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L'homophilie grecque
l'instant fuit Eros ne tardera pas à la mettre dans la situation de poursuivante, elle
aussi. Dans ce contexte amoureux, les dons ne peuvent que désigner les dons
d'Aphrodite1 ils incarnent la beauté et la grâce féminines, aux puissants effets
séducteurs. De même que l'Hélène égarée par Aphrodite dans un autre poème de
Sappho, la jeune fille parée des dons de la déesse suscite le désir amoureux avant de
l'éprouver elle-même. Elle est incapable pour l'instant de s'insérer même dans un
rapport d'intimité et de fidélité puisqu'elle a rompu avec la personne qui invoque le
secours de la déesse1 mais très rapidement c'est cette jeune fille encore immature qui
sollicitera ce soutien, à son tour aiguillonnée qu'elle sera par les flèches d'Eros.
statuts qui définissent le « genre », est pleinement illustrée par la poésie de banquet,
par exemple dans un fragment d'Anacréon :
Provoqué par le regard du tendre garçon, le désir éprouvé par le poète est saisi
comme une force qui subjugue1 de même que par ailleurs, dans toute la poésie
érotique grecque, la vierge est volontiers comparée à une pouliche qu'Eros, puis les
liens du mariage contribueront à juguler et à domestiquer. C'est encore ce vaste
champ métaphorique qu'exploite un poème élégiaque attribué à Théognis. A son tour
accusé de commettre une injustice à l'égard du convive chantant en vers élégiaques, le
bel adolescent qui fuit en esquivant par la ruse ces avances poétiques est comparé
non pas à un jeune héros, mais à la blonde Atalante : parcourant en chasseresse les
montagnes à l'écart de la demeure de son père, la jeune fille dans la fleur de l'âge
fuyait « les noces de désir, don d'Aphrodite d'or ». Elle finit néanmoins par céder,
séduite - raconte l'histoire - par les pommes d'or imaginées par son amant1 ces fruits
incarnent la puissance érotique de la déesse de l'amour.
En particulier grâce à une langue poétique traditionnelle, le jeune aimé engagé dans
une relation d'homophilie avec un poète adulte peut donc être comparé à une jeune
héroïne qui va connaître l'amour hétérosexuel offert par son fiancé. Un éclairage
encore différent sur les relations entre adolescents et adultes nous est donné par les
poèmes d'Alcman, actif dans la cité de Sparte à la fin du viie siècle en même temps
que Sappho à Lesbos et un peu plus tôt qu'Anacréon à Samos. Le poète originaire de
Lydie compose à Sparte des poèmes méliques pour des choeurs de jeunes filles. Ces
compositions chorales permettent de saisir les relations érotiques profondément
asymétriques de l'homophilie grecque en termes non seulement fonctionnels, mais
aussi rituels. Engagées dans un rituel d'offrande à une déesse de la beauté féminine
telle Hélène, les adolescentes d'Alcman sont issues des meilleures familles de Sparte1
elles chantent en termes érotiques les qualités de leur chorège, la jeune fille presque
adulte qui conduit le groupe. La manière dont les jeunes filles se déprécient
elles-mêmes pour vanter l'harmonie d'une beauté parvenant à la maturité dit assez
l'asymétrie de leurs relations avec celle qui conduit leurs évolutions chantées et
dansées. Par ailleurs, le caractère communautaire d'un sentiment amoureux à
Pour les jeunes filles comme pour les garçons, la relation d'homophilie est
transitoire1 ritualisée soit dans le contexte du culte rendu à Aphrodite, soit dans le
cadre du banquet, elle conduit à une sexualité pleinement assumée1 propédeutique,
elle tend à faire de l'adolescente une épouse qui, parée des charmes d'Aphrodite, aura
de beaux enfants, et de l'adolescent un bon citoyen, habile aux jeux intellectuels et
civiques du symposion et rompu aux exercices physiques de la palestre. Relayée par
la chorège, l'activité du poète Alcman n'est-elle pas saisie comme celle d'un
chorodidaskalos, d'un maître des choeurs de jeunes filles ? Et Théognis n'engage-t-il
pas le garçon générique auquel il adresse ses vers élégiaques à apprendre dans le
respect de ses préceptes et dans la fréquentation des meilleurs ?
Davantage que les déesses, les dieux grecs sont de grands amateurs et d'ardents
consommateurs d'aventures amoureuses avec les mortels, femmes et hommes. Ce
sont en particulier les spécificités de l'homophilie hellène, en contraste avec une
homosexualité largement condamnée, que disent leurs relations narratives avec de
très jeunes héros : Ganymède, le tendre éromène de Zeus institué en échanson des
dieux pour dire le rôle des paides [« enfants »]et des jeux homophiles au symposion1
le jeune Hyacinthos tué par inadvertance par le bel Apollon au cours d'une joute de
lancer du disque pour illustrer la place des relations d'homophilie dans les exercices
propédeutiques du gymnase1 Iolaos, le jeune neveu et fidèle compagnon de route
d'Héraclès, auprès du tombeau duquel érastes et éromènes de Thèbes prêtent le
serment de la fidélité mutuelle évoquée dans l'hymne à Aphrodite de Sappho1 mais
aussi Callistô, la jeune fille compagne de chasse d'Artémis, dont le nom dit la beauté
séduisante et qui fut métamorphosée en ourse dès que la déesse découvrit qu'elle
était enceinte des oeuvres de Zeus.
Il serait assurément naïf de croire que le « mythe » a pour seule fonction d'illustrer.
En général victimes d'une intervention fatale au moment d'accomplir le passage à
l'âge adulte, ces jeunes mortels sont héroïsés par l'intermédiaire d'un culte qui fixe le
moment même de la transition. Ni « homosexualité dans la mythologie grecque », ni
récits initiatiques, mais des narrations étiologiques qui rendent compte de
l'institution de pratiques rituelles1 ces rites assument un caractère initiatique, sous
l'égide des puissances du désir érotique. C'est finalement notre concept même de
sexualité que les pratiques amoureuses et les déclarations poétiques de Grecques et
Grecs risquent de remettre en question.
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