Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Jean DEVOS
Lycée militaire de Saint-Cyr-l’École
Né en Asie Centrale dans la seconde moitié du IXe siècle, d’origine peut-être persane,
al-Fârâbî vient à Bagdad où il apprend l’arabe, étudie et enseigne la logique, les sciences
et la philosophie 1 . La période est marquée par des troubles politiques ; il quittera Bagdad
en 9 4 2 dans des circonstances confuses, en butte à l’agitation fomentée par les Hanba-
lites fanatiques, qui « se comportaient comme s’ils avaient représenté une sorte de tri-
bunal de l’Inquisition » 2 . (Il meurt à Damas en 9 5 0 .) C’est bien dans un contexte informé
en partie par l’islam que Fârâbî affirme la falsafa 3 , en déployant l’ensemble des sciences
philosophiques héritées de l’Antiquité. Son œuvre s’articule, dans une recherche d’har-
monie, au corpus aristotélicien et néoplatonicien, et aussi, explicitement ou implici-
tement, à celui de la théologie musulmane et de la révélation coranique 4 . Fondatrice de
l’une des principales écoles de philosophie au Moyen Âge, elle témoigne de la pensée
1 . Pour une présentation générale, voir Ali Benmakhlouf, Al-Fârâbî. Philosopher à Bagdad au xe siècle, Paris, édi-
tions du Seuil, 2 0 0 7 .
2 . Sur les Hanbalites, voir l’article sur le calife abbasside al-Radi, par K. V. Zettersteen, in Encyclopédie de l’islam,
cité par Ph. Vallat, Al-Fârâbî, Épitre sur l’intellect, Paris, Les Belles Lettres, 2 0 1 2 , p. LVIII.
3 . Sur la falsafa, voir l’article de Souâd Ayada in Francis Foreaux (éd.), Dictionnaire de culture générale, Paris,
Pearson, 2 0 1 0 , p. 1 5 5 sq.
4 . Ian Richard Netton, Al-Farabi and his School, London & New York, Routledge, 1 9 9 2 , p. 4 : “Al-Farabi’s own
Shi’ite learnings have been noted on more than one occasion.”
vivante en terre d’Islam, et illustre, non sans paradoxe, ce qu’Henry Corbin a nommé
« la philosophie islamique » 5 .
L’étude de Fârâbî invite à penser le rapport de l’homme au monde qu’implique
l’islam en ses multiples aspects : le Coran, les traditions orales (les hadiths), la Loi et la
jurisprudence (la Shari’a), la théologie (le Kalam) 6 . Les images et les métaphores de la
révélation coranique et du prophétisme, les usages rhétoriques ou les arguments dialec-
tiques des théologiens, les traditions en somme, sont philosophiquement appréciées.
Cette perspective ouverte sur l’islam permet à Fârâbî de mettre en question certains abus
rhétoriques en matière de religion, et de critiquer la dialectique des théologiens du
Kalam au moyen des instruments d’analyse hérités de l’organon aristotélicien. Ainsi,
comme l’écrit Christian Jambet, « les philosophes ne se sont pas identifiés à l’islam du
commun, mais ils n’ont pas échappé au moment qui était le leur, moment fixé par l’ho-
rizon religieux. Ils n’ont pas été philosophes malgré l’islam, mais à partir de lui, avec lui
et en lui, parfois contre une certaine représentation de l’islam, ou de la religion prophé-
tique, mais non sans un rapport quelconque avec elle » 7 .
Fârâbî lui-même est loin d’exclure du champ de la réflexion le phénomène religieux,
même si ses traités « rendent un son plus profane, plus laïc » 8 que ceux d’un philosophe
de l’islam tel qu’al-Kindi (7 9 6 -8 7 3 ). Nous verrons, en premier lieu, que l’islam est inclus
dans l’horizon spéculatif vers lequel tend la pensée métaphysique de Fârâbî. Sa
démarche consiste à élaborer les structures de la connaissance du monde, de l’homme
et du divin, dans une visée d’unité qui n’est pas étrangère à l’islam. En deuxième lieu,
nous verrons que l’islam est inclus dans le foyer d’expérience depuis lequel l’onto-noé-
tique de Fârâbî advient à elle-même par un mouvement de retour aux sources grecques
de la philosophie. C’est à partir du donné musulman que l’ontologie farabienne se déve-
loppe en une théorie de l’intellect. En troisième lieu, nous verrons que la pensée poli-
tique de Fârâbî se développe à travers la formation de la Cité vertueuse, dont le
caractère de perfection n’est pas dissociable de la notion islamique de « l’homme
parfait ». Dans sa cohérence d’ensemble, la pensée farabienne, proprement et rigoureu-
sement philosophique, n’est ni réductible à une simple transposition d’un quelconque
contenu théologique, ni intelligible au point de vue d’une simple opposition entre la phi-
losophie et l’islam 9 .
I. LA QUESTION DE DIEU
Selon Fârâbî, la falsafa se déploie en un système complexe de sciences philoso-
phiques ordonné à l’intelligence des principes premiers : la logique ou connaissance des
principes premiers de l’être en tant que vrai ; l’ontologie ou connaissance de l’Étant
comme tel, principe premier des êtres en tant qu’ils sont ; la théologie ou connaissance
des principes premiers de la substance sensible ; l’éthique ou connaissance des principes
premiers de l’agir humain. Dans l’Énumérationdes sciences, Fârâbî explique que la méta-
physique, « la science divine », comporte trois parties : 1 ° la première est l’étude des êtres
en tant qu’ils sont ; 2 ° la seconde est l’étude des principes des sciences théorétiques,
5 . Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1 9 8 6 .
6 . Sur l’islam, voir l’article de Souâd Ayada in Francis Foreaux (éd.), op. cit., p. 2 2 1 sq. ; voir aussi, du même
auteur, l’article « Charia », p. 5 3 sq.
7 . Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2 0 1 1 , p. 6 2 .
8 . Jean Jolivet, « La pensée philosophique dans ses rapports avec l’Islam jusqu’à Avicenne », in M. Hamidullah et
allia, L’Islam, la philosophie et les sciences, Paris, Presses de l’Unesco, 1 9 8 1 , p. 4 7 .
9 . Sur l’islam et la philosophie, voir Souâd Ayada, L’Islam des théophanies. Une religionà l’épreuve de l’art, Paris,
éditions du CNRS, 2 0 1 0 , p. 2 1 -2 4 .
telles que la logique et les mathématiques ; 3 ° la troisième est l’étude des êtres qui ne
sont ni des corps ni dans des corps. Ces êtres incorporels sont ordonnés en une hié-
rarchie d’intelligences qui culmine à l’Étant suprême, « un Étant parfait dont rien de plus
grand ne peut être conçu » 1 0 .
Fârâbî décrit le mouvement par lequel on s’élève vers les principes incorporels, suivi
d’un mouvement de descente qui explique comment chaque chose provient de ces prin-
cipes. L’onto-cosmologie noétique comprend une hiérarchie de réalités dont les rangs
sont déterminés en fonction du rapport à l’intelligence : la Cause première, intellect pur ;
les Causes secondes, émanation de l’intellect pur ; l’Intellect agent ; en l’homme, l’âme
intellective ; puis, les vivants qui ne sont pas capables d’intellection ; enfin, les êtres
inanimés, qui n’existent complètement que sous l’appréhension de l’intellect humain.
Trois d’entre eux ne sont ni des corps, ni dans les corps ; il s’agit de la Cause pre-
mière, des Causes secondes et de l’Intellect agent. Trois sont dans des corps bien que
leur essence ne soit pas des corps ; à savoir l’Âme, la forme et la matière.
La plus vraie et la plus haute des réalités est donc par-delà la multiplicité et la cor-
poréité :
Ce qui est au premier rang de ces six rangs ne peut être multiple, mais seulement un
et non pareil. 1 1
Au principe de la métaphysique de Fârâbî demeure l’idée de l’Étant premier,
suprême en tant qu’il est absolument Un 1 2 . La représentation de ce qui est « le plus
haut » étant ainsi fondée sur la connaissance de la Cause première, intellect pur, « la
science de la métaphysique et la théologie islamique sont une seule et même chose » 1 3 .
Or, le sens principiel de l’idée de la divinité pensée comme telle en son unité, ne
peut manquer d’indiquer, pour le moins, un rapport entre la philosophie et l’islam, sinon
une certaine « conjonction » entre l’Un de la métaphysique et le « Dieu est Un» de l’islam 1 4 .
L’élaboration philosophique du discours au sujet de l’Étant premier semble ici répondre
au langage coranique et à certaines formulations de la doctrine islamique (surtout celles
des théologiens Mu’tazilites) 1 5 . Purement immatériel, l’Étant premier, intellect en acte,
existe d’une existence éminente, dont la perfection ne comporte aucune déficience : nul
n’est égal à l’Étant suprême, « aucune existence ne peut être pareille à sonexistence, il est
unet unique ». Comparant ce passage de la Cité parfaite avec l’expression coranique « il
n’y a rienqui Lui ressemble » (sourate 4 2 , V. 1 1 ), Richard Walzer y voit l’indice d’une
quasi-coïncidence avec le contenu islamique : « Ici un lieu commun hellénique et une
conviction islamique de base (surtout si on l’entend au sens Mu’tazilite), sont presque
en coïncidence, comme c’est bien souvent le cas. » 1 6 . Au double point de vue métaphy-
1 0 . Al-Fârâbî, L’Énumérationdes sciences, cité par Majid Fakhry, A History of Islamic Philosophy, Columbia Uni-
versity Press, 2 0 0 4 , p. 1 1 9 .
1 1 . Al-Fârâbî, Livre du Régime politique, trad. Ph. Vallat, Paris, Les Belles Lettres, 2 0 1 2 , p. 2 -4 .
1 2 . Al-Fârâbî, La Cité parfaite, in Richard Walzer, Abû Nasr al-Fârâbî, Onthe Perfect State, Oxford University Press,
1 9 8 5 , chap. 1 , p. 5 7 sq.
1 3 . Al-Fârâbî, Traité sur les visées de la Métaphysique d’Aristote, cité par Th.-A. Druart, in Peter Adamson &
Richard C. Taylor (éd), The Cambridge Companion to Arabic Philosophy, Cambridge University Press, 2 0 0 5 ,
p. 3 3 3 .
1 4 . W. Montgomery Watt, Islamic Philosophy and Theology, Edinburgh University Press, 1 9 6 2 , p. 5 5 : “In the
center of his metaphysics is the First Being or absolute One, which was understood to be identical with God as
proclaimed inIslamic doctrine.”
1 5 . Sur les aspects de la doctrine islamique voir Dominique Sourdel, L’Islam médiéval, Paris, PUF, 1 9 7 9 , chap. III ;
sur les théologiens Mu’tazilites, voir aussi W. Montgomery Watt, Islamic Philosophy and Theology, chap. VII : “The
Mu’tazilites”, Edinburgh University Press, 1 9 6 2 .
1 6 . Al-Fârâbî, La Cité parfaite, chap. 1 , § 1 , in Richard Walzer, op. cit., p. 5 7 , et commentaire p. 3 3 5 .
sique et théologique, puisque c’est de l’Étant premier que l’on peut attribuer par excel-
lence l’unité, l’être et la vérité, un tel Étant semble identique à Dieu 1 7 .
De plus, étant le plus réel et le plus vrai, son essence est telle qu’il est entièrement
impossible qu’Il n’existe pas ; et, de par son unicité, Il est absolument distinct des autres
existants 1 8 . Excédant toute définition, et ne pouvant être divisé par la pensée, l’Étant
premier, en sa désarmante simplicité 1 9 , surpasse l’intellect potentiel de l’homme. Dès
lors, si la philosophie permet bien à l’homme de tendre tout au plus à l’intellect agent,
elle ne lui permet pas pour autant d’approcher l’Étant premier, intellect pur. Il s’agit seu-
lement de s’élever intellectuellement jusqu’à l’Intellect agent, par le moyen du mou-
vement d’actualisation de l’intellect humain ; mais, en aucun cas, il ne peut s’agir de se
hausser jusqu’à Dieu 2 0 . Ce sens des limitations humaines semble faire écho à la sensi-
bilité islamique, sachant que, dans l’islam, il est précisé que les hommes ne peuvent pas
accéder à Dieu, mais que seuls les anges le peuvent. Ainsi, et c’est là un paradoxe, tout
en se démarquant des représentations religieuses apparentées à la rhétorique, au mieux
à la dialectique, la philosophie de Fârâbî se déploie d’une manière qui est sensiblement
consonante avec l’islam comme mode d’expérience et intuition de l’unité et de l’absolu.
Nonobstant, la question demeure du statut de la prophétie et de la révélation dans
la philosophie farabienne, sachant que l’islam affirme indissociablement qu’« il n’y a pas
de divinité sinonDieu » et que « Mahomet est le messager de Dieu » 2 1 . À cet égard, Fârâbî
relève le double sens de l’imagination : elle est non seulement une capacité imitative,
mais elle est aussi la capacité à trouver des images appropriées pour représenter ce que
nous ne pouvons pas saisir intuitivement par la sensation 2 2 . Sur cette base, Fârâbî dis-
tingue deux niveaux de la prophétie, correspondant à deux modes du rapport entre l’in-
tellect humain et l’imagination : un niveau inférieur qui est celui de la « prophétie »,
laquelle s’adresse par images aux ignorants, et un niveau supérieur, celui de la « révé-
lation », qui n’est véritablement accessible qu’à ceux qui ont parfait leur intelligence (par
exemple, l’ange de la prophétie devient intelligible comme métaphore de l’intellect
agent). Ainsi, Fârâbî propose une interprétation philosophique de la révélation en tant
que phénomène constitué par une émanation de l’intellect agent sur la capacité imagi-
native de l’âme humaine 2 3 .
Il reste que, sous le rapport au mode de pensée qu’elle engage, la divinité de la
Cause première diffère de celle du dieu des religions révélées. Dans Le Livre du Régime
politique, Fârâbî utile le terme al-ilah (la divinité) plutôt que le terme Allah 2 4 . Il ne se
réfère pas à l’islam de manière exclusive, et admet une pluralité de religions vraies. La
conception que soutient Fârâbî semble ainsi différer de la représentation du Dieu Abra-
hamique : « Dieu devient l’étant suprême, pure intelligence, et l’univers se hiérarchise
selon le modèle péripatéticien » 2 5 . La divinité étant pensée conceptuellement comme
Cause première est envisagée d’une autre manière que la divinité dans la foi
musulmane :
1 7 . Majid Fakhry, Al-Fârâbi, Founder of Islamic Neoplatonism, Oxford, Oneworld, 2 0 0 2 , p. 4 7 : “Being more
worthy of the attributes of unity, being ant truth than anything else, such a Being must be regarded as identical
with God Almighty.”
1 8 . Al-Fârâbî, La Cité parfaite, chap. 1 , § 5 , in Richard Walzer, op. cit., p. 6 9 .
1 9 . Al-Fârâbî, ibid., chap. 1 , § 4 , p. 6 7 .
2 0 . Herbert A. Davidson, Alfarabi, Avicenne and Averroes onIntellect, Oxford University Press, 1 9 9 2 , p. 4 9 .
2 1 . Souâd Ayada, article « Islam », in Francis Foreaux (éd.), op. cit., p. 2 2 2 .
2 2 . Salim Kemal, The Philosophical Poetics of Alfarabi, Avicenna and Averroës, New York, Routledge, 2 0 0 3 , p. 4 2
2 3 . Herbert A. Davidson, op. cit., p. 5 9 .
2 4 . Philippe Vallat, Al-Fârâbî, Le Livre du Régime politique, Paris, Les Belles Lettres, 2 0 1 2 , p. 5 , n. 1 3 .
2 5 . Souâd Ayada, article « Falsafa », in Francis Foreaux (éd.), op. cit., p. 1 5 5 .
La Cause première est cela même dont il convient de croire que c’est la divinité, à savoir
la cause prochaine de l’être des Causes secondes et de l’être de l’Intellect agent. 2 6
La Cause première n’étant que la cause prochaine des Causes secondes, on ne peut
pas dire vraiment qu’elle est cause du monde 2 7 . Et, puisque la Cause première est la
divinité, il ne convient donc pas de penser que l’être de la divinité est un être qui
engendre. En tout état de cause, la divinité, au sens de Fârâbî, ne crée pas le monde,
puisque l’Étant premier, contemplant son essence, connaît seulement lui-même, et ne
peut créer ce qui déjà est de toute éternité. L’émanation est dès lors nécessaire pour se
représenter la manière dont il est tout à la fois vrai de dire que les formes sensibles sont
engendrées, et que le monde est éternel. L’Étant premier donne existence, unité et vérité
à tous les autres êtres ; inversement, tous procèdent de l’Étant premier, intelligence
pure.
En développant ainsi une philosophie d’ensemble des rapports de l’homme et du
monde, fondée dans l’intelligence des principes, Fârâbî opère une différenciation
assumée de la métaphysique vis-à-vis de la théologie du Kalam : en ce sens, l’intention
principale de la métaphysique n’est donc pas l’étude de Dieu 2 8 .
nation de l’homme, en son double sens théorétique et pratique, est liée à la fonction cos-
mologique de l’intellect humain, selon le rang que celui-ci occupe dans la hiérarchie des
intellects 3 2 . Non sans évoquer les principes islamiques, la noétique farabienne est conso-
nante avec la pensée d’Aristote, dans ce passage de l’Éthique à Eudème :
[…] le divin en nous meut tout d’une certaine manière : le principe de la raison n’est
pas la raison mais quelque chose de supérieur : que pourrait-il y avoir de supérieur et à
la science et à l’intellect sauf Dieu ? 3 3
Ce qui justifie le rang de l’homme par rapport aux autres choses qui sont dans le
monde, c’est la manière propre dont l’intellect humain participe à l’ordre des intelli-
gences, et par là se rapporte à un principe qui, supérieur à l’intellect humain, est plus
haut que l’homme.
C’est bien la philosophie qui permet à l’homme d’appréhender les choses en leur
essence et de les coordonner au schéma de l’ordre du monde. En sa vérité, elle est le
mouvement par lequel l’homme, s’élevant autant que possible à l’intelligence,
« accomplit l’actionqui fait de lui une substance » 3 4 . Car l’homme se parfait en progressant
vers son être véritable à mesure qu’il se fait semblable aux idées. En effet, selon la noé-
tique de Fârâbî, l’intellect humain se rend intelligible à lui-même en se replaçant, par
l’intermédiaire de l’intellect acquis, dans l’horizon de l’unité de l’intellect et de l’intelligé.
Selon ce schéma, l’âme intellective parfait autant qu’elle le peut l’acte d’intellection par
conjonction de l’intellect acquis avec l’intellect agent ; et atteint ainsi ce moment ultime
où « sonessence, sonactionet sonêtre sont devenus une seule et même chose » 3 5 . Réalisant,
à travers l’exercice de la pensée, la perfection qui lui est propre, l’âme humaine accède
à la félicité.
Par là, la substance de l’âme de l’homme ou bien l’homme par l’intermédiaire même de
ce qui lui donne une substance, se rend toujours plus proche de l’Intelligence agente. Et
c’est là sa fin dernière ; c’est là l’autre vie. Car l’homme acquiert enfin ce qui fait de lui
une substance, il acquiert sa perfection ultime, qui est d’accomplir dans une autre sub-
stance l’action qui fait de lui une substance, et tel est le sens de l’expression « une autre
vie ». 3 6
C’est ainsi que Fârâbî interprète philosophiquement l’expression coranique « la vie
dernière », dans son traité sur l’intellect 3 7 . La vie « sainte » n’est autre que la forme d’une
vie purement intellective :
Pour être, l’âme n’a donc plus besoin qu’un corps lui serve de matière, aucun de ses
actes n’a plus besoin de l’aide des facultés animales qui sont dans le corps, bref, elle n’a
plus besoin d’instrument corporel. 3 8
La « sainteté » telle que la comprend, en philosophe, al-Fârâbî, est le parachèvement
de l’homme par l’intelligence ; les promesses coraniques du salut n’en sont que des
expressions métaphoriques 3 9 .
Or, la félicité et la perfection dont l’homme est capable se trouvent limitées par les
conditions qui sont particulières à l’intelligence humaine.
Porphyre a dit : la félicité est pour l’homme dans la réalisation parfaite [ou « enté-
léchie »] de sa forme. Or, la perfection de l’homme en tant qu’il est homme consiste dans
les activités de la volonté, et en tant qu’il est ange [i.e. divin] et intellect, elle consiste
dans la contemplation, chacune de ces deux perfections étant achevée au regard de son
substrat respectif. Si [cependant] on les mesure à l’aune l’une de l’autre, on trouvera que
la perfection humaine est déficiente. 4 0
La prise en compte de cette double limitation de la connaissance humaine est ce qui
amène nécessairement à coordonner le souci de l’homme avec le souci de la Cité. Car,
la perfection humaine est conditionnée à la félicité d’autrui, c’est-à-dire à l’acquisition
de la félicité pour autrui.
Aussi bien, [pour] le philosophe qui aura acquis les vertus théorétiques, leur acquisition
aura été vaine s’il n’a eu la faculté de les amener à l’existence, outre en lui-même, en tout un
chacun selon qu’il lui est possible… Et le philosophe qui existe en vain est celui qui n’a pas
encore pris conscience du but [politique et sotériologique] que poursuit la philosophie. 4 1
La finalité de l’accession à la félicité commande donc un projet politique qui est de
cultiver les vertus théorétiques, ainsi que l’exercice de la capacité intellective, non seu-
lement en soi mais en les autres.
Ainsi, l’œuvre de Fârâbî montre la nécessité épistémologique de la métaphysique,
en tant que celle-ci constitue la forme théorétique à travers laquelle la science politique
se déploie dans le système des sciences. Elle montre surtout la nécessité ontologique de
la métaphysique, puisqu’en tant qu’« infrastructure du politique » 4 2 , celle-ci apparaît
comme nécessaire à l’être même de l’homme. Contrairement à un préjugé courant, la
métaphysique est chose vitale : sans elle, la vie humaine ne peut obtenir la félicité vers
laquelle elle tend, puisque sans la métaphysique, l’excellence ne se laisse pas concevoir
en sa forme humaine ou politique. Sur la base de cette foi en la puissance du rationnel,
l’intention de Fârâbî est de fonder métaphysiquement le projet de l’accession à la félicité
à travers la conception de la Cité vertueuse, comme reposant sur le principe platonicien
du philosophe-roi : « le vrai prince est identique au philosophe-législateur » 4 3 .
4 0 . Al-Amiri, Al-sa ‘ada wa-l-is ‘ad, cité par Ph. Vallat, Al-Fârâbî, Le Livre du Régime politique, Paris, Les Belles
Lettres, 2 0 1 2 , p. 7 , n. 2 0 , d’après A. Ghorab (1 9 7 2 ).
4 1 . Al-Fârâbî, L’Accessionà la félicité, § 6 3 , p. 1 9 4 , 7 -8 , cité par Ph. Vallat, Al-Fârâbî, Épître sur l’intellect, Paris,
Les Belles Lettres, 2 0 1 2 , p. LIII.
4 2 . Philippe Vallat, Al-Fârâbî, Le Livre du Régime politique, Paris, Les Belles Lettres, 2 0 1 2 , p. XXI.
4 3 . Al-Fârâbî, L’Accessionà la félicité, in Ralph Lerner & Mushin Mahdi (éd.), Medieval Political Philosophy, The
Free Press of Glencoe - The Macmillan Company, 1 9 6 3 , p. 7 9 .
Puis, Fârâbî convoque ses contemporains pour se mettre d’accord sur ce que signifie
être intelligent, une question courante en islam 4 4 . Il évoque tout d’abord le principe isla-
mique de la prescription du bien et de l’interdiction du mal, à l’appui duquel les théolo-
giens Mu’tazilites argumentent 4 5 . Puis, il élabore l’usage philosophique du mot arabe
« ‘âqil » (« intelligent »), en rapportant la qualité d’être « intelligent » à un paradigme de
l’éthique aristotélicienne – l’homme « prudent » (phronimos). Être intelligent, là où il
s’agit des biens et des maux, c’est faire preuve de prudence au sens de « conduite réglée
sur une pensée réfléchie » 4 6 . D’ailleurs, Philippe Vallat observe que le mot arabe
« ta’aqqul » qui traduit, chez Fârâbî, le grec phronesis, a la même racine que le mot
« ‘aql », lequel désigne l’intellect 4 7 . Par là, il est clair que la prudence ne va pas sans le
discernement et l’intellect : c’est une disposition à agir accompagnée de raison, qui
suppose l’intelligence des fins pratiques. Fârâbî semble donc assimiler la « religion »
(dîn) à la phronesis au sens aristotélicien 4 8 , et même à la sagesse comme finalité pratique
de la falsafa, puisqu’il associe la « religion» à l’actualisation de l’intellect humain. L’éloge
farabien de la philosophie suit en cela l’injonction platonicienne : « se rendre semblable
à undieu selonce qu’onpeut, c’est devenir juste et pieux, avec le concours de l’intelligence »
(cf. Théétète, 1 7 6 b) 4 9 .
Face à une situation dialectique, le choix des moyens risque d’être dissocié de l’in-
telligence des fins. Au contraire, être intelligent consiste à commander le choix des
moyens par l’intelligence de ce qu’il convient de faire. Sachant que « la [puissance] déli-
bérative est la puissance par laquelle ont lieu la réflexionet la délibérationau sujet de toute
chose à laquelle il convient ou nond’être faite » 5 0 , l’homme prudent délibère à propos de
ce qui est bon pour l’homme et la Cité. Par suite, le meilleur régime politique est celui
dans lequel le prince agit avec discernement, c’est-à-dire avec « prudence », de telle sorte
qu’il gouverne suivant l’intelligence des fins. Il en résulte que la connaissance de la phi-
losophie est nécessaire à la perfection de la Cité.
Par là, cela implique aussi que le premier gouvernant de la cité vertueuse connaisse déjà
complètement la philosophie théorique, parce qu’il ne peut rien apercevoir de ce qui est
dans le monde par l’administration de Dieu (Qu’il soit exalté !) de manière à s’en remettre
à lui, sinon par là. 5 1
C’est ainsi que la question politique se trouve coordonnée à une interrogation méta-
physique quant à la destination de l’homme. On en revient donc à l’idée que tout doit
être pratiquement ordonné à la philosophie rigoureuse, car la pensée réduite à la seule
considération des moyens, la pensée sans la métaphysique, est incapable de donner à la
vie sa forme humaine.
Ainsi, est rendue manifeste la nécessité pour tout être humain d’accéder à la philo-
sophie, soit suivant la méthode démonstrative, soit d’une autre manière qui convienne
à sa constitution propre. Par sa capacité intellective spécifique, tout homme a vocation
à connaître les finalités, en s’élevant autant qu’il le peut à l’intelligence, cause formelle
4 4 . Philippe Vallat, Al-Fârâbî, Épître sur l’intellect, Paris, Les Belles Lettres, 2 0 1 2 , p. LV.
4 5 . W. Montgomery Watt, Islamic Philosophy and Theology, Edinburgh University Press, 1 9 6 2 , p. 6 7 : “The basic
thought was that God inrevelationshowed manwhat he ought to do to attain Paradise, and then left it to man
himself to do it or not to do it.”
4 6 . Philippe Vallat, ibid., p. 2 , n. 3 .
4 7 . Philippe Vallat, ibid., p. 2 , n. 3 .
4 8 . Philippe Vallat, ibid., p. 3 , n. 8 .
4 9 . Philippe Vallat, ibid., p. LII.
5 0 . Al-Fârâbî, Livre du Régime politique, trad. Ph. Vallat, op. cit., p. 1 2 .
5 1 . Al-Fârâbî, Livre de la religion, trad. S. Diebler, in Ali Benmakhlouf (éd.), op. cit., p. 9 3 .
et finale. Toutefois, cela ne peut réellement advenir qu’au moyen d’un progrès intel-
lectuel aidé par l’instruction, car l’homme est imparfait. L’intellect humain, par nature,
pense ; mais l’homme ne pense pas toujours, étant donné qu’il est composé en partie de
matière, selon le schéma hylémorphique adopté par Fârâbî. C’est donc cet accès à la phi-
losophie, en tant qu’il conditionne la perfection de la Cité, qui fait problème et nécessite
l’enseignement. La pensée pédagogique de Fârâbî, en s’appuyant sur les traités de l’Or-
ganonaristotélicien, porte sur la recherche des moyens pour dispenser comme il se doit
le savoir 5 2 . La finalité de l’enseignement est double, c’est tout à la fois l’accès à la
connaissance par l’actualisation de l’intellect humain, et, par là, l’accès à la perfection
pratique, la félicité. Concrètement, le philosophe-roi doit veiller à ce que chacun par-
ticipe de la perfection autant qu’il le peut, et ainsi connaisse la félicité 5 3 . Or, le moment
de l’accession à la félicité sera à la fois pédagogique et politique, puisque la perfection
théorétique et pratique n’est accessible qu’au sein de la Cité, là seulement où l’homme
peut être instruit.
À l’instar d’un Platon saisissant la nécessité urgente de la philosophie dans le
contexte du procès de Socrate, ce qu’espère Fârâbî de la métaphysique, c’est l’accom-
plissement d’un projet politique : fonder la Cité sur l’intelligence des finalités et de la
destination humaine. La métaphysique, en tant que discipline de l’intelligence des fins,
est au cœur de ce dispositif. Il ne peut y avoir de cité vertueuse sans philosophie. En
même temps, on peut remarquer que la métaphysique permet une mise en cohérence
entre la finalité de la philosophie – fonder la cité parfaite comme règne de l’intelligence
–, et l’islam, qui soutient une vision organique de l’existence ordonnée à Dieu.