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L'homophilie grecque

L'homophilie grecque repose sur des liens érotiques concernant aussi


bien les adolescents que les adolescentes avec des adultes du même sexe.
Autant de pratiques amoureuses qui transparaissent dans la poésie
antique et remettent en question notre vision des rapports charnels.
Tel est le dialogue poétique qu'un hymne, célèbre dès l'Antiquité, établit entre la
déesse Aphrodite et la voix prononçant le poème1 une voix que l'on identifie
volontiers avec celle de Sappho. La relation qui suscite l'appel par Sappho de la
déesse grecque de l'amour est singulière1 elle concerne d'une part la poétesse
qu'Aphrodite elle-même dénomme Sappho et d'autre part une jeune fille qui se livre
au jeu traditionnel de l'esquive amoureuse. S'agit-il d'une première relation
amoureuse et « homosexuelle » entre femmes ? Sappho qui compose ses poèmes
dans la Lesbos du vie siècle av.J.-C. est-elle à considérer comme une première porte-
parole des « lesbiennes » ? Que sont au juste ces relations pédérastiques qui, du côté
des hommes, ont fait de l'« amour grec » un euphémisme pour désigner
l'homosexualité masculine ?
Décalages amoureux. Du côté de celle qui chante donc, le secours de la déesse
tutélaire du désir amoureux le plus pressant1 de l'autre, le simple sentiment de
confiance et d'intimité auquel réfèrent le terme philos et ses nombreux composés. La
relation est donc définitivement asymétrique entre la personne qui éprouve le désir
érotique animé par Aphrodite et celle qui, par sa jeune beauté, suscite ce désir tout en
ne pouvant répondre que sur le plan d'une intimité reposant sur la confiance et
l'engagement réciproques. Mais à l'asymétrie d'une relation amoureuse, dont la
réciprocité se limite à cette dimension de la philotês, il faut ajouter l'étrange décalage
que manifeste le jeu de l'esquive érotique. C'est ce que la déesse de l'amour indique à
« Sappho » à l'issue du dialogue mis en scène dans l'hymne poétique : celle qui pour

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l'instant fuit Eros ne tardera pas à la mettre dans la situation de poursuivante, elle
aussi. Dans ce contexte amoureux, les dons ne peuvent que désigner les dons
d'Aphrodite1 ils incarnent la beauté et la grâce féminines, aux puissants effets
séducteurs. De même que l'Hélène égarée par Aphrodite dans un autre poème de
Sappho, la jeune fille parée des dons de la déesse suscite le désir amoureux avant de
l'éprouver elle-même. Elle est incapable pour l'instant de s'insérer même dans un
rapport d'intimité et de fidélité puisqu'elle a rompu avec la personne qui invoque le
secours de la déesse1 mais très rapidement c'est cette jeune fille encore immature qui
sollicitera ce soutien, à son tour aiguillonnée qu'elle sera par les flèches d'Eros.

Ce décalage érotique est constitutif de la relation non pas « homosexuelle », mais de


l'« homophilie » grecque. Cette asymétrie amoureuse fonde la question initiale du
Phèdre de Platon : convient-il au jeune homme aimé (l'éromène) de kharizesthai, d'«
accorder ses grâces » à l'adulte qui l'aime (l'éraste) ? Dans la physiologie du regard
amoureux reprise à la tradition poétique, le garçon de Platon est susceptible d'être
saisi face à son amant par un antérôs1 spéculaire, ce désir amoureux est provoqué par
un flux érotique qui émane en définitive de l'éromène lui-même. En effet, provoquée
par la tendre beauté de l'éromène, la force d'Eros est véhiculée par le regard pour
envahir l'amant avant de rejaillir en son trop-plein sur le jeune aimé. Celui-ci
interprète d'ailleurs ce reflux spéculaire en termes non pas érotiques, mais de philia.
Non pas un « contre-amour », non pas un amour enfin partagé dans la réciprocité,
mais un amour qui, dans la relation de confiance tissée avec l'adulte, permettra au
jeune homme d'atteindre dans un même élan la Beauté désincarnée. C'est là que
réside le détournement philosophique du décalage amoureux qui marque de manière
constitutive en Grèce ancienne la relation entre aimé et amant, entre éromène et
éraste. Par l'intermédiaire de la fameuse allégorie de l'attelage, les deux âmes,
échauffées par le désir amoureux et possédées par sa puissance, seront susceptibles
de suivre de concert, ailées comme Eros, le cortège des dieux vers les vérités extra-
terrestres. C'est dans ce sens qu'il convient de lire la scène qui conclut le Banquet : si
Alcibiade est désormais disposé à accorder ses grâces à Socrate, ce dernier montre
que le regard du jeune homme doit se porter au-delà de l'apparence physique du
philosophe pour devenir vision d'intelligence !

Homophilies masculines et féminines ritualisées. En passant de l'Hymne à Aphrodite


de Sappho au Phèdre et au Banquet de Platon, le décalage érotique s'est déplacé de la
relation d'homophilie entre une femme adulte et une jeune fille à celle entre un éraste
et son éromène. La possibilité de ce passage, indépendamment des marques et des

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statuts qui définissent le « genre », est pleinement illustrée par la poésie de banquet,
par exemple dans un fragment d'Anacréon :

« Jeune homme avec ton regard de jeune fille,

Je te désire, toi qui ne le remarques pas.

Tu ne sais pas que tu tiens les rênes de mon âme. »

Provoqué par le regard du tendre garçon, le désir éprouvé par le poète est saisi
comme une force qui subjugue1 de même que par ailleurs, dans toute la poésie
érotique grecque, la vierge est volontiers comparée à une pouliche qu'Eros, puis les
liens du mariage contribueront à juguler et à domestiquer. C'est encore ce vaste
champ métaphorique qu'exploite un poème élégiaque attribué à Théognis. A son tour
accusé de commettre une injustice à l'égard du convive chantant en vers élégiaques, le
bel adolescent qui fuit en esquivant par la ruse ces avances poétiques est comparé
non pas à un jeune héros, mais à la blonde Atalante : parcourant en chasseresse les
montagnes à l'écart de la demeure de son père, la jeune fille dans la fleur de l'âge
fuyait « les noces de désir, don d'Aphrodite d'or ». Elle finit néanmoins par céder,
séduite - raconte l'histoire - par les pommes d'or imaginées par son amant1 ces fruits
incarnent la puissance érotique de la déesse de l'amour.

En particulier grâce à une langue poétique traditionnelle, le jeune aimé engagé dans
une relation d'homophilie avec un poète adulte peut donc être comparé à une jeune
héroïne qui va connaître l'amour hétérosexuel offert par son fiancé. Un éclairage
encore différent sur les relations entre adolescents et adultes nous est donné par les
poèmes d'Alcman, actif dans la cité de Sparte à la fin du viie siècle en même temps
que Sappho à Lesbos et un peu plus tôt qu'Anacréon à Samos. Le poète originaire de
Lydie compose à Sparte des poèmes méliques pour des choeurs de jeunes filles. Ces
compositions chorales permettent de saisir les relations érotiques profondément
asymétriques de l'homophilie grecque en termes non seulement fonctionnels, mais
aussi rituels. Engagées dans un rituel d'offrande à une déesse de la beauté féminine
telle Hélène, les adolescentes d'Alcman sont issues des meilleures familles de Sparte1
elles chantent en termes érotiques les qualités de leur chorège, la jeune fille presque
adulte qui conduit le groupe. La manière dont les jeunes filles se déprécient
elles-mêmes pour vanter l'harmonie d'une beauté parvenant à la maturité dit assez
l'asymétrie de leurs relations avec celle qui conduit leurs évolutions chantées et
dansées. Par ailleurs, le caractère communautaire d'un sentiment amoureux à

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satisfaire en constant décalage indique la valeur assurément initiatique de relations


s'inscrivant dans un cadre cultuel.

Pour les jeunes filles comme pour les garçons, la relation d'homophilie est
transitoire1 ritualisée soit dans le contexte du culte rendu à Aphrodite, soit dans le
cadre du banquet, elle conduit à une sexualité pleinement assumée1 propédeutique,
elle tend à faire de l'adolescente une épouse qui, parée des charmes d'Aphrodite, aura
de beaux enfants, et de l'adolescent un bon citoyen, habile aux jeux intellectuels et
civiques du symposion et rompu aux exercices physiques de la palestre. Relayée par
la chorège, l'activité du poète Alcman n'est-elle pas saisie comme celle d'un
chorodidaskalos, d'un maître des choeurs de jeunes filles ? Et Théognis n'engage-t-il
pas le garçon générique auquel il adresse ses vers élégiaques à apprendre dans le
respect de ses préceptes et dans la fréquentation des meilleurs ?

Critiques de l'homosexualité. Dans ce contexte de relations érotiques touchant aussi


bien les adolescentes que les adolescents avec un adulte du même sexe, la
substitution du terme « homophilie » à celui de « homosexualité » est évidemment
intentionnelle. Il convient ici d'éviter l'erreur de Michel Foucault qui, dans L'Usage
des plaisirs (1984), a pensé l'amour grec en termes trop philosophiques. Il n'en a
discerné ni le caractère de transition initiatique, ni la composante rituelle avec le rôle
qu'y jouent des puissances divines comme Eros ou Cypris. Quant aux Gay Studies
américaines, en connivence avec les Gender Studies, elles ont contribué à fixer dans
des rôles de sexe trop marqués une opposition entre actif et passif1 cette opposition
ne rend pas compte de la transformation physiologique et du changement de statut
que subit l'adolescente ou l'adolescent au cours de relations « homosexuelles »
largement ritualisées.

Certes, il convient de ne point idéaliser. Il faut éviter de rétablir l'asymétrie en


décalage d'un rapport d'ordre initiatique et transitoire par une symétrie entre les
sexes face au phénomène très grec de l'homophilie. Les poèmes érotiques qui, en
raison de leur caractère rituel et performatif, contribuent à réaliser les fonctions
sociales des relations homophiles disent trop la spécificité des statuts de sexe
auxquels ils conduisent pour commettre une telle erreur. Par ailleurs, la comédie
d'Aristophane et de ses contemporains ne manque pas de faire un usage varié
d'injures liées à la critique de l'homosexualité pour dénigrer tel auteur tragique
efféminé ou tel démagogue dans son action politique. Dans la large panoplie de
métaphores diffamatoires renvoyant aux pratiques sexuelles jugées comme plus ou

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moins déviantes, les « larges-culs », « champions de la pénétration », « frotte-cuisses


à la laconienne » et autres enculés ou enculeurs tiennent une place de choix. C'est que
ni la pédérastie vénale, ni l'homosexualité de celui qui se prend pour une femme ne
sont dignes du citoyen adulte. Qui se comporte en efféminé dénie les qualités mêmes
de l'homme libre, soldat courageux et politique pugnace. Les rapports homosexuels à
proprement parler n'ont rien d'une propédeutique au statut et à l'art du citoyen.

Davantage que les déesses, les dieux grecs sont de grands amateurs et d'ardents
consommateurs d'aventures amoureuses avec les mortels, femmes et hommes. Ce
sont en particulier les spécificités de l'homophilie hellène, en contraste avec une
homosexualité largement condamnée, que disent leurs relations narratives avec de
très jeunes héros : Ganymède, le tendre éromène de Zeus institué en échanson des
dieux pour dire le rôle des paides [« enfants »]et des jeux homophiles au symposion1
le jeune Hyacinthos tué par inadvertance par le bel Apollon au cours d'une joute de
lancer du disque pour illustrer la place des relations d'homophilie dans les exercices
propédeutiques du gymnase1 Iolaos, le jeune neveu et fidèle compagnon de route
d'Héraclès, auprès du tombeau duquel érastes et éromènes de Thèbes prêtent le
serment de la fidélité mutuelle évoquée dans l'hymne à Aphrodite de Sappho1 mais
aussi Callistô, la jeune fille compagne de chasse d'Artémis, dont le nom dit la beauté
séduisante et qui fut métamorphosée en ourse dès que la déesse découvrit qu'elle
était enceinte des oeuvres de Zeus.

Il serait assurément naïf de croire que le « mythe » a pour seule fonction d'illustrer.
En général victimes d'une intervention fatale au moment d'accomplir le passage à
l'âge adulte, ces jeunes mortels sont héroïsés par l'intermédiaire d'un culte qui fixe le
moment même de la transition. Ni « homosexualité dans la mythologie grecque », ni
récits initiatiques, mais des narrations étiologiques qui rendent compte de
l'institution de pratiques rituelles1 ces rites assument un caractère initiatique, sous
l'égide des puissances du désir érotique. C'est finalement notre concept même de
sexualité que les pratiques amoureuses et les déclarations poétiques de Grecques et
Grecs risquent de remettre en question.

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