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HOWARD MOODY
DICK VAN DER HARST
ORFEO &
MAJNUN
CARNET
pédagogique
AUX ORIGINES DE L’ŒUVRE
Le mythe d’Orphée et Eurydice :
L’amour et la mort aux sources de l’art
par Louis Geisler, assistant à la dramaturgie – Festival d’Aix
Le mythe d’Orphée occupe une place unique dans la culture occidentale tant il a inspiré de
nombreux artistes dans tous les domaines de la création, de l’Antiquité à nos jours. En littérature,
c’est un motif récurrent de la poésie, présent aussi bien chez Virgile et Ovide que dans les œuvres
des poètes de la Renaissance, au premier rang desquels Ronsard et Du Bellay, ou celles de Hugo,
Nerval et Apollinaire. Les peintres ont abondamment représenté Orphée jouant de la lyre au milieu
de la nature, ses amours avec Eurydice et sa mort tragique. En musique, ce mythe est indissociable
de l’histoire de l’opéra dont il sert de sujet à trois des premières œuvres du genre – l’Euridice de
Peri ( 1600 ) puis de Caccini ( 1602 ) et l’Orfeo de Monteverdi ( 1607 ) – avant d’être largement
repris par d’autres compositeurs comme Gluck. Cet engouement à travers les siècles s’explique
par la fascination qu’exerce la mythologie grecque sur le monde artistique, et qui constitue une
réserve presque inépuisable de sujets et d’aventures pouvant être réécrits ou réinterprétés. Mais
il est également lié à la figure même d’Orphée – celle du héros poète et musicien confronté à la
fatalité de la mort, et qui tente par amour de renverser l’ordre naturel du monde – dont le destin
mêle inextricablement les thèmes de l’amour, de la mort et de l’art.
LE MYTHE D’ORPHÉE
Il existe de très nombreuses variantes du mythe d’Orphée dont la mention la plus ancienne connue
apparait dans un poème d’Ibycos au VIe siècle av. J.-C. Les versions les plus célèbres aujourd’hui
sont celles présentées par Virgile dans ses Géorgiques et Ovide dans ses Métamorphoses. Orphée
passe généralement pour le fils de Calliope, la muse de l’éloquence et de la poésie épique, et du
roi de Thrace Œagre. Dès sa naissance, ses dons exceptionnels pour la musique ravissent Apollon,
parfois considéré comme son véritable père, qui lui fait cadeau d’une lyre forgée par Héphaïstos
et le guide avec l’aide des muses dans son apprentissage. La puissance de son art est telle que ses
chants sont capables d’apprivoiser les bêtes les plus féroces et de mouvoir les rochers inanimés.
Sur son passage, les animaux le suivent, les arbres s’inclinent et les rivières se détournent de leur
lit pour l’écouter.
LA MORT D’ORPHÉE
Désormais seul, Orphée se retire du monde pour chanter sa peine et son amour. Sa fidélité
inflexible à la mémoire d’Eurydice provoque la colère des Ménades, les adoratrices de Dionysos qui
célèbrent leur dieu par des danses, des cris et une ivresse constante. Prises d’une furie sanguinaire
en croisant la route d’Orphée, elles se précipitent sur lui, le démembrent et jettent les restes de
son corps dans l’Euros. La mort d’Orphée ne met pourtant pas fin à son amour : sa tête emportée
par le courant continue de célébrer Eurydice. Cette fidélité extrême, par-delà la mort, émeut Zeus,
qui décide de placer la lyre du héros dans le ciel – ainsi naît la constellation de la lyre – tandis que
ses membres sont enterrés par les muses éplorées sur l’île de Lesbos, qui devient l’île de la poésie.
Orphée ramenant Eurydice des enfers ( 1861 ) – Jean-Baptiste Camille Corot ( 1796–1875 )
AUX ORIGINES DE L’ŒUVRE
La légende de Laylâ et Majnûn
par Mathilde Chèvre, chercheuse à l’Iremam et docteure en études arabes ( littérature )
L’HISTOIRE
Dans Le Livre des chansons recueillies au Xe siècle à Bagdad, on entend cette histoire :
Le père de Majnûn, sa mère et les hommes de la tribu allèrent trouver, tous ensemble, le père de Laylâ,
pour l’exhorter et l’adjurer au nom de la Miséricorde divine, de ne pas continuer ainsi. « Cet homme, lui
dirent-ils, est réellement en train de périr ; plus encore, et plus affreux : sa raison le quitte. Et toi, en le
traitant ainsi, tu fais la désolation de son père et sa famille. Nous t’adjurons, par la Miséricorde divine,
de ne pas continuer ainsi. Par Dieu, Laylâ n’est pas mieux née que lui et tu n’as pas autant de bien que
son père. Celui-ci te fait juge de la dot à verser, et si tu veux qu’il se dépouille de ses biens en ta faveur,
il le fera. » Mais le père de Laylâ refusa et jura, par tous les serments du monde, qu’il ne marierait
jamais sa fille au jeune homme. « Vais-je, dit-il, nous déshonorer, ma tribu et moi, en agissant comme
aucun Arabe ne l’a fait en marquant ma fille du sceau de l’infamie ? » Alors, les parents de Majnûn s’en
allèrent, tandis que le père de Laylâ, pour confirmer son désaccord sans plus attendre, mariait sa fille à
un homme de la tribu.
Majnûn source de déshonneur ? Pourtant, il est le fils préféré d’un seigneur de la tribu des Banû ‘Amir,
propriétaire de riches troupeaux, il est aussi le plus beau et le plus puissant des enfants de sa tribu,
doué d’un don pour la poésie. Pourtant, Majnûn, dont le vrai prénom est Qays, connaît sa cousine
Laylâ depuis l’enfance et partage avec elle le goût des poèmes. Pourtant, ces deux-là s’aiment, selon
une version de l’histoire, depuis leur enfance partagée à converser tout en gardant les moutons,
et selon une autre, depuis ce soir où Majnûn se rendit à la tente du père de Laylâ pour demander
d’emprunter de la nourriture. Laylâ lui apporta du beurre, et le versa dans son bol.
Nous parlions tous deux, pendant ce temps, tout à notre conversation, et Laylâ versait le beurre, emplissait
le bol à ras bord, sans que nous nous en rendissions compte. Et cependant, le beurre coulait, tant que nos
pieds pataugeaient dedans.
Dans une autre version encore, Majnûn est un Don Juan qui séduit une à une les dames de sa tribu,
jusqu’à Laylâ, dont il tombe amoureux fou quand elle se met à lui parler. Ainsi dans tous les cas,
Majnûn et Laylâ se rencontrent-ils par la parole, et leur amour grandit par la poésie.
Or, c’est dans le poème et le chant d’amour que réside le déshonneur. Le scandale n’est pas lié aux
mœurs, il était tout à fait admis que les garçons aillent parler avec les filles, ni à la déclaration d’amour
entre Majnûn à Laylâ, mais au fait que Majnûn clame cet amour à la face du monde, qu’il le chante,
qu’il le crie en poésie, et qu’il foule partant le territoire des pères, auxquels revient l’honneur et le
pouvoir de l’annonce publique. Majnûn refuse de jouer le jeu et érige « la poésie en tactique du fait
accompli », dût-il « en folir, en mourir », selon l’expression de son traducteur en français André Miquel.
Quand la nouvelle [ du mariage de Laylâ ] parvint à Majnûn, il fut au désespoir qu’on lui eût ravi Laylâ et
sa raison sombra tout à fait. ( … ) Le père de Majnûn l’emmena donc en pèlerinage, mais quand ils furent
à Mîna ( près de la Mekke ), Majnûn entendit, dans la nuit, quelqu’un qui criait : « Laylâ ! » Il poussa
un tel hurlement que tout le monde crut que c’en était fait de lui, tomba évanoui et le resta jusqu’au
lendemain. Il reprit alors connaissance, le teint décomposé, hagard, et récita des vers. ( … ) De ce
moment, la passion l’égara, et il ne fut plus maître de sa raison perdue. On raconte qu’il errait au désert
avec les bêtes sauvages, ne mangeant rien d’autre que les herbes qui poussaient là et ne buvant qu’avec
les antilopes. ( … ) Ses cheveux et ses poils s’allongèrent, les antilopes et autres bêtes ne le fuirent plus.
Après ce cri entendu dans la nuit, Majnûn, dont le surnom veut dire « fou », sombre tout
à fait dans les ténèbres de la folie, il déclame des vers et poèmes d’amour à Laylâ, dont
le prénom évoque à la fois la féminité et la nuit. Majnûn écrit jusqu’au dernier moment,
puisqu’on le retrouva mort sur une roche noire aux couleurs de la nuit. Entre sa dépouille et
le sol, gisaient les derniers vers qu’il eut écrit.
Ainsi vécu et mourut Majnûn, fou d’amour au point d’en prendre le nom, qui selon toute
vraisemblance n’a jamais existé. « Nous le savons : si une histoire est belle, et bien racontée, elle
nous impose d’y croire, de redevenir assez enfants pour que toutes les forces de notre imagination
s’emparent du héros, lui donnent corps en notre désir et en notre mémoire. Les Arabes, avec
Majnûn, ont fait mieux encore : personnage légendaire, il est devenu au fil des siècles, un homme
de chair et de sang, doté d’une biographie, et même d’un portrait ».
Entre ces deux époques, prend forme l’amour courtois dit ‘udhrite, qui tient son nom des Banû
‘Udhra, une tribu originaire du sud de l’Arabie, « pauvre tribu, sinon tribu pauvre. Elle est mi-sédentaire
mi-nomade, la pire des situations : les riches palmeraies sont aux mains de l’aristocratie mekkoise
ou médinoise, tandis que les grandes routes caravanières ( sont ) contrôlées par les tribus bédouines
de haut rang ( … ) L’Islam, quand il apparaîtra, viendra accentuer cette marginalité : les Banû ‘Udhra,
décidément à côté de l’événement, rejetteront l’appel du Prophète et ne se convertiront qu’après
sa mort, ( … ) ils n’assumeront aucun rôle politique, ne fourniront aucun grand nom. À croire que
l’histoire, la vraie, leur avait échappé de toujours. » Mais du fond de cette marginalité historique et de
leur vallée isolée monta le chant d’amour qu’ils avaient inventé, et leur nom retentit lié à ce nouveau
genre poétique. « Nous étions, dit un ‘Udhrite, la tribu au cœur le plus tendre, mais les Banû ‘Amir
nous ont surpassé avec leur Majnûn ».
Le prénom même de Majnûn, outre la folie, évoque l’idée d’un enveloppement et la nuit devient alors
métaphore du pouvoir de l’amour qui enveloppe celui qui s’y plonge. « Le verbe janna, dont majnûn
est le participe passé, évoque tout enveloppement, et notamment celui de la nuit embrassant la
terre. ( … ) La symbolique ( du nom de Laylâ ) opère ici par d’autres voies. Il ne s’agit plus maintenant
d’évoquer la nuit telle qu’elle, mais de connoter son infini et impérieux mystère, d’en faire le symbole
de la toute-puissance de l’aimée sur celui qui aime. »
La nuit est comme l’amour qui enveloppe, mais elle est aussi le décor de l’aventure amoureuse : c’est
une nuit que Majnûn va demander nourriture à la tente de Laylâ et que perdus dans leur discussion,
ils laissent verser le beurre ; après l’interdiction paternelle, c’est de nuit que les amants se retrouvent ;
devenu fou, c’est dans la nuit finale de sa folie que Majnûn se perd et déclame ses vers, jusqu’aux
derniers trouvés sur une roche noire, comme les ténèbres.
Note : les textes entre guillemets sont extraits des deux œuvres d’André Miquel.
L’Évanouissement de Laylâ & Majnûn,
page enluminée issue du troisième livre du Khamseh de Nezâmi
FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE 2018
Opéra participatif
Conception d’Airan Berg
Livret de Martina Winkel et Fatena Alghorra
création mondiale
Conçu par l’artiste Airan Berg, Orfeo & Majnun est un projet multidisciplinaire et participatif,
explorant à travers un parcours urbain et un nouvel opéra les multiples facettes de deux mythes
fondateurs des civilisations occidentales et orientales : Orphée & Eurydice et Layla & Majnun.
ÉCHOS INTERCULTURELS
Le mythe antique grec d’Orphée et Eurydice fusionnera avec la célèbre histoire d’amour arabe de
Layla et Majnun dans le cadre d’un projet pluridisciplinaire basé sur des ateliers, rassemblant des
citoyens de tous âges et de tous milieux. Le premier volet du projet débouchera sur une procession
en plein air mettant en scène des animaux et créatures mythiques qui jouent un rôle important
dans les deux histoires, de pair avec des contenus créés par les communautés locales. La seconde
partie entrelacera les deux histoires dans un spectacle lyrique, où éléments culturels, styles
musicaux et langues se feront écho ; des artistes professionnels composeront avec les participants
des diverses communautés une riche mosaïque de performances musicales interculturelles.
ORPHÉE ET EURYDICE
La musique, et tout particulièrement le chant, jaillit des émotions et les suscite. L’un des principaux
mythes de la création de la musique exploite abondamment ce potentiel émotionnel et articule
son histoire d’amour et de mort autour de la musique, ce puissant instrument d’expression,
presque magique, aux qualités apaisantes, ensorcelantes et profondément émouvantes. Orphée,
poète et musicien de l’Antiquité, fils de la muse Calliope et, dans certaines interprétations, du dieu
Apollon, était, dans l’imaginaire des Grecs anciens, non seulement le meilleur musicien de son
époque légendaire mais aussi le créateur de la danse et du chant, un héros culturel. Il était donc
parfaitement logique que le mythe le mettant en scène avec sa bien-aimée Eurydice joue un rôle
majeur lors de la naissance de l’opéra, nouvelle forme artistique de la Renaissance. ( … )
LAYLA ET MAJNUN
Cette célèbre romance, presque inconnue du public d’Europe occidentale, a été écrite par le
poète Nezâmi en 1188. Il s’agit en réalité de la transcription en farsi d’une vieille légende arabo-
bédouine préislamique avec ses variantes, contant l’histoire probablement vraie du poète Qays,
qui sombra dans la folie ( majnûn veut dire « fou » ), submergé par sa passion pour la belle Layla.
( … ) En 1908, le conte a servi de livret pour le premier opéra du Moyen Orient, que l’on doit au
compositeur azerbaïdjanais Uzeyir Hajibeyov alors jeune. Ce premier opéra « islamique » a été
créé à Bakou. De nombreuses autres compositions et interprétations de la légende ont suivi depuis
lors. L’histoire de ces amants maudits a été interprétée de diverses manières, tantôt comme une
idylle profane, tantôt comme une allégorie mystico-religieuse, elle a essaimé au fil des siècles dans
de nombreuses langues et versions, allant des poèmes, épopées et ballades aux chansons pop et
films de Bollywood.
TRANSCENDANCE
À l’instar d’Orphée et Eurydice, dont le mythe a marqué les débuts du genre artistique « opéra » en
Occident, Layla et Majnun, formant un couple emblématique, sont les protagonistes du premier
opéra de la culture du Moyen Orient. Orphée et Majnun sont devenus l’incarnation même de la
beauté et du pouvoir émotionnel du chant, de la musique et de la poésie. Prière et lamentation,
joie et deuil, amour, perte et désir s’entremêlent dans leur poésie, alors qu’ils vivent dans une
énigmatique présence transitionnelle, déployée entre un passé aux réminiscences persistantes et
une absence faite de désir ardent et de projections – entre souvenir et rêve. Tout comme Orphée,
Majnun épanche sa douleur et sa passion dans la poésie, partageant ses vers avec la nature sauvage
et ses créatures. Les deux poètes-musiciens se retirent dans des contrées désertiques ; tous deux
expriment leur passion et leur chagrin dans de magnifiques poèmes et chansons ; et ils n’ont plus
que les animaux pour compagnons. Alors qu’Orphée est séparé de sa femme Eurydice par la mort,
la bien-aimée de Majnun, Layla, lui est déjà inaccessible de son vivant, et la mort qui les sépare finit
par les réunir. Ces récits parlent d’expériences humaines élémentaires et essentielles : l’amour, la
perte d’un être cher et le deuil. Ils parlent de la mort, du souvenir et du prix de la survie.
Parmi les autres thématiques abordées, citons la question du genre, la relation souvent maudite
entre les amants, les rôles figés de l’homme et de la femme dans la société et les arts, ou encore la
relation troublante et mystérieuse entre Éros et Thanatos. Les deux femmes ont un rôle différent :
contrairement à Eurydice, réduite au silence dans le mythe antique, Layla est aussi loquace que
Majnun – elle écrit des poèmes et des mélodies évoquant son amour pour lui, tout en endurant le
sort d’une femme qui ne peut vivre la vie qu’elle désire. L’opéra donnera une voix forte à Eurydice
et Layla, en plaçant les deux femmes au cœur de la narration et en relatant les récits depuis leur
perspective, tout en faisant allusion au rôle et aux droits des femmes au sein des différentes
cultures. ( … )
Extrait de la description de projet par AIRAN BERG et MARTINA WINKEL, juillet 2016
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