Vous êtes sur la page 1sur 10

Pallas

Exil et exilés dans les tragédies d'Euripide


Lucien Bordaux

Citer ce document / Cite this document :

Bordaux Lucien. Exil et exilés dans les tragédies d'Euripide. In: Pallas, 38/1992. Dramaturgie et actualité du Théâtre
Antique. pp. 201-208;

doi : https://doi.org/10.3406/palla.1992.1247

https://www.persee.fr/doc/palla_0031-0387_1992_num_38_1_1247

Fichier pdf généré le 09/03/2023


Résumé
Les condamnations pour impiété ou pour meutre, les ostracismes et les guerres civiles
multiplièrent au Ve siècle les exils. L'actualité continuait ainsi la tradition littéraire puisque
l'Odyssée connaissait l'exil, sanction de crimes politiques et qu'en matière de meurtre l'usage dans
Yépos avait précédé le code de Dracon en permettant à un meurtrier de payer son crime en
s'exilant.
Mais là où Homère mentionne à peine les épreuves de l'exil, là où les héros d'Eschyle les utilisent
dans leurs prières pour obtenir des dieux et des hommes le rétablissement de la Justice, Euripide
en détaille les souffrances morales et matérielles. On voudrait montrer qu'au-delà d'un sombre
tableau accordé à sa poétique de la douleur le dramaturge tire de ce thème des situations
commodes pour engager, développer ou clore une action, y faire se révéler ses personnages et,
par certaines scènes, susciter plus de réflexion que de parti-pris sur l'actuali té politique.

Abstract
In the fifth century sentences for impiety or murder, ostracism and civil wars drove many into exile.
Current events were thus carrying on the literary tradition, since the Odysseus knew of exile as a
sanction to political offences and since, regarding murder, the custom in epos had anticipated
Draco's code by allowing the murderer to atone for his crime by going into exile.
But where Homer scarcely mentions the trials of exile, where Aeschylus' heroes use them in their
prayers as a way to obtaining from gods and men the restoration of justice, Euripides describes its
moral and material sufferings in detail. We would like to show that, beyond a gloomy picture in
keeping with his poetic vision of woe, the dramatist derives from the theme situations that can
conveniently initiate, develop or close an action wherein his characters can find scope for self-
revelation and certain scenes be conducive to reflection rather than partisan thought on the current
political events.
EXIL ET EXILES DANS LA TRAGEDIE D'EURIPIDE

par Lucien BORDAUX *

La poésie antérieure à Euripide distinguait les exilés qui fuyaient le châtiment d'un
meurtre (quelques combattants de XIliade ou vagabonds de X Odyssée 1) ou allaient,
comme l'Oreste d'Eschyle, épuiser à l'étranger la virulence de leur souillure, des
victimes de persécutions ou des vaincus des luttes poli tiques 2. Euripide a traité l'exil
d'Oreste criminel dans Iphigénie en Tauride, Oreste et à la fin d'Electre et inventé le
même genre d'exil pour Héraclès et les filles de Cadmos. Il a également représenté des
exilés victimes d'usurpateurs - les Héraclides, Polynice, Oreste et même Electre 3 - ou
de condamnations brutales qu'il a inventées pour Médée à Corinthe et pour Hippolyte.
L'histoire récente avec les ostracismes, dont celui de Thémistocle qui avait beaucoup
frappé, et avec les expulsions ou la fuite d'acteurs des luttes civiles, en particulier
pendant la Guerre du Péloponnèse, avait multiplié les épreuves de l'exil 4 et ne pouvait
que charger la représentation des résonances de l'actualité.
Les exilés chez Homère sont accueillis et intégrés. Le bref rappel de leur histoire
avec, d'un mot, leur errance 5 ou leur souffrance sert à identifier leur personnage et à
donner la raison de sa présence. Chez Eschyle, ils sont anxieux mais protégés. Leur
errance ou leur détresse sont exprimées essentiellement dans leurs prières pour forcer
l'aide des hommes et des dieux 6. Zeus Ίκέσιος ou Αφίκτωρ veille sur eux. La fin de
l'exil d'Oreste s'annonce dès les transes de Cassandre (Ag., v. 1282) et le chœur des
Choéphores salue en lui « l'exilé annoncé par Pythos poussé par les desseins des
dieux » (Cho., v. 940-41). Dans le théâtre d'Euripide, les exilés sont seuls et, en
dehors du discours de Thésée à Héraclès, obtiennent plus difficilement la protection des
hommes.
L'errance prend plus d'importance, avec la multiplication des occurrences du champ
de άλάομοα 7. S'y ajoutent le cortège des maux inséparables de l'exil - la pauvreté 8, la
mendicité 9 et la faim chez un Polynice passant des jours sans manger et réduit à se
battre comme une bête pour un gîte 1° - la dégradation du prince en mercenaire H et
du citoyen en esclave 12, la perte de tout lien familial et civique 13 qui fait peser sur
une άπολις comme Médée une existence d'insurmontables traverses 14. Encore la vie
de l'exilé n'est-elle pas garantie même en territoire étranger : Egisthe a tenté d'y faire
assassiner Oreste I5 et la violence frappe les Héraclides dans le sanctuaire même où ils
ont trouvé asile après leur expulsion de toutes les cités sous la pression du roi d'Argos.
Aussi l'exil et les exilés sont-ils souvent désignés par des adjectifs du champ lexical de

* Université de Toulouse-Le Mirail (France).


202 LUCIEN BORDAUX

la souffrance et du malheur, que l'on ne trouve pas chez Homère ou Eschyle : τλήμων,
τάλαινα, <4θλιος , μέλεος, οίκτρός , δυστυχής. Le chœur de Médée affirme qu'« il n'y a
pas de plus grande épreuve que d'être privé de la terre de sa patrie » (v. 649-51) et
Polynice répond à sa mère qu'« être privé de sa patrie est un très grand malheur, pire en
fait que ce qu'on en dit » 16.
Les épreuves, seuls deux personnages en relatent brièvement l'expérience ; Oreste
dans Electre (v. 234-236) et dans Iphigénie en Tauride (v. 947 sqq.) et Polynice dans
Les Phéniciennes. Euripide fait plus de place ici aux appréhensions qu'aux souvenirs et
use plus d'un pathétique de l'illusion ou de l'avant que d'un pathétique de l'après 17.
Electre ignorant que son frère est déjà là l'imagine dans un douloureux exil 18. Avant
l'exil, les personnages ou leurs proches en redoutent les épreuves, Hippolyte, Agave et
le chœur de Médée en posant anxieusement la question du lieu d'asile 19, Megara en
craignant la pauvreté 20. Electre, Agave, Hippolyte - imités par leurs proches - cèdent
aux larmes et aux plaintes au moment de se séparer de leur patrie et des leurs 21. C'est
une telle épreuve que Médée peut affirmer à Jason, sans être suspecte, que pour sauver
ses fils de l'exil elle donnerait sa vie, pas seulement son or (v. 967-968).
L'exil est une figure de la mort : ΰστατον γαρ σ' είσορών προσφθέγγομαι dit
Hippolyte au sol de Trézène dans un adieu plein d'ironie tragique (v. 1067), et le
troisième stasimon joue de cette ambiguïté avec un lexique de l'arrêt et de la fin qui
suggère bientôt la mort 22. Le chœur des vieillards de XHéraclès quitte la scène sur les
mots τα μέγιστα φίλων όλέσαντες (ν. 1428). En adressant à sa sœur ses derniers
mots 23 f Oreste lui demande de lui dire adieu avec un thrène : θανόντος ώς επί τύμβω
καταβρτίνησον (ν. 1325-1326). Jocaste au début des Phéniciennes porte déjà le deuil de
Polynice et Œdipe s'écrie au moment où Créon l'exile (v. 1620-1621) :
τίμ' άρδην ώδ' άποκτείνεις Κρέον;
άποκτενεΐς γαρ, εϊμε γης £ξω βάλεις.
L'exil est même pire que la mort, si l'on en croit Thésée 24 ou le chœur de Médée
souhaitant connaître la mort avant l'exil (v. 647-648).
Mais Euripide n'use pas toujours de ce registre de pathétique. Il peut, pour
critiquer une tradition, présenter l'exil comme un progrès sur les vengeances barbares :
Tyndare estime que c'est le châtiment légal, sage et pieux qu'Oreste aurait dû infliger à
Clytemnestre 25, et lors du procès d'Oreste et d'Electre, c'est la peine, conforme à la
piété, proposée par le prestigieux roi Diomède, alors que le type même du démagogue,
au verbe brutal et incontrôlé, réclame et obtient la peine de mort 26. Le thème de l'exil
est en fait riche de possibilités dramaturgiques, qu'il serve de ressort de l'action* de
révélateur d'une personnalité ou de support de réflexion politique.
Eschyle avait commencé les Suppliantes par l'exil des Danaïdes et avait inséré
l'action des Choéphores entre deux exils d'Oreste. Euripide, avec un autre traitement,
s'est souvenu de cette construction non seulement dans Electre, mais aussi dans Médée
et Héraclès dont l'action s'inscrit entre deux exils qui semblent en marquer la tragique
EXIL ET EXILÉS CHEZ EURIPIDE 203

absurdité : là où les Euménides font rentrer Oreste dans son palais (v. 764), au terme
d'une série d'exils commencée avec celui de Thyeste, continuée par celui dEgisthe et
achevée par le sien 27, et ignorent complètement Electre, pour s'achever sur le nouvel
équilibre politique de la cité, VElectre se termine sur la séparation définitive dans les
larmes du frère et de la sœur. Les travaux d'Héraclès, accomplis pour prix de son retour
à Argos avec son père, exilé comme lui (v. 13-25), le voient finir en exil à Athènes.
Le célèbre monologue de Médée joue sur l'apparence d'adieux déchirants d'une mère
exilée à ses enfants qui demeurent (v. 1021-1039), et par là donne à l'héroïne, dans le
crime même qui détermine son exil préparé à Athènes, l'image d'une victime s'avançant
« vers la barrière d'une vie de douleurs » (v. 1245). Dans les trois cas, un exil a
déclenché une action qui a conduit son auteur à un nouvel exil. L'expulsion d'Œdipe à
la fin des Phéniciennes (v. 1758-1761) fait pendant à l'exil de Polynice au début : l'exil
réclamé par Œdipe dans YŒdipe-roi (v. 1436-1437 ; 1449 sqq.) n'est ici qu'une
nouvelle épreuve redouté (v. 1615 sqq.) et déplorée (v. 1723-1724) d'un homme qui vit
dans une seule pièce tous les malheurs du mythe. Malgré la mention de l'oracle de
Loxias et du bois de Colone (v. 1703-1707), cet exil n'est, dit Antigone, que le
surcroît de souffrance qu va le faire « loin de sa patrie mourir quelque part » (v. 1734-
1736).
Quand il suit au début des Héraclides le schéma lyrique du dialogue Pelasgos-
Danaïdes des Suppliantes d'Eschyle 28, Euripide le transforme en un agôn juridique 29
où la polyvalence du mot φυγή permet de débattre du statut légal des exilés : leurs
poursuivants les tiennent pour des fugitifs (δραπέτας , ν. 140) qui relèvent des seules
lois de leur pays ; ils plaident, eux, que bannis par décret ils sont des étrangers à leur
cité (ξένοι, ν. 189) qui n'ont plus rien à voir avec Argos, en l'absence de convention
d'extradition. Et cet exercice rhétorique conduisant à une aporie appelle une réponse
politique : Démophon - incarnation des valeurs et de la fierté nationales d'une Athènes
refusant tout ultimatum - reproduit, quand il tient toute hésitation pour déshonorante
et suicidaire (v. 243-246), les arguments de Périclès appelant au début de la guerre à ne
pas céder aux exigences Spartiates d'abroger le décret contre Mégare 30.
Plus complexe est l'utilisation de l'exil dans Hippolyte. Euripide, au prix de
quelques inconséquences 31, en situe l'action à Trézène 32 où Thésée est exilé après le
meurtre des Pallantides (v. 34-37). C'est un roi en exil qui prononce contre son fils
une sentence d'exil, situation irréelle qui souligne l'étrange condamnation inventée par
Euripide. L'exil d'Hippolyte est sans aucun effet sur le dénouement. Le roi a déclenché
sur son fils le mécanisme infaillible d'une imprécation qui le condamne à mort le jour
même (v. 888-890) et ses doutes sur ses chances d'être exaucé par Poséidon sont sans
fondement 33 et ne tendent qu'à rendre vraisemblable son recours à l'exil comme
châtiment de substitution, présenté pour la circonstance comme pire que la mort (v.
1047). Du même coup, Hippolyte ignorant l'imprécation lancée en son absence, l'exil
est l'enjeu et la raison d'être d'un agôn sous forme de procès en appel, invraisemblable
autrement 34, agôn retardateur et sans influence sur l'issue, mais révélateur de la vraie
204 LUCIEN BORDAUX

nature d'Hippolyte. Il avait des raisons de rompre le silence auquel il s'était engagé à
l'aveuglette devant la seule nourrice (v. 612) par un serment sur la validité duquel il
avait exprimé des réserves (v. 612). Il envisage de le faire et dit n'y renoncer que parce
que même une dénonciation au prix d'un parjure n'ébranlerait pas son père (v. 1060-
1063). Mais cet aparté n'est, comme le montre la suite des répliques, qu'une tentative
de susciter, par son énoncé énigmatique, le doute de son accusateur et en aucune
manière un calcul pour jouer froidement la comédie de la piété. C'est vraiment par
piété qu'Hippolyte assume jusqu'au bout l'exil que lui fait encourir son serment,
l'épreuve que, par une ironie tragique, il appelle διόλλυμαι (ν. 1061). Cet enjeu de
l'exil a permis à Euripide d'ouvrir dans la tragédie un temps pendant lequel le jeune
marginal farouche révèle une personnalité héroïque en acceptant une terrible épreuve,
par fidélité à une valeur sans doute déjà mise à mal par la critique morale qu'analyse
Thucydide à propos des événements de Corcyre et où il note que les serments ne
valaient que « sur le moment » 35.
En dehors de ces deux exemples où sur une condamnation à l'exil Euripide
développe un agôn avec chacun son effet propre, d'autres scènes de l'œuvre ont une
fonction plus incertaine. La recherche des allusions est souvent douteuse 365 a fortiori
quand les dates manquent et qu'on cherche précisément à les établir par des allusions.
La scène finale de l'Héraclès présente malgré les larmes du héros un exil réconfortant
Elle signifiait pour R. Goosens une annexion d'Héraclès par Athènes, en réponse à la
fondation auprès de l'Oeta de la colonie Spartiate d'Héracleia, menaçante pour
Athènes 37 et pour E. Delebecque, à travers le désespoir surmonté du héros, « une
leçon de ténacité patriotique pour les Athéniens » après la défaite de Délion 38 ;
J. Carrière 39, tout en acceptant la date de 424, voyait dans l'exil d'Héraclès à Athènes,
soutenu par un Thésée reconnaissant, un rappel de la fraternité des Guerres Médiques.
Cette interprétation mérite d'être reprise en considération dès lors que l'étude des
résolutions du trimètre iambique 40 rend très probable une date comme 416 ou 414,
contemporaine du pacifisme des Troyennes. Héraclès peut être à la fois dans la pièce le
héros panhellénique que célèbre le premier stasimon 41 et, à partir du moment où entre
en scène le héros athénien Thésée, devenir le symbole du seul monde dorien 42. Un
spectateur d'Athènes, voyant Thésée venir par compassion (v. 1202) payer sa dette (v.
1169) en proclamant sa haine de l'ingratitude (v. 1223) et inviter à deux reprises
Héraclès à lui donner la main (v. 1398 et v. 1402) sans souci du sang et de la
souillure, devait difficilement se défaire de l'image idéalisée de l'alliance de 480 déchirée
par les guerres ultérieures. Sans qu'on songe à réduire le drame du destin à une allégorie
politique, il est difficile de croire que l'image de l'attelage amical, le ζεύγος φίλιον du
v. 1403, dans lequel Héraclès accepte d'entrer, emmené par un Thésée qui se fait aussi
rappeler ses faiblesses passées (v. 1415) n'ait pas suggéré le souvenir et la perspective
d'une amitié plus utile que toutes les rivalités de puissance. Les derniers mots
d'Héraclès, au-delà du topos sur la supériorité de l'amitié peuvent aussi condamner une
funeste rivalité entre deux cités symbolisées respectivement par πλούτος et σθένος 43.
EXIL ET EXILÉS CHEZ EURIPIDE 205

L'attelage rompu, c'est précisément l'image employée dans les Phéniciennes pour
désigner la guerre, non plus extérieure, mais intestine. Œdipe y baigne de larmes « le
regret du couple fraternel séparé de la maison » (v. 328-330). Cette pièce, proche de la
révolution oligarchique de 411, fait à l'exil une plus large place que toute autre,
comme l'avait noté Max Pohlenz 44, La multiplication des exils au moment du drame,
relevé par Thucydide 45, en particulier celui d'Alcibiade, peut partiellement expliquer
cette insistance, mais, loin d'être une œuvre de propagande pour le retour d'Alcibiade,
c'est, comme l'a montré J. de Romilly 46 > un drame de la φιλοτιμία qui donne une
leçon qui « appartient à l'histoire des idées ». L'exil de Polynice amène sur la scène
deux discours, deux attitudes différentes à l'égard du même homme traître à sa patrie.
Il y a l'affection et les seuls liens du sang représentés par Jocaste 47 et plus encore
par Antigone qui y ajoute le regard d'une enfant : Euripide, en recréant une teichosco-
pie, a voulu modifier la belle ordonnance de la scène des boucliers des Sept contre
Thèbes où la mise en place de l'attaque et de la défense aboutissait, par rénumération
des sept assaillants, à la manifestation de la malédiction et du destin 48. ici Antigone,
qui se fait nommer par le pédagogue chaque chef ennemi avant de le maudire, recherche
soudain, après le troisième chef, son frère Polynice :
Που ô" ôç έμοίμιας έγένετ' έκματρος...
...που 'cm Πολυνείκης; (ν. 156-1568)
et elle souhaite aller rejoindre le « pauvre exilé » en exprimant son affection avec le
même vocabulaire que Jocaste 49. Par contraste, Xagôn qui suit entre les deux frères ne
met en jeu que le discours politique de la revendication et du partage d'un pouvoir à
prendre ou à garder 50. Cet épisode est comme la représentation scénique de la
remarque célèbre de Thucydide sur la crise des valeurs du monde grec : καΐ μην τό
ζυγγενές τοΰ εταιρικού άλλοτριώτερον έγένετο (III, 82, 6). Ici aussi la voix du sang
et de l'affection est impuissante contre la logique de l'ambition.
Le spectacle de l'exil a fourni à Euripide des effets multiples. Combinant épreuves
matérielles et souffrance intérieure, il ne pouvait qu'émouvoir un public sensibilisé à
des drames que la guerre multipliait. Il prenait par là même une dimension politique,
d'autant que le poète semble, après les Suppliantes, avoir voulu moins user de
l'allusion du militant que susciter la réflexion en éducateur. En dehors de l'exaltation
patriotique des Héraclides où un exil opposait persécuteurs et défenseur d'innocentes victimes,
les malheurs de l'exil ont rééquilibré et transformé l'image traditionnelle d'Héraclès et
de Polynice : le dorien brutal est devenu un père pitoyable, l'assaillant traître un fils et
un frère aimé. Le spectacle de la douleur évacue le regard partisan, partage la sympathie
et rend le jugement complexe. Sur l'actualité qui le mobilisait au moment des
Héraclides, le poète invite, avec le même thème de l'exil, à un regard plus distant.
La punition de Jason et la consolation d'Artémis avaient nuancé le tragique de
l'exil de Médée et de la mort d'Hippolyte. Mais en terminant par un exil désolé Electre
en 413, Les Phéniciennes en 410 et Les Bacchantes en 407 - où Cadmos, le sectateur
206 LUCIEN BORDAUX

de Dionysos, est exilé comme Agave, la négatrice de sa divinité -, Euripide donnait à


ses drames la conclusion d'un pessimisme sans contrepartie dont on a noté la montée
dans son œuvre 51. Etait-ce celui qui l'avait conduit lui-même à l'exil ?

NOTES

1 . Iliade Π, 667 ; Xffl, 695-96 ; XV, 334-35 ; XV, 432 ; XVI, 574 ; ΧΧΙΠ, 85-87.
Odyssée ΧΠΙ, 253 sqq. ; XIV, 380 ; XV, 272-76 ; ΧΧΙΠ, 118-20.
2. Odyssée, XX, 217-23 ; XVI, 376-82.
3. Pour Electre, éloignée de sa cité, cf. Electre v. 2, 35-96 ; le vieillard lui-même est exilé
aux confins d'Argos (id., v. 412). Il faut ajouter le Teucros d'Hélène où la correction
proposée par H. Grégoire de φυγάς en φίλοις (ν. 90, C.U.F.) ne semble pas s'imposer.
4. Cf. Thucydide Ι, ΧΧΙΠ, 1 -2.
5. Mentionnée trois fois : Od., XIV, 380 ; XV, 276 ; //., Π, 657 avec ici les souffrances.
6. Cf. Suppliantes, v. 202 et 349 ; Choéphores, v. 195 et 249-250.
7. Médée, v. 515 ; Héraclides, v. 15, 51, 224, 364 ; Hippolyte, v. 974, Electre, v. 139,
202, 205, 589, 1113 ; Phéniciennes, v. 1705, 1739.
8. Héraclès furieux, v. 303-304.
9. Méd., v. 515; Her., v. 318.
10. Ph., v. 401, 412, 420.
11. EL, v. 130-131 ; v. 205-206.
12. Ph., v. 393, 395 ; cf. J. de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté 2,
Paris, 1991, p. 63.
13. Hipp., v. 1085 ; Her., ν. 189 ; Ph., v. 619.
14. Méd., v. 644-647.
15. EL, ν. 32-33.
16. Ph., v. 388-389.
17. Cf. J. de Romilly, L'évolution du pathétique d'Eschyle à Euripide 1, Paris, 1961, p. 18.
18. EL, v. 130 sqq., 201 sqq., 233, 352, 505.
19. Hipp., v. 1066-1067 ; Bacchantes, v. 1372 ; Méd., v. 359-361.
20. H. F., v. 303-304.
21. EL, v. 1339 ; Bacch., v. 1372 ; Hipp., v. 1178-1181. Cf. D. Arnould, Le rire et les
larmes dans la littérature grecque d'Homère à Platon, Paris, 1990, p. 67-68.
22. ούκέτι (ν. 1120), ούκέτι... έπιδάση (ν. 1131), Μοϋσα...λήξει (v. 1135-1136), νυμφίδια
δ' άπόλωλε φυγά σα λέκτρων άμιλλα (ν. 1140-1141), Ετεκες άνόνατα(ν. 1145).
23. EL, ν. 1331 οΰκέτι σ' δψομαι ; ν. 1333 : xà Ôè λόισθιάμοι προσφθέγματά σου.
24. Hipp., ν. 1047 : ταχύς γαρ Αΐδης ρέστος άνδρΐ δυσσεδεΐ.
25. Oreste, ν. 495, 500-503.
26. Ibid., ν. 903-905. Cf. C.W. Willink, Euripides Orestes, Oxford, 1986, p. 231.
27. Agamemnon, v. 1586, 1606, 1668.
28. Cf. R. Aelion, Euripide héritier d'Eschyle, Paris, 1983, t. Π, ρ. 24 sqq.
29. Héracl., v. 120-278. Abondance du champ lexical de la justice : v. 137-138 : πολλά
...δίκαια έχων; ν. 141: νόμοισι; ν. 142: δίκαιοι δ' έσμέν; ν. 143: κυρίους κραίνειν δίκας;
ν. 187: πώς αν... δικαίως; ν. 190: δικαιουμεθ' ; ν.194: τη δίκη μεν ου; ν.252-254: δίκης
κυρήσειν; ή ν δίκαιον η*.
EXIL ET EXILES CHEZ EURIPIDE 207

30. Thucyd. I, 140-141.


3 1 Notées par W.P. Barrett, Euripides Hippolytos, Oxford, 1964, pp. 33-34 et 162-163 :
.

Thésée, roi d'Athènes et de Trézène du vivant de son grand-père Pitthée ! Hippolyte


citoyen de Trézène (v. 12) salué par le chœur comme « l'astre d'Athènes » (v. 1122).
32. D. J. Conacher, Eu.ripid.ean drama, Toronto, 1967, p. 47-49, suppose le choix par E.
d'une version locale du mythe qui faisait dépendre la relation Phèdre-Hippolyte de la
rivalité entre les deux déesses pourvues de sanctuaires à Trézène et permettait de
conjuguer un plan humain et divin.
33. Cf. Les inquiétudes du chœur (v. 973-975) et les paroles d'Artémis : δρ' οίσθα πατρός
τρεις &ρας £χων σαφείς; (ν. 1315) qui répondent au doute exprimé au v.890 : εΐπερ
ώπασας σαφείς" αράς
34. Cf. W.P. Barrett, op. cit., p. 344 : « E. is planning a long debate between T. and H., ...
in the language of the Athenian law courts... A forensic debate on the issue of exile has
verisimilitude ; a forensic debate on the issue of execution by miracle would be
absurd ».
35. Thucyd., ΙΠ, 82, 7.
36. Ainsi, faut-il mettre l'exil de Médée, redoutée pour sa sophia, en relation avec l'exil
d'Anaxagore, vers 433, comme le fait R. Goossens, Euripide et Athènes, Bruxelles,
1962, p. 94-95, et note 114, p. 123 ? ou voir dans le comportement de Jason, attentif
aux seules conséquences matérielles de l'exil de Médée (v. 461-462) et regrettant que
ses éclats lui interdisent de rester à Corinthe auprès du nouveau couple (v. 456), une
allusion aux situations entraînées par la loi restrictive de Périclès sur la citoyenneté qui
entraîna nombre de divorces où l'épouse répudiée pouvait garder une situation d'amie,
comme G. Tarditi, « Euripide e il dramma di Medea », R.F.I.C., n° 5, 35, 1957, p. 370-
71 ?
37. Op. cit., p. 347.
38. E. Delebecque, Euripide et la Guerre du Péloponnèse, Paris, 1951, p. 145.
39. « Autour des dernières réponses aux problèmes de l'Héraclès d'Euripide », Information
littéraire, 2, 1967, p. 73-74.
40. Cf. G.W. Bond, Euripides, Héraclès, Oxford, 1981, p. XXXI.
41. Cf. J. Carrière, « Art et lyrisme : une galerie de métopes dans un chœur tragique »,
Pallas, ΧΧΠ, 1975, p. 1322.
42. Contra G.W. Bond, op. cit., p. XXXQ.
43. H. F., v. 1425-1426 :
'όστχς ôè πλοΰτον η σθένος μάλλον φίλων
αγαθών πεπασθαι βούλεται κακώς φρονεί
44. M. Polhenz, Die Griechische Tragôdie, trad, it., Brescia, 1961, t. I, p. 427-428,
45. Thucyd., VUI, 21, 64, 70, 73, 81.
46. J. de Romilly, « Les Phéniciennes d'Euripide ou l'actualité dans la tragédie grecque »,
R.Ph., 1965, I, pp. 28-47.
47. Cf. v. 304, 317 : τέκος; v.307, 311: ματέρος, ματρός.
48. Cf. Κ. Reinhardt, Aischylos, trad, fr., Paris, 1972, p. 138-139.
49. V. 165-166 :
προς έμόν όμογενέτορα περί δ' ώλένας
βέρα φιλτάτα βάλοιμι
50. V. 474, 485 : άνα μέρος λα&ων; 483: δόμων έμων μέρος ; 485 : τάμαυτοΰ λα&ών; 506:
ίχετν τυραννίδα; 514: τάμα ε^ετυ; 507: ού βόυλομαι παρεΐναι; 513-514: εί... παρείην
σκήπτρα τάμα; 519: ού μεθησομαι; 523: ού παρήσω.
51. Cf. V. di Benedetto, Euripide : Teatro e societâ, Turin, 1971, p. 269, 291.
RESUME

EXIL ET EXILÉS DANS LES TRAGÉDIES D'EURIPIDE

Les condamnations pour impiété ou pour meutre, les ostracismes et les guerres
civiles multiplièrent au Ve siècle les exils. L'actualité continuait ainsi la tradition
littéraire puisque l'Odyssée connaissait l'exil, sanction de crimes politiques et qu'en
matière de meurtre l'usage dans Yépos avait précédé le code de Dracon en permettant à
un meurtrier de payer son crime en s'exilant.
Mais là où Homère mentionne à peine les épreuves de l'exil, là où les héros
d'Eschyle les utilisent dans leurs prières pour obtenir des dieux et des hommes le
rétablissement de la Justice, Euripide en détaille les souffrances morales et matérielles.
On voudrait montrer qu'au-delà d'un sombre tableau accordé à sa poétique de la douleur
le dramaturge tire de ce thème des situations commodes pour engager, développer ou
clore une action, y faire se révéler ses personnages et, par certaines scènes, susciter
plus de réflexion que de parti-pris sur l'actuali té politique.

EXILE AND EXILES IN EURIPIDES' TRAGEDIES

In the fifth century sentences for impiety or murder, ostracism and civil wars
drove many into exile. Current events were thus carrying on the literary tradition,
since the Odysseus knew of exile as a sanction to political offences and since,
regarding murder, the custom in epos had anticipated Draco's code by allowing the
murderer to atone for his crime by going into exile.
But where Homer scarcely mentions the trials of exile, where Aeschylus' heroes
use them in their prayers as a way to obtaining from gods and men the restoration of
justice, Euripides describes its moral and material sufferings in detail. We would like
to show that, beyond a gloomy picture in keeping with his poetic vision of woe, the
dramatist derives from the theme situations that can conveniently initiate, develop or
close an action wherein his characters can find scope for self-revelation and certain
scenes be conducive to reflection rather than partisan thought on the current political
events.

MOTS-CLÉS

Grèce, Euripide, exil, exilés, souffrance, actualité.

Vous aimerez peut-être aussi