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L’ÂGE D’OR :
Par Agnès Molinier Arbo, MÉTAMORPHOSES
D’UN MYTHE
professeure de langue
et littérature latines
à l’université de Strasbourg
NOUS PARLONS AUJOURD’HUI couramment d’âge d’or âge d’oisiveté où les hommes n’ont pas besoin de peiner et
quand nous voulons situer dans le temps le point d’apogée de lutter pour survivre, grâce à une nature généreuse qui leur
d’une civilisation, d’un mouvement artistique, d’une tech- offre spontanément tout ce dont ils ont besoin. Cet âge jouit
nologie, etc. Or cette notion, issue de l’Antiquité, ne possé- surtout d’un bonheur sans mélange, car les hommes qui le
dait pas à l’origine une telle dimension historique. C’est composent sont dotés d’un corps et d’un esprit inaccessibles
une représentation imaginaire de l’humanité des origines : à la dégénérescence et à la corruption. Ils ignorent les maux,
celle-ci est conçue comme physiquement et moralement la souffrance et même, jusqu’à un certain point, la mort : les
parfaite et porte pour cette raison le nom du métal le plus hommes s’endorment au terme d’une très longue vie, sans
précieux. L’âge d’or est un mythe : il fait partie d’un récit conscience de la fuite du temps.
étiologique plus large, celui des races, qui explique et justifie À cette race idéale, Hésiode oppose celles qui apparurent
l’organisation sociale de la cité. Cependant, un mythe est ensuite : la deuxième est d’argent, inférieure à la première
aussi une structure ouverte, se prêtant à de multiples inter- par la force physique comme par l’intelligence. Son enfance
prétations et reconstructions. De sa première apparition et son adolescence fort longues contrastent avec la courte
dans la littérature grecque à ses différents réemplois par durée de sa vie adulte, consumée par la stupidité, la folie et
les Romains, l’âge d’or a ainsi subi au cours des siècles une surtout l’impiété. Elle est suivie d’une troisième, d’airain,
transformation radicale dont il est intéressant de suivre d’une vigueur redoutable, impitoyable et qui ne se plait qu’à
les différentes étapes pour en faire ressortir les enjeux la guerre. La dernière génération est celle du fer, à laquelle
idéologiques. Hésiode se désole d’appartenir. Assujettie aux fatigues et
aux misères, cette génération doit travailler dur le jour pour
survivre et supporter, la nuit, les tourments envoyés par les
AUX ORIGINES DE L’ÂGE D’OR : dieux. L’avenir immédiat que lui prédit Hésiode est sombre :
LE MYTHE HÉSIODIQUE la lutte de tous contre tous, le départ des vertus et l’anéan-
tissement final. Entre les âges d’airain et de fer, le poète
Le mythe de l’âge d’or a certainement des origines orien- intercale une race plus hétérogène, celle des héros des cycles
tales très anciennes, mais sa première mention explicite se des légendes thébaines et troyennes.
trouve chez un poète grec du viiie siècle avant notre ère, En dépit de cet ajout, le mythe hésiodique n’a aucune
Hésiode. Celui-ci, dans Les Travaux et les Jours (v. 106-201) prétention à l’historicité. Il a une dimension hautement
décrit cinq races humaines dont quatre portent le nom d’un morale : il représente l’évolution humaine comme un
métal. La première génération est d’or : elle est située dans processus de décadence ininterrompu de génération en
un temps indéterminé, sous le règne de Cronos, immédia- génération, symbolisé par le recours, pour dénommer
tement après la création des dieux et des hommes. C’est un chacune de celles-ci, à une échelle de métaux du plus noble
âge d’innocence où les mortels cohabitent pacifiquement au plus vil. Il oppose un présent peu enviable à un passé
avec toutes les autres créatures et les dieux. C’est aussi un idéalisé, à jamais perdu.
À la fin du ier siècle avant notre ère, après l’assassinat le feu pour l’offrir aux hommes. Le dieu est au contraire
de César qui relance les luttes civiles, ce sentiment se fait représenté comme un père bienveillant, soucieux de ne
plus pressant chez Horace. Dans les Épodes (16, 23-65), l’âge pas voir les hommes s’endormir dans l’oisiveté et désireux
de fer n’est plus une simple construction de l’esprit. Il existe de les voir puiser dans les ressources de leur intelligence
bel et bien, et son cadre est la Rome contemporaine, métho- pour gagner eux-mêmes leur subsistance. On assiste à un
diquement détruite par les concitoyens du poète. En une nouveau renversement du mythe hésiodique : la fin de l’âge
sorte de fuite hors de l’espace et du temps, il rêve alors de d’or ne représente plus, pour les hommes, le début de leur
quitter à jamais, avec les meilleurs des Romains, la Ville déchéance mais, au contraire, le commencement d’une
maudite pour gagner les mythiques îles Fortunées où les émancipation et d’une grandeur qu’ils devront conquérir
âmes pieuses coulent une vie oisive au milieu d’une nature au fil des générations, grâce à l’apprentissage des différentes
qui leur dispense ses biens sans compter, loin des « siècles techniques artisanales, et notamment de l’agriculture.
durcis par le fer ». Avant Virgile, Lucrèce, dans le passage mentionné plus
haut, avait lui aussi laissé entendre que la fin de l’âge d’or
n’avait pas seulement été un mal pour l’homme, car elle
L’ÂGE D’OR DE VIRGILE avait conduit à la maîtrise de la technologie. Virgile va beau-
coup plus loin dans Les Géorgiques : pour lui, l’âge d’or n’a
Chez Horace, l’âge d’or apparaît comme un songe, un lieu jamais été cette première génération de mortels qu’il ne se
imaginaire où il est possible, grâce à la magie de la poésie, de donne guère la peine de décrire. Dans le chant II (136-176 et
se réfugier pour échapper à un présent désormais intolérable 458-540), le mythe fait son entrée dans l’histoire : Charles
et à une Rome devenue invivable. Or, la seizième Épode est à Guittard montre qu’il n’est plus pensé au passé ou au futur, il
peu près contemporaine de la quatrième Bucolique de Virgile, existe hic et nunc, dans un espace spatio-temporel clairement
dont l’optimisme forme un singulier contraste avec l’humeur défini, l’Italie contemporaine, désignée, de manière significa-
sombre d’Horace. Dans ce poème, sans doute rédigé pendant tive, comme la terre de Saturne. Cette région bénie des dieux
une éphémère accalmie des guerres civiles, Virgile, poète- est certes décrite comme naturellement généreuse, mais sa
devin inspiré, annonce la venue prochaine d’un enfant : grandeur est avant tout le fruit de l’industrie des paysans qui
sa naissance marquera le début d’un nouvel âge d’or, qui la peuplent. Voilà encore un détournement particulièrement
s’épanouira progressivement au fur et à mesure que l’enfant spectaculaire du mythe hésiodique, capable de concilier
grandira. Son adolescence gardera ainsi quelque trace du deux entités présentées originellement comme contraires,
passé, puisque l’humanité continuera de cultiver la terre, le labeur et la félicité humaine.
de naviguer et de combattre. Mais quand il sera parvenu à À l’époque où Virgile rédige Les Géorgiques, Octave a stabi-
l’âge adulte, les hommes jouiront enfin de tous les biens de lisé son pouvoir et s’occupe de restaurer physiquement et
l’âge d’or, sans avoir à souffrir ni à travailler. moralement le monde romain en commençant par son
Depuis toujours, les commentateurs spéculent beau- centre de gravité, l’Italie, dont les terres ont été ravagées
coup sur l’identité possible de cet enfant et sur les sources par les luttes intestines. On demande aux plumes amies
d’inspiration de l’écrivain. Virgile a certainement ici croisé du pouvoir, comme Virgile, de se faire les chantres de cette
le récit hésiodique avec le contenu de recueils oraculaires œuvre de reconstruction. On comprend dès lors pourquoi
contemporains marqués par le messianisme juif (les Oracles l’âge d’or devient dans son œuvre le lieu de la valorisation
sibyllins), les croyances néopythagoriciennes et la conception de la terre ancestrale et de ceux qui la cultivent. La boucle
cyclique de l’histoire propre au savoir étrusque. On assiste est bouclée dans son dernier poème, Énéide (I, 541-543 et VI,
en tout cas à un renversement radical du mythe, puisque 791-794) : l’âge d’or n’y est plus présidé par Saturne, mais
l’âge d’or ne se situe plus dans un lointain passé mais dans par Octave lui-même, entre-temps devenu Auguste. C’est le
un avenir proche ; il ne suscite plus chez l’homme le regret nouvel empereur qui donne à présent des lois à un âge d’or
de sa perte irrémédiable, mais une attente sûre d’être rapi- qui ne connaît plus de limites spatio-temporelles, puisque la
dement comblée. Rome éternelle s’est dilatée jusqu’aux extrémités de la terre
L’époque et le lieu de son avènement restent néanmoins entièrement pacifiée. La métamorphose a été ici portée à son
encore indéterminés et la prophétie susceptible de se prêter terme : l’âge d’or est désormais le siècle d’Auguste.
à de multiples interprétations. Le message se fait plus précis
dans la deuxième œuvre de Virgile, Les Géorgiques. Dans le
chant I (v. 121-159) de cette ample épopée consacrée à la vie L’ÂGE D’OR ET L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE
des paysans et au travail des champs, le poète semble de
prime abord revenir à une vision plus traditionnelle d’un Sous l’impulsion de Virgile, le mythe étiologique est devenu
âge de félicité originaire. Mais l’illusion ne dure pas long- vecteur idéologique et programme politique de la nouvelle
temps : la disparition de la première race n’est plus provo- monarchie. Un autre poète contemporain, plus subversif,
quée, comme dans Les Travaux et les Jours (v. 42-105), par Ovide, le souligne malignement : dans ses Amours (III, 8,
le courroux de Jupiter, fâché que Prométhée lui ait dérobé 35-44) et ses Métamorphoses (I, 89-93), il s’empresse de revenir