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LE SEMINAIRE

DE JACQUES LACAN
TEXTE ÉTABLI PAR
JACQUES-ALAIN MILLER

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
ISBN 2-02-006027-2 (éd. complète)
ISBN 978-2-02-006026-4 (livre 3)

© É D I T I O N S D U SEUIL, 1981

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LIVRE III

LES PSYCHOSES
1955-1956
La révision d u texte d u Séminaire fait l ' o b j e t d ' u n travail p e r m a n e n t .
Les lecteurs désireux d e c o m m u n i q u e r r e m a r q u e s et s u g g e s t i o n s é c r i r o n t
à J a c q u e s - A l a i n Miller a u x É d i t i o n s d u Seuil.

Les références à l ' o u v r a g e du président Schreber.


Mémoires d'un névropathe, sont d o n n é e s dàns
l'édition française (Seuil. 19~5
INTRODUCTION
À LA QUESTION DES PSYCHOSES
III

INTRODUCTION À LA QUESTION
DES PSYCHOSES

Schizophrénie et paranoïa.
M. de Clérambault.
Les mirages de la compréhension.
De la Verneinung à la Verwerfung.
Psychose et psychanalyse.

Cette année, c o m m e n c e la question des psychoses.


Je dis la question, parce q u ' o n ne peut d'emblée parler du traitement des
psychoses, c o m m e une première note vous l'avait d'abord c o m m u n i -
qué, et encore moins du traitement de la psychose chez Freud, car il n'en
a jamais parlé, sauf de façon tout à fait allusive.
N o u s allons partir de la doctrine freudienne pour apprécier ce qu'en
cette matière elle apporte, mais nous ne manquerons pas d'introduire
les notions que nous avons élaborées au cours des années précédentes, et
de traiter de tous les problèmes que les psychoses nous posent
aujourd'hui. Problèmes cliniques et nosographiques d'abord, à propos
desquels il m ' a semblé que tout le bénéfice que peut produire l'analyse
n'avait pas été complètement dégagé. Problèmes de traitement aussi,
sur lesquels devra déboucher notre travail de cette année — c'est notre
point de mire.
C e n'est donc pas un hasard si j'ai d'abord donné p o u r titre ce par
quoi nous allons finir. Mettons que ce soit un lapsus, u n lapsus
significatif.

Je voudrais porter l'accent sur une évidence première, c o m m e


t o u j o u r s la moins remarquée.
Dans ce qui a été fait, dans ce qui se fait, dans ce qui est en train de se
faire quant au traitement des psychoses, on aborde beaucoup plus

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INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

volontiers les schizophrénies que les paranoïas, on s'y intéresse de façon


beaucoup plus vive, on en attend beaucoup plus de résultats. P o u r q u o i
d o n c est-ce au contraire la paranoïa qui, pour la doctrine freudienne, a
u n e situation un peu privilégiée, celle d ' u n nœud, mais aussi d'un noyau
résistant ?
Peut-être serons-nous un long m o m e n t avant de répondre à cette
question, mais elle restera sous-jacente à notre démarche.
Bien entendu, Freud n'ignorait pas la schizophrénie. Le m o u v e m e n t
d'élaboration de ce concept lui était contemporain. Mais s'il a certaine-
m e n t reconnu, admiré, voire encouragé les travaux de l'école de
Zurich, et mis la théorie analytique en relation avec ce qui s'édifiait
autour de Bleuler, il en est pourtant resté assez éloigné. Il s'est intéressé
d ' a b o r d et essentiellement à la paranoïa. Et pour vous indiquer tout de
suite un point de repère auquel vous pourrez vous reporter, j e vous
rappelle qu'à la fin de l'observation du cas Schreber, qui est le texte
m a j e u r de sa doctrine concernant les psychoses, Freud trace une ligne de
partage des eaux, si j e puis m ' e x p r i m e r ainsi, entre paranoïa d'un côté,
et de l'autre, tout ce qu'il aimerait, dit-il, q u ' o n appelât paraphrénie, et
qui correspond très exactement au champ des schizophrénies. C'est là
un repère nécessaire à l'intelligence de ce que nous dirons dans la suite
— p o u r Freud, le c h a m p des psychoses se divise en deux.
Q u e recouvre le terme de psychose dans le domaine psychiatrique ?
Psychose n'est pas démence. Les psychoses, c'est, si vous voulez — il
n ' y a pas de raison de se refuser le luxe d'employer ce m o t — ce qui
correspond à ce que l'on a toujours appelé, et q u ' o n continue d'appeler
légitimement, les folies. C'est dans ce domaine que Freud fait deux
parts. Il ne s'est pas beaucoup plus mêlé que cela de nosologie en
matière de psychose, mais sur ce point il est très net, et étant donné la
qualité de son auteur, nous ne pouvons pas tenir cette distinction pour
négligeable.
E n cela, c o m m e il arrive, Freud n'est pas absolument en accord avec
son temps. Est-il très en retard ? Est-il très en avance ? C'est là
l'ambiguïté. A première vue, il est très en retard.
Je ne peux vous faire ici l'historique de la paranoïa depuis qu'elle a fait
son apparition, avec u n psychiatre disciple de Kant, au début du xix c
siècle, mais sachez qu'à son m a x i m u m d'extension, dans la psychiatrie
allemande, elle recouvrait à peu près entièrement les folies — soixante-
dix p o u r cent des malades des asiles portaient l'étiquette paranoïa. T o u t
ce que nous appelons psychose ou folie était paranoïa.
E n France, le m o t paranoïa, au m o m e n t où il a été introduit dans la
nosologie — m o m e n t e x t r ê m e m e n t tardif, ça j o u e sur une cinquantaine
d'années —, a été identifié à quelque chose de fondamentalement

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INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

différent. U n paranoïaque — tout au moins avant que la thèse d ' u n


certain Jacques Lacan ait tenté de jeter un grand trouble dans les esprits,
qui s'est limité à un petit cercle, au petit cercle qui convient, ce qui fait
q u ' o n ne parle plus a u j o u r d ' h u i des paranoïaques c o m m e avant — u n
paranoïaque, c'était u n méchant, un intolérant, un type de mauvaise
h u m e u r , orgueil, méfiance, susceptibilité, surestimation de soi-même.
Cette caractéristique faisait le f o n d e m e n t de la paranoïa — quand le
paranoïaque était par trop paranoïaque, il en arrivait à délirer. Il
s'agissait moins d'une conception que d'une clinique, d'ailleurs très
fine.
Voilà à peu près, j e ne force en rien, où nous en étions en France à la
suite de la diffusion de l'ouvrage de M . Génil-Perrin, sur la Constitution
paranoïaque, qui avait fait prévaloir la notion caractériologique de
l'anomalie de la personnalité, constituée essentiellement par ce q u ' o n
peut bien qualifier — le style du livre porte la m a r q u e de cette
inspiration — de structure perverse du caractère. C o m m e tout pervers,
il arrivait que le paranoïaque sorte des limites, et t o m b e dans cette
affreuse folie, exagération démesurée des traits de son fâcheux carac-
tère.
Cette perspective peut être désignée c o m m e psychologique, psycho-
logisante, ou m ê m e psychogénétique. Toutes les références formelles à
une base organique, au t e m p é r a m e n t par exemple, n ' y changent rien —
c'était en vérité une genèse psychologique. Quelque chose se définit et
s'apprécie sur un certain plan, et le développement s'ensuit de façon
continue, avec une cohérence a u t o n o m e qui se suffit dans son champ
propre. C'est en quoi il s'agissait en s o m m e de psychologie, malgré
la répudiation de ce point de vue que l'on trouve sous la p l u m e de
l'auteur.
J'ai essayé dans m a thèse de p r o m o u v o i r une autre vue. J'étais encore
assurément un j e u n e psychiatre, et j ' y fus introduit p o u r beaucoup par
les travaux, l'enseignement direct, et j'oserais m ê m e dire la familiarité
de q u e l q u ' u n qui a j o u é un rôle très important dans la psychiatrie
française de cette époque, et qui est M . de Clérambault, dont
j ' é v o q u e r a i la personne, l'action et l'influence dans cette causerie
introductive.
P o u r ceux d'entre vous qui n ' o n t de son œuvre q u ' u n e connaissance
approximative, ou par ouï-dire — il doit y en avoir un certain n o m b r e
— M . de Clérambault passe p o u r avoir été le farouche défenseur
d'une conception organiciste extrême. C'était là assurément le dessein
explicite de beaucoup de ses exposés théoriques. N é a n m o i n s , j e ne
crois pas que ce soit de là que peut se prendre une perspective
juste, n o n seulement sur l'influence q u ' o n t pu avoir effectivement sa

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INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

personne et son enseignement, mais aussi sur la véritable portée de ses


découvertes.
C'est une œ u v r e qui, i n d é p e n d a m m e n t de ses visées théoriques, a une
valeur clinique concrète — le n o m b r e est considérable des syndromes
cliniques qui o n t été repérés par Clérambault de façon complètement
originale, et sont depuis lors intégrés au patrimoine de l'expérience
psychiatrique. Il a apporté des choses précieuses jamais vues avant lui et
jamais reprises depuis, j e parle de ses études des psychoses déterminées
par des toxiques. E n u n m o t , dans l'ordre des psychoses Clérambault
reste absolument indispensable.
La n o t i o n de l'automatisme mental est apparemment polarisée dans
l ' œ u v r e et l'enseignement de Clérambault par le souci de démontrer le
caractère fondamentalement anidéique, c o m m e il s'exprimait, des phé-
n o m è n e s qui se manifestent dans l'évolution de la psychose, ce qui veut
dire non conforme à une suite des idées — ça n'a pas beaucoup plus de sens,
hélas, que le discours du maître. C e repérage se fait donc en fonction
d ' u n e compréhensibilité supposée. La référence première à la c o m p r é -
hensibilité sert à déterminer ce qui j u s t e m e n t fait rupture et se présente
c o m m e incompréhensible.
C'est là une assomption dont il serait exagéré de dire qu'elle est assez
naïve, puisqu'il ne fait pas de doute qu'il n ' y en a pas de plus c o m m u n e
— et, j e le crains, chez vous encore, tout au moins beaucoup d'entre
vous. Le progrès majeur de la psychiatrie depuis l'introduction de ce
m o u v e m e n t d'investigation qui s'appelle la psychanalyse, a consisté,
croit-on, à restituer le sens dans la chaîne des phénomènes. Cela n'est
pas faux en soi. Mais ce qui est faux, c'est de s'imaginer que le sens dont
il s'agit, c'est ce qui se comprend. C e que nous aurions appris de
nouveau, pense-t-on de façon ambiante dans les salles de garde,
expression du sensus commune des psychiatres, c'est à c o m p r e n d r e les
malades. C'est là un pur mirage.
La notion de compréhension a une signification très nette. C'est un
ressort dont Jaspers a fait, sous le n o m de relation de compréhension, le
pivot de toute sa psychopathologie dite générale. Cela consiste à penser
qu'il y a des choses qui vont de soi, que, par exemple, quand quelqu'un
est triste, c'est qu'il n'a pas ce que son cœur désire. Rien n'est plus
faux — il y a des gens qui ont tout ce que leur cœur désire et qui sont
tristes quand m ê m e . La tristesse est une passion d'une toute autre
nature.
Je voudrais insister. Q u a n d vous donnez une gifle à un enfant, eh
bien ! ça se c o m p r e n d , il pleure — sans que personne réfléchisse que ce
n'est pas du tout obligé, qu'il pleure. Je me souviens du petit garçon
qui, quand il recevait une gifle, demandait — C'est une caresse ou une

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INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

claque ? Si on lui disait que c'était une claque, il pleurait, ça faisait partie
des conventions, de la règle du m o m e n t , et si c'était une caresse, il était
enchanté. Ça n'épuise d'ailleurs pas la question. Q u a n d on reçoit une
gifle, il y a bien d'autres façons d ' y répondre que de pleurer, on peut la
rendre, et aussi tendre l'autre joue, on peut aussi dire — Frappe, mais
écoute. U n e très grande variété de séquences se présente, qui sont
négligées dans la notion de relation de compréhension telle que
l'explicite M . Jaspers.
Vous pouvez d'ici la prochaine fois vous reporter à son chapitre
intitulé la Notion de relation de compréhension. Les incohérences apparais-
sent vite — c'est là l'utilité d ' u n discours soutenu.
La compréhension n'est évoquée que c o m m e une relation toujours à
la limite. Dès q u ' o n s'en approche, elle est à p r o p r e m e n t parler
insaisissable. Les exemples que Jaspers tient pour les plus manifestes —
ses points de repère, avec lesquels il confond très vite et de façon
obligée, la notion elle-même — sont des références idéales. Mais ce qui
est saisissant, c'est qu'il ne peut éviter, dans son propre texte, et malgré
tout l'art qu'il peut mettre à soutenir ce mirage, d'en donner des
exemples qui ont toujours été précisément réfutés par les faits. Par
exemple, le suicide témoignant d ' u n penchant vers le déclin, vers la
m o r t , il semble que tout un chacun pourrait dire — mais u n i q u e m e n t si
on va le chercher p o u r le lui faire dire — qu'il se produit plus facilement
au déclin de la nature, c'est-à-dire en automne. O r , on sait depuis
l o n g t e m p s q u ' o n se suicide beaucoup plus au printemps. Cela n'est ni
plus ni m o i n s compréhensible. Se surprendre de ce que les suicides
soient plus n o m b r e u x au printemps qu'en automne, ne peut reposer
que sur ce mirage inconsistant qui s'appelle la relation de c o m p r é h e n -
sion, c o m m e s'il y avait quoi que ce soit qui, dans cet ordre, pût jamais
être saisi.
O n en arrive ainsi à concevoir que la psychogenèse s'identifie avec la
réintroduction, dans le rapport à l'objet psychiatrique, de cette fameuse
relation. Il est très difficile, à vrai dire, de le concevoir, parce que c'est
littéralement inconcevable, mais c o m m e toutes les choses qui ne sont
pas serrées de près, prises dans u n véritable concept, cela reste une
supposition latente, et celle-ci est latente à tout le changement de
couleur de la psychiatrie depuis une trentaine d'années. E h bien, si la
psychogenèse, c'est cela, j e dis — parce que je pense que la plupart
d'entre vous sont capables dès maintenant de le saisir, après deux ans
d'enseignement sur le symbolique, l'imaginaire, et le réel, et j e le dis
aussi p o u r ceux qui n ' y seraient pas encore — le grand secret de la
psychanalyse, c'est qu'il n'y a pas de psychogenèse. Si la psychogenèse
est cela, c'est j u s t e m e n t ce dont la psychanalyse est la plus éloignée, par

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INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

tout son mouvement, par toute son inspiration, par tout son ressort,
par tout ce qu'elle a apporté, par tout ce vers quoi elle nous conduit, par
tout ce en quoi elle doit nous maintenir.
U n e autre manière d'exprimer les choses, et qui va beaucoup plus
loin, c'est de dire que le psychologique, si nous essayons de le serrer au
plus près, c'est l'éthologique, l'ensemble des comportements de l'indi-
vidu, biologiquement parlant, dans ses relations avec son entourage
naturel. Voilà une définition légitime de la psychologie. C'est là un
ordre de relations de fait, une chose objectivable, un champ très
suffisamment limité. Mais pour constituer un objet de science, il faut
aller un petit peu plus loin. De la psychologie humaine, il faut dire ce
que disait Voltaire de l'histoire naturelle, à savoir qu'elle n'est pas si
naturelle que cela, et pour tout dire, qu'elle est tout ce qu'il y a de plus
antinaturelle. T o u t ce qui, dans le comportement humain, est de l'ordre
psychologique est soumis à des anomalies si profondes, présente à tout
instant des paradoxes si évidents, que le problème se pose de savoir ce
qu'il y faut introduire pour que la chatte y retrouve ses petits.
Si on oublie le relief, le ressort essentiel de la psychanalyse, on en
revient — ce qui est naturellement le penchant constant, quotidienne-
ment constaté, des psychanalystes — à toutes sortes de mythes formés
depuis un temps qui reste à définir, et qui se situe à peu près à la fin du
c
XVIII siècle. M y t h e de l'unité de la personnalité, mythe de la synthèse,
m y t h e des fonctions supérieures et inférieures, confusion à propos de
l'automatisme, tous ces types d'organisation du champ objectif m o n -
trent à tout instant le craquement, l'écartèlement, la déchirure, la
négation des faits, la méconnaissance de l'expérience la plus i m m é -
diate.
Cela dit, qu'on ne s'y trompe pas — je ne suis pas ici en train de
donner dans le mythe de cette expérience immédiate qui est le fond de
ce q u ' o n appelle la psychologie, voire la psychanalyse existentielle.
L'expérience immédiate n'a pas plus de privilège à nous arrêter, nous
captiver, que dans n'importe quelle autre science. Elle n'est nullement
la mesure de l'élaboration à quoi nous devons arriver en fin de compte.
L'enseignement freudien, en cela tout à fait conforme à ce qui se produit
dans le reste du domaine scientifique — si différent que nous devions le
concevoir du mythe qui est le nôtre — fait intervenir des ressorts qui
sont au-delà de l'expérience immédiate, et ne peuvent nullement être
saisis d'une façon sensible. Là comme en physique, ce n'est pas la
couleur que nous retenons, dans son caractère senti et différencié par
l'expérience directe, c'est quelque chose qui est derrière, et qui la
conditionne.
L'expérience freudienne n'est nullement pré-conceptuelle. Ce n'est

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INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

pas une expérience pure. C'est une expérience bel et bien structurée par
quelque chose d'artificiel qui est la relation analytique, telle qu'elle est
constituée par l'aveu que le sujet vient faire au médecin, et par ce que le
médecin en fait. C'est à partir de ce m o d e opératoire premier que tout
s'élabore.
A travers ce rappel, vous devez avoir déjà reconnu les trois ordres
dont j e vous rabâche combien ils sont nécessaires à c o m p r e n d r e quoi
que ce soit de l'expérience analytique — c'est à savoir, le symbolique,
l'imaginaire et le réel.
Le symbolique, vous l'avez vu apparaître tout à l'heure au m o m e n t
où j'ai fait allusion, et par deux abords différents, à ce qui est au-delà de
toute compréhension, à l'intérieur de quoi toute compréhension
s'insère, et qui exerce une influence si manifestement perturbante sur les
rapports humains et interhumains.
L'imaginaire, vous l'avez vu aussi pointer par la référence que j'ai
faite à l'éthologie animale, c'est-à-dire à ces formes captivantes, ou
captatrices, qui constituent les rails par quoi le c o m p o r t e m e n t animal
est conduit vers ses buts naturels. M . Piéron, qui n'est pas pour nous en
odeur de sainteté, a intitulé un de ses livres, la Sensation, guide de vie.
C'est un très beau titre, mais je ne sais pas s'il s'applique autant à la
sensation qu'il le dit, et le contenu du livre ne le confirme certainement
pas. C e qui est exact dans cette perspective, c'est que l'imaginaire est
assurément guide de vie p o u r tout le champ animal. Si l'image j o u e
également un rôle capital dans le c h a m p qui est le nôtre, ce rôle est tout
entier repris, repétri, réanimé par l'ordre symbolique. L'image est
toujours plus ou moins intégrée à cet ordre qui, j e vous le rappelle, se
définit chez l ' h o m m e par son caractère de structure organisée.
Quelle différence y a-t-il entre ce qui est de l'ordre imaginaire ou réel
et ce qui est de l'ordre symbolique ? Dans l'ordre imaginaire, ou réel,
nous avons toujours du plus et du moins, un seuil, une marge, une
continuité. Dans l'ordre symbolique, tout élément vaut c o m m e opposé
à u n autre.
Prenons un exemple dans le domaine où nous c o m m e n ç o n s à nous
introduire.
L'un de nos psychotiques nous raconte dans quel m o n d e étrange il est
entré depuis quelque temps. T o u t p o u r lui est devenu signe. N o n
seulement il est épié, observé, surveillé, on parle, on dit, on indique, on
le regarde, on cligne de l'œil, mais cela envahit — vous allez voir tout de
suite l'ambiguïté s'établir — le champ des objets réels inanimés, non
humains. Regardons-y d'un peu plus près. S'il rencontre dans la rue une
auto r o u g e — une auto, ce n'est pas un objet naturel — ce n'est pas p o u r
rien, dira-t-il, qu'elle est passée à ce moment-là.

17
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

Interrogeons-nous à propos de cette intuition délirante. Cette auto a


une signification, mais le sujet est très souvent incapable de préciser
laquelle. Est-elle favorable ? est-elle menaçante ? Assurément, l'auto est
là p o u r quelque chose. D e ce phénomène, le plus indifférencié qui soit,
nous p o u v o n s avoir trois conceptions complètement différentes.
N o u s p o u v o n s envisager la chose sous l'angle d'une aberration
perceptive. N e croyez pas que nous en sommes si loin. Il n ' y a pas très
longtemps, c'était à ce niveau qu'était posée la question de savoir ce
qu'éprouvait d ' u n e façon élémentaire le sujet aliéné. Peut-être serait-ce
u n daltonien, qui voit le rouge vert, et inversement. Peut-être, ne
distingue-t-il pas la couleur.
N o u s p o u v o n s encore envisager la rencontre avec l'auto rouge dans
le registre de ce qui se passe quand le rouge-gorge, rencontrant son
congénère, lui exhibe le plastron qui lui donne son n o m . O n a
d é m o n t r é que cet habillement des oiseaux correspond à la garde des
limites du territoire, et que la rencontre à elle toute seule détermine u n
certain c o m p o r t e m e n t à l'endroit de l'adversaire. Le rouge a ici une
fonction imaginaire qui, dans l'ordre précisément des relations de
compréhension, se traduit par le fait que ce rouge pour le sujet, l'aura
fait voir rouge, lui aura semblé porter en lui-même le caractère expressif
et i m m é d i a t de l'hostilité ou de la colère.
Enfin, nous p o u v o n s c o m p r e n d r e l'auto rouge dans l'ordre s y m b o -
lique, à savoir c o m m e on c o m p r e n d la couleur rouge dans un jeu de
cartes, c'est-à-dire en tant q u ' o p p o s é au noir, c o m m e faisant partie d ' u n
langage déjà organisé.
Voilà les trois registres distingués, et distingués aussi les trois plans
dans lesquels peut s'engager notre soi-disant compréhension du p h é n o -
m è n e élémentaire.

La nouveauté de ce que Freud a introduit quand il a abordé la


paranoïa est encore plus éclatante que partout ailleurs — peut-être parce
que c'est plus localisé, et que ça tranche davantage avec les discours
contemporains sur la psychose. N o u s voyons ici Freud procéder
d'emblée avec une audace qui a le caractère d'un c o m m e n c e m e n t
absolu.
Sans doute la Traumdeutung est-elle aussi une création. O n a beau dire
q u ' o n s'était déjà intéressé au sens du rêve, ça n'avait absolument rien à
voir avec ce travail de pionnier qui est fait devant nos yeux. Cela

18
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

n'aboutit pas seulement à la f o r m u l e que le rêve vous dit quelque chose,


car la seule chose qui intéresse Freud, c'est l'élaboration à travers
laquelle il le dit — il le dit c o m m e on parle. Cela n'avait jamais été vu.
O n avait p u s'apercevoir que le rêve avait u n sens, q u ' o n pouvait y lire
quelque chose, mais pas que le rêve parle.
Mais admettons que l'abord du rêve par Freud ait pu être préparé par
les pratiques innocentes qui ont précédé sa tentative. Par contre, il n ' y a
jamais rien eu de comparable à la façon dont il procède avec Schreber.
Q u e fait-il ? Il prend le livre d ' u n paranoïaque, dont il r e c o m m a n d e
platoniquement la lecture au m o m e n t où il écrit sa p r o p r e œuvre — ne
manquez pas de le lire avant de me lire — et il en donne u n déchiffrage
champollionesque, il le déchiffre à la façon dont on déchiffre des
hiéroglyphes.
P a r m i toutes les productions littéraires du type plaidoyer, p a r m i
toutes les communications de ceux qui, passés au-delà des limites, nous
parlent de l'expérience étrange qui est celle du psychosé, l ' œ u v r e de
Schreber est certainement une des plus remarquables. Il y a là une
rencontre exceptionnelle entre le génie de Freud et u n livre unique.
J'ai dit génie. Oui, il y a de la part de Freud u n véritable coup de génie
qui ne doit rien à aucune pénétration intuitive — c'est le coup de génie
du linguiste qui voit apparaître plusieurs fois dans un texte le m ê m e
signe, part de l'idée que cela doit vouloir dire quelque chose, et arrive à
remettre debout l'usage de tous les signes de cette langue. L'identifica-
tion prodigieuse que fait Freud des oiseaux du ciel avec les jeunes filles,
participe de ce p h é n o m è n e — c'est une hypothèse sensationnelle qui
p e r m e t de reconstituer toute la chaîne du texte, de c o m p r e n d r e n o n
seulement le matériel signifiant dont il s'agit, mais, bien plus, de
reconstituer la langue elle-même, cette fameuse langue fondamentale dont
nous parle Schreber. Plus clairement que partout ailleurs, l'interpréta-
tion analytique se d é m o n t r e ici symbolique, au sens structuré du
terme.
Cette traduction est en effet sensationnelle. Mais, prenez-y garde, elle
laisse sur le m ê m e plan le champ des psychoses et celui des névroses. Si
l'application de la m é t h o d e analytique ne délivrait rien de plus q u ' u n e
lecture d ' o r d r e symbolique, elle se montrerait incapable de rendre
c o m p t e de la distinction des deux champs. C'est donc au-delà de cette
dimension que se posent les problèmes qui font l'objet de notre
recherche de cette année.
Puisqu'il s'agit du discours, du discours imprimé, de l'aliéné, que
nous soyons dans l'ordre symbolique est donc manifeste. Maintenant,
quel est le matériel m ê m e de ce discours ? A quel niveau se déroule le
sens traduit par Freud ? A quoi les éléments de n o m i n a t i o n de ce

19
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

discours sont-ils empruntés ? D ' u n e façon générale, le matériel, c'est le


corps propre.
La relation au corps p r o p r e caractérise chez l ' h o m m e le c h a m p en fin
de c o m p t e réduit, mais vraiment irréductible, de l'imaginaire. Si
quelque chose correspond chez l ' h o m m e à la fonction imaginaire telle
qu'elle opère chez l'animal, c'est tout ce qui le rapporte d ' u n e façon
élective, mais toujours aussi peu saisissable que possible, à la f o r m e
générale de son corps o ù tel point est dit zone érogène. C e rapport,
t o u j o u r s à la limite du symbolique, seule l'expérience analytique a
permis de le saisir dans ses derniers ressorts.
Voilà ce que nous d é m o n t r e l'analyse symbolique du cas de Schreber.
C'est seulement par la porte d'entrée du symbolique q u ' o n parvient à le
pénétrer.

Les questions qui se posent font exactement le tour des catégories


efficaces dans notre c h a m p opératoire.
Il est classique de dire que dans la psychose, l'inconscient est en
surface, est conscient. C'est m ê m e pourquoi il ne semble pas que cela ait
grand effet qu'il soit articulé. Dans cette perspective, assez instructive
en elle-même, nous p o u v o n s d'emblée remarquer que ce n'est pas
p u r e m e n t et simplement, c o m m e Freud l'a toujours souligné, de ce trait
négatif d'être un Unbewusst, un non-conscient, que l'inconscient tient
son efficace. Traduisant Freud, nous disons — l'inconscient, c'est u n
langage. Q u ' i l soit articulé, n'implique pas p o u r autant qu'il soit
reconnu. La preuve, c'est que tout se passe c o m m e si Freud traduisait
u n e langue étrangère, et m ê m e la reconstituait par découpage. Le sujet
est tout simplement, à l'endroit de son langage, dans le m ê m e rapport
que Freud. Si tant est que quelqu'un puisse parler dans une langue qu'il
ignore totalement, nous dirons que le sujet psychotique ignore la
langue qu'il parle.
C e t t e m é t a p h o r e est-elle satisfaisante ? Certainement pas. La ques-
tion n'est pas tellement de savoir p o u r q u o i l'inconscient qui est là,
articulé à fleur de terre, reste exclu pour le sujet, n o n assumé — mais
p o u r q u o i il apparaît dans le réel.
J'espère qu'il y en a assez parmi vous pour se souvenir du c o m m e n -
taire que M . Jean Hyppolite nous avait fait ici de la Verneinung, et j e
regrette son absence ce matin, qui m ' e m p ê c h e de m'assurer que j e ne
d é f o r m e point les termes qu'il en a dégagés.

20
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

C e qui ressortait bien de son analyse de ce texte fulgurant, c'est que,


dans ce qui est inconscient, tout n'est pas seulement refoulé, c'est-à-dire
m é c o n n u par le sujet après avoir été verbalisé, mais qu'il faut admettre,
derrière le processus de la verbalisation, une Bejahung primordiale, une
admission dans le sens du symbolique, qui elle-même peut faire
défaut.
C e point est recoupé par d'autres textes, et spécialement par un
passage aussi explicite qu'il est possible, où Freud admet un p h é n o m è n e
d'exclusion p o u r lequel le terme de Verwerjung paraît valable, et qui se
distingue de la Verneinung, laquelle se produit à une étape très
ultérieure. Il peut se faire q u ' u n sujet refuse l'accession, à son m o n d e
symbolique, de quelque chose que pourtant il a expérimenté, et qui
n'est rien d'autre en cette occasion que la menace de castration. T o u t e la
suite du développement du sujet m o n t r e qu'il n'en veut rien savoir,
Freud le dit textuellement au sens du refoulé.
C e qui t o m b e sous le coup du refoulement fait retour, car le
refoulement et le retour du refoulé ne sont que l'endroit et l'envers
d'une m ê m e chose. Le refoulé est toujours là, et s'exprime d'une façon
parfaitement articulée dans les s y m p t ô m e s et dans une foule d'autres
phénomènes. Par contre, ce qui t o m b e sous le coup de la Verwerjung a
un sort tout à fait différent.
Il n'est pas inutile que j e vous rappelle à ce propos m a comparaison de
l'année dernière entre certains phénomènes de l'ordre symbolique et ce
qui se passe dans les machines, au sens m o d e r n e du terme, ces machines
qui ne parlent pas encore tout à fait, mais qui vont parler d ' u n e m i n u t e à
l'autre. O n les nourrit de petits chiffres et on attend qu'elles nous
d o n n e n t ce que nous aurions peut-être mis cent mille ans à calculer.
Mais nous ne p o u v o n s introduire des choses dans le circuit qu'en
respectant le r y t h m e p r o p r e de la machine — sinon ça t o m b e dans les
dessous, ça ne peut y entrer. O n peut reprendre l'image. Seulement, il
se trouve, en plus, que tout ce qui est refusé dans l'ordre symbolique, au
sens de la Verwerjung, reparaît dans le réel.
Le texte de Freud est là-dessus sans ambiguïté. Il s'agit, vous le savez,
de l ' H o m m e aux loups, lequel n'est pas sans témoigner de tendances et
propriétés psychotiques, c o m m e il le d é m o n t r e dans la courte paranoïa
qu'il fera entre la fin du traitement de Freud, et le m o m e n t où il est
repris au niveau de l'observation. E h bien, qu'il ait rejeté toute
accession de la castration, pourtant apparente dans sa conduite, au
registre de la fonction symbolique, que toute assomption de la
castration par u n je soit pour lui devenue impossible, a le lien le plus
étroit avec le fait qu'il se trouve avoir eu dans l'enfance une courte
hallucination dont il rapporte des détails extrêmement précis.

21
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

La scène est la suivante. E n j o u a n t avec son couteau, il s'était coupé le


doigt, qui ne tenait plus que par u n tout petit bout de peau. Le sujet
raconte cet épisode dans un style calqué sur le vécu. Il semble que tout
repérage temporel ait disparu. Il s'est assis ensuite sur u n banc, à côté de
sa nourrice, qui est j u s t e m e n t la confidente de ses premières expé-
riences, et il n'a pas osé lui en parler. C o m b i e n significative cette
suspension de toute possibilité de parler — et à la personne précisément
à qui il parlait de tout, et spécialement de choses de cet ordre. Il y a là u n
abîme, une plongée temporelle, une coupure d'expérience, à la suite de
quoi il ressort qu'il n'a rien du tout, tout est fini, n'en parlons plus. La
relation que Freud établit entre ce p h é n o m è n e et ce très spécial ne rien
savoir de la chose, même au sens du refoulé exprimé dans son texte, se
traduit par ceci — ce qui est refusé dans l'ordre symbolique, resurgit
dans le réel.
Il y a une relation étroite entre, d ' u n côté, la dénégation et la
réapparition dans l'ordre p u r e m e n t intellectuel de ce qui n'est pas
intégré par le sujet, et de l'autre, la Verwerjung et l'hallucination,
c'est-à-dire la réapparition dans le réel de ce qui est refusé par le sujet. Il
y a là une g a m m e , un éventail de relations.
D e quoi s'agit-il dans un p h é n o m è n e hallucinatoire ? C e p h é n o m è n e
a sa source dans ce que nous appellerons provisoirement l'histoire du
sujet dans le symbolique. Je ne sais pas si je maintiendrai toujours cette
conjonction de termes, car toute histoire est par définition symbolique,
mais gardons p o u r l'instant la formule. La distinction essentielle est
celle-ci — l'origine du refoulé névrotique ne se situe pas au m ê m e
niveau d'histoire dans le symbolique que celle du refoulé dont il s'agit
dans la psychose, m ê m e s'il y a les rapports le plus étroit entre les
contenus. Cette distinction apporte à elle toute seule une clé qui permet
de poser le problème d ' u n e façon beaucoup plus simple q u ' o n ne l'a fait
jusqu'ici.
Il en va de m ê m e du schéma de l'année dernière, en ce qui concerne
l'hallucination verbale.

22
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

N o t r e schéma, j e vous le rappelle, figure l'interruption de la parole


pleine entre le sujet et l'Autre, et son détour par les deux moi, a et a', et
leurs relations imaginaires. U n e triplicité est ici indiquée chez le sujet,
qui recouvre le fait que c'est le m o i du sujet qui parle n o r m a l e m e n t à un
autre, et du sujet, du sujet S, en troisième personne. Aristote faisait
remarquer qu'il ne faut pas dire que l ' h o m m e pense, mais qu'il pense
avec son âme. D e m ê m e , je dis que le sujet se parle avec son moi.
Seulement, chez le sujet normal, se parler avec son m o i n'est jamais
pleinement explicitable, son rapport au m o i est fondamentalement
ambigu, toute assomption du m o i est révocable. Chez le sujet
psychotique au contraire, certains phénomènes élémentaires, et spécia-
lement l'hallucination qui en est la f o r m e la plus caractéristique, nous
m o n t r e n t le sujet complètement identifié à son moi avec lequel il parle,
ou le m o i totalement assumé sur le m o d e instrumental. C'est lui qui
parle de lui, le sujet, le S, dans les deux sens équivoques du terme,
l'initiale S et le Es allemand. C'est bien ce qui se présente dans le
p h é n o m è n e de l'hallucination verbale. A u m o m e n t où elle apparaît dans
le réel, c'est-à-dire accompagnée de ce sentiment de réalité qui est la
caractéristique fondamentale du p h é n o m è n e élémentaire, le sujet parle
littéralement avec son moi, et c'est c o m m e si un tiers, sa doublure,
parlait et c o m m e n t a i t son activité.
Voilà où nous portera cette année notre tentative de situer par rapport
aux trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel, les diverses
formes de la psychose. Elle nous permettra de préciser dans ses ressorts
derniers la fonction à donner au moi dans la cure. C'est la question de la
relation d'objet qui s'entrevoit à la limite.
Le m a n i e m e n t actuel de la relation d'objet dans le cadre d'une relation
analytique conçue c o m m e duelle, est fondé sur la méconnaissance de
l'autonomie de l'ordre symbolique, qui entraîne automatiquement une
confusion du plan imaginaire et du plan réel. La relation symbolique
n'en est pas p o u r autant éliminée, puisqu'on continue de parler, et
m ê m e q u ' o n ne fait que cela, mais il résulte de cette méconnaissance que
ce qui dans le sujet demande à se faire reconnaître sur le plan p r o p r e de
l'échange symbolique authentique — qui n'est pas si facile à atteindre
puisqu'il est perpétuellement interféré — est remplacé par une recon-
naissance de l'imaginaire, du fantasme. Authentifier ainsi tout ce qui
dans le sujet est de l'ordre de l'imaginaire, c'est à p r o p r e m e n t parler
faire de l'analyse l'antichambre de la folie, et nous n'avons qu'à admirer
que cela ne m è n e pas à une aliénation plus p r o f o n d e — sans doute, ce
fait indique-t-il assez que, pour être fou, il y faut quelque prédisposi-
tion, sinon quelque condition.
C o m m e à Vienne u n garçon charmant auquel j'essayais d'expliquer

23
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

quelques petites choses, m e demandait si je croyais que les psychoses


étaient organiques ou pas, j e lui dis que cette question était complète-
m e n t périmée, qu'il y avait très longtemps que j e ne faisais pas de
différence entre la psychologie et la physiologie, et qu'assurément Ne
devient pas fou qui veut, c o m m e j e l'avais affiché au m u r de ma salle de
garde en ce t e m p s ancien, u n peu archaïque. Il n'en reste pas moins que
c'est à une certaine façon de manier la relation analytique qui consiste à
authentifier l'imaginaire, à substituer à la reconnaissance sur le plan
s y m b o l i q u e la reconnaissance sur le plan imaginaire, qu'il faut attribuer
les cas bien connus de déclenchement assez rapide de délire plus ou
m o i n s persistant, et quelquefois définitif.
Le fait q u ' u n e analyse peut déclencher dès ses premiers m o m e n t s une
psychose, est bien connu, mais jamais personne n'a expliqué pourquoi.
C'est é v i d e m m e n t fonction des dispositions du sujet, mais aussi d ' u n
m a n i e m e n t i m p r u d e n t de la relation d'objet.

Je crois a u j o u r d ' h u i n'avoir pu faire autre chose que de vous


introduire à l'intérêt de ce que nous allons étudier.
Il est utile de s'occuper de la paranoïa. Quelque ingrat et aride que ce
puisse être p o u r nous, il en va à la fois de la purification, de l'élaboration
et de la mise en exercice des notions freudiennes, et du m ê m e coup de
n o t r e f o r m a t i o n à l'analyse. J'espère vous avoir fait sentir en quoi cette
élaboration notionnelle peut avoir une incidence des plus directes sur la
façon d o n t n o u s penserons, ou dont nous nous garderons de penser, ce
qu'est et ce que doit être l'expérience de chaque j o u r .

16 NOVEMBRE 1 9 5 5 .
es II
e-
de LA S I G N I F I C A T I O N D U D É L I R E
ste
le
ie
à
n
Critique de Kraepelin.
u L'inertie dialectique.
Séglas et l'hallucination psychomotrice.
Le président Schreber.

i.
n

Plus on étudie l'histoire de la notion de paranoïa, plus elle apparaît


s significative, et plus on s'aperçoit de l'enseignement q u ' o n peut tirer du
progrès, ou de l'absence de progrès — c o m m e vous voudrez — qui
î caractérise le m o u v e m e n t psychiatrique.

Il n ' y a pas, en fin de compte, de notion plus paradoxale. Si j'ai pris


soin la dernière fois de mettre au premier plan la folie, c'est q u ' o n peut
vraiment dire qu'avec le m o t de paranoïa, les auteurs ont manifesté
toute l'ambiguïté présente dans l'usage du vieux terme de folie, qui est
le terme fondamental du c o m m u n .
C e terme ne date pas d'hier, ni m ê m e de la naissance de la psychiatrie.
Sans m e livrer ici à u n trop facile déploiement d'érudition, j e vous
rappelerai seulement que la référence à la folie fait partie depuis t o u j o u r s
du langage de la sagesse, ou prétendu tel. A cet égard, le f a m e u x Éloge
de la folie garde tout son prix, de l'identifier au c o m p o r t e m e n t h u m a i n
normal — encore que cette dernière expression n'ait pas été en usage à
cette époque. C e qui était dit alors dans le langage des philosophes, de
philosophe à philosophe, a fini avec le temps par être pris au sérieux, au
pied de la lettre — tournant qui se fait avec Pascal, lequel formule, avec
tout l'accent du grave et du médité, que sans doute il y a une folie
nécessaire, que ce serait être fou par u n autre tour de folie que de ne pas
être fou de la folie de tout le m o n d e .

25
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

Ces rappels ne sont pas inutiles, à voir les paradoxes implicites dans
les prémisses des théoriciens. O n peut dire que j u s q u ' à Freud, on
ramenait la folie à un certain n o m b r e de modes de c o m p o r t e m e n t , de
patterns, cependant que d'autres pensaient j u g e r ainsi le c o m p o r t e m e n t
de tout le m o n d e . En fin de compte, la différence, pattern pour pattern,
ne saute pas aux yeux. L'accent n'a jamais été complètement mis, qui
permettrait de se faire une image de ce qu'est une conduite normale,
voire compréhensible, et d'en distinguer la conduite p r o p r e m e n t
paranoïaque.
Restons là au niveau des définitions. Le découpage de la paranoïa était
incontestablement beaucoup plus vaste pendant tout le xix e siècle qu'il
ne l'a été à partir de la fin du siècle dernier, c'est-à-dire vers 1899, à
l'époque de la 4 e ou 5 e édition du Kraepelin. Kraepelin était resté très
l o n g t e m p s attaché à la notion vague qu'en gros, l ' h o m m e qui a la
pratique sait, par une espèce de sens, reconnaître l'indice naturel. Le
véritable don médical est de voir l'indice qui découpe bien la réalité.
C'est en 1899 seulement qu'il introduit une subdivision plus réduite. Il
ramène les anciennes paranoïas dans le cadre de la démence précoce, en
créant le secteur paranoïde, et il émet alors une définition assez
ii • Pressante de la paranoïa, qui la distingue des autres modes de délires
paranoïaques avec lesquels elle était jusqu'alors confondue.
La paranoïa se distingue des autres parce qu'elle se caractérise par le
développement insidieux de causes internes, et, selon une évolution continue,
d'un système délirant, durable et impossible à ébranler, et qui s'installe avec une
conservation complète de la clarté et de l'ordre dans la pensée, le vouloir et
l'action.
Cette définition due à la plume d'un clinicien éminent a ceci de
remarquable, qu'elle contredit point par point toutes les données de la
clinique. Rien là-dedans n'est vrai.
Le développement n'est pas insidieux, il y a toujours des poussées,
des phases. Il m e semble, mais j e n'en suis pas absolument sûr, que c'est
m o i qui ai introduit la notion de m o m e n t fécond. C e m o m e n t fécond
est t o u j o u r s sensible au début d'une paranoïa. Il y a toujours une
r u p t u r e dans ce que Kraepelin appelle plus loin l'évolution continue
d ' u n délire sous la dépendance de causes internes. Il est absolument
manifeste q u ' o n ne peut pas limiter l'évolution d'une paranoïa aux
causes internes. Il suffit pour s'en convaincre de passer au chapitre
Etiologie de son manuel, et de lire les auteurs contemporains, Sérieux et
Capgras, dont le travail date de cinq années plus tard. Q u a n d on
cherche les causes déclenchantes d'une paranoïa, on fait toujours état,
avec le point d'interrogation nécessaire, d ' u n élément émotionnel dans
la vie du sujet, d'une crise vitale qui se rapporte bel et bien à ses relations

26
LA SIGNIFICATION DU DÉLIRE
n
s externes, et il serait bien étonnant q u ' o n n ' y soit pas conduit s'agissant
>n d'un délire qui se caractérise essentiellement c o m m e un délire de
ie relations — terme qui n'est pas de Kretschmer, mais de Wernicke.
^t Je lis — évolution continue d'un système délirant durable et impossible à
n
, ébranler. Rien de plus faux — le système délirant varie, q u ' o n l'ait
ni ébranlé ou pas. A vrai dire, la question m e paraît secondaire. Cette
variation tient à l'interpsychologie, aux interventions de l'extérieur, au
it maintien ou à la perturbation d ' u n certain ordre dans le m o n d e autour
du malade. Il est bien loin de ne pas en tenir compte, et il cherche, au
't cours de l'évolution de son délire, à faire entrer ces éléments en
il composition avec son délire.
à Qui s'instaure avec une conservation complète de la clarté et de l'ordre dans la
s pensée, le vouloir et l'action. Bien sûr. Mais il s'agit de savoir ce que sont
a clarté et ordre. Si quelque chose qui mérite ces n o m s peut être retrouvé
e dans l'exposé que le sujet fait de son délire, encore faut-il préciser ce
qu'on entend par là, et cette interrogation est de nature à mettre en
1 cause les notions dont il s'agit. Q u a n t à la pensée, le vouloir et l'action,
i nous s o m m e s plutôt là pour essayer de les définir en fonction d ' u n
certain n o m b r e de c o m p o r t e m e n t s concrets, au n o m b r e desquels celui
> de la folie, que p o u r en partir c o m m e de notions acquises. La
psychologie académique nous paraît devoir être remise sur le métier
avant de pouvoir délivrer des concepts assez rigoureux pour être
échangés, au moins au niveau de notre expérience.
A quoi tient l'ambiguïté de ce qui s'est fait autour de la notion de
paranoïa ? A bien des choses, et peut-être à une insuffisante subdivision
clinique. Je pense que les psychiatres qui sont parmi vous o n t
suffisamment connaissance des différents types cliniques, pour savoir
par exemple q u ' u n délire d'interprétation n'est pas du tout la m ê m e
chose q u ' u n délire de revendication. Il y a lieu également de distinguer
entre les psychoses paranoïaques et les psychoses passionnelles, diffé-
rence admirablement mise en valeur par les travaux de m o n maître
Clérambault, dont j'ai c o m m e n c é la dernière fois de vous indiquer la
fonction, le rôle, la personnalité et la doctrine. C'est précisément dans
l'ordre des distinctions psychologiques que son œuvre prend la portée
la plus grande. Est-ce à dire qu'il faille éparpiller les types cliniques,
aller à une certaine pulvérulence ? Je ne le pense pas. Le problème qui se
pose à nous porte sur le cadre de la paranoïa dans son ensemble.
U n siècle de clinique n'a fait que déraper à tout instant autour du
problème. C h a q u e fois que la psychiatrie s'est un peu avancée,
approfondie, elle a aussitôt perdu le terrain conquis par la façon m ê m e
de conceptualiser ce qui était immédiatement sensible dans les observa-
tions. Nulle part n'est plus manifeste la contradiction qu'il y a entre

27
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

l'observation et la théorisation. O n peut presque dire qu'il n'y a pas de


discours de la folie plus manifeste et plus sensible que celui des
psychiatres, et précisément sur le sujet de la paranoïa.
Il y a quelque chose qui me paraît être tout à fait au ressort du
problème. Si vous lisez par exemple le travail que j'ai fait sur la
psychose paranoïaque, vous verrez que j ' y mets l'accent sur ce que
j'appelle, empruntant le terme à m o n maître Clérambault, les phéno-
mènes élémentaires, et que j'essaie de démontrer le caractère radicale-
ment différent de ces phénomènes par rapport à quoi que ce soit qui
puisse être tiré de ce qu'il appelle la déduction idéique, c'est-à-dire de ce
qui est compréhensible pour tout le monde.
Dès cette époque, j'ai souligné avec fermeté que les phénomènes
élémentaires ne sont pas plus élémentaires que ce qui est sous-jacent à
l'ensemble de la construction du délire. Ils sont élémentaires c o m m e
l'est, par rapport à une plante, la feuille où se verra un certain détail de la
façon dont s'imbriquent et s'insèrent les nervures — il y a quelque chose
de c o m m u n à toute la plante qui se reproduit dans certaines des formes
qui composent sa totalité. De même, des structures analogues se
retrouvent au niveau de la composition, de la motivation, de la
thématisation du délire, et au niveau du phénomène élémentaire.
Autrement dit, c'est toujours la même force structurante, si l'on peut
s'exprimer ainsi, qui est à l'œuvre dans le délire, qu'on le considère dans
une de ses parties ou dans sa totalité.
L'important du phénomène élémentaire n'est donc pas d'être un
noyau initial, un point parasitaire, comme s'exprimait Clérambault, à
l'intérieur de la personnalité, autour duquel le sujet ferait une construc-
tion, une réaction fibreuse destinée à l'enkyster en l'enveloppant, et
en m ê m e temps à l'intégrer, c'est-à-dire à l'expliquer, c o m m e on dit
souvent. Le délire n'est pas déduit, il en reproduit la même force
constituante, il est, lui aussi, un phénomène élémentaire. C'est dire que
la notion d'élément n'est pas là à prendre autrement que pour celle de
structure, structure différenciée, irréductible à autre chose qu'à elle-
même.
Ce ressort de la structure a été si profondément méconnu, que tout le
discours dont je parlais tout à l'heure autour de la paranoïa porte les
marques de cette méconnaissance. C'est une épreuve que vous pouvez
faire au cours de la lecture de Freud et de presque tous les auteurs —
vous y trouverez sur la paranoïa des pages, quelquefois des chapitres
entiers, extrayez-les de leur contexte, lisez-les à voix haute, et vous y
verrez les plus merveilleux développements concernant le comporte-
ment de tout le monde. Il s'en faut de peu que ce q u e j e vous ai lu tout à
l'heure de la définition de la paranoïa par Kraepelin, ne définisse le

28
LA SIGNIFICATION DU DÉLIRE

c o m p o r t e m e n t normal. Vous retrouverez ce paradoxe sans cesse, et


jusque chez des auteurs analystes, quand précisément ils se mettent sur
le plan de ce que j'appelais tout à l'heure le pattern, terme d ' u n
avènement récent dans sa dominance à travers la théorie analytique,
mais qui n'en était pas moins là en puissance depuis très longtemps.
Je relisais p o u r préparer cet entretien, un article déjà ancien, 1908, où
A b r a h a m décrit le c o m p o r t e m e n t d'un dément précoce, et sa dite
inaffectivité, à partir de sa relation aux objets. Le voilà qui pendant des
mois a entassé, pierre sur pierre, des cailloux vulgaires qui sont affectés
pour lui du plus grand bien. O r , à force d'en entasser sur une planche,
celle-ci craque, grand fracas dans la chambre, on balaie le tout, et ce
personnage qui semblait accorder tellement d'importance à ces cail-
loux, ne fait pas la m o i n d r e attention à ce qui se passe, n'élève pas la
moindre protestation devant l'évacuation générale des objets de ses
désirs. Simplement, il recommence, il va en accumuler d'autres. Voilà
le d é m e n t précoce.
De ce petit apologue on aimerait faire une fable, qui montrerait que
c'est ce que nous faisons tout le temps. Je dirais m ê m e plus —
accumuler une foule de choses sans valeur, devoir les passer du j o u r au
lendemain par pertes et profits, et recommencer, c'est très b o n signe.
C'est bien si le sujet restait attaché à ce qu'il perd, n'en pouvait
supporter la frustration, q u ' o n pourrait dire qu'il y a là survalorisation
des objets.
Ces ressorts prétendus démonstratifs sont d'une si complète a m b i -
guïté q u ' o n se d e m a n d e c o m m e n t l'illusion peut en être u n seul instant
conservée, sinon par une sorte d'obnubilation du sens critique qui
semble saisir l'ensemble des lecteurs dès qu'ils ouvrent un ouvrage
technique, et spécialement quand il s'agit de notre expérience et de
notre profession.
Cette r e m a r q u e que j e vous ai faite la dernière fois, que le c o m p r é -
hensible est u n t e r m e toujours fuyant, insaisissable, il est surprenant
qu'elle ne soit jamais pesée c o m m e une leçon primordiale, une
formulation obligée à l'entrée de la clinique. C o m m e n c e z par ne pas
croire que vous comprenez. Partez de l'idée du malentendu f o n d a m e n -
tal. C'est là une disposition première, faute de quoi il n ' y a véritable-
ment aucune raison p o u r que vous ne compreniez pas tout et n ' i m p o r t e
quoi. Tel auteur vous donne tel c o m p o r t e m e n t c o m m e un signe
d'inaffectivité dans u n certain contexte, ailleurs ce sera le contraire.
Q u ' o n r e c o m m e n c e son oeuvre après en avoir accusé la perte, peut être
compris dans des sens tout à fait opposés. Il est fait perpétuellement
appel à des notions considérées c o m m e reçues, alors qu'elles ne le sont
d'aucune façon.

29
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

C'est là que j e veux en venir — la difficulté d'aborder le problème de


la paranoïa tient précisément à ce qu'elle se situe justement sur le plan de
la compréhension.
Le phénomène élémentaire, irréductible, est ici au niveau de l'inter-
prétation.

Je vais reprendre l'exemple de la dernière fois.


Voici donc un sujet pour qui le monde a commencé à prendre une
signification. Qu'est-ce à dire ? Il est depuis quelque temps en proie à
des phénomènes qui consistent en ceci, qu'il s'aperçoit qu'il se passe des
choses dans la rue, mais lesquelles ? En l'interrogeant, vous verrez qu'il
y a des points qui restent mystérieux pour lui-même, et d'autres sur
lesquels il s'exprime. En d'autres termes, il symbolise ce qui se passe en
termes de signification. Bien souvent, il ne sait pas, si vous serrez les
choses de près, si les choses lui sont favorables ou défavorables, mais il
cherche ce qu'indique tel comportement de ses semblables, tel trait
remarqué dans le monde, dans ce monde qui n'est jamais purement et
simplement inhumain puisqu'il est composé par l'homme. En vous
parlant de l'auto rouge, j e cherchais à ce propos à vous montrer la
portée différente que peut prendre la couleur rouge, selon qu'elle est
considérée dans sa valeur perceptive, dans sa valeur imaginaire et dans
sa valeur symbolique. Dans les comportements normaux aussi bien,
des traits jusque-là neutres, peuvent prendre une valeur.
Q u e dit en fin de compte le sujet, surtout à une certaine période de
son délire ? C'est qu'il y a de la signification. Laquelle, il ne le sait pas,
mais elle vient au premier plan, elle s'impose, et pour lui elle est
parfaitement compréhensible. Et c'est justement parce qu'elle se situe
sur le plan de la compréhension comme un phénomène incompréhen-
sible, si je puis dire, que la paranoïa est pour nous si difficile à saisir, et
qu'elle est aussi d'un intérêt majeur.
Si on a pu parler à ce sujet de folie raisonnable, de conservation de la
clarté, de l'ordre et du vouloir, c'est à cause de ce sentiment, qu'aussi
loin que nous allions dans le phénomène, nous sommes dans le domaine
du compréhensible. Q u a n d bien m ê m e ce qu'on comprend ne peut
m ê m e pas être articulé, dénommé, inséré par le sujet dans un contexte
qui l'explicite, cela se situe déjà sur le plan de la compréhension. Il s'agit
de choses qui en elles-mêmes se font déjà comprendre. Et de ce fait,
nous nous sentons en effet à portée de comprendre. C'est à partir de là

30
LA SIGNIFICATION D U DÉLIRE

de que naît l'illusion — puisqu'il s'agit de la compréhension, nous


de comprenons. Eh bien, justement, non.
Q u e l q u ' u n l'a fait remarquer, mais qui s'est tenu à cette remarque
r- élémentaire. Il s'agit de Charles Blondel, qui, dans son livre de la
Conscience morbide, notait que le propre des psychopathologies est de
tromper la compréhension. C'est une œuvre de valeur, bien que
Blondel se soit obstinément refusé par la suite à comprendre quoi que ce
soit au développement des idées. C'est pourtant bien là qu'il convient
i e reprendre le problème — c'est toujours compréhensible.
O n observe dans la f o r m a t i o n que nous donnons aux élèves, que c'est
Toujours là qu'il convient de les arrêter. C'est toujours le m o m e n t où ils
ie ont compris, où ils se sont précipités pour combler le cas avec une
à compréhension, qu'ils ont raté l'interprétation qu'il convenait de faire
's ou de ne pas faire. Cela s'exprime en général en toute naïveté par la
il rormule — Le sujet a voulu dire ça. Qu'est-ce que vous en savez ? C e qu'il
r v a de certain, c'est qu'il ne l'a pas dit. Et le plus souvent, à entendre ce
ti qu'il a dit, il apparaît à tout le moins q u ' u n e question aurait pu être
s oosée, qui aurait peut-être suffi à elle seule à constituer l'interprétation
1 valable, et au moins à l'amorcer.
t Je vais vous donner maintenant l'idée du point où converge ce
t discours. Q u e tel m o m e n t de la perception du sujet, de sa déduction
> délirante, de son explication de lui-même, de son dialogue avec vous,
i soit plus ou moins compréhensible, n'est pas ce qui est important. Il
arrive en certains de ces points quelque chose qui peut paraître se
caractériser par le fait qu'il y a en effet un noyau complètement
compréhensible, si vous y tenez. Ça n'a strictement aucun intérêt qu'il
ie soit. C e qui est par contre tout à fait frappant, c'est qu'il est
inaccessible, inerte, stagnant par rapport à toute dialectique.
Prenons l'interprétation élémentaire. Elle comporte sans doute un
élément de signification, mais cet élément est répétitif, il procède par
réitérations. Il arrive que le sujet l'élabore, mais ce qu'il y a d'assuré,
c'est qu'il restera, pendant au moins un certain temps, toujours se
répétant avec le m ê m e signe interrogatif qu'il comporte, sans que
jamais lui soit apportée aucune réponse, aucune tentative de l'intégrer
dans u n dialogue. Le p h é n o m è n e est fermé à toute composition
dialectique.
Prenons la psychose dite passionnelle, qui semble tellement plus
proche de ce q u ' o n appelle la normale. Si on met l'accent à ce propos sur
la prévalence de la revendication, c'est que le sujet ne peut pas encaisser
telle perte, tel d o m m a g e , et que toute sa vie paraît centrée autour de la
compensation du d o m m a g e subi, et la revendication qu'elle entraîne.
La processivité passe tellement au premier plan qu'elle semble parfois

31
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

dominer de beaucoup l'intérêt de l'enjeu qu'elle comporte. C'est là aussi


un arrêt dans la dialectique, certes centrée d'une façon toute différente
que dans le cas précédent.
Je vous ai indiqué la dernière fois autour de quoi tourne le phénomène
d'interprétation — il s'articule au rapport du moi et de l'autre, pour
autant que la théorie analytique définit le moi comme toujours relatif.
Dans la psychose passionnelle, c'est évidemment beaucoup plus près du
je, du sujet, que se situe ce que l'on appelle le noyau compréhensible,
qui est en fait un noyau d'inertie dialectique. Bref, c'est précisément
pour avoir toujours radicalement méconnu dans la phénoménologie de
l'expérience pathologique, la dimension dialectique que la clinique s'est
fourvoyée. Cette méconnaissance, on peut dire qu'elle caractérise une
classe d'esprit. Il semble qu'à partir de l'entrée dans le champ de
l'observation clinique humaine, depuis ce siècle et demi où elle s'est
constituée c o m m e telle avec les débuts de la psychiatrie, qu'à partir du
m o m e n t où nous nous sommes occupé de l'homme, nous ayons
méconnu radicalement cette dimension qui semble pourtant, partout
ailleurs, vivante, admise, maniée couramment dans le sens des sciences
humaines, à savoir l'autonomie c o m m e telle de la dimension dialecti-
que.
O n fait remarquer l'intégrité des facultés du sujet paranoïaque. Le
vouloir, l'agir, c o m m e disait tout à l'heure M. Kraepelin, nous
paraissent chez lui homogènes à tout ce que nous attendons des êtres
normaux, il n'y a nulle part de déficit, de faille, de trouble des
fonctions. La chose qu'on oublie, c'est que le propre du comportement
humain, c'est la mouvance dialectique des actions, des désirs, et des
valeurs, qui les fait non seulement changer à tout instant, mais d'une
façon continue, mais m ê m e passer à des valeurs strictement opposées en
fonction d'un détour du dialogue. Cette vérité absolument première est
présente dans les fables les plus populaires, qui montrent ce qui était un
m o m e n t perte et désavantage devenir l'instant d'après le bonheur m ê m e
accordé par les dieux. La possibilité de la remise en question à chaque
instant du désir, de l'attachement, voire de la signification la plus
persévérante d'une activité humaine, la perpétuelle possibilité d'un
renversement de signe en fonction de la totalité dialectique de la
position de l'individu, est d'expérience si commune que l'on est
stupéfait de voir cette dimension oubliée dès qu'on a affaire avec son
semblable, q u ' o n veut objectiver.
Oubliée, elle ne l'a cependant jamais été complètement. N o u s en
trouvons la trace chaque fois que l'observateur se laisse guider par le
sentiment de ce dont il s'agit. Le terme d'interprétation prête, dans le
contexte de cette folie raisonnable où il est inséré, à toutes sortes

32
LA SIGNIFICATION DU DÉLIRE

issi -'ambiguïtés. O n parle de paranoïa combinatoire — combien ce terme


nte iurait pu être fécond si on s'était aperçu de ce q u ' o n était en train de
zire, que c'est effectivement dans la combinaison des phénomènes que
;ne réside le secret.
Dur La question qui a été ici suffisamment p r o m u e pour prendre toute sa
tif. valeur, celle du Qui parle ?, doit dominer toute la question de la
du raranoïa.
Je, Je vous l'ai déjà indiqué la dernière fois en vous rappelant le caractère
înt rentrai dans la paranoïa, de l'hallucination verbale. Vous savez le temps
de qu'on a mis à s'apercevoir de ce qui est pourtant quelquefois tout à fait
îst visible, à savoir que le sujet articule ce qu'il dit entendre. Il y a fallu
ne M. Séglas et son livre des Leçons cliniques. Par une sorte de coup d'éclat
de au début de sa carrière, il a fait remarquer que les hallucinations verbales
;st >e produisaient chez des gens dont on pouvait s'apercevoir, à des signes
iu très évidents dans certains cas, et dans d'autres en y regardant d ' u n peu
tis plus près, qu'ils étaient e u x - m ê m e s en train d'articuler, le sachant ou
ut pas, ou ne voulant pas le savoir, les mots dont ils accusaient leurs voix
es i e les avoir prononcés. Cela a constitué une petite révolution que de
i- s'apercevoir que l'hallucination auditive n'avait pas sa source à l'exté-
rieur.
.e C'est donc, a-t-on pensé, qu'elle l'a à l'intérieur, et quoi de plus
is tentant que de croire que cela répondait au chatouillis d'une zone dite
;s elle-même sensorielle ? Reste à savoir si cela est applicable au domaine
du langage. Y a-t-il à p r o p r e m e n t parler des hallucinations psychiques
it verbales ? N'est-ce pas toujours, plus ou moins, des hallucinations
s psychomotrices ? Le p h é n o m è n e de la parole, sous ses formes patholo-
e giques c o m m e sous sa f o r m e normale, peut-il être dissocié de ce fait qui
i est pourtant sensible, que lorsque le sujet parle, il s'entend l u i - m ê m e ?
t C'est une des dimensions essentielles du p h é n o m è n e de la parole que
i l'autre ne soit pas le seul qui vous entende. Il est impossible de
; schématiser le p h é n o m è n e de la parole par l'image qui sert à un certain
; n o m b r e de théories dites de la communication — l'émetteur, le
; récepteur, et quelque chose qui se passe dans l'intervalle. O n semble
1 oublier que dans la parole humaine, entre beaucoup d'autres choses,
i l'émetteur est toujours en m ê m e temps un récepteur, q u ' o n entend le
son de ses propres paroles. O n peut n ' y pas faire attention, mais il est
certain q u ' o n l'entend.
U n e r e m a r q u e aussi simple d o m i n e toute la question de l'hallucina-
tion psychomotrice dite verbale, et c'est peut-être en raison m ê m e de
son trop d'évidence qu'elle est passée au second plan dans l'analyse de
ces phénomènes. Bien entendu, la petite révolution séglassienne est loin
de nous avoir apporté le m o t de l'énigme, Séglas en est resté à

33
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

l'exploration phénoménale de l'hallucination, et il a dû revenir sur ce


qu'avait de trop absolu sa première théorie. Il a restitué leur place à
certaines hallucinations qui sont inthéorisables dans ce registre, et il a
apporté des clartés cliniques et une finesse dans la description qui ne
peuvent pas être méconnues — j e vous conseille d'en prendre connais-
sance.
Si bien de ces épisodes de l'histoire de la psychiatrie sont instructifs,
c'est peut-être plus par les erreurs qu'ils mettent en valeur que par les
apports positifs qui en résulteraient. Mais on ne peut pas ne se livrer
qu'à une expérience négative du champ dont il s'agit, et ne construire
que sur des erreurs. Ce domaine des erreurs est d'ailleurs si foisonnant
qu'il en est presque inépuisable. Il nous faudra bien prendre quelque
chemin de traverse pour essayer d'aller au cœur de ce dont il s'agit.
N o u s allons le faire en suivant les conseils de Freud, et avec lui, entrer
dans l'analyse du cas Schreber.

Après une courte maladie, entre 1884 et 1885, maladie mentale ayant
consisté en un délire hypocondriaque, Schreber qui occupait alors une
place assez importante dans la magistrature allemande, sort de la
maison de santé du professeur Flechsig, guéri, semble-t-il de façon
complète, sans séquelle apparente.
Il mène pendant une huitaine d'années, une vie qui paraît normale, et
il fait lui-même remarquer que son bonheur domestique n'est assombri
que par le regret de n'avoir pas d'enfant. Au bout de ces huit années, il
est n o m m é Président de la Cour d'appel dans la ville de Leipzig. Ayant
reçu avant la période des vacances l'annonce de cette très importante
promotion, il prend ses fonctions en octobre. Il est, semble-t-il, comme
il arrive très souvent dans beaucoup de crises mentales, un peu dépassé
par ses fonctions. Il est jeune, cinquante et un ans, pour présider une
cour d'appel de cette importance, et cette promotion l'affole un peu. Il
se trouve au milieu de gens beaucoup plus expérimentés, plus rompus
au maniement d'affaires délicates, et durant un mois il se surmène,
c o m m e il s'exprime lui-même, et recommence à avoir des troubles —
insomnie, mentisme, apparition dans sa pensée de thèmes de plus en
plus perturbants qui le mènent à consulter de nouveau.
Et c'est de nouveau l'internement. D'abord dans la m ê m e maison de
santé, chez le professeur Flechsig, puis, après un court séjour dans la
maison du docteur Pierson à Dresde, dans la clinique de Sonnenstein,

34
LA SIGNIFICATION DU DÉLIRE

où il restera j u s q u ' e n 1901. C'est là que son délire va passer par toute
_me série de phases dont il nous donne une relation e x t r ê m e m e n t sûre,
semble-t-il, et extraordinairement composée, écrite dans les derniers
mois de cet internement. Le livre paraîtra tout de suite après sa sortie. Il
n'a donc dissimulé à personne, au m o m e n t où il revendiquait le droit de
sortir, qu'il ferait part de son expérience à l'humanité entière, dans le
dessein de l ' i n f o r m e r des révélations capitales pour tous, qu'elle
comporte.
C'est ce livre paru en 1903, que Freud prend en main en 1909. Il en
parle en vacances avec Ferenczi, et c'est en décembre 1910 qu'il rédige
un Mémoire sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa délirante.
N o u s allons tout simplement ouvrir le livre de Schreber, les Mémoires
d'un névropathe. La lettre qui précède le corps de l'ouvrage et qui est
adressée au Conseiller privé, le professeur Flechsig, m o n t r e bien le m é d i u m
r>ar lequel peut s'établir la critique par un sujet délirant des termes
auxquels il tient le plus. Cela, au moins pour ceux d'entre vous qui
n'ont pas la pratique de ces cas, a une valeur qui mérite d'être relevée.
Vous constaterez que le docteur Flechsig occupe une place centrale dans
•a construction du délire.

Lecture de la lettre, p. 11-14.

Vous appréciez le ton de courtoisie, la clarté et l'ordre. Le premier


chapitre est occupé par toute une théorie concernant, a p p a r e m m e n t du
moins, Dieu et l'immortalité. Les termes qui sont au centre du délire de
Schreber, consistent dans l'admission de la fonction première des
nerfs.

Lecture du premier paragraphe, p. 23-24.

T o u t est là. Ces rayons, qui excèdent les bornes de l'individualité


humaine telle qu'elle se reconnaît, qui sont sans limites, f o r m e n t le
réseau explicatif, mais également éprouvé, sur lequel notre patient tisse
c o m m e une toile l'ensemble de son délire.
L'essentiel tient au rapport entre les nerfs, et principalement entre les
nerfs du sujet et les nerfs divins, lequel comporte toute une série de
péripéties au rang desquelles la Nervenanhang, l'adjonction de nerfs,
forme d'attraction susceptible de mettre le sujet dans un état de
dépendance à l'égard de quelques personnages, sur les intentions
desquelles le sujet prend lui-même parti de façons diverses au cours de
son délire. Elles sont loin d'être bienveillantes au départ, ne serait-ce
que par les effets catastrophiques qu'il en éprouve, mais se trouvent au

35
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

cours du délire transformées, intégrées dans une véritable progressivité,


c o m m e on voit d o m i n e r au début du délire la personnalité du docteur
Flechsig, et à la fin, la structure de Dieu. Il y a vérification, et m ê m e
progrès caractéristique des rayons divins, qui sont le f o n d e m e n t des
âmes. Cela ne se confond pas avec l'identité des dites âmes — Schreber
souligne bien que l'immortalité de ces âmes ne doit pas être réduite au
plan de la personne. La conservation de l'identité du moi ne lui paraît
pas devoir être justifiée. T o u t cela est dit avec un air de vraisemblance
qui ne rend pas la théorie inacceptable.
Par contre, toute une imagerie métabolique est, avec une extrême
précision, développée à propos des nerfs, selon laquelle les impressions
qu'ils enregistrent deviennent dans la suite matière première qui,
réincorporé aux rayons, nourrit l'action divine, et peut toujours être
reprise, remise en oeuvre, utilisée à des créations ultérieures.
Le détail de ces fonctions i m p o r t e é n o r m é m e n t , et nous y revien-
drons. Mais il apparaît d'ores et déjà qu'il est dans la nature des rayons
divins de parler — ils y sont tenus, ils doivent parler. L'âme des nerfs se
c o n f o n d avec une certaine langue fondamentale dont j e vous montrerai
par la lecture de passages appropriés avec quelle finesse elle est définie
par ce sujet. Elle est apparentée à un allemand plein de saveur, et avec
u n usage e x t r ê m e m e n t poussé des euphémismes, qui va j u s q u ' à utiliser
le p o u v o i r ambivalent des m o t s — j e vous en distillerai la lecture plus
efficacement la prochaine fois.
Il est fort piquant de reconnaître là une parenté saisissante avec le
f a m e u x article de Freud sur le sens double des m o t s primitifs. Vous
vous rappelez que Freud croit trouver une analogie entre le langage de
l'inconscient, qui n ' a d m e t pas de contradictions, et ces mots primitifs
qui se caractériseraient de désigner les deux pôles d ' u n e propriété ou
d ' u n e qualité, b o n et mauvais, j e u n e et vieux, long et court, etc. U n e
conférence de M . Benveniste l'année dernière vous en a présenté une
critique efficace du point de vue du linguiste, mais il n'en reste pas
m o i n s que la remarque de Freud prend toute sa portée de l'expérience
des névrosés, et s'il y avait quelque chose pour en garantir la valeur, ce
serait bien l'accent que lui confère au passage le d é n o m m é Schreber.
Le délire, dont vous verrez la richesse, présente des analogies
surprenantes, n o n pas simplement par son contenu, par le symbolisme
de l'image, mais bien dans sa construction, sa structure m ê m e , avec
certains schémas que nous p o u v o n s n o u s - m ê m e s être appelés à extraire
de notre expérience. Vous pouvez entrevoir dans cette théorie des nerfs
divins qui parlent et qui peuvent être intégrés par le sujet tout en étant
radicalement séparés, quelque chose qui n'est pas tout à fait différent de
ce que je vous enseigne de la façon d o n t il faut décrire le fonctionnement

36
LA SIGNIFICATION DU DÉLIRE

ité, des inconscients. Le cas Schreber objective certaines structures suppo-


eur sées correctes en théorie — avec la possibilité de renversement qui
me s'ensuit, question qui se pose d'ailleurs à propos de toute espèce de
des construction émotionnelle dans ces domaines scabreux où nous nous
ber déplaçons habituellement. La remarque en a été faite par Freud
au lui-même, qui authentifie en quelque façon l'homogénéité que je dis. Il
raît note à la fin de son analyse du cas Schreber, qu'il n'a encore jamais rien
ice vu qui ressemble autant à la sienne théorie de la libido, avec ses
désinvestissements, réactions de séparation, influences à distance, que
me -à théorie des rayons divins de Schreber, et il n'en est pas plus ému,
>ns puisque tout son développement tend à montrer dans le délire de
ui, Schreber une surprenante approximation des structures de l'échange
tre interindividuel c o m m e de l'économie intrapsychique.
N o u s avons donc affaire, vous le voyez, à un cas de folie fort avancé,
n- Cette introduction délirante vous donne une idée du caractère p o m m é
ns de l'élucubration schreberienne. Mais pourtant, grâce à ce cas exem-
se plaire, et à l'intervention d'un esprit aussi pénétrant que celui de
rai Freud, nous nous trouvons saisir pour la première fois des notions
de structurales dont l'extrapolation est possible à tous les cas. Nouveauté
ec fulgurante, et en m ê m e temps éclairante, qui permet de refaire une
er classification de la paranoïa sur des bases complètement inédites. N o u s
as trouvons aussi dans le texte m ê m e du délire une vérité qui n'est pas là
cachée c o m m e c'est le cas dans les névroses, mais bel et bien explicitée,
le et presque théorisée. Le délire la fournit, on ne peut m ê m e pas dire à
as partir du m o m e n t où on en a la clé, mais dès qu'on le prend pour ce qu'il
le est, un double, parfaitement lisible, de ce qu'aborde l'investigation
fs théorique.
u C'est là que gît le caractère exemplaire du champ des psychoses,
ie auquel j e vous ai proposé de conserver la plus grande extension et la
te plus grande souplesse, et c'est ce qui justifie que nous lui accordions
ts cette année une attention spéciale.
34
e
e
2 3 NOVEMBRE 1 9 5 5 .
s
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c

5
t
III

L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

Homosexualité et paranoïa.
Le mot et la ritournelle.
Automatisme et endoscopie.
La connaissance paranoïaque
Grammaire de l'inconscient.

La vie du psychanalyste — c o m m e il me le fut rappelé plusieurs fois le


même j o u r par mes analysés —, la vie du psychanalyste n'est pas
rose.
La comparaison qu'on peut faire de l'analyste avec un dépotoir, est
justifiée. Il faut en effet qu'il encaisse à longueur dejournées des propos
de valeur assurément douteuse, et bien plus encore que pour lui-même,
pour le sujet qui les lui communique. C'est là un sentiment que le
psychanalyste, s'il en est un pour de vrai, est non seulement habitué
depuis longtemps à surmonter, mais à vrai dire qu'il abolit purement et
simplement en lui, dans l'exercice de sa pratique.
Je dois dire par contre que ce sentiment renaît dans toute sa force
quand on est amené à devoir parcourir la somme des travaux qui
constituent ce qu'on appelle la littérature analytique. Il n'est pas
d'exercice plus déconcertant pour l'attention scientifique, pour peu
qu'on doive prendre connaissance, dans un court espace de temps, des
points de vue développés sur les mêmes sujets par les auteurs. Et
personne ne semble s'apercevoir des contradictions aussi flagrantes que
permanentes qui sont mises en jeu chaque fois qu'interviennent les
concepts fondamentaux.

Vous savez que la psychanalyse explique le cas du président Schreber,


et la paranoïa en général, par un schéma suivant lequel la pulsion
inconsciente du sujet n'est autre qu'une tendance homosexuelle.

39
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

Attirer l'attention sur l'ensemble de faits qui se groupent autour


d ' u n e telle notion, a été assurément une nouveauté capitale, qui a
p r o f o n d é m e n t changé la perspective sur la pathogénie de la paranoïa.
Mais quant à savoir ce que c'est que cette homosexualité, à quel point de
l'économie du sujet elle intervient, c o m m e n t elle détermine la psychose
— j e crois p o u v o i r témoigner qu'il n ' y a, dans ce sens, d'ébauché que les
démarches les plus imprécises, voire les plus opposées.
O n parle de défense contre l'irruption supposée — et p o u r q u o i cette
irruption à tel m o m e n t ? — de la tendance homosexuelle. Mais cela est
loin de porter sa preuve, si on donne au terme de défense un sens un
peu précis — ce q u ' o n se garde bien de faire p o u r continuer à cogiter
dans les ténèbres. Il est pourtant clair qu'il y a là une ambiguïté cons-
tante, et que cette défense entretient avec la cause qui la p r o v o q u e u n
rapport qui est loin d'être univoque. O u bien on considère qu'elle aide
au maintien d ' u n certain équilibre. O u bien c'est elle qui p r o v o q u e
la maladie.
O n nous assure aussi que les déterminations initiales de la psychose
de Schreber sont à rechercher dans les m o m e n t s de déclenchement des
différentes phases de sa maladie. Vous savez qu'il a eu vers l'année 1886
une première crise, et on essaie grâce à ses Mémoires de nous en m o n t r e r
les coordonnées — il avait alors, nous dit-on, présenté sa candidature au
Reichstag. E n t r e cette crise et la seconde, soit pendant huit ans, le
magistrat Schreber est normal, à ceci près que son espoir de paternité
n'a pas été comblé. A u terme de cette période, il se trouve accéder,
d ' u n e façon qui est j u s q u ' à un certain point prématurée, et du moins à
u n âge qui ne le laissait pas prévoir, à une fonction très élevée, celle de
président de la C o u r d'appel de Leipzig. Cette fonction, qui a le
caractère d ' u n e éminence, lui confère, dit-on, une autorité qui le hausse
à une responsabilité, n o n tout à fait entière, du moins plus pleine et plus
lourde que toutes celles qu'il aurait pu espérer, ce qui nous donne le
sentiment qu'il y a une relation entre cette p r o m o t i o n et le déclenche-
m e n t de la crise.
E n d'autres termes, dans le premier cas on met en fonction le fait que
Schreber n'a pu satisfaire son ambition, dans l'autre qu'elle a été
comblée du dehors, d ' u n e façon q u ' o n entérine presque c o m m e
imméritée. O n accorde à ces deux événements la m ê m e valeur
déclenchante. Q u e le président Schreber n'ait pas eu d'enfant, on en
prend acte p o u r assigner à la notion de la paternité un rôle primordial.
Mais on pose en m ê m e temps que c'est parce qu'il accède finalement à
une position paternelle, que du m ê m e coup la crainte de la castration
revit chez lui, avec une appétence homosexuelle corrélative. Voilà ce
qui serait directement en cause dans le déclenchement de la crise, et

40
L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

>ur entraînerait toutes les distorsions, les déformations pathologiques, les


i a mirages, qui progressivement vont évoluer en délire,
ïa- Assurément, que les personnages masculins de l'entourage médical
de soient d'emblée présents, qu'ils soient n o m m é s les uns après les autres
>se et viennent successivement au centre de la persécution très paranoïde
les qui est celle du président Schreber, m o n t r e assez leur importance.
C'est, p o u r tout dire, u n transfert — qui n'est pas sans doute à prendre
-te tout à fait au sens où nous l'entendons ordinairement, mais c'est
-st quelque chose de cet ordre, lié de façon singulière à ceux qui ont eu à
m prendre soin de lui. Sans doute le choix des personnages est-il par là
er suffisamment expliqué, mais avant de se satisfaire de cette coordination
s- d'ensemble, il conviendrait de s'apercevoir qu'à les motiver, on néglige
m complètement la preuve par le contraire. O n néglige de s'apercevoir
le qu'on d o n n e à la crainte de la lutte et au succès prématuré la valeur d ' u n
ie signe de m ê m e sens, positif dans les deux cas. Si le président Schreber,
entre ses deux crises, était par hasard devenu père, on mettrait l'accent
>e sur ce fait, et on donnerait toute sa valeur au fait qu'il n'aurait pas
ÎS supporté cette fonction paternelle. Bref, la notion de conflit est toujours
6 mise e n j e u d ' u n e façon ambiguë — on met sur le m ê m e plan ce qui est
:r source de conflit et, ce qui est beaucoup moins facile à voir, l'absence de
u conflit. Le conflit laisse, si on peut dire, une place vide, et c'est à la place
e vide du conflit qu'apparaît une réaction, une construction, une mise en
é îeu de la subjectivité.
, Cette indication n'est destinée qu'à vous m o n t r e r à l'œuvre la m ê m e
à ambiguïté que celle sur laquelle a porté notre dernière leçon, l ' a m b i -
£ guïté de la signification m ê m e du délire, et qui concerne ici ce q u ' o n
î appelle d'habitude le contenu, et que j e préférerais appeler le dire
: psychotique.
> Vous croyez avoir affaire à quelqu'un qui c o m m u n i q u e avec vous
parce qu'il vous parle le m ê m e langage. Et puis, surtout si vous êtes
psychanalyste, vous avez le sentiment, tellement ce qu'il dit est
compréhensible, que c'est là quelqu'un qui a pénétré de façon plus
p r o f o n d e qu'il n'est donné au c o m m u n des mortels, dans le mécanisme
m ê m e du système de l'inconscient. Q u e l q u e part dans son second
chapitre, Schreber l'exprime au passage — Il m'a été donné des lumières
qui sont rarement données à un mortel.
M o n discours d ' a u j o u r d ' h u i va porter sur cette ambiguïté qui fait que
ce serait le système m ê m e du délirant qui nous donnerait les éléments de
sa p r o p r e compréhension.

41
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

C e u x qui viennent assister à m a présentation de malades savent que


j'ai présenté la dernière fois une psychotique bien évidente, et se
souviendront du temps que j'ai mis à en tirer le signe, le stigmate, qui
prouvait qu'il s'agissait bien d'une délirante, et n o n pas simplement
d ' u n e personne de caractère difficile qui se dispute avec son entou-
rage.
L'interrogatoire a largement dépassé l'heure m o y e n n e avant qu'il
apparaisse clairement qu'à la limite de ce langage dont il n ' y avait pas
m o y e n de la faire sortir, il en était un autre. C'est le langage, d ' u n e
saveur particulière et souvent extraordinaire, qui est celui du délirant.
C'est u n langage où certains m o t s prennent un accent spécial, une
densité qui se manifeste quelquefois dans la f o r m e m ê m e du signifiant,
lui d o n n a n t ce caractère franchement néologique si frappant dans les
productions de la paranoïa. D a n s la bouche de notre malade de l'autre
j o u r , a d o n c enfin surgi le m o t galopiner, qui nous a donné la signature
de tout ce qui nous était dit jusque-là.
C'était de bien autre chose que d'une frustration de sa dignité, de son
indépendance, de ses petites affaires, que la malade était victime. C e
t e r m e de frustration fait depuis quelque temps partie du vocabulaire des
honnêtes gens — qui ne vous parle pas à longueur de j o u r n é e des
frustrations qu'il a subies, ou subira, ou que les autres autour de lui
subissent ? Elle était é v i d e m m e n t dans un autre m o n d e , dans u n m o n d e
d o n t ce terme de galopiner, et sans doute bien d'autres qu'elle nous a
cachés, constituent les points de repère essentiels.
C'est là que j e vous arrête un instant pour vous faire sentir combien
sont ici nécessaires les catégories de la théorie linguistique auxquelles
j'ai essayé l'année dernière de vous assouplir. Vous vous rappelez qu'en
linguistique, il y a le signifiant et le signifié, et que le signifiant est à
p r e n d r e au sens du matériel du langage. Le piège, le trou dans lequel il
ne faut pas t o m b e r , c'est de croire que le signifié, ce sont les objets, les
choses. Le signifié est tout à fait autre chose — c'est la signification,
d o n t j e vous ai expliqué, grâce à saint Augustin qui est linguiste aussi
bien que M . Benveniste, qu'elle renvoie toujours à la signification,
c'est-à-dire à une autre signification. Le système du langage, à quelque
point que vous le saisissiez, n'aboutit jamais à un index directement
dirigé sur un point de la réalité, c'est toute la réalité qui est recouverte
par l'ensemble du réseau du langage. Vous ne pouvez jamais dire que
c'est cela qui est désigné, car quand bien m ê m e y arriveriez-vous, vous

42
L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

ne sauriez jamais ce que j e désigne dans cette table par exemple, la


couleur, l'épaisseur, la table en tant q u ' u n objet, ou quoi que ce soit
d'autre.
Arrêtons-nous devant ce tout simple petit p h é n o m è n e qu'est ce
ue galopiner dans la bouche de la malade de l'autre j o u r . Schreber l u i - m ê m e
se souligne à tout instant l'originalité de certains termes de son discours,
ui Q u a n d il nous parle par exemple de Nervenanhang, d'adjonction de
nt nerfs, il précise bien que ce m o t lui a été dit par les âmes examinées
u- ou les rayons divins. C e sont des m o t s clés, et il note l u i - m ê m e qu'il
n'en aurait jamais t r o u v é la formule, des mots originaux, des m o t s
il pleins, bien différents des m o t s qu'il emploie p o u r c o m m u n i q u e r
is son expérience. L u i - m ê m e ne s'y t r o m p e pas, il y a là des plans
ie différents.
t. Au niveau du signifiant, dans son caractère matériel, le délire se
ie distingue précisément par cette f o r m e spéciale de discordance avec le
t, langage c o m m u n qui s'appelle u n néologisme. A u niveau de la
:s signification, il se distingue par ceci, qui ne peut vous apparaître que si
e vous partez de l'idée que la signification renvoie toujours à une autre
e signification, à savoir que, justement, la signification de ces m o t s ne
s'épuise pas dans le renvoi à une signification,
i Cela se voit dans le texte de Schreber c o m m e en présence d ' u n
e malade. La signification de ces m o t s qui vous arrêtent a pour propriété
s de renvoyer essentiellement à la signification, c o m m e telle. C'est une
s signification qui ne renvoie foncièrement à rien qu'elle-même, qui reste
i irréductible. Le malade souligne lui-même que le m o t fait poids en
; iui-même. Avant d'être réductible à une autre signification, il signifie
i en l u i - m ê m e quelque chose d'ineffable, c'est une signification qui
renvoie avant tout à la signification en tant que telle,
i N o u s le v o y o n s aux deux pôles de toutes les manifestations concrètes
dont ces malades sont le siège. A quelque degré que soit portée
i'endophasie qui couvre l'ensemble des phénomènes auxquels ils sont
sujets, il y a deux pôles où ce caractère est porté au point le plus
éminent, c o m m e le texte de Schreber le souligne bien, deux types de
phénomènes où se dessine le néologisme — l'intuition et la formule.
L'intuition délirante est u n p h é n o m è n e plein qui a p o u r le sujet u n
caractère comblant, inondant. Elle lui révèle une perspective nouvelle
dont il souligne le cachet original, la saveur particulière, c o m m e
Schreber lorsqu'il parle de la langue fondamentale à laquelle il a été
introduit par son expérience. Là, le m o t — avec sa pleine emphase,
c o m m e on dit le mot de l'énigme — est l'âme de la situation.
A l'opposé, il y a la f o r m e que prend la signification quand elle ne
renvoie plus à rien. C'est la f o r m u l e qui se répète, qui se réitère, qui se

43
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

serine avec une insistance stéréotypée. C'est ce que nous p o u r r o n s


appeler, à l'opposé du m o t , la ritournelle.
Ces deux formes, la plus pleine et la plus vide, arrêtent la significa-
tion, c'est u n e sorte de p l o m b dans le filet, dans le réseau du discours du
sujet. Caractéristique structurale à quoi, dès l'abord clinique, nous
reconnaissons la signature du délire.
C'est bien en quoi ce langage auquel nous p o u v o n s nous laisser
p r e n d r e dans le premier abord du sujet, quelquefois m ê m e le plus
délirant, nous porte à dépasser sa notion, et à poser le terme de discours.
C a r assurément, ces malades nous parlent le m ê m e langage que nous.
S'il n ' y avait pas cet élément, nous n'en saurions absolument rien. C'est
d o n c l'économie du discours, le rapport de la signification à la
signification, le rapport de leur discours à l'ordonnance c o m m u n e du
discours, qui nous permet de distinguer qu'il s'agit du délire.
J'ai essayé autrefois d'ébaucher l'analyse du discours du psychotique
dans u n article paru aux Annales médico-psychologiques vers les années
trente. Il s'agissait alors d ' u n cas de schizophasie, où effectivement o n
peut relever à tous les niveaux du discours, sémantème c o m m e
taxième, la structure de ce q u ' o n appelle, peut-être n o n sans raison,
mais sans doute en ne sachant pas exactement la portée de ce terme, la
désintégration schizophrénique.
Je vous ai parlé de langage. Vous devez à ce propos toucher au
passage l'insuffisance, le mauvais penchant, que trahit la f o r m u l e de ces
analystes qui vous disent — Il faut parler au patient son langage. Sans
doute ceux qui tiennent de tels propos doivent-ils être pardonnés
c o m m e tous ceux qui ne savent pas ce qu'ils disent. E v o q u e r de façon
aussi s o m m a i r e ce dont il s'agit est le signe d ' u n retour précipité, d ' u n
repentir. O n s'acquitte, on se m e t rapidement en règle, à ceci près q u ' o n
ne révèle que sa condescendance, et à quelle distance on maintient
l'objet d o n t il s'agit, à savoir le patient. Puisqu'aussi bien il est là, eh
bien, parlons son langage, celui des simples et des idiots. M a r q u e r cette
distance, faire du langage u n pur et simple instrument, une façon de se
faire c o m p r e n d r e de ceux qui ne comprennent rien, c'est éluder
c o m p l è t e m e n t ce dont il s'agit — la réalité de la parole.
J e lâche u n instant les analystes. A u t o u r de qui tourne la discussion
psychiatrique du délire, qu'elle se veuille phénoménologie, psycho-
genèse ou organogenèse ? Q u e signifient les analyses extraordinaire-
m e n t pénétrantes d ' u n Clérambault, par exemple ? Certains pensent
qu'il s'agit de savoir si le délire est u n p h é n o m è n e organique ou non. C e
serait, paraît-il, sensible dans la phénoménologie m ê m e . Je veux bien,
mais regardons-y de plus près.
Le malade parle-t-il ? Si nous n ' a v o n s pas distingué le langage et la

44
L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

>ns parole, c'est vrai, il parle, mais il parle c o m m e la poupée perfectionnée


qui ouvre et ferme les yeux, absorbe du liquide, etc. Quand un de
Clérambault analyse les phénomènes élémentaires, il en cherche la
du signature dans leur structure, mécanique, serpigineuse, et Dieu sait
'us quels néologismes. Mais m ê m e dans cette analyse, la personnalité,
jamais définie, est toujours supposée, puisque tout repose sur le
>er caractère idéogénique d'une compréhensibilité première, sur le lien des
us affections et de leur expression langagière. Cela est supposé aller de soi,
•s. c'est de là que l'on part pour la démonstration. O n nous dit — le
ls
- caractère automatique de ce qui se produit est démontrable par la
-st phénoménologie elle-même, et cela prouve que le trouble n'est pas
la psychogénétique. Mais c'est en fonction d'une référence psychogéné-
lu tique elle-même, que le phénomène est défini comme automatique. O n
suppose qu'il y a un sujet qui comprend de soi, et qui se regarde. Sinon,
Je comment les autres phénomènes seraient-ils saisis c o m m e étrangers ?
es Observez que ce n'est pas là le problème classique qui a arrêté toute la
>n philosophie depuis Leibniz, c'est-à-dire au moins depuis le m o m e n t où
ie l'accent a été mis sur la conscience c o m m e fondement de la certitude —
i, la pensée, pour être la pensée, doit-elle obligatoirement se penser
la pensante ? Toute pensée doit-elle obligatoirement s'apercevoir qu'elle
est en train de penser à ce qu'elle pense ? Cela est tellement loin d'être
u simple, que ça ouvre immédiatement un jeu de miroirs sans fin — s'il
:s est de la nature de la pensée qu'elle se pense pensante, il y aura une
s troisième pensée qui se pensera pensée pensante, et ainsi de suite. Ce
s petit problème, qui n'a jamais été résolu, suffit à lui tout seul à
n démontrer l'insuffisance du fondement du sujet dans le phénomène de
n la pensée c o m m e transparente à elle-même. Mais ce n'est pas du tout de
i cela qu'il s'agit ici.
t A partir du m o m e n t où nous admettons que, du phénomène
i parasitaire le sujet a connaissance c o m m e tel, c'est-à-dire comme
s subjectivement immotivé, c o m m e inscrit dans la structure de l'appa-
î reil, dans la perturbation des voies supposées neurologiques de frayage,
r nous ne pouvons pas échapper à la notion que le sujet a une endoscopie
de ce qui se passe réellement dans ses appareils. C'est une nécessité qui
i s'impose à toute théorie qui fait de phénomènes intra-organiques le
centre de ce qui se passe dans le sujet. Freud aborde ces choses plus
subtilement que les autres auteurs, mais il est également forcé d'ad-
mettre que le sujet est quelque part, en un point privilégié où il lui est
permis d'avoir une endoscopie de ce qui se passe en lui-même.
La notion ne surpend personne quand il s'agit des endoscopies plus
ou moins délirantes que le sujet a de ce qui se passe à l'intérieur de son
estomac ou de ses poumons, mais elle est plus délicate à partir

45
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

du m o m e n t où il s'agit de phénomènes intracérébraux. Les auteurs sont


forcés d'admettre, le plus souvent sans s'en apercevoir, que le sujet a
quelque endoscopie de ce qui se passe à l'intérieur du système des fibres
nerveuses.
Soit u n sujet qui est l'objet d'un écho de la pensée. Admettons avec de
Clérambault que c'est le fait d'une dérivation produite par une
altération chronaxique — l'un des deux messages intracérébraux, des
deux télégrammes si l'on peut dire, est freiné, et arrive en retard sur
l'autre, donc en écho avec lui. Pour que ce retard soit enregistré, il faut
bien qu'il y ait un point privilégié d'où ce repérage puisse être fait, d'où
le sujet note la discordance éventuelle entre u n système et u n autre. D e
quelque façon qu'on construise la théorie organogénétique ou automa-
tisante, on n'échappe pas à la conséquence qu'il y a ce point privilégié.
Bref, on est plus psychogénétiste que jamais.
Qu'est-ce que ce point privilégié, si ce n'est l'âme ? — à ceci près que
l'on est plus idolâtre encore que ceux qui lui donnent la réalité la plus
grossière en la situant dans une fibre ou un système, dans ce que le
président Schreber lui-même désignait comme la fibre unique attachée à
la personnalité. C'est ce qu'on appelle d'habitude la fonction de
synthèse, le propre d'une synthèse étant d'avoir quelque part son point
de convergence — même idéal, ce point existe.
Donc, que nous nous fassions organogénétistes ou psychogénétistes,
nous serons toujours forcés de supposer quelque part une entité
unifiante. Suffit-elle à expliquer le niveau des phénomènes de la
psychose ? La stérilité est éclatante de ces sortes d'hypothèses. Si la
psychanalyse a révélé quelque chose de significatif, d'éclairant, d'illu-
minant, de fécond, d'abondant, de dynamique, c'est en bousculant les
minuscules constructions psychiatriques poursuivies pendant des
décennies à l'aide de ces notions purement fonctionnelles dont le moi,
qui en était le camouflage, constituait forcément le pivot essentiel.
Mais ce que la psychanalyse a apporté de nouveau, comment
l'aborder sans retomber dans l'ornière par une voie différente, en
multipliant les moi, eux-mêmes diversement camouflés ? Le seul mode
d'abord conforme à la découverte freudienne est de poser la question
dans le registre m ê m e où le phénomène nous apparaît, c'est-à-dire dans
celui de la parole. C'est le registre de la parole qui crée toute la richesse
de la phénoménologie de la psychose, c'est là que nous en voyons tous
les aspects, les décompositions, les réfractions. L'hallucination verbale,
qui y est fondamentale, est justement un des phénomènes les plus
problématiques de la parole.
N ' y a-t-il pas moyen de s'arrêter sur le phénomène de la parole en
tant que tel ? A simplement le considérer, ne voyons-nous pas se

46
L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

^egager une structure première, essentielle et évidente, qui nous permet


3r taire des distinctions qui ne sont pas mythiques, c'est-à-dire qui ne
î c r p o s e n t pas que le sujet est quelque part ?

Qu'est-ce que la parole ? Le sujet parle-t-il, oui ou n o n ? La parole —


irrètons-nous un instant sur ce fait.
Qu'est-ce qui distingue une parole, d ' u n enregistrement de langage ?
Parler, c'est avant tout parler à d'autres. J'ai maintes fois amené au
rremier plan de m o n enseignement cette caractéristique qui paraît
simple au premier abord — parler à d'autres.
La n o t i o n est, depuis quelque temps, venue au premier plan des
rréoccupations de la science, de ce qu'est un message. P o u r nous, la
structure de la parole, vous ai-je dit chaque fois que nous avons eu ici à
employer ce terme dans son sens propre, c'est que le sujet reçoit son
message de l'autre sous une f o r m e inversée. La parole pleine, essen-
tielle, la parole engagée, est fondée sur cette structure. N o u s en avons
deux f o r m e s exemplaires.
La première, c'est fides, la parole qui se donne, le Tu es ma femme ou le
Tu es mon maître, ce qui veut dire — Tu es ce qui est encore dans ma parole,
-:: cela, je ne peux l'affirmer qu'en prenant la parole à ta place. Cela vient de toi
rour y trouver la certitude de ce que j'engage. Cette parole est une parole qui
: engage, toi. L'unité de la parole en tant que fondatrice de la position des
deux sujets, est là manifestée.
Si cela ne vous paraît pas évident, la contre-épreuve, c o m m e
d'habitude, l'est bien plus.
Le signe auquel se reconnaît la relation de sujet à sujet, et qui la
distingue du rapport de sujet à objet, c'est la feinte, envers de fides. Vous
êtes en présence d ' u n sujet dans la mesure où ce qu'il dit et fait — c'est la
m ê m e chose — peut être supposé avoir été dit et fait pour vous feinter,
avec toute la dialectique que cela comporte, jusques et y compris qu'il
dise la vérité p o u r que vous croyiez le contraire. Vous connaissez
l'histoire juive, mise en évidence par Freud, du personnage qui dit — f e
vais à Cracovie. Et l'autre répond — Pourquoi me dis-tu que tu vas à
Cracovie ? Tu me le dis pour me faire croire que tu vas ailleurs. C e que le
sujet m e dit est t o u j o u r s dans une relation fondamentale à une feinte
possible, où il m ' e n v o i e et où j e reçois le message sous une f o r m e
inversée.

47
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

Voilà la structure sous ses deux faces, les paroles fondatrices, et les
paroles menteuses, trompeuses en tant que telles.
N o u s avons généralisé la notion de communication. C'est tout juste
si, au point où nous en sommes, on ne va pas refaire toute la théorie de
ce qui se passe chez les êtres vivants en fonction de la communication.
Lisez u n tant soit peu M . N o r b e r t Wiener, cela mène excessivement
loin. P a r m i ses n o m b r e u x paradoxes, il introduit le m y t h e curieux de la
transmission télégraphique d'un h o m m e de Paris à N e w Y o r k par
l'envoi d'informations exhaustives sur tout ce qui constitue son
individu. Puisqu'il n ' y a pas de limites à la transmission des i n f o r m a -
tions, la re-synthèse point par point, la re-création automatique de
toute son identité réelle en un point éloigné, est pensable. Des choses
c o m m e celle-ci sont une curieuse poudre aux yeux dont chacun
s'émerveille, un mirage subjectif qui s'effondre dès q u ' o n fait r e m a r -
quer que le miracle ne serait pas plus grand de télégraphier à deux
centimètres. Et nous ne faisons rien d'autre quand nous nous déplaçons
de la m ê m e distance. Cette prodigieuse confusion m o n t r e assez que la
notion de communication doit être maniée avec prudence.
P o u r ma part, à l'intérieur de la notion de communication en tant que
généralisée, j e spécifie ce que c'est que la parole en tant que parler à
l'autre. C'est faire parler l'autre c o m m e tel.
Cet autre, nous l'écrirons, si vous le voulez bien, avec u n grand
A.
Et p o u r q u o i avec un grand A ? P o u r une raison sans doute délirante,
c o m m e chaque fois q u ' o n est forcé d'apporter des signes supplémen-
taires à ce que d o n n e le langage. Cette raison délirante est ici la suivante.
Tu es ma femme — après tout, qu'en savez-vous ? Tu es mon maître — en
fait, en êtes-vous si sûr ? C e qui fait précisément la valeur fondatrice de
ces paroles, c'est que ce qui est visé dans le message, aussi bien que ce
qui est manifeste dans la feinte, c'est que l'autre est là en tant q u ' A u t r e
absolu. Absolu, c'est-à-dire qu'il est reconnu, mais qu'il n'est pas
connu. D e m ê m e , ce qui constitue la feinte, c'est que vous ne savez pas
en fin de c o m p t e si c'est une feinte ou non. C'est essentiellement cette
inconnue dans l'altérité de l'Autre, qui caractérise le rapport de la parole
au niveau où elle est parlée à l'autre.
Je vais vous maintenir un certain temps au niveau de cette description
structurale, parce qu'il n ' y a qu'à partir de là q u ' o n peut poser les
problèmes. Est-ce là seulement ce qui distingue la parole ? Peut-être,
mais assurément elle a d'autres caractères — elle ne parle pas seulement
à l'autre, elle parle de l'autre en tant qu'objet. Et c'est bien de cela qu'il
s'agit quand un sujet vous parle de lui.
Prenez la paranoïaque de l'autre j o u r , celle qui employait le terme

48
L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

rdopiner. Lorsqu'elle vous parle, vous savez qu'elle est un sujet à ceci
qu'elle essaie de vous blouser. C'est ce que vous exprimez quand vous
dites que vous avez simplement affaire à ce que vous appelez clinique-
inent un délire partiel. C'est précisément dans la mesure où j'ai mis
1 autre j o u r une heure et demie à lui faire sortir son galopiner, où pendant
tout ce t e m p s elle m ' a tenu en échec et s'est m o n t r é e saine d'esprit,
qu'elle se tient à la limite de ce qui peut être perçu cliniquement c o m m e
un délire. C e que vous appelez, dans notre j a r g o n , la partie saine de la
personnalité, tient à ce qu'elle parle à l'autre, qu'elle est capable de se
moquer de lui. C'est à ce titre qu'elle existe c o m m e sujet.
Maintenant, il y a un autre niveau. Elle parle d'elle, et il arrive qu'elle
en parle u n petit peu plus qu'elle ne voudrait. C'est alors que nous nous
apercevons qu'elle délire. Elle parle là de ce qui est notre objet c o m m u n
— l'autre, avec un petit a. C'est toujours bien elle qui parle, mais il y a là
une autre structure, qui d'ailleurs ne se livre pas absolument. C e n'est
pas tout à fait c o m m e si elle m e parlait de n ' i m p o r t e quoi, elle m e parle
de quelque chose qui est pour elle très intéressant, brûlant, elle parle de
quelque chose où elle continue tout de m ê m e de s'engager, bref, elle
lémoigne.
Essayons de pénétrer un peu la notion du témoignage. Le témoi-
gnage est-il lui aussi, purement et simplement, c o m m u n i c a t i o n ?
Sûrement pas. Il est pourtant clair que tout ce à quoi nous accordons
une valeur en tant que communication, est de l'ordre du t é m o i -
gnage.
La c o m m u n i c a t i o n désintéressée n'est à la limite q u ' u n témoignage
raté, soit quelque chose sur quoi tout le m o n d e est d'accord. C h a c u n
sait que c'est l'idéal de la transmission de la connaissance. T o u t e la
pensée de la c o m m u n a u t é scientifique est fondée sur la possibilité d'une
communication dont le terme se tranche dans une expérience à propos
de laquelle tout le m o n d e peut être d'accord. L'instauration m ê m e de
l'expérience est fonction du témoignage.
N o u s avons ici affaire à une autre sorte d'altérité. Je ne peux
reprendre tout ce que j'ai dit autrefois sur ce que j'ai appelé la
connaissance paranoïaque, parce qu'aussi bien j'aurai à le reprendre sans
cesse à l'intérieur de m o n discours de cette année, mais j e vais vous en
donner u n e idée.
C e que j'ai désigné ainsi dans ma première communication au groupe
de l'Evolution psychiatrique, qui avait à ce m o m e n t - l à une assez r e m a r -
quable originalité, vise les affinités paranoïaques de toute connaissance
d'objet en tant que tel. T o u t e connaissance humaine prend sa source
dans la dialectique de la jalousie, qui est une manifestation primordiale
de la c o m m u n i c a t i o n . Il s'agit là d'une notion générique observable,

49
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

behaviouristiquement observable. C e qui se passe entre de jeunes


enfants c o m p o r t e ce transitivisme fondamental qui s'exprime dans le
fait q u ' u n enfant qui en a battu un autre peut dire — l'autre m ' a battu.
N o n pas qu'il mente — il est l'autre, littéralement.
C'est là le f o n d e m e n t sur lequel se différencie le m o n d e h u m a i n du
m o n d e animal. L'objet h u m a i n se distingue par sa neutralité et sa
prolifération indéfinie. Il n'est dépendant de la préparation d'aucune
coaptation instinctuelle du sujet, c o m m e il y a coaptation, e m b o î t e m e n t
d ' u n e valence chimique avec une autre. C e qui fait que le m o n d e
h u m a i n est u n m o n d e couvert d'objets est fondé sur ceci, que l'objet
d'intérêt h u m a i n , c'est l'objet du désir de l'autre.
C o m m e n t cela est-il possible ? C'est que le moi humain, c'est l'autre,
et q u ' a u départ le sujet est plus proche de la f o r m e de l'autre que du
surgissement de sa p r o p r e tendance. Il est à l'origine collection
incohérente de désirs — c'est là le vrai sens de l'expression corps morcelé
— et la première synthèse de l'ego est essentiellement alter ego, elle est
aliénée. Le sujet h u m a i n désirant se constitue autour d ' u n centre qui est
l'autre en tant qu'il lui donne son unité, et le premier abord qu'il a de
l'objet, c'est l'objet en tant qu'objet du désir de l'autre.
Cela définit, à l'intérieur du rapport de la parole, quelque chose qui
provient d ' u n e autre origine — c'est exactement la distinction de
l'imaginaire et du réel. U n e altérité primitive est incluse dans l'objet, en
tant qu'il est primitivement objet de rivalité et de concurrence. Il
n'intéresse qu'en tant qu'objet du désir de l'autre.
La connaissance dite paranoïaque est une connaissance instaurée dans
la rivalité de la jalousie, au cours de cette identification première que j'ai
essayé de définir à partir du stade du miroir. Cette base rivalitaire et
concurrentielle au f o n d e m e n t de l'objet, est précisément ce qui est
s u r m o n t é dans la parole, pour autant qu'elle intéresse le tiers. La parole
est t o u j o u r s pacte, accord, on s'entend, on est d'accord — ceci est à toi,
ceci est à moi, ceci est ceci, ceci est cela. Mais le caractère agressif de la
concurrence primitive laisse sa m a r q u e dans toute espèce de discours
sur le petit autre, sur l'Autre en tant que tiers, sur l'objet. Le
témoignage, ce n'est pas p o u r rien que ça s'appelle en latin testis, et
q u ' o n t é m o i g n e t o u j o u r s sur ses couilles. Dans tout ce qui est de l'ordre
du témoignage, il y a toujours engagement du sujet, et, lutte virtuelle à
quoi l'organisme est t o u j o u r s latent.
Cette dialectique c o m p o r t e toujours la possibilité que j e sois mis en
d e m e u r e d'annuler l'autre, pour une simple raison. Le départ de cette
dialectique étant m o n aliénation dans l'autre, il y a un m o m e n t où j e
p e u x être mis en posture d'être m o i - m ê m e annulé parce que l'autre
n'est pas d'accord. La dialectique de l'inconscient implique toujours

50
!

L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

ies comme une de ses possibilités, la lutte, l'impossibilité de la coexistence


le ivec l'autre.
tu
- La dialectique du maître et de l'esclave reparaît ici. La Phénoménologie
it l'esprit n'épuise probablement pas tout ce dont il s'agit, mais
assurément, on ne peut pas méconnaître sa valeur psychologique et
sa
rsychogénique. C'est dans une rivalité fondamentale, dans une lutte à
n
e mort première et essentielle, que se produit la constitution du m o n d e
nt
ciumain c o m m e tel. A ceci près q u ' o n assiste à la fin à la réapparition des
ie enjeux.
et Le maître a pris à l'esclave sa jouissance, il s'est emparé de l'objet du
iésir en tant qu'objet du désir de l'esclave, mais il y a du m ê m e coup
e
> ?erdu son humanité. C e n'était pas du tout l'objet de la jouissance qui
ta était en cause, mais la rivalité en tant que telle. Son humanité, à qui la
111
ioit-il ? U n i q u e m e n t à la reconnaissance de l'esclave. Seulement,
lé c o m m e lui ne reconnaît pas l'esclave, cette reconnaissance n'a littérale-
3
t ment aucune valeur. Ainsi qu'il est habituel dans l'évolution concrète
>t des choses, celui qui a t r i o m p h é et conquis la jouissance devient
e complètement idiot, incapable d'autre chose que de jouir, pendant que
celui qui en a été privé garde toute son humanité. L'esclave reconnaît le
11
maître, et il a donc la possibilité d'être reconnu par lui. Il engagera la
e lutte à travers les siècles pour l'être effectivement.
^ Cette distinction de l'Autre avec un grand A, c'est-à-dire de l'Autre
1 en tant qu'il n'est pas connu, et de l'autre avec un petit a, c'est-à-dire de
l'autre qui est moi, source de toute connaissance, est fondamentale.
3
C'est dans cet écart, c'est dans l'angle ouvert de ces deux relations, que
1
toute la dialectique du délire doit être située. La question est la suivante
t — premièrement, est-ce que le sujet vous parle ? — deuxièmement, de
t quoi parle-t-il ?

Je ne vais pas répondre à la première question. Est-ce une vraie


parole ? — nous ne p o u v o n s pas le savoir au départ. Par contre, de quoi
vous parle-t-il ? D e lui sans doute, mais d'abord d'un objet qui n'est pas
c o m m e les autres, d ' u n objet qui est dans le p r o l o n g e m e n t de la
dialectique duelle — il vous parle de quelque chose qui lui a parlé.
Le f o n d e m e n t m ê m e de la structure paranoïaque est que le sujet a
compris quelque chose qu'il formule, à savoir que quelque chose a pris
f o r m e de parole, qui lui parle. Personne, bien entendu, ne doute que ce

51
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

soit un être fantasmatique, m ê m e pas lui, car il est toujours en posture


d ' a d m e t t r e le caractère parfaitement ambigu de la source des paroles à
lui adressées. C'est à propos de la structure de cet être qui parle au sujet,
que le paranoïaque vous apporte son témoignage.
Vous devez déjà voir la différence de niveau qu'il y a entre l'aliénation
c o m m e f o r m e générale de l'imaginaire, et l'aliénation dans la psychose.
Il ne s'agit pas simplement d'identification, et de décor basculant du
côté du petit autre. D u m o m e n t que le sujet parle, il y a l'Autre avec un
grand A. Sans cela, il n ' y aurait pas de problème de la psychose. Les
psychosés seraient des machines à parole.
C'est précisément en tant qu'il vous parle, que vous prenez en
considération son témoignage. La question est de savoir quelle est la
structure de cet être qui lui parle, et dont tout le m o n d e est d'accord
p o u r dire qu'il est fantasmatique. C'est précisément le S au sens où
l'analyse l'entend, mais un S plus point d'interrogation. Quelle est cette
part, dans le sujet, qui parle ? L'analyse dit — c'est l'inconscient.
Naturellement, pour que la question ait un sens, il faut que vous ayez
admis que cet inconscient est quelque chose qui parle dans le sujet,
au-delà du sujet, et m ê m e quand le sujet ne le sait pas, et qui en dit plus
qu'il ne croit. L'analyse dit que dans les psychoses c'est cela qui parle.
Est-ce suffisant ? Absolument pas, car toute la question est de savoir
c o m m e n t ça parle, et quelle est la structure du discours paranoïaque.
Freud nous a apporté là-dessus une dialectique tout à fait saisissante.
Elle repose sur l'énoncé d'une tendance fondamentale qui pourrait
avoir à se faire reconnaître dans une névrose, à savoir — j e l'aime, et tu
m'aimes. Il y a trois façons de nier cela, dit Freud. Il n ' y va pas par quatre
chemins, il ne nous dit pas p o u r q u o i l'inconscient des psychotiques est
si b o n grammairien et si mauvais philologue — du point de vue du
philologue, tout cela est en effet e x t r ê m e m e n t suspect. N e croyez pas
que ça aille c o m m e dans les grammaires françaises de la classe de
sixième — il y a selon les langues bien des façons de dire je l'aime. Freud
ne s'est pas arrêté à cela, il dit qu'il y a trois fonctions, et trois types de
délires, et ça réussit.
La première façon de nier cela, c'est de dire — ce n'est pas moi qui
l'aime, c'est elle, ma conjointe, m o n double. La seconde, c'est de dire —
ce n'est pas lui que j'aime, c'est elle. A ce niveau la défense n'est pas
suffisante p o u r le sujet paranoïaque, le déguisement n'est pas suffisant,
il n'est pas hors du coup, il faut que la projection entre e n j e u . Troisième
possibilité — j e ne l'aime pas, je le hais. Là n o n plus l'inversion n'est pas
suffisante, c'est tout au moins ce que nous dit Freud, et il faut aussi
qu'intervienne le mécanisme de projection, à savoir — il me hait. Et
nous voilà dans le délire de persécution.

52
L'AUTRE ET LA PSYCHOSE

La haute synthèse que cette construction c o m p o r t e nous apporte des


lumières, mais vous voyez les questions qui restent ouvertes. La
rrojection doit intervenir c o m m e un mécanisme supplémentaire cha-
î n e fois qu'il ne s'agit pas de l'effacement du je. C e n'est pas
complètement inadmissible, encore aimerions-nous avoir un supplé-
ment d ' i n f o r m a t i o n . D ' a u t r e part, il est clair que le ne, la négation prise
ious sa f o r m e la plus formelle, n'a absolument pas, appliquée à ces
différents termes, la m ê m e valeur. Mais en gros, cette construction
i r p r o c h e quelque chose, ça réussit, et ça situe les choses à leur véritable
niveau en les prenant par ce bout, j e dirais, de principielle l o g o m a -

Peut-être ce que j e vous ai apporté ce matin pourra-t-il vous faire


entrevoir que nous pouvons poser le problème autrement. Je l'aime,
est-ce un message, une parole, un témoignage, la reconnaissance brute
l ' u n fait à son état neutralisé ?
Prenons les choses en termes de message. Dans le premier cas, c'est
: qui l'aime, le sujet fait porter son message par un autre. Cette
iLiénation nous m e t assurément sur le plan du petit autre — l'ego parle
rar l'intermédiaire de l'alter ego, qui dans l'intervalle a changé de sexe.
N o u s nous limiterons à constater l'aliénation invertie. Dans le délire de
alousie, on t r o u v e au premier plan cette identification à l'autre avec
interversion du signe de sexualisation.
D ' a u t r e part, à analyser ainsi la structure, vous voyez qu'en tout cas il
ne s'agit pas de la projection au sens où elle peut être intégrée à u n
mécanisme de névrose. Cette projection consiste en effet à i m p u t e r à
l'autre ses propres infidélités — quand on est jaloux de sa f e m m e , c'est
l u ' o n a s o i - m ê m e quelques petites peccadilles à se reprocher. O n ne
r e u t faire intervenir le m ê m e mécanisme dans le délire de jalousie,
r r o b a b l e m e n t psychotique, tel qu'il se présente soit dans le registre de
Freud, soit dans celui où j e viens d'essayer m o i - m ê m e de l'insérer, où
c'est la personne à laquelle vous êtes identifié par une aliénation
invertie, à savoir votre propre f e m m e , que vous faites la messagère de
vos sentiments à l'endroit, n o n pas m ê m e d'un autre h o m m e , mais,
c o m m e la clinique le montre, d ' u n n o m b r e d ' h o m m e s à peu près
indéfini. Le délire de la jalousie p r o p r e m e n t paranoïaque est indéfini-
ment répétable, il rejaillit à tous les tournants de l'expérience, et peut
impliquer à peu près tous les sujets qui viennent dans l'horizon, et
m ê m e qui n ' y viennent pas.
Maintenant, ce n'est pas lui que j'aime, c'est elle. C'est un autre type
d'aliénation, n o n plus inverti, mais diverti. L'autre auquel s'adresse
l'érotomane est très particulier, puisque le sujet n'a avec lui aucune
relation concrète, si bien q u ' o n a pu parler de lien mystique ou d ' a m o u r

53
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

platonique. C'est très souvent un objet éloigné, avec lequel le sujet se


contente de communiquer par une correspondance dont il ne sait m ê m e
pas si elle parvient à son adresse. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il
y a aliénation divertie du message. La dépersonnalisation de l'autre dont
elle s'accompagne est manifeste dans cette résistance héroïque à toutes
les épreuves, c o m m e s'expriment les érotomanes eux-mêmes. Le délire
érotomaniaque s'adresse à un autre tellement neutralisé qu'il est grandi
aux dimensions mêmes du monde, puisque l'intérêt universel attaché à
l'aventure c o m m e s'exprimait Clérambault, en est un élément essen-
tiel.
Dans le troisième cas, nous avons affaire à quelque chose de
beaucoup plus proche de la dénégation. C'est une aliénation convertie,
en ce sens que l'amour est devenu la haine. L'altération profonde de tout
le système de l'autre, sa démultiplication, le caractère extensif des
interprétations sur le monde, vous montre ici la perturbation propre-
ment imaginaire portée à son m a x i m u m .

Les relations à l'Autre dans les délires se proposent maintenant à


notre investigation. N o u s pourrons d'autant mieux y répondre que nos
termes nous y aident, en nous faisant distinguer le sujet, celui qui parle,
et l'autre avec lequel il est pris dans la relation imaginaire, centre de
gravité de son moi individuel, et dans lequel il n'y a pas de parole. Ces
termes nous permettront de caractériser de façon nouvelle psychose et
névrose.

3 0 NOVEMBRE 1955.
III

« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »

De ce qui revient dans le réel.


Marionnettes du délire.
R.S.I. dans le langage.
L'érotisation du signifiant.

Dans deux articles intitulés respectivement la Perte de la réalité dans les


••.évroses et les psychoses et Névroses et psychoses, Freud nous a fourni des
renseignements intéressants sur la question de savoir ce qui différencie
.à névrose de la psychose. Je vais essayer de mettre l'accent sur ce qui les
différencie quant aux perturbations qu'elles apportent dans les rapports
du sujet avec la réalité.
C'est aussi une occasion de rappeler de façon fine et structurée ce qu'il
raut entendre, à propos de la névrose, par refoulement.

Freud souligne à quel point les rapports du sujet avec la réalité ne sont
:?as les m ê m e s dans la névrose et dans la psychose. E n particulier, le
caractère clinique du psychotique se distingue par ce rapport p r o f o n d é -
ment perverti avec la réalité que l'on appelle un délire. Cette grande
différence d'organisation, ou de désorganisation doit avoir, nous dit
Freud, une p r o f o n d e raison structurale. C o m m e n t articuler cette
différence ?
Q u a n d nous parlons de névrose, nous faisons j o u e r un certain rôle à
une fuite, à u n évitement, où u n conflit avec la réalité a sa part. O n
essaie de désigner par la notion de traumatisme, qui est une notion
étiologique, la fonction de la réalité dans le déclenchement de la
névrose. C'est une chose, mais autre chose est le m o m e n t de la névrose
où se produit chez le sujet une certaine rupture avec la réalité. D e quelle

55
I N T R O D U C T I O N À LA Q U E S T I O N DES PSYCHOSES

réalité s'agit-il ? Freud le souligne d'emblée, la réalité qui est sacrifiée


dans la névrose est une partie de la réalité psychique.
N o u s entrons déjà ici dans une distinction très importante — réalité
n'est pas h o m o n y m e de réalité extérieure. Au m o m e n t où il déclenche
sa névrose, le sujet élide, scotomise comme on a dit depuis, une partie
de sa réalité psychique, ou, dans un autre langage, de son id. Cette
partie est oubliée, mais continue à se faire entendre. C o m m e n t ? D'une
façon qui est celle sur laquelle tout mon enseignement met l'accent —
d'une façon symbolique.
Freud, dans le premier de ses articles que je citais, évoque ce magasin
que le sujet met à part dans la réalité, et dans lequel il conserve des
ressources à l'usage de la construction du monde extérieur — c'est là
que la psychose va emprunter son matériel. La névrose, dit Freud, est
quelque chose de bien différent, car la réalité que le sujet élidait un
m o m e n t , il tente de la faire resurgir en lui prêtant une significa-
tion particulière, un sens secret, que nous appelons symbolique. Mais
Freud n'y met pas tout l'accent convenable. D ' u n e manière générale,
la façon impressionniste dont on use du terme de symbolique, n'a
jamais été précisée jusqu'ici d'une façon vraiment conforme à ce dont il
s'agit.
Je vous signale au passage que je n'ai pas toujours la possibilité de
vous donner ces références dans le texte que certains souhaitent, parce
qu'il faut que m o n discours n'en soit pas rompu. Je vous apporte
néanmoins, il me semble, les citations quand nécessaire.
Bien des passages de l'œuvre de Freud témoignent qu'il sentait la
nécessité d'une pleine articulation de l'ordre symbolique, car c'est de
cela qu'il s'agit pour lui dans la névrose. A quoi il oppose la psychose,
où c'est avec la réalité extérieure qu'un moment il y a eu trou, rupture,
déchirure, béance. Dans la névrose, c'est au second temps, et pour
autant que la réalité n'est pas pleinement réarticulée de façon symboli-
que dans le monde extérieur, qu'il y a chez le sujet, fuite partielle de la
réalité, incapacité d'affronter cette partie de la réalité, secrètement
conservée. Dans la psychose au contraire, c'est bel et bien la réalité
elle-même qui est d'abord pourvue d'un trou, que viendra ensuite
combler le monde fantastique.
Pouvons-nous nous contenter d'une définition aussi simple, d'une
opposition aussi sommaire entre névrose et psychose ? Sûrement pas, et
Freud lui-même précise, à la suite de sa lecture du texte de Schreber,
qu'il ne suffit pas de voir comment sont faits les symptômes, qu'il faut
encore découvrir le mécanisme de leur formation. Partons de l'idée
q u ' u n trou, une faille, un point de rupture dans la structure du monde
extérieur, se trouve comblé par la pièce rapportée du fantasme

56
« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »>

rsvchotique. C o m m e n t l'expliquer ? N o u s avons à notre disposition le


mécanisme de la projection.
Je commencerai par là aujourd'hui, en y mettant une insistance
rarticulière, p o u r la raison qu'il m e revient de certains d'entre vous qui
Travaillent sur les textes freudiens que j'ai déjà commentés, qu'en
reprenant un passage dont j'ai signalé l'importance, ils sont restés
-ésitants sur le sens à donner à un morceau, pourtant très clair, qui
concerne l'hallucination épisodique o ù se m o n t r e n t les virtualités
paranoïaques de l ' h o m m e aux loups. T o u t en saisissant fort bien ce que
'ai souligné en disant ce qui a été rejeté du symbolique reparaît dans le réel,
on élève une discussion sur la façon dont j e traduis le malade n'en veut
n-:n savoir au sens du refoulement. Pourtant, agir sur le refoulé par le
mécanisme du refoulement, c'est en savoir quelque chose, car le
refoulement et le retour du refoulé sont une seule et m ê m e chose,
exprimée ailleurs que dans le langage conscient du sujet. Ce qui a fait
difficulté p o u r certains, c'est qu'ils ne saisissent pas que ce dont il s'agit,
e>t de l'ordre d ' u n savoir.
Je vous apporterai une autre citation, empruntée au cas Schreber. A u
m o m e n t où Freud nous explique le mécanisme propre de la projection
oui pourrait rendre c o m p t e de la réapparition du fantasme dans la
réalité, il s'arrête p o u r remarquer que nous ne pouvons pas ici parler
purement et simplement de projection. C e n'est que trop évident, si
l'on songe à la façon dont ce mécanisme fonctionne, par exemple, dans
le délire de jalousie dit projectif, qui consiste à imputer à son conjoint
des infidélités dont on se sent s o i - m ê m e imaginativement coupable.
Tout autre chose est le délire de persécution, qui se manifeste par des
intuitions interprétatives dans le réel. Voici en quels termes s'exprime
Freud — Il n'est pas correct de dire que la sensation intérieurement réprimée
— la Verdrângung, est une symbolisation, et Unterdruckung, indique
simplement que quelque chose est chû en dessous — est projetée de
•:ouveau vers l'extérieur —cela, c'est le refoulé et le retour du refoulé.
Bien plutôt nous devons dire que ce qui est rejeté — vous vous rappelez
peut-être l'accent d'insistance qu'a mis l'usage sur ce m o t — revient de
'. extérieur.
Voilà un texte à ajouter à ceux que j'ai déjà cités dans le m ê m e
registre, et qui sont les textes pivots. Précisément, le texte de la
l'erneinung que nous a c o m m e n t é M . Hyppolite, nous a permis
d'articuler avec précision qu'il y a un m o m e n t qui est, si l'on peut dire,
l'origine de la symbolisation. Entendez bien — cette origine n'est pas
un point du développement, mais répond à cette exigence, qu'il faut à la
symbolisation u n c o m m e n c e m e n t . O r , à tout m o m e n t du développe-
ment, peut se produire quelque chose qui est le contraire de la

57
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

Bejahung — une Verneinung en quelque sorte primitive, dont la


Verneinung dans ses conséquences cliniques est une suite. La distinction
des deux mécanismes, Verneinung et Bejahung, est tout à fait essen-
tielle.
C e t e r m e de projection, il vaudrait mieux l'abandonner. C e dont il
s'agit ici n'a rien à voir avec cette projection psychologique qui fait, par
exemple, que, de ceux auxquels nous ne portons que des sentiments
fort mélangés, nous accueillons toujours tout ce qu'ils font avec au
m o i n s quelque perplexité quant à leurs intentions. La projection dans la
psychose n'est pas du tout cela, c'est le mécanisme qui fait revenir du
dehors ce qui est pris dans la Verwerfung, soit ce qui a été mis hors de la
symbolisation générale structurant le sujet.
Q u ' e s t - c e que c'est que ce jeu de la muscade auquel nous s o m m e s en
proie, ce singulier jeu de bateleur entre le symbolique, l'imaginaire et le
réel ? C o m m e nous ne connaissons pas le bateleur, nous pouvons poser
la question. Je la mets cette année à l'ordre du j o u r . Elle nous permettra
de définir ce q u ' o n appelle la relation à la réalité, et du m ê m e coup
d'articuler quel est le but de l'analyse, sans t o m b e r dans les perpétuelles
confusions qui sont faites à ce sujet dans la théorie analytique. Q u a n d
on parle d'adaptation à la réalité, de quoi parle-t-on ? Personne n'en sait
rien tant q u ' o n n'a pas défini ce qu'est la réalité, ce qui n'est pas tout
simple.
P o u r introduire au problème, j e vais partir d'un élément tout à fait
actuel. Il ne peut être dit en effet que ce séminaire est seulement un
c o m m e n t a i r e de texte, au sens où il s'agirait d'une pure et simple
exégèse — ces choses vivent pour nous dans notre pratique tous les
j o u r s , dans nos contrôles, dans la façon dont nous dirigeons notre
interprétation, dans la façon dont nous agissons avec les résistances.
Aussi est-ce à ma présentation de malades de vendredi dernier que j e
vais e m p r u n t e r un exemple.

C e u x d'entre vous qui assistent à mes présentations se souviennent


que j'ai eu affaire à deux personnes dans un seul délire, ce q u ' o n appelle
un délire à deux.
La fille pas plus que la m è r e ne m ' a été très facile à mettre en valeur.
J'ai tout lieu de penser qu'elle avait été examinée et présentée avant que
j e m ' e n occupe, et vu la fonction que j o u e n t les malades dans un service
d'enseignement, une bonne dizaine de fois. O n a beau être délirant, on

58
« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »>

=1 i assez vite par-dessus la tête de ces sortes d'exercices, et elle n'était


zzs particulièrement bien disposée.
Certaines choses néanmoins ont pu être mises en évidence et en
T i r r . c u l i e r ceci, que le délire paranoïaque, puisque c'était une para-
î t laque, est loin de supposer une base caractérielle d'orgueil, de
nenance, de susceptibilité, de rigidité psychologique c o m m e on dit.
Vi moins cette j e u n e fille, à côté de la chaîne d'interprétations, difficile
i saisir, dont elle se sentait victime, avait au contraire le sentiment
x une personne aussi gentille, aussi bonne qu'elle-même, et par-dessus
e marché au milieu de tant d'épreuves subies, ne pouvait que bénéficier
i une bienveillance, d ' u n e sympathie générale, et en véricé son chef de
service, dans le témoignage qu'il avait eu à faire sur elle, n ' e n parlait pas
inrrement que c o m m e d ' u n e f e m m e charmante et aimée de tous.
Bref, après avoir eu toutes les peines du m o n d e à aborder le sujet, j'ai
i r r r o c h é du centre de ce qui était là manifestement présent. Bien
entendu, son souci fondamental était de me prouver qu'il n ' y avait
n c u n élément sujet à réticence, tout en ne donnant pas prise à la
mauvaise interprétation dont elle était assurée d'avance de la part du
médecin. Elle m ' a tout de m ê m e livré q u ' u n j o u r , dans le couloir, au
moment où elle sortait de chez elle, elle avait eu affaire à une sorte de
mal élevé dont elle n'avait pas à s'étonner, puisque c'était ce vilain
t o m m e marié qui était l'amant régulier d'une de ses voisines aux
mœurs légères.
A son passage, celui-ci — elle ne pouvait pas me le dissimuler, elle
. avait encore sur le cœur — lui avait dit un gros m o t , un gros m o t
lu'elle n'était pas disposée à m e répéter, parce que, c o m m e elle
s exprimait, cela la dépréciait. N é a n m o i n s , une certaine douceur que
avais mise dans son approche, avait fait que nous en étions, après cinq
minutes d'entretien, à une b o n n e entente, et là-dessus elle m ' a v o u e ,
avec u n rire de concession, qu'elle n'était pas sur ce point tout à fait
manche, car elle avait elle-même dit quelque chose au passage. C e
auelque chose, elle m e l'avoue plus facilement que ce qu'elle a entendu,
et c'est — Je viens de chez le charcutier.
Naturellement, j e suis c o m m e tout le monde, j e t o m b e dans les
mêmes fautes que vous, j e fais tout ce que je vous dis qu'il ne faut pas
faire. Je n ' e n ai pas moins tort — m ê m e si cela m e réussit. U n e opinion
vraie n'en reste pas moins une opinion du point de vue de la science,
voir Spinoza. Si vous comprenez, tant mieux, gardez-le pour vous,
l'important n'est pas de comprendre, c'est d'atteindre le vrai. Mais si
vous l'atteignez par hasard, m ê m e si vous comprenez, vous ne
comprenez pas. Naturellement, j e comprends — ce qui p r o u v e que
nous avons tous un petit quelque chose de c o m m u n avec les délirants.

59
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

J'ai en m o i c o m m e vous tous, ce qu'il y a de délirant dans l ' h o m m e


normal.
Je viens de chez le charcutier — si on m e dit qu'il y a quelque chose à
c o m p r e n d r e là, j e peux bien articuler qu'il y a une référence au cochon.
Je n'ai pas dit cochon, j'ai dit porc.
Elle était bien d'accord, c'était ce qu'elle voulait que j e comprenne.
C'était peut-être aussi ce qu'elle voulait que l'autre comprenne.
Seulement, c'est j u s t e m e n t ce qu'il ne faut pas faire. C e à quoi il faut
s'intéresser, c'est au point de savoir p o u r q u o i elle voulait j u s t e m e n t que
l'autre c o m p r e n n e cela, et p o u r q u o i elle ne le lui disait pas clairement,
mais par allusion. Si j e comprends, j e passe, j e ne m'arrête pas à cela,
puisque j'ai déjà compris. Voilà qui vous manifeste ce que c'est
qu'entrer dans le j e u du patient — c'est collaborer à sa résistance. La
résistance du patient est toujours la vôtre, et quand une résistance
réussit, c'est parce que vous êtes dedans j u s q u ' a u cou, parce que vous
comprenez. Vous comprenez, vous avez tort. C e qu'il s'agit précisé-
m e n t de comprendre, c'est p o u r q u o i il y a quelque chose q u ' o n donne à
c o m p r e n d r e . P o u r q u o i a-t-elle dit Je viens de chez le charcutier, et n o n pas
Cochon ?
J'ai limité m o n commentaire, car le temps m e manquait, à vous faire
r e m a r q u e r qu'il s'agissait là d'une perle, et j e vous en ai m o n t r é
l'analogie avec cette découverte qui a consisté à s'apercevoir u n j o u r que
certains malades qui se plaignaient d'hallucinations auditives, faisaient
manifestement des m o u v e m e n t s de gorge, de lèvres, autrement dit les
articulaient e u x - m ê m e s . Ici, ce n'est pas pareil, c'est analogue, et c'est
encore plus intéressant parce que ce n'est pas pareil.
J'ai dit—je viens de chez le charcutier, et alors, elle nous lâche le coup,
qu'a-t-il dit, lui ? Il a dit — Truie. C'est la réponse du berger à la bergère
— Fil, aiguille, mon âme, ma vie, c'est ainsi que cela se passe dans
l'existence.
A r r ê t o n s - n o u s un petit instant là-dessus. Le voila bien content, vous
dites-vous, c'est ce qu'il nous enseigne — dans la parole, le sujet reçoit son
message sous une forme inversée. D é t r o m p e z - v o u s , ce n'est j u s t e m e n t pas
ça. Le message dont il s'agit n'est pas identique, bien loin de là, à la
parole, tout au moins au sens où j e vous l'articule c o m m e cette f o r m e de
médiation où le sujet reçoit son message de l'autre sous une f o r m e
inversée.
D ' a b o r d , quel est ce personnage ? N o u s l'avons dit, c'est un h o m m e
marié, amant d ' u n e fille qui est elle-même l'amie de notre malade et très
impliquée dans le désir dont celle-ci est victime — elle en est, n o n pas le
centre, mais j e dirais le personnage fondamental. Les rapports de notre
sujet avec ce couple sont ambigus. C e sont assurément des personnages

60
« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »>

persécuteurs et hostiles, mais ils ne sont pas saisis sur un m o d e tellement


revendiquant, c o m m e ont pu s'en étonner ceux qui étaient présents à
l'entretien. C e qui caractérise les rapports du sujet avec l'extérieur, c'est
plutôt la perplexité.— c o m m e n t donc a-t-on pu, par des commérages,
par une pétition sans doute, les amener à l'hôpital ? L'intérêt universel
qui leur est accordé a tendance à se répéter. D ' o ù ces ébauches
d'éléments érotomaniaques que nous avons saisis dans l'observation.
Ce ne sont pas à p r o p r e m e n t parler des érotomanes, mais elles sont
nabitées par le sentiment q u ' o n s'intéresse à elles.
Truie, qu'est-ce que c'est ? C'est son message en effet, mais n'est-ce
pas plutôt son p r o p r e message ?
Au départ de tout ce qui est dit, il y a l'intrusion de la dite voisine
dans la relation de ces deux f e m m e s isolées, qui sont restées étroitement
liées dans l'existence, qui n ' o n t pas pu se séparer lors du mariage de la
plus jeune, qui ont fui soudain la situation dramatique qui semble s'être
créée dans les relations conjugales de celle-ci, du fait des menaces de son
mari, lequel, d'après les certificats médicaux, ne voulait rien de moins
j u e la couper en rondelles. N o u s avons là le sentiment que l'injure dont
•J s'agit — le terme d'injure est vraiment là essentiel, et il a toujours été
mis en valeur dans la phénoménologie clinique de la paranoïa —
s'accorde avec le procès de défense, voie d'expulsion, auquel les deux
patientes se sont senties commandées de procéder par rapport à la
voisine, considérée c o m m e primordialement envahissante. Elle venait
roujours frapper pendant qu'elles étaient à leur toilette, ou au m o m e n t
où elles commençaient quelque chose, pendant qu'elles étaient en train
de dîner, ou de lire. Il s'agissait avant tout d'écarter cette personne
essentiellement portée à l'intrusion. Les choses n ' o n t c o m m e n c é à
devenir problématiques que quand cette expulsion, ce refus, ce rejet a
pris force de plein exercice, j e veux dire au m o m e n t où elles l'ont
vraiment vidée.
Est-ce à situer sur le plan de la projection, c o m m e u n mécanisme de
défense ? T o u t e la vie intime de ces patientes s'est déroulée en dehors de
l'élément masculin, elles ont toujours fait de celui-ci un étranger avec
lequel elles ne se sont jamais accordées, pour elles le m o n d e est
essentiellement féminin. La relation qu'elles entretiennent avec les
personnes de leur sexe est-elle du type d'une projection, dans la
nécessité où elles seraient de rester elles-mêmes, fermées sur elles-
mêmes, en couple ? Est-elle apparentée à cette fixation homosexuelle au
sens le plus large du terme, qui est à la base, nous dit Freud, des
relations sociales ? C'est ce qui expliquerait que, dans l'isolement de ce
m o n d e féminin où vivent ces deux femmes, elles se trouvent dans la
posture, n o n pas de recevoir leur message de l'autre, mais de le dire

61
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

elles-mêmes à l'autre. L'injure est-elle le m o d e de défense qui revient en


quelque sorte par réflexion dans leur relation, relation dont il est
compréhensible qu'à partir du m o m e n t où elle s'est établie, elle s'étende à
tous les autres en tant que tels, quels qu'ils soient ? Cela est concevable, et
déjà laisse entendre qu'il s'agit bien du propre message du sujet, et n o n pas
du message reçu sous une f o r m e inversée.
D e v o n s - n o u s nous arrêter là ? N o n certes. Cette analyse peut nous
faire c o m p r e n d r e que la patiente se sente entourée de sentiments
hostiles. Mais la question n'est pas là. L'important est que Truie ait été
entendu réellement, dans le réel.
Q u i est-ce aui parle ? Puisqu'il y a hallucination, c'est la réalité qui
parle. Cela est impliqué par nos prémisses, si nous posons que la réalité
est constituée de sensations et de perceptions. Il n ' y a pas là-dessus
d'ambiguïté, elle ne dit pas J'ai eu le sentiment qu'il me répondait —
Truie, elle dit — J'ai dit — Je viens de chez le charcutier, et il m'a dit —
Truie.
O u bien nous nous contentons de nous dire — Voilà, elle est
hallucinée. O u bien nous essayons — ce qui peut paraître une entreprise
insensée, mais n'est-ce pas le rôle des psychanalystes j u s q u ' à présent de
s'être livrés à des entreprises insensées ? — d'aller un petit peu plus
loin.
Et d'abord, est-ce de la réalité des objets qu'il s'agit ? Q u i d'habitude
parle dans la réalité, p o u r nous ? Est-ce j u s t e m e n t la réalité quand
q u e l q u ' u n nous parle ? L'intérêt des remarques que je vous ai faites la
dernière fois sur l'autre et l'Autre, l'autre avec un petit a et l'Autre avec
un grand A, était de vous faire remarquer que quand l'Autre avec un
grand A parle, ce n'est pas p u r e m e n t et simplement la réalité devant
laquelle vous êtes, à savoir l'individu qui articule. L'Autre est au-delà de
cette réalité.
Dans la vraie parole, l'Autre, c'est ce devant quoi vous vous faites
reconnaître. Mais vous ne pouvez vous en faire reconnaître que parce
qu'il est d ' a b o r d reconnu. Il doit être reconnu pour que vous puissiez
vous faire reconnaître. Cette dimension supplémentaire, la réciprocité,
est nécessaire à ce que vale cette parole dont je vous ai donné des
exemples typiques, Tu es mon maître ou Tu es ma femme, ou aussi bien la
parole mensongère, qui tout en étant le contraire, suppose également la
reconnaissance d ' u n A u t r e absolu, visé au-delà de tout ce que vous
pourrez connaître, et p o u r qui la reconnaissance n'a j u s t e m e n t à valoir
que parce qu'il est au-delà du connu. C'est dans la reconnaissance que
vous l'instituez, et n o n pas c o m m e un élément pur et simple de la
réalité, un pion, une marionnette, mais un absolu irréductible, de
l'existence duquel c o m m e sujet dépend la valeur m ê m e de la parole

62
« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »>

uans laquelle vous vous faites reconnaître. Il y a là quelque chose


l u i naît.
Disant à q u e l q u ' u n Tu es ma femme, vous lui dites implicitement Je
.-ais ton homme, mais vous lui dites d'abord Tu es ma femme, c'est-à-dire
l u e vous l'instituez dans la position d'être par vous reconnue, m o y e n -
nant quoi elle pourra vous reconnaître. Cette parole est donc t o u j o u r s
un au-delà du langage. Et un tel engagement, c o m m e n ' i m p o r t e quelle
autre parole, fût-ce u n mensonge, conditionne tout le discours qui va
suivre, et ici, j ' e n t e n d s par discours y compris des actes, des démarches,
.es contorsions des marionnettes prises dans le jeu et la première, c'est
vous-même. A partir d'une parole un jeu s'institue, en tout comparable
a ce qui se passe dans Alice au pays des merveilles, quand les serviteurs et
autres personnages de la cour de la reine se mettent à j o u e r aux cartes en
Rhabillant de ces cartes, et en devenant eux-mêmes le roi de cœur, la
reine de pique et le valet de carreau. U n e parole vous engage à la
soutenir par votre discours, ou à la renier, à la récuser ou à la confirmer,
a la réfuter, mais plus encore, à vous plier à bien des choses qui sont
dans la règle du jeu. Et quand bien m ê m e la reine changerait à tout
m o m e n t la règle, ça ne changerait rien à l'essentiel — une fois introduit
aans le j e u des symboles, vous êtes toujours forcé de vous c o m p o r t e r
selon une règle.
En d'autres termes, quand une marionnette parle, ce n'est pas elle qui
parle, c'est quelqu'un derrière. La question est de savoir quelle est la
fonction du personnage rencontré en cette occasion. C e que nous
pouvons dire, c'est que, pour le sujet, il est manifestement quelque
chose de réel qui parle. N o t r e patiente ne dit pas que c'est quelqu'un
d'autre derrière lui qui parle, elle en reçoit sa propre parole, mais n o n
pas inversée, sa propre parole est dans l'autre qui est elle-même, le petit
autre, son reflet dans son miroir, son semblable. Truie est donné du tac
au tac, et on ne sait plus quel est le premier tac.
Q u e la parole s'exprime dans le réel veut dire qu'elle s'exprime dans
.3. marionnette. L ' A u t r e dont il s'agit dans cette situation n'est pas
au-delà d u partenaire, il est au-delà du sujet l u i - m ê m e — c'est la
structure de l'allusion — elle s'indique elle-même dans un au-delà de ce
qu'elle dit.
Essayons de nous repérer à partir de ce jeu des quatre qu'implique ce
que j e vous ai dit la dernière fois.
Le petit a, c'est le monsieur qu'elle rencontre dans le couloir, et il n ' y
a pas de grand A. Petit a', c'est ce qui dit Je viens de chez le charcutier Et de
qui dit-on Je viens de chez le charcutier ? D e S. Petit a lui a dit Truie. La
personne qui nous parle, et qui a parlé, en tant que délirante, a', reçoit
sans aucun doute quelque part son propre message sous une f o r m e

63
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

inversée, du petit autre, et ce qu'elle dit concerne l'au-delà qu'elle est


elle-même en tant que sujet, et dont par définition, simplement parce
qu'elle est sujet humain, elle ne peut parler que par allusion.
Il n ' y a que deux façons de parler de ce S, de ce sujet que nous
s o m m e s radicalement, c'est — soit de s'adresser vraiment à l'Autre,
grand A, et d'en recevoir le message qui vous concerne sous une f o r m e
inversée, — soit d'indiquer sa direction, son existence, sous la f o r m e de
l'allusion. Si cette f e m m e est p r o p r e m e n t une paranoïaque, c'est que le
cycle, p o u r elle, c o m p o r t e une exclusion du grand Autre. Le circuit se
f e r m e sur les deux petits autres qui sont la marionnette en face d'elle,
qui parle, et dans laquelle résonne son message à elle, et elle-même qui,
en tant que moi, est toujours un autre et parle par allusion.
C'est cela, l'important. Elle parle tellement bien par allusion qu'elle
ne sait pas ce qu'elle en dit. Q u e dit-elle ? Elle dit — J e viens de chez le
charcutier. O r , qui vient de chez le charcutier ? U n cochon découpé. Elle
ne le sait pas, qu'elle le dit, mais elle le dit quand m ê m e . Cet autre à qui
elle parle, elle lui dit d'elle-même — Moi la truie, je viens de chez le
charcutier, je suis déjà disjointe, corps morcelé, m e m b r a disjecta, délirante, et
mon monde s'en va en morceaux, comme moi-même. Voilà ce qu'elle dit.
Cette façon de s'exprimer, si compréhensible qu'elle nous paraisse, est
pourtant, c'est le moins q u ' o n puisse dire, un tout petit peu drôle.
Il y a encore autre chose qui concerne la temporalité. Il est clair, à
partir des propos de la patiente, q u ' o n ne sait pas qui a parlé le premier.
Selon toute apparence, ce n'est pas notre patiente, ou tout au moins ça
ne l'est pas forcément. N o u s n'en saurons jamais rien, puisque nous
n'allons pas c h r o n o m é t r e r les paroles déréelles, mais si le développe-
m e n t que j e viens de faire est correct, si la réponse est l'allocution,
c'est-à-dire ce que vraiment dit la patiente, le Je viens de chez le charcutier
présuppose la réponse Truie.
D a n s la parole vraie, tout au contraire, l'allocution est la réponse. C e
qui r é p o n d à la parole, c'est en effet la consécration de l'Autre c o m m e
ma femme, ou c o m m e mon maître, et donc ici c'est la réponse qui
présuppose l'allocution. Dans la parole délirante, l'Autre est exclu
véritablement, il n ' y a pas de vérité derrière, il y en a si peu que le sujet
l u i - m ê m e n ' y met aucune vérité, et qu'il est vis-à-vis de ce phénomène,
brut en fin de compte, dans l'attitude de la perplexité. Il faut l o n g t e m p s
avant qu'il ne tente de restituer autour de cela un ordre que nous
appellerons l'ordre délirant. Il le restitue non pas, c o m m e on le croit,
par déduction et construction, mais d'une façon dont nous verrons
ultérieurement qu'elle n'est pas sans rapport avec le p h é n o m è n e primitif
lui-même.
L ' A u t r e étant donc exclu véritablement, ce qui concerne le sujet est

64
« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »>

~t réellement par le petit autre, par des ombres d'autre, ou c o m m e


i exprimera notre Schreber pour désigner tous les êtres humains qu'il
-encontre, par des b o n s h o m m e s foutus, ou bâclés à la six-quatre-deux. Le
rcrit autre présente en effet un caractère irréel, tendant à l'irréel.
La traduction que j e viens de vous donner n'est pas complètement
i.able, il y a en allemand des résonances que j'ai essayé de rendre par le
— ot de foutu.

Après nous être intéressés à la parole, nous allons maintenant nous


intéresser u n peu au langage, à quoi la répartition triple du symbolique,
ne l'imaginaire et du réel s'applique justement.
Assurément, le soin que Saussure prend d'éliminer de son analyse du
. m g a g e la considération de l'articulation motrice m o n t r e bien qu'il en
distingue l'autonomie. Le discours concret, c'est le langage réel, et le
-ingage, ça parle. Les registres du symbolique et de l'imaginaire se
retrouvent dans les deux autres termes avec lesquels il articule la
structure du langage, c'est-à-dire le signifié et le signifiant.
Le matériel signifiant, tel que je vous dis toujours qu'il est, par
exemple sur cette table, dans ces livres, c'est le symbolique. Si les
lingues artificielles sont stupides, c'est qu'elles sont toujours faites à
partir de la signification. Q u e l q u ' u n me rappelait récemment les formes
i e déduction qui règlent l'espéranto, et qui fait que quand on connaît
•œuf, on peut déduire vache, génisse, veau et tout ce q u ' o n voudra. Et j e
lui ai d e m a n d é c o m m e n t on dit Mort aux vaches ! en espéranto — ça doit
se déduire de Vive le roi ! Cela seul suffit à réfuter l'existence des langues
irnficielles, qui essaient de se modeler sur la signification, ce pour quoi
elles sont généralement inutilisées.
Et puis il y a la signification, laquelle renvoie toujours à la
signification. Bien entendu, le signifiant peut être pris là-dedans à partir
du m o m e n t où vous lui donnez une signification, que vous créez un
autre signifiant en tant que signifiant, quelque chose dans cette fonction
de signification. C'est pour cela q u ' o n peut parler du langage. Mais la
partition signifiant-signifié se reproduira toujours. Q u e la signification
soit de la nature de l'imaginaire n'est pas douteux. Elle est, c o m m e
l'imaginaire, toujours en fin de compte évanescente, car elle est
strictement liée à ce qui vous intéresse, c'est-à-dire à ce en quoi vous
êtes pris. Vous sauriez que la faim et l'amour, c'est la m ê m e chose, vous
seriez c o m m e tous les animaux, véritablement motivés. Mais

65
INTRODUCTION À LA QUESTION DES PSYCHOSES

grâce à l'existence du signifiant, votre petite signification personnelle —


qui est aussi d ' u n e généricité absolument désespérante, humaine, trop
h u m a i n e — vous entraîne beaucoup plus loin. C o m m e il y a ce sacré
système du signifiant dont vous n'avez pu encore comprendre, ni
c o m m e n t il est là, ni c o m m e n t il existe, ni à quoi il sert, ni à quoi il vous
mène, c'est par lui que vous êtes emmené.
Q u a n d il parle, le sujet a à sa disposition l'ensemble du matériel de la
langue, et c'est à partir de là que se f o r m e le discours concret. Il y a
d ' a b o r d u n ensemble synchronique, qui est la langue en tant que
système simultané de groupes d'opposition structurés, il y a ensuite ce
qui se passe diachroniquement, dans le temps, et qui est le discours. O n
ne peut pas ne pas mettre le discours dans un certain sens du temps,
dans un sens qui est défini d ' u n e façon linéaire, nous dit M . de
Saussure.
Je lui laisse la responsabilité de cette affirmation. N o n pas que j e la
croie fausse — il est fondamentalement vrai qu'il n ' y a pas de discours
sans un certain ordre temporel, et par conséquent sans une certaine
succession concrète, m ê m e si elle est virtuelle. Si j e lis cette page en
c o m m e n ç a n t par le bas et en remontant à l'envers, ça ne fera pas la
m ê m e chose que si j e lis dans le bon sens, et dans certains cas, ça peut
engendrer une très grave confusion. Mais il n'est pas tout à fait exact
que ce soit une simple ligne, c'est plus probablement un ensemble de
plusieurs lignes, une portée. C'est dans ce diachronisme que s'installe le j
discours. I
Le signifiant c o m m e existant synchroniquement est suffisamment j
caractérisé dans le parler délirant par une modification que j'ai déjà I
relevée ici, à savoir que certains de ses éléments s'isolent, s'alourdissent, I
prennent une valeur, une force d'inertie particulière, se chargent de j
signification, d ' u n e signification tout court. Le livre de Schreber en est
fleuri.
Prenez u n m o t c o m m e par exemple Nervenanhang, adjonction de j
nerfs, m o t de la langue fondamentale. Schreber distingue parfaitement
les m o t s qui lui sont venus d'une façon inspirée, précisément par voie de i
Nervenanhang, qui lui ont été répétés dans leur signification élective
qu'il ne c o m p r e n d pas toujours bien. Seelenmord, assassinat d'âme, par
exemple, est u n autre de ces mots, pour lui problématique, mais dont il
sait qu'il a un sens particulier. Reste que de tout cela, il parle dans un
discours qui est bien le nôtre, et son livre, il faut le dire, est
r e m a r q u a b l e m e n t écrit, clair et aisé. D e plus, il est aussi cohérent que
bien des systèmes philosophiques de notre temps, où nous voyons
perpétuellement un monsieur se piquer tout d ' u n coup, au détour d'un
chemin, d ' u n e tarentule qui lui fait apercevoir le b o v a r y s m e et la durée

66
« JE VIENS DE CHEZ LE CHARCUTIER »>

: o m m e la clé du m o n d e , et reconstruire le m o n d e entier autour de cette


notion, sans q u ' o n sache p o u r q u o i c'est celle-là qu'il a été ramasser. Je
r e vois pas que le système de Schreber soit d'une m o i n d r e valeur que
ceux de ces philosophes dont j e viens de vous profiler le thème général.
E: ce qui apparaît à Freud au m o m e n t où il termine son développement,
: est qu'au f o n d ce type a écrit des choses épatantes, qui ressemblent à ce
m e j'ai décrit, moi, Freud.
Ce livre, écrit donc dans le discours c o m m u n , signale les m o t s qui
:nt pris p o u r le sujet ce poids si particulier. N o u s appellerons cela une
erotisation, et nous éviterons les explications trop simples. Q u a n d le
signifiant se trouve ainsi chargé, le sujet s'en aperçoit très bien. Le
m o m e n t où Schreber emploie pour définir les diverses forces articulées
i u m o n d e auquel il a affaire, le terme d'instance — lui aussi a ses petites
instances — il dit — Instance, c'est de moi, ce ne sont pas les autres qui me
:nt dit, c'est mon discours ordinaire.
Q u e se passe-t-il au niveau de la signification ? L'injure est t o u j o u r s
une r u p t u r e du système du langage, le m o t d ' a m o u r aussi. Q u e Truie
soit chargé de sens obscur, ce qui est probable, ou ne le soit pas, nous
avons déjà là l'indication de cette dissociation. Cette signification,
comme toute signification qui se respecte, renvoie à une autre signifi-
cation. C'est bien ce qui caractérise ici l'allusion. E n disant Je viens de
:-:ez le charcutier, la malade nous indique que ça renvoie à une autre
signification. Naturellement, ça oblique un petit peu, elle préfère que ce
soit moi qui comprenne.
Méfiez-vous toujours des gens qui vous disent — Vous comprenez.
C'est t o u j o u r s pour vous envoyer ailleurs que là où il s'agit d'aller.
C'est ce qu'elle fait. Vous comprenez bien — cela veut dire qu'elle-même
r.'est pas très sûre de la signification, et que celle-ci renvoie, n o n pas tant
a un système de signification continu et accordable, qu'à la signification
en tant qu'ineffable, à la signification foncière de sa réalité à elle, à son
morcelage personnel.
Et puis il y a le réel, l'articulation bel et bien réelle, la muscade passée
i a n s l'autre. La parole réelle, j'entends la parole en tant qu'articulée,
apparaît en un autre point du champ! pas n ' i m p o r t e lequel, mais l'autre,
la marionnette, en tant qu'élément du m o n d e extérieur.
Le grand S dont la parole est le m é d i u m , l'analyse nous avertit que ce
r.'est pas ce q u ' u n vain peuple pense. Il y a la personne réelle qui est
devant vous en tant qu'elle tient de la place — il y a cela dans la présence
d'un être h u m a i n , ça tient de la place, à la rigueur vous pouvez vous
mettre à dix dans votre bureau, mais pas à cent cinquante — il y a ce que
vous voyez, qui manifestement vous captive et qui est capable de vous
raire b r u s q u e m e n t vous jeter à son cou, acte inconsidéré qui est de

67
I N T R O D U C T I O N À LA QUESTION DES PSYCHOSES

l'ordre imaginaire, et puis il y a l'Autre dont nous parlions, qui est aussi
bien le sujet, mais qui n'est pas le reflet de ce que vous voyez en face de
vous, et pas simplement ce qui se produit en tant que vous vous voyez
vous voir.
Si ce que j e dis n'est pas vrai, Freud n'a jamais rien dit de vrai, car
l'inconscient veut dire cela.
Il y a plusieurs altérités possibles, et nous verrons c o m m e n t elles se
manifestent dans un délire complet c o m m e celui de Schreber. Il y a
d ' a b o r d le j o u r et la nuit, le soleil et la lune, ces choses qui reviennent
t o u j o u r s à la m ê m e place, et que Schreber appelle l'ordre naturel du
m o n d e . Il y a l'altérité de l'Autre qui correspond au S, c'est-à-dire le
g r a n d Autre, sujet qui n'est pas connu de nous, l'Autre qui est de la
nature du symbolique, l'Autre auquel on s'adresse au-delà de ce q u ' o n
voit. A u milieu, il y a les objets. Et puis, au niveau du S, il y a quelque
chose qui est de la dimension de l'imaginaire, le moi et le corps, morcelé
ou pas, mais plutôt morcelé.
Je vais vous laisser là pour aujourd'hui. Cette analyse de structure
amorce ce que j e vous dirai la prochaine fois.
N o u s essaierons de comprendre, à partir de ce petit tableau, ce qui se
passe chez Schreber, le délirant parvenu à l'épanouissement complet, et
en fin de compte, parfaitement adapté. Ce qui caractérise Schreber, en
effet, c'est qu'il n'a jamais cessé de débloquer à plein tuyau, mais qu'il
s'était si bien adapté que le directeur de la maison de santé disait de lui —
II est tellement gentil.
N o u s avons la chance d'avoir là un h o m m e qui nous c o m m u n i q u e
tout son système délirant, et à un m o m e n t où celui-ci est arrivé à son
plein épanouissement. Avant de nous demander c o m m e n t il y est entré,
et de faire l'histoire de la Pre-psychotic Phase, avant de prendre les choses
dans le sens de la genèse, c o m m e on le fait toujours, ce qui est la source
d'inexplicables confusions, nous allons les rendre telles qu'elles nous
sont données dans l'observation de Freud, qui n'a jamais eu que ce livre,
qui n'a jamais vu le patient.
V o u s saisirez c o m m e n t se modifient les différents éléments d'un
système construit en fonction des coordonnées du langage. Cet abord
est certes légitime, s'agissant d ' u n cas qui ne nous est donné que par un
livre, et c'est ce qui nous permettra d'en reconstituer efficacement la
d y n a m i q u e . Mais nous commencerons par sa dialectique.

7 DÉCEMBRE 1 9 5 5 .
THÉMA TIQ UE ET STRUC TU RE
DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE
VII

D ' U N DIEU QUI NE TROMPE PAS,


ET D ' U N QUI TROMPE

La psychose n'est pas un simple fait de langage.


Le dialecte des symptômes.
Qu'il serait beau d'être une femme...
Dieu et la science.
Le Dieu de Schreber.

L'autre jour, nous avons vu à ma présentation un malade grave.


C'était un cas clinique que je n'avais certainement pas choisi, mais qui
faisait en quelque sorte jouer à ciel ouvert l'inconscient, dans sa
difficulté à passer dans le discours analytique. Il le faisait jouer à ciel
ouvert, parce que, en raison de circonstances exceptionnelles, tout ce
qui chez un autre sujet eût passé dans le refoulement, se trouvait chez lui
supporté par un autre langage, ce langage de portée assez réduite qu'on
appelle un dialecte.
En l'occurrence, le dialecte corse avait fonctionné pour ce sujet dans
des conditions qui accentuaient encore la fonction de particularisation
propre à tout dialecte. Il avait en effet vécu depuis son enfance à Paris,
enfant unique, de parents extrêmement refermés sur leurs lois propre,
et usant exclusivement du dialecte corse. Les querelles perpétuelles de
ces deux personnages parentaux, manifestations ambivalentes de leur
extrême attachement, et de la crainte de voir arriver la femme, l'objet
étranger, se poursuivaient à ciel ouvert, le plongeant de la façon la plus
directe dans leur intimité conjugale. Tout cela en dialecte corse. Rien ne
se concevait de ce qui se passait à la maison, sinon en dialecte corse. Il y
avait deux mondes, celui de l'élite, du dialecte corse, et puis ce qui se
passait au dehors. Cette séparation était encore présente dans la vie du
sujet, et il nous a raconté la différence de ses relations au monde, entre le
moment où il était en face de sa mère et le moment où il se promenait
dans la rue.
Q u ' e n résultait-il ? C'est le cas le plus démonstratif. Il en résultait
deux choses. La première, apparente dans l'interrogatoire, c'est la
difficulté qu'il avait à réévoquer quoi que ce soit dans l'ancien registre,

71
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

c'est-à-dire à s'exprimer dans le dialecte de son enfance, le seul qu'il


parlait avec sa mère. C o m m e j e lui demandais de s'exprimer dans ce
dialecte, de m e répéter les propos qu'il avait pu échanger avec son père
par exemple — Je ne peux pas le sortir, m e répondit-il. D ' a u t r e part, on
voyait chez lui une névrose, les traces d'un c o m p o r t e m e n t qui laissait
deviner un mécanisme q u ' o n peut dire — c'est un terme que j ' e m p l o i e
t o u j o u r s avec prudence — régressif. En particulier, sa singulière façon
de pratiquer sa génitalité tendait à se confondre sur le plan imaginatif
avec une activité régressive des fonctions excrémentielles. Mais tout ce
qui était de l'ordre de ce qui est habituellement refoulé, tout le contenu
e x p r i m é c o m m u n é m e n t par l'intermédiaire des s y m p t ô m e s névroti-
ques, était là parfaitement limpide, et je n'avais aucune peine à le lui
faire exprimer. Il l'exprimait d'autant plus facilement que c'était
supporté par le langage des autres.
J'ai utilisé la comparaison d'une censure exercée sur un journal, non
seulement à tirage e x t r ê m e m e n t limité, mais rédigé dans un dialecte qui
ne serait compréhensible qu'à un n o m b r e archiminime de personnes.
L'établissement du discours c o m m u n , je dirais presque du discours
public, est u n facteur i m p o r t a n t dans la fonction propre du mécanisme
de refoulement. Celui-ci relève en soi de l'impossibilité d'accorder au
discours un certain passé de la parole du sujet, lié, c o m m e Freud l'a
souligné, au m o n d e propre de ses relations infantiles. C'est précisément
ce passé de la parole qui continue à fonctionner dans la langue primitive.
O r , p o u r ce sujet, cette langue, c'est son dialecte corse, dans lequel il
pouvait dire les choses les plus extraordinaires, jeter par exemple à son
père — Si tu ne t'en vas pas, je vais te foutre dans le mal. Ces choses, qui
auraient été aussi bien à dire pour un névrosé ayant dû construire sa
névrose de façon différente, étaient là à ciel ouvert, dans le registre de
l'autre langue, n o n seulement dialectale, mais interfamiliale.
Q u ' e s t - c e que le refoulement pour le névrosé ? C'est une langue, une
autre langue qu'il fabrique avec ses symptômes, c'est-à-dire, si c'est un
hystérique ou un obsessionnel, avec la dialectique imaginaire de lui et
de l'autre. Le s y m p t ô m e n é v r o t i q u e j o u e le rôle de la langue qui permet
d ' e x p r i m e r le refoulement. C'est bien ce qui nous fait toucher du doigt
que le refoulement et le retour du refoulé sont une seule et m ê m e chose,
l'endroit et l'envers d ' u n seul et m ê m e processus.
Ces remarques ne sont pas étrangères à notre problème.

72
D ' U N DIEU QUI NE TROMPE PAS, ET D ' U N QUI TROMPE

Quelle est notre m é t h o d e à propos du président Schreber ?


C'est indiscutablement dans le discours c o m m u n que celui-ci s'est
e x p r i m é p o u r nous expliquer ce qui lui est arrivé, et qui durait encore
lors de la rédaction de son ouvrage. C e témoignage atteste des
transformations structurales qui sont sans aucun doute à considérer
c o m m e réelles, mais le verbal y est dominant, puisque c'est par
l'intermédiaire du témoignage écrit du sujet que nous en avons la
preuve.
Procédons m é t h o d i q u e m e n t . C'est à partir de la connaissance que
nous avons de l'importance de la parole dans la structuration des
s y m p t ô m e s psychonévrotiques, que nous avançons dans l'analyse de ce
territoire, la psychose. N o u s ne disons pas que la psychose a la m ê m e
étiologie que la névrose, nous ne disons pas m ê m e qu'elle est c o m m e la
névrose un pur et simple fait de langage, loin de là. N o u s r e m a r q u o n s
simplement qu'elle est très féconde quant à ce qu'elle peut exprimer
dans le discours. N o u s en avons une preuve dans l'œuvre que nous
lègue le président Schreber, et qui a été p r o m u e à notre attention par
l'attention quasiment fascinée de Freud, lequel, sur la base de ces
témoignages, et par une analyse interne, nous a m o n t r é c o m m e n t ce
m o n d e était structuré. C'est ainsi que nous procéderons, à partir du
discours du sujet, et c'est ce qui nous permettra d'approcher les
mécanismes constituants de la psychose.
Entendez bien qu'il faudra aller méthodiquement, pas à pas, ne pas
sauter les reliefs, sous prétexte q u ' u n e analogie superficielle avec u n
mécanisme de la névrose se fait voir. Bref, ne rien faire de ce qui est si
souvent fait dans la littérature.
Le n o m m é Katan par exemple, qui s'est tout spécialement intéressé
au cas Schreber, tient p o u r acquis que l'origine de sa psychose est à
situer dans sa lutte contre la masturbation menaçante, provoquée par
ses investissements érotiques homosexuels sur le personnage qui a
f o r m é le p r o t o t y p e et en m ê m e temps le noyau de son système
persécutif, à savoir le professeur Flechsig. C'est ce qui aurait conduit le
président Schreber à aller j u s q u ' à subvertir la réalité, c'est-à-direjusqu'à
reconstruire, après une courte période de crépuscule du monde, un m o n d e
nouveau, irréel, dans lequel il n'aurait pas eu à céder à cette m a s t u r b a -
tion considérée c o m m e si menaçante. Chacun ne sent-il pas q u ' u n
mécanisme de cette espèce, s'il est vrai qu'il s'exerce à une certaine

73
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

articulation dans les névroses, aurait ici des résultats tout à fait
disproportionnés ?
Le président Schreber nous narre fort clairement les phases premières
de sa psychose. Et quand il nous donne l'attestation qu'entre la
première poussée du psychotique, phase dite n o n sans f o n d e m e n t
pré-psychotique, et l'établissement progressif de la phase psychotique,
à l'apogée de stabilisation de laquelle il a écrit son ouvrage, il a eu un
fantasme qui s'exprime par ces mots, que ce serait une belle chose que d'être
une femme subissant l'accouplement.
Cette pensée qui le surprend, il en souligne le caractère d'imagina-
tion, en m ê m e temps qu'il précise l'avoir accueillie avec indignation. Il
y a là une sorte de conflit moral. N o u s nous trouvons en présence d ' u n
p h é n o m è n e , et dont on n'emploie jamais plus le terme, si bien q u ' o n ne
sait plus classer les choses — c'est un p h é n o m è n e préconscient. Il est de
cet o r d r e préconscient que Freud fait intervenir dans la d y n a m i q u e du
rêve, et à quoi il donne tellement d'importance dans la Traumdeu-
tung.
O n a bien le sentiment que ça part du moi. L'accent mis par ce il serait
beau... a le caractère de pensée séduisante, que l'ego est loin de
méconnaître.
D a n s un passage de la Traumdeutung consacré aux rêves de châtiment,
Freud admet qu'au m ê m e niveau où interviennent dans le rêve les désirs
de l'inconscient, peut se présenter un autre mécanisme que celui qui
repose sur l'opposition conscient-inconscient — le mécanisme de forma-
tion, dit Freud, devient bien plus transparent lorsqu'on substitue à l'opposition
du conscient et de l'inconscient, celle du moi et du refoulé.
C'est écrit à un m o m e n t où la notion du moi n'est pas encore
doctrinée par Freud, mais vous voyez pourtant qu'elle est déjà présente
dans son esprit. Notons ici seulement que les rêves de châtiment ne sont pas
nécessairement liés à la persistance de rêves pénibles, ils naissent au contraire le
plus souvent, semble-t-il, lorsque ces rêves du jour sont de nature apaisante,
mais expriment des satisfactions intérieures. Toutes ces pensées interdites sont
remplacées dans ce concept manifeste du rêve par leur contraire. Le caractère
essentiel des rêves de châtiment me paraît donc être le suivant : ce qui les produit
n'est pas un désir inconscient survenu du refoulé, mais un désir de sens contraire
se réalisant contre celui-ci, désir de châtiment qui bien qu'inconscient, plus
exactement préconscient, appartient au moi.
T o u s ceux qui suivent la voie où j e vous mène peu à peu, en attirant
votre attention sur un mécanisme qui est distinct de la Verneinung et
q u ' o n voit à tout instant émerger dans le discours de Freud, retrouve-
ront là une fois de plus la nécessité de distinguer entre quelque chose qui
a été symbolisé et quelque chose qui ne l'a pas été.

74
D ' U N DIEU QUI NE TROMPE PAS, ET D ' U N QUI TROMPE

Quelle relation y a-t-il entre l'émergence dans le m o i — et d ' u n e


façon, j e le souligne, n o n conflictuelle — de la pensée qu'il serait beau
d'être une femme subissant l'accouplement, avec la conception où s'épa-
nouira le délire parvenu à son degré d'achèvement, à savoir que
l ' h o m m e doit être la f e m m e permanente de Dieu ? Il y a lieu, sans aucun
doute, de rapprocher ces deux termes — l'apparition première de cette
pensée qui a traversé l'esprit de Schreber, alors a p p a r e m m e n t sain, et
l'état terminal du délire, qui, en face d ' u n personnage tout-puissant
avec lequel il a des relations érotiques permanentes, le situe l u i - m ê m e
c o m m e un être complètement féminisé, une femme, c'est ce qu'il dit.
La pensée du début nous apparaît légitimement c o m m e l'entrevision du
t h è m e final. Mais nous ne devons pas pour autant négliger les étapes, les
crises qui l'ont fait passer d'une pensée aussi fugitive à une conduite et
un discours aussi f e r m e m e n t délirants que les siens.
Il n'est pas dit à l'avance que les mécanismes en cause soient
h o m o g è n e s aux mécanismes auxquels nous avons affaire habituelle-
ment dans les névroses, et n o m m é m e n t à celui du refoulement. Bien
entendu, p o u r s'en apercevoir il faut commencer par c o m p r e n d r e ce
que veut dire le refoulement, à savoir qu'il est structuré c o m m e u n
p h é n o m è n e de langage.
La question se pose de savoir si nous nous trouvons devant un
mécanisme p r o p r e m e n t psychotique qui serait imaginaire et qui irait de
la première entrevision d'une identification et d'une capture dans
l'image féminine, j u s q u ' à l'épanouissement d ' u n système du m o n d e où
le sujet est complètement absorbé dans son imagination d'identification
féminine.
C e que j e dis, qui est presque trop artificiel, vous indique bien dans
quelle direction nous devons chercher à résoudre notre question. N o u s
n'avons aucun m o y e n de le faire, sinon à en saisir les traces dans le seul
élément que nous possédions, à savoir le document lui-même, le
discours du sujet. C'est p o u r q u o i j e vous ai introduit la dernière fois à ce
qui doit orienter notre investigation, à savoir la structure de ce discours
même.

J'ai c o m m e n c é par distinguer les trois sphères de la parole c o m m e


telle. V o u s vous rappelez que nous pouvons, à l'intérieur m ê m e du
p h é n o m è n e de la parole, intégrer les trois plans du symbolique,
représenté par le signifiant, de l'imaginaire, représenté par la significa-

75
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

tion, et du réel, qui est le discours bel et bien tenu réellement dans sa
dimension diachronique.
Le sujet dispose de tout un matériel signifiant qui est sa langue,
maternelle ou pas, et il s'en sert pour faire passer dans le réel des
significations. C e n'est pas la m ê m e chose d'être plus ou moins captivé,
capturé dans une signification, et d'exprimer cette signification dans un
discours destiné à la c o m m u n i q u e r , à la mettre en accord avec les autres
significations diversement reçues. Dans ce terme, reçu, est le ressort de
ce qui fait du discours un discours c o m m u n , un discours c o m m u n é -
m e n t admis.
La notion de discours est fondamentale. M ê m e pour ce que nous
appelons l'objectivité, le m o n d e objectivé par la science, le discours est
essentiel, car le m o n d e de la science, q u ' o n perd toujours de vue, est
avant tout communicable, il s'incarne dans des communications
scientifiques. Auriez-vous réussi l'expérience la plus sensationnelle, si
un autre ne peut la refaire après la communication que vous en avez
faite, elle ne sert à rien. C'est à ce critère qu'on constate q u ' u n e chose
n'est pas reçue scientifiquement.
Q u a n d j e vous ai fait le tableau à trois entrées, j'ai localisé les
différentes relations dans lesquelles nous pouvons analyser le discours
du délirant. C e schéma n'est pas le schéma du m o n d e , c'est la condition
fondamentale de tout rapport. Dans le sens vertical, il y a le registre du
sujet, de la parole et de l'ordre de l'altérité c o m m e telle, de l'Autre. Le
point-pivot de la fonction de la parole est la subjectivité de l'Autre,
c'est-à-dire le fait que l'Autre est essentiellement celui qui est capable,
c o m m e le sujet, de convaincre et de mentir. Q u a n d j e vous ai dit qu'il
doit y avoir dans cet Autre le secteur des objets tout à fait réels, il est
bien entendu que cette introduction de la réalité, est toujours fonction
de la parole. P o u r que quoi que ce soit puisse se rapporter, par rapport
au sujet et à l'Autre, à quelque f o n d e m e n t dans le réel, il faut qu'il y ait
quelque part quelque chose qui ne t r o m p e pas. Le corrélat dialectique
de la structure fondamentale qui fait de la parole de sujet à sujet une
parole qui peut t r o m p e r , c'est qu'il y ait aussi quelque chose qui ne
t r o m p e pas.
Cette fonction, observez-le bien, est remplie très diversement selon
les aires culturelles dans lesquelles la fonction éternelle de la parole vient
à fonctionner. Vous auriez tort de croire que ce soient les m ê m e s
éléments, et m ê m e m e n t qualifiés, qui aient toujours rempli cette
fonction.
Prenez Aristote. T o u t ce qu'il nous dit est parfaitement c o m m u n i -
cable, et néanmoins la position de l'élément n o n t r o m p e u r est essen-

76
D ' U N DIEU QUI NE TROMPE PAS, ET D ' U N QUI TROMPE

tiellement différente chez lui et chez nous. O ù est-il chez nous, cet
élément ?
E h bien, quoi que puissent en penser les esprits qui s'en tiennent aux
apparences, ce qui est souvent le cas des esprits forts, et m ê m e les plus
positivistes d'entre vous, voire les plus affranchis de toute idée
religieuse, le seul fait que vous vivez à ce point précis de l'évolution des
pensées humaines, ne vous tient pas quitte de ce qui s'est franchement et
rigoureusement f o r m u l é dans la méditation de Descartes, de Dieu en
tant qu'il ne peut nous t r o m p e r .
Cela est tellement vrai q u ' u n personnage aussi lucide qu'Einstein
quand il s'agissait du maniement de l'ordre symbolique qui était le sien,
l'a bien rappelé — Dieu, disait-il, est malin, mais il est honnête. La notion
que le réel, si délicat qu'il soit à pénétrer, ne peut pas j o u e r au vilain avec
nous, ne nous mettra pas dedans exprès, est, encore que personne ne s'y
arrête absolument, essentiel à la constitution du m o n d e de la science.
Cela dit, j ' a d m e t s que la référence au Dieu n o n t r o m p e u r , seul
principe admis, est fondée sur les résultats obtenus de la science. N o u s
n ' a v o n s jamais rien constaté en effet qui nous m o n t r e au f o n d de la
nature u n d é m o n t r o m p e u r . Mais il n'empêche que c'est un acte de foi
qui a été nécessaire aux premiers pas de la science et de la constitution de
la science expérimentale. Il va de soi pour nous que la matière n'est pas
tricheuse, qu'elle ne fait pas exprès d'écraser nos expériences et faire
sauter nos machines. Ça arrive, mais c'est que nous nous t r o m p o n s , il
n'est pas question qu'elle nous trompe. C e pas, ce n'est pas du tout-cuit.
Il n ' y faut rien de moins que la tradition judéo-chrétienne pour qu'il
puisse être franchi d ' u n e façon aussi assurée.
Si l'émergence de la science telle que nous l'avons constituée avec la
ténacité, l'obstination et l'audace qui en caractérisent le développement,
s'est produite à l'intérieur de cette tradition, c'est bien parce qu'elle a
posé u n principe unique à la base, n o n seulement de l'univers, mais de la
loi. C e n'est pas simplement l'univers qui a été créé ex nihilo, mais aussi
la loi — c'est là que joue^tout le débat d ' u n certain rationalisme et d ' u n
certain volontarisme, qui a tourmenté, t o u r m e n t e encore les théolo-
giens. Le critère du bien et du mal relèvera-t-il de ce q u ' o n pourrait
appeler le caprice de Dieu ?
C'est la radicalité de la pensée judéo-chrétienne sur ce point qui a
permis ce pas décisif, pour lequel l'expression d'acte de foi n'est pas
déplacée, qui consiste à poser qu'il y a quelque chose qui est absolument
n o n t r o m p e u r . Q u e ce pas soit réduit à cet acte, est une chose
essentielle. Réfléchissons seulement à ce qui arriverait, du train où l'on
va maintenant, si nous nous apercevions qu'il n ' y a pas seulement un
proton, un méson, etc, mais un élément avec lequel on n'avait pas

77
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

compté, un m e m b r e de trop dans la mécanique atomique, u n person-


nage qui mentirait. Là, on ne rirait plus du tout.
P o u r Aristote, les choses sont complètement différentes. Qu'est-ce
qui l'assurait, dans la nature, du n o n - m e n s o n g e de l'Autre en tant que
réel ? — sinon les choses en tant qu'elles reviennent toujours à la m ê m e
place, à savoir les sphères célestes. La notion des sphères célestes
c o m m e ce qui, dans le m o n d e , est incorruptible, d'une essence autre,
divine, a habité très longtemps la pensée chrétienne elle-même, la
tradition chrétienne médiévale, qui héritait de cette pensée antique. C e
n'est pas seulement d'un héritage scolastique qu'il s'agissait, car cette
n o t i o n est, p e u t - o n dire, naturelle à l ' h o m m e , et c'est nous qui s o m m e s
dans une position exceptionnelle à ne pas plus nous préoccuper de ce qui
se passe dans la sphère céleste. Jusqu'à une époque tout à fait récente, la
présence mentale de ce qui se passe au ciel c o m m e référence essentielle
nous est attestée dans toutes les cultures, j u s q u e dans celles dont
l'astronomie nous assure de l'état très avancé de leurs observations et de
leurs réflexions. N o t r e culture fait exception, depuis qu'elle a consenti,
très tard, à prendre au pied de la lettre la position judéo-chrétienne. Il
était jusque-là impossible de décoller la pensée des philosophes c o m m e
des théologiens, donc des physiciens, de l'idée de l'essence supérieure
des sphères célestes. La mesure en est le témoin matérialisé— mais c'est
nous qui disons cela — en soi, la mesure est le témoin de ce qui ne
t r o m p e pas.
Il n ' y a vraiment que notre culture qui présente ce trait — c o m m u n à
tous ceux qui sont ici, j e crois, à l'exception de certains qui peuvent
avoir eu quelques curiosités astronomiques — ce trait que nous ne
pensons jamais au retour régulier des astres et des planètes, ni aux
éclipses n o n plus. Ça n'a pour nous aucune espèce d'importance, on sait
que ça marche tout seul. Il y a un m o n d e entre ce q u ' o n appelle d ' u n
m o t que j e n ' a i m e pas, la mentalité de gens c o m m e nous — pour qui la
garantie de tout ce qui se passe dans la nature est un simple principe, à
savoir qu'elle ne saurait nous tromper, qu'il y a quelque part quelque
chose qui garantit la vérité de la réalité, et que Descartes affirme sous la
f o r m e de son Dieu n o n t r o m p e u r — et d'autre part, la position
normale, naturelle, la plus c o m m u n e , celle qui apparaît dans l'esprit de
la très grande majorité des cultures, qui consiste à situer la garantie de la
réalité dans le ciel, de quelque façon q u ' o n se le représente.
Le développement que j e viens de vous faire n'est aucunement sans
rapport avec notre propos, car nous voilà tout de suite dans le bain avec
le premier chapitre des Mémoires du président Schreber, qui traite du
système des étoiles c o m m e article essentiel, ce qui est plutôt inattendu,
de la lutte contre la masturbation.

78
D ' U N DIEU QUI NE TROMPE PAS, ET D ' U N QUI TROMPE

L'exposé est entrecoupé de lectures


des Mémoires d'un névropathe, chapitre 1, p. 23-21.

Selon cette théorie, chaque nerf de l'intellect représente l'entière


individualité spirituelle de l ' h o m m e , porte inscrite, p o u r ainsi dire, la
totalité des souvenirs. Il s'agit là d'une théorie extrêmement élaborée,
d o n t la position ne serait pas malaisée à rencontrer, ne serait-ce qu'à
titre d'étape de la discussion, dans des ouvrages scientifiques reçus. Par
u n mécanisme de l'imagination qui n'est pas exceptionnel, nous
touchons au lien de la notion d ' â m e avec celle de perpétuité des
impressions. Le f o n d e m e n t du concept d ' â m e dans l'exigence d'une
conservation des impressions imaginaires, est là sensible. Je dirais
presque qu'il y a là le fondement, j e ne dis pas la preuve, de la croyance à
l'immortalité de l'âme. Il y a quelque chose d'irrépressible quand le
sujet se considère lui-même — n o n seulement il ne peut pas ne pas
concevoir qu'il existe, mais bien plus, qu'une impression participe de sa
perpétuité. Jusqu'ici, notre délirant ne délire pas plus q u ' u n secteur
e x t r ê m e m e n t étendu de l'humanité, pour ne pas dire qu'il lui est
co-extensif.

Suite de la lecture.

N o u s ne s o m m e s pas loin de l'univers spinozien, p o u r autant qu'il est


f o n d é sur la coexistence de l'attribut de la pensée et de l'attribut de
l'étendue. D i m e n s i o n fort intéressante pour situer la qualité imaginaire
de certaines étapes de la pensée philosophique.

Suite de la lecture.
N o u s verrons plus tard p o u r q u o i Schreber est parti de la notion de
Dieu. C e départ est certainement lié à son discours le plus récent, celui
dans lequel il systématise son délire pour nous le c o m m u n i q u e r . Vous
le voyez déjà saisi par ce dilemme — qui va tirer à soi le plus de rayons,
de lui ou de ce Dieu avec lequel il a cette perpétuelle relation érotique ?
Est-ce Schreber qui va gagner l ' a m o u r de Dieu j u s q u ' à mettre en
danger son existence, ou est-ce Dieu qui va posséder Schreber, et
ensuite le planter là ? Je vous esquisse le problème de façon h u m o r i s -

79
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

tique, mais cela n'a rien de drôle, puisque c'est le texte du délire d ' u n
malade.
Il y a divergence dans son expérience entre Dieu qui est pour lui
l'envers du m o n d e — et si ce n'est pas tout à fait celui dont j e vous
parlais tout à l'heure, qui est lié à une certaine conception de
l'équivalence de Dieu et de l'étendue, c'est tout de m ê m e la garantie que
l'étendue n'est pas illusoire — et d'autre part, ce Dieu avec lequel, dans
l'expérience la plus crue, il a des relations c o m m e avec un organisme
vivant, le Dieu vivant, c o m m e il s'exprime.
Si la contradiction entre ces deux termes lui apparaît, vous pensez
bien que ce n'est pas sur un plan de logique formelle. N o t r e malade n'en
est pas là, pas plus que personne d'ailleurs. Les fameuses contradictions
de la logique formelle n ' o n t aucune raison d'être plus opérantes chez lui
qu'elles ne le sont chez nous, qui faisons parfaitement coexister dans
notre esprit, en dehors des m o m e n t s où on nous p r o v o q u e à la
discussion et où nous devenons très chatouilleux sur la logique
formelle, les systèmes les plus hétérogènes, voire les plus discordants,
dans une simultanéité où cette logique semble complètement oubliée —
que chacun fasse référence à son expérience personnelle. Il n ' y a pas une
contradiction logique, il y a une contradiction vécue, vivante, sérieuse-
m e n t posée et vivement éprouvée par le sujet, entre le Dieu presque
spinozien dont il maintient l'ombre, l'esquisse imaginaire, et celui qui
entretient avec lui cette relation érotique dont il lui témoigne perpétuel-
lement.
La question, nullement métaphysique, se pose de savoir ce qu'il en
est réellement du vécu du psychosé. N o u s n'en s o m m e s pas au point
d ' y répondre, et elle n'a peut-être p o u r nous de sens à aucun m o m e n t .
N o t r e travail est de situer structuralement le discours qui témoigne des
rapports érotiques du sujet avec le Dieu vivant, qui est aussi celui qui,
par l'intermédiaire de ces rayons divins, et de toute une procession de
f o r m e s et d'émanations, lui parle, s'exprimant dans cette langue
déstructurée au point de vue de la langue c o m m u n e , mais aussi bien
restructurée sur des relations plus fondamentales, qu'il appelle la langue
fondamentale.

Suite de la lecture.
N o u s entrons là-dessus dans une émergence, saisissante par rapport à
l'ensemble du discours, des plus vieilles croyances — Dieu est le maître
du soleil et de la pluie.

80
D ' U N DIEU QUI NE TROMPE PAS, ET D ' U N QUI TROMPE

Suite de la lecture.

N o u s ne p o u v o n s pas ne pas noter ici le lien de la relation imaginaire


avec les rayons divins. Et j'ai l'impression qu'il y a eu chez Freud
référence littéraire lorsqu'il insiste, à propos du refoulement, sur ceci
qu'il y a une double polarité — sans doute quelque chose est-il réprimé,
repoussé, mais il est aussi attiré par ce qui a déjà été p r é c é d e m m e n t
refoulé. N o u s ne p o u v o n s pas ne pas reconnaître au passage l'analogie
saisissante de cette d y n a m i q u e avec le sentiment exprimé par Schreber
dans l'articulation de son expérience.
Je vous signalais tout à l'heure la divergence qu'il éprouve entre deux
exigences de la présence divine, celle qui justifie le maintien autour de
lui du décor du m o n d e extérieur — vous verrez à quel point cette
expression est fondée — et celle du Dieu qu'il éprouve c o m m e le
partenaire de cette oscillation de force vivante qui va devenir la
dimension dans laquelle désormais il souffrira et palpitera. Cet écart se
résout p o u r lui en ces termes — La vérité totale se trouve peut-être à la façon
d'une quatrième dimension, sous forme d'une diagonale de ces lignes de
représentation, qui est inconcevable pour l'homme.
Il s'en tire, n'est-ce pas, c o m m e on en use c o u r a m m e n t dans le
langage de cette c o m m u n i c a t i o n trop inégale à son objet qui s'appelle la
métaphysique, quand on ne sait absolument pas c o m m e n t concilier
deux termes, la liberté et la nécessité transcendante, par exemple. O n se
contente de dire qu'il y a quelque part une quatrième dimension et une
diagonale, ou on tire chacun des deux bouts de la chaîne. Cette
dialectique, parfaitement manifeste dans tout exercice du discours, ne
peut vous échapper.

Suite de la lecture.
En fin de compte, Dieu n'a de rapport complet, authentique, qu'avec
des cadavres. Dieu ne c o m p r e n d rien aux êtres vivants, son o m n i p r é -
sence ne saisit les choses que de l'extérieur, jamais de l'intérieur. Voilà
des propositions qui ne semblent pas aller de soi, ni être exigées par la
cohérence du système, telle que nous pourrions la préconcevoir
nous-mêmes.
Je reviendrai la prochaine fois sur ce point, avec plus d'accent. Mais
voyez déjà que la relation psychotique, à son degré ultime de
développement, c o m p o r t e l'introduction de la dialectique f o n d a m e n -
tale de la tromperie dans une dimension, si l'on peut dire, transversale
par rapport à celle du rapport authentique. Le sujet peut parler à l'Autre

81
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

en tant qu'il est avec lui question de foi ou de feinte, mais c'est ici dans la
dimension d'un imaginaire subi, caractéristique fondamentale de l'ima-
ginaire — que se produit, comme un phénomène passif, c o m m e une
expérience vécue du sujet, cet exercice permanent de la tromperie qui
va à subvertir tout ordre quel qu'il soit, mythique ou pas, dans la pensée
elle-même. Ce qui fait que le monde, comme vous allez le voir se
développer dans le discours du sujet, se transforme dans ce que nous
appelons une fantasmagorie, mais qui est, pour lui, le plus certain de
son vécu, c'est ce jeu de tromperie qu'il entretient, non pas avec un
autre qui serait semblable à lui, mais avec cet être premier, garant m ê m e
du réel.
Schreber remarque très bien lui-même qu'il était loin d'être préparé
par ses catégories antérieures à cette expérience vivante du Dieu infini
—jusque-là, ces questions n'avaient aucune espèce d'existence pour lui,
et beaucoup mieux qu'un athée, il était un indifférent.
O n peut dire que dans ce délire, Dieu est essentiellement le terme
polaire par rapport à la mégalomanie du sujet, mais c'est en tant que
Dieu est là pris à son propre jeu. Le délire de Schreber va nous
développer en effet que Dieu, pour avoir voulu capter ses forces et faire
de lui le déchet, l'ordure, la charogne, objet de tous les exercices de
destruction qu'il a permis à son mode intermédiaire d'effectuer, est pris
à son propre jeu. Le grand danger de Dieu, c'est en fin de compte de
trop aimer Schreber, cette zone transversement transversale.
N o u s aurons à structurer la relation de ce qui garantit le réel dans
l'autre, c'est-à-dire la présence et l'existence du monde stable de Dieu,
avec le sujet Schreber en tant que réalité organique, corps morcelé.
N o u s verrons, en empruntant quelques références à la littérature
analytique, qu'une grande partie de ses fantasmes, de ses hallucinations,
de sa construction miraculeuse ou merveilleuse, est faite d'éléments où
se reconnaissent clairement toutes sortes d'équivalences corporelles.
N o u s verrons par exemple ce que l'hallucination des petits h o m m e s
représente organiquement. Mais le pivot de ces phénomènes, c'est la
loi, qui est ici tout entière dans la dimension imaginaire. Je l'appelle
transversale, parce qu'elle est diagonalement opposée à la relation de
sujet à sujet, axe de la parole dans son efficacité.
N o u s continuerons la prochaine fois cette analyse, ici seulement
amorcée.

14 DÉCEMBRE 1 9 5 5 .
APPENDICE

Séance suivante : LE DISCOURS DU PUPITRE.

Je m e suis rendu c o m p t e que vous aviez eu, la dernière fois, une petite
difficulté, due à la différence de potentiel entre m o n discours et la
lecture, pourtant passionnante, des écrits du président Schreber. Cette
difficulté technique m ' a suggéré de moins m e fier, dans l'avenir, à un
c o m m e n t a i r e courant du texte. J'avais cru q u ' o n pouvait le lire d ' u n
b o u t à l'autre et cueillir au passage les éléments de structure, d'organi-
sation, sur lesquels j e veux vous faire progresser. L'expérience p r o u v e
qu'il faudra que j e m ' a r r a n g e autrement. Je ferai d'abord le choix.
Cette considération méthodique, conjuguée avec le fait que j e n'étais
pas absolument décidé à tenir le séminaire d'aujourd'hui, et que je ne le
fais qu'entraîné par ma grande affection pour vous, à quoi s'ajoute la
tradition qui veut qu'à la veille des vacances on fasse dans les
établissements d'études secondaires, ce qui est à peu près votre niveau,
une petite lecture, m ' a décidé à vous lire quelque chose de récent et
d'inédit qui est de moi, et qui restera dans la ligne de notre sujet.
Il s'agit du discours q u e j ' a i fait, ou suis censé avoir fait, à la Clinique
psychiatrique du D r H o f f , à Vienne, sur le thème suivant, Sens d'un
retour à Freud dans la psychanalyse, histoire de leur faire part du
m o u v e m e n t parisien, et du style, sinon de l'orientation générale, de
notre enseignement.
J'ai fait ce discours dans les mêmes conditions d'improvisation,
m ê m e plutôt accentuées, qu'ici. Les discours que je tiens ici, je les
prépare. Là, le sujet m'apparaissait assez général pour que je m e fie à
m o n adaptation à l'auditoire, de sorte que je vais vous c o m m u n i q u e r
une reconstitution écrite, aussi fidèle que j e l'ai pu à l'esprit d ' i m p r o v i -
sation et à la m o d u l a t i o n de ce discours. J'ai été amené à développer un
peu certains passages, et à y ajouter certaines considérations q u e j ' a i été
amené à faire dans une seconde séance plus réduite qui a eu lieu après, et
où j e m e trouvais en face du cercle limité des techniciens analystes qui
avaient assisté à la première conférence. Je leur ai parlé d'une question
technique, celle de la signification de l'interprétation en général. Ça
n'en a pas moins été p o u r eux, le sujet, au moins au premier abord, de
certains étonnements, ce qui p r o u v e qu'il y a toujours lieu d'essayer
d'établir le dialogue.

83
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

A u t a n t que possible, j e vais essayer de vous donner cette lecture avec


le ton parlé que m o n texte s'efforce à reproduire, et qui, j e l'espère,
soutiendra m i e u x notre attention que la lecture de la dernière fois.
Je vous avertis, ne serait-ce que p o u r stimuler votre curiosité, qu'il
m'est arrivé au milieu de ce discours, une assez curieuse aventure — qui
ne pourra pas se reproduire ici, sinon de la façon en quelque sorte
simulée qui l'inscrit dans le texte, puisque le matériel manque.
J'avais là-bas devant m o i une sorte de pupitre, plus perfectionné que
celui-ci, et c'est probablement à un m o m e n t où l'intérêt, sinon de
l'auditoire, du moins le mien, fléchissait un peu, car le contact n'est pas
t o u j o u r s aussi b o n que celui où j e m e sens ici avec vous, c'est à ce
m o m e n t que ledit pupitre est venu à m o n aide, et d'une façon assez
extraordinaire, à comparer à ces paroles récentes que nous avons
entendues d ' u n de mes anciens amis de la Sorbonne, qui nous a raconté
samedi dernier des choses étonnantes, à savoir la m é t a m o r p h o s e de la
dentellière en cornes de rhinocéros, et finalement en choux-fleurs. E h
bien, ce pupitre a c o m m e n c é à parler. Et j'ai eu toutes les peines du
m o n d e à lui reprendre la parole.
C'est un élément qui va peut-être introduire un léger déséquilibre de
composition dans m o n discours.

Lecture de l'article, repris dans les Ecrits, p. 401-436, sous le titre de La chose
freudienne.

2 1 DÉCEMBRE 1 9 5 5 .
VII

LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

Certitude et réalité.
Schreber n'est pas poète.
La notion de défense.
Verdichtung, Verdràngung,
Verneinung et Verwerfung.

Il est toujours b o n de ne pas laisser son horizon se rétrécir. C'est


p o u r q u o i j e voudrais aujourd'hui vous rappeler quel est, n o n pas
seulement m o n dessein général p o u r ce qui est du cas Schreber, mais le
propos fondamental de ces séminaires. Q u a n d on poursuit une marche
pas à pas pendant un certain temps, on a toujours à la fin des m u r s
devant le nez. Mais enfin, c o m m e j e vous e m m è n e dans des endroits
difficiles, peut-être manifestons-nous un peu plus d'exigence qu'ail-
leurs. Il m e paraît également nécessaire de vous rappeler le plan qui situe
cette marche.
Il faudrait exprimer le propos de ce séminaire de diverses façons qui
se recoupent, et qui toutes reviendraient au m ê m e . Je pourrais vous dire
d ' a b o r d que j e suis ici pour vous rappeler qu'il convient de prendre au
sérieux notre expérience, et que le fait d'être psychanalystes ne vous
dispense pas d'être intelligents et sensibles. Il ne suffit pas q u ' u n certain
n o m b r e de clés vous aient été données pour que vous en profitiez p o u r
ne plus penser à rien, et vous efforcer, ce qui est le penchant général des
êtres humains, à tout laisser en place. Il y a de certaines façons d'user des
catégories telles que l'inconscient, la pulsion, la relation préœdipienne,
la défense, qui consistent à n ' e n tirer aucune des conséquences
authentiques qu'elles comportent, et à considérer que c'est une affaire
qui concerne les autres, mais qui ne touche pas au f o n d de vos rapports
avec le m o n d e . Il faut bien dire que p o u r être psychanalystes, vous
n'êtes nullement obligés, sauf à vous secouer un peu, de garder présent
à l'esprit que le m o n d e n'est pas tout à fait c o m m e tout un chacun le
conçoit, mais qu'il est pris dans ces mécanismes prétendument connus
de vous.

85
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

Maintenant, il ne s'agit pas non plus — ne vous y trompez pas — que


je fasse ici la métaphysique de la découverte freudienne, que je tire les
conséquences qu'elle comporte en ce qui concerne ce qu'on peut
appeler, au sens le plus large, l'être. Ce n'est pas là m o n propos. Ce ne
serait pas inutile, mais je crois que cela peut être laissé à d'autres, et que
ce que nous faisons ici en indiquera la voie d'accès. N e croyez pas qu'il
vous soit interdit de faire quelques battements d'ailes dans ce sens —
vous ne perdrez rien à vous interroger sur la métaphysique de la
condition humaine telle qu'elle nous est révélée par la découverte
freudienne. Mais enfin, ce n'est pas l'essentiel, car cette métaphysique,
vous la recevez sur la tête, on peut faire confiance aux choses telles
qu'elles sont structurées — elles sont là, et vous êtes dedans.
Ce n'est pas pour rien que c'est de nos jours que la découverte
freudienne a été faite, et que, par une série de hasards des plus confus,
vous vous trouvez en être personnellement les dépositaires. La méta-
physique dont il s'agit peut tout entière s'inscrire dans le rapport de
l ' h o m m e au symbolique. Vous y êtes immergés à un degré qui dépasse
de beaucoup votre expérience de techniciens et, c o m m e j e vous
l'indique quelquefois, nous en trouvons les traces et la présence dans
toutes sortes de disciplines et d'interrogations qui sont voisines de la
psychanalyse.
Vous êtes techniciens. Mais techniciens de choses qui existent à
l'intérieur de cette découverte. Puisque cette technique se développe à
travers la parole, le monde dans lequel vous avez à vous déplacer dans
votre expérience est incurvé dans cette perspective. Essayons au moins
de le structurer correctement.
C'est à cette exigence que répond m o n petit carré, qui va du sujet à
l'autre, et d'une certaine façon ici du symbolique vers le réel, sujet, moi,
corps, et dans le sens contraire, vers le grand Autre de l'intersubjecti-
vité, l'Autre que vous n'appréhendez pas tant qu'il est sujet, c'est-à-dire
qu'il peut mentir, l'Autre qu'on retrouve par contre toujours à sa place,
l'Autre des astres, ou si vous voulez le système stable du monde, de
l'objet, et entre les deux, de la parole, avec ses trois étapes, du
signifiant, de la signification et du discours.
Ce n'est pas un système du monde, c'est un système de repérage de
notre expérience — elle se structure c o m m e ça, et c'est à l'intérieur de ça
que nous pouvons situer les diverses manifestations phénoménales
auxquelles nous avons affaire. N o u s n'y comprendrons rien si nous ne
prenons pas au sérieux cette structure.
Bien entendu, cette histoire de sérieux est elle-même au cœur de la
question. Ce qui caractérise un sujet normal, c'est précisément de ne
jamais prendre tout à fait au sérieux un certain nombre de réalités dont il

86
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

reconnaît qu'elles existent. Vous êtes entourés de toutes sortes de


réalités d o n t vous ne doutez pas, dont certaines sont particulièrement
menaçantes, mais vous ne les prenez pas pleinement au sérieux, car
vous pensez, avec le sous-titre de Paul Claudel, que le pire n'est pas
toujours sûr, et vous vous maintenez dans un état m o y e n , fondamental
au sens où il s'agit du fond, qui est d'heureuse incertitude, et vous rend
possible une existence suffisamment détendue. Assurément, la certi-
tude est la chose la plus rare p o u r le sujet normal. S'il s'interroge à ce
propos, il s'aperçoit qu'elle est strictement corrélative d ' u n e action dans
laquelle il est engagé.
Je ne m'étendrai pas là-dessus, puisque nous ne s o m m e s pas là p o u r
faire la psychologie et la phénoménologie du plus prochain. N o u s
avons, c o n f o r m é m e n t à ce qui se passe toujours, à l'atteindre par un
détour, par le plus lointain, qui est aujourd'hui le fou Schreber.

Gardons un peu nos distances, et nous allons nous apercevoir que


Schreber a en c o m m u n avec les autres fous, un trait que vous
retrouverez toujours dans les données les plus immédiates — c'est la
raison p o u r laquelle j e vous fais des présentations de malades. Les
psychologues, à ne pas vraiment fréquenter le fou, se posent le faux
p r o b l è m e de savoir p o u r q u o i il croit à la réalité de son hallucination. O n
voit bien tout de m ê m e que ça ne colle pas, et on se fatigue alors le
t e m p é r a m e n t à élucubrer une genèse de la croyance. Il faudrait d'abord
la préciser, cette croyance, car en vérité, le fou, il n ' y croit pas, à la
réalité de son hallucination.
Il y a là-dessus mille exemples, sur lesquels je ne m'étendrai pas
a u j o u r d ' h u i parce que j e veux rester contre le texte du fou Schreber.
Mais enfin, c'est m ê m e à la portée de gens qui ne sont pas psychiatres.
Le hasard m ' a y a n t fait ouvrir ces temps-ci la Phénoménologie de la
perception de Maurice Merleau-Ponty à la page 386 sur le thème de la
chose et le m o n d e naturel, j e vous y renvoie, vous y trouverez des
remarques excellentes sur ce sujet, c'est à savoir que rien n'est plus facile
à obtenir du sujet, que l'aveu que ce qu'il est en train d'entendre,
personne d'autre ne l'a entendu. Il dit — Oui, d'accord, c'est que je l'ai
entendu tout seul.
La réalité n'est pas ce qui est en cause. Le sujet admet, par tous les
détours explicatifs verbalement développés qui sont à sa portée, que ces
p h é n o m è n e s sont d ' u n autre ordre que le réel, il sait bien que leur réa-

87
T H É M A T I Q U E ET S T R U C T U R E D U P H É N O M È N E P S Y C H O T I Q U E

lité n'est pas assurée, il en admet m ê m e j u s q u ' à un certain point


l'irréalité. Mais, contrairement au sujet normal p o u r qui la réalité vient
dans son assiette, il a une certitude, qui est que ce dont il s'agit — de
l'hallucination à l'interprétation — le concerne.
C e n'est pas de réalité qu'il s'agit chez lui, mais de certitude. M ê m e
quand il s'exprime dans le sens de dire que ce qu'il éprouve n'est pas de
l ' o r d r e de la réalité, cela ne touche pas sa certitude, qu'il est concerné.
Cette certitude est radicale. Le naturel m ê m e de ce dont il est certain
peut fort bien rester d'une ambiguïté parfaite, dans toute la g a m m e qui
va de la malveillance à la bienveillance. Mais cela signifie quelque chose
d'inébranlable p o u r lui.
Voilà ce qui constitue ce q u ' o n appelle, à tort ou à raison, le
p h é n o m è n e élémentaire, ou encore, p h é n o m è n e plus développé, la
croyance délirante.
Vous pouvez en toucher un exemple en feuilletant l'admirable
condensation que Freud nous a donnée du livre de Schreber, en m ê m e
t e m p s qu'il l'analyse. A travers Freud, vous pouvez en avoir le contact,
la dimension.
U n p h é n o m è n e central du délire de Schreber, on peut m ê m e dire
initial dans la conception qu'il se fait de cette transformation du m o n d e
qui constitue son délire, c'est ce qu'il appelle Seelenmord, l'assassinat
d'âme. O r , il le présente l u i - m ê m e c o m m e totalement énigmatique.
Certes, le chapitre m des Mémoires, qui donnait des raisons de sa
névropathie et développait cette notion de l'assassinat d'âme, est
censuré. N o u s savons néanmoins qu'il comportait des remarques
concernant sa famille, ce qui nous aurait probablement éclairés sur son
délire inaugural par rapport à son père ou à son frère, ou à quelqu'un de
ses proches, et sur ce q u ' o n appelle c o m m u n é m e n t les éléments
significatifs transférentiels. Mais cette censure n'est pas, après tout,
tellement à regretter. Quelquefois, trop de détails empêchent de voir
des caractéristiques formelles fondamentales. L'essentiel n'est pas que
nous, nous ayons perdu, à cause de cette censure, l'occasion de
c o m p r e n d r e telle de ses expériences affectives à l'endroit des proches,
c'est que lui, le sujet ne la c o m p r e n n e pas, et que néanmoins il la
formule.
Il la distingue c o m m e un m o m e n t décisif de cette dimension nouvelle
à laquelle il a accédé, et qu'il nous c o m m u n i q u e par le compte rendu des
différents m o d e s relationnels dont la perspective lui a été progressive-
m e n t donnée. Cet assassinat d'âme, il le considère c o m m e u n ressort
certain, mais qui n'en garde pas moins par lui-même un caractère
énigmatique. Qu'est-ce que ça peut bien être, qu'assassiner une âme ?
D ' a u t r e part, savoir distinguer l'âme de tout ce qui s'attache à elle, n'est

88
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

pas d o n n é à tout u n chacun, mais l'est à ce délirant avec un caractère de


certitude qui confère à son témoignage un relief essentiel.
N o u s devons nous arrêter à ces choses, et n'en pas perdre le caractère
distinctif, si nous voulons c o m p r e n d r e ce qui se passe vraiment, et n o n
pas simplement, à l'aide de quelques mots-clés, ou de cette opposition
entre réalité et certitude, nous débarrasser du p h é n o m è n e de la folie.
Cette certitude délirante, il faut vous r o m p r e à la retrouver partout
où elle est. Vous vous apercevrez alors par exemple à quel point le
p h é n o m è n e de la jalousie est différent quand il se présente chez un sujet
n o r m a l et quand il se présente chez un délirant. Il n'est pas besoin de
vous évoquer l o n g u e m e n t ce qu'a d'humoristique, voire de comique, la
jalousie du type normal, dont on peut dire qu'elle se refuse le plus
naturellement du m o n d e à la certitude, quelles que soient les réalités qui
s'en offrent. C'est la fameuse histoire du jaloux qui poursuit sa f e m m e
j u s q u ' à la porte de la chambre où elle est enfermée avec u n autre. Elle
contraste assez avec le fait que le délirant, lui, se dispense de toute
référence réelle. Cela devrait vous inspirer quelque méfiance quand on
transfère des mécanismes n o r m a u x , c o m m e la projection, pour expli-
quer la genèse d ' u n e jalousie délirante. C'est pourtant c o m m u n é m e n t
que vous verrez faire cette extrapolation. Il suffit de lire le texte de
Freud sur le président Schreber, pour s'apercevoir que, bien qu'il n'ait
pas le t e m p s d'aborder la question dans toute son extension, il m o n t r e
tous les dangers qu'il y a à faire intervenir de façon imprudente, à
propos de la paranoïa, la projection, la relation de moi à moi, soit de
m o i à l'autre. Bien que cette mise en garde soit écrite noir sur blanc, on
se sert à tort et à travers du terme de projection pour expliquer les
délires et leur genèse.
Je dirais plus — le délirant, à mesure qu'il m o n t e l'échelle des délires,
est de plus en plus sûr de choses posées c o m m e de plus en plus irréelles.
C'est ce qui distingue la paranoïa de la démence précoce, le délirant les
articule avec une abondance, avec une richesse qui est j u s t e m e n t une des
caractéristiques cliniques les plus essentielles, et qui p o u r être des plus
massives, ne doit tout de m ê m e pas être négligée. Les productions
discursives qui caractérisent le registre des paranoïas s'épanouissent
d'ailleurs la plupart du temps en productions littéraires, au sens où
littéraires veut dire simplement feuilles de papier couvertes avec de
l'écriture. C e fait milite, remarquez-le, en faveur du maintien d ' u n e
certaine unité entre les délires q u ' o n a peut-être p r é m a t u r é m e n t isolés
c o m m e paranoïaques, et les formations dites, dans la nosologie
classique, paraphréniques.
Il convient néanmoins que vous vous aperceviez de ce qui m a n q u e ici
au fou, tout écrivain qu'il soit, et m ê m e à ce président Schreber qui

89
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

nous apporte une œuvre si saisissante par son caractère complet, fermé,
plein, achevé.
Le m o n d e qu'il nous décrit est articulé c o n f o r m é m e n t à la conception
à laquelle il s'est élevé après le m o m e n t du s y m p t ô m e inexpliqué de la
p r o f o n d e perturbation, cruelle et douloureuse, de son existence. Selon
cette conception, qui lui donne d'ailleurs une certaine maîtrise de sa
psychose, il est le correspondant féminin de Dieu. D e ce fait, tout est
compréhensible, tout est arrangé, et j e dirais plus, tout s'arrangera pour
tout le m o n d e , puisqu'il j o u e là un rôle d'intermédiaire entre une
h u m a n i t é menacée j u s q u ' a u fin fond de son existence, et ce pouvoir
divin avec lequel il a des attaches si particulières. T o u t est arrangé dans
la Versôhnung, la réconciliation qui le situe c o m m e la f e m m e de Dieu. Sa
relation à Dieu, telle qu'il nous la c o m m u n i q u e , est riche et complexe,
et pourtant, nous ne p o u v o n s pas ne pas être frappés du fait que son
texte ne c o m p o r t e rien qui nous indique la m o i n d r e présence, la
m o i n d r e effusion, la m o i n d r e communication réelle, qui pourrait nous
d o n n e r l'idée qu'il y a vraiment là rapport de deux êtres.
Sans recourir, ce qui serait discordant à propos d'un texte c o m m e
celui-là, à la comparaison avec un grand mystique, ouvrez tout de
m ê m e , si l'épreuve vous en amuse, ouvrez à n ' i m p o r t e quelle page saint
Jean de la Croix. Lui aussi, dans l'expérience de la m o n t é e de l'âme, se
présente dans une attitude de réception et d'offrande, et il va m ê m e
j u s q u ' à parler des épousailles de l'âme avec la présence divine. O r , il n ' y
a absolument rien de c o m m u n entre l'accent qui nous est donné d ' u n
côté et de l'autre. Je dirais m ê m e qu'à propos du moindre témoignage
d ' u n e expérience religieuse authentique, vous verrez toute la différence.
Disons que le long discours par lequel Schreber nous témoigne de ce
qu'il s'est enfin résolu à admettre c o m m e la solution de sa problémati-
que, ne nous d o n n e nulle part le sentiment d'une expérience originale
dans laquelle le sujet l u i - m ê m e est inclus — c'est un témoignage, on
peut le dire, vraiment objectivé.
D e quoi s'agit-il dans ces témoignages des délirants ? N e disons pas
que le fou est quelqu'un qui se passe de la reconnaissance de l'autre. Si
Schreber écrit cet é n o r m e ouvrage, c'est bien pour que nul n'en ignore à
p r o p o s de ce qu'il a éprouvé, et m ê m e qu'à l'occasion, les savants
viennent sur son corps vérifier la présence des nerfs féminins dont il a
été progressivement pénétré, afin d'objectiver le rapport unique qui a
été le sien avec la réalité divine. Cela se propose bien c o m m e un
effort p o u r être reconnu. Puisqu'il s'agit d ' u n discours publié, u n
point d'interrogation se soulève de ce que peut bien vouloir
dire, chez ce personnage si isolé par son expérience qu'est le fou, le
besoin de reconnaissance. Le fou semble au premier abord se distinguer

90
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

de ce qu'il n'a pas besoin d'être reconnu. Mais cette suffisance qu'il a de
son p r o p r e m o n d e , l'auto-compréhensibilité qui semble le caractériser,
ne va pas sans présenter quelque contradiction.
N o u s pourrions résumer la position où nous s o m m e s par rapport à
son discours quand nous en prenons connaissance, en disant que, s'il est
assurément écrivain, il n'est pas poète. Schreber ne nous introduit pas à
une dimension nouvelle de l'expérience. Il y a poésie chaque fois q u ' u n
écrit nous introduit à un m o n d e autre que le nôtre, et, nous d o n n a n t la
présence d ' u n être, d ' u n certain rapport fondamental, le fait devenir
aussi bien le nôtre. La poésie fait que nous ne p o u v o n s pas douter de
l'authenticité de l'expérience de saint Jean de la Croix, ni de celle de
Proust ou de Gérard de Nerval. La poésie est création d ' u n sujet
assumant un nouvel ordre de relation symbolique au m o n d e . Il n ' y a
rien de tout cela dans les Mémoires de Schreber.
Q u ' a l l o n s - n o u s donc dire en fin de compte du délirant ? Est-il seul ?
C e n'est pas n o n plus le sentiment que nous avons, puisqu'il est habité
par toutes sortes d'existences improbables certes, mais dont le caractère
significatif est certain, est une donnée première, et dont l'articulation
devient de plus en plus élaborée à mesure qu'avance son délire. Il est
violé, manipulé, transformé, parlé de toutes les manières, et, j e dirais,
jacassé. Vous lirez en détail ce qu'il dit de ce qu'il appelle les oiseaux du
ciel, et leur pépiement. C'est bien de cela qu'il s'agit — il est le siège de
toute une volière de phénomènes, et c'est ce fait qui lui a inspiré cette
é n o r m e c o m m u n i c a t i o n qui est la sienne, ce livre de quelque cinq cents
pages, résultat d'une longue construction qui a été pour lui la solution
de son aventure intérieure.
Le doute porte au départ, et à tel m o m e n t , sur ce à quoi renvoie la
signification, mais qu'elle renvoie à quelque chose, cela ne fait p o u r lui
aucun doute. Chez un sujet c o m m e Schreber, les choses vont si loin que
le m o n d e entier est pris dans ce délire de signification, de telle sorte
q u ' o n peut dire que, loin qu'il soit seul, il n'est à peu près rien de tout ce
qui l'entoure que d ' u n e certaine façon, il ne soit.
Par contre, tout ce qu'il fait être dans ces significations, est en quelque
sorte vide de lui-même. Il l'articule de mille façons, et spécialement par
exemple quand il r e m a r q u e que Dieu, son interlocuteur imaginaire, ne
c o m p r e n d rien à tout ce qui est à l'intérieur, à tout ce qui est des êtres
vivants, et qu'il n'a jamais affaire qu'à des ombres ou à des cadavres.
Aussi bien tout son m o n d e s'est-il transformé en une fantasmagorie
d'ombres d'hommes bâclés à la six-quatre-deux, c o m m e on l'a traduit en
français.

91
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

Q u ' u n e telle construction se produise chez un sujet, nous avons, à la


lumière des perspectives analytiques, plusieurs voies qui s'ouvrent à
nous pour le comprendre.
Les voies les plus faciles sont les voies déjà connues. U n e catégorie
aujourd'hui au premier plan est celle de défense, qui a été très tôt
introduite dans l'analyse. O n considère que le délire est une défense du
sujet. C'est de la même façon d'ailleurs que sont aussi expliquées les
névroses.
Vous savez combien j'insiste sur le caractère incomplet et scabreux de
cette référence, qui prête à toutes sortes d'interventions précipitées et
nocives. Vous savez aussi combien il est difficile de s'en débarrasser.
C'est bien parce qu'il touche à quelque chose d'objectivable, que ce
concept est si insistant, si tentant. Le sujet se défend, eh bien, aidons-le à
comprendre qu'il ne fait que se défendre, montrons-lui ce contre quoi il
se défend. Dès que vous entrez dans cette perspective, vous vous
trouvez devant des dangers multiples, et d'abord celui de manquer le
plan sur lequel doit se faire votre intervention. Vous devez en effet
toujours sévèrement distinguer l'ordre où se manifeste la défense.
Supposons que cette défense soit manifestement d'ordre symbolique,
et que vous puissiez l'élucider dans le sens d'une parole au sens plein,
c'est-à-dire qui, dans le sujet, intéresse signifiant et signifié. Si le sujet
vous présentifie les deux, signifiant et signifié, alors en effet, vous
pouvez intervenir en lui montrant la conjonction de ce signifiant et de ce
signifié. Mais seulement si tous les deux sont présents dans son
discours. Si vous ne les avez pas tous les deux, si vous avez le sentiment
que le sujet se défend contre quelque chose que vous voyez vous, et que
lui ne voit pas, c'est-à-dire que vous voyez de façon claire que le sujet
aberre quant à la réalité, la notion de défense est insuffisante à vous
permettre de mettre le sujet en face de la réalité.
Rappelez-vous ce que je vous ai dit dans un temps ancien à propos de
la très jolie observation de Kris sur ce personnage hanté par l'idée qu'il
était plagiaire, et la culpabilité afférente. C'est au n o m de la défense que
Kris considère son intervention comme géniale. Depuis quelque temps,
nous n'avons plus que cette notion de défense, et c o m m e le moi a à
lutter sur trois fronts, c'est-à-dire du côté de Yid, du côté du surmoi et
du côté du m o n d e extérieur, on se croit autorisé à intervenir sur l'un
quelconque de ces trois plans. Quand le sujet fait allusion à l'ouvrage

92
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

d ' u n de ses collègues auquel une fois de plus il aurait fait des emprunts
de plagiaire, on se permet de lire cet ouvrage, et, s'apercevant qu'il n'y a
rien chez ce collègue qui mérite d'être considéré c o m m e une idée
originale que le sujet aurait plagiée, on le lui fait remarquer. O n
considère qu'une telle intervention fait partie de l'analyse. N o u s
sommes heureusement assez honnêtes et assez aveugles pour donner
c o m m e preuve du bien-fondé de notre interprétation, le fait que le sujet
nous apporte la fois suivante cette jolie petite histoire— en sortant de la
séance, il a été dans un restaurant, et a dégusté son plat préféré, des
cervelles fraîches.
O n est enchanté, ça a répondu. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Ça
veut dire que le sujet, lui, n'a absolument rien compris à la chose, et
qu'il ne comprend rien non plus à ce qu'il nous apporte, de sorte qu'on
ne voit pas très bien où est le progrès réalisé. Kris a appuyé sur le bon
bouton. Il ne suffit pas d'appuyer sur le bon bouton. Le sujet fait là tout
simplement un acting-out.
J'entérine l'acting-out c o m m e équivalent à un phénomène hallucina-
toire du type délirant qui se produit quand vous symbolisez prématu-
rément, quand vous abordez quelque chose dans l'ordre de la réalité et
n o n à l'intérieur du registre symbolique. Pour un analyste, aborder la
question du plagiarisme dans le registre symbolique doit être d'abord
centré sur l'idée que le plagiarisme n'existe pas. Il n'y a pas de propriété
symbolique. C'est bien la question — si le symbole est à tous, pourquoi
les choses de l'ordre du symbole ont-elles pris pour le sujet cet accent,
ce poids ?
C'est là que l'analyste doit attendre ce que le sujet lui fournira, avant
de faire entrer en jeu son interprétation. C o m m e il s'agit d'un grand
névrosé qui résiste à une tentative analytique certainement non négli-
geable — avant de venir chez Kris, il avait déjà eu une analyse — vous
avez toutes les chances pour que ce plagiarisme soit fantasmatique. Par
contre, si vous portez l'intervention sur le plan de la réalité, c'est-à-dire
si vous retournez à la psychothérapie la plus primaire, que fait le sujet ?
Il répond de la façon la plus claire, à un niveau plus profond de la réalité.
Il témoigne que quelque chose surgit de la réalité qui est obstiné,
qui s'impose à lui, et que tout ce qu'on pourra lui dire ne changera
rien au fond du problème. Vous lui démontrez qu'il n'est plus plagiaire,
il vous montre de quoi il s'agit, en vous faisant manger des cervelles
fraîches. Il renouvelle son symptôme, et sur un point qui n'a
pas plus de fondement ni d'existence que celui sur lequel il l'a montré
tout d'abord. Montre-t-il même quelque chose ? J'irai plus loin — je
dirai qu'il ne montre rien du tout, que c'est ce quelque chose qui se
montre.

93
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

N o u s sommes là au cœur de ce que je vais essayer cette année de vous


démontrer à propos du président Schreber.

L'observation du président Schreber montre des choses microscopi-


ques sous une forme dilatée. C'est bien ce qui va me permettre de vous
éclairer ce que Freud a formulé de la façon la plus claire à propos de la
psychose, sans aller jusqu'à l'extrême, parce que, de son temps, le
problème n'était pas parvenu au degré d'acuité, d'urgence quant à la
pratique analytique, où il est du nôtre. Il dit, phrase essentielle q u e j ' a i
déjà maintes fois citée — quelque chose qui a été rejeté de l'intérieur
reparaît à l'extérieur. J'y reviens.
Je vous propose d'articuler le problème dans les termes suivants.
Préalablement à toute symbolisation — cette antériorité n'est pas
chronologique, mais logique — il y a une étape, les psychoses le
démontrent, où il se peut qu'une part de la symbolisation ne se fasse
pas. Cette étape première précède toute la dialectique névrotique
qui tient à ce que la névrose est une parole qui s'articule, pour autant
que le refoulé et le retour du refoulé sont une seule et m ê m e chose. Il
peut ainsi se faire que quelque chose de primordial quant à l'être du
sujet n'entre pas dans la symbolisation, et soit, non pas refoulé, mais
rejeté.
Ce n'est pas démontré. Ce n'est pas non plus une hypothèse. C'est
une articulation du problème. La première étape n'est pas une étape que
vous ayez à situer quelque part dans la genèse. Je ne nie pas, bien
entendu, que ce qui se passe au niveau des premières articulations
symboliques, l'apparition essentielle du sujet, ne nous pose des
questions, mais ne vous laissez pas fasciner par ce m o m e n t génétique.
Le jeune enfant que vous voyez jouer à faire disparaître et revenir un
objet, et qui s'exerce par là à l'appréhension du symbole, vous masque,
si vous vous laissez fasciner par lui, le fait que le symbole est déjà là,
énorme, l'englobant de toute part, que le langage existe, qu'il remplit
les bibliothèques, qu'il en déborde, qu'il encercle toutes vos actions,
qu'il les guide, qu'il les suscite, que vous êtes engagés, qu'il peut vous
requérir à tout instant de vous déplacer, et vous mener quelque part.
T o u t cela, vous l'oubliez devant l'enfant en train de s'introduire dans la
dimension symbolique. Donc, plaçons-nous au niveau de l'existence du
symbole c o m m e tel, en tant que nous y sommes immergés.
Dans le rapport du sujet au symbole, il y a la possibilité d'une

94
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

Verwerjung primitive, à savoir que quelque chose ne soit pas symbolisé,


qui va se manifester dans le réel.
La catégorie du réel est essentielle à introduire, elle est impossible à
négliger dans les textes freudiens. Je lui d o n n e ce n o m en tant qu'elle
définit un c h a m p différent du symbolique. C'est de là seulement qu'il
est possible d'éclairer le p h é n o m è n e psychotique et son évolution.
A u niveau de cette Bejahung pure, primitive, qui peut avoir lieu ou
non, une première dichotomie s'établit — ce qui aura été soumis à la
Bejahung, à la symbolisation primitive, aura divers destins, ce qui est
t o m b é sous le coup de la Verwerjung primitive en aura un autre.
J e vais a u j o u r d ' h u i de l'avant et j'éclaire ma lanterne, p o u r que vous
sachiez où j e vais. N e prenez pas ce que je vous expose p o u r une
construction arbitraire, ni simplement c o m m e le fruit d ' u n e soumission
au texte de Freud, m ê m e si c'est très précisément ce que nous avons lu
dans ce texte extraordinaire de la Verneinung que M . Hyppolite a bien
voulu, il y a deux ans, c o m m e n t e r pour nous. S i j e dis ce q u e j e dis, c'est
parce que c'est la seule façon d'introduire une rigueur, une cohérence et
une rationalité dans ce qui se passe dans la psychose, et n o m m é m e n t
dans celle dont il s'agit ici, celle du président Schreber. Je vous
m o n t r e r a i par la suite les difficultés que fait toute notre compréhension
du cas, et la nécessité de cette articulation de départ.
Il y a d o n c à l'origine, Bejahung, c'est-à-dire affirmation de ce qui est,
o u Verwerjung.
É v i d e m m e n t , il ne suffit pas que le sujet ait choisi dans le texte de ce
qu'il y a à dire, une partie, une partie seulement, en repoussant le reste,
p o u r qu'au moins avec celle-ci ça colle. Il y a toujours des choses qui ne
collent pas. C'est u n fait évident, si nous ne partons pas de l'idée qui
inspire toute la psychologie classique, académique, à savoir que les êtres
humains sont des êtres adaptés, c o m m e on dit, puisqu'ils vivent, et
d o n c que tout doit coller. Vous n'êtes pas psychanalyste si vous
admettez cela. Etre psychanalyste, c'est simplement ouvrir les yeux sur
cette évidence qu'il n ' y a rien de plus cafouilleux que la réalité humaine.
Si vous croyez avoir u n m o i bien adapté, raisonnable, qui sait naviguer,
reconnaître ce qu'il y a à faire et ce qu'il y a à ne pas faire, tenir c o m p t e
des réalités, il n ' y a plus qu'à vous envoyer loin d'ici. La psychanalyse,
rejoignant en cela l'expérience c o m m u n e , vous m o n t r e qu'il n ' y a rien
de plus bête q u ' u n e destinée humaine, à savoir q u ' o n est toujours
blousé. M ê m e quand on fait quelque chose qui réussit, ce n'est
j u s t e m e n t pas ce q u ' o n voulait. Il n ' y a rien de plus déçu q u ' u n
monsieur qui arrive soi-disant au comble de ses vœux, il suffit de parler
trois minutes avec lui, franchement, c o m m e peut-être seul l'artifice du
divan psychanalytique le permet, p o u r savoir qu'en fin de compte, ce

95
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

truc-là c'est j u s t e m e n t le truc dont il se m o q u e , et qu'il est de plus


particulièrement ennuyé par toutes sortes de choses. L'analyse, c'est
s'apercevoir de cela, et en tenir compte.
C e n'est pas par accident, parce que ça pourrait être autrement, que
par une chance bizarre nous traversons la vie sans rencontrer personne
que des malheureux. O n se dit que les gens heureux doivent être
quelque part. E h bien, si vous ne vous ôtez pas cela de la tête, c'est que
vous n'avez rien compris à la psychanalyse. Voilà ce que j'appelle
p r e n d r e les choses au sérieux. Q u a n d j e vous ai dit qu'il fallait prendre
les choses au sérieux, c'est pour que vous preniez au sérieux j u s t e m e n t
ce fait, que vous ne les prenez jamais au sérieux.
D o n c , à l'intérieur de la Bejahung, il arrive toutes sortes d'accidents.
Rien ne nous indique que le retranchement primitif ait été fait de façon
propre. Il y a d'ailleurs de fortes chances que d'ici longtemps nous ne
sachions rien de ses motifs, précisément parce que cela se situe au-delà
de tout mécanisme de symbolisation. Et si quelqu'un en sait un j o u r
quelque chose, il y a peu de chance, que ce soit l'analyste. T o u j o u r s
est-il que c'est avec ce qui reste que le sujet se compose un m o n d e , et
surtout, qu'il se situe dedans, c'est-à-dire qu'il s'arrange pour être à peu
près ce qu'il a admis qu'il était, un h o m m e quand il se trouve être du
sexe masculin, ou une f e m m e inversement.
Si j e mets cela au premier plan, c'est que l'analyse souligne bien que
c'est là u n des problèmes essentiels. N'oubliez jamais que rien de ce qui
touche au c o m p o r t e m e n t de l'être h u m a i n c o m m e sujet, et à quoi que ce
soit dans lequel il se réalise, dans lequel il est tout simplement, ne peut
échapper à être soumis aux lois de la parole.
La découverte freudienne nous enseigne que les adéquations natu-
relles sont, chez l ' h o m m e , p r o f o n d é m e n t déconcertées. C e n'est pas
simplement parce que la bisexualité j o u e chez lui un rôle essentiel. Cette
bisexualité n'est pas surprenante du point de vue biologique, étant
d o n n é que les voies d'accès à la régulation et à la normalisation sont
chez lui plus complexes, et différentes, par rapport à ce que nous
observons chez les m a m m i f è r e s et chez les vertébrés en général. La
symbolisation, autrement dit la Loi, y j o u e un rôle primordial.
Si Freud a tellement insisté sur le complexe d'Œdipe, qu'il a été
j u s q u ' à construire une sociologie de totems et de tabous, c'est manifes-
t e m e n t que p o u r lui la Loi est là ab origine. Il n'est pas question par
conséquent de se poser la question des origines — la Loi est là j u s t e m e n t
depuis le début, depuis toujours, et la sexualité humaine doit se réaliser
par et à travers elle. Cette Loi fondamentale est simplement une loi de
symbolisation. C'est ce que l ' Πd i p e veut dire.
D o n c , à l'intérieur de cela, va se produire tout ce que vous pouvez

96
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

imaginer, sous les trois registres de la Verdichtung, de la Verdràngung et


de la Verneinung.
La Verdichtung est simplement la loi du malentendu, grâce à quoi
nous survivons, ou encore grâce à quoi nous faisons plusieurs choses à
la fois, ou encore grâce à quoi nous pouvons par exemple, quand nous
s o m m e s u n h o m m e , satisfaire complètement nos tendances opposées
en occupant dans une relation symbolique une position féminine, tout
en restant parfaitement un h o m m e , p o u r v u de sa virilité, sur le plan
imaginaire et sur le plan réel. Cette fonction qui est, avec plus ou moins
d'intensité, de féminité, peut trouver ainsi à se satisfaire à cette
réceptivité essentielle qui est l'un des rôles existants f o n d a m e n t a u x . C e
n'est pas m é t a p h o r i q u e — nous recevons bien quelque chose quand
nous recevons la parole. La participation à la relation de la parole peut
avoir plusieurs sens à la fois, et l'une des significations intéressées peut
être précisément de se satisfaire dans la position féminine, c o m m e telle
essentielle à notre être.
La Verdràngung, le refoulement, n'est pas la loi du malentendu, c'est
ce qui se passe quand ça ne colle pas au niveau d'une chaîne symbolique.
C h a q u e chaîne symbolique à quoi nous s o m m e s liés c o m p o r t e une
cohérence interne, qui fait que nous s o m m e s forcés à tel m o m e n t de
rendre ce que nous avons reçu à tel autre. O r , il arrive que nous ne
puissions rendre sur tous les plans à la fois, et qu'en d'autres termes, la
loi nous soit intolérable. N o n pas qu'elle le soit en elle-même mais parce
que la position où nous s o m m e s c o m p o r t e u n sacrifice qui s'avère
impossible sur le plan des significations. Alors, nous refoulons, de nos
actes, de nos discours, de notre c o m p o r t e m e n t . Mais la chaîne n'en
continue pas moins à courir dans les dessous, à exprimer ses exigences,
à faire valoir sa créance, et ce, par l'intermédiaire du s y m p t ô m e
névrotique. C'est en quoi le refoulement est au ressort de la névrose.
La Verneinung, elle, est de l'ordre du discours, et concerne ce que
nous s o m m e s capables de faire venir au j o u r par une voie articulée.
Ledit principe de réalité intervient strictement à ce niveau. Freud
l'exprime de la façon la plus claire, en trois ou quatre endroits que nous
avons parcourus de son œuvre dans les différents m o m e n t s de notre
commentaire. Il s'agit de l'attribution, n o n pas de la valeur de symbole,
Bejahung, mais de la valeur d'existence. D e ce niveau, que Freud situe
dans son vocabulaire c o m m e celui du j u g e m e n t d'existence, il donne,
avec une p r o f o n d e u r mille fois en avance sur ce q u ' o n disait de son
temps, la caractéristique suivante — qu'il s'agit toujours de retrouver
u n objet.
T o u t e appréhension humaine de la réalité est soumise à cette
condition primordiale — le sujet est à la recherche de l'objet de son

97
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

désir, mais rien ne l'y conduit. La réalité, pour autant qu'elle est
sous-tendue par le désir, est au départ hallucinée. La théorie freudienne
de la naissance du m o n d e objectai, de la réalité telle qu'elle est exprimée
à la fin de la Traumdeutung par exemple, et reprise chaque fois qu'il s'agit
d'elle essentiellement, c o m p o r t e que le sujet reste en suspension à
l'endroit de ce qui fait son objet fondamental, l'objet de sa satisfaction
essentielle.
C'est cette partie de l'œuvre, de la pensée freudienne, qui est
a b o n d a m m e n t reprise dans tous ces développements q u ' o n nous fait
actuellement sur la relation préœdipienne, et qui consiste en fin de
c o m p t e à dire que le sujet cherche toujours à satisfaire la primitive
relation maternelle. E n d'autres termes, là où Freud a introduit la
dialectique de deux principes inséparables, qui ne peuvent être pensés
l'un sans l'autre, le principe du plaisir et le principe de la réalité, o n
choisit l'un d'entre eux, le principe du plaisir, et c'est sur lui q u ' o n porte
tout l'accent, en posant qu'il d o m i n e et englobe le principe de
réalité.
Mais ce principe de réalité, on le méconnaît dans son essence. Il
e x p r i m e exactement ceci — le sujet n'a pas à trouver l'objet de son désir,
il n ' y est pas conduit par les canaux, les rails naturels d'une adaptation
instinctuelle plus ou moins préétablie, et d'ailleurs plus ou moins
achoppant, telle que nous la voyons dans le règne animal, il doit au
contraire retrouver l'objet, dont le surgissement est fondamentalement
halluciné. Bien entendu, il ne le retrouve jamais, et c'est précisément en
cela que consiste le principe de réalité. Le sujet ne retrouve jamais, écrit
Freud, q u ' u n autre objet, qui répondra d'une façon plus ou moins
satisfaisante aux besoins dont il s'agit. Il ne trouve jamais q u ' u n objet
distinct, puisqu'il doit par définition retrouver quelque chose qui est
prêté. C'est là le point essentiel autour duquel tourne l'introduction,
dans la dialectique freudienne, du principe de réalité.
C e qu'il faut concevoir, parce que ceci nous est donné par l'expé-
rience clinique, c'est qu'apparaît dans le réel autre chose que ce qui est
mis à l'épreuve et recherché par le sujet, autre chose que ce vers quoi le
sujet est conduit par l'appareil de réflexion, de maîtrise et de recherche
qu'est son moi, avec tout ce qu'il c o m p o r t e d'aliénations f o n d a m e n -
tales, autre chose, qui peut surgir, soit sous la f o r m e sporadique de cette
petite hallucination dont il est fait état à propos de l ' H o m m e aux loups,
soit, d ' u n e façon beaucoup plus extensive, c o m m e ce qui se produit
dans le cas du président Schreber.

98
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

Qu'est-ce que le phénomène psychotique ? C'est l'émergence dans la


réalité d'une signification énorme qui n'a l'air de rien — et ce, pour
autant qu'on ne peut la relier à rien, puisqu'elle n'est jamais entrée dans
le système de la symbolisation — mais qui peut, dans certaines
conditions, menacer tout l'édifice.
Il y a manifestement dans le cas du président Schreber une significa-
tion qui concerne le sujet, mais qui est rejetée, et ne se dessine que de la
façon la plus estompée dans son horizon et son éthique — et dont le
resurgissement détermine l'invasion psychotique. Vous verrez à quel
point ce qui la détermine est différent de ce qui détermine l'invasion
névrotique — ce sont des conditions strictement opposées. Dans le cas
du président Schreber, cette signification rejetée a le plus étroit rapport
avec cette bisexualité primitive dont je vous parlais tout à l'heure. Le
président Schreber n'a jamais intégré d'aucune façon, nous essaierons
de le voir dans le texte, aucune espèce de forme féminine.
O n voit difficilement comment ce serait purement et simplement la
répression de telle tendance, le rejet ou le refoulement de telle pulsion
plus ou moins transférentielle qu'il aurait éprouvée à l'égard du docteur
Flechsig, qui aurait amené le président Schreber à construire son
énorme délire. Il doit bien y avoir quelque chose d'un peu plus
proportionné au résultat dont il s'agit.
Je vous indique par avance qu'il s'agit de la fonction féminine dans sa
signification symbolique essentielle, et que nous ne pouvons la retrou-
ver qu'au niveau de la procréation, vous verrez pourquoi. N o u s ne
dirons ni émasculation, ni féminisation, ni fantasme de grossesse, car
cela va jusqu'à la procréation. Voilà ce qui, non pas du tout à un
m o m e n t déficitaire, mais au contraire à un m o m e n t sommet de son
existence, se manifeste à lui sous la forme d'une irruption dans le réel de
quelque chose qu'il n'a jamais connu, d'un surgissement d'une étran-
geté totale, qui va progressivement amener une submersion radicale de
toutes ses catégories, jusqu'à le forcer à un véritable remaniement de
son monde.
Pouvons-nous parler de processus de compensation, et m ê m e de
guérison, c o m m e certains n'hésiteraient pas à le faire, sous prétexte
qu'au m o m e n t de la stabilisation de son délire, le sujet présente un état
plus calme qu'au m o m e n t de l'irruption du délire ? Est-ce une guérison,
ou non ? C'est une question qui vaut la peine d'être posée, mais je crois

99
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

q u e ce ne peut être que dans u n sens abusif q u ' o n parle ici de


guérison.
Q u e se passe-t-il donc au m o m e n t où ce qui n'est pas symbolisé
reparaît dans le réel ? Il n'est pas vain d'apporter à ce propos le terme de
défense. Il est clair que ce qui apparaît, apparaît sous le registre de la
signification, et d ' u n e signification qui ne vient de nulle part, et qui ne
renvoie à rien, mais une signification essentielle, par laquelle le sujet est
concerné. A ce m o m e n t , se m e t certainement en branle ce qui intervient
chaque fois qu'il y a conflit d'ordres, à savoir du refoulement. Mais
p o u r q u o i ici le refoulement ne colle-t-il pas, c'est-à-dire n'aboutit pas à
ce qui se produit quand il s'agit d ' u n e névrose ?
Avant de savoir pourquoi, il faut d'abord étudier le c o m m e n t . Je vais
bien m e t t r e l'accent sur ce qui fait la différence de structure entre la
névrose et la psychose.
Q u a n d une pulsion, disons féminine ou pacifiante, apparaît chez un
sujet p o u r qui ladite pulsion a déjà été mise e n j e u dans différents points
de sa symbolisation préalable, dans sa névrose infantile par exemple,
elle t r o u v e à s'exprimer dans un certain n o m b r e de s y m p t ô m e s . Ainsi
ce qui est refoulé s'exprime tout de m ê m e , le refoulement et le retour du
refoulé étant une seule et m ê m e chose. Le sujet a la possibilité, à
l'intérieur du refoulement, de s'en tirer avec ce qui arrive de nouveau. Il
y a c o m p r o m i s . C'est ce qui caractérise la névrose, c'est la chose à la fois
la plus évidente du m o n d e , et celle q u ' o n ne veut pas voir.
La Verwerjung n'est pas du m ê m e niveau que la Verneinung. Q u a n d ,
au début de la psychose, le non-symbolisé reparaît dans le réel, il y a des
réponses du côté du mécanisme de la Verneinung, mais elles sont
inadéquates.
Q u ' e s t - c e que le début d'une psychose ? U n e psychose a-t-elle
c o m m e une névrose, une préhistoire ? Y a-t-il, ou ou non, une
psychose infantile ? Je ne dis pas que nous répondrons à cette question,
mais au moins, nous la poserons.
T o u t laisse apparaître que la psychose n'a pas de préhistoire. Il se
t r o u v e seulement que lorsque, dans des conditions spéciales qui devront
être précisées, quelque chose apparaît dans le m o n d e extérieur qui n'a
pas été primitivement symbolisé, le sujet se trouve absolument démuni,
incapable de faire réussir la Verneinung à l'égard de l'événement. Ce qui
se produit alors a le caractère d'être absolument exclu du c o m p r o m i s
symbolisant de la névrose, et se traduit dans un autre registre, par une
véritable réaction en chaîne au niveau de l'imaginaire, soit dans la
contre-diagonale de notre petit carré magique.
Le sujet, faute de pouvoir d'aucune façon rétablir le pacte du sujet à
l'autre, faute de pouvoir faire une quelconque médiation symbolique

100
LE PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE ET SON MÉCANISME

entre ce qui est nouveau et lui-même, entre dans un autre mode de


médiation, complètement différent du premier, substituant à la média-
tion symbolique un fourmillement, une prolifération imaginaire, dans
lesquels s'introduit, d'une façon déformée, et profondément a-symbo-
lique, le signal central d'une médiation possible.
Le signifiant lui-même subit de profonds remaniements, qui vont
donner cet accent si particulier aux intuitions les plus signifiantes pour
le sujet. La langue fondamentale du président Schreber est en effet le
signe que subsiste à l'intérieur de ce monde imaginaire l'exigence du
signifiant.
Le rapport du sujet au monde est une relation en miroir. Le monde du
sujet va se composer essentiellement du rapport avec cet être qui est
pour lui l'autre, c'est-à-dire Dieu lui-même. Quelque chose est là
prétendument réalisé, de la relation d ' h o m m e à femme. Mais vous
verrez, quand nous étudierons en détail ce délire, que tout au contraire
les deux personnages, c'est-à-dire Dieu, avec tout ce qu'il comporte,
l'univers, la sphère céleste, et Schreber lui-même d'autre part, en tant
que littéralement décomposé en une multitude d'êtres imaginaires qui
poursuivent leurs va-et-vient et transfixions diverses, sont deux struc-
tures qui se relaient strictement. Elles développent d'une façon très
attachante pour nous, ce qui n'est jamais qu'élidé, voilé, domestiqué,
dans la vie de l ' h o m m e normal — à savoir la dialectique du corps
morcelé par rapport à l'univers imaginaire, qui est sous-jacente dans la
structure normale.
L'étude du délire de Schreber a l'intérêt éminent de nous permettre de
saisir d'une façon développée la dialectique imaginaire. Si elle se
distingue manifestement de tout ce que nous pouvons présumer d'une
relation instinctuelle, naturelle, c'est en raison d'une structure géné-
rique que nous avons marquée à l'origine, et qui est celle du stade du
miroir. Cette structure fait d'avance du monde imaginaire de l'homme,
quelque chose de décomposé. N o u s le trouvons ici à son état déve-
loppé, et c'est un des intérêts de l'analyse du délire c o m m e tel. Les
analystes l'ont toujours souligné, le délire nous montre le jeu des
fantasmes dans son caractère absolument développé de duplicité. Les
deux personnages auxquels le monde se réduit pour le président
Schreber, sont faits l'un par rapport à l'autre, l'un offre à l'autre son
image inversée.
L'important est de voir en quoi cela répond à la demande, faite de
biais d'intégrer ce qui a surgi dans le réel, et qui représente pour le sujet
ce quelque chose de lui-même qu'il n'a jamais symbolisé. U n e exigence
de l'ordre symbolique, pour ne pouvoir être intégrée dans ce qui a déjà
été mis e n j e u dans le mouvement dialectique sur lequel a vécu le sujet,

101
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

entraîne une désagrégation en chaîne, une soustraction de la t r a m e dans


la tapisserie, qui s'appelle un délire. U n délire n'est pas forcément sans
rapport avec u n discours normal, et le sujet est fort capable de nous en
faire part, et de s'en satisfaire, à l'intérieur d ' u n m o n d e où toute
c o m m u n i c a t i o n n'est pas r o m p u e .
C'est au j o i n t de la Verwerjung et de la Verdràngung avec la Verneinung
que nous poursuivrons la prochaine fois notre examen.

11 JANVIER 1 9 5 6 .
VII

LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

Dora et son quadrilatère.


Eros et agression chez
l'épinoche mâle.
Ce qui s'appelle le père.
La fragmentation de l'identité.

J'avais l'intention de pénétrer aujourd'hui l'essence de la folie, et j'ai


pensé qu'il y avait là une folie. Je me suis rassuré en me disant que ce que
nous faisions n'est pas une entreprise si isolée et si hasardeuse.
Ce n'est pas pourtant que le travail soit facile. Pourquoi ? Parce que,
par une singulière fatalité, toute entreprise humaine, et spécialement les
entreprises difficiles, tendent toujours à une retombée, par le fait de ce
quelque chose de mystérieux qu'on appelle la paresse. Il suffit pour le
mesurer de relire sans préjugés, avec un œil et un entendement lavés de
tout le bruit que nous entendons autour des concepts analytiques, le
texte de Freud sur le président Schreber.
C'est un texte absolument extraordinaire, mais qui ne fait que nous
livrer la voie de l'énigme. Toute l'explication qu'il nous donne du délire
vient en effet confluer à cette notion du narcissisme qui n'est assuré-
ment pas élucidée pour Freud, au moins à l'époque où il écrit sur
Schreber.
O n fait aujourd'hui comme si le narcissisme était quelque chose qui
se comprenait de soi-même — avant d'aller vers les objets extérieurs, il
y aurait une étape où le sujet prend son propre corps comme objet.
C'est bien en effet une dimension où le terme de narcissisme prend son
sens. Est-ce à dire pour autant que ce soit uniquement en ce sens que le
terme de narcissisme soit employé ? L'autobiographie du président
Schreber telle que Freud la fait venir à l'appui de cette notion, nous
montre pourtant que ce qui répugnait au narcissisme dudit Président,
c'était l'adoption d'une position féminine à l'endroit de son père,
laquelle comportait la castration. Voilà qui trouverait mieux à se
satisfaire dans une relation fondée sur le délire de grandeur, c'est à

103
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

savoir que la castration ne lui fait plus rien à partir du m o m e n t où son


partenaire est Dieu.
E n s o m m e , le schéma de Freud pourrait se résumer ainsi, c o n f o r m é -
ment aux formules qu'il propose de la paranoïa dans ce texte m ê m e — j e
ne l'aime pas, lui, c'est Dieu que j'aime, et, renversement, c'est Dieu qui
m'aime.
Je vous ai déjà fait remarquer la dernière fois que cela n'est peut-être
tout de m ê m e pas complètement satisfaisant, pas plus que ne le sont les
formules de Freud, si éclairantes soient-elles. Le double renversement,
Je ne l'aime pas, je le hais, il me hait, donne assurément, une clé du
mécanisme de la persécution. T o u t le problème est celui de ce il, en
effet, ce il est démultiplié, neutralisé, vidé, semble-il, de sa subjectivité.
Le p h é n o m è n e persécutif prend le caractère de signes indéfiniment
répétés, et le persécuteur, pour autant qu'il est son support, n'est plus
que l ' o m b r e de l'objet persécuteur.
Cela n'est pas moins vrai du Dieu dont il s'agit dans l'épanouissement
du délire du président Schreber. Je vous ai fait remarquer au passage
quelle distance il y a, presque ridicule à être évoquée tellement elle est
manifeste, entre la relation du président Schreber à Dieu, et la m o i n d r e
des productions de l'expérience mystique. Si minutieuse soit-elle, la
description de ce partenaire unique n o m m é Dieu ne nous laisse pas
moins perplexes sur sa nature.
C e que nous a dit Freud du retrait de l'intérêt de la libido loin de
l'objet extérieur, est bien au cœur du problème. Mais il s'agit pour nous
d'élaborer ce que cela peut vouloir dire. Sur quel plan ce retrait
s'exerce-t-il ? N o u s sentons bien qu'il y a quelque chose qui a
p r o f o n d é m e n t modifié l'objet, mais suffit-il de l'imputer à un de ces
déplacements de la libido que nous mettons au fond des mécanismes des
névroses ? Quels sont les plans, les registres, qui nous permettront de
cerner ces modifications du caractère de l'autre qui sont toujours, nous
le sentons bien, le fond de l'aliénation de la folie ?

Je vais ici m e permettre un petit retour en arrière, p o u r essayer de


vous faire voir d ' u n œil neuf certains aspects de phénomènes qui vous
sont déjà familiers. Prenons un cas qui n'est pas une psychose, le cas
presque inaugural de l'expérience p r o p r e m e n t psychanalytique élaborée
par Freud, celui de Dora.
D o r a est une hystérique, et c o m m e telle elle a des rapports singuliers

104
LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

à l'objet. Vous savez quel embarras fait dans son observation, et aussi
bien dans la poursuite de la cure, l'ambiguïté qui demeure sur la
question de savoir quel est vraiment son objet d ' a m o u r . Freud a vu
finalement son erreur, et nous dit que c'est sans doute pour avoir
m é c o n n u le véritable objet d ' a m o u r de Dora qu'il a fait échouer toute
l'affaire, et que la cure s'est r o m p u e prématurément, sans permettre une
résolution suffisante de ce qui était en question. Vous savez que Freud
avait cru entrevoir chez elle un rapport conflictuel qui tenait à
l'impossiblité où elle était de se détacher de l'objet premier de son
a m o u r , son père, p o u r aller vers un objet plus normal, à savoir un autre
h o m m e . O r , l'objet p o u r Dora n'était autre que cette f e m m e que l'on
appelle, dans l'observation, M a d a m e K., et qui est précisément la
maîtresse de son père.
Partons de l'observation, j e commenterai ensuite. L'histoire, vous le
savez, est celle d ' u n menuet de quatre personnages, Dora, son père,
Monsieur K. et M a d a m e K. Monsieur K. sert en s o m m e à D o r a de moi,
p o u r autant que c'est par son intermédiaire qu'elle peut effectivement
soutenir son rapport à M a d a m e K.. Je demande q u ' o n m e suive sur ce
point et q u ' o n m e fasse confiance, puisque j'ai suffisamment écrit sur ce
cas dans une intervention à propos du transfert, pour qu'il vous soit
facile de vous y reporter.
La médiation de Monsieur K. permet seule à Dora de soutenir une
relation supportable. Si ce quart médiateur est essentiel au maintien de
la situation, ce n'est pas parce que l'objet de son affection est du m ê m e
sexe qu'elle, c'est qu'elle a avec son père les relations les plus
p r o f o n d é m e n t motivées, d'identification et de rivalité, encore accen-
tuées par le fait que la m è r e est dans le couple parental un personnage
tout à fait effacé. C'est parce que le rapport triangulaire lui serait
spécialement insoutenable que la situation s'est non seulement mainte-
nue, mais a été effectivement soutenue dans cette composition de
groupe quaternaire.
C e qui le prouve, c'est ce qui advient en effet le j o u r où Monsieur K.
p r o n o n c e cette parole fatidique — Ma femme n'est rien pour moi. T o u t se
passe à ce m o m e n t - l à c o m m e si elle lui répondait — Alors, que
pouvez-vous bien être pour moi ? Elle le gifle instantanément, alors qu'elle
avait jusque-là maintenu avec lui la relation ambiguë qui était nécessaire
p o u r préserver le groupe à quatre. D ' o ù rupture d'équilibre de la
situation.
D o r a n'est q u ' u n e petite hystérique, elle a peu de s y m p t ô m e s . V o u s
vous souvenez, j e l'espère, de l'accent que j'ai mis sur cette fameuse
aphonie qui ne se produit que dans ses m o m e n t s de tête-à-tête, de
confrontation, avec son objet d ' a m o u r , et qui est certainement liée à

105
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

une érotisation très spéciale de la fonction orale, soustraite à ses usages


habituels dès que Dora approche de trop près l'objet de son désir. C'est
peu de chose, et ce n'est pas ce qui la précipiterait chez Freud, ou ferait
que son entourage l'y pousse. Par contre, à partir du m o m e n t où, le
quatrième personnage s'en allant, la situation se décompense, un petit
syndrome, de persécution tout simplement, apparaît chez Dora par
rapport à son père.
Jusque-là, la situation était un peu scabreuse, mais elle ne dépassait
pas la mesure de ce que nous appellerons l'opérette viennoise. C o m m e
toutes les observations ultérieures le soulignent, Dora se comportait
admirablement pour qu'il n'y ait pas d'histoires, et que son père ait avec
cette f e m m e aimée des relations normales — à dire vrai la nature de ces
relations reste assez dans l'ombre. Dora couvrait l'ensemble de la
situation, et elle y était en fin de compte assez à l'aise. Mais à partir du
m o m e n t où la situation se décompense, elle revendique, elle affirme
que son père veut la prostituer, et la livre à ce Monsieur K. en échange
du maintien de ses relations ambiguës avec la f e m m e de celui-ci.
Vais-je dire que Dora est une paranoïaque ? Je n'ai jamais dit cela, et
je suis assez scrupuleux en matière de diagnostic de psychose.
Je me suis dérangé ici vendredi dernier pour voir une patiente qui a
évidemment un comportement difficile, conflictuel avec son entou-
rage. O n me faisait venir en somme pour dire que c'était une psychose,
et non pas, c o m m e il apparaissait au premier abord, une névrose
obsessionnelle. Je me suis refusé à porter le diagnostic de psychose pour
une raison décisive, c'est qu'il n'y avait aucune de ces perturbations qui
font l'objet de notre étude cette année, et qui sont des troubles dans
l'ordre du langage. N o u s devons exiger, avant de porter le diagnostic
de psychose, la présence de ces troubles.
Il ne suffit pas d'une revendication contre des personnages censés agir
contre vous, pour que nous soyons dans la psychose. Cela peut être une
revendication injustifiée, participant à un délire de la présomption, ce
n'est pas pour autant une psychose. Ce n'est pas sans rapport avec elle,
il y a un petit délire, on peut aller jusqu'à l'appeler ainsi. La continuité
des phénomèmes est bien connue, on a toujours su définir le
paranoïaque c o m m e un monsieur susceptible, intolérant, méfiant et en
état de conflit verbalisé avec son entourage. Mais pour que nous soyons
dans la psychose, il y faut des troubles du langage, c'est en tout cas la
convention que je vous propose d'adopter provisoirement.
Dora éprouve à l'endroit de son père un phénomène significatif,
interprétatif, voire hallucinatoire, mais qui ne va pas jusqu'à produire
un délire. C'est néanmoins un phénomène qui est sur la voie ineffable,
intuitive, d'imputer à autrui hostilité et mauvaise intention, et ce, à

106
LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

p r o p o s d ' u n e situation à laquelle le sujet a véritablement participé, de la


façon élective la plus profonde.
Q u ' e s t - c e que cela veut dire ? Le niveau d'altérité de ce personnage
vient à se modifier, et la situation se dégrade en raison de l'absence d ' u n
des composants du quadrilatère qui lui permettait de se soutenir. N o u s
p o u v o n s ici, si nous savons la manier avec prudence faire usage de la
notion de distanciation. O n en fait usage à tort et à travers, mais ce n'est
pas une raison p o u r nous en refuser l'usage, à condition de lui donner
une application plus c o n f o r m e aux faits.
Cela nous mène au cœur du problème du narcissisme.

Quelle notion p o u v o n s - n o u s nous faire du narcissisme à partir de


notre travail ? N o u s considérons la relation du narcissisme c o m m e la
relation imaginaire centrale pour le rapport interhumain. Qu'est-ce qui
a cristallisé autour de cette notion l'expérience de l'analyste ? C'est
avant tout son ambiguïté. C'est en effet une relation érotique — toute
identification érotique, toute saisie de l'autre par l'image dans un
rapport de captivation érotique, se fait par la voie de la relation
narcissique — et c'est aussi la base de la tension agressive.
A partir du m o m e n t où la notion du narcissisme est entrée dans la
théorie analytique, la n o t e de l'agressivité a été mise de plus en plus au
centre des préoccupations techniques. Mais leur élaboration a été
élémentaire. Il s'agit d'aller plus loin.
C'est très exactement ce à quoi sert le stade du miroir. Il m e t en
évidence la nature de cette relation agressive et ce qu'elle signifie. Si la
relation agressive intervient dans cette formation qui s'appelle le moi,
c'est qu'elle en est constituante, c'est que le m o i est d'ores et déjà par
l u i - m ê m e un autre, qu'il s'instaure dans une dualité interne au sujet. Le
m o i est ce maître que le sujet trouve dans un autre, et qui s'instaure dans
sa fonction de maîtrise au cœur de lui-même. Si dans tout rapport,
m ê m e érotique, avec l'autre, il y a quelque écho de cette relation
d'exclusion, c'est lui ou moi, c'est que, sur le plan imaginaire, le sujet
h u m a i n est ainsi constitué que l'autre est toujours près de reprendre sa
place de maîtrise par rapport à lui, qu'en lui il y a un m o i qui lui est
t o u j o u r s en partie étranger, maître implanté en lui par-dessus l'en-
semble de ses tendances, de ses comportements, de ses instincts, de ses
pulsions. Je ne fais rien d'autre ici que d'exprimer, d ' u n e façon un peu
plus rigoureuse et qui m e t en évidence le paradoxe, le fait qu'il y a des

107
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

conflits entre les pulsions et le moi, et qu'il faut faire un choix. Il y en a


qu'il adopte, il y en a qu'il n'adopte pas, c'est ce qu'on appelle, on ne sait
pourquoi, la fonction de synthèse du moi, puisque au contraire cette
synthèse ne se fait jamais — on ferait mieux de dire fonction de
maîtrise. Et ce maître, où est-il ? A l'intérieur, à l'extérieur ? Il est
toujours à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, c'est pourquoi tout
équilibre purement imaginaire à l'autre est toujours frappé d'une
instabilité fondamentale.
Faisons ici un bref rapprochement avec la psychologie animale.
N o u s savons que les animaux ont une vie beaucoup moins compli-
quée que nous. T o u t au moins le croyons-nous par ce que nous voyons,
et l'évidence est suffisante pour que depuis toujours les animaux aient
servi aux h o m m e s de reférence. Les animaux ont des rapports avec
l'autre quand l'envie les en prend. Il y a pour eux deux façons d'en avoir
envie — premièrement, le manger — deuxièmement, le baiser. Cela se
produit selon un rythme qu'on appelle naturel, et qui constitue un cycle
de comportement instinctuel.
O r , on a pu mettre en valeur le rôle fondamental que j o u e l'image
dans le rapport des animaux à leurs semblables, et précisément dans le
déclenchement de ces cycles. A la vue du profil du rapace auquel elles
peuvent être plus ou moins sensibilisées, les poules et autres volailles
s'affolent. Ce profil-là provoque réactions de fuite, de pépiement et
piaillement. U n profil légèrement différent ne provoque rien. M ê m e
remarque pour le déclenchement des comportements sexuels. O n peut
fort bien tromper le mâle comme la femelle de l'épinoche. La partie
dorsale de l'épinoche prend au m o m e n t de la parade, une certaine
couleur chez l'un des deux partenaires, qui déclenche chez l'autre le
cycle de comportement qui permet leur rapprochement final.
Ce point limitrophe entre l'éros et la relation agressive dont je vous
parlais chez l'homme, il n'y a pas de raison qu'il n'existe pas chez
l'animal, et on le met fort bien en évidence, et il est tout à fait possible
de le manifester, voire de l'extérioriser chez l'épinoche.
L'épinoche a en effet un territoire, tout particulièrement important
quand arrive sa période de parade, qui demande une certaine place dans
des fonds de rivière plus ou moins herbus. U n e véritable danse, une
sorte de vol nuptial, a lieu, où il s'agit d'abord de charmer la femelle,
puis de l'induire doucement à se laisser faire, et de l'aller nicher dans une
sorte de petit tunnel qu'on lui a préalablement confectionné. Mais il y a
encore quelque chose qui ne s'explique pas bien, c'est que, tout cela
accompli, le mâle trouve encore le temps de faire des tas de petits trous
par-ci par-là.
Je ne sais pas si vous vous souvenez de la phénoménologie du trou

108
LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

dans l'Etre et le néant, mais vous savez l'importance que lui donne Sartre
dans la psychologie de l'être humain, chez le bourgeois spécialement,
en train de se distraire sur la plage. Sartre y a vu u n p h é n o m è n e essentiel
qui n'est pas loin de confiner à une des manifestations factices de la
négativité. E h bien, j e crois que là-dessus, l'épinoche mâle n'est pas en
retard. Lui aussi fait ses petits trous, et imprègne de sa négativité à lui le
milieu extérieur. Avec ces trous on a vraiment l'impression qu'il
s'approprie u n certain c h a m p du milieu extérieur, et en effet, il n'est pas
question q u ' u n autre mâle entre dans l'aire ainsi marquée sans que se
déclenchent les réflexes de combat.
O r , les expérimentateurs, pleins de curiosité, ont essayé de savoir
j u s q u ' o ù fonctionnait ladite réaction de combat, d'abord en variant la
distance d ' a p p r o c h e du rival, puis en remplaçant ce personnage par u n
leurre. Dans l'un et l'autre cas, ils ont observé en effet que le forage de
ces trous, faits pendant la parade, et m ê m e avant, est un acte lié
essentiellement au c o m p o r t e m e n t érotique. Si l'envahisseur s'approche
à u n e certaine distance du lieu défini c o m m e le territoire, la réaction
d'attaque se produit chez le premier mâle. Si l'envahisseur est u n peu
plus loin, elle ne se produit pas. Il y a donc un point où l'épinoche sujet
se t r o u v e entre attaquer et ne pas attaquer, un point limite défini par une
certaine distance, et qu'est-ce qui apparaît alors ? Cette manifestation
érotique de la négativité, cette activité du c o m p o r t e m e n t sexuel qui
consiste à creuser des trous.
A u t r e m e n t dit, quand l'épinoche mâle ne sait pas que faire sur le plan
de sa relation avec son semblable de m ê m e sexe, quand il ne sait pas s'il
faut attaquer ou pas, il se m e t à faire quelque chose qu'il fait alors qu'il
s'agit de faire l ' a m o u r . C e déplacement, qui n'a pas m a n q u é de frapper
l'éthologiste, n'est pas du tout spécial à l'épinoche. Il est très fréquent,
chez les oiseaux, q u ' u n combat s'arrête brusquement, et q u ' u n oiseau se
mette à lisser ses plumes éperdument, c o m m e il le fait d'habitude quand
il s'agit de plaire à la femelle.
Il est curieux que K o n r a d Lorenz, bien qu'il n'ait pas participé à mes
séminaires, ait cru devoir placer en tête de son livre l'image, très jolie et
énigmatique, de l'épinoche mâle devant le miroir. Q u e fait-il ? Il baisse
le nez, il est dans une position oblique, la queue en l'air, le nez en bas,
position qu'il n'a jamais que quand il va piquer du nez dans le sable pour
y faire ses trous. E n d'autres termes, son image dans le miroir ne le
laisse pas indifférent, si elle ne l'introduit pas n o n plus à l'ensemble du
cycle de c o m p o r t e m e n t érotique, qui aurait p o u r effet de le mettre dans
cette réaction limite entre éros et agressivité qui est signalée par le
creusage du trou.
L'animal est également accessible à l'énigme d ' u n leurre. Le leurre le

109
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

m e t dans une situation nettement artificielle, ambiguë, qui c o m p o r t e


déjà u n dérèglement, un déplacement des comportements. Cela n'a pas
à nous étonner dès lors que nous avons saisi l'importance pour l ' h o m m e
de son image spéculaire.
Cette image est fonctionnellement essentielle chez l ' h o m m e , pour
autant qu'elle lui donne le complément orthopédique de cette insuffi-
sance native, de ce déconcert, ou désaccord constitutif, lié à sa
p r é m a t u r a t i o n à la naissance. Son unification ne sera jamais complète
parce qu'elle s'est faite précisément par une voie aliénante, sous la f o r m e
d ' u n e image étrangère, qui constitue une fonction psychique originale.
La tension agressive de ce moi ou l'autre est absolument intégrée à toute
espèce de fonctionnement imaginaire chez l ' h o m m e .
Essayons de nous représenter quelles conséquences implique le
caractère imaginaire du c o m p o r t e m e n t humain. Cette question est
elle-même imaginaire, mythique, pour la raison que le c o m p o r t e m e n t
h u m a i n n'est jamais purement et simplement réduit à la relation
imaginaire. Mais supposons un instant, dans une sorte d ' E d e n à
l'envers, un être h u m a i n entièrement réduit dans ses relations avec ses
semblables, à cette capture assimilante et dissimilante à la fois. Q u ' e n
résulte-t-il ?
P o u r l'illustrer, il m'est déjà arrivé de prendre ma référence dans le
d o m a i n e de ces petites machines que depuis quelque temps nous nous
a m u s o n s à faire, et qui ressemblent à des animaux. Elles ne leur
ressemblent pas du tout bien entendu, mais c o m p o r t e n t des méca-
nismes montés p o u r étudier un certain n o m b r e de c o m p o r t e m e n t s dont
on nous dit qu'ils sont comparables à des c o m p o r t e m e n t s animaux.
Dans un certain sens c'est vrai, et une part de ce c o m p o r t e m e n t peut
être étudiée c o m m e quelque chose d'imprévisible, ce qui a l'intérêt de
recouvrir les conceptions que nous pouvons nous faire d ' u n fonction-
n e m e n t qui s'auto-alimente lui-même.
Supposons une machine qui n'aurait pas de dispositif d'autorégula-
tion globale, de telle sorte que l'organe destiné à faire marcher la patte
droite ne pourrait s'harmoniser avec celui qui fait marcher la patte
gauche qu'à la condition q u ' u n appareil de réception photo-électrique
transmette l'image d'une autre machine en train de fonctionner
h a r m o n i e u s e m e n t . Pensez à ces petites automobiles q u ' o n voit dans les
foires lancées à toute p o m p e dans un espace libre, et dont le principal
a m u s e m e n t est de s'entrechoquer. Si ces manèges font tant de plaisir,
c'est que le coup de s'entrechoquer doit bien être quelque chose de
fondamental chez l'être humain. Q u e se passerait-il si u n certain
n o m b r e de petites machines c o m m e celles que j e vous ai décrites,
étaient lancées dans le circuit ? C h a c u n e étant unifiée, réglée par la

110
LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

visiond'uneautre, iln'estpasmathématiquementimpossibledeconcevoir
que cela aboutirait à la concentration, au centre du manège, de toutes les
petites machines, respectivement bloquées dans un conglomérat qui n'a
d'autre limite à sa réduction que la résistance extérieure des carrosseries.
U n e collision, un écrabouillement général.
Ce n'est qu'un apologue destiné à vous montrer que l'ambiguïté, la
béance de la relation imaginaire exigent quelque chose qui maintienne
relation, fonction et distance. C'est le sens même du complexe
d'Œdipe.
Le complexe d'Œdipe veut dire que la relation imaginaire, conflic-
tuelle, incestueuse en elle-même, est vouée au conflit et à la ruine. Pour
que l'être humain puisse établir la relation la plus naturelle, celle du
mâle à la femelle, il faut qu'intervienne un tiers, qui soit l'image de
quelque chose de réussi, le modèle d'une harmonie. Ce n'est pas assez
d i r e — il y faut une loi, une chaîne, un ordre symbolique, l'intervention
de l'ordre de la parole, c'est-à-dire du père. N o n pas le père naturel,
mais de ce qui s'appelle le père. L'ordre qui empêche la collision et
l'éclatement de la situation dans l'ensemble est fondé sur l'existence de
ce n o m du père.
J'insiste — l'ordre symbolique doit être conçu c o m m e quelque chose
de superposé, et sans quoi il n'y aurait pas de vie animale possible pour
ce sujet biscornu qu'est l'homme. C'est en tous les cas ainsi que les
choses nous sont données actuellement, et tout laisse à penser qu'il en a
toujours été ainsi. Chaque fois en effet que nous trouvons un squelette,
nous l'appelons humain s'il est dans une sépulture. Quelle raison peut-il
y avoir de mettre ce débris dans une enceinte de pierre ? Il faut déjà pour
cela qu'ait été instauré tout un ordre symbolique, qui comporte que le
fait qu'un monsieur ait été Monsieur Untel dans l'ordre social nécessite
q u ' o n l'indique sur la pierre des tombes. Le fait qu'il s'est appelé Untel
dépasse en soi son existence vitale. Cela ne suppose nulle croyance à
l'immortalité de l'âme, mais simplement que son n o m n'a rien à faire
avec son existence vivante, la dépasse et se perpétue au-delà.
Si vous ne voyez pas que c'est l'originalité de Freud d'avoir mis la
chose en relief, on se demande ce que vous faites dans l'analyse. C'est
seulement à partir du m o m e n t où on a bien marqué que c'est là le
ressort essentiel, qu'un texte c o m m e celui que nous avons à lire peut
devenir intéressant.
Pour prendre dans sa phénoménologie structurale ce que nous
présente le président Schreber, vous devez d'abord avoir ce schéma
dans la tête, qui comporte que l'ordre symbolique subsiste c o m m e tel
hors du sujet, distinct de son existence, et le déterminant. O n ne s'arrête
aux choses que quand on les considère comme possibles. Autrement,

111
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

on se contente de dire C'est comme ça, et on ne cherche m ê m e pas à voir


que c'est c o m m e ça.

La l o n g u e et remarquable observation que constituent les Mémoires de


Schreber est sans doute exceptionnelle, mais elle n'est certainement pas
unique. Elle ne l'est probablement qu'en raison du fait que le président
Schreber était en mesure de faire publier son livre, quoique censuré, du
fait aussi que Freud s'y est intéressé.
Maintenant que vous avez en tête la fonction de l'articulation
symbolique, vous serez plus sensible à ce véritable envahissement
imaginaire de la subjectivité à quoi Schreber nous fait assister. Il y a une
d o m i n a n t e tout à fait frappante du rapport en miroir, une saisissante
dissolution de l'autre en tant qu'identité. T o u s les personnages dont il
parle — à partir du m o m e n t où il le fait, car il y a un long temps où il ne
peut parler, et nous reviendrons sur la signification de ce temps — se
répartissent en deux catégories qui sont malgré tout d'un m ê m e côté
d ' u n e certaine frontière. Il y a ceux qui en apparence vivent, se
déplacent, ses gardes, ses infirmiers, et qui sont des ombres d'hommes
bâclés à la six-quatre-deux, c o m m e l'a dit Pichon, qui est à l'origine de
cette traduction, et puis il y a des personnages plus importants, qui
envahissent le corps de Schreber, ce sont des âmes, la plupart des âmes,
et plus ça va, plus ce sont en fin de compte des morts.
Le sujet l u i - m ê m e n'est q u ' u n exemplaire second de sa propre
identité. Il a à un certain m o m e n t la révélation que l'année précédente,
sa p r o p r e m o r t a eu lieu, et qu'elle a été annoncée dans les j o u r n a u x . D e
cet ancien collègue, Schreber se souvient c o m m e de quelqu'un qui était
plus d o u é que lui. Il est un autre. Mais il est quand m ê m e le m ê m e , qui
se souvient de l'autre. Cette fragmentation de l'identité m a r q u e de son
sceau toute la relation de Schreber avec ses semblables sur le plan
imaginaire. Il parle à d'autres m o m e n t s de Flechsig, qui est m o r t lui
aussi, et qui est d o n c m o n t é là où seules existent les âmes en tant qu'elles
sont humaines, dans un au-delà où elles sont peu à peu assimilées à la
grande unité divine, n o n pas sans avoir progressivement perdu leur
caractère individuel. Pour y arriver, il faut encore qu'elles subissent une
épreuve qui les libère de l'impureté de leurs passions, de ce qui est leur
désir à p r o p r e m e n t parler. Il y a littéralement fragmentation de
l'identité, et le sujet est sans doute choqué de cette atteinte portée à
l'identité de soi-même, mais c'est ainsi, je ne peux porter témoignage,

112
LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

dit-il, que des choses dont j'ai eu révélation. Et nous voyons ainsi, tout au
long de cette histoire, u n Flechsig fragmenté, un Flechsig supérieur, le
Flechsig lumineux, et une partie inférieure qui va j u s q u ' à être f r a g m e n -
tée entre quarante et soixante petites âmes.
Je vous passe beaucoup de choses pleines de relief auxquelles
j'aimerais que vous vous intéressiez assez pour que nous puissions les
suivre dans le détail. C e style, sa grande force d'affirmation, caractéris-
tique du discours délirant, ne peut pas manquer de nous frapper par sa
convergence avec la notion que l'identité imaginaire de l'autre est
p r o f o n d é m e n t en relation avec la possibilité d ' u n e fragmentation, d ' u n
morcellement. Q u e l'autre est structurellement dédoublable, démulti-
pliable, est là clairement manifesté dans le délire.
Il y a encore le télescopage de ces images entre elles. O n trouve d ' u n
côté les identités multiples d'un m ê m e personnage, de l'autre ces petites
identités énigmatiques, diversement taraudantes et nocives à l'intérieur
de lui-même, qu'il appelle par exemple les petits h o m m e s . Cette
fantasmatique a beaucoup frappé l'imagination des psychanalystes, qui
o n t cherché si c'était des enfants, ou des spermatozoïdes, ou quelque
chose d'autre. P o u r q u o i ne serait-ce pas tout simplement des petits
hommes ?
Ces identités, qui ont par rapport à sa propre identité une valeur
d'instance, pénètrent Schreber, l'habitent, le divisent lui-même. La
n o t i o n qu'il a de ces images lui suggère qu'elles s'amenuisent de plus en
plus, se résorbent, sont en quelque sorte absorbées par sa p r o p r e
résistance à lui, Schreber. Elles ne se maintiennent dans leur autonomie,
ce qui veut dire d'ailleurs qu'elles ne peuvent continuer à lui nuire,
qu'en réalisant l'opération qu'il appelle l'attachement aux terres, dont il
n'aurait pas la notion sans la langue fondamentale.
Ces terres, ce n'est pas seulement le sol, c'est aussi bien les terres
planétaires, les terres astrales. Vous y reconnaissez ce registre que, dans
m o n petit carré magique, j'appelais l'autre j o u r celui des astres. Je ne l'ai
pas inventé p o u r la circonstance, il y a bien longtemps que j e vous parle
de la fonction des astres dans la réalité humaine. C e n'est certainement
pas pour rien que, depuis toujours, et dans toutes les cultures, le n o m
d o n n é aux constellations j o u e u n rôle essentiel dans l'établissement d ' u n
certain n o m b r e de rapports symboliques fondamentaux, qui sont
d'autant plus évidents que nous nous t r o u v o n s en présence d ' u n e
culture plus primitive, c o m m e nous disons.
Tel f r a g m e n t d ' â m e s'attache donc quelque part. Cassiopée, les jrères
de Cassiopée, j o u e n t là un grand rôle. C e n'est pas du tout une idée en
l'air — c'est le n o m d'une confédération d'étudiants au temps où
Schreber faisait ses études. Le rattachement à une telle confraternité,

113
f

THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

dont le caractère narcissique, voire homosexuel, est mis en évidence


dans l'analyse, constitue d'ailleurs une m a r q u e caractéristique des
antécédents imaginaires de Schreber.
Il est suggestif de voir que, pour que tout ne se réduise pas tout d ' u n
coup à rien, p o u r que toute la toile de la relation imaginaire ne se
renroule pas tout d ' u n coup, et ne disparaisse pas dans u n noir béant
dont Schreber n'était pas très loin au départ, il y faut ce réseau de nature
symbolique, qui conserve une certaine stabilité de l'image dans les
rapports interhumains.
Les psychanalystes ont épilogué, avec j e ne sais combien de détails,
sur la signification que pouvait avoir, du point de vue des investisse-
ments libidinaux du sujet, le fait qu'à tel m o m e n t Flechsig soit
d o m i n a n t , qu'à tel autre ce soit une image divine, diversement située
dans les étages de Dieu, car Dieu aussi a ses étages — il y en a u n
antérieur et un postérieur. Vous imaginez c o m m e les analystes ont
fignolé ça. Bien entendu, ces phénomènes ne sont pas insusceptibles
d ' u n certain n o m b r e d'interprétations. Mais il y a un registre qui est
écrasant par rapport à eux, et qui semble n'avoir attiré l'attention de
personne — si riche et amusante que soit cette fantasmagorie, si souple
aussi à ce que nous y retrouvions les différents objets du petit j e u
analytique, il y a d'un bout à l'autre du délire de Schreber, des
p h é n o m è n e s d'audition extraordinairement nuancés.
Cela va du chuchotement léger j u s q u ' à la voix des eaux quand il est
c o n f r o n t é la nuit avec Ahriman. Il rectifie d'ailleurs par la suite — il n ' y
avait pas là q u ' A h r i m a n , il devait y avoir O r m u z d aussi, les dieux du
bien et du mal ne pouvant être dissociés. Il a donc avec A h r i m a n un
instant de confrontation où il le regarde avec l'œil de l'esprit et n o n pas,
c o m m e d'autres de ces visions, avec une netteté photographique. Il est
face à face avec ce dieu, et celui-ci lui dit la parole significative, celle qui
m e t les choses à leur place, le message divin par excellence, il dit à
Schreber, le seul h o m m e qui reste après le crépuscule du m o n d e —
Charogne.
C e t t e traduction n'est peut-être pas strictement l'équivalent du m o t
allemand Luder, c'est le m o t dont on se sert dans la traduction française,
mais le m o t est plus familier en allemand qu'il ne l'est en français. Il est
rare q u ' e n français, on se traite entre copains de charogne, sauf dans des
m o m e n t s particulièrement expansifs. Le m o t allemand ne c o m p o r t e pas
simplement cette face d'annihilation, il y a des sous-jacences qui
l'apparentent plutôt à u n m o t qui serait mieux dans la note de la
féminisation du personnage, et qui est plus facile à rencontrer dans les
conversations amicales, celui de pourriture, douce pourriture. L ' i m p o r -
tant est que ce m o t qui d o m i n e le face à face unique avec Dieu n'est pas

114
LA DISSOLUTION IMAGINAIRE

du tout isolé. L'injure est très fréquente dans les relations que le
partenaire divin entretient avec Schreber, et c o m m e dans une relation
érotique où l'un refuse de s'engager d'emblée, et résiste. C'est l'autre
face, la contrepartie du m o n d e imaginaire. L'injure annihilante est un
point culminant, c'est un des pics de l'acte de la parole.
A u t o u r de ce pic, toutes les chaînes de m o n t a g n e de ce champ verbal
vous sont développées par Schreber dans une perspective magistrale.
T o u t ce que le linguiste peut imaginer c o m m e décompositions de la
fonction du langage, se rencontre dans ce que Schreber éprouve, et qu'il
différencie avec une délicatesse de touche dans les nuances qui ne laisse
rien à désirer quant à l'information.
Q u a n d il nous parle de choses qui appartiennent à la langue
fondamentale, et qui règlent les rapports qu'il a avec le seul et unique
être qui dès lors existe pour lui, il en distingue deux catégories. Il y a
d ' u n côté ce qui est echt, m o t presque intraduisible, qui veut dire
authentique, vrai, et qui lui est toujours donné sous des formes verbales
qui méritent de retenir l'attention, il y en a plusieurs espèces, et elles
sont très suggestives. Il y a d'autre part ce qui est appris par cœur,
inculqué à certains des éléments périphériques, voire déchus, de la
puissance divine, et répété avec une absence totale de sens, au seul titre
de ritournelle. A cela s'ajoute une extraordinaire variété de modes du
flux oratoire, qui nous permettent de voir isolément les différentes
dimensions dans lesquelles se développe le p h é n o m è n e de la phrase, j e
ne dis pas celui de la signification.
N o u s touchons là du doigt la fonction de la phrase en elle-même,
p o u r autant qu'elle ne porte pas forcément sa signification avec elle. Je
pense à ce p h é n o m è n e des phrases surgissant dans son a-subjectivité
c o m m e interrompues, et laissant le sens en suspens. U n e phrase coupée
dans le milieu est auditivée. Le reste est impliqué en tant que
signification. L'interruption appelle une chute, qui peut être indétermi-
née sur une vaste g a m m e , mais ne peut pas être n ' i m p o r t e laquelle. Il y a
là une mise en valeur de la chaîne symbolique dans sa dimension de
continuité.
Il y a ici, dans la relation du sujet au langage c o m m e dans le m o n d e
imaginaire, un danger, perpétuellement su, que toute cette fantasmago-
rie se réduise à une unité qui annihile, non pas son existence, mais celle
de Dieu, qui est essentiellement langage. Schreber l'écrit formellement
— les rayons doivent parler. Il faut qu'à tout instant se produisent des
p h é n o m è n e s de diversion pour que Dieu ne se résorbe pas dans
l'existence centrale du sujet. Cela ne va pas de soi, mais illustre très bien
le rapport du créateur à ce qu'il crée. En retirer la fonction et l'essence
laisse en effet paraître le néant corrélatif qui est sa doublure.

115
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

La parole se produit ou ne se produit pas. Si elle se produit, c'est,


dans une certaine mesure, par l'arbitraire du sujet. Le sujet est donc ici
créateur, mais il est aussi attaché à l'autre, n o n pas en tant qu'objet,
image, ou o m b r e d'objet, mais à l'autre dans sa dimension essentielle,
t o u j o u r s plus ou moins élidée par nous, à cet autre irréductible à quoi
que ce soit d'autre qu'à la notion d ' u n autre sujet, à savoir à l'autre en
tant que lui. C e qui caractérise le m o n d e de Schreber, c'est que ce lui est
perdu, et que seul le tu subsiste.
La n o t i o n du sujet est corrélative de l'existence de quelqu'un dont j e
pense — C'est lui qui a fait cela. N o n pas lui que j e vois là, et qui bien
entendu fait m i n e de rien, mais lui, qui n'est pas là. C e lui est le
répondant de m o n être, sans ce lui m o n être ne pourrait m ê m e pas être
un je. Le d r a m e du rapport au lui sous-tend toute la dissolution du
m o n d e de Schreber, où nous v o y o n s le lui se réduire à un seul
partenaire, ce Dieu asexué et polysexué à la fois, englobant tout ce qui
existe encore dans le m o n d e auquel Schreber est affronté.
Assurément, grâce à ce Dieu subsiste quelqu'un qui peut dire une
vraie parole, mais cette parole a pour propriété d'être toujours
énigmatique. C'est la caractéristique de toutes les paroles de la langue
fondamentale.
D ' a u t r e part, ce Dieu paraît être, lui aussi, l ' o m b r e de Schreber. Il est
atteint d ' u n e dégradation imaginaire de l'altérité, qui fait qu'il est
c o m m e Schreber frappé d'une espèce de féminisation.

Puisque nous ne connaissons pas le sujet Schreber, nous devons de


toute façon l'étudier par la phénoménologie de son langage. C'est donc
a u t o u r du p h é n o m è n e du langage, des phénomènes de langage plus ou
m o i n s hallucinés, parasitaires, étranges, intuitifs, persécutifs dont ils
s'agit dans le cas de Schreber, que nous allons éclairer une dimension
nouvelle dans la phénoménologie des psychoses.

18 JANVIER 1 9 5 6 .
VIII

LA PHRASE SYMBOLIQUE

La notion de défense.
Le témoignage du patient.
Le sentiment de réalité.
Les phénomènes verbaux.

O n pourrait tout de même finir par entrer ensemble dans le texte de


Schreber, parce qu'aussi bien, le cas Schreber, pour nous, c'est le texte
de Schreber.
J'essaie cette année que nous concevions un peu mieux l'économie de
ce cas. Vous devez bien sentir le glissement qui se fait tout doucement
dans les conceptions psychanalytiques. Je vous ai rappelé l'autre j o u r
qu'en somme, l'explication de Freud, c'est que le malade passe dans une
économie essentiellement narcissique. C'est une idée très riche, dont on
devrait tirer toutes les conséquences. Seulement, on ne les tire pas, et on
oublie ce qu'est le narcissisme au point où Freud est parvenu de son
œuvre quand il écrit le cas Schreber. Dès lors, on ne saisit pas bien non
plus la nouveauté de l'explication, c'est-à-dire par rapport à quelle autre
explication elle se situe.
Je reviendrai sur un des auteurs qui ont dit les choses les plus
élaborées sur la question des psychoses, à savoir Katan. C'est la notion
de défense qu'il met en avant. Mais je ne veux pas que nous procédions
par commentaire sur les commentaires, il faut partir du livre, c o m m e le
recommande Freud.
C o m m e nous sommes psychiatres, ou au moins gens diversement
initiés à la psychiatrie, il est bien naturel que nous lisions aussi avec nos
yeux de psychiatres pour nous faire une idée de ce qui se passe dans ce
cas.

Il ne faut pas oublier les étapes de l'introduction de la notion de


narcissisme dans la pensée de Freud. O n parle maintenant de défense à

117
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

tout propos, en croyant répéter là quelque chose de très ancien dans


l ' œ u v r e de Freud. Il est exact que la notion de défense j o u e u n rôle très
précoce, et que dès 1894-1895, Freud propose l'expression de n e u r o -
psychoses de défense. Mais il emploie ce terme avec u n sens tout à fait
précis.
Q u a n d il parle de l'Abwehrhysterie, il la distingue de deux autres
espèces d'hystéries, et c'est là une première tentative de faire une
nosographie p r o p r e m e n t psychanalytique. Rapportez-vous à l'article
auquel j e fais allusion. A la m o d e bleulérienne, les hystéries doivent être
conçues c o m m e une production secondaire des états hypnoïdes,
dépendant d ' u n certain m o m e n t fécond, qui correspond à u n trouble de
conscience dans l'état hypnoïde. Freud ne nie pas les états hypnoïdes, il
dit simplement — Nous ne nous intéressons pas à cela, ce n'est pas cela que
nous prendrons comme caractère différentiel dans notre nosologie.
Il faut bien c o m p r e n d r e ce que l'on fait lorsque l'on classe. Vous
c o m m e n c e z par compter le n o m b r e de ce qui se présente a p p a r e m m e n t
c o m m e les organes colorés d'une fleur, et q u ' o n appelle des pétales.
C'est t o u j o u r s pareil, une fleur présente un certain n o m b r e d'unités
q u ' o n peut compter, c'est une botanique tout à fait primitive. E n
approfondissant, vous vous apercevrez quelquefois que ces pétales de
l'ignorant n'en sont pas du tout, ce sont des sépales, et ça n'a pas la
m ê m e fonction. D e m ê m e , en ce qui nous concerne, des registres
divers, anatomique, génétique, embryologique, physiologique, fonc-
tionnel, peuvent entrer en ligne de compte, et se chevaucher. P o u r que
la classification soit significative, il faut qu'elle soit naturelle. C e
naturel, c o m m e n t allons-nous le chercher ?
Freud n'a d o n c pas repoussé les états hypnoïdes, il a dit qu'il n'en
tiendrait pas compte, parce que, au m o m e n t de ce premier débrouilla-
ge, ce qui lui i m p o r t e dans le registre de l'expérience analytique est
autre chose, à savoir le souvenir du trauma. Voilà en quoi consiste la
n o t i o n de l'Abwehrhysterie.
La première fois où apparaît la notion de défense, nous s o m m e s dans
le registre de la r e m é m o r a t i o n et de ses troubles. L'important, c'est ce
q u ' o n peut appeler la petite histoire du patient. Est-il capable ou n o n de
l'articuler verbalement ? Anna O . — dont une personne m ' a apporté ici
le portrait qui figure sur un timbre-poste, car elle a été la reine des
assistantes sociales — a appelé cela la talking-cure.
L'Abwehrhysterie est une hystérie où les choses sont formulées dans
les s y m p t ô m e s , et il s'agit de libérer le discours. Il n ' y a pas trace alors
de régression, ni de théorie des instincts, et pourtant toute la psycha-
nalyse est déjà là.
Freud distingue encore une troisième espèce d'hystérie, qui a p o u r

118
LA PHRASE SYMBOLIQUE

caractéristique qu'il y a aussi quelque chose à raconter, mais qui n'est


raconté nulle part. Bien sûr, à l'étape où il en est de son élaboration, il
serait bien étonnant qu'il nous dise où ce peut être, mais c'est déjà
parfaitement dessiné.
L'œuvre de Freud est pleine de ces pierres d'attente, et cela me
réjouit. Chaque fois qu'on prend un article de Freud, non seulement ce
n'est jamais ce qu'on attendait, mais ce n'est jamais que très simple,
admirablement clair. Et pourtant, il n'en est pas un qui ne soit nourri de
ces énigmes que sont les pierres d'attente. O n peut dire qu'il n'y a que
lui qui, de son vivant, ait amené les concepts originaux nécessaires à
attaquer et ordonner le champ nouveau qu'il découvrait. Ces concepts,
il les amène chacun avec un monde de questions. Ce qu'il y a de bien
dans Freud, c'est qu'il ne nous les dissimule pas, ces questions. Chacun
de ses textes est un texte problématique, de telle sorte que lire Freud,
c'est rouvrir les questions.
Les troubles de la remémoration, c'est là qu'il nous faut toujours
revenir pour savoir ce qu'a été le terrain de départ de la psychanalyse.
Mettons m ê m e que ce soit dépassé, il faut mesurer le chemin parcouru,
et il serait bien étonnant que nous puissions nous permettre de
méconnaître l'histoire. Je n'ai pas ici à suivre en détail le chemin
parcouru entre cette étape et celle où Freud introduit la régression des
instincts, j ' e n ai assez fait dans les années précédentes pour me contenter
de vous dire que c'est en explorant les troubles de la remémoration, en
voulant restituer le vide que présente l'histoire du sujet, en cherchant à
la trace ce que sont devenus les événements de sa vie, que nous avons
constaté qu'ils vont se nicher là où on ne les attendait pas.
Je vous parlais la dernière fois sous la forme des déplacements du
comportement — on s'aperçoit qu'il ne peut s'agir simplement de
retrouver la localisation mnésique, chronologique des événements, de
restituer une part du temps perdu, mais qu'il y a aussi des choses qui se
passent sur le plan topique. La distinction de registres complètement
différents dans la régression, est là implicite. En d'autres termes, ce
q u ' o n oublie tout le temps, c'est que ce n'est pas parce qu'une chose est
venue au premier plan qu'une autre ne garde pas son prix, sa valeur, à
l'intérieur de la régression topique. C'est là que les événements
prennent leur sens comportemental fondamental.
Et c'est alors que se fait la découverte du narcissisme. Freud
s'aperçoit qu'il y a des modifications dans la structure imaginaire du
monde, et qu'elles interfèrent avec des modifications dans la structure
symbolique — il faut bien l'appeler ainsi, puisque la remémoration est
forcément dans l'ordre symbolique.
Q u a n d Freud explique le délire par une régression narcissique de la

119
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

libido, son retrait des objets aboutissant à une désobjectalisation, cela


veut dire, au point où il en est parvenu, que le désir qui est à reconnaître
dans le délire se situe sur un tout autre plan que le désir qui a à se faire
reconnaître dans la névrose.
Si on ne c o m p r e n d pas cela, on ne voit absolument pas ce qui
distingue une psychose d ' u n e névrose. P o u r q u o i aurait-on tant de peine
dans la psychose à restaurer la relation du sujet à la réalité, puisque le
délire est en principe tout entier lisible ? C'est tout au moins ce q u ' o n
peut lire dans certains passages de Freud, qu'il faut savoir accentuer
d ' u n e façon moins s o m m a i r e q u ' o n ne le fait d'habitude. Le délire est en
effet lisible, mais il est aussi transcrit dans un autre registre. Dans la né-
vrose, on reste toujours dans l'ordre symbolique, avec cette duplicité du
signifié et du signifiant qui est ce que Freud traduit par le c o m p r o m i s né-
vrotique. Le délire se passe dans un tout autre registre. Il est lisible, mais
sans issue. C o m m e n t cela se fait-il ? C'est là le problème écono-
m i q u e qui reste ouvert au m o m e n t où Freud termine le cas Schreber.
Je dis des choses massives. Dans le cas des névroses, le refoulé
reparaît in loco, là où il a été refoulé, c'est-à-dire dans le milieu m ê m e
des symboles, p o u r autant que l ' h o m m e s'y intègre et y participe
c o m m e agent et c o m m e acteur. Il reparaît in loco sous un masque. Le
refoulé dans la psychose, si nous savons lire Freud, reparaît dans un
autre lieu, in altero, dans l'imaginaire, et là en effet sans masque. Cela est
tout à fait clair, ce n'est ni nouveau, ni hétérodoxe, il faut seulement
s'apercevoir que c'est le point principal. C'est loin de régler la question,
au m o m e n t où Freud met le point final sur son étude sur Schreber. C'est
au contraire à partir de là que les problèmes c o m m e n c e n t à se poser.
Depuis Freud, on a essayé de prendre la relève. Lisez Katan par
exemple, qui essaie de nous donner une théorie analytique de la
schizophrénie, dans le cinquième t o m e du recueil la Psychanalyse de
l'enfant. O n voit très bien, à le lire, le chemin parcouru dans la théorie
analytique.
C h e z Freud, la question du centre du sujet, reste toujours ouverte.
D a n s l'analyse de la paranoïa par exemple, il s'avance pas à pas pour
m o n t r e r l'évolution d'un trouble essentiellement libidinal, j e u c o m -
plexe d ' u n agrégat de désirs transférables, transmutables, qui peuvent
régresser, et le centre de toute cette dialectique nous reste toujours
problématique. O r , le virage qui s'est opéré dans l'analyse à peu près
vers le temps de la m o r t de Freud, conduit à retrouver ce b o n vieux
centre de toujours, le moi qui tient les leviers de c o m m a n d e , et guide la
défense. La psychose n'est plus interprétée à partir de l'économie
complexe d ' u n e d y n a m i q u e des pulsions, mais à partir des procédés
employés par le m o i p o u r s'en tirer avec diverses exigences, pour se

120
LA PHRASE SYMBOLIQUE

défendre contre des pulsions. Le moi redevient non seulement le centre,


mais la cause du trouble.
Le terme de défense n'a plus dès lors d'autre sens que celui qu'il a
quand on parle de se défendre contre une tentation, et toute la
dynamique du cas Schreber nous est expliquée à partir des efforts du
moi pour s'en tirer avec une pulsion dite homosexuelle qui menacerait
sa complétude. La castration n'a plus d'autre sens symbolique que celui
d'une perte d'intégrité physique. O n nous dit formellement que le moi,
n'étant plus assez fort pour trouver des points d'attache dans le milieu
extérieur afin d'exercer sa défense contre la pulsion qui est dans le ça,
trouve une autre ressource, qui est de fomenter cette néo-production
qu'est l'hallucination, et qui est une autre façon d'agir, de transformer
ses instincts duels. Sublimation à sa manière, mais qui a de gros
inconvénients.
Le rétrécissement de la perspective, les insuffisances cliniques de cette
construction sautent aux yeux. Qu'il existe une façon imaginaire de
satisfaire à la poussée du besoin est une notion articulée dans la doctrine
freudienne, mais elle n'est jamais prise que comme un élément du
déterminisme des phénomènes. Jamais Freud n'a défini la psychose
hallucinatoire sur le simple modèle du fantasme, comme la faim peut
être satisfaite par un rêve de satisfaction de la faim. U n délire ne répond
en rien à une telle fin. O n est toujours content de retrouver ce qu'on
s'est déjà représenté, et Freud nous apprend même que c'est par cette
voie que passe la création du monde des objets humains. N o u s aussi,
nous éprouvons toujours une vive satisfaction à retrouver certains des
thèmes symboliques de la névrose dans la psychose. Ce n'est pas du
tout illégitime, mais il faut bien voir que cela ne couvre qu'une toute
petite partie du tableau.
Pour Schreber c o m m e pour les homosexuels, on peut schématiser la
transformation imaginaire de la poussée homosexuelle en un délire qui
fait du sujet la f e m m e de Dieu, le réceptacle du bon vouloir et des
bonnes manières divines. C'est un schéma assez convaincant, et on peut
trouver dans le texte m ê m e toutes sortes de modulations raffinées qui le
justifient. De même, la distinction que je vous ai apportée la dernière
fois entre la réalisation du désir refoulé sur le plan symbolique dans la
névrose, et sur le plan imaginaire dans la psychose, est déjà assez
satisfaisante, mais elle ne nous satisfait pas. Pourquoi ? Parce
qu'une psychose, ce n'est pas simplement cela, ce n'est pas le dévelop-
pement d'un rapport imaginaire, fantasmatique, au monde extérieur.
Je voudrais simplement aujourd'hui vous faire mesurer la masse du
phénomène.
Le dialogue de l'unique, de ce Schreber à partir de qui l'humanité va

121
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

être regénérée par la naissance d'une nouvelle génération schrébérienne,


avec son partenaire énigmatique, le Dieu schrébérien lui aussi, est-ce là
tout le délire ? Mais non. N o n seulement ce n'est pas là tout le délire,
mais il est tout à fait impossible de le comprendre complètement dans ce
registre. Il est assez curieux qu'on se contente d'une explication si
partiale d'un phénomène massif c o m m e la psychose, en n'y retenant
que ce qu'il y a de clair dans les événements imaginaires. Si nous
voulons avancer dans la compréhension de la psychose, il faut tout de
m ê m e articuler une théorie qui justifie la masse de ces phénomènes,
dont j e vais vous donner ce matin quelques échantillons.

N o u s allons commencer par la fin, et nous tâcherons de comprendre


en remontant. Si j'adopte cette voie, ce n'est pas simplement par un
artifice de présentation, c'est conforme à la matière que nous avons
entre les mains.
Voilà un sujet qui a été malade de 1883 à 1884, qui a eu ensuite huit
ans de répit, et c'est au bout de la neuvième année après le début de la
première crise, en octobre 1893, que les choses repartent sur le plan
pathologique. Il entre dans la même clinique où il avait été soigné la
première fois, que dirige le Docteur Flechsig, et il va y rester jusqu'à la
mi-juin 1894. Son état est complexe. O n peut en caractériser l'aspect
clinique c o m m e une confusion hallucinatoire, et même une stupeur
hallucinatoire. Il nous fera plus tard un rapport certainement distordu,
de tout ce qu'il a vécu. N o u s disons confusion pour caractériser la façon
brumeuse dont il se souvient de certains épisodes, mais d'autres
éléments, et spécialement ses rapports délirants avec différentes per-
sonnes qui l'entourent, seront assez conservés pour qu'il puisse en
apporter un témoignage valable. C'est néanmoins la période la plus
obscure de la psychose. Notez bien que c'est seulement à travers ce
délire que nous pouvons en avoir connaissance, puisqu'aussi bien nous
n'y étions pas, et que sur cette première période, les certificats des
médecins ne sont pas riches. Schreber s'en souvient assurément assez
bien au m o m e n t où il va en témoigner pour pouvoir y établir des
distinctions, et relever en particulier un déplacement du centre de
l'intérêt sur ses relations personnelles avec ce qu'il appelle des âmes.
Des âmes ne sont pas des êtres humains, ni ces ombres auxquelles il a
affaire, mais des êtres humains morts avec qui il a des relations
particulières, liées à toutes sortes de sentiments de transformation

122
LA PHRASE SYMBOLIQUE

corporelle, d'inclusions, d'intrusions, d'échanges corporels. C'est un


délire où la note douloureuse j o u e un rôle très important. Je ne parle pas
encore d'hypocondrie, ce n'est d'ailleurs q u ' u n terme trop vague dans
n o t r e vocabulaire, j e dessine les grandes lignes.
D u point de vue phénoménologique, et à rester prudent, on admettra
qu'il y a là un état qui peut être qualifié de crépuscule du m o n d e . Il n'est
plus avec des êtres réels — ce n'être plus avec est caractéristique, car il est
avec d'autres éléments bien plus encombrants. La souffrance est la
tonalité d o m i n a n t e des relations qu'il entretient avec eux et elles
c o m p o r t e n t la perte de son autonomie. Cette perturbation profonde,
intolérable, de son existence, motive chez lui toutes sortes de c o m p o r -
tements qu'il ne nous indique que d ' u n e façon forcément ombrée, mais
d o n t nous avons l'indication par la façon dont il est traité — il est
surveillé, la nuit il est mis en cellule, il est privé de tout instrument. Il
apparaît à ce m o m e n t c o m m e un malade dans un état aigu très
grave.
Il y a un m o m e n t de transformation qui se situe, nous dit-il, vers
février-mars 1894. A u x âmes avec lesquelles il a ses échanges sur le
registre de l'intrusion ou de la fragmentation somatique, se substituent
lesdits R o y a u m e s divins postérieurs. Il y a là une intuition m é t a p h o -
rique de ce qui est derrière les apparences. Ces Royaumes, apparaissent
sous une f o r m e dédoublée, O r m u z d et Ahriman. Apparaissent aussi les
rayons purs, qui se c o m p o r t e n t d'une façon toute différente que les
âmes dites examinées, qui sont des rayons impurs. Schreber nous dit la
p r o f o n d e perplexité où le laissent les effets de cette prétendue pureté,
q u ' o n ne peut qu'attribuer à une intention divine. Elle ne laisse pas
d'être troublée par des éléments partant des âmes examinées, et j o u e n t
aux rayons purs toutes sortes de tours, essaient d'en capter la puissance
à leur profit, s'interposent entre Schreber et leur action bénéfique. La
tactique de la majeure partie de ces âmes, animées de bien mauvaises
intentions, est très précisément décrite, et n o m m é m e n t celle du chef de
file, Flechsig, qui fractionne son âme pour en répartir les morceaux
dans l'hyperespace interposé entre Schreber et le Dieu éloigné d o n t il
s'agit. Je suis celui qui est éloigné, nous trouvons cette f o r m u l e qui rend
u n écho biblique dans une note où Schreber nous rapporte ce que Dieu
lui confie. Le Dieu p o u r Schreber n'est pas celui qui est, c'est celui qui
est... bien loin.
Les rayons purs parlent, ils sont essentiellement parlants, il y a une
équivalence entre rayons, rayons parlants, nerfs de Dieu, plus toutes les
f o r m e s particulières qu'ils peuvent prendre, jusques et y compris leurs
f o r m e s diversement miraculées, dont les ciseaux. Cela correspond à
une période où d o m i n e ce que Schreber appelle la Grundsprache, sorte

123
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

de très savoureux haut-allemand qui a tendance à s'exprimer par


euphémismes et par antiphrases — une punition s'appelle par exemple
une récompense, et en effet la punition est à sa façon une r é c o m -
pense. N o u s aurons à revenir sur le style de cette langue f o n d a -
mentale, p o u r reposer le problème du sens antinomique des mots
primitifs.
Il reste sur ce sujet u n grand malentendu à propos de ce qu'en a dit
Freud, qui avait simplement le tort de prendre pour référence un
linguiste q u ' o n trouvait u n peu avancé, mais qui touchait quelque chose
de juste, à savoir Abel. M . Benveniste nous a apporté là-dessus l'année
dernière une contribution qui a toute sa valeur, à savoir qu'il n'est pas
question dans un système signifiant qu'il y ait des mots qui désignent à
la fois deux choses contraires. Les m o t s sont j u s t e m e n t faits p o u r
distinguer les choses. Là où il existe des mots, ils sont forcément faits
par couples d'opposition, ils ne peuvent j o i n d r e en e u x - m ê m e s deux
extrêmes. Q u a n d nous passons à la signification, c'est autre chose. Il
n ' y a pas à s'étonner q u ' o n appelle altus un puits p r o f o n d , parce que,
n o u s dit-il, selon le point de départ mental où est le latin, c'est du f o n d
du puits que ça part. Il nous suffit de réfléchir qu'en allemand on appelle
jùngstes Gericht le j u g e m e n t dernier, soit jugement le plus jeune, qui n'est
pas l'image employée en France. O n dit bien pourtant votre petit dernier
p o u r désigner le plus jeune. Mais le j u g e m e n t dernier nous suggère
plutôt la vieillesse.
E n 1894, Schreber est transporté à la maison de santé du D r Pierson à
Koswitz, où il reste quinze jours. C'est une maison de santé privée, et la
description qu'il en donne nous la montre, si j e puis dire, fort piquante.
O n y reconnaît, du point de vue du malade, des traits qui ne
m a n q u e r o n t pas de réjouir ceux qui ont gardé quelque sens de
l ' h u m o u r . C e n'est pas que ce soit mal, c'est assez coquet, ça a le côté
b o n n e présentation de la maison de santé privée, avec son caractère de
p r o f o n d e négligence dont rien 11e nous est épargné. Schreber n ' y reste
pas très longtemps, et on l'envoie dans le plus vieil asile d'Allemagne,
au sens vénérable du m o t , à Pirna.
A v a n t sa première maladie, il était à Chemnitz, il est n o m m é à
Leipzig, puis c'est à Dresde qu'il est n o m m é Président de la C o u r
d'appel, j u s t e avant sa rechute. D e Dresde, c'est à Leipzig qu'il va se
faire soigner. Koswitz se trouve quelque part de l'autre côté de l'Elbe
par rapport à Leipzig, mais le lieu où il va rester dix ans de sa vie, est en
a m o n t sur l'Elbe.
Q u a n d il entre à Pirna, il est encore très malade, et il ne commencera
à écrire ses Mémoires qu'à partir de 1897-98. Etant donné qu'il est dans
un asile public, et que les décisions peuvent y connaître quelque retard,

124
LA PHRASE SYMBOLIQUE

entre 1896 et 1898 on le met encore la nuit dans une cellule dite de
dément, où il emporte, dans une petite boîte en fer blanc, un crayon,
des bouts de papier, et où il c o m m e n c e à composer des petites notes,
qu'il appelle ses petites études. Il y a en effet, en plus de l'ouvrage qu'il
nous a légué, une cinquantaine de petites études auxquelles il se réfère
de temps en temps, qui sont des notes qu'il a prises à ce moment-là, et
qui lui ont servi de matériaux. Il est évident que ce texte, qui n'a été en
s o m m e pas rédigé plus haut que 1898, et qui s'étale quant à sa rédaction
j u s q u ' e n 1903, époque de la libération de Schreber, puisqu'il en
c o m p r e n d la procédure, témoigne d'une façon beaucoup plus sûre,
beaucoup plus ferme, de l'état terminal de la maladie. P o u r le reste,
nous ne savons m ê m e pas quand Schreber est m o r t , mais seulement
qu'il a fait une rechute en 1907, et qu'il a été admis à nouveau dans une
maison de santé, ce qui est très important.
N o u s allons c o m m e n c e r à la date où il a écrit ses Mémoires. C e dont il
peut témoigner à partir de cette date-là est déjà très suffisamment
problématique pour nous intéresser. M ê m e si nous ne résolvons pas le
p r o b l è m e de la fonction économique de ce q u e j ' a i appelé tout à l'heure
les p h é n o m è n e s d'aliénation verbale — appelons-les provisoirement des
hallucinations verbales — ce qui nous intéresse, c'est ce qui distingue le
point de vue analytique dans l'analyse d'une psychose.

D u point de vue psychiatrique courant, nous s o m m e s tous Gros-Jean


c o m m e devant.
P o u r ce qui est de la compréhension réelle de l'économie des
psychoses, nous p o u v o n s lire maintenant un rapport fait sur la catatonie
autour de 1903 — faites l'expérience, prenez naturellement u n b o n
travail —, on n'a pas fait un pas dans l'analyse des phénomènes. S'il y a
quelque chose qui doit distinguer le point de vue de l'analyste, est-ce de
se d e m a n d e r à propos d'une hallucination verbale, si le sujet entend un
petit peu, ou beaucoup, ou si c'est très fort, ou si ça éclate, ou si c'est
bien avec son oreille qu'il entend, ou si c'est de l'intérieur, ou si c'est du
cœur, ou du ventre ?
Ces questions fort intéressantes partent de ceci, assez enfantin
s o m m e toute, que nous s o m m e s très épatés q u ' u n sujet entende des
choses que nous n'entendons pas. C o m m e s'il ne nous arrivait pas à
nous, à tout instant, d'avoir des visions, c o m m e s'il ne nous descendait
pas dans la tête des formules qui ont pour nous une valeur saisissante,

125
r

THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

orientante, voire quelquefois fulgurante, illuminante. Évidemment,


nous n'en faisons pas le même usage que le psychotique.
Ces choses ont lieu dans l'ordre verbal et sont ressenties par le sujet
c o m m e reçues par lui. Si nous intéressait avant tout, c o m m e on nous l'a
appris à l'école, la question de savoir si c'est une sensation ou une
perception, ou une aperception, ou une interprétation, bref si nous en
restons au rapport élémentaire à la réalité, dans le registre académique
scolaire, en nous fiant à une théorie de la connaissance manifestement
incomplète, nous en perdons toute la valeur. A l'encontre d'une théorie
qui s'étage de la sensation en passant par la perception pour arriver à la
causalité et à l'organisation du réel, la philosophie, depuis quelque
temps, depuis Kant au moins, s'efforce d'ailleurs de nous avertir à
tue-tête qu'il y a des champs différents de la réalité, et que les problèmes
s'expriment, s'organisent et se posent dans des registres également
différents. Par conséquent, ce n'est peut-être pas le plus intéressant, que
d'essayer de savoir si, oui ou non, une parole est entendue.
N o u s sommes encore le bec dans l'eau. Les trois quarts du temps, que
nous apportent les sujets ? Rien d'autre que ce que nous sommes en
train de leur demander, c'est-à-dire de leur suggérer de nous répondre.
N o u s introduisons dans ce qu'ils éprouvent des distinctions et des
catégories qui n'intéressent que nous, et non pas eux. Le caractère
imposé, extérieur, de l'hallucination verbale, demande à être considéré
à partir de la façon dont le malade réagit. Ce n'est pas là où il entend le
mieux — c o m m e on dit au sens où on croit qu'entendre, c'est entendre
avec les oreilles — qu'il est le plus frappé. Des hallucinations extrême-
ment vivides restent des hallucinations, reconnues c o m m e telles ; tandis
que d'autres, dont la vividité endophasique n'est pas moindre, ont au
contraire pour le sujet le caractère le plus décisif, et lui donnent une
certitude.
La distinction q u e j ' a i introduite à l'orée de notre propos, des cer-
titudes et des réalités, voilà ce qui compte, et qui nous conduit à des dif-
férences qui, à nos yeux à nous, analystes, ne sont pas superstructurales,
mais structurelles. Il est un fait que ce ne peut être que pour nous, parce
qu'à la différence des autres cliniciens, nous savons que la parole est
toujours là, articulée ou pas, présente, à l'état articulé, déjà historisée,
déjà prise dans le réseau des couples et des oppositions symboliques.
O n s'imagine qu'il nous faudrait restaurer totalement le vécu
indifférencié du sujet, la succession des images projetées sur l'écran de
son vécu pour le saisir dans sa durée, à la Bergson. Ce que nous touchons
cliniquement n'est jamais comme cela. La continuité de tout ce qu'a vécu
un sujet depuis sa naissance ne tend jamais à surgir, et ça ne nous
intéresse absolument pas. Ce qui nous intéresse, ce sont les points

126
LA PHRASE SYMBOLIQUE

décisifs de l'articulation symbolique, de l'histoire, mais au sens où vous


dites l'Histoire de France.
Tel jour, Mademoiselle de Montpensier était sur les barricades, elle y
était peut-être par hasard, et ça n'avait peut-être pas d'importance dans
une certaine perspective, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a que
ça qui reste dans l'Histoire, elle était là, et on a donné à sa présence un
sens, vrai ou pas vrai. Sur le moment, d'ailleurs, le sens est toujours un
peu plus vrai, mais c'est ce qui est devenu vrai dans l'histoire qui
compte et fonctionne. O u bien ça vient d'un remaniement postérieur,
ou bien ça commence déjà à avoir une articulation sur le m o m e n t
même.
Eh bien, ce que nous appelons le sentiment de réalité quand il s'agit
de la restauration des souvenirs, est quelque chose d'ambigu, qui
consiste essentiellement en ce qu'une réminiscence, soit une résurgence
d'impression, s'organise dans la continuité historique. Ce n'est pas l'un
ou l'autre qui donne l'accent de réalité, c'est l'un et l'autre, c'est un
certain m o d e de conjonction de ces deux registres. J'irai plus loin —
c'est également un certain mode de conjonction des deux registres qui
donne le sentiment d'irréalité. Dans le domaine sentimental, ce qui est
sentiment de réalité est sentiment d'irréalité. Le sentiment d'irréalité
n'est là que c o m m e un signal qu'il s'agit d'être dans la réalité, et qu'à un
quart de poil près, il y manque encore un petit quelque chose. Le
sentiment de déjà vu, qui a fait tellement de problèmes pour les
psychologues, nous pourrions le désigner comme une h o m o n y m i e —
c'est toujours la clé symbolique qui entrouvre le ressort. Le déjà vu a
lieu lorsque une situation est vécue avec une pleine signification
symbolique, qui reproduit une situation symbolique homologue déjà
vécue mais oubliée, et qui revit sans que le sujet en comprenne les
tenants et les aboutissants. Voilà ce qui donne au sujet l'impression qu'il
a déjà vu le contexte, le tableau du m o m e n t présent. Le déjà vu est un
phénomène extrêmement proche de ce que l'expérience de l'analyse
nous apporte c o m m e le déjà raconté — à part que c'est l'inverse. Ça ne
se place pas dans l'ordre du déjà raconté, mais dans l'ordre du jamais
raconté. Mais c'est du même registre.
Si nous admettons l'existence de l'inconscient tel que Freud l'articule,
nous devons supposer que cette phrase, cette construction symbolique,
recouvre de sa trame tout le vécu humain, qu'elle est toujours là, plus
ou moins latente, et qu'elle est l'un des éléments nécessaires à
l'adaptation humaine. Q u e ça se passe sans qu'on y pense aurait pu être
qualifié pendant longtemps d'énormité, mais ce ne peut pour nous en
être une — l'idée m ê m e d'une pensée inconsciente, ce grand paradoxe
pratique qu'a apporté Freud, ne veut pas dire autre chose. Q u a n d Freud

127
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

f o r m u l e le t e r m e de pensée inconsciente en ajoutant dans sa Traumdeu-


tung, sit venia verbo, il ne dit pas autre chose que ceci, que pensée veut
dire la chose qui s'articule en langage. A u niveau de la Traumdeutung, il
n ' y a pas d'autre interprétation de ce terme que celle-là.
C e langage, nous pourrions l'appeler intérieur, mais cet adjectif
fausse déjà tout. C e m o n o l o g u e soi-disant intérieur est en parfaite
continuité avec le dialogue extérieur, et c'est bien p o u r cette raison que
nous p o u v o n s dire que l'inconscient est aussi le discours de l'autre. S'il y
a bien quelque chose de l'ordre du continu, ce n'est pas à chaque instant.
Il faut là aussi c o m m e n c e r à dire ce q u ' o n veut dire, aller dans le sens où
on va, et savoir en m ê m e temps le corriger. Il y a des lois d'intervalle, de
suspension, de résolution p r o p r e m e n t symboliques, il y a des suspen-
sions, des scansions qui marquent la structure de tout calcul, qui font
que ça n'est j u s t e m e n t pas d ' u n e façon continue que s'inscrit, disons,
cette phrase intérieure. Cette structure, qui est déjà attachée aux
possibilités ordinaires, est la structure même, ou inertie, du langage.
C e d o n t il s'agit pour l ' h o m m e , c'est j u s t e m e n t de s'en tirer avec cette
m o d u l a t i o n continue, de façon que ça ne l'occupe pas trop. C'est bien
p o u r q u o i les choses s'arrangent de façon à ce que sa conscience s'en
détourne. Seulement, admettre l'existence de l'inconscient, c'est dire
que, m ê m e si sa conscience s'en détourne, la modulation dont j e parle,
la phrase avec toute sa complexité, n'en continue pas moins. Il n ' y a
autre sens possible à donner à l'inconscient freudien que ce sens-là. S'il
n'est pas cela, c'est un m o n s t r e à six pattes, absolument i n c o m p r é h e n -
sible, en tout cas incompréhensible dans la perspective de l'analyse.
P u i s q u ' o n cherche les fonctions du moi c o m m e tel, disons que l'une
de ses occupations est précisément de ne pas être empoisonné de cette
phrase qui continue toujours à circuler, et ne demande qu'à resurgir
sous milles formes plus ou moins camouflées et dérangeantes. En
d'autres termes, la phrase évangélique ils ont des oreilles pour ne point
entendre est à prendre au pied de la lettre. C'est une fonction du moi que
nous n ' a y o n s pas perpétuellement à entendre cette articulation qui
organise nos actions c o m m e des actions parlées. Cela n'est pas tiré de
l'analyse de la psychose, ce n'est pas la mise en évidence, une fois de
plus, des postulats, de la notion freudienne de l'inconscient.
D a n s ces phénomènes, appelons-les provisoirement tératologiques,
des psychoses, ça j o u e en clair. Je n'en fais pas plus le trait essentiel que
tout à l'heure de l'élément imaginaire, mais on oublie trop que, dans les
cas de psychose, nous v o y o n s se révéler, et de la façon la plus articulée,
cette phrase, ce m o n o l o g u e , ce discours intérieur dont je vous parlais.
N o u s s o m m e s les premiers à pouvoir le saisir parce que, dans une
certaine mesure, nous s o m m e s déjà prêts à l'entendre.

128
LA PHRASE SYMBOLIQUE

Dès lors, nous n ' a v o n s pas de raison de nous refuser de reconnaître


ses voix au m o m e n t où le sujet nous en témoigne c o m m e de quelque
chose qui fait partie du texte m ê m e de son vécu.

Lecture des Mémoires, p. 248.

Voilà ce que le sujet nous dit dans un complément rétrospectif à ses


Mémoires. Le ralentissement de la phrase au cours des années, est par lui
rapporté m é t a p h o r i q u e m e n t à la très grande distance où les rayons de
Dieu se sont retirés. Il y a n o n seulement ralentissement, mais délai,
suspension, ajournement. Il est pour nous très significatif que varie et
évolue au cours des années la phénoménologie m ê m e sous laquelle se
présente la trame continue du discours qui l'accompagne, et que le sens
très plein du début se vide par la suite de son sens. D'ailleurs, les voix
ont aussi des commentaires e x t r ê m e m e n t curieux, dans le genre de
celui-ci — Tout non-sens s'annule.
La structure de ce qui se passe mérite de n'être pas négligée. Je vous
en d o n n e un exemple. Il entend — Il nous manque maintenant... et puis, la
phrase s'interrompt, il n'entend rien d'autre, c'est son témoignage,
mais cette phrase a p o u r lui le sens implicite de — Il nous manque
maintenant la pensée principale. Dans une phrase interrompue, c o m m e
telle t o u j o u r s finement articulée grammaticalement, la signification est
présente d ' u n e double façon, c o m m e attendue d'une part, puisqu'il
s'agit d ' u n e suspension, c o m m e répétée d'autre part, puisque c'est
t o u j o u r s à u n sentiment de l'avoir déjà entendue qu'il se rapporte.
A partir du m o m e n t où l'on entre dans l'analyse du langage, il
conviendrait de s'intéresser aussi un peu à l'histoire du langage. Le
langage n'est pas une chose si naturelle que cela, et les expressions qui
nous paraissent aller de soi s'étagent selon qu'elles sont plus ou moins
fondées.
Les voix qui occupent Schreber de leurs discours continu sont
psychologues. U n e grande part de ce qu'elles racontent concerne la
conception des âmes, la psychologie de l'être humain. Elles apportent des
catalogues de registres de pensée, les pensées de toutes les pensées,
d'affirmation, de réflexion, de crainte, les signalent et les articulent
c o m m e telles, et disent lesquelles sont régulières. Elles ont aussi leur
conception des patterns, elles en sont au dernier point du behaviourisme.
C o m m e de l'autre côté de l'Atlantique on cherche à expliquer la façon

129
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

régulière d'offrir un b o u q u e t de fleurs à une j e u n e fille, de m ê m e elles


o n t des idées précises sur la façon dont l ' h o m m e et la f e m m e doivent
s'aborder, et m ê m e se coucher dans le lit. Schreber en est interloqué —
C'est ainsi, dit-il, mais je ne m'en étais pas aperçu. Le texte m ê m e est réduit
à des serinages ou à des ritournelles qui nous paraissent quelquefois tant
soit peu embarrasants.
A p r o p o s de cette phrase interrompue, il nous manque maintenant... , je
m e souviens d ' u n e chose qui m'avait frappé en lisant M . Saumaize qui a
écrit vers 1660-1670, un Dictionnaire des précieuses. Naturellement, les
précieuses sont ridicules, mais le m o u v e m e n t dit des précieuses est un
élément au m o i n s aussi i m p o r t a n t pour l'histoire de la langue, des
pensées, des m œ u r s , que notre cher surréalisme dont chacun sait que ça
n'est pas rien, et qu'assurément nous n'aurions pas le m ê m e type
d'affiches s'il ne s'était pas produit vers 1920, un m o u v e m e n t de gens
qui manipulaient d'une façon curieuse les symboles et les signes. Le
m o u v e m e n t des précieuses est beaucoup plus i m p o r t a n t du point de vue
de la langue q u ' o n ne le pense. É v i d e m m e n t , il y a tout ce qu'a raconté
ce personnage génial qu'est Molière, mais sur ce sujet, on lui en a
p r o b a b l e m e n t fait dire u n peu plus qu'il ne voulait. Vous n'imaginez
pas le n o m b r e de locutions qui nous semblent maintenant toutes
naturelles, et qui datent d'alors. Saumaize note par exemple que c'est le
poète Saint-Amant qui a été le premier à dire Le mot me manque. Si on
n'appelle pas a u j o u r d ' h u i le fauteuil les commodités de la conversation, c'est
p u r hasard, il y a des choses qui réussissent et d'autres pas. Ces
expressions passées dans la langue trouvent donc leur origine dans un
tour de conversation des salons, où on essayait de faire venir u n langage
plus raffiné.
L'état d ' u n e langue se caractérise aussi bien par ses absences que par
ses présences. E h bien, vous trouvez dans le dialogue avec les f a m e u x
oiseaux miraculés, des drôleries c o m m e celle-ci — on leur dit quelque
chose c o m m e besoin d'air, et elles entendent crépuscule. C'est assez
intéressant — qui parmi vous n'a-t-il pas entendu confondre de façon
courante, dans un parler pas spécialement populaire, amnistie et
armistice ? Si j e vous demandais à chacun à tour de rôle ce que vous
entendez par superstition par exemple, j e suis sûr q u ' o n arriverait à une
jolie idée de la confusion qu'il peut y avoir dans votre esprit au sujet
d ' u n m o t dont vous faites c o u r a m m e n t usage — au b o u t d ' u n certain
t e m p s il finirait par apparaître la superstructure. D e m ê m e , les épiphéno-
mènes ont une signification très spéciale en médecine — Laënnec
appelle épiphénomènes les phénomènes c o m m u n s à toutes les maladies,
c o m m e la fièvre.
L'origine du m o t de superstition nous est donné par Cicéron, dans

130
LA PHRASE SYMBOLIQUE

son De natura deorum, que vous feriez bien de lire. Vous y mesurerez par
exemple combien lointains, et combien proches aussi, sont les p r o -
blèmes que les Anciens posaient sur la nature des dieux. Les superstitiosi,
c'étaient des gens qui priaient et faisaient des sacrifices toute la j o u r n é e
pour que leur descendance leur survive. La superstition, c'est l'accapa-
rement de la dévotion par des gens en vue d ' u n but qui leur paraissait
essentiel. Cela nous en apprend beaucoup sur la conception que se
taisaient les Anciens de la notion, si importante dans toute culture
primitive, de la continuité de la lignée. Cette référence pourrait aussi
nous d o n n e r peut-être la meilleure prise sur la véritable définition à
donner de la superstition, qui consiste à extraire une partie du texte d ' u n
c o m p o r t e m e n t aux dépens des autres. C'est dire son rapport avec tout
ce qui est f o r m a t i o n parcellaire, déplacement méthodique, dans le
mécanisme de la névrose.
Ce qui est important, c'est de comprendre ce q u ' o n dit. Et p o u r
c o m p r e n d r e ce q u ' o n dit, il importe d'en voir les doublures, les
résonances, les superpositions significatives. Quelles qu'elles soient, et
nous p o u v o n s admettre tous les contresens, ce n'est jamais au hasard.
Q u i médite sur l'organisme du langage doit savoir le plus possible, et
faire, tant à propos d ' u n m o t que d'une tournure, ou d'une locution, le
fichier le plus plein possible. Le langage j o u e entièrement dans
l'ambiguïté, et la plupart du temps, vous ne savez absolument rien de ce
que vous dites. Dans votre interlocution la plus courante, le langage a
une valeur p u r e m e n t fictive, vous prêtez à l'autre le sentiment que vous
êtes bien t o u j o u r s là, c'est-à-dire que vous êtes capable de donner la
réponse q u ' o n attend, et qui n'a aucun rapport avec quoi que ce soit
qu'il soit possible d ' a p p r o f o n d i r . Les neuf dixièmes des discours
effectivement tenus sont à ce titre complètement fictifs.
Cette donnée primordiale est nécessaire à qui veut pénétrer l'écono-
mie du président Schreber, et c o m p r e n d r e ce que veut dire cette part de
non-sens que l u i - m ê m e situe dans ses relations avec ses interlocuteurs
imaginaires. C'est p o u r q u o i j e vous invite à un examen plus attentif de
l'évolution des phénomènes verbaux dans l'histoire du président
Schreber, afin de pouvoir les articuler par la suite avec les déplacements
libidinaux.

2 5 JANVIER 1 9 5 6 .
VII

DU NON-SENS,
ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

Principes de l'analyse du délire.


L'interlocution délirante.
Le laisser-en-plan.
Dialogue et volupté.
La politique de Dieu.

A p r o p o s d'une expression employée par Schreber, c o m m e quoi les


voix lui signalent qu'il leur m a n q u e quelque chose, j e faisais remarquer
que de telles expressions ne vont pas toutes seules, qu'elles naissent au
cours de l'histoire de la langue, et à un niveau de création assez élevé
p o u r que ce soit précisément dans un cercle intéressé par les questions
du langage. Ces expressions paraissent découler tout naturellement de
l'arrangement donné du signifiant, mais leur apparition à un m o m e n t
donné peut être historiquement vérifiée.
Je disais donc que le mot me manque, expression qui nous paraît si
naturelle, est notée dans Saumaize c o m m e sortie des ruelles des
précieuses. Elle était considérée à cette époque c o m m e si remarquable
qu'il en a noté l'apparition en l'attribuant à Saint-Amant. J'ai relevé
ainsi près d ' u n e centaine de ces expressions — C'est la plus naturelle des
femmes — Il est brouillé avec Untel — Il a le sens droit — Tour de visage —
Tour d'esprit —Je me connais un peu en gens —Jouer à coup sûr — Il agit
sans façons — Il m'a fait mille amitiés — Cela est assez de mon goût — Il
n'entre dans aucun détail — Il s'est embarqué en une mauvaise affaire — Il
pousse les gens à bout — Sacrifier ses amis — Cela est fort — Faire des avances
— Faire figure dans le monde. Ces tournures, qui vous semblent des plus
naturelles et qui sont devenues usuelles, sont notées dans Saumaize et
aussi dans la rhétorique de Berry, qui est de 1663, c o m m e créées dans le
cercle des précieuses. C'est vous dire combien il ne faut pas s'illusionner
sur l'idée que le langage est modelé par une appréhension simple et
directe du réel. Elles supposent toutes une longue élaboration, des
implications, des réductions du réel, ce que nous pourrions appeler un
progrès métaphysique. Q u e les gens en agissent d'une certaine façon

133
f

THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

avec certains signifiants comporte toutes sortes de présuppositions. Le


mot me manque, par exemple, suppose d'abord que le m o t est là.

N o u s allons aujourd'hui reprendre notre propos, selon les principes


méthodiques que nous avons posés. Pour aller un petit peu plus avant
dans le délire du président Schreber, nous procédons en prenant le
d o c u m e n t . N o u s n'avons d'ailleurs pas autre chose.
Je vous ai fait remarquer que le document avait été rédigé par
Schreber à une date assez avancée de sa psychose pour qu'il ait pu
f o r m u l e r son délire. A ce propos, j ' é m e t s des réserves, légitimement,
puisque quelque chose que nous pouvons supposer plus primitif,
antérieur, originaire, nous échappe — le vécu, le fameux vécu, ineffable
et incommunicable, de la psychose dans sa période primaire ou
féconde.
N o u s s o m m e s libres de nous hypnotiser là-dessus, et de penser que
nous perdons le meilleur. Déplorer qu'on perd le meilleur est en général
une façon de se détourner de ce q u ' o n a sous la main, et qui vaut
peut-être la peine q u ' o n le considère.
P o u r q u o i un état terminal serait-il moins instructif q u ' u n état initial ?
Il n'est pas sûr que cet état terminal représente une moins-value, dès lors
que nous posons le principe qu'en matière d'inconscient, le rapport du
sujet au symbolique est fondamental.
C e principe d e m a n d e que nous abandonnions l'idée, implicite en
beaucoup de systèmes, que ce que le sujet met en m o t s est une
élaboration i m p r o p r e et toujours distordue, d'un vécu qui serait une
réalité irréductible. C'est bien l'hypothèse qui est au fond de la
Conscience morbide de Blondel, bon point de référence dont j e m e sers
quelquefois avec vous. Il y a, selon Blondel, quelque chose de si original
et irréductible dans le vécu du délirant, qu'en s'exprimant il nous donne
quelque chose qui ne peut que nous tromper. N o u s n'avons plus qu'à
renoncer à pénétrer ce vécu impénétrable. C'est la m ê m e supposition
psychologique, implicite à ce que l'on peut appeler la pensée de notre
époque, qui se m a r q u e à l'emploi usuel et abusif du m o t d'intellectua-
lisation. Il y a, pour toute une espèce d'intellectuels modernes, quelque
chose d'irréductible que l'intelligence est par définition destinée à
m a n q u e r . Bergson a beaucoup fait pour établir ce préjugé dange-
reux.
D e deux choses l'une — ou le délire n'appartient à aucun degré à

134
DU NON-SENS, ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

notre domaine à nous analystes, n'a rien à faire avec l'inconscient — ou


bien il relève de l'inconscient, tel que nous — nous l'avons fait ensemble
— nous avons cru pouvoir l'élaborer au cours de ces dernières
années.
L'inconscient est, dans son fond, structuré, tramé, chaîné, tissé de
langage. Et non seulement le signifiant y joue un aussi grand rôle que le
signifié, mais il y joue le rôle fondamental. Ce qui en effet caractérise le
langage, c'est le système du signifiant c o m m e tel. Le jeu complexe du
signifiant et du signifié pose des questions au bord desquelles nous nous
maintenons, parce que nous ne faisons pas ici un cours de linguistique,
mais vous en avez assez entrevu jusqu'ici pour savoir que le rapport du
signifiant et du signifié est loin d'être, c o m m e on dit dans la théorie des
ensembles, bi-univoque.
Le signifié, ce ne sont pas les choses toutes brutes, déjà là données
dans un ordre ouvert à la signification. La signification, c'est le discours
humain en tant qu'il renvoie toujours à une autre signification.
M. Saussure dans ses célèbres cours de linguistique, représente un
schéma avec un flux qui est la signification, et un autre, qui est le
discours, ce que nous entendons. Ce schéma montre que le découpage
d'une phrase entre ses différents éléments comporte déjà une certaine
part d'arbitraire. Il y a sans doute ces unités qui sont les mots, mais
quand on y regarde de près, ils ne sont pas tellement unitaires. Peu
importe ici. Eh bien, M. de Saussure pense que ce qui permet le
découpage du signifiant, c'est une certaine corrélation entre signifiant et
signifié. Evidemment, pour que les deux puissent être découpés en
m ê m e temps, il faut une pause.
Ce schéma est discutable. O n voit bien en effet que, dans le sens
diachronique, avec le temps, il se produit des glissements, et qu'à tout
instant le système en évolution des significations humaines se déplace,
et modifie le contenu des signifiants, qui prennent des emplois
différents. J'espère vous l'avoir fait sentir avec les exemples que je vous
donnais tout à l'heure. Sous les mêmes signifiants, il y a au cours des
âges de ces glissements de signification qui prouvent qu'on ne peut
établir de correspondance bi-univoque entre les deux systèmes.
U n système du signifiant, une langue, a certaines particularités qui
spécifient les syllabes, les emplois des mots, les locutions dans lesquelles
il se groupent, et cela conditionne, jusque dans sa trame la plus
originelle, ce qui se passe dans l'inconscient. Si l'inconscient est tel que
Freud nous l'a dépeint, un calembour peut être en lui-même la cheville
qui soutient un symptôme, calembour qui n'existe pas dans une langue
voisine. Ce n'est pas dire que le symptôme est toujours fondé sur un
calembour, mais il est toujours fondé sur l'existence du signifiant

135
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

c o m m e tel, sur un rapport complexe de totalité à totalité, ou plus


exactement de système entier à système entier, d'univers du signifiant à
univers du signifiant.
C'est tellement la doctrine de Freud qu'il n'y a pas d'autre sens à
donner à son terme de surdétermination, et à la nécessité qu'il a posée,
que, pour qu'il y ait symptôme, il faut qu'il y ait au moins duplicité, au
moins deux conflits en cause, un actuel et un ancien. Sans la duplicité
fondamentale du signifiant et du signifié, il n'y a pas de déterminisme
psychanalytique concevable. Le matériel lié au conflit ancien est
conservé dans l'inconscient à titre de signifiant en puissance, de
signifiant virtuel, pour être pris dans le signifié du conflit actuel et lui
servir de langage, c'est-à-dire de symptôme.
Dès lors, quand nous abordons les délires avec l'idée qu'ils peuvent
être compris dans le registre psychanalytique, dans l'ordre de la
découverte freudienne, et selon le mode de pensée qu'elle nous permet
concernant le symptôme, vous voyez bien qu'il n'y a aucune raison de
rejeter, c o m m e le fait d'un compromis purement verbal, comme une
fabrication secondaire de l'état terminal, l'explication que Schreber
nous donne de son système du monde, même si le témoignage qu'il
nous livre n'est sans doute pas toujours au-delà de toute critique.
N o u s savons bien que le paranoïaque, à mesure qu'il avance, repense
rétroactivement son passé, et trouve jusque dans des années très
anciennes l'origine des persécutions dont il a été l'objet. Il a quelquefois
la plus grande peine à situer un événement, et on sent bien sa tendance à
le projeter par un jeu de miroirs dans un passé qui devient lui-même
assez indéterminé, un passé de retour éternel, comme Schreber l'écrit.
Mais ce n'est pas là l'essentiel. U n écrit aussi étendu que celui du
président Schreber, garde une valeur entière dès lors que nous
supposons une solidarité continue et profonde des éléments signifiants,
du début à la fin du délire. En un mot, l'ordonnance finale du délire
nous permet de saisir les éléments primaires qui étaient e n j e u — nous
pouvons en tous les cas légitimement les rechercher.
C'est en quoi l'analyse du délire nous livre le rapport fondamental du
sujet au registre dans lequel s'organisent et se déploient toutes les
manifestations de l'inconscient. Peut-être même nous rendra-t-elle
compte, sinon du mécanisme dernier de la psychose, du moins du
rapport subjectif à l'ordre symbolique qu'elle comporte. Peut-être
pourrons-nous toucher du doigt comment, au cours de l'évolution de la
psychose, depuis le m o m e n t d'origine jusqu'à sa dernière étape, pour
autant qu'il y ait une étape terminale dans la psychose, le sujet se situe
par rapport à l'ensemble de l'ordre symbolique, ordre original, milieu
distinct du milieu réel et de la dimension imaginaire, avec lequel

136
DU NON-SENS, ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

'nomme a toujours affaire, et qui est constitutif de la réalité


:urr.iine.
Sous prétexte que le sujet est un délirant, nous ne devons pas partir de
."liee que son système est discordant. Il est sans doute inapplicable,
: es: l'un des signes distinctifs d ' u n délire. Dans ce qui se c o m m u n i q u e
au sem de la société, il est absurde, c o m m e on dit, et m ê m e fort gênant,
l a première réaction du psychiatre en présence d ' u n sujet qui c o m -
mence à lui en raconter de toutes les couleurs, c'est d'éprouver du
uesagrément. Entendre un monsieur proférer des affirmations à la fois
r e r e m p t o i r e s et contraires à ce q u ' o n est habitué à retenir c o m m e
1 ordre n o r m a l de causalité, ça le dérange, et son premier souci dans
1 interrogatoire est de faire rentrer les petites chevilles dans les petits
rrous. c o m m e disait Péguy dans ses derniers écrits, en parlant de
l'expérience qu'il assumait, et de ces gens qui veulent, au m o m e n t où la
grande catastrophe est déclarée, que les choses conservent le m ê m e
rapport qu'auparavant. Procédez par ordre, monsieur, disent-ils au
malade, et les chapitres sont déjà faits.
Ainsi que tout discours, un délire est à j u g e r d'abord c o m m e un
champ de signification ayant organisé un certain signifiant, de sorte que
les premières règles d ' u n b o n interrogatoire, et d ' u n e bonne investiga-
tion des psychoses, pourraient être de laisser parler le plus longtemps
possible. Après, on se fait une idée. Je ne dis pas que dans l'observation
il en soit t o u j o u r s c o m m e j e l'ai dit, et dans leur ensemble, les cliniciens
ont pris les choses assez bien. Mais la notion de p h é n o m è n e élémen-
taire, les distinctions des hallucinations, des troubles de l'attention, de la
perception, des divers niveaux dans l'ordre des facultés, ont certaine-
ment contribué à obscurcir notre rapport aux délirants.
Q u a n t à Schreber, on l'a laissé parler, pour une bonne raison, c'est
q u ' o n ne lui disait rien, et il a eu tout le temps de nous écrire son grand
livre.

N o u s avons déjà vu la dernière fois que Schreber introduit des


distinctions dans le concert de ses voix, pour autant qu'elles sont le fait
de ces différentes entités qu'il appelle les royaumes de Dieu.
Cette pluralité d'agents du discours pose à soi tout seul un grave
problème, car elle n'est pas p o u r autant conçue par le sujet c o m m e une
autonomie. Il y a des choses de toute beauté dans ce texte p o u r nous
parler des voix, et nous faire sentir leur rapport avec le f o n d divin, d ' o ù

137
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

il ne faudrait pas nous laisser glisser à dire qu'elles émanent, parce que
c'est nous qui commencerions alors à faire une construction. Il faut
suivre le langage du sujet, et lui n'a pas parlé d'émanation.
Dans l'exemplaire q u e j ' a i eu entre les mains, il y avait la trace dans la
m a r g e des annotations d'une personne qui devait se croire très lettrée,
parce qu'elle avait mis telles explications en face du terme schrébérien
de procession. Cette personne avait sans doute entendu parler de
M . Plotin, mais c'est là une de ces compréhensions hâtives dont on doit
se garder. Je ne crois pas qu'il s'agisse de quelque chose c o m m e d ' u n e
procession plotinienne.
D a n s le passage que j e vous ai lu, le bruit que fait le discours, le sujet y
insiste, est si m o d é r é qu'il l'appelle un chuchotement. Mais ce discours
est là tout le temps, sans discontinuité. Le sujet peut le couvrir, c'est
ainsi qu'il s'exprime, par ses activités et ses propres paroles, mais c'est
t o u j o u r s prêt à reprendre la m ê m e sonorité.
A titre d'hypothèse de travail, c o m m e on dit de nos jours, on peut
a d m e t t r e qu'il n'est pas impossible que ce discours soit sonorisé pour le
sujet. C'est beaucoup dire, peut-être trop, mais laissons ça pour
l'instant. C e discours a en tout cas un rapport avec ce que nous
supposons être le discours continu, mémorisant pour tout sujet sa
conduite à chaque instant, et doublant en quelque sorte sa vie. N o n
seulement nous s o m m e s obligés d'admettre cette hypothèse en raison
de ce que nous avons supposé tout à l'heure être la structure et la trame
de l'inconscient, mais c'est ce que l'expérience la plus immédiate nous
p e r m e t de saisir.
Q u e l q u ' u n m ' a raconté, il n ' y a pas très longtemps, avoir eu
l'expérience suivante. Cette personne ayant été surprise par la brusque
menace d ' u n e voiture sur le point de lui passer sur le corps, et ayant eu
— tout le laisse à penser — les gestes qu'il fallait pour s'en écarter, un
t e r m e a surgi, dans sa tête si l'on peut dire, vocalisé mentalement, celui
de traumatisme crânien. O n ne peut pas dire que cette verbalisation soit
une opération qui fasse partie de la chaîne des bons réflexes pour éviter
un choc qui pourrait entraîner ledit traumatisme crânien, elle est au
contraire légèrement distante de la situation, outre qu'elle suppose chez
la personne toutes sortes de déterminations qui font pour elle du
t r a u m a t i s m e crânien quelque chose de particulièrement significatif. O n
voit là surgir ce discours latent toujours prêt à émerger, et qui intervient
sur son plan propre, sur une autre portée que la musique de la conduite
totale du sujet.
C e discours se présente au sujet Schreber, à l'étape de la maladie dont
il nous parle, avec un caractère dominant d'Unsinn. Mais cet Unsinn
n'est pas tout simple. Le sujet qui écrit et nous fait sa confidence se

138
DU NON-SENS, ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

dépeint c o m m e subissant ce discours, mais le sujet qui parle — et ils ne


sont pas sans rapport, sans quoi nous ne serions pas à le qualifier de fou
— dit des choses très claires, c o m m e celle-ci que j e vous ai déjà citée —
Aller Unsinn hebt sich auf! Tout non-sens s'annule, se soulève, se transpose !
Voilà ce que le président Schreber nous dit entendre, dans le registre de
l'allocution à lui adressée par son interlocuteur permanent.
C'est u n terme fort riche que cet Aujheben, c'est le signe d ' u n e
implication, d ' u n e recherche, d ' u n recours propre à cet Unsinn, qui est
loin d'être, c o m m e dit Kant dans son analyse des valeurs négatives, une
pure et simple absence, une privation de sens. C'est un Unsinn très
positif, organisé, ce sont des contradictions qui s'articulent, et, bien
entendu, tout le sens du délire de notre sujet est bien là, qui rend si
passionnant son r o m a n . Cet Unsinn est ce qui s'oppose, ce qui se
compose, ce qui se poursuit, ce qui s'articule de ce délire. La négation
n'est pas ici une privation, et nous allons voir par rapport à quoi elle
vaut.
Quelle est dans ce discours l'articulation du sujet qui parle dans les
voix, et du sujet qui nous rapporte ces choses c o m m e signifiantes ?
C'est d ' u n e grande complexité.
J'ai c o m m e n c é la dernière fois d'amorcer cette démonstration en
insistant sur le caractère significatif de la suspension du sens, qui se
produit du fait que les voix n'achèvent pas leurs phrases.
Il y a là u n procédé particulier d'évocation de la signification, qui
nous réserve sans doute la possibilité de la concevoir c o m m e une
structure, celle que j'ai accentuée à propos de cette malade qui, au
m o m e n t où elle entendait q u ' o n lui disait Truie, m u r m u r a i t entre ses
dents Je viens de chez le charcutier — à savoir la voix allusive, la visée
indirecte du sujet. N o u s avions déjà pu entrevoir là une structure très
proche du schéma que nous d o n n o n s des rapports entre le sujet qui
parle concrètement, qui soutient le discours, et le sujet inconscient, qui
est là, littéralement, dans ce discours hallucinatoire. Il est là, visé, on ne
peut pas dire dans un au-delà, puisque j u s t e m e n t l'autre m a n q u e dans le
délire, mais dans un en-deçà, une espèce d'au-delà intérieur.
Poursuivre cette démonstration ne serait pas impossible. Mais ce
serait introduire trop vite peut-être, si nous voulons procéder en toute
rigueur, des schémas qui pourraient apparaître préconçus par rapport à
la donnée. Il y a dans le contenu du délire assez de données plus simples
d'accès, p o u r que nous puissions procéder autrement, et prendre notre
temps.
A la vérité, prendre son temps participe de cette attitude de b o n n e
volonté d o n t j e soutiens ici la nécessité pour avancer dans la structure du
délire. Le mettre d'emblée dans la parenthèse psychiatrique est bien la

139
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

source de l'incompréhension dans laquelle on s'est tenu j u s q u ' à présent


par rapport à lui. O n pose d'emblée qu'il s'agit d ' u n p h é n o m è n e
anormal, et c o m m e tel, on se c o n d a m n e à ne pas le comprendre. O n
s'en défend, on se défend ainsi de sa séduction, si sensible chez le
président Schreber, qui interroge tout b o n n e m e n t le psychiatre — Est-ce
que vous n'avez pas peur de temps en temps de devenir fou ? Mais c'est que
c'est tout à fait vrai. Tel des bons maîtres que nous avons connus avait
bien le sentiment d'où ça le mènerait, de les écouter, ces types qui vous
débloquent toute la j o u r n é e des choses si singulières.
N e savons-nous pas, psychanalystes, que le sujet normal est essen-
tiellement q u e l q u ' u n qui se met dans la position de ne pas prendre au
sérieux la plus grande part de son discours intérieur ? Observez bien
chez les sujets n o r m a u x , et par conséquent chez vous-mêmes, le
n o m b r e de choses dont c'est vraiment votre occupation fondamentale
que de ne pas les prendre au sérieux. C e n'est peut-être rien d'autre que
la première différence entre vous et l'aliéné. Et c'est p o u r q u o i l'aliéné
incarne p o u r beaucoup, et sans m ê m e qu'il se le dise, là où ça nous
conduirait si nous c o m m e n c i o n s à prendre les choses au sérieux.
Prenons d o n c sans trop de crainte notre sujet au sérieux, notre
président Schreber, et puisque nous ne pouvons pénétrer d'emblée ni le
but, ni les articulations, ni les fins de ce singulier Unsinn, tâchons
d ' a b o r d e r par certaines questions ce que nous en voyons, et où nous ne
s o m m e s pas sans boussole.

D ' a b o r d , y a-t-il un interlocuteur ?


O u i , il y en a un, et qui dans son f o n d est unique. Cette Einheit est très
amusante à considérer, si nous pensons à ce texte de Heidegger sur le
logos que j'ai traduit, que vous allez voir paraître dans le premier
n u m é r o de n o t r e nouvelle revue, La Psychanalyse, et qui identifie le
logos avec le En héraclitéen. Et précisément, nous verrons que le délire
de Schreber est à sa façon un m o d e de rapport du sujet à l'ensemble du
langage.
C e que Schreber exprime nous m o n t r e l'unité qu'il ressent dans celui
qui tient ce discours permanent devant lequel il se sent c o m m e aliéné, et
en m ê m e temps une pluralité dans les modes et dans les agents
secondaires auxquels il en attribue les diverses parties. Mais l'unité est
bien fondamentale, elle domine, et il l'appelle Dieu. Là on s'y
reconnaît. S'il dit que c'est Dieu, il a ses raisons, cet h o m m e . P o u r q u o i
lui refuser le m a n i e m e n t d ' u n vocable dont nous savons l'importance

140
D U NON-SENS, ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

universelle ? C'est m ê m e une des preuves de son existence pour


certains. N o u s savons assez combien il est difficile de saisir quel en est le
contenu précis p o u r la plupart de nos contemporains, alors p o u r q u o i
refuserions-nous plus spécialement au délirant de lui faire crédit quand
il en parle ?
Le saisissant, c'est que Schreber est un disciple de Y Aujklàrung, il en
est m ê m e l'un des derniers fleurons, il a passé son enfance dans une
famille où il n'était pas question de religion, il nous donne la liste de ses
lectures, tout cela vaut pour lui c o m m e une preuve du sérieux de ce
qu'il éprouve. Après tout, il n'entre pas dans la discussion de savoir s'il
s'est t r o m p é ou pas, il dit — C'est ainsi. C'est un fait dont j'ai eu les
preuves les plus directes, ça ne peut être que Dieu si ce m o t a un sens. Je
n'avais jamais pris ce m o t au sérieux jusque-là, et à partir du m o m e n t
où j'ai éprouvé ces choses, j'ai fait l'expérience de Dieu. C e n'est pas
l'expérience qui est garantie de Dieu, c'est Dieu qui est la garantie de
m o n expérience. Je vous parle de Dieu, il faut bien que j e l'aie pris
quelque part, et c o m m e je ne l'ai pas pris dans m o n bagage de préjugés
d'enfance, m o n expérience est vraie. Là, il est très fin. N o n seulement il
est en s o m m e un b o n témoin, mais il ne c o m m e t pas d'abus
théologiques. Il est en plus bien informé, je dirais m ê m e qu'il est b o n
psychiatre classique.
O n t r o u v e dans son texte u n e citation de la sixième édition de
Kraepelin qu'il a épluchée de sa main, et ça lui permet de rire de ce que
celui-ci m a r q u e c o m m e une étrangeté, que ce q u ' é p r o u v e le délirant ait
une haute puissance convaincante.
Attention, dit Schreber, ce n'est pas cela du tout. O n voit bien là que j e
ne suis pas un délirant c o m m e disent les médecins, parce q u e j e suis tout
à fait capable de réduire les choses, n o n seulement à ce que dit
l'entourage, mais m ê m e au b o n sens. Ainsi, il arrive que j ' e n t e n d e le
bruit du train ou celui du bateau à vapeur qui avance à l'aide de chaînes,
ce qui fait é n o r m é m e n t de bruit, et les choses que j e pense viennent
s'inscrire dans les intervalles réguliers de ces bruits monotones, tout
c o m m e o n m o d u l e les pensées qui vous tournent dans la tête sur ces
bruits que nous connaissons bien quand nous s o m m e s dans un w a g o n
de chemin de fer. Mais je distingue très bien les choses, et les voix que
j'entends sont autre chose, à quoi vous n'accordez pas sa portée et son
sens.
Cette analyse schrébérienne nous donne l'occasion de critiquer de
l'intérieur certaines théories génétiques de l'interprétation ou de l'hal-
lucination. Et il y a bien d'autres exemples dans le texte.
C e Dieu, donc, qui s'est révélé à lui, quel est-il ? Il est d'abord
présence. Et son m o d e de présence est le m o d e parlant.

141
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

D ' a b o r d , une remarque. Je n'aurai pas besoin d'aller chercher très


loin mes témoignages p o u r m o n t r e r l'importance de la fonction
providentielle dans l'idée que les sujets ont de la divinité. Je ne dis pas
que ce soit la meilleure façon d'aborder la chose du point de vue
théologique, mais enfin, ouvrant un peu par hasard un livre qui essaie
de nous parler des dieux d'Epicure, j'ai lu ces lignes fort bien écrites —
Depuis que l'on croit aux dieux, on est persuadé qu'ils règlent les affaires
humaines, que ces deux aspects de la foi sont connexes (...) La foi est née de
l'observation mille fois répétée que la plupart de nos actes n'atteignent pas leur
but, il reste très nécessairement une marge entre nos desseins les mieux conçus et
leur accomplissement, et ainsi nous demeurons dans l'incertitude, mère de
l'espérance et de la crainte.
Le texte est du Père Festugière, très b o n écrivain, et excellent
connaisseur de l'Antiquité grecque. Sans doute le style un peu
apologétique de cette introduction consacrée à la constance de la
croyance aux dieux est-il un peu incliné par son sujet, à savoir par le fait
que c'est autour de la question de la présence des dieux dans les affaires
humaines que s'est construit tout l'épicurisme, car on ne peut pas
m a n q u e r d'être étonné de la partialité de cette réduction de l ' h y p o -
thèse divine à la fonction providentielle, c'est-à-dire à l'exigence
que nous soyons récompensés de nos bonnes intentions — quand ils
sont gentils, il leur arrive de bonnes choses. Mais enfin, c'est signi-
ficatif.
D ' a u t a n t plus qu'il n ' y en à pas trace chez Schreber, dont le délire est
p o u r une grande part théologique, et le partenaire, divin. Certes, la
notation d ' u n e absence est moins décisive que la notation d'une
présence, et le fait qu'il n ' y ait pas quelque chose, est toujours, dans
l'analyse des phénomènes, sujet à caution. Si nous avions plus de
précisions sur le délire du président Schreber, cela pourrait peut-être
être contredit. D ' u n autre côté, la notation d'une absence est extraor-
dinairement i m p o r t a n t e p o u r la localisation d'une structure. Je vous fais
d o n c r e m a r q u e r ceci — théologiquement valable ou pas, la notion de la
providence, de l'instance qui rénumère, si essentielle au fonctionne-
m e n t de l'inconscient et qui affleure au conscient, il n ' y en a pas trace
chez Schreber. Et par conséquent, disons, p o u r aller vite, que cette
é r o t o m a n i e divine n'est pas certainement à inscrire tout de suite dans le
registre du surmoi.
D o n c , ce Dieu le voici. N o u s savons déjà que c'est celui qui parle tout
le temps, celui qui n'arrête pas de parler p o u r ne rien dire. C'est
tellement vrai que Schreber consacre beaucoup de pages à considérer ce
que cela peut bien vouloir dire, ce Dieu qui parle pour ne rien dire, et
qui parle p o u r t a n t sans arrêt.

142
D U NON-SENS, ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

Cette fonction i m p o r t u n e ne peut être distinguée un seul instant du


m o d e de présence qui est celui de Dieu. Mais les rapports de Schreber
avec lui sont loin de se limiter à cela, et je voudrais accentuer
maintenant la relation fondamentale et ambiguë où Schreber est à
l'endroit de son Dieu, et qui se situe dans la m ê m e dimension que celle
où il est là, jaspinant sans cesse.
En quelque sorte, cette relation présente depuis l'origine, avant
m ê m e que Dieu ne se soit dévoilé, au m o m e n t où le délire a p o u r
supports des personnages du type Fleschig, et d ' a b o r d Fleschig
lui-même, son premier thérapeute. L'expression allemande que j e vais
souligner après Freud exprime pour le sujet son m o d e de rapport
essentiel avec l'interlocuteur fondamental, et permet d'établir une
continuité entre les premiers et les derniers interlocuteurs du délire, où
nous reconnaissons qu'il y a quelque chose de c o m m u n entre Flechsig,
les âmes examinées, les royaumes de Dieu, avec leurs diverses
significations, postérieures et antérieures, supérieures et inférieures, et
enfin le Dieu dernier, où tout paraît à la fin se résumer, en m ê m e temps
que Schreber s'installe dans une position mégalomaniaque. Q u e ce soit
au début du délire, où il s'agit de l'imminence d ' u n viol, d ' u n e menace
portée à sa virilité, sur laquelle Freud a mis tout l'accent, ou que ce soit à
la fin, quand s'établit une effusion voluptueuse où Dieu est censé
trouver satisfaction plus encore que notre sujet, il est question de ceci,
qui est le plus atroce, q u ' o n va le laisser en plan.
La traduction de ce liegen lassen n'est pas mauvaise, parce qu'elle a des
sonorités sentimentales féminines. En allemand, c'est beaucoup moins
accentué et aussi beaucoup plus large, c'est laisser gésir. T o u t au long du
délire schrébérien, la menace de ce laisser en plan revient c o m m e un
thème musical, c o m m e le fil rouge q u ' o n retrouve dans le thème
littéraire ou historique.
T o u t au début, cela fait partie des noires intentions des violateurs
persécuteurs, et c'est ce qu'il faut éviter à tout prix. O n ne peut pas ne
pas avoir l'impression que le rapport global du sujet avec l'ensemble des
phénomènes auxquels il est en proie consiste dans cette relation
essentiellement ambivalente — quel que soit le caractère douloureux,
pesant, i m p o r t u n a n t , insupportable de ces phénomènes, le maintien de
son rapport à eux constitue une nécessité dont la rupture lui serait
absolument intolérable. Q u a n d elle s'incarne, c'est-à-dire chaque fois
qu'il perd le contact avec ce Dieu — avec lequel il est en rapport sur un
double plan, celui de l'audition et un autre plus mystérieux, celui de sa
présence, liée à ce qu'il appelle la béatitude des partenaires, et plus
encore celle de son partenaire que la sienne — chaque fois que
s'interrompt le rapport, que se produit le retrait de la présence divine, il

143
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

éclate toutes sortes de phénomènes internes de déchirement, de


douleur, diversement intolérables.
C e personnage auquel Schreber a affaire dans une double relation,
dialogue et rapport érotique, distincts et pourtant jamais disjoints, est
également caractérisé par ceci, qu'il ne comprend rien à rien de ce qui
est p r o p r e m e n t humain. C e trait ne m a n q u e pas d'être souvent fort
piquant sous la plume de Schreber. Des questions que Dieu lui pose
p o u r l'inciter à des réponses impliquées dans l'interrogation m ê m e , que
Schreber ne se laisse jamais aller à donner, il dit — Ce sont des pièges trop
bêtes qu'on me tend. Schreber fait m ê m e toutes sortes de développements
assez agréablement rationalisés sur les dimensions de la certitude, et
propose une explication. C o m m e n t arriver à concevoir que Dieu soit
tel qu'il ne c o m p r e n d vraiment rien aux besoins humains ? C o m m e n t
p e u t - o n être bête au point de croire, par exemple, que si j e cesse un
instant de penser à quelque chose, j e suis devenu complètement idiot,
ou m ê m e j e suis r e t o m b é dans le néant ? C'est pourtant ce que fait Dieu,
et d'en profiter p o u r se retirer. C h a q u e fois que ça se produit, j e m e
remets à une occupation intelligente, et j e manifeste ma présence. P o u r
que, malgré ses mille expériences, ce Dieu puisse croire cela, il faut
vraiment qu'il soit inéducable.
Schreber apporte sur ce point des développements qui sont fort loin
d'être sots, émet des hypothèses, des arguments qui ne détonneraient
pas dans une discussion p r o p r e m e n t théologique. Dieu étant parfait et
imperfectible, la notion m ê m e d ' u n progrès à travers l'expérience
acquise est tout à fait impensable. Schreber lui-même trouve néanmoins
cet a r g u m e n t u n peu sophistiqué, parce que cette perfection irréductible
est tout à fait bouchée aux choses humaines. A l'opposé du Dieu
sondant les reins et les cœurs, le Dieu de Schreber ne connaît les choses
que de surface, il ne voit que ce qu'il voit, pour ce qui est de l'intérieur il
ne c o m p r e n d rien, mais c o m m e tout est inscrit quelque part par ce qui
s'appelle le système de notation, sur des petites fiches, à la fin, au bout
de cette totalisation, il sera tout de m ê m e parfaitement au fait.
Schreber explique très bien par ailleurs qu'il va de soi que Dieu ne
peut avoir le m o i n d r e accès à des choses aussi contingentes et puériles
que l'existence des machines à vapeur et des locomotives. Mais les âmes
m o n t a n t vers les béatitudes ayant enregistré tout cela sous f o r m e de
discours, Dieu le recueille, et par là il a tout de m ê m e quelque idée de ce
qui se passe sur la terre en fait de menues inventions, depuis le diabolo
j u s q u ' à la b o m b e atomique. C'est un très joli système, et on a
l'impression qu'il est découvert par un progrès extraordinairement
innocent, par le développement de conséquences signifiantes, dans u n
déroulement h a r m o n i e u x et continu à travers ses diverses phases, d o n t

144
DU NON-SENS, ET DE LA STRUCTURE DE DIEU

le m o t e u r est le rapport dérangé que le sujet entretient avec quelque


chose qui intéresse le fonctionnement total du langage, de l'ordre
symbolique, et du discours.
Je ne peux vous dire toutes les richesses que cela comporte. Il y a par
exemple une discussion des rapports de Dieu avec les j e u x de hasard,
qui est d ' u n brio extraordinaire. Dieu peut-il prévoir le n u m é r o qui
sortira à la loterie ? C e n'est pas une question idiote, et puisqu'il y a ici
des personnes qui ont une forte croyance à Dieu, qu'elles se posent la
question. L'ordre d'omniscience que suppose le fait de deviner le petit
papier qui sortira d'une grande boule présente des difficultés considé-
rables. D u point de vue du réel, il n ' y a, dans cette masse équilibrée,
aucune différence entre les bouts de papier, sinon une différence
symbolique. Il faut donc supposer que Dieu entre dans le discours.
C'est un p r o l o n g e m e n t de la théorie du symbolique, de l'imaginaire et
du réel.
Il y a une chose que cela comporte, c'est que les intentions de Dieu ne
sont pas claires. Rien n'est plus saisissant que de voir c o m m e n t la voix
délirante surgie d'une expérience incontestablement originale, c o m -
porte chez ce sujet une sorte de brûlance de langage qui se manifeste par
le respect avec lequel il maintient l'omniscience et les bonnes intentions
c o m m e substantielles à la divinité. Mais il ne peut pas ne pas voir,
particulièrement dans les débuts de son délire, où les phénomènes
pénibles lui venaient de toutes sortes de personnages nocifs, que Dieu a
tout de m ê m e permis tout cela. C e dieu mène une politique absolument
inadmissible, de demi-mesures, demi-taquineries, et Schreber glisse à
ce propos le m o t de perfidie. E n fin de compte, on doit supposer qu'il y
a une perturbation fondamentale dans l'ordre universel. C o m m e le
disent les voix — Souvenez-vous que tout ce qui est mondialisant comporte
une contradiction en soi. C'est d'une beauté dont j e n'ai pas besoin de vous
signaler le relief.

N o u s nous arrêterons p o u r aujourd'hui sur cette analyse de la


structure de la personne divine.
Le pas suivant consistera à analyser la relation de l'ensemble de la
fantasmagorie avec le réel lui-même. Avec le registre symbolique, le
registre imaginaire, le registre réel, nous ferons un nouveau progrès,
qui nous permettra de découvrir, j e l'espère, la nature de ce dont il s'agit
dans l'interlocution délirante.

ER
1 FÉVRIER 1 9 5 6 .
XIII

D U S I G N I F I A N T D A N S LE RÉEL,
ET D U MIRACLE D U H U R L E M E N T

Le fait psychiatrique premier.


Le discours de la liberté.
La paix du soir.
La topologie subjective.

O n trouve que j'ai été un peu vite la dernière fois en faisant état des
considérations du président Schreber à propos de la toute-puissance et
de l'omniscience divine, et en paraissant sanctionner leur opportu-
nité.
Je faisais simplement remarquer que cet homme, pour qui l'expé-
rience de Dieu est tout entière discours, se posait des questions à propos
de ce qui se trouve au joint du symbole et du réel, c'est-à-dire de ce qui
introduit dans le réel l'opposition symbolique. Peut-être aurais-je dû
préciser qu'il était remarquable que ce fût justement ceci qui arrêtait
l'esprit du patient — que dans le registre de son expérience, il lui
paraissait difficile de saisir que Dieu puisse prévoir le numéro qui sortira
à la loterie.
Cette remarque n'exclut pas, bien entendu, les critiques qu'une telle
objection peut amener chez qui se trouve disposé à lui répondre.
Quelqu'un m'a fait remarquer par exemple que les numéros se
distinguent par des coordonnées spatiales, et qu'on ne se fonde sur rien
d'autre pour distinguer les individus quand se pose le problème du
principe d'individualisation.
Pour ma part, j'ai noté la sensibilité du sujet, dans sa partie
raisonnante à l'endroit de la différence qu'il y a entre le langage c o m m e
symbolique et son dialogue intérieur permanent — ou plus exactement
ce balancement où s'interroge et se répond à soi-même un discours qui
est ressenti par le sujet c o m m e étranger, et lui manifestant une présence.
C'est de l'expérience qu'il nous communique que s'est engendrée
chez lui une croyance en Dieu à laquelle rien ne le préparait. Il s'est agi
pour lui de percevoir quel ordre de réalité pouvait répondre de cette

147
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

présence qui couvre une partie de l'univers, et non pas tout, car la
puissance divine ne connaît rien de l'homme. Rien de son intérieur, de
son sentiment de la vie, de sa vie elle-même, n'est compréhensible à
Dieu, qui ne le recueille qu'à partir du m o m e n t où tout est transformé
dans une notation infinie.
O r , le personnage fort raisonnant qu'est Schreber, confronté à une
expérience qui a pour lui tous les caractères d'une réalité, et où il perçoit
le poids propre de la présence indiscutable d'un dieu de langage,
s'arrête, pour évoquer les limites de sa puissance, à un exemple où c'est
d'un maniement humain, artificiel, du langage qu'il s'agit. Il s'agit d'un
futur contingent, à propos duquel la question peut vraiment se poser de
la liberté humaine, et du m ê m e coup de l'imprévisibilité par Dieu.
Ce qui nous intéresse, c'est que Schreber distingue entre deux plans
pour lui fort différents de l'usage du langage. Cette distinction ne peut
prendre pour nous sa valeur que dans la perspective où nous admettons
le caractère radicalement premier de l'opposition symbolique du plus et
du moins, en tant qu'ils ne sont distingués par rien d'autre que leur
opposition, encore qu'il faille qu'ils aient un support matériel. Ils
échappent tout de m ê m e à toute autre coordonnée réelle qu'à la loi de
leur équivalence dans le hasard.
A partir du m o m e n t où nous instituons un jeu d'alternance s y m b o -
lique, nous devons en effet supposer que rien ne distingue les éléments
dans l'efficience réelle. Ce n'est pas du fait d'une loi d'expérience, mais
en raison d'une loi a priori, que nous devons avoir des chances égales de
sortir le plus et le moins. Le jeu ne sera considéré c o m m e correct que
pour autant qu'il réalisera le critère de l'égalité des chances. Sur ce plan,
nous pouvons dire qu'au moins au niveau noséologique de l'appréhen-
sion du terme, le symbolique donne ici une loi a priori, et introduit un
m o d e d'opération qui échappe à tout ce que nous pourrions faire surgir
d'une déduction des faits dans le réel.

Il faut à tout instant nous reposer la question de savoir pourquoi nous


sommes si attachés à la question du délire.
Pour le comprendre, il n'y a qu'à se rappeler la formule souvent
employée par certains, imprudemment, à propos du mode d'action de
l'analyse, à savoir que nous prenons appui sur la partie saine du moi.
N ' y a-t-il pas d'exemple plus manifeste de l'existence constrastée d'une
partie saine et d'une partie aliénée du moi, que les délires qu'il est

148
DU SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

classique d'appeler partiels ? N ' y en a-t-il pas d'exemple plus saisissant


que l'ouvrage de ce président Schreber qui nous donne un exposé si
sensible, si attachant, si tolérant, de sa conception du m o n d e et de ses
expériences, et qui ne manifeste pas avec une moindre force d'assertion
le m o d e inadmissible de ses expériences hallucinatoires ? O r , qui donc
ne sait — c'est là, dirais-je, le fait psychiatrique premier — q u ' a u c u n
appui sur la partie saine du moi ne nous permettrait de gagner d ' u n
millimètre sur la partie manifestement aliénée ?
Le fait psychiatrique premier, grâce à quoi le débutant s'initie à
l'existence m ê m e de la folie c o m m e telle, conduit à laisser toute
espérance — toute espérance de cure par ce biais. Aussi bien en a-t-il
toujours été ainsi j u s q u ' à l'arrivée de la psychanalyse, à quelque force
plus ou m o i n s mystérieuse q u ' o n ait recouru, affectivité, imagination,
cœnesthésie, p o u r expliquer cette résistance à toute réduction raison-
nante d ' u n délire qui se présente pourtant c o m m e pleinement articulé,
et en apparence accessible aux lois de cohérence du discours. La
psychanalyse apporte, par contre, au délire du psychotique une sanction
singulière, parce qu'elle le légitime sur le m ê m e plan où l'expérience
analytique opère habituellement, et qu'elle retrouve dans son discours
ce qu'elle découvre d'ordinaire c o m m e discours de l'inconscient. Mais
elle n ' a p p o r t e pas p o u r autant le succès dans l'expérience. C e discours,
qui a émergé dans le moi, se révèle — tout articulé qu'il soit, et on
pourrait m ê m e admettre qu'il est pour une grande part inversé, mis
dans la parenthèse de la Verneinung — irréductible, n o n maniable, n o n
curable.
En s o m m e , pourrait-on dire, le psychotique est un m a r t y r de
l'inconscient, en d o n n a n t au terme de martyr son sens, qui est celui
d'être témoin. Il s'agit d ' u n témoignage ouvert. Le névrotique aussi est
un témoin de l'existence de l'inconscient, il donne un témoignage
couvert qu'il faut déchiffrer. Le psychotique, au sens où il est, dans
une première approximation, témoin ouvert, semble fixé, immobilisé,
dans une position qui le met hors d'état de restaurer authentiquement
le sens de ce dont il témoigne, et de le partager dans le discours des
autres.
Je vais essayer de vous faire sentir la différence qu'il y a entre discours
ouvert et discours f e r m é à partir d ' u n e homologie, et vous verrez qu'il y
a dans le m o n d e n o r m a l du discours une certaine dissymétrie qui
amorce déjà celle dont il s'agit dans l'opposition de la névrose à la
psychose.
N o u s vivons dans uni; société où l'esclavage n'est pas reconnu. Il est
clair, au regard de tout sociologue ou philosophe, qu'il n ' y est point
pour autant aboli. Cela fait m ê m e l'objet de revendications assez

149
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

notoires. Il est aussi clair que, si la servitude n'y est pas abolie, elle y est,
si l'on peut dire, généralisée. Le rapport de ceux que l'on appelle les
exploiteurs n'est pas moins un rapport de serviteurs par rapport à
l'ensemble de l'économie, que celui du commun. Ainsi, la duplicité
maître-esclave est généralisée à l'intérieur de chaque participant de
notre société.
La servitude foncière de la conscience dans cet état malheureux est à
rapporter au discours qui a provoqué cette profonde transformation
sociale. Ce discours, nous pouvons l'appeler le message de fraternité. Il
s'agit de quelque chose de nouveau, qui n'est pas apparu dans le monde
seulement avec le christianisme, car il était déjà préparé par le stoïcisme,
par exemple. Bref, derrière la servitude généralisée, il y a un discours
secret, un message de libération, qui subsiste en quelque sorte à l'état de
refoulé.
En est-il de m ê m e avec ce que nous appellerons le discours patent de
la liberté ? Certainement pas. O n s'est aperçu il y a quelque temps d'une
discorde entre le fait pur et simple de la révolte, et l'efficacité
transformante de l'action sociale. Je dirais même que toute la révolution
moderne s'est instituée sur cette distinction, et sur la notion que le
discours de la liberté était, par définition, non seulement inefficace,
mais profondément aliéné par rapport à son but et à son objet, que tout
ce qui se lie à lui de démonstratif, est à proprement parler l'ennemi de
tout progrès dans le sens de la liberté, pour autant qu'elle peut tendre à
animer quelque mouvement continu dans la société. Il n'en reste pas
moins que ce discours de la liberté s'articule au fond de chacun c o m m e
représentant un certain droit de l'individu à l'autonomie.
U n certain champ semble indispensable à la respiration mentale de
l ' h o m m e moderne, celui où s'affirme son indépendance par rapport,
non seulement à tout maître, mais aussi bien à tout dieu, celui de son
autonomie irréductible c o m m e individu, comme existence indivi-
duelle. C'est bien là quelque chose qui mérite en tous points d'être
comparé à un discours délirant. C'en est un. Il n'est pas pour rien dans
la présence de l'individu moderne au monde, et dans ses rapports avec
ses semblables. Assurément, si je vous demandais de la formuler, de
faire la part exacte de liberté imprescriptible dans l'état actuel des
choses, et m ê m e me répondriez-vous par les droits de l'homme, ou par
le droit au bonheur, ou par mille autres choses, que nous n'irions pas
loin avant de nous apercevoir que c'est chez chacun un discours intime,
personnel, et qui est bien loin de rencontrer sur quelque point que ce
soit le discours du voisin. Bref, l'existence chez l'individu moderne
d'un discours permanent de la liberté, me paraît indiscutable.
Maintenant, comment ce discours peut-il être accordé non seulement

150
D U SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

avec le discours de l'autre, mais avec la conduite de l'autre, pour peu


cu'il tende à la fonder abstraitement sur ce discours ? Il y a là un
problème vraiment décourageant. Et les faits montrent qu'il y a à tout
instant non pas seulement composition avec ce qu'effectivement chacun
apporte, mais bien plutôt abandon résigné à la réalité. De la m ê m e
raçon, notre délirant, Schreber, après avoir cru être le survivant unique
du crépuscule du monde, se résigne à reconnaître, l'existence perma-
nente de la réalité extérieure. Il ne peut guère justifier pourquoi cette
réalité est là, mais il doit reconnaître que le réel est bien toujours là, que
nen n'a sensiblement changé. C'est pour lui le plus étrange, puisqu'il y
a là un ordre de certitude inférieure à ce que lui apporte son expérience
délirante, mais il s'y résigne.
Assurément, nous avons, nous, beaucoup moins confiance dans le
discours de la liberté, mais dès qu'il s'agit d'agir, et en particulier au
nom de la liberté, notre attitude vis-à-vis de ce qu'il faut supporter de la
realité, ou de l'impossibilité d'agir en c o m m u n dans le sens de cette
liberté, a tout à fait le caractère d'un abandon résigné, d'une renoncia-
non à ce qui est pourtant une partie essentielle de notre discours
intérieur, à savoir que nous avons, non seulement certains droits
imprescriptibles, mais que ces droits sont fondés sur certaines libertés
premières, exigibles dans notre culture pour tout être humain.
Il y a quelque chose de dérisoire dans cet effort des psychologues
pour réduire la pensée à une action commencée, ou à une action élidée
ou représentée, et à la faire ressortir de ce qui mettrait perpétuellement
l ' h o m m e au niveau de l'expérience d'un réel élémentaire, d ' u n réel
d'objet qui serait le sien. Il est trop évident que la pensée constitue pour
chacun quelque chose de peu estimable, que nous pourrions appeler une
vaine rumination mentale — mais pourquoi la déprécier ?
Chacun se pose à tout instant des problèmes qui ont d'étroits
rapports avec ces notions de libération intérieure et de manifestation de
quelque chose qui est inclus en soi. De ce point de vue, on arrive très
vite à une impasse, étant donné que toute espèce de réalité vivante
immergée dans l'esprit de l'aire culturelle du monde moderne tourne
essentiellement en rond. C'est pourquoi on revient toujours sur le
caractère borné, hésitant, de son action personnelle, et on ne commence
à considérer le problème comme confusionnel qu'à partir du m o m e n t
où on prend vraiment les choses en main en tant que penseur, ce qui
n'est pas le sort de chacun. Chacun en reste au niveau d'une contradic-
tion insoluble entre un discours, toujours nécessaire sur un certain plan,
et une réalité, à laquelle, à la fois en principe et d'une façon prouvée par
l ' e x p é r i e n c e , il ne se coapte pas.
N e voyons-nous pas d'ailleurs que l'expérience analytique est pro-

151
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

fondément liée à ce double discursif du sujet, si discordant et dérisoire,


qu'est son moi ? Le moi de tout h o m m e moderne ?
N'est-il pas manifeste que l'expérience analytique s'est engagée sur ce
fait qu'en fin de compte, personne, dans l'état actuel des rapports
interhumains dans notre culture, ne se sent à l'aise ? Personne ne se sent
honnête à simplement avoir à faire face à la moindre demande de
conseil, si élémentaire qu'elle soit, empiétant sur les principes. Ce n'est
pas simplement parce que nous ignorons trop la vie du sujet que nous
ne pouvons lui répondre s'il vaut mieux se marier ou ne pas se marier
dans telle circonstance, et que nous serons, si nous sommes honnêtes,
portés à la réserve — c'est parce que la signification m ê m e du mariage
est pour chacun de nous une question qui reste ouverte, et ouverte de
telle sorte que, quant à son application à chaque cas particulier, nous ne
nous sentons pas en mesure de répondre lorsque nous sommes appelés
c o m m e directeur de conscience. Cette attitude, dont chacun peut
éprouver la pertinence chaque fois qu'il ne se délaisse pas lui-même au
profit d'un personnage, et ne se pose pas en moraliste ou en omniscient,
est aussi la première condition à exiger de ce qu'on peut appeler un
psychothérapeute — la psychothérapeutique doit lui avoir appris les
risques d'initiatives aussi aventurées.
C'est précisément d'un renoncement de toute prise de parti sur le
plan du discours commun, avec ses déchirements profonds, quant à
l'essence des mœurs et au statut de l'individu dans notre société, c'est
précisément de l'évitement de ce plan que l'analyse est partie. Elle s'en
tient à un discours différent, inscrit dans la souffrance même de l'être
que nous avons en face de nous, déjà articulé dans quelque chose qui lui
échappe, ses symptômes et sa structure — pour autant que la névrose
obsessionnelle par exemple, ce n'est pas simplement des symptômes,
c'est aussi une structure. La psychanalyse ne se met jamais sur le plan du
discours de la liberté, même si celui-ci est toujours présent, constant à
l'intérieur de chacun, avec ses contradictions et ses discordances,
personnel tout en étant c o m m u n , et toujours, imperceptiblement ou
non, délirant. La psychanalyse vise ailleurs l'effet du discours à
l'intérieur du sujet.
Dès lors, l'expérience d'un cas comme celui de Schreber — ou de tout
autre malade qui nous donnerait un compte rendu aussi étendu de la
structure discursive — n'est-elle pas de nature à nous permettre
d'approcher d'un peu plus près le problème de ce que signifie
véritablement le moi ? Le moi ne se réduit pas à une fonction de
synthèse. Il est indissolublement lié à cette sorte de mainmorte, de
partie énigmatique nécessaire et insoutenable, que constitue pour une
part le discours de l ' h o m m e réel à qui nous avons affaire dans notre

152
D U SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

expérience, ce discours étranger au sein de chacun en tant qu'il se


conçoit c o m m e individu autonome.

Le discours de Schreber a assurément une structure différente.


Schreber note au début de l'un de ses chapitres, très h u m o r i s t i q u e m e n t
— On dit que je suis un paranoïaque. En effet, on est encore, à l'époque,
assez mal dégagé de la première classification kraepelinienne p o u r le
qualifier de paranoïaque, alors que ses s y m p t ô m e s vont beaucoup plus
lom. Mais quand Freud le dit paraphrène, il va plus loin encore, car la
paraphrénie est le n o m que Freud propose pour la démence précoce, la
schizophrénie de Bleuler.
Revenons-en à Schreber. On dit que je suis un paranoïaque, et on dit que
les paranoïaques sont des gens qui rapportent tout à eux. Dans ce cas, ils
se t r o m p e n t , ce n'est pas moi qui rapporte tout à moi, c'est lui qui
rapporte tout à moi, c'est ce Dieu qui parle sans arrêt à l'intérieur de
moi par ses divers agents et prolongements. C'est lui qui a la
malencontreuse habitude, quoi que j'expérimente, de m e faire aussitôt
remarquer que cela m e vise, ou m ê m e que cela est de moi. Je ne peux
pas j o u e r — Schreber est musicien — tel air de la Flûte enchantée, sans
qu'aussitôt lui qui parle m'attribue les sentiments correspondants, mais
ie ne les ai pas, moi. O n voit aussi le président Schreber s'indigner fort
que la voix intervienne pour lui dire qu'il est concerné par ce qu'il est en
train de dire. Bien entendu, nous s o m m e s dans un j e u de mirages, mais
ce n'est pas un mirage ordinaire que cet Autre considéré c o m m e
radicalement étranger, c o m m e errant, et qui intervient p o u r p r o v o q u e r
vers le sujet à la deuxième puissance une convergence, une intention-
nalisation du m o n d e extérieur, que le sujet lui-même, en tant qu'il
s'affirme c o m m e j e , repousse avec une grande énergie.
N o u s parlons d'hallucinations. En avons-nous absolument le droit ?
Elles ne nous sont pas présentées c o m m e telles quand nous en écoutons
ie récit. Selon la notion généralement reçue, qui en fait une perception
fausse, il s'agit de quelque chose qui surgit dans le m o n d e extérieur, et
s'impose c o m m e perception, un trouble, une rupture dans le texte du
réel. E n d'autres termes, l'hallucination est située dans le réel. La
question préalable est de savoir si une hallucination verbale ne d e m a n d e
ras une certaine analyse de principe qui interroge la légitimité m ê m e de
cette définition ?
Il m e faut ici reprendre u n chemin où j e vous ai déjà u n peu fatigués,

153
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

en vous rappelant les fondements mêmes de l'ordre du discours, et en


réfutant son statut de superstructure, son rapport de pure et simple
référence à la réalité, son caractère de signe, et l'équivalence qu'il y
aurait entre la nomination et le monde des objets. Essayons de
reprendre la question sous un j o u r un peu plus proche de l'expé-
rience.
Rien n'est ambigu c o m m e l'hallucination verbale. Les analyses
classiques nous font déjà entrevoir, au moins pour une partie des cas, la
part de création du sujet. C'est ce que l'on a appelé l'hallucination
verbale psychomotrice, et les ébauches d'articulation observées ont été
recueillies avec joie parce qu'elles apportaient l'espoir d'une explication
rationnelle satisfaisante du phénomène de l'hallucination. Si ce pro-
blème mérite d'être abordé, c'est à partir de la relation de bouche à
oreille. Elle n'existe pas simplement de sujet à sujet, mais aussi bien
pour chaque sujet lui-même, qui, en même temps qu'il parle, s'entend.
Q u a n d on a été jusque-là, on croit déjà avoir fait un pas et pouvoir
entrevoir bien des choses. A la vérité, la stérilité remarquable de
l'analyse du problème de l'hallucination verbale, tient au fait que cette
remarque est insuffisante. Q u e le sujet entende ce qu'il dit est
précisément ce à quoi il convient de ne pas s'arrêter, pour revenir à
l'expérience de ce qui se passe quand il entend un autre.
Qu'arrive-t-il si vous vous attachez uniquement à l'articulation de ce
que vous entendez, à l'accent, voire aux expressions dialectales, à quoi
que ce soit qui soit littéral dans l'enregistrement du discours de votre
interlocuteur ? Il faut y ajouter un peu d'imagination, car peut-être
jamais cela ne peut-il être poussé à l'extrême, mais c'est très clair
lorsqu'il s'agit d'une langue étrangère — ce que vous comprenez dans
un discours est autre chose que ce qui est enregistré acoustiquement.
C'est encore plus simple si nous pensons au sourd-muet, qui est
susceptible de recevoir un discours par des signes visuels donnés au
moyen des doigts, selon l'alphabet sourd-muet. Si le sourd-muet est
fasciné par les jolies mains de son interlocuteur, il n'enregistrera pas le
discours véhiculé par ces mains. Je dirais plus — ce qu'il enregistre, à
savoir la succession de ces signes, leur opposition sans laquelle il n'y a
pas de succession, peut-on dire qu'à proprement parler il le voit ?
Encore ne pouvons-nous pas nous en tenir là. En effet, le sourd-
muet, tout en enregistrant la succession qui lui est proposée, peut très
bien ne rien comprendre si on s'adresse à lui dans une langue qu'il
ignore. C o m m e celui qui écoute le discours dans une langue étrangère,
il aura parfaitement vu ladite phrase, mais ce sera une phrase morte. La
phrase ne devient vivante qu'à partir du m o m e n t où elle présente une
signification.

154
D U SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

Qu'est-ce que cela veut dire ? Si nous sommes bien persuadés que la
signification se rapporte toujours à quelque chose, qu'elle ne vaut que
rour autant qu'elle renvoie à une autre signification, il est clair que la vie
l ' u n e phrase est très profondément liée à ce fait, que le sujet est à
.'écoute, qu'il se destine cette signification. Ce qui distingue la phrase
en tant qu'elle est comprise, de la phrase en tant qu'elle ne l'est pas, ce
eu: ne l'empêche pas d'être entendue, c'est précisément ce que la
rnénoménologie du cas délirant met si bien en relief, à savoir
l'anticipation de la signification.
Il est de la nature de la signification, en tant qu'elle se dessine, de
rendre à tout instant à se fermer pour celui qui l'entend. Autrement dit,
la participation de l'auditeur du discours, à celui qui en est l'émetteur,
e-st permanente, et il y a un lien entre l'ouïr et le parler qui n'est pas
externe, au sens où on s'entend parler, mais qui se situe au niveau m ê m e
ï u phénomène du langage. C'est au niveau où le signifiant entraîne la
signification, et non pas au niveau sensoriel du phénomène, que l'ouïr
et le parler sont c o m m e l'endroit et l'envers. Écouter des paroles, y
accorder son ouïr, c'est déjà y être plus ou moins obéissant. Obéir n'est
ras autre chose, c'est aller au-devant, dans une audition.
Résumons-nous. Le sens va toujours vers quelque chose, vers une
autre signification, vers la clôture de la signification, il renvoie toujours
a quelque chose qui est en avant ou qui revient sur lui-même. Mais il y a
une direction. Est-ce à dire que nous n'ayons pas de point d'arrêt ? Je
suis sûr que ce point reste toujours incertain dans votre esprit étant
donné l'insistance que je mets à dire que la signification renvoie
toujours à la signification. Vous vous demandez si en fin de compte le
rut du discours, qui n'est pas simplement de recouvrir, ni m ê m e de
receler le monde des choses, mais d'y prendre appui de temps en temps,
ne serait pas irrémédiablement manqué.
Or, nous ne pouvons d'aucune façon considérer c o m m e son point
l'arrêt fondamental l'indication de la chose. Il y a une absolue
non-équivalence du discours avec aucune indication. Si réduit que vous
supposiez l'élément dernier du discours, jamais vous n'y pourrez
substituer l'index — se rappeler la remarque très juste de saint
Augustin. Si je désigne quelque chose par un geste du doigt, on ne saura
amais si m o n doigt désigne la couleur de l'objet, ou sa matière, ou si
c'est une tache, une fêlure, etc. Il faut le mot, le discours, pour le
discerner. Il y a une propriété originale du discours par rapport à
l'indication. Mais ce n'est pas là que nous trouvons la référence
fondamentale du discours. Nous cherchons où il s'arrête ? Eh bien, c'est
toujours au niveau de ce terme problématique qu'on appelle l'être.
le ne voudrais pas ici faire un discours trop philosophique, mais vous

155
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

m o n t r e r par exemple ce que j e veux dire quand j e vous dis que le


discours vise essentiellement quelque chose pour lequel nous n ' a v o n s
pas d'autre terme que l'être.
Je vous prie donc de vous arrêter un instant à ceci. Vous êtes au déclin
d ' u n e j o u r n é e d'orage et de fatigue, vous considérez l ' o m b r e qui
c o m m e n c e d'envahir ce qui vous entoure, et quelque chose vous vient à
l'esprit, qui s'incarne dans la formulation la paix du soir.
Je ne pense pas que quiconque a une vie affective n o r m a l e ne sache
pas que c'est là quelque chose qui existe, et qui a une valeur tout autre
que l'appréhension phénoménale du déclin des éclats du j o u r , de
l'atténuation des lignes et des passions. Il y a dans la paix du soir à la fois
u n e présence, et u n choix dans l'ensemble de ce qui vous entoure.
Q u e l lien y a-t-il entre la formulation la paix du soir et ce que vous
éprouvez ? Il n'est pas absurde de se demander si des êtres, qui ne
feraient pas exister cette paix du soir c o m m e distincte, qui ne la
formuleraient pas verbalement, pourraient la distinguer de n ' i m p o r t e
quel autre registre sous lequel la réalité temporelle peut être appréhen-
dée. C e pourrait être un sentiment panique, par exemple, de la présence
du m o n d e , une agitation que vous notez au m ê m e m o m e n t dans le
c o m p o r t e m e n t de votre chat qui a l'air de chercher dans tous les coins la
présence de quelque fantôme, ou cette angoisse que nous attribuons aux
primitifs, sans en rien savoir, devant le coucher du soleil, quand nous
pensons qu'ils craignent peut-être que le soleil ne reviendra pas, ce qui
n'est pas n o n plus quelque chose d'impensable. Bref une inquiétude,
u n e quête. Voilà, n'est-ce pas, qui laisse entière la question de savoir
quel rapport entretient avec sa formulation verbale cet ordre d'être, qui
a bien son existence, équivalente à toutes sortes d'autres existences dans
n o t r e vécu, et qui s'appelle la paix du soir.
N o u s p o u v o n s observer maintenant qu'il se passe quelque chose de
tout à fait différent, si cette paix du soir, c'est nous qui l'avons appelée,
si nous avons préparé cette formulation avant de la donner, ou si elle
surprend, si elle nous interrompt, apaisant le m o u v e m e n t des agitations
qui nous habitaient. C'est précisément quand nous ne s o m m e s pas à son
écoute, quand elle est hors de notre champ et que soudain elle nous
t o m b e sur le dos, qu'elle prend toute sa valeur, surpris que nous
s o m m e s par cette formulation plus ou moins endophasique, plus ou
m o i n s inspirée, qui nous vient c o m m e un m u r m u r e de l'extérieur,
manifestation du discours en tant qu'il nous appartient à peine, qui
vient en écho à ce qu'il y a tout d ' u n coup de signifiant pour nous dans
cette présence, articulation dont nous ne savons si elle vient du dehors
ou du dedans — la paix du soir.
Sans trancher sur le f o n d ce qu'il en est du rapport du signifiant, en

156
DU SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

:ant que signifiant de langage, avec quelque chose qui sans lui ne serait
jamais n o m m é , il est sensible que moins nous l'articulons, moins nous
parlons, et plus il nous parle. Plus nous s o m m e s étrangers à ce dont il
s'agit dans cet être, plus il a tendance à se présenter à nous, accompagné
de cette f o r m u l a t i o n pacifiante qui se présente c o m m e indéterminée, à
la limite du c h a m p de notre autonomie motrice et de ce quelque chose
qui nous est dit du dehors, de ce par quoi à la limite le m o n d e nous
parle.
Qu'est-ce que veut dire cet être, ou non, de langage qu'est la paix du
soir ? Dans la mesure où nous ne l'attendons, ni ne la souhaitons, ni
m ê m e depuis l o n g t e m p s n ' y avons plus pensé, c'est essentiellement
c o m m e un signifiant qu'il se présente à nous. Aucune construction
expérimentaliste n'en peut justifier l'existence, il y a là une donnée, une
certaine façon de prendre ce m o m e n t du soir c o m m e signifiant, et nous
pouvons y être ouverts ou fermés. Et c'est j u s t e m e n t dans la mesure où
nous y étions fermés que nous le recevons, avec ce singulier p h é n o m è n e
d'écho, ou au moins son amorce, qui consiste dans l'apparition de ce
qui, à la limite de notre saisissement par le phénomène, se formulera
pour nous le plus c o m m u n é m e n t par ces mots, la paix du soir. N o u s
s o m m e s maintenant arrivés à la limite où le discours, s'il débouche sur
quelque chose au-delà de la signification, c'est sur du signifiant dans le
réel. N o u s ne saurons jamais, dans la parfaite ambiguïté où il subsiste,
ce qu'il doit au mariage avec le discours.
Vous voyez que plus ce signifiant nous surprend, c'est-à-dire en
principe nous échappe, plus déjà il se présente à nous avec une frange,
plus ou m o i n s adéquate, de p h é n o m è n e de discours. Eh bien, il s'agit
pour nous, c'est l'hypothèse de travail que j e propose, de chercher ce
qu'il y a au centre de l'expérience du président Schreber, ce qu'il sent
sans le savoir, au bord du c h a m p de son expérience, qui est frange,
emporté qu'il est dans l'écume que p r o v o q u e ce signifiant qu'il ne
perçoit pas c o m m e tel, mais qui organise à sa limite tous ces
phénomènes.

le vous ai dit la dernière fois que la continuité de ce discours perpétuel


est sentie par le sujet, n o n seulement c o m m e une mise à l'épreuve de ses
capacités de discours, mais c o m m e un défi et une exigence hors de quoi
il se sent soudain en proie à une rupture d'avec la seule présence au
m o n d e qui existe encore au m o m e n t de son délire, celle de cet Autre

157
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

absolu, de cet interlocuteur qui a vidé l'univers de toute présence


authentique. A quoi tient la volupté ineffable, tonalité fondamentale de
la vie du sujet, qui s'attache à ce discours ?
Dans cette observation particulièrement vécue, et d'un infrangible
attachement à la vérité, Schreber note ce qui se passe quand ce discours,
auquel il est douloureusement suspendu, s'arrête. Il se produit des
phénomènes qui diffèrent de ceux du discours continu intérieur, des
ralentissements, suspensions, interruptions auxquels le sujet est forcé
d'apporter un complément. Le retrait du Dieu ambigu et double dont il
s'agit, qui se présente habituellement sous sa forme dite intérieure, est
accompagné pour le sujet de sensations très douloureuses, mais surtout
de quatre connotations qui, elles, sont de l'ordre du langage.
En premier lieu, il y a ce qu'il appelle le miracle de hurlement. Il ne
peut s'empêcher de laisser échapper un cri prolongé, qui le saisit avec
une telle brutalité qu'il note lui-même que, si à ce m o m e n t il a quelque
chose dans la bouche, ça peut le lui faire cracher. Il faut qu'il se
contienne pour que cela ne se produise pas en public, et il est bien loin
de pouvoir toujours le faire. Phénomène assez frappant, si nous
voyons dans ce cri, le bord le plus extrême, le plus réduit, de la
participation motrice de la bouche à la parole. S'il y a quelque chose par
quoi la parole vient se combiner à une fonction vocale absolument
a-signifiante, et qui contient pourtant tous les signifiants possibles,
c'est bien ce qui nous fait frissonner dans le hurlement du chien devant
la lune.
Deuxièmement, c'est l'appel au secours, censé être entendu des nerfs
divins qui se sont séparés de lui, mais abandonnent derrière eux c o m m e
une sorte de queue de comète. Dans un temps premier, celui de
l'attachement aux terres, Schreber ne pouvait avoir de communion
effusive avec les rayons divins, sans que sautassent dans sa bouche une
ou plusieurs des âmes examinées. Mais depuis une certaine stabilisation
de son m o n d e imaginaire, cela ne se produit plus. Par contre, il se
produit encore des phénomènes angoissants, lorsque certaines de ces
entités animées au milieu desquelles il vit sont, dans la retraite de Dieu,
laissées à la traîne, et poussent le cri au secours.
Ce phénomène de l'appel au secours est autre chose que le hurlement.
Le hurlement n'est qu'un pur signifiant, tandis que l'appel à l'aide a une
signification, si élémentaire qu'elle soit.
Ce n'est pas tout. Troisièmement, il y a toutes sortes de bruits de
l'extérieur, quels qu'ils soient, quelque chose qui se passe dans le
couloir de la maison de santé, ou un bruit au-dehors, un aboiement, un
hennissement qui sont, dit-il, miraculés, faits exprès pour lui. C'est
toujours quelque chose qui a un sens humain.

158
D U SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

ï Entre une signification évanouissante qui est celle du hurlement, et


; '.'émission obtenue de l'appel — qui n'est m ê m e pas selon lui le sien,
puisque cela le surprend de l'extérieur — nous observons toute une
: r a m m e de phénomènes qui se caractérisent par un éclatement de la
signification. Schreber sait bien que ce sont des bruits réels, qu'il a
> ".'habitude d'entendre dans son entourage, néanmoins il a la conviction
; qu'ils ne se produisent pas à ce m o m e n t - l à par hasard, mais p o u r lui, sur
: la voie de retour à la déréliction dans le m o n d e extérieur, et en raison
1 kvec les m o m e n t s intermédiaires d'absorption dans le m o n d e déli-
rant.
Les autres miracles, pour lesquels il construit toute une théorie de la
création divine, consistent en l'appel d'un certain n o m b r e d'êtres
•avants, qui sont en général des oiseaux chanteurs — à distinguer des
oiseaux parlants qui font partie de l'entourage divin — qu'il voit dans le
ardin, et également des insectes, d'espèces connues — le sujet a eu un
irrière-grand-père entomologiste — créés tout exprès pour lui par la
route-puissance de la parole divine. Ainsi, entre ces deux pôles, le
miracle de h u r l e m e n t et l'appel au secours, se produit une transition, où
l'on peut voir les traces du passage du sujet, absorbé dans u n lien
incontestablement érotisé. Les connotations y sont — c'est u n rapport
:e minin-mas culin.
Le p h é n o m è n e fondamental du délire de Schreber s'est stabilisé dans
un champ Unsinnig, insensé, de significations érotisées. Avec le temps,
le sujet a fini par neutraliser e x t r ê m e m e n t l'exercice auquel il s'est
soumis, qui consiste à combler les phrases interrompues. T o u t e autre
façon de répondre, en les interrogeant ou en les insultant, ne serait pas
de jeu. Il faut, dit-il, que j e sois lié à l'activité du Dieu l u i - m ê m e qui m e
parle dans sa langue fondamentale, quel que soit le caractère absurde,
numiliant de son interrogation. E h bien, chaque fois que le sujet sort de
:e champ énigmatique, chaque fois que s'instaure u n état d o n t il
semblerait qu'il doive en souhaiter la venue c o m m e un répit, il se
produit une illumination en frange du m o n d e extérieur, qui le parcourt
i e tous les éléments composants du langage, c o m m e dissociés. D ' u n e
part, l'activité vocale sous sa f o r m e la plus élémentaire, voire accom-
pagnée d ' u n e sorte de sentiment de désarroi lié chez le sujet à une
certaine honte. D ' a u t r e part, une signification qui se connote c o m m e
étant celle d ' u n appel au secours, corrélatif à l'abandon dont il est à ce
moment-là l'objet, ensuite avec ce quelque chose qui, après notre
analyse, nous apparaîtra beaucoup plus hallucinatoire, en fin de
compte, que ces phénomènes de langage qui restent en s o m m e entiers
dans leur mystère. Aussi bien ne les appelle-t-il jamais que des paroles
intérieures.

159
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

Schreber décrit le singulier trajet des rayons qui précèdent l'induction


des paroles divines — transformés en fils, dont il a une certaine
appréhension visuelle, ou tout au moins spatiale, ils se dirigent vers lui
du fond de l'horizon, font le tour de sa tête, pour venir pointer en lui
par-derrière. Tout nous laisse à penser que ce phénomène, qui prélude à
la mise e n j e u du discours divin comme tel, se déroule dans ce qu'on
pourrait appeler un trans-espace lié à la structure du signifiant et de la
signification, spatialisation préalable à toute dualisation possible du
phénomène du langage.
C e qui se passe au m o m e n t où ce phénomène cesse est différent. La
réalité devient le support d'autres phénomènes, ceux que classiquement
on réduit à la croyance. Si le terme d'hallucination doit être rapporté à
une transformation de la réalité, c'est à ce niveau seulement que nous
avons le droit de le maintenir, pour conserver une certaine cohérence à
notre langage. Ce qui signe l'hallucination, c'est ce sentiment particu-
lier du sujet, à la limite du sentiment de réalité et du sentiment
d'irréalité, sentiment de proche naissance, de nouveauté, et pas
n ' i m p o r t e laquelle, de nouveauté à son usage faisant irruption dans le
m o n d e extérieur. Ce n'est pas du même ordre que ce qui apparaît en
rapport avec la signification ou la signifiance. Il s'agit bien d'une réalité
créée, et qui se manifeste bel et bien à l'intérieur de la réalité c o m m e
quelque chose de neuf. L'hallucination en tant qu'invention de la réalité
est là ce qui constitue le support de ce que le sujet éprouve.
Je pense vous avoir fait saisir aujourd'hui le schéma que j'ai essayé de
vous présenter, avec tout ce qu'il comporte de problématique.
N o u s nous interrogeons sur le sens à donner au terme d'hallucina-
tion. Pour arriver à classer les hallucinations d'une façon qui soit
conforme, il convient de les observer dans les contrastes réciproques,
les oppositions complémentaires que le sujet signale lui-même. Ces
oppositions font en effet partie d'une même organisation subjective, et,
d'être données par le sujet, elles ont une plus grande valeur que si elles
étaient faites par l'observateur. En outre, il faut suivre leur succession
dans le temps.
J'ai essayé de vous faire entrevoir qu'il s'agit chez Schreber de
quelque chose qui est toujours prêt à le surprendre, qui jamais ne se
dévoile, mais qui se situe dans l'ordre de ses rapports au langage, de ces
phénomènes de langage auxquels le sujet reste attaché par une compul-
sion très spéciale, et qui constituent le centre auquel aboutit enfin la
résolution de son délire.
Il y a ici une topologie subjective, qui repose tout entière sur ceci, qui
nous est donné par l'analyse, qu'il peut y avoir un signifiant incons-
cient. Il s'agit de savoir comment ce signifiant inconscient se situe dans

160
D U SIGNIFIANT DANS LE RÉEL

a psychose. Il paraît bien extérieur au sujet, mais c'est une autre


extériorité que celle q u ' o n évoque quand on nous présente l'hallucina-
: o n et le délire c o m m e une perturbation de la réalité, car le sujet lui
este attaché par une fixation érotique. N o u s avons ici à concevoir
espace parlant c o m m e tel, tel que le sujet ne peut s'en passer sans une
ransition dramatique où apparaissent les phénomènes hallucinatoires,
eest-à-dire où la réalité elle-même se présente c o m m e atteinte, c o m m e
signifiante aussi.

Cette notion topographique va dans le sens de la question déjà posée


sur la différence entre la Verwerjung et la Verdràngung quant à leur
.ocalisation subjective. C e que j'ai essayé de vous faire c o m p r e n d r e
aujourd'hui constitue une première approche de cette opposition.

8 FÉVRIER 1 9 5 6 .
XII

DU REJET
D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

Un jumeau gros de délire.


Le jour et la nuit.
La Verwerfung.
La lettre 52.

N o u s avons abordé le problème des psychoses par la question des


structures freudiennes. C e titre est modeste, et il ne va pas là où pointe
en vérité notre investigation, c'est à savoir l'économie des psychoses,
que nous recherchons par la voie d'une analyse de la structure.
La structure apparaît dans ce q u ' o n peut appeler, au sens propre, le
phénomène. Il serait surprenant que quelque chose de la structure
n'apparaisse pas dans la façon dont par exemple le délire se présente.
Mais la confiance que nous faisons à l'analyse du p h é n o m è n e est tout à
fait distincte de celle que lui fait le point de vue phénoménologique, qui
s'applique à y voir ce qui subsiste de réalité en soi. D u point de vue qui
nous guide, nous ne faisons pas cette confiance a priori au phénomène,
pour la simple raison que notre démarche est scientifique, et que c'est le
point de départ de la science m o d e r n e que de ne pas faire confiance aux
phénomènes, et de chercher derrière quelque chose de plus subsistant
qui l'explique.
Il ne faut pas reculer devant le m o t . Si la psychiatrie a fait depuis un
certain temps une marche en arrière qui a consisté à se méfier de
l ' e x p l i c a t i o n p o u r prôner la compréhension, c'est que la voie explicative
s'était engagée dans des impasses. Mais nous avons pour nous le
témoignage de l'efficacité explicative de l'investigation analytique, et
c'est avec la p r é s o m p t i o n que là aussi une analyse convenable du
p h é n o m è n e nous mènera à la structure et à l'économie, que nous
avançons dans le domaine des psychoses.
Ce n'est pas p o u r de simples satisfactions de nosographe que nous
nous attaquons à la distinction des névroses et des psychoses. Cette
distinction n'est que trop évidente. C'est en rapprochant l'une de

163
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

l'autre, que nous apparaîtront, des rapports, des symétries, des


oppositions, qui nous p e r m e t t r o n t d'échafauder pour la psychose une
structure recevable.
N o t r e point de départ est le suivant — l'inconscient est là, présent
dans la psychose. Les psychanalystes l'admettent, à tort ou à raison, et
nous admettons avec eux que c'est en tous les cas un point de départ
possible. L'inconscient est là, mais ça ne fonctionne pas. C o n t r a i r e m e n t
à ce q u ' o n avait pu croire, qu'il soit là ne c o m p o r t e par s o i - m ê m e
aucune résolution, bien au contraire, mais une inertie toute spéciale.
D ' a u t r e part, la psychanalyse ne consiste pas à rendre consciente une
pensée, ni moins paradoxales les défenses d ' u n ego, afin d'obtenir ce
q u ' o n appelle i m p r u d e m m e n t son renforcement. C e rejet des deux
voies dans lesquelles s'est engagée la psychanalyse, d ' a b o r d à son état
naissant, ensuite à son état actuel, dévié, va presque de soi dès q u ' o n
approche les psychoses.
V o u s trouverez dans la revue annoncée de notre Société, dans son
premier n u m é r o sur le langage et la parole, cette f o r m u l e du liminaire
— Si la psychanalyse habite le langage, elle ne saurait sans s'altérer le
méconnaître en son discours. C'est tout le sens de ce que j e vous enseigne
depuis quelques années, et c'est là que nous en s o m m e s à propos des
psychoses. La p r o m o t i o n , la mise en valeur dans la psychose des
p h é n o m è n e s de langage est pour nous le plus fécond des enseigne-
ments.

La question de l'ego est manifestement primordiale dans les psycho-


ses, puisque l'ego, dans sa fonction de relation au m o n d e extérieur, est
ce qui y est mis en échec. C e n'est donc pas sans paradoxe q u ' o n veut lui
d o n n e r le p o u v o i r de manier le rapport à la réalité, de le transformer, à
des fins q u ' o n définit c o m m e de défense.
La défense, sous la f o r m e sommaire dans laquelle on l'appréhende
actuellement, serait à l'origine de la paranoïa. L'ego, qui gagne de plus
en plus de puissance dans la conception m o d e r n e de l'analyse, ayant en
effet le p o u v o i r de faire j o u e r le m o n d e extérieur de façons diverses,
ferait, dans le cas de la psychose, surgir du m o n d e extérieur quelque
signal, destiné à prévenir, sous la f o r m e de l'hallucination. N o u s
retrouvons ici la conception archaïque, q u ' u n e poussée surgit, que l'ego
perçoit c o m m e dangereuse.

164
D U REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

es Je voudrais ici vous rappeler le sens de ce que je dis quant à l'ego, et le


ie reprendre d ' u n e autre façon.
Q u o i qu'il en soit du rôle qu'il convient de lui attribuer dans
rit l'économie psychique, un ego n'est jamais tout seul. Il c o m p o r t e
et toujours un étrange j u m e a u , le moi idéal, dont j'ai parlé lors de mes
rt séminaires d'il y a deux ans. La phénoménologie la plus apparente de la
it psychose nous indique que ce m o i idéal parle. C'est une fantaisie, mais à
ie la différence de la fantaisie, ou du fantasme, que nous mettons en
s. évidence dans les phénomènes de la névrose, c'est une fantaisie qui
ie parle, ou plus exactement, c'est une fantaisie parlée. C'est en quoi ce
;e personnage qui fait écho aux pensées du sujet, intervient, le surveille,
x d é n o m m e au fur et à mesure la suite de ses actions, les c o m m a n d e , n'est
it pas s u f f i s a m m e n t expliqué par la théorie de l'imaginaire et du moi
n spéculaire.
J'ai essayé la dernière fois de vous m o n t r e r que le moi, quoi que nous
n pensions de sa fonction, et j e n'irai pas plus loin qu'à lui donner celle
e d'un discours de la réalité, c o m p o r t e toujours c o m m e corrélat un
'e discours qui, lui, n'a rien à faire avec la réalité. Avec l'impertinence qui,
e c o m m e chacun sait, m e caractérise, j e l'ai désigné c o m m e le discours de
s la liberté, essentiel à l ' h o m m e m o d e r n e en tant que structuré par une
s certaine conception de son autonomie. Je vous en ai indiqué le caractère
fondamentalement partiel et partial, inexplicitable, parcellaire, différen-
cié et p r o f o n d é m e n t délirant. C'est de cet analogue général que j e
suis parti p o u r vous indiquer ce qui, par rapport au moi, est sus-
ceptible, chez le sujet en proie à la psychose, de proliférer en délire.
le ne dis pas que c'est la m ê m e chose, j e dis que c'est à la m ê m e
place.
Il n ' y a donc pas d'ego sans ce j u m e a u , disons, gros de délire. N o t r e
patient, qui de temps en temps nous fournit de précieuses images, se dit
à un m o m e n t être un cadavre lépreux qui traîne après lui un autre cadavre
t lépreux. Belle image en effet p o u r le moi, car il y a dans le m o i quelque
i chose de f o n d a m e n t a l e m e n t m o r t , et toujours doublé de ce j u m e a u , qui
L est le discours. La question que nous nous posons est celle-ci — ce
double qui fait que le moi n'est jamais que la moitié du sujet, c o m m e n t
: peut-il se faire qu'il devienne parlant ? Q u i parle ?
Est-ce l'autre dont j e vous ai exposé la fonction de reflet dans la
dialectique du narcissisme, l'autre de la partie imaginaire de la dialecti-
que du maître et de l'esclave que nous avons été chercher dans le
transitivisme enfantin, dans le j e u de prestance où s'exerce l'intégration
du socius, l'autre qui se conçoit si bien par l'action captante de l'image
totale dans le semblable ? Est-ce bien cet autre-reflet, cet autre
imaginaire, cet autre qu'est pour nous tout semblable en tant qu'il nous

165
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

d o n n e notre p r o p r e image, qu'il nous capte par l'apparence, qu'il nous


fournit la projection de notre totalité, est-ce lui qui parle ?
C'est une question qui vaut la peine d'être posée. O n la résout
implicitement chaque fois q u ' o n parle du mécanisme de la projec-
tion.
La projection n'a pas toujours le m ê m e sens, mais quant à nous, nous
la limitons à ce transitivisme imaginaire qui fait qu'au m o m e n t
où l'enfant a battu son semblable, il dit sans mentir — Il m'a battu,
parce que p o u r lui, c'est exactement la m ê m e chose. Cela définit un
ordre de relation qui est la relation imaginaire, et que nous retrouvons
sans cesse dans toutes sortes de mécanismes. Il y a en ce sens une
jalousie par projection, qui projette sur l'autre les tendances à l'infi-
délité du sujet, ou les accusations d'infidélité qu'il a à porter sur lui-
même.
C'est le b-a-ba que de s'apercevoir que la projection délirante n'a rien
à voir avec ça. O n peut bien dire que c'est aussi un mécanisme de
projection en ce sens que quelque chose apparaît à l'extérieur qui a son
ressort dans l'intérieur du sujet, mais ce n'est certainement pas le m ê m e
que celui que j e viens de vous présenter avec le transitivisme de la
mauvaise intention, et dont la jalousie q u ' o n pourrait appeler c o m m u -
ne, ou normale, est beaucoup plus proche. Il suffit de se pencher sur les
p h é n o m è n e s p o u r le voir, et cela est parfaitement distingué dans les
écrits de Freud l u i - m ê m e sur la jalousie. Les mécanismes e n j e u dans la
psychose ne se limitent pas au registre imaginaire.
O ù allons-nous les chercher, puisqu'ils se dérobent à l'investissement
libidinal ? Suffit-il d'invoquer le réinvestissement de la libido sur le
corps p r o p r e ? C e mécanisme, c o m m u n é m e n t reçu pour être celui du
narcissisme, est expressément invoqué par Freud l u i - m ê m e pour
expliquer le p h é n o m è n e de la psychose. Il ne s'agirait en s o m m e , p o u r
mobiliser le rapport délirant, de rien d'autre que de lui permettre,
c o m m e on dit avec aisance, de redevenir objectai.
Sous un certain aspect, cela recouvre un certain n o m b r e des
p h é n o m è n e s intéressés, mais n'épuise pas le problème. T o u t un chacun
sait, à condition qu'il soit psychiatre, que chez un paranoïaque bien
constitué, il n'est pas question de mobiliser cet investissement, alors
que chez les schizophrènes, le désordre proprement psychotique va en
principe beaucoup plus loin que chez le paranoïaque.
N e serait-ce pas que dans l'ordre de l'imaginaire il n ' y a pas m o y e n de
d o n n e r une signification précise au terme de narcissisme ? Dans l'ordre
de l'imaginaire, l'aliénation est constituante. L'aliénation, c'est l'imagi-
naire en tant que tel. Il n ' y a rien à attendre du m o d e d'abord de la
psychose sur le plan de l'imaginaire, puisque le mécanisme

166
DU REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

imaginaire est ce qui donne sa f o r m e à l'aliénation psychotique, mais


non sa d y n a m i q u e .
C'est t o u j o u r s là le point où nous arrivons ensemble, et si nous n ' y
s o m m e s pas sans armes, si nous ne donnons pas notre langue au chat,
c'est précisément parce que dans notre exploration de la technique
analytique, puis de l'au-delà du principe du plaisir avec la définition
structurale de l'ego qu'il implique, nous avons la notion qu'au-delà du
petit autre de l'imaginaire, nous devons admettre l'existence d ' u n autre
Autre.
Il ne nous satisfait pas seulement parce que nous lui donnons une
majuscule, mais parce que nous le situons c o m m e le corrélat nécessaire
de la parole.

Ces prémisses à elles toutes seules, mettent en cause la théorie de la


cure analytique qui, avec de plus en plus d'insistance, la réduit à une
relation à deux. Elle est dès lors captée dans le rapport du moi du sujet
au moi idéal, du m o i à l'autre, un autre dont la qualité peut varier sans
doute, mais qui sera toujours, l'expérience le prouve, le seul et unique
autre de la relation imaginaire.
Q u a n t à la prétendue relation d'objet qu'il s'agit de restituer, le sujet
est ramené à une curieuse expérience de ce q u ' o n pourrait appeler les
soubassements kleiniens de l'imaginaire, à savoir le complexe oral. Bien
entendu, chez un sujet qui n'est pas porté à l'aliénation par lui-même,
cela ne saurait se soutenir que sur la base d'un malentendu, constitué par
une sorte d'incorporation ou dévoration imaginaire, qui ne peut être,
étant donné que la relation analytique est une relation de parole, q u ' u n e
incorporation du discours de l'analyste. Dans cette conception déviée,
l'analyse ne peut être autre chose que l'incorporation du discours
suggéré, voire supposé de l'analyste, soit tout le contraire de l'ana-
lyse.
J'éclaire ma lanterne, et j e vais donc vous dire ma thèse. Je vais vous
la dire par le mauvais bout, c'est-à-dire en la situant sur ce plan
génétique qui semble si nécessaire pour que vous vous trouviez à l'aise,
"e vous dirai après que ce n'est pas cela, mais enfin, disons d'abord que
si c'était cela, ce serait c o m m e j e vais vous dire.
Il s'agit d ' u n e thèse qui concerne toute l'économie psychique. Elle est
importante p o u r la compréhension des débats confus qui se poursuivent
autour de la fantasmatique kleinienne, pour réfuter certaines objections

167
THÉMATIQUE ET STRUCTURE D U PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

qui lui sont faites, c o m m e pour m i e u x situer ce qu'elle peut apporter de


vrai ou de fécond à la compréhension de la précocité des refoulements
qu'elle implique. En effet, à l'encontre de ce que dit Freud, qu'il n ' y a
pas de refoulement à p r o p r e m e n t parler avant le déclin de l'Œdipe, la
théorie kleinienne c o m p o r t e au contraire que le refoulement existe dès
les premières étapes pré-œdipiennes.
M a thèse peut également éclairer une contradiction qui paraît
insoluble chez Freud l u i - m ê m e à propos de l'auto-érotisme. D ' u n côté,
il nous parle de l'objet primitif de la première relation enfant-mère. D e
l'autre, il f o r m u l e la notion de l'auto-érotisme primordial, c'est-à-dire
d ' u n e étape, si courte que nous la supposions, où il n ' y a pas pour
l'enfant de m o n d e extérieur.
La question est celle de l'accès primordial de l'être h u m a i n à sa réalité
en tant que nous supposons qu'il y a une réalité qui lui est corrélative —
supposition impliquée par tout départ sur ce thème, mais dont nous
savons aussi qu'il nous faudra en quelque part l'abandonner, parce qu'il
n ' y aurait pas de question à propos de cette réalité, si j u s t e m e n t elle
n'était pas perpétuellement mise en question. Y a-t-il chez l ' h o m m e
quelque chose qui ait ce caractère enveloppant et coapté à la fois, qui fait
que nous inventons p o u r l'animal la notion de l'Umwelt ?
Je vous ferai remarquer en passant que cette hypothèse nous sert p o u r
l'animal pour autant que l'animal est pour nous un objet, et qu'il y a des
conditions en effet rigoureusement indispensables à son existence.
N o u s nous plaisons à rechercher c o m m e n t il fonctionne pour être
t o u j o u r s en accord avec ces conditions primordiales, et c'est cela que
n o u s appelons u n instinct, un c o m p o r t e m e n t ou u n cycle instinctuel —
s'il y a des choses qui ne sont pas là-dedans il faut croire que nous ne les
v o y o n s pas, et du m o m e n t que nous ne les v o y o n s pas, nous s o m m e s
tranquilles, et en effet p o u r q u o i pas ?
P o u r ce qui est de l ' h o m m e , il est bien évident que cela ne suffit pas.
Le caractère ouvert et proliférant de son m o n d e ne permet pas d'en faire
son corrélatif biologique. C'est là que j'essaie de distinguer pour vous,
parce que cela m e semble cohérent et pratique, les trois ordres du
symbolique, de l'imaginaire et du réel. T o u t laisse apparaître que tout
ce que nous m o n t r e notre expérience analytique se satisfait de se ranger
dans ces trois ordres de rapports, la question étant de savoir à quel
m o m e n t chacun de ces rapports s'établit.
M a thèse, et elle va peut-être donner à certains la solution de l'énigme
que semble avoir constitué pour eux m o n morceau de bravoure de la
dernière fois sur la paix du soir, est la suivante — la réalité est marquée
d'emblée de la néantisation symbolique.
Bien qu'elle soit préparée par tout notre travail de l'année dernière, je

168
D U REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

vais tout de m ê m e l'illustrer une fois de plus, ne serait-ce que pour


rejoindre cette paix du soir si diversement accueillie.
Ce n'est pas une excursion qui, c o m m e le dit Platon, fait une
discordance, et m a n q u e au ton analytique. Je ne crois pas du tout
innover. Si vous lisez le texte de Freud sur le président Schreber, vous le
verrez aborder c o m m e un argument clinique pour la compréhension
dudit Président, la fonction qu'a j o u é chez un autre de ses patients la
prosopopée de Nietzsche dans son Zarathoustra, qui s'appelle Avant le
lever du soleil. Vous pouvez vous rapporter à ce m o m e n t — c'est
précisément p o u r ne pas vous le lire que j e m e suis livré m o i - m ê m e à
quelque invocation à la paix du soir — vous y verrez représentée la
m ê m e chose que ce que je voulais vous y faire sentir il y a une semaine,
et que j e vais de nouveau vous proposer maintenant, en vous parlant du
jour.
Le j o u r est un être distinct de tous les objets qu'il contient et qu'il
manifeste, il est m ê m e probablement plus pesant et plus présent
qu'aucun d'entre eux, et il est impossible à penser, fût-ce dans
l'expérience h u m a i n e la plus primitive, c o m m e le simple retour d'une
expérience.
Il suffit d ' é v o q u e r la prévalence, dans la vie humaine des premiers
mois, d ' u n r y t h m e du sommeil, p o u r que nous ayons toutes raisons de
penser que ça n'est pas une appréhension empirique qui fait qu'à un
m o m e n t — c'est ainsi que j'illustre les premières néantisations s y m b o -
liques — l'être h u m a i n se détache du j o u r . L'être h u m a i n n'est pas,
c o m m e tout nous laisse à penser que l'est l'animal, simplement
i m m e r g é dans u n p h é n o m è n e c o m m e celui de l'alternance du j o u r et de
la nuit. L'être h u m a i n pose le j o u r c o m m e tel, et par là le j o u r vient à la
présence du j o u r — sur un fond qui n'est pas un f o n d de nuit concrète,
mais d'absence possible de j o u r , où la nuit se loge, et inversement
d'ailleurs. L e j o u r et la nuit sont très tôt codes signifiants, et n o n pas des
expériences. Ils sont des connotations, et l e j o u r empirique et concret
n'y vient que c o m m e corrélatif imaginaire, à l'origine, très tôt.
C'est là m a supposition, et du m o m e n t que je parle du point de vue
génétique, j e n'ai pas autrement à la justifier dans l'expérience. Il y a
nécessité structurale à poser une étape primitive où apparaissent dans le
m o n d e des signifiants c o m m e tels.
C e niveau vous laissant dans un certain désarroi, j e vous propose les
choses d ' u n e façon dogmatique, ce que j e déteste — vous savez que ma
manière est dialectique.
Avant que l'enfant apprenne à articuler le langage, il nous faut
supposer que des signifiants apparaissent, qui sont déjà de l'ordre
symbolique. Q u a n d j e parle d'une apparition primitive du signifiant,

169
r

THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

c'est quelque chose qui déjà implique le langage. Cela ne fait que
rejoindre cette apparition d ' u n être qui n'est nulle part, le j o u r . Le j o u r
en tant que j o u r n'est pas un phénomène, le j o u r en tant que j o u r
implique la connotation symbolique, l'alternance fondamentale du
vocal connotant la présence et l'absence, sur laquelle Freud fait pivoter
t o u t e sa n o t i o n de l'au-delà du principe du plaisir.
C'est exactement ce c h a m p d'articulation symbolique que j e vise à
présent dans m o n discours, et c'est là que se produit la Verwerjung.
Je m e réjouis q u ' u n certain n o m b r e d'entre vous se t o u r m e n t e n t sur
le sujet de cette Verwerjung. Freud après tout n'en parle pas très souvent,
et j'ai été l'attraper dans les deux ou trois coins où elle m o n t r e le bout de
l'oreille, et m ê m e quelquefois là où elle ne le m o n t r e pas, mais où la
compréhension du texte exige q u ' o n la suppose.
A propos de la Verwerjung, Freud dit que le sujet ne voulait rien savoir de
la castration, même au sens du refoulement. En effet, au sens du refoule-
ment, on sait encore quelque chose de ce dont m ê m e on ne veut, d ' u n e
certaine façon, rien savoir, et c'est toute l'analyse de nous avoir m o n t r é
q u ' o n le sait fort bien. S'il y a des choses dont le patient ne veut rien
savoir, m ê m e au sens du refoulement, cela suppose u n autre mécanis-
me. Et c o m m e le m o t Verwerfung apparaît en connexion directe avec
cette phrase et aussi quelques pages auparavant, j e m ' e n empare. Je ne
tiens pas spécialement au terme, j e tiens à ce qu'il veut dire, et je crois
que Freud a voulu dire cela.
O n m'objecte, de la façon la plus pertinente, je dois le dire, que plus
on se rapproche du texte, et moins on arrive à le comprendre. C'est bien
p o u r q u o i il faut faire vivre un texte par ce qui suit et par ce qui précède.
C'est t o u j o u r s par ce qui suit qu'il faut comprendre un texte.
C e u x qui m e font le plus d'objections m e proposent par ailleurs
d'aller chercher dans tel autre texte de Freud, quelque chose qui ne serait
pas la Verwerfung mais par exemple la Verleugnung — il est curieux de
voir ce ver proliférer dans Freud. Je ne vous ai jamais fait de leçon
p u r e m e n t sémantique sur le vocabulaire de Freud, mais je vous assure
que j e pourrais vous en servir tout de suite une bonne douzaine. Je
commencerais par vous parler des connotations bancaires de tous ces
termes, la conversion, le virement, etc., et cela nous mènerait loin,
j u s q u e dans les implications premières de cette approche directe que
Freud a eu des phénomènes de la névrose. Mais nous ne pouvons pas
n o u s éterniser sur ces m o d e s d'abord. Faites-moi u n peu confiance p o u r
ce qui est de ce travail de sens. Si j e choisis Verwerfung p o u r m e faire
comprendre, c'est le fruit d'un mûrissement, m o n travail m ' y conduit.
A u moins p o u r un temps, prenez m o n miel tel que je vous l'offre, et
tâchez d'en faire quelque chose.

170
D U REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

Cette Verwerjung est impliquée dans le texte de la Verneinung, qui a


e:é c o m m e n t é ici il y a deux ans par M . Jean Hyppolite, et c'est
pourquoi j'ai choisi de publier son intervention dans le premier n u m é r o
ne la revue La Psychanalyse. Là, vous pourrez voir, texte en main, si oui
ou n o n nous avions raison, Hyppolite et moi, de nous engager dans la
voie de la Verneinung.
Le texte de Freud, incontestablement éclatant, est loin d'être satisfai-
sant. Ça c o n f o n d tout, ça n'a rien à faire avec une Verdràngung.
De quoi s'agit-il quand je parle de Verwerjung ? Il s'agit du rejet d ' u n
signifiant primordial dans des ténèbres extérieures, signifiant qui
manquera dès lors à ce niveau. Voilà le mécanisme fondamental que j e
suppose à la base de la paranoïa. Il s'agit d'un processus primordial
d'exclusion d ' u n dedans primitif, qui n'est pas le dedans du corps, mais
relui d ' u n premier corps de signifiant.
C'est à l'intérieur de ce corps primordial que Freud suppose se
constituer le m o n d e de la réalité, c o m m e déjà ponctué, déjà structuré en
lermes de signifants. Freud décrit alors tout le j e u du rapprochement de
La représentation avec ces objets déjà constitués. La première appréhen-
sion de la réalité par le sujet, c'est le j u g e m e n t d'existence, qui consiste à
dire — Ceci n'est pas m o n rêve ou m o n hallucination ou ma
représentation, mais un objet.
Il s'agit — c'est Freud qui parle ici, pas moi — d'une mise à l'épreuve
de l'extérieur par l'intérieur, de la constitution de la réalité du sujet dans
une retrouvaille de l'objet. L'objet est retrouvé dans une quête, et on ne
retrouve d'ailleurs jamais le m ê m e objet. Cette constitution de la
réalité, si essentielle p o u r l'explication de tous les mécanismes de
répétition, s'inscrit sur la base d'une première bipartition, laquelle
recouvre curieusement certains mythes primitifs, qui évoquent quelque
chose de primordialement boiteux qui a été introduit dans l'accès du
sujet à la réalité humaine. Voilà ce qui est supposé par cette singulière
intériorité que dans la Verneinung, Freud donne à ce qu'il explique
analogiquement c o m m e un j u g e m e n t d'attribution, par rapport au
m g e m e n t d'existence. Il y a dans la dialectique de Freud une première
division du b o n et du mauvais qui ne peut se concevoir que si nous
l ' i n t e r p r é t o n s c o m m e le rejet d ' u n signifiant primordial.
Qu'est-ce que veut dire le signifiant primordial ? Il est clair que, très
exactement, ça ne veut rien dire.
Ce que j e vous explique là a tous les caractères du m y t h e que j e m e
sentais prêt à vous glisser à cette occasion, et que M . Marcel Griaule
vous a rapporté l'année dernière — la division en quatre du placenta
primitif, le premier est le renard qui, arrachant sa part de placenta,
introduit un déséquilibre d'où découle le cycle qui va intéresser la

171
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

division des champs, les liens de parenté, etc. Ce que je vous raconte est
aussi un mythe, car je ne crois nullement qu'il y ait nulle part un
m o m e n t , une étape où le sujet acquiert d'abord le signifiant primitif, et
qu'après cela s'introduise le jeu des significations, et puis qu'après cela
encore, signifiant et signifié s'étant donné le bras, nous entrions dans le
domaine du discours.
Il y a pourtant là une représentation qui est si nécessaire que je suis
assez à l'aise pour la donner, pour satisfaire à vos exigences, mais aussi
parce que Freud lui-même va dans ce sens, il faut voir comment.

Dans la lettre à Fliess numéro 52, Freud reprend le circuit de l'appareil


psychique.
Vous connaissez, je l'espère, les lettres à Fliess, qui nous ont été
livrées par quelques mains testamentaires ou testimoniales avec une
série de coupures et d'expurgations que le lecteur, quelle qu'en soit la
justification, ne peut manquer de ressentir comme scandaleuse. Rien ne
saurait justifier qu'un texte soit coupé au point où u n complément,
fût-il considéré c o m m e caduc ou plus faible, nous éclairerait sur la
pensée de Freud.
L'appareil psychique qui occupe Freud n'est pas l'appareil psychique
tel que le conçoit un professeur derrière une table et devant un tableau
noir, qui vous donne modestement un modèle, qui à tout prendre, a
l'air de marcher — ça marche bien ou ça marche mal, peu importe,
l'important est d'avoir dit quelque chose qui paraît sommairement
ressembler à ce qu'on appelle la réalité. Pour Freud, il s'agit de l'appareil
psychique de ses malades, non pas de l'individu idéal, et c'est cela qui
l'introduit à cette fécondité vraiment fulgurante qu'on voit, plus encore
que partout ailleurs, dans cette fameuse lettre 52. Ce qu'il cherche à
expliquer n'est pas n'importe quel état psychique, mais ce dont il est
parti, parce qu'il n'y a que cela qui soit accessible et se révèle fécond
dans l'expérience de la cure — les phénomènes de mémoire. Le schéma
de l'appareil psychique dans Freud est fait pour expliquer des phéno-
mènes de mémoire, c'est-à-dire ce qui ne va pas.
Il ne faut pas croire que les théories générales de la mémoire qui ont
été données soient particulièrement satisfaisantes. Ce n'est pas parce
que vous êtes psychanalystes que vous êtes dispensés de lire les travaux
des psychologues, certains ont fait des choses sensées, ont trouvé dans

172
D U REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

des expériences qui valent, des discordances singulières — vous verrez


leur embarras, les tortillements qu'ils se donnent pour essayer d'expli-
quer le phénomène de la réminiscence. Seulement, l'expérience freu-
dienne montre que la mémoire qui intéresse la psychanalyse est
absolument distincte de ce dont parlent les psychologues quand ils nous
en montrent le mécanisme chez l'être animé en proie à l'expérience.
Je vais vous illustrer ce que j e veux dire.
La pieuvre. C'est le plus bel animal qui soit. Il a joué un rôle
fondamental dans les civilisations méditerranéennes. De nos jours, on le
pêche très facilement, on le met au fond d ' u n petit bocal, on y introduit
des électrodes, et on regarde. La pieuvre avance ses membres, et de
façon fulgurante, elle les retire. Et on s'aperçoit que très vite, elle se
méfie de nos électrodes. Alors nous la disséquons, et nous découvrons
dans ce qui lui sert de cerveau un nerf considérable, non pas seulement
d'aspect, mais considérable par le diamètre des neurones tels qu'on peut
les voir au microscope. C'est cela qui lui sert de mémoire, c'est-à-dire
que si on le coupe chez la pieuvre vivante, eh bien, l'appréhension de
l'expérience va beaucoup moins bien, on provoque une altération dans
les enregistrements de la mémoire, c'est pourquoi on pense que c'est le
siège de sa mémoire. Et on se dit de nos jours que la mémoire de la
pieuvre fonctionne peut-être c o m m e une petite machine, à savoir que
c'est quelque chose qui tourne en rond.
Je ne suis pas là en train de tellement vous distinguer l ' h o m m e de
l'animal, car ce que j e vous enseigne, c'est que chez l ' h o m m e aussi, la
mémoire est quelque chose qui tourne en rond. Seulement, c'est
constitué en messages, c'est une succession de petits signes de plus ou
moins, qui s'enfoncent à la queue leu leu, et qui tournent comme sur la
place de l'Opéra les petites lumières électriques s'allument et s'étei-
gnent.
La mémoire humaine, c'est cela. Seulement, le processus primaire, le
principe du plaisir, cela veut dire que la mémoire psychanalytique dont
parle Freud est, au contraire de celle de la pieuvre, quelque chose de
complètement inaccessible à l'expérience. Q u e voudrait dire autrement
que les désirs dans l'inconscient ne s'éteignent jamais, parce que ceux
qui s'éteignent, par définition on n'en parle plus ? Il y en a qui ne
s'éteignent jamais, qui continuent à circuler dans la mémoire, et qui
font que, au n o m du principe du plaisir, l'être humain recommence
indéfiniment les mêmes expériences douloureuses, dans les cas où les
choses se sont connectées dans la mémoire de façon telle qu'elles
persistent dans l'inconscient. Ce que je dis là n'est que la simple
articulation de ce qu'en principe vous savez déjà, mais qui est bien
entendu ce que vous savez c o m m e si vous ne le saviez pas. J'essaie non

173
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

seulement que vous le sachiez, mais m ê m e que vous reconnaissiez que


vous le savez.
La m é m o i r e freudienne ne se situe pas dans une sorte de continu de la
réaction à la réalité considérée c o m m e source d'excitation. Il est
frappant que nous ayons à nous donner tout ce mal alors que Freud ne
parle que de cela — désordre, restriction, enregistrement, ce n'est
pas simplement le vocabulaire de cette lettre, c'est de cela m ê m e qu'il
s'agit. Ce qu'il y a d'essentiellement neuf dans ma théorie, dit Freud, c'est
l'affirmation que la m é m o i r e n'est pas simple, elle est enregistrée en
diverses façons.
Quels sont alors ses divers registres ? C'est là surtout que cette lettre
apporte l'eau à m o n moulin, et j e le regrette, parce que vous allez vous
précipiter là-dessus, et vous allez vous dire — Oui, c'est comme cela dans
cette lettre, mais dans la lettre voisine, ça ne l'est pas. C'est dans toutes les
lettres. C'est l'âme m ê m e du développement de la pensée freudienne.
Sinon, une foule de choses ne seraient pas explicables. Il serait devenu
j u n g i e n par exemple.
Alors, ces registres, qu'est-ce que c'est ? Vous allez voir apparaître
quelque chose que vous n'avez jamais vu, parce que j u s q u ' à présent il y
a p o u r vous l'inconscient, le pré-conscient et le conscient. O n sait
depuis l o n g t e m p s que le p h é n o m è n e de conscience et le p h é n o m è n e de
m é m o i r e s'excluent, Freud l'a f o r m u l é n o n seulement dans cette lettre,
mais dans le système du procès de l'appareil psychique qu'il donne à la
fin de la Science des Rêves. C'est pour lui une vérité q u ' o n ne peut pas
dire absolument expérimentale, c'est une nécessité qui s'impose à lui à
partir du m a n i e m e n t de la totalité du système, et en m ê m e temps on
sent qu'il y a là un premier a priori signifiant de sa pensée.
A u début du circuit de l'appréhension psychique, il y a la perception.
Cette perception implique la conscience. C e doit être quelque chose qui
est c o m m e ce qu'il nous m o n t r e dans sa fameuse métaphore du bloc
magique.
C e bloc m a g i q u e est fait d'une sorte de substance ardoisée sur laquelle
il y a une lame de papier transparent. Vous écrivez sur la lame de papier,
et q u a n d vous la soulevez, il n ' y a plus rien, elle est toujours vierge. Par
contre, tout ce que vous avez écrit dessus reparaît en surcharge sur la
substance légèrement adhérente, qui a permis l'inscription de ce que
vous écrivez par le fait que la pointe de votre crayon fait coller le papier
à ce f o n d qui apparaît m o m e n t a n é m e n t en le noircissant légèrement.
C'est là, vous le savez, la m é t a p h o r e fondamentale par où Freud
explique ce qu'il conçoit du mécanisme du jeu de la perception dans ses
relations avec la mémoire.
Quelle m é m o i r e ? La m é m o i r e qui l'intéresse. Dans cette mémoire, il

174
D U REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

v a deux zones, celle de l'inconscient et celle du pré-conscient, et après


ie pré-conscient, on voit surgir une conscience achevée qui ne saurait
être qu'articulée.
Les nécessités de sa propre conception des choses se manifestent en ce
qu'entre la Verneinung, essentiellement fugitive, disparue aussitôt
qu'apparue, et la constitution du système de la conscience, et m ê m e
déjà de Y ego — il l'appelle Yego officiel, et officiel en allemand veut bien
dire officiel en français, dans le dictionnaire il n'est m ê m e pas traduit —,
il y a les Niederschrijt, il y en a trois. N o u s avons là le témoignage de
l'élaboration par Freud d'une première appréhension de ce que peut être
la m é m o i r e dans son fonctionnement analytique.
Freud donne ici des recoupements chronologiques, qu'il y a des
systèmes qui se constituent par exemple entre zéro et u n an et demi,
puis entre un an et demi et quatre ans, puis entre quatre et huit ans, etc.
Mais malgré qu'il nous dise cela, nous n'avons pas à penser plus que
tout à l'heure que ces registres se constituent successivement.
P o u r q u o i les distingue-t-on, et c o m m e n t nous apparaissent-ils ? Ils
nous apparaissent dans le système de la défense, qui consiste en ceci,
qu'il ne réapparaît pas dans un registre des choses qui ne nous font pas
plaisir. N o u s s o m m e s donc là dans l'économie officielle, et c'est là que
nous ne nous rappelons pas ce qui ne nous plaît pas. O n ne se rappelle
pas les choses qui ne font pas plaisir. Cela est tout à fait normal.
Appelons cela défense, ce n'est pas pathologique p o u r autant. C'est
m ê m e ce qu'il faut faire — oublions les choses qui nous sont
désagréables, nous ne p o u v o n s qu'y gagner. U n e notion de la défense
qui ne part pas de là fausse toute la question. Ce qui donne à la défense
son caractère pathologique, c'est qu'autour de la fameuse régression
affective, il se produit la régression topique. U n e défense pathologique,
quand elle se produit de façon immaîtrisée, p r o v o q u e alors des
retentissements injustifiables, parce que ce qui vaut dans u n système ne
vaut pas dans u n autre. C'est de cette confusion des mécanismes que
ressortit le désordre, et c'est à partir de là que nous parlons de système
de défense pathologique.
Pour bien le comprendre, nous allons partir du p h é n o m è n e le m i e u x
connu, d o n t Freud est toujours parti, celui qui explique l'existence du
système Unbewusstsein.
Le mécanisme de la régression topique est ici tout à fait clair au niveau
du discours achevé qui est celui de l'officiel ego. O n y trouve une
superposition d'accords et de cohérences entre le discours, le signifiant
et le signifié, qui fait les intentions, les gémissements, l'obscurité, la
confusion dans laquelle nous vivons, et grâce à quoi nous avons
toujours, quand nous exposons quelque chose, ce sentiment de

175
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

discordance de ne jamais être tout à fait à ce que nous voulons dire.


C'est cela, la réalité du discours. N o u s savons bien tout de m ê m e que le
signifié est suffisamment pris dans notre discours pour nos usages de
tous les j o u r s . C'est quand nous voulons faire u n peu mieux, aller à la
vérité, que nous s o m m e s en plein désarroi, et à juste titre. C'est
d'ailleurs p o u r q u o i la plupart du temps nous abandonnons la partie.
E n t r e la signification et le signifiant, il y a bien un rapport, qui est
celui que fournit la structure du discours. Le discours, soit ce que vous
entendez quand vous m'écoutez, et qui existe — la preuve, c'est qu'il
vous arrive de ne pas le c o m p r e n d r e —, est une chaîne temporelle
signifiante. Mais au niveau de la névrose, qui a fait découvrir le
d o m a i n e de l'inconscient freudien en tant que registre de mémoire, le
b o n h o m m e , au lieu de se servir des mots, se sert de tout ce qui est à sa
disposition, il vide ses poches, il tourne son pantalon, il y met ses
fonctions, ses inhibitions, il y entre tout entier, il s'en couvre l u i - m ê m e
dans le dos, du signifiant, c'est lui qui devient le signifiant. Son réel, ou
son imaginaire, entre dans le discours.
Si les névroses ne sont pas cela, si ce n'est pas cela que Freud a
enseigné, j ' y renonce.
Dans le c h a m p problématique des phénomènes de la Verneinung, il se
produit des phénomènes qui doivent provenir d ' u n e chute de niveau,
du passage d ' u n registre dans un autre, et qui se manifestent curieuse-
m e n t avec le caractère du nié et du désavoué — c'est posé c o m m e
n'étant pas existant. C'est là une propriété très première du langage,
puisque le s y m b o l e est c o m m e tel connotation de la présence et de
l'absence.
Cela n'épuise pas la question de la fonction de la négation à l'intérieur
du langage. Il y a une illusion de privation qui naît de l'usage c o m m u n
de la négation. D e plus, toutes les langues c o m p o r t e n t toute une
g a m m e de négations, qui vaudraient chacune une étude — la négation
en français, la négation en chinois, etc.
L ' i m p o r t a n t est ceci. C e qui paraît être une simplification dans le
discours recèle une dynamique, mais celle-ci nous échappe, elle est
secrète. Il y a de l'illusion à croire qu'une Verneinung se constate
simplement à l'accent qu'y met le sujet à dire à propos d'un rêve Ce n'est
pas mon père, chacun sait ce qu'en vaut l'aune, le sujet accuse le coup de
l'interprétation et finit par dire que c'est son père, et c o m m e nous
s o m m e s contents, nous n'allons pas plus loin. Le sujet vous d i t — Je n'ai
pas envie de vous dire une chose désagréable. Là, c'est tout à fait autre chose.
Il le dit gentiment, mais, par une dynamique dont l'immédiateté est
sensible, il est effectivement en train de dire quelque chose de
désagréable. C'est parce que nous le ressentons que nous nous éveillons

176
D U REJET D ' U N SIGNIFIANT PRIMORDIAL

au mystère que peut représenter cette illusion de privation. Pensez à ce


que Kant a appelé une grandeur négative, dans sa fonction, n o n pas
seulement de privation, mais de soustraction, dans sa positivité
véritable.
La question de la Verneinung reste tout entière irrésolue. L'important
est de s'apercevoir que Freud n'a pu la concevoir qu'en la mettant en
relation avec quelque chose de plus primitif. Il admet formellement
dans la lettre 52 que la Verneinung primordiale c o m p o r t e une première
mise en signes, Wahrnehmungzeichen. Il admet l'existence de ce c h a m p
que j'appelle du signifiant primordial. T o u t ce qu'il dit ensuite dans
cette lettre sur la d y n a m i q u e des trois grandes neuropsychoses aux-
quelles il s'attache, hystérie, névrose obsessionnelle, paranoïa, suppose
l'existence de ce stade primordial qui est le lieu élu de ce que j'appelle
cour vous la Verwerjung.
Pour le comprendre, reportez-vous à ce dont Freud fait c o n s t a m m e n t
état, à savoir qu'il faut toujours supposer une organisation antérieure,
au moins partielle, de langage, pour que la m é m o i r e et l'historisation
puissent fonctionner. Les phénomènes de m é m o i r e auxquels Freud
s'intéresse sont t o u j o u r s des phénomènes de langage. En d'autres
termes, il faut déjà avoir le matériel signifiant pour faire signifier quoi
que ce soit. D a n s l'Homme aux loups, l'impression primitive de la
fameuse scène primordiale est restée là pendant des années, ne servant à
nen, et pourtant déjà signifiant, avant d'avoir son m o t à dire dans
l'histoire du sujet. Le signifiant est donc donné primitivement, mais il
r.'est rien tant que le sujet ne le fait pas entrer dans son histoire, qui
r r e n d son importance entre un an et demi et quatre ans et demi. Le désir
sexuel est en effet ce qui sert à l ' h o m m e à s'historiser, pour autant que
c'est à ce niveau que s'introduit pour la première fois la loi.
Vous voyez maintenant l'ensemble de l'économie de ce que nous
apporte Freud avec le simple schéma de cette petite lettre. Cela est
confirmé par mille autres textes. L'un d'entre vous, que j e louais
d'apporter la contradiction à ce qui est en train ici d'être élaboré, m e
faisait remarquer que la fin du texte du Fétichisme se rapporte très
directement à ce que j e suis en train de vous expliquer. Freud y apporte
une révision essentielle à la distinction qu'il a faite entre névrose et
psychose, en disant que, dans les psychoses, la réalité est remaniée,
qu'une partie de la réalité est supprimée, et que la réalité n'est jamais
véritablement scotomisée. C'est en fin de compte, vous le verrez
d'après le contexte, à une déficience, à un trou du symbolique qu'il se
rapporte, m ê m e si dans le texte allemand, c'est le terme de réalité qui est
employé.
N ' a v e z - v o u s pas vu quel était le p h é n o m è n e primordial quand j e

177
THÉMATIQUE ET STRUCTURE DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

vous présente des cas concrets, des gens qui commencent à nager dans
la psychose ? Je vous en ai montré un qui croyait avoir reçu une invite
d'un personnage qui était devenu l'ami et le point d'attache essentiel de
son existence. Ce personnage se retire, et le voilà dans une perplexité
liée à un corrélat de certitude, qui est ce par quoi s'annonce l'abord du
champ interdit dont l'approche constitue par elle-même l'entrée dans la
psychose.
C o m m e n t y entre-t-on ? C o m m e n t le sujet est-il amené, non pas à
s'aliéner dans le petit autre, mais à devenir ce quelque chose qui, de
l'intérieur du champ où rien ne peut se dire, fait appel à tout le reste, au
champ de tout ce qui peut se dire ? N'est-ce pas quelque chose qui
évoque ce que vous voyez manifesté dans le cas du président Schreber ?
— à savoir ces phénomènes de frange au niveau de la réalité, devenue
significative pour le sujet.

Leur délire, ils l'aiment, les psychotiques, c o m m e ils s'aiment


eux-mêmes. Disant cela, Freud, qui n'a pas fait encore son article sur le
narcissisme, ajoute que c'est là que gît le mystère dont il s'agit. C'est
vrai. Quel est le rapport du sujet au signifiant qui distingue les
phénomènes mêmes de la psychose ? Qu'est-ce qui fait que le sujet
verse tout entier dans cette problématique ?
Voilà les questions que nous nous posons cette année, et j'espère que
j e les ferai avancer pour vous avant les grandes vacances.

15 FÉVRIER 1 9 5 6 .
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ
XII

LA QUESTION HYSTÉRIQUE

Du monde préverbal
Préconscient et inconscient
Signe, trace, signifiant
Une hystérie traumatique

N o u s en s o m m e s arrivés au point où l'analyse du texte schrébérien a


conduit à mettre l'accent sur l'importance des phénomènes de langage
dans l'économie de la psychose. C'est en ce sens q u ' o n peut parler de
structures freudiennes des psychoses.

Quelle fonction ces phénomènes de langage ont-ils dans les psycho-


ses ?
Il serait surprenant que la psychanalyse ne nous apporte pas une façon
nouvelle de traiter l'économie du langage dans les psychoses, une façon
qui diffère du tout au tout de l'abord traditionnel, qui se référait aux
théories psychologiques classiques. N o t r e référence à nous est diffé-
rente — c'est notre schénfa de la communication analytique.
Entre S et A, la parole fondamentale que doit révéler l'analyse, nous
avons la dérivation du circuit imaginaire, qui résiste à son passage. Les
pôles imaginaires du sujet, a et a', recouvrent la relation dite spéculaire,
celle du stade du miroir. Le sujet, dans la corporéité et la multiplicité de
son organisme, dans son morcellement naturel, qui est en a', se réfère à
cette unité imaginaire qui est le moi, a, où il se connaît et se méconnaît,
et qui est ce dont il parle — il ne sait pas à qui, puisqu'il ne sait pas n o n
plus qui parle en lui.
Je le disais schématiquement dans le temps archaïque de ces séminai-
res — le sujet c o m m e n c e par parler de lui, il ne parle pas à vous —

181
DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

ensuite, il parle à vous, mais il ne parle pas de lui — quand il aura parlé
de lui, qui aura sensiblement changé dans l'intervalle, à vous, nous
serons arrivés à la fin de l'analyse.
Si on veut placer l'analyste dans ce schéma de la parole du sujet, on
peut dire qu'il est quelque part en A. Du moins, il doit y être. S'il entre
dans le couplage de la résistance, ce qu'on lui apprend justement à ne
pas faire, alors il parle depuis a', et c'est dans le sujet qu'il se verra. Cela
se produit de la façon la plus naturelle s'il n'est pas analysé — ce qui
arrive de temps en temps, et je dirai même que, d'un certain côté,
l'analyste n'est jamais complètement analyste, pour la simple raison
qu'il est h o m m e , et qu'il participe lui aussi aux mécanismes imaginaires
qui font obstacle au passage de la parole. 11 s'agit pour lui de ne pas
s'identifier au sujet, d'être assez mort pour ne pas être pris dans la
relation imaginaire, à l'intérieur de laquelle il est toujours sollicité
d'intervenir, et de permettre la progressive migration de l'image du
sujet vers le S, la chose à révéler, la chose qui n'a pas de nom, qui ne
peut trouver son n o m que pour autant que le circuit s'achèvera
directement de S vers A. Ce que le sujet avait à dire à travers son faux
discours trouvera d'autant plus facilement un passage que l'économie
de la relation imaginaire aura été progressivement amenuisée.
Je vais vite, car je ne suis pas ici aujourd'hui pour vous refaire toute la
théorie du dialogue analytique. Je veux simplement vous indiquer que
le mot — à entendre avec l'accent que cela comporte, solution d'une
énigme, fonction problématique, — se situe dans l'Autre, par l'inter-
médiaire de qui se réalise toute parole pleine, ce tu es où le sujet se situe
et se reconnaît.
Eh bien, en analysant la structure du délire de Schreber au m o m e n t
où il s'est stabilisé dans un système qui lie le moi du sujet à cet autre
imaginaire, cet étrange Dieu qui ne comprend rien, qui ne répond pas,
qui trompe le sujet, nous avons su reconnaître qu'il y a, dans la
psychose, exclusion de l'Autre où l'être se réalise dans l'aveu de la
parole.
Les phénomènes dont il s'agit dans l'hallucination verbale, manifes-
tent dans leur structure m ê m e la relation d'écho intérieur où le sujet est
par rapport à son propre discours. Ils en arrivent à devenir de plus en
plus insensés, comme s'exprime Schreber, vidés de sens, purement
verbaux, serinages, ritournelles sans objet. Qu'est-ce donc que ce
rapport spécial à la parole ? Qu'est-ce qui manque pour que le sujet
puisse en arriver à être nécesité à construire tout ce monde imaginaire ?
Pour qu'à l'intérieur de lui-même il subisse cet automatisme de la
fonction du discours ? N o n seulement le discours l'envahit et le
parasite, mais il est suspendu à sa présence.

182
LA QUESTION HYSTÉRIQUE

Q u e le sujet ne peut, dans la psychose, se reconstituer que dans ce que


•'ai appelé l'allusion imaginaire, j e vous l'ai m o n t r é in vivo dans une
présentation de malades. C'est le point précis où nous en arrivons. La
constitution du sujet dans l'allusion imaginaire, tel est le p r o b l è m e que
nous avons à faire avancer.
Jusqu'à présent, on s'en est contenté. L'allusion imaginaire paraissait
très significative. O n y retrouvait tout le matériel, tous les éléments de
l'inconscient. O n semble ne s'être jamais demandé ce que signifiait, au
point de vue économique, le fait que cette allusion en elle-même n'eût
aucun p o u v o i r résolutif. O n s'en est tout de m ê m e aperçu, mais c o m m e
d'un mystère, et avec le progrès du temps, en s'efforçant d'effacer les
différences radicales de cette structure par rapport à la structure des
névroses.
O n m ' a posé à Strasbourg les mêmes questions qu'à Vienne. Des
gens qui paraissaient assez sensibles à certaines perspectives que
•'ouvrais, finissaient par m e dire — Comment opérez-vous dans les
vsychoses ? — c o m m e s'il n'y avait pas assez à faire, devant un auditoire
aussi peu préparé que celui-là, à mettre l'accent sur le b-a ba de la
technique. Je répondais — La question est un petit peu en train. Il faudra
essayer de trouver quelques repères, avant de parler de la technique, voire de la
'ecette psychothérapique. O n insistait encore — On ne peut tout de même pas
•:e pas faire quelque chose pour eux ? — Mais oui, certainement. Pour en
varier, attendons que certaines choses soient dégagées.
Pour faire maintenant un pas de plus, nous devons, c o m m e il arrive
souvent, faire un pas en arrière, et revenir sur le caractère fascinant que
présentent dans la psychose les phénomènes de langage — c'est en effet
de nature à renforcer ce que j'ai appelé tout à l'heure u n malentendu.
l'entends dire que j e soutiendrais que tout ce que le sujet a à nous
communiquer, il l'articule verbalement, et qu'ainsi j e nierais l'existen-
ce. à quoi on est fort attaché, du préverbal.
Cette position extrême ne m a n q u e pas d'entraîner chez ceux qui s'y
arrêtent des abjurations assez vives, qui se manifestent par deux
altitudes — la main sur le cœur, rapport à ce que nous appellerons
l ' a t t e s t a t i o n authentique par un déplacement vers le haut, et l'inclinaison
i- la tête, censée venir peser dans le plateau de la balance, que j e
déchargerais trop au gré de m o n interpellateur.

Il arrive aussi q u ' o n m e dise — Heureusement, vous n'êtes pas tout seul
12ns la Société de psychanalyse. Il existe aussi une femme de génie, Françoise

183
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

Dolto, qui nous montre la fonction essentielle de l'image du corps, et nous éclaire
la façon dont le sujet y prend appui dans ses relations avec le monde. Là, nous
sommes bien contents de retrouver une relation substantielle, sur laquelle se
broche sans doute la relation du langage, mais qui est infiniment plus
concrète.
Je ne suis pas du tout en train de critiquer ce qu'enseigne Françoise
D o l t o . Elle fait un excellent usage de sa technique et de son extraordi-
naire appréhension de la sensibilité imaginaire du sujet. D e tout cela elle
parle, et elle apprend aussi à ceux qui l'écoutent, à en parler. Mais ce
n'est pas résoudre la question que de faire cette remarque.
Je ne suis pas surpris que quelque chose persiste d ' u n malentendu à
dissiper, m ê m e chez des gens qui croient m e suivre. N e pensez pas que
j ' e x p r i m e là une déception. C e serait être en désaccord avec m o i - m ê m e ,
puisque j e vous enseigne que le f o n d e m e n t m ê m e du discours interhu-
main est le malentendu.
Mais ce n'est pas seulement pour cette raison q u e j e ne suis pas surpris
que m o n discours puisse susciter une certaine marge de malentendu.
C'est qu'en plus, si on doit être cohérent avec ses propres notions dans
sa pratique, si tout discours valable doit j u s t e m e n t être j u g é sur les
propres principes qu'il produit, j e dirai que c'est avec une intention
expresse, sinon absolument délibérée, que j e poursuis ce discours de
façon telle que j e vous offre l'occasion de ne pas tout à fait le
comprendre. Cette marge permet que vous-mêmes, vous disiez que
vous croyez m e suivre, c'est-à-dire que vous restiez dans une position
problématique, qui laisse toujours la porte ouverte à une rectification
progressive.
E n d'autres termes, si j e m'arrangeais de façon à être très facilement
compris, c'est-à-dire à ce que vous ayez tout à fait la certitude que vous
y êtes, eh bien, en raison m ê m e de mes prémisses concernant le discours
interhumain, le malentendu serait irrémédiable. Au contraire, étant
d o n n é la façon dont j e crois devoir approcher les problèmes, il y a
t o u j o u r s p o u r vous la possibilité d'être ouverts à une révision de ce qui
est dit, d ' u n e façon d'autant plus aisée que le fait que vous n ' y avez pas
été plus tôt m e revient entièrement — vous pouvez vous en décharger
sur moi.
C'est à ce titre q u e j e m e permets de revenir aujourd'hui sur un point
essentiel.
Je ne dis pas que ce qui est c o m m u n i q u é dans la relation analytique
passe par le discours du sujet. Je n'ai donc absolument pas à distinguer,
dans le p h é n o m è n e m ê m e de la communication analytique, le domaine
de la c o m m u n i c a t i o n verbale de celui de la c o m m u n i c a t i o n préverbale.
Q u e cette communication pré- ou m ê m e extra-verbale soit p e r m a -

184
LA QUESTION HYSTÉRIQUE

nente dans l'analyse, cela n'est pas douteux, mais il s'agit de voir ce qui
constitue le c h a m p p r o p r e m e n t analytique.
Ce qui constitue le c h a m p analytique est identique à ce qui constitue
le p h é n o m è n e analytique, à savoir le s y m p t ô m e . Et aussi un très grand
n o m b r e d'autres phénomènes dits n o r m a u x ou s u b n o r m a u x , qui
n'avaient pas été j u s q u ' à l'analyse élucidés quant à leur sens, s'étendant
?ien au-delà du discours et de la parole, puisqu'il s'agit des choses qui
arrivent au sujet dans sa vie quotidienne. Puis les lapsus, troubles de la
mémoire, rêves, plus le p h é n o m è n e du m o t d'esprit, qui a une valeur
essentielle dans la découverte freudienne parce qu'il permet de toucher
uu doigt la cohérence parfaite qu'avait dans l'œuvre de Freud la relation
i u p h é n o m è n e analytique au langage.
C o m m e n ç o n s par dire ce que le p h é n o m è n e analytique n'est pas.
L'analyse a apporté d'immenses lumières sur le préverbal. 11 est, dans
la doctrine analytique, essentiellement lié au préconscient. C'est la
s o m m e des impressions, internes ou externes, des informations que le
sujet reçoit du m o n d e où il vit, des relations naturelles qu'il a avec lui —
s: tant est qu'il y ait chez l ' h o m m e des relations qui soient tout à fait
naturelles, mais il y en a, si perverties soient-elles. T o u t ce qui est de
l'ordre de ce préverbal participe ainsi de ce que nous p o u v o n s appeler
une Gestalt intramondaine. Là-dedans, le sujet est la poupée infantile
cu'il a été, il est l'objet excrémentiel, il est égout, il est ventouse,
l'analyse nous a appelé à explorer ce m o n d e imaginaire, qui participe
d'une espèce de poésie barbare, mais elle n'a pas du tout été la première
i le faire sentir, ce sont certaines œuvres poétiques.
N o u s s o m m e s là dans le chatoiement innombrable de la grande
s-.£mfication affective. P o u r l'exprimer, les mots viennent en a b o n -
dance au sujet, ils sont à sa disposition, aussi accessibles et aussi
métmisables dans leurs combinaisons que la nature à laquelle ils
r e f o n d e n t . C'est le m o n d e de l'enfant, dans lequel vous vous sentez à
1 iise. d'autant plus que vous avez été familiarisés avec ses fantasmes —
e haut vaut le bas, l'envers vaut l'endroit, etc. L'universelle équivalence
rs: la loi de ce monde-là, et c'est m ê m e ce qui nous laisse assez incertains
r e u r y fixer les structures.
Ce discours de la signification affective atteint d'emblée aux sources
de la fabulation. Par contre, le discours delà revendication passionnelle,
Tir exemple, est pauvre à côté, et déjà radote. C'est qu'il y a là le heurt
de raison. Le support préverbal de la relation imaginaire s'y e x p r i m e
donc tout naturellement en discours. N o u s nous t r o u v o n s ici dans u n
demaine familier, depuis toujours exploré tant par la déduction
i m r i r i q u e que par la déduction catégorielle a priori. La source et le
magasin de ce préconscient de ce que nous appelons imaginaire n'est

185
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

pas mal connu, il a déjà été heureusement abordé dans la tradition


philosophique, et on peut dire que les idées-schèmes de Kant se situent à
l'orée de ce domaine — tout au moins c'est là qu'elles pourraient
trouver leurs plus brillantes lettres de créance.
La théorie classique de l'image et de l'imagination est évidemment
d'une insuffisance surprenante. En fin de compte, ce domaine est
insondable. Si nous avons fait des progrès remarquables dans sa
phénoménologie, nous sommes loin de le maîtriser. Si l'analyse a
permis de mettre au j o u r le problème de l'image dans sa valeur
formatrice, qui se confond avec le problème des origines, voire m ê m e
de l'essence de la vie, c'est certainement des biologistes et des
étiologistes qu'il faut espérer des progrès. Si l'inventaire analytique
permet de montrer certains traits d'économie essentiels de la fonction
imaginaire, la question n'en est pas pour autant épuisée.
Donc, ce monde préconscient, toujours prêt à sortir au j o u r de la
conscience, à la disposition du sujet, sauf contre-ordre, ce monde, j e
n'ai jamais dit qu'il avait en lui-même une structure de langage. Je dis,
parce que c'est l'évidence, qu'il s'y inscrit, qu'il s'y refond. Mais il garde
ses voies propres, ses communications particulières. Et ce n'est pas à ce
niveau que l'analyse a apporté sa découverte essentielle.
Il est très surprenant de voir dans l'analyse l'accent mis sur la relation
d'objet venir à l'actif d'une prépondérance exclusive du monde de la
relation imaginaire, et élider ce qui est à proprement parler le champ de
la découverte analytique. O n peut suivre la domination progressive de
cette perspective en lisant ce que produit depuis quelque temps le
n o m m é Kris. A propos de l'économie des progès de l'analyse, il met
l'accent sur ce qu'il appelle — car il a lu Freud — les procès mentaux
préconscients, et sur le caractère fécond de la régression du moi, ce qui
revient à placer entièrement sur le plan de l'imaginaire les voies d'accès à
l'inconscient. Au contraire, si nous suivons Freud, il est clair qu'aucune
exploration, si profonde, si exhaustive soit-elle, du préconscient, ne
mènera jamais à un phénomène inconscient comme tel. La prévalence
démesurée de la psychologie de l'ego dans la nouvelle école américaine
induit un mirage qui ressemble à celui d'un mathématicien, que nous
supposons idéal, qui, ayant aperçu l'existence des grandeurs négatives,
se mettrait à diviser indéfiniment une grandeur positive par deux,
espérant franchir au bout la ligne du zéro, et entrer dans le domaine
rêvé.
C'est une erreur d'autant plus grossière qu'il n'y a rien sur quoi Freud
insiste plus que sur la différence radicale de l'inconscient et du
préconscient. Mais on s'imagine qu'il a beau dire qu'il y a une barrière,
c'est c o m m e quand on a mis dans un magasin à grains une séparation,

186
LA QUESTION HYSTÉRIQUE

je-s rats finissent par passer. L'imagination fondamentale qui semble


regler actuellement la pratique analytique, c'est qu'il y a quelque chose
dui doit c o m m u n i q u e r entre la névrose et la psychose, entre le
rréconscient et l'inconscient. Il s'agit de pousser, de grignoter, et o n
i m v e r a à perforer la paroi.
Cette idée amène les auteurs qui sont tant soit peu cohérents à faire
ces adjonctions théoriques tout à fait surprenantes, c o m m e cette notion
-e sphère n o n conflictuelle, c o m m e on s'exprime, notion exorbitante,
: c n pas régressive, mais transgressive. O n n'avait jamais entendu une
c~ose pareille, m ê m e dans la psychologie la plus néo-spiritualiste des
ïicultés de l'âme. Jamais personne n'avait songé à faire de la volonté une
distance qui se situât dans un empire non conflictuel. O n voit bien ce
du: les y conduit. Le moi est pour eux le cadre prévalent des
phénomènes, tout passe par le moi, la régression du m o i est la seule voie
d'accès à l'inconscient. O ù situer dès lors l'élément médiateur indispen-
=irle pour concevoir l'action du traitement analytique ? — sinon dans
ritte espèce de m o i véritablement idéal, au pire sens du m o t , qu'est la
srhère non-conflictuelle, laquelle devient ainsi le lieu m y t h i q u e des
enr.fications les plus incroyablement réactionnelles.
Par rapport au préconscient, tel que nous venons de le situer,
— 'est-ce que l'inconscient ?
S: je dis que tout ce qui appartient à la communication analytique a
structure de langage, cela ne veut j u s t e m e n t pas dire que l'inconscient
s exprime dans le discours. La Traumdeutung, la Psychologie de la vie
a*,::idienne et le Mot d'esprit le rendent transparent — rien n'est
explicable des détours de Freud si ce n'est que le p h é n o m è n e analytique
r d m m e tel, quel qu'il soit, est, n o n pas un langage au sens où ça
rduarait dire que c'est u n discours — j e n'ai jamais dit que c'était u n
discours —, mais structuré c o m m e un langage. C'est en ce sens q u ' o n
r«ru: dire qu'il est une variété phénoménale, et la plus révélatrice, des
- i r p o r t s de l ' h o m m e au domaine du langage. T o u t p h é n o m è n e
sriivtique, tout p h é n o m è n e qui participe du champ analytique, de la
recouverte analytique, de ce à quoi nous avons affaire dans le
r r m p t ô m e et dans la névrose, est structuré c o m m e u n langage.
Cela veut dire que c'est un p h é n o m è n e qui présente t o u j o u r s la
duplicité essentielle du signifiant et du signifié. Cela veut dire que le
surtufiant y a sa cohérence et son caractère propres, qui le distinguent de
rcute autre espèce de signe. N o u s allons le suivre à la trace dans le
dcmaine préconscient imaginaire.
Partons du signe biologique. Il y a dans la structure m ê m e , dans la
ddcrphologie des animaux, quelque chose qui a cette valeur captante,
r r i c e à quoi celui qui en est le récepteur, celui qui voit le rouge du

187
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

rouge-gorge, par exemple, et celui qui est fait pour le recevoir, entrent
dans une série de comportements, dans un comportement désormais
unitaire qui lie le porteur de ce signe à celui qui le perçoit. Voilà qui
nous donne une idée précise de ce qu'on peut appeler la signification
naturelle. Sans chercher autrement comment cela s'élabore pour
l ' h o m m e , il est clair que nous pouvons arriver par une suite de
transitions à une épuration, une neutralisation du signe naturel.
Il y a maintenant la trace, le pas sur le sable, signe à quoi Robinson ne
se trompe pas. Là, le signe se sépare de son objet. La trace, dans ce
qu'elle comporte de négatif, amène le signe naturel à une limite où il est
évanescent. La distinction du signe et de l'objet est ici très claire,
puisque la trace est justement ce que laisse l'objet, parti ailleurs.
Objectivement, il n'est besoin d'aucun sujet qui reconnaisse le signe
pour qu'il soit là — la trace existe même s'il n'y a personne pour la
regarder.
A partir de quand passons-nous à ce qui est de l'ordre du signifiant ?
Le signifiant peut s'étendre à beaucoup des éléments du domaine du
signe. Mais le signifiant est un signe qui ne renvoie pas à un objet,
m ê m e à l'état de trace, bien que la trace en annonce pourtant le caractère
essentiel. Il est lui aussi le signe d'une absence. Mais en tant qu'il fait
partie du langage, le signifiant est un signe qui renvoie à un autre signe,
qui est c o m m e tel structuré pour signifier l'absence d'un autre signe, en
d'autres termes pour s'opposer à lui dans un couple.
Je vous ai parlé du j o u r et de la nuit. Le j o u r et la nuit, ce n'est
nullement quelque chose qui soit définissable par l'expérience. L'expé-
rience ne peut rien indiquer qu'une série de modulations, de transfor-
mations, voire une pulsation, une alternance de la lumière et de
l'obscurité, avec toutes ses transitions. Le langage commence à
l'opposition — l e j o u r et la nuit. Et à partir du m o m e n t où il y a l e j o u r
c o m m e signifiant, c e j o u r est livré à toutes les vicissitudes d'un jeu par
où il en arrivera à signifier des choses bien diverses.
Ce caractère du signifiant marque de façon essentielle tout ce qui est
de l'ordre de l'inconscient. L'œuvre de Freud, avec son énorme
armature philologique jouant jusque dans l'intimité des phénomènes,
est absolument impensable si on ne met pas au premier plan la
dominance du signifiant dans les phénomènes analytiques.
Ce rappel doit nous mener un pas plus loin.

188
LA QUESTION HYSTÉRIQUE

Je vous ai parlé de l'Autre de la parole, en tant que le sujet s'y


reconnaît et s'y fait reconnaître. C'est là, dans une névrose, l'élément
déterminant, et non pas la perturbation de telle relation, orale, anale,
voire génitale. N o u s ne savons que trop combien nous embarrasse le
maniement de la relation homosexuelle, puisque nous en mettons en
évidence la permanence chez des sujets dont la diversité est grande sur le
plan des relations instinctuelles. Il s'agit d'une question qui se pose pour
le sujet sur le plan du signifiant, sur le plan du to be or not to be, sur le plan
de son être.
Je veux vous l'illustrer par un exemple, une vieille observation
d'hystérie traumatique — pas trace d'éléments hallucinatoires.
Si je l'ai choisie, c'est qu'elle met e n j e u au premier plan ce fantasme
de grossesse et de procréation qui est dominant dans l'histoire du
président Schreber, puisque son délire aboutit à ceci, qu'une nouvelle
numanité d'esprit schrébérien doit être réengendrée par lui.
Il s'agit d'une observation due à Joseph Hasler, un psychologue de
".'école de Budapest, et recueillie à la fin de la guerre 14-18, qui nous
raconte l'histoire d'un type qui est conducteur de tramway pendant la
révolution hongroise.
Il a trente-trois ans, il est protestant hongrois — austérité, solidité,
tradition paysanne. Il a quitté sa famille à la fin de l'adolescence pour
iller à la ville. Sa vie professionnelle est marquée par des changements
aui ne sont pas sans signification — il est d'abord boulanger, puis il
travaille dans un laboratoire de chimie, enfin, il est conducteur de
tramway. Il tire la sonnette et poinçonne les billets, mais il a été aussi au
volant.
U n jour, il descend de son véhicule, trébuche, tombe par terre, se fait
ur. peu traîner. Il a une bosse, un peu mal au côté gauche. O n l'emmène
i l'hôpital, où on s'aperçoit qu'il n'a rien du tout. O n lui fait une petite
n q u ê t e du cuir chevelu pour fermer la plaie. Tout se passe bien. Il
ressort après avoir été examiné sous toutes les coutures. O n l'a
reaucoup radiographié, on est bien sûr qu'il n'y a rien. Lui-même y a
ruis un peu du sien.
Et puis, progressivement, il devient sujet à des crises qui se
caractérisent par la montée d'une douleur à la première côte, douleur
m i diffuse à partir de ce point, et mène le sujet à un état de malaise
croissant. Il s'étend, se couche sur le côté gauche, prend un oreiller qui
.e bloque. Et les choses persistent et s'aggravent avec le temps. Les

189
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

crises durent plusieurs jours, reviennent à période régulière. Elles v o n t


de plus en plus loin, j u s q u ' à entraîner de véritables pertes de connais-
sance chez le sujet.
D e nouveau, on l'examine sous toutes les coutures. O n ne trouve
absolument rien. O n pense à une hystérie traumatique, et on l'envoie à
notre auteur, qui l'analyse.
L ' h o m m e participe de la première génération analytique, il voit les
p h é n o m è n e s avec beaucoup de fraîcheur, les explore de long en large.
N é a n m o i n s , cette observation est de 1921, et elle participe déjà de
l'espèce de systématisation qui c o m m e n c e à frapper corrélativement,
semble-t-il, l'observation et la pratique, et qui va produire ce tournant
d ' o ù naîtra le renversement qui mettra l'accent sur l'analyse des
résistances. Hasler est déjà e x t r ê m e m e n t impressionné par la nouvelle
psychologie de l'ego. Par contre, il connaît bien les choses les plus
anciennes, les premières analyses de Freud sur le caractère anal, il se
souvient de l'idée que les éléments économiques de la libido peuvent
j o u e r u n rôle décisif sur la formation du moi. Et on sent qu'il s'intéresse
beaucoup au m o i de son sujet, à son style de c o m p o r t e m e n t , aux choses
qui traduisent chez lui les éléments régressifs, pour autant qu'ils
s'inscrivent n o n pas seulement dans les s y m p t ô m e s , mais dans la
structure.
Il m a r q u e avec beaucoup de pertinence les curieuses attitudes du
sujet. Après la première séance, le sujet s'asseoit b r u s q u e m e n t sur le
divant et se m e t à le regarder avec des yeux en boules de loto, la bouche
béante, c o m m e s'il découvrait un m o n s t r e inattendu et énigmatique. A
d'autres reprises, le sujet donne des manifestations assez surprenantes
de transfert. U n e fois, en particulier, il se redresse b r u s q u e m e n t , p o u r
r e t o m b e r dans l'autre sens, mais le nez contre le divan, offrant à
l'analyste ses j a m b e s pendantes d'une façon dont la signification
générale n'échappe pas à l'analyste.
C e sujet est assez bien adapté. Il a avec ses camarades des relations qui
sont celles d ' u n syndicaliste militant, un petit peu leader, et il
s'intéressebeaucoup à ce qui le lie socialement à eux. Il j o u i t là d ' u n
prestige incontestable. N o t r e auteur note également la façon très
particulièrement dont son autodidactisme s'exerce, tous ses papiers
sont bien en ordre. Vous voyez qu'Hasler essaie de trouver les traits du
caractère anal, et il progresse. Mais l'interprétation qu'il finit par
d o n n e r au sujet de ses tendances homosexualisantes, ne fait à celui-ci ni
chaud ni froid — rien ne bouge. Il y a cette m ê m e butée que rencontrait
Freud avec l ' h o m m e aux loups quelques années auparavant, et dont il
ne d o n n e pas toute la clé dans son cas, parce que sa recherche avait alors
u n autre objet.

190
LA QUESTION HYSTÉRIQUE

Regardons de plus près cette observation. Le déclenchement de la


névrose dans son aspect symptomatique, qui a rendu nécessaire
l'intervention de l'analyste, suppose sans doute un trauma, qui a dû
réveiller quelque chose. Dans l'enfance du sujet, des traumas, nous en
trouvons à la pelle. Il était tout petit, il commençait à se mettre à
grouiller sur le sol, sa mère lui a marché sur le pouce. Eissler ne m a n q u e
pas de m a r q u e r qu'à ce moment-là, quelque chose de décisif a dû se
produire, puisqu'au gré de la tradition familiale, il aurait après cet
incident c o m m e n c é de sucer son pouce. Vous voyez — castration —
régression. O n en trouve d'autres. Seulement, il y a u n petit malheur,
c'est q u ' o n s'aperçoit, avec la sortie du matériel, que ce qui a été décisif
dans la décompensation de la névrose n'a pas été l'accident, mais les
examens radiographiques.
L'analyste ne voit pas toute la portée de ce qu'il nous apporte, et s'il a
une idée préconçue, elle va dans l'autre sens. C'est lors des examens qui
le mettent sous le feu d'instruments mystérieux, que le sujet déclenche
ses crises. Et ces crises, leur sens, leur mode, leur périodicité, leur style,
apparaissent très é v i d e m m e n t liées au fantasme d'une grossesse.
La manifestation s y m p t o m a t i q u e du sujet est dominée par ces
éléments relationnels qui colorent ses relations aux objets, d ' u n e façon
imaginaire. O n peut y reconnaître la relation anale, ou homosexuelle,
ou ceci, ou cela, mais ces éléments m ê m e s sont pris dans la question qui
est posée — Suis-je ou non quelqu'un capable de procréer ? Cette question se
situe é v i d e m m e n t au niveau de l'Autre, pour autant que l'intégration à
la sexualité est liée à la reconnaissance symbolique.
Si la reconnaissance de la position sexuelle du sujet n'est pas liée à
l'appareil symbolique, l'analyse, le freudisme, n ' o n t plus qu'à dispa-
raître, ils ne veulent absolument rien dire. Le sujet trouve sa place dans
un appareil symbolique p r é f o r m é qui instaure la loi dans la sexualité. Et
cette loi ne p e r m e t plus au sujet de réaliser sa sexualité que sur le plan
svmbolique. C'est ce que veut dire l'Œdipe, et si l'analyse ne savait pas
ça. elle n'aurait absolument rien découvert.
Ce dont il s'agit chez notre sujet, c'est de la question Que suis-je ?, ou
Suis-je, c'est d ' u n e relation d'être, c'est d ' u n signifiant fondamental.
C'est p o u r autant que cette question a été réveillée en tant que
symbolique, et n o n pas réactivée c o m m e imaginaire, que s'est déclen-
chée la décompensation de sa névrose, et que se sont organisés ses
symptômes. Quels que soient leurs qualités, leur nature, le matériel
auquel ils sont empruntés, ceux-ci prennent valeur de formulation, de
reformulation, d'insistance m ê m e , de cette question.
Cette clé ne se suffit pas à elle-même. Elle se confirme des éléments
de sa vie passée qui gardent p o u r le sujet tout leur relief. Il a pu un j o u r

191
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

observer, caché, une f e m m e du voisinage de ses parents qui poussait des


gémissements qui n ' e n finissaient plus. Il l'a surprise dans des c o n t o r -
sions, les j a m b e s élevées, et il a su de quoi il s'agissait, d'autant que
l'accouchement n'aboutissant pas, le médecin a dû intervenir, et qu'il a
vu e m m e n e r dans un couloir l'enfant en morceaux, qui est tout ce q u ' o n
a pu tirer.
D e plus, le caractère féminisé du discours du sujet est si immédiate-
m e n t saisissable que, lorsque notre analyste fait part au sujet des
premiers éléments, il obtient de lui cette remarque : que le médecin qui
l'a examiné a dit à sa f e m m e — J e n'arrive pas à me rendre compte de ce qu'il
a. Il semble que s'il était une femme, je le comprendrais bien mieux. Il a perçu
le côté significatif, mais il n'a pas perçu — pour la simple raison qu'il
n'avait pas l'appareil analytique, qui n'est concevable que dans le
registre des structurations de langage, — que tout cela n'est encore
q u ' u n matériel, certes favorable, qu'utilise le sujet pour exprimer sa
question. O n userait aussi bien de n ' i m p o r t e quel autre, p o u r exprimer
ce qui est au-delà de toute relation, actuelle ou inactuelle, un Qui
suis-je ? un homme ou une femme ?, et Suis-je capable d'engendrer ?
Q u a n d o n a cette clé, toute la vie du sujet se réordonne dans sa
perspective. O n parle par exemple de ses préoccupations anales. Mais
a u t o u r de quoi j o u e l'intérêt qu'il porte à ses excréments ? A u t o u r de la
question de savoir s'il peut y avoir dans les excréments des n o y a u x de
fruits encore capables de lever une fois mis en terre.
Le sujet a une grande ambition, c'est de s'occuper de l'élevage de
poules, et tout spécialement du c o m m e r c e des œufs. Il s'intéresse à
toutes sortes de questions de botanique, toutes centrées autour de la
germination. O n peut m ê m e dire que toute une série d'accidents qui lui
sont arrivés dans sa profession de conducteur de t r a m w a y , sont liés au
morcelage de l'enfant dont il a été témoin. C e n'est pas l'origine
dernière de la question du sujet, mais c'en est une particulièrement
expressive.
T e r m i n o n s par où nous avons commencé, le dernier accident. Il
t o m b e du t r a m w a y qui est devenu pour lui u n appareil significatif, il
choit, il s'accouche lui-même. Le thème unique de fantasme de
grossesse d o m i n e , mais en tant que quoi ? En tant que signifiant — le
contexte le m o n t r e — de la question de son intégration à la fonction
virile, à la fonction de père. O n peut noter qu'il s'est arrangé p o u r
épouser une f e m m e qui avait déjà un enfant, et avec laquelle il n'a pu
avoir que des relations insuffisantes.
Le caractère problématique de son identification symbolique soutient
toute compréhension possible de l'observation. T o u t ce qui est dit, tout
ce qui est exprimé, tout ce qui est gestualisé, tout ce qui est manifesté,

192
LA QUESTION HYSTÉRIQUE

: prend son sens qu'en fonction de la réponse à formuler sur cette


lation f o n d a m e n t a l e m e n t symbolique — Suis-je un homme, ou suis-je
•.i femme ?
Q u a n d j e vous expose les choses ainsi, vous ne pouvez pas m a n q u e r
: taire le r a p p r o c h e m e n t avec ce sur quoi j'ai mis l'accent dans le cas de
ira. A quoi aboutit-elle en effet, si ce n'est à une question f o n d a m e n -
"e sur le sujet de son sexe. N o n pas sur quel sexe elle a, mais —
-.< 'est-ce que c'est que d'être une femme ? Les deux rêves de D o r a sont
solument transparents à cet égard — on ne parle que de cela, Qu'est-ce
être une femme, et spécifiquement, Qu'est-ce qu'un organe féminin ?
emarquez que nous nous trouvons là devant quelque chose de
- gulier — la f e m m e s'interroge sur ce que c'est qu'être une f e m m e , de
éme que le sujet mâle s'interroge sur ce que c'est qu'être une
mme.
C'est là que nous reprendrons la prochaine fois. N o u s mettrons en
aleur les dissymétries que Freud a toujours soulignées danse le
mplexe d ' Πd i p e , et qui confirment la distinction du symbolique et
l ' i m a g i n a i r e que j'ai reprise aujourd'hui.
Pour la f e m m e , la réalisation de son sexe ne se fait pas dans le
mplexe d ' Œ d i p e d'une façon symétrique à celle de l ' h o m m e , n o n pas
ar identification à la mère, mais au contraire par identification à l'objet
aternel, ce qui lui assigne un détour supplémentaire. Freud n'a jamais
emordu de cette conception, quoi q u ' o n ait pu faire depuis, des
m m e s spécialement, p o u r rétablir la symétrie. Mais le désavantage où
trouve la f e m m e quant à l'accès à l'identité de son propre sexe, quant
sa sexualisation c o m m e telle, se retourne dans l'hystérie en un
.antage, grâce à son identification imaginaire au père, qui lui est
arfaitement accessible, en raison spécialement de sa place dans la
i m p o s i t i o n de l'Œdipe.
Pour l ' h o m m e , par contre, le chemin sera plus complexe.

14 MARS 1 9 5 6 .
XIII

LA Q U E S T I O N H Y S T É R I Q U E (II) :
« QU'EST-CE Q U ' U N E FEMME ?»

Dora et l'organe féminin.


La dissymétrie signifiante.
Le symbolique et la procréation.
Freud et le signifiant.

Quel est le sens de ma conférence d'hier soir sur la f o r m a t i o n de


analyste ? C'est que l'essentiel consiste à distinguer soigneusement le
vmbolisme à p r o p r e m e n t parler, soit le symbolisme en tant que
rructuré dans le langage, celui dans lequel nous nous entendons ici, et
symbolisme naturel. J'ai résumé cela dans une f o r m u l e — lire dans le
.jrc de café n'est pas lire dans les hiéroglyphes.
Pour cet auditoire tel qu'il était, il fallait bien faire un peu vivre la
ifférence du signifiant et du signifié. J'ai donné des exemples, certains
umoristiques, j'ai donné le schéma, et je suis passé aux applications,
ai rappelé que la pratique fascine l'attention des analystes sur les
ormes imaginaires, si séduisantes, la signification imaginaire du
-.onde subjectif alors qu'il s'agit de savoir — c'est ce qui a intéressé
reud — ce qui organise ce monde, et permet de le déplacer. J'ai m a r q u é
ue la d y n a m i q u e des phénomènes du champ analytique est liée à la
uplicité qui résulte de la distinction du signifiant et du signifié.
Ce n'est pas par hasard que c'est u n j u n g i e n qui est venu apporter là le
erme de symbole. A u fond du m y t h e jungien, il y a en effet le symbole
onçu c o m m e une fleur qui m o n t e du fond, un épanouissement de ce
ui est au f o n d de l ' h o m m e en tant que typique. La question est de
avoir si le symbole est cela, ou si c'est au contraire quelque chose qui
nveloppe et f o r m e ce que m o n interlocuteur appelait j o l i m e n t la
réation.
La seconde partie de ma conférence concernait ce qui résulte dans
analyse de l'oubli de la structuration signifiant-signifié. Et là, j e n'ai pu
u'mdiquer ce en quoi la théorie de l'ego actuellement p r o m u e dans les
ercles new-yorkais change tout à fait la perspective dans laquelle

195
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

doivent être abordés les phénomènes analytiques, et participe de la


m ê m e oblitération. Cela aboutit en effet à mette au premier plan la
relation de m o i à moi. Et la simple inspection des articles de Freud entre
1922 et 1924 m o n t r e que le m o i n'est rien de ce q u ' o n en fait
actuellement dans l'usage analytique.

Si ce q u ' o n appelle le renforcement du moi existe, ce ne peut être que


l'accentuation de la relation fantasmatique toujours corrélative du moi,
et plus spécialement chez le névrotique de structure typique. En ce qui
le concerne, le renforcement du moi va dans le sens exactement opposé
à celui de la dissolution, n o n seulement des s y m p t ô m e s , qui sont à
p r o p r e m e n t parler dans leur signifïance, mais peuvent à l'occasion être
mobilisés, mais de la structure m ê m e .
Q u e l est le sens de ce que Freud a apporté avec sa nouvelle topique,
quand il a mis l'accent sur le caractère imaginaire de la fonction du m o i ?
C'est précisément la structure de la névrose.
Freud m e t le moi en relation avec le caractère fantasmatique de
l'objet. Q u a n d il écrit que le m o i a le privilège de l'exercice, de
l'épreuve de la réalité, que c'est lui qui atteste pour le sujet la réalité, le
contexte n'est pas d o u t e u x — le m o i est là c o m m e un mirage, ce que
Freud a appelé l'idéal du moi. Sa fonction n'est pas d'objectivité, mais
d'illusion, elle est fondamentalement narcissique, et c'est à partir d'elle
que le sujet donne l'accent de la réalité à quoi que ce soit.
D e cette topique ressort quelle-est, dans les névroses typiques, la
place du moi. Le m o i dans sa structuration imaginaire est pour le sujet
c o m m e u n de ses éléments. De la m ê m e façon qu'Aristote formulait
qu'il ne faut pas dire l'homme pense, ni l'âme pense, mais l'homme pense
avec son âme, nous dirons que le névrosé pose sa question névrotique, sa
question secrète et bâillonnée, avec son moi.
La topique freudienne du m o i nous m o n t r e c o m m e n t une ou un
hystérique, c o m m e n t u n obsessionnel, use de son m o i p o u r poser la
question, c'est-à-dire j u s t e m e n t p o u r ne pas la poser. La structure d'une
névrose est essentiellement une question, et c'est bien pourquoi elle a
été l o n g t e m p s p o u r nous une pure et simple question. Le névrosé est
dans une position de symétrie, il est la question que nous nous posons,
et c'est bien parce qu'elle nous touche tout autant que lui, que nous
avons la plus grande répugnance à la formuler plus précisément.
Cela s'illustre dans la façon dont j e vous parle depuis toujours de

196
« QU'EST-CE Q U ' U N E FEMME ? »>

l'hystérie, à laquelle Freud a donné l'éclairage le plus éminent dans le cas


de Dora.
Q u i est D o r a ? C'est quelqu'un qui est pris dans un état s y m p t o m a -
nque très clair, à ceci près que Freud, de son propre aveu, fait une erreur
sur l'objet du désir de Dora, dans la mesure m ê m e où il est l u i - m ê m e
trop centré sur la question de l'objet, c'est-à-dire où il ne fait pas
intervenir la foncière duplicité subjective qui y est impliquée. Il se
demande ce que D o r a désire, avant de se demander qui désire dans
Dora. Et Freud finit par s'apercevoir que, dans ce ballet à quatre —
Dora, son père, Monsieur et M a d a m e K. —, c'est M a d a m e K. l'objet
qui intéresse vraiment Dora, en tant qu'elle-même est identifiée à
Monsieur K. La question de savoir où est le moi de D o r a est ainsi
résolue — le m o i de Dora, c'est Monsieur K. La fonction remplie dans
le schéma du stade du miroir par l'image spéculaire, où le sujet situe son
sens p o u r se reconnaître, où pour la première fois il situe son moi, ce
r o i n t externe d'identification imaginaire, c'est dans Monsieur K. que
Dora le place. C'est en tant qu'elle est Monsieur K. que tous ses
s v m p t ô m e s prennent leur sens définitif.
L'aphonie de D o r a se produit pendant les absences de Monsieur K.,
et Freud l'explique d ' u n e façon assez jolie — elle n'a plus besoin de
parler puisqu'il n'est plus là, il n ' y a plus qu'à écrire. Cela laisse tout de
m ê m e u n peu rêveur. Si elle se tarit ainsi, c'est en fait que le m o d e
d'objectivation n'est posé nulle part ailleurs. L'aphonie survient parce
que D o r a est laissée directement en présence de M a d a m e K. T o u t ce
qu'elle a pu entendre des relations de celle-ci avec son père tourne
autour de la fellation, et c'est là quelque chose d'infiniment plus
significatif p o u r c o m p r e n d r e l'intervention de s y m p t ô m e s oraux.
L'identification de Dora à Monsieur K. est ce qui fait tenir cette
situation, j u s q u ' a u m o m e n t de la décompensation névrotique. Si elle se
plaint de cette situation, cela fait partie encore de la situation, car c'est
en tant qu'elle est identifiée à Monsieur K. qu'elle se plaint.
Q u e dit D o r a par sa névrose ? Q u e dit l'hystérique-femme ? Sa
question est la suivante — Qu'est-ce qu'être une femme ?
O n entre par là plus avant dans la dialectique de l'imaginaire et du
svmbolique dans le complexe d ' Πd i p e .
Ce qui caractérise en effet l'appréhension freudienne des p h é n o -
mènes, c'est qu'elle m o n t r e toujours les plans de structure du s y m p t ô -
me, malgré le m o u v e m e n t d'enthousiasme des psychanalystes p o u r les
phénomènes imaginaires remués dans l'expérience analytique.
A propos du complexe d ' Œ d i p e , les bonnes volontés n ' o n t pas
manqué p o u r souligner analogies et symétries dans le chemin q u ' o n t à
suivre le garçon et la fille — et Freud l u i - m ê m e a indiqué beaucoup de

197
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

traits c o m m u n s . Pourtant, il n'a jamais cessé d'insister sur la dissymé-


trie essentielle de l ' Πd i p e chez l'un et l'autre sexe.
A quoi tient cette dissymétrie ? A la relation d ' a m o u r primaire avec la
mère, m e direz-vous, mais Freud était loin d'en être là à l'époque où il
commençait d ' o r d o n n e r les faits qu'il constatait dans l'expérience. Il
évoque, p a r m i d'autres, l'élément anatomique, qui fait que pour la
f e m m e les deux sexes sont identiques. Mais est-ce là tout simplement la
raison de la dissymétrie ?
Les études de détail que fait Freud sur ce sujet sont très serrées. J'en
n o m m e r a i quelques-unes — Considérations sur la différence anatomique
entre les deux sexes, la Sexualité féminine, le Déclin du complexe d'Œdipe.
Q u e font-elles apparaître ? — sinon ceci, que la raison de la dissymétrie
se situe essentiellement au niveau symbolique, qu'elle tient au signi-
fiant.
Il n ' y a pas à p r o p r e m e n t parler, dirons-nous, de symbolisation du
sexe de la f e m m e c o m m e tel. E n tous les cas, la symbolisation n'est pas
la m ê m e , n'a pas la m ê m e source, n'a pas le m ê m e m o d e d'accès que la
symbolisation du sexe de l ' h o m m e . Et cela, parce que l'imaginaire ne
fournit q u ' u n e absence, là où il y a ailleurs un symbole très préva-
lent.
C'est la prévalence de la Gestalt phallique qui, dans la réalisation du
complexe œdipien, force la f e m m e à emprunter u n détour par
l'identification au père, et donc à suivre pendant un temps les m ê m e s
chemins que le garçon. L'accès de la f e m m e au complexe œdipien, son
identification imaginaire, se fait en passant par le père, exactement
c o m m e chez le garçon, en raison de la prévalence de la f o r m e imaginaire
du phallus, mais en tant que celle-ci est elle-même prise c o m m e
l'élément symbolique central de l'Œdipe.
Si, p o u r la fille c o m m e p o u r le garçon, le complexe de castration
prend une valeur-pivot dans la réalisation de l'Œdipe, c'est très
précisément en fonction du père, parce que le phallus est u n symbole
d o n t il n ' y a pas de correspondant, d'équivalent. C'est d ' u n e dissymé-
trie dans le signifiant qu'il s'agit. Cette dissymétrie signifiante déter-
m i n e les voies par où passera le complexe d ' Œ d i p e . Les deux voies les
font passer dans le m ê m e sentier — le sentier de la castration.
L'expérience de l ' Œ d i p e témoigne de la prédominance du signifiant
dans les voies d'accès de la réalisation subjective, car l'assomption par la
fille de sa situation ne serait nullement impensable sur le plan
imaginaire. T o u s les éléments sont là pour que la fille ait de la position
féminine une expérience qui soit directe, et symétrique à la réalisation
de la position masculine. Il n ' y aurait aucun obstacle si cette réalisation
avait à s'accomplir dans l'ordre de l'expérience vécue, de la sympathie

198
« QU'EST-CE Q U ' U N E FEMME ? »>

de l'ego, des sensations. Et pourtant l'expérience montre une différence


trappante — l'un des sexes est nécessité à prendre pour base de son
identification l'image de l'autre sexe. Q u e les choses soient ainsi ne peut
être considéré c o m m e une pure bizarrerie de la nature. Le fait ne peut
s'interpréter que dans la perspective où c'est l'ordonnance symbolique
qui règle tout.
Là où il n'y a pas de matériel symbolique, il y a obstacle, défaut, à la
réalisation de l'identification essentielle à la réalisation de la sexualité du
sujet. Ce défaut provient du fait que, sur un point, le symbolique
manque de matériel — car il lui en faut un. Le sexe féminin a un
caractère d'absence, de vide, de trou, qui fait qu'il se trouve être moins
désirable que le sexe masculin dans ce qu'il a de provocant, et qu'une
dissymétrie essentielle apparaît. Si tout était à saisir dans l'ordre d'une
dialectique des pulsions, on ne verrait pas pourquoi un tel détour, une
relie anomalie serait nécessitée.
Cette remarque est loin de nous suffire quant à la question qui est en
:eu, à savoir la fonction du moi chez les hystériques mâles et femelles.
La question n'est pas simplement liée au matériel, au magasin-
accessoire du signifiant, mais au rapport du sujet avec le signifiant dans
son ensemble, avec ce à quoi peut répondre le signifiant.
Si j'ai parlé hier soir d'êtres de langage, c'était pour frapper m o n
auditoire. Les êtres de langage ne sont pas des êtres organisés, mais
qu'ils soient des êtres, qu'ils impriment leurs formes dans l'homme, ce
n'est pas douteux. Ma comparaison avec les fossiles était donc jusqu'à
un certain point, tout à fait indiquée. Il reste qu'il n'ont pas pour autant
une existence substantielle en soi.

Considérons le paradoxe qui résulte de certains entrecroisements


fonctionnels entre les deux plans du symbolique et de l'imaginaire.
D ' u n e part, il semble que le symbolique soit ce qui nous livre tout le
système du monde. C'est parce que l ' h o m m e a des mots qu'il connaît
des choses. Et le nombre des choses qu'il connaît correspond au
nombre des choses qu'il peut n o m m e r . Cela n'est pas douteux. D'autre
part, il n'est pas douteux non plus que la relation imaginaire est liée à
i'éthologie, à la psychologie animale. La relation sexuelle implique la
capture par l'image de l'autre. En d'autres termes, un des domaines
apparaît ouvert à la neutralité de l'ordre de la connaissance humaine,

199
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

l'autre semble être le domaine m ê m e de l'érotisation de l'objet. C'est ce


qui au premier abord se manifeste à nous.
O r , la réalisation de la position sexuelle chez l'être h u m a i n est liée,
nous dit Freud — et nous dit l'expérience — à l'épreuve de la traversée
d ' u n e relation fondamentalement symbolisée, celle de l'Œdipe, qui
c o m p o r t e une position aliénant le sujet, c'est-à-dire lui faisant désirer
l'objet d ' u n autre, et le posséder par la procuration d ' u n autre. N o u s
nous t r o u v o n s donc là dans une position structurée dans la duplicité
m ê m e du signifiant et du signifié. C'est en tant que la fonction de
l ' h o m m e et de la f e m m e est symbolisée, c'est en tant qu'elle est
littéralement arrachée au domaine de l'imaginaire pour être située dans
le d o m a i n e du symbolique, que se réalise toute position sexuelle
normale, achevée. C'est à la symbolisation qu'est soumise, c o m m e une
exigence essentielle, la réalisation génitale — que l ' h o m m e se virilise,
que la f e m m e accepte véritablement sa fonction féminine.
Inversement, chose n o n moins paradoxale, c'est dans l'ordre de
l'imaginaire que se situe la relation d'identification à partir de quoi
l'objet se réalise c o m m e objet de concurrence. Le domaine de la
connaissance est fondamentalement inséré dans la primitive dialectique
paranoïaque de l'identification au semblable. C'est de là que part la
première ouverture d'identification à l'autre, à savoir un objet. U n
objet s'isole, se neutralise, et c o m m e tel s'érotise particulièrement.
C'est ce qui fait entrer dans le c h a m p du désir h u m a i n infiniment plus
d'objets matériels qu'il n'en entre dans l'expérience animale.
D a n s cet entrecroisement de l'imaginaire et du symbolique, gît la
source de la fonction essentielle que j o u e le m o i dans la structuration de
la névrose.
Q u a n d D o r a se trouve s'interroger sur qu'est-ce qu'une femme ?, elle
tente de symboliser l'organe féminin c o m m e tel. Son identification à
l ' h o m m e , porteur du pénis, lui est en cette occasion un m o y e n
d'approcher cette définition qui lui échappe. Le pénis lui sert littérale-
m e n t d ' i n s t r u m e n t imaginaire pour appréhender ce qu'elle n'arrive pas
à symboliser.
S'il y a beaucoup plus d'hystériques-femmes que d'hystériques-
h o m m e s — c'est un fait d'expérience clinique —, c'est parce que le
chemin de la réalisation symbolique de la f e m m e est plus compliqué.
Devenir une f e m m e et s'interroger sur ce qu'est une f e m m e sont deux
choses essentiellement différentes. Je dirai m ê m e plus — c'est parce
q u ' o n ne le devient pas q u ' o n s'interroge, et j u s q u ' à un certain point,
s'interroger est le contraire de le devenir. La métaphysique de sa
position est le détour imposé à la réalisation subjective chez la f e m m e .
Sa position est essentiellement problématique, et j u s q u ' à un certain

200
« QU'EST-CE Q U ' U N E FEMME ? »>

point inassimilable. Mais une fois que la f e m m e est engagée dans


l'hystérie, il faut dire aussi que sa position présente une stabilité
particulière, en vertu de sa simplicité structurale — plus une structure
est simple, moins elle révèle de points de rupture. Q u a n d sa question
prend f o r m e sous l'aspect de l'hystérie, il est très facile à la f e m m e de la
poser par la voie la plus courte, à savoir l'identification au père.
Dans l'hystérie masculine, la situation est assurément beaucoup plus
complexe. Pour autant que chez l'homme, la réalisation œdipienne est
mieux structurée, la question hystérique a moins de chances de se
poser. Mais si elle se pose, quelle est-elle ? Il y a ici la m ê m e dissymétrie
que dans l'Œdipe — l'hystérique, h o m m e et femme, se pose la m ê m e
question. La question de l'hystérique mâle concerne aussi la position
féminine.
La question du sujet que j'ai évoqué la dernière fois tournait autour
du fantasme de la grossesse. Cela suffit-il à épuiser la question ? O n sait
depuis longtemps que le morcellement anatomique, en tant que
fantasmatique, est un phénomène hystérique. Cette anatomie fantas-
matique a un caractère structural — on ne fait pas une paralysie, ni une
anesthésie selon les voies et la topographie des branches nerveuses. Rien
dans l'anatomie nerveuse ne recouvre quoi que ce soit de ce qui se
produit dans les symptômes hystériques. C'est toujours d'une anatomie
imaginaire dont il s'agit.
Pouvons-nous maintenant préciser le facteur c o m m u n à la position
féminine et à la question masculine dans l'hystérie ? — facteur qui se
îitue sans doute au niveau symbolique, mais sans peut-être s'y réduire
entièrement. Il s'agit de la question de la procréation. La paternité
comme la maternité ont une essence problématique — ce sont des
termes qui ne se situent pas purement et simplement au niveau de
l'expérience.
}e m'entretenais récemment avec un de mes élèves des problèmes,
depuis longtemps soulevés, à propos de la couvade, et il me rappelait les
éclaircissements que les ethnographes ont pu apporter récemment sur
ce problème. Des faits d'expérience obtenus à partir d'une investigation
poursuivie, parce que c'est là que cela apparaît clairement, dans telle
tribu d'Amérique centrale, permettent en effet de trancher de certaines
questions qui se posent sur la signification du phénomène. O n y voit
maintenant une mise en question de la fonction du père, et de ce qu'il
apporte à la création du nouvel individu. La couvade se situe au niveau
d'une question concernant la procréation masculine.
Dans cette voie, l'élaboration suivante ne vous paraîtra peut-être pas
forcée.
Le symbolique donne une forme dans laquelle s'insère le sujet au

201
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

niveau de son être. C'est à partir du signifiant que le sujet se reconnaît


c o m m e étant ceci ou cela. La chaîne des signifiants a une valeur
explicative fondamentale, et la notion m ê m e de causalité n'est pas autre
chose.
Il y a tout de m ê m e une chose qui échappe à la trame symbolique,
c'est la procréation dans sa racine essentielle — q u ' u n être naisse d ' u n
autre. La procréation est, dans l'ordre du symbolique, couverte par
l'ordre instauré de cette succession entre les êtres. Mais le fait de leur
individuation, le fait q u ' u n être sorte d ' u n être, rien ne l'explique dans le
symbolique. T o u t le symbolisme est là pour affirmer que la créature
n ' e n g e n d r e pas la créature, que la créature est impensable sans u n e
fondamentale création. Dans le symbolique, rien n'explique la créa-
tion.
Rien n'explique n o n plus qu'il faille que des êtres meurent pour que
d'autres naissent. Il y a un rapport essentiel entre la reproduction sexuée
et l'apparition de la m o r t , disent les biologistes, et si c'est vrai, cela
m o n t r e qu'ils tournent eux aussi autour de la m ê m e question. La
question de savoir ce qui lie deux êtres dans l'apparition de la vie ne se
pose p o u r le sujet qu'à partir du m o m e n t où il est dans le symbolique,
réalisé c o m m e h o m m e ou c o m m e f e m m e , mais pour autant q u ' u n
accident l'empêche d ' y accéder. Cela peut arriver aussi bien par le fait
des accidents biographiques de chacun.
C e sont les m ê m e s questions que Freud pose dans l'arrière-plan de
Y Au-delà du principe du plaisir. D e m ê m e que la vie se reproduit, elle est
forcée de répéter le m ê m e cycle, pour rejoindre le but c o m m u n de la
m o r t . C'est p o u r Freud le reflet de son expérience. C h a q u e névrose
reproduit un cycle particulier dans l'ordre du signifiant, sur le fond de la
question que pose le rapport de l ' h o m m e au significant c o m m e tel.
Il y a en effet quelque chose de radicalement inassimilable au
signifiant. C'est tout simplement l'existence singulière du sujet. P o u r -
quoi est-il là ? D ' o ù sort-il ? Q u e fait-il là ? P o u r q u o i va-t-il dispa-
raître ? Le signifiant est incapable de lui donner la réponse, pour la
b o n n e raison qu'il le met j u s t e m e n t au-delà de la m o r t . Le signifiant le
considère déjà c o m m e m o r t , il l'immortalise par essence.
C o m m e telle, la question de la m o r t est un autre m o d e de la création
névrotique de la question, son m o d e obsessionnel. Je l'ai indiqué hier
soir, et j e le laisse de côté aujourd'hui, parce que nous traitons cette
année des psychoses et n o n des névroses obsessionnelles. Les considé-
rations de structure que j e vous propose là sont encore préludes au
p r o b l è m e posé par le psychotique. Si j e m'intéresse spécialement à la
question posée dans l'hystérie, c'est qu'il s'agit j u s t e m e n t de savoir en
quoi s'en distingue le mécanisme de la psychose, n o m m é m e n t du

202
« QU'EST-CE Q U ' U N E FEMME ? »>

président Schreber, où se dessine aussi la question de la procréation, de


la procréation féminine tout spécialement.

Je voudrais finir en vous indiquant les textes de Freud qui justifient ce


que je vous ai dit hier soir.
M o n travail à m o i est de c o m p r e n d r e ce qu'a fait Freud. Par
conséquent, interpréter m ê m e l'implicite dans Freud, est à mes yeux
légitime. C'est vous dire que ce n'est pas pour reculer devant mes
responsabilités que j e vous prie de vous reporter à ce q u ' o n t puissam-
ment articulé certains textes.
R e p o r t o n s - n o u s à ces années, autour de 1896, o ù Freud l u i - m ê m e
nous dit qu'il a m o n t é sa doctrine — il a mis longtemps avant de sortir
ce qu'il avait à dire. Il m a r q u e bien le temps de latence, qui est t o u j o u r s
i e trois ou quatre ans, qu'il y a eu entre le m o m e n t où il a composé ses
principales œuvres et celui où il les a fait sortir. La Traumdeutung a été
écrite trois ou quatre ans avant sa sortie. D e m ê m e la Psychopathologie de
.j vie quotidienne, et le cas de Dora.
O n constate que la structuration double qui est celle du signifiant et
du signifié n'apparaît pas après coup. Dès la lettre 46 par exemple,
Freud nous dit qu'il c o m m e n c e à voir apparaître dans son expérience, et
à pouvoir construire les étapes du développement du sujet, ainsi qu'à le
mettre en relation avec l'existence de l'inconscient et ses mécanismes. Il
est frappant de le voir employer le terme de Ubersetzung pour désigner
telle étape des expériences du sujet en tant qu'elle est ou n o n traduite.
Traduite, qu'est-ce que cela veut dire ? Il s'agit de ce qui se passe à des
niveaux définis par les âges du sujet — de un à quatre ans, puis de quatre
a huit ans, puis la période prépubertaire, enfin la période de m a t u r i -
té.
Il est intéressant de relever l'accent que met Freud sur le signifiant. La
Bedeutung ne peut pas être traduite c o m m e spécifiant le signifiant par
rapport au signifié. D e m ê m e , dans la lettre 52, j'ai déjà une fois relevé
qu'il dit ceci — Je travaille avec la supposition que notre mécanisme psychique
ut né d'après la mise en couches, par un ordonnancement dans lequel, de temps
-;n temps, le matériel que l'on a sous la main subit un remaniement d'après de
•-.ouvelles relations et un bouleversement dans l'inscription, une réinscription.
Ce qui est essentiellement neuf dans la théorie, c'est l'affirmation que la
mémoire n'est pas simple, qu'elle est plurale, multiple, enregistrée sous
diverses formes.

203
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

Je vous fais remarquer la parenté de ce qui est dit là avec le schéma


q u e j e vous ai c o m m e n t é l ' a u t r e j o u r . Freud souligne que ces différentes
étapes sont caractérisées par la pluralité des inscriptions mnésiques.
Il y a d ' a b o r d la Wahrnehmung, la perception. C'est une position
première, primordiale, qui reste hypothétique, puisqu'en quelque sorte
rien n ' e n vient au j o u r dans le sujet. Il y a ensuite la Bewusstsein, la
conscience.
Conscience et m é m o i r e s'excluent c o m m e telles. C'est un point sur
lequel Freud n'a jamais varié. Il lui a toujours semblé que la m é m o i r e
pure, en tant qu'inscription, et acquisition par le sujet d'une nouvelle
possibilité de réagir, devait rester complètement i m m a n e n t e au méca-
nisme, et ne faire intervenir aucune saisie du sujet par lui-même.
L'étape Wahrnehmung est là p o u r marquer qu'il faut supposer quelque
chose de simple à l'origine de la mémoire, conçue c o m m e faite d ' u n e
pluralité de registres. La première registration des perceptions, inacces-
sibles à la conscience elle aussi, est ordonnée par des associations de
simultanéité. N o u s avons là l'exigence originelle d ' u n e primitive
instauration de simultanéité.
C'est ce que j e vous ai m o n t r é l'année dernière dans nos exercices
démonstratifs concernant les symboles. Les choses devenaient intéres-
santes, rappelez-vous, à partir du m o m e n t où nous établissions la
structure des groupes de trois. Mettre des groupes de trois ensemble,
c'est en effet les instaurer dans la simultanéité. La naissance du
signifiant, c'est la simultanéité, et aussi bien son existence est une
coexistence synchronique. D e Saussure met bien l'accent sur ce
point.
La Bewusstsein est de l'ordre de souvenirs conceptuels. La notion de
relation causale apparaît là p o u r la première fois en tant que telle. C'est
le m o m e n t où le signifiant, une fois constitué, s'ordonne secondaire-
m e n t à quelque chose d'autre, qui est l'apparition du signifié.
C'est ensuite seulement qu'intervient la Vorbewusstsein, troisième
m o d e de remaniement. C'est à partir de ce préconscient que seront
rendus conscients les investissements, selon certaines règles précises.
Cette seconde conscience de la pensée est vraisemblablement liée à
l'expérience hallucinatoire des représentations verbales, l'émission des
mots. L'exemple le plus radical en est l'hallucination verbale, liée au
mécanisme paranoïaque par lequel nous auditivons la représentation
des mots. C'est à cela qu'est liée l'apparition de la conscience, qui,
autrement, serait t o u j o u r s sans aucun lien avec la m é m o i r e .
D a n s toute la suite, Freud manifeste que le p h é n o m è n e de la
Verdràngung consiste dans la t o m b é e de quelque chose qui est de l'ordre
de l'expression signifiante, au m o m e n t du passage d ' u n e étape de

204
« QU'EST-CE Q U ' U N E FEMME ? »>

éveloppement à une autre. Le signifiant enregistré à une de ces étapes


;e franchit pas la suivante, avec le mode de reclassement après-coup
• ue nécessite toute phase nouvelle d'organisation signifiant-significa-
.on où entre le sujet.
Voilà à partir de quoi il faut expliquer l'existence du refoulé. La
otion d'inscription dans un signifiant qui domine l'enregistrement, est
ssentielle à la théorie de la mémoire, en tant qu'elle est à la base de la
remière investigation par Freud du phénomène de l'inconscient.

21 MARS 1 9 5 6 .
XIV

LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

La notion de structure.
La subjectivité dans le réel.
Comment situer le début du délire.
Les entre-je.

Ad usum autem orationis, incredibile est, nisi diligenter attenderis, quanta


opéra machinata natura sit.
C o m b i e n de merveilles recèle la fonction du langage si vous voulez y
prendre garde diligemment — vous savez que c'est ce à quoi nous nous
efforçons ici. Vous ne vous étonnerez donc pas que j e vous d o n n e cette
phrase de Cicéron c o m m e épigraphe, puisque c'est sur ce t h è m e que
nous allons, ce trimestre, reprendre l'étude des structures freudiennes
des psychoses.
Il s'agit en effet de ce que Freud a laissé concernant les structures des
psychoses, ce p o u r q u o i nous les qualifions de freudiennes.

La n o t i o n de structure mérite par elle-même que nous nous y


arrêtions. Telle que nous la faisons j o u e r efficacement dans l'analyse,
elle implique un certain n o m b r e de coordonnées, et la notion m ê m e de
coordonnée en fait partie. La structure est d'abord un g r o u p e d'élé-
ments f o r m a n t u n ensemble covariant.
J'ai dit un ensemble, j e n'ai pas dit une totalité. E n effet, la notion de
structure est analytique. La structure s'établit toujours par la référence
de quelque chose qui est cohérent à quelque chose d'autre, qui lui est
complémentaire. Mais la notion de totalité n'intervient que si nous
avons affaire à une relation close avec un correspondant, dont la
structure est solidaire. Il peut y avoir au contraire une relation ouverte,

207
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

que nous appellerons de supplémentarité. L'idéal a toujours paru, à


ceux qui se sont avancés dans une analyse structurale, de trouver ce qui
liait les deux, la close et l'ouverte, de découvrir du côté de l'ouverture
une circularité.
Je pense que vous êtes déjà assez orientés pour comprendre que la
notion de structure est déjà par elle-même une manifestation du
signifiant. Le peu q u e j e viens de vous indiquer sur sa dynamique, sur ce
qu'elle implique, vous dirige vers la notion de signifiant. S'intéresser à
la structure, c'est ne pouvoir négliger le signifiant. Dans l'analyse
structurale, nous trouvons, comme dans l'analyse du rapport du
signifiant et du signifié, des relations de groupes fondées sur des
ensembles, ouverts ou fermés, mais comportant essentiellement des
références réciproques. Dans l'analyse du rapport du signifiant et du
signifié, nous avons appris à mettre l'accent sur la synchronie et la
diachronie, et cela se retrouve dans l'analyse structurale. En fin de
compte, à les regarder de près, la notion de structure et celle du
signifiant apparaissent inséparables. En fait, quand nous analysons une
structure, c'est toutjours, au moins idéalement, du signifiant qu'il
s'agit. Ce qui nous satisfait le mieux dans une analyse structurale, c'est
un dégagement aussi radical que possible du signifiant.
N o u s nous situons dans un champ distinct de celui des sciences
naturelles, et dont vous savez que ce n'est pas tout que de l'appeler celui
des sciences humaines. C o m m e n t faire la démarcation ? Dans quelle
mesure devons-nous nous rapprocher des idéaux des sciences de la
nature, j'entends telles qu'elles se sont développées pour nous, soit la
physique à laquelle nous avons affaire ? Dans quelle mesure ne
pouvons-nous pas ne pas nous en distinguer ? Eh bien, c'est par rapport
à ces définitions du signifiant et de la structure que peut se tracer la
frontière qui convient.
Dans la physique, nous nous sommes imposés comme loi de partir de
cette idée que, dans la nature, personne ne se sert du signifiant pour
signifier. C'est ce qui distingue notre physique d'une physique mys-
tique, et m ê m e de la physique antique, qui n'avait rien de mystique
mais qui ne s'imposait pas strictement cette exigence. C'est, pour nous,
devenu la loi fondamentale, exigible de tout énoncé de l'ordre des
sciences naturelles, qu'il n'y a personne qui se serve du signifiant.
Il est pourtant bien là, dans la nature, le signifiant, et si ce n'était pas le
signifiant que nous y cherchions, nous n'y trouverions rien du tout.
Dégager une loi naturelle, c'est dégager une formule insignifiante.
Moins elle signifie quelque chose, plus nous sommes contents. C'est
pourquoi nous sommes parfaitement contents de l'achèvement de la
physique einsteinienne. Vous auriez tort de croire que les petites

208
LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

formules d'Einstein qui mettent en rapport la masse d'inertie avec une


constante et quelques exposants, aient la moindre signification. C'est
un pur signifiant. Et c'est pour cette raison que grâce à lui, nous tenons
le m o n d e dans le creux de la main.
La n o t i o n que le signifiant signifie quelque chose, qu'il y a quelqu'un
qui se sert de ce signifiant p o u r signifier quelque chose, s'appelle la
Signatura rerum. C'est le titre d ' u n ouvrage de Jakob B œ h m e . Cela
voulait dire que, dans les phénomènes naturels, le n o m m é Dieu est là
pour nous parler sa langue.
Il ne faut pas croire pour autant que notre physique implique la
réduction de toute signification. A la limite il y en a une, mais sans
personne p o u r la signifier. A l'intérieur de la physique, la seule
existence d ' u n système signifiant implique au moins cette signification,
qu'il y en ait un, d'Umwelt. La physique implique la conjonction
minimale des deux signifiants suivants, l'un et le tout — que toutes
choses sont une, ou que l'un est toutes choses.
Ces signifiants de la science, si réduits qu'ils soient, vous auriez tort
de croire qu'ils sont donnés, et q u ' u n empirisme quelconque permet de
les dégager. Aucune théorie empirique n'est susceptible de rendre
compte de la simple existence des premiers n o m b r e s entiers. Q u e l q u e
effort qu'ait fait M . J u n g pour nous convaincre du contraire, l'histoire,
l ' o b s e r v a t i o n , l'ethnographie, nous m o n t r e n t qu'à un certain niveau
d'usage du signifiant, dans telle culture, c o m m u n a u t é ou peuplade,
c'est u n e conquête que d'accéder au n o m b r e 5 par exemple. O n peut
fort bien distinguer, du côté de l ' O r é n o q u e , entre la tribu qui a appris à
signifier le n o m b r e 4, pas au-delà, et celle pour laquelle le n o m b r e 5
ouvre des possibilités surprenantes, d'ailleurs cohérentes avec l'en-
semble du système signifiant où elle s'insère.
Ceci n'est pas de l ' h u m o u r . C'est à prendre au pied de la lettre. L'effet
fulgurant du n o m b r e 3 quand il est arrivé dans telle tribu de l ' A m a z o n e
a été n o t é par des personnes qui savaient ce qu'elles disaient. L'énoncé
des séries des n o m b r e s entiers ne va pas de soi. Il est tout à fait
concevable, et l'expérience m o n t r e qu'il en est ainsi, qu'au-delà d ' u n e
certaine limite dans cette série, les choses se confondent et q u ' o n ne voie
plus que la confusion de la multitude. L'expérience m o n t r e également
que, le n o m b r e 1 ne nécessitant son efficacité m a x i m a que d ' u n retour,
ce n'est pas de lui que, dans l'acquisition du signifiant, nous p o u v o n s
toucher du doigt l'origine.
Ces considérations semblent contredire les remarques que j e vous ai
faites sur ceci, que tout système de langage comporte, recouvre, la
totalité des significations possibles. Il n'en est rien, car cela ne veut pas
dire que tout système de langage épuise les possibilités du signifiant.

209
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

C'est tout à fait différent. La preuve en est que, par exemple, le langage
d'une tribu australienne peut exprimer tel n o m b r e par le croissant de
lune.
Ces remarques peuvent vous paraître venir de loin. Elles sont
néanmoins essentielles à reprendre au début de notre propos de cette
année. N o t r e point de départ, le point où nous en revenons toujours,
car nous serons toujours au point de départ, c'est que tout vrai signifiant
est, en tant que tel, un signifiant qui ne signifie rien.

L'expérience le prouve — plus il ne signifie rien, plus le signifiant est


indestructible.
Ils s'engagent dans une direction insensée, ceux qui plaisantent ce
q u ' o n peut appeler le pouvoir des mots, en démontrant, ce qui est
toujours facile, les contradictions où l'on entre avec le jeu de tel
concept, ceux qui moquent le nominalisme, comme on dit, dans telle
philosophie.
Il est certes facile de critiquer ce que peut avoir d'arbitraire ou de
fuyant l'usage d'une notion c o m m e celle de société, par exemple. Il n'y
a pas tellement longtemps qu'on a inventé ce mot, et l'on peut s'amuser
de voir à quelle impasse concrète mène, dans le réel, la notion de la
société c o m m e responsable de ce qui arrive à l'individu, dont l'exigence
s'est finalement traduite par les constructions socialistes. Il y a en effet
quelque chose de radicalement arbitraire dans le surgissement de la
notion de société — j e ne dis pas de cité. Songez que chez notre ami
Cicéron, et dans le m ê m e ouvrage, la nation n'est, si je puis dire, que la
déesse de la population — elle préside aux naissances. En fait, l'idée
moderne de nation n'est pas m ê m e à l'horizon de la pensée antique, et ce
n'est pas simplement le hasard d'un mot qui nous le démontre.
Toutes ces choses ne vont pas de soi. Il est loisible d'en conclure que
la notion de société peut être mise en doute. Mais c'est précisément dans
la mesure m ê m e où nous pouvons la mettre en doute qu'elle est un
signifiant véritable. C'est aussi pour cette raison qu'elle est entrée dans
notre réalité sociale c o m m e une étrave, c o m m e le soc d'une charrue.
Q u a n d on parle du subjectif, et même quand ici nous le mettons en
cause, toujours le mirage reste dans l'esprit que le subjectif s'oppose à
l'objectif, qu'il est du côté de celui qui parle, et se trouve de ce fait
m ê m e du côté des illusions — soit qu'il déforme l'objectif, soit qu'il le
contienne. La dimension jusqu'à présent élidée dans la compréhension

210
LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

du freudisme, c'est que le subjectif n'est pas du côté de celui qui parle.
C'est quelque chose que nous rencontrons dans le réel.
Sans doute le réel dont il s'agit n'est-il pas à prendre au sens où nous
l ' e n t e n d o n s habituellement, impliquant l'objectivité, confusion sans
:esse faite dans les écrits analytiques. Le subjectif apparaît dans le réel en
:ant qu'il suppose que nous avons en face de nous un sujet capable de se
servir du signifiant, du jeu du signifiant. Et capable de s'en servir
c o m m e nous nous en servons — n o n pas p o u r signifier quelque chose,
mais précisément p o u r t r o m p e r sur ce qu'il y a à signifier. C'est utiliser
ie fait que le signifiant est autre chose que la signification, p o u r
présenter un signifiant t r o m p e u r . Cela est si essentiel que c'est, à
proprement parler, la première démarche de la physique moderne. La
discussion cartésienne du Dieu t r o m p e u r est le pas impossible à éviter
de tout f o n d e m e n t d ' u n e physique au sens où nous entendons ce
terme.
Le subjectif est p o u r nous ce qui distingue le champ de la science où se
base la psychanalyse, de l'ensemble du champ de la physique. C'est
"l'instance de la subjectivité c o m m e présente dans le réel, qui est le
ressort essentiel qui fait que nous disons quelque chose de nouveau
quand nous distinguons par exemple ces séries de phénomènes,
d'apparence naturelle, que nous appelons névroses ou psychoses.
Les psychoses sont-elles une série de phénomènes naturels ?
Entrent-elles dans un champ d'explication naturelle ? J'appelle naturel le
champ de la science où il n ' y a personne qui se serve du signifiant p o u r
signifier.
Ces définitions, j e vous prie de les retenir, parce que j e ne vous les
donne qu'après avoir pris soin de les décanter.
Je les crois propres, en particulier, à apporter la plus grande clarté sur
le sujet des causes finales. L'idée de cause finale répugne à la science telle
au'elle est actuellement constituée, mais celle-ci en fait usage sans cesse
d'une façon camouflée, dans la notion de retour à l'équilibre par
exemple. Si l'on entend simplement par cause finale une cause qui agit
par anticipation, qui tend vers quelque chose qui est en avant, elle est
absolument inéliminable de la pensée scientifique, et il y a tout autant de
cause finale dans les formules einsteiniennes que dans Aristote. La
différence est très précisément celle-ci — ce signifiant, il n ' y a personne
qui l'emploie p o u r signifier quoi que ce soit — si ce n'est ceci, qu'il y a
un univers.
Je lisais dans M . [...] qu'il s'émerveillait de l'existence de l'élément
eau — combien on voit bien là les soins qu'a pris de l'ordre et de notre
plaisir le Créateur, car si l'eau n'était pas cet élément à la fois
merveilleusement fluide, lourd et solide, nous ne verrions pas les petits

211
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

bateaux voguer si joliment sur la mer. Cela est écrit, et on aurait tort de
croire que l'auteur fût un imbécile. Simplement, il était encore dans
l'atmosphère d ' u n temps où la nature était faite pour parler. Cela nous
échappe à raison d'une certaine purification survenue dans nos exi-
gences causales. Mais ces prétendues naïvetés étaient naturelles à des
gens pour qui tout ce qui se présentait avec une nature signifiante était
fait pour signifier quelque chose.
O n est actuellement en train de se livrer à une très curieuse opération,
qui consiste à se tirer de certaines difficultés que présentent des
domaines limitrophes, où il faut bien faire entrer la question de l'usage
du signifiant c o m m e tel, au moyen précisément de la notion de
communication, dont nous nous sommes entretenus ici de temps en
temps. Et si j'ai mis dans ce numéro de revue avec lequel vous vous êtes
tous un peu familiarisés, l'article de Tomkins, c'est pour vous donner
un exemple de la façon naïve de se servir de la notion de communica-
tion. Vous verrez q u ' o n peut aller fort loin, et on n'a pas manqué d'y
aller.
Il y a des gens pour dire qu'à l'intérieur de l'organisme, les divers
ordres de sécrétion interne s'envoient l'un à l'autre des messages, sous la
f o r m e par exemple d'hormones qui viennent avertir les ovaires que ça
va très bien, ou au contraire que ça cloche légèrement. Est-ce là un
usage légitime des notions de communication et de message ? Pourquoi
pas ? — si le message est simplement de l'ordre de ce qui se passe quand
nous envoyons un rayon, invisible ou pas, sur une cellule photo-
électrique. Cela peut aller fort loin. Si, balayant le ciel avec le pinceau
d ' u n projecteur, nous voyons apparaître quelque chose au milieu, cela
peut être considéré c o m m e la réponse du ciel. La critique se fait
d'elle-même. Mais c'est encore prendre les choses d'une façon trop
facile.
Q u a n d peut-on vraiment parler de communication ? Vous allez me
dire que c'est évident — il faut une réponse. Cela peut se soutenir, c'est
une question de définition. Dirons-nous qu'il y a communication à
partir du m o m e n t où la réponse s'enregistre ? Mais qu'est-ce qu'une
réponse ? Il n'y a qu'une façon de la définir, c'est de dire qu'il revient
quelque chose au point de départ. C'est le schéma du feed-back. T o u t
retour de quelque chose qui, enregistré quelque part, déclenche de ce
fait une opération de régulation, constitue une réponse. Et la c o m m u -
nication commence là, avec l'autorégulation.
Mais pour autant, sommes-nous déjà au niveau de la fonction du
signifiant ? Je dirai — non. Dans une machine thermo-électrique
soutenue par u n feed-back, il n'y a pas usage du signifiant. Pourquoi ?
L'isolement du signifiant c o m m e tel nécessite autre chose, qui se

212
LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

présente d ' a b o r d de façon paradoxale, c o m m e toute distinction dialec-


tique. Il y a usage p r o p r e du signifiant à partir du m o m e n t où, au niveau
du récepteur, ce qui i m p o r t e n'est pas l'effet du contenu du message,
n'est pas le déclenchement dans l'organe de telle réaction du fait que
"."hormone survient, mais ceci — qu'au point d'arrivée du message, on
prend acte du message.
Cela implique-il une subjectivité ? Regardons-y de bien près. C e
n'est pas sûr. Qu'est-ce qui distingue l'existence du signifiant c o m m e
tel. tel q u e j e viens une fois de plus d'essayer d'en préciser la f o r m u l e en
tant que système corrélatif d'éléments qui prennent leur place synchro-
niquement et dischroniquement les uns par rapport aux autres ?
Je suis sur la mer, capitaine d ' u n petit navire. Je vois des choses qui
dans la nuit s'agitent, d ' u n e façon qui m e laisse à penser qu'il peut s'agir
d'un signe. C o m m e n t vais-je réagir ? Si j e ne suis pas encore u n être
humain, j e réagis par toutes sortes de manifestations, c o m m e on dit,
modelées, motrices et émotionnelles, j e satisfais aux descriptions des
psychologues, j e comprends quelque chose, enfin j e fais tout ce q u e j e
vous dis qu'il faut savoir ne pas faire. Si par contre j e suis un être
humain, j'inscris sur m o n tableau de b o r d — A telle heure, par tel degré de
longitude et de latitude, nous apercevons ceci et cela.
C'est cela qui est fondamental. Je mets ma responsabilité à couvert.
La distinction du signifiant est là. Je prends acte du signe c o m m e tel.
C'est l'accusé de réception qui est l'essentiel de la c o m m u n i c a t i o n en
tant qu'elle est, n o n pas significative, mais signifiante. Si vous
n'articulez pas f o r t e m e n t cette distinction, vous retomberez sans cesse
aux significations qui ne peuvent que nous masquer le ressort original
du signifiant en tant qu'il exerce sa fonction propre.
Retenons bien ceci. M ê m e quand à l'intérieur d'un organisme, vivant
ou pas, des transmissions ont lieu qui sont fondées sur l'effectivité du
tout ou rien, m ê m e quand, du fait de l'existence d'un seuil par exemple,
il y a quelque chose qui n'est pas j u s q u ' à u n certain niveau, et puis, tout
d'un coup, fait u n certain effet — retenez l'exemple des h o r m o n e s —,
nous ne p o u v o n s pas encore parler de communication, si dans la
c o m m u n i c a t i o n nous impliquons l'originalité de l'ordre du signifiant.
En effet, ce n'est pas en tant que tout ou rien que quelque chose est
signifiant, c'est p o u r autant que quelque chose qui constitue un tout, le
signe, est là j u s t e m e n t pour ne signifier rien. C'est là que c o m m e n c e
l'ordre du signifiant en tant qu'il se distingue de l'ordre de la
signification.
Si la psychanalyse nous apprend quelque chose, si la psychanalyse
constitue u n e nouveauté, c'est j u s t e m e n t que le développement de l'être
h u m a i n n'est d'aucune façon directement déductible de la construction,

213
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

des interférences, de la composition des significations, c'est-à-dire des


instincts. Le monde humain, le monde que nous connaissons, dans
lequel nous vivons, au milieu duquel nous nous orientons, et sans
lequel nous ne pouvons absolument pas nous orienter, n'implique pas
seulement l'existence des significations, mais l'ordre du signifiant.
Si le complexe d'Œdipe n'est pas l'introduction du signifiant, je
demande qu'on m ' e n donne une conception quelconque. Son degré
d'élaboration n'est si essentiel à la normalisation sexuelle que parce qu'il
introduit le fonctionnement du signifiant comme tel dans la conquête
dudit h o m m e ou femme. Ce n'est pas parce que le complexe d'Œdipe
est contemporain de la dimension, ou de la tendance, génitale, qu'on
peut un seul instant concevoir qu'il soit essentiel à un monde humain
réalisé, à un monde qui ait sa structure de réalité humaine.
Pensez-y un instant — s'il y a quelque chose qui n'est assurément pas
fait pour introduire l'articulation et la différenciation dans le monde,
c'est bien la fonction génitale. Ce qui, dans son essence propre, va à la
plus mystérieuse des effusions, est bien ce qu'il y a de plus paradoxal par
rapport à toute structuration réelle du monde. Ce n'est pas la dimension
instinctuelle qui est opérante dans l'étape à franchir de l'Œdipe. A cet
égard, c'est au contraire le matériel si divers que nous montrent les
étapes prégénitales qui nous permet de concevoir le plus facilement
comment, par analogie de signification, le mode de la matière, pour
l'appeler par son n o m , se relie à ce que l ' h o m m e a immédiatement dans
son champ. Les échanges corporels, excrémentiels, prégénitaux, sont
bien suffisants pour structurer un monde d'objets, un monde de réalité
humaine complète, c'est-à-dire où il y ait des subjectivités.
Il n'y a pas d'autre définition scientifique de la subjectivité qu'à partir
de la possibilité de manier le signifiant à des fins purement signifiantes,
et n o n pas significatives, c'est-à-dire n'exprimant aucune relation
directe qui soit de l'ordre de l'appétit.
Les choses sont simples. Mais il faut encore que l'ordre du signifiant,
le sujet l'acquiert, le conquiert, soit mis à son endroit dans un rapport
d'implication qui touche à son être, ce qui aboutit à la formation de ce
que nous appelons dans notre langage le surmoi. Il n'est pas besoin
d'aller bien loin dans la littérature analytique pour voir que l'usage qui
est fait de ce concept convient bien à la définition du signifiant, qui est
de ne rien signifier, par quoi il est capable de donner à tout m o m e n t des
significations diverses. Le surmoi est ce qui nous pose la question de
savoir quel est l'ordre d'entrée, d'introduction, d'instance présente, du
signifiant qui est indispensable pour que fonctionne un organisme
humain, lequel a à s'arranger non pas seulement avec un milieu naturel,
mais avec u n univers signifiant.

214
LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

N o u s retrouvons là le carrefour auquel j e vous ai laissés la dernière


rois à propos des névroses. A quoi tiennent les s y m p t ô m e s ? — sinon à
l ' i m p l i c a t i o n de l'organisme h u m a i n dans quelque chose qui est
structuré c o m m e un langage, par quoi tel élément de son fonctionne-
ment va entrer e n j e u c o m m e signifiant. J'ai été plus loin sur ce sujet la
dernière fois, en prenant l'exemple de l'hystérie. L'hystérie est une
question centrée autour d ' u n signifiant qui reste énigmatique quant à sa
signification. La question de la m o r t , celle de la naissance, sont en effet
les deux dernières qui n ' o n t j u s t e m e n t pas de solution dans le signifant.
C'est ce qui donne aux névrosés leur valeur existentielle.
Les psychoses maintenant. Q u e veulent-elles dire ? Quelle est la
fonction des rapports du sujet au signifiant dans les psychoses ? N o u s
avons déjà essayé de le cerner à plusieurs reprises. Q u e nous soyons
ainsi forcés d'aborder les choses d ' u n e façon toujours périphérique, doit
avoir sa raison d'être dans la question elle-même. N o u s s o m m e s p o u r
l ' i n s t a n t forcés de le constater. Il y a là un obstacle, une résistance, qui
ne nous livrera sa signification que dans la mesure où nous aurons porté
les choses assez loin p o u r nous rendre c o m p t e de p o u r q u o i il en est
ainsi.

Réabordons le problème avec le dessein de faire, c o m m e nous l'avons


fait à chaque fois, un pas de plus.
Vous vous souvenez du schéma auquel nous s o m m e s arrivés. Je vous
ai signalé qu'il devait y avoir quelque chose qui ne s'était pas réalisé, à
un certain m o m e n t , dans le domaine du signifiant, qui avait été
u erworfen. C e qui a fait ainsi l'objet d'une Verwerjung reparaît dans le
réel. C e mécanisme est distinct de tout ce que nous connaissons par
ailleurs de l'expérience, quant aux rapports de l'imaginaire, du s y m b o -
iisque et du réel.
Freud a puissamment articulé, et j u s q u e dans le texte que nous
travaillons sur le président Schreber, la distinction radicale qu'il y a
entre conviction passionnelle et conviction délirante. La première
relève de la projection intentionnelle, c'est par exemple une jalousie où
se suis j a l o u x dans l'autre de mes propres sentiments, où ce sont mes
propres pulsions d'infidélité que j ' i m p u t e à l'autre. S'agissant de la
seconde, Freud a cette formule, que ce qui a été rejeté de l'intérieur
réapparaît par l'extérieur, ou encore, c o m m e on essaie de l'exprimer

215
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

dans u n langage amplificateur, que ce qui a été supprimé dans l'idée


réapparaît dans le réel. Mais justement, qu'est-ce que cela veut dire ?
D a n s la névrose aussi, nous v o y o n s ce j e u de la pulsion et ses
conséquences. N ' y a-t-il pas dans cette f o r m u l e quelque chose qui nous
laisse à désirer, quelque chose de confus, de défectueux, voire d'insen-
sé ? T o u s les auteurs se limitent à cette formule, et quand j e vous l'ai
présentée sous cette f o r m e , j e ne voulais apporter rien d'original. Je
pense trouver parmi vous quelqu'un qui m'aidera à regarder de plus
près les travaux où Katan a essayé de serrer de près le mécanisme de la
n é o - f o r m a t i o n psychotique. Vous verrez à quelle impasse extravagante
il arrive, d ' o ù il ne sort qu'au prix de formules contradictoires. Cela
t é m o i g n e des difficultés conceptuelles où on s'engage si on c o n f o n d si
peu que ce soit la notion de réalité avec celle d'objectivité, voire avec
celle de signification, si on passe d'une réalité distincte de l'épreuve du
réel, d ' u n e réalité dans le sentiment du réel.
T o u t e une prétention phénoménologique, qui déborde largement le
c h a m p de la psychanalyse, et qui n ' y règne que pour autant qu'elle
règne également ailleurs, est fondée sur la confusion du domaine de la
signifiance et du domaine de la signification. Partant de travaux qui ont
leur grand rigueur c o m m e élaboration dans la fonction du signifiant, la
p h é n o m é n o l o g i e prétendue psychologique glisse au domaine de la
signification. C'est là sa confusion fondamentale. Elle y est conduite
c o m m e une chienne à la piste, et tout c o m m e la chienne, çà ne la mènera
jamais à aucune espèce de résultat scientifique.
V o u s connaissez la prétendue opposition de YErklàreti et du Verstehen.
Là, n o u s devons maintenir qu'il n ' y a de structure scientifique que là où
il y a Erklàren. Le Verstehen, c'est de l'ouverture à toutes les confusions.
L'Erkldren n ' i m p l i q u e pas d u tout de signification mécanique, ni des
choses de cet ordre. La nature de l'Erklàren, c'est le recours au signifiant
c o m m e seul f o n d e m e n t de toute structuration scientifique conce-
vable.
D a n s le cas Schreber, nous v o y o n s au départ une période de trouble,
de m o m e n t fécond. Elle présente tout un ensemble s y m p t o m a t i q u e qui,
à la vérité, p o u r être en général passé à l'as, ou plus exactement p o u r
n o u s avoir glissé entre les doigts, n'a pu être élucidé analytiquement, et
n'est jamais, la plupart du temps, que reconstruit. O r , en le reconstrui-
sant, nous p o u v o n s y trouver, à très peu de choses près, toute
l'apparence des significations et des mécanismes dont nous suivons le
j e u dans la névrose. Rien ne ressemble autant à une s y m p t o m a t o l o g i e
n é v r o t i q u e q u ' u n e s y m p t o m a t o l o g i e prépsychotique. U n e fois le
diagnostic posé, on nous dit alors q u ' o n trouve là l'inconscient étalé
au-dehors, que tout ce qui est de Yid est passé dans le m o n d e exté-

216
LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

r.eur, et que les significations e n j e u sont si claires que nous ne pouvons


précisément pas intervenir analytiquement.
C'est la position classique, et qui garde sa valeur. Le paradoxe qu'elle
comporte n'a échappé à personne, mais les raisons qu'on donne pour
L'expliquer ont toutes le caractère de tautologie ou de contradiction. Ce
sont des superstructurations d'hypothèses tout à fait insensées. Il suffit
i e s'intéresser à la littérature analytique c o m m e symptôme pour s'en
apercevoir.
O ù est le ressort ? Q u e le monde de l'objet soit atteint, capturé, induit
i e quelque façon par une signification en rapport avec les pulsions qui
caractérisent les psychoses ? Est-ce l'édification du monde extérieur qui
iistingue les psychoses ? Pourtant, s'il y a bien quelque chose dont on
pourrait également définir la névrose, c'est cela. A partir de quel
moment décidons-nous que le sujet a franchi les limites, qu'il est dans le
délire ?
Prenons la période prépsychotique. N o t r e président Schreber vit
quelque chose qui est de la nature de la perplexité. Il nous donne, à l'état
vivant, cette question dont j e vous disais qu'elle est au fond de toute
forme névrotique. Il est en proie — il nous l'indique après coup — à
d'étranges pressentiments, il est brusquement envahi par cette image, la
moins faite semble-il pour entrer dans l'esprit d'un h o m m e de son
espèce et de son style, qu'il devrait être fort beau d'être une f e m m e en
train de subir l'accouplement. C'est une période de confusion panique.
C o m m e n t situer la limite entre ce m o m e n t de confusion, et celui où son
délire a fini par construire qu'il était effectivement une femme, et pas
n'importe laquelle, la f e m m e divine, ou plus exactement la promise de
Dieu ? Est-ce là quelque chose qui suffit à situer l'entrée dans la
psychose ? Assurément pas. Katan rapporte un cas qu'il a vu se déclarer
à une période beaucoup plus précoce que celle de Schreber, et dont il a
pu avoir une notion directe, étant arrivé au m o m e n t où le cas virait. Il
s'agit d'un jeune h o m m e à l'époque de la puberté, dont l'auteur analyse
fort bien toute la période prépsychotique, en nous donnant la notion
que chez ce sujet, rien n'est là de l'ordre de l'accession à quelque chose
qui peut le réaliser dans le type viril. Tout a manqué. Et s'il essaie de
conquérir la typification de l'attitude virile, c'est par l'intermédiaire
d'une imitation, d'un accrochage, à la suite d'un de ses camarades.
C o m m e lui et à sa suite, il se livre aux premières manœuvres sexuelles
de la puberté, la masturbation n o m m é m e n t , il y renonce ensuite sur
l'injonction dudit camarade, et il se met à s'identifier à lui pour tout une
série d'exercices qui sont appelés de conquête sur soi-même. Il se
comporte c o m m e s'il était en proie à un père sévère, ce qui est le cas de
son camarade. C o m m e lui, il s'intéresse à une fille, laquelle, comme par

217
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

hasard, est la m ê m e que celle à laquelle son camarade s'intéresse. Et


quand il sera allé assez loin dans cette identification à son camarade, la
j e u n e fille lui t o m b e r a toute préparée dans les bras.
O n t r o u v e là manifestement le mécanisme du comme si que M m e
Hélène Deutsch a mis en valeur c o m m e une dimension significative de
la s y m p t o m a t o l o g i e des schizophrénies. C'est un mécanisme de c o m -
pensation imaginaire — vous vérifiez l'utilité de la distinction des trois
registres —, compensation imaginaire de l'Œdipe absent, qui lui aurait
d o n n é la virilité sous la forme, n o n pas de l'image paternelle, mais du
signifiant, du nom-du-père.
Q u a n d la psychose éclate, le sujet va se comporter c o m m e aupara-
vant, en h o m o s e x u e l inconscient. Il n ' é m e r g e aucune signification qui
soit foncièrement différente de la période prépsychotique. T o u t son
c o m p o r t e m e n t par rapport à l'ami qui est l'élément pilote de sa
tentative de structuration au m o m e n t de la puberté, se retrouve dans
son délire. A partir de quel m o m e n t délire-t-il ? A partir du m o m e n t où
il dit que son père le poursuit pour le tuer, pour le voler, pour le châtrer.
T o u s les contenus impliqués dans les significations névrotiques sont
là. Mais le point essentiel, q u ' o n ne met pas en relief, c'est que le
délire c o m m e n c e à partir du m o m e n t où l'initiative vient d ' u n Autre,
avec u n A majuscule, où l'initiative est fondée sur une activité
subjective. L'Autre veut cela, et il veut surtout q u ' o n le sache, il veut
le signifier.
Dès qu'il y a délire, nous entrons à pleines voiles dans le domaine
d ' u n e intersubjectivité, dont tout le problème est de savoir pourquoi
elle est fantasmatique. Mais au n o m du fantasme, omniprésent dans la
névrose, attachés que nous s o m m e s à sa signification, nous en oublions
la structure, à savoir qu'il s'agit de signifiants, de signifiants c o m m e
tels, maniés par u n sujet à des fins signifiantes, si purement signifiantes
que la signification, elle, reste très souvent problématique. C e que nous
avons rencontré dans cette s y m p t o m a t o l o g i e implique toujours ce que
j e vous ai déjà indiqué l'année dernière à propos du rêve de l'injection
d ' I r m a — l ' i m m i x t i o n des sujets.
Le p r o p r e de la dimension intersubjective, c'est que vous avez dans le
réel u n sujet capable de se servir du signifiant c o m m e tel, c'est-à-dire
n o n pas p o u r vous informer, mais très précisément pour vous leurrer.
Cette possibilité est ce qui distingue l'existence du signifiant. Mais ce
n'est pas tout. Dès qu'il y a sujet et usage du signifiant, il y a usage
possible de l'entre-je, c'est-à-dire du sujet interposé. Cete immixtion
des sujets est l'un des éléments les plus manifestes du rêve de l'injection
d ' I r m a . Rappelez-vous les trois praticiens appelés à la queue leu leu par
Freud, qui veut savoir ce qu'il y a dans la gorge d'Irma. Et ces trois

218
LE SIGNIFIANT, COMME TEL, NE SIGNIFIE RIEN

personnages b o u f f o n n a n t s opèrent, soutiennent des thèses, ne disent


que des bêtises. C e sont des entre-je, qui j o u e n t là un rôle essentiel.
Ils sont en m a r g e de l'interrogation de Freud, dont la préoccupation
majeure est à ce m o m e n t la défense. Dans une lettre à Fliess, il écrit à ce
propos — J e suis au beau milieu de ce qui est hors de la nature. La défense,
c'est cela en effet, en tant qu'elle a un rapport essentiel au signifiant, n o n
pas à la prévalence de la signification, mais à l'idolâtrie du signifiant
c o m m e tel . Cela n'est q u ' u n e indication.
L ' i m m i x t i o n des sujets, n'est-ce pas précisément là ce qui nous
apparaît dans le délire ? C'est là un trait si essentiel à toute relation
intersubjective q u ' o n peut dire qu'il n ' y a pas de langue qui ne
comporte des tournures grammaticales tout à fait spéciales p o u r
l'indiquer.
Je prends u n exemple. C'est toute la différence qu'il y a entre le
»»lédecin-chef qui a fait opérer ce malade par son interne, et le médecin-chef qui
devait opérer ce malade, il l'a fait opérer par son interne. V o u s devez bien
sentir qu'encore que cela aboutisse à la m ê m e action, cela veut dire deux
choses complètement différentes. C'est de cela qu'il s'agit tout le temps
dans le délire. O n leur fait faire ceci. C'est là qu'est le problème, loin que
nous puissions dire tout simplement que l'id est tout brutalement
présent, et réapparaît dans le réel.
Il s'agit, au f o n d de la psychose, d'une impasse, d'une perplexité
concernant le signifiant. T o u t se passe c o m m e si le sujet y réagissait par
une tentative de restitution, de compensation. La crise est déchaînée
fondamentalement par quelque question sans doute. Qu'est-ce que... ?
îe n'en sais rien. Je suppose que le sujet réagit à l'absence du signifiant
par l'affirmation d'autant plus appuyée d ' u n autre qui, c o m m e tel, est
essentiellement énigmatique. L'Autre, avec u n grand A, je vous ai dit
j u ' i l était exclu, en tant que porteur de signifiant. Il en est d'autant plus
puissamment affirmé, entre lui et le sujet, au niveau du petit autre, de
l ' i m a g i n a i r e . C'est là que se passent tous les phénomènes d'entre-je qui
constituent ce qui est apparent dans la s y m p t o m a t o l o g i e de la psychose
— au nivau de l'autre sujet, de celui qui dans le délire, a l'initiative, le
professeur Fleschig dans le cas de Schreber, ou le Dieu tellement
capable de séduire qu'il met en danger l'ordre du m o n d e , en raison de
l'attraction.
C'est au niveau de l'entre-je c'est-à-dire du petit autre, du double du
sujet, qui est à la fois son moi et pas son moi, qu'apparaissent des
paroles qui sont une espèce de commentaire courant de l'existence.
N o u s v o y o n s ce p h é n o m è n e dans l'automatisme mental, mais il est ici
bien plus accentué, puisqu'il y a un usage en quelque sorte taquinant du
signifiant dans les phrases commencées, puis interrompues. Le niveau

219
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

du signifiant qui est celui de la phrase comprend un milieu, un début et


une fin, exige donc un terme. C'est ce qui permet un jeu sur l'attente,
un ralentissement qui se produit au niveau imaginaire du signifiant,
c o m m e si l'énigme, faute de pouvoir se formuler de façon vraiment
ouverte, sinon par l'affirmation primordiale de l'initiative de l'autre,
donnait sa solution en montrant que ce dont il s'agit, c'est du signifiant.
D e m ê m e que, dans le rêve de l'injection d'Irma, la formule en
caractères gras qui apparaît au terme, est là pour montrer la solution de
ce qui est au bout du désir de Freud — rien de plus important en effet
q u ' u n formule de chimie organique — de même, nous trouvons dans le
phénomène du délire, dans les commentaires et dans le bourdonnement
du discours à l'état pur, l'indication que ce dont il s'agit, c'est de la
question du signifiant.

11 AVRIL 1956.
XIV

DES SIGNIFIANTS PRIMORDIAUX


ET DU M A N Q U E D ' U N

Un carrefour.
Signifiants de base.
Un signifiant nouveau dans le réel.
Approches du trou.
La compensation identificatoire.

La distinction sur laquelle j'insiste cette année, du signifiant et du


signifié, s'avère particulièrement justifiée, par la considération des
r>vchoses. Je voudrais aujourd'hui vous le faire sentir.

1 -

Q u e cherchons-nous, analystes, quand nous abordons une perturba-


~on mentale, qu'elle s'avère de façon patente ou qu'elle soit latente,
-u'elle se masque ou qu'elle se révèle dans des s y m p t ô m e s ou des
comportements ? N o u s cherchons toujours la signification. C'est là ce
~ui nous distingue. L ' o n fait crédit au psychanalyste de ne pas se laisser
tromper sur la signification véritable. Q u a n d il décèle la portée que
r r e n d p o u r le sujet u n objet quelconque, c'est toujours du registre de la
signification qu'il s'agit, d'une signification où il considère que quelque
chose du sujet est intéressé. C'est ici que j e veux vous arrêter, car il y a là
un carrefour.
L'intérêt, le désir, l'appétence, qui prend le sujet dans une significa-
tion, conduit à en rechercher le type, le moule, la pré-formation, dans le
registre des relations instinctuelles, où ce sujet apparaît corrélatif de
d'objet. D ' o ù la construction de la théorie des instincts, assises sur
desquelles repose la découverte analytique. Il y a là un m o n d e , j e dirai
presque un labyrinthe, relationnel, qui c o m p o r t e tant de bifurcations,
i e communications, de retours, que nous nous en satisfaisons —
211
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

c'est-à-dire, en fin de compte, que nous nous y perdons. Le fait est


sensible dans notre maniement quotidien de ces significations.
Prenons c o m m e exemple l'attachement homosexuel qui est un
composant essentiel du drame de l'Œdipe. N o u s disons que la
signification de la relation homosexuelle tend à se faire j o u r dans
l'Œdipe inversé. Dans le cas de la névrose, nous disons la plupart du
temps que le sujet se défend contre cet attachement plus ou moins latent
dans ses comportements, et qui tend toujours à apparaître. N o u s
parlons de défense — il y en a plusieurs modes —, nous lui cherchons
une cause, et nous définissons celle-ci comme la crainte de la castration.
N o u s ne manquons d'ailleurs jamais d'explications — si celle-là ne plaît
pas, nous en trouvons une autre.
Mais que ce soit celle-là ou une autre, n'est-il pas sensible, c o m m e la
moindre pratique de la littérature analytique le montre, que la question
n'est jamais posée de l'ordre de cohérence qui est e n j e u ?
Pourquoi admettre que l'orientation homosexuelle de l'investisse-
ment libidinal comporte d'emblée une cohérence causale pour le sujet ?
En quoi la capture par l'imago homosexuelle comporte-t-elle pour le
sujet qu'il perde son pénis ? Quel ordre de causalité implique ce qu'on
appelle le processus primaire ? Jusqu'où y admettre une relation
causale ? Quels sont les modes de causalité qu'appréhende le sujet dans
une capture imaginaire ? Suffit-il que nous, nous la voyons, cette
relation imaginaire — avec toutes ses implications elles-mêmes
construites, puisqu'il s'agit de l'imaginaire — pour qu'elle soit donnée
dans le sujet ? — alors que nous la voyons du dehors. Je ne dis pas que
nous ayons tort de penser que la crainte de la castration, avec toutes ses
conséquences, entre automatiquement en jeu chez un sujet mâle pris
dans la capture passivante de la relation homosexuelle. Je dis que nous
ne nous posons jamais la question. Et celle-ci aurait sans doute des
réponses différentes selon les différents cas. La cohérence causale est ici
construite, par une extrapolation abusive des choses de l'imaginaire
dans le réel. Là où il s'agit du principe du plaisir, de résolution et de
retour à l'équilibre, d'exigence de désir, nous glissons tout naturelle-
ment à faire intervenir le principe de réalité — ou autre chose.
Cela nous permet de revenir à notre carrefour. La relation du désir se
conçoit au premier abord c o m m e essentiellement imaginaire. C'est à
partir de là que nous nous engageons dans le catalogue des instincts, de
leurs équivalences et débouchés les uns dans les autres. Arrêtons-nous
plutôt, pour nous demander si ce sont seulement des lois biologiques
qui rendent un certain nombre de significations instinctuellement
intéressantes pour le sujet humain. Quelle est là-dedans la part de ce qui
relève du signifiant ?
212
DES SIGNIFIANTS PRIMORDIAUX ET DU M A N Q U E D ' U N

En fait, le signifiant, avec son jeu et son insistance propres, intervient


dans tous les intérêts de l'être humain — si profonds, si primitifs, si
élémentaires, que nous les supposions.
Pendant des jours et des leçons, j'ai essayé par tous les moyens de
vous faire entrevoir ce que nous pourrons appeler provisoirement
l'autonomie du signifiant, à savoir qu'il y a des lois qui lui sont propres.
Elles sont sans doute extrêmement difficiles à isoler, puisque ce
signifiant, nous le mettons toujours e n j e u dans des significations.
C'est dire l'intérêt de la considération linguistique du problème. Il est
impossible d'étudier comment fonctionne ce phénomène qui s'appelle
ie langage, et qui est le plus fondamental des relations interhumaines, si
on ne fait pas au départ la distinction du signifiant et du signifié. Le
signifiant a ses lois propres, indépendamment du signifié. Et le pas que
ie vous demande de faire dans ce séminaire, c'est de me suivre quand je
vous dis que le sens de la découverte analytique n'est pas simplement
d'avoir trouvé des significations, mais d'avoir été beaucoup plus loin
qu'on n'a jamais été dans leur lecture, à savoir jusqu'au signifiant.
Q u ' o n néglige ce fait explique les impasses, les confusions, cercles et
tautologies, que rencontre la recherche analytique.

Le ressort de la découverte analytique n'est pas dans les significations


dites libidinales ou instinctuelles relatives à toute une série de compor-
tements. C'est vrai, il y a ça. Mais chez l'être humain, les significations
les plus proches du besoin, les significations relatives à l'insertion la plus
animale dans l'entourage en tant que nutritif et en tant que captivant, les
significations primordiales, sont soumises, dans leur suite et dans leur
instauration même, aux lois qui sont celles du signifiant.
Si je vous ai parlé du jour et de la nuit, c'est pour vous faire sentir que
lejour, la notion m ê m e du jour, le mot de jour, la notion de la venue au
jour, est quelque chose d'à proprement parler insaisissable dans aucune
réalité. L'opposition du jour et de la nuit est une opposition signifiante,
qui dépasse infiniment toutes les significations qu'elle peut finir par
recouvrir, voire toute espèce de signification. Si j'ai pris pour exemple
lejour et la nuit, c'est bien entendu parce que notre sujet est l ' h o m m e et
la femme. Le signifiant-homme c o m m e le signifiant-femme sont autre
chose qu'attitude passive et attitude active, attitude agressive et attitude
cédante, autre chose que des comportements. Il y a sans aucun doute un
signifiant caché là derrière qui, bien entendu, n'est nulle part absolu-
211
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

m e n t incarnable, mais qui est tout de m ê m e incarné au plus près dans


l'existence du m o t homme et du m o t femme.
Si ces registres de l'être sont quelque part, c'est en fin de c o m p t e dans
les mots. Il n'est pas forcé que ce soit des m o t s verbalisés. Il se peut que
ce soit u n signe sur une muraille, il se peut que, p o u r ledit primitif, ce
soit une peinture ou une pierre, mais c'est ailleurs que dans des types de
c o m p o r t e m e n t s ou des patterns.
C e n'est pas une nouveauté. Q u a n d nous disons que le complexe
d ' Œ d i p e est essentiel p o u r que l'être humain puisse accéder à une
structure humanisée du réel, cela ne peut vouloir dire autre chose.
T o u t ce qui court dans notre littérature, les principes f o n d a m e n t a u x
sur lesquels nous nous accordons, l'impliquent — p o u r qu'il y ait
réalité, accès suffisant à la réalité, p o u r que le sentiment de la réalité soit
u n j u s t e guide, p o u r que la réalité ne soit pas ce qu'elle est dans la
psychose, il faut que le complexe d ' Œ d i p e ait été vécu. O r , nous ne
p o u v o n s articuler ce complexe, sa cristallisation triangulaire, ses
diverses modalités et conséquences, sa crise terminale, dite déclin,
sanctionnée par l'introduction du sujet à une dimension nouvelle, que
dans la mesure où le sujet est à la fois lui-même et les deux autres des
partenaires. C'est ce que signifie le terme d'identification que vous
employez à tout instant. Il y a donc là intersubjectivité, et organisation
dialectique. Cela est impensable si le champ que nous avons localisé
sous le n o m d ' Πd i p e , n'a pas une structure symbolique.
Je ne pense pas que cette analyse puisse être mise en doute. Le fait que
ce n'est pas généralement reçu n ' y change rien. Il suffit que certains le
tiennent p o u r sûr p o u r que, par là même, en soit posée la question.
L'équilibration, la juste situation du sujet h u m a i n dans la réalité dépend
d ' u n e expérience p u r e m e n t symbolique, à un de ses niveaux tout au
moins, d ' u n e expérience qui implique la conquête de la relation
s y m b o l i q u e c o m m e telle.
A y réfléchir, avons-nous besoin de la psychanalyse p o u r le savoir ?
N e s o m m e s - n o u s pas étonnés que les philosophes n'aient pas mis
depuis l o n g t e m p s l'accent sur le fait que la réalité humaine est
irréductiblement structurée c o m m e signifiante ?
Le j o u r et la nuit, l ' h o m m e et la f e m m e , la paix et la guerre — j e
pourrais encore énumérer d'autres oppositions qui ne se dégagent pas
du m o n d e réel, mais lui donnent son bâti, ses axes, sa structure, qui
l'organisent, qui font qu'il y a en effet pour l ' h o m m e une réalité, et qu'il
s'y retrouve. La notion de la réalité telle que nous la faisons intervenir
en analyse, suppose cette trame, ces nervures de signifiants. C e n'est pas
nouveau. C'est perpétuellement impliqué dans le discours analytique,
mais jamais isolé c o m m e tel. Cela pourrait n'avoir pas d'inconvé-
214
DES SIGNIFIANTS PRIMORDIAUX ET D U MANQUE D ' U N

nient, mais cela en a, par exemple dans ce qui s'écrit sur les
psychoses.
S'agissant des psychoses, on met en cause les mêmes mécanismes
d'attraction, de répulsion, de conflit et de défense qu'à propos des
névroses, alors que les résultats sont p h é n o m é n o l o g i q u e m e n t et psy-
chopathologiquement distincts, pour ne pas dire opposés. O n se
contente des m ê m e s effets de signification. C'est là l'erreur. D ' o ù la
nécessité de s'arrêter sur l'existence de la structure du signifiant c o m m e
tel, et p o u r tout dire, tel qu'il existe dans la psychose.
Je reprend les choses au départ, et j e dis le m i n i m u m — puisque nous
avons distingué signifiant et signifié, nous devons admettre la possibi-
lité que la psychose ne relève pas seulement de ce qui manifeste au
niveau des significations, de leur prolifération, de leur labyrinthe, où le
sujet serait perdu, voire arrêté à une fixation, mais qu'elle tient
essentiellement à quelque chose qui se situe au niveau des relations du
sujet au signifiant.
Le signifiant est à concevoir d'abord c o m m e distinct de la significa-
tion. C e qui le distingue, c'est d'être en lui-même sans signification
propre. Essayez d'imaginer dès lors ce que peut être l'apparition d ' u n
pur signifiant. Bien entendu, nous ne pouvons pas m ê m e l'imaginer,
par définition. Et pourtant, puisque nous nous posons des questions
d'origine, il faut tout de m ê m e tenter d'approcher ce que cela peut
représenter.
Q u ' i l y a des signifiants de base sans lesquels l'ordre des significations
humaines ne saurait s'établir, notre expérience nous le fait sentir à tout
instant. N'est-ce pas aussi bien ce que nous expliquent toutes les
mythologies ? Pensée magique, ainsi s'exprime la connerie scientifique
m o d e r n e chaque fois qu'elle se trouve devant quelque chose qui dépasse
les petites cervelles ratatinées de ceux à qui il semble que, p o u r pénétrer
dans le d o m a i n e de la culture, la condition nécessaire est que rien ne les
prenne dans un désir quelconque qui les humaniserait. Pensée magique,
ce terme vous paraît-il suffire à expliquer que des gens qui avaient
toutes les chances d'avoir les m ê m e s rapports que nous à la naissance,
aient interprété le j o u r , la nuit, la terre et le ciel c o m m e des entités qui se
conjuguent et qui copulent dans une famille mêlée d'assassinats,
d'incestes, d'éclipsés extraordinaires, de disparitions, métamorphoses,
mutilations, de tel ou tel des termes ? Vous croyez que ces gens-là, ils
prennent vraiment ces choses au pied de la lettre ? C'est vraiment les
mettre au niveau mental de l'évolutionniste de nos jours, qui croit tout
expliquer.
Je crois que p o u r ce qui est de l'insuffisance de la pensée, nous
n'avons rien à envier aux Anciens.
213
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

N'est-il pas clair au contraire que ces mythologies visent à l'installa-


tion, à la tenue debout de l ' h o m m e dans le m o n d e ? — et lui f o n t savoir
quels sont les signifiants primordiaux, c o m m e n t concevoir leurs
rapports et leur généalogie. Il n'est pas besoin ici d'aller chercher la
m y t h o l o g i e grecque ou l'égyptienne, puisque M . Griaule est venu vous
expliquer la m y t h o l o g i e d'Afrique. Il s'agissait d'un placenta divisé en
quatre, et l'un des morceaux, arraché avant les autres, introduisait entre
les quatre éléments primitifs la première dissymétrie et la dialectique,
par quoi s'expliquent aussi bien la division des champs que la façon dont
o n porte les vêtements, ce que signifient les vêtements, le tissage, tel ou
tel art, etc. C'est la généalogie des signifiants, p o u r autant qu'elle est
essentielle à un être h u m a i n p o u r s'y reconnaître. C e ne sont pas
simplement des poteaux d'orientation, ni des moules extérieurs,
stéréotypés, plaqués sur les conduites, ni simplement des patterns. Cela
lui p e r m e t une libre circulation dans un m o n d e désormais mis en ordre.
L ' h o m m e m o d e r n e est peut-être moins bien loti.
C'est grâce à ses m y t h e s que le primitif s'y retrouve dans l'ordre des
signifiances. Il a des clés p o u r toutes sortes de situations extraor-
dinaires. S'il se m e t en r u p t u r e avec tout, des signifiants le supportent
encore, qui par exemple lui disent exactement la f o r m e de punition que
c o m p o r t e sa sortie, laquelle a pu produire des désordres. La règle lui
i m p o s e son r y t h m e fondamental. N o u s , nous en s o m m e s réduits à
rester très peureusement dans le conformisme, nous craignons de
devenir u n petit peu fous dès que nous ne disons pas exactement la
m ê m e chose que tout le m o n d e . C'est ça, la situation de l ' h o m m e
moderne.
Incarnons un tant soit peu cette présence du signifiant dans le réel. La
sortie d ' u n signifiant nouveau, avec tout le retentissement que cela peut
c o m p o r t e r j u s q u ' a u plus intime des conduites et des pensées, l'appari-
tion d ' u n registre c o m m e celui d'une nouvelle religion par exemple,
n'est pas quelque chose que nous puissions manipuler facilement,
l'expérience le prouve. Il y a virage des significations, changement du
sentiment c o m m u n , des rapports socialement conditionnés, mais il y a
aussi toutes sortes de p h é n o m è n e s dits révélatoires qui peuvent paraître
sous un m o d e assez perturbant p o u r que les termes dont nous nous
servons dans les psychoses n ' y soient pas absolument inappropriés.
L'apparition d'une nouvelle structure dans les relations entre les
signifiants de base, la création d ' u n nouveau terme dans l'ordre du
signifiant, ont un caractère ravageant.
Cela n'est pas notre affaire. N o u s n'avons pas à nous intéresser à
l'apparition d ' u n signifiant, car c'est un p h é n o m è n e que nous ne
rencontrons jamais professionnellement. Par contre, nous avons affaire
216
DES SIGNIFIANTS PRIMORDIAUX ET DU MANQUE D ' U N

à des sujets chez qui nous touchons du doigt, à l'évidence, quelque


chose qui a lieu au niveau de la relation œdipienne, un noyau
irréductible. La question supplémentaire que j e vous invite à vous poser
est celle-ci — n'est-il pas concevable, chez les sujets i m m é d i a t e m e n t
accessibles que sont les psychotiques, de considérer les conséquences du
manque essentiel d ' u n signifiant ?
Là encore, j e ne dis rien de nouveau. Je formule simplement de façon
claire ce qui est impliqué dans notre discours quant nous parlons du
complexe d ' Œ d i p e . U n e névrose sans Œdipe, ça n'existe pas. O n en a
soulevé la question, mais ce n'est pas vrai. Dans une psychose, nous
admettons volontiers que quelque chose n'a pas fonctionné, ne s'est pas
complété dans l ' Œ d i p e essentiellement. Tel analyste a eu à étudier in
vivo u n cas paranoïdique h o m o l o g u e par certains côtés au cas du
président Schreber. Il dit des choses en fin de compte très proches de ce
que j e vous dis, à ceci près que, manifestement il s'embrouille, parce
qu'il ne peut les formuler c o m m e j e vous propose de le faire, en disant la
psychose consiste en u n trou, un m a n q u e au niveau du signifiant.
Cela peut vous paraître imprécis, mais c'est suffisant, m ê m e si nous
ne p o u v o n s pas dire tout de suite ce qu'est ce signifiant. N o u s allons au
moins le cerner par approximation, à partir des significations connotées
dans son approche. Peut-on parler de l'approche d'un trou ? P o u r q u o i
pas ? Il n ' y a rien de plus dangereux que l'approche d ' u n vide.

Il y a une autre f o r m e de défense que celle que p r o v o q u e une tendance


ou une signification interdite. C'est la défense qui consiste à ne pas
s'approcher de l'endroit où il n ' y a pas de réponse à la question.
O n est plus tranquille c o m m e ça et, s o m m e toute, c'est la caractéris-
tique des gens n o r m a u x . Ne nous posons pas de questions — on nous l'a
appris, et c'est pour cela que nous s o m m e s ici. Mais en tant que
psychanalystes, nous s o m m e s tout de m ê m e faits p o u r essayer d'éclai-
rer les malheureux qui, eux, se sont posés des questions. N o u s s o m m e s
certains que les névrosés se sont posé une question. Les psychotiques,
ce n'est pas sûr. La réponse leur est peut-être venue avant la question —
c'est une hypothèse. O u bien la question s'est posée toute seule — ce
n'est pas impensable.
Il n ' y a pas de question pour un sujet sans qu'il y ait un autre à qui il l'a
posée. Q u e l q u ' u n m e disait récemment, dans une analyse — En fin de
compte, je n'ai rien à demander à personne. C'était un aveu triste. Je lui ai
215
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

fait remarquer qu'en tout cas, s'il avait quelque chose à demander, il
faudrait forcément qu'il le demande à quelqu'un. C'est l'autre face de la
m ê m e question. Si nous nous mettons fortement cette relation dans la
tête, il ne paraîtra pas extravagant que je dise qu'il est aussi possible que
la question se soit posée la première, que ce ne soit pas le sujet qui l'ait
posée. C o m m e je vous l'ai montré dans mes présentations de malades,
ce qui se passe à l'entrée d'une psychose est de cet ordre.
Rappelez-vous ce petit sujet qui évidemment nous paraissait, à nous,
très lucide. Vu la façon dont il avait crû et prospéré dans l'existence, au
milieu de l'anarchie, rien qu'un peu plus patente que chez les autres, de
sa situation familiale, il s'était attaché à un ami, qui était devenu son
point d'enracinement dans l'existence, et tout d ' u n coup il était arrivé
quelque chose, il n'était pas capable d'expliquer quoi. N o u s avons très
bien saisi que cela tenait à l'apparition de la fille de son partenaire, et
nous complétons en disant qu'il a senti ce fait c o m m e incestueux, d'où
défense.
N o u s ne sommes pas très exigeants sur la rigueur de nos articulations
depuis que nous avons appris de Freud, que le principe de contradiction
ne fonctionne pas dans l'inconscient — formule suggestive et intéres-
sante, mais, si on s'en tient là, un peu courte — quand une chose ne
marche pas dans un sens, elle est expliquée par son contraire. Et c'est
pourquoi l'analyse explique admirablement les choses. Ce petit bon-
h o m m e avait beaucoup moins compris que nous. Il butait là devant
quelque chose, et toute clé lui manquant, il était allé se mettre pendant
trois mois sur son lit, pour s'y retrouver. Il était dans la perplexité.
U n m i n i m u m de sensibilité que notre métier nous donne, nous fai:
toucher du doigt quelque chose qui se retrouve toujours dans ce qui
s'appelle la pré-psychose, à savoir le sentiment que le sujet est arrivé au
bord du trou. C'est à prendre au pied de la lettre. Il ne s'agit pas de
comprendre ce qui se passe là où nous ne sommes pas. Il ne s'agit pas de
phénoménologie. Il s'agit de concevoir, non pas d'imaginer, ce qui se
passe pour u n sujet quand la question lui vient de là où il n'y a pas de
signifiant, quand c'est le trou, le manque qui se fait sentir comme
tel.
Je vous le répète, il ne s'agit pas de phénoménologie. Il ne s'agit pas
de faire les fous — on le fait assez d'habitude, dans notre dialogue
interne. Il s'agit de déterminer les conséquences d'une situation ainsi
déterminée.
Tous les tabourets n'ont pas quatre pieds. Il y en a qui se tiennen:
debout avec trois. Mais alors, il n'est plus question qu'il en manque un
seul, sinon ça va très mal. Eh bien, sachez que les points d'appui
signifiants qui soutiennent le petit monde des petits h o m m e s solitaires
218
DES SIGNIFIANTS PRIMORDIAUX ET D U MANQUE D ' U N

de la foule moderne, sont en n o m b r e très réduit. Il se peut qu'au départ


il n'y ait pas assez de pieds au tabouret, mais qu'il tienne tout de m ê m e
msqu'à certain m o m e n t , quand le sujet, à un certain carrefour de son
histoire biographique, est confronté avec ce défaut qui existe depuis
toujours. P o u r le désigner, nous nous s o m m e s contentés j u s q u ' à
présent du terme de Verwerjung.
Cela peut entraîner plus d'un conflit, mais il ne s'agit pas essentielle-
ment des constellations conflictuelles qui, dans la névrose, s'expliquent
par une décompensation significative. Dans la psychose, c'est le
signifiant qui est en cause, et c o m m e le signifiant n'est jamais solitaire,
c o m m e il ne f o r m e jamais que quelque chose de cohérent — c'est la
signifiance m ê m e du signifiant — le m a n q u e d ' u n signifiant amène
nécessairement le sujet à remettre en cause l'ensemble du signifiant.
Voilà la clé fondamentale du problème de l'entrée dans la psychose,
de la succession de ses étapes et de sa signification.
Les termes dans lequels les questions sont habituellement posées
impliquent en fait ce que je suis en train de vous dire. U n Katan, par
exemple, f o r m u l e que l'hallucination est un m o d e de défense c o m m e les
autres. Il s'aperçoit pourtant qu'il y a là des phénomènes très voisins,
mais qui diffèrent — la certitude de signification sans contenu, q u ' o n
peut appeler simplement l'interprétation, diffère en effet de l'hallucina-
tion p r o p r e m e n t dite. Il explique les deux par des mécanismes destinés à
protéger le sujet, et selon un m o d e autre que celui qui est à l'œuvre dans
les névroses. Dans les névroses, c'est la signification qui pour u n temps
disparaît, éclipsée, et va se nicher ailleurs, tandis que la réalité, elle, tient
bien le coup. D e telles défenses ne sont pas suffisantes dans le cas de la
psychose, et c'est dans la réalité qu'apparaît ce qui doit protéger le sujet.
Celui-ci place au dehors ce qui peut é m o u v o i r en lui la pulsion
instinctuelle à laquelle il s'agit de faire face.
Il est évident que le terme de réalité, tel qu'il est ici utilisé, est tout à
fait insuffisant. P o u r q u o i ne pas oser dire que le mécanisme auquel on
fait appel, c'est le id ? — puisqu'on considère qu'il a le pouvoir de
modifier et de perturber ce q u ' o n peut appeler la vérité de la chose.
D'après ce q u ' o n explique, il s'agit pour le sujet de se protéger contre
les tentations homosexuelles. Jamais personne n'a été à dire — Schreber
moins que les autres — que tout d ' u n coup il ne voyait plus les
personnes, que la face m ê m e de ses semblables mâles était, par la main
de l'Éternel, recouverte d'un manteau. Il les voyait toujours fort bien.
O n considère simplement qu'il ne les voyait pas p o u r ce qu'ils étaient
vraiment p o u r lui, à savoir c o m m e des objets d'attraction amoureuse. Il
ne s'agit d o n c pas de ce q u ' o n appelle vaguement la réalité, c o m m e si
c'était la m ê m e chose que la réalité des murailles contre lesquelles nous

229
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

nous cognons, il s'agit d'une réalité signifiante, qui ne nous présente pas
simplement des butées et des obstacles, mais une vérité qui se vérifie et
s'instaure de soi-même c o m m e orientant ce monde, et y introduisant
des êtres, pour les appeler par leur nom.

Pourquoi donc ne pas admettre que le id est capable d'escamoter la


vérité de la chose ?
Mais nous pouvons aussi poser la question en sens inverse, c'est à
savoir — que se passe-t-il quand la vérité de la chose manque, quand il
n'y a plus rien pour la représenter dans sa vérité, quand par exemple le
registre du père est en défaut ?
Le père n'est pas simplement le générateur. Il est aussi celui qui
possède de droit la mère, et, en principe, en paix. Sa fonction est
centrale dans la réalisation de l'Œdipe, et conditionne l'accession du fils
— qui est aussi une fonction, et corrélative de la première — au type de
la virilité. Q u e se passe-t-il si un certain manque s'est produit dans la
fonction formatrice du père ?
Le père a pu avoir effectivement un certain mode de relation tel que le
fils prend bien une position féminine, mais ce n'est pas par crainte de la
castration. N o u s avons tous connu de ces fils délinquants ou psychoti-
ques qui prolifèrent dans l'ombre d'une personnalité paternelle de
caractère exeptionnel, d'un de ces monstres sociaux qu'on dit sacrés. Ce
sont des personnages souvent très marqués d'un style de rayonnement
et de réussite, mais d'une façon unilatérale, dans le registre d'une
ambition ou d'un autoritarisme effrénés, parfois d'un talent, d'un génie.
Il n'est pas forcé qu'il y ait du génie, du mérite, du médiocre ou du
mauvais, il suffit qu'il y ait de l'unilatéral et du monstrueux. Ce n'est
certainement pas par hasard si une subversion psychopathique de
personnalité se produit spécialement dans une telle situation.
Supposons que cette situation comporte précisément pour le sujet
l'impossibilité d'assumer la réalisation du signifiant père au niveau
symbolique. Q u e lui reste-t-il ? Il lui reste l'image à quoi se réduit la
fonction paternelle. C'est une image qui ne s'inscrit dans aucune
dialectique triangulaire, mais dont la fonction de modèle, d'aliénation
spéculaire, donne tout de même au sujet un point d'accrochage, et lui
permet de s'appréhender sur le plan imaginaire.
Si l'image captatrice est démesurée, si le personnage en question se
manifeste simplement dans l'ordre de la puissance et non dans celui du
pacte, c'est une relation de rivalité qui apparaît, l'agressivité, la crainte,
etc. Dans la mesure où le rapport reste sur le plan imaginaire, duel et
démesuré, il n'a pas la signification d'exclusion réciproque que com-
porte l'affrontement spéculaire, mais l'autre fonction, qui est celle de la
220
DES SIGNIFIANTS PRIMORDIAUX ET DU MANQUE D ' U N

capture imaginaire. L'image prend en elle-même et d'emblée la


tonction sexualisée, sans avoir besoin d'aucun intermédiaire, d'aucune
identification à la mère ni à qui que ce soit. Le sujet adopte alors cette
position intimidée que nous observons chez le poisson ou le lézard. La
relation imaginaire s'instaure toute seule, sur un plan qui n'a rien de
typique, qui est déshumanisant, parce qu'il ne laisse pas place à la
relation d'exclusion réciproque qui permet de fonder l'image du moi
sur l'orbite que donne le modèle de l'autre, plus achevé.
L'aliénation est ici radicale, elle n'est pas liée à un signifié néantisant,
c o m m e dans un certain mode de relation rivalitaire avec le père, mais à
un anéantissement du signifiant. Cette véritable dépossession primitive
du signifiant, il faudra que le sujet en porte la charge et en assume la
compensation, longuement, dans sa vie, par une série d'identifications
purement conformistes à des personnages qui lui donneront le senti-
ment de ce qu'il faut faire pour être un h o m m e .
C'est ainsi que la situation peut se soutenir longtemps, que des
psychotiques vivent compensés, ont apparemment les comportements
ordinaires considérés comme normalement virils, et tout d'un coup,
mystérieusement, Dieu sait pourquoi, se décompensent. Qu'est-ce qui
rend soudainement insuffisantes les béquilles imaginaires qui permet-
taient au sujet de compenser l'absence du signifiant ? C o m m e n t le
signifiant repose-t-il comme tel ses exigences ? C o m m e n t ce qui est
manqué intervient-il et interroge-t-il ?
Avant de tenter de résoudre ces problèmes, je voudrais vous faire
remarquer comment se manifeste l'apparition de la question posée par
un manque du signifiant. Elle se manifeste par des phénomènes de
frange où l'ensemble du signifiant est mis en jeu. U n e grande
perturbation du discours intérieur, au sens phénoménologique du
terme, s'accomplit, et l'Autre masqué qui est toujours en nous, apparaît
tout d'un coup éclairé, se révélant dans sa fonction propre. Car cette
fonction est la seule qui retient alors le sujet au niveau du discours,
lequel tout entier menace de lui manquer, et de disparaître. Tel est le
sens du crépuscule de la réalité qui caractérise l'entrée dans les
psychoses.

N o u s essaierons d'avancer un peu plus loin la prochaine fois.

18 AVRIL 1 9 5 6 .
XIV

SECRÉTAIRES DE L'ALIÉNÉ

La lecture.
L'assassinat d'âmes.
Les implications du signifiant.
Les petits hommes.
Les trois fonctions du père.

Q u e Schreber ait été exceptionnellement doué, c o m m e il l'exprime


lui-même, p o u r l'observation des phénomènes dont il est le siège, et la
recherche de leur vérité, donne à son témoignage sa valeur incompara-
ble.

Lecture des Mémoires

A r r ê t o n s - n o u s u n petit instant. J'ai c o m m e n c é par cette lecture p o u r


vous indiquer ce que j'entends faire aujourd'hui, à savoir, vous m e n e r
dans u n certain n o m b r e d'endroits que j'ai choisis au m i e u x dans les
quelque quatre à cinq cents pages du livre de Schreber.
N o u s allons a p p a r e m m e n t nous contenter de nous faire les secrétaires
de l'aliéné. O n emploie d'habitude cette expression p o u r en faire grief à
l'impuissance des aliénistes. E h bien, n o n seulement nous nous ferons
ses secrétaires, mais nous prendrons ce qu'il nous raconte au pied de la
lettre — ce qui jusqu'ici a t o u j o u r s été considéré c o m m e la chose à
éviter.
N ' e s t - c e pas de n'avoir pas été assez loin dans leur écoute de l'aliéné,
que les grands observateurs qui ont fait les premiers classements ont
desséché le matériel qui leur était offert ? — au point qu'il leur est
apparu c o m m e problématique et fragmentaire.

233
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

J'ai présenté vendredi une psychose hallucinatoire chronique.


N'avez-vous pas été frappés, ceux qui étaient là, de voir combien ce
q u ' o n obtient est plus vivant si, au lieu d'essayer de repérer à tout prix si
l'hallucination est verbale ou sensorielle ou non-sensorielle, on écoute
simplement le sujet ? La malade de l'autre jour faisait surgir, inventait,
c o m m e par une sorte de reproduction imaginative, des questions dont
on sentait bien qu'elles avaient été antérieurement impliquées par sa
situation, sans que la malade l'ait formulé à proprement parler. Bien
entendu, il ne suffit pas de s'en tenir là pour avoir tout compris, car il
s'agit de savoir pourquoi les choses se passent ainsi. Mais il faut
commencer par prendre les choses dans leur équilibre, et cet équilibre se
situe au niveau du phénomène signifiant-signifié.
Cette dimension est très loin d'être épuisée par la psychologie, ou la
métapsychologie, ou la parapsychologie classique traditionnelle, qui
utilisent des catégories d'école — hallucination, interprétation, sensa-
tion, perception. O n sent bien que ce n'est pas du tout à ce niveau-là
que se pose le problème, et que c'est m ê m e un très mauvais départ, qui
ne laisse aucun espoir de poser correctement la question de ce qu'est le
délire, et du niveau où se produit le déplacement du sujet par rapport
aux phénomènes de sens.
O n ne saurait trop suggérer aux psychologues et médecins de
recourir à ce qui doit être tout de m ê m e accessible à l'expérience de
l ' h o m m e du c o m m u n . Je vous propose un exercice. Réfléchissez un
petit peu à ce que c'est que la lecture.
Qu'est-ce que vous appelez lecture ? Quel est le m o m e n t o p t i m u m de
la lecture ? Q u a n d êtes-vous bien sûrs que vous lisez ? Vous me direz
que ça ne fait aucun doute, et qu'on a le sentiment de la lecture. Il y a
beaucoup de choses qui vont là contre. Dans les rêves par exemple,
nous pouvons bien avoir le sentiment de lire quelque chose, alors que
manifestement, nous ne pouvons affirmer qu'il y ait correspondance
avec un signifiant. L'absorption de certains toxiques peuvent nous
conduire au m ê m e sentiment. Cela ne nous donne-t-il pas l'idée que
nous ne pouvons nous fier à l'appréhension sentimentale de la chose, et
qu'il faut faire intervenir l'objectivité du rapport du signifiant et du
signifié ? C'est alors que le problème commence vraiment, et les
complications avec.
Il y a par exemple le cas de celui qui fait semblant de lire. Dans un
temps lointain où j e voyageais dans des pays qui venaient de conquérir
leur indépendance, j'ai vu un monsieur, l'intendant d'un seigneur de
l'Atlas, prendre un petit papier qui lui était destiné, et j'ai aussitôt
constaté qu'il ne pouvait absolument rien en comprendre, car il le tenait
à l'envers. Mais, avec beaucoup de gravité, il articulait quelque chose,

234
SECRÉTAIRES DE L'ALIÉNÉ

histoire de ne pas perdre la face devant l'entourage respectueux. Lisait-il


ou ne lisait-il pas ? Incontestablement, il lisait l'essentiel, à savoir que
j'étais accrédité.
L'autre extrême, c'est le cas où vous savez déjà par cœur ce qu'il y a
dans le texte. Cela arrive plus souvent qu'on ne croit. Ceux des textes
de Freud qui sont d'usage courant dans votre formation psychologique
et médicale, on peut dire que vous les savez par cœur. Vous ne lisez que
ce que vous savez déjà par cœur. C'est ce qui permet de relativer
singulièrement ce qui fait le fond de la littérature dite scientifique, au
moins dans notre domaine. O n a souvent l'impression que ce qui dirige
au plus profond l'intention du discours n'est peut-être rien d'autre que
de rester exactement dans les limites de ce qui a déjà été dit. Il semble
que la dernière intention de ce discours est de faire un signe aux
destinataires, et de prouver que le signataire est, si je puis dire, non-nul,
qu'il est capable d'écrire ce que tout le monde écrit.
O n observe ici un manque flagrant de correspondance entre les
capacités intellectuelles des auteurs, lesquelles varient assurément dans
de très grandes limites, et la remarquable uniformité de ce qu'ils nous
apportent dans le discours. La vie scientifique la plus c o m m u n e nous
offre de ces décalages patents. Pourquoi dès lors frapper d'avance de
caducité ce qui sort d'un sujet qu'on présume être dans l'ordre de
l'insensé, mais dont le témoignage est plus singulier, voire tout à fait
original ? Si perturbées que puissent être ses relations avec le m o n d e
extérieur, peut-être son témoignage garde-t-il tout de m ê m e sa
valeur ?
En fait, nous nous apercevons, et non pas simplement à propos d'un
cas aussi remarquable que le président Schreber, mais à propos du
moindre de ces sujets, que si nous savons écouter, le délire des
psychoses hallucinatoires chroniques manifeste un rapport très spécifi-
que du sujet par rapport à l'ensemble du système du langage dans ses
différents ordres. Seul le malade peut en témoigner, et il en témoigne
avec la plus grande énergie.
N o u s n'avons aucune raison de ne pas recueillir pour tel ce qu'il nous
dit, sous prétexte de j e ne sais quoi, qui serait ineffable, incommunica-
ble, a f f e c t i f — vous savez, tout ce qu'on échafaude sur les prétendus
phénomènes primitifs. Le sujet témoigne effectivement d'un certain
virage dans le rapport au langage, qu'on peut n o m m e r érotisation, ou
passivation. Sa façon de subir dans son ensemble le phénomène du
discours, nous en révèle assurément une dimension constitutive, dès
lors que nous ne cherchons pas le plus petit c o m m u n dénominateur
des psychismes. Cette dimension, c'est la distance entre le vécu psy-
chique, et la situation demi-externe où, par rapport à tout phéno-

235
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

m è n e de langage, se trouve n o n seulement l'aliéné, mais tout sujet


humain.
M é t h o d o l o g i q u e m e n t , nous s o m m e s donc en droit d'accepter le
t é m o i g n a g e de l'aliéné sur sa position par rapport au langage, et nous
devons en tenir c o m p t e dans l'analyse d'ensemble des rapports du sujet
au langage. C'est l'intérêt m a j e u r et permanent du legs que Schreber
n o u s a fait de ses mémoires, chose effectivement m é m o r a b l e et digne
d'être méditée.

Schreber nous indique l u i - m ê m e que quelque chose a été en lui, à un


m o m e n t donné, p r o f o n d é m e n t perturbé. U n e certaine fissure est
apparue dans l'ordre de ses relations à l'autre, qu'il appelle mystérieu-
sement l'assassinat d'âme.
Cela reste dans la p é n o m b r e , mais notre expérience des catégories
analytiques nous p e r m e t de nous y repérer. Il s'agit de quelque chose
qui a essentiellement rapport aux origines du moi, à ce qui est pour le
sujet l'ellipse de son être, à cette image dans quoi il se réfléchit sous le
n o m de moi.
Cette problématique s'insère entre l'image du m o i et cette image
surélevée, exaucée par rapport à la première, celle du grand Autre,
l ' i m a g o paternelle, en tant qu'elle instaure la double perspective, à
l'intérieur du sujet, du m o i et de l'idéal du moi, pour ne pas parler en
cette occasion du surmoi. N o u s avons l'impression que c'est pour
autant qu'il n'a pas acquis, ou qu'il a perdu cet Autre, qu'il rencontre
l'autre p u r e m e n t imaginaire, l'autre aminci et déchu avec lequel il ne
peut pas avoir d'autres rapports que de frustration — cet autre le nie,
littéralement le tue. Cet autre est ce qu'il y a de plus radical dans
l'aliénation imaginaire.
O r , la capture par le double est corrélative de l'apparition de ce q u ' o n
peut appeler le discours permanent, sous-jacent à l'inscription qui se fait
au cours de l'histoire du sujet, et doublant tous ses actes. Il n'est pas
impossible d'ailleurs de voir surgir ce discours chez le sujet normal.
Je vous en donnerai un exemple presque accessible à une extrapola-
tion vécue, celui du personnage isolé dans l'île déserte. Robinson
C r u s o é est en effet u n des thèmes de la pensée moderne, apparu p o u r la
première fois à m a connaissance, chez Balthazar Gracian. C'est un
p r o b l è m e psychologique accessible, sinon à l'imagination, du moins à
l'expérience — que se passe-t-il quand le sujet h u m a i n vit tout seul ?

236
SECRÉTAIRES DE L'ALIÉNÉ

Q u e devient le discours latent ? A u bout de deux ou trois années de


solitude, que devient l'ordre de vocalisation je vais vendre du bois ?
Vous pouvez aussi vous interroger sur ce que deviennent les
vocalisations p o u r une personne qui se perd en m o n t a g n e — et ce n'est
sans doute pas sans raison que le p h é n o m è n e est plus net dans les
montagnes, car ces lieux sont peut-être moins humanisés. C e qui se
passe, à savoir la mobilisation sensible du m o n d e extérieur par rapport à
une signification prête à surgir de tous les coins, peut nous donner l'idée
de ce côté perpétuellement prêt à affleurer d ' u n discours mi-aliéné.
L'existence permanente de ce discours peut être considérée c o m m e
analogue à ce qui se passe chez l'aliéné — les phénomènes de
verbalisation chez Schreber ne f o n t en s o m m e que l'accentuer. La
question est maintenant de savoir pourquoi, en m a r g e de quoi, p o u r
signifier quoi, mobilisé par quoi, le p h é n o m è n e apparaît chez le
délirant.
Je prends u n autre passage, également choisi au hasard, parce que
tout cela est tellement insistant chez Schreber q u ' o n trouve partout une
confirmation des phénomènes que j'indique.

Lecture des Mémoires, p. 248-249

O n t r o u v e ensuite quelques considérations sur le ralentissement de la


cadence. C'est là que nous devons pousser plus loin notre analyse.
Il est essentiel aux phénomènes de signification que le signifiant ne
soit pas découpable. O n ne sectionne pas un morceau de signifiant
c o m m e o n sectionne une bande de magnétophone. Si vous coupez une
bande de m a g n é t o p h o n e , la phrase s'interrompt, mais l'effet de la
phrase ne s'arrête pas au m ê m e point. Le signifiant c o m p o r t e en
l u i - m ê m e toutes sortes d'implications, et ce n'est pas parce que vous
êtes écouteur ou déchiffreur de profession que vous pouvez dans
certains cas compléter la phrase. L'unité de signification m o n t r e d ' u n e
façon p e r m a n e n t e le signifiant fonctionnant selon certaines lois. Le fait
qu'à l'intérieur du délire, les voix j o u e n t sur cette propriété, ne peut être
tenu p o u r indifférent, et nous ne p o u v o n s éliminer l'hypothèse que le
m o t i f f o n d a m e n t a l en soit j u s t e m e n t u n rapport plus radical, plus
global, au p h é n o m è n e du signifiant.
N o u s n o u s poserons à partir de là la question de savoir p o u r q u o i c'est
en effet dans le rapport au signifiant que le sujet investit toutes ses
capacités d'intérêt. A b o r d e r le p r o b l è m e à ce niveau, ce n'est pas du tout
changer la fonction de l'énergétique, ce n'est en rien repousser la notion
de libido. Il s'agit seulement de savoir ce que signifie, dans la psychose,
l'intérêt électif p o u r le rapport au signifiant.

237
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

Voici une n o t e brève à propos du rapport entre l'intelligence divine et


l'intelligence humaine. (Lecture des Mémoires).
Si élaborée qu'elle nous paraisse, l'équivalence entre les nerfs et les
propos présentifiés est fondée sur l'expérience primitive du sujet. Les
nerfs, ce sont ces verbiages et ces ritournelles, cette insistance verbalisée
devenue son univers. Dans le m ê m e temps par contre, les présences
accessoires de son entourage sont frappées d'irréalité, et deviennent des
h o m m e s bâclés à la six-quatre-deux. Les présences qui comptent sont
devenues essentiellement verbales, et la s o m m e de ces présences
verbales est p o u r lui identique à la présence divine, la seule et unique
présence qui est son corrélatif et son répondant.
La notion que l'intelligence divine est la s o m m e des intelligences
humaines s'énonce dans des formules assez rigoureuses et assez
élégantes p o u r que nous ayons l'impression d'être devant un petit b o u t
de système philosophique. Si j e vous avais demandé de qui c'était,
peut-être s'en serait-il fallu de peu que vous m e répondiez — Spino-
za.
La question est de savoir ce que vaut ce témoignage du sujet. E h bien,
il nous d o n n e son expérience, qui s'impose c o m m e la structure m ê m e
de la réalité p o u r lui.
Le cinquième chapitre concerne en particulier la langue dite fonda-
mentale, dont j e vous ai déjà appris qu'au témoignage du sujet, elle est
faite d ' u n e espèce de haut-allemand particulièrement savoureux, et
truffé d'expressions archaïques puisées aux sous-jacences étymologi-
ques de cette langue.

Lecture des Mémoires, p. 53-54


N o u s approchons. O n sent que le sujet a certainement plus médité
sur la nature d u surgissement de la parole que nous ne l'avons peut-être
fait j u s q u ' à présent. Il se rend bien c o m p t e que la parole se situe à un
tout autre niveau que la mise en exercice des organes qui peuvent la
matérialiser. Vous noterez qu'il introduit le rêve c o m m e appartenant
essentiellement au m o n d e du langage. Il n'est pas vain de remarquer
quel surprenant illogisme cela représente de la part d ' u n aliéné qui n'est
pas censé connaître le caractère hautement signifiant que nous donnons
au rêve depuis Freud. Il est certain que Schreber n'en avait aucune
espèce de notion.

238
SECRÉTAIRES DE L'ALIÉNÉ

La n o t e de la page 55 est une phénoménologie d'une grande richesse


quant aux significations ambiantes dans le contexte d'une bourgeoisie
allemande d'assez longue tradition, puisque nous p o u v o n s repérer
l'histoire des Schreber à partir du xvm e siècle. Ils ont fait partie de la vie
intellectuelle de leur pays d'une façon assez brillante — j e reviendrai par
la suite sur la personnalité du père de Schreber. Les thèmes qui vont
surgir dans u n second premier temps du délire, sont manifestement liés
à ce complexe d'encerclement culturel dont nous avons vu tristement
l'épanouissement avec le célèbre parti qui a lancé toute l'Europe dans la
guerre. L'encerclement par les slaves, par les juifs, tout est déjà là chez
ce brave h o m m e qui ne semble pas avoir participé à quelque tendance
politique passionnelle que ce soit, sinon, pendant la période de ses
études, à ces corporations d'étudiants dont il parle.
N o u s reviendrons sur l'existence des âmes qui sont le support des
phrases qui incluent perpétuellement le sujet dans leur tumulte. Elles
viendront avec le temps à s'amenuiser dans ces f a m e u x petits hommes qui
o n t beaucoup attiré l'attention des analystes. Katan, en particulier, leur
a consacré u n article, à ces petits h o m m e s , qui ont pu être l'occasion de
toutes sortes d'interprétations plus ou moins ingénieuses, c o m m e de les
assimiler aux spermatozoïdes que le sujet, rejetant la masturbation à
partir d ' u n certain m o m e n t , se refuse à perdre. Il n ' y a pas lieu de
repousser une telle interprétation, mais m ê m e si nous l'admettons, elle
n'épuise pas le problème.
L ' i m p o r t a n t est qu'il s'agit de personnages régressifs, retournés à leur
cellule procréatrice originelle. Katan semble oublier des travaux très
anciens de Silberer, qui est le premier à avoir parlé des rêves où
figuraient certaines images du spermatozoïde, ou de la cellule femelle
primitive de l'ovule. A cette époque qui peut passer p o u r archaïque,
Silberer avait pourtant très bien vu que la question était surtout de saisir
quelle fonction jouaient ces images, qu'elles fussent fantasmatiques ou
oniriques. Il est d'ailleurs curieux de voir, en 1908, quelqu'un faire
entrer en ligne de c o m p t e la n o t i o n de ce que signifient ces images.
Selon lui, leur apparition a une signification mortelle. Il s'agit d ' u n
retour aux origines. C'est l'équivalent d ' u n e manifestation de l'instinct
de m o r t . D a n s le cas présent, nous le touchons du doigt, puisque les
petits h o m m e s se produisent dans le contexte du crépuscule du m o n d e ,
phase vraiment constitutive du m o u v e m e n t du délire.
Q u o i qu'il en soit, nous ne pouvons pas à cette occasion ne pas nous

239
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

demander si ce n'est pas d'une certaine incomplétude de la réalisation de


la fonction paternelle qu'il s'agit chez Schreber. Tous les auteurs en effet
tentent d'expliquer l'éclosion du délire de Schreber par rapport au père.
N o n pas que Schreber soit à ce moment-là en conflit avec son père — il
y a longtemps que celui-ci a disparu. N o n pas qu'il soit à un m o m e n t
d'échec dans l'accession à des fonctions paternelles, puisqu'il franchit au
contraire une étape brillante de sa carrière, et qu'il est mis dans une
position d'autorité qui semble le solliciter d'assumer vraiment une
position paternelle, lui offrir un appui pour idéaliser cette position et se
référer à elle. C'est donc d'un vertige du succès plus que du sentiment
de l'échec, que dépendrait le délire du président Schreber. Voilà autour
de quoi tourne la compréhension que les auteurs donnent du méca-
nisme déterminant de la psychose, au moins sur le plan psychique.
Pour ma part, j e donnerai trois réponses au sujet de la fonction du
père.
N o r m a l e m e n t , la conquête de la réalisation œdipienne, l'intégration
et l'introjection de l'image œdipienne, se fait par la voie, — Freud nous
le dit sans ambiguïté — de la relation agressive. En d'autres termes,
c'est par la voie d'un conflit imaginaire que se fait l'intégration
symbolique.
Il y a une voie d'une autre nature. L'expérience ethnologique nous
m o n t r e l'importance, quelque résiduelle qu'elle soit, du phénomène de
la couvade — la réalisation imaginaire se fait ici par la mise en jeu
symbolique de la conduite. N'est-ce pas quelque chose de cette nature
que nous avons pu situer dans la névrose ? La grossesse de l'hystérique
décrite par Hasler, qui se produit à la suite d'une rupture traumatique de
son équilibre, n'est pas imaginaire, mais bien symbolique.
N ' y a-t-il pas une troisième voie, qui est en quelque sorte incarnée
dans le délire ? Ces petits h o m m e s sont des formes de résorption, mais
ils sont aussi la représentation de ce qui arrivera dans l'avenir — le
m o n d e sera repeuplé d'hommes-Schreber, d'hommes d'esprit schrebé-
rien, menus êtres fantasmatiques, procréation d'après le déluge. Telle
est la perspective.
En somme, dans la forme normale, l'accent est mis sur la réalisation
symbolique du père par la voie du conflit imaginaire — dans la forme
névrotique ou paranévrotique, sur la réalisation imaginaire du père par
la voie d'un exercice symbolique de la conduite. Et ici, que voyons-
nous ? — sinon la fonction réelle de la génération.
C'est là quelque chose qui n'intéresse personne, ni les névrosés, ni les
primitifs. Je ne dis pas que ceux-ci ne savent pas la fonction réelle que
j o u e le père dans la génération. Simplement, ça ne les intéresse pas. Ce
qui les intéresse, c'est l'engendrement de l'âme, l'engendrement de

240
SECRÉTAIRES DE L'ALIÉNÉ

l'esprit par le père, le père en tant que symbolique ou en tant


qu'imaginaire. Mais curieusement, dans le délire, c'est bien la fonction
réelle du père dans la génération que nous voyons surgir sous une f o r m e
imaginaire, si du moins nous admettons l'identification que font les
analystes entre les petits hommes et les spermatozoïdes. Il y a là un
m o u v e m e n t tournant entre les trois fonctions qui définissent la
problématique de la fonction paternelle.

N o u s sommes maintenant engagés dans la lecture de ce texte, et dans


l'entreprise de l'actualiser au m a x i m u m dans le registre dialectique
signifiant-signifié.
A tous et à chacun de ceux qui sont ici, je dirai ceci — si vous
abordez, c o m m e c'est légitime assurément, la question de l'être, ne la
prenez pas de trop haut. Dans la dialectique phénoménale articulée que
je vous ai présentée, c'est bien la parole qui est le centre de référen-
ce.

2 5 AVRIL 1 9 5 6 .
XVIII

M É T A P H O R E E T M É T O N Y M I E (I) :
« SA G E R B E N ' É T A I T P O I N T A V A R E , N I H A I N E U S E »

La vérité du Père.
L'envahissement du signifiant.
Syntaxe et métaphore.
L'aphasie de Wernicke.

Sie lieben also den Wahn wie sich selbst das ist das Geheimnis. Cette phrase
est recueillie dans les lettres à Fliess, où on voit s'ébaucher avec un relief
singulier les thèmes qui apparaîtront successivement dans l ' œ u v r e
freudienne.
A u r i o n s - n o u s le ton de Freud si nous n'avions pas ces lettres ? Oui,
tout de m ê m e , mais elles nous apprennent que ce ton n'a jamais fléchi,
et qu'il n'est pas autre chose que l'expression de ce qui oriente et vivifie
sa recherche. En 1939 encore, quand il écrit Moïse et le monothéisme, on
sent que son interrogation passionnée n'a pas baissé, et que c'est
t o u j o u r s de la m ê m e façon acharnée, presque désespérée, qu'il s'efforce
d'expliquer c o m m e n t il se fait que l ' h o m m e , dans la position m ê m e de
son être, soit aussi dépendant de ces choses pour lesquelles il n'est
manifestement point fait. Cela est dit et n o m m é — il s'agit de la
vérité.
J'ai relu Moïse et le monothéisme à dessein de préparer la présentation
q u ' o n m ' a chargé de vous faire de la personne de Freud, dans deux
semaines. Il m e semble qu'on peut y trouver une fois de plus la
confirmation de ce que j'essaie ici de vous faire sentir, à savoir que
l'analyse est absolument inséparable d'une question fondamentale sur la
façon d o n t la vérité entre dans la vie de l ' h o m m e . La dimension de la
vérité est mystérieuse, inexplicable, rien ne permet décisivement d'en
saisir la nécessité, puisque l ' h o m m e s'accommode parfaitement de la
non-vérité. J'essaierai de vous m o n t r e r que c'est bien là la question qui
j u s q u ' a u b o u t t o u r m e n t e Freud dans Moïse et le monothéisme.
O n sent dans ce petit livre le geste qui renonce et la figure qui se
couvre. Acceptant la m o r t , il continue. L'interrogation renouvelée

243
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

autour de la personne de Moïse, de son hypothétique peur, n'a pas


d'autre raison que de répondre à la question de savoir par quelle voie la
dimension de la vérité entre de façon vivante dans la vie, dans
l'économie de l ' h o m m e . Freud répond que c'est par l'intermédiaire de
la signification dernière de l'idée du père.
Le père est d'une réalité sacrée en elle-même, plus spirituelle
qu'aucune autre, puisqu'en somme rien dans la réalité vécue n'en
indique à proprement parler la fonction, la présence, la dominance.
C o m m e n t la vérité du père, comment cette vérité que Freud appelle
lui-même spirituelle, vient-elle à être promue au premier plan ? La
chose n'est pensable que par le biais de ce drame an-historique, inscrit
jusque dans la chair des hommes à l'origine de toute histoire — la mort,
le meurtre du père. Mythe bien évidemment, mythe très mystérieux,
impossible à éviter dans la cohérence de la pensée de Freud. 11 y a là
quelque chose de voilé.
T o u t notre travail de l'année dernière vient ici confluer — on ne peut
nier le caractère inévitable de l'intuition freudienne. Les critiques
ethnographiques portent à côté. Ce dont il s'agit est une dramatisation
essentielle par laquelle entre dans la vie un dépassement intérieur de
l'être humain — le symbole du père.
La nature du symbole est encore à éclairer. N o u s en avons approché
l'essence en le situant au m ê m e point de la genèse que l'instinct de mort.
C'est une seule et m ê m e chose que nous exprimons. N o u s tendons vers
u n point de convergence — que signifie essentiellement le symbole dans
son rôle signifiant ? Quelle est la fonction originelle et initiatrice, dans la
vie humaine, de l'existence du symbole en tant que signifiant pur ?
Cette question nous ramène à notre étude des psychoses.

La phrase que j'ai inscrite au tableau est caractéristique du style de


Freud, et je vous la donne pour que nous en gardions la vibration.
Freud parle dans cette lettre des différentes formes de défense. C'est
un m o t trop usé dans notre usage pour que nous ne nous demandions
pas en effet — qui se défend ? qu'est-ce qu'on défend ? contre quoi
se défend-on ? La défense en psychanalyse porte contre un mirage, un
néant, un vide, et non contre tout ce qui existe et pèse dans la vie. Cette
dernière énigme est voilée par le phénomène lui-même au m o m e n t
précis où nous le saisissons. Cette lettre nous montre pour la première

244
MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE

fois, et d ' u n e façon particulièrment claire, les différents mécanismes des


névroses et des psychoses.
N é a n m o i n s , au m o m e n t d'arriver à la psychose, Freud est saisi
c o m m e par une énigme plus profonde. Il dit — Pour les paranoïaques,
pour les délirants, pour les psychotiques, ils aiment leur délire comme ils
s'aiment eux-mêmes.
Il y a là u n écho, auquel il faut donner son poids plein, à ce qui est dit
dans le c o m m a n d e m e n t , aimez votre prochain comme vous-mêmes.
Le sens du mystère ne m a n q u e jamais dans la pensée de Freud. C'est
son début, son milieu et sa fin. Je crois qu'à le laisser se dissiper, nous
perdons l'essentiel m ê m e de la démarche m ê m e sur laquelle toute
analyse doit être fondée. Si nous perdons u n seul instant le mystère,
nous nous perdons dans une nouvelle f o r m e de mirage.
Freud a eu le sentiment p r o f o n d que, dans les rapports du sujet
psychotique à son délire, quelque chose dépasse le jeu du signifié et des
significations, le j e u de ce que nous, nous appellerons plus tard les
pulsions du id. Il y a là une affection, un attachement, une présentifica-
tion essentielle, dont le mystère reste pour nous presque entier, et qui
est que le délirant, le psychotique, tient à son délire c o m m e à quelque
chose qui est lui-même.
C'est avec cette vibration dans l'oreille que nous abordons à nouveau
la question de la dernière fois, concernant la fonction é c o n o m i q u e que
prend le rapport de langage dans la f o r m e et dans l'évolution de la
psychose.
Partons des données que sont les phrases que Schreber nous dit
entendre, venant de ces êtres intermédiaires, divers dans leur nature, les
vestibules du ciel, les âmes décédées ou les âmes bienheureuses, ces
ombres, ces f o r m e s ambiguës d'êtres dépossédés de leur existence et
porteurs de voix.
La partie pleine de la phrase, où sont les m o t s - n o y a u x , c o m m e
s'exprime le linguiste, qui d o n n e n t le sens de la phrase, n'est pas
ressentie c o m m e hallucinatoire. A u contraire, la voix s'arrête p o u r
forcer le sujet à proférer la signification dont il s'agit dans la phrase.
Maintenant, c'est le moment... qu'il soit maté! Voilà l'expression
impliquée qui a poids significatif. N o t r e sujet nous signifie qu'il n'est
pas halluciné. Il est mis dans le porte-à-faux, dans ce qui reste de vide
après la partie g r a m m a t i q u e ou syntaxique de la phrase, faite de m o t s
auxiliaires, articulatoires, conjonctifs ou adverbiaux, et verbalisée de
façon subite et c o m m e extérieure, en tant que phrase de l'autre. C'est
u n e phrase de ce sujet à la fois vide et plein, que j'ai appelé l'entre-je du
délire.
C'en est donc maintenant trop d'après la conception des âmes. Cette

245
DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

conception des âmes a toute sa fonction dans ce qui est verbalisé par des
instances un peu supérieures, selon Schreber, aux sujets porteurs de
ritournelles serinées par cœur, faites de m o t s qu'il considère c o m m e
vides. Elle fait allusion à des notions fonctionnelles qui décomposent
ses diverses pensées. U n e psychologie a en effet sa place à l'intérieur de
son délire, u n e psychologie dogmatique, que lui exposent les voix qui
l'interpellent, en lui expliquant c o m m e n t ses pensées sont faites.
E n particulier, ce qui est impliqué a pris la f o r m e hallucinatoire et
n'est pas donné à voix haute dans l'hallucination, c'est la pensée
principale. Le vécu délirant du sujet nous donne lui-même dans le
p h é n o m è n e son essence. Il indique que le p h é n o m è n e vécu de l'hallu-
cination, élémentaire ou non, m a n q u e de la pensée principale. Nous, les
rayons, nous manquons de pensée, c'est-à-dire de ce qui signifie quelque
chose.
Par rapport à la chaîne, si l'on peut dire, du délire, le sujet nous paraît
à la fois agent et patient. Le délire est plus subi par lui qu'il ne l'organise.
Assurément, c o m m e produit fini, ce délire peut j u s q u ' à un certain point
être qualifié de folie raisonnante, en ce sens que l'articulation en est
logique par certains côtés, mais d ' u n point de vue secondaire. Q u e la
folie en arrive à une synthèse de cette nature, n'est pas un moindre
p r o b l è m e que son existence m ê m e . Cela se produit au cours d'une
genèse partant d'éléments peut-être gros de cette construction, mais
qui, dans leur f o r m e originale, se présentent c o m m e fermés, voire
énigmatiques.
Il y a d ' a b o r d quelques mois d'incubation prépsychotique où le sujet
est dans un état p r o f o n d é m e n t confusionnel. C'est le m o m e n t où se
produisent les p h é n o m è n e s de crépuscule du m o n d e , qui caractérisent le
début d ' u n e période délirante. Vers la mi-mars 1894, il est entré dans la
maison de Flechsig. A la m i - n o v e m b r e 93, c o m m e n c e n t les phéno-
mènes hallucinatoires, les communications verbalisées qu'il attribue à
des échelons divers de ce m o n d e fantasmatique, fait de deux étages de la
réalité divine, le r o y a u m e de Dieu antérieur et le r o y a u m e postérieur, et
de toutes sortes d'entités qui sont dans la voie d'une résorption plus ou
m o i n s avancée dans cette réalité divine.
Ces entités qui sont les âmes vont dans un sens opposé à ce qu'il
appelle l'ordre de l'univers, notion fondamentale dans la structuration de
son délire. A u lieu d'aller dans la voie de réintégrer l'Autre absolu, elles
v o n t au contraire dans le sens de s'attacher à lui-même, Schreber, selon
des f o r m e s qui varient au cours de l'évolution du délire. A l'origine,
n o u s v o y o n s e x p r i m é en clair, dans son expérience vécue, le phéno-
m è n e de l'introjection, lorsqu'il dit que l'âme de Flechsig lui entre par là
et que ça ressemble à des filaments c o m m e ceux d ' u n e toile d'araignée.

246
MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE

que c'est assez gros p o u r lui être inassimilable, et que ça ressort par sa
bouche. N o u s avons là une sorte de schéma vécu de l'introjection, qui
s'atténuera plus tard, se polira sous une f o r m e beaucoup plus spiritua-
lisée.
E n fait, Schreber sera de plus en plus intégré à cette parole ambiguë
avec laquelle il fait corps, et à laquelle, de tout son être, il d o n n e
réponse. Il l'aime littéralement c o m m e lui-même. C'est à peine si on
peut qualifier ce p h é n o m è n e de dialogue intérieur, puisque c'est
précisément autour de l'existence de l'autre que tourne la signification
de la prééminence du j e u signifiant, de plus en plus vidé de significa-
tion.
Quelle est la signification de cet envahissement du signifiant qui va à
se vider de signifié à mesure qu'il occupe plus de place dans la relation
libidinale, et investit tous les m o m e n t s , tous les désirs du sujet ?
Je m e suis arrêté sur une série de ces textes qui se répètent, et qu'il
serait fastidieux de vous dérouler tous ici. Quelque chose m ' a frappé —
m ê m e quand les phrases peuvent avoir un sens, on n ' y rencontre jamais
rien qui ressemble à une métaphore.
Mais qu'est-ce que la métaphore ?

Je vous introduis ici à un ordre d'interrogation sur lequel votre


attention n'est jamais attirée.
La m é t a p h o r e n'est pas la chose au m o n d e dont il soit le plus facile de
parler. Bossuet dit que c'est une comparaison abrégée. C h a c u n sait que
cela n'est pas entièrement satisfaisant, et j e crois qu'à la vérité, aucun
poète ne l'accepterait. Q u a n d je dis aucun poète, c'est parce que ce
pourrait être une définition du style poétique que de dire qu'il
c o m m e n c e à la métaphore, et que là où la métaphore cesse, la poésie
aussi.
Sa gerbe n'était point avare, ni haineuse — Victor H u g o . Voilà une
métaphore. C e n'est certainement pas une comparaison latente, ce n'est
pas — de même que la gerbe s'éparpillait volontiers entre les nécessiteux,
de même n o t r e personnage n'était point avare, ni haineux. Il n ' y a pas
comparaison, mais identification. La dimension de la métaphore doit
être p o u r nous moins difficile d'accès que p o u r quiconque d'autre, à
cette seule condition que nous reconnaissions c o m m e n t nous l'appelons
habituellement, à savoir identification. Mais ce n'est pas tout — l'usage
que nous faisons ici du terme de symbolique nous amène en fait à en

247
D U SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

réduire le sens, à désigner la seule dimension métaphorique du


symbole.
La m é t a p h o r e suppose q u ' u n e signification est la donnée qui domine,
et qu'elle infléchit, c o m m a n d e l'usage du signifiant, si bien que toute
espèce de connexion préétablie, j e dirais lexicale, se trouve dénouée.
Rien qui soit dans l'usage du dictionnaire ne peut un instant nous
suggérer q u ' u n e gerbe puisse être avare, et encore moins haineuse. Et
pourtant, il est clair que l'usage de la langue n'est susceptible de
signification qu'à partir du m o m e n t où on peut dire Sa gerbe n'était point
avare, ni haineuse, c'est-à-dire où la signification arrache le signifiant à
ses connexions lexicales.
C'est là l'ambiguïté du signifiant et du signifié. Sans la structure
signifiante, c'est-à-dire sans l'articulation prédicative, sans la distance
maintenue entre le sujet et ses attributs, on ne pourrait qualifier la gerbe
d'avare et de haineuse. C'est parce qu'il y a une syntaxe, un ordre
primordial de signifiant, que le sujet est maintenu séparé, c o m m e
différent de ses qualités. Il est tout à fait exclu q u ' u n animal fasse une
métaphore, encore que nous n'ayons aucune raison de penser qu'il n'ait
pas lui aussi l'intuition de ce qui est généreux et peut lui accorder
facilement et en abondance ce qu'il désire. Mais dans la mesure où il n'a
pas l'articulation, le d i s c u r s i f — qui n'est pas simplement signification,
avec ce qu'elle c o m p o r t e d'attrait ou de répulsion, mais alignement de
signifiant —, la métaphore est impensable dans la psychologie animale
de l'attraction, de l'appétit, et du désir.
Cette phase du symbolisme qui s'exprime dans la métaphore suppose
la similarité, laquelle est manifestée uniquement par la position. C'est
par le fait que la gerbe est le sujet de avare et de haineuse, qu'elle peut être
identifiée à B o o z dans son m a n q u e d'avarice et sa générosité. C'est par
la similarité de position que la gerbe est littéralement identique au sujet
B o o z . Sa dimension de similarité est assurément ce qu'il y a de plus
saisissant dans l'usage significatif du langage, qui d o m i n e tellement
l'appréhension du j e u du symbolisme que cela nous masque l'existence
de l'autre dimension, la syntaxique. Pourtant, cette phrase perdrait
toute espèce de sens si nous brouillions les m o t s dans leur ordre.
Voilà ce q u ' o n néglige quand on parle de symbolisme — la
dimension liée à l'existence du signifiant, l'organisation du signifiant.

C e qui, à partir de là, ne peut m a n q u e r de venir, et qui est venu à un


linguiste de mes amis, j'ai n o m m é R o m a n Jakobson, c'est que la

248
MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE

distribution de certains troubles qui s'appellent les aphasies, est à revoir


à la lumière de l'opposition entre, d ' u n e part, les rapports de similarité,
ou de substitution, ou de choix, et aussi de sélection ou de concurrence,
bref de tout ce qui est de l'ordre du s y n o n y m e , et, d'autre part, les
rapports de contiguïté, d'alignement, d'articulation signifiante, de
coordination syntaxique. Dans cette perspective, l'opposition classique
des aphasies sensorielles et des aphasies motrices, depuis l o n g t e m p s
critiquée, se c o o r d o n n e de façon saisissante.
Vous connaissez tous l'aphasie de Wernicke. L'aphasique enchaîne
une suite de phrases au caractère grammatical extraordinairement
développé. Il dira — Oui, je comprends. Hier, quand j'étais là-haut, déjà il a
dit, et je voulais, je lui ai dit, ce n'est pas ça, la date, non pas tout à fait, pas
celle-là...
Le sujet m o n t r e par là une maîtrise complète de tout ce qui est
articulation, organisation, subordination et structuration de la phrase,
mais il reste t o u j o u r s à côté de ce qu'il veut dire. Vous ne pouvez u n seul
instant d o u t e r que ce qu'il veut dire soit présent, mais il n'arrive pas à
d o n n e r à ce qui est visé dans la phrase une incarnation verbale. Il
développe autour toute une frange de verbalisation syntaxique, dont la
complexité et le niveau d'organisation sont loin d'indiquer une perte
d'attention du langage. Mais si vous lui demandez une définition, un
équivalent, sans m ê m e vouloir le porter j u s q u ' à la métaphore, si vous le
confrontez à cet usage du langage que la logique appelle le métalangage,
ou langage sur le langage, il n ' y est plus.
Il ne s'agit pas de faire la m o i n d r e comparaison entre un trouble de ce
type et ce qui se passe chez nos psychotiques. Mais quand Schreber
entend Factum est, et que ça s'arrête, il y a certainement là un
p h é n o m è n e qui se manifeste au niveau des relations de contiguïté. Les
relations de contiguïté dominent, à la suite de l'absence ou de la
défaillance de la fonction d'équivalence significative par voie de
similarité.
N o u s ne p o u v o n s pas ne pas tenir compte de cette analogie frappante
p o u r opposer nous aussi, sous la double rubrique de la similarité et de la
contiguïté, ce qui se passe chez le sujet délirant hallucinatoire. O n ne
saurait m i e u x mettre en évidence la dominance de la contiguïté dans le
p h é n o m è n e hallucinatoire qu'en pointant l'effet de parole interrompue,
et de parole i n t e r r o m p u e telle qu'elle est précisément donnée, c'est-
à-dire c o m m e investie, et disons, libidinalisée. C e qui s'impose au sujet
est la partie g r a m m a t i q u e de la phrase, celle qui n'existe que par son
caractère signifiant et par son articulation. C'est celle-là qui devient un
p h é n o m è n e imposé dans le m o n d e extérieur.
L'aphasique dont j e parlais ne peut pas en venir au fait. D ' o ù u n

249
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

discours en apparence vide, qui, chose curieuse, m ê m e chez les sujets


les plus expérimentés, chez les neurologues, déclenche t o u j o u r s u n rire
gêné. Voilà un personnage qui est là à se servir d'immenses bla-bla-bla
extraordinairement articulés, quelquefois riches d'inflexions, mais qui
ne peut jamais arriver au cœur de ce qu'il a à c o m m u n i q u e r . Le
déséquilibre du p h é n o m è n e de contiguïté qui vient au premier plan du
p h é n o m è n e hallucinatoire, et autour de quoi s'organise tout le délire,
n'est pas sans analogie avec cela.
D'habitude, c'est t o u j o u r s le signifié que nous mettons au premier
plan de notre analyse, parce que c'est assurément ce qu'il y a de plus
séduisant, et c'est ce qui au premier abord paraît être la dimension
p r o p r e de l'investigation symbolique de la psychanalyse. Mais à
méconnaître le rôle médiateur primordial du signifiant, à méconnaître
que c'est le signifiant qui est en réalité l'élément-guide, n o n seulement
nous déséquilibrons la compréhension originelle des phénomènes
névrotiques, l'interprétation des rêves elle-même, mais nous nous
rendons absolument incapables de comprendre ce qui se passe dans les
psychoses.
Si u n e partie, tardive, de l'investigation analytique, celle qui concerne
l'identification et le symbolisme, est du côté de la métaphore, ne
négligeons pas l'autre côté, celui de l'articulation et de la contiguïté,
avec ce qui s'y ébauche d'initial et de structurant dans la notion de
causalité. La f o r m e rhétorique qui s'oppose à la métaphore a un n o m —
elle s'appelle la m é t o n y m i e . Elle concerne la substitution à quelque
chose qu'il s'agit de n o m m e r — nous s o m m e s en effet au niveau du
n o m . O n n o m m e une chose par une autre qui en est le contenant, ou la
partie, ou qui est en connexion avec.
Si, usant de la technique de l'association verbale, telle q u ' o n la
pratique au niveau du laboratoire, vous proposez au sujet un mot
c o m m e hutte, il a plus d ' u n e façon de répondre. Certaines réponses
seront dans le registre de la contiguiî. Hutte — Brûlez-la. Le sujet peut
aussi vous dire masure, ou cabine — il y a déjà là l'équivalent
s y n o n y m i q u e , un tout petit peu plus loin nous irons à la métaphore, en
disant — terrier par exemple. Mais il y a aussi un autre registre. Si le
sujet dit par exemple chaume, ce n'est déjà plus tout à fait la m ê m e
chose. C'est une partie de la hutte qui permet de la désigner toute
entière — on peut à la rigueur parler d'un village composé de trois
chaumes, p o u r dire trois petites maisons. Il s'agit là d'évocation. Le
sujet peut aussi dire saleté, ou pauvreté. N o u s ne s o m m e s plus dans la
métaphore, nous s o m m e s dans la m é t o n y m i e .
L'opposition de la métaphore et de la m é t o n y m i e est fondamentale,
car ce que Freud a mis originellement au premier plan dans les

250
MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE

mécanismes de la névrose, comme dans ceux des phénomènes margi-


naux de la vie normale ou du rêve, ce n'est ni la dimension métapho-
rique, ni l'identification. C'est le contraire. D'une façon générale, ce
que Freud appelle la condensation, c'est ce qu'on appelle en rhétorique
la métaphore, ce qu'il appelle le déplacement, c'est la métonymie. La
structuration, l'existence lexicale de l'ensemble de l'appareil signifiant,
sont déterminantes pour les phénomènes présents dans la névrose, car le
signifiant est l'instrument avec lequel s'exprime le signifié disparu.
C'est pour cette raison qu'en ramenant l'attention sur le signifiant, nous
ne faisons rien d'autre que de revenir au point de départ de la découverte
freudienne.

La semaine prochaine, nous reprendrons la question en étudiant


pourquoi ces j e u x de signifiant finissent dans la psychose par occuper le
sujet tout entier. Ce n'est pas du mécanisme de l'aphasie qu'il s'agit dans
ce cas, c'est un certain rapport à l'autre c o m m e manquant, déficient.
C'est à partir de la relation du sujet au signifiant et à l'autre, avec les
différents étages de l'altérité, autre imaginaire et Autre symbolique, que
nous pourrons articuler cette intrusion, cet envahissement psychologi-
que du signifiant qui s'appelle la psychose.

2 MAI 1956.
XVIII

M É T A P H O R E E T M É T O N Y M I E (II) :
A R T I C U L A T I O N SIGNIFIANTE
E T T R A N S F E R T D E SIGNIFIÉ

Aphasie sensorielle et aphasie


motrice.
Le lien positionnel.
Tout langage est métalangage.
Détail et désir.

E n introduisant ici l'opposition de la similarité et de la contiguïté, j e


ne veux pas dire que j e considère la psychose c o m m e en rien
comparable à l'aphasie.
Je dirai plus. C e que j e retiens des deux ordres de troubles qui ont été
distingués dans l'aphasie, c'est qu'il y a entre eux la m ê m e opposition
que celle qui se manifeste, n o n plus de façon négative, mais positive,
dans la m é t a p h o r e et la m é t o n y m i e .
Je m e suis laissé dire que cette opposition avait plongé certains dans
u n grand embarras, et que les uns ont dit aux autres — La métaphore nous
a bien montré l'importance de l'opposition, contestation et confusion.
L'opposition du signifiant et du signifié n'est pas u n simple substitut
de l'opposition fameuse et n o n moins inextricable de l'idée, ou de la
pensée, et du m o t . Q u e l q u ' u n , un grammairien sensationnel, a fait une
œ u v r e remarquable, dans laquelle il n ' y a qu'une faute, son fâcheux
sous-titre, Des mots à la pensée. Cette formulation, j e l'espère, ne peut
plus être soutenable p o u r aucun d'entre vous.

N o u s touchons du doigt la vie constante de la métaphore dans ces


transferts de signifié dont je vous ai donné l'exemple la dernière fois
avec Sa gerbe n'était point avare, ni haineuse.
Voilà bien u n exemple de métaphore. O n peut dire en un sens que la
signification d o m i n e tout, que c'est elle tout d ' u n coup qui i m p r i m e au
sujet, sa gerbe, cette valeur qui la m o n t r e s'éparpillant généreusement,

253
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

c o m m e si c'était de son propre chef. Seulement le signifiant et le signifié


sont toujours dans un rapport que l'on peut qualifier de dialectique.
Il ne s'agit pas d'une nouvelle mouture du rapport sur lequel repose la
notion d'expression, où la chose, ce à quoi on se réfère, est exprimée par
le mot, considéré comme une étiquette. C'est précisément pour
dissoudre cette idée que m o n discours est fait.
Vous avez dû entendre parler des aphasiques, et vous connaissez leur
parole extraordinairement vive et rapide, aisée en apparence, jusqu'à un
certain point au moins. Ils s'expriment admirablement sur le thème sans
pouvoir dire le mot, en se servant de toute une articulation syntaxique
extrêmement nuancée pour viser quelque chose dont ils ont le n o m ou
l'indication précise au bout de la langue, mais ils sont incapables d'autre
chose que de tourner autour.
Ce qui captive ici, c'est la permanence de l'intentionnalité du sujet
malgré cette impuissance verbale localisée.
O n a prétendu mettre en relief une sorte de déficit intellectuel,
d'ordre pré-démentiel, qui en serait corrélatif. C'est un progrès qui
nuance la première notion massive selon laquelle il s'agit d'une
incapacité de saisir passivement les images verbales, et qui indique que
le trouble est bien plus complexe qu'il n'apparaissait au premier abord.
Mais quels que soient les déficits que le sujet pourra marquer si nous le
mettons à une tâche définie, selon les modes qui caractérisent la position
des tests, rien se sera résolu tant que nous n'en saurons pas le mécanisme
et l'origine.
O n peut voir le sujet élever sa protestation à propos de la lecture de
l'observation qui comporte tel détail historique précis, d'une date, une
heure, un comportement. C'est à ce moment-là que le sujet sort son
discours, quelqu'en soit le caractère perturbé et jargonophasique. Se
tromperait-il, c'est tout de m ê m e à propos d'un détail historique défini,
qu'il possédait juste cinq minutes auparavant, qu'il commence à entrer
dans le dialogue. O n saisit ici la présence et l'intensité de l'intentionna-
lité au cœur du déploiement du discours, qui n'arrive pas à la
rejoindre.
D u point de vue de la phénoménologie, le langage de l'aphasique
sensoriel est un langage de paraphrases. Sa jargonophasie — le mot est
un peu trop fort — se caractérise par l'abondance et la facilité de
l'articulation et du déroulement des phrases, si parcellaires qu'elles
deviennent au terme dernier.
La paraphrase s'oppose directement à la métaphrase, si l'on appelle
ainsi tout ce qui est de l'ordre d'une traduction littérale. Cela signifie
que si vous lui demandez de traduire, de donner un synonyme, de
répéter la m ê m e phrase, celle-là m ê m e qu'il vient de dire, il en est

254
ARTICULATION SIGNIFIANTE ET TRANSFERT DE SIGNIFIÉ

incapable. Il peut enchaîner, sur votre discours ou le sien, mais il a les


plus grandes difficultés à c o m m e n t e r un discours. Vous obtenez de lui
des répliques si vives, si pathétiques dans le désir de se faire entendre,
que cela confine au comique. U faut être intéressé par le p h é n o m è n e
l u i - m ê m e p o u r ne pas rire.
D o n c , il y a là un trouble de la similarité, qui consiste en ceci, que le
sujet est incapable de la métaphrase, et ce qu'il a à dire est tout entier
dans le d o m a i n e de la paraphrase.
A côté de l'aphasie sensorielle, il y a celle q u ' o n appelle grossièrement
motrice. Elle c o m m e n c e par les troubles de l'agrammatisme, bien
connus maintenant, et va j u s q u ' à une réduction extrême du stock verbal
— dans l'image immortalisée, c'est le f a m e u x crayon qu'il ne peut plus
sortir. Cette autre dimension du déficit aphasique peut très bien
s ' o r d o n n e r dans l'ordre des troubles de la contiguïté.
C'est ici essentiellement l'articulation, la syntaxe du langage, qui,
progressivement, dans l'échelle des cas et dans l'évolution de certains
sujets, se dégrade, au point de les rendre incapables d'articuler dans une
phrase composée ce qu'ils peuvent pourtant correctement n o m m e r . Ils
gardent la capacité nominative, mais perdent la capacité proposition-
nelle. Ils ne sont pas capables de construire la proposition.
E n raison m ê m e des propriétés du signifiant et du signifié, la
tentation éternelle à laquelle succombe le linguiste lui-même, et à plus
forte raison celui qui ne l'est pas, est de considérer que c'est le plus
apparent dans le p h é n o m è n e qui en donne le tout.
J u s q u ' à un certain point, les linguistes ont été victimes de cette
illusion. L'accent qu'ils mettent par exemple sur la métaphore, t o u j o u r s
beaucoup plus étudiée que la m é t o n y m i e , en témoigne. Dans le langage
plein et vivant, c'est bien ce qu'il y a de plus saisissant, mais aussi de
plus problématique — c o m m e n t peut-il se faire que le langage ait son
m a x i m u m d'efficacité quand il arrive à dire quelque chose en disant
autre chose ? C'est en effet captivant, et on croit m ê m e aller par là au
cœur d u p h é n o m è n e du langage, à contre-pente d'une notion naïve.
La n o t i o n naïve voudrait qu'il y ait superposition, et c o m m e
décalque, de l'ordre des choses à l'ordre des mots. O n croit avoir fait un
grand pas en disant que le signifié n'atteint jamais son but que par
l'intermédiaire d ' u n autre signifié, en renvoyant à une autre significa-
tion, ce n'est que le premier pas, et on ne voit pas qu'il faut en faire u n
deuxième. Il faut s'apercevoir que sans la structuration du signifiant,
aucun transfert de sens ne serait possible.
U n certain n o m b r e d'entre vous ont à juste titre perçu la dernière fois
que c'est ce que j e voulais dire, en portant l'accent sur le rôle du
signifiant dans la métaphore.

255
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

Le déficit, si on aborde les choses par ce biais, a deux versants.


Le premier, c'est la dissolution du lien de la signification intention-
nelle à l'appareil d u signifiant. Celui-ci reste globalement au sujet, qui
n é a n m o i n s n'arrive plus à le maîtriser en fonction de son intention. Le
second, c'est la dissolution du lien interne au signifiant. O n met l'accent
sur le fait qu'il y a là une sorte de décomposition régressive, qui
s'explique assez bien par la théorie jacksonienne suivant laquelle une
décomposition des fonctions va dans l'ordre inverse de leur acquisition,
n o n pas dans le développement — le langage ne se réduit pas au langage
idéalement premier de l'enfant — mais par un véritable turning.
P o u r ma part, est-ce là-dessus que j'ai voulu mettre l'accent ?
Je dis — non. Selon une espèce de loi générale d'illusion concernant ce
qui se produit dans le langage, ce n'est pas ce qui apparaît au premier
plan qui est l'important. L'important est l'opposition entre deux sortes
de liens qui sont e u x - m ê m e s internes au signifiant.
D ' a b o r d le lien positionnel, qui est le f o n d e m e n t du lien que j'ai
appelé tout à l'heure propositionnel. C'est ce qui, dans une langue
donnée, instaure cette dimension essentielle qui est celle de l'ordre des
mots. Il suffit p o u r que vous le compreniez de vous rappeler qu'en
français Pierre bat Paul n'est pas l'équivalent de Paul bat Pierre.
Remarquez, à propos de la seconde f o r m e des troubles aphasiques, la
cohérence rigoureuse qui existe entre le maintien de la fonction
positionnelle du langage, et celui d ' u n stock suffisant de termes. C'est
u n p h é n o m è n e clinique absolument incontestable, et qui nous m o n t r e
la liaison fondamentale du signifiant.
C e qui apparaît au niveau grammatical c o m m e caractéristique du lien
positionnel se retrouve à tous les niveaux pour instaurer la coexistence
synchronique des termes.
La locution verbale en est la f o r m e la plus élevée. A un niveau plus
bas, il y a le m o t , qui a l'air de présenter une stabilité dont vous savez
qu'elle a été à juste titre contestée. Si l'indépendance du m o t se
manifeste sous certains angles, elle ne peut pas être considérée c o m m e
radicale. Le m o t ne peut à aucun degré être considéré c o m m e unité de
langage, encore qu'il constitue une f o r m e élémentaire privilégiée. A un
niveau encore inférieur, vous trouvez les oppositions ou couplages
phonématiques, qui caractérisent le dernier élément radical de distinc-
tion d ' u n e langue à l'autre.
E n français par exemple, boue et pou s'opposent, quelque accent

256
ARTICULATION SIGNIFIANTE ET TRANSFERT DE SIGNIFIÉ

que vous ayez. M ê m e si vous avez tendance, parce que vous êtes u n peu
limitrophe, à prononcer boue c o m m e pou, vous prononcerez l'autre pou
d i f f é r e m m e n t , parce que le français est une langue dans laquelle cette
opposition vaut. Dans d'autres langues, il y a des oppositions tout à fait
inconnues du français. Cette liaison d'opposition est essentielle à la
fonction du langage. Elle doit être distinguée du lien de similarité,
impliqué dans le fonctionnement du langage, et qui est lié à la possibilité
indéfinie de la fonction de substitution, laquelle n'est concevable que
sur le f o n d e m e n t de la relation positionnelle.
C e qui est au principe de la métaphore n'est pas la signification, qui
serait transposée de Booz à la gerbe. J'admets très bien que quelqu'un
m ' o b j e c t e que la gerbe de Booz est m é t o n y m i q u e et n o n métaphorique,
et que, sous-jacent à cette magnifique poésie, jamais directement
n o m m é , il y a le pénis royal de Booz. Mais ce n'est pas cela qui fait la
vertu m é t a p h o r i q u e de cette gerbe, c'est qu'elle est mise en position de
sujet dans la proposition, à la place de Booz. C'est d'un p h é n o m è n e de
signifiants qu'il s'agit.
Allons j u s q u ' à la limite de la métaphore poétique que vous n'hésite-
riez pas, vous, à qualifier de surréaliste, encore q u ' o n n'ait pas attendu
les surréalistes p o u r faire des métaphores. Vous ne pouvez pas dire si
c'est sensé ou insensé. Je ne dirai pas que c'est la meilleure façon
d ' e x p r i m e r les choses, mais, en tous les cas, ça porte.
Prenons une f o r m u l e dont vous ne m e contesterez pas qu'elle est bien
u n e métaphore. Vous verrez si c'est le sens qui la soutient.
L'amour est un caillou riant dans le soleil.
Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est incontestablement une m é t a -
phore. Il est assez probable que si elle est née, c'est qu'elle c o m p o r t e un
sens. Q u a n t à lui en trouver un... j e peux faire le séminaire là-dessus.
Cela m e paraît une définition incontestable de l'amour, et j e dirai que
c'est la dernière à laquelle j e m e sois arrêté, parce qu'elle m e paraît
indispensable si l'on veut éviter de retomber sans cesse dans des
confusions irrémédiables.
Bref, une m é t a p h o r e avant tout est soutenue par une articulation
positionnelle. La chose peut être démontrée j u s q u e dans ses formes les
plus paradoxales.
A u c u n d'entre vous n'a été sans entendre parler, j e pense, de cet
exercice q u ' u n poète de notre temps a fait sous la rubrique d'Un mot
pour un autre. C'est une petite comédie en un acte de Jean Tardieu. Il
s'agit du dialogue de deux femmes. O n annonce l'une, l'autre va au
devant d'elle, et lui dit :
Chère, très chère, depuis combien de galets n'avais-je pas eu le mitron de vous
sucrer !

257
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

Hélas, chère, lui répond l'autre, j'étais moi-même très dévitreuse,mes trois
plus jeunes tourteaux, etc.
Cela c o n f i r m e que, m ê m e sous une f o r m e paradoxale, n o n seulement
le sens se maintient, mais qu'il tend à se manifester d ' u n e façon tout
spécialement heureuse et métaphorique. O n peut dire qu'il en est en
quelque sorte renouvelé. Quel que soit l'effort du poète p o u r pousser
l'exercice dans le sens de la démonstration, on est à chaque instant à
d e u x doigts de la m é t a p h o r e poétique. C e n'est pas d ' u n registre
différent de ce qui jaillit c o m m e poésie naturelle dès q u ' u n e significa-
tion puissante est intéressée.
L ' i m p o r t a n t n'est pas que la similarité soit soutenue par le signifié —
n o u s faisons t o u t le t e m p s cette erreur —, c'est que le transfert du
signifié n'est possible qu'en raison de la structure m ê m e du langage.
T o u t langage implique un métalangage, il est déjà métalangage de son
registre propre. C'est parce que tout langage est virtuellement à
traduire qu'il implique métaphrase et métalangue, le langage parlant du
langage. Le transfert du signifié, tellement essentiel à la vie humaine,
n'est possible qu'en raison de la structure du signifiant.
Mettez-vous bien dans la tête que le langage est un système de
cohérence positionnelle. Dans un deuxième temps, que ce système
se reproduit à l'intérieur de l u i - m ê m e avec une extraordinaire, et
effrayante, fécondité.
C e n'est pas pour rien que le m o t prolixité est le m ê m e m o t que
prolifération. Prolixité est le m o t effrayant. T o u t usage du langage suscite
u n effroi, qui arrête les gens et se traduit par la peur de l'intellectualité.
Il intellectualise trop, dit-on. Cela sert d'alibi à la peur du langage. En
fait, vous observerez qu'il y a verbalisme là où on fait l'erreur
d'accorder trop de poids au signifié, alors que c'est en poussant plus loin
dans le sens de l'indépendance du signifiant et du signifié, que toute
opération de construction logique prend sa pleine portée.
T o u t au m o i n s p o u r les phénomènes qui nous intéressent, c'est
t o u j o u r s dans la mesure où on adhère davantage à ce que j'appelle la
m y t h o l o g i e significative, q u ' o n t o m b e dans le verbalisme. Les mathé-
matiques au contraire utilisent un langage de pur signifiant, un
métalangage par excellence. Elles réduisent le langage à sa fonction
systématique sur quoi un autre système de langage est construit,
saisissant le premier dans son articulation. L'efficacité de cette façon de
faire n'est pas douteuse dans son registre propre.

258
ARTICULATION SIGNIFIANTE ET TRANSFERT DE SIGNIFIÉ

Q u a n d o n lit les rhétoriciens, on s'aperçoit que jamais ils n'arrivent à


une définition complètement satisfaisante de la métaphore, et de la
métonymie.
D ' o ù résulte par exemple cette formule, que la m é t o n y m i e est une
m é t a p h o r e pauvre. O n pourrait dire que la chose est à prendre dans le
sens exactement contraire — la m é t o n y m i e est au départ, et c'est elle qui
rend possible la métaphore. Mais la métaphore est d'un autre degré que
la m é t o n y m i e .
Étudions les p h é n o m è n e s les plus primitifs, et prenons un exemple
particulièrement vivant pour nous, analystes. Q u o i de plus primitif
c o m m e expression directe d'une signification, c'est-à-dire d'un désir,
que ce que Freud rapporte de sa dernière petite fille ? — celle qui a pris
depuis une place si intéressante dans l'analyse — Anna.
A n n a Freud e n d o r m i e — les choses sont, vous le voyez, à l'état pur,
parle dans son s o m m e i l — Grosses fraises, framboises, flans, bouillies.
Voilà quelque chose qui a l'air d'être du signifié à l'état pur. Et c'est la
f o r m e la plus schématique, la plus fondamentale, de la m é t o n y m i e .
Sans aucun doute elle les désire, ces fraises, ces framboises. Mais il ne va
pas de soi que ces objets soient là tous ensemble. Qu'ils soient là,
juxtaposés, coordonnés dans la nomination articulée, tient à la fonction
positionnelle qui les m e t en position d'équivalence. C'est le p h é n o m è n e
essentiel.
S'il y a bien quelque chose qui nous m o n t r e indiscutablement qu'il ne
s'agit pas là d ' u n p h é n o m è n e d'expression pur et simple, q u ' u n e
psychologie, disons jungienne, nous ferait saisir c o m m e un substitut
imaginaire de l'objet appelé, c'est précisément que la phrase c o m m e n c e
par quoi ? Par le n o m de la personne, Anna Freud. C'est une enfant de
dix-neuf mois, et nous s o m m e s sur le plan de la nomination, de
l'équivalence, de la coordination nominale, de l'articulation signifiante
c o m m e telle. C'est seulement à l'intérieur de ce cadre qu'est possible le
transfert de signification.
C'est le cœur de la pensée freudienne. L'œuvre c o m m e n c e par le
rêve, ses mécanismes de condensation et déplacements, de figuration,
ils sont tous de l'ordre de l'articulation m é t o n y m i q u e , et c'est sur ce
f o n d e m e n t que la métaphore peut intervenir.
C'est encore plus saisissable au niveau de l'érotisation du langage. S'il
y a un o r d r e d'acquisition, ce n'est certainement pas celui qui
permettrait de dire que les enfants c o m m e n c e n t par tel élément du stock

259
D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

verbal plutôt que par tel autre. Il y a la plus grande diversité. O n


n'attrape pas le langage par un bout, c o m m e certains peintres c o m m e n -
cent leurs tableaux par le côté gauche. Le langage, p o u r naître, doit
t o u j o u r s être déjà pris dans son ensemble. Par contre, p o u r qu'il puisse
être pris dans son ensemble, il faut qu'il c o m m e n c e par être pris par le
b o u t du signifiant.
O n parle du caractère concret du langage chez l'enfant. C'est,
contrairement à l'apparence, quelque chose qui se rapporte à la
contiguïté. Q u e l q u ' u n m ' a confié tout récemment le m o t de son enfant,
un garçon, qui, à l'âge de deux ans et demi, attrapa sa mère qui se
penchait p o u r lui dire adieu le soir, en l'appelant — Ma grosse fille pleine
de fesses et de muscles.
C e langage, n'est é v i d e m m e n t pas le m ê m e que celui de Sa gerbe
n'était point avare, ni haineuse. L'enfant ne fait pas encore cela. Il ne dit
pas n o n plus que L'amour est un caillou riant dans le soleil. O n nous dit que
l'enfant c o m p r e n d la poésie surréaliste et abstraite, qui serait un retour à
l'enfance. C'est idiot — les enfants détestent la poésie surréaliste, et
r é p u g n e n t à certaines étapes de la peinture de Picasso. P o u r q u o i ? Parce
qu'ils n ' e n sont pas encore à la métaphore, mais à la m é t o n y m i e . Et
quand ils apprécient certaines choses de la peinture de Picasso, c'est
qu'il s'agit de m é t o n y m i e .
La m é t o n y m i e est aussi sensible dans tel passage de l'œuvre de
Tolstoï, où chaque fois qu'il s'agit de l'approche d'une f e m m e , vous
voyez surgir à sa place, procédé m é t o n y m i q u e de haut style, une o m b r e
de m o u c h e , une tache sur la lèvre supérieure, etc. D ' u n e façon générale,
la m é t o n y m i e anime ce style de création q u ' o n appelle, par opposition
au style symbolique et au langage poétique le style dit réaliste. La
p r o m o t i o n du détail qui le caractérise n'a rien de plus réaliste que quoi
que ce soit. Seules des voies très précises peuvent faire d ' u n détail le
guide de la fonction désirante — n ' i m p o r t e quel détail ne peut être
p r o m u c o m m e l'équivalent de tout.
La preuve, c'est le mal que nous nous donnons p o u r faire valoir
certains de ces détails, par une série de transferts significatifs, dans les
expériences de labyrinthe destinées à mettre en évidence ce que nous
appelons l'intelligence des animaux. Je veux bien que l'on appelle ça
l'intelligence — c'est une simple question de définition. Il s'agit de
l'extension du c h a m p du réel où nous pouvons faire entrer l'animal avec
ses capacités actuelles de discernement, à condition de l'intéresser
instinctuellement, de façon libidinale.
Le prétendu réalisme de la description du réel par le détail, ne se
conçoit que dans le registre d ' u n signifiant organisé, grâce à quoi, du
fait que la m è r e est Ma grosse fille pleine de fesses et de muscles, l'enfant

260
ARTICULATION SIGNIFIANTE ET TRANSFERT DE SIGNIFIÉ

évoluera d ' u n e certaine façon. Il est certain que c'est bien en fonction de
ses précoces capacités m é t o n y m i q u e s que, à tel m o m e n t , les fesses
p o u r r o n t devenir p o u r lui un équivalent maternel. Tel sens dont nous
p o u v o n s concevoir la sensibilisation sur le plan vital, ne change
absolument rien au problème.
C'est sur la base de l'articulation m é t o n y m i q u e que ce p h é n o m è n e
peut se produire. Il faut d'abord que la coordination signifiante soit
possible p o u r que les transferts de signifié puissent se produire.
L'articulation formelle du signifiant est dominante par rapport au
transfert du signifié.
C o m m e n t maintenant poser la question du retentissement sur la
fonction du langage de toute perturbation du rapport à l'autre ? D e
m ê m e que s'opposent métaphore et m é t o n y m i e , de m ê m e s'opposent
les fonctions fondamentales de la parole — la parole fondatrice et les
m o t s de passe.
P o u r q u o i l'un et l'autre sont-ils fondamentalement nécessaires ?
Quelle est leur distinction ? C'est là quelque chose qui se pose par
rapport à un troisième terme. S'il est tellement nécessaire à l ' h o m m e
d'user de la parole pour trouver ou pour se retrouver, c'est en fonction
de sa propension naturelle à se décomposer en présence de l'autre.
D e quelle façon se compose et se recompose-t-il ? N o u s y revien-
drons une prochaine fois, mais vous pouvez dès maintenant saisir, dans
les p h é n o m è n e s que présente Schreber, l'usage que nous p o u v o n s faire
de ces catégories.
Je vous ai parlé la dernière fois des phrases interrompues, mais il y a
aussi la question et la réponse. Cela doit se comprendre dans sa valeur
d'opposition par rapport à la dimension de la parole fondatrice, où on
ne d e m a n d e pas à l'autre son avis. La fonction de la question et de la
réponse, p o u r autant qu'elle est valorisée par l'initiation verbale, qu'elle
est son complémentaire et sa racine, dénude, par rapport à ce qu'a de
p r o f o n d é m e n t significative la parole fondatrice, le f o n d e m e n t signifiant
de ladite parole. Le p h é n o m è n e délirant dénude d'ailleurs à tous les
niveaux la fonction signifiante c o m m e telle.
Je vais vous en donner u n autre exemple. Vous connaissez ces
fameuses équivalences que le délirant Schreber donne c o m m e f o r m u -
lées par les oiseaux du ciel, défilant dans le crépuscule. O n y trouve les
assonances — Santiago ou Carthago, Chinesenthum ou Jesus-Christum.
Est-ce simplement l'absurdité qui est à retenir là-dedans ? Le fait qui
frappe Schreber, c'est que les oiseaux du ciel sont sans cervelle. Sur ce,
Freud n'a pas de doute — ce sont des jeunes filles.
Mais l ' i m p o r t a n t n'est pas l'assonance, c'est la correspondance terme
à terme d'éléments de discrimination très voisins, qui n ' o n t de portée,

261
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

p o u r un polyglotte c o m m e Schreber, qu'à l'intérieur du système


linguistique allemand.
Schreber, avec toute sa perspicacité, vous m o n t r e une fois de plus que
ce qui est cherché est de l'ordre du signifiant, c'est-à-dire de la
coordination phonématique. Le m o t latin Jesus-Christum n'est ici, on le
sent, un équivalent de Chinesenthum que dans la mesure où, en
allemand, la terminaison tum a une sonorité particulière.

La p r o m o t i o n du signifiant c o m m e tel, la venue au j o u r de cette


sous-structure toujours cachée qu'est la m é t o n y m i e , est la condition de
t o u t e investigation possible des troubles fonctionnels du langage dans la
névrose et la psychose.

9 MAI 1956.
XIV

CONFÉRENCE :
F R E U D D A N S LE SIÈCLE

Ouverture de la séance,
par le professeur Jean Delay

A l'occasion du centenaire de la naissance de Freud, qui est né le


16 mai 1856, ont été organisés à Paris des manifestations pour le
commémorer.
Il convient de rappeler que c'est à Paris, en suivant l'enseignement
de Charcot à la Salpêtrière, alors qu'il avait seulement vingt-neuf ans,
que Freud a trouvé sa voie. Et lui-même, dans l'article de l'édition de
ses Œuvres complètes, a souligné tout ce qu'il devait à l'enseignement
de la Salpêtrière.
Cette filiation ne nuit en rien à son originalité évidente, éclatante,
car c'est vraiment à lui qu'est due la psychanalyse en tant que méthode
et en tant que doctrine. On peut, et même on doit, faire des réserves sur
certains aspects théoriques et pratiques de la psychanalyse. Mais il n'en
reste pas moins qu'en mettant en évidence le rôle des conflits affectifs et
des troubles de l'instinct dans les névroses, il a apporté une contribution
très importante à la psychiatrie. Et d'autre part, en mettant en évidence
le rôle de l'inconscient dans toutes les manifestations de la vie mentale,
on peut dire qu'il a apporté une contribution qui dépasse le cadre des
sciences médicales, et qui s'applique à l'ensemble des sciences de
l'homme.
C'est pourquoi il m'a paru nécessaire, à l'occasion de ce centenaire,
de demander à Jacques Lacan, qui dirige ici, avec Daniel Lagache
et Mme Favez-Boutonier, la Société française de psychanalyse,
de faire un exposé sur Freud et son influence dans le
siècle. Il m'a paru particulièrement qualitfié pour le faire, car il connaît
admirablement la vie et l'œuvre de Freud.

263
DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

M e voici donc chargé aujourd'hui par M. le professeur Jean Delay,


d ' u n e mission qui, p o u r être différente de l'enseignement qui se
poursuit ici chaque semaine le m ê m e j o u r sous son patronage,
m ' h o n o r e g r a n d e m e n t — n o m m é m e n t , de parler de Freud à l'audience,
neuve en la matière, des étudiants du stage de psychiatrie, et dans
l'intention de c o m m é m o r e r le centenaire de sa naissance.
Il y a là une dualité de fins qui impose peut-être quelque diplopie à
m o n discours, celle d'instruire en honorant, d'honorer en instruisant —
et il faudrait q u e j e m ' e n excuse, si j e n'espérais a c c o m m o d e r la visée de
ce discours j u s q u ' à faire coïncider la venue de l ' h o m m e au m o n d e et sa
venue au sens suprême de son œuvre.
C'est p o u r q u o i m o n titre, Freud dans le siècle, entend suggérer plus
q u ' u n e référence chronologique.

Je veux c o m m e n c e r par dire ce qui, pour apparaître sous le n o m de


Freud, dépasse le temps de son apparition, et dérobe sa vérité j u s q u e
dans son dévoilement m ê m e — que le n o m de Freud signifie joie.
C'était ce dont Freud était conscient lui-même, c o m m e l'attestent
bien des choses, telle analyse de rêve q u e j e pourrais produire, dominée
par une s o m m e de mots composites, plus spécialement par un m o t à la
résonance ambiguë, anglophone et g e r m a n o p h o n e à la fois, et où il
é n u m è r e les petits lieux charmants des environs de Vienne.
Si j e m'arrête à ce n o m , ce n'est pas par procédé panégyrique.
J'anticipe sur une articulation de m o n discours, en rappelant que sa
famille, c o m m e toutes les familles de Moravie, de Galicie, des
provinces limitrophes de la Hongrie, a dû, en raison d ' u n édit de
Joseph II en 1785, choisir ce n o m parmi une liste de p r é n o m s — c'est un
p r é n o m féminin, porté assez f r é q u e m m e n t à l'époque. Mais ce n o m est
plus anciennement un n o m juif, qu'à travers l'histoire on retrouve déjà
traduit autrement.
Cela est bien fait pour nous rappeler qu'à travers l'assimilation
culturelle des signifiants cachés, persiste ce récurrent d'une tradition
p u r e m e n t littérale, qui nous porte sans doute très loin au cœur de la
structure avec laquelle Freud a répondu à ses questions. Assurément,
p o u r bien le saisir, il faudrait dès maintenant évoquer à quel point il
reconnaissait son appartenance à la tradition juive et à sa structure
littérale, qui va, dit-il, j u s q u ' à s'imprimer dans la structure de langue.

264
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

Freud a pu dire d'une façon éclatante à l'occasion de son soixantième


anniversaire, dans un message adressé à une communauté confession-
nelle qu'il y reconnaît sa plus intime identité.
Il y a certes un contraste entre cette reconnaisance, et son refus
précoce, offensif, presque offensant à l'égard de ceux de ses proches
qu'il a le plus de raisons de ménager, de la foi religieuse de ses pères.
C'est peut-être par ce biais que nous pourrions être le mieux introduits à
ce qui nous ferait comprendre la façon dont les questions se sont posées
pour Freud.
Néanmoins, ce n'est pas par là q u e j e l'aborderai. Car à la vérité, ce ne
sont pas toujours les abords les plus simples qui paraissent les plus
clairs. Ce ne sont pas ceux, pour tout dire, auxquels nous sommes le
mieux préparés. Et ce n'est certainement pas sans raison qu'il faut
souvent, pour faire entendre des vérités, passer par des voies plus
complexes.
Ce n'est pas non plus dans la biographie de Freud que nous
trouverons la racine de la subversion qu'a apportée sa découverte.
Il ne semble pas qu'une touche de névrose, qui peut servir certes à
comprendre Freud, ait jamais guidé personne avant lui sur la m ê m e
voie. Rien de moins pervers, me semble-t-il, que la vie de Freud. S'il
s'agissait de chercher de ce côté-là le prix de ses audaces, ni la pauvreté
de l'étudiant, ni les années de lutte du père de famille nombreuse, ne me
paraissent suffire à expliquer quelque chose que j'appellerai une
abnégation quant aux rapports de l'amour, qu'il faut bien qu'on signale
quand il s'agit du rénovateur de la théorie de l'Eros.
Les révélations récentes, les lettres à la fiancée, grande attraction
d'une récente biographie, nous paraissent se compléter par je ne sais
quoi que j'appellerai un attendrissant égocentrisme, consistant à exiger
de l'autre une conformité sans réserve aux idéaux de sa belle âme, et à se
déchirer à la pensée de la faveur faite à un autre le soir mémorable où il
reçut d'elle le premier gage de son amour. Tout cela se réduit à ce que
j'appellerai une crudité de puceau, que nous pouvons pardonner, à en
trouver le pendant non moins indiscret dans des mêmes lettres à la
fiancée qui ont été publiées de notre Hugo.
Cette divulgation, en fin de compte assez opportune, m'empêche
quant à moi de m'arrêter à la dignité d'une union où la confidence de
Freud lui-même indique le respect mutuel et la vigilance aux tâches
parentales, et pour tout dire, la haute tradition des vertus familiales
juives. Car il ne peut manquer d'apparaître, à travers ces premières
lettres, je ne sais quelle réduction au plus petit c o m m u n dénominateur
d'une convention petite-bourgeoise, d'un amour dont le luxe senti-
mental n'exclut pas l'économie et la rancune longtemps conservée par

265
ïI

D U SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

Freud à l'endroit de sa fiancée, de lui avoir fait m a n q u e r par u n


déplacement i n o p p o r t u n la gloire d'être l'inventeur de l'usage chirurgi-
cal de la cocaïne. Cela fait assez voir un rapport de forces psychiques
p o u r lequel le t e r m e d'ambivalence, employé à tort et à travers, serait
fort mal venu.
A la vérité, nous ne suivrons pas de ces ravages la géographie dans le
temps.
J'ai entendu u n j o u r parler de Freud en ces termes — sans ambition et
sans besoins. La chose est comique si l'on songe au n o m b r e de fois, tout
au long de son œuvre, où Freud nous a fait l'aveu de son ambition, sans
doute avivée par tant d'obstacles, mais qui va beaucoup plus loin dans
l'inconscient, c o m m e il a su nous le m o n t r e r . Faudrait-il, pour vous la
faire sentir, vous peindre, — c o m m e J u n g un j o u r , parlant à ma
personne, l'a fait — la réception de Freud à l'Université qu'il portait à
l'éclairage mondial ? Je veux dire, peindre le flot, dont il a été le premier
à avoir m o n t r é la signification symbolique, fleurir en une tache
grandissante son pantalon clair.
Le dirai-je ? C e n'est pas là le relief dont j e souhaiterais éclairer la
figure de Freud, car à la vérité il semble que rien ne puisse aller au-delà
de ce qu'il nous a livré l u i - m ê m e de sa confidence dans cette longue
autobiographie que constituent ses premières œuvres, la Traumdeutung,
la Psychopathologie de la vie quotidienne, et le Witz. Personne, en un sens,
n'a été aussi loin dans la confession, du moins dans la mesure q u ' i m p o s e
à u n h o m m e le souci de son autorité. Et ce n'est pas là, bien loin de là,
en diminuer la portée. Le frémissement où ces confidences s'arrêtent
n o u s d o n n e peut-être le sentiment d ' u n e barrière, mais rien n'a permis
depuis de la franchir — m ê m e les plus indiscrets des faiseurs d ' h y p o -
thèses n ' o n t jamais rien pu ajouter à ce que l u i - m ê m e nous a confié.
Il y a là quelque chose qui mérite q u ' o n s'y arrête, et qui est bien fait
p o u r nous faire sentir la valeur d ' u n e m é t h o d e critique où j e vous
introduirai par surprise, en vous disant q u ' u n e œ u v r e se j u g e par la
m e s u r e de ses propres critères.
Si la découverte de la psychanalyse est bien d'avoir réintégré dans la
science tout un c h a m p objectivable de l ' h o m m e et d'en avoir m o n t r é la
suprématie, et si ce c h a m p est celui du sens, pourquoi chercher la genèse
de cette découverte hors des significations que son inventeur a
rencontrées en l u i - m ê m e sur la voie qui le menait à elle p o u r q u o i
chercher ailleurs que dans le registre où celle-ci doit se confiner en pure
rigueur ? Si c'est à quelque ressort étranger au champ découvert par notre
auteur, et nul autre, qu'il nous faut recourir pour expliquer ce qu'il est, la
prévalence de ce c h a m p devient caduque, d'être subordonnée.
Poser la suprématie et n o n la subordination du sens en tant que cause

266
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

efficiente, c'est apparemment renier les principes de la science moderne.


En effet, pour la science positive à laquelle appartiennent les maîtres de
Freud, cette pléiade que Jones évoque très justement au début de son
étude, toute dynamique du sens est, par pétition de principe, négligea-
ble, fondalement superstructure. C'est donc une révolution que la
science qu'apporte Freud, si celle-ci a la valeur qu'il prétend.
A-t-elle cette valeur ? A-t-elle cette signification ?

Je veux ici m'arrêter pour essayer de vous restituer la perspective qui


montre le relief propre de l'oeuvre de Freud, actuellement effacé.
Je vous demande tout de suite de vous attendre à un contraste, entre
ce que l'œuvre de Freud signifie authentiquement et ce qui actuellement
s'offre à vous c o m m e le sens de la psychanalyse. Pour beaucoup d'entre
vous, les étudiants, et à mesure que vous vous approchez plus des
choses de la sphère mentale, la psychanalyse est un moyen d'abord qui
permet de mieux comprendre, dit-on, le malade mental.
Je ne saurais trop recommander à ceux d'entre vous qui ont l'occasion
de pratiquer la littérature analytique — et Dieu sait si elle est devenue
énorme, presque diffuse — de conj oindre à cette lecture un dosage au
moins proportionnel de la lecture de Freud lui-même. Vous verrez
éclater la différence.
Le terme de frustration, par exemple, est devenu le leit-motiv des
mères pondeuses de la littérature analytique de langue anglaise, avec
tout ce qu'il comporte d'abandonnisme et de relation de dépendance.
O r , ce terme est tout simplement absent de l'œuvre de Freud. L'usage
primaire de notions extraites de leur contexte, comme celle d'épreuve
de la réalité, ou de notions bâtardes comme celle de relation d'objet, le
recours à l'ineffable du contact affectif et de l'expérience vécue, tout cela
est proprement étranger à l'inspiration de l'œuvre de Freud.
Ce style tend depuis quelques temps à se rabattre au niveau d'un
optimisme niais mis au principe d'un moralisme équivoque, et fondé
sur un schématisme également grossier, qui est bien l'image la plus
sommaire dont il ait été donné à l ' h o m m e de recouvrir son propre
développement — la fameuse succession des phases dites prégénitales
de la libido. La réaction n'a pas manqué de se faire sentir, si bien que
nous en sommes maintenant à la restauration pure et simple d'une
orthopédie du moi, dont tout le monde eût souri il y a seulement cent
ans c o m m e de la plus simpliste pétition de principe.

267
r

DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

C e glissement assez invraisemblable tient, j e crois, à ceci, qu'il y a


une p r o f o n d e méconnaissance à penser que l'analyse est faite p o u r nous
servir de passerelle afin d'accéder à une sorte de pénétration intuitive, et
de c o m m u n i c a t i o n facile avec le patient. Si l'analyse n'avait été q u ' u n
perfectionnement de la relation médecin-malade, nous n'en aurions
littéralement pas besoin.
T o u t r é c e m m e n t , lisant un vieux texte d'Aristote, l'Ethique à
Nicomaque, dans l'intention d ' y retrouver l'origine des thèmes freudiens
sur le plaisir — c'est une lecture salubre — j e tombai sur un terme
curieux qui veut dire quelque chose c o m m e redoutable. Et cela m ' a
expliqué bien des choses, en particulier p o u r q u o i ce sont parfois les
meilleurs esprits parmi les jeunes psychiatres qui se précipitent dans
cette voie erronée, qui semble les captiver. Je pense en effet que
paradoxalement ce sont les meilleurs, des garçons terriblement intelli-
gents. Ils craignent de l'être, ils se font peur — Où irions-nous si nous nous
laissions aller à notre belle intelligence ? Et les voici qui s'engagent dans une
analyse où on leur apprend que leur intellectualisation est une f o r m e de
résistance. Q u a n d ils en sortent, ils sont tout ravis, ils ont appris ce que
valait l'aune de cette fameuse intellectualisation qui fut p o u r longtemps
p o u r eux une barrière. A ce stade, m o n discours ne peut plus s'adresser
à eux.
E n contraste, de quoi s'agit-il dans l'œuvre de Freud ? Quel a été son
relief, et p o u r tout dire son style ? Son style à lui tout seul suffirait à en
distinguer la portée. Je vous prie de vous reporter pour le savoir à une
autre f o r m e de résistance qui n'a pas été beaucoup mieux vue que celle à
laquelle j e faisais à l'instant allusion.
O n a l o n g t e m p s pensé que la résistance première rencontrée par
l ' œ u v r e de Freud avait été due au fait qu'il touchait aux choses de la
sexualité. P o u r q u o i , m o n Dieu, les choses de la sexualité auraient-elles
été m o i n s bienvenues à cette époque qu'à la nôtre, où elles semblent
faire le régal de tous ?
D ' a u t r e part, il a fallu attendre notre temps pour que quelque docte
bien intentionné signale la parenté avec l ' œ u v r e de Freud de la
Naturphilosophie telle qu'elle a régné en Allemagne au début du xix e
siècle. C'est u n m o m e n t qui est loin d'avoir été si fugace et si contingent
que M . Jones nous le représente dans une perspective anglo-saxonne, et
en France nous n'étions pas n o n plus, surtout à l'époque où Freud a
c o m m e n c é à s'y répandre, sans de certaines tendances irrationalistes
ou intuitionnistes, prônant le recours à l'effusion affective, voire sen-
timentale, p o u r c o m p r e n d r e l ' h o m m e , voire m ê m e les phénomènes
naturels — j e n'ai pas besoin d'évoquer le n o m de Bergson. P o u r q u o i
les gens honnêtes et cultivés, ont-ils tout de suite vu dans l ' œ u v r e de

268
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

Freud j e ne sais quel excès de scientisme ? P o u r q u o i les savants


e u x - m ê m e s , qui semblaient rebutés par les résultats et l'originalité de la
m é t h o d e dont ils n ' o n t pas tout de suite identifié le statut, n'ont-ils
jamais songé n o n plus à renvoyer Freud à la philosophie vitaliste ou
irrationaliste qui était alors beaucoup plus vivace ?
A la vérité, personne ne s'y est t r o m p é . C'est bien en effet d'une
manifestation de l'esprit positif de la science en tant qu'explicative qu'il
s'agit dans la psychanalyse. Elle est aussi loin d ' u n intuitionnisme qu'il
est possible. Elle n'a rien à voir avec cette compréhension hâtive,
court-circuitée, qui simplifie et réduit tellement sa portée. P o u r la
remettre dans sa véritable perspective, il ne s'agit que d'ouvrir l ' œ u v r e
de Freud, et de voir la place q u ' y tient une certaine dimension, qui n'a
jamais été bien mise en relief. La valeur d'opposition qu'elle prend
de l'évolution actuelle de l'analyse peut maintenant être reconnue,
n o m m é e et orientée vers une véritable r é f o r m e des études analyti-
ques.
J'éclaire m a lanterne, et je vous dis ce que c'est, d ' u n e façon qui va
essayer d'être rapide et frappante.
O u v r e z la Science des rêves. Vous n ' y verrez rien qui ressemble à cette
graphologie de dessins d'enfants qui a fini par devenir le type m ê m e de
l'interprétation analytique, rien de ces manifestations montantes et
descendantes du rêve éveillé. Si cela ressemble à quelque chose, c'est à
u n déchiffrage. Et la dimension dont il s'agit est celle du signifiant.
Prenez tel rêve de Freud, vous y verrez dominer un m o t c o m m e
Autodidasker. C'est u n néologisme. D e là on trouve l'Askel, et quelques
autres souvenirs. La f o r m e m ê m e du m o t est absolument essentielle
quand il s'agit d'interpréter. U n e première interprétation, orientation
ou dichotomie, nous dirigera du côté de la salle. O n y retrouvera Alex,
le frère de Freud, par l'intermédiaire d'une autre transformation,
p u r e m e n t phonétique et verbale. Freud trouve dans son souvenir u n
r o m a n de Zola où figure un personnage du n o m de Sandoz. C o m m e
Freud le reconstruit, Zola a fait Sandoz à partir de Aloz, anacroche de
son n o m , en remplaçant le Al, début d'Alexandre par la seconde syllabe
sand. E h bien, de m ê m e q u ' o n a pu faire Sandoz avec Zola, Alex est
inclus dans l'Askel que Freud a rêvé. C o m m e la dernière partie du m o t
Autodidasker.
J e vous dis ce que Freud a fait. Je vous dis c o m m e n t procède sa
m é t h o d e . Et à la vérité, il suffit d'ouvrir à n ' i m p o r t e quelle page le
v o l u m e de la Traumdeutung p o u r trouver l'équivalent. J'aurais p u
p r e n d r e n ' i m p o r t e quel autre rêve, celui par exemple où il parle des
plaisanteries q u ' o n lui a faites à propos de son n o m , ou celui où figure
u n e vessie natatoire. Vous trouverez toujours une succession d ' h o m o -

269
DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

nymies ou de métonymies, de formations onomastiques qui sont


absolument essentielles à la compréhension du rêve, et sans lesquelles
celui-ci se dissipe, s'évanouit.
M . Emil Ludwig a écrit contre Freud un livre d'une injustice presque
diffamatoire, où il évoque l'impression d'aliénation délirante que l'on
aurait à le lire. Je dirai presque que je préfère un tel témoignage à
l'effacement des angles, à la réduction adoucissante à quoi procède la
littérature analytique qui prétend suivre Freud. L'incompréhension, le
refus, le choc manifestés par Emil Ludwig — qu'il soit honnête ou de
mauvaise foi, peu nous importe — porte davantage témoignage que la
dissolution de l'œuvre de Freud qui s'accomplit dans la décadence où
glisse l'analyse.
C o m m e n t le rôle fondamental de la structure du signifiant a-t-il pu
être omis ? Bien entendu, nous comprenons pourquoi. Ce qui s'ex-
prime à l'intérieur de l'appareil et du jeu du signifiant, est quelque chose
qui sort du fond du sujet, qui peut s'appeler son désir. Dès lors que ce
désir est pris dans le signifiant, c'est un désir signifié. Et nous voilà tous
fascinés par la signification de ce désir. Et nous, nous oublions, malgré
les rappels de Freud, l'appareil du signifiant.
Freud souligne pourtant que l'élaboration du rêve, est ce qui fait du
rêve le premier modèle de la formation des symptômes. O r , cette
élaboration ressemble beaucoup à une analyse logique et grammaticale,
devenue seulement un peu plus savante que celle que nous faisons sur
les bancs de l'école. Voilà le registre qui est le niveau normal du travail
freudien. C'est le registre m ê m e qui fait de la linguistique la science la
plus avancée des sciences humaines, si tant est qu'on veuille bien
simplement reconnaître que ce qui distingue la science positive, la
science moderne, n'est pas la quantification, mais la mathématisation et
n o m m é m e n t combinatoire, c'est-à-dire linguistique, incluant la série et
la récurrence.
C'est là le relief de l'œuvre freudienne, sans quoi rien de ce qu'il
développe par la suite n'est m ê m e pensable.
Ce n'est pas seulement moi qui le dis. Nous avons récemment publié
le premier volume de la revue où nous inaugurons notre tentative de
reprise de l'inspiration freudienne, et vous y lirez que ce qu'on retrouve
au fond des mécanismes freudiens, ce sont ces vieilles figures de
rhétorique, qui ont fini avec le temps par perdre pour nous leur sens,
mais qui ont suscité pendant des siècles un intérêt prodigieux. La
rhétorique, ou l'art de l'orateur, était une science et pas seulement un
art. N o u s nous demandons maintenant c o m m e une énigme pourquoi
ces exercices ont pu captiver pendant si longtemps des groupes entiers
d ' h o m m e s . Si c'est une anomalie, elle est analogue à l'existence des

270
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

psychanalystes, et c'est peut-être de la m ê m e anomalie qu'il s'agit dans


les rapports de l ' h o m m e au langage, qui revient au cours de l'histoire
d ' u n e façon récurrente sous des incidences diverses, et se présente
maintenant à nous dans la découverte freudienne, sous l'angle scienti-
fique. Freud l'a rencontrée dans sa pratique médicale, quand il est
t o m b é sur ce c h a m p où on voit les mécanismes du langage d o m i n e r et
organiser à l'insu du sujet, en dehors de son moi conscient, la
construction de certains troubles qui s'appellent névrotiques.
Voici un autre exemple que Freud donne au début de la Psychologie de
la vie quotidienne, et que j'ai c o m m e n t é dans m o n séminaire. Freud ne
retrouve pas le n o m de Signorelli, et une série d'autres n o m s se
présentent à lui, Botticelli, Boltraffio, Trafoï. C o m m e n t Freud construit-
il la théorie de cet oubli ? C'est au cours d ' u n petit voyage en Bosnie —
Herzégovine que parlant avec quelqu'un, il a cette sorte de fuite du n o m .
Il y a aussi le début d ' u n e phrase prononcée par un paysan. —Herr, que
peut-il y avoir à dire maintenant ? Il s'agit de la m o r t d ' u n malade, devant
quoi un médecin ne peut rien. N o u s avons donc ici Herr, et la m o r t , qui
est cachée, car Freud, pas plus qu'aucun d'entre nous, n'a de raison
particulière de s'attarder à sa pensée. Quel est l'autre endroit où Freud
déjà a eu l'occasion de repousser l'idée de la m o r t ? A un endroit qui
n'est pas loin de la Bosnie, où il a eu de fort mauvaises nouvelles d ' u n de
ses malades.
Voilà le mécanisme. Son schéma, analogue à celui d ' u n s y m p t ô m e ,
suffit à d é m o n t r e r l'importance essentielle du signifiant. C'est dans la
mesure où Signorelli, et la suite des noms, sont des m o t s équivalents,
des traductions les uns des autres, des métaphrases si vous voulez, que
le m o t est lié à la m o r t refoulée, refusée par Freud. Et il les barre tous,
j u s q u ' à l'intérieur du m o t Signorelli, qui n ' y est relié que de la façon la
plus lointaine — Signor, Herr.
Q u ' e s t - c e qui vient à la place en réponse ? Il vient l'autre, qui est
Freud et qui n'est pas Freud, l'autre qui est du côté de l'oubli, l'autre
d ' o ù le m o i de Freud s'est retiré, et qui répond à sa place. Il ne d o n n e pas
la réponse, puisqu'il est interdit de parler, mais il donne le c o m m e n c e -
m e n t du télégramme, il répond Trafoï et Boltraffio, dont il fait
l'intermédiaire de la m é t o n y m i e , du glissement entre Herzégovine et
Bosnie. Freud a de ce mécanisme exactement la m ê m e conception que
celle que j ' e x p o s e ici. Vérifiez-le.
D e m ê m e , tout ce que Freud a apporté de lumineux, d'unique, sur le
sujet du Witz, ne se conçoit qu'à partir du matériel signifiant dont il
s'agit.
Voilà ce qu'au-delà de tous les déterminismes et de toutes les
formations, au-delà de tous les pressentiments, Freud rencontre, passé

271
DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

la quarantaine. C'est entendu, il avait un père, il avait une mère, c o m m e


tout le m o n d e , et son père est m o r t , chacun sait que ça ne passe jamais
inaperçu, mais ces données ne doivent tout de m ê m e pas nous faire
méconnaître l'importance de la découverte de l'ordre positif du
signifiant à laquelle sans doute quelque chose en lui le préparait, la
longue tradition littéraire, littéraliste, dont il relevait.
La découverte qu'il a faite dans le maniement des rêves, se distingue
radicalement de toute interprétation intuitive des rêves, telle qu'elle a
pu être avant lui pratiquée. Il avait d'ailleurs une haute conscience du
caractère crucial dans sa pensée de cette aventure qu'est la Traumdeu-
tung, et écrivant à Fliess, il en parle avec une espèce de ferveur, il
l'appelle quelque chose c o m m e ma plante de jardinier. Il veut dire par là
que c'est une nouvelle espèce qui est sortie de m o n ventre.

L'originalité de Freud, qui déconcerte notre sentiment, mais seule


p e r m e t de c o m p r e n d r e l'effet de son œuvre, c'est le recours à la lettre.
C'est le sel de la découverte freudienne et de la pratique analytique. S'il
n ' e n restait pas fondamentalement quelque chose, il y a l o n g t e m p s que
de la psychanalyse il ne resterait rien. T o u t découle de là. Q u e l est cet
autre qui parle dans le sujet, et dont le sujet n'est ni le maître, ni le
semblable, quel est l'autre qui parle en lui ? T o u t est là.
C e n'est pas tout de dire que c'est son désir, car son désir est libido, ce
qui, ne l'oublions pas, veut dire avant tout lubie, désir démesuré, de ce
qu'il parle. S'il n ' y avait pas les signifiants pour supporter cette rupture,
ces morcellements, ces déplacements, ces transmutations, ces perver-
sions, ces isolations du désir humain, celui-ci n'aurait aucun de ces
caractères qui font le f o n d du matériel significatif que donne l'ana-
lyse.
C e n'est pas tout n o n plus de dire que cet autre est en quelque sorte
notre semblable, sous prétexte qu'il parle la m ê m e langue que ce que
nous p o u v o n s appeler le discours c o m m u n , celui qui se croit rationnel,
et qui l'est en effet quelquefois. Car dans ce discours de l'autre, ce q u e j e
crois être m o i n'est plus sujet, mais objet. C'est une fonction de mirage,
où le sujet ne se retrouve que c o m m e méconnaissance et négation.
C'est à partir de là qu'il convient de comprendre la théorie du
moi.
Freud l'a produite en plusieurs étapes, et on aurait tort de croire qu'il
faut la dater de Das Es. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de la

272
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

fameuse topique freudienne. Je crains que vous n'en ayez que trop
entendu parler, car la façon dont elle est interprétée va dans le sens
contraire de ce p o u r quoi Freud l'a apportée. C'est dès 1914, avec son
article capital, Y Introduction au narcissisme, que Freud fait une théorie
du moi, antérieure à cette topique, maintenant venue au premier
plan.
La référence principale, unique, de la théorie et de la pratique
analytique actuelles, à savoir les fameuses étapes dites prégénitales de la
libido, q u ' o n s'imagine être du début de l ' œ u v r e freudienne, sont de
1915, le narcissisme est de 1914.
Freud a accentué la théorie du moi à des fins qui ne sont pas
méconnaissables. Il s'agissait d'éviter deux écueils. Le premier, c'est le
dualisme. Il y a une sorte de manie chez un certain n o m b r e d'analystes
qui consiste à faire de l'inconscient u n autre moi, un mauvais moi, un
double, u n semblable symétrique du m o i — alors que la théorie du moi
chez Freud est faite au contraire p o u r m o n t r e r que ce que nous appelons
n o t r e moi est une certaine image que nous avons de nous, qui nous
d o n n e un mirage, de totalité sans doute. Ces mirages-pilotes, ne
polarisent nullement le sujet dans le sens de la connaissance de soi q u ' o n
dit p r o f o n d e — j e ne tiens pas quant à moi à cet adjectif. La fonction du
m o i est n o m m é m e n t désignée dans Freud c o m m e analogue en tout à ce
q u ' o n appelle dans la théorie de l'écriture un déterminatif.
Toutes les écritures ne sont pas alphabétiques. Certaines sont
idéophonétiques, et c o m p o r t e n t des déterminatifs. En chinois, une
chose c o m m e cela veut dire une chose à peu près juste, mais si vous ajoutez
cela, qui est un déterminatif, ça fait gouverner. Et si au lieu de mettre ce
déterminatif,vous en mettez un autre, cela veut dire maladie. Le
déterminatif accentue d'une certaine façon, fait entrer dans une classe de
significations quelque chose qui a déjà son individualité phonétique de
signifiant. E h bien, le m o i est exactement pour Freud une sorte de
déterminatif, par où certains des éléments du sujet sont associés à une
fonction spéciale qui surgit à ce m o m e n t - l à à l'horizon de sa théorie, à
savoir l'agressivité, considérée c o m m e caractéristique du rapport
imaginaire à l'autre dans lequel le m o i se constitue par identifications
successives et superposées. Sa valeur mobile, sa valeur de signe, le
distingue essentiellement de l'entité de l'organisme c o m m e u n tout. Et
c'est bien là l'autre écueil que Freud évitait.
E n effet, Freud, tout en ralliant à un centre la personnalité qui parle
dans l'inconscient, a voulu éviter le mirage de la fameuse personnalité
totale qui n'a pas m a n q u é de reprendre le dessus à travers toute l'école
américaine, laquelle ne cesse de se gargariser de ce terme, p o u r prôner la
restauration de la primauté du moi. C'est une méconnaissance complète

273
DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

de l'enseignement de Freud. La personnalité totale est précisément ce


que Freud entend distinguer c o m m e fondamentalement étranger à la
fonction du m o i telle qu'elle a été vue jusqu'alors par les psycholo-
gues.
Il y a dans le m o u v e m e n t de la théorie freudienne une double
aliénation.
Il y a l'autre en tant qu'imaginaire. C'est dans la relation imaginaire à
l'autre que s'instaure la traditionnelle Selbst-Bewusstsein ou conscience
de soi. C e n'est d'aucune façon dans ce sens que peut se réaliser l'unité
du sujet. Le m o i n'est pas m ê m e la place, l'indication, le point de
ralliement, le centre organisateur du sujet, il lui est p r o f o n d é m e n t
dissymétrique. Encore que ce soit dans ce sens qu'il va c o m m e n c e r par
faire c o m p r e n d r e la dialectique freudienne — j e ne peux d'aucune façon
attendre m o n accomplissement et m o n unité, de la reconnaissance d ' u n
autre qui est pris avec m o i dans une relation de mirage.
Il y a aussi l'autre qui parle de m a place, apparemment, cet autre qui
est en moi. C'est u n autre d'une nature toute différente que l'autre, m o n
semblable.
Voilà ce q u ' a p p o r t e Freud.
S'il fallait encore le confirmer, nous n'aurions qu'à remarquer de
quelle façon se prépare la technique du transfert. T o u t est fait pour
éviter la relation de m o i à moi, le mirage imaginaire qui pourrait
s'établir avec l'analyste. Le sujet n'est pas face à face avec l'analyste.
T o u t est fait pour que tout s'efface d ' u n e relation duelle, de semblable à
semblable.
D ' a u t r e part, c'est de la nécessité d'une oreille, d ' u n autre, auditeur,
que dérive la technique analytique. L'analyse du sujet ne peut être
réalisée qu'avec u n analyste. Cela nous rappelle que l'inconscient est
essentiellement parole, parole de l'autre, et ne peut être reconnue que
lorsque l'autre vous la renvoie.
Je voudrais encore vous dire, avant de terminer, ce que Freud ajoute à
la fin de sa vie, alors que déjà depuis longtemps il a laissé derrière lui la
t r o u p e de ses suiveurs. Je ne peux douter un seul instant, sur le seul
t é m o i g n a g e du t o n et du style du dialogue de Freud avec tous ceux qui
l'entouraient, de la notion p r o f o n d e qu'il avait de leur radicale
insuffisance, de leur totale incompréhension. Il y a un m o m e n t dans
l ' œ u v r e de Freud où il décroche tout simplement, entre 1920 et 1924. Il
sait qu'il n'a plus encore très longtemps à vivre, il est m o r t à 83 ans, en
1939 — et il va droit au fond du problème, à savoir l'automatisme de
répétition.
Cette notion de la répétition nous embarrasse tellement q u ' o n essaye
de la réduire à une répétition des besoins. Si nous lisons Freud au

274
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

contraire, nous v o y o n s que l'automatisme de répétition, c o m m e depuis


le début de toute sa théorie de la mémoire, est fondée sur la question
que lui pose l'insistance d'une parole qui, chez le sujet, revient j u s q u ' à
ce qu'elle ait dit son dernier m o t , une parole qui doit revenir, malgré la
résistance du m o i qui est défense, c'est-à-dire adhérence au contresens
imaginaire de l'identification à l'autre. La répétition est fondamentale-
m e n t insistance d ' u n e parole.
Et en effet, le dernier m o t de l'anthropologie freudienne, concerne ce
qui possède l ' h o m m e et fait de lui, n o n pas le support d ' u n irrationnel
— le freudisme n'est pas un irrationalisme, au contraire —, mais le
support d ' u n e raison dont il est plus la victime que le maître, et par quoi
il est d'avance condamné.
C'est là le dernier mot, le fil rouge qui traverse toute l ' œ u v r e
freudienne. D e b o u t en bout, depuis la découverte du complexe
d ' Œ d i p e j u s q u ' à Moïse et le monothéisme, en passant par le paradoxe
extraordinaire au point de vue scientifique de Totem et tabou, Freud ne
s'est posé, personnellement, q u ' u n e seule question — c o m m e n t ce
système du signifiant sans lequel il n ' y a nulle incarnation possible, ni de
la vérité, ni de la justice, c o m m e n t ce logos littéral peut-il avoir prise sur
u n animal qui n'en a que faire, et qui n'en a cure ? — car cela n'intéresse
à aucun degré ses besoins. C'est pourtant cela m ê m e qui fait la
souffrance névrotique.
L ' h o m m e est effectivement possédé par le discours de la loi, et c'est
avec lui qu'il se châtie, au n o m de cette dette symbolique qu'il ne cesse
de payer t o u j o u r s davantage dans sa névrose.
C o m m e n t cette prise peut-elle s'établir, c o m m e n t l ' h o m m e entre-t-il
dans cette loi, qui lui est étrangère, avec laquelle il n'a rien à faire
c o m m e animal ? C'est p o u r l'expliquer que Freud construit le m y t h e du
m e u r t r e du père. Je ne dis pas que c'est une explication, mais j e vous
m o n t r e p o u r q u o i Freud a f o m e n t é ce mythe. Il faut que l ' h o m m e s'en
fasse partie prenante c o m m e coupable. Cela subsiste dans l ' œ u v r e de
Freud j u s q u ' à la fin, et nous confirme ce que j e vous présente ici, et
enseigne ailleurs.
Dès lors, quel est le centre de gravité de la découverte freudienne,
quelle est sa philosophie ? N o n pas que Freud ait fait de la philosophie,
il a t o u j o u r s répudié qu'il fût philosophe. Mais se poser une question,
c'est déjà l'être, m ê m e si on ne sait pas q u ' o n se la pose. Donc, Freud le
philosophe, qu'enseigne-t-il ? P o u r laisser dans leur proportion, à leur
place, les vérités positives qu'il nous a apportées, n'oublions pas que
son inspiration est fondamentalement pessimiste. Il nie toute tendance
au progrès. Il est fondamentalement anti-humaniste, p o u r autant qu'il y
a dans l'humaniste de ce r o m a n t i s m e qui voudrait faire de l'esprit la

275
DU SIGNIFIANT ET D U SIGNIFIÉ

fleur de la vie. Freud est à situer dans une tradition réaliste et tragique,
ce qui explique que c'est à sa lumière que nous pouvons a u j o u r d ' h u i
c o m p r e n d r e et lire les tragiques grecs.
Mais, p o u r nous, travailleurs, pour nous, savants, p o u r nous,
médecins, p o u r nous, techniciens, quelle direction nous indique ce
retour à la vérité de Freud ?
C'est celle d ' u n e étude positive dont les méthodes et dont les f o r m e s
nous sont données dans cette sphère des sciences dites humaines qui
concerne l'ordre du langage, la linguistique. La psychanalyse devrait
être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective
freudienne, l ' h o m m e , c'est le sujet pris et torturé par le langage.
Assurément, la psychanalyse nous introduit à une psychologie, mais
laquelle ? La psychologie p r o p r e m e n t dite est une science effective-
ment, et d'objets parfaitement définis. Mais à cause sans doute des
résonances significatives du m o t , nous glissons à la confondre avec
quelque chose qui se rapporte à l'âme. O n pense que chacun a sa
psychologie. O n ferait mieux, dans ce second emploi, de l'appeler par
le n o m qu'elle pourrait avoir. N e nous y t r o m p o n s pas — la
psychanalyse n'est pas une égologie. Dans la perspective freudienne du
rapport de l ' h o m m e au langage, cet ego n'est pas du tout unitaire,
synthétique, il est décomposé, complexifié en différentes instances, le
moi, le surmoi, le ça. Il conviendrait certes q u ' o n ne fasse pas de chacun
de ces termes un petit sujet à sa façon, m y t h e grossier qui n'avance à
rien, n'éclaire rien.
Freud n'a pas pu avoir de doute sur les dangers que courait son
œuvre. A u m o m e n t où, en 1938, il prend la p l u m e pour sa dernière
préface à Moïse et le monothéisme, il met une note bien curieuse — Je ne
partage pas, dit-il, l'opinion de mon contemporain Bernard Shaw, qui prétend
que l'homme ne deviendrait capable de quelque chose que s'il lui était permis
d'arriver à l'âge de trois cents ans. Je ne pense pas que cette prolongation de
l'existence aurait le moindre avantage, à moins — dit la traduction — que les
conditions de l'avenir ne soient totalement transformées.
C'est bien là le triste caractère de ces traductions. E n allemand, ça a
un tout autre sens — il faudrait qu'il y ait beaucoup d'autres choses
profondément changées, à la base, à la racine, dans les déterminations de la
vie.
C e m o t du vieux Freud continuant de poursuivre sa méditation avant
de laisser son message à la décomposition m e paraît faire écho aux
termes dont le chœur accompagne les derniers pas d ' Œ d i p e vers le petit
bois de Colone. A c c o m p a g n é de la sagesse du peuple, il médite sur les
désirs qui font que l ' h o m m e poursuit des ombres, il désigne cet
égarement qui fait qu'il ne peut m ê m e pas savoir où sont ces bois. Je

276
CONFÉRENCE : FREUD DANS LE SIÈCLE

m ' é t o n n e que personne — sauf quelqu'un qui a mis cela en latin, pas
trop mal — n'ait jamais su bien traduire le mé phunaï que profère alors le
chœur. O n le réduit à la valeur d ' u n vers qui dit qu'il vaut mieux n'être
pas né, alors que le sens est tout à fait clair — la seule façon de s u r m o n t e r
toutes ces affaires de logos, la seule façon d'en finir, ce serait de n'être pas
né tel. C'est le sens m ê m e qui accompagne le geste du vieux Freud, au
m o m e n t où il repousse de la main tout souhait que sa vie se
prolonge.
Il est vrai que lui-même, quelque part dans son travail sur le Witz,
autrement dit sur la pointe, nous indique une réponse. Mieux vaudrait
n'être pas né — malheureusement, ça n'arrive qu'à peine une fois sur
200 000.
Je vous donne cette réponse.

16 MAI 1956.
LES ENTOURS DU TROU
XXI

L'APPEL, L'ALLUSION

L'entrée dans la psychose.


Prendre la parole.
Folie de l'amour.
L'évolution du délire.

Le même parallèle est possible en raison de l'omission de diverses relations


qui, dans les deux cas, doivent être supplées par le contexte. Si cette conception
de la méthode de représentation dans les rêves n'a pas été jusqu'ici suivie, ceci,
comme on doit le comprendre d'emblée, doit être rapporté au fait que les
psychanalystes sont entièrement ignorants de l'attitude et du mode de connais-
sance avec lesquels un philologue doit approcher un problème comme celui qui
est présenté dans les rêves.
C e texte est assez clair. L'apparente contradiction formelle que vous
pouvez en recueillir du fait que Freud dit que les rêves s'expriment en
images plutôt q u ' a u t r e m e n t est restituée et remise en place dès qu'il
m o n t r e de quelle sorte d'images il s'agit — à savoir d'images qui
interviennent dans une écriture, c'est-à-dire n o n pas m ê m e pour leur
sens propre, car il y en a certaines qui seront là, n o n pour être lues, mais
simplement p o u r apporter à ce qui doit être lu un exposant sans lequel
cela resterait énigmatique.
J'ai, l'autre j o u r , écrit au tableau des caractères chinois. J'aurais pu
écrire aussi bien d'anciens hiéroglyphes — le p r o n o m à la première
personne, par exemple, qui se dessine par deux petits signes qui ont une
valeur phonétique, et peut être accompagné par une image plus ou
m o i n s corsée, qui est là pour donner aux autres signes leur sens. Mais
les autres signes ne sont pas moins autographiques que le petit
b o n h o m m e , et doivent être lus dans un registre phonétique.
La comparaison avec les hiéroglyphes est d'autant plus valable,
certaine, qu'elle est diffuse dans la Traumdeutung, et que Freud y revient
sans cesse.
Freud n'était pas ignorant de ce qu'est vraiment l'écriture hiéro-

281
LES ENTOURS D U TROU

glyphique. Il était a m o u r e u x de tout ce qui touchait à la culture de


l'ancienne Egypte. Très souvent, il fait des références au style, à la
structure signifiante des hiéroglyphes, et au m o d e de pensée quelque-
fois contradictoire, superposée, des croyances des anciens Égyptiens.
Et il s'y réfère volontiers p o u r nous donner, par exemple, une image
expressive de tel m o d e de coexistence de concepts contradictoires chez
les névrosés.
A la fin du m ê m e texte, il évoque le langage qui est celui des
s y m p t ô m e s , et parle de la spécificité de la structuration signifiante dans
les différentes formes de névroses et de psychoses. Il rapproche alors
tout d ' u n coup dans un raccourci saisissant, les trois grandes n e u r o p s y -
choses. C'est ainsi, dit-il, que ce qu'un hystérique exprime en vomissant, un
obsessionnel l'exprimera en prenant des mesures très péniblement protectives
contre l'infection, tandis qu'un paraphrénique sera conduit à des plaintes et des
soupçons. Dans les trois cas, ce seront différentes représentations du souhait du
patient de venir à ce qui a été réprimé dans son inconscient, et sa réaction
défensive contre ce fait.
Cela, p o u r nous mettre en train.

Rentrons dans notre sujet.


N o u s n'en s o m m e s pas loin avec le thème de la procréation, qui est au
f o n d de la s y m p t o m a t o l o g i e du cas Schreber. Mais ce n'est pas encore
a u j o u r d ' h u i que nous y atteindrons directement.
Je voudrais, par un autre biais encore, et à propos de ce que vous avez
pu entendre lundi soir de notre ami Serge Leclaire, reposer la question
de ce que j'appelle le signifiant dernier dans la névrose.
T o u t en étant un signifiant essentiellement, ce n'est pas, bien
entendu, un signifiant sans signification. Je mets l'accent sur ceci, qu'il
ne dépend pas de la signification mais qu'il en est source.
Les deux versants, mâle et femelle, de la sexualité, ne sont pas des
données, ne sont rien que nous puissions déduire d'une expérience.
C o m m e n t l'individu pourrait-il s'y retrouver, s'il n'a pas déjà le
système du signifiant, en tant qu'il instaure l'espace qui lui permet de
voir c o m m e un objet énigmatique, à distance, ce qui est la chose la
m o i n s facile à approcher, à savoir sa propre m o r t ? Ce qui n'est pas
m o i n s facile à approcher, si vous y pensez, si vous pensez précisément
quel long processus dialectique est nécessaire à un individu pour y
parvenir, et combien notre expérience est faite des excès et des défauts

282
L'APPEL, L'ALLUSION

de l'approche du pôle mâle et du pôle femelle. Réalité dont nous


p o u v o n s nous poser la question de savoir si elle est m ê m e saisissable en
dehors des signifiants qui l'isolent.
La notion que nous avons de la réalité c o m m e ce autour de quoi
tournent les échecs et les achoppements de la névrose, ne doit pas nous
détourner de remarques que la réalité à laquelle nous avons affaire est
soutenue, tramée, constituée par une tresse de signifiants. Le rapport de
l'être h u m a i n avec le signifiant, il nous faut en détacher la perspective, le
plan, la dimension propre, pour savoir seulement ce que nous disons
quand nous disons par exemple que dans la psychose, quelque chose
vient à m a n q u e r dans la relation du sujet à la réalité. Il s'agit en effet
d ' u n e réalité structurée par la présence d ' u n certain signifiant qui est
hérité, traditionnel, transmis — et c o m m e n t ? Bien entendu, par le fait
q u ' a u t o u r du sujet, on parle.
Si nous admettons maintenant, c o m m e un fait d'expérience cou-
rante, que n'avoir pas traversé l'épreuve d ' Œ d i p e , n'en avoir pas vu
s'ouvrir devant soi les conflits et les impasses, et ne pas l'avoir résolu,
laisse le sujet dans un certain défaut, dans une certaine impuissance à
réaliser ces justes distances qui s'appellent la réalité humaine, c'est bien
que nous tenons que la réalité implique l'intégration du sujet à un
certain j e u de signifiants. Je ne fais donc là que formuler ce qui est admis
par tous, d ' u n e façon en quelque sorte implicite, dans l'expérience
analytique.
N o u s avons indiqué au passage que ce qui caractérise la position
hystérique est une question, qui se rapporte précisément aux deux pôles
signifiants du mâle et de la femelle. L'hystérique la pose par tout son
être — c o m m e n t peut-on ou être mâle ou être femelle ? C e qui implique
bien que l'hystérique en a tout de m ê m e la référence. La question est ce
dans quoi s'introduit et se suspend, et se conserve, toute la structure de
l'hystérique, avec son identification fondamentale à l'individu du sexe
o p p o s é au sien, par où son p r o p r e sexe est interrogé. A la façon
hystérique de questionner ou... ou..., s'oppose la réponse de l'obses-
sionnel, la dénégation, ni... ni..., ni mâle, ni femelle. Cette dénégation
se fait sur le f o n d de l'expérience mortelle, et le dérobement de son être
à la question, qui est une façon d'y rester suspendu. L'obsessionnel est
très précisément ni l'un, ni l'autre — l'on peut dire aussi qu'il est l'un et
l'autre à la fois.
Je passe, car tout cela n'est fait que pour situer ce qui se passe chez le
psychotique, qui s'oppose à la position de chacun des sujets des deux
grandes névroses.
D a n s m o n discours sur Freud d'il y a quinze jours, j'ai parlé du
langage en tant qu'il est habité par le sujet, lequel y prend plus ou moins

283
LES ENTOURS D U TROU

la parole, et par tout son être, c'est-à-dire, en partie à son insu.


C o m m e n t ne pas voir dans la phénoménologie de la psychose que tout,
du début j u s q u ' à la fin, tient à un certain rapport du sujet à ce langage
tout d ' u n coup p r o m u au premier plan de la scène, qui parle tout seul, à
voix haute, dans son bruit et sa fureur c o m m e aussi dans sa neutralité ?
Si le névrosé habite le langage, le psychotique est habité, possédé, par le
langage.
C e qui vient au premier plan m o n t r e que le sujet est soumis à une
épreuve, au p r o b l è m e de quelque faute concernant le discours p e r m a -
nent qui soutient le quotidien, le tout-venant de l'expérience humaine.
D u m o n o l o g u e permanent, quelque chose se détache, qui apparaît
c o m m e une sorte de musique à plusieurs voix. Sa structure vaut que
nous nous y arrêtions pour nous demander p o u r q u o i elle est ainsi
faite.
C'est, dans l'ordre des phénomènes, quelque chose qui nous apparaît
i m m é d i a t e m e n t c o m m e structuré. N ' o u b l i o n s pas que la notion m ê m e
de structure est e m p r u n t é e au langage. Le méconnaître, le réduire à un
mécanisme, est aussi démonstratif qu'ironique. Ce que Clérambault a
détaché sous le n o m de p h é n o m è n e s élémentaires de la psychose, la
pensée répétée, contredite, commandée, qu'est-ce d'autre que ce
discours redoublé, repris en antithèses ? Mais, sous prétexte qu'il y a là
une structuration, toute formelle — et Clérambault a mille fois raison
d ' y insister — il en déduit q u ' o n se trouve devant de simples
p h é n o m è n e s mécaniques. C'est tout à fait insuffisant. Il est bien plus
fécond de le concevoir en termes de structure interne au langage.
Le mérite de Clérambault est d'en avoir m o n t r é le caractère idéïque-
ment neutre, ce qui veut dire dans son langage que c'est en pleine
discordance avec les affections du sujet, qu'aucun mécanisme affectif ne
suffit à l'expliquer, et dans le nôtre, que c'est structural. Peu nous
i m p o r t e la faiblesse de la déduction étiologique ou pathogénique,
auprès de ce qu'il met en valeur, à savoir qu'il faut rattacher le noyau de
la psychose à un rapport du sujet au signifiant sous son aspect le plus
formel, sous son aspect de signifiant pur, et que tout ce qui se construit
là autour n'est que réactions d'affect au p h é n o m è n e premier, le rapport
au signifiant.
La relation d'extériorité du sujet au signifiant est si saisissante que
tous les cliniciens y ont mis l'accent de quelque façon. Le s y n d r o m e de
l'influence laisse encore certaines choses dans le vague, mais le
s y n d r o m e d'action extérieure, tout naïf qu'il paraisse, souligne bien la
dimension essentielle du phénomène, l'extériorité du psychotique par
rapport à l'ensemble de l'appareil du langage. D ' o ù la question se pose
de savoir si le psychotique est vraiment entré dans le langage.

284
L'APPEL, L'ALLUSION

Beaucoup de cliniciens se sont penchés sur les antécédents du


psychotique. Hélène Deutsch a mis en valeur un certain comme si qui
semble m a r q u e r les premières étapes du développement de ceux qui, à
un m o m e n t quelconque, choiront dans la psychose. Ils n'entrent jamais
dans l e j e u des signifiants, sinon par une sorte d'imitation extérieure. La
non-intégration du sujet au registre du signifiant nous donne la
direction dans laquelle la question se pose du préalable de la psychose —
qui n'est assurément soluble que par l'investigation analytique.
Il arrive que nous prenions des pré-psychotiques en analyse, et nous
savons ce que cela d o n n e — cela donne des psychotiques. O n ne se
poserait pas la question des contre-indications de l'analyse si nous
n'avions pas tous en m é m o i r e tel cas de notre pratique, ou de la pratique
de nos collègues, où une belle et b o n n e psychose — psychose
hallucinatoire, j e ne parle pas d ' u n e schizophrénie précipitée — est
déclenchée lors des premières séances d'analyse un peu chaudes, à partir
de quoi le bel analyste devient rapidement u n émetteur qui fait entendre
toute la j o u r n é e à l'analysée ce qu'il doit faire et ne pas faire.
N e t o u c h o n s - n o u s pas là dans notre expérience m ê m e , et sans avoir à
le chercher plus loin, à ce qui est au cœur des motifs d'entrée dans la
psychose ? C'est ce qui peut se proposer de plus ardu à u n h o m m e , et à
quoi son être dans le m o n d e ne l'affronte pas si souvent — c'est ce q u ' o n
appelle prendre la parole, j'entends la sienne, tout le contraire de dire oui,
oui, oui à celle du voisin. Cela ne s'exprime pas forcément en mots. La
clinique m o n t r e que c'est j u s t e m e n t à ce moment-là, si on sait le repérer
à des niveaux très divers, que la psychose se déclare.
Quelquefois il s'agit d'une très petite tâche de prise de parole, alors
que le sujet vivait jusque-là dans son cocon, c o m m e une mite. C'est la
f o r m e , très bien cernée par Clérambault, sous le n o m d ' a u t o m a t i s m e
mental des vieilles filles. Je pense à la merveilleuse richesse qui
caractérise son style — c o m m e n t Clérambault n'a-t-il pu s'arrêter aux
faits ? Il n ' y avait vraiment pas de raison de distinguer ces malheureux
êtres oubliés de tous dont il décrit si bien l'existence, et chez qui, à la
m o i n d r e provocation, l'automatisme mental surgit, à partir de ce
discours t o u j o u r s resté latent et inexprimé chez elles.
Si nous admettons que la défaillance du sujet au m o m e n t d'aborder la
parole véritable situe son entrée, son glissement, dans le p h é n o m è n e
critique, dans la phase inaugurale de la psychose, nous p o u v o n s
entrevoir c o m m e n t cela vient se conjoindre à ce que nous avons déjà
élaboré.

285
LES ENTOURS DU TROU

La n o t i o n de Verwerjung vous indique qu'il doit y avoir déjà


préalablement quelque chose qui m a n q u e dans la relation au signifiant
dans la première introduction aux signifiants f o n d a m e n t a u x .
C'est là, bien évidemment, une absence irrepérable p o u r toute
recherche expérimentale. Il n ' y a nul m o y e n de saisir, au m o m e n t où
cela manque, quelque chose qui manque. C e serait, dans le cas du
président Schreber, l'absence du signifiant mâle primordial auquel il a
pu sembler pendant des années pouvoir être égal — il avait l'air de tenir
son rôle d ' h o m m e , et d'être quelqu'un, c o m m e tout le m o n d e . La
virilité signifie bien quelque chose pour lui, puisqu'aussi bien, c'est
l'objet de ses très vives protestations lors de l'irruption du délire, qui
d'emblée se présente sous la f o r m e d ' u n e question sur son sexe, u n
appel qui lui vient du dehors, c o m m e dans le fantasme — qu'il serait beau
d'être une Jemme subissant l'accouplement. Le développement du délire
e x p r i m e qu'il n ' y a pour lui aucun autre m o y e n de se réaliser, de
s'affirmer c o m m e sexuel, sinon en s'admettant c o m m e une f e m m e ,
c o m m e t r a n s f o r m é en f e m m e . C'est là l'axe du délire. C a r il y a deux
plans à distinguer.
D ' u n côté, la progression du délire révèle la nécessité de reconstruire
le cosmos, l'organisation entière du m o n d e , autour de ceci, qu'il y a u n
h o m m e qui ne peut être que la f e m m e d ' u n Dieu universel. D e l'autre
côté, n'oublions pas que cet h o m m e a paru dans son discours c o m m u n ,
j u s q u ' à l'époque critique de son existence, savoir c o m m e tout le m o n d e
qu'il était un h o m m e , et ce qu'il appelle quelque part son honneur
d ' h o m m e pousse les hauts cris quand il vient tout d ' u n coup à être
chatouillé u n peu fort par l'entrée e n j e u de l'énigme de l'Autre absolu,
qui surgit avec les premiers coups de cloche du délire.
Bref, nous s o m m e s ici conduits à cette distinction, qui sert de trame à
tout ce que nous avons j u s q u ' à présent déduit de la structuration m ê m e
de la situation analytique — à savoir ce que j'ai appelé le petit autre et
l ' A u t r e absolu.
Le premier, l'autre avec un petit a, est l'autre imaginaire, l'altérité en
miroir, qui nous fait dépendre de la f o r m e de notre semblable. Le
second, l'Autre absolu, est celui auquel nous nous adressons au-delà de
ce semblable, celui que nous s o m m e s forcés d'admettre au-delà de la
relation du mirage, celui qui accepte ou qui se refuse en face de nous,
celui qui à l'occasion nous trompe, dont nous ne p o u v o n s jamais savoir
s'il ne nous t r o m p e pas, celui auquel nous nous adressons toujours. Son

286
L'APPEL, L'ALLUSION

existence est telle que le fait de s'adresser à lui, d'avoir avec lui c o m m e
u n langage, est plus i m p o r t a n t que tout ce qui peut être un enjeu entre
lui et nous.
La méconnaissance de la distinction de ces deux autres dans l'analyse,
où elle est partout présente, est à l'origine de tous les faux problèmes, et
particulièrement de celui qui apparaît maintenant que l'on a mis l'accent
sur le primat de la relation d'objet.
Il y a en effet une discordance patente entre la position freudienne
selon laquelle le nouveau-né, à son entrée dans le m o n d e , est dans une
relation dite auto-érotique, soit une relation dans laquelle l'objet
n'existe pas, et la remarque clinique, qu'assurément dès le début de la
vie, nous avons tous les signes que toutes sortes d'objets existent p o u r le
nouveau-né. Cette difficulté ne peut trouver sa solution qu'à distinguer
l'autre imaginaire en tant qu'il est structuralement la f o r m e originaire
du c h a m p dans lequel se structure pour le nouveau-né h u m a i n une
multiplicité d'objets, et l'Autre absolu, l'Autre avec un grand A, qui
est assurément ce que vise Freud — que les analystes ont négligé par
la suite — quand il parle de la non-existence, à l'origine, d'aucun
Autre.
Il y a p o u r cela une bonne raison, c'est que cet Autre est tout en soi,
dit Freud, mais du m ê m e coup tout entier hors de soi.
La relation extatique à l'Autre est une question qui ne date pas d'hier,
mais p o u r avoir été laissée dans l ' o m b r e pendant quelques siècles, elle
mérite de nous, analystes, qui y avons tout le temps affaire, que nous la
reprenions.
O n faisait au M o y e n Age la différence entre ce q u ' o n appelait la
théorie physique et la théorie extatique de l'amour. O n se posait ainsi la
question de la relation du sujet à l'Autre absolu. Disons que p o u r
c o m p r e n d r e les psychoses, nous devons faire se recouvrir dans notre
petit schéma la relation amoureuse à l'Autre en tant que radicalement
Autre, avec la situation en miroir, de tout ce qui est de l'ordre de
l'imaginaire, de Yanimus et de Y anima, qui se situe selon les sexes à une
place o u à l'autre.
A quoi tient la différence entre quelqu'un qui est psychotique et
q u e l q u ' u n qui ne l'est pas ? Elle tient à ceci, que pour le psychotique une
relation a m o u r e u s e est possible qui l'abolit c o m m e sujet, en tant qu'elle
admet u n e hétérogénéité radicale de l'Autre. Mais cet a m o u r est aussi
un amour mort.
Il peut vous sembler que ce soit u n curieux et singulier détour que de
recourir à une théorie médiévale de l ' a m o u r pour introduire la question
de la psychose. Il est pourtant impossible, sinon, de concevoir la nature
de la folie.

287
LES ENTOURS D U TROU

Réfléchissez, sociologiquement, aux formes de l'énamoration, du fait


de t o m b e r a m o u r e u x , attestées dans la culture.
Les psychologues mettent à l'ordre du j o u r seulement la question des
patterns. D a n s certaines cultures, les choses en sont venues assez à b o u t
de course p o u r q u ' o n soit à être fort embarrassé sur le problème de
savoir c o m m e n t donner une f o r m e à l ' a m o u r — la crise est ouverte dès
le m o m e n t où on apporte au premier rendez-vous la classique orchidée,
q u ' o n se m e t au corsage. Prenons pour point de référence la technique,
car c'en était une, ou l'art, d'aimer, disons la pratique de la relation
d ' a m o u r qui a régné pendant un certain temps du côté de notre
Provence ou de notre Languedoc. Il y a là toute une tradition qui s'est
poursuivie par le r o m a n arcadien du style Astrée, et par l ' a m o u r
romantique, et où on observe une dégradation des patterns a m o u r e u x ,
devenus de plus en plus incertains.
Assurément, au cours de cette évolution historique, l'amour-passion,
p o u r autant qu'il est pratiqué dans ce style q u ' o n appelle platonique ou
idéaliste passionné, devient de plus en plus une chose ridicule, ou
ce q u ' o n appelle c o m m u n é m e n t , et à juste titre, une folie. Le t o n a
chuté, la chose est t o m b é e au dérisoire. N o u s j o u o n s sans doute
avec ce processus aliéné et aliénant, mais de façon de plus en plus
extérieure, soutenue par un mirage de plus en plus diffus. La
chose, si elle ne se passe plus avec une belle ou avec une dame,
s'accomplit dans la salle obscure du cinéma, avec l'image qui est sur
l'écran.
C'est de l'ordre de ce q u e j e veux mettre en relief. Cette dimension va
dans le sens de la folie du pur mirage, dans la mesure où l'accent original
de la relation amoureuse est perdu. Cela nous paraît à nous comique, ce
sacrifice total d ' u n être à l'autre, poursuivi systématiquement par des
gens qui avaient le temps de ne faire que ça. C'était une technique
spirituelle, qui avait ses modes et ses registres, que nous entrevoyons à
peine, vu la distance où nous s o m m e s de ces choses. Il aurait de quoi
n o u s intéresser, nous autres analystes, cet ambigu de sensualité et de
chasteté, techniquement soutenu, semble-t-il, au cours d ' u n concubi-
nage singulier, sans relation physique, ou tout au moins à relations
atermoyées.
Le caractère de dégradation aliénante, de folie, qui connote les
déchets de cette pratique, perdus sur le plan sociologique, nous présente
l'analogie de ce qui se passe chez le psychotique, et donne son sens à la
phrase de Freud q u e j e vous ai rapportée l ' a u t r e j o u r , que le psychotique
aime son délire c o m m e lui-même.
Le psychotique ne peut saisir l'Autre que dans la relation au
signifiant, il ne s'attarde qu'à une coque, à une enveloppe, une o m b r e ,

288
L'APPEL, L'ALLUSION

la f o r m e de la parole. Là où la parole est absente, là se situe l'Eros du


psvchosé, c'est là qu'il trouve son suprême a m o u r .
Pris dans ce registre, beaucoup de choses s'éclairent, et par exemple,
la curieuse entrée de Schreber dans sa psychose, avec la curieuse
formule qu'il emploie de l'assassinat d'âme, écho bien singulier, avouez-
ie. du langage de l'amour, au sens technique que j e viens de mettre en
relief devant vous, l ' a m o u r au temps de la Carte d u Tendre. C e t
assassinat d'âme, sacrificiel et mystérieux, symbolique, est f o r m é à
l'entrée de la psychose selon le langage précieux.
Qu'est-ce que nous entrevoyons de l'entrée dans la psychose ? —
sinon que c'est à la mesure d ' u n certain appel auquel le sujet ne peut pas
répondre, que se produit un foisonnement imaginaire de m o d e s d'êtres
qui sont autant de relations au petit autre, foisonnement que supporte
un certain m o d e du langage et de la parole.

Dès l'origine, j'ai souligné l'intrusion de ce que Schreber appelle la


langue fondamentale, et qui est affirmée c o m m e une sorte de signifiant
particulièrement plein.
C e vieil allemand, dit-il, est plein de résonances par sa noblesse et sa
simplicité. Il y a des passages où les choses vont beaucoup plus loin —
Schreber attribue le malentendu avec Dieu au fait que celui-ci ne sait pas
faire la distinction entre ce qui exprime les vrais sentiments des petites
âmes, et d o n c du sujet, et le discours dans lequel il s'exprime
c o m m u n é m e n t au cours de ses rapports avec les autres. La distinction
est ainsi littéralement tracée entre le discours inconscient que le sujet
exprime par tout son être et le discours c o m m u n .
Freud le dit quelque part — il y a plus de vérité psychologique dans le
délire de Schreber que chez les psychologues. C'est le pari de Freud.
Schreber est plus vrai que tout ce que les psychologues peuvent dire à
son propos, il en sait beaucoup plus sur les mécanismes et les sentiments
humains que les psychologues. Si Dieu ne s'arrête pas aux besoins
quotidiens de l ' h o m m e , s'il ne c o m p r e n d rien à l ' h o m m e , c'est qu'il le
c o m p r e n d trop bien. La preuve, c'est qu'il introduit dans la langue
fondamentale aussi bien ce qui se passe pendant que l ' h o m m e dort,
c'est-à-dire ses rêves. Schreber pointe cela c o m m e s'il avait lu Freud.
A cela s'oppose dès le début un versant du signifiant qui nous est
donné p o u r ses qualités, sa densité propre. N o n pour sa signification,
mais p o u r sa signifiance. Le signifié est vide, le signifiant est retenu

289
LES ENTOURS D U TROU

p o u r ses qualités p u r e m e n t formelles, qui servent par exemple à en faire


des séries. C'est le langage des oiseaux du ciel, le discours des jeunes
filles, auxquel Schreber accorde le privilège d'être sans signification.
C'est entre ces deux pôles que se situe le registre dans lequel se j o u e
l'entrée dans la psychose — le m o t révélateur, qui ouvre une dimension
nouvelle, et d o n n e un sentiment de compréhension ineffable, lequel ne
recouvre rien qui soit jusque-là expérimenté, et, de l'autre côté, la
rengaine, le refrain.
A partir de ce que j'appelle le coup de cloche de l'entrée dans la
psychose, le m o n d e s o m b r e dans la confusion, et nous pouvons suivre
pas à pas c o m m e n t Schreber le reconstruit, dans une attitude de
consentement progressif, ambigu, réticent, reluctant, c o m m e on dit en
anglais. Il a d m e t peu à peu que la seule façon d'en sortir, de sauver une
certaine stabilité dans ses rapports avec les entités envahissantes,
désirantes, qui sont p o u r lui les supports du langage déchaîné de son
vacarme intérieur, est d'accepter sa transformation en f e m m e . N e
vaut-il pas mieux, après tout, être une f e m m e d'esprit q u ' u n h o m m e
crétinisé ? Son corps est ainsi progressivement envahi par des images
d'identification féminine auxquelles il ouvre la porte, il les laisse
prendre, il s'en fait posséder, remodeler. Il y a quelque part, dans une
note, la n o t i o n de laisser entrer en lui les images. Et c'est à partir de ce
m o m e n t - l à qu'il reconnaît que le m o n d e ne semble pas a p p a r e m m e n t
avoir tellement changé depuis le début de sa crise — retour d ' u n certain
sentiment, sans doute problématique, de la réalité.
S'agissant de l'évolution du délire, il convient de remarquer que ce
sont d ' a b o r d les manifestations pleines de la parole qui se produisent, et
elles sont satisfaisantes p o u r lui. Mais à mesure que son m o n d e se
reconstruit sur le plan imaginaire, le sens se recule à d'autres places. La
parole se produit d ' a b o r d dans ce qu'il appelle les royaumes de Dieu
antérieur, devant. Puis, Dieu se recule dans la distance, l'éloignement, et
ce qui correspond aux premières grandes intuitions signifiantes se
dérobe t o u j o u r s plus. A mesure qu'il reconstruit son m o n d e , ce qui est
près de lui et à quoi il a affaire, la parole de ce Dieu intérieur avec lequel
il a cette singulière relation qui est une image de la copulation, c o m m e
le m o n t r e le premier rêve de l'invasion de la psychose, ce Dieu entre
dans l'univers du serinage, de la rengaine, du sens vide et de
l'objectivation. Dans l'espace vibrant de son introspection, ce qu'il
appelle la prise des notes connote désormais à chaque instant ses pensées,
les enregistre et les entérine. Il y a là un déplacement dans la relation du
sujet à la parole.

290
L'APPEL, L'ALLUSION

Les p h é n o m è n e s parlés hallucinatoires qui ont pour le sujet un sens


dans le registre de l'interpellation, de l'ironie, du défi, de l'allusion, f o n t
toujours allusion à l'Autre avec un grand A, c o m m e à un terme qui est
toujours présent, mais jamais vu et jamais n o m m é , sinon de façon
indirecte. Ces considérations nous mèneront à des remarques linguisti-
ques à p r o p o s d ' u n fait qui est à la portée de votre main, et que vous ne
saisissez jamais, j e veux parler des deux modes distincts de l'usage des
p r o n o m s personnels.
Il y a des p r o n o m s personnels qui se déclinent, Je, me, tu, te, il, le, etc.
Dans le registre, me, te, le, le p r o n o m personnel est susceptible d'être
élidé. D a n s l'autre moi, moi, toi, lui, il ne s'élide pas.
Vous voyez la différence ? Je le veux, ou je veux lui ou elle, ce n'est pas
la m ê m e chose.
N o u s en resterons là pour aujourd'hui.

31 MAI 1956.
XXI

LE POINT DE CAPITON

Sens et scansion.
Boucle et segmentation.
« Oui, je viens dans son temple... »
La crainte de Dieu.
Le Père, point de capiton.

Le sujet entend-il avec son oreille quelque chose qui existe ou qui
n'existe pas ? Il est bien évident que ça n'existe pas, et que par
conséquent, c'est de l'ordre de l'hallucination, c'est-à-dire d'une
perception fausse. Cela doit-il nous suffire ?
Cette conception massive de la réalité aboutit à l'explication bien
mystérieuse avancée par les analystes, selon laquelle un soi-disant refus
de percevoir provoque un trou, et que surgit alors dans la réalité une
pulsion rejetée par le sujet. Mais pourquoi apparaîtrait-il dans ce trou
quelque chose d'aussi complexe et architecturé que la parole ? C'est ce
qu'on ne dit pas.
Certes, une telle explication constitue déjà un progrès par rapport à la
conception classique, mais nous pouvons aller plus loin. Pour tout dire,
nous pouvons attendre du phénomène de la psychose qu'il nous
permette de restaurer le juste rapport, de plus en plus méconnu dans le
travail analytique, du signifiant et du signifié.

Je vous rappelle qu'à la fin de la période où se dissout pour lui le


monde extérieur, et s'enracinant dans cette période, apparaît chez
Schreber une structuration des rapports du signifiant et du signifié qui
se présente c o m m e ceci — il y a toujours deux plans.
Sans doute sont-ils indéfiniment subdivisés à l'intérieur d'eux-
mêmes. Mais l'effort de Schreber pour toujours situer un plan antérieur

293
LES ENTOURS DU TROU

et un plan au-delà, lui est é v i d e m m e n t imposé par son expérience, et


cela nous guide vers quelque chose qui est véritablement foncier dans la
structure psychotique. Je vous l'ai fait quelquefois toucher d'une façon
i m m é d i a t e à ma présentation.
D a n s un de ces deux plans, se produisent surtout des phénomènes
considérés par le sujet c o m m e neutralisés, signifiant de moins en moins
un autre véritable, paroles, dit-il, apprises par cœur, serinées à ceux qui
les lui répètent, oiseaux du ciel qui ne savent pas ce qu'il disent. C e
t e r m e d'oiseaux conduit au perroquet — il s'agit de la transmission de
quelque chose de vide, qui lasse et épuise le sujet. A leur naissance, ces
p h é n o m è n e s se situent à la limite de la signification, mais ils deviennent
bientôt tout le contraire — résidus, déchets, corps vides.
J'ai déjà évoqué ces phrases interrompues qui suggèrent une suite.
Elle nous en apprennent long sur l'unité qui prévaut au niveau du
signifiant, et en particulier, que celui-ci n'est pas isolable.
Ces phrases arrêtées sont en général suspendues au m o m e n t où le
m o t plein qui leur donnerait leur sens m a n q u e encore, mais est
impliqué. J ' e n ai déjà relevé plus d ' u n exemple. Le sujet entend par
exemple — Parlez-vous encore... et la phrase s'arrête. Cela veut dire —
Parlez-vous encore... des langues étrangères ?
Ladite conception des âmes, c'est ce dialogue, beaucoup plus plein que
les serinages que les âmes échangent avec lui sur son propre sujet, en lui
enseignant toute une psychologie des pensées. C e qui s'est d'abord
manifesté, au début de délire, c o m m e un m o d e d'expression ineffable et
savoureux, s'éloigne, devient énigmatique, passe dans les royaumes de
Dieu postérieurs, au niveau desquels se multiplient les voix importunes et
absurdes. En arrière encore de ces voix, d'autres voix sont là qui, elles,
s'expriment avec des formules saisissantes.
Je vous en rappelerai une qui n'est pas des moins frappantes —
Maintenant nous manque... la pensée principale. Elles lui parlent encore de
la Gesinnung, ce qui peut vouloir dire conviction ou foi. La Gesinnung,
expliquent-elles, est quelque chose que nous devons à tout h o m m e de
bien, et m ê m e au plus noir pécheur, sous réserve des exigences de
purification inhérentes à l'ordre de l'univers, que nous lui devons dans
l'échange au titre de ce qui doit régler nos rapports avec les êtres
humains. C'est bien de la foi qu'il s'agit, de la bonne foi m i n i m u m
impliquée par la reconnaissance de l'autre.
Tel m o m e n t de ses hallucinations va encore beaucoup plus loin.
N o u s avons l'expression très singulière [...]. C'est u n m o t rare,
e x t r ê m e m e n t difficile à traduire. Après consultation de personnes qui
s'y entendent, j ' e n étais arrivé à la notion qu'il s'agit de rien d'autre que
ce que j'appelle le m o t de base, la clé, la cheville dernière, plutôt que la

294
LE POINT DE CAPITON

solution. Sa connotation est technique, dans l'art de la chasse— ce serait


ce que les chasseurs appellent les fumées, c'est-à-dire les traces du gros
gibier.
Le relief essentiel m e paraît être le recul ou la migration du sens, sa
dérobade dans un plan que le sujet est amené à situer c o m m e un
arrière-plan. D e u x styles s'opposent, deux portées. D ' u n e part, la
scansion, qui j o u e sur les propriétés du signifiant, avec l'interrogation
implicite qu'elle comporte, et qui va j u s q u ' à la contrainte. D ' a u t r e part,
le sens, qui, lui, a p o u r nature de se dérober, de s'accuser c o m m e
quelque chose qui se dérobe, mais qui se pose en m ê m e temps c o m m e
un sens e x t r ê m e m e n t plein dont la fuite aspire le sujet vers ce qui serait
le cœur du p h é n o m è n e délirant, son ombilic. Vous savez que ce dernier
terme d'ombilic est employé par Freud pour désigner le point où le sens
du rêve semble s'achever dans un trou, un nœud, au-delà duquel c'est
vraiment au cœur de l'être que semble se rattacher le rêve.
Cette description n'est rien de plus que phénoménologique. Tâchez
d'en tirer le m a x i m u m pour ce dont il s'agit ici, à savoir de trouver une
explication, u n mécanisme. N o u s nous livrons à u n travail d'analyse
scientifique sur des phénomènes dont les modes de manifestations nous
sont, à nous médecins, praticiens, familiers — la condition de familia-
rité est essentielle p o u r que nous ne perdions pas le sens de l'expérience
analytique. La relation phénoménale d o n t j e parle tient entière dans la
distinction, cent fois soulignée par moi, du signifiant et du signifié.
Sans aucun doute devez-vous finir par vous dire — En fin de compte,
ne savons-nous pas que, dans les significations qui orientent l'expérience
analytique, ce signifiant est donné par le corps propre ? Et inversement, que
quand il parle de ce signifiant dont tel élément se trouve absent, ne met-il pas,
par un de ces tours de passe-passe dont il a le secret, la signification au sommet
du signifiant ? C'est toujours un passez-muscade d'un registre dans l'autre,
pour les besoins de la démonstration.
E h bien, j'accorde volontiers qu'il y a en effet quelque chose de cet
ordre, et c'est j u s t e m e n t ce que j e voudrais vous expliquer a u j o u r -
d'hui.
Le p r o b l è m e est de vous faire sentir de façon vivante ce dont vous
devez tout de m ê m e avoir l'intuition globale, et q u e j e vous ai m o n t r é
l'année dernière, à propos de tel p h é n o m è n e de la névrose, par un j e u de
lettres que certains ont retenu, et cette année à propos de la psychose —
les significations élémentaires que nous appelons désir, ou sentiment,
ou affectivité, ces fluctuations, ces ombres, voires ces résonances, ont
une certaine d y n a m i q u e qui ne s'explique que sur le plan du signifiant
en tant qu'il est structurant.
Le signifiant ne fait pas que donner l'enveloppe, le récipient de la

295
LES ENTOURS DU TROU

signification, il la polarise, il la structure, il l'installe dans l'existence.


Sans une connaissance exacte de l'ordre propre du signifiant et de ses
propriétés, il est impossible de comprendre quoi que ce soit, je ne dis
pas à la psychologie — il suffit de la limiter d'une certaine façon — ,
mais certainement à l'expérience psychanalytique.
C'est ce que j e voudrais vous m o n t r e r aujourd'hui.
L'opposition du signifiant et du signifié est, vous le savez, à la base de
la théorie linguistique de Ferdinand de Saussure. Elle a été exprimée
dans le f a m e u x schéma des deux courbes.
i A i

Schéma de Saussure

A u niveau supérieur, Saussure situe la suite de ce qu'il n o m m e des


pensées — sans la m o i n d r e conviction, puisque sa théorie consiste
précisément à réduire ce terme pour l'amener à celui de signifié, en tant
qu'il est distingué du signifiant et de la chose — et il insiste surtout sur
son aspect de masse a m o r p h e . C'est ce que, pour notre part, nous
appelerons provisoirement la masse sentimentale du courant du dis-
cours, masse confuse où des unités apparaissent, des îlots, une image,
u n objet, un sentiment, un cri, un appel. C'est un continu, tandis qu'en
dessous, le signifiant est là c o m m e pure chaîne du discours, succession
de mots, où rien n'est isolable.
C o m m e n t vous le m o n t r e r par une expérience ?
Je dois vous dire que j'ai passé une semaine à chercher, du côté du
p r o n o m personnel, de quoi vous imager dans la langue française la
différence du je et du moi, afin de vous expliquer c o m m e n t le sujet en
peut perdre la maîtrise, sinon le contact, dans la psychose. Mais
s'agissant de la personne du sujet et de son fonctionnement, on ne peut
pas s'arrêter à cette incarnation pronominale — c'est de la structure du
t e r m e c o m m e tel qu'il s'agit, au moins pour nos langues. Je ne vous dis
cela que p o u r assurer les pas que j e veux vous faire faire aujourd'hui.
Arrivé à hier soir, j'avais donc une m o n t a g n e de documents. Mais les
m o d e s d ' a b o r d des linguistes sont si divers, si contradictoires, nécessi-
teraient tant de plans différents p o u r vous m o n t r e r ce que cela veut dire,
que j e m e retrouvai à reproduire sur u n papier ce double flot du
discours.
C'est là quelque chose dont nous avons bien le sentiment. Le rapport

296
LE POINT DE CAPITON

ru signifié et du signifiant paraît toujours fluide, toujours prêt à se


uenire. L'analyste sait, plus que quiconque, ce que cette dimension a
i insaisissable, et combien l u i - m ê m e peut hésiter avant de s'y lancer. Il
v : là un pas en avant à faire, pour donner à ce dont il s'agit u n sens
-.Tiiment utilisable dans notre expérience.
Saussure essaie de définir une correspondance entre ces deux flots,
uui les segmenterait. Mais le seul fait que sa solution reste ouverte,
ruisqu'elle laisse problématique la locution, et la phrase tout entière,
— entre bien à la fois le sens de la m é t h o d e et ses limites.
Eh bien, j e m e dis ceci — De quoi partir ? Et je me mets à chercher une
rhrase, un petit peu à la manière de ce pseudo-Shakespeare en panne
d'inspiration, qui se promenait de long en large en répétant — To be or
KCÎ... to be or not... — suspendu j u s q u ' à ce qu'il trouve la suite en
reprenant le début — To be or not... to be. Je c o m m e n c e par un oui. Et,
r o m m e j e ne suis pas anglophone, mais de langue française, ce qui m e
vient après, c'est — Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel.
Cela veut dire que le signifiant n'est pas isolable.
C'est très facile à toucher du doigt tout de suite. Arrêtez ça à Oui,
•i — p o u r q u o i pas ? Si vous aviez une oreille vraiment semblable à
une machine, à chaque instant du déroulement de la phrase suivrait
un sens. Oui, je a u n sens, qui fait m ê m e probablement la portée du
texte.
T o u t le m o n d e se demande p o u q u o i le rideau se lève sur ce Oui, je
viens..., et on dit — C'est la conversation qui continue. C'est d'abord parce
que ça fait sens. Le Oui inaugural a bel et bien un sens, lié à une espèce
d'ambiguïté qui reste dans le m o t oui en français. Il n'est pas nécessaire
d'avoir affaire à une f e m m e du m o n d e pour s'apercevoir que oui veut
parfois dire non, et non parfois peut-être. Le oui est tardif en français, il
apparaît après le si, après le da, que nous retrouvons gentiment à notre
époque dans le dac. D u fait qu'il vient de quelque chose qui veut dire
Comme c'est bien, ça, le oui est en général une confirmation, et p o u r le
moins une concession. Le plus souvent, un Oui, mais est bien dans le
style.
Oui, je viens dans son temple... N'oubliez pas quel est le personnage qui
se présente là en se poussant un tout petit peu, c'est le n o m m é Abner. Il
s'agit d ' u n officier de la reine, la n o m m é e Athalie, qui donne son titre à
l'histoire, et qui d o m i n e assez tout ce qui s'y passe pour en être le
personnage principal. Q u a n d un de ses soldats c o m m e n c e par dire Oui,
je viens dans son temple..., on ne sait pas du tout où ça va aller. Ça peut
aussi bien se terminer par n ' i m p o r t e quoi — Je viens dans son temple...
arrêter le Grand-Prêtre, par exemple. Il faut vraiment que ce soit terminé
p o u r q u ' o n sache de quoi il s'agit. La phrase n'existe qu'achevée, et son

297
LES ENTOURS DU TROU

sens lui vient après coup. Il faut que nous soyons arrivés tout à fait au
bout, c'est-à-dire du côté de ce f a m e u x Éternel.
N o u s s o m m e s là, dans l'ordre des signifiants, et j'espère vous avoir
fait sentir ce que c'est que la continuité du signifiant. U n e unité
signifiante suppose une certaine boucle bouclée qui en situe les
différents éléments.

Voilà sur ce quoi j e m'étais un instant arrêté. Mais cette petite amorce
a u n intérêt beaucoup plus grand. Elle m ' a fait m'apercevoir que la
scène tout entière est une très jolie occasion de vous faire sentir devant
quoi les psychologues s'arrêtent, parce que leur fonction est de
c o m p r e n d r e quelque chose à quoi ils ne comprennent rien, et j u s q u ' o ù
les linguistes ne poussent pas, malgré la m é t h o d e merveilleuse qu'ils
o n t entre les mains. N o u s irons, nous, un peu plus loin.
Reprenons la scène. Q u i est là, à écouter le n o m m é Abner ? C'est
Joad, le Grand-Prêtre, qui est en train de mijoter le petit complot qui va
aboutir à la m o n t é e sur le trône de son fils qu'il a dérobé au massacre à
l'âge de deux mois et demi, et élevé dans une p r o f o n d e retraite. Vous
imaginez dans quel sentiment il écoute cette déclaration de l'officier —
Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel. Le vieux peut bien se dire, en
écho — Qu'est-ce qu'il vient donc faire ici ? Le thème continue —

Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel,


Je viens, selon l'usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.

Bref, on cause. Et après que l'Éternel a été laissé là en plan, on n'en


parlera plus jamais j u s q u ' à la fin de la pièce. O n évoque des souvenirs,
c'était le b o n temps, le peuple saint en foule inondait les portiques, mais,
enfin, les choses sont bien changées, d'adorateurs zélés à peine un petit
nombre.
Là, nous c o m m e n ç o n s à c o m p r e n d r e de quoi il retourne. D'adorateurs
zélés à peine un petit nombre — c'est un type qui pense que c'est le
m o m e n t de rejoindre la Résistance. Là, nous s o m m e s sur le plan de la
signification — pendant que le signifiant poursuit son petit chemin,
adorateurs zélés indique ce dont il s'agit, et l'oreille du Grand-Prêtre,
n'est pas, nous l'imaginons bien, sans recueillir ce zèle au passage. Zèle

298
LE P O I N T DE CAPITON

vient du grec, et veut dire quelque chose c o m m e l'émulation, la rivalité,


'. 'imitation, parce qu'à ce jeu on ne gagne qu'à faire ce qu'il convient, à
se mettre au semblant des autres.
La pointe apparaît à la fin du premier discours, c'est à savoir que

Je tremble qu'Athalie, à ne vous rien cacher,


Vous-même de l'autel vous faisant arracher
N'achève enfin sur vous ces vengeances funestes,
Et d'un respect forcé ne dépouille les restes.

Là, nous v o y o n s surgir un m o t qui a beaucoup d'importance —


:remble. C'est é t y m o l o g i q u e m e n t le m ê m e m o t que craindre, et la
crainte va apparaître. Il y a là quelque chose qui m o n t r e la pointe
significative du discours, qui apporte une indication à double sens.
N o u s nous plaçons ici au niveau du registre supérieur, à savoir de ce que
Saussure appelle la masse a m o r p h e des pensées — elle est peut-être
a m o r p h e en soi, mais elle n'est pas simplement ça, parce qu'il faut que
l'autre la devine.
Abner est là en effet, zélé sans aucun doute, mais quand tout à l'heure
le Grand-Prêtre va le prendre un peu à la gorge et lui dire — Pas tant
d'histoires, de quoi retourne-t-il ? A quoi reconnaît-on ceux qui sont autre chose
que des zélés ? —, on va s'apercevoir combien les choses sont embarras-
santes. Dieu n'a pas donné depuis longtemps beaucoup de preuves de sa
puissance, alors que celle d'Athalie et des siens s'est manifestée
jusqu'alors toujours triomphante. D e sorte que lorsqu'il évoque cette
nouvelle menace, nous ne savons pas très bien où il veut en venir. C'est
à double tranchant. C'est aussi bien u n avertissement, u n b o n conseil,
un conseil de prudence, voire de ce q u ' o n appelle sagesse.
L'autre a des réponses beaucoup plus brèves. Il a beaucoup de raisons
pour cela, et principalement qu'il est le plus fort, il a l'atout maître, si
l'on peut dire — D'où vous vient aujourd'hui, répond-il simplement, ce
noir pressentiment ? — et le signifiant colle parfaitement avec le signifié.
Mais vous pouvez constater qu'il ne livre strictement rien, il ne fait que
rétorquer, renvoyer au sujet une question sur le sens de ce que lui a à
dire.
Là-dessus, nouveau développement d'Abner, qui commence, m a foi,
à entrer un peu plus avant dans le jeu significatif. C'est un mélange de
p o m m a d e — Pensez-vous être saint et juste impunément ? — et de
cafardage, qui consiste à raconter qu'il y a un certain M a t h a n qui,
lui, est de toute façon indominable. Il ne s'avance pas très loin
dans la dénonciation de la superbe Athalie, qui reste tout de m ê m e sa

299
LES ENTOURS DU TROU

reine. Le b o u c émissaire se trouve là fort à propos pour continuer


l'amorçage.
O n ne sait t o u j o u r s pas à quoi on veut en venir, si ce n'est —

Croyez-moi, plus j'y pense et moins je puis douter


Que sur vous son courroux ne soit prêt d'éclater.

Cela m o n t r e bien le caractère m o u v a n t des personnages. Moins il


peut douter... ce doute n'est pas un oreiller si désagréable, mais ce n'est
plus tout à fait le m o m e n t de se reposer.

Je l'observais hier...

N o u s voilà sur le plan de l'officier de renseignement.

...et je voyais ses yeux


Lancer sur le lieu saint des regards furieux.

Je voudrais vous faire observer qu'après tous les bons procédés


q u ' A b n e r d o n n e en gage au cours de l'échange, il ne se sera rien passé à
la fin, si nous restons sur le plan de la signification. Sur ce plan, tout
peut se résumer à quelques amorces. Chacun en sait un petit peu plus
long que ce qu'il est prêt à affirmer. Celui qui en sait le plus long, c'est
Joad, mais p o u r aller à la rencontre de ce que l'autre prétend savoir, il ne
fait q u ' u n e allusion au fait qu'il y a anguille sous roche, autrement dit un
Eliacin dans le sanctuaire!
Mais vous avez le témoignage saisissant de la façon précipitée dont le
n o m m é A b n e r saute dessus — Elle s'était trompée, dit-il plus tard,
c'est-à-dire — A-t-elle loupé une partie du massacre ? S'il restait quelqu'un de
cette fameuse famille de David ? Cette offre m o n t r e assez que si Abner
vient là, c'est attiré par la chair fraîche. Mais il n'en sait en fin de compte
ni plus ni moins à la fin du dialogue qu'au début, et cette première
scène pourrait dans sa plénitude significative se résumer à
ceci —

— Je viens à la Fête-Dieu.
— Très bien, dit l'autre, entrez dans la procession,
et ne parlez pas dans les rangs.

C e n'est pas cela du tout, à une seule condition — c'est que vous vous
aperceviez du rôle du signifiant. Si vous vous en apercevez, vous voyez
qu'il y a un certain n o m b r e de mots-clés sous-jacents au discours des

300
LE POINT DE CAPITON

reux personnages, et qui se recouvrent en partie. Il y a le m o t trembler,


[t mot crainte, le m o t extermination. Trembler et crainte sont employés
i ' a b o r d par Abner, qui nous mène au point que j e viens de vous
indiquer, c'est-à-dire au m o m e n t où Joad prend vraiment la parole.

Celui qui met un frein à la fureur des flots


Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.

Je crains Dieu, dites-vous... lui renvoie-t-il, alors qu'il n'a jamais dit
cela, Abner,

...sa vérité me touche.


Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche.

Et nous v o y o n s paraître ici le m o t que j e vous ai signalé au début, le


zèle —

Du zèle de ma loi que sert de vous parer ?


Par de stériles vœux pensez-vous m'honorer ?
Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?
Le sang de vos rois crie, et n'est point écouté.
Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété.
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes.
Et vous viendrez alors m'immoler des victimes.

Il ne faut pas croire que ce soient des innocentes victimes sous des
f o r m e s plus ou m o i n s fixes dans des lieux appropriés. Q u a n d A b n e r fait
remarquer que l'Arche sainte est muette et ne rend plus d'oracles, on lui
rétorque vivement que —

Peuple ingrat. Quoi ! toujours les plus grandes merveilles


Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles ?
Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours ?
Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces,
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ;
L'impie Achad détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;

301
LES ENTOURS DU TROU

Près de ce champ fatal Jézabel immolée,


Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés ;

N o u s savons d o n c de quelle sorte de victime il va s'agir.


Bref, quel est ici le rôle du signifiant ? La peur est quelque chose de
particulièrement ambivalent, nous autres, analystes, ne l'ignorons pas
— c'est aussi bien quelque chose qui vous pousse en avant que quelque
chose qui vous tire en arrière, c'est quelque chose qui fait de vous un
être double et qui, quand vous l'exprimez devant un personnage avec
qui vous voulez j o u e r à avoir peur ensemble, vous met à chaque instant
dans la posture de reflet. Mais il y a quelque chose d'autre, qui a l'air
h o m o n y m e , et c'est la crainte de Dieu.
C e n'est pas du tout pareil. C'est là le signifiant, lui plutôt rigide, que
J o a d sort de sa poche au m o m e n t précis où on l'avertit d ' u n danger.
La crainte de Dieu est un terme essentiel dans une certaine ligne de
pensée religieuse dont vous auriez tort de croire que c'est simplement la
ligne générale. La crainte des dieux, dont Lucrèce veut libérer ses petits
camarades, est tout à fait autre chose, un sentiment multiforme, confus,
panique. La crainte de Dieu au contraire, sur laquelle est fondée une
tradition qui r e m o n t e à Salomon, est principe d'une sagesse et
f o n d e m e n t de l ' a m o u r de Dieu. Et qui plus est, cette tradition est
précisément la nôtre.
La crainte de Dieu est un signifiant qui ne traîne pas partout. Il a fallu
q u e l q u ' u n p o u r l'inventer, et proposer aux h o m m e s , c o m m e remède à
un m o n d e fait de terreurs multiples, de redouter un être qui ne peut,
après tout, exercer ses sévices que par les m a u x qui sont là, multiple-
m e n t présents, dans la vie humaine. Remplacer les craintes i n n o m b r a -
bles par la crainte d ' u n être unique qui n'a d'autre m o y e n de manifester
sa puissance que par ce qui est craint derrière ces innombrables craintes,
c'est fort.
Vous m e direz — Voilà bien une idée de curé ! E h bien, vous avez tort.
Les curés n ' o n t absolument rien inventé dans ce genre. P o u r inventer
une chose pareille, il faut être poète ou prophète, et c'est précisément
dans la mesure où ce Joad l'est un peu, au moins par la grâce de Racine,
qu'il peut user c o m m e il le fait de ce signifiant majeur et primordial.
Je n'ai pu q u ' é v o q u e r brièvement l'histoire culturelle de ce signifiant,
mais j e vous ai suffisamment indiqué qu'il est inséparable d ' u n certaine
structuration. C'est le signifiant qui domine la chose, car pour ce qui est
des significations, elles ont complètement changé.

302
LE POINT DE CAPITON

Cette fameuse crainte de Dieu accomplit le tour de passe-passe de


transformer, d ' u n e m i n u t e à l'autre, toutes les craintes en u n parfait
courage. Toutes les craintes — Je n'ai point d'autre crainte — sont
échangées contre ce qui s'appelle la crainte de Dieu, qui, si contrai-
gnante que ce soit, est le contraire d'une crainte.
Ce qui s'est passé à la fin de la scène est très précisément ceci — la
crainte de Dieu, le n o m m é Joad l'a passée à l'autre, et c o m m e il faut, par
de bon côté, et sans douleur. Et du coup, Abner s'en va tout à fait solide,
avec ce m o t qui fait écho à ce Dieu fidèle en toutes ses menaces. Il ne s'agit
plus de zèle, il va se j o i n d r e à la troupe fidèle. Bref, il est devenu
lui-même le support de l'amorce où va venir se crocher la Reine. La
pièce est déjà jouée, elle est finie. C'est pour autant q u ' A b n e r ne lui dira
pas un m o t des dangers véritables qu'elle court, que la Reine se prendra
à l'hameçon que désormais il représente.
La vertu du signifiant, l'efficace de ce m o t de crainte, a été de
transformer le zèle du début, avec tout ce que le m o t c o m p o r t e
d ' a m b i g u , et de douteux, voire de toujours prêt à tous les retourne-
ments, en la fidélité de la fin. Cette transmutation est de l'ordre du
signifiant c o m m e tel. Aucune acculumation, aucune superposition,
aucune s o m m e de significations, ne peut suffire à la justifier. C'est dans
la transmutation de la situation par l'invention du signifiant que réside
tout le progès de cette scène, laquelle autrement, serait digne du
D e u x i è m e Bureau.
Q u ' i l s'agisse d ' u n texte sacré, d ' u n roman, d ' u n drame, d ' u n
m o n o l o g u e ou de n ' i m p o r t e quelle conversation, vous m e permettrez
de représenter la fonction du signifiant par u n artifice spatialisant, dont
nous n ' a v o n s aucune raison de nous priver. C e point autour de quoi
doit s'exercer toute analyse concrète du discours, j e l'appellerai u n point
de capiton.
Lorsque l'aiguille du matelassier, qui est entrée au m o m e n t Dieu fidèle
dans toutes ses menaces, ressort, c'est cuit, le gars dit — Je vais me joindre à
ta troupe fidèle.
Si nous analysions cette scène c o m m e une partition musicale, nous
verrions que c'est là le point où viennent se nouer le signifié et le
signifiant, entre la masse toujours flottante des significations qui
circulent réellement entre ces deux personnages, et le texte. C'est à ce
texte admirable, et n o n à la signification, qa'Athalie doit de n'être pas
une pièce de boulevard.
Le point de capiton est le m o t crainte, avec toutes ces connotations
trans-significatives. A u t o u r de ce signifiant, tout s'irradie et tout
s'organise, à la façon de ces petites lignes de force formées à la surface
d'une t r a m e par le point de capiton. C'est le point de convergence qui

303
LES ENTOURS D U TROU

p e r m e t de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se


passe dans ce discours.

Le schéma du point de capiton est essentiel dans l'expérience


humaine.
P o u r q u o i ce schéma m i n i m u m de l'expérience humaine, que Freud
n o u s a d o n n é dans le complexe d'Œdipe, garde-t-il p o u r nous sa valeur
irréductible et pourtant énigmatique ? Et p o u r q u o i ce privilège du
complexe d ' Πd i p e ? P o u r q u o i Freud veut-il toujours, avec tant d'insis-
tance, le retrouver partout ? P o u r q u o i est-ce là un n œ u d qui lui paraît si
essentiel qu'il ne peut l'abandonner dans la m o i n d r e observation
particulière ? — si ce n'est parce que la notion du père, très voisine de
celle de crainte de Dieu, lui donne l'élément le plus sensible dans
l'expérience de ce que j'ai appelé le point de capiton entre le signifiant et
le signifié.
J'ai peut-être mis longtemps pour vous expliquer cela, mais j e crois
néanmoins que cela fait image, et vous permet de saisir c o m m e n t il peut
se faire, dans l'expérience psychotique, que le signifiant et le signifié se
présentent sous une f o r m e complètement divisée.
O n peut croire que dans une psychose, tout est là dans le signifiant.
T o u t a l'air d ' y être. Le président Schreber a l'air de parfaitement bien
c o m p r e n d r e ce que c'est que d'être enfilé par le professeur Flechsig, et
quelques autres qui viennent se substituer à lui. L'ennuyeux, c'est
précisément qu'il le dise, et de la façon la plus claire — pourquoi dès lors
cela provoquerait-il, c o m m e o n nous l'explique, des troubles si
p r o f o n d s dans son économie libidinale ?
N o n , c'est dans u n autre registre qu'il faut aborder ce qui se passe
dans la psychose. Je n ' e n sais pas le compte, mais il n'est pas impossible
q u ' o n arrive à déterminer le n o m b r e m i n i m u m de points d'attache
f o n d a m e n t a u x entre le signifiant et le signifié nécessaires à ce q u ' u n être
h u m a i n soit dit normal, et qui, lorsqu'ils ne sont pas établis, ou qu'ils
lâchent, font le psychotique.
C e q u e j e vous propose est encore tout à fait grossier, mais c'est le
point à partir de quoi nous p o u r r o n s la prochaine fois examiner le rôle
de la personnaison du sujet, à savoir la façon dont se différencient en
français Je et moi.
Bien entendu, aucune langue particulière n'a de privilège dans l'ordre

304
LE POINT DE CAPITON

des signifiants, les ressources de chacune sont e x t r ê m e m e n t différentes


ec toujours limitées. Mais aussi bien, n ' i m p o r t e laquelle couvre tout le
n i m p des significations.
O ù . dans le signifiant, est la personne ? C o m m e n t un discours tient-il
ner-out ? J u s q u ' à quel point un discours qui a l'air personnel peut-il, rien
r _ c sur le plan du signifiant, porter assez de traces d'impersonnalisation
r-cur que le sujet ne le reconnaisse pas pour sien ?
Te ne vous dis pas que c'est là le ressort du mécanisme de la psychose,
e iis que le mécanisme de la psychose s'y manifeste. Avant de cerner ce
mécanisme, il faut que nous nous exercions à reconnaître, aux différents
érigés du p h é n o m è n e , en quels points le capiton est sauté. U n catalogue
complet de ces points nous permettrait de trouver des corrélations
surprenantes, et de nous apercevoir que ça n'est pas de n ' i m p o r t e quelle
façon que le sujet dépersonnalise son discours.
U y a à cet égard une expérience à la portée de notre main,
Clérambault s'en est aperçu. Il fait quelque part allusion à ce qui se passe
duand nous s o m m e s tout d ' u n coup pris par l'évocation affective d ' u n
événement de notre passé difficile à supporter. Q u a n d il ne s'agit pas de
c o m m é m o r a t i o n , mais bien de résurgence de l'affect, quand, nous
souvenant d ' u n e colère nous s o m m e s très près d'une colère, quand,
nous souvenant d'une humiliation nous revivons l'humiliation, quand,
nous souvenant d ' u n e rupture d'illusion nous sentons la nécessité de
réorganiser notre équilibre et notre c h a m p significatif, au sens où on
parle de c h a m p social, — eh bien, c'est là le m o m e n t le plus favorable,
note Clérambault, p o u r l'émergence, qu'il appelle, lui p u r e m e n t auto-
matique, de bribes de phrase quelquefois prises à l'expérience la plus
récente, et qui n ' o n t aucune espèce de rapport significatif avec ce dont il
s'agit.
Ces p h é n o m è n e s d ' a u t o m a t i s m e sont à la vérité admirablement
observés — mais il y en a bien d'autres —, et il suffit d'avoir le schéma
adéquat p o u r situer dans le p h é n o m è n e d'une façon n o n plus pure-
ment descriptive, mais véritablement explicative. Voilà l'ordre de
choses auquel doit nous porter une observation c o m m e celle du
président Schreber, sans doute unique dans les annales de la psycho-
pathologie.

La prochaine fois, j e reprendrai les choses au je et au tu.


Il n ' y a pas besoin qu'ils soient exprimés dans la phrase, p o u r y être.
Viens est une phrase, et implique u n Je et un tu.
Dans le schéma q u e j e vous ai donné, où sont-ils, ce je et ce tu ? Vous

305
LES ENTOURS DU TROU

vous imaginez peut-être que le tu est là, au niveau du grand Autre ? Pas
du tout. C'est par là que nous commencerons — le tu dans sa f o r m e
verbalisée ne recouvre pas du tout ce pôle que nous avons appelé
grand A.

6 JUIN 1 9 5 6 .
XXII

« T U ES CELUI QUI ME SUIVRAS »

L'Autre est un lieu.


Le t u du Surmoi.
Dévolution et constatation.
La voie moyenne.
L'appel du signifiant.

Je suis beaucoup plus moi. Avant, j'étais un paramoi qui croyais


être le vrai, et qui était absolument faux.
En tous cas, je veux préciser que nous sommes nombreux ceux qui
avons soutenu le Front populaire.

Ces phrases, qui sont attestées, ont été par moi recueillies dans la
g r a m m a i r e de D a m o u r e t t e et Pichon, ouvrage considérable et fort
instructif, ne serait-ce que par la quantité é n o r m e de documents fort
intelligemment classés, quelles qu'en soient les erreurs d'ensemble et de
détail.
Ces deux phrases, dont l'une est parlée et l'autre écrite, nous
m o n t r e n t que ce sur quoi j e vais faire tourner a u j o u r d ' h u i votre
réflexion, n'est pas un artifice forgé, une subtilité littéraire implantée à
tort.
La première phrase a été manifestement recueillie, Pichon en donne
l'indication par des initiales, d ' u n e patiente en analyse, M m e X . , telle
date. Je suis beaucoup plus moi, dit-elle, sans doute fort satisfaite de
quelque progrès accompli dans son traitement, avant j'étais un paramoi,
qui croyais être... Dieu merci, la langue française, souvent ambiguë dans
le parlé, permet ici, grâce à la rencontre du silence consonantique et
d'une voyelle initiale, de parfaitement distinguer ce dont il s'agit. Le
verbe est à la première personne du singulier, c'est m o i qui croyais. A
travers le relatif, la première personne s'est transmise dans la rela-
tive.
Vous m e direz — Ça va de soi. C'est ce que m ' a r é p o n d u une f e m m e
charmante que j'essayais d'intéresser récemment à ces sujets en lui

307
LES ENTOURS D U TROU

proposant le problème de la différence qu'il y a entre Je suis la femme qui


ne vous abandonnerai pas et je suis la femme qui ne vous abandonnera pas. Je
dois dire q u e j e n'ai eu aucun succès. Elle a refusé de s'intéresser à cette
nuance, d o n t pourtant vous sentez déjà l'importance.
L'usage le manifeste assez, puisque dans la m ê m e phrase, M m e X .
continue — Je suis beaucoup plus moi. Avant, j'étais un paramoi qui croyais
être le vrai et qui était absolument faux.
Je pense qu'il n ' y a pas de phrase qui s'exprime plus juste. Il était
absolument faux, ce paramoi. D e Je dans la première partie de la phrase, il
est devenu u n il dans la deuxième.
Il y en a quelques-unes c o m m e cela dans Pichon, assez piquantes
également, et t o u j o u r s d'actualité — En tout cas je veux préciser que nous
sommes nombreux ceux qui avons soutenu le Front populaire, voté pour ses
candidats, et qui croyaient à un tout autre idéal poursuivi, à une tout autre
action et à une tout autre réalité, etc.
Si vous faites attention, vous en ramasserez à la pelle, de ces
exemples. La question est de savoir si la personnaison qui est dans la
principale franchit ou n o n l'écran, la lentille qui est à l'entrée de la
relative. L'écran, lui, est manifestement neutre, il ne variera pas. Il
s'agit d o n c de savoir en quoi consiste le pouvoir de pénétration, si l'on
peut dire, de la personnaison antécédente.
N o u s verrons que ce petit point de linguistique se retrouve dans
d'autres langues d ' u n e façon très vivante. Mais é v i d e m m e n t il faudrait
aller chercher dans d'autres f o r m e s de syntaxe. N o u s y reviendrons tout
à l'heure.

Je vous ai laissés la dernière fois au m o m e n t d'examiner quel éclairage


n o u v e a u peut apporter l'avancée que nous avons faite concernant la
fonction du signifiant, à la question brûlante, actualisée confusément
par la fonction de la relation d'objet, et présentifiée tant par la structure
que par la p h é n o m é n o l o g i e de la psychose, la question brûlante qui est
celle de l'autre.
Jusqu'ici j e vous ai m o n t r é la duplicité de cet autre, entre l'autre
imaginaire et l'Autre avec un grand A, cet Autre dont j e traite dans ce
m e n u p r o p o s dont j e vous ai fait part dans la dernière séance de l'année
dernière, et qui vient de sortir dans l'Évolution psychiatrique sous le titre
de la Chose freudienne.
Je m ' e x c u s e de m e citer, mais à quoi b o n polir ses formules, si ce n'est

308
« T U ES CELUI QUI ME SUIVRAS »>

pas p o u r s'en servir. Je dis — l'Autre est donc le lieu où se constitue le je qui
parle avec celui qui entend. Je dis cela à la suite de quelques remarques sur
ie fait qu'il y a t o u j o u r s un Autre au-delà de tout dialogue concret, de
tout j e u interpsychologique. La formule que j e vous ai citée doit être
prise c o m m e un point de départ, il s'agit de savoir à quoi elle
conduit.
Je voudrais que vous sentiez toute la différence qu'il y a entre une telle
perspective et celle qui est aujourd'hui confusément acceptée. Dire que
l'Autre est le lieu où se constitue celui qui parle avec celui qui écoute est
:out à fait autre chose que de partir de l'idée que l'autre est un être.
N o u s s o m m e s dans l'analyse intoxiqués depuis quelque temps par
des thèmes incontestablement venus du discours dit existentialiste, où
l'autre est le tu, celui qui peut répondre, mais dans u n m o d e qui est celui
d'une symétrie, d ' u n e correspondance complète, l'alter ego, le frère.
O n se fait une idée fondamentalement réciproque de l'intersubjectivité.
Ajoutez-y les confusions sentimentales qui s'inscrivent sous la rubrique
du personnalisme, et le livre de Matin Buber sur le Je et le tu — la
confusion sera définitive, et irrémédiable, sauf à revenir à l'expé-
rience.
Loin d'avoir apporté quoi que ce soit à l'éclaircissement du f o n d e -
ment de l'existence de l'autre, l'expérience existentialiste n'a fait que la
suspendre toujours plus radicalement à l'hypothèse de la projection —
sur laquelle bien entendu vous vivez tous — selon laquelle l'autre n'est
guère q u ' u n e certaine semblance humaine, animée par un j e reflet du
mien.
Animisme, a n t h r o p o m o r p h i s m e , sont là toujours tout prêts à surgir,
et à la vérité impossibles à réfuter, aussi bien que les références
sommaires à une expérience du langage prise lors de ses premiers
balbutiements. O n nous fait voir que la maîtrise du tu et du je n'est pas
tout de suite acquise à l'enfant, mais l'acquisition se résume en fin de
compte, p o u r l'enfant à pouvoir dire j e quand vous lui avez dit tu, à
c o m p r e n d r e que quand on lui dit tu vas faire cela, il doit dire dans son
registre je vais faire cela.
Cette conception symétrique aboutit chez les analystes à quelques
vérités premières, à des affirmations sensationnelles du genre de
celle-ci, que j'ai entendue dans la bouche de quelqu'un qui appartient à
ce q u ' o n appelle l'autre g r o u p e — On ne peut pas faire l'analyse de
quelqu'un pour qui l'autre n'existe pas.
Je m e d e m a n d e ce que ça veut dire, que l'autre n'existe pas. Je m e
demande si cette f o r m u l e comporte m ê m e une valeur d'approximation,
si mince soit-elle. D e quoi s'agit-il ? D ' u n vécu, d ' u n sentiment
irréductible ? Prenons notre cas Schreber, p o u r qui toute l'humanité est

309
LES ENTOURS DU TROU

passée u n temps à l'état d ' o m b r e s bâclées à la six-quatre-deux — eh


bien, il y a bien p o u r lui un autre, un autre singulièrement accentué, u n
A u t r e absolu, un Autre tout à fait radical, un Autre qui n'est ni une
place, ni u n schéma, u n Autre dont il nous affirme que c'est u n être
vivant à sa façon, et d o n t il souligne bien qu'il est capable, quand il est
menacé, d'égoïsme c o m m e les autres vivants. Dieu, se trouvant en
posture d'être menacé dans son indépendance par ce désordre dont il est
le premier responsable, manifeste des relations spasmodiques de
défense. Il garde néanmoins une altérité telle qu'il est étranger aux
choses vivantes, et plus spécialement dépourvu de toute c o m p r é h e n -
sion à l'égard des besoins vitaux de notre Schreber.
Q u ' i l y a pour Schreber un autre qui en est un, est suffisamment
indiqué par le début singulièrement piquant, humoristique, d ' u n des
chapitres de ses Mémoires, où il dit n'être nullement un paranoïaque. Le
paranoïaque est q u e l q u ' u n qui rapporte tout à lui, c'est quelqu'un dont
l'égocentrisme est envahissant — il a lu Kraepelin — mais moi, dit-il,
c'est complètement différent, c'est l'Autre qui rapporte tout à moi. Il y a u n
Autre, et cela est décisif, structurentiel.
Alors, avant de parler de l'autre c o m m e de quelque chose qui se place
o u ne se place pas à une certaine distance, que nous s o m m e s capables ou
n o n d'embrasser, d'étreindre, voire de c o n s o m m e r à doses plus ou
m o i n s rapides, il s'agirait de savoir si la phénoménologie m ê m e des
choses telles qu'elles se présentent dans notre expérience n'oblige pas à
u n abord différent — et précisément, à celui que j ' a d o p t e quand j e dis —
avant de voir c o m m e n t il va être plus ou moins réalisé — que l'Autre
doit être d'abord considéré c o m m e un lieu, le lieu où la parole se
constitue.
Les personnes — p u i s q u ' a u j o u r d ' h u i nous nous intéressons à elles —
doivent venir de quelque part. Elles viennent d'abord d'une façon
signifiante, entendez bien formelle. La parole se constitue pour nous, et
d ' u n je, et d ' u n tu. C e sont deux semblables. La parole les transforme,
en leur d o n n a n t un certain juste rapport, mais — et c'est ce sur quoi j e
v e u x insister — une distance qui n'est pas symétrique, un rapport qui
n'est pas réciproque. E n effet, le je n'est jamais là où il apparaît sous la
f o r m e d ' u n signifiant particulier. Le je est toujours là au titre de
présence soutenant l'ensemble du discours, au style direct ou au style
indirect. Le je est le j e de celui qui prononce le discours. T o u t ce qui se
dit a sous soi u n je qui le prononce. C'est à l'intérieur de cette
énonciation que le tu apparaît.
C e sont là des vérités premières, tellement premières que vous
risquez de chercher plus loin que le bout de votre nez. Il n ' y a rien de
plus à entendre que ce q u e j e viens de faire remarquer. Q u e le tu soit

310
« T U ES CELUI QUI ME SUIVRAS »>

—éjà à l'intérieur du discours est une évidence. Il n ' y a jamais eu de tu


nlleurs que là où on dit tu. C'est là que pour commencer nous avons à le
trouver, dans cette vocalise, tu. Partons de là.
Q u a n t au je, est-il lui aussi, une monnaie, un élément fiduciaire
circulant dans le discours ? J'espère y répondre tout à l'heure, mais j e
pose dès à présent la question p o u r que vous ne la perdiez pas de vue, et
que vous sachiez où j e veux en venir.

Le tu est loin de s'adresser à une personne ineffable, à cette espèce


d'au-delà d o n t les tendances sentimentalistes à la m o d e de l'existentia-
lisme voudraient nous m o n t r e r l'accent premier. C'est tout à fait autre
chose dans l'usage.
Le tu n'est pas t o u j o u r s le tu plein dont on fait si grand état, et dont
vous savez qu'à l'occasion j e l'évoque m o i - m ê m e dans des exemples
majeurs. Tu es mon maître, tu es ma femme — je fais grand cas de ces
formules p o u r faire c o m p r e n d r e la fonction de la parole.
Il s'agit a u j o u r d ' h u i de recentrer la portée donnée à ce tu, qui est loin
d'avoir t o u j o u r s cet emploi plein.
Je vais vous ramener à quelques observations linguistiques.
La deuxième personne est loin d'être toujours employée avec cet
accent. Q u a n t on dit dans l'usage le plus courant — On ne peut pas se
vromener dans cet endroit sans qu'on vous aborde, il ne s'agit d'aucun tu,
d'aucun vous, en réalité. Le vous est presque le réfléchi du on, il en est le
correspondant.
Q u e l q u e chose de plus significatif encore — Quand on en vient à ce
degré de sagesse, il ne vous reste plus qu'à mourir. Là aussi, de quel vous, de
quel tu s'agit-il ? C e n'est certainement pas à qui que ce soit que j e
m'adresse dans cette parole. Je vous prie de prendre la phrase dans son
ensemble parce qu'il n ' y a pas de phrase qui puisse se détacher de la
plénitude de sa signification. C e que vous vise, est tellement peu un
autre que j e dirai que c'est le reste de ceux qui s'obstineraient à vivre
après ce discours — si la sagesse dit qu'il n ' y a d'autre fin à tout que la
mort, il ne vous reste plus qu'à m o u r i r . Cela vous m o n t r e assez que la
îonction de la deuxième personne en cette occasion est j u s t e m e n t de
viser ce qui est personne, ce qui se dépersonnalise.
En fait, ce tu q u ' o n tue là, c'est celui que nous connaissons
parfaitement par la phénoménologie de la psychose, et par l'expérience
c o m m u n e , c'est le tu qui en nous dit tu, ce tu qui se fait toujours plus ou

311
LES ENTOURS DU TROU

m o i n s discrètement entendre, ce tu qui parle tout seul, et qui nous dit tu


vois ou tu es toujours le même. C o m m e dans l'expérience de Schreber, ce
tu n'a pas besoin de dire tu p o u r être bien le tu qui nous parle. Il suffit
d ' u n tout petit peu de désagrégation — Schreber en a eu largement sa
dose — p o u r qu'il sorte des choses c o m m e ne pas céder à la première
invite.
Cela vise ce quelque chose qui n'est pas d é n o m m é et que nous
reconstruisons chez Schreber c o m m e la tendance homosexuelle, mais
ce peut être autre chose, puisque les invitations, les sommations, ne
sont pas rares, mais constantes. Cette phrase est en effet la règle de
conduite de beaucoup — Ne cédez pas à votre premier mouvement, ce
pourrait être le bon, c o m m e on dit. Et qu'est-ce q u ' o n vous apprend, si ce
n'est j u s t e m e n t de ne jamais céder à la première invite ? N o u s
reconnaissons ici notre b o n vieil ami le surmoi, qui nous apparaît tout
d ' u n coup sous sa f o r m e phénoménale, plutôt que sous d'aimables
hypothèses génétiques. C e surmoi est bien quelque chose c o m m e la loi,
mais c'est une loi sans dialectique, et ce n'est pas pour rien q u ' o n le
reconnaît, plus ou moins justement, dans l'impératif catégorique, avec
ce que j'appellerai sa neutralité malfaisante — un certain auteur le
n o m m e le saboteur interne.
C e tu, nous aurions tort de méconnaître qu'il est aussi là c o m m e un
observateur — il voit tout, entend tout, note tout. C'est bien ce qui se
passe chez Schreber, et c'est son m o d e de relation avec ça qui s'exprime
en lui par ce tu inlassable, incessant, qui le p r o v o q u e à des réponses sans
aucune espèce de sens.
J'ai envie de citer la vieille expression, Nul ne s'en doute, qui s'étalait
autrefois sur les annuaires du téléphone à propos d ' u n e police privée.
O n sent là combien il s'agit d ' u n idéal. C o m m e tout le m o n d e serait
heureux, si en effet nul ne s'en doutait. Mais on a beau être derrière un
rideau, il y a toujours de gros souliers qui dépassent. P o u r le surmoi,
c'est pareil. Mais assurément, lui ne se doute de rien. Il n ' y a rien de
moins d o u t e u x que tout ce qui nous apparaît par l'intermédiaire de ce
tu.
Il est incroyable que nous puissions oublier cette arête première, qui
est celle que notre expérience analytique manifeste — que le tu est là
c o m m e u n corps étranger. U n analyste, M . Isakower, a été j u s q u ' à le
c o m p a r e r avec ce qui se produit dans un petit crustacé genre crevette
qui a la propriété particulière d'avoir, au début de son existence, sa
c h a m b r e vestibulaire, organe régulateur de l'équilibration, ouverte sur
le milieu marin. Plus tard, cette chambre vestibulaire sera fermée, et
c o m p r e n d r a u n certain n o m b r e de petites particules répandues dans le
milieu, qui lui faciliteront l'adoption de la position verticale ou

312
« T U ES CELUI QUI ME SUIVRAS »>

norizontale. Ces petits animaux, c'est e u x - m ê m e s qui, au début de leur


existence, s'envoient doucement dans le coquillage quelques petits
grains de sable, puis, par un processus physiologique, la chambre se
reterme. Il suffit de substituer à ces grains de sable de petites particules
ne limaille p o u r que nous puissions e m m e n e r ces charmants petits au
bout du m o n d e avec un électro-aimant, ou les faire nager les pattes en
'.'air.
Voilà la fonction du tu chez l ' h o m m e selon M . Isakower, et j ' e n ferais
volontiers u n apologue pour faire comprendre l'expérience du tu, mais
a son plus bas niveau. C'est tout méconnaître de sa fonction que de
négliger qu'elle aboutit au tu c o m m e signifiant.
Les analystes — la voie q u e j e suis n'est pas ici solitaire — ont relevé
encore u n autre point. Je ne peux pas m'étendre l o n g u e m e n t sur la
relation qui existe entre le surmoi, qui n'est pas autre chose que la
fonction du tu, et le sentiment de réalité. Je n'ai pas besoin d'insister
pour la simple raison que cela est accentué à toutes les pages de
l'observation du président Schreber. Si le sujet ne doute pas de la réalité
i e ce qu'il entend, c'est en fonction de ce caractère de corps étranger que
présente l'intimation du tu délirant. Ai-je besoin d'évoquer la philoso-
phie de Kant, qui ne reconnaît de réalité fixe, qu'au ciel étoilé au-dessus
i e nos têtes, et à la voix de la conscience au-dedans ? Cet étranger,
c o m m e le personnage de Tartuffe, est le véritable possesseur de la
maison, et dit volontiers au moi — C'est à vous d'en sortir. Q u a n d le
sentiment d'étrangeté porte quelque part, ça n'est jamais du côté du
surmoi — c'est toujours le m o i qui ne se retrouve plus, c'est le m o i qui
entre dans l'état tu, c'est le m o i qui se croit à l'état de double,
c'est-à-dire expulsé de la maison, tandis que le tu reste possesseur des
choses.
Cela, c'est l'expérience. C e n'est pas pour autant qu'il faut nous en
tenir là. Mais enfin, il faut bien rappeler ces vérités p o u r c o m p r e n d r e où
est le p r o b l è m e de structure.
Il peut vous sembler étrange q u e j e mécanise ainsi les choses, et vous
vous imaginez peut-être que j ' e n suis à une notion élémentaire du
iiscours que j'enseigne, que tout est contenu dans la relation du je au tu,
i u moi à l'autre.
C'est là-dessus que les linguistes — pour ne pas parler des psychana-
lystes — c o m m e n c e n t à balbutier chaque fois qu'ils abordent la
question du discours. O n a m ê m e le regret de voir que Pichon, dans
l'ouvrage très remarquable dont j'ai parlé, croit devoir rappeler c o m m e
base de sa définition des répartitoires — c o m m e il s'exprime —
verbaux, qu'il faut partir de l'idée que le discours s'adresse t o u j o u r s à un
autre, à l'allocutaire. Et de c o m m e n c e r par le plan locutoire simple, que

313
LES ENTOURS D U T R O U

l'on t r o u v e dans l'impératif Viens. Il n ' y a pas besoin d'en dire beaucoup
— Viens suppose u n je, suppose un toi. Il y a d'autre part un plan narratif
qui sera un délocutoire, où il y a toujours moi et toi, mais où on vise
quelque chose d'autre.
Il faut croire q u ' o n n'est pas pleinement satisfait d'une telle réparti-
tion puisqu'à propos de l'interrogation, il se pose un problème
nouveau, que nous introduirons avec une dissymétrie, qui fera symétrie
à la condition que nous considérions que le chiffre 3 est le meilleur.
Si le narratif est il vient, l'interrogatif est vient-il ? Mais tout n'est pas
simple dans cette fonction. La preuve, c'est q u ' o n dit Le roi vient-il ?, ce
qui m o n t r e bien que t-il n'est pas dans l'interrogation tout à fait le m ê m e
sujet que dans la narration. Ça peut vouloir dire qu'il y a u n roi, qu'il
vienne, ou si le roi vient. La question est beaucoup plus complexe dès
q u ' o n s'approche de l'usage concret du langage. L'impératif Viens laisse
l'illusion d'une présence symétrique, bipolaire d ' u n je ou d ' u n tu. Mais
le je ou le tu sont-ils aussi présents quand il est fait référence à ce tiers
objet q u ' o n appelle une troisième personne ?
Ladite troisième personne n'existe pas. Je vous dis cela au passage
p o u r c o m m e n c e r d'ébranler quelques principes certainement très
tenaces dans vos esprits par le fait de l'enseignement primaire de la
g r a m m a i r e . Il n ' y a pas de troisième personne, M . Benveniste l'a
parfaitement d é m o n t r é .
Arrêtons-nous un instant pour situer la question que le sujet se pose,
ou plus exactement la question que je m e pose sur ce que je suis, ou peux
espérer être.
D a n s notre expérience, nous ne la trouvons jamais qu'exprimée par le
sujet hors de lui-même, et à son insu. C'est néanmoins fondamental,
puisque c'est la question qui est au f o n d e m e n t de la névrose, et c'est là
que n o u s l'avons attrapée par les oreilles.
Cette question, quand elle affleure, nous la v o y o n s se décomposer
singulièrement. Elle affleure sous des formes qui n ' o n t rien d'interro-
gatif, c o m m e Puissé-je y arriver !, mais qui sont entre l'exclamation, le
souhait, la f o r m u l e dubitative. Si nous voulons lui donner u n tout petit
peu plus de consistance, l'exprimer dans le registre du délocutoire et du
narratif, à l'indicatif, remarquez c o m m e n t nous disons tout naturelle-
m e n t — Penses-tu réussir ?
Bref, j e voudrais vous amener à une répartition des fonctions du
langage autre que ces ânonnements autour de la locution, de la
délocution et de l'allocution. Et ce, en fonction de la question, la
question t o u j o u r s latente, jamais posée.
Si elle vient au j o u r , si elle surgit, c'est toujours en raison d ' u n m o d e
d'apparition de la parole que nous pouvons appeler de différentes

314
« TU ES CELUI QUI ME SUIVRAS »>

façons, la mission, le mandat, la délégation, ou encore la dévolution,


par référence à Heidegger. C'est le f o n d e m e n t ou la parole fondatrice —
Tu es ceci, ma femme, mon maître, mille autre choses. C e tu es ceci, quand
ie le reçois, m e fait dans la parole autre q u e j e ne suis.
Q u i le p r o n o n c e ? C e tu est-il le m ê m e que le tu en train de naviguer
en liberté dans les exemples que je vous ai donnés ? Cette mission
est-elle primitive ou secondaire par rapport à la question, p h é n o m é n a -
lement ?
La question tend à surgir quand nous avons à répondre à la mission.
Le tiers dont il s'agit là — j e vous le fais remarquer au passage — n'est
rien qui ressemble à un objet, c'est toujours le discours l u i - m ê m e
auquel le sujet se réfère. Au tu es mon maître, répond un certain que
suis-je ? — Que suis-je pour l'être, si tant est queje le sois ? C e / apostrophe
n'est pas le maître pris c o m m e objet, c'est l'énonciation totale de la
phrase qui dit je suis ton maître, c o m m e si ton maître avait u n sens par le
seul h o m m a g e que j ' e n reçois. Que suis-je, pour être ce que tu viens de
dire ?
Il y a une très jolie prière dans la pratique chrétienne qui s'appelle
l'Ave Maria. Personne ne se doute d'ailleurs que ça c o m m e n c e par les
trois lettres que les moines bouddhistes m a r m o n n e n t toute la journée,
AUM, il doit y avoir là quelque chose de radical dans l'ordre du
signifiant, mais q u ' i m p o r t e . Je vous salue Marie et — selon une autre
formule populaire — vous aurez un fils sans mari, dit la chansonnette.
Cela n'est d'ailleurs pas du tout sans rapport avec le sujet du président
Schreber. La réponse n'est pas du tout Je suis quoi ?, mais Je suis la
servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon Votre parole. Je suis la servante
veut simplement dire Je m'abolis. Que suis-je pour être celle que vous dites ?
Mais qu'il me soit fait selon votre parole.
Tel est l'ordre de réplique dont il s'agit dans la parole la plus claire.
Q u a n d la dévolution se présente d'une façon assez développée, nous
pouvons étudier les rapports réciproques du tu, corps étranger, avec le
signifiant qui épingle, capitonne le sujet.
le vous prie de vous arrêter aujourd'hui avec m o i sur quelques
exemples d o n t la portée linguistique nous est, à nous Français, tout à
fait sensible.

Quelle est la différence entre tu es celui qui me suivras partout et tu es


:ilui qui me suivra partout ?

315
LES ENTOURS D U TROU

N o u s avons une principale à la deuxième personne, tu es celui. Qui est


l'écran. Va-t-il ou n o n laisser passer dans la relation le tu ? Vous voyez
i m m é d i a t e m e n t qu'il est absolument impossible de séparer le tu du sens
du signifiant suivant. C e n'est pas de tu que dépend la perméabilité de
l'écran, mais du sens de suivre et du sens que j ' y mets, m o i qui parle —
ce m o i qui parle, ce n'est pas forcément moi, c'est peut-être qui entend
ça de l'écho qui est sous toute la phrase — du sens mis à cette
phrase.
Tu es celui qui me suivras partout est à tout le moins une élection,
peut-être unique, un mandat, une dévolution, une délégation, un
investissement. Tu es celui qui me suivra partout est une constatation, et
que nous avons tendance à sentir plutôt du côté de la constatation
navrée. D e ce tu qui me suivra partout, si ça a vraiment un caractère
déterminatif, nous en aurons rapidement plein le dos. Si d ' u n côté ça
verse au sacrement, de l'autre ça irait assez vite du côté de la
persécution, inclus dans le terme m ê m e de suivre.
V o u s m e direz une fois de plus que le signifiant dont il s'agit est
j u s t e m e n t une signification. Je vous rétorquerai que la signification de la
sécution dont il s'agit quand j e dis tu es celui qui me suivra partout à celui
dans lequel j e reconnais m o n c o m p a g n o n , et qui peut être la réponse au
tu es mon maître dont nous parlons depuis toujours, implique l'existence
d ' u n certain m o d e de signifiant. Je vais i m m é d i a t e m e n t vous le
matérialiser.
Le suivre peut en français faire ambiguïté, ne pas porter assez vite en
soi la m a r q u e de l'originalité signifiante de la dimension du vrai suivre.
Suivre quoi ? — c'est ce qui reste ouvert. Et c'est j u s t e m e n t ce q u e j e
v e u x vous faire remarquer — ça reste ouvert. Suivre ton être, ton
message, ta parole, ton groupe, ce que j e représente ? Qu'est-ce que
c'est ? C'est un n œ u d , un point de serrage dans un faisceau de
significations, acquis ou n o n par le sujet. Si le sujet ne l'a pas acquis, il
entendra tu es celui qui me suivra partout ce que l'autre lui a dit suivras, a, s,
c'est-à-dire dans un tout autre sens, qui change j u s q u ' à la portée du
tu.
La présence du tu dans le suivras intéresse la personnaison du sujet
auquel on s'adresse. Q u a n d j e dis, exemple sensible, tu es la femme qui ne
m'abandonnera pas, a, j e manifeste une beaucoup plus grande certitude
concernant le c o m p o r t e m e n t de ma partenaire que quand je dis tu es la
femme qui ne m'abandonneras pas, a, s. P o u r faire sentir la différence qui ne
s'entend pas, j e manifeste, dans le premier cas, une beaucoup plus
grande certitude, et dans le second, une beaucoup plus grande
confiance. Cette confiance suppose précisément un lien plus lâche entre
la personne qui apparaît dans le tu de la première partie de la phrase, et

316
« T U ES CELUI QUI ME SUIVRAS »>

relie qui apparaît dans la relative. C'est j u s t e m e n t parce qu'il est lâche
qu'il apparaît dans une originalité spéciale à l'endroit du signifiant, et
qu'il suppose que la personne sait de quelle sorte de signifiant il s'agit
dans ce suivre, qu'elle l'assume. Cela veut dire aussi qu'elle peut ne pas
suivre.
Je vais prendre une référence qui touche au caractère le plus radical
des relations du j e avec le signifiant. Dans les langues indo-européennes
anciennes, et dans certaines survivances des langues vivantes, il y a ce
qu'on appelle la voix moyenne. La voix m o y e n n e se distingue de
l'active et de la passive en ce que, approximation q u ' o n apprend à
i'école, le sujet fait p o u r lui l'action dont il s'agit. Il y a par exemple
deux f o r m e s différentes pour dire Je sacrifie, selon que c'est c o m m e
sacrificateur ou c o m m e celui qui offre le sacrifice.
N ' e n t r o n s pas dans cette nuance de la voix m o y e n n e à propos des
verbes qui o n t les trois voix, parce que, n'en usant pas, nous la sentirons
toujours mal. C e qui est instructif, ce sont les verbes qui n ' o n t que la
voix m o y e n n e . P o u r les recueillir d ' u n article de M . Benveniste sur ce
sujet dans le Journal de psychologie normale et pathologique de janvier-mars
1950, entièrement consacré au langage, sont moyens les verbes suivants
— naître, m o u r i r , suivre et pousser un m o u v e m e n t , être maître, être
couché, revenir à un état familier, jouer, avoir profit, souffrir,
patienter, éprouver une agitation mentale, prendre des mesures — qui
est le medeor dont vous êtes tous investis c o m m e médecins — parler.
Enfin, c'est tout le registre en j e u précisément dans l'expérience
Analytique.
Ces verbes n'existent dans un certain n o m b r e de langues qu'à la voix
moyenne. Q u ' o n t - i l s de c o m m u n ? Il ressort après étude qu'ils ont ceci
en c o m m u n , que le sujet se constitue c o m m e tel dans le procès ou l'état
eue le verbe exprime.
N'attachez aucune importance au terme de procès ou d'état — la
rcnction verbale n'est pas facilement saisie dans une catégorie. Le verbe
es: une fonction dans la phrase, et rien d'autre. Il n ' y a aucune autre
différence entre le n o m et le verbe que leur fonction à l'intérieur de la
rhrase. Procès ou état, les substantifs l'expriment aussi bien. L'impli-
cation du sujet n'est absolument pas changée par le fait que le procès ou
l'état dont il s'agit est exprimé à la f o r m e verbale. S'il est exprimé dans
la f o r m e verbale, c'est qu'il est le support d ' u n certain n o m b r e d'accents
signifiants qui situent l'ensemble de la phrase sous un m o d e t e m p o -
rel.
L'existence de f o r m e s distinctes p o u r les verbes dans lesquels le sujet
se constitue c o m m e tel, c o m m e je, tels le sequor latin, qui implique, en
raison du sens plein du verbe suivre, la présence du j e dans la sécution,

317
LES ENTOURS DU TROU

n o u s m e t sur la voie de ce dont il s'agit dans le fait qu'en français, le


verbe de la relative s'accorde ou ne s'accorde pas avec le tu de la
principale. Il s'accorde ou ne s'accordera pas avec le tu, selon la façon
d o n t le je dont il s'agit, est intéressé, captivé, épinglé, pris dans le
capitonnage dont j e parlais l'autre j o u r , selon la façon dont, dans le
rapport total du sujet au discours, le signifiant s'accroche.
T o u t le contexte de tu es celui qui me suivras change selon l'accent
d o n n é au signifiant, selon les implications du suivras, selon le m o d e
d'être qui est en arrière de ce suivras, selon les significations accolées par
le sujet à u n certain registre signifiant, selon le bagage avec lequel le
sujet part dans l'indétermination du que suis-je ? — et peu i m p o r t e que
ce bagage soit primordial, acquis, secondaire, de défense, fondamental,
peu i m p o r t e son origine. N o u s vivons avec un certain n o m b r e de
réponses au que suis-je ?, en général des plus suspectes. Si je suis un père a
u n sens, c'est un sens problématique. S'il est d'usage c o m m u n de se dire
je suis un professeur, cela laisse complètement ouvert la question
professeur de quoi ? Si l'on se dit, entre mille autres identifications, je suis
un Français, cela suppose la mise en parenthèses de tout ce que peut
représenter la notion d'appartenance à la France. Si vous dites je suis
cartésien, c'est dans la plupart des cas que vous n'entravez rien à ce qu'a
dit M . Descartes parce que vous ne l'avez probablement jamais ouvert.
Q u a n d vous dites je suis celui qui a des idées claires, il s'agit de savoir
p o u r q u o i . Q u a n d vous dites j e suis celui qui a du caractère, tout le m o n d e
peut vous demander à juste titre lequel ? Et quand vous dites je dis
toujours la vérité, eh bien, vous n'avez pas peur.
C'est cette relation au signifiant qui détermine l'accent que va
prendre p o u r le sujet la première partie de la phrase, tu es celui qui...,
selon que la partie signifiante aura été par lui conquise, et assumée, ou
au contraire verworfen, rejetée.
Je veux encore, avant de vous quitter, vous donner quelques autres
exemples.
Si j e dis à quelqu'un tu es celui qui dois venir, d, o, i, s, l'arrière-plan de
signifiants que cela suppose ne se retrouve pas si j e dis tu es celui qui don
arriver, d, o, i, t, puisque c'est dire tout simplement tu arriveras, et ça
laisse supposer — Oui, mais dans quel état !
Tu es celui qui veux ce qu'il veut, v, e, u, x, veut dire tu es un petit obstiné.
Tu es celui qui veut ce qu'il veut, t, veut dire tu es celui qui sait vouloir. Il ne
s'agit pas forcément que tu sois celui qui m e suivras ou qui ne me
suivras pas, tu es celui qui suivra sa voie j u s q u ' a u bout.
Tu es celui qui sais ce qu'il dit, a, i, s, n'est pas celui qui suivra sa von
jusqu'au bout.
L ' i m p o r t a n c e de ces distinctions est de m o n t r e r que le changement

318
« T U ES CELUI QUI ME SUIVRAS »>

d'accent, la plénitude que le tu confère à l'autre, et qui est aussi bien ce


qu'il en reçoit, est essentiellement lié au signifiant.

Q u e se passe-t-il quand le signifiant dont il s'agit, le centre


organisateur, le point de convergence significative qu'il constitue, est
évoqué, mais fait défaut ?
N o u s p o u v o n s à la fois le déduire de cette approche et le voir
confirmé dans l'expérience.
Il suffit de situer notre f o r m u l e sur le schéma que j e vous ai d o n n é
? o u r être celui de la parole. Tu es celui qui me suivras partout.
Naturellement, le S et le A sont toujours réciproques, et dans la mesure
où c'est le message de l'autre qui nous fonde que nous recevons, le A est
au niveau du tu, le petit a' au niveau de qui me, et le S au niveau de
ruu'ras.
Q u e se passe-t-il si m a n q u e le signifiant qui donne à la phrase son
poids, et son accent au tu ? Si ce signifiant est entendu, mais si rien chez
le sujet ne peut y répondre ? La fonction de la phrase se réduit alors à la
seule portée du tu, signifiant libre, épinglé nulle part. Il n ' y a aucun tu
électif. Le tu est exactement celui auquel j e m'adresse, et rien d'autre. Si
•e dis tu es, le tu est celui qui meurt. C'est exactement ce q u ' o n observe
ia.ns les phrases interrompues de Schreber, qui s'arrêtent précisément
au point où va surgir u n signifiant qui reste problématique, chargé
d'une signification certaine, mais on ne sait pas laquelle. Signification
dérisoire, qui indique la béance, le trou, où rien de signifiant ne peut
répondre chez le sujet.
C'est précisément dans la mesure où ce signifiant est appelé, évoqué,
intéressé, que surgit autour de lui l'appareil pur et simple de la relation à
l'autre, le bredouillage vide — Tu es celui qui me... C'est le type m ê m e
de la phrase i n t e r r o m p u e du président Schreber, qui, bien entendu,
r r o d u i t une présence de l'autre d'autant plus radicale, d'autant plus
radicalement autre, qu'il n ' y a rien qui le situe à u n niveau de signifiant
auquel le sujet s'accorderait de façon quelconque. Schreber le dit — si
l'Autre u n instant l'abandonne, le laisse tomber, il se produit une
véritable décomposition. Cette décomposition du signifiant se produit
autour d ' u n point d'appel constitué par le manque, la disparition,
l'absence d ' u n certain signifiant p o u r autant qu'à u n m o m e n t donné, il
est appelé c o m m e tel.
Supposez que ce soit du me suivras qu'il s'agisse. T o u t sera évoqué des

319
LES ENTOURS DU TROU

significations qui en approchent, il y aura j e serai prêt, je serai soumis, je


serai dominé, je serai frustré, je serai dérobé, je serai aliéné, je serai influencé.
Mais le suivras au sens plein n ' y sera pas.
Quelle est la signification qui, dans le cas du président Schreber, a été
ainsi approchée ? Q u e l signifiant a donc été appelé, dont le m a n q u e a
produit un tel bouleversement chez un h o m m e qui jusque-là s'était
parfaitement a c c o m m o d é de l'appareil du langage, pour autant qu'il
établit la relation courante avec ses semblables ? L'absence de quel
signifiant peut-elle expliquer que le ressassage de la parole devienne
p o u r lui le m o d e de relation électif à un autre, que l'altérité soit réduite
au registre unique de l'altérité absolue, brisant, dissipant l'altérité de
tous les autres êtres de son entourage ?
C'est la question sur laquelle nous nous arrêterons aujourd'hui.
Je vous indique d'ores et déjà, p o u r ne pas vous laisser complètement
suspendus, la direction dans laquelle nous allons chercher. Les m o t s
clés, les m o t s signifiants du délire de Schreber, l'assassinat d'âmes,
l'assomption de nerfs, la volupté, la béatitude, et mille autres termes,
t o u r n e n t autour d ' u n signifiant fondamental, qui n'est jamais dit, et
dont la présence c o m m a n d e , est déterminante. Il le dit lui-même. A
titre indicatif, et p o u r vous rassurer en vous m o n t r a n t que nous
s o m m e s sur u n terrain qui est nôtre, j e vous dirai que, dans toute
l ' œ u v r e de Schreber, son père n'est cité qu'une fois.
C'est à propos de son œ u v r e la plus connue, sinon la plus importante,
qui s'appelle Manuel de gymnastique de chambre. C'est u n livre que j'ai
tout fait p o u r m e procurer, plein de petits schémas. La seule fois où
Schreber n o m m e son père, c'est au m o m e n t où il va voir dans ce
b o u q u i n si c'est bien vrai ce que lui disent les voix quant à l'attitude
typique qui doit être celle de l ' h o m m e et la femme, au m o m e n t où ils
f o n t l ' a m o u r . Avouez que c'est une drôle d'idée d'aller chercher ça dans
un Manuel de gymnastique de chambre. C h a c u n sait que l ' a m o u r est un
sport idéal, mais tout de m ê m e .
Si humoristique qu'en soit le m o d e d'abord, cela doit tout de m ê m e
vous m e t t r e sur la voie de ce que, après avoir abordé par la voie de la
cohérence de la phrase, le problème de ce qui résulte d ' u n certain
m a n q u e au niveau du signifiant, j e vous apporterai la prochaine fois.

1 3 JUIN 1 9 5 6 .
XXIII

LA GRAND'ROUTE
ET LE SIGNIFIANT « ÊTRE PÈRE »

Tu es celui qui me suis le mieux.


Tu es celui qui me suit comme un petit chien.
Tu es celui qui me suivait ce jour-là.
Tu es celui qui me suivais à travers les épreuves
Tu es celui qui suis la loi... le texte.
Tu es celui qui suit la foule.
Tu es celui qui m'as suivi.
Tu es celui qui m'a suivi.
Tu es celui qui es.
Tu es celui qui est.

Votre métier de psychanalyste vaut bien que vous vous arrêtiez u n


m o m e n t sur ce que parler veut dire. C'est un exercice voisin, encore
que d'une nature un peu différente, des récréations mathématiques,
auxquelles o n n'accorde jamais assez d'attention, car ça a toujours servi
a f o r m e r l'esprit.
Ici, cela va au-delà de la petite drôlerie. C e n'est pas quelque chose qui
puisse entièrement s'objectiver, se formaliser, c'est au niveau de ce qui
>e dérobe, c'est là que vous vous arrêtez le moins volontiers, et pourtant
c'est là que gît l'essentiel de ce qui se passe quand vous êtes en rapport
avec le discours d ' u n autre.
Reprenons o ù nous en étions la dernière fois, au futur du verbe suivre
— Tu es celui qui me suivras, tu es celui qui me suivra.

321
LES ENTOURS D U TROU

N o u s avons c o m m e n c é de ponctuer les véritables doubles sens qui


s'établissent selon q u ' o n passe ou n o n à travers l'écran de celui qui. Le
démonstratif n'est pas autre chose que la fameuse troisième personne.
D a n s toutes les langues, cette personne est faite avec des démonstratifs,
et c'est bien p o u r cette raison que ce n'est pas une personne du verbe.
Restent les deux autres personnes, le tu, auquel j e m'adresse, et,
en arrière, la présence d'un ego plus ou moins présentifié, j e dirai
m ê m e invoqué, à condition que nous donnions son plein sens à ce
terme.
J'ai mis l'accent sur l'opposition qu'il y a entre le caractère i m m a n -
quable, la simple constatation de tu es celui qui me suivra, à la troisième
personne, et le mandat, la délégation, l'appel qui se fait entendre dans tu
es celui qui me suivras. Je pouvais aussi bien opposer prédiction et
prévision, différence qui n'est sensible que dans une phrase qui incarne
le message. Si nous abstractifions, la prédiction devient autre chose.
Tu es celui qui m'as suivi et tu es celui qui m'a suivi présentent une
diversité analogue. Le temps du verbe ne se réduit pas à la seule
considération du passé, du présent et du futur, il est intéressé d'une
façon toute différente là où il y a la deuxième personne. Je dirais que
dans le premier cas, où le m'as suivi est la deuxième personne, c'est
d ' u n e action dans le temps qu'il s'agit, d'une action temporalisée,
considérée dans l'acte de s'accomplir. Dans l'autre, tu es celui qui m'a
suivi, c'est u n parfait, une chose achevée, tellement finie q u ' o n peut
m ê m e dire que ça confine à la définition — parmi les autres, tu es celui qui
m'a suivi.
Il y a là une règle, sans aucun doute, mais dont il faut donner de
n o m b r e u x exemples p o u r arriver à la saisir. La différence qu'il y a entre
tu es celui qui me suis le mieux et tu es celui qui me suit comme un petit chien,
est là p o u r vous permettre d'amorcer les exercices qui suivent, ce qu'il
convient de mettre dans les blancs.
Tu es celui qui me suivait ce jour-là. Tu es celui qui, dans un temps, me
suivais à travers les épreuves. Il y a entre ces deux formules toute la
différence de la constance et de la fidélité. Disons m ê m e , si le m o t de
constance peut faire ambiguïté, toute la différence de la permanence et
de la fidélité.
Le me n'a pas besoin d'être là. Tu es celui qui suis la loi, tu es celui qui suis
le texte m e semble s'inscrire autrement que tu es celui qui suit la foule, tout
en étant, du point de vue du signifiant, c'est-à-dire c o m m e groupes
organiques dont la valeur significative s'ordonne depuis le c o m m e n c e -
m e n t j u s q u ' à la conclusion, des phrases parfaitement valables.
M . PUJOL — Elles ne sont pas identifiées phonétiquement, mais seulement
orthographiquement.

322
LA GRAND'ROUTE ET LE SIGNIFIANT « ÊTRE PÈRE »

Ces exemples groupés ne m e semblent pas trop inventés p o u r être


valables. Ces différences ne sont pas sans raison.
M . PUJOL — Dans tu es celui qui m'as suivi, c'est l'autre qui met le s, ce
n'est pas celui qui parle.
Là vous entrez dans le vif du sujet, en reprenant ce que j e viens
d'indiquer — que ce tu auquel j e m'adresse de la place où j e suis
m o i - m ê m e c o m m e Autre avec un grand A n'est pas du tout m o n
corrélatif pur et simple. Ces exemples d é m o n t r e n t qu'il y a autre chose
au-delà du tu, qui est l'ego qui soutient le discours de celui qui m e suit
quand il suit ma parole par exemple. C'est précisément le plus ou moins
d'intensité, le plus ou m o i n s de présence de cet ego qui décide entre les
deux formes. Bien entendu, c'est lui qui sanctionne, et c'est bien parce
que la sanction dépend de lui que nous s o m m e s là où nous nous
attachons à ces exemples. Cet ego est au-delà de ce tu es celui, qui est le
m o d e sous lequel il est appelé à se repérer. Dans un cas, c'est lui qui va
suivre, et en effet le celui devient caduc — il suivra, il suivra lui, c'est lui
qui suivra. Dans l'autre, ce n'est pas lui qui est en cause, c'est moi.
Pour tout dire, il s'agit de vous m o n t r e r que le support de ce tu sous
quelque f o r m e qu'il apparaisse dans m o n expérience, c'est un ego, l'ego
qui le formule, mais que celui-ci ne peut jamais être tenu p o u r
complètement le soutenir. C h a q u e fois que je fais appel à l'autre par ce
message, cette délégation, chaque fois que j e le désigne n o m m é m e n t
c o m m e celui qui doit, celui qui va faire, mais, plus encore, c o m m e celui
auquel j ' a n n o n c e ce qu'il va être, je le soutiens sans doute, mais il reste
quelque chose de complètement incertain, problématique dans cette
communication fondamentale qu'est l'annonce, p o u r ne pas dire
l'annonciation.
Le je a une nature essentiellement fuyante, qui ne soutient jamais
totalement le tu.

C'est bien une des plus profondes caractéristiques du f o n d e m e n t


mental de la tradition judéo-chrétienne, que la parole y profile
nettement, c o m m e son f o n d dernier, l'être du je. Dans toutes les
questions essentielles, le sujet se trouve toujours en posture, s o m m é de
lustifier c o m m e je. Le j e qui dit j e suis celui qui suis, ce je, absolument
seul, est celui qui soutient radicalement le tu dans son appel. C'est toute
li différence qu'il y a entre le Dieu de la tradition dont nous sortons, et
je Dieu de la tradition grecque. Je m e suis d e m a n d é si le Dieu grec est

323
LES ENTOURS D U TROU

capable de se proférer sous le m o d e d ' u n j e quelconque. Dirait-il Je suis


celui qui est ? Il n ' e n est d'ailleurs absolument pas question. La f o r m e ,
archi-atténuée, du Dieu grec n'est pas quelque chose dont il y ait lieu de
sourire, ni de croire qu'elle se situe sur la voie de l'évanouissement
athéistique de Dieu. C'est plutôt le Dieu auquel Voltaire s'intéressait au
point de considérer Diderot c o m m e un crétin, le Dieu du déisme, qui
est de l'ordre mi-chair mi-poisson du Je suis celui qui est.
Sur le Dieu d'Aristote, votre esprit ne s'arrêtera pas volontiers, parce
que c'est devenu p o u r nous impensable. Mais enfin, essayez de vous
m e t t r e u n instant à méditer — m o d e de ce medeor dont j e vous parlais la
dernière fois, et qui est le verbe originel de votre fonction médicale —
sur ce que peut être le rapport au m o n d e d ' u n disciple d'Aristote p o u r
lequel Dieu, c'est la sphère la plus i m m u a b l e du ciel. C e n'est pas u n
D i e u qui s'annonce par le verbe, c o m m e celui que nous évoquions à
l'instant, c'est la partie de la sphère étoilée qui c o m p o r t e les étoiles fixes,
c'est la sphère qui dans le m o n d e ne b o u g e pas. Cela c o m p o r t e
é v i d e m m e n t u n rapport à l'autre qui nous est étranger et impensable, et
beaucoup plus lointain que celui qui est mis e n j e u , par exemple, dans la
fantaisie punitive.
Personne ne s'arrête à ceci — c'est bien parce qu'au f o n d de la pensée
religieuse qui nous a formés, il y a l'idée de nous faire vivre dans la
crainte et le tremblement, que la coloration de la culpabilité est si
fondamentale dans notre expérience psychologique des névroses, sans
q u ' o n puisse préjuger p o u r autant de ce qu'elles sont dans une autre
sphère culturelle. Cette coloration est m ê m e si fondamentale que c'est
par là que nous avons abordé les névroses, et que nous nous s o m m e s
rendu c o m p t e qu'elles étaient structurées sous u n m o d e subjectif et
intersubjectif. C'est p o u r q u o i il y a tout lieu de nous demander si notre
rapport à l'autre n'est pas fondamentalement intéressé par la tradition
qui s'annonce dans la formule, flanquée, nous dit-on, d ' u n petit arbre
en train de flamber — Je suis celui qui suis. N o u s ne s o m m e s pas
tellement éloignés de notre sujet. Il s'agit de cela chez le président
Schreber — d ' u n m o d e de construire l'Autre-Dieu.
Le m o t d'athéisme p o u r nous a un tout autre sens que celuji qu'il
pourrait avoir dans une référence à la divinité aristotélicienne, par
exemple, où il s'agit d ' u n rapport à un étant supérieur, à l'étant
suprême. N o t r e athéisme à nous se situe dans une autre perspective — il
est lié à ce côté t o u j o u r s se dérobant du j e de l'autre.
U n autre qui s'annonce c o m m e Je suis celui qui suis est de ce seul fait
u n Dieu au-delà, un Dieu caché, et un Dieu qui ne dévoile en aucun cas
son visage. D a n s la perspective précisément aristotélicienne, on p o u r -
rait dire que notre départ à nous est d'ores et déjà athée. C'est une

324
LA GRAND'ROUTE ET LE SIGNIFIANT « ÊTRE PÈRE »

erreur, mais dans cette perspective c'est strictement vrai, et dans notre
expérience ça ne l'est pas moins. Q u o i que ce soit qui s'annonce c o m m e
Je suis celui qui suis est parfaitement problématique, n o n soutenu, et
presque n o n soutenable, ou soutenable que par un sot.
Réfléchissez au Je suis de Je suis celui qui suis. C'est bien là ce qui fait le
caractère problématique de la relation à l'autre dans la tradition qui est la
nôtre. C'est aussi ce qui distingue en propre notre rapport aux étants,
aux objets, et notre science à nous — beaucoup plus p r o f o n d é m e n t que
son caractère dit expérimental. Les anciens n'expérimentaient pas
moins que nous, ils expérimentaient sur ce qui les intéressait, la
question n'est pas là. C'est dans la façon de poser les autres, les petits
autres, dans la lumière de l'Autre dernier, absolu, que nous nous
i i n t i n g u o n s dans n o t r e façon de morceler le m o n d e , de le mettre en
miettes. Les anciens l'abordaient par contre c o m m e quelque chose qui
>e hiérarchise sur une échelle de consistance de l'étant. N o t r e position
met radicalement en cause l'être m ê m e de ce qui s'annonce c o m m e
étant être, et n o n pas étant.
A celui qui dit Je suis celui qui suis, nous s o m m e s hors d'état de
répondre. Q u e s o m m e s - n o u s p o u r pouvoir répondre à celui qui suis ?
Nous ne le savons que trop. U n étourneau — à la vérité il nous en vient
beaucoup, des vols d'étourneaux, de l'autre côté de l'Atlantique — que
-'ai rencontré r é c e m m e n t m'affirmait — Mais enfin, quand même, je suis
••.o!.' Ça lui semblait la certitude dernière. Je vous assure que j e ne
l'avais pas p r o v o q u é , et q u e j e n'étais pas là p o u r faire de la propagande
anti-psychologique.
A la vérité, s'il y a une évidence vraiment minimale dans l'expérien-
ce. ie ne dis pas celle de la psychanalyse, mais simplement l'expérience
intérieure de quiconque, c'est qu'assurément nous s o m m e s d'autant
moins ceux qui s o m m e s , que nous savons bien quel vacarme, quel
chaos épouvantable traversé d'objurgations diverses nous expérimen-
tons en n o u s à tout propos, à tout b o u t de champ.
le vous ai tenus en main depuis assez longtemps p o u r que vous vous
aperceviez que la parole, et spécialement cette f o r m e essentielle de la
parole où nous nous annonçons n o u s - m ê m e s c o m m e un tu, est un
m o d e complexe qui est loin de pouvoir se réduire à l'intuition de deux
rentres échangeant des signaux. La relation de sujet à sujet étant
structurée dans u n m o d e complexe par les propriétés du langage, le rôle
propre q u ' y j o u e le signifiant doit y être repéré.
le voudrais vous ramener à des propriétés simples dudit signifiant. Le
radicalisme q u e j e vous ai manifesté au sujet de la relation du sujet au
sujet, va à u n e interrogation en marche de l'Autre c o m m e tel, qui le
m o n t r e à p r o p r e m e n t parler insaisissable — il ne soutient pas, il ne peut

325
LES ENTOURS D U TROU

jamais soutenir totalement la gageure que nous lui proposons. Inverse-


m e n t , le point de vue que j'essaie de soutenir devant vous c o m p o r t e un
certain matérialisme des éléments en cause, en ce sens que les signifiants
sontbeletbienincarnés, matérialisés, cesontdes mots qui se p r o m è n e n t , et
c'est c o m m e tels qu'ils j o u e n t leur fonction d'agrafage.
Je vais maintenant, pour vous reposer, vous amener une comparai-
son. C o m p a r a i s o n n'est pas raison, mais les exemples que j'ai utilisés
ont été d ' u n e qualité rigoureuse, c o m m e cette première scène d'Athalie,
d o n t j e vous ai m o n t r é que le progrès consistait dans la substitution à
l'interlocuteur, Abner, de la crainte de Dieu, qui n'a pas plus de rapport
avec les craintes et la voix d ' A b n e r que le m'as suivi.
Parenthèse. J'ai pu lire récemment un article anglais sur Racine qui
définit l'originalité de sa tragédie par ceci qu'il a eu l'art, l'adresse
d'introduire dans ce cadre, et presque à l'insu de son public, des
personnages de haute putacée. Vous voyez la distance entre la culture
anglo-saxonne et la nôtre. La note fondamentale d'Andromaque, Iphigé-
nie, etc., c'est la putacée. O n ponctue au passage que les freudiens ont
fait u n e découverte extraordinaire dans les tragédies de Racine. Je ne
m ' e n suis pas j u s q u ' à présent aperçu, j e le déplore. Il est vrai qu'à la
suite de Freud, on s'est mis à rechercher dans les pièces de Shakespeare,
et n o n sans complaisance, l'exemplification d ' u n certain n o m b r e de
relations analytiques. Mais pour ce qui est des références de notre
p r o p r e culture, elles tardent à venir au j o u r . Il serait temps de s'y
mettre, on y trouverait peut-être de quoi illustrer, c o m m e je l'ai fait la
dernière fois, les problèmes qui se posent à nous concernant l'usage du
signifiant.
Venons-en à l'exemple que j e veux vous donner p o u r vous faire
c o m p r e n d r e la gravité, l'inertie propre du signifiant dans le c h a m p des
relations de l'Autre.

La route, voilà un signifiant qui mérite d'être pris c o m m e tel — la


route, la grand-route sur laquelle vous roulez avec vos divers ustensiles
de l o c o m o t i o n , la route qui va par exemple de Mantes à Rouen. Je ne
dis pas Paris, qui est u n cas particulier.
L'existence d ' u n e grand-route entre Mantes et R o u e n est un fait qui à
soi tout seul s'offre à la méditation du chercheur.
Supposons que — c o m m e il arrive dans le sud de l'Angleterre, où
vous n'avez ces grand-routes que d'une façon excessivement parci-

326
LA GRAND'ROUTE ET LE SIGNIFIANT « ÊTRE PÈRE »

monieuse — vous ayez à passer, pour aller de Mantes à Rouen, par une
série de petites routes, comme celle qui va de Mantes à Vernon, puis de
Vernon à ce que vous voudrez. Il suffit d'avoir fait cette expérience
pour s'apercevoir que ce n'est pas du tout pareil, une succession de
petites routes et une grand-route. N o n seulement ça vous ralentit dans
la pratique, mais ça change complètement la signification de vos
comportements vis-à-vis de ce qui se passe entre le point de départ et le
point d'arrivée. A fortiori, si vous imaginez toute une contrée couverte
d'un réseau de petits chemins, sans que nulle part n'existe la grand-
route.
La grand-route est quelque chose qui existe en soi et qui est reconnu
tout de suite. Q u a n d vous sortez d'un sentier, d'un fourré, d'un
bas-côté, d'un petit chemin vicinal, vous savez tout de suite que là, c'est
ia grand-route. La grand-route n'est pas quelque chose qui s'étend d'un
point à un autre, c'est une dimension développée dans l'espace, la
présentification d'une réalité originale.
La grand-route, si je la choisis comme exemple, c'est parce que,
comme dirait M. de la Palice, c'est une voie de communication.
Vous pouvez avoir le sentiment qu'il y a là une métaphore banale,
que la grand-route n'est qu'un moyen d'aller d'un point à un autre.
Erreur.
Une grand-route n'est pas du tout pareille au sentier que trace le
mouvement des éléphants à travers la forêt équatoriale. Tout impor-
tants, paraît-il, que soient ces sentiers, ils ne sont rien d'autre que le
passage des éléphants. Sans doute n'est-ce pas rien, puisque c'est
soutenu par la réalité physique des migrations éléphantesques. D e plus,
ce passage est orienté. Je ne sais si ces frayages conduisent c o m m e on le
dit quelquefois, à des cimetières, qui paraissent bien mythiques — il
semble que ce soient plutôt des dépôts d'ossements —, mais assurément
les éléphants ne stagnent pas sur leurs routes. La différence qu'il y a
entre la grand-route et le sentier des éléphants, c'est que nous, nous
nous y arrêtons, — et l'expérience parisienne revient au premier plan —
nous nous y arrêtons au point de nous y agglomérer, et de rendre ces
deux de passage assez visqueux pour confiner à l'impasse.
Il se passe encore bien d'autres choses sur la grand-route.
Il arrive que nous allions nous promener sur la grand-route, exprès
et intentionnellement, pour faire ensuite le même chemin en sens
contraire. Ce mouvement d'aller et retour aussi est tout à fait essentiel,
et nous mène sur le chemin de cette évidence — c'est que la grand-route
est un site, autour de quoi non seulement s'agglomèrent toutes sortes
d habitations, de lieux de séjour, mais aussi qui polarise, en tant que
signifiant, les significations.

327
LES ENTOURS DU TROU

O n fait construire sa maison sur la grand-route, et la maison s'étage


et s'éparpille sans autre fonction que d'être à regarder la grand-route.
C'est justement parce que la grand-route est dans l'expérience humaine
un signifiant incontestable qu'elle marque une étape de l'histoire.
La route romaine, route prise et dénommée c o m m e telle, a dans
l'expérience humaine une consistance toute différente de ces chemins,
de ces pistes, m ê m e à relais, à communication rapide, qui ont pu, à
l'Est, faire tenir un certain temps des empires. T o u t ce qui est marqué
de la route romaine en a pris un style qui va beaucoup plus loin que ce
qui est immédiatement accessible comme effet de la grand-route.
Partout où elle a été, elle marque de façon quasiment ineffaçable. Les
empreintes romaines sont essentielles, avec tout ce qui s'est développé
autour, aussi bien d'ailleurs les rapports interhumains de droit, le m o d e
de transmettre la chose écrite, que le mode de promouvoir l'apparence
humaine, les statues. M . Malraux peut dire ajuste titre qu'il n'y a rien à
retenir de la sculpture romaine du point de vue du musée éternel de
l'art, il n'en reste pas moins que la notion m ê m e de l'être humain est liée
à la vaste diffusion des statues dans les sites romains.
La grand-route est ainsi un exemple particulièrement sensible de ce
q u e j e vous dis quand j e parle de la fonction du signifiant en tant qu'il
polarise, accroche, groupe en faisceau les significations. Il y a une
véritable antinomie entre la fonction du signifiant et l'induction qu'elle
exerce sur le groupement des significations. Le signifiant est polarisant.
C'est le signifiant qui crée le champ des significations.
Comparez sur un grand atlas trois cartes.
Sur la carte du m o n d e physique, vous verrez des choses inscrites dans
la nature, certes disposées à jouer un rôle, mais encore à l'état naturel.
Voyez en face une carte politique — vous y trouvez sous forme de
traces, d'alluvions, de sédiments toute l'histoire des significations
humaines se maintenant dans une sorte d'équilibre, et traçant ces lignes
énigmatiques qui sont les limites politiques des terres. Prenez une carte
des grandes voies de communication, et voyez comment s'est tracée
du sud au nord la route qui traverse les pays pour lier un bassin à un
autre, une plaine à une autre plaine, franchir une chaîne, passer sur des
ponts, s'organiser. Vous vous apercevez que c'est cette carte qui
exprime le mieux, dans le rapport de l ' h o m m e à la terre, le rôle du
signifiant.
N e faisons pas c o m m e cette personne qui s'émerveillait que les cours
d'eau passent précisément par les villes. Ce serait faire preuve d'une
niaiserie analogue que de ne pas voir que les villes se sont formées,
cristallisées, installées au n œ u d des routes. C'est à leur croisement,
d'ailleurs avec une petite oscillation, que se produit historiquement ce

328
LA GRAND'ROUTE ET LE SIGNIFIANT « ÊTRE PÈRE »

qui devient u n centre de significations, une agglomération humaine,


une ville, avec tout ce que lui impose cette dominance du signifiant.
Q u e se passe-t-il quand nous ne l'avons pas, la grand-route, et que
nous s o m m e s forcés, p o u r aller d ' u n point à u n autre, d'additionner les
uns aux autres dés petits chemins, des m o d e s plus ou moins divisés de
groupements de signification ? P o u r aller de ce point à ce point, nous
aurons le choix entre différents éléments du réseau, nous p o u r r o n s faire
notre route c o m m e cela, ou c o m m e ceci, pour diverses raisons,
commodité, vagabondage, ou simplement erreur au carrefour.
Il se déduit de cela plusieurs choses, qui nous expliquent le délire d u
président Schreber.
Quel est le signifiant qui est mis en suspens dans sa crise inaugurale ?
C'est le signifiant procréation dans sa f o r m e la plus problématique, celle
q_ue Freud l u i - m ê m e évoque à propos des obsessionnels, qui n'est pas la
forme être mère, mais la f o r m e être père.
Il convient ici de vous arrêter u n instant pour méditer sur ceci, que la
fonction d'être père n'est absolument pas pensable dans l'expérience
numaine sans la catégorie d u signifiant.
Q u e peut vouloir dire être père ? Vous connaissez les discussions
savantes dans lesquelles on entre aussitôt, ethnologiques ou autres,
pour savoir si les sauvages qui disent que les f e m m e s conçoivent quand
elles sont placées à tel endroit, ont bien la notion scientifique que les
femmes deviennent fécondes quand elles ont d û m e n t copulé. Ces
interrogations sont tout de m ê m e apparues à plusieurs c o m m e partici-
pant d ' u n e niaiserie parfaite, car il est difficile de concevoir des animaux
humains assez abrutis pour ne pas s'apercevoir que, quand o n veut
avoir des gosses, il faut copuler. La question n'est pas là. La question est
que la s o m m a t i o n de ces faits — copuler avec une f e m m e , qu'elle porte
ensuite quelque chose pendant un certain temps dans son ventre, que ce
produit finisse par être éjecté — n'aboutira jamais à constituer la notion
ne ce que c'est qu'être père. Je ne parle m ê m e pas de tout le faisceau
culturel impliqué dans le terme être père, j e parle simplement de ce que
r est qu'être père au sens de procréer.
Il faut u n effet de retour pour que le fait pour l ' h o m m e de copuler
reçoive le sens qu'il a réellement, mais auquel aucun accès imaginaire
n'est possible, que l'enfant soit de lui autant que de la mère. Et p o u r que
cet effet d'action en retour se produise, il faut que l'élaboration de la
notion d'être père ait été, par un travail qui s'est produit par tout u n j e u
n'échanges culturels, portée à l'état de signifiant premier, et que ce
signifiant ait sa consistance et son statut. Le sujet peut très bien savoir
nue copuler est réellement à l'origine de procréer, mais la fonction de
procréer en tant que signifiant est autre chose.

329
LES ENTOURS D U TROU

Je vous accorde que j e n'ai pas encore complètement levé le voile — j e


laisse ça p o u r la prochaine fois. Pour que procréer ait son plein sens, il
faut encore, chez les deux sexes, qu'il y ait appréhension, relation à
l'expérience de la m o r t qui donne son plein sens au terme de procréer.
La paternité et la m o r t sont d'ailleurs deux signifiants que Freud
conjoint à propos des obsessionnels.
Le signifiant être père est ce qui fait la grand-route entre les relations
sexuelles avec une f e m m e . Si la grand-route n'existe pas, on se trouve
devant un certain n o m b r e de petits chemins élémentaires, copuler et
ensuite la grossesse d ' u n e f e m m e .
Le président Schreber m a n q u e selon toute apparence de ce signifiant
f o n d a m e n t a l qui s'appelle être père. C'est p o u r q u o i il a fallu qu'il
c o m m e t t e une erreur, qu'il s'embrouille, j u s q u ' à penser porter lui-
m ê m e c o m m e une f e m m e . Il lui a fallu s'imaginer lui-même f e m m e , et
réaliser dans une grossesse la deuxième partie du chemin nécessaire
p o u r que, s'additionnant l'un à l'autre, la fonction être père soit
réalisée.
L'expérience de la couvade, si problématique qu'elle nous paraisse,
peut être située c o m m e une assimilation incertaine, incomplète de la
fonction être père. Elle répond bien en effet à un besoin de réaliser
imaginairement — ou rituellement, ou autrement — la seconde partie
du chemin.
P o u r pousser un petit peu plus loin encore ma métaphore, j e vous
dirai — c o m m e n t font-ils, ceux q u ' o n appelle les usagers de la route,
quand il n ' y a pas la grand-route, et qu'il s'agit de passer par de petites
routes p o u r aller d ' u n point à u n autre ? Ils suivent les écriteaux mis au
b o r d de la route. C'est-à-dire que, là où le signifiant ne fonctionne pas,
ça se m e t à parler tout seul au b o r d de la grand-route. Là où il n ' y a pas
la route, des m o t s écrits apparaissent sur des écriteaux. C'est peut-être
cela, la fonction des hallucinations auditives verbales de nos hallucina-
tions — ce sont les écriteaux au b o r d de leur petit chemin.
Si nous supposons que le signifiant poursuit son chemin tout seul,
que nous y fassions attention ou non, nous devons admettre qu'il y a en
nous, plus ou moins éludé par le maintien de significations qui nous
intéressent, une espèce de b o u r d o n n e m e n t , un véritable t o h u - b o h u ,
d o n t nous avons été abasourdis depuis l'enfance. P o u r q u o i ne pas
concevoir qu'au m o m e n t précis où sautent, où se révèlent déficients les
accrochages de ce que Saussure appelle la masse amorphe du signifiant
avec la masse a m o r p h e des significations et des intérêts, le courant
continu du signifiant reprend alors son indépendance ? Et alors, dans ce
b o u r d o n n e m e n t que si souvent vous dépeignent les hallucinés en cette
occasion, dans ce m u r m u r e continu de ces phrases, de ces c o m m e n t a i -

330
LA GRAND'ROUTE ET LE SIGNIFIANT « ÊTRE PÈRE »

•s. qui ne sont rien d'autre que l'infinité de ces petits chemins, les
unifiants se mettent à parler, à chanter tout seuls. Le m u r m u r e continu
• ces phrases, de ces commentaires, n'est rien d'autre que l'infinité de
-5 petits chemins.
C'est encore une chance qu'ils indiquent vaguement la direction,
l'essaierai la prochaine fois de montrer comment tout ce qui, dans le
élire, s'orchestre et s'organise selon différents registres parlés, révèle,
ns son étagement c o m m e dans sa texture, la polarisation fondamen-
e du manque soudain rencontré, soudain aperçu, d'un signifiant.

20 JUIN 1 9 5 6 .
XXIV

« T U ES »

Formes des béances.


Le verbe être.
Du tu à l'autre.
La tortue et les deux canards.
L'entrée dans la psychose.

Je commencerai m o n petit discours hebdomadaire en vous engueu-


lant — mais s o m m e toute, quand j e vous vois là, si gentiment rangés à
une époque aussi avancée de l'année, c'est plutôt ce vers qui m e vient à
l'esprit — C'est vous qui êtes les fidèles...
Je vais pourtant reprendre m o n dessein, qui se rapporte à la dernière
réunion de la Société.
Il est clair que si les chemins où j e vous e m m è n e peuvent conduire
quelque part, ils ne sont pas tellement frayés que vous n'ayez quelque
embarras à m o n t r e r que vous reconnaissez le point o ù quelqu'un s'y
déplace. C e n'est tout de m ê m e pas une raison pour vous tenir cois —
ne serait-ce que p o u r faire voir que vous avez une idée de la question.
Vous pourriez en parlant m o n t r e r quelque embarras, mais vous ne
gagnez rien à vous taire. Vous m e direz que ce que vous y gagnez, c'est
que c'est en g r o u p e que vous passez p o u r bouchés et que, s o m m e toute,
sous cette f o r m e , c'est beaucoup plus supportable.
O n ne peut m a n q u e r à ce propos d'être frappé de ce que certains
philosophes, qui s'ont précisément ceux du m o m e n t , et auxquels j e m e
rapporte de temps à autre discrètement, aient f o r m u l é que l ' h o m m e ,
entre tous les étants, est un étant ouvert. L'ouverture de l'être fascine
tout un chacun qui se m e t à penser. Cette espèce d'affirmation panique
qui spécifie notre époque ne peut manquer d'apparaître à certains
m o m e n t s c o m m e une balance et une compensation à ce q u ' e x p r i m e le
terme si familier de bouché, à savoir, c o m m e o n le remarque d ' u n e façon
sentencieuse, u n divorce entre les préjugés de la science quand il s'agit
de l ' h o m m e , et l'expérience de celui-ci dans ce qui serait son authenti-
cité. Ces gens s'efforcent de redécouvrir qu'assurément, ce qui est au

333
LES ENTOURS DU TROU

f o n d de la pensée n'est pas le privilège des penseurs, mais que dans le


m o i n d r e acte de son existence, l'être humain, quels que soient ses
égarements sur sa p r o p r e existence, reste quand m ê m e , lorsque
précisément il veut articuler quelque chose, u n être ouvert.
C'est là le niveau auquel sont censés se tenir ceux qui véritablement
pensent, qui le disent. Soyez certains en tout cas que ce n'est pas là que
j e m e tiens, bien que certains essaient de répandre la pensée contraire.
T o u t au moins, ce n'est pas à ce niveau que se situe et se conçoit la
réalité d o n t il s'agit quand nous explorons la matière analytique.
Sans d o u t e est-il impossible d'en dire quelque chose de sensé, si ce
n'est à le re-situer dans ce que nous appellerons les béances de l'être.
Mais ces béances ont pris certaines formes, et c'est là ce qu'il y a de
précieux dans l'expérience analytique — elle n'est assurément en rien
fermée au côté radicalement questionneur et questionnable de la
position humaine, mais elle y apporte quelques déterminants. Bien
entendu, à prendre ces déterminants pour des déterminés, on précipite
la psychanalyse dans la voie des préjugés de la science, qui laisse
échapper toute l'essence de la réalité humaine. Mais à simplement
maintenir les choses à ce niveau, et à ne pas n o n plus les mettre trop
haut, on peut donner à notre expérience l'accent juste de ce que j'appelle
raison médiocre.
L'année prochaine — la conférence de François Perrier m ' y a
précipité, car j e ne savais pas ce que j e ferai —, j e prendrai p o u r thème
du séminaire la relation d'objet, ou prétendue telle. Peut-être l'intro-
duirai-je par une comparaison des objets de la phobie et des fétiches,
deux séries d'objets dont vous voyez déjà au premier abord combien ils
diffèrent dans leur catalogue.
P o u r aujourd'hui, nous reprendrons les choses là où nous les avons
laissées la dernière fois.

A p r o p o s de la façon dont j'ai introduit ces leçons sur le signifiant, on


m ' a d i t — Vous amenez ça de loin, sans doute, c'est fatigant, on ne sait pas très
bien où vous voulez en venir, mais quand même, rétroactivement, on voit bien
qu'il y avait quelque rapport entre ce dont vous êtes parti et ce à quoi vous êtes
arrivé. Cette façon d ' e x p r i m e r les choses p r o u v e q u ' o n ne perdra rien à
reparcourir une fois de plus le chemin.
La question est limitée. Je ne prétends pas couvrir tout le propos
d ' u n e chose aussi é n o r m e que l'observation du président Schreber, et à

334
<( T U ES »

le rlus forte raison le c h a m p de la paranoïa dans son entier. Je prétends


ses n'éclairer q u ' u n petit champ, j e m'attache à quelques phénomènes sans
ue JÎS réduire à un mécanisme qui leur serait étranger, sans les insérer à
i route force dans les catégories usitées, dans le chapitre Psychologie du
:nt p r o g r a m m e de philo, j'essaye de les rapporter à des notions un peu plus
ue élaborées concernant la réalité du langage. Je prétends que cet effort est
-e. i e nature à permettre de poser autrement la question de l'origine, au
la sens précis du déterminisme, ou de l'occasion, de l'entrée dans la
psychose, ce qui c o m p o r t e en fin de compte des déterminations tout à
ce fait étiologiques.
e. Je pose la question — que faut-il pour que ça parle ?
ie C'est là en effet un des phénomènes les plus essentiels de la psychose.
;n Le fait de l'exprimer ainsi est déjà de nature à écarter de faux problèmes,
la a savoir ceux q u ' o n suscite en disant que, dans les psychoses, le ça est
:n conscient. N o u s nous passons de plus en plus de cette référence, dont
te r r e u d l u i - m ê m e a toujours dit que, littéralement, on ne savait où la
5e mettre. D u point de vue économique, rien n'est plus incertain que son
it incidence — c'est tout à fait contingent. C'est donc bien dans la
,p tradition freudienne que nous nous plaçons en disant qu'après tout, la
le seule chose que nous avons à penser, c'est que ça parle.
Ça parle. Mais p o u r q u o i est-ce que ça parle ? P o u r q u o i est-ce que,
pour le sujet lui-même, ça parle ? P o u r q u o i est-ce que ça se présente
c o m m e une parole, et que cette parole, c'est ça, et ce n'est pas lui ? N o u s
avons déjà abordé la question au niveau du tu, du tu éloigné c o m m e on
me l'a fait remarquer, auquel j'aboutissais en essayant de vous
symboliser le signifiant par l'exemple de la grand-route. C e point tu,
nous allons y revenir encore, puisqu'aussi bien c'est là autour que s'est
centré n o t r e progrès de la dernière fois, aussi bien que certaines des
objections qui m ' o n t été faites.
Arrêtons-nous à ce tu, si tant est, c o m m e j e le prétends, que c'est
autour d ' u n approfondissement de sa fonction que doit se situer
l'appréhension originaire de ce à quoi j e vous conduis et vous prie de
prêter réflexion.
La dernière fois, quelqu'un m e faisait l'objection grammaticale qu'il y
avait quelque arbitraire à rapprocher tu es celui qui me suivras de tu es celui
qui me suivra, les éléments n'étant pas homologues. C e n'est pas du
m ê m e celui qu'il s'agit dans les deux cas, puisqu'aussi bien le premier
pouvait être élidé, de telle sorte que se détacherait tu me suivras.
O n peut déjà faire la remarque que tu me suivras est un c o m m a n d e -
ment. Tu es celui qui me suivras, si nous l'entendons dans son sens plein,
n'est pas un c o m m a n d e m e n t , mais un mandat, il implique dans la
présence de l'autre quelque chose de développé qui suppose la présence.

335
LES ENTOURS DU TROU

T o u t u n univers institué par le discours est ici supposé, à l'intérieur


duquel tu es celui qui me suivras.
C o m m e n ç o n s par nous arrêter d'abord à ce tu, p o u r faire la
remarque, qui a l'air d'aller de soi, mais qui n'est pas tellement usitée,
que ledit tu n'a aucun sens propre.
C e n'est pas simplement parce que j e l'adresse indifféremment à
n ' i m p o r t e qui — j e l'adresse en effet aussi bien à moi qu'à vous, et
presque à toutes sortes de choses, j e peux tutoyer quelque chose qui
m'est aussi étranger que possible, j e peux tutoyer u n animal, j e peux
tutoyer u n objet inanimé — la question n'est pas là. Regardez bien le
côté formel, grammatical, des choses. C'est d'ailleurs ce à quoi se réduit
p o u r vous toute espèce d'usage du signifiant. Vous y mettez malgré
vous des significations. O n peut dire que vous y croyez, à la
g r a m m a i r e ! T o u t votre passage à l'école se résume à peu près, c o m m e
gain intellectuel, à vous avoir fait croire à la grammaire. Certes, o n ne
vous a pas dit que c'était cela, car le but n'aurait pas été atteint.
Arrêtez-vous donc à des phrases c o m m e celle-ci — si tu risques un œil
au-dehors, on va te descendre. O u bien encore — tu vois le pont, alors tu
tournes a droite. Le tu n'a pas du tout ici la valeur subjective d'une réalité
quelconque de l'autre, il est tout à fait équivalent à un site ou à un point
— il introduit la condition ou la temporalité, il a la valeur d'une
conjonction.
Cela peut vous paraître hasardé, mais j e vous asssure que si vous
aviez une petite pratique de la langue chinoise, vous en seriez
convaincu. O n peut s'amuser beaucoup avec les caractères chinois, avec
celui-ci par exemple, qui est le signe de la f e m m e et le signe de la
bouche. Le tu est quelqu'un auquel on s'adresse en lui donnant un ordre,
c'est-à-dire c o m m e il convient de parler aux f e m m e s . O n peut dire
mille autres choses encore, donc ne nous attardons pas, et restons-en au
tu. Le tu sous cette f o r m e peut être employé pour formuler la locution
comme si, et sous une autre f o r m e il est employé pour formuler sans
ambiguïté aucune un quand ou un si, introductif d ' u n e condition-
nelle.
Si la chose est m o i n s évidente dans nos langues, et si nous avons
quelques résistances à le c o m p r e n d r e et à l'admettre dans les exemples
que j e viens de vous donner, c'est uniquement en fonction des préjugés
de la grammaire, qui vous empêchent d'entendre. Les artifices de
l'analyse é t y m o l o g i q u e et grammaticale vous forcent à mettre à ce tu la
deuxième personne du singulier. Bien entendu, c'est la deuxième
personne du singulier, mais il s'agit de savoir à quoi elle sert. En
d'autres termes, notre tu a une parenté avec des éléments existants dans
les langues q u ' o n appelle sans flexion, et qui ont p o u r nous l'avantage

336
<( T U ES »

de servir u n peu à nous ouvrir l'esprit. Elles disposent en effet de


particule, qui sont les curieux signifiants dont les emplois , c o m m e ceux
de notre tu, sont singulièrement multiples, et quelquefois d ' u n e
ampleur qui va j u s q u ' à engendrer dans nos grammaires raisonnées une
certaine désorientation. Il suffirait d'ailleurs d'écrire d ' u n e façon un tant
soit peu phonétique p o u r s'apercevoir que des différences de tonalité ou
d'accent du signifiant tu, ont des incidences qui vont tout à fait au-delà
de l'identification de la personne, et qui en diffèrent complètement du
point de vue de la signification.
D o n n e r au tu une autonomie de signifié ne va pas sans difficulté.
Disons qu'il a en gros u n e valeur d'introduction, de protase c o m m e on
dit, ce qui est posé avant. C'est la façon la plus générale de désigner ce
qui précède l'énoncé de ce qui donne son importance à la phrase.
Il y aurait bien autre chose à en dire si nous entrions dans le détail. Il
faudrait faire un grand usage de formules c o m m e ce tu n'as qu'à... dont
nous nous servons p o u r nous débarrasser de notre interlocuteur. C'est
quelque chose qui a tellement peu à faire avec qu', que très spontané-
ment le lapsus glisse a faire cela. O n en fait quelque chose qui se décline,
qui s'infléchit — le tu n'as qu'à... n'a pas de valeur de réduction de ce
quelque chose qui permettait quelques remarques sémantiques très
éclairantes.
L ' i m p o r t a n t est que vous saisissiez que le tu est loin d'avoir une valeur
univoque, et qu'il est donc loin de nous permettre d'hypostasier l'autre.
Le tu est dans le signifiant ce que j'appelle une façon de hameçonner
l'autre, de le hameçonner dans le discours, de lui accrocher la
signification. Il ne se c o n f o n d nullement avec l'allocutaire, à savoir celui
à qui on parle. C'est évident, puisqu'il est très souvent absent. Dans les
impératifs où l'allocutaire est impliqué de la façon la plus manifeste, et
autour de quoi on a défini un certain registre du langage, dit locutoire
simple, le tu n'est pas manifesté. Il y a une sorte de limite qui c o m m e n c e
au signal, j e veux dire au signal articulé. Au feu ! est incontestablement
une phrase, et il suffit de le prononcer pour s'apercevoir que c'est là
quelque chose qui n'est pas sans p r o v o q u e r quelque réaction. Puis vient
l ' i m p é r a t i f viens, qui ne nécessite rien. U n stade de plus, et le tu est
impliqué, par exemple dans cet ordre au futur dont j e parlais tout à
l ' h e u r e , ce tu qui est un accrochage dans le discours, une façon de le
situer dans la courbe de la signification que nous représente de Saussure,
parallèle à la courbe du signifiant. Le tu est l'hameçonnage de l'autre
dans l ' o n d e de la signification.
C e terme qui sert à identifier l'autre en un point de cette onde, est en
fin de compte, si nous poursuivons notre appréhension, voire notre
métaphore, j u s q u ' à son terme radical, une ponctuation.

337
LES ENTOURS DU TROU

Réfléchissez à ceci, qui est particulièrement mis en évidence dans les


f o r m e s des langues n o n sectionnaires — la ponctuation est ce qui y j o u e
ce rôle d'accrochage le plus décisif, au point q u ' u n texte classique peut
varier du tout au tout selon que vous la mettez en un point ou en un
autre. Je dirais m ê m e que cette variabilité n'est pas sans être utilisée
p o u r accroître la richesse d'interprétation, la variété de sens d ' u n texte.
T o u t e l'intervention q u ' o n appelle commentaire dans son rapport au
texte traditionnel, j o u e j u s t e m e n t sur la façon d'appréhender ou de
fixer, dans un cas déterminé, la ponctuation.
La question est celle-ci — si le tu est un signifiant, une ponctuation
par quoi l'autre est fixé en un point de la signification, que faut-il pour
le p r o m o u v o i r à la subjectivité ? C e tu, n o n fixé dans le substrat du
discours, dans son pur portement — ce tu qui par l u i - m ê m e n'est pas
tant ce qui désigne l'autre que ce qui nous permet d'opérer sur lui, mais
qui aussi bien est toujours présent en nous à l'état de suspension, en tout
comparable à ces otolithes dont j e vous parlais l'autre j o u r , qui, avec un
peu d'artifice, nous permettent de conduire de petits crustacés avec un
électro-aimant là où nous voulons — ce tu qui pour n o u s - m ê m e s , en
tant que nous le laissons libre et en suspension à l'intérieur de notre
p r o p r e discours, est toujours susceptible d'exercer cette conduction
contre laquelle nous ne p o u v o n s rien, sinon la contrarier et lui répondre
— ce tu, que faut-il p o u r le p r o m o u v o i r à la subjectivité, pour que, sous
sa f o r m e de signifiant, présente dans le discours, il devienne tel qu'il soit
censé supporter quelque chose qui est comparable à notre ego et qui
autant ne l'est pas, c'est-à-dire le m y t h e d ' u n autre ?
C'est là la question qui nous intéresse, puisqu'aussi bien il n'est pas
tellement étonnant d'entendre des gens sonoriser leurs discours inté-
rieur à la façon des psychotiques, un tout petit peu plus que nous le
faisons n o u s - m ê m e s . Les phénomènes de mentisme ont été remarqués
depuis longtemps. Ils sont en tout comparables à ce que nous
recueillons de témoignage de la part d'un psychotique, sinon que le
sujet ne se croit pas sous l'effet d'un émetteur de parasites.
N o u s dirons bêtement que ce tu suppose un autre qui, en s o m m e , est
au-delà de lui. C o m m e n t cela se produit-il ? C'est autour de l'analyse du
verbe être que devrait se situer notre prochain pas.

N o u s ne p o u v o n s pas épuiser tout ce qui nous est proposé autour de


l'analyse de ce verbe être, par les philosophes qui ont centré leur

338
<( T U ES »

méditation autour de la question du Dasein, et spécialement


M. Heidegger, lequel a c o m m e n c é à l'envisager sous l'angle g r a m m a -
tical et é t y m o l o g i q u e dans des textes assez fidèlement c o m m e n t é s dans
quelques articles que M . Jean Wahl leur a consacrés récemment.
M . Heidegger donne beaucoup d'importance au signifiant, au niveau
de l'analyse du m o t et de la conjugaison c o m m e on dit c o u r a m m e n t ,
disons plus exactement de la déclinaison. En allemand c o m m e en
français, ce f a m e u x verbe être est loin d'être u n verbe simple, et m ê m e
d'être u n seul verbe. Il est évident que la f o r m e suis n'est pas de la m ê m e
racine que es, est, êtes, et que fut, et il n ' y a pas n o n plus stricte
équivalence avec la f o r m e été. Si fut a son équivalent en latin, ainsi que
suis et la série de est, été vient d'une autre source, de stare. La répartition
est également différente en allemand où sind se groupe avec bist, alors
qu'en français la deuxième personne est groupée avec la troisième. O n a
à peu près dégagé p o u r les langues européennes trois racines, celles qui
correspondent à sommes, à est et à fut, que l'on rapproche de la racine
phusis en grec, qui se rapporte à l'idée de vie et de croissance. P o u r les
autres, M . Heidegger insiste sur les deux faces, Sten qui se rapproche-
rait de stare, se tenir debout tout seul, et Verbahen, durer, ce sens étant
tout de m ê m e rattaché à la source phusis. Pour M . Heidegger, l'idée de
se tenir droit, l'idée de vie et l'idée de durer seraient donc ce que nous
livrerait u n e analyse étymologique complétée par l'analyse g r a m m a t i -
cale, et ce serait d ' u n e espèce de réduction et d'indétermination jetée sur
l'ensemble de ces sens, que surgirait la notion d'être.
Je résume, p o u r vous donner l'idée de la chose. Je dois dire q u ' u n e
analyse de cet ordre est plutôt de nature à élider, à masquer ce à quoi
essaie de nous initier M . Heidegger, à savoir ce qui est absolument
irréductible dans la fonction du verbe être, la fonction purement et
simplement copulaire. O n aurait tort de croire que c'est par u n virage
progressif de ces différents termes, que cette fonction se dégage.
N o u s posons la question — à quel m o m e n t et par quel mécanisme le
tu, tel que nous l'avons défini c o m m e ponctuation, m o d e d'accrochage
signifiant indéterminé, arrive-t-il à la subjectivité ? Eh bien, j e crois que
c'est essentiellement quand il est pris dans la fonction copulaire à l'état
pur, et dans la fonction ostensive. Et c'est pour cette raison que j'ai
choisi les phrases exemplaires dont nous s o m m e s partis — tu es celui
qui...
Q u e l est l'élément qui, exhaussant le tu, lui fait dépasser sa fonction
indéterminé d'assommage, et c o m m e n c e à en faire, sinon une subjecti-
vité, du m o i n s quelque chose qui constitue un premier pas vers le tu es
celui qui me suivras ? C'est le c'est toi qui me suivra. C'est là une extension,
et qui implique à la vérité l'assemblée présente de tous ceux qui, unis ou

339
LES ENTOURS D U TROU

n o n dans une c o m m u n a u t é , sont supposés en faire le corps, être le


support du discours dans lequel s'inscrit l'ostention. C e c'est toi,
correspond à la deuxième formule, à savoir tu es celui qui me suivra.
Tu es celui qui me suivra suppose, dis-je, l'assemblée imaginaire de
ceux qui sont les supports du discours, la présence de témoins, voire du
tribunal devant lequel le sujet reçoit l'avertissement ou l'avis auquel il
est s o m m é de répondre. A la vérité, sauf à répondre je te suis,
c'est-à-dire à obtempérer, il n ' y a, à ce niveau, pas d'autre réponse
possible p o u r le sujet que de garder le message dans l'état m ê m e où il lui
est envoyé, tout au plus en modifiant la personne, que de l'inscrire
c o m m e u n élément de son discours intérieur, auquel il a, quoiqu'il en
veuille, à répondre p o u r ne pas le suivre. Cette indication sur le terrain
o ù elle le s o m m e de répondre, il faudrait à p r o p r e m e n t parler que
j u s t e m e n t il ne le suive pas du tout sur ce terrain, c'est-à-dire qu'il se
refuse d'entendre. Dès lors qu'il entend, il y est conduit. Le refus
d'entendre est une force dont aucun sujet, sauf préparation gymnasti-
que spéciale, ne dispose véritablement. C'est bien dans ce registre que
se manifeste la force p r o p r e du discours.
E n d'autres termes, au niveau où nous parvenons, le tu, c'est l'autre
tel que j e le fais voir par m o n discours, tel que j e le désigne ou j e le
dénonce, c'est l'autre en tant qu'il est pris dans l'ostension par rapport à
ce tous que suppose l'univers du discours. Mais du m ê m e coup, j e sors
l'autre de cet univers, j e l'y objective, à l'occasion j e lui désigne ses
relations d'objet, p o u r peu qu'il ne demande que ça, c o m m e c'est la
propriété du névrosé. Cela peut aller assez loin.
R e m a r q u e z que ce n'est pas une chose complètement inutile que de
d o n n e r aux gens ce qu'ils demandent. Il s'agit simplement de savoir si
c'est bienfaisant. En fait, si cela a incidemment quelque effet, c'est dans
la mesure où cela sert à lui compléter son vocabulaire. C e u x qui opèrent
avec les relations d'objet croient les désigner effectivement, et du coup,
c'est rarement, et par pur hasard, qu'il se produit un effet bienfaisant.
C o m p l é t e r son vocabulaire peut permettre au sujet de s'extraire
l u i - m ê m e de l'implication signifiante qui constitue la s y m p t o m a t o l o g i e
de sa névrose. C'est p o u r q u o i les choses ont toujours marché d'autant
m i e u x que cette adjonction de vocabulaire, cette Nervenanhang pour
s'exprimer dans le vocabulaire de notre délirant, avait encore gardé
quelque fraîcheur. Depuis, ce dont nous disposons dans nos petits
cahiers c o m m e Nervenanhang, est beaucoup t o m b é de valeur, et ne
remplit pas tout à fait la fonction q u ' o n pourrait espérer quant à la
re-subjectivation du sujet, par quoi j e désigne l'opération de s'extraire
de cette implication signifiante dans laquelle nous avons cerné l'essence
et les f o r m e s m ê m e s du p h é n o m è n e névrotique. P o u r manier correcte-

340
<( T U ES »

ment cette relation d'objet, il faudrait comprendre que, dans cette


relation, le névrosé, c'est lui l'objet, en fin de compte. C'est m ê m e p o u r
cette raison qu'il s'est perdu c o m m e sujet et qu'il se cherche c o m m e u n
objet.
Au point où nous en s o m m e s arrivés, il n ' y a nulle c o m m u n e mesure
entre n o u s - m ê m e s et ce tu tel que nous l'avons fait surgir. Il y a
ostension forcément suivie de résorption, d'injonction suivie de dis-
jonction. P o u r avoir sur ce plan et à ce niveau un rapport authentique
avec l'autre, il faut qu'il réponde tu es celui que je suis. Là, nous nous
mettons à son diapason, et c'est lui qui guide notre désir.
Tu es celui que je suis prête au j e u de mots. C'est du rapport
d'identification à l'autre qu'il s'agit, mais si en effet nous nous guidons
l'un l'autre dans notre identification réciproque vers notre désir,
forcément nous nous y rencontrerons, et nous nous y rencontrerons
d'une façon incomparable, puisque c'est en tant que j e suis toi que j e
suis — ici l'ambiguïté est totale. J e suis n'est pas seulement suivre, c'est
aussi je suis, et toi, tu es, et aussi toi, celui qui, au point de rencontre, me
tueras. Là où l'autre est pris c o m m e objet dans la relation d'ostension,
nous ne p o u v o n s la rencontrer c o m m e une subjectivité équivalente à la
nôtre que sur le plan imaginaire, le plan du moi ou toi, l'un ou l'autre,
toutes les confusions sont possibles quant à la relation d'objet. L'objet
de notre a m o u r n'est que nous-mêmes, c'est le tu es celui qui me tues.
R e m a r q u o n s l'opportunité heureuse que nous offre en français le
signifiant, avec les différentes façons de comprendre tu es. O n peut en
user indéfiniment. Si j e vous disais que nous le faisons toute la j o u r n é e
— au lieu de dire to be or not... to be or... on peut dire tu es celui qui me ...
tu es..., etc. C'est le f o n d e m e n t du rapport à l'autre. Dans toute
identification imaginaire, le tu es aboutit à la destruction de l'autre, et
inversement, parce que cette destruction est là simplement en f o r m e de
transfert, se dérobe dans ce que nous appellerons la tutoiïté.
J'aurais pu vous apporter à ce propos une analyse particulièrement
désespérante et stupide du type de ce q u ' o n trouve dans le célèbre
Meaning of Meaning, qui aboutit à des choses vertigineuses dans le genre
b o u r d o n n e m e n t . D e m ê m e pour ce passage célèbre où il s'agit d'inciter
les personnes qui ont un petit c o m m e n c e m e n t de vertu à avoir au moins
la cohérence d'en compléter le champ. L'un d'eux dit quelque chose
c o m m e ceci — Toi qui ne peux pas supporter le tu, tue-moi. C'est une
conception raisonnable — si tu ne peux pas supporter la vérité du tu, tu
peux t o u j o u r s être désigné pour ce que tu es, à savoir un vaurien. Si tu
veux le respect de tes voisins, élève-toi j u s q u ' à la notion des distances
normales, c'est-à-dire à une notion générale de l'autre, de l'ordre du
m o n d e et de la loi. C e tu a semblé déconcerter les commentateurs, et à la

341
LES ENTOURS DU TROU

vérité j e pense que notre tutoiïté d ' a u j o u r d ' h u i vous rendra familiers
avec le registre dont il s'agit.
Faisons le pas suivant. Il s'agit que l'autre soit reconnu c o m m e tel.
Q u e faut-il donc pour que l'autre soit reconnu c o m m e tel ? Qu'est-ce
que c'est, cet autre ? C'est en fin de compte l'autre en tant qu'il figure
dans la phrase de mandat. C'est là qu'il faut nous arrêter un instant.
La reconnaissance de l'autre ne constitue pas un franchissement
inaccessible, puisqu'aussi bien nous avons vu que l'altérité évanouis-
sante de l'identification imaginaire du moi ne rencontre le toi que dans
un m o m e n t limite où aucun des deux ne pourra subsister ensemble avec
l'autre. L'Autre, avec un grand A, il faut bien qu'il soit reconnu au-delà
de ce rapport, m ê m e réciproque, d'exclusion, il faut que, dans cette
relation évanouissante, il soit reconnu c o m m e aussi insaisissable que
moi. E n d'autres termes, il faut qu'il soit invoqué c o m m e ce que de
l u i - m ê m e il ne connaît pas. C'est bien le sens de tu es celui qui me
suivras.
Si vous y regardez de près, si tu es celui qui me suivras est délégation,
voire consécration, c'est p o u r autant que la réponse n'est pas un j e u de
mots, mais un je te suis, je suis, je suis ce que tu viens de dire. Il y a un usage
de la troisième personne, absolument essentiel au discours en tant qu'il
désigne ce qui en est le sujet m ê m e , c'est-à-dire ce qui a été dit. J e le suis,
ce que tu viens de dire, ce qui en l'occasion veut dire exactement — j e suis
très précisément ce que j'ignore, car ce que tu viens de dire est absolument
indéterminé, je ne sais pas où tu me mèneras. La réponse pleine au tu es celui
qui me suivras, c'est je le suis.
V o u s connaissez la fable de la tortue et des deux canards. La tortue
arrive à ce m o m e n t crucial où les canards lui ont proposé de l ' e m m e n e r
aux Amériques, et tout le m o n d e attend de voir cette petite tortue
accrochée au bâton de voyageuse — La reine ?, dit la tortue, oui
vraiment, je la suis. Pichon se pose là-dessus d'énormes questions p o u r
savoir s'il s'agit d ' u n e reine à l'état abstrait ou d'une reine concrète, et
spécule de façon déconcertante pour quelqu'un qui avait quelque finesse
en matière grammaticale et linguistique, sur le point de savoir si elle
n'aurait pas dû dire j e suis elle. Si elle avait parlé d'une reine existante,
elle aurait pu dire beaucoup de choses, par exemple, je suis la reine, mais
puisqu'elle dit j e la suis, en se référant à ce dont vous venez de parler, il
n ' y a aucune distinction à introduire, il suffit de savoir que ce la
concerne ce qui est impliqué dans le discours.
C e qui est impliqué dans le discours est bien ce dont il s'agit. Il faut
nous arrêter un instant à cette parole inaugurale du dialogue, et mesurer
l ' é n o r m i t é du tu es celui qui me suivras. C'est au tu lui-même que nous
n o u s adressons en tant qu'inconnu. C'est là ce qui fait son aisance, sa

342
<( TU ES »

force aussi, et aussi qu'il passe de tu es dans le suivras de la seconde partie


en y persistant. Il y persiste précisément parce que dans l'intervalle il
peut y défaillir. Dans cette formule, ce n'est donc pas à un moi en tant
que j e le tais voir, que j e m'adresse, mais à tous les signifiants qui
composent le sujet auquel je suis opposé. Je dis tous les signifiants qu'il
possède, jusques et y compris ses symptômes. C'est à ses dieux c o m m e
à ses d é m o n s que nous nous adressons, et c'est pour cette raison que
cette façon d'énoncer la sentence que j'ai appelée j u s q u ' à présent le
mandat, j e l'appellerai à partir de maintenant l'invocation, avec les
connotations religieuses du terme.
L'invocation n'est pas une f o r m u l e inerte. C'est ce par quoi j e fais
passer en l'autre la foi qui est la mienne. Chez les bons auteurs,
peut-être chez Cicéron, l'invocation, dans sa f o r m e religieuse origi-
nelle, est une f o r m u l e verbale par quoi on essaie avant le combat de se
rendre favorable, ce que j'appelais tout à l'heure les dieux et les démons,
les dieux de l'ennemi, les signifiants. C'est à eux que l'invocation
s'adresse, et c'est p o u r q u o i j e pense que le terme d'invocation est propre
à désigner la f o r m e la plus élevée de la phrase, où tous les mots q u e j e
p r o n o n c e sont de vrais mots, des voix évocatrices auxquelles chacune
de ces phrases doit répondre, l'enseigne de l'autre véritable.
Vous venez de voir en quoi le tu dépend du signifiant c o m m e tel.
C'est du niveau du signifiant vociféré que dépendent la nature et la
qualité du tu qui est appelé à répondre. Dès lors, quand le signifiant qui
porte la phrase fait défaut à celui-là, le je le suis qui vous répond ne peut
faire figure que d'une interrogation éternelle. Tu es celui qui me... quoi ?
A la limite, c'est la réduction au niveau précédent — tu es celui qui me...
tu es celui qui me..., etc., tu es celui qui me... tues. Le tu réapparaît
indéfiniment. Il en va ainsi chaque fois que, dans l'appel proféré à
l'autre, le signifiant t o m b e dans le champ qui est pour l'autre exclu,
verworjen, inaccessible. Le signifiant produit à ce m o m e n t - l à une
réduction, mais intensifiée, à la pure relation imaginaire.

C'est le m o m e n t précisément où se situe ce p h é n o m è n e si singulier


qui a d o n n é à se gratter la tête à tous les commentateurs du président
Schreber, le perplexifiant assassinat d'âmes, c o m m e il s'exprime.
C e p h é n o m è n e , qui est pour lui le signal de l'entrée dans la psychose
peut prendre p o u r nous autres, commentateurs-analystes, toutes sortes
de significations, mais il ne peut être placé ailleurs que dans le c h a m p

343
LES ENTOURS DU TROU

imaginaire. Il se rapporte au court-circuit de la relation affective, qui


fait de l'autre u n être de pur désir, lequel ne peut être dès lors, dans le
registre de l'imaginaire humain, q u ' u n être de pure interdestruction. Il
y a là une relation p u r e m e n t duelle, qui est la source la plus radicale du
registre m ê m e de l'agressivité. Freud, d'ailleurs, n'a pas m a n q u é de s'en
apercevoir, mais il l'a c o m m e n t é dans le registre homosexuel. C e texte
nous apporte mille preuves de ce que j'avance, et cela est parfaitement
cohérent avec notre définition de la source de l'agressivité, et son
surgissement lorsque se trouve court-circuitée la relation triangulaire,
œdipienne, lorsque celle-ci est réduite à sa simplification duelle.
Sans doute nous manque-t-il dans le texte les éléments qui nous
permettraient de serrer de plus près les relations de Schreber avec son
père, avec tel frère supposé, dont Freud aussi fait grand état. Mais nous
n ' a v o n s besoin de rien de plus pour comprendre que c'est obligatoire-
m e n t par la relation purement imaginaire que doit passer le registre du
tu au m o m e n t où il est évoqué, invoqué, appelé de l'Autre, du champ de
l'Autre, par le surgissement d ' u n signifiant primordial, mais exclu p o u r
le sujet. C e signifiant, j e l'ai n o m m é la dernière fois — tu es celui qui est,
ou qui sera, père. C o m m e signifiant, il ne peut en aucun cas être reçu en
tant que le signifiant représente un support indéterminé autour de quoi
se g r o u p e et se condense un certain nombre, n o n pas m ê m e de
signification, mais de séries de significations, qui viennent converger
par et à partir de l'existence de ce signifiant.
Avant qu'il y ait le N o m - d u - P è r e , il n ' y avait pas de père, il y avait
toutes sortes d'autres choses. Si Freud a écrit Totem et Tabou, c'est qu'il
pensait entrevoir ce qu'il y avait, mais assurément, avant que le terme
de père ne se soit institué dans un certain registre, historiquement il n ' y
avait pas de père. Je ne vous donne là cette perspective qu'à titre de pure
concession, car elle ne m'intéresse à aucune espèce de degré. Je ne
m'intéresse pas à la préhistoire, si ce n'est pour y relever qu'il est assez
probable q u ' u n certain n o m b r e des signifiants essentiels manquaient à
l ' h o m m e de Néanderthal. Inutile d'aller chercher si loin, car ce manque,
nous p o u v o n s l'observer sur les sujets qui sont à notre portée.
Observez ce m o m e n t crucial avec attention et vous pourrez cerner ce
franchissement dans toute entrée dans la psychose — c'est le m o m e n t
où de l'autre c o m m e tel, du c h a m p de l'autre, vient l'appel d ' u n
signifiant essentiel qui ne peut être reçu.
D a n s une de mes présentations de malades, il m'est arrivé de m o n t r e r
u n Antillais dont l'histoire familiale mettait en évidence la problémati-
que de l'ancêtre originel. C'était le Français venu s'introduire là-bas,
une sorte de pionnier, qui avait eu une vie extraordinairement héroïque,
mêlée de hauts et de bas extraordinaires de la fortune, et qui était

344
<( T U ES »

devenu l'idéal de toute la famille. N o t r e Antillais, très déraciné du côté


de Détroit où il menait une vie d'artisan assez aisé, se voit u n j o u r en
possession d ' u n e f e m m e qui lui annonce qu'elle va avoir un enfant. O n
ne sait s'il est de lui ou non, mais toujours est-il que c'est dans le délai de
quelques j o u r s qu'éclatent ses premières hallucinations.
A peine lui a-t-on annoncé tu vas être père, q u ' u n personnage lui
apparaît qui lui dit tu es saint Thomas. Il devait s'agir, j e crois, de saint
T h o m a s le douteur et n o n de saint T h o m a s d'Aquin. Les annonciations
qui suivent ne laissent aucun doute — elles viennent d'Elisabeth, celle à
qui on a annoncé fort tard dans sa vie qu'elle allait être porteuse d ' u n
enfant.
Bref, ce cas d é m o n t r e très bien la connexion du registre de la
paternité avec l'éclosion de révélations, d'annonciations concernant la
génération, à savoir ce que précisément le sujet ne peut littéralement pas
concevoir, et ce n'est pas par hasard que j'emploie ce m o t . La question
de la génération, terme de spéculation alchimique, est là toujours prête
à surgir c o m m e une réponse de détour, une tentative de reconstituer ce
qui n'est pas recevable p o u r le sujet psychotique, pour l'ego dont le
p o u v o i r est i n v o q u é sans qu'il puisse à proprement parler répondre.
Dès lors, au-delà de tout signifiant qui puisse être significatif p o u r le
sujet, la réponse ne peut être que l'usage permanent, et je dirai,
c o n s t a m m e n t sensibilisé, du signifiant dans son ensemble. N o u s
observons en effet que le commentaire mémorisant qui accompagne
tous les actes humains, se trouve aussitôt vivifié, sonorisé sous ses
formes les plus vides et les plus neutres, et devient le m o d e de relation
ordinaire de l'ego qui ne peut trouver son répondant dans le signifiant
au niveau duquel il est appelé.
Précisément parce qu'il est appelé sur le terrain où il ne peut
répondre, la seule façon de réagir qui puisse le rattacher à l'humanisa-
tion qu'il tend à perdre, c'est de perpétuellement se présentifïer dans ce
m e n u c o m m e n t a i r e du courant de la vie qui fait le texte de l ' a u t o m a -
tisme mental. Le sujet qui a franchi cette limite n'a plus la sécurité
significative coutumière, sinon grâce à l'accompagnement par le
perpétuel c o m m e n t a i r e de ses gestes et actes.
Ces p h é n o m è n e s présentent dans le cas du président Schreber u n
caractère excessivement riche, mais ne lui sont pas particuliers,
puisqu'ils entrent dans la définition m ê m e de l'automatisme mental.
Cela justifie l'usage m ê m e du m o t d'automatisme, dont on a fait
tellement d'usage dans la pathologie mentale sans très bien savoir ce
q u ' o n disait. Le terme a un sens assez précis en neurologie où il qualifie
certains p h é n o m è n e s de libération, mais sa reprise analogique en
psychiatrie reste pour le moins problématique. C'est néanmoins le

345
LES ENTOURS DU TROU

t e r m e le plus juste dans la théorie de Clérambault, si vous songez à la


distinction, a u j o u r d ' h u i complètement oubliée, que fait Aristote entre
Y automaton et la fortune. Si nous allons droit au signifiant, c'est-à-dire
en cette occasion, avec toutes les réserves que c o m p o r t e une telle
référence, à l'étymologie, nous voyons que Yautomaton, c'est ce que
pense vraiment par soi-même, sans lien à cet au-delà, l'ego, qui donne
son sujet à la pensée. Si le langage parle tout seul, c'est bien là l'occasion
ou jamais d'utiliser le terme d'automatisme, et c'est ce qui donne au
t e r m e dont usait de Clérambault, sa résonance authentique, son côté
satisfaisant p o u r nous.
C e que nous venons de mettre en évidence nous permettra de voir la
prochaine fois ce qui m a n q u e à chacun des deux points de vue
développés par Freud et M m e Ida Macalpine.
Freud pose une homosexualité latente qui impliquerait une position
féminine — c'est là qu'est le saut. Il parle d'un fantasme d'imprégnation
fécondante c o m m e si la chose allait de soi, c o m m e si toute acceptation
de la position féminine impliquait de surcroît ce registre si développé
dans le délire de Schreber, et qui finit par faire de lui la f e m m e de Dieu.
La théorie de Freud, c'est que la seule façon pour Schreber d'éluder ce
qui résulte de la crainte de la castration, c'est YEntmannung, l'éviration,
ou simplement la démasculinisation, la transformation en f e m m e —
mais après tout, c o m m e Schreber lui-même le fait remarquer quelque
part, ne vaut-il pas m i e u x être une f e m m e spirituelle q u ' u n pauvre
h o m m e , malheureux, opprimé, voire castré ? Bref, c'est dans un
agrandissement à la taille de l'univers que se trouve la solution du
conflit introduit par l'homosexualité latente.
E n gros, la théorie de Freud est celle qui respecte le mieux l'équilibre
du progrès de la psychose. N é a n m o i n s , il est certain que les objections
de M m e Macalpine méritent de donner la réplique à Freud, voire de
compléter une partie de sa théorie. Elle met en évidence, c o m m e
déterminant dans le procès de la psychose, un fantasme de grossesse,
évoquant ainsi une symétrie rigoureuse entre les deux grands manques
qui peuvent se manifester à titre névrosant dans chaque sexe. Elle va
fort loin dans cette direction, et dit des choses très amusantes, que le
texte p e r m e t de soutenir, m ê m e l'évocation à l'arrière-plan d ' u n e
civilisation héliolithique, dont le soleil, considéré c o m m e féminin et
incarné dans la pierre, serait le symbole fondamental, pendant de la
p r o m o t i o n du phallus dans la théorie classique. O n peut en trouver le
répondant dans le terme du n o m m ê m e de la ville où est hospitalisé
Schreber, Sonnenstein.
A tout instant dans les analyses concrètes des gens les moins
névrosés, nous rencontrons ces diableries, ces niques du signifiant, où

346
« TU ES »

viennent se faire des recoupements singuliers d'homonymies étranges


venues de tous les coins de l'horizon, et qui semblent donner une unité,
par ailleurs insaisissable quelquefois, à l'ensemble du destin comme aux
symptômes du sujet. Assurément moins qu'ailleurs il convient de
reculer devant cette investigation quand il s'agit du m o m e n t d'entrée
dans la psychose.
Avant de finir, je voudrais vous faire noter la parole significative,
voire malheureuse, que Flechsig dit à Schreber lors de sa rechute, alors
que celui-ci arrive extrêmement perturbé à sa consultation. Flechsig a
déjà été haussé pour lui à la valeur d'un éminent personnage paternel. Il
y a déjà eu auparavant mise en alerte ou en suspension de la fonction de
la paternité, nous savons par son témoignage qu'il a espéré devenir
père, que sa femme, dans l'intervalle de huit ans qui a séparé la première
crise de la seconde, a éprouvé plusieurs avortements spontanés. O r ,
Flechsig lui dit que la dernière fois, on a fait d'énormes progrès en
psychiatrie, et qu'on va lui coller un de ces petits sommeils qui va être
bien fécond.
Peut-être était-ce justement la chose à ne pas dire. A partir de ce
moment-là, notre Schreber ne dort plus, et cette nuit-là il essaie de se
pendre.
La relation de procréation est en effet impliquée dans le rapport du
sujet à la mort.
C'est ce q u e j e réserve dans la prochaine fois.

2 7 JUIN 1 9 5 6 .
XXI

LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

Prévalence de la castration.
Ida Macalpine.
Symbolisation naturelle et sublimation.
L'arc-en-ciel.
Inséré dans le père.

Je ne sais pas très bien par quel bout commencer p o u r finir ce cours.
A tout hasard, j e vous ai mis au tableau deux petits schémas.
Le premier est ancien. C'est une espèce de grille sur laquelle j'ai
essayé au début de cette année de vous m o n t r e r c o m m e n t se pose le
p r o b l è m e du délire si nous voulons le structurer en tant qu'il semble
bien être une relation liée par quelque bout à la parole. Le second de ces
schémas est tout nouveau, et j'aurai à m ' y référer tout à l'heure.

C e que j'ai avancé cette année était centré par le souci de remettre
l'accent sur la structure du délire. Le délire peut être considéré c o m m e
une perturbation de la relation à l'autre, et il est donc lié à u n mécanisme
transférentiel. Mais j'ai voulu vous m o n t r e r qu'il s'éclairait dans tous
ses phénomènes, et j e crois m ê m e pouvoir dire dans sa dynamique, en
référence aux fonctions et à la structure de la parole. C'est là, aussi bien,
libérer ce mécanisme transférentiel de j e ne sais quelles confuses et
diffuses relations d'objet.
Par hypothèse, chaque fois q u ' o n a affaire à un trouble considéré dans
sa globalité c o m m e immature, on se rapporte à une série développe-
mentale linéaire dérivant de l'immaturation de la relation d'objet. O r ,
l'expérience m o n t r e que cette unilinéarité conduit à des impasses, à des
explications insuffisantes, immotivées, qui se superposent de telle façon
qu'elles ne permettent pas de distinguer les cas, et au premier plan,

349
LES ENTOURS DU TROU

oblitèrent la différence de la névrose et de la psychose. A elle seule,


l'expérience du délire partiel s'oppose à ce q u ' o n parle d'immaturation,
voire de régression ou de simple modification de la relation d'objet.
Il en va de m ê m e si on ne se réfère qu'aux névroses. N o u s verrons
l'année prochaine que la notion d'objet n'est pas univoque, quand j e
commencerai par opposer l'objet des phobies à l'objet des perversions.
C e sera reprendre au niveau de la case l'objet le problème des relations
du sujet à l'autre, qui sont, s'agissant des psychoses, deux termes
opposés.
Je vous ai laissés la dernière fois sur deux descriptions opposées, celle
de Freud et celle d'une psychanalyste qui est loin d'être sans mérite, et
qui, p o u r représenter les tendances les plus modernes a eu au moins
l'avantage de le faire fort intelligemment.
R é s u m o n s rapidement la position de Freud sur le sujet du délire de
Schreber, les objections q u ' o n lui apporte, et voyons si l'on a ébauché le
m o i n d r e petit c o m m e n c e m e n t de meilleure solution.
P o u r Freud, nous dit-on, le délire de Schreber est lié à une irruption
de la tendance homosexuelle. Le sujet la nie, se défend contre elle. Dans
son cas, qui n'est pas celui d ' u n névrosé, cette négation aboutit à ce que
nous pourrions appeler une érotomanie divine.
V o u s savez c o m m e n t Freud répartit les diverses dénégations de la
tendance homosexuelle. Il part d ' u n phrase qui symbolise la situation —
je l'aime, lui, un homme. Il y a plus d'une manière d'introduire la
dénégation dans cette phrase. O n peut dire par exemple ce n'est pas moi
qui l'aime ou ce n'est pas lui que j'aime, ou encore ce n'est pas d'aimer qu'il
s'agit pour moi, je le hais. Et aussi bien, nous dit-il, la situation n'est
jamais simple, et ne se limite pas à un simple renversement s y m b o -
lique. P o u r des raisons qu'il tient pour suffisamment implicites, mais
sur lesquelles, à la vérité, il n'insiste pas, il se produit un renversement
imaginaire de la situation dans une partie seulement des trois termes, à
savoir que, par je le hais se transforme par exemple en il me hait par
projection. Dans notre cas, ce n'est pas lui que j'aime, c'est quelqu'un
d'autre, u n grand Lui, Dieu lui-même, se renverse en il m'aime, c o m m e
dans toute érotomanie. Il est clair que Freud nous indique que l'issue
terminale de la défense contre la tendance homosexuelle ne peut se
c o m p r e n d r e sans un renversement très avancé de l'appareil s y m b o -
lique.
T o u t peut donc sembler tourner autour de la défense. Il faut sans
d o u t e qu'elle soit bien intense pour précipiter le sujet dans des épreuves
qui ne vont à rien de moins qu'à la déréalisation, n o n seulement du
m o n d e extérieur en général, mais des personnes mêmes qui l'entourent,
j u s q u ' a u x plus proches, et de l'autre c o m m e tel, ce qui nécessitera toute

350
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

une reconstruction délirante, à la suite de quoi le sujet resituera


progressivement, mais d'un façon profondément perturbée, un monde
où il pourra se reconnaître, d'un façon également perturbée, c o m m e
destiné — dans un temps projeté dans l'incertitude du futur, pour une
échéance indéterminée mais certainement indépassable — à devenir
sujet par excellence d'un miracle divin, soit à être le support et le
réceptable féminin d'une re-création de toute l'humanité. Le délire de
Schreber se présente dans sa terminaison avec tous les caractères
mégalomaniaques des délires de rédemption dans leurs formes les plus
développées.
Qu'est-ce qui rend compte de cette intensité de la défense ? L'expli-
cation de Freud a l'air de tenir tout entière dans la référence au
narcissisme. La défense contre la tendance homosexuelle part d'un
narcissisme menacé. La mégalomanie représente ce par quoi s'exprime
la crainte narcissique. L'agrandissement du moi du sujet aux dimen-
sions du m o n d e est un fait d'économie libidinale qui se trouve
apparemment tout entier sur le plan imaginaire. Le sujet se faisant
l'objet de l'amour de l'être suprême, peut dès lors abandonner ce qui lui
semblait au prime abord le plus précieux de ce qu'il devait sauver, à
savoir la marque de sa virilité.
Mais en fin de compte, je le souligne, le pivot, le point de concours de
la dialectique libidinale auquel se réfère chez Freud le mécanisme et le
développement de la névrose, est le thème de la castration. C'est la
castration qui conditionne la crainte narcissique. C'est l'acceptation de
la castration que le sujet doit payer d'un prix aussi lourd que ce
remaniement de toute la réalité.
Cette prévalence, Freud n'en démord pas. C'est dans l'ordre maté-
riel, explicatif, de la théorie freudienne, d'un bout à l'autre, une
invariante, une invariante prévalente. Jamais, dans le conditionnement
théorique de l'interjeu subjectif où s'inscrit l'histoire d'un phénomène
psychanalytique quelconque, il n'en a subordonné, ni même relativé, la
place. C'est autour de Freud, c'est dans la communauté analytique,
qu'on a voulu lui donner des symétriques, des équivalents. Mais dans
son œuvre, l'objet phallique a la place centrale dans l'économie
libidinale, chez l ' h o m m e c o m m e chez la femme.
C'est là un fait tout à fait essentiel, caractéristique de toutes les
théorisations données et maintenues par Freud — quelque remaniement
qu'il ait apporté à sa théorisation, à travers toutes les phases de la
schématisation qu'il a pu donner de la vie psychique, la prévalence du
centre phallique n'a jamais été modifiée.
S'il y a quelque chose qui est vrai dans les remarques de M m e
Macalpine — et c'est pourtant la seule chose qu'elle ne mette pas

351
LES ENTOURS D U TROU

vraiment en évidence —, c'est qu'effectivement, il ne s'agit jamais de


castration chez Schreber. Le terme latin qui sert en allemand, eviratio-
Entmannung, veut dire dans le texte, transformation, avec tout ce que ce
m o t c o m p o r t e de transition, en femme — ce n'est pas du tout castration.
N ' i m p o r t e , l'analyse de Freud fait tourner toute la d y n a m i q u e du sujet
Schreber autour du thème de la castration, de la perte de l'objet
phallique.
N o u s devons constater que m ê m e à travers certaines faiblesses de son
argumentation, qui tiennent à l'usage de termes qui n ' o n t leur place que
dans la dialectique imaginaire du narcissisme, l'élément essentiel e n j e u
dans le conflit est l'objet viril. Seul il nous permet de r y t h m e r et de
c o m p r e n d r e les différentes étapes de l'évolution du délire, ses phases et
sa construction finale. Bien plus, nous pouvons noter au passage toutes
sortes de finesses, laissées en amorce, n o n complètement explorées.
Freud nous m o n t r e par exemple que la projection seule ne peut pas
expliquer le délire, qu'il ne s'agit pas là d ' u n reflet en miroir du
sentiment du sujet, mais qu'il est indispensable d ' y déterminer des
étapes et, si l'on peut dire, à un m o m e n t donné une perte de la tendance,
qui vieillit. A u cours de l'année, j'ai beaucoup insisté, sur ceci, que ce
qui a été refoulé au-dedans reparaît au-dehors, resurgit dans un
arrière-plan, — et n o n pas dans une structure simple, mais une position,
si l'on peut dire, interne, qui fait que le sujet lui-même, qui se trouve
être dans le cas présent l'agent de la persécution est ambigu, probléma-
tique. Il n'est dans son premier abord que le représentant d ' u n autre
sujet qui, n o n seulement permet, mais sans aucun doute agit, au dernier
terme. Bref, il y a là un échelonnement dans l'altérité de l'autre. C'est
u n des problèmes sur lesquels Freud à la vérité nous conduit, mais où il
s'arrête.
Ida Macalpine, après d'autres, mais d'une façon plus cohérente que
d'autres, objecte que rien ne permet de concevoir que ce délire suppose
la maturité génitale, si j ' o s e dire, qui expliquerait la crainte de la
castration. La tendance homosexuelle est loin de se manifester c o m m e
primaire. C e que nous v o y o n s dès le début, ce sont des s y m t ô m e s ,
d ' a b o r d hypocondriaques, qui sont des s y m p t ô m e s psychotiques.
O n y t r o u v e d'emblée ce quelque chose de particulier qui est au fond
de la relation psychotique c o m m e des phénomènes psychosomatiques
d o n t cette clinicienne s'est tout spécialement occupée, et qui sont
certainement p o u r elle la voie d'introduction à la phénoménologie de ce
cas. C'est là qu'elle a pu avoir l'appréhension directe de phénomènes
structurés tout d i f f é r e m m e n t de ce qui se passe dans les névroses, à
savoir où il y a j e ne sais quelle empreinte ou inscription directe d'une
caractéristique, et m ê m e , dans certains cas, d'un conflit, sur ce que l'on

352
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

peut appeler le tableau matériel que présente le sujet en tant qu'être


corporel. U n s y m p t ô m e tel qu'une éruption, diversement qualifiée
dermatologiquement, de la face, se mobilisera en fonction de tel
anniversaire, par exemple de façon directe, sans intermédiaire sans
dialectique aucune, sans qu'aucune interprétation puisse marquer sa
correspondance avec quelque chose qui soit du passé du sujet.
C'est sans doute là ce qui a poussé Ida Macalpine à se poser le
problème très singulier des correspondances directes entre le symbole et
le symptôme. L'appareil du symbole est tellement absent des catégories
mentales du psychanalyste d'aujourd'hui que c'est uniquemenet par
l'intermédiaire d'un fantasme que peuvent être conçues de telles
relations. Et aussi bien toute son argumentation consistera-t-elle à
rapporter le développement du délire à un thème fantasmatique, à une
fixation originaire — originelle, selon le terme courant de nos jours —
préœdipienne, soulignant que ce qui soutient le désir est essentiellement
un thème de procréation, mais poursuivi pour lui-même, asexué dans
sa forme, n'entraînant des conditions de dévirilisation, de féminisation,
que c o m m e une sorte de conséquence a posteriori de l'exigence dont il
s'agissait. Le sujet est conçu comme né dans la seule relation de l'enfant
à la mère, avant toute constitution d'un situation triangulaire. C'est
alors qu'il verrait naître en lui un fantasme de désir, désir d'égaler la
mère dans sa capacité de faire un enfant.
C'est là toute l'argumentation de M m e Macalpine, que je n'ai pas de
raison de pousuivre ici dans la richesse de ses détails, puisqu'elle est à
votre portée dans la préface et la postface fort nourries à l'édition qu'elle
a faite en anglais du texte de Schreber. L'important est de voir que
cette élaboration se rattache à une certaine réorientation de toute la
dialectique analytique qui tend à faire de l'économie imaginaire du
fantasme, des diverses réorganisations, désorganisations, restructura-
tions, déstructurations fantasmatiques, le point pivot de tout progrès
compréhensif et aussi de tout progrès thérapeutique. Le schéma
actuellement accepté de façon si commune, frustration-agressivité-
régression, est au fond de tout ce que M m e Macalpine suppose pouvoir
expliquer de ce délire.
Elle va très loin dans ce sens. Il n'y a, dit-elle, déclin, crépuscule du
monde, et, à un m o m e n t donné, désordre quasi confusionnel des
appréhensions de la réalité, que parce qu'il faut que le monde soit
recréé. Elle introduit ainsi, à l'étape la plus profonde du désordre
mental, une sorte de finalisme. Tout le mythe n'est construit que parce
que c'est la seule façon pour le sujet Schreber de se satisfaire dans son
exigence imaginaire d'enfantement.
La perspective d'Ida Macalpine peut sans aucun doute permettre de

353
LES ENTOURS D U TROU

concevoir en effet la mise e n j e u , l'imprégnation imaginaire du sujet à


renaître — j e calque ici un des thèmes de Schreber qui est, c o m m e vous
le savez, le picturing.
Mais dans une telle perspective, où il ne s'agit que de fantasmes
imaginaires, qu'est-ce qui nous permet de c o m p r e n d r e la prévalence
donnée par Freud à la fonction du père ?
Quelles que puissent être certaines des faiblesses de l'argumentation
freudienne à propos de la psychose, il est indéniable que la fonction du
père est si exaltée chez Schreber qu'il ne faut rien de moins que Dieu le
père, et chez u n sujet pour qui jusque-là cela n'avait aucun sens, pour
que le délire arrive à son point d'achèvement, d'équilibre. La préva-
lence, dans toute l'évolution de la psychose de Schreber, des personna-
ges paternels qui se substituent les uns aux autres, et vont toujours
s'agrandissant et s'enveloppant les uns les autres, j u s q u ' à s'identifier au
Père divin lui-même, à la divinité marquée de l'accent p r o p r e m e n t
paternel, est indéniable, inébranlable. Et destiné à nous faire reposer le
p r o b l è m e — c o m m e n t se fait-il que quelque chose qui donne autant
raison à Freud ne soit abordé par lui que sous certains modes qui laissent
à désirer ?
E n réalité, tout est chez lui équilibré, et tout reste insuffisant dans la
rectification de M m e Macalpine. C e n'est pas seulement l'énormité du
personnage fantasmatique du père qui nous empêche de nous contenter
d'aucune façon d ' u n e d y n a m i q u e fondée sur l'irruption du fantasme
préœdipien. Il y a bien d'autres choses encore, jusques et y compris
ce qui, dans les deux cas, reste énigmatique. Bien davantage que
M m e Macalpine, Freud approche le côté prépondérant, écrasant,
proliférant, des phénomènes d'auditivation verbale, la formidable
captation du sujet dans le m o n d e de la parole, qui n'est pas seulement
coprésent à son existence, qui ne constitue pas seulement ce que j'ai
appelé la dernière fois u n accompagnement parlé des actes, mais une
perpétuelle intimation, sollicitation, voire sommation, à se manifester
sur ce plan. Jamais un seul instant le sujet ne doit cesser de témoigner à
l'invite constante de la parole qui l'accompagne, qu'il est là présent,
capable de répondre — ou de ne pas répondre, parce que peut-être,
dit-il, on veut le contraindre à dire quelque chose de bête. Par sa
réponse c o m m e par sa non-réponse, il a à témoigner qu'il est toujours
éveillé à ce dialogue intérieur. N e plus l'être serait le signal de ce qu'il
appelle une Verwesung, c'est-à-dire, c o m m e on l'a traduit j u s t e m e n t ,
u n e décomposition.
C'est là-dessus que nous avons attiré l'attention cette année, et que
nous insistons p o u r dire que c'est ce qui fait la valeur de la position
freudienne pure. Malgré le paradoxe que présentent certaines manifes-

354
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

tations de la psychose si on les rapporte à la dynamique que Freud a


reconnue dans la névrose, elle se trouve tout de m ê m e abordée d'une
façon plus satisfaisante dans sa perspective.
Sa perspective, Freud ne l'a jamais dégagée complètement, mais c'est
ce qui fait tenir sa position par rapport à cette sorte de planification, si
on peut dire, des signes instinctuels à quoi tend à se réduire après lui la
dynamique psychanalytique. Je parle de ces termes qu'il n'a jamais
abandonnés, qu'il exige pour toute compréhension analytique possible,
m ê m e là où cela ne colle qu'approximativement, car cela colle encore
mieux de cette façon-là, à savoir la fonction du père et le complexe de
castration.
Il ne peut s'agir purement et simplement d'éléments imaginaires. Ce
qu'on trouve dans l'imaginaire sous la forme de la mère phallique, n'est
pas homogène, vous le savez tous, au complexe de castration, en tant
que celui-ci est intégré à la situation triangulaire de l'Œdipe. Cette
situation n'est pas complètement élucidée par Freud, mais du seul fait
qu'elle est maintenue toujours, elle est là pour prêter à une élucidation,
qui n'est possible que si nous reconnaissons que le tiers, central pour
Freud, qu'est le père, a un élément signifiant, irréductible à toute espèce
de conditionnement imaginaire.

Je ne dis pas que le N o m - d u - P è r e soit le seul dont nous puissions dire


cela.
N o u s pouvons dégager cet élément chaque fois que nous appréhen-
dons quelque chose qui est à proprement parler de l'ordre symbolique.
J'ai relu à ce propos, une fois de plus, l'article d'Ernest Jones sur le
symbolisme. Je vais reprendre u n des exemples les plus notoires où ce
poupon du maître essaie de serrer le phénomène du symbole. Il s'agit de
l'anneau.
U n anneau, nous dit-il, n'entre pas e n j e u comme symbole analytique
en tant qu'il représente le mariage, avec tout ce que cela comporte de
culturel et d'élaboré, voire de sublimé — car c'est c o m m e cela qu'il
s'exprime. L'anneau comme symbole du mariage est à chercher
quelque part dans la sublimation. Foin de tout ceci, la peau nous en
horripile, nous ne sommes pas des gens à qui parler d'analogisme. Si
l'anneau signifie quelque chose, c'est parce qu'il est le symbole de
l'organe sexuel féminin.
Cette déclaration n'est-elle pas de nature à nous laisser rêveur ? —

355
LES ENTOURS DU TROU

quand nous savons que la mise en j e u du signifiant dans le s y m p t ô m e


est sans lien avec ce qui est de l'ordre de la tendance. Il faut vraiment
avoir des symbolisations naturelles une idée des plus étranges p o u r
croire que l'anneau est la symbolisation naturelle du sexe féminin.
V o u s connaissez tous le thème de l'Anneau de Hans Carvel, b o n n e
histoire du M o y e n Âge, dont La Fontaine a fait u n conte et que Balzac a
reprise dans ses Contes drolatiques. Le brave h o m m e , q u ' o n dépeint fort
coloré, et dont on nous dit quelquefois que c'est un curé, rêve qu'il a le
doigt passé dans un anneau, et se retrouve au réveil le doigt passé dans le
vagin de sa compagne. P o u r dire les choses en mettant les points sur les
i — c o m m e n t l'expérience de la pénétration de cet orifice, puisque
d'orifice il s'agit, pourrait-elle ressembler en quoi que ce soit à celle de
passer u n anneau, si o n ne savait pas déjà d'avance ce qu'est un
anneau ?
U n anneau n'est pas u n objet qui se rencontre dans la nature. S'il y a
quelque chose, dans l'ordre d'une pénétration, qui ressemble à la
pénétration plus ou moins serrée du doigt dans l'anneau, ce n'est
assurément pas — j e fais ici appel, c o m m e disait Marie-Antoinette, n o n
pas à toutes les mères, mais à tous ceux qui ont jamais mis leur doigt
quelque part — ce n'est certainement pas la pénétration en cet endroit,
m o n Dieu, enfin, plutôt mollusqual qu'autre chose. Si quelque chose
dans la nature est destiné à nous suggérer certaines des propriétés de
l'anneau, cela se limite à ce à quoi le langage a consacré du terme d'anus,
qui s'écrit en latin avec u n seul n, et que, pudiquement, les anciens
dictionnaires désignent c o m m e l'anneau que l'on peut trouver der-
rière.
Mais p o u r confondre l'un à l'autre quant à ce qu'il peut s'agir d ' u n e
symbolisation naturelle, il faut vraiment q u ' o n ait eu dans l'ordre de ces
perceptions cogitatives... Il faut que Freud lui-même ait vraiment
désespéré de vous p o u r ne pas vous avoir enseigné la différence entre
l'un et l'autre, qu'il vous ait vraiment considérés c o m m e d'incurables
busons.
L'élucubration de M . Jones est destinée à nous m o n t r e r que l'anneau
n'est engagé dans un rêve, voire un rêve aboutissant à une action
sexuelle, que parce que nous signifions par là quelque chose de primitif.
Les connotation culturelles l'effraient, et c'est bien là qu'il a tort. Il
n ' i m a g i n e pas que l'anneau existe déjà c o m m e signifiant, i n d é p e n d a m -
m e n t de ses connotations, que c'est déjà u n des signifiants essentiels par
quoi l ' h o m m e dans sa présence au m o n d e est capable de cristalliser bien
autre chose encore que le mariage. U n anneau n'est pas u n trou avec
quelque chose autour, c o m m e a l'air de le croire M . Jones, à la façon des
personnes qui pensent que p o u r faire des macaronis, on prend u n trou et

356

i
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

on m e t de la farine autour. U n anneau a avant tout une valeur


signifiante.
C o m m e n t expliquer sinon, q u ' u n h o m m e puisse entendre quelque
chose, ce qui s'appelle entendre, à la formulation la plus simple à
s'inscrire dans le langage, la parole la plus élémentaire — c'est cela. P o u r
un h o m m e , cette f o r m u l e a pourtant un sens explicatif. Il a vu quelque
chose, n ' i m p o r t e quoi, qui est là, et c'est cela. Quelle que soit la chose en
présence de quoi il est, qu'il s'agisse du plus singulier, du plus bizarre,
voire du plus ambigu, c'est cela. Maintenant, cela se repose ailleurs que
là où c'était auparavant, c'est-à-dire nulle part, maintenant c'est — c'est
cela.
Je voudrais u n instant prendre exprès u n p h é n o m è n e qui est
exemplaire p o u r être le plus inconsistant de ce qui peut se présenter à
l ' h o m m e — le météore.
Par définition, le météore est cela, c'est réel et en m ê m e temps, c'est
illusoire. Il serait tout à fait erroné de dire que c'est imaginaire.
L'arc-en-ciel, c'est cela. Vous dites que l'arc-en-ciel, c'est cela, ou ça, et
puis vous cherchez. O n s'est cassé la tête pendant u n certain temps,
j u s q u ' à M . Descartes, qui a complètement réduit la petite affaire. Il y a
une région qui s'irise dans de menues gouttes d'eau en suspension, etc.
B o n . Et après ? Il y a le rayon d ' u n côté, et les gouttes condensées de
l'autre. C'est cela. C e n'était qu'apparence — c'est cela.
Remarquez que l'affaire n'est absolument pas réglée. Le rayon de
lumière est, vous le savez, onde ou corpuscule, et la petite goutte d'eau
est une curieuse chose, puisqu'en fin de compte, cela n'est pas vraiment
la f o r m e gazeuse, c'est la condensation, la retombée à l'état liquide,
mais r e t o m b é e suspendue, entre les deux, parvenue à l'état de nappe
expansive, c o m m e l'eau.
Q u a n d nous disons donc c'est cela, nous impliquons que ce n'est que
cela, ou que ce n'est pas cela, à savoir l'apparence à laquelle nous nous
s o m m e s arrêtés. Mais cela nous prouve que tout ce qui est sorti dans la
suite, ce n'est que cela c o m m e le ce n'est pas cela, était déjà impliqué dans le
c'est cela de l'origine.
L'arc-en-ciel est un p h é n o m è n e qui n'a aucune espèce d'intérêt
imaginaire, vous n'avez jamais v u un animal y faire attention, et à la
vérité, l ' h o m m e ne fait pas attention à un n o m b r e incroyable de
manifestations voisines. Les irisations diverses sont excessivement
répandues dans la nature, et mis à part des dons d'observation ou une
recherche spéciale, personne ne s'y arrête. Si au contraire l'arc-en-ciel
existe, c'est précisément dans sa relation au c'est cela. C'est ce qui fait
que nous l'avons n o m m é l'arc-en-ciel, et que quand on en parle à
q u e l q u ' u n qui ne l'a pas encore vu, il y a un m o m e n t où on lui dit —

357
LES ENTOURS D U TROU

L'arc-en-ciel, c'est cela. Et ce c'est cela suppose l'implication que nous


allons nous y engager j u s q u ' à ce que nous en perdions le souffle, p o u r
savoir ce qu'il y a de caché derrière, quelle est sa cause, à quoi nous
allons p o u v o i r le réduire. Remarquez bien que ce qui depuis l'origine
caractérise l'arc-en-ciel et le météore, et tout le m o n d e le sait puisque
c'est p o u r ça q u ' o n le n o m m e météore c'est que précisément, il n ' y a
rien de caché derrière. Il est tout entier dans cette apparence. C e qui
néanmoins le fait subsister pour nous, au point que nous ne cessons de
nous poser des questions sur lui, tient uniquement au c'est cela de
l'origine, à savoir à la nomination c o m m e telle de l'arc-en-ciel. Il n ' y a
rien d'autre que ce n o m .
A u t r e m e n t dit, pour aller plus loin, cet arc-en-ciel, il ne parle pas,
mais on pourrait parler à sa place. Jamais personne ne lui parle, c'est très
frappant. O n interpelle l'aurore, et toutes sortes de choses. A l'arc-
en-ciel il reste ce privilège, avec un certain n o m b r e d'autres manifesta-
tions de cette espèce, q u ' o n ne lui parle pas. Il y a sans doute des raisons
p o u r cela, à savoir qu'il est tout spécialement inconsistant. Mais
m e t t o n s q u ' o n lui parle. Si on lui parle, on peut le faire parler. O n peut
lui faire parler à qui on veut. C e pourrait être le lac. Si l'arc-en-ciel n'a
pas de n o m , ou s'il ne veut rien entendre de son n o m , s'il ne sait pas
qu'il s'appelle arc-en-ciel, ce lac n'a d'autre ressource que de lui m o n t r e r
les mille petits mirages de l'éclat du soleil sur ses vagues et les traînées
de buée qui s'élèvent. Il peut bien essayer de rejoindre l'arc-en-ciel,
mais il ne le rejoindra jamais, pour la simple raison que les petits
m o r c e a u x de soleil qui dansent à la surface du lac c o m m e la buée qui
s'en échappe n ' o n t rien à faire avec la production de l'arc-en-ciel, qui
c o m m e n c e à une certaine hauteur d'inclinaison du soleil et à une
certaine densité des gouttelettes en cause. Il n ' y a aucune raison de
rechercher ni l'inclinaison du soleil, ni aucun des indices qui détermi-
nent le p h é n o m è n e de l'arc-en-ciel tant qu'il n'est pas en tant que tel
nommé.
Si j e viens de faire cette longue étude à propos de quelque chose qui a
u n caractère de ceinture sphérique, pouvant être déployée et reployée,
c'est que la dialectique imaginaire dans la psychanalyse est exactement
de m ê m e nature. P o u r q u o i les rapports mère-enfant auxquels on tend
de plus en plus à la limiter ne suffisent-ils point ? Il n ' y a vraiment
aucune raison.
O n nous dit que l'exigence d ' u n e mère est de se pourvoir d ' u n phallus
imaginaire, et o n nous explique très bien que son enfant lui sert de
support, très suffisamment réel, pour ce p r o l o n g e m e n t imaginaire.
Q u a n t à l'enfant, cela ne fait pas u n pli — mâle ou femelle, il localise le
phallus très tôt, et, nous dit-on, il l'accorde généreusement à la mère,

358
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

en miroir ou non, ou en double miroir. Le couple devrait très


bien s'accorder en miroir autour de cette commune illusion de
phallisation réciproque. T o u t devrait se passer au niveau d'une fonction
médiatrice du phallus. Or, le couple se trouve au contraire dans une
situation de conflit, voire d'aliénation interne chacun de son côté.
Pourquoi ? Parce que le phallus, si je puis m'exprimer ainsi, est
baladeur. Il est ailleurs. Chacun sait où le met la théorie analytique —
c'est le père qui en est supposé être le porteur. C'est autour de lui que
s'instaure la crainte de la perte du phallus chez l'enfant, la revendication,
la privation, ou l'ennui, la nostalgie du phallus chez la mère.
Or, si des échanges affectifs, imaginaires, s'établissent entre la mère
et l'enfant autour du manque imaginaire du phallus, ce qui en fait
l'élément essentiel de la coaptation intersubjective, le père, dans la
dialectique freudienne, a le sien, c'est tout, il ne l'échange ni ne le
donne. Il n'y a aucune circulation. Le père n'a aucune fonction dans le
trio, sinon de représenter le porteur, le détenteur du phallus. Le père, en
tant que père, a le phallus — un point c'est tout.
En d'autres termes, il est ce qui, dans la dialectique imaginaire, doit
exister pour que le phallus soit autre chose qu'un météore.

Cela est si fondamental que si nous essayons de situer dans un schéma


ce qui fait tenir debout la conception freudienne du complexe d'Œdipe,
ce n'est pas d'un triangle père-mère-enfant dont il s'agit, c'est d'un
triangle (père)-phallus-mère-enfant. O ù est le père là-dedans ? Il est
dans l'anneau qui fait tenir tout ensemble.
La notion de père ne se suppose que pourvue de toute une série de
connotations signifiantes qui lui donnent son existence et sa consistan-
ce, lesquelles sont très loin de se confondre avec celles du génital, dont
elle est sémantiquement différente à travers toutes les traditions
linguistiques.
Je n'irai pas jusqu'à vous citer Homère et saint Paul pour vous dire
qu'invoquer le père, que ce soit Zeus ou quelqu'un d'autre, est tout à
fait autre chose que de se référer purement et simplement à la fonction
génitrice. D ' u n f e m m e peut sortir un n o m b r e indéfini d'êtres. Ce
pourrait n'être que des femmes — d'ailleurs, nous y viendrons bientôt,
puisque les journaux nous disent tous les jours que la parthénogénèse
est en route, et que les femmes engendreront bientôt des filles sans l'aide
de personne. Eh bien, remarquez que s'il intervient là-dedans des

359
LES ENTOURS D U TROU

éléments masculins, ils joueront leur rôle de fécondation sans être autre
chose, c o m m e dans l'animalité, qu'un circuit latéral indispensable. Il y a
engendrement des femmes par les femmes, avec l'aide d'avortés
latéraux qui peuvent servir à relancer le processus, mais ne le structu-
rent pas. C'est uniquement à partir du m o m e n t où nous cherchons à
inscrire la descendance en fonction des mâles, qu'intervient une
novation dans la structure. C'est uniquement à partir du m o m e n t où
nous parlons de descendance de mâle à mâle que s'introduit une
coupure, qui est la différence des générations. L'introduction du
signifiant du père, introduit d'ores et déjà une ordination dans la lignée,
la série des générations.
N o u s ne sommes pas là pour développer toutes les faces de cette
fonction du père, mais je vous en fais remarquer une des plus
frappantes, qui est l'introduction d'un ordre, d'un ordre mathématique,
dont la structure est différente de l'ordre naturel.
N o u s avons été formés dans l'analyse par l'expérience des névroses.
La dialectique imaginaire peut suffire si, dans le cadre que nous
dessinons de cette dialectique, il y a déjà cette relation signifiante
impliquée pour l'usage pratique qu'on en veut faire. Dans deux ou trois
générations, on n'y comprendra sans doute plus rien, une chatte n'y
retrouvera plus ses petits, mais pour l'instant, dans l'ensemble, que le
thème du complexe d'Œdipe reste là préserve la notion de structure
signifiante, si essentielle pour se retrouver dans les névroses.
Mais quand il s'agit des psychoses, c'est autre chose. Il ne s'agit pas de
la relation du sujet à un lien signifié à l'intérieur des structures
signifiantes existantes, mais de sa rencontre, dans des conditions
électives, avec le signifiant c o m m e tel, laquelle marque l'entrée dans la
psychose.
Voyez à quel m o m e n t de sa vie la psychose du président Schreber se
déclare. A plus d'une reprise, il a été en situation d'attendre de devenir
père. Le voilà tout d'un coup investi d'une fonction considérable
socialement, et qui a beaucoup de valeur pour lui — il devient président
à la C o u r d'appel. Je dirai que dans la structure administrative dont il
s'agit, il s'agit de quelque chose qui ressemble au Conseil d'État. Le
voilà introduit au sommet de la hiérarchie législatrice, parmi des
h o m m e s qui font des lois et qui ont tous vingt ans de plus que lui —
perturbation de l'ordre des générations. A la suite de quoi ? D ' u n appel
exprès des ministres. Cette promotion de son existence nominale
sollicite de lui une intégration rénovante. Il s'agit en fin de compte de
savoir si le sujet deviendra, ou non, père. C'est la question du père, qui
centre toute la recherche de Freud, toutes les perspectives qu'il a
introduites dans l'expérience subjective.

360
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

O n l'oublie parfaitement, j e le sais bien. La plus récente technique


analytique est obnubilée par la relation d'objet. L'expérience suprême
q u ' o n décrit, cette fameuse distance prise dans la relation d'objet,
consiste finalement à fantasmatiser l'organe sexuel de l'analyse et à
l'absorber imaginairement. Faire de la filiation l'équivalent d'une
fellation ? Il y a bien un rapport étymologique entre les deux termes,
mais ce n'est pas une raison suffisante pour décider que l'expérience
analytique est une sorte de chaîne obscène qui consiste dans l'absorption
imaginaire d ' u n objet enfin dégagé des fantasmes.
E n tout cas, il est impossible de méconnaître, dans la p h é n o m é n o l o -
gie de la psychose, l'originalité du signifiant c o m m e tel. C e qu'il y a de
tangible dans le p h é n o m è n e de tout ce qui se déroule dans la psychose,
c'est qu'il s'agit de l'abord par le sujet d ' u n signifiant c o m m e tel, et de
l'impossibilité de cet abord. Je ne reviens pas sur la notion de la
Verwerjung dont j e suis parti, et p o u r laquelle, tout bien réfléchi, j e vous
propose d'adopter définitivement cette traduction que j e crois la
meilleure — jorclusion.
Il s'ensuit un processus dont nous avons appelé la première étape un
cataclysme imaginaire, à savoir que plus rien ne peut être amodié de la
relation mortelle qu'est en elle-même la relation à l'autre imaginaire.
Puis, déploiement séparé et mise e n j e u de tout l'appareil signifiant —
dissociation, morcellement, mobilisation du signifiant en tant que
parole, parole jaculatoire, insignifiante, ou trop signifiante, lourde
d'insignifiance, décomposition du discours intérieur, qui m a r q u e toute
la structure de la psychose. Après la rencontre, la collision, avec le
signifiant inassimilable, il s'agit de le reconstituer, puisque ce père ne
peut pas être u n père tout simple, u n père tout rond, l'anneau de tout à
l'heure, le père qu'est le père pour tout le m o n d e . Et le président
Schreber le reconstitue en effet.
Personne ne sait qu'il est inséré dans le père. N é a n m o i n s , j e voudrais
vous faire remarquer avant de vous quitter cette année, que p o u r être
des médecins, vous pouvez être des innocents, mais que pour être des
psychanalystes, il conviendrait tout de m ê m e que vous méditiez de
t e m p s en temps sur un thème c o m m e celui-ci, bien que ni le soleil ni la
m o r t , ne se puissent regarder en face. Je ne dirai pas que le m o i n d r e petit
geste p o u r soulever un mal donne des possibilités d ' u n mal plus grand,
il entraîne toujours u n mal plus grand. C'est une chose à laquelle il
conviendrait q u ' u n psychanalyste s'habitue, parce que j e crois qu'il
n'est absolument pas capable de mener en toute conscience sa fonction
professionnelle sans cela. Ceci dit, cela ne vous mènera pas loin. Les
j o u r n a u x disent tous les j o u r s que les progrès de la science, Dieu sait si
c'est dangereux, etc, mais cela ne nous fait ni chaud ni froid. P o u r q u o i ?

361
LES ENTOURS DU TROU

parce que vous êtes tous, et m o i - m ê m e avec vous, insérés dans ce


signifiant majeur qui s'appelle le Père Noël. Avec le Père Noël, cela
s'arrange toujours, et j e dirai plus, ça s'arrange bien.
D e quoi s'agit-il chez le psychotique ? Supposez quelqu'un d ' i m p e n -
sable p o u r nous, un de ces messieurs dont on nous raconte — si tant est
que cela ait jamais existé, ne croyez pas que j'accorde aucune i m p o r -
tance à ces ouï-dire — qu'ils étaient capables de se discipliner jusqu'à ne
pas croire au Père Noël, et à se convaincre que tout ce q u ' o n fait de bien
entraîne un mal équivalent, et que par conséquent il ne faut pas le faire.
Il suffit que vous l'admettiez, ne serait-ce qu'un instant, pour concevoir
que toutes sortes de choses peuvent en dépendre, qui sont f o n d a m e n -
tales au niveau du signifiant.
E h bien, le psychotique a sur vous ce désavantage, mais aussi ce
privilège de s'être trouvé placé par rapport au signifiant un tout petit
peu de travers, de traviole. A partir du m o m e n t où il est s o m m é de
s'accorder à ces signifiants, il faut qu'il fasse un effort de rétrospection
considérable, qui aboutit à des choses, ma foi, extraordinairement
farfelues, et qui consitutent ce q u ' o n appelle le développement d'une
psychose. C e développement est tout spécialement riche et exemplaire
dans le cas du président Schreber, mais je vous ai m o n t r é dans ma
démonstration de malades q u ' o n y voit un peu plus clair quand on a
cette perspective, m ê m e avec les malades les plus c o m m u n s . Le dernier
que j'ai m o n t r é était quelqu'un de très, très curieux, au bord de
l ' a u t o m a t i s m e mental, sans y être encore tout à fait. T o u t le m o n d e était
pour lui suspendu dans un état d'artifice, dont il définissait bien les
coordonnées. Il s'était aperçu que le signifiant dominait l'existence des
êtres, et son existence à lui lui paraissait beaucoup moins certaines que
n ' i m p o r t e quoi qui se présentait avec une certaine structure signifiante.
Il le disait tout crûment. Vous avez pu remarquer q u e j e lui ai posé la
question — Quand est-ce que tout ça a commencé ? Pendant la grossesse de
votre femme ? Il a été un petit peu étonné pendant un certain temps,
m ' a r é p o n d u — Oui, c'est vrai — ajoutant qu'il n ' y avait jamais
pensé.
Selon la perspective imaginaire, ce que nous disions en passant, dans
l'analyse, n'a strictement aucune importance, puisqu'il s'agit unique-
m e n t de frustration ou de pas frustration. O n le frustre, il est agressif, il
régresse, et nous allons c o m m e ça j u s q u ' a u surgissement de fantasmes
les plus primordiaux. Malheureusement, ce n'est pas la théorie correcte.
Il faut savoir ce q u ' o n dit. Il ne suffit pas de faire intervenir les
signifiants de cette façon — J e te tape dans le dos... T'es bien gentil... T'as
eu un mauvais papa... Ça s'arrangera... Il faut les employer à b o n escient,
les faire résonner autrement, et savoir au moins n'en pas employer

362
LE PHALLUS ET LE MÉTÉORE

certains. Les indications négatives concernant certains contenus d'inter-


prétations sont par une telle perspective mises en premier plan.
Je laisse ces questions ouvertes. L'année se termine en patois,
p o u r q u o i se terminerait-elle autrement ?

Je voudrais p o u r conclure passer à un autre genre de style que le


mien. Il y a déjà quelques semaines que j e m'étais promis de finir sur
une très jolie page d'un admirable poète qui s'appelle Guillaume
Apollinaire. Elle est tirée de l'Enchanteur pourrissant.
A la fin d ' u n des chapitres, il y a l'enchanteur qui pourrit dans son
t o m b e a u , et qui, c o m m e tout bon cadavre, j e ne dirai pas bafouille,
c o m m e dirait Barrés, mais enchante, et parle très bien. Il y a aussi la
D a m e du lac, assise sur le tombeau — c'est elle qui l'a fait entrer dans le
t o m b e a u en lui disant qu'il en sortirait facilement, mais elle avait aussi
ses trucs, et l'enchanteur est là, qui pourrit, et de temps en temps parle.
Voilà où nous en sommes, quand arrive au milieu de divers cortèges
quelques fous, et un monstre que j'espère vous allez reconnaître. C e
m o n s t r e est celui qui a trouvé la clé analytique, le ressort des h o m m e s ,
et tout spécialement dans la relation du père-enfant à la mère.

J'ai miaulé, miaulé, dit le monstre, je n'ai rencontré que des


chats-huants qui m'ont assuré qu'il était mort. Je ne serai jamais
prolifique. Pourtant ceux qui le sont ont des qualités. J'avoue que je ne
m'en connais aucune. Je suis solitaire. J'ai faim, j'ai faim. Voici que je
me découvre une qualité ; je suis affamé. Cherchons à manger. Celui
qui mange n'est plus seul.

4 JUILLET 1 9 5 6 .
TABLE

INTRODUCTION
A LA QUESTION DES PSYCHOSES

I Introduction à la question des psychoses 11


II La signification du délire 25
III L'Autre et la psychose 39
IV « Je viens de chez le charcutier » 55

THÉMATIQUE ET STRUCTURE
DU PHÉNOMÈNE PSYCHOTIQUE

V D ' u n Dieu qui ne t r o m p e pas, et d'un qui t r o m p e .... 71


Appendice 83
VI Le p h é n o m è n e psychotique et son mécanisme 85
VII La dissolution imaginaire 103
VIII La phrase symbolique 117
IX D u non-sens, et de la structure de Dieu 133
X D u signifiant dans le réel, et du miracle du hurlement. 147
XI D u rejet d ' u n signifiant primordial 163

DU SIGNIFIANT ET DU SIGNIFIÉ

XII La question hystérique 181


XIII « Qu'est-ce qu'une femme ? » 195
XIV Le signifiant, c o m m e tel, ne signifie rien 207
XV Des signifiants primordiaux, et du m a n q u e d ' u n 221
XVI Secrétaires de l'aliéné 233
XVII M é t a p h o r e et m é t o n y m i e (I) : « Sa gerbe n'était
point avare, ni haineuse » 243
XVIII M é t a p h o r e et m é t o n y m i e (II) : Articulation signi-
fiante et transfert du signifié 253

XIX Conférence : Freud dans le siècle 263

LES ENTOURS DU TROU

XX L'appel, l'allusion 281


XXI Le point de capiton 281
XXII « T u es celui qui m e suivras » 307
XXIII La grand'route et le signifiant « être père » 321
XXIV « T u es » 333
XXV Le phallus et le météore 349
Jacques Lacan Que peut vouloir dire être père? V o u s connais-
Le Séminaire sez les discussions savantes dans lesquelles
Livre III : on entre aussitôt, ethnologiques ou autres, pour
savoir si les sauvages qui disent que les fem-
Les Psychoses mes conçoivent quand elles sont placées à tel
Texte établi par endroit ont bien la notion scientifique que les
J a c q u e s - A l a i n Miller f e m m e s deviennent fécondes quand elles ont
dûment copulé. Ces interrogations sont tout de
même apparues à plusieurs c o m m e participant
d'une niaiserie parfaite, car il est difficile de
concevoir des animaux humains assez abrutis
pour ne pas s'apercevoir que, q u a n d on veut
avoir des gosses, il faut copuler. La question
n'est pas là. La question est que la s o m m a t i o n
de ces faits - copuler avec une femme, qu'elle
porte ensuite quelque chose pendant un cer-
tain temps dans son ventre, que ce produit
finisse par être éjecté - n'aboutira jamais à
constituer la notion de ce que c'est qu'être
père, je parle simplement de ce que c'est
qu'être père au sens de procréer.
J.L.

Le c h a m p freudien,
c o l l e c t i o n d i r i g é e par Jacques Lacan
9 I S B N 9 7 8 . 2 . 0 2 . 0 0 6 0 2 6 . 4 / i m p r i m é c-n France 11.81-11 32,00 €

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