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Alain BILLECOQ
Hon. IPR
1 . Pensées Métaphysiques, II, ch. 8 , p. 2 8 3 , in Spinoza, Œuvres Complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris 1 9 5 4 .
2 . Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Aubier-Montaigne, Paris 1 9 7 1 .
3 . Éthique I, App., p. 7 9 , trad. Bernard Pautrat, coll. Essais, Points, éd. du Seuil, Paris 1 9 9 9 et Traité Théologico-
Politique, ch. XIV, § 1 0 , p. 4 7 5 -4 7 7 , in Spinoza Œuvres III, coll. Épiméthée, PUF, Paris, 1 9 9 9 dans lesquels
Spinoza énumère ces dogmes.
4 . Traité Théologico-Politique, Préf. § 9 , p. 6 5 .
sur l’Ancienet le Nouveau Testament, il est très peu fait mention de l’islam, du Coranet
de Mahomet dans l’œuvre de Spinoza (j’aurai l’occasion dans quelques instants de
relever ces passages).
I. L’ISLAM
Pourquoi fait-il cette relative impasse sur l’islam ? Tout d’abord, parce que manifes-
tement Spinoza ne semble pas avoir lu directement le Coranet ne pratique pas l’arabe
(il en existe pourtant une traduction latine dès le XIIe siècle). En revanche, il n’est pas
absurde de penser qu’il en a une connaissance indirecte du fait de son éducation juive
(le Corana très tôt été traduit en hébreu) et de sa lecture critique approfondie de Maï-
monide (médecin, théologien et philosophe juif), lui-même connaisseur d’Averroès
(médecin musulman grand commentateur d’Aristote) et pour cause, puisqu’ils sont
contemporains et vivent tous deux au XIIe siècle à Cordoue. Spinoza a donc pu avoir une
idée des problèmes relatifs à l’exégèse du Coran comme il connaît ceux relatifs à la
lecture de l’Ancienet du Nouveau Testament, problèmes qui, quand on suit les théolo-
giens de ces confessions, furent similaires. Par ailleurs, Spinoza ne distingue pas le
Corandu Hadîth dont le corpus est postérieur au corpus coranique – le Hadîth est l’en-
semble des traditions rapportées du Prophète qu’on appelle aussi la Sunna, la « pratique
normative ». Il semblerait donc que, pour lui, il est superfétatoire de répéter ce que sa
lecture de la Bible a déjà établi quant à la “vérité” dont sont porteurs les textes sacrés.
Mais, raison plus profonde peut-être, de la négligence de Spinoza à l’égard d’une
référence et d’une lecture méthodique du Coran, ce qui l’intéresse dans la religion
musulmane c’est qu’elle renforce la preuve de ce qu’il a montré à propos des religions
judéo-chrétiennes. Ce sont ses effets politiques tels qu’on les observe chez les peuples
dominés par la religion musulmane qui retiennent avant tout son attention et qui suf-
fisent à sa démonstration. Effets qui sont concentrés dans l’Empire ottoman. Le pro-
blème de Spinoza est donc bien politique.
– Lettre 7 6 : on retrouve la même idée dans cette réponse à un jeune homme fraî-
chement converti au catholicisme qui fut son élève.
L’organisation de l’Église romaine, que tu loues si fort, est une affaire politique,
d’ailleurs lucrative pour beaucoup, je le reconnais. Et je croirais volontiers que, pour
tromper le peuple et pour contraindre l’âme des hommes, il n’y a pas mieux, s’il n’y avait
aussi l’organisation de l’Église mahométane, qui est encore loin au-dessus, car depuis
l’époque où cette superstition a commencé, aucun schisme n’est né dans cette Église 6 .
Plusieurs remarques : d’abord Spinoza se trompe car il y a bien eu des divisions
dans l’islam qui persistent toujours actuellement, le chiisme et le sunnisme – preuve qu’il
ne connaît pas bien l’histoire de la pensée musulmane. Mais ce qu’il faut surtout noter
ici c’est que l’islam représente à ses yeux l’extrémisme des religions et le régime turc leur
réussite parfaite parce qu’en lui la coercition de la pensée et de la conduite est totale.
Comme le dit le Traité Théologico-Politique dans le passage cité plus haut, ces monarchies
ont réussi à faire en sorte que les hommes « combattent pour leur servitude comme si
c’était pour leur salut » 7 . C’est pourquoi on doit en conclure que la recherche du salut
de l’âme et de la paix entre les hommes qui est la mission revendiquée des religions
n’est, pour Spinoza, qu’un leurre de leur part, une illusion savamment entretenue ainsi
qu’il l’affirme dans un article du Traité Politique où il montre que, s’il est bien vrai qu’on
n’a pas observé la moindre sédition dans le régime turc, ce n’est pas parce que règne la
paix (c’est-à-dire la concorde) mais parce qu’il n’y a plus d’hommes :
Une Cité dont la paix dépend de l’inertie des sujets conduits comme du bétail pour n’ap-
prendre rien que l’esclavage mérite le nom de « désert » mieux encore que celui de
« Cité ».
Il n’y a plus d’hommes mais du bétail. Et au chapitre suivant Spinoza illustre cette
dernière phrase en citant l’État turc comme exemple 8 .
III. MAHOMET
Pour tenter de comprendre le statut théologico-politique particulier que Spinoza
octroie à l’islam, il faut remonter à son fondateur qui s’est exprimé à travers ses paroles
et ses actes recueillis dans le Coran. Pour Spinoza, l’intérêt du Coranest qu’il n’a pu être
déformé par les siècles parce qu’il a été transcrit peu après la mort du Prophète, de sorte
que ses paroles étaient encore vives dans les esprits. Le Coranse donne comme l’immé-
diate parole de Dieu transmise par l’ange Gabriel au Prophète et, par conséquent, il n’a
nullement à être l’objet d’interprétations. Il suffit d’observer et d’appliquer ses comman-
dements. Et c’est pourquoi les régimes politiques dont les institutions sont fondées sur
l’islam perdurent indéfiniment. Ce qui n’est pas le cas du judaïsme et du christianisme
puisqu’on sait que Moïse n’a pas pu écrire le Pentateuque et que les quatre Évangiles
(Matthieu, Marc, Luc, Jean) sont écrits à des époques différentes. De là proviennent les
variantes et, partant, les exégèses et les schismes. De là proviennent leurs histoires res-
pectives.
Qu’en est-il dès lors de Mahomet ? Spinoza considère-t-il Mahomet comme un pro-
phète ? Cette question est posée par un critique violent du Traité Théologico-Politique
qui juge que l’interprétation que Spinoza donne de la Bible le démasque comme un
athée qui irait même jusqu’à soutenir que Mahomet fut un prophète (horresco referens !).
La réponse de Spinoza est extrêmement ambiguë 9 . D’une part, en effet, il récuse l’accu-
sation d’athéisme mais surtout (pour notre sujet) il dit considérer Mahomet comme un
imposteur car son enseignement ne s’accorde ni avec la liberté naturelle des hommes
qui, elle, est présente à la fois dans les propos tenus par les prophètes juifs et chrétiens,
ni avec notre commune raison. D’autre part, cependant, si Mahomet a donné des signes
de sa vocation alors lui, Spinoza, n’a aucune raison de nier qu’il fût Prophète car « un
prophète dit la vérité, il ne dit pas ce qu’est la vérité », selon l’expression de Christian
Jambet 1 0 à propos de la lecture de l’islam par la philosophie musulmane, réflexion que
Spinoza pourrait prendre à son compte. Pour lui, un prophète, en effet, est un per-
sonnage très pieux doué d’une grande imagination qui traduit dans ses manières, sa vie
et son langage adapté aux hommes de son milieu et de son temps le message divin qui
est un message de justice et de charité. Spinoza rappelle à maints endroits que telle est
la marque de l’esprit du Christ – que les musulmans considèrent d’ailleurs comme un
prophète. On remarquera en outre que Spinoza s’en tient au conditionnel (« si »). Ce qui
signifie qu’il avoue son ignorance et qu’il ne cherche pas à faire œuvre d’historien
(Mahomet a-t-il réellement existé ou est-il un être de légende ? A-t-il tenu les propos et
accompli les actes qui lui sont attribués ? etc.). Ce qui lui importe, c’est de constater les
effets observables présents au XVIIe siècle de la religion qui se réclame de lui.
Aussi Spinoza élargit-il le débat en soutenant que les musulmans, comme les juifs,
les chrétiens et les athées peuvent très bien posséder cet esprit de justice et de charité –
qui appartient, en fait, du point de vue religieux à la religion intérieure ou universelle.
D’où sa conclusion :
En ce qui concerne les Turcs eux-mêmes et les autres Gentils [les non-juifs et les païens]
s’ils adorent Dieu par le culte de la justice et de la charité envers le prochain, je crois
qu’ils ont l’esprit du Christ et qu’ils sont sauvés, quelles que soient les convictions qui sont
les leurs, et par ignorance, sur Mahomet et sur les oracles 1 1 .
Et l’on peut ajouter que, du point de vue de la philosophie rationaliste, cet esprit de
justice et de charité est l’œuvre de la raison elle-même et que l’Éthique en est l’ex-
pression.
9 . Lettre 4 3 , p. 2 6 2 .
1 0 . Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, coll. Folio Essais, p. 6 5 , Gallimard, Paris, 2 0 1 1 .
1 1 . Lettre 4 2 , p. 2 6 2 .
1 2 . Henri Laux, Imaginationet religionchez Spinoza, p. 2 3 9 , Vrin, Paris, 1 9 9 3 , à qui je dois quelques-unes des
réflexions nourrissant la présente étude.
sans failles du théologique et du politique. Selon lui, l’islam est à mettre sur le même
plan que les autres religions qui se réclament de l’AncienTestament. En revanche, l’islam
élève au plus haut rang l’imbrication recherchée dans la mesure où, dans les faits, il est
parvenu à étouffer la liberté individuelle et à récuser, comme on l’a vu, l’usage de la
raison. Dans l’empire ottoman, l’individu n’a qu’une chose à faire, obéir aux dogmes,
aux ordres et se soumettre. C’est ce que Leibniz appellera un peu plus tard le fatum
mahometanum qui s’exprime dans l’argument dit de la raisonparesseuse : puisque tout
est écrit à l’avance, il n’y a rien d’autre à faire que de se soumettre au destin 1 3 .
En conséquence de ses analyses et par contrecoup de ce qu’il découvre de la réalité
des religions, l’effort philosophique de Spinoza consiste à disjoindre d’une part le poli-
tique du théologique, d’autre part la raison de la foi, afin de reconquérir la liberté natu-
relle de l’homme. C’est pourquoi autant Spinoza critique les religions établies, autant il
ne critique pas les croyants qui ont, naturellement, la liberté de croire et de vivre leur
foi.
PROGRAMME
9 heures – 9 h 2 0 : Présentation par Alain Billecoq, inspecteur honoraire de philosophie. 9 h 2 0
– 1 0 h 2 0 : Henri Élie, inspecteur de philosophie : « Du philosophe-roi à la démocratie tempérée
des Lois : la démocratie à la lumière de l’Idée ». 1 0 h 2 0 – 1 0 h 4 0 : Discussion. 1 0 h 4 0 – 1 1 h 4 0 :
Jean-Paul Jouary, professeur de philosophie en classes préparatoires, lycée Claude Monet à
Paris : « Rousseau, le problème de la démocratie représentative ». 1 1 h 4 0 – 1 2 heures : Discussion.
1 4 heures – 1 5 heures – Hadi Rizk, professeur de philosophie en Première supérieure, Lycée
Henri IV à Paris : « Enquoi le régime démocratique est-il le plus fort ? ». 1 5 heures – 1 5 h 2 0 : Dis-
cussion. 1 5 h 2 0 – 1 6 h 2 0 : Jean Devos, professeur de philosophie en Première supérieure, Lycée
militaire de Saint-Cyr : « Whitehead, la démocratie et la science ». 1 6 h 2 0 – 1 6 h 4 0 : Discussion.
1 6 h 4 0 – 1 7 heures. Conclusion par Alain Billecoq.
Contact : jean-devos@wanadoo.fr