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EPhEP 2012 12 (ES9-MT3)8 L'amour intellectuel selon Spinoza et la question de la sublimation Hubert Ricard

L'amour intellectuel selon Spinoza et la question de la sublimation


Hubert Ricard
12 décembre 2011

Je m'en vais bavarder cinq minutes avant de passer à mon texte qui est assez technique et
qui sera peut être par moment un peu lourd à entendre, comme ça en rappelant que Spinoza,
puisque c'est de lui qu'il s'agit dans mon propos, je vais traiter du désir et de l'amour, de l'Amour
intellectuel, en relation avec ce que Lacan nous a dit de la sublimation.

Spinoza était un juif portugais, d'origine, puisque, évidemment il vivait à Amsterdam, sa langue
maternelle était d'ailleurs l'espagnol parce qu'à l'époque le Portugal était, pendant un siècle a été n'est-
ce pas sous la domination de l'Espagne. Vous savez que dans sa jeunesse, c'était un très bon juif qui
était bien vu par sa conduite morale, mais qui avait des idées qui ne convenaient pas à l'ensemble de la
communauté et qui ont abouti à son excommunication qui était une peine extrêmement grave, ça peut
arriver quelques fois, enfin, ça arrive à toutes les religions, ces phénomènes d'intolérance. On le
comprend en lisant Spinoza qui effectivement n'est pas quelqu'un qui se trouve dans le registre de la
religion judaïque. Néanmoins, je crois qu'on a dit beaucoup de bêtises sur ce point.
Il n'est pas vrai que Spinoza mettait en danger sa communauté par exemple. je vous rappelle que la
Hollande était le pays le plus libre de l'Europe à l'époque, il y avait disons, un gouvernement libéral
qui était lié à la très grande richesse d'Amsterdam qui était la capitale économique de la planète et qui
avait un talent remarquable pour saboter les lois qu'imposait la minorité calviniste qui s'agitait avec
beaucoup d'intolérance. Et dans cette Hollande tolérante, Spinoza a pu tout de même vivre après son
excommunication sans trop de contraintes. Il avait changé son prénom Baruch était devenu
Bénédictus, mais ça ne voulait pas dire qu'il s'était converti au christianisme.
Spinoza a préféré le christianisme au judaïsme parce que c'était une religion de l'universel alors que le
judaïsme était une religion d'un peuple particulier mais malgré certaines expressions ambiguës de
l'Ethique, on peut dire qu'il n'était pas du tout chrétien dans ses positions ; il trouvait sans aucun doute
les dogmes du christianisme absurdes et il a même critiqué certains points de la morale chrétienne
dans l'Ethique, particulièrement la phrase de Jésus Si on te frappe sur une joue, tends l'autre joue, ça
c'est quelque chose que Spinoza ne trouvait pas acceptable étant donnée son éthique du conatus qui est
une éthique de la force et de la joie.
Il a vécu toute sa vie dans une communauté d'hommes libres, qui étaient un petit peu fascinés par le
personnage dont l'intelligence est absolument prodigieuse. Il n'a pas pu vraiment publier son œuvre
parce que le Traité théologico-politique, il l'a publié, mais d'une manière anonyme, c'est un livre qui a
d'ailleurs provoqué un scandale épouvantable, et l'Ethique, vers 1675, il a essayé de publier le texte et
les calvinistes se sont mis à hurler, et finalement il n'a pas pu le faire. Ce sont ses amis qui après sa
mort en 1677 ont organisé la publication.
Voilà, ces quelques remarques qui m'ont permis d'indiquer certains points, je vais les faire suivre tout
simplement d'une remarque importante : c'est que Lacan passe pour avoir beaucoup aimé Spinoza,
pour l'avoir beaucoup lu dans sa jeunesse, mais en même temps, on peut dire qu’il s'y est relativement
peu référé. Et comparativement à Platon, à Descartes, à Aristote, à Kant, Spinoza qui pourtant est un
philosophe d'une taille tout à fait comparable à celle de ces grands noms semble l'avoir peu retenu.
Alors je donne quand même quelques références :
- d'abord dans sa Thèse sur la psychose paranoïaque : la phrase qui est mise en exergue qui est une
proposition de l'Ethique de la troisième partie, c'est la proposition 57, 1 je vais y revenir au cours de
mon exposé,

1
N’importe quel affect de chaque individu discorde de l’affect d’un autre, autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de
l’autre, Partie III, proposition LVII.
Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 1 / 16
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- il y a ensuite une formule qui revient constamment dans son séminaire, en tous cas très fréquemment,
c'est la formule le désir est l'essence de l'homme,2 c'est une formule sur laquelle je vais m'attarder un
peu,
- et puis les deux dernières pages du séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
qui sont un commentaire assez critique à l'égard de Spinoza

- et enfin une reprise de la formule qui caractérisait Dieu à partir de l'universalité du signifiant en
utilisant une formule toute autre qui est Autre Chose, ou Chose autre que le Tout. Et cette formule
intervient dans La Science et la vérité qui est un des écrits les plus importants, je crois que c'est page
345, j'y reviendrai.3
Je vais commencer tout de suite à parler du désir et de l'amour, et c'est toujours un peu difficile parce
que Spinoza utilise un vocabulaire technique. Ce que je veux dire, c'est que je connais beaucoup de
gens qui ont voulu lire l'Ethique, qui ont commencé par la première partie ce qui paraît logique, qui
ont essayé de passer à la seconde et la plus grande partie a renoncé. Je crois que c'est une erreur de
méthode : la seule manière d'entrer dans Spinoza, c'est de commencer par la troisième partie, parce
que les deux premières parties sont vraiment très difficiles. Évidemment, idéalement, c'est ce qu'il faut
faire. Mais on est dans le concret de Spinoza dans la troisième partie et dans les parties qui suivent
parce que c'est une théorie des affects, De Affectibus, et comme je vous l'ai dit, je vais parler du désir
et de l'amour, c'est par là, en me plongeant dans cette partie que je vais essayer de dire quelque chose
sur Spinoza, mais je ne ferai pas ce que j'ai fait pour Les méditations de Descartes l'année dernière,
c'est à dire suivre le texte de très près, parce que ce serait vraiment quelque chose d'impossible à tenir
comme gageure. Le livre de Spinoza est d'une extrême complexité, il est écrit dans un langage tout à
fait technique et un commentaire mot à mot est quelque chose qui demanderait un temps considérable.
Je vais donc en rester en quelque sorte à un certain nombre de points essentiels qui concernent cette
théorie des affects et le fait que cette théorie peut déboucher dans la cinquième partie de l'Ethique sur
le fameux Amour intellectuel de Dieu qui est censé être la cime de l'attitude de l'homme libre que
Spinoza essaie de promouvoir.
Tout d'abord, première remarque sur la préface de cette quatrième partie, c'est que Spinoza refuse de
prendre un point de vue de moraliste et d’exhorter les hommes par exemple à réprimer leurs passions.
Il a tout à fait la même perspective que la science moderne, que ce soit celle de la psychologie de type
scientifique ou celle de Freud. Et dans cette préface, il nous dit par exemple à propos de ses
adversaires : on dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire 4. Or
c’est une illusion, effectivement, de croire que l'homme est indépendant de la nature. Aussi bien son
corps que son âme sont soumis aux lois et aux règles universelles de la nature. Et, nous dit-il, les
Affects de la haine, de la colère et de l'envie suivent de la même nécessité et de la même vertu de la
nature que les autres choses singulières 5. Il y a donc l'idée d'une détermination de nos affects qui est
quelque chose qui doit être en quelque sorte conçu, compris, par l’entendement. Et il y a à rendre
intelligibles ces affects, à les expliquer par leur cause en utilisant la même méthode géométrique
utilisée pour les autres choses naturelles. Je cite la dernière phrase de la préface de la troisième partie :
Je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et
de solides. Vous voyez donc que c'est une perspective très engagée qu'on peut peut-être trouver
réductrice dans un premier temps, mais je crois que c'est important de noter l'originalité de cette
position de Spinoza au XVIIème siècle parce qu’elle prend le contre pied de toutes les théories des
facultés de l'âme qui étaient à ce moment là en cours dans la pensée du temps.

2
Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d’elle-
même à faire quelque chose. Ethique, Définition des affects, Seuil, p. 305.
3
Ecrits, éditions du seuil, 1966, p 345.
4
Troisième partie, préface.
5
Ibidem.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 2 / 16


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Alors, à partir de là, je vais commencer donc à traiter de deux affectûs, de l'amour, mais peut-être en
premier lieu le désir.
Comme Lacan s'est beaucoup référé au désir essence de l'homme, je crois qu'on va dire tout de suite
que la confrontation du désir et de l'amour, c'est quelque chose qui semble être une clé de ce que
pourrait être une lecture de Spinoza à l'aune de la psychanalyse : marquer l'affinité du discours si
original que tient Spinoza avec notre appréhension moderne du psychisme, en même temps que ce qui
tient à une différence radicale que Lacan a pointée dans le texte des quatre concepts. Spinoza choisit
l'amour et il élude le désir. Et c'est étonnant puisque justement Lacan ne cesse de se référer à la
formule le désir est l'essence de l'homme, donc, c'est cette formule que je vais essayer d'expliciter.
Dire que le désir est l'essence de l'homme, c'est dire beaucoup quand même. Parce que cela suggère
que le désir n'est pas une simple faculté, une tendance d'importance secondaire relativement à la
pensée ou à l'esprit, comme c'est le cas pour la plupart des philosophes classiques, je pense à
Descartes, mais qu'il est l'élément constitutif essentiel de l'être humain. Et même en un certain sens,
nous allons le voir, pour l'homme, la norme et la valeur suprême. Étant donnée la place centrale que
Lacan assigne au désir dans son articulation, cet élément très original de la pensée de Spinoza ne
pouvait que le retenir. Alors évidemment, la clé de la notion de désir, c'est cette fameuse notion de
conatus qui est une notion métaphysique qu'on traduit par effort, effort pour persévérer dans l'être ou
dans l’existence, et qui est la clé de la notion de désir. Et c'est cette puissance d'exister qui est en
même temps puissance d'agir, qui s'identifie à l'essence même de l'individu. Je signale au passage que
Spinoza récuse l'idée de virtualité, tout ce qui est, est un acte, l'individu passe évidemment par des
degrés plus ou moins grands de perfection, sa puissance augmente ou diminue, mais ce qu'il peut être
n'est jamais que ce qu'il est, effectivement. On peut d'ailleurs évoquer d'autres expressions
synonymes dans le langage de Spinoza, de ce persévérer dans son être, j'ai dit persévérer dans
l'existence, une formule plus générale qui interdit toute interprétation réactive ou défensive, à mon
sens, par exemple : agir, vivre et conserver son être sont la même chose.. Et c'est ça qu'effectivement
l'homme a, en exerçant son conatus, en quelque sorte, à réaliser. Elles valent donc électivement ces
formules pour le désir qui est la traduction affective du conatus. Je retiendrai que ce dispositif
ontologique avec l'idée de l'accroissement ou de la réduction de la puissance d'agir se traduit en termes
d'affect par les sentiments positifs de joie et de tristesse qui constituent avec le désir les affectus, les
affects, fondamentaux pour Spinoza. Et ainsi, c'est un simple coup de chapeau au Spinoza qui précède
la troisième partie, aux deux premières parties de l'Ethique, il lie ainsi sa théorie des affects et des
passions aux deux premières parties de l'Ethique qui traitent de métaphysique et de théorie de la
connaissance et dont je vous épargnerai aujourd'hui.
Si le désir n'est que la traduction du conatus en terme d'affect, on peut dire que nous désirons les
choses qui nous font éprouver de la joie et augmentent notre puissance d'agir, et celles qui nous
permettent d'exclure la tristesse. Et tous les termes de volonté pour l'âme, d'appétit ou de désir pour le
corps, la fameuse définition : le désir est l'appétit avec conscience de lui-même n'est pas une
définition lourde si je puis dire parce qu'il précise immédiatement après que l'appétit reste le même
que l'homme ait ou n'ait pas conscience, et elles renvoient toutes au même conatus. Et on comprend
bien que cette insistance sur le désir, ait pu retenir Lacan. Si vous prenez par exemple quelqu'un
comme Descartes, qui est le contemporain, enfin qui est un peu antérieur à Spinoza, on voit que le
désir cartésien, c'est une passion de l'âme qui peut ou non se manifester, et même la volonté libre que
Descartes distingue absolument du désir, enfin en tous cas du désir sensible, elle reste conditionnée
par la conscience et par la pensée. L'homme est une res cogitans et c'est la pensée qui constitue son
essence effectivement. Pour Spinoza, c'est le même désir, le même conatus, qui concerne aussi bien le
corps que l'âme et qui est la donnée première dans chaque individu. Ajoutons autre chose.
Il n'y a pas pour Spinoza de bien extérieur au désir par rapport auquel il faudrait l'ordonner ou le
moraliser. Il y a la célèbre formule du scolie de la neuvième proposition de la troisième partie que je
cite : Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne
parce que nous la désirons. et c'est donc le désir qui est la mesure du bien et d'une certaine façon la
seule valeur qui puisse faire norme pour un individu. Donc, un désir, un désir de vivre heureux, ou
bien d'agir, d'être et de vivre, est l'essence de l'homme et toutes ces notions ne prennent leur valeur que
relativement au développement de la puissance du conatus. Ce ne sont pas des qualificatifs qui

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 3 / 16


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viendraient s'ajouter de l'extérieur au désir, ils sont impliqués par l'accomplissement du désir de
chacun et il y a chez Spinoza un refus radical de la répression propre au discours religieux. Malgré son
insistance sur la notion de dieu, son refus toujours proclamé de l'athéisme, Spinoza est tout à fait en
dehors des systèmes religieux. Le dieu de la religion et le dieu de Spinoza ne sont pas les mêmes.
Donc, à partir de là, à partir du fait que c'est l'individu et son désir qui est la mesure dernière, on peut
reprendre l'énoncé que Lacan a cité : 3-55, au début de son texte sur la psychose paranoïaque
L'affectus de chaque individu diffère, je traduis le latin parce que y ' a pas la traduction française,
diffère de l'affectus d'un autre autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre. et ce qui est
vrai des affectus, variétés de la Joie et de la Tristesse est vrai du désir puisque dans la même
proposition, on retrouve le même énoncé appliqué cette fois au désir : Le désir est la nature même où
l'essence de chacun et donc le désir de chacun diffère du désir d'un autre autant que la nature ou
l'essence de l'un diffère de la nature ou de l'essence de l'autre. Donc le désir n'est pas l'essence de
l'homme en général, parce que souvent on arrête la phrase, au moment où elle ne doit pas l'être, il est
donc l'essence de chacun et le principe de l'action bonne, c'est l'essence singulière de chaque être.
Vous voyez que ce souci de la singularité, c'est quelque chose qui ne pouvait effectivement que
rencontrer l'intérêt de Lacan. C'est à dire que dans une cure analytique, la singularité du désir de
l'analysant est quelque chose qui doit à toute force être prise en compte et il est intéressant de voir
qu'un philosophe classique a pu déjà dans le système qu'il propose, insister sur cette mise en place.
Alors, est-ce qu'il faut interpréter le désir de Spinoza dans le sens d'un individualisme? Je ne crois pas.
Et je vais quand même ajouter quelques correctifs pour éviter ce qui pourrait être un malentendu.
L'éthique de Spinoza c'est aussi, tout en étant une éthique du désir, une éthique de la raison et une
éthique de la vie sociale, ça n'est pas incompatible pour lui. D'abord il y a évidemment des désirs
excessifs qui dit-il concernent telle ou telle partie de l'individu et peuvent nuire à l'ensemble de l'âme
et du corps. Manière très abstraite de dire les choses n'est-ce pas. Au contraire, le Désir qui naît de la
Joie et qui concerne l'individu dans son ensemble, pris en lui-même, est forcément positif. A fortiori
sera-ce le cas d'un désir qui naît de la Raison. Qu'est-ce qui se passe? L'âme individuelle, en
enchaînant les unes aux autres les idées vraies dans une déduction, peut à partir de là aboutir à
l'intelligere, au comprendre, et écarter les mobiles passionnels ce n'est pas d'ailleurs qu'elle détruira les
passions, elle les comprendra en comprenant leur cause. Et il est certain qu'ici il y a de façon sous-
jacente l'idéal d'un savoir vrai sur le psychisme beaucoup plus important que les références moralistes
qui à l’époque de Spinoza correspondent à des exhortations sur la maîtrise des passions, n'est-ce pas.
Le conatus de toute façon anime les idées vraies de la raison autant que les idées imaginatives ou les
passions, et être raisonnable donne plus de puissance d'agir que de ne l'être pas. Et la conséquence c'est
que la vie sociale s'impose pour l'homme raisonnable. Nous lisons dans la proposition 73 de la
quatrième partie de l'Ethique qui constitue un traité de l'homme libre, que l'homme qui est dirigé par la
raison, est plus libre dans la cité où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n'obéit qu'à
lui même. Non seulement être raisonnable donne plus de puissance d'agir que de ne l'être pas, puisque
l'homme se conduit mieux et peut mieux préserver sa force et sa puissance, mais cela permet l'accord
avec les autres hommes dans la mesure où la vie en commun permet d'aboutir à des idées vraies selon
ce que j'appellerai une sorte de raison communicationnelle. Je pense qu'Habermas devait beaucoup à la
théorie de la raison de la seconde partie de l'Ethique, qui est d'ailleurs un passage d'une difficulté
épouvantable et qui à cause de cela est tout de même assez peu populaire, je le dis au passage. Des
hommes qui vivent en commun selon les lois de la raison ont bien entendu plus de puissance d'agir que
l'individu isolé. Et comme on le voit, Spinoza qui est penseur de la démocratie puisque il considère
dans le Traité théologico-politique que c'est le meilleur des systèmes même si, enfin d'une certaine
façon, on peut dire qu'il est le plus grand précurseur des Lumières. J'aurais tendance à dire que cet
homme qui écrivait au milieu du XVIIème siècle a déjà formulé l'essentiel de la philosophie des
Lumières, sauf peut-être la croyance en un progrès historique qui n'est pas exclu chez Spinoza mais
qui n'est vraiment pas mis en évidence effectivement. Mais il y a chez lui une sorte de paysage de la
rationalité extrêmement complet dont je ne peux évidemment pas ici donner le détail, mais qui fait que
quand on a lu Spinoza, on a l’impression de le retrouver constamment dans toute la philosophie du
XVIIIème siècle.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 4 / 16


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Alors, tout ce que je viens d'expliquer du désir chez Spinoza explique la référence très appuyée de
Lacan, je vous l'ai dit, ça n'empêche pas la critique qu'il effectue à la fin des quatre concepts : Spinoza,
nous dit-il, a institué le désir dans la dépendance de ce qu'il appelle cette universalité des attributs
divins, une raison universelle en somme, qui n'est pensable, ajoute Lacan, qu'à travers la fonction du
signifiant. C'est pas très clair, mais enfin on peut dire ceci : le conatus dépend de la causalité divine
qui nécessite toute chose, et notamment à travers lui la puissance d'agir du sujet et cette action divine
s'effectue dans les attributs divins, la pensée et l'étendue qui sont parfaitement intelligibles. Le désir le
plus parfait et le plus puissant, là pour nous ça fait quand même question, est un désir parfaitement
clair que l'individu connaît dans sa vérité. Si ce pur symbolique ne peut être lu dans la théorie
psychanalytique qu'à partir de la fonction du signifiant, je ne crois pas forcer les choses, enfin je
prends un risque, en énonçant que Spinoza réduit le désir et le sujet lui-même au signifiant. Autrement
dit élude tout ce qui est de l'ordre de la castration symbolique et on peut penser que l'amour
effectivement c'est plutôt de l'ordre de l'aveuglement, que cet amour qui accomplit en quelque sorte le
désir rationnel et en toute lucidité s'adresse à Dieu à la fin de l'Ethique, quant au désir tel que Lacan le
conçoit, c'est exactement le contraire. C'est à dire que nous savons qu'il vise le manque à être, qu'il est
la métonymie de ce manque à être et qu'il cherche toujours à le préserver. Il fait exactement le
contraire de ce que fait le conatus de Spinoza. ça pose d'ailleurs un problème, là je bavarde une
minute, parce que je n'ai pas fait état d'un passage qui est très impressionnant, ou si vous me permettez
cette boutade, c'est pas très rigoureux mon propos, Spinoza réfute la pulsion de mort. C'est à dire il
soutient la thèse que lorsqu'un individu se détruit par exemple dans un suicide ou montre en quelque
sorte un désir apparemment négatif, ça ne peut pas venir de lui ; ça ne peut venir que d'une causalité
extérieure. En lui-même, le conatus est pleinement positif. Alors c'est à la fois complètement à l'envers
par rapport à Freud évidemment, mais je crois qu'on peut dire que le fait qu'il ait tellement insisté sur
ce point est l'indice que il y avait quelque chose qu'il ne voulait visiblement pas laisser passer d'une
certaine manière dans le discours philosophique. Bon, ça, ... parce que tout le monde dit la vérité,...
vous le savez, c'est une chose que les psychanalystes savent bien.
Est-ce que dans ces conditions tout semble se construire autour d'un dieu signifiant idéal et de l'amour
qui lui est adressé à l'opposé de ce que tout ce que la psychanalyse peut nous enseigner concernant la
vérité du désir? Je crois que les choses sont plus complexes, c'est ce que j'essaierai de montrer un peu
plus loin n'est-ce pas, pour deux raisons. D'abord, parce que Lacan ne va pas en rester à l'universalité
du signifiant, mais il va se référer aussi à la Chose, das Ding. Et d'autre part comme je le montrerai,
chez Spinoza l'idéal, si je puis dire, se résorbe en quelque sorte, même s'il y a amour, dans le savoir
vrai de la nécessité pour ne pas dire de la structure. J'emploie ce terme volontairement et je reviendrai
tout à l'heure sur cette question. Donc, la question du désir en quelque sorte reste posée, mais en
même temps c'est peut-être avec l'amour que les choses vont trouver leur plein achèvement.
Alors je passe à la question de l'amour maintenant dans un second temps en soulignant d'emblée que
c'est un affectus qui joue un rôle essentiel mais qui ne fait pas partie tout de même, je l'indique, des
affectus absolument premiers que sont le Désir, la Joie et la Tristesse qui expriment directement la
puissance d'agir du conatus, puisque la Joie correspond à l'augmentation de la puissance d'agir et la
Tristesse à sa réduction. Mais on peut définir l'amour immédiatement à partir de la Joie comme la Joie
qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. A son premier niveau nous sommes face à un amour
sensible disons un amour imaginatif.
Le mot imaginatif est très ambigu chez Spinoza et c'est pour ça que je vais me permettre une
digression sur ce que j'appellerai sa théorie de l'imaginaire à partir de quoi je reviendrai sur l'amour
imaginatif. Le terme imagination chez Spinoza fait l'objet d'un emploi spécifique. L'idée imaginative
ou imago mentis qui représente un corps extérieur comme présent, il s'agit d'ailleurs plutôt de
perception que d'imagination, n'est pas l'idée du corps extérieur mais elle est l'idée de l'affection ou de
la modification du corps propre par le corps extérieur. Elle a donc une double cause. Cette idée du
corps extérieur et l'idée du corps qu’est l'âme et qui est affectée et elle exprime donc autant la nature
du corps propre que celle du corps intérieur et même davantage. Vous voyez que la fonction de la
vérité du sensible est d'emblée mise en question parce que d'une certaine façon, il y a une confusion
essentielle dans l'image sensible, on ne sait pas s'il s'agit vraiment de la chose extérieure ou s'il s'agit
du corps propre. Et cette confusion est indémêlable. Il n'y a pas la possibilité de distinguer sur le plan

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du sensible perception effective et hallucination. Et il faut faire appel à un axiome de causalité, qui
met en place les éléments par rapport à la situation du corps propre relativement aux autres corps
extérieurs et qui permet ainsi de faire la distinction. Donc, un imaginaire qui par définition est confus.
Spinoza est en même temps par excellence le philosophe bien avant Nietzsche de la dévalorisation de
la conscience. Il n'y a pas de cogito possible au plan de l'existence dans la durée. Mais simplement
quoi? La présence de ces images mentales confuses. Et au moment où elle surgit dans l'âme
imaginative, simple agrégat d'images, l'image se présente comme une donnée originaire. Au
commencement était l'image. Tel est le crédo de l'âme individuelle existant dans la durée. La
conscience empirique, elle croit que tout commence avec elle, et à ce moment là on voit bien que c'est
une illusion parce que la vérité elle est donnée par l'ordre causal ou rationnel qui engendre à partir d'un
principe et de causes les conséquences et les effets. La caractérisation du libre arbitre, qui est une
illusion pour Spinoza, est directement liée à ce caractère confus de l'image mentale et de la conscience
empirique. On croit qu'on agit à partir de soi-même parce que d'emblée il y a l'image d'un objet désiré
et il n'y a rien avant. Donc à partir de là, on peut dire que le libre arbitre et la spontanéité absolue qu'il
suppose proviennent d'une ignorance : c'est parce que je ne sais pas ce qui détermine ce qui est présent
dans ma conscience que du même coup je m'imagine que je le produis seul.
Qui donc à ce moment-là est à l'origine d'un acte? Confrontez ça avec les belles certitudes naïves et un
peu idiotes d'une certaine psychologie moderne. Eh bien ce qui effectivement produit toute chose c'est
le moi. Qu'est-ce que c'est que le moi? nous dit Spinoza. En réalité, le moi, c'est un index vide qui
surgit à la place de la cause ignorée. Faute de pouvoir connaître la cause de son désir, l'individu
s'imagine qu'il le produit seul, mais en réalité ce moi n'est que verbal, Spinoza n'est pas un philosophe
du langage c'est plutôt dévalorisant ce qu'il dit, et qui redouble la prétention d'originarité de l'image.
Je cite par exemple : Ce qui est donc leur idée de la liberté c'est qu'ils ne connaissent aucune cause de
leurs actions car ce qu'ils disent, que les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots
auxquels ne correspond aucune idée 6. Il faudrait peut-être d'ailleurs penser à une confrontation avec
Wittgenstein sur ce point, je pense à ce qu'il dit dans les recherches philosophiques, j'aurai peut-être
l'occasion d'en reparler dans une conférence ultérieure. Donc, à partir de là, on peut dire que tout le
système imaginaire est accroché à ce pôle illusoire du moi doté de libre arbitre, et intervient à ce
moment-là la mise en place de ce que Spinoza appelle le délire de la doctrine des fins qui est le délire
religieux où nous voyons intervenir, toujours à la place de cause ignorée, le personnage de Dieu par
exemple qui est censé mettre de l'ordre dans l'univers. Tout ceci effectivement est l'indice que d'une
certaine manière Spinoza ne fait pas une théorie de l'imagination mais d'un ordre imaginaire, et nous le
verrons d'ailleurs quand il s'agira de comprendre les implications à l'amour imaginatif. J'ajouterai une
chose : là ça serait jouer sur les mots que de dire que Spinoza disons a préfiguré l'inconscient, ça, ça
n'est pas sérieux de parler comme ça. Mais, voilà ce qui est le fait : c'est que non seulement l'âme ne se
perçoit pas clairement comme cause partielle mais elle ne se perçoit pas du tout comme cause. Elle ne
se perçoit même pas elle-même dans la conscience sensible car elle n'a pas de connaissance claire et
distincte d'elle-même. Avoir conscience, c'est ne pas se connaître, c'est seulement connaître disons ce
qui se passe en soi, il y a la constitution d'une perspective sur la réalité à la place du point de vue sur le
tout ou du savoir absolu qui est celui de l'entendement divin. Et donc dans ces conditions, ce qui est
vraiment la connaissance s'exclut du champ de la conscience imaginative de l'âme. Alors qu'est-ce qui
serait à la place de l'inconscient évidemment c'est le savoir absolu de l'entendement divin. Mais le fait
que le sujet imaginatif et le moi soient complètement coupés de ce savoir absolu de l'entendement
divin, qu'ils ignorent effectivement par nature, l'indice de la faiblesse de l'imaginaire et de sa confusion
intrinsèque. Et on peut encore faire remarquer que cet imaginaire, Spinoza le dévalorise d'une manière
radicale, il n'y a certainement pas de nouage dans son cas parce que d'abord il fallait le constituer dans
son insuffisance et dans son aveuglement, et puis que c'est aussi là qu'il situe entièrement les doctrines
religieuses. Donc, à partir de là, on peut peut-être dire que Spinoza nous présente, une théorie de
l'imaginaire qui transcende les différences entre les individus, et c'est ce que montre la question de
l'amour imaginatif, parce que à partir de là on peut dire que nos affects dans la sphère imaginative où
ils se trouvent sont déterminés de l'extérieur. Il y a toute une série de lois psychologiques déterminées
sur la consécution des images, des imago mentis, et des affects qui leur sont liés puisque, aussi bien les
idées sensibles que les affects de joie et de tristesse sont dans cette sphère du sensible. Alors par
6
Deuxième partie, proposition XXXV, scolie.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 6 / 16


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exemple un principe de similitude, une chose semblable par un simple trait à une autre chose
provoquera le même affectus d'amour ou de haine qu'elle. Principe de l'imitation des affectus. Il suffit
que l'autre en tant qu'il est semblable à nous éprouve un affect pour que nous l'éprouvions nous-mêmes
et cette imitation concerne aussi d'ailleurs le désir puisque nous aurons le désir de ceux qui sont
semblables à nous et qui désirent. Et par conséquent, il y aura une imitation. Et à partir de ce principe
fondamental, se déploie ce que l'on pourrait appeler la transitivité des affects à propos de toutes leurs
espèces. Si quelqu'un affecte de Joie la chose que nous aimons, nous serons affectés de Joie à son
égard, si inversement elle l'affecte de Tristesse nous serons affectés de Haine; 7 l'autre qui l’aime nous
fait aimer davantage celui que nous aimons déjà, et évidemment il y a le phénomène de jalousie qui est
symétrique inverse, et nous nous efforcerons de faire tout ce que les autres considèreront avec Joie et
d'éviter ce qu'ils ont en aversion. 8Il y a effectivement une espèce de Massenpsychologie qui est mise
en place sans que peut-être la fonction d'idéal soit dégagée parce que ça, ça supposerait un élément
symbolique, et Spinoza veut parfaitement isoler l'imaginaire. Enfin on comprend que l'illusion du libre
arbitre que je développai tout à l'heure qui fait que nous attribuons aux autres la responsabilité des
affects qu'ils provoquent en nous, grave erreur car ils ont des causes multiples mais ignorées, donne
plus d'intensité aux affects réciproques de l'un et de l'autre et aussi plus d'aveuglement. Et par
conséquent, on voit que l'amour imaginatif, l'amour passion, déréglé, aboutit à des conflits
destructeurs. Ce qui est important, c'est pas tellement cette thèse qui était la thèse d'un petit peu de tout
le monde si je puis dire à l'époque, c'est le fait que Spinoza essaie de la régler par un déterminisme
strict, c'est à dire de nous fournir des lois, des lois où l'individu joue peu de place, c'est un simple
réceptacle des affects qui se mettent à jouer entre les individus et qui déborde en quelque sorte ce qui
pourrait être leur individualité au sens d'une individualité libre. Et donc dans ces conditions, il y a
incontestablement une poursuite de son projet de la préface de la troisième partie, lorsqu'il prétendait
réduire les affects à des lignes, des solides ou des volumes n'est-ce pas. C'est à dire utilisait la méthode
géométrique pour connaître le psychisme.
Alors, il n'y a pas que cet amour imaginatif, il y a bien entendu la possibilité d'une amitié rationnelle.
Il faut penser le passage de l'amour passion à l'amitié rationnelle dans un groupe d'individus ou dans
une société. Bien sûr il n'y a pour Spinoza aucune exception au déterminisme universel mais lorsque
nous pensons rationnellement, nous formons activement des concepts nous dit-il à partir de nous-
mêmes, ça ne veut pas dire que le nous-mêmes ne soit pas pris dans la série des causes, au lieu d'être le
jouet de la réalité extérieure, des affects extérieurs, nous sommes actifs puisque les pensées
rationnelles sont enchaînées par nous et nous comprenons ce que nous faisons. A ce moment-là, les
illusions de l'amour passion sont détruites par la référence à l'ordre nécessaire de la nature et à l'infinité
des causes qui déterminent un acte. Ce qui est remarquable et ce qui rend les choses possibles c'est que
les êtres humains possèdent tous la Raison, même si tous ne la mettent pas en œuvre. Qu'elle leur est
commune. Et à partir de ce moment-là, c'est un des postulats de la doctrine, il y a la possibilité d'une
rencontre des motivations de l'action. Ils peuvent faire la même démarche, ils peuvent s'accorder et se
lier les uns aux autres. Et Spinoza par exemple définit la générosité comme le désir par lequel chacun
sous le seul commandement de la Raison s'efforce d'aider les autres hommes et de les lier à lui par
l'amitié. Il y a une théorie de ce qu'il appelle les notions communes où il essaie d'enraciner je dirai
dans l'âme individuelle de chaque individu des éléments qui permettent la possibilité d'un accord. Ce
n'est pas un signifiant-maître qui vient de l'extérieur, ce n'est pas une rationalité divine de type
platonicien, c'est une rationalité qui est conquise en quelque sorte dans l'expérience du dialogue. Et
c'est à partir du moment où les hommes peuvent éventuellement se parler et comprendre qu'ils ont des
intérêts communs qu'il y a alors pour eux la possibilité à partir de ces notions communes de se mettre
d'accord sur leurs actes et du même coup d’acquérir une plus grande puissance d'agir puisque c'est
toujours le conatus qui est en quelque sorte en jeu dans ce genre d'opération. Et à partir de là, on doit
en même temps faire une remarque, là, j'avais fait tout un développement sur le parallélisme mais je
vais le passer parce qu'il est évidemment un peu trop technique, à partir d'une remarque très simple.
Lorsque les individus s'accordent dans des raisonnements, dans des pensées vraies qui sont déduites,
les uns avec les autres, vous savez que Spinoza était un grand admirateur des mathématiques, il a dit

7
Troisième partie, proposition XXII.
8
Troisième partie, proposition XXIX.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 7 / 16


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que le moment le plus important de l'histoire ce n'était certainement pas à ses yeux une révélation
religieuse c'était l'émergence de la géométrie d'Euclide, n'est-ce pas et après tout ça peut se défendre
comme thèse, et donc à partir de là, on peut dire que ce développement par conséquent de la Raison,
animé par le conatus, évite de faire appel à l'idée de maîtrise. La solution des problèmes du psychisme
pour Spinoza c'est le savoir, c'est la connaissance, ce n'est pas l'effort de volonté. A partir du moment
où vous connaissez et où vous comprenez immédiatement le corps est en quelque sorte.., traduit cette
compréhension. Il n'y a pas d'action de l'âme sur le corps ni d'action du corps sur l'âme. Il y a une
sorte de causalité conjointe qui fait que tout effort rationnel entraînera ipso facto à ce moment-là dans
le corps ce qu'on appelle habituellement une conduite réglée. Donc à partir de là nous pouvons
comprendre que l'amitié rationnelle correspond à une sorte de sous bassement affectif de la démocratie
mais qu'elle s'exerce électivement dans de petites communautés d'hommes libres comme celles
auxquelles appartenait Spinoza et on voit bien que dans ces conditions il y a chez lui la possibilité
même d'un certain progrès des Lumières par l'intervention de la raison. Simplement, il n'a pas, je vous
l'ai dit, de perspective historique.
Alors, est-ce qu'il y a référence à un idéal rationnel? Ou est-ce qu'on peut aller jusqu'à parler de
sublimation? En ce qui concerne l'idéal, on peut quand même faire une remarque qui est essentielle :
c'est que Spinoza avant Nietzsche a opéré une critique réductrice impitoyable des idéaux de l'éthique
traditionnelle : Souverain bien antérieur à toute action particulière et permettant de la juger, Dieu des
religions, Justice en soi sur le plan politique, ce sont effectivement des entités imaginaires auxquelles
rien ne correspond dans la réalité. Comme je vous l'ai indiqué, la seule mesure du bien est
l'augmentation de la puissance d'exister et d'agir du sujet. On ne peut pas dire qu'il prive, nous venons
de le voir, la vie humaine de toute finalité puisqu'il donne à bien un sens déterminé en relation avec les
notions de désir et d'amitié rationnelle. Je cite par exemple (4 - 27) 9 Il n'est aucune chose que nous ne
sachions aves certitude être bonne ou mauvaise sinon ce qui conduit réellement au comprendre, ou
peut empêcher que nous comprenions. L'idéal d'un savoir vrai prendrait-il la place des normes
religieuses ou morales? Mais effectivement ce savoir est quand même un savoir effectif. Non
seulement, pour des raisons métaphysiques, parce qu'il s'identifie à l'entendement divin, mais on peut
peut-être laisser cela de côté, mais aussi du fait de son contenu même.
Qu'est-ce qu'il y a à savoir finalement? La vérité ainsi reconnue a pour contenu que tout ce qui se
produit est nécessaire et qu'il n'y a pas à proprement parler justement d'idéal, que la distinction du bien
et du mal est imaginaire et que la réalité ne pouvant être autre que ce qu'elle est, est en ce sens
absolument parfaite. Là, ça va quand même faire un petit peu tiquer mais c'était un homme généreux
qui était susceptible d'un amour intense pour le Dieu producteur de cette réalité, et à partir du moment
où on n'est plus dans le système de l'amour, il est bien évident que disons le réel c'est quelque chose
qui pour nous n'a pas un caractère forcément bon et parfait. Il est lié quand même à l'idée de perfection
et à l'ontologie du XVIIème sur ce point. Alors à partir de là, cette amitié rationnelle donc c'est un
savoir qui aboutit au comprendre, c'est à dire à un savoir sans illusion quand même, c'est important de
le dire. Et cela rend un peu plus difficile la suite de ce que je vais vous proposer c'est à dire la
référence aux deux autres formes de l'amour qui concernent Dieu, parce qu'il y en a deux amours de
Dieu chez Spinoza.
La première forme de l'amour de Dieu que Spinoza appelle Amor erga Deum10 est du même ordre que
l'amitié rationnelle. C'est le sentiment joyeux et actif propre à celle-ci qui est transportée à Dieu, au
dieu substance qui produit toute la nature. Et de ce Dieu nous avons tous une idée puisque toutes
choses dépendent de lui. Là il faudrait évidemment revenir aux deux premières parties, je ne le ferai
pas. A ce qui pourrait ne paraître qu'un sentiment idéal entre les hommes, Spinoza donne l'assise en
quelque sorte du Dieu substantiel puisque chaque attribut dans son unité est le fondement de tout ce
qu'il y a de commun entre les modes. La Joie que nous procure Dieu dans cet amour, à condition de
l'ancrer dans l'amitié rationnelle, apparaît comme le bien suprême en relation avec les relations
amicales qui surviennent entre les individus. Je cite (5-20) 11 Il est commun à tous - cet amour - et nous
9
Quatrième partie, proposition XVII.
10
Cinquième partie, proposition XVI.
11
Cinquième partie, proposition XX, Démonstration.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 8 / 16


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désirons que tous s'en épanouissent. Ce qui est quand même tout à fait remarquable, c'est que cet
amour envers Dieu c'est que cet amour envers Dieu n'implique aucune réciprocité. Dieu n'a pas de
passion, il n'éprouve ni joie ni tristesse, il n'a donc d'amour ni de haine pour personne alors qu'il est
l'objet d'amour le plus haut. Alors que le discours religieux en reste à des relations duelles, allant
jusqu'à prôner une sorte de séduction, puisque le fidèle peut faire en sorte à force de bonne conduite
que Dieu l'aime - évidemment il y a la question de la grâce mais enfin bon c'est quand même ce qu'on
peut considérer - (5-19) assure que qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l'aime à son tour
car l'homme libre et raisonnable connaît la vraie nature de Dieu. 12
Alors est-ce que dans cette manière d'accepter la non réponse de l'Autre, avec un grand A, on peut
trouver ce détachement serein exceptionnel à l'égard du désir humain dont nous parle Lacan? Il reste
que Spinoza substitue au grand sujet de la religion le lieu de l'Autre, ça c'est quelque chose qu'on peut
sans trop de peine admettre, même si c'est une caractérisation incomplète. Et à partir de là, on peut se
demander si Lacan était vraiment satisfait de ses pages de la fin des quatre concepts où il ne prononce
pas ce qui est sans doute le mot clé de sa lecture de Spinoza qui n'interviendra que dans le moment
suivant, mais peut-être pour cela il faut passer à la seconde forme d'amour, les choses seront peut-être
plus claires, qui est l'amour intellectuel de Dieu proprement dit et à ce moment là, il sera peut-être
mieux éclairci par le complément qu'apporte Lacan dans La science et la vérité,13 et qui fait référence à
la fameuse Chose. Alors que l'Amor erga Deum, l'amour envers Dieu, la première forme d'amour,
s'institue dans la durée pour l'âme et le corps existant, l'amour intellectuel de Dieu relève de l'éternité
et concerne l'essence éternelle de l'âme. Cette première différence permet à Spinoza de substituer au
concept religieux de l'immortalité de l'âme qui relève de l'imaginaire le concept d'une éternité qui est
en quelque sorte perçue dans le présent. Je cite (5-23) Nous sentons et nous expérimentons que nous
sommes éternels14 - le sentons ne doit pas être compris au sens sensible, nous avons le sentiment et en
même temps nous en avons une expérience qui est de l'ordre incontestablement d'une intuition
intellectuelle et pas de quelque chose qui est de l'ordre sensible. L'entendement divin inclut les
essences éternelles de tous les êtres que Dieu a produits et donc en particulier celle de l'âme, il y a une
essence éternelle de l'âme et du corps humain. Concevoir les choses sous l'aspect de l'éternité c'est les
concevoir en tant que, en vertu de l'essence de Dieu, elles enveloppent l'existence. Spinoza était
évidemment un tenant de la preuve ontologique, la formule l'essence enveloppe l'existence15 signifie
qu'on a à faire à une existence nécessaire. Ce n'est pas l'existence nécessaire de la causa sui, mais
c’est l'existence nécessaire de l'effet de la causa sui, des choses qui sont causées par Dieu, et par
conséquent, nous aurions le sentiment que notre existence a quelque chose de nécessaire. Et à partir de
là, on peut dire que cette idée de l'être pur et sans manque se situe à une pointe extrême de l'ontologie
et elle est censée renforcer le contentement de soi et la béatitude qui accompagnent l'idée de l'Amour
intellectuel de Dieu. Notons quand même que l'éternité n'est pas une région supérieure de la réalité,
mais qu'elle se situe entièrement dans l'immanence, et par conséquent, elle rend inutile et absurde
toutes les craintes religieuses portant sur un au-delà d'après la mort. Mais cet amour intellectuel de
Dieu est rendu possible par une opération spécifique de la connaissance son troisième genre, le plus
haut que Spinoza appelle la science intuitive. Pour simplifier les choses, je dirai que la première forme
de l'amour de Dieu, c'est une remontée de la Raison, le deuxième genre de connaissance, vers Dieu
comme condition de la raison et des notions communes, alors que la science intuitive procède en sens
inverse. Elle va nous dit Spinoza de l'essence d'un attribut de Dieu à la connaissance de l'essence des
choses. Elle s'installe d'emblée dans la cause et à ce moment-là, elle voit la dépendance de l'effet. C'est
donc un mouvement qui est déductif à partir du principe qu'est Dieu. Mais en même temps, c'est une
intuition, c'est une intuition au sens d'une connaissance intellectuelle immédiate. Elle ne comprend pas
des étapes successives mais elle s'effectue en une seule vue. C'est pourquoi il est essentiel de noter que
l'âme possède l'idée de Dieu en elle-même. L'âme produit dans l'éternité l'idée de Dieu ou mieux :

12
Cinquième partie, proposition XIX.
13
Ecrits, éditions du seuil, 1966, p .335.
14
Cinquième partie,, Proposition XXIII, Scolie.
15
Première partie, Définition I

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 9 / 16


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Dieu la produit éternellement en elle, en tant que cette idée de Dieu est idée de la cause de l’âme elle-
même et de toute chose.
Comment comprendre cette construction? Je dirai que l'âme a donc une vue directe et intégrale de la
causalité qui la fait être. Et en ce sens, on comprend que Spinoza puisse dire que, une déduction
rationnelle de type classique qui se contente de remonter au principe c'est vrai, mais ça n'a pas la force
et la présence de ce que nous faisons dans la science intuitive où nous concluons de l'essence même
d'une chose singulière, notre âme, que nous disons dépendre de Dieu. D'une certaine façon, on peut
dire que si Spinoza croit le cogito impossible dans la durée puisque nous ne sommes que des images
mentales, là au contraire, dans cette manière de lier nécessairement l'âme éternelle à ce qui produit en
quelque sorte son existence, nous avons ici la singularité de cette âme, son individualité, qui est en
quelque sorte prise en compte dans le dispositif causal et apparemment, c'et ce qui produit l'Amour
intellectuel. Cet Amour intellectuel est une Joie accompagnée de l'idée de sa cause, la Joie qui est
évidement celle que la puissance du comprendre face à la vérité de l'être absolu se présente en nous, et
on conçoit que la pensée de l'être absolument infini comme cause procure la Joie la plus haute.
Spinoza effectue là une transposition de la béatitude religieuse on a parfois l'impression quand on lit
l'Ethique que c'est quelqu'un qui est sensible à la vérité qui pourrait se situer dans le discours
religieux, il pense que ce discours est faux, il le situe dans l'imagination. Mais en même temps il
essaie, alors je ne dirai pas de le récupérer mais de le penser très honnêtement dans le système de
philosophie rationnelle qui est le sien. Et il y a bien entendu à rendre compte de cette idée de la
béatitude parce que, incontestablement, elle aboutit à un accomplissement pour le croyant si vous
voulez, mais cet accomplissement, on peut le trouver à l'intérieur des principes rationnels qui sont les
siens. Et c'est en ce sens qu'on a pu dire qu'il s'agissait d'un mystique. Si vous prenez mystique au sens
classique avec l'idée de mystère, qui est plus ou moins présente, pas du tout. Spinoza est le philosophe
de la clarté et de la rationalité intégrale. Au sens de Lacan, c'est peut-être un problème de se demander
justement ce que c'est que ce Dieu qui est la clé de voûte du système et qui d'une certaine façon fait
l'objet de l'Amour intellectuel. On serait plutôt du côté du S (A/) et de quelque chose qui va peut-être
se préciser un peu lorsque je vais parler pour terminer de la question de la Chose qui est un petit peu la
clé du dispositif à mes yeux. Je termine tout de même sur l'Amour intellectuel de Dieu qui fait l'objet
d'un paradoxe tout à fait extraordinaire, qui fait littéralement bondir le lecteur de l'Ethique, c'est qu'il
nous dit que dans l’Amor intellectualis Dei, Dieu aime. C'est à dire que à ce moment-là nous
demandons s'il y a une contradiction. Qu'est-ce qu'il veut dire par là? Dieu, tout en n'aimant pas lui-
même en tant que Dieu substance, il dit néanmoins aimer puisque cause de tout, il est la cause de
l'amour que lui portent les individus qu'il produit. D'où la formule Dieu en tant qu'il s'aime lui-même
aime les hommes. L’Amour de Dieu envers les hommes et l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu
sont une seule et même chose.16 Il n'y a pourtant aucune fusion dans cette opération. On pourrait même
dire que le Dieu de Spinoza, on dit tout le temps qu'il est immanent c'est tout à fait vrai, mais il a un
caractère de transcendance parce qu'il est le seul à être la cause et qu'entre la cause et les faits il y a
pour Spinoza quelque chose comme une sorte d'abîme ontologique si je puis dire. Mais, et donc la
distinction reste ce qu'elle est. Mais ce qui est important, c'est que Dieu produit les âmes éternelles
qu'il aime, il produit l'amour dans sa création et en ce sens on peut dire que lui-même aime. D'ailleurs
cet amour retourne en quelque sorte à lui puisque c'est lui que les âmes sont censées aimer et en même
temps, une fois qu'on est retourné à lui, on voit très bien que lui-même produit précisément ces âmes
qu'il aime d'où une sorte de cercle qui n'a aucune raison de s'arrêter. Et en ce sens, Spinoza essaie
d'intégrer le plus possible, je dirai, l'amour envers Dieu à la substance divine, du moins à la production
qu'effectue cette substance divine.
Alors, pourquoi parler de la sublimation, puisque c'est ce qui va terminer mon propos? Quel rapport
avec la sublimation? Est-ce que c'est de la sublimation? Je me suis reporté de nouveau au texte de
base. La sublimation. Vous allez voir, ça a quand même un rapport, je ne passe pas à autre chose. Elle
correspond à un processus pulsionnel qui implique selon Freud la possibilité d'un échange du but
sexuel contre un autre qui ne l'est plus mais qui est parent du premier. Et elle qualifie notamment la
création intellectuelle, y compris semble-t-il la science, et la création artistique évidemment. Il n'y a
pas nous dit Freud simple agrandissement ou exaltation de l'objet avec maintien de la pulsion sexuelle
comme dans l'idéalisation mais il y a au moins au début du processus, inhibition quant au but. C'est à
16
Cinquième partie, Proposition XXXVI.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 10 / 16


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dire qu'il n'y aura pas acte sexuel. Lacan reprend cette expression mais insiste sur le fait que il y a
satisfaction. Il y a satisfaction qui n'est pas la satisfaction sexuelle, quelque chose y est répété, c'est ça
qui est à l'origine de la satisfaction, de la position originelle du sujet, je cite La logique du fantasme :
satisfaction rencontrée sans aucune transformation, déplacement, alibi, répression, réaction ou
défense. Autrement dit : c'est une satisfaction au sens plein qui doit être opposée à la satisfaction
sexuelle. Alors, comment comprendre la sublimation, il y a très peu d'indications chez Lacan mais
vous avez quand même quelques séminaires qui en parlent bien sûr le séminaire de L'éthique de la
psychanalyse, j'ai envie de dire qu'il ne parle que de cette question, mais aussi par exemple La logique
du fantasme qui donne une construction très remarquable en opposant l'acte créatif de la sublimation à
l'acte sexuel.
Alors c'est du manque nous dit-il que part la sublimation. Et la construction de l'œuvre s'effectue à
l'aide de ce manque. Je veux revenir sur la portée de cette remarque. Ce manque n'est pas le manque
phallique qui ordonne la relation du couple et conditionne la satisfaction sexuelle. Ce n'est pas le
moins phi, d'ailleurs dans le schéma de la logique du fantasme c'est de l'autre côté qu'il construit la
sublimation. C'est précisément dans la mesure où quelque chose, ou quelque objet peut venir prendre
la place que prend le moins phi dans l'acte sexuel que la sublimation créatrice peut se produire. Et à ce
moment là, il y a sans doute à mettre en relation la sublimation avec ce dont Lacan traite longuement
dans le séminaire de L'éthique et qu'il appelle la Chose en reprenant le terme das Ding de Freud. Lacan
nous dit que la sublimation révèle la nature propre de la pulsion en tant qu'elle a rapport avec la Chose,
et vous connaissez la célèbre définition de la Chose qu'il reprend d'ailleurs dans un séminaire bien
postérieur, je ne sais plus si c'est les non-dupes errent ou R.S.I. n'est-ce pas, à savoir ce qui du réel
primordial pâtit du signifiant.
La Chose est une référence dernière de la structure du sujet à la place du manque originaire. Bien sûr,
c'est rien la Chose. Ce que Lacan semble suggérer c'est qu'une véritable création n'en reste pas à la
simple articulation signifiante, celle qui permettrait d'éviter la Chose mais, je cite L'éthique de la
psychanalyse, de la représenter en tant qu'un objet est créé. Donc, l'objet créé représenterait ce
manque originel de la chose et ce dans une voie qui n'est pas du tout la voie de la référence phallique
et de la vérité du désir qui est la voie de la cure psychanalytique bien entendu. Et à ce moment là,
Lacan prend l'image du potier, potier c'est encore mieux si ce potier est divin, ça c'est une remarque
que je fais mais il l'a faite sans doute ailleurs. Le potier crée ex nihilo, il crée à partir du trou. Nihil,
rien, c'est précisément la Chose dont il s'agit. Et Lacan ajoute, toujours dans L'éthique, que dans la
définition de la sublimation, satisfaction sans refoulement, il y a, implicite ou explicite, passage du
non savoir au savoir, c'est à dire qu'on ne reste pas à un simple jeu de représentations, mais un savoir
qui d'une certaine façon cerne le réel, reconnaissance que le désir n'est rien d'autre que la métonymie
du discours de la demande. C'est à dire renvoie toujours à ce vide primordial de la Chose qui est en
quelque sorte la clé du dispositif de la structure du sujet.

J'en viens à la formule de Lacan dans Les Ecrits qui n'a pas été commentée par lui à ma connaissance
c'est la seule fois qu'on la trouve : la cause de soi spinozienne peut emprunter le nom de Dieu. C'est
vrai que rien n'est plus bizarre que le Dieu de Spinoza, personne n'a jamais compris ce que ça voulait
dire cette histoire, c'est certainement pas le dieu des religions, c'est pas un Dieu qui est sujet ça, il le
répète, c'est une substance et la réflexion est seconde, la réflexion de l'entendement divin ce pourrait
être placer en quelque sorte le sujet dans la dépendance de cette substance, mais la pensée et l'étendue
sont des choses toutes pleines qui n'ont aucune division de type subjectif. Simplement si vous allez
dans l'autre sens et que vous faites une interprétation matérialiste de Spinoza, prenons par exemple le
baron de d'Holbach qui n'était pas bête et qui a écrit un très bon bouquin qui s'appelle le Système de la
nature, est très largement inspiré par Spinoza mais du même coup vous perdez tout l'essentiel de la
pensée de Spinoza, on ne peut pas se mettre à adorer la matière, ça n'a aucun sens et par conséquent,
on est face à quelque chose de tout à fait étrange, à une sorte de monstre conceptuel et
personnellement, je n'avais pas lu Lacan quand j'ai commencé à lire Spinoza, c'est l'impression que
j'avais. Là, brusquement, Lacan nous donne une lecture de la structure de Spinoza qui pour moi en
tous cas, la rend intelligible. Je continue : la cause de soi, elle est Autre Chose, 17et ensuite il explique
17
La science et la vérité, Ecrits, Seuil, 1966, p. 345

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 11 / 16


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que c'est une Chose autre que le Tout, elle n'est donc pas seulement l'universalité du signifiant, l'Autre
comme lieu du signifiant, mais elle est aussi Chose. Et c'est ce que Spinoza aurait tenté de représenter
sous la figure de l'Etre absolument infini et absolument parfait. La formule dite Autre chose renvoie à
un certain nombre de déclarations de Lacan mais qui sont au fond assez simples à entendre à savoir
que l'Autre dans la mesure où il pose l'interdit de la loi masque la jouissance absolue et intolérable qui
est précisément ce qui correspond à la Chose. Je cite par exemple une phrase de D'un Autre à l'autre,
c'est dans la journée du 12 mars : le prochain, le prochain vous le savez c'est synonyme de la Chose
dans L'éthique de la psychanalyse, c'est ce qui est le plus proche de nous, c'est le réel du sujet si vous
voulez une manière de dire les choses, le prochain, nous dit-il, c'est l'imminence intolérable de la
jouissance, l'Autre avec un grand A n'en est que le terre-plein nettoyé. Autrement dit, cette manière
de prendre la place en tant que lieu du signifiant de ce réel premier c'est une façon en même temps de
fournir au sujet sa structure et ses assises et le signifiant peut alors pleinement jouer son rôle de
représenter le sujet auprès d'un autre signifiant. Dans un texte que j'avais fait sur cette question mais
qui est, qui a été massacré par un typographe, je disais que Lacan réalise ce qu'on peut appeler une
crase. Et on m'a mis crise dans mon texte ce qui rend la chose idiote. Une crase, crasis, c'est un
mélange, c'est à dire que Autre Chose, ça veut dire que les deux termes sont en quelque sorte liés. Et
nous avons effectivement chez Spinoza la face intellectuelle du signifiant avec tout ce qui peut
effectivement correspondre à l'intelligibilité qui est construite et qui peut ainsi inclure le dispositif de
l'amour, mais en même temps on peut penser étant donné que ce Dieu est impossible à déterminer que
c'est le vide de la Chose qui est en quelque sorte en cause et que Spinoza l’a dénié. Il aurait en décrit
sa propre structure en terme de plein dans l'imaginaire qui le protégeait, sous la forme de l'amour,
mais en même temps ce qu'il aurait mis en place c'est quelque chose qui masquerait d'une certaine
façon le dispositif de la Chose. Et on peut dire que là il y a une réappropriation de Dieu dans l'Amour
intellectuel de Dieu en tant que cause de l'amour comme si le sujet se retrouvait dans le second temps.
Et à ce moment là, le propos peut se boucler. A partir du moment où Spinoza dit mais finalement, ce
qu'on appelle l’Amour de Dieu, ça n'est rien de plus que l’amour qu'en tant qu'individu je peux porter.
On peut dire que c'est là la liquidation du sujet divin ça, ça me paraît assez clair de se point de vue.
Je reprends, vous m'excuserez, pour conclure quelques formules de mon article.
Reconnaissance symbolique de l'amour du sujet à l'intérieur de sa structure.
Nous n'aimons jamais que le Dieu-Chose mais c'est lui qui nous mène au plus profond de nous mêmes.
La vérité de l'amour ne se trouve que dans le sujet capable de reconnaître ce qui le détermine.
Deux petites remarques quand même encore. Spinoza est-il dans une position féminine? C'est une
objection que m'avait faite Cyril Veken mais c'est très, très intelligent et je lui rends hommage parce
que c'était quelque chose qui m'a beaucoup éclairé. Mais on sait, Lacan nous explique, que tout le
processus de sublimation qui ne se construit pas sur le versant phallique, suppose que le sujet se
trouve dans une position féminine. D'où alors simplement l'amour et non pas le désir suppose la
castration qui n'est pas chez Spinoza, j'ai déjà expliqué la chose, et donc dans ces conditions, on
pourrait dire que c'est toutes les opérations de sublimation, Lacan dit même moi en train de construire
ma théorie c'est pareil n'est-ce pas, je suis dans une position féminine, et je fais comme les femmes,
j'invente un manque, n'est-ce pas, et on revient ici à la référence au potier et au trou.
Par conséquent, ce que Spinoza a effectué, c'est effectivement une opération de sublimation
particulièrement intéressante parce que ce n'est pas une sublimation comme les autres, c'est une
sublimation qui parvient à se décrire elle-même dans son dispositif. Evidemment, il n'est possible de
soutenir ce point de vue qu'à partir de la lecture de Lacan. Je dois dire que je ne fais que développer ce
que Lacan a proposé dans cette affaire. Mais ça vous donne un peu une mesure de la capacité que le
discours psychanalytique peut avoir pour décaler par rapport à des discours de type philosophique, et
en prononçant un signifiant nouveau, relativement à Spinoza, brusquement, faire du sens et donner en
quelque sorte du sens à un dispositif, si admirable qu'il soit : Spinoza est un des plus grands
philosophes, c'est l'égal de Platon, de Hegel ou de Kant, ça ne fait pas de doute, simplement il est
difficile à lire, mais je veux dire que dans ces conditions, il y a la possibilité de dire que Spinoza a fait
un effort absolument prométhéen non pas pour décrire, la Nature à fortiori le Dieu des religions, mais
pour essayer de cerner son propre impossible et de se décrire lui-même dans cette relation à ce Dieu

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 12 / 16


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qu'il a en quelque sorte mis à une place que bien entendu il ne pouvait pas nommer. C'est vrai qu'en un
sens, l'amour, ça a quelque chose de rassurant, hein. Mais là nous retombons dans la fonction de
méconnaissance de l'amour qui est évidemment un thème central de la psychanalyse. Il vaut mieux
peut-être aimer que d'être confronté à ce que la Chose peut avoir de très difficile à supporter. Voilà.
J'ai terminé.
Si vous avez des questions, je suis prêt à ...
Stéphane Renard - J'ai une petite question qui porte sur la fin de votre conférence qui par ailleurs était
très intéressante quoique un peu rapide, c'est à dire que les concepts s'enchaînent à une vitesse proche
de celle de la lumière, on a parfois du mal à tout saisir, mais néanmoins c'était tout à fait passionnant.
Ce que je trouve de très intéressant, ce qui est en fait développe un questionnement assez important,
c'est ce que vous avez dit sur la fin quand vous analysez la manière dont Lacan présente ce que c'est
que la sublimation, en opposition à ce que Freud décrit comme étant quelque chose qui n'a pas de
satisfaction sexuelle, enfin qui ne correspond pas à la satisfaction d'un acte sexuel,
H. Ricard - Non, Freud dit c'est pas la satisfaction de l'acte sexuel, c'est une autre satisfaction. Mais il
y a satisfaction chez Freud.
Stéphane Renard - Il y a satisfaction qui est une autre satisfaction, et ensuite, vous développez en
disant que Lacan passe par une autre voie, une voie autre que la voie phallique. Ce qui veut dire qu'il
pourrait y avoir autre chose que cette voie phallique qui est pourtant ... voilà, c'est ça qui m'étonne en
fait.
H. Ricard - Rassurez-vous, je me suis fait mal comprendre. D'abord, je réponds quand même à votre
première question. Si je suivais Spinoza dans les méandres de ses déductions, je vous assure que nous
pourrions passer une année sur une partie de l'Ethique, je me permets de dire ça. Donc, ce que j'ai fait,
c'est pas comme par exemple ce que j'avais fait sur Les Méditations, où là vous avez une sorte de
rigueur dans le texte même, mais là, vous avez des démonstrations à chaque instant, il y a même un
certain artifice je dirais rhétorique chez Spinoza parfois. Je vais vous donner une remarque sur ce
premier point. Bertrand Russell qui était quelqu'un de très remarquable et qui était plutôt spinoziste de
conviction, il avait à peu près les mêmes opinions que Spinoza, n'aimait pas Spinoza parce qu'il
trouvait que c'était un mauvais logicien. Il disait, lisez Leibniz évidemment, moi je suis spinoziste
mais je ne vous conseille pas de lire l'Ethique. Il trouvait que c'était plein de fautes de logique. Il avait
complètement tort de ce point de vue. Non pas au niveau logique, parce qu'effectivement la logique de
Spinoza est parfois assez tordue et je vous assure que l'explication du détail des textes c'est quelque
chose qui est vraiment infaisable, Donc, voilà, je dis ça pour me défendre, simplement.
Le second point que vous évoquez, je dis je me suis fait mal comprendre, j'ai été trop elliptique.
Lorsque Lacan dit qu'il est dans cette position féminine qui est celle de la sublimation, c'est quand il
agit en tant que théoricien, c'est à dire quand il fait de la création intellectuelle, mais absolument pas
en tant qu'analyste. Ce serait absurde. Effectivement, tout le dispositif de l'analyse est centré sur la
question de la castration et de la reconnaissance du désir. Donc là je dis simplement il faut reconnaître
que dans la mesure où un analyste peut être créateur, c'est certainement en tous cas le cas de Freud, de
Lacan et d'autres sans doute, il n'est pas dans la position de l'analyste, il est dans une position qui est
effectivement la position de la création et de la sublimation. Je dis ça parce qu'on a un peu trop
tendance à l'ALI, surtout par exemple avec un séminaire comme Les non dupes errent, à vouloir
mettre la clinique entre chaque phrase, pratiquement, alors que manifestement on est face à un effort
de construction théorique. Lacan dit toujours je ne fais jamais que la théorie de ma pratique, il le
justifie même dans ce séminaire, cet énoncé. Mais enfin, il fait de la création intellectuelle, c'est à dire
il travaille de théorie à théorie, et ce qui ne veut pas dire qu'il ne rejoigne pas ce ..., il dit ... je fais de la
théorie pour répondre aux problèmes que pose ma pratique. Mais il y a une autonomie de la théorie et
c'est cette autonomie de la théorie que je crois on peut désigner comme sublimation, mais il le dit ça.
Hein, je n'invente pas je pourrai vous ... c'est dans La logique du fantasme qu'il dit cette phrase.
Stéphane Renard - J'ai beaucoup de mal à accepter que la théorie soit dégagée d'un support, du support
de l'homme qui est forcément phallique et quand Lacan fait de la théorie sur la théorie, il est quand
même dans quelque chose qui est phallique, alors on peut dire que la sublimation et la création

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 13 / 16


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artistique passent par une autre voie que phallique, mais c'est difficilement acceptable et je ne vois pas
par quelle voie je pourrai le faire.
H. Ricard - Ecoutez. D'abord, la science voilà un autre exemple de sublimation, je vous renvoie à
L’éthique de la psychanalyse. Le trou de la science, il n'a rien à voir avec le phallus et cette façon de
cerner le trou c'est une forme de sublimation intellectuelle. Donc à partir de là, je ne vois pas
comment, ça ne veut pas dire que l'analyste ne soit pas dans une position désirante et qu'il n'y ait pas
chez lui la référence phallique. Même chez l'artiste, et tous les créateurs, elle n'y est pas toujours mais
le plus souvent, ça n'est pas la question. Le problème est de savoir quel est le sens de la création
effectivement et est-ce que le fait de créer c'est quelque chose qui fait intervenir le manque phallique
ou un rapport peut-être plus direct mais quand même extrêmement distancié à la Chose. Voilà la
question que je pose. Moi j'ai pensé à un artiste comme Cézanne, parce que c'est vraiment quelqu'un
qui fait comme Spinoza un plein éblouissant absolument extraordinaire, admirable mais on voit bien,
on ne comprend pas pourquoi il fait ça. C'est très étrange la splendeur des tableaux de Cézanne quand
on a appris à les lire et je pense que Lacan sur ce point m'éclaire parce qu'effectivement, c'est par
rapport à ce manque primordial que l'on peut peut-être comprendre l'activité esthétique, en tous cas,
c'est une clé qui est très importante. Alors que par ailleurs l'artiste soit phallique ...
Aline Brunati - Je ne sais plus où il dit "l'analyste doit aussi être un peu artiste", dans le sens où il doit
pouvoir utiliser quelque chose de.. de ça quoi, de ... En même temps peut-être pas dans sa pratique
mais ... dans sa vie. Je ne sais pas comment expliquer ça mais ...
H. Ricard - Vous voyez, je dirai quand même surtout dans la théorie, et il y a une chose qui m'a
également frappé : d'une part, Lacan, c'est un type qui croit que le beau, c'est quelque chose de réel et
que c'est sérieux, et il devait rigoler des tentatives de la post - modernité pour essayer de dissoudre la
catégorie de beau. Mais en même temps, ce beau tout à fait réel dont il fait l'analyse dans L'éthique de
la psychanalyse, il dit que c'est quelque chose qui va contre la cure analytique, la référence au beau.
Mais pourquoi? Parce que c'est l'autre versant. C'est précisément le versant, sans doute, de la Chose
qui est en cause.
Aline Brunati - ... pour expliquer ça, c'est que quand on prend le beau, comme quelque chose qui fait
rideau, quand on est fasciné par le beau, à ce moment - là, effectivement ça va contre, mais quand on
prend l'autre chemin, à ce moment là il n'y a plus cette fascination par rapport au beau et on n'est plus
dans cet espace là.
H. Ricard - Non, on est dans une reconnaissance de la vérité et qui est liée effectivement à la
reconnaissance de la castration par conséquent, c'est un savoir qui a à s'élaborer dans des termes
spécifiques qui sont ceux de à partir des associations mentales, je vous renvoie d'ailleurs à L'acte
psychanalytique, ce séminaire admirable où il décrit la structure de sa pratique- et donc, simplement
lorsque Lacan se dit est-ce que je vais garder par exemple telle ou telle notion, je prends cet exemple
c'est caricatural mais excusez-moi je suis un peu fatigué, ou au contraire est-ce que je vais la rejeter,
quand il s'agit d'un problème théorique, il ne regarde pas l'expérience immédiate de sa cure pour cela,
il y a une sorte d'ordre spécifique si vous voulez et c'est à ce niveau-là là me semble-t-il qu'on peut
parler de sublimation. Si vous dites par exemple Lacan est un grand créateur, c'est quelqu'un qui a une
intelligence égale à celle des grands philosophes, vous pourriez faire cet acte réducteur, une sorte de
bilan de sa création. A ce moment là vous considérez quelque chose qui est sur le versant de la
sublimation créatrice. Voilà, c'est ce que je pense. Donc, je dis bien, je pense que il y 'a quelque chose
qui ne relève pas du manque phallique dans la création de l'artiste. En revanche, si on ne fait pas
attention à ça dans la cure, bon, ben ...
Si vous avez des exemples plus concrets à me donner, je veux dire si vous pouvez parce que c'est pas
simple. Je vais dire, le phallus n'est pas la clé de tout, c'est quelque chose d'essentiel. Sans le phallus,
sans la référence au phallus, il n'y aura pas de vérité du désir reconnaissable par le sujet, donc il n'y a
que ça qui peut effectivement fonctionner dans une analyse. Là je suis tout à fait d'accord avec vous.
C'est pas tellement de la vérité l'art, c'est plutôt comme disait Madame du rideau, ça ne veut pas dire
que ce rideau ne soit pas précieux parce qu'il contient un savoir de quelque chose qui est le rien qui est
élaboré à partir précisément du cernage de ce manque qui est aussi important à la limite que le savoir

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 14 / 16


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qu'un sujet peut avoir de sa vérité. Si il est artiste par exemple, c'est aussi important pour lui. Voilà, je
dis ça, enfin c'est un peu ... Est-ce que il y a d'autres questions qui ...?
Aline Brunati - Pas vraiment une question, c'est, ... qu'il a utilisé la géométrie euclidienne, les surfaces
et... c'est pas par hasard quand même, je veux dire que ça fait penser à d'autres choses, enfin...
H. Ricard - Ecoutez, la référence à la géométrie euclidienne qui est très importante, puisque dans
l'appendice de la première partie...Vous parlez de Lacan ou de Spinoza ?
Aline Brunati - Non, je parle de Spinoza.
H. Ricard - La référence à la géométrie euclidienne, Spinoza n'était pas un vrai savant, contrairement à
Descartes ou à Leibniz qui sont des gens qui ont effectivement fait des découvertes de type
scientifique, mais il s'intéressait quand même à des problèmes techniques et chez lui, la référence
mathématique, c'est essentiellement une manière de donner une assise et une solidité au discours
rationnel hein. Je ne suis pas certain que..., enfin, la référence géométrique en tous cas elle est à
mettre au niveau de la Raison, de la Connaissance du second genre, de l'Amor erga Deum, elle est très
très importante. Mais je ne suis pas sûr que ce mos geometricus ce ne soit pas avant tout une
proclamation générale et les logiciens vous expliquent que dans le détail, l'Ethique ça ne tient pas
debout et que c'est quelque chose qui au plan logique ... alors que Leibniz c’est impeccable par
exemple. Cela dit : on s'en fout quand on lit Spinoza, justement pourquoi? Parce que en gros, il y a une
cohérence, il y a une articulation ; c'est comme si on reprochait à Lacan des fautes de logique, c'est
pareil ; il fait exprès dans certaines circonstances de faire des fautes. Il y a une articulation qui est une
articulation conceptuelle chez Spinoza qui a toute sa portée, même si vous trouvez des raisonnements
qui peuvent être contestés, vous en trouvez chez Platon des, soi-disant des sophismes. L'essentiel, c'est
que ce sont des gens qui aient cerné un réel, moi, ce qui m'a vraiment surpris chez Spinoza c'est qu'il
soit arrivé d'une certaine façon en partant d'un projet de philosophe qui était celui de la rationalité de
son temps, c'est pour cela que la synagogue ne l'a pas supporté, il y avait une antinomie absolue de ce
point de vue là. Il y a eu un ralliement de la communauté juive aux Lumières qui est tardif, ils étaient
essentiellement dans la cabale à l'époque qui est d'ailleurs bien que Spinoza ne l'aime pas du tout une
production tout à fait admirable et qu'on peut lire aujourd'hui je dirai avec beaucoup d'intérêt, le
Zohar18 ou Louria19c'est des choses tout à fait extraordinaires. Mais ils n'étaient pas prêts à entendre ça.
Et ce discours rationnel étant posé, c'est plutôt une sorte d'emblème le mos géométricus ,c'est une
façon de dire qu'il n'y a que la raison qui doive intervenir ; mais on ne peut pas dire que dans sa réalité
que ce soit la clé de l'Ethique absolument, c'est pas à ce niveau là que ça se passe voilà. C'est ce que je
pense.
Lucien Verchezer - Bon, d'abord, je suis très content et je tiens à vous remercier pour cette
conférence, c'est vrai qui était un petit peu rapide mais qui m'a fait suivre bien des chemins. C'était
parce que finalement dans cette opposition entre immanence et transcendance, et vous portiez des
précisions en parlant de la grâce et je me demandais à ce moment-là si ce n'était pas plutôt du côté de
la loi.
H. Ricard - De la loi? Spinoza du côté de la loi?
Lucien Verchezer - Oui, dans une description de quelque chose qui ferait une structure et ….
H. Ricard - Oui, en ce sens, il y a certainement dans des influences du judaïsme, même s'il les
repoussait, on a parlé des ..., oui, il y a la loi, mais ... je ne sais pas si c'est un vrai penseur de la loi,
Spinoza. Kant, c'est un penseur de la loi parce que... Lacan d'ailleurs trouve que c'est Kant qui a
raison, vous avez la loi, la loi..., c'est le réel, ça vous arrive comme ça. Spinoza dans son idéal de
rationalité et de lumière tout en posant évidemment des lois et des règles, son idée, c'est que
finalement à force de comprendre, le sujet résorbe la distance qui le sépare de la Raison. Il y a
presqu'un idéal politique d'hommes raisonnables qui auraient déjà la loi en eux-mêmes en quelque
sorte et qui s'accorderaient entre eux. Donc je ne crois pas qu'il y ait chez lui quelque chose comme
une loi rigoureuse qu'on peut trouver tout de même dans la pensée juive. C'est un écart alors on peut

18
Le Zohar, ouvrage majeur de la Kabbale.
19
Isaac LOURIA, 1534-1572.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 15 / 16


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peut-être trouver d'autres choses par exemple il y a la possibilité peut-être d'une influence de la
fameuse Shekina20 des kabbalistes sur la morale, je n'ai pas développé ce point, c'est inévitable que
Spinoza soit influencé par la culture juive qui est si admirable, mais il en est dehors, ça, ça ne fait pas
de doute, il a foutu le camp. C'est le premier juif qui n'est plus dans le judaïsme. Enfin, disons de façon
importante. Même les grands rationalistes qui interviennent dans le judaïsme, Maïmonide par
exemple, il y a une admirable fidélité au judaïsme chez lui. Lui, c'est pas d'ailleurs lui qui a foutu le
camp, c'est eux qui l'ont foutu dehors, c'est un fait. Donc, là, il faut prendre sa pensée comme une
pensée rationaliste qui se situe dans l'héritage de Descartes qu'il critique parfois mais qui est
incontestablement une de ses références et donc à partir de là, ... Mais enfin, ce que vous me dites, ...
non, la grâce alors chez Spinoza ça ne peut pas marcher parce que manifestement, il n’y a pas de
volonté de Dieu, il n’y a pas de volonté de l'homme, il n’y a pas de liberté, tout ça ce sont des
illusions, et ce qu'il faut, c'est se connaître et se comprendre. Et à partir de là, on aura la plus grande
puissance d'agir et le plus de joie possible. Tout ça c'est magnifique sauf que, en réalité il y a quelque
chose qui vient troubler le jeu c'est ce que le savoir psychanalytique nous a apporté ensuite. A savoir
que c'est plutôt du côté du manque et d'un réel qui s'exprime d'une manière parfois très brutale que le
sujet doit aussi se repérer. Chez Spinoza c'est quand même une belle histoire mais il était très
courageux, il ne se laissait pas faire et au moment de l'assassinat vous le savez des frères de Witt, il a
même bravé la populace comme on dit en arrachant des affiches, il était soucieux de son
indépendance, il a fait un petit boulot toute sa vie pour ne pas avoir à répondre au désir des grands...
C'est quelqu'un qui mérite presque mais je dois pas trop le dire parce que c'est quand même pas un
penseur religieux, un véritable pèlerinage. Le malheur c'est que je n'ai jamais pu entrer dans la maison
de Spinoza à la Haye parce que c'est toujours fermé la porte ; mais je le regrette. Parce que c'est
vraiment de tous les grands philosophes celui pour lequel j'ai le plus d'admiration au plan éthique.
Mais il est aussi fort que les autres. Bon, là, c'est du bavardage, mais je vous remercie quand même de
m’avoir écouté.

20
Principe féminin, réceptif et passif, du monde divin.

Transcription : Sylvie Gelinotte Relecture : Aline Brunati P 16 / 16


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