet la liberté, c'est dans la mesure même où il
assure l'égalité28: la situation juridique est en effet celle qui consiste en une situation "d'égalité d'action
et de réaction d'un arbitre en limitant un autre".29 Le droit permet donc "l'action réciproque" en ce sens
que l'activité d'un arbitre est telle que la passivité d'un autre qui en résulte s'équilibre avec la passivité
que l'activité du second engendre à son tour dans le premier: la situation juridique permet que l'activité
d'un arbitre ne s'exerce pas de telle sorte qu'elle réduise un autre arbitre à la pure et simple passivité, et
donc nie la liberté de ce dernier en niant l'égalité de l'action et de la réaction. Remarquons au passage
que "l'action réciproque" est la troisième catégorie de la relation dans la table kantienne des catégories
où elle est aussi nommée "communauté"30: la vraie communauté (au sens politique du terme cette fois)
ne peut donc être que celle de l'action réciproque, c'est-à-dire juridiquement réglée. C'est ce qui fait
d'une telle communauté une véritable "organisation" en ce sens que les membres y sont tour à tour actifs
et passifs, c'est-à-dire à la fois fins et moyens, aucun d'entre eux n'étant que moyen ou seulement passif.
Kant le dira clairement dans une note de la Critique de la faculté de juger: "on a, lors de la
transformation intégrale récemment entreprise d'un grand peuple en un Etat, utilisé très fréquemment le
mot d'organisation de façon très appropriée (...) car chaque membre ne doit pas seulement, dans un tel
tout, être moyen, mais aussi en même temps fin".31
 
 

b) Le "style" juridique de la philosophie transcendantale


On aurait tort de réduire la philosophie du droit, telle qu'elle prend son essor outre-Rhin dans la foulée
de la Révolution, aux seuls noms de Kant et de Fichte. Le concept du droit est l'objet à l'époque d'une
intense activité philosophique: jamais n'ont été publiés autant de "principes" ou de "doctrines du droit
naturel". La plupart des penseurs de la mouvance kantienne s'y essaient, avant même que Kant ne publie
en 1796 sa propre Doctrine du droit. Dans l'Introduction au Fondement du droit naturel, Fichte
mentionne quelques-uns de ces philosophes du droit32: ainsi Schmid et son Esquisse du droit naturel
(1795), Erhardt et son Droit du peuple à une révolution (1795) ou ses Contributions à la téorie de la
législation (1795), mais aussi Maimon et son article de 1795 "Sur les premiers fondements du droit
naturel". Il faudrait encore ajouter le kantien Hufeland, auteur en 1790 de Principes du droit naturel, ou
encore Schelling, connu à l'époque comme disciple de Fichte et qui publie, la même année (1796) que
la première partie du Fondement du droit naturel, une Nouvelle déduction du droit naturel qu'il laissera
inachevée.33

 Pareille abondance d'écrits juridiques témoigne bien de "la fécondité du criticisme en ce domaine"34:
sans doute cette fécondité doit-elle être rapportée à la tournure générale et fondamentale d'une
démarche philosophique critique consistant à poser systématiquement la question de droit (quid juris) et
à accomplir la déduction des concepts purs de l'entendement au sens exact où les juristes parlent de
déduction lorsqu'ils cherchent à déterminer la légitimité de certaines prétentions.35 Kant distingue ainsi
dans la Critique de la raison pure ("Déduction des concepts purs de l'entendement") entre les concepts
purs ou a priori d'une part et d'autre part les concepts empiriques (issus de l'expérience, ou a posteriori)
dont la justification est une simple question de fait: il suffit dans ce cas de montrer de quelle manière ils
sont fournis par l'expérience. Il en va tout autrement des concepts a priori qui n'ont justement pas leur
source dans l'expérience, mais dans le seul entendement et dont l'usage prétend être indépendant de
l'expérience: la valeur objective de tels concepts doit, dans ce cas, être elle-même établie a priori, c'est-
à-dire indépendamment de l'expérience. Il s'agit ici de "démontrer le droit ou la légitimité de la
prétention"36: c'est précisément ce que Kant appelle effectuer la "déduction transcendantale" de tels
concepts, au sens, dit-il, où "les jurisconsultes" appellent déduction la preuve non pas du fait mais du
droit.37 Essentiellement juridique dans sa démarche, jusques et y compris sur le terrain de la téorie de la
connaissance, la philosophie critique fondée par Kant et parachevée par Fichte devait finalement faire
du droit lui-même un de ses objets privilégiés.

 La philosophie du droit de Fichte, comme celle de Kant, se situe ainsi au point de rencontre d'une
philosophie de tournure fondamentalement juridique et d'une actualité historique qui promeut le droit
comme la condition de la liberté.

 La philosophie allemande post-kantienne a bien été la philosophie de la Révolution française en ce


sens qu'on y trouve à la fois une promotion sans précédent et une justification complète du droit comme
droit de l'homme. En deçà d'une interrogation sur la pluralité des droits de l'homme, la spéculation
allemande, chez Kant, Fichte et Hegel, ressaisit d'abord le droit lui-même et en tant que tel comme droit
de l'homme et de l'homme seulement. Cela veut dire qu'il n'y a de droit que de l'homme et qu'il n'y a du
droit que pour l'homme. La philosophie pense ici un lien substantiel entre l'homme et le droit et ce lien
n'est autre que la liberté: seul un être libre, c'est-à-dire un être qui a le pouvoir non-empirique de
commencer absolument par lui-même une nouvelle série d'effets, seul un être de ce genre peut
revendiquer son droit. La revendication du droit, c'est la manifestation empirique de la liberté
intelligible de l'homme: seul le droit peut permettre l'accomplissement empirique de la liberté. La
promotion du droit que l'on trouve dans la philosophie allemande de Kant à Hegel n'a d'égale que la
promotion de la liberté humaine par cette même philosophie: en reconnaissant, comme Kant, grâce au
"fait" de la loi morale, la liberté de la volonté, en reconduisant, comme Fichte, la subjectivité à l'acte
inconditionné par lequel elle se pose elle-même, ces philosophes font de la liberté pratique le fondement
téorique de leur entreprise philosophique. C'est la liberté elle-même, l'agir inconditionné en sa fondation
purement intelligible qui devient le fondement de toutes choses chez Fichte, mais aussi chez Schelling
et chez Hegel; Fichte le dit explicitement lorsqu'il écrit, dans la Doctrine de la science nova methodo,
que "la liberté est le premier fondement et la condition première de tout être et de toute conscience".38

 Seule sa liberté fait donc de l'homme un sujet du droit et un sujet de droits (au pluriel) de sorte que le
premier droit de l'homme est justement son droit d'être reconnu en sa liberté. C'est là un droit originaire
puisqu'il fonde tous les autres droits, et c'est un droit universel puisqu'on ne peut en exclure aucun
homme sans par là même le nier en tant qu'homme. C'est sa liberté qui fait être l'homme comme sujet
du droit. Mais la liberté, justement parce qu'elle fait que les droits sont des droits, ne peut pas être un
droit comme les autres, à la manière de la propriété ou de la sûreté. En tant que droit fondamental, c'est-
à-dire fondement du droit, la liberté est le droit originaire, le Urrec comme dit Fichte. Elle est le droit
de l'homme à vivre, à être reconnu et traité en tant qu'homme. Tous les autres droits de l'homme, et le
droit lui-même au sens strict d'une législation et d'un code juridique positif, ne sont que les conditions
empiriques et objectives qui permettent la réalisation effective de la liberté dans l'interaction et la
coexistence des individus.

 On commence à mieux voir l'enjeu de la promotion spéculative sans précédent dont le droit fait l'objet
dans la philosophie allemande de Kant à Hegel. D'abord le droit est posé - il vaudrait mieux dire déduit
- à titre de condition nécessaire de la réalisation de l'essence de l'homme en sa liberté. Ensuite, le droit
est posé comme une condition privilégiée de cette réalisation parce que c'est une condition pratique et
qu'en tant que telle, elle est de même nature que ce dont elle conditionne la réalisation, à savoir
justement la liberté pratique de l'homme. Enfin, le droit est reconnu comme une spère pratique tout à
fait spécifique, il est émancipé de toutes les tutelles qu'il a connu antérieurement: en étant pensé dans
son lien indissoluble à l'essence de l'homme, c'est-à-dire à la liberté, et donc en étant compris
essentiellement en tant que droit de l'homme, le droit est libéré de sa détermination antérieure par la
religion (et la notion d'un droit divin perd jusqu'à son sens), mais aussi par la raison téorique (ce qui
avait conduit à la notion d'un droit naturel au sens ancien du terme, c'est-à-dire au sens d'un droit
présent dans la nature et que la raison téorique n'aurait qu'à reconnaître); enfin, on a vu que le droit est
libéré aussi de sa détermination par la raison pratique supra-juridique, c'est-à-dire par la raison morale,
ce qui, dans le droit naturel moderne cette fois, conduisait à l'assimilation de la loi naturelle à la loi
morale.
 
 

§ 2. Le Fondement du droit
naturel dans le système
a) Le primat de la raison pratique
Dans son écrit programmatique de 1794, Sur le concept de la doctrine de la science ou de ce que l'on
appelle philosophie39, Fichte annonce que la Doctrine de la science, comme présentation ou exposition
systématique de l'ensemble des modes d'action nécessaires de l'esprit humain, sera composée d'une
partie téorique et d'une partie pratique. Dans la première, le Moi (principe et condition de tout savoir
possible, toute réalité étant toujours pour un Moi) est considéré comme étant déterminé par ce qui est
autre que lui, c'est-à-dire par le Non-Moi: dans ce cas, le Moi est intelligence et son activité est une
activité de représentation appliquée à un donné. On ne peut cependant s'en tenir à cette seule partie
téorique dans la mesure où son principe même (le Moi est déterminé par le Non-Moi) implique une
contradiction: la position du Moi, qui est toujours une auto-position (sinon ce ne serait pas la position
d'un Moi, mais d'une chose, d'un objet), implique en effet l'idée d'une auto-détermination, d'une
détermination du Moi par lui-même, avec laquelle une détermination par le Non-Moi est contradictoire.
La contradiction ne peut se résoudre qu'à la condition qu'on admette que le Non-Moi soit à son tour
déterminé par le Moi: dans ce cas, l'activité du Moi ne serait plus de l'ordre de la représentation, mais de
celui de la causalité. Cependant, cette causalité du Moi sur le Non-Moi ne peut être absolue: une telle
causalité (absolue) reviendrait en effet à abolir le Non-Moi, et donc à abolir toute représentation et toute
connaissance. La détermination du Non-Moi par le Moi nous donne ainsi le concept d'une causalité, et
donc d'une affirmation, qui est en même temps niée (pour n'être pas une causalité absolue qui abolirait
le Non-Moi) et qui se réaffirme au-delà de cette négation: une causalité de ce genre se nomme un effort
(Streben) et "le concept de l'effort est posé au fondement de la deuxième partie de la Doctrine de la
science, qui se nomme la partie pratique".40 Alors en effet que la partie téorique pose le Moi comme
intelligence représentant un objet qui est (le réel), la partie pratique pose le Moi comme le lieu d'un
effort infini tendu vers ce qui doit être (l'idéal), c'est-à-dire vers l'identité (dans le Moi absolu) du Moi
et du Non-Moi comme simple Idée de la raison à laquelle rien ne correspond dans l'expérience, toute
expérience reposant pour le Moi fini sur la différence du Moi et du Non-Moi.

 Annonçant ainsi la division de la Doctrine de la science en une partie téorique et une partie pratique,
Fichte pose également, dès 1794 (donc avant même l'enseignement de l'Assise de la doctrine de la
science dans son ensemble41), que "la deuxième partie est en soi de loin la plus importante" dans la
mesure où c'est uniquement en elle que "la partie téorique reçoit sa solide fondation".42 Fichte annonce
ainsi une tèse qui est essentielle à la compréhension de sa philosophie, à savoir le primat du pratique sur
le téorique. Si le primat de la raison pratique sur la raison téorique avait déjà été affirmé par Kant dans
la mesure où c'est seulement en se rapportant à la volonté et en la déterminant que la raison se donne
une réalité objective que ses Idées ne possèdent pas dans un usage seulement téorique d'elle-même,
Fichte donne à cette affirmation une portée bien plus radicale encore: selon lui en effet, ainsi qu'il le
dira dans l'Assise de 1794, "la raison elle-même ne peut pas être téorique si elle n'est pas pratique,
aucune intelligence n'est possible dans l'homme s'il ne possède pas un pouvoir pratique".43 Si
l'intelligence doit être la représentation d'un donné, cela n'est possible en effet que si le Moi a
conscience de ce donné par l'intermédiaire d'un sentiment: or le sentiment ne peut apparaître dans le
Moi que par l'effet d'une contrainte s'exerçant sur son activité dont on a vu qu'elle n'est pas une activité
absolue mais un effort. Or, "sans un effort en général, il n'y a pas d'objet possible".44 C'est uniquement
le sentiment d'une entrave de son effort, ressentie donc par le Moi pratique, qui permet au Moi téorique
de poser l'objet comme raison et fondement de cette entrave: le Moi téorique, en tant qu'intelligence,
pose comme objet ce qu'il a ressenti comme entrave et contrainte en tant que Moi pratique. Ainsi, c'est
uniquement "à partir de l'effort nécessaire qui a été posé" que les questions fondamentales de la téorie
de la connaissance "peuvent recevoir une réponse", à commencer par la question de savoir "de quel
droit nous rapportons la représentation à quelque chose d'extérieur à nous comme à sa cause".45 Ce qui
n'est pas autre chose que la question même à laquelle Kant entendait répondre dans la Critique de la
raison pure: "comment des jugements syntétiques a priori sont-ils possibles?".46 Pour Fichte, plus
clairement et plus consciemment que pour Kant, seule la partie pratique de la philosophie
transcendantale contient en dernière instance la réponse à une telle question.
 
 

b) Fichte lecteur de la Critique de la faculté de juger


L'importance capitale de la partie pratique de la Doctrine de la science étant reconnue, il reste à savoir
ce que contiendra cette partie, au-delà des principes de sa seule fondation que nous venons d'esquisser.
Le texte programmatique de 1794 donne sur ce point de précieux renseignements: "dans cette deuxième
partie, écrit Fichte, sont fondés une nouvelle téorie entièrement déterminée de l'agréable, du beau et du
sublime, de la légalité de la nature en sa liberté, de la doctrine de Dieu, de ce que l'on nomme le bon
sens, ou du sens naturel de la vérité, et enfin un droit naturel et une éthique dont les principes ne sont
pas seulement formels, mais matériels".47 Cette énumération peut paraître assez surprenante en tant
qu'elle veut être celle des différents domaines ou "objets" qui forment le contenu de la partie pratique de
la Doctrine de la science: on ne trouve que tout à la fin de l'énumération ce que l'on s'attendrait plutôt à
voir figurer au centre d'une philosophie pratique, à savoir la morale ("une éthique") et le droit ("un droit
naturel"). Qui plus est, "le droit" semble devoir venir avant "la morale", contrairement à l'ordre
traditionnel qui, notamment dans la tradition jusnaturaliste, voudrait plutôt que l'on déduise le droit
naturel de la moralité. Pour le reste, il est frappant de constater à quel point les différents moments de la
philosophie pratique, tels que Fichte les annonce ici, recouvrent très précisément le contenu de la
troisième Critique de Kant, la Critique de la faculté de juger: c'est bien en cette dernière en effet que
Kant a élaboré une analytique de la faculté de juger du beau et du sublime dans leur différence d'avec la
faculté de juger de l'agréable48, mais aussi une téorie du goût comme "sens commun"49, une doctrine
de la légalité de la nature dans sa liberté, c'est-à-dire de la finalité naturelle50, et enfin une preuve
morale de l'existence de Dieu51. Cette dépendance remarquable de la partie pratique de la Doctrine de
la science telle qu'annoncée par Fichte en 1794 à l'égard de la Critique de la faculté de juger de Kant est
d'ailleurs explicitement revendiquée par Fichte dans la Préface à la première édition de Sur le concept
de la doctrine de la science: "l'auteur est jusqu'à maintenant intimement convaincu qu'aucun
entendement humain ne peut s'avancer au-delà de la limite à laquelle s'est arrêté Kant, particulièrement
dans sa Critique de la faculté de juger".52

 Mais, lorsqu'il réédite en 1798 l'opuscule Sur le concept de la doctrine de la science, il est significatif
que Fichte en supprime la troisième section intitulée "Division hypotétique de la Doctrine de la
science", celle-là même où il annonçait notamment le contenu de la partie pratique de la Doctrine de la
science. C'est qu'entre temps, explique Fichte dans la Préface de 1798 à Sur le concept..., le contenu de
cette troisième section a été "exposé de façon plus explicite et plus claire dans les Principes de la
doctrine de la science".53 Si l'on trouve en effet dans la troisième partie de l'Assise de 94 le fondement
de la philosophie pratique, on n'y trouve cependant pas de quoi fonder une téorie du beau, du sublime,
de l'agréable ou de la finalité naturelle. En revanche, entre 1794 et 1798, Fichte a publié le Fondement
du droit naturel et un Système de l'éthique. Ce qui signifie que, du programme de philosophie pratique
esquissé en 1794, seules les deux dernières disciplines mentionnées ont trouvé une réalisation.54Que
s'est-il passé entre temps? L'estétique et la téléologie ont-elles été oubliées ou bien sont-elles devenues
inutiles? L'hypotèse désormais couramment admise55 est que l'estétique et la téléologie ont disparues
parce que la fonction que Kant leur attribuait (unifier la philosophie téorique et la philosophie pratique
tout en assurant la transition de l'une à l'autre) est désormais assurée chez Fichte par une autre
discipline, à savoir la philosophie du droit. Il convient d'insister sur ce point dans la mesure où cela
implique que le Fondement du droit naturel ne soit pas une partie quelconque du système ficéen, mais
qu'il y occupe une place à tous égards centrale, assurant la transition de la philosophie téorique à la
philosophie pratique, du monde tel qu'il est connu (la monde de la nature) au monde tel qu'il doit être
réalisé(celui de la liberté).
 
 

c) Entre nature et liberté


Pour le comprendre, il faut rappeler les raisons philosophiques pour lesquelles Fichte a privilégié la
Critique de la faculté de juger au point d'en vouloir un moment reverser l'intégralité du contenu dans le
projet d'une partie pratique de la Doctrine de la science.56 Ce qui a fait toute l'importance de la
troisième Critique aux yeux de Fichte, c'est le caractère médiateur que lui assignait Kant entre le
domaine de la raison pure téorique, exploré par la première Critique, et celui de la raison pure pratique,
exploré par la seconde. Le problème que posait et tentait de résoudre la Critique de la faculté de juger,
c'était celui de l'unification possible des deux domaines sur lesquels l'esprit humain exerce sa législation
au moyen des deux facultés que sont l'entendement et la raison, à savoir le domaine de la connaissance
de la nature et celui de la liberté de la volonté. Le problème était de savoir si une troisième faculté, celle
que Kant nomme la faculté de juger, n'était pas à même d'unifier l'usage des deux autres facultés en tant
qu'elles se rapportent à deux mondes entre lesquels les deux autres Critiques avaient creusé un abîme
infranchissable: le monde de la connaissance et celui de l'action, le monde la nature et celui de la
liberté, le monde sensible et le monde suprasensible.

 Kant rappelle ainsi dans l'Introduction à la Critique de la faculté de juger que "l'entendement est
légiférant a priori pour la nature en vue d'une connaissance téorique de celle-ci dans une expérience
possible", tandis que "la raison est légiférante a priori pour la liberté et sa causalité propre, en tant que
suprasensible dans le sujet".57 Aussi bien, le résultat des deux premières Critiques est que "le domaine
du concept de la nature sous la première législation et celui du concept de liberté sous l'autre législation
sont (...) entièrement séparés par un grand gouffre qui disjoint le suprasensible des pénomènes: le
concept de liberté ne détermine rien au égard à la connaissance téorique de la nature, de même le
concept de la nature ne détermine rien eu égard aux lois pratiques de la liberté, et il n'est pas possible
dans cette mesure de jeter un pont d'un domaine à l'autre".58 Mais il n'est pas possible non plus, du
point de vue même de la raison pratique, d'en rester au constat d'un tel abîme: en tant que la raison
pratique commande de manière inconditionnée à la volonté, elle lui fixe des buts qui ont le devoir
d'exister et qui doivent pouvoir être réalisés dans le monde sensible, dans la nature. Il doit donc être
possible de jeter un pont entre l'entendement et la raison: il faut pour cela faire intervenir une troisième
faculté, la faculté de juger "qui, en mettant à notre portée le concept d'une finalité de la nature, rend
possible le passage de la raison pure téorique à la raison pure pratique, de la légalité selon la première
au but final selon la seconde".59 La faculté de juger apparaît comme "un intermédiaire entre
l'entendement et la raison"60: "elle effectuera, annonce Kant, un passage de la pure faculté de connaître,
c'est-à-dire du domaine des concepts de la nature, au domaine du concept de la liberté".61 La liberté
n'étant cependant pas un concept de l'entendement, mais un concept de la raison, c'est-à-dire une Idée,
la faculté de juger ne peut pas procéder ici comme elle le fait avec les concepts de l'entendement
lorsqu'elle subsume le particulier de l'intuition sous l'universel du concept: les concepts purs de
l'entendement (le concept de causalité par exemple) ont en effet pour caractéristique de déterminer en et
par eux-mêmes les conditions et les règles (que Kant appelle des "principes") de leur propre application
au donné sensible. Dans ce cas, l'entendement fournit a priori à la faculté de juger à la fois le concept et
la règle de son application, de sorte qu'elle n'a plus qu'à ranger les cas particuliers sous la règle
générale: l'usage de la faculté de juger est alors dit "déterminant". Au contraire, une Idée de la raison ne
contient aucun principe ni aucune règle de son application au sensible: l'usage de la faculté de juger qui
consistera à penser quelque chose de particulier sous une Idée n'aura donc aucune valeur objective
puisqu'aucune Idée ne contient les principes d'un usage objectif d'elle-même. Cet usage, que Kant
qualifie de "réfléchissant", n'est donc pas impossible, mais il n'aura de valeur que pour le sujet de la
réflexion et non pas eu égard à l'objet d'une connaissance possible.

 Il est donc possible de penser certains pénomènes particuliers de la nature sous une législation
universelle qui n'est pas celle de l'entendement, mais celle de la liberté. Comme on le sait, cette
démarche spécifique ouvre les champs de l'estétique et de la téléologie. Nous sommes ainsi incités à
penser les belles formes de la nature d'après une loi de la causalité intentionnelle, et donc d'après une loi
de la liberté, sans que nous puissions pour autant déterminer quelle est l'intention de cette causalité, ni
la fin visée par cette liberté; quant au sublime, il m'invite à penser le fondement suprasensible de la
nature elle-même.

 Par ailleurs, la nature produit, sous la forme d'êtres naturels organisés, des pénomènes d'une perfection
interne telle que ma réflexion est incitée à les penser sous le concept de finalité dans la mesure où une
causalité seulement mécanique, telle que celle à laquelle l'entendement soumet les pénomènes naturels,
ne semble pas pouvoir épuiser le mode de production de tels pénomènes: mais, là encore, l'usage que
nous faisons de l'Idée de fin est uniquement subjectif et régulateur.Il nous permet de considérer certains
pénomènes comme explicables de cette manière, lorsque la causalité simplement mécanique apparaît
dans son insuffisance.

 La Critique de la faculté de juger s'est donc révélée à Fichte ne pas être suffisamment à la hauteur des
attentes qu'elle avait suscitées en lui: Kant y promettait une transition de la nature à la liberté, mais il n'a
finalement accompli cette transition que sur un mode réfléchissant, c'est-à-dire sans ce qu'aucune valeur
objective puisse lui être attribuée. C'est uniquement pour nous, c'est-à-dire pour le philosophe, qu'une
médiation est pensable entre les deux mondes et entres les deux législations, mais il reste impossible de
rapporter un pénomène naturel à une causalité par liberté autrement que de façon purement
problématique.
 
 

d) De la théorie à la pratique: la médiation du droit


Fichte effectue un renversement remarquable de la problématique. Alors que, pour Kant, certains
pénomènes naturels, par ailleurs soumis aux lois de la nécessité, sont interprétables de telle manière que
tout se passe comme s'ils étaient produits par liberté, Fichte entend au contraire trouver un pénomène
dont on sache qu'il est effectivement produit par liberté, mais qui possède néanmoins la forme d'un
pénomène naturel, c'est-à-dire s'impose avec toute la nécessité d'un tel pénomène. C'est là très
exactement la caractéristique du droit: produit et posé par liberté, il possède cependant, une fois réalisé,
une force contraignante qui l'apparente à une nécessité d'ordre naturel. Au point d'ailleurs que Kant a pu
attribuer, en 1784 dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, la réalisation
du droit à un "dessein de la nature", en faisant comme si ce qui n'est en réalité que le produit d'un
mécanisme naturel (le conflit de leurs penchants égoïstes conduisant naturellement et mécaniquement
les hommes à limiter réciproquement ces mêmes penchants par le droit) pouvait être attribué à une
intention de la nature. La nature n'a certes en réalité nulle intention, ce qui n'empêche pas le philosophe
d'être autorisé à faire comme si elle en avait une. Mais pourquoi, demande Fichte, attribuer
problématiquement à la nature une intention dont il est très certain en revanche que les hommes l'ont,
ou du moins doivent l'avoir: le droit n'est pas un mécanisme humain que l'ont peut problématiquement
rapporter à une volonté de la nature et que l'on ne peut donc subsumer sous l'Idée de liberté que de
manière réfléchissante, c'est au contraire un produit de la volonté humaine à laquelle les hommes
donnent par liberté la forme d'un mécanisme naturel.

 Vu sous cet angle, le droit apparaît comme un domaine appartenant à deux mondes, celui de la liberté
et celui de la nature, et à deux législations, celle de la raison (pratique) et celle de l'entendement
(téorique): c'est à proprement parler un pénomène de la liberté. En tant que pénomène, le droit est
soumis à la législation de l'entendement et son mode de "fonctionnement" est celui d'une causalité
mécanique (c'est pourquoi, nous le verrons, l'ordre juridique est un ordre de la contrainte et de
l'équilibre mécanique des volontés), mais sa cause est la volonté des êtres raisonnables et c'est en ce
sens une cause libre (non pénoménale et suprasensible) qui le produit. A la différence de l'estétique et
de la téléologie, le droit offre la possibilité d'une subsomption de pénomènes naturels sous l'Idée de
liberté qui ne soit plus effectuée de manière seulement réfléchissante et subjective, mais déterminante et
objective.Le concept du droit contient en effet la représentation d'un monde rapporté à une causalité
libre, c'est-à-dire d'un monde qui, une fois réalisé, aura l'objectivité et la nécessité d'une nature, d'une
seconde nature, comme Hegel le dira plus tard.62 Nous avons ainsi affaire à un concept en porte-à-faux:
il désigne un monde que l'on trouve à la manière d'un donné, très exactement comme la nature est un
monde trouvé, mais en même temps, c'est un monde que l'on ne trouvera de la sorte que lorsqu'on l'aura
produit.

 C'est pourquoi, lorsque Fichte, au terme d'une nouvelle présentation de la Doctrine de la science63,
jette en 1798 un regard rétrospectif sur l'úuvre accomplie jusqu'ici, il écrit que la "doctrine du droit ou
droit naturel" est la science qui "tient le milieu entre la philosophie téorique et la philosophie pratique,
elle est à la fois philosophie téorique et pratique".64 Fichte confirme ainsi que la doctrine du droit tient
désormais à elle seule toute la place qui était occupée par les disciplines qui faisaient le contenu de la
Critique de la faculté de juger, à savoir essentiellement l'estétique et la téléologie: mais, tandis que le
beau, le sublime et les fins naturelles n'étaient que des Idées sous lesquelles il était impossible de
subsumer les pénomènes naturels autrement que de manière seulement réfléchissante, un usage objectif
du concept de droit est bien en revanche possible dans la mesure où il fournit les principes et les règles
d'un monde objectif donné65, à condition de préciser cependant que c'est un monde qui doit être donné
et qui ne pourra l'être qu'à la condition d'être voulu.

 La doctrine du droit, écrit Fichte, "est téorique car elle parle d'un monde tel qu'il doit être trouvé"66: au
même titre que le monde sensible, le monde juridique doit effectivement exister si la fin de la raison
pratique doit être atteinte dans un monde moral. Un monde juridique réellement existant est, au même
titre qu'un monde sensible réellement existant, la condition que suppose la réalisation de la fin dernière
de notre raison pratique. Et c'est à ce titre seulement que nous pouvons attribuer l'existence au monde
sensible comme au monde juridique. Mais, à la différence du monde sensible, le monde juridique ne se
réalise pas par lui-même: c'est nous qui devons le produire. En ce sens, "la doctrine du droit est
également pratique".67 Mais la réalisation du droit, à la différence de l'agir moral, ne dépend pas de ma
seule volontédans son rapport interne à elle-même: elle dépend du rapport qu'entretiennent plusieurs
volontés, des relations extérieures qui sont les leurs. En ce sens, le problème du droit, ou le droit comme
problème pour la raison ici indissociablement téorique et pratique, est de "placer des volontés libres
dans un certain rapport de connexion mécanique et d'action réciproque"68: or un pareil "mécanisme
naturel" n'existant pas comme un donné, il "dépend en partie de la liberté"69, c'est-à-dire qu'il faut le
produire.
 
 
§ 3. Le Fondement du droit
naturel en lui-même
La structure générale du Fondement du droit naturel est assez aisée à repérer, notamment grâce aux
indications fournies par Fichte dans l'Introduction.70 La première tâche de cette "science
philosophique" est de déduire le concept du droit (Première Partie, Section I, Chp. 1-4). Il s'agira
ensuite de s'assurer du caractère réellement applicable du concept du droit dans l'expérience, et donc de
déduire les conditions qui permettent l'application du concept (Première Partie, Section II, Chp. 5-7). Il
ne reste alors plus enfin qu'à appliquer effectivement le concept du droit, c'est-à-dire à faire le plan
d'une constitution politique conforme au droit et à la raison (Première Partie, Section III, Chp. 8-16, et
toute la Deuxième Partie).

 L'ensemble de l'entreprise, on le voit, suppose d'avoir compris ce que Fichte entend par "concept" et
par "déduction". Pour la conscience, avoir le concept d'un objet, c'est appréhender et comprendre un
objet comme un donné: c'est donc se rapporter par un agir (la compréhension) à un donné qui, en tant
que tel, s'oppose à l'agir et le limite. Mais comme rien ne peut limiter l'agir de la conscience sinon une
limite qu'elle a elle-même posée, si la limite lui apparaît comme s'imposant à elle de l'extérieur, c'est
que la conscience a posé cette limite inconsciemment. L'acte de poser la limite est inconscient, seul cette
limite elle-même est consciente; et si l'acte est inconscient, c'est parce que c'est un acte nécessaire de la
conscience, un acte qu'elle ne peut pas ne pas effectuer, sauf à ne plus être une conscience.En agissant,
la conscience est son acte, elle ne l'a pas, elle ne le possède pas comme objet pour elle-même: ce qui est
objet pour elle, ce dont elle a conscience, c'est uniquement du produit de l'acte, c'est-à-dire de l'objet.
Est donc objet pour la conscience le produit d'un acte qu'il était nécessaire que la conscience effectue
pour pouvoir être une conscience: aussi l'objet apparaît-il à la conscience comme une limite et une
contrainte, dans la mesure même où il est le produit d'un agir nécessaire. Concept et objet sont donc
indissociables et le concept n'est pas une "case vide"71 qu'un contenu viendrait remplir de l'extérieur: le
concept désigne un agir nécessaire de la conscience, et l'objet n'est autre que le produit de cet agir.

 Considérer le droit (ou la relation juridique, ce qui, on le verra, revient au même) en tant que concept
originairement contenu dans la raison (ou concept a priori), cela signifie donc que le droit exprime une
action nécessaire de l'être raisonnable. Montrer que cette action est une condition de la conscience de
soi, ou que, sans cette action, aucune conscience de soi n'existerait, c'est effectuer la déduction du
concept du droit.72
 
 

a) De l'Assise de 94 au Fondement de 96
Lorsqu'il arrive à Iéna en 1794, Fichte ouvre son enseignement par une série de conférences, dites Sur
la destination du savant, dont le propos est d'introduire l'exposé de l'Assise fondamentale de la doctrine
de la science. Or, il est remarquable que ces Conférences de 94 placent d'emblée la philosophie
ficéenne sous le signe d'une question fondamentale, la question de l'intersubjectivité. Dès la seconde
conférence, où il annonce ne pouvoir faire autre chose "qu'ouvrir des perspectives pour un
enseignement ultérieur"73, Fichte pose les deux questions que, selon lui, "il faut résoudre pour que,
entre autres, une doctrine fondamentale du droit naturel puisse être possible". Ces deux questions sont:
"qu'est-ce qui autorise l'homme à appeler une partie déterminée du monde son corps?"; et: "comment
l'homme en vient-il à admettre et à reconnaître des êtres raisonnables de son espèce en dehors de
lui?".74 Alors qu'il n'a pas même commencé l'exposé de la Doctrine de la science, Fichte se porte
d'emblée au-delà de celle-ci en direction de ce qu'il ne devait écrire qu'après elle, à savoir "une doctrine
fondamentale du droit naturel". Mais si la résolution de ces deux questions doit permettre une doctrine
du droit, c'est aussi que cette résolution précède nécessairement cette dernière. Or, ce qui précède le
Fondement du droit naturel, c'est l'Assise de la doctrine de la science. C'est donc dans cette dernière
qu'il faut aller chercher sinon la résolution elle-même, du moins les moyens de la résolution des deux
questions posées, étant entendu dès 94 que seule la réponse à ces questions rend possible une doctrine
du droit. Les Conférences de 94 ne pouvaient bien sûr donner de réponse satisfaisante: que dans le
monde des corps, il y en ait une partie que je dise mienne, et qu'il existe d'autres êtres raisonnables que
moi, ce sont là, d'après les Conférences, des représentations que je possède en moi et pour lesquelles il
faut qu'il y ait des pénomènes leur correspondant.Autrement dit, ce sont des concepts a priori dont il
convient d'effectuer la déduction. Cette déduction n'est pas réalisée dans les Conférences, elle l'est en
revanche dans le Fondement du droit naturel, mais uniquement grâce aux outils téoriques forgés par
Fichte dans l'Assise de 94-95.

 On ne peut donc répondre aux deux questions posées dans les Conférences, et considérées par elles
comme rendant possible une doctrine du droit, sans remonter à l'activité qui caractérise, de manière
générale, l'être raisonnable.75 Est caractéristique de l'être raisonnable une activité qui revient sur elle-
même: seule une telle activité donne à l'être raisonnable les caractères, qui lui sont essentiels, de l'égoïté
(Icheit) et de la subjectivité. C'est uniquement grâce à un tel agir faisant retour à soi que l'être
raisonnable peut être conscient de soi. Mais à quelles conditions un agir de cette sorte est-il possible?
L'Assise a montré que l'être raisonnable, ou plus exactement le Moi fini, "n'est jamais absolument".76
Cela signifie que le Moi fini ne se détache de l'activité infinie du Moi absolu, ne prend conscience de
lui-même et ne se "subjective" sur le fond impersonnel du Moi absolu, qu'en prenant conscience de son
inégalité fondamentale avec ce dernier: cette inégalité vient de ce que le Moi fini découvre que, à la
différence du Moi absolu, il n'est pas purement un Moi, il n'est pas vraiment identique avec lui-même.
Autant le Moi absolu est inconscient et impersonnel dans la mesure même où il est pure identité, pure
activité sur soi non affectée de différence, autant le Moi fini ne peut prendre conscience de soi-même
qu'au moment même où il découvre son identité comme n'étant pas vraiment et comme toujours déjà
affectée par ce qui n'est pas elle. Aussi le "je suis" du Moi absolu ne peut-il être prononcé par le Moi
fini que sur le ton de l'impératif: "sois toi-même!", "sois identique à toi!".

 Dans l'acte même par lequel le Moi fini revient sur soi et prend conscience de soi, il découvre sa non-
identité avec soi puisqu'il faut qu'il y ait en dehors de lui autre chose que lui-même pour qu'il puisse s'en
différencier et faire retour à soi. La conscience de soi implique un retour sur soi (un mouvement
centripète), et donc un premier mouvement centrifuge ou d'expansion: un troisième terme peut seul
permettre la syntèse de ces deux mouvements opposés. "L'activité du Moi se dépassant à l'infini doit
être heurtée en un point quelconque et être repoussée en elle-même: (...) cela doit se produire si une
conscience réelle doit être possible."77 Sans ce choc provoqué par la rencontre de quelque chose
d'opposé au Moi, il n'y aurait aucune conscience de soi, ni aucune conscience de quoi que ce soit: rien
de réel n'existerait pour le Moi sans ce choc et sans cette force opposée à lui puisqu'il n'y aurait rien
d'autre que l'expansion infinie, inconsciente et purement idéale de l'activité du Moi. En déduisant cette
force opposée au Moi (qu'elle appelle Non-Moi), la Doctrine de la science accomplit sa tâche la plus
propre puisqu'elle trouve en même temps le fondement ultime de tout savoir téorique et pratique du
Moi: "selon la Doctrine de la science, le fondement ultime de toute réalité pour le Moi est une relation
originaire d'action réciproque entre le Moi et quelque chose d'extérieur à celui-ci".78 La Doctrine de la
science s'affirme ici comme idéalisme critique: c'est-à-dire ni comme un idéalisme dogmatique qui
nierait tout réalité réellement indépendante du Moi, ni comme un réalisme dogmatique qui nierait toute
activité autonome du Moi. La Doctrine de la science affirme à la fois qu'il existe un principe réellement
extérieur au Moi, et que ce principe ne se montre tel que pour le Moi, c'est-à-dire qu'en limitant
l'activité infinie et autonome du Moi. Le Non-Moi est réellement autre chose que le Moi, extérieur à
lui, et en même temps il n'existe que pour le Moi et donc dans le Moi. Le propre de la Doctrine de la
science est de soutenir les deux tèses à la fois, de n'en privilégier aucune des deux et de flotter
(schweben) entre les deux: "il faut réfléchir sur l'une et l'autre [tèse] en même temps, demeurer
librement (schweben) juste entre les deux déterminations opposées de cette idée".79

 Ce flottement, auquel s'en tient l'Assise de 94, n'est possible cependant qu'à une condition: que la force
qui s'oppose à l'activité du Moi n'anéantisse pas cette dernière, que le choc désigne un point de
retournement qui renvoie le Moi à lui-même et qui le limite sans le détruire. Si l'activité du Moi
s'anéantissait dans le choc, le Moi ne serait pas même limité puisqu'il faut que lui reste une activité s'il
doit avoir conscience de cette activité comme limitée. Si l'activité du Moi renvoyée à elle-même doit se
convertir en un effort (Streben) exercé à l'encontre du Non-Moi, c'est donc qu'il lui reste de quoi exercer
cet effort. Bref, si le fait du choc et le flottement consécutif du Moi entre la conscience de sa limitation
et la conscience de son activité infinie suffisent à la Doctrine de la science pour fonder aussi bien le
savoir téorique (conscience de la limitation) que le savoir pratique (conscience de l'activité infinie et
effort infini pour la rétablir), il n'en demeure pas moins qu'il reste à comprendre comment la position
par le Moi d'une réalité opposée comme limite à son activité peut ne pas signifier en même temps la
négation et la destruction de son activité en tant qu'activité infinie.
 
 

b) L'intersubjectivité comme condition de la conscience de soi


Le Fondement du droit naturel reprend le problème exactement à cet endroit-là. Fichte rappelle que,
"dans la mesure où l'objet est posé comme annulant la causalité [du sujet], mais où pourtant la causalité
doit subsister à côté de l'objet, il surgit ici un conflit qui ne peut être résolu que par un flottement de
l'imagination entre les deux termes".80 Mais cela suppose que le Moi soit capable en même temps de
"s'attribuer une causalité et d'opposer quelque chose à cette causalité".81 Cette condition est aussi bien,
on le voit, la condition de la conscience de soi: le Moi n'est conscient de soi en effet que s'il fait retour à
lui-même et à sa propre activité dans le moment même où il découvre cette activité comme limitée et
pose une réalité opposée à lui. La question qui se pose alors est de savoir à quelle condition cette
première condition est possible. On voit cependant aussitôt que l'on est renvoyé à l'infini: pour être
conscient de soi, le Moi doit s'opposer un objet, ce qu'il ne peut faire que s'il s'attribue une causalité, ce
qui ne peut avoir lieu que si le Moi s'est opposé auparavant un autre objet, etc. Pour éviter le renvoi à
l'infini, il faut penser comme syntétiquement réunis le moment où le Moi s'attribue une activité et le
moment où il s'oppose un objet. Reste à savoir comment cela est possible. Comment l'appréhension d'un
objet pourrait-elle non seulement ne pas signifier un empêchement de l'activité du sujet, mais en outre
ne faire qu'un avec cette activité? Cela n'est concevable qu'à la condition que l'objet en question, tout en
étant autre que le sujet, lui présente en quelque sorte sa propre activité de sujet, qu'à la condition que
l'objet soit conçu "comme un simple appel à agir adressé au sujet", "comme une liberté donnée de
l'extérieur".82 On ne peut cependant admettre un tel appel à l'activité émanent de l'objet sans supposer
qu'il ait anticipé la possibilité que son appel soit reçu et compris, et qu'un sujet y réponde: cet "objet"
doit donc "avoir le concept de raison et de liberté", il doit être "un être capable de concepts, une
intelligence".83 Bref, cet être est un autre sujet, un autre être raisonnable, c'est autrui.

 Ainsi, pour l'existence de la conscience de soi, l'appel d'autrui est plus fondamental encore que le choc
du monde. Certes, et c'est l'acquis de l'Assise, "le monde m'apparaît à la fois comme un obstacle et un
appel au renouvellement de mon activité"84, mais cet appel me vient du monde sous la forme d'une
constante menace d'épuisement de mon activité qu'il me faut toujours à nouveau conjurer, alors
qu'autrui en appelle à mon activité comme à ce qu'il ne pourrait menacer sans se contredire avec lui-
même, c'est-à-dire sans détruire sa propre activité. C'est bien à cet appel que se "rattache le fil de la
conscience": c'est à la condition que cet appel ait lieu que le Moi peut "se poser comme un être
librement agissant", à la suite de quoi "il peut et doit poser un monde sensible et s'opposer lui-même à
ce monde"85, comme à un monde où les sujets peuvent et doivent exercer l'activité libre à laquelle ils
s'incitent et s'appellent mutuellement. C'est uniquement à la condition de cet appel que "toutes les
opérations de l'esprit humain se déploient sans difficulté selon ses lois", et que la Doctrine de la science
peut accomplir sa tâche qui n'est autre que ce déploiement même selon ses lois. "Le problème
fondamental" de la Doctrine de la science, écrit Fichte, est "résolu"86: il est remarquable qu'il le soit
dans la doctrine du droit.

 Il semble que l'on soit bien loin en effet des préoccupations et des tèmes qui devraient être ceux d'une
philosophie du droit. Rien n'est moins sûr. Nous venons de voir que l'être raisonnable fini ne peut se
poser comme tel et avoir conscience de lui-même, à moins qu'un autre être raisonnable ne l'appelle à
l'activité, c'est-à-dire à la liberté. Il suit de cela un concept tout à fait déterminé de la relation que
doivent entretenir des êtres raisonnables s'ils doivent pouvoir exister et se savoir comme tels. Cette
relation est dite d'action réciproque87: par où il faut comprendre que celui qui appelle activement à
l'action ne le fait que pour laisser l'autre déployer à son tour sa libre activité. Celui qui appelle à l'action
agit certes, mais il le fait en ayant conscience que son activité est destinée à être limitée ensuite par
l'activité de l'autre. Inversement, celui qui est appelé à l'activité a conscience que l'appel provient d'un
être libre, de sorte qu'il ne peut ensuite agir à son tour qu'en limitant son activité de manière à laisser
subsister la possibilité d'agir du premier. La relation qui s'instaure entre les êtres raisonnables, et dont
on a vu qu'elle est nécessaire à ce qu'ils se sachent eux-mêmes comme tels, est une relation consistant
en ce que ces êtres agissent l'un sur l'autre tout en limitant eux-mêmes, par liberté, leur activité au
moyen de la représentation de la possibilité de l'activité de l'autre. C'est à la condition que leur relation
soit ainsi déterminée qu'ils peuvent se reconnaître réciproquement en tant qu'êtres raisonnables, cette
reconnaissance réciproque étant elle-même la condition pour que chacun prenne conscience de soi en
tant qu'être raisonnable. Fichte peut donc écrire que "la relation entre êtres raisonnables que l'on a
déduite, à savoir que chacun limite sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté de l'autre, à la
condition que celui-ci limite également la sienne par celle de l'autre, se nomme la relation juridique; et
la formule qui vient d'être énoncée est la proposition du droit".88 Nous obtenons ainsi le concept du
droit en tant qu'il est le concept d'une relation déterminée entre des êtres raisonnables: cette relation
étant elle-même comprise comme la condition rendant possible qu'un être raisonnable ait conscience de
soi en tant que tel, il apparaît que "le concept du droit est lui-même condition de la conscience de
soi".89 Le concept du droit ayant ainsi été produit à partir d'une action (ici une interaction) nécessaire à
l'existence même d'un être raisonnable conscient de soi, on peut dire, au sens précis de l'expression, qu'a
été effectuée la déduction a priori du concept du droit. Remarquons qu'il est en même temps répondu à
l'une des deux questions posées par Fichte dans les Conférences sur la destination du savant: la réponse
à l'autre question (comment je m'attribue une partie du monde sensible en disant d'elle qu'elle est mon
corps?) nous fait entrer dans la déduction de l'applicabilité du concept du droit (Deuxième section du
Fondement).
 
 

c) De la relation juridique au droit politique


L'être raisonnable, en prenant conscience de sa propre activité libre, prend conscience en même temps
de lui-même comme d'un individu.En effet, il prend conscience, on l'a vu, de sa liberté comme d'une
liberté qu'il doit en même temps limiter de manière à permettre que l'autre continue à pouvoir être libre.
L'être raisonnable prend donc conscience de sa liberté comme de celle d'une activité limitée à une
certaine spère qu'il ne peut franchir sans porter atteinte à la liberté de l'autre, et dans laquelle cet autre
ne peut pénétrer sans dommage pour la liberté du premier. En tant qu'être raisonnable libre et fini, je me
présente donc à l'autre de telle manière que "je m'attribue de façon exclusive une spère que je lui
dénie"90, tout en lui reconnaissant une spère dont je m'exclus moi-même. Nous déduisons ainsi, au
moyen du concept de spère d'activité exclusive, l'être raisonnable en tant qu'individu. A partir de là, un
certain nombre de déterminations se laissent déduire sans lesquelles l'être raisonnable ne pourrait se
poser comme individu. La spère d'activité exclusive que le Moi s'attribue (tout en attribuant également
une à tout autre Moi) est le produit d'un acte nécessaire (l'action réciproque) par lequel le Moi prend
conscience de soi comme d'un être libre et fini à la fois: en tant que produit d'un acte nécessaire, cette
spère apparaît au Moi sous la forme contraignante d'un objet donné dans le monde sensible. Cet objet
n'est autre que le corps propre ou le "corps matériel" du Moi comme "ce qui englobe toutes les actions
libres possibles de la personne".91 Les deux questions posées par Fichte dans les Conférences sur la
destination du savant sont donc maintenant résolues: il reste à vérifier que cette résolution permet
effectivement ce que Fichte annonçait en 1794, à savoir "une doctrine fondamentale du droit naturel".

 La loi juridique a été déduite à titre de condition de possibilité de l'influence que des êtres libres
peuvent exercer les uns sur les autres sans dommage pour leur liberté. Cette influence a elle-même été
déduite en tant que condition de possibilité de la conscience de soi. De plus, les conditions permettant
qu'une telle loi soit applicable ont également été déduites, à savoir que ces êtres libres aient un corps et
que ce corps leur apparaissent les uns aux autres comme celui d'un être raisonnable. Mais une telle loi
juridique consistant en ce que chacun limite sa liberté en fonction du concept de la possibilité de la
liberté d'autrui, cette loi ne peut valoir effectivement, c'est-à-dire être non seulement applicable mais
aussi appliquée, qu'à la condition que les êtres raisonnables la veuillent effectivement: "si cette loi
constitue effectivement une valeur et vient à s'exercer, cela ne peut arriver que dans la mesure où
chacun s'en fait librement pour lui-même, en permanence, une loi".92 Ce n'est pas en effet une loi
mécanique de la nature puisque c'est une loi pour la liberté: elle n'est pas en vigueur aussi longtemps
qu'elle n'est pas voulue. Mais si je puis bien vouloir quant à moi respecter la loi juridique et ainsi
librement limiter mon activité, comment puis-je cependant avoir la garantie que les autres en feront
autant? Nous abordons ainsi la question de l'application du concept du droit, objet de la Troisième
section du Fondement.

 Le concept du droit étant un concept relationnel (c'est-à-dire le concept d'une certaine relation entre les
êtres raisonnables), son application ne peut elle-même être unilatérale, mais doit être réciproque: que je
veuille la relation juridique n'a un sens que si l'autre la veut aussi. J'ai donc le droit de soumettre ma
volonté du droit à la condition d'une volonté identique chez l'autre. Si les actes de l'autres témoignent de
ce qu'il ne veut pas d'une relation juridique avec moi, alors il me donne le droit de ne pas la vouloir non
plus: son comportement me libère de fait de la loi juridique dans la mesure même où il l'a rend
inapplicable. L'autre me donne alors sur lui-même un droit de contrainte (Zwangsrec): un droit de
contrainte n'est pas une simple force contraignante, mais bien un droit, c'est-à-dire que je suis autorisé à
ne pas limiter ma liberté vis-à-vis de l'autre dès lors que l'autre ne le fait pas à mon égard. L'autre me
délie de la loi juridique, mais jusqu'à quel point et jusqu'à quand suis-je délié de la loi?

 Si l'autre m'a lésé une fois, il peut fort bien recommencer: pour savoir s'il recommencera ou non, une
simple déclaration d'intention de sa part ne peut me suffire, il faudrait que je connaisse la totalité de ses
actes à venir, puisque seuls comptent les actes en matière de droit. Je ne pourrais cependant juger cette
totalité des actes d'autrui qu'à la condition que je restitue à l'autre sa liberté d'agir (et donc que je cesse
d'exercer mon droit de contrainte): je ne peux donc juger si je dois continuer d'user de mon droit de
contrainte qu'en cessant de l'exercer! Mais pour cesser d'en user, il faudrait que j'aie déjà rendu mon
jugement... "Ce qui est fondé n'est pas possible sans le fondement et le fondement n'est pas possible
sans ce qu'il fonde; nous sommes donc pris dans un cercle."93

Le droit de contrainte est donc un droit naturel de tout être raisonnable dès lors qu'un autre ne le traite
pas comme tel. Mais ce droit naturel est inapplicable: voilà qui confirme qu'il n'existe pas de droit
naturel, un tel droit étant en lui-même contradictoire puisque la réponse à la question de savoir s'il est
applicable ou non suppose qu'on cesse de l'appliquer (et qu'on rende sa liberté à l'autre afin de le juger
sur ces actes)94, tandis que cesser de l'appliquer suppose qu'on ait répondu à ladite question. On peut
seulement sortir du cercle en posant que le droit de contrainte n'est applicable que par un tiers auquel
l'un et l'autre remettent le pouvoir de juger de l'application et de la suspension de l'exercice du droit de
contrainte.
 
 

d) Le contrat social fichtéen: un contrat de protection


Le droit naturel ne devient donc applicable qu'en cessant d'être naturel, c'est-à-dire en cessant d'être un
droit dont tous les hommes disposent, et en devenant un droit politique, c'est-à-dire un droit que les
hommes remettent entre les mains d'une puissance qui leur est supérieure, à savoir l'Etat. Ce qu'ils
demandent à cette puissance, c'est de garantir chacun dans son droit95, de sorte que chacun n'ait plus à
s'en préoccuper lui-même.

 Le contrat ficéen est donc bien d'abord, comme chez Hobbes, un contrat de soumission complète en
échange de laquelle chacun obtient la sécurité. L'Etat exercera son droit de contrainte sur le premier qui
s'en prendra à mon droit en m'empêchant d'agir librement (dans les limites qui permettent la libre
activité des autres). Mais ce n'est pas pour autant un contrat d'aliénation car, en me soumettant à la
volonté de l'Etat, je ne me soumets qu'à ma seule et propre volonté: l'Etat ne veut en effet rien d'autre
que ce que je veux moi-même, à savoir l'application et la réalisation du droit. Il faut encore cependant
que je sois sûr que l'Etat voudra bien toujours le droit et qu'il ne viendra pas lui-même menacer cette
sécurité dont j'ai remis la protection entre ses mains. Pour cela, il faut que les normes en vertu desquels
l'Etat dira le droit à l'avenir me soient connues au moment du contrat et que je les accepte: ces normes
constituent l'ensemble des lois positives en application desquelles les jugements seront rendus à l'avenir.
Cet ensemble de lois, ce code doit m'être connu au moment du contrat et je dois lui donner mon
approbation. Auquel cas l'Etat, en se réglant sur ce code, n'accomplira jamais rien d'autre que ma propre
volonté en ajoutant une permanence, une invariabilité et une stabilité dont ma volonté individuelle serait
bien incapable. Mais comment puis-je être certain, absolument certain que l'Etat voudra bien toujours le
droit, qu'aucune autre puissance que celle des lois auxquelles j'ai souscrit ne s'exercera jamais?
Comment peut-on m'assurer qu'il est impossible qu'une action autre que celle de la loi et du droit
s'exerce un jour sur moi, que cette action vienne d'un individu ou de l'Etat lui-même? Il faudrait pour
cela que la moindre injustice commise une seule fois envers un seul individu soit immédiatement
considérée par tous les autres comme une injustice générale commise aussi bien envers tous les autres,
de sorte qu'elle remet en cause l'association elle-même, et donc l'Etat.96

 Cela nous conduit à un aspect remarquable du contrat ficéen: le contrat n'est pas un simple contrat de
soumission, ni même seulement d'association, par lequel tous transfèrent à un tiers l'exercice du droit de
contrainte, il faut qu'il soit en même temps un contrat de protection mutuelle. En s'associant et en se
soumettant à une puissance commune, les contractants se sont simplement engagés à s'abstenir de porter
atteinte au droit d'autrui et à s'abstenir de trancher eux-mêmes leurs différends juridiques. C'est là un
engagement nécessaire, mais néanmoins simplement négatif. Il produit une association, mais pas une
communauté, ou comme dit Fichte, un compositum, mais pas un totum.97 Le contrat d'association, par
lequel chacun s'abstient en principe de porter atteinte au droit d'autrui, ne suffit pas à rendre impossible
qu'un jour quelqu'un soit victime d'une atteinte portée à son droit. Il demeure possible que cela arrive,
sans que l'on sache ni quand, ni à qui cela arrivera. C'est précisément cette incertitude (on ne sait pas
qui sera victime d'une attaque portée à son droit, ni d'où viendra l'attaque) qui rend possible le contrat
de protection: en s'engageant à protéger les autres, chacun pense d'abord à sa propre protection au cas
où il serait, lui, la victime de l'attaque. Et comme on ne sait pas qui aura besoin de la protection, la
protection est en fait accordée à tous par tous, c'est-à-dire au tout lui-même. La volonté que chacun
déclare de vouloir protéger les autres ne peut être qu'une volonté générale puisqu'il est impossible de
savoir qui en particulier bénéficiera de cette protection: le bénéficiaire de la protection étant
indéterminé, ce ne peut être que tous. "C'est donc le tout, venu de cette manière à l'existence, qu'il s'agit
de protéger".98 C'est ce contrat de protection qui transforme le contrat d'association en un véritable
contrat social, c'est-à-dire en un contrat d'union, donnant naissance à un tout qui est une authentique
communauté.

 Cet engagement, pris par chacun, de protéger tout autre à condition d'être lui-même protégé, a des
conséquences remarquables sur un plan que l'on appellerait aujourd'hui "social". Si la spère et les
moyens de la libre activité qui ont été reconnus à chacun (dans les limites permettant l'activité libre des
autres) ne permettent pas à un individu d'assurer son existence en dépit de son application et de ses
efforts, alors il a droit, en vertu du contrat d'union, au secours et à la protection des autres: "il faut que
tous, de par la loi et en vertu du contrat social, lui cèdent quelque chose de leur bien propre jusqu'à ce
qu'il puisse vivre".99 "Le pauvre, qui a participé à la conclusion du contrat social, a un droit absolu de
contrainte pour ce qui est de l'assistance"100: en vertu même du contrat social en tant qu'il est un
contrat de protection, une part de la propriété privée de chacun doit être collectée, sinon
collectivisée,101 si la citoyenneté ne doit pas être vidée de son sens pour ceux que leur travail ne fait
plus vivre. Le contrat social, tel que Fichte le conçoit, implique donc, au-delà de la simple association,
une solidarité effective et active que les citoyens exercent les uns envers les autres sous l'égide d'un Etat
essentiellement protecteur.102
 
 

1 FICHTE, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, trad. Alain Renaut, Paris, PUF, 1984, p.25-26,
p.103, p.162-163. L'abréviation FDN renverra désormais systématiquement à cette édition et à sa pagination (identique dans la réédition
en collection "Quadrige", PUF, 1998).

2 FICHTE, FDN, p.162.


3 Dans la tradition allemande, le sens du terme est fixé par Christian WOLFF, auteur en 1754 des Institutiones Juris Naturae, version
abrégée de son Jus Naturae et de son Jus Gentium (1740-1749). Le lecteur français peut se reporter à la traduction du XVIIIè des
Principes du droit de la nature et des gens par Formey, rééditée par le Centre de philosophie politique et juridique (Caen, 1988).

4 Notons que si cette hypothèse se trouve chez Locke, Hobbes ou Rousseau, Wolff quant à lui en fait l'économie en remontant à la nature
de l'homme comprise comme son essence. HEGEL ne se privera pas de dénoncer cette ambiguïté du concept de "nature" dans le
jusnaturalisme: une fois c'est la nature originelle de l'homme, une autre fois c'est son essence ou son concept (Encyclopédie III, Chp.502
Rmq., trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p.292).

5 Cette "confusion" est évidente chez Wolff où le droit naturel désigne ce que la loi naturelle (c'est-à-dire la loi morale) permet de faire
pour qu'il soit possible de satisfaire l'obligation morale.

6 Voir KANT, Vers la paix perpétuelle, trad. F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, note de Kant sur le concept de "loi permissive",
p.81-82.

7 FICHTE, FDN, p.28.

8 FDN, p.162.

9 Cette hypothèse "réaliste" de la non-moralité des hommes est l'hypothèse constante de Fichte tout au long du Fondement: "dans le
domaine du droit naturel, la bonne volonté n'a rien à faire; le droit doit se laisser obtenir par la contrainte, même si aucun homme n'avait
de bonne volonté" (FDN, p.69). C'est cet égoïsme universel qui rend nécessaire une loi de contrainte imposant le droit.

10 FDN, p.162.

11 FDN, p.163.

12 Voyez les explications que donne FICHTE à ce propos dans l'Introduction du FDN, p.27.

13 HEGEL, La constitution de l'Allemagne, in: Ecrits politiques, Paris, Champ Libre, 1977, p.31.

14 Sur ce point, voir les précieuses indications données par Jean-François KERVEGAN dans sa traduction des Principes de la
philosophie du droit de HEGEL (Paris, PUF, 1998, p.32 et p.322).

15 FICHTE, FDN, p.162.

16 Joseph ROVAN écrit très justement que "la Révolution française est aussi un des grands événements de l'histoire allemande et, même,
un des plus importants" (Histoire de l'Allemagne des origines à nos jours, Paris, Le Seuil, "Points-histoire", 1998, p.433). Cf. aussi M.
BOUCHER, La Révolution de 1789 vue par les écrivains allemands, ses contemporains, Paris, Didier, 1954.

17 La Prusse s'avoue vaincue par la République en 1795 (traités de Bâle et de La Haye); l'Autriche fera de même en 1797 (traité de
Campoformio): entre ces deux dates paraît le Fondement du droit naturel de Fichte.

18 Voir Solange MERCIER-JOSA, Théorie allemande et pratique française de la liberté, Paris, L'Harmattan, 1993.

19 HEINE, De l'Allemagne (1835 et 1855), édition de Pierre Grappin, Paris, Gallimard, "Tel", 1998, p.111.

20 FICHTE, lettre à Baggessen, avril 1795.

21 L'adhésion de Fichte aux principes révolutionnaires est telle que, dès septembre 1789, il demande une place de prédicateur aux armées
françaises, et qu'en 1795 il offrira ses services de savant et de professeur à "la grande république" au motif que "seule, [elle] peut être la
patrie de l'homme épris du droit", les principes de cette même République étant "les seuls capables d'assurer la dignité de l'homme"
(Fichte, lettre à Jung, 21 floréal an VII - cf. Xavier LEON, Fichte et son temps, Paris, Colin, 1922-57, tome 2, p.290). Voyez GUEROULT,
« Fichte et la Révolution française », in : Etudes sur Fichte, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p.152 sq.

22 Cf. Colas DUFLO, op. cit., p.30: "ce qui définit l'essence même du droit ainsi que sa finalité, c'est donc son lien exclusif à la liberté
humaine".

23 KANT, La religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1983, p.202, note de Kant.

24 André TOSEL, Kant révolutionnaire. Droit et politique, Paris, PUF, 1988, p.12.

25 Le texte est habituellement cité sous ce titre, mais le titre exact est: Sur le lieu commun: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en
pratique cela ne vaut rien.

26 KANT, Théorie et pratique, trad. F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1994, p.64.

27 Ibid.

28 Où se formule ce qu'Etienne Balibar appelle "la proposition de l'égaliberté" (cf. Etienne BALIBAR, "Droits de l'homme et droits du
citoyen. La dialectique moderne de l'égalité et de la liberté", in: Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p.134).

29 KANT, Théorie et pratique, éd. citée, p.67-68.

30 "Gemeinschaft": cf. KANT, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, PUF, 1944, p.94.

31 KANT, Critique de la faculté de juger, trad. A. J.-L. Delamarre et allii, Paris, Gallimard, "Folio", 1985, p.338-339.

32 FICHTE, FDN, p.26-27.

33 Pubiée en deux livraisons (1796 et 1797) dans le Philosophisches Journal de Niethammer; trad. Jacques Rivelaygue, in: Cahiers de
philosophie politique, no1, 1983 (Bruxelles, Ousia).

34 Alain RENAUT, Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Paris, PUF, 1986, p.9.

35 Voir sur ce point les remarques de GUEROULT au début de son article "La doctrine fichtéenne du droit", in: Etudes sur Fichte, éd.
citée, p.60.

36 KANT, Critique de la raison pure, éd. citée, p.100.

37 Ibid.

38 FICHTE, Doctrine de la science nova methodo, trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, Le Livre de Poche, 2000, Chp.3, p.111.

39 Trad. L. Ferry et A. Renaut in: FICHTE, Essais philosophiques choisis (1794-1795), Paris, Vrin, 1984 [noté dorénavant EPC].

40 FICHTE, Sur le concept de la Doctrine de la science, EPC, p.70.

41 Nous rendons ainsi le titre de la Grundlage des gesammten Wissenschaftslehre de 1794 connue en français sous le titre de Principes de
la Doctrine de la science de 1794 (trad. A. Philonenko, in: FICHTE, åuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980, noté
OCPP). Nous rejoignons Jean-Christophe Goddard pour penser que la traduction par Principes est malheureuse dans la mesure où un tel
titre ne s'applique en réalité qu'à la première partie de la Grundlage qui expose en effet les trois principes de la Doctrine de la science :
viennent ensuite deux parties qui mobilisent ces principes pour effectuer la fondation du savoir théorique (seconde partie), puis celle du
savoir pratique (troisième partie). Cf. J.-C. GODDARD, La philosophie fichtéenne de la vie. Le transcendantal et le pathologique, Paris,
Vrin, 1999, note 4 p.18.

42 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.70.

43 FICHTE, OCPP, p.135.

44 Ibid.

45 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.70.

46 KANT, Critique de la raison pure, Introduction Chp.6, éd. citée p.43: "Le vrai problème de la raison pure tient dans cette question:
comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?"

47 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.70-71. C'est nous qui soulignons.

48 KANT, Critique de la faculté de juger, Première partie: "Critique de la faculté de juger esthétique".

49 Ibid, Chp.Chp. 20, 21, 40.

50 Ibid., Deuxième partie: "critique de la faculté de juger téléologique".

51 Ibid., Chp. 87.

52 FICHTE, Sur le concept..., EPC, p.20.

53 FICHTE, Sur le concept...., EPC, p.25. Il s'agit de l'Assise de la doctrine de la science: cf. notre note 40.

54 Quant à la philosophie de la religion, elle viendra effectivement plus tard avec la Destination de l'homme et surtout l'Initiation à la vie
bienheureuse.

55 Depuis les travaux de Reinhard LAUTH ("Genèse du Fondement de la Doctrine de la science", Archives de philosophie, 1971) et
d'Alexis PHILONENKO (cf. l'Introduction de ce dernier à sa traduction de la Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968, p.15-16;
du même, voir La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Paris, Vrin, 1980, p.39-47), poursuivis par ceux d'Alain RENAUT (cf. Le
système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, éd. citée, Chapitre II, p.55-114).

56 Cette importance extrême de la troisième Critique de Kant aux yeux de Fichte est confirmée par le fait qu'il a entrepris en 1790-91
(sans le publier) un commentaire suivi de la Critique de la faculté de juger: cf. FICHTE, Gesammtausgabe der Bayerischen Akademie der
Wissenschaften, Band I, 2.

57 KANT, Critique de la faculté de juger, Introduction, Chp. IX, éd. citée, p.124.

58 Ibid., p.124-125.

59 Ibid., p.126.

60 Ibid., Introduction, Chp. III, p.102.

61 Ibid., p.104-105.
62 HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. citée, Chp. 4, p.100 et Chp. 151, p.251. Avec cette différence que, chez Hegel, le
monde du droit est une seconde nature produite par l'esprit comme volonté infinie se voulant elle-même, alors que, chez Fichte, il dépend
d'un accord des volontés finies entre elles.

63 Il s'agit de la Doctrine de la science nova methodo, professée par Fichte à Iéna, mais restée non publiée (trad. Ives Radrizzani,
Lausanne, L'Age d'Homme, 1989).

64 FICHTE, Doctrine de la science nova methodo, trad. citée, p.307.

65 C'est pourquoi, comme on le verra, un schématisme du concept du droit est possible, qui s'effectue dans la seconde Partie du
Fondement ("Droit naturel appliqué" - nous soulignons).

66 Ibid. C'est nous qui soulignons.

67 Ibid. Idem.

68 Ibid.

69 Ibid.

70 Cf. le point 2 de cette Introduction: "Ce dont doit s'acquitter en particulier le Droit naturel, en tant que science philosophique réelle",
FDN, p.23-27.

71 FICHTE, FDN, p.20.

72 FDN, p.23.

73 FICHTE, Conférences sur la destination du savant, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1980, p.44.

74 Ibid., p.45.

75 Elle est rappelée par Fichte au Chp.1 du FDN.

76 FICHTE, OCPP, p.143.

77 OCPP, p.142.

78 OCPP, p.145.

79 OCPP, p.148.

80 FICHTE, FDN, p.45.

81 FDN, p.46.

82 FDN, p.49.

83 FDN, p.52.

84 Jean-Christophe GODDARD, La philosophie fichtéenne de la vie, éd. citée, p.77.


85 FDN, p.50-51.

86 FDN, p.51.

87 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre Fichte et Hegel. La reconnaissance, Paris, PUF, 1999, p.44-52.

88 FDN, p.67.

89 Ibid.

90 FDN, p.61.

91 FDN, p.74.

92 FDN, p.106.

93 FDN, p.114.

94 Cf. FDN, p.114-115.

95 FDN, p.178: "la loi juridique n'est absolument pas applicable sans la mise en place d'un pouvoir public".

96 FDN, p.124.

97 FDN, p.214.

98 FDN, p.215.

99 FDN, p.224.

100 Ibid.

101 "Chacun ne possède sa propriété de citoyen que pour autant et à la condition que tous les citoyens puissent vivre de la leur; et elle
cesse d'être sa propriété s'ils ne peuvent pas vivre et elle devient la propriété de ceux-ci" (ibid.; c'est nous qui soulignons). Sur l'apport
fichtéen à la formation des idées socialistes, on verra JAURES, Les origines du socialisme allemand, chap. 2 et 3 (Oeuvres de Jean
Jaurès.Etudes socialistes, I, 1888-1897, Paris, Rieder, 1931, p.83-94) ; voyez aussi H. RICKERT, « Die philosophischen Grundlagen von
Fichtes Sozialismus, in : Logos, XI, 1922-23, p.149-180.

102 Le concept de solidarité fait référence ici à un courant majeur de la pensée sociale française sous la troisième République, le
"solidarisme": son fondateur, Léon BOURGEOIS, auteur de Solidarité (Paris, Colin, 1896; rééd. Lille, Septentrion, 1998), était un bon
connaisseur de Fichte.

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