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CM5 L1 2023 Grèce archaïque - Mythes de fondation et hellénicité

Bibliographie
1- P. GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie, Paris, PUF, 1963
2- C. G. SCHWENTZEL, M. DANA, S. LEBRETON, F. PRETEUX, Les diasporas grecques VIIIe-
IIIe s., Atlande 2012
3- M.-Th. SCHETTINO, "Les Grecs sur le départ : légendes, pensées, utopies et désirs
d'expérimentation", Les diasporas grecques du VIII à la fin du III siècle av. J.-C. : actes du
e e

Colloque de la SOPHAU, Charles de Gaulle-Lille3, 11-12 mai 2012 Lille, Pallas, 89, 2012, p.
35-56.
4- I. MALKIN, The small Greek world, Oxford University Press, 2011 = I. Malkin, Un tout
petit monde. Les réseaux grecs de l'Antiquité, Les Belles Lettres, Paris, 2018
5- M.-C. D'ERCOLE, « La légende de Diomède dans l'Adriatique préromaine », in :
DELPLACE C, TASSAUX A., Les cultes polythéistes dans l'Adriatique préromaine, 2000, p.
11-26
6- J. HALL, Hellenicity. Between Ethnicity and culture, Londres/Chicago, The University of
Chicago Press, 2002

Quelles relations établir entre les mythes de fondation et l'hellénicité (identité


hellénique) ? Des mythes communs à tous les Grecs mais utilisés de manière
spécifique dans le cadre des diasporas grecques. Les Grecs, bien que vivant à
partir du VIIIe s. av. J.-C. dans des cités-Etats indépendantes ont une unité de
civilisation. Ils parlent la même langue, avec quelques variantes régionales qui
sont des dialectes, et ils honorent les mêmes dieux même si chaque cité possède
son propre panthéon. Ils ont les mêmes références mythologiques et des poèmes
comme l'Iliade ou l'Odyssée sont récités dans presque toutes les cités grecques
(à quelques exceptions près, par ex Clisthène tyran de Sicyone qui vers 600 av.
J.-C. a interdit la récitation des poèmes homériques, trouvant que les ennemis
Argiens y étaient trop célébrés). Mais chaque cité réinterprète ces références
mythologiques à sa manière afin de construire ses propres mythes de fondation.
Il ne faut donc pas s'étonner de trouver des versions mythologiques parfois
contradictoires suivant les cités. On regroupera ces mythes autour de 3 grandes
thématiques :

I- L'utilisation des mythes facilite les voyages et les relations avec


les populations autochtones
1- Autour d'Ulysse
2- Diomède
3- Héraclès
II- Les mythes permettent de justifier l'appropriation d'un
territoire et la construction d'une nouvelle cité aux confins du
monde grec
1- Héraclès et les Héraclides
2- les autels des Philènes (Cyrénaïque)
III- Mythe et ethnicité ? Mythe et hellénicité ?
1- Les origines des Grecs vues par les mythes
2- Un exemple en Italie du Sud (Grande Grèce) : Crotone
3- Un exemple chez les Ioniens d'Asie Mineure

I- L'utilisation des mythes facilite les relations avec les


populations autochtones
2

M. T. Schettino rappelle que si l'on a circulé en Méditerranée dès l'époque


mycénienne l'archéologie "n'autorise pas l'hypothèse d'un cadre cohérent
d'installations à partir de l'âge mycénien". Les mythes ayant trait aux voyages à
la suite de la guerre de Troie, les Nostoi (nostos = retour) doivent donc se
comprendre dans le cadre de mobilités individuelles n'entraînant pas de
colonisation 1 . L'historien D. Musti pense que ces mythes auraient eu une
fonction de propagande auprès des populations locales pour favoriser les
contacts et les activités commerciales2. Ces mythes peuvent donc concerner les
héros grecs (Ulysse en mer tyrrhénienne, Diomède en mer Adriatique, Philoctète
en mer ionienne) et Troyens (Enée en mer tyrrhénienne, Anténor à Padoue). On
ne traitera ici que les trois premiers héros, grecs.

1- Autour d'Ulysse
Pour le mythe d'Ulysse, relire l'Odyssée et lire le poème de Lycophron
(IVe s. av. J.-C. né à Chalcis), l'Alexandra, qui rend présents en Etrurie Ulysse
et ses fils Télémaque et Télégonos, tradition qui d'après D. Briquel est à
attribuer aux Etrusques qui souhaitaient ajouter à l'origine pélasgique d'autres
liens avec la Grèce3. Il faut aussi tenir compte de l'histoire propre à certains
compagnons d'Ulysse, comme le rappelle L. Mercuri, à propos des Ausones,
habitants locaux qui avaient tué Politès, compagnon d'Ulysse (Odyssée, X, 224
lors de l'épisode de Circé) Ulysse avait débarqué à Témésa et Politès, ivre, avait
violé une jeune fille du pays)4
Odyssée X, 220-231 « La troupe d'Euryloque s'arrête sous les portiques de la déesse à la
belle chevelure, et écoute Circé, qui, dans l'intérieur du palais, chante d'une voix mélodieuse
en tissant une toile immense et divine, une toile semblable aux magnifiques travaux délicats et
éblouissants des divinités célestes. Politès, l'un des chefs, et celui de tous mes compagnons
que j'honorais le plus, parle en ces termes : « Ô mes amis, j'entends une femme, déesse ou
mortelle, chanter avec délices dans l'intérieur de ce palais en tissant une grande toile (les
parois en retentissent); hâtons-nous donc d'appeler cette femme ». Il dit, et tous mes
compagnons élèvent la voix. Circé accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes, nous invite à
la suivre, et tous mes guerriers entrent imprudemment dans le palais. » (trad. remacle.org)

Strabon VI, 1, 5 : « La première ville que l'on rencontre dans le Brutium, à partir de Laüs,
est Témésa, ou, comme on l'appelle aujourd'hui, Tempsa. Fondée par les Ausones, cette ville
fut rebâtie plus tard par les Aetoliens, compagnons de Thoas ; puis, les Brutiens chassèrent les
Aetoliens, mais pour se voir à leur tour ruinés par Annibal et par les Romains. C'est près de
Temesa, au fond d'un bois épais d'oliviers sauvages, que s'élève l'hérôon de Polite, de ce
compagnon d'Ulysse mort victime de la perfidie des Barbares, mais de qui les mânes irrités
exercèrent alors de telles vengeances sur tout ce pays que les habitants, après avoir pris
conseil de quelque oracle, en furent réduits à lui payer un tribut annuel, et qu'on en a fait cette
locution à l'adresse des cœurs impitoyables : Le héros de Témésa habite en eux. La tradition


1 M.-Th. SCHETTINO, "Les Grecs sur le départ : légendes, pensées, utopies et désirs d'expérimentation", Les

diasporas grecques du VIIIe à la fin du IIIe siècle av. J.-C. : actes du Colloque de la SOPHAU, Charles de Gaulle-
Lille3, 11-12 mai 2012 Lille, Pallas, 89, 2012, p. 35-56.
2 D. MUSTI, "I Greci e l'Italia", Storia di Roma, I, Turin, 1988, p. 39-51, cf. p. 40-48
3 SCHETTINO, op. cit ; BRIQUEL, D., « Remarques sur les traditions de Nostoi en Italie : l’exemple de la légende

d’Ulysse en Étrurie », ACD, 34-38, 1998-1999, p. 235-252 ; D. Briquel, Les Pélasges en Italie. Recherches sur
l'histoire de la légende, Rome, 1984 ;
4 L. MERCURI, Eubéens en Calabre à l'époque archaïque. Formes de contacts et d'implantation, Ecole française

de Rome, 2004, p. 195-196, 280, 288 ; A. Mele in: Forme di contatto e processi di trasformazione nella
società antiche, Cortona, 1981, Pise-Rome, 1983, p. 852 et p. 875 .
3

ajoute qu'après la prise de la ville par les Locriens Epizéphyriens l'athlète Euthymus descendit
dans la lice contre le héros en personne, et que, l'ayant vaincu, il le força à décharger les
populations du tribut qu'il leur avait imposé. On prétend encore que c'est de cette ville de
Temesa et nullement de la ville de Tamassos dans l'île de Chypre (le nom de chacune de ces
localités affecte indifféremment les deux formes [en a et en os]) que le poète a voulu parler
dans ce vers [bien connu] : «Je vais à Témésa pour y chercher du cuivre» (Od. I, 185). Et, en
effet, on reconnaît ici auprès, malgré l'état d'abandon dans lequel elles se trouvent, les vestiges
d'anciennes fonderies de cuivre.» (trad. remacle.org modifiée par mes soins pour les noms
propres)

Pausanias, VI, 6, 7-11 : « Quant à ce qui regarde Enthymos, athlète célèbre au pugilat, je
ne dois passer sous silence ni ses victoires ni les autres actions qui firent sa réputation. Il était
né parmi ces Locriens d'Italie qui habitent le pays vers le promontoire Zéphyrium; Astyclès
passait pour son père, mais on dit qu'il était fils du fleuve Cæcinos, qui sépare la
Locride du pays de Rhégion, et qui donne lieu à une remarque étonnante au sujet des cigales;
c'est que dans toute la Locride, jusqu'à ce fleuve, les cigales chantent de même que partout
ailleurs, tandis que de l'autre côté, dans le pays de Rhégion, elles sont absolument muettes. On
dit donc qu'Euthimos était fils de ce fleuve. Ayant remporté la victoire au pugilat en la
soixante-quatorzième olympiade, il ne put pas obtenir le même succès dans l'olympiade
suivante; car Théagène de Thasos, qui voulait remporter dans les mêmes jeux le prix du
pugilat et celui du pancrace, eut l'avantage sur Euthymos dans le premier de ces exercices;
mais ses forces se trouvant épuisées par ce premier combat, il ne put pas remporter le prix du
pancrace, et les Helladonices le condamnèrent à cause de cela à un talent d'amende envers le
Dieu, et de plus à un talent de dédommagement envers Euthymos, parce qu'il semblait que
c'était à dessein de lui nuire qu'il avait entrepris de combattre au pugilat ; c'est pourquoi ils le
condamnèrent à lui payer une somme. L'olympiade suivante, Théagène paya l'amende à
laquelle il avait été condamné envers le Dieu, et pour indemniser Euthymos, il ne se présenta
pas au pugilat, dont Euthymos remporta le prix en cette olympiade et en la suivante. Sa statue
est de Pythagore, et c'est un ouvrage de la plus grande beauté. Euthymus étant ensuite
retourné en Italie combattit contre un génie, et voici comment cela se passa. On dit
qu'Ulysse errant sur les mers après la prise de Troie, fut porté par les vents dans différentes
villes d'Italie et de Sicile, et qu'il aborda ensuite à Témésa avec ses vaisseaux. Un de
ses matelots s'y étant enivré viola une fille, et les gens du pays le lapidèrent
en punition de cet attentat. Ulysse, sans faire attention à sa mort s'embarqua et partit;
mais le génie de celui qui avait été lapidé se mit à tuer sans relâche les habitants de Témésa,
n'épargnant aucun âge; ils étaient prêts à déserter l'Italie, lorsque la Pythie leur défendit de
quitter Témésa. Elle leur ordonna d'apaiser le génie en lui consacrant une enceinte, lui
bâtissant un temple, et lui offrant tous les ans pour femme la plus belle des filles de Témésa.
Ayant exécuté tout ce que le Dieu leur avait ordonné, ils n'avaient plus rien autre chose à
craindre de ce génie. Euthymos vint par hasard à Témésa à l'époque où se faisait
l'offrande accoutumée ; il s'informa de ce qui se passait, et eut envie d'entrer dans le temple
pour voir la fille qu'on offrait. A peine l'eut-il vue que d'abord la compassion, et ensuite
l'amour s'emparèrent de lui; et la jeune fille lui ayant juré de l'épouser s'il parvenait à la
délivrer, il s'arma, attendit ainsi l'arrivée du génie et le vainquit. Chassé de Témésa, le génie
disparut en se plongeant dans la mer. Voilà comment Euthymus fit un mariage
célèbre, et comment le pays fut pour toujours délivré de ce génie. J'ai aussi
appris au sujet d'Euthymos, qu'il parvint à la vieillesse la plus avancée, et que cherchant à
éviter la mort, il disparut d'une autre manière du nombre des mortels. J'ai su d'un commerçant
qui avait été par mer à Témésa, que cette ville était encore habitée. Tout cela, je l'ai appris par
ouï-dire ; mais voici ce que j'ai vu. Un tableau que j'ai eu sous les yeux, copie d'une peinture
très ancienne, représentait le jeune Sybaris, le fleuve Calabros, la fontaine Calyce, la ville de
Héra et celle de Témésa, ainsi que le génie qu'Euthymos chassa. Il est fort noir de figure, vêtu
d'une peau de loup, et d'un aspect très effrayant. Une inscription qui est sur le tableau lui
donne le nom de Libas. Mais c'en est assez sur ce sujet. » (trad. remacle.org modifiée par mes
soins pour les noms propres)
4

La trame narrative de la mort de Politès (par lapidation) l'expiation des habitants


(édification d'un héroôn + versement d'un tribut) est construite sur la trame du
même modèle que le récit de la lapidation de Phocéens par les Etrusques
d'Agylla Caere après la bataille d'Alalia (540-535 bataille perdue par les
Phocéens d'Alalia, en Corse, contre les Etrusques et les Carthaginois), suivie de
la tentative de normalisation des rapports, dans un cadre religieux.

2- Diomède
La légende de Diomède est raconté par Mimnerme (2e moitié du VIIe s.
av. J.-C., originaire de Colophon en Lydie, ou de Smyrne), Ibycos (début VIe s.,
né à Rhégion), Lycophron (IVe s. av. J.-C., Alexandra, v. 594-629), Strabon
(époque d'Auguste), Nicandre (grammairien, poète et médecin, IIe s. av. J.-
C.), Antoninus Liberalis (seconde moitié du IIe s. ou IIIe s. ap. J.-C.)5. Fils de
Tydée et de Déipyle (une des filles d'Adraste roi d'Argos) et époux de sa tante
Aegialé, ce héros étolien a été l'un des prétendants d'Hélène et participe donc à
la guerre de Troie, où il blesse la déesse Aphrodite. Dès lors cette dernière le
poursuit de sa vengeance : l'épouse de Diomède lui est infidèle et lui tend des
pièges lors de son retour à Argos (sa patrie d'adoption), pièges auxquels il
échappe de peu. Diomède s'enfuit en Italie chez le roi Daunus (= un des 3 fils
de L'illyrien Lycaon. Il a pour frère Iapyx et Peucétios. Avec ses frères il
s'installe en Italie et en chasse les Ausones), dont il combat les ennemis mais
Daunus le prive de la récompense promise. Furieux, Diomède voue le pays à la
stérilité quand il n'est pas cultivé par des Etoliens (récit dans l'Alexandra). Le roi
Daunus finit par tuer Diomède et les compagnons de Diomède sont transformés
en oiseaux féroces sauf quand ils rencontrent des Grecs6.
Mimnerme VIIe s. av. J.-C., Scholie de Lycophron, Alexandra, 610 : « Aphrodite,
selon ce qu'a dit Mimnerme, ayant été blessée par Diomède, incita Aeagialé à de nombreux
adultères, la rendant amoureuse d'Hippolyte Komètos fils de Sthénélos. Diomède étant revenu
à Argos, elle conspira contre lui. Puis, celui-ci s'étant réfugié à l'autel d'Héra, et s'étant enfui
avec ses compagnons, alla en Italie chez le roi Daunos qui le tua par la ruse » (trad.
personnelle)
NB = Sthénélos est un des amis de Diomède et a participé à la guerre de Troie.

Lycophron (né vers 330 av. J.-C.), Alexandra, 593-609


Un autre bâtira – domaine des Dauniens – Argyrippa
Sur le cours de l'ausonien Phylamos
Après avoir vu le destina ailé, amer,
de ses compagnons, destin mêlé d'oiseaux : ils vivront
d'un régime de marin, à la façon des pêcheurs,
sous l'apparence acquise des cygnes aux yeux larges
Ils chasseront de leurs becs crochus le frai des poissons
habitants de l'îlot qui porte le nom de leur chef.
Contre un flanc de colline en forme de théâtre,
Ils bâtiront en rangées, à l'aide de solides racines,
des nids serrés à l'imitation de Zéthos
Ensemble ils chasseront, ensemble rentreront au vallon du repos,
la nuit, fuyant à tout prix, parmi les mortels,

5 M.-C. D'ERCOLE, « La légende de Diomède dans l'Adriatique préromaine », in : DELPLACE C, TASSAUX A., Les

cultes polythéistes dans l'Adriatique préromaine, 2000, p. 11-26, cf., p. 11


6 D'ERCOLE, op. cit., p. 12-13 ; P. GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie, Paris, PUF, 1963, sv. Diomède, p. 125-

126
5

la foule des Barbares ; mais dans les tuniques grecques,


Cherchant au fond des plis leur gîte familier,
Ils arracheront les essuie-doigts et le pain
Restant du repas, geignant avec affection,
Pauvres gens, au souvenir de leur vie d'autrefois. (trad. CUF, 2008)

NB = Le frai est la ponte des œufs chez les poissons

On attribue aussi à Diomède un certain nombre de fondations en Italie :


Argyrippa/Arpi (en Apulie), Canusium, Sipontum (Strabon, VI, 3, 9). Le héros
aurait aussi creusé un canal dans la plaine daunienne pour relier l'intérieur des
terres à la mer. Antoninus Libéralis (37 sv. Dorieis) donne une autre version du
mythe, pacifique : Diomède quitte Argos pour se rendre à Calydon (Etolie),
patrie de son grand-père. En raison d'une tempête, il arrive en Daunie, combat
les Messapiens aux côtés de Daunos et reçoit la récompense promise, une partie
de son royaume et la main de sa fille . Le mythe de Diomède donne lieu à
7

diverses interprétations en Italie, analysées par M.-C. d'Ercole :


- enracinement de la légende autour de la ville Argyrippa / Arpi et à l'époque
d'Hannibal, il existe une aristocratie qui prétend descendre de Diomède.
Caractère agraire du mythe : il y a dispute avec le roi Daunos pour la terre et le
héros intervient dans la fertilité et la stérilité des champs. Deuxième élément
important, les pierres-bornes qui deviennent des statues anthropomorphes chez
les scholiastes de Lycophron.
- En Vénétie, Strabon, V, 1, 8-9 mentionne un sanctuaire à l'embouchure du
Timavo (frontière avec l'Istrie) près de sources d'eau salée, d'un bois consacré à
Héra d'Argos et d'un autre bois consacré à Artémis d'Etolie, ce qui renvoie à la
double origine du héros. On pratiquait là le sacrifice de chevaux qui provenaient
d'élevages de la région. Ceci rappelle les aspects du mythe concernant
l'apprivoisement des oiseaux féroces par les Grecs8
- En Ombrie, le périple de Scylax (VIe s. av. J.-C., il a exploré l'océan indien
pour le compte du Roi de Perse) (16sq.) atteste le culte de Diomède. Les récits
de fondation sur Adria et Spina, du IVe s., se superposent à des traditions plus
anciennes sur l'origine autochtone (Adria) ou pélasgique (Spina) des villes du
delta du Pô. En outre, PS. Aristote, 110 atteste les traces en Peucétie 9.
- Pour Brindisi, nous disposons du récit de Justin sur l'expédition d'Alexandre le
Molosse, qui évoque la fondation de la ville par Diomède, ainsi que le meurtre
des ambassadeurs étoliens, ensevelis vivants pour avoir réclamé la ville. D.
Briquel pense que ce récit s'appuie sur une pratique indigène réelle qui aurait
inspiré le sacrifice humain accompli à titre exceptionnel sur le Forum Boarium à
Rome et le passage de Lycophron sur l'exécution des ambassadeurs étoliens.
Mais MC d'Ercole émet plusieurs objections dont la principale est que l'oracle
de Brindisi est sans doute une adaptation de la légende daunienne et non
l'inverse10.
- sur le versant oriental de l'Adriatique, le mythe de Diomède se rencontre au
promontorium Diomédis / Cap Planka / Cap Saint-Nicolas, sur la côte entre
Issa et ˇSibenik (Pline, III, 141) et d'autre part à Corcyre. D'après Timée, Lycos

7 D'ERCOLE, op. cit., p. 14
8 D'ERCOLE, op. cit., p. 14
9 D'ERCOLE, op. cit., p. 14
10 D'ERCOLE, op. cit., p. 14
6

de Rhégion (scholie ad Lycophr. 615), et Héraclide Lembos (56), Diomède a tué


le dragon qui ravageait Corcyre avant de se rendre en Iapygie11

3- Héraclès et Melqart
Enfin, d'après I. Malkin Héraclès (héros grec, demi-dieu) et Melqart (dieu
phénicien tutélaire de Tyr, Melk = prince + Qart/Qrt = ville) ont aussi un rôle
important : quand les Grecs et les Phéniciens de la période archaïque exploraient
les routes maritimes, commerçaient et établissaient des emporia et des colonies
territoriales, les emprunts culturels qui se firent entre eux et les populations
locales dépassèrent l'espace commercial pour créer un réseau à l'échelle de la
Méditerranée. Ces emprunts n'étaient le résultat ni d'un impérialisme culturel, ni
d'un programme pour créer des empires phénicien ou grec coloniaux. Plusieurs
des nouveaux établissements furent des entités relativement petites,
indépendantes et Grecs et Phéniciens n'ont sans doute contrôlé qu'une petite
portion de l'hinterland. C'était le contexte de l'émergence d'un milieu colonial
intermédiaire, le "terrain d'entente colonial" (middle ground) qui facilitait les
échanges culturels, tout particulièrement avec les réseaux régionaux. Cet
échange s'exprimait pour les Grecs et les locaux matériellement, par ex dans
l'architecture, l'art, ou la poterie, et dans les cultes, les mythes et les filtres de la
perception. Le réseau des mythes et des cultes pouvait en particulier faciliter la
coexistence ou permettre la médiation pacifique entre les groupes ethniques et
leurs revendications territoriales. A l'inverse, les mêmes mythes et réseaux
culturels pouvaient justifier des antagonismes et des appropriations12. Comme
nous le voyons, les filtres cultuels et mythiques de perception formaient un
milieu intermédiaire de compromis pour d'une part les populations natives,
d'autre part pour les colons grecs et phéniciens, mais pouvaient aussi fonctionner
comme des chartes fondées sur des identités appropriées pour la conquête et
l'établissement. Sur place, les deux réseaux reflétaient et créaient des structures
d'interactions. Avec les changements dus aux circonstances historiques,
l'interprétation de telles structures était laissée aux participants. Héraclès grec et
Melqart phénicien, offraient des cadres d'identité et foyers d'appartenance à un
lieu13. Chez les Grecs, Héraclès était d'abord un héros de la culture. A travers ses
précédents actes, nettoyer la terre de monstres, comme Antaios/Antée en Libye,
il a ouvert une voie pour les humains suivant la civilisation. Héros civilisateur, il
devient médiateur entre le monde hellénique et le monde indigène 14 . Pour
Malkin, l'Héraclès de la période archaïque n'était normalement pas un héros
colonisateur. Il restait rarement dans un lieu pour établir quelque chose. Il était
plutôt le grand voyageur, errant dans un monde d'êtres humains et de créatures
fantasmagoriques. Quelquefois il atteignait les confins de la terre où aucune
charte coloniale n'était concevable15. Ce n'était pas non plus un héros maritime,
comme les héros des Nostoi (= retours de la guerre de Troie) comme Ulysse.
C'était essentiellement un héros terrestre, éliminé de la liste des Argonautes
(mythe faisant de la Colchide le point de jonction entre l'Orient et l'Occident,
monuments commémoratifs du passage des Argonautes à Aia près du Pont

11 D'ERCOLE, op. cit., p. 15
12 I. MALKIN, Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l'Antiquité, Les Belles Lettres, Paris, 2018, p. 171
13 MALKIN, op. cit., p. 172.
14 MALKIN, op. cit., p. 172.
15 MALKIN, op. cit., p. 172.
7

Euxin + tombeau d'Idmon, un des compagnons de Jason, à Héraclée du Pont


fondation mégarienne) au stade initial de son unique aventure maritime16.

II- Les mythes permettent de justifier l'appropriation d'un


territoire et la construction d' une nouvelle cité aux confins du
monde grec

En reprenant les propositions de Musti et d'autres historiens (Giangiulio,


1983) M.-T. Schettino rappelle que dans une seconde phase, les Nostoi
"auraient été en quelque sorte "resémantisés" pour légitimer l'appropriation de
territoires, les fondations et les visées d'expansion, autrement dit le phénomène
de la colonisation grecque"17.

1- Héraclès et les Héraclides


Pour I. Malkin, l'Héraclès colonial est typique de l'expérience coloniale
plus tardive et il n'apparaît pas comme ktistès ou fondateur avant le Ve s. av. J.-
C. . Le cas de la fondation de Crotone est symptomatique. Bien qu'Héraclès soit
caractérisé comme ktistès sur les pièces de monnaie de la cité, le mythe associé
à Héraclès relate une prophétie plutôt qu'une fondation actuelle. En deuil de son
jeune ami Croton, qu'il a accidentellement tué, Héraclès prédit la fondation de la
cité qui doit être appelée Crotone. Mais Crotone a aussi un fondateur historique,
Myscellos de Rhypai18. Pourquoi Héraclès est-il considéré comme un ktistès ?
Les cités grecques de l'ouest de la Méditerranée de l'époque classique
commençaient à s'approprier leurs origines mythiques en réponse au défi de
leurs jeunes, souhaitant posséder des ancêtres aussi vénérables et aussi anciens
que ceux de leur cité-mère. Héraclès, censé avoir vécu avant la guerre de Troie,
pouvait servir ce but. L'utilisation du mythe d'Héraclès a aidé à intégrer des
colonies nouvelles dans le réseau panhellénique des mythes, renforçant ainsi le
caractère grec de ces colonies 19 . D'après Malkin, en termes de "réseaux"
(network), les fondateurs pouvaient remplir la fonction de "liens" en connectant
une grande variété d'acteurs et de nœuds (nodes) 20. Héraclès et ses descendants
(les Héraclides ou descendants de l'union d'Héraclès avec Déjanire, la plus
souvent par le fils aîné Hyllos. Poursuivis par Eurysthée après l'apothéose
d'Héraclès, les Héraclides se réfugient successivement chez le roi Céyx de
Trachis puis le roi Thésée d'Athènes. Ce dernier est attaqué par Eurysthée et la
victoire n'est obtenue que grâce au sacrifice de Macarie fille d'Héraclès. Les
Héraclides retournent alors dans le Péloponnèse mais une peste éclate. L'oracle
consulté déclare qu'il faut partir et attendre trois moissons avant de revenir et
c'est Téménos quelques générations plus tard qui réalise ce retour) étaient


16 MALKIN, op. cit., p. 172-173.
17 SCHETTINO, op. cit.; MUSTI, op. cit. ; GIANGIULIO, M., « Greci e non greci in Sicilia alla luce dei culti e delle

leggende di Eracle », in: Modes de contacts et processus de transformation dans les sociétés antiques, Actes
du colloque de Cortone (24-30 mai 1981) organisé par la Scuola normale superiore et l’École française de
Rome, avec la collaboration du centre de recherches d’histoire ancienne de l’Université de Besançon, Pise-
Rome, 1983; p. 785-845.
18 I. MALKIN, op. cit., p. 173 ; et pour le rappel de ce héros, cf. Grimal, op. cit., sv. Héraclès, p. 187-203
19 I. MALKIN, op. cit., p. 173
20 I. MALKIN, op. cit., p. 173
8

particulièrement aptes à jouer ce rôle21. Le concept de fondateur ne renvoie pas


seulement à des communautés politiques mais aussi à des dynasties
aristocratiques royales qui devraient former le fondement des identités
collectives22. Les Héraclides spartiates sont les plus connus. Dès le VIIe s. av. J.-
C., le poète Tyrtée a rendu explicite que les Héraclides étaient les dirigeants
auxquels Zeus avait donné la cité, en les distinguant de ceux qu'ils gouvernaient.
C'est une charte mythique qui est comparable à celle de la Terre promise dans
l'Ancien testament. Les Héraclides historiques, comme les Corinthiens
fondateurs de Corcyre (Chersikrates) et de Syracuse (Archias) étaient bien
perçus comme des fondateurs par les Grecs doriens . A Sparte en particulier, la
23

fonction des Héraclides est rapportée non seulement aux origines de la Sparte
dorienne et à sa revendication de terre mais aussi à la définition et à la
légitimation de ses maisons royales. Tous étaient descendants d'Héraclès, et
voyaient ainsi leur statut royal légitimé. Le terme archaïque archegétai transmet
la double signification de fondateurs et de dirigeants24. Le mythe d'Héraclès a
souvent été exploité à des fins politiques, comme le fit Dorieus en 510/509 pour
fonder Héracleia sur le site d'Eryx (il doit en repartir moins de cinq ans après sa
tentative à cause des Carthaginois), en faisant usage des droits d'Héraclès sur la
Sicile occidentale et en établissant une revendication héraclide sur cette partie de
l'île. Le mythe avait une signification pour les personnes qui suivirent Dorieus et
pour celles qui furent menacées par lui. Pour Héraclès lui-même, disait
Antichares, il avait acquis la totalité de la région d'Eryx pour ses descendants. Il
réactivait alors le mythe du retour des Héraclides en l'appliquant non au
Péloponnèse mais à la partie occidentale de la Sicile. Tout Héraclide l'aurait fait
et Pentathlos de Cnide avait probablement utilisé Héraclès 70 ans auparavant
mais il fut mis en échec par les habitants de Ségeste/Egeste. La charte du mythe
circulait dans le monde grec et était acceptée par un devin éolien, un "achéen"
(Philippos) de Crotone (qui rejoint Dorieus avec son navire) et par les propres
partisans doriens spartiates de Dorieus25. Les Spartiates pour leur part avait été
rendus sensibles à ce type de légitimation dans la mesure où ils ont combiné le
droit légitime et généalogique d'un chef héraclide à la possession commune et
politique de nouvelles terres, la formation d'un nouvel Etat et d'une nouvelle
identité. Héraclès avait en effet fait revenir Tyndare de son exil et l'avait placé
sur le trône comme gardien. Ses descendants les Héraclides revenaient, dirigeant
une multitude de Doriens et actualisant leur héritage. Maintenant un autre
Héraclide partait faire exactement la même chose26.

2- Les autels des Philènes


Les appropriations de territoires pouvaient aussi être légitimées par la
création de mythes spécifiques. D'après I. Malkin, les "autels de Philènes"
illustrent le rôle de la localisation mythique dans le processus de
territorialisation. Polybe, III, 39, 2 dit que l'empire carthaginois s'étendait des
autels des Philènes jusqu'aux colonnes d'Héraclès. Salluste, Jugurtha, 19, 3, dit

21 GRIMAL, op. cit., sv. Héraclides, p. 203-205
22 MALKIN, op. cit., p. 173
23 MALKIN, op. cit., p. 173
24 MALKIN, op. cit., p. 173
25 Malkin, op. cit., p. 176-177
26 Malkin, op. cit., p. 190
9

que pour établir la frontière entre Cyrène et Carthage, on avait prévu d'envoyer à
la rencontre des hommes sortis de chacune des deux villes et que le point où ils
se rejoindraient déterminerait la limite du territoire. Les frères Philènes, partis de
Carthage, parcoururent une distance beaucoup plus longue, offrant ainsi un plus
vaste territoire à leur pays. Ils furent accusés de tricherie par les Cyrénéens, et
pour prouver leur bonne foi, acceptèrent d'être enterrés vivants au point où ils
étaient arrivés. En reconnaissance, les Carthaginois érigèrent les autels des
Philènes, à 6 km du promontoire vers l'intérieur du pays, sur le site de Ras el
Aali. L'auteur du Pseudo Scylax au IVe s. av. J.-C. qui les cite, n'y voit pas la
frontière de Cyrène mais celle des Nasamons libyens. Pour Hérodote, cette
région est la fin de celle des Nasamons et le début des pays des Maques (sur la
côte) et des Psylloi (plus à l'intérieur du pays)27. I. Malkin pense que le lieu des
autels des Philènes, à l'extrême sud de la Grande Syrte servit d'abord de frontière
naturelle. Un peu plus tard ce lieu fonctionnait comme la limite entre plusieurs
ethnies libyennes et il y a eu ensuite un conflit entre Nasamons et Psylloi qui
permit l'expansion côtière des premiers au détriment des seconds. Les autels des
Philènes devinrent à partir du IVe s. av. J.-C., d'après Malkin, la frontière
occidentale de Cyrène, permettant de distinguer les Nasamons à l'est, les Psylloi
à l'ouest et les Maques au sud est. Une inscription du IIIe s. (SEG, IX, 77)
évoque une dîme payée par les Maques et les Nasamons" payée aux Grecs et
offerte à Apollon. Il a donc fallu un long processus pour localiser et définir une
frontière, lié à la répartition des tribus libyennes dans leur cadre géographique,
le développement de la colonisation cyrénéenne, la formation de la Cyrénaïque
ptolémaïque et l'émergence du pouvoir carthaginois, jusqu'à ce que les autels des
Philènes désignent la frontière territoriale entre Carthage et Cyrène28.

III- Mythe et ethnicité ? mythe et hellénicité ?


Il est très difficile de caractériser différentes ethnies dans le monde grec.
Le thème du colloque publié sous le titre Identités ethniques dans le monde grec
antique organisé par Jean-Marc Luce, en 2007, se situe à l'intérieur d'un vaste
débat ouvert par les ethnologues et sociologues et investi plus récemment par
les historiens29. Toutes les communications ont utilisé la définition de Fredrik
Barth (anthropologue norvégien né en 1928 qui a posé la question : comment
les limites entre un groupe X et Y sont-elles maintenues ? Pour F. Barth il ne
s’agit pas de rechercher l’être profond d’un peuple mais les éléments
constructeurs de son identité, en les distinguant soigneusement de ses traits
culturels qui n’ont pas toujours de valeur ethnique) sur l'identité ethnique et
l'ethnicité soit directement soit à partir des travaux des historiens J. M. Hall et I.
Malkin. Trois thèmes ont été explorés : quels sont les marqueurs mobilisés pour
afficher une éventuelle appartenance ethnique dans tel ou tel groupe ? Par quel
processus se construisait l'identité sociale et individuelle à l'intérieur d'un
groupe dans une situation de contact ou de rencontre entre Grecs et non Grecs ?

27 I. MALKIN, "Territorialisation mythologique : les "autels de Philènes" en Cyrénaïque", Dialogues d'Histoire

ancienne, 16, 1, 1990, p. 219-229


28 I MALKIN, op. cit.
29 Identités ethniques dans le monde grec antique ; Actes du colloque international de Toulouse organisé par

le CRATA, 9-11 mars 2006, réunis par Jean-Marc Luce, Pallas, 73, 2007
10

Quelle identité collective s'exprimait en définitive et dans quel cadre ? La


documentation archéologique ne permet pas d'identifier une ethnie 30 . Par
exemple F. Croissant montre à travers l'analyse des styles corinthien et argiens
de la fin du VIIIe s. au milieu du VIe s. et des styles parien et naxien du VIIe s.
qu'il n'existe pas plus de "style péloponnésien du Nord-Est" que de "style
cycladique" 31 . Il faut nous tourner plutôt vers les sources écrites, car une
revendication ne passant que par le langage, l'ethnicité n'existe que validée par
un discours et il serait vain de la chercher en dehors des sources écrites (C.
Müller) . Pour nous poser la question des relations entre mythes et ethnicité
32

ainsi qu'entre mythes et hellénicité, nous devons nous tourner vers les sources
écrites et les analyses qui en ont été faites par JM Hall.

1- Les origines des Grecs vues par les mythes


Dans le Catalogue des femmes, poème épique de la fin du VIe s. av. J.-C.
qui fut longtemps attribué à Hésiode mais qui n'est pas de lui, on trouve la
généalogie suivante :

Deucalion
Hellen Erechthée
_____________________________________________
Aiolos Doros Kreousa = Xouthos
_______________________
Aigimios Ion Achaios Diomède
___________________
Dymas Pamphylos

La fonction de cette "généalogie hellénique" est d'exprimer les relations entre


Doriens, Eoliens, Achaiens et Ioniens, représentés par leurs pères fondateurs
éponymes, comme le signal de la participation de tous les 4 groupes au sein
d'une identité hellénique large incarnée dans la figure du roi éponyme Hellen fils
de Deucalion. En outre, la généalogie présente un système de classement : les
pouvoirs des Doriens et des Eoliens sont en quelque sorte promus au-dessus de
ceux des Achaiens et des Ioniens, en classant les éponymes des premiers comme
les fils d'Hellen et ceux des seconds comme ses petits fils. Ce qui fait des ces
généalogies des véhicules appropriés pour exprimer des relations ethniques (et
incidemment favorise l'affirmation suivant laquelle certaines généalogies servent
des fonctions ethniques en Grèce ancienne) est leur adaptation à l'évolution des
circonstances. Lorsque les relations entre les groupes contemporains changent,
alors sont aussi modifiées les généalogies par addition, omission et substitution
de certains noms, ou par reconceptualisation des relations entre des noms qui
existent33. En effet, la généalogie que nous trouvons dans le Catalogue des


30 Ibid.
31 F. Croissant : in Identités ethniques dans le monde grec antique ; Actes du colloque international de
Toulouse organisé par le CRATA, 9-11 mars 2006, réunis par Jean-Marc Luce, Pallas, 73, 2007
32 C. Muller : Identités ethniques dans le monde grec antique ; Actes du colloque international de Toulouse

organisé par le CRATA, 9-11 mars 2006, réunis par Jean-Marc Luce, Pallas, 73, 2007
33 J. HALL, Hellenicity. Between Ethnicity and culture, Londres/Chicago, The University of Chicago Press,

2002, p. 26 et fig. 1.1 p. 26


11

femmes n'était pas le seul moyen par lequel des relations entre groupes
ethniques grecs étaient configurées. Dans un fragment d'Hécatée de Milet ( I
FGrH 16) il est dit que Ion est le frère aîné de Lokros (éponyme pour les
Locriens de Grèce centrale) et fils de Physcos, un héros dont l'origine est reliée
plus tardivement par Aitolos à Orestheus, le frère d'Hellen34. Cette généalogie
est aussi transmise par le Pseudo-Scymnos

Deucalion
_______________
Orestheus Hellen
Phytios
Oineus
Aitolos
Physcos
___________
Ion Lokros

Une autre version généalogique apparaît chez Euripide, Ion, 1589-1594). Là


Aiolos est le fils de Zeus plutôt que d'Hellen et Xouthos est son fils et non son
frère. Doros rejoint Akhaios comme fils de Xouthos et de Kreousa/Créuse mais
Ion le conserve seulement comme père adoptif, son vrai père étant Apollon.
Dans la pièce d'Euripide qui porte son nom, Ion présumé fils de Xouthos et
d'une delphienne inconnue, peut-être une esclave part à Athènes occuper le
trône auquel il a droit (en fait non par Xouthos mais par sa mère véritable
Créuse épouse de Xouthos mais qui a eu ce fils d'Apollon). Créuse qui ne sait
pas que Ion est son fils est furieuse que Xouthos légitime ainsi un de ses bâtards
et tente de tuer Ion, qui veut par vengeance la mettre à mort. Apprenant ensuite
son identité véritable, Ion ne veut pas se croire fils d'un dieu et continue à se
déclarer bâtard. Apollon n'ose pas venir éclaircir la situation et en charge Athéna
qui arrange tout : Créuse retrouve son fils, Ion règne sur Athènes, Apollon est
pardonné et béni35.

Zeus Erechthée
______________________________
Aiolos
Apollon Kreousa (Créuse) = Xouthos
Ion _______________
Doros Akhaios

_______________________________
Geleon Hopletes Argades Aigikores

La paternité d'Apollon concernant Ion est répétée dans l'Euthydème de Platon


(302d) et un fragment de la Constitution des Athéniens du Pseudo-Aristote (fr.
381 Rose). Un ancien commentaire sur le poète Callimaque (IIIe s. av. J.-C.) (fr.
13 Pfeiffer) présente des similitudes avec la généalogie euripidéenne, en faisant


34 HALL, op. cit., p. 27-28 et fig. 1.2 p. 28
35 HALL, op. cit., p. ; Grimal, op. cit., sv. Ion, Xouthos et Créuse
12

dériver l'origine de Xouthos d'Aiolos, lequel est décrit comme le fils d'Hellen et
non de Zeus.
Si la généalogie pseudo-hésiodique n'était pas unique dans l'Antiquité,
nous pouvons être assez certains de sa domination dans la construction de
l'identité hellénique durant l'époque archaïque. Martin West, 1985, p. 169-170
pense que le Catalogue des femmes a été écrit vers la fin du VIe s. par un
Athénien, d'une part en raison du dialecte utilisé, d'autre part à cause de la
sélection du matériel mythologique (par exemple la paternité d'Erechthée sur
Sicyon : Sicyon est le second fondateur et l'éponyme de la ville de Sicyone dans
le Péloponnèse. Cette ville avait été fondée par Aegialée un roi autochtone dont
les descendants s'étaient maintenus au pouvoir jusqu'à Laomédon. Le plus
souvent Sicyone passe pour le frère de Dédale, le fils de Métion et le petit fils du
roi d'Athènes Erechthée. Sicyon répondit à l'appel de Laomédon pour combattre
les Argiens Archandros et Architélès 36 . Laomédon lui fit épouser sa fille
Zeuxippè, dont Sicyon eut une fille Chthonophylè) que West considère comme
une réflexion de l'irrédentisme athénien (NB = « origines de l'irrédentisme dans une
37

doctrine qui revendique en 1870 l'unification politique de l'ensemble des territoires de langue
italienne ou ayant fait partie des anciens états italiens (…) Par extension, l'irrédentisme est
une doctrine nationaliste qui prône l'adjonction à un État de certains territoires parce qu'ils en
ont autrefois fait partie ou parce que leur population est considérée comme historiquement,
ethniquement ou linguistiquement apparentée » ). Ce poème n'était pourtant pas
38

simplement un vecteur de la propagande athénienne. Il était plutôt une


compilation de traditions généalogiques pré-existantes et de légendes destinées à
unifier ce qui avait été des mythes locaux avec une fonction et une signification
purement régionales à l'intérieur d'un large cadre de référence hellénique. La
tâche, plusieurs fois répétée dans les siècles ultérieurs, de réconcilier des
généalogies locales avec une autre n'était pas aisée et ce sont les tactiques
ingénieuses auxquelles les compilateurs ont recouru qui plaident pour
l'authenticité du matériel inclus plutôt que pour son artificialité. Loin de
représenter la vision du monde d'un auteur, la "généalogie hellénique" reflète la
charte ethnique des mythes à travers laquelle durant la période archaïque
Doriens, Eoliens, Achaiens, et ioniens commençaient à souscrire à une identité
hellénique large, et pour cette raison cet assemblage généalogique particulier a
connu une centralité dans la pensée grecque qui était inégalée par les autres
variantes généalogiques39. Ainsi, la version pseudo-hésiodique était répétée de
manière inaltérée dans les travaux de Strabon (VIII, 7, 1), Konon (26 FGrH 1,
27) et Pseudo-Apollodore, (1, 7, 3) tandis que Hellanikos de Mytilène (4 FGrH
125) ajoute simplement Xénopatra aux enfants d'Hellen. Il est vrai que la seule
mention faite par Hérodote de la paternité d'Hellen concernant Doros et la
filiation de Ion depuis Xouthos, alors que Thucydide se réfère anonymement aux
fils d'Hellen (I, 3, 2) et Pausanias (VII, 1, 2) fait provenir l'origine d'Akhaios et
de Ion de Xouthos fils d'Hellen sans mentionner Aiolos ou Doros. Cependant,
aucun de ces détails n'est incompatible avec la "généalogie hellénique) et ils
suggèrent plutôt une citation partielle qu'une ignorance40. Le but de l'ouvrage de

36 HALL, op. cit., sv. Sycion, p. 421
37 HALL, op. cit., p. ; M.-L. West, The hesiodic Catalogue of woomen : its nature, structure and origins,

Oxford,1985
38 définition, cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Irr%C3%A9dentisme
39 HALL, op. cit., p. 27-28 et fig. 1.3 p. 29
40 HALL, op. cit., p. 29
13

J. Hal en 2002 est justement d'explorer quand et dans quelles circonstances la


notion d'une identité hellénique partagée, telle qu'elle est représentée dans la
"Généalogie hellénique", est née en Grèce.
2- Un exemple en Italie du Sud : Crotone
- Pour expliquer l'étymologie de la rivière Neaithos dans le territoire de
Crotone (fondée en 709 av. J.-C.), Strabon, VI, 1, 12, décrit comment certains
Achaiens s'étaient détachés de la principale flotte qui voguait depuis Troie et
avaient débarqué sur la côte sud de l'Italie pour reconnaître le terrain. Après
qu'ils eurent débarqués, leurs femmes captives troyennes mirent le feu aux
navires parce qu'elles étaient épuisées du voyage et voulaient s'installer de
manière plus permanente en Italie. A 30 km au nord de Crotone, le sanctuaire à
Apollon Alaios passait pour avoir été fondé par le héros homérique Philoctète,
crédité aussi de la fondation de cités chônes indigènes. La tradition locale dit
Philoctète aurait trouvé la mort près de Sybaris (fondée en 721 ou au dernier
quart du VIIIe s. av. J.-C.) en aidant le roi rhodien Tlépolémos et qu'il était
honoré d'un culte de héros par les Sybarites41.
3- Un exemple chez les Ioniens d'Asie Mineure
- Au Ve s. il était souvent affirmé que les colons des cités ioniennes
avaient émigré depuis Athènes et cette croyance était centrale dans l'hégémonie
athénienne sur ses alliés tributaires dont beaucoup étaient ioniens. Les historiens
ont souvent supposé que cette "migration ionienne" se justifie pour des raisons
de similitudes entre l'Attique et les cités d'Asie Mineure, en termes de dialecte,
de culture matérielle et de rituels religieux tels que la fête des Apatouries. En
outre, les noms des 4 tribus pré-clisthéniennes, les Geleontes, Hopletes,
Argadeis et Aigikoreis sont attestés dans beaucoup d'autres cités ioniennes et
sont supposées avoir été transférées de l'Attique vers l'Orient par les premiers
colons. En réalité, la tradition littéraire pour la migration ionienne n'est pas si
unitaire42. Mimnerme (fr. 9 West) fait dériver les origines de Colophon de la
Pylos messénienne ; Hellanikos de Mytilène (4 FGrH 101) a soutenu que les
premiers colons de Priène venaient de Thèbes ; Phocée était exclue du
Panionion (= ligue ionienne de 12 cités centrée autour du sanctuaire de Poséidon
Helikonios sur la péninsule de Mycale en Asie Mineure comprenant Colophon,
Milet, Myous, Priène, Ephèse, Lébédos, Téos, Clazomènes, Phocée, Chios ,
Samos et Erytrées), en raison de son origine phocéenne (Pausanias 7, 3-5). Un
certain nombre de sources (Hérodote, I, 145 et VII, 94 ; Strabon, 8, 1, 2 et 8, 7,
1-4) localisent les premiers Ioniens dans l'Achaie Péloponnésienne en partie
pour des raisons d'homonymie entre le culte de Poséidon Helikonios et la cité
achaienne d'Helikè, et en partie à pour des parallèles supposés entre l'Achaie,
divisée en 12 districts (mere) et les 12 cités qui participent au Panionion en Asie
Mineure. La tradition des origines athéniennes est tardive car on n'en trouve
aucune trace avant Solon. En revendiquant des origines ioniennes, les Athéniens
s'inscrivent eux-mêmes à l'intérieur de la "généalogie hellénique"43. La version
des origines achaiennes, si elle s'est élaborée dans le contexte d'une nouvelle
conscience ethnique achaienne dans le Péloponnèse, doit aussi appartenir au VIe

41 HALL, op. cit., p. 59 et p. 63.
42 HALL, op. cit., p. 69
43 HALL, op. cit., p. 69
14

s. Au contraire, la connexion avec la Pylos messénienne est déjà courante à


l'époque du poète Mimnerme au VIIe s. av. J.-C.44 Les Ioniens avec "leurs
tuniques flottantes" font une seule apparition dans l'Iliade 13, 685, mais sont
juxtaposés aux Béotiens et aux autres populations de Grèce centrale. Il est
maintenant reconnu que l'une des rares cas où Homère fait de l'archaïsme est son
silence concernant les établissements ioniens contemporains au centre et à l'est
de la mer Egée. D'autre part la Béotie n'a jamais été le lieu d'aucune expression
locale de l'identité ionienne. Etant donné que les Ioniens d'Asie Mineure - plutôt
que ceux de l'Attique, de l'Eubée ou des Cyclades - qui plus tard affirment des
origines béotiennes, puis que le passage homérique devrait impliquer que l'une
des premières expressions de l'identité ionienne existait chez les grecs d'Asie
Mineure et que les origines béotiennes étaient une composante importante, sinon
unique, de la conscience ionienne. Cet exemple corrobore l'opinion de beaucoup
d'érudits suivant laquelle l'identité ionienne a été définie initialement en Asie
Mineure et dans ce cas les influences supposées avoir été diffusées de l'Attique
en Ionie l'ont été dans la direction opposée45.


44 HALL, op. cit., p. 69
45 HALL, op. cit., p. 69-70

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